Les liens sociaux numériques 2200626959, 9782200626952

La question du lien social constitue un enjeu contemporain majeur de nos sociétés. Quelle sont la place et le rôle des d

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French Pages 352 [353] Year 2021

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Les liens sociaux numériques
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Les liens sociaux numériques

LES LIENS SOCIAUX NUMÉRIQUES

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Sous la direction de

Olivier Martin et Éric Dagiral

LES LIENS SOCIAUX NUMÉRIQUES Préface de François de Singly Postface de Patrice Flichy Avec les contributions de : Yaëlle Amsellem-Mainguy, Valérie Beaudouin, Marie Bergström, Vincent Berry, Dominique Cardon, Caroline Datchary, Nathalie Dupin, Cédric Fluckiger, Pierre Mercklé, Delphine Moraldo, Dominique Pasquier, Anne-Sylvie Pharabod, Christophe Prieur, Élise Tenret, Marie Trespeuch, Benoît Tudoux, Samuel Vansyngel, Élise Verley, Arthur Vuattoux, Vinciane Zabban

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Collection SOCIOLOGIA

© Armand Colin, 2021 Armand Colin est une marque de, Dunod Éditeur, 11 rue Paul Bert, 92240 Malakoff ISBN : 978-2-200-62695-2

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Sommaire Préface. Simmel et les connexions numériques.......................................... par François de Singly Introduction. Une sociologie des faits sociaux technicisés pour analyser des liens sociaux contemporains........................................ par Olivier Martin et Éric Dagiral

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PARTIE I

LES DYNAMIQUES DES LIENS PRIVÉS 1. Quand internet transforme le lien familial : une enquête dans la France populaire rurale.................................................................................................... par Dominique Pasquier

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2. Exposition de soi et de « sa » sexualité à l’adolescence : pratiques, normes et représentations............................................................................... par Yaëlle Amsellem-Mainguy et Arthur Vuattoux

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3. Quand les relations entre adolescents, en présence et en ligne, dérapent : des « embrouilles » au (cyber)harcèlement............................. par Nathalie Dupin

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4. Se déconnecter pour mieux se connecter. L’ancrage écologique de l’ordre moral de l’interaction en montagne................. 95 par Caroline Datchary, Pierre Mercklé, Delphine Moraldo et Benoît Tudoux

PARTIE II

LES ACTIVITÉS DE SOCIABILITÉ, CRÉATRICES DE LIENS 5. Ce que le numérique fait aux promenades : publics, usages et pratiques ordinaires de Pokémon Go.................................................. par Vincent Berry et Samuel Vansyngel

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6. Sortir avec des inconnus grâce à internet : une manière de se faire des amis ?..................................................................................................................................... 143 par Anne-Sylvie Pharabod 7. Devenir étudiant, quels liens sociaux pour entrer dans une technicité numérique à l’université ?..................................................... 159 par Cédric Fluckiger 8. Collectifs d’amateurs en ligne : produire de la connaissance et du lien social...................................................................................................................................................... 179 par Valérie Beaudouin

PARTIE III

LES PLATEFORMES ET DISPOSITIFS DE MISE EN RELATION DES INDIVIDUS 9. Le temps d’une rencontre. Les usages sexuels des applications et des sites de rencontres.............................................................. 201 par Marie Bergström 10. Internet et l’honneur des tricoteuses : valorisation sociale et marchande d’une pratique féminine............................................................................ par Vinciane Zabban

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11. « Des jobs où tu veux, quand tu veux »… à quel prix ? Les étudiant·e·s face aux plateformes d’emploi................................................. 235 par Élise Tenret, Marie Trespeuch et Élise Verley 12. La sociabilité peut-elle s’exhiber dans l’espace public numérique ?................................................................................................................................................................ 261 par Dominique Cardon et Christophe Prieur Conclusion......................................................................................................................................................................... 281 par Olivier Martin et Éric Dagiral Postface. « Une sociologie de l’hybridité ».............................................................. 287 par Patrice Flichy Bibliographie....................................................................................................................................................................... 301 Présentation des auteur·e·s......................................................................................................................... 331 Table des figures et des tableaux......................................................................................................... 339 Table des matières..................................................................................................................................................... 341 6

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Préface Simmel et les connexions numériques François de Singly

Ce livre peut être lu de plusieurs manières, c’est son charme. La première pourrait ne retenir, à la suite de l’excellente « Introduction » d’Olivier Martin et d’Éric Dagiral, que les propositions méthodologiques pour pratiquer une recherche sociologique centrée sur les relations technicisées. La seconde – sur laquelle cette préface souhaite insister – examine surtout ce qui différencie ou non les liens numériques des autres liens. Pour reprendre une analogie de Georg Simmel, « il faut d’abord que les choses soient les unes hors des autres pour être ensuite les unes avec les autres » (1909, souligné par l’auteur). Prendre l’option du « pont » (dans ces quelques pages) plutôt que celle de la « porte » revient non à nier la spécificité des relations numériques, mais à rendre possible la comparaison des deux rives. « L’état de scission » – première lecture – peut être préféré si on cherche à découvrir un nouvel univers des sciences sociales, pas toujours bien connu des sciences sociales, celui des études fines des usages des techniques. « L’état de liaison » – seconde lecture – peut être choisi si, au contraire, on cherche à établir des ponts avec la littérature sociologique traitant des relations sociales, écrite antérieurement à l’arrivée des technologies numériques, ou à côté. Pour se rendre compte si ce rapprochement est utile, on en restera, dans les limites de cette préface, à Georg Simmel. Dans « Le croisement des cercles sociaux », il reprend à sa façon la réflexion sur le lien social, initiée par Ferdinand Tönnies dans Communauté et société (1887). 7

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Ce dernier tente de caractériser les transformations des liens en Occident selon deux idéaux-types, la communauté et la société. Il a une vision pessimiste de ce passage, tout comme Émile Durkheim qui le cite. Les deux regrettent les liens communautaires, moins fragiles que les liens sociétaires, électifs ou contractuels : « Tandis que l’État s’enfle et s’hypertrophie pour arriver à enserrer assez fortement les individus (…) ceux-ci, sans liens entre eux, roulent les uns sur les autres comme autant de molécules liquides » (1897) – Zygmunt Bauman empruntera ce terme de « liquide » pour caractériser la période contemporaine (par exemple Bauman, 2004). Durkheim, en se centrant exclusivement sur la perte, en oublie de souligner la naissance de nouveaux liens. Simmel, lui, ne conclut pas du déclin de l’enracinement la perte de tout attachement. Il décrit les deux temps du changement, avec « le passage de l’association fondée sur l’appartenance géographique commune à l’association moderne suscitée par une communauté d’intérêts idéels ou matériels » (Simmel, 1999a, 407). Il est possible d’établir un premier pont entre cette proposition et Les liens sociaux numériques. Les nouvelles technologies de communication continuent ce mouvement de déracinement, par exemple avec les sites de rencontre. Déjà, dans Naissance de la famille moderne, pour Edward Shorter, la bicyclette permit « aux individus une mobilité suffisante pour… aller faire leur cour plus loin » (1977, 131), échappant aux contraintes du nombre restreint de partenaires participant aux veillées. Les sites ou applications ne font pas que permettre une plus grande zone d’exploration ; ils participent à une sexualisation accélérée de la relation. En effet, on est loin des rencontres pendant le bal où les propositions de danse étaient volontairement équivoques : « civilités ou avances, formes vides ou formes pleines » pour autoriser un désengagement aisé (Bozon, Héran, 1988). Sur les sites, aux précisions sur la présentation de soi, s’ajoutent des intentions amoureuses et sexuelles, nettement plus explicites (cf. Marie Bergström, chapitre 9). La liberté de circuler dans l’espace matériel ou virtuel a pour corollaire le fait de trouver une ou des personnes qui partagent les mêmes goûts que soi, ce que Simmel souligne en insistant sur de nouvelles formes de communautés qui deviennent électives. Ainsi, les forums de discussion en ligne « constituent une innovation pour le fonctionnement des groupes sociaux. Pour la première fois, des individus distants partageant un même centre d’intérêt pouvaient échanger des informations, s’organiser et s’entraider à distance… Les passionnés des sujets les plus exotiques [peuvent] trouver un collectif auquel se rattacher pour échanger sur leurs pratiques » (cf. Valérie Beaudouin, chapitre 8). 8

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Préface

Ce qui est intéressant dans cette création de groupes sur internet, ou sur des plateformes de jeux, c’est la dimension paradoxale du processus d’individualisation. En effet, l’individu se sent reconnu personnellement dans ces échanges pour une pratique, une recherche d’informations, une passion. Ce n’est pas pour conforter son identité statutaire, professionnelle, scolaire ou familiale, que l’individu recourt à de tels dispo­sitifs, c’est pour se sentir conforté dans quelque chose qui relève de son expression personnelle. Mais en même temps, cette ­reconnaissance est souvent anonyme, on ne connaît pas et on ne connaîtra pas les visà-vis. Un pseudo peut suffire pour créer une relation basée sur un intérêt commun. L’individualisation ainsi comprise crée en quelque sorte une société anonyme ! Le mode de construction d’un soi personnel en est, en partie, transformé, puisque l’intimité telle qu’elle était entendue n’existe plus, sans pour autant prendre la forme qui s’est aussi beaucoup développée de l’extimité (Tisseron, 2003 ; cf. Yaëlle Amsellem-Maingy et Arthur Vuattoux, chapitre 2). Cette reconnaissance d’un trait personnel n’entraîne pas nécessairement le besoin de se connaître de visu : à l’adolescence, lorsque les jeunes échangent « avec des personnes en ligne sans les connaître auparavant, la rencontre en face n’a eu lieu que dans de très rares cas » (cf. Nathalie Dupin, chapitre 3). L’important est le partage « d’affinités de loisirs (jeux vidéo, musique, dessin), à travers des chats, des forums, des salons de discussion ou des applications dédiées, constituant une communauté de pratiques » (idem). Cela confirme la propo­sition de Simmel : « Contrairement au lien géographique [à ce niveau, le collège ou le lycée relèvent de cette logique spatiale] ou à n’importe quel lien établi sans la participation du sujet, le lien librement choisi va en règle générale mettre en œuvre la nature réelle de celui qui choisit, et de cette façon, les groupes vont s’établir sur la base de relations objectives, c’est-à-dire situées dans l’être des sujets » (Simmel, 1999a, 409). Toutes les techniques permettent d’accroître le nombre de groupes ou de cercles auquel un individu appartient et se reconnaît. Pour Simmel, ces appartenances multiples contribuent au « développement de l’individualité ». Il faudrait d’un point de vue méthodologique réfléchir à la création d’une nouvelle variable qui serait une approximation du nombre de ces appartenances, ce qui n’est pas simple car ces groupes sont, pour une part, très informels et non inscrits dans la durée. Mais même si Robert Castel n’y pensait pas quand il proposait sa distinction entre les individus « par excès » et les individus « par défaut » (Castel, 2009), on peut penser que l’excès renvoie non aux richesses économiques, mais à la multiplication des cercles sociaux dont 9

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s’entoure éventuellement l’individu. Il ne s’agit pas d’analyser, comme Luc Boltanski (1973), le cumul des positions spécifique aux classes supérieures. Il s’agit d’appréhender ce qui « donne à l’individualisation de croître à l’infini » (Simmel, 1999a, 424) : il est impossible de définir un individu « dans son individualité quand on le range sous un concept général [ou une catégorie sociale] en fonction de l’une de ses qualités » seulement (Simmel, 1999a, 416). Reste encore, et toujours en suivant Simmel, à savoir comment sont combinés ces cercles d’appartenance : sont-ils « plutôt juxtaposés que concentriques » (Simmel, 1999a, 420) ? Plus précisément, « l’empilage des liens », augmenté du fait des offres associées aux techniques numériques, conduit-il, ou non, à un accroissement de la juxtaposition et de l’indépendance des appartenances entre elles, ce qui aurait pour effet là encore d’accroître l’individualité. Cette distinction permet de différencier les usages numériques selon l’âge : « L’adolescence a pour particularité de voir se superposer jusqu’à se confondre les cercles amicaux et scolaires – correspondant aux cercles professionnels des adultes (…), les cercles tendent cependant à se dissocier au fil du temps » (cf. Nathalie Dupin, chapitre 3). C’est cette forme de dissociation des appartenances, associée à un assez grand nombre, qui engendre « une individualité différenciée » (Simmel, 1999a, 420). L’analyse des embrouilles entre adolescents montre bien l’envers ou le prix de ce qu’appréciait Durkheim, être bien tenu par des cercles qui se recoupent c’est aussi être plus fragile, plus dépendant des autres. La vulnérabilité dépend des liens, non seulement définis par leur nombre, mais aussi par la manière dont ils sont combinés. Elle provient encore de l’absence d’honneur propre à tel ou tel cercle. Pour Simmel, un cercle est soudé s’il a développé « un “honneur” particulier… de telle sorte que si l’un de ses membres est déshonoré ou offensé, tous les autres membres auront le sentiment d’avoir perdu un peu de leur propre honneur » (Simmel, 1999a, 432). De son côté, Vinciane Zabban, dans le chapitre 10, définit « l’honneur des tricoteuses » davantage dans le registre de la reconnaissance publique de cette activité et des femmes qui la pratiquent. Est-ce que les cercles virtuels engendrent la production d’un honneur, défini comme une forme d’esprit de corps ? Il semble que non, au moins pendant l’adolescence, il faut l’intervention de certains « tiers », n’appartenant pas au cercle, souvent des adultes, des parents, des conseillères d’éducation, etc. (cf. Nathalie Dupin, chapitre 3), pour qu’une certaine régulation s’opère et que les atteintes personnelles de l’un de ses membres soient réparées. On sait que Simmel est particulièrement sensible aux fonctions du « chiffre trois dans une relation », 10

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Préface

notamment celle du « tiers comme juge impartial » (Simmel, 1999c). La résolution des embrouilles confirme ce rôle (même si tous les tiers ne jouent pas ce jeu).

...

Si les techniques numériques favorisent les associations suscitées « par une communauté d’intérêts », idéologiques, pragmatiques, culturels, alors ces techniques tendent à développer davantage la forme d’individualisme qui conduit à distinguer les individus plus que l’autre forme d’individualisme, selon Simmel (1999b), celui qui « valorise ce qui est commun aux hommes » (pris dans le sens général). Toujours dans les termes de Simmel, l’individualisme germain l’emporterait sur l’individualisme latin, plus universel (1989), ou encore « l’individualisme de la dissimilitude » sur « l’individualisme de la similitude » (1999b). Le lien social reposerait donc moins sur une conception partagée, quasi universaliste, de l’humanité (« l’homme tout court » ou « l’individu abstrait », pour Simmel) et plus sur des regroupements, des cercles reposant sur la diversité individuelle. La lectrice ou le lecteur ne manquera pas d’effectuer des rapprochements avec les débats sur la société française contemporaine, avec d’un côté la critique des effets de l’abstraction universaliste et de l’autre la tentation du fractionnement particulariste. La place grandissante des liens connectés parviendra-t-elle à maintenir un certain équilibre entre les deux modalités de l’individualisme (germain ou latin), et donc en conséquence entre les deux conceptions du lien (plus concret ou plus abstrait) ? Les usages des dispositifs numériques semblent favoriser une translation d’un type de lien à un autre. Pour reprendre à un autre niveau, l’analogie de Simmel avec la porte et le pont, si ces techniques accroissent les relations en construisant de nombreuses pièces, elles ne communiquent pas pour autant mieux entre elles. En effet, il peut y avoir une augmentation des relations, associées aux dispositifs techniques, qui n’ont pas pour effet d’éviter, ce que craignait Alexis de Tocqueville, un certain repli sur soi, sur ses goûts, sur ses pratiques préférées, sur ses idées, ou, pour reprendre les termes de Simmel, un certain repli sur de petites communautés d’intérêt. L’étude des usages des dispositifs techniques mène à celle de leurs fonctions sociales.

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Introduction

Une sociologie des faits sociaux technicisés pour analyser des liens sociaux contemporains Olivier Martin et Éric Dagiral

Pour la sociologie, il est difficile d’ignorer les dimensions techniques des faits qu’elle souhaite étudier. Peut-on concevoir une analyse des activités et des relations de travail dans un atelier sans saisir les places et fonctions des objets techniques, des machines, des organisations spatiales façonnées par les contraintes matérielles (Dodier, 1995) ? Peut-on imaginer faire une analyse sociologique du travail dans une organisation sans saisir les rôles joués par l’écriture et le crayon, puis la correspondance et la dactylographie (Gardey, 2008) ? Ou encore rendre compte d’une journée de travail sans envisager la place prise par les transports collectifs ou la voiture, la montre et la métrologie, dans la coordination qui sous-tend le quotidien (Caron, 1997 ; Chandler, 1977 ; Kula, 1984 ; Martin, 2020 ; Studeny, 1995) ? Les termes employés pour désigner ces techniques sont nombreux : certains parlent d’outils, d’instruments, mais aussi de choses (Thévenot, 1994), d’objets (Conein et al., 1993 ; Kaufmann, 1997), ou encore de dispositifs (Beuscart, Peerbaye, 2006 ; Dodier, Barbot, 2016). Dans tous les cas, ces termes renvoient à des dimensions matérielles comme immatérielles des pratiques sociales. Cette introduction ne vise pas à 13

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revenir sur l’ensemble des différentes configurations sémantiques – et leurs ancrages – utilisées en sciences sociales pour désigner les assemblages d’outils, de techniques, de pratiques et de représentations associées (Pickering, 1993). Il s’agit plutôt de souligner l’intérêt à appréhender de façon générale les faits sociaux comme des « faits sociaux technicisés », en particulier pour analyser les liens sociaux contemporains. Depuis plusieurs décennies maintenant, les travaux en sociologie, anthropologie et histoire des techniques ont amplement illustré l’enchevêtrement des faits sociaux avec les dispositifs techniques. La technique se trouve être à la fois co-constitutive d’une gamme très vaste de faits sociaux. Et la technique, les objets et les dispositifs qui l’incarnent sont également un fait social, une production sociale (Bijker, Hugues, Pinch, 1987 ; Bijker, Law, 1992 ; Oudshoorn, Pinch, 2003). Plusieurs termes ont été proposés et utilisés pour désigner les situations où se mêlent du social et du technique, de l’humain et du matériel, du « culturel » et du « naturel » (Latour, 1991 ; Descola, 2005 ; Lemonnier, 2012). Nous pensons notamment aux termes d’« actants », d’« acteur-réseau », de « traduction », de « socio-technique » présents dans les recherches francophones (Akrich, Callon, Latour, 2006 pour une synthèse ; Flichy, 1995), et développés dans un contexte largement anglo-saxon à partir des années 1980 – et souvent désignées par l’expression Science & Technology Studies (STS). Si le succès et la fécondité heuristique de ces termes sont manifestes, force est de constater que leur enseignement dans les cursus de formation universitaire de sociologie et de sciences sociales en France demeure bien souvent limité : tantôt destiné à des élèves ingénieurs, tantôt circonscrit à des enseignements de spécialisation avancés. Bien qu’un ensemble de domaines de la sociologie thématisent de façon croissante l’articulation entre société et technique (classiquement la sociologie du travail, la sociologie économique ou de la culture…) nous faisons l’hypothèse que les dimensions techniques peinent à trouver une juste place au sein d’analyses socio­ logiques qui tendent parfois à définir « le social » et ses caractéristiques par contraste avec ce qui serait irréductiblement technique. Pour notre part, tout en héritant de ces traditions et de leurs apports incontestables, nous préférons parler de « faits sociaux technicisés » pour qualifier cette intrication. Cela conduit à considérer que les faits sociaux sont, très probablement et dans leur immense majorité, des « faits sociaux technicisés » : des dispositifs techniques interviennent, d’une manière ou d’une autre, dans les pratiques sociales, dans les interactions, dans les comportements individuels comme collectifs. Cette proposition nous semble être en mesure de refléter des aspects conçus comme 14

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Introduction

essentiels : ces termes réaffirment la posture sociologique, tout en incitant à ne pas oublier les aspects techniques qui peuvent intervenir dans les faits sociaux. Elle nous semble en mesure de surmonter ce qu’on peut appeler l’embarras de la sociologie « devant les techniques, alors même qu’elle est née dans une période où les transformations sociales, économiques et politiques devaient beaucoup aux transformations techniques et scientifiques » (Dagiral, Martin, 2017, 4). L’expression permet aussi de ne pas glisser vers une analyse techniciste des techniques et de bien replacer les techniques dans les contextes sociaux de leur production et de leur utilisation. On ne vise pas une analyse spécifique des techniques, mais bien celle des faits sociaux fussent-ils technicisés. Dans cette perspective, partir des faits sociaux implique aussi de considérer pleinement les activités sociales de production des techniques elles-mêmes. Le fait de produire un dispositif technique particulier constitue lui-même un fait social technicisé. L’expression «  fait social technicisé  » permet de bien exprimer plusieurs propriétés fondamentales, en partie directement issues de la conception la plus courante des « faits sociaux » dans la tradition sociologique d’inspiration durkheimienne. En premier lieu, les faits sociaux se présentent en tant que contraintes auxquelles les individus ne peuvent échapper, et dont bien souvent ils héritent. En second lieu, un fait social est le produit collectif des activités des mêmes individus, indissociable d’une « conscience collective ». Troisièmement, les faits sociaux, notamment technicisés, participent à l’édification des sociétés. De manière paradoxale, la prise en considération des aspects techniques des faits sociaux sera aboutie, achevée, lorsqu’on pourra oublier l’adjectif « technicisé » et qu’on pourra simplement parler de faits sociaux en étant certain que les dimensions techniques ne sont pas oubliées. Pour l’instant, la présence de ce terme nous semble constituer une incitation et un rappel utiles. La perspective développée ici est une invitation à faire davantage se rencontrer la sociologie des sciences, des techniques et de l’innovation, avec la sociologie des autres faits sociaux et les problématiques majeures de la sociologie (par exemple celles relatives aux inégalités, stratifications, etc.). Cela suppose de considérer que la sociologie des techniques ne se cantonne pas aux frontières (et aux objets d’étude) de la sociologie des sciences et des techniques et de la sociologie de l’innovation (sociologie des lieux et des acteurs de l’innovation, de la recherche, de la science, de l’industrie). Il ne faut pas écarter ces aspects (en particulier, pour nous, tenir compte des aspects liés aux processus d’innovation, d’étudier la conception et ses acteurs) mais aussi suivre durablement ces 15

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techniques dans les pratiques sociales ordinaires, une fois qu’elles sont sorties des enceintes et contexte sociaux de leur émergence/conception première, de ces moments où leur médiatisation et leur visibilité sociale sont les plus fortes. Et cette exigence est d’autant plus forte qu’on a affaire à des techniques à diffusions très larges, quasi omniprésentes dans toutes les couches et catégories des populations (outils de communication et d’information ; outils numériques…).

Pour une analyse des interactions et liens sociaux intégrant les techniques La nécessité de prendre en compte les faits sociaux technicisés dans les analyses sociologiques (comme anthropologiques et sociohistoriques) est d’autant plus forte que les techniques occupent une place essentielle dans nos interactions sociales, aussi bien dans la sphère professionnelle que dans les espaces privés – sans même évoquer les périodes de télétravail intensif et de croissance de la sociabilité en ligne en raison des crises sanitaires contemporaines. À la manière d’autres gammes de techniques mentionnées plus haut, peut-on imaginer faire une analyse sociologique des dynamiques familiales sans saisir les rôles joués par les techniques de communication, du téléphone jusqu’aux réseaux socionumériques (Jochems, Balleys, Martin, 2018) ? Ou, autre exemple, est-il possible d’étudier la vie de jeunes lors de leurs séjours en colonie de vacances sans prendre en compte les usages de leurs téléphones pour interagir avec leurs amis de collège ou de lycée, pour maintenir des liens à distance (Morand, 2020), et de manière plus générale pour enquêter sur une grande variété de pratiques sociales des jeunes (Pasquier, 2020) ? Bon nombre de nos interactions, de nos échanges, de nos discussions, de nos conversations et des liens que nous activons avec autrui sont (partiellement au moins et parfois de manière dominante) portés par des techniques : courriers et courriels, téléphones et terminaux, réseaux sociaux et réseaux matériels, écrans et claviers, micros et caméras, écrans tactiles de visualisation et de saisie, émetteurs et récepteurs, etc. Les approches nées dans la sociologie des sciences et des techniques ont bien montré à quel point les individus, les groupes d’individus, les dispositifs, les techniques sont reliés et interdépendants (la notion d’« acteur-réseau » incarne très bien ce constat). Ces infrastructures techniques participent à la fabrication d’un écosystème dense, au sein duquel s’inscrivent et se déploient des collectifs, des pratiques et les 16

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Introduction

biographies des individus, en interaction étroite avec des normes, des standards et des quantifications (Bowker, Star, 1999 ; Martin, 2020). Les métaphores anciennes du réseau et de la toile prennent ici un sens concret : les comportements, les usages et les événements s’inscrivent dans ces infrastructures, qui imposent donc leur marque, sans être entièrement déterminantes. Les techniques et d’autant plus les infra­ structures qui les portent sont largement invisibles : l’utilisateur d’un téléphone mobile ne voit pas les réseaux d’antennes et de câbles qui rendent possible ses communications ; l’usager lançant une requête sur un moteur de recherche ne voit pas l’ensemble des ressources mobilisées qui produisent les réponses qu’il obtient ; etc. De ce point de vue les techniques en jeu dans nos pratiques sociales – parmi lesquelles les techniques d’information et de communication – ne sont pas de simples outils permettant de répondre à un besoin ponctuel et circonscrit, ou de résoudre une question pratique : nos techniques sont liées les unes aux autres ; l’action de l’une en active plusieurs autres. Ainsi, « lorsque les liens tissés par le fonctionnement d’objets techniques prennent une ampleur suffisante, on peut dire des humains qu’ils vivent dans des sociétés technicisées. Avec cette notion j’entends désigner deux faits simultanés : les réseaux techniques ont acquis une extension suffisamment grande pour que la solidarité technique constitue un fait socio­ logique majeur ; les humains continuent à vivre en société, ou ont le souci de maintenir cette forme de lien » (Dodier, 1995, 343). Les interrelations et interdépendances nées des grandes infrastructures de réseaux de communication et d’information, d’énergie ou de transport, produisent de la solidarité, qu’on peut qualifier de « solidarité technique ». Cette notion de « solidarité technique », forgée pour exprimer les interdépendances présentes dans les chaînes de fabrication ou dans les ateliers (Dodier, 1997), s’étend aux infrastructures numériques de communication et d’information (Bowker, Star, 1999). Il s’agit d’un prolongement des notions durkheimiennes de solidarité mécanique et organique. Cette dimension technicisée des liens et des faits sociaux a longtemps constitué sinon un point aveugle, du moins un parent pauvre des sciences sociales, plongeant Émile Durkheim dans l’« embarras » au point de reléguer largement une dimension de solidarité pourtant identifiée par ses soins (Dagiral, Martin, 2017). Ni la solidarité organique ni la solidarité mécanique ne font une place explicite et consciente aux techniques. Ces analyses croisent ici, de manière intime et fondamentale, les questionnements sociologiques majeurs sur les liens sociaux et le statut des individus liés (Singly, 2003 ; Martuccelli, 2017). Dans la préface 17

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à cet ouvrage, François de Singly revient justement sur la manière dont Tönnies, Durkheim et surtout Simmel pensent les sociétés en s’interrogeant sur ce qui fait société et fournissent des cadres théoriques pour penser les différents types de liens sociaux. On ne peut pas ne pas considérer qu’une partie importante des fils qui relient les individus se concrétisent dans des techniques, pas plus qu’on ne peut penser le lien en le dissociant des grandes formes d’appartenances des individus. La technique contribue bel et bien à faire société, à constituer du lien social, des liens sociaux. Ces liens sociaux ne se limitent pas aux dimensions de communication associées aux techniques ; les techniques forment également des solidarités de choix collectifs et politiques qui leur sont associés, de solidarités à l’égard de « biens communs », de solidarités de type « patrimonial », ou encore de solidarités gestionnaires. En ce sens, si les faits sociaux sont technicisés, les liens sociaux le sont eux aussi dans une large mesure. Le présent ouvrage entend contribuer à décrire et analyser les rôles du numérique dans la production des liens sociaux contemporains, et la place des techniques numériques parmi un large éventail de ces formes d’appartenances. Les liens sociaux numériques semblent ainsi tout à la fois s’ajouter, à travers leur déploiement dans des pratiques et des usages pluriels et singuliers, et se fondre parmi l’étude des liens familiaux, des sociabilités amicales ou des relations professionnelles. L’analyse des faits sociaux technicisés peut donc emprunter plusieurs voies, selon qu’on cherche à embrasser l’ensemble des dispositifs et des techniques reliées dans les dynamiques sociales générales, ou selon qu’on souhaite saisir leurs places dans des situations circonscrites. En soulignant dans cet ouvrage la place des techniques, et singulièrement celle des techniques d’information et de communication, c’est leur place et leur rôle dans la production des liens sociaux qui se trouvent ainsi mis en évidence. Cet ouvrage s’intéresse donc aux « liens sociaux numériques », aux liens sociaux accompagnés, portés, manifestés dans des techniques numériques (téléphone, informatique, internet, plateformes de réseaux sociaux…). Il fait suite à un précédent ouvrage collectif, L’ordinaire d’internet, qui soulignait à quel point internet a intégré notre quotidien, nos pratiques banales et communes, nos routines au point que nous l’oublions (Martin, Dagiral, 2016), ainsi qu’à d’autres travaux déjà rassemblés sous le thème des « liens sociaux numériques » (Dagiral, Martin, 2017). L’internet est devenu tellement familier qu’il est, pour partie, quasi-invisible tout en paraissant, de façon simultanée, omniprésent 18

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pour d’autres personnes. C’est d’ailleurs un des défis (méthodologiques, empiriques comme théoriques) que de parvenir à saisir des techniques et des infrastructures de communication qui sont tellement ordinaires qu’elles en deviennent presque invisibles, quasi imperceptibles, tout en suscitant une attention parfois considérable, y compris empreintes de déterminisme technique ou de médiacentrisme. En tout cas, quelle que soit la variabilité de leur visibilité et des regards portés sur les faits sociaux techniques, ces infrastructures et ces outils relèvent fort souvent de l’infra-ordinaire, au sens de « ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel » (Pérec, 1989, 11 ; Certeau, 1980 ; Lefebvre, 2013). Penser les faits sociaux technicisés, c’est aussi chercher à faire surgir ce qui est enfoui car devenu trop habituel, ce qui est façonné par des techniques et des dispositifs devenus invisibles à force d’être communs et banals.

Comment faire ? La première chose à rappeler est que toute démarche d’enquête en sociologie s’inscrit, quels que soient les terrains abordés et les problématiques formulées, dans le cadre général de la sociologie, de sa manière spécifique de construire ses objets de recherche, de ses méthodes d’investigation et de conceptualisation, bref des exigences du métier de sociologue. Le souci porté aux aspects techniques ne doit pas faire oublier que la sociologie des faits technicisés est une sociologie à part entière (Martin, 2013). En particulier, la nécessité d’une rupture ou en tout cas d’une vigilance critique vis-à-vis des savoirs immédiats et des représentations ordinaires est d’autant plus nécessaire que les techniques sont toujours accompagnées de discours chargés d’imaginaire, de promesses de transformation et de paroles révolutionnaires – notamment de la part des services marketing, des industriels, des opérateurs privés ou publics. Cela vaut pour tous les effets de mode, les discours véhiculés par les termes de « révolution » ou encore de « génération » technologique, comme pour tous les discours accompagnant le renouvellement des productions et produits techniques. Enfin, bien entendu, cela vaut aussi pour bon nombre de représentations communes instaurant par exemple une distinction entre des univers « virtuels » et les pratiques « réelles », entre le monde en ligne numérique et les réalités d’inter­ actions d’où le numérique aurait totalement disparu. 19

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Une fois rappelée la nécessité d’intégrer les dimensions techniques dans l’analyse sociologique, reste à s’interroger sur la façon de faire. Comment procéder ? Quelles sont les postures épistémologiques et principes méthodologiques nécessaires ? A minima, quels sont les travers ou les pièges à éviter ? Commençons par cette dernière question, probablement plus simple que les précédentes. Il nous semble nécessaire de rappeler, au moins de manière brève, trois pièges dont il faut se préserver.

Trois pièges à surmonter pour une analyse des faits sociaux technicisés Le premier piège est celui de l’hypothèse d’un déterminisme technique radical, qui consiste à réduire le rôle des techniques à des contraintes objectives incontournables, imposant une loi univoque aux pratiques sociales, tout en étant le fruit d’une logique de développement propre (étanche aux contextes sociaux, historiques et culturels). C’est ce piège qui se referme sur les sociologues et historiens des techniques qui font du développement technique le principal voire l’unique acteur du cours des événements sociaux et historiques. C’est ce piège qui peut faire croire que l’arrivée du téléphone portable a brusquement imposé sa loi en modifiant de manière uniforme les comportements de toutes et tous, qu’il a réorganisé les modalités d’interaction sociale pour les soumettre aux logiques et possibilités qu’il incarne. Le deuxième piège est l’inverse du premier : il pousse à adopter l’idée d’un déterminisme social des techniques. Celles-ci sont conçues comme étant la résultante des besoins sociaux, comme le reflet direct et non ambigu des attentes sociales. Selon cette perspective, les dispositifs techniques ne constituent que le prolongement des mécanismes sociaux. Par exemple, le téléphone ne serait que la réponse aux besoins de communication entre individus : il ne ferait que répondre à cette attente générale, commune pour tous les individus, et n’aurait aucun autre effet que celui recherché en pleine lucidité. Il n’aurait rien modifié qui ne soit déjà présent dans les pratiques et mécanismes sociaux. Cette façon de voir conduit par exemple à n’envisager les usages des techniques seulement comme des révélateurs directs et non ambigus de faits sociaux, sans jamais s’interroger sur d’éventuels effets propres et sur des rôles contraignants spécifiques. Et même en admettant que « la technique n’est que du social solidifié », autrement dit que les techniques ne sont que des cristallisations de pratiques et besoins sociaux, la question de leur effet se pose : si la technique est une forme de solidification 20

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et de cristallisation du social, est-on certain que celle-ci présente toute la malléabilité et la souplesse nécessaires pour suivre les transformations permanentes du social ? N’y a-t-il pas nécessairement des frictions et des tensions entre du social cristallisé dans un contexte historique et culturel particulier et ainsi devenue « technique », et l’utilisation de cette technique dans d’autres contextes historiques ou culturels (notamment lorsque les techniques circulent, s’exportent…) ? À supposer que les techniques soient profondément déterminées par le social, comment peuvent-elles s’adapter à des sociétés et des cultures fort variables ? Le troisième piège est celui concevant l’espace des faits sociaux et celui des faits techniques comme deux espaces étanches l’un à l’autre. Chacun d’entre eux évoluant, dans cette perspective, selon une logique propre. L’interaction entre ces deux univers surgit lorsque les individus puisent dans le réservoir des techniques les dispositifs dont ils ont besoin. L’univers des techniques est conçu comme une simple boîte à outils, au service du social et des individus. Et le rôle des techniques se limiterait à rendre service aux acteurs, à leur simplifier la vie, sans influencer le cours des événements sociaux. Trente ou quarante ans de travaux en histoire et sociologie des techniques obligent à ne pas se satisfaire de ces manières de penser la relation entre les techniques et les faits socio-historiques. Le défi est bien identifié : parvenir à penser cette relation sans réduire celle-ci à l’une de ces trois manières de voir. Il n’est toutefois pas suffisant d’identifier les pièges ou les travers : encore faut-il essayer de formuler des principes « positifs ».

Cinq points d’attention : inclusion, non-séparation, indétermination, non-neutralité, intrication de la matérialité et de l’immatérialité Il nous semble possible d’énoncer cinq principes qui, sans prétendre relever l’ensemble du défi, permettent d’orienter les démarches d’enquête et d’analyse sociologique. Il ne s’agit pas tant de solutions clés en main qu’il s’agirait d’appliquer aveuglément, mais de guides devant servir à orienter le regard sociologique, à la fois dans la phase de l’enquête et celle de l’analyse. Il nous semble important que les sciences sociales n’hésitent pas à expliciter leurs postures empiriques, méthodologiques et épistémologiques pour participer à la construction de leur assise scientifique. Notre propos n’est pas, à la manière de David Bloor (1983) et Harry Collins (1981), de fonder ou refonder un nouveau domaine, comme ils ont pu vouloir le faire dans les années 1970 à propos de la sociologie 21

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de la connaissance scientifique. L’ambition est plus modeste puisqu’il s’agit essentiellement : 1°) d’expliciter des postures méthodologiques et épistémologiques que nous jugeons nécessaires à l’analyse des faits contemporains et qui ont déjà été mises en œuvre dans bon nombre de travaux en sociologie des techniques et du numérique ; 2°) de les soumettre à la discussion collective pour parvenir à construire collectivement une démarche d’analyse des faits sociaux technicisés, un état d’esprit méthodologique pour guider les enquêtes de terrain et l’analyse des données d’enquête ; 3°) d’inciter à un déplacement des regards et des approches (et non à une révolution des regards et des approches). Nous estimons le chantier encore ouvert et notre propos n’est pas de prétendre le clore en fournissant une épistémologie et une méthodologie définitives. Chacun à leur manière, sans que le respect de ces principes ait été une contrainte imposée en amont à chacun des travaux présentés dans l’ouvrage, ces différents principes trouvent des illustrations dans les douze chapitres. Nous saisissons le cadre de cette introduction pour expliciter et proposer une désignation de ces cinq principes : principes d’inclusion, de non-séparation, d’indétermination, de non-neutralité, d’intrication de la matérialité et de l’immatérialité. Le premier principe est, tout simplement, de ne pas ignorer les dimensions techniques, c’est-à-dire les inclure dans les analyses socio­ logiques. Ce principe, dit principe d’inclusion, consiste à incorporer les objets et les dispositifs techniques, dans les observations, les entretiens ou les questions – ce terme ne renvoie pas, ici, aux enjeux et politiques de participation de chaque individu à la vie sociale, culturelle, politique et économique (quelles que soient les positions et faiblesses de l’individu). Ce principe d’inclusion, que nous pourrions aussi appeler principe d’intromission, semble énoncer une évidence, mais il ne faut pas négliger notre aptitude à ne pas tout voir, à ne pas bien voir – à la manière d’enquêteurs qui ne verraient pas les terminaux (téléphone, ordinateur, tablette) dans un travail consacré aux chambres de jeunes, et minoreraient donc la place des relations à distance dans la vie des adolescentes et adolescents. Chaque chapitre de l’ouvrage est évidemment une illustration de l’application du principe d’inclusion. Sans volonté d’exhaustivité, citons par exemple le chapitre 10 (par Vinciane Zabban) sur les pratiques de loisir, et spécifiquement celles du tricot : pour comprendre le renouvellement de ces pratiques et la manière dont les tricoteuses font « communauté », il est indispensable d’inclure l’analyse des plateformes d’échange qui servent à la fois de réseau d’échanges et de conseils, d’espace marchand en ligne et d’espace personnel pour 22

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que chacun puisse suivre ses projets. Ce principe d’inclusion doit s’appli­ quer dans toute circonstance, tant les outils numériques sont omniprésents. C’est ce qu’illustre bien le chapitre 4 (par Caroline Datchary, Pierre Mercklé, Delphine Moraldo, Benoît Tudoux) : même dans les situations se présentant comme des moments de déconnexion, par exemple les randonnées en montagne, les outils de communication ne peuvent pas être ignorés et participent à la dynamique de la randonnée, même si leur recours est dé-routinisé à flanc de montagne. Le deuxième principe est de ne pas séparer ce qui serait proprement technique et ce qui serait proprement social (principe de non-­ séparation) : la sociologie doit embrasser l’ensemble de ces réalités et les analyser simultanément, avec les mêmes outils sociologiques, dans le même geste théorique et empirique. Ce principe indique également qu’il ne faut pas conduire d’analyse séparant trop strictement les outils de communication les uns des autres. Ceux-ci sont largement entrelacés : les échanges entre deux conjoints ou bien entre un enfant et un de ses parents peuvent conduire à utiliser à la fois les fonctions d’appels vocaux sur un portable, les fonctions de messages écrits, une application de chat sur une tablette et un logiciel de messagerie sur ordinateur. N’étudier que l’une ou l’autre de ces techniques, c’est ne voir qu’une partie des échanges et des manières dont le lien se vit entre les deux interlocuteurs. La prise en compte de l’entrelacement et des continuités des techniques et des pratiques (Cardon, Smoreda, 2014 pour une synthèse) est une nécessité. Et d’une certaine manière elle ne constitue qu’une forme de déclinaison du constat de l’existence de l’inter­ dépendance ou d’interrelation des infrastructures techniques. Pour comprendre les dynamiques des embrouilles, plus ou moins sérieuses et durables, entre lycéens et lycéennes, il est indispensable de saisir les relations qui se nouent entre eux et entre elles, aussi bien dans l’enceinte du lycée, dans les lieux de sorties et de sociabilité, que dans les espaces numériques (réseaux socionumériques, interactions en ligne). Le chapitre 3 (par Nathalie Dupin) illustre parfaitement la réalité de l’interpénétration des formes de présence en ligne et hors-ligne. C’est un constat comparable que dresse le chapitre 7 (par Cédric Fluckiger) : en analysant la vie des étudiants dans leur travail universitaire et sur les lieux de leur formation, il montre qu’on ne peut pas comprendre le travail des étudiants « sans se pencher sur sa technicité, depuis le problème d’accès à des prises électriques jusqu’aux relations sociales qui norment les usages des outils de communication, en passant par les opérations cognitives bouleversées par la numérisation des notes et documents de travail des étudiants » (p. 177). Ce principe de non-séparation trouve 23

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une autre illustration dans le chapitre 5 (par Vincent Berry et Samuel Vansyngel) : l’étude des joueurs de Pokémon GO montre bien à quel point les dynamiques imposées par le jeu, sa logique propre et les outils qui permettent d’y jouer (smartphone), s’entremêlent avec les logiques de la sociabilité amicales, familiales ou de rencontre. Le jeu « s’ancre dans diverses activités sociales au point d’en devenir indissociable et invisible » (p. 122), tout en réorganisant ces activités sociales (notamment de promenade et de déplacement dans les espaces publics). Et de manière générale c’est aussi ce que souligne la postface de Patrice Flichy qui réfléchit à l’hybridité entre « le numérique et le social » : « les rapports sont tellement étroits entre les activités humaines et le numérique que l’on ne peut plus savoir ce qui est humain et ce qui digital. Le numérique n’est donc pas extérieur à l’homme, il ne s’impose pas à lui, car l’un et l’autre se construisent ensemble. Les frontières entre des mondes sociaux différents s’effacent, apparaissent alors des pratiques hybrides » (p. 289). Le troisième principe affirme qu’il y a toujours une flexibilité dans l’usage, dans les formes d’appropriation : les manières dont la technique va s’insérer dans les attitudes et comportements sociaux ne sont pas déterminées par avance, d’autant plus que les techniques sont parfois conçues pour être évolutives (pensons aux mises à jour sur les applications ou aux périphériques qui viennent s’ajouter progressivement à un dispositif central). Ce principe d’indétermination trouve de nombreuses illustrations dans les travaux consacrés au téléphone. Songeons par exemple à l’incertitude qui entourait initialement le téléphone portable : allait-il être un outil avant utile pour une communication individualisée ou pour une communication en itinérance (Heurtin, 1998) ? Et les concepteurs de la messagerie textuelle sur les téléphones avaient-ils pensé que cette technique deviendrait le service SMS au succès commercial retentissant avant de s’intégrer pleinement dans nos manières ordinaires de communiquer (Taylor, Vincent, 2005) ? Et parmi les inventeurs ayant contribué au développement du téléphone filaire au xixe siècle, combien imaginaient que ce dispositif permettrait à des dirigeants ou hommes d’affaires de profiter d’un don d’ubiquité en dirigeant leurs affaires tout en étant dans leur résidence secondaire, leur permettant ainsi d’être à la fois en famille et au travail (Flichy, 1991, 124) ? Ce principe d’indétermination permet d’incarner l’idée que les individus ne sont pas (nécessairement) passifs : ils peuvent inventer des manières d’utiliser les dispositifs techniques à leurs propres fins. C’est le cas des personnes engagées dans des combats féministes qui peuvent se saisir du web pour faire émerger de nouvelles manières de porter 24

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leur parole et de mobiliser autour de leurs combats (Jouët, Niemeyer, Pavard, 2017). Inversement certains usages ou effets anticipés voire souhaités ne sont pas confirmés dans les pratiques réelles des individus. Ce principe permet de rendre compte de la capacité d’adaptation et de la créativité des individus : ils inventent des usages et des manières de faire qui leur conviennent, en fonction de leurs valeurs, de leurs compétences, de leur position sociale, de leurs capitaux, de leurs socialisations, de l’écologie de leurs activités, et de leur façon de concevoir le lien social. Il permet en effet de rendre compte du fait que les individus ne s’approprient les dispositifs qu’en lien avec un contexte social et culturel particulier. C’est ce qu’illustre particulièrement bien le chapitre 1 (par Dominique Pasquier) qui montre précisément à quel point les usages de la plateforme Facebook, ses possibilités de publier, de commenter, d’écrire des textes ou de poster des images, ne sont pas du tout imperméables aux origines sociales des individus : dans les milieux populaires, Facebook joue par exemple « un rôle de caisse de résonance pour réaffirmer la centralité du lien familial » (p. 42) et est approprié « comme un réseau de l’entre-soi censé préserver l’intimité familiale » (p. 49). Ces usages sont ceux d’autres catégories de population qui s’en servent pour explorer de nouveaux horizons relationnels et aller à la rencontre d’inconnus. Une autre illustration du principe d’indétermination est fournie par le chapitre 6 (par Anne-Sylvie Pharabod) : les plateformes de rencontres amicales permettant à des inconnus de partager des activités, des loisirs ou des sorties constituent des dispositifs de mise en relation qui déterminent et cadrent très peu les modalités, formes et attendus de la rencontre. Les inconnus qui « sortent » ensemble à travers ces dispositifs ont beaucoup à inventer et à négocier ; et ils peuvent à tout moment se retirer de ces plateformes, qui constituent finalement un champ ouvert à des profils et à des attentes très diversifiés. Notons enfin que ce principe doit être vu comme une manière de prendre en compte plusieurs constats issus des travaux en histoire et sociologie des techniques. Le premier constat est qu’une nouvelle technique tend à s’ajouter aux techniques existantes sans que ces dernières disparaissent pour autant. Elles sont simplement réinventées, réajustées, réinterprétées. Le deuxième constat est qu’il existe des rétro­actions quasi-permanentes entre les individus, les groupes sociaux et les techniques, entre les individus et les choses : les individus, leurs capacités d’action et leurs « compétences » sont coconstruites par les choses et les techniques. Les pratiques de communication, de mobilité, de mémorisation des individus se forgent en lien avec des techniques jusque dans des dimensions d’incorporation. Les techniques de communication 25

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et d’information participent en outre centralement à produire et rendre visible des connaissances sur les sociétés elles-mêmes (en cela, elles ne se limitent pas qu’aux interactions des individus et des objets, des individus entre eux ; elles concourent à rendre visible l’idée même de société – en conscience et en réflexivité –, à en proposer des représentations en partie indépendamment des expériences concrètes des individus). Enfin, ce principe d’indétermination permet d’intégrer le constat que les usages prévus par les concepteurs et conceptrices lors des processus d’innovation ne sont pas nécessairement ceux qu’en feront les utilisateurs.trices, et que ces usages peuvent aussi évoluer dans le temps. Le quatrième principe affirme que les techniques ne se diluent pas entièrement dans le social et qu’elles ne sont ni neutres ni transparentes (principe de non-dissolution ou de non-neutralité) : elles ont un effet ; elles jouent un rôle structurant ; elles déplacent des pratiques et les attitudes – tout en n’imposant pas de schéma unique, conformément à ce que le principe précédent énonce. L’arrivée du téléphone portable au sein des lieux d’accueil d’enfants placés dans le cadre de programme d’aide sociale à l’enfance a par exemple transformé les rôles de chacun, a modifié la place des éducateurs, et a pu réintroduire la présence des parents dans des espaces dont ils sont normalement exclus. Le téléphone a produit une « configuration nouvelle qui déplace le rôle de tiers » (Potin, Henaff, Trellu, 2018, 194 ; 2020). De manière plus générale, on ne peut que constater la capacité des portables à rendre possibles des liens qui, sans eux, seraient beaucoup plus difficiles voire impossibles à maintenir ou à activer de manière régulière : c’est le cas dans les prisons (Amsellem-Mainguy, Coquard, Vuattoux, 2017), lors des vacances en colonies (Morand, 2020), en situation de migration (Diminescu, 2002), de garde alternée (Céroux, 2014) ou d’hébergement dans un internat. Plusieurs chapitres de l’ouvrage fournissent également des illustrations de ce principe de non-dissolution. Le chapitre 2 (par Yaëlle Amsellem-Mainguy et Arthur Vuattoux) montre bien que les outils de partage et d’exposition de soi en ligne participent directement aux sociabilités adolescentes et à leurs expériences de la sexualité : ces outils encouragent « le partage d’une plus grande intimité » et déterminent « en partie la possibilité de mêler exposition publique sur les réseaux sociaux et échanges privés ou semi-publics (groupes de discussion par exemple) » (p. 70). Les dispositifs techniques façonnent les échanges relatifs à la sexualité et à l’intimité en créant un environnement propice à cela. Le chapitre 9 (par Marie Bergström), également consacré à l’analyse des dispositifs techniques dans la dynamique de la sexualité, souligne que les plateformes de rencontre sont « des lieux 26

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importants de rencontres occasionnelles pour une sexualité non conjugale », qu’elles permettent de « désencastrer la rencontre amoureuse et sexuelle des autres sphères de la vie sociale » et que les « relations nouées via ces services deviennent plus rapidement sexuelles que les relations nouées ailleurs » (p. 214). Ces plateformes jouent un rôle non négligeable, notamment en accélérant l’explicitation des attentes individuelles et en court-circuitant la sociabilité « ordinaire », sans pour autant bouleverser les normes et les attitudes fondamentales en matière de sexualité. Quant au chapitre 11 (par Élise Tenret, Marie Trespeuch, Élise Verley), il souligne bien à quel point les plateformes d’emploi utilisées par les étudiants ont modifié le rapport de cette population à l’emploi : s’ils n’ont pas « révolutionné les activités exercées par la population étudiante », les intermédiaires d’emploi numériques ont déplacé les attentes, les tentations et les espoirs des étudiants, tout en introduisant des formes de travail invisible et se segmentant selon les profils sociaux des candidats à l’emploi. Enfin, le cinquième principe rappelle que les techniques compren­ nent à la fois des aspects matériels et des aspects immatériels qui sont quasi indissociables (principe d’intrication de la matérialité et de l’immatérialité) : les dispositifs techniques sont constitués de normes, de valeurs, de catégories, de principes de décision et de calcul, de règles, de cadres cognitifs, etc., tout autant que de dimensions proprement matérielles (claviers, écrans, touches, boîtes, câbles, circuits, papiers, classeurs, fiches, rayonnages, etc.). Par exemple, les algorithmes, qui semblent être d’essence immatérielle, ne peuvent trouver vie qu’à travers des opérations matérielles, sur des feuilles de papier, dans les lignes de code ou dans des calculateurs électroniques, portés et rendus opératoires dans des terminaux de poche ou de bureau. Le calcul, aussi simple soit-il, fait presque toujours appel à des dispositifs matériels : cailloux, jetons, bouliers, calculatrices mécaniques puis électroniques dotées d’interface pour interagir avec les utilisateurs (clavier, affichage). De la même manière, les nomenclatures et catégories (par exemple toutes celles permettant de classer les individus, les comportements, les marchandises…) sont tout autant des techniques cognitives que des techniques matérielles, reposant sur des listes écrites, des formulaires, des classeurs, des mémoires papiers ou numériques, des mesures et enregistrements. C’est d’autant plus vrai pour les techniques numériques qu’elles recourent massivement à l’écriture, à la fois à travers les codes informatiques qui constituent les programmes et à travers toutes les données qui circulent sous forme de code. Le « réseau téléphonique recèle de l’écrit » (Herrenschmidt, 2007, 462) et, plus généralement, 27

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toutes les techniques de communication s’appuient massivement sur des écrits : messages, courriers et courriels, textes… Les écritures (au sens large : celles des langues, des mathématiques, des langages informatiques) sont probablement les plus belles illustrations de cette intrication de dimensions immatérielles (cognition, pensée abstraite, capacités classificatoires et calculatoires) et de dimensions matérielles à travers les supports d’écriture, stylos, encres, claviers, imprimantes, écrans, mémoires informatiques, livres, bibliothèques, etc. (Goody, 1979 ; Herrenschmidt, 2007 ; Goody, 2018). Le chapitre 8 (par Valérie Beaudouin) et le chapitre 12 (par Dominique Cardon et Christophe Prieur) fournissent des cas de cette intrication du matériel et de l’immatériel : les interfaces des forums de discussions comme les interfaces d’échanges en ligne (sous forme de conversations ou de commentaires) constituent de très bonnes illustrations de cette intrication.

Organisation de l’ouvrage Après la préface de François de Singly et cette introduction présentant l’ambition générale et exposant les cinq principes qui nous semblent nécessaires à l’analyse des faits sociaux (technicisés), l’ouvrage est organisé autour de trois de trois grandes parties. La première partie offre plusieurs études de cas consacrés aux dynamiques des liens privés : Dominique Pasquier analyse la manière dont internet (et spécifiquement Facebook) transforme et fait vivre le lien familial dans les familles populaires et rurales (chapitre 1) ; Yaëlle Amsellem-Mainguy et Arthur Vuattoux étudient les modalités de l’expérimentation de la sexualité et de l’exposition de soi chez les adolescents à travers leurs échanges et leurs sociabilités en ligne (chapitre 2) ; Nathalie Dupin explore les dynamiques des embrouilles entre lycéennes et lycéens dans les deux espaces articulés où celles-ci se déploient (en ligne et en présence) et identifie les mécanismes pouvant transformer les embrouilles en affaires plus graves (chapitre 3) ; enfin, Caroline Datchary, Pierre Mercklé, Delphine Moraldo et Benoît Tudoux examinent les façons d’être ensemble lors des randonnées en montagne, qui sont des contextes incitant à des déconnexions tout en faisant des randonneurs des individus fortement équipés de téléphones, montres, GPS, smartphones utilisés pour prendre des photos… (chapitre 4). La deuxième partie s’intéresse aux activités de sociabilités numériques, qui peuvent activer ou créer des liens : Vincent Berry et Samuel 28

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Vansyngel analysent les pratiques des joueurs et des joueuses de Pokémon GO, qui partagent cette activité avec leur famille, leurs amis, leur partenaire, à l’occasion de balades, et qui peuvent aussi nouer de nouveaux liens sociaux qui se prolongent au-delà du moment ludique (chapitre 5) ; Anne-Sylvie Pharabod se penche sur une plateforme de rencontre amicale, destinée à faire se rencontrer des inconnus pour partager une activité, une sortie ou un loisir, en dehors des cercles de sociabilité ordinaire ou justement parce que ces cercles sont bousculés par une séparation ou un déménagement (chapitre 6) ; Cédric Fluckiger montre comment les étudiants entrent dans de nouveaux liens sociaux, des relations d’entraide, des échanges, des interactions de solidarité, pour apprendre leur « métier d’étudiant » et ainsi « numériser » leurs relations avec l’institution, les liens de travail avec leurs camarades ou encore la relation pédagogique avec les enseignants (chapitre 7) ; et Valérie Beaudouin montre comment les forums de discussion parviennent de longue date à construire de la connaissance partagée mais aussi des réseaux relationnels entre contributeurs ou visiteurs des forums (chapitre 8). Enfin la troisième partie de l’ouvrage propose plusieurs analyses de plateformes et de dispositifs de mise en relation des individus : Marie Bergström analyse les applications et sites de rencontres et notamment leur capacité à court-circuiter la sociabilité « ordinaire » et à faire d’une rencontre en ligne une relation sexuelle (chapitre 9) ; Vinciane Zabban étudie un site dédié à la pratique du tricot et du crochet, qui présente à la fois les caractéristiques d’un réseau social, d’une base de données et d’un espace marchand, et qui crée des liens inédits entre consommatrices, productrices et produits du tricot (chapitre 10) ; Élise Tenret, Marie Trespeuch et Élise Verley s’intéressent aux plateformes d’emploi utilisées par les étudiants pour en saisir la diversité, les traits sociaux de leurs utilisateurs et les inflexions que ces plateformes introduisent dans les rapports des étudiants à l’emploi ou au « petit job » (chapitre 11) ; Dominique Cardon et Christophe Prieur proposent un retour sur l’histoire des dispositifs d’interaction du web et sur la diversité des types de conversation ou commentaire que ces dispositifs ont rendus possibles, entre des internautes qui échangent sans se connaître autour de contenus partagés, et des internautes qui ont des liens d’interconnaissance plus ou moins importants et qui discutent en ligne (chapitre 12). Après une conclusion qui s’arrête sur plusieurs enjeux scientifiques et politiques de la sociologie des faits sociaux technicisés, la postface de Patrice Flichy clôt l’ouvrage, en offrant une réflexion sur l’hybridité. 29

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Chaque chapitre se termine par un encadré donnant quelques conseils bibliographiques permettant aux lectrices ou lecteurs intéressés de prolonger ses lectures (« Pour en savoir plus »). Tous les chapitres comprennent également (à l’exception du chapitre  12) un encadré méthodologique intitulé « Sources, terrains, méthodes ». Les chapitres 6, 8, 9 et 12 sont des publications enrichies et actualisées de textes parus en 2016 dans l’ouvrage L’ordinaire d’internet (Martin, Dagiral, 2016).

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Partie I

Les dynamiques des liens privés

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Chapitre 1

Quand internet transforme le lien familial : une enquête dans la France populaire rurale Dominique Pasquier

« Je m’en sers vraiment comme outil de rapprochement avec mes proches, voilà, je vais pas m’en servir pour tout et n’importe quoi, ma vie privée y’a que eux qui peuvent la voir, je partage un petit cercle de ma vie, une petite boule de ma vie, avec ceux qui ont pas la chance d’être à côté de moi et le temps fait que je peux pas aller les voir tout le temps » (femme, agent d’entretien en intérim, 45 ans).

Les classes populaires sont aujourd’hui connectées : en 2018, 93 % des employés et 83 % des ouvriers déclarent avoir un accès internet à domicile (CREDOC, 2018). Le rattrapage sur les classes moyennes et supérieures est relativement récent – environ une dizaine d’années –, et s’est opéré à la faveur des offres illimitées et du développement du smartphone. Comme l’ont déjà souligné d’autres recherches, c’est moins du côté de l’ouverture des sociabilités que de la transformation des liens sociaux déjà existants que les changements sont les plus intéressants. Dans le cas étudié ici, à savoir une population d’employés des services à la personne et d’ouvriers vivant dans des petites communes françaises (voir l’encadré méthodologique ci-dessous), le lien familial a toujours tenu une place prédominante dans les portefeuilles de sociabilité (Bidart, 1997 ; Schwartz, 1990). Documenté par les travaux classiques sur les classes populaires (Hoggart, 1970 ; Young, Wilmott, 2010), le « familialisme » – qu’on peut caractériser comme une quasi-exclusivité de la famille dans 33

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l’économie relationnelle et la priorité donnée à la cohésion du collectif familial sur les aspirations individuelles –, a été un trait marquant de ces milieux jusqu’aux années 90. Mais la tertiarisation des emplois non qualifiés, la démocratisation scolaire, et l’entrée massive des femmes de milieu populaire sur le marché du travail ont largement contribué à décloisonner cette sociabilité à dominante familiale (Schwartz, 2011). Dans ce contexte, l’arrivée d’internet pouvait avoir un effet d’accélérateur : les outils permettent d’échapper à l’emprise des relations familiales et d’accéder à de nouveaux réseaux sociaux. Ils sont aussi susceptibles d’encourager les pratiques individuelles au détriment des moments collectifs au sein du foyer. La priorité accordée à la famille a-t-elle résisté à cette poussée centrifuge ? C’est la question qui sera posée ici. Elle sera envisagée sous un double aspect : d’une part, la manière dont les outils technologiques ont modifié – ou non – les liens familiaux et les manières de l’exprimer ; d’autre part, la façon dont, au sein des foyers eux-mêmes, se mettent en place de nouvelles formes du vivre ensemble. Sources, terrains et méthodes L’enquête est fondée sur deux types de données recueillies et traitées entre 2015 et 2018 dans le cadre du projet ANR Poplog. 1) 50 entretiens semi-directifs (43  femmes et 7  hommes) auprès d’employé(e)s des services à la personne (aides-soignantes, agents de service hospitalier, auxiliaires de vie dans le cadre de l’aide à domicile en milieu rural), âgés de 22 à 65 ans, ayant un faible niveau de diplôme (seulement 2 ont un niveau bac), résidant en dehors des grandes métropoles, dans des zones rurales et semi-rurales, de trois régions françaises – Centre, Normandie, Aquitaine, Rhône-Alpes. Une partie des entretiens (20) a été réalisée au domicile des enquêtées en passant par des informateurs locaux pour le recrutement des interviewé.e.s : ces entretiens duraient environ 1 h 30 et permettaient d’appréhender de nombreux éléments sur les styles de vie. Les autres ont été conduits dans le cadre d’un stage de formation à la qualification d’auxiliaire de vie avec l’appui des organisateurs de ce stage. Dans ce deuxième contexte, où l’entretien était réalisé pendant les moments de pause, les entretiens duraient en général 45 minutes seulement. 2) 46 comptes Facebook (25  hommes, 21  femmes) recueillis dans le cadre d’un autre projet ANR (Algopol). Ce projet qui portait sur les réseaux Facebook a permis d’aspirer en 2014 – avec le consentement des titulaires et en échange d’une visualisation de leur réseau – les échanges sur les murs de 15 000 comptes Facebook depuis leur création. Les participants à l’enquête devaient remplir un petit questionnaire dans

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Quand internet transforme le lien familial lequel ils renseignaient notamment leur profession et le code postal de leur lieu de résidence. Le lancement de l’enquête par voie de presse et par boule de neige a entraîné une forte surreprésentation des jeunes, des urbains et des diplômés. Sur les 15 000 comptes seulement 600 individus déclaraient exercer la profession d’ouvrier ou d’employé des services à la personne. L’échantillon sélectionné ayant ensuite tenu compte de l’âge (uniquement des 30-50 ans) et du lieu de résidence (communes de moins de 5 000 habitants), le corpus final était de 60  comptes seulement dont plusieurs se sont révélés être des comptes associatifs et non individuels. Au final, le corpus est composé de 46 comptes – ce qui représente toutefois des milliers d’échanges ! – dont les titulaires sont dispersés dans la France entière et sans lien les uns avec les autres. L’analyse a porté sur les liens partagés et le contenu des messages postés sur les murs, le dispositif bloquant l’accès aux échanges privés et aux photos personnelles. Elle a été menée de façon manuelle et qualitative en lisant tous les messages et en ouvrant tous les liens partagés qui étaient accessibles. Nous disposons donc de deux matériaux de nature différente  : les entretiens ont permis de recueillir des récits de pratique et des jugements sur l’arrivée d’internet dans la vie quotidienne. Les comptes Facebook faisaient le récit de la vie de tous les jours, avec des messages souvent courts et beaucoup de liens partagés – panneaux trouvés en ligne, images, vidéos YouTube. Les deux types de données n’éclairent pas de la même façon tous les thèmes. Le rapport à la politique et les problèmes de chômage ou de célibat subi sont par exemple présents dans les comptes Facebook, alors qu’ils n’ont jamais pu être abordés dans les entretiens. Les liens familiaux sont documentés dans les deux matériaux, mais de manière particulière dans chacun. Les entretiens ont permis de travailler la question de la régulation parentale des usages des enfants et les conflits en famille autour d’internet. Les comptes Facebook ont permis d’analyser les panneaux de glorification du lien familial, comme ceux revendiquant au contraire une meilleure reconnaissance du travail domestique accompli par les femmes.

Célébrer la famille Internet, on le sait, a multiplié les moyens de communiquer à distance : en parlant, par écrit ou avec des photos et des vidéos ; depuis un ordinateur, un téléphone ou une tablette ; en mobilité comme de chez soi… Les choix à l’intérieur de cette palette ne sont jamais anodins et disent quelque chose de la force du lien et du sens qu’on veut lui donner (Licoppe, 2002 ; Baillencourt et al., 2007). Tous les internautes 35

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ne partent pas non plus à égalité : comme le soulignait Beaudouin dès 2002, les individus les moins diplômés ont des difficultés à la « prise d’écriture », surtout lorsque les dispositifs demandent une rédaction relativement formelle (Beaudouin, 2002). On peut partir de ces deux constats pour comprendre ce qui se joue au sein de la population enquêtée lorsqu’il s’agit d’entretenir en ligne les liens familiaux. Tout d’abord, force est de noter que la dévalorisation de l’écrit – au profit d’une forte valorisation des interactions de face-à-face dont Bernard Lahire (1993) avait bien montré l’importance dans les milieux populaires – s’est absolument maintenue : le mail est très rarement utilisé pour échanger avec ses proches, twitter est un réseau inconnu, les commentaires sur Facebook ne sont jamais longs et souvent orthographiés phonétiquement, tout comme les textos. Internet est au départ un média d’écrit, mais les internautes qui ont bénéficié tardivement de sa démocratisation ne s’en sont pas emparés sur ce mode : « Ah ça moi j’ai du mal à supporter les personnes qui se parlent par l’intermédiaire de mails ou de messagerie, je supporte pas, moi il faut que j’ai la personne soit au bout du fil soit en face de moi, ah non communiquer comme cela, c’est pas mon truc… J’ai un portable hein, je suis quand même un petit peu au goût du jour ! J’envoie des messages je sais faire, c’est pas le problème hein, mais voilà je suis plus pour parler direct. Plus appeler que… Oui. Le téléphone c’est très bien. Parler c’est bien. Quand on discute entre nous, y’a le ton, y’a la manière dont c’est dit, y’a le regard, y’a la gestuelle… On dit des choses, en fait, sur Facebook, y’a des choses qui sont dites et qui sont prises d’une certaine manière alors qu’elles sont pas forcément dites à la base de cette façon-là, et ça peut partir sur des… malentendus… phénoménal ! (rires) » (homme, 30 ans, aide-soignant).

Préserver l’intensité affective du lien parents-enfants S’il s’agit exprimer à distance un lien fort au sens de Granovetter (1983), la voix est le véhicule privilégié des affects, ou, quand c’est possible, la voix combinée à l’image. Il s’agit bel et bien de transporter les corps quand le face-à-face est impossible (Meyrowitz, 1985). L’histoire est ancienne : les travaux d’Abdelmalek Sayad et al. (1985) montrent que dans la période pré-internet les échanges entre les immigrés et leur famille restée dans le pays d’origine passaient de façon privilégiée par des cassettes audio et des petites vidéos remises à des voyageurs, avant que la baisse des coûts de la téléphonie avec les cartes prépayées ne permette d’utiliser le téléphone fixe comme support d’interactions régulières (Pasquier, 2001). Les propos des enquêtés sont très convergents sur un point : le lien parent/enfant, qu’il s’agisse du lien avec leurs enfants, ou, encore plus, 36

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du lien avec leurs propres parents, demande une mobilisation sensorielle que seul l’échange vocal ou audiovisuel peut assouvir. « Et l’autre jour on a utilisé Skype pour la première fois, et là ç’a été extraordinaire. Je dis “mais on a plus d’écho. J’ai l’impression que je suis chez toi !”, si vous voulez c’était intime quoi, on était avec eux, chez eux, à parler. Comme si on était l’un en face de l’autre, on était même très émus alors on arrivait plus à savoir ce qu’on voulait dire. Et ma fille m’a dit “oh là là ! Maman si j’avais su que c’était aussi bien, y’a longtemps que j’aurais acheté une webcam.” Si, si, je vous dis ça a renforcé les liens de famille, on est moins isolés » (femme, 65 ans, retraitée).

En réalité, les communications à distance ne peuvent jamais complètement assouvir ce lien central entre parents et enfants. Tous les interviewés qui le peuvent, et ils sont nombreux, cherchent à cumuler visites en face-à-face et échanges téléphoniques ou vidéo-téléphoniques. La possibilité de communiquer à distance n’a absolument pas supplanté la nécessité de se voir. Les liens mère-fille apparaissent ainsi particulièrement pris dans ces jeux de superposition des modes d’échange au point de créer, dans plusieurs familles rencontrées, une sorte de relation en continu qui évoque celle que décrivaient Young et Wilmott (2010) dans les années 1950 dans un quartier ouvrier du grand Londres : « Moi et les enfants, on est très soudés ensemble. Ma fille aînée, j’la vois tous les jours ; on s’appelle cinq, six fois dans la journée. Mon fils, moins ; parce que j’sais pas, c’est peut-être le garçon, mais… il passe moins quand même. Et j’ai la petite aussi, la petite, j’la vois tous les jours. C’est moi qui passe tous les jours la voir parce qu’elle a pas de voiture… parce que j’ai besoin de la voir, pis elle, elle a besoin de me voir aussi. J’ai besoin de savoir si tout va bien ! Heureusement que j’ai une petite famille, quand même, que j’ai que trois enfants, que j’en ai pas fait huit comme ma mère ! » (femme, 50 ans, agent de service hospitalier).

Maintenir les liens de parentèle Beaucoup d’enquêtés sont issus de familles nombreuses. Le manque d’opportunités sur le marché du travail en milieu rural et les alliances avec des conjoints ayant d’autres ancrages régionaux, ont contribué à une certaine dispersion territoriale des fratries. Visiblement le lien entre frères et sœurs ne revêt pas le même caractère d’urgence que celui entre parents et enfants : entre les brouilles avec certains et l’éloignement géographique des autres, il n’est pas rare que les échanges soient devenus épisodiques ou se soient même interrompus. Dans ce cas, ni l’idée de se parler au téléphone ni, encore moins, celle de se rendre visite, n’est envisagée. 37

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Il en est de même avec les relations de second degré, les frères et sœurs des parents et leurs enfants. Facebook a visiblement ouvert une voie de ce côté-là. Ce réseau, qui a été adopté par de très nombreux enquêtés, a permis de relancer la machine relationnelle avec certains membres de la parentèle à moindre coût affectif – la génération des grands-parents, plus rarement connectée à domicile, est finalement la grande perdante de ce rattrapage ! L’analyse des 46 comptes Facebook d’ouvriers et d’employés des services à la personne qui constituait le deuxième terrain de cette enquête en a donné une preuve éclatante. Les réseaux « d’amis » qui sont réduits – les 46 titulaires de comptes ont un nombre médian de 66 amis contre 282 à l’échelle de l’ensemble des participants à l’enquête Algopol – sont largement monopolisés par les membres de la famille large. La lecture des messages échangés permet vite de comprendre que les membres de la parentèle constituent la majorité des interlocuteurs, parfois même son ensemble : aux souhaits d’anniversaire ou de bonne année sont répondus des remerciements à des oncles et des tantes, des parrains et des marraines, des cousins et des cousines. Comment expliquer cette centralité de Facebook dans les échanges avec la parentèle plus éloignée ? Tout d’abord, comme le rapportent les interviewées, il est d’usage de toujours accepter en « ami » sur son compte les membres de sa famille, étroite comme large : un refus du premier cercle n’est pas pensable – parents et enfants sont toujours « amis » sur leurs comptes respectifs – ; un refus du second cercle est le signe d’une brouille. Dans les milieux enquêtés, Facebook est un réseau familial et non professionnel : les demandes des collègues sont d’ailleurs triées au peigne fin et très souvent écartées. Mais c’est aussi que l’intensité de l’expression du lien est modulable. Le dispositif offre des raccourcis utiles comme le bouton « j’aime » qui évite de répondre au message ou au lien partagé. Dans les 46 comptes analysés, la plupart des messages reçoivent en retour nettement plus de like que de commentaires (« j’vais mettre des “j’aime” plutôt que des commentaires, en fait. J’mets ““j’aime”, “j’aime”, “j’aime”, ça va plus vite. J’vais aimer pour lui dire : bah même si j’te le marque pas, j’ai bien vu »). Le lien sur Facebook peut se résumer à un simple souhait d’anniversaire – la date est signalée par le dispositif – pour signifier que le lien existe toujours, même s’il est activé a minima. On n’a pas coupé le contact, mais on envoie un signal faible : « J’ai de la famille sur Paris, des cousins que je vois pas souvent, on se voit peut être une fois tous les deux ans, donc on se souhaite bon anniversaire, ou si on sait que y’a quelqu’un… si les parents sont malades, je vais plus facilement demander des nouvelles que téléphoner, c’est vrai que c’était pas des personnes avec qui on 38

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Quand internet transforme le lien familial s’appelait souvent, c’est vrai que c’est plus facile pour communiquer oui, avec la famille qui est loin » (femme, aide-soignante, 45 ans).

On peut aussi utiliser Facebook comme un moyen de ne pas se perdre de vue au sens premier du terme : on ne verra pas grandir les enfants de ces frères et sœurs qu’on ne fréquente plus, mais on peut suivre leur vie en ligne à travers les photos qui sont mises sur les murs des comptes : « Facebook aussi, ce qui a, c’est que moi, j’ai des nièces que je connais pas bien. Parce que bon, on n’est pas très proches avec les frères et soeurs, et bah je suis amie avec mes nièces. Donc j’arrive à voir le style d’amis qu’elles ont, euh voilà, comment elles sont dans leur quotidien. Là, j’ai une de mes petites nièces qui s’est fiancée, j’ai su par Facebook qu’elle se fiançait. Voilà. Et vous lui avez mis un commentaire ou… ? Bah je lui marque “j’aime” ou euh… “t’es belle”, ou “trop jolie”. Elle, elle me connaît pas plus que ça non plus, hein ! Elle sait que je suis sa tante, mais voilà. Et c’est des gamines, elles savent que… je les demande en ami, elles m’acceptent. Parce que ben, on se côtoie pas trop, donc bah au moins, elles voient un petit peu, moi, mon fil d’actualité, on va dire, et moi je vois un peu ce qu’elles font. Voilà. Sinon c’est des gamines que, bah, je côtoie jamais. Voilà, ça permet de penser à certaines personnes qu’on voit pas souvent et qu’on connaît avec les photos… » (femme, aide à domicile, 45 ans).

Avec la famille plus éloignée, le réseau offre donc de réels avantages en termes d’économie affective, même si personne n’est dupe (« un écran, c’est pas une personne, non ça ne le sera jamais. C’est pas pareil »).

Dire l’amour familial avec les mots des autres Des paroles, des photos, des vidéos pour les liens familiaux importants. Des petits signes proposés par le dispositif pour les autres. À première vue, l’échange écrit serait le grand absent de l’expression du lien familial dans la population des enquêtés, qui, il faut le rappeler, ont arrêté l’école tôt et n’ont aucun usage de l’écrit dans leur vie professionnelle. L’analyse des comptes Facebook le confirme : les commentaires postés font rarement plus d’une phrase ou deux. Mais si on écrit peu soi-même, cela ne veut pas dire que l’écrit est absent des échanges familiaux. Tant s’en faut. Simplement, il avance « masqué » à travers des panneaux de textes trouvés en ligne, notamment sur de nombreuses pages Facebook où ils sont parfois classés par thématiques. Ces « phrases toutes prêtes », pour reprendre les termes d’un interviewé, circulent énormément sur les comptes Facebook des milieux populaires (et sur eux seuls semble-t-il). 39

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Parmi ces panneaux, les textes courts glorifiant le lien familial – et dans une moindre mesure conjugal – sont très répandus. La relation avec la mère est omniprésente comme en témoignent ces images ou ces panneaux qui circulent sur les comptes Facebook : Exemple de citation sur un compte Facebook « Ma mère m’a fait rire, elle a essuyé mes larmes, ma serré dans ses bras, ma regarder réussir, m’a vu tomber, ma encourager, ma soutenue fort et m’a rendu un peu folle parfois, mais les mères sont une promesse de Dieu que vous aurez l’ami le plus fidèle de votre vie et pour toujours… Mettez-le sur votre statut si vous aviez ou avez une maman formidable ! Je T’aime Maman. »

Figure 1.1. Exemple d’illustration textuelle sur un compte Facebook

Toutes les relations familiales sont ainsi encensées, souvent sur des fonds de fleurs, de cœurs ou de chérubins « J’aime ma sœur. Elle est simplement adorable et je ne peux imaginer ma vie sans elle. Partagez si vous aimez votre sœur » peut-on lire sur un panneau orné de roses. « Les cousins et cousines sont souvent les premiers amis de notre vie. Ils partagent nos souvenirs d’enfance, nos fous rires, nos bêtises… 40

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partage ça sur ton mur si tu as aussi des cousins et cousines formidables : même si tu ne les vois pas souvent !!! » « À mes petits-enfants : je ne peux pas vous voir tous les jours, ou vous parler tous les jours, mais je pense à vous et je vous aime tous les jours. » « Marraine ou parrain ce n’est pas acheter un cadeau aux anniversaires ou à Noël, c’est prendre des nouvelles venir le voir, s’en occuper, connaître ses copains et ce qu’il aime. Si tu es d’accord, clic sur j’aime et copie le sur ton mur. » Les hommages aux membres de la famille qui ont disparu constituent une autre particularité de ce matériau, « ceux et celles qui sont partis trop tôt, qui nous ont laissé que leur sourire et leur visage sur quelques photos… » comme le dit ce panneau orné d’un cœur. La mémoire des pères décédés est souvent célébrée de cette façon avec des messages au moment de l’anniversaire de leur disparition : Figure 1.2. Exemple d’illustration textuelle sur un compte Facebook

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Comme ces blogs adolescents où s’officialisent, devant témoins, amitiés et amours (Delaunay, Teterel, 2010 ; Balleys, 2015), Facebook joue donc un rôle de caisse de résonance pour réaffirmer la centralité du lien familial : qu’il s’agisse de faire signe aux parents lointains, de faire grandir les enfants par des photos et vidéos sous les yeux des très proches, ou de célébrer en image et en texte la croyance dans la force des liens de sang, internet n’a pas été utilisé pour sortir de la famille mais au contraire pour montrer qu’on fait famille. Les repères sont là : « moi j’ai besoin d’internet que pour ma famille » disait une interviewée.

Maintenir le collectif domestique ? Si l’on se penche sur la vie quotidienne au sein des foyers, en s’intéressant aux relations entre conjoints et entre parents et enfants, c’est une tout autre histoire. Il est en réalité plus difficile de cerner les spécificités des milieux populaires sur cette question : après tout, la guerre incessante entre parents et enfants pour contrôler et limiter les pratiques digitales de ces derniers ne fait-elle pas partie des problèmes que connaissent les parents de tous les milieux sociaux ? Mais si les problèmes peuvent se ressembler, ils n’adviennent pas dans le même contexte et ne sont pas soumis aux mêmes modes de régulation.

L’idéal du collectif familial à l’épreuve des pratiques individuelles Dans les classes populaires, la télévision a longtemps été au cœur de l’idéal d’un collectif familial soudé et replié sur l’intimité du foyer. Allumée en permanence, la « grande divinité du foyer ouvrier moderne » (Schwartz, 1990, 95) avait la capacité de réunir tous les membres de la famille autour de programmes consommés et commentés en groupe. De très nombreuses études ont documenté cette dimension fédératrice du petit écran, dans les milieux ouvriers notamment (Morley, 1986 ; Lull, 1980 ; Pasquier, 1999). La place qu’occupe la télévision dans les pratiques domestiques des classes populaires est restée très importante et continue de se différencier fortement des modes de consommation télévisuelle des milieux diplômés. Toutefois, comme le montre Olivier Masclet, la fragmentation de l’offre avec la multiplication des chaînes d’une part, les transformations des modes de vie populaires d’autre part – et particulièrement le recul du modèle 42

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conjugal traditionnel et la désynchronisation des rythmes professionnels et familiaux – ont fortement entamé sa capacité à réunir devant un même poste et un même contenu tous les membres de la famille. Son enquête met en évidence « l’importance des usages privés, c’est-àdire propres aux individus, des images reçues » (Masclet, 2018b, 244), usages qui sont sensibles aussi bien dans les pratiques des enfants que dans celles des conjoints. C’est donc un collectif familial déjà ébranlé que rencontre internet. Si l’atomisation des consommations qui tend à réduire les moments passés tous ensemble lui est antérieure, il ne faut pas sous-estimer sa capacité à accélérer fortement ces processus centrifuges. Or, si le modèle de l’encouragement à l’autonomie et au développement de soi des classes moyennes et supérieures peut s’accommoder d’outils conçus pour des usages individualisés et porteurs d’ouvertures vers des sociabilités extérieures au foyer, leur arrivée constitue une menace pour des familles où prévaut un idéal de priorité au lien familial.

La régulation parentale à l’épreuve des pratiques juvéniles La perte du sens du collectif familial chez les enfants semble être un problème récurrent pour l’ensemble des mères interviewées. Les repas auxquels ils arrivent en retard et en gardant leur téléphone avec eux, les soirées qu’ils fuient pour se réfugier devant les écrans de leur chambre à coucher (« mon mari et moi on se retrouve seuls devant la télévision »), les refus d’arrêter une partie d’un jeu vidéo ou les échanges en continu entre adolescentes sur les réseaux sociaux…, la liste est longue de tous ces manquements au vivre ensemble qui affectent quotidiennement la vie familiale. « Le problème avec ma fille, elle a son iPhone, comme ça, enfin voilà. Des fois elle est dans le canapé, moi je fais ce que j’ai à faire, on communique même plus quoi. Y’a des moments, elle est fixée sur son… à table, elle l’a là, je lui dis non, tu le mets là-bas, il sonne, elle fait… je lui dis non, on est à table, tu restes à table tant qu’on a pas terminé de manger. Mon fils, le soir, alors s’il monte pas juste après manger, il est sur le canapé, alors je lui dis tu pourrais rester un peu avec nous, il s’met sur le canapé avec son téléphone. Après le repas, ils sont chacun dans leur domaine, et là c’est fermé. À croire que… mais ils comprennent pas en fait, parce que c’est leur génération. Moi je trouve que ça tue le contact quand même. C’est bien par certains moyens, mais ça… ça tue pas mal de choses de l’autre côté. Sinon on se parle plus après, y’a plus rien, enfin voilà. Moi je trouve ça… C’est dommage par rapport à ça en fait. Internet. Ils sont trop… même y’a des gamins, ils ont même 43

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pas six ans, ils ont déjà la tablette, le truc. Moi ça me gêne ça. Ça m’embête, moi ça me gêne, ça me gêne beaucoup… » (femme, aide à domicile, 45 ans).

Ces problèmes ne sont pas spécifiques aux milieux populaires mais ils prennent ici une tournure particulière, et ce pour plusieurs raisons (Havard-Duclos, Pasquier, 2018). Tout d’abord, ces parents sont connectés depuis peu de temps – ils l’ont d’ailleurs très souvent été sous la pression de leurs enfants. Ils ont découvert internet en même temps qu’eux, n’ont aucun modèle de régulation à la génération précédente et peu dans leur entourage. Tout le monde tâtonne. Comme internet est associé à une image de modernité et de réussite professionnelle, les usages précoces sont plutôt encouragés : les tablettes offertes à des enfants de trois ou quatre ans sont nombreuses dans les familles ­rencontrées, et les performances des plus jeunes sont regardées avec admiration. À la jeune génération, le temps passé sur internet est aussi plus important que dans les milieux supérieurs (Blaya, Alava, 2012). Ils ne sont pas non plus des parents « exemplaires » notamment en matière de jeux vidéo (Dupin, 2018) : les pères sont souvent d’anciens joueurs assidus de jeux sur consoles et beaucoup de mères pratiquent des jeux sur smartphones comme Candy Crush (« Même moi, quand je suis dans mes jeux je veux pas qu’on me dérange. Alors j’imagine… »). Les parents des classes moyennes et supérieures ne sont pas forcément mieux armés pour restreindre les pratiques de leurs enfants mais les recherches montrent qu’ils s’opposent aux pratiques trop précoces et encouragent les usages informationnels plutôt que ludiques (Octobre et al., 2010). C’est aussi, comme l’a bien montré le travail de Laura Robinson (2012) que les ressources informationnelles en ligne constituent un outil parmi d’autres dans les classes moyennes et supérieures alors que dans les familles populaires il est souvent la seule source d’accès au savoir. Beaucoup des mères interviewées évoquent la confiance comme principe de régulation, mais elles en viennent souvent à ce qui relèverait plutôt de pratiques de surveillance. Un enfant ne peut pas ouvrir un compte Facebook sans accepter ses parents en « amis » leur offrant du même coup la possibilité de contrôler tous ses messages non privés (« je pars du principe : t’as rien à cacher, t’as pas à me refuser » explique cette auxiliaire de vie à propos de son fils de 15 ans). Une autre aidesoignante va plus loin : elle a arraché le cordon de la console de son fils qui « s’était coupé du monde » tellement il jouait aux jeux vidéo, et « filtre » régulièrement le compte Facebook de sa fille de 15 ans pour éliminer les « amis » qui ne lui plaisent pas et retirer les photos qu’elle juge inappropriées : 44

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Quand internet transforme le lien familial « Pour filtrer je vais régulièrement regarder. Je vais sur son Facebook et je regarde, des fois je trie aussi, alors y a pas longtemps j’ai trié et de 200 et quelques amis on était redescendus qu’à 77 ! alors on le fait ensemble, je lui dis “celui-là tu le connais ?” “non mais il était sympa et tout, alors…” “Non mais est-ce que tu le connais ? Non ? alors celui-là il me plaît pas on l’enlève parce qu’on ne dialogue pas avec des gens qu’on ne connaît pas.” Y en avait un y a pas longtemps il lui avait donné un rendez-vous, et je lui ai dit “mais Maëva tu te rends compte ?” Elle me dit “mais il est gentil et tout”… “Non Maëva Non”. Et puis des fois quand ça me semble bizarre je dialogue avec la personne et je vois ce qu’il me dit. Il y a longtemps que je l’ai pas fait mais je l’ai fait assez régulièrement (…) c’est vrai que je fais très attention. Et les photos, je veux pas de photos avec elle avec des décolletés, je ne veux pas de photo en short ou sous vêtement, voilà, à la limite qu’on se fasse une photo quand on sort de chez le coiffeur… je ne veux pas qu’on mette de photos avec ce qui se trouve dans la maison, c’est vrai que je fais très attention. »

En réalité, les parents semblent surtout surveiller les pratiques qu’ils connaissent eux-mêmes, à savoir les jeux vidéo et Facebook. Autant dire qu’ils ne contrôlent en fait qu’une petite partie des pratiques de leurs enfants qui à l’époque de l’enquête devaient déjà utiliser d’autres réseaux sur smartphones qui étaient inconnus des parents comme Snapchat ou Instagram. On ne le dira jamais assez, le contrôle parental a beaucoup perdu de son efficacité avec le renouvellement permanent de l’offre de dispositifs.

Le couple : vers un nouveau modus vivendi ? Si les relations parents-enfants autour d’internet sont souvent difficiles, entre conjoints, on cherche à fonder des compromis sur de nouvelles bases : internet participe à sa manière à la transformation d’un modèle conjugal traditionnel fondé sur le dévouement féminin aux tâches domestiques et aux soins aux enfants. Ce modèle, on le sait, s’est maintenu plus longtemps dans les classes populaires que dans des classes moyennes et supérieures converties – au moins sur le plan des principes – à la norme d’égalité des sexes (Court et al., 2016 ; Brousse, 2015). Comme le souligne Olivier Schwartz, dans les ménages populaires on est aujourd’hui entre « permanence et rupture ». L’asymétrie femmes/hommes dans la prise en charge des tâches domestiques reste forte, mais son principe est désormais contesté : il y aurait « des changements dans les jeunes générations féminines des classes populaires sur la question de la division des rôles, changements allant jusqu’à des désirs explicites, chez certaines jeunes filles de ces milieux de ne pas reproduire sur ce plan le genre de vie de leurs parents ou de leur mère » (Schwartz, 2018, 126-127). Chez les 45

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les liens sociaux numériques

interviewées pointent quelques indices de ces nouvelles aspirations à ne pas être rabattues sur le rôle domestique. Au sein du foyer, les pratiques digitales peuvent être l’occasion d’une prise d’autonomie par rapport au temps conjugal : flâner sur le Bon Coin ; regarder une série sur sa tablette pendant que le mari est devant un match de foot sur la télévision principale ; s’accorder un moment de détente en jouant à des jeux sur son smartphone : autant de manières de revendiquer le droit d’avoir des « moments à soi » (Masclet, 2018a). Anouk qui s’accorde toujours une coupure de ce type en jouant à Candy Crush quand elle rentre chez elle après son travail l’explique très bien : « Moi je suis bien, je suis tranquille. Je suis… enfin, je me mets dans le canapé, je suis, ben je sais pas. J’ai l’impression de penser à rien quoi. À être concentrée làdessus et… voilà, le reste. C’est… voilà, c’est pas… Oui, ça déstresse, peut-être, je sais pas. Peut-être pas déstresser, décontracter je dirais. Pas déstresser non. Parce qu’après le stress, on l’a on l’a. Enfin voilà. Mais après non, peut être me décontracter oui. Souvent je dis, je me pose 5 minutes. Donc je prends la tablette, hop, je vais dessus. Mais je me pose. Moi je dis, pff je me pose cinq minutes. C’est une manière de dire “je suis seule” ? Voilà, ouais. Monsieur il est pas content des fois même. Vous vous engueulez sur ces histoires de jeux ? Oui (rires) oui. Il peut pas, lui, il dit ça sert à rien, bah je dis ouais mais moi ça me permet de me… de me poser un peu quoi. Quand j’ai eu une grosse journée ou un… voilà, hop, je rentre, machin. Quand je suis du matin souvent. Ben je finis à 15 h 30, j’arrive ici à quatre heures, je prends un petit café, je me mets dessus cinq minutes, et après hop j’attaque ce que j’ai à faire. En fait, je pense que ça me permet de couper entre le boulot et la maison. »

Dans la plupart des familles rencontrées la mise en avant d’un principe de transparence semble être le garde-fou adopté pour éviter les tentations d’une trop grande individualisation des pratiques dans le couple : l’adresse mail est très souvent commune aux deux conjoints (voire à toute la famille) et il serait impensable de ne pas prendre en « ami » la femme ou l’homme avec qui on vit sur son compte Facebook : « on n’a rien à cacher » est une phrase qui est souvent revenue dans les entretiens. Les comptes Facebook sont aussi un lieu où se trame le récit de ces tensions dans l’équilibre du couple. D’un côté, certains comptes sont une pure mise en scène du bonheur conjugal à destination de l’entourage des proches. Sur son compte, Clément fait des compliments à sa femme sur la beauté de ses yeux, elle lui retourne le compliment et 46

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un « ami » écrit : « pire que des ados ces deux-là ! ». Vincent félicite sa femme pour le délicieux dîner qu’elle a préparé la veille (« c’était un essai et j’avoue que je suis plutôt contente de moi » répond-elle), et les « amis » enchaînent en s’invitant à dîner pour une prochaine fois. Tous les couples ne dialoguent pas ainsi à haute voix devant leur entourage mais ceux qui le font ne suscitent pas d’étonnement particulier de la part de leurs « amis » Facebook. Les anniversaires de mariage sont régulièrement fêtés, les conjointes envoyant des messages d’amour à leurs conjoints (« aujourd’hui c’est les 24 ans de mon premier baiser d’Amour avec mon mari »), donnant lieu à des félicitations et des vœux de bonheur du réseau et de la parentèle, témoins de ces déclarations. C’est l’occasion d’un hommage à la durée du couple, comme ici pour cet ouvrier de 42 ans qui annonce ses 17 ans de mariage : « Claire Chazal et Laurence Ferrari n’ont qu’à bien se tenir pour garder leur place. Ma bibiche, c’est toi ma star du 24 h/24, cela fait 17 ans de bonheur avec toi. Un GRAND MERCI pour tout ce que tu m’as apporté. Je t’aime plus que tout au monde. *** alors ça c’est une belle déclaration