Les principes cosmologiques du platonisme: Origines, influences et systématisation 9782503566337, 2503566332

Ce volume étudie les mutations de sens que la notion de principe a connues au sein de la cosmologie platonicienne, depui

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Les principes cosmologiques du platonisme: Origines, influences et systématisation
 9782503566337, 2503566332

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Les principes cosmologiques du platonisme

monothéismes et philosophie Collection fondée par Carlos Lévy et dirigée par Gretchen Reydams-Schils

Les principes cosmologiques du platonisme Origines, influences et systématisation

Études réunies et éditées sous la direction de Marc-Antoine Gavray Alexandra Michalewski

H

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Publié avec le concours de la Fondation Universitaire de Belgique

©2017, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher.

D/2017/0095/267 ISBN 978-2-503-56633-7 e-ISBN 978-2-503-57274-1 DOI 10.1484/M.MON-EB.5.112297 Printed on acid-free paper.

TABLE DES MATIÈRES

Remerciements7 Éléments pour une histoire des cosmologies platoniciennes de l’Antiquité Marc-Antoine Gavray et Alexandra Michalewski

9

Speusippe et Xénocrate ont-ils systématisé la cosmologie du Timée ? Thomas Bénatouïl (Université de Lille, CNRS : UMR 8163 Savoirs, Texte, Langage) 19 Qu’est-ce qu’un principe selon Aristote ? Sylvain Delcomminette (Université Libre de Bruxelles)

39

Théophraste sur les principes physiques de Platon dans le fr. 230 FHS&G et dans sa Métaphysique David Lefebvre (Université Clermont-Auvergne, PHIER et Centre Léon-Robin) 63 Les principes physiques stoïciens à la lumière de leurs critiques antiques Bernard Collette-Dučić (Université Laval) 91 Atticus et le nombre des principes : nouvel examen de quelques problèmes textuels du fragment DP 26 (= Proclus, In Tim., I, 391, 6-12) Alexandra Michalewski (CNRS / Centre Léon Robin) 119 Alexandre d’Aphrodise et le Premier Moteur comme Principe Gweltaz Guyomarc’h (Université Lyon 3) 143

TABLE DES MATIÈRES

Numénius d’Apamée précurseur de Plotin dans l’allégorèse de la Théogonie d’Hésiode : le mythe d’Ouranos, Kronos et Zeus Angela Longo (Università dell’Aquila)

167

L’évolution du concept de principe dans le premier néoplatonisme. Un bref parcours Adrien Lecerf (CNRS / Centre Léon Robin)

187

Compter les causes avec Proclus Pieter d’Hoine (KU Leuven)

225

Une histoire néoplatonicienne des principes Simplicius, In Phys., I, 1-2 Marc-Antoine Gavray (FRS-FNRS / ULiège)

249

Bibliographie273 Index nominum

297

Index locorum

301



REMERCIEMENTS

Ce volume réunit les actes d’un colloque qui s’est tenu à l’Université de Liège, les 20 et 21 novembre 2014. Son organisation a bénéficié du soutien financier du Fonds National de la Recherche Scientifique et de l’Université de Liège. Par ailleurs, nous tenons à remercier une nouvelle fois l’ensemble des participants, qui ont fait de cette rencontre un moment aussi instructif qu’agréable : K. Algra, Th. Benatouïl, M. Bonazzi, D. O’Brien, S. Delcomminette, P. d’Hoine, G. Guyomarc’h et D. Lefebvre. Lors de la préparation de ce livre, il nous a paru opportun d’ajouter à leurs contributions celles de B. Collette, d’A. Lecerf et d’A. Longo, à qui nous savons gré d’avoir accepté de prendre ce train en marche et d’avoir comblé certains jalons indispensables à la reconstitution de ce parcours historique. Enfin, la publication de ce livre n’aurait pas été possible sans l’appui de la Fondation Universitaire de Belgique.

ÉLÉMENTS POUR UNE HISTOIRE DES COSMOLOGIES PLATONICIENNES DE L’ANTIQUITÉ Marc-Antoine Gavray et Alexandra Michalewski

Au cours de ses neuf siècles d’histoire, la question de la nature et du nombre des principes cosmologiques est apparue comme un enjeu central du platonisme antique, notamment dans sa confrontation avec les écoles stoïcienne et péripatéticienne, mais aussi, à partir de l’époque impériale, avec le christianisme. Ce volume étudie les mutations sémantiques que la notion de principe a connues durant cette période, depuis l’ancienne Académie, où la lecture du Timée s’est pour la première fois formalisée en une théorie des principes cosmologiques, jusqu’à Simplicius, qui récapitule non seulement les thèses de Platon et d’Aristote, mais aussi celles des premiers physiciens. Dans une large mesure, cette histoire coïncide dès lors avec celle de la réception du Timée – sur laquelle se concentrent la plupart des contributions de ce volume –, dialogue où Platon expose, à travers un mythos, un récit cosmologique où interviennent un démiurge et des dieux subalternes, un réceptacle et des Formes, une âme du monde et des âmes individuelles, une cause véritable et des causes accessoires. Ces entités recevront au fil des exégèses le statut de principes – bien que Platon lui-même ne les qualifie pas comme tels – et elles donneront lieu à des débats au sein de la tradition platonicienne sur la constitution du cosmos. Or l’histoire de la formalisation (ou théorisation) de la nature et du nombre des principes cosmologiques du platonisme s’avère également indissociable de l’histoire des interprétations successives de la notion polysémique d’ἀρχή. Dans un cadre cosmologique, celle-ci renvoie fondamentalement au « commencement temporel » ou au « point de départ », que l’on prenne le point de vue de la science saisissant le processus que l’ἀρχή met en œuvre ou celui de la production du phénomène qui en résulte – et, dans ce cas, le sens d’ἀρχή tend à se confondre avec Les principes cosmologiques du platonisme. Origines, influences et systématisation, éd. par Marc-Antoine Gavray et Alexandra Michalewski, Turnhout, Brepols, 2017 (Monothéismes et Philosophie 23), p. 9-17. FHG DOI 10.1484/M.MON-EB.5.114796

Marc-Antoine Gavray et Alexandra Michalewski

celui de cause (αἰτία). À cet égard, la contribution de S. Delcomminette donne à voir comment, chez Aristote, la notion de principe conserve toujours la trace de son origine épistémologique. Les principes recherchés, qu’ils soient physiques, métaphysiques ou logiques, sont toujours et avant tout ceux d’une science. Un principe est une réalité immobile, intelligible, qui permet d’expliquer, de rendre raison de différents processus, mais qui tient aussi lieu de point d’unité focale permettant de rassembler la pluralité qui en dépend. Toutefois, cette définition porte en elle une contradiction, dans la mesure où le principe, tout en étant différent de ce qu’il fonde, doit cependant posséder quelque chose qui le relie à ce qui en dépend. Cette tension interne, constitutive de la définition de ce qu’est un principe, est développée par Alexandre d’Aphrodise, avant d’être reprise par Plotin qui en fera la structure même de son édifice aitiologique – nous y reviendrons. Au livre Nu de la Métaphysique, Aristote critique la prétention des platoniciens à déduire les grandeurs physiques à partir des principes mathématiques – bien que, par là, ils échappent au moins au reproche adressé à Speusippe qui, ne parvenant à établir de connexion causale entre les différents niveaux dimensionnels, finit par tomber dans un épisodisme digne d’une « mauvaise tragédie ». Héritier de ces critiques aristotéliciennes, Théophraste occupe une place centrale dans l’histoire de la réception péripatéticienne de la théorie platonicienne des principes. En modelant son exégèse du Timée sur la grille de lecture qu’Aristote applique à la théorie platonicienne des principes, il développe à propos de Platon une distinction, déjà en germe chez Aristote, entre une théorie des principes physiques, présente dans le Timée, et une théorie des principes ultimes, que Platon réserverait aux doctrines non écrites. D. Lefebvre propose sur ce point une analyse suivie de la formule que Simplicius attribue à Théophraste (fr. 230 FHS&G) : « τῇ τοῦ θεοῦ καὶ τῇ τοῦ ἀγαθοῦ δυνάμει ». Le néoplatonicien y voit l’indice que Théophraste attribue à Platon une cause motrice double, « la puissance du Dieu et la puissance du Bien », qui se réduit ultimement à la seule puissance du Bien. Il chercherait par là « à définir un type de principe dérivé de l’Un, lequel est aussi considéré par Aristote comme étant à l’origine du Bien pour Platon, mais qui soit propre à la physique ». D’après Théophraste, les principes de la physique de Platon – le réceptacle universel et la puissance de Dieu – dériveraient ainsi de la Dyade et de l’Un, respectivement. Et c’est par la réunion de la puissance du Dieu et de la puissance du Bien en un seul principe qu’il montrerait de quelle façon passer de la théorie des principes du Timée à celle des doctrines non écrites, celle-là

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même qu’il rapporte dans sa Métaphysique. Cette articulation, qui non seulement distingue le plan des principes physiques et celui des principes métaphysiques, mais aussi subordonne les premiers aux seconds dont ils dérivent, souligne le rôle de pivot que Théophraste a joué dans l’histoire du platonisme. En proposant une première conciliation hiérarchique des deux grandes sources mobilisées dans les constructions théologiques et cosmologiques – les doctrines non écrites et le Timée – celui-ci ouvre des perspectives qui parcourront l’ensemble de la tradition platonicienne ultérieure. Une difficulté majeure de la cosmologie platonicienne, soulevée par Aristote et reprise par ses héritiers, concerne en effet la capacité des principes immobiles à engendrer et à maintenir le mouvement1. Si la déduction de l’ensemble du réel à partir des Formes et des nombres évite l’épisodisme reproché à Speusippe par l’imposition d’une relation causale entre ses différents degrés, il reste néanmoins à expliquer comment des êtres mathématiques immobiles peuvent être à l’origine de la vie et du mouvement. En cherchant à concilier l’existence d’un Premier Moteur immobile avec cet héritage platonicien, Théophraste jette les bases d’une articulation possible entre la théologie de Métaphysique Lambda et les analyses du Timée, entre l’origine causale du mouvement et la mathématisation du monde. Comme cela ressort des analyses que ce volume consacre aux néoplatoniciens postérieurs à Plotin (Porphyre, Jamblique, Proclus et Simplicius), ces derniers poursuivront dans cette voie – sans pour autant la faire remonter à Théophraste –, en y apportant plusieurs infléchissements fondamentaux. Ainsi, pour eux, l’articulation entre les principes de Platon et d’Aristote prend la forme d’un rapport de subordination : au-delà de l’intellect immobile, premier principe d’Aristote, il y a l’Un, premier principe de la République et du Parménide, subordination principielle qui reflète la subordination herméneutique des instances d’autorité, de Platon à son disciple Aristote. Les platoniciens ont donc pris le Timée comme texte de référence pour dégager une théorie des principes physiques, au point de lui réserver une place centrale dans l’activité exégétique à l’époque impériale. Toutefois, cette unité de façade ne peut dissimuler les débats que suscite l’interprétation de ce dialogue, en particulier la question du nombre des principes qu’il faut y déceler. Traditionnellement, à la suite de H. Dörrie et M. Baltes, les commentateurs ont vu dans le platonisme de cette 1 Cf.  la communication de Th.  Auffret « Physique et Mathématiques chez Théophraste », Physique et mathématiques dans la tradition aristotélicienne, organisé à Lyon III les 27-28 janvier 2016, par G. Guyomarc’h.

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époque l’épanouissement d’une formalisation rigide de la théorie des principes cosmologiques selon la triade « Dieu-Idées-matière »2 tirée du Timée. Cette triplicité principielle est mise au service d’une interprétation artificialiste du Timée, selon laquelle le dieu, qui fabrique le monde en contemplant un modèle intelligible, est le garant de son ordre et de son organisation providentielle. Or la conceptualisation de la DPL témoigne d’une contamination par les analyses consacrées aux quatre causes énumérées par Aristote au livre II de la Physique. Celles-ci sont alors utilisées par les médioplatoniciens pour penser la production du monde par l’artisan divin. Ainsi, au iie siècle, cette théorie s’est généralisée au point de devenir une sorte de standard que les péripatéticiens exploitent également. Toutefois, la présentation canonique « DieuIdées-matière » n’a pas été aussi univoque que les exégètes contemporains l’affirment. À cet égard, A. Michalewski propose de voir dans le fragment 26 (Des Places) d’Atticus – philosophe généralement considéré comme un représentant de la scolarisation principielle du platonisme impérial – non pas l’exposé traditionnel de la DPL, mais celui d’un dualisme à double niveau : d’une part le dieu et les Formes, de l’autre l’âme précosmique et la matière. Mais la proximité entre platonisme et aristotélisme sur la détermination de la nature du principe divin a également pu engendrer des controverses – comme en témoigne l’opposition entre Atticus et Alexandre d’Aphrodise sur l’interprétation de la notion de providence. Si un péripatéticien anti-platonicien parvient à tirer des textes d’Aristote les éléments d’une théorie de la providence, c’est parce que la manière d’interpréter la nature et la causalité du premier principe se trouve au cœur de polémiques serrées. Comment admettre l’autarcie caractéristique d’un dieu dont la pensée n’est pas tournée vers les êtres corruptibles sans tomber sous le coup des critiques qui frappent les Épicuriens et leur théologie de l’incurie divine ? En d’autres termes, comment penser une préservation des espèces supralunaires sans pour autant impliquer directement le dieu dans le souci des affaires mondaines ? Comme l’indique G. Guyomarc’h, le premier principe, tel qu’Alexandre d’Aphrodise le comprend, intervient dans trois grands domaines : la physique (en garantissant l’éternité du mouvement), la noétique (l’intellect agent rendant possible l’acquisition de la connaissance) et la théologie (par la fondation d’une théorie de la providence générale – qui, sans s’étendre jusque dans Cette triade, baptisée Dreiprinzipienlehre, est traditionnellement abrégée en « DPL ». 2

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les détails de l’histoire mondaine, régit le supra-lunaire). Dans l’autre camp, l’argument majeur des platoniciens qui, tel Atticus, défendent la théorie d’une providence particulière mise en œuvre par un démiurge soucieux du monde et agissant en contemplant le modèle intelligible, consiste à défendre l’existence de Formes transcendantes, « clé de voûte du platonisme » (fr. 9, 1 Des Places), qui sont les modèles sur lesquels se règle l’activité fabricatrice et préservatrice du dieu. La principialité et la causalité ne sont plus alors deux types d’effets du premier moteur dans le monde. Elles deviennent deux manières distinctes de l'exprimer. La lecture alexandrinienne d’Aristote s’avère une alternative sérieuse au platonisme, dans la mesure où, tout comme celui-ci, elle développe l’idée d’un premier principe transcendant, cause d’unité et origine de la providence. C’est sur ce fond que Plotin, prenant acte des critiques d’Alexandre à l’encontre des médioplatoniciens, ouvre une nouvelle voie pour penser la nature, le rôle et le nombre des principes, consistant à décrire l’engendrement des principes du monde à partir d’un unique principe suressentiel, l’Un au-delà de l’être. À la suite de l’Exégète, il développe une cosmologie non artificialiste et une providence générale non intentionnelle. Il entend par là dépasser les lectures anthromorphiques du Timée, qu’il trouve aussi bien chez les gnostiques que chez Atticus. Toutefois, contre l’anti-platonisme d’Alexandre cette fois, il montre que toute forme de rationalité dans le sensible provient des Formes paradigmatiques transcendantes. Loin d’un calcul prévoyant, la providence devient chez lui l’expression du rayonnement des intelligibles3. Suite à l’éviction du modèle artificialiste dominant dans le médioplatonisme, les notions de « principe » et de « cause » subissent une mutation importante entre le iiie et le ive siècles, comme l’expose A. Lecerf. À  la suite de Plotin, les néoplatoniciens introduisent la vie dans le monde intelligible. Les Formes sont définies comme des réalités vivantes et intellectives qui possèdent une efficience propre, à savoir la puissance de faire advenir par elles-mêmes des réalités dérivées. Inversement, la matière perd en consistance ontologique et se mue en une sorte de non-être impossible à saisir. Il serait toutefois inexact de réduire le néoplatonisme à un point de rupture et d’occulter sa capacité à intégrer les éléments doctrinaux antérieurs. En l’occurrence, Proclus redéfinit la structure hiérarchique des classifications principielles et causales déployées par les médioplatoniciens. Héritier de Syrianus, il intègre au 3 A. Michalewski, « Faut-il préférer Épicure à Aristote ? Quelques réflexions sur la providence », dans F. Baghdassarian et G. Guyomarc’h (éd.), Réceptions de la théologie aristotélicienne. D’Aristote à Michel d’Ephèse, Louvain, Peeters, 2017, p. 123-142.



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sein du système de dérivation plotinien une systématisation à tous les niveaux de la procession de l’existence du couple principiel monade-dyade – ou limite-illimité –, dont l’hylémorphisme sensible n’est que l’image et réorganise en même temps la relation entre les niveaux de causalité. Ainsi, comme le met en lumière l’article de P. d’Hoine, Proclus contribue à infléchir profondément le sens donné à la cause motrice aristotélicienne, qu’il interprète avant tout comme une cause productrice. Cette dernière n’est pas tant ce qui est à l’origine du premier commencement d’un mouvement que ce qui a la capacité de produire autre chose. Cette nouvelle acception lui permet de situer la nature aristotélicienne au rang de cause instrumentale et de la faire ainsi dépendre des Formes séparées de la matière. Selon lui, Aristote n’aurait pas compris que la nature ne pouvait être une cause efficiente (productrice) en l’absence des logoi producteurs, car ceux-ci sont les causes immédiates des principes formels des corps et ils procèdent des Formes transcendantes. Cette capacité à reprendre et à subsumer l’héritage platonicien, pour le concilier avec les analyses aristotéliciennes, culmine enfin chez Simplicius qui, pour nourrir son interprétation dans son commentaire à la Physique, met en place une organisation de l’histoire de la théorie platonicienne des principes poussant à sa limite le concordisme de Platon et d’Aristote, tous deux étant, quoiqu’à des degrés divers, héritiers de la tradition pythagoricienne. C’est bien la même théologie qui sous-tend leurs cosmologies respectives, la même que celle déjà révélée par les pythagoriciens. Mais ces derniers l’exposaient sur un mode symbolique, tandis que Platon le fait sur un mode hypothétique (ou théologique) et Aristote sur un mode scientifique (ou physique). Mais revenons au point de départ de la cosmologie platonicienne, le Timée, pour envisager la forme particulière que prend le discours de Timée : l’eikos mythos. Selon l’hypothèse de Th. Bénatouïl, la forme même du récit a pu influencer la compréhension de ce qu’était un principe et du rôle cosmologique qu’il était susceptible de jouer. Envisager le principe sur ce modèle a en effet conduit à transposer à d’autres objets principiels des propriétés inhérentes à l’image du démiurge : la dimension productrice et technique, la supériorité du producteur par rapport à son produit, la référence à un paradigme que l’artisan imite dans son résultat. On voit ainsi les diadoques de l’Ancienne Académie, Speusippe et Xénocrate, rechercher les principes du monde à travers le Timée et reporter sur leurs principes numériques les caractéristiques de son dieu artisan. À bien des égards, l’évolution de la théorie des principes suivra le choix du texte ou de l’objet pris en référence pour penser la nature du principe.

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Lorsque le cadre change, d’autres possibilités surgissent pour rendre compte de la nature des principes. Un autre récit suscite d’autres métaphores, comme le montre l’étude comparée qu’A. Longo propose du mythe de Kronos chez Plotin et Numénius. La théogonie de la triade Kronos, Ouranos et Zeus, fondée sur la généalogie des divinités, permet à Plotin de mettre en évidence l’engendrement des principes supérieurs (Un/Bien, Intellect, Âme) et leur relation de dépendance ontologique. La succession est conçue comme une hiérarchie. Empruntant à Numénius la lecture allégorique, Plotin sort du modèle technique. Il s’écarte toutefois de la lecture de son prédécesseur, pour qui les trois principes se succèdent selon un écart moins radical, puisque le premier dieu numénien reste un intellect, comme le deuxième est intellection et le troisième pensée discursive. Si Numénius pose l’existence d’une dépendance hiérarchique entre les principes, les trois dieux restent sur un même plan, celui de la pensée. Le changement de texte produit donc des effets sur la théorie, mais il ne suffit pas à en justifier tous les aspects. À tout le moins affecte-t-il l’image du principe qu’elle dessine. Un autre cas de figure apparaît avec Simplicius, chez qui ce n’est plus un texte déterminé qui sert de cadre à un exposé de la théorie des principes, mais l’histoire même de la physique. Comme le suggère M.-A. ­Gavray, le Commentateur d’Aristote retrouve dans chaque figure qui se succède l’auteur d’un exposé sur un aspect déterminé de ce qui apparaît comme une vaste théorie des principes. Ainsi le plan supérieur est le fait de l’École d’Élée, où la succession maître-disciple reflète les relations de dépendance du système. Quant à l’articulation entre l’intelligible et le sensible, elle apparaît dans la transition entre les deux parties du poème de Parménide, puis chez Empédocle et chez Anaxagore, qui traitent ses principaux aspects selon une succession qui est autant logique que chronologique (procession, participation, distinction). Enfin, les différents caractères de la matière et du sensible ont été exposés par les atomistes, les pythagoriciens et les Ioniens. C’est alors l’histoire et les relations qui existent entre les penseurs qui permettent d’expliquer les niveaux d’une théorie des principes déjà donnée – par Syrianus, Proclus et Damascius –, mais qu’il s’agit de faire comprendre à un lecteur débutant. Reconstruire la manière dont tel ou tel exégète platonicien a pu développer une théorie des principes s’avère dès lors un exercice délicat en raison des sources qu’elle met en œuvre. S’agissant de la période hellénistique et impériale, la difficulté principale résulte du caractère extrêmement fragmentaire des témoignages conservés, ce qui a pu conduire certains commentateurs (anciens) à vouloir, pour combler les lacunes,

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proposer une lecture systématique d’auteurs dont ils ne connaissaient que des bribes doctrinales. Comme le remarque Th. Bénatouïl, les témoignages doxographiques, en dépit de la fiabilité qu’on voudra leur reconnaître, opèrent souvent en ce sens une simplification des positions qu’ils rapportent. Et cette tendance à la systématisation se répercute sur les lectures modernes, qui renforcent l’image ainsi forgée. Dès lors, quelle que soit la provenance de nos témoignages, il faut nécessairement tenir compte de l’appauvrissement et de l’effacement des nuances qu’ils ont subis à travers leur transmission. À cette première difficulté s’en ajoute une seconde, liée à la distance, aussi bien temporelle que doctrinale, qui sépare la source de l’auteur qu’elle cite. Ainsi la plupart des témoignages qui concernent l’Ancienne Académie ou les auteurs médioplatoniciens proviennent de sources tardives qui adoptent une perspective critique, si ce n’est franchement polémique. Cette fois, les effets de manipulation varient avec l’attitude que celles-ci adoptent à leur égard. S’agissant des contextes qui rendent particulièrement délicate l’analyse des témoignages pour eux-mêmes, on peut distinguer deux types de regard : se poser en s’opposant ou s’approprier la tradition. La première attitude, sans doute la plus répandue, consiste à reconstruire une doctrine dans le seul but de la renverser dans un second temps, afin d’asseoir sa propre théorie sur une base plus solide. L’exercice implique de projeter sa propre grille de lecture sur une construction qui y est pourtant réfractaire, ce qui se traduit naturellement par l’emprunt de raccourcis, l’élimination de nuances, la traduction dans une conceptualité différente, en d’autres termes par la mise en place d’une reconstitution qui prête le flanc à la critique. Bien souvent, la présentation même laisse entrevoir les failles par lesquelles se glissera ensuite la réfutation. Cette démarche est illustrée par l’interprétation réductrice que Plotin donne de la théorie stoïcienne de la matière comme principe. B. ­Collette-Dučić montre ainsi comment Plotin – à la suite de Plutarque – a volontairement biaisé la présentation de la physique du Portique pour la réduire à l’expression d’un vulgaire matérialisme – posant un jugement qui allait faire florès jusqu’à aujourd’hui – en l’interprétant à partir de sa propre compréhension de ce que doit être un corps. Non seulement le divin ne peut être corporel, mais surtout un corps ne saurait être principe dans la mesure où, selon Plotin, tout corps est un produit et résulte de l’empreinte d’une qualité sur la matière. On peut encore observer cette démarche à travers les fins polémiques que suit Proclus au livre II du commentaire sur le Timée, lorsqu’il restitue la théorie d’Atticus (= fr. 26), en s’appuyant sur un résumé du commentaire de Porphyre.

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La seconde attitude est symptomatique des lectures harmonisantes qui se sont développées au sein de l’École d’Ammonius, fils d’Hermias et diadoque de l’École d’Alexandrie. Dans ce cadre, il s’agit de ramener tous les intervenants de la tradition à être les porte-parole d’une seule et même vérité, tant philosophique  (Pythagore, Parménide, Platon et Aristote) que religieuse (Homère, Orphée et les Oracles chaldaïques), afin de montrer comment chacun révèle un pan d’une théorie des principes qui leur serait commune. La démarche vise à reconnaître dans ces prédécesseurs des figures dont la fonction est d’asseoir la légitimité de la doctrine en la faisant remonter aux origines de la pensée. Elle implique dès lors d’éliminer les nuances qui les séparent ou, plutôt, de les ramener à la convergence en associant chacune au mode de lecture qui lui convient – contre une lecture, que ces auteurs jugent superficielle, qui commet l’erreur d’accentuer les divergences. Cette clef de répartition devient le moyen de classer des autorités qui, de ce point de vue, ne se valent pas toutes ou, du moins, ne se situent pas toutes à un niveau de discours équivalent. C’est évidemment la méthode d’exégèse à laquelle recourt Simplicius, dans son commentaire sur la Physique, pour intégrer les Présocratiques à la théorie néoplatonicienne. À travers l’histoire de la physique, il ne voit aucune redondance, mais bien de la complémentarité entre toutes ses modalités d’expression. Et l’écrire c’est, à ses yeux, présenter sur un mode diachronique un système de principes où s’enchaînent les figures d’autorité en parallèle avec les échelons du réel.

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SPEUSIPPE ET XÉNOCRATE ONT-ILS SYSTÉMATISÉ LA COSMOLOGIE DU TIMÉE ? Thomas Bénatouïl (Université de Lille, CNRS : UMR 8163 Savoirs, Texte, Langage)* 1

Questions de méthode L’objet de cet article n’est ni la doctrine des principes ni même la cosmologie de l’Ancienne Académie en tant que telles, mais plutôt leur méthode, à savoir la conception des principes cosmologiques que ses représentants ont mobilisée – et peut-être même inventée – et la manière dont cette conception a été élaborée, les matériaux et les critères à partir desquels elle a défini et découvert ces principes du monde. Mon titre fait allusion à une idée assez répandue dans la peu abondante littérature secondaire sur Speusippe et Xénocrate, selon laquelle les deux premiers successeurs de Platon ont cherché à « systématiser » les positions du fondateur de l’Académie. Le meilleur exemple est un livre influent de John Dillon, qui intitule son chapitre sur Speusippe « the search for an adequate system of principles » et celui sur Xénocrate « the systematization of platonism »2. Mais cette perspective sur nos auteurs n’est pas récente. Zeller affirmait déjà que Xénocrate « partageait avec Speusippe la prédilection pour le pythagorisme et la surévaluation des mathématiques ; lui aussi, plus encore que le précédent, alla dans la direction prise par Platon durant ses dernières années. Mais d’une part il visait dans une plus grande mesure que Speusippe à la complétude systématique, d’autre part il n’osa * Je remercie les participants au colloque de Liège, en particulier A. Michalewski, M. Bonazzi et S. Delcomminette, pour leurs nombreuses remarques utiles, ainsi que les organisateurs, A. Michalewski et M.-A. Gavray, pour leur invitation et leur patience extrêmement généreuses. 2 J. Dillon, The Heirs of Plato. A Study of the Old Academy, Oxford, Oxford University Press, 2003. Voir aussi, de manière plus nuancée, M. Bonazzi, Il platonismo, Torino, Einaudi, 2015, p. 17-78. Les principes cosmologiques du platonisme. Origines, influences et systématisation, éd. par Marc-Antoine Gavray et Alexandra Michalewski, Turnhout, Brepols, 2017 (Monothéismes et Philosophie 23), p. 19-38. FHG DOI 10.1484/M.MON-EB.5.114797

Thomas Bénatouïl

pas abandonner la base originaire du système d’une manière aussi radicale que celle adoptée par Speusippe »1. En faisant allusion au dernier Platon, ce passage montre que la présentation de Speusippe et Xénocrate comme procédant à une systématisation dépend évidemment de la nature de la philosophie dont ils héritent. Si l’on est prêt à accorder à Platon une doctrine (tardive) des principes, comme Zeller et Dillon, alors le système est déjà dans un certaine mesure présent chez Platon, et ses successeurs l’ont seulement rendu plus rigoureux ou plus complet. Mais si l’on s’élève contre cette lecture de Platon, Speusippe et Xénocrate seront au contraire ceux qui ont introduit le système des principes (antérieurs aux Idées) dans l’Académie et c’est à eux qu’on attribuera la plupart des doctrines qu’Aristote attribue à Platon ou à l’Académie sur ce sujet2. Notre problème est donc assez inextricablement lié à celui des doctrines non écrites, mais l’on peut tenter de contourner cette gigantomachie non seulement en s’en tenant aux principes cosmologiques, conformément à la perspective propre à ce volume, mais surtout en tenant compte de certains problèmes méthodologiques souvent négligés. Tout d’abord, il importe de prendre en compte la nature des témoignages par lesquels nous connaissons la pensée de Speusippe et de Xénocrate : il est bien connu que nous disposons seulement de résumés de doctrines, souvent partiels ou très succincts. Pour produire ces résumés, il a fallu faire abstraction de nombreux aspects des ouvrages où ces doctrines étaient exposées par leurs auteurs. Il est donc périlleux de comparer ces résumés à des ouvrages philosophiques complets et de se demander si les premiers présentent une doctrine plus systématique que les seconds. Quelle que soit leur fiabilité, les témoignages doxographiques opèrent une simplification qui présuppose la systématicité ou, du moins, conduit à une systématisation des positions qu’ils rapportent. Ce n’est certainement pas un hasard si les doctrines antiques qui sont le plus souvent tenues pour systématiques (ou visant la systématicité) par les spécialistes, celles de l’Ancienne Académie et le stoïcisme, nous sont largement connus de cette 1 Je traduis E.  Zeller et A.  Mondolfo, La filosofia dei Greci nel suo sviluppo storico, Parte Seconda, vol.  III-2, sezione XV, édité par M.  Isnardi Parente, Florence, La Nuova Italia, 1974, p. 931 (qui est la traduction italienne d’E. Zeller, Die Philosophie der Griechen in ihrer geschichtlichen Entwicklung, Leipzig, Reisland, 19225, II, 2, XV, p. 1010-1011). M. Baltes, Die Weltentstehung des Platonischen Timaios nach den Antiken Interpreten, Leyde, Brill, 1976, p. 19, affirme également que Xénocrate « se considérait notoirement comme préservant, interprétant et systématisant la doctrine de Platon » (je traduis). 2 Voir H. Cherniss, L’énigme de l’Ancienne Académie, traduit par L. Boulakia, Paris, Vrin, 1993, en particulier la Seconde Conférence (p. 105-134).

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manière. On aura beau être fermement convaincu qu’Aristote ou Plotin sont des auteurs systématiques, on rencontrera sans cesse des nuances, des variations dans les formules, des inflexions de la pensée ou des thèmes absents, sans même parler des divergences entre ouvrages d’époques différentes, qui feront obstacle à la formulation d’un système parfaitement conforme aux textes. Quand on ne dispose que de thèses isolées ou de résumés, on comble soi-même les manques d’une doctrine déjà réduite à ses linéaments, et il est beaucoup plus facile d’aboutir à un système. Dès lors, pour parler de systématisation à propos de l’Ancienne Académie, il faut avoir des indices précis que tel était bien l’objectif de nos auteurs, et non pas seulement se fonder sur notre impression ou celle de nos sources concernant la cohérence des doctrines qui leur sont attribuées, que l’on considère celles-ci en elles-mêmes ou par comparaison avec les dialogues de Platon. C’est la raison pour laquelle je vais m’intéresser, comme je l’ai dit en commençant, à la manière dont Speusippe et Xénocrate semblent avoir élaboré et justifié les fondements de leur cosmologie, en particulier à partir de celle de Platon. Autrement dit, je vais me demander ce que doivent être les principes du monde de leur point de vue, plutôt que quels sont les principes cosmologiques qu’ils ont adoptés3.

Speusippe, Xénocrate et le Timée Il est bien connu que le Timée est l’un des dialogues de Platon les plus discutés de l’Antiquité et, surtout, l’un des premiers à avoir fait l’objet d’une véritable exégèse au sein même de l’Académie ; nous savons en effet par Plutarque et Proclus que Crantor de Soles avait cherché à interpréter au moins certains passages du Timée. On ne peut pas présupposer que Speusippe et Xénocrate se sont penchés avec la même attention sur le Timée. Le fait que Proclus appelle Crantor ὁ πρῶτος τοῦ Πλάτωνος ἐξηγητής4 pourrait même en faire douter. Il faut donc commencer par citer deux textes qui témoignent nettement d’une appropriation du Timée par les tout premiers académiciens5. C’est également cette approche qui autorise, il me semble, le traitement conjoint que je propose de Speusippe et Xénocrate et qui laisse à l’arrière-plan leurs divergences bien connues (à propos de la nature exacte des principes ultimes, des Formes ou de la déduction des différents niveaux de réalité). 4 Proclus, In Tim., Ι, 76, 2 Diehl = Crantor, F 8 Mette. 5 Sur ces témoignages et quelques autres concernant la lecture du Timée par Speusippe et Xénocrate, voir M. Baltes, Die Weltentstehung, 1976, p. 18-22 et J. Dillon, « The 3

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Un long passage de la Théologie arithmétique du Ps.-Jamblique prétend résumer un traité de Speusippe qui aurait été intitulé Sur les nombres pythagoriciens. En voici un court extrait : Après cela, la seconde moitié du livre porte directement sur la décade, montrant qu’elle est le plus naturel et le plus achevé des êtres, comme une forme artisane des événements du monde, et qu’elle existe d’ellemême et non du point de vue de notre croyance ou du fait que nous l’avons établie par hasard et qu’elle est disposée à l’avance comme modèle absolument parfait pour l’artisan divin de l’univers6.

On trouve évidemment dans ce passage, s’il restitue bien le langage de Speusippe, des échos très nets du Timée : le monde et ce qu’il contient sont les produits d’une activité technique (28 a), qui implique un modèle naturel et parfait (29 a), sans doute préexistant, et un dieu qui l’imite pour produire le monde (29  e-30  a). Le modèle de ce démiurge n’est cependant pas l’Animal-en-soi mais un nombre parfait, la décade, qui est seulement « comme une forme ». Speusippe dit qu’il est παντελέστατον, alors que, comme l’a noté Tarán7, le Timée parle du monde comme ὅμοιον ᾖ τῷ παντελεῖ ζῴῳ, ce qui pourrait signifier que la décade est plus fondamentale que l’Animal-en-soi. On sait en effet que Speusippe avait renoncé aux Formes au profit des nombres8. Remarquons également que la décade est d’abord tenue elle-même pour τεχνικόν, puis posée comme modèle d’un artisan-producteur divin mais distinct d’elle. C’est pourquoi j’ai traduit τοῖς κοσμικοῖς ἀποτελέσμασι τεχνικόν par la formule peu correcte en français « artisane des événéments du monde », qui laisse indéterminé le type de causalité de la décade-forme à l’égard du monde et n’est donc pas incompatible avec une causalité paradigmatique (décrite ensuite), alors qu’une traduction suppléant un participe présent (« comme une forme œuvrant avec art aux événements du monde ») Timaeus in the Old Academy », dans G. Reydams-Schils (éd.), Plato’s Timaeus as Cultural Icon, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 2003, p. 80-94 (republié dans J. Dillon, The Platonic Heritage, Farnham, Ashgate, 2012, chap. III). 6 Ps.-Jamblique, Theologoumena Arithmeticae, 82, 10-85, 23  = 28 Tarán, l.  1116  sq. : μετὰ ταῦτα λοιπὸν θάτερον τὸ τοῦ βιβλίου ἥμισυ περὶ δεκάδος ἄντικρυς ποιεῖται φυσικωτάτην αὐτὴν ἀποφαίνων καὶ τελεστικωτάτην τῶν ὄντων, οἷον εἶδός τι τοῖς κοσμικοῖς ἀποτελέσμασι τεχνικόν, ἐφ’ ἑαυτῆς ἀλλ’ οὐχ ἡμῶν νομισάντων ἢ ὡς ἔτυχε θεμένων ὑπάρχουσαν καὶ παράδειγμα παντελέστατον τῷ τοῦ παντὸς ποιητῇ θεῷ προεκκειμένην. 7 L. Tarán, Speusippus of Athens, Leyde, Brill, 1981, p. 272, qui souligne les autres parallèles textuels entre ce passage et le Timée. 8 Aristote, Mét., M, 8, 1083 a 20-25 = 34 Tarán.

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indiquerait une causalité efficiente et donc une incohérence dans le passage (qui reste néanmoins ambigu). La suite du passage, que je n’ai pas citée, énonce toutes les propriétés numériques remarquables de la décade, qui permettent de la dire « parfaite » (τέλειος). Ensuite, Speusippe serait passé aux surfaces et aux solides et aurait montré la présence du nombre dix dans leurs éléments, à savoir le point, la ligne, le triangle et la pyramide. On peut noter qu’aucun artisan divin n’intervient dans cette analyse, mais il faut reconnaître qu’il est également assez effacé dans le passage correspondant du Timée sur les types de triangle et la pyramide9. En ce qui concerne Xénocrate, le meilleur témoignage nous est sans doute fourni par Plutarque10 dans un passage à propos des problèmes d’interprétation de la génération de l’âme dans le Timée (au sujet duquel Plutarque rapporte aussi l’opinion de Crantor) : Les partisans de Xénocrate estiment en effet que ce n’est rien d’autre que la génération du nombre qui est mise en évidence par le mélange de l’être indivisible et de l’être divisible. Indivisible est en effet selon eux l’Un et divisible la multiplicité et le nombre est engendré à partir d’eux quand l’un détermine la multiplicité et confère une limite à l’illimité, qu’ils appellent aussi dyade indéfinie (Zaratas aussi, le maître de Pythagore, l’appelait la mère du nombre et l’Un [son] père, et c’est pourquoi étaient [pour lui] meilleurs ceux des nombres qui ressemblent à la monade) ; mais, selon eux, ce nombre n’est pas encore l’âme, car il lui manque le fait de mouvoir et d’être mû. Mais le même et l’autre ayant été mélangés, comme l’un est le principe du mouvement et du changement et l’autre du repos, l’âme est engendrée11.

Selon Ps.-Jamblique (28 Tarán, l.  7-8), Speusippe évoquait, dans la première moitié de son traité, les cinq polyèdres réguliers et leur correspondance avec les éléments du monde, comme dans le Timée (47 e-57 c). 10 Il faut cependant noter que Plutarque tient très certainement d’Eudore d’Alexandrie ses informations sur l’Ancienne Académie, comme le souligne M. ­Bonazzi, « Pythagoreanizing Aristotle : Eudorus and the Systematization of Platonism », dans M. Schofield (éd.), Aristotle, Plato and Pythagoreanism in the First Century BC, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, p. 160-186. 11 Plutarque, De animae procreatione in Timaeo, 1012 B = 188 Isnardi Parente (je traduis) : οἱ μὲν γὰρ οὐδὲν ἢ γένεσιν ἀριθμοῦ δηλοῦσθαι νομίζουσι τῇ μίξει τῆς ἀμερίστου καὶ μεριστῆς οὐσίας ἀμέριστον μὲν γὰρ εἶναι τὸ ἓν μεριστὸν δὲ τὸ πλῆθος ἐκ δὲ τούτων γίγνεσθαι τὸν ἀριθμὸν τοῦ ἑνὸς ὁρίζοντος τὸ πλῆθος καὶ τῇ ἀπειρίᾳ πέρας ἐντιθέντος, ἣν καὶ δυάδα καλοῦσιν ἀόριστον (καὶ Ζαράτας ὁ Πυθαγόρου διδάσκαλος ταύτην μὲν ἐκάλει τοῦ ἀριθμοῦ μητέρα τὸ δὲ ἓν πατέρα·διὸ καὶ βελτίονας εἶναι τῶν ἀριθμῶν ὅσοι τῇ μονάδι προσεοίκασι), τοῦτον δὲ μήπω ψυχὴν τὸν ἀριθμὸν εἶναι τὸ γὰρ κινητικὸν καὶ τὸ κινητὸν ἐνδεῖν αὐτῷ. τοῦ δὲ 9



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Chez Xénocrate comme chez Speusippe, la référence aux pythagoriciens semble donc avoir été importante pour la lecture du Timée. Elle est bien sûr étroitement liée à l’insistance dans la cosmogonie sur le niveau du nombre, qui semble absent du Timée, mais que nos deux auteurs y insèrent apparemment sans gêne. Chez Xénocrate, le nombre semble constituer une étape de la génération de l’âme, étape qui serait présente mais cachée dans le texte de Platon (35 a), puisque l’être indivisible et divisible y désignerait les principes du nombre. Rappelons que, juste avant ce passage, Timée souligne que l’âme est antérieure au corps du monde, contrairement à ce que son discours a suggéré auparavant, si bien que l’âme semble bien être la première production du démiurge. Si le nombre est la première étape de cette production, il est donc fondamental dans la cosmogonie de Xénocrate. Il est néanmoins présenté comme engendré et ne semble donc pas occuper une place aussi primordiale que chez Speusippe, où il joue le rôle des Formes. Notons toutefois que, pour ce dernier, la décade n’est évidemment pas le premier nombre : le nombre est donc antérieur au monde et à l’âme, mais n’est pas nécessairement ce qu’il y a de plus fondamental. Les thèses auxquelles font allusion ces deux témoignages sont évidemment connues comme caractéristiques de Speusippe et de Xénocrate, mais il est sans doute un peu moins connu qu’elles ont été pour ainsi dire cousues sur le Timée. Cela ne doit toutefois pas nous conduire à une image trop simple de la « systématisation » opérée par l’Ancienne Académie comme consistant essentiellement à plaquer des doctrines pythagoriciennes sur le Timée et à greffer sur sa cosmologie des principes ontologiques de type numérique (l’Un, la Dyade, la Décade) qui n’y figurent pas (qu’ils aient ou non été mobilisés par ailleurs dans l’enseignement oral de Platon). Si l’on identifie ainsi la systématisation à une arithmétisation pythagorisante, elle ne pourra apparaître que comme une sorte de captation artificielle d’héritage, un peu comme la méthode allégorique des stoïciens qui leur permettait de redécouvrir les principes de leur physique dans les mythes. C’est la seconde raison (la première étant le problème de la comparaison entre textes complets et témoignages doxographiques) pour laquelle il faut d’abord essayer de reconstituer la méthode vétéro-académicienne de découverte des principes du monde à partir du Timée.

ταὐτοῦ καὶ τοῦ ἑτέρου συμμιγέντων, ὧν τὸ μέν ἐστι κινήσεως ἀρχὴ καὶ μεταβολῆς τὸ δὲ μονῆς, ψυχὴν γεγονέναι…

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Principes et composition : le Timée et l’enseignement de la géométrie Il faut commencer, comme souvent à propos de l’Ancienne Académie, par un témoignage d’Aristote : Certains de ceux qui disent le monde incorruptible bien qu’engendré tentent de porter secours à leur position au moyen d’un argument qui n’est pas vrai. En effet, ils disent que, de même que ceux qui tracent des figures [géométriques], ils ont parlé de la génération [du monde] non comme s’il avait été engendré dans le temps, mais dans un but pédagogique, dans l’idée qu’on connaissait mieux, comme quand on a vu naître la figure géométrique12.

Simplicius indique qu’Aristote vise « Xénocrate en particulier et les Platoniciens »13. Une scholie anonyme au passage du De Caelo (= 61 B Tarán) attribue en outre l’interprétation critiquée par Aristote à Speusippe14. Avant ce passage, Aristote présente plusieurs arguments contre la thèse d’un monde engendré mais éternel (279 b 17 sq.) puis introduit l’interprétation académicienne comme une βοήθεια, une aide apportée à la thèse du Timée, ce qui suggère qu’elle constituait une réponse à des objections15 et ce qui a souvent été interprété comme impliquant une résolution de certains problèmes du dialogue. Supposer que ces objec12 De Caelo, I, 10, 279  b  32-280  a  2, trad. Moraux modifiée de manière importante = 61 A Tarán = 153 Isnardi Parente : Ἣν δέ τινες βοήθειαν ἐπιχειροῦσι φέρειν ἑαυτοῖς τῶν λεγόντων ἄφθαρτον μὲν εἶναι γενόμενον δέ, οὐκ ἔστιν ἀληθής· ὁμοίως γάρ φασι τοῖς τὰ διαγράμματα γράφουσι καὶ σφᾶς εἰρηκέναι περὶ τῆς γενέσεως, οὐχ ὡς γενομένου ποτέ, ἀλλὰ διδασκαλίας χάριν ὡς μᾶλλον γνωριζόντων, ὥσπερ τὸ διάγραμμα γιγνόμενον θεασαμένους. Τοῦτο δ’ ἐστίν, ὥσπερ λέγομεν, οὐ τὸ αὐτό·ἐν μὲν γὰρ τῇ ποιήσει τῶν διαγραμμάτων πάντων τεθέντων εἶναι ἅμα τὸ αὐτὸ συμβαίνει, ἐν δὲ ταῖς τούτων ἀποδείξεσιν οὐ ταὐτόν, ἀλλ’ ἀδύνατον·τὰ γὰρ λαμβανόμενα πρότερον καὶ ὕστερον ὑπεναντία ἐστίν·ἐξ ἀτάκτων γὰρ τεταγμένα γενέσθαι φασίν, ἅμα δὲ ἄτακτον εἶναι καὶ τεταγμένον ἀδύνατον, ἀλλ’ ἀνάγκη γένεσιν εἶναι τὴν χωρίζουσαν καὶ χρόνον·ἐν δὲ τοῖς διαγράμμασιν οὐδὲν τῷ χρόνῳ κεχώρισται. 13 Simplicius, In De caelo, 303, 32-33 Heiberg = 154 Isnardi Parente. 14 Voir M.  Baltes, Die Weltentstehung, 1976, p.  20-21 et L.  Tarán, Speusippus of Athens, 1981, p.  383-386. L’attribution à Speusippe est confirmée par son analyse du raisonnement géométrique, préservée par Proclus, In Euclid., 77, 20-78, 6  Friedlein  =  72  Tarán : « Selon eux, il est préférable de dire que tous ces objets [les êtres géométriques] existent et que nous considérons leur génération non pas du point de vue de la production mais du point de vue de la connaissance, en saisissant les êtres éternels comme s’ils étaient en devenir ». Je vais revenir sur ce point. 15 Cf. 155-156 Isnardi Parente, des scholies aux passages du De caelo qui le comprennent justement comme évoquant une réponse de Xénocrate à des objections adressées à Platon.

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tions venaient d’Aristote lui-même16 reviendrait sans doute à sous-estimer Platon et ses disciples. Quoi qu’il en soit, peut-on considérer cette interprétation comme une systématisation du Timée ? À première vue, on peut difficilement faire mieux en la matière qu’établir un parallèle avec la géométrie, et l’on semble retrouver la mathématisation de la philosophie inspirée par le pythagorisme associée aux noms de Speusippe et Xénocrate. Il ne faut toutefois pas travestir cette interprétation. Elle n’affirme pas que le Timée procède « à la manière des géomètres » au sens que Proclus donnera à cette expression17, à savoir au sens où le Timée possèderait une structure déductive rigoureuse procédant à partir d’ « hypothèses » pour démontrer ses conclusions. Speusippe et Xénocrate comparent au contraire le début du Timée à la construction des figures, qui emploie un langage inadéquat aux objets géométriques, puisque les figures et leurs propriétés existent de toute éternité et sont seulement découvertes et présentées dans un certain ordre par et pour l’esprit humain18. Il faut par ailleurs souligner que le témoignage d’Aristote sur la défense du Timée par les académiciens emploie l’expression διδασκαλίας χάριν, qui indique une motivation pédagogique et donc encore plus extérieure à l’objet, puisque en partie déterminée par les destinataires du 16 Voir récemment M. Bonazzi, Il platonismo, 2015, p. 23-24. On sait pourtant que la République évoque déjà le fait que les géomètres parlent de leurs objets comme s’ils les produisaient alors que ce n’est pas le cas (Rép., VII, 527 a 1-b 2) ; il serait donc surprenant que les académiciens aient eu besoin d’Aristote pour se poser la question du statut du récit du Timée, même si l’application du modèle géométrique à la cosmologie est tout l’enjeu du débat. 17 Proclus, In Tim., I, 228, 26-30 et 236, 14-21 Diehl. Voir A. Lernould, Physique et théologie. Lecture du Timée de Platon par Proclus, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaire du Septentrion, 2001, p. 144-146. 18 Dans les lignes qui suivent le passage cité en traduction, Aristote ne conteste pas cette analyse du discours géométrique : il accorde que la « production » des figures géométriques est contingente ou extérieure et que, si l’on considère tous leurs éléments comme donnés d’un coup, cela ne change rien, mais il objecte qu’ « ils disent que ce qui est ordonné naît à partir de ce qui est désordonné » (De caelo, I, 10, 280 a 8, voir ci-dessus note 12) : comme il n’est pas possible que quelque chose soit à la fois ordonné et désordonné, il faut nécessairement une génération dans le temps qui séparent ces deux états, alors qu’il n’y en a aucune pour les figures. Tout le problème est de savoir si Aristote se réfère ici au texte du Timée, qui présente effectivement le démiurge comme ordonnant un réceptacle chaotique mais que Speusippe et Xénocrate pouvaient tenir sur ce point pour un artifice pédagogique, ou à Speusippe et Xénocrate eux-mêmes, qui n’auraient pas entièrement réussi à évacuer la dimension chronologique de leur description de la constitution du monde sensible. Nous allons cependant voir plus loin que, pour ce qui est de l’articulation des principes intelligibles eux-mêmes, l’artifice génétique semble avoir été inévitable pour les académiciens.

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discours cosmologique ou géométrique. Il est vrai qu’Aristote ajoute immédiatement ὡς μᾶλλον γνωριζόντων, mais le μᾶλλον et la référence qui suit au fait de voir le processus de construction de la figure suggère à nouveau un contexte pédagogique : la décomposition en étapes successives permet de faciliter la compréhension mais ne serait, du coup, pas indispensable ou pourrait être réduite. Théophraste emploie également à propos de Platon l’expression σαφηνείας χάριν et fait la comparaison avec les figures géométriques, mais avec précaution et en faisant allusion à la critique d’Aristote, sans doute pour souligner qu’il ne s’agit que d’une interprétation plausible de Platon19. C’est pourquoi Proclus peut présenter ce type d’interprétation de la manière suivante dans son commentaire au Timée : « Il [= Platon] a supposé l’univers engendré dans un but de clarté pédagogique (σαφηνείας ἕνεκα διδασκαλικῆς), afin d’enseigner combien sont grands les biens reçus de la providence du démiurge ». Proclus pense que cette position est dans une certaine mesure vraie, mais n’est pas suffisante pour rendre compte de la doctrine de Platon ; il renvoie à Jamblique, qui disait que « la clarté est précieuse quand elle est adaptée à la connaissance », et remarque que l’on pourrait quand même montrer les bienfaits donnés par les dieux à l’univers en le déclarant éternel20. Il me semble que c’est bien ce que voulaient dire les académiciens en parlant de motifs pédagogiques : on pourrait réécrire la production du monde sans la narration et expliciter ainsi le fait qu’il s’agit d’un artifice pédagogique21. L’horizon de cette lecture serait donc bien une forme de réécriture systématique du Timée. Mais, en quoi la narration permet-elle de mieux comprendre ce qu’est le monde si elle nous « trompe » sur l’une de ses caractéristiques fondamentales ? C’est le problème posé par la mise en garde de Jamblique. Le témoignage de Proclus évoque la mise en lumière des bienfaits de la providence divine, mais cet objectif n’est pas mentionné dans les sources

19 Philopon, De aeternitate mundi, VI, 21, 188, 9 Rabe : ὅπερ ὁ Θεόφραστος εἰπὼν ὅτι ’τάχα ἂν γενητὸν λέγοι σαφηνείας χάριν, ὡς καὶ τοῖς διαγράμμασιν παρακολουθοῦμεν γινομένοις’ φησὶν ’πλὴν ἴσως ἡ γένεσις οὐχ ὁμοίως ἔχει ἐπὶ τῶν διαγραμμάτων’. 20 Proclus, In Tim., I, 290, 9-16. 21 Je laisse de côté la question de savoir si ce statut de la narration rend entièrement fictive la figure du démiurge (comme le pense par exemple J. Dillon, « The Timaeus in the Old Academy », 2003, p. 81) ou si elle pourrait conserver un sens comme représentant un principe médiateur entre les modèles intelligibles et les particuliers sensibles qui les reproduisent. Il est vrai que, dans ce second cas, on ne pourrait plus vraiment distinguer démiurge et âme (ou intellect) du monde.

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antérieures qui se réfèrent à l’Ancienne Académie22. Selon Plutarque, « voyant que comprendre la manière dont il est organisé et administré n’est pas facile pour ceux qui n’avance pas l’hypothèse de sa génération et d’une réunion des [éléments] générateurs à l’origine/au début, [Platon] a suivi cette voie »23. Il s’agirait donc de mettre en lumière la structure invisible du monde en la déployant dans le temps, comme un gâteau dont on explique la saveur particulière en énonçant la recette, c’est-àdire l’incorporation successive des différents ingrédients. Simplicius va dans le même sens dans son Commentaire du De Caelo lorsqu’il explique avec le même vocabulaire que Plutarque que, selon Xénocrate et les platoniciens, la « génération » du monde « doit s’entendre non pas comme temporelle mais comme énoncée à titre d’hypothèse destinée à enseigner l’ordre de ce qui est premier et de ce qui est plus composé en lui, puisqu’en effet il y a dans le monde des éléments et des [choses] qui dérivent d’eux, différence qui ne serait pas facile à connaître, comme la manière dont les choses composées sont produites par les plus simples, si les composées n’étaient pas analysées par la pensée en [éléments] simples et si l’on n’examinait pas comment, si les simples existent par eux-mêmes, les composés en proviennent dès le début »24. Il s’agit de distinguer les véritables composants à l’intérieur du composé, de ne pas prendre des réalités secondes et composées pour les pièces de base à partir desquelles le monde a été fait. L’hypothèse narrative permet de présenter les véritables composants du monde en eux-mêmes, dans leur simplicité puis d’expliquer comment ils s’associent pour former des composés et l’ensemble du monde. Selon Sextus Empiricus, Xénocrate attribuait justement au « ciel » un statut intermédiaire entre ce qui est « hors du ciel », et purement in Sur l’introduction de cet enjeu de la providence dans le débat par Plutarque, suivi par Atticus, voir l’article d’A. Michalewski dans ce volume, p. 131-132. Proclus, In Tim. I, p. 277, 8 = F 9 Mette dit que, pour Crantor et ses disciples, « le monde est dit engendré parce qu’il est venu à l’existence à partir d’une autre cause et qu’il n’est pas auto-engendré et auto-subsistant ». Proclus peut avoir interprété cela comme impliquant déjà la mise en évidence de cette cause requise par le monde, à savoir de l’action divine. 23 De an. proc., 1013 B = 158 Isnardi Parente = 10 (3) Mette. 24 Simplicius, In De caelo, 304, 4-13 : οὗτοι οὖν γενητὸν καὶ ἄφθαρτον λέγοντες τὸν κόσμον τὴν γένεσιν οὐχ ὡς ἀπὸ χρόνου φασὶ δεῖν ἀκούειν, ἀλλ’ ἐξ ὑποθέσεως εἰρημένην διδασκαλίας χάριν τῆς τάξεως τῶν ἐν αὐτῷ προτέρων τε καὶ συνθετωτέρων. ἐπειδὴ γὰρ τῶν ἐν τῷ κόσμῳ τὰ μὲν στοιχεῖά ἐστι, τὰ δὲ ἐκ τῶν στοιχείων, οὐκ ἦν ῥᾴδιον γνῶναι τὴν τούτων διαφοράν, καὶ ὅπως ἐκ τῶν ἁπλουστέρων γίνεται τὰ σύνθετα, τὸν μὴ ἀναλύσαντα τῇ ἐπινοίᾳ τὰ σύνθετα εἰς τὰ ἁπλᾶ καὶ σκοποῦντα, πῶς, εἰ τὰ ἁπλᾶ καθ’ αὑτὰ ἦν, ἐξ ἀρχῆς ἀπ’ αὐτῶν ἂν ἐγεγόνει τὰ σύνθετα. Suit la comparaison avec la manière de procéder des géomètres à propos de leurs figures. 22

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telligible25, et ce qui est à « l’intérieur du ciel », et purement sensible : le ciel est composé des deux parce qu’il est à la fois visible et intelligible au moyen de l’astronomie. L’usage pédagogique de la narration permettrait dès lors d’adapter le discours à ce statut particulier du ciel, à savoir de mettre en lumière sa composition et plus particulièrement sa structure intelligible, qui risquerait sinon de s’effacer derrière ses parties sensibles. Toujours selon Sextus, Xénocrate définissait un « critère » adapté à chaque « essence ». Le discours cosmologique n’est dès lors ni de l’ordre de la « science » ni de l’ordre de la « sensation », mais relève de la doxa et « recèle à la fois le vrai et le faux »26. Bien que cette tripartition ne corresponde pas à la bipartition ontologique et épistémologique du Timée (29 b-c, 37 b, 59 c) et apparaisse plutôt inspirée par la République27, on pourrait néanmoins la mettre en rapport avec l’expression eikos logos / muthos appliquée par Timée à son propre discours (59 c) : l’expression soulignerait pour Xénocrate non seulement, comme chez Platon, l’incertitude irréductible d’un discours ne portant pas sur un objet immuable (bien qu’il soit immortel), mais aussi l’artifice narratif inhérent à ce discours dans son explication des principes intelligibles immuables indispensables à l’explication de cet objet composé qu’est le monde28. 25 Ce point est important, car on a parfois interprété Xénocrate (en s’appuyant sur Théophrase, Mét., 6 b 6-9, selon qui Xénocrate dispose toutes les réalités περὶ τὸν κόσμον) comme proposant un système cosmologique dans lequel les intelligibles ne semblent plus transcendants : voir en dernier lieu E. Berti, Sumphilosophein, Bari, Laterza, 2010, p. 152-153. Cette lecture a été justement critiquée (dans la version qu’en ont donnée antérieurement H. Krämer et J. Dillon) par G. Reydams-Schils, « The Academy, the Stoics, and Cicero on Plato’s Timaeus », dans A. Long (éd.), Plato and the Stoics, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, p. 36-37. 26 Sextus Empiricus, Adv. math., VII, 147-149 = F 83 Isnardi Parente : Ξενοκράτης δὲ τρεῖς φησιν οὐσίας εἶναι, τὴν μὲν αἰσθητὴν τὴν δὲ νοητὴν τὴν δὲ σύνθετον καὶ δοξαστήν, ὧν αἰσθητὴν μὲν εἶναι τὴν ἐντὸς οὐρανοῦ, νοητὴν δὲ πάντων τῶν ἐκτὸς οὐρανοῦ, δοξαστὴν δὲ καὶ σύνθετον τὴν αὐτοῦ τοῦ οὐρανοῦ· ὁρατὴ μὲν γάρ ἐστι τῇ αἰσθήσει, νοητὴ δὲ δι’ ἀστρολογίας. τούτων μέντοι τοῦτον ἐχόντων τὸν τρόπον, τῆς μὲν ἐκτὸς οὐρανοῦ καὶ νοητῆς οὐσίας κριτήριον ἀπεφαίνετο τὴν ἐπιστήμην, τῆς δὲ ἐντὸς οὐρανοῦ καὶ αἰσθητῆς αἴσθησιν, τῆς δὲ μικτῆς τὴν δόξαν· καὶ τούτων κοινῶς τὸ μὲν διὰ τοῦ ἐπιστημονικοῦ λόγου κριτήριον βέβαιόν τε ὑπάρχειν καὶ ἀληθές, τὸ δὲ διὰ τῆς αἰσθήσεως ἀληθὲς μέν, οὐχ οὕτω δὲ ὡς τὸ διὰ τοῦ ἐπιστημονικοῦ λόγου, τὸ δὲ σύνθετον κοινὸν ἀληθοῦς τε καὶ ψευδοῦς ὑπάρχειν. 27 Voir M. Isnardi Parente, Senocrate-Ermodoro : Frammenti, Naples, Bibliopolis, 1992, qui renvoie à Rép., VII, 529 c sur la connaissance mixte du ciel et à V, 477 a sur le caractère intermédiaire de la doxa. 28 En conclusion de sa lecture du Banquet mais avec une allusion transparente au Timée, Plotin résume bien cette approche en disant que « les mythes, s’ils sont vraiment des mythes, doivent séparer dans le temps ce dont ils parlent et distinguer bien souvent les uns des autres des êtres qui sont confondus et ne se distinguent que par leur rang ou

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Simplicius emploie le terme « éléments » qui fait songer à un processus de composition purement physique, comme dans le cas du gâteau, mais il faut certainement comprendre que la fonction analytique de la narration allait selon Speusippe et Xénocrate jusqu’à la mise en évidence des principes du monde. D’ailleurs, Aristote remarque que les platoniciens nommaient « éléments » les principes29. Une scholie au passage du De Caelo l’explique donc justement en disant que, selon Xénocrate, « Platon a écrit que le monde est engendré sans vouloir dire cela ; au contraire, dans un but pédagogique, il disait qu’il est né à partir de la matière primordiale et de la forme (τῆς ὕλης τῆς προηγουμένης καὶ τοῦ εἴδους γεγονέναι), comme il en va pour les objets mathématiques » (155 ­Isnardi Parente). Le Timée présente effectivement les Formes, le démiurge et plus loin le réceptacle comme existant seuls avant le monde pour montrer qu’ils sont ses principes, contrairement à ce qui est produit dans le monde à partir d’eux (par exemple les éléments des physiciens : l’eau, la terre, l’air et le feu). Le Timée nous aiderait à saisir ce qui est premier ontologiquement en le plaçant au début d’une histoire, ἐξ ἀρχῆς. Le temps est une « image mobile de l’éternité » (37 d) et, si cette image imparfaite peut nous tromper et nous conduire à parler inadéquatement des objets éternels (37 e), elle peut également en tant qu’image nous aider à remonter vers son modèle. En fait, cette lecture du Timée par l’Ancienne Académie peut être considérée comme solidaire du concept même de principe du monde comme sens second et supérieur du mot ἀρχή, c’est-à-dire comme purification de la notion de point de départ ou d’origine, transposée sur un plan logico-ontologique indépendant de toute considération chronologique mais aussi de toute investigation strictement empirique.

La construction des êtres éternels et la notion de principe On a déjà vu que les témoignages de Plutarque et Simplicius insistent sur le fait que l’hypothèse génétique aide à distinguer ce qui est composé et les composants réels dans le cas du ciel, qui a pour spécificité d’après par leur puissance ; d’ailleurs, même où il [Platon] enseigne, il fait naître des êtres qui n’ont pas été engendrés, et il sépare des êtres qui n’existent qu’ensemble » (Ennéades III, 5 (50), 8, 24-29, trad. Bréhier modifiée). Pour un examen de ce passage dans le contexte de l’approche plotinienne du Timée, voir M. Baltes, Die Weltentstehung, 1976, p. 125. 29 Mét., N, 1, 1087 b 12-13 : ἀλλὰ μὴν καὶ τὰς ἀρχὰς ἃς στοιχεῖα καλοῦσιν οὐ καλῶς ἀποδιδόασιν.

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Xénocrate d’être composé d’éléments hétérogènes, sensibles et intelligibles. Or un autre texte de Sextus qui pourrait préserver des thèses de Xénocrate30 souligne qu’il est contraire à la bonne physique (ἀφύσικόν) de penser que le principe du tout est d’ordre phénoménal, car les principes ne peuvent pas êtres composés d’autres choses, mais sont ce qui compose les autres choses31. Les principes sont donc τὰ συστατικὰ τῶν φαινομένων, à savoir des réalités ἀδήλους καὶ ἀφανεῖς. Si telle était l’idée que Xénocrate se faisait des principes, elle expliquerait très bien qu’on doive recourir à des artifices pédagogiques comme l’hypothèse d’une genèse du monde pour les mettre en évidence. La suite du texte note d’ailleurs que les atomistes ont eu raison de supposer des principes accessibles seulement à l’intellect mais ont eu tort d’en faire des corps, car les principes des corps ne sont pas corporels. On pourrait dire parallèlement qu’ils ont eu raison de présenter le monde comme élaboré à partir d’éléments simples, mais tort de tenir ce processus de composition pour chronologique. Mais il faut aller plus loin. Pour l’Ancienne Académie, cette conception du discours philosophique comme image mobile et déploiement analytique de l’éternité était essentielle à la notion même de principe et ne s’appliquait pas seulement à la recherche des principes incorporels de cette réalité mixte qu’est le monde. Le texte de Sextus se poursuit en notant que les réalités incorporelles qui précèdent les corps ne sont pas pour autant nécessairement des éléments des êtres ou des principes premiers. Les Formes platoniciennes sont de ce type mais ne sont pas « principes », car chacune est une en elle-même mais, dans la mesure, où chacune communique avec d’autres Formes, elle est multiple, ce qui a obligé à remonter à leurs fondements, à savoir le nombre. On retrouve le schéma appliqué au Timée par Speusippe et Xénocrate. Et la suite du passage de Sextus applique le même raisonnement aux figures solides (τὰ στερεὰ σχήματα), qui sont antérieures au corps et incorporelles, mais qui ne sont pas à l’origine de tout (οὐκ ἄρχει τῶν πάντων) : « Viennent en effet aussi avant elles pour la pensée les figures planes, du fait que les solides en sont composées »32. Et les surfaces dépendent des lignes, qui Sextus Empiricus, Adv. math., X, 250 sq. = 120 Isnardi Parente ne mentionne pas le nom de Xénocrate mais le passage a été souvent utilisé pour reconstituer ou bien la pensée de Xénocrate ou bien les doctrines non-écrites de Platon : voir M. Isnardi Parente, M. Senocrate-Ermodoro, 1992, p. 347-350 et M. Isnardi Parente, « Senocrate in Sesto Empirico », Rivista di Storia della Filosofia, 3, 2008, p. 477-483. 31 Sextus Empiricus, Adv.  math., X, 251  = 120  Isnardi Parente : τὸ δ’ ἔκ τινων συνεστὼς οὐκ ἔστιν ἀρχή, ἀλλὰ τὸ ἐκείνου αὐτοῦ συστατικόν. 32 Sextus Empiricus, Adv. math., X, 259 : προάγει γὰρ καὶ τούτων κατὰ τὴν ἐπίνοιαν τὰ ἐπίπεδα σχήματα διὰ τὸ ἐξ ἐκείνων τὰ στερεὰ συνίστασθαι. 30

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dépendent des nombres, qui dépendent d’après Pythagore de la monade et de la dyade indéfinie, qui sont les principes des êtres, comme dans le témoignage de Plutarque sur Xénocrate que j’ai cité en commençant. La procédure de décomposition qui permet de remonter du sensible à l’intelligible s’applique donc à l’intérieur même de l’intelligible, où il existe également des composés et des principes. Mais on ne peut pas s’en tenir à ce texte éclairant de Sextus, car son lien avec l’Ancienne Académie est hypothétique. Il faut donc établir ce que je viens d’esquisser sur la base de témoignages plus fiables. La procédure de génération fictive a-t-elle été vraiment invoquée non seulement pour secourir le Timée mais aussi à propos de la dérivation des différents niveaux de réalité intelligibles à partir des principes les plus élevés (qui sont considérés comme donnés dans le Timée) ? Aristote avance dans sa critique de la doctrine des principes des Platoniciens la même objection qu’à l’égard de leur interprétation du Timée, à savoir qu’ils proposent de manière « absurde » d’engendrer des êtres éternels33. Le commentaire du livre N faussement attribuée à Alexandre d’Aphrodise l’explique en faisant référence à l’interprétation académicienne du Timée : Puisque Xénocrate, défendant la position de Platon, comme il le dit dans le livre I du De caelo, disait qu’il avait fait une hypothèse dans un but pédagogique et pour connaître comment les Formes sont engendrées, s’il est possible qu’elles soient engendrées, et disait aussi que les Formes étaient engendrées à partir du grand et du petit rendus égaux par l’Un, s’il est possible qu’elles soient engendrées…34

À première vue, le commentateur, vraisemblablement Michel d’Ephèse, fait une grossière erreur en appliquant aux Formes ellesmêmes une analyse qui concerne seulement le monde d’après le texte du De caelo. Mais l’extension de l’analyse est confirmée par un autre passage de Métaphysique N, où Aristote conclut sa réfutation de la génération du pair en disant qu’ « il est par conséquent évident qu’ils ne produisent

33 Mét., N, 3, 1091  a  12-13  = 41  Tarán (cf.  Ν, 2, 1088  a  14-35) : ἄτοπον δὲ καὶ γένεσιν ποιεῖν ἀϊδίων ὄντων, μᾶλλον δ’ ἕν τι τῶν ἀδυνάτων. 34 Ps.-Alexandre, In Met., 819, 37  Hayduck  = 116  Isnardi Parente : ἐπεὶ δὲ ὁ Ξενοκράτης ὑπεραπολογούμενος τοῦ Πλάτωνος, ὡς καὶ ἐν τῷ Α τῆς Περὶ οὐρανοῦ εἴρηται, ἔλεγεν ὅτι διδασκαλίας χάριν καὶ τοῦ γνῶμαι, πῶς εἰ γεγόνασιν αἱ ἰδέαι, δυνατὸν ἧν αὐτὰς γενέσθαι, ὑπετίθετό τε καὶ ἔλεγεν ὡς ἐκ τοῦ μεγάλου καὶ μικροῦ ὑπὸ τοῦ ἑνὸς ἰσασθέντων ἐγένοντο ἄν, εἰ δυνατὸν αὐτὰς ἧν γενέσθαι· κτλ.

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pas la genèse des nombres à des fins de connaissance »35. L’objection est d’ailleurs la même que dans le De caelo lorsqu’il souligne que le passage du désordre à l’ordre exige le temps : s’il y a passage d’un contraire à l’autre (l’inégal à l’égal) dans la construction du pair, alors il doit y avoir antériorité de l’inégalité sur l’égalisation, et cette dernière ne peut pas avoir eu lieu de toute éternité et n’est donc pas (en tant qu’opération productrice) purement théorique. Cette objection implique donc que Speusippe et Xénocrate présentaient comme une procédure analytique, similaire à celle des géomètres, leur définition des nombres à partir de la composition des deux premiers principes, Un ou Monade d’une part, Multiplicité, Illimité ou Dyade d’autre part. Il s’agit certes ici des nombres et non des Formes comme chez Michel d’Ephèse. Je ne veux pas entrer dans la question très compliquée de leurs rapports, car ce qui m’importe est que l’on trouve appliquée à des objets non sensibles et même immuables l’idée d’un engendrement purement théorique, et l’on peut supposer qu’il en allait chez Speusippe et Xénocrate de même pour tous ces objets, à savoir les Formes dans la mesure où ils les admettaient, les nombres, les grandeurs ou objets géométriques et l’âme. Cette extension d’un discours génétique aux principes intelligibles eux-mêmes peut surprendre, dans la mesure où elle semble anéantir la division du Timée entre connaissance des êtres immuables et connaissance du devenir, qui était déjà relativisée par la position intermédiaire du monde chez Xénocrate, comme on l’a noté plus haut. À propos des Formes, on proposerait également un eikos logos, du moins dans la mesure où on présente comme engendré ce qui est éternel. Il faut cependant souligner que, dans le témoignage d’Aristote, l’objectif de l’approche constructiviste des nombres n’est pas pédagogique : τοῦ θεωρῆσαι ἕνεκεν dit Aristote36. De même, à propos des constructions des mathémati35 Mét., N, 4, 1091 a 29 : εἰ δ’ ἀεὶ ἦσαν ἰσασμένα, οὐκ ἂν ἦσαν ἄνισα πρότερον (τοῦ γὰρ ἀεὶ οὐκ ἔστι πρότερον οὐθέν), ὥστε φανερὸν ὅτι οὐ τοῦ θεωρῆσαι ἕνεκεν ποιοῦσι τὴν γένεσιν τῶν ἀριθμῶν. 36 Michel d’Ephèse confère quant à lui un but pédagogique à la genèse des Formes sans doute parce qu’il se réfère au passage du De caelo. De ce point de vue, il ferait bien une erreur. Un autre témoignage problématique pour la distinction ici défendue est celui de Plutarque, De an. proc., 1013 A sur l’interprétation par Xénocrate et Crantor de la genèse de l’âme par composition dans le Timée. Selon Plutarque, ils pensent que l’âme n’a pas été engendrée dans le temps mais qu’elle a plusieurs facultés et que Platon a donc analysé son essence θεωρίας ἓνεκα. Or, si le cas de l’âme et du monde étaient bien (comme l’affirme Plutarque ensuite en 1013 B) traités de la même manière par ces penseurs et si l’on admet mon interprétation, la genèse de l’âme devrait relever d’une finalité didactique et non théorique. Il est cependant plausible que Plutarque ait abusivement mis sur

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ciens, les analyses issues de l’Académie évoquent des motifs purement cognitifs : γνώσεως ἕνεκα dit Platon dans un passage fameux de la République à propos du langage des géomètres (VII, 527b2) et, selon Proclus, Speusippe lui emboîtait le pas en affirmant que « nous considérons leur [= les figures géométriques] génération non pas du point de vue de la production mais du point de vue de la connaissance (οὐ ποιητικῶς ἀλλὰ γνωστικῶς ὁρῶμεν) »37. Les témoignages ont donc discrètement préservé une distinction académicienne entre deux formes de reconstruction d’objets éternels38, à la fois artificielles et nécessaires à la connaissance des principes du tout. D’une part, une narration étalant fictivement dans le temps la structure du monde (ou du ciel) afin d’aider les esprits peu aguerris à saisir sa composition et la différence entre ses principes et toutes les réalités le même plan (dans l’interprétation du Timée par Xénocrate) la genèse non temporelle de l’âme et celle du monde. Il faut noter en effet que cette équivalence est l’une des principales objections de Plutarque à la lecture non chronologique du Timée, car elle exclut selon lui la primauté de l’âme sur le monde défendue dans le Timée (voir De an. proc., 1013 E-F qui invoque Timée, 34 c). Or, le témoignage de Plutarque lui-même (cité note 11 ci-dessus) sur la composition de l’âme chez Xénocrate suggère que celle-ci prolonge la genèse idéale des nombres et est donc bien du même type (à savoir purement analytique et donc à finalité théorique, comme le dit bien Plutarque), contrairement à la genèse du monde, qui possède en outre une finalité didactique et une forme narrative facultatives. 37 Proclus, In Euclid., 77, 20-78, 6 Friedlein = 72 Tarán. Sur ces deux passages, je me permets de renvoyer à T. Bénatouïl et D. El Murr, « L’Académie et les géomètres : usages et limites de la géométrie de Platon à Carnéade », Philosophie Antique 10, 2010, p. 41-80, où notre interprétation s’oppose à celles qui attribuent à Platon ou Speusippe une saisie intuitive des objets mathématiques ou des Formes, qui dispenserait l’esprit de toute procédure analytique. 38 Aux témoignages à peine cités, on pourrait ajouter Proclus, In Tim., I, 290, 3-11, qui mentionne une interprétation du Timée « plus logique » (que celle de Severus) soutenant que « le terme “génération” est appliqué au monde seulement pour la pensée (κατ’ ἐπίνοιαν μόνην) », et la distingue d’une interprétation de la genèse en termes pédagogiques (voir le passage cité plus haut, note 20). On a une trace de la première position chez Sextus Empiricus quand il remarque que « ceux qui admettent que le monde est inengendré et éternel ne recherchent pas moins pour la pensée les principes qui l’ont structuré en premier (πρὸς ἐπίνοιαν ζητοῦσι τὰς πρῶτον συστησαμένας αὐτὸν ἀρχάς) » (Sextus Empiricus, Adv. math., X, 255). Il existait donc sans doute un débat sur la finalité de l’approche génétique du monde (logico-analytique, comme la genèse des nombres, ou seulement pédagogique ?). Mais le commentaire de Proclus, comme le témoignage de Sextus, ne portent pas sur l’Ancienne Académie et incorporent des débats ultérieurs, comme on l’a déjà noté à propos de l’interprétation pédagogique (rapportée par Proclus à la célébration de la providence divine). En ce qui concerne la première interprétation, il semble que l’expression κατ’ ἐπίνοιαν soit d’origine stoïcienne (voir Diogène Laërce, VII, 35 qui l’attribue à Posidonius à propos des limites des corps) plutôt qu’académicienne ; elle n’apparaît en tout cas pas dans les témoignages de Plutarque ou Proclus qui nomment Xénocrate et Speusippe.

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composées qui en résultent. D’autre part, une construction des réalités intelligibles (y compris, sans doute, l’âme) à partir des principes ultimes au moyen d’opérations idéales analogues à celles utilisées par les mathématiciens pour leurs objets. Dans les deux cas, l’approche génétique est requise pour distinguer le composé du simple ou le postérieur de l’antérieur, mais le cas du monde ajoute à la composition une hétérogénéité entre sensible et intelligible. La narration étant essentiellement pédagogique, elle est facultative et le premier cas pourrait donc être ramené au second, du moins pour ce qui est de l’analyse de la manière dont la structure éternelle du monde est issue des principes ultimes. En revanche, ce second type de dérivation d’objets intelligibles à partir des principes serait indispensable à leur connaissance. Se pose alors la question de l’objectivité et de la portée de ce système constructiviste, qui pourrait n’exprimer que les limites de l’esprit humain à saisir des objets à la fois immuables et complexes. On peut poser ce problème à partir de la Métaphysique de Théophraste39. Ce dernier ouvre en effet son opuscule sur la distinction entre l’étude des réalités premières et celle de la nature, et sur le problème de l’existence d’une connexion ou communauté entre intelligibles et êtres naturels. Celle-ci, ajoute Théophraste, est plus raisonnable qu’une séparation-collaboration entre ces deux types d’êtres afin d’éviter « un tout fait d’épisodes »40. On sait que le terme ἐπεισοδιῶδες est utilisé par Aristote dans deux passages fameux de la Métaphysique qui visent Speusippe, auquel il est reproché de proposer une « nature constituée d’épisodes, comme une mauvaise tragédie »41, c’est-à-dire (selon la Poétique) « une intrigue dans laquelle les épisodes se suivent sans vraisemblance ni nécessité »42. 39 Sur les différentes conceptions des principes chez Platon et dans l’Académie selon Théophraste, voir l’analyse détaillée de David Lefebvre dans ce volume. 40 Théophraste, Mét., 4 a 9-16 : Ἀρχὴ δέ, πότερα συναφή τις καὶ οἷον κοινωνία πρὸς ἄλληλα τοῖς τε νοητοῖς καὶ τοῖς τῆς φύσεως, ἢ οὐδεμία ἀλλ’ ὥσπερ ἑκάτερα κεχωρισμένα συνεργοῦντα δέ πως εἰς τὴν πᾶσαν οὐσίαν. εὐλογώτερον δ’ οὖν εἶναί τινα συναφὴν καὶ μὴ ἐπεισοδιῶδες τὸ πᾶν, ἀλλ’ οἷον τὰ μὲν πρότερα τὰ δ’ ὕστερα, καὶ ἀρχὰς τὰ δ’ ὑπὸ τὰς ἀρχάς, ὥσπερ καὶ τὰ ἀίδια τῶν φθαρτῶν. 41 Aristote, Mét., N, 3, 1090 b 19 : μὴ ὄντος γὰρ τοῦ ἀριθμοῦ οὐθὲν ἧττον τὰ μεγέθη ἔσται τοῖς τὰ μαθηματικὰ μόνον εἶναι φαμένοις, καὶ τούτων μὴ ὄντων ἡ ψυχὴ καὶ τὰ σώματα τὰ αἰσθητά· οὐκ ἔοικε δ’ ἡ φύσις ἐπεισοδιώδης οὖσα ἐκ τῶν φαινομένων, ὥσπερ μοχθηρὰ τραγῳδία. Voir aussi Mét., Λ, 10, 1075 b 37 sq. 42 Aristote, Poétique, 9, 1451 b 33-35. Il ajoute ensuite que des mauvaises tragédies sont parfois composées par de bons poètes par la faute des acteurs, qui les poussent à prolonger l’intrigue au-delà de ce qui est requis : tel semble être le (mauvais) rôle que jouent les différents êtres mathématiques (qui veulent chacun leurs principes indépendants : voir note suivante) dans la doctrine speusippéenne selon Aristote. Un peu plus loin (10,



Thomas Bénatouïl

On a rarement remarqué que cette critique d’Aristote touche non seulement la conception précise des niveaux de réalité qui est celle de Speusippe43, mais aussi la méthode académicienne qui, à l’instar du Timée, admet la construction d’objets éternels et propose ainsi à leur sujet une forme d’histoire ou de narration fictive, si bien que l’analogie avec la tragédie et ses normes d’unité n’est pas purement polémique de la part d’Aristote, mais reflète la manière dont les académiciens abordent euxmêmes ce qui résulte des principes ultimes. Le Stagirite concède pour ainsi dire à Speusippe que l’explication métaphysique est comparable à une narration ou peut en avoir la forme, mais objecte que celle que raconte Speusippe à propos de la nature est tout à fait mauvaise en tant qu’histoire et donc, de son propre aveu, en tant qu’explication. Cette lecture me semble confirmée par la reprise de la critique chez Théophraste en ouverture de son opuscule. Ayant posé le problème de la connexion entre intelligibles et êtres naturels, Théophraste s’interroge sur la nature des principes et note que si l’on admet avec certains penseurs que les intelligibles se réduisent aux êtres mathématiques44, deux problèmes se posent : (a) leur connexion avec les sensibles n’est pas très facile à saisir, et (b) il ne semble pas du tout rendre un service utile au tout/à toutes choses. La fondation du monde dans les êtres mathématiques est inutile et incertaine. Mais ce qui m’intéresse est la justification de Théophraste qui suit :

1452 a 20-22), Aristote souligne la différence entre le fait de se suivre et le fait de résulter les uns des autres pour des événements. De même, Speusippe a le tort de juxtaposer des niveaux de réalité sans montrer comment ils résultent l’un de l’autre. 43 Celui-ci semble avoir posé des principes propres à chaque type de réalité (nombres, grandeurs, âmes), du moins d’après Aristote, Mét., Z, 2, 1028 b 21-24, et ne les avoir liés entre eux que par une relation d’analogie. Aristote précise que « ceux qui posent les Idées » (Xénocrate et peut-être Platon) échappent au reproche d’épisodisme (Mét., N, 3, 1090 b 20) car ils produisent chaque type de réalité à partir d’un type antérieur. Théophraste dit quant à lui que, dans un tout épisodique, il n’y a plus d’antérieur et de postérieur ni même de distinction entre les principes et ce qui en dépend. 44 Mét., 4  a  18-21 : εἰ μὲν γὰρ ἐν τοῖς μαθηματικοῖς μόνον τὰ νοητά, καθάπερ τινές φασιν, οὔτ’ ἄγαν εὔσημος ἡ συναφὴ τοῖς αἰσθητοῖς, οὔθ’ ὅλως ἀξιόχρεα φαίνεται παντός· Il me semble clair que ce passage étend l’analyse au-delà du seul Speusippe, qui réduisait les Formes aux Nombres (que Théophraste réintroduit spécifiquement dans l’analyse seulement en 4 b 5), alors que les êtres mathématiques incluent les grandeurs, comme le montre la phrase qui vient après (voir note suivante). Xénocrate, voire Platon et les pythagoriciens, sont donc ici également visés. Voir en ce sens la note ad loc. d’A. Laks et G. Most à leur traduction, ainsi que J. Dillon, « Theophrastus’ critique of the Old Academy in the Metaphysics », dans W. Fortenbaugh et G. Wöhrle (éd.), On the Opuscula of Theophrastus, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2002, p. 176.



SPEUSIPPE ET XÉNOCRATE ONT-ILS SYSTÉMATISÉ LA COSMOLOGIE DU TIMÉE ?

Car [les êtres mathématiques] semblent avoir été pour ainsi dire construits par nous comme des figures, des formes et des rapports que nous posons sur [les choses], et n’avoir par eux-mêmes aucune nature. Et si tel n’est pas le cas, ils ne sont pas capables d’entrer en connexion avec les choses naturelles de manière à y produire quelque chose comme la vie et le mouvement. En effet le nombre lui-même n’en est pas non plus [capable], lui que certains posent pourtant comme le premier et le plus puissant [des êtres]45.

Comme Aristote, Théophraste critique le caractère artificiel voire imaginaire de toute dérivation de réalités composées à partir des êtres mathématiques dans la mesure où elle présente comme exprimant la structure de la réalité ce qui est en réalité une pure élaboration théorique. Remarquons que, dans le premier témoignage que j’ai cité, celui du Ps.Jamblique à propos de la décade, Speusippe insiste à plusieurs reprises sur le fait qu’elle existe par elle-même et non en vertu de nos conventions ou par hasard, comme s’il anticipait la critique de Théophraste. Ce dernier retourne en effet la méthode académicienne contre elle-même : si le monde doit être analysé et recomposé comme une figure géométrique, alors ses principes n’ont pas plus de réalité qu’une telle figure (du point de vue de la théorie aristotélicienne des êtres mathématiques). Le constructivisme se retourne en machination. Les systèmes génétiques académiciens ne sont donc sans doute pas des fictions, à l’instar des tragédies, mais ce ne sont probablement que des constructions de l’esprit, et ils sont tels de leur propre aveu. Il faut toutefois reconnaître que la principale objection de Théophraste, comme déjà d’Aristote, porte moins sur la méthode académicienne que sur les principes auxquels elle aboutit : même s’ils n’étaient pas des constructions de l’esprit humain, les objets mathématiques, aussi abstraits soient-ils, ne sont pas aptes à rendre compte du monde dans sa diversité et son devenir. Cela conduit à se demander si le constructivisme académicien ne pourrait pas être sauvé en changeant de contenu. L’analogie épistémologique entre la connaissance des principes et les procédures des géomètres est-elle inséparable de l’hypothèse que les principes sont eux-mêmes des êtres mathématiques ? Il ne semble pas, comme en témoignent toutes les cosmologies ou métaphysiques ultérieures qui proposeront de distinguer des principes et/ou des niveaux de Mét., 4 a 21 (je traduis) : οἷον γὰρ μεμηχανημένα δοκεῖ δι’ ἡμῶν εἶναι σχήματά τε καὶ μορφὰς καὶ λόγους περιτιθέντων, αὐτὰ δὲ δι’ αὑτῶν οὐδεμίαν ἔχειν φύσιν· εἰ δὲ μή, οὐχ οἷά τε συνάπτειν τοῖς τῆς φύσεως ὥστ’ ἐμποιῆσαι καθάπερ ζωὴν καὶ κίνησιν αὐτοῖς· οὐδὲ γὰρ αὐτὸς ὁ ἀριθμός, ὅνπερ δὴ πρῶτον καὶ κυριώτατόν τινες τιθέασιν. 45



Thomas Bénatouïl

réalité qui n’existent jamais seuls et séparés les uns des autres. Même si ces « systèmes » invoquent d’autres modèles que celui des constructions géométriques et même si la question de l’influence historique de l’Ancienne Académie sur le stoïcisme46 ou le néoplatonisme est extrêmement controversée, il est indéniable que le « secours » apporté par Speusippe et Xénocrate au Timée a eu une portée et une postérité philosophiques cruciales. C’est d’ailleurs ce qui empêche parfois de bien percevoir la spécificité de cette méthode d’analyse et de justification des principes du monde, qui ne nous est connue que par des témoignages polémiques ou tardifs, qui en émoussent l’originalité et la rigueur.

Pour un bilan critique récent à ce sujet, voir G. Reydams-Schils, « The Academy, the Stoics and Cicero », 2013. 46



QU’EST-CE QU’UN PRINCIPE SELON ARISTOTE ? Sylvain Delcomminette (Université Libre de Bruxelles)

Qu’est-ce qu’Aristote appelle un principe, et quel rôle joue cette notion dans sa philosophie ? Ces questions sont moins simples qu’elles ne le paraissent à première vue et nous conduisent au cœur même de la démarche aristotélicienne. Je voudrais montrer ici le trajet que suit la notion de principe entre ces trois œuvres majeures que sont les Seconds analytiques, la Physique et la Métaphysique. Vu l’étendue de la matière, mon exposé demeurera forcément assez général ; mais j’espère que cette généralité nous permettra d’atteindre une vue d’ensemble qui pourra s’avérer utile afin de saisir les différentes ramifications de la notion de principe chez Aristote.

I De prime abord, il pourrait sembler que le point de départ évident pour s’interroger sur cette notion, de même d’ailleurs que sur un grand nombre d’autres notions mobilisées par la philosophie d’Aristote, soit le livre Δ de la Métaphysique1. Le chapitre de ce livre consacré à la notion d’ἀρχή – le premier du livre Δ, de manière significative – s’avère toutefois rapidement décevant. En effet, comme l’indiquent R. Bodéüs et A. Stevens dans leur récente traduction commentée du livre Δ, il s’attache beaucoup moins à « considérer les usages de la langue technique, qu’elle soit physique, logique ou ontologique », qu’à « répertorier tous les usages de la langue courante, tandis que les usages techniques ne C’est par exemple de là que part S. Roux, La recherche du principe chez Platon, Aristote et Plotin, Paris, Vrin, 2004, p. 119-141. 1

Les principes cosmologiques du platonisme. Origines, influences et systématisation, éd. par Marc-Antoine Gavray et Alexandra Michalewski, Turnhout, Brepols, 2017 (Monothéismes et Philosophie 23), p. 39-61. FHG DOI 10.1484/M.MON-EB.5.114798

Sylvain Delcomminette

sont ajoutés que subsidiairement, à la fin du chapitre »1. Ainsi, Aristote commence (1012 b 34-1013 a 14) par énumérer les différents usages d’ἀρχή au sens d’« origine » et de « commencement » – d’un mouvement, d’un devenir, d’une action ou d’une chose – avant de passer, par l’intermédiaire d’un ἔτι, à la signification épistémologique du principe : « ce d’où la chose est connue en premier lieu, cela aussi est dit principe de la chose, par exemple les hypothèses des démonstrations (ὅθεν γνωστὸν τὸ πρᾶγμα πρῶτον, καὶ αὕτη ἀρχὴ λέγεται τοῦ πράγματος, οἷον τῶν ἀποδείξεων αἱ ὑποθέσεις) », puis de rapprocher cette signification de celle de « cause », « car toutes les causes sont principes (πάντα γὰρ τὰ αἴτια ἀρχαί) » (1013  a  14-17). Ces trois lignes contiennent beaucoup d’informations, mais sous une forme tellement ramassée qu’elles sont difficilement exploitables de manière indépendante. Tournons-nous dès lors vers ce à quoi elles font clairement allusion, à savoir la théorie de la science développée dans les Seconds Analytiques.

II Comme on le sait, Aristote explore dans cet ouvrage la structure d’une science démonstrative, c’est-à-dire d’une science organisée sous la forme de démonstrations, celles-ci étant des syllogismes dont les prémisses respectent un certain nombre d’exigences. Tout d’abord, ces prémisses doivent être vraies, dans la mesure où elles doivent elles-mêmes être connues et où il ne peut y avoir de connaissance fausse (Seconds Analytiques, I, 2, 71 b 25-26). Ensuite, elles doivent avoir une certaine priorité sur la conclusion, qu’Aristote exprime en disant qu’elles doivent lui être antérieures (πρότερα), être plus connues qu’elle (γνωριμώτερα) et être ses causes (αἴτια) (71 b 29-33). Aristote précise que le fait d’être antérieures et plus connues que la conclusion doit s’entendre ici non pas pour nous, mais par nature, et qu’en ce sens, c’est le plus universel qui est antérieur et plus connu, même si pour nous il est postérieur et moins connu (71 b 33-72 a 5). Quant au fait que les prémisses d’une démonstration soient la cause de la conclusion, il mérite que nous nous y attardions quelque peu. Selon Aristote, connaître scientifiquement, cela signifie toujours « connaître la cause par laquelle la chose est » (τήν… αἰτίαν… γινώσκειν R. Bodéüs et A. Stevens, Aristote. Métaphysique, Livre Delta, Paris, Vrin, 2014, p. 79. 1

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Qu’est-ce qu’un principe selon Aristote ?

δι’ ἣν τὸ πρᾶγμά ἐστιν, 2, 71 b 10-11). Dans le cadre de la science démonstrative, c’est-à-dire de celle qui consiste en la possession de la démonstration (cf. 71 b 16-18), la « chose » en question est la conclusion ; et la cause doit en être exhibée par les prémisses. Ce point est capital : ce que l’on cherche, c’est toujours la cause de l’appartenance d’un prédicat à un sujet. Aristote est très clair sur ce point : « chercher pourquoi une chose est elle-même, c’est ne rien chercher » (Métaphysique, Ζ, 17, 1041 a 1415) ; on cherche toujours pourquoi quelque chose appartient à quelque chose d’autre (διὰ τί ἄλλο ἄλλῳ τινὶ ὑπάρχει, 1041  a  11), c’est-à-dire la cause d’un état de choses exprimé par une proposition prédicative. C’est la cause ainsi entendue qui est censée être exhibée par la démonstration. En un sens, tout syllogisme valide exprime la cause de la conclusion. En effet, pour Aristote, le moyen terme est la cause de l’appartenance (universelle ou particulière, affirmative ou négative) du grand extrême au petit extrême. Dans le cas d’un syllogisme du type AaB, BaC├ AaC (où « a » symbolise la relation « appartient à tous les » et « ├ » la déduction), B est la cause de l’appartenance de A à C, car c’est en raison de la relation de A et de C à B que l’on peut déduire la relation entre A et C. Si l’on demande : « pourquoi (διὰ τί) A appartient-il à C ? », on répondra : « parce que (διότι) A appartient à B et que B appartient à C ». B est donc la cause (αἰτία), le pourquoi (διότι). Cependant, la cause en question est ici purement « formelle » (en un sens non aristotélicien). Cela apparaît clairement dans le cas de syllogismes valides dont les prémisses sont fausses et la conclusion vraie. Par exemple, dans le syllogisme « si animal appartient à toutes les pierres et que pierre appartient à tous les hommes, alors animal appartient à tous les hommes », le moyen terme « pierre » est certes la « cause » de la conclusion d’un point de vue purement formel, mais évidemment pas du point de vue du contenu des propositions en présence ; car il est clair que ce n’est pas parce que les pierres sont des animaux et les hommes des pierres que les hommes sont des animaux, puisque les deux premières propositions sont fausses. Bien plus, selon Aristote, même lorsque les prémisses d’un syllogisme valide sont vraies, elles n’expriment pas toujours la cause de la conclusion en ce deuxième sens. Quand ce n’est pas le cas, on a un syllogisme du « fait » (littéralement du « que », ὅτι), mais pas un syllogisme du « pourquoi » (διότι), seule la deuxième espèce de syllogisme pouvant prétendre au titre de syllogisme scientifique véritable. C’est dans le chapitre 13 du premier livre des Seconds analytiques qu’Aristote explore cette distinction entre syllogisme du fait et syllo-

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Sylvain Delcomminette

gisme du pourquoi. Je me limiterai ici au cas le plus simple (78 a 26-b 11). Aristote donne l’exemple du syllogisme suivant : Les planètes ne scintillent pas Ce qui ne scintille pas est proche Les planètes sont proches

Selon lui, toutes les propositions qui constituent ce syllogisme sont vraies, mais ce syllogisme prouve seulement le fait que les planètes sont proches, pas le pourquoi de ce fait. « En effet, ce n’est pas à cause du fait qu’elles ne scintillent pas qu’elles sont proches, mais c’est à cause du fait qu’elles sont proches qu’elles ne scintillent pas » (Seconds analytiques, I, 13, 78 a 37-38). Le syllogisme du pourquoi serait donc bien plutôt le suivant : Les planètes sont proches Ce qui est proche ne scintille pas Les planètes ne scintillent pas

Pour nous, le premier syllogisme peut sembler plus pertinent : de fait, c’est parce que les planètes ne scintillent pas que nous déduisons leur proximité (du moins dans l’hypothèse d’Aristote). Mais selon l’ordre de la science en soi, il semble clair que ce n’est pas la proximité des planètes qui est une conséquence de leur absence de scintillement, mais bien plutôt l’absence de scintillement qui est une conséquence de leur proximité2. Un autre exemple donné par Aristote est peut-être encore plus clair : nous pouvons déduire la sphéricité de la lune du fait qu’elle subit les augmentations et les diminutions que nous pouvons observer3, mais ce n’est évidemment pas parce qu’elle subit de telles augmentations et diminutions qu’elle est sphérique, mais au contraire parce qu’elle est sphérique qu’elle subit de telles augmentations et diminutions. C’est donc la sphéricité de la lune qui est la cause, le pourquoi de ce phénomène, et non l’inverse. On voit que la cause dont il s’agit ici ne se situe plus au niveau purement formel de la syllogistique, mais est cause en vertu de la signification même des termes mobilisés dans le syllogisme. 2 Dans le traité Du ciel, II, 8, 290 a 18-24, Aristote explique ce phénomène par le fait que lorsqu’il se tourne vers des objets très lointains, notre regard tremble en raison de la distance, et que nous attribuons ce mouvement à l’astre lui-même. 3 Comme le fait Aristote en Du ciel, II, 11, 291 b 18-21.

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Qu’est-ce qu’un principe selon Aristote ?

Mais de quel type est plus précisément cette cause ? Aristote répond à cette question dans l’un des textes les plus controversés des Seconds analytiques, le chapitre 11 du livre II. Je ne m’attarderai pas ici sur ce texte particulièrement difficile4. Disons simplement qu’Aristote cherche à y montrer que les quatre causes qu’il reconnaît dans ses traités physiques et métaphysiques – celles qui ont reçu les noms de « cause matérielle », « cause formelle », « cause efficiente » et « cause finale » – peuvent à des titres divers se retrouver en position de moyen terme dans un syllogisme. Toutefois, on ne peut manquer de remarquer qu’Aristote semble in fine accorder une primauté à la cause formelle (ici désignée par l’idiome τὸ τί ἦν εἶναι) dans le cadre du syllogisme proprement scientifique, surtout si on combine ce chapitre au suivant (II, 12) qui étudie le problème des rapports entre la cause et l’effet. C’est d’ailleurs ce qui permet ultimement de comprendre la différence entre syllogisme du fait et syllogisme du pourquoi : comme l’écrit Aristote, « que ce ne soit pas l’éclipse qui est la cause de l’interposition , mais celle-ci de l’éclipse, c’est clair ; car l’interposition appartient à la formule (τῷ λόγῳ) de l’éclipse, de sorte qu’il est évident que c’est par celle-ci que celle-là est connue, et non celle-ci par celle-là » (II, 16, 98 b 21-24). « Connue » doit ici être entendu au sens de « connue en soi » et non de « connue pour nous », car c’est bien plutôt l’éclipse qui nous fait connaître l’interposition de la terre. Mais du point de vue de la science en soi, l’interposition de la terre est première, car elle peut être définie indépendamment de l’éclipse, ce qui n’est pas le cas de cette dernière (du moins au vrai sens de la définition qui dit ce qu’est la chose définie). Dès lors, si le moyen terme est cause, c’est parce qu’il est (ou appartient à) la définition du grand extrême (du prédicat de la conclusion). Toutes les prémisses vraies, antérieures à la conclusion, causes de celleci et plus connues qu’elles ne sont pas encore des principes ; pour ce faire, elles doivent également être premières (πρώτα), immédiates (ἄμεσα) et indémontrables (ἀναπόδεικτα), les trois termes étant manifestement sy Sur lequel on pourra se reporter aux commentaires ad loc. de W. D. Ross (Aristotle’s Prior and Posterior Analytics, Oxford, Clarendon Press, 1949), J. Barnes (Aristotle. Posterior Analytics [1975], Oxford, Clarendon Press, 1993²) et W.  Detel (Aristoteles. Analytica Posteriora, 2 Bde, Berlin, Akademie, 1993), ainsi qu’à L. Robin, « Sur la conception aristotélicienne de la causalité » [1909-1910], repris dans La pensée hellénique des origines à Épicure, Paris, P.U.F., 1967, p. 423-485 ; M. Mignucci, « Di un passo controverso degli Analitici secondi di Aristotele », dans Scritti in onore di Carlo Giacon, Padoue, Antenore, 1972, p. 63-86 ; M. R. Johnson, Aristotle on Teleology, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 49-58 ; M. Leunissen, Explanation and Teleology in Aristotle’s Science of Nature, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 176-197. 4



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nonymes dans ce contexte (I, 2, 71 b 21, 26-27 et 72 a 5-8). Une prémisse est immédiate lorsqu’elle n’admet pas de moyen terme entre son sujet et son prédicat ; elle est alors indémontrable, et donc première dans l’ordre de la démonstration. L’état cognitif correspondant à sa connaissance est l’intelligence (νοῦς), qui fait l’objet du célèbre dernier chapitre des Seconds analytiques (II, 19) où elle est qualifiée de principe de la science (ἐπιστήμης ἀρχή, 100 b 15) – sc. de la science démonstrative –, l’intelligence et la science entretenant entre elles la même relation que leurs objets respectifs. Les premières prémisses ainsi décrites ne constituent toutefois pas la totalité des principes de la science. Aristote distingue en effet plusieurs types de principes (cf. I, 1, 71 a 11-17 ; I, 2, 72 a 14-24 ; I, 10). Sans entrer dans les détails, on peut résumer à grands traits la classification aristotélicienne de la manière suivante. Aristote distingue d’abord les principes communs à différentes sciences, qu’il nomme « axiomes » (ἀξιώματα), et les principes propres à chaque science particulière, qu’il nomme « thèses » (θέσεις). Il définit les axiomes comme « ce qu’il est nécessaire de posséder pour apprendre quoi que ce soit » (I, 2, 72 a 16-17). Selon cette définition, les axiomes seraient donc des principes universels, qui vaudraient pour toutes les sciences. Tel semble bien être le cas de deux des exemples d’axiomes qu’il cite dans les Seconds analytiques, à savoir le principe de non-contradiction et le principe du tiers exclu (cf. I, 1, 71 a 13-14 ; I, 11, 77 a 10, 22). Si de tels principes sont présupposés par tout apprentissage, ce n’est pas parce qu’ils interviendraient nécessairement à titre de prémisses dans toute démonstration : au contraire, Aristote montre que bien qu’ils puissent jouer ce rôle, cela n’arrive que dans des cas très particuliers (cf. I, 11, 77 a 10-25). C’est plutôt parce que de tels principes, comme Aristote le montrera dans le livre Γ de la Métaphysique, sont présupposés par toute pensée sensée et par tout usage signifiant du langage. Cependant, le troisième exemple d’axiome cité par Aristote, à savoir « si l’on retranche des choses égales de choses égales, les restes sont égaux » (I, 10, 76 a 41 ; I, 11, 77 a 30-31), paraît différent, car il ne vaut que pour les quantités, et donc pour les sciences mathématiques. Dire qu’un tel principe est « commun » semble plutôt signifier ici qu’il est commun à plusieurs sciences, sans pour autant impliquer qu’il soit absolument universel. Bien plus, un tel principe semble bien quant à lui intervenir essentiellement, voire exclusivement, à titre de prémisse des démonstrations mathématiques, même si Aristote précise qu’il doit alors être restreint au genre auquel il s’applique (le nombre pour l’arithméticien, les



Qu’est-ce qu’un principe selon Aristote ?

grandeurs pour le géomètre), de sorte que ce principe est commun à différentes sciences, mais seulement « par analogie » (κατ’ ἀναλογίαν) (I, 10, 76 a 37-b 2) – ce qui vaut également lorsque le principe du tiers exclu est invoqué parmi les prémisses d’une démonstration (cf. I, 11, 77 a 2225)5. Il est donc préférable de définir les axiomes comme des principes communs à plus d’une science et présupposés par celles-ci soit à titre de prémisses, soit d’une autre manière qu’Aristote ne précise pas clairement dans ce contexte. La situation se complique lorsqu’on passe aux principes propres à chaque science, qui circonscrivent le champ dans lequel cette science évoluera. Aristote en distingue deux espèces, qui sont donc deux espèces de thèses : les « définitions » (ὁρισμοί) et les « hypothèses » (ὑπόθεσεις). Commençons par ces dernières. Aristote écrit qu’une hypothèse assume « n’importe quelle partie d’une contradiction, je veux dire que quelque chose est ou n’est pas (τὸ εἶναι τι ἢ τὸ μὴ εἶναι τι)6 » (I, 2, 72 a 19-20). On comprend généralement que les hypothèses sont des assomptions d’existence. Une telle interprétation pose toutefois un certain nombre de problèmes – notamment parce qu’Aristote n’invoque jamais la supposition de l’existence (et encore moins de l’inexistence) de quelque chose à titre de prémisse d’une démonstration. En réalité, il y a tout lieu de penser que les hypothèses correspondent bien plutôt à des propositions prédicatives du type « Α appartient à tous les B » ou « A n’appartient à aucun B », qui ont la forme typique des prémisses d’une démonstration7. Quant aux définitions, la situation n’est pas simple. En effet, Aristote écrit qu’à la différence des hypothèses, les définitions disent seulement ce que la chose est (τί ἐστι), mais pas qu’elle est ou n’est pas (I, 2, 72 a 20-

Sur cet usage des axiomes comme prémisses, voir en particulier R. McKirahan, Principles and Proofs. Aristotle’s Theory of Demonstrative Science, Princeton, Princeton University Press, 1992, p.  68-76, même s’il me paraît aller trop loin lorsqu’il suggère qu’Aristote n’a pas du tout en vue le rôle régulateur des axiomes dans les Seconds analytiques (cf. p. 74-75). 6 On pourrait comprendre : « le fait d’être quelque chose ou de ne pas être quelque chose » (cf. P. Pellegrin, Aristote. Seconds Analytiques, Paris, GF Flammarion, 2005, p. 346, n. 15 de la p. 71) ; mais bien que cette lecture aille dans le sens de l’interprétation qui va être défendue, elle ne lui est pas nécessaire. 7 Pour d’autres critiques de l’interprétation existentielle des hypothèses, voir M. Mignucci, L’argomentazione dimostrativa in Aristotele. Commento agli Analytici secondi, Padoue, Antenore, 1975, p. 36-37 ; A. Gómez-Lobo, « Aristotle’s hypotheses and the Euclidean postulates », Review of Metaphysics 30, 1977, p. 430-439 et A. P. Mesquita, « εἰ ἐστιν : Des hypothèses d’existence chez Aristote ? », Revue de philosophie ancienne 33, 2015, p. 129-172. 5

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24)8. Cela est pour le moins surprenant, étant donné que plus loin, il déclare qu’il faut d’abord répondre affirmativement à la question εἰ ἔστι; avant de poser la question τί ἐστι;, et que seul ce qui est a un τί ἐστι (II, 1, 89 b 34 ; 2, 89 b 35-90 a 1 ; 8, 93 a 20). Sans doute faut-il comprendre qu’Aristote entend ici « définition » au sens de ce qu’on appelle souvent « définition nominale »9, qui se contente d’énoncer « ce que signifie » le terme qu’elle définit sans prétendre exprimer le τί ἐστι au sens propre de la chose désignée par ce terme, pour autant que celle-ci ait effectivement un τί ἐστι. C’est ce que suggèrent les textes où il est question des définitions comme principes de la science dans ce premier livre (cf. I, 1, 71 a 15-16 ; I, 10, 76 a 32-34). Certes, une telle définition exprime bien, en un sens, « ce qu’est » la chose dont on parle, en ce qu’elle répond à la question τί ἐστι; (cf. I, 1, 71 a 13 ; I, 2, 72 a 23 ; II, 10, 93 b 29-32) ; mais cette question est alors prise au sens de « que signifie x ? », et non au sens fort de « quel est le τί ἐστι de x ? »10. La définition qui répond à cette dernière question implique quant à elle que la chose définie est, au sens où elle a effectivement un τί ἐστι, bref est une ousia ou peut être traitée comme une ousia. Mais cela revient à dire qu’elle est davantage qu’une définition nominale, en ce qu’elle inclut en plus une hypothèse11. Dans ces conditions, on peut comprendre pourquoi Aristote dit que des choses dont la science examine les prédicats par soi, il faut présupposer non seulement ce qu’elles sont, mais encore qu’elles sont, tandis que des 8 Telle est du moins l’interprétation traditionnelle, que je suis ici. Selon P. Pellegrin, Aristote. Seconds analytiques, p. 346, n. 15 de la p. 71, le ἄνευ τούτου de a 21 porterait plutôt sur l’alternative entre la négation et l’affirmation et signifierait qu’il ne peut y avoir de définition négative. 9 L’expression « définition nominale » est fondée sur l’expression λόγος ἕτερος ὀνοματώδης que l’on trouve en Seconds analytiques, II, 10, 93 b 30-31. Comme le fait remarquer W. D. Ross, Aristotle’s Prior and Posterior Analytics, p. 635, cette expression ne peut pas signifier cela dans ce contexte ; mais contrairement à ce qu’il en conclut, cela n’implique nullement qu’il n’y soit pas question de ce que la tradition a appelé « définition nominale » dans les lignes 93 b 29-32 : cf. J. Barnes, Aristotle. Posterior Analytics, p. 222. 10 Cf. Métaphysique, Γ, 4, 1006 b 18-22, qui suggère qu’il y a pure homonymie entre la question τί ἐστι; et sa réponse lorsqu’elles portent sur de véritables ousiai et lorsqu’elles portent sur des noms. 11 Comparer Métaphysique, Ε, 1, 1025 b 10-12, où Aristote écrit que les sciences ne produisent aucune formule du τί ἐστι, mais partent de celui-ci, les unes en le rendant évident par la sensation, les autres en prenant le τί ἐστι comme hypothèse (αἱ δ’ ὑπόθεσιν λαβοῦσαι τὸ τί ἐστιν) – le premier cas renvoyant sans doute aux sciences « empiriques », le deuxième aux sciences telles que les mathématiques. Dans les deux cas, il s’agit de partir de définitions qui sont plus que de simples définitions nominales et incluent également la réponse à la question εἰ ἔστι : Aristote poursuit en effet en disant que c’est « la même pensée (τῆς αὐτῆς… διανοίας) » qui rend évident le τί ἐστι et le εἰ ἔστι (b 17-18).

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Qu’est-ce qu’un principe selon Aristote ?

propriétés par soi, il faut seulement présupposer ce qu’elles signifient (I, 10, 76  b  3-11) : en effet, seul ce qu’Aristote appelle parfois le « genre sujet » (τὸ γένος τὸ ὑποκείμενον, I, 7, 75 a 42-b 1) a à proprement parler un τί ἐστι, précisément parce qu’il est (ou du moins : est considéré dans le cadre de la science en question comme) un sujet, une ousia ; tandis que les propriétés par soi n’ont d’être qu’en tant qu’elles sont prédiquées de ce sujet, et c’est précisément cette prédication qu’il s’agit de démontrer. Si cette interprétation est correcte, elle implique que tous les principes propres d’une science quelconque sont des définitions : soit des définitions « essentielles » (incluant une hypothèse), dans le cas des notions premières qui constituent le sujet même de cette science, soit des définitions « nominales » (n’incluant pas d’hypothèse), dans le cas des notions dont la science doit démontrer qu’elles sont des attributs par soi de ce sujet. C’est bien ce que suggère Aristote lui-même, lorsqu’il écrit par exemple que « toutes les sciences naissent de définitions » (Seconds analytiques, II, 17, 99 a 22-23), ou encore que « tous les syllogismes [sc. démonstratifs] partent du τί ἐστι » ou de l’ousia (Métaphysique, Ζ, 9, 1034 a 31-32)12. Cela est d’ailleurs en parfaite cohérence avec la primauté de la cause formelle dégagée plus haut. Tels sont donc les principes de la science : des axiomes et des définitions. Ce qu’il importe de souligner, c’est que ce sont dans tous les cas des propositions, et qu’il en va de même pour ce dont ils sont les principes, puisqu’il s’agit de conclusions de démonstrations. Dans ce contexte, si l’on peut parler des principes d’une chose (πρᾶγμα), il faut toujours entendre cette dernière au sens d’un état de choses tel qu’il peut être exprimé par une proposition prédicative. Ce sens du terme πρᾶγμα est tout à fait possible en grec, où il désigne avant tout « ce dont il est question » de manière très générale en tant qu’il est visé par le langage, qui peut aussi bien être un objet qu’une action, un état de choses, voire une réalité imaginaire13. Bien plus, il est clairement requis dans le contexte des Seconds 12 Parmi les autres passages qui suggèrent que les seuls principes (propres) de la science sont des définitions, on peut citer notamment (sur la base de la liste proposée par J. Barnes, Aristotle : Posterior Analytics, p. 107) : Seconds analytiques, II, 3, 90 b 2427 ; Topiques, VIII, 3, 158 a 33, b 4, 39 ; De l’âme, I, 1, 402 b 16-26 ; Métaphysique, Β, 3, 998 b 5-6 ; Μ, 4, 1078 b 23-25 ; Éthique à Nicomaque, VI, 9, 1142 a 25-26. 13 Sur le sens de πρᾶγμα dans la philosophie grecque en général et chez Aristote en particulier, voir P. Hadot, « Sur divers sens du mot pragma dans la tradition philosophique grecque », dans P. Aubenque (éd.), Concepts et catégories dans la pensée antique, Paris, Vrin, 1980, p. 309-310 ; W. Wieland, Die aristotelische Physik [1962], Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 1992³, p. 159-160 et 170-171 ; H. Weidemann, Aristoteles : Peri Hermeneias, Übersetzung und Erläuterung, Berlin, Akademie, 1994, p. 137-139 ; L. M. de Rijk, « On Aristotle’s semantics in De Interpretatione 1-4 », dans K. A. Algra,

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analytiques, où Aristote commence par définir la science (ἐπιστήμη) en écrivant : Nous croyons avoir la science (ἐπίστασθαι) de chaque chose au sens absolu, et non de manière sophistique et par accident, lorsque nous croyons connaître la cause par laquelle la chose (τὸ πρᾶγμα) est, que c’est la cause de cette chose et qu’il n’est pas possible que cette dernière soit autrement (Seconds Analytiques, I, 2, 71 b 9-12)

et poursuit en appliquant cette définition à la science démonstrative (71 b 16-19), où la « chose » qu’il s’agit de connaître est la conclusion, donc une proposition, la cause étant quant à elle le moyen terme – ou les prémisses en tant qu’elles exhibent ce moyen terme. Dans le contexte des Seconds analytiques, donc, les causes et les principes renvoient toujours à des propositions, qui elles-mêmes correspondent à des états de choses, plutôt qu’à des entités indépendantes de la manière dont elles sont décrites par le langage.

ΙΙΙ La situation se complique lorsque nous nous tournons vers la Physique. D’un côté, la recherche des principes entreprise dans cet ouvrage – dont la première partie est parfois désignée sous le titre περὶ τὰς ἀρχάς (cf. Du ciel, I, 7, 274 a 21-22) – est annoncée dès la première phrase comme une recherche des principes de la science physique. « Puisque connaître au sens de posséder la science résulte, dans toutes les disciplines où il y a des principes, des causes ou des éléments, du fait que l’on acquiert la connaissance de ceux-ci (en effet, nous croyons connaître chaque chose lorsque nous acquérons la connaissance de ce qui est premier, des principes premiers et jusqu’aux éléments), il est évident que pour la science de la nature aussi, il faut essayer de déterminer d’abord ce qui concerne les principes »14. D’après ce texte, les principes à la recherche desquels P. W. van der Horst et D. T. Runia (éd.), Polyhistor. Studies in the History and Historiography of Ancient Philosophy Presented to Jaap Mansfeld on his Sixtieth Birthday, Leyde, Brill, 1996, p.  118-119 ; L.  Couloubaritsis, La Physique d’Aristote, Deuxième édition modifiée et augmentée de L’avènement de la science physique [1980], Bruxelles, Ousia, 1997, p. 133-142. 14  Physique, I, 1, 184 a 10-16 : Ἐπειδὴ τὸ εἰδέναι καὶ τὸ ἐπίστασθαι συμβαίνει περὶ πάσας τὰς μεθόδους, ὧν εἰσὶν ἀρχαὶ ἢ αἴτια ἢ στοιχεῖα, ἐκ τοῦ ταῦτα γνωρίζειν (τότε γὰρ οἰόμεθα γιγνώσκειν ἕκαστον, ὅταν τὰ αἴτια γνωρίσωμεν τὰ πρῶτα καὶ τὰς ἀρχὰς τὰς πρώτας

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Qu’est-ce qu’un principe selon Aristote ?

nous sommes sont ceux grâce auxquels l’objet en question sera connu15, et en ce sens il s’agit bien de principes de la connaissance. Le fait qu’Aristote les désigne également comme « causes » et comme « éléments » ne s’oppose aucunement à cette conclusion, puisque comme nous l’avons vu, il identifie les causes aux moyens termes qui interviennent dans des démonstrations, et par ailleurs il désigne explicitement les prémisses immédiates d’une démonstration comme les « éléments » de celle-ci16 : tout ce que cela indique, c’est que nous nous limiterons ici, de manière tout à fait compréhensible, aux principes propres de la physique. Aristote poursuit en expliquant que le « chemin naturel » pour accéder à la connaissance de ces principes consiste à passer de « ce qui est plus clair et plus connu pour nous » à « ce qui est plus clair et plus connu par nature » ou « absolument » (184  a  16-18), expressions qui font clairement allusion à l’ordre de la science tel qu’il était décrit dans les Seconds analytiques. La suite du chapitre (184 a 21-b 14) est notoirement complexe ; mais je pense qu’il est tout à fait possible de l’interpréter comme décrivant – dans un vocabulaire un peu inhabituel, il est vrai – la marche de l’induction (ἐπαγωγή), déjà désignée comme celle pouvant nous conduire à la connaissance des principes dans le chapitre final des Seconds analytiques. Bref, tout indique que les principes à la recherche desquels nous sommes correspondent bien aux principes propres de la physique entendue comme une science démonstrative au sens expliqué ci-dessus. D’un autre côté, il pourrait sembler qu’Aristote oublie ce contexte dès le début du chapitre suivant, où il commence par classer toutes les possibilités logiques d’envisager les principes et y fait correspondre les entités proposées par ses prédécesseurs, puis ajoute que « ceux qui cherchent combien sont les êtres » cherchent eux aussi quels sont les principes dont dérivent les êtres (2, 184 b 15-25). Aristote ne passe-t-il pas ici sans crier gare des principia cognoscendi aux principia realia, pour reprendre le titre καὶ μέχρι τῶν στοιχείων), δῆλον ὅτι καὶ τῆς περὶ φύσεως ἐπιστήμης πειρατέον διορίσασθαι πρῶτον τὰ περὶ τὰς ἀρχάς. 15 Et ce, même si l’on suit Ross et que l’on comprend que l’antécédent de ὧν en a 11 n’est pas τὰς μεθόδους mais l’objet sous-entendu d’εἰδέναι et d’ἐπίστασθαι : cf. W. D. Ross, Aristotle’s Physics, Oxford, Clarendon Press, 1936, p. 456, ainsi que la réponse de P. Pellegrin, Aristote. Physique, Paris, GF Flammarion, 1999, p. 69, n. 3. 16 Cf. Seconds Analytiques, I, 23, 84 b 19-28, et comparer Topiques, VIII, 3, 158 b 35159 a 1 et Métaphysique, Β, 3, 998 a 25-27 (Métaphysique, Δ, 3, 1014 a 35-b 3 peut également être comparé avec cet usage, mais à cet endroit, les éléments sont plus précisément des démonstrations primitives qui interviennent dans d’autres démonstrations). Sur les éléments dans les sciences démonstratives, voir également Catégories, 12, 14 a 37-b 1.

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de deux grandes subdivisions de l’entrée ἀρχή dans l’index de Bonitz17 ? Une telle distinction me paraît toutefois trompeuse en ce qui concerne Aristote, pour des raisons que je vais tâcher d’expliquer. Aristote déclare d’emblée qu’un principe est toujours principe de quelque chose (I, 2, 185 a 4-5 : ἡ γὰρ ἀρχὴ τινὸς ἢ τινῶν). Mais de quoi les principes à la recherche desquels nous sommes sont-ils les principes ? Dans le cadre du livre I de la Physique, il me semble que la réponse est : de ce qui devient (τὸ γιγνόμενον) en général. Or ce qui devient devient toujours quelque chose. Ce dont il s’agit de rendre compte correspond donc à ce qui peut être exprimé par une proposition du type « x devient y » ou « y advient à partir de x ». Certes, de telles propositions ne sont pas des propositions prédicatives au sens propre : comme y ont insisté Wolfgang Wieland et Lambros Couloubaritsis18, Aristote adapte son langage apophantique aux exigences du devenir, afin de le rendre capable d’exprimer ce que celui-ci a de spécifique. Il reste que ce qu’il y a à expliquer n’est pas une « chose simple », mais un complexe, à savoir la relation entre deux termes. En ce sens, nous nous rapprochons déjà de ce que nous avons vu ci-dessus concernant la science démonstrative. Les principes dégagés par Aristote au fil du livre I sont, comme on le sait, l’eidos, la privation et la matière. Or ces principes ont un tout autre statut que ceux de ses prédécesseurs. En effet, ils ne correspondent pas à des choses, mais bien plutôt à des points de vue sur les choses, comme l’a bien mis en lumière Wolfgang Wieland, qui les décrit comme des « concepts de la réflexion » au sens kantien, c’est-à-dire comme des concepts dont le contenu précis ne se détermine qu’en fonction de leur application à tel ou tel cas particulier19. De tels concepts se caractérisent par une certaine H. Bonitz, Index Aristotelicus, Berlin, Reimer, 1870, 111 b 58-113 a 33. W.  Wieland, Die aristotelische Physik, p.  110-140 ; L.  Couloubaritsis, La physique d’Aristote, p. 162-218. 19 Cf. W. Wieland, Die aristotelische Physik, dont la démarche générale est bien résumée dans l’extrait suivant de son article antérieur « Aristotle’s Physics and the Problem of Inquiry into Principles » [1960-1961], trad. angl. par M. Schofield, dans J. Barnes, M. Schofield et R. Sorabji (éd.), Articles on Aristotle. 1 : Science, Londres, Duckworth, 1975, p. 127-140 ; p. 135-136 : « The general inquiry into principles which it is the task of the philosopher to pursue can […] place at his disposal only a repertoire of points of view, which in the individual case help in the discovery of the relevant principles. I use the modern expression “concepts of reflection” to describe these points of view. Aristotle’s philosophy may in fact be interpreted without running into contradictions as a system of such concepts of reflection. For example, in Aristotle there are no such things as “matter” or “form” ; both concepts are simply useful devices for distinguishing in the individual case corresponding factors in an object which on any particular occasion can be more precisely specified. The unity of the principles is always just a unity of analogy – as Aristotle argues in detail in the fourth 17 18

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Qu’est-ce qu’un principe selon Aristote ?

universalité, qui n’est pas toutefois une universalité générique, mais une universalité analogique. Aristote signale déjà ce point dans le livre I de la Physique (cf. 5, 189 a 1 pour ces contraires que sont l’eidos et la privation, et 7, 191 a 8 pour la matière), mais c’est dans les chapitres 4 et 5 du livre Λ de la Métaphysique qu’il le thématise de manière explicite : Donc, les éléments et les principes de ceux-ci [sc. des corps sensibles, b 11] sont les mêmes, mais ceux de choses autres sont autres, et il n’est pas possible de parler ainsi de tous, sinon par analogie (τῷ ἀνάλογον), comme si l’on disait que les principes sont trois, l’eidos, la privation et la matière ; mais chacun de ceux-ci est autre à propos de chaque genre, par exemple dans les couleurs le blanc, le noir et la surface, ou bien la lumière, l’obscurité et l’air et ce qu’ils constituent : le jour et la nuit (4, 1070 b 16-21).

Il étend ensuite ces remarques à la cause efficiente (1070 b 19-34) et à la puissance et à l’acte (5, 1071 a 3-11), qui eux aussi peuvent être considérés comme des principes communs à tous les êtres en devenir, mais qui diffèrent néanmoins selon qu’ils s’appliquent à des choses différentes ; et il conclut que cette différence peut être générique, spécifique ou numérique, selon le type de différence entre les choses dont ils sont les principes (5, 1071 a 17-29). Il n’y a tout simplement pas de matière, d’eidos ou de cause efficiente en général ; et pourtant toute chose en devenir a sa matière, son eidos et sa cause efficiente. De tels concepts ne renvoient pas à des choses, mais sont des instruments au moyen desquels nous pouvons analyser n’importe quelle chose (du moins n’importe quel être en devenir). On voit que les principes mis au jour par Aristote dans le premier livre de la Physique sont très différents de ceux avancés par ses prédécesseurs : ce qu’il retient de ceux-ci, c’est seulement le pouvoir explicatif des entités proposées, et ses propres principes ne sont rien d’autre que la thématisation de ce pouvoir explicatif lui-même. En d’autres termes, les and fifth chapters of the twelfth book of the Metaphysics » (souligné dans le texte). Comme Wieland le rappelle en note, selon Kant, les concepts de la réflexion ne sont pas dirigés vers les objets eux-mêmes, mais sont seulement les conditions sous lesquelles nous pouvons arriver à des concepts d’objets (cf. Kant, Critique de la raison pure, A 260/B 316). La position de Wieland ayant souvent été caricaturée ou mal comprise, j’insiste sur le fait que ce sont seulement les concepts de principes, cause, matière, forme, etc. qu’il interprète comme des « concepts de la réflexion » : bien entendu, une fois appliqués à telle ou telle chose, ils permettent d’isoler des aspects de cette chose, et ont bien une référence « réelle » en ce sens ; mais par eux-mêmes, ils n’en ont aucune – il n’y a pas de matière en général correspondant au concept de « matière », par exemple, mais seulement la matière de tel ou tel objet.



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principes d’Aristote ne sont pas la réponse à la question « que sont les êtres ? », mais ils désignent bien plutôt le type de questions qu’il convient de poser à propos de n’importe quel être (ici, de n’importe quel être en devenir) afin de le connaître. Chaque espèce de chose, et même chaque chose singulière, a ses propres principes ; dès lors, tout ce qu’une réflexion générale sur les principes peut nous apprendre, c’est le type de principe qu’il convient de rechercher dans chaque cas particulier. Le livre II poursuit cette réflexion en se focalisant sur les êtres naturels (τὰ φύσει ὄντα), définis comme ceux qui ont en eux-mêmes un principe de mouvement et de repos (1, 192 b 13-14) – alors que le livre I s’occupait de tout devenir en général, qu’il soit naturel, artificiel ou spontané (cf. I, 7, 189 b 30-32, à comparer toutefois avec 190 b 17-18). C’est dans ce cadre qu’Aristote introduit, au chapitre 3, la distinction entre les quatre causes. Or la manière dont il introduit cette problématique montre qu’il n’a pas perdu de vue les motivations qui l’ont conduit à s’interroger sur les principes : En effet, puisque ce traité a en vue la connaissance, et que nous ne pensons pas connaître chaque chose avant d’avoir d’abord saisi le pourquoi de chacune (et cela, c’est saisir la première cause), il est évident que c’est ce que nous devons aussi faire à propos de la génération, de la corruption et de tout changement naturel, afin que connaissant leurs principes, nous essayions de ramener à eux chacune des choses que nous cherchons (Physique, II, 3, 194 b 17-23)20.

Remarquons qu’ici, ce sont les principes du changement qu’Aristote annonce rechercher. Cela n’est pas nécessairement incompatible avec le fait que nous nous attachions antérieurement aux principes de ce qui devient (τὸ γιγνόμενον), puisque comme nous l’avons vu, c’était déjà en tant qu’il devient que ce dernier faisait l’objet de nos recherches dans le livre précédent. Quoi qu’il en soit, ce texte ne laisse planer aucun doute sur le fait que les principes à la recherche desquels nous sommes sont ceux à partir desquels ce que nous étudions pourra être connu. C’est bien de tels principes de connaissance que sont les quatre causes, en tant que réponses possibles à la question « pourquoi ? ».

ἐπεὶ γὰρ τοῦ εἰδέναι χάριν ἡ πραγματεία, εἰδέναι δὲ οὐ πρότερον οἰόμεθα ἕκαστον πρὶν ἂν λάβωμεν τὸ διὰ τί περὶ ἕκαστον (τοῦτο δ’ ἐστὶ τὸ λαβεῖν τὴν πρώτην αἰτίαν), δῆλον ὅτι καὶ ἡμῖν τοῦτο ποιητέον καὶ περὶ γενέσεως καὶ φθορᾶς καὶ πάσης τῆς φυσικῆς μεταβολῆς, ὅπως εἰδότες αὐτῶν τὰς ἀρχὰς ἀνάγειν εἰς αὐτὰς πειρώμεθα τῶν ζητουμένων ἕκαστον. 20

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Qu’est-ce qu’un principe selon Aristote ?

On peut se demander quel rapport il y a entre les trois principes dégagés au livre I – l’eidos, la privation et la matière – et les quatre causes introduites au chapitre 3 du livre II21. L’eidos et la matière ne font pas difficulté : ils correspondent respectivement à la cause dite « formelle » et à la cause dite « matérielle ». Mais qu’est devenue la privation ? Dans la mesure où elle est décrite un peu plus tôt comme étant εἶδός πως (1, 193  b  19-20), on peut penser qu’elle se retrouve du côté de la cause « formelle ». Et d’où sortent la cause dite « efficiente » et la cause dite « finale » ? Sans doute du chapitre 1, où la φύσις était décrite comme un principe de mouvement et de repos (192 b 8-33), donc comme une cause efficiente, ainsi que comme le terme de la génération (193 b 1218), donc comme une cause finale. Mais un peu plus loin, dans le chapitre 7, Aristote s’attachera à montrer que cause efficiente, cause finale et cause formelle convergent la plupart du temps, au moins dans le cadre de la physique (198  a  24-27). Autrement dit, c’est toujours l’eidos qui peut valoir à titre de cause formelle, de cause efficiente et de cause finale. Cela montre une nouvelle fois que les différents principes ne désignent pas différentes entités, puisque en l’occurrence, trois d’entre eux désignent la même « chose », mais mobilisée de trois manières différentes en vue de types d’explications différents. On peut d’ailleurs aller plus loin : selon les analyses de la Métaphysique, la matière elle-même n’est en définitive rien d’autre que l’eidos en puissance. Ainsi, les quatre causes renvoient à la même « entité » – l’eidos, véritable lieu de la scientificité selon Aristote –, mais envisagée selon quatre perspectives différentes. L’un des intérêts de cette redescription et réorganisation des principes comme causes est de permettre leur intégration au sein de démonstrations en bonne et due forme, puisque comme nous l’avons vu, les quatre causes peuvent être intégrées à titre de moyen terme d’un syllogisme. Mais nous avons vu également qu’en définitive, c’est la cause formelle qui joue le rôle essentiel dans le cadre de la science, d’où ultimement la réduction de tous les principes propres de la science à des définitions. Cette primauté de la définition est en parfaite cohérence avec ce que nous venons de voir sur la convergence de la cause formelle, de la cause efficiente et de la cause finale, ainsi qu’avec la discussion sur la téléologie qui clôt le deuxième livre de la Physique, qui nous apprend qu’aussi bien la matière que ses mouvements doivent être étudiés à partir de la fin, qui est « le principe qui part de la définition et de la formule » Sur cette question, voir E. Berti, Aristotele : Dalla dialettica alla filosofia prima, Padoue, CEDAM, 1977, p. 304-319. 21



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(ἡ ἀρχὴ ἀπὸ τοῦ ὁρισμοῦ καὶ τοῦ λόγου, 9, 200 a 34-35), c’est-à-dire de l’essence ou de l’eidos. Ainsi, même si le trajet pour y parvenir est long et complexe, on peut conclure que les principes à la recherche desquels s’attache la Physique sont bien les principes de la science tels qu’ils sont définis dans les Seconds analytiques – en l’occurrence, les principes propres de la science de la nature. Il s’agit avant tout de points de vue sur la chose à étudier qui nous permettront de la connaître, et non d’entités indépendantes. En eux-mêmes, les concepts correspondants sont vides ; ils ne reçoivent un contenu que lorsqu’ils sont appliqués à une chose particulière, contenu qui est toujours relatif à cette chose et à la manière dont on l’analyse dans un contexte donné. Le but de la Physique, en tout cas de ses deux premiers livres, n’est pas de nous offrir une réponse définitive à la question « quels sont les principes ? », mais bien plutôt de nous expliquer ce que doivent être les principes dans le domaine de la physique, afin de tracer le cadre général au sein duquel toute recherche particulière pourra se déployer.

IV Si nous nous tournons à présent vers la Métaphysique, nous pouvons constater que celle-ci se situe d’emblée dans le sillage de la théorie de la science développée dans les Seconds analytiques. En effet, dès le premier chapitre du traité, Aristote identifie l’objectif de sa recherche à la σοφία, décrite comme « une science qui concerne certains principes et certaines causes » (ἡ σοφία περί τινας ἀρχὰς καὶ αἰτίας ἐστὶν ἐπιστήμη, Α, 1, 982 a 2), à savoir les premiers d’entre eux (cf. 981 b 28-29). Que les principes et les causes dont il est ici question soient bien ceux de la science est confirmé par l’Éthique à Nicomaque, texte auquel Aristote renvoie explicitement dans ce contexte (cf. 981 b 25), qui décrit la sophia comme étant « à la fois intelligence et science » (νοῦς καὶ ἐπιστήμη, VI, 7, 1141 a 19, b 3), en ce qu’elle consiste non seulement à connaître ce qui vient des principes (comme le fait la science démonstrative), mais encore à dire la vérité à propos des principes (μὴ μόνον τὰ ἐκ τῶν ἀρχῶν εἰδέναι, ἀλλὰ καὶ περὶ τὰς ἀρχὰς ἀληθεύειν, 1141 a 17-18). La suite de la Métaphysique confirmera qu’il en va bien ainsi, puisque Aristote commence par montrer que les causes en question doivent s’inscrire parmi les quatre espèces dégagées par la physique (Α, 3-10) et inclut ensuite parmi les principes étudiés par « la science recherchée » les axiomes, et en particulier le principe de

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Qu’est-ce qu’un principe selon Aristote ?

non-contradiction (cf. Γ, 3). Et plus loin, lorsqu’il distingue la « science de l’être en tant qu’être » de toutes les autres sciences en rappelant que ces dernières partent de principes qu’elles présupposent sans les investiguer elles-mêmes, laissant entendre qu’il en va autrement pour la première, les principes dont il parle sont bien ceux des Seconds analytiques, à savoir la réponse aux questions τί ἐστι; et εἰ ἐστι;, qui correspondent respectivement aux définitions et aux hypothèses (Ε, 1, 1025 b 10-18). La sophia est donc censée être indissolublement intelligence des principes et science de ce qui en découle. Ce caractère « bifide » parcourt toute la Métaphysique. Au premier chapitre du livre Γ, après l’annonce fracassante selon laquelle « il y  a  une science qui étudie l’être en tant qu’être et ce qui lui appartient par soi » (ἔστιν ἐπιστήμη τις ἥ θεωρεῖ τὸ ὂν ᾗ ὂν καὶ τὰ τούτῳ ὑπάρχοντα καθ’ αὑτό, 1003 a 21-22), Aristote cherche à montrer que celle-ci est directement pertinente pour la recherche que nous venons d’entreprendre, parce que (1) les principes et les causes les plus hauts doivent nécessairement appartenir à une nature par soi (καθ’ αὑτήν, 1003 a 26-28) – or « le par soi et le en tant que soi, c’est la même chose » (τὸ καθ’ αὑτό δὲ καὶ ᾗ αὐτὸ ταὐτόν, Seconds analytiques, I, 4, 73 b 28-29) – et (2) cette nature, c’est l’être, comme le prouvent les recherches de ceux qui précédèrent Aristote dans cette voie (1003 a 2829) ; de sorte qu’il nous faut saisir « les premières causes de l’être en tant qu’être » (τοῦ ὄντος ᾗ ὂν τὰς πρώτας αἰτίας, 1003 a 31). Dans le chapitre suivant, après avoir cherché à montrer la possibilité de l’unité de cette science malgré la multiplicité des sens de l’être par le biais de la structure πρὸς ἕν (2, 1003 a 33-b 16), Aristote conclut que cette science concerne à proprement parler le terme premier dont dépendent tous les autres et relativement auquel ils sont dits, en l’occurrence l’ousia (1003 b 1618), de sorte qu’« il faudra que le philosophe possède les principes et les causes des ousiai » (τῶν οὐσιῶν ἂν δέοι τὰς αἰτίας ἔχειν τὸν φιλόσοφον, 1003  b  18-19). Lorsqu’il reprend la question au premier chapitre du livre Ε, Aristote commence par rappeler que nous cherchons les principes et les causes des êtres en tant qu’êtres (αἱ ἀρχαὶ καὶ τὰ αἴτια ζητεῖται τῶν ὄντων, δῆλον δὲ ὅτι ᾗ ὄντα, 1025 b 3-4 ; voir aussi 4, 1028 a 3-4), mais termine en disant qu’il appartient à cette science, qui a reçu entre-temps les noms de science « théologique » (1, 1026 a 19) et de « philosophie première » (1026 a 15-16, 24, 30), d’étudier « l’être en tant qu’être, ce qu’il est et ce qui lui appartient en tant qu’être » (περὶ τοῦ ὄντος ᾗ ὄν… καὶ τί ἐστι καὶ τὰ ὑπάρχοντα ᾗ ὄν, 1026 a 31-32). Si la question posée au début du livre Ζ est « qu’est-ce que l’ousia ? » (τίς ἡ οὐσία, 1, 1028 b 4 ; τὴν οὐσίαν… τί ἐστιν, 2, 1028 b 32), le livre Η la résume en disant qu’elle

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consiste à chercher « les causes et les principes et les éléments des ousiai » (τῶν οὐσιῶν… τὰ αἴτια καὶ αἱ ἀρχαὶ καὶ τὰ στοιχεῖα, 1, 1042 a 5-6). Et le livre Λ s’ouvre sur l’annonce que « l’étude concerne l’ousia, car c’est des ousiai que l’on cherche les principes et les causes » (περὶ τῆς οὐσίας ἡ θεωρία· τῶν γὰρ οὐσιῶν αἱ ἀρχαὶ καὶ τὰ αἴτια ζητοῦνται, 1, 1069 a 18-19). Je reviendrai sur cette apparente dualité de la sophia – à la fois science de l’être en tant qu’être ou de l’ousia et science de ses principes et de ses causes. Avant cela, il convient de nous demander : quel type de causes Aristote vise-t-il lorsqu’il déclare qu’il faut chercher les causes de l’être en tant qu’être ou de l’ousia ? Nous avons déjà vu qu’elles relevaient nécessairement de la classification quadripartite établie dans la Physique. Mais les quatre causes sont-elles pertinentes dans ce contexte ? Telle est la première aporie énoncée par Aristote dans le livre Β (1, 995 b 4-6 et 2, 996  a  18-b  26) : revient-il à une seule science –  en l’occurrence, la « science recherchée » – d’étudier tous les genres de causes (πάντα τὰ γένη τῶν αἰτίων, 2, 996 a 19-20) ? On considère généralement qu’Aristote répond à cette question de manière positive, soit dans les premiers chapitres du livre Γ soit dans certains passages de ses traités de physique. Comme l’a récemment montré Stephen Menn22, de telles interprétations sont insatisfaisantes, la première parce qu’Aristote n’aborde tout simplement pas cette question à cet endroit, la seconde parce que les passages en question ne concernent pas la sophia, mais seulement la physique. Selon Menn, la réponse serait plutôt à chercher dans le livre Λ et serait en définitive négative : la sophia serait une science unique des causes efficiente et finale, mais pas des causes formelle et matérielle23. Je pense que Menn a tout à fait raison de dénoncer l’insuffisance des interprétations traditionnelles. Cependant, celles-ci me semblent malgré tout pointer dans la bonne direction, alors que sa propre interprétation me paraît difficilement tenable. En effet, Aristote déclare à plusieurs reprises – dans des textes relevant de la physique, il est vrai, mais ses déclarations sont tout à fait générales – que relativement aux êtres immobiles, seule la cause « formelle », c’est-à-dire le τί ἐστι tel qu’il est exprimé par la définition, est pertinente (cf. Physique, II, 7, 198 a 16-18 ; Génération des animaux, II, 6, 742 b 33-35) ; et alors qu’il déploie la première aporie dans le livre Β, il rappelle que les êtres immobiles n’ont ni cause finale ni cause efficiente (cf. 2, 996 a 21-b 1). Or quelle que soit la manière dont 22 S.  Menn, « La sagesse comme science des quatre causes ? », dans M.  Bonelli (éd.), Physique et métaphysique chez Aristote, Paris, Vrin, 2012, p. 55-58. 23 S. Menn, « La sagesse comme science des quatre causes ? », 2012, p. 58-68.

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on interprète la formule « l’être en tant qu’être » (τό ὂν ᾗ ὄν), la science qui l’étudie doit en tout cas pouvoir concerner non seulement les êtres mobiles, mais également les êtres immobiles, sous peine d’être partielle : c’est précisément l’existence de tels êtres qui rend nécessaire l’institution d’une « philosophie première » et qui rejette la physique en deuxième position (cf.  Ε, 1, 1026  a  27-30). Peu importent ici les rapports entre cette « philosophie première », également nommée « théologique » (a 19), et la science de l’être en tant qu’être : dans tous les cas, cette dernière se doit d’étudier ce qui est commun à tous les êtres, qu’ils soient mobiles ou immobiles. Et puisqu’elle étudie également ses principes et ses causes, ces derniers ne peuvent relever que de la cause formelle, la seule qui leur soit effectivement commune. Et de fait, force est de constater que c’est bien ce que fait Aristote au centre même de la Métaphysique, en particulier à partir du livre Ζ, où il se tourne plus directement vers l’ousia. En effet, comme je viens de le rappeler, la cause formelle correspond au τί ἐστι. Or, qu’on le veuille ou non, cette expression est parfaitement synonyme d’οὐσία chez Aristote24. En étudiant l’ousia, Aristote étudie donc la cause formelle en tant que telle. Et quelle question pose-t-il à son sujet ? La question « qu’est-ce que l’ousia ? » (τίς ἡ οὐσία, Ζ, 1, 1028 b 4) – question qui présuppose toutefois qu’il y ait des ousiai, ce qu’Aristote s’empresse d’établir dans le chapitre 2 : il y a au moins des ousiai que tout le monde reconnaît, à savoir les ousiai sensibles, et c’est donc de là que nous devrons partir. On voit ainsi en quoi la « science recherchée » pose effectivement les questions εἰ ἐστι; et τί ἐστι; à propos de son objet. Or se demander « qu’est-ce que l’ousia ? » revient en définitive à se poser la question de l’ousia de l’ousia, ou encore du ti esti du ti esti. On a essayé d’échapper à cette conclusion en faisant valoir une distinction entre ti esti et ousia, ou encore entre deux sens de l’ousia – l’ousia au sens du τόδε τι, qui correspondrait à un usage du terme ousia comme prédicat à une place (« x est une ousia »), et l’ousia au sens du τί ἐστι, qui correspondrait à un usage du terme ousia comme prédicat à deux places (« x est l’ousia de y »)25 – ; mais quoi qu’il en soit par 24 L’interchangeabilité des expressions τί ἐστι et οὐσία est manifeste par exemple en Métaphysique, Β, 2, 996 b 13-18, 997 b 30-32 et Ζ, 9, 1034 a 31-32 et b 7-19 ; mais on pourrait également l’établir par une comparaison entre les usages de l’une et de l’autre. 25 Voir notamment, dans des sens divers, W. D. Ross, Aristotle’s Metaphysics, A Revised Text with Commentary, Oxford, Clarendon Press, 1924, vol.  2, p.  159-160 ; G.  E.  L.  Owen, « Particular and general », repris dans Logic, Science and Dialectic. Collected Papers in Greek Philosophy, Ithaca, Cornell University Press, 1986, p.  280 ; M. Burnyeat et al., Notes on Book Zeta of Aristotle’s Metaphysics, Oxford, Sub-Faculty of Philosophy, 1979, p. 1 ; R. Bolton, « Science and the science of substance in Aristotle’s

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ailleurs, cette distinction ne peut être d’aucune utilité pour désamorcer ce problème dans le cadre du premier chapitre du livre Ζ, qui commence par nous dire que « le premier être est le ti esti, qui signifie précisément l’ousia » (πρῶτον ὂν τὸ τί ἐστιν, ὅπερ σημαίνει τὴν οὐσίαν, 1028 a 14-15) et qui se termine en disant qu’« il faut étudier, à propos de l’être en ce sens [sc. le premier être défini plus haut], ce qu’il est » (περὶ τοῦ οὕτως ὄντος θεωρητέον τί ἐστιν, b 7) : la question τί ἐστι; est bien posée ici à propos de l’ousia comprise au sens du ti esti, bref à propos d’elle-même. Il n’y a de toute façon pas lieu de redouter cette mise en abyme de la question : elle n’est en réalité rien d’autre que l’expression de la nature de la sophia, qui est à la fois intelligence des principes et science de ce qui en découle. Nous pouvons à présent comprendre que cette apparente dualité doit bien plutôt être comprise comme une profonde unité : parce que son objet est l’ousia et que le principe de celle-ci est lui-même une ousia, à savoir l’ousia de cette ousia, c’est dans un même mouvement qu’on étudie l’ousia et son principe. C’est également ce qui explique que la sophia soit une science véritablement ultime, puisqu’elle ne présuppose pas de connaissance antérieure de ses propres principes, mais produit cette connaissance en même temps que celle de son objet. La sophia a pour objets les principes en tant que tels ; mais les questions qu’elle pose à leur sujet ne sont pas d’autres questions que celles-là même qui permettent de dégager les principes de toute autre science. L’ousia de l’ousia, c’est ce qu’Aristote appelle également dans ce contexte l’ousia première, qu’il identifie à l’eidos et au ce que c’est qu’être (cf. Ζ, 7, 1032 b 1-2 et 14). On s’est beaucoup interrogé sur cette qualification, qui semble discordante par rapport à la thèse des Catégories, où l’expression « ousia première » désigne bien plutôt des êtres singuliers comme « un certain homme et un certain cheval » (5, 2 a 13-14), qui selon les analyses de la Métaphysique devraient correspondre à des composés de matière et d’eidos26. Je pense qu’il n’y a là aucune contradiction, Metaphysics Ζ », Pacific Philosophical Quarterly 76, 1995, p. 410-469 ; A. Code, « Aristotle’s metaphysics as a science of principles », Revue internationale de philosophie 51, 1997, p. 357-358 ; P. Aubenque, « Sur l’ambivalence du concept aristotélicien de substance » [2000], repris dans Problèmes aristotéliciens. Philosophie théorique, Paris, Vrin, 2009, p. 197-209. 26 Sur cette question, voir notamment E.  D.  Harter, « Aristotle on primary οὐσία », Archiv für Geschichte der Philosophie 57, 1975, p. 1-20 ; S. Menn, « Metaphysics, Dialectic and the Categories », Revue de métaphysique et de morale 100, 1995, p. 311337 ; M. Wedin, Aristotle’s Theory of Substance. The Categories and Metaphysics Zeta, Oxford, Oxford University Press, 2000 ; R. Bodéüs, « La substance première de Catégories à Métaphysique », dans M. Narcy et A. Tordesillas (éd.), La Métaphysique d’Aristote. Perspectives contemporaines, Paris/Bruxelles, Vrin/Ousia, 2005, p. 131-144.

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si l’on se souvient qu’Aristote distingue entre « ce qui est premier pour nous » et « ce qui est premier en soi ». Le livre Ζ de la Métaphysique reconnaît tout à fait lui aussi que les ousiai « les plus évidentes » pour nous sont les corps, et en particulier les corps naturels (cf. 2, 1028 b 8-13) ; mais à la différence du traité des Catégories, qui en reste à l’ousia « qui est dite principalement, d’abord et avant tout » (ἡ κυριώτατά τε καὶ πρώτως καὶ μάλιστα λεγομένη, 5, 2 a 11-12), il part de cette donnée phénoménale pour remonter à ce qui est premier par nature (cf.  Métaphysique Ζ, 3, 1029 a 33-34 et b 3-12). C’est au cours de ce trajet qu’il découvre la priorité de l’eidos sur le composé, et donc sur les ousiai sensibles singulières. De ce point de vue, l’eidos est donc l’ousia première, c’est-à-dire l’ousia de l’ousia, ou encore l’ousia qui est principe d’une ousia. Dans le chapitre final du livre Ζ, Aristote désignera explicitement l’ousia entendue au sens d’eidos comme la cause (première) de l’être (17, 1041 b 26, 28). Or seule la cause formelle peut être désignée comme telle, les autres causes n’ayant de pertinence que relativement au devenir. Il n’en reste pas moins que dans le livre Λ, après avoir déclaré être à la recherche des principes et des causes des ousiai (1, 1069 a 18-19), Aristote réintroduit la cause efficiente et la cause finale. C’est que la perspective a changé. En effet, la question directrice de ce livre peut être considérée comme celle de l’unité des principes – des ousiai, et, par leur intermédiaire, de tout le reste également27. Plus précisément, Aristote déclare explicitement que les ousiai dont il faut chercher les principes et les causes sont les ousiai sensibles (cf. 1, 1069 a 30-33) ; et de fait, c’est bien celles-ci qui constituent le point de départ de la recherche entamée au chapitre suivant. Dans les chapitres 4 et 5, Aristote distingue différentes manières de penser l’unité des principes des ousiai sensibles : l’unité par analogie, dont nous avons parlé ci-dessus ; l’unité πρὸς ἕν, selon laquelle les principes des ousiai sont en même temps les principes de toutes les autres catégories, dans la mesure où celles-ci dépendent des premières (5, 1070 b 36-1071 a 3 ; 1071 a 34-35) ; et enfin l’unité numérique d’un principe externe de mouvement, qu’il introduit subrepticement aux chapitres 4 (1070 b 34-35) et 5 (1071 a 11-17 et 35-36) et sur lequel il se concentre dans les cinq derniers chapitres du livre (6-10)28. Ce principe numériquement un de toutes les ousiai sensibles n’est autre 27 Cf. D. Lefebvre, « La question de l’unité d’une science des substances : Interprétations de Métaphysique Α 1, 1069 a 36-b 2 », dans M. Bonelli (éd.), Physique et métaphysique chez Aristote, p. 155-157. 28 Sur ces trois types d’unité des principes et leur rapport avec les trois manières possibles d’unifier la métaphysique comme science des premiers principes et des pre-

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que ce qu’Aristote appelle « dieu », qui meut toutes choses en tant que cause finale de la nature dans son ensemble. Ce principe est lui-même décrit comme une ousia simple et en acte qui est le premier désirable et le premier intelligible, au moyen d’un raisonnement complexe sur lequel je ne peux m’attarder ici (7, 1072 a 26-b 13), ainsi que comme le premier ce que c’est qu’être (8, 1074 a 35). La question de savoir si cela fait de lui un eidos est débattue : Aristote ne le dit jamais, et il peut sembler qu’il n’y a pas de sens à parler d’eidos là où il n’y a pas de matière, comme c’est le cas pour dieu29. J’aurais tendance à dire qu’en tant qu’acte pur, dieu représente en quelque sorte ce qui fait que tout eidos est un eidos – l’eidos ayant lui-même été interprété en termes d’acte au cours des livres Η et Θ. Or cela a des conséquences importantes sur la signification de l’identification de dieu à la cause finale ultime de la nature. En effet, comme y insiste Aristote dans le dernier chapitre du livre Λ, ce à quoi aspire chaque chose, c’est à réaliser sa propre nature, qui est son principe (cf. 10, 1075 a 22-23). Cette nature, c’est bien entendu son eidos. En d’autres termes, ce que montre le livre Λ par la remontée jusqu’à dieu comme cause ultime, c’est que l’eidos de chaque chose n’est pas seulement sa cause formelle, mais également sa cause finale, et donc une cause de devenir pour les ousiai en devenir – et ce, même s’il est en lui-même immobile (cf. Métaphysique, Ζ, 8, 1033 a 24-b 19 et Λ, 3, 1069 b 35-1070 a 4). Or plus tôt dans le corps même de la Métaphysique, Aristote a bel et bien établi, n’en déplaise à Menn, la convergence entre la cause formelle et la cause efficiente pour les êtres en devenir (cf. Ζ, 7 et Λ, 3, 1070 a 4-9). Bien plus, il a également affirmé que la privation, comme contraire de l’eidos, partage la même ousia que celui-ci, puisqu’elle en est la simple absence (cf. Ζ, 7, 1032 b 2-5). Et une part importante des livres Η et Θ est consacrée à montrer que la matière est la simple puissance de l’eidos, c’està-dire la simple possibilité de l’eidos ou de sa privation, ce qui implique que c’est également à partir de l’eidos que la matière peut être connue. Dès lors, l’eidos devient le lieu ultime de l’intelligibilité de toute chose, à la fois comme cause de l’être (cause formelle), comme cause du devenir (causes efficiente et finale) et comme ce à partir de quoi la matière peut être connue. Il y a donc bien « convergence » entre les quatre causes, et mières causes, voir M. Crubellier, « Metaphysics Λ 4 », dans M. Frede et D. Charles (éd.), Aristotle’s Metaphysics Lambda, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 140-141. 29 L’idée traditionnelle selon laquelle dieu serait une « pure forme » a été remise en question par E. E. Ryan, « Pure Form in Aristotle », Phronesis 18, 1973, p. 209-224. Pour une critique de cette interprétation, voir J. G. DeFilippo, « Aristotle’s identification of the Prime Mover as God », Classical Quarterly 44, 1994, p. 402-403, n. 25.

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la sophia, parce que son objet primordial est l’eidos, peut être dite une science des quatre causes. Plus précisément, elle étudie les quatre causes en tant que telles, en posant la question « qu’est-ce que ? » à leur sujet et en en donnant une définition à partir de leur relation à la notion d’eidos.

V Je suis conscient d’être passé beaucoup trop rapidement sur des problèmes extrêmement complexes et d’avoir énoncé un certain nombre d’interprétations qui mériteraient une discussion approfondie. Mon but était simplement de tracer une esquisse du trajet de la notion de principe dans trois jalons essentiels de l’œuvre d’Aristote : la théorie de la science, la physique et la métaphysique. J’espère que cette esquisse aura permis de montrer qu’Aristote ne perd jamais de vue l’origine épistémologique de cette notion : les principes qu’il cherche sont toujours avant tout les principes d’une science. Les Seconds analytiques décrivent le cadre général dans lequel toute science démonstrative doit se mouvoir ; la Physique s’attache à découvrir la spécificité des principes qu’il convient de chercher dans une enquête sur la nature ; quant à la Métaphysique, elle pose la question des principes à propos des principes eux-mêmes, en se demandant en particulier ce qu’est le ce que c’est ; et si elle aboutit en définitive à la position d’un principe ultime qu’elle nomme « dieu », il faut bien voir que celui-ci concentre tous les traits qui définissent un principe en tant que tel : il est une ousia éternelle, immobile, simple, séparée des sensibles, acte (ou en acte), intelligence (Λ, 7, 1072 a 25, a 30-32, b 26-27, 1073 a 4-5), qui est aussi le premier ce que c’est qu’être (8, 1074 a 3536), le premier désirable et le premier intelligible (1072 a 26-27) ; « il est un être nécessaire, et en tant que nécessaire, il est beau, et ainsi il est principe » (ἐξ ἀνάγκης… ἔστὶν ὄν· καὶ ᾗ ἀνάγκῃ, καλῶς, καὶ οὕτως ἀρχή, 1072 b 10-11). En réalité, le dieu d’Aristote n’est rien d’autre que l’incarnation (si j’ose dire !) de toutes les exigences que doit rencontrer un principe épistémologique. « Car c’est cela, dieu » (τοῦτο γὰρ ὁ θεός, 1072 b 30), conclut Aristote dans l’une des phrases les plus osées qu’il ait jamais écrites.

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THÉOPHRASTE SUR LES PRINCIPES PHYSIQUES DE PLATON DANS LE FR. 230 FHS&G ET DANS SA MÉTAPHYSIQUE David Lefebvre (Université Clermont-Auvergne, PHIER et Centre Léon-Robin)*

Nous possédons deux types de textes de Théophraste sur les principes : des fragments qui concernent les principes physiques et l’opuscule connu sous le nom de Métaphysique1. L’objet de Théophraste n’est pas identique dans les deux cas. Les fragments ont été réunis par leur dernier éditeur sous l’intitulé Doxographica physica2. Ces fragments sont en fait rapportés par leur source à différentes œuvres de Théophraste qui ne relèvent pas toutes de la doxographie, quel que soit le sens précis de ce terme ici3 : une Recherche (ἱστορία, 226B4) ou une Recherche sur la nature * Je remercie vivement Th. Auffret et M. Rashed pour leur relecture attentive et les observations très précieuses dont ils ont fait profiter cette étude ; toutes les erreurs restantes sont bien entendu les miennes. 1 Le dernier éditeur opte pour le titre Περὶ ἀρχῶν, Sur les principes, en s’appuyant sur le titre de la traduction latine de Bartholomée de Messine. Voir D. Gutas, Theophrastus. On First Principles (known as his Metaphysics). Edited and Translated with Introduction, Commentaries and Glossaries, Leyde – Boston, Brill, 2010, p. 25-32, et un point dans le Dictionnaire des philosophes antiques, VI, Paris, CNRS Editions, 2016, p. 10791080. Dans le cadre de cette étude, nous continuons d’adopter le titre traditionnel de l’ouvrage de Théophraste. 2 Theophrastus of Eresus, Sources for his Life, Writings, Thought & Influence, Part One, éd. par W. W. Fortenbaugh et al., Leyde – New York – Cologne, Brill, 1993, p. 403435 (dorénavant FHS&G). 3 Nous n’abordons pas ici la quaestio vexata du titre et du statut de la « doxographie physique » de Théophraste. La citation du fr. 230 ne se présente pas, nous semblet-il, comme relevant d’un matériel de discussion dialectique, mais plutôt d’une histoire raisonnée des doctrines physiques. Sur le titre et en faveur de l’interprétation dialectique, voir J. Mansfeld « Physikai doxai and Problèmata physika in Philosophy and Rhetoric from Aristotle to Aëtius (and Beyond) », dans J. Mansfeld et D. T. Runia (éd.), Aëtiana, The Method and Intellectual Context of a Doxographer, vol. 3, Leyde – Boston, Brill, 2010, p.  33-97, et contra L.  Zhmud, « Revising Doxography : Herman Diels and his ­Critics  », Philologus 145, 2001, p. 219-243. 4 = Simplicius, In Phys., 149, 28-150, 4 Diels. Les principes cosmologiques du platonisme. Origines, influences et systématisation, éd. par Marc-Antoine Gavray et Alexandra Michalewski, Turnhout, Brepols, 2017 (Monothéismes et Philosophie 23), p. 63-89. FHG DOI 10.1484/M.MON-EB.5.114799

David Lefebvre

(φυσικη ἱστορία, 228 B, 2345), un traité Sur les opinions des physiciens (περὶ τῶν φυσικῶν δοξῶν, 241 A6), Sur les physiciens ou Sur la Nature (Περὶ τῶν φυσικῶν, 227 C7), un Résumé (Ἐπιτομή, 227 D8) ou encore des Résumés des opinions des physiciens (Φυσικῶν δοξῶν ἐπιτομαὶ, 2319), une Physique (227 D, 232, 23810), ou une monographie Sur Anaxagore (23511)12. La plus grande partie du texte constituant cette « doxographie physique » (224, 225, 226 A, 227 A, 228 A, 229, 230) est extraite du commentaire de Simplicius à la division des principes physiques de Phys.  I  2. C’est le cas du fr. 230 qui porte explicitement sur les principes physiques de Platon, mais Simplicius n’y rapporte la citation de Théophraste à aucune œuvre particulière de ce dernier. Dans sa Métaphysique, Théophraste examine des thèses d’origine aristotélicienne ou académique sur les principes, et pas seulement sur les principes physiques, avec un objectif philosophique identifiable, mettre en lumière les difficultés propres à ces thèses. Ces deux types de textes doivent bien sûr être confrontés, d’autant que la perception de contradictions peut jouer contre l’authenticité du fr. 230. Nous l’avons dit, nous ne savons pas d’où est extraite la citation de Théophraste que l’on trouve dans le fr. 230. Dans la mesure où Théophraste y rapporte une doctrine, elle relève d’une doxographie, mais sa 5 = Simplicius, In Phys., 154, 14-23 et 115, 11-13. Le titre ne figure pas chez Diogène. 6 = Taurus ap. Philopon, De aeternitate mundi contra Proclum, VI, 8, 145, 2024 Rabe. 7 = Alex., In Met., 31, 7-16 Hayduck. Voir dans Diogène Laërce, V, 46, 3-4 un Περὶ φυσικῶν en 18 livres (et 48, 15-16). Περὶ φυσικῶν pouvant être au neutre ou au masculin, l’ambiguïté subsiste. Étant donné la nature de la citation d’Alexandre, on pourrait incliner vers un masculin (nous y revenons plus bas). Voir R. W. Sharples, Theophrastus of Eresus, Sources for his Life, Writings, Thought & Influence, Commentary, Vol. 3.1, Leyde – Boston – Cologne, Brill, 1998, p. 7-8. 8 = Diogène Laërce, Vies des philosophes, IX, 21-22. 9 = Galien, Sur le De Natura hominum d’Hippocrate, I, 2, 25. Voir dans Diogène Laërce, V, 46, Περὶ φυσικῶν ἐπιτομῆς, et 48, 17. 10 Respectivement = Diogène Laërce, Vies des philosophes, IX, 21-22 ; = Stobée, 1, 25, 1 a-b ; = Simplicius, In De cælo, 564, 24-26 Heiberg. Diogène précise que « dans sa Physique » (ἐν τοῖς Φυσικοῖς), Théophraste « a exposé les doctrines de presque tous  », ce pourquoi Diels a considéré qu’il fallait voir dans ce titre une forme abrégée du περὶ τῶν φυσικῶν δοξῶν du fr. 241 A (de même pour le fr. 227 C). 11 Simplicius, In Phys., 166, 15-20. Voir Diogène Laërce, V, 42. 12 FHS&G ont rassemblé dans cette « doxographie physique » (fr.  224-245) la plus grande partie de ce qui figure sous le titre des Physicorum opiniones de Théophraste dans les Doxographi Graeci de Diels (moins les fr. 10, 12, 15, 21).

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Théophraste sur les principes physiques de Platon

construction, son vocabulaire, son style la rapprochent plutôt de textes aristotéliciens de nature historique et systématique, comme Mét. A 3-6. Son intérêt est que, tout en s’apparentant par sa forme extérieure à ce genre de texte, sa lecture de la philosophie de Platon manifeste une certaine originalité. La difficulté est justement d’en mesurer la nature et l’importance, car elle a parfois conduit les interprètes à refuser à Théophraste la paternité de son interprétation13. Nous voudrions montrer que celle-ci résulte de l’application par Théophraste au Timée de la lecture aristotélicienne des principes de Platon. Cette interprétation, qui n’est pas nouvelle, permet d’articuler la fidélité de Théophraste à Aristote et son originalité exégétique. L’attribution à Platon de deux principes, le « réceptacle » et « la puissance du Dieu et du Bien », peut se comprendre comme le résultat d’un travail exégétique de type aristotélicien, sans qu’il soit nécessaire de faire l’hypothèse d’une influence stoïcienne ou académique sur Théophraste. Théophraste introduit Platon dans un traité qui devait s’apparenter, au moins pour partie, à un commentaire historique de la division des principes de Phys. I 2 (184 b 15-22). C’est en faisant du Timée le traité d’ « histoire naturelle » de Platon et en prenant pour acquis les résultats de Mét. A 6 sur les causes chez Platon, que Théophraste dégage ce qu’il considère comme les principes physiques de Platon. Dans sa propre Métaphysique, fidèle à Aristote et à l’enseignement des « doctrines non écrites », Théophraste attribue toujours à Platon seulement deux principes ultimes, l’Un et la Dyade. Un passage de l’opuscule (11 a 26-11 b 12) reflète cependant l’existence d’une double interprétation de cette doctrine dans l’ancienne Académie : la première est fidèle au dualisme de l’enseignement oral ; l’autre témoigne de la volonté de certains platoniciens d’établir une théorie des principes capable de mettre en harmonie les doctrines non-écrites et une lecture littérale du Timée, en faisant une place au Dieu. On tâchera donc de montrer que ce passage de la Métaphysique de Théophraste n’est pas en contradiction avec le fr. 230 FHS&G, mais qu’il témoigne de la genèse d’une interprétation du Timée qui soit compatible avec une lecture littérale de ce dialogue et avec le dualisme de l’enseignement oral.

13 Voir D. Sedley, « Theophrastus and Epicurean physics », dans J. M. van Ophuijsen et M.  van  Raalte (éd.), Theophrastus : Reappraising the Sources, Transaction, New Brunswick, 1998, p. 349.

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Le fragment 230 FHS&G Après les travaux dont il a été l’objet14, le fr. 230 FHS&G de Théophraste n’est plus « sous-estimé », mais il reste « vital » sur la question des principes de Platon, pour reprendre les termes de D. Sedley15 : καὶ Πλάτων τρία μὲν τὰ κυρίως αἴτια τίθησι τό τε ποιοῦν καὶ τὸ παράδειγμα καὶ τὸ τέλος, τρία δὲ τὰ συναίτια τήν τε ὕλην καὶ τὸ εἶδος καὶ τὸ ὄργανον. ὁ μέντοι Θεόφραστος τοὺς ἄλλους προϊστορήσας  “τούτοις, φησίν, ἐπιγενόμενος Πλάτων, τῇ μὲν δόξῃ καὶ τῇ δυνάμει πρότερος τοῖς δὲ χρόνοις ὕστερος καὶ τὴν πλείστην πραγματείαν περὶ τῆς πρώτης φιλοσοφίας ποιησάμενος, ἐπέδωκεν ἑαυτὸν καὶ τοῖς φαινομένοις ἁψάμενος τῆς περὶ φύσεως ἱστορίας· ἐν ᾗ δύο τὰς ἀρχὰς βούλεται ποιεῖν τὸ μὲν ὑποκείμενον ὡς ὕλην ὃ προσαγορεύει πανδεχές, τὸ δὲ ὡς αἴτιον καὶ κινοῦν ὃ περιάπτει τῇ τοῦ θεοῦ καὶ τῇ τοῦ ἀγαθοῦ δυνάμει.” ὁ μέντοι Ἀλέξανδρος ὡς τρεῖς λέγοντος τὰς ἀρχὰς ἀπομνημονεύει τὴν ὕλην καὶ τὸ ποιοῦν καὶ τὸ παράδειγμα, καίτοι σαφῶς τὸ τελικὸν αἴτιον τοῦ Πλάτωνος προσθέντος […]16

14 R. W. Sharples, « Counting Plato’s Principles », dans L. Ayres (éd.), The Passionate Intellect, Essays on the Transformation of Classical Traditions presented to Professor I. G. Kidd, Transaction, New Brunswick, 1995, p. 67-82 ; D. Sedley, « Theophrastus and Epicurean Physics », 1998, et « The Origins of Stoic God », dans D. Frede et A. Laks (éd.), Traditions of Theology, Studies in Hellenistic Theology, its Background and Aftermath, Leyde, Brill, 2002, p. 41-83. D. T. Runia doute de son authenticité (Philo of Alexandria and The Timaeus of Platon, Leyde, Brill, 1986, p. 482, n. 37) ; de même pour J.-B. Gourinat, « La théorie stoïcienne de la matière : entre le matérialisme et une relecture “corporaliste” du Timée », dans C. Viano (éd.), L’Alchimie et ses racines philosophiques, La Tradition grecque et la tradition arabe, Paris, Vrin, 2005, p. 43, la « fiabilité » du fr. 230 serait mise en doute par le fait que son contenu n’est pas confirmé par la doctrine platonicienne des principes exposée dans la Métaphysique de Théophraste. Comme nous le montrerons, le fr. 230 est explicite sur le fait que les deux principes mentionnés concernent uniquement la physique platonicienne (le Timée), ce qui justifie que Théophraste ne remonte pas aux deux principes ultimes reconnus par Aristote et Théophraste lui-même, l’Un et la Dyade. De ce point de vue, et contrairement à ce que suggère l’auteur (p. 44), plutôt que de parler de deux « traditions » parallèles et concurrentes sur le dualisme des principes platoniciens, il vaut mieux parler de deux niveaux distincts d’exposition de cette théorie, physique ou « métaphysique », distinction articulée dans le fr. 230 par Théophraste. 15 D. Sedley, « The Origins of Stoic God », 2002, p. 43. Ce fragment est le plus souvent étudié en fait comme une pièce du dossier sur l’origine (platonicienne, aristotélicienne ou les deux) des principes du stoïcisme. C’est dans cette perspective qu’il est étudié par D. Sedley, J.-B. Gourinat ou encore G. Reydams-Schils, Demiurge and Providence, Stoic and Platonist Readings of Plato’s Timaeus, Turnhout, Brepols, 1999, p. 44-45. 16 Théophraste, 230 FHS&G (= 48 Wimmer = Phys. Op. fr. 9 Diels = Simplicius, In Phys., 26, 5-15). Il faut remettre ce fragment dans la suite du texte de Simplicius, notamment au sein du fr. 227A. Nous traduisons.

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Théophraste sur les principes physiques de Platon

Et Platon pose, d’un côté, trois causes au sens propre, l’agent, le modèle et la fin, de l’autre, trois causes auxiliaires, la matière, la forme et l’instrument. Théophraste, cependant, après avoir parlé des autres dans une première partie de son enquête, dit : « [a] Platon, qui est venu après ces derniers, antérieur par la réputation et la puissance, mais postérieur dans le temps, [b] a réalisé la plus grande partie de son œuvre en philosophie première, mais il s’est aussi consacré aux phénomènes, en touchant aux recherches sur la nature, où [c] il propose d’admettre deux principes : d’un côté, le substrat comme matière, qu’il nomme le réceptacle universel, de l’autre, comme cause et moteur, qu’il attache à la puissance du Dieu et à celle du Bien ». Cependant Alexandre rappelle que, selon Platon, les principes sont au nombre de trois, la matière, l’agent et le modèle, alors que Platon avait clairement ajouté la cause finale17.

Au moment de commenter la division des principes de Phys.,  I, 2, 184 b 15-22, Simplicius indique qu’elle peut être complétée car certaines subdivisions sont absentes18. Il les ajoute et introduit en même temps plusieurs philosophes, dont Aristote ; celui-ci, de manière admirablement concordiste, figurera aux côtés de Platon parmi les représentants des philosophes qui ont admis trois principes, qui sont, pour Aristote, la matière et les deux contraires19. Concernant Platon, Simplicius lui attribue la distinction entre des « causes au sens propre », au nombre de trois (τό τε ποιοῦν καὶ τὸ παράδειγμα καὶ τὸ τέλος) et des « causes auxiliaires », qui sont également trois (τήν τε ὕλην καὶ τὸ εἶδος καὶ τὸ ὄργανον), puis, après un μέντοι qui souligne une opposition, il cite un extrait de Théophraste qui, au contraire, attribue seulement à Platon deux principes20. 17 À la suite de cette dernière phrase, Simplicius (26, 16-18) cite Timée, 29 d 6-e 2. Nous y revenons plus bas. 18 Simplicius utilise à la fois Théophraste et le commentaire perdu d’Alexandre. M.  Rashed (Die Überlieferungsgeschichte der aristotelischen Schrift De generatione et corruptione, Wiesbaden, Ludwig Reichert, 2001, p.  44-47), en partant de la division des doctrines sur les éléments que l’on trouve dans une scholie du Parisinus Graecus 1853 (ms. E), au f. 68 v, et en procédant à une analyse comparée avec les autres divisions conservées, a montré comment le commentaire de Simplicius à Phys., I, 2 conservait la trame du commentaire perdu d’Alexandre d’Aphrodise à ce passage. Le texte de la scholie attribue trois éléments à Platon : « Dieu, la matière, le modèle ». 19 Les résultats sont annoncés par Simplicius dès son exposé sur l’histoire des recherches physiques en prologue à son commentaire (In Phys., 6, 31-8, 15). 20 Même s’il ne précise pas l’origine de cette citation, Simplicius l’introduit d’un προϊστορήσας qui donne une indication sur la nature du texte. Quand il commente Phys., I, 2, Simplicius ne cite jamais la source de ses références à Théophraste. On pourrait supposer que celle-ci est extraite aussi de la Recherche sur la nature que Simplicius

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Dans cette citation, Théophraste [a] marque l’importance de Platon par rapport à ses prédécesseurs, en distinguant le double sens de la relation qu’il entretient avec eux (antérieur d’un côté, postérieur de l’autre), puis [b], de manière unique à notre connaissance chez lui, distingue chez Platon deux domaines de recherche (πραγματεία) : la « philosophie première » et la « recherche naturelle », dans une phrase qui signifie que, si la « philosophie première » a constitué l’essentiel de la recherche de Platon, ce dernier s’est également intéressé aux « phénomènes », c’est-à-dire à la recherche naturelle. C’est alors [c] que Théophraste attribue deux principes physiques à Platon : τὸ μὲν ὑποκείμενον ὡς ὕλην ὃ προσαγορεύει πανδεχές et τὸ δὲ ὡς αἴτιον καὶ κινοῦν ὃ περιάπτει τῇ τοῦ θεοῦ καὶ τῇ τοῦ ἀγαθοῦ δυνάμει. Au terme de cette citation, un second μέντοι introduit un témoignage d’Alexandre qui distingue au contraire trois principes, distinction elle-même prise en défaut par Simplicius (καίτοι), puisqu’Alexandre a oublié la cause finale. Ces trois interprétations de la doctrine platonicienne des principes physiques (Théophraste, Alexandre, Simplicius) ne sont pas superposables. Simplicius cite Théophraste car (à tort, selon lui) il n’a distingué que deux principes en oubliant le modèle et en faisant de la matière un principe au sens propre, alors qu’elle n’est, selon lui, qu’une cause auxiliaire ; il cite Alexandre contre Théophraste, puisque Alexandre reconnaît, lui, le modèle comme principe ; mais il cite aussi Théophraste contre Alexandre, car Théophraste mentionne la cause finale (sous le nom de Bien), alors qu’Alexandre l’oublie. Plus loin dans son commentaire21, Simplicius cite le passage d’Alexandre où ce dernier attribue trois principes à Platon ; il s’agit autrement dit du passage que Simplicius luimême a résumé à la fin du fr. 230. Alexandre y explique que Platon pose deux principes, la matière et « la cause et le moteur qu’il appelle aussi Dieu, Intellect et Bien », ce à quoi Alexandre ajoute le paradigme. Il vaut la peine de reproduire le texte d’Alexandre cité par Simplicius pour le comparer avec la citation de Théophraste du fr. 230 :

mentionne aux fr. 226 B, 228 B, 234 (voir notes 4, 5, 6 supra), mais il s’agit alors des commentaires à Phys., I, 3 ou I, 4. En revanche, la citation de Théophraste s’accorde bien (cf. le ἐπιγενόμενος) avec celle citée par Alexandre dans son commentaire à Mét. A 3 et rapportée au premier livre d’un Περὶ τῶν φυσικῶν (fr. 227 C FHS&G). Nous y revenons plus bas. 21 Il s’agit de la fin du commentaire à Phys., I, 2, 184 b 18.

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Théophraste sur les principes physiques de Platon

δύο γὰρ ἀρχάς, φησί, δοκεῖ ποιεῖν ὁ Πλάτων, τὸ μὲν ὑποκείμενον καὶ ὕλην προσαγορεύων, τὸ δὲ ὡς αἴτιον καὶ κινοῦν, ὃ θεὸν καλεῖ καὶ νοῦν τό τε ἀγαθόν. εἴη δ’ ἄν, φησί, καὶ τρίτη κατ’ αὐτὸν ἀρχή, ἡ παραδειγματική22.

Sans entrer dans la question de savoir ce qu’on peut retirer de cette citation d’Alexandre concernant l’accès de Simplicius au texte de Théophraste23, la proximité littérale entre Théophraste et Alexandre est remarquable : Théophraste est la source d’Alexandre ; Alexandre paraphrase Théophraste –  en excluant la référence au « réceptacle universel » du Timée, mais en conservant le προσαγορεύειν, en enlevant la « puissance », mais en conservant le couple αἴτιον καὶ κινοῦν, le Dieu et le Bien, et en introduisant la référence à l’Intellect ; il corrige cependant Théophraste en ajoutant un troisième principe, le paradigme24. Notons que Simplicius utilise cette citation, comme dans le fr.  230 : cette distinction alexandrinienne des principes physiques de Platon traduit le même oubli de la cause finale. Simplicius le montre en citant de nouveau, comme à la fin du fr. 230, Timée, 29 d 6-e 1, passage sur lequel nous aurons à revenir plus bas. Quoique bref, ce fragment de Théophraste laisse voir une construction rigoureuse, d’inspiration aristotélicienne. La citation elle-même est prélevée dans un exposé apparemment construit selon un ordre chronologique, comme l’est Mét. A 3-6. Le jeu sur les deux sens de l’antérieur et du postérieur (selon la chronologie et selon la valeur) fait écho au rapport qu’Aristote introduit entre Anaxagore et Empédocle en Mét. A 3 (984 a 11-13 ; DK 31 A 6 et 59 A 43), selon lequel Anaxagore est par rapport à Empédocle « antérieur par l’âge », mais « postérieur ou se-

Simplicius, In Phys., 43, 4-7. Est-il indépendant ou tributaire des citations du commentaire perdu d’Alexandre ? Voir R. W. Sharples, « Counting Plato’s Principles », 1995, p. 69, n. 9. 24 La comparaison des deux textes montre qu’Alexandre veut clarifier le style de Théophraste (il remplace ὡς ὕλην par καὶ ὕλην, mais il maintient la rupture introduite par τὸ δὲ ὡς αἴτιον καὶ κινοῦν) ; dans la citation d’Alexandre, l’usage du verbe προσαγορεύειν (qui introduit un terme technique) ne se justifie plus (voir infra n. 47). On peut supposer qu’Alexandre veut proposer ici une lecture aristotélicienne plus orthodoxe des principes du Timée, contre un Théophraste qui supprime la cause formelle et introduit le Bien, qui joue ici le rôle de la cause finale ; Simplicius utilise donc l’interprétation plus platonisante sur ce point de Théophraste contre Alexandre. Le jeu exégétique de Simplicius avec ces deux autorités aristotéliciennes est complexe. Sur le « projet idéologique » de Simplicius et le sens de son usage d’Alexandre dans son commentaire à la Physique, voir M. Rashed, Alexandre d’Aphrodise, Commentaire perdu à la Physique d’Aristote (Livres  IV-VIII), Les scholies byzantines, Berlin – Boston, de Gruyter, 2011, p. 28-29. 22 23

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cond par ses travaux »25. Platon prend ici la place d’Empédocle : il vient après les philosophes antérieurs, mais sa réputation est supérieure à la leur. La remarque de Théophraste est moins subtile que celle d’Aristote. Si ce dernier fait cette observation en A, 3, c’est pour justifier de citer Anaxagore après Empédocle, alors qu’Anaxagore est le plus ancien des deux et qu’Aristote suit un ordre chronologique. L’interversion des deux philosophes permet de mettre en valeur l’augmentation (inutile pour Aristote) du nombre des principes chez Anaxagore : certains ont posé un seul principe, Empédocle quatre et Anaxagore un nombre infini. La remarque de Théophraste (s’il ne s’agit pas seulement d’une imitation rhétorique) peut être une réponse à un parti pris archaïsant en faveur des Anciens (les plus anciens philosophes sont aussi les plus réputés) ou, plus simplement, une prise de position en faveur de la physique du Timée contre le prestige des anciens physiciens26. Cette remarque montre aussi que Théophraste est conscient du risque potentiellement « nivelant » de l’ordre chronologique, ce qui justifie l’introduction d’une hiérarchie entre les physiciens27. En effet, la présentation chronologique de Théophraste cadre mal avec la division d’Aristote en Phys., I, 2 ; son commentaire par Simplicius n'adopte pas non plus un tel ordre. Simplicius signale à la fin de son commentaire que son résumé sur les principes n’a 25 Le sens de la phrase reste discuté (à l’ambiguïté née du sens chronologique ou évaluatif du couple πρότερος/ὕστερος, s’ajoute celle du double sens évaluatif : « plus moderne » ou « second », c’est-à-dire « moins bon ») : s’agit-il donc d’opposer l’âge à l’œuvre (Anaxagore est né avant Empédocle, mais sa doctrine est « plus moderne »), ou de réduire la valeur philosophique d’Anaxagore par rapport à celle d’Empédocle (ce dernier ayant reconnu l’existence des quatre éléments, sans tomber dans l’infinitisme d’Anaxagore) ? Voir R.  Barney, « History and Dialectic in Metaphysics A 3 », dans C. Steel (éd.), Aristotle’s Metaphysics Alpha, Symposium aristotelicum, Oxford, Oxford University Press, p. 93, n. 61 et surtout D. O’Brien (« The Relation of Anaxagoras and Empedocles », The Journal of Hellenistic Studies, 1968, 88, p. 93-113, p. 105) : ce dernier soutient la seconde interprétation (en donnant un sens chronologique à πρότερος et évaluatif à ὕστερος), ce dont O’Brien voit une confirmation dans l’inversion opérée par Théophraste (celui-ci utilisant au contraire un πρότερος évaluatif et un ὕστερος chronologique). Mais la « réminiscence » qu’on trouve chez Théophraste est apparemment moins subtile car la supériorité de Platon ne semble pas faire de doute, ce pourquoi nous suggérons d’y voir une défense par Théophraste du Platon physicien, l’auteur du Timée. 26 L’expression utilisée par Théophraste (« en réputation et en puissance ») est un cliché de la rhétorique de l’éloge, où elle concerne les hommes politiques ; il est difficile de voir à quel type de « puissance » se réfère ici Théophraste, sinon à celle de la philosophie de Platon. 27 L’ordre chronologique et l’introduction de différences de valeurs entre les philosophes pourraient confirmer l’hypothèse que la citation de Théophraste du fr. 230 figurait dans le Περὶ τῶν φυσικῶν cité par Alexandre, lui-même à entendre comme traité Sur les physiciens.

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pas suivi l’ordre chronologique mais a procédé selon la parenté entre les doctrines (τὴν τῆς δόξης συγγένειαν)28. Chez Simplicius, cette méthode par « famille » a précisément pour objet de préparer la lecture concordiste des doctrines des principes et d’éviter un traitement chronologique qui favorise le sentiment d’arbitraire et le scepticisme29. Comme nous l’avons suggéré, Théophraste, lui, poursuit un projet proche dans sa méthode de celui d’Aristote en Mét. A 3-6, mais restreint aux principes physiques. Étant donné l’état de notre information, il est difficile de savoir si Théophraste cherchait à démontrer une thèse particulière, analogue à ce qui apparaît en Mét. A 7 (988 a 20-23, b 16-19) ou 10 (993 a 11-15) : établir l’exactitude de la doctrine aristotélicienne des quatre causes telle qu’elle est définie dans la Physique. On ne peut pas exclure que Théophraste ait voulu – trait fréquent chez lui30 – compléter une étude qu’il considérait comme inachevée chez Aristote, en s’intéressant aux principes seulement physiques de Platon. En effet, en Mét. A 3-10, Aristote a pour objet de montrer qu’aucun philosophe n’a découvert d’autres causes que celles qu’il a lui-même énumérées dans la Physique, mais les principes attribués à Platon (A 6) et critiqués (A 9) sont des principes de l’être sensible et intelligible. Si l’on replace notre passage sur Platon dans le contexte probable où il se situait chez Théophraste, il apparaît que celui-ci attribuait les mêmes causes à Parménide, Anaxagore et Platon : tous les trois sont des physiciens qui, de manière différente, ont identifié seulement deux types de causes, la cause matérielle et la cause motrice31. De ce point de vue, ce qui distingue Platon n’est pas l’accès aux types de causes, mais sa manière de les concevoir. Cette prise en compte de la physique platonicienne conduit Théophraste à attribuer à Platon, apparemment contre Aristote, la cause motrice, mais il reste à voir comment doit se comprendre cette attribution. La suite de la citation de Théophraste sur les principes (nos [b] et [c]) est très soigneusement construite. La première information, fondamentale, est que Théophraste identifie chez Platon une division aristotélicienne de la philosophie et qu’il le fait dans un vocabulaire aristotélicien. 229 FHS&G (= Simplicius, In Phys., 28, 30-31). Cf. P. Golitsis, Les Commentaires de Simplicius et de Jean Philopon à la Physique d’Aristote, Berlin – New York, de Gruyter, 2008, p. 95. Voir aussi l’article de M.-A. Gavray dans ce volume. 30 Cf. fr. 72 A FHS&G (= Boèce, In De interpretatione, 12, 13-16 Meiser). 31 Pour Parménide, le feu comme agent et la terre comme matière (voir 227 C et D FHS&G) ; pour Anaxagore, la matière, elle-même concevable comme une ou illimitée, et l’Intellect (228 A FHS&G). 28 29

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Aristote lui-même ne le fait pas aussi clairement32. Cette distinction entre la « philosophie première » et l’ « étude de la nature » ou des « phénomènes » est aristotélicienne, il est inutile de le montrer, et « philosophie première » comme « recherches sur la nature » sont des intitulés aristotéliciens33. L’intérêt du fragment est d’offrir la seule occurrence chez Théophraste de l’expression πρώτη φιλοσοφία, qui, en particulier, ne se rencontre pas dans sa Métaphysique34. Les deux πραγματεῖαι se délimitent mutuellement, mais cela laisse une incertitude sur ce que Théophraste désigne exactement par « philosophie première » chez Platon. L’expression ne nous semble pas devoir être réduite à la théologie ; elle peut désigner ce qui, chez Platon, relève de l’étude des principes, des intelligibles et des êtres mathématiques, à distinguer des recherches sur la génération, la corruption et le sensible. Dans le traitement par Platon de ces deux parties de la philosophie, Théophraste introduit une nuance typique d’Aristote dans ce genre de contexte historique : Platon « a traité » (ἁψάμενος) de la « recherche sur la nature »35, ce qui se comprend en opposition avec le τὴν πλείστην πραγματείαν : ce n’est pas sur l’étude de la nature que se sont portées principalement les recherches de Platon, mais sur la philosophie première. On retrouve la même distinction, avec la même nuance, dans un passage de la Métaphysique de Théophraste qui décrit la méthode de Platon en expliquant comment celui-ci « traite des autres choses » (i. e. des choses sensibles), quand il les rattache aux Idées (ἅπτεσθαι τῶν ἄλλων εἰς τὰς ἰδέας ἀνάπτων, 6 b 12-13)36.

 Voir Phys., IV, 2, 209 b 11-16. Nous y revenons plus bas. L’expression de « philosophie première » se rencontre au moins dans les passages suivants : Phys., I, 9, 192 a 35-36 et II, 2, 194 b 14-15 ; De Caelo, I, 8, 277 b 10 ; De anima, I, 1, 403 b 16 ; De motu animalium, 6, 700 b 9 ; Mét., E, 1, 1026 a 24 et 30 et K, 4, 1061 b 19 (en laissant de côté A, 10, 993 a 16). 34 Si le terme ne se rencontre pas, en revanche, ce que Théophraste appelle l’« étude sur les êtres premiers », distinguée de l’étude de la nature (4 a 2-3 et 5-6), désigne, au moins en partie, la même chose que la « philosophie première », c’est-à-dire une étude sur les principes et les êtres éternels, non soumis à la génération et à la corruption. M. van Raalte suggère que l’emploi par Théophraste, au début de sa Métaphysique, de « étude sur les êtres premiers » plutôt que « philosophie première » a pour fin de focaliser la question sur les objets, ce qui est le cas dans la suite en effet (cf. Theophrastus, Metaphysics, with an Introduction, Translation and Commentary, New York – Cologne – Leyde, Brill, 1993, p. 74). 35 Cf.  Mét., A, 3, 984  a  28, b  19 ;  5, 985  b  24 et Phys., II, 8, 198  b  15,  etc. Sur ἅπτεσθαι chez Aristote, voir H. Bonitz, Index aristotelicus, 89 b 49-90 b 5. 36 Voir aussi le ἐφαπτόμενοι de Mét., 6 a 27. Je remercie Th. Auffret de m’avoir signalé ces passages. 32 33



Théophraste sur les principes physiques de Platon

À côté de ces éléments qui indiquent une proximité évidente entre cette citation de Théophraste et Aristote, ce qui est caractéristique est l’attribution explicite par Théophraste à Platon de la différence entre la περὶ φύσεως ἱστορία et la πρώτη φιλοσοφία. Il est délicat d’apprécier sur ce point exactement l’originalité de Théophraste. De manière générale, celui-ci insiste sur l’intérêt pris par Platon à l’étude des « phénomènes », ce qui constitue en soi une appréciation plus positive que celle rencontrée chez Aristote à ce sujet37. Physique et philosophie première sont en outre présentées comme deux domaines d’étude distincts38. Ce qui caractérise la présentation de la doctrine platonicienne des principes en Mét. A 6 est au contraire qu’Aristote n’opère aucune distinction entre deux parties de la philosophies de Platon : tous les êtres, qu’ils soient sensibles ou intelligibles, ont ultimement les deux mêmes causes, l’Un et la Dyade. Selon les critiques de A, 9, les Idées ne peuvent être des causes du mouvement des êtres sensibles et la doctrine des Idées ne dit rien de la cause motrice et détruit même toute l’étude sur la nature (991 a 8-11 ; 991 b 4-5 ; 992 a 5-6, b 8-9 ; A, 7, 988 b 3-4)39. Au contraire, Théophraste trouve dans le Timée une physique, avec des causes spécifiques, puisqu’il identifie la matière et une cause motrice (τὸ δὲ ὡς αἴτιον καὶ κινοῦν), dont il signale qu’elle est rapportée par Platon au Dieu et au Bien. Cette association entre le moteur, le Dieu et le Bien montre que l’attribution à Platon par Théophraste de principes physiques n’entraîne pas forcément de sa part une révision de la critique aristotélicienne de la conception platonicienne des causes. Pour Théophraste, en effet, Platon a posé une cause motrice sans la distinguer de la cause finale ; il a fait jouer le rôle moteur au Dieu et au Bien40. De manière explicite, Théophraste dit donc (notre [c]) que c’est dans le domaine de la recherche naturelle (ἐν ᾗ) que Platon a utilisé ces deux principes, la matière et le moteur. C’est à ce seul versant de la recherche platonicienne que Théophraste s’intéresse ; il laisse de côté les principes Voir par ex. De gen. et corr., I, 2, 307 a 5-11. On peut penser à la tripartition de Phys., II, 7, 198 a 29-31. 39 Voir aussi De gen. et corr., II, 9, 335 b 7-16. 40 En Mét., A, 7, 988 b 8-16, Aristote distingue deux cas : Anaxagore et Empédocle utilisent des Biens (l’Intellect ou l’Amitié) comme des causes motrices, tandis que Platon utilise le Bien comme une cause formelle, non finale. Les deux ont donc atteint par accident la cause finale. Pour Théophraste, la physique du Timée semble relever du premier cas. Voir sur cette interprétation (qui ne serait pas celle d’Aristote), Th.  K. Johansen, « Should Aristotle Have Recognized Final Cause in Plato’s Timaeus ? », R. D. Mohr et B. M. Sattler (éd.), One Book, The Whole Universe, Plato’s Timaeus Today, Las Vegas – Zurich – Athènes, Parmenides Publishing, 2010, p. 179-199, p. 184. 37 38



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utilisés par Platon en « philosophie première », qui constitue « la plus grande partie » de son œuvre. Cette restriction affichée aux principes de la physique convient au texte commenté par Simplicius de Phys., I, 2, 184 b 15-22, qui entend seulement distinguer les doctrines physiques à partir des principes propres à l’étude de la nature. Cela signifie qu’on ne peut pas objecter à Théophraste de ne pas mentionner des principes qui valent au-delà des phénomènes sensibles, ce qui est le cas de l’Un et de la Dyade mentionnés par Théophraste dans sa Métaphysique41. La sous-partie [c] de la citation de Théophraste qui concerne les causes en « histoire naturelle » obéit à une construction philosophiquement précise et rhétoriquement soignée. De manière symétrique, Théophraste identifie d’abord la place des deux principes platoniciens dans l’étiologie aristotélicienne : un premier principe est le « substrat comme matière » ; l’autre est « la cause et le moteur ». La formule qui détermine le substrat comme matière dénote un souci de précision au regard de la conceptualité aristotélicienne (le substrat n’est pas seulement matière42) ; l’association « cause et moteur » trahit elle-même un pan de l’étiologie aristotélicienne : on trouve le couple en De anima, III, 5, 430 a 12 : τὸ αἴτιον καὶ ποιητικόν dans le cadre d’une présentation, ellemême dualiste, des principes des êtres naturels ; pour Aristote, ce qui est cause au sens le plus propre est en effet le moteur43. Ce qui importe est la manière dont Théophraste identifie la présence de ces deux causes chez Platon. Pour la première, il indique le nom platonicien du principe matériel : ὃ προσαγορεύει πανδεχές. Le terme πανδεχές ne constitue donc, pour Théophraste, qu’un autre nom du substrat matériel ; peu importe le nom, la fonction causale est la même. Pour la cause motrice, l’expression de Théophraste est différente : ὃ περιάπτει τῇ τοῦ θεοῦ καὶ τῇ τοῦ ἀγαθοῦ δυνάμει. Le verbe περιάπτειν signifie « attacher », au sens concret ou abstrait, une chose à une autre ; le sens peut être péjoratif ou pas, en fonction des termes en jeu (« attacher un honneur à une cité », « attacher de la honte », etc.)44. Théophraste explique que Platon attache la cause motrice à la puissance du Dieu et à celle du Bien – ce qui veut dire, par exemple, qu’il ne l’attache pas à l’Amitié ou à un élément matériel. L’expression ne signifie pas seulement que le Dieu et le Bien sont les noms 41 Pace J.-B. Gourinat, « La théorie stoïcienne de la matière : Entre le matérialisme et une relecture « corporaliste » du Timée », 2005, p. 44. 42 Mét., Z, 3, 1029 a 2-3. 43 Mét., H, 6, 1045 a 30-31, b 21-23 ; Λ, 4, 1070 b 34-36. 44 À comparer avec ἀνάπτειν qu’on rencontre dans la Métaphysique. Nous y revenons infra n. 92.

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Théophraste sur les principes physiques de Platon

platoniciens du moteur ; elle signifie que Platon a choisi de faire jouer le rôle de cause motrice à des réalités, Dieu et le Bien, admis aussi par d’autres philosophes (dont Aristote et Théophraste), mais qui, chez ces derniers, ne sont pas causes motrices. Cela signifie donc sans doute aussi que, pour Théophraste, Dieu et le Bien ne sont pas en fait des causes motrices adéquates, même si Platon leur fait jouer le rôle de cause motrice. Pour ce qui est du terme πανδεχές, c’est bien sûr une référence transparente à Timée, 51 a 745, référence sans originalité dans un contexte aristotélicien : le terme πανδεχές rapporté de la même façon au substrat et à la matière se rencontre deux fois chez Aristote46 ; il ne constitue pas une innovation de la part de Théophraste qui signale qu’il cite un terminus technicus platonicien reconnu comme tel47. En vertu de la construction symétrique de la phrase, on peut donc penser que la référence à la « puissance du Dieu et du Bien », à laquelle Platon « attache » le moteur, se rapporte également au Timée, mais cette seconde référence n’est pas aussi évidente48. La citation de Théophraste est donc saturée de références aristotéliciennes. L’introduction chez Platon de la distinction entre la physique et la philosophie première ainsi que l’attribution à celui-ci de causes qui ne sont pas les mêmes que celles attribuées par Aristote, sont les deux principales marques d’originalité de Théophraste dans ce fr. 230. Cette citation présente donc une lecture de la philosophie de Platon apparemment plus subtile et charitable que celle que l’on trouve chez Aristote. Dans ce qui suit, nous voudrions montrer que Théophraste utilise en effet le Timée pour attribuer une physique à Platon, mais que cet usage du Timée (qui n’est pas sans antécédent chez Aristote) a surtout pour caractère d’être compatible avec la doctrine des principes dualiste qu’Aristote, et Théophraste à sa suite, trouvent chez Platon. Autrement dit, la citation du fr. 230 opérerait non pas une réhabilitation de Platon physicien contre Aristote, mais une extension de la lecture aristotélicienne des principes platoniciens à la physique de Platon.

45 J.  Mansfeld, « Plato, Pythagoras, Aristotle, the Peripatetics, the Stoics, and Thales and his followers on causes », dans J. Mansfeld et D. T. Runia (éd.), Aëtiana, III, Leyde – Boston, Brill, 2010, p. 386 n. 32. 46 De Caelo, III, 8, 306 b 19 et De gen. et corr., II, 1, 329 a 14. 47 Le terme est introduit par προσαγορεύει, qui annonce un élément d’un vocabulaire philosophique. Voir J. Mansfeld et D. T. Runia (éd.), Aëtiana, II, Leyde – Boston, Brill, 2009, p. 75. 48 D. Sedley, « The Origins of Stoic God », 2002, p. 43.



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L’origine des deux principes physiques de Platon Le problème principal que pose cette citation est celui de l’attribution de ces deux principes à Platon, alors que l’on s’attend à trouver ou bien les deux causes aristotéliciennes (l’Un et la Dyade qui jouent le rôle de la Forme et de la matière) ou bien les trois principes indiqués par Alexandre49. En fait, Théophraste n’est ni le premier ni le seul à attribuer deux principes seulement à Platon50. C’est bien sûr aussi le cas d’Aristote ; la matière et le moteur sont également attribués par Cicéron et Diogène, dans des contextes où l’un et l’autre se bornent à indiquer les principes physiques51. Sharples a rappelé quelques-unes des explications apportées à cette restriction à deux principes, la matière et le moteur52 : (1) une « vulgarisation » du dualisme aristotélicien de l’Un et de la Dyade ; (2) une réponse au reproche d’Aristote de l’oubli platonicien de la cause motrice ; (3) une version ancienne de la thèse selon laquelle les Idées sont les pensées de Dieu (interprétation dite par Sharples des « 2 principes ½ » ; (4) une influence stoïcienne. Sharples cite un fragment du péripatéticien du iie siècle Aristoclès de Messine53 : Στοιχεῖον εἶναί φασι τῶν ὄντων τὸ πῦρ, καθάπερ Ἡράκλειτος, τούτου δ’ ἀρχὰς ὕλην καὶ θεὸν, ὡς Πλάτων. […] disent que le feu est l’élément des êtres, comme Héraclite, mais les principes de celui-ci sont la matière et le Dieu, comme Platon.

Dans la suite,  Aristoclès précise la différence entre Zénon et Platon : pour Zénon, l’un et l’autre sont des corps, alors que pour Platon, 49 C’est la conception la plus « commune ». Voir A.  J.  Festugière, « Le Compendium Timaei de Galien », Revue des Études Grecques  65, 1952, p.  106-111 ; R. W. Sharples, « Counting Plato’s Principles », 1995, p. 73-78. 50 L’interprétation dualiste des principes de la physique de Platon caractérise l’époque hellénistique qui se distingue de la lecture médioplatonicienne, qui est déjà celle d’Alexandre (Dieu, matière, paradigme). Voir A.  Michalewski, La Puissance de l’intelligible, La théorie plotinienne des Formes au miroir de l’héritage médioplatonicien, Louvain, Leuven University Press, 2014, p. 48-50 et ici-même p. 119-120. 51 Cicéron, Académiques, II, 118 (materia et deus) ; Diogène Laërce, III, 69 (θεὸν καὶ ὕλην, ὃν καὶ νοῦν προσαγορεύει καὶ αἴτιον) et 75-76 (où figure aussi le paradigme dans un passage corrompu). La doxographie de Diogène est plus complexe car il mentionne aussi le rôle du paradigme et des formes (voir au moins III, 77). 52 Voir R. Sharples, « Counting Plato’s Principles », 1995, p. 70-73. 53 Aristoclès, Sur la philosophie d’Aristote, VII, ap. Eusèbe, Préparation évangélique, XV, 14, 1-2, 7 (= SVF, I, 98).

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Théophraste sur les principes physiques de Platon

la cause première active est incorporelle54. Sharples lui-même laisse ouverte l’origine de l’interprétation à deux principes. On peut ajouter une autre explication : (5) dans deux articles postérieurs à l’étude de Sharples, D. Sedley a proposé de voir dans l’attribution de ce dualisme à Platon, et notamment dans la manière dont la cause motrice est rapportée au Dieu, le résultat d’une interprétation effectuée à l’intérieur même de l’ancienne Académie, plus spécialement par Polémon, dont D.  Sedley reconstitue la physique à partir du passage des Académiques de Cicéron où Varron rapporte une histoire de la philosophie empruntée à Antiochus (I, 24-29)55. La réduction du nombre des principes du Timée était une pratique courante dans l’Académie après Platon en vue de mettre la théorie du Timée en harmonie avec le dualisme des principes de l’enseignement oral. Mais le dualisme de la matière et de la cause motrice est, pour Sedley, post-xénocratéen, car il suppose une lecture littérale du Timée qui puisse trouver dans ce dialogue une véritable cause motrice56. Pour Sedley, le dualisme polémonien suppose acquises au sein de l’Académie deux interprétations du Timée : (1) le statut « dérivatif » des Formes conçues comme des pensées du Dieu ; (2) l’identification entre l’âme du Monde et le Dieu transcendant démiurgique57. C’est de cette lecture polémonienne (ou même pré-polémonienne58) du Timée que viendrait finalement cette « interprétation hautement révisionniste » dont Théophraste se fait l’écho dans le fr. 230, et non de Théophraste lui-même59. De ce point de vue, Polémon jouerait un rôle de pont entre Platon et la physique de Zénon, lui-même élève de Polémon. Ce qui frappe dans l’interprétation que propose D. Sedley est l’absence de toute référence à Aristote, alors même que l’étude de la citation de Théophraste nous semble établir son caractère fortement aristotélicien. Ce qui est propre à Théophraste est la distinction des deux « pragmateiai » de Platon et l’attribution à ce dernier de ces deux causes. Voir R. W. Sharples, « Counting Plato’s Principles », 1995, p. 72. D.  Sedley, « Theophrastus and Epicurean Physics », 1998, p.  349 ; « The Origins of Stoic God », 2002, p.  60-82. L’interprétation est adoptée aussi par A. A. Long, « Theophrastus and the Stoa », dans J. M. van Ophuijsen et M. van Raalte (éd.), Theophrastus : Reappraising the Sources, Transaction, New Brunswick, 1998, p. 377. Abstraction faite du passage des Académiques que D. Sedley lui attribue, nous ne possédons qu’un seul fragment sur une physique de Polémon (fr.  121  Gigante  = Aëtius, Placita I, 7, 29 ap. Stob., Ecl. I 1, 29 b) : « Polémon affirmait que le monde est Dieu ». 56 D. Sedley, « The Origins of Stoic God », 2002, p. 48, n. 16 ; p. 61, 69, 76. 57 D. Sedley, « The Origins of Stoic God », 2002, p. 62-63. 58 D. Sedley, « The Origins of Stoic God », 2002, p. 73, n. 72. 59 D. Sedley, « Theophrastus and Epicurean Physics », 1998, p. 349. 54 55

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Mais cette interprétation dualiste des principes platoniciens est-elle si « révisionniste » ? En fait, on ne voit pas ce qui s’oppose à lire dans cette interprétation une lecture théophrastienne – c’est-à-dire aristotélicienne – du Timée, lecture induite par le projet de Théophraste (sans doute aristotélicien dans son origine) de faire une histoire des physiciens (ou même de leurs opinions). Si l’on est aristotélicien, quels principes physiques attribuer à Platon sinon des principes conciliables avec ceux qu’Aristote lui attribue, parce qu’il les trouve dans les « doctrines non écrites » ? Ainsi, c’est le projet théophrastien d’une enquête sur les physiciens (ou leurs opinions) qui le conduit à faire une place à la physique de Platon et c’est le dualisme même qu’Aristote trouve chez Platon qui le conduit à définir ces deux principes. Cette reconstruction serait cohérente avec ce qu’on devine de l’intérêt de Théophraste pour le Timée. On n’attribue pas au successeur d’Aristote de commentaire du Timée, mais il en fut manifestement un lecteur et un exégète. La manière dont Théophraste est cité par Proclus dans son propre commentaire au Timée montre que Théophraste a bien connu le dialogue et s’est exprimé à son sujet, apparemment dans le cadre de sa propre physique et sans doute au sein de son traité Du ciel, ce qui confirme qu’il voyait bien dans le Timée le traité physique de Platon, sans s’arrêter au statut du « mythe vraisemblable »60 ; un passage de Philopon, où celui-ci se réfère au platonicien Taurus, montre que Théophraste s’est intéressé à la composition du corps du ciel61 et qu’il a accepté la lecture génétique du Timée contre l’interprétation « dé-littéralisante » soutenue notamment par Xénocrate62. Pour établir cette interprétation générale, il faut clarifier le sens du dualisme attribué à Platon. Dans ce dualisme, la matière ne fait pas problème ; ce qu’il faut expliquer est la référence à la puissance du Bien et l’absence des formes ou du paradigme. La symétrie de la construction suggère que, par l’expression ὃ περιάπτει τῇ τοῦ θεοῦ καὶ τῇ τοῦ ἀγαθοῦ Voir 159 et 161 B FHS&G. Voir 161 A et B FHS&G. 62 Voir Aristote, De Caelo, I, 10, 279  b  32-280  a  10  ; Théophraste, 241 A-B FHS&G. Nous y revenons infra p. 88-89. Sur Théophraste et le Timée dans la Métaphysique, voir l’article magistral de Th. Auffret, « Un témoignage négligé de Théophraste sur la théorie platonicienne des lignes (Mét. 6 a 24-26 b 16) », dans A. Jaulin et D. Lefebvre (éd.), La Métaphysique de Théophraste, Principes et Apories, Louvain, Peeters, 2015, p. 17-36. Voir H. Baltussen, « Early Reactions to Plato’s Timaeus : Polemic and Exegesis in Theophrastus and Epicurus », dans R. W. Sharples et A. Sheppard (éd.), Ancient Approaches to Plato’s Timaeus, Bulletin of the Institute of Classical Studies 46, 2003, p. 9-71, pour les références au Timée dans le De sensibus. 60 61

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Théophraste sur les principes physiques de Platon

δυνάμει, Théophraste se réfère aussi (et de manière aussi précise qu’avec le terme πανδεχές) à Platon et au même dialogue. En mettant la « puissance » en facteur commun, Théophraste insiste sur la dimension d’efficience du Dieu et du Bien. Dans le Timée, le démiurge use vis-à-vis du mouvement désordonné, non seulement de persuasion mais aussi de « force » (Timée, 35 a 8), et Platon attribue explicitement une puissance au démiurge (41 c 5). Cette cause est-elle seulement motrice ? Comme on l’a vu, il n’est pas difficile d’identifier ici, en réalité, deux causes : la cause motrice (Dieu) et la cause finale (le Bien)63. Théophraste identifie donc dans la philosophie naturelle de Platon non pas deux principes, mais trois (ou 2 et ½ dans le vocabulaire de Sharples) : la matière et une cause motrice qui est à la fois l’origine du mouvement et la cause de l’ordre, c’est-à-dire la cause du bon ordre ou du Bien dans la nature. Cette distinction apparaît en Mét.  A où Aristote distingue deux manières dont la cause motrice a été conçue avant lui, simplement motrice ou cause du mouvement et du Bien, ce qui, en particulier, est le cas chez Anaxagore64. De ce point de vue, et contrairement à ce que suggère Sedley65, le cas de Platon est différent de celui de certains de ses devanciers, notamment Parménide : on l’a vu, selon le fr. 227 C FHS&G déjà mentionné, Théophraste, en cela fidèle à Aristote, voit chez Parménide deux causes, la matière (la terre) et le moteur (le feu), moteur qui est ici simple et non double66. Le cas de Platon serait donc plus proche de celui d’Anaxagore (en tout cas, tel qu’il est présenté en Mét. A 367) : l’Intellect est à la fois moteur et cause finale. Théophraste met donc Platon du même côté qu’Empédocle et Anaxagore qui ont utilisé le Bien comme cause motrice, sans distinguer ces deux causes68. Une telle cause est-elle présente dans le Timée ? Une solution naturelle consisterait à mettre en rapport la « puissance du Bien » mentionnée dans le fr. 230 avec République VI, 509 b, qui attribue au Bien, principe

Voir A. J., Festugière, « Le Compendium Timaei de Galien », 1952, p. 111. Aristote, Mét., A, 3, 984 b 20-22. Le moteur double est ce que Sedley appellerait « goal-directed efficient cause » (Creationism and its Critics in Antiquity, Berkeley – Los Angeles – Londres, University of California Press, 2007, n. 47, p. 114). 65 D. Sedley, « The Origins of Stoic God », 2002, p. 45, n. 8. 66 Voir supra n. 31. Mais dans le fr. 227 D FHS&G extrait de Diogène Laërce, le feu est dit occuper la position du démiurge. 67 Aristote, Mét., A, 3, 984 b 15-22. 68 Voir supra n. 40. 63 64

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intelligible et transcendant, une « puissance » (509 b 9)69. Cependant, cette attribution est indirecte et le passage de la République ne fait pas intervenir le Dieu ; en outre, la perspective de République VI n’est ni physique ni cosmogonique ; enfin et surtout, comme on l’a vu, la référence au « réceptacle universel » dans le fr. 230 encourage à chercher dans le Timée lui-même la source de la cause motrice70. Festugière et Pépin proposaient de voir l’origine de ce dualisme dans la distinction, elle aussi binaire, de Timée 47 e-48 a entre l’Intellect et la Nécessité71. Le passage de 29 d-e, cité deux fois de suite par Simplicius contre Alexandre72 semble plus pertinent pour expliquer ce qui conduit Théophraste à dire que Platon a « attaché » le moteur à la « puissance du Dieu et du Bien »73 : Λέγωμεν δὴ δι’ ἥντινα αἰτίαν γένεσιν καὶ τὸ πᾶν τόδε ὁ συνιστὰς συνέστησεν. ἀγαθὸς ἦν, ἀγαθῷ δὲ οὐδεὶς περὶ οὐδενὸς οὐδέποτε ἐγγίγνεται φθόνος· τούτου δ’ ἐκτὸς ὢν πάντα ὅτι μάλιστα ἐβουλήθη γενέσθαι παραπλήσια ἑαυτῷ. ταύτην δὴ γενέσεως καὶ κόσμου μάλιστ’ ἄν τις ἀρχὴν κυριωτάτην παρ’ ἀνδρῶν φρονίμων ἀποδεχόμενος ὀρθότατα ἀποδέχοιτ’ ἄν. βουληθεὶς γὰρ ὁ θεὸς ἀγαθὰ μὲν πάντα, φλαῦρον δὲ μηδὲν εἶναι κατὰ δύναμιν, οὕτω δὴ πᾶν ὅσον ἦν ὁρατὸν παραλαβὼν οὐχ ἡσυχίαν ἄγον ἀλλὰ κινούμενον πλημμελῶς καὶ ἀτάκτως, εἰς τάξιν αὐτὸ ἤγαγεν ἐκ τῆς ἀταξίας, ἡγησάμενος ἐκεῖνο τούτου πάντως ἄμεινον. Disons donc pour quelle cause celui qui a formé le Devenir et le Monde les a formés. Il était bon, et en ce qui est bon, nulle envie ne nait jamais à nul sujet. Exempt d’envie, il a voulu que toutes choses naquissent le plus possible semblable à lui. Quel tel soit le principe essentiel du Devenir et du Monde, on aura pleinement raison d’accepter cette opinion de la bouche d’hommes sages. Le Dieu a voulu que toutes choses fussent bonnes ; il a exclu, autant qu’il était en son pouvoir, toute imperfection, et ainsi toute cette masse visible, il l’a prise, dépourvue de tout 69 Voir J.  Mansfeld, Heresiography in Context : Hippolytus’ Elenchos as Source for Greek Philosophy, Leyde, Brill, 1992, p. 268. 70 Pour les mêmes raisons, il nous paraît plus simple de ne pas chercher à utiliser ici les enseignements de Lois X. Cela ne signifie pas que nous pensions que la doctrine de ces trois textes (Lois X, République VI et Timée) ne soit pas cohérente ; mais le fr. 230 de Théophraste demande de chercher des principes cosmogoniques (ce que n’offre aucun des deux autres textes – ni Lois X ni République VI ne mentionnent une matière). 71 A. J. Festugière, « Le Compendium Timaei de Galien », 1952, p. 111 ; J. Pépin, Théologie cosmique et théologie chrétienne (Ambroise, Exam. 1 7, 1-4), Paris, Presses universitaires de France, 1964, p. 22-24. 72 Voir supra n. 17 : In Phys., 26, 16-18 et 43, 9-10. 73 Platon, Timée, 29 d 6-30 a 6. Nous citons la traduction de A. Rivaud, Paris, Les Belles Lettres.

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Théophraste sur les principes physiques de Platon

r­ epos, changeant sans mesure et sans ordre, et il l’a amenée du désordre à l’ordre, car il avait estimé que l’ordre vaut infiniment mieux que le ­désordre.

Platon indique ici par la bouche de Timée le « principe le plus fondamental de la génération et du monde » (ταύτην δὴ γενέσεως καὶ κόσμου μάλιστ’ ἄν τις ἀρχὴν κυριωτάτην, 29 b 3-4). Ce principe réside en ceci que le démiurge, appelé dans le même texte le Dieu, étant « bon » et « dépourvu d'envie », veut que toutes choses soient engendrées de la manière la plus semblable à lui. Platon énonce ceci comme la cause de l’organisation du devenir et de son ordre ; la véritable cause du caractère bon et ordonné de la génération est donc le Dieu et, plus exactement, la bonté du Dieu. Le « modèle » n’est pas mentionné par Platon74 ; la ressemblance du monde avec le modèle apparaît comme une conséquence du principe selon lequel le Dieu bon veut que toutes choses engendrées lui ressemblent le plus possible. La démarche de Théophraste semble donc s’inscrire dans la continuité des résultats de Mét. A 6. L’expression selon laquelle Platon aurait « attaché » le moteur « à la puissance du Dieu et à la puissance du Bien » signifie que le moteur platonicien est lui-même double, mais aussi que sa dualité le fait incliner vers la puissance du Bien : ce qui est vraiment principe est la puissance du Bien ; ce qui est moteur est de manière ultime le Bien lui-même, c’est-à-dire l’Un. Théophraste est donc fidèle à la position d’Aristote sur la question de la nature et du nombre des principes chez Platon. Comme Aristote en Mét. A 6, Théophraste, dans sa propre Métaphysique, lui attribue, lui aussi, ces deux principes, l’Un et la Dyade, principes absolument ultimes, dont dépendent les Formes et la matière75. Le fait que Théophraste mentionne ici au titre de matière le « réceptacle universel » (τὸ πανδεχές) montre qu’il se situe à l’échelle des principes physiques, dans le cadre de l’historia peri phuseôs, c’est-à-dire du Timée, et non des principes ultimes. Mais la distinction entre ces deux niveaux, qui apparaît nettement dans le fr. 230, est aussi acceptée par Aristote, même si c’est en des termes un peu différents. Le passage de Phys., IV, 2 où Aristote articule le double vocabulaire de Platon, celui du Timée et celui des doctrines non écrites, va dans le sens de la reconnaissance par les aristotéliciens de l’existence chez Platon de deux modes d’expression : dans le Timée, au niveau de la 74 Ce que souligne M.  Rashed, « Plato’s Five Worlds Hypothesis (Ti. 55cd), Mathematics and Universals », dans R. Chiaradonna et G. Galluzzo (éd.), Universals in Ancient Philosophy, Pise, Edizioni della Normale, 2013, p. 87-112, p. 96. 75 Aristote, Mét., A, 6, 988 a 7-17 et Théophraste, Mét., 11 b 3, 6 b 11-15.

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physique, et dans les doctrines non écrites, au niveau (métaphysique) des principes ultimes76. Le fait que Théophraste attribue à Platon une cause motrice double, « la puissance du Dieu et la puissance du Bien », réductible finalement à la puissance du Bien, suggère qu’il cherche à définir un type de principe dérivé de l’Un, lequel est aussi considéré par Aristote comme étant à l’origine du Bien pour Platon77, mais qui soit propre à la physique. Le texte cité de Timée 29 d 7-30 a 6 (s’il faut identifier un texte unique) est le genre de texte qui peut avoir constitué la base de cette légère innovation de Théophraste, qui se situe davantage dans l’application d’une doctrine que dans une innovation au sens propre. Ce que dit Théophraste sur les principes de la physique de Platon consiste, en effet, à montrer qu’ils sont dérivés de l’Un et de la Dyade : le « réceptacle universel », de la Dyade, la puissance du Dieu, de celle du Bien, c’est-à-dire ultimement de l’Un. La coexistence des deux termes de cette expression, « la puissance du Dieu et la puissance du Bien », montre de quelle façon il est possible de passer de la théorie des principes du Timée à celle des doctrines non écrites, qui est celle rapportée aussi par Théophraste dans sa propre Métaphysique. L’attribution de trois principes physiques à Platon pourrait sembler plus naturelle et « raisonnable », comme le dit Sharples78. C’est justement l’interprétation d’Alexandre, selon laquelle Platon utilise trois principes (ἡ ὕλη, τὸ ποιοῦν, τὸ παράδειγμα) et à laquelle Simplicius, dans ce passage, oppose celle de Théophraste. Mais si l’on considère que la théorie platonicienne des principes est, selon Aristote et Théophraste, une théorie constamment interprétée comme dualiste, c’est l’attribution de trois principes à Platon qui aurait constitué une innovation exégétique de la part de Théophraste. Un dualiste comme Théophraste ne pouvait-il pas rencontrer facilement dans le Timée deux principes ? Le texte de 29  d-30  a que nous avons proposé de voir derrière le passage de Théophraste cité par Simplicius se situe au tout début de l’exposé cosmogonique de Timée. Dans cette partie du dialogue, le principe qui se dégage le plus nettement et qui est qualifié de « principe le plus fondamental » est le Dieu, c’est-à-dire le Dieu bon ; le modèle apparaît comme un instrument ou comme un principe dérivé. Du dualisme des principes qu’Aristote et Théophraste attribuent à Platon en « phi Phys., IV, 2, 209 b 11-17 et 209 b 33-210 a 2. Aristote, Mét., A, 6, 988  a  14-15 et, sans référence à Platon, Mét., Λ, 10, 1075 a 34-36 ; N, 4, 1091 b 13-14 et Éthique à Eudème, I, 8, 1218 a 25 (voir infra n. 89 sur ce passage). 78 R. W. Sharples, « Counting Plato’s Principles », 1995, p. 69 et 71. 76 77

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losophie première », pour reprendre l’expression de Théophraste, au dualisme que Théophraste seul attribue à Platon dans ses « recherches naturelles », autrement dit, de l’Un et la Dyade, à la « puissance du Dieu et du Bien » et le « réceptacle universel », le pas exégétique est minime. Entre l’Un, source du Bien, et le Dieu, la notion de « puissance du Bien » joue le rôle d’intermédiaire. Autrement dit, le dualisme du fr. 230 est une adaptation par Théophraste du dualisme métaphysique de l’Un et de la Dyade à la physique du Timée.

Mét., 11 a 26-11 b 12 : l’Un et la Dyade avec et sans le Dieu On objectera que cette adaptation ne se rencontre pas dans la Métaphysique de Théophraste qui en resterait à la différence entre l’Un et la Dyade. Ce n’est pas tout à fait exact. Même si l’ensemble du passage retient peu l’attention et ne figure pas dans les collections de fragments sur l’enseignement oral de Platon79, on trouve à la fin de la Métaphysique de Théophraste une distinction très intéressante entre deux manières de concevoir le dualisme. Le texte est le suivant80 : Πλάτων δὲ καὶ οἱ Πυθαγόρειοι μακρὰν τὴν ἀπόστασιν, ἐπεὶ μιμεῖσθαι γ’ ἐθέλειν ἅπαντα81· καίτοι καθάπερ ἀντίθεσίν τινα ποιοῦσιν τῆς ἀορίστου δυάδος Le passage n’est pas dans les Testimonia Platonica de Gaiser, mais M.-D. Richard (L’Enseignement oral de Platon, Paris, Cerf, 1986) fait figurer le début (11 a 27-b 7) dans ses Témoignages (p.  361, n.  90, et 104-105) ; Robin cite également le début du texte (11 a 27-b 5) au sujet de l’attribution de la Dyade indéfinie à Platon (La Théorie platonicienne des Idées et des Nombres d’après Aristote, Paris, Alcan, 1908, p. 643-644). De Théophraste, Gaiser inclut seulement dans ses Testimonia (n. 30) Mét., 6 a 15-b 17. 80 Théophraste, Métaphysique, 11 a 27-b 12. Nous traduisons et suivons le texte de Gutas en signalant la correction. 81 Gutas édite : ἐπιμιμεῖσθαι τ’. Il refuse la correction adoptée par Laks et Most (Théophraste, Métaphysique, Texte édité, traduit et annoté par A. Laks et G. W. Most, Paris, Les Belles Lettres, 1993) et M. van Raalte (Theophrastus, Metaphysics, 1993) : ἐπεὶ μιμεῖσθαι et il choisit de corriger le γ’ ἐθέλειν par τ’ ἐθέλειν. Les éditeurs ont été gênés par le fait que ἐπιμιμεῖσθαι est un hapax legomenon, dont le sens serait en outre peu clair (Gutas considère que le préfixe est intensif et le traduit par « fully » p. 383). Mais Gutas observe que, si l’on traduit par ἐπεὶ, le sens causal de la préposition ne convient pas et rend le passage obscur (p. 382-383), ce pourquoi il refuse la correction et traduit en coordonnant les deux propositions. Le passage devient plus clair si l’on se rappelle (ce qui a été oublié dans la discussion) que, chez Aristote, ἐπεὶ […] γε a un sens concessif (Bonitz, Index aristotelicus, 266 a 55-56) qui convient très bien ici, ce qui conduit à accepter la correction et à maintenir le γε transmis par P (sur ce sens de ἐπεὶ […] γε, voir l’analyse de J. Brunschwig, « Homonymie et contradiction dans la dialectique aristotélicienne », dans Ph. Büttgen, 79



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καὶ τοῦ ἑνός, ἐν ᾗ καὶ τὸ ἄπειρον καὶ τὸ ἄτακτον καὶ πᾶσα ὡς εἰπεῖν ἀμορφία καθ’αὑτήν, ὅλως δ’οὐχ οἷόν τε ἄνευ ταύτης τὴν τοῦ ὅλου φύσιν, ἀλλ’ οἷον ἰσομοιρεῖν ἢ καὶ ὑπερέχειν τῆς ἑτέρας, ᾗ καὶ τὰς ἀρχὰς ἐναντίας. Διὸ καὶ οὐδὲ τὸν θεόν, ὅσοι τῷ θεῷ τὴν αἰτίαν ἀνάπτουσιν, δύνασθαι πάντ’ εἰς τὸ ἄριστον ἄγειν, ἀλλ’ εἴπερ, ἐφ’ὅσον ἐνδέχεται· τάχα δ’ οὐδ’ ἂν προέλοιτ’, εἴπερ ἀναιρεῖσθαι συμβήσεται τὴν ὅλην οὐσίαν ἐξ ἐναντίων γε καὶ  ἐναντίοις οὖσαν. Quant à Platon et aux Pythagoriciens, grand est l’écart, et pourtant toutes choses veulent imiter ; cependant, ils mettent comme une sorte d’opposition entre la Dyade indéfinie et l’Un, dans laquelle l’illimité, le désordonné et, en un mot, toute absence de forme en soi ; mais de manière générale il n’est pas possible que le nature du Tout sans elle , mais qu’elle équilibre ou même excède l’autre  ; ce en quoi les principes aussi sont contraires. [11 b 7] C’est pourquoi ceux qui rattachent la cause au Dieu que le Dieu non plus ne peut pas conduire toutes choses vers le meilleur, mais si du moins , autant que c’est possible. Mais peut-être qu’il ne choisirait même pas, s’il est vrai qu’il en résulterait la destruction de la totalité de la réalité, qui est composée de contraires et qui réside dans des contraires.

Les deux parties de ce passage sont rarement lues ensemble. Théophraste y distingue deux positions : (1) celle de Platon et des Pythagoriciens82, selon laquelle il existe deux principes contraires qui collaborent S. Diebler et M. Rashed (éd.), Théories de la phrase et de la proposition de Platon à Averroès, Paris, Editions rue d’Ulm, 1999, p. 91 et 94, qui explique le sens par l’ellipse de l’expression d’un « discret regret », ce qui pourrait donner dans notre cas : « ils disent que grand est l’écart, toutes choses veulent imiter »). On peut ainsi revenir au texte de Laks et Most et van Raalte mais en évitant le sens causal. Pour réduire la difficulté du sens causal, Laks et Most traduisent : « Quant à Platon et aux Pythagoriciens, [ils disent] que grande est la distance, s’il est vrai que tout a la volonté d’imiter,  etc. », en considérant que le désir d’imitation est un « signe » de l’importance de la distance, ce qui semble paradoxal (p. 86) ; Platon et les Pythagoriciens « inféreraient » du phénomène de l’imitation qu’il doit exister une « grande distance » entre le Bien et toutes choses (van Raalte, p. 564), ce qui n’a guère de sens. Il est plus simple de considérer que Théophraste oppose les deux thèses : ils disent que l’écart entre l’Un et toutes choses est grand, et pourtant ils disent aussi que toutes choses veulent imiter, etc. Le sens est double : (a) l’importance de la distance entre les deux n’est pas un obstacle au désir d’imitation ; et (b) cet éloignement est grand en dépit même de la volonté d’imitation qui ne pourra jamais réduire l’écart. Cet écart structurel dans le Tout est un autre nom de l’ « opposition » ou de la « contrariété ». 82 Nous considérons avec M. van Raalte (Theophrastus, Metaphysics, 1993, n. 1, p. 564) que ces Pythagoriciens sont des Pythagoriciens internes à l’Académie dont Théophraste veut distinguer la position de celle de Platon. La référence à l’imitation est ou bien une allusion à l’usage de ce terme chez les Pythagoriciens selon Aristote (Mét., A,

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à la constitution du Tout et qui maintiennent leur opposition dans le Tout ; et (2) celle de certains qui « rattachent la cause au Dieu ». Selon la première doctrine, la nature du Tout est constituée d’une « opposition » entre l’Un et la Dyade ; dans ce Tout, tous les êtres (ἅπαντα) veulent imiter l’Un qui se situe à une distance83 dont l’importance n’empêche pas le désir d’imitation de l’Un, c’est-à-dire de la limite, de l’ordre, de la forme et du Bien. Cette idée de distance ne suggère pas seulement une transcendance84, mais aussi une séparation et un écart, autrement dit un défaut d’unité dans la totalité de la nature, défaut qui, la suite l’apprend, ne peut pas disparaître, quelle que soit la volonté de toutes choses d’imiter. On comprend mieux ainsi le sens concessif de la seconde partie de la première phrase : en dépit de l’importance de cet écart entre toutes choses et l’Un, toutes choses veulent imiter celui-ci. Cette doctrine platonico-pythagoricienne se distingue de la position de Speusippe que Théophraste vient de caractériser et qui fait de l’honorable (τὸ τίμιον, 11 a 23) quelque chose de rare et le situe seulement dans la région du milieu. Pour Platon et les Pythagoriciens, tous les êtres ont un désir de l’Un et du Bien, ce qui permet, selon Théophraste, d’étendre la part du Bien dans la nature et le Tout, en le maintenant cependant dans certaines limites, comme le veut Théophraste (11 a 1-7)85. Ce qui caractérise la position de Platon et des Pythagoriciens est donc que « la nature du Tout » possède et conserve nécessairement les deux principes contraires ou bien à égalité ou bien avec un excès de la Dyade86. La « nature du Tout » (τὴν τοῦ ὅλου φύσιν) ou ce que nous avons traduit par « la totalité de la réali6, 987 b 11-14), ou bien une référence au Timée, mais le Timée semble plutôt intervenir dans le résumé de la seconde position (après 11 b 7). 83 Comme l’indique Ross (Theophrastus. Metaphysics, with Translation, Commentary and Introduction by W. D. Ross et F. H. Fobes, Hildesheim – Zurich – New York, Olms, 1982 [1929] p. 75), le terme ἀπόστασις désigne la distance ou l’écart ontologique entre des niveaux d’êtres. Ross cite un passage du commentaire de Philopon au De anima (I, 2, 404 b 18 ; in De an., 77, 13-20 Hayduck) où ce dernier expose la doctrine non écrite de « Platon et des Pythagoriciens sur les êtres et leurs principes » (76, 1) rapportée par Aristote dans son ouvrage Sur le Bien (= Ross, fr. 1, p. 113 et Gaiser, Testimonia Platonica, 25 B). Dans le contexte, la « distance » est celle qui existe entre le « vivant en soi », les vivants immortels et divins et les vivants mortels. Quelle que soit la valeur exacte du témoignage de Philopon, aussi bien Théophraste que Philopon font d’ἀπόστασις un terme du vocabulaire de la « doctrine de Platon et des Pythagoriciens ». 84 Celle de Rép., VI, 509 b 9-10. 85 Voir sur cette problématique dans l’opuscule, A.  Jaulin, « Le meilleur et les contraires : De la nécessaire limitation à l’impulsion vers le meilleur », dans A. Jaulin et D. Lefebvre (éd.), La Métaphysique de Théophraste, 2015, p. 135-148. 86 Laks et Most renvoient à Mét., 8 a 23-27.

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té » (τὴν ὅλην οὐσίαν) n’est pas seulement la nature sensible engendrée et le ciel mais la totalité de l’être, Formes et êtres mathématiques compris87. Ne mentionner que ces deux principes, c’est cependant oublier ce qui est ici appelé une « volonté d’imitation ». Théophraste la situe entre « tous les êtres » et, peut-on supposer, l’Un, c’est-à-dire non pas entre les deux contraires eux-mêmes, mais entre les êtres composés de ces deux contraires et l’un des principes, l’Un88. La situation, dans sa difficulté, est celle que semble décrire Aristote en Phys., I, 9, 192 a 13-25 : dans le dualisme de l’Un et de la Dyade, ce n’est ni l’Un, le terme « désirable », qui peut « tendre » vers lui-même, ni la Dyade, car les contraires se détruisent mutuellement. Théophraste n’explicite pas la difficulté mais laisse penser que, si toutes choses veulent imiter l’Un, c’est à cause de la présence en elles de la Dyade, présence que cette volonté d’imitation ne peut réduire absolument89. Dans cette doctrine, le désir d’imitation pourrait apparaître comme une sorte de cause, mais son statut de cause n’est pas identifié par Théophraste ; il est en fait un caractère (contradictoire aux yeux d’Aristote) de la Dyade elle-même. Mais Théophraste ne termine pas ici son exposé. Il ajoute une seconde doctrine, celle de ceux qui « rattachent la cause au Dieu » ; même dans leur cas, le Dieu ne peut pas tout conduire vers le meilleur, faute de quoi il détruirait l’être lui-même. L’introduction du Dieu ne change rien à la situation décrite dans la première partie du texte – les deux principes contraires restent dans le Tout : il est impossible que l’un des deux 87 Cela découle du rôle de principes pour les Formes et les nombres qu’Aristote fait jouer à l’Un et à la Dyade (Mét., A, 6, 988 a 7-14), mais le contexte le montre également : un peu après notre passage, en 11 b 17-20, Théophraste distingue les zones de l’être dotées de plus ou moins d’ordre en énumérant dans le sensible les corps célestes et, dans le reste, les êtres mathématiques. Ailleurs dans l’opuscule, οὐσία désigne l’être sensible et intelligible (cf. 4 a 13, 7 a 10 et D. Gutas, Theophrastus. On First Principles, 2010, p. 256257). 88 M. van Raalte (Theophrastus, Metaphysics, 1993, p. 566) la situe entre les deux principes. 89 Théophraste choisit ἐθέλειν, plutôt que d’autres termes proches dans le même contexte, comme ἐφίεσθαι ou ὀρέγεσθαι. Voir M. van Raalte, Theophrastus. Metaphysics, 1993, p. 567-569 qui suggère que le terme désigne ici, comme ἐφίεσθαι, une tendance naturelle des êtres. En Éthique à Eudème, I, 8, 1218 a 24-33, Aristote utilise apparemment ἐφίεσθαι et ὀρέγεσθαι de manière indifférente quand il critique la thèse de ceux qui affirment que « tous les êtres tendent vers un seul bien » (« πάντα τὰ ὄντα ἐφίεσθαι ἑνός τινος ἀγαθοῦ », 1218 a 30-31) ; voir de même Théophraste, Mét., 5 a 15, 20, 25. Sur le texte de l’Éthique à Eudème, voir J. Brunschwig, « E.E. I 8, 1218 a 15-23 et le περὶ τἀγαθοῦ », dans P. Moraux und D. Harlfinger (hrsg.), Untersuchungen zur Eudemischen Ethik, Akten des 5. Symposium Aristotelicum, Berlin – New York, de Gruyter, 1971, p. 197-222.

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contraires supprime absolument l’autre et il est impossible que le Dieu veuille amener le Tout au meilleur, puisque le Tout est constitué des deux contraires. La question est évidemment de savoir si cette seconde position se rapporte encore à des Platoniciens ou à des Pythagoriciens. L’emploi de ὅσοι suggère qu’il s’agit en effet d’une position interne à l’Académie90 ; les commentateurs ont vu en outre dans l’emploi de la clause restrictive ἐφ’ ὅσον ἐνδέχεται une référence à l’activité du démiurge dans le Timée91. Théophraste introduit donc ici une autre version de la même situation : dans le cas où toutes choses désirent imiter l’Un, la nature du Tout ne peut exister sans les principes contraires ; dans le cas où le Dieu est à l’œuvre, sa tâche est aussi limitée par la constitution de l’être. Pour que l’argument soit valable, il faut considérer que cette seconde position utilise aussi l’Un et la Dyade ou, à tout le moins, des principes contraires. Cette position utiliserait donc trois principes : l’Un, la Dyade et le Dieu. Mais quel est le statut du Dieu ? On notera comment Théophraste l’introduit : certains « rattachent la cause au Dieu » (ὅσοι τῷ θεῷ τὴν αἰτίαν ἀνάπτουσιν). S’agit-il donc d’introduire une nouvelle cause (qui n’existait pas dans la configuration précédente) ou d’attribuer au Dieu une fonction causale déjà présente d’une façon ou d’une autre ? L’emploi du verbe ἀνάπτειν suggère qu’il s’agit, comme dans le περιάπτειν du fr. 230 FHS&G, d’attribuer une fonction causale à une instance et non d’ajouter une nouvelle cause92. Ainsi, ces platoniciens font jouer au Dieu un rôle causal qui existait aussi dans la configuration précédente. Pour cette raison, on serait tenté de supposer que le Dieu occupe ici le rôle du « désir d’imitation » évoqué dans le cas de la précédente doctrine. La différence entre les deux positions distinguées par Théophraste est donc la suivante : dans la première configuration, l’être est constitué des deux contraires qui doivent nécessairement subsister en lui ; même si 90 M. Van Raalte, Theophrastus. Metaphysics, 1993, p. 575. Comme nous le suggérons dans la suite, il nous semble que Théophraste fait partie de ce groupe qui, dans sa lecture du Timée, maintient les deux principes contraires, mais veut faire une place aussi au Dieu. 91 M. Van Raalte, Theophrastus. Metaphysics, 1993, p. 575, qui cite Timée 29 e 3, 30 a 2, 30 b 5-6 et l’apparat de D. Gutas ad loc. 92 Voir M. van Raalte, Theophrastus. Metaphysics, 1993, p. 273 sur les nuances de ἀνάπτειν : le verbe signifie qu’on rattache un terme à un autre d’un degré ontologique supérieur (cf. 6 b 13), ce qui est en effet le cas : c’est le désir d’imitation qui est rapporté au Dieu. Du même verbe ἅπτω dépend le couple de termes fondamentaux dans la Métaphysique de Théophraste : συναφή (Mét., 4 a 9-10, 14, 20) et συνάπτειν (Mét., 4 b 2, 19, et 10 a 19) qui désigne cette fois une connexion sans indication de différence de niveau ontologique, relation opposée en général à l’absence de relation qui caractérise  l’épisodisme de Speusippe ; en 4 a 10, le substantif est précisé par le terme de « communauté » (κοινωνία).

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toutes chosent désirent imiter l’Un, l’écart entre toutes choses et l’Un restera le même. Dans la seconde configuration, c’est le Dieu qui joue le rôle du désir d’imitation ; la situation est exactement la même à deux exceptions près que l’on peut au moins deviner : le Tout est ici envisagé ou bien comme créé ou bien, du moins, comme dépendant du Dieu et le Tout est (sans doute) réduit à la totalité de l’être sensible, à l’exclusion des Formes et des êtres mathématiques93. Cette seconde configuration convient donc assez bien à la cosmogonie du Timée ou, plus exactement, à un Timée interprété comme une cosmogonie. Mais si le Dieu joue le rôle d’une cause et prend ici la place du désir d’imitation, quelle est sa place par rapport aux deux contraires, l’Un et la Dyade ? Il n’est pas possible de le rapporter à la Dyade ; il reste donc deux solutions : en faire une cause en plus des deux principes ou le rattacher d’une façon ou d’une autre à l’Un. Dans ce passage, Théophraste ne cherche pas à trancher cette question. Son objet est en effet seulement de montrer que, même si l’on fait intervenir le Dieu, lequel a, par définition, la volonté de produire le meilleur, les deux contraires subsisteront dans le Tout. On pourra donc ou bien penser que ces interprètes du Timée admettent trois principes – les deux contraires et le Dieu – ou bien qu’il en admettent seulement deux – la Dyade et l’Un, le Dieu figurant alors comme une puissance de l’Un, c’est-à-dire une puissance du Bien. Théophraste nous place ainsi au carrefour de trois interprétations des principes de Platon : dans le premier cas, (1) l’Un et la Dyade sont (avec l’aide du désir d’imitation rapporté à la matière ou à la Dyade) les deux principes de l’être (sensible et intelligible) en dehors de toute conception cosmogonique ; dans le second cas, (2) la Dyade, l’Un et le Dieu sont des principes de la production du monde sensible (que l’on conçoive le Dieu comme rattaché à l’Un ou non). Dans les deux cas, le désir d’imitation et le Dieu rencontrent une même limitation, la subsistance structurelle, ontologique, des deux contraires dans le Tout. Si l’on Autrement dit, on peut se demander si cette seconde configuration suppose nécessairement une lecture littérale du Timée. Il se trouve en effet que certains partisans d’une lecture non littérale (comme Eudore, postérieur à Théophraste) maintiennent le Dieu dans leur système, sans lui attribuer le rôle de démiurge du monde, mais comme cause extérieure dont dépend ontologiquement le monde. Voir M.  Bonazzi, « Pythagoreanising Aristotle : Eudorus and the Systematisation of Platonism », dans M. Schofield (éd.), Aristotle, Plato and Pythagoreanism in the First Century BC, New Directions for Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, p. 168, n. 25. Le texte de Théophraste (πάντ’ εἰς τὸ ἄριστον ἄγειν), la clause restrictive et l’hypothèse que le Dieu ne pourrait choisir d’amener toutes choses au meilleur, font penser que Théophraste voit ici dans le Dieu plus qu’un principe extérieur au monde, un démiurge et une véritable cause de sa génération. 93

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admet que la seconde position évoquée est interne à l’Académie, ce qui semble très vraisemblable, et si l’on suppose que l’attribution de la cause au Dieu implique de se situer dans le cadre d’une lecture littérale du Timée, on peut faire correspondre la différence entre ces deux positions (1) et (2) aux deux interprétations connues du Timée, d’un côté celle au moins de Xénocrate et Crantor94, de l’autre celle peut-être de Polémon, selon Sedley, et celle en tout cas de Théophraste lui-même95, qui fut aussi un auditeur de Platon96. Cette seconde interprétation admet à son tour deux versions selon la place que l’on accorde au Dieu : (2a) en rattachant le Dieu à l’Un et donc au Bien, la configuration s’apparente à celle du dualisme du fr. 230 FHS&G ; (2b) en maintenant le Dieu comme un principe indépendant, elle suppose d’attribuer trois principes à Platon. Encore une fois, l’objet de Théophraste dans sa Métaphysique n’est pas de proposer une histoire cohérente des principes physiques de Platon97. Mais, sur la base de ce passage, on peut penser que, dans la citation du fr. 230, qui est, elle, extraite d’une histoire des physiciens, il a voulu proposer une interprétation des principes physiques de Platon qui soit à la fois cohérente avec le dualisme qu’Aristote attribue à Platon et avec une lecture littérale du Timée, lecture qui est aussi bien celle d’Aristote que la sienne, ce qui le conduit à attribuer à Platon notre configuration (2a), plutôt que la (1) ou la (2b). Il nous semble donc plus économique de penser que c’est Théophraste lui-même, et non Polémon, qui est à l’origine de l’interprétation du fr. 230 – Théophraste, disciple d’Aristote et interprète du Timée.

94 Aristote, De Caelo, I, 10, 279 b 32-280 a 2 (= 153 Isnardi Parente et 61 A Tarán) ; Plutarque, De an. proc., 1013 A-B. 95 Pour Théophraste, voir 241A-B FHS&G. 96 Diogène Laërce, V, 36. 97 Sur l'objet et le programme de Théophraste dans sa Métaphysique, nous nous permettons de renvoyer à D. Lefebvre, « Métaphysique et ontologie. Une parenthèse théophrastienne ? », dans Ph. Büttgen et J.-B. Rauzy (éd.), La longue durée. Pour Jean-François Courtine, Paris, Vrin, 2016, p. 27-56.

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LES PRINCIPES PHYSIQUES STOÏCIENS À LA LUMIÈRE DE LEURS CRITIQUES ANTIQUES Bernard Collette-Dučić (Université Laval)* La bassesse de cette doctrine sera révélée plus manifestement après l’exposé des idées de Platon ! (Calcidius, Commentaire au Timée de Platon, 294)

L’histoire du stoïcisme est irrémédiablement liée à celle du platonisme, et sa doctrine physique plus encore peut-être que les autres. Non seulement Zénon, fondateur de la Stoa, fut l’auditeur de Polémon1, mais on sait aussi qu’il a développé en partie sa physique au moyen d’une critique de certaines positions de l’Académie en la matière. Mal lui en a pris, si l’on en croit Calcidius, cité en exergue, pour qui l’erreur de Zénon est de ne pas avoir réussi à suivre Platon jusqu’au bout, et d’avoir, ce faisant, abouti à une conception impie (car, selon lui, matérialiste) de dieu. Dans cet article, je voudrais aborder la question de l’originalité de la théorie stoïcienne des principes physiques en me servant des polémiques anciennes qui l’ont, dès le départ, accompagnée et qui se sont prolongées tout au long de l’Antiquité par l’intermédiaire des critiques anti-stoïciennes de Plutarque, Alexandre d’Aphrodise, Plotin et Calcidius, pour ne citer que les plus importantes. Pour ce faire, je prendrai mon point de départ chez l’un des premiers historiens de la philosophie antique, le philosophe académicien Antiochus d’Ascalon, qui isole deux doctrines physiques apparemment irréductiblement stoïciennes : le rejet d’un cinquième élément et la thèse que seuls les corps agissent ou pâtissent. J’examinerai les raisons sous-jacentes à ces doctrines, leurs implications pour la théorie stoïcienne des principes (dieu et la matière), ainsi que les critiques faites contre elles par les platoniciens et péripatéticiens ultérieurs.

* Cet article a bénéficié de la relecture attentive des deux éditeurs, A. Michalewski et M.-A. Gavray, et de D. Sedley. Qu’ils en soient ici vivement remerciés. 1 Cf. Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 2. Les principes cosmologiques du platonisme. Origines, influences et systématisation, éd. par Marc-Antoine Gavray et Alexandra Michalewski, Turnhout, Brepols, 2017 (Monothéismes et Philosophie 23), p. 91-118. FHG DOI 10.1484/M.MON-EB.5.114800

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Les innovations stoïciennes dans le domaine physique d’après Antiochus d’Ascalon L’un des premiers penseurs, dans l’Antiquité, à avoir procédé à l’évaluation critique de l’originalité de la physique stoïcienne est Antiochus d’Ascalon2. Ancien membre de l’Académie sceptique, Antiochus fonda sa propre école, l’ « Ancienne Académie », laquelle entendait revenir à la philosophie des grandes figures de l’Académie depuis Platon jusqu’à Polémon, ainsi qu’à celle d’Aristote (tenu avant tout pour un disciple de Platon) et de la plupart des péripatéticiens (Straton est ici l’exception)3. C’est à cette même tradition que, selon Antiochus, appartient Zénon, le fondateur de la Stoa, en tant qu’ancien disciple de Polémon4. De fait, si l’on en croit Varron, porte-parole d’Antiochus dans les Académiques de Cicéron, dans le domaine de la physique (cf. Académiques, I, 24-29), plusieurs thèses essentielles de la Stoa sembleraient avoir déjà été développées par l’Ancienne Académie. Parmi les plus évidentes mentionnons ici la réduction du nombre de principes à deux (un principe actif et un principe passif ) (I, 24) ; l’idée que ces deux principes n’existent pas à l’état séparé mais sont toujours présents l’un dans l’autre5 (I, 24) ; la distinction, parmi les quatre corps élémentaires, entre un couple d’éléments actifs (le feu et l’air) et un couple d’éléments passifs (l’eau et la terre) (I, 26) ; le fait, enfin, d’appeler la force active à l’œuvre dans le monde par les noms de « providence » ou de « nécessité » (I, 29). Jusqu’à l’article de David Sedley, « The Origins of Stoic God », publié en 2002, les nombreux traits apparemment stoïcisants de l’exposé varronien suffisaient à le discréditer aux yeux des spécialistes. Il s’agissait, selon eux, de rétrojections introduites par Antiochus dans le but de démontrer, trompeusement, l’absence d’originalité du stoïcisme et sa dette par rapport à l’Académie. Sedley avance plusieurs arguments tendant 2 Sur la philosophie d’Antiochus d’Ascalon, voir en particulier D.  Sedley (éd.), The Philosophy of Antiochus, Cambridge, Cambridge University Press, 2012. 3 Voir en particulier Cicéron, Les Académiques, I, 17-18 et 33-34. 4 Cf. M. Bonazzi, « Antiochus and Platonism », dans D. Sedley (éd.), The Philosophy of Antiochus, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 308. 5 Nous verrons bientôt que les stoïciens insistent eux aussi sur le mélange des deux principes et l’immanence du principe actif (dieu) dans la matière. Nous verrons aussi qu’ils seront souvent critiqués pour avoir apparemment abaissé dieu à la matière. Il faut toutefois noter que cette critique prend en considération, non pas seulement l’immanence du dieu stoïcien, mais aussi (et surtout) sa corporéité. L’Ancienne Académie, de son côté, ne paraît pas avoir tenu les deux principes pour corporels et, pour cette raison, n’est pas sujette au même reproche.

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à montrer que nous n’avons en réalité aucune bonne raison de douter de la crédibilité de cet exposé6 et que celui-ci nous donne en réalité à voir le chainon manquant permettant de faire le lien entre l’Académie de Polémon et la physique de la Stoa7. Il fait notamment valoir8 que les rapprochements qu’opère Antiochus entre diverses écoles ne le mène pas pour autant à gommer indûment leurs spécificités. Par exemple, le projet d’harmonisation des doctrines de Platon et d’Aristote ne le conduit pas à nier les divergences doctrinales du Stagirite9. Pour ce qui est du stoïcisme, les attaques d’Antiochus contre le soi-disant manque d’originalité de la Stoa ne l’empêchent pas, dans le domaine de l’épistémologie notamment, de reconnaître certaines percées de Zénon10. Dans ces conditions, avance Sedley, on ne voit pas pourquoi, dans le domaine de la physique en particulier, Antiochus aurait adopté une approche résolument trompeuse consistant à attribuer à l’Ancienne Académie des innovations pourtant propres à Zénon. Les arguments de Sedley, qui ont emporté l’adhésion de certains spécialistes11, n’ont toutefois pas réussi à faire complètement abandonner l’interprétation jusque-là traditionnelle12 selon laquelle l’exposé d’Antiochus de la physique de l’Ancienne Académie serait une forme de falsification historique opérée dans le but de diminuer l’originalité du stoïcisme. Il n’est pas nécessaire, pour mon propos, de prendre position dans ce débat. En effet, qu’Antiochus ait ou non attribué à l’Ancienne Académie «  Varro’s entire philosophical history (Ac. I 15-42) is, in every aspect for which we can administer an independent check, very far from being a falsification. ». Cf. D. Sedley, « The Origins of Stoic God », dans D. Frede et A. Laks (éd.), Traditions of Theology, Studies in Hellenistic Theology, its Background and Aftermath, Leyde – Boston – Cologne, Brill, 2002, p. 48. 7 Cf. D. Sedley, « The Origins of Stoic God », 2002, p. 78, et « Antiochus as Historian of Philosophy », dans D. Sedley (éd.), The Philosophy of Antiochus, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 102. 8 D. Sedley, « The Origins of Stoic God », 2002, p. 48-49. 9 En particulier le rejet des Formes transcendantes par Aristote et les innovations éthiques de Théophraste (cf. I, 33-34). 10 Notamment la remise en valeur des sens par Zénon (cf. I, 40-42). Sur ce point, voir également D. Sedley, « Antiochus as Historian of Philosophy », 2012, p. 87. 11 Cf. D. Sedley, « Antiochus as Historian of Philosophy », 2012, p. 102, n. 40. 12 Les principaux défenseurs de cette interprétation sont aujourd’hui B. Inwood, « Antiochus on Physics », dans D. Sedley (éd.), The Philosophy of Antiochus, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 188-219 et G. Reydams-Schils, « The Academy, the Stoics, and Cicero on Plato’s Timaeus », dans A. G. Long (éd.), Plato and the Stoics, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, p. 29-58. 6

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des doctrines en réalité stoïciennes, il reste clair que, même à ses yeux, dans le domaine de la physique, il y a certains éléments – deux, on va le voir – qui demeurent irréductiblement stoïciens. Autrement dit, même si l’on devait se faire d’Antiochus l’image d’un historien de la philosophie malhonnête, il n’en resterait pas moins vrai que, malgré tous ses efforts, il n’aura pas réussi à vider la physique stoïcienne de toute originalité. En ce sens, le court paragraphe que Varron consacre aux innovations physiques de Zénon mérite notre plus grande attention : T1 Quant à la physique, voici le sentiment de Zénon. [1] D’abord, traitant des quatre éléments, il ne leur adjoignait pas la cinquième nature (quintam naturam… non adhiberet) à partir de laquelle ses prédécesseurs composaient les sens et l’intelligence. Il soutenait que le feu est précisément la nature qui engendre tout (ipsam naturam quae quidque gigneret), et aussi l’intelligence et les sens. [2] Il différait aussi de ces philosophes en ce qu’il pensait que rien ne pouvait d’aucune manière être produit par une nature incorporelle (nullo modo arbitrabatur quicquam effici posse ab ea quae expers esset corporis) – genre dans lequel Xénocrate et ses prédécesseurs également avaient classé l’âme – et que ce qui agit sur quelque chose ou ce qui subit une action ne pouvait être qu’un corps (nec vero aut quod efficeret aliquid aut quod efficeretur posse esse non corpus) (Cicéron, Les Académiques, I, 39, trad. J. Kany-Turpin, adaptée).

La présentation que fait Varron peut donner l’impression que les désaccords physiques de Zénon avec l’Ancienne Académie étaient finalement fort limités. Dans les deux cas, en effet, ils semblent ne concerner, pour l’essentiel, que l’âme, l’intelligence et les sens. On verra toutefois que leur portée est en réalité très grande et significative. Cela est déjà assez clair au regard du second changement introduit par Zénon : en soutenant que seuls les corps agissent ou pâtissent, Zénon non seulement réduit considérablement l’importance et la dignité de l’incorporel, mais surtout produit une redéfinition de la puissance active, divine, à l’œuvre dans le monde, laquelle est désormais tenue pour corporelle. La portée de ce changement, on le verra, n’échappera pas aux platoniciens ultérieurs, lesquels ne cesseront d’interpréter la corporéisation du principe actif (dieu) comme impliquant, en dernière analyse, une forme de matérialisme. Quant à la première doctrine et le rejet d’un cinquième élément, nous allons voir qu’elle a sans doute eu pour motif, au départ, la volonté de ne pas séparer le divin du reste du monde, notamment en refusant une ligne de démarcation trop forte entre le domaine des choses célestes et celui des affaires humaines.

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Le rejet du cinquième élément par Zénon Zénon contre Aristote D’après Varron, Zénon aurait rejeté l’idée que « les sens et l’intelligence » seraient composés à partir d’un « cinquième élément »13 et aurait préféré à celui-ci l’un des quatre éléments traditionnels – le feu –, élément qu’il tient comme étant « à l’origine de toutes choses » et dont « l’intelligence et les sens »14 seraient également composés. Un peu plus tôt dans le dialogue, dans l’exposé de la physique de l’Ancienne Académie, Varron avait attribué la doctrine du cinquième élément à Aristote lui-même, en précisant que ce cinquième genre de corps est à la base de la composition des astres et des intelligences, et qu’il s’agit d’un élément « singulier (singulare) et différent (dissimile) des quatre 15. » On doit donc comprendre que Zénon aurait critiqué la position d’Aristote sur un sujet qui a trait à la fois à la nature des corps célestes et à celle de l’intelligence, donc aussi de l’âme rationnelle16. Par ailleurs, 13 Nous allons voir que cette thèse est attribuée à Aristote par Varron. On sait en effet qu’Aristote soutient que le cinquième élément est la matière des astres (cf.  infra n. 15), lesquels sont des êtres animés (cf. Du ciel, II, 2, 285 a 29-30 et 12, 292 a 20-21) et intelligents. Ce cinquième élément n’est toutefois pas confiné au seul monde supralunaire puisque le sperme, d’après Aristote, contient un souffle chaud dont la nature est « analogue à l’élément des astres » (cf. Génération des animaux, II, 3, 736 b 33-737 a 1). De manière générale, selon Aristote, la chaleur vitale que l’on observe chez les animaux ne peut être simplement du feu, car le feu (élément terrestre) est destructeur. 14 La mention des « sens » renvoie ici à l’âme en générale. Pour les stoïciens, le feu artiste, source de vie, s’observe chez tous les êtres vivants, qu’ils aient pour siège la partie supralunaire (les astres) ou sublunaire du monde. Sur la présence du feu artiste dans les animaux, cf. Cicéron, De la nature des dieux, II, 39-41. 15 Cicéron, Les Académiques, I, 26. Pour Aristote, le feu ne peut constituer la matière de la sphère céleste du monde, car son mouvement naturel est en ligne droite, vers le haut, et non pas circulaire (cf. Du ciel, I, 2, 269 b 10-13). Le témoignage des hommes attribue par ailleurs une incorruptibilité aux mouvements célestes que l’on n’observe pas dans la région sublunaire (cf. I, 3, 270 b 1-11). Dans ces conditions, il est nécessaire de poser l’existence « d’une certaine substance corporelle par nature différente des formations d’ici-bas, plus divine que toutes les autres et antérieures à elles » (cf. I, 2, 269 a 30-32, trad. par C. Dalimier et P. Pellegrin). Bien qu’Aristote ne semble pas lui-même (dans les textes conservés en tout cas) adopter le terme « éther » pour désigner le cinquième élément, il approuve l’usage de ce terme chez les anciens physiologues qui l’ont employé pour distinguer la matière des corps célestes du simple feu terrestre (cf. I, 3, 270 b 20-24). 16 Pace Charles Brittain (Cicero. On Academic Scepticism, Translated, with Introduction and Notes, Indianapolis – Cambridge, Hackett, 2006), qui semble vouloir limiter la portée de la critique de Zénon à l’âme et exclure ainsi de son champ le domaine des astres (p. 103, n. 48 : « Zeno’s disagreement on physics are limited to questions about the mind or soul because, in Antiochus’ account, the Old Academics anticipated his major

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l’accent mis sur le caractère distinctif et séparé du cinquième élément relativement aux quatre autres laisse entendre, négativement, que Zénon, pour sa part, refusait de donner aux astres et à l’âme rationnelle une nature qui serait complètement à part de celle des quatre éléments, lesquels ont ceci de commun d’être commensurables17 et tous observables dans le monde sublunaire. L’enjeu derrière la critique de Zénon devient plus clair lorsque l’on se rappelle que, pour un stoïcien, le feu est la forme élémentaire que prend dieu (en tant que principe actif ) quand il se mélange avec la matière (ou principe passif )18. Refuser de reconnaître que l’intelligence divine à l’œuvre dans le monde, bien que localisée dans la sphère céleste, soit composée d’un élément en tout point unique et séparé, c’est refuser, d’une part, de séparer le monde en deux et, d’autre part, de séparer dieu du monde. L’idée d’une séparation entre deux mondes a été attribuée à Aristote par Épiphane, un auteur certes tardif (ive siècle) mais dont la source pourrait remonter, d’après Sharples19, à Critolaos, un péripatéticien du iie siècle avant notre ère : T2 [Aristote] dit qu’il y a deux principes, dieu et la matière, et que les choses supralunaires sont objets de providence, mais que les choses sublunaires existent sans providence et sont transportées d’une manière irrationnelle comme le veut la fortune. Il dit qu’il y a deux mondes (εἶναι δὲ λέγει δύο κόσμους), celui d’en haut et celui d’en bas, et que celui d’en haut est incorruptible, mais que celui d’en bas est corruptible. Et il dit que l’âme est l’activité continue du corps (ἐνδελέχειαν σώματος). Théophraste d’Érèse a soutenu les mêmes opinions qu’Aristote. Straton de Lampsaque dit que la substance chaude est la cause de toutes choses (τὴν θερμὴν οὐσίαν ἔλεγεν αἰτίαν πάντων ὑπάρχειν). (…) Critolaos de Phasèles soutenait les mêmes opinions qu’Aristote (Épiphane de Salamine, Panarion, III, 31 = Critolaos, fr. 15 Wehrli ; je souligne). physical doctrines. »). Voir également p. xxxii, où il affirme qu’aucune des deux doctrines attaquées par Zénon ne figure dans le résumé qu’Antiochus donne de la physique de l’Ancienne Académie, négligeant de ce fait le passage clé de I, 26. 17 Selon Zénon, les quatre éléments sont tous réductibles au feu et créés à partir de lui par condensation. Cf. Stobée, Anthologie, I, 130 = 47 A 4 L.-S. 18 Cf.  Alexandre d’Aphrodise, Sur la mixtion et la croissance, XI, 225, 1-2  = 45 H L.-S, ainsi que le témoignage d’Aristoclès cité plus loin (cf. T9) et le commentaire qui l’accompagne. 19 Cf. R. W. Sharples, « Aristotelian Theology after Aristotle », dans D. Frede et A. Laks (éd.), Traditions of Theology, Studies in Hellenistic Theology, its Background and Aftermath, Leyde – Boston – Cologne, Brill, 2002, p. 22-23.

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Avant d’examiner la doctrine des deux mondes attribuée ici à Aristote, il est intéressant de noter que la question abordée dans ce passage est similaire à celle de l’exposé d’Antiochus concernant les différences introduites par Zénon (cf. T1). En effet, Épiphane écrit que, selon Straton, c’est la substance chaude qui est « cause de toutes choses » et, plus haut, Varron affirmait que, selon Zénon, « le feu est précisément la nature qui engendre tout (ipsam naturam quae quidque gigneret) ». Dans les deux cas, il s’agit d’établir la ou les causes premières des choses. La proximité des positions de Straton et de Zénon, sur ce point, bien que seulement apparente, s’explique notamment par le refus, chez le premier, de toute transcendance : non seulement Straton rejetait la théorie d’Aristote d’un premier moteur immobile transcendant, mais il entendait démontrer que « tout ce qui existe est entièrement l’œuvre de la nature20. » On pourrait facilement se laisser ici abuser et croire que Straton et Zénon, des contemporains, avaient des doctrines physiques finalement fort semblables. Il n’en est rien puisque le premier concevait la nature d’une manière strictement matérialiste21, alors que, pour Zénon, la nature est une des formes que prend dieu, c’est-à-dire la raison à l’œuvre dans le monde22. Si l’on fait abstraction de ces différences, on peut voir en quoi la position résolument unitariste du monde d’un Straton ou d’un Zénon entre en conflit avec celle qu’Épiphane attribue à Aristote. Comme le rappelle David Hahm23, différents éléments ont fait douter de la fiabilité du témoignage d’Épiphane, notamment l’idée apparemment stoïcienne d’une distinction entre deux principes (dieu et la matière)24. Hahm, cependant, s’accorde avec Sharples pour faire remonter l’origine de ce témoignage à Critolaos. Cicéron, Les Académiques, II, 121 : Quaecumque sint docet omnia effecta esse natura. Cf. Cicéron, Les Académiques, II, 121 : « Il enseigne que tout ce qui existe ou vient à l’existence est produit ou l’a été par des poids et des mouvements naturels ». 22 En fait, Straton niait toute implication du divin dans la fabrication du monde et, partant, toute providence. Cf. Cicéron, Les Académiques, II, 121 : « Straton refuse d’avoir recours à une main d’œuvre divine pour fabriquer le monde » (negat opera deorum se uti ad fabricandum mundum) ; « il délivre dieu d’un grand travail et moi d’une grande crainte ! ». 23 Cf. D. E. Hahm, « Critolaus and Late Hellenistic Peripatetic Philosophy », dans A. M. Ioppolo et D. N. Sedley (éd.), Pyrrhonists, Patricians, Platonizers. Hellenistic Philosophy in the Period 155-186 BC, Naples, Bibliopolis, 2007, p. 86. 24 En réalité, un témoignage important de Théophraste indique que, dès l’époque de celui-ci, la physique de Platon pouvait être interprétée comme une physique à deux principes, l’un actif, l’autre passif. Cf. Théophraste, fr. 230 Fortenbaugh et al. et le commentaire de D. Sedley (« The Origins of Stoic God », p. 42-43) qui s’appuie notamment sur ce fragment pour démontrer la continuité existant entre la physique stoïcienne et celle de l’Ancienne Académie de Polémon. Sur ce fragment important, voir l’analyse minutieuse de D. Lefebvre dans ce volume, p. 66-75. 20

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D’après la reconstruction qu’il propose, inspirée de celle de Sharples, Critolaos aurait rejeté l’idée d’un premier moteur extra-cosmique incorporel et recentré le divin dans la partie céleste du monde25. Quant à Sharples, il tient Critolaos pour l’un des premiers péripatéticiens à avoir soutenu une conception de la providence expressément limitée à la seule région céleste du cosmos26, conception qui sera violemment attaquée, au iie  siècle de notre ère, par le platonicien Atticus27. La critique de celui-ci met bien en évidence les implications que comporte une théorie des deux mondes : T3 Eh quoi ! dira-t-on, tu mets sur le même pied Aristote et Épicure ? Absolument, au moins sur ce point. Quelle différence, en effet, y a-t-il pour nous (πρὸς ἡμᾶς) entre expulser le divin du monde sans nous laisser aucune communauté avec lui (τοῦ κόσμου τὸ θεῖον ἐξοικίσασθαι καὶ μηδεμίαν ἡμῖν πρὸς αὐτὸ κοινωνίαν ἀπολιπεῖν), ou bien, après avoir enfermé les dieux dans le monde, les couper des affaires terrestres (ἐν κόσμῳ τοὺς θεοὺς καθείρξαντα τῶν ἐπὶ γῆς πραγμάτων ἀποστῆσαι) ? Chez l’un et chez l’autre, même insouciance des dieux à l’égard des hommes, même absence de crainte chez les malfaiteurs à l’égard des dieux (Atticus, fr. 3, 51-59, trad. É. des Places, adaptée, je souligne).

Pour Atticus, la théorie péripatéticienne des deux mondes, qui limite la providence et le divin à la partie céleste du cosmos et laisse le monde sublunaire gouverné par la seule nature, mène à séparer dieu du monde, entendez, de notre monde, celui habité par les hommes. Aussi n’y a-t-il finalement pas de véritable différence entre la conception épicurienne (qui nie toute providence) et celle d’Aristote : dans les deux cas, il n’existe pas de communauté (κοινωνία) entre dieu et les hommes. Nous avons à présent assez d’éléments pour entrevoir les raisons qui ont poussé Zénon à refuser la doctrine aristotélicienne du cinquième élément. Une telle doctrine, qu’elle s’accompagne ou non de la recon25 Cf.  D.  E.  Hahm, « Critolaus and Late Hellenistic Peripatetic philosophy », 2007, p.  84 : « For Critolaus the equivalent of Aristotle’s Prime Mover was mind inhering in the material constituent of the heavenly bodies and extending into human beings to constitute the human mind or soul ». 26 Cf. R. W. Sharples, « Aristotelian Theology after Aristotle », 2002, p. 14. 27 Sur cette question, voir l’étude approfondie de A. Michalewski, « Faut-il préférer Épicure à Aristote ? Quelques réflexions sur la providence », dans F. Baghdassarian et G. Guyomarch’ (éd.), Réceptions de la théologie aristotélicienne. D’Aristote à Michel d’Éphèse, Louvain, Peeters, 2017, p. 123-142, et l’article de R. Chiaradonna, « Plotinus’ Account of Demiurgic Causation and its Philosophical Background », dans A. Marmodoro et B. D. Prince (éd.), Causation and Creation in Late Antiquity, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, p. 38-40.

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naissance d’un premier moteur immobile incorporel extra-cosmique, entraîne nécessairement à la fois une division en deux du monde et une expulsion de la providence divine hors du monde sublunaire, conséquences inacceptables pour Zénon, comme pour tout stoïcien. Ceux-ci concevaient en effet le monde comme un tout organique et politique, où les dieux commandent tandis que les hommes sont soumis à leur loi : T4 Le monde est comme une cité composée des dieux et des hommes (πόλις ἐστὶν ἐκ θεῶν καὶ ἀνθρώπων συνεστῶσα), les dieux y ayant le pouvoir, les hommes leur étant soumis. Ils appartiennent à une même communauté (κοινωνίαν) du fait qu’ils ont part à la raison, qui est la loi naturelle (φύσει νόμος). Tout le reste a été créé pour eux (τὰ δ’ ἄλλα πάντα γεγονέναι τούτων ἕνεκα). D’où il suit qu’il faut concevoir le dieu qui administre toutes choses comme provident à l’égard des hommes (οἷς ἀκολούθως νομιστέον προνοεῖν τῶν ἀνθρώπων τὸν τὰ ὅλα διοικοῦντα θεόν), étant bénéfique et utile, philanthrope, juste et possédant toutes les vertus (Arius Didyme, apud Eusèbe, Préparation évangélique, 15, 15, 3-5 = 67 L L.-S., trad. partielle de J. Brunschwig et P. Pellegrin).

La véritable cité, pour un stoïcien, est la cité cosmique, celle qui unit les dieux et les hommes au sein d’une même κοινωνία. Aussi est-il crucial de montrer, dans l’explication physique du monde, que la raison divine, malgré la perfection qui est la sienne, n’est pas pour autant séparée du monde lui-même ni confinée dans la seule région céleste. C’est donc pour cette raison que Zénon refuse d’accorder à l’intelligence divine un support corporel d’un genre fondamentalement différent de celui auquel appartiennent les quatre éléments traditionnels. Pour Zénon, l’intelligence divine est du feu. Voyons ce point d’un peu plus près. Tout d’abord, il apparaît que la critique qu’il a opposée à Aristote n’a pas empêché Zénon d’associer le nom d’ « éther » à l’intelligence divine. En effet, dans le texte même des Académiques de Cicéron, il est dit que « Zénon et presque tous les autres stoïciens regardent l’éther comme le dieu suprême, doué d’une intelligence par laquelle tout est régi28. » Ce point me paraît pouvoir s’éclairer au moyen des deux passages suivants : T5 L’élément est ce à partir de quoi en premier viennent les choses qui viennent à l’être et en quoi elles se dissolvent. […] Le feu est le chaud, l’eau l’humide, l’air le froid et la terre le sec. De plus il y a encore dans 28 Zenoni et reliquis fere Stoicis aether uidetur summus deus, mente praeditus qua omnia regantur. Cf. Cicéron, Les Académiques, II, 126, trad. J. Kany-Turpin. Voir aussi Cicéron, De la nature des dieux, I, 36 : « Zénon dit ailleurs que l’éther est dieu ».

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l’air cette même partie. Dans la région la plus élevée se trouve donc le feu, qui est appelé éther (ἀνωτάτω μὲν οὖν εἶναι τὸ πῦρ, ὃ δὴ αἰθέρα καλεῖσθαι) ; c’est dans cet élément qu’est engendrée en premier lieu la sphère des astres fixes, puis celle des planètes ; après cette sphère il y a l’air, puis l’eau, et à la base de tout la terre, qui est au centre de toutes (les sphères) (Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 137, trad. R. Goulet). T6 Le monde est administré de façon intelligente et providentielle […], puisque l’intelligence se répand en toutes ses parties (εἰς ἅπαν αὐτοῦ μέρος διήκοντος), de même que l’âme en nous. […]. Ainsi le monde tout entier, qui est un être vivant, animé et rationnel, a pour partie directrice l’éther (ἔχειν ἡγεμονικὸν μὲν τὸν αἰθέρα), comme le dit Antipater de Tyr dans le livre VIII de son traité Du monde. Mais Chrysippe, dans son traité De la providence, au livre I, et Posidonius dans son traité Des dieux disent que la partie directrice du monde est le ciel (τὸν οὐρανόν φασι τὸ ἡγεμονικὸν τοῦ κόσμου), et Cléanthe dit que c’est le soleil. Cependant, revenant sur ce point dans le même livre, Chrysippe dit assez différemment que c’est la partie la plus pure de l’éther (τὸ καθαρώτατον τοῦ αἰθέρος). C’est cela, disent-ils, qui, étant le dieu premier, passe de façon quasi sensorielle (αἰσθητικῶς ὥσπερ κεχωρηκέναι) dans les êtres aériens, dans la totalité des animaux et des plantes (διὰ τῶν ἐν ἀέρι καὶ διὰ τῶν ζῴων ἁπάντων καὶ φυτῶν), et dans la terre elle-même sous forme de cohésion (Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 138-139 = 47 O L.-S., trad. J. Brunschwig et P. Pellegrin, légèrement adaptée).

Le premier texte permet de voir que les stoïciens utilisaient le nom d’ « éther » pour désigner le feu situé dans la région la plus élevée du cosmos29. Cette pratique, que condamnait d’ailleurs Aristote30, n’est donc nullement contradictoire avec leur rejet du cinquième élément aristoté29 Cf. D. E. Hahm, « The Fifth Element in Aristotle’s De philosophia : a Critical Re-examination », Journal of Hellenic Studies 102, 1982, p. 61 : « There can be no doubt that the Stoics believed that the cosmos consists of only four elements and that the element of the celestial region is a subtle, fiery substance which can be called by various names including heat, fire, and ether. » Bien que je sois globalement d’accord avec cette observation, il me semble cependant que le feu et l’éther ne sont pas des noms aussi interchangeables que ne le croit Hahm. Le passage de Diogène Laërce indique que l’éther est le nom que les stoïciens donnent à une certaine espèce de feu (celle présente dans la région céleste), et d’autres textes (cf. infra n. 31) suggèrent que les stoïciens utilisaient le nom de « feu » pour désigner un genre de matière capable de se manifester selon des degrés de pureté variables, et recevant des noms différents. 30 La pratique d’appeler « éther » le feu céleste était celle d’Anaxagore, d’après Aristote, qui d’ailleurs le critique pour cette raison. Cf. Du ciel, I, 3, 270 b 24-25.

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licien : le feu prend simplement le nom d’éther quand il s’agit du feu que l’on rencontre au niveau de la sphère céleste, siège de la partie directrice de l’âme du monde31. Le texte montre bien par ailleurs que les stoïciens ne distinguaient pas plus de quatre éléments. Le second texte offre une topographie de l’âme cosmique et de ses parties. Avant de l’examiner, il convient de rappeler certains éléments de la doctrine stoïcienne de l’âme. Les stoïciens distinguaient huit parties de l’âme : la première et la plus importante est la partie directrice (τὸ ἡγεμονικόν), appelée « partie raisonnante » (λογισμός) ; les sept autres comprennent les cinq sens, la partie vocale et la partie reproductrice32. Les images qu’ils utilisent montrent qu’ils avaient une conception unifiée de l’âme organisée autour de sa partie directrice : les sept parties « naissent de la partie directrice et s’étendent (ἐκτεινόμενα) dans le corps, comme les tentacules d’une pieuvre33 » ; elles « s’écoulent (porro) à partir de leur siège dans le corps, comme à partir de la source d’une rivière (ex capite fontis), et se répandent à travers le corps tout entier (manantes per uniuersumm corpus)34. » Par là, on voit que, même si la partie directrice n’est pas directement présente dans l’ensemble du corps, puisque localisée dans une région particulière (le cœur, chez l’animal), elle l’est malgré tout indirectement, par l’intermédiaire des sept parties secondaires qui sont comme des extensions de l’hégémonique. Si l’on examine à présent le T6, on voit que, au niveau cosmique, la partie directrice de l’âme du monde est dite correspondre à l’éther (Antipater de Tyr), au ciel (Chrysippe et Posidonius) ou encore au soleil (Cléanthe). Plus précisément, selon Chrysippe, elle désigne « la 31 D’autres témoignages laissent à penser que les stoïciens distinguaient différentes espèces de feu au moyen de noms différents. D’après J.-B.  Gourinat, qui s’appuie sur un passage de Philon d’Alexandrie (De l’indestructibilité du monde, 86 = SVF, II, 612), certains stoïciens désignaient trois espèces de feu au moyen des noms de « charbon » (ἄνθραξ), « flamme » (φλόξ) et « lumière » ou « éclat lumineux » (αὐγή). Les trois espèces sont présentées ici par ordre croissant de pureté, selon que le feu est mélangé à de la terre, qu’il suppose la consumation d’une certaine matière, ou qu’il est considéré en lui-même. Cf. J.-B. Gourinat, « The Stoics on Matter and Prime Matter. ‘Corporealism’ and the Imprint of Plato’s Timaeus », dans R. Salles (éd.), God and Cosmos in Stoicism, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 61. On notera que les trois espèces de feu en question remontent au moins au Timée (58 c), même si la terminologie n’est pas exactement la même. Je remercie D. Sedley pour cette précision. 32 Pseudo-Plutarque, Opinions des philosophes, 903 B = 53 H 1 L.-S. = SVF, II, 836. 33 Pseudo-Plutarque, Opinions des philosophes, 903 B = 53 H 2 L.-S. = SVF, II, 836 (trad. J. Brunschwig et P. Pellegrin). 34 Calcidius, Commentaire au Timée de Platon, 220 = 53 G 6 L.-S. = SVF, II, 879 (trad. J. Brunschwig et P. Pellegrin, adaptée).

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partie la plus pure de l’éther ». Il semble que, dans ce passage, le terme « éther » ou l’expression « partie la plus pure de l’éther » ne renvoient pas tant à la composition matérielle de la partie directrice de l’âme cosmique qu’à la région du monde qui l’abrite35. Selon Chrysippe, la partie directrice serait située dans la partie la plus élevée du ciel, vraisemblablement celle occupée par les seuls astres fixes (excluant donc les planètes). Mais le véritable intérêt de ce passage réside dans ce qui y est dit ensuite : la partie directrice « passe de façon quasi sensorielle (αἰσθητικῶς ὥσπερ κεχωρηκέναι) » à travers les êtres qui sont dans l’air et à travers tous les animaux et les plantes. Autrement dit, il existe un lien direct entre la partie directrice gouvernant le monde, située dans la région la plus éloignée de nous, et les êtres vivants (ainsi que les plantes) de la région sublunaire, lien analogue à celui des parties sensorielles de l’âme chez l’animal : les êtres vivants et les plantes sont comme les organes sensoriels de l’animal cosmique36. On voit ainsi que même si Zénon et d’autres stoïciens utilisent le terme d’ « éther », soit pour désigner l’espèce particulière de feu dont est faite l’intelligence divine, soit pour désigner une région particulière du monde qui abrite cette même intelligence, ils le font d’une manière qui ne compromet jamais l’unicité fondamentale du monde et la présence de dieu au monde37. Alexandre contre Zénon L’hypothèse selon laquelle Zénon aurait en partie développé sa propre doctrine cosmologique au moyen d’une critique de la physique d’Aristote est particulièrement intéressante, car on s’accorde en général aujourd’hui à reconnaître que la Stoa n’a eu que peu d’interactions avec le péripatétisme, en tout cas à ses débuts38. Se pourrait-il que cette

35 La pratique consistant à nommer la région céleste du monde « éther » remonte aux penseurs présocratiques. Cf. Aristote, Du ciel, I, 3, 270 b 20-24. 36 Je suis ici l’interprétation suggérée par Th. Bénatouïl, dans son article « How Industrious Can Zeus Be ? The Extent and Objects of Divine Activity in Stoicism », dans R. Salles (éd.), God and Cosmos in Stoicism, Oxford, 2009, p. 35. 37 Sur ce point, voir J.-B. Gourinat, « Les stoïciens et le dualisme », dans F. Jourdan et A. Vasiliu (éd.), Dualismes. Doctrines religieuses et traditions philosophiques, χώρα (hors série), 2015, p. 176. 38 Sur cette question, voir F.  H.  Sandbach, Aristotle and the Stoics, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, et Th. Bénatouïl, « Aristotle and the Stoa », dans A. Falcon (éd.), Brill’s Companion to the Reception of Aristotle in Antiquity, Leyde – Boston, Brill, 2016, p. 56-75.

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controverse entre Zénon et Aristote soit le résultat d’une construction artificielle de la part d’Antiochus39 ? Un texte d’Alexandre d’Aphrodise nous permet, je crois, d’accréditer définitivement l’idée que les stoïciens ont explicitement critiqué Aristote au sujet de sa doctrine du cinquième élément. Voici en effet comment Alexandre conclut une longue section de son De mixtione dans laquelle il vient de critiquer différents aspects de la physique stoïcienne : T7 J’ai été amené à dire tout cela à cause de ceux qui contredisent Aristote au sujet du cinquième corps (διὰ τοὺς ἀντιλέγοντας μὲν Ἀριστοτέλει περὶ τοῦ πέμπτου σώματος) et qui essaient par ambitieuse rivalité (διὰ φιλοτιμίαν) de résister aux seules affirmations qui soient conformes à la dignité des choses divines (κατ’ ἀξίαν τῶν θείων), sans le moins du monde se rendre compte de l’absurdité de ce qu’ils affirment de leur côté, eux dont même les doctrines principales et majeures en philosophie dépendent de l’étonnante doctrine qu’un corps passe à travers un corps (σῶμα χωρεῖν διὰ σώματος) et sont établies à partir d’elle : en effet, leur théorie sur la mixtion ne réside en rien d’autre et en dépend aussi ce qui est affirmé par eux au sujet de l’âme ; leur fameux destin et la providence sur toutes choses en tirent leur confirmation, et également la théorie relative aux principes et au dieu ainsi que l’unification du tout et sa sympathie à soi-même ; car tout cela n’est pour eux que le dieu traversant la matière (ὁ διὰ τῆς ὕλης διήκων θεός) (Alexandre d’Aphrodise, Sur la mixtion et la croissance, XII, 226, 34-227, 10, trad. J. Groisard, légèrement adaptée ; je souligne).

Selon Alexandre, Zénon n’aurait pas développé sa propre théorie physique dans l’ignorance de la position d’Aristote, mais bien en contredisant expressément celle-ci au sujet du cinquième élément40. Le fait qu’Alexandre mentionne l’existence d’une telle polémique dans un traité consacré à la théorie du mélange fait particulièrement sens puisque les stoïciens expliquaient la présence de dieu dans le monde 39 «  Cicero (here drawing on Antiochus) might be the one making the comparison retrospectively between Stoic and Aristotelian cosmology ». Cf. Th. Bénatouïl, « Aristotle and the Stoa », 2016, p. 60. Bénatouïl ne rejette toutefois pas l’hypothèse que Zénon ait pu critiquer Aristote sur ce point et avance même certains arguments en sa faveur. Il ne mentionne cependant pas un témoignage capital d’Alexandre d’Aphrodise, que nous allons à présent examiner. 40 Voir aussi XI, 225, 10-11, où Alexandre écrit que les stoïciens « reprochent à celui qui ajoute cet élément [sc. Aristote] de faire des affirmations paradoxales (τιθέμενον τοῦτο ἀντιλέγουσιν ὡς λέγοντα παράδοξα) » (trad. J. Groisard), ce qui témoigne d’un véritable engagement critique de la part des stoïciens.

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comme l’effet d’un mélange. Or, nous avons vu que la principale pomme de discorde entre le stoïcisme et le péripatétisme, en la matière, est la place qu’il faut accorder à dieu dans le monde. Pour un stoïcien, reconnaître un cinquième élément mène à expulser dieu et sa providence du monde, tandis que pour un péripatéticien, comme le dit Alexandre, affirmer que dieu « traverse la matière » c’est attribuer à dieu quelque chose « d’indigne » de son excellence41. Il s’agit là d’une critique anti-stoïcienne récurrente présente également dans la tradition platonicienne42 et qui ne se comprend vraiment que si l’on garde à l’esprit l’effort de ces deux mouvements (platonisme et péripatétisme) pour rendre compte de la supériorité du divin en termes de séparation : dans une telle perspective, l’insistance stoïcienne sur la présence du divin dans le monde ne peut apparaître que comme un rabaissement de dieu au niveau de la matière. Une belle illustration de ce point nous est fournie dans la section par laquelle Alexandre introduit la controverse entre les stoïciens et Aristote au sujet du cinquième élément : T8 Comment ne serait-ce pas absurde aussi que d’affirmer que la totalité de la substance est unifiée parce qu’elle est tout entière traversée d’un certain souffle (πνεύματός τινος) par lequel le tout est tenu ensemble, reste ensemble et peut être en sympathie avec soi-même (ὑφ’ οὗ συνέχεταί τε καὶ συμμένει τὸ πᾶν καὶ συμπαθές ἐστιν αὑτῷ) ? En effet, comme ils ne connaissaient pas (οὐκ εἰδότες) la cause principale de l’unification du tout (τὴν κυριωτάτην αἰτίαν τῆς τοῦ παντὸς ἑνώσεως) (celle-ci est la nature du corps divin éthéré qui se meut circulairement : elle entoure toute la substance dotée de matière, qui est soumise au pâtir et au changement, et, par son mouvement continu et incessant et sa relation variable dans le temps avec eux, elle produit selon un ordre déterminé les changements l’un en l’autre des corps qui sont dans la génération, tenant ainsi ensemble et préservant le tout), comme ils ne voyaient pas cette cause par euxmêmes ni ne pouvaient suivre ceux qui l’avaient vue à cause d’une foule d’opinions préconçues (διὰ τὸ ὑπὸ πολλῶν τινων δοξῶν προειλῆφθαι), ils font remonter son unification à des sortes de liens, à des causes matérielles (δεσμοῖς τισι καὶ ὑλικαῖς αἰτίαις), à un certain souffle qui traverserait toute la substance (Alexandre d’Aphrodise, Sur la mixtion et la croissance, X, 223, 6-19, trad. J. Groisard, légèrement adaptée ; je souligne). 41 Cf. également XI, 226, 25-30, où Alexandre écrit que les stoïciens réduisent dieu à n’être qu’un « créateur de vers et de moustiques ». 42 Voir notamment Calcidius, Commentaire au Timée de Platon, 294, discuté à la fin de cet article (= T14).

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Dans ce passage, Alexandre aborde la position stoïcienne d’une manière qui n’est pas sans évoquer le traitement d’Anaxagore et de la tradition présocratique par Platon dans le Phédon. Pour rappel, dans la section autobiographique de ce dialogue, Socrate explique comment, dans sa jeunesse, après avoir été déçu par les physiologues, il pensa avoir trouvé, en la personne d’Anaxagore, un chercheur qui aurait pour la première fois correctement identifié la cause véritable responsable de la cohésion et de l’arrangement du monde. Anaxagore était en effet le premier physiologue à faire de l’intelligence la cause de toutes choses. Socrate, toutefois, fut à nouveau déçu car, de son intelligence, dit-il, Anaxagore ne faisait virtuellement pas usage : « il ne lui attribue pas la moindre responsabilité quant à l’arrangement des choses, mais ce sont les actions des airs, des éthers, des eaux, qu’il invoque comme causes, avec celles d’autres réalités aussi variées que déconcertantes43. » En d’autres termes, Anaxagore ne se démarque finalement pas des autres physiologues qui expliquent tout au moyen de ce qui n’est pas, à proprement parler, une cause, seulement le sine qua non de la cause44 ou encore, pour reprendre l’expression du Timée, une cause auxiliaire45, matérielle, qui, prise en ellemême, demeure aveugle46. Chez Platon, donc, c’est par ignorance de ce qu’est véritablement une cause que les physiologues attribuent la responsabilité de la cohésion du monde à des puissances matérielles. Le même diagnostic est appliqué par Alexandre aux stoïciens, lesquels sont ici présentés comme ignorant la cause principale de l’unification du monde. Par là, toutefois, il ne faut pas comprendre que les stoïciens n’avaient simplement pas connaissance de la doctrine d’Aristote en la matière47, mais bien plutôt qu’ils avaient au départ une mauvaise conception de la cause (en fait, du divin) qui les empêchait de reconnaître quelle est la cause véritable de l’unité du monde. Nul doute que, aux yeux d’Alexandre, parmi la « foule » de préconceptions qui ont empêché les stoïciens de correctement identifier une telle cause (le cinquième élément), il y a, avant tout, l’idée que dieu doit être présent dans matière (« passer à travers » elle) et non en être séparé. Phédon, 98 b-c, trad. M. Dixsaut. Cf. Phédon, 99 b. 45 Cf. Timée, 46 c : συναίτια. 46 Cf. Timée, 46 e, où les causes auxiliaires sont décrites comme « privées de raison » (μονωθεῖσαι φρονήσεως) et produisant leurs effets « au hasard et sans ordre ». 47 Cf. supra, T7 et la n. 40. 43 44

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On pourrait donc dire que, aux yeux d’Alexandre48, les stoïciens ont un statut analogue à celui d’Anaxagore chez Platon : en clamant haut et fort que le monde est le produit d’une intelligence divine, ils semblent initialement se démarquer des penseurs matérialistes, mais dès que l’on observe d’un peu plus près ce qu’ils disent, on se rend compte qu’eux aussi réduisent tout « à des sortes de liens, à des causes matérielles (δεσμοῖς τισι καὶ ὑλικαῖς αἰτίαις) ». Alexandre en veut pour preuve leur fameuse doctrine du souffle (πνεῦμα), l’une des formes corporelles particulières que peut prendre le principe actif (dieu) et qui a pour fonction d’unifier les différentes parties du monde. Ce souffle divin, qui est un mélange de feu et d’air selon les stoïciens, est clairement « postérieur à la matière »49, écrit Alexandre et, en ce sens, réductible à elle. On jugera peut-être que la critique d’Alexandre était « injuste »50, ou encore que la conception stoïcienne des principes a été victime de sa trop grande subtilité (qui la rendait finalement obscure)51. Il n’empêche qu’Alexandre n’ignore pas que les stoïciens distinguent deux principes, l’un actif (dieu), l’autre passif (la matière)52, et qu’il est bien conscient que lorsqu’ils parlent d’un souffle intelligent passant à travers la matière Il est remarquable de voir qu’Alexandre peut se permettre ce genre de rapprochement (même si c’est seulement ici de manière implicite) et de critique alors que lui-même explique l’unité du monde au moyen… d’un corps : le cinquième élément. S’il se sent autorisé à le faire c’est en vertu du caractère séparé d’un tel corps : sa nature est irréductible à celle des éléments du monde sublunaire. 49 Cf. Alexandre d’Aphrodise, Sur la mixtion et la croissance, XI, 225, 14-18 : ἔτι τε ὕστερον ἂν ὁ θεὸς τῆς ὕλης εἴη. 50 «  Alexander’s criticism seems rather unfair ». Cf. J.-B. Gourinat, « The Stoics on Matter and Prime Patter. ‘Corporealism’ and the Imprint of Plato’s Timaeus », 2009, p.  63. Sur l’approche de la physique stoïcienne par Alexandre d’Aphrodise, voir l’excellent article de V. Cordonier, « Corps, matière et contact. La cohérence du sensible selon Alexandre d’Aphrodise », Les études philosophiques 86, 2008 (3), p. 353-378. L’auteure montre que, dans un cas au moins, Alexandre attribue aux stoïciens une doctrine fictive, d’après laquelle « tout corps est soit matière, soit fait de matière » (De anima, 17, 15-16). Cette « équation entre corps et matière », écrit-elle, ne résiste pas « à une confrontation systématique avec les autres définitions du corps proposées par les sources ou les témoignages sur la physique du Portique » (p. 358-359). Nous verrons en effet que les stoïciens ont développé une conception du corps libérée de la matière, conception en général ignorée par leurs adversaires. Cf. infra T10 (et son commentaire) et T12. 51 C’est cette direction que semblent prendre certaines remarques de J.-B. Gourinat, notamment quand il écrit : « The Stoic position is very subtle and, in a certain way, rather intricate, since the Stoics clearly distinguish principles from concrete bodies, but they also tend to assimilate both, since principles never exist separately ». Cf.  J.-B.  Gourinat, « The Stoics on Matter and Prime Matter. ‘Corporealism’ and the Imprint of Plato’s Timaeus », 2009, p. 63. 52 Cf. Alexandre d’Aphrodise, Sur la mixtion et la croissance, XI, 224, 32-225, 3. 48

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ils n’ont pas en vue le principe actif lui-même mais une incarnation « postérieure » de celui-ci. Tout cela fait cependant peu de différence à ses yeux : il ne suffit pas de reconnaître que dieu soit conceptuellement et fonctionnellement distinct de la matière53 ; il faut également maintenir cette distinction dans le monde, sous la forme d’une séparation. Pour un péripatéticien comme Alexandre, c’est ce rôle capital que joue le cinquième élément, et les stoïciens, en rejetant celui-ci, ont montré à quel point ils se fourvoyaient sur la nature même du divin.

Seul le corps peut agir ou pâtir Zénon contre Platon La deuxième innovation de Zénon, d’après Antiochus, concerne officiellement les propriétés des corps (seuls capables d’agir ou de pâtir), mais implique, plus fondamentalement, une redéfinition de l’être (οὐσία). Comme dans le cas précédent, on va voir que la doctrine de Zénon s’est développée au moyen d’une critique explicite d’une thèse de « l’Ancienne Académie », en l’occurrence cette fois la conception de l’être développée par Platon dans le Sophiste. Que seuls des corps soient capables d’agir ou de pâtir est une doctrine stoïcienne bien attestée54. Dans un article phare55, Jacques Brunschwig a mis en évidence l’arrière-fond polémique anti-platonicien de cette conception du corps, montrant dans le détail comment les stoïciens ont cherché à répondre aux objections de Platon, dans le Sophiste, à l’encontre de la position des « Fils de la Terre », position qui semble anticiper à plusieurs égards celle des stoïciens. Pour rappel, dans la section sur la gigantomachie (245 e-249 d), les Fils de la Terre sont présentés comme défendant une ontologie corporéiste : ils soutiennent « qu’existe uniquement (εἶναι μόνον) ce qui peut être touché  (ἐφαπτόμενοι) » (246  a  10)  et définissent « l’être comme identique au corps (ταὐτὸν σῶμα καὶ οὐσίαν) » (246  b  1). Face à eux, La distinction entre dieu et la matière est conceptuelle, pour un stoïcien, au sens où, dans les faits, les deux principes ne sont jamais physiquement séparés. Cf. Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 134. 54 Voir notamment Sextus Empiricus, Adv. math., VIII, 263 = 45 B L.-S. 55 J. Brunschwig, « La théorie stoïcienne du genre suprême et l’ontologie platonicienne », dans J. Barnes and M. Mignucci (éd.), Matter and Metaphysics, Naples, Bibliopolis, 1988, p. 19-127. 53

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retranchés dans les hauteurs de l’invisible, les Amis des Formes soutiennent pour leur part que l’être véritable réside dans « certaines formes intelligibles et incorporelles (νοητὰ ἄττα καὶ ἀσώματα εἴδη) » (246 b 7-8) et que la nature des corps n’est, de son côté, qu’une sorte de « devenir en mouvement (γένεσιν… φερομένην) » (246 c 1-2). En conséquence, ils affirment que « la puissance du pâtir et de l’agir [n’]appartient [qu’]au devenir », donc qu’au corps (248 c 7-9). Face à des positions de fait inconciliables, Platon développe une troisième voie, laquelle, prenant la puissance d’agir ou de pâtir comme critère de l’être56, est en mesure d’inclure dans l’être aussi bien les corps que des réalités jugées par lui incorporelles, comme l’âme, l’intelligence et les vertus. Cette position est, dans son fond, radicalement opposée à celle des Amis des Formes, lesquels jugent un tel critère incompatible avec leur conception immobiliste de l’être. De leur côté, les stoïciens adopteront volontiers un tel critère, tout en refusant, contre Platon, de tenir l’âme et ses qualités (intelligence et vertus) pour des réalités incorporelles. En effet, selon eux, et comme le soutenaient également les Fils de la Terre, l’agir et le pâtir supposent un contact (et donc une résistance) qu’on ne rencontre pas ailleurs que dans les corps57. C’est ce contact qui rend par ailleurs possible l’interaction (ou sympathie) évidente entre l’âme et le corps et qui démontre donc la corporéité de l’âme58. Pour ce qui est de l’intelligence ou, en général, de la vertu (qui est une sorte de savoir d’après la Stoa), les stoïciens en font une « manière d’être (πῶς ἔχον) » de l’âme59, analogue au poing pour la main60. Or, la catégorie du πῶς ἔχον61 est précisément celle qui permet aux stoïciens d’at56 Cf. Platon, Sophiste, 247 d 8-e 4 : « Je dis que ce qui possède une puissance, quelle qu’elle soit, soit d’agir sur n’importe quelle autre chose naturellement pareille, soit de pâtir – même dans un degré minime, par l’action de l’agent le plus faible, et même si cela n’arrive qu’une fois – tout cela, je dis, existe réellement (πᾶν τοῦτο ὄντως εἶναι). Et, par conséquent, je pose comme définition qui définit les êtres (τὰ ὄντα) que ceux-ci ne sont autre chose que puissance (οὐκ ἄλλο τι πλὴν δύναμις) » (trad. N.-L. Cordero). 57 Cf. Némésius, Sur la nature de l’homme, 81, 6-10 = 45 D L.-S. Notons par ailleurs que les stoïciens définissent précisément le corps par la solidité ou tridimensionnalité accompagnée de résistance (ἀντιτυπία). Cf. Galien, Des qualités incorporelles, 19, 483, 13-16 = 45 F L.-S. 58 Cf. Némésius, Sur la nature de l’homme, 78, 7-79, 2 = 45 C L.-S. 59 « La vertu est la partie directrice de l’âme disposée d’une certaine manière (πὼς ἔχον ἡγεμονικόν). » Cf. Sextus Empiricus, Adv. math., XI, 23 = 60 G 1 L.-S, trad. J. Brunschwig et P. Pellegrin, adaptée. Voir aussi Sénèque, Lettres, 113, 2. 60 L’exemple du poing est donné par les stoïciens pour illustrer le genre du πῶς ἔχον : cf. Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, II, 81 = 33 P L.-S. 61 Sur cette catégorie, voir plus loin le T13 avec son commentaire, ainsi que la n. 74.

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Les principes physiques stoïciens à la lumière de leurs critiques antiques

tribuer la nature corporelle à ce qui est tenu par les platoniciens (et les péripatéticiens) pour des entités incorporelles. En effet, de même qu’un poing est un corps, car il n’est pas autre chose qu’une main (qui est un corps) disposée d’une certaine manière, de même la vérité, la science ou la vertu sont des corps car ils ne sont pas autre chose que la partie directrice de l’âme (qui est un corps) disposée d’une certaine manière. À côté de la question de l’âme et de ses propriétés, l’identité que les stoïciens établissent entre le corps et l’être les mène aussi à inclure, parmi les corps, les deux principes physiques que sont le principe actif (dieu) et le principe passif (la matière), là aussi en contradiction avec Platon : T9 Il [Zénon] dit que le feu est l’élément des êtres (Στοιχεῖον εἶναί φησι τῶν ὄντων τὸ πῦρ), comme Héraclite, et que ses principes sont la matière et dieu (τούτου δ’ ἀρχὰς ὕλην καὶ θεόν), comme Platon. Mais il dit que tous deux sont des corps, aussi bien ce qui agit que ce qui pâtit (ἀλλ’ οὗτος ἄμφω σώματά φησιν εἶναι, καὶ τὸ ποιοῦν καὶ τὸ πάσχον), alors que pour Platon, la cause active première est incorporelle (τὸ πρῶτον ποιοῦν αἴτιον ἀσώματον εἶναι) (Aristoclès, apud Eusèbe, Préparation évangélique XV, 14, 1 = 45 G L.-S., trad. J. Brunschwig et P. Pellegrin).

Aristoclès, un péripatéticien du IIème siècle de notre ère, attribue à Zénon une doctrine qui distingue clairement le niveau fondamental des principes (le ποιοῦν et le πάσχον) de celui, ontologiquement postérieur, des éléments (ici, le feu). Son témoignage reflète fidèlement le fait que les stoïciens furent les premiers, dans l’histoire de la philosophie, à distinguer le sens des termes ἀρχή et στοιχεῖον, posant que les principes sont inengendrés et incorruptibles, tandis que les éléments sont engendrés et se résolvent tous dans le feu, lors de l’embrasement62. Le feu, en ce sens, occupe une place particulière, intermédiaire en quelque sorte, dont les stoïciens rendent compte au moyen de l’expression κατ’ ἐξοχὴν στοιχεῖον63 ou « élément par excellence ». En tant qu’élément, le feu est engendré, ce qui le distingue des principes. En tant qu’élément par excellence, il est le plus élémentaire des éléments, le seul à ne pas être corrompu lors de l’embrasement, lequel correspond à la fois à la fin d’un cycle cosmique et au début d’un nouveau. L’incorruptibilité du feu nous rappelle que la distinction entre les deux principes est seulement conceptuelle pour les stoïciens : la matière est toujours déjà mélangée à dieu qui la traverse et la travaille de l’intérieur. Le feu n’est pas autre chose que ce Cf. Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 134. Cf. Stobée, Anthologie, I, 129-130 = 47 A 3-4 L.-S.

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mélange initial toujours déjà réalisé entre dieu et la matière. Pourquoi les stoïciens insistent-ils tant sur l’immanence du principe actif ? La raison tient au départ à leur conception corporéiste de l’être : seuls les corps sont car eux seuls peuvent agir ou pâtir ; or, en tant que corps, les principes ne peuvent interagir que s’ils sont en contact ; en ce sens, il est nécessaire que le principe actif – dieu – soit dans la matière pour pouvoir agir sur elle et faire advenir un monde. Le fragment d’Aristoclès, en soulignant la différence doctrinale séparant Zénon de Platon, invite à penser que, sur la question de la corporéité des principes, Zénon se serait une fois de plus explicitement opposé à Platon. Certes, il est possible qu’Aristoclès ne fasse ici qu’une simple comparaison rétrospective, mais nous avons vu que Zénon a développé son ontologie corporéiste au moyen d’une critique du Sophiste, de sorte qu’il est probable que l’inclusion du principe actif parmi les corps, qui est une conséquence directe de cette critique, soit elle aussi à interpréter comme une nouvelle forme de dissension par rapport à « l’Ancienne Académie ». Si c’est le cas, on voit que la seconde innovation qu’Antiochus prête à Zénon, loin d’être limitée à l’âme et ses propriétés, a en réalité une portée très générale, puisqu’elle affecte le cœur même de la physique.

Les platoniciens contre la Stoa La critique de Plutarque La doctrine stoïcienne d’après laquelle seuls les corps sont capables d’agir et de pâtir repose sur une conception de la corporéité tout à fait originale, conception que l’on ne peut vraiment cerner, je crois, qu’en analysant les critiques postérieures qui en ont été faites dans l’Antiquité, en particulier par les platoniciens. En effet, une telle doctrine libère, si l’on veut, l’idée de corps de celle de matière, chose manifestement inconcevable pour Plutarque, comme on va le voir à présent : T10 [a] Pour ce qui est de l’élément et du principe, la notion en est pour ainsi dire implantée chez tous les hommes comme celle d’une chose simple, sans mélange et non composée (ὡς ἁπλοῦν καὶ ἄκρατον εἶναι καὶ ἀσύνθετον). Car n’est pas élément ou principe le résultat d’un mélange, mais bien les composants de ce mélange. [b] Pourtant ces gens-là, puisqu’ils font de la divinité, qui est un principe, un corps intelligent et une intelligence dans la matière (σῶμα νοερὸν καὶ νοῦν ἐν ὕλῃ), ne la

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reconnaissent pas comme une réalité pure, simple et sans composants, mais bien comme faite à partir d’une autre et dépendant d’une autre (ἀλλ’ ἐξ ἑτέρου καὶ δι’ ἕτερον). [c] La matière, quant à elle, étant en ellemême dépourvue de raison et de qualité (καθ’ αὑτὴν ἄλογος οὖσα καὶ ἄποιος), détient du même coup simplicité et nature de principe. [d] Mais la divinité, puisqu’elle n’est ni incorporelle ni immatérielle (εἴπερ οὐκ ἔστιν ἀσώματος οὐδ’ ἄυλος), participe de la matière, qui est donc pour elle un principe. Si en effet matière et raison (ἡ ὕλη καὶ ὁ λόγος) sont une seule et même chose, c’est à tort qu’ils ont défini la matière comme dépourvue de raison. Si au contraire elles sont distinctes l’une de l’autre (εἰ δ’ ἕτερα), la divinité serait en quelque sorte en charge des deux à la fois, et ne serait donc pas une entité simple, mais composite, puisqu’elle ajouterait à sa nature intelligente la corporéité empruntée à la matière (τῷ νοερῷ τὸ σωματικὸν ἐκ τῆς ὕλης προσειληφώς) (Plutarque, Sur les notions communes, 48, 1085 B-C, trad. D. Babut, adaptée ; je souligne).

Le texte n’est pas sans difficulté. Apparemment, Plutarque nous parle des deux principes stoïciens que sont dieu et la matière, même si, à la différence d’Aristoclès, il n’utilise pas les expressions τὸ ποιοῦν et τὸ πάσχον. Comme nous l’avons vu plus haut, ces deux principes sont antérieurs, logiquement et ontologiquement, à celui des éléments, y compris à l’élément dit « par excellence » qu’est le feu. En effet, le feu est lui-même le produit (toujours déjà réalisé) du mélange entre le principe agent (dieu) et le principe patient (la matière). Quand il parle de la matière (cf. c), Plutarque a en vue une matière « dépourvue de raison et de qualité », ce qui correspond bien à la description du principe agent par les stoïciens, lesquels affirment que la matière est « sans qualité » et que dieu est « la raison en elle64. » En effet, pour la Stoa, la matière doit, en elle-même, être conçue comme étant sans qualité parce que les qualités que l’on observe dans le monde ne peuvent s’expliquer par elle, mais bien par la présence en elle de la raison. Dans ces conditions, on peut penser que, lorsque Plutarque parle du second principe, dieu, il a en vue dieu comme principe agent. De fait, l’expression ἡ ὕλη καὶ ὁ λόγος qu’il utilise (cf. d) pour désigner les deux principes correspond précisément à ce que l’on peut trouver ailleurs dans

64 Cf. Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 134 = 44 B 2 L.S. : « Ils [les stoïciens] pensent qu’il y a deux principes de toutes choses, celui qui est agent et celui qui est patient. Celui qui est patient est la substance sans qualités, c’est-à-dire la matière ; celui qui est agent est la raison en elle, c’est-à-dire Dieu. », trad. J. Brunschwig et P. Pellegrin. Voir aussi Calcidius, Commentaire au Timée de Platon, 293 = 44 E L.-S.

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nos sources65. Toutefois, on voit bien que le nerf de sa réfutation repose sur une manière particulière de présenter dieu (cf. b) comme un « corps intelligent » (σῶμα νοερόν), expression composite utilisée par Plutarque pour souligner le caractère également composite et donc non simple de dieu. Or, dans les fragments stoïciens conservés, l’adjectif νοερόν n’est jamais utilisé, à ma connaissance, pour désigner le principe agent, mais s’applique bien plutôt au feu66 « intelligent » et « artisan », voire au souffle67, lesquels représentent un état ontologiquement postérieur de dieu. Il me semble donc que Plutarque a bel et bien en vue les deux principes stoïciens que sont dieu et la matière, mais qu’il s’aide d’une expression tendancieuse pour souligner une apparente inconséquence dans la conception stoïcienne de dieu comme principe : en tant que corps intelligent, dieu ne respecte pas l’exigence de simplicité et de non-composition (cf. a) qu’impose le statut de principe. Une autre exigence, également évoquée au début du passage, est celle d’être « non mélangé » (ἄκρατον) : le dieu des stoïciens, en tant qu’il est « dans la matière (ἐν ὕλῃ) », est mélangé à elle et donc, selon Plutarque, ne peut être un véritable principe. Il est parfaitement vrai, on l’a vu, que d’après la Stoa le principe agent et le principe patient n’existent jamais à l’état séparé, pas même lors de l’embrasement du monde où toutes choses redeviennent feu68. Les stoïciens n’en soutiennent pas moins l’existence de deux principes, ce qui montre que, selon eux, il faille reconnaître une distinction entre dieu et la matière. Manifestement, ce point ne fait aucune différence aux yeux de Plutarque, pas plus qu’il n’en fera, un siècle plus tard, pour Alexandre d’Aphrodise (cf. supra T7 et 8) : chez les deux auteurs, en effet, mélanger dieu à la matière suffit à le réduire à celle-ci. Passons à la conclusion de l’argument de Plutarque (cf. d) : « La divinité, puisqu’elle n’est ni incorporelle ni immatérielle (εἴπερ οὐκ ἔστιν ἀσώματος οὐδ’ ἄυλος), participe de la matière, qui est donc pour elle un principe. » En effet, en tant qu’elle est un « corps intelligent (σῶμα νοερόν) » elle est corporelle, et en tant qu’elle est « dans [mélangée à] la matière (ἐν ὕλῃ) » elle est matérielle. Plutarque combine donc ici deux arguments distincts pour démontrer, contre les stoïciens, que leur dieu Voir la note précédente. Cf. Aëtius, Placita, I, 7, 33 = SVF, II, 1027, p. 306, 19-20 ; Plotin, Enn., IV, 7 (2), 4, 1-2 = SVF, II, 443, p. 146, 18-18 ; et SVF, II, 1031, p. 307, 1-3. 67 Cf. Alexandre d’Aphrodise, Sur la mixtion et la croissance, 224, 32 = SVF II, 310, p. 112, 31-32 et Aëtius, Placita, I, 6 = SVF, II, 1009, p. 299, 11-12. 68 Cf. J.-B. Gourinat, « The Stoics on Matter and Prime Matter. ‘Corporealism’ and the Imprint of Plato’s Timaeus », 2009, p. 66-67. 65 66

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« participe de la matière ». Les dernières lignes du passage, cependant, montrent que Plutarque s’appuie surtout sur le premier de ces deux arguments pour démontrer la matérialité du principe agent : si dieu est un corps intelligent, alors il est une réalité composite faite de corporéité et d’intelligence ; or, précise Plutarque, la corporéité (τὸ σωματικόν) est « empruntée à la matière (ἐκ τῆς ὕλης) », ce qui montre que dieu ainsi conçu est matériel. C’est ici, avec cet ultime argument, que l’on peut enfin saisir la nouveauté de la conception stoïcienne du corps. En effet, pour Plutarque, tout corps, par définition, est matériel. Or, telle n’est précisément pas la conception stoïcienne du corps, laquelle, s’appuyant sur le critère ontologique de l’agir et du pâtir (hérité, on l’a vu, du Sophiste), peut concevoir dieu, en tant que principe agent, comme un corps immatériel. Il est difficile de savoir si Plutarque méconnait ce point fondamental de la philosophie de la Stoa, ou s’il l’ignore volontairement. Il n’est en tout cas pas le seul à avoir réduit le stoïcisme à un matérialisme en s’appuyant sur une conception de la corporéité pourtant étrangère à la Stoa. Nous allons en effet voir que Plotin procède de la même manière69. La critique de Plotin Plotin attaque à plusieurs reprises la thèse stoïcienne limitant l’être aux corps70 et, comme Plutarque, l’interprète comme impliquant une forme de matérialisme :

69 Plus près de nous, M. Lapidge, dans un article autrefois influent et qui continue à être cité, « Archai and stoicheia : a Problem in Stoic Cosmology », Phronesis 18, 1973 (3), p. 240-278), n’hésite pas à compter le matérialisme parmi les présupposés de la philosophie de Zénon : « In general terms, Zeno’s a priori assumptions might be described as materialism, monism and nominalism » (p. 251). Voir aussi p. 247, où l’auteur attribue à la Stoa un « thoroughgoing materialism ». Fort heureusement, d’autres spécialistes ont proposé une lecture plus fine de la physique stoïcienne, permettant de rectifier cette interprétation réductrice qui doit beaucoup, à l’origine, aux critiques anti-stoïciennes formulées par Plutarque, Alexandre d’Aphrodise et Plotin. Voir en particulier l’article déjà cité de J.-B. Gourinat, « The Stoics on Matter and Prime Matter. ‘Corporealism’ and the Imprint of Plato’s Timaeus », 2009, qui défend l’idée d’un corporalisme stoïcien, ainsi que « Les stoïciens et le dualisme », 2015, p. 170. 70 Sur ces critiques, voir A. Graeser, Plotinus and the Stoics. A Preliminary Study, Brill, Leyde, 1972, en particulier p. 13, 36-37 et le chapitre « Plotinus on the Stoic Categories of Being » (p. 88-100). Dans cet article, je laisse de côté les arguments de Plotin contre la corporéité de l’âme (dirigés pour la plupart contre les stoïciens), exposés dans Enn., IV, 7 (2), 3-83. Sur les critiques néoplatoniciennes de la théorie stoïcienne de l’âme, voir notamment : C. Steel, « Neoplatonic versus Stoic Causality : the Case of the Sustaining Cause (“sunektikon”) », Quaestio 2, 2002, p. 77-93, en particulier p. 81 sq.

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T11 Les uns71, posant qu’il n’y a que des corps et que l’être se trouve en ceux-ci (σώματα μόνον τὰ ὄντα εἶναι θέμενοι καὶ τὴν οὐσίαν ἐν τούτοις), disent que la matière est une, qu’elle est placée sous les éléments, qu’elle est elle-même l’être (αὐτὴν εἶναι τὴν οὐσίαν) tandis que toutes les autres choses (τὰ δ’ ἄλλα πάντα) en sont comme des affections, et même les éléments sont de la matière disposée d’une certaine manière. Bien plus, ils ont même l’audace d’étendre la matière jusqu’aux dieux et, finalement, leur dieu lui-même est aussi cette matière disposée d’une certaine manière (ὕλην ταύτην πως ἔχουσαν). Et ils donnent également un corps à la matière, même s’ils disent qu’il s’agit d’un corps sans qualité, et une grandeur (Plotin, Enn., II, 4 (12), 1, 7-14, trad. R. Dufour, adaptée).

Dans son traité Sur les deux matières, Plotin attribue sans sourciller aux stoïciens la thèse affirmant que « la matière est elle-même l’être (τὴν οὐσίαν) », donc que tout ce qui est, y compris dieu, est matériel. Cela n’est pas une thèse stoïcienne, on l’a vu, puisque dieu, quand il est pensé comme principe agent, n’est pas matériel. Plotin ignorerait-il cette doctrine pourtant essentielle de la Stoa ? D’autres passages, tirés d’un traité plus tardif, nous permettent de mieux comprendre son propos : T12 Pour eux, le dieu vient en second après la matière (ὁ θεὸς δεύτερος αὐτοῖς τῆς ὕλης), car c’est un corps composé de matière et de forme (καὶ γὰρ σῶμα ἐξ ὕλης ὢν καὶ εἴδους). D’où tient-il sa forme ? S’il possède la forme sans la matière, parce qu’il a la nature d’un principe et que c’est une raison (ἀρχοειδὴς ὢν καὶ λόγος), le dieu sera incorporel et ce principe actif (τὸ ποιητικόν) sera incorporel. Mais si, même sans la matière, le dieu est en réalité un composé, puisque c’est un corps (ἅτε σῶμα ὤν), ils introduiront une autre matière, celle du dieu (Plotin, Enn., VI, 1 (42), 26, 11-17, trad. L. Brisson, adaptée).

On voit bien que Plotin n’ignore vraisemblablement pas que les stoïciens, quand ils parlent de dieu comme λόγος, le tiennent pour un principe (il est ἀρχοειδής), en l’occurrence le principe actif (τὸ ποιητικόν). Toutefois, en tant que platonicien, il ne peut accepter l’idée que dieu ainsi conçu soit corporel. En effet, selon lui, reprenant en fait l’argument de Plutarque vu plus haut, les stoïciens ne peuvent à la fois tenir dieu pour un principe et lui attribuer la corporéité, car celle-ci implique une composition et une dépendance par rapport à la matière.

Plotin ne mentionne pas explicitement les stoïciens, mais il ne fait pas de doute qu’il s’agisse bien d’eux. 71

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Plotin innove cependant par rapport à Plutarque en retournant contre les stoïciens leur doctrine du πῶς ἔχον (cf. T11)72. Nous avons vu que, dans la Stoa, la catégorie du πῶς ἔχον fut initialement utilisée pour élargir le domaine des corps à ce que les platoniciens tenaient pour des réalités incorporelles, notamment l’âme et ses propriétés. Plotin, et cela n’est certainement pas un hasard, se sert précisément de cette catégorie contre les stoïciens pour dévoiler le matérialisme sous-jacent de leur physique, qui vient contaminer jusqu’à l’idée de dieu : T13 Ils auraient dû procéder autrement en maintenant le principe de l’ensemble des choses à la place d’honneur (ἐν τῷ τιμίῳ), au lieu de poser comme principe ce qui est dépourvu de forme, ce qui est passif (τὸ παθητόν), ce qui n’a point part à la vie, ce qui est privé d’intelligence, ce qui est obscur et ce qui est indéfini, et d’attribuer l’être à cette chose (τούτῳ ἀναφέρειν καὶ τὴν οὐσίαν). Ils introduisent le dieu pour sauver les apparences (εὐπρεπείας ἕνεκεν), mais c’est un dieu qui tient son être de la matière (παρά τε τῆς ὕλης ἔχων τὸ εἶναι), qui est composé (σύνθετος) et qui vient en second, ou plutôt (μᾶλλον δέ) ce n’est que de la matière disposée d’une certaine manière (ὕλη πως ἔχουσα) (Plotin, Enn., VI 1 (42), 27, 1-7, trad. L. Brisson, adaptée).

Il ne peut plus faire de doute que Plotin connaissait la théorie stoïcienne des principes, dans laquelle la matière a la fonction de principe patient, et dieu celle de principe agent. Comme Alexandre avant lui, cependant, il voit les stoïciens comme le Socrate de Platon, dans le Phédon, voyait Anaxagore : ils semblent au départ se démarquer des penseurs matérialistes, mais n’introduisent en réalité dieu, l’intelligence, la raison que « pour sauver les apparences ». Pour eux, tout n’est que matière. Dieu lui-même n’est finalement que « de la matière disposée d’une certaine manière » (ὕλη πως ἔχουσα). Il convient d’examiner le sens de cette dernière expression. Il ne s’agit pas d’une simple hyperbole rhétorique. Pour Plotin, ni dieu ni la matière73 ne sont des corps. Pour cette raison, le corps ne peut jamais être qu’un produit. Or, si, comme c’est le cas des stoïciens, on insiste malgré tout pour faire remonter la corporéité au niveau de ce qui est inengendré (les principes), alors il n’est même plus exact de présenter dieu comme un corps composé mettant en jeu deux composants (la matière et la qualité). La 72 Voir également Enn., IV, 7 (2), 4, où Plotin utilise le πῶς ἔχον stoïcien dans le cadre d’une critique de la conception corporéiste de l’âme de la Stoa. 73 Cf. Plotin, Enn., VI, 1 (42), 26, 17-19 : « De surcroit, comment cette matière pourra-t-elle être principe, si elle est un corps ? Car un corps ne peut pas ne pas être multiple. Et tout corps est composé de matière et de qualité. », trad. L. Brisson.

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catégorie stoïcienne du πῶς ἔχον permet justement de rendre compte d’un tel cas de figure : si le poing est la main disposée d’une certaine manière, c’est parce que le poing n’est pas le produit d’une composition mettant en jeu un substrat (la matière) et une qualité externe qui viendrait le qualifier ; au contraire, le poing n’est pas autre chose, pour l’essentiel, qu’une main, disposée toutefois d’une manière particulière74. Il n’en va pas autrement pour le dieu des stoïciens, explique Plotin : en tant qu’il est un corps, il suppose une matière ; en tant qu’il est un principe, il ne peut être le produit d’une composition impliquant la matière et un autre terme ; dans ces conditions, la meilleure manière de le décrire est de dire qu’il n’est, pour l’essentiel, que de la matière, disposée toutefois d’une certaine manière. L’argument est subtil et finalement plus radical encore que ne l’était celui de Plutarque. Il a toutefois en commun avec celui-ci la faiblesse de s’appuyer sur une prémisse que les stoïciens n’acceptent pas : il n’est tout simplement pas vrai, selon la Stoa, qu’un corps, par lui-même, implique la matière. La réduction platonicienne du stoïcisme à un matérialisme ne s’arrêtera pas avec Plotin. Chez un auteur comme Calcidius (IVe siècle), par exemple, elle semble désormais être devenue un lieu commun : T14 Voilà les idées des stoïciens sur la matière et les principes des choses, idées qu’ils ont en partie empruntées à Platon, et en partie conçues euxmêmes, si bien qu’il est facile de comprendre qu’ils n’ont même pas pu soupçonner l’existence d’une puissance divine et d’un substrat incorporel plus efficace que tous les corps et même que toutes les semences. Voilà pourquoi il leur est arrivé de tomber dans ce genre d’opinions impies : que dieu est ce qu’est la matière (deum scilicet hoc esse quod silua sit), ou même une qualité inséparable de la matière. Il circule à travers la matière comme la semence à travers les organes génitaux ; il est l’origine et la cause de tout ce qui naît, non seulement des maux, mais aussi de ce qui est honteux et obscène ; il fait et subit tout, même ce qui est honteux. La 74 Cette particularité du πῶς ἔχον explique pourquoi les stoïciens en font une catégorie à part entière, irréductible à celle du ποιόν ou qualifié. Dans son acception restreinte (cf. 28 N 4 L.-S.), le qualifié renvoie à une différence (διαφορά) résultant de l’interaction entre deux corps : un substrat passif et une qualité qui agit sur ce dernier. (Voir sur ce point le commentaire de Long et Sedley, Les philosophes hellénistiques, volume 2, Paris, GF Flammarion, 2001, p. 38 : « Une qualité est elle-même une seconde entité corporelle qui imbibe la matière, et qui est capable, grâce à sa corporéité, de l’affecter causalement. ») Le πῶς ἔχον, au contraire, n’implique qu’un seul corps (non pas un substrat, mais une chose déjà qualifiée), et la manière d’être ou disposition de celui-ci n’est pas, au sens strict, une différence (en effet, les stoïciens semblent plutôt réserver ce terme aux effets d’une qualité).

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bassesse de cette doctrine sera révélée plus manifestement après l’exposé des idées de Platon (Calcidius, Commentaire au Timée de Platon, 294, trad. B. Bakhouche ; je souligne) !

La thèse stoïcienne selon laquelle « dieu est dans la matière » (étant entendu que la matière n’est jamais séparée d’une qualité – dieu – qui l’informe) prend désormais, sans autre forme de procès, la forme raccourcie de « dieu est ce qu’est la matière », que Calcidius fait suivre par « ou même une qualité inséparable de la matière ». Tandis que la seconde expression est parfaitement orthodoxe, d’un point de vue stoïcien, la première ne l’est assurément pas, même si elle est présentée par Calcidius comme telle. Il est intéressant de noter que Calcidius, comme Antiochus longtemps avant lui, développe ici l’idée que l’erreur des stoïciens est de n’avoir pas su suivre Platon jusqu’au bout : ils ont pris certaines doctrines à Platon, mais d’autres leur sont propres75. Plus précisément, leur interprétation critique du Timée, faite d’appropriation et de rejet, réduit le nombre de principes reconnus par Platon (dieu, la matière et le paradigme)76 à deux, excluant les Formes intelligibles. En outre, le démiurge, que Platon tenait pour séparé, n’existe désormais plus que dans la matière, sous la forme de raisons spermatiques77. Cette conception erronée du divin les a tout naturellement amenés, selon Calcidius, à la pensée impie que dieu n’était finalement pas autre chose que la matière.

Conclusion En identifiant la corporéité de l’être et le rejet du cinquième élément comme les deux seules déviations majeures du stoïcisme par rapport à l’Ancienne Académie, Antiochus d’Ascalon a pu donner l’impression que la physique de la Stoa ne différait finalement pas fondamentalement de celle de l’Académie. C’est d’ailleurs souvent ainsi que les spécialistes interprètent sa pensée. Au regard des critiques que firent par la suite les représentants du platonisme et du péripatétisme, on ne peut toutefois douter que ces deux déviations non seulement avaient une portée très 75 Il est toutefois possible que cette démarche ne lui soit pas totalement propre, s’il est vrai, comme le soutient van  Winden, que Calcidius suive ici Numénius. Cf. J. C. M. van Winden, Calcidius on Matter. His Doctrine and Sources, Leyde, Brill, 1959, p. 103. 76 Cf. Calcidius, Commentaire au Timée de Platon, 307. 77 Cf. Calcidius, Commentaire au Timée de Platon, 293-294.

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large, mais étaient tenues pour fondamentalement inassimilables par les adversaires de la Stoa. Chacune d’entre elles nous permet, à sa manière, de mieux comprendre la critique récurrente d’après laquelle les stoïciens auraient développé une doctrine physique impie qui confère à dieu un statut indigne qui l’abaisse et finalement le réduit à de la matière. En rejetant le cinquième élément, les stoïciens rejettent la nature séparée du divin et ouvrent la voie, selon Alexandre, à un mélange insupportable entre dieu et la matière qui réduit le premier au statut de cause matérielle aveugle. De même, en tenant le principe actif pour un corps, les stoïciens l’ont de fait, selon les platoniciens, réduit à de la matière, puisque tout corps, par définition, participe de la matière. En réalité, les stoïciens n’ont jamais remis en cause la différence entre dieu et la matière puisqu’ils ont en permanence insisté sur le fait qu’il y a deux principes, l’un actif, l’autre passif. Une fois le monde engendré, cette différence ne disparaît pas puisque, parmi les éléments, certains sont réputés actifs (le feu et l’air), d’autres passifs (l’eau et la terre)78. Dieu lui-même a son siège dans l’éther, c’est-dire dans les cieux. Cette différence, cependant, ne doit pas, selon la Stoa, se comprendre comme une séparation. D’une part, la séparation ne peut pas expliquer le monde car elle rend impossible (faute de contact) l’activité démiurgique du principe actif sur le principe passif. D’autre part, la séparation entraine une division en deux mondes (supralunaire et sublunaire) et ne permet donc pas d’expliquer l’unité fondamentale du cosmos. La séparation en deux du monde entraine par ailleurs l’expulsion de la providence hors du monde des hommes, ce qui à son tour témoigne d’une conception erronée du divin79. Quant à la corporéité de dieu, il n’est pas vrai qu’elle implique, par elle-même, une dépendance à la matière : en tenant que seuls les corps possèdent l’être, les stoïciens ont développé une conception de la corporéité comme simple capacité (d’agir ou de pâtir), conception a  priori indépendante de la matière. Cette conception, très originale, n’est généralement pas prise en compte par les opposants du stoïcisme, ce qui a mené à une présentation souvent déformée, voire caricaturale, de la physique de la Stoa, qui a laissé des traces jusque dans certaines interprétations contemporaines.

Cf. Plutarque, Sur les notions communes, 1085 C-D = 47 G L.-S. Voir à ce sujet la critique que fait Épictète, Entretiens, I, 12, 6.

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ATTICUS ET LE NOMBRE DES PRINCIPES : NOUVEL EXAMEN DE QUELQUES PROBLÈMES TEXTUELS DU FRAGMENT DP 26 (= PROCLUS, IN TIM., I, 391, 6-12) Alexandra Michalewski (CNRS / Centre Léon Robin)* Selon une expression popularisée par Heinrich Dörrie, la triade principielle « Dieu-Idées-Matière » caractéristique des textes platoniciens de l’époque impériale –  du moins de ceux qui ont été conservés1  – constitue le « noyau central du médioplatonisme »2. Dès le deuxième siècle, cette triplicité, issue initialement des textes doxographiques, constitue une sorte de vulgate pour les platoniciens, mais aussi pour leurs adversaires. Simplicius rapporte qu’Alexandre d’Aphrodise avait complété l’interprétation dualiste de Théophraste qui, dans son compte * Cet article est issu d’une intervention prononcée lors du colloque Les principes cosmologiques du platonisme : Origines, influences et systématisation (20-21/11/2014, ULg). Je remercie les participants, ainsi que J. Mansfeld et L. Ferroni pour leurs indications et leurs conseils. M.-A. Gavray, J. Opsomer, Ph. Hoffmann et M. Rashed ont relu avec attention et générosité une première version de ce texte. Ils m’ont aidée à préciser plusieurs points litigieux de traduction et d’interprétation. G. van Riel m’a fait part de ses recherches en cours concernant la nouvelle édition du livre II de l’In Tim. de Proclus et m’a facilité la consultation des différents mss. Que tous reçoivent ici l’expression de ma vive gratitude. Les erreurs qui subsistent sont miennes. 1 Inter alia, Aëtius, Plac., I, 2, 21 ; 3, 21 ; 7, 31 ; Plutarque, Quaest. Conv., VIII, 2, 4 ; Alcinoos, Did., IX, 1, 163, 10 ; Apulée, De Platone I, 5 ; Taurus, apud Jean Philopon, De aeternitate mundi, 147, 19-20. Sur cette question, cf. H. Dörrie, « Präpositionen und Metaphysik. Wechselwirkung zweier Prinzipienreihen », dans Platonica Minora, Munich, Fink, 1976, qui baptise cette triade (p. 125) « die Theilersche Reihe » en référence aux analyses menées par W.  Theiler dans son ouvrage Die Vorbereitung des Neuplatonismus, Berlin, Weidmann, 1930. 2 Selon H. Dörrie : « Die Drei-Prinzipien-Lehre, wonach Gott, Idee und Materie die Ursachen der Welt sind, ist der Kernsatz des Mittelplatonismus [La théorie des trois principes, en vertu de laquelle Dieu, les Idées et la matière sont les causes du monde, est le noyau central du médioplatonisme] », cité dans « Ammonios, der Lehrer Plotins », Hermes 83, 1995, p. 458 = réimpr. dans Platonica Minora, p. 342, n. 16. Cette triade principielle est abrégée en « DPL ». Les principes cosmologiques du platonisme. Origines, influences et systématisation, éd. par Marc-Antoine Gavray et Alexandra Michalewski, Turnhout, Brepols, 2017 (Monothéismes et Philosophie 23), p. 119-141. FHG DOI 10.1484/M.MON-EB.5.114801

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rendu de la peri physeôs historia platonicienne (c’est-à-dire du Timée), ne mentionne que deux principes – le « réceptacle » et la « puissance du dieu et du Bien » – en omettant le principe paradigmatique3. De cette triade les commentateurs contemporains ont voulu trouver la trace dans l’œuvre d’Atticus4, en s’appuyant sur l’une des modifications textuelles apportée à l’édition de H. Diehl par A. J. Festugière dans le Commentaire au Timée de Proclus (In Tim. I, 391, 8-9) et reprise dans le fragment 26 de l’édition d’É. Des Places (DP). Considéré par la littérature secondaire comme un témoignage de la formulation de la DPL par Atticus, le fragment 26 est un texte dont l’apparente limpidité recouvre de nombreux obstacles herméneutiques. Il reste peu d’éléments permettant de reconstituer avec précision la pensée d’Atticus, dont les échos sont parvenus au travers des polémiques néoplatoniciennes et de certains extraits du traité dirigé contre les platoniciens5 qui interprètent les doctrines de Platon à la lumière de celles d’Aristote (Πρὸς τοὺς διὰ τῶν Ἀριστοτέλους τὰ Πλάτωνος ὑπισχνουμένους)6 cités verbatim par Eusèbe aux livres XI et surtout XV de la Préparation Évangélique (= PE). En 1931, ces extraits ont été une première fois rassemblés 3 Simplicius, In Phys., I, 26, 8-15 ; cf. aussi In Phys., I, 43, 4-7. Pour un développement approfondi de cette question, cf. la contribution de D. Lefebvre dans ce volume. 4 J.  Dillon, The Middle Platonists, A  study of Platonism 80 B.C. to A.D. 220, Londres, Duckworth, 1977, p. 255 ; M. Baltes, « Zur Philosophie des Platonikers Attikos », dans H. D. Blume und F. Mann (Hrsg.), Platonismus und Christentum. Festschrift für Heinrich Dörrie, Münster, Aschendorf, 1983, p.  39 ; R.  W.  Sharples, « Counting Plato’s Principles », dans L.  Ayres (éd.), The Passionate Intellect. Essays on the Transformation of Classical Traditions Presented to Professor  I.  G.  Kidd, New Brunswick, Transaction, 1995, p. 74, n. 31 ; C. Moreschini, « Attico, una figura singolare del medioplatonismo », Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt, II, 36, 1, Berlin – New York, de Gruyter, 1987, p. 487 ; F. A. J. de Haas, John Philoponus’ New Definition of Prime Matter. Aspects of its Background in Neoplatonism and the Ancient Commentary Tradition, Leyde, Brill, 1997, p. 6, n. 18 ; F. Ferrari, « Materia, movimento, anima e tempo prima nella nascita dell’universo : Plutarco e Attico sulla cosmologia del Timeo », dans É. Coda et C.  Martini Bonadeo (éd.), De l’Antiquité tardive au Moyen-Âge.  Études de logique aristotélicienne et de philosophie grecque, syriaque, arabe et latine offertes à H. Hugonnard-Roche, Paris, Vrin, 2014, p. 266 ; G. Boys-Stones, Platonist Philosophy 80 BC to AD 250. An Introduction and Collection of Sources in Translation, Cambridge, Cambridge University Press, 2017, p. 105 ; E. Vimercati (éd.), Medioplatonici, Opere, frammenti, testimonianzi, Milano, Bompiani, 2015, p. 773. 5 Concernant l’identification des opposants visés par Atticus, cf. M. Zambon, Porphyre et le moyen platonisme, Paris, Vrin, 2002, p. 138 et G. Karamanolis, Plato and Aristotle in Agreement ? Platonists on Aristotle from Antiochus to Porphyry, Oxford, Clarendon Press, 2006, p. 153-157. 6 Sur la question de savoir si cet intitulé correspond au titre du traité d’Atticus ou à une glose proposée par Eusèbe sur son contenu, cf. G. Karamanolis, Plato and Aristotle, 2006, p. 151-153.

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et traduits par J. Baudry7 aux Belles Lettres. En 1977, É. Des Places proposa une nouvelle édition des fragments d’Atticus incluant les sources néoplatoniciennes, constituées pour une large part d’extraits du livre II du Commentaire au Timée de Proclus. L’édition critique des deux premiers livres de ce commentaire, réalisée en 1903 par H. Diehl, servit de point de départ à la traduction réalisée par A.  J. Festugière en 19678, ainsi qu’au travail d’É. Des Places concernant Atticus. Dans le passage correspondant au fragment 26, Festugière apporte deux modifications à l’édition de Diehl, en I, 391, 8, reprises telles quelles par Des Places. Cet article se propose de réexaminer la question du nombre et de la nature des principes de la cosmologie d’Atticus à partir d’une discussion des problèmes d’In Tim. I, 391, 6-9, en tenant compte des éléments récents de critique textuelle mis au jour par la nouvelle édition du livre II du Commentaire au Timée de Proclus actuellement réalisée sous la direction de G. Van Riel.

Le contexte argumentatif Avant d’en venir à l’étude des problèmes textuels, je vais indiquer les éléments permettant de situer le contexte argumentatif du passage. L’extrait présenté dans le fragment 26 inaugure un développement où Proclus synthétise une série d’arguments que Porphyre a exposés dans son propre commentaire (I, 391, 4-396, 26). Ce résumé vient à l’appui d’une analyse visant à défendre une certaine interprétation du caractère engendré (γενητόν) de la matière. En I, 381, 26, Proclus examine, à partir de l’explication de Tim. 30 a 3-69, la question de la réalité du désordre précosmique, qui est elle-même étroitement liée à celle de la nature de la matière. En I, 381, 26-382, 12, il présente les thèses de Plutarque et Atticus – en les associant selon son habitude – qui, d’après lui, ont mal interprété ce passage : s’ils ont raison d’admettre l’éternité de la matière, 7 Atticus, Fragments de son œuvre, textes traduits avec introduction et notes, par J. Baudry, Paris, Les Belles Lettres, 1931. 8 Également D. T. Runia et M. Share, Proclus. Commentary on Plato’s Timaeus, II. 2, Proclus on the Causes of the Cosmos and its Creation, Cambridge, Cambridge University Press, 2008. 9 Platon, Tim., 30 a 3-6 : « Et ainsi toute cette masse visible, il l’a prise, dépourvue de tout repos, changeant sans mesure et sans ordre, et il l’a amenée du désordre à l’ordre, car il avait estimé que l’ordre vaut infiniment mieux que le désordre (trad. Rivaud : οὕτω δὴ πᾶν ὅσον ἦν ὁρατὸν παραλαβὼν οὐχ ἡσυχίαν ἄγον ἀλλὰ κινούμενον πλημμελῶς καὶ ἀτάκτως, εἰς τάξιν αὐτὸ ἤγαγεν ἐκ τῆς ἀταξίας, ἡγησάμενος ἐκεῖνο τούτου πάντως ἄμεινον).

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ils ont tort d’en déduire qu’elle existe indépendamment des principes divins. Davantage encore, ils comprennent le πᾶν ὅσον ὁρατὸν de Tim., 30 a 3 comme exprimant l’association de la matière et d’une âme irrationnelle10. Partant du principe, énoncé par Platon lui-même11, selon lequel tout mouvement provient d’une âme, ils imputent la cause du désordre de la masse élémentaire à une âme précosmique12. En vertu d’une technique exégétique caractéristique du médioplatonisme13 consistant à interpréter un extrait à l’aide d’extraits tirés d’autres dialogues14, l’âme originaire est identifiée à l’âme mauvaise du livre X (897 b) des Lois et à la nécessité du Timée15. Dans cette perspective, la génération du monde est comprise comme la mise en ordre ἀπὸ χρόνου de l’âme précosmique et de la matière. Cette lecture est due, selon Proclus, au fait que Plutarque et Atticus isolent la phrase de 30 a 3-616 pour en faire la clé de la compréhension d’autres passages du corpus, notamment pour défendre l’existence réelle d’un chaos précosmique auquel met fin l’intervention fabricatrice du démiurge. Οἱ ⎡μὲν περὶ⎤ Πλούταρχον τὸν Χαιρωνέα καὶ Ἀττικὸν λιπαρῶς ἀντέχονται τούτων τῶν ῥημάτων ὡς τὴν ἀπὸ χρόνου τῷ κόσμῳ γένεσιν.

10 Procl., In Tim., I, 381, 26-382, 12. Sauf indication contraire, la traduction ici utilisée est celle de A. J. Festugière. Pour un aperçu des points de contact entre cette interprétation et le manichéisme, tel qu’il est présenté à travers la critique d’Alexandre de Lycopolis, cf. P. Mueller-Jourdan, Gloses et commentaire du livre XI du Contra Proclum de Jean Philopon, Leyde, Brill, 2011, p.  39-40. J.  Opsomer a récemment proposé une analyse très détaillée du platonisme d’Alexandre et de ses sources, notamment médioplatoniciennes : « Alexandros von Lykopolis und die schulphilosophischen Traditionen des Platonismus » (à paraître). Il y rappelle les différentes variantes du dualisme médioplatonicien et distingue soigneusement la conception chrétienne de la création ex nihilo des théories néoplatoniciennes de la génération de la matière depuis l’Un. 11 Platon, Phèdre, 254 c. 12 M. Zambon, Porphyre et le moyen platonisme, 2002, p. 106. 13 J.  Dillon, « Aspects de l’exégèse dualiste de Platon par Plutarque », dans X. Brouillette et A. Giavatto (éd.), Les dialogues platoniciens chez Plutarque. Stratégies et méthodes exégétiques, Louvain, Leuven University Press, 2010, p. 65-74. 14 Cette méthode est particulièrement visible dans le traité de Plutarque, De an. proc., 1014 E-F. 15 Sur cette interprétation du livre X des Lois, cf. L. Brisson, Le Même et l’Autre dans la structure ontologique du Timée, Sankt Augustin, Academia, 1974, p. 295-299. 16 F.-M. Petrucci, « ἀντέχεσθαι τῶν ῥημάτων : the Neoplatonic Criticism of Atticus’ Exegesis of Plato’s Cosmogony », dans T. Dangel, J. Halfwassen und C. O’Brian (hrg.), Seele und Materie im Neuplatonismus, Heidelberg, Universitätsverlag, 2016, p. 73-101.

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Plutarque de Chéronée et Atticus s’accrochent avec ténacité à ces mots comme s’ils témoignaient en faveur d’une genèse temporelle du monde17.

Dans la perspective proclienne, cette méthode conduit à défendre les « hypothèses invraisemblables » selon lesquelles la matière n’aurait pas de cause et le monde serait né à un moment du temps18. Attribuant l’existence du chaos précosmique au fait que la matière serait originairement indépendante du principe divin, Plutarque et Atticus la considèrent comme étant ἀγένητον ἀπ’ αἰτίας19 et privée du divin (ἄθεος)20. De l’indépendance de la matière à l’égard du démiurge21, qu’ils identifient au Bien lui-même22, ils déduisent que la matière est un principe qui ne dépend d’aucune cause pour exister. Le propos de Proclus, qui s’oppose à l’interprétation de la génération réelle de l’univers qui fait exister le désordre avant l’ordre, est de souligner la dépendance causale de la matière envers l’Un dont elle dérive. L’enjeu du passage I, 381, 26-387, 5 consiste à montrer qu’il ne faut pas concevoir l’éternité de la matière comme une indépendance originaire à l’égard du principe divin. Proclus s’inscrit dans la continuité de Porphyre – qui avait lui-même repris et poursuivi les analyses de Taurus concernant les différents sens de l’adjectif γενητόν dans son commentaire au Timée23. La matière n’est pas ἀγένητον au sens où elle existerait par ellemême sans être issue d’un principe. Selon Proclus, la matière existe de tout temps, mais elle est aussi γενητόν, issue d’une classe de principes supérieure au démiurge, l’illimitation première et l’Un24. Le défaut fondamental des approches médioplatoniciennes vient de ce qu’elles ignorent la cause commune du démiurge et de la matière, le principe absolument 17 Procl., In Tim., I, 381, 26-28. Traduction personnelle établie à partir de la version du texte de l’In Tim. de Proclus actuellement en cours d’édition à Leuven ; pour la traduction de l’expression oἱ περί, cf. infra, n. 61. 18 Procl., In Tim., I, 283, 27-30. 19 Procl., In Tim., I, 384, 3-4. 20 Cet adjectif, employé par Proclus en In Tim., I, 368, 6 et I, 384, 12, est emprunté à Porphyre (In Tim., I, 392, 4). 21 M. Baltes, Die Weltenstehung des Platonischen Timaios nach den antiken Interpreten II, Leyde, Brill, 1978, p. 79-80. 22 Procl., In Tim., I, 305, 6-7. 23 Jean Philopon, De æternitate mundi, 145, 7-8. Sur cette question, cf. M. Baltes, Der Platonismus in der Antike III, Stuttgart – Bad Cannstatt, Frommann – Holzboog, 1993, p. 214-216. 24 Procl., In Tim., I, 385, 10-13.

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premier. Aussi le désordre évoqué par Platon en Tim., 30 a 5 est-il un simple effet de la narration, car il n’a jamais existé séparément du principe formel qui lui est toujours conjoint. Il y a bien quelque chose qui est initialement dépourvu d’ordre, un chaos précosmique, mais cette indétermination première n’a pas d’antériorité chronologique, puisqu’elle est toujours déjà régulée par le principe formel. Cette lecture du Timée est redevable non seulement à Porphyre, mais aussi à Syrianus25 qui développe la lecture jambliquéenne d’un hylémorphisme principiel présent à tous les niveaux de la procession. Les deux principes antithétiques, qui peuvent être appelés matière-forme, indétermination-détermination ou dyade-monade, dérivent de l’Un et structurent chaque niveau de réalité : le réel tout entier est parcouru par l’union des contraires, par un jeu d’oppositions perpétuellement surmontées26. La narration séquentielle du Timée est un effet du discours qui sépare théoriquement l’œuvre produite de l’agent producteur et fait venir à l’être successivement dans le temps un ensemble nécessairement coexistant27. Si Platon parle d’une masse visible désordonnée, c’est parce qu’il considère isolément le substrat matériel pour montrer qu’il est inorganisé. Mais le monde a toujours existé de manière ordonnée : la considération du désordre primordial n’a d’autre but que d’élever l’esprit vers la recherche de la cause formelle et de la cause efficiente. Dans les lignes qui précèdent immédiatement notre passage, Proclus souligne que l’ordre préexiste dans le démiurge avant d’être produit dans le sensible. Si Platon pose dans son récit deux entités, l’ordre et le désordre, cela n’implique pas qu’il théorise l’existence réelle d’un dualisme primordial28. Les analyses de Porphyre, toutes valables à ce sujet et qui servent de support à cette l’explication, sont à présent synthétisées. Proclus résume quatre grandes séries d’arguments exposés par Porphyre29, que je vais brièvement indiquer. 25 Sur cette question, cf. la mise au point de P. Mueller-Jourdan, « L’indéterminé “matière” chez Syrianus. Brève exégèse d’In Metaph., 133, 15-29 », dans A. Longo (éd.), Syrianus et la métaphysique de l’antiquité tardive, Paris, Vrin, 2009, p. 161-173, qui répond à une note de F. de Haas (John Philoponus’ New Definition of Prime Matter, p. 81) qui voyait dans la lecture que Syrianus propose du Timée un écho des positions de Plutarque et d’Atticus. 26 Procl., In Tim., I, 77, 24-78, 11. 27 Procl., In Tim., I, 382, 20-383, 1. 28 Procl., In Tim., I, 391, 3-4. 29 Sur la structure du résumé des arguments de Porphyre, cf. F. M. Petrucci, « Le témoignage du deuxième livre du commentaire au Timée de Proclus sur la forme des ar-

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Le dualisme des principes contraires – Le passage d’In Tim. I, 391, 7-12 (= fr.  26  DP) introduit le premier argument qui force le trait des positions médioplatoniciennes30. Il s’agit de montrer l’incohérence de thèses, supposées être celles d’Atticus, qui opposent symétriquement le rationnel (le dieu et la pluralité des Formes) et l’irrationnel (la matière mue par l’âme précosmique). Ce premier argument repose sur un raisonnement par l’absurde : si l’on admet que ces deux entités sont inengendrées selon la cause (ἀγένητα ἀπ’ αἰτίας), il faut admettre qu’elles ont quelque chose en commun, le caractère d’être inengendré (τὸ ἀγένητον). Le dieu et la matière ne peuvent donc pas différer par le caractère d’être inengendré (τὸ ἀγένητον), qui leur est commun. Par quoi le pourraient-ils alors ? Par quelque chose d’engendré (τῷ γενητῷ), mais il est impossible que deux choses inengendrées diffèrent par quelque chose d’engendré. – Si ces deux réalités sont ἀγένητα au même titre, on ne peut expliquer que le dieu soit un principe conservateur tandis que la matière est un principe destructeur (I, 391, 19-32). – Il est axiologiquement impossible que le mal soit éternel au même titre que le Bien (I, 392, 3-8). – Étant mutuellement contradictoires, le dieu et la matière ne peuvent d’eux-mêmes prendre l’initiative d’entrer en relation (I, 392, 8-19). Quel trait d’union aurait permis à l’irrationalité précosmique de se laisser ordonner et au dieu d’intervenir ? – Porphyre oppose aux théories médioplatoniciennes qui exposent une pluralité de principes séparés (I, 392, 19-393, 14) le monisme principiel : ce qui caractérise le premier principe, c’est non seulement son autarcie et son indépendance absolues (il n’y a rien au-dessus de lui), mais surtout sa causalité universelle. Davantage qu’un rang dans une hiérarchie, ce qui distingue le premier principe, c’est l’ampleur de son pouvoir producteur (I, 392, 19-22). L’Un, qui n’est issu de rien, est ce dont tout le reste dérive. La séparation initiale des principes telle que la défend guments médioplatoniciens au sujet de la genèse du monde », Revue des Études grecques 127, 2014 (2), p. 331-375. 30 Sur l’interprétation du dualisme principiel chez Plutarque, cf. J. Opsomer, « Plutarch on the One and the Dyad », dans R. Sorabji et R. W. Sharples (éd.), Greek and Roman philosophy 100 BC to 200 AD 2, Bulletin of the Institute of Classical Studies Supplement 94, Londres, 2007, p. 379-395.

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Atticus implique une limitation de la puissance productrice du premier principe. Comment justifier qu’à tel moment le démiurge, qui n’intervenait pas pour produire le monde, est devenu artisan de l’organisation du monde ?

L’autorité des textes platoniciens La deuxième série d’arguments (I, 393, 14-31), plus succincte, consiste en un appel à l’autorité de Platon qui, dans la République (VI, 508 b 9), dans la Lettre II (II, 312 e), le Philèbe (23 c 9) et le Sophiste (238 a), reconnaît une cause unique, à laquelle toutes les autres sont subordonnées. En posant une pluralité initiale de principes, Atticus méconnaît la teneur véritable de l’enseignement platonicien. La définition de chaque principe de la cosmologie d’Atticus porte une contradiction La troisième série (I, 393, 31-395, 10), qui juxtapose les critiques, reprend chacune des entités qu’Atticus considère comme principielles pour mettre au jour les contradictions dont leurs définitions sont porteuses. Atticus s’est mépris : – sur la nature des Idées qu’il sépare de l’intellect divin, – sur la nature du démiurge qu’il identifie avec le Bien lui-même, – sur la nature divine de l’âme en posant une âme primitivement irrationnelle, – sur la nature de la matière qu’il conçoit comme initialement désordonnée. La signification de cette séparation entre l’intellect divin et les Formes (= fr. 28 DP) n’est pas aisée à interpréter31. Si l’on dépasse le niveau polémique de la critique néoplatonicienne qui compare les Formes 31 Les commentateurs n’ont pas manqué de remarquer une tension entre ce passage, qui souligne la distance entre le démiurge et les Formes, et un extrait conservé par Eusèbe (fr. 9 DP), où les Formes sont définies comme les pensées du dieu artisan ; cf. A. J. Festugière, note ad loc., p.  262, n.  2 ; J.  Pépin, « Augustin et Atticus. La Quaestio De Ideis », dans R. Brague et J.-F. Courtine (éd.), Herméneutique et ontologie. Hommage à Pierre Aubenque, Paris, P.U.F., 1990, p. 178 ; É. des Places, dans la note 3 de sa traduction du fragment 28, p. 79, constate qu’« il est difficile de savoir si les Idées sont indépendantes de Dieu, ou pensées de Dieu ». Pour une discussion de cette difficulté, ainsi que du sens à donner à la comparaison entre les Formes et les statuettes des corpolathes, cf. A. Michalewski, La puissance de l’intelligible. La théorie des Formes au miroir de l’héritage médioplatonicien, Louvain, Leuven University Press, 2014, p. 77-78 et 180-183.

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d’Atticus aux modèles inertes des fabricants de statuettes, on pourrait comprendre qu’Atticus considère le divin comme étant composé d’un intellect d’une part et des réalités intelligibles de l’autre, ces deux réalités entretenant une dépendance mutuelle32 : le démiurge a besoin des intelligibles pour penser et pour produire le monde, et les Formes dépendent de l’activité démiurgique pour exercer leur fonction de paradigmes du monde sensible. De ce point de vue, il y a bien une continuité entre la première série d’arguments qui souligne le lien entre les principes divins et la troisième série qui énonce leur séparation – continuité que l’on perd de vue si l’on se reporte uniquement à la présentation par fragments de l’édition DP. La conclusion de la troisième série est que le récit de Timée ne doit être compris ni comme la description d’une genèse temporelle du monde, ni sur le modèle de l’énoncé d’une hypothèse géométrique, comme le soutenaient les académiciens. Il indique que les corps, impuissants par eux-mêmes à s’ordonner, reçoivent de l’extérieur la rationalité que leur communique la cause divine (394, 25-395, 11). La démiurgie divine La quatrième série (I, 395, 10-396, 26) est consacrée à l’interprétation de l’artificialisme démiurgique. Porphyre rappelle que si les artisans humains ont besoin d’instruments, c’est pour préparer le matériau, le rendre conforme à la réalisation de leur projet. Mais le démiurge, en tant qu’artisan divin, n’a pas besoin d’instruments. Ce sont les interprétations anthropomorphiques de l’activité démiurgique qui conduisent à soutenir une production du monde dans le temps. Le démiurge produit instantanément, par son être même, dès que la matière est apte à recevoir son action. Tandis que Plotin avait limité autant que possible les comparaisons artificialistes pour décrire l’activité productrice de l’intellect divin, Porphyre, par-delà son maître, opère un renouvellement de la signification de la démiurgie comme activité d’un artisan divin. Si, dans les deux types de production, il existe bien une cause matérielle, un modèle et une cause productrice, l’analyse des procédés mis en œuvre par les artisans humains n’est d’aucune utilité pour penser la manière dont opèrent les causes divines. Un artisan humain définit son activité en référence à la matière qu’il travaille. Dans une certaine mesure, c’est aussi le cas

G. Boys-Stones, « Time, Creation and the Mind of God : the Afterlife of a Platonist Theory in Origen », Oxford Studies in Ancient Philosophy 40, 2011, p. 326, n. 23. 32

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pour l’ἀριστοτέχνης33 d’Atticus qui guette34 la disposition favorable de la matière pour imposer au désordre précosmique l’ordre et la rationalité. Dans la première série d’arguments, ce qui est examiné, ce sont les apories qui découlent de la position d’une pluralité originaire de principes et d’un désordre primordial qui contraint à chercher par après l’unité de cette multiplicité. En donnant une priorité chronologique au désordre sur l’ordre, Atticus doit rendre compte de la raison pour laquelle le démiurge est intervenu à un moment donné et expliquer pourquoi le dieu a dû attendre que la matière présente un état propice à recevoir l’ordre. Le démiurge, en raison de sa bonté, ne peut être responsable du désordre, mais si c’est la matière qui est cause du désordre, pour quelle raison s’est-elle laissé ordonner à un certain moment ? La solution est de postuler une aptitude (ἐπιτηδειότης) de la matière à recevoir la rationalité divine. Mais comment est-elle devenue maintenant une chose ordonnée ? Parce que, dit Atticus (φασίν)35, elle a acquis une aptitude à recevoir la rationalité du démiurge (ἐπιτηδεία γέγονεν εἰς τὸ δέξασθαι τὸν δημιουργικὸν λόγον). C’est précisément de cela que le dieu était à l’affût, l’aptitude de la matière (τοῦτο γὰρ καὶ ἐπιτηρεῖν τὸν θεόν, τὴν ἐπιτηδειότητα αὐτῆς). Il faut donc nécessairement que la matière ait été menée à l’ordre, non pas quand elle était inordonnée – car alors il n’y avait pas d’aptitude – mais quand elle a eu mis fin au désordre : car son manque d’aptitude n’est rien d’autre que son mouvement désordonné (ἡ γὰρ ἀνεπιτηδειότης ἐστὶν ἡ ἄτακτος αὐτῆς κίνησις). Dès lors ce n’est pas la matière qui est cause de l’absence d’ordre. Mais assurément, ce n’est pas non plus la volonté du dieu, car il est éternellement bon. C’est donc éternellement que le monde a été en ordre36.

L’idée que la masse désordonnée primordiale est disposée à recevoir l’ordre est conforme au Timée qui indique que la nécessité finit par accepter l’imposition de la rationalité démiurgique (48 a ; 56 c). Si le terme Atticus, fr. 4, 77. Procl., In Tim., I, 394, 18. Le verbe ἐπιτηρεῖν indique une situation de crise où il faut être à l’affût afin de saisir immédiatement le moment opportun pour intervenir. Il peut être employé dans un registre médical aussi bien que politique et militaire, ainsi que le fait par exemple Plutarque dans la Vie de Publicola, 17, 6, 3 et dans la Vie d’Aratus, 25, 7, 1. Employé dans un contexte cosmologique, le verbe indique que le guet du démiurge est comme une veille stratégique pour saisir le moment où la nécessité se laisse persuader. 35 Le sujet de ce verbe est le même que celui que l’on trouve en I, 391, 7 ; en ce qui concerne la traduction de ce pluriel, cf. infra, n. 61. 36 Procl., in Tim., I, 394, 16-24, trad. Festugière légèrement modifiée. 33 34

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ἐπιτηδειότης ne se trouve ni dans les textes de Plutarque37, ni dans les extraits d’Atticus conservés par Eusèbe, la notion d’une disposition de la matière à être ordonnée y est néanmoins présente38. L’existence de cette disposition suppose que la matière ne soit plus tout à fait chaotique. Cette disposition pourrait renvoyer à une première intervention du démiurge visant à préparer la matière à l’ordre, ou à une première étape du processus cosmologique39, intermédiaire entre le désordre et l’ordre, correspondant au ralentissement des mouvements de la masse primordiale. Que Porphyre, qui a contribué à donner une nouvelle inflexion au concept d’ἐπιτηδειότης, attribue à Atticus une théorie explicite de l’ἐπιτηδειότης manifeste probablement une intention polémique. Ce concept, à l’époque de Porphyre, a déjà une longue histoire qui s’enracine, depuis Philon le Mégarique, dans l’interprétation des différents sens qu’Aristote donne à la puissance40. Dans les traités de Plotin, ce concept parcourt tous les niveaux processifs et désigne la limite de la réceptivité de l’image vis-à-vis du principe dont elle provient et qui la détermine. Plotin utilise ce concept, marqué initialement par la tradition péripatéticienne, pour en faire l’un des ressorts de la théorie de la participation. La capacité réceptrice est liée au désir que toute image éprouve envers son principe. Or l’image désire se tourner vers son principe générateur car celui-ci lui a donné les déterminations nécessaires pour se convertir vers lui et en recevoir son achèvement. Dans l’ad Gaurum de

37 Plutarque, De an proc., 1024 C. Sur ce point chez Plutarque, cf. F. Ferrari, Dio, idee e materia, La struttura del cosmo in Plutarco di Cheronea, Naples, d’Auria, 1995, p. 90-104. Concernant Atticus, cf. A. Rescigno, « Desiderare componi a deo. Attico, Plutarco, Numenio sulla materia prima della creazione », Koinonia 21, 1997, p. 49-52, où l’auteur établit un parallèle avec la critique de Tertullien aux chapitres 42 et 43 du Contre Hermogène. L’ἐπιτηδειότης selon Hermogène – qui n’admet pas la création ex nihilo et soutient, dans une perspective similaire à celle des médioplatoniciens, que le monde a été façonné à partir d’une matière préexistante – est due à un mouvement spontané, qui rend la matière adprehensibilis, capable d’être saisie et régulée. Selon Hermogène, c’est le ralentissement de la séparation des éléments qui rend Dieu capable d’intervenir et d’instaurer l’ordre cosmique et non une première empreinte de la rationalité. Voir aussi F.  Ferrari, « Materia, movimento, anima e tempo prima nella nascita dell’universo », 1995, p. 267-270. 38 Plutarque, De an proc., 1024 B ; De Iside et Osiride, 372 E. 39 G. Boys-Stones, Platonist Philosophy, 2017, p. 96-98. 40 R. B. Todd, « Epitêdeiotês in Philosophical Literature : towards an Analysis », Acta Classica 15, 1972, p. 25-35 ; G. Aubry, « Capacité et convenance : la notion d’epitêdéiotês dans la théorie porphyrienne de l’embryon », dans L. Brisson, M.-H. Congourdeau et J.-L. Solère (éd.), L’Embryon : formation et animation, Antiquité grecque et latine, traditions hébraïque, chrétienne et islamique, Paris, Vrin, 2008, p. 139-155.

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Porphyre41, traité d’embryologie, l’ἐπιτηδειότης désigne non seulement la capacité réceptrice de l’embryon, mais aussi l’état d’achèvement de ses organes qui le rend apte à recevoir à la naissance une âme qui lui convient, ce qui permet de penser l’adaptation du corps qualifié à l’âme individuelle. L’ἐπιτηδειότης est non seulement réceptivité, mais réceptivité déterminée. Dans notre passage, Porphyre souligne une contradiction dans théorie de l’ἐπιτηδειότης d’Atticus. D’après lui, en dehors des présupposés d’une pensée de la dérivation de toutes choses depuis l’Un, toute théorie de la capacité réceptrice mène à des apories. En effet, dans la perspective d’Atticus, l’ἐπιτηδειότης ne peut venir du dieu, car celui-ci guette la disposition de la matière pour intervenir dans le processus démiurgique, et elle ne peut pas non plus provenir de la matière, car cela signifierait qu’elle serait déjà d’une certaine façon ordonnée. Si Porphyre semble assimiler ἀνεπιτηδειότης et ἀταξία, puis τάξις et ἐπιτηδειότης, c’est pour poser le problème suivant : si l’intervention démiurgique se borne à garantir un ordre déjà réalisé au niveau précosmique, alors la causalité divine ne se réduit-elle pas à perpétuer un ordre déjà préparé par la matière elle-même ? Évoquer la possibilité d’une première organisation de la matière revient à affaiblir le rôle de la démiurgie et, par là, de la providence sur laquelle repose tout l’édifice cosmologique d’Atticus42. En effet, si l’on comprend l’ἐπιτηδειότης comme étant déjà une amorce de mise en ordre, l’intervention divine est la simple consolidation d’un processus en train de se faire43. Ces éléments porphyriens sont importants dans l’économie du livre II du commentaire de Proclus qui indique que si la matière doit être disposée pour pouvoir recevoir ce qui provient du démiurge, cette disposition ne doit pas être conçue comme un processus temporel. La question de l’origine de l’ἐπιτηδειότης se pose ainsi pour Proclus : elle ne peut être due seulement à la matière et elle ne peut non plus venir du démiurge. C’est la cause première, la plus universelle, 41 Sur l’attribution de l’ad Gaurum à Porphyre, cf.  L.  Brisson, Avant Propos de L’Embryon : formation et animation, 2008, p. 8 et J. Wilberding, Porphyry. To Gaurus on How Embryos are Ensouled and On What is in Our Power, Londres – Oxford, Bloomsbury, 2014, Introduction, p. 7-10. 42 Atticus, fr. 4 (DP), 8-13. 43 G. Boys-Stones (Platonist Philosophy, 2017, p. 96) voit dans la matière d’Atticus un concept purement analytique dans la mesure où elle ne peut être conçue exister par elle-même, puisque ce qui se meut et qui désire recevoir l’ordre n’est pas une simple matière dépourvue de qualité mais toujours déjà une matière animée. Il en déduit qu’avec le concept d’ἐπιτηδειότης, Atticus exprime la nécessité pour la matière première d’avoir toujours déjà une caractérisation qui lui permet par la suite d’accueillir la forme définitive de la rationalité (p. 98).

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qui est la cause de la matière en tant que telle et ce sont les causes subordonnées qui la spécifient, la rendent apte à recevoir la participation. Comme le note C. Steel : « En recevant de plus en plus de spécifications, la matière sera finalement “disposée” et orientée à recevoir l’information du démiurge (…). En effet, la disposition qu’elle offre ne vient pas de la cause qui requiert cette préparation pour pouvoir agir, mais elle est issue d’une cause plus universelle et donc supérieure »44. La théorie de la providence est le point central de la cosmologie d’Atticus. Ce dernier soutient que la fabrication de l’univers est la première manifestation de la providence divine. Ce faisant, il s’inscrit dans une tradition, qui identifie la providence avec l’exercice de la causalité divine, représentée par Plutarque45 et déjà attestée dans la Lettre 5846 de Sénèque, où celui-ci note que, pour les platoniciens, le rapport providentiel ne peut exister que dans le cadre d’une production réelle de l’univers par l’artisan divin. L’interprétation d’Atticus va de pair avec une critique du Premier Moteur qui n’intervient pas dans le déroulement des événements du monde. Sa critique de la conception aristotélicienne de l’univers incréé repose sur des arguments théologiques : le démiurge étant la meilleure des causes, il manifeste sa providence en procédant à une production réelle de l’univers et en sauvegardant perpétuellement son ouvrage. La critique porphyrienne de l’usage qu’Atticus fait du concept d’ἐπιτηδειότης s’inscrit dans le cadre d’une défense de la conception néoplatonicienne de la providence comme étant l’expression du rayonnement de l’ordre intelligible. À  la conception interventionniste et volontariste d’Atticus, il substitue une théorie de la providence liée à un engendrement perpétuel, au rayonnement de la puissance de l’être. Procédant à un renversement des arguments théologiques, Porphyre souligne, contre Atticus qui fait de la genèse temporelle le nerf de l’argument providentiel, que la providence véritable suppose une génération éternelle et que le désordre ne précède pas l’ordre. À Atticus qui accusait Aristote d’impiété parce qu’il défendait le caractère inengendré du monde, Porphyre et Proclus rétorquent que l’impiété suprême, c’est précisément la lecture qui fait exister le désordre avant l’ordre47. Le Ti44 C. Steel, « Puissance active et puissance réceptive chez Proclus », dans F. Romano e R. L. Cardullo (éd.), Dunamis nel Neoplatonismo. Atti del II Colloquio Internazionale del Centro di Ricerca sul Neoplatonismo, Università degli Studi di Catania, 6-8 ottobre 1994, Florence, La Nuova Italia, 1996, p. 132. 45 Procl, In Tim., I, 415, 18-21. 46 Sénèque, Lettres, 58, 28. 47 Procl, In Tim., I, 382, 12-19.

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mée n’expose pas une génération selon le temps, mais une génération du monde selon la providence véritable48. Le passage résumant les arguments de Porphyre a commencé par montrer les impasses du dualisme médioplatonicien qui considère la matière comme un principe ἀγένητον ἀπ’ αἰτίας. Il se clôt sur l’exposé de l’activité démiurgique par laquelle le dieu produit éternellement le monde par sa seule existence. Les difficultés de la cosmologie d’Atticus découlent, selon Porphyre, de sa théorie qui sépare initialement les principes les uns des autres, dans une indépendance originaire, au lieu de penser leur dérivation depuis un premier principe suressentiel : « Si on pose comme principes dieu et la matière, il faudra nécessairement poser un autre principe avant ces deux : car ni la matière ne se suffit à elle-même ni dieu n’embrasse toutes choses (πάντων περιεκτικός). Il faut donc qu’existe avant ces deux la cause qui embrasse tout, qui se suffit réellement à elle-même et qui n’a besoin d’aucun autre principe »49.

Les principes dans le fragment 26 (DP) Ce contexte désormais présent à l’esprit, examinons les difficultés textuelles d’In Tim. I, 391, 7-8. Voici le texte établi par Diehl : 6

Πρῶτον μὲν οὖν ἀποτείνεται πρὸς τοὺς περὶ Ἀττικὸν πολλὰς ὑποτιθεμένους ἀρχὰς συναπτούσας ἀλλήλοις τὸν δημιουργὸν καὶ τὰς ἰδέας, οἳ καὶ τὴν ὕλην ὑπὸ ἀγενήτου φασὶ κινουμένην ψυχῆς, ἀλόγου δὲ καὶ κακεργέτιδος, πλημμελῶς καὶ ἀτάκτως φέρεσθαι, προϋφιστᾶσι κατὰ χρόνον τὴν μὲν ὕλην τοῦ αἰσθητοῦ, τὴν δὲ ἀλογίαν τοῦ λόγου, τὴν δὲ ἀταξίαν τῆς τάξεως.

Le choix de la traduction du participe présent συναπτούσας est décisif pour déterminer la relation du démiurge aux Formes. Le verbe συνάπτω signifie « conjoindre », « relier », « mettre en contact »50. Associé au 48 A.  Lernould, Physique et Théologie, Lecture du Timée de Platon par Proclus, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2001, p. 318. 49 Procl., In Tim., I, 457, 7-11. Cf. M. Zambon, Porphyre et le moyen platonisme, 2002, p. 148. 50 Ce verbe fait partie du vocabulaire technique de la théologie proclienne, où il signifie de manière générale l’union intérieure des réalités incorporelles. Ce verbe n’a pas de signification technique particulière chez Platon, sauf à relever un passage du Sophiste (252 c 5) à propos des discours de ceux qui isolent les Formes dans une sorte d’atomisme

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pronom ἀλλήλοις, il peut avoir deux constructions : soit une construction transitive simple, qui est la plus courante – c’est d’ailleurs avec cette dernière qu’il est employé quelques lignes plus loin, au début de l’énoncé du quatrième argument de la première série51 –, soit une valeur réfléchie. Cette dernière est assez rare52. Dans la phrase rapportée par Proclus, si l’on considère que le pronom est masculin, il faut donner à συναπτούσας une valeur transitive normale et comprendre qu’il est question des nombreux principes de la cosmologie d’Atticus qui relient entre eux le démiurge et les Idées. C’est ce que fait Diehl, précisant qu’il adopte la leçon de la recensio vulgata53, suivi par certains commentateurs contemporains54. Or, en quoi pourrait consister la pluralité de principes reliant le démiurge aux Idées, et pourquoi une pluralité de principes serait-elle nécessaire pour faire le lien entre eux ? Il est difficile de le dire. Aucune indication dans les passages conservés d’Atticus ne permet de conjecturer quoi que ce soit à ce sujet et de corroborer le choix de cette leçon. En outre, le sens général de la phrase ne justifie pas d’adopter ἀλλήλοις, d’autant plus que les plus anciennes familles de manuscrits attestent ἀλλήλαις. Or l’édition de Diehl se fonde uniquement sur une sélection très restreinte de manuscrits. Le travail d’édition actuellement en cours à Leuven a révélé qu’il faut entièrement reconsidérer l’organisation stemintelligible qui les empêche de communiquer et un extrait du Timée (75 d 5) où est relatée la fabrication démiurgique des articulations bien ajointées du corps humain. Comme me le fait remarquer J. Mansfeld, il semble que ce soit Théophraste (Métaphysique, 4) qui, le premier, a associé ce verbe à la question de l’articulation entre les principes intelligibles et les sensibles qui en dépendent (sur les variantes théophrastiennes du vocabulaire de la liaison, cf. la contribution de D. Lefebvre dans ce volume, n. 92). 51 Procl., In Tim., I, 392, 7-19 : « En outre, si l’un a l’aptitude à être mis en ordre, l’autre à mettre en ordre, d’où leur vient cette aptitude ? Il doit y avoir quelque chose qui les relie tous deux et les rend proportionnés l’un à l’autre (εἰ τὸ μὲν ἐπιτήδειον πρὸς τὸ κοσμεῖσθαι, τὸ δὲ πρὸς τὸ κοσμεῖν, πόθεν αὐτοῖς ἡ ἐπιτηδειότης ; δεῖ γὰρ εἶναί τι τὸ συνάπτον ἄμφω καὶ ποιοῦν σύμμετρα ἀλλήλοις). Car ce n’est pas eux-mêmes, je pense, qui se rendent aptes à la rencontre, puisqu’ils sont séparés l’un de l’autre et en contradiction mutuelle. À moins que peut-être on ne dise que cela aussi vient du hasard, n’écoutant pas non plus l’Étranger d’Athènes selon qui “c’est la source même de la déraison” que de mettre l’irrationnel avant la raison et de faire régner le hasard avant l’art intelligent, ni le Socrate de la République selon qui on ne doit pas s’attarder au multiple, mais remonter de la multiplicité aux principes originels communs à tout le multiple (trad. Festugière, légèrement modifiée) ». 52 Cet usage est attesté chez Porphyre, dans la Lettre à Marcella 19, 6. On le trouve également chez Aristote au livre H de la Métaphysique (1042 a 15). 53 Ce que Diehl appelle la vulgate correspond à la branche de la tradition manuscrite qui servit de base à l’editio princeps de Simon Grynaeus (1534). 54 M.  Zambon, Porphyre et le moyen platonisme, 2002, p.  143 et F.  M.  Petrucci, « ἀντέχεσθαι τῶν ῥημάτων », 2016, p. 89.

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matique de la tradition manuscrite et que les manuscrits principaux établissent tous ἀλλήλαις. La leçon ἀλλήλοις n’apparaît que dans une version corrigée de l’un des mss. recensiores (Escur. T-III-2), ancêtre de l’édition Grynaeus. Elle ne peut donc avoir de valeur probante du point de vue de la critique textuelle. Opter pour un sens réfléchi du verbe permet d’éviter la difficulté liée à l’identification de ces principes qui conjoindraient le démiurge aux Formes. Mais cela en pose une autre. Si l’on comprend que les principes divins sont en lien mutuel, comment alors interpréter la séparation entre les Formes et l’intellect divin que Porphyre critique dans la troisième série d’arguments (I, 393, 31-394, 7) ? À quoi Porphyre fait-il allusion lorsqu’il évoque la liaison mutuelle des principes ? M. Baltes, supposant que, pour Atticus, les Formes existent primordialement non pas dans l’intellect mais dans l’âme divine, voit ici une manière de dire que les Formes tout en étant séparées de l’intellect divin, sont néanmoins en contact avec lui55. Sans être incompatible avec celle-ci, une autre hypothèse possible, que j’évoquais plus haut, consiste à interpréter ce lien comme l’expression d’une dépendance réciproque. Pour exercer ses fonctions, intellective, productrice et providentielle, le démiurge se rapporte aux modèles intelligibles. Alors qu’un artisan humain peut modifier sa maquette en fonction de l’évolution de sa réalisation, et même changer de paradigme, les Formes, qui sont immuablement parfaites, ne peuvent être modifiées par l’artisan divin. Tandis que les modèles des artisans humains n’ont d’existence et de valeur que soumis au projet créateur, les Formes sont des principes premiers56. Le démiurge et les Formes dépendent l’un de l’autre pour exercer leurs fonctions causales. Si l’on se rapporte à un extrait conservé par Eusèbe (PE, XV, 13, 5 = fr. 9, 35-45), Atticus indique que les Formes sont παραίτια, des causes subordonnées à l’activité démiurgique57, ce qui signifie qu’elles ont besoin, pour exercer leur rôle de paradigmes, d’être préalablement contemplées par le démiurge. Inversement, c’est pour autant qu’il les pense que le démiurge peut être une cause fabricatrice. Entre l’intellect et les Formes existe ainsi une sorte de renouvellement perpétuel de leur lien mutuel, qui est un lien de dépendance fonctionnelle. C’est sans doute cette nuance qu’exprime la forme du participe présent de συναπτούσας. Le lien qui existe entre le démiurge et les Formes est toujours en train de se réaliser. Or ce type de lien existe M. Baltes, « Zur Philosophie des Platonikers Attikos », p. 49. Atticus, fr. 9, 32. 57 Atticus, fr. 9, 43. 55 56

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précisément parce qu’ils sont originairement séparés et indépendants. La cosmologie d’Atticus, qui ignore les hiérarchies principielles dérivant de l’Un, premier principe suressentiel, pose des liens de dépendance réciproque entre des principes immédiatement pluriels. Après avoir rétabli le pronom ἀλλήλαις, Festugière insère dans l’énumération principielle en se fondant sur le fait que la matière est mentionnée dans la relative qui suit. L’ajout de τὴν ὕλην pourrait être motivé par le souci de donner consistance à la pluralité visée par πολλὰς. Mais il n’est pas évident que l’ajout d’un troisième terme fasse une grande différence. En revanche, il n’est peut-être pas impossible que la pluralité principielle mentionnée par Porphyre renvoie à la pluralité des Formes intelligibles. Par ailleurs, d’un strict point de vue grammatical, cette addition n’est pas nécessaire, car à partir de οἳ καὶ Porphyre aborde un autre aspect de sa critique et introduit un thème nouveau. Ajouter τὴν ὕλην au motif qu’il est question de la matière dans la relative qui suit ne fait pas vraiment sens, à moins, comme le suggère M. Baltes58, que la correction de Festugière n’ait pour but de recréer une triade principielle telle qu’on la trouve classiquement présentée dans les autres textes de la même époque. De ce point de vue, l’argument donné par M. Share dans la note ad loc.59 ne semble que peu convaincant : il indique qu’il faut insérer la mention de la matière dans le premier membre de phrase parce que ce qui suit est directement dirigé contre l’idée que la matière puisse être un principe, tandis que la question de la nature des Formes n’est évoquée que plus loin, dans la dernière série d’arguments. Il y a certes dans cette phrase d’ouverture un effet d’annonce sur les séries argumentatives suivantes en introduisant la question des Formes intelligibles, mais pas uniquement. La question des Formes trouve naturellement sa place dans l’économie de la phrase, construite sur un mouvement en deux temps ponctué par οἳ καὶ60 qui exprime une double erreur de la cosmologie d’Atticus : (1) poser d’emblée des principes pluriels, le démiurge et les Formes, et (2) considérer la matière comme étant liée à un principe psychique désordonné et irrationnel. Cette double erreur entraîne une double impiété, vis-à-vis du monde, puisqu’elle fait exister le désordre avant l’ordre et vis-à-vis de l’âme, qui est déclarée irrationnelle. La matière ne peut être primitivement désordonnée et l’âme, M. Baltes, « Zur Philosophie des Platonikers Attikos », p. 41, n. 19. M. Share, Proclus. Commentary on Plato’s Timaeus, II. 2, 2008, p. 263-264. 60 Pour accentuer l’idée d’un second temps argumentatif, l’édition Grynaeus met un point avant οἳ καὶ qui ouvre ainsi une nouvelle phrase. 58 59

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qu’Atticus reconnaît pourtant comme inengendrée, ne saurait être irrationnelle. Le rythme binaire de la phrase d’ouverture annonce ce double motif. L’ajout de est inutile. Je propose donc d’établir et de traduire ainsi la première phrase :

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Πρῶτον μὲν οὖν ἀποτείνεται πρὸς τοὺς περὶ Ἀττικὸν πολλὰς ὑποτιθεμένους ἀρχὰς συναπτούσας ἀλλήλαις, τὸν δημιουργὸν καὶ τὰς ἰδέας, οἳ καὶ τὴν ὕλην ὑπὸ ἀγενήτου φασὶ κινουμένην ψυχῆς, ἀλόγου δὲ καὶ κακεργέτιδος, πλημμελῶς καὶ ἀτάκτως φέρεσθαι, καὶ προϋφιστᾶσι κατὰ χρόνον τὴν μὲν ὕλην τοῦ αἰσθητοῦ, τὴν δὲ ἀλογίαν τοῦ λόγου, τὴν δὲ ἀταξίαν τῆς τάξεως.

Tout d’abord il s’en prend longuement à Atticus61 qui, en posant des principes multiples se reliant les uns aux autres – le démiurge et les Idées –, dit aussi que la matière, mue par une âme inengendrée, mais irrationnelle et maligne62, est emportée çà et là « sans ordre et sans règle », 61 Tout comme dans le passage précédemment cité (In Tim., I, 381, 26-28), la traduction de oἱ περὶ est assez délicate. Il s’agit d’une expression de savants et d’érudits. M. Share, dans la note ad loc. d’In Tim., I, 381, 26 (p. 249, n. 224), considère que cette expression ne renvoie pas à un cercle actuel de disciples, mais plus généralement à ceux qui suivent et partagent la même interprétation que tel ou tel maître. Il s’agit d’une indication vague, qui ne désigne personne en particulier, mais renvoie à toutes les personnes susceptibles d’accepter la lecture d’Atticus. M. Dubuisson (ΟΙ ΑΜΦΙ ΤΙΝΑ – ΟΙ ΠΕΡΙ ΤΙΝΑ. L’évolution des sens et des emplois. I. Textes. Mémoire présenté par M. Dubuisson pour l’obtention du grade de licencié en philologie classique, Université de Liège, 1976-1977) note que, s’agissant de son emploi par les philosophes, il faut distinguer deux cas : lorsqu’il s’agit d’exposer des thèses ou des tendances, du point de vue de l’histoire de la philosophie, c’est le sens inclusif qui prime. On peut alors traduire par « X et ses disciples » ou « X et ses pareils ». En revanche, « quand le style devient proprement philosophique et qu’une discussion s’engage, la thèse que critique l’auteur est attribuée par lui à un personnage qui la représente particulièrement bien. C’est sur lui que se concentre l’intérêt, aux dépens d’un groupe devenu purement formel », p. 142. C’est précisément le cas dans notre passage. J’ai choisi de traduire simplement par « Atticus », dont les thèses font l’objet d’une critique développée, en voyant dans cette expression un pluriel d’emphase. 62 Comme me le font remarquer G. Van Riel et J. Opsomer, l’adjectif κακεργέτις, qui est un terme rare, n’est pas employé par Platon qui, en Lois, X, 897 d 1, évoque une κακὴ ψυχή. Il est probablement formé à partir de son contraire, l’âme εὐέργετις dont il est question en Lois, X, 896 e 6 (cf. F. Ferrari, « Materia, movimento, anima e tempo prima nella nascita dell’universo », p. 259). Un précédent non philosophique d’une fabrication lexicale similaire se trouve dans le domaine politique : Athénée (= Posidonius, fr.  126  Theiler), relatant la luxure dans laquelle se complaisait Ptolémée  VIII, évoque le jeu de mots que les Alexandrins avaient inventé à son sujet, inversant son épithète : Ptolémée, non pas évergète, mais kakergetes. Il est possible que, dans notre passage, Proclus reprenne un terme utilisé par Porphyre. On ne trouve pas trace de cet adjectif dans

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et qui fait exister chronologiquement la matière avant le sensible, l’irrationalité avant la raison, le désordre avant l’ordre63.

La construction du début de la phrase laisse le champ ouvert à plusieurs lectures possibles. Il me semble que sont présentés de manière condensée plusieurs points de critique : il existe une pluralité initiale de réalités qu’Atticus pose comme principes. Or cette pluralité renvoie en réalité au démiurge et aux Idées – dont par la suite Porphyre montrera qu’ils n’ont aucune légitimité à tenir ce rôle. Sans doute la construction ménage-t-elle une sorte d’effet rhétorique, en pointant le caractère étrange de cette hypothèse consistant à poser d’emblée le démiurge et les Formes comme des principes multiples. Par là, Atticus donne une présentation atomiste des niveaux divins, qui sont comme d’emblée privés de la possibilité d’établir des relations internes ; c’est cette pluralité initiale qui conduit à rechercher après coup leur unité en admettant leur liaison mutuelle64. À  cela s’ajoute l’existence de principes supplémenles exégèses philosophiques du livre X des Lois, antérieures à Porphyre, qui nous sont parvenues. Plutarque, dans le De an. proc. (1014 E 2), emploie néanmoins un terme assez proche, κακοποιός, qu’il fait passer pour une citation littérale des Lois (ἄντικρυς ψυχὴν ἄτακτον εἴρηκε καὶ κακοποιόν). Porphyre, dans le De Antro Nympharum, 30 (l.  418420 Dorandi) oppose, en prenant appui sur le Gorgias, une âme εὐέργετις à une âme κακοεργέτις. Proclus, un peu plus haut dans le commentaire (= In Tim., I, 382, 2 ; 6 ; 10), attribue conjointement à Atticus et à Plutarque une interprétation selon laquelle l’origine du mouvement chaotique de la matière précosmique serait une âme κακεργέτις. Au chapitre 45 du De malorum subsistentia, il parle à deux reprises de l’âme κακεργέτις des Lois. Cf. également Theol. plat., I, 18, p. 87, 24 (ψυχὴ κακεργάτις). Je le traduis par « maligne » en suivant Calcidius, In Tim., 297, qui distingue l’existence, chez Numénius, d’une âme beneficentissima et d’une âme maligna. 63 Procl., In Tim., I, 391, 6-12. 64 Ce motif de la difficile articulation entre le démiurge et les Formes, a déjà été abordé dans l’analyse de Tim. 28 c 3-5. En In Tim., I, 303, 27-305, 16, Proclus présente les interprétations erronées des penseurs pré-plotiniens sur la question de la nature du démiurge. Rassemblant les positions respectives de quelques interprètes jugés emblématiques, Numénius, Harpocration et Atticus, il met en lumière les confusions entre les différentes hiérarchies divines dans lesquelles tous trois finissent par tomber. Il souligne à ce propos (I, 305, 11-16) l’une des difficultés de la théologie d’Atticus résidant dans l’impossible articulation des Formes et du démiurge : si les Formes sont antérieures au démiurge, elles sont aussi antérieures au Bien (puisque Atticus identifie les deux), si elles sont en lui, alors le premier principe est pluriel, si elles lui sont inférieures, cela implique que le Bien se tourne vers ce qui vient après lui. Sur la lecture proclienne de ces lectures médioplatoniciennes du démiurge, cf. G. Boys-Stones, « Harpocration of Argos : Etymology and Metaphysics in the Platonic Revival », The Journal of Hellenic Studies 132, 2012, p.  1-6 et A.  Michalewski « Constructing Authority : a Reexamination of some Polemical Issues in the Theology of Numenius », dans M. Erler, J. Heßler, F. M. Petrucci (éd.), Authority and Use of Authoritative texts in the Platonist Tradition, à paraître.

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taires, la matière et l’âme irrationnelle, liés eux aussi, mais cette fois à travers un mouvement chaotique. Atticus pose d’un côté une pluralité intelligible initiale et de l’autre un désordre dans une réalité pourtant divine et inengendrée, l’âme, qui meut la matière65. De cette opposition binaire entre les principes divins et matériels, faut-il conclure, comme le fait M. Zambon, qu’Atticus n’admet en réalité que deux grands principes, le dieu et la matière, tandis que « le paradigme et l’âme mauvaise ne constituent pas des principes autonomes par rapport au démiurge d’une part, et par rapport à la matière de l’autre66 » ? Assurément, le cadre général de la cosmologie d’Atticus est celui d’un dualisme. Néanmoins l’argument de la faible autonomie principielle des Formes et de l’âme est assez fragile. Dans le premier cas, M.  Zambon s’appuie – à partir d’un extrait d’Atticus conservé par Eusèbe – sur la qualification du paradigme intelligible comme παραίτια, cause auxiliaire du démiurge, pour en déduire que les Formes ne sont pas réellement des principes. Or Atticus dissocie la fonction causale du paradigme, subordonné au démiurge, de son statut de principe. Les Formes qui, comme l’indique le début du fragment 9 (DP), constituent la clé de voûte de l’édifice platonicien67, sont des réalités primordiales, des principes au sens superlatif (ἀρχικωτάτας)68. Le fait qu’elles soient définies dans ce même fragment comme des corrélats noématiques du dieu69 n’implique pas davantage qu’il faille les tenir pour des « demi-principes »70. Si elles sont pensées par l’intellect du démiurge, cela n’implique pas nécessairement qu’elles en dépendent pour acquérir une consistance ontologique. Concernant le statut de l’âme précosmique, il est également difficile de soutenir qu’elle est subordonnée à la matière première et sans qualité. Cette dernière qui, par elle-même, n’est ni bonne ni mauvaise, dans la mesure où elle est totalement indéterminée, n’a d’existence que si l’on sépare hypothétiquement le substrat de ce qui lui donne sa première impulsion et ses premières apparences d’irrationalité. C’était précisément cette conception de la matière qui avait conduit Plutarque à faire 65 On peut supposer aussi que Porphyre sous-entend qu’alors même qu’Atticus reconnaît une liaison principielle dans l’intelligible, il n’arrive pas à penser de lien, ou du moins pas de lien correct et cohérent, de la matière avec les principes supérieurs. Je remercie ici M. Rashed et A. Lecerf pour ces suggestions. 66 M. Zambon, Porphyre et le moyen platonisme, 2002, p. 144. 67 Atticus, fr. 9, 1. 68 Atticus, fr. 9, 32. 69 Atticus, fr. 9, 35-44. 70 R. W. Sharples, « Counting Plato’s Principles », 1995, p. 74.

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de l’âme précosmique un principe à part entière, greffé sur le dualisme dieu-matière : Comment expliquer que les désordres soient inhérents aux choses, si le substrat était une matière sans qualités et dénuée de toute causalité et si le démiurge était bon et cherchait de son mieux à rendre toutes choses semblables à lui, et qu’à part cela, il n’y avait point de troisième principe ? Nous tombons dans les apories stoïciennes, si nous voulons faire sortir le mal du non-être en dehors de toute causalité et de tout devenir, puisque, des deux principes de l’être (le bien et la matière sans qualité), ni l’un ni l’autre ne peut raisonnablement avoir produit l’essence du mal ou simplement contribué à sa genèse. Mais Platon ne s’est pas exposé aux mêmes difficultés que ses successeurs ; il n’a pas négligé, comme eux, le troisième principe71.

Dans le De an. proc., Plutarque indique que l’on peut distinguer par le raisonnement trois niveaux de la matière. Le premier, qui est un état hypothétique, est celui où la matière est absolument incorporelle, sans aucune qualité. Lorsqu’elle est unie à l’âme précosmique, elle est matière seconde – c’est cet état qui correspond à la masse visible de Tim., 30 a 3-6. Après l’intervention démiurgique, la réalité psychique primordiale devient âme du monde et la masse désordonnée devient une réalité corporelle, un ensemble stable d’éléments72. La lecture plutarquéenne du Timée a, pour l’essentiel, fourni le socle de l’interprétation qu’Atticus donne de la cosmologie platonicienne. Il n’est donc pas exclu de penser que ce dernier pouvait, à la suite de Plutarque, faire de l’âme chaotique primitive un principe à part entière.

Conclusion Le fragment 26 (DP), source indirecte et polémique, est le seul témoignage où l’on trouve une énumération condensée des principes de la cosmologie d’Atticus. Il est tiré d’un résumé de Porphyre que Proclus rapporte à grands traits et s’inscrit dans le cadre d’une critique générale du dualisme médioplatonicien qui pose face à face le démiurge et la ma Plutarque, De an. proc., 1015 A-B, traduction P. Thévenaz légèrement modifiée. P. Thévenaz, L’âme du monde, le devenir et la matière chez Plutarque, Paris, Les Belles Lettres, 1938, p. 113. Sur les proximités et différences entre Atticus et Plutarque sur ce point, cf. J. Phillips, Order from Disorder, Leyde, Brill, 2007, p. 181. 71 72

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tière comme deux principes ἀγένητα ἀπ’ αἰτίας. Si l’on considère plus spécialement l’ensemble des arguments porphyriens, il apparaît que ce que vise Porphyre dans sa critique d’Atticus, c’est non pas la triplicité médioplatonicienne, mais l’existence d’un dualisme – lui-même « à double facette » – qui oppose le divin (qui comprend le dieu et les Formes) et l’irrationnel (qui comprend l’âme précosmique et la matière). Il s’agit de montrer que dès que l’on pose un unique principe dont tout le reste dérive, il n’y a pas de matière originaire préexistante, ni d’âme mauvaise, ni de genèse temporelle de l’univers. Cet extrait de Proclus, qui passe dans la littérature secondaire pour un texte de référence signalant l’existence d’une DPL chez Atticus, présente de nombreuses difficultés d’interprétation. Isoler ces quelques lignes de leur contexte pour en faire l’illustration d’un cas supplémentaire de triplicité principielle me semble hasardeux. Si les commentateurs ont pris l’habitude de voir dans la théorie des Formes d’Atticus le point de fragilité intrinsèque de sa théorie des principes – au point que Sharples indique qu’Atticus admet en réalité non pas trois principes mais plutôt deux principes et demi  –, celle-ci n’est peut-être pas le point le plus litigieux de son édifice cosmologique qui, considéré avec attention, ne se laisse pas si aisément réduire à la triplicité principielle scolaire. La DPL, qui est essentiellement le résultat d’une construction de doxographes, se révèle difficile à concilier avec les développements philosophiques. Dans l’ensemble des arguments résumés par Proclus, il semblerait que Porphyre attribue à Atticus une théorie de quatre principes, ainsi que l’avait déjà pressenti W. Theiler au détour d’un chapitre des Forschungen zum Neoplatonismus73 : le dieu et les Formes d’une part, la matière et l’âme irrationnelle de l’autre. Dans la troisième série d’arguments qui commence en In Tim., I, 393, 31, il apparaît que Porphyre examine tour à tour quatre réalités fondamentales de la cosmologie d’Atticus – le dieu, les Formes, l’âme et la matière – pour montrer les contradictions que recèle leur définition et, partant, leur impossibilité à jouer un rôle principiel74. Pour conclure, attribuer à Atticus W. Theiler, Forschungen zum Neoplatonismus, Berlin, de Gruyter, 1966, p. 110. Ce passage (In Tim., I, 393, 31-394, 12) correspond au fragment 28 (DP). Il pose lui aussi des problèmes d’interprétation liés à l’établissement du texte. Je renvoie sur cette question au travail en cours de G. Van Riel qui propose d’établir ainsi les lignes d’In Tim., I, 393, 31-394, 2 : Τρίτον τοίνυν, ὅτι οὐδὲ ⎣ὁποία τις⎦ ὧν παραλαμβάνουσιν ἀρχῶν προσήκει τῷ Πλάτωνι. Il propose comme conjecture ὁποία τις οὖν au lieu de : ἡ ποιότης : N | ὁ ποιητής : C H2 | εἰ ποιητής : M P H| εἴπος ἂν τις : Runia-Share. Cela donne un sens parfaitement en accord avec le reste du passage. Cette correction apporte une solution très judicieuse aux spéculations portant sur l’identification d’un hypothétique « fabricant des principes ». Ce passage difficile, avec ses différentes interprétations liées 73 74

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Atticus et le nombre des principes

une théorie cosmologique reposant sur les trois principes standard du médioplatonisme ne repose sur aucune évidence textuelle et suppose au contraire un certain nombre de tours de passe-passe herméneutiques : isoler le passage de son contexte général et se fonder uniquement sur le début du fragment 26 de l’édition DP qui reproduit sans discussion l’ajout de par Festugière, ajout qui ne relève d’aucune nécessité syntaxique, mais d’une simple hypothèse interprétative.

aux variantes retenues par A. J. Festugière et M. Share, avait déjà fait l’objet d’une discussion menée par L.  Ferroni dans sa communication A Fresh Look at Two Discussed Passages of Proclus’ Commentary on Plato’ s Timaeus, présentée à Leuven le 27 mai 2015. La correction proposée par G. Van Riel permet de comprendre que Porphyre souligne ici qu’aucune des réalités qu’Atticus admet comme principe ne correspond à ce qu’en dit Platon.

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ALEXANDRE D’APHRODISE ET LE PREMIER MOTEUR COMME PRINCIPE Gweltaz Guyomarc’h (Université Lyon 3)*

S’il est courant, dans les études aristotéliciennes, de s’interroger sur la causalité du premier moteur immobile – est-elle finale, motrice, voire formelle ? – il est néanmoins plus rare d’approcher ce point d’Archimède de l’univers aristotélicien en examinant son statut de principe. Lire Métaphysique Λ comme une enquête sur les principes, comme une « archologie », est pourtant le plus à même de rendre compte de l’unité problématique de ce livre1. Du reste, Alexandre d’Aphrodise, d’après le témoignage d’Averroès, comprend précisément le σκοπός de Λ en ce sens : après les développements des livres Z et H sur la nature de la substance et les principes de la substance sensible, le livre Λ accomplit l’enquête en la portant au niveau des principes de la substance première, ce qui permet d’achever l’enquête sur les principes de tout être2. C’est moyennant un double mouvement de remontée de la série des causes et des principes, d’une part, et d’ascension dans l’échelle des êtres, d’autre part, qu’on passe d’une enquête sur l’être en tant qu’être à une enquête sur la substance, et de celle-ci à une étude de ce principe absolument premier qu’est le premier moteur. * Je remercie chaleureusement A.  Michalewski et M.-A.  Gavray pour leur invitation au colloque liégeois dont est tiré le présent volume, et au cours duquel j’ai beaucoup appris. Je remercie également les autres participants pour leurs questions et leurs remarques, et F. Baghdassarian et M. Crubellier, pour leurs relectures. 1 Voir par exemple Mét., A, 2, 983 a 8-9 ; Λ, 1, 1069 a 18-19 ; Λ, 8, 1073 a 23-25 ; et, pour une interprétation « archologique » extrêmement stimulante, F. Baghdassarian, La Question du divin chez Aristote. Discours sur les dieux et science du principe, Louvain, Peeters, 2016, par exemple p. 13 sq. et p. 305. 2 Averroès, Commentaire à la Métaphysique, Tafsir Ma ba’d at-tabi’at, p. 1404 Bouyges, trad. angl. C. Genequand, Ibn Rushd’s metaphysics, A translation with introduction of Ibn Rushd’s commentary on Aristotle Metaphysics, Book lām, Leyde, Brill, 1986, p. 64. Les principes cosmologiques du platonisme. Origines, influences et systématisation, éd. par Marc-Antoine Gavray et Alexandra Michalewski, Turnhout, Brepols, 2017 (Monothéismes et Philosophie 23), p. 143-165. FHG DOI 10.1484/M.MON-EB.5.114802

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Dans le corpus de l’Exégète, le premier moteur reçoit plusieurs dénominations. Qu’il soit principe premier est clairement établi, par exemple à l’occasion du commentaire à A 2 – « le dieu est principe premier et cause première des autres choses » –, ou dans la Quaestio I.1, quand il est fait mention de l’impossible démonstration du principe premier3. C’est toutefois l’expression de « cause première » qui est la plus fréquente, comme elle l’est sans doute à l’époque : on la lit entre autres chez Stobée ou dans le De mundo4. Alexandre parle aussi du dieu, du premier dieu (une expression courante chez les platoniciens, mais aussi chez un péripatéticien comme Aspasius)5 ou de la substance première6. À  cela s’ajoutent des descriptions comme « fin suprême », « bien suprême », « forme qui est une substance absolument sans matière », « substance monadique éternelle », « intellect agent »7. À cette multiplicité, enfin, répond la pluralité des expressions de la causalité qu’il exerce : dans le corpus, le dieu est bien sûr cause motrice et cause finale, mais aussi, tour à tour, cause de l’être de tous les intelligibles, cause de l’être des automoteurs sublunaires, cause de la permanence du monde, cause de son ordre, de son unité, cause du bien, cause du vrai8. Cette triple pluralité des noms, des descriptions et des expressions de la causalité résulte de la diversité des champs problématiques dans lesquels intervient ce premier principe. Selon les contextes, Alexandre insistera par exemple davantage sur l’immobilité du premier moteur, le fait qu’il est intellect, qu’il est forme sans matière, ou encore qu’il est le bien vers lequel toutes choses tendent. Comme les Idées chez Platon, le concept aristotélicien de premier moteur permet de résoudre des tensions d’ordres distincts. Chez Alexandre, on peut dire de façon synthétique qu’il intervient dans trois grands pôles problématiques. Ces champs sont tous trois à la croisée de préoccupations à la fois exégétiques 3 Respectivement In Metaphysicam (In Met.), 18, 10 et Quaestio I.1, 4, 5. Sauf indication contraire, tous les extraits d’Alexandre sont cités dans leurs éditions des Commentaria in Aristotelem Graeca, et toutes les traductions sont miennes. 4 Cf. De mundo 398 b 36 et 399 a 26 et Stobée (Aëtius, I, 11, 7). Contrairement à ce que soutient C. Genequand (Alexander of Aphrodisias On the cosmos, Leyde, Brill, 2001, p. 145) l’expression n’est donc pas si rare en grec. Cf. aussi Marc Aurèle, Pensées, IX, 1, 2. 5 Pour cette expression, cf. In Met., 171, 10 et la Quaestio II.19, 63, 21. 6 Par exemple Quaestio I.25, 41, 7. 7 Par exemple, In Met., 22, 18-19 ; 160, 12 ; 171, 9 ; 214, 29 ; De anima (DA), 88, 24, etc. 8 Par exemple, In Analytica Priora (In An. pr.), 357, 32-358, 1 ; In Met., 12, 10-11 ; 147, 7-10 ; De principiis (De princ.), § 128 et 130 ; DA, 89, 4-11, etc.

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Alexandre d’Aphrodise et le Premier Moteur comme Principe

(en rapport avec Aristote) et polémiques (en rapport avec le contexte scolaire). Le premier est le plus attendu parce qu’il découle de son élaboration aristotélicienne ; c’est la question physique de l’éternité du mouvement et de la nécessité d’un premier moteur immobile. Le deuxième concerne la psychologie, et plus précisément la noétique : il s’agit de la fameuse thèse alexandrinienne de la cause première comme intellect agent. Le troisième champ est cosmologique et théologique : il s’agit du débat sur la providence. Il est évidemment inenvisageable de traiter à égalité chacun de ces champs dans l’espace de cette contribution. On se propose au contraire de partir directement du premier principe lui-même. La triple pluralité énoncée ci-dessus (noms, descriptions, expressions de la causalité) doit en effet n’être qu’apparente. De même que le premier moteur est principe de l’unité du monde, il l’est également du système. Dans ce qui suit, on voudrait esquisser l’idée selon laquelle la détermination du dieu comme principe premier permet de faire justice à l’unité des différentes descriptions et des différents usages du premier moteur dans le corpus alexandrinien. « Principe » et « cause » ne réfèrent certes pas à deux types d’effets différents du premier moteur dans le monde, mais les deux termes représentent deux manières distinctes de les exprimer. De fait, principe et cause, le dieu peut l’être tout à la fois, parce que les deux termes désignent des réalités « hétéronymes », c’est-à-dire des réalités désignées par plusieurs noms qui ont strictement la même extension mais qui renvoient à des descriptions distinctes9. Comme le soutient le commentaire à Γ, dans une proposition au demeurant discutable d’un pur point de vue exégétique, « ce qui est principe est aussi cause, et ce qui est cause est aussi principe »10. Mais alors que la conception du premier moteur comme « cause première » ouvre à une pluralité d’expressions de cette causalité, la question de la nécessité et de la nature d’un principe premier traverse en revanche assez uniformément ces différents champs. La raison en est (telle est du moins l’hypothèse) que, par-delà les solutions locales qu’il élabore, par-delà les conceptions du premier principe comme moteur immobile, intellect agent ou forme sans matière, Alexandre s’efforce d’abord constamment de répondre à une seule et même difficulté, qu’on peut ap-

In Met., 378, 13-14 et 379, 20-22. Cf. aussi In Top., 398, 2 ; 405, 6 ; 475, 16. In Met., 247, 10-11.

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peler antinomie d’un principe premier11. Il élabore ainsi une théorie du principe qui entend, à la fois, répondre aux attendus et aux contraintes pesant, selon lui, sur toute conception d’un principe premier, et constituer un modèle alternatif face au platonisme et au stoïcisme. C’est après avoir précisé les contraintes qui pèsent sur la théorie d’un principe premier, telles, en particulier, qu’elles émergent à la faveur du contexte scolaire, qu’on pourra montrer comment la conception alexandrinienne de la nature de ce principe premier et de sa causalité s’efforce de répondre à ces contraintes. Mais, par là aussi, il s’agit d’esquisser une lecture de la théologie alexandrinienne qui aille un peu au-delà des aspects purement conventionnels – relatifs à la dignité du dieu, à son excellence axiologique, à ce qui convient ou non à sa notion – pour l’interpréter comme une partie relevant de plein droit du projet métaphysique.

L’antinomie d’un principe premier et ses enjeux polémiques D’un point de vue aristotélicien12, toute pensée du principe, d’un principe absolument premier, doit affronter l’aporie suivante : le principe doit être simultanément lié à ce dont il est le principe, pour pouvoir le fonder, et distinct, pour en éviter la contingence. Un principe purement homogène à ce dont il est le principe risque de déchoir en une simple cause parmi d’autres ou en un simple élément, et ne pouvoir assumer le statut premier qui lui permet de bloquer toute régression à l’infini. À  l’inverse, un principe totalement hétérogène et détaché de ses effets perd sa puissance explicative. Une conception cohérente du principe doit donc satisfaire à deux exigences, en accordant impératif de primauté et relation de fondation, c’est-à-dire de causalité13. C’est cette double caractéristique que reprend Alexandre quand, pour distinguer en intension principe et cause, il attribue au principe le double fait d’être À la suite de S. Roux, d’abord dans S. Roux, La Recherche du principe chez Platon, Aristote et Plotin, Paris, Vrin, 2004, par exemple p. 325-326, et dans « Transcendance et relation. Plotin et l’antinomie du principe », Archives de Philosophie 75, 1, 2012, p. 49-76. 12 Et peut-être au-delà, pour toute métaphysique. Cf.  B. Mabille « Philosophie première et pensée principielle (le révélateur néoplatonicien) », dans B. Mabille (éd.), Le Principe, Paris, Vrin, 2006, p.  9-42. Sur cette antinomie, voir surtout S.  Roux, La Recherche du principe, 2004, p. 14 sq. et p. 325-326. 13 Sur la traduction causale de la relation de fondation dans l’aristotélisme, voir par exemple S. Roux, La Recherche du principe, 2004, p. 136 sq. 11

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πρῶτον et d’être ce dont provient ce dont il est le principe, ἐξ οὗ, alors que la cause dit le δι’ ὅ14. La primauté absolue du principe doit ainsi l’extraire de la continuité avec ses principiés, mais ce, sans briser la relation de provenance et de causalité, dans l’être et dans le connaître, selon laquelle tout principe est principe-de (quelque chose). Chez Aristote, cette antinomie est élaborée à travers la polémique contre les physiologues et contre l’Académie, particulièrement en Méta­ physique B, mais aussi aux livres A, M et N. L’inefficience15 des Idées platoniciennes ou du nombre académicien, par exemple, ne déboute pas seulement leur prétention au titre de causes, mais aussi de principes16. Théophraste se fait l’écho de cette règle quand il fustige ceux qui, à partir des principes, ne parviennent pas à rendre compte de ce qui s’ensuit et « s’interrompent, parvenus à un certain point »17. C’est cette même exigence de fondation que l’on peut lire derrière les apories d’Aristote demandant si les principes sont des universaux ou des individus, et s’ils sont en puissance ou en acte18 : s’ils sont des universaux, ils ne pourront fonder que des universaux ; s’ils sont en puissance, ils ne peuvent rien fonder en acte. Une dissemblance trop forte entre le prétendant au titre de principe et ses principiés contrariera le rapport de fondation et suffit à rejeter le candidat au titre de principe. Ainsi en va-t-il par exemple de la dissemblance trop importante entre, d’une part, la limite et l’illimité, ou le pair et l’impair des Pythagoriciens, et les êtres en mouvement, d’autre part19. Une dose de dissemblance entre principe et principiés est malgré tout nécessaire : un principe corruptible, par exemple, ne pourrait assumer le In Met., 247, 13-15. Cf. l’article classique de J. Annas, « Aristotle on Inefficient Causes », The Philosophical Quarterly 32 (129), 1982, p. 311-326. 16 Cf. par exemple, les formulations sur l’examen des Idées en M, 1, 1076 a 30-31 et plus généralement les liens entre les difficultés soulevées par la thèse des Idées et les apories qui en résultent quant à leur statut de principes en M 9-10. À ce sujet voir par exemple J. Annas, « Forms and First Principles », Phronesis 19, 1974 (3), p. 257-283 ; I.  Mueller, « Aristotle’s approach to the problem of principles in Metaphysics M and N », dans A. Graeser (éd.), Mathematik und Metaphysik bei Aristoteles – Mathematics and Metaphysics in Aristotle. Proceedings of the tenth Symposium Aristotelicum, Berne, Haupt, 1987, p. 241-259. 17 Théophraste, Métaphysique, 6 a 17-18. 18 Entre autres Mét., B, 4, 999 b 24-1000 a 4 ; B, 6, 1003 a 5-17 ; M, 10, 1086 b 141087 a 25. Sur les liens entre les apories finales de B et Métaphysique Λ, voir par exemple S. Menn, « Aporiai 13-14 », dans M. Crubellier et A. Laks (éd.), Aristotle’s Metaphysics Beta, Symposium Aristotelicum, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 211-265. 19 Mét., A, 8, 990 a 8-10. 14 15

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réquisit de primauté20 et un principe corporel, même éternel, ne pourra jamais être que principe des corps, et échoue à accéder au titre de principe de toutes choses21. L’antinomie du principe consiste donc à conjuguer, entre principe et principiés, identité et altérité, à ménager, en un mot, leur différence. Alexandre le montre, quand il réinvestit la problématique aristotélicienne en l’actualisant. Comme on sait, dans les Commentaires en particulier, Alexandre reste généralement discret sur ses adversaires et ses interlocuteurs directs, si bien qu’une référence à ses interlocuteurs, aussi ténue soit-elle, suffit à faire le bonheur de son lecteur. Dans un passage de son commentaire à B  1, précisément, l’Exégète explicite sa double opposition aux conceptions platonicienne et stoïcienne du principe : Mais s’il existe aussi quelque cause par soi en dehors de la matière, il affirme qu’il faut également mener un autre examen, à savoir si cette cause est séparée de la matière et si elle subsiste en soi et par soi, ou bien si elle est dans la matière comme l’est la forme dans la matière et à la manière dont les stoïciens estimaient que le dieu, c’est-à-dire la cause agente, est dans la matière. Et s’il y a quelque cause séparée et immatérielle, il faut examiner si elle est une en nombre ou plusieurs, ce dont Aristote parle au livre Λ de ce traité (In Met., 178, 15-21)22.

Ce passage23 s’inscrit dans l’interprétation de B, 1, 995 b 31 qui présente la huitième aporie du livre B, et intervient, plus précisément, dans la présentation du premier sous-groupe de difficultés, à savoir la question de l’existence d’une cause par soi immatérielle, de sa nature et de son nombre. L’objet de la difficulté se concentre ici sur la causalité, et non sur la notion de forme. C’est ce qui permet à Alexandre de renvoyer dosà-dos physiciens et platoniciens. Alexandre ressaisit les arguments aristotéliciens pour les faire jouer contre des positions qui lui sont contempo Par exemple B, 5, 1000 b 24-27. Mét., A, 8, 988 b 22-25. 22 Ἀλλ’ εἰ καὶ ἔστι τι καθ’αὑτὸ αἴτιον παρὰ τὴν ὕλην, καὶ ἄλλο τί φησι δεῖν ἐπισκέψασθαι, πότερον τοῦτό ἐστι κεχωρισμένον ὕλης καὶ αὐτὸ καθ’αὑτὸ ὑφεστώς, ἢ ἐν τῇ ὕλῃ, ὁποῖόν ἐστι τὸ ἔνυλον εἶδος, καὶ ὡς τοῖς ἀπὸ τῆς Στοᾶς ἔδοξεν ὁ θεὸς καὶ τὸ ποιητικὸν αἴτιον ἐν τῇ ὕλῃ εἶναι. Καὶ εἰ ἔστι τι αἴτιον χωριστὸν καὶ ἄυλον, πότερον ἓν τοῦτο κατ’ἀριθμόν ἐστιν ἢ πλείω, περὶ ὧν αὐτὸς ἐν τῷ Λ τῆσδε τῆς πραγματείας λέγει. La leçon ἔδοξεν l. 18, donnée par les mss LF, est confirmée par O, contre ἔδειξεν donné par A (cf. ὡς ἔδειξεν… en 178, 14). 23 J’ai tenté une analyse de ce passage dans G. Guyomarc’h, L’Unité de la métaphysique selon Alexandre d’Aphrodise, Paris, Vrin, 2015, p. 42 sq. Je ne reprends ici que ce qui concerne le présent propos. 20 21

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raines. Il s’efforce ainsi de se placer lui-même dans ce qu’il comprend du contexte aristotélicien : par-delà Platon et le matérialisme des présocratiques pour Aristote, par-delà les platoniciens et le corporalisme stoïcien pour lui-même. Les partisans de la première branche de l’alternative  sont de fait nécessairement les platoniciens, qui, selon le reste du corpus, séparent l’incorporel du corporel et assignent aux êtres des principes totalement immatériels et subsistant par soi, les Idées entendues comme principes et causes de l’être des êtres en tant qu’ils sont. Quoique le vocabulaire de la séparation soit peu présent chez les platoniciens de l’époque (on trouve tout de même un κεχωρισμένον dans un fragment d’Atticus qui discute Aristote24), dans notre texte, c’est bien le doublet « αὐτὸ καθ’αὑτό » qui confirme cette identité. Certaines des propriétés de cette première branche (le fait d’être cause, d’être immatériel, de subsister par soi, et l’on pourrait ajouter le fait d’être une forme) valent aussi pour le premier moteur d’Alexandre. Le propre des platoniciens, comme l’éclaire la suite du commentaire à l’aporie, est de considérer cette cause comme un universel, selon l’interprétation aristotélicienne des Idées platoniciennes. Plus nette est la formulation employée par Alexandre pour décrire la position stoïcienne. Comme l’a bien montré V. Cordonier25, les modifications lexicales apportées par Alexandre à la doctrine stoïcienne sont révélatrices de son propre projet. Elles constituent en quelque sorte des réécritures de termes stoïciens en vocabulaire péripatéticien. Alexandre transforme le ποιοῦν du Portique en ποιητικόν et le λόγος en ἔνυλον εἶδος. Or le choix de ces termes par les stoïciens n’est déjà sans doute pas anodin. Pourquoi donc cette réécriture du λόγος en εἶδος, dont Alexandre semble être au surplus le premier auteur ? Comme λόγος, le dieu stoïcien est ce qui vient « qualifier » la matière, donc la déterminer (dans tous les sens du terme). Pour un aristotélicien comme pour les platoniciens, cela est l’œuvre d’un principe intelligible, donc formel – séparé ou non. L’antinomie du principe reçoit donc ici ce qu’on pourrait appeler une traduction topique, moyennant l’alternative entre une cause première immanente ou bien totalement séparée, transcendante, si l’on veut. C’est ce qu’indique l’opposition des prépositions παρά et ἐν. Παρά est à prendre en un double sens, celui, d’une part, qu’explicite l’idée de séparation, mais aussi, d’autre part, au sens où ce qui est séparé vaut pour 24 Cf. Atticus, fr. 5, 71-74, qui indique que, si quelque chose est κεχωρισμένον et à part de la matière, alors il est incorporel. 25 V.  Cordonier, « Corps, Matière, Contact. La cohérence du sensible selon Alexandre d’Aphrodise », Les Études philosophiques 86, 2008 (3), p. 353-378.

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certaines choses26. Lorsque Alexandre, à la suite d’Aristote, demande s’il existe quelque chose à côté ou en dehors (παρά) des particuliers ou si les universaux existent en dehors des particuliers27, il veut parler des universaux de ces particuliers, c’est-à-dire, en termes platoniciens, des universaux auxquels participent ces particuliers. C’est la raison pour laquelle la question de savoir si les universaux existent en-dehors des particuliers implique aussi immédiatement de savoir si cela vaut pour tous les particuliers. Ce double sens de παρά indique d’emblée le problème d’un principe qui, quoique séparé, est supposé être principe de quelque chose. La prémisse sous-entendue, qui sera explicitée lors du développement de la huitième aporie, est que les Formes sont ce qu’Alexandre appelle « des communs » et des universaux, les genres des particuliers28. Comme le dit ailleurs Alexandre, c’est en raison de la relation de participation qu’on est autorisé à concevoir les Formes comme principes et causes de l’être des êtres29. Or si les Formes sont des universaux, elles ne peuvent être des substances et, donc, des principes, parce qu’elles ne peuvent pas être antérieures à ce dont elles prétendent être les principes30. Pour Alexandre, le mode de relation des Formes séparées, i. e. la participation entendue comme relation entre des universaux et les particuliers qu’ils subsument, vient contredire le réquisit de primauté impliqué par la notion de principe. La prétention platonicienne à concevoir les principes comme des substances définies en nombre est légitime –  quoique, dit Alexandre, elle n’ait pas été clairement formulée par les platoniciens31 –, car elle satisfait à la première branche de l’antinomie du principe : ce réquisit de primauté qui exige une dissemblance entre le principe et ses principiés. Mais la façon dont ils ont répondu à la seconde branche de l’antinomie (le réquisit de fondation, c’est-à-dire de causalité) à travers la relation 26 Ce qu’Alexandre rend ensuite par un génitif, cf. In Met., 178, 28-29, ou par la préposition ἐπί, par exemple en 211, 14 sq. 27 Voir, pour une occurrence intéressante, par exemple 198, 34-35 (ζητεῖ παρὰ τίνα τῶν αἰσθητῶν ἐστι τὰ μεταξὺ ταῦτα) et plus généralement le développement de la septième aporie (209, 26 sq.). Je remercie M. Crubellier d’avoir attiré mon attention sur ce point, qui montre que la traduction de παρά par « en-dehors », dans ces contextes, est un pis-aller. 28 In Met., 211, 28 sq. 29 In Met., 52, 27-53, 1. 30 In Met., 55, 20 sq. et 234, 25 sq. Il faudrait ici développer l’argument selon lequel les Formes ont elles aussi des principes, voir par exemple 53, 2-5 ; 85, 20 sq. ; 87, 1 sq., etc. 31 In Met., 234, 27-28. Voir aussi 89, 17-18.

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universel-particulier empêche le platonisme de remplir cette première prétention. L’erreur stoïcienne est quant à elle interprétée par Alexandre comme le symétrique inverse du platonisme. Dans son De mixtione, Alexandre s’attaque à la doctrine stoïcienne des principes au motif d’abord qu’elle manque de piété. Il y a évidemment dans ces critiques une part de convention et Alexandre ne manque pas, ici comme dans d’autres traités, de souligner que seule la doctrine aristotélicienne est à même de respecter « la dignité des choses divines » ou qu’elle est la seule à pouvoir nous rendre pieux32. Mais, par-delà la convention, ce qui est visé dans la doctrine stoïcienne, c’est bien que sa conception du dieu ne respecte pas ce que doit être un dieu. La critique révèle comme en négatif les contraintes qui, pour Alexandre, pèsent sur ce que doit être le principe divin du monde. Aussi, au § XI, Alexandre soutient-il que c’est l’absence, dans le stoïcisme, d’une théorie de la forme qui les a poussés à faire du dieu un souffle traversant la matière. Mais, comme le note J. Groisard33, le propre de ce paragraphe par rapport au précédent est de faire intervenir la notion de principe. Cette thèse du πνεῦμα νοερόν τε καὶ ἀΐδιον y est de fait considérée comme incohérente et inacceptable sous trois chefs : à la fois comme doctrine de substitution à la fonction de la forme hylémorphique, comme doctrine de la cause productrice et comme doctrine du divin. Alexandre soutient en effet que, chez les stoïciens, tout ce passe comme si34 le dieu était forme de la matière. Dès lors, leur doctrine est irrecevable par manque de distinction entre corporel et incorporel, parce qu’elle fait du dieu corporel quelque chose de postérieur à la matière. Or cela est incompatible avec sa fonction de substitut à la forme. On aperçoit là en filigrane la mésinterprétation matérialiste de l’ontologie stoïcienne à laquelle se livre Alexandre35. Mais cette doctrine est également irrecevable comme doctrine de la cause productrice laquelle, pour agir et être principe de la génération, doit être antérieure et non mélangée à la matière du corps qu’elle produit. La doctrine est enfin incompatible avec 32 De mixt., 226, 35 ; De fato, 212, 5-7. Voir à ce sujet J.  Groisard, Alexandre d’Aphrodise, Sur la mixtion et la croissance (De mixtione), Paris, Les Belles Lettres, 2013, p. XX-XXI. 33 J. Groisard, Alexandre d’Aphrodise, Sur la mixtion et la croissance, 2013, p. 88. 34 Voir, en 226, 10, l’usage de ἐοίκασι comme opérateur de modélisation : ἐοίκασι δὲ δι’ ὧν λέγουσιν εἶδος τῆς ὕλης λέγειν τὸν θεόν, qu’on est tenté de traduire par « tout ce passe comme si, à travers leurs affirmations, ils faisaient du dieu la forme de la matière ». 35 Cf. V. Cordonier, « Corps, Matière, Contact », 2008, p. 358.

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le statut du dieu : elle contrevient aussi bien aux attentes axiologiques qui marquent la notion36, qu’à des attentes plus ontologiques. Par exemple, le fait d’admettre un dieu mêlé à la matière implique qu’il puisse pâtir d’elle, ce qui est à nouveau inacceptable. L’immanence et l’automotricité du dieu stoïcien échouent à construire la primauté absolue d’un principe divin. Outre sa traduction topique, la double contrainte qui pèse sur le premier principe peut ainsi recevoir une traduction dynamique, dans la perspective de sa causalité, et du souci pour ce qu’il fonde : c’est ce qui se manifeste dans le débat sur la nature de la providence, qui apparaît comme une autre formulation de l’antinomie du principe. Dans ce débat, Alexandre construit à nouveau sa thèse à partir d’une double opposition. L’Exégète refuse aussi bien la thèse d’une absence de providence (les atomistes) que celle professant une providence intégrale – et cette fois-ci on retrouve dans le même camp les stoïciens et les platoniciens, du moins selon certains37 qui professent, pour reprendre la célèbre distinction du Pseudo-Plutarque, une providence des démons « chargés, dans les régions terrestres, d’observer et de surveiller les actions des hommes »38. Contre la providence intégrale, d’une part, Alexandre emploie des arguments similaires à ceux du De mixtione : il s’agit toujours de refuser la compromission du divin avec la matière et le singulier39. Cet aspect plus classiquement théologique enveloppe là encore une affirmation sur la nature du principe et de son action : une providence intégrale manque la nécessaire différence qui sépare le roi de ses sujets, ou le berger de son troupeau40. Dire que l’action divine serait en vue des mortels reviendrait à renverser l’ordre de priorité et de perfection entre le principe et ce dont il est le principe, en raison de la nécessaire infériorité de ce qui est en vue 36 Voir par exemple De mixt., 226, 24-30 où les stoïciens sont accusés d’avoir fait du dieu un « démiurge de vers et de moustiques ». 37 De prov., p. 7 Ruland, voir R. W. Sharples, « Aristotelian Theology after Aristotle », dans D. Frede et A. Laks (éd.), Traditions of Theology : Studies in Hellenistic Theology, Its Background and Aftermath, Leyde, Brill, 2002, p. 36. 38 Ps-Plutarque, Du destin, 572 E-573 A. La première providence est intelligence et « volonté du premier dieu, bienfaitrice universelle » ; la deuxième providence est celle « des deuxièmes dieux qui parcourent le ciel, conformément à laquelle les êtres mortels viennent à être de façon ordonnée » ; la troisième est « la prévoyance propre des démons chargés, dans les régions terrestres, d’observer et de surveiller les actions des hommes » (trad.  J.  Hani, Plutarque. Œuvres Morales. Tome  VIII. Traités 42-45, Paris, Les Belles Lettres, 1980). Pour cette tripartition, cf. aussi Apulée, De Platone, I, 12, 96, 2-15 (Thomas), et Némésius, XLIV, 345, 2-346, 7 (Matthaei). 39 De prov., p. 25 Ruland. 40 De prov., p. 21 Ruland.

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d’autre chose par rapport à ce en vue de quoi il est. La Quaestio II.21 confirme l’usage de cette objection : « Mais si le divin exerce ses actes propres en vue de la préservation des mortels et non pas en vue de luimême, alors il paraîtra entièrement être en vue des mortels41 », ce qui reviendrait à le rendre moins parfait que les mortels42. Contre la négation de la providence, d’autre part, Alexandre affirme non seulement que ce serait livrer le monde au hasard, mais aussi que ce serait retirer toute puissance au Dieu43. On aurait en ce sens affaire à l’oxymore d’un principe inefficace. Alexandre assume parfaitement l’idée d’une puissance active provenant du principe. Comme R.  W.  Sharples l’a montré à plusieurs reprises44, Alexandre réagit sans doute aux attaques platoniciennes contre la théologie aristotélicienne en général et, en particulier, contre la thèse des péripatéticiens qui limitaient l’exercice de la providence au supralunaire. Tel est le sens d’un fragment d’Atticus, qui renvoie dos-à-dos l’incurie du premier moteur immobile d’Aristote et les dieux épicuriens dans leurs intermondes45. Pire encore que les épicuriens, Aristote admet pourtant un ordre du monde, mais le détache de l’action divine. À travers la polémique et la provocation d’Atticus, se pose une véritable difficulté, celle de savoir à quoi sert le premier moteur dans la description aristotélicienne du monde. Dès lors qu’Alexandre revendique l’existence d’une providence mais refuse qu’elle soit intégrale, la difficulté devient de savoir où placer, si l’on peut dire, le curseur de son action. Il s’agit donc aussi de distribuer les rôles de sorte à ne pas compromettre la divinité du premier principe. La question de la providence fournit en ce sens un test du degré d’efficacité de la puissance divine et, par là, du degré de fermeture du système péripatéticien du monde. Les apories qui président au traitement alexandrinien de la providence répètent donc cette antinomie du principe – telle qu’on la lisait déjà chez Aristote, puisqu’elle irrigue sa critique des principes platoni Quaestio II.21, 69, 3-5 : « Ἀλλ’ εἰ τὰς οἰκείας τὸ θεῖον ἐνεργήσει ἐνεργείας τῆς τῶν θνητῶν σωτηρίας, οὐχ αὑτοῦ χάριν, παντάπασιν ἂν δόξειε τῶν θνητῶν εἶναι χάριν ». 42 Quaestio II.21, 69, 28-31. 43 Voir entre autres De prov., p. 7 Ruland. 44 Par exemple R.  W.  Sharples, « Aristotelian Theology after Aristotle », 2002, p. 22 sq. 45 Atticus, fr. 3, 51-57. Voir à ce sujet A. Michalewski, « Faut-il préférer Épicure à Aristote ? Quelques réflexions sur la providence », dans F. Baghdassarian et G. Guyomarc’h (éd.), Réceptions de la théologie aristotélicienne. D’Aristote à Michel D’Ephèse, Louvain, Peeters, 2017, p. 123-142. 41

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ciens. La question de la providence déploie de fait l’exigence cosmologique de cette relation causale, mais son traitement par Alexandre démontre l’effort constant pour préserver la primauté du divin. Le défi qui incombe à l’Exégète est donc clair, et l’on peut en esquisser les résolutions sur deux plans, celui de la nature du principe premier et celui de ses effets.

La nature du principe premier La situation, par Alexandre, du premier moteur à la surface du monde pourrait déjà, à elle seule, indiquer une voie pour déjouer l’alternative de l’immanence et de la transcendance46. Ainsi Alexandre répond-il à la difficile question du lieu de résidence du dieu – difficile, parce que localiser une substance incorporelle semble confiner au non-sens. Le premier moteur est en effet une « substance par soi qui a empli la totalité de la surface extérieure » du ciel47, une thèse qui permet de sauvegarder à la fois son immobilité (la surface « considérée comme un tout, est immobile ») et son unicité (si le premier moteur résidait aux pôles de la dernière sphère, il serait double)48. À strictement parler, affirme Alexandre, la surface n’est, de fait, pas un lieu ; mais, comme le commente M. Rashed, cela n’empêche pas de garder une pertinence à la question de la position du premier moteur49. En ce sens, la réponse par la surface montre que la traduction topique de l’antinomie du principe n’est pas métaphorique – quoique « topique » doive s’entendre en un sens large –, et qu’elle garde bien un sens physique. Le premier moteur n’est ni à l’extérieur du monde50 ni dans le monde, parce qu’il n’est certes pas « dans quelque chose ». Mais on peut tout de même dire de lui qu’il se trouve au plus extérieur du ciel. C’est dans cette périphérie en effet qu’il peut Cf. par exemple Simplicius, In Phys., 1354, 12-25. Cf. la scholie 821 dans M. Rashed, Alexandre d’Aphrodise, Commentaire perdu à la Physique d’Aristote (Livres IV-VIII). Les scholies byzantines, Berlin, de Gruyter, 2011, p. 640-641. 48 Voir M.  Rashed, Alexandre d’Aphrodise, Commentaire perdu à la Physique d’Aristote, 2011, p. 154-159 et 641-642. 49 M. Rashed, Alexandre d’Aphrodise, Commentaire perdu à la Physique d’Aristote, 2011, p. 641. Voir aussi l’analogie osée, mais très éclairante, avec la théorie alexandrinienne de la couleur, p. 158. 50 Voir la proposition de correction du texte de Simplicius (In Phys., 1354, 14) par M. Rashed, Alexandre d’Aphrodise, Commentaire perdu à la Physique d’Aristote, 2011, p. 642. 46 47

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ne pas être mû par accident, puisque la périphérie ne change pas de lieu, tout en « résidant » là où le mouvement est le plus rapide de l’univers, selon la donnée textuelle de Physique VIII51. Il est tentant d’en inférer qu’Alexandre devait proposer une interprétation similaire à la célèbre aporie de Métaphysique, Λ, 10, qui demande si le bien est dans la nature comme une chose séparée, ou bien comme l’ordre de ses parties, ou des deux façons à la fois, comme le bien de l’armée. Quoiqu’on n’ait pas de trace de l’interprétation d’Alexandre à ce passage, sa théorie de la providence semble bien incliner en ce dernier sens ; on y reviendra ci-dessous, en abordant sa résolution de la traduction dynamique de l’antinomie du principe. Il convient auparavant de revenir sur la nature du principe premier. L’antinomie du principe demande, on l’a dit, de conjuguer une relative homogénéité du principe premier à ce dont il est principe et son statut absolument premier, qui suppose sa différence d’avec les principiés. Alexandre recourt pour cela à un axiome qui, à mon sens, innerve toute sa métaphysique. Ce principe (qu’on pourrait appeler, pour aller plus vite, principe de causalité du maximum) consiste à soutenir que, dans un ensemble de choses instanciant la propriété x, ce qui est x au plus haut degré est aussi nécessairement la cause de l’être-x pour tous les autres éléments de l’ensemble – et réciproquement, ce qui est cause de l’être-x doit lui-même instancier x au plus haut degré. Cet axiome, Alexandre le trouve entre autres au chapitre α 1 de la Métaphysique, où il est précisément appliqué aux principes premiers des êtres. Alexandre commente ainsi : Mais si les choses éternelles sont des êtres au plus haut point, les causes du fait qu’elles sont toujours sont encore davantage des êtres : du fait qu’elles sont leurs causes, elles sont plus des êtres que et elles sont au plus haut point. Aristote en présente la raison en disant : « et chaque chose en vertu de laquelle la propriété de même nom appartient aussi aux autres possède cette propriété au plus haut point entre [toutes] les autres », car ce à cause de quoi il appartient à certaines choses d’avoir une propriété déterminée et, d’après cela, de posséder, les unes et les autres, le même nom, comme par exemple les choses chaudes, cela est chaud au plus haut point (In Met., 147, 12-18)52. Phys., VIII, 10, 267 b 7-8 et Simplicius, In Phys., 1354, 23-25. Εἰ δὲ τὰ ἀίδια μάλιστα ὄντα, ἔτι μᾶλλον ὄντα τὰ τούτοις αἴτια τοῦ εἶναι ἀεί · διὰ γὰρ τὸ εἶναι αἴτια τούτοις ἐκεῖνα τούτων μᾶλλον ὄντα καὶ μάλιστα ὄντα. Οὗ τὴν αἰτίαν παρέθετο εἰπὼν δι’ ὃ γάρ τισιν ὑπάρχει τὸ τοῖσδέ τισιν εἶναι καὶ συνωνύμοις κατὰ τοῦτο ἀλλήλοις, οἷον θερμοῖς, 51 52

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L’interprétation repose sur trois corrélations énoncées juste avant cet extrait : 1) entre causalité et maximum d’une part, 2) entre être et vérité d’autre part, et 3), enfin, entre être et éternité53. Par un passage a fortiori, la suite du commentaire (le passage cité) va ressaisir ces trois corrélations à un niveau supérieur, celui des causes des choses éternelles : puisqu’elles sont causes et éternelles, leur degré d’être et, corrélativement, leur degré de vérité sont donc supérieurs à ce qu’elles causent. L’identité exacte de ces causes éternelles des êtres éternels n’est pas précisée par Alexandre, mais puisque parmi les êtres éternels il cite l’univers et les astres, ce raisonnement vaut au premier chef pour le premier moteur, la cause motrice première dont le chapitre α 2 établira la nécessité. Le problème classique posé par ce passage est de savoir si συνώνυμον54 doit être pris en un sens technique ou non. La cause instancie-t-elle exactement la même propriété, ou la propriété au même sens que celle qui est présente dans les autres éléments de l’ensemble ? Outre qu’il arrive à Alexandre d’employer le terme de façon assez lâche55, on pourrait s’étonner, si le terme était pris en un sens technique, de l’absence de commentaire spécifique à la notion comme Alexandre en a l’habitude. Par-delà cet argument a silentio, il faut rappeler que la structure même du principe de causalité du maximum va à l’encontre de ce qu’Alexandre dit de la synonymie au sens technique dans son commentaire à Γ. La synonymie exige une égalité dans la prédication : « C’est avec un droit égal et de façon similaire [καὶ ἰσοτίμως καὶ ὁμοίως] que toutes partagent et participent à l’essence manifestée par le genre qui leur est attribué » (241, 10-12)56. Puisque le principe de causalité du maximum implique une inégalité dans l’attribution maximale de la propriété (au sens large) à la cause, il suppose nécessairement que l’ensemble formé par les porteurs de cette propriété soit un ensemble différencié, avec au moins deux niveaux : la cause et le reste de l’ensemble. Or, à l’inverse, un homme n’est pas plus un animal qu’un bœuf ou une grenouille. ἐκεῖνο μάλιστα θερμόν. J’ai tenté une interprétation de ce passage dans G. Guyomarc’h, L’Unité de la métaphysique selon Alexandre d’Aphrodise, 2015, p. 107 sq. 53 Cf. In Met., 147, 8-12. 54 Le terme est déjà dans Aristote, cf. 993 b 25. 55 Par exemple en De mixt., 235, 5. 56 L’idée est également présente en In Met., 244, 3. Ce point paraît faire difficulté, parce qu’Aristote affirme que seuls les synonymes sont comparables ou peuvent admettre des degrés – en Phys., VII, 4 et Topiques I, 15. Mais ce sont là des passages qui opposent seulement synonymes et homonymes, sans le cas des ἀφ’ ἑνὸς καὶ πρὸς ἕν. Du reste, il faut sans doute distinguer les cas de synonymie dans la catégorie de la substance de ceux dans les autres catégories.

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De plus, dans au moins trois passages du Commentaire à la Métaphysique57, Alexandre affirme clairement que les différentes substances ne forment pas un genre mais une série d’antérieurs et de postérieurs. Il y a donc un « ordre » (τάξις) entre les substances premières, celles qui sont inengendrées, immobiles et incorporelles, et les autres genres de substances, celles qui sont éternelles mais en mouvement et celles enfin qui sont prises dans la génération et la corruption. Ce n’est de surcroît pas parce la philosophie première peut revendiquer une étude de la substance en général58 que, pour autant, celle-ci forme un genre au sens strict. Si donc la cause première est une substance absolument antérieure à toute autre –  et elle l’est  –, alors cela revient bien à affirmer qu’elle n’est pas substance au même sens que le sont les substances astrales ou naturelles59. Enfin, en un passage de son commentaire à Λ  4, d’après Averroès60, Alexandre refuse explicitement que le premier moteur de toutes choses soit synonyme avec tous les autres moteurs, parce qu’il est commun à tout mobile et ultime. S’il y a synonymie, dit Alexandre, elle est à prendre en un sens large, celui, suppose-t-on, du partage du nom. Le principe de causalité du maximum institue donc un décrochage ou une différenciation au sein d’un ensemble au premier abord homogène. Ou, plus rigoureusement, cet ensemble (celui des êtres en général et plus précisément des substances) n’est justement pas « homogène » au sens strict, si l’on entend par là l’unité d’un genre. Alexandre se donne donc les moyens techniques de penser l’antinomie du principe en corrélant, grâce à la même structure, la causalité du principe et un statut spécial qui garantit sa primauté, et prémunit par là le discours de toute régression à l’infini. La même logique se retrouve dans le De anima, quand Alexandre expose la nécessité d’un intellect agent iden In Met., 250, 30-32 ; 251, 21-23 ; 251, 34-36. Voir les mentions de la résolution des apories de B sur la substance en 246, 13-17 et 257, 10-16. Pour l’idée que la philosophie première étudie la substance en général, voir par exemple 245, 14-16 et 246, 9-10. 59 En 196, 11-12, à propos de la cinquième aporie de B, Alexandre semble dire l’inverse : καὶ ὅτι μὴ δόξει πλείω εἶναι, δείξει διὰ τοῦ ἀνελεῖν τὰ λεγόμενα, « et qu’à son avis il n’y a pas plusieurs , c’est ce qu’il montrera en réfutant les propos  ». Néanmoins, cette affirmation doit être comprise dans son contexte dialectique, comme annonçant les objections qui vont suivre à l’encontre des thèses académiciennes. La question de la pluralité des genres des substances est en fait restreinte un peu avant à la pluralité de substances non sensibles (196, 5-6 où τῶν τοιούτων […] οὐσιῶν ne peut que renvoyer à τινας παρὰ τὰς αἰσθητάς). 60 Cf. Averroès, p. 1529-1530 Bouyges, qui correspondent aux fragments 20 a et 20 b relevés par J. Freudenthal, dans Die durch Averroes erhaltenen Fragmente Alexanders zur Metaphysik des Aristoteles, Berlin, 1884. 57 58

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tique à la cause première61. Comme il est connu, Alexandre y joue sur une double analogie avec la lumière et le bien, mais dans ce dernier cas, c’est nécessairement plus qu’une analogie, puisque le premier moteur est aussi le bien auquel toutes choses tendent. Or le bien n’est pas un terme synonyme62. La nature de la cause première se détermine ainsi comme le premier terme d’une série ordonnée. Cette série est clairement lisible dans la Quaestio I.1, qui se donne pour projet d’établir l’existence et la nature du premier principe. Le raisonnement sur la nature de la cause première s’effectue en deux temps principaux, sur son intelligibilité, puis sur son caractère désirable63. Mais ces deux moments suivent le même mouvement, que l’on peut synthétiser de la manière suivante : 1) toute forme est plus intelligible et plus belle, donc plus désirable, que la matière ; 2) la forme dans le genre64 de la substance est plus intelligible et plus belle que celle qui est dans autre chose, parce que c’est à cause d’elle que sont les autres choses ; 3) la forme a) qui est simple au plus haut point, b) qui est au plus haut point et c) qui est toujours en acte, est dès lors plus intelligible et plus belle que toute autre chose. Ces trois étapes dessinent donc quatre niveaux d’être et d’intelligibilité : 1) la matière ; 2) la forme dans les catégories secondaires ; 3) la forme substantielle qui est dans une substance composée ; 4) la forme substantielle mais absolument simple et dépourvue de toute puissance, qui est la cause première. La gradation décrite dans la Quaestio n’est donc pas strictement continue et la différence de degré emporte avec elle une certaine différence de nature. Parce que cette série est linéaire, Alexandre peut poser une relative homogénéité du principe premier à ce qu’il fonde. Mais parce que cette série ne forme pas un genre de synonymes, Alexandre peut également maintenir une relative hétérogénéité, seule susceptible de préserver la principialité du principe premier –  celle-là même que, pour Alexandre, les stoïciens méconnaissent.

Alexandre, DA, 88, 17-89, 12. Cf. DA, 89, 2-5 et In Met., 244, 9-24. 63 Quaestio I.1, respectivement 4, 9-17 et 4, 17-26. 64 L’interprétation catégoriale de καὶ τῶν ἐν τῇ οὐσίᾳ (4, 12-13) est confirmée par l’expression ἔν τινι ἄλλῳ τῶν γενῶν (4, 23). 61 62



Alexandre d’Aphrodise et le Premier Moteur comme Principe

Remarques sur la causalité du principe premier L’antinomie du principe dans sa traduction dynamique travaille à l’évidence la conception de la causalité de la cause première, chez Alexandre, comme déjà chez Aristote. Il reste en effet à comprendre comment la cause première, si elle n’est pas exactement au même sens que tout le reste, pourrait être cause de l’être et de l’intelligibilité des autres substances, comme l’indique le De anima quand l’intellect agent est nommé cause première. La réponse est qu’elle le peut parce que sa causalité ne prend pas place dans un classique modèle de transmission causale ou, selon l’expression consacrée, de causalité par contagion65. Dans ce modèle, ce qui possède une propriété donnée transmet, par contact, cette même propriété à une autre chose. Même chez Aristote, dans la causalité ordinaire, ce modèle doit être pris avec prudence66. Il ne peut a fortiori être appliqué tel quel à la cause première, en raison, d’une part, de sa différence d’être avec ses principiés et du fait, d’autre part, qu’elle ne produit évidemment ni l’être ni l’intelligibilité dans le monde, pas plus que la lumière ne produit la couleur67. La finalité est la réponse péripatéticienne bien connue à cette difficulté, mais Alexandre a ceci de propre qu’il en systématise l’extension, depuis le mouvement élémentaire jusqu’à celui des astres. Outre son extension, c’est son fonctionnement qu’Alexandre amplifie : tout être, y compris les inanimés, est mû par une tension vers la perfection de sa forme68. Seulement, ici, les textes69 laissent entendre que le premier principe est cela même que visent les choses – non pas seulement, donc, leur bien propre, mais le Bien suprême70. La visée du premier moteur est 65 Sur ce modèle, cf., entre autres, A.  P.  D.  Mourelatos, « Aristotle’s Rationalist Account of Qualitative Interaction », Phronesis 29, 1984 (1), p. 1-16 ; T. Scaltsas, « The Logic of the Dilemma of Participation and of the Third Man Argument », Apeiron 22, 1989, p. 67-90. 66 Voir par exemple A. Marmodoro, « Causation without Glue : Aristotle on Causal Powers », dans C. Viano, C. Natali et M. Zingano (éd.), Aitia I. Les quatre causes d’Aristote : origines et interprétations, Louvain, Peeters, 2013, p. 221-246. 67 En référence au DA, 89, 1-3 (analogie entre l’intellect agent et la lumière). Sur la couleur et la lumière, voir DA, 42, 4 sq. et sur l’origine physique des couleurs, In De sensu, en particulier 63, 16 sq. 68 Sur tous ces points, voir M. Rashed, Alexandre d’Aphrodise, Commentaire perdu à la Physique d’Aristote, 2011, p. 126-150. 69 Outre le passage célèbre sur l’aimant dans la Quaestio II.23, voir aussi, pour la thèse selon laquelle tous les êtres tendent vers leur acte, c’est-à-dire vers leur bien – voire que toutes choses désirent le bien : In Met., 15, 4 ; 22, 18 ; 160, 12 ; In Top., 226, 15. 70 In Met., 22, 18-20, par exemple.

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inhérente à tous les êtres et n’est pas un résultat global de la mécanique du monde. Mais il faut rappeler la distinction entre deux types de finalités : celle, interne à l’agent, qui provoque sa transformation, et celle, externe, à laquelle l’agent désire s’assimiler autant que possible, comme l’esclave au maître ou les gouvernés au roi71. Or Alexandre semble considérer qu’en cherchant à s’assimiler au premier principe, les différentes substances visent leur perfection propre, et réciproquement72. Il s’agit bien toujours de deux finalités distinctes, mais, dans les faits, si elles se réalisent, elles le font conjointement au point d’être indiscernables. Par là, le système alexandrinien se clôt73 : l’univers devient impensable sans la position d’une Fin suprême et ne peut être confondu, même au niveau sublunaire, avec un monde épicurien. Le premier principe n’est plus en ce sens le simple garant de la permanence du monde, comme Alexandre le soutient régulièrement et de façon sans doute assez traditionnelle74, mais il le dynamise, dès les niveaux les plus frustes du mouvement élémentaire, vers le Bien. Cette orientation finalisée, ascendante, n’est cependant pas le tout de la réponse alexandrinienne à la fondation du principe. S’y ajoute encore, moyennant la question de la providence, un mouvement descendant, celui de la diffusion de la puissance divine. Mais si le thème de la providence se donne à l’époque post-hellénistique comme un test de l’efficacité causale du premier principe, alors il faut aussi souligner qu’Alexandre s’efforce de construire une telle efficacité tout en procédant à sa double limitation. 71 En référence à Mét., Λ, 7, 1072 b 2, voir Alexandre d’après Averroès, fr. 30 Freudenthal  = Averroès, p.  1605  Bouyges, traduit en français par M.  Rashed, Alexandre d’Aphrodise, Commentaire perdu à la Physique d’Aristote, 2011, p. 130. Cf. aussi la Quaestio I.25, 40, 17-18. 72 Voir l’ordre du raisonnement dans le De princ., § 21-23. 73 En raison principalement de la prégnance du principe de causalité du maximum, en raison aussi de la théorie du mouvement élémentaire, en raison enfin de la description de la causalité du premier moteur dans le De princ., le second schéma de la causalité du premier moteur proposé par M. Rashed me semble être le bon (voir les deux schémas dans Alexandre d’Aphrodise, Commentaire perdu à la Physique d’Aristote, 2011, p. 159161). Le premier schéma maintient une part d’indétermination en cantonnant l’effet mimétique de la causalité du premier moteur au premier mû, chaque autre chose visant son bien propre. Le second schéma entérine la dépendance ontique de tous les êtres sans exception à l’égard de la cause première. 74 De princ., § 128 et 130. Voir aussi le fragment grec du De prov., dans Cyrille, Contra Julianum, III, 625  c, fr.  3  Grant ; Quaestio I.25, 41, 12 ; et, déjà Théophraste, Métaphysique, 4 b 15-16. La référence est sans doute à Aristote, De la génération et de la corruption, II, 10.

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Alexandre d’Aphrodise et le Premier Moteur comme Principe

En premier lieu, le sujet de la providence n’est pas le premier moteur. En toute rigueur (quoique Alexandre déroge parfois lui-même à cette rigueur75), il n’y a de providence que du supralunaire vers le sublunaire. La providence résulte de l’action mécanique de la rotation des sphères qui exerce une puissance divine (θεία δύναμις)76. Or, quoique cette providence ne soit pas accidentelle (puisque cela reviendrait à réduire son efficacité), elle ne se produit pas non plus par soi ou προηγουμένως, puisque cela impliquerait d’inféoder le supralunaire au sublunaire77. Elle ne s’exerce donc qu’en « seconde intention », comme le dit l’arabe du De Providentia (’alâ al-qasd al-thânî), c’est-àdire comme par surcroît, sans que l’effet soit intentionnellement visé par les sphères elles-mêmes. Si Alexandre peut parfois déroger à la rigueur évoquée et parler du Dieu comme source de la providence, c’est bien sûr parce qu’in fine tout mouvement supralunaire résulte du désir des sphères pour le premier principe. Celui-ci est donc de facto, en dernière instance, responsable de la providence, mais de façon seulement indirecte. La providence alexandrinienne confine ainsi au paradoxe puisqu’elle n’est que l’effet indirect d’une action qui ne se réalise qu’en seconde intention. Mais tel est le prix à payer dans un cosmos finalisé où le premier principe doit également être le Bien et la Fin suprêmes. Que sa responsabilité, si l’on peut dire, soit indirecte le prémunit contre une intégration dans une chaîne infinie des causes et préserve sa primauté absolue. La seconde limite concerne le fait que la providence garantit l’éternité des espèces et ne descend pas jusqu’aux individus. L’action de la puissance divine pénètre certes la totalité du monde et maintient ses parties ensemble78. Alexandre récupère ainsi, peut-être via le De mundo, une partie de l’immanence mécanique, c’est-à-dire aussi bien de l’efficace du dieu stoïcien. Surtout, dans la ligne d’Aristote, il empêche ainsi le monde d’être une « mauvaise tragédie », une simple accumulation d’épisodes 75 Cf., par exemple, De prov., p. 93, 8-95, 16 Ruland (traduit par M. Rashed dans Essentialisme. Alexandre d’Aphrodise entre logique, physique et cosmologie, Berlin, de Gruyter, 2007, p. 283-284). 76 Pour la notion de puissance divine, cf. In Met., 104, 8 ; In Meteor., 7, 11 ; De prov., p. 77, 12 Ruland ; Quaestio II.3, 47, 30 sq. et 49, 29 ; Mantissa, 172, 17. L’expression se lit déjà dans le De mundo, 6, 397 b 19 ; 398 b 8. 77 Cf. De prov., p. 63 Ruland ; Quaestio I.25, 41, 8 sq. ; Quaestio II.19, 63, 15 sq. ; Quaestio II.21, 65, 25 sq. 78 De princ., § 128 (voir C. Genequand, Alexander of Aphrodisias On the cosmos, 2001, p. 113.).

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sans réel lien entre eux79. L’action providentielle doit concerner le sublunaire, car l’inverse revient à faire des dieux des êtres jaloux et négligents, indignes de leur divinité. Or le dieu ne peut pas ne pas exécuter ce dont il est capable et ne peut pas ne pas vouloir ce qu’il peut80. L’action providentielle est toutefois hiérarchisée : toute chose sublunaire ne la reçoit pas à égalité, mais chacune la reçoit à la mesure de ses capacités, en fonction de la nature de sa matière81. À mesure que l’on descend l’échelle des êtres, la puissance divine se dissipe. Or cette dernière limitation, pour Alexandre, ne remet pas en cause la puissance du premier principe. Comme le souligne un passage du De fato, juste après avoir évoqué contre les stoïciens la nécessité d’une cause première, un événement contraire à l’ordre du roi ne supprime pas son pouvoir : Il est faux que toute transgression d’un ordre soit à même de détruire ce dans quoi il existe. Il n’est pas impossible en effet que se produisent aussi certains événements contraires à l’ordre du roi, sans pour autant qu’ils en viennent à corrompre totalement la royauté. Et si quelque chose de la sorte se produit dans le monde, pour autant cela ne rompra pas non plus totalement le bonheur du monde – tout comme le bonheur d’une maison et celui de son maître ne le seront pas par l’éventuelle négligence des serviteurs (De fato, 196, 7-12)82.

Dans le corpus alexandrinien, on ne trouve pas, sauf erreur, de réutilisation de la métaphore aristotélicienne de l’armée, telle qu’elle est présente en Λ 1083. Les analogies avec la maison (présente en Λ 10) et la cité (probablement absente de Λ 1084) sont en revanche monnaie cou Selon la formule de Mét., N, 3, 1090 b 20, contre Speusippe ; cf. déjà Λ, 3, 1070 a 1. Voir les affirmations fortes du De prov., p. 7 Ruland (fr. 1 Grant), avec une référence sans doute à Mét., A, 2, 983 a 1-2. Le passage prend place dans la présentation de la thèse de la providence intégrale, mais ces prémisses sont reprises ensuite, p. 9 Ruland, et Alexandre les fait jouer contre la position niant l’existence d’une providence. 81 De prov., p. 85-87 Ruland. Voir déjà De mundo, 6, 397 b 35. 82 Οὐ πᾶσα δὲ τάξεως παράβασις ἀναιρετικὴ τῶν ἐν οἷς γίνεται· γίνεσθαι γὰρ ἔνια καὶ παρὰ τὴν τοῦ βασιλέως τάξιν οὐκ ἀδύνατον, ἃ οὐ πάντως τῆς βασιλείας ἤδη γίνεται φθαρτικά, οὐδὲ εἴ τι τοιοῦτον ἐν τῷ κόσμῳ γίνοιτο, πάντως ἤδη τοῦτο λύει τὴν εὐδαιμονίαν τοῦ κόσμου, καθάπερ οὐδὲ τὴν τοῦ οἴκου καὶ τὴν τοῦ δεσπότου ἡ τυχοῦσα τῶν οἰκετῶν ῥᾳδιουργία. 83 Voir la remarque de S. Fazzo, « L’exégèse du livre Lambda de la Métaphysique d’Aristote dans le De princ. et dans la Quaestio  I.1 d’Alexandre d’Aphrodise », Laval théologique et philosophique 64, 2008 (3), p. 617. 84 La citation finale d’Homère en 1076 a 4 (Iliade, II, 204) pourrait fournir une prise à cette analogie politique, avec le terme de « κοίρανος », mais le contexte de la ci79

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Alexandre d’Aphrodise et le Premier Moteur comme Principe

rante. La puissance divine correspond ainsi non pas au gouvernant luimême, mais à son autorité85. C’est cependant bien en visant une certaine « unité » que les parties de la maison sont elles-mêmes unes86. Dans l’interprétation d’Alexandre, il ne fait pas de doute que ce que visent les différents membres de la maisonnée, c’est, directement, le chef de celleci, c’est-à-dire, au niveau du monde, le plus excellent des êtres87. Mais cette puissance est limitée, comme l’est celle du gouvernant ou du chef de famille, lequel ne se préoccupe pas « des fourmis et des souris », qui sonnent comme un écho des vers et des moustiques du démiurge stoïcien88 – autant de « détails »89 indignes de son commandement, c’est-àdire, dans le cas du divin, de sa dignité et, de façon non métaphorique, de sa primauté. Le même critère de dignité, c’est-à-dire de primauté, fonctionne à la fois dans la nécessité d’une providence à l’égard du sublunaire et dans la limitation de cette action divine. La dégradation de la puissance divine n’est toutefois pas un simple défaut de sa part. Ce que montre le passage cité du De fato est même qu’en toute rigueur, il ne s’agit pas d’une impuissance subjective du divin, si l’on entend par là, pour filer la métaphore, une inefficacité de son autorité. Par impuissance, il faut bien plutôt entendre ici que les éventuels événements contraires à l’ordre du roi ne concernent même pas sa régence, autrement dit que les singularités sublunaires ne font simplement pas l’objet de la puissance divine, qu’elles n’entrent pas dans son champ d’action. Dès lors, elles ne peuvent être tenues pour contraires à son ordre : il n’y a pas d’illégalité dans les silences de la loi. Certes, les motifs de la limitation de la puissance divine et, indirectement, de l’efficace du premier principe sont théologiques : préserver tation dans Homère fait davantage pencher pour un sens militaire, qui se situerait peutêtre alors, chez Aristote, dans la continuité de l’analogie employée au début du chapitre Λ 10. Je remercie M. Crubellier pour notre discussion à ce sujet. L’analogie politique est néanmoins un topos dans les traités post-hellénistiques sur la providence. 85 De princ., § 129. 86 De princ., § 133, à comparer avec Aristote, Mét., Λ, 10, 1075 a 18-19. 87 Pour une interprétation similaire – mais à mon sens discutable – d’Aristote, voir par exemple D. Sedley, « Metaphysics Λ 10 », dans M. Frede et D. Charles (éd.), Aristotle’s Metaphysics Lambda, Symposium Aristotelicum, Oxford, Clarendon Press, 2000, p. 328-333. 88 Comparer De prov., p. 25 Ruland (cf. la traduction donnée par F. Zimmermann dans R. Sorabji (éd.), The Philosophy of the Commentators 200-600 AD, vol. 2, Physics, Londres, Duckworth, 2004, p. 81), et De mixt., 226, 24-30. 89 Outre le passage du De providentia cité à la note précédente, voir déjà De mundo, 6, 398 b 4-6.



Gweltaz Guyomarc’h

ainsi la « gloire » du divin rend possible une théodicée qui le déresponsabilise du mal90. Mais le point de vue est également épistémologique : la théorie produite est ainsi conforme aux phénomènes, parce qu’elle rend raison de l’existence des individus91. Or tel est le critère de la supériorité de la doctrine aristotélicienne, avancé par le De principiis92. Un monde intégralement gouverné par la providence serait un monde de pures espèces jamais instanciées. Il est essentiel que le pouvoir divin n’aille pas jusqu’au singulier, non pas seulement parce que c’est indigne de lui, mais parce que cela reviendrait à supprimer toute accidentalité, c’est-à-dire aussi bien toute contingence et donc toute liberté. Pour filer l’analogie du passage du De fato : un monde intégralement gouverné par la providence aurait tout d’une tyrannie93. La critique adressée au dieu du Portique qui pénètre corporellement toute chose croise la critique de ce qu’Alexandre interprète comme un nécessitarisme stoïcien. Il y a ainsi des raisons systématiques, voire, si l’on préfère, ontologiques, et non pas uniquement axiologiques et théologiques, à maintenir une impuissance minimale du principe : c’est qu’un péripatéticien doit absolument ménager dans le monde une place au non-être et à l’accident94 afin de maintenir la différence modale qui distingue le supralunaire et le sublunaire. La distinction est, plus précisément, à trois termes : le niveau de ce qui est toujours selon l’ordre cosmique, qui correspond aux substances supralunaires, le niveau de ce qui ne l’est que la plupart du temps, qui correspond aux régularités sublunaires, le niveau enfin de ce qui ne prend part à l’ordre cosmique que très faiblement, qui correspond dans l’analogie aux esclaves de la maisonnée et, dans la nature, à ce qui se produit par hasard ou spontanément95. Au-delà de sa simple dimension théologique, qui a partie liée au contexte polémique, la thèse de la limitation de la puissance divine permet donc, dans l’antinomie du principe, de répondre à la nécessité de la différence entre principe et principiés. 90 Cf. fr. 36 Freudenthal (R. Sorabji (éd.), The Philosophy of the Commentators 200600 AD, vol. 2, Physics, 2004, p. 70) et De prov., p. 31 Ruland. 91 Voir en particulier De prov., p.  89-91  Ruland et, dans le corpus grec, Quaestio I.25, 41, 8 sq. ; Quaestio II.19, 63, 15 sq. ; Quaestio II.21, 65, 25 sq. 92 Comparer les § 2 et 145 du De princ. et la Quaestio I.1, 4, 4-7. 93 Sur l’analogie politique dans le traitement impérial de la providence, cf. J. Ferguson, Moral Values in the Ancient World, New York, Arno Press, 1979, p. 196-198. Je remercie A. Michalewski d’avoir attiré mon attention sur cette référence. 94 Sur le lien entre les deux, voir par exemple Mantissa, 169, 33 sq. 95 De princ., § 134-135.



Alexandre d’Aphrodise et le Premier Moteur comme Principe

À ce stade, la doctrine alexandrinienne de la causalité du premier principe pourrait apparaître comme inutilement complexe : elle cherche à conjoindre causalités finale (du premier moteur comme Fin suprême) et motrice au sens strict (du premier mû vers le reste des moteurs supra- et sublunaires), à conjoindre aussi vitalisme et mécanisme96, à ménager enfin une place à l’impuissance objective du premier moteur sans remettre en question la puissance divine qui émane indirectement de sa présence. On pourra toujours voir dans cette doctrine une cote mal taillée, résultant d’un éclectisme mal assumé, ou, un peu moins sévèrement, y déceler la conséquence de pressions diverses, à la fois exégétiques et polémiques. Mais, plus charitablement, cette doctrine peut aussi se lire comme accomplissant le projet d’une science des premiers principes et des premières causes, qui cherche à résoudre l’antinomie du principe à même sa traduction dynamique, après sa résolution dans la question de sa nature. La distinction de ces deux perspectives constitue certes une construction interprétative. Mais on espère avoir montré comment l’ensemble du traitement alexandrinien du premier moteur comme principe premier est commandé par cette difficulté, cette antinomie authentiquement métaphysique, initialement posée par Aristote.

Comme l’a noté M.  Rashed, Alexandre d’Aphrodise, Commentaire perdu à la Physique d’Aristote, 2011, p. 152. 96



NUMÉNIUS D’APAMÉE PRÉCURSEUR DE PLOTIN DANS L’ALLÉGORÈSE DE LA THÉOGONIE D’HÉSIODE : LE MYTHE D’OURANOS, KRONOS ET ZEUS Angela Longo (Università dell’Aquila)*

Introduction Dans son élaboration des principes du platonisme, Plotin (iiie siècle de notre ère) puise autant à des sources philosophiques que poétiques, en l’occurrence à la Théogonie d’Hésiode et, en particulier, à son mythe d’Ouranos, Kronos et Zeus. Et dans la mise en œuvre de ce mélange entre des textes philosophiques et hésiodiques, il a pu suivre les traces d’un platonicien antérieur, Numénius d’Apamée (iie siècle de notre ère). Plus précisément, l’interprétation allégorique du mythe hésiodique relatif à la naissance et à l’accession successive au pouvoir d’Ouranos, Kronos et Zeus que Plotin développe à travers plusieurs traités cherche à comprendre – le fait est connu – comment ces trois dieux de la tradition grecque correspondent aux trois principes incorporels de son propre système. Pour Plotin en effet, Ouranos correspondrait à l’Un/Bien, Kronos à l’Intellect/Beau et Zeus à l’Âme1. Le mode sur lequel procède cette allégorèse a été traité par des chercheurs tels que J. Pépin, P. Hadot et

* J’ai présenté une première version de ce travail, limitée à Plotin et au mythe d’Hésiode (sans la partie consacrée à Numénius), à l’Université de Liège le 21 septembre 2015, à l’occasion d’un échange Erasmus dans le cadre du cours d’Histoire de la philosophie antique de M.-A.  Gavray, que je remercie pour sa généreuse hospitalité à cette occasion ainsi que pour avoir eu la gentillesse de traduire avec soin mon texte de l’italien vers le français. Je remercie ma collègue D. P. Taormina pour sa lecture d’une première version de ce travail. 1 Voir les traités 5 (V 9), 30 (III 8) et 50 (III 5). Dans ce dernier, on assiste à une contamination du mythe hésiodique par le Banquet de Platon, raison pour laquelle tant la figure de Zeus que celle d’Aphrodite semblent confluer vers l’hypostase de l’Âme. Les principes cosmologiques du platonisme. Origines, influences et systématisation, éd. par Marc-Antoine Gavray et Alexandra Michalewski, Turnhout, Brepols, 2017 (Monothéismes et Philosophie 23), p. 167-185. FHG DOI 10.1484/M.MON-EB.5.114803

Angela Longo

L. Brisson2, raison pour laquelle je ne me propose pas de reprendre ici des thèmes et des aspects déjà discutés. En revanche, ce que je présente tient plutôt de l’essai sur les prémices numéniennes de l’allégorie plotinienne, sujet qui, à notre connaissance, n’a pas encore fait l’objet d’un examen approfondi.

Numénius et le mythe hésiodique d’Ouranos, Kronos et Zeus Philosophe pythagoricien et platonicien3, Numénius d’Apamée connaissait certainement le mythe d’Ouranos, Kronos et Zeus tel que le racontait Hésiode dans sa Théogonie. Il devait le connaître non seulement en raison de sa culture grecque, dans la mesure où ce mythe faisait partie de la tradition hellénique au sujet des dieux, de leur naissance, de 2 Voir J.  Pépin, « Plotin et les mythes », dans Mythe et allégorie. Les origines grecques et les contestations judéo-chrétiennes, Paris, Études augustiniennes, 1976, p. 190209 ; P. Hadot, « Ouranos, Kronos and Zeus in Plotinus’ Treatise Against the Gnostics », dans H. J. Blumenthal et R. A. Markus (éd.), Neoplatonism and Early Christian Thought, Londres, Variorum Publications, 1981, p. 124-137 ; L. Brisson, Introduction à la philosophie du mythe. Tome 1 : Sauver les mythes, Paris, Vrin, 20052, p. 26-42 et p. 103-112. V. Cilento avait déjà signalé la présence de groupes de vers issus de la Théogonie d’Hésiode dans les traités de Plotin afin de souligner la profondeur de la culture littéraire qui s’y exprime, « Mito e poesia nelle Enneadi di Plotino », dans Les Sources de Plotin. Entretiens sur l’Antiquité classique V, Vandœuvres – Genève, 1960, p. 243-323, et « Stile, linguaggio e poesia », dans Saggi su Plotino, Milano, Mursia, 1973, p. 201-239. F. Bouffière avait pour sa part mis en lumière la différence entre l’allégorèse du mythe hésiodique d’Ouranos, Kronos et Zeus par le stoïcien Cornutus d’un côté, qui optait pour une perspective physique, et par Plotin de l’autre, qui adoptait au contraire une perspective métaphysique, dans Les Mythes d’Homère et la pensée grecque, Paris, Les Belles Lettres, 1973, p. 531-535. 3 À notre avis, l’essai de H.-C. Puech reste inégalé pour la doctrine et la méthode : « Numénius d’Apamée et les théologies orientales au second siècle », dans Annuaire de l’Institut de philologie et d’histoire orientales et slaves, vol.  II (Mélanges  J. Bidez), Bruxelles, Secrétariat de l’Institut, 1934, p. 745-778, republié ensuite dans En quête de la Gnose. 1. La Gnose et le temps, Paris, Gallimard, 1978, p. 25-54. On trouve d’autres études importantes sur Numénius dans J. Dillon, The Middle Platonists, 80 B.C. to A.D. 220, Revised Edition with a New Afterword, Londres, Duckworth, 1996 (1977), p. 361379, et dans M. Frede, « Numenius », dans Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, vol. 36.2, Berlin, de Gruyter, 1987, p. 1034-1075. Pour une présentation de Numénius récente et largement mise à jour, on consultera P.  P.  Fuentes  González, « Numénius d’Apamée », dans R. Goulet (éd.), Dictionnaire des philosophes antiques, vol. 4 : de Labeo à Ovidius, Paris, CNRS Éditions, 2005, p. 724-740, et pour une présentation plus succincte M. Edwards, « Numenius of Apamea », dans L. P. Gerson (éd.), The Cambridge History of Philosophy in Late Antiquity, vol. 1, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 115-125.

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Numénius d’Apamée précurseur de Plotin

leurs liens de parenté et de leurs attributs, ainsi que de leurs luttes pour le pouvoir, mais aussi parce que – en tant que philosophe platonicien – il s’était consacré plus particulièrement à fournir une exégèse de ce passage de l’Euthyphron de Platon (5 e 6-6 c 7) dans lequel on perçoit la réprobation vive du philosophe athénien à l’égard de ce mythe décrivant le comportement punitif que Zeus adopte dans la confrontation avec son père Kronos4. D’après le récit d’Hésiode en effet, Zeus devait enchaîner son père Kronos et lui succéder au pouvoir. Or l’Euthyphron du dialogue éponyme de Platon se sent autorisé à aller au tribunal d’Athènes pour dénoncer son propre père, qui s’est rendu coupable d’un crime, parce que c’est ainsi que Zeus lui-même a agi en punissant Kronos, ce même Zeus qui était considéré par tous comme le meilleur et le plus juste d’entre les dieux. D’après le témoignage d’Eusèbe de Césarée (iiie-ive siècles) dans la Préparation évangélique (XIII, 4, 4), Numénius se serait attelé à clarifier ce passage de l’Euthyphron dans une œuvre intitulée Sur les doctrines secrètes de Platon, qui est citée dans l’extrait suivant : Εἰ μὲν γράφειν ὑποτεινάμενος ὁ Πλάτων περὶ τῆς θεολογίας τῆς τῶν Ἀθηναίων εἶτα ἐδυσχέραινεν αὐτῇ καὶ κατηγόρει ἐχούσῃ στάσεις μὲν πρὸς ἀλλήλους, τέκνων δὲ τῶν μὲν μίξεις τῶν δ’ ἐδωδάς, τῶν δ’ ἀντὶ τούτων πατράσι τιμωρίας ἀδελφῶν τε ἀδελφοῖς ὑμνούσῃ καὶ ἄλλα τοιαῦτα· εἴπερ ὁ Πλάτων ταυτὶ λαβὼν εἰς τὸ φανερὸν κατηγόρει, παρασχεῖν ἂν δοκεῖ μοι τοῖς Ἀθηναίοις αἰτίαν πάλιν κακοῖς γενέσθαι ἀποκτείνασι καὶ αὐτὸν ὥσπερ τὸν Σωκράτην. Ἐπεὶ δὲ ζῆν οὐκ ἂν προείλετο μᾶλλον ἢ ἀληθεύειν, ἑώρα δὲ ζῆν τε καὶ ἀληθεύειν ἀσφαλῶς δυνησόμενος, ἔθηκεν ἐν μὲν τῷ σχήματι τῶν Ἀθηναίων τὸν Εὐθύφρονα, ὄντα ἄνδρα ἀλαζόνα καὶ κοάλεμον καὶ εἴ τις ἄλλος θεολογεῖ κακῶς, αὐτὸν δὲ τὸν Σωκράτην ἐπ’ αὐτοῦ τε καὶ ἐν τῷ ἰδίῳ σχηματισμῷ ἐν ᾧπερ εἰωθότως ἤλεγχεν ἑκάστῳ προσομιλῶν. Si, après s’être proposé d’écrire sur la théologie des Athéniens, Platon s’était mis à la vilipender, à lui reprocher de contenir des luttes intestines, des incestes de parents avec leurs enfants et des festins où ceux-ci étaient mangés, de raconter leurs vengeances de ces forfaits sur des pères, ou celles de frères sur des frères et autres crimes pareils, si donc Platon, s’emparant de ces récits, les avait réprouvés ouvertement, il aurait, me semble-t-il, fourni aux Athéniens l’occasion de réitérer leur forfait et de le mettre à mort, lui aussi, comme Socrate ; mais comme il n’aurait pas préféré vivre plutôt que dire la vérité, comme d’autre part il voyait un moyen de vivre en la disant sans risque, il mit dans le personnage des 4 Rappelons que, d’après le mythe, Kronos avalait ses propres enfants pour empêcher que ne se réalise la prophétie prédisant qu’il serait destitué par un de ses descendants (Hésiode, Théogonie, 459-467).

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Athéniens cet Euthyphron fanfaron et niais, piètre théologien s’il en fut, avec en face de lui Socrate en personne dans le style original qui lui servait d’habitude à confondre tous ceux qu’il fréquentait (Numénius, fr. 23 des Places = Préparation évangélique, XIII, 5, 1, 1-2, 5 des Places ; tr. É. des Places).

De cet extrait, il ressort que Numénius traitait de la conception platonicienne des dieux par contraste avec celle, ordinaire, des Athéniens. Dans cette théologie athénienne traditionnelle, les thèmes que Numénius relève sont les luttes intestines entre les dieux, les incestes, le fait de manger ses enfants et les vengeances de fils contre leurs pères. C’est dans le premier et le dernier thème que s’inscrit le récit hésiodique sur Ouranos, Kronos et Zeus, en particulier sur l’ingestion par Kronos de ses propres enfants à leur naissance et sur la punition que son dernier né – Zeus – lui inflige en l’enchaînant. Numénius considère que, malgré l’aspect macabre de la théologie traditionnelle, Platon a adopté à son égard une conduite prudente, étant donné l’épisode de l’accusation d’impiété et de la condamnation à mort de son maître Socrate5. Dès lors, dans sa critique envers la religion grecque traditionnelle, Platon ne serait pas sorti à découvert de peur de mettre en danger sa propre vie. Néanmoins a-t-il eu recours au stratagème de faire d’Euthyphron, porte-parole de la religion traditionnelle, un théologien exécrable (καὶ εἴ τις ἄλλος θεολογεῖ κακῶς)6 et de lui opposer Socrate, qui le réfute au moyen de sa méthode dialogique habituelle7. Or nous savons par d’autres sources que Numénius appliquait l’allégorie aux textes prophétiques judaïques et aux textes homériques en lien avec la figure d’Ulysse et l’antre des nymphes à Ithaque8. Porphyre offre un témoignage important de cette activité exégétique dans son Antre des Nymphes9. En outre, il nous informe de la vaste allégorèse pratiquée par Numénius et par les pythagoriciens relativement aux textes de Platon, d’Hésiode et d’autres écrits orphiques10. 5 Des références explicites à la condamnation du mythe hésiodique chez Platon se trouvent en Rép., II, 377 e 6-378 a 6 et en Crat., 395 e 5-396 c 2, où toutefois les étymologies d’Ouranos, Kronos et Zeus servent en réalité de rampe de lancement pour l’interprétation allégorique du même mythe de la part des médio- et des néoplatoniciens. 6 Eusèbe, PE., XIII, 2, 5. 7 Observons qu’on tenait pour acquis que Socrate était le porte-parole de Platon, chose qu’on tend désormais à considérer de façon plus problématique. 8 Origène, Contre Celse, I, 15 = Numénius, fr. 1 b des Places. 9 Voir Numénius, fr. 30, 31, 32 et 33 des Places. 10 Porphyre, Sur l’animation de l’embryon, 34, 20-35, 2 Kalbfleisch = Numénius, fr. 36 des Places. Sur le rapport entre les deux philosophes, voir J.-H. Waszink, « Porphy-

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À la lumière de ces données, avançons l’hypothèse que Numénius aurait interprété le mythe hésiodique d’Ouranos, Kronos et Zeus de façon allégorique. En effet, d’après lui (cf. supra fr. 23), Euthyphron développait une théologie exécrable à propos justement du mythe hésiodique de Kronos et de Zeus. Nous pouvons comprendre que la critique tenait au fait qu’Euthyphron en donnait une interprétation littérale servant de prétexte à des agissements discutables. Numénius, en revanche, pourrait avoir donné du mythe une interprétation allégorique dans la suite de son œuvre Sur les doctrines secrètes de Platon, dont le titre renverrait précisément aux doctrines théologiques platoniciennes dont le secret était dévoilé à qui adoptait une interprétation allégorique, et non littérale, des mythes traditionnels. Malheureusement, la suite de l’œuvre n’a pas été conservée. Nous disposons cependant de quelques indices en faveur de notre hypothèse. Le premier indice est la séquence « Grand-père / fils / petit-fils », attribuée à Numénius par Proclus (ve siècle) et commentée au moyen de termes solennels, à savoir « aïeul (πάππος), enfant (ἔγγονος), descendant (ἀπόγονος) »11. Aux dires de Proclus, Numénius avait formulé cette séquence pour désigner respectivement le premier, le deuxième et le troisième dieux de son propre système philosophique. À notre avis, cela pourrait être précisément le résultat d’une lecture allégorique du mythe hésiodique d’Ouranos, Kronos et Zeus, qui entretiennent un tel lien de parenté – Ouranos étant le grand-père, Kronos son fils et Zeus son petit-fils, en tant que fils de Kronos. Numénius aurait simplement réinterprété ces dieux traditionnels comme étant respectivement le premier, le deuxième et le troisième dieux. De plus, si nous lisons avec attention le témoignage que Proclus donne dans son commentaire au Timée de Platon12, nous voyons que, pour celui-ci, il s’agit de déterminer si les rios und Numenios », dans Porphyre. Entretiens sur l’Antiquité classique XII, Vandœuvres – Genève, 1965, p. 35-78 et 79-81 ; M. Zambon, Porphyre et le Moyen Platonisme, Paris, Vrin, 2002, p. 171-250. 11 Rappelons que Proclus avait dédié un commentaire au poème Les Travaux et les Jours d’Hésiode. 12 Proclus, In Timaeum, I, 304, 19 sq. Diehl = Numénius, fr. 21 des Places. Il s’agit de l’exégèse de Timée, 28 c 3-5 : « Découvrir le créateur et père de cet univers est une tâche pénible et, une fois qu’on l’a découvert, il est impossible de l’exprimer à tout le monde ». Sur l’exégèse de ce passage fondamental et sur la métaphore de la paternité chez Numénius, voir M. Baltes, « Numenios von Apamea und der platonische Timaios », Vigiliae Christianae 29, 1975, p. 241-270 ; J. Whittaker, « Numenius and Alcinous on the First Principle », Phoenix 32, 1978, p. 44-154 (dans le contexte philosophique et théologique de son temps, y compris l’arianisme) ; F.  Ferrari, « Gott als Vater und Schöpfer. Zur Rezeption von Timaios 28C3-5 bei eigenen Platonikern », dans F. Albrecht et R. Feld-

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philosophes platoniciens antérieurs avait correctement compris et expliqué la nature du démiurge du Timée. Le compte rendu des opinions des prédécesseurs commence avec la position de Numénius : μὲν γὰρ τρεῖς ἀνυμνήσας θεοὺς πατέρα μὲν καλεῖ τὸν πρῶτον, ποιητὴν δὲ τὸν δεύτερον, ποίημα δὲ τὸν τρίτον· ὁ γὰρ κόσμος κατ’ αὐτὸν ὁ τρίτος ἐστὶ θεός· ὥστε ὁ κατ’ αὐτὸν δημιουργὸς διττός, ὅ τε πρῶτος θεὸς καὶ ὁ δεύτερος, τὸ δὲ δημιουργούμενον ὁ τρίτος. ἄμεινον γὰρ οὕτω λέγειν, ἢ ὡς ἐκεῖνος λέγει προστραγῳδῶν, πάππον, ἔγγονον, ἀπόγονον. Numénius a fait mention de trois Dieux, il appelle le premier « Père », le second « Créateur », le troisième « Création » : car le Monde, selon lui, est le troisième Dieu. Dès lors, dans sa doctrine, il y a deux Démiurges, le Premier Dieu et le Second, et le Troisième Dieu est le Monde créé. Mieux vaux en effet s’exprimer ainsi que de parler comme lui, par une exagération de style tragique, d’ « aïeul », de « enfant » et de « petit-fils » (Proclus, In Timaeum, I, 303, 27-304,5 Diehl, tr. A. J. Festugière).

Proclus me semble traduire les relations de parenté que Numénius posait entre grand-père  / fils  / petit-fils dans la perspective de la démiurgie du Timée de Platon – à laquelle du reste il consacre son propre commentaire. C’est pourquoi il préfère parler de « double démiurge » (δημιουργὸς διττός) pour le grand-père et le fils, et de « produit de la démiurgie » (τὸ δὲ δημιουργούμενον) pour le petit-fils13. Il juge ces termes liés à l’activité artisanale meilleurs que les expressions originales de Numénius, qui résonnent de façon trop pompeuse –  à savoir « aïeul meier (éd.), The Divine Father. Religious and Philosophical Concepts of Divine Parenthood in Antiquity, Leyde – Boston, Brill, 2014, p. 57-69 (pour Numénius en particulier p. 6165). 13 Pour l’exégèse proclienne de Timée, 28 c 3-5 dans son commentaire sur le dialogue platonicien ainsi que pour la notion de démiurgie double chez Numénius ainsi que chez Plotin, voir les travaux de J. Opsomer : « Demiurges in Early Imperial Platonism », dans R. Hirsch-Luipold (Hrsg.), Gott und die Götter bei Plutarch. Götterbilder – Gottesbilder – Weltbilder, Berlin, de Gruyter, 2005, p. 51-99 (il y est question principalement de Numénius aux p. 66-73, d’Atticus, d’Alcinoos et de Plutarque) ; « A Craftsman and his Handmaiden. Demiurgy According to Plotinus », dans T. Leinkauf et C. Steel (éd.), Platons Timaios als Grundtext der Kosmologie in Spätantike, Mittelalter und Renaissance / Plato’s Timaeus and the Foundations of Cosmology in Late Antiquity, the Middle Ages and Renaissance, Louvain, Leuven University Press, 2005, p. 67-102 (il y est question de Plotin, Porphyre et Jamblique) ; « To Find the Maker and Father. Proclus’ Exegesis of Plato Tim. 28 c 3-5 », Études Platoniciennes 2, 2006, p. 261-283 (on trouve de manière synthétique l’analyse du récit proclien à propos du démiurge chez les médio- et néo-platoniciens, ainsi que la position de Proclus lui-même et de son maître Syrianus).

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(πάππος), enfant (ἔγγονος), descendant (ἀπόγονος) ». À ses oreilles, lui qui vit à des siècles de l’asianisme rhétorique pratiqué par son prédécesseur14, ces mots sonnent de façon excessivement solennelle, car ils sont plus propres à la composition poétique qu’à la prose philosophique. Dès lors, les termes solennels que Proclus attribue explicitement à Numénius ne me semblent pas résulter de l’exégèse du Timée. J’avance plutôt l’hypothèse qu’ils naissent justement de la lecture numénienne de la partie de la Théogonie d’Hésiode dans laquelle il est question des trois dieux : Ouranos (le grand-père), Kronos (le fils) et Zeus (le petit-fils). Numénius aurait donc transposé à ses trois dieux les liens de parenté du mythe hésiodique, faisant précisément correspondre au grand-père le premier dieu, au fils le deuxième dieu et au petit-fils le troisième dieu15. Autrement dit, il aurait interprété le mythe hésiodique de façon à en conserver le lien généalogique, mais de façon aussi à identifier dans une autre perspective – à savoir selon sa propre spéculation philosophique – les tenants de ce lien généalogique, lesquels n’ont pas de nom propre mais sont plutôt hiérarchiquement distingués entre un premier, un deuxième et un troisième dieux, et sont ensuite décrits en termes d’intellect, d’activité intellectuelle et de pensée discursive, respectivement, un ensemble de prérogatives qui ne pouvaient être extraites du texte hésiodique de départ qu’au moyen de l’allégorèse16. 14 Sur la langue et le style, cf. Numénius, Fragments, texte établi et traduit par É. des Places, Paris, Les Belles Lettres, 1973, p. 32-34. 15 S’agissant des trois dieux, Numénius peut aussi s’être inspiré des trois rois de la Lettre II (312 e-313 a) attribuée à Platon, comme l’a remarqué L. Brisson dans un autre contexte (à savoir dans une confrontation avec la littérature gnostique), « The Platonic Background in the Apocalypse of Zostrianos : Numenius and Letter II attributed to Plato », dans J. J. Cleary (éd.), Traditions of Platonism. Essays in Honour of J. Dillon, Aldershot – Brookfield, Ashgate Publishing, 1999, p. 173-188. Notons néanmoins que, dans ladite lettre, il n’est pas question de liens génétiques entre les trois rois. 16 En revanche, la première séquence attribuée par Proclus à Numénius, à savoir « père » pour le premier dieu, « créateur » pour le second dieu et « création » pour le troisième dieu, est fonction d’une interprétation du Timée, et en particulier de l’expression qui y est contenue de « créateur et père » accolée au démiurge. Et, de la même façon, dans l’exégèse du Timée, conformément à la spéculation numénienne, suivant le témoignage de Proclus, « père » (πατήρ) est l’attribut du premier dieu, « créateur » (ποιητής) est l’attribut du deuxième dieu et « création » (ποίημα) celui du troisième dieu. Proclus, pour sa part, contestera à Numénius le fait d’attribuer l’appellation de « père » et de « créateur » à deux dieux distincts (respectivement le premier et le deuxième), alors que dans le texte du Timée de Platon (28 c 3) ils se rapporteraient tous les deux au dieu unique qu’est le démiurge (Proclus, In Timaeum, I, 304, 13 sq.). Le premier dieu est le père du deuxième, le troisième dieu est l’œuvre du deuxième. La dérivation généalogique (ou naturelle) s’adjoint à celle de la production (artificielle).

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L’autre indice en notre possession est la suite du compte rendu que Proclus donne de ses prédécesseurs, dans lequel, après la thèse de Numénius, il rapporte celle d’Harpocration, disciple d’Atticus. Il dit en effet à son propos qu’il a suivi Numénius dans la doctrine des trois dieux et qu’il appelle le premier dieu « Ouranos et Kronos », le deuxième dieu « Dia et Zèn », et le troisième dieu « ciel (οὐρανός) et monde »17. (a) δὲ θαυμάσαιμ’ ἄν, εἰ καὶ αὐτὸς ἑαυτόν γε ἀρέσκοι τοιαῦτα περὶ τοῦ δημιουργοῦ διαταττόμενος· ἕπεται μὲν γὰρ τῷδε τῷ ἀνδρὶ κατὰ τὴν τῶν τριῶν θεῶν παράδοσιν καὶ καθόσον διττὸν ποιεῖ τὸν δημιουργόν, ἀποκαλεῖ δὲ τὸν μὲν πρῶτον θεὸν Οὐρανὸν καὶ Κρόνον, τὸν δὲ δεύτερον Δία καὶ Ζῆνα, τὸν δὲ τρίτον οὐρανὸν καὶ κόσμον. Quant à Harpocration, je serais bien étonné si, même lui-même, il était satisfait de la classification extraordinaire qu’il nous livre sur le Démiurge. Il commence par suivre Numénius dans sa doctrine des trois Dieux pour autant qu’il dédouble, lui aussi, le Démiurge, et il nomme le premier Dieu « Ouranos et Kronos », le second, « Dia et Zèn »18, le troisième, « Ciel et Monde » (Proclus, In Timaeum, I, 304, 22-28 Diehl, tr. A. J. Festugière légèrement modifiée)19.

Le fait de suivre les traces de Numénius signifie pour Harpocration non seulement de professer trois dieux en ordre hiérarchique descendant (premier, deuxième et troisième dieux), mais aussi d’interpréter le mythe Ouranos est également le nom du troisième dieu, dans le sens du ciel physique, et cela s’accorde avec l’usage en grec ancien (et pas seulement) de donner au petit-fils le nom de son grand-père. 18 Expression difficile à rendre en français. 19 Les premières lignes de ce texte (jusqu’à διττὸν ποιεῖ τὸν δημιουργόν) correspondent au texte 19 de l’édition Leemans (E. A. Leemans, Studie over den Wijsgeer Numenius van Apamea met uitgave der fragmenten, Bruxelles, Palais des Académies, 1937). Elles n’apparaissent pas dans F. G. Bazán, Oráculos caldeos : con una selección de testimonios de Proclo, Pselo y M. Itálico. Fragmentos y testimonios / Numenio de Apamea, introd., trad. y notas (Biblioteca clásica Gredos 153), Madrid, Gredos, 1991. Ce texte de Proclus correspond, dans la section dédiée à Harpocration, au fr. 14 Dillon et au témoignage 22 dans A.  Gioè, Filosofi medioplatonici del II sec.  d.C.  Testimonianze e frammenti. Gaio, Albino, Lucio, Nicostrato, Tauro, Severo, Arpocrazione, Naples, Bibliopolis, 2002, p. 451452, avec un commentaire aux p.  480-484, où il est justement question du fait que : « Harpocration s’inscrivait dans la tendance générale à utiliser dans un sens allégorique la théologie hésiodique, cherchant à trouver des correspondances mythologiques pour ceux qui sont dieux dans sa propre théologie » (p. 483, je traduis). Toutefois, A. Gioè ne fait pas l’hypothèse qu’avant Harpocration, Numénius avait déjà interprété de façon allégorique la théogonie hésiodique, comme je le propose. Le texte, dans l’édition d’A. Gioè, est repris avec une traduction nouvelle dans E. Vimercati (éd.), Medioplatonici. Opere, frammenti, testimonianze, Milano, Bompiani, 2015, p. 578-579. 17

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hésiodique de façon allégorique en attribuant à ces dieux les noms d’Ouranos, Kronos et Zeus, tout en assignant plutôt à chacun un couple de noms20. Dans ces conditions, la structure généalogique et familiale, qui dérive du mythe hésiodique passé au crible de l’allégorèse, sous-tendrait les rapports des trois dieux d’Harpocration, qui s’inscrirait ainsi sur les traces de Numénius. (b) πάλιν δ’ αὖ μεταβαλὼν τὸν πρῶτον Δία προσαγορεύει καὶ βασιλέα τοῦ νοητοῦ, τὸν δὲ δεύτερον ἄρχοντα, καὶ ὁ αὐτὸς αὐτῷ γίγνεται Ζεὺς καὶ Κρόνος καὶ Οὐρανός. Mais ensuite, ayant fait volte-face, il appelle le Premier Dieu « Zeus » et Roi de l’Intelligible, le Second « Chef », et c’est une même entité que deviennent pour lui Zeus, Kronos et Ouranos (Proclus, In Timaeum, I, 304, 28-305, 2 Diehl, tr. A. J. Festugière légèrement modifiée).

Proclus nous informe ici que, quand Harpocration change de position – c’est-à-dire quand il cesse d’être fidèle à Numénius (du moins est-ce ainsi que je le comprends) –, il confère d’autres attributs aux trois dieux de son propre système (« Roi », « Chef »). Pour lui, plus précisément, Zeus, Kronos et Ouranos finissent par devenir une seule et même entité. (c) πάντα γοῦν ταῦτά ἐστι τὸ πρῶτον, οὗ πάντα ὁ Παρμενίδης21 ἀφεῖλε, πᾶν ὄνομα καὶ πᾶσαν σχέσιν καὶ πάντα λόγον. καὶ ἡμεῖς μὲν οὐδὲ πατέρα τὸν πρῶτον ἠνεσχόμεθα καλεῖν, ὃ δὲ τὸ αὐτὸ καὶ πατέρα καὶ ἔγγονον καὶ ἀπόγονον ἀπέφηνεν. Or, de toute façon, tout cela, c’est le Premier Principe, duquel le Parménide a exclu toute propriété, tout nom, toute relation, toute définition. Et alors que, de notre côté, nous n’avons même pas accepté de nommer Père le Premier Dieu, il a représenté une seule et même chose comme étant à la fois Père, Fils et Petit-Fils (Proclus, In Timaeum, I, 305, 2-6 Diehl, tr. A. J. Festugière légèrement modifiée).

Pour Harpocration, le père, le fils et le petit-fils auraient été une seule et même chose, contrairement à la séquence originale de Numé-

20 Pour une présentation historique et philosophique d’Harpocration, voir J. Dillon, The Middle Platonists, p. 258-262, et A. Gioè, Filosofi medioplatonici del II sec. d.C., p. 453-455. 21 Platon, Parménide, 141 e sq.

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nius « père, enfant et descendant » qui sert à désigner trois dieux différents22.

Un précédent néopythagoricien : Nicomaque de Gérase On a observé23 que les traditions pythagoricienne (les auteurs chrétiens Origène et Eusèbe le qualifient de pythagoricien) et platonicienne (Proclus le définit comme platonicien, comme Porphyre avant lui) convergeaient chez Numénius. Cela signifie qu’il était pythagoricien dans la mesure où il tenait Pythagore comme le dépositaire de la vérité, et platonicien dans la mesure où il retenait que Platon ne valait pas moins que Pythagore et que les enseignements des deux philosophes s’accordaient24. Mais faisons à présent l’hypothèse que c’est précisément une attitude pythagoricienne qui aurait conduit Numénius à sélectionner dans la Théogonie d’Hésiode la triade Ouranos, Kronos et Zeus, parmi les si nombreuses sagas familiales que raconte le poème25. En effet, si nous considérons certains passages de la Théologie de l’arithmétique du « néopythagoricien » Nicomaque de Gérase (ie-iie siècles), nous voyons d’une part comment les nombres sont parfois interprétés de façon allégorique, d’autre part qu’il est question de la perfection de la triade père / fils / petit-fils à propos du processus triadique de génération : καὶ κατὰ τὴν ἐν τριάδι τελείωσιν διὰ τριῶν ἡ διαδοχὴ συγκλείεται διὰ πατρός, υἱοῦ, ἐγγόνου.

22 À la différence que le premier terme de la triade de Numénius, « grand-père », est devenu « père » chez Harpocration. 23 Cf.  M. Frede, « Numenius », p.  1034-1040. Sur ce qu’on appelle le « néopythagorisme », c’est-à-dire le pythagorisme de l’époque hellénistique et impériale, voir D.  J.  O’Meara, Pythagoras Revived : Mathematics and Philosophy in Late Antiquity, Oxford, Clarendon Press, 1990 ; B. Centrone, Introduzione a : I Pitagorici, Rome – Bari, Laterza, 1999, p. 144-189 ; D. P. Taormina, « Platonismo e Pitagorismo », dans R. Chiaradonna (éd.), Filosofia tardoantica, Rome, Carocci, 2012, p. 190-209. 24 Voir l’œuvre de Numénius Sur l’infidélité de l’Académie à l’égard de Platon, dont nous possédons des extraits à nouveau dans la Préparation évangélique d’Eusèbe (XIV) = Numénius, fr. 24 des Places. 25 Une telle lignée masculine se trouve dans le passage du Cratyle de Platon (voir n. 7).

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Et selon la perfection dans la triade, la succession se clôt à travers trois termes, à travers le père, le fils et le petit-fils (Théologie de l’arithmétique, 66, 9-10)26.

De plus, Nicomaque traitait de couples de termes relatifs, comme père et fils, de manière à ce que le premier terme soit supérieur au second et le second inférieur au premier. Or la supériorité du père par rapport au fils est un principe qui opère tant chez Numénius (le premier dieu est père du second) que, de façon beaucoup plus prononcée encore, chez Plotin, comme nous le verrons (§ 3). Dans l’Introduction à l’arithmétique (I, 17, 6, 4-7, 1 Hoche), Nicomaque observe que deux relatifs (plus grand ou plus petit que quelque chose) ne portent pas le même nom, mais bien des noms différents, avant d’en prendre pour preuve les couples « père » et « fils », « qui imprime » et « qui est imprimé », « enseignant » et « apprenant »… τὸ μὲν γὰρ μεῖζον ἑτέρου τινὸς μεῖζον, τὸ δὲ ἔλαττον ἔμπαλιν ἑτέρου τινὸς ἔλαττον ἐν συγκρίσει, καὶ τὰ ὀνόματα οὐ τὰ αὐτά, ἀλλὰ διαφέροντα ἔχει ἑκάτερα, ὡς πατὴρ καὶ υἱὸς καὶ τύπτων καὶ τυπτόμενος καὶ διδάσκων καὶ μανθάνων καὶ τὰ ὅμοια. En effet, d’une part, ce qui est supérieur est supérieur à quelque chose de différent, d’autre part, à l’inverse, ce qui est inférieur est inférieur à une autre chose différente de lui, par comparaison. Et leurs noms ne sont pas les mêmes, mais ils portent l’un et l’autre des noms différents, comme « père » et « fils », « ce qui imprime » et « ce qui est imprimé », « enseignant » et « apprenant », etc.

Enfin, toujours dans l’Introduction à l’arithmétique (II, 3, 3, 1315), Nicomaque parle du nombre huit comme du « père » des autres nombres mis dans un certain rapport entre eux : ὁ δὲ η’ τρίτος ὢν διπλάσιος τριῶν ἡμιολίων ἔσται πατήρ, ἑνὸς μὲν τοῦ ιβ’ πρὸς αὐτόν, ἑτέρου δὲ τοῦ ιη’ πρὸς τὸν ιβ’ Et le chiffre 8, qui est le troisième, sera doublement père de trois rapports d’un et demi, d’une part de 12 par rapport à lui [8], d’autre part de 18 par rapport à 12.

26 Voir aussi Théol. arith., 71, 7 où il est question du « père », en rapport avec la naissance d’Athéna, en tant qu’il est associé aux nombres impairs, et de la tête de Zeus qui est « père » de tous. Les traductions de Nicomaque sont miennes.

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On constate comment chez Nicomaque –  à l’instar de ce qu’on trouvera chez Numénius – ce qui vient d’abord paraît être plus grand et supérieur par rapport à ce qui le suit et en dérive, tout comme le fait de se révéler actif par rapport à quelque chose de passif. De cette façon, « aïeul » (grand-père, πάππος) chez Numénius sied au premier dieu, « enfant » (ἔγγονος) au deuxième dieu, qui est inférieur par rapport au premier, et « descendant » (petit-fils, ἀπόγονος) au troisième et dernier dieu, suivant une allégorie du mythe hésiodique. D’après le témoignage d’Eusèbe27, Numénius hiérarchise les trois dieux, le premier étant le Bien, duquel le deuxième participe en tant que bon. Le premier dieu de Numénius est principe de l’être stable (intelligible), tandis que le deuxième est le principe du devenir instable (sensible). Tout comme le deuxième dieu (créateur de l’univers) imite le père, qui lui est donc supérieur, le sensible est la copie inférieure du monde intelligible28.

Les reprises plotiniennes Si Numénius concevait déjà les trois dieux de son propre système philosophique dans un ordre de succession généalogique (grand-père, fils, petit-fils) qui en fondait également la structure hiérarchique descendante (premier, deuxième et troisième dieux), et s’il le faisait – dans mon hypothèse – en interprétant de façon allégorique le mythe hésiodique d’Ouranos, Kronos et Zeus, nous pouvons à présent constater comment Plotin a poursuivi son exégèse29. Nous savons en effet que Plotin connais Eusèbe, Prép. évang., XI, 22, 3-10  des Places  = Numénius, fr.  16, 19 et 20 des Places. 28 Cette hiérarchie divine avait déjà pu être construite par des néopythagoriciens sur les hypothèses multiples du Parménide de Platon. Sur les prémices néopythagoriciennes de l’exégèse plotinienne et néoplatonicienne du Parménide, voir E. R. Dodds, « The Parmenides of Plato and the Origins of the Neoplatonic One », Classical Quarterly 22, 1928, p. 129-142, où on renvoyait en particulier à Modératus (un néopythagoricien du Ier siècle de notre ère) ; voir ensuite, parmi d’autres, les contributions de J. M. Rist, « The Neoplatonic One and Plato’s Parmenides », Transactions and Proceedings of the American Philological Association  93, 1962, p.  389-401 ; F.  Romano, « La probabile tesi pitagorizzante (accademica, medioplatonica e neopitagorica) del Parmenide di Platone », dans M. Barbanti et F. Romano (éd.), Il Parmenide di Platone e la sua tradizione. Atti del III Colloquio Internazionale del Centro di Ricerca sul Neoplatonismo. Università degli Studi di Catania, 31 maggio-2 giugno 2001, Catania, CUECM, 2002, p. 197-248. 29 Dans La Triade divina in Numenio di Apamea. Un’anticipazione della teologia neoplatonica, Catania, CUECM, 2010, E. De Stefano met en évidence le rôle de pré27

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sait les œuvres de Numénius, à tel point qu’il a été accusé de le plagier, et que les écrits de Numénius (tout comme de ceux qu’on appelle « médioplatoniciens ») étaient lus dans l’École de Plotin à Rome30. Mais ce qui est d’un plus grand intérêt dans le cadre de cette recherche, c’est que Plotin a interprété de façon explicite le mythe hésiodique d’Ouranos, Kronos et Zeus, et qu’il l’a fait en un sens allégorique, de manière à faire correspondre à Ouranos l’Un/Bien, à Kronos l’Intellect et à Zeus l’Âme de son propre système philosophique. Dès lors – comme Numénius –, il distingue trois niveaux du divin, les lie de façon généalogique pour exprimer la dépendance ontologique (d’existence et de nature) de ce qui suit par rapport à ce qui précède et, à l’inverse, la force causale de ce qui précède par rapport à ce qui suit, de façon à donner un ordre hiérarchique descendant au passage de l’Un/Bien à l’Intellect et à l’Âme. Or c’est justement cette hiérarchie descendante qui frappe le plus dans l’interprétation allégorique du mythe hésiodique, lequel –  au contraire  – culmine avec l’avènement et la prise de pouvoir par Zeus sur Kronos, qui pour sa part avait destitué et puni Ouranos. En effet, le temps de l’écriture de la Théogonie (c’est-à-dire celui de son auteur, Hésiode) est clairement indiqué comme celui où règne Zeus « père des dieux et des hommes »31. Zeus est présenté dans le poème comme ce dieu qui a su unir à la violence de la révolte punitive contre son père Kronos un sens de la justice, qui l’a mené à réintégrer les prérogatives des divinités précédentes, que Kronos avait au contraire violemment soumises32. Il a réussi à instaurer dans la communauté divine un ordre harmonique, pour lequel les dieux eux-mêmes lui ont procuré ce foudre avec lequel il garantit l’ordre tant dans le monde divin que dans le monde humain33. Au contraire, tant Ouranos tout d’abord que Kronos par la suite sont décrits dans la Théogonie comme des divinités violentes à l’égard de leur progéniture (Ouranos enterre ses propres enfants, tandis que Kronos curseur que Numénius joue à l’égard de Plotin, quoique ce ne soit pas en lien avec l’allégorèse du mythe hésiodique d’Ouranos, Kronos et Zeus. Plus récemment (à nouveau sans lien avec l’allégorèse en question), A. Michalewski s’est penchée sur le rapport entre Numénius et Plotin, en soulignant tant les points de continuité que de rupture (surtout), La Puissance de l’intelligible. La théorie plotinienne des Formes au miroir de l’héritage médioplatonicien, Louvain, Leuven University Press, 2014, p. 87-96. 30 Cf. Porphyre, Vie de Plotin, 14, 10-12. 31 L’expression « Zeus père des dieux et des hommes » apparaît pour la première fois en Théogonie, 47, mais il s’agit d’une tournure formulaire qui revient constamment dans le poème hésiodique. 32 Hésiode, Théogonie, 492-502. 33 Hésiode, Théogonie, 503-506.

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les ingère), de façon à provoquer un important ressentiment chez leurs épouses respectives et mères de leur progéniture, à savoir Gaia et Rhéa. Ces dernières, en effet, arment les mains des fils contre leurs pères, tour à tour punis comme pères et destitués comme chefs34. Ces figures féminines sont beaucoup plus importantes dans le mythe d’Hésiode, tant par la dimension émotionnelle que par le rôle joué concrètement dans l’action. De plus, le poème lui-même s’avère en général articulé par couples, qui comprennent chacun un élément masculin et un élément féminin, de façon à donner vie à une descendance. Au contraire, dans l’interprétation de Numénius (selon mon hypothèse) et certainement dans celle de Plotin, les figures féminines disparaissent35, ainsi que la dimension familiale (un couple de parents avec enfants), l’entente mères-fils à des fins antipaternelles, tous les autres dieux. Reste seulement la lignée masculine, articulée en grand-père / fils / petit-fils : Ouranos (Un/Bien) engendre Kronos (Intellect), et Kronos engendre Zeus (Âme du monde). En outre, la lutte pour le pouvoir, bien visible dans ses traits sanglants au sein de la Théogonie d’Hésiode (à savoir la castration d’Ouranos par Kronos, armé de la faucille par sa mère Gaia, et la mise aux fers de Kronos par Zeus, mis à l’abri et élevé par sa mère Rhéa) disparaît dans l’interprétation allégorique menée par Numénius (selon mon hypothèse) et par Plotin. En effet, chez Numénius, le grand-père (πάππος) est le Bien en soi, c’est-à-dire le premier dieu ; à son tour, le fils (ἔγγονος), le deuxième dieu, est bon en tant qu’il participe du Bien en soi ; le petit-fils (ἀπόγονος), le troisième dieu, est l’univers dans son ordre et dans sa beauté (reflet d’un créateur bon, à son tour fils du Bien en soi). Chez Numénius, ensuite, il y a un rapport de collaboration (bien que ce soit uniquement dans le sens où les niveaux inférieurs sont au service des ni34 Hésiode, Théogonie, 154-175 (pour Gaia qui arme Kronos d’une faucille contre Ouranos), 468-491 (pour Rhéa qui met Zeus à l’abri et fait avaler une pierre emmaillotée à Kronos en lui faisant croire qu’il s’agit de son dernier né). 35 Exception faite d’une brève référence à Rhéa interprétée par Plotin comme matière, avec une connotation clairement négative, également un trait dont l’origine probable est Numénius, voir en particulier fr. 52 des Places (= Calcicius, In Timaeum, 295299). Plotin interprète en effet « iréniquement » le fait que Kronos ingère ses propres enfants comme relevant de l’intention de les empêcher de tomber dans la matière (Rhéa), Enn., V, 1 (10), 7, 32. Or la matière était interprétée de façon très négative par Numénius, qui voyait en elle la cause des maux et arrivait à poser de façon explicite l’existence d’une mauvaise âme du monde (Calcidius, In Timaeum, 295-299 = fr. 52 des Places). Pour Plotin, il faut regarder surtout le traité 51 (Enn., I, 8) D’où viennent les maux, où c’est la matière qui est désignée comme étant l’origine des maux (voir Plotin, Traité 51, introduction, traduction et commentaire par D. O’Meara, Paris, Les Éditions du Cerf, 1999).

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veaux supérieurs) grâce auquel le premier dieu pense comme en se servant (πρόσχρησις) du deuxième dieu ; et, à son tour, le deuxième dieu produit l’univers comme en se servant (à nouveau πρόσχρησις) du troisième dieu, étant donné que le premier dieu est intellect, le deuxième est pensée intellective et le troisième pensée discursive36. Chez Plotin, les traits sanglants du mythe hésiodique disparaissent à la faveur d’une vision artificiellement irénique et sublimée, par quoi la « coupe » de castration opérée par Kronos aux dépens d’Ouranos devient l’ « Altérité » (rappelons-le, un des cinq genres suprêmes du Sophiste de Platon37) abstraite et dépourvue d’effusion de sang qui distingue les deux plans du divin, autrement dit qui sépare l’Intellect de l’Un/Bien. Quant à la mise aux fers de Kronos par Zeus, elle devient l’immobilité et la stabilité de l’être authentique (autrement dit de l’Intellect-Intelligible). C’est l’Intellect qui concède à l’Âme du monde (autrement dit Kronos à Zeus) la domination sur le monde sensible, et cela sans aucun combat. Ὁ οὖν θεὸς ὁ εἰς τὸ μένειν ὡσαύτως δεδεμένος καὶ συγχωρήσας τῷ παιδὶ τοῦδε τοῦ παντὸς ἄρχειν – οὐ γὰρ ἦν αὐτῷ πρὸς τρόπου τὴν ἐκεῖ ἀρχὴν ἀφέντι νεωτέραν αὐτοῦ καὶ ὑστέραν μεθέπειν κόρον ἔχοντι τῶν καλῶν – ταῦτ’ ἀφεὶς ἔστησέ τε τὸν αὐτοῦ πατέρα εἰς ἑαυτόν, καὶ μέχρις αὐτοῦ πρὸς τὸ ἄνω· ἔστησε δ’ αὖ καὶ τὰ εἰς θάτερα ἀπὸ τοῦ παιδὸς ἀρξάμενα εἶναι μετ’ αὐτόν, ὥστε μεταξὺ ἀμφοῖν γενέσθαι τῇ τε ἑτερότητι τῆς πρὸς τὸ ἄνω ἀποτομῆς καὶ τῷ ἀνέχοντι ἀπὸ τοῦ μετ’ αὐτὸν πρὸς τὸ κάτω δεσμῷ, μεταξὺ ὢν πατρός τε ἀμείνονος καὶ ἥττονος υἱέος. Ἀλλ’ ἐπειδὴ ὁ πατὴρ αὐτῷ μείζων ἢ κατὰ κάλλος ἦν, πρώτως αὐτὸς ἔμεινε καλός, καίτοι καλῆς καὶ τῆς ψυχῆς οὔσης· ἀλλ’ ἔστι καλλίων καὶ ταύτης, ὅτι ἴχνος αὐτῇ αὐτοῦ, καὶ τούτῳ ἐστὶ καλὴ μὲν τὴν φύσιν, καλλίων δέ, ὅταν ἐκεῖ βλέπῃ. Ainsi, le dieu qui est enchaîné [sc. Kronos] de façon à toujours rester ce qu’il est et qui a abandonné à son fils la royauté sur le monde d’ici-bas (car il n’était pas dans son caractère d’abandonner sa royauté sur la réalité supérieure pour aller en trouver une autre plus récente et inférieure à elle, parce qu’il aurait été rassasié des beautés de là-bas), laissant là ces préoccupations, établit son père, Ouranos, en son domaine, pour aller jusqu’à lui en montant vers le haut. Et dans le sens opposé, il établit après lui ce domaine qui commence à partir de son fils [sc. Zeus], de sorte qu’il se retrouve entre les deux, par l’altérité que constitue la coupure qu’il a 36 Sur la notion de proschresis chez Numénius, voir J. P. Kenney, « Proschresis Revisited : An Essay in Numenian Theology », dans R. J. Daly (éd.), Origeniana quinta : Historica, Text and Method, Biblica, Philosophica, Theologica, Louvain, Leuven University Press, 1992, p. 217-230. 37 Voir Platon, Soph., 254 e 2 sq.

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instaurée avec ce qui est en haut et par le lien qui l’attache à ce qui vient après lui, en bas ; il se trouve donc entre un père qui est meilleur que lui et un fils qui lui est inférieur. En vérité, comme son père est supérieur à la beauté, c’est lui qui reste le premier à être beau. Même si l’âme est belle elle aussi, il est pourtant plus beau qu’elle, parce que l’âme n’a qu’une trace de la beauté. Et c’est en raison de cette trace qu’elle est naturellement belle, mais elle est plus belle encore quand elle fixe son regard vers le haut (V 8 (31), 13, 1-15, tr. J. Laurent)38.

Chez Numénius et, davantage encore, chez Plotin, « être père de quelqu’un » signifie « être supérieur à ce quelqu’un », « être cause de ce quelqu’un ». Toutefois, alors que chez Numénius ce processus métaphysique de génération ne semble pas avoir d’impact philosophique majeur, dans la mesure où le premier dieu reste – pour reprendre les termes d’Aristote  – l’Intellect (νοῦς), chez Plotin au contraire, une fois qu’il a identifié l’Intellect de son propre système philosophique au Kronos d’Hésiode, ce même processus implique inévitablement qu’Ouranos (l’Un/Bien), son père, lui soit supérieur et transcendant, ce qui entraîne un dépassement critique évident de la position d’Aristote en Métaphysique Λ, dont Plotin s’était lui-même fait l’interprète39. On constate en effet que la conséquence en est que l’Un/Bien plotinien, dans sa simplicité, constituera le dépassement de l’Intellect aristotélicien (de Métaphysique Λ) en tant que sommet transcendant de tout ce qui existe, aussi bien du sensible que de l’intelligible.

Conclusion Si – comme je le crois et comme j’ai cherché à le montrer – Numénius a interprété de façon allégorique le mythe d’Ouranos, Kronos et 38 Sur la métaphore de la paternité divine chez Plotin, en particulier en Enn., I, 6 (1) et V, 1 (10), voir I. Tanaseanu-Döbler, « Gott als Vater bei Plotin und Porphyrios », dans F.  Albrecht et R.  Feldmeier (éd.), The Divine Father. Religious and Philosophical Concepts of Divine Parenthood in Antiquity, Leyde – Boston, Brill, 2014, p. 369-395 (en particulier p. 376-378, où il est mention du mythe d’Ouranos, Kronos et Zeus et d’ Enn., V, 8 (31)). 39 J’ai traité de la réception de la Métaphysique (Lambda) d’Aristote chez Plotin, justement en référence au Moteur immobile et à l’Intellect suprême, dans une contribution destinée au colloque Le divin chez Aristote et ses (re)lectures néoplatoniciennes, organisé par Stéphane Toulouse et Fabienne Baghdassarian (Paris, 10-11 juin 2015), dont la publication des actes est prévue.

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Zeus de la Théogonie d’Hésiode, il en résulte plusieurs conséquences par rapport à Numénius lui-même : – cette allégorèse d’Hésiode s’ajoute à celles déjà connues à propos de Numénius40 et possède un caractère métaphysico-théologique ; – en outre, dans toute prochaine recension des textes de Numénius, il serait opportun de rétablir également le passage de Proclus sur la dépendance d’Harpocration à son égard (In Timaeum, I, 304, 22-305, 6), passage absent de l’édition d’É. des Places41 ; – tout ce que Proclus dit à l’égard de Numénius autour des trois dieux et de leurs épithètes solennelles (« aïeul (πάππος), enfant (ἔγγονος), descendant (ἀπόγονος) ») pourrait être tenu pour une partie de son œuvre Sur les doctrines secrètes de Platon, qui entendait précisément illustrer le contraste entre Euthyphron et Socrate à propos de la théologie grecque traditionnelle et, en particulier, à propos du mythe hésiodique de Zeus qui enchaîne Kronos à des fins punitives. S’agissant de Plotin, ensuite, il en résulterait que : – son exégèse allégorique du mythe hésiodique, de type métaphysico-principielle, trouve un précédent significatif chez Numénius, avec qui il partagerait l’interprétation de la triade Ouranos, Kronos et Zeus en termes de rapports généalogiques (de dépendance ontologique du fils à l’égard de son père) et hiérarchiques, – mais il s’en démarque de manière significative par le fait de concevoir l’Un/Bien comme le sommet transcendant de toutes les choses, entité simple qui n’est pas définie en termes d’Intellect/Intelligible, c’est-à-dire une réalité simple en même temps que suressentielle et supraintellectuelle qui se pose comme un dépassement de l’Intellect suprême dont parlait Aristote. Il est vraisemblable que Numénius et Plotin aient également élaboré leurs triades dans un but antignostique et, en particulier – chose évidente chez Plotin –, afin de démentir et de combattre l’idée que le démiurge 40 L’allégorèse de la guerre entre Atlantes et Athéniens revêt un caractère éthique et démonologique ; celle de l’antre d’Ithaque un caractère cosmico-psychique. 41 Comme le fait, à ma connaissance, G. Boy-Stones dans les Addenda à sa traduction des fragments de Numénius sur la base de l’édition des Places : Numenius, Fragments, draft translation, Durham University, 2014, p. 33.

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du monde soit mauvais, tout comme le monde lui-même42. En effet, chez Numénius, d’une part le démiurge est bon, d’autre part l’univers est vraiment un dieu (le troisième), qui est ordonné et bon en tant qu’il est produit par un démiurge bon qui participe de la Bonté elle-même qu’est le père. Chez Plotin, les trois hypostases de l’Un/Bien, de l’Intellect et de l’Âme expriment une existence et une nature suprêmement positive, qui est aussi transmise à l’univers sensible dans la mesure où il peut en participer. Toutefois, dans le cadre de cette étude, il ne m’est pas possible de m’occuper de ce front commun antignostique43. Enfin, je me limite à lancer une suggestion pour d’éventuelles recherches futures, à savoir qu’il est difficile (du moins pour moi) de résister à la tentation d’associer cette structure triadique numénienne en père, fils et petit-fils à la conception de la Trinité chrétienne chez Origène, chez qui le Fils est clairement inférieur au Père, par contraste avec ce qu’établira le Concile de Nicée (325). Origène, en effet, fut un lecteur de Numénius et, pour cette raison, il est pour nous la source, comme on l’a vu, de différents textes de Numénius qui ont été perdus par ailleurs44. 42 Cf. le traité 33 (Enn., II, 9) de Plotin, qui a deux titres : Contre les Gnostiques (Vita Plotini, 5, 33 et dans la tradition manuscrite du traité) et Contre ceux qui disent que le démiurge du monde est mauvais et que le monde est mauvais (Vita Plotini, 24, 56-57). Le rapport entre Plotin et les Gnostiques est trop complexe pour être traité dans une note, mais la défense de la beauté et de l’ordre du monde est quelque chose que Plotin soutient avec force surtout quand il est confronté à la vision gnostique du monde et à leur négation d’une providence divine, de sorte que sur ce dernier point il associe les Gnostiques à Épicure ; voir ma contribution : « The Mention of Epicurus in Plotinus’ tr. 33 (Enn. II 9) in the Context of the Polemics between Pagans and Christians in the Second-Third Century AD : Parallels between Celsus, Plotinus and Origen », dans A. Longo et D. P. Taormina (éd.), Plotinus and Epicurus : Matter, perception, pleasure, Cambridge, Cambridge University Press, 2016, p. 51-68. 43 J’avais déjà transmis cet article aux éditeurs quand L.  G.  Soares Santoprete a publié son article « Le mythe d’Ouranos, Kronos et Zeus comme argument antignostique chez Plotin », dans A. Van den Kerchove et L. G. Soares Santoprete (éd.), Gnose et manichéisme. Entre les oasis d’Égypte et la Route de la Soie. Hommage à Jean-Daniel Dubois, Turnhout, Brepols, 2017, p. 829-858. Cet article traite de façon très détaillée une hypothèse que j’ai seulement évoquée, selon laquelle Plotin utilise sa lecture du mythe hésiodique à des fins antignostiques. Cet article riche en références à la littérature primaire (Irénée, Hippolyte de Rome, certains manuscrits de Nag Hammadi) et très au fait de la bibliographie relative à Plotin et à la gnose ne traite pas cependant de Numénius. Or mon propre travail entend fournir les bases pour considérer l’allégorèse du mythe hésiodique chez Numénius comme un précédent pour Plotin. 44 R. Somos retrace des parallèles intéressants entre les deux auteurs, « Origen and Numenius », Adamantius. Notiziario del Gruppo Italiano di Ricerca su Origene e la tradizione alessandrina 6, 2000, p. 51-69 ; des parallèles se trouvent aussi dans J. P. Kenney, « Proschresis Revisited : An Essay in Numenian Theology ». À mon avis, de tels points de comparaison mériteraient à l’avenir d’être soit étendus, soit approfondis.

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Dès lors, la confrontation explicite en même temps que l’assimilation tacite entre platonisme païen et platonisme chrétien marqueraient précisément une étape significative dans l’élaboration conceptuelle d’une triade divine où les trois composants ne se placent pas tous sur un même plan, mais où le Père se dresse au-dessus des autres. Traduit de l’italien par Marc-Antoine Gavray

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L’ÉVOLUTION DU CONCEPT DE PRINCIPE DANS LE PREMIER NÉOPLATONISME. UN BREF PARCOURS Adrien Lecerf (CNRS / Centre Léon Robin)

Introduction : une marginalisation de la koinè médioplatonicienne Du milieu du iiie au début du ive siècle, c’est-à-dire dans l’intervalle de temps couvert par les premières générations néoplatoniciennes dont Plotin, Porphyre et Jamblique sont les principaux représentants, la pensée philosophique grecque connaît un certain nombre d’évolutions de fond qui la font basculer dans un âge nouveau, proprement tardo-antique et résolument axé autour de la théologie, érigée au rang de véritable science des choses divines. Les notions de « principe » et de « cause » connaissent alors une mutation qui, bien qu’elle ne se traduise pas – pour autant qu’on sache1 – de façon explicite au plan terminologique, n’en laisse pas moins d’être remarquable. Le sens général en est celui de l’éviction du modèle artificialiste dominant dans le médio-platonisme et fondé sur trois principes distincts (sinon indépendants) issus du Timée : le dieu créateur, les Idées, la Matière. De façon schématique, dans les versions les plus répandues, le processus de création de la réalité consiste alors dans la tentative, par le dieu créateur, de faire passer dans la matière l’information contenue à l’état absolu dans les Idées. Cette tentative se heurte à la résistance de Le mot grec correspondant au français « principe » (ἀρχή, cf. latin principium qui possède lui aussi le double sens de « cause » et de « commencement ») n’est, en effet, pas nécessairement un terme très employé par les néoplatoniciens eux-mêmes. Il ne totalise par exemple que deux occurrences dans les Sentences de Porphyre, qui sont le principal écrit théorique de ce philosophe (voir plus bas). Dans ce qui suit, on s’attachera de façon générale à décrire la conception néoplatonicienne de la causalité, sans trop s’attacher à des considérations terminologiques et en prenant notamment comme équivalents les termes « cause » et « principe ». 1

Les principes cosmologiques du platonisme. Origines, influences et systématisation, éd. par Marc-Antoine Gavray et Alexandra Michalewski, Turnhout, Brepols, 2017 (Monothéismes et Philosophie 23), p. 187-223. FHG DOI 10.1484/M.MON-EB.5.114804

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la matière, inapte à recevoir totalement la forme (elle-même immatérielle) et souvent décrite sous des traits négatifs ou même démoniaques, comme dans les Oracles chaldaïques, certains systèmes gnostiques ainsi que certaines lectures littéralistes du Timée identifiant l’état inordonné de la matière à l’âme mauvaise envisagée par Platon dans les Lois. La critique de cet arrangement, par quoi la métaphysique grecque entre dans une toute nouvelle époque, fait la part belle à plusieurs idéesforce. On cherche d’abord à instiller de la vitalité dans le monde divin. C’est l’objet du vitalisme plotinien, tout entier tourné vers la contestation de l’artificialisme médio-platonicien, comme l’a bien montré A.  Michalewski2. Les Idées sont alors conçues, non plus comme des statues inertes3, mais comme des réalités vivantes, et même les plus vivantes qui soient, au sein d’une plénitude éternelle qui tranche avec l’intermittence et la fragmentation indéfinie du monde sensible. À cette vie est attachée une efficience propre, et telle est la principale rupture introduite par rapport au médio-platonisme : les Idées sont désormais aptes à produire elles-mêmes les réalités qui les suivent, ce que Plotin exprime sous la forme d’une loi générale d’émanation, par laquelle toute réalité parvenue à la plénitude engendre un reflet d’elle-même, sans intervention d’un quelconque choix rationnel. On comprend aisément que la figure du Démiurge se retrouve chez Plotin tout à fait marginale : c’est encore semble-t-il le cas chez Porphyre, dont les Sentences sont tout entières dévolues à la causalité émanative et ne disent absolument rien du rôle du Démiurge, dont la nature même est incertaine (âme ou intellect4 ?). Le rôle de la matière se retrouve lui aussi minimisé. De la conception médio-platonicienne, Plotin retient l’idée d’un statut négatif et d’une forme d’autonomie, qui fait que jamais sa négativité ne peut être totalement vaincue et résorbée par l’irruption en elle de la forme. Toutefois, étant contraire aux formes intelligibles, elle est caractérisée par des propriétés contraires aux leurs5 : elle est déficiente, quand les autres sont 2 A. Michalewski, La puissance de l’intelligible. La théorie plotinienne des Formes au miroir de l’héritage médioplatonicien, Louvain, Leuven University Press, 2014. 3 La même critique sera adressée par Porphyre aux Idées d’Atticus, comparées à des statuettes de coroplathes (Proclus, In Tim., I, 394, 6-8). 4 Voir la polémique menée à ce sujet contre Porphyre par Proclus (In Tim., I, 306,  31-307,  5). Il est à noter que Porphyre se donne ici pour l’interprète de Plotin. Jamblique ne peut que s’opposer à cette opinion, car pour lui le Démiurge est un intellect, et l’âme est radicalement inférieure à l’intellect (cf. infra, p. 208-209). 5 Cf. Porphyre, Sentences, 20, qui reprend Plotin, III, 6 (26), 7, 3-27.

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L’évolution du concept de principe dans le premier néoplatonisme

pleines d’être ; elle est impuissante, quand les autres sont efficientes. Elle est le dernier des êtres, ou, pour mieux dire, elle est un non-être, une réalité évanescente qui ne peut être saisie.

La révolution néoplatonicienne : mouvement, vie et efficacité des incorporels La pure passivité et réceptivité (ou réticence à recevoir) de la matière fait contraste avec l’efficience des formes et des « esprits » : intellects, démons, âmes, dont la nature n’est pas corporelle. Cette opposition est nettement platonicienne et s’identifie à une position idéaliste. Elle ne pouvait que donner lieu à des incompréhensions, une fois accolée de façon résolue à la doctrine aristotélicienne, comme on le voit faire à partir de Porphyre. On sait que les néoplatoniciens tendirent à adoucir l’opposition en prétendant que l’ontologie platonicienne représente l’essence intelligible, tandis que celle d’Aristote décrit l’essence sensible. Malgré tout, des difficultés demeurent, comme le prouve une séquence peu commentée du commentaire de Thémistius sur le De anima6, qui pourra nous servir d’introduction. Dans ce texte, Thémistius critique avec fermeté la thèse platonicienne de la motricité de l’âme, au nom justement des principes aristotéliciens : Mais il faut soumettre à examen, en premier lieu, ceux qui posent que le mouvement est la prérogative principale de l’âme et supposent que, du fait qu’elle meut, elle est elle-même mue, de façon à donner de l’âme sensiblement la définition suivante : l’âme est ce qui se meut soi-même, ou qui peut se mouvoir soi-même (c’est en effet ainsi qu’en juge Platon dans le dixième livre des Lois)7.

Thémistius donne ensuite des arguments contra tirés de la Physique et conclut ainsi le premier moment de sa réfutation : Le fait suivant paraîtrait plus absurde encore, à savoir que tout ce qui est mû est encore en puissance dans la mesure où il est mû, alors que tout ce qui meut est en acte dans la mesure où il meut : si bien que, si l’automoteur est mû tout entier par soi-même, il sera simultanément en puissance et en acte sous le même rapport, simultanément imparfait et Thémistius, In De anima, I, 3 (p. 14, 28-19, 14). In De anima, 14, 28-31.

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parfait, si bien qu’il sera simultanément déjà chaud et pas encore chaud, et simultanément déjà intelligera et n’intelligera pas encore8.

Selon Thémistius, l’âme n’est pas mue autrement que par accident, et parce que le corps où elle inhère est lui-même en mouvement9. Or, selon la thèse platonicienne combattue par l’exégète, « on ne la fait pas se mouvoir par accident : c’est clair, si tant est qu’on rattache au mouvement jusqu’à son essence10. » Par une série d’arguments, Thémistius montre que si l’âme doit être mue par essence, alors le mouvement qu’elle impartit au corps et celui qu’elle reçoit doivent être de même nature, ce qui fait de l’âme une réalité corporelle, susceptible d’un mouvement naturel vers son lieu propre et de mouvements contre nature hors de ce lieu. Il est très probable que, dans ces développements anti-platoniciens, Thémistius s’inspire d’un exégète antérieur de la Physique (Alexandre d’Aphrodise ?). Ce qui le laisse d’autant plus penser, c’est qu’il cite ensuite la réaction de « l’exégète des propos d’Aristote », qu’un scholiaste identifie à Porphyre : identification patente, comme on le verra. Or Porphyre réagit aux arguments formulés par Thémistius, ce qui n’est possible que si ces arguments n’ont pas été inventés par ce dernier. Il l’a très probablement fait dans son propre commentaire à la Physique11, et Thémistius aura trouvé dans ce commentaire les arguments aristotéliciens dont il se réclame lui-même. La polémique menée par Porphyre est très intéressante. Il s’exprime ainsi : « Il n’est pas vrai, dit [Porphyre], que l’âme meuve le corps des mêmes mouvements dont elle-même est mue : car les mouvements de l’âme sont jugements et assentiments, tandis que les mouvements du corps sont lo In De anima, 15, 9-14. In De anima, 15, 28-29. 10 In De anima, 15, 33-34. 11 Pace Smith, qui classe le témoignage suivant sur Porphyre comme fragment 439 de son édition des fragments des œuvres de Porphyre, dans la catégorie incertae sedis de anima. Porphyre n’ayant pas écrit de commentaire sur le De anima, il faut plutôt penser à une discussion porphyrienne sur l’applicabilité à l’âme de la théorie aristotélicienne du mouvement dans la Physique (les fragments de ce commentaire sont rassemblés par Smith, fr. 118-162). Le fait décisif est la mention (In De anima, 16, 30-31) de résumés des arguments aristotéliciens sur le mouvement, renvoi manifeste à Physique  V. Plus grave, Smith n’a pas vu que dans la suite du texte, et jusqu’à la fin du chapitre, Thémistius poursuit la réfutation de Porphyre, comme le prouve la succession des φησί ou ἐροῦσιν. Les passages en question nous donnent des aperçus très précieux sur la conception porphyrienne de l’âme, et ce sont eux que nous allons analyser. 8 9

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caux. La réciproque n’est pas davantage nécessaire : car il n’est absolument pas vrai que l’âme se meuve du mouvement dont le corps est mû : en effet le bois est charrié par les hommes, mais les hommes ne sont pas charriés, et le soleil attire vers le haut, en ligne droite, les évaporations, mais lui-même fait son parcours en cercle. »

Thémistius, pour sa part, n’est pas convaincu que les jugements de l’âme soient assimilables à des mouvements. Il s’en tient strictement à la conception aristotélicienne du mouvement comme « entéléchie imparfaite », « acte de ce qui est en puissance en tant que tel ». Le débat entre Thémistius et Porphyre à cette occasion nous aide à comprendre qu’une des clés de l’affaire est la notion de puissance, dont le sens évolue alors de la « potentialité » aristotélicienne à la puissance pure, efficace, de nature plutôt platonicienne et tout à fait compatible avec un discours sur les principes divins. La notion de mouvement connaît une réinterprétation similaire : marquée, dans l’aristotélisme, du sceau de l’imperfection (un mouvement est nécessairement imparfait, car il tend vers une fin extérieure à lui et, une fois cette fin atteinte, n’a plus de raison d’être), elle est beaucoup plus positive en (néo)platonisme, où le mouvement est un des cinq genres de l’Être du Sophiste, un dialogue qui acquiert, dans les écoles néoplatoniciennes, un statut privilégié12. On voit alors l’émergence de l’idée capitale d’un certain mouvement divin, qui n’est pas la simple contrepartie active d’un mouvement reçu passivement, mais exprime le caractère vital et actif de l’essence divine13. Ce mouvement divin essentiel est un des fils rouges des courants philosophiques et religieux des premiers siècles de l’ère chrétienne, mais ne s’impose de façon décisive qu’avec l’avènement du néoplatonisme. C’est justement Plotin qui avait prétendu faire du mouvement la vie même du monde intelligible et lui conférer par là une dimension d’actualité14. Porphyre, dans la lignée de Plotin, n’a aucun mal à concevoir des mouvements qui soient inhérents à l’essence de l’âme et n’impliquent 12 C’est du Sophiste que Plotin tire sa doctrine de la triade Être – Vie – Pensée (voir P. Hadot, « Être, vie, pensée chez Plotin et avant Plotin », dans Les Sources de Plotin. Entretiens sur l’Antiquité classique V, Vandœuvres – Genève, 1960, p. 157-197). Ce dialogue figure également dans le canon de douze dialogues platoniciens retenu par Jamblique. 13 Cette évolution est également à l’œuvre dans le christianisme (notamment dans sa version trinitaire), en vertu des affirmations du Christ le présentant comme « vie ». 14 Voir part. Plotin, VI, 1 (42), 16-22, où Plotin critique la définition aristotélicienne du mouvement comme activité imparfaite, en faisant valoir qu’il est déjà en acte : la marche est activement marche, et quand elle se termine, ce n’est pas elle qui devient parfaite mais son but. Jamblique ne suit pas l’opinion de Plotin : cf. infra, n. 61.

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aucune imperfection. C’est qu’il est évident pour lui que le mouvement corporel n’est pas de même nature que le mouvement de l’âme. Le mouvement corporel est reçu d’un moteur extérieur, et ainsi causé, tandis que le mouvement psychique est propre à l’essence de l’âme, interne à elle et donc spontané et par soi15 : Mais, dira-t-on16, si l’âme est mue par elle-même, c’est des mouvements de l’âme en tant qu’âme, et ces mouvements sont issus de l’essence psychique : il n’est pas possible qu’elle en soit mue par un autre, car ils dépendent de sa nature interne17.

L’âme est mue par soi, parce qu’elle est mouvement, que ce mouvement est sien et exprime naturellement son essence. Pourtant, les exemples pris jusqu’ici par Porphyre (le halage du bois, l’évaporation en ligne droite produite par le soleil qui se meut en cercle) sont ambigus, car ils sont tirés du monde des mouvements physiques18. Porphyre précise un peu plus loin sa pensée par une autre métaphore : « Mais les sensibles », dit-il19, « ne meuvent pas la sensation : ils tiennent le rôle de sine qua non » ; et il compare la sensation aux araignées, qui sautent sur les animaux qui sont venus donner dans leurs toiles : ce ne sont pas eux, qui y donnent, qui causent le mouvement, mais l’impulsion propre [sc. de l’araignée] : de même, les sensibles qui donnent dans les organes sensoriels provoquent l’âme à en juger. Pourtant20, quand bien même on devrait se conformer en quelque façon à ces exemples subtils, [même ici], de même que le moustique meut l’araignée, que chaque proie meut ses chasseurs et chaque objet d’appétit celui qui appète, de même, les objets extérieurs mouvraient bel et bien l’âme. Mais en fait, [Porphyre] lui-même paraît condamner ces exemples comme inadaptés. Quittant ses araignées et revenant à la terre 15 Thémistius concède lui-même volontiers l’autonomie du mouvement par soi : « ce qui est par soi est inséparable, et il n’a pas besoin d’une cause extérieure » (In De anima, 17, 24-25). 16 Nous pensons que cette incise, dans le texte de Thémistius, renvoie là encore à Porphyre, dont la discussion des thèses se poursuit. 17 In De anima, 17, 12-15. 18 Ce que souligne à raison Thémistius : « Quant aux hommes qui tirent le bois et au soleil qui se meut en cercle, ils se meuvent du même mouvement dont ils sont mus : car ils meuvent et sont mus par le mouvement local » (In De anima, 16, 31-33). 19 Encore Porphyre. 20 Thémistius reprend la parole.

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ferme21, il dit que le visible est avec la vue dans le même rapport que le sol avec les marcheurs. Bien risible pourtant, si les sensibles sont pour les activités sensorielles comme l’espace et le lieu, et ne ressemblent pas plutôt à des gens qui tirent, appellent ou piquent ! mais cela est plus clair dans le cas des objets d’appétit : tout objet d’appétit absolument ressemble à quelque chose qui traîne et tire la puissance appétitive, il ne semble pas être le lieu de cette puissance, son espace22.

Ces exemples nous aident à préciser comment Porphyre conçoit le processus causal menant à un acte tel que l’acte sensitif. Le sensible est dénué de pouvoir strictement causal (détermination de l’action), de même que le moustique ne meut pas l’araignée, mais ne fait que déclencher la vibration dans la toile de l’araignée, qui se jette ensuite librement sur le moustique. Le sensible est encore comme le sol, support et non cause de la marche. Au final, le sensible n’est pas la cause de la sensation : il en est plutôt l’objet, la matière, la condition/disposition ou, comme dit Thémistius, le « lieu » où la puissance de l’âme vient à s’exercer. De la sorte, le mouvement de l’âme en quoi consiste la sensation n’a pas à être conçu comme une simple réaction mécanique à un stimulus. Thémistius, pour sa part, s’en tient à sa critique aristotélicienne : mouvement implique imperfection et passage d’un état à un autre. Si le mouvement de l’âme est essentiel, alors l’âme sera comparable à un fleuve ou à une flamme, qui ne demeurent, par essence, jamais identiques. Limité au mouvement imparti au corps, le mouvement de l’âme aurait pour effet de la faire entrer en repos, quand le corps repose : et alors, l’âme ne sera pas davantage mouvement que repos. Prétendre, comme Thémistius, que le mouvement de l’âme a lieu par accident (quand le corps bouge) permet au contraire de poser une continuité dans son essence. L’âme est entéléchie du corps, et le corps ne se meut pas parce que l’âme elle-même se meut, mais parce qu’elle l’a décidé. Porphyre a tout simplement confondu la notion de mouvement et celle d’activité : … reconnaissant que le mouvement de l’âme est son essence et sa nature, [Porphyre] dit que pour cette raison, plus elle est mue, moins elle quitte son essence : car il dit que son mouvement, c’est la vie23, et que vivre est pour elle la même chose que se mouvoir.

Ce passage est remarquablement caustique. In De anima, 17, 25-39. 23 Allusion aux thèses du Phédon. 21 22

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Mais celui qui dit cela semble ignorer la différence du mouvement et de l’activité, et le fait qu’agir essentiellement préserve la nature de l’agent (par exemple, voir, pour la vue), tandis qu’être mû essentiellement comporte immanquablement la sortie de l’essence hors de laquelle on est mû24 : l’activité, dans chaque partie du temps où elle advient, est parfaite (c’est le cas tant de la vue que de l’intellection), alors que le mouvement est une entéléchie imparfaite, qui assume sans cesse autre et autre chose : un lieu, s’il est local ; une grandeur, s’il est selon la grandeur ; une essence, s’il est essentiel, ainsi dans le cas des fleuves et des souffles […]25.

On aboutit donc au constat d’un dialogue de sourds, les positions aristotélicienne et (néo)platonicienne étant inconciliables sur les notions d’acte et de mouvement.

La causalité chez Porphyre La conception porphyrienne qui s’esquisse à travers ces critiques de Thémistius est tout à fait typique du philosophe de Tyr, tel qu’il s’exprime dans les Sentences que nous prendrons ici comme référence principale, puisqu’il s’agit de l’écrit doctrinal majeur que nous possédions encore de lui. Les thèses esquissées dans le compte rendu de Thémistius s’y trouvent clairement exposées et mises en rapport avec d’autres, qui les complètent de façon à former un tout cohérent. L’action incorporelle Porphyre fait en définitive découler l’ensemble des traits caractérisant les causes de la nature incorporelle par soi de l’âme et des intellects (il existe également des incorporels dépendant d’autre chose, tels que les qualités corporelles qui nécessitent un substrat matériel pour exister26 : ces qualités ne jouent pas véritablement de rôle causal et nous les laisserons, par commodité, hors du champ de nos analyses). La distinction entre le corps – ou le volume (ὄγκος) – et l’incorporel est la première à apparaître dans les Sentences : elle est continuellement

Aristote, pour sa part, affirme que tout mouvement, à l’exception du mouvement local, implique une sortie de l’être (Physique, VIII, 261 a 20-23) et est, en fait, le signe que la réalité en question appartient au devenir. 25 In De anima, 18, 17-28. 26 Sur cette distinction, voir notamment la Sentence 42. 24

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réaffirmée27, et elle est constitutive du projet métaphysique plotino-porphyrien. Le corps est ce qui existe dans un lieu ; l’incorporel, ce qui, étant absent du lieu, peut être présent où il le souhaite, par mode d’inclination28. L’incorporel a aussi pour propriété d’être partout présent en totalité29, tandis que le corps voit ses différentes parties assignées à des lieux différents et est donc nécessairement divisé, alors que l’incorporel peut maintenir son unité30. Pour cette raison également, la puissance que l’incorporel déploie est inextinguible31 ; son activité, qui est absolue, est telle qu’un lieu ne saurait la recevoir ou la contenir32. L’incorporel agit d’emblée, « par son être même »33. C’est cette omniprésence et cette absoluité qui permettent à l’incorporel d’acquérir un statut proprement causal : « l’âme n’est ni corps ni dans le corps, mais cause du corps, parce qu’étant partout, elle n’est en nul lieu du corps34. » Elle explique aussi que les incorporels soient en soi et contiennent par devers eux la réalité formelle, concentrée à puissance maximale et volume nul35, tandis que les corps (dont l’extension en Voir particulièrement les Sentences 33 et 39. Sentences, 1-3 ; 27 ; 31 ; 38. L’inclination (νεῦσις) consiste en la tendance qu’a un être à orienter son action vers un domaine de la réalité. Le plus souvent, elle est prise en mauvaise part et renvoie au naufrage de l’âme s’oubliant dans la matière, mais elle peut également porter sur les réalités supérieures. Selon Porphyre, les intelligibles purs ne peuvent s’incliner vers l’inférieur, tandis que les âmes possèdent une versatilité. 29 Cf. Sentences, 37, 38-39 : métaphore de la graine : l’âme peut avoir l’intégralité de sa puissance dans chacune de ses parties (ce qui est par définition impossible pour un corps). 30 Sentences, 33. L’Être véritable est uni-multiple, et sa division interne est strictement métaphysique, non physique comme celle des corps (Sentences, 36). En lui, la partie peut coïncider absolument avec le tout, de sorte que l’ensemble du monde intelligible est dans chaque Idée et que « tout est dans tout » : c’est une thèse capitale, que nous étudierons en détail un peu plus loin. 31 Sentences, 40, 10-14. 32 Sentences, 42, 16-19. 33 Voir Porphyre, In Tim., fr. LI Sodano ; Sentences, 13. La cause « produit par sa présence » (τῇ παρουσίᾳ ποιεῖν : Plotin, III, 6 (26), 4, 42). C’est cette immédiateté qui fait que la notion de principe connaît, dans le néoplatonisme, une évolution du sens temporel (« point de départ ») vers un sens métaphysique caractéristique. Comme on sait, le Monde est alors considéré « engendré » (γενητός : cf. Timée 28 b 7, γέγονεν), non au sens où il aurait un commencement dans le temps, mais au sens d’une dérivation causale à partir du Démiurge et de l’intelligible. 34 Sentences, 31, 17-18 : ἡ ψυχὴ οὐ σῶμα οὔτε ἐν σώματι, ἀλλ’ αἰτία σώματος, ὅτι πανταχοῦ οὖσα τοῦ σώματός ἐστιν οὐδαμοῦ. Cf. 1-2 : πανταχοῦ ὅτι οὐδαμοῦ (la thèse caractérise aussi bien l’Un que l’âme). 35 Sentences, 35. On peut voir ici une sorte de loi générale, préfigurant celle plus répandue, selon laquelle à une augmentation numérique correspond une diminution 27 28

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masse correspond en fait à une exténuation de puissance) ne font qu’hériter des formes intelligibles, sous mode de copie36. Toutes ces thèses sont solidaires. Cette théorie générale des incorporels est fondatrice de la capacité des réalités incorporelles à agir sur les corps et à être causes, et constitue l’expression standard de l’idéalisme néo-platonicien. C’est parce qu’il n’est localement présent nulle part en particulier que l’incorporel peut être présent partout. Inversement, un corps est toujours limité par sa localisation : il est là et pas ailleurs. C’est d’ailleurs pourquoi il est inapte à recevoir pleinement la toute-puissance et l’unicité de la forme, ce qui engendre une asymétrie radicale : Quand le Monde, qui est partout, rencontre l’Être partout réellement être – au sens où on l’a dit être partout37 – il ne peut embrasser la grandeur de sa puissance : et il ne le rencontre pas au sens où cet être lui serait présent sous un mode divisible, mais plutôt sans avoir part à la grandeur et au volume. Cette présence n’est donc pas locale, elle est plutôt de l’ordre de l’assimilation, pour autant qu’il est possible à un corps de s’assimiler à un incorporel et qu’un incorporel puisse se donner à voir dans un corps qui s’y assimile. Dans la mesure où la réalité matérielle n’est pas apte à s’assimiler à ce qui est purement immatériel, l’incorporel n’est donc pas présent ; mais il est présent, pour autant que le corporel peut s’assimiler à l’incorporel. Assurément, cette réception ne produit pas union : car chacun serait alors détruit, la réalité matérielle par le changement impliqué par la réception de l’immatériel, et l’immatériel, parce qu’il deviendrait matériel38.

Telle est l’interprétation porphyrienne de la participation platonicienne, c’est-à-dire du phénomène par lequel plusieurs réalités sensibles particulières peuvent se rapporter à une unique réalité idéale et universelle, qui se donne à tous parce qu’elle n’est à personne.

de puissance (voir par ex. Jamblique, Réponse à Porphyre, 193, 6-12 S.-S. ; puis Proclus, Él. théol., prop. 62). 36 Sentences, 33, 50-54. 37 C’est-à-dire, justement, au sens d’une présence-absence totale, sous un mode immatériel. 38 Sentences, 35, 15-27.

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La place de l’âme dans la tradition de Plotin et Porphyre Pour la suite du néoplatonisme, le point essentiel est ici que Porphyre range indéniablement les âmes parmi ces incorporels agissants, ce qui les assimile à des réalités intelligibles. Même s’il signale que les âmes doivent être considérées, dans l’absolu, comme intermédiaires entre le divisible et l’indivisible, c’est-à-dire entre les corps et les réalités strictement intelligibles39, il est en fait clair qu’âmes et intellects appartiennent tous deux au domaine incorporel et causal, par opposition aux corps matériels. Pour Porphyre, l’âme est une réalité mobile et vivante, comme on l’a vu. Cette conviction est réaffirmée dans la définition donnée par les Sentences : « L’âme est une essence dénuée de grandeur, de matière, de corruption, et qui possède un être qui consiste en une vie possédant par elle-même le vivre »40. Cette vie et ce mouvement renvoient à l’efficience causale de l’âme, et sont partagés par les intelligibles, traversés par les genres de l’Être du Sophiste, dans une ligne interprétative popularisée (sinon inaugurée) par Plotin41. Parce qu’ils sont des incorporels par soi, ni l’âme, ni l’intellect ne se mêlent aux corps par leur essence, mais seulement par une « relation » (σχέσις) ou une « puissance » (δύναμις), et c’est cette puissance qui constitue l’interface avec le corps42. Âmes et intellects sont eux-mêmes causés dans la mesure où d’autres principes les précèdent, mais les composés sensibles, en tant que tels, ajoutent à cette dérivation causale générale une « naissance » particulière de leur composition43. Il y a ici une claire asymétrie dans le processus causal, et celle-ci est un héritage plotinien. Pour Plotin comme pour Porphyre, le corps, qui est en soi inerte, doit sa vie et son action à la présence incorporelle de Sentences, 5. Sentences, 17. Tous traits qui rapprochent l’âme de l’intellect et la distinguent des corps. 41 Voir supra, n. 12. 42 Sentences, 4 (et cf. la Sentence 28). La distinction entre âmes et intellects réside dans le fait que les âmes peuvent se rapporter à l’inférieur aussi bien qu’au supérieur, tandis que l’intellect ne peut se rapporter qu’au supérieur (Sentences, 30) ; et que quelque chose de réellement psychique se déploie dans le corps animé, tandis que les intellects ne sont aucunement présents aux corps. Sur la question de la présence de l’âme dans le corps, voir les analyses très approfondies de W.  Deuse, Untersuchungen zur mittelplatonischen und neuplatonischen Seelenlehre, Mayence – Wiesbaden, Akademie der Wissenschaften und der Literatur – Franz Steiner Verlag, 1983. 43 Sentences, 14. On en conclut qu’un autre des traits des incorporels par soi agissants est la simplicité – c’est-à-dire l’indivisibilité – que n’a aucun des corps, puisque ceux-ci sont toujours composés. 39 40

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l’âme en lui (c’est-à-dire à la participation de l’âme par le corps). Mais cette présence est commandée comme de l’extérieur par l’âme, qui ne déchoit jamais de son essence pour se faire corps : et la causalité déployée à cette occasion est purement idéale, le corps n’y contribue pas – il y ferait plutôt obstacle. Parce que seuls les incorporels agissent, l’âme sera donc d’autant plus efficace dans l’administration du corps, qu’elle fixera davantage son « attention » (προσοχή) sur l’intelligible. Le corps ne réalise sa perfection que lorsque l’âme s’en trouve autant que possible dégagée : et c’est là le paradoxe. Si l’âme est attentive au corps plutôt qu’aux intelligibles, elle menace de déchoir et se trouve entravée : cauchemar plotinien de l’« oubli » de l’âme44, fondé en dernière analyse sur le mythe de la perte des ailes dans le Phèdre de Platon. Les différences d’attention de l’âme dessinent un parcours éthique : on est fidèle à sa nature véritable quand on s’éloigne des corps (de la matière, des passions,  etc.) pour contempler les incorporels intelligibles ; on la trahit quand on se complaît dans la vie matérielle. Mais elles ne renvoient pas à une différence ontologique, parce que l’âme demeure toujours, en soi, un être incorporel et non corporel45, et parce qu’elle seule a le pouvoir de s’extraire des rets de la corporéité, ceux-ci étant en eux-mêmes inconsistants et impuissants. L’âme ne descend pas localement dans le corps (c’est justement le rôle dévolu à la « puissance ») et les actes qu’elle y impartit, quand elle s’y attache, ne sont que des simulacres de ses actes propres, qui sont immatériels et ne peuvent être réduits à néant46. Le corps n’a pas le pouvoir de l’attirer à lui : c’est elle qui prend l’initiative de s’y rapporter47. Même lorsqu’elle s’oublie elle Voir le début de Plotin, V, 1 (10). La multiplicité des âmes leur est interne (cf. supra, n. 30), elle n’est aucunement due à celle des corps et les âmes sont radicalement antérieures aux corps (Sentences, 37, 1-3). Les corps peuvent gêner les activités de l’âme mais aucunement remettre en cause son unité ou son identité (Sentences, 37, 29-30). 46 On fait ici allusion à la thèse forte de la psychologie plotinienne, à savoir le caractère non descendu de toute âme, qui demeure garanti même lorsque l’âme se consacre aux passions du corps. Cela est en fait une conséquence logique de l’asymétrie à laquelle nous faisions allusion : le corps n’a pas le pouvoir de provoquer un changement essentiel en l’âme (même s’il demeure difficile de comprendre, si tel est le cas, pourquoi l’âme ressent une telle fascination pour le monde corporel, et ici les néoplatoniciens tardifs seront beaucoup plus critiques que Plotin à propos de l’âme). Porphyre n’a pas remis en cause cette thèse, même s’il est notable qu’il est plus prudent que Plotin dans ses formulations et qu’il semble mettre en garde Castricius Firmus, son camarade du cercle plotinien, contre une interprétation de la psychologie plotinienne niant la réalité du péché (voir De l’abstinence, I, 42). 47 Sentences, 28. 44 45

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même, donc, c’est elle seule qui est impliquée, elle est cause souveraine de son bien comme de son mal.

Immatérialité de l’action causale Conçue de la sorte, l’incorporéité dénote nécessairement l’efficience et la causalité, et inversement, la corporéité, la matérialité et tous traits associés aboutissent à l’impuissance48. C’est pourquoi Porphyre peut écrire : Il n’est pas vrai que tout ce qui exerce une action sur autre chose fasse ce qu’il fait par rapprochement et contact : en fait, même ce qui agit par approche et contact recourt à ce rapprochement comme à un facteur accidentel49.

Le modèle privilégié de l’action causale n’est donc pas le choc des corps, comme il le sera par exemple chez Hume (qui prend l’exemple des boules de billard). Ce choc n’est en fait qu’une circonstance extrinsèque (certainement un sine qua non) de la relation de causalité. Nous retrouvons ici la position décrite par Thémistius50 : ce n’est pas le moustique venant se prendre dans la toile qui meut physiquement l’araignée à lui bondir dessus (la toile, dans cet exemple, pourrait correspondre à la puissance déployée par l’âme dans le corps51). Il n’y a plus alors de déterminisme causal au sens physicaliste52. Un peu plus loin, Porphyre 48 On pourrait prolonger cette liste à l’envi. Les Sentences 36 et 37 opposent incorporels et corps comme identité ou unité à altérité et division. Ici l’opposition binaire entre corporel et incorporel ouvre sur l’hénologie, l’Un étant présent comme facteur d’unité, sa puissance étant davantage active au niveau de l’Intellect qu’au niveau matériel. 49 Sentences, 6. Voir aussi Ad Gaurum, 11, 2. 50 Cf. supra, p. 192. 51 On pourrait également penser à l’organe sensoriel, mais il est justement notable que le mot ne soit pas prononcé, comme si la présence d’un organe était là encore d’ordre purement matériel et adventice. 52 Si les néoplatoniciens penchent souvent vers une forme de déterminisme, c’est parce qu’ils pensent que, les réalités incorporelles agissantes étant également suprêmement bonnes, elles agissent toujours de la façon la meilleure. En découle un providentialisme, plutôt qu’un déterminisme ; encore faut-il prendre en compte également le fait que la matière peut résister à l’information et rendre imparfaite la réalisation du bien, faisant ainsi par là du monde sublunaire le lieu de l’aléatoire, dans une filiation aristotélicienne.

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prendra également l’exemple de l’harmonie de la lyre, qui en apparence complexifie quelque peu l’analyse : Lorsque l’animal perçoit, l’âme ressemble à une harmonie séparée qui meut d’elle-même les cordes, lesquelles sont caractérisées par une harmonie immanente ; la cause de leur mouvement –  l’animal  – est analogue au musicien, du fait qu’il est animé, c’est-à-dire, du fait qu’il est doté d’harmonie ; et les corps frappés [sont analogues] aux cordes en harmonie, du fait de l’affection sensitive. En effet, dans ce cas-là, ce n’est pas l’harmonie transcendante qui subit l’affection, mais la corde. Et le musicien meut [les cordes de la lyre] en vertu de l’harmonie qui est en lui, mais la corde ne saurait être mue de façon musicale, quand bien même le musicien le voudrait, si l’harmonie ne le permettait pas53.

Plus complexe, cette analogie l’est parce qu’elle introduit un troisième terme entre l’objet perçu et l’âme, à savoir l’harmonie « immanente » (ἀχώριστος). De même que le musicien met en mouvement les cordes de sa lyre pour en tirer des sonorités musicales, mais que cela n’est possible que parce que les cordes sont déjà en état d’harmonie (c’est-àdire accordées) et parce que le musicien sait les mouvoir de façon harmonieuse ; de même, l’animal perçoit un objet de façon correcte et fidèle à la réalité, mais c’est seulement parce que l’âme le rend animé. L’âme doit être là, pour mettre en mouvement l’harmonie qu’elle impartit au corps. On peut avoir le sentiment, à première vue, d’un renversement des termes de l’analyse : c’est l’animal (le musicien) qui met en mouvement la sensation (les cordes), alors que l’âme n’est là que comme sine qua non. Mais si Porphyre emploie ici l’expression « cause du mouvement » à propos de l’animal, plutôt que de l’âme, toutefois il dit aussi que l’âme meut les « cordes » ; surtout, l’harmonie immanente54 résulte entièrement de l’action de l’âme. On retrouve l’asymétrie évoquée plus haut : les phé Sentences, 18. Celle-ci correspond peut-être à la puissance psychique déployée dans le corps et différente de l’essence incorporelle de l’âme, ou bien elle renvoie aux organes sensoriels qui, chez un être vivant non mutilé, sont naturellement aptes à percevoir leur objet. On a là, en fait, deux façons de voir la causalité de la sensation : soit à même le sens et par une affection (une image de l’objet s’« imprime » dans l’œil : Porphyre y revient dans la Sentence 21) ; soit en la ramenant au facteur premier qu’est l’âme. Nous soutenons que seule l’âme est cause au sens strict, tandis que les sens et les sensibles ne sont que sine qua non. Cela s’explique, en définitive, parce que l’âme possède la vie et la connaissance « par soi » et non d’autre chose (« de l’extérieur », ἔξωθεν), en tant qu’elle est un incorporel agissant. Il y a par ailleurs une incompatibilité entre la passion connue au plan immanent et la nature absolument inengendrée et impassible des incorporels (Sentences, 24). 53 54

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nomènes sensibles requièrent des conditions matérielles pour s’actualiser (niveau de l’harmonie « immanente »), mais leur cause véritable est à chercher dans le supra-sensible (harmonie « transcendante »). Le détour par l’harmonie transcendante est nécessaire pour éviter l’impasse de la thèse de l’âme-harmonie telle que défendue par Simmias dans le Phédon. Jamblique, qui fut disciple de Porphyre, se place ici dans la même lignée et va jusqu’à prendre son maître en défaut sur l’analyse des mouvements corporels : Mais Porphyre dit : « Parfois le mouvement, appliqué aux cas du faire et du subir, semble être un et continu, ainsi dans le cas des mouvements par choc, par exemple le jet et la poussée : car tel est le mouvement de celui qui lance le javelot [litt. le bois], tel celui de ce qui est lancé, et telle est la poussée de celui qui pousse, telle aussi celle de ce qui est poussé, de sorte que le mouvement est un et continu dans chacun des deux cas55. Mais il ne possède pas le même être relativement au frappeur et au frappé : au contraire, [le mouvement] du frappé devient une passion, et celui du frappeur une action. Et ainsi l’agir et le pâtir ne ressortissent pas purement et simplement à un unique genre – le mouvement – mais ils possèdent une différence ». Jamblique censure cette solution de l’aporie56 comme tirée par les cheveux et ne partant ni de principes bien établis ni de l’opinion d’Aristote : « Ce n’est pas parce que telle action est ainsi que toutes le sont automatiquement, et il ne fallait pas commencer par les dernières actions (je veux dire celles par choc et poussée), ni s’accorder avec les Stoïciens sur un point sur lequel nous avons des différences récurrentes avec eux, à savoir [leur idée] que l’agent agit par un certain rapprochement et contact57. Il est meilleur de dire que ce ne sont pas toutes choses qui agissent par rapprochement et contact, mais que l’action se produit selon la convenance de l’agent envers le passible58 et que, bien des choses 55 On sent ici l’influence de débats familiers plus tard à Thémistius : le mouvement tel qu’imparti par le moteur est-il identique au mouvement tel que reçu par le mû ? 56 L’aporie consiste à déterminer pourquoi Aristote a élevé l’agir et le pâtir au rang de catégories, et pas le mouvement, qui paraît les subsumer comme ses espèces, puisque « tous deux consistent dans un mouvement » (Simplicius, In Cat., 302, 10). 57 Jamblique identifie ici la principale cible de la théorie néoplatonicienne des incorporels (qui repose, comme on a dit, sur la capacité d’action et l’omniprésence de ces incorporels), à savoir le pansomatisme stoïcien. Il est tout à fait remarquable qu’il y associe Porphyre, qui s’y opposait, comme on l’a vu. 58 C’est-à-dire que, si une roche doit être poussée pour se mouvoir, la faute en revient à la nature de la roche, qui ne s’adapte pas à l’action de mouvoir qui, en elle-même, est incorporelle.

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agissent sans contact – nous en connaissons tous – et que même dans le cas des agents dont nous voyons qu’ils ont besoin de proximité [avec l’objet de leur action], le contact se fait par accident, parce que les participants à la puissance du subir et du faire se trouvent dans un lieu59 : tels sont les corps et les participants aux puissances actives et passives. Mais dans les cas où la séparation des corps n’empêche aucunement celui-ci d’agir, celui-là de subir et d’accueillir l’activité de l’agent, dans ces cas-là donc, l’activité est sans dimension et sans empêchement, ainsi que font les cordes de la lyre qui tout en étant nettement éloignées les unes des autres, forment une continuité, et la naphte qui reçoit de loin la forme du feu. Inversement, bien des choses, même en contact, n’agissent pas, ainsi un emplâtre ou un quelconque autre médicament appliqué à une pierre. Si donc souvent le contact ne produit rien et l’absence de contact produit, le choc et la poussée ne sont pas des actions par excellence, pas même dans les cas où nous voyons des choses frapper [d’autres choses] : et dans ces cas-là ce n’est pas le toucher qui est la cause, mais c’est la parenté de puissance qui fournit alors l’efficace de l’action. Mais si quelqu’un disait que l’essence de l’agent et du patient est la même, alors le moteur sera mû et le mû sera moteur, et tout entière, partout ellemême, [une telle chose] sera à la fois moteur et mue, et les axiomes du mouvement seront tous renversés, à savoir que le mouvement procède de quelque chose et concerne quelque chose, et que autre est le principe du mouvement et autre le mouvement lui-même, dans la mesure où il est produit par le principe60 : et dans les cas où les causes du mouvement sont séparées, le renversement sera encore bien plus complet. Il ne faut donc pas que les opinions véridiques, si elles doivent distinguer les principes des genres et discerner quelle est la nature de chacun, puissent errer sur ce point61. Car même s’il fallait concevoir un certain mouvement On retrouve l’opposition porphyrienne entre incorporels hors du lieu et corps qui, étant dans un lieu, doivent recevoir leurs passions sous un mode local, et aussi le caractère accidentel du contact. 60 On voit ici Jamblique partir de prémisses totalement étrangères à celles de Thémistius, qui insistait sur la continuité entre le mouvement imparti et le mouvement reçu, et voulait conclure que, si tant est que l’âme meut le corps localement, elle doit ellemême être mue localement, ce qui contredit le mouvement essentiel de l’âme selon Porphyre. 61 Jamblique veut ici mettre en garde contre la solution de Porphyre, qui suggérait une « différence » entre mouvement actif et mouvement passif, terminologie qui renvoie normalement à la distinction de deux espèces au sein d’un même genre (ici le mouvement). À en juger par la suite, il semble qu’il craigne que les mouvements dans le monde sensible ne soient assignés à des mélanges de ces deux espèces de mouvement (mélanges qui ne peuvent avoir un statut principiel, réservé à la seule activité), ou que la théorie ne prête une causalité réelle au mouvement passif. Jamblique veut maintenir 59

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mélangé du fait de l’activité de l’agent et de la modification du patient, ce [mouvement] qui naît ne figure pas au nombre de ce qui est simple et sans mélange : car étant résultat du mélange de l’agent et du patient, il sera probablement expulsé du nombre des premiers genres comme étant dérivé, tout comme tout le reste des composés. Ainsi, il ne faut pas accorder que le mouvement enveloppe les actions et les affections et les conjoint les unes aux autres selon une unique continuité, ni qu’il leur confère de sa substance ou qu’il se partage en elles, et qu’une de ses parties manifeste l’action de ce qui est en lui, et l’autre la passion. Car de toutes ces manières, le mouvement devient quelque chose de commun au faire et au subir, or le mouvement est séparé de l’agent et du patient en ce qu’il est intermédiaire aux deux et procède de l’agent vers le patient dont il réalise la passion. Tout comme donc le moteur et le mû ont deux existences différentes, de même l’agent et le patient sont deux termes distincts62. »

Jusque dans le détail de l’expression, notamment la conjonction πελάσει καὶ ἅψει (ἁφῇ), « par rapprochement et contact », et le caractère accidentel des contacts, Jamblique s’inspire ici du Porphyre des Sentences pour le retourner contre lui-même et affirmer la pertinence de la conception néoplatonicienne des incorporels.

L’idéalisme porphyrien Tant Jamblique que le Porphyre des Sentences tendent donc à minimiser la part proprement corporelle et matérielle des processus portant sur le monde physique. Jusqu’à quel point ? La conception porphyrienne de la sensation est exprimée dans la Sentence 16 :

une distinction très forte entre action et passion et tend conséquemment à concevoir le mouvement de façon dogmatiquement aristotélicienne, comme inférieur à l’activité. Ceci rejoint partiellement la critique thémistienne, à ceci près que Jamblique, dans la dernière phrase, semble superposer le couple moteur – mû au couple agent – patient. C’est également un trait aristotélicien, puisque la notion rectrice est ici l’acte et non (de façon platonicienne) le mouvement. Sur la prévalence de l’acte chez Jamblique, cf. infra, n. 103 et p. 220-221. 62 Simplicius, In Cat., 302,  18-303,  31 (fr.  85 dans le recueil des fragments de Jamblique par B.  Dalsgaard Larsen). Ce texte a fait l’objet d’un commentaire dans le troisième chapitre du livre de D. Taormina, Jamblique critique de Plotin et de Porphyre. Quatre études, Paris, Vrin, 1999 : « Jamblique contre Plotin et Porphyre, le débat sur l’acte et le mouvement ».



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L’âme possède les raisons de toutes choses ; mais elle agit selon ces raisons ou bien parce qu’elle est provoquée (ἐκκαλουμένη) par autre chose à s’en saisir, ou bien parce qu’elle se convertit elle-même vers eux, à l’intérieur [d’elle-même]. Quand elle est provoquée par autre chose à aller pour ainsi dire vers les objets extérieurs [ὡς πρὸς τὰ ἔξω], elle produit les sensations ; mais quand elle rentre en elle-même, vers l’intellect, elle se retrouve dans ses intellections.

Porphyre navigue ici prudemment et il faut prendre garde à ne pas dénaturer son texte. Néanmoins, il ne semble pas que ce qu’il écrit ici contredise le compte rendu de Thémistius63. L’objet extérieur a simplement pour but de « provoquer » (ἐκκαλεῖν)64 l’âme à la sensation, il ne la « meut » pas. Si une lecture rapide suggère un parallélisme strict entre sensation et extérieur d’une part, intellection et intérieur d’autre part65, plusieurs indices laissent toutefois penser que même la sensation est un processus à strictement parler psychique. Il faut d’une part remarquer que l’objet sensible ne vient pas de l’extérieur dans l’âme, mais que c’est l’âme qui sort dans sa direction : la restriction introduite par ὡς (« pour ainsi dire ») laisse même entendre qu’en réalité, l’âme ne sort pas d’elle-même pour appréhender l’objet. Surtout, l’âme agit toujours selon des raisons (λόγοι)66, et ces raisons se trouvent à l’intérieur d’elle-même, non à l’extérieur : elles sont un legs présent dans l’âme en raison de sa nature intelligible, car évidemment il n’est pas question de penser que l’âme aurait pu acquérir par abstraction de l’expérience sensible une connaissance de l’ensemble des réalités. De façon générale, le statut de l’abstraction dans le néoplatonisme est bas : dans la théorie des trois états de l’universel (forme intelligible, ante rem ; forme telle qu’instanciée dans un être, in re ; forme-concept extraite par abstraction, post rem), la forme abstraite est considérée comme peu apte à fonder un raisonnement strict, lequel doit plutôt procéder selon l’ordre des réalités, c’est-à-dire de l’universel séparé de nature platonicienne – conçu par intuition – vers les individus.

63 Comparaison entre les deux textes est faite dans l’édition CNRS des Sentences, p. 441. 64 Certainement une traduction de la théorie platonicienne de la réminiscence. 65 Porphyre y revient dans les Sentences 43 et 44. 66 Que ces λόγοι ne représentent qu’une version plus dégradée et pluralisée des idées intelligibles pures est exact, mais ceci ne remet pas en cause le fait que l’âme les tient non de l’extérieur, mais de l’intérieur.

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Il semble donc possible de proposer une interprétation où le processus sensitif ne requiert pas les objets sensibles à titre causal, mais seulement à titre de sine qua non (τὰ ὧν οὐκ ἄνευ), parce qu’ils sont ce sur quoi porte la sensation. On comprend par là le texte suivant, issu d’un écrit Sur la sensation (peut-être à associer aux Recherches variées de l’auteur, les Σύμμικτα ζητήματα) : Mais Porphyre, dans le Sur la sensation, dit que la cause de la vision n’est ni un cône, ni un simulacre ni quoi que ce soit, sinon l’âme elle-même qui, en rencontrant [ἐντυγχάνουσα] les objets de vision, s’y reconnaît [ἐπιγινώσκειν] elle-même, parce qu’elle est ces objets du fait que l’âme concentre [συνέχειν] l’ensemble des êtres ; et si l’âme est tout, c’est parce qu’elle concentre la variété des corps. Il prétend en effet qu’il n’y a qu’une seule âme rationnelle de toutes choses : et pour cette raison, il est logique qu’elle se connaisse elle-même dans tous les êtres67.

Nous sommes ici tout proches d’un idéalisme pur et simple, non qu’il s’agisse de nier à strictement parler la réalité des objets sensibles, mais en ce que cette réalité est ramenée à sa source qui est à l’intérieur de l’âme elle-même, non dans les corps. De la sorte, les processus physiques et mécaniques de la vision sont écartés au profit d’un circuit interne, de l’âme à l’âme, les corps ne jouant là encore qu’un rôle de « provocation ». Ceci correspond pleinement à la conviction de Porphyre selon laquelle le progrès vers la matérialité signifie un affaiblissement de la puissance68. La richesse se trouve en nous, dans notre essence (incorporelle) : on la trouvera si on ne se laisse pas éloigner de l’être véritable69. Ainsi, épistémologie et métaphysique sont également porteuses d’un message éthique. Il serait intéressant d’étudier en quoi cette position est solidaire de deux autres : le panpsychisme d’une part (à savoir la propension à ramener la

Porphyre, Sur la sensation (fr. 264 Smith) = Némésius, De natura hominis, 7. Sentences, 37, 45-48. 69 Sentences, 40, 59-68. Voir encore Sentences, 44, 36-44, texte très clair pour ce qui est d’affirmer que les pensées sont issues de l’âme elle-même et ne naissent pas du dehors : « L’âme passe d’une chose à l’autre, en permutant ses pensées, mais ce n’est pas à dire que les précédentes disparaîtraient ou que les suivantes entreraient en elle depuis autre part : les premières, en fait, font comme s’éclipser alors qu’elles demeurent en elle, les autres entrent comme depuis ailleurs, mais elles ne lui parviennent pas, en fait, d’autre part, mais d’elle-même et de son propre fonds (παρ’ αὐτῆς καὶ αὐτόθεν), alors qu’elle se meut en direction d’elle-même et porte un regard vers une partie de ce qu’elle possède : car elle ressemble à une source qui ne s’écoulerait pas, mais qui déverserait ce qu’elle a en circuit fermé, à destination d’elle-même ». 67 68

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pluralité des âmes individuelles à l’unité d’une âme universelle)70 ; l’affirmation du caractère engendré (donc dérivé) de la matière d’autre part71.

Transition : la loi « Tout est dans tout » La théorie de la sensation chez Porphyre dans la Sentence 16 et le Sur la sensation repose sur une loi néoplatonicienne majeure, généralement exprimée sous la forme « Tout est dans tout » (πάντα ἐν πᾶσιν). Cette loi d’homologie exprime la conviction que l’ensemble de la réalité se reflète dans chacun des êtres réels, c’est-à-dire les incorporels tels qu’intellects et âmes (plutôt que dans les êtres sensibles, qui toutefois peuvent également correspondre au Tout en vertu de l’analogie entre microcosme et macrocosme). Si l’âme connaît toutes les choses, c’est parce qu’elle possède en elle-même leurs raisons, c’est-à-dire l’ensemble des énoncés scientifiques qui en disent l’essence72. Comme telle, cette loi est un invariant du néoplatonisme jusqu’à la conclusion de ce mouvement : de fait, elle s’appuie sur et développe la conviction platonicienne fondamentale que les réalités sensibles possèdent leur contrepartie dans les Idées, sous un mode éternel et réellement existant (« à la manière, donc, dont l’intellect voit les Idées présentes dans l’Animal qui est, autant et telles qu’elles sont, ce sont elles qu’il pensa que cet animal-ci devait avoir également, telles et en tel nombre73 »). Damascius l’attribue à la fois à Porphyre et à Jamblique : Serait-ce donc que tout ce qui est dans l’Univers est en nous, et tout ce qui est en nous dans l’Univers ? Comment [comprendre] alors [le rapport] du tout et des parties ? Porphyre et Jamblique s’attaquent à ce 70 La présence sans confusion de toutes les âmes dans l’âme universelle est évoquée dans la Sentence 37. 71 On sait par Énée de Gaza (fr. 368 Smith) que Porphyre a effectivement soutenu ce point, qui permet d’éviter les apories de Plotin, chez qui la matière, pôle de négativité, ne peut être réduite par la forme. Une conception idéaliste de la matière et une tendance à expliquer l’individu comme pur « faisceau de qualités » apparaît également chez Grégoire de Nysse, dont l’œuvre peut avoir été influencée par Porphyre. 72 Ces raisons jouent également un rôle dans la production des réalités sensibles par l’âme et, en cela, elles héritent directement des « raisons séminales » stoïciennes (λόγοι σπερματικοί). 73 Timée, 39 e 5-6. L’ « Animal qui est » est le Vivant-en-soi, c’est-à-dire le modèle intelligible du Monde, qui est lui-même « cet animal-ci », c’est-à-dire le vivant universel.

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problème en disant que « tout est partout, mais différemment selon les différents contextes74. »

Mais son application concrète donne lieu à une différence essentielle entre Plotin et Porphyre d’un côté, et Jamblique de l’autre. La divergence se situe au niveau de la fidélité qu’on doit supposer dans cette homologie. Plotin et Porphyre (de façon déjà moins nette) insistent sur la continuité et tirent de cette loi la conviction que l’âme et l’intellect partagent une commune nature. Jamblique (suivi ensuite par l’essentiel de l’école) insiste sur la différence et critique Plotin et Porphyre dans un texte célèbre issu de son De anima : Allons, élevons-nous donc jusqu’à la substance incorporelle par elle-même, distinguant en ordre, dans ce cas aussi, toutes les opinions sur l’âme. Il y en a qui définissent cette substance en sa totalité comme homéomère, identique et une, en sorte que, dans n’importe laquelle de ses parties, il y a tout l’ensemble, qui de même installent dans l’âme particulière le monde intelligible, les dieux, les démons, le Bien et toutes les réalités supérieures, et qui déclarent que tout se trouve pareillement en toutes, bien que, pour chacune, d’une manière appropriée à son essence. De cette opinion relèvent Numénius, sans conteste ; Plotin aussi, bien qu’il ne la professe pas absolument ; Amélius y incline sans s’y fixer ; Porphyre, lui, est en doute à son sujet : tantôt il s’en sépare avec véhémence, tantôt il y adhère comme à une doctrine transmise par plus ancien que lui. Selon cette opinion donc, l’Âme ne diffère en rien de l’Intellect, des dieux et des genres supérieurs, du moins en ce qui regarde la substance totale de l’Âme. Maintenant en vérité75, la doctrine qui du moins est opposée à la précédente fait de l’Âme une entité à part, en ce qu’elle est née seconde après l’Intellect selon une autre hypostase, et regarde ce qui, de l’Âme, est accompagné de l’Intellect comme suspendu à l’Intellect, avec la faculté d’exister en propre d’une manière indépendante ; elle sépare aussi l’Âme de tous les genres supérieurs et lui assigne, comme définition propre de son essence, soit le moyen terme entre les genres divisibles et les indivisibles et entre les genres corporels et les incorporels, soit la somme totale des raisons universelles des êtres, soit ce qui, après les Idées, est au service de Dieu pour la création du monde, soit la Vie qui, ayant jailli de l’Intel74 Damascius, In Phil., § 130, 1-4 (= Jamblique, In Phil., fr. 5 Dillon). Jamblique lui-même laisse penser que Numénius est la source de cette loi (voir le texte cité plus loin). Porphyre l’exploite dans la Sentence 10. 75 Jamblique reprend la parole et développe son propre point de vue.

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ligible, possède d’elle-même la propriété de vivre, soit encore la procession des genres de tout l’être réellement être vers une forme d’existence inférieure. C’est du côté de ces opinions que se tournent résolument, comme on le voit si l’on suit avec compétence la trace de leurs doctrines, tant Platon lui-même et Pythagore qu’Aristote et tous les Anciens dont on célèbre, pour leur sagesse, les noms fameux. Quant à nous, nous tâcherons d’ancrer tout notre traité, épris de vérité, dans ces opinions76.

De ce texte très riche, nous pouvons, en lien avec la problématique de la causalité, retenir l’interprétation résolument verticale et hiérarchique donnée de cette notion. Tout est dans tout, mais toujours « sous le mode approprié » (οἰκείως), c’est-à-dire selon une dégression irrémédiable. En prolongeant les pas faits par Porphyre, chez qui les indications hiérarchiques sont déjà plus présentes que chez Plotin77, Jamblique aboutit à développer une véritable échelle des êtres, constituée de paliers qui ne communiquent pas : unité pure, intelligibles, intellectifs, et enfin âmes. La loi « Tout est dans tout » est en effet réinterprétée de manière à rabaisser l’âme, qui est peut-être homologue de l’intelligible, mais sous un mode essentiellement inférieur, venant après l’intellect et l’ensemble des genres supérieurs (c’est-à-dire dieux, démons et héros)78. Elle est du côté de la partie (c’est avec Jamblique que le vocabulaire de l’« âme partielle », μερικὴ ψυχή79, s’impose), et la partie est elle-même rejetée loin du tout.

La constitution complète de la métaphysique tardive Verticalité Chez Jamblique, c’est ainsi une interprétation résolument verticale du système plotino-porphyrien qui triomphe. Il a en effet cherché, d’une façon qu’on peut dire acharnée, à détruire les fragiles (et peut-être inte76 Jamblique, De anima, sect. 6-7 Dillon – Finamore = Stobée, Anthologie, I, 49, 32, 61-95 (trad. Festugière légèrement modifiée ; je souligne). 77 La restriction ἀλλ᾽ οἰκείως est déjà présente dans la Sentence 10. Dans la suivante, Porphyre énonce une loi de diminution graduelle de la puissance incorporelle, déjà très dans l’esprit du néoplatonisme tardif. 78 Ceci est confirmé par l’interprétation donnée par Jamblique du Parménide, où il dégrade les âmes au rang de la quatrième hypothèse du dialogue, après les genres supérieurs (cf. Proclus, In Parm., VI, 1054, 37-1055, 17). 79 Réponse à Porphyre, 148, 18.

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nables) équilibres maintenus par Plotin et Porphyre : entre l’ensemble des Idées entre elles, entre la fonction paradigmatique et la fonction démiurgique (assignées respectivement par Jamblique à l’« intelligible », νοητόν et à l’« intellectif », νοερόν), et surtout entre les Idées/intellects et les âmes. Alors que Plotin et Porphyre ont une affection toute particulière pour l’image du cercle et de la sphère80, Jamblique, pour sa part, raisonne en termes d’étages et de niveaux. Il refuse, comme on l’a vu, une application indifférenciée de la loi « Tout est dans tout », mais aussi le dogme de l’union sans confusion81 qui exprime la réalité du monde divin de la tradition plotinienne, où la partie exprime fidèlement le tout. Pour Jamblique, le divin n’exclut pas un ordre vertical et se divise en un nombre considérable de classes. La plupart de ces classes ou ordres se distinguent selon des critères métaphysiques : c’est le cas, donc, de la célèbre distinction entre le pensé et le pensant, sur laquelle Jamblique insiste considérablement en affirmant la priorité du premier82. Quiconque lit Jamblique ne peut qu’être frappé par son insistance continuelle sur la transcendance des principes, c’est-à-dire, selon lui, des dieux (« c’est dans les dieux que sont enveloppés l’être et la perfection de tous les biens, ainsi que leur puissance première et leur principe83 »). Il interprète les symboles égyptiens du limon, de la barque et du lotus de façon à mettre en évidence ce fait84. Il ne cesse de dire qu’il faut procéder ἄνωθεν ou ἀπὸ τῶν ἄκρων, « d’en haut » ou « depuis les termes

80 Contre Atticus, Porphyre affirme ainsi le dogme de l’immanence à soi de l’Intellect pensant (identité des intellects et des idées) : « les idées ne subsistent pas par soi, séparées de l’intellect : au contraire, c’est en étant ramassé sur lui-même que l’intellect contemple l’ensemble des idées, et c’est pourquoi l’Étranger d’Athènes a comparé l’activité de l’intellect à “la révolution d’une sphère façonnée au tour” (allusion à Lois, X, 898 b 2) » (Proclus, In Tim., I, 394, 2-6). Damascius note également ce passage platonicien et cite Plotin à cette occasion (De Principiis, 264, 24-265, 2 Ruelle ; Damascius pense à Plotin, II, 2 (14), 1). La sphère exprime l’idée que l’Intellect forme un tout homogène, sans hiérarchie ni réciprocité : voir Porphyre, Sentences, 44 (l’identité du pensant et du pensé est le seul moyen de nier toute défaillance dans l’activité de l’Intellect, qui n’est pas comme quelque chose qui serait alternativement frotté et frottant). Jamblique, pour sa part, opère un retour aux thèses de certains médio-platoniciens tels que Longin, qui posait l’extériorité et la supériorité des idées par rapport à l’intellect. 81 On trouvera un exemple de ce dogme en Sentences, 37, 6-7 : (les âmes) πάρεισιν ἀλλήλαις οὐ συγκεχυμέναι. 82 Le témoignage le plus net se trouve dans la hiérarchie divine selon Jamblique, reproduite par Proclus, In Tim., I, 308, 17-23. 83 Réponse à Porphyre, 211, 21-23 (trad. Saffrey – Segonds). 84 Réponse à Porphyre, 186, 9-187, 25.

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extrêmes » (c’est-à-dire premiers dans les chaînes causales)85. De nombreuses affirmations issues de sa Réponse à Porphyre et fondant des argumentations a priori pourraient être versées au dossier : Il est absolument impossible que la présence visible des dieux soit inférieure à la conscience que l’on a en état de veille ; et, s’il faut dire la vérité, il est même nécessaire qu’elle soit plus évidente, plus exacte que celle-là, et qu’elle produise une connaissance plus parfaite86. Dans le cas des êtres divins, toutes les opérations sont de nature transcendante [ἐξήλλακται]. En effet, de même que les genres d’êtres supérieurs transcendent tous les autres, de même aussi leurs opérations ne ressemblent à rien de ce qui existe87.

C’est que cette conviction informe l’ensemble de la vision jamblichéenne du monde, où le bien, la réalité et la vérité sont préassumés sous un mode essentiel dans les dieux eux-mêmes88, de sorte que la méthode correcte de raisonner devient de « faire remonter les raisons de ce qui se produit dans le monde créé, aux dieux qui en sont les causes89. » Elle dicte aussi les arguments développés sur des sujets divers : un être humain ne peut confectionner par thaumaturgie un corps de démon90 ; la divination véritable, divine, ne saurait être confondue avec la divination artificielle ou qui repose sur des conditions psychosomatiques (prise de drogues, acuité de la perception, état de conscience délirant91…) ou sur la « sympathie universelle ». Ces conditions et cette sympathie sont tout au plus des facteurs matériellement nécessaires pour qu’une action se réalise (ce sont les sunaitia évoqués déjà par Porphyre), mais – et c’est le point décisif – elles ne conditionnent pas l’action des dieux et sont donc privées de valeur proprement causale : Si donc nous disons que, dans le Tout en tant que vivant unique qui possède partout une seule et même vie, une communion de puissances semblables, ou une séparation de puissances contraires, ou une certaine Vie pythagoricienne, Kephalaion 30. Réponse à Porphyre, 79, 7-12 (trad. Saffrey – Segonds). 87 Réponse à Porphyre, 120, 13-16 (trad. Saffrey – Segonds). 88 Voir Réponse à Porphyre, 11, 9-16 ; 76, 24-77, 7 ; 212, 14-16. 89 Réponse à Porphyre, 81, 5-6 (trad. Saffrey – Segonds). 90 Réponse à Porphyre, 130, 25-131, 1. 91 Voir Réponse à Porphyre, 117, 7-121, 7 ; 213, 6-28. 85 86

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affinité de l’agent par rapport au patient, met en mouvement les êtres semblables et en affinité, […] on dit bien quelque chose de vrai, un attribut nécessaire des sacrifices, sans pour autant faire voir la véritable manière d’agir des sacrifices. En effet, l’essence des dieux ne consiste pas dans la nature ou dans les contraintes naturelles, si bien qu’elle serait éveillée par des passions naturelles ou par les puissances répandues à travers la nature tout entière, mais elle est définie en elle-même en dehors de ces choses, car elle n’a rien de commun avec elles ni par son essence, ni par sa puissance92, ni par quoi que ce soit d’autre93.

Les sacrifices, mais en fait toute chose du monde naturel absolument, ne se comprennent qu’imparfaitement si on en reste au niveau de la nature. C’est que celle-ci est issue des dieux et qu’un effet ne se comprend adéquatement que par connaissance de sa cause. C’est le système de Jamblique, ici comme en de nombreux points, qui constitue la matrice de ceux défendus par les auteurs tardifs tels que Proclus et Damascius94. Évolutions du plotinisme, ces systèmes conservent son architecture fondamentale – le domaine de l’Un, le monde intelligible ou Intellect, l’ensemble des êtres incorporels actifs dans le monde sensible ou Âme – mais la compliquent en la fractionnant en une infinité de sous-niveaux. Ils rendent également explicite le jeu des différentes lois métaphysiques structurantes95. Surtout, ils ont pour conséquence un déplacement d’accent vers l’ordre et la hiérarchie dans leur entier, dominés par les dieux dont la causalité se diffuse dans tous les ordres subséquents, par un lien universel de cohésion que Jamblique nomme « amitié » (φιλία)96. L’erreur et le mal sont toujours issus d’un non-respect de la hiérarchie, où les termes principiels se donnent à eux-mêmes ce qu’ils confèrent ensuite aux autres97, de sorte qu’« il ne convient pas de déduire, à partir des êtres du dernier rang et de leurs échecs, les premières 92 La précision peut être d’importance, si on se souvient que Plotin et Porphyre suggèrent parfois une présence réelle de l’âme dans le corps, par le biais d’une puissance. Une telle association au niveau potentiel est donc ici exclue d’emblée, dans le cas des dieux. 93 Réponse à Porphyre, 155, 3-18 (trad. Saffrey – Segonds). Les conditions matérielles de la divination sont évoquées également en 76, 6-12 : ce sont des δευτερουργοὶ ὑπουργίαι, « contributions secondaires » (76, 14). 94 Je l’ai montré dans ma thèse de doctorat, en cours de publication. 95 J’ai développé cet aspect dans ma thèse, en montrant que la quasi-totalité des lois exploitées par les néoplatoniciens tardifs trouvent leur origine ou du moins leur popularisation chez Jamblique. 96 Réponse à Porphyre, 157, 12-158, 7. 97 Réponse à Porphyre, 68, 25-70, 12.

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et véritables apparitions qui appartiennent aux êtres du premier rang98. » De fait, « on ne peut rien comprendre au sujet des dieux sans les dieux, et bien moins encore pourrait-on, sans les dieux, pratiquer des œuvres dignes des dieux ou toute activité de préconnaissance99. » Extériorité À l’étagement vertical entre les différents ordres correspond, dans l’analyse de tout processus causal, une insistance sur la transcendance et l’extériorité. Jamblique prolonge ici en quelque façon, en les radicalisant, certaines intuitions de Porphyre. Pour Porphyre, comme on l’a vu, l’âme ressent par un processus qui ménage son autonomie par rapport au stimulus sensible. La relation causale est donc conçue de manière transcendante : l’agent surplombe ce sur quoi il agit100. Jamblique généralise cette relation au rapport de toute cause à son effet, selon le modèle du Soleil, qui rayonne sur toutes choses de l’extérieur101. Implicitement, en fait, il faut lire ici une loi plus générale : la cause est toujours supérieure à l’effet ou, pour le dire autrement, l’effet ne contribue en rien à l’action, sinon à titre de sine qua non102, autrement dit de condition matérielle : la sensation requiert le sensible, au sens où elle le prend pour objet. Cette loi verticale doit être supposée derrière tout texte néoplatonicien. Ce que Jamblique, en particulier, se propose avant tout est de la rendre plus évidente et de la radicaliser, en l’appliquant aussi aux âmes. Il décrit ainsi, en termes très nets, la différence entre la transcendance des dieux, qui sont causes, et la versatilité des âmes qui sont des êtres dérivés : Être totalement unifié, si grande soit cette unification et quelle qu’elle soit, être solidement établi en soi-même, être cause des êtres indivisibles, être immobile au sens où l’immobile est la cause de tout mouvement103, 98 Réponse à Porphyre, 72, 4-7 (trad. Saffrey – Segonds). Cf. 133, 6-15 ; 170, 12171, 27. 99 Réponse à Porphyre, 108, 12-15 (trad. Saffrey – Segonds). 100 Plus généralement aussi, nous avons affaire dans le cas présent à un développement de la métaphysique néoplatonicienne des incorporels, décrite plus haut : les Idées agissent sur le monde sensible, bien que (et en fait parce que) elles en sont totalement absentes. Comparer la description faite de la puissance divine dans la Réponse à Porphyre, 96, 5-97, 4. 101 Réponse à Porphyre, 23, 12-25. 102 Les expressions συναίτιον et ὧν οὐκ ἄνευ (= sine qua non) apparaissent en 156, 11. Jamblique parle de substrat et « d’auxiliaires des causes » en 157, 14-16. 103 Allusion à la κίνησις ἀκίνητος, soit l’Acte pur, premier moteur immobile. Notation aristotélicienne donc, qui rencontre l’usage que fait Jamblique de la métaphore de la lumière employée par Aristote à propos de l’intellect agent (cf. infra, p. 218-221).

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être supérieur à l’ensemble des êtres et n’avoir absolument rien de commun avec eux, et, en particulier, être à l’abri du mélange et séparé (en concevant cela aussi bien de l’être, que du pouvoir et de l’agir), eh bien, toutes les propriétés de cette sorte, il est juste de les attribuer aux dieux. En revanche, être désormais discriminé en une multiplicité et pouvoir se donner soi-même à d’autres, devoir à d’autres êtres la limitation que l’on a en soi-même, être capable selon ce que l’on se distribue dans tel ou tel être particulier de le mener aussi à perfection en participant à un mouvement primordial et vivificateur, être en communion avec tous les êtres, tant ceux qui existent réellement que ceux qui deviennent, recevoir de tous un apport et à tous fournir à partir de soi-même quelque chose qui entre en composition, étendre enfin ces caractères propres à tout le champ de ses puissances, de ses essences et de ses opérations, si nous assignons tout cela aux âmes comme leur étant inhérent par nature, alors nous disons vrai104.

Jamblique décline cette loi sous diverses formes : ainsi, il fait remarquer qu’on ne peut pas appliquer aux êtres supérieurs, tels que sont les êtres divins, les méthodes de connaissance discursives applicables aux êtres inférieurs105, déduire des vérités sur les êtres supérieurs à partir de déterminations secondaires comme la corporéité ou le mode de vie106, ou croire que les dieux soient réellement attirés ici-bas dans les invocations107, ou souillés par notre comportement108. Il en conclut également un corollaire original, à savoir l’omniscience qu’ont les causes de ce qu’expérimentent leurs effets, une omniscience toutefois qui maintient la transcendance de la cause et se fait sous un mode absolu, dépourvu de l’aléatoire et de l’arbitraire régnant dans le monde sensible109. D’où enfin Réponse à Porphyre, 13, 20-14, 13 (trad. Saffrey – Segonds). Voir aussi 15, 21-

104

17, 7.

105 Réponse à Porphyre, 7, 1-17. Ce n’est jamais si clair que dans l’excursus sur les noms divins (189, 6-190, 9), où Jamblique explique que ces noms sont intrinsèquement unis à l’essence divine, de sorte que la pensée ne peut les analyser par une méthode productrice de sens. En radicalisant Plotin, qui affirme déjà que même l’Intellect ne peut adéquatement connaître la simplicité de l’Un, Jamblique oppose terme à terme discursion et unité. 106 Réponse à Porphyre, 17, 16-21, 9 ; cf. 37, 16-38, 11. 107 Réponse à Porphyre, 32, 3-15. 108 Réponse à Porphyre, 152, 6-153, 6. 109 Voir le témoignage d’Ammonius, In De interpretatione, 135,  14-32 (=  fr.  147  Dalsgaard  Larsen), texte commenté par E.  Tempelis, « Iamblichus and the School of Ammonius, Son of Hermias, On Divine Omniscience », Syllecta Classica 8, 1997, p. 207-217.

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un argument attendu de théodicée : la justice divine n’a rien de commun avec la justice humaine110. On ne peut pas non plus se représenter le monde divin sous la forme des genres et espèces d’Aristote, c’est-à-dire où les genres sont de simples catégories ou boîtes englobantes auxquelles les espèces se subordonnent par contradistinction et selon des propriétés n’impliquant pas de différences de valeur111. Au contraire, le caractère « englobant » (περιεκτικόν) des dieux exprime une domination sur le reste des êtres, un véritable phagocytage de leur causalité et de leur être propres : La suréminence des dieux consiste tout juste en ce qu’ils ne sont contenus par rien, mais contiennent toutes choses en eux-mêmes ; au contraire, les êtres terrestres, ayant leur existence dans les totalités que sont les dieux, lorsqu’ils sont prêts à recevoir la participation aux dieux, possèdent aussitôt, avant même leur propre être, les dieux qui préexistent dans leur être112.

Le verbe περιέχειν (« contenir », « envelopper »), précisément, évolue alors d’un sens strictement logique – l’inclusion de l’individu dans l’espèce et de l’espèce dans le genre – à un sens métaphysique exprimant une relation de dépendance causale, la cause « contenant » son effet dans une représentation typique en poupées gigognes : « la supériorité des causes premières consiste en ce que, à la fois, elles connaissent et contiennent en elles-mêmes tout ce qui vient au jour par elles-mêmes, car c’est dans l’unité qu’elles embrassent, je pense, en elles-mêmes tous les êtres ensemble113. » Pour Jamblique, une cause est ce qui commande un effet : elle n’est jamais commandée par lui. « Nous affirmons que les astres visibles ne sont pas enveloppés par leur corps, mais qu’ils enveloppent leurs corps par leurs vies et leurs opérations divines ; et encore qu’ils ne se tournent pas vers leur corps, mais que leur corps s’emploie à

110 Réponse à Porphyre, 140, 25-141, 1. Cf. 110, 19-28 : nous devons nous arracher à nos modes humains de pensée, et 211, 5-10 : on ne peut conjecturer quoi que ce soit sur les démons à partir de la « faiblesse humaine ». 111 Réponse à Porphyre, 7, 21-8, 12 ; 10, 13-11, 4. À ce propos, voir R. Chiaradonna, « Causalité et hiérarchie métaphysique dans le néoplatonisme : Plotin, Porphyre, Jamblique », χώρα 12, 2014, p. 67-85. 112 Réponse à Porphyre, 21, 22-22, 3 (trad. Saffrey – Segonds). 113 Réponse à Porphyre, 35,  19-22 (trad. Saffrey – Segonds). Cf.  107,  7-14. Sur le verbe περιέχειν, bonnes analyses de B. Nasemann, Theurgie und Philosophie in Jamblichs De mysteriis, Stuttgart, B. G. Teubner, 1991, p. 58-67.

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se retourner vers sa cause divine114. » L’essentiel du message de Jamblique consiste dans cette réorientation du regard, qui ménage la grandeur des dieux tant intelligibles que sensibles (les astres), et rabaisse au contraire les âmes, dont Jamblique va jusqu’à dire qu’elles peuvent être « enveloppées » par la matière115. Médiocrité et faiblesse de l’âme Cela nous mène au point capital. Comme le texte cité ci-dessus le laisse comprendre, Jamblique n’excepte pas de sa loi de transcendance de la cause sur l’effet les âmes, qui, parce qu’elles sont pour lui inférieures au monde divin116, ne peuvent revendiquer pour leur causalité une même perfection. Pour Plotin et Porphyre, c’est parce qu’elle est en communauté de nature avec le divin que l’âme peut véritablement transcender le sensible. Cette continuité une fois remise en cause, le statut de l’âme devient ambivalent : il n’est certes pas question de la ravaler au rang d’un être matériel, mais elle n’est pas non plus étrangère au devenir. Elle tient des deux natures : influence évidente ici de Timée 35 a, « le Démiurge mêla des deux –  l’essence indivisible et toujours à l’identique et celle derechef qui, divisible, advient auprès des corps – une troisième espèce d’essence » (c’est-à-dire, donc, l’âme). L’infériorité de l’âme par rapport aux dieux entraîne l’atonie de sa causalité propre, et même sa dérive vers la nullité, la non-causalité : « la conscience de notre propre néant (οὐδένεια), si l’on nous juge par comparaison aux dieux, nous fait tout naturellement nous tourner vers les suppliques117. » Le destin de l’âme n’est ici qu’un cas particulier d’un phénomène général : S’il n’y a aucun rapport, aucune relation de correspondance, aucune communauté d’essence, aucun entrelacement sous le rapport d’une puissance ou de quelque activité, entre le créateur et le créé, alors le créé se trouve, pour ainsi dire, dans le créateur comme le néant, parce qu’il ne se produit aucune extension spatiale, aucun embrassement local, au-

Réponse à Porphyre, 38, 16-21 (trad. Saffrey – Segonds). Réponse à Porphyre, 61, 9-10. 116 Cela a été magistralement démontré dans le livre de C. Steel, The Changing Self. A Study on the Soul in later Neoplatonism : Iamblichus, Damascius and Priscianus, Brussels, Paleis der Academiën, 1978, dont la lecture est essentielle pour comprendre l’esprit du néoplatonisme tardif. 117 Réponse à Porphyre, 36, 10-13 (trad. Saffrey – Segonds). Cf. 108, 15-17 ; 110, 2-3. 114 115

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cune séparation ou autre compensation quelconque entre les parties, qui naisse naturellement avec la présence des dieux118.

La plénitude de la cause – condition traditionnellement retenue pour que celle-ci agisse – provoque, dorénavant, la vacuité de l’effet. L’âme doit recourir aux dieux pour agir efficacement. Dans le rituel, mais aussi dans la divination, rien d’humain n’entre119 : ainsi s’explique le développement de la théurgie (la théorisation des rituels par lesquels l’homme se met en état de co-action avec le divin), pour lequel Jamblique est resté célèbre. On tient là la principale justification du tour religieux de la pensée de l’auteur : la domination de la cause sur l’effet ; la conviction que l’âme, créature des dieux, n’en est pas exempte et que le mode de fonctionnement propre de l’âme, à savoir la pensée discursive, n’a aucune valeur dans l’appréhension du monde divin, selon un autre texte bien connu : Ce n’est pas la pensée qui unit les théurges aux dieux : sinon, qu’est-ce qui empêcherait ceux qui pratiquent la philosophie de façon spéculative d’obtenir l’union théurgique avec les dieux ? En fait, il n’en va pas vraiment de la sorte, mais c’est la célébration des actes qui sont indicibles et accomplis religieusement au-delà de toute intellection […] qui procure l’union théurgique. C’est pourquoi, ce n’est pas au moyen de l’activité de la pensée que nous accomplissons ces actes, car alors leur efficience serait d’ordre intellectuel et viendrait de nous : or, ni l’un ni l’autre ne sont vrais. En effet, sans même que nous y pensions, ces symboles accomplissent par eux-mêmes leur action propre, et la puissance indicible des dieux auxquels se réfèrent ces symboles, reconnaît elle-même ses propres images par elle-même et non pas parce qu’elle est éveillée par notre pensée. Car il n’est pas conforme à la nature que les contenants [τὰ περιέχοντα] soient mis en mouvement par 118 Réponse à Porphyre, 24,  24-25,  5 (trad. Saffrey – Segonds). Le raisonnement dérive en droite ligne de la thèse forte de la théorie néoplatonicienne des incorporels : l’absence totale de ces derniers dans le monde, qui les rend aptes à y être présents partout sans obstacle. En d’autres termes, c’est l’effet qui réside (métaphysiquement parlant) dans sa cause : Plotin s’exprime ainsi (Plotin, V, 5 (32), 9, 29-31) : « L’âme, à son tour, n’est pas dans le monde, mais c’est le monde qui est en elle ; car le corps même n’est pas un lieu pour l’âme, mais l’âme est dans l’Intellect, le corps dans l’âme, et l’Intellect dans un autre principe. » Loin que l’effet accueille sa cause, c’est la cause qui contient l’effet, sous un mode qui lui est propre, et par conséquent l’effet, qui perd tout pouvoir causal, se retrouve frappé de vacuité. Le raisonnement prend le contrepied du sens commun, qui considère l’âme dans le corps et l’intellect dans l’âme (cf. Platon, Timée, 30 b 4-5). 119 Réponse à Porphyre, 74, 14-16 ; 124, 8-125, 17. La vraie divination, en particulier, n’est aucunement œuvre humaine, mais divine (75, 15-76, 12) : il est intéressant de constater qu’en cela, la causalité humaine, « étrangère et inférieure » (111, 12), est ravalée à un rang purement instrumental, car elle est aussi inauthentique que les techniques artificielles de divination.

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les contenus [ὑπὸ τῶν περιεχομένων], ni les parfaits par les imparfaits, ni par les parties les totalités. D’où il suit également que les causes divines ne sont pas principalement invitées à opérer par nos pensées, mais il faut que ces pensées, toutes les meilleures dispositions de notre âme et la pureté qui est en nous, soient comme préassumées à titre de causes auxiliaires [ὡς συναίτια]120, tandis que ce qui éveille principalement la volonté divine, ce sont les symboles divins eux-mêmes. Et ainsi la causalité des dieux est mise en mouvement par elle-même, sans recevoir en elle d’aucun des degrés inférieurs le moindre commencement de l’opération qui lui est propre121.

J’ai essayé de montrer, dans ma thèse de doctorat, que Jamblique ouvrait par là sur une pensée du néant de la créature et de son corollaire, la grâce, une notion qui n’est donc pas la prérogative du seul monothéisme. La verticalité nouvelle imposée à l’âme se traduit ainsi par la fin de sa primauté dans les discussions philosophiques, centralité héritée du Phèdre de Platon (un dialogue important à l’époque médio-platonicienne) et déclinée sous la forme de nombreux mythes philosophico-religieux (hermétiques ou gnostiques) décrivant ses pérégrinations. Différence de taille avec Plotin et Porphyre, l’âme doit désormais sortir d’elle-même pour toucher –  de manière purement intermittente  – au monde divin et ainsi parvenir au salut. À  l’intériorité de Porphyre, Jamblique oppose l’extériorité du processus causal dans l’âme, qui reçoit sa connaissance des intellects et des dieux122. Puisque l’âme est radicalement inférieure aux intelligibles, elle ne saurait les trouver en rentrant en elle-même, à la recherche de sa nature véritable et divine : ce qu’elle trouve en elle n’est en fait rien d’autre que la certitude innée de l’existence des dieux et son désir de les trouver, un désir qu’elle ne commande pas et qui la commande bien plutôt123. Elle doit donc en réalité s’arracher à soi pour retrouver l’unité qui caractérise les dieux, en lesquels elle 120 On voit ici un parcours se conclure, la vie intérieure de l’âme étant réduite au rôle de simple auxiliaire causal. 121 Réponse à Porphyre, 73,  1-27 (trad. Saffrey – Segonds ; je souligne). Pour Jamblique, dans la théurgie, c’est le divin qui se reconnaît lui-même et agit de façon exclusive et autonome : dans une opération religieuse authentique, la différence entre invocateur et invoqué disparaît (139, 1-5). C’est ainsi que Jamblique justifie symboliquement les pratiques religieuses consistant à simuler le fait d’être un dieu et à donner des ordres à des puissances supérieures comme à des inférieures (137, 21-138, 6 ; cf. 183, 15-20). 122 B. Nasemann, Theurgie und Philosophie in Jamblichs De mysteriis, 1991, p. 190, n. 118, a bien noté cette inversion de valeur entre intériorité et extériorité, de Plotin à Jamblique. 123 Réponse à Porphyre, 5, 14-16, 11.

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réside métaphysiquement124, et recevoir d’eux l’illumination comme quelque chose de transcendant, selon le modèle fourni par l’abandon du médium à l’influx divin125. C’est seulement à ce prix qu’elle peut quitter sa médiocre individualité d’être incarné pour rejoindre l’universel et « rattacher les fragments de sa vie et de son opération intellective aux totalités dont elle a été détachée »126. Ainsi, l’âme n’est désormais plus qu’un être médiocre au bout d’une litanie sans fin (dieux, anges, démons, héros) : une lumière très inférieure dans l’ordre des réalités, ce qui se traduit concrètement, selon Jamblique, dans ses épiphanies, comparées à celles des autres genres supérieurs127. Cette infériorité résulte de l’ordre des choses, et aucune âme, si puissante soit-elle, ne peut espérer y échapper : Si peu que nous pensions être en mesure d’agir grâce à la participation aux dieux et à l’illumination reçue d’eux, c’est par ce peu seulement que nous bénéficions aussi de l’activité divine. C’est pourquoi, ce n’est pas l’âme qui possède sa vertu et son intelligence propres, non, ce n’est pas elle qui participe aussi aux œuvres divines, car si de telles œuvres dépendaient de l’âme, ou bien toute âme pourrait les mettre en œuvre, ou bien seulement l’âme qui a atteint sa perfection propre ; or, en réalité, ni l’une ni l’autre n’est suffisamment préparée pour cela, et même l’âme parfaite est imparfaite eu égard à l’activité divine128.

Rupture du processus causal C’est la radicalité et la ténacité avec lesquelles Jamblique applique ses principes a priori qui donnent à son système un sens très différent de ceux Sur l’unité qui caractérise en plein le monde divin, et de façon extrinsèque seulement les êtres dérivés, voir Réponse à Porphyre, 44, 14-45, 25. La versatilité caractérisant l’âme (voir le texte cité plus haut, p. 212-213, et encore Réponse à Porphyre, 51, 10-52, 11) est ici un désavantage, la marque du fait que l’âme est incapable d’acquérir l’immutabilité des principes véritables. 125 Réponse à Porphyre, 82, 13-25. L’enthousiasme, explique Jamblique, est un phénomène divin dans lequel l’âme ne joue qu’un rôle de substrat (86, 1-88, 1). Au passage, il écarte explicitement la thèse selon laquelle l’enthousiasme serait la « libération de la partie divine de l’âme » : théorie qui, elle, semble dépendre des prémisses psychologiques de Plotin et Porphyre. 126 Réponse à Porphyre, 80, 14-16 (trad. Saffrey – Segonds). 127 Voir Réponse à Porphyre, 52, 20-73, 27. Dans toute cette section, Jamblique n’hésite pas à décrire les apparitions des âmes comme « inférieures ». 128 Réponse à Porphyre, 111, 24-112, 10 (trad. Saffrey – Segonds). 124

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de Plotin et Porphyre. Jamblique est le premier à appliquer de la façon la plus stricte la loi de supériorité de la cause sur l’effet. Il en conclut la nécessité de voir à l’œuvre dans tout processus causal une forme de rupture, là où Plotin et Porphyre alternaient entre transcendance et continuité (une réalité donnée engendre une autre réalité, certes inférieure à elle129, mais découlant aussi naturellement d’elle-même et partageant avec elle des traits communs). De la sorte, le pensé demeure toujours d’un ordre supérieur au pensant, et de même l’intellect pour l’âme, et les dieux pour le devenir, « séparés » qu’ils sont « de tout et complètement affranchis de la relation ou coordination avec le monde créé130. » Dans ma thèse, j’ai proposé de voir ici l’influence de divers auteurs des premiers siècles de l’ère chrétienne, et notamment des commentateurs aristotéliciens prenant comme référence le De anima, tels qu’Alexandre d’Aphrodise. Un courant de l’exégèse du De anima consacre en effet l’extériorité et la transcendance de l’intellect agent par rapport à l’intellect patient. Aristote emploie lui-même la métaphore de l’illumination, appelée131 à avoir une fortune considérable dans la mystique : Mais, puisque, dans la nature tout entière, on distingue d’abord quelque chose qui sert de matière à chaque genre (et c’est ce qui est en puissance tous les êtres du genre), et ensuite une autre chose qui est la cause et l’agent parce qu’elle les produit tous, situation dont celle de l’art par rapport à sa matière est un exemple, il est nécessaire que, dans l’âme aussi, on retrouve ces différences. Et, en fait, on y distingue, d’une part, l’intellect [qui est analogue à la matière], par le fait qu’il devient tous les intelligibles, et, d’autre part, l’intellect [qui est analogue à la cause efficiente], parce qu’il les produit tous, attendu qu’il est une sorte d’état analogue à la lumière : car, en un certain sens, la lumière, elle aussi, convertit les couleurs en puissance, en couleurs en acte132. Et c’est cet intellect qui est séparé, impassible et sans mélange, étant par essence un acte ; car

129 Formulation standard chez Plotin, IV, 8 (6), 6, 7-8 : « à chaque nature, il appartient de produire ce qui vient après elle ». Un bon exemple de « rupture » dans le processus causal est également donné par la Sentence 18 ci-dessus, qui distingue harmonies immanente et transcendante. 130 Réponse à Porphyre, 104, 1-3 (trad. Saffrey – Segonds). 131 On ne veut pas dire par là qu’Aristote soit la source principale de cette métaphore, qui se réclame de représentations religieuses traditionnelles portant sur la divinité solaire et surtout, dans le champ philosophique, du Soleil de République, VI. 132 Cité dans l’ouvrage de L.  Bergemann, Kraftmetaphysik und Mysterienkult im Neuplatonismus. Ein Aspekt neuplatonischer Philosophie, Munich – Leipzig, K. G. Saur, 2006, p. 31 (la trad. reproduite est celle de Tricot).

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toujours l’agent est d’une dignité supérieure au patient, et le principe, à la matière133.

Ce texte, pourtant souvent ignoré, doit certainement être considéré comme une des sources majeures de la métaphysique néoplatonicienne tardive. Mis à part le fait qu’Aristote semble y attribuer l’intellect à l’âme, chose que les néoplatoniciens refuseraient (en se réclamant d’ailleurs d’Aristote lui-même, décrivant l’intellect comme θύραθεν, « venu du dehors »), tout y annonce le néoplatonisme. On y pose une distinction forte entre l’intellect patient et matériel, et l’intellect agent, productif et séparé, et on considère que c’est l’existence de ce dernier – qui est acte essentiellement – qui seule permet au premier d’effectuer son acte. Voici la rupture que nous décrivions : l’effet nécessite, pour agir, qu’existe préalablement sa cause à l’état absolu. Il est manifeste que, dans cette structure, ce à quoi peut prétendre l’effet est, tout au plus, une coïncidence ponctuelle avec sa cause, nullement une assimilation complète. On peut même juger que, alors même que l’effet est « activé », il demeure néanmoins inférieur à la cause et extérieur à elle, de même que ce qui reçoit la lumière dépend de ce qui la lui donne. Jamblique n’a eu de cesse de développer son système dans ces directions. On trouve fréquemment, dans son principal écrit théorique conservé (la Réponse à la Lettre à Anébon de Porphyre), des allusions à l’infinie différence entre cause et effet, et aussi un recours à la métaphore de la lumière, conçue sur le modèle de l’intellect agent d’Aristote, acte pur : De même que la lumière est présente à l’air sans se mélanger à lui (cela est évident du fait que, une fois que la source de lumière s’est retirée, il ne subsiste plus aucune lumière dans l’air, tandis que, lorsque la source de la chaleur disparaît, la chaleur demeure présente dans l’air), de même la lumière des dieux non seulement brille en restant à part, mais, fermement établie en elle-même, procède à travers l’ensemble des êtres134.

Aristote, De anima, III, 5, 430 a 10-19. Réponse à Porphyre, 23, 19-25. Dans la suite, Jamblique explique que l’unicité du flot lumineux s’oppose à la diversité des êtres qui le reçoivent : c’est la théorie de la « réceptivité » (ἐπιτηδειότης), par quoi les néoplatoniciens expliquent la production du changement et du mal (la divinité étant, quant à elle, totalement bonne, cf. Réponse à Porphyre, 132, 3-4 et 142, 16-143, 13). Cette réceptivité, vue négativement, renvoie à l’inaptitude des êtres inférieurs à reproduire l’absoluité de leur cause, puisque justement cette cause est désormais totalement transcendante. 133 134

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Jamblique a suivi diverses stratégies pour exprimer sa recherche constante de la transcendance. La plus notable d’entre elles relève du triadisme néoplatonicien, actif dès Plotin et sa triade Être – Vie – Pensée, mais que Jamblique tire en un sens fortement hiérarchique. La triade majeure chez lui, dérivée notamment du De anima d’Aristote, réunit l’essence (οὐσία), la puissance (δύναμις) et l’activité (ἐνέργεια). Jamblique a soin de souligner qu’on ne peut remonter de l’un à l’autre de ces termes, seulement descendre, en adoptant un point de vue déductif. Il le fait notamment dans sa Réponse à Porphyre, parce que celui-ci avait proposé de caractériser l’essence de certains démons à partir des propriétés de leurs actes135. Cette rupture nette entre essence, puissance et activité complète le jeu des différences entre essences de différents ordres, que Jamblique pose par exemple entre les âmes divines, aptes à produire naturellement leurs actes, et âmes humaines, pour qui l’écart entre essence et activité devient une véritable fracture, et qui ressentent dans leur essence même une forme de multiplicité et de dualité qui ne s’observe habituellement que dans les actes136. Ce souci jamblichéen est directement à l’origine du développement de la terminologie proclienne de l’« imparticipable », ce qui, dans la relation de participation, demeure surplombant et, par sa transcendance même, fonde la possibilité du processus causal137. On peut voir là une double réponse à la tradition de Plotin et de Porphyre : d’une part à son modèle émanatif, dans la mesure où les effets semblent parfois y découler dans une continuité trop forte par rapport aux causes ; et d’autre part à la nette asymétrie, intenable selon Jamblique, posée entre l’âme – de nature intelligible – et le corps sensible qu’elle est chargée d’animer. Pour Jamblique au contraire, l’âme, dans une large mesure, est chose de ce monde, et elle n’est pas exempte de certains des traits dominants des êtres sensibles : faillibilité, passivité, scission interne. Jamblique s’évite ainsi un certain nombre d’apories menaçant Plotin et Porphyre. Si l’âme est d’emblée dégradée, il est beaucoup plus facile de justifier sa tendance naturelle à se rapprocher de la matière et des corps. Chez Plotin, cette tendance est évoquée sous un mode mySur la transcendance de la source émettant la lumière, voir aussi Réponse à Porphyre, 31,  3-9. Sur l’ἐπιτηδειότης, voir 40,  19-43,  3 ; 188,  12-25. Pour les usages antérieurs d'ἐπιτηδειότης, voir l'article d'A. Michalewski dans ce volume. 135 Réponse à Porphyre, 8, 12-20 ; 9, 24-10, 12. 136 Voir le De anima de Jamblique = Stobée, Anthologie, I, 49, 37, 24-33 (= sect. 19, 19-27 Dillon – Finamore). 137 Voir par ex. Proclus, Élém. Théol., prop. 23. À en juger par (ps.- ?)Simplicius, In De anima, 313, 1-4, il est possible que Jamblique lui-même ait inauguré l’usage du terme.

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Adrien Lecerf

thique, comme une « audace » (τόλμα) intrinsèque ou un ­effet d’une « altérité première »138, ou bien est expliquée par l’attraction exercée par la matière, sans qu’on comprenne bien toutefois comment elle, qui est impuissante, peut attirer activement l’âme qui la transcende.

Conclusion Les débats qui eurent lieu parmi les premières générations néoplatoniciennes conditionnent l’essentiel des évolutions ultérieures de la métaphysique et de la principiologie de l’école. On s’étonne de la rapidité avec laquelle le basculement vers un système hiérarchique complet eut lieu : l’œuvre de Plotin autorisait certainement cette interprétation, mais aurait pu être tirée dans des sens très différents. Porphyre joue un rôle intéressant. Il n’a pas remis en cause fondamentalement l’enseignement de son maître, notamment la structure des trois hypostases139 ; mais dans la mesure où il contribue à formaliser en lois les indications trouvées dans les Ennéades, et tire celles-ci vers un idéalisme intransigeant (seuls les incorporels agissent ; du fait de leur nature immatérielle, ils sont pourtant totalement dégagés du monde), il pave la voie pour Jamblique, qui personnifie les Idées sous la forme des dieux du paganisme et raidit la théorie porphyrienne des incorporels sous la forme d’un système en « poupées gigognes », où les plans supérieurs de la réalité embrassent ou enclosent les plans inférieurs. De la sorte, Jamblique complète le parcours : les causes deviennent infiniment supérieures aux effets, elles conservent par rapport à eux un surplomb absolu, irréductible. Ceci permet la multiplication des niveaux divins, dont l’exemple le plus représentatif est la fragmentation de l’Intellect plotinien en pensant (νοερόν) et pensé (νοητόν). L’idéalisme de la tradition plotino-porphyrienne, originellement pensé comme une réponse à l’artificialisme médio-platonicien, s’est alors mué en une hiérarchie bien plus proche, dans l’esprit, de ce que proposera le pseudo-Denys l’Aréopagite. Surtout, Jamblique n’a désormais plus aucun scrupule à faire de l’âme humaine – traditionnellement conçue, par les platoniciens, comme un 138 C’est le début du Traité 10 (Plotin, V, 1 (10), 1, 5). Jamblique y fait référence, parmi d’autres explications de la descente des âmes, dans son De anima (= Stobée, Anthologie, I, 49, 37, 86-87 ; sect. 23, 20 Dillon – Finamore). 139 On le voit bien chez les auteurs latins tels que Macrobe, qui dépendent de Plotin et de Porphyre et demeurent dépendants de l’articulation Un – Intellect – Âme, tandis qu’elle est obsolète chez les néoplatoniciens grecs contemporains.

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L’évolution du concept de principe dans le premier néoplatonisme

dieu exilé dans le monde, et dont Porphyre exalte le mouvement et l’activité essentiels  – un être dérivé, un effet plutôt qu’une cause. L’âme n’est pas un dieu : elle est dans la main des dieux. Elle n’est plus αἴτιον, comme chez Plotin et Porphyre, mais συναίτιον : cause auxiliaire dont la fin consiste à se rendre disponible à l’influx divin, qui demeure toutefois impossible à capter intégralement.

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COMPTER LES CAUSES AVEC PROCLUS Pieter d’Hoine (KU Leuven)

Introduction Dans le célèbre prologue de son Commentaire sur le Timée, Proclus introduit son projet – l’explication de la φυσιολογία de Platon – en se référant aux termes canoniques de la doctrine aristotélicienne des causes. En suivant le fil du dialogue, Proclus se propose de traiter non seulement de ce qu’il considère comme les trois causes proprement dites – c’està-dire la cause efficiente, la cause finale et celle, typiquement platonicienne, qu’Aristote avait tort de nier : la cause exemplaire –, mais aussi de la forme et de la matière (In Tim., I, 2, 1-3, 20). C’est en effet à Platon et non au Stagirite que revient, selon Proclus, l’honneur d’avoir le premier présenté la doctrine des causes d’une manière exhaustive et satisfaisante – comme il le montrera tout au long de son grand commentaire. Avec cette approche du projet cosmologique du Timée, Proclus montre à l’évidence l’importance que les platoniciens de l’antiquité tardive ont accordé à la typologie aristotélicienne des causes pour comprendre les principes cosmologiques du Platonisme tardif. L’histoire antique de cette doctrine est bien attestée et elle a fait l’objet d’un grand nombre d’études1. Le but de cette contribution n’est pas de répéter une 1 Les textes pertinents sont rassemblés dans : R. J. Hankinson, Cause and Explanation in Ancient Greek Thought, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 323-447 ; H. Dörrie et M. Baltes, Der Platonismus in der Antike, Stuttgart – Bad Cannstatt, Frommann – Holzboog, 1996, vol. 4, p. 128-151 (avec le commentaire aux p. 407-439) ; R. Sorabji, The Philosophy of the Commentators, 200-600 AD. A Sourcebook, 3 vols., Londres, Duckworth, Vol. 2, p. 134-157. Sur cette doctrine, voir aussi J. Mansfeld, « Plato, Pythagoras, Aristotle, the Peripatetics, the Stoics and Thales and his Followers “On Causes” », dans J. Mansfeld et D. R. Runia (éd.), Aëtiana III, Leyde, Brill, 2009, p. 375-414. Pour Proclus, voir surtout C. Steel, « Proclus et Aristote sur la causalité de l’intellect divin »,

Les principes cosmologiques du platonisme. Origines, influences et systématisation, éd. par Marc-Antoine Gavray et Alexandra Michalewski, Turnhout, Brepols, 2017 (Monothéismes et Philosophie 23), p. 225-247. FHG DOI 10.1484/M.MON-EB.5.114805

Pieter d’Hoine

nouvelle fois cette histoire bien connue. Il est à la fois plus précis et plus modeste : montrer quelle fut la réception de la taxinomie aristotélicienne des causes au sein de la théorie des principes de Proclus et quel rôle elle a eu dans la métaphysique néoplatonicienne qui, en dernière instance, fait dériver toute la réalité d’un seul principe. Cela permettra de voir que Proclus n’est pas seulement l’héritier de la doctrine aristotélicienne des quatre causes, ni de son réaménagement qui aboutit à une taxinomie plus complète de six causes. Ce sont surtout l’insistance sur la transcendance des causes véritables et la reconduction de toute causalité à la puissance productrice du Premier qui montreront le caractère fondamentalement néoplatonicien de la réception de cette doctrine et qui permettront son intégration à la cosmologie et à l’ontologie néoplatoniciennes. Malheureusement, pour atteindre ce but, il est impossible de faire l’économie d’un bref récapitulatif de l’histoire de cette doctrine avant Proclus.

Des quatre causes aristotéliciennes aux six « causes » platoniciennes Le point de départ de cette histoire est le célèbre troisième chapitre de Métaphysique Alpha (A, 3, 983 a 24-b 6), où Aristote met la doctrine des quatre causes – forme, matière, principe du mouvement et fin –, qu’il avait déjà introduite en Physique II 3 (voir aussi le texte parallèle de Métaphysique Δ 2), au service de la philosophie première. Comme on le sait, la doctrine sert à Aristote de cadre conceptuel pour passer en revue les recherches de ses prédécesseurs sur les causes premières. La doxographie qu’Aristote introduit vise à mettre à l’épreuve sa propre doctrine et à confirmer, grâce au détour par l’histoire, l’exhaustivité de sa taxinomie. Les résultats de cette entreprise sont bien connus : aucun des philosophes précédents n’a formulé une théorie adéquate et exhaustive des causes. C’est seulement avec Aristote que la philosophie première, en tant que recherche des causes premières, atteint sa pleine maturité. Les lecteurs modernes, comme les anciens, n’ont manqué de s’étonner de la place attribuée à Platon dans cette histoire de Métaphysique A 6, selon laquelle il ne se serait occupé que de la matière (la dyade du grand et du pedans J. Pépin et H. D. Saffrey (éd.), Proclus, lecteur et interprète des anciens, Paris, CNRS, 1987, p.  213-225, et « Why Should we Prefer Plato’s Timaeus to Aristotle’s Physics ? Proclus’ Critique of Aristotle’s Causal Explanation of the Physical World », Bulletin of the Institute of Classical Studies. Supplement 78, 2003, p. 175-187.

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Compter les causes avec Proclus

tit) et de la forme (les Formes et l’Un)2. Car, si l’on passe sous silence l’anachronisme d’une telle présentation, c’est surtout la réduction de l’héritage platonicien aux seules causes « matérielle » et « formelle » qui a incité les partisans de Platon à soupçonner une mauvaise foi de la part d’Aristote. En effet, pour utiliser la terminologie devenue canonique dans la tradition scolastique, on a – non sans raison – trouvé dans l’Idée du Bien de la République une cause « finale » et dans le Démiurge du Timée une cause « efficiente » – même si celui-ci ne peut être considéré comme « efficient » que d’une façon très particulière, comme nous le verrons plus loin. Tous les platoniciens de l’antiquité tardive, ou presque, se sont non seulement sentis obligés de trouver dans l’œuvre de Platon toutes les causes mentionnées par Aristote mais, davantage encore, ils y ont découvert une taxinomie plus complète, qui réserve une place importante à la cause « exemplaire ». On se souvient pourtant qu’Aristote lui-même, dans le chapitre 9 de Métaphysique A, avait bien critiqué l’idée suggérée par la cosmologie du Timée et par la quatrième aporie du Parménide, selon laquelle les Formes seraient les « modèles » des choses sensibles – terme qui, pour Aristote, n’est rien d’autre qu’une métaphore vide de sens (Mét., A, 9, 991 a 2022). Le problème n’est pas seulement que les Formes platoniciennes, en tant que modèles des choses sensibles, n’apportent rien à la recherche aristotélicienne des causes. La situation est pire encore : si les Idées platoniciennes étaient des modèles, elles n’auraient aucune efficacité causale en l’absence d’une cause efficiente et n’apporteraient rien à l’explication du devenir des choses, dont elles ne seraient ni une condition suffissante, ni même une condition nécessaire – contrairement à ce que Platon luimême supposait dans le Phédon (100 d ; cf. Mét., A, 9, 991b 3-9). À la lumière de cette critique d’Aristote, on ne peut qu’apprécier la plaisanterie de Sénèque lorsque, dans un exposé dee sa fameuse lettre 65 (§ 7-8) sur les causes acceptées par les différentes écoles philosophiques, il écrit qu’aux quatre causes aristotéliciennes « Platon en ajoute une cinquième : le type exemplaire, c’est-à-dire l’Idée ». Ce qui est aussi remarquable dans ce texte de Sénèque, c’est que, pour la première fois, il utilise, pour dresser la liste des cinq causes platoniciennes, des formules prépositionnelles devenues canoniques dans la tradition postérieure – le Pour ce qui concerne les anciens, il suffit d’évoquer la perplexité d’Alexandre dans son commentaire à Métaphysique A 6 : voir In Met., 59, 28-60, 2 et 63, 23-31. Dans le premier passage, repris par Asclépius en In Met., 52, 21-28, Alexandre reconnaît dans le Démiurge du Timée une cause efficiente et se réfère à la Lettre II (312 e) pour la cause finale. Cf. aussi Simpl., In Phys., 43, 7 sq. Pour les modernes, voir par ex. R. Sorabji, Philosophy of the Commentators, 2004, vol. 2, p. 134-135. 2

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« de quoi » (id ex quo), le « par quoi » (a quo), le « en quoi » (in quo), le « d’après quoi » (ad quod) et le « pour quoi » (propter quod). Il s’agit donc d’un témoignage précieux de ce que Theiler a appelé la « métaphysique des prépositions »3. Pour ce qui concerne la cause typiquement platonicienne, on voit effectivement que, dans le médioplatonisme, la cause « exemplaire », souvent opposée à la cause formelle d’Aristote, fait partie intégrante du système des causes. Cette combinaison des causes exemplaire et formelle chez les médioplatoniciens témoigne de leurs tentatives pour résoudre le problème de la participation, c’est-à-dire le problème consistant à sauvegarder à la fois la transcendance de la Forme et sa présence dans le monde sensible. C’est en ce sens également qu’il faut sans doute comprendre la distinction entre intelligibles « premiers » et « seconds » chez Alcinoos, pour ne citer que l’un des exemples les plus connus4. C’est à partir d’une lecture de Timée, 50 b-52 a, où Platon semble distinguer les Formes en elles-mêmes de leurs images qui viennent à l’être dans le réceptacle, que les platoniciens se croient autorisés à lui attribuer une telle distinction. Par ailleurs, on sait bien qu’ils pensaient avoir trouvé le pendant de la cause matérielle dans le receptacle lui-même5. L’ajout de la cause exemplaire n’est toutefois pas la seule tentative à l’époque impériale de compléter les quatre causes aristotéliciennes. Chez Galien et Philon, on trouve mention d’un type de cause qu’ils appellent « instrumentale »6. Pour établir cette cause qui, chez Galien, peut être considérée soit comme un véritable outil au service d’une cause primordiale, soit comme un état intermédiaire dans la séquence causale qui mène à un but7, les néoplatoniciens prendront appui sur la Physique 3 «  Metaphysik der Präpositionen » : pour l’expression, voir W. Theiler, Die Vorbereitung des Neuplatonismus, Berlin, Weidmannsche Buchhandlung, 1930, p. 33. Les formules se retrouvent chez Philon (par ex. Cher., § 125) et chez de nombreux platoniciens postérieurs ; cf. J. M. Dillon, The Middle Platonists. A Study of Platonism 80 BC to AD 220, rev. ed., Londres, Duckworth, 1996, p. 138-139. Les origines de ces formules remontent à Platon et à Aristote eux-mêmes. 4 Alcinous, Did., IV, 155, 39-41. Voir aussi les autres passages cités par Whittaker dans son commentaire ad loc. (p. 85, n. 63). Pour une discussion des textes pertinents des médioplatonciens, voir désormais A. Michalewski, La puissance de l’intelligible. La théorie plotinienne des Formes au miroir de l’héritage médioplatonicien, Louvain, Leuven University Press, 2014, p. 53-67. 5 Voir par ex. Alc., Did., VIII, 162, 29-163, 10 et les autres passages cités par Whittaker (p. 95, n. 134). Cf. aussi Simpl., In Phys., 245, 7-19. 6 Voir Phil., Cher., § 125 ; Gal., De usu part., III, 464, 18-465, 11 ; pour une discussion des textes pertinents, voir R. J. Hankinson, Cause and Explanation, p. 340-345 et p. 380 sq. et A. Michalewski, La puissance de l’intelligible, 2014, p. 55-60. 7 Voir R. J. Hankinson, Cause and Explanation, 2001, p. 381.

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d’Aristote8 ou sur le Politique de Platon (281 e 1-3), où, dans l’explication de ce que sont des causes auxiliaires, συναίτια, il est question d’instruments requis par les arts producteurs. Un passage du début du commentaire de Simplicius sur la Physique (10, 25-11, 5) laisse penser que la taxinomie des six causes a été canonisée par Porphyre, qui a ainsi combiné dans une seule liste les quatre causes aristotéliciennes et les deux causes typiquement platoniciennes (la cause exemplaire et la cause instrumentale). Cette liste est devenue canonique chez les néoplatoniciens postérieurs : on la retrouve non seulement chez Proclus, mais aussi chez Syrianus/Hermias, Damascius, Olympiodore, Simplicius, Philopon et d’autres encore9. Comme Porphyre, Proclus suggère également qu’il ne s’agit pas simplement d’une liste aristotélicienne qui a été augmentée par deux causes que ne comptait pas encore le Stagirite. Bien au contraire, c’est à Platon que revient l’honneur d’avoir été le premier à distinguer les six causes. En effet, selon Proclus, c’est dans le Timée que l’on trouve la discussion la plus précise et la plus exhaustive des causes du monde naturel : Les causes du monde se dénombrent ainsi : cause finale, cause exemplaire, cause efficiente, cause instrumentale, cause formelle, cause matérielle. Platon nous fera apparaître plus loin [46 c 7 sq.] la cause finale en résultant de ses discussions et démonstrations. Il [c’est-à-dire Timée] fera voir les causes instrumentale, matérielle et formelle comme conséquences des principes fondamentaux énoncés d’abord : si en effet l’univers est non pas « étant », mais « venant à l’être », il existe une forme, qui est participée par une matière, et le principe directement moteur de ces deux. Il fait voir la cause efficiente (τὸ ποιητικόν) en résultat de ce qui vient d’être dit ici : si en effet l’univers est venant à l’être, il existe une cause qui le fait être. Il fera voir la cause exemplaire en résultat de ce qui sera dit ensuite [28 a 6 sq.] : si en effet le monde est beau, il a été créé d’après un modèle qui est toujours. En sorte que toute l’instruction se trouve ainsi bien ordonnée, dès là que nous voyons Platon capturer l’une après l’autre les causes de l’univers grâce aux principes fondamentaux qu’il a posés (Procl., In Tim., I, 263, 19-264, 2 ; trad. A. J. Festugière).

8 Comme le fait Simplicius, qui fait référence à la mention, en Phys., II, 3, 195 a 1-3, de certains « ὄργανα » dans le sens d’instruments menant à un but déterminé : voir In Phys., 316, 9-11. 9 Voir par ex. Herm., In Phaedr., 112, 3-7 Lucarini-Moreschini ; Dam., In Phaed., II, § 7-11 ; cf. I, § 260-261 ; Ol., in Gorg., 3, 24-25, 18 Westerink ; Simpl., In Phys., 3, 1619 ; 26, 5-25 ; 316, 22-26 ; Philop., In Phys., 5, 7-12 ; 241, 3-21, etc.

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Pieter d’Hoine

Non seulement Platon est le premier à avoir proposé cette taxinomie exhaustive des causes, mais le lecteur attentif aux détails du texte ne peut que constater – toujours selon Proclus – que l’origine de la « métaphysique des prépositions » remonte elle aussi au Timée10. Pour Proclus, c’est Platon qui nous a offert la doctrine la plus achevée des causes, car dans le Timée il n’a pas seulement proposé une taxinomie plus complète que celle d’Aristote, mais il se démarque aussi par une compréhension plus profonde des causes véritables. Le passage cité ci-dessus contient le noyau de la transformation néoplatonicienne de la doctrine des causes : (1) Tout d’abord, Proclus y fait allusion à une distinction, qu’il rend plus explicite ailleurs, entre les causes véritables (causes efficiente, exemplaire et finale) et les trois causes auxiliaires (la forme, la matière et la cause instrumentale)11. Cette distinction s’inspire du Socrate du Phédon (98 b-99 d), qui distingue la vraie cause pour laquelle il reste en prison (sa conception de ce qu’il doit faire) des conditions matérielles qui rendent cela possible (les os, la chair,  etc.). En revanche, le terme luimême, συναίτια, est utilisé par Platon dans le Timée (46 c-e) et dans le Politique (281 e)12. (2) Deuxièmement, avec « le principe directement moteur » de la forme et de la matière, il se réfère à la Nature qui, en tant que cause immanente de tout ce qui vit dans le monde sensible, est ontologiquement intermédiaire entre le sensible et les hypostases supérieures de l’Âme et de l’Intellect. En tant que telle, la nature joue le rôle de cause « instrumentale ». (3) Troisièmement, le passage témoigne de la transformation platonicienne de la cause efficiente au sens aristotélicien – c’est-à-dire la cause du mouvement – en une cause véritablement productrice – c’est-à-dire une cause de l’être de ses produits. (4) Finalement, on voit bien l’importance de la cause exemplaire, c’est-à-dire le Vivant intelligible, qui joue un rôle décisif dans la cosmologie du Timée. Selon Proclus, le fait qu’Aristote n’a fait qu’un usage très partiel de cette typologie est la preuve de la supériorité de Platon vis-à-vis de son élève le plus célèbre. Dans le prologue de son commentaire sur le Timée, Proclus lance une critique sévère contre Aristote à ce propos (In Tim., I, 2, 15-29 ; 6, 21-7, 16). Selon Proclus, Aristote dans ses explications du Voir Procl., In Tim., I, 357, 12-23. Pour cette distinction, voir aussi par ex. In Tim., I, 2, 1-9 ; 17, 15-18 ; 261, 1316 ; In Parm., IV, 888, 12-18 ; V, 983, 1-2 Steel ; Herm., In Phaedr., 112, 3-7 Lucarini-­ Moreschini ; Dam., In Phaed., I, § 407-415 ; II, § 66 ; § 71 ; Simpl., In Phys., 3, 16-19 ; 26, 5-7 ; 316, 22-29 ; In Cat., 327, 10-15 ; Philop., In Phys., 5, 12-13 ; 241, 3-5, etc. 12 Ces textes sont aussi cités par C. Steel, « Why Should we Prefer Plato’s Timaeus to Aristotle’s Physics ? », 2003, p. 178. 10 11

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Compter les causes avec Proclus

monde physique donne trop de poids à la forme et à la matière, qui ne sont pour lui que des causes auxiliaires, tandis que sa compréhension des causes véritables est totalement inadéquate. Comme l’a suggéré Carlos Steel13, avec cette objection, Proclus renverse la critique formulée par Aristote en Métaphysique A contre Platon : ce n’est plus Platon, mais bien Aristote qui a fait une étude incomplète et immature des causes premières – avec cette circonstance aggravante qu’il n’est même pas pionnier dans cette recherche des causes, puisque Platon en avait déjà traité de façon tout à fait satisfaisante. Autrement dit, même dans le domaine de la philosophie de la nature, où Aristote jouit d’une autorité incontestable, il est battu par Platon, dont il n’a absorbé et imité la doctrine que très partiellement.

Les trois causes véritables Selon Proclus, la tâche de la vraie physiologia n’est donc pas seulement d’étudier les causes immanentes, c’est-à-dire la forme et la matière, mais aussi de montrer comment celles-ci dépendent des trois causes véritables qui transcendent le sensible : les causes efficiente, exemplaire et finale. Dès lors, on comprend pourquoi Platon lui-même, dans le Timée, traite d’abord des trois causes véritables (le Bien, et surtout le Modèle et le Démiurge), pour passer ensuite à une étude des causes immanentes que sont la matière (c’est-à-dire le réceptacle ou la nourrice) et la forme (c’est-à-dire les ressemblances des formes qui entrent dans le réceptacle) : Et il convient dès lors que les causes accessoires des phénomènes naturels dépendent, elles aussi, des vraies causes, à partir desquelles elles ont été produites [= cause efficiente], sur le modèle desquelles elles ont été façonnées par le Père de toutes choses [= cause exemplaire], en vue desquelles elles sont nées [= cause finale]. C’est donc à bon droit que par Platon nous ont été livrées, après un rigoureux examen, toutes ces vraies causes, puis, en dépendance de celles-ci, les deux autres, la forme et le substrat. Car le monde visible n’est pas de la même sorte que les mondes intelligibles ou intellectifs, qui ne sont constitués que de pures Formes, mais il y a en lui deux choses, l’une à titre de principe créatif et de forme, l’autre à titre de substrat (Procl., In Tim., I, 3, 11-19 ; trad. A. J. Festugière). 13 Voir C. Steel, « Why Should we Prefer Plato’s Timaeus to Aristotle’s Physics ? », 2003, p.  179 ; cf.  C.  Steel, « Proclus et Aristote sur la causalité de l’intellect divin », 1987, p. 213-214.

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Pieter d’Hoine

Proclus accepte l’hylémorphisme de signature aristotélicienne pour l’analyse du monde sublunaire, mais il conteste que cette explication suffise à elle seule pour rendre compte des choses sensibles qui, en dernière analyse, dépendent des trois causes primordiales. On verra que la cause instrumentale joue le rôle d’intermédiaire entre les causes primordiales et les constituants du composé hylémorphique. Contrairement à Aristote, qui s’est trop occupé des causes immanentes, selon Proclus, Platon a bien compris la nécessité de remonter à un niveau de causalité supérieur14. Il manifeste donc une tendance à réduire le système des six causes traditionelles à trois causes véritables. Or il convient de se demander quels sont les principes qui justifient cette démarche. Notre constat au sujet de l’attitude de Proclus vis-à-vis de l’hylémorphisme aristotélicien suggère une première observation. On se rappelle que les platoniciens de l’époque impériale identifiaient le receptacle du Timée à la matière et les images des Formes aux formes immanentes à la matière. En cela, ils étaient suivis par les commentateurs néoplatoniciens qui, en règle générale, acceptaient non seulement une explication de type hylémorphiste pour le monde sensible, mais la retrouvaient précisément dans le Timée de Platon. Cependant, on vient de voir que matière et forme ne sont pour Proclus que des causes « auxiliaires », c’est-à-dire des causes qui dépendent elles-mêmes de causes supérieures, voire transcendantes. L’arrière-fond de cette doctrine est le principe selon lequel « toute cause proprement dite est transcendante à son effet », comme le dit la proposition 75 des Éléments de théologie. La démonstration de cette proposition s’appuie sur l’idée que la cause est supérieure à son produit (Él. théol., prop. 7), ce qui exclut, selon Proclus, qu’elle puisse être une partie (μέρος) de ce dernier ou un simple outil de la véritable cause elle-même. En expliquant cette idée, Proclus introduit la distinction entre causes véritables et causes « auxiliaires » : Une cause contenue dans son effet est plutôt cause auxiliaire que cause (συναίτιόν ἐστι μᾶλλον ἢ αἴτιον), qu’elle soit une partie (μέρος) du nouvel être ou un instrument de son producteur (ὄργανον τοῦ ποιοῦντος). Car ce qui est partie est contenu dans le nouvel être et est moins parfait que le tout. Quant à l’instrument, il est au service du producteur pour cette génération et ne peut se déterminer à lui-même les normes de sa 14 On pourrait comparer cette approche critique de Proclus à l’attitude plus harmonisante des élèves d’Ammonius à ce propos. Par exemple, d’après Philopon, si Aristote n’a pas parlé de la cause exemplaire et de la cause efficiente, c’est simplement parce qu’à la différence de Platon, il s’exprime en tant que physicien et non en tant que théologien : voir par ex. Philopon, In Phys., 5, 16-25 et 241, 27-30.



Compter les causes avec Proclus

production (Procl., Él. théol., prop. 75, 70, 32-72, 1 ; trad. J. Trouillard, légèrement modifiée).

Proclus ne fait pas simplement une distinction entre causes véritables et causes auxiliaires, mais, dans ce dernier groupe, il distingue aussi entre celles qui sont les parties constituantes du composé et celle qui n’est pas cause proprement dite, puisqu’elle n’est qu’un simple intermédiaire dans la transmission de la causalité véritablement productrice. (a) Matière et forme, en tant que constituants du composé hylémorphique, ne sont que des parties des touts tels que les corps ou les vivants sensibles. Les formes présentes dans la matière, désormais devenues des ἔνυλα εἴδη, n’existent plus par elles-mêmes, mais seulement par participation. C’est la raison pour laquelle elles dépendent, en tant qu’images sensibles, de Formes supérieures et véritablement transcendantes qui en garantissent la récurrence éternelle et l’identité spécifique. Puisque la forme participée reçoit les caractères ontologiques de son participant, elle devient elle-même sensible et divisible. (b) Quant à la cause instrumentale, elle est identifiée à la nature dans un grand nombre de textes. Dans le prologue de son Commentaire sur le Timée, Proclus s’attaque en effet à la conception aristotélicienne de la nature en tant que cause efficiente, c’est-à-dire cause interne du mouvement des vivants. Il ne nie pas que la nature ait cette fonction ; ce qu’il conteste, c’est que la nature – qui, en tant que cause non rationelle, immédiate, est inséparable des corps des vivants – puisse posséder cette puissance motrice à titre premier. C’est pour cette raison qu’après avoir loué les « plus exacts » (ἀκριβέστεροι) des « chefs de l’école philosophique après Platon » (οἱ… μετὰ Πλάτωνα προστάντες τῆς αἱρέσεως), c’est-à-dire les Péripatéticiens, pour avoir distingué entre forme et matière, Proclus lance une critique contre leur compréhension de la cause efficiente, qu’il juge défectueuse : [P]our ce qui est de la cause efficiente, si parfois ils en font aussi mention, comme quand ils disent que « la nature est le principe du mouvement » (φύσιν ἀρχὴν κινήσεως ; cf.  Phys., II, 1, 1192  b  13 e.a.), néanmoins ils lui enlèvent toute efficacité et le caractère proprement efficient (τὸ δραστήριον καὶ τὸ κυρίως ποιητικόν), puisqu’ils n’accordent pas qu’il y ait en elle les principes créatifs de ce qu’elle produit, mais admettent que souvent aussi les êtres naissent spontanément. Sans compter qu’ils ne reconnaissent même pas une cause efficiente préexistante pour tous les êtres de la nature absolument, mais seulement pour les êtres situés dans le monde sublunaire : car, des corps célestes du moins, ils déclarent que

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rien n’en est la cause efficiente, ce en quoi, à leur insu, ou bien ils font du ciel entier un produit du hasard, ou bien ils posent le corporel comme se produisant lui-même (Procl., In Tim., I, 2, 19-29 ; trad. A. J. Festugière).

Tout d’abord il faut noter que, dans ce passage, Proclus comprend la cause motrice d’Aristote comme une cause principalement productrice. Comme on a déjà eu l’occasion de le voir, pour Proclus la cause « efficiente » (ποιητική) n’est pas le premier commencement d’un quelconque mouvement, mais ce qui a la capacité de produire autre chose. Bref, elle n’est pas cause du mouvement ou de changement au sens large, mais elle est avant tout cause de l’être de ses effets. Il serait donc justifié de parler d’une cause « productrice », plutôt que d’une cause simplement efficiente. Et on sait que cette transformation de la causalité efficiente en causalité productrice marque l’une des étapes les plus importantes de la réception platonicienne de la taxinomie des causes d’Aristote. Ce contexte permet d’apprécier la rétrogradation de la nature, conçue par Aristote comme cause efficiente des êtres vivants. Dans le passage cité, Proclus lance deux critiques contre Aristote15. (1) Tout d’abord, Aristote n’a pas compris que la nature ne peut être cause efficiente (productrice) sans être douée des logoi producteurs qui, d’après Proclus, sont les causes immédiates des principes formels des corps et qui procèdent des Formes transcendantes. Aristote dira que « un homme engendre un homme », au sens où il est dans la nature de l’homme de transmettre sa propre forme à ses enfants ; mais les exemples de génération spontanée montrent que la nature particulière, en tant que privée de logoi vraiment producteurs, ne suffit pas à elle seule à expliquer tout processus de génération dans le monde sublunaire16. Cela suggère que la nature n’est qu’une cause instrumentale, qui ne fait que transmettre la vraie causalité productrice des causes supérieures. (2) Qu’il doive y avoir une cause vraiment productrice supérieure à la nature est aussi requis par la deuxième objection de Proclus dans le passage cité : puisque Aristote n’accepte pas de cause efficiente pour le monde supra-lunaire, soit il réduit le mouvement régulier des cieux au simple hasard – ce qui serait absurde –, soit il suppose que le monde corporel peut se constituer lui-même – ce que 15 Pour ces deux critiques, voir aussi C. Steel, « Proclus et Aristote sur la causalité de l’intellect divin », 1987, p. 214-215, et « Why Should we Prefer Plato’s Timaeus to Aristotle’s Physics ? », 2003, p. 180. 16 Pour une version plus élaborée de cet argument contre Aristote, voir In Parm., III, 791, 21-795, 6 Steel ; sur la notion proclienne de la nature comme cause immédiate et inséparable des corps sensibles mais subordonnée à l’Âme et au Démiurge, voir aussi la digression sur la nature en In Tim., I, 9, 15-12, 26.

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Compter les causes avec Proclus

Proclus ne peut pas accepter non plus, puisqu’il montre ailleurs que toute causalité est incorporelle et que chaque corps doit son mouvement à autre chose17. Il doit donc y avoir une cause efficiente ou productrice supérieure au monde sublunaire, qui se sert de la nature comme d’un instrument inhérent aux corps sensibles. Proclus ne nie donc pas la nécessité d’un agent qui soit à l’origine des mouvements particuliers des corps sensibles (y compris la génération et la destruction) ; ce qu’il nie, c’est que la nature, en tant que cause interne du mouvement, puisse être considérée comme cause efficiente ou productrice à titre premier, et non pas comme un simple outil de l’Intellect démiurgique. C’est au Démiurge du Timée que revient l’honneur d’être cause productrice du monde sensible à titre premier. Mais l’attribution de la vraie causalité productrice à l’Intellect démiurgique implique que le modus operandi de cette cause, lui aussi, subisse un changement considérable. En fait, tout comme l’avait fait Plotin avant lui, Proclus pense qu’il faut dégager le Démiurge du langage métaphorique utilisé par Platon dans le Timée. Dire que le monde sensible est venu à l’être grâce à l’intervention du Démiurge, ne veut pas dire que le Démiurge a initié ce processus d’une façon intentionnelle ou à un moment déterminé ; en revanche, le Démiurge produit le monde « par son être même (αὐτῷ τῷ εἶναι) », et donc sans vraiment faire quoi que ce soit18. Par conséquent, le Démiurge, en tant que cause immuable, ne peut être responsable du monde sensible que pour autant que celui-ci soit éternel. Voilà pourquoi on a besoin d’une cause instrumentale inséparable des corps sensibles pour expliquer les processus de changement qui se déroulent dans le temps. Bref, selon Proclus, Aristote avait tort de se limiter à une explication purement « immanente » du monde sensible, sans tenir compte de la cause supérieure et intelligible de laquelle ce monde dépend. On pourrait voir dans ce geste une réponse à Aristote qui, en Métaphysique A 9, comme on s’en souvient, critiquait Platon pour ne pas avoir pu expliquer le devenir des choses. Aussi dans la critique moderne, on a souvent remarqué que le Démiurge du Timée pouvait bien être considéré comme une cause efficiente du cosmos entier, mais non des changements 17 Voir Él. théol., prop.  80 ; en Él. théol., prop.  20 et Théol. plat., I, 14, Proclus montre que la caractéristique du corps est d’être ἑτεροκίνητον. En In Parm., III, 785, 4-788, 19 Steel, il présente un argument montrant que le monde sensible dépend d’une cause supérieure. 18 Procl., In Parm., II, 762, 14-17 ; III, 786, 13-788, 1 Steel. Cf. In Tim., I, 335, 31336, 3.

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singuliers qui ont lieu à l’intérieur de ce monde19. Une fois de plus, Proclus semble bouleverser cette critique : selon lui, le pauvre Aristote peut bien avoir une explication pour le changement dans le monde sublunaire ; en revanche, il lui manque une vraie cause productrice à titre premier, qui explique non seulement le devenir mais aussi l’être même du monde20. En revanche, en ajoutant la cause instrumentale à la vraie causalité productrice, Platon, a réussi à expliquer les deux à la fois. Dans la subordination des causes immanentes et instrumentales aux causes véritables et transcendantes, on reconnaît la tendance à hiérarchiser le système causal dans une correspondance stricte avec les étapes successives du déploiement du réel. Si à présent on prête attention aux trois causes véritables, on verra qu’elles sont aussi marquées par des relations mutuelles de subordination. En effet, l’identification des trois « vraies » causes à des niveaux déterminés de l’ontologie néoplatonicienne – en vertu de laquelle la cause finale proprement dite correspond à l’Un-Bien, la cause exemplaire au Vivant Intelligible du Timée et la cause productrice au Démiurge – implique un classement hiérarchique de ces trois types de cause. Même si les néoplatoniciens continuent à utiliser les quatre causes aristotéliciennes, voire les six causes platoniciennes, comme outil conceptuel pour analyser n’importe quelle instance de changement21 – comme le faisait aussi Aristote –, c’est surtout dans l’association de ces causes aux principes cosmologiques et ontologiques du platonisme tardif que se montre à l’évidence le caractère « platonicien » de leur réception de cette doctrine. Toutefois, les spécialistes du platonisme ont coutume de dire que les néoplatoniciens ont fait correspondre les trois causes « primordiales » aux trois hypostases plotiniennes de l’Un, de l’Intellect et de l’Âme22. Voir par ex. R. Sorabji, Philosophy of the Commentators, 2004, vol. 2, p. 134. Pour les commentateurs néoplatoniciens, les Formes platoniciennes n’ont jamais été conçues pour expliquer le devenir des choses : pour comprendre le processus de génération, ils sont prêts à accepter la doctrine d’Aristote : voir par ex. Proclus, In Parm., III, 791, 26-792, 7  Steel ; Ascl., In Met., 86, 22-32. Ce qu’ils contestent, c’est que ce processus se suffise à lui-même pour expliquer la récurrence de la forme immanente et sa persistence éternelle. La puissance productrice des Formes doit être comprise en ce sens. Il revient aux causes instrumentales de transmettre la causalité productrice des Formes au monde du devenir : voir par ex. Simpl., In Phys., 317, 14-25. 21 Voir par ex. Ol., In Gorg., 4, 5-11 Westerink ; Dam., In Phaed., II, § 7-11. 22 Voir par ex. E. R. Dodds dans son commentaire à Él. théol., prop. 75 (Proclus. Elements of Theology, Oxford, Clarendon, 1963, p. 241) et C. Steel, « Why Should we Prefer Plato’s Timaeus to Aristotle’s Physics ? », 2003, p. 182-183. Pour cette identification, Dodds et Steel renvoient à In Parm., VI, 1059, 3-15 Steel, où Proclus rapporte l’avis de Plutarque d’Athènes, qui aurait identifié les cinq hypothèses du Parménide à 19 20

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Compter les causes avec Proclus

Or, si l’identification de la cause finale à l’Un-Bien est manifeste, la correspondance entre les deux autres niveaux me paraît moins stricte en ce qui concerne Proclus. Car, bien que plusieurs passages aillent en ce sens, cette identification ne rend pas justice à tous les contextes exégétiques où Proclus mobilise la doctrine des trois causes. Dans son exégèse du Timée, Proclus semble en effet se situer au carrefour de deux traditions platoniciennes divergentes : d’une part, la doctrine des trois principes médioplatoniciens (Dieu, Formes, matière)23 ; d’autre part, la hiérarchie des causes néoplatonicienne (Un, Intellect, Âme). À l’encontre de la lecture médioplatonicienne du Timée, Proclus n’accepte plus que la matière soit une cause véritable, mais il la qualifie de simple cause auxiliaire. Dieu (le Démiurge) et les Formes sont désormais subordonnés au Premier principe, l’Un-Bien, qui retrouve sa place au sommet des causes véritables. Ce principe, auquel le Timée ne fait guère allusion – du moins pas en tant que principe séparé – reçoit le rôle de cause finale. Les principes qui en résultent – si l’on peut les appeler ainsi – ne s’identifient cependant pas aux trois hypostases plotiniennes, mais davantage aux trois causes transcendantes que les néoplatoniciens avaient coutume de distinguer dans leur analyse du monde intelligible du Timée, où l’Âme est trop impliquée dans le monde sensible pour pouvoir véritablement être qualifiée de cause séparée. Il en résulte que les trois causes véritables – causes finale, exemplaire et efficiente  – s’identifient à l’Un-Bien, au Modèle intelligible et à l’Intellect Démiurgique, respectivement. Proclus distingue en effet d’une façon très nette le Vivant Intelligible, qui appartient à l’Être et qui est, en tant qu’objet de sa pensée, logiquement antérieur au Démiurge, du Démiurge lui-même, qui est associé à l’Intellect au sens strict (en termes procliens, le Démiurge est un Intellect intellectif )24. Pour Proclus, le Modèle ne contient que la l’Un, l’Intellect, l’Âme, la forme dans la matière et la matière, respectivement. Dans ce passage, Proclus décrit les trois premières hypostases comme les trois causes principielles et séparables (τῶν τριῶν αἰτίων τῶν χωριστῶν), la forme immanente et la matière comme les « causes auxiliaires » (συναίτια). L’identification de W. Theiler, Die Vorbereitung des Neuplatonismus, 1930, p. 32, me paraît plus pertinente, au moins pour ce qui concerne le contexte cosmologique dont il est question dans notre texte. 23 Pour la doctrine des trois principes à l’époque médioplatonicienne, voir la contribution d’Alexandra Michalewski dans ce volume. L’exemple d’Atticus montre qu’on ne peut pas attribuer cette Dreiprinzipienlehre sans réserves à tous les platoniciens de l’époque impériale. 24 Pour cette doctrine, je me permets de renvoyer à mon article « Platonic Forms and the Triad of Being, Life, and Intellect », dans P. d’Hoine et M. Martijn (éd.), All From One : A Guide to Proclus, Oxford, Oxford University Press, 2017, p. 98-121 (ici p. 101-104).

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première apparition des Formes dans leur état le plus unifié, dans lequel seules les quatre espèces de vivants sont distinguées les unes des autres. En revanche, l’Intellect, en tant que principe de division, contemple les Formes contenues dans le Modèle dans un état plus diversifié – au sens où il comprend des Formes différentes pour toutes les espèces de vivants – et s’emploie à imposer l’ordre du Modèle au monde sensible. Ce faisant, Proclus prend position dans un débat nourri parmi les platoniciens de l’époque impériale, notamment sur la question de savoir quelle est la relation précise entre l’Intellect démiurgique et le Modèle du monde – un débat suscité par l’exégèse d’un passage du Timée sur lequel je reviendrai. Quoi qu’il en soit, il en résulte la succession que Proclus expose dans le passage suivant : Tu as donc ces trois successivement, La Bonté, le Modèle, l’Intellect (…). Et si tu veux ainsi parler, est Bonté Première (ἀγαθότης μὲν ἡ πρώτη) l’Un, ce qui est au-delà des Intelligibles eux-mêmes – c’est la Bonté imparticipable – ; est Modèle (παράδειγμα) l’Intelligible, qui contient de façon unifiante toute la somme des Formes ; est Créateur (ποιητής) l’Intellect intellectif (νοῦς ὁ νοερός), qui fait exister toutes choses. (Procl., In Tim., I, 361, 19-26 ; trad. A. J. Festugière)

Puisque l’Un, l’intelligible et l’Intellect démiurgique ne se trouvent pas sur le même plan dans l’ontologie néoplatonicienne, il existe une hiérarchie stricte entre les trois causes principales qui leur sont associées. C’est ce qui ressort également d’un passage du quatrième livre du Commentaire sur le Parménide. Proclus s’y efforce d’indiquer la place précise des Formes parmi les causes du sensible. Il écrit ceci : En effet, on ne saurait poser (la Forme) parmi les causes auxiliaires – je veux dire, par exemple, les causes instrumentales, matérielles ou formelles  – c’est pourquoi elle est absolument cause ; ni parmi les causes simplement finales ou efficientes ; en effet, même si nous disons que (la Forme) agit par son être même et que la fin des êtres engendrés est de lui ressembler, néanmoins, à proprement parler (κυρίως), la cause finale de toutes choses, en vue de laquelle toutes choses sont, est antérieure aux Formes, et la cause efficiente à proprement parler est postérieure aux Formes, parce qu’elle tourne son regard vers le Modèle comme vers un critère ou une règle ; en effet, étant intermédiaire entre les deux, (la Forme) désire l’un et est objet de désir pour l’autre (Procl., In Parm., IV, 888, 15-24 Steel ; trad. A.-Ph. Segonds – C. Luna ; légèrement modifiée).

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Compter les causes avec Proclus

Il est clair que la cause finale, antérieure aux Formes elles-mêmes, ne peut être que l’Un, tandis que la cause efficiente, qui tourne son regard vers le Modèle intelligible, s’identifie au Démiurge. On retrouve ici clairement la séquence Bien – Modèle – Démiurge qui ressort des exégèses néoplatoniciennes du Timée. Or il faut remarquer que cette hiérarchie des trois causes véritables possède un pendant au niveau des causes auxiliaires. Car, si la cause instrumentale transmet la causalité du Démiurge au monde corporel, c’est qu’elle occupe une position intermédiaire entre l’Intellect et les corps sensibles – et telle est, en effet, la place de la Nature (et de l’Âme) dans le système proclien25. De surcroît, en tant que principe de détermination, la forme dans la matière, façonnée par la nature, est supérieure à la matière. On aura donc la séquence suivante : cause finale (l’Un-Bien), cause exemplaire (le Vivant Intelligible), cause productrice (l’Intellect démiurgique), cause instrumentale (la Nature), la forme dans la matière et enfin la matière elle-même. Cette subordination des causes a une fonction bien précise dans la cosmologie de Proclus. Pour le comprendre, il suffit de rappeler que Proclus associe la cause instrumentale à la cause productrice dont elle reçoit les logoi producteurs, que la forme dans la matière est une image de la cause exemplaire et que la matière ellemême est, par son absence totale de détermination et par son extrême simplicité, le pendant matériel du Premier, duquel elle procède directement, selon la fameuse « règle de Proclus (κανὼν Πρόκλειος) »26. Il y a donc une parfaite symétrie inversée entre les trois causes véritables et les trois causes auxiliaires. Même si, à ma connaissance, Proclus ne rend jamais cette idée explicite, il me semble que la hiérarchie des causes peut se résumer ainsi : L’Un Modèle intelligible Intellect démiurgique Nature/Âme forme dans la matière matière

– – – – – –

cause finale cause exemplaire cause efficiente cause instrumentale cause formelle cause matérielle

Ce schéma aide aussi à comprendre pourquoi la matière, qui dérive de l’Un sans médiation, peut servir de substrat à l’imposition des formes 25 Voir la digression sur la nature dans le premier livre du commentaire sur le Timée : Procl., In Tim., I, 9, 15-12, 25. 26 Comme on le sait, l’expression remonte à Olympiodore, In Alc., 109, 18-110, 6 ; pour la doctrine, voir notamment Él. théol., prop. 57-59.

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effectuée par la nature inséparable des corps. C’est une application du principe fondateur de l’ontologie proclienne selon lequel les causes secondaires utilisent comme substrat de leur production les effets des causes primaires déjà formés. Proclus l’explique dans le passage suivant de son Commentaire sur le Timée : Comme donc toutes les causes susdites [c-à-d. les trois causes primordiales : Bien, Modèle, Démiurge] sont causes toujours et tout à la fois, et qu’elles sont causes, les unes d’effets qui vont jusqu’aux derniers êtres, les autres d’effets qui vont jusqu’à ce qui dépasse encore les deux autres effets ensemble à cause du pouvoir d’extension des causes plus élevées, le Modèle « reçoit en transmission » du Bien la matière et lui donne forme – car les formes, en tant que formes, sont les rejetons du Modèle – et la cause démiurgique, « ayant reçu les formes en transmission » du Modèle, les organise au moyen de nombres et leur impose un ordre au moyen de rapports proportionnels (Procl., In Tim., I, 388, 2-9 ; trad. A. J. Festugière).

C’est dans ce sens plus profond qu’on est fondé à parler d’une doctrine néoplatonicienne des « trois causes ». Or on pourrait objecter que, dans le dernier passage cité, il n’est plus guère question des différents types de causalité, mais que dans cette explication cosmologique le Bien, le Modèle et le Démiurge sont tous introduits uniquement dans leur fonction productrice. Selon toute vraisemblance, ce point est correct et nous incite à prêter attention à un dernier aspect de la réception néoplatonicienne de la doctrine des causes, à savoir la primauté de la causalité efficiente ou davantage productrice des causes véritables.

La remontée à une cause unique On pourrait en effet se poser la question de savoir comment la doctrine des trois causes est conciliable avec l’idée que toutes choses procèdent d’une cause unique, comme le dit la proposition 11 des Éléments de théologie27. Cela n’est possible qu’à la condition que, d’une façon ou d’une autre, l’on puisse rassembler les trois fonctions causales dans une seule cause et que l’on réussisse à identifier cette cause au principe tout premier. Or le système proclien nous offre effectivement les outils Cf. Él. théol., prop. 11 : « Tous les êtres procèdent d’une cause unique qui est la première » (trad. J. Trouillard). 27

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Compter les causes avec Proclus

conceptuels pour établir cette remontée à une cause unique. Une fois établie la transformation de la cause efficiente ou motrice en une cause véritablement productrice, il nous reste à voir, tout d’abord, que rien ne reçoit sa perfection d’autre chose que de la cause dont il procède et qu’il y a donc une convergence profonde entre cause finale et productrice. Ensuite, la dernière étape consiste à montrer que la cause toute première, en dépit de son association à la finalité, peut également être caractérisée comme cause productrice de toutes choses. Comme on le verra par la suite, c’est le principe selon lequel « tout est en tout, mais en chacun sous son mode propre » (Él. théol., prop. 103 ; trad. J. Trouillard) qui permettra cette démarche. Dans le paragraphe précédent, nous avons vu qu’un élément important de la réception « néoplatonicienne » de la doctrine des causes concernait la nouvelle signification attribuée à la cause efficiente. Proclus avait identifié la cause efficiente – ou, mieux, productrice – au Démiurge, qu’il considère comme un Intellect immuable. Or, pour l’Aristote de Métaphysique Λ 7, l’Intellect premier ou le premier moteur immuable était tout d’abord associé à la causalité finale, en tant que bien et objet du désir pour tous les êtres en mouvement28. C’est précisément contre cette conception de la causalité finale que Proclus lancera une nouvelle critique dans ses Commentaires sur le Timée et sur le Parménide29. Dans ce dernier, Proclus développe plusieurs arguments contre Aristote afin de démontrer l’existence de Formes transcendantes. Presque tous ces arguments visent le Stagirite d’une façon plus ou moins explicite, et plusieurs d’entre eux tentent de montrer plus particulièrement que les Formes existent dans l’Intellect avant d’être présentes dans le monde sensible. Comme on vient de le voir, les Formes sont tout d’abord associées par Proclus au Modèle intelligible du Timée, qui est antérieur à l’Intellect démiurgique. Cependant, Proclus pense qu’en contemplant ce Modèle, l’Intellect se l’approprie et que, dans ces conditions, on pourrait dire que les Formes sont également des « pensées » de l’Intellect démiurgique. En assimilant cette doctrine à celle de l’Intellect de Métaphysique Λ, Proclus insiste sur l’identité entre le sujet et l’objet de pensée 28 Telle est du moins la façon dont Syrianus et Proclus interprètent Aristote. On sait qu’Ammonius et ses élèves n’étaient pas du même avis : dans un esprit manifestement harmonisant, Ammonius aurait même écrit une traité pour montrer que l’Intellect d’Aristote est à la fois cause efficiente et cause finale (voir Simplicius, In Phys., 1363, 8-12 ; In De cælo, 271, 13-21). 29 Pour les arguments que Proclus lance contre Aristote pour montrer que l’Intellect doit être à la fois cause finale et cause efficiente, voir C. Steel, « Proclus et Aristote sur la causalité de l’intellect divin », 1987.

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pour montrer que l’intellection de soi-même par cet Intellect s’identifie à une contemplation des Formes30. Or c’est dans le même contexte que Proclus critique la conception aristotélicienne de l’Intellect comme cause purement finale, comme le montre ce passage du troisième livre de son Commentaire sur le Parménide : Si maintenant quelqu’un dit que le monde a bien une cause, une cause, toutefois, non pas efficiente, mais finale (οὐ μέντοι ποιητικήν, ἀλλὰ τελικήν), et que, de la sorte, toutes choses sont coordonnées à cette cause, il a raison d’accorder que le Bien préside à tout l’univers comme sa cause ; qu’il dise maintenant si le monde reçoit par son désir quelque chose provenant de lui ou bien rien ; en effet, si ce n’est rien, inutile sera ce désir pour un être qui ne jouit d’aucune façon de l’objet de son désir ; mais s’il reçoit du (Bien) quelque chose, alors nécessairement celui-ci est à titre premier ce qu’il donne au monde, et si non seulement il lui donne le bien, mais qu’il le lui donne par essence, à bien plus forte raison est-il cause de l’être pour le monde, de telle sorte qu’il lui donne le bien aussi par essence ; et s’il en est ainsi, il fera aussi venir à l’être le tout, et nous en viendrons au même point, et (le Bien) sera la cause non seulement finale du tout, mais aussi efficiente (Procl., In Parm., III, 788, 8-19 Steel ; trad. A.-Ph. Segonds – C. Luna)31.

Le raisonnement est clair : l’Intellect ne peut être cause finale de tous les êtres sans être à la fois la cause de laquelle tous les êtres procèdent. On trouve ici l’application du principe néoplatonicien selon lequel conversion et procession font partie d’un même mouvement cyclique. Ce principe se trouve exprimé dans la proposition 34 des Éléments de théologie : « Tout être qui se convertit par nature oriente sa conversion (τὴν ἐπιστροφήν) vers le principe auquel il doit la procession de son propre être (ἀφ’ οὗ καὶ τὴν πρόοδον ἔσχε τῆς οἰκείας ὑποστάσεως) ». D’ailleurs, Proclus applique déjà ce principe à l’Intellect dans le corollaire de cette proposition : « De tout cela il ressort que l’Intellect étant pour tous les êtres un objet d’aspiration, tous procèdent de l’Intellect et que le monde entier tient de l’Intellect sa substance (τὴν οὐσίαν) (…) » (Procl., Él. théol., prop. 34, 16-17 ; trad. J. Trouillard). Cependant, ces observations ne doivent pas nous inciter à penser que l’Intellect est la cause finale à titre premier. Car bien que l’Intellect, en tant qu’il participe au bien et à la perfection, soit un objet de désir pour Voir par ex. Él. théol., prop. 167 et 170. On trouve déjà cette critique chez Syrianus : voir In Met., 10, 37-11, 5 et 117, 28-32. 30 31

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Compter les causes avec Proclus

les choses sensibles qui s’assimilent aux Formes contemplées par lui, il ne possède la causalité finale qu’à titre derivé. Cela revient à dire qu’il est subordonné à la bonté première, c’est-à-dire l’Un, qui transcende encore la pluralité de l’Intellect et du Modèle. Selon Proclus, Aristote a donc tort d’attribuer à l’Intellect tout ce que Platon avait attribué à l’Un. Encore une fois, Aristote s’est arrêté trop tôt dans sa recherche des causes véritables32. Cette liaison étroite entre causalité efficiente et causalité finale est la première étape d’un processus qui finira par reconduire toute causalité à la simple puissance productrice du principe tout premier. Un autre élément central dans cette opération tient à la doctrine de la dénomination par prédominance – mieux connue comme le principe selon lequel « tout est en tout (πάντα ἐν πᾶσιν), mais en chacun sous son mode propre (οἰκείως) » (Él. théol., prop.  103 ; trad.  J.  Trouillard). Ce principe, qui sert à assurer la continuité de la procession, nous aide aussi à apprécier davantage la convergence des trois causes transcendantes. Tout comme la triade de l’Être, de la Vie et de la Pensée, qui représentent trois niveaux du réel, mais qui, en même temps – toujours selon la fameuse proposition 103 des Éléments de théologie – sont toutes présentes d’une façon appropriée à chaque niveau du réel, chaque type de cause, pourrait-on dire, possède une place déterminée dans la structure hiérarchique du réel, tout en se trouvant également ailleurs, sous un mode propre. Même si, à ma connaissance, aucun passage n’applique cette doctrine explicitement à la taxinomie des causes, de nombreux autres suggèrent en revanche d’attribuer des fonctions causales « par prédominance ». Commençons par le Démiurge. Nous venons de voir que Proclus attribue à l’Intellect démiurgique non seulement la causalité productrice, mais aussi la fonction d’être cause finale pour les choses venues à l’être à partir de lui. De plus, on sait que le Démiurge contient aussi toutes les Formes d’une façon appropriée. C’est ainsi que Proclus a résolu un problème exégétique posé par de nombreux commentateurs anciens du Timée : comment concilier le fait que Platon dise, d’une part, que le Démiurge regarde le Modèle intelligible et utilise ce Modèle comme paradigme pour organiser le monde sensible (Tim., 39 e 7-9), avec l’affirmation selon laquelle le Démiurge veut que le monde lui ressemble autant que possible (Tim., 29 e 2-3) ? Comme nous l’avons vu, la réponse est, selon Proclus, que les Formes se trouvent à titre premier dans le Vivant Intelligible, qui lui est superposé, mais qu’en contemplant ce Modèle, Voir Procl., In Tim., I, 295, 19-27 ; In Parm., IV, 973, 3-12 Steel.

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le Démiurge se l’approprie. Tout ce qui se trouve d’une façon intelligible (νοητῶς) dans le Modèle se retrouve donc, sous le mode intellectif (νοερῶς), dans le Démiurge. C’est la raison pour laquelle on peut dire que le Démiurge fait ressembler le monde sensible à la fois au Modèle et à lui-même33. En ce sens, l’Intellect démiurgique comprend donc les trois causes34. On pourrait en dire autant des Formes intelligibles. Dans un passage cité plus haut35, nous avons vu qu’il existait une façon propre de parler de la causalité des Formes intelligibles – selon laquelle elles sont les causes exemplaires à titre premier et sont intermédiaires entre la cause finale proprement dite et la cause vraiment efficiente –, mais que dans un sens moins strict elles peuvent également se voir attribuer les deux autres modes de causalité. Proclus le confirme plus loin dans son Commentaire sur le Parménide : Toute Forme divine n’est… pas seulement exemplaire, mais aussi paternelle (πατρικόν) et, par son être même, elle est cause génératrice (γεννητικὸν αἴτιον) des plusieurs ; et elle n’est pas seulement cela, mais aussi perfectrice (τελεσιουργόν) ; c’est elle, en effet, qui mène les choses d’ici-bas depuis l’imperfection vers la perfection, comble de bienfaits chaque chose, compense leur déficience et mène à la matière, qui est toutes choses en puissance, jusqu’à devenir en acte tout ce qu’elle était en puissance avant l’information ; par conséquent, les Formes possèdent en elles-mêmes aussi cette puissance perfectrice (Procl., In Parm., IV, 909, 1-9 Steel ; trad. A.-Ph. Segonds – C. Luna)36.

Puisque la cause paternelle est le producteur et que la cause perfectrice s’associe avec la finalité, il n’est pas difficile de lire dans ces lignes une attribution de trois types de cause aux Formes elles-mêmes. Mais, une fois de plus, les Formes possèdent ces fonctions causales sous le mode approprié à leur nature. Elles sont productrices par leur être même et donc sans agir d’aucune façon37. Et si elles ont une puissance perfec Voir par ex. Procl., In Tim., I, 271, 11-15. Voir aussi Théol. plat., V, 17, p. 61, 10-14 Saffrey-Westerink ; In Tim., III, 226, 10-18. 35 Voir supra, p. 235. 36 Pour cette convergence des trois causes dans les Formes, voir aussi Procl., In Parm., V, 983, 2-14 Steel ; Syr., In Met., 82, 2-11 ; 106, 30-107, 1 ; 117, 10-12 ; Dam., In Phaed., I, § 417. 37 Voir par ex. In Parm., IV, 910, 19-911, 5 Steel, où Proclus, après avoir dit que les Formes ont elles aussi une puissance productrice, tout comme le Démiurge sert de 33 34

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Compter les causes avec Proclus

trice, c’est parce qu’elles représentent les modèles parfaits auxquels leurs participants aspirent. En lisant ces passages, on pourrait se demander pourquoi il est encore besoin des trois causes au sens propre, si chacune d’elles inclut déjà les deux autres. La réponse ne peut que s’appuyer sur la dénomination « par prédominance » : pour que chaque type de cause puisse se retrouver en chacune, il faut qu’il y ait un niveau auquel il se trouve à titre premier. Un dernier texte, tiré du Commentaire de Damascius sur le Philèbe, confirme cette interprétation, tout en nous faisant remonter à la cause suprême, l’Un. Dans le contexte du principe fameux selon lequel tout ce qui vient à l’être le fait à partir d’une cause, Damascius se demande pourquoi Platon semble réduire la causalité à la seule causalité productrice, lorsqu’il dit, en Philèbe, 26 e, qu’entre « ce qui produit » (τὸ ποιοῦν) et « la cause » (ἡ αἰτία) il n’y a qu’une différence de nom et non pas une différence liée à la chose elle-même. Il cite alors la réponse de Proclus à cette question : Comment ce qui produit peut-il être la même chose que la cause, étant donné que la cause productrice est contredistinguée de la cause exemplaire et de la cause finale ? La réponse, selon Proclus, est que le Démiurge produit le monde aussi bien d’après lui-même qu’en vue de lui-même, afin que toutes choses lui soient semblables, de sorte qu’il est lui-même les trois causes. Mais il faut dire que ces causes n’en sont pas moins trois, même si elles concourent dans un unique sujet (Dam., In Phil., § 114, 1-7 ; trad. G. Van Riel).

Rien d’étonnant jusqu’ici : on retrouve l’idée selon laquelle le Démiurge comporte les trois types de causalité. Ce serait pour cette raison que, selon Proclus, Platon est fondé à réduire la causalité au simple producteur, c’est-à-dire au Démiurge. À en croire Simplicius (In Cat., 327, 9-17), cette interprétation remonte à Jamblique, qui aurait expliqué que les causes finale et exemplaire n’agissaient pas directement, mais seulement à travers le Démiurge, qui est la cause primordiale du monde38. Mais cela ne peut être qu’une partie de la réponse, car nous venons de modèle aux sensibles, explique sous quels modes particuliers le Modèle et le producteur possèdent ces types de causes. 38 Ce passage est cité par C.  Steel, « Why Should we Prefer Plato’s Timaeus to Aristotle’s Physics ? », 2003, p. 182, n. 25, qui attribue la même doctrine à Proclus sur la base de Dam., In Phil., § 114. Bien qu’à mon avis ce passage de Damascius ne justifie pas cette inférence, il n’y a aucune raison de douter que les raisons de Proclus pour confirmer cette interprétation étaient effectivement identiques à celles de Jamblique.

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voir que les trois espèces de causalité peuvent être attribuées non seulement au Démiurge, mais aussi aux Formes. En outre, dans la suite du texte, où Damascius semble donner son avis sur cette question, le dernier maître de l’école d’Athènes propose une autre explication, selon laquelle l’expression « ce qui produit » devrait se comprendre dans un sens moins strict et s’appliquerait donc également au Modèle intelligible et au principe tout premier : Peut-être donc faut-il comprendre ici « ce qui produit » en général. Car toute cause est active (δραστήριον), et il doit y avoir quelque chose de commun aux trois, qui conviendra aussi à l’intelligible (τῷ νοητῷ), qui n’accepte pas du tout la division entre des causes. En effet, la cause première aussi produit toutes choses, mais toutes à la fois (καὶ τὸ πρῶτον αἴτιον ποιεῖ μὲν πάντα, ἀλλὰ καθ’ ἕν) (Dam., In Phil., § 114, 7-11 ; trad. G. Van Riel).

Si l’on comprend la puissance productrice dans un sens plus large, dissocié du modus operandi caractéristique du Démiurge, il en ressort que toute cause véritable en est douée d’une façon propre. Je comprends en effet la référence à l’intelligible comme une allusion aux Formes ellesmêmes et, par « la cause première », j’entends l’Un-Bien. Cette interprétation inverse la perspective, au sens où ce n’est plus le Démiurge qui est la cause absolument centrale du système, mais seulement la causalité qu’il possède à titre premier, c’est-à-dire la causalité productrice. Cependant, cette dernière est commune à toute cause véritablement telle. On ne s’attendait d’ailleurs à rien d’autre dans un système métaphysique où toute la réalité procède d’un principe tout premier à travers un déploiement graduel. Bien qu’il s’agisse là de l’avis de Damascius sur l’interprétation de ce passage du Philèbe, je ne vois aucune raison de douter que Proclus ne souscrive pas également à cette doctrine. Bien que la causalité la plus caractéristique de l’Un soit sa causalité finale, l’Un ne peut pas être privé de puissance productrice, puisque toute la réalité en dépend. En fin de compte, l’identité entre la cause finale et la cause efficiente ne peut que se reproduire au niveau le plus élevé de la réalité. En dépit de toute distinction entre les multiples fonctions causales, la procession ne se serait jamais effectuée sans que la causalité productrice n’existe au niveau de l’Un. C’est la raison pour laquelle on pourrait dire aussi que l’Un n’est pas seulement la cause finale, mais qu’il est aussi responsable de la production des Formes et de l’ordre –  qui, comme nous venons de

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le voir, sont d’ordinaire davantage associés au Modèle et au Démiurge, respectivement : Car les causes plus élevées agissent avant même les causes du second rang (…). Si donc tu consens à distinguer les causes primaires de celles qui en dérivent (εἰ οὖν ἐθέλεις τὰ πρωτουργὰ διιστάνειν αἴτια καὶ τὰ ἀπ’ αὐτῶν), tu diras que le Bien, étant cause de toutes choses (πάντων αἴτιον), est cause aussi de la matière – d’où vient qu’elle est elle aussi chose nécessaire – et de la production des formes – car toute forme est une mesure – et de l’ordre – car l’ordre est le rapport de proportion entre les choses ordonnées (Procl., In Tim., I, 387, 19-28 ; trad. A. J. Festugière).

On pourrait donc conclure que le nombre précis des causes ou principes cosmologiques chez Proclus n’est pas facile à déterminer. Suivant la perspective que l’on adopte et selon le contexte philosophique, le nombre de causes que l’on invoque peut subir des variations. Si, pour expliquer le monde sensible, il est tout à fait légitime de prendre appui sur le système global des six causes, la métaphysique ou théologie n’en convoque que trois. S’il est clair que Proclus ne s’est pas arrêté aux quatre causes aristotéliciennes, ni aux cinq causes médioplatoniciennes, il reste toutefois possible de dire qu’en un certain sens, il a accepté six types de causes, en un autre seulement trois ; enfin, en un sens plus profond encore, toute la réalité dépend d’une seule cause – une cause, comme nous l’enseigne la théologie négative, que l’on ne peut même pas appeler de ce nom.

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UNE HISTOIRE NÉOPLATONICIENNE DES PRINCIPES SIMPLICIUS, IN PHYS., I, 1-2 Marc-Antoine Gavray (FRS-FNRS / ULiège)

La Physique en tant que science des principes Saisir le but (σκοπός) de la Physique, souligne Simplicius au début de son Commentaire, implique de la situer au sein de la partie physique de la philosophie, voire de la philosophie d’Aristote dans son ensemble1. Elle concerne « les principes de toutes les réalités naturelles en tant que naturelles, c’est-à-dire corporelles »2. Par ces mots, Simplicius indique qu’en tant que science des principes, la Physique se place dans une perspective immanente, à la différence de l’approche (platonicienne) qui vise les principes transcendants des êtres naturels3. Le présent traité a pour but d’enseigner ce qui appartient en commun à toutes les réalités naturelles en tant qu’elles sont naturelles, c’est-à-dire corporelles. Ce qui leur est commun, ce sont les principes et leurs concomitants. Les principes sont les causes dites au sens propre et les causes accessoires. Selon eux [i. e. les Péripatéticiens], les causes sont la cause productrice et la cause finale, les causes accessoires la forme, la matière

1 In Phys., 1, 3-6. Simplicius suit l’usage du néoplatonisme tardif en ouvrant son Commentaire par l’examen des (six ou) sept κεφάλαια : 1) σκοπός (1, 4-4, 7), 2) utilité (4, 17-15, 26), 3) place dans l’ordre de lecture (5, 27-31), 4) raison du titre (4, 8-16), 5) authenticité (5, 32-36, 3), 6) division en chapitres (6, 4-30), 7) classification selon les parties de la philosophie (6, 31-8, 15). Sur cet examen des kephalaia, P. Golitsis, Les Commentaires de Simplicius et de Jean Philopon à la Physique d’Aristote, Berlin – New York, de Gruyter, 2008, p. 38-55. 2 In Phys., 2, 8-9. P. Golitsis note que ce point ne fait pas débat entre les commentateurs (Les Commentaires de Simplicius et de Jean Philopon, 2008, p. 44). 3 Voir aussi In Phys., 306, 8-23. Cf. Phys., II, 2, 194 b 9-16.

Les principes cosmologiques du platonisme. Origines, influences et systématisation, éd. par Marc-Antoine Gavray et Alexandra Michalewski, Turnhout, Brepols, 2017 (Monothéismes et Philosophie 23), p. 249-272. FHG DOI 10.1484/M.MON-EB.5.114806

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et, en général, les éléments. Platon ajoute aux causes la cause paradigmatique, aux causes accessoires la cause instrumentale4.

La Physique concerne les principes et les concomitants communs, immanents, aux réalités naturelles. Simplicius identifie les principes aux quatre causes, qu’il répartit en deux groupes5. Il reconnaît une supériorité à la cause productrice et à la cause finale, ce dont il trouve l’indice dans l’ordre que suit Aristote : matérielle et formelle, puis productrice et finale. Les premières sont des causes immanentes contenues dans le produit, les secondes des causes transcendantes et séparées de lui6. Ces dernières sont plus proprement principes au sens où elles désignent ce d’où le produit provient et à quoi il retourne, tout en différant de lui. La séparation renferme le moyen d’en sortir, appelant à une transcendance qui reste néanmoins sur le même plan, celui de la physique. À ce degré, la séparation ne signifie pas la supériorité ontologique du principe, mais seulement son extériorité. De cette distinction, Simplicius conclut qu’Aristote mène une étude conversive des causes7, puisqu’il part de la plus basse (la cause matérielle étudiée par les anciens qui ramenaient toute explication à la matière) et termine par la plus éminente (la cause finale, préoccupation ultime du physicien selon le Phédon, où Socrate enjoint à chercher ce en vue de quoi est ce qui vient à exister)8. Ce faisant, il souligne le soin permanent d’Aristote à provoquer chez le lecteur une prise de conscience progressive de la nécessité de dépasser le plan de la physique pour s’élever à d’autres principes de la nature. La conversion qu’Aristote opère reste néanmoins dans le plan d’immanence des réalités naturelles en tant que naturelles, car la Physique évacue deux types de causes, plus proprement platoniciennes : la cause paradigmatique et la cause instrumentale. Simplicius ne s’étend pas sur cette décision dans son introduction, mais il faut poursuivre le Commentaire pour en trouver les raisons. La cause paradigmatique se distingue de la cause formelle par sa transcendance. Elle est le modèle intellectif qui préside à l’information selon l’ap4 In Phys., 3, 13-19 (je traduis). Cf.  In Phys., 4, 5-7 : « Le but de la Physique concerne ce qui appartient en commun à toutes les réalités naturelles ou qui semble leur appartenir, mais qui ne leur appartient pas ». 5 Quant aux concomitants, il s’agit du corps, du lieu, du temps, du vide et du mouvement continu. 6 In Phys., 315, 9-14. D’un côté, il y a τὸ γὰρ ἐνυπάρχον αἴτιον ; de l’autre, τὸ κυρίως ποιητικὸν αἴτιον κεχωρισμένον εἶναι καὶ ἐξῃρημένον τοῦ γινομένου. 7 In Phys., 310, 8-13. 8 In Phys., 308, 25-37. Voir Phéd., 97 c.

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titude de ce qui le reçoit, « l’essence idéale par soi à l’image de laquelle est façonné ce qui est ici-bas »9. Quant à la cause instrumentale, elle se distingue de la cause productrice comme ce au moyen de quoi (δι᾽ οὐ) à l’égard de ce par quoi (ὑφ᾽ οὐ)10 : elle est en quelque sorte une cause productrice intermédiaire et imparfaite, au sens où elle meut tout en étant elle-même mue11. Si elle est absente de la Physique, c’est en raison de sa fonction première : commentant le Timée, Proclus explique que la cause instrumentale désigne le principe directement moteur de la matière et de la forme, mais dont le statut est intermédiaire car son rôle moteur provient d’un principe supérieur. Par là, il désigne plus précisément l’Âme du monde, dont la motricité procède ultimement du Démiurge12. On le voit, ces deux causes n’ont pas leur place dans la Physique, parce qu’elles font intervenir des principes supérieurs aux réalités naturelles en tant que naturelles : les Idées et le Démiurge. En résumé, la Physique s’occupe des formes dans la matière, les formes non séparées, et elle actualise la cognition en puissance de l’intellect qui se produit au moyen de la sensation et de la représentation13. Autrement dit, elle vise à comprendre les formes dans la matière grâce aux modes de connaissance qui leur sont adaptés, sans faire appel à d’autres modes supérieurs de compréhension. En tant que partie de la philosophie, elle examine les principes nécessaires pour saisir le monde (sensible) dans lequel nous vivons, d’un point de vue qui lui est propre et immanent. Sur cette base, je voudrais examiner où Simplicius situe la Physique dans l’histoire de la philosophie, et en particulier dans l’histoire des principes de la nature, en prenant pour cadre la systématicité qu’il trouve chez les philosophes présocratiques. Il s’agira d’un côté de comprendre comment ces principes s’articulent à ceux privilégiés par les formes concurrentes de la physique, celles qui traitent des causes supérieures, et de l’autre de montrer en quoi les Présocratiques expliquent le développement à la fois historique et taxinomique du système physique du néoplatonisme tardif. In Phys., 314, 9-14 et 310, 23-24. Proclus, In Alc., 169, 4 Creuzer (= II, 231, 24-25 Segonds) : « Il faut appeler l’instrument cause au sens de ’ce au moyen de quoi’. » Voir In Tim., I, 263, 19-264, 3 ; I, 357, 12-23 ; In Phys., 10, 25-11, 5 ; et l’article de P. d’Hoine dans ce volume, dont cette contribution prolonge en quelque sorte les conclusions. 11 In Phys., 315, 15-16 : « Les instruments semblent être des causes de mouvement, mais ce ne sont pas des causes productrices au sens propre, parce que ce n’est pas à titre premier mais en étant mus qu’ils meuvent ». 12 Proclus, In Tim., I, 263, 19-264, 3. 13 In Phys., 1, 14-17. 9

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La place de la Physique dans l’histoire de la philosophie Déterminer le σκοπός de la Physique soulève la question de sa place non seulement au sein de la philosophie, mais également au sein de l’histoire de la philosophie. Après l’avoir classée à l’aide d’une division systématique, Simplicius l’envisage dans le cadre historique des recherches en philosophie de la nature afin de situer Aristote par rapport à ses prédécesseurs. Ce point est l’occasion d’une première digression consacrée aux principes de la nature, dans laquelle Simplicius suit un parcours chronologique qui révèle tant l’unité que la systématicité de cette histoire à laquelle s’intègrent Platon et Aristote14. Pour ce faire, il s’inspire de deux modèles, qu’il corrige et adapte : le livre Α de la Métaphysique d’Aristote et le Commentaire sur le Timée de Proclus. En Métaphysique Α, Aristote retrace l’histoire de la découverte successive des principes et des causes, suivant la chronologie de leur apparition et pratiquant des regroupements au sein de chacun15. Il considère que les tout premiers auteurs n’ont admis que les principes matériels, citant Thalès (Hippon, pour mémoire), Anaximène, Diogène, Hippase, Héraclite, Empédocle et Anaxagore. Par l’insuffisance de la matière à produire le changement, il justifie la nécessité avec laquelle s’est alors imposée la cause motrice, à laquelle il associe le seul Parménide. Il note ensuite l’invention de la cause finale pour expliquer l’existence du beau et du bien, citant à nouveau Anaxagore (pour le νοῦς cette fois). Enfin, il situe l’apparition de la cause formelle chez les pythagoriciens (et Parménide), qui sera raffinée par Platon bien que, note-t-il, celui-ci ne se soit en définitive servi que des causes formelle et matérielle16. Cette présentation est loin d’être neutre : tous les auteurs mentionnés ont mené des recherches insuffisantes, parfois « de façon vague et obscure »17. Tous ont néanmoins contribué à trouver les principes et les causes. Et Aristote se donne comme l’aboutissement de cette histoire, lui qui les a tous reconnus. Au début de son Commentaire sur le Timée, Proclus dresse une autre histoire systématique de la philosophie, fondée également sur l’étude des 14 In Phys., 6, 31-8, 15. Cette digression a été étudiée par P. Golitsis, Les Commentaires de Simplicius et de Jean Philopon, 2008, p. 89-93 et p. 207-209. 15 Aristote, Mét., Α,  3, 983  b  3-4. Les trois premières causes sont étudiées en 983 b 6-984 a 16, 984 a 16-b 8 et 984 b 8-985 a 10. 16 Aristote, Mét., Α, 5 et 6, respectivement. 17 Aristote, Mét., Α, 3, 985 a 13 : ἀμυδρῶς μέντοι καὶ οὐθὲν σαφῶς. Cf. Α, 7, 988 a 2223.

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types de causes18. Il distingue trois parties de la science de la nature qui correspondent à trois moments historiques, mais non successifs : La première s’occupe de la matière et des causes matérielles ; la seconde y ajoute la recherche de la forme et montre que celle-ci est une cause plus souveraine ; la troisième à son tour établit que ces deux n’ont même pas valeur de causes, mais seulement de causes accessoires, et pose comme causes au sens propre des phénomènes naturels d’autres causes, l’efficience, l’exemplarité, la finalité19.

La première catégorie correspond aux préplatoniciens qui, pour la plupart (Proclus évoque uniquement Anaxagore, puis se rallie aux réserves du Phédon), se sont focalisés sur la matière comme cause des phénomènes, quel que soit d’ailleurs le nom qu’ils donnaient à ce sujet. La deuxième catégorie réunit des post-platoniciens, plus rigoureux (ἀκριβέστεροι) – Proclus vise Aristote, voire Théophraste, sans les nommer –, qui ont ramené les principes des corps à la matière et à la forme. Bien qu’ils aient traité de la cause productrice, c’est seulement de façon incomplète au sens où, d’une part, ils l’ont vidée de toute efficacité en la privant des principes producteurs de ses produits et en admettant la génération spontanée, et où, d’autre part, ils ont négligé la cause productrice préexistant à l’ensemble des êtres naturels. Quant à la troisième catégorie, elle recouvre Platon qui, à la suite des pythagoriciens, admet les causes accessoires (le réceptacle et la forme dans la matière) et les met au service des causes au sens propre : les causes productrice, paradigmatique et finale20. Et c’est d’ailleurs avec la rigueur qui caractérise ses analyses (μετ᾽ ἀκριβείας) qu’il a établi l’intellect démiurgique, le modèle intelligible et le Bien au-delà de ce monde-ci. Rompant l’ordre chronologique et situant le Timée au sommet des recherches sur la nature, Proclus fait de Platon l’aboutissement de l’histoire. Il suit ainsi un mouvement systématique, conversif ou ascensionnel, dans la mesure où il part de la cause la plus basse, qui correspond au niveau le plus bas du système, la cause matérielle, pour s’élever successivement, après la cause formelle, aux causes productrice, paradigmatique Proclus, In Tim., I, 1, 4-23, 16. Ce texte relatif au σκοπός du Timée est étudié par A. Lernould, Physique et Théologie. Lecture du Timée de Platon par Proclus, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2001, p. 32-35. 19 Proclus, In Tim., I, 2, 1-9 (trad. A. J. Festugière). 20 Le nom de cause accessoire (συναίτια) se trouve dans le Timée (46 c-d), le tour de force du néoplatonisme consistant à y inclure, à côté de la cause matérielle, la cause formelle. 18

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et finale, qui sont associées aux trois principes supérieurs selon un ordre ascendant. Par là, il montre comment la physique devient théologie, en dépassant le plan des réalités naturelles, et il relativise la contribution d’Aristote, dans la mesure où les pythagoriciens et Platon avaient déjà identifié les causes et principes sur lesquels il s’est penché à son tour, avec rigueur certes, mais sans être en mesure de soutenir la comparaison. S’il reconnait l’impulsion due aux préplatoniciens, il discrédite complètement la physique prétendument scientifique d’Aristote. Il lui préfère le modèle du Phédon où, dans l’autobiographie de Socrate, après avoir constaté que les recherches antérieures se limitaient à la condition sine qua non, Platon pose la nécessité d’une cause à la fois intelligente et finale, puis, devant la difficulté d’adopter la perspective d’une telle intelligence, formule l’hypothèse des Idées dans la seconde navigation21. Autrement dit, Proclus utilise le Phédon pour dévaluer l’examen aristotélicien des principes physiques car, même après coup, celui-ci s’est montré incapable d’expliquer les causes supérieures. Mieux encore : il retourne Aristote contre lui-même, lui reprochant de se limiter à la matière et à la forme – comme lui-même le disait déjà de Platon. Comme Proclus, Simplicius distingue trois moments. Comme Aristote, il les présente selon un ordre chronologique. Le premier est celui des philosophes préplatoniciens, qui se divise lui-même en trois phases. La première (Thalès, Anaximandre) part d’en bas. C’est la phase des principes matériels et élémentaires, considérés comme les principes de tous les êtres du fait du manque de distinctions et de définitions nécessaires pour justifier les réalités naturelles22. La deuxième phase (Xénophane et Parménide d’une part, les pythagoriciens de l’autre) résulte moins de la découverte d’un type de causes que d’un premier achèvement du discours philosophique. Ces philosophes ont atteint la connaissance des réalités tant naturelles que surnaturelles, au sens où ils ont distingué les principes physiques et les principes intelligibles. Ils les ont simplement exposés sur un mode énigmatique23. Aussi la troisième phase apparaît-elle davantage comme une phase de justification. Simplicius l’associe à la cause produc Phéd., 95 e-102 a. Sur la présence de la cause finale dans le Phédon et sur la réécriture d’Aristote, lire S. Delcomminette, « Aristote et le Phédon », dans S. Delcomminette, P. d’Hoine et M.-A. Gavray (éd.), Ancient Readings of Plato’s Phaedo, Leyde – Boston, Brill, 2015, p. 26-34. 22 In Phys., 6, 31-7, 1 : κάτωθεν ἀρχόμενοι τὰς ὑλικὰς καὶ στοιχειώδεις ἀρχὰς ἐθεάσαντο καὶ ἐξέφηναν ἀδιορίστως ὡς πάντων τῶν ὄντων τὰς ἀρχὰς ἐκφαίνοντες (6, 35-7, 1). 23 In Phys., 7, 1-3 : Ξενοφάνης δὲ ὁ Κολοφώνιος καὶ ὁ τούτου μαθητὴς Παρμενίδης καὶ οἱ Πυθαγόρειοι τελεωτάτην μὲν περί τε τῶν φυσικῶν καὶ τῶν ὑπὲρ τὴν φύσιν, ἀλλ’ αἰνιγματώδη τὴν ἑαυτῶν φιλοσοφίαν παραδεδώκασιν. 21

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trice d’Anaxagore, le νοῦς. Il s’agit de mettre en perspective le reproche formulé dans le Phédon, repris par Aristote et par Proclus, de négliger le rôle de l’Intellect au profit d’explications matérielles24. Anaxagore ne serait pas le seul à avoir procédé de cette façon : En effet, quoiqu’ils aient admis au préalable une cause productrice, une cause paradigmatique et une cause finale des réalités en devenir, Timée lui-même et le Timée que Platon a mis en scène ont dans le même temps produit des explications des causes corporelles au moyen des surfaces, des figures et, en un mot, de la nature des éléments25.

Simplicius révèle la perspective concordiste qui est la sienne. Il ne s’agit pas seulement de restituer à chacun la place qui lui revient en fonction de ses découvertes, mais il faut encore le resituer au sein du déploiement historique de la vérité. Dès les premiers temps – ou presque, car les premiers physiciens semblent manquer des instruments nécessaires pour l’exprimer –, la vérité est déjà là, la théorie des principes est déjà présente, bien qu’elle demeure indistincte, en puissance de son propre développement. La conséquence herméneutique en est la nécessité de comprendre les intentions propres au discours de chacun et de mesurer plus adéquatement sa contribution à l’histoire des principes. Le deuxième moment est donné par Platon : Sauf que Platon, en poussant les doctrines des pythagoriciens et des Éléates vers plus de clarté, a célébré dignement les réalités surnaturelles. Dans les réalités naturelles et en devenir, il a distingué les principes élémentaires et il est le premier à avoir nommé éléments les principes de ce type, comme le rapporte Eudème. Par ailleurs, il a distingué et considéré la cause productrice, la cause finale et encore la cause paradigmatique (les Idées). C’est en effet en se servant des mêmes concepts qu’Aristote découvrit par la suite la matière, ainsi que la forme. Platon pose comme cause productrice l’Intellect divin et sa bonté comme cause finale, par laquelle il a façonné l’univers sensible à l’image du modèle intelligible26.

Simplicius se fait ici le double écho d’Aristote et de Proclus. Du premier, il reprend l’idée d’un héritage pythagoricien et éléate. Du second, il garde d’une part l’origine de la distinction entre cause réelle (ou transcen Platon, Phéd., 98 b-c. In Phys., 7, 6-10. 26 In Phys., 7, 10-19. 24 25

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dante) et cause accessoire ; il reproduit d’autre part l’inversion du constat formulé en Métaphysique Α : Aristote lui-même s’est principalement occupé de la matière et de la forme. Il abandonne toutefois la sévérité de son modèle néoplatonicien, dans la mesure où, reconnaissant la filiation entre les démarches de Platon et d’Aristote, il attribue à ce dernier une véritable contribution dans ce domaine, sur un plan causal d’immanence. Platon a distingué plus clairement les causes transcendantes de la nature, les trois principes supérieurs qui interviennent dans la constitution du monde : l’Intellect démiurgique, les Idées et le Bien. L’Intellect y joue le rôle d’intermédiaire entre le sensible et le modèle intelligible, agissant sous le coup de sa bonté. On voit se dessiner la hiérarchie suivante entre les principes et les causes qui leur correspondent (de haut en bas) : la cause finale, la cause paradigmatique et la cause productrice. On saisit de plus la nécessité qu’il y a à associer la mise au jour de ces trois causes supérieures, pour deux raisons. Une raison historiographique : suivant son modèle harmonisant, Simplicius est obligé de soutenir que la théorie des principes a été exprimée par les prédécesseurs de Platon, même si leur exposé restait abscons. Ensuite, une raison logique (ou ontologique) : les trois principes supérieurs sont si intimement liés qu’ils ne peuvent être saisis que dans un même mouvement de pensée. S’il y a une raison pédagogique de distinguer ces trois principes et d’expliquer l’enchaînement nécessaire de leur découverte, comme le fait Aristote, cela vaut uniquement sur le plan d’immanence où ce dernier se situe, c’est-à-dire sur le plan causal qui est à l’image des principes véritables. Sur le plan surnaturel en revanche, ces trois principes de la nature, pris dans leur dimension causale, ne peuvent être dissociés. Le troisième et dernier moment, celui auquel Simplicius consacre le plus long exposé, c’est Aristote27. Contrairement à Proclus, Simplicius estime qu’il a apporté rigueur et précision à l’examen des causes dont il a traité. Premièrement, comme Platon et les pythagoriciens avant lui (Timée), il a envisagé les causes matérielles de façon plus principielle (ἀρχοειδέστερον), en poussant jusqu’au couple de la matière et de la forme qui compose les corps plutôt que de s’arrêter aux éléments ou aux homéomères. Deuxièmement, il a clairement distingué le niveau propre aux corps naturels et enseigné à ce propos comme si le monde n’existait pas, à la différence des préplatoniciens, qui parlaient des réalités naturelles comme si elles désignaient tous les êtres, ou de Platon dans le Timée qui, à l’inverse, parlait de l’univers en général sans se limiter In Phys., 7, 19-8, 15.

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aux choses d’ici-bas. Troisièmement, il a défini la privation au niveau des éléments, contrairement à Platon qui identifiait la privation à la matière28. Quatrièmement, il a plus prêté attention à la cause productrice en cherchant la cause immédiate des produits naturels, sans nécessairement remonter à l’Intellect divin – une solution que Platon range toutefois sous la cause instrumentale. Cependant, contrairement à Proclus qui considérait la nature comme une simple cause instrumentale, Simplicius estime qu’Aristote a dépassé ce niveau dans la figure du premier moteur immobile, en Physique VIII. En résumé, Platon propose une physique plus principielle, Aristote une physique plus scientifique. Quant à la forme de la science physique de cet homme, elle diffère d’une part de celle des anciens en ce qu’il a mené vers plus clarté leur style énigmatique (τὸ αἰνιγματῶδες) et a ajouté de la rigueur aux démonstrations, et de Platon, d’autre part, en ce qu’il rend plus manifeste la nécessité des démonstrations et s’efforce de saisir leurs principes à partir de la sensation et des opinions reçues. Enfin, il diffère de tous en même temps du fait qu’il a mené à leur achèvement toutes les parties de la science physique, jusqu’aux plus partielles29.

Comme le souligne P. Golitsis, ce passage illustre les opérateurs principaux au service du concordisme à l’œuvre dans le commentaire : « (1) La spécificité langagière des philosophes, (2) leur méthode et (3) la diversité d’objets d’étude au sein de la philosophie »30. Ainsi on assiste à la rencontre entre un modèle aristotélicien et un modèle platonicien, hérité de Proclus (et inspiré par le Phédon), de l’histoire des principes. Comme Aristote, Simplicius est attentif à manifester la contribution de chaque philosophe à l’exposé de la théorie générale. Comme Proclus, il opère une division triple qui distingue entre des degrés plutôt qu’entre des types de causes (entre des causes au sens propre et des causes accessoires). Cependant, à la différence de ses modèles, l’histoire présentée par Simplicius ne connaît ni renversements ni ruptures : elle passe des Milésiens aux Éléates, des Éléates aux pythagoriciens, des pythagoriciens à Platon, puis de Platon à Aristote, sans changer sur le fond. Elle retrace ainsi l’avènement de la vérité sur la nature, selon les différentes formes que peuvent revêtir les principes physiques.

Simplicius reproduit ici la définition de Proclus. In Phys., 8, 9-15. 30 P. Golitsis, Les Commentaires de Simplicius et de Jean Philopon, 2008, p. 92. 28 29

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L’originalité de Simplicius tient à la confrontation entre ses deux modèles systématiques, l’un téléologique l’autre ascensionnel, puisque sa présentation observe un double mouvement. Dans un premier temps, la découverte des principes part des causes les plus basses et de son expression la plus confuse, s’élève vers les Éléates pour atteindre sa compréhension achevée chez les pythagoriciens et Platon. Dans un second temps, elle redescend vers la matière, tout en diffusant cette fois la pleine connaissance de la théorie, qui se caractérise par un plus haut degré de scientificité. L’histoire selon Simplicius suit un double mouvement de conversion (des principes les plus bas aux principes les plus élevés) et de procession (par une approche plus scientifique et rigoureuse de la nature) grâce à la connaissance des causes supérieures. Et, par un procédé de mise en abîme, la Physique doit faire remonter les lecteurs profanes vers les premiers principes de la nature, en partant des principes des réalités naturelles en tant que naturelles avec lesquelles ils sont spontanément familiers. En quelque sorte, elle doit produire sur le lecteur le mouvement de conversion que l’histoire de la physique a suivi – effet qu’un exposé scientifique et rigoureux tel celui d’Aristote est plus propre à entraîner. Il n’y a pas plusieurs théories des principes, mais seulement plusieurs expressions d’une même vérité, adaptées à des publics différents et à des modes de compréhension différents de ces mêmes principes. Il importe de saisir les implications du langage dans lequel elles ont été posées, en ne parlant plus comme Aristote d’obscurité et de confusion, mais d’énigmes, et en transposant à Aristote la rigueur scientifique que Proclus attribuait à Platon.

Le statut des Présocratiques Cette histoire de la découverte des principes s’accompagne d’une autre digression, un peu plus loin dans le Commentaire, qui offre une première synthèse des informations disséminées dans l’exégèse de Physique I 231. Une fois expliqué le mouvement historique, il faut saisir les principes mis en lumière par les prédécesseurs de Platon. Simplicius entend donc déplier les théories qui ont été exposées, selon lui, sur un mode énigmatique. Mais une précision lexicale s’impose : dans ce contexte, je préfère employer le mot « préplatonicien », dans la mesure où, d’une part, Simplicius n’intègre pas Socrate à son histoire, ce qui rend inappro In Phys., 28, 32-37, 9.

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prié le terme présocratique, et où, d’autre part, c’est Platon qui lui sert de point d’articulation. Encore faut-il s’entendre sur le préfixe « pré », qui ne doit nullement laisser croire à une infériorité : pour Simplicius, les préplatoniciens annoncent Platon ou, plutôt, énoncent la même vérité que lui, mais sur un mode différent. Dans le lexique de Simplicius, considérer que les Présocratiques ont exposé leur physique sur le mode énigmatique ne sonne pas comme un reproche. Dans son ambiguïté, l’énigme ne renvoie pas à un mode simplement confus de l’expression : contrairement à Platon, chez qui elle est un discours posant qu’une chose n’est ni l’un des termes de l’alternative dans laquelle elle est prise, ni leur union, ni leur exclusion32, elle se situe plutôt du côté du mystère divin, qui forme soit le point de départ, soit le point d’aboutissement des « pensées dialectiques »33. Elle suppose un travail de déploiement des symboles et des indices qu’elle contient, dont le contenu concerne censément des objets supérieurs et divins. Elle est, par elle-même, un mode de discours capable de se dépasser et d’élever le lecteur à un degré supérieur du savoir34. Il n’est donc pas étonnant qu’elle qualifie le discours de préplatoniciens (Xénophane, Parménide et les pythagoriciens) ou de Platon lui-même35, tout comme elle évoque la forme des Oracles chaldaïques36. L’ambivalence de l’énigme résulte en définitive de la réalité sur laquelle elle porte, impossible à rendre à l’aide du discours logique, et le devoir de l’exégète consiste à en dévoiler la vérité, sans se laisser abuser par l’obscurité apparente du propos37. Aussi le travail d’Aristote apparaît-il comme un travail d’interprète des philosophes du passé à propos de leur conception des principes, travail auquel le lecteur de la Physique doit à son tour se livrer pour retrouver la vérité commune au sujet des principes des physiciens : les préplatoniciens, Platon et Aristote. 32 L’eunuque n’est pas homme et femme, pas non plus ni homme ni femme Ap., 21 b 4, 27 a 1, d 4 ; Charm., 161 c 9, 162 b 4, 164 e 6 ; Rép., V, 479 c 2-5 ; Théét., 152 d 2-4, 180 a 4. 33 Damascius, In Phaed., I, § 165. 34 Damascius, In Phaed., II, § 129. 35 Paraphrasant Porphyre, Simplicius utilise l’expression pour qualifier son projet de clarification à l’encontre des énigmes de la fameuse leçon sur le Bien (In Phys., 454, 18) – ce qui marque le lien avec les pythagoriciens. 36 Simplicius, In Phys., 615, 33 : il estime que l’argument sur l’arc-en-ciel en République, X, 618 b, présente un caractère énigmatique, qu’il explique aussitôt en renvoyant à un oracle (fr. 51 des Places). 37 Ainsi, la formule d’Héraclite « Tu ne peux pas entrer deux fois dans le même fleuve » est énigmatique au sens où elle rend compte du fait que le devenir tient davantage du non-être que de l’être (In Phys., 77, 32).

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En Physique I 2, juste après avoir posé l’objet de la physique comme science des principes de la nature, Aristote opère la division des thèses sur les principes exprimées par les auteurs antérieurs à Platon. Simplicius réagit de la manière suivante face à leur dispersion manifeste : En entendant parler d’une si vaste différence, il ne faut pas penser qu’il s’agit de contradictions entre les philosophes passés, ce qu’entreprennent de soutenir, ajoutant l’insulte au propos, certaines personnes qui se contentent de lire des recueils historiques, sans rien comprendre à ce qui est dit, alors qu’ils sont eux-mêmes scindés en d’innombrables sectes, non pas tant sur la question des principes naturels (de ces sujets, même en rêve ils n’entendent rien), que sur la façon de diminuer la transcendance divine. Peut-être ne serait-il pas inutile que je digresse brièvement afin de montrer aux plus studieux comment, bien qu’ils paraissent différer l’un de l’autre quant à leurs opinions sur les principes, les anciens se trouvent cependant être d’accord38.

Simplicius se démarque d’autres exégètes de la Physique, Alexandre d’Aphrodise et Jean Philopon, ainsi que de ses prédécesseurs néoplatoniciens – Syrianus, Proclus et Damascius. Dans leur Commentaire, les premiers ont moins cherché à expliquer les préplatoniciens qu’à commenter le texte d’Aristote et, à ce titre, à expliciter la nature, si ce n’est le bien-fondé, de ses critiques à l’encontre de la physique préplatonicienne39. Quant aux seconds, suivant leur perspective centrée sur Platon, ils ont dévalorisé ses prédécesseurs – à l’exception notable des pythagoriciens et, peutêtre, de Parménide. Dès lors, afin de justifier la division d’Aristote et de rendre honneur aux préplatoniciens, Simplicius propose une répartition en trois groupes : ceux qui traitent seulement des principes intelligibles, ceux qui traitent à la fois des principes intelligibles et des principes sensibles, ceux qui traitent seulement des principes sensibles. 38 In Phys., 28, 32-29, 5. Simplicius vise essentiellement les Chrétiens, comme l’atteste la dégradation de la transcendance divine (le Dieu chrétien est lié par sa création), en particulier Philopon. Voir Ph. Hoffmann, « Sur quelques aspects de la polémique de Simplicius contre Jean Philopon : de l’invective à la réaffirmation de la transcendance du ciel », dans I. Hadot (éd.), Simplicius. Sa vie, son œuvre, sa survie. Actes du colloque international de Paris (28 sept.-1er oct. 1985), Berlin – New York, de Gruyter, 1987, p. 183221. Sur l’analyse de la division d’Aristote par Simplicius, P. Golitsis, Les Commentaires de Simplicius et de Jean Philopon, 2008, p. 93-94. 39 Sur cette pratique, voir Ph.  Hoffmann, « Les Bibliothèques philosophiques d’après le témoignage de la littérature néoplatonicienne des ve et vie siècles », dans C. d’Ancona (éd.), The Libraries of the Neoplatonists, Leyde – Boston, Brill, 2007, p. 142153.

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Ceux qui traitent des principes intelligibles Le premier groupe réunit Xénophane, Parménide et Mélissos : En effet, les uns ont discouru sur le principe intelligible et premier, comme Xénophane, Parménide et Mélissos. Xénophane et Parménide disent que l’un est limité (πεπερασμένον). Car il est nécessaire que l’un préexiste au multiple, que la cause de la détermination, c’est-à-dire de la limite, pour toutes choses soit déterminée selon la limite plutôt que selon l’illimitation, que la fin en tous points définie qui a reçu ce qui lui est propre soit limitée et qu’elle soit la fin de toutes choses, tout autant que leur principe. Car ce qui est indéfini, vu qu’il est indigent (ἐνδεές), n’a pas encore reçu la limite. Sauf que Xénophane le pose comme la cause de toute chose, qui surpasse toute chose, y compris le mouvement et le repos, et comme au-delà de toute opposition de contraires, tout comme Platon le fait dans la première hypothèse du Parménide. Parménide, en revanche, vu qu’il l’envisage comme ce qui reste dans le même état et de façon identique, voire qui est au-delà de l’acte et de la puissance, le célèbre comme immobile et seul, au sens où il transcende toutes choses : « Seul il est, immobile, de quoi tout est dit ». Mélissos l’a également considéré comme ce qui est immuable et, d’après la perpétuité de son essence et l’infini de sa puissance, il l’a déclaré infini, ainsi qu’inengendré40.

Xénophane, Parménide et Mélissos traitent du principe premier et intelligible, c’est-à-dire des principes supérieurs et divins. Néanmoins, selon le cas, l’expression περὶ τῆς νοητῆς καὶ πρώτης ἀρχῆς ne renvoie pas exactement au même principe, étant donné que Simplicius pose qu’ils traitent du principe intelligible et, ou plutôt : ou du principe premier. L’Un dont parle Xénophane est le principe unique cause de toutes choses et au-delà de tous les contraires : il n’est ni limité ni illimité. Pourquoi alors le dire limité ? Au sens où il est le premier principe de la limite : il est la cause de la limite réciproque des réalités plurielles41. De même, il n’est ni au repos ni en mouvement, mais il est immobile, au sens où il transcende la possibilité du mouvement et du repos, tout comme la multiplicité nécessaire au mouvement42. Il est aussi inengendré, car il ne peut naître ni du semblable ni du dissemblable, ni de l’être ni du non-être. Cet In Phys., 29, 5-21. Cf. Parménide, B 8, 38 D.-K. In Phys., 22, 26-33. 42 In Phys., 23, 6-14. Simplicius cite B  26  D.-K. : « Il demeure toujours dans le même, sans se mouvoir aucunement, et il ne lui convient pas de se porter ci et là ». Le commentateur distingue entre l’immobilité et le fait d’être en repos, parce que cette seconde notion renvoie au repos des objets sensibles. Cf. 404, 16-406, 16. 40 41

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Un est ainsi un non-être au sens d’un au-delà de l’être, à la différence de l’Un qui est de Parménide. Xénophane parle de l’Un de la première hypothèse du Parménide, de l’Un-tout ou de l’Un Dieu, le dieu le plus puissant et le meilleur de tous, celui qui commande et préexiste à toutes choses, à la fois principe supérieur et fin ultime de toutes les choses. Le premier membre de « l’École d’Élée » parle donc du principe le plus élevé. Après son « maître » Xénophane43, Parménide parle de l’Un qui est. Cet Un est également limité, mais pas au sens où le sont les corps car, de ce point de vue, il est indivisible et ne peut être ni limité ni illimité, puisqu’il dépasse l’opposition qui résulte de l’extension. Il est limité au sens où il est lui aussi fin de toutes choses, bien qu’il soit seulement le principe des êtres – et non de toutes choses, comme l’est l’Un de Xénophane44. Simplicius identifie plutôt l’Un de Parménide à celui de la deuxième hypothèse du Parménide, qui admet une divisibilité infinie en même temps qu’une continuité entre toutes ses parties45. De ce fait, il souligne l’absence de séparation qui règne au niveau de la distinction intelligible, qui est une distinction sans partie : l’être touche à l’être, sans interruption, dans la mesure où chaque intelligible est identique à tous les autres et, en ce sens, contient tous les autres46. Dans cet Un qui est, « la distinction apparaît sur un mode causal, et la procession à l’infini des parties du devenir tient de là sa multiplication indéfectible47. » Il contient toutes les formes sur un mode non distingué, c’est-à-dire sans l’altérité ni le non-être que Parménide bannit. Cet Un est dès lors un selon les trois sens admis par Aristote : indivisibilité, continuité et identité, qui sont aussi les trois marques de l’unité fondamentale de l’Un de la deuxième hypothèse du Parménide et de l’intelligible48. 43 In Phys., 22, 27-28. Simplicius insiste sur la filiation dans l’école. Sur la construction historique de cette école, N.-L.  Cordero, « Simplicius et l’  “école” éléate », dans I. Hadot (éd.), Simplicius, sa vie, son œuvre, 1987, p. 166-182. 44 In Phys., 87, 7-9 : τέλος πάντων καὶ ἀρχὴν τῶν ὄντων. Si tout ce qui retourne à l’Un premier retourne aussi à l’Un qui est, l’Un qui est seulement considéré comme le principe de ce qui est, cf. Él. théol., prop. 31-34. 45 In Phys., 87, 24-88, 4. Simplicius cite d’ailleurs Parm., 142 d 9-143 a 3. 46 In Phys., 88, 4-11. En In Phys., 38, 11-12, il identifie cet Être à l’unifié (τὸ ἡνωμένον) de Damascius. 47 In Phys., 88, 20-22. Voir aussi 136, 27-31. 48 In Phys., 144, 11-146, 30. Sur l’interprétation de Parménide par Simplicius, on consultera I.  A.  Licciardi, Parmenide tràdito, Parmenide tradìto nel Commentario di Simplicio alla Fisica di Aristotele, Sankt Augustin, Academia Verlag, 2016 (notamment les pages 43-51 de l’essai introductif ), qui complète utilement A. Stevens, Postérité de l’Être. Simplicius interprète de Parménide, Bruxelles, Ousia, 1990.

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La méthode d’interprétation mérite un arrêt sur ses résultats. Face à la critique d’Aristote, Simplicius entame une digression pour interpréter Parménide dans un cadre néoplatonicien et replacer son discours au niveau qui lui convient (Parménide parle de l’Un qui est, et non d’un corps)49. Ensuite, il confirme son interprétation par la Métaphysique d’Aristote (l’Un qui est correspond à l’Intelligence du livre Λ, au sens où il est un principe indivis, immobile et fin de toutes choses)50. Puis, revenant au poème, il renvoie à un parallèle du Parménide qui justifie la critique du Sophiste51. Ce faisant, il démontre que les critiques soulevées par Platon et par Aristote visent moins Parménide que la lecture superficielle identifiant son Être à un corps ou à l’Un. À travers ce processus d’exégèse, Parménide se révèle un moyen terme entre Platon et Aristote qui, d’une part, les renvoie dos-à-dos sur le plan de la critique (apparente) et, d’autre part, fait coïncider la deuxième hypothèse du Parménide et le livre Λ de la Métaphysique. Parménide est ainsi un intermédiaire efficace pour réaliser la concordance entre les principes de Platon et d’Aristote52. Parménide décrit l’intelligible, l’Un qui est cause de l’intelliger et de l’intellect. À sa suite, son disciple Mélissos, en tant que disciple, traite pour sa part d’une forme inférieure puisque, s’il insiste aussi sur l’unité de l’Être, c’est plutôt dans le sens de l’Être qui est un que de l’Un qui est – d’un niveau qui fait davantage droit à la pluralité et à la distinction. Cependant, à quoi correspond-il ? Son insistance sur l’unité de l’Être exclut qu’il s’agisse de l’intellectif, vu que ce dernier suppose la distinction achevée en Formes53. Dans la mesure où il ne parle ni de l’intelligible ni de l’intellectif, il ne peut que s’occuper du niveau intermédiaire, l’intelligible et intellectif. À propos de son Être, Simplicius insiste sur sa « puissance infinie », tant pour en souligner l’infinité (par contraste avec la limitation de l’Être parménidien) que la puissance, deux propriétés de l’intelligible-intellectif54. De plus, si Mélissos qualifie l’Être Phys., I, 2, 185 b 5-25. In Phys., 86, 19-90, 22. Mét., Λ, 10, 1076 a 4. 51 Il cite Soph., 244 b 6-245 e 5, où Platon discute l’impossibilité d’identifier l’être à l’un et, dans la lecture néoplatonicienne, conclut à la supériorité du second sur le premier par le principe de l’affection. Je me permets de renvoyer à mon livre Simplicius lecteur du Sophiste, Paris, Klincksieck, 2007, p. 17-22 et 65-68, ainsi qu’à C. Steel, « Le Sophiste comme texte théologique dans l’interprétation de Proclus », On Proclus and his Influence in Medieval Philosophy, Leyde – New York – Cologne, Brill, 1992, p. 51-64. 52 Simplicius suit un plan similaire dans la deuxième digression sur Parménide, In Phys., 142, 48-148, 24. 53 In Phys., 143, 26-144, 1. 54 Du moins à suivre le maître de Simplicius, Damascius, In Parm., II, 6, 8-7, 17. 49 50

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d’infini, c’est pour montrer qu’il ne possède ni commencement ni fin dans le temps55. Ce faisant, il introduit la quantité, dont l’infini est un propre56 –  ce qui implique aussitôt l’altérité et la multiplicité, même à l’état inchoatif. Dès lors que cette infinité suppose déjà la multiplicité des parties du temps que l’Être de Mélissos transcende, ainsi que la distinction entre l’Être et l’Un, elle doit correspondre à l’apparition de la multiplicité dans l’intelligible, ce qui se produit au niveau de l’intelligible et intellectif (l’infinité étant par ailleurs un attribut de la vie qui caractérise les intelligibles-intellectifs)57. Tout comme il y a plus dans la cause que dans l’effet, dans le principe que dans le produit, il y a aussi davantage dans le maître que dans le disciple : le premier touche à un niveau de principe supérieur au second58. Par ses enchaînements, l’histoire, et en particulier l’histoire de l’École d’Élée, reproduit le mouvement de la procession au niveau des principes supérieurs : l’Un avec Xénophane, l’intelligible avec Parménide (qui a lui-même sous-entendu l’existence du principe ineffable au-dessus de l’Un qui est)59, enfin l’intelligible-intellectif avec Mélissos.

Ceux qui traitent des principes de l’intelligible et du sensible La deuxième catégorie regroupe les philosophes préplatoniciens qui opèrent le passage des intelligibles aux sensibles60. Simplicius débute avec Parménide, qui assure la transition avec le groupe précédent pour deux raisons claires : d’une part, il expose le niveau de l’intelligible ; d’autre part, il effectue lui-même la jonction entre les deux plans en allant de la première à la deuxième partie de son poème. Après avoir énon55 In Phys., 108, 13-15 ; 109, 7-110, 6. L’Être de Parménide n’a pas non plus ni début ni fin et, en ce sens, est infini (indéfini, ἀτέλεστον, dit B 8, 3-5 D.-K., cité en In Phys., 30, 1-3). Mais, comme Simplicius le note aussitôt, Parménide a préféré insister sur la limite qui l’enserre (B 8, 29-33 D.-K., cité en In Phys., 30, 6-10). La différence sur ce point est répétée ailleurs en In Phys., 114, 27-28. 56 In Phys., 75, 21-26. Simplicius insiste sur la différence entre Parménide et Mélissos, qui correspond au fait de dire l’être limité ou infini (72, 26-29). 57 Cf. Proclus, Théol. plat., IV, 1, p. 8, 10-19, 9. Lire l’introduction de H.-D. Saffrey et L. G. Westerink, à Proclus, Théologie platonicienne. Livre IV, Paris, Les Belles Lettres, 1981, p. xlvi-lxiii. 58 Cf. Él. théol., prop. 36-37. 59 In Phys., 147, 14-16. 60 In Phys., 30, 14-35, 21.

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cé les principes premiers, à la fois finalité et modèle de toutes les choses, Parménide développe sa physique sous la forme d’une opposition fondamentale entre deux éléments qu’il nomme successivement « lumière et ténèbres », « feu et terre », « dense et rare », « même et autre »61. À l’unité de l’Un qui est, il fait succéder la dualité des principes contraires qu’il décrit, ensemble, comme la cause productrice à l’origine de la nature et du devenir, aussi bien des corps que des incorporels. Cette présentation appelle trois remarques. Premièrement, en plaçant la dualité des contraires à la source du mouvement, Simplicius considère que Parménide s’accorde avec la description – scientifique – d’Aristote. Sur ce point, la Physique confirme la perspective concordiste de notre Commentateur, au sens où Aristote admet que tous les physiciens ont mis les contraires au principe du mouvement avant de livrer lui-même l’analyse rigoureuse de cette thèse62. Deuxièmement, Simplicius voit dans le passage de l’intelligible au sensible chez Parménide une chute63. Son poème suit donc le mouvement de la procession et justifie ainsi la relation causale qui unit les deux niveaux. Simplicius n’explique plus la descente par la relation maître-élève, plus progressive du fait de la proximité entre la cause et l’effet, mais par un saut plus radical qui, pour être compris, doit être inscrit dans une même œuvre afin qu’en ressortissent à la fois l’altérité constitutive et la continuité nécessaire entre les deux niveaux. Enfin, et troisièmement, Simplicius fait droit à la dimension productrice du couple de contraires, montrant de cette façon où apparaît la relation causale fondatrice de la nature : c’est au niveau de la relation entre intelligible et sensible que surviennent réellement les causes et les principes physiques, ceux que la Physique étudie mais en restant sur le plan de l’immanence. Après la transition parménidienne d’un ordre à l’autre, Empédocle pose leur rapport – l’un, le monde intelligible, étant le modèle archétypal de l’autre, le monde sensible64. Il insiste sur le parallèle structurel qui les lie, qui se manifeste à la fois dans leur nature et à travers l’action d’une 61 S’agissant de Parménide, Simplicius reprend la doxographie de Théophraste (227  FHS&G  = Alexandre d’Aphrodise, In Met., 31, 12-14), sauf qu’il voit dans le couple la cause productrice du devenir, là où Théophraste associe l’un (la terre ?) à la matière, l’autre (le feu ?) à la cause et au moteur (ὡς αἴτιον καὶ ποιοῦν). 62 Phys., I, 5, 188 a 19-31. 63 In Phys., 39, 11-12 : ἀλλ’ ὡς ἀπὸ τῆς νοητῆς ἀληθείας εἰς τὸ φαινόμενον καὶ δοκοῦν τὸ αἰσθητὸν ἐκπεπτωκότα. 64 L’intérêt pour l’étude d’Empédocle de sa lecture par Simplicius a été mis en évidence par A. Stevens, « La physique d’Empédocle selon Simplicius », Revue belge de philologie et d’histoire, 1989, p. 65-74.

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même cause productrice, dont les effets diffèrent cependant suivant le niveau. Ces deux mondes sont régis par l’Amour et la Haine, qui exercent simultanément et en permanence un rôle d’union et de distinction sur les quatre éléments qui les composent tous deux : ils existent sur un mode unifié par l’amour dans l’intelligible, à titre de modèle idéal du sensible, sur un mode dissocié par la haine dans le sensible. Dans le mouvement de διάκρισις et σύγκρισις, Simplicius ne voit donc ni des cycles cosmiques ni la description de la genèse du monde65 : au-delà du cadre de la physique sensible, il les intègre à un modèle cosmologique plus large où ils correspondent à deux degrés participant du même double mécanisme de division et de rassemblement. Autrement dit, il comprend la succession des cycles chez Empédocle comme l’expression à des niveaux distincts des deux faces de la même cause sur les mêmes éléments, par quoi il justifie la similitude entre l’intelligible et le sensible66. Il ne conçoit donc pas les cycles comme des cycles mais comme l’expression d’une tension dont la dominante varie avec le niveau, excluant du même coup que l’emprise de l’une des deux soit jamais achevée : l’intelligible est toujours et malgré tout distingué, dans la mesure où la double cause entraîne la distinction entre les Formes tout en maintenant leur cohésion, tandis qu’elle rend le sensible unifié tout en évitant la séparation totale67. Pour Simplicius, la cause productrice, physique, n’agit donc pas seulement au niveau sensible, mais elle est déjà active dans l’intelligible. En la nommant Aphrodite et en la séparant de ce sur quoi elle agit, Empédocle en fait un principe divin et intelligent qui préfigure l’Intellect démiurgique de Platon. De cette façon, Simplicius retrouve le lien entre la physique préplatonicienne, le Timée et la Physique, tout en expliquant la relation paradigmatique qui organise le système néoplatonicien au moyen de la participation à un double mécanisme commun et à une nature similaire. Enfin, Anaxagore insiste sur les niveaux de la différenciation formelle. Selon Simplicius, il aurait identifié trois degrés de distinction, auxquels correspondent trois degrés d’union68 : 65 In Phys., 25, 19-26, 4. Sur la cosmologie d’Empédocle, on peut lire le livre de D. O’Brien, Empedocles’ Cosmic Cycle, Cambridge, Cambridge University Press, 1969. 66 In De cælo, 528, 1-530, 26. 67 In Phys., 1123, 25-1124, 18. L’opposition entre intelligible/unifié et sensible/ distingué est commune avec Anaxagore : In Phys., 1186, 30-35. 68 Sur Anaxagore chez Simplicius, C.  Louguet, « Note sur le fragment B4a d’Anaxagore : pourquoi les autres mondes doivent-ils être semblables au nôtre ? », dans A. Laks et C. Louguet (éd.), Qu’est-ce que la philosophie présocratique  ?, Presses Universitaires du Septentrion, Lille, 2002, p. 500-506 ; et Ph. Soulier, Simplicius et l’infini, Paris, Les Belles Lettres, 2014, p. 206-274. Ces auteurs notent que les trois moments ne

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1. dans l’intelligible, « toutes choses sont ensemble » (B 1 D.-K.) –  comme dans l’Un qui est de Parménide  –, l’unité domine et la différence reste pour cette raison contractée (κατὰ τὴν νοητὴν ἕνωσιν συνῃρημένην), au sens où les Formes sont intimement liées ; 2. dans l’intellectif, si les Formes sont associées sur le mode de la consubstantiation (κατὰ τὴν νοερὰν συνουσίωσιν), leur distinction est effective (κατὰ τὴν νοερὰν διάκρισιν διακεκριμένην) ; 3. dans le sensible, l’unité existe grâce à la coanimation par laquelle toutes les Formes sont présentes dans les âmes (κατὰ τὴν αἰσθητὴν σύμπνοιαν), tandis que la distinction se produit en référence à la séparation qui opère au niveau intellectif. C’est sur cette base que Simplicius interprète le principe de l’homéomérie à l’œuvre chez Anaxagore69. Par son intervention, le νοῦς produit la distinction et la séparation à partir de l’union intelligible qu’il contemple ; ce faisant, il crée l’ordre intellectif par la différence qu’il introduit entre les Formes, pendant de la différence qui le sépare des Formes, en voulant les connaître individuellement et plus les contempler sur le mode de l’époptie ; enfin, il assure le lien de l’ordre intelligible avec le sensible. La fusion originaire perdure ainsi dans le sensible, mais loin de la clarté qui caractérise les niveaux supérieurs, c’est la confusion qui règne ici-bas, où il n’est plus possible d’observer des Formes distinguées ou qui renvoient les unes aux autres, mais seulement des Formes prises dans la matière. C’est sur ce mode hiérarchique (et ontologique) que Simplicius analyse le processus cosmologique (et historique) à l’œuvre chez Anaxagore, selon qui le monde s’organise à partir d’une unité indistincte initiale sous l’effet de l’intellect. Il tire argument du fait que celui-ci parle au présent des deux mondes, intellectif et sensible, pour en souligner la simultanéité : le monde intellectif existe comme chez nous70. se trouvent pas partout. Sur la transmission d’Anaxagore chez Simplicius, D. Sider, The Fragments of Anaxagoras. Introduction, Text, and Commentary. Second Edition, Sankt Augustin, Academia, 2005, p. 37-60. 69 In Phys., 176, 31-32 et 177, 6-9 : « Dès lors, selon Anaxagore, les Formes sont à la fois distinguées et unifiées, et ces deux choses grâce à l’Intellect. […] De sorte que, selon Anaxagore, l’Intellect n’a pas voulu des choses impossibles, mais il a distingué les Formes qui sont dans le monde par la distinction intellective, lui qui est séparé de cellesci. Et les Formes dans le monde sont mélangées les unes aux autres à cause de leur nature intellective originaire et de la confusion qui se produit dans le devenir. » Voir In Phys., 176, 17-177, 17. 70 In Phys., 157, 16-21 ; 461, 10-17. Simplicius insiste sur le fait que ces deux mondes ne coexistent pas non plus géographiquement, comme s’ils renvoyaient à deux lieux distincts.

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Supposer l’antériorité de l’organisation intellective serait d’ailleurs dénué de sens, puisque ce diacosme existe hors du temps. Simplicius retrouve le schéma démiurgique à l’œuvre dans le Timée, ainsi que l’articulation entre intelligible, intellectif et intellect issue du Parménide. Dans la mesure où le mode de lecture énigmatique implique de redresser un sens qui a été consigné de façon délibérément voilée par son auteur, le tour de force de Simplicius consiste à transformer un processus cosmologique, qui opère selon une chronologie déterminée, en une description synchronique du système. Les récits que proposent les physiciens préplatoniciens illustrent ainsi les mécanismes qui régissent les principes de la nature, par la mise en évidence des relations qui les lient réciproquement et de leur articulation avec les principes supérieurs. Simplicius retrouve ainsi la procession chez Parménide, la participation chez Empédocle et la distinction chez Anaxagore. Ensemble, ils donnent une vision complète du rapport entre le sensible et l’intelligible, du moins pour les besoins de la physique, et ils introduisent la notion d’intellectif –  l’intelligence qui saisit les intelligibles et s’en sert pour organiser le sensible. Enfin, leur succession suit l’histoire interne du système : la procession s’avère un préalable nécessaire à la participation, et celle-ci, par le parallèle qu’elle établit entre ces deux niveaux distincts, implique de comprendre en quoi ils diffèrent l’un de l’autre.

Ceux qui traitent des principes du sensible Le dernier groupe traite des principes des corps composés71. Simplicius entend montrer que les thèses des physiciens, qu’elles portent sur les parties constitutives des éléments ou sur l’un de ceux-ci, ne contreviennent pas à la théorie – néoplatonicienne – des éléments énoncée par Empédocle, avant d’être reprise par Platon et par Aristote. Dans les deux cas, elles visent les propriétés essentielles de la matière, se plaçant à cet égard au même niveau d’immanence que la Physique d’Aristote. Les premiers expliquent la nature de la matière, la capacité de malléabilité des éléments à se transformer les uns dans les autres. Simplicius y distingue deux approches. La première est pythagoricienne. Timée part de l’aspect géométrique (des surfaces dotées d’une épaisseur) pour décomposer les différences qualitatives qui surviennent au niveau des corps

In Phys., 35, 23-36, 14.

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et dépendent ainsi directement de la cause matérielle72. À cette fin, il introduit le raisonnement par analogie (κατὰ ἀναλογίαν) – le raisonnement bâtard du Timée (νόθῳ λογισμῷ) – qu’utilise Aristote pour atteindre le sujet du changement73. Cette double filiation, de la doctrine pythagoricienne adoptée par Platon et du mode de raisonnement, constitue pour Simplicius le moyen d’insister sur la vérité de la démarche : la théorie aristotélicienne de la matière, conçue du point de vue strictement physique, s’accorde aussi bien avec le pythagorisme qu’avec Platon. La seconde approche, celle de Leucippe et Démocrite, rend aussi compte des différences qui surviennent dans les corps, mais grâce aux atomes74. Cette physique repose sur des causes immanentes : elle analyse les changements par l’agrégation et la désagrégation (σύγκρισις et διάκρισις) –  comme Anaxagore et, à une moindre échelle, Empédocle75. Or, à côté de l’aspect strictement matériel, elle en appelle à une dimension formelle dans le recours à des différences de figure, de position et d’ordre pour éclairer les variations qui affectent les agrégats, sans rompre pour autant l’homogénéité de la matière76. Quant à l’infinité – numérique – de ses composants, elle renvoie au caractère multiple de la matière, ce qui correspond à la multiplicité infinie de la cinquième déduction du Parménide. S’il s’agit d’une physique immanente et, dans une large mesure, matérielle, elle s’intègre toutefois au schéma global par ses nombreux parallèles avec des théories plus élevées dans le système (Anaxagore). Les seconds, les physiciens monistes, expliquent les propriétés de la matière, faisant de l’infini un accident de la substance et une propriété de Il s’agit du pseudo-Timée de Locres, dont Simplicius ne met nullement en cause l’authenticité du traité qui lui est attribué et y voit la source principale d’inspiration du Timée de Platon. Il s’explique longuement sur cette théorie dans l’In De cælo. Il est nettement plus bref dans l’In Phys., où les renvois à des prédécesseurs sont très souvent motivés par des remarques d’Aristote : s’agissant d’un apocryphe postérieur à la Physique, il est normal qu’Aristote n’en traite jamais. Sur cette théorie dans l’In De cælo, voir I. Mueller, « Aristotelian Objections on Post-Aristotelian Responses to Plato’s Elemental Theory », dans J. Wilberding et C. Horn (éd.), Neoplatonism and the Philosophy of Nature, Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 129-146 ; J. Opsomer, « In Defence of Geometric Atomism : Explaining Elemental Properties », dans Neoplatonism and the Philosophy of Nature, 2012, p. 147-173. Sur le Pseudo-Timée, J. Opsomer et A. Ulacco, « Epistemic Authority in Textual Traditions : A Model and Some Examples from Ancient Philosophy », Rheinisches Museum 157, 2014 (2), p. 154-206. 73 In Phys., 227, 18-22 ; 229, 2-5. Simplicius cite Timée, De aeternitate mundi et animae, 206, 8-9 (Marg). 74 In Phys., 43, 26-28. 75 In Phys., 1050, 22-27 ; 1120, 20-27 ; 1266, 33-36. 76 In Phys., 179, 12-19 ; 300, 16-18. 72

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la réalité première (infinie en grandeur, et plus en nombre)77. Chacun a toutefois mis en évidence un aspect particulier de celle-ci. À partir de l’observation, qui révèle le caractère nourricier et cohésif de l’eau, Thalès établit la dimension compréhensive (συνεκτικὸν) du principe matériel, substrat universel des corps78. Avec le feu, Héraclite illustre sa dimension vivifiante (ζῳογόνον) et artiste (δημιουργικόν), définissant un principe un, limité et en mouvement qui est ce d’où tout provient et à quoi tout retourne79. Anaximène insiste sur la maniabilité (εὔπλαστον), la faculté de la matière (l’air) à prendre différentes formes et, comme son maître Thalès, il explique les changements grâce au couple de la condensation et de la raréfaction80. Enfin, Anaximandre met en exergue sa nature intermédiaire (μεταξύ), qui autorise le changement et l’altération d’une forme vers l’autre81. La présentation systématique de Simplicius rompt l’ordre chronologique. En premier lieu, la division en deux groupes lui permet d’exposer la nature de la matière avant ses propriétés : l’inversion de l’histoire sert une fonction logique. En second lieu, Simplicius retrouve dans le second groupe un enchaînement analogue à celui des niveaux précédents. Les propriétés de la matière principielle se succèdent également : la compréhension permet la production de la vie de tout ce qu’elle contient, ce qui justifie qu’elle prenne toutes les formes et, pour cette raison, qu’elle soit d’une tout autre nature que les éléments. L’ordre adopté par Simplicius privilégie manifestement la clarté de l’exposé. Toutefois, à considérer les relations entre les propriétés qu’il attribue à ces philosophes préplatoniciens, on constate que l’ordre historique correspond à l’ordre logique : la nature intermédiaire du principe mise en évidence par Anaximandre est la condition nécessaire de sa maniabilité et de sa fonction productrice. Et il en va de même de l’idée que le principe matériel est infini, qui provient évidemment d’Anaximandre. Simplicius la place cependant à la fin de sa présentation afin de montrer qu’elle est omniprésente, dès les origines de In Phys., 452, 30-32. Simplicius n’est pas très disert sur ce second groupe dont les membres sont le plus souvent associés les uns aux autres ou à d’autres philosophes antérieurs à Platon qui retiennent son attention. Voir In Phys., 149, 5-12 ; 202, 32-203, 3 ; 274, 23-26 ; 452, 31-32 ; 458, 23-27 ; 484, 11-12. 78 In Phys., 23, 27-28 et 36, 10-11. 79 In Phys., 23, 33-24, 12 ; 480, 27-33. 80 In Phys., 24, 26-29 ; 149, 28-32 ; 180, 14-16 ; 1319, 20-27. 81 Simplicius insiste surtout sur l’altérité de l’ἄπειρον par rapport aux quatre éléments : In Phys., 24, 13-25 ; 41, 16-19 ; 479, 32-480, 4. Parfois, la nature intermédiaire prend le pas sur l’appellation d’infini (1266, 36-37). 77

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la physique, mais qu’Anaximandre a voulu insister, avec son infini, sur un autre aspect fondamental de la matière : son indétermination. À nouveau, l’histoire et le système se confondent.

Historiciser pour harmoniser Simplicius innove par rapport à ses prédécesseurs, même au plus généreux d’entre eux, Plotin, qui estimait que Parménide avait posé l’identité de l’être et de l’intellect, Anaxagore la simplicité du premier et la transcendance de l’Un, Héraclite l’éternité et l’indivisibilité de l’Un, Empédocle le rôle constitutif de l’Amour et de la Haine sur la matière82. Mais Plotin ne systématisait pas, pas plus qu’il ne développait une vision globale de la philosophie antérieure à Platon. Simplicius affirme en revanche : Ainsi donc, c’est en considérant les uns le diacosme intelligible, les autres le diacosme sensible ; en recherchant les uns les éléments immédiats des corps, les autres les plus principiels ; en saisissant les uns la nature élémentaire d’un point de vue plus particulier, les autres d’un point de vue plus universel ; en cherchant les uns seulement les principes, les autres toutes les causes ainsi que les causes accessoires, que tous ceux qui raisonnent sur la nature disent des choses différentes, qui ne sont néanmoins pas contraires pour celui qui peut les distinguer justement83. C’est donc tantôt en complétant ce qui a été omis, tantôt en clarifiant ce qui a été dit de façon obscure, tantôt en distinguant ce qui a été dit à propos des intelligibles qui ne peut s’appliquer aux réalités naturelles (à l’instar de ceux qui disent de l’Un qui est qu’il est immobile), tantôt en prévenant les interprétations faciles des lecteurs plus superficiels, que ceux-ci semblent se livrer à des critiques84.

L’histoire de la philosophie apparaît comme l’énoncé du système platonicien des principes. Elle exprime en effet sur un mode diachronique, à Plotin, V, 1 (10), 8, 14-19, 7. Sur ce texte, L. G. Westerink, « Proclus et les Présocratiques », dans J. Pépin et H.-D. Saffrey (éd.), Proclus lecteur et interprète des Anciens. Actes du Colloque international du CNRS, Paris (2-4 octobre 1985), Paris, CNRS, 1987, p. 108-110. 83 In Phys., 36, 15-20. 84 In Phys., 37, 2-9. Simplicius vise Aristote et Platon, et avant eux Parménide et Xénophane. 82

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côté de la synchronie propre au Parménide, les différents degrés du réel, selon le double mouvement de conversion et de procession qui anime le système de l’intérieur. L’histoire de la physique offre ainsi le moyen d’harmoniser la Physique et le Timée qui, en dépit de leur différence de perspective, traitent du même sujet : la nature. Par le système de principes qu’ils déploient, sur lequel ils offrent différents angles, les philosophes préplatoniciens assurent la médiation entre Platon et Aristote – à la condition de situer correctement leurs propos par rapport à leur finalité originale. D’un côté, ils montrent à quoi correspondent les principes et comment ils s’articulent, comment à partir des principes des réalités naturelles en tant que surnaturelles on retrouve les principes des réalités naturelles en tant que naturelles. De l’autre, ils servent d’intermédiaire entre des doctrines en apparence aussi éloignées que la deuxième déduction du Parménide et Métaphysique Λ – ce qui à défaut requerrait une bien plus longue démonstration. Une telle interprétation suppose néanmoins de comprendre leurs énigmes et, dans le même mouvement, de resituer les critiques d’Aristote à leur encontre. Car, en définitive, cellesci constituent pour lui le moyen de dépasser le cadre d’expression de sa Physique en renvoyant implicitement le lecteur à un niveau supérieur dans la compréhension des principes : la Physique contient les balises de son propre dépassement, du moins pour celui qui sait la lire. Faire l’histoire de la physique dès les prémices du Commentaire comme le fait Simplicius, c’est introduire le lecteur débutant à l’ensemble du système, à l’articulation entre la physique et la théologie, en évitant de le confronter à des exposés aussi complexes que le Parménide et le Timée. En définitive, les philosophes préplatoniciens ne sont pas seulement des sources du système : ils font partie de son histoire au sens où chacun aide à accéder au point de doctrine – au degré du système – sur lequel il a concentré ses investigations.

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INDEX NOMINUM

Alcinoos 172n13, 228 Alexandre d’Aphrodise 10, 12-13, 32, 64n7, 67-69, 70n27, 76, 80, 82, 91, 102-107, 112-113, 115, 118-119, 143-165, 190, 219, 227n2, 260 Alexandre de Lycopolis 122n10 Ammonius (fils d’Hermias) 17, 232n14, 241n28 Anaxagore 15, 64, 69-71, 73n40, 79, 100n30, 105-106, 115, 252-253, 255, 266-269, 271 Anaximandre 254, 270, 271 Anaximène 252, 270 Annas J. 147n15, 147n16 Antiochus 77, 91-94, 96n16, 97-98, 107, 110, 117 Antipater de Tyr 100-101 Aristoclès 76, 96n18, 109-111 Aristote 9-17, 20-21, 22n8, 25-27, 30, 32-33, 35-37, 39-61, 65-67, 69-79, 81-82, 83n81, 86, 89, 92-93, 95100, 102-105, 120, 129, 131, 145, 147-150, 153, 155, 156n56, 159, 161, 163n84, 163n87, 165, 182183, 190, 201, 208, 212n103, 214, 219-220, 225-232, 234-236, 241, 243, 249-250, 252-260, 262-263, 265, 268-269, 271n84, 272 Atticus 12-13, 16, 28n22, 98, 119-141, 149, 153, 172n13, 174, 188n3, 209n80, 237n23

Athénée 136n62 Aubenque P. 58 Aubry G. 129n40 Auffret Th. 11n1, 63n, 72n36, 78n62, Averroès143, 157 Baghdassarian F. 143n1 Baltes M. 11, 20n1, 21n5, 25n14, 30n28, 120n4, 123n21, 123n23, 134, 135, 171n12, 225n1 Baltussen H. 78n62 Barnes J. 43n4, 46n9, 47n12 Barney R. 70n25 Bénatouïl Th. 14, 16, 34n37, 102n36, 102n38, 103n39 Bergemann L. 219n132 Berti E. 29n25, 53n21 Bodéüs R. 39, 40n1, 58n26 Bolton R. 57n25 Bonazzi M. 19n2, 23n10, 26n16, 88n93, 92n4 Bonitz H. 50, 72n35, 83n81 Bouffière F. 168n2 Boys-Stones G. 120n4, 127n32, 129n39, 130n43, 137n64 Brisson L. 114-115, 122n16, 130n41, 168, 173n15 Brunschwig J. 83n81, 86n89, 99-100, 101n33, 107, 108n59, 109, 111n64 Burnyeat M. 57n25

Index nominum

Festugière A. J. 76n49, 79n63, 80, 120121, 122n10, 126n31, 128n36, 133n51, 135, 141n64, 172, 174175, 208n76, 229, 231, 234, 238, 240, 247, 253n19 Frede M. 176n23 Fuentes González P. P. 168n3

Calcidius 91, 116-117 Centrone B. 176n23 Cherniss H. 20n2 Chiaradonna R. 98n27, 214n111 Chrysippe 76, 100-102 Cicéron 76-77, 92 Cilento V. 168n2 Cléanthe 76, 100-101 Code A. 58n25 Cordero N.-L. 108n56, 262n43 Cordonier V. 106n50, 149, 151n35 Crantor 21, 23, 28n22, 33n36, 89 Crubellier M. 60n28

Galien 228 Gavray M.-A. 15, 71, 263 Golitsis P. 71n29, 249n1, 249n2, 252n14, 257, 260n38 Gómez-Lobo A. 45n7 Gourinat J.-B. 66n14, 66n15, 74n41, 101n31, 102n37, 106n50, 106n51, 112n68, 113n69 Graeser A. 113n70 Guyomarc’h G. 12, 148n23, 156n52

d’Hoine P. 14, 237n24, 251 Dalsgaard Larsen B. 203n62, 213n109 Damascius 15, 206, 209n80, 211, 229, 245-246, 260, 262n46 de Haas F. A. J. 120n4, 124n25 de Rijk L. M. 47n13 De Stefano E. 178n29 DeFilippo J. G. 60n29 Delcomminette S. 10, 254n21 Démocrite 269 Deuse W. 197n42 Dillon J. 19-20, 21n5, 22n5, 27n21, 29n25, 36n44, 120n4, 122n13, 168n3, 174n19, 175n20, 207n74, 208n76, 221n136, 222n138, 228n3 Diogène d’Apollonie 252 Diogène Laërce 76, 79n66, 100n29 Dodds E. R. 178n28, 236n22 Dörrie H. 11, 119, 120n4, 225

Hadot P. 47n13, 167, 168n2, 191n12 Hahm D. E. 97, 98n25, 100n29, Hankinson R. J. 225n1, 228n6, 228n7 Harpocration 137n64, 174-175, 183 Harter E. D. 58n26 Héraclite 76, 109, 252, 259, 270-271 Hermias 17, 229 Hermogène 129n37 Hésiode 167-170, 171n11, 173, 176, 179-180, 182-183 Hippase 252 Hippolyte de Rome 184n43 Hippon 252 Hoffmann Ph. 260n38, 260n39 Homère 17, 162n84, 163n84 Inwood B. 93n12 Irénée de Lyon 184n43 Isnardi Parente M. 29n27, 31n30

Edwards M. 168n3 El Murr D. 34n37 Empédocle 15, 69-70, 73n40, 79, 252, 265-266, 268-269, 271 Eusèbe 120, 126n31, 129, 138, 169, 176, 178

Jamblique 11, 27, 124, 172n13, 187, 188n4, 191n12, 191n14, 201, 202n60, 202n61, 203, 206-245 Jamblique (Ps.) 22, 23n9, 37 Jaulin A. 85n85 Johansen Th. K. 73n40 Johnson M. R. 43n4

Fazzo S. 162n83 Ferguson J. 164n93 Ferrari F. 120n4, 129n37, 136n62, 171n12 Ferroni L. 141n64



Index nominum

Oracles chaldaïques 17, 188, 259 Origène 176, 184 Orphée 17 Owen G. E. L. 57n25

Karamanolis G. 120n5, 120n6 Kenney J. P. 181n36, 184n44 Lapidge M. 113n69 Lefebvre D. 10, 35n39, 59n27, 89n97 97n24, 120n3, 133n50 Lernould A. 253n18 Leucippe 269 Leunissen M. 43n4 Licciardi I. A. 262n48 Long A. A. 77n55, 116n74 Longin 209n80 Longo A. 15, 184n42 Louguet C. 266n68

Parménide 15, 17, 260-265, 267-268, 271 Pépin J. 80n71, 126n31, 167, 168n2 Petrucci F. M. 122n16, 124n29, 133n54 Phillips J. 139n72 Philon d’Alexandrie 228 Philon de Mégare 129 Philopon ( Jean) 78, 85n83, 229, 232n14, 260 Platon 9-11, 14, 17, 19-21, 24-36, 6485, 88-93, 97n24, 105-117, 120, 122-124, 132n50, 136n62, 139, 141n74, 144, 149, 167n1, 169-172, 173n15, 176, 178n28, 181, 188189, 198, 208, 217, 225-233, 235236, 243, 245, 250, 252-261, 263, 266, 268-269, 270n77, 271-272 Plotin 10-11, 13, 15-16, 21, 29n28, 91, 113-116, 127, 129, 167-185, 187188, 191, 197, 198n46, 206n71, 207-209, 211n82, 213n105, 215, 216n118, 217, 218n125, 219, 221223, 235, 271, 271n82 Plutarque (Ps.) 152 Plutarque d’Athènes 236n22 Plutarque de Chéronée 16, 21, 23, 28, 28n22, 30, 32, 33n36, 34n36, 34n38, 91, 110-114, 116, 121-123, 124n25, 125n30, 129, 131, 139, 172 Polémon 77, 77n53, 89, 91-93, 97n24 Porphyre 11, 16, 121, 123-125, 127, 129-132, 134-135, 137, 138n65, 139-140, 141n74, 170, 172n13, 176, 187194, 195n28, 197, 198n46, 199-201, 202n60, 202n61, 203-212, 215, 217, 218n125, 219-223, 229, 259n35 Posidonius 34n38, 100-101 Proclus 11, 13-16, 21, 26-27, 34, 78, 119n, 120-124, 130-131, 133,

Mabille B. 146n12 Macrobe 222n139 Mansfeld J. 63n3, 75n45, 75n47, 80n69, 133n50, 225n1 Marmodoro A. 159n66 McKirahan R. 45n5 Mélissos 261, 263-264 Menn S. 56, 60, 147n18 Mesquita A. P. 45n7 Mette H. J. 21n4, 28n22, 28n23 Michalewski A. 12, 13n3, 28n22, 76n50, 98n27, 126n31, 137n64, 153n45, 164n93, 179n29, 188, 221n134, 228n4, 228n6, 237n23 Michel d’Éphèse 32-33 Mignucci M. 43n4, 45n7 Mondolfo A. 20n1 Moreschini C. 120n4 Mourelatos A. P. D. 159n65 Mueller I. 147n16, 269n72 Mueller-Jourdan P. 122n10, 124n25 Nasemann B. 214n113, 217n122 Nicomaque de Gérase 176-178 Numénius 15, 117n75, 137n62, 137n64, 167-185 O’Brien D. 70n25, 266n65 O’Meara D. 176n23, 180n35 Olympiodore 229 Opsomer J. 122n10, 125n30, 136n62, 172n13, 269n72



Index nominum

Syrianus 13, 15, 124, 172n13, 229, 241n28, 260

137n62, 139-140, 171-176, 183, 211, 225-247, 251-258, 260 Puech H.-C. 168n3 Pythagore 17, 23, 32, 176, 208

Tanaseanu-Döbler I. 182n38 Taormina D. P. 176n23, 203n62 Taurus 64n6, 78, 119n1, 123 Tempelis E. 213n109 Thalès 252, 254, 270 Theiler W. 119n1, 140, 228, 237n22 Thémistius 189-194, 199, 201n55, 202n60, 204 Théophraste 10-11, 27, 35-37, 63-89, 93n9, 96, 97n24, 119, 147, 253, 265n61 Thévenaz P. 139n72 Timée de Locres (Ps.) 14, 255-256, 268, 269n72 Todd R. B. 129n40

Rashed M. 67n18, 69n24, 81n74, 154, 159n68, 160n71, 160n73, 161n75, 165n96 Rescigno A. 129n37 Reydams-Schils G. 29n25, 38n46, 66n15, 93n12 Richard M.-D. 83n79 Rist J. M. 178n28 Robin L. 43n4, 83n79 Romano F. 178n28 Roux S. 39n1, 146n11, 146n12, 146n13 Runia D. T. 66n14, 75n47, 121n8 Ryan E. E. 60n29

Ulacco A. 269n72

Saffrey H.-D. 264n57 Sandbach F. H. 102n38 Scaltsas T. 159n65 Sedley D. 65n13, 66, 75n48, 77-78, 79n64, 79n65, 89, 92-93, 97n24, 101n31, 116n74, 163n87 Sénèque 131, 227 Sextus Empiricus 28-29, 31,-32, 34n38 Share M. 141n74 Sharples R. W. 64n7, 66n14, 69n23, 76-77, 79, 82, 96, 98, 120n4, 138n70, 140, 152n37, 153 Simplicius 9-11, 14-15, 17, 25, 28, 30, 64, 67-71, 74, 80, 82, 119, 229, 245, 249-272 Soares Santoprete L. G. 184n43 Somos R. 184n44 Sorabji R. 225n1, 227n2, 236n19 Soulier Ph. 266n68 Speusippe 10-11, 14, 19-26, 30-31, 33-38, 85, 87n92, 162n79 Steel C. 113n70, 131, 215n116, 225n1, 230n12, 231, 234n15, 236n22, 241n29, 245n38, 263n51 Stevens A. 39, 40n1, 262n48, 265n64 Stobée 144

Van Riel G. 121, 136, 140n74 Van Winden J. C. M. 117n75 Varron 77, 92, 94-95, 97 Waszink J.-H. 170n10 Wedin M. 58n26 Westerink L. G. 264n57, 271n82 Whittaker J. 171n12, 228n4, 228n5 Wieland W. 47n13, 50, 51n19 Xénocrate 14, 19-21, 23-26, 28-33, 34n38, 36n43, 36n44, 38, 78, 89, 94 Xénophane 254, 259, 261-262, 264, 271n84 Zambon M. 120n5, 122n12, 132n49, 133n54, 138, 171n10 Zeller E. 19-20 Zénon de Citium 76-77, 91-99, 102103, 107, 109-110, 113n69 Zhmud L. 63n3



INDEX LOCORUM

Aëtius Placita I, 2, 21 I, 3, 21 I, 6 I, 7, 29 I, 7, 31 I, 7, 33 I, 11, 7

119n1 119n1 112n67 77n55 119n1 112n66 144n4

Alcinoos Enseignement des doctrines de Platon (Did.) IV, 155, 39-41 228n4 VIII, 162, 29-163, 228n5 10 IX, 1, 163, 10 119n1 Alexandre d’Aphrodise Commentaire sur la Métaphysique (In Met.) 12, 10-11 144n8 15, 2 159n69 18, 10 144n3 22, 18-20 144n7, 159n69, 159n70 31, 7-16 64n7 31, 12-14 265n61

52, 27-53, 1 53, 2-5 55, 20 sq. 59, 28-60, 2 63, 23-31 85, 20 sq. 87, 1 sq. 89, 17-18 104, 8 147, 7-10 147, 8-12 147, 12-18 160, 12 171, 9 171, 10 178, 14 178, 15-21 178, 28-29 196, 11-12 198, 34-35 209, 26 sq. 211, 14 sq. 211, 28 sq. 214, 29 234, 25 sq. 234, 27-28 241, 10-12 244, 3

150n29 150n30 150n30 227n2 227n2 150n30 150n30 150n31 161n76 144n8 156n53 155 144n7, 159n69 144n7 144n5 148n22 148 150n26 157n59 150n27 150n27 150n26 150n28 144n29 150n30 150n31 156 156n56

Index locorum

31 164n90 63 161n77 77, 12 161n76 85-87 162n81 89-91 164n91 93, 8-95, 16 161n75 Du destin (De fato) 196, 7-12 162 Fragments du Commentaire sur la Métaphysique (éd. Freudenthal) fr. 20 a 157n60 fr. 20 b 157n60 fr. 30 160n71 fr. 36 164n90 Mantissa 169, 33 sq. 164n94 172, 17 161n76 Principes (De princ.) § 2 164n92 § 21-23 160n72 § 128 144n8, 160n74, 161n78 § 129 163n85 § 130 144n8, 160n74 § 133 163n86 § 134-135 164n95 § 145 164n92 Quaestiones (Quaest.) I.1, 4, 4-7 164n92 I.1, 4, 5 144n3 I.1, 4, 9-17 158n63 I.1, 4, 12-13 158n64 I.1, 4, 17-26 158n63 I.1, 4, 23 158n64 I.25, 41, 7 144n6 I.25, 41, 8 sq. 161n77, 164n91 I.25, 41, 12 160n74 II.3, 47, 30 sq. 161n76 II.3, 49, 29 161n76 II.19, 63, 15 sq. 161n77, 164n91

245, 14-16 157n58 246, 9-10 157n58 246, 13-17 157n58 247, 10-11 145n10 247, 13-15 147n14 249, 9-24 158n62 250, 30-32 157n57 251, 21-23 157n57 251, 34-36 157n57 257, 10-16 157n58 378, 13-14 145n9 379, 20-22 145n9 Commentaire sur les Météorologiques (In Meteor.) 7, 11 161n76 Commentaire sur les Premiers analytiques (In An. pr.) 357, 32-358, 1 144n8 Commentaire sur les Topiques (In Top.) 226, 15 159n69 398, 2 149n9 405, 6 145n9 475, 16 145n9 Commentaire sur le traité De la sensation et des sensibles (In De sensu) 63, 16 sq. 159n67 De l’âme (De anima) 17, 15-16 106n50 42, 4 sq. 159n67 88, 17-89, 12 158n61 88, 24 144n7 89, 1-3 159n67 89, 2-5 158n62 89, 4-11 144n8 De la providence (De prov., éd. Ruland) 7 153n43, 162n80 9 162n80 21 152n40 25 152n39, 163n88



Index locorum

II.19, 63, 21 II.21, 65, 25 sq.

144n5 161n77, 164n91 II.21, 69, 3-5 153n41 II.21, 69, 28-31 153n42 II.23 159n69 Sur la mixtion et la croissance (De Mixt.) X, 223, 6-19 104 XI, 224, 32-225, 3 106n52, 112n67 XI, 225, 1-2 96 XI, 225, 10-11 103n40 XI, 225, 14-18 106n49 XI, 226, 10 151n34 XI, 226, 25-30 104n41, 152n36, 163n88 XII, 226, 34-227, 10 103 XII, 226, 35 151n32 XVI, 235, 5 156n55 Ps.-Alexandre In Met. 819, 37

De l’âme (De anima) I, 1, 402 b 16-26 47 I, 1, 403 b 16 72n33 I, 2, 404 b 18 85n83 III, 5, 430 a 10-19 220n133 De la génération des animaux II, 3, 736 b 3395n13 737 a 1 II, 6, 742 b 33-35 56 De la génération et de la corruption (De gen. et corr.) I, 2, 307 a 5-11 73n37 II, 1, 329 a 14 75n46 II, 9, 335 b 7-16 73n39 II, 10 160n74 Du ciel (De cælo) I, 2, 269 a 30-32 95n15 I, 2, 269 b 10-13 95n15 I, 3, 270 b 1-11 95n15 I, 3, 270 b 20-24 95n15, 102n35 I, 3, 270 b 24-25 100n30 I, 7, 274 a 21-22 48 I, 8, 277 b 10 72n33 I, 10, 279 b 3225n12, 280 a 2 78n62, 89n94 I, 10, 280 a 8 26n18 II, 2, 285 a 29-30 95n13 II, 8, 290 a 18-24 42n2 II, 11, 291 b 18-21 42 II, 12, 292 a 20-21 95n13 III, 8, 306 b 19 75n46 Du mouvement des animaux 6, 700 b 9 72n33 Éthique à Eudème I, 8, 1218 a 25 82n77 Éthique à Nicomaque VI, 7, 1141 a 17-19 54 VI, 7, 1141 b 3 54 VI, 9, 1142 a 25-26 47n12 Métaphysique (Mét.) A, 1, 981 b 25-29 54

32n34

Ammonius Commentaire sur le traité De l’interprétation (De int.) 135, 14-32 213n109 Anaxagore Fragments (éd. Diels – Kranz) B 1 267 Apulée De Platone I, 5 I, 12, 96, 2-15

119n1 152n38

Aristote Catégories 5, 2 a 11-12 5, 2 a 13-14 12, 14 a 37-b 1

59 58 49n16



Index locorum

B, 2, 997 b 30-32 57n24 B, 3, 998 a 25-27 49n16 B, 3, 998 b 5-6 47n12 B, 4, 999 b 24147n18 1000 a 4 B, 5, 1000 b 24-27 148n20 B, 6, 1003 a 5-17 147n18 Γ, 1, 1003 a 21-22 55 Γ, 1, 1003 a 26-28 55 Γ, 1, 1003 a 28-29 55 Γ, 1, 1003 a 31- b 19 55 Γ, 4, 1006 b 18-22 46n10 Γ, 8, 1012 b 3440 1013 a 14 Δ, 1, 1013 a 14-17 40 Δ, 2 226 Δ, 3, 1014 a 35-b 3 49n16 E, 1, 1025 b 3-4 55 E, 1, 1025 b 10-12 46n11 E, 1, 1025 b 10-18 55 E, 1, 1026 a 15-30 55 E, 1, 1026 a 19 55 E, 1, 1026 a 24-30 55, 72n33 E, 1, 1026 a 27-30 57 E, 4, 1028 a 3-4 55 Z, 1, 1028 a 14-15 58 Z, 1, 1028 b 4 55, 57 Z, 2, 1028 b 8-13 59 Z, 2, 1028 b 21-24 36n43 Z, 2, 1028 b 32 55 Z, 3, 1029 a 23 74 Z, 3, 1029 a 33-34 59 Z, 3, 1029 b 3-12 59 Z, 7, 1032 b 1-2 58 Z, 7, 1032 b 2-5 60 Z, 7, 1032 b 14 58 Z, 8, 1033 a 24-b 19 60 Z, 9, 1034 a 31-32 47, 57n24 Z, 9, 1034 b 7-19 57n24 Z, 17, 1041 a 14-15 41 Z, 17, 1041 b 26-28 59 H, 1, 1042 a 5-6 56 H, 1, 1042 a 15 133n52

A, 1, 982 a 2 54 A, 2, 983 a 1-2 162n80 A, 2, 983 a 8-9 143n1 A, 3, 983 b 3-4 252n15 A, 3, 252n15 983 b 6-984 a 16 A, 3, 984 a 11-13 69 A, 3, 984 a 16-b 8 252n15 A, 3, 984 a 24-b 6 226 A, 3, 984 a 28 72n35 A, 3, 252n15 984 b 8-985 a 10 A, 3, 984 b 19 72n35 A, 3, 984 b 15-22 79n67 A, 3, 984 b 20-22 79 A, 3, 985 a 13 252n17 A, 3, 985 b 24 72n35 A, 6, 987 b 11-14 84n82 A, 6, 988 a 7-17 81n75, 86 A, 6, 988 a 14-15 82n77 A, 7, 988 a 20-23 71 A, 7, 988 a 22-23 252n17 A, 7, 988 b 3-4 73 A, 7, 988 b 8-16 73n40 A, 7, 988 b 16-19 71 A, 8, 988 b 22-25 148n21 A, 8, 990 a 8-10 147n19 A, 9 235 A, 9, 991 a 8-11 73 A, 9, 991 a 20-22 227 A, 9, 991 b 3-9 227 A, 9, 991 b 4-5 73 A, 9, 992 a 5-6 73 A, 9, 992 b 8-9 73 A, 10, 993 a 11-15 71 A, 10, 993 b 25 156n54 α, 1, 993 b 25 156n54 B, 1, 995 b 4-6 56 B, 1, 995 b 31 148 B, 2, 996 a 18-b 26 56 B, 2, 996 a 19-20 56 B, 2, 996 a 21-b 1 56 B, 2, 996 b 13-18 57n24



Index locorum

H, 6, 1045 a 30-31 H, 6, 1045 b 21-23 K, 4, 1061 b 19 Λ, 1, 1069 a 18-19

74n43

N, 3, 1091 a 12-13 32n33 N, 4, 1091 a 29 33n35 N, 4, 1091 b 82n77 13-14 Physique (Phys.) I, 1, 184 a 10-16 48n14 I, 1, 184 a 16-18 49 I, 1, 184 a 21-b 14 49 I, 2, 184 b 15-25 49, 65 I, 2, 185 a 4-5 50 I, 2, 185 b 5-25 263n49 I, 5, 188 19-31 265n62 I, 5, 189 a 1 51 I, 7, 189 b 30-32 52 I, 7, 191 a 8 51 I, 7, 190 b 17-18 52 I, 9, 192 a 13-25 86 I, 9, 192 a 35-36 72n33 II, 1, 192 b 8-33 53 II, 1, 192 b 13 52, 233 II, 1, 193 b 12-18 53 II, 2, 194 b 14-15 72n33 II, 3 226 II, 3, 194 b 17-23 52 II, 3, 195 a 1-3 229n8 II, 7, 198 a 16-18 56 II, 7, 198 a 24-27 53 II, 7, 198 a 29-31 73n38 II, 8, 198 b 15 72n35 IV, 2, 209 b 11-16 72, 82n76 IV, 2, 209 b 33-210 82n76 a2 VII, 4 156n56 VIII, 7, 261 a 20194n24 23 VIII, 10, 267 b 7-8 155n51 Poétique 9, 1451 b 33-35 35 10, 1452 a 20-22 36n42 Seconds Analytiques I, 1, 71 a 11-17 44, 46 I, 2, 71 b 9-12 48 I, 2, 71 b 10-11 40-41

74n43 72n33 56, 59, 143n1 59 60

Λ, 1, 1069 a 30-33 Λ, 3, 1069 b 351070 a 4 Λ, 3, 1070 a 1 162n79 Λ, 3, 1070 a 4-9 60 Λ, 4, 1070 b 16-21 51 Λ, 4, 1070 b 19-34 51 Λ, 4, 1070 b 59, 74n43 34-36 Λ, 5, 1070 b 3659 1071 a 3 Λ, 5, 1071 a 3-11 51 Λ, 5, 1071 a 11-17 59 Λ, 5, 1071 a 17-29 51 Λ, 5, 1071 a 34-35 59 Λ, 5, 1071 a 35-37 59 Λ, 7 241 Λ, 7, 1072 a 25 61 Λ, 7, 1072 a 26-b 13 60 Λ, 7, 1072 a 30-32 61 Λ, 7, 1072 b 2 160n71 Λ, 7, 1072 b 10-11 61 Λ, 7, 1072 b 26-27 61 Λ, 8, 1073 a 23-25 143n1 Λ, 8, 1074 a 35 60 Λ, 10, 1075 a 22-23 60 Λ, 10, 1075 a 34-36 82n77 Λ, 10, 1076 a 4 162n84, 263n50 Μ, 1, 1076 a 30-31 147n16 Μ, 4, 1078 b 23-25 47n12 Μ, 10, 1086 b 14147n18 1087 a 25 N, 1, 1087 b 12-13 30 Ν, 2, 1088 a 14-35 32n33 N, 3, 1090 b 35, 36n43, 19-20 162n79



Index locorum

I, 2, 71 b 16-18 I, 2, 71 b 21, 26-27 I, 2, 71 b 25-26 I, 2, 71 b 29-33 I, 2, 71 b 33-72 a 5 I, 2, 72 a 5-8 I, 2, 72 a 14-24 I, 2, 72 a 16-17 I, 2, 72 a 19-20 I, 2, 72 a 20-24 I, 4, 73 b 28-29 I, 7, 75 a 42-b 1 I, 10, 76 a 32-34 I, 10, 76 a 41 I, 10, 76 b 3-11 I, 11, 77 a 10-25 I, 11, 77 a 22- 25 I, 11, 77 a 30-31 I, 13, 78 a 26-b 11 I, 13, 78 a 37-38 I, 23, 84 b 19-28 II, 1, 89 b 34 II, 2, 89 b 35-90 a 1 II, 3, 90 b 24- 27 II, 8, 93 a 20 II, 10, 93 b 29-32 II, 16, 98 b 21-24 II, 17, 99 a 22-23 Topiques (Top.) I, 15 VIII, 3, 158 a 33 VIII, 3, 158 b 4 VIII, 3, 158 b 39 VIII, 3, 158 b 35159 a 1 Ps.-Aristote Du monde (De mundo) 397 b 19 397 b 35 398 b 4-6 398 b 8

41 44 40 40 40 44 44 44 45 45-46 55 47 46 44 47 44 45 44 42 42 49n16 46 46 47n12 46 46 43 47

398 b 36 399 a 26

144n4 144n4

Asclépius Commentaire sur la Métaphysique (In Met.) 52, 21-28 227n2 86, 22-32 236n20 Atticus Fragments (éd. des Places) fr. 3, 51-59 98, 153n45 fr. 4, 8-13 130 fr. 4, 77 128n33 fr. 5, 71-74 149n24 fr. 9 126n31, 138 fr. 9, 1 13, 138n67 fr. 9, 32 134n56, 138n68 fr. 9, 35-45 134, 138n69 fr. 9, 43 134n56 fr. 26 125 fr. 28 126, 140n74 Averroès Commentaire sur la Métaphysique (Bouyges) 1404 143n2 1529-1530 157n60 1605 160n71

156n56 47n12 47n12 47n12 49n16

Boèce Commentaire sur le De interpretatione 12, 13-16 71n30 Calcidius Commentaire sur le Timée (In Tim.) 220 101n34 293 111n64 294 104n42, 116-117

161n76 162n81 163n89 161n76



Index locorum

295-299 297 307

II, § 7-11

180n35 137n62 117n76

II, § 66 II, § 71 Commentaire sur le Philèbe (In Phil.) § 114, 1-7 245 § 114, 7-11 246 § 130, 1-4 207n74 Traité des premiers principes (De princ.) 264, 24-265, 2 209n80

Cicéron Académiques I, 17-18 92n3 I, 24-29 77 I, 26 95n15 I, 33-34 92n3, 93n9 I, 39 94 II, 118 76n51 II, 121 97n20-22 II, 126 99 De la nature des dieux I, 36 99n28 II, 39-41 95n14

Diogène Laërce Vies et doctrines des philosophes illustres III, 69 76n51 III, 77 76n51 V, 36 89n96 V, 42 64n11 V, 46 64n9 V, 48, 17 64n9 VII, 2 91n1 VII, 35 34n38 VII, 134 107n53, 109n62, 111n64 VII, 137 100 VII, 138-139 100 IX, 21-22 64n8, 64n10

Crantor Fragments (éd. Mette) fr. 8 21n4 Fragments (éd. Tarán) fr. 61 A 25n12, 89n94 fr. 61 B 25 Critolaos Fragments (éd. Wehrli) fr. 15

229n9, 236n21 230n11 230n11

96

Cyrille Contre Julien (Contra Julianum) III, 625 c 160n74

Épictète Entretiens I, 12, 6

Damascius Commentaire sur le Parménide (In Parm.) II, 6, 8-7, 17 263n51 Commentaire sur le Phédon (In Phaed.) I, § 129 259n34 I, § 165 259n33 I, § 260-261 229n9 I, § 407-415 230n11 I, § 417 244n36

Épiphane de Salamine Panarion III, 31

118n79

96

Eusèbe de Césarée Préparation évangélique (PE) XI, 22, 3-10 178n27 XIII, 2, 5 170n6 XIII, 4, 4 169



Index locorum

XIII, 5, 1, 1-2, 5 XIV XV, 14, 1 XV, 14, 1, 1-2, 7 76n53 XV, 15, 3-5 XV, 13, 5

169-170 176n24 109

Hermias Commentaire sur le Phèdre (In Phaedr.) 112, 3-7 229n9, 230n11

99 134

Galien De l’utilité des parties du corps (De usu part.) III, 464, 18-465 228n6 Sur le De Natura hominum d’Hippocrate I, 2, 25 64n9 Harpocration Fragments (éd. Dillon) fr. 14 Fragments (éd. Gioè) t. 22

174n19

Hésiode Théogonie 47 154-175 459-467 468-491 492-502 503-506

179n31 180n34 169n4 180n34 179n32 179n33

Homère Iliade II, 204

162n84

Jamblique De l’âme (De anima, éd. Dillon – Finamore) 6-7 208n76 19, 19-27 221n136 23, 20 222n138 Fragments (éd. Dalsgaard Larsen) fr. 85 203n62 fr. 147 213n109 Fragments (éd. Dillon) fr. 5 207n74 Réponse à Porphyre 5, 14-16, 11 217n123 7, 1-17 213n105 7, 21-8, 12 214n111 8, 12-20 221n135 9, 24-10, 12 221n135 10, 13-11, 4 214n111 11, 9-16 210n88 13, 20-14, 13 213n104 15, 21-17, 7 213n104 17, 16-21, 9 213n106

174n19

The Hellenistic Philosophers (L.-S.) Fragments (éd. Long – Sedley) 28 N 4 116n74 33 P 108n60 44 B 2 111n64 44 E 111n64 45 B 107n54 45 C 108n58 45 D 108n57 45 F 108n57 45 G 109 47 A 4 96n17, 109n63 47 G 118n78 47 O 100 53 G 6 101n34 53 H 1 101n32 53 H 2 101n33 67 L 99



Index locorum

21, 22-22, 3 23, 12-25 23, 19-25 24, 24-25, 5 31, 3-9 32, 3-15 35, 19-22 36, 10-13 37, 16-38, 11 38, 16-21 40, 19-43, 3 44, 14-45, 25 51, 10-52, 11 52, 20-73, 27 61, 9-10 68, 25-70, 12 72, 4-7 73, 1-27 74, 14-16 75, 15-76, 12 76, 6-12 76, 14 76, 24-77, 7 79, 7-12 80, 14-16 81, 5-6 82, 13-25 86, 1-88, 1 96, 5-97, 4 104, 1-3 107, 7-14 108, 12-15 108, 15-17 110, 2-3 110, 19-28 111, 12 111, 24-112, 10 117, 7-121,7 120, 13-16 124, 8-125, 17 130, 25-131, 1

132, 3-4 133, 6-15 137, 21-138, 6 139, 1-5 140, 25-141, 1 142, 16-143, 13 148, 18 152, 6-153, 6 155, 3-18 156, 11 157, 12-158, 7 157, 14-16 170, 12-171, 27 183, 15-20 186, 9-187, 25 188, 12-25 189, 6-190, 9 193, 6-12 211, 5-10 211, 21-23 212, 14-16 213, 6-28 Vie pythagoricienne 30

214n112 212n101 220n134 216n118 221n134 213n107 214n113 215n117 213n106 215n114 221n134 218n124 218n124 218n127 215n115 211n97 212n98 217n121 216n119 216n119 211n93 211n93 210n88 210n86 218n126 210n89 218n125 218n125 212n100 219n130 214n113 212n99 215n117 215n117 214n110 216n119 218n128 210n91 210n86 216n119 210n90

Marc Aurèle Pensées IX, 1, 2 Némésius d’Emèse Sur la nature de l’homme 7 78, 7-79, 2 81, 6-10 345, 2-346, 7

220n134 212n98 217n121 217n121 214n110 220n134 208n79 213n108 211n93 212n102 211n96 212n102 212n98 217n121 209n84 221n134 213n105 196n35 214n110 209n83 210n88 210n91 210n85

144n4

205n67 108n58 108n57 152n38

Nicomaque de Gérase Introduction à l’arithmétique I, 17, 2, 4-7, 1 177 II, 3, 3, 13-15 177 Théologie de l’arithmétique 66, 9-10 176-177 71, 7 177n26



Index locorum

Numénius Fragments (éd. des Places) fr. 1 b fr. 16 fr. 19 fr. 20 fr. 21 fr. 23 fr. 24 fr. 30 fr. 31 fr. 32 fr. 33 fr. 36 fr. 52 Fragments (éd. Leemans) fr. 19

De l’indestructibilité du monde 86 101n31 170n8 178n27 178n27 178n27 171n12 169-171 176n24 170n9 170n9 170n9 170n9 170n10 180n35

Jean Philopon Commentaire sur la Physique (In Phys.) 5, 7-12 229n9 5, 12-13 230n11 5, 16-25 232n14 241, 3-5 230n11 241, 3-21 229n9 241, 27-30 232n14 Commentaire sur le traité De l’âme (In De an.) 77, 13-20 85n83 De aeternitate mundi contra Proclum VI, 8, 145, 20 -24 64n6 VI, 8, 147, 19-20 119n1 VI, 21, 188, 9 27n19

174n19

Olympiodore Commentaire sur le Gorgias (In Gorg.) 3, 24-25 229n9 4, 5-11 236n21 Commentaire sur le Premier ­Alcibiade (In Alc.) 109, 18-110, 6 239n26

Platon Apologie de Socrate (Ap.) 21 b 4 259n32 27 a 1 259n32 27 d 4 259n32 Charmide (Charm.) 161 c 9 259n32 162 b 4 259n32 164 e 6 259n32 Cratyle 395 e 5-396 c 2 170n5 Euthyphron 5 e 6-6 c 7 169 Lettres II, 312 e 126, 227 II, 312 e-313 a 173n15 Lois X, 896 e 6 136n62 X, 897 b 122 X, 897 d 1 136n62 X, 898 b 2 209n80

Oracles chaldaïques (éd. des Places) fr. 51 259n36 Origène Contre Celse I, 15

170n8

Parménide Fragments (éd. Diels – Kranz) B 8, 3-5 264n55 B 8, 29-33 264n55 B 8, 38 261n40 Philon d’Alexandrie Des Chérubins (Cher.) § 125 228n3, 228n6



Index locorum

Parménide 141 e sq. 175n21 142 d 9-143 a 3 262n45 Phédon 95 e-102 a 254n21 97 c 250n8 98 b-c 105, 255n24 98 b-99 d 230 99 b 105n44 100 d 227 Phèdre 254 c 122 Philèbe 23 c 9 126 26 e 245 Politique 281 e 229-230 République (Rép.) II, 377 e 6-378 a 6 170n5 V, 477 29n27 V, 479 c 2-5 259n32 VI, 508 b 9 126 VI, 509 b 79-80 VI, 509 b9-10 85n84 VII, 527 a 1-b 2 26n16 VII, 527 b 2 34 VII, 529 c 29n27 X, 618 b 259n36 Sophiste (Soph.) 238 c 126 244 b 6-245 e 5 263n51 245 e-249 d 107 246 a 10-b 8 107-108 247d 8-e4 108n54 252 c 5 132n50 254 e 2 sq. 181n37 Théétète (Théét.) 152 d 2-4 259n32 180 a 4 259n32 Timée (Tim.) 28 a 6 sq. 229 28 a-30 a 22

28 b 7 28 c 3-5

29 b 3-4 29 b-c 29 d 6-e 2 29 d 6-30 a 6 29 e 2-3 30 a 3-6 30 b 4-5 34 c 35 a 35 a 8 37 b 37 d 37 e 39 e 5-6 39 e 7-9 41 c 5 46 c 46 c 7 sq. 46 c-d 46 c-e 46 e 47 e-48 a 47 e-57 c 48 a 50 b-52 a 51 a 7 56 c 58 c 59 c 75 d 5 Plotin Ennéades I, 6 (1) I, 8 (51) II, 2 (14), 1 II, 4 (12), 1, 7-14 II, 9 (33)



195n33 137n64, 171n12, 172n13, 173n16 81 29 67n17, 69 80n73 243 121 216n118 34n36 215 79 29 30 30 206n73 243 79 105n45 229 253n20 230 105n46 80 23n9 128 228 75 128 101n31 29 133n50

182n38 180n35 209n80 113-114 184n42

Index locorum

III, 5 (50) III, 5 (50), 8, 24-29 III, 6 (26), 4, 42 III, 6 (26), 7, 3-27 III, 8 (30) IV, 7 (2), 4 IV, 7 (2), 4, 1-2 IV, 7 (2), 3-83 IV, 8 (6), 7-8 V, 1 (10) V, 1 (10), 1, 5 V, 1 (10), 7, 32 V, 1 (10), 8, 14-9, 7 V, 5 (32), 9, 29-31 V, 8 (31) V, 8 (31), 13, 1-15 V, 9 (5) VI, 1 (42), 16-22 VI, 1 (42), 26, 11-17 VI, 1 (42), 26, 17-19 VI, 1 (42), 27, 1-7

Quaestiones convivales (Quaest. Conv.) VIII, 2, 4 119n1 Sur les notions communes 1085 B-C 110-111 1085 C-D 118n78 Vie d’Aratus 25, 7, 1 128n34 Vie de Publicola 17, 6, 3 128n34

167n1 30n28 195n33 188n5 167n1 115n72 112n66 113n70 219n129 182n38, 198n44 222n138 180n35 271n82

Ps.-Plutarque Du destin 572 E-573 A 152n38 Opinions des philosophes 903 B 101n32-33

216n118 182n38 181-182 167n1 191n14 114

Polémon Fragments (éd. Gigante) fr. 121

77n55

Porphyre L’Antre des Nymphes (De Antro Nympharum) 30, 418-420 137n62 Commentaire sur le Timée (In Tim.) fr. LI 195n33 De l’abstinence I, 42 198n46 Fragments (éd. Smith) fr. 118-162 190n11 fr. 264 205n67 fr. 368 206n71 fr. 439 190n11 Lettre à Marcella 19, 6 133n52 Sentences 1-3 195n28 4 197n42 5 197n39 6 199n49 10 207n74, 208n77 13 195n33

115n73 115

Plutarque De Animae Procreatione in Timaeo (De an. proc.) 1012 B 23n11 1013 A 33n36 1013 A-B 89n94 1013 B 28n23, 33n36 1013 E-F 34n36 1014 E-F 122n14 1014 E 2 137n62 1015 A-B 139 1024 B 129n38 1024 C 129n37 De Iside et Osiride 372 E 129n38



Index locorum

14 16 17 18 20 21 24 27 28 30 31, 1-2 31, 17-18 33 33, 50-54 35 35, 15-27 36

197n43 203-204, 206 195n40 200n53 188n5 200n54 200n54 195n28 197n42, 198n47 197n42 195n34 195n34 195n27, 195n30 196n36 195n35 196n38 195n30, 199, 48 37 199n48, 206 37, 1-3 198n45 37, 6-7 209n81 37, 29-30 198n45 37, 38-39 195n29 37, 45-48 205n68 38 195n38 39 195n27 40, 10-14 195n31 40, 59-68 205n69 42 194n26 42, 16-19 195n32 43 204n65 44 204n65, 209n80 44, 36-44 205n69 Sur l’animation de l’embryon (Ad Gaurum) 11, 2 199n49 34, 20-35, 2 170n10 Vie de Plotin (Vita Plotini) 14, 10-12 179n30 24, 56-57 Posidonius Fragments (éd. Theiler) fr. 126

Proclus Commentaire sur le Premier ­Alcibiade (In Alc.) II, 231, 24-25 251n10 Commentaire sur les Éléments d’Euclide (In Euclid.) 77, 20-78, 6 25n14, 34n37 Commentaire sur le Parménide (In Parm.) II, 762, 14-17 235n18 III, 785, 4-788, 19 235n17 III, 786, 13-788, 1 232n18 III, 788, 8-19 242 III, 791, 21-795, 6 234n16 III, 791, 26-792, 7 236n20 IV, 888, 12-18 230n11 IV, 888, 15-24 238 IV, 909, 1-9 244 IV, 910, 19-911, 5 244n36 IV, 973, 3-12 243n32 V, 983, 1-2 230n11 V, 983, 2-14 244n36 VI, 1054, 37208n78 1055, 17 VI, 1059, 3-15 236n22 Commentaire sur le Timée (In Tim.) I, 1, 4-23, 15 253n18 I, 2, 1-9 230n10, 253n19 I, 2, 1-3, 20 225 I, 2, 15-29 230 I, 2, 19-29 233-234 I, 3, 11-19 231 I, 6, 21-27, 16 230 I, 9, 15-12, 26 234n16, 239n25 I, 17, 15-18 230n11 Ι, 76, 2 21n4 I, 77, 24-78, 11 124n26 I, 228, 26-30 26n17

136n62



Index locorum

I, 236, 14-21 I, 261, 13-16 I, 263, 19-264, 2

I, 271, 11-15 I, 277, 8 I, 283, 27-30 I, 290, 3-11 I, 290, 9-16 I, 295, 19-27 I, 303, 27-304, 5 I, 303, 27-305, 16 I, 304, 13 sq. I, 304, 19 sq. I, 304, 22-28 I, 304, 28-305, 2 I, 304, 22-305, 6 I, 305, 2-6 I, 305, 6-7 I, 305, 11-16 I, 306, 31-307, 5 I, 308, 17-23 I, 335, 31-336, 3 I, 357, 12-23 I, 361, 19-26 I, 368, 6 I, 381, 26 I, 381, 26-28 I, 381, 26-382, 12 I, 382, 2-10 I, 382, 12-19 I, 382, 20-383, 1 I, 384, 3-4 I, 384, 12 I, 385, 10-13 I, 387, 19-28 I, 388, 2-9 I, 391, 3-4 I, 391, 4-396, 26 I, 391, 6-12

26n17 230n11 229, 251n10, 251n12 244n33 28n22 123n18 34n38 27n20 243n32 172 137n64 173n16 171n12 174 175 183 175 123n22 137n64 188n4 209n82 235n18 230n10, 251n10 238 123n20 121 123, 136n61 121-123 137n62 131n47 124n27 123n19 123n20 123n24 247 240 124n28 121 137n63

I, 391, 7-8 I, 391, 8 I, 391, 19-32 I, 392, 3-8 I, 392, 4 I, 392, 8-19

132 121 125 125 123n20 125, 133n51 125 126 134n74 140 126 209n80 188n3 128n36 128n34 127 127 131 132 244n34

I, 392, 19-393, 14 I, 393, 14-31 I, 393, 31-394, 7 I, 393, 31-394, 12 I, 393, 31-395, 10 I, 394, 2-6 I, 394, 6-8 I, 394, 16-24 I, 394, 18 I, 394, 25-395, 11 I, 395, 10-396, 26 I, 415, 18-21 I, 457, 7-11 III, 226, 10-18 De malorum subsistentia 45 137n62 Éléments de théologie (Él. théol.) prop. 7 232 prop. 11 240 prop. 20 235n17 prop. 23 221n137 prop. 31-34 262n44 prop. 34, 16-17 242 prop. 36-37 264n58 prop. 57 239n26 prop. 62 196n35 prop. 75 232-233 prop. 80 235n17 prop. 103 241, 243 prop. 167 242n30 prop. 170 242n30 Théologie platonicienne (Théol. plat.) I, 14 235n17 I, 18, 24 137n62 IV, 1, 8, 10-19, 9 264n57 V, 17, 61, 10-14 244n34



Index locorum

Sénèque Lettres à Lucilius 58, 28 131n46 65, 7-8 227 113, 2 108n59 Sextus Empiricus Contre les Professeurs (Adv. math.) VII, 147-149 29n26 VIII, 263 107n54 X, 250 31n30 X, 251 31n31 X, 255 34n38 X, 259 31n32 XI, 23 108n59 Esquisses pyrrhoniennes II, 81 108n60 Speusippe Fragments (éd. Tarán) fr. 28, 7-8 fr. 28, 11-16 fr. 34

7, 1-3 7, 6-10 7, 10-19 7, 19-8, 15 8, 9-15 10, 25-11, 5 22, 26-33 22, 27-28 23, 6-14 23, 27-28 23, 33-24, 12 24, 13-25 24, 26-29 25, 19-26, 4 26, 5-7 26, 5-25 28, 30-31 28, 32-29, 5 28, 32-37, 9 29, 5-21 30, 1-3 30, 6-10 30, 14-35, 21 35, 23-36, 14 36, 10-11 36, 15-20 37, 2-9 38, 11-12 39, 11-12 41, 16-19 43, 4-7 43, 7 sq. 43, 26-28 72, 26-29 75, 21-26 77, 32 86, 19-90, 22 87, 7-9 87, 24-88, 4 88, 4-11 88, 20-22

23n9 22n6 22n8

Simplicius Commentaire sur les Catégories (In Cat.) 302, 10 201n56 302, 18-303, 31 203n62 327, 9-17 245 327, 10-15 230n11 Commentaire sur la Physique (In Phys.) 1, 3-8, 15 249n1 1, 3, 13-19 250n4 1, 14-17 251n4 2, 8-9 249n2 3, 16-19 229n9, 230n11 4, 5-7 250n4 6, 31-7, 1 254n22 6, 31-8, 15 67n19, 249n1, 252n14



254n23 255n25 255n26 256n27 257n29 229, 251n10 261n41 262n43 261n42 270n78 270n79 270n81 270n80 266n65 230n11 66n16, 229n9 71n28 260n38 258n31 261n40 264n55 264n55 264n60 268,71 270n78 271n83 271n84 262n46 265n63 270n81 69n22 227n2 269n74 264n56 264n56 259n37 263n49 262n44 262n45 262n46 262n47

Index locorum

108, 13-15 109, 7-110, 6 114, 27-28 115, 11-13 136, 27-31 142, 48-148, 24 143, 26-144, 1 144, 11-146, 30 147, 14-16 149, 5-12 149, 28-32 149, 28-150, 4 154, 14-23 157, 16-21 166, 15-20 176, 17-177, 17 176, 31-32 177, 6-9 179, 12-19 180, 14-16 202, 32-203, 3 227, 18-22 229, 2-5 245, 7-19 274, 23-26 300, 16-18 308, 25-37 310, 8-13 310, 23-24 314, 9-14 315, 9-14 315, 15-16 316, 9-11 316, 22-26 316, 22-29 317, 14-25 404, 16-406, 16 452, 31-32 454, 18 458, 23-27 461, 10-17 479, 32-480, 4 480, 27-33

484, 11-12 270n77 615, 33 259n36 1050, 22-27 269n75 1120, 20-27 269n75 1123, 25-1124, 18 266n67 1186, 30-35 266n67 1266, 33-36 269n75 1266, 36-37 270n81 1319, 20-27 270n80 1354, 12-25 154n26 1354, 14 154n50 1354, 23-25 155n51 1363, 8-12 241n28 Commentaire sur le traité Du ciel (In De caelo) 271, 13-21 241n28 303, 32-33 25n13 304, 4-13 28n24 528, 1-530, 26 266n66 564, 24-26 64n10

264n55 264n55 264n55 64n5 262n47 263n52 263n53 262n48 264n59 270n77 270n80 63n4 64n5 267n70 64n11 267n69 267n69 267n69 269n76 270n80 270n77 269n73 269n73 228n5 270n77 269n76 250n8 250n7 251n9 251n9 250n6 251n10 229n8 229n9 230n11 236n20 261n42 270n77 259n35 270n77 267n70 270n81 270n79

Ps-Simplicius (?) Commentaire sur le traité De l’âme (In De an.) 313, 1-4 221n137 Stobée Anthologie I, 7, 29 b I, 25 I, 49, 32, 61-95 I, 49, 37, 24-33 I, 49, 37, 86-87 I, 129-130 I, 130

77n55 64n10 208n76 221n136 222n138 109n63 96n17

Stoicorum veterum fragmenta (SVF) I, 98 76n53 II, 310 112n67 II, 443 112n66 II, 612 101n31 II, 836 101n32-33 II, 879 101n34



Index locorum

II, 1009 II, 1027 II, 1031

fr. 230 fr. 241 A-B Métaphysique 4 a 2-3 4 a 5-6 4 a 9-16 4 a 10 4 a 18-21 4 a 21 4 b 2 4 b 5 4 b 19 4 b 15-16 5 a 15-25 6 a 17-18 6 a 27 6 b 6-9 6 b 11-15 6 b 12-13 8 a 23-27 10 a 19 11 a 26-b 12 11 b 3

112n67 112n66 112n66

Syrianus Commentaire sur la Métaphysique (In Met.) 10, 37-11, 5 242n31 82, 2-11 244n36 106, 30-107, 1 244n36 117, 10-12 244n36 117, 28-32 242n31 Tertullien Contre Hermogène 42-43

129n37

Thémistius Commentaire sur le traité De l’âme (In De anima) 14, 28-19, 14 189n6 14, 28-31 189n7 15, 9-14 190n8 15, 28-29 190n9 15, 33-34 190n10 16, 30-31 190n11 16, 31-33 192n18 17, 12-15 192n17 17, 24-25 192n15 17, 25-39 193n22 18, 17-28 194n25

10, 66, 97n24 78n62, 89 72n34 72n34 35n40 87n92 36n44 37n45 87n92 36n44 87n92 160n74 86n89 147n17 72n36 29n25 81n75 72 85n86 87n92 65, 83n80 81n75

Ps.-Timée de Locres De aeternitate mundi et animae 206, 8-9 269n73 Xénocrate Fragments (éd. Isnardi Parente) fr. 83 29n26 fr. 116 32n34 fr. 118 23 fr. 120 31n30 fr. 153 25n12, 89n94 fr. 154 25n13 fr. 155 30 fr. 155-156 25n15 fr. 158 28n24 fr. 188 23n11

Théophraste Fragments (éd. FHS&G) fr. 72 A 71n30 fr. 159 78n60 fr. 161 A-B 78n60-61 fr. 227 265n61 fr. 227 C 79 fr. 227 C-D 71n31 fr. 227 D 79n66 fr. 228 A 71n31 fr. 229 71n28

Xénophane Fragments (éd. Diels – Kranz) B 26 261n42

