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French Pages [132] Year 1992
PAUL-CLAUDE RACAMIER
LES PERVERSIONS NARCISSIQUES PAYOT
Les perversions narcissiques
Paul-Claude Racamier
Les perversions narcissiques
Payot
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Ce livre reprend les chapitres IX et X de Paul-Claude Racamier, Le Génie des origines, Paris, Payot, 1992.
© 1992, Éditions Payot & Rivages © 2012, Éditions Payot & Rivages, pour la présente édition.
NOTE DE L’ÉDITEUR
Si l’on parle aujourd’hui des perversions nar cissiques, c’est à Paul-Claude Racamier qu’on le doit1. Il est en effet le premier à avoir décrit en 1987 2 le fonctionnement de cette pathologie parente de la perversité qui concerne aussi bien les hommes que les femmes. À petite dose, 1. Les lignes qui suivent s’appuient sur une conférence que Paul-Claude Racamier donna le 6 avril 1995, à Lausanne, sous le titre : « Décervelage et perversion dans les institutions » ; sur une monographie de Gérard Bayle, Paul-Claude Racamier, parue aux PUF en 1997 ; sur le numéro spécial « Perversion narcissique » de la Revue fran çaise de psychanalyse, dirigé en 2003 par Jacques Angelergues et François Kamel ; et sur le dossier consacré aux pervers narcissiques par Anne Crignon dans Le Nouvel Observateur du 15-21 mars 2012. 2. Voir Paul-Claude Racamier, « De la perversion nar cissique », Gruppo, 3, 1987, p. 11-27 et Le Génie des ori gines : psychanalyse et psychose, Paris, Payot, 1992, dont les chapitres IX et X (p. 279-337) composent le présent livre.
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d’ailleurs, sous la forme passagère et « vitale » d’un « sursaut pervers » face à une douleur, une grave désillusion ou une lourde difficulté, la per version narcissique serait, selon Racamier, une stratégie de défense assez répandue. Elle ne devient véritablement destructrice qu’à partir du moment où elle s’installe durablement et sous une forme organisée. Racamier parlait d’expérience. Il avait eu à souffrir de manière « cuisante », et à combattre, un « noyau pervers » dans sa propre institution. « Il n’y a rien à attendre de la fréquentation des pervers narcissiques, écrivait-il, on peut seule ment espérer en sortir indemne. » Nul hasard, donc, si son étude débute par une mention « amère » et se clôt sur une « indignation vécue » face à un agir qui empoisonne mortellement le plaisir de penser et de créer. D’où la véhémence, presque la violence, de certaines de ses formules (« Tuez-les : ils s’en fichent ; humiliez-les : ils en meurent1 ») qui en surprit plus d’un. Il avait 1. Infra, p. 81. La citation, frappante, circule beaucoup. On notera toutefois, d’une part, que ces mots de Racamier s’appliquent dans son livre à l’exemple précis des grandes figures du banditisme et n’ont donc pas explicitement le caractère universel qu’on leur prête habituellement ; d’autre part, et c’est curieux, qu’ils sont souvent rendus plus
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aussi le souci de la langue. Il lui arrivait d’écrire des contes ; il aimait la poésie, particulièrement Valéry, Mallarmé et Michaux ; il cherchait - par fois en la créant de toutes pièces - l’image qui ferait le plus intelligemment ressentir une réalité inédite. D’où nombre de néologismes qu’il finit par rassembler dans Cortège conceptuel, pétillant dictionnaire de sa pensée1. D’où, également, la force limpide, sensuelle, incarnée de son expres sion, qui fait « mouche » la plupart du temps. N’oublions pas, pour finir, que Racamier se préoccupait des familles et des groupes. Qu’il s’agisse de l’emprise perverse d’une mère sur son enfant ou du noyau pervers qui dévaste une entreprise, des similitudes peuvent être établies entre les mécanismes intrapsychiques mis au jour et des dysfonctionnement sociaux. C’est probablement sous cette lumière qu’il faut relire Les Perversions narcissiques : comment notre société fabrique et « accueille » la perversion.
Juillet 2012
violents par ceux-là mêmes, psychanalystes ou autres, qui les citent, ce qui donne sous leur plume : « Tuez-les, il s’en foutent, humiliez-les, ils en crèvent. » 1. Paul-Claude Racamier, Cortège conceptuel, Paris, Apsygée, 1993.
PRÉSENTATION
Je dois maintenant m’acquitter du devoir d’introduire la partie la plus amère de cet ouvrage. Il y sera question de la perversion. Non pas de perversion sexuelle : il flotte, dans les per versions sexuelles, un relent d’érotisme triste qui ne laisse pas d’évoquer quelques lointains échos du plaisir. Perversion non pas sexuelle, donc, mais morale ; et non pas érotique, mais narcissique. Les perversions narcissiques se situent dans la succession différée de séductions narcissiques inépuisables, qui, ne s’étant jamais achevées, n’ont jamais non plus été abandonnées, ni assu mées, mais sont demeurées indéfiniment béantes. Elles descendent en ligne directe des refus du deuil originaire ; elles émanent, non sans une certaine morgue, des dénis et des évictions de tout conflit intérieur. Elles font faire au sujet
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des économies de travail psychique, dont la note est à payer par autrui. Leurs redoutables mises en scène accomplissent à la fois un refus et une caricature des origines : c’est que le pervers pré sente la prétention de se trouver à l’origine de soi, de soi à l’origine de tout... et de tout à l’origine de rien. Pour le dire en un mot, la perversion narcis sique n’est pas réjouissante. Ce n’est cependant pas une raison pour la négliger. Elle est mal connue : c’est une raison pour la présenter au lecteur. Je la présenterai en plusieurs étapes : - dans son mouvement essentiel (selon une conceptualisation que j’ai récemment mise au point) ; - dans sa traduction clinique (d’après un tra vail d’il y a quelques années, remanié puis com plété) ; - et, enfin, dans son expression typiquement micro-sociale : celle du noyau pervers.
CHAPITRE PREMIER
Les perversions narcissiques
Le mouvement pervers DU « MOMENT » PERVERSIF À LA PERVERSION
PLEINE : UN ÉVENTAIL
Le plus important dans la perversion narcis sique, c’est le mouvement qui l’anime, et dont elle se nourrit. Nous le préciserons, mais autant le dire aussitôt : ce mouvement connaît des for tunes diverses. Il peut ne constituer qu’un moment de la vie, prenant corps en cas de désarroi psychique ou de crise, avant que de rétrocéder. Mieux vaudrait ici, plutôt que de perversion, parler d’un soulèvement perversif, se produisant sous le coup de la détresse narcis sique d’un moi sur le point de se perdre, ou de la détresse libidinale d’un sujet endeuillé d’avoir perdu ce qu’il aime. D’autres mouvements perversifs se lèvent chez les patients psychotiques au moment où ils
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perdent l’objet de leur délire ; il y a longtemps que j’en observe et que je les signale. C’est autre chose qui se produit lorsque le mouvement pervers s’installe et s’organise ; au demeurant, il n’y parvient que si des conditions de plusieurs sortes sont simultanément rem plies : les unes de fond et les autres de rencontre, les unes personnelles, et d’autres « situation nelles », tant il est vrai que pour pleinement accomplir une perversion narcissique, il faut en avoir à la fois la nécessitéprofonde et l’opportunité. Le plus spectaculaire est le moment perversif ; mais le plein accomplissement ne se trouve que dans la perversion organisée, qui touche à la perversité morale : c’est là que nous irons recueillir les descriptions les plus fouillées. Combien, pour un seul pervers accompli, faut-il de pervers potentiels ou partiels, de per vers passagers ou manqués : c’est ce que nul ne saurait et ne saura jamais dire. D’autant qu’il faut d’emblée le dire : un brin de perversion narcissique ne nuit à personne et même est-il indispensable à quiconque, en vue de sa survie sociale...
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UNE PROPULSION : SÉDUCTION NARCISSIQUE ET DÉFENSE « TRANS-AGIE »
Tout comme il en va (paraît-il) pour faire décoller une fusée, il faut, pour mettre en place un mouvement pervers, que se combinent étroi tement deux forces motrices : un fort reliquat d’une séduction narcissique jamais vraiment estompée, mais au contraire toujours active, et une nécessité défensive puissante et spécifique ment organisée. Inutile de nous arrêter à la séduction narcis sique : nous la connaissons et nous y revien drons d’ici peu. Mais si le désir de plaire narcissiquement peut faire des vantards lorsqu’il est faible, des vedettes lorsqu’il réussit ou des psychotiques lorsqu’il avorte, il ne suffit pas encore à « faire » un pervers. Encore faut-il, en effet, une défense spéci fique. Cette défense sera de telle sorte qu elle travaille, au service du narcissisme du sujet, à l’encontre d’un processus psychique, menaçant et redouté, de deuil ou de conflit interne. Aussitôt ce processus sera dénié. Une fois soumis au déni, il sera expulsé chez autrui, en vertu de puissantes manœuvres agies. Ainsi la défense sera-t-elle, pour le sujet, verrouillée ; le reste n’étant plus que l’affaire de l’entourage.
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Ainsi le mouvement pervers est-il mis en place. Reste à le combler. La mise en œuvre de la séduction narcissique, la survalorisation de soi, l’érotisation du système défensif, la jouissance obtenue autant dans la survalorisation de soi que dans la déroute des objets utilisés comme verrous et faire-valoir et par là même disqualifiés en tant que personnes : voilà ce qui, parachevant le mouvement, le pro pulse jusqu’à la perversion. DEUIL, CLIVAGE ET PROJECTION :
TROIS ÉVICTIONS
Trois sortes d’exportations défensives concou rent - à ma connaissance - à la mise en place d’un mouvement pervers. - Le deuil et la dépression, amalgamés puis expulsés1. On se souvient qu’il consiste dans l’expulsion, par voie de dilemmes et autres dis qualifications actives, d’une douleur de deuil rejetée, déniée, défigurée, dégradée et finalement transvasée ; 1. Voir Paul-Claude Racamier, Le Génie des origines. Psychanalyse et psychose, Paris, Payot, 1992, première partie : « Autour du deuil ».
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- Le clivage colmaté1. On n’aura pas de peine à se rappeler comment la « fausse innocente » se fait « agrafer » sa brèche interne par les soins d’un entourage séduit et sidéré ; — La projection paranoïaque : nous allons très prochainement assister à son passage, mais l’on sait déjà qu’elle consiste pour le projeteur à jeter son dévolu sur une « victime », qui va devenir l’hôte du venin. TROIS PAS, POUR PLUSIEURS VISÉES,
DANS UNE SEULE TRAJECTOIRE
Il ne sera pas superflu de « filmer » à nouveau la trajectoire du mouvement pervers. 1. Un sujet, ou un couple, ou une famille, ou même un « noyau » de personnes, parvient à faire opérer par autrui le complément opéra toire de sa défense - défense dotée d’un poten tiel narcissique élevé. 2. Ce système défensif agit sur l’entourage et, de par lui (« extr-agi » ou « trans-agi »), s’installe et s’étend : un lit se fait dans un espace psychique transgressé. 3. Dans ce système s’installe la survalorisa tion narcissique, cette insatiable héritière de la séduction narcissique primaire. 1. Ibid., troisième partie : «Autour du déni ».
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Ainsi s’accomplissent deux visées : l'expulsion hors de soi (ou hors de la famille) de douleurs et de conflits déniés et rejetés ; et l’augmenta tion de la valeur narcissique propre au détriment de l’autre (ou des autres). À cette échappatoire majeure, à cet énorme faire-valoir, s’ajoutent deux visées plus pro fondes encore : - l’une est le tarissement de l’envie, par l’exer cice de la prédation (l’envie devant évidemment s’entendre ici dans le sens très fort que Melanie Klein a su donner à ce terme et à cette notion) ; — l’autre est l’acquisition, par le ou les per vers, d’une double immunité·, conflictuelle et objectale. Quiconque parvient jusqu’à la perver sion narcissique est parvenu (peut-être...) à s’immuniser simultanément contre ses douleurs et tensions internes (qui sont antinarcissiques, parce que narcissiquement blessantes), et contre l’attraction de l’objet (qui elle aussi est anti narcissique, parce que « soutirante » et tout empreinte d’envie, celle-ci même restant la preuve d’une « intolérable incomplétude de soi »).
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LE MOUVEMENT PERVERS ENTRE SON APOGÉE ET SA CHUTE
Pour tenter d’étouffer ce que j’ai appelé le « mal de l’objet », de parer à cette intolérable incomplétude que je viens d’évoquer, et enfin d’échapper au deuil originaire que nous avons rencontré à l’orée de cet ouvrage, le narcissisme des pervers trace une trajectoire qui l’emmène, hors de sa psyché, à la chasse aux objets-proies. L’objet ? Il ne sera pas aimé. Il sera employé. Cloué au sol par les tâches qui lui sont assenées, soutirées, exploité, disqualifié, il n’aura plus rien d’enviable, dès lors qu’il aura été - croit le per vers - vidé, surpassé et réduit à l’utilité. Ainsi le mouvement s’accomplit-il dans la conviction typiquement perverse de prendre à tout le monde et de ne rien devoir à personne. Le mouvement pervers produit la plus insi dieuse des trajectoires interactives (intractives) que nous avons tant étudiées dans Le Génie des origines. Encore nous faut-il ajouter un trait essentiel. Attaché comme il est à ne rien devoir à per sonne, le pervers narcissique en vient, plus que quiconque au monde, à dépendre de l’entou rage, de la circonstance et de l’occasion. Car, on l’a bien compris, le mouvement pervers ne
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s’achève que par le concours involontaire, mais actif et nécessaire, de l’entourage. C’est en cela que les circonstances occasionnelles, un milieu propice complaisant, un bouillon de culture, sont absolument indispensables à l’accomplisse ment de la perversion. Sans de telles circons tances, le mouvement pervers s’essouffle, et il s’essouffle d’autant qu’en se propulsant vers ce qu’il croit être des hauteurs le pervers en puis sance se prive de toute créativité personnelle. Voilà pourquoi la trajectoire que nous avons dessinée arrive rarement à son terme ; voilà pour quoi elle est jonchée de ratés qui restent en panne ou d’éclopés qui se sont eux-mêmes trahis. Cependant c’est la perversion dans son ampleur accomplie, inscrite dans le caractère — et pour ainsi dire « caractérialisée » -, qui va maintenant retenir notre attention. DÉFINITION
Au point où nous en sommes, il nous est permis de donner une définition probablement complète. (On verra un peu plus loin que cette définition ne s’impose pas du premier coup ; mais n’aura-t-elle pas été le fruit d’une élabora tion progressive ?) 20
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1. Le mouvement pervers narcissique : façon organisée de se défendre de toutes douleur et contradiction internes et de les expulser pour les faire couver ailleurs, tout en se survalorisant, tout cela aux dépens d’autrui et non seulement sans peine mais avec jouissance. 2. Perversion narcissique : aboutissement et destination du mouvement pervers. 3. Définition résumée : façon particulière de se mettre à l’abri des conflits internes en se faisant valoir aux dépens de l’entourage.
De la perversion narcissique PRÉAMBULE
Nouvelle encore, mal connue, parfois mal reçue (parce que le narcissisme apparaît ici sous son jour le moins favorable) et cependant néces saire, la notion de perversion narcissique se situe à un carrefour ainsi qu’à une extrémité : carre four entre l’intrapsychique et l’interactif, entre pathologie individuelle et pathologie familiale du narcissisme, et extrémité de la trajectoire incessamment explorée, reprise et précisée entre psychose et perversion. (Qu’on se souvienne une fois encore, parmi tous les travaux de Freud, de ceux qui concer
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nent le fétichisme: 1927, 19381. En termes concis il fait place - une place qui ne cessera ensuite de grandir - au déni et au clivage : déni de la castration et clivage dans le moi. C’est à ces mécanismes qu’il rattache l’origine du féti chisme érogène. Fait remarquable, c’est autour de ce déni qu’il effectue le lien entre la perver sion fétichiste et la psychose.) Un long chemin sera cependant nécessaire afin d’approfondir et de préciser ces grandes lignes. Nous allons voir qu’un déni d’une sorte particulière opère dans cette perversion non éro gène qu’est la perversion narcissique, où l’objet est traité non pas comme une personne, ni comme une amulette, mais comme un ustensile. C’est pour la même raison profonde que la per version narcissique la plus accomplie est toute dans l’action et très peu dans le fantasme : à quoi bon le fantasme, lorsqu’il n’y a pas véritablement d’objet ?__
Dans une première approche, la perversion narcissique se caractérise, pour un individu, par le besoin et le plaisir prévalants de se faire valoir soi-même aux dépens d’autrui. 1. « Fétichisme » (1927), « Le clivage du moi dans les processus de défense » (1938).
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C’est un plaisir spécifique. Certes il n’est pas érogène, même si des aspects de perversion sexuelle y sont souvent, voire toujours associés. Ce plaisir est obtenu par des manœuvres et conduites pragmatiquement organisées au détri ment de personnes réelles. Quant au besoin qui sous-tend cette perversion, ses sources incons cientes, certes complexes, et partiellement pul sionnelles (partiellement est ici doublement le mot qui convient), sont foncièrement contredépressives et anticonflictuelles. (Voir, page 73, « Question de dosage ».) Assurément la perversion narcissique est une perversité. (Il n’en va pas pour autant que toute perversité relève de la perversion narcissique.) Figurent en vedettes parmi les pervers narcissi ques les imposteurs, escrocs et mystificateurs (toutes gens sur qui l’on connaît les excellents travaux psychanalytiques de Phyllis Greenacre et de Janine Chasseguet-Smirgel) ; toutefois, si en tout pervers narcissique il y a bien un impos teur qui sommeille (ou qui veille), il ne s’étale pas toujours au-devant de la scène sociale.__
On peut, ici, faire deux remarques : 1. Des rapports existent sans doute entre per version narcissique et psychopathie, mais ils sont complexes : il est vrai qu’entre les deux concepts 23
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cliniques, seul celui de perversion tient la route ; il est également le seul à ne devoir sa place qu’à la recherche psychanalytique. (Quant à la psychopathie, sait-on seulement ce qu’elle désigne ?) 2. J’ai cité deux travaux psychanalytiques. J’ajoute celui de Pasche visant à définir la per version1. Il ne s’en trouve guère d’autres, à part cependant ceux d’Alberto Eiguer et plus récem ment de Roger Dorey. 3. Il est bien clair que la défense narcissique seule ne fait pas encore la perversion ; elle peut s’allier plus ou moins commodément avec la névrose. (Voir, page 73, « En habits de lumière ».) DEGRÉS ET DESTINS
Il va de soi que divers plans ou divers échelons sont à distinguer au sein de la perversion nar cissique. Et pour commencer : nul ne saurait se flatter (narcissiquement...) d’être à tout jamais et tout à fait indemne de toute trace de perversion nar cissique. Il s’agit là d’une inclination universelle, 1. Francis Pasche, « Définir la perversion », Revue fran çaise de psychanalyse, 47 (1), 1983, p. 396-402.
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d’origine assurément précoce, et c’est bien à cela que la notion doit de pouvoir figurer au sein des concepts psychanalytiques dignes de consi dération : au regard de la psychanalyse, et comme on l’a déjà vu, rien ne compte en psy chopathologie qui n’existe au moins en germe au registre universel. On connaît ensuite des phases ou des moments de perversion narcissique. Le mouve ment pervers s’y montre plus ou moins vif, plus ou moins durable ; il n’est pas forcément invé téré. Il répond en certains cas à une situation conflictuelle, douloureuse ou dépressivante. Et c’est alors que s’observent le plus nettement deux phénomènes que j’ai décrits par ailleurs : celui de l’évitement du deuil par extrusion (c’est-à-dire par exportation, sur le dos d’autrui, du deuil personnel préalablement dénié puis défiguré) ; et celui du colmatage perversif des angoisses psychotiques (un avatar, qui n’est pas rare, des psychoses en voie de cicatrisation). Viennent enfin les organisations perverses nar cissiques : généralement tenaces (on sentira plus loin pour quelles raisons), et diversement « réus sies » ou abouties ; et cela, jusqu’aux sommets que seuls peuvent atteindre les grands impos teurs. Quels destins, pour ces différents plans ?
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Le courant pervers universel est destiné à se fondre dans l’organisation plénière de la relation d’objet ; ce n’est qu’incidemment qu’il peut refaire surface. Les phases ou formations perversives, toutes proches encore de la psychose ou de la dépression qu’elles visent à éviter, sont sans doute celles où le mouvement pervers - même incomplètement achevé - s’aperçoit le mieux. Les organisations perverses sont évidemment, dans leur genre, les plus accomplies. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que l’on cherche à saisir la perversion dans son aboutissement. Au demeurant il y a certainement à distinguer au sein de la perversion narcissique deux ver sions qualitativement distinctes. L’une, la plus âpre, la plus agressive, la plus vénéneuse, la plus chargée d’acrimonie, est plus proche de la paranoïa et de la psychose passion nelle. Elle s’observe surtout chez les femmes - celles que je dis phalloïdes. L’autre, la plus avantageuse et la plus chargée de suffisance, est plus proche du narcissisme glorieux. Elle s’observe surtout chez des hommes. Quant à l’origine de cette différence, elle tient elle-même aux destins du complexe de castra tion : nous le retrouverons d’ici peu. (Voir, page 75, « L’avantageux et la phalloïde ».) 26
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Bien entendu, pour la plus grande clarté de l’exposé, je décrirai surtout la perversion narcis sique dans son aspect le plus accompli. Et je m’attacherai principalement à la version dite avantageuse. Quant à la version passionnelle ou phalloïde, qui sans aucun doute est la plus redoutable, j’en parle dans quelques travaux antérieurs1. Il y aura encore à dire, un jour, à ce sujet. Et en particulier ceci : la mère narcis sique phalloïde est une femme bien entendu castratrice, profondément haineuse, sans cesse évitant la dépression qu elle frôle, avide de pos séder ses proies jusqu’à en disposer mortes, et capable d’utiliser ses propres enfants comme otages, instruments de vengeance et projectiles téléguidés. Question, encore : où rencontrer des pervers (narcissiques) ? Bien peu dans notre bureau : un pervers ne désire se soigner que s’il ne l’est pas suffisamment. Encore moins sur le divan du psychanalyste : la démarche psychanalytique et la pente perverse sont antinomiques. (Toutefois il est des pervers que la mode de la psychanalyse 1. Paul-Claude Racamier, « Esquisse d’une clinique psychanalytique de la paranoïa », Revue française de psy chanalyse, 30 (1), 1966, p. 145-172 et Les Schizophrènes, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot», 2001.
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attire, pour le plumage et pour le vernis qu’ils pensent y trouver, et si possible sans se mouiller les pieds.) Mais on en rencontre dans la vie, où mieux vaut ne pas avoir affaire avec eux. Et dans les familles ; chez les parents (et pas seulement des mères de psychotiques), voire des familles qui tout entières vivent entre le mode psycho tique et le mode pervers. Nous y reviendrons à propos des « noyaux pervers » (chapitre II). SOURCES DE PERVERSION NARCISSIQUE
L’origine de la perversion narcissique se trouve dans l’universelle mégalomanie infantile et primitive. Autant le concept que ce qu’il connote de réalité clinique se situe donc dans le fil - que nous connaissons bien - de la séduc tion narcissique. Une séduction narcissique perpétuée mais souf frante débouche sur la psychose. Une séduction narcissique alliée à l’auto-érotisme (et à quelques pulsions partielles) débouchera sur la perversion narcissique. Comme on l’a montré chez l’imposteur et l’escroc (Greenacre et Chasseguet-Smirgel), se trouve prévalante et permanente chez le pervers narcissique l’illusion active de remplacer vrai ment et impunément auprès de la mère le père, qui est évincé en pensée et en fait.
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À l’éviction du père, à l’évitement de l’Œdipe, au démantèlement du surmoi, la séduction narcissique ajoute en prime majeure la tentative d’immunité conflictuelle. Cette immunité conflictuelle s’acquiert au prix d’une « immunité objectale ». Des pulsions seront évidemment mises à l’œuvre dans la perversion narcissique. Mais partielles. Elles se rallient - car tel est le destin des pulsions par tielles - à une fin unique, mais ici ce n’est pas l’objet libidinal, c’est le narcissisme. L'analité fournit aux activités perverses une très appréciable contribution : tout ce qui sert à l’emprise est nécessaire au narcissisme pervers. Quant au sadisme, nous verrons, en examinant les jouissances perverses, qu’il y trouve large ment son compte. Mais, bien évidemment, c’est du côté phal lique et du complexe de castration qu’achève de se nouer la perversion narcissique : de se nouer, c’est-à-dire de s’accomplir. Nous nous retrou vons ici en terrain familier. L’homme : je ne suis pas châtré, la preuve : je suis plus grand, plus doué et plus fort que quiconque. La femme : je ne suis pas châtrée, la preuve : je châtre tous les hommes et surtout ceux qui me plaisent... 29
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Ainsi se différencient les versions avantageuse et phalloïde que nous distinguions un peu plus haut. TRAITS DE PERVERSION NARCISSIQUE
Le pervers narcissique est un narcissique en ce qu’il entend ne rien devoir à personne (voir, page 76, « “Caractérose” perverse ») ; et c’est un pervers en ce qu’il entend faire activement payer par autrui le prix de l’enflure narcissique et de l’immunité conflictuelle auxquelles il prétend. Il ne doit rien à personne. N’est le fils de personne. (« Je n’ai jamais eu de maître », me disait l’un). N’attend rien de quiconque. Mais fait attendre. Fait temporellement attendre (la durée d’attente qu’il inflige étant proportion nelle à la préséance qu’il s’attribue). Il ne recon naît de supériorité à personne. Ne surmonte aucune rivalité, puisqu’il l’évince. N’a de dette envers quiconque et ne risque pas non plus d’envier : il a tout, il le dit, et il croit ce qu’il dit. Pervers (narcissique), il l’est en ce qu’il jouit de se valoriser au détriment d’autrui. « Mon amour-propre, c’est ce qui m’est propre », me disait un autre. Justement non : les pervers lais-
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sent toujours autrui payer la note, et le (petit) pervers que je cite n’avait pas fait exception à cette règle. Comme de juste, il n’y a chez le pervers aucune véritable conscience du caractère pervers de ses conduites. Pas non plus de censure interne énoncée par un surmoi : le pervers ne saurait qu’être déçu s’il échoue, et ne s’abstient que si le terrain n’est pas propice. Il est homme ou femme à marcher sur les pieds d’autrui, mais seulement sur ceux qui s’exposent et tant qu’ils s’exposent : dès lors que la proie du pervers a dénoncé la « combine », il se retire. Le « radar » des pervers suffisamment doués est tel qu’il suffit que la proie ait éventé la manœuvre pour qu’ils y renoncent ; le véritable pervers, dès qu’il se sent percé à jour, « décroche », non par conscience, mais par opportunisme. Il ou elle pourra faire mal, blesser, embarrasser, humilier : ce qui compte à ses yeux est de n’héberger en soi-même que peu de souffrance personnelle, à l’extrême et si possible, pas du tout. Il ou elle tiendra compte avec précision des situations, des opportunités, des ressorts sociaux, des disponibilités : ne faut-il pas tâter un terrain avant que de l’exploiter ? Nous ver rons toutefois que l’identification n’entre point dans ces évaluations. Le pervers est plus ou 31
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moins habile ; il s’attache toujours à être réa liste : on vient tout juste d’en donner l’exemple. Qu’on ne dise donc pas qu’il n’a pas le sens des réalités ; il a parfaitement le sens de l’opportu nité sociale (et, s’il relève de psychose, il aura ainsi parcouru un notable chemin), mais la réa lité humaine ne compte guère à ses yeux - ce n’est certes pas ce qui va l’encombrer. (Rappelons au passage que ce repli sur le seul registre social s’observe aussi, on le sait depuis Freud, dans la paranoïa ; autre perversion, la plus proche parente...) On l’a compris, mais il est temps de le pré ciser : la perversion narcissique est faite avant tout d'actions et de conduites. Assurément la conduite perverse se projette et se prépare, mais on connaît peu, s’il en est, de fantasmes corres pondants : aussi dirait-on que sans public la per version narcissique n’est rien. Toutefois un fantasme sous-jacent existe bien : c’est celui de « l’Enfant-depuis-toujours-et-à-tout-jamais-irrésistible ». Quelques conditions, au demeurant, sont encore à remplir pour que les actions perverses puissent réussir. Il faut évidemment que les fins soient déguisées et leurs buts dissimulés ; le per vers accompli n’agit jamais en face, mais tou jours dans l’ombre et dans les coulisses ; plus le
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« montage » pervers est affiné, moins il transpa raît, et plus il nuit, plus il démonte le moi et les émois de l’autre : le plus d’organisation dans la perversité entraîne le plus de désorganisation dans la proie. Il faut aussi de la rapidité dans l’action : savoir fondre sur la proie afin de la surprendre. Enfin, un procédé fréquent et notable consiste en manœuvres préalables d'inti midation de la proie visée ; la parade avantageuse que le pervers se donne prend fonction intimi datrice : comportement bien connu et bien décrit chez certains animaux, à grand renfort de plumes, crêtes et jabots destinés à éblouir, et non tant pour plaire que pour paralyser. UNE PERVERSION POUR DISQUALIFIER
Il faut revenir à ce dénuement fantastique auquel se trouvent plus ou moins réduits les pervers narcissiques. C’est à raison de ce dénue ment que le pervers est tellement porté sur l’agir : car, s’il a tellement fallu parler de ce qu’il fait, c’est bien parce qu’il pense peu. (Nous le vérifierons plus loin.) Ce dénuement est lié au combat contre l’attraction objectale. Combat sans relâche (car qui vient jamais à bout de l’objet ?). D’où le besoin d’incessantes confirmations. Ces confir 33
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mations ne peuvent s’effectuer qu’aux dépens de l'objet. C’est ainsi que la conduite narcissiquement perverse sera toujours une prédation morale : une attaque du moi de l’autre au profit du narcissisme du sujet. Une disqualification active (plus ou moins habile et subtile) du moi de l’autre et de son narcissisme légitime. Tout le monde connaît les techniques de la disqualification. Ce sont des techniques rela tionnelles - elles n’ont rien de physique ni de corporel -, comme l’imposition de dilemmes insolubles ; ou, plus complexes, comme les contraintes paradoxales ; ou, plus simplement, comme le désaveu actif de la valeur et de la pertinence de la pensée et de la perception d’autrui. (On connaît sans doute à ce sujet les travaux d’Anzieu et de moi-même.) Encore faut-il que l’autre, proie ou pigeon, soit pris par surprise (repensons ici à l’impor tance de la rapidité du prédateur) ; encore faut-il aussi qu’il soit de gré ou de force tenu en état de dépendance. Le dernier trait - le plus spécifique - de la jouissance narcissique perverse est, en effet, qu’elle s’opère à coups redoublés : elle est, peut-on dire, à double détente. (Une différence de plus avec la jouissance sexuelle, qui certes peut se répéter, mais se prend d’une seule traite.)
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Je m’explique (il va de soi que si je parle ici de double détente, c’est en pensant à un coup redoublé) : une disqualification première met le moi de l’autre dans l’embarras : premier temps de la jouissance perverse. La proie trébuche. Son embarras est alors complété par une disqualifi cation subséquente, et c’est le deuxième temps de la jouissance. Il n’est pas de perversité sans ce redoublement. Une illustration tout à fait apocryphe mais très parlante de ce système à deux temps est fournie par la fameuse histoire des deux cra vates. Une mère donne deux cravates à son fils : il met l’une, elle se plaint qu’il n’aime pas l’autre ; il met celle-ci, elle se plaint qu’il n’aime pas la première. Ainsi va le premier temps du discrédit. Alors le fils éperdu met les deux cra vates à la fois, et sa mère de se plaindre qu’il n’a décidément pas sa tête à lui : deuxième temps ou deuxième coup de la disqualification. L’OBJET DE LA PERVERSION NARCISSIQUE
Cette « immunité objectale » qui est - avec l’immunité conflictuelle - au principe de tout mouvement narcissiquement pervers connaît une règle impérative : c’est que l’objet du per vers n’en soit pas vraiment un. Le pervers 35
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narcissique obéit à deux impératifs : ne jamais dépendre d’un objet ; ne jamais se sentir infé rieur. La visée positive, c’est la prédation. L’objet d’une prédation ne peut être que proie ou pigeon. Le pervers narcissique a besoin de public et de proies. Il en trouve. Ce n’est pas pour autant qu’il a des objets. En tout cas pas au sens plein du terme et certainement pas dans l’exercice de sa perversion. (Car il existe des sujets pratiquant un double secteur de fonction nement relationnel : clivage, sans doute, mais d’une espèce originale...) Cet objet de la perversion narcissique est interchangeable : rien de plus et rien de moins qu’une marionnette. C’est un ustensile : un objet (pour reprendre ici un de mes anciens néolo gismes) ustensilitaire. Ses contours sont certes reconnus. Mais non sa réalité intime, ni ses désirs propres, ni son narcissisme à lui, ni sa part de mystère. Il n’est pas objet libidinal, même pas objet de haine, et surtout pas d’identification proprement dite. L’objet du pervers narcissique ne sera donc pas dénié dans son existence, mais dans son importance ; il n’est supportable que s’il est dominé, maltraité, sadisé, certes, et par-dessus tout maîtrisé. 36
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Bref, c’est un objet dont l’autonomie narcis sique est activement déniée. À ce titre il est un objet-non-objet1. Il s’inscrit donc dans la lignée, décrite et dessinée, des objets soumis à des dénis partiels aménagés12. Un des éléments de la « galerie » des objets-non-objets est à la fois proche et différent de l’objet-pigeon, c’est l’objet - rendu inanimé - de la relation féti chique. PAROLE ET VÉRITÉ DANS LA PERVERSION
NARCISSIQUE
Le psychanalyste est bien placé pour savoir que la vérité est loin de s’imposer d’elle-même - ainsi que peut le faire la réalité - il faut, pour la trouver, la chercher et la conquérir. Parfois même y faut-il un brin de passion. Mais de toute manière, la vérité n’importe pas au pervers narcissique. Tout en masques et faux-semblants, couvert de vernis, il n’a que faire de la vérité : moins exigeantes et plus avan tageuses sont les apparences. Ce qui compte 1. Voir Paul-Claude Racamier, « De l’objet-nonobjet », Nouvelle Revue de psychanalyse, 21, 1980, p. 235242. (N.d.É.) 2. Voir Paul-Claude Racamier, Le Génie des origines, op. cit., p. 217-218 et p. 241. (N.d.É.)
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pour lui n’est pas d’être ni même d’avoir, c’est de paraître. (Voir, page 78, « Une esthétique du fétichisme ? ».) De là vient ce profond cachet d’inauthenticité (très bien vu par Janine Chasseguet-Smirgel) qui s’attache à la perversion narcissique. De là viennent également les rapports étroits de la mythomanie, tout comme de l’imposture, avec la perversion narcissique : elle les relie, les chapeaute et les englobe. On m’a dit quelque fois que le désamour de la vérité chez les per vers narcissiques fait penser à la politique politicienne... On m’a également demandé si la perversion est compatible avec l’amour de la psychanalyse et avec son exercice. La réponse est évidemment négative. Et pourtant, je l’ai dit, la psychanalyse, pour de très mauvaises raisons, peut exercer de l’attrait sur ces gens-là. Beau coup se découragent ou sont déboutés. Il en est pourtant quelques-uns qui passent à travers les mailles des filets des instituts. A fortiori pas sent-ils à travers les écoles sans filets... Croirat-on que l’on puisse parfois rencontrer des pervers narcissiques dans des milieux soi-disant psychanalytiques... Le terrain de prédilection, l’instrument majeur de la perversion narcissique, il est temps de le dire, c’est la parole. (On l’aura bien compris :
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je ne prétends pas que l’exercice de la parole n’appartienne qu’à des pervers...) [Voir, page 79, « Sur le surinvestissement des mots ».] Après la galerie des objets-non-objets que j’évoquais il y a un instant, je me livrerai donc, et pour finir, à une autre vue d’ensemble. Elle s’inspire d’une essentielle remarque que Freud, justement, formulait à propos du narcissisme1. Je crois qu’elle la complète. Freud remarquait que la psychose (et en par ticulier la schizophrénie) relève d’un repli de l’investissement consacré aux objets sur les mots. (Bien sûr cette remarque ne concerne pas les mots qui vont vers les objets ; ce qu’elle évoque est l’investissement des mots au détriment de celui des objets.) Un repli de l’investissement des objets sur les objets inanimés s’observe dans la relation féti chique. On peut sans doute ajouter que le repli d’investissement des objets et des mots sur les scénarios est une des conditions constituantes des perversions sexuelles. (Voir, page 42, le tableau des replis d’investissement d’objets.)
1. Sigmund Freud, Pour introduire le narcissisme (1914), Paris, Payot, coll. «Petite Bibliothèque Payot», 2012. (N.d.É.)
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CONTRE-TRANSFERT ET THÉRAPIE
Il est d’usage de clore une étude clinique par l’examen du contre-transfert : c’est un bon usage. Quant à nous, commençons par là. À vrai dire, nous l’avons déjà rencontré, ce contre-transfert ; de la surprise, souvent ; de la fascination, quelquefois ; du consentement masochique, enfin, dans certains cas. En tout cas : l’immense difficulté d’identification (j’y reviens à propos de la « pensée perverse » et je livre une « terrible évocation » page 80.) Mais ce qui s’observe au plus fort, c’est l’humiliation et la rage, qui sont à leur tour - et cela va de soi - des sentiments de narcissisme blessé. Car le pervers narcissique ne peut se repaître d’autre nourriture que du narcissisme d’autrui. Rien n’est plus blessable qu’un narcis sisme non pathologique attaqué par un narcis sisme pervers. Mais rien n’est plus vital que le réflexe de refus mû par l’instinct de conserva tion. Il n’y a rien à attendre de la fréquentation des pervers narcissiques, on peut seulement espérer s’en sortir indemne. (D’où aussi des contre-attaques, et parfois, d’attaque en contreattaque, s’établissent de ces circuits auxquels les partenaires ne peuvent plus que se plaire.) Revenons cependant à la thérapie. 40
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Il nous est arrivé de consacrer des soins infinis à panser chez nos patient(e)s leur narcissisme très tôt meurtri par les manœuvres délétères et disqualifiantes de parents pathologiquement narcissiques ; rien n’est plus important alors que d’aider les patients à reconstituer - à consti tuer - la peau déchirée de leur moi. Encore heureux s’ils n’ont pas été à tout jamais délités ! Même des sujets déjà mûrs ne sortent jamais indemnes des serres d’une phalloïde narcissique. Aussi bien cette rage en contrecoup, ce réflexe naturel d’autopréservation, inspire également cette révolte et cette répulsion qui s’observent dans notre culture envers la perversité, et dont on n’aura pas manqué de trouver parfois un écho assourdi dans le ton du texte qu’on vient de lire. Mais, à tout prendre, mieux vaut ironiser qu’ignorer... Voilà qui ne devrait cependant pas laisser ignorer certaines nuances qui, chemin faisant, ne sont pas venues sous ma plume. Ne manquons pas, en effet, de jeter pour finir un coup d’œil sur l’autre face de la perversion. Ses identifications ? Elles sont mimétiques : c’est l’envers de véritables identifications. Le pervers narcissique n’a point d’identifica tion véritable ? Grosso modo, c’est vrai ; cepen dant il faut avoir goûté à l’identification pour 41
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s’en défendre à ce point. Il affiche avec superbe son propre portrait ? N’empêche qu’au fond rien n’est plus chancelant que le sens qu’il a de son identité propre (Phyllis Greenacre le dit aussi). Il gruge, escroque et mystifie, avec, par fois, du brio et, souvent, un réel succès social ? N’empêche que la plupart des imposteurs finis sent au trou : l’on ne saurait faire trop bon marché de leur masochisme. Il ou elle, à coups de griffes et d’ongles, se défend de tout senti ment de deuil ou de dépression ? Il ou elle le fait payer cher par autrui ? N’empêche qu’au détour des chemins, la dépression, inévitable ment, les guette...
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(Il s’agit bien entendu de replis prévalants et installés, et non de replis de passage. Le tableau 42
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ne préjuge pas vraiment d’une échelle de gravité clinique.)
La pensée perverse 1
Retirons au pervers narcissique ses agisse ments (c’est possible, à condition de le sou mettre à la pression d’une inhibition externe), il lui restera la pensée perverse ; peu de chose, en vérité, car elle sert essentiellement à favoriser les agirs. Pourquoi dès lors faudrait-il faire l’effort de la connaître ? Simplement parce qu’elle sévit dans l’ombre des familles difficiles, dans les parages des cas de psychose, et dans certains cercles institutionnels. Cliniciens, nous ne pou vons par conséquent pas nous permettre ni de l’ignorer ni de la méconnaître. (De surcroît, nous apercevrons plus loin le devoir incombant plus généralement au citoyen.) Il serait, en vérité, vite fait de dire que la 1. Les pages suivantes sont développées à partir d’un des passages d’un exposé présenté au VIIIe Congrès de thérapie familiale psychanalytique, septembre 1991. Les précédentes proviennent largement d’un exposé publié dans Gruppo, 3. [« De la perversion narcissique », Gruppo, 3, 1987, p. 11-27. (N.d.É.)]
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pensée perverse est tout le contraire d’une pensée créative. Prenons donc la pensée psycha nalytique ; puis prenons-en l’envers : nous aurons du même coup dessiné les contours de la pensée perverse. Ce sera une pensée qui ne s’intéresse ni aux fantasmes, ni aux affects, et cela ni chez soi ni chez autrui. Même les fan tasmes de grandeur ne l’attirent pas : qu’en faire, lorsqu’on baigne jusqu’à l’opulence dans l’agir et la manœuvre ? Bien qu’elle se nourrisse d’agir et de factuel, ce n’est pas pour autant une pensée opératoire ; au demeurant le pervers narcissique engendre plus de troubles chez autrui que dans son corps. (Nous repenserons ici au double trajet des expulsions de deuil et dépression - transcorporelles ou transperson nelles C’est la réalité sociale qui intéresse la pensée perverse, et à cet égard elle peut devenir formi dablement experte : toute tournée vers l’agir, l’emprise et la manipulation, habile à faire usage des goûts et des tendances, des faiblesses et des qualités d’autrui, elle ne vise que les fins, en se détournant des moyens ; aussi bien sera-t-elle 1. Voir Paul-Claude Racamier, Le Génie des origines, op. cit., chapitre II.
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socialement efficace ; mais le plaisir de l’emporter ne sera gagné qu ’au détriment du plaisir de penser. Aussi bien, vérité ou mensonge, qu’importe au pervers, lui pour qui seule compte l’effi cience ; que lui importe que ses dires soient en eux-mêmes vrais ou faux, pourvu qu’ils soient crédibles ; la crédibilité lui tiendra lieu de « vérité », et fera bien mieux son affaire ; que lui importe également que nos dires soient vrais : si jamais il les entend, et qu’ils ne lui convien nent pas, il aura tôt fait de les retourner, en usant du mode projectif. Ainsi, venant à peine de nous frotter à la mythomanie, n’aurons-nous pas eu de long parcours à faire pour trouver la paranoïa. Nous restons dans la zone d’une escro querie de la pensée. Nous voici décidément aux antipodes de la pensée du psychanalyste, qui tellement se pas sionne, et avec tant de méthode, pour la recherche toujours aléatoire et difficile de la vérité psychique. Autre contraste : alors que notre pensée (à son meilleur...) se tisse comme une enveloppe pour entourer - nimber - son objet, sans pourtant l’immobiliser, la pensée perverse, elle, ne vise qu’à emballer et enfermer, confondre et poindre sa proie, dans un filet serré de contrevérités et de non-dits, d’allusions et de mensonges, d’insi 45
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nuations et de calomnies. C’est une pensée pour faire intrusion dans la préoccupation d’autrui, une pensée-poison, une pensée pour démentaliser, dévaloriser et disqualifier l’autre ; une pensée toute en agirs et en manœuvres, qui frag mente, divise, et désoriente. Non pas vraiment paradoxale (car le paradoxe, on le sait, prête encore à penser, et même parvient-il à prêter à l’humour), la pensée perverse ne fait au contraire qu’attaquer le moi tout autour d’elle ; démolissant les ressorts de la pensée, elle décou rage et tend à démolir la compréhension dans son principe même ; l’habile dissémination d’informations falsifiées, l’imposition du nonà-dire (« ne répétez surtout pas que... »), la propagation des « on-dit », l’affirmation péremp toire : telles seront ses méthodes. On se demande parfois comment il se peut faire que les mensonges des pervers — jusqu’aux plus monstrueux mensonges - franchissent avec une certaine aisance les barrières de la croyance chez autrui. Ce n’est pas qu’autrui soit sot, ni certes que le pervers soit intelligent, il est seu lement habile, mais il est d’autant plus habile à tromper que pour lui la vérité n’a aucune valeur en soi, le résultat seul étant ce qui compte. Il est vrai que le souci de la vérité est un frein, en même temps qu’un stimulant, pour ceux qui 46
LES PERVERSIONS NARCISSIQUES
n’aiment guère la « mal-pense » ; le pervers, lui, ne connaît pas de ces freins, mais, de leur fécon dité, il ne connaît rien non plus. Bref, la pensée perverse exerce autour d’elle un véritable détournement d’intelligence. À mon avis, les psychotiques, réputés pour empêcher autrui de penser, sont des enfants de chœur à côté des ravages exercés par la pensée perverse. (À peine se mettent-ils à penser quelque peu perversement, dès lors qu’ils deviennent moins tourmentés.) De l’esprit faux à la langue de bois, du ver biage à la désinformation, de la déstabilisation dans les familles, les groupes et les institutions de soins, jusqu’à la terreur intellectuelle exercée sur les peuples, la pensée perverse, habile à dis joindre, mais parfaitement équipée pour essaimer, est spécialisée dans la transmission de non-pensée. On l’aura déjà soupçonné, mais il faut le dire : la pensée perverse - dont nous pensions d’abord qu’elle est ce qui reste de la perversion lorsqu’elle est empêchée d’agir - n’est en vérité qu’une forme déguisée de l’agir — ce qui tendrait à prouver que dans la perversion narcissique, il n’existe pas de véritable pensée. (On l’a sans doute deviné : j’ai eu des contacts précis, voire cuisants, avec des manipulations 47
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perverses ; j’ai vu des manœuvres perverses s’infiltrer jusque dans les coulisses de l’institu tion que je dirige ; elles ont été éteintes - j’y reviendrai. À mon corps défendant, je suis donc devenu expert dans la détection de la pensée perverse. Je prendrai un jour le loisir de la décrire en détail, avec exemples à l’appui. Tou tefois cette pensée est tellement aux antipodes de tout ce que, pareil à tant de mes collègues, j’ai pu préférer et cultiver dans ma vie et dans ma carrière, que les manipulations exercées par la pensée perverse m’ont souvent laissé pan tois...) Puisque je parle de centre de soins, je pense aux patients. Je les citais quelques lignes plus haut. Soyons plus nets : les psychotiques ont sans doute une pensée qui dérange ; sans aucun doute ils souffrent dans leur pensée ; l’immense différence est que les pervers font souffrir les autres dans leur pensée, et qu’ils s’en réjouissent. Résumons-nous : la pensée perverse est une pensée créativement nulle et socialement dan gereuse. Elle peut être considérée comme le modèle de l'antipensée. Pour le complément d’immunité conflictuelle dont il se dote, et pour le surplus de valeur qu’à ses yeux le pervers s’accorde, les dégâts qu’il exerce peuvent être immenses : on a vu des groupes se déliter, des 48
LES PERVERSIONS NARCISSIQUES
institutions pourrir et des peuples entiers souf frir sous l’emprise de la pensée perverse, exercée et mise en œuvre par quelques-uns. Quel est, au fait, le véritable secret de cette « pensée » ? C’est, on l’a vu, une pensée pour ne pas penser. Alors que la pensée est toute faite de liaisons, la pensée perverse n’opère que dans la disjonction et dans la déliaison. Tel est bien le piège : les « instruments » (contacts et pen sées) utilisés d’ordinaire pour le lien sont, par le pervers, employés systématiquement pour la déliaison. Entièrement et exclusivement consacrée à l’exercice et à la mise au point des agissements pervers, la pensée perverse ne produit rien d’autre ; elle ne vise à rien de gratuit ; privée d’agir à fomenter et de secrets à imposer, elle ne rencontre que du vide. Elle ne joue ni avec les fantasmes, ni avec les rêves, ni avec des images ; elle ne joue pas à penser. Hors de la perversité, le moi pervers ne connaît rien. Au point qu’on peut se demander si l’acharnement que des individus, des couples, des noyaux, des familles mettent à préserver tel secret pervers ou telle province de pensée perverse n’est pas en fin de compte destiné à éviter la confrontation catastrophique avec ce vide. Que reste-t-il du moi pervers ou du noyau pervers, s’il n’a plus 49
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rien à fragmenter ni à pervertir ? Évidemment rien. Le danger qui le guette est précis : c’est celui de la dépression narcissique. On mesure toute la force des déliaisons per verses lorsque, au sein d’une famille verrouillée dans les rouages de la pensée déroutée ; dans une institution qui a subi la marée noire d’une tentative d’emprise perverse ; dans la psyché d’un être qui a subi dès son enfance les tour ments silencieux et secrets de la perversité de son entourage, lorsque, dans tous ces cas, nous entreprenons, nous autres, ravaudeurs de vie psychique, de dénouer les déliaisons et de rac commoder le tissu des vérités dispersées et dis jointes, nous mesurons l’immensité de la tâche. Cependant, elle est faisable. Et rien, lorsqu’on a du respect pour la pensée, rien ne vaut la satisfaction de la voir, convalescente, se remettre à marcher sur le chemin de l’interminable quête des origines. Car il est deux rocs sur lesquels la psyché se construit. Freud les connaissait bien. Il a maintes fois parlé de l’un : celui du biologique. Il n’a cessé de s’occuper de l’autre : le roc de la vérité. Car la vérité a beau n’avoir parfois qu’une petite voix, c’est une voix inimitable.
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LES PERVERSIONS NARCISSIQUES
Compléments cliniques SUR LA PARANOÏA
La paranoïa devrait figurer en meilleure posi tion dans le chapitre consacré à la perversion narcissique, car elle en est un fleuron. C’eût été justice que de la placer au-devant de la scène, puisque, dans la trajectoire de mes recherches, c’est elle, oui, c’est la paranoïa qui m’a appris voilà plus de vingt ans qu’un parcours tortueux mais puissant conduit de l’angoisse dépressive (ou de sa menace) jusqu’à l’édification du sys tème paranoïaque. C’est la paranoïa qui m’a le mieux permis - et en tout cas de la façon la plus flagrante - de reconnaître les voies qui vont de psychose en perversité. Voilà donc pour la petite histoire ; voilà pour le frayage du savoir : voilà l’hommage - douteux, il est vrai - qu’il fallait rendre à la paranoïa. Mais justement, la paranoïa tient tant de place dans les paysages de la perversité, et elle y tient une place non seulement prééminente, mais tellement à part, qu’il eût été déplacé d’en faire une simple garniture. Au demeurant, perversion narcissique et para noïa sont apparentées mais ne sont pas sœurs, en tout cas ne sont pas sœurs jumelles.
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Mon argument, depuis longtemps, est que la paranoïa doit se comprendre globalement comme un système. Ce système se présente soit à l’état d'ébauches incomplètes ou fugaces (dont on trouverait sans doute dans la nature humaine des exemples nombreux et divers — tout comme il est beaucoup de gens pour avoir fait une primo-infection sans pour autant devenir tuber culeux) ; soit à l’état de formations, lesquelles sont manifestes, portées alors par une dépression masquée mais pressante, vives mais labiles ; soit enfin à l’état d'organisations, qui sont fixes, froides, fermes, rigides, durables, voire enfin indéracinables : ce sont les plus paranoïaques. Ces organisations penchent soit sur le versant du délire, soit sur celui du caractère. Quelle dif férence entre les deux, dès lors que leur combi naison est constante ; que tout délirant paranoïaque présente le caractère que l’on connaît, tandis que tout paranoïaque de carac tère est en permanence en puissance de délire ? Ce n’est qu’une différence de tournure ou de versant, comme entre névrose à symptômes et névrose de caractère. On peut cependant constater que le délire est plus manifeste, tandis que le caractère est plus insidieux ; c’est ainsi que le délirant va en justice tandis que le carac tère manœuvre dans l’ombre. En fait, et pour
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aller au-delà des conduites, vers ce qui les anime et les oriente, il y a plus de masochisme chez le délirant et plus de haine dans le caractère ; de même le délire est-il plus dans les productions et le caractère dans les agissements. Quoi qu’il en soit, à mes yeux, le comble de la paranoïa, son chef-d’œuvre en quelque sorte le plus accompli, ce n’est pas le délire, c’est bien le caractère. Ce caractère est si connu - avec son orgueil, sa rigidité, sa méfiance - qu’il n’y a pas lieu de répéter sa description. Sans doute y reviendrat-on dans un instant. En quoi consiste le système paranoïaque ? Il me semble fait d’un combat défensif, conjointement organisé contre deux sortes d’angoisses : l’angoisse paranoïde (angoisse de dissolution personnelle, de dilution et perte de l’être) et l’angoisse dépressive (angoisse de deuil et de perte d’objet). En deux mots le système paranoïaque est à la fois antiparanoïde et anti dépressif. Mon opinion de naguère1, je la maintiens. La
paranoïa a donc deux visées associées. Cette bipo 1. Paul-Claude Racamier, « Esquisse d’une clinique psychanalytique de la paranoïa », art. cit.
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LES PERVERSIONS NARCISSIQUES larité rend compte, parmi d’autres, des deux faits cliniques suivants :
— certains schizophrènes qui s’améliorent sor tent du règne paranoïde en s’organisant sur le mode persécuté-persécutoire : ils vont du para noïde au paranoïaque ; - des sujets à passé dépressif ancien ou tout récent passent par des poussées paranoïaques : ils
vont de mélancolie en persécution.
Il est probable que toute paranoïa s’oriente selon deux versants quelque peu différenciés : plus rigide et plus froid lorsque l’angoisse com battue est surtout paranoïde ; plus fluide et plus vibrant lorsque l’angoisse combattue est surtout dépressive. Ajoutons désormais à cela les phé nomènes de dépression expulsée, qui si facile ment, qui même irrésistiblement, débouchent sur la paranoïa. La défense mise en œuvre par le système para noïaque est préventive. L’angoisse a eu cours. Il s’agit pour le moi de faire en sorte qu’elle ne ressurgisse plus jamais. De là vient en paranoïa l’importance des processus1 de deuil exporté, expulsé. 1. Voir Paul-Claude Racamier, Le Génie des origines, op. cit., chapitre II.
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LES PERVERSIONS NARCISSIQUES
La défense paranoïaque est bien un système en ceci qu’elle affecte de façon cohérente la rela tion et la pensée. La relation : l’objet est tenu à distance, mais à distance fixe, et cela en vertu d’une indéfectible méfiance ; il sera détesté avec constance et ne sera jamais léché par la moindre sympathie : car l’amour et l’attraction de l’autre, c’est la perte de soi ; l’objet du paranoïaque, faut-il ici le rappeler, est un modèle dans la galerie (de nous bien connue) des objets-nonobjets. De là vient la double addiction du para noïaque : à la haine (le vrai paranoïaque est toxicomane de la haine), et au social : c’est ce que Freud, comme chacun sait, a montré, et tout l’accent qu’il a mis sur l’homosexualité inconsciente s’entend dans ce sens. Même sorte de défense (et donc parfaitement isomorphe) affecte la pensée ; le flou en est écarté, le fantasme évacué, le rêve éteint, la logique seule règne implacablement — une logique irrésistiblement absurde du fait qu elle est seule maîtresse du jeu et du fait encore plus écrasant qu elle est essentiellement propulsée par le déni. De là vient l’addiction bien connue du paranoïaque au registre légal. Pour que le système paranoïaque arrive à terme, il faut enfin qu’il soit érotisé. L’analité et le sadisme y pourvoient, comme engrais de maî
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LES PERVERSIONS NARCISSIQUES
trise et de torture. Ainsi le paranoïaque arrive à associer la jouissance à une défense militaire ment organisée. (Voir, page 82, « Manipula tions parano-perverses ».) Il va de soi que le système paranoïaque n’atteint sa plénitude qu’au sein des organisa tions et en particulier des caractères. Entre la paranoïa et la perversion narcissique (telle que je l’ai décrite) nous n’aurons pas de peine à trouver des points communs, et quel ques différences. Les points communs sont évidents : une exor bitante exigence narcissique Cette exigence passe au-devant de toute considération libidi nale de l’objet ; de cet objet les particularités personnelles sont saisies avec une grande préci sion : la précision des prédateurs, qui de leurs victimes possibles ne détectent opportunément que les points faibles (c’est à croire que le vain queur d’Achille, le détecteur de talon, était une sorte de paranoïaque...). Le paranoïaque jouit avec délices de la déconfiture de ses proies ; c’est dans l’ombre qu’il s’y est employé. Pour le para noïaque, non plus que pour le pervers, la vérité n’a pas d’existence propre : elle n’est que ce qu’il en décrète, et sa parole seule tiendra lieu de preuve. Pas plus que le pervers le paranoïaque ne doit rien à personne, il ne saurait se reconnaître 56
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d’erreur ni de tort, il ne saurait nourrir aucun doute. Il est évident à cet égard que, des deux ver sions que j’ai décrites de la perversion narcis sique, la vénéneuse phalloïde est la plus proche de la paranoïa, la plus saturée de haine et de destructivité. Quant aux différences : la paranoïa est plus riche en analité, plus forte en défense et plus apte au délire. Toutes deux replient leurs investisse ments sur la parole, mais la paranoïa principa lement sur le socius. Le pervers narcissique utilise plutôt l’intimidation, et le paranoïaque la menace (plus souvent implicite et dissimulée qu’au grand jour). Comme on le voit, ce sont là des nuances plus que des différences tran chées ; la différence la plus sûre est peut-être que le paranoïaque est mentalement le plus rigide des pervers narcissiques: c’est qu’il est le plus acharné dans le déni. Au fond, entre perversion narcissique « simple » et caractère paranoïaque, la différence ne tient qu ’à l’épaisseur et au poids des activités de déni : que cette part de déni se renforce, et la porte s’ouvre sur la paranoïa.__
C’est par un de ses côtés les moins connus que l’on vient d’aborder la paranoïa : celui de
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la perversion morale ou narcissique. D’ordinaire c’est autrement qu’on l’aborde : par le délire. En effet, la grande porte de la paranoïa, c’est le délire. Et c’est à peine si la perversité passera pour une porte dérobée. Telle est pourtant l’une des voies les plus fortes de la mécanique para noïaque : il était juste qu’au moins une fois (et pour la première fois sans doute) la paranoïa fut abordée de ce côté-là. Dans la perspective usuelle la paranoïa appa raît comme un délire qui réussit à s’inscrire dans le tissu social, tandis que par le côté par lequel nous venons de l’aborder elle se présente comme une perversion « socialifiée » avançant sous le cou vert des idées persécutives. Il va toutefois de soi que le versant de la perversité ne saurait suffire à la connaissance de la paranoïa. Sur celle-ci, nous aurons plus à voir, plus à dire, et plus à connaître. Nous le ferons très prochainement : une vue d’ensemble de la paranoïa sera l’un des objectifs de Délirer1. C’est 1. À sa mort, en 1996, Paul-Claude Racamier travail lait à trois livres sur la paranoïa, le soin et le délire. Seul le second projet a pour l’instant vu le jour, à titre pos thume : L'Esprit des soins, Paris, Collège de psychanalyse groupale et familiale, 2002. Voir Gérard Bayle, PaulClaude Racamier, Paris, PUF, 1997, p. 70-71. {N.d.É.)
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dans ce prochain ouvrage, par son entrée la plus connue (celle du délire), que nous pénétrerons dans le domaine de la paranoïa, cette cham pionne du passage entre la psychose et la per version. LA FOLIE NARCISSIQUE
La folie narcissique est une suractivation effrénée de la perversion narcissique. Une sur prise nous attend peut-être au terme de la des cription clinique de cette redoutable folie-là ; je me garderai donc de l’annoncer de prime abord. Je parlerai ici de la folie dans l’une des accep tions du mot — non pas celle qui sert et me sert pour désigner les stratégies mentales et relation nelles du non-sens, mais celle qui désigne l’excès, et cette espèce d’ivresse de l’excitation, qui ne semble trouver de sustentation que dans les extrêmes (une acception probablement assez proche de celle qu’emploie Green).
• Mise à feu Pour faire une folie narcissique, on commen cera par prendre un(e) pervers(e) narcissique. C’est-à-dire un sujet capable de combattre efficacement ses conflits et deuils internes en les infli geant aux autres, tout en prenant narcissiquement
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avantage sur eux. Nous venons assez précisément d’examiner ce qu’il en est. Nous n’avons cependant pas tout vu, car nous n’avons pas encore regardé ce qui se passe lorsque cette perversion, sous la pression d’une formidable accélération, touche à la folie. Comment s’effectue la mise à feu. Ce n’est pas sous le coup de l’échec, mais au contraire sous l’emprise de la réussite. Cette réussite consiste elle-même dans la réalisation d’une ambition majeure du sujet. Il convoitait ardem ment une fonction à ses yeux prestigieuse : il l’obtient. Un titre : on le lui donne. Un grade : il l’atteint. Un lot : il le gagne. Plusieurs fois j’ai pu voir la folie narcissique se mettre à flamber suite à une promotion. Pour l’un c’était à la fois le grade et le départ d’un rival possible : il se sentait le champ libre. Dans bien des cas, en effet, un rival a été écarté ; le narcis sique aura pu œuvrer dans ce but en coulisse : il n’est pas pervers pour rien...
Pour lui ce sera donc un gain narcissique. La récolte d’un effort, la promesse d’un travail meilleur semblent moins compter à ses yeux que le prestige et la hauteur, le pouvoir et la pro priété.
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• Deux remarques 1. Nous ne sommes évidemment pas sans savoir que l’accession à une position meilleure, plus forte et plus fructueuse, procure à son béné ficiaire une gamme variée de satisfactions : finan cières, techniques et autres, et que la part narcissique n’en est jamais négligeable. C’est la proportion qui compte. Dans le cas qui nous occupe, la corde que la réussite fait vibrer par dessus tout est celle du prestige narcissique ; et l’on va bientôt voir cette corde l’emporter sur toutes les autres, les recrutant à son service exclusif. 2. Voilà donc une réussite qui est prête à pré cipiter une pathologie. (On peut ici, par image, songer au précipité chimique se produisant lorsqu’une solution saline donnée, sous l’effet d’une concentration accrue ou de l’introduction d’un produit nouveau, change brusquement et radicalement d’aspect et de propriétés.) On connaît d’autres cas où la réussite est à l’origine d’effets néfastes : c’est ainsi que chez les dépressifs et les masochistes moraux, le succès social ou amoureux déclenche par contrecoup le sentiment du malheur, tant parce que le surmoi s’en trouve agacé que parce que le moi n’a plus d’idéal à poursuivre, puisqu’il l’a atteint (il perd son idéal en l’atteignant : on ne jouit plus de la silhouette du mont Blanc lorsqu’on pose le pied dessus...).
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En irait-il de même pour notre narcissique réussissant ? Ne serait-il que masochiste ? Je ne saurais en préjuger ; en vérité je n’en crois rien.
C’est le succès qui enivre le narcissique per vers ; c’est la réussite qui lui donne des ailes et lui ôte toute retenue. Commence alors un for midable processus d’accélération. Une image vient irrésistiblement à l’esprit : celle du feu - du feu qui propulse. Le moi est mis à feu, comme on le dirait d’une fusée. Le moi se met à flamber. (Impossible de ne pas penser à ces « flambeurs » qui jouent et gagnent avec ivresse... jusqu’à tout perdre.) Une accélération commence, que parfois le sujet augmente volontairement, en y ajoutant de l’alcool, de la drogue et du sexe. Elle pourra d’abord passer inaperçue de l’entourage. Mais le sujet nage dans la jouissance narcissique. Mais l’accélération se poursuit ; le moi ne dispose plus de freins. L’entourage perçoit les débordements, puis la frénésie ; parfois il s’écrase ; parfois il s’éloigne ; parfois enfin il essaie de rappeler le narcissique à la mesure (on pourrait également dire : à la raison). C’est en vain : déjà démuni de freins, le moi de l’enivré n’a pas d’oreilles.
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• La folie narcissique en pleine action Irrésistiblement l’accélération va se pour suivre, produisant une double invasion : celle du moi du sujet par son narcissisme, et celle de son entourage par le sujet. La folie narcissique atteint son comble ; deux mots suffiront à la définir : une mégalomanie maligne (c’est-à-dire, dans les deux sens du mot, à la fois envahissante et dangereuse). Rien ne semble arrêter le triomphe narcissique. L’élation domine tout : le sujet se sent irrésistible. Il vit dans le triomphe et le défi. Il défierait le monde entier, mais d’abord il défie l’objet qu’il admire et qu’il envie - ou plus exactement, qu’il admi rait, car, désormais juché sur les sommets, il n’a plus rien ni personne à envier ; et son triomphe de s’appuyer sur une irrésistible illusion d’invul nérabilité. De vraie considération pour autrui, la folie narcissique n’en laisse aucunement subsister ; et pas non plus pour les obstacles de réalité ou les exigences du surmoi social. Ce n’est pourtant pas que la réalité et l’objet soient abolis : il ne leur reste pas plus de poids qu’aux plumes. Quant à ce qui subsiste du surmoi, il n’empêchera pas quelques menues (ou moins menues) activités délictuelles, tels que larcins ou harcèlements
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sexuels, que sous-tendent à la fois l’excitation généralisée et une ferme illusion d’impunité. Cette folie-là ne manque ni de culot ni de malignité ; réduit à l’état d’ustensile ou de spec tateur, autrui est exploité, grugé, disqualifié. Aucun scrupule n’arrête le narcissique en son triomphe ; rien ne lui résiste ; tout lui appar tient ; tout doit se soumettre et plier. De tous côtés il commande, surveille et dirige. Autre et ferme illusion : celle de la toute-propriété. Tête dressée, menton relevé, regard brillant : la folie narcissique se reconnaît au premier coup d’œil. (Typiques, les mouvements de rengorgement, comme en faisait Mussolini, bien avant qu’il ne finisse pendu par les pieds...) Cette illusion, plutôt serait-elle une solide conviction, toute proche de celle du délire. Au demeurant, cette impunité, jointe à l’invulnéra bilité, à l’irrésistibilité et à la toute-propriété, ensemble font ce que l’on appelle la toute-puis sance. (Je le repréciserai un peu plus loin.) Le tableau de la folie narcissique resterait très incomplet si l’on ne le pimentait de son ingré dient essentiel : la jouissance. Une jouissance spécifique : celle qui consiste à se complaire dans le sentiment de supériorité et dans la déroute, la défaite et l’abaissement de l’objet et
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du monde. Une jouissance ici portée au point culminant de l'ivresse narcissique.
• Suite et fin Ce qui pour finir advient à la psyché dans la course éperdue de la folie narcissique n’est guère difficile à deviner. Nous avons vu le moi se propulser dans sa folle course-ascension, condamné qu’il est, de par la nécessité conjointe de son élan et du besoin de sa sustentation, à voler toujours plus haut et toujours plus vite : l’impérieuse obligation du fantasme agi de toute-puissance est telle qu’il dénie toute limite et n’en admet aucune ; rien ne lui suffit : sa cible est toujours autre part. On le sait déjà : la toute-puissance n’est pas dans la puissance, si haute que celle-ci paraisse ou qu’elle soit ; la toute-puissance est essentiellement fondée sur le déni, un double déni : déni d’impuis sance et déni de limites. La toute-puissance est ce qui ne connaît ni bornes ni défaillance.
L’accélération permanente ne cesse de vider la psyché de sa substance ; les satisfactions en retour ne « remboursent » pas forcément les pertes antinarcissiques, paradoxalement dépen sées en faveur d’un narcissisme diaboliquement
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exigeant. Les réactions de l’entourage ne sont pas encourageantes : pour communicative qu’elle puisse être quelque temps, l’ivresse nar cissique ne sera bientôt plus partagée par per sonne. La folie narcissique grimpe donc toujours plus, jusqu’au moment où, cessant de pouvoir grimper, elle connaît la chute ; ce sera la dépres sion. Ensemble la déperdition économique et la reconnaissance de l’échec (ou plutôt la rupture du déni d’invulnérabilité) précipitent cette chute dépressive, dont résulte parfois un suicide brutal ; celui-ci, devant l’abîme, réalisera le der nier des actes de toute-puissance. Mais, au fait, la trajectoire que nous venons d’observer ne vient-elle pas tout simplement répondre au tableau de l'accès de manie ? Sans doute. Il n’empêche que ce parcours en com pagnie de la folie narcissique est à verser par avance au dossier d’une question qui sera étu diée ailleurs et plus tard : telle est la complexe question des rapports entre folie et délire. SIMPLES MOUVEMENTS PERVERSIFS
On a vu la perversion narcissique parvenir à son plein aboutissement. Comme pour toute 66
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configuration stable de la vie psychique, il y faut : de l’organisation, et de l’érotisation. J’ai cependant mentionné les formations per verses ou perversives, partielles ou passagères. Inconstantes, elle le sont dès lors que partielle ment accomplies, incomplètement organisées et modérément érotisées. De même nature, et plus intéressants encore : les mouvements pervers. Souvent on assiste à leur survenue. Un événe ment les met en marche : événement factuel, comme un deuil, ou événement interne, comme la réalisation émotionnelle d’un deuil passé (et celle-ci de se produire dans le fil d’une analyse ou d’une thérapie qui s’en inspire). Dans un cas comme dans l’autre, c’est évidemment de l’inté rieur de la psyché que s’amorce le mouvement. Il a fonction de défense contre l’impact et l’éla boration du deuil : défense puissante, mobilisée rapidement, vivement déployée. La mise en place s’effectue parfois dès le départ du deuil, parfois aussi en cours de route — et alors le deuil à peine amorcé est balayé ; il ne se termine pas ; il s’interrompt. La touche perversive apportée par le caractère manipulatoire de la défense et par son érotisa tion est elle aussi rapidement mise en place, et rapidement remarquable ; elle en impose ; on pourrait cependant observer qu’elle est trop
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neuve pour être vraiment adroite : il y a plus d’habileté dans la perversion accomplie, et une plus longue impunité. Avec cela, deux traits caractéristiques : le sujet est tout en agir : projets, revirements, manipu lations, mystères. Tout en agir et en faire-agir, il n’est en rien dans sa tête : aveugle à sa vie intérieure, à ses affects, ses fantasmes, ses motifs ; il ne comprend plus rien, et ne donne rien à comprendre. (Il devient ce que Joyce McDougall a fort astucieusement appelé un antianalysant.) Le pervers accompli suscite des contre-réac tions lentes mais définitives ; le mouvement perversif, lui, suscite une contre-réaction rapide et vive, mais incomplète et multicolore ; des impressions fort diverses se heurtent ou se succèdent : mieux vaut, pour le patient, s’en réjouir. (C’est évidemment face au mouvement que la cure a encore ses chances ; le but est de revenir au deuil ; on n’interviendra pas en réplique immédiate ; il ne sied pas non plus de trop tarder.) Il se peut cependant qu’on assiste aux pre miers mouvements d’une perversion (comme on parle des premiers mouvements d’un opéra...).
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APHORISMES
Quoi qu’il en soit, un sujet solidement ancré dans l’œdipe non seulement ne deviendra pas pervers, mais ne pourra même pas faire de mou vement perversif perceptible. Évangeline est passée à côté de plusieurs dépres sions ; elle n’en a accompli aucune ; à la place : trois tentatives de suicide (suicidose), deux épi sodes subconfusionnels, et une relation amou reuse masochique. Évangeline est une personne complexe ; on lui connaît toujours au moins deux visages : l’air à la fois d’une toute jeune fille et d’une femme plus que mûre ; roublarde mais imprévoyante ; habile et maladroite, etc. Sa mère tombe gravement malade, puis elle meurt. Évangeline la pleure ; puis se reprend ; pleure à nouveau. Lorsqu’elle peine, alors elle est tout en manœuvres, manipulations et préten tions ; à un moment donné, ce mouvement per vers prend le dessus ; Évangeline manœuvre en coulisse avec une certaine perfidie ; elle ne com prend rien, n’entend rien. Elle soulève des contre-actions rejetantes. Mais lorsqu’on prend soin, dans l’équipe, de parler d’elle, les voix qui s’élèvent apparaissent tout à fait contrastées : Évangeline qui ruse, Évangeline qui pleure... Ce contraste est typique, il laisse entrevoir un possible retour à l’élaboration intrapsychique du deuil.
APHORISMES
Idéal atteint-perdu Comment jouir encore de la silhouette du mont Blanc, lorsqu’on a réussi à poser le pied dessus ? Idéal touché : idéal perdu...
Avance Tout pervers espère bien se donner sur sa proie une bonne longueur d’avance. Paroles... À quoi bon parler à des pervers, quand ils n’ont d’oreille que pour le bruit qu’ils font et celui qu’ils croient faire ?
Petit poisson... Petit pervers n’est jamais que pervers qui n’a pu grandir.
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APHORISMES
Projecteurs Les délirants « de cœur » projettent pour sur vivre ; mais les paranoïaques, délirants narcissi ques, vivent pour le plaisir de projeter...
Sottise L’ennui avec la sottise, c’est qu’elle ne connaît pas de répit et qu’on ne lui connaît pas de fond. Sauve-qui-peut... Elle est, disait-on, l’innocence même... Si c’est ainsi, sauvez-vous ! Car un tel air d’inno cence ne laisse présager autour d’elle que les pires empoisonnements.
Pour comprendre Je ne suis pas du tout certain qu’il faille être fou pour comprendre les psychotiques. Mais ce dont je suis sûr, c’est que pour comprendre un pervers, quand on ne l’est pas, on souffre. Dandin et Cie Ils cherchent à nourrir leur gloire de la décon fiture narcissique d’autrui, croyant qu’à chaque pied qu’ils écrasent ils gagnent un pied de hau teur.
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LES PERVERSIONS NARCISSIQUES
Paroles, parole... C’était une personne de beaucoup de paroles et de point de parole. Bref, perverse...
Recettes Prenez l’activité mentale. Érotisez vivement. Ajoutez du talent. Travaillez longuement. Vous obtiendrez (peut-être) quelques chefs-d’œuvre. Prenez l’activité mentale. Bardez-la de défenses. Érotisez. Inutile de travailler : vous obtiendrez aussitôt une pathologie perverse.
NOTES
Question de dosage Toute perversion narcissique repose à la fois sur une affirmation et sur un déni : affirmation de soi, déni de l’autre par déni d’une part de soi. Mais les proportions changent. Et leur pro duit. Tant que la perversion narcissique se fonde surtout sur une affirmation renforcée («Je suis meilleur que vous »), elle n’est qu’ennuyeuse. Elle devient nocive dès qu’elle se fonde princi palement sur un déni (« Vous n’êtes bon qu’à mes déchets »). « En habits de lumière » (G. Diatkine)
Dans la description qu’il donne d’un patient qui dans sa vie et dans son analyse se montra toujours fasciné par la magie, et par sa propre 73
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magie de séducteur habile à se vêtir des plus rutilants atours psychologiques, l’auteur esquisse le dessin d’une personnalité narcissique, forte ment défendue contre la castration et plus encore contre la dépressivité, par la mise en œuvre : 1) de fantasmes d’omnipotence infil trant un œdipe réduit à ses rudiments et projetés sur l’analyste idéalisé ; et 2) de toutes sortes d’ornements plus ou moins factices (ou alterna tivement factices et authentiques) et de mystifi cations plus ou moins abouties. Il semble qu’un sujet comme celui décrit s’organise entre perversion narcissique, névrose et dépression, sans se fixer à aucun de ces pôles, et cela de façon à nos yeux précaire (mais peutêtre moins vulnérable qu’elle ne paraît), face à un besoin narcissique inextinguible, issu luimême d’une carence profonde. Il est peu pro bable qu’une telle organisation psychique puisse engendrer d’autres choses que des fauxsemblants, mais il faut à mon avis souligner une fois encore la différence essentielle à faire, parmi les sujets à narcissisme vulnérable, entre ceux qui en souffrent, parfois gravement, sans pou voir s’en arranger, et ceux qui s’en arrangent en recourant de diverses manières aux complé ments qui leur sont nécessaires (valorisation nar- 74
NOTES
cissique, faire-valoir, psychanalyse « de pro thèse » ou complément de défense).
L’avantageux et ία phalloïde Aurai-je assez dit que la perversion narcissique est un système actif d’éviction de la vie inté rieure ; cette éviction n’est pas totale et n’est pas pathique ; le sujet n’en souffre pas lui-même ; plutôt serait-elle donc exopathique. Aussi me faut-il commencer par décrire des conduites. Voyez s’avancer, chacun à sa façon, l’avanta geux et la phalloïde. L’avantageux : au grand jour, au très grand jour, tout en montre et en exhibition, tout en plumes et en parade ; bref, au premier rang. La phalloïde : toute en cachette et en coulisse, jamais au grand jour et de plain-pied, toute à manœuvrer des agents pris pour instruments, qui agiront à sa place et parfois paieront pour elle ; bref, toute en sous-main. (Cet « agent », comme on sait, peut fort bien être un enfant malade : malade des exigences souterraines de sa propre mère narcissiquement perverse.) L’avantageux prendra ses marques, gagnera des points et parfois tombera sur un bec. La
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phalloïde assouvira ses haines, mais laissera la note à payer par ses proches. Derrière ces comportements : la castration. L’avantageux la dénie en exhibant son phallus ; la phalloïde la cache et castre ailleurs. « Caractérose » perverse
Ce que font les sujets à narcissisme pervers, nous l’avons à peu près appris, mais nous devons également savoir ce qu’ils ne font pas, autrement dit ce qu’ils ne peuvent pas supporter d’éprouver, ni de faire. Or, leur impérieux besoin d’autosuffisance leur interdit d’éprouver aucune dette envers quiconque. Dès lors qu’ils ont tout (car tel est leur fantasme, et telle est leur conviction), ils ne doivent rien à personne. Mieux encore : leur contrainte est qu’ils doivent ne rien devoir à personne. Tout leur sera bon qui leur permettra d’évincer quoi que ce soit qui risquerait d’éveiller quelque senti ment de dépendance, lequel équivaudrait à leurs yeux à un aveu d’impuissance et d’incapacité. Les narcissiques pervers ne sont pas des gens à s’excuser, ni à remercier. Rien ne leur échappe, et tout leur est dû ; ni le remords, ni le merci ne les regardent. 76
NOTES
Ces traits sont précisément mis en valeur dans une étude récente par Nancy McWilliams et Stanley Lependorf1 ; ils sont caractéristiques des personnalités à narcissisme exacerbé (propriétaires de ce self grandiose décrit par Kohut2) ; a fortiori ils caractérisent les pervers narcissiques. (Nous n’hésiterons pas, quant à nous, à les faire entrer dans la perversion narcissique, et je dirai pour finir ce qui renforce une telle assimilation.) Les auteurs soulignent : - L’incapacité de s’excuser et le rejet du remords : excuse et remords iraient à l’encontre d’une infaillibilité qui doit rester inattaquable ; mieux vaux alors dénier toute faute personnelle, et blâmer autrui ; - L’incapacité de remercier : la gratitude témoignerait d’une dépendance qui leur est insupportable, et d’une insuffisance personnelle, qui serait comme une insulte à leur soi grandiose ; mieux vaut alors renverser les rôles et rester soimême seul à distribuer les compliments. Il est vrai que certains de ces sujets se confon dent en excuses, remerciements et autres
1. Nancy McWilliams, Stanley Lependorf, « Narcissitic pathology of everyday life. The dénial of remorse and gratitude », Contemporary Psychoanalysis, 26, 1990, p. 430-451. 2. Heinz Kohut, Le Soi. La psychanalyse des transferts narcissiques, Paris, PUF, 1974.
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politesses, mais ce ne sont là que des manières dépourvues d’authenticité. Il est non moins vrai que ces incapacités (dont nous apercevons les dénis qui les sustentent) pri vent les sujets qui les cultivent de tout échange authentique et de tout véritable enrichissement affectif.
Enfin nous conviendrons volontiers, avec les auteurs cités, que ces sujets imposent un véritable fardeau aux personnes qui les approchent et se soucient d’eux. Et c’est précisément en cela que leur narcissisme touche à la perversion.
Une esthétique du fétichisme ? Le fait de voir dans les perversions sexuelles la résultante d’un repli de l’investissement ori ginellement voué aux objets, sur des scénarios, m’empêche de tomber d’accord avec Edward Glover ou encore avec Janine ChasseguetSmirgel, pour estimer avec eux que les objets (les ustensiles) du pervers fétichique ou sadique (la chaussure, le sous-vêtement, le fouet) doi vent, pour plaire, répondre à des critères (d’aspect, de forme et de texture) qui seraient d’ordre esthétique. Ce sont certes des critères extrêmement précis aussi précis que doivent l’être tous les objets-fétiches.
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NOTES
Esthétiques ? Je ne le crois nullement. Ils peu vent être esthétiquement médiocres. Tout au plus sont-ils affaire d’esthésie et d’érogénéité. Et, fondamentalement, de mise en scène : de scé nario, vous dis-je. L’écrivain aussi a besoin, pour écrire, de cer tains lieux, de certains stylos, de certains crayons, de certain papier, etc. ; et ce ne sont pas ses crayons, voyons, qui sont esthétiques, ce sont ses écrits : toute confusion serait totalement myope.
Sur le surinvestissement des mots
On sait depuis Freud que dans la régression psychotique, les investissements retirés aux objets se reportent sur les mots. Il est bien clair que les mots sont surinvestis aux dépens des objets, et qu’ils le sont à la fois pour leur sens et dans leur aspect sémantique. Autre chose est le surinvestissement qui ne s’effectue pas au détriment de l’investissement d’objet. Autre chose encore, au sujet des mots, le surinvestissement de leur substance et de leur chair : celui de la phonétique. Un surinvestissement couplé et heureux du sens et de la substance des mots se trouve à l’origine de la capacité poétique.
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LES PERVERSIONS NARCISSIQUES
Que peut entraîner dès lors un surinvestisse ment défensif et empreint d’agression des mots dans leur substance et leur sens ? D’après quel ques observations, c’est ce qui se passe dans le bégaiement.
Terrible évocation : tueurs en série
On peut évoquer à ce propos, dans un registre d’agissements tout différent et à première vue sans commune mesure avec notre sujet, mais plus proche au fond qu’il n’y paraît, le cas très effrayant des « tueurs en série ». On sait qu’il s’agit d’hommes assez jeunes, présentant toutes les apparences sociales et psychologiques de la plus grande normalité (voire très attachés à passer pour des individus normaux et ordi naires), qui, avec un détachement singulier, un sang-froid sans égal et une méthode presque infaillible, opèrent des meurtres à répétition, généralement précédés ou suivis de jouissance sexuelle. La très longue impunité des tueurs n’est nullement le fait de la chance : elle témoigne de leur sang-froid, de leur méticulo sité, de leurs bonnes apparences sociales et de leur totale absence de tourment et de culpabi lité. S’ils sont repérés et arrêtés (après cinq, dix,
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NOTES
vingt, cinquante meurtres ou plus), ce n’est semble-t-il pas par suite indirecte de leur culpa bilité. Eux-mêmes ne se sentent ni coupables, ni anormaux, ni déchirés intérieurement. Ce qui nous intéresse dans le cas de ces meur triers, concomitamment avec leur surprenante absence de conflictualité vécue, c’est le fait sui vant, qui constitue de cette non-intériorité conflictuelle la conséquence : comme ces meur triers opèrent de sang-froid et laissent peu d’indices, les policiers en ont été réduits, pour les démasquer, à essayer de s’identifier à eux. Effort tenace, énorme, dont plusieurs sont sortis épuisés, amaigris, psychiquement vidés, ayant perdu une grande partie de leur immunité psy chologique et même organique. (Voir Le Point, n° 989, 31 août 1991.) Ce que prouvent de tels exemples, qui sans doute se situent à la pointe de la monstruosité, c’est que l’absence de conflit interne chez le meurtrier est « payée » par un énorme labeur chez celui qui cherche, à sa place, à le com prendre : les liaisons que le meurtrier ne fait aucunement en lui-même, celui qui cherche à les faire à sa place y perd la santé...
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LES PERVERSIONS NARCISSIQUES
Manipulations parano-perverses
Dans un article de 1979, Walter Bonime, un clinicien psychanalyste qui avait déjà travaillé sur la paranoïa et qui revient sur cette question, pré cise que la caractéristique principale du compor tement « paranoïde » (entendez du paranoïaque) consiste dans une façon principalement incons ciente d’exploiter et de manipuler les êtres à sa seule convenance et dans un manque total de reconnaissance et de considération pour leurs besoins1. S’ensuit alors une étude plus en profondeur de la trajectoire paranoïaque. Je la laisse, pour l’instant, de côté, car ce qui m’intéresse d’abord, c’est de constater que cette description du trait majeur de la paranoïa pourrait assez exactement s’appliquer à celle que je donne de la perversion narcissique. Il est vrai qu’à mes yeux le caractère para noïaque (cette sorte de perfection dans la para noïa) fait précisément partie des perversions narcissiques.
1. Walter Bonime, « Paranoid psychodynamics », Contemporary Psychoanalysis, 15, 1979, p. 515-527.
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NOTES
Banditisme et narcissisme
Une part de perversion narcissique (part col lectivement partagée et cultivée) contribue de façon très notable au racisme (« Je suis mieux que ceux qui ne sont pas de “ma” race ») ; à l’intolérance religieuse (« Mon dieu est meilleur que celui des autres ») et à l’intolérance en général (« Moi, j’ai raison, parce que... moi, j’ai raison »). Il n’est pas jusqu’au grand banditisme qui ne se fonde sur un narcissisme pervers. Les bandits de grands chemins - chefs de bandes ou tyrans nationaux — « travaillent » pour l’argent sans doute, pour le pouvoir (mais qu’est-ce que c’est ?), et enfin et surtout pour leur narcissisme. Leur amour-propre vaut tous les sacrifices (de la part d’autrui, bien entendu), aucune mort n’est payée trop cher, si c’est pour leur gloire, peut-être même pas la leur ; tuez-les : ils s'en fichent ; humiliez-les : ils en meurent. (On dit qu’un bandit sicilien - nommé Zampa, je crois - que rien ni personne n’avait pu abattre fut mis en prison pour fraude fiscale ; il se pendit de désespoir et d’humiliation : les autres détenus, pour le mettre à bas, avaient fait plus vite et mieux qu’une mitraillette : ils l’avaient traité de « marraine ».)
CHAPITRE II
Les noyaux pervers
Présentation Je me propose d’étudier comme noyau per vers une configuration dynamique durablement organisée au sein d’un groupe ou d’une famille, et dont le mode de fonctionnement (constitu tion, visées, méthodes et effets) présente des traits pervers d’un type parasite et corrupteur essentiellement narcissique. Nous examinerons comment, au sein d’un milieu qui s’y prête, à partir d’au moins deux personnes, une coalition se forme, qui vise à la mise en œuvre d’un fantasme partagé d’indestructibilité et d’inviola bilité, ainsi qu’à l’obtention, aux dépens d’autrui, de gains narcissiques et matériels. Agrégeant les uns, éjectant les autres, la coalition agit en secret et par intimidation, transgressant les règles com munes et attaquant la vérité dans ses éléments et son principe même. Le noyau se « nourrit » 85
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dans le milieu où il s’est formé, qui en retour en subit fortement l’attraction, la fatigue et les effets subversifs. Il fonctionne ainsi sur un mode préparanoïaque.__
En groupe ou en famille, le noyau pervers constitue une configuration dynamique orga nisée, active et durable. Son caractère pervers se définit à la fois par les personnalités qui le com posent et par un mode de fonctionnement, luimême caractérisé par le secret et la prédation ; la transgression des règles communes et le dis crédit de la vérité. (Il est vrai que dans son acception clinique usuelle, qui est individuelle, la notion même de noyau inspire une certaine perplexité, soit en raison de son extrême rigidité, soit au contraire en raison de son excessive diversité. C’est ainsi que le « noyau », comme structure incluse dans la personnalité, se présente tel un roc inébran lable et pathologique ; mais en revanche, il se trouve de très grands écarts entre le concept d’une telle structure et, par exemple, celui de la « crypte » ou du « vrai self».) [Voir, page 111, « Regards sur le noyau dans l’individu ».] Aussi bien le seul noyau que nous adopterons ici n’est pas individuel : c’est celui qui se forme 86
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et s’observe dans un groupe ou dans une famille, et nous en décrivons les propriétés perverses. SOURCES CLINIQUES
On peut imaginer quelles sont mes sources cliniques. Les unes sont d’origine familiale : le noyautage au sein d’une famille est chose qui paraît étrange, mais elle peut se produire ; le fameux triangle pervers, si joliment décrit par les palo-altistes, en est un exemple frappant : il est constitué par la coalition entre un enfant et un grand-parent à l’encontre du parent : un modèle du genre. Encore heureux si les parents euxmêmes ne forment pas un noyau pervers dans la famille qu’ils ont fondée, se comportant alors non pas en parents véritables (qu’ils sont), mais en rivaux de leurs propres parents imaginaires, qu’ils mettent à la place qu’ils occupent : une constellation insidieusement incestueuse et pro prement folle. Rien n’est cependant plus secret que les noyautages familiaux. Aussi bien mes sources principales sont-elles institutionnelles. J’ai observé maintes institutions ; j’en ai supervisé d’autres ; j’en ai dirigé plusieurs ; j’en conduis une que j’ai fondée, et que je crois connaître mieux que toute autre. Parmi elles se forment parfois des 87
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noyaux pervers : ils fleurissent gaillardement dans les milieux psychiatriques traditionnels, ainsi que dans des institutions à visées pseudopsychanalytiques. J’ai même vu un noyautage pervers s’effectuer dans les coulisses de notre propre centre de soins, et, si heureusement il a été complètement éteint (qu’on se rassure : je dirai la recette), c’est celui qui nous a sans aucun doute le plus surpris, le plus meurtris peut-être, et certainement le plus instruits. Enfin, on ne saurait négliger les informations recueillies dans le courant de la vie sociale et politique.
Organisation
Nous ne prétendons évidemment pas que toute famille ou tout groupe ait son noyau per vers. Nous observons seulement qu’il s’en trouve. Au demeurant, sans nous attarder plus longtemps aux changements que subit la notion même de noyau en passant du domaine de la biologie à celui de la psychologie, nous tirerons une leçon des travaux cliniques effectués sur le noyau chez l’individu. (Travaux résumés, page 111, dans « Regards sur le noyau dans l’individu ».) 88
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Quelques traits se dégagent d’emblée : - il s’agit d’une organisation interne au groupe (tout comme elle l’est à l’individu) ; - limitée dans son amplitude et puissante en son influence ; - recouverte, cachée, secrète ; - bref, une forteresse, qui d’ailleurs se vou drait inexpugnable et inviolable. Ces différents traits répondent à l’idée de noyau. Ils annoncent la qualité perverse. Per vers, le noyau (de groupe ou de famille) le sera en raison de sa composition, de ses visées, de ses moyens et de ses effets. CONSTITUTION
Tel que nous l’envisageons ici, le noyau est avant tout un mode de fonctionnement entre des personnes au sein d’une famille ou d’un groupe (un système, diraient certains). Pour qu’il y ait noyau, il faudra : deux à trois personnes pour le constituer, qui seront liées ensemble par le secret d’une relation de nature perverse-incestueuse, et un milieu pour le porter, le supporter, et le sustenter. Mais que ce soit dans une famille ou dans un groupe, le noyau pervers ne se forme qu’au sein d’un ensemble déjà constitué. Il n’est pas, il n’est
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jamais formé de membres fondateurs ; il ne fonde rien ; il exploite, et il le fait en catimini. Est-il besoin de le préciser : les animateurs « positifs » d’un groupe ou d’un organisme ne se trouvent pas parmi les éléments d’un noyau pervers ; si un noyau pervers entreprend quelque mouvement, cela ne saurait se faire qu’à l’inté rieur d’un groupe préexistant, en marge ou à l’encontre du leadership. Il peut certes se produire qu’un membre secon daire d’un groupe actif glisse insensiblement de la position d’auxiliaire à celle de meneur occulte d’une coalition perverse. J’ai déjà vu le cas se produire. Le « glisseur » (toujours furtif) est quelqu’un qui n’arrive pas à progresser, ne sup porte cependant pas de rester en position d’auxi liaire, mais ne supporte pas non plus de s’émanciper et d’aller ailleurs fonder, comme un essaim, sa propre colonie. Il ne lui reste en effet qu’à devenir un contre-leader.
Le noyau pervers va du petit groupe de pres sion qui parasite une entreprise ou un organisme de soins jusqu’à l’agglomérat rassemblé autour d’un tyran pour asservir son peuple en lui faisant miroiter la gloire et faire la guerre.
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Il ne suffit cependant pas de constituer une coalition : encore faut-il qu’elle dure. À cela, plusieurs conditions. D’abord faut-il qu’elle se cache : le secret est sa condition absolue de subsistance et de déve loppement. C’est ainsi que dans le cas que j’ai le plus écouté, il fallut du temps pour éventer l’action du trio pervers - mais aussi bien, est-il possible de détecter une infection avant qu’elle n’ait fait feu ? Si le secret est une condition de subsistance, il est aussi un moyen d’action : le trio faisait régner autour de lui la loi du silence, l’interdiction de dire, l’exigence du non-dit et l’impératif du non-à-dire. C’est ainsi qu’on s’efforça de neutraliser le leader, en laissant entendre qu’on ne devait rien lui dire, pas ceci, pas cela, pas maintenant, etc. Autre condition (corollaire de la précédente) : il importe qu’au sein du noyau pervers les rôles soient et demeurent indiscernables. Qui est meneur et qui est mené, cela ne doit pas se distinguer ; au demeurant, il est possible que les coalisés n’en sachent eux-mêmes pas grandchose. C’est ainsi que dans le cas du trio, le membre le plus en vue, qu’on pourrait appeler Modeste, 91
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semblait le meneur, mais il était peut-être mené par sa conjointe, qu’on appellera Avanie, tandis qu’en fait il était manipulé par Prudence, qui, alors qu’elle était la meneuse occulte, fit long temps l’agent double ou le sous-marin, à la faveur d’un titre avantageux et d’une fausse innocence assez présentable. Au sujet de la dominance, réelle ou supposée, au sein du noyau pervers, on pourra réfléchir au problème connexe qui se pose dans le délire à deux (voir, page 121, « Folie à deux et noyau pervers ») : au demeurant la conviction des tenants d’un noyau pervers n’a-t-elle pas un fond de déraison qui touche au délire ? Comme au-devant de tout délire qui ne s’avoue pas en tant que tel, l’obser vateur en reste profondément perplexe et quasi sidéré. Encore faut-il que la composition du noyau de base ne change pas. (Dans notre exemple, Prudence et Modeste constituèrent et restèrent le duo d’origine.) Les coalitions qui ne perdu rent pas intactes sont, en effet, de celles qui se brisent ; sont-elles brisées, il n’en restera rien. Aussi bien le milieu doit-il s’y prêter ; ce sera par exemple une de ces familles closes, où les générations et les personnes ne sont pas très différenciées ; ou bien ce sera une de ces insti tutions faibles, où les rôles se sont appauvris ; 92
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ou bien encore un de ces peuples affaiblis, humi liés, décomposés, comme on en a connu, qui se sont laissé happer par quelque noyau dictatorial. Mais une institution féconde et d’esprit libéral peut également constituer la cible d’un noyau pervers. C’est même une proie très bonne à prendre. (C’est aussi que les coucous [dont la très habile stratégie est étudiée page 117] ne vont certes pas parasiter des nids stériles.) Enfin, comme toute coalition, mais avec une virulence particulière, le noyau exerce un effet d’aimant ; double effet : il attire et agrège ceux qu’il séduit, repousse et éjecte ceux qui résistent. Ainsi se constitue à son entour une couronne de satellites : les uns, complices ou servants, et les autres, plus à distance, impressionnés et par fois sidérés. Pour le reste : une carapace épi neuse, une sorte de glacis. C’est ce que nous allons détailler maintenant.
Développement
Un noyau pervers a besoin d’adeptes à recruter, et d’exclus à bafouer ; il séduit les uns, qu’il endoctrine avec des bribes d’idées rudi mentaires ; il discrédite les autres, avec des moyens d’humiliation perfectionnés. D’une façon générale le noyau pervers exerce son 93
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action à l’encontre des ressorts de l’intelligence. (On a déjà compris qu’il n’avait pas acquis toute ma faveur.) À l’instar, sans doute, de toute sorte de noyau, le noyau pervers exerce donc une double action, centripète ou attractive, et centrifuge ou répul sive : comme il attire, il écarte. Ces deux actions vont de pair et sont évidemment complémen taires. ACTIONS CENTRIPÈTES (OU ATTRACTIVES)
Les actions centripètes visent à recruter des affidés, destinés à devenir autant de militants ou de complices soit actifs soit passifs, et à les endoctriner. Quant aux recrues, il s’agira bien entendu de choisir les plus ductiles. Tout est bon pour les attirer : la séduction narcissique, certes, et l’exploitation des inclinations secrètes et des antagonismes latents détectés chez les recrues potentielles ; et l’attribution (sous le manteau, cela va de soi) de petits ou grands avantages matériels. C’est ainsi qu’associée aux sentiments inavoués, la prébende constitue la plus solide des ligatures. Pour endoctriner les recrues, le plus petit lot possible d’idées très élémentaires fera l’affaire :
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il faudra qu’elles fassent projectivement appel à quelque adversité redoutable et cependant vague (car une adversité clairement désignée cesserait d’avoir des qualités projectives, et risquerait par conséquent d’être démentie) ; qu’elles ne varient pas (car la permanence leur prête un semblant de justesse) ; qu’elles ne soient ni vérifiables ni démontrables (car, on le sait, ce qui fait appel à la preuve se soumet à la contre-preuve et risque par conséquent de se voir infirmé) ; enfin et surtout, qu’elles ne soient pas complexes (car toute idée complexe requiert le secours de la réflexion et le jeu de l’intelligence). Tous ces traits se réduisent à trois conditions, mais essen tielles : 1. que le « support » intellectuel soit nul ou proche du degré zéro d’intelligence ; 2. qu’il s’appuie sur des ressorts projectifs répandus (comme la peur du patron, ou la haine de l’étranger) ; 3. qu’il échappe au risque du démenti. Il va donc se centrer sur un objet dont la nuisance potentielle, pour être constamment suggérée, ne sera pour autant jamais démontrée. Ces conditions, au demeurant bien connues, sont impérativement requises pour quelque endoctrinement que ce soit.
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Tous les hommes politiques savent cela quand ils « draguent » de préférence aux extrêmes et visent au plus bas. Les noyauteurs d’institutions le savent tout aussi bien. C’est ainsi que dans un des cas de noyautage que j’ai pris pour exemples, si l’on soulevait le fatras d’oripeaux ordinairement exhibés par le noyauteur pour impressionner son public, que découvrait-on ? Un minable petit tas d’idées, si l’on ose parler d’idées à propos de clichés éculés, du genre : « Qui n’a pas grande gueule n’a pas grande... virilité », ou quelques mots creux mais accrocheurs, comme il s’en débite dans les plus basses propagandes électo rales, et qui portaient d’autant plus à faux qu’ils allaient totalement à l’encontre de l’esprit fonda mental de l’institution.
L’évocation de cet exemple, que nous ne sau rions poursuivre sans nous laisser entraîner trop loin dans l’anecdotique, suffit cependant pour saisir deux particularités qui sont certainement essentielles. 1. On observe un contraste remarquable entre l’habileté manœuvrière des noyauteurs et leur médiocrité idéologique et intellectuelle : tant il est vrai qu’en toute manipulation la ruse cherche à supplanter l’intelligence élaborative. 2. Justement, c’est l’un des principaux effets centrifuges du noyautage pervers que d’évincer
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les ressorts de l’intelligence. Voyons maintenant à quel point cette éviction peut se faire agissante. ACTIONS CENTRIFUGES (OU RÉPULSIVES)
Cette éviction s’exerce évidemment dans le fil des actions centrifuges ou répulsives. D’abord celles-ci comportent le rejet des rebelles et des réticents : tous ceux qui refusent, tous ceux qui résistent au noyau pervers sont sournoisement et impitoyablement repoussés. Non pas vrai ment évincés : le noyau pervers a besoin de ces exclus ; il a besoin de les tenir à l’écart mais sous la main : si tous les réticents étaient liquidés, il ne resterait plus au noyau pervers qu’à prendre explicitement le pouvoir. Or, ce n’est pas ce qu’il veut, il n’aurait plus personne à bafouer, et ce n’est pas non plus ce qu’il désire ; ce dont il a besoin, c’est de s’infiltrer, de recruter, de bafouer, de dominer en coulisse : ainsi le veut la perversité de son narcissisme. (Il faut se demander ici comment un virus pourrait pros pérer s’il tuait radicalement l’organisme qu’il parasite.) Comme tout est bon pour séduire les recrues, tout est bon pour discréditer les rebelles : petites et grandes vexations, petites et grandes priva tions, toujours exercées sous le manteau, et 97
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toujours blessantes ; allégations discréditives de toutes sortes (mais de préférence tournées envers et contre la vie privée des personnes), jamais brutales, mais constamment sournoises, avan cées l’une après l’autre et pièce par pièce, jusqu’à former toutes ensemble un réseau, un filet aux mailles de plus en plus serrées. Ainsi le noyau pervers obéit-il là aussi à sa méthode essentielle : celle de l'infiltration en réseau et par ondes concentriques. Cet ensemble concordant d’actions centri pètes et d’actions centrifuges mis en œuvre par le noyau pervers suffirait à montrer qu’il faut, pour y résister, au moins deux qualités parmi les plus précieuses : du courage et de {'intelligence (deux qualités qui font précisément défaut aux adeptes du noyau pervers : ils les remplacent par la ruse et par le culot, qui sont de tout autres choses). Du courage, il en faut pour résister aux séduc tions exercées par le noyau pervers, comme pour résister à ses malveillances discréditives. Quant à l’intelligence, il en faut pour conserver suffi samment de clairvoyance. Car - et ce sera le point d’orgue de cette analyse - le ressort majeur des noyaux pervers réside dans une sorte de neutralisation que nous connaissons déjà des moyens de l’intelligence (je
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désigne ainsi, au sens large du mot : la pensée, la compréhension, l’imagination, l’observation, etc.). Il faut de la ruse, peut-être, mais bien peu d’intelligence, on l’a compris, pour faire « tourner » la mécanique d’un noyau pervers. Et certes il faut avoir peu d’intelligence pour avoir besoin de la mettre en œuvre : on n’a jamais vu d’individu capable de progrès et de création se lancer dans la pratique du noyautage pervers ; ce n’est que la ressource de l’indigence mentale. Mais il y a pis encore : le noyautage pervers a pour effet de discréditer, de disqualifier, de neutraliser, de sidérer l’intelligence des per sonnes de l’entourage. On est tout à fait surpris de constater à quel point la sottise de quel ques-uns se montre capable, au moins pour une part et pour un temps, de freiner et de ligoter les capacités de clairvoyance et de créativité d’autrui. (Il y a là un fait si surprenant que j’ai naguère entendu un témoin dire : « C’est sor dide, mais tellement étrange, qu’il faut le constater pour le croire. ») Beaucoup de moyens auront été mis en œuvre par les noyauteurs per vers pour parvenir à de tels résultats, des moyens qui précisément (et par bonheur, il faut le dire) ne sont pas développés chez les personnes ouvertes sur autrui, capables de progrès per sonnel et de créativité collective. La non-
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familiarité de ces moyens et des besoins qui les propulsent n’est certes pas pour rien dans leur relatif « succès » : devant la sottise narcissique, l’intelligence objectale se trouve aux prises avec une dangereuse étrangeté. Cette étrangeté qui se dissimule, c’est celle des moyens spécifiquement pervers, tels que le discrédit, l’incrimination paranoïaque, le mensonge, le clivage refusé et « trans-agi », etc. Mais nous les connaissons : ce sont les attributs de la perversité narcissique. Il se trouve par bonheur que la compréhen sion clinique finit par les démasquer et, les démasquant, par les déjouer (voir, page 106, « Terminaisons »). Je souhaite que ce travail éclaire, pour leur sauvegarde, les victimes poten tielles de noyautages narcissiques et pervers.
Les procédés et les fins
Les procédés du noyautage, nous les avons rencontrés et nous les connaissons déjà, puisque ce sont ceux de la pensée perverse, mais il faut les répéter : le secret et l’imposition du nonà-dire, l’intimidation, la surestimation - conta gieuse - de soi par les coalisés, le mensonge proféré et le mensonge sécrété, la duperie, la dissimulation et le double jeu, l’abus de
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confiance, l’abus de pouvoir, et la disqualifica tion d’autrui. Et, par-dessus tout, sans doute : une sottise. Car nos noyauteurs, on l’a vu, ne brassent que de pauvres idées, et ils ont de surcroît cette sottise suprême et suprêmement narcissique de se croire forts, malins et invulnérables1 . De petits moyens mis au service d’un unique fan tasme de grandeur : toute la perversion narcis sique ne réside-t-elle pas dans ce contraste entre la grandiosité prétendue et la médiocrité agie ? Nous retrouvons ici l'effet-delire de tout noyau pervers. EFFETS
Quant aux effets du noyautage pervers, ils sont — c’est bien simple — typiquement pervers. C’est avant tout le discrédit porté sur la valeur de la vérité, en ses formes comme en son principe. 1. En 1995, dans une conférence, Paul-Claude Raca mier nuancera son propos : « Je crois que leur pensée ne va pas très loin, mais ils ne sont pas si bêtes que cela parce qu’ils réussissent très bien. Ils sont rusés ; ce n’est pas ce que j’appelle de l’intelligence. » (« Décervelage et per version dans les institutions », Lausanne, 6 avril 1995, disponible sur www.cpgb.fr, le site du Collège de psycha nalyse groupale et familiale.) [N.d.É.]
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Effet dramatiquement typique : autour d’un noyau pervers, il n’est plus rien qui puisse être tenu pour vrai, ni même pour vérifiable ; toute distinction se brouille entre le vrai et le nonvrai ; à cet égard il n’y a pas de différence de nature entre les épouvantables hégémonies comme le nazisme et des contaminations mina bles comme celles que je décris : la différence est dans l’ampleur. Non moins typiques des effets pervers sont : l’abaissement des idéaux communs, la transgres sion insidieuse et la disqualification des règles communes, la subversion des rôles et des fonc tions, l’étouffement des initiatives personnelles, et la baisse générale de qualité professionnelle. Dans le cas de l’organisme pris pour exemple, il se produisit à un moment donné une sorte de clivage entre le noyau pervers qui exerçait ses funestes effets et le reste du groupe, qui restait fidèle aux idéaux d’origine. Tout cela nécessitait, pour éviter l’éclatement ou le pourrissement, une vigilance incessante et des efforts considé rables de la part du leader ; mais cet ensemble (provisoire) produisait, chez quiconque y péné trait, une très subtile et puissante impression d’étrangeté ; cette impression à son tour reflétait parfaitement les ondes induites par le clivage.
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Longtemps caché, le noyau pervers œuvre dans l’ombre, se faisant d’abord passer pour ordinaire, procédant par insinuations progres sives et actions discrètes : une façon de gagner du terrain pas à pas, sans à-coups ni coups de main ; manière, en vérité, de passer (peut-être) inaperçu. Tout noyau pervers est un poison. Il opère comme un poison : il contamine, pompe les énergies tout autour de lui, dégrade et disqua lifie. Ce qu’il fait peut-être de pire est de dis qualifier les personnes dont il se sert ; son plus grand et plus redoutable exploit consiste à réussir à disqualifier les uns par les autres : il se sert des uns pour disqualifier les autres (les men songes croisés, les « faux secrets colportés » ser vent à ces fins). À l’instar de toute perversité narcissique, les noyaux pervers visent à pratiquer autour d’eux l’anticommunication et la contreliaison. (Dans un groupe sain, une famille de bon aloi, ou dans une institution bien conduite et non contaminée, les personnes individuelles s’entraident et s’enrichissent mutuellement. Le noyau pervers, au contraire, parvient à renverser ce mouvement, chaque personne en vient à mordre sur le terrain de la personne voisine : une seule bénéficiaire, la bande perverse.) 103
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C’est ainsi qu’auprès du noyau l’entourage est en position d’objet nécessaire-exclu : exclu comme objet proprement dit, mais nécessaire comme dépotoir, bouche-trou, complément de défense et faire-valoir. C’est donc un objet discrédité : ce que j’ai coutume d’appeler un objet-non-objet Nous ne savons pas si les psy chotiques ont tous été traités ainsi, mais tous se ressentent ainsi ; et ce qui est certain c’est que la perversion laisse dans son sillage bon nombre d’« éclopés du moi ». Bref, je le redis parce qu’il faut le savoir : le poison des noyaux pervers est un poison dan gereux. FINS
Mais pourquoi, se demandera-t-on, et à quelles fins, toutes ces manœuvres et ces mani pulations perverses ? Plusieurs réponses se présentent à l’esprit, qui n’en feront finalement qu’une et que nous connaissons déjà. Premièrement : pour prendre les rênes du pouvoir. Mais plus encore pour s’emparer d’un objet convoité. Les techniques de noyautage que nous avons décrites sont pré cisément celles de la prédation. (Au sujet de
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la prédation, on trouve encore p. 117 l’exemple éthologique du coucou.) Serait-ce afin d’utiliser cet objet (famille, peuple, pouvoir, groupe, institution) après s’en être emparé ? Sans doute. Mais pas forcément. Et pas seulement : le plaisir de la prédation peut suffire, s’il s’unit au plaisir de dominer, d’abaisser, voire enfin de gâcher la création d’autrui. Car — et Melanie Klein nous l’a fort bien montré - c’est, jointe au besoin de se mettre en valeur, l'envie qui fait tourner le moteur des noyaux pervers, et cette envie s’exerce premièrement envers et contre ce qui est créé, et, plus encore, ce qui est créatif. C’est évidemment le sein maternel qui, si l’on en croit l’auteur, constitue ici la référence fantasmatique majeure. L’envie fera donc le lit de la prédation et de la destruction. Une chose est sûre, c’est qu’entre eux, les « agents réunis » du noyau pervers ont fait litière de toute pulsion d’envie ; celle-ci n’est tournée qu’ailleurs et au-dehors : tel est le non négli geable bénéfice de la projection. Un proverbe bien connu dit que ceux qui se ressemblent s’assemblent. Il est plus vrai qu’on ne le croit, et va plus loin : une communauté for midable, dépassant de loin le cadre de la com 105
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plicité, réunit les personnes qui se reconnaissent entre elles des mécanismes psychiques com muns : les cliveurs faussement innocents vont ensemble (ainsi Prudence et Avanie) ; les para noïaques « dormants » vont ensemble ; ils sont unis par des liens plus forts que ceux du mariage, du sexe et de l’intérêt : et tel est bien l’un des aspects essentiels de ce qu’on a pu dénommer les « loyautés invisibles » : de puis santes identifications croisées. TERMINAISONS
Mais le lecteur est certainement pressé de connaître la fin de l’histoire (composite) que j’ai relatée. Qu’il soit rassuré : elle n’est pas mau vaise du tout. (L’aurait-on deviné ?) Il est possible qu’un jour ou l’autre, par usure, ou bien au contraire par « nécessité » (car la réussite est mortelle pour les destructeurs), un noyau pervers rencontre sa propre fin. La vérité oblige cependant à dire que des noyaux pervers peuvent perdurer dans l’indiffé rence, la cécité ou la passivité générale, et sévir sur des quantités d’opprimés. (J’ai évoqué un cas institutionnel, mais j’en ai connu bien d’autres ; du reste, tout le monde a connu et connaît des cas publics d’une taille gigantesque.)
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Si toutefois l’on me demande ce qu’il convient de faire dans une institution de soins, lorsqu’un noyautage s’y opère, et compte tenu des dégâts qu’il exerce, ma réponse est simple : il faut cracher le noyau. Ce qui consiste essen tiellement à retrouver la vérité et à la dévoiler. Un certain degré d’intoxication étant inévi table, on aura attendu que les esprits s’éveillent. Car on sait bien que ce n’est pas le poison qui éveille : au contraire, il engourdit. C’est la lumière qui éveille, et elle le fait peu à peu. Le moment venu de lever le rideau sur les préda tions et les méfaits subis, c’est alors que va se produire un mouvement collectif extraordi naire : dans l’ensemble du groupe sain, les par ticipants, éclairés, en sont éblouis. Le poids des secrets imposés se lève. L’effet est collectif et ne manque pas de faire songer à la levée d’un refoulement : les souvenirs se pressent en masse, les confidences se rejoignent, les faits s’ordonnent, les significations longtemps étouf fées surgissent comme après une levée d’écrou. Ce n’est pas exactement que les souvenirs eus sent été refoulés ; plutôt dirait-on qu’ils étaient tenus en réserve, ou sous le boisseau, tant dans l’esprit de chacun que dans le moi collectif. Toujours est-il qu’on assiste à la reconstruc tion d’une histoire, et cela, une fois encore, n’est 107
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pas sans évoquer le processus même de la décou verte psychanalytique : car ce ne sont pas seu lement les faits qui se découvrent, mais, plus important encore, les liens qui les réunissent se révèlent. (Et c’est en vertu de ces découvertes que j’ai pu relater quelques-uns des agissements que l’on a pu lire - mais il y en aurait de quoi faire un livre.) Et les noyauteurs ? demandera-t-on. Eh bien c’est fort simple : leur jeu étant déjoué, les noyauteurs se sont retirés. Et les noyauteurs s’étant retirés, les vérités se sont pressées avec d’autant de force, d’évidence... et d’allégresse. (Bon ! dira-t-on encore : le noyau s’en est allé. Mais qu’en est-il advenu ? Qu’est-il advenu de ses œuvres et de ses pompes ? - Eh bien, à part ce travail-ci, rien...) Final
Je trouve mieux à faire que de résumer ce chapitre. Repensant à ce qu’on vient de lire, je m’interroge. J’ai employé dans ces pages toutes les res sources de l’observation clinique, voire de l'indi gnation vécue. Pour aider le lecteur à déjouer, si besoin était, les pièges de la perversité ? Certes. Mais ce n’est pas tout. Car en fin de compte et
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en dernier ressort, je me demande quel est l’ultime secret de ces noyaux pervers. Jetant un regard sur le chemin parcouru, il me semble enfin l’apercevoir. Le secret des noyaux pervers, c’est qu’ils se fondent sur une sorte de délire : un délire de grandeur, qui cependant n’apparaît pas sous des dehors délirants. Le sentiment de toute-puis sance et d’invulnérabilité qui anime les agents du noyau pervers est bien plus qu’un fantasme : c’est une intime conviction ; elle est irraison nable, inébranlable, délirante. Mais si l’essence est délirante, les modalités d’application pragma tique sont précises et socialement ajustées : serait-ce une des formes cliniques de la folie ? Mais quoi de plus déroutant pour l’esprit qu’une folie si minutieuseument et trompeuse ment travestie ? Et si gravement antithérapeutique ? Et si radicalement antipsychanalytique ?
APHORISMES
La femme du manche Rare, très rare si dans une institution de soins il ne se trouve pas une femme en coulisse (habile et bien placée) pour essayer de mettre la main sur le manche du pouvoir.
Le secret des noyaux pervers Les manœuvres d’un noyau pervers ne seraient-elles en fin de compte que les agisse ments (socialement assez habiles) d’un délire à deux ou à trois ? Animales... « C’est un bien grand malheur que de prendre pitié pour des semblants de brebis qui ne sont que hyènes déguisées. » (La Rochefoucauld)
NOTES
Regards sur le noyau dans l’individu Ce n’est pas chez l’individu que la notion du noyau est la plus pertinente ; ce n’est pas à lui que nous l’appliquons ; toutefois c’est au regard de l’individu qu’elle a d’abord été cliniquement décrite. D’où l’utilité de cette brève incursion. S’agissant d’un individu, on parle de noyau pour désigner une composante de la personna lité (par exemple hystérique ou psychotique) de prime abord inapparente mais invariable ; non pas vraiment refoulée mais recouverte par des strates ou sédiments de défense qui la cachent ; fortement défendue, et par conséquent d’accès difficile ; fortement organisée, et par conséquent agissante. En secret, le noyau dirige la person nalité qui est centrée sur lui ; le moi s’en défend ; il le répudie peut-être ; mais il y tient : double raison pour s’en défendre et le dissimuler par des formations réactionnelles. 111
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Le noyau est dans la personnalité comme une place forte qui se veut inviolable ; il n’apparaît à nu que lorsque se brise la couverture défen sive : alors le moi se trouve dangereusement « exposé », menacé par la dépression, ou, pis encore, par la désorganisation. Le noyau est évidemment une structure ; sa notion est structurale. Qui parle de structure pense à l’invariabilité ; aussi bien le noyau peut-il rester caché, et il le reste, cela ne l’empêche pas de durer, et il dure : le secret le protège. C’est dans cette acception que l’on par lera de noyau pervers ou psychotique, chez des sujets qui cependant se défendent vigoureuse ment d’être psychotiques ou pervers : s’ils en ont peut-être la fibre, ils n’en présentent cepen dant pas les traits. Il est évidemment permis d’admettre que tout un chacun possède en son for intérieur son ou ses noyaux, plus ou moins divers, plus ou moins actifs. Il est vrai que je n’ai jamais été un grand adepte de la notion de structure (je préfère les notions de processus et d’organisation), mais elle ne mérite guère plus la désaffection d’aujourd’hui que l’engouement d’hier. Aussi bien lorsque je décris la paranoïa « dormante » (latente ou cryp tique) aurais-je aussi bien pu parler de noyau paranoïaque : je ne l’ai pas fait.
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NOTES
La notion structurale individuelle présente un grave défaut conceptuel : sa rigidité. Je ne crois pas qu’en la circonstance la biologie animale et végétale ait fourni à la clinique psychanalytique une métaphore digne de confiance. Ne laissons pas des ombres en suspens : sou venons-nous que c’est dans une acception diffé rente que Nicolas Abraham et Maria Torok parlent de noyau, en contraste avec l’écorce et en rapport avec la « crypte ». (On sait que ces auteurs ont un faible pour les « images qui parlent », et je serai le dernier à m’en plaindre.) Écorce et noyau : surface et profondeur, manifeste et caché. La crypte, c’est le réceptacle d’une incorporation, qui est l’incorporation d’un objet perdu, un objet dont la perte est intolérable, le deuil impossible, et l’intériorisation ratée. La crypte est comme une coque interne ; l’objet encrypté une sorte de mort-vivant. Personne, enfin, ne prendra pour un noyau ce « vrai self» dont Winnicott a si bien montré qu’il est enfoui tel un trésor au creux le plus secret des plis des « faux self».
Au terme de ce parcours préliminaire, quel ques conclusions se sont imposées à nous : - La notion de noyau comme structure indi viduelle est à utiliser avec prudence en raison de sa rigidité.
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LES PERVERSIONS NARCISSIQUES
- Entre la structure, la crypte et le « vrai self », les différences apparaissent telles que l’on doit se garder de toute assimilation hâtive. - Ces diverses configurations présentent une propriété commune : le secret ; toutes, en effet, visent à rester inviolables. Une telle propriété s’est pleinement retrouvée dans le noyau pervers de groupe ou de famille.
Éclairage en retour sur le noyau individuel Nous avons précédemment tiré, quant au noyau de groupe ou de famille, quelques leçons de l’étude du noyau individuel. Se pourrait-il qu’en échange notre présente étude éclaire la clinique du noyau individuel ? Telle est bien la certitude qui maintenant s’impose à nous. On a accoutumé de considérer que le noyau (de structure) perdure dans la psyché à l’abri de l’influence des « couches » qui le recouvrent et le défendent ; c’est lui, le noyau, qui, sans se laisser atteindre, ne cesse d’exercer une influence profonde et souterraine sur l’ensemble de la vie psychique.
Exemples : 1. D’énormes défenses de type obsessionnel sont dressées contre un « noyau psychotique » très redouté par le moi.
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2. Une submanie habituelle est mobilisée sans cesse pour faire barrage à l’irruption d’un « noyau dépressif ». Couverture obsessionnelle et couver ture maniaque s’évertuent à défendre le moi contre l’irruption psychotique ou la plongée dépressive qui le menacent Rien ne fera plus lour dement obstacle a la cure analytique que la résis tance exercée par ces boucliers défensifs. Et si jamais ils se rompent d’un coup, le moi se décom pose.
Cette dimension, nous l’avons retrouvée dans le groupe ou la famille. Le pressentiment qui court est que, si le noyau est découvert, l’unité collective est rompue : fracture et dissolution. La devise, s’il en était une, serait qu’avec le noyau la vie est difficile, mais que sans noyau elle serait perdue. Mais ce que l’étude du noyau de groupe ou de famille nous a montré de surcroît et à l’évi dence, c’est qu’il est, ce noyau, non seulement soutenu, mais en quelque sorte nourri par le milieu où il s’est formé (un peu à la façon dont un embryon se nourrit de la substance de l’œuf où il se développe). En va-t-il de même pour le « noyau » indivi duel ? Se peut-il qu’en secret il soit alimenté par les strates sous lesquelles il s’abrite et sur les quelles il opère en secret ? Pour peu que l’on
LES PERVERSIONS NARCISSIQUES
songe à l’économie, la réponse nous paraît évi
demment positive. Sans les ressources qu’il tire
de ces strates et à travers elles, le noyau ne pour rait que dépérir. Il y a là, comme dans le groupe
(mais avec moins d’évidence), une véritable nécessité économique. Entre l’« écorce » et le « noyau » s’établit alors un cercle vicieux écono
mique. Reprenons, pour plus de simplicité, l’un des exemples que nous avons précédemment évoqués. La submanie protège de la dépression pro fonde. Bien. Le malheur est qu’elle entretient à son tour une déperdition constante : en se croyant riche, le maniaque se ruine. Psychique ment l’hypomane n’absorbe rien : il centrifuge, essore, vide ; il fait le vide. Ainsi la dépression profonde se trouve-t-elle incessamment confirmée et renforcée : la conviction s’impose que personne ne donne rien, et que la vie n’est qu’un gouffre. La dépression se nourrit du vide entretenu par la couverture submaniaque sous laquelle elle s’abrite. On le sait en effet : c’est de vide — et ce n’est
pas seulement de malheur — que la dépression se nourrit. C’est ainsi qu’à la lumière du fonctionnement
des noyaux pervers de groupe ou de famille, je crois pouvoir affirmer que les « noyaux » individuels,
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NOTES
du moins les plus pathologiques, se nourrissent aux dépens et au travers des écorces défensives qui les abritent et qu 'ils manoeuvrent.__
Dernière remarque : si nous allons non pas des familles aux individus, mais au contraire des familles et des groupes aux sociétés et aux peu ples, nous apercevrons sans peine que ceux-ci peuvent être affamés par les noyaux pervers qu’ils nourrissent et qui les manœuvrent. Encore faut-il que le dictateur pervers ait su insuffler au peuple la conviction que sans lui (le dictateur) il (le peuple) perdrait son âme... La stratégie du coucou Selon la légende bien connue, et plus préci sément d’après des travaux très minutieux poursuivis par deux ornithologues éthologistes britanniques, Nicolas Davies et Michael Brooke1, la femelle du coucou, dans ses menées prédatrices, opère avec une précision qui pour rait faire pâlir d’envie n’importe quel praticien du noyautage pervers. 1. Nicolas Davies, Michael Brooke, « La coévolution du coucou et de ses hôtes », Pour la science, 161, 1991, p. 90-97.
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LES PERVERSIONS NARCISSIQUES
Elle pond un œuf, ne le couve pas, le met à couver dans le nid d’une autre oiselle ; là va naître son oisillon ; celui-ci se comportera dans la couvée adoptive comme un parasite absolu. Dans cette façon d’occuper et de parasiter un nid déjà fait et en « état de marche », dans cette façon d’exploiter une organisation existante et fonctionnante, on reconnaît la manière dont les noyaux pervers s’installent dans des « fromages » dont ils comptent bien se nourrir.
Le coucou ne parasite pas n’importe quel nid : ses prédilections, selon les régions, vont à des rouges-gorges, aux rousserolles effarvattes, aux accenteurs, fauvettes et bergeronnettes. Ces oiseaux vont être bernés. On se gardera cepen dant de les prendre pour des idiots. Car la mère coucou prend d’incroyables précautions. L’œuf qu’elle va pondre (un seul) sera de la couleur et à peu près de la taille de ceux du nid qu’elle convoite. Elle est donc spécialisée, elle pond à point nommé, et à toute vitesse : dissimulée dans les feuillages des environs, elle attend que la femelle à berner quitte son nid un bref instant afin de se dégourdir les ailes ; alors elle fonce, pond aussitôt son œuf, prélève à la place un des œufs existants, qu’elle emporte et qu’elle mange, et s’envole ; ni vu, ni connu, l’embrouille est
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NOTES
précise à la seconde et au millimètre près. Tout cela est parfaitement calculé : le coucou ne pond qu’un œuf et n’en prélève qu’un ; il ne faudrait pas commettre la moindre erreur de temps ou de nombre, la femelle à berner ne s’y tromperait pas. De même le noyau pervers ne peut-il prendre pied que sous les dehors du banal, de l’ordinaire et de l’identique : il doit tout faire pour passer d’abord inaperçu, pour se fondre dans l’ensemble. Ainsi, et ainsi seulement, ne sera-t-il pas d’emblée rejeté : une infiltration ne débute jamais par un coup d’éclat.
L’oisillon coucou va naître. Il est taillé pour grandir beaucoup plus et beaucoup plus vite que les oisillons légitimes. Il poussera ceux-ci hors du nid et restera seul. Il dévore, sans cesse réclame à manger, et la femelle complètement bernée ne cesse de le nourrir ; bientôt, il la dépasse en taille : elle le nourrit encore et tou jours. Monstrueux bébé. La duperie va si loin que le coucou une fois adulte, conservant la mémoire précise de l’espèce dont il a été l’hôte parasite, ne choisira que celle-là pour y pondre son œuf, poursuivant ainsi le cycle de la prédation. 119
LES PERVERSIONS NARCISSIQUES
Beaucoup s’étonnent et même s’indignent de ce qu’un oiseau par ailleurs aussi « précis » que la bergeronnette ou la rousserolle se laisse à ce point berner. Quelle complaisance stupéfiante, pour une monstrueuse supercherie ! L’explication me paraît pourtant simple : dès lors qu’il éclot dans le nid, et de ce fait même, l’oisillon est irrésistiblement adopté. Il porte une empreinte (imprint) indélébile, qu’aucune étrangeté ne saurait plus effacer. (Que l’on songe ici aux oies nouveau-nées, adoptant pour mère le premier être vivant qu’elles rencontrent : un robuste savant autrichien, par exemple...) De même en va-t-il, ici encore, pour les noyaux pervers. Leurs composants auront été préalable ment adoptés dans et par un milieu qui se montre suffisamment accueillant pour délivrer un capital de confiance familière. Les prédations et dégâts qu’ils se mettent peu à peu à commettre seront longtemps tolérés et longtemps ne seront pas reconnus. Et bien des maux auront été commis avant que ne s’efface la marque adoptive. Pour avoir moi-même eu à éradiquer quelque élément de noyau pervers qui avait pourtant
commis des dégâts, j’ai pu mesurer la force qu’il faut dégager pour se déprendre de quelqu’un que l’on avait adopté comme un familier (... et qui
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NOTES
en aura, tel un coucou, usé, mésusé et abusé à son profit).
Mais qu’on ne se décourage pas. D’après les dernières nouvelles, la rousserolle serait en train de perfectionner ses conditions de ponte à un point de complexité tel que « son » coucou se découragerait enfin de la parasiter...
Folie à deux et noyau pervers
Un domaine (un de plus) où se touchent psy chose et perversité est celui de la folie à deux. S’il est à peine utile de rappeler que le terme même (l’un des rares que les travaux de langue anglaise aient repris tel quel) connote la préva lence du délire, il n’est pas inutile de signaler que le couple délirant n’est pas loin de fonc tionner à la façon d’un noyau pervers. On sait traditionnellement que les partenaires de la folie à deux se trouvent dans des positions diffé rentes : l’un est actif et dominant, l’autre est docile et dominé. Il y a chez l’un plus de vigueur délirante, et plus de complaisance chez l’autre. L’un est halluciné, délirant par nécessité et convaincant par besoin ; l’autre est interprétant et convaincu par intérêt ; les bénéfices primaires du délire sont prévalants chez le premier, et chez l’autre ce sont les bénéfices secondaires. 121
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Cette complémentarité bien connue a été récemment rappelée par Trémine. D’une façon assez intéressante, cet auteur compare le duo du délire à deux avec le duo de l’escroqueur et de l’escroqué : ainsi se rapproche-t-on de la dyna mique des couples pervers. Le duo délirant par tage avec un noyau pervers la propriété d’être soudé par le narcissisme. Toutefois, comme on a pu l’apercevoir, ce n’est pas, de part et d’autre, au même niveau que le narcissisme entre en jeu : plus vital chez l’un, il est plus avantageux chez l’autre. La soudure narcissique est si forte au sein du duo qu’il semble clos, emmuré, ce qui donne en fin de compte la configuration d’un noyau, qui contre-investit globalement le monde extérieur. Le duo tend à vivre en autarcie, rejetant le monde externe, qui est pro jectivement vécu comme persécuteur. Ces diverses modalités sont toutes évocatrices du noyau pervers. À une différence près, qui est essentielle : c’est que le duo délirant apparaît moins manipulateur que le noyau pervers tel que nous l’avons décrit : le duo s’autosuffît, il ne cherche pas, comme le noyau pervers, à se nourrir aux dépens de l’entourage. Mais entre ces organisations voisines et à plu sieurs égards apparentées, il est très probable qu’existent des configurations intermédiaires.
TABLE
Note de l’éditeur ........................................
7
PRÉSENTATION ........................................................
11
Les perversions narcissiques .................................................. Le mouvement pervers ...........................
13
CHAPITRE PREMIER.
13
Du « moment » perversif à la perversion pleine : un éventail, 13. - Une propul
sion : séduction narcissique et défense « trans-agie », 15. - Deuil, clivage et pro
jection. Trois évictions, 16. — Trois pas, pour plusieurs visées, dans une seule tra jectoire, 17. - Le mouvement pervers entre son apogée et sa chute, 19. - Défi
nition, 20.
De la perversion narcissique .................. Préambule, 21. — Degrés et destins, 24. — Sources de perversion narcissique, 28.
123
21
LES PERVERSIONS NARCISSIQUES
- Traits de perversion narcissique, 30. -
Une perversion pour disqualifier, 33. L’objet de la perversion narcissique, 35.
- Parole et vérité dans la perversion nar cissique, 37. - Contre-transfert et thé rapie, 40.
La pensée perverse .................................. Compléments cliniques ..........................
43 51
Sur la paranoïa, 51. - La folie narcis sique, 59. — Simples mouvements perversifs, 66.
Aphorismes .............................................. Notes ......................................................
70
73
Question de dosage, 73. - « En habits de lumière » (G. Diatkine), 73. - L’avanta geux et la phalloïde, 75. - « Caractérose »
perverse, 76. - Une esthétique du féti chisme ?, 78. - Sur le surinvestissement des mots, 79. — Terrible évocation :
tueurs en série, 80. - Manipulations parano-perverses, 82. - Banditisme et narcissisme, 83.
Les noyaux pervers ............ Présentation ........................................... Organisation ..........................................
CHAPITRE II.
Constitution, 89. — Ressorts, 91.
124
85 85 88
Développement .......................................
93
Actions centripètes (ou attractives), 94. — Actions centrifuges (ou répulsives), 97.
Les procédés et les fins ...........................
100
Effets, 101. - Fins, 104. - Terminaisons, 106.
Final ...................................................... 108 Aphorismes .............................................. 110 Notes ...................................................... 111 Regards sur le noyau dans l’individu, 111.- Éclairage en retour sur le noyau
individuel, 114. - La stratégie du coucou, 117. - Folie à deux et noyau pervers, 121.
Achevé d'imprimer par Corlet, Imprimeur, S.A. -14110 Condé-sur-Noireau N” d’imprimeur : 187360 - Dépôt légal : février 2017 - Imprimé en France
Quel est le secret du pervers narcissique ? A-t-il une vie intérieure ? Comment agit-il ? Est-il toujours seul ? Que ne supporte-t-il pas ? Si l’on parle aujourd’hui de la perversion narcissique, c’est grâce à Paul-Claude Racamier. Le premier, il en a révélé l’exis tence et décrit le fonctionnement dans ces pages puissantes et imagées d’où émerge un être glaçant, homme ou femme, qui adopte la stratégie du coucou pour se débarrasser de sa propre souffrance.__ Paul-Claude Racamier (1924-1996), psychiatre et psychanalyste, spécialiste reconnu des psychoses, est l’auteur de trois livres chez Payot : Le Génie des origines, Un psycha nalyste sans divan, et Les Schizophrènes.
ISBN : 978-2-228-90779-8