Les Turcs au Moyen-age: des Croisades aux Ottomans (XIe - XVe siècles) 9781463233648

This collection of articles concentrates on the medieval history of the Turks, Seljuks, Turkmen and Ottomans. It emphasi

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French Pages 158 [151] Year 2011

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Les Turcs au Moyen-age: des Croisades aux Ottomans (XIe - XVe siècles)
 9781463233648

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Les Turcs au Moyen-age

Analecta Isisiana: Ottoman and Turkish Studies

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A co-publication with The Isis Press, Istanbul, the series consists of collections of thematic essays focused on specific themes of Ottoman and Turkish studies. These scholarly volumes address important issues throughout Turkish history, offering in a single volume the accumulated insights of a single author over a career of research on the subject.

Les Turcs au Moyen-age

des Croisades aux Ottomans (Xle - XVe siècles)

Michel Balivet

The Isis Press, Istanbul

ptS* 2011

Gorgias Press IXC, 954 River Road, Piscataway, NJ, 08854, USA www.gorgiaspress.com Copyright© 2011 by The Isis Press, Istanbul Originally published in 2002 All rights reserved under International and Pan-American Copyright Conventions. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system or transmitted in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, scanning or otherwise without the prior written permission of The Isis Press, Istanbul. 2011 v

ISBN 978-1-61143-808-6

Reprinted from the 2002 Istanbul edition.

Printed in the United States of America

Miche] Balivet est professeur à l'université d'Aix-Marseille I. Il y enseigne l'histoire des croisades, ainsi que l'histoire byzantine et turque. Ses deux livres les plus récents sont : Byzantins et Ottomans : relations et succession, éd. Isis, Istanbul, 1999 ; et Konya, la ville des Derviches Tourneurs, CNRS éditions, Paris, 2001. Il a participé à l'ouvrage collectif dirigé par J. -C. Garcin, Etats, sociétés et cultures du monde musulman médiéval. 3 vol., coll. "Nouvelle Clio", P.U.F., Paris, 1995-2000.

PRÉFACE

Cet ouvrage aimerait attirer l'attention sur plusieurs points importants concernant l'histoire médiévale des Turcs, seldjoukides, turcomans et ottomans. Premier point : le rôle très spécifique joué par le groupe turcophone au moment des croisades, n'a pas toujours été suffisamment mis en valeur par les occidentalistes s'occupant des croisades ou par les islamologues médiévistes travaillant sur les sources arabes et persanes, mis à part Claude Cahen et l'école historique turque qui, depuis M. F. Kôpriilù jusqu'à O. Turan, A. Sevim, Y. Yticel et A. Y. Ocak s'occupe de ces matières. Les spécialistes occidentaux de la croisade ne distinguent pas nécessairement avec une grande clarté la forte particularité des Turcs au sein du monde musulman des XI e -XIII e siècles, tandis que les médiévistes arabisants et iranisants ont parfois tendance à considérer les Turcs comme une élite militaire musulmane parmi d'autres, kurde, soudanaise, berbère ou autres, élite dont les paramètres ethniques et culturels n'influeraient pas particulièrement sur les faits étudiés. Or, bien que les sources en langue turque n'apparaissent que postérieurement à la période des croisades, les épopées et les chroniques d'époque turcomane et ottomane mettent souvent en relief des éléments très originaux : faible islamisation de certains groupes tribaux, grande vitalité du chamanisme chez les nomades, existence en Anatolie de Turcs chrétiens, bouddhistes etc... De leur côté, les chroniques chrétiennes du temps des croisades, qu'elles soient grecques, syriaques, arméniennes, latines, romanes ou germaniques, s'accordent pour décrire par le menu, les us et coutumes curieux de leurs principaux ennemis musulmans, à qui elles donnent une importance suffisante pour en venir à désigner l'ensemble des musulmans sous le nom de "Turcs", habitude qui se perpétuera en Europe, on le sait, jusqu'à l'époque moderne. Quant aux sources arabes et persanes, elle soulignent à l'occasion, le caractère "exotique" et parfois choquant, en climat musulman de stricte observance, des comportements de leurs nouveaux coreligionnaires issus de la steppe centrasiatique. L'historien actuel du monde musulman, pour sa part, ne peut ignorer le changement de style apporté, dès le début du deuxième millénaire, par les Turcs, dirigeants politiques et soldats, à la guerre sainte contre les croisés, à la réorganisation étatique, administrative et culturelle d'un monde musulman affaibli et divisé en califats rivaux et en groupes religieux farouchement concurrents. On ne saurait donc trop insister sur la spécificité turque, clef de compréhension essentielle à l'histoire des croisades et à celle du monde musulman médiéval des XI e -XIII e siècles. C'est l'objet de la première partie de ce livre.

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Autre thème abordé ici : les Turcomans qui, dès la deuxième partie du X I I I e siècle, ravirent aux Seidjoukides de Konya, le contrôle de l'Anatolie centrale, bien que fortement marqués par nomadisme et tribalisme, surent créer, dans un temps relativement court, de petits États durables et bien organisés, centrés sur les vieilles cités romano-byzantines qu'avaient soigneusement entretenues, réactivées et développées, dans la période précédente, les régimes seldjoukide, danichmendide ou autres. Par la solide structuration de leurs émirats anatoliens ( B e y l i k ) , les seigneurs turcomans firent preuve très r a p i d e m e n t d'un sens é t a t i q u e p o u s s é , grâce auquel les activités professionnelles, culturelles et religieuses fonctionnèrent avec une efficacité suffisante pour permettre une cohabitation viable entre sédentaires et nomades, fonctionnaires iranisés et cadres tribaux, hommes de sciences et de religion issus du Proche-Orient musulman, d'Asie-Centrale ou de Byzance. L'essor impulsé par les émirs turcomans et les premiers souverains ottomans à leurs États, concerna ainsi des activités scientifiques c o m m e la médecine, la p h a r m a c o p é e , les institutions hospitalières etc. La d e u x i è m e partie de l'ouvrage, à la suite des travaux d'A. Adivar, d'A. S. Unver et plus récemment d'E. Kaya et d'A. Demirhan Erdemir, s'attache à montrer le dynamisme de la science turque des XIV c -XV e siècles. Les études de la troisième partie concernent les derniers siècles du "Moyen-Age", concept historique qui, tout occidental qu'il soit, correspond pourtant à une notion pertinente en histoire ottomane : en e f f e t les deux premiers siècles ottomans ne sont pas seulement une période formative préparant l'expansionnisme intercontinental de l'Empire des sultans des XVI e XVII e siècles. Cette vision "finaliste" ne rend pas compte de toute l'originalité de l'époque ottomane "médiévale". Le chroniqueur idrîs de Bitlîs par exemple, présente comme un ensemble homogène la période des "Huit Paradis" (Hasht Bihisht ou règnes des huit premiers souverains ottomans, d'Osman à Bâyezîd II). Les conceptions qui animèrent un Mehmed II ne furent pas forcément celles qui dirigèrent ultérieurement un Soliman le Magnifique, pas plus que le f o n c t i o n n e m e n t de l'État euro-anatolien du X V e siècle n'est totalement assimilable à la gestion de l'immense Empire des siècles suivants. C'est le mérite de chercheurs comme H. înalcik, I. et N. Beldicéanu, C. Imber, R. P. Lindner, et C. Kafadar d'avoir montré par leurs travaux la spécificité de l'histoire ottomane médiévale. I .es trois chapitres qui closent ce recueil tendent vers le même objectif, en se centrant plus particulièrement sur l'histoire des relations entre Byzance finissante, l'Occident humaniste et une première société ottomane ouverte à tous les contacts.

I. UN PEUPLE DE L'AN MIL : LES TURCS VUS PAR LEURS VOISINS

Les Turcs, peuple de l'An Mil ? Cette formulation, pour être utilisable, appelle immédiatement plusieurs précisions. Si cela veut dire que les Turcs apparaissent pour la première fois dans le proche orient islamo-chrétien au début du deuxième millénaire de notre ère, ce n'est pas exact car les peuples turcs sont présents depuis plusieurs siècles dans cette zone. Islamisés, ils jouent, dès le VIII e siècle, un rôle militaire et politique important dans le califat abbaside 1 ; une dynastie turque, les Tûlûnides, gouverne l'Égypte de 868 à 905 2 . A Byzance, les Turcs sont connus depuis le VII e siècle, époque où le Khan Isthemi envoie une ambassade à Constantinople ( 567) 3 . Les Turcs, peuple de l'An Mil ? Autre question soulevée : de quel millenium s'agit-il ? Il n'est bien entendu question ici ni de l'indiction byzantine, ni des computs arménien et syriaque ni de l'hégire musulmane, pour parler des calendriers des principaux peuples témoins de l'arrivée massive des Turcs dans le Proche-Orient du XI e siècle. L'Arménien Mathieu d'Edesse par exemple situe la première apparition des Turcs dans les années 467 de l'ère arménienne (1018-1019) 4 , ce qui correspond dans les chroniques musulmanes aux années 399-400 de l'hégire. Il convient donc dès l'abord de répéter ce qui est une évidence mais qui évitera toute erreur de perspective : le millénaire occidental ne correspond, sauf exception, 5 à rien de pertinent pour les principaux peuples confrontés les premiers aux invasions turques du XI e siècle.

Mantran (1969), pp. 156-157 ; une anecdote d'époque abbasside rapporte que, lorsque alMu'tazz (866-869) monta sur le trône, on consulta les astrologues pour connaître la durée du règne du nouveau calife : "... Or il y avait dans l'assistance un homme spirituel qui dit Moi je sais mieux que les astrologues quellesera la durée de sa vie et de son califat. -Combien crois-tu qu'il vivra et régnera ? Tant que les Turcs le voudront bien .'", Fakhrf cité par Zakry (1933) Ibid., passim. Ronas-Tas (1991), p. 37. 4 Mathieu d'Edesse, pp. 40-41. 5 Est-ce volontairement que le calife fatimide al-Hâkim choisit l'année 400 de l'hégire pour détruire le saint-sépulcre ? On sait que les passages de siècle dans l'histoire musulmane peuvent donner lieu à des troubles divers. Quoi qu'il en soit, cette année 400, fort proche du millénaire occidental, fut un temps de grand mouvement de foules chrétiennes vers l'orient ; si l'on en croit Raoul Glaber : après la destruction du sépulcre survenue "... la neuvième année après le millénaire..., de toute la surface de la terre, une incroyable multitude d'hommes, exultant de se rendre à Jérusalem, y apportèrent de nombreuses offrandes pour la reconstruction de la maison de Dieu ", Carozzi Taviani (1999), p. 64; côté judai'sme, cf. le mouvement messianique causé par la première croisade dans la communauté juive de Thessalonique, Kaufmann (1898). 3

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Ceci étant dit, les années 1000 du calendrier ab Incamatione, représentent effectivement une période lourde de mutations politiques, de changements hégémoniques et d'affrontements renouvelés et durables entre mondes chrétien et musulman en général, et plus précisément entre les Turcs et les chrétiens occidentaux. En ce sens, les Turcs sont non seulement le peuple ou l'ensemble de peuples qui apparaît massivement autour de l'An Mil au Proche-Orient et en Méditerranée de l'est, mais ils vont rapidement devenir les principaux adversaires de l'Europe occidentale pendant presque 1000 ans. On peut dire en effet que le premier siècle du second millénaire de notre ère inaugure une période de plus de 800 années de chocs frontaux entre l'Europe occidentale et les Turcs. Cela commence avec la première croisade en 1095-96, et se termine d'une certaine manière par la défaite ottomane en 1917-18 et avec l'évacuation de Constantinople et de l'Anatolie par les alliés, entérinée par la conférence de l.ausanne en 1923 1 . A l'égard de cet e n n e m i de l o n g u e d u r é e , il y eut un ton remarquablement constant dans le discours anti-turc des Européens. Aux a p o s t r o p h e s de "pessimus Turcus, Turcus inimicus Dei et sancte Christianitatis, Iniquissimus barbarus, etc..." des chroniqueurs de la première croisade 2 , répond comme un écho fidèle le discours du président Wilson à la fin de 1916, qui prône, pour éradiquer "... la sanglante tyrannie des Turcs, le rejet hors d'Europe de l'Empire ottoman décidément étranger à la civilisation occidentale"3. Il faut préciser cependant que les relations euro-turques, même au Moyen-Age, période de grand engagement religieux collectif pour les sociétés qui nous intéressent ici, ne se réduisent en aucun cas aux seuls comportements conflictuels ; Il y eut aussi à l'occasion, un certain intérêt pour l'adversaire pouvant aller jusqu'à une relative estime mutuelle. Je laisserai une certaine place à ces témoignages moins négatifs formulés ici et là par les voisins des Turcs 4 . C'est donc une sorte de "portrait-robot" du Turc, portrait reconstitué à partir de diverses sources médiévales, que j e vais tenter de dresser, en utilisant volontairement témoignages chrétiens et musulmans confondus pour mettre en relief certaines analogies entre les deux groupes de sources, les Turcs paraissant presque aussi étranges à leurs alliés arabes et persans qu'à leurs adversaires

1 La durable alliance franco-turque à partir de François 1 e r et de Soliman le Magnifique, est un peu, en Europe, l'exception qui confirme la règle et qui faisait appeler Louis XIV par ses voisins et détracteurs "le Turc très chrétien !", Riley-Smith (1996), p. 166 2 par ex, Anonyme, pp. 75, 81 3 Cité par Duprond (1997), p. 537 4 Sur les phénomènes d'interattraclion turco-chrctienne au Moyen-Age, j e renvoie à mes deux ouvrages : Balivet (1994) et (19991-

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chrétiens 1 . De plus, si ce portrait dressé par les voisins des Turcs, de langue arabe, grecque, arménienne ou latine, est au départ, relativement fruste, il s'affine au cours des siècles ; les sources occidentales par exemple qui, au Xle siècle, distinguent souvent mal les Turcs au sein des autres "Sarrasins", forgent petit-à-petit une image plus nette de celui qui est en passe de devenir le principal adversaire musulman de la chrétienté au point que le terme de "Turc" finira par être synonyme de "musulman "dans la plupart des langues européennes jusqu'au XIX e siècle 2 . Le fort particularisme des Turcs, peuples originaires d'Asie centrale et cousins des Mongols, leur culture originale mêlant le chamanisme aux diverses religions qu'ils adoptèrent à certain moment de leur histoire (bouddhisme, manichéisme, christianisme nestorien), leurs comportements longtemps très imprégnés de leurs origines nomades, font qu'ils se démarquaient nettement de leurs coreligionnaires arabes, persans et kurdes. La perception qu'en eurent leurs voisins, musulmans comme chrétiens, ne pouvait à la longue, qu'entériner ce particularisme prononcé des Turcs, d'autant plus que, arrivés massivement au XI e siècle au Proche-Orient, leur rôle militaire et politique devint par la suite de plus en plus prépondérant. Les sources musulmanes font en général, de ces nouveaux convertis un facteur de reprise de l'expansion de l'islam et leur sont favorables : "Plaise à Dieu, dit un auteur persan, que les défenseurs de l'islam que sont les Turcs, prospèrent"^. Une catégorie de musulmans cependant voit d'un fort mauvais œil ces Turcs ralliés à l'islam sunnite. Ce sont les chiîtes et plus particulièrement la branche extrémiste des Ismaéliens, dite Hachîchiyya, les fameux "Assassins" des chroniques occidentales. Farouches adversaires de la dynastie turque seldjoukide qui domine le Proche-Orient à partir du milieu du XI e siècle environ, ils se livrent à des attentats contre les dirigeants politiques qui s'opposent à eux. Pour leur chef Hasan-i Sabbâh (mort en 1124), tout meurtre de notable sunnite"... est le commencement de la félicité"^. Quant aux chrétiens d'orient qui ont eu à subir les invasions turques bien avant l'arrivée des croisés, leur première perception du nouvel ennemi musulman est, bien entendu, très négative, avec un certain nombre de nuances selon l'origine des auteurs.

Je parlerai peu ici des sources turques elles-mêmes qui, pour le Moyen-Age proche-oriental, sont essentiellement épiques, iskendernâme, Dâniçmendnâme, Oguznâme, bien qu'elles apportent à l'occasion un utile contrepoint.. 2

cf. par ex. "se faire turc" dans le français classique, pour "devenir musulman", usité jusqu'au XLXe siècle, Rey (1998), vol III, p. 3951. 3 Râvandî, pp. 17-18; CHI, p. 15. ^ Lewis (1984)p 85; côté sunnite, la haine est aussi forte, au point de considérer que tuer un Ismaélien "... est plus méritoire qu'éliminer soixante-dix infidèles grecs", ibid, loc. cit..

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IvC portrait du Turc fait par la chronique arménienne, par exemple, est clairement intégré dans un contexte eschatologique, basé sur les célèbres prophéties de Saint Nersès. Voici ce que dit Mathieu d'Edesse de la première apparition des Turcs en Arménie : "Au commencement de l'année 467 (17 mars 1018-16 mars 1019), un fléau annonçant l'accomplissement des menaces divines tomba sur les chrétiens (... ) Il arriva des serpents ailés pour vomir des flammes sur les fidèles du Christ. Je veux, par ce langage, faire entendre la première irruption des bêtes féroces assoiffées de sang. A cette époque se rassembla la sauvage nation des infidèles que l'on nomme Turks. S'étant mis en marche, ils entrèrent dans la province de Vasbouragan ". Pour comprendre la portée de cet événement, le roi arménien Sénakérim "... passait des nuits entières sans sommeil, occupé sans cesse à l'examen des temps et des paroles des Voyants, oracles de Dieu, ainsi que des saints docteurs. Il y trouva consigné dans les livres l'époque marquée pour l'irruption des Turks, et sut que la destruction et la fin du monde étaient imminentes"^. Les auteurs byzantins rapportent de même la première irruption des Turcs sur leurs frontières. Michel Attaliatès décrit ainsi les événements des années 1040 : Les Turcs "... traversèrent les fleuves qui les séparaient de la Perse par les gués les plus praticables. Celui qui les conduisait et leur ouvrait la voie 2, bien que de basse condition, fut investi de la souveraineté de la Perse après le décès du souverain régnant. Ce peuple nephtalite (les Turcs) déploya une force irrésistible et s'approcha des frontières de l'ibérie (Géorgie) vers le soleil levant, et, parcourant le plus vaste territoire possible, ils firent même prisonnier le général des Romains (Byzantins). Ils firent des incursions continuelles chaque année et causèrent des dommages importants aux territoires romains. Les garnisons romaines qui tentèrent de les arrêter, eurent le dessous, parce que leurs adversaires maniaient l'arc avec dextérité et atteignaient leurs cibles à grand distance, semant ainsi la terreur parmi leurs adversaires. C'est ainsi qu'ils parcoururent sans trêve tout le pays des Romains (l'Anatolie), pillant bourgs et villages, détruisant les plus grandes cités et transformant les campagnes en désert Un autre chroniqueur byzantin, Jean Skylitzès, se pose à la fin du XI e siècle la question de l'origine des Turcs, thème qui sera abondamment exploité jusqu'à la fin du Moyen-Age et au-delà 4 . Skylitzès fait des Turcs, comme souvent à Byzance, une branche des Huns : "Le peuple turc est de la race des Huns. Habitant au nord du Caucase, il est très nombreux et indépendant, et il n'a jamais encore été soumis par aucun autre peuple"5. 1 Mathieu d'Edesse, pp. 40-42 \je sultan seldjoukide Toghrul Beg 3 Attaliatès, pp. 43-44 4 Par ex. Théodore Gaza, De origine Turcarum ; Théodore Spandouyn, Petit Traicte' de l'origine des Turcqz ; Guillaume Postel, "de la vraie origine des Turcs", chap. IV des Histoires Orientales ; Hayton dans CP p. 810 sqq.; Al-Madâ'inî, p. 19 sqq., etc... 2

^ Skylitzès, p. 566

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A posteriori, un écrivain syriaque comme le patriarche jacobite Michel (2ème moitié du XII e siècle), liera le déclenchement de la croisade aux persécutions particulièrement cruelles qu'auraient fait subir les Turcs aux pèlerins, surtout à ceux d'occident, à partir des années 1070, époque où les Turcs occupèrent la Palestine : "Comme les Turcs régnaient dans les pays de Syrie et de Palestine, ils infligeaient des maux aux chrétiens qui allaient prier à Jérusalem, les frappaient, les pillaient, prélevaient la capitation à la porte de la ville, et aussi au Golgotha et au Saint-Sépulcre. Et en outre, toutes les fois qu 'ils voyaient une caravane de chrétiens et surtout ceux qui venaient de Rome et des pays d'Italie, ils s'ingéniaient à les faire périr de diverses manières"1. Quant aux auteurs occidentaux qui découvrent, pour la première fois collectivement, au moment de la croisade de 1096-1099, le belliqueux adversaire turc, ils sont tout d'abord assez peu précis dans leurs descriptions de l'ennemi musulman au sein duquel la composante turque est assez mal cernée. Par exemple, chez l'anonyme normand, témoin oculaire de la 1ère croisade, si la vaillance remarquable des Turcs au combat est signalée plusieurs fois 2 , la plupart du temps, ces derniers sont présentés comme un des peuples ennemis parmi d'autres où l'on trouve pêle-mêle "Turcs, Arabes, Sarrasins, Persans, Pauliciens, Angulans, Azymites, Kurdes"3. Vers 1110, Guibert de Nogent qui écrit d'Europe, sans connaître l'orient, confond volontiers Arabes, Turcs, Sarrasins, Parthes, Perses, et gent païenne, dans une terminologie fluctuante 4 . De même dans les discours pontificaux à l'origine des deux premières croisades, celui d'Urbain II et celui d'Eugène III, il n'y a aucune allusion aux Turcs en tant que tels 5 . Ce n'est que courant XII e siècle, lorsque les Turcs s'installent définitivement en Anatolie, avant d'occuper les Balkans à partir du XIV e siècle, que le portrait-robot d'un ennemi qui ne cesse de pousser ses conquêtes vers

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Miche! le Syrien, III, p. 182; Pour C. Cahen (1974), C, pp. 118-125, la conquête turque n'a été u'un motif secondaire dans le déclenchement de la croisade Anonyme, pp. 51, 69, 127; il est question, p. 51, d'une mythique parenté entre Turcs et Francs, reprise par Guibert de Nogent, p. 125 : "Les Turcs pensent qu'ils sont de la même origine que les Francs" ; pour Ibn Kaldûn, I, pp. 223-224, Francs et Turcs sont de la descendance de Japhet. 3 Anonyme, pp. 49, 106, 111, 173. 4 Guibert de Nogent, pp. 66, 174. A la bataille de Dorylée, cet auteur voit en face des croisés des troupes arabes, là où il y avait essentiellement les troupes turcomanes des émirs Dânijmend et Kilidj Arslân, pp. 123-124. Curieusement cependant, Guibert distingue "les peuples biens connus des historiens. " que seraient "les Turcs, Sarrazins, Arabes et Perses " des "nations encore ignorées, Pauliciens, Kurdes, Azymites, Angulans", p. 174 ; les Azymites sont probablement des chrétiens communiant avec le pain azyme, peut-être des Arméniens combattant dans les rangs musulmans, Anonyme, p. 103, n. 2; les Angulans seraient les Ghulâm, troupes d'élite d'origine servile qui forment d'importants contingents de l'armée seldjoukide, El, sv, et Nizâm al-Mulk p. 175. 5 Guibert de Nogent, pp. 78-83; Delort (1988), pp. 244-245.

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l'Europe, va gagner en netteté et acquérir une personnalité propre qui le démarque de celui des autres musulmans. Portrait du Turc affiné également chez ces derniers, Arabes ou Persans, devenus progressivement sujets de pouvoirs turcs (Egypte, Palestine et Syrie mameloukes, Irak et Azerbaïdjan des Hordes du Mouton Noir et du Mouton Blanc et enfin Turcs ottomans qui uniront l'ensemble du monde musulman méditerranéen, pontique et riverain de la Mer Rouge). Et curieusement, ce Turc de plus en plus omniprésent est décrit d'une manière assez proche, en maints endroits, par les sources chrétiennes et musulmanes comme si "l'exotisme" du Turc était aussi flagrant pour ses alliés a r a b o - p e r s a n s que p o u r ses a d v e r s a i r e s c h r é t i e n s 1 . Je mêlerai donc volontairement, comme j e l'ai dit, les deux groupes de témoignages pour en faire ressortir, à côté des divergences, certaines analogies dans l'élaboration du portrait du Turc médiéval. Si ce portrait du Turc comporte de large touches sombres où la violence et la cruauté le disputent à l'ignorance et la barbarie, il a aussi des zones claires que tout le monde reconnaît, auteurs chrétiens et musulmans. Je commencerai par cet aspect positif de l'image élaborée par les voisins des Turcs car elle est peut-être moins connue. Un point incontestable pour tous, est la valeur guerrière du Turc. Courageux "comme un lion"2, c'est un cavalier et un archer émérite : "Les Turcs montés sur leurs petits chevaux, environnaient l'ennemi de leurs flèches " écrit une source arabe de la troisième croisade 3 ; un Byzantin de la m ê m e époque parle des "chevaux (des Turcs) aux pieds légers, aux brides serties d'argent, parés d'ornements splendides, en particulier de cloches tintantes suspendues aux crinières"4 "Personne ne les égale en puissance, en courage et en science de la guerre, affirme un croisé qui les c o m b a t 5 . Portant un vêtement court et rembourré le kazagand, ou parfois une cotte de mailles (libâs 1 cf. Roman de Baybars, par ex., pp. 21, 23, 27, 2 4 3 : si l'exotisme des Francs (chrétiens d'occident), aux cheveux courts et rasés de près, étonne les musulmans uniformément barbus, au point de faire pleurer un jeune fils de Saladin à la vue d'un ambassadeur croisé, le spectacle du Turc, à la barbe rare, aux c h e v e u x nattés, aux pommettes saillantes, n'est guerre moins surprenant voir inquiétant, pour les vieilles populations musulmanes de Méditerranée, Michaud (1829), IV, pp. 287, 3 2 8 , 3 6 5 . ^ La comparaison est bien sûr très banale mais elle apparaît sans cesse dans toutes les sources c o m m e dans le riche bestaire turc l u i - m ê m e : "Tous les Turcs hardis étaient des lions irrésistibles" Imâdeddîn, p. 121 ; "Lje sultan semblable à un lion fier de sa force", A n n e Comnène, III, p. 19 Les princes portent des noms souvent c o m p o s é s du mot Arslân, "lion" : A l p Arslân, Kilidj Arslân, Kara Arslân e t c . . . Une source turque du X e siècle dit que le chef à la guerre "... doit avoir un coeur de lion (car) au combat, on a besoin d'un bras fort". Roux (1966), p. 233; U n lion figure sur les armes du sultan Baybars, Michaux (1829), IV, p. 506. 3 Imâd Ad-Dîn, p. 341 4 Nicétas Choniatès, p. 104. 5

A n o n y m e , p 53.

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al-hadîd)1, poussant des "... huées et des cris retentissants"7-, ces "Turcs de choc"(al-Atrâk al-qottâtp comme les appelle une chronique damasquine, chargent, l'épée coincée sous l'aisselle pour le corps-à-corps, jetant à l'occasion des filets sur l'ennemi pour l'immobiliser 4 . Cette pugnacité n'a cependant rien d'anarchique car elle est endiguée par une tactique, presque toujours couronnée de succès, le stratagème de la fausse fuite, redoutable pour l'adversaire à cause de la dextérité du Turc comme cavalier et archer 5 : "Si (le Turc) tourne bride, explique un chroniqueur musulman, c'est un poison mortel, le trépas infaillible, car il place la flèche derrière lui aussi exactement qu'il la place en avant"6. Ce que confirme une source grecque : en fuyant"... le Turc, tenant la flèche dans ses mains, la décoche en se tournant (...) Il vainc ainsi son ennemi alors que celui-ci était sur le point de le prendre; soudain le poursuivi devient le poursuivant " 7 . Très endurant, il n'est étranger à rien de ce qui touche aux activités de la société nomade dont il est issu : "Quand le Turc chemine avec des troupes qui ne sont pas de sa race, il fait vingt milles pendant qu 'ils en font dix (...) Il est à la fois berger, palefrenier, dresseur, maquignon, maréchal-ferrant, vétérinaire et cavalier"8. Les sources distinguent bien en effet ceux des Turcs qui gardent le mode de vie tribal de ceux qui, policés et sédentarisés, se sont iranisés, arabisés, voire byzantinisés. Les premiers qui, selon l'Estoire d'Eracles 9, ".. n'habitent mie en citez, mès en tentes et paveillons touzjors", sont décrits par les

1 Mouton (1994), p. 74. ^ Anonyme, p. 45. 3 Ibn Al-Qâlanisî, p. 295. 4 Gérard (1939) p. 20. 5 Les peuples de la steppe souvent appelés "peuples des archers"(par ex. Smbat, pp. 98, 101) furent de tout temps experts en armes de jet et en équitation ; ils ont transmis très anciennement aux. peuples sédentaires, costumes, techniques et vocabulaire liés à ces arts : pantalon (Grousset, 1960, p. 10), étriers, cravache (du turc kirbaç), carquois (anc.. fr. tarquois de tarkaO), casaque, Rey p. 6, Gérard p. 17 etc... A Byzance comme en monde musulman et en occident, on n'hésite pas à porter vêtements ou coiffes des peuples nomades : skaramangion (Bréhier, III, pp. 43-44), tzitzekion (Constantin Porphyrogénète, I, p. 17), caftan, vêtement à manche (qabâ), Ibn Al-Qalânisî, pp. 192-193), bonnets rouges, vendus jusqu'en France et en Angleterre, Simon de Saint-Quentin, p. 69; Cahen (1988), p. 120; le port du bonnet rouge signe de ralliement d'un mouvement socio-religieux d'époque ottomane, les "Têtes Rouges"(Kizil Baç), est déjà en faveur parmi iîes Turcs du X l l e siècle, c o m m e le remarque le chroniqueur Ambroise, p. 370 : "Les Turcs portent des coiffures rouges comme des cerisiers couverts de fruits mûrs". ^ Al-Djahîz cité par Bazin-Gôkalp, Dede Korkut, p. 47. 7

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Nicétas Choniatès, p. 100.

Al-Djahîz cité par Bazin-Gokalp, Dede Korkut, p. 48. cité par Grousset (1934), I, p. 549, ccs nomades sont appelés selon les sources, "Turcomans", "Turkmènes", ïiiriik ou tout simplement "Turcs"; déjà Guillaume de Tyr. (1824), I, p. 19, distingue bien deux termes : pour lui les Turcs étaient ceux qui, sédentarisés, ayant créé des États puissants, "... avaient obtenu une gloire immense", tandis que les Turcomans "... sont ceux restés dans leur grossièreté première". 9

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sédentaires, chrétiens et musulmans comme un groupe humain étrange, "... une gent sauvage qui ne sème et habite tente de feutre (...) Ils ont vesture de peau de mouton (...) si vivent de lait et de chair" (Robert de Clari) 1 . "De toutes les créatures du monde, il n'en est pas une dont l'organisme s'accommode d'être nourri exclusivement de viande, excepté le Turc" (AlDjahîz) 2 . Comme les anciens peuples de la steppe, tels les Huns d'Attila, ces nomades turcomans vont au combat avec leurs familles et leurs troupeaux ce qui décontenance l'adversaire, par exemple au moment du passage de Frédéric Barberousse en Anatolie ( 1190) où les tribus turques combattent les Allemands "... avec leurs chevaux, leurs bêtes de somme, leurs bovins et leurs moutons"3. Ces Turcomans sont toujours en première ligne contre croisés ou Byzantins ; ils vont au combat pour accomplir, certes, le devoir de guerre sainte : à l'approche de la première croisade, le sultan Kilidj Arslân "... se mit à recruter des troupes contre les Francs et à proclamer l'obligation de la Guerre Sainte. Il fit appel à tous les Turcomans qu'il put pour l'aider contre les Francs. Ils répondirent nombreux à son appel"4; mais ils y vont tout autant et plus, pour satisfaire leur insatiable désir de razzia : "Les Turcomans sont aguerris à des razzias contre la population côtière (de l'Asie-Mineure) dont ils enlèvent les enfants pour les vendre aux musulmans"5. Tribus nomades ou armée régulière des sultanats turcs, dans tous les cas, une réputation de quasi-invincibilité s'implante rapidement chez les alliés comme chez les adversaires des Turcs : le chroniqueur persan Râvandî constate que : "... dans les pays des Arabes, des Persans, des Grecs, l'épée est entre les mains des Turcs et la peur de leurs coups est fermement implantée dans tous les cœurs"6 ; tandis qu'une source franque se lamente des succès militaires des Turcs : "Oui, mille fois insensé celui qui veut encore combattre les Turcs, puisque le Christ lui-même ne leur dispute rien. J'en gémis : ils ont vaincu, ils continuent de vaincre Francs, Tartares, Arméniens, Persans, et chaque jour ils obtiennent de nouveaux avantages"1.

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pp. 50-51. cité par Bazin-Gôkalp, Dede Korkut, p. 48. 3 Imâd Ad-Dîn, p. 229. 4 Ibn Al Qalânisî, p. 38. 5 Ibn Sa'îd, dans Cahen(1974), XI, p. 42. 6 Râvandî, pp. 17-18. 7 Le chevalier du Temple, dans Michaud (1853), III, p. 462; à la fin du Moyen-Age, les sources turques a f f i r m e n t hautement que "...les soldats ottomans n'ont jamais connu la défaite (Osmanogullarinin askeri hiç bozguna ugramadi)", Vilâyet -Nâme, p. 77. 2

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De fait, en des périodes où le monde musulman se sent attaqué de toute part (par la Reconquista espagnole, par l'implantation normande en Sicile, par les croisés puis par les Mongols au Proche-Orient 1 ), les pouvoirs turcs seldjoukides ou mamelouks font figure de vigoureux défenseurs de l'islam : même si les auteurs arabes n'aiment pas nécessairement la lourde férule des Mamelouks, ils reconnaissent que ceux-ci sont "... les meilleurs parmi les Turcs", car ils ont vaincu les Mongols 2 . Ce rôle de bouclier de l'islam endossé par les Turcs, est facilité par leur capacité, dans les cas critiques, à s'unir malgré leurs différends; selon un chroniqueur grec, dans l'Anatolie du Xlle siècle, les émirs, bien qu'opposés par une très forte rivalité, savent à l'occasion faire jouer la solidarité pan-turque contre leurs ennemis : "Mohammed Ibn Dânishmend contacta secrètement son compatriote, le seldjoukide Mas'ûd, et proposa qu'ils mettent leur inimitié de côté, soutenant que s'ils ne se réconciliaient pas et que Mas'ûd s'alliait aux Byzantins, la cause des Turcs serait menacée C'est que le prince turc, selon les sources musulmanes, est souvent présenté comme un homme conscient de son devoir de dirigeant comme des responsabilités qui incombent à sa fonction. Le gouverneur de Jérusalem après la reprise de la ville par Saladin (1187) "... était Husâm al-Dîn Siyârûkh, un Turc dont les cheikhs imitaient l'austérité et la dignité de vie; il avait de la douceur et de la religion; il ne cessa pas de s'acquitter scrupuleusement de ses devoirs"4. Même les sources chrétiennes, arméniennes et syriaques, reconnaissent la valeurs de certains dirigeants turcs et le bon traitement accordé à leurs sujets chrétiens. Pour Mathieu d'Edesse, le grand sultan seldjoukide Malik Chah (1072-1092) "... fut favorisé par Dieu; son Empire s'étendit au loin et il accorda le repos à l'Arménie (...) Son cœur était rempli de mansuétude pour les chrétiens; il se montrait comme un père tendre pour les habitants des pays qu'il traversait"5. Selon la chronique attribuée au connétable Sembat, Toghrul Châh, seigneur turc d'Erzurum au début du XIII e siècle "... était un homme bienveillant, qui se comporta amicalement avec le roi Léon (de Petite

Le grand historien arabe Ibn al-Athîr par exemple, lie expressément la prise de Tolède, la conquête de la Sicile et la première croisade en Syrie qu'il présente comme un assaut général du monde musulman par les chrétiens, Gabrieli (1977), pp. 25-26. 2 Chapoutot-Remadi(1993), p. 441; le compliment est d'ailleurs mitigé et la victoire du sultan mamelouk Kutuz sur les Mongols au XIII e siècle, est ainsi présentée par un auteur arabe qui écrase du même mépris tous les peuples originaires de la steppe turco-mongole : "Les Mongols envahirent le pays; il leur vint un Turc d'Egypte; il les chassa et les mit en déroute en Syrie. A chaque chose un fléau de son espèce", AbÛ-Shâmâ, dans ibid, p. 451. 3 Nicétas Chômâtes, p. 13. 4 5

Imâd Ad-Dîn, p. 395. Mathieu d'Edesse, p. 172.

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A r m é n i e ) toute sa vie durant. Il avait la plus grande amitié pour les chrétiensLe patriarche jacobite Michel le Syrien décrit avec chaleur l'accueil que lui réserva le sultan Kilidj Arslân II à Malatya en 1182 : "Quand le sultan me rencontra, il ne me laissa pas descendre de monture et il me serra dans ses bras (... ) Il m'écouta avec plaisir et je mêlai au discours une exhortation de telle sorte que des larmes coulèrent de ses yeux "2. I ' a t â b e g de D a m a s Toghtekîn laissa un tel souvenir aux croisés qu'ils en firent le héros d'un roman de chevalerie du XIII e siècle De m ê m e le régent de Damas, Anur, allié du roi de Jérusalem, est appelé par Guillaume de Tyr fidelissimus prosecutor foederis, populi nostri amator etc... 4 . On reconnaît parfois la piété des Turcs"... qui n'ont pas le nom de chrétiens mais en ont le comportement ainsi que l'écrit le Byzantin Alexis Makrembolitès au X I V e siècle. On les p r é f è r e m ê m e , en milieu occidental, aux Grecs, c o m m e ce voyageur bourguignon qui déclare dans son Voyage d'Outremer fait en 1432-33 : "Autant que j'ay hanté lesditz Grec: et que j'ay eu affaire entre eux, j'ay plus trouvé d'amitié aux Turcz et m'y fie raye plus que auxditz Grecs"5. Ces souverains turcs appréciés par beaucoup et qui créèrent des États puissants fortement structurés, étroitement hiérarchisés et administrés avec succès 6 , ont un sens aigu de la majesté du pouvoir. Dès l'époque seldjoukide, cela se manifeste par une surenchère de titres dont le chroniqueur Ibn alQalânisî donne quelques exemples extrêmes non sans quelque ironie : "L'élan des Turcs s'étant renforcé le sultan Tughril-beg après avoir pris le pouvoir, prit la titulature de as-Soltân al-mo'azzam Châhinchâh al-a'zam Rokn ad-dîn Ghiyâth al-moslimîn Bahâ dîn Allah wa-Soltân bilâd Allah wa-Moghîth 'Ibad Allah Yamîn Khalifat Allah Tughril-beg. On renchérit encore là-dessus au point que l'on ajouta aux titres de gouverneurs de provinces, ad-dîn, al-islâm, al-anâm, al-milla, al omma. etc... "7. Bref, en milieu arabo-persan, dans la mesure où il est orthodoxe, bon c o m b a t t a n t et en vient à ressembler au classique milieu m u s u l m a n environnant, le Turc est apprécié; ainsi ce "... mamelouk d'élite, homme ardent et dévoué, Turc mais vrai Arabe par la fierté " 8 . On se félicite même de l'administration turque, comme ce dignitaire arabe d'époque mamelouke, qui, 1

Smbat, p. 82. Michel le Syrien, III, pp. 390-391. ^ sous le nom de Huon de Tabarié héros de Vordene de chevalerie, Mouton(1994), pp. 90-91. On sait la destinée littéraire en occident du "vaillant Turc et courtois Salhadin" qui était en fait d'une famille kurde originaire de Dvin en Arménie, Quéruel (1982), pp. 299-311. 4 Mouton (1994), p. 91. Alexis Makrembolitès pp. 196. 218; Broquière, p. 149. 6 L'établissement des sultanats seldjoukide, mamelouk et ottoman sont des signes indéniables de la capacité des dirigeants turcs à créer des Empires durables : environ deux siècles pour le premier, presque trois pour le deuxième et plus de cinq pour le troisième. ' Ibn Al-Qalânisî, p. 2^3. 8 Imâd Ad-Dîn, p. 168. 2

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dans une formule quelque peu paradoxale, déclare préférer "... l'injustice des Turcs à la justice des Arabes (... zultn al-Turk wa lâ 'adl al- 'Arab)"1. Mais dès lors que les Turcs refusent de renoncer au fort particularisme culturel qui est le leur et qui ne cadre pas nécessairement avec un comportement strictement musulman, commencent alors malentendus, incompréhension et méfiance de la part de leur coreligionnaires et a fortiori de la part de leurs adversaires chrétiens, habitués depuis plusieurs siècles à un certain statu-quo avec les vieux pouvoirs arabo-musulmans de Méditerranée 2 mais peu familiers des coutumes bizarres des peuples de la steppe. Alors vont se développer abondamment critiques virulentes et rejet méprisant par lesquels se construisent l'image négative et le portrait noir qui seront ceux des Turcs pendant tout le Moyen-Age et bien au-delà. Une forte conscience identitaire et des coutumes très marquées par le nomadisme, la guerre et le chamanisme d'Asie centrale caractérisent très anciennement les peuples turcs si l'on en croit les premiers témoignages écrits les concernant, dans leur habitat d'origine, la Mongolie du VIII e siècle 3 . Leurs voisins chinois décrivent avec étonnement leurs us et coutumes : "Ils habitent sous des tentes de feutre. Leur principale occupation est l'élevage et la chasse. Pour arme, ils ont la jlèche sifflante (... ) A cheval, ils font sept fois le tour de la tente (d'un chef défunt) (... ) Ils se tailladent le visage avec un couteau, de sorte qu'on voit le sang couler avec leurs larmes" 4.

' Abu Hamîd Al-Qudsî, cf. Haarman, p. 71, el Chapoutot-Remadi, p. 386; on pense ici à la formule à l'emporte-pièce de certains Byzantins qui, dans leur refus de l'occident catholique, déclaraient préférer"... le turban des Turcs à la tiare pontificale (^a/cióAiou Toóp/ctúf r) KaÀùffTpai' Aarifi/afi'"), Doukas, p. 264; cf. aussi, Ibn Shaddâd, p. 50 : "Si parmi les Turcs, il y a des infidèles, leur infidélité n'égale pas la perfidie des Arabes ". 2 Accoutumance à la civilisation et même à la religion de l'adversaire qui permettait par exemple à tel patriarche byzantin d'entretenir des relations cordiales avec les princes musulmans. Se réclamant de son prédécesseur Photios, le patriarche Nicolas Mystikos, au début du Xe siècle, écrit à un souverain arabe en des termes très amicaux "I^e célèbre Photios, mon père dans l'Esprit Saint a été lié avec le père de Votre Noblesse d'une amitié telle qu'aucun même de vos coreligionnaires et de vos compatriotes ríen a éprouvé de semblable pour vous. Photios savait que même si la barrière de la foi sépare, la sagesse, la finesse d'esprit, les sentiments d'humanité, enflamment chez ceux qui aiment le bien, l'amour pour ceux qui possèdent ces vertus. C'est pourquoi il aimait votre père bien qu'ils fussent séparés par la différence de religion", dans Balivet (1994), p. 20; même ton cordial dans une lettre rédigée par le philosophe byzantin Psellos à l'intention du souverain seldjoukide Malik Chah où le Grec"... animé par le même esprit d'amitié (i Ma) et de concorde (ópovola). ... " que le sultan turc, loue "la magnanimité (et) la noblesse d'âme", de ce dernier, Gautier (1977), pp. 80-82; ce ton courtois envers certains souverains musulmans n'est pas inconnu en occident comme en témoigne une lettre du pape Grégoire VII à l'émir maghrébin Al-Nâsir, Flori (1998), p. 187. 3 La conscience identitaire est clairement affirmée dans les inscriptions concernant le khan Bilge, mort en 734 : "En haut le Ciel turc et les divinité turques de la Terre et de l'Eau, dirent : que le peuple turc ne vienne jamais à périr "; de même sont exprimés sens étatique et confiance dans les institutions : "Ô chefs turcs, ô peuple turc, qui pourra détruire ton Empire et tes institutions'!" Bombaci (1968), pp. 14-15. 4 Itaid. ,p. 11.

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Ces coutumes perdurent après l'islamisation et choquent les musulmans de stricte observance mais ne gênent pas les Turcs qui, par exemple, à côté de leur nom musulman gardent des surnoms particuliers, véritables totems chamaniques. Le souverain de Nicée, Dâvûd de son nom musulman, reste avant tout désigné comme le "Lion-Sabre" ( K i l i d j Arslân). D'autres s'appellent "Seigneur Gcriaul"(To^hrul Beg) ou "Taureau Hardi" ( K e r b o g h a ) ou l'émir "Chien" (Kôpek), patronyme bien peu musulman !' A côté de ces noms animaliers, les Turcs médiévaux portent volontiers des noms forgés à partir de termes désignant minéraux, métaux, astres, présages : ta.§ (pierre) demir (fer), gumiï§ (argent), altm (or), ay (la lune), ôlmez (immortel), etc 2 . Les Turcs semblent avoir des rites particuliers et une gestuelle qui étonnent et effraient leurs voisins, lesquels sont, pour obtenir leur alliance ou entériner une trêve, obligés de s'y soumettre. Certains comportements turcs sont compréhensibles mais néanmoins signalés par les sources c o m m e une curiosité : un émir qui veut obtenir la possession d'une ville de la part de son souverain, plante sa lance dans la porte de la cité en proférant un terme turc, armagan ("cadeau"), et le souverain de répéter armagan et de lui faire don de la ville 3 . Un geste plus lourd de conséquences, fut celui qui accompagna la prise de possession du saint-sépulcre par le chef turc Artuk en 1086, lequel décocha trois flèches dans le plafond de l'église, heurtant la sensibilité des chrétiens et rajoutant ainsi aux griefs contre les Turcs, quelques temps avant la première croisade 4 . Le rite basé sur l'échange de sang que l'on boit dans une coupe c o m m u n e après s'être tailladé les veines 5 non seulement pour sceller une alliance mais pour créer de véritables liens de parenté entre les participants, est sans cesse attesté par nos sources; ainsi font Turcs C o u m a n s et Croisés, d'après Joinville : "Le roi des Commains et les autres riches hommes qui étaient avec lui, mêlèrent leur sang avec le sang de nos gens, et le mirent dans du vin et de l'eau, et en burent et nos gens aussi; et alors ils dirent qu'ils étaient frères de sang"6.

' i b n Al-Qalânisî, p. 38; Pelliol (1960), p. 60; Cahen (1988), pp. 90-92; on peut évoquer aussi le célèbre "Père-Chien", Barak Baba (barak= "chien" en turc kiptak), derviche anti-conformiste de la Turquie médiévale, Ocak(1989), p. 106. 2 Giimuçtekin, "le prince d'argent", Demir Khân, le "Khân de fer" etc. ... 3 Ibn Shaddâd, p. 272. 4 Ce geste est à interpréter, selon C. Cahen "... comme la traditionnelle manière turque de signifier une prise de possession, et non comme un geste particulier de mépris religieux ou d'intolérance", Cahen (1983), p. 27; les trois flèches (iiç ok ) jouent un grand rôle dans la symbolique turque et sont liées aux origines mythiques des Seldjoukides et des Ottomans. Bardakçi (1950) passim et Zachariadou (1998), pp. 690-691; celles d'Artuk étaient encore fichées dans le plafond du saint-sépulcre au X l l e siècle, Mathieu d'Edesse, p. 257. Les rites centrés sur l'arc et la flèche sont naturellement très riches en symboles chez les peuples de la steppe que l'on désigne volontiers, on l'a vu comme "le Peuple des Archers", supra n. 5, p. 15. 5 rite appelé and chez les Turco-Mongols, Deslân, p. 85 ^ Joinville, p. 245; cette fraternité de sang (en turc kankardejlik), crée une véritable parenté entre les participants au point qu'un émir turc refuse d'épouser la fille d'un empereur byzantin avec qui il avait échangé son sang car il ne pouvait plus épouser la fille de son frère de sang, devenue sa propre fille, Destân. p. 106.

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Pour un peuple d'origine nomade, comme les Turcs, le cheval et son crin sont omniprésents dans la symbolique de la guerre et du pouvoir : juste avant la bataille de Mantzikert contre les Byzantins en 1071, le sultan Alp Arslân noue la queue de son cheval pour montrer que le combat n'aurait d'autre issue que la victoire ou la mort ^ Selon un chroniqueur de la troisième croisade par exemple, les Turcs pour manifester leur deuil, de même qu'ils suppriment leurs nattes;, coupent également la queue de leurs chevaux 2 . On sait le rôle de la queue de cheval attachée à une hampe (tug) comme insigne du pouvoir jusqu'à l'époque ottomane Vis-à-vis de l'ennemi vaincu, l'ablation du cuir chevelu et celle du phallus sont des usages turcs rapportés, par exemple, après la victoire seldjoukide sur les Byzantins à Myrioképhalon en 1176 4 . La trépanation rituelle de l'adversaire mort est décrite par les sources byzantines et arabes : le Khan des Bulgares, peuple d'origine turque, boit dans le crâne d'un empereur byzantin vaincu et tué par lui 5 . Selon Ibn al-Furât, le prince de Damas Toghtekîn, exécute le Franc Gervais de la manière suivante : "... Toghtekîn en personne (nafsuhu) lui trancha le sommet du crâne avec son sabre, fit laver la partie ainsi décollée avec de l'eau et du sel et y versa du vin dont il s'abreuva, suivi peu après de l'ensemble de ses compagnons"6. Un rite aussi bizarre que le découpage d'un chien pour consacrer un accord, est attribué aux Coumans par Joinville : "Ils firent passer un chien entre nos gens et les leurs, et découpèrent le chien avec leurs épées (...) Et ils dirent qu'ainsi fussent-ils découpés s'ils /aillaient l'un à l'autre" 7. Le rapport à la mer des Turcs, peuples continentaux par excellence 8 , est aussi très ritualisé. La mer, redoutable et étrange pour les guerriers de la steppe, est aussi promesse de conquête du monde : en 1086-87, le sultan Malik Châh arrivé au bord de la Méditerranée, entra solennellement dans la mer devant ses troupes; à cheval, il y plongea trois fois son épée en s'écriant : "voici que Dieu m'a accordé de régner depuis la mer de Perse jusqu'à la mer Océane". Puis il pria après avoir déposé ses vêtements, ramassa du sable qu'il emporta en Perse et l'ayant déposé sur la tombe de son père, il s'adressa à ce dernier : "O mon père, bonne nouvelle pour toi car ton fils a reculé les bornes 1 Selon les sources arabes citées par Cahen (1974), II, p. 634, le sultan après ce geste symbolique, aurait dit : "Si je suis tué que cela soit mon linceul". 2 Ambroise, pp. 359, 370, 398; l'hippophagie des Turcs est attestée par exemple par Ibn Fadlân p. 62 et par Idrîsî, p. 64; cf. aussi Chapoutot-Remadi(1993), p. 381. ' Sur le tug, cf. par ex, Topka.pi à Versailles, p. 46. 4 Nicétas Choniatès, p. 107. 5 Gérard (1939), p. 18. 6 Mouton (1994), p. 171. 7 Joinville, p. 245. o ° cf. sur ce thème, l'ouvrage de synthèse de X. de Planhol (2000) où de larges passages sont consacrés aux Turcs.

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de tes États jusqu'aux extrémités de la terre"1. M ê m e réaction de l'atâbeg Nûreddîn au milieu du XII e siècle, parvenu exactement au même e n d r o i t 2 , sur la côte de la Méditerranée "... qu'il n'avait jamais vue. Il s'y baigna devant les siens, en signe qu'il était arrivé en vainqueur jusqu'à la mer" 3 . Un peu plus tard, en 1176, Kilidj Arslan II, vainqueur des Byzantins au cœur de l'Anatolie, envoie un groupe de soldats turcs jusqu'à la mer pour lui ramener "... de l'eau de mer, une rame et du sable"4. Si la mer reste une limite que l'on redoute de franchir 5 , une fois 1' appréhension initiale vaincue, l'élément liquide devient très tôt pour les Turcs, promesse de butin et de conquête, pour peu que l'on sache constituer une flotte efficace avec l'aide des peuples riverains, Grecs, Italiens et autres, islamisés ou non : ainsi fait, dès la première conquête turque du littoral égéen au XI e siècle, l'émir Tzachas qui, selon une source byzantine, "... décida de se créer une flotte. Il rencontra un habitant de Smyrne et le chargea de construire des brigantins car l'homme était fort expert en cet art. Une fois pourvu de nombreux vaisseaux ainsi que de quarante navires de chasse...", il s'assura le contrôle d'une partie de l'Archipel égéen 6 . Même phénomène au XIV e siècle où un autre émir turc de Smyrne, Umûr Pacha, crée une puissance maritime très redoutée de ses voisins chrétiens; 1 'émir, raconte une chronique turque, demande à un expert de lin construire une flotte pour s'assurer la mainmise maritime de la région : "Tous ces bateaux furent remplis de flèches, d'arcs, d'arbalètes et de boucliers et lorsque ces bateaux furent équipés, (l'émir) partit en razzia (aqma 'azm eyledi)"1. Les souverains ottomans de la fin du MoyenAge, saisiront aussi très vite l'importance stratégique de la mer. Ainsi Mehmed II après la conquête de Constantinople, comprit, d'après un historien byzantin, "... le grand rôle de la mer. Il voyait que la flotte italienne la contrôlait. Il résolut de la dominer sans partage (...) C'est pourquoi il se hâtait d'agrandir sa flotte et d'avoir la maîtrise Je la mer ( r f j ç daÀdacnjs- rà /epéros-) Ce qui distingue fortement les Turcs, c'est bien entendu leur langue, aussi étrange pour les autres musulmans, Persans, Kurdes et Arabes que pour les chrétiens, orientaux, grecs et latins. Cette langue aux sonorités que l'on 1 Mathieu d'Edesse, p. 197. 2 A Port Saint-Syméon (Suwaidi\a. Samandag), près d'Antioche, à l'embouchure de l'Oronte. 3 Guillaume de Tyr (1997), p. 636. ^ Nicétas Choniatès, p. 108. 5

Crainte que partagent beaucoup de musulmans "continentaux", turcs ou non; ainsi le biographe de Saladin, Bahâeddîn écrit-il, en découvrant le littoral palestinien : "Nous étions alors en hiver; la mer était courroucée, et. ainsi qu'il es1 dit dans le Coran, les vagues s'élevaient comme des montagnes. C'était la première Jais que je voyais la mer (...) Je me disais en moi même que, m'offrit-on le monde entier, je ne pourrais jamais consentir à faire seulement un mille sur cet élément", Michaud (1829) IV, p. 370. 6 Anne Comnène, II, p. 110. 1 Destûn, p. 32. 8 Critoboulos, pp. 173-174.

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apprécie diversement 1 , est celle de l'élite militaire et politique d'Égypte, de Syrie ou d'Irak. Elle est parlée par tous dans l'Anatolie seldjoukide et turcomane; et l'on reproche souvent aux turcophones du Proche-Orient de parler fort mal l'arabe et le persan, quand ils n'ignorent pas complètement ces langues. Le voyageur arabe Ibn Battûta a bien du mal à se faire comprendre dans la langue du Coran par le peuple anatolien : demandant un jour du beurre (en arabe samri) pour préparer son repas, il se voit apporter de la paille (en turc samân)2 ! Les sultans d'Égypte Kalâwun, Katbugâ ou Barsbay n'avaient qu'une connaissance sommaire de l'arabe 3 ; certains mamelouks ne communiquaient que par voie d'interprète, d'autres mettaient des dizaines d'années à apprendre la langue de leurs administrés et la plupart parlaient avec un fort accent et de nombreuses expressions turques ; cette "étrangeté dans la langue ( f i lisânihi 'udjmat)", selon l'expression d'un auteur arabe pour désigner solécismes et barbarismes en arabe commis par les dirigeants turcs ou circassiens 4 , est un sujet permanent de moquerie populaire envers les mamelouks turcophones 5 . Autre facteur de mauvaise insertion des dominants dans la société des dominés, l'endogamie : dans la Syrie des Seldjoukides et des Bourides comme en Egypte mamclouke, toute épouse de rang princier se doit d'être turque et l'union officielle avec les familles des notables arabes locaux est considérée comme une mésalliance et n'est que très rarement attestée 6 . Cette "stratégie du sang" qui sépare le groupe turcophone des autres communautés musulmanes, n'est qu'un des éléments qui accentue la séparation avec Arabes, Kurdes ou Persans : les Turcs ont leurs quartiers, leurs mosquées et ne se mélangent pas avec le reste de la population 7 , ce qui aggrave les rivalités inter-ethniques et renforce la mauvaise opinion que se font des Turcs leurs voisins musulmans 8 . Étrangeté des physiques, exotisme des costumes et des coutumes, sources musulmanes et chrétiennes se rejoignent pour dénoncer le particularisme turc, perçu selon les cas comme choquant ou même répugnant et presque toujours comme menaçant ou franchement effrayant. 1 Si le voyageur bourguignon Bertrandon de la Broquière (début XVe siècle ) considère que le turc "... est très beau langage concis et assez aysépour apprendre " (Broquière p. 111), le poète turc §eyoglu (fin XlVe siècle) trouve que sa langue maternelle est "... sèche, rigide et dure; elle ressemble à l'homme turc (. . . kuru ve sulb ve sert ve Ttirk'e benzer)", Mélikoff (1998) p 118. 2 Ibn Battûta, II, p. 334. 3 Darrag (1961), pp. 12, 30; Chapoutot-Remadi (1993), p. 394. 4 Ibid, p. 393. e J Dans le Roman de Baybars, les mamelouks d'Egypte agrémentent leur mauvais arabe d'expressions et termes turcs nombreux et comiques pour le public populaire : djânem (mon âme), ichté (voici), e/endim (mon seigneur), etc., par exemple, Roman de Baybars -Échec au roi de Rome, pp. 21, 25. 6 Mouton (1994), p. 164; Chapoutot-Remadi (1993), p. 592 sqq. 7 Ibid, p. 592, Mathieu d'Edesse 305-306. 8 Rivalités avec Arabes et Kurdes, Mouton (1994), pp. 26, 144, 148 ; Chapoutot-Remadi (1993), p. 271.

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Avec leurs barbes rares, leurs cheveux nattés, portant bonnets pointus, coiffes coniques, rouges ou blanches, brandissant, en guise d'étendards, queues de cheval ou têtes de louves en or au sommet de leurs hampes, accompagnés de chamanes, portant coiffes à cornes, colliers en os et clochettes en pendentifs 1 , beaucoup de Turcs, nomades ou non, tranchent très fortement au sein des sociétés musulmanes médiévales. Les mœurs libres de leurs f e m m e s 2 , leur alimentation b i z a r r e 3 , l'indiscipline et l'instabilité de leurs tribus, au réactions imprévisibles 4 , l'islam de pure f a ç a d e pratiqué par beaucoup d'entre e u x 5 , font qu'ils ont été presqu'aussi sévèrement maltraités, par les écrits de leurs alliés musulmans que par les descriptions faites par leurs adversaires chrétiens : aux auteurs arabes et persans parlant des "Turcs sans compréhension", des "Turcs impurs", des "Turcs destructeurs", répondent en écho les mêmes sortes d'invectives grecques, l a t i n e s , a r m é n i e n n e s ou s y r i a q u e s 6 . Tel parle de " l ' o p p r e s s i o n " (KOTaSumareia) du joug turc et de la "sauvagerie" (àypiônjTa) des peuples

Un poète arabe décrit ainsi les derviches-chamanes turcomans : "Des étrangers sont venus chez nous du pays de Rûm; ils ont des cornes comme des boeufs; ils sont habillés de telle sorte que la raison s'égare; même le diable crie de peur quand il les voit", Ocak (1989), pp. 108-109 2 Elle ne sont pas voilées : duna ihtijâb, Ibn Fadlân, p. 108, n. 153 ; Ibn Battûta, II, pp. 256, 384; elles participent aux tractations diplomatiques (Ibn Fadlân p. 52), accaparent même les affaires au détriment de l'autorité masculine : pour Ibn al-Dawâdârî, IX, p. 269 (Chapoutot-Remadi, p. 620) : "chez les Tatârs, toutes les affaires sont aux mains des femmes, contrairement aux musulmans; à l'occasion, elles s'enivrent copieusement, Grousset (1960) p. 347. La f e m m e guerrière reste un idéal pour le nomade, si on en croit l'épopée turque elle-même : "sais-tu, dit à son père un j e u n e guerrier, c¡uei est le genre de fille qui me convient ? Je veux qu'elle ait enfourché mon pur-sang avant que je l'ai monté; avant même que j'aie atteint le pays des infidèles, qu'elle y ait été et qu'elle me revienne avec une tête coupée. Fils, répond le père, tu ne veux pas une fille; tu veux un preux guerrier que tu suivras dans ses ripailles et beuveries et avec qui tu passeras du bon temps", Dede Korkut, p. 32. 3 lait de j u m e n t fermenté (kumiz, koumi, comos), Guillaume de Rubrouck, pp. 93 sqq., Chapoutot-Remadi (1993), p. 381: c'est la boisson préférée de Baybars qui serait mort d'en avoir abusé, Michaud (1829), IV, p. 537 ; viande crue de cheval, cf. supra n. 69 et Michel le Syrien p. 152; huile de poisson, bouillie d'orge etc... Ibn Fadlân, p. 62. 4

Indiscipline des Turcomans, Nizam Al-Mulk, chap. 26; guides turcomans qui rançonnent et détroussent les voyageurs : Ibn Fadlân, p. 43; Ibn Battûta, p. 330, Broquière, p. 72. 3 Turcomans traités de mulhid, "athées"(Ocak, p. 42-43), qui boivent du vin jusqu'à plus soif, Brocquière, p. 80; les excès de boisson de l'émir Ilghâzî étaient célèbres et le rendaient malade plusieurs semaines durant, Grousset (1934), 1, p. 560; Les Turcomans ne vont pas à la mosquée (Ocak, loc. cit.), disent la profession de foi musulmane sans y croire (Ibn Fadlân, p. 38); en plein X l l e siècle, certains contingents turcs des armées musulmanes de Syrie ne sont pas islamisés et appelés par les sources arabes kâfir Turk ("Turcs infidèles") , Ibn Al-Qalânisî, pp. 246, 261, que cette appellation désigne des Turcs restés fidèles au chamanisme de leurs origines, des mazdéens (Ocak. p. 42), des chrétiens (Daniçmendnûme, I, p. 204; Beldicéanu/1973, p. 35, n. 1), ou des bouddhistes (cf. El, article "Eretna"). 6 " T u r c s destructeurs", Aflâkî, II. p. 208; "Turcs sans compréhension, Turcs impurs "Etrâk-i bî idrâk, Etrâk-i nâ-pâk Ocak (1989), p. 40; on peut remarquer la ressemblance dans le choix même des termes injurieux désignant les Turcs; par exemple, le mot persan nâ-pâk "impur" employé par le chroniqueur seldjoukide Aksarâyî(Ocak, loc. cit.), a la même signification que le mot grec ¡íiapó" utilisé par l'écrivain byzantin Cydonès, Balivet(1999), p 38.

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de la steppe 1 ; d'autres les désignent comme "peuple du diable" 2 , "bêtes féroces altérées de sang" 3 ; certains insistent sur la "barbarie de leurs mœurs" 4 etc... C'est donc en grande partie au moyen de couleurs très sombres et de touches largement négatives qu'est élaboré le portrait du Turc médiéval, quel que soit le camp auquel on appartient, musulman non-turc ou chrétien; et ce portrait dépréciatif semble s'universaliser à mesure que la puissance turque, mamelouke ou ottomane s'élargit en Méditerranéen orientale et dans les Balkans entre le XIII e et le XV e siècle. Le caractère militairement redoutable du Turc confirmé, au bas Moyen-Age, par ses succès de plus en plus fréquents sur le terrain, semble entériner aux yeux des contemporains, les traditions qui font des peuples turcs, les instruments de la vengeance divine contre les péchés des hommes et les annonciateurs des derniers temps, traditions que l'on retrouve aussi bien chez les chrétiens que chez les musulmans 5 . L'époque moderne héritera de cette vision très mitigée des conquérants turcs, où se mêlent constatation de leur incontestable réussite politique et militaire, et constante inquiétude face à leur expansionnisme. Les États occidentaux des XVI e XVII e siècles ne songeront qu'à stopper la progression turque vers l'ouest, tandis que les populations arabophones de Méditerranée et les divers peuples balkaniques se résigneront à la domination ottomane. L'Ottoman deviendra pour l'Europe moderne ce qu'avait été le Turc pour l'occident médiéval : un dangereux ennemi que l'on craint et que l'on cherche à neutraliser, non sans que, derrière cette crainte et cette hostilité, ne transparaisse souvent une certaine admiration. D'une part, la Sainte-Ligue européenne contre les Ottomans fonctionne pendant plusieurs siècles et s'appelle d'une manière suggestive "la République chrétienne contre les Turcs" 6 ; mais, d'autre part, les observateurs occidentaux du monde ottoman et de sa civilisation manifestent aussi, intérêt et attirance pour cet ennemi dont on constate, en plus de rouages étatiques qui fonctionnent bien, le bon niveau de vie, voire le confort et le raffinement. ' Théodore II Lascaris, II, p. 51. Ambroise, p. r 402. Mathieu d'Edesse, p. 41.

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Michel le Syrien, p. 152. ^tradition chrétienne, basée sur des textes bibliques comme Habaquq, I, 7-10 ; on peut rappeler, à titre d'exemple le texte de Mathieu d'Edesse cité supra p. 3 et n. 14, ainsi qu'une apocalypse arabe chrétienne qui lie invasion turque et venue de l'Antéchrist, Duprond (1997), III, p. 1343; en occident chrétien, Léonard de Chio parle de la prophétie qui annonce la prise de Constantinople par une "sagittaria gens "qui désigne les Turcs, Zachariadou (1998), p. 690 ; sur le lien entre chute de Constantinople et fin du monde, Yérasimos (1990), passim ; sur les Turcs comme instruments de la vengeance divine pour certains penseurs chrétiens, Delort (1988), p. 219; bras armés de Dieu et de sa colère, dans l'islam également, les Turcs sont souvent mis en relation avec les derniers temps, dans certains hadîth supposés les concemei, Aflâkî, II, p. 418; Massignon (1963), II, p. 447. 6 Duprond (1997), I, p. 490.

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Par exemple, un ambassadeur autrichien à Constantinople dresse, en 1560, un bilan comparatif de la société occidentale et du système ottoman, tout à l'avantage du second : "Je tremble en pensant à l'avenir quand je compare le système turc au nôtre. De leur côté se trouvent les ressources d'un Empire puissant, une force inégalée, l'expérience et la pratique du feu, une armée de vétérans, une accoutumance à la victoire, endurance au travail, unité, ordre, discipline, frugalité et vigilance. De notre côté, ce n'est qu'indigence publique et luxe des particuliers, force déclinante, mauvais moral, manque d'endurance et d'entraînement : la soldatesque est indisciplinée, les officiers rapaces, il y a du mépris pour la discipline : la licence, la présomption, l'ivrognerie et la débauche sont monnaie courante, et le pire de tout est que l'ennemi est habitué à la victoire et nous à la défaite; dans ces conditions peut-on douter de l'issue finale? Parmi les Turcs, dignités charges et offices administratifs récompensent la compétence et le mérite; les gens malhonnêtes, paresseux, ne sortent jamais du rang mais demeurent dans l'anonymat et l'indignité. C'est la raison pour laquelle les Turcs réussissent dans toutes leurs entreprises; ils sont un peuple dominateur qui étend quotidiennement les limites de son Empire. Nos méthodes sont très différentes, il n'y a pas de place chez nous pour le mérite, mais tout dépend de la naissance"1. A v e c l'affaiblissement ottoman au X I X e siècle, l'image du Turc deviendra celle, bien connue, de "l'homme malade", perçu par les occidentaux comme un corps étranger à l'Europe, générateur, par sa faiblesse même, de graves crises nationales, et dont Albert Sorel disait : "Dès qu'il y eut des Turcs en Europe, il y eut une question d'Orient"2.

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II. NORMANDS ET TURCS EN MÉDITERRANÉE MÉDIÉVALE : DEUX ADVERSAIRES "SYMÉTRIQUES" ?

Comparer l'incomparable ? Le début du 2ème millénaire voit en Méditerranée l'irruption presque simultanée de deux peuples guerriers et conquérants l'un, les Normands, issus d'Europe septentrionale, l'autre, les Turcs, originaires d'Asie-Centrale. Au premier abord, rien n'encourage l'historien à comparer ce qui semble peu comparable, c'est-à-dire le monde germanique et le monde turco-mongol, l'homme de la steppe asiatique aride et celui de la dense forêt Scandinave, le pasteur du cœur du continent eurasiatique et le marin des mers nordiques et du grand océan. Pourtant bien des symétries, des synchronismes et des affinités inattendues apparaissent entre les deux groupes 1 , pour peu que l'on veuille porter aux Turcs et aux Normands, un regard comparatif dans la zone où ils s'affrontèrent pendant plus de deux siècles, autrement dit dans le champ clos de la Méditerranée des XI e et XII e siècles.

Une parenté normando-tur que en "chevalerie" ! Les sources médiévales elles-mêmes nous poussent à fondre en un seul sujet d'analyse deux peuples qui s'ils furent souvent d'inexpiables adversaires, surent à l'occasion se jauger avec respect, s'apprécier, voire se considérer parfois comme issus des mêmes ancêtres valeureux au combat, sorte de frères ennemis reconnaissables aux mêmes vertus guerrières. Ainsi, le chroniqueur normand de la première croisade, participant et témoin des affrontements avec les Turcs d'Anatolie, décrit de la manière suivante les adversaires des croisés : "Qui sera assez sage, assez savant pour oser décrire la sagacité, les dons guerriers et la vaillance des Turcs ?" 2 . Et le Normand d'ajouter que les Turcs prétendent être de la même origine que les Francs, allant même jusqu'à proclamer que seuls les deux peuples turc et franc ont droit au titre prestigieux de chevalier

1 Le titre turc-mongol de qagan est utilisé par les Scandinaves, selon les Annales de SaintBertin, Heywood, 103. ^ Histoire anonyme, 50 : "Quis unquam tam sapiens aut doctus audebit describere prudenciam, miiiciametfortitudinem Turcorum ibid., loc. cit. : "Verum tarnen dicunt se esse de Francorum generatione et quia nullus homo naturaliter debet esse miles nisi Franci et Uli".

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Et, loin de s'offusquer d'une ielle revendication venant de l'adversaire, le chroniqueur normand reconnaît que cette prétention serait tout-à-fait fondée si seulement les Turcs étaient chrétiens car alors, continue le chroniqueur, "... on ne trouverait personne qui puisse leur être égalé en puissance, en courage et en science de la guerre."1. A cet éloge de la qualité guerrière des Turcs paraît correspondre, si l'on en croit certaines sources, une admiration égale de ces mêmes Turcs pour la vaillance et l'efficacité au combat des mercenaires occidentaux à la solde de Byzance, parmi lesquels se distinguent, vers le milieu du XI e siècle, de nombreux Normands comme Robert Crispin ou Roussel de Bailleul 2 . Lors du siège de la place-forte de Mantzikert par les Turcs en 1054-55, le sultan Togrul Beg ne peut s'empêcher d'applaudir aux prouesses d'un chevalier franc, exploit accompli pourtant contre l'armée turque. La source arménienne qui rapporte l'anecdote précise que le sultan demanda à voir le chevalier pour le récompenser de son courage et probablement tenter de l'engager à son service. Les Turcs ayant installé une puissante baliste devant la place assiégée, un Franc de Mantzikert se propose pour la détruire en déclarant :"C'est moi qui irai remplir cette mission; c'est moi qui aujourd'hui verserai mon sang pour les chrétiens; car je suis seul, et je n'ai ni femme ni enfants pour pleurer ma perte. Il demanda un vigoureux et rapide coursier (et) se dirigea droit vers le camp des infidèles (....) Ayant saisi un pot de naphte ( qu'il avait emporté), il le lança contre la baliste (...) Aussitôt la baliste s'enflamma, tandis que le Franc fuyait rapidement. A cette vue ¡es infidèles s'élancèrent à sa poursuite; mais il regagna la ville sans avoir été atteint (...) Le sultan ne put refuser son admiration à l'auteur d'une telle prouesse, et témoigna le désir de le voir et de le récompenser. Mais le Franc déclina cette invitation au grand regret de Togrul" 3.

Normands en fonctionnelle ?

christianisme.

Turcs

en

islam

: une

symétrie

Turcs et Normands eurent donc peut-être une certaine conscience d'appartenir à des entités, ennemies certes, mais qui se ressemblaient par quelques traits. Ces points de ressemblance, s'ils étaient réels, pourraient-ils permettre de parler d'une certaine "symétrie fonctionnelle" des Turcs et des Normands du haut moyen-âge, les deux groupes ayant joué dans les sociétés chrétienne et musulmane tardivement intégrées par eux, un rôle voisin ? ibid., 52 : "...ipsis potentiores vel fortiores vel bellorum ingeniosissimos nullus invenire potuisset ". Même admiration des qualités militaires turques et même idée d'une quasi fraternité de race turco-franque, chez Tudebode, III, 27-28; Guibert de Nogent, IV, 162; Baudri de Dol, IV, 35-36; cf. Bancourt, I, 280.

•y 3

sur Crispin, par ex. Attaliatès, 125 ; sur Roussel (OvpaeMos•), Anne Comnène, IV, 93. Mathieu d'Edesse, 100-101.

NORMANDS

ET

TURCS

33

Mercenariat turc, mercenariat normand Voyons, dans les faits, ce qu'il en est des similitudes possibles entre les deux peuples. Une première remarque peut être faite : l'implantation méditerranéenne des Scandinaves et des Turcs se fait, dès l'origine, par la voie du mercenariat. Dès le IX e siècle, les mercenaires turcs jouent un rôle essentiel dans le califat abbassicle au point d'en venir à diriger directement les affaires du gouvernement de Bagdad ou à faire sécession comme, par exemple, en Egypte où le Turc Ibn Tûlûn règne de 868 à 884 1 . Depuis le X e siècle de nombreux Scandinaves sont présents dans l'armée byzantine et la garde varègue du basileus intervient dans la vie de la cour de Constantinople comme dans les expéditions contre les ennemis de l'Empire 2 . Bien connu est le cas du Norvégien Harald Hardradi qui, sous la bannière byzantine, combat les Arabes en Sicile et les Bulgares dans les Balkans, escorte les pèlerins en Terre Sainte et accède aux plus hautes dignités auliques sous Zoé et Michel IV (10341041)3.

Synchronisme des conquêtes, symétrie des conversions Courant XI e siècle, Turcs et Normands apparaissent plus systématiquement en Méditerranée par familles, clans ou tribus. On peut souligner à ce sujet le synchronisme des conquêtes italiennes des Normands et anatoliennes des Turcs dans les trois premiers tiers du XI e siècle. Si les Normands surgissent en Italie du Sud vers 1017, ils ne commencent véritablement leur phase d'implantation que dans les années 1030, pour la poursuivre, entre autres étapes importantes jusqu'à l'expulsion définitive des Byzantins par la prise de Bari en 1071 4 . Cette même année 1071 a lieu la grande bataille de Mantzikert qui ouvre une fois pour toutes l'Anatolie byzantine aux Turcs dont les premiers escadrons avaient violé la frontière grecque dans les années; 1048-1054 5 . Autre symétrie chronologique normando-turque : au XI e siècle, la conversion des deux groupes à la religion majoritaire de leur zone d'implantation méditerranéenne, était encore très récente : le Normand Rollon premier duc de cette province de "France mineure" d'où devaient partir les conquérants normands de l'Italie et de la Syrie, était devenu chrétien en 91l 6 , et c'est seulement vers la fin de ce même X e siècle que Seldjûk fils de Dukak, ancêtre de la dynastie seldjoukide, s'était converti à l'islam7. 1 Vasiliev, 4-5; Mantran, L'expansion, 161, 179-180. Runciman, 1,47 3 Snori, 24-25; "Dès que Harald arriva à Miklagard ( B y z a n c e ) , il alla se présenter à l'impératrice et entra à son service. Ce même automne, il s'engagea sur les galères qui patrouillaient dans la mer de Grèce ", ibid., 37. 2

4

Martin, 58-60 ; Taviani-Carozzi, Guiscard, 129 sqq., 259 sqq. ^ Expéditions de Toghrul Beg et d'Ibrahim ïnal, Cahen, Byzantion, ^ Taviani-Carozzi, Guiscard, 30; Chélini, 70. 7 Garcin, 128.

14.

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Turcs sunnites et Normands

A U

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catholiques

D'autre part, la conversion des Turcs à l'islam et des Normands au christianisme, représente un rattachement très marqué et exclusif à l'une des branches de leur nouvelle religion : islam sunnite d'obédience abbasside bagdadienne pour les Turcs, christianisme latin d'obédience romaine pour les Normands. Cela entraîne des deux côtés une prise en charge affirmée du rôle de protecteurs politiques de l'autorité religieuse suprême à laquelle ils sont rattachés, le pape de Rome et le calife de Bagdad. Dès 1055, le sultan turc s'empare de Bagdad et se proclame "très exalté sultan" (sultân al-mu'azzam ) "client du prince des croyants" (maulâ amîr al-mu'minîn ) et "pilier de l'État" (rukn al-daula ) ' . De même les Normands veulent apparaître comme les protecteurs fidèles du pape : même si les rapports entre le siège romain et ses voisins normands furent loin d'être toujours sereins 2 , c'est bien l'image de marque de princes normands défenseurs du pape que s'emploient à donner des chroniqueurs comme Orderie Vital, lequel décrit par exemple Robert Guiscard abandonnant la conquête de l'Empire byzantin pour porter secours à Grégoire VII, prisonnier des Allemands 3 . Du pape, les Normands tiennent leurs conquêtes "...en fief héréditaire de Saint-Pierre", ainsi que leurs titres souverains (honor ducalis etc...) 4 .

Les bras séculiers de l'orthodoxie et les sabres de la guerre sainte Ces liens étroits des Normands avec le pontife et la protection affirmée du siège romain par les Normands, comme le protectorat turc du calife de Bagdad ont pour conséquence la défense active assumée par les deux groupes des orthodoxies sunnite et romaine contre les rivaux et les ennemis politicoreligieux des obédiences de Rome et de Bagdad, qu'on les appelle fatimides et ismaéliens anti-abbassides ou Byzantins, Arméniens et Syriaques opposés à l'autorité pontificale. En Italie comme à Antioche, les Normands tendront à latiniser la hiérarchie ecclésiastique 5 ; en Iran comme en Syrie, les Seldjoukides lutterons farouchement contre les cadres chiites, affichant le drapeau noir des califes abbassides face à l'étendard blanc des dâùî ismaéliens 6 . Militantisme sunnite et zélotisme catholique entraînent les deux groupes turc et normand, déjà socialement très enclins aux actions armées, à une prise en charge de l'idée de guerre sainte ( d j i h â d et croisade) qui justifie idéologiquement leur propension naturelle aux expéditions militaires qu'ils pratiquaient précédemment dans un simple objectif de butin et de pillage. 1

Ibid., 129, 131; CHI, 2 5 , 4 7 .

2

que l'on songe par ex. à la bataille de Cavitate, Vie de Léon IX, 113 sqq. et Taviani-Carozzi, Civitate, 181-211. 3 Ordéric Vital, 2, 2 3 6 - 2 3 8 ; N M . 2 4 7 - 2 4 8 (P. Bouet). 4 5

Geoffroi Malaterra, 1, 14. p. 15; Guillaume de Pouille, 2, v. 401; N M loc. cit.

( i e o f f r o i Malaterra, 4, 7. p. 89; N M 174-175 (M. d'Onofrio); pour Antioche, Grousset, 3 0 4 306. N i z â m a l - M u l k , 2 8 3 sqq. ; sur le s y m b o l i s m e des couleurs en islam, C h e l e b , 1 2 3 - 1 2 4 ; Chevalier et Gheerbrant, II, 111 112. 6

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HT

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Etats normands et turcs : oligarchie et expansionnisme Les invasions normandes et turques ont pour conséquence l'établissement rapide d'États puissants militairement et bien organisés institutionnellement. Dans ces nouveaux États, les deux groupes dirigeants sont numériquement minoritaires : les Turcs le sont largement en Iran, Syrie et Anatolie comme le sont les Normands en Italie du Sud, en Sicile et dans la principauté d'Antioche. La claire volonté expansionniste des nouveaux pouvoirs normand et turc, s'accompagne d'une forte ambition de se placer au plus haut de la hiérarchie étatique musulmane et chrétienne, en s'octroyant les titres les plus élevés :: titres royaux et princiers (malik, rex, magnanimus Syriae princeps, cornes comitumj1, titres impériaux (sultan des souverains des Arabes et des Persans, ceux qui ont vocation détendre l'Empire chrétien ) 2 et titres universalistes (roi. d'orient et d'occident)^.

Employeur et victime des Turcs et des Normands : Byzance La principale proie et le terrain de prédilection de l'expansionnisme méditerranéen des Normands et des Turcs, fut l'Empire byzantin, expulsé au même moment de l'Anatolie par les Turcs et de l'Italie par les Normands, avant que ces derniers ne s'en prennent aux Balkans byzantins eux-mêmes. A cette double agression orientale et occidentale, le remède byzantin fut d'opposer autant que possible les Turcs aux Normands et les Normands aux Turcs pour neutraliser les agissements des deux agresseurs au profit de l'Empire. Face aux troupes de Robert Guiscard, Alexis Comnène "...jugea nécessaire de faire venir

1

NM, 265-67 (Monique Dosdat); 48 (L. Musset). al-malik al-Arab wa'l Adjam, Mantran, titulature, 336; .. .imperium christianorum dilatare, NM 248 (Bouet) malik al-mashriq wa'l maghrib, CHI, 47. L'ambition universaliste du sultan seldjoukide MalikChâh apparaît clairement dans l'anecdote suivante rapportée par Mathieu d'Edesse, 197 : l'Empire de Malik-Châh "...s'étendit depuis la mer des Gasp (Caspienne) jusqu'à l'Océan; il soumit tous les royaumes qui sont de ce côté-ci de la Mer océane, et il n'en resta aucun en dehors de sa domination. Après avoir pris possession d'Antioche, il alla sur les bords de la mer, dans un lieu nommé Sévodi (Suwaydîya). Là, promenant ses regards sur la vaste étendue des flots, il rendit des actions de grâces à Dieu, et le bénit pour avoir agrandi son empire bien audelà des limites de celui de son père. Monté sur son cheval, il entra dans la mer et foula les vagues sous les pieds de son coursier. En même temps, ayant dégainé son épée, il la plongea à trois reprise dans les flots, en s'écriant : - Voilà que Dieu m'a accordé de régner depuis la mer de Perse jusqu'à la Mer océane. Ensuite, ayant quitté ses vêtements, il les étendit sur le sol, et adressa à Dieu ses prières, en le remerciant de sa bonté et de sa miséricorde. Il ordonna à ses serviteurs de recueillir du sable sur le rivage, et l'ayant emporté en Perse, il le répandit sur le tombeau de son père Alp-Arslan, en prononçant ces mots : 0 mon, père, mon père, bonne nouvelle pour toi ! car ton fils que tu avais laissé en bas âge, a reculé les bornes de tes États jusqu'aux extrémités de la terre ". Côté normand, proclamer Robert Guiscard vainqueur des "deux maîtres de la terre, le roi d'Allemagne et le souverain de l'Empire romain (Byzantin)", n'est-ce pas affirmer une certaine prétention normande à la domination universelle ? cf. Guillaume de Pouillc, 4, V. 566-568 ; NM, 260(Dosdat) : . "...Sic uno lempore victi sunt terrae domini duo, rex Alemannicus iste, lmperii rector Romani maximus ille". 2

36

LES

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AU

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d'Orient des Turcs et signifia son désir au sultan 1,1. Constantin IX M o n o m a q u e avait, selon Guillaume de Pouille l'intention d'expédier les Normands d'Italie en Asie pour contenir les Turcs 2 . Les services de Roussel de Bailleul, par exemple, sont très appréciés des Byzantins qui qualifient ce mercenaire normand d'"...homme courageux et belliqueux (...) à la main vigoureuse", 3 qui est capable presque seul de vaincre des milliers de Turcs. Selon Skylitzès, Roussel "...considère comme une honte extrême d'hésiter devant six ou dix-mille ennemis; avec un élan impétueux, il attaque les adversaires avec ses Francs. Beaucoup de Turcs tombent car aucun des Francs ne manie la lance en vain"4. Ainsi Roussel stoppe avec efficacité les raids turcs en Anatolie : "Ses assauts sont irrésistibles, confirme Anne Comnène, il s'abat comme un ouragan sur ses ennemis (qui sont pourtant) une masse innombrable semblable aux vagues de l'immense océan"5. Souvent cependant, l'ambition des mercenaires normands les rend pour Byzance, plus dangereux qu'utiles : lorsque Roussel ou Hervé le Franc se révoltent contre l'Empire, alors Byzance sait utiliser les Turcs contre les rebelles occidentaux : ainsi Alexis Comnène parvient-il à éliminer Roussel en convaincant les émirs turcs que les Normands sont aussi dangereux pour les musulmans que pour les Byzantins : "L'argument qui fut le plus efficace pour attirer les Turcs dans l'alliance d'Alexis était celui-ci : - Ce sont deux amis l'un pour l'autre que le sultan et le basileus. Or ce barbare de Roussel dresse ses troupes contre tous les deux, et pour tous les deux aussi il est un ennemi redoutable "

Turcs et Normands

: Organisation

étatique et creuset

culturel

Le zélotisme religieux et la violence guerrière des Turcs et des Normands, sont suivis, dès que les conquêtes territoriales sont acquises et consolidées militairement, des deux processus suivants : premièrement la stabilisation de la conquête s'accompagne, chez les deux groupes, d'une forte volonté d'organisation étatique et de structuration institutionnelle. Les 1 "...8éov ¿Kpivev ÍK rfjç éúas TovpKovç \ieTaKaXé elôémi fauaôÀiov TovpKùjv if KaMirrpav AaTLi'uaji' ), Balivet, Turcophiles, 111. 2

4

Massignon, II, 447. par ex. " Dieu fit une révélation à Mohammed (sur Lui, Bénédiction et Salut!) et il lui dit : j'ai une armée que j'ai établie du côté de l'Orient; je l'ai appelée "les Turcs"; je les ai créés de ma colère et de ma fureur; partout où un homme ou une nation, désobéiront à mes ordres, je déchaînerai les Turcs contre eux et ils serviront ma vengeance", Aflakî, II, 418-419 ; cf. aussi les prophéties de saint Nersès appliquées aux Turcs par un roi arménien : "le roi Sénékérim trouva consigné dans les livres l'époque marquée pour l'irruption des Turcs." Ceux-ci apparaissent ici également comme les agents de la vengeance divine qui veut châtier les chrétiens pour leurs péchés, Mathieu, 42. 6 Gcoffroi Malatcrra, 2, 33, p. 43; NM, 245 (Bouet). 5

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LES

ÏI'RC'S

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couvrant l'univers des étincelles nées de ce feu 1 . Prédestiné à refouler les croisés d'Anatolie et à conquérir les pays infidèles, le héros turc Dâni§mend 2 . Prédestiné, Bohémond d'Antioche qui, malade, fut secouru par Dieu "... qui avait décidé de se servir de lui pour écraser Turcs et Sarrasins

Droit de l'épée et techniques de combat Cette légitimité d'origine divine qui fonde d'en-haut les pouvoirs normands et turcs, se manifeste ici-bas par le droit de l'épée, notion aussi importante chez les Normands que chez les Turcs : c'est par l'épée que Bohémond d'Antioche a acquis terres et renommée comme le dit le texte de son épitaphe 4 . C'est par l'épée que les Turcs ont soumis beaucoup de peuples 5 . Dans les techniques de combat, les deux groupes guerriers ont, selon les sources, quelques ressemblances. Si les Turcs sont bien moins lourdement armés que les Normands, les deux ont par contre la même prédilection pour les armes de jet (lances et flèches). Tous deux utilisent avec bonheur, sur les champs de bataille d'Italie et d'Anatolie, la tactique de la fuite simulée : ainsi, lors des combats menés autour de Bari assiégée entre 1068 et 1071, le chroniqueur Guillaume de Pouille évoque-t-il les avancées et les reculs des combattants normands qui font penser aux fuites tactiques des troupes de Guillaume le Conquérant à Hastings en 1066 où d'ailleurs des contingents normands d'Italie sont peut-être présents 6 . Ces mêmes sortes de manœuvres sont clairement décrites par les témoins byzantins observant les Turcs au combat 7 .

1

CHI, 18. "sur l'astrolabe, on vit que la bonne fortune de Dâni$mend et de ses compagnons était immense (...) par leurs mains l'Anatolie deviendrait musulmane et serait nettoyée des mécréants (çiinkim usturlâba nazar kildi gôrdi kim bunlarun tâli'i yüce diir (...) ol iklim anlarun elinde Miisûlmân ola ve ol el Küfürden arina), Dâni^mend, I, 194-195; II, 12. ^ Ordéric Vital, 4, p. 30; NM, 248 (Bouet). "Tant que tu combattras pour Dieu et pour le vicaire de saint Pierre, aucun main mortelle ne pourra résister à ta force, écrit le pape à Robert Guiscard", ibid., 252; Ordéric Vital, 4, p. 20. Geoffroi Malaterra -1,3, p. 8-9 ; NM, 250(Bouet) compare l'alliance divine dont bénéficierait la famille de Tancrède de Hauteville à l'alliance entre Dieu et Abraham; et Malaterra insiste en disant qu'à "Hauteville" (Altavilla), revient "l'honneur plus élevé" (altior honos) auquel la famille est prédestinée. 2

4

NM, 266-267 (Dosdat). Ce droit de l'épée est fortement affirmé par le premier souverain ottoman à propos de la conquête d'une ville pour laquelle il ne veut pas faire acte d'allégeance au sultan seldjoukide ; "J'ai conquis cette ville à la pointe de mon épée, pourquoi devrais-je demander la permission au sultan qui n'a pas à intervenir ici; Dieu qui lui a donné la dignité de sultan m'a donné la dignité de Khan par le biais de la guerre sainte (bu }ehiri ben hod kendii kilicim ile aldim. Bundu sultanun ne dahli var kim andan izin alam. Ona sultanlik veren Allah baria dahi gazâyile hanlik verdi) "Açikpaçazâde, 103 ; Irène Beldiceanu dans Mantran, Empire Ott., 29. 6 NM, 54, 58, 59 (F. Neveux). 7 Les Turcs " ...portent des javelines à la main, et c'est là leur seule arme défensive. Si l'armée ennemie tient bon contre leur assaut, eux aussitôt, faisant volte-face, cherchent le salut dans la fuite. Après s'être ainsi tous ensemble dispersés, à ¡'improviste ils se rassemblent", Psellos, II, 126. 5

N O R M A N D S

ET

T U R C S

41

Vertus guerrières Les contemporains décrivent à l'envi les vertus guerrières des Turcs et des Normands : virtus, fortitudo, audacia, des chevaliers normands, science militaire qui leur fait vaincre un ennemi supérieur en nombre ; leur prudentia leur permet de mener à bien leurs entreprises et leur pietas fait coïncider leurs actes guerriers et la volonté divine 1 . Courage du lion (arslân ), chez le sultan Kilidj Arslân qui porte le nom et les vertus du dit animal 2 . Un texte turc du X e siècle dit qu'en temps de guerre, le vrai chef doit avoir les qualités de dix animaux : "En guerre, il doit avoir un cœur de lion (...) Qu'il soit opiniâtre comme un sanglier, que sa force soit celle du loup, qu'il soit courageux comme un ours"3. Au courage du combattant de la guerre sainte, le guerrier joint générosité et piété 4 . Des mots comme batal (brave), mikdâm (audacieux) ou la notion-clé de furûsiyya (à la fois art de l'équitation, vaillance, caractère chevaleresque) reviennent souvent dans les sources musulmanes pour définir le combattant turc, mamlûk ou autre 5 . Même les peuples annexés par les Turcs reconnaissent à l'occasion un certain caractère "chevaleresque" des conquérants : "... Ismayl, qui avait sous sa domination l'Arménie, était un prince plein de bienveillance, miséricordieux, bon, bienfaisant, charitable et protecteur de la nation arménienne La crainte du Normand et la peur du Turc Mais la force brutale du Turc comme la violence du Normand demeurent et leur réputation de quasi-invincibilité au combat n'est pas faite pour rassurer. En cela, alliés et ennemis sont d'accord : "Dans le pays des Arabes, des Persans, des Byzantins, l'épée est entre les mains des Turcs et la peur de leurs coups fermement implantée dans tous les cœurs", dit un chroniqueur persan 7 , ce qui est aussi l'opinion de l'anonyme normand de la première croisade : Les Turcs "... par la menace de leurs flèches, ont effrayé les Arabes, les Sarrasins, les Arméniens, les Syriens, les Grecs"s. Quant à la "fureur" des Normands, vainqueurs des Byzantins, musulmans, Allemands et Lombards 9 , elle fait régner partout la crainte : Robert Guiscard est proclamé "terror mundi"10 ainsi que son fils Bohémond "... des exploits duquel le monde retentit (unde boat mundus. quanti fuerit Boamundus)"11. 1

NM, 249-250 (Bouet). Anne Comnène, III, 19, semble associer dans la même citation homérique, le "lion" normand Bohémond et le "sultan-lion" Kilidj Arslân. 3 Roux, 233. 4 Ibn Battûta, II, 311. 5 Chapoutot-Remadi, I, 361-364. 6 Mathieu d'Edesse, 207. 7 Râvandi, 17-18; CHI, 15. 2

Q

Histoire anonyme, 51. NM, 259-260 (Dosdat). ! " NM, 258 (eadem); cf. le titre de l'ouvrage de Taviani-Carozzi, Guiscard. 1 ' "Laborieux calembour", dit Monique Dosdat, basé sur le verbe boare , "mugir", "retentir" NM, 266-267. 9

42

LES Des physiques

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inquiétants,

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des mœurs

déplorables

N o n s e u l e m e n t la v i o l e n c e m a i s les m œ u r s et le p h y s i q u e d e s d e u x peuples inquiètent leur entourage. L'aspect extérieur, les c o u t u m e s curieuses, les n o m s e t la l a n g u e é t r a n g e s d e s T u r c s é t o n n e n t p r e s q u e a u t a n t l e u r s s u j e t s e t alliés m u s u l m a n s n o n - T u r c s q u e leurs a d v e r s a i r e s c h r é t i e n s : h o m m e s à la b a r b e rare, a u x hautes p o m m e t t e s , a u x c h e v e u x nattés1, habillés à la n o m a d e , a c c o m p a g n é s d'épouses e f f r o n t é e s 2 , a m a z o n e s participant à l'occasion au combat

3

, tous buvant force alcool4, portant des totems d'animaux, d'astres ou

d e m é t a u x 5 , p a r l a n t m a l o u p a s d u t o u t l ' a r a b e e t le p e r s a n , les T u r c s n e s o n t p a s l o i n d ' ê t r e a u s s i m a l v u s et a u s s i p é j o r a t i v e m e n t d é c r i t s p a r l e s s o u r c e s m u s u l m a n e s que par les sources chrétiennes6. L e sultan seldjoukide d'Asie m i n e u r e qui a des sujets en majorité chrétiens7, finit, p o u r certaines sources m u s u l m a n e s , par ressembler aux infidèles8. L'avidité du T u r c qui ne p e n s e q u ' a u x r a z z i a s p o u r a c q u é r i r b u t i n et

richesse

matérielle est s o u v e n t soulignée,

a i n s i q u e sa c r u a u t é , sa v é n a l i t é , s o n i n c o n s t a n c e e t c . . . 9 Les N o r m a n d s ne sont pas mieux j u g é s par leurs coreligionnaires q u e l e s T u r c s p a r les l e u r s . L e s m ê m e s g r i e f s l e u r s s o n t f a i t s p a r f o i s a u m o t p r è s : c o m m e l e s T u r c s , les N o r m a n d s s o n t p o s s é d é s d u d é s i r d e s ' e n r i c h i r ,

1

gens

"à la mode des Turcs, c'est-à-dire tes cheveux nattés" Imâd ad-Dîn al-Isfahânî, 375. "lorsque nous nous arrêtions dans un ermitage ou dans une maison turque, nos voisins des deux sexes prenaient soin de nous et tes femmes n'étaient pas voiléesIbn Battûta, II, 256; "Chez les Tatars, toutes les affaires sont aux mains des femmes, contrairement aux musulmans dit Ibn al-Dawâdârî, Al-Durr al Fâhir, IX, 269 ; Chapoutot-Remadi, II, 620. 3 cf. la redoutable Efromiya du Dânigmerulnâme et les confréries féminines des Baciyân-i Rûm associées par Ashikpashazâde, 237-238, aux conquérants de l'Anatolie, Gâziyân-i Rûm. La peinture des femmes normandes au combat rappelle de très près celle des héroïnes de l'épopée turque : la femme de Robert Guiscard "...qui faisait campagne avec lui comme une autre Pallas", interrompt une déroute des troupes normandes "... en les interpellant d'une voix retentissante, mais comme ils continuaient à fuir sous ses yeux, elle saisit une longue lance et à toute bride s'élança à la poursuite des fuyards", Anne Comnène I, 160; même voix de tonnerre, même maniement expert de la lance chez l'amazone musulmane du Dâniçmendnâme : "Efromya poussa un tel cri que tes soldats qui se trouvaient derrière la montagne l'entendirent. Soudain, elle se trouva en face (d'un ennemi). De sa lance elle piqua le maudit. Le mécréant tomba à terre et resta étendu de tout son long", Dâniçmend, I, 296. 4 cf. la beuverie rapportée par Bertrandon de la Broquière, 80 : "Et commençasmes très bien à boire (avec les Turcs), tour à tour, sans cesser et sans mengier, quand j'eus tan beu que je n'en pouvoye plus et leur priay à jointes mains que je ne beusse plus". 5 Kopek, le chien, Ay, la lune, Gumu$, l'argent etc..., nombreux exemples dans ChapoutotRemadi, I, 306-327. 6 Le mamlûk turc est, en Egypte, d'autant plus ressenti comme un étranger qu'il parle en général un mauvais arabe : il est celui qui a " ...une étrangeté dans sa langue (fî lisânihi'ujmat)", dit joliment un auteur arabe, ibid., I. 393. ' 1 musulman pour 10 chrétiens en Anatolie au milieu du XlIIe siècle, selon Guillaume de Rubrouck, 244. 8 "En s'abstenant de combattre les infidèles, Kilidj Arslân (II) devint semblable à un infidèle ", accuse Imâd ad-Dîn al-Isfahânî. 227, à la fin du Xlle siècle, ce que confirme le Byzantin Kinnamos, 197 : "Le calife était irrité contre Kilidj Arslân car il était lié d'amitié depuis trop longtemps avec les Romains (Byzantins)". 9 Choniatès, 123, 124, 150, 521 etc.. ; Chapoutot-Remadi, I, 396,400-407 etc... 2

N O R M A N D S

ET

T U R C S

43

avidissima1, et l'attitude de basse fascination du Normand Bohémond devant les trésors des Comnènes n'a rien à envier à celle du sultan Kilidj Arslan dans la même situation 2 . Les sources italiennes maltraitent souvent les Normands : "maudits Normands", "le très détestable peuple des Normands" 3 , iniqui Normanni qui mènent une pugna contra sanctos4. Le physique et le caractère normand surprennent et inquiètent autant que ceux des Turcs : Bohémond "... avait une si haute stature qu 'il dépassait presque d'une coudée les plus grands (...) Il se dégageait de ce guerrier un certain charme, en partie gâté par un je ne sais quoi d'effrayant qui émanait de son être. Car tout cet homme dans toute sa personne était dur et sauvage, à la fois dans sa stature et dans son regard, me semble-t-il, et son rire même faisait frémir l'entourage"^. Les Normands enfin sont à l'occasion traités par les sources chrétiennes de païens, "plus impies même que les païens eux-mêmes", et on va parfois jusqu'à en faire de vrais musulmans en les affublant des termes d'agarènes ou d'ismaélites, à cause, entre autre, de leur ouverture culturelle très grande en direction de leurs sujets musulmans de Sicile ou de Syrie 6 .

Deux civilisations

éclectiques

Il est vrai qu'un esprit de grande ouverture culturelle, voire de syncrétisme, anime les dirigeants normands comme les élites turques en contact permanent avec des sujets gréco-italiens ou arabo-persans, représentant les vieilles civilisations de la Méditerranée et du Proche-Orient qui fascinent les deux peuples venus tard dans cette zone. On sait le caractère multiculturel des cours de Konya, de Palerme ou d'Antioche : artistes et architectes byzantins travaillent chez les Turcs de Rûm comme les savants juifs, musulmans et chrétiens collaborent sous la protection des rois de Sicile 7 . On a vu que l'aigle bicéphale flottait sur Konya comme sur Byzance, et les Seldjoukides d'Anatolie utilisent des monnaies gréco-arabes, portant en même temps effigie du Christ et de la Vierge et formules musulmanes. A Konya, on utilise une

1

NM, 43 (Musset). En lui montrant ses trésors, l'empereur Comnène "...voulait charmer le sultan, adorateur de l'argent (car) tout barbare est avide de gain et tout ce qu'il fait ou dit a pour but de lui faire mettre la main sur de l'argent ", Choniatès, 118, 413. Même rapacité de Bohémond qui, à la vue des richesses impériales s'écrie, ébloui : "Si je possédais tant de richesses, je serais depuis longtemps seigneur de bien des pays", Anne Comnène, II, 233. 3 charte napolitaine de 1043, Taviani-Carozzi, Civitate, 185; Vie du pape Léon IX, 113. 4 NM, 47(Musset); la Vie de Léon IX, 111, parle du "...peuple indiscipliné et hostile des Normands qui agressent les chrétiens avec une rage inouïe et cruelle ". ^ Anne Comnène, 122-123. 6 NM, loc. cit. Vie de Léon, IX, loc. cit.. 7 Vryonis, 235-238; Palerme, 33 sqq., 67 sqq., notamment les contributions de H. Bresc, Aciafg/sa De Simone, G. Pirrone, Geneviève Bresc-Bautier, W. Kronig, R. Rashed; et celles de H. Bresc, Anne-Marie Héricher-Flambard, M. D'Onofrio, G. Coppola, A. Miquel, M. Balard dans NM. 2

44

LES

TI'RCS

AU

M OYEN-AGE

terminologie fiscale, des titres auliques empruntés aux Persans, aux Grecs, aux Arabes, à l'Asie centrale etc. .1 Le prince normand d'Antioche, Tancrède, se fait appeler sur ses monnaies grecques "Grand émir Tankridos "; le conseil du prince d'Antioche est désigné du terme de Diwân 2 . Selon le voyageur arabe Ibn Jubayr, le roi normand de Sicile Roger II, possède harem et eunuques, tous d'origine musulmane; il s'entoure de lettrés de langue latine, romane, hébraïque, grecque et arabe pour ne pas parler des artisans lombards, des mosaïstes byzantins etc.. 3 Les épitaphes des rois normands sont en latin, arabe et grec etc... 4

Deux identités très

marquées

La perméabilité culturelle des Normands et des Turcs n'amenuise en rien la forte identité de groupe qui caractérise les deux peuples. Alliés et ennemis témoignent de la spécificité normande au sein de la chrétienté comme de l'originalité turque dans X'umma musulmane. Deux témoignages parmi bien d'autres : au milieu des nombreux peuples occidentaux qu'Anne Comnène comme le veut l'usage byzantin, nomme indistinctement "Francs" (Framgoi), les Normands sont reconnus comme un peuple particulier ( N o r m a n o i ) 5 . De même, musulmans comme chrétiens identifient bien sûr le Turc, toujours soigneusement distingué des autres musulmans : face à la coalition des émirs qui tente de stopper la progression de la première croisade, l'anonyme normand distingue bien les Turcs, des Persans, Arabes, Kurdes et Pauliciens qui composent l'armée ennemie 6 .

Normands

et Turcs : entités symétriques

et destinées

divergentes

Une analyse comparative des entités turque et normande dégage donc bien un certain nombre d'analogies intéressantes concernant le rôle et l'image de ces peuples au sein de la chrétienté et de l'islam en Méditerranée médiévale. Mais pour affiner l'analyse, une rapide périodisation s'impose pour conclure laquelle fait apparaître une fondamentale divergence dans la destinée des deux groupes. Si une certaine symétrie fonctionnelle et culturelle est perceptible dans les pouvoirs turcs et normands des XI e et XII e siècles, cette caractéristique devient caduque ultérieurement à cause du devenir radicalement différent des deux peuples. 1

Vryonis 473-474; Cahen, Turquie pré-otl. , 101 sqq., 299 sqq. ^ Balivet, Romanie, 11 ; Martin, 359. 3 Ibn Jubayr, Voyages, III, 380 sqq.; NM, 29 (Neveux). 4 Ibid.. 256 (Dosdat). 5 Anne Comnène, IV, 89. ^ Histoire anonyme, 111.

NORMANDS

ET

TURCS

45

Le flux démographique turc en provenance d'Asie centrale vers l'Anatolie, s'accentue après la chute de l'État seldjoukide jusqu'à transformer au bas Moyen-Age, l'Asie mineure gréco-arménienne en un véritable Turkestan méditerranéen. Les Normands, quant à eux, ne connurent pas de phénomène semblable : ils ne furent jamais qu'une des composantes, numériquement faible, de la chrétienté latine qui avait tente de s'implanter en Méditerranée par la croisade. Avec les autres occidentaux, les Normands seront finalement expulsés de Méditerranée orientale par la contre-attaque de l'État turco-mamlûk d'Égypte qui élimine dans la deuxième moitié du XIII e siècle les dernières enclaves franques de Syrie : Antioche, la capitale normande d'orient tombe en 1268. En Sicile et en Italie du sud, les Normands seront aussi supplantés dès la fin du Xlle siècle par d'autres pouvoirs d'origine nord-européenne, Allemands puis Angevins, qui tout en préservant certains aspects de l'héritage des Normands d'Italie, remplaceront définitivement ces derniers. Les Normands de Méditerranée ne seront plus désormais qu'un souvenir, plus ou moins mythifié dans la mémoire collective, alors que les Turcs, resteront une réalité, de plus en plus redoutable pour la chrétienté, car, à leur apogée ottomane, aux XVI e -XVII e siècles, ils seront bien près d'unifier sous leur coupe l'ensemble de la Méditerranée, d'Alger à Istanbul et de Salonique à Alexandrie, faisant presque de l'ancienne mer intérieure des Romains, un lac turc.

B I B L I O G R A P H I E et

ABRÉVIATIONS

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L ES

46

1 I R C S

AU

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Etudes Balivet (M.), Romanie d'imbrication

byzantine

gréco-turque,

et Pays

de Rum turc. Histoire

d'un

espace

Istanbul, 1994

Idem, "Le personnage du Turcophile dans les sources byzantines antérieures au concile de Florence (1370-1430) ", Travaux Paris-Louvain, 1984

et recherches

en Turquie,

2,

NORMANDS

ET

TURCS

47

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III. UN FAIT DE MÉMOIRE INALTÉRABLE : LA PRISE D'UNE MÉTROPOLE DANS L'ORIENT ISLAMO-BYZANTIN

Un riche formulaire pour un enjeu majeur Cris d'alarme ou de victoire, prières de détresse ou actions de grâces, expressions prophylactiques ou titres conquérants, l'histoire du monde islamobyzantin médiéval est ponctuée de formules et de termes multiples se rapportant tous à un même événement majeur : la prise de la ville-métropole, la conquête de la capitale-forteresse, la chute de la cité axiale de tel ou tel groupe politico-religieux qu'on l'appelle Urbs, Polis ou Madîna. Quelques exemples, parmi beaucoup d'autres, d'interjections spontanées, de titres honorifiques ou de cris de guerre rituels, jaillis des poitrines des agresseurs ou des défenseurs des métropoles convoitées : 'EdXa) rf TTÔAIÇ, "la ville est prise", crient les Byzantins le 29 mai 1453 au petit matin, lorsque les troupes turques font irruption dans C'onstantinople 1 ; et le sultan victorieux, Mehmed II, sera désormais appelé "Père de la Conquête" (Abû-l-Fath, Ebiil-l-Feth)2. De même le sultan Saladin nous est présenté par ses biographes comme celui qui a accompli le plus prestigieux des fait d'armes contre les Francs, al-Fath al-Qudsî, "la Conquête de Jérusalem" 3 , ¿ÛJCTOI' Xpiarè, "Christ sauve !" clament du haut des remparts, les défenseurs chrétiens d'une ville assiégée par les Turcs 4 ; Allâh Tanrt, Rasûl Mohammed, "Dieu et son Envoyé Mohammmed!", s'écrient les soldats ottomans en escaladant la triple muraille de Byzance 5 . Deus le volt lancent les Croisés en prenant possession des tours d'Antioche ou de Jérusalem 6 . On pourrait développer longuement le formulaire consacré aux métropoles en danger d'être conquises par l'ennemi et vouées pour cela à Dieu et aux intercesseurs célestes : Byzance chrétienne est théophylactos, "gardée de Dieu" 7 comme Istanbul ottomane est mahruse, ce qui a à peu près la même

'par ex., Chalkokondyiès, vol. II, 160. ^c'est le titre même de l'Histoire de Mehmed le Conquérant (Târî-i Ebu'l-Feth), chroniqueur ottoman Tursun Bey. 3 cf. la chronique de 'Imâd Ad-dîn al-Isfahânî intitulée Al-Fath al-qussîjî Ufath al-qudsî. 4 Skylitzès-Kedrenos, 592. 5 Kananos, 472. ^Anonyme, 107. 7 Janin, 22.

par le

50

L HS

T l K (' S

AU

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signification 1 . Constantinople médiévale est aussi la ville protégée par la Vierge Marie : "Protège ta cité, toute pure Mère de Dieu, car c'est par toi qu'elle se fortifie et triomphe de ses adversaires", dit un célèbre tropairc byzantin 2 ; et les litanies de la Vierge qualifient Marie, gardienne de Byzance de "...porte infranchissable, tour invincible, rempart inexpugnable qui repousse les assauts etc..." 3 C'est que, dans la lutte qui oppose musulmans et chrétiens du VII e au X V e siècle et bien au delà, la chute d'une métropole et la conquête d'une capitale sont des faits de mémoire fondamentaux, vitaux ou mortels selon les cas.

Les sources polyglottes d'une histoire

tourmentée

Enjeux politiques et stratégiques de première importance, ou pommes de discorde confessionnelle, plusieurs grandes métropoles de l'orient islamobyzantin, âprement disputées pendant de nombreux siècles par musulmans et chrétiens, représentent des lieux de mémoire d'autant plus importants que leur perte ou leur acquisition marquent le recul ou le triomphe d'un adversaire sur l'autre, et cela d'une façon décisive et parfois même définitive : conquêtes successives de Jérusalem, sièges et prises de Constantinople sont des étapes essentielles de la rivalité entre musulmans, Byzantins et chrétiens d'occident au Moyen-Age. Mais cela est également vrai d'Antioche de Syrie, objectif permanent des musulmans arabes et turcs et des chrétiens grecs et latins, ainsi que de Nicéc, successivement émirat turc et capitale-refuge d'un gouvernement byzantin chassé de Constantinople, sans oublier des cités prospères de l'Europe byzantine comme Thessalonique, plusieurs fois mise à sac et disputée aux trois derniers siècles du Moyen-Age, entre Grecs, latins et Turcs. A part les métropoles d'Égypte et les villes de l'intérieur syrien qui, excepté quelques attaques sporadiques, échappent complètement aux pouvoirs chrétiens à partir de la conquête musulmane du Vile siècle, les plus grandes cités de l'orient méditerranéen médiéval, byzantin comme musulman, changent plusieurs fois et durablement de mains, subissant sièges, assauts et conquêtes dans des conditions très variables, allant de la reddition spontanée sans effusion de sang à la mise à sac la plus destructrice. Ces fluctuations politiques lourdes de conséquences pour le devenir des groupes humains qui les subirent, furent soigneusement consignées par les sources des vainqueurs et par les témoignages des vaincus.. iRedhouse, s. v. saint André de Crète, 76.

2

^Acathiste, 20,51, 53, 54, 58, 63...

UN

FAIT

DE

M É M O I R E

51

Nous allons donc examiner quelques uns de ces textes de mémoires portant sur les sièges et la prise de cinq des métropoles de l'aire islamobyzantine les plus disputées par les compétiteurs de la zone concernée. Deux sont des cités-phares du monde chrétien et représentent un objectif politique et religieux constant du monde musulman : Jérusalem et Constantinople. Les trois autres apparaissent comme des places stratégiques essentielles à toute progression efficace vers la Syrie et la Palestine (poussées byzantines du X e et du XII e siècles, première croisade) et vers les Balkans et l'Europe centrale ( conquête ottomane XIV e -XV e siècle) : Nicée, glacis de Constantinople et clef du plateau anatolien; Antioche, porte de la Syrie et de I'Asie-Mineure; Thessalonique, capitale de l'Europe byzantine et débouché égéen des Balkans. Toutes tomberont finalement, après des siècles de luttes indécises, au pouvoir des musulmans : Jérusalem en 1244, Antioche en 1268, Nicée en 1331, Thessalonique en 1430 et Constantinople en 1453 ; les cinq cités resteront d'ailleurs partie intégrale du monde musulman jusqu'au X X e siècle, deux déchues de leur ancienne splendeur (Antioche et Nicée), les trois autres restant, pour deux d'entre elles (Thessalonique et Constantinople) l'enjeu des rivalités des Grandes puissances jusqu'à la première guerre mondiale et, pour la troisième (Jérusalem), une grave cause de tension politico-religieuse jusqu'à nos jours et probablement pour longtemps encore. L'histoire médiévale de ces cinq villes depuis l'émergence de l'islam nous les montre entre les mains de trois compétiteurs qui, à diverses époques se disputent la zone : Byzance, les pouvoirs musulmans arabes puis turcs, les chrétiens d'occident à partir des croisades. Concernant des places si souvent convoitées et attaquées, les sources sont nombreuses, rapportant sièges et conquêtes, lamentations pour leur chute et bulletins de victoire pour leur prise : chroniques, hagiographies, épopées, poésies ne manquent ni du côté musulman, en arabe, persan et turc, ni de provenance chrétienne orientale, en grec, syriaque, arménien et géorgien, sans oublier bien sûr les sources chrétiennes d'Occident, en langues latine, romane et germanique ni les témoignages en langue slave (bulgare, serbe ou même polonais) 1 .

Une inémoire détaillée et comparative Sur cet important corpus, on peut faire plusieurs remarques. Les textes concernant les sièges et les prises de nos cinq métropoles sont en général très précis du point de vue de la narration de faits considérés comme décisifs dans la vision que les peuples concernés ont de leur équilibre politico-religieux. Par

à titre d'exemple de cette variété, cf. la liste des sources concernant les croisades dans Runciman-Crusades, vol. I, 342-354; vol. II, 493^197; vol. III, 493-499; et les trois volumes de Pertusi consacrés aux sources de la prise de Constantinople en 1453.

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conséquent, non seulement les chroniques générales s'attardent longuement sur la chute de telle ville, les massacres et les pillages qui l'accompagnent etc..., mais il existe aussi des récits spécifiques et autonomes composés à l'occasion du sac de Thessalonique ou de tel des nombreux sièges de Constantinople, récits particulièrement circonstanciés, décrivant parfois heure par heure les événements 1 . La précision des descriptions est à la mesure de la charge émotionnelle (et parfois de la signification cosmique) que contiennent, pour les contemporains, les faits eux-mêmes : la conquête de nos métropoles est en effet intimement liée à l'identité religieuse et la survivance politique des entités qui se rattachent à ces centres urbains. Ainsi, la prise par l'adversaire de la métropole-pivot de tel groupe humain, engendre chez ce dernier de profonds et persistants traumatismes de même que la conquête de la prestigieuse capitale des ennemis provoque chez les vainqueurs un triomphalisme durable. Car le passage d'un pouvoir à l'autre, de centres aussi "axiaux" que Constantinople ou Jérusalem, est perçu par les observateurs, non seulement comme renversement de leur imago mundi mais aussi souvent comme prodrome annonciateur de fin du monde et prémices de jugement dernier 2 . De plus, ces textes de mémoire concernant siège et prise de métropoles, renvoient souvent les uns aux autres à titre comparatif, de par la volonté même des auteurs médiévaux de ces récits. Cette inter-référence devient ainsi pour l'analyste moderne une clef essentielle de compréhension globale des événements : comment en effet saisir pleinement les conditions de la prise de Jérusalem par Saladin en 1 187, sans faire référence à l'assaut de la ville sainte par les Croisés en 1099 ? C o m m e n t c o m p r e n d r e les dispositions psychologiques des acteurs du siège de Constantinople en 1453 sans se reporter au souvenir de la conquête de la capitale byzantine par les guerriers de la quatrième croisade en 1204 '? Cette démarche comparative des chroniques, qui s'applique aux divers sièges et conquêtes subis par une même ville, est aussi utilisée pour mettre en regard les récits de conquête concernant des métropoles différentes. Immanquablement, les excès de la prise de Constantinople par les Francs en 1204, renvoient tel auteur byzantin à la modération de Saladin lors de l'occupation musulmane de Jérusalem en 1187. Les divers récits de prises de métropoles sont ainsi parfois rangés par les auteurs médiévaux qui en conservent la mémoire dans une grille de classement où débordements et mesure, violence et pondération sont précisément comptabilisés. Ce

Ipar ex., le récit de Kananos sur le siège de Constantinople par les Turcs en 1422, ou celui d'Anagnostès sur la prise de Thessalonique en 1430. 2 Alexander, 2.

UN

FAIT

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classement devient à l'occasion un guide pour le comportement des générations ultérieures : ainsi, la prise de 1204 est pour les Byzantins un événement repoussoir dont le souvenir commande l'attitude farouchement anti-latine des Grecs de la fin du Moyen-Age. De même, le comportement de Saladin en 1187, devient-il un cas exemplaire de la modération supposée des musulmans vainqueurs, modération à cause de laquelle la majorité des Byzantins des XlVeXVe siècles prétendent préférer "... le turban des Turcs à la tiare du pape" 1 .

Du bon usage d'une typologie On peut donc, en poussant plus avant la démarche comparative des auteurs médiévaux, tenter une rapide typologie des prises de villes de l'orient islamo-byzantin à travers les sources. Cette ébauche typologique peut avoir plusieurs avantages : elle permet tout d'abord de mieux comprendre que, malgré les différences d'époques et la diversité des circonstances, le scénario des sièges et des prises de métropoles, en orient islamo-byzantin, ne comporte qu'un petit nombre de variantes. Par contre, les conséquences psychologiques de la perte ou de l'acquisition de ces cités, sont considérables et très durables dans le milieu humain qui les observe. La chute d'une métropole détermine un ensemble complexe de comportements politiques et religieux, en dehors duquel il est difficile de saisir l'histoire relationnelle des divers groupes concurrents du Proche-Orient médiéval : ainsi la prise d'Antioche par les Croisés en 1098 comme le sac de Thessalonique par les Normands ( 1185) sont essentiels à la compréhension des rapports franco-byzantins ultérieurs ; de même, la récupération de Nicée par les Byzantins entre 1097 et 1331, détermine la contre-attaque en direction des Turcs au XII e siècle, la résistance grecque à l'agression franque au XIII e , avant que la chute de la métropole bithynienne et de ses deux consœurs, Prusa et Nicomédie, ne marque, au XIV e , la fin de l'Asie byzantine et l'installation à demeure du jeune émirat ottoman.

Cinq métropoles

disputées

Pour illustrer notre propos, il n'est qu'à puiser dans l'histoire mouvementée des cinq métropoles choisies pour leur caractère très marqué de lieux qui conservent la mémoire du "grand jeu" auquel se livrèrent l'un contre l'autre, l'islam et la chrétienté, dans l'orient méditerranéen médiéval. Assiégées, prises, reconquises, les cinq métropoles le furent fréquemment au cours de leur histoire médiévale. Que l'on en juge par un rapide survol chronologique : Jérusalem prise la première par les musulmans ' la phrase est rapportée par Doukas, 264.

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en 638, conquise par les Croisés quatre siècles et demi plus tard, reprise par Saladin en 1187, négociée par Frédéric II en 1229 et récupérée par les musulmans en 1244. Antioche fut aux Arabes entre 638 et 969, byzantine pendant une centaine d'années, arménienne puis turque jusqu'aux Croisés qui la conservent de 1098 à 1268 et la perdent finalement au profit des Mameluks. Nicée, confiée par les Byzantins à des mercenaires turcs qui en font l'éphémère capitale de l'État seldjoukide d'Anatolie (1078-1097), rentre dans le giron de l'Empire grec jusqu'à sa prise par les Ottomans en 1331. Thessalonique assiégée par les Slaves et les Avares dès le Vie siècle est prise et pillée par les Arabes (904) puis par les Normands (1185).Enlevée aux Grecs pendant vingt ans où elle devient capitale d'un royaume franc (1204-1224), récupérée par Byzance, occupée par les Turcs en 1387 pour une quinzaine d'années, confiée quelque temps aux Vénitiens, elle est finalement prise d'assaut par les troupes du sultan ottoman Murâd 11 en 1430. Constantinople enfin subit plusieurs attaques des Arabo-musulmans au Vile et au VIII e siècle, pour ne pas parler des sièges avares, bulgares et russes. Assiégée et prise par les soldats de la quatrième croisade (1203 1204), la capitale impériale récupérée par les Byzantins en 1261, connaît le blocus des Vénitiens (1303, 1328) et surtout le siège des Turcs, celui de Bajazet 1 e r (1394-1402), celui de Murâd II (1422) et celui de Mehmed II qui se termine par la prise de la ville par les Turcs (1453) 1 .

La ville conquise : un lieu de violence Un premier groupe de textes nous présente un type de conquête bien connu : la prise par la force de la métropole convoitée, après un investissement plus ou moins long. Ce cas s'accompagne du cortège habituel de violence, de victimes, de pillages et de destructions de toutes sortes. La gravité des sévices est fonction de la résistance plus ou moins opiniâtre des défenseurs, et éventuellement de l'application d'un code de conquête que l'on respecte d'une manière variable. L'excitation du combat, le zèle religieux et le désir de butin aidant, l'assaut et l'occupation de la ville ennemie, peuvent se réaliser dans des conditions particulièrement sanglantes. L'irruption des Croisés dans Jérusalem le vendredi 15 juillet 1099 est un exemple de ce type, de l'aveu même de toutes les sources, celles des vainqueurs comme des vaincus. Le massacre d'abord : "Tous les défenseurs de la ville, raconte un témoin normand, s'enfuirent des murs à travers la cité et les nôtres les suivirent et les pourchassèrent en les tuant et les sabrant jusqu'au temple de Salomon où il y eut un tel carnage que les nôtres marchaient dans leur sang jusqu'aux chevilles". Cela dure encore le lendemain, 16 juillet : "Le matin suivant, les nôtres escaladèrent le toit du ' s u r la chronologie, Mantran, Grandes dates, et Ducellier et Kaplan,

Byzance.

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temple, attaquèrent les Sarrasins, hommes et femmes, et, ayant tiré l'épée, les décapitèrent. Quelques-uns se jetèrent du haut du temple". Le spectacle après la bataille de rues : "On ordonna de jeter hors de la ville tous les Sarrasins morts, à cause de l'extrême puanteur, car toute la ville était presque entièrement remplie de leurs cadavres. Les Sarrasins vivants traînaient les morts hors de la ville, devant les portes et en faisaient des monceaux aussi hauts que des maisons". Ce que confirment les sources musulmanes : "La population fut passée au fil de l'épée et les Francs massacrèrent les musulmans de la ville pendant une semaine". Course effrénée au butin et émotion mystique du pèlerin parvenu à son but sont étroitement mêlés dans la narration : "Les Croisés coururent bientôt par toute la ville, raflant l'or, l'argent, les chevaux, les mulets et pillant les maisons qui regorgeaient de richesses. Puis, tout heureux et pleurant de joie, les nôtres allèrent adorer le Sépulcre de notre Sauveur Jésus" 1 .

La ville reconquise : un objet de revanche La reprise d'une ville jadis perdue engendre un désir de venger les avanies subies par le passé et cette vengeance, largement affirmée par les récits de prises de villes, justifie destructions et massacres. Ainsi la lettre que le souverain mameluk Baybars, qui vient d'arracher Antioche aux mains des Francs en 1268, adresse au précédent maître de la cité, Bohémond VI, absent au moment des faits : cette missive sonne comme une triomphale affirmation de revanche qui répond, à presque deux siècles de distance, à la conquête croisée de 1097. Volontairement détaillé pour faire sentir au vaincu "... la catastrophe totale qui l'a frappé", le document insiste complaisamment sur l'effacement systématique de la présence franque à Antioche : " Nous prîmes la ville d'assaut à la quatrième heure du samedi, quatrième jour du saint mois de ramadhân (18 mai 1268), et nous exterminâmes tous ceux à qui tu avais confié le soin de la garder et de la défendre. Il n'y avait pas un seul d'entre eux qui ne possédât des richesses, et maintenant il n'est pas un seul d'entre nous qui ne possède l'un d'entre eux ou ses richesses. Si tu avais surpris tes chevaliers étendus sous les pattes des chevaux, tes maisons prises d'assaut et pillées, tes richesses pesées au quintal, tes dames vendues par quatre à la fois pour un dinar; si tu avais contemplé les croix brisées de tes églises, les feuillets des évangiles éparpillés, les tombeaux des patriarches violés (...), tu aurais alors compris que ce Dieu qui t'avait donné Antioche te l'a reprise"2.

'Anonyme, 203-204. Ibn 'Abd az-Zâhir, dans Gabrieli, 337-342.

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Désir de vengeance aussi chez les Byzantins reprenant, en 1261, Constantinople aux mains des Latins : "Il s'accomplit alors des choses pénibles et terribles, raconte le chroniqueur grec Pachymérès. Des femmes respectables et des jeunes filles (franques) couvertes d'une seule tunique déchirée, couraient honteusement pieds nus vers les leurs sous le regard de la foule. Les Latins payaient visiblement là ce qu'ils avaient fait naguère aux Byzantins (en 1204)" 1 . Même état d'esprit des Turcs qui, assiégeant Thessalonique en 1430, prétendent récupérer un bien que possédaient illégitimement, selon eux, leurs ennemis vénitiens : la résistance farouche opposée par les défenseurs de la cité, justifie dès lors, selon le droit musulman de la guerre, une attaque sans merci et le sultan ottoman fait proclamer au son de la trompe, qu'une fois la ville prise, la population avec tous ses biens, serait la proie des soldats tandis que le souverain turc se réserverait les immeubles et monuments de la cité conquise : dès lors, la dévastation fut sans frein scion les témoins du temps 2 .

Le sac de la capitale ennemie : une violence justifiable ? Si la prise de Constantinople par les soldats de la quatrième croisade en 1204 et l'assaut turc de la ville impériale en 1453, ne sont pas, pour les assaillants, la récupération d'un bien possédé précédemment, d'autres motifs prétendent justifier les conditions très violentes des deux conquêtes de Byzance : en 1204, le non-respect par le gouvernement byzantin des conventions latinogrecques, la politique anti-occidentale des dirigeants et l'hostilité de la population de Constantinople, entraînèrent l'assaut final par les Francs de la métropole impériale (12 avril 1204). C'est du moins le point de vue des chroniqueurs croisés 3 . En 1453, l'ambition impériale du jeune sultan Mehmed II, nourrie de considérations stratégiques et économiques, la division religieuse entre Grecs et Latins et l'indifférence ou le découragement des pouvoirs chrétiens susceptibles de secourir Byzance, forment un faisceau complexe de raisons qui entraînèrent la chute de Constantinople 4 . Quoiqu'il en soit, dans les deux cas, une grande violence et un pillage en règle accompagnent l'entrée des vainqueurs dans la ville : "Alors, écrit Villehardouin de la prise de 1204, vous auriez pu voir les Croisés abattre les Grecs, et prendre chevaux et palefrois, mulets et mules, et autre butin. Il y eut tant de morts et de blessés que c'était sans frein ni mesure. Et déjà le soir

^Pachymérès, vol. I, 202. ^Anagnostès, passim. 3 Mantran, Istanbul. 135-138. 4 ibid.

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tombait, et ceux de 1 armée étaient las de la bataille et du carnage" 1 . Selon Robert de Clari, "...les Grecs attestaient que les deux tiers de la richesse du monde se trouvaient à Constantinople. Et ceux-là mêmes qui devaient garder le butin, ceux-là prenaient les joyaux d'or et ce qu'ils voulaient" 2 . Un témoin byzantin raconte : " Au son de la trompette, et brandissant leurs épées nues, ils se mirent à piller les maisons et les églises. Ils brisèrent les saintes images adorées des fidèles. On ne saurait songer sans horreur à la profanation qu'ils firent dans la Grande Église (Sainte-Sophie).Ils brisèrent l'autel, entièrement composé de matières précieuses, et s'en partagèrent les fragments. Ils firent entrer dans la nef des mulets et des chevaux pour emporter les vases sacrés, l'argent ciselé et l'or qu'ils avaient arraché de la chaire, du pupitre et des portes. Avec une fureur sauvage, ils violaient toutes les femmes, et surtout les plus dignes de respect, les plus vertueuses, les jeunes filles les plus innocentes, les religieuses consacrées à Dieu. Toute la ville n'était que désespoir, larmes et gémissements" 3 . Mêmes excès en 1453 : massacres, viols et trois jours de pillage ininterrompus marquent la prise de la ville. Le chroniqueur grec Doukas décrit les Janissaires entrant dans le palais, qui "...rompirent les coffres où l'on gardaient des trésors immenses. Les Turcs couraient toute la ville, tuant et faisant des prisonniers. Le moindre d'entre eux choisissait les personnes les plus délicates et les mieux faites. Que si elles voulaient résister à la violence, on les contraignait de marcher à coups de bâton. Le ravisseur se hâtait de mettre son butin et ses prisonniers en lieu sûr afin de revenir en chercher d'autres." Dans Sainte-Sophie, "... les impies brisèrent les saintes images et arrachèrent les tapisseries, les pierres précieuses. Ils prirent les nappes de l'autel, rompirent les chandeliers, pillèrent la sacristie et en emportèrent les vases d'or et d'argent, et une infinité d'ornements précieux"4.

Le raid-éclair ou l'humiliation de l'adversaire Il existe un cas particulier de prise de métropole par la force. Dans tous les exemples de conquête violente évoqués jusqu'ici, les vainqueurs ont l'intention de s'installer à demeure dans leur nouvelle possession. Ce n'est pas le cas du raid surprise qui, par sa rapidité, d'exécution, aboutit à l'occupation brutale d'une ville ennemie, son pillage, le massacre et le rapt d'une partie de la population et la prompte évacuation de la place avant que l'adversaire n'ait pu réagir. Le but est ici d'inquiéter et d'humilier l'adversaire en frappant au cœur

'villehardouin, 98. Clari, cité par Kaplan, L'or de Byzance, 138. Choniatès, cité par Bailly, 312-313. 4 Doukas, 288 sqq. 3

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même de ses possessions par une démonstration de force. A ce type de prise de ville, appartiennent les deux raids menés contre Thessalonique, le premier par les Arabes en 904, le second par les Normands en 1185. Dans les deux cas, la cité est saccagée, la population décimée et réduite en esclavage et le corps d'occupation, une fois son agression perpétrée, se retire le plus vite possible 1 .

Des cas de conquête non violente Si la conquête violente est, on le voit, un scénario fréquent de la prise de nos métropoles, cela n'exclut pas d'autres procédés où la contrainte et la brutalité entrent dans une moindre proportion et sont quelquefois même totalement absentes Constantinople mise à part, les quatre autres métropoles connurent dans leur histoire mouvementée des changements d'administration réalisés dans des conditions peu guerrières : reddition après tractations secrètes entre certains défenseurs et les assaillants, remise de la ville par convention diplomatique officielle, capitulation spontanée.

L'occupation armée sans effusion de sang La première occupation d'Antioche par les Turcs est une bonne illustration d'une expédition-surprise qui livre la ville aux agresseurs sans effusion de sang. Le chroniqueur arménien, Mathieu d'Edesse, en témoigne : "En l'année 533 (1084-1085), Antioche f u t enlevée aux chrétiens. L'émir Siileyman, fils de Kutulmuch vint secrètement par un chemin détourné, jusque sous les murs d'Antioche, où il arriva sans être aperçu. Il la trouva sans défense et sans garnison, et la surprit pendant la nuit. Le lendemain, les habitants ayant vu les infidèles au milieu d'eux, furent consternés. Aussitôt ils coururent à la forteresse. Cependant le nombre des Turcs grossissait à flots; mais ils ne faisaient de mal à personne. Ils tinrent la citadelle longtemps bloquée. A la fin, les assiégés ayant demandé à l'émir de leur garantir par serment la vie sauve, il y consentit, leur accorda une pleine sécurité, et chacun rentra tranquillement dans ses foyers" 2 . Un cas tout aussi dépourvu d'affrontements violents, est celui où les nouveaux occupants d'une métropole ont été mandatés officiellement par l'administration précédente : Ainsi s'installa durablement à Nicée, une demi-

^Les raids de 904 et de 1185 sont décrits par deux témoins oculaires, Kaméniatès (904) et Eustathe de Thessalonique (1185). 2 Mathieu d'Edesse, 187-188.

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douzaine d'années après l'occupation pacifique d'Antioche, le même émir turc, Süleyman Ibn Kutulmuch dont il vient d'être question : ici, c'est le précédent propriétaire de la ville, le prétendant au trône byzantin, Nicéphore Mélissénos, qui confie la garde de Nicée à ses mercenaires turcs. Ceux-ci s'y installent et refusent dès lors d'en être délogés : Le corps des mercenaires turcs, dit le chroniqueur byzantin Attaliatès, "...était établi à Nicée en Bithynie, et ils gardaient pour le compte de Mélissénos cette ville alors imprenable; mais avant trois jours, ils font fi des ordres reçus et raillent la naïveté de celui qui les avait envoyés"'.

Reddition volontaire et tractations secrètes En cas d'investissement prolongé de la cité convoitée, des tractations peuvent s'engager secrètement entre ceux des assiégeants et des défenseurs qui veulent éviter la prolongation des épreuves du siège et le saccage de l'assaut final. Nicée assiégée par le contingent franco-byzantin de la première croisade en 1097, offre un type de reddition de ce genre : les Turcs de la ville préfèrent s'entendre clandestinement avec le chef des troupes byzantines et se livrer volontairement aux Grecs pour éviter le sac de Nicée par les Croisés : " Les Turcs trouvèrent préférable de se rendre à l'empereur (byzantin), plutôt que de tomber aux mains des Celtes (les Croisés) et être inutilement victime de l'épée". Messages et entretiens secrets entre Grecs et Turcs pendant le siège, aboutissent à un stratagème destiné à frustrer les Croisés d'une conquête de la ville par les armes. Au moment où l'assaut commence, le chef byzantin introduit dans la ville par les soins des assiégés, hisse sur les remparts les étendards impériaux, prenant officiellement possession de Nicée avant que ses alliés francs ne s'en emparent par la force (19 juin 1097)2. Tractations clandestines également, pendant le long siège d'Antioche (octobre 1097-juin 1098) mené par les troupes de cette même première croisade : comme à Nicée, il y a contact secret entre un défenseur chargé de la garde d'une portion du rempart, un homme nommé Firûz et l'un des principaux chefs croisés, Bohémond; là aussi, des messages secrets sont échangés malgré le siège : "Souvent Bohémond engageait Pirrus (Firûz), au cours des messages qu'ils s'envoyaient mutuellement, à le recevoir dans son amitié ; il lui faisait espérer en retour des richesses et de grands honneurs. Pirrus acquiesça à ces promesses en disant : je garde trois tours; je les lui promets volontiers et, à l'heure où il voudra, je l'y recevrai". Promesse tenue dans la nuit du 2 au 3 juin 1098 où Firûz ayant en secret fixé une échelle "... qui était dressée et fortement liée aux murs de la cité, environ soixante hommes (des soldats de 'Attaliatès, 265. Anne Comnène, vol. III, 7-13.

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Bohémond), l'escaladèrent et furent répartis entre les tours dont Pirrus avait la garde". Après quelques flottements, le gros des troupes massées au pied de la muraille suivent : " Tous parvinrent joyeusement à l'échelle. Alors commença l'escalade merveilleuse; ils atteignirent enfin le faîte et coururent à la hâte aux autres tours". Antioche est dès lors à la merci des Croisés mais ici, l'assaut n'est pas interrompu comme à Nicée, et les Francs "...massacraient tous ceux qu'ils trouvaient et le frère de Pirrus périt ainsi. Entraînés par une course rapide, ils pénétrèrent dans la ville et massacrèrent les Turcs et les Sarrasins qu'ils rencontrèrent, à l'exception de ceux qui parvinrent à fuir dans la citadelle du haut" 1 .

Reddition volontaire et tractations

officielles

Le siège traînant en longueur et la situation des assiégés devenant intenable et sans espoir de secours, les tractations se font souvent aussi, pour tenter d'éviter les graves inconvénients d'un combat destructeur : la prise de Jérusalem par les troupes arabes au V i l e siècle est un exemple de mémoire particulièrement durable puisque cet événement devint une référence normative dans les conquêtes musulmanes ultérieures. Le patriarche byzantin Sophronios qui dirige la défense de Jérusalem, désespérant d'être secouru, accepte de livrer la ville sainte entre les mains du calife Umar; une convention fut alors établie entre les deux parties, qui précisait le statut social et religieux qui serait accordé désormais en territoire islamique aux non-musulmans qui capituleraient volontairement. Ces " Prescriptions d'Umar" furent le modèle qui devait régir les communautés "protégées" (dhimmî), principalement chrétiennes et juives résidant en terre d'islam. Les articles de cet accord furent, à part quelques crises de zélotisme, globalement respectées par les États musulmans : conservation par les "protégés" de leurs biens et de leurs lieux de culte, interdiction de monter à cheval et de porter les armes, paiement d'un impôt spécial etc... 2

Un argumentaire

de la capitulation

Reddition après accord également, à Thessalonique en 1387, où la population livre la ville aux Ottomans en échange de la préservation de ses biens 3 comme cela avait été le cas à Nicée en 1331, où la garnison byzantine avait obtenu une libre retraite vers Constantinople tandis que beaucoup de Nicéens choisissaient de rester sous la tutelle du nouveau pouvoir turc. Un chroniqueur ottoman nous livre les arguments que produisent les habitants de

'Anonyme, 101-109. Théophane, 519-520; Khoury, Théologiens, 31 sqq. 3 Actes d'Esphigménou , 170-172 2

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la Bithynie byzantine pour justifier, devant le sultan vainqueur, Orkhân qui les interroge sur leur prompte capitulation entre les mains des envahisseurs musulmans : "Nous avons livré la ville pour plusieurs raisons : l'une est que votre fortune grandit de jour en jour tandis que la nôtre est renversée. Une autre cause est que votre père Osman (fondateur de la dynastie ottomane) s'est emparé de nos villages qui vous obéissent désormais et nous ont oubliés. Eux sont contents, nous voulons l'être aussi. Comme nous ne pouvions nous procurer du dehors les choses nécessaires, la forteresse nous est devenue une prison. Quand un monarque est impuissant, le pays est vite dévasté. Nous avons été entraînés (à la guerre contre les Turcs) par notre méchant empereur" 1 . Cette désaffection de la population grecque d'Asie envers l'impuissant gouvernement de Constantinople est confirmée par les sources byzantines elles-mêmes qui ajoutent une raison fiscale aux autres mobiles qu'avaient les habitants d'Asie mineure de rallier les Turcs : échapper aux lourdes impositions impériales. "L'empereur jugea utile de charger le peuple d'impositions. Il confiait ces mesures à des gens de rien. Ce qui arriva aux (Byzantins d'Asie), c'est qu'ils versaient par force les sommes imposées et se trouvaient dès lors démunis. Ces habitants donc et surtout ceux qui résidaient sur les frontières, aux prises côté byzantin avec ces mauvais traitements et attirés du côté turc par l'espoir des plus grands avantages, à la seule condition de se soumettre volontairement, décidèrent de se rendre et chaque jour ils s'agrégeaient aux Turcs" 2 .

Diplomatie efficace contre inutile guerre sainte L'exemple le plus spectaculaire d'occupation pacifique de la plus disputée des métropoles islamo-chrétiennes, par le fruit de la seule diplomatie, est sans conteste celui de cession de Jérusalem par le sultan ayyûbide al-Kâmil à l'empereur germanique Frédéric II de Hohenstaufen en 1229. Dans ce cas, il s'agit de la politique personnelle de deux souverains plus favorables à la négociation qu'aux affrontements de la guerre sainte. Frédéric II, selon un historien musulman, s'excuse presque d'avoir à demander au sultan la rétrocession de Jérusalem : " Si je ne craignais, aurait-il déclaré, une perte de prestige aux yeux des Francs, je n'aurais pas imposé au sultan ces conditions. Je n'ai aucune visée effective sur Jérusalem ni sur quelque autre terre". Quand à al-Kâmil, non seulement il fait évacuer la ville sainte par les musulmans, malgré l'hostilité de son opinion publique mais il réserva au nouveau maître de Jérusalem un accueil délicat allant même jusqu'à interdire l'appel des muezzins à la prière pour ne pas troubler le repos de l'empereur, ce qu'aurait regretté "l'islamophile" Frédéric II en déclarant au fonctionnaire musulman qui l'avait reçu à Jérusalem : "Tu as mal agi; mon principal désir en passant la nuit à Jérusalem était d'entendre l'appel à la prière du muezzin et ses louanges à Dieu pendant la nuit"3. Usikpajazâde, 111, 118, 119. Pachymérès, vol. I, 292. 3 Ibn Wasîl, dans Gabrieli, 295-298.

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Prise de métropole et intervention céleste Dans la mémoire collective des peuples de l'orient islamo-byzantin en perpétuelle confrontation politique et religieuse, la conquête, la perte ou la sauvegarde d'une métropole, est un signe de la volonté divine qui, selon les cas, protège, favorise ou abandonne l'un des compétiteurs. Ce signe divin est pieusement conservé par les sources où Dieu ou ses envoyés interviennent assez fréquemment et d'une manière directe dans le conflit. On voit ainsi les protecteurs célestes de la cité parcourir les remparts, déserter un sanctuaire ou combattre au cœur de la bataille. A Thessalonique, lors du siège avaro-slave de 586, le saint tutélaire de la métropole macédonienne, Démétrios, lors d'un assaut des ennemis qui tentaient d'escalader nuitamment le rempart, "...intervint de façon perceptible aux sens, car il se montra en tenue de soldat sur la muraille, perça de sa lance le premier ennemi qui montait par l'échelle et posait déjà le pied droit sur le mur : en dégringolant ce dernier renversa ceux qui le suivait et tomba mort à terre" 1 . A Antioche, en 1098, viennent au secours des Croisés, selon la Chanson d'Antioche, "...une compagnie à cheval innombrable, plus blanche que la neige de février. Saint Georges marche en tête, puis saint Maurice, saint Démétrius et saint Mercure" 2 , comme en d'autres circonstances les musulmans assiégés dans Acre par les soldats de la troisième croisade, sont secourus par de célestes cavaliers habillés de vert 3 . A Constantinople en 1453, ce sont des signes d'abandon de la ville par les puissances surnaturelles qui la gardaient jusque là qui sont observés par les défenseurs : l'ange protecteur des murailles est vu par un enfant en train de quitter son poste 4 , tandis que sous la forme d'une langue de feu l'ange de Sainte-Sophie quitte la basilique 5 . Phénomènes lumineux aussi dans les chroniques des vainqueurs ottomans mais interprétés comme une prise de possession de la ville par l'islam : "Les rayons de lumière de l'islam chassèrent les armées de l'ombre des temples des infidèles et les lueurs de l'aube de la Foi dissipèrent les sinistres ténèbres" 6 . La croyance en l'irruption du surnaturel galvanise ou démoralise, changeant le cours des sièges de villes comme des batailles rangées : l'apparition de saint André puis l'invention de la Sainte-Lance, en juin 1098, dans Antioche où les Croisés sont durement assiégés par l'armée musulmane de l'Atabeg de Mossoul, Kerboghâ, redonnent aux Francs, de l'aveu des sources arabes elles-mêmes, la pugnacité nécessaire pour culbuter l'ennemi ; l'auteur ' I .cmerlc, Miracles de saint Démétrius,

vol. I, 131.

Chanson d'Antioche, vol. I, 37-38. 3 B a h â al-Dîn, dans Michaud, vol. IV, 315. ^Tafur, 144-145. 5 Nestor Iskender, dans Pertusi, \ol. I, 282-283. 6 Sadeddîn, vol. 1,419.

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musulman, Ibn al-Athîr, s'il considère la découverte de la relique comme une supercherie, ne doute pas que cet événement redonna aux Croisés le courage suffisant pour vaincre les troupes très supérieures en nombre de Kerboghâ : " Il y avait un moine dont l'autorité était grande, un fin matois qui affirma qu'une lance du Messie était enterrée dans le Qusyân (l'église Saint-Pierre d'Antioche). Le moine déclara : -si vous la trouvez, vous vaincrez; sinon c'est la mort certaine. Il avait auparavant enterré une lance en un certain lieu et effacé toutes les traces. Il ordonna aux Francs de jeûner et de faire pénitence pendant trois jours; le quatrième, il les fit entrer dans l'édifice avec leurs domestiques et leurs ouvriers qui creusèrent partout et trouvèrent la lance comme il l'avait annoncé. Alors le moine proclama ; -exultez! la victoire est certaine! Le cinquième jour donc, ils sortirent par la porte de la ville, ils lancèrent une charge à fond et les musulmans s'enfuirent immédiatement" 1 . Le même enthousiasme mobilisateur provoqué par la découverte de la Sainte Lance est bien entendu largement mis en relief par les auteurs croises, témoins des faits : "Et nous, écoutant les discours de celui qui nous avait rapporté la révélation du Christ par les paroles de l'Apôtre (André), nous parvînmes en toute hâte à l'endroit de l'église SaintPierre qu'il avait désigné. Treize hommes creusèrent du matin jusqu'au soir et cet homme découvrit la lance comme il l'avait indiquée; et on la reçut avec beaucoup de joie et de crainte, et une immense allégresse régna dans toute la ville. A partir de ce moment, nous tînmes un conseil de guerre". Il s'en suit une vigoureuse sortie d'Antioche, Sainte Lance en tête, et la victoire rapide des Croisés sur les Turcs, le 28 juin 10982.

De Véchec premier au succès final : un cas de mémoire longue Un échec rencontré lors d'une tentative de conquête de la capitale ennemie, aussi cuisant soit-il, ne signifie pas forcément un abandon définitif de Dieu dans la réalisation du projet. Il peut s'agir d'un ajournement, stimulateur de conquête ultérieure. L'insuccès de l'entreprise fait ici fonction de stimulus pour une future domination plus durable et plus globale. Un exemple de mémoire collective particulièrement longue, concernant un revers essuyé lors d'un siège de métropole est celui de l'échec, devant Constantinople, de l'armée arabe de Yazîd fils de Mu'âwiya, en l'année 49 de l'Hégire (669). Selon les traditions musulmanes, un des compagnons du Prophète, homme très avancé en âge et qui s'appelait Abu Ayyûb al-Ansarî, participa à l'entreprise; tombé malade et près de mourir, il aurait dit à Yazîd : " conduis-moi aussi loin que tu pourras dans le pays des ennemis, car j'ai entendu l'Envoyé de Dieu dire qu'un saint homme serait enterré sous les murs de Constantinople, et j'espère que je serai cet homme". Ayyûb aurait donc été enterré devant Byzance et Yazîd aurait fait passer la cavalerie à l'endroit de la sépulture pour la dissimuler aux ennemis 3 .