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French Pages [288] Year 2015
Éric Gilardeau
LES GRANDS PROCèS POLITIQUES DE L’ANTIQUITé
Les grands procès politiques de l’Antiquité
Eric GILARDEAU
LES GRANDS PROCES POLITIQUES DE L’ANTIQUITE
L’HARMATTAN
DU MEME AUTEUR L’ordre public dans la jurisprudence civile d’après les arrêtistes, ANRT, 2004 Au crépuscule de la justice pénale, Questions Contemporaines, L’Harmattan, 2011 A l’aube du droit pénal utilitaire, Questions Contemporaines, L’Harmattan, 2011
© L’Harmattan, 2015 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.harmattan.fr [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-06432-1 EAN : 9782343064321
Introduction « Admettons d’appeler politique, écrit Yves-Marie Bercé, un procès qui réunit un Etat persécuteur, des magistrats serviles ou partisans, des culpabilités incertaines et des condamnations pour l’exemple ; ce sont là des figures éternelles de la comédie humaine »1. Cette définition a laissé une empreinte si forte dans la mémoire contemporaine qu’elle semblerait intangible. Les différents aspects que nous venons d’énoncer constitueraient invariablement l’armature du procès politique. Certes, ces traits nous sont familiers. Des accusés d’une haute stature politique, des incriminations fabriquées de toutes pièces, des preuves sans grande vraisemblance, une participation des prévenus à leur propre accusation, des aveux publics, marqués par un repentir ultime et la contrainte d’une terreur étatique sont des caractéristiques que l’on peut parfois retrouver dans les procédures d’Ancien Régime jusqu’à nos jours. Nous nous interrogeons cependant. Existerait-il une physionomie propre aux procès politiques qui resterait invariable quel que fût le temps ou l’espace ? Au regard de l’histoire des procès politiques dans l’Antiquité, nous ne pouvons adhérer à cette idée. Le procès politique ne nous semble pas pouvoir être défini à la manière d’une constante des sociétés humaines. En effet, la conception contemporaine du procès politique n’a pas toujours existé. Pour tout dire, son apparition à l’échelle de l’histoire est récente. C’est seulement avec le procès de Pison au 1
Yves-Marie Bercé, Introduction dans Les procès politiques (XIVe –XVe siècle), Rome, Ecole française de Rome (Collection de l’Ecole française de Rome – 375), 2007, Cahiers de recherches médiévales et humanistes, Paris, 2007.
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premier siècle de notre ère que nous verrons se dessiner pour la première fois, une représentation du procès politique qui pourrait se rapprocher d’une conception plus familière. L’Antiquité nous offre, en effet, une image bien différente du procès politique. Certes, quelques aspects de la représentation que nous nous faisons du procès politique peuvent affleurer au détour d’une procédure. Mais, le procès politique épouse à Athènes les contours des institutions démocratiques et à Rome les garanties rigoureuses des procédures judiciaires. Nous considérons qu’à Athènes, loin de contredire le régime démocratique, le procès politique en exprime la quintessence. De même, à Rome, ces instances font partie de la vie politique et manifestent cette libertas2 à laquelle les citoyens de la République étaient si attachés. L’enceinte judiciaire est le lieu d’un combat civique où s’opposent des idéologies politiques antagonistes. Ces conflits surgissent au moment où la démocratie à Athènes et la République à Rome connaissent leur apogée. À Athènes, l’apparition du procès politique coïncide, en effet, avec la naissance de la démocratie. Cette procédure acquiert ses contours définitifs dans le cadre de ses institutions. L’ecclésia, avec l’action d’eisangélie3 et l’Héliée, dans le cadre d’une graphè paranomôn4, sont appelées à rendre des sentences à l’issue de procédures qui s’éloignent du cours habituel de la justice. Ces instances s’ouvrent lorsqu’une affaire concerne directement le 2
La libertas romaine s’identifie au statut du citoyen romain qui regroupe ses droits personnels et politiques ; la forme républicaine du gouvernement garantit ce statut. 3 Infra p.35 4 Infra p.47
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régime démocratique. Les procès mettent en cause des citoyens qui par leur fonction, leur position politique ou leur rôle au sein des partis démocratique et aristocratique sont soupçonnés d’avoir porté atteinte aux intérêts majeurs de la cité ou mis en cause les fondements de la démocratie ou bien participé à des orientations politiques contestées par la majorité des citoyens. La cité conçoit dès lors le procès politique comme un dispositif particulier pour protéger ou conforter les institutions démocratiques face à des actes, des comportements ou des décisions qui lui sont préjudiciables. Dès le IVe siècle, le procès politique acquiert un caractère complémentaire. Il s’insère dans le jeu démocratique des institutions afin de fixer à l’issue de débats judiciaires la ligne politique de la cité. L’Héliée par le biais de la graphè paranomôn se trouve désormais placée au centre de l’organisation politique de la démocratie athénienne. À Rome, le procès politique présente des traits moins affirmés. Contrairement aux procédures athéniennes, les instances politiques s’inscrivent dans le cours ordinaire des juridictions criminelles de droit commun5. Sous le couvert d’une de ces nombreuses instances, qui concernent de simples particuliers ou des hommes politiques en exercice, les factions rivales saisissent l’occasion pour brusquer une solution politique notamment lorsque les institutions de la République sont paralysées. La procédure est alors organisée pour donner 5
Le procès politique pouvait s’ouvrir en fonction de l’affaire criminelle devant la quaestio de repetundis en matière de concussion; devant la quaestio de ambitu contre la corruption électorale ; devant la quaestio peculatus pour les détournements de fonds publics ; devant la quaestio de vi, pour les faits de violence publique ou privée ; devant la quaestio de veneficiis et sicariis qui était chargée des affaires d’empoisonnement, de meurtres ; devant la quaestio de parricidio contre les faits de parricide.
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un tour purement politique au litige. En fonction des circonstances, ces instances politiques peuvent servir à déstabiliser le pouvoir ou tout au contraire, à garantir l’intégrité des institutions républicaines. Le procès politique est alors le cadre d’un rapport de force entre factions rivales où s’affrontent les ambitions personnelles. Mais, tout change sous le Principat. Le procès politique est désormais une procédure d’exception, confiée au Sénat et qui vise exclusivement les dignitaires du régime. Le procès politique devient progressivement le relais du pouvoir impérial, un instrument qui a non seulement pour objet d’éliminer les adversaires supposés ou réels du Prince, mais également de construire une doctrine du pouvoir impérial à travers les mises en scène de sa procédure. Les lignes du procès politique, que nous venons de dessiner pour Athènes et Rome, s’inscrivent dans un moment historique précis. Parvenues à l’apogée de l’évolution de leurs institutions politiques respectives, les deux cités connaissent rapidement un déclin moral qui met en danger le régime qu’elles incarnent. Aussi bien à Athènes qu’à Rome, la cité est divisée entre des partis politiques et des factions rivales qui semblent irréconciliables. Les procès politiques apparaissent dès lors comme les prodromes des mutations que la cité sera appelée à surmonter si elle veut survivre. Dans ces circonstances, les positions adoptées par les accusés prennent souvent un tour singulier. Nous le verrons à Athènes avec les procès des Arginuses et de Socrate. Face à une démocratie, qui affirme une souveraineté sans limites, les accusés adoptent dans ces deux procès des stratégies totalement opposées, mais qui poursuivent le même but. Dans la première affaire, ils font
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appel aux normes fondamentales posées par la démocratie elle-même pour borner sa toute-puissance. Ainsi, tout en ménageant l’institution chargée de les juger, les prévenus rappellent celle-ci au respect des règles fondamentales et tentent vainement de la ramener à la logique des prescriptions qui la régissent. Sous couvert d’une défense de connivence, s’instaure un débat passionnant entre accusés et accusateurs sur le danger que représente la démocratie pour elle-même lorsqu’elle s’abandonne à la toute-puissance du démos. À l’inverse, Socrate, loin de l’image traditionnelle du philosophe injustement accusé, oppose une défense politique sans concession à ses accusateurs. Le procès est le théâtre d’une confrontation entre deux lignes politiques, deux conceptions radicalement opposées de la démocratie. D’un côté des accusateurs favorables à la souveraineté populaire, de l’autre Socrate qui défend une démocratie modérée de type censitaire. Si Socrate accepte le risque de sa condamnation, c’est pour mieux défendre sa position politique. Cette cause dépasse le cas du citoyen Socrate. Il lui subordonne sa propre vie. L’issue du procès n’a d’autre alternative que l’acquittement ou la mort. Ce choix stratégique de Socrate est fondamental. Il inaugure une véritable défense de rupture face à la cité démocratique. Son procès ouvre un débat que le philosophe finira par emporter à titre posthume puisque c’est bien sa conception politique qui finira par triompher en 322 av. J.-C. Au IVe siècle av. J.-C., les combats judiciaires entre Démosthène et Eschine nous dévoilent un autre aspect du procès politique dans l’Antiquité grecque. Celui-ci se présente comme un mode d’investiture du gouvernement. Il s’agit de déterminer, à travers la confrontation entre un accusateur et un accusé, représentant l’un et l’autre deux
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partis rivaux, l’orientation politique à venir de la cité. La victoire judiciaire décide du parti appelé à prendre le pouvoir. Le destin de la démocratie se joue sur une sentence. Dans un contexte international mouvementé, les juges sont aussi conduits à se prononcer sur la politique extérieure. Face aux menaces que les conquêtes du royaume de Macédoine faisaient peser sur l’indépendance d’Athènes, les relations diplomatiques finirent par devenir l’enjeu essentiel du débat politique dans l’enceinte de l’Héliée. Cette première partie de l’ouvrage fera donc revivre le dialogue passionnant, parfois dramatique, toujours épique entre citoyens athéniens à travers leurs procès politiques. Qu’il s’agisse de définir les limites de la démocratie, la forme ou la nature du régime ou bien encore le destin de celle-ci face aux périls extérieurs, Athènes nous dévoile une face cachée, souvent méconnue des grands procès politiques aux antipodes de la représentation moderne que nous nous faisons de ces instances. À Rome, les grands procès politiques renouvellent également cette représentation. Nous le constaterons tout d’abord avec l’affaire Sextus Roscius. Dans le cadre de cette procédure, le grand orateur romain, Cicéron, donne au débat judiciaire sa véritable portée politique. Mais, comme nous pourrons le vérifier, derrière l’ombre tutélaire d’un illustre avocat se profilent des factions et des enjeux qui dépassent l’habileté et le génie de Cicéron. Les Romains avaient compris que plus le combat politique sous le procès est saillant, plus la pertinence de la juridiction diminue au profit du débat public. L’affaire se mue en moyen de mobiliser l’opinion afin d’obtenir son appui pour que le système politique change ou plus
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précisément revienne à son cours normal. Ce fut le cas avec le procès de Sextus Roscius, une charge sans précédent contre le régime de terreur instauré par Sylla et plus encore, un vibrant plaidoyer pour un retour aux institutions de la République. L’affaire Muréna est l’archétype du grand procès politique de l’Antiquité romaine. Il intervient au plus fort d’un combat décisif de la République pour sa survie. Il dévoile les calculs mesquins qui déchirent le Sénat malgré le danger qui guette de toutes parts. En effet, alors que la conjuration de Catilina bat son plein des membres éminents du Sénat n’hésitent pas à briser l’union sacrée pour lancer une accusation de corruption électorale contre Muréna, le consul désigné pour l’année suivante, au risque d’affaiblir dangereusement la République. Cicéron, consul en place, donne au procès un sens nouveau. Son plaidoyer pour Muréna est une défense de la République. L’avocat démontre que celle-ci ne peut exister sans une concordia ordinum, c’est-à-dire une union des sénateurs et des chevaliers. Il fustige les égoïsmes de chacun, symbolisés par les trois accusateurs. Tous appartiennent à la classe sénatoriale et tous oublient cependant la République au moment du péril. Le type de contre-attaque que dessine la défense de Cicéron dans le procès de Muréna relève du combat politique. Elle dépasse l’enjeu judiciaire, l’innocence ou la culpabilité de son client. Son plaidoyer n’a qu’un seul objet, convaincre l’opinion et les jurés de relaxer Muréna pour des raisons purement politiques. Peu importe que Muréna soit coupable ou innocent, ce qui compte vraiment c’est la survie du régime. Seule, la raison d’Etat doit conduire les juges. Mais, une raison d’Etat d’un type particulier, qui se conforme à l’esprit des institutions.
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Cette défense n’est certes pas légaliste ; elle a le mérite cependant d’être pragmatique. Elle s’impose parce que le procès, intenté dans les formes légales, masque la violence faite à la Res Publica. La défense de Muréna met en plein jour le rôle qu’est appelé à jouer le procès politique dans la République finissante. Il est avant tout le prolongement du conflit politique, en l’occurrence un combat pour l’ordre public contre une conjuration qui le menace. Mais, des victoires judiciaires peuvent être des échecs politiques. Le succès de Cicéron ne donnera qu’une quinzaine d’années de répit à une République moribonde qui devra bientôt faire place à un pouvoir d’essence monarchique. Celui-ci avance masqué et ne tardera pas à donner naissance à une monarchie absolue après la période transitoire du Principat. Avec l’avènement de ce régime, nous aborderons le dernier grand procès politique de l’Antiquité romaine. L’affaire Pison ouvre, en effet, une ère nouvelle dans la définition du procès politique. Le régime impérial qui succède à la République romaine lui donne une portée qui nous est aujourd’hui familière et qui rompt avec la conception, qui avait prédominé jusqu’alors en Grèce et à Rome. Le procès politique devient la réponse du pouvoir pour résoudre une crise majeure du régime, un moyen pour effacer une tache sur l’honneur du Prince et de son gouvernement, un mode d’élimination subtile des ennemis et du personnel politique devenu indésirable. Le procès d’un coupable tout désigné, en l’occurrence Pison, accusé du crime de Germanicus, offre de multiples avantages. Il permet de détourner les soupçons qui pesaient sur l’Empereur, d’offrir une compensation au peuple et d’accomplir en toute légitimité une vengeance publique. Dans le déroulement du procès politique, la solution
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nouvelle, mais qui deviendra rapidement classique de l’élection d’un bouc émissaire au rang d’accusé public, se présentera désormais sous la forme moderne que nous connaissons. Plus encore, le procès prend un tour édifiant. Il doit se donner en spectacle. Il est une mise en scène. À travers la personne de l’accusé, il faut montrer à tous dans l’empire quel est l’exemple à ne pas suivre. En l’occurrence, Pison sera le contre-modèle du bon sénateur. Par un processus d’accumulation de faits sur la tête de l’accusé et de juxtaposition des chefs d’accusation, le pouvoir impérial sera en mesure d’édicter une norme, consistant à énoncer les actes, qui contrevenant à sa majesté, seront désormais absolument proscrits. Le Princeps affirme ainsi sa primauté sur tout autre magistrature ou dignité dans l’Empire. Par la répétition des procès politiques, le pouvoir impérial finira par imposer une doctrine, qui deviendra le credo du régime. Ce sera désormais le véritable enjeu des procédures. Nous sommes ici sur une pente de l’histoire qui conduit jusqu’à une conception du procès politique qui est plus proche de la représentation contemporaine. L’empereur, à travers l’apparat judiciaire du Sénat, donne le spectacle de son droit public pour affirmer aux yeux de tous son pouvoir. Par le procès politique, le Princeps affirme sa légitimité à gouverner l’empire. Il y a loin du procès de Sextus Roscius ou de l’affaire Muréna au procès de Pison. Mais, à l’échelle du temps historique, les quatre-vingt-dix-neuf ans qui séparent le premier du troisième procès sont infimes. Pourtant, le basculement est impressionnant. D’un procès politique conçu comme un instrument de lutte contre la
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monarchie de fait de Sylla dans l’affaire Sextus Roscius, on aboutit avec le procès de Pison au modèle inverse d’une monarchie de droit qui se construit contre ses adversaires à travers une procédure extra ordinem réservée à la compétence du Sénat. Le Princeps transforme le caractère antique du procès pour en faire un mode raffiné de répression et de gouvernement. Il est vrai que les procès de la démocratie athénienne comme de la République romaine donnent lieu à des drames judiciaires. Nous pensons tout particulièrement ici aux procès des Arginuses, de Socrate ou de Timarque. Mais, à la vérité, il existe une différence essentielle entre les grands procès politiques de l’Antiquité et ceux qui ont vu le jour depuis l’affaire Pison, c’est la liberté; la liberté pour l’accusé de s’exprimer, d’interroger ses juges et ses accusateurs, de renverser l’accusation et souvent de triompher. Ce sont là des caractéristiques majeures du procès politique à Athènes et à Rome sous la République. Les parties se livrent à un véritable combat dans l’arène judiciaire. Le procès devient le moyen de briser le silence, d’aborder une question politique fondamentale. La maîtrise par les accusés de l’art oratoire et l’utilisation habile des rapports de force leur donnent l’occasion de mettre en accusation les accusateurs et d’utiliser la juridiction devant laquelle ils comparaissent comme une tribune leur permettant de dialoguer directement avec l’opinion et le pouvoir politique. À plus d’un titre, les grands procès politiques de l’Antiquité sont des témoignages de la liberté du citoyen, de la grandeur de la démocratie et de la République, bien loin de l’iniquité des procès de tristes mémoires qui ont émaillé une histoire plus récente.
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Première partie Les grands procès politiques de l’Antiquité grecque
Les grands personnages que nous allons rencontrer au fil de ces pages paraissent sur la scène de l’histoire athénienne dans des rôles souvent prédéfinis. Ils semblent voués à s’intégrer dans un type de comportement stéréotypé. Figés dans des conventions politiques, les protagonistes d’une époque et plus encore les acteurs d’un procès sont souvent appelés à jouer le rôle que la dramaturgie historique leur impose. Cette interprétation du personnage peut abuser la postérité, mais elle ne doit pas tromper l’historien. Il lui faut distinguer les faits et les relations politiques des apparences que les contemporains proches ou adversaires ont voulu léguer à l’histoire. Cette illusion, savamment entretenue, doit être dépassée. Il appartient à l’historien de rechercher derrière l’image de l’acteur judiciaire une réalité enfouie sous la strate de commentaires historiques plus ou moins complaisants. Le procès des Arginuses n’est pas, comme on l’a souvent présenté, un dérapage occasionnel de l’assemblée du peuple, qui ivre de colère, aurait voulu sanctionner des stratèges, empêchés de repêcher lors d’une tempête de nombreux matelots naufragés. Cet excès de puissance de l’assemblée n’était pas l’effet d’une passion occasionnelle. Elle fut, au contraire, une arme que les ennemis de la 17
démocratie utilisèrent à leur avantage. Théramène n’est pas cet homme que nous décrit l’historiographie officielle, désireux de sauver sa vie et menant une campagne de calomnie contre ses collègues pour mieux se décharger de ses propres responsabilités. En réalité, Théramène est l’homme du parti aristocratique. Il a soigneusement planifié toutes les phases de la procédure pour affaiblir la démocratie. L’orchestration parfaite du procès lui permet de surmonter chacun des obstacles mis sur son chemin par les tenants de la légalité, dont faisait partie Socrate ou les partisans des stratèges. Son but était bien d’éliminer les stratèges, véritables chefs de file du parti démocratique et, par là même, la démocratie populaire dont ils étaient les plus fermes soutiens. Pour parvenir à ses fins, Théramène décida d’engager un débat politique sur la nature du régime. Il flatta l’assemblée du peuple qu’il savait imbue de sa toute puissance. Mais Théramène n’était pas totalement opposé à la démocratie. Il souhaitait instaurer un régime censitaire, qui s’apparenterait à une démocratie modérée ou une aristocratie tempérée. Il lui fallait donc abattre la souveraineté populaire pour parvenir à ses fins. C’est là tout l’enjeu du procès des Arginuses (Chapitre I). Si l’historien ne doit pas se laisser abuser par la représentation judiciaire que l’on donne des acteurs des grands procès politiques et s’il est une figure qui se prête plus que tout autre à une image imposée par l’historiographie officielle, c’est bien celle de Socrate. Présenté comme un philosophe épris de vérité, éloigné de la politique, au demeurant citoyen irréprochable, Socrate serait la victime innocente d’un régime démocratique
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fragilisé, gouverné par des esprits étroits, pour ne pas dire bornés, enfermés dans un conformisme religieux qui confinerait à la bigoterie et interdirait à ses détracteurs de comprendre la révolution spirituelle dont était porteur cet Athénien issu des milieux populaires. Un personnage de l’envergure de Socrate auquel les historiens confèrent une aura presque christique ne doit pas nous tromper. Certes, Socrate fut une conscience. Certes, il fut un homme sincère, convaincu, incitant ses concitoyens à la découverte de leur daïmon, cet esprit intérieur, qui devait les conduire à rejeter le corps et ses illusions afin d’atteindre l’âme et s’occuper non de ce qui est à soi, mais de ce qui est en soi6. Nous ne nions pas cet aspect essentiel de l’homme, Socrate. Mais, le procès de Socrate ne se réduit pas à une dimension spirituelle, religieuse ou, à tout le moins, à cette représentation que nous nous faisons aujourd’hui de la religion. Derrière, l’action publique d’impiété contre Socrate se profile une accusation politique, qui, à bien des égards, prolonge les chefs d’accusation du procès des Arginuses. Pour Claude Mossé, il n’en est rien. La grande spécialiste de la Grèce antique dénie la nature politique du procès de Socrate, « on peut en douter. D’abord parce que Socrate n’a jamais été un homme politique, et que ses seules prises de position sur ce plan, en 406 en refusant, en tant que prytane, de mettre aux voix la proposition de Callixénos concernant les stratèges des Arginuses, en 404 en refusant de participer à l’arrestation ordonnée par les Trente d’un certain Léon de Salamine, pouvaient lui aliéner aussi bien l’un et l’autre camp. Ensuite, parce que, si son procès avait eu un caractère politique et avait été 6
Platon, Alcibiade, Œuvres complètes, Tome I, trad. Maurice Croiset, Les Belles Lettres, Paris, 1964, 1, 131 b.
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un moyen de tourner l’amnistie, Platon n’aurait pas manqué d’en faire état. Or, tout au contraire, dans la lettre VII, il rend hommage à ses concitoyens qui surent respecter la loi d’amnistie et ne se livrèrent pas aux vengeances habituelles en pareils cas »7. Sur ce point, nous avons quelques réserves. Nous pensons que le procès de Socrate est éminemment politique. Il nous semble que l’accusation menée par Anytos, l’un des auteurs du rétablissement de la démocratie en 403 comme le pamphlet de Polycratès publié quelques années après le procès sont, parmi bien d’autres, des témoignages sur le caractère politique du procès. Il existe, en effet, une véritable opposition entre d’une part, Anytos le chef de file du parti démocratique et d’autre part, Socrate, un citoyen, qui incarne une autre vision du régime démocratique, centrée sur la suprématie des lois fondamentales par rapport aux décrets de l’assemblée et favorable à un gouvernement censitaire laissé entre les mains expertes des plus riches (Chapitre II). La représentation traditionnelle du combat judiciaire entre Eschine et Démosthène nous semble également devoir être soumis à une approche différente. Nous constaterons à travers les trois procès qui opposent les deux grands orateurs athéniens que l’image de leur duel judiciaire n’était pas le conflit de deux démocrates favorables à la souveraineté populaire de l’assemblée et séparés seulement par les questions de politiques internationales. Nous mettons en cause l’idée qu’au IVe siècle, il n’y aurait plus à Athènes de parti aristocratique et que la forme du régime était admise par tous ceux qui 7
Claude Mossé, Les procès politiques et la crise de la démocratie athénienne, in Dialogues d’histoire ancienne, Vol.1, 1974, p.218.
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participaient à la vie politique. À la lecture des débats des procès du Timarque, Sur l’Ambassade et Sur la Couronne, il nous apparaît que la critique de la souveraineté du démos ne se limitait pas seulement à quelques écoles philosophiques ou écrits rhétoriques, mais concernait également une partie non négligeable de la cité. Comme Théramène avant lui, Eschine n’était pas favorable au gouvernement démocratique, à tout le moins pas sous la forme qui prévalait dans la seconde moitié du IVe siècle. Certes, Eschine ne contredit pas la souveraineté de l’ecclésia, mais sa position a pour objet, sinon pour effet de réduire la puissance du démos. Pacifiste convaincu, Eschine vantait les bienfaits d’une collaboration de la cité athénienne avec Philippe II. Eschine pensait à tort ou à raison qu’Athènes n’était plus en mesure de soutenir une confrontation directe avec la puissance macédonienne. Mais cette vision internationale se doublait d’une perspective interne. Pour Eschine et le parti macédonien, l’instauration d’un régime démocratique modéré dans cette forme censitaire tant vantée par Théramène et Socrate assurerait à Athènes un gouvernement équilibré de la cité. À l’inverse, Démosthène, par son appel au peuple et à la résistance, fustige le renoncement et la fuite de ses concitoyens devant l’effort militaire ou financier. En provoquant un sursaut du peuple, il espère donner à Athènes non seulement le courage de résister à la Macédoine, mais surtout de permettre à l’assemblée populaire d’affirmer sa souveraineté contre les menées d’Eschine et de ses partisans. Les procès politiques à l’Héliée, où s’opposent Eschine et Démosthène, sont d’autant plus passionnants
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qu’ils deviennent au IVe siècle la véritable enceinte politique à Athènes. Certes, Démosthène prononce ses fameuses harangues, les Philippiques, devant l’ecclésia, mais pour se défaire d’un adversaire comme Eschine, il lui fallait accepter le combat judiciaire. Le procès était, en effet, le seul moyen de se défaire d’un opposant tout en assurant le triomphe de sa ligne politique. Certes, Athènes connaissait l’ostracisme. Cette mesure fut inventée par le grand réformateur Clisthène à la fin du VIe siècle. Elle permettait à l’assemblée d’écarter, par un vote de défiance, un citoyen influent, de défaire sa politique et de briser la coalition qui le soutenait. Mais, faute de majorités suffisantes, cette institution, après quelques décennies, tomba en désuétude laissant aux seuls procès politiques le soin de pallier les défaillances de l’assemblée (Chapitre III).
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Chapitre I Une manipulation du despotisme populaire : le procès des Arginuses
Le premier grand procès politique de l’Antiquité grecque s’ouvre à la suite d’une victoire inespérée d’Athènes sur Sparte en 406 av. J.-C. aux Arginuses. Mais, ce succès se transforme très vite en désastre. Les stratèges essuient une tempête d’une violence inouïe. La perte de nombreux membres d’équipage offre l’occasion à leurs adversaires du parti aristocratique d’exploiter la colère des familles des naufragés qui éclate à Athènes (Section I). Dès leur arrivée, les stratèges sont placés en état d’arrestation. Le grief mûri par les chefs du parti aristocratique contre les stratèges du parti démocratique les conduit dans le cadre d’une procédure d’urgence à les poursuivre pour l’abandon des corps des naufragés (Section II). Les stratèges, au cours d’une plaidoirie bien construite, parviennent à démontrer leur innocence, mais au moment du vote, les partisans de l’aristocratie prononcent la dissolution de l’assemblée (Section III). Théramène, le chef de file de l’aristocratie, orchestre la mise en place d’une procédure contraire à la constitution athénienne (Section IV). Les tenants du parti démocratique s’opposent à cette manœuvre. Ils veulent contraindre l’assemblée à se conformer aux lois fondamentales de la procédure pénale. Un débat s’ouvre devant l’ecclésia entre d’une part Théramène et ses partisans favorables à la souveraineté de l’assemblée et d’autre part les stratèges 23
qui se prononcent pour une soumission volontaire du peuple aux lois de la cité (Section V).
Section I Un désastre politique : la victoire militaire des Arginuses En juillet 406, pour sauver Conon et la flotte athénienne assiégée par les Lacédémoniens à Mytilène, Athènes dépêcha en toute hâte une flotte de cent dix navires dont le commandement fut confié aux stratèges, Thrasylle, Diomédon, Périclès8, Erasinidès, Aristocratès, Protomaque, Aristogène et Lysias. L’état-major de la flotte était complété par deux triérarques9, Thrasybule et Théramène. Pour la circonstance, la cité avait enrôlé des esclaves et des métèques10. Les navires athéniens étaient renforcés par quarante trières alliées. Callicratidas, le chef de la flotte spartiate, avait laissé une partie de ses troupes devant la rade de Mytilène, n’emmenant avec lui que cent vingt navires. Thrasylle assurait la direction suprême de la flotte athénienne11. La nuit qui précéda le combat un orage d’une extrême violence accompagné de fortes pluies s’abattit au large de Mytilène. Les Lacédémoniens furent 8
Fils du grand réformateur athénien, Périclès (495-429 av. J.-C.) et d’Aspasie (470-400 av. J.-C.), Périclès le Jeune exerce comme son père l’une des fonctions de stratège. Au nombre de dix élus pour un an, les stratèges étaient chargés d’exercer le commandement militaire et le pouvoir exécutif. 9 Commandant d’une trière. 10 Xénophon, Helléniques, Œuvres complètes, Tome I, trad. J. Hatzfeld, Les Belles Lettres, Paris, 1936, I, VI, 24. 11 Diodore de Sicile, La Bibliothèque historique, trad. M. Ferdinand Hoefer, Tome I, Librairie de L. Hachette, Paris, 1865, XIII, 97, 6.
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contraints de mouiller devant la cité12. Le lendemain, la bataille qui s’engagea tourna au bout de quelques heures à l’avantage des Athéniens13. Cependant, la flotte commandée par Thrasylle subit des pertes importantes ; nombre d’unités mises hors de combat furent laissées à l’abandon, tandis que les Athéniens poursuivaient les derniers éléments de la flotte spartiate vers Chios14. Aucun ordre ne fut donné pour repêcher les marins naufragés et la flotte se dispersa lors de la poursuite15. Il est permis de s’interroger sur la responsabilité des stratèges et de leurs triérarques compte tenu de l’absence de dispositions prises pour sauver les matelots. Cette question se pose d’autant plus qu’après avoir abandonné la poursuite de leurs adversaires, les navires athéniens ne prirent à aucun moment la décision de se dérouter pour recueillir les naufragés bien que les cadavres et les débris des vaisseaux sur lesquels avaient pris place les naufragés s’étendaient sur une vaste partie de la mer entre Chios et les Arginuses16. Ce n’est qu’une fois de retour aux Arginuses que les stratèges envisagèrent les opérations de sauvetage. Les généraux se divisèrent sur la suite à donner aux opérations. Diomédon se prononçait pour le départ de toute la flotte à la recherche des disparus et des naufragés. À l’inverse, Erasinidès souhaitait poursuivre le combat contre les cinquante navires 12
Xénophon, Helléniques, I, VI, 28. La bataille navale des Arginuses est l’un des derniers grands évènements de la guerre du Péloponnèse entre Athènes et Sparte qui se déroula en août 406 av. J.-C. en mer Egée au large de l’île de Lesbos à proximité des petites îles des Arginuses non loin des côtes d’Asie Mineure (côtes de l’actuelle Turquie) et qui aboutit à une victoire sur la flotte lacédémonienne conduite par Callicratidas. 14 Diodore, XIII, 100, 1. 15 Xénophon, Helléniques, I, VI, 33. 16 Diodore, XIII, 100, 1. 13
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lacédémoniens qui continuaient à fermer la rade de Mytilène. Thrasylle donna un arbitrage qui reçut l’aval du collège des stratèges. Il proposait qu’une partie des navires se porterait dans les environs des Arginuses afin d’assurer le sauvetage des naufragés pendant que le reste de la flotte se dirigerait vers Mytilène17. La mission de sauvetage fut confiée aux deux triérarques, Thrasybule et Théramène, qui, ayant déjà exercé les fonctions de stratèges, disposaient de toute l’expérience requise pour mener à bien l’opération de sauvetage. Cependant, une terrible tempête se leva et obligea les navires à rejoindre les Arginuses pour s’abriter18. Très vite, les stratèges s’inquiétèrent de la réaction des familles des marins abandonnés à leur sort. Les stratèges ne pouvaient ignorer l’accusation dont ils feraient l’objet. Ils apprirent très vite par un navire venu d’Athènes le courroux qui s’était emparé du peuple19. Malgré la victoire remportée aux Arginuses sur la flotte spartiate, le peuple athénien reprochait aux huit généraux d’avoir abandonné les marins naufragés. Aristogène et Protomaque, deux des stratèges, devinant le sort que leur réservait Athènes, avaient refusé d’obéir aux ordres de retour et s’étaient déroutés sans entendre les suppliques des autres stratèges20. Ce désastre tombait bien mal. Depuis vingt-six ans, Athènes et Sparte se livraient une guerre sans merci. Mais, pour quel résultat ? Qu’avait gagné Athènes et surtout la démocratie à cette guerre ? Sparte, la cité aristocratique,
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Xénophon, Helléniques, I, VII, 29. Diodore, XIII, 100, 2. 19 Diodore, XIII, 101, 2. 20 Xénophon, Helléniques, I, VII, 1. 18
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courait de succès en succès depuis plus de dix ans tandis qu’Athènes ne cessait de décliner irrémédiablement. Muselés depuis des décennies par le parti démocratique, les aristocrates avaient profité de l’affaiblissement de la cité afin d’en finir une fois pour toute avec le régime démocratique. Sur le conseil d’Alcibiade, ces derniers réunirent à Colone, non loin d’Athènes, une assemblée acquise au coup d’état. Le 9 juin 411, les cinq mille membres de cette assemblée improvisée désignèrent un gouvernement provisoire appelé conseil des Quatre-Cents. L’assemblée des cinq mille devait rédiger une nouvelle constitution. Après avoir éliminé les chefs démocrates, le conseil des Quatre-Cents prit le pouvoir et décida d’écarter la constitution à venir au grand dam de son auteur, Théramène, qui avait prévu l’instauration d’un régime aristocratique modéré. Les Quatre-Cents se divisèrent, puis cédèrent le pouvoir à Théramène qui tenta, durant quelques mois, d’appliquer sa constitution. Mais, la flotte athénienne, qui avait survécu à l’expédition de Sicile, finit par rejoindre Athènes. Après de terribles affrontements, elle rétablit la démocratie en 410 av. J.-C. Depuis, Athènes combattait pour un avenir incertain. La victoire des Arginuses était certes inespérée, mais la joie fut de courte durée. Les Athéniens venaient d’être anéantis par un déluge d’eau et une tempête d’une violence inouïe. Leur succès s’était transformé en défaite.
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Section II Une arme politique de déstabilisation : l’accusation des stratèges Alors qu’ils viennent de toucher terre, les stratèges sont directement conduits devant la Boulè21. Les stratèges comparaissent face aux cinq cents prytanes22. Interrogés par l’épistate23, chef d’un jour du conseil, les stratèges font leur rapport. Après avoir fait une relation précise de la bataille et de la victoire remportée sur les forces lacédémoniennes, ils rappellent tour à tour leur décision de rechercher les naufragés en confiant quarante-sept navires à Thrasybule et Théramène24. Ils rappellent également qu’il leur fallait assurer la protection de la flotte pour prévenir une éventuelle contre-attaque des Spartiates et la violence inouïe de la tempête à laquelle ils furent
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La Boulè (conseil ou sénat) est une institution créée par Clisthène (570 av. J.-C.- 501 av. J-C.) en 507 av. J.-C. formée de 500 membres, désignés chaque année par tirage au sort parmi tous les citoyens âgés d’au moins trente ans à raison de 50 par tribu (le territoire athénien est divisé en 10 circonscriptions territoriales appelées tribus). La fonction de bouleute durait une année. On ne pouvait être bouleute plus de deux fois dans sa vie. La Boulè avait une fonction dans l’élaboration de la loi puisque aucun texte ne pouvait être voté par l’assemblée législative, l’ecclésia, sans avoir été préalablement rédigé par la Boulè. Mais, Clisthène avait confié lors de sa réforme une seconde fonction à cette assemblée restreinte représentative de tous les citoyens. Elle gérait en permanence les affaires de la cité et finit par jouer progressivement le rôle de gouvernement d’Athènes. 22 Xénophon, Helléniques, I, VII, 3. 23 L’épistate, étymologiquement « celui qui est placé au-dessus », est le chef de la Boulè. Chaque jour les 500 prytanes tirent au sort l’un d’entre eux pour exercer pendant une journée la présidence du conseil. Ainsi, 360 bouleutes, l’autre désignation des prytanes, seront pour une journée seulement le chef de la cité. 24 Diodore, XIII, 101, 1.
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confrontés25 et qui les empêcha de secourir les naufragés26. Les stratèges firent le récit de la mort de l’amiral spartiate, Callicratidas, accablé sous les coups après l’abordage de son navire27. Déplorant la perte de soixante-quinze trières contre vingt-cinq pour les Athéniens28, la flotte spartiate avait fini par prendre la fuite29. Les généraux insistent. Ils étaient contraints de secourir Conon, le commandant en chef de la flotte athénienne, bloqué dans le port de Mytilène par cinquante vaisseaux lacédémoniens. Cette intervention devait avoir lieu avant que le reste de la flotte de Callicratidas n’ait fait la jonction avec ceux-ci30. Le rapport des stratèges qui est lu à l’ecclésia provoque des réactions contrastées. Le peuple se réjouit de la confirmation de la victoire athénienne contre la flotte lacédémonienne. Il y avait bien longtemps qu’un tel événement ne s’était produit. Mais, le nombre considérable des marins disparus suscite des questions. Le peuple commence à discuter les décisions prises par les stratèges pour assurer la sauvegarde de leurs amis, parents ou concitoyens. Mais ce ne sont là que les prémisses d’une mise en cause qui reste mesurée. Dans un premier temps, 25
Xénophon, Helléniques, I, VI, 28 ; Diodore, XIII, 100, 2. Xénophon, Helléniques, I, VI, 28. 27 Diodore, XIII, 99, 5. 28 Diodore, XIII, 100, 3. 29 Paul Cloché, L’affaire des Arginuses, Revue historique, Charles Démont et Christian Pfister, T.130, janvier-avril 1919, Librairie Felix Alcan, Paris, 1919, p.16, « … la flotte athénienne réduite de 150 à 125 unités par la bataille (…) on estimera que les généraux ne pouvaient guère distraire de leur flotte, en vue de la mission de sauvetage, un chiffre d’unités beaucoup plus considérable : quand les quarante-sept navires seraient mis à part, il leur en resterait soixante-dix huit, soit une flotte une fois et demie aussi forte que celle d’Etéolikos (cinquante navires) ». 30 Xénophon, I, VII, 29. 26
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un décret d’éloge est décerné aux stratèges pour leur victoire. Nous voulons insister ici sur cette situation qui nous apparaît importante. Il n’y a pas eu à proprement parler un déchaînement immédiat de haines ou de colère contre les stratèges. Ce n’est qu’au fil des jours que les griefs se firent plus nombreux pour reprocher aux généraux l’abandon des naufragés, le délaissement des corps des noyés ou des morts au combat. Ce sentiment contrasté ne s’explique pas seulement en raison de la victoire des Arginuses et des pertes éprouvées à cette occasion, mais aussi par la position adoptée par les triérarques revenus à Athènes avant les stratèges. Théramène et Thrasybule rejoignirent, en effet, la cité alors que les généraux étaient encore en mer. Très tôt, les stratèges furent informés des griefs qu’une partie du peuple nourrissait à leur encontre. Pour se prémunir contre ces rumeurs, les généraux décidèrent d’envoyer à Athènes une lettre directement adressée au peuple pour préciser qu’ils n’avaient pas abandonné leurs hommes, mais avaient confié aux triérarques une mission de sauvetage. Cette démarche n’eut pas l’effet escompté. Les deux triérarques se sentirent trahis par la missive qui d’une certaine manière les mettait en cause. Pour échapper à l’accusation qui pouvait en résulter, les triérarques dénoncèrent à leur tour l’impéritie des stratèges. Théramène, dont nous verrons le rôle crucial dans le procès, se défendit avec habileté et parvint à détourner les soupçons sur les généraux. À ce moment, Théramène agissait pour se préserver31. Lors du procès, son intervention ne relèvera plus d’une simple défense, mais 31
Diodore, XIII, 101, 2-5.
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bien d’une attaque en règle contre ses chefs et pour des raisons purement politiques. Mais, à la décharge des stratèges, il faut préciser que cette lettre ne cherchait pas à imputer aux triérarques une quelconque responsabilité. À aucun moment, les généraux ne mettent en accusation leurs officiers. Les stratèges souhaitaient simplement signaler l’opération de secours mise en œuvre et se contentaient de rappeler que la mission avait été confiée aux triérarques. Mais, dans le contexte dramatique des évènements, cette lettre attisait plus qu’elle n’atténuait les soupçons et les critiques contre les généraux. Pour autant, la colère du peuple ne fut pas immédiate. Il faudra attendre plusieurs jours pour que celle-ci se manifeste clairement. Il n’en reste pas moins que dans leur relation des faits, les triérarques comme les stratèges passèrent sous silence les circonstances qui avaient présidé à la décision de porter secours aux naufragés. Ils n’invoquent pas le temps passé à poursuivre vainement la flotte lacédémonienne. Ils ne font pas état des longues discussions pour trouver une décision commune sur la conduite à tenir lors du retour aux Arginuses. Ce silence tendrait à démontrer que les chefs de l’expédition mesuraient la portée des négligences commises. Cette situation faite de réticences ou de vérités incomplètes ne permettait pas au procès de s’ouvrir dans des conditions propices à la sérénité des débats. Un autre évènement devait également marquer les esprits à Athènes. Il semble que le parti démocratique auquel appartenait la majorité des stratèges ait cherché à prévenir l’accusation collective qui se préparait en détournant sur l’un des généraux, qui n’était pas de leur
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parti, l’attention du peuple. En effet, à peine arrivé à Athènes, Erasinidès fut arrêté. On lui reprochait d’avoir détourné à son profit des taxes levées dans l’Hellespont qui revenaient au peuple32. L’accusateur d’Erasinidès était Archédèmos, l’un des dirigeants du parti démocratique33. Pressentant les manœuvres de la faction aristocratique, Archédèmos cherchait par cette accusation à prévenir celles-ci en allumant un contre-feu par un réquisitoire qui dépassait le simple chef de détournement de fonds puisque le réquisitoire dénonçait également l’impéritie d’Erasinidès en tant que stratège lors de la bataille. Cette diversion, qui avait pour dessein de sauver les autres stratèges, resta vaine. À l’issue de leur comparution à la B o u l è , Timocratès, l’un des conseillers réclama l’arrestation de tous les généraux34. Immédiatement les bouleutes approuvèrent cette motion. Pour les stratèges, il ne faisait aucun doute que leur mise en accusation était un complot. Les généraux considéraient que la démocratie était en danger, car, à travers leurs personnes, c’était bien le régime qui était visé. Timocratès passait pour un excellent démocrate. En vérité, ce dernier semblait agir en sousmain au profit de la faction aristocratique. Cependant, à la décharge de Timocratès, l’accusation lancée par Archédèmos contre le seul Erasinidès passait pour une indulgence coupable à l’égard des autres stratèges. La situation méritait de recevoir des éclaircissements. Quoi qu’il en soit des motifs suivis par le prytane, la Boulè semblait partager ses interrogations.
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Xénophon, Helléniques, I, VII, 2. Xénophon, Helléniques, I, VII, 2. 34 Xénophon, Helléniques, I,VII, 3. 33
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Le conseil transmit à l’ecclésia le soin de décider de la poursuite contre les six stratèges. C’est une première entorse à la procédure légale. En effet, l’affaire aurait dû, au préalable, être instruite par les thesmothètes, les magistrats chargés de la mise en état du dossier. C’est donc à l’ecclésia, l’assemblée des citoyens, l’organe central de la démocratie athénienne, qu’il revenait de se prononcer. La cité se définissait avant tout comme « les Athéniens », c’est-à-dire la cité des hommes âgés de plus de dix-huit ans nés d’un père et d’une mère Athéniens. L’ecclésia était l’institution législative par excellence. Les citoyens participaient directement à l’activité politique. En 406, date du procès des Arginuses, le nombre des citoyens s’élevait à quarante-cinq mille. L’ecclésia disposait d’une puissance souveraine qui relèverait mutatis mutandis des trois pouvoirs que nous connaissons sous des institutions distinctes, l’exécutif, le législatif et dans une moindre mesure le pouvoir judiciaire. Au titre des fonctions de gouvernement, l’assemblée avait le pouvoir de désigner les magistrats, de définir la politique étrangère, de décider la guerre ou la paix et de diriger la ligue des alliés. Elle détenait également la prérogative de distinguer un citoyen pour ses mérites. Enfin, l’assemblée du peuple avait la haute main sur les finances et définissait chaque année les grands postes du budget de l’Etat. Mais cette assemblée se caractérisait surtout par le pouvoir de voter la loi. Il s’agissait d’une attribution qui ne souffrait aucune exception35. Certes, la B o u l è participait au pouvoir législatif dans la mesure où aucune loi ne pouvait être votée sans avoir été préalablement 35
Andocide, Discours, Sur les Mystères, trad. Georges Dalmeyda, Les Belles Lettres, Paris, 1930.
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rédigée par le conseil des prytanes dans le cadre d’un probouleuma (un projet). Mais, si nous devions trouver un élément de comparaison avec notre démocratie actuelle, on pourrait dire que mutatis mutandis, la Boulè jouerait le rôle d’une commission législative par rapport à l’ecclésia qui disposait de la fonction éminente de voter la loi. L’ecclésia avait donc le pouvoir de voter le projet rédigé par la Boulè, ou bien de le rejeter ou de l’amender. La dernière attribution de l’ecclésia qui nous intéresse plus particulièrement ici concerne le pouvoir judiciaire. Normalement l’ecclésia ne disposait pas du pouvoir judiciaire. Cette prérogative relevait d’une autre assemblée, l’Héliée qui fut créée en 593 av. J.-C par le grand réformateur athénien, Solon (640 av. J.-C.-558 av. J.-C.). Chaque année, six mille citoyens étaient tirés au sort parmi les membres de l’ecclésia, âgés de trente ans, pour constituer la juridiction populaire qui prenait le nom d’Héliée36. Cette juridiction populaire avait une compétence entière non seulement pour les affaires civiles, commerciales et pénales, mais également pour les procédures qui intéressaient directement ou indirectement l’Etat. L’instruction des affaires criminelles était confiée à des magistrats, les Onze; la préparation des dossiers pour les délits économiques et les affaires commerciales était réservée aux magistrats spécialisés en matière maritime; l’enquête en matière de discipline militaire relevait des stratèges et les affaires d’ordre civil ou public étaient instruites par les archontes37. Mais, seule l’Héliée avait le 36
« Haliaia » en dorien signifie « peuple rassemblé ». Archonte, « celui qui commande » est le nom donné aux magistrats chargés de l’administration intérieure. Six d’entre eux appelés aussi les thesmothètes étaient chargés de la justice.
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pouvoir de juger. Il existait, cependant, une exception à ce pouvoir judiciaire exclusif de l’Héliée, l’eisangélie. Cette procédure spécifique était du seul ressort de l’ecclésia. Si l’eisangélie s’apparente dans sa forme à un pouvoir judiciaire, cette procédure relève en réalité du pouvoir législatif. Elle était mise en œuvre dans le cas où les intérêts de la cité se trouvaient menacés par un acte qui n’était pas prévu et réprimé par une loi. L’Héliée étant incompétente, puisqu’elle ne pouvait se prononcer que sur le fondement d’un texte préexistant, il revenait alors à l’ecclésia, l’assemblée législative, de qualifier elle-même l’infraction commise et de décider de la sanction. Concrètement, l’accusation était ouverte à tous (particulier, magistrat ou l’une des institutions de la cité) et soumise à l’ecclésia après l’instruction du dossier par les thesmothètes. Puis, si la poursuite était votée par l’assemblée, la décision était transmise à la Boulè pour la rédaction d’un avis rédigé (probouleuma) afin de proposer à l’ecclésia la qualification de l’infraction (crime ou délit) et la peine encourue. Après avoir reçu le projet rédigé par la Boulè, l’ecclésia pouvait décider de renvoyer l’affaire à l’Héliée ou de la juger elle-même. Les peines retenues par l’ecclésia pour ce type d’affaires étaient d’une extrême sévérité ; des amendes d’un montant élevé, mais plus fréquemment la peine de mort. C’est précisément l’eisangélie qui fut appliquée aux stratèges en 406. Les généraux connaissaient parfaitement les conséquences de cette terrible procédure. En 430, Périclès fut condamné lui-même par l’ecclésia à une forte amende38. La mise en accusation des stratèges ne laissait 38
M. Pouqueville, Grèce, Paris, Firmin, Didot Frères, 1835, p.116 « … Périclès fut condamné à une amende, les uns disent de quinze talents
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aucun doute sur l’enjeu politique que constituait le procès pour la démocratie. Nous trouvons ici l’un des caractères majeurs du procès politique à Athènes à travers l’eisangélie, une procédure d’exception. Cette accusation de nature politique concerne rarement les simples citoyens, mais des Athéniens de premier plan chargés des fonctions les plus prestigieuses au service de la cité ou, parmi les plus influents au sein de l’ecclésia et à tout le moins, susceptible par leur action de mettre en péril la sûreté et les intérêts supérieurs de la cité. Mais, l’un des caractères principaux du procès politique se retrouve dans l’instance elle-même. L’affaire des Arginuses annonce ce qui sera l’un des traits majeurs pour ce type de procédure à Athènes. Elle devient un instrument entre les mains d’un chef d’un parti pour se défaire de ses adversaires politiques, en l’occurrence les dirigeants du parti démocratique. Derrière l’acte d’accusation, se devinent les intentions des tenants du parti aristocratique qui se rassemblent autour de Théramène. Nombre de partisans du gouvernement des Quatre-Cents comprennent qu’ils tiennent leur revanche non pas seulement contre leurs opposants politiques, mais contre le régime lui-même. L’ecclésia est au cœur d’un débat qui dépasse les discussions ordinaires entre partis politiques. La cité est à un moment décisif de son histoire et de la démocratie qu’elle incarne.
(81 000 fr.), d’autres de cinquante talents (270, 000 fr.) et cependant les Athéniens le choisirent de nouveau pour leur général ».
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Section III Une défense de connivence efficace Quelques jours après leur mise en accusation par la Boulè, les prisonniers furent conduits vers la Pnyx39. Située au centre de la cité d’Athènes à l’ouest de l’Acropole en surplomb de l’Agora, la Pnyx se présente sous la forme d’un vaste théâtre antique en demi-cercle où viennent s’asseoir les membres de l’ecclésia. Après avoir emprunté l’un des deux escaliers latéraux qui permettent l’accès à chaque rangée de gradins, les citoyens prennent place par petits groupes. Face aux membres de l’ecclésia, le perchoir du président se dresse dans une rude simplicité. Le président n’est là que pour arbitrer les débats et n’exerce qu’une journée cette fonction face à une assemblée qui est souveraine. En contrebas se découvre la tribune de l’orateur. Les six stratèges font leur entrée au pied de la tribune. Périclès, Diomédon, Lysias, Aristocratès, Thrasylle et Erasinidès s’alignent face à l’hémicycle. Jamais, l’ecclésia n’a connu une telle influence. Ordinairement, en raison d’un absentéisme prononcé, l’assemblée n’attire pas plus de deux mille à trois mille personnes. Mais en ce jour d’ouverture du procès, ils sont bien plus nombreux à occuper les sièges de la Pnyx. L’un des procès politiques les plus retentissants de l’histoire athénienne s’ouvre. Ses répercussions seront déterminantes pour l’avenir de la démocratie.
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Pnyx littéralement « le lieu où l’on se tient serré ».
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Les citoyens qui viennent déposer sont les sycophantes habituels40. Ces délateurs professionnels se succèdent pour mettre en accusation les six stratèges. Chacun répète la même formule. Ils accusent les stratèges de ne pas avoir recueilli les naufragés après la bataille des Arginuses, d’avoir abandonné leurs concitoyens qui se sont noyés et d’avoir laissé à la mer les cadavres des hommes, tombés vaillamment au combat, qui n’ont pu recevoir les honneurs funèbres dus aux morts. Jusqu’alors, les stratèges avaient accueilli ces griefs non pas avec indifférence, car leur vie était en jeu, mais avec la sérénité qui sied à des hommes qui se jugent innocents et savent qu’ils pourront faire pièce des accusations d’homme de peu qui n’abusaient plus le peuple. Mais, quand, à l’annonce du héraut, le nom de Théramène41 retentit, tous sursautèrent. Comment ! Le triérarque, placé sous leur commandement, qui avait reçu l’ordre avec Thrasybule de se porter au secours des naufragés avec quarante-sept navires et qui n’avait pu accomplir cette mission en raison de la tempête, avait l’impudence et le cynisme de se mettre au nombre des accusateurs contre ses chefs42. Fort du soutien du parti aristocratique, Théramène, mis hors de cause, se présentait désormais en accusateur43. Pour que personne ne se méprenne sur la nature et la 40
Citoyens qui se sont faits une spécialité de poursuivre leurs concitoyens devant l’Héliée ou l’ecclésia et qui obtenaient une partie de leurs biens si l’accusé était condamné. 41 Théramène (450-404 av. J.-C.), fils d’Hagnon, l’un des chefs du parti conservateur, adversaire de Périclès. Il est l’un des hommes politiques les plus en vue du parti aristocratique et sera l’acteur du coup d’état à l’origine du renversement du régime démocratique en 411 av. J.-C. et l’instauration du gouvernement oligarchique des Quatre-Cents. 42 Xénophon, Helléniques, I, VI, 35. 43 Diodore, XIII, 101, 3.
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teneur du document qu’il s’apprête à lire à la tribune, Théramène présente la missive que les stratèges avaient envoyé à la Boulè pour informer le conseil du cours de la bataille et des conséquences de la tempête44. Avec habileté, Théramène explique que les stratèges innocentent leurs officiers de toute responsabilité à l’égard des naufragés laissés à leur sort. Ils n’accusent que la tempête45. Sans contredire la version officielle donnée par les généraux, Théramène constate que les stratèges assument entièrement la responsabilité des morts et l’abandon des corps. En quelques mots, il laisse entendre que les généraux n’avaient pris aucune des dispositions nécessaires pour prévenir les effets d’une tempête dont les signes avant-coureurs s’étaient manifestés la veille de la bataille. Théramène en reste là. Il est sûr de lui. Ne bénéficiet-il pas du témoignage de son collègue, Thrasybule ? Ce dernier est un membre éminent du parti démocratique. Il a contribué avec Thrasylle à la restauration de la démocratie en 411. Les circonstances le contraignent seulement à tenir la position adoptée par Théramène. Thrasybule s’abstient de mettre en accusation les stratèges, mais il ne contredit pas Théramène. C’est donc avec une parfaite sérénité que Théramène quitte la tribune. C’est au tour des stratèges de se défendre. Contre toute attente, au lieu de laisser les généraux présenter leur défense selon la durée ordinairement accordée aux accusés, il fut décidé que les stratèges ne disposeraient que de la moitié du temps légal pour présenter celle-ci46.
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Diodore, XIII, 101, 4. Xénophon, I, VII, IV. 46 Xénophon, I, VII, 5. 45
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À Athènes, les procès se déroulaient souvent sur une journée. Il était donc nécessaire de limiter le temps de parole de chacune des parties. L’intervention de l’accusation comme celle de la défense était strictement mesurée. Pour cela, les Athéniens avaient mis au point une horloge à eau, une clepsydre. Il s’agissait d’un vase de terre muni de deux anses percées à la base pour assurer l’écoulement de l’eau. Lors de chaque procès, les juges disposaient de deux clepsydres. L’eau de la clepsydre supérieure s’écoulait dans la clepsydre inférieure dont l’orifice avait été préalablement bouché. Pour les procès importants, soit par leur portée, soit par leur montant lorsque ceux-ci dépassaient un taux de 5 000 drachmes, la loi fixait à trente-trois litres d’eau l’exposé de l’accusation, ce qui correspondait à une durée de quarante minutes et à dix litres le temps de parole de la défense, environ douze minutes. Pour les affaires de moindre portée ou inférieure au taux de 5 000 drachmes, le temps pour l’accusation et la défense était diminué de moitié. Les stratèges, confrontés à une accusation majeure, ne disposent que du temps accordé aux petites affaires soit six minutes. Ils se défendent dignement en quelques mots. Ils exposent directement le déroulement des évènements. Sans se concerter, chacun se complète admirablement et insiste sur un des aspects de la tempête. Ils rappellent que lorsqu’ils se dirigeaient après la bataille vers Mytilène pour secourir Conon, le grand amiral de la flotte, ils avaient chargé Thrasybule et Théramène, des triérarques expérimentés, de mener les opérations de secours. Ils concluent que, s’il faut incriminer des hommes, l’ecclésia ne peut s’en prendre qu’aux triérarques à qui cette mission avait été confiée. Mais, parvenu au bout de leur temps de parole, les stratèges lancent en guise de conclusion qu’ils ne mentiront pas au motif que les triérarques les accusent;
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seule, la violence de la tempête a empêché ces derniers de relever les naufragés47. Puis, comme la loi les autorisait à le faire, ils firent appeler des témoins pour confirmer leurs propos48. Les pilotes de navires se succédèrent à la tribune. Chacun rappela avec force détails la sauvagerie de la tempête49. Ces témoignages achevèrent de convaincre les membres de l’ecclésia. Le récit des stratèges, la modération de leurs propos, le contenu précis des plaidoiries et l’absence de contradiction dans la relation des faits entre l’accusation et les prévenus formaient une défense de connivence des plus efficaces. L’ecclésia constatait qu’un ordre avait bien été donné aux triérarques pour porter secours aux naufragés et repêcher les corps des disparus. Théramène, Thrasybule et les stratèges ne s’étaient contredits à aucun moment. Tous reconnaissaient que les unités de la flotte s’étaient séparées les unes pour assurer la mission de sauvetage, les autres pour se porter contre l’ennemi et que toutes furent contraintes de regagner les Arginuses en raison de la violence de la tempête. À ces paroles, beaucoup de citoyens se levèrent et proposèrent de se porter caution pour les stratèges50. Face à cet élan, le président de l’ecclésia prit le prétexte que l’obscurité en raison de l’heure tardive ne permettrait pas de procéder au décompte des voix qui devait s’effectuer à main levée pour remettre la décision à la prochaine assemblée51. Les partisans de la faction aristocratique décidèrent que l’affaire serait renvoyée à la 47
Xénophon, I, VII, 6. Xénophon, I, VII, 7. 49 Xénophon, I,VII, 32. 50 Xénophon, I,VII, 7. 51 Xénophon, ibid. 48
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B o u l è pour que celle-ci procède à une nouvelle délibération afin de déterminer la procédure qui présiderait au jugement des prévenus52. La manœuvre était des plus perfides. Dans le cadre d’une procédure ordinaire d’eisangélie, l’ecclésia devait siéger au cours d’une première session en tant que chambre de mise en accusation pour décider de la recevabilité de la plainte. Dans l’hypothèse où l’acte d’accusation serait jugé recevable, il était renvoyé à la Boulè qui rédigeait un probouleuma soumis au vote de l’assemblée. Une fois la décision prise, la procédure de jugement pouvait être mise en œuvre. En décidant de passer directement à la phase suivante, l’épistate avait éludé la décision de l’ecclésia sur la recevabilité préalable de la plainte. C’était bafouer toutes les règles de la procédure. Théramène et les conservateurs de la faction oligarchique53 allaient mettre à profit le temps qui séparait les deux parties du procès pour s’assurer de la conclusion de celui-ci. Il fallait obtenir à tout prix la peine capitale contre les stratèges. Quatre d’entre eux étaient des représentants éminents du parti démocratique54. Ils étaient les garants du régime et tout particulièrement, Thrasylle55 52
Xénophon, ibid. Diodore, XIII, 101, 8. 54 Xénophon, I, VII, 10, rappelle que Diomédon avait réussi à déjouer les manœuvres des partisans de l’aristocratie et par son action avait permis de sauvegarder les institutions de la démocratie ; P. Cloché, op. cit.,p.7 écrit à propos d’Erasinidès « C’est également parmi les défenseurs de la démocratie traditionnelle que paraît devoir être rangé Erasinidès … » 55 Thucydide, La guerre du Péloponnèse, Tome V, trad. Raymond Weil, Les Belles Lettres, Paris, 1972, VIII, 75, 76, précise que Thrasylle avait été en 414, aux côtés de Thrasybule l’âme de la 53
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et le fils de Périclès. Leur condamnation à mort permettrait de décapiter le régime. Le procès des Arginuses est souvent présenté comme une tragédie, un simple concours de circonstances qui a conduit le peuple Athénien à cette situation hors norme par un excès de sa puissance. Il n’en est rien. Les adversaires du régime trouvent ici un moyen d’élimination politique non seulement des démocrates, mais de la démocratie elle-même. La suite de la procédure devait le démontrer. Section IV Une entorse constitutionnelle aux règles du procès politique C’est avec beaucoup de minutie que Théramène prépara la seconde phase de la procédure. Il fit tout d’abord coïncider le jour du procès avec la fête des Apatouries, un évènement célébré chaque année au mois d’octobre. Cette cérémonie religieuse traditionnelle réunissait les familles d’une même phratrie56. Théramène eut l’extrême habileté de transformer la fête des Apatouries en jour de commémoration des morts. À l’ouverture du procès, il fit venir en grand nombre les membres des familles des naufragés vêtus de noir, le crâne résistance démocratique contre Athènes livrée à l’aristocratie et alors qu’il n’était qu’un simple hoplite, il avait fait prêter le serment à l’armée de Samos de combattre pour le maintien de la constitution démocratique, de poursuivre la lutte contre Sparte et de renverser le régime des Quatre-Cents. 56 La phratrie « fraternité » regroupe plusieurs familles ou clans autour du culte d’un ancêtre commun. La présentation et l’admission des jeunes Athéniens dans la phratrie, qui était une cérémonie religieuse et initiatique, se déroulaient à l’occasion de la fête des Apatouria.
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tondu comme il seyait pour un Athénien en grand deuil. Afin de faire bonne figure, des familles acquises à la cause aristocratique, qui n’avaient eu à déplorer aucune disparition, se vêtirent de noir et se rasèrent à leur tour57. La pierre blanche de la Pnyx s’assombrissait à vue d’oeil. La présence de ces hommes, leur aspect sinistre ne pouvaient qu’accabler les stratèges. À peine tirés de leur prison, les accusés découvrirent avec stupeur la mise en scène de leurs adversaires. Théramène voulait cependant avancer masqué. À sa demande, les partisans de la faction aristocratique confièrent à Callixeinos, l’un des membres de la Boulè les moins en vue, le soin de porter l’acte d’accusation au nom du Conseil58. Théramène rédigea la motion. Callixeinos endossa la paternité de celle-ci59. Le libellé de cette motion précisait que les accusations contre les généraux et la défense de ces derniers avaient été entendues dans l’assemblée précédente et que par voie de conséquence tous les Athéniens seraient appelés à voter par tribus. Qu’à cet effet, deux urnes seraient placées pour chaque tribu et devant chacune d’elle, un héraut proclamerait que ceux qui tiennent les stratèges pour coupables déposeront leur bulletin dans la première urne, les autres, dans la seconde. En cas de condamnation, ils seraient alors punis de mort et livrés au Onze ; leurs biens seraient confisqués
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P. Cloché, op. cit., p.48, qui ne croit pas au complot, n’exclut pas cependant que Théramène ait récupéré et intensifié cette manifestation au profit de son parti. 58 Xénophon, op. cit., I, VII, 8. 59 P. Cloché, op. cit., p.49, ne retient pas non plus cette intervention de Callixeinos comme le fruit d’un complot ourdi par Théramène. Cependant, il reconnaît que ce politicien de second plan pourrait agir pour le compte des puissantes familles aristocratiques de concert avec Théramène.
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et le dixième en serait consacré à la déesse Athéna60. Lorsqu’il présenta le projet à la Boulè, Callixeinos rencontra fort peu de résistance. Il en fut autrement devant l’ecclésia. Le procès politique intenté contre les stratèges nous révèle l’ampleur de la déliquescence des institutions démocratiques. La Boulè, créée en 507 av. J.-C . par Clisthène, était une institution éminemment démocratique. Comme nous l’avons vu, cette assemblée était constituée de cinq cents membres désignés chaque année par tirage au sort à raison de cinquante citoyens par tribus ; les circonscriptions territoriales athéniennes qui étaient au nombre de dix. La Boulè participait au processus législatif par la rédaction des projets de lois et ce conseil était également un gouvernement collectif puisqu’il siégeait en permanence et avait ainsi la possibilité de surveiller les magistrats pendant toute la durée de leur mandat jusqu’à la reddition des comptes. Or, la Boulè qui incarnait, dans toute sa diversité le corps civique (paysans, artisans, saisonniers, riches propriétaires), ce modèle miniature de la cité athénienne qui garantissait à chacun qu’il parviendrait une fois au moins dans sa vie à siéger au conseil de l’Etat et qui allait jusqu’à désigner par le sort, l’épistate, son président d’un jour, ne croyait plus à la démocratie. La facilité avec laquelle le projet de Callixeinos avait été adopté par la majorité du conseil nous le révèle. Chargée de s’assurer du strict respect de la légalité des textes soumis à l’ecclésia, la Boulè fut la première ancre du vaisseau de la cité à céder.
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Xénophon, I, VII, 9 et 10.
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Le projet de Callixeinos violait, en effet, par trois fois les lois fondamentales de la procédure. Non seulement, comme nous l’avons déjà dit, la première phase du procès avait été escamotée. Le vote de l’ecclésia sur la recevabilité de la plainte n’avait pas eu lieu. Mais le projet de Callixeinos, au motif que l’affaire aurait déjà été entendue, proposait de passer directement au vote sur la peine sans décision préalable de l’assemblée sur la culpabilité et sans que les stratèges aient pu produire une défense individuelle61. Afin de s’assurer que l’ecclésia voterait ce projet et que dans la foulée elle condamnerait les stratèges dans les formes prescrites par le texte, Théramène avait prévu d’entendre, avant la lecture du document à l’ecclésia, un témoin de dernière minute qui serait chargé de gagner les derniers récalcitrants à la cause des accusateurs. Cette déposition présentait l’avantage d’effacer l’impression favorable produite par les témoignages des pilotes et des marins lors de la session précédente. Il fallait que cette intervention apparaisse la plus spontanée possible. Un homme s’avança. Il affirma être l’un des matelots embarqués lors des combats et l’un des naufragés qui avait miraculeusement survécu. Il prétendit devoir la vie à un tonneau de farine d’orge auquel il s’était agrippé avec l’énergie du désespoir62. Il jura que plusieurs de ses compagnons d’infortune l’avaient chargé avant de mourir et dans le cas où il en réchapperait, de dénoncer au peuple 61
P. Cloché, op. cit., p.52 rappelle à ce titre que « Le décret, en effet, proposait un jugement global, alors que le décret de Cannonos, toujours en vigueur, ordonnait un jugement séparé pour chacun des accusés ; et il enlevait à ces derniers toute possibilité de sérieuse défense ». 62 Xénophon, I, VII, 11.
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les stratèges qui ne les avaient pas recueillis. Il réclama justice contre les stratèges qui avaient abandonné les guerriers morts pour la patrie. Secrètement excités par des partisans de Théramène éparpillés dans la Pnyx, les membres de l’ecclésia laissèrent éclater leur plainte et leur douleur. C’est le moment convenu pour que Callixeinos monte à la tribune et donne lecture au nom de la Boulè du projet. Lorsqu’il entendit Callixeinos, Euryptolémos blêmit. Fils de Peisianax, cousin de Périclès et ami de Diomédon, fier partisan de la démocratie, il demande la parole. Euryptolémos dénonce avec force la triple illégalité du projet et invoque contre Callixeinos la procédure de la graphè paranomôn63. Seuls, quelques applaudissements accueillent l’annonce de la mise en œuvre de l’action d’illégalité publique, car la majorité de l’assemblée s’indigne que l’on puisse brider la volonté du peuple64. La graphè paranomôn est une procédure créée par Périclès pour protéger le peuple contre les décrets qu’il serait tenté de prendre et qui contreviendraient aux lois fondamentales d’Athènes. L’action était ouverte à chaque membre de l’ecclésia contre l’auteur du projet. L’Héliée, la juridiction populaire, était alors saisie. Une des chambres de l’Héliée, constituée de mille jurés, présidée par les six archontes chargés de la justice, devait décider de la légalité du projet. Une fois l’auteur du texte et son contradicteur entendus, si l’Héliée jugeait que le projet était contraire aux lois fondamentales, elle prononçait la nullité du texte attaqué avec une sanction contre son auteur soit une forte amende et en cas de récidive la mort 63
Littéralement action d’illégalité Xénophon, I, VII, 12.
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ou la déchéance des droits civiques ce qui revenait au même. Athènes distinguait les lois fondamentales des simples décrets. Ces lois fondamentales formaient ce que nous pourrions qualifier aujourd’hui une constitution matérielle, c’est-à-dire des dispositions supérieures qui étaient intangibles. Nous connaissons aujourd’hui une procédure et des normes qui mutatis mutandis s’apparentent à celle de la graphè paranomôn. À cette différence près, que nos lois fondamentales constituent un corps formel de dispositions inscrites dans une Constitution, qu’elles sont situées au sommet de la hiérarchie des normes et qu’elles se trouvent garanties par un contrôle de constitutionnalité organisé devant le Conseil constitutionnel. Callixeinos savait le risque qu’il encourait. Il connaissait parfaitement la triple illégalité commise à l’égard des lois fondamentales athéniennes. Il avait pleinement conscience que son projet contredisait la procédure pénale dont les prescriptions étaient érigées au rang de normes supérieures. Celles-ci interdisaient les audiences collectives. Chaque prévenu devait être jugé individuellement au cours d’une procédure divisée en trois parties : une session consacrée tout d’abord à un examen préalable de l’affaire pour décider de la recevabilité de l’accusation, puis une seconde session pour déterminer si l’accusé était ou non coupable et enfin une troisième session qui devait décider de la peine. Au cours de chacune de ses instances, les accusés avaient droit à une défense individuelle et, bien entendu, la peine devait être adaptée à la responsabilité criminelle du condamné. Ce mépris de la procédure pénale, dans ce qu’elle avait de plus fondamentale, méritait une sanction et la décision de
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l’Héliée ne faisait aucun doute si elle venait à être saisie. Cependant, Théramène avait tout prévu. Lyciscos, l’un de ses partisans, prit la parole et dénonça à son tour Euryptolémos. Il s’indignait de cette restriction faite aux droits du peuple. Le peuple, qui était l’auteur des lois, était maître de décider s’il se conformerait à leurs prescriptions ou s’il y dérogerait. La majorité de l’assemblée approuve Lyciscos65. Conforté par l’appui qu’il reçoit de toutes parts, Lyciscos demande que l’on étende à Euryptolémos la procédure d’accusation. Euryptolémos décide alors de renoncer à l’action d’illégalité66. Quelques membres de la Boulè décidèrent d’intervenir pour déclarer solennellement qu’ils ne laisseraient pas mettre aux voix le projet illégal de Callixeinos67. La Pnyx résonne alors des cris de protestations et des invectives des amis de Théramène contre les prytanes récalcitrants. Callixeinos menace d’inclure les prytanes dans le même jugement que les stratèges et qu’Euryptolémos68. Le tumulte s’amplifie dans l’assemblée. Effrayés les membres dissidents de la Boulè lèvent leur opposition au vote du projet69. C’est alors que l’épistate, le célèbre Socrate, président de la Boulè et qui exerce également, comme le prévoit la loi, la présidence de l’ecclésia, affirme avec force qu’il ne fera rien qui serait contraire aux lois. Il lance à la Pnyx en guise d’avertissement que si le peuple est souverain, il n’en reste
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Xénophon, I, VII, 13. Xénophon, I, VII, 13. 67 Xénophon, I, VII, 14. 68 Xenophon, ibid. 69 Xénophon, I, VII, 15. 66
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pas moins en tant que tel, enchaîné par ses propres lois70. Socrate déclare illégale la motion de Callixeinos et se refuse à la mettre aux voix. Un véritable tollé accueille la résolution de Socrate. Sans se départir de son calme, Socrate retire la parole à Callixeinos et la donne à nouveau à Euryptolémos. Section V Un débat entre souveraineté populaire et loi démocratique Revenu à la tribune, Euryptolémos plaide pour ramener le peuple à la raison et au respect des lois démocratiques. En guise d’exorde, il rappelle que son intervention s’inscrit dans le cadre d’une stricte neutralité entre d’une part les accusateurs et d’autre part les accusés qui sont ses parents et amis. Euryptolémos ne rompt pas avec la défense de connivence menée avant lui par les stratèges, bien au contraire. Il propose à l’assemblée de revenir à son rôle d’arbitre. Il précise, en effet, que s’il est monté à la tribune, c’est pour rappeler à l’ecclésia qu’il se trouve lui-même dans cette disposition d’esprit qui consiste à la fois à tenir compte des accusations faites contre les stratèges dont son propre parent, Périclès et son ami Diomédon et à examiner les arguments produits pour leur défense71. Face à l’ironie affichée par les partisans de Théramène et en guise de réponse, Euryptolémos retourne habilement l’accusation en imputant à Périclès et à Diomédon une seule faute, celle de ne pas avoir informé en temps utile la Boulè et l’ecclésia . Ces derniers auraient 70
Xénophon, I, VII, 15. ; Platon, op. cit., Apologie de Socrate, 34, b. Xénophon, I, VII, 16.
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dû communiquer aux assemblées très rapidement l’ordre qu’ils avaient donné à Théramène et à Thrasybule. Or, les autres stratèges les avaient engagés à le faire sans tarder. Euryptolémos tente ainsi de ramener insensiblement la responsabilité sur les accusateurs72. Euryptolémos rappelle ensuite la conséquence néfaste de cette mansuétude envers Théramène et Thrasybule qui ne valut à Périclès et Diomédon qu’ingratitude et machination des triérarques. Pour Euryptolémos, il ne fait aucun doute à ce stade de son argumentation que les stratèges portent aujourd’hui le poids de la faute particulière de Théramène et de Thrasybulle. Ils sont désormais en butte aux arcanes judiciaires et aux pièges posés par Théramène soutenu par ses partisans. Ce dernier n’a qu’un but provoquer la perte des stratèges73. Euryptolémos décide dès lors de placer le débat dans le cadre strict du droit pénal athénien. Euryptolémos rappelle que le décret de Cannonos, qui est en vigueur et auquel doit se soumettre le peuple athénien, est extrêmement sévère. Ce décret dispose que le citoyen qui aura lésé le peuple d’Athènes devra comparaître chargé de chaînes pour se défendre devant lui et dans l’hypothèse d’une reconnaissance de sa culpabilité, subir la peine de mort en étant précipité dans le barathre74. C’est donc dans le strict respect de la lettre du décret qu’Euryptolémos demande à l’ecclésia de juger les généraux. Pour faire bonne mesure, il sollicite que son parent, Périclès, soit le premier soumis à cette procédure. Euryptolémos veut 72
Xénophon, I, VII, 17. Xénophon, I, VII, 18. 74 Le barathre était un gouffre situé à l’ouest d’Athènes, hérissé de crochets de fer, où l’on précipitait les condamnés à mort. 73
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démontrer qu’il n’intervient pas en tant que particulier intéressé au procès de ses proches, mais en qualité de citoyen soucieux de l’intérêt supérieur de la cité75. Le plaidoyer d’Euryptolémos ne se limite pas à une référence de principe. Il rappelle le détail du décret. Tout d’abord, le délit, visé par le décret de Cannonos, est de la compétence exclusive de l’ecclésia. Ses prescriptions imposent ensuite le respect de trois instances. Une audience pour entendre les réquisitions de l’accusation, une seconde audience consacrée au plaidoyer de la défense et enfin une troisième session pour permettre à l’assemblée de décider de la culpabilité ou de l’innocence des prévenus avant de se prononcer sur la peine76. L’ecclésia serait ainsi contrainte d’appliquer ces dispositions. Euryptolémos offre, cependant, une alternative à l’ecclésia. L’assemblée pourrait choisir de renvoyer le jugement de l’infraction à l’une des chambres criminelles de l’Héliée sur le fondement de la loi réprimant les sacrilèges et les actes de trahison77. Une fois encore, l’application de ce texte entraînerait automatiquement l’application des trois instances. Euryptolémos cherche à enfermer l’ecclésia dans un choix objectif pour sortir de l’impasse et la ramener au respect de la légalité démocratique. Dans la troisième partie de son discours, Euryptolémos dénonce le but véritable poursuivi par Théramène et ses acolytes. Il invite les Athéniens à ne pas 75
Xénophon, op. cit., I, VII, 20. Xénophon, op. cit., I, VII, 23. 77 Xénophon, op. cit.,I, VII, 22, à la différence du texte précédent, la loi sur les actes de sacrilège et les actes de trahison soumettait le condamné à l’exil posthume et à une interdiction de reposer sur le territoire athénien, peine qui était assortie de la confiscation de ses biens 76
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tomber dans le piège qui leur est tendu. Il précise que la violation de la loi les conduirait à priver la cité de ses défenseurs. Si l’ecclésia s’abandonnait à sa toutepuissance, elle trahirait Athènes en servant les intérêts de Sparte. Faisant périr illégalement sans forme de procès des hommes qui avaient enlevé soixante-dix vaisseaux et qui avaient remporté la victoire contre les Lacédémoniens, c’est Athènes que l’ecclésia fera périr78. Euryptolémos accentue le dilemme auquel étaient confrontés les Athéniens. Théramène voulait la fin du régime démocratique. La mort de ses généraux permettrait aux Spartiates de l’emporter et d’instituer un régime aristocratique en lieu et place de la démocratie. L’agitation commence à s’apaiser. Euryptolémos se rend compte que l’ecclésia finit par accepter le choix qu’il lui propose. C’est par un cri d’espoir que l’orateur achève son intervention en implorant les Athéniens de s’en tenir à la loi79. Son discours fini, Euryptolémos rédige une motion pour faire juger les stratèges conformément aux dispositions du décret de Cannonos qui imposent une procédure en trois sessions80. L’ecclésia se prononce en faveur de la motion d’Euryptolémos81. Mais, Ménéclès un fidèle de Théramène soulève une objection contre la régularité du vote et exige qu’un second suffrage ait lieu. Théramène, qui a, dans l’intervalle, repris ses troupes en main, obtient
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Xénophon, I, VII, 25. Xénophon, I, VII, 29. 80 Xénophon, I, VII, 34. 81 Xénophon, ibid. 79
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un vote favorable au projet de la Boulè82. Puis, l’ecclésia condamne les stratèges83. Le procès des Arginuses, procès politique s’il en fut, marque une rupture historique. La communauté civique à Athènes s’est définitivement brisée entre les citoyens athéniens. À partir de 406 av. J.-C., le jeu démocratique est totalement faussé. La cause ne réside pas, comme le montre le procès, dans le système politique lui-même, mais dans la conception que se font les citoyens athéniens de la démocratie. L’esprit civique a déserté les hémicycles de la B o u l è , puis de l’ecclésia. Certes, l’ecclésia a manifesté une résistance face à la proposition illégale de la Boulè. Cette valse-hésitation entre la procédure légale conforme aux lois fondamentales athéniennes et la procédure sommaire, pour ne pas dire l’exécution brutale proposée par le Conseil, est la manifestation d’un sursaut de conscience parmi les membres de l’ecclésia. Mais il ne faut pas se tromper. La démocratie est en recul dans les esprits. Même la position de Socrate, qui, dans sa fonction d’épistate, permet à Euryptolémos de développer une défense et cela au grand dam de Théramène, ne doit pas nous leurrer. Comme nous le verrons au chapitre suivant, Socrate n’est pas favorable à la souveraineté populaire. Il partage la même conception politique que Théramène. Il est lui aussi favorable à un régime démocratique modéré ou une aristocratie tempérée. La seule raison qui fait agir Socrate en faveur d’Euryptolémos, c’est son profond respect de la loi, qui est au fondement même de sa pensée.
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Xénophon, ibid. Xénophon, ibid.
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Or, le procès politique des Arginuses est non seulement le prodrome des crises à venir, mais il est le facteur qui les déclenchera. Avec ce procès, le peuple athénien a bafoué la loi. Il commet et il le sait, un abus criminel. La fameuse action d’illégalité ou graphè paranomôn avait été conçue par Périclès comme le gardefou de la démocratie. Face à l’ecclésia qui exerce un véritable pouvoir souverain, Périclès avait voulu empêcher que la puissance du démos ne bascule dans l’abus et la tyrannie de son propre pouvoir. La graphè paranomôn était le véritable palladium de la démocratie avant le procès des Arginuses. Elle avait permis de déjouer bien des machinations contre le régime. Elle était gênante pour les aristocrates. À telle enseigne, que lorsque Théramène s’empara du pouvoir en 411 av. J.-C. avec le gouvernement des Quatre-Cents, il prit soin de supprimer immédiatement l’action d’illégalité. La position adoptée par le peuple athénien n’est pas sans nous faire songer mutatis mutandis au « despotisme d’une majorité »84. Avec le procès politique des Arginuses, Théramène a tenu sa revanche sur son échec de 411. Désormais, le régime démocratique n’obéit plus à ses propres lois. Il se radicalise. Le procès des Arginuses ouvre une ère de décadence politique qui durera près d’un siècle. Le peuple se soumet de plus en plus difficilement aux principes supérieurs qu’il édicte. L’ecclésia est aux prises avec les démagogues et n’entrevoit plus la limite qui sépare le simple décret des lois fondamentales. Après deux siècles d’inventions politiques, le génie du peuple athénien a fini par se figer. L’ecclésia est dans ce procès la deuxième ancre de la démocratie après la Boulè à céder.
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Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome 1, Flammarion, Paris, 1981, p.230.
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Les aristocrates avaient compris, qu’en flattant la toute-puissance du peuple, ils étaient en mesure de la capter à leur avantage. Ils exploiteront le conformisme, l’égoïsme et la radicalisation du peuple athénien pour conduire à sa disparition le régime démocratique. Théramène savait qu’en tuant les six stratèges, les meilleurs généraux de la cité, il décapiterait non seulement la démocratie, mais laisserait Athènes démunie face à Sparte. Son calcul tomba juste. Moins de deux ans après le procès des Arginuses et l’exécution des six stratèges, la démocratie était liquidée. En août 405 av. J.-C., les forces navales athéniennes s’effondraient à Aigos Potamos85. Lysandre, le commandant de la flotte spartiate réussissait à s’emparer de la presque totalité des trières athéniennes commandées par Conon et fit trois mille prisonniers. Puis, ce fut le siège et la capitulation d’Athènes négociée par Théramène le 22 avril 404 av. J.-C. Le traité imposé par les Lacédémoniens fit des Athéniens les alliés de Sparte. Les Longs Murs qui enfermaient la ville et le port du Pirée furent abattus. Le régime démocratique s’effondrait et les Spartiates favorisaient une deuxième révolution aristocratique, dite Tyrannie des Trente, malgré une vaine résistance de l’ecclésia. Théramène était alors associé à Critias (450-403 av. J.-C.), le représentant de la faction la plus conservatrice des aristocrates. Ils formèrent un gouvernement oligarchique. Une commission de trente membres s’arrogea tout le pouvoir politique sous l’égide des troupes lacédémoniennes qui occupaient la ville et le territoire de l’Attique. Mais, la rivalité entre Théramène et Critias 85
Aigos Potamos, située à l’embouchure d’une rivière en Thrace au nord de la Grèce.
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devait se transformer rapidement en lutte politique. Critias prit la tête des extrémistes et s’opposait violemment à Théramène qui voulait établir de son côté une constitution aristocratique modérée. Critias isola Théramène et finit par prendre l’ascendant sur les Trente. Dès lors, le régime s’enlisa dans l’horreur. Ancien disciple de Socrate, Critias n’avait retenu aucune des leçons de son maître. Violent, animé d’un véritable mépris pour le peuple et plus encore pour la démocratie, Critias devait multiplier les exécutions sommaires et les assassinats politiques. Face aux protestations de Théramène, il décida de l’éliminer. Par une ironie du sort dont l’histoire a le secret, la défaillance de Théramène dans le sauvetage des naufragés aux Arginuses servit de prétexte à Critias pour l’éliminer86. La défense de Théramène ne manqua pas de piquant. Celui-ci n’hésita pas à nier avoir été la cause de la mort des généraux. Il prétendit qu’il n’avait pas pris l’initiative de l’accusation. Il soutenait que c’était au contraire les stratèges qui avaient déclaré qu’il n’aurait pas recueilli les naufragés du combat naval. Théramène déclara qu’il s’était seulement défendu contre cette accusation en précisant qu’à la suite de la tempête, il n’avait pas été possible même de tenir la mer et moins encore de relever les corps. Aussi Théramène rappelait-il que l’assemblée avait approuvé sa justification. À l’inverse, les généraux s’étaient accusés eux-mêmes. Ils avaient affirmé qu’il était possible de sauver les naufragés et cependant, ils les avaient laissés périr et étaient partis avec la flotte87. Théramène fut la victime d’une condamnation aussi injuste que celle des stratèges. Il dut boire la ciguë en 404 av. J.-C.
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Xénophon, II, III, 32. Xénophon, II, III, 35.
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Critias lui-même ne profita pas de son crime. La Tyrannie des Trente s’acheva dans le sang. Les Spartiates retirèrent leur soutien au régime. Les troupes lacédémoniennes évacuèrent Athènes et l’Attique. Immédiatement, les démocrates relevèrent la tête et engagèrent la lutte. Après de durs combats, Critias fut vaincu en 403 av. J.-C. par les démocrates à la bataille de Munychie88. Un accord de paix fut alors conclu sous l’arbitrage des Spartiates entre les belligérants, qui prévoyait une mesure d’amnistie générale interdisant toute poursuite pour les faits survenus sous le gouvernement des Trente à l’exception des Trente eux-mêmes89. Pourtant, cette disposition connaîtra en 399 une exception notable avec Socrate. Son procès est le second grand procès politique, après celui des Arginuses, qui marque une seconde étape dans le déclin de la démocratie athénienne. Loin de l’image traditionnelle du philosophe injustement incompris et victime d’une accusation inique, Socrate est un homme politique engagé et accusé avec quelque fondement si nous nous en tenons à l’acte d’accusation et à la défense présentée par le philosophe. Ses conceptions et ses positions manifestent, en effet, une opposition radicale au régime démocratique qui venait de se rétablir. Le procès de Socrate fut un procès politique majeur pour l’avenir de la démocratie athénienne. Il dépasse les aspects philosophiques et spirituels, qu’on lui prête habituellement, car sa teneur et sa portée sont véritablement politiques.
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Xénophon, II, IV, 19. Aristote, Constitution d’Athènes, trad. B. Haussoullier, Georges Mathieu, Les Belles Lettres, Paris, 1922, Chapitre XXXIX, XI.
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Chapitre II Le procès de l’homme politique : Socrate
La position adoptée par Socrate est souvent analysée comme celle d’un philosophe. Mais cette image préconçue que l’on se fait de l’homme s’efface à la seule lecture de « L’Apologie de Socrate » rédigée par Platon. Nous constatons que « L’Accusation de Socrate » élaborée par Polycrate avant l’Apologie, loin de contredire les échanges retracés par Platon en conforte tout au contraire la teneur. L’Apologie de Socrate nous rapporte un procès qui fut avant tout un acte éminemment politique (Section I). Cette affaire est, en effet, celle d’un opposant au régime démocratique favorable au gouvernement aristocratique (Section II). Contrairement à la présentation qui est habituellement faite de l’acte d’accusation, il ne s’agit pas d’une poursuite de nature religieuse. Le réquisitoire dressé contre Socrate ne peut s’interpréter à l’aune de notre conception de la religion, mais bien selon la représentation des Athéniens du début du IVe siècle av. J.-C. À tous égards, sous la qualification de délit d’impiété et de corruption de la jeunesse, l’acte d’accusation se fonde sur une défense politique de la cité démocratique (Section III). Socrate n’est pas en reste avec ses accusateurs. La défense de rupture qu’il développe est un long plaidoyer dirigé contre la démocratie (Section IV). Dès lors, le procès de Socrate incarne une lutte radicale entre deux conceptions politiques antagonistes de la cité. Tant pour les démocrates 59
que pour Socrate, la peine capitale est la seule issue. Elle devient une tribune pour l’accusé, mais elle l’est aussi pour ses accusateurs (Section V).
Section I L’Apologie de Socrate et L’Accusation : deux récits d’un procès politique Conformément à une tradition bien ancrée, le procès de Socrate passe pour l’un des évènements fondateurs de la pensée occidentale. Depuis plusieurs siècles, il est soumis à des interprétations multiples. C’est d’abord, l’image largement répandue d’un Socrate, libre-penseur injustement mis à mort90, c’est ensuite, la version de la philosophie du Siècle des Lumières d’un Socrate, préfiguration d’une lutte de la raison face à l’obscurantisme religieux91, c’est encore, l’archétype du philosophe en quête de vérité, confronté à l’art oratoire et trompeur des sophistes92, c’est aussi pour les romantiques du XIXème siècle, le génie mystique et prophétique
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Friedrich Nietzsche, Humain trop humain, trad. A.-M. Desrousseaux, Société du Mercure de France, Paris, 1906, Première Partie,VII, § 437, p.371 91 Diderot, Apologie de Socrate, in Œuvres complètes, Paris, Hermann, 1978, t. IV, pp.235-281 qui traduisit en 1749 l’Apologie alors qu’il était emprisonné à Vincennes. 92 Jean-Paul Dumont, Socrate et les sophistes, in La Philosophie antique, Presses Universitaires de France, « Que sais-je », 1962, rééd. 2002.
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condamné par le conformisme social93, c’est enfin, dans la tradition chrétienne, le martyr du paganisme94. Mais, plus près de nous, la nature véritable du procès de Socrate, c’est-à-dire sa nature politique, qui n’a jamais réellement été prise en considération, fait depuis peu l’objet d’une analyse plus poussée. L’ouvrage « L’événement Socrate » de Paulin Ismard donne une interprétation intéressante95. L’auteur s’attache à rendre au procès toute sa dimension politique. À cette réserve près, que Paulin Ismard fait l’effort louable de recenser les multiples interprétations du procès sur plus de deux mille quatre cents ans et que ce travail le conduit à subir le poids d’attraction des commentaires qui se sont accumulés en strates successives96. Si Paulin Ismard cherche à prévenir le lecteur dans son quatrième chapitre contre une distinction formelle de la religion et de la politique à Athènes puisque celle-ci n’existait pas dans la Grèce antique, il n’en privilégie pas moins la dimension religieuse du procès. Nous exprimons quelques réserves à ce titre. Nous rejoignons plutôt Claude Mossé avec une distinction cependant. Il s’agit bien pour Claude Mossé d’un acte politique, mais les accusateurs ont été contraints de recourir à un expédient. Anytos et Mélétos ont dû agir sous le couvert d’une accusation d’impiété parce que 93
Marcio Suzuki, Ironie, musique, concept. Schlegel, Kierkegaard, Hegel, in Charlotte Morel, Esthétique et logique, Opuscules n°32, Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2012, p.260. 94 Jean-Claude Fredouille, « De l’Apologie de Socrate aux Apologies de Justin », in Hommage à R. Braun, J. Granarolo (éd.), t. II, Nice. Publications de la Faculté des Lettres de Nice, pp.1-22. 95 Paulin Ismard, L’événement Socrate, Flammarion, Paris, 2013. 96 P. Ismard, op. cit., Chapitres 7 à 9
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Socrate n’avait aucune charge officielle97. Nous estimons pour notre part que l’acte d’accusation était manifestement politique. Le délit d’impiété, comme nous l’expliquerons, présente un caractère politique indéniable. Il était le moyen direct pour la démocratie athénienne en convalescence de se défaire d’un adversaire politique qui s’était déclaré ennemi du régime. Nous disposons, à ce titre, d’un témoignage de première main avec l’Apologie de Socrate. Rédigé par Platon, disciple de Socrate, quelques années après la mort de ce dernier, ce document nous fait une relation très précise de toutes les questions politiques soulevées lors du procès98. Dans la bouche de Socrate, elles constituent une critique sans concession de la démocratie athénienne. Conçu comme un plaidoyer pour Socrate, cet ouvrage ne développe pas cependant l’argumentation traditionnelle d’un accusé qui chercherait à démontrer son innocence, à tout le moins pas au sens antique du terme. Certes, Socrate plaide son innocence, mais pas pour se disculper, il veut accuser. On le voit, en effet, passer, au fil du procès, du statut de défenseur à celui d’accusateur. Il devient le procureur impitoyable d’un régime qu’il condamne. Nous pouvons parler à cet égard d’une véritable défense de rupture. Socrate dénie tout d’abord à la juridiction athénienne une quelconque légitimité pour le 97
Claude Mossé, Le procès de Socrate, Editions Complexe, 1996, p.99, « Les liens de Mélétos et de Lycon avec Anytos, le rôle important que celui-ci joue dans la cité au lendemain de la restauration démocratique, tout indique donc que sous couvert d’un procès d’impiété il s’agissait bien d’un procès politique. Mais Socrate n’était investi d’aucune charge publique. C’est donc par un autre biais qu’il fallait l’atteindre. D’où la nature particulière des griefs formulés par ses accusateurs ». 98 L’Apologie de Socrate a vraisemblablement été rédigée entre 390 et 385 av. J.-C.
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juger. Les précautions oratoires de l’Apologie dissimulent mal les véritables intentions de l’accusé. Socrate exclut toute défense de connivence. Il veut répondre non sur le terrain juridique qu’il réfute et méprise, mais sur un plan exclusivement politique. Il n’a de cesse de mettre en cause les différents fondements de la démocratie athénienne. Pour autant, Socrate ne trouve pas dans son procès l’appui de l’aristocratie à laquelle il emprunte sa conception du pouvoir. Une réinterprétation continuelle des anciens principes aristocratiques, leur soumission à sa propre représentation du pouvoir politique, lui aliène une bonne partie du soutien des patriciens athéniens. L’Apologie de Socrate constitue à ce titre une source unique, car elle nous donne avec exactitude la position politique de Socrate et de ses adversaires. Cette œuvre développe des arguments qui ont été réellement soutenus et ne constituent pas, comme certains auteurs ont pu le dire, un travestissement favorable à Socrate. Il ne peut y avoir ici de travestissement du plaidoyer pour une raison simple. La rédaction date de quelques années après le procès. Si Platon avait modifié un tant soit peu la réalité des échanges, il aurait immédiatement été démenti par les nombreux témoins qui avaient participé au procès et qui étaient vivants au moment de la rédaction de l’Apologie. Il en fut de même pour les détracteurs de Socrate, parmi les plus virulents, qui ne nient pas le contenu du plaidoyer transcrit par Platon dans son ouvrage. Un second document l’atteste. Il nous confirme la nature purement politique du procès. Six ans après la condamnation à mort de Socrate, le rhéteur Polycrate99 a 99
Jean Humbert, L’Accusation de Socrate et le Gorgias, Paris, C. Klincsieck, 1930 pp.5-8 qui précise qu’en 380 av. J.-C. Polycrate devait être âgé de cinquante ans.
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rédigé en 393100 un pamphlet intitulé « l’Accusation de Socrate », un véritable réquisitoire contre Socrate. Ce document a été écrit au moment où la démocratie se renforçait. En effet, en 394 av. J.-C., l’amiral athénien Conon (444-390 av. J.-C.) remportait une victoire décisive sur la flotte spartiate à Cnide. Cet événement signait le redressement militaire d’Athènes face à Sparte. Cnide effaçait en quelque sorte la défaite d’Aigos Potamos. Cette victoire mettait également fin à la volonté des Lacédémoniens d’exercer une suprématie en mer Egée. Les Longs Murs, qui avaient été abattus par les Spartiates en 404 av. J.-C., étaient reconstruits. La Cité retrouvait la sécurité qui lui faisait jusqu’alors défaut. Nul doute que le pamphlet de Polycrate est une œuvre de commande du parti démocratique athénien. La classe dirigeante était désormais en mesure de soutenir avec plus de clarté ses accusations contre Socrate ce qu’elle ne pouvait faire en 399 alors qu’elle était réduite par le contexte politique à la retenue. Ces circonstances favorables permettent à la démocratie de mettre en cause plus nettement la position politique de Socrate. La corruption de la jeunesse est précisée sans ambages. Les liens de Socrate avec Alcibiade et Critias ne sont plus celés dans une formule générale. À l’opposé de l’Apologie de Socrate où Platon fait parler Socrate, Polycrate place ses accusations dans la bouche d’Anytos, l’un des accusateurs de Socrate. Les réponses de l’Apologie de Socrate retrouvent avec l’Accusation les griefs formulés par Anytos à l’encontre de ce dernier. Ces griefs sont purement politiques. Ce réquisitoire qui n’a pas été retranscrit par Platon nous est 100
J. Humbert, op. cit., pp.8-11 qui à partir d’une précision donnée par Favorinus induit 393-392 av.-J.-C. pour la date de rédaction de L’Accusation de Socrate
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ainsi restitué. Anytos reproche à Socrate son abstention assumée de toute participation à la vie démocratique de la cité. Il lui fait grief à juste titre comme nous le verrons de pousser la jeunesse à mépriser la Constitution et à rejeter les procédures politiques qui rythment la vie des institutions, qu’il s’agisse de la Boulè, de l’ecclésia ou de l’Héliée. Sous la plume de Polycrate, Anytos dénonce une conception politique qui menace de briser les règles qui cimentent le corps civique et la démocratie. Ce texte de Polycrate frappe juste. Il touche un point sensible chez les adeptes de la pensée de Socrate. Immédiatement, les disciples de ce dernier et les partisans de l’aristocratie organisent la réplique. Tout d’abord, Platon lui-même, qui rédige plusieurs ouvrages en réponse aux Accusations de Polycrate. Citons pour mémoire le premier Alcibiade101 et le Gorgias102. Rappelons également qu’une partie des Mémorables et de l’Apologie de Socrate de Xénophon, un autre disciple de Socrate, visent directement le pamphlet de Polycrate. D’autres auteurs comme Antisthène103 et Eschine104 ont réagi aux Accusations dans leurs ouvrages respectifs intitulés l’Alcibiade105. Tous cherchent à répondre aux arguments politiques développés par Polycrate. Ils veulent démontrer qu’Alcibiade et Critias, qui avaient joué un rôle si néfaste dans la vie politique d’Athènes, n’étaient pas 101
Platon l’a vraisemblablement rédigé avant 390 av. J.-C. La date de rédaction de cet ouvrage se situe entre 390 et 385 av. J.-
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C.
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Antisthène (444-365 av. J.-C.) disciple de Socrate. Eschine de Sphettos (435-350 av. J.-C.) disciple de Socrate. 105 A.H. Chroust, Socrates, man and myth. The two socratic apologies of Xenophon, Londres, 1955, pp.175-176 ; G. Giannantoni, « L’Alcibiade d’Eschine et la littérature socratique sur Alcibiade » in Socrate et les socratiques G. Romeyer Dherbey, J.-B. Gourinat, Paris, Vrin, 2001, pp.289-307. 104
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véritablement les disciples de Socrate et que leurs déviances furent tardives et sans lien avec Socrate. Remarquons enfin que Polycrate, rhéteur de profession, s’en tient à des arguments purement politiques à l’exclusion du duel que nombre d’auteurs croiront trouver dans le procès entre la dialectique de la vérité et l’art trompeur des Sophistes106. Nous sommes bien ici sur un terrain politique. Nous pouvons également constater que contrairement à une idée répandue selon laquelle le peuple se serait senti coupable de la condamnation prononcée contre Socrate107, l’ouvrage de Polycrate atteste que six ans après le procès, l’hostilité des Athéniens à l’encontre de ce dernier était restée intacte. Pour comprendre l’état d’esprit du peuple Athénien lorsque le procès s’ouvre, il est nécessaire de définir pourquoi Socrate développa une conception politique si radicalement contraire à la démocratie athénienne. Section II Le procès d’un opposant politique au régime démocratique Rien ne prédestinait ce fils de la classe moyenne, né en 470 av. J.-C. d’un père sculpteur, Sophronisque, et d’une mère sage-femme, Phénarète, à jouer le rôle d’un opposant politique au régime. La classe des artisans était 106
Histoire de l’Académie Royale des Inscriptions et Belles-Lettres avec les mémoires de littérature tirés des registres de cette Académie, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres Paris, 1843, T. LI, pp.216 et s. 107 Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, Tome I, trad. M. Ch. Zevort, Paris, 1847, II, V, 43.
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favorable, pour sa frange la moins aisée, à la démocratie. Le jeune Socrate recevra une éducation classique comme tous les citoyens de son âge appartenant à la même classe sociale. Adulte, il complétera son éducation auprès de maîtres différents. Il étudiera l’astronomie avec le physicien Archélaos de Milet108. Aspasie109, la compagne du grand Périclès, lui enseignera la rhétorique. Il suivra l’enseignement des sophistes et notamment du premier d’entre eux, Protagoras110. Mais, Socrate ne reviendra pas à l’activité de son père. C’est sa première rupture avec la tradition. Les avis divergent sur les conditions d’existence de Socrate. Si l’on s’en tient aux témoignages des évangélistes socratiques, Platon et Xénophon, ce dernier vivait dans une grande pauvreté. Il commença à enseigner dans la rue, dans les échoppes des artisans, à l’Agora. Mais cet enseignement était lui aussi en rupture avec la pratique de son temps. Tout d’abord, son enseignement était gratuit ce qui tranchait avec les sophistes qui se faisaient payer très cher les cours qu’ils dispensaient. Ensuite, il ne professait pas, mais interrogeait ceux qu’il rencontrait. Or, cette méthode devait s’accentuer et prendre un tour systématique lorsqu’en 420 av. J.-C., son ami d’enfance et disciple, Chéréphon se rendit à Delphes pour consulter la Pythie. Socrate rappelle au cours de son procès cet événement qui, dit-il, a changé le cours de sa vie. Chéréphon demanda à la Pythie s’il y avait un homme 108
Diogène Laërce, op. cit., Archélaos (Socrate et ses disciples), II, IV, 23, Archélaos de Milet disciple d’Anaxagore qui sera visé par l’accusation d’Anytos contre Socrate. 109 Platon, Œuvres complètes, Ménexène, Tome V, 1ère partie, trad. Louis Méridier, Les Belles Lettres, Paris, 1931, 235e. 110 Platon, Œuvres complètes, Protagoras, Tome III, 1ère partie, trad. Maurice Croiset, Les Belles Lettres, Paris, 1923.
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au monde plus sage que Socrate. La prêtresse du dieu Apollon répondit qu’il n’y avait pas d’homme plus sage que Socrate111. Informé de cette réponse, Socrate chercha à déterminer ce qu’avait voulu dire Apollon. Il poursuivra inlassablement son enquête auprès de ses concitoyens afin de vérifier si cette prophétie était conforme à la réalité112. Dans cette quête de la vérité, Socrate développa une méthode, la maïeutique « l’art de faire accoucher les esprits ». Au cours de discussions impromptues avec ses concitoyens, il ne cessera de poser des questions naïves en apparence qui conduisaient insensiblement ses interlocuteurs à constater que ce qu’ils croyaient être la réalité était faux et par une réflexion approfondie les laissaient découvrir la vérité. Socrate ajouta que pour mener à bien cette recherche, il fallait être à l’écoute de son daïmon, un esprit, une voix intérieure, qui guidait chacun vers la découverte de la justice. Où est le danger pour la démocratie qui vient de se rétablir ? Apparemment, il n’y en pas. Socrate n’est-il pas digne d’éloges comme le soutiendra celui-ci dans son plaidoyer ? Oui, si l’on s’en tient à cet exposé. Non, si l’on examine attentivement le contenu de son enseignement. Pour bien le comprendre, il faut revenir à la position adoptée par Socrate au cours de ses différents entretiens sur la loi et la justice. Socrate a pris, en effet, le contrepied des représentations aristocratique et démocratique de la justice. Selon la conception aristocratique, l’idée de justice se fonde sur un principe divin, supérieur à l’homme et qui lui est extérieur. À l’inverse, pour les tenants de la démocratie, directement influencés par les sophistes, la justice, bien qu’inspirée par les dieux, est une création de 111
Platon, op. cit., Apologie de Socrate, 21a Platon, op. cit., 21b, 21c.
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l’homme. L’homme, le citoyen et le d é m o s sont souverains. Ils déterminent librement le contenu de la loi et de la justice. Pour les démocrates athéniens, la définition de la justice est déterminée par la loi qui est elle-même un instrument entre les mains de la majorité des citoyens. En effet, sous l’influence des sophistes, les partisans de la démocratie avaient intégré l’idée que chaque individu était libre d’avoir sa propre conception de la justice et qu’aucune opinion individuelle ne prévalait sur les autres. Dès lors, comment déterminer, parmi autant d’opinions différentes, celle qui donnerait la définition de la justice ? Tout simplement répondaient les sophistes grâce à la majorité des opinions convergentes. L’addition des voix en faveur d’une majorité devait être le seul fondement de la loi. C’est pourquoi à l’ecclésia, chacun devait pouvoir disposer d’un droit égal à la parole. Tous les citoyens, quelles que puissent être leur origine, leur fortune, leur profession, étaient aptes à voter la loi et à déterminer la politique de la cité. La vertu politique n’était pas un don ou un privilège de la naissance comme le prétendaient les partisans de l’aristocratie, mais elle était un droit inné qui se développait par l’éducation civique. De la même manière, chacun disposait des capacités lui permettant d’exercer les fonctions publiques. La démocratie assurait à tous, l’égal et libre accès aux fonctions de magistrat. Or, Socrate est à la croisée des conceptions aristocratique et démocratique. Il emprunte à l’une tout en modifiant l’autre. Simplifiée et résumée sa pensée est la suivante. Il constate, en premier lieu, que les hommes sont incapables par nature de vivre seuls, ils doivent
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s’organiser en société pour survivre. Or, la vie dans un groupe humain n’est possible que par le strict respect d’une discipline sociale. Sans ordre légal et sans respect des lois, cette discipline ne peut exister. Ces deux impératifs, vie en société et soumission de la communauté à la loi, obligent chacun à se conformer à leurs prescriptions. Jusqu’ici Socrate ne se sépare ni des démocrates ni des aristocrates. Mais, c’est ensuite, qu’il introduit une rupture dans la conception de la loi. En effet, pour Socrate l’obéissance à la loi est un principe supérieur, éternel et immuable. Ce principe n’est pas une création de l’homme. Il s’impose à lui en tant que loi naturelle transcendante et immanente. Ici, Socrate se rapproche de la conception aristocratique et s’oppose à l’idéal démocratique. L’homme ne peut pas être le créateur de la loi. Il doit se contenter de traduire le concept de justice à travers la loi et pour y parvenir, il lui faut écouter son daïmon. La justice est donc avant tout la projection d’un ordre transcendant sur les lois de la cité. La rupture avec les démocrates est consommée puisque, selon la conception de Socrate, le citoyen n’a plus la maîtrise de la loi. Elle n’est en aucun cas la somme des opinions individuelles majoritaires. La volonté de la majorité ne peut pas être érigée en principe de gouvernement. Le débat politique doit s’en tenir à cette stricte limite. Une telle conception ne peut qu’affaiblir les fondements de la démocratie et le premier d’entre eux, le droit de suffrage. À la joute oratoire que se livrent les opinions individuelles et qui caractérise les débats à l’ecclésia, Socrate préfère le dialogue. Pour lui le débat qu’il soit légal ou judiciaire est par nature polémique et tend à un seul but, l’anéantissement de l’adversaire. À
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l’inverse, le dialogue permet de trouver la vérité. Le but de tout acte politique ne consiste donc pas à convaincre le plus grand nombre de citoyens, mais simplement à aider son interlocuteur à trouver la vérité. Sans heurt, sans opposition, le dialogue invite chacun à reconnaître son ignorance, à découvrir en soi la justice supérieure et immanente et à s’y conformer. De plus, pour Socrate, seuls quelques hommes sont habilités à gouverner. Ce petit nombre est en mesure de conduire l’ensemble des citoyens. La vertu politique est bien chez Socrate l’apanage de privilégiés qui ont hérité une vertu politique. Ici, Socrate incarne une ligne politique conservatrice, aristocratique, mais qui est aussi en rupture avec la représentation traditionnelle du pouvoir. Sa conception politique est extrêmement révolutionnaire au sens étymologique du terme. Elle est un retour vers le passé, mais un passé récent à l’échelle de l’histoire athénienne. Socrate revient à la conception que le réformateur Solon avait introduit à Athènes en 594-593 av. J.-C., soit près de deux siècles plutôt. Solon avait doté l’ecclésia de véritables pouvoirs, mais avait réservé l’exercice des magistratures à la naissance (les nobles) et à la richesse (les membres de la première classe censitaire). Comme l’affirmera Aristote, que l’on a tendance trop souvent à opposer à Platon et Socrate, sans voir la véritable continuité de pensée qui les unissait, il faut réserver des droits politiques supérieurs aux hommes qui sont en mesure de renforcer le bien commun. Or, pour Socrate, comme pour Aristote, la richesse est le meilleur des critères pour choisir les hommes appelés à occuper les fonctions de magistrats. La richesse est tout d’abord une garantie de liberté. En effet, à la différence des citoyens qui pour survivre
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dépendent de leur travail, les hommes qui possèdent une fortune jouissent d’une véritable indépendance. La richesse offre ensuite un autre avantage. Elle permet à ceux qui en bénéficient de se rendre totalement disponibles pour la cité. La richesse dans cette conception héritée de Solon est aussi une garantie de la moralité des citoyens appelés à exercer les charges de juge ou de magistrat. Leur richesse les mettrait à l’abri de la corruption. Dans cette perspective, le corps civique sera constitué exclusivement des citoyens appartenant aux classes privilégiées. Le nombre des citoyens pouvant siéger à l’ecclésia se trouverait ainsi réduit de 45 000 à 5 000 et les magistratures seraient réservées aux plus riches d’entre eux qui seront désignés par l’élection (choix des meilleurs) et non par le tirage au sort démocratique qui était insupportable à Socrate113. Remarquons au passage que Socrate se sépare de la faction la plus conservatrice de l’aristocratie, qui se rattachait à une conception de la loi et de la justice, certes transcendante, mais extérieure à l’homme. Socrate intériorise la loi et la justice. Il fait de celles-ci des attributs de la nature humaine. Il propose, en conséquence, une organisation du pouvoir qui est en opposition avec l’antique forme aristocratique puisque seuls les nobles exerçaient les magistratures par cooptation et que l’ecclésia ne disposant d’aucun pouvoir, il revenait à l’assemblée des Eupatrides114, l’Aéropage, composée des anciens magistrats, de contrôler les archontes en fin de 113
Xénophon, Mémorables, Tome I, trad. Louis-André Dorion, Les Belles Lettres, Paris, 2000, I, 2, 9. 114 Les aristocrates se qualifiaient ainsi, les « Eupatrides », les « biensnés ».
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charge. En réalité, Socrate se rapproche à bien des égards de Théramène, l’accusateur des stratèges dans le procès des Arginuses, qui avait tenté sous le gouvernement des Quatre-Cents, puis sous la Tyrannie des Trente, de faire vivre ce régime aristocratique modéré à mi-chemin entre les conservateurs et les démocrates. Or, ce modèle politique séduisant et viable était beaucoup plus dangereux pour la démocratie athénienne que le programme des conservateurs, vaincus et qui ne comptaient plus que quelques partisans dans l’aristocratie à la suite des exactions commises sous la Tyrannie des Trente. Par sa prise de position, Socrate qui n’avait pas été inquiété par Critias, son ancien disciple, avait fait cependant la preuve de son attachement à la loi supérieure qui prévalait sur tout autre mesure, même celle qui pouvait émaner d’un pouvoir d’essence aristocratique. Ayant reçu l’ordre de Critias d’arrêter un citoyen innocent, il refusa d’obéir, jugeant qu’il s’agissait d’une violation de la loi supérieure. Pour Socrate, il ne dépendait pas des hommes de violer ses prescriptions. Suivant la voix de son daïmon, il se tint au strict respect de cette légalité transcendante, fût-ce au prix de sa sécurité. Nous avons également vu lors du procès des Arginuses, alors qu’il exerçait les fonctions d’épistate et, par là même, celle de président de l’ecclésia, comment il s’était refusé à suivre l’assemblée lorsque celle-ci avait voulu voter une mesure contraire aux principes fondamentaux de la procédure légale. Non qu’il éprouvât une quelconque commisération pour les stratèges, qui étaient ses adversaires politiques, mais parce qu’une nouvelle fois, sa conception de la loi lui commandait de se tenir aux prescriptions de la justice immanente quelles que puissent être les conséquences pour lui-même et quelles
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que puissent être ses sympathies pour Théramène. Lors de son procès, Socrate le rappellera avec force. La loi transcendante, la justice immanente l’emportent sur le décret voté par la majorité des opinions individuelles qui ne sont que l’opinion d’un jour. Cette opposition radicale constitue toute la trame du procès. Or, les idées de Socrate exerçaient sur la jeunesse des familles aristocratique et démocratique un ascendant certain. Tout ce qui comptait, dans la Cité, parmi les jeunes générations, s’était converti aux idées de Socrate, et ce quel que fût le bord politique de leur milieu d’origine. Les grands noms de la cité se trouvent à ses côtés. Prenons quelques exemples, et tout d’abord le premier d’entre eux, Platon. Par son père Ariston, Platon pouvait revendiquer une filiation avec Codros le dernier roi légendaire d’Athènes et par sa mère Périctionè avec Dropidès, frère du grand réformateur Solon115. Nous citerons pour mémoire, Critias et Charmide116, anciens membres de la Tyrannie des Trente, les oncles maternels de Platon ; Xénophon117 qui appartenait à l’une des plus riches familles de l’aristocratie athénienne; Alcibiade118, le cousin de Périclès, issu d’une haute lignée, descendant du clan des Alcméonides, qui comptait, parmi ses membres les plus éminents, Clisthène l’un des grands réformateurs athéniens et enfin, sans épuiser la liste, Criton119 qui souffla à Socrate de proposer une amende plus élevée à son procès.
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Diogène Laërce, III, 1. Diogène Laërce, III, 1, 2. 117 Diogène Laërce, II, 48. 118 Diogène Laërce, II, 23. 119 Diogène Laërce, II, 31. 116
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Il est manifeste qu’une telle influence et des idées aussi subversives ont valu à Socrate une réaction de défense de la démocratie. Un réquisitoire qui concernait, non pas la religion au sens où nous l’entendons aujourd’hui, mais bien les lois et les institutions politiques d’Athènes.
Section III Une accusation politique d’impiété et de corruption Quelques mots sur les accusateurs de Socrate qui sont souvent présentés comme des êtres bornés, jaloux120, corrompus121 et mus par des rancoeurs personnelles122. Il convient de corriger cette image traditionnelle qui colle à la peau de ceux qui portent l’accusation contre Socrate. Anytos, tout d’abord, issu de la classe aisée des démiurges123, il est l’un des chefs du parti démocratique. Exilé par la Tyrannie des Trente en 404 av. J.-C., il 120
Plutarque, Les vies parallèles,Périclès-Fabius Maximus, AlcibiadeCoriolan, Tome III, trad. Emile Chambry, Rome Flacelière, Les Belles Lettres, Paris, 1964, IV, 5 qui rapporte qu’Anytos était épris d’Alcibiade et jalousait Socrate qui était son éraste et trouve là l’un des motifs de l’accusation d’Anytos contre Socrate. 121 Aristote, op. cit., 27, 5, qui met en cause Anytos, pour une corruption du jury de l’Héliée chargé de le juger à la suite d’une plainte portée contre lui après la défaite de l’armée athénienne qu’il dirigeait à Pylos. 122 John Burnet, Plato, Euthyphro, Apology of Socrates, and Crito, éd. John Burnet, Oxford, Clarendon Press, 1924 rapporte l’allégation selon laquelle Mélétos aurait été l’un des hommes envoyés pour arrêter Léon de Salamine, arrestation à laquelle Socrate refusa de se prêter. 123 Les démiurges à Athènes désignent ceux qui appartiennent à la classe des artisans et commerçants.
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contribua avec Thrasybule à la restauration de la démocratie en 403 av. J.-C. Ce démocrate convaincu a compris que la position adoptée par Socrate mettait en danger les fondements fragiles de la démocratie athénienne. Quelles que puissent être les objections de ses détracteurs, la motivation d’Anytos est bien politique. Il a pris la décision d’enclencher l’action en justice contre Socrate pour mettre fin à des agissements qui minaient inexorablement l’œuvre de restauration entreprise depuis 403 av. J.-C. Le poète, Mélétos, qui porte l’accusation contre Socrate, est souvent présenté comme l’agent d’Anytos124. Il jouerait ce rôle au motif qu’Anytos ne souhaiterait pas se compromettre ce qui nous le verrons un peu plus loin est faux au regard même de la procédure pénale en vigueur à Athènes. Conformément à cette imputation, Platon cherche à faire de Mélétos un personnage insignifiant, un simple homme de paille. Dans l’Eutyphron, Socrate affecte de ne pas connaître Mélétos125. Or, contrairement à la légende que Platon a voulu forger, la notoriété de Mélétos était incontestable. Seulement, il fallait déconsidérer Mélétos, car il incarnait cette jeunesse qui n’était pas soumise à l’influence des opposants à la démocratie et qui soutenait activement le régime. C’est certainement là, pour les partisans de Socrate, le véritable tort de Mélétos. Il était donc utile de faire passer ce dernier pour le personnage falot que nous décrit l’Apologie de Socrate. Lycon introduit la procédure. Il subit lui aussi le même traitement que Mélétos. Il passe pour l’homme des basses œuvres d’Anytos lors des procès qu’il mène pour le 124
Claude Mossé, op. cit., p.96 Platon, op. cit., Eutyphron, 2 b, 7-11.
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compte de ce dernier126. Mais, Lycon n’est pas simplement un instrument entre les mains d’Anytos. Il est un orateur reconnu et animé d’une profonde conviction démocratique. Son intervention n’est pas anodine. Il incarne ces hommes impliqués dans la vie démocratique de la cité. Il donne toute sa portée à une accusation qu’il juge vitale pour l’avenir de la démocratie et tout particulièrement face à une personnalité aussi considérable que celle de Socrate127. Il est vrai que Lycon avait une raison plus personnelle pour sa participation à l’accusation de Socrate. Son fils Autolycos, fut l’une des victimes innocentes de la Tyrannie des Trente128. Certes, Socrate n’eut aucune part au gouvernement des Trente. Il est même allé jusqu’à résister, comme nous l’avons vu, à un ordre d’arrestation donné par Critias qu’il jugeait injuste. Mais, contrairement aux démocrates, il ne fut pas condamné à l’exil, il n’eut à subir aucune persécution et fut même considéré comme un homme au-dessus de tout soupçon au regard de la ligne politique adoptée par Critias. Nous aimerions apporter une précision sur cet épisode évoqué par Socrate lors de son procès. En effet, le danger couru par Socrate n’était pas aussi pressant que pourrait le laisser supposer le texte de l’Apologie. Socrate 126
Claude Mossé, op. cit., pp.98-99. Claude Mossé, ibid., le reconnaît à sa manière lorsqu’elle écrit « Il est vraisemblable que Lycon était un de ces orateurs attachés au groupe des amis d’Anytos, et que celui-ci faisait agir à sa place ou avec lui quand il lui fallait défendre une politique, soutenir un proche impliqué, dans un procès, ou comme ce fut le cas pour Socrate, donner plus de poids à une attaque dirigée contre une personnalité importante ». 128 Xénophon, Le Banquet, trad. François Ollier, Les Belles Lettres, Paris, 1961, I, 4 ; Claude Vatin, Un athlète athénien à Delphes : Autolycos,volume 294, Partie I in Hommages à Lucien Lerat, Presses Universitaires de Franche-Comté, 1984, p.842. 127
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avait précisé que sa désobéissance lui aurait sans doute valu la mort si le régime n’avait été bientôt renversé129. Il faut ici distinguer ce qu’il convient d’entendre par renversement du régime. En effet, l’ordre d’arrestation de Léon par les Trente avait été donné peu avant la bataille du Pirée. Cet affrontement avait permis l’avancée décisive des troupes démocrates contre les soldats de l’oligarchie. Cette confrontation où Anytos se distingua fut à l’origine de la chute des Trente130. Cependant, peu de temps après que fut donné l’ordre auquel Socrate avait refusé de se conformer, l’aristocratie retira sa confiance aux Trente qui furent remplacés par les Dix131. Or, pendant neuf mois, le régime aristocratique se poursuivit. À aucun moment pendant ces neuf mois Socrate ne fut inquiété pour sa désobéissance. Nous sommes loin de l’idée d’un régime qui sombrerait entièrement après l’ordre d’arrestation, comme voudrait le laisser penser le texte de l’Apologie et d’un Socrate sauvé in extremis parce que le régime aristocratique n’aurait pas survécu. L’allégation selon laquelle Anytos s’abriterait derrière ces deux comparses, Mélétos et Lycon, ne résiste pas non plus aux prescriptions de la procédure pénale en vigueur à Athènes. En effet, si Mélétos est celui qui dépose officiellement plainte contre Socrate, il est tout aussi officiellement appuyé par Anytos et Lycon. Ce soutien dans la procédure emporte des conséquences judiciaires. En effet, Anytos et Lycon sont solidaires des suites de la plainte. Si, à l’issue du procès, moins du cinquième des membres du jury de l’Héliée, qui étaient 129
Platon, Apologie de Socrate, 32d. Xénophon, Helléniques, II, 4, 9-10. 131 Moshe Amit, Le Pirée dans l’histoire d’Athènes à l’époque classique in Bulletin de l’Association Guillaume Budé : Lettres d’humanité, n°20, décembre 1961, p.471 130
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501, déclarait Socrate coupable, Anytos, Mélétos et Lycon étaient redevables d’une amende132 de mille drachmes pour harcèlement133. Nous sommes loin ici d’un Anytos qui avancerait masqué dans l’accusation contre Socrate. L’acte d’accusation comporte trois chefs de prévention à l’encontre de Socrate : Socrate est au regard de la loi coupable de corrompre la jeunesse et de reconnaître non pas les dieux auxquels croit la cité, mais des divinités nouvelles134. Au vu de cet acte, il est de bon ton de se récrier, de dénoncer une accusation qui ne serait juridiquement pas fondée et laissée à l’arbitraire des membres de l’ecclésia. Paulin Ismard écrit à ce titre qu’ « il est certain que le droit athénien ne définissait pas rigoureusement ses propres catégories juridiques, pour la simple et bonne raison qu’il n’existait pas d’instance ni de tradition intellectuelle en mesure de le faire. ( … ) Or, cette imprécision dogmatique renvoie à l’existence même du droit dans une démocratie directe : il revenait aux jugescitoyens de redéfinir lors de chaque décision les catégories du droit athénien »135. Nous ne partageons pas cette analyse. Comme nous le démontrerons plus loin, l’acte d’accusation déposé par Mélétos se fonde sur des dispositions précises. C’est au regard des conditions prescrites par la loi pénale athénienne que l’Héliée a dû se prononcer dans le procès de Socrate. Nous ne pouvons pas non plus souscrire à l’affirmation selon laquelle, « dans la 132
Platon, op. cit., 36 a-b. sachant qu’une drachme était équivalente au salaire quotidien moyen d’un compagnon qualifié travaillant au service d’un artisan. 133 D.M. Macdowell, The Law in classical Athens, Londres, 1978, p.64. 134 Platon, op. cit. 24 b-c. 135 P.Ismard, op. cit., p.75
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démocratie des dernières décennies du Ve siècle, aucune loi ne pouvait faire obstacle à la souveraineté populaire, au sens où l’ordre des lois (les nomoï) ne renvoyait à aucune autre forme de légitimité que celle qui émanait du peuple réuni en assemblée. Les lois de la cité ne constituaient pas un système de légitimation alternatif à la souveraineté populaire, et le droit athénien ne reconnaissait aucune hiérarchie normative entre ce que seront plus tard les lois et les décrets »136. Nous ne pouvons qu’émettre des réserves sur cet argument. Il nous semble qu’Athènes faisait une parfaite distinction entre les lois et les décrets de l’assemblée. Nous renvoyons au précédent chapitre que nous avons consacré au procès des Arginuses. Nous avons tenté de démontrer que la graphè paranomôn, l’action d’illégalité publique, était un mécanisme destiné à garantir la soumission des décrets aux lois fondamentales d’Athènes. Or, dans le cadre du procès des Arginuses, la violation commise par l’assemblée à l’égard de ces lois était une entorse constitutionnelle. Socrate, alors épistate et président de l’ecclésia, s’était opposé à cette transgression par l’ecclésia. Par un abus de pouvoir, l’assemblée s’était déclarée souveraine en ce domaine. La procédure de la graphè paranomôn constituait pourtant une limite posée à l’ecclésia, c’est-à-dire à tout citoyen qui tendrait à proposer un projet contraire aux lois de la cité. Il existait donc bien à Athènes, à la date du procès, sinon une hiérarchie des normes, du moins un contrôle destiné à assurer le respect des lois. La position soutenue par Paulin Ismard nous apparaît d’autant plus discutable que la violation commise par l’ecclésia concernait les lois pénales d’Athènes et plus précisément la procédure pénale. Or, nous verrons ici que la restauration de la 136
P.Ismard, op. cit., p.79
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démocratie avait assuré le retour au strict respect du droit pénal. Cette hiérarchie s’imposait, en l’espèce, à la juridiction démocratique, l’Héliée. Socrate est attrait devant les 501 jurés de l’Héliée pour la commission du délit d’impiété. La législation athénienne définissait avec rigueur l’infraction. Celle-ci avait été prévue dans un texte voté par l’ecclésia à l’initiative du devin Diopithès pour sanctionner le physicien Anaxagore. Socrate se défendra justement de suivre l’enseignement d’Anaxagore et de dispenser sa doctrine auprès de la jeunesse. Or, c’est sur la base de ce texte que Socrate était poursuivi. Le libellé de la loi était le suivant , « On poursuivra par voie d’eisangélie ceux qui ne croient pas aux choses divines ou qui enseignent des théories au sujet des choses Célestes »137. Si, à l’époque, le texte de Diopithès fût adopté sur la base d’une procédure d’exception, l’eisangélie, il n’en était plus de même lors du procès de Socrate, car le texte avait été intégré au droit pénal afin d’éviter les abus auxquels pouvait conduire l’eisangélie. Mélétos agissait bien dans le cadre de la loi pénale athénienne. En réalité, le délit comportait deux incriminations distinctes. La première concernait la croyance à l’égard des dieux de la cité et la seconde punissait le fait de donner un enseignement sur les phénomènes célestes. En effet, pour les Athéniens, l’individu, qui s’occupait d’astronomie, était censé ne pas croire aux dieux138. Pour autant, les Athéniens n’avaient pas voulu poursuivre tous ceux qui s’adonnaient à l’astronomie, car ils étaient nombreux à le faire dans la cité. Non. Ils avaient simplement voulu incriminer, et c’est le sens qu’il faut 137
Plutarque, op. cit., Périclès-Fabius Maximus, 32. Platon, op. cit. Protagoras, 318 e.
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donner au délit, des citoyens qui dispenseraient un enseignement sur les phénomènes célestes et conduiraient leurs disciples à une incrédulité totale quant à l’existence des dieux traditionnels. Ces deux chefs de prévention distincts n’en sont pas moins corrélatifs. Le premier vient éclairer et préciser le second. C’est la raison pour laquelle Socrate se défendra, dès le début de son plaidoyer, de ce second chef d’accusation bien que celui-ci ne fut pas explicitement formulé par les accusateurs, car le délit d’impiété le contenait nécessairement. Une autre précision doit être apportée à l’égard de l’incrimination sur la croyance à l’égard des dieux de la cité. L’acte d’accusation ne doit pas se lire, comme on a souvent tendance à le faire, avec l’idée que l’incrimination concernerait le fait de ne pas croire aux dieux, mais de ne pas croire aux dieux conformément à l’usage. C’est la raison pour laquelle le libellé de l’accusation fait grief à Socrate de ne pas croire aux dieux auxquels la cité accorde sa foi. Il lie ainsi le premier de ces chefs d’accusation au second relatif à l’introduction de nouveaux dieux à Athènes. La peine de mort a été également jugée par nombre de commentateurs comme une sanction illégale de ce délit. Rien n’est moins faux. En effet, une prêtresse Ninos fut condamnée à la peine de mort parce qu’elle avait initié des Athéniens au culte de dieux étrangers139. Ainsi, la législation pénale athénienne définissait parfaitement les trois agissements qui justifiaient l’accusation d’impiété dont Socrate faisait l’objet : le fait de ne pas croire à l’existence des dieux conformément à 139
Flavius Josèphe, Contre Apion, trad.Léon Blum, Les Belles Lettres, Paris, 1930, II, XXXVII, 267.
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leur représentation traditionnelle, le fait de donner sur les phénomènes célestes un enseignement qui conteste l’existence d’un ordre divin et introduire dans la cité un culte qui n’avait pas été expressément autorisé par le peuple athénien. Dès lors, si le délit n’avait pas été prévu par la législation athénienne, il aurait nécessairement échappé à la compétence de la juridiction de la cité. Dans leur critique du procès de Socrate, les commentateurs modernes reprochent à la loi athénienne d’instituer un délit d’opinion140. Il s’agit d’un non-sens. Il n’est pas possible de juger selon nos critères modernes une législation antique. Mais, nous pouvons rétorquer que ce grief est sans fondement au regard même du droit pénal athénien. En effet, le délit d’impiété ne consiste pas à réprimer les pensées intimes des citoyens et encore moins d’interdire une intention. Jamais, le législateur athénien n’a prétendu étendre ses investigations jusqu’aux replis des convictions les plus intimes des citoyens. Le délit d’impiété concerne seulement les attitudes concrètes, les actions extérieures, les actes qui peuvent être objectivement constatés ou vérifiés, c’est-à-dire des faits au sens strict. Pour revenir aux accusations contre Socrate, il ne s’agit pas de mettre en cause l’opinion de ce dernier, mais les actes mêmes commis par ce dernier. Qu’à partir de plusieurs comportements répréhensibles, il soit possible de remonter à l’intention de son auteur, rien n’est plus naturelle. L’acte d’impiété permet de mesurer la conviction de son auteur. C’est pourquoi Socrate fut accusé de corrompre la jeunesse. Mais ne nous-y trompons pas. Il s’agit bien ici de motifs politiques qui conduisirent Anytos, Mélétos et 140
Isidor Feinstein Stone, The trial of Socrates, Little Brown and Co., Boston, 1989
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Lycon à déposer une plainte contre Socrate sur le fondement du délit d’impiété. Une fois encore pour le comprendre, il faut abandonner notre propre conception de la distinction du spirituel et du temporel en vigueur dans nos sociétés modernes. Religion et politique sont en Grèce étroitement, pour ne pas dire indissociablement liées. La cité, ses institutions sont des entités sacrées au même titre que les temples ou les cultes des dieux. Professer une forme d’athéisme peut constituer une preuve de l’immoralité du citoyen qui s’y adonne et un manque de civisme. C’est ce que l’on reproche à Socrate. Pour bien comprendre le lien entre religion et politique et pour tout dire combien la religion était dissoute dans la citoyenneté, il nous faut revenir aux représentations mêmes des Athéniens en ce début du IVe siècle. De sa naissance à l’âge d’homme, le citoyen athénien voit ses droits et devoirs rythmés par des cérémonies civiques. L’avènement de l’individu à la citoyenneté est accompli par un baptême politique. L’enfant mâle était, en effet, présenté aux membres de la phratrie par le père qui jouait le rôle d’officiant au cours d’une cérémonie très codifiée. Il était d’usage de faire coïncider cet événement avec la fête des Apatouries, évoquée au chapitre précédent. À l’adolescence, le jeune citoyen recevait lors de l’éphébie141 une éducation civique afin de former sa conscience politique. 141
Aristote, La Constitution d’Athènes, 42, 1, 2, « L’état actuel du gouvernement d’Athènes est le suivant : Font partie de la cité ceux qui sont nés d’un père et d’une mère Athéniens. À l’âge de dix-huit ans, ils sont inscrits et admis parmi les démotes. Au moment où ils se présentent, les démotes doivent déclarer par un vote et sous serment, premièrement qu’ils ont l’âge requis par la loi : si les démotes décident que non, le jeune homme doit retourner parmi les enfants ; deuxièmement, qu’ils sont de condition libre et de naissance légitime. (…) Les inscrits sont ensuite soumis à l’examen du Conseil …(…)
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Le tirage au sort si décrié par Socrate, qui prônait le critère du mérite, c’est-à-dire de la richesse pour l’accession aux magistratures, était une violation flagrante d’un fondement politique essentiel, donc religieux de la cité. Le tirage au sort des héliastes, des bouleutes et des magistrats était un mode de participation égalitaire des citoyens aux institutions. Mais, le tirage au sort était également un choix attribué aux dieux de la cité142. Avant l’entrée dans une fonction, la prestation de serment revêtait de la même manière une solennité politique et religieuse. Les séances à l’ecclésia, à la Boulè commençaient toujours par un sacrifice. L’orateur était ceint d’une couronne de myrte et son temps de parole devait être scrupuleusement respecté, car il était inviolable et sacré. L’assistance aux cérémonies civiques, qui étaient aussi religieuses, avait un caractère obligatoire. C’était l’ecclésia qui fixait le calendrier religieux du culte des divinités, des sacrifices et des oraisons aux héros. C’était aussi le peuple qui décidait de l’édification des bâtiments publics, à la fois édifices politiques et religieux, qu’ils soient temples ou constructions civiles. Il n’existait pas de Ces chefs reçoivent les éphèbes, visitent d’abord avec eux les différents sanctuaires, puis se rendent au Pirée et tiennent garnison (…) Le peuple nomme encore à main levée deux paedotribes et des maîtres qui leur apprennent le maniement des armes pesantes, de l’arc, du javelot, et l’exercice de la catapulte. (…) Telles sont les occupations de la première année de l’éphébie. La seconde année, après avoir été passés en revue et avoir manœuvré devant le peuple assemblé au théâtre, ils reçoivent de la cité chacun une lance et un bouclier, font le service des patrouilles et sont casernés dans les forts. (…) À l’expiration des deux années, ils mènent la même vie que les autres citoyens. Voilà ce qui concerne l’inscription des citoyens et l’éphébie ». 142 F. Cordano et Cr. Grottanelli, Sorteggio pubblico e cleromanzia dall’antichità all’étà moderna, Milan, Edizioni ET, 2001.
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clergé à Athènes. Les magistrats exerçaient eux-mêmes cette fonction. Ils présidaient aux cérémonies. Une nouvelle fois, le tirage au sort servait à les désigner. Le misthos, l’indemnité publique versée pour compenser la perte financière pendant le temps consacré aux fonctions politiques, avait été conçu par Périclès non seulement pour permettre aux plus pauvres d’accéder effectivement au gouvernement de la cité à parité avec les plus riches des citoyens, mais également pour participer à une activité de nature sacrée. Il en fut de même pour le Theorikon, une indemnité attribuée afin de permettre aux plus démunis des citoyens d’assister aux représentations théâtrales qui remplissaient une fonction à la fois éducative et religieuse. Les agissements de Socrate revenaient à mettre en cause la place et la relation des citoyens avec l’ordre politique, donc avec l’ordre religieux de la cité. Le délit d’impiété atteignait Athènes dans son principe politique143. En effet, par ses actions et son enseignement, Socrate mettait en péril l’existence même de la démocratie. C’est la raison pour laquelle il fut poursuivi sous la qualification du délit d’impiété pour des infractions à l’ordre public et à la sécurité de l’Etat. Section IV Un plaidoyer anti-démocratique pour défense de rupture Après la lecture de l’acte d’accusation et les arguments que nous venons d’évoquer, Socrate prend la parole devant les 501 jurés de l’Héliée. Faussement naïf, 143
Eudore Derenne, Les procès d’impiété intentés aux philosophes d’Athènes au Ve et IVe siècles avant J.C., Vaillant-Carmanne, Liège, 1930.
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Socrate s’étonne que ses adversaires aient pu les prévenir contre son éloquence, lui qui ignore tout des arcanes d’une plaidoirie judiciaire144. Mais, c’est, en réalité, en habile rhéteur qu’il développe son exorde. Il précise qu’il parlera à sa manière. En vérité, c’est en fin connaisseur du droit athénien qu’il répondra à ses anciens accusateurs et non pas immédiatement aux accusations de Mélétos145. Il prétend mettre fin à des rumeurs qui ont été répandues depuis des années à son sujet et qui font de lui un homme qui s’intéresserait aux phénomènes célestes et professerait un enseignement de nature à provoquer l’incrédulité chez ceux qui l’écoutent. Il déclare ne pouvoir mettre un nom sur ses accusateurs à l’exception du poète Aristophane qui s’en est pris directement à lui dans ses Nuées146. En vérité, Socrate répond bien à l’accusation de Mélétos et non à de soi-disant détracteurs qu’il ne connaîtrait pas. Socrate parfaitement au fait du droit pénal, malgré ses dénégations, sait que le délit d’impiété, comme nous l’avons vu, comporte l’incrimination de ne pas croire à l’existence des dieux conformément à l’usage et le fait de donner sur les phénomènes célestes un enseignement mettant en cause l’existence d’un ordre divin. Ces incriminations sont corrélatives. Il feint de reconstituer une accusation qui fait pourtant partie intégrante du délit d’impiété. Socrate va jusqu’à dire qu’il faut mettre leur accusation dans les formes, et la lire comme si elle était écrite, et le serment prêté. Il déclare qu’au terme de cette accusation, il est présenté comme un homme dangereux, qui, par une curiosité criminelle, chercherait à pénétrer ce qui se passe dans le ciel et sous la terre, à faire d’une
144
Platon, Apologie de Socrate, 17 b. Platon, op. cit. 18 b. 146 Platon, op. cit., 18 c. 145
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bonne cause une mauvaise et à enseigner aux autres ces secrets pernicieux147. Cette argumentation est précise. En déclarant répondre à une accusation, dont il ne ferait pas l’objet, alors qu’elle entre bien dans la qualification du délit d’impiété, Socrate élude toute explication réelle sur cette partie du réquisitoire. Il prétend ne s’être jamais intéressé à l’astronomie ni l’avoir enseigné. Il ne fait donc pas partie de ceux qui ont mis en cause la religion civile sur laquelle est fondé l’ordre démocratique148. Puis, Socrate reprend le fil de sa plaidoirie pour répondre cette fois, ditil, aux accusations de Mélétos. Mais, un peu plus loin au cours de son plaidoyer, il est contraint de revenir sur ce chef de délit. En effet, Socrate demande à Mélétos de lui préciser si au terme de son accusation, il lui reproche de ne reconnaître aucun dieu, et s’il lui impute d’enseigner aux autres à n’en reconnaître aucun. Mélétos lui réplique qu’il l’accuse en effet, de ne reconnaître aucun dieu. Socrate précise sa question avec ironie et demande à Mélétos s’il l’accuse de ne pas partager la croyance des autres hommes, que le soleil et la lune sont des dieux. Mélétos lui répond que c’est bien le sens de son accusation et ajoute à l’endroit des jurés que Socrate n’hésite pas à affirmer que le soleil est une pierre, et la lune, une terre. Socrate s’insurge. Mais, à ce moment, il doit reconnaître par sa réponse que l’accusation faite par Anytos, Mélétos et Lycon comportait bien le grief qu’il prétendait en exorde de son plaidoyer ne pas faire partie du délit d’impiété. Il dénonce l’erreur de Mélétos qui l’accuse de professer les théories d’Anaxagore. Il ajoute qu’il serait la risée de tous s’il 147
Platon, op. cit., 19 b et 19 c. Platon, op. cit.19 c et 20 a.
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s’attribuait ainsi des opinions qui ne sont pas à lui et qui lui sont étrangères149. Or, Mélétos maintient son accusation150. Socrate ne parvient pas à donner une réponse satisfaisante à son contradicteur sur cet aspect du délit d’impiété. Il est difficile de faire oublier ici que Socrate fut le disciple d’Archélaos de Milet qui était lui-même le disciple d’Anaxagore. Il est aussi difficile de croire, comme le soutiennent les nombreux zélateurs du philosophe, que Socrate était sincère lorsqu’il se défendait d’avoir le moindre intérêt pour les sciences de la nature. Platon, qui place dans la bouche de Socrate cette dénégation, n’a-t-il pas évoqué à l’inverse dans le Phédon « la passion qu’il aurait apporté à l’étude de la physique »151 et « l’incomparable splendeur »152 qu’il y aurait trouvé. Contrairement à ce qui a été souvent soutenu, Socrate n’a jamais condamné, la physique dans son principe. Il a pratiqué cette étude des sciences et ne répugnait pas à en discuter avec ses disciples. Socrate n’accusait pas plus la science de détourner l’esprit humain de sa tâche essentielle ni même d’être inutile. Non, il la jugeait simplement insuffisante pour rendre compte des phénomènes dans leur cause première153. 149
Platon, op. cit., 26 c, 26 d, 26 e. Platon, op. cit., 26 e. 151 Platon, Œuvres complètes, Phédon, Tome IV, 1ère partie, trad. Paul Vicaire, Les Belles Lettres, Paris, 1983, a 6-8. 152 Platon, ibid. 153 Platon, op. cit., 99 a. 5 sq. « Si quelqu’un soutenait que sans les muscles, les os, les tendons et les autres organes que les physiciens désigneraient comme les causes des actes de Socrate, celui-ci ne serait pas à même d’accomplir ces actes, cet homme serait dans le vrai. Mais appeler causes ces instruments matériels de l’action décidée par l’esprit, c’est un abus de langage ; autre chose est en effet ce qui est cause réellement, autre chose ce sans quoi la cause ne serait jamais cause ». 150
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Il ne fait aucun doute dans l’esprit des jurés que Socrate, comme le montre son parcours, et sa position visà-vis de la physique, est de ces hommes, qui, par leurs recherches, peuvent mettre en cause le fondement de la religion civile de l’Etat. La suite du plaidoyer de Socrate ne fera que confirmer ce constat. Pour montrer son orthodoxie civique vis-à-vis des divinités poliades, Socrate invoque l’épisode de la visite de son ami d’enfance Chéréphon à Delphes et la réponse de la Pythie qui faisait de Socrate le plus sage des hommes. Loin de s’en tenir à cette explication, il déclare qu’il a voulu vérifier l’oracle. Socrate ne dit pas qu’il a entrepris le dialogue avec ses concitoyens en application du message, mais pour contrôler sa véracité. Il n’obéit pas comme il le prétend au dieu de la cité, Apollon, il le soumet à un examen. La cause de sa démarche n’est donc pas la marque d’une confiance envers les divinités poliades, mais plutôt le signe d’une véritable défiance. De plus, Socrate passe ses concitoyens au crible de ses questions. Il aboutit à la conclusion que tous disposent d’une compétence, mais que celle-ci est limitée à un domaine précis. Ceux-ci ne peuvent prétendre connaître la vérité qui seule les autoriserait à conduire les destinées d’une cité. Il rappelle qu’il a interrogé un des plus grands hommes politiques de la cité154, dont il taira le nom, avec le résultat suivant qu’il passait pour sage aux yeux de tout le monde, surtout aux siens, et qu’il ne l’était pas155. Le fait que Socrate commence son enquête par un homme politique de premier plan en conservant l’anonymat de ce dernier, lui permet de donner un sens général à sa remarque sur la fausse sagesse à l’égard de ceux qui sont 154
Platon, op. cit., 21c Platon, ibid.
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plus activement impliqués dans la vie politique que leurs concitoyens, car contrairement à ce que pensent ces « personnalités », ils ne disposent pas de la sagesse suffisante pour diriger la cité. Socrate poursuit son enquête et parvient toujours à la même conclusion à l’égard des poètes inspirés par les divinités poliades et de la classe des démiurges, ces artisans qui forment la classe moyenne d’Athènes. Ils peuvent les uns et les autres s’adonner à leurs activités, mais ils doivent impérativement se limiter à celles-ci156. Or, cette conclusion brutale a un impact sur l’ordre civique. Tous ces citoyens qui participent à l’administration de la cité en occupant les fonctions de magistrat, en exerçant le pouvoir législatif dans l’ecclésia, en assurant le gouvernement d’Athènes à la Boulè et en rendant la justice à l’Héliée ne disposent pas de la sagesse suffisante pour le faire. Ils n’ont pas les aptitudes requises pour gouverner la cité. Il faut des hommes avisés et raisonnables pour assumer ces charges politiques. Il faut un critère, celui de la compétence pour diriger Athènes. Par un raisonnement a contrario, il devient manifeste, selon Socrate, que le tirage au sort, qui est le mode civique pour la désignation aux fonctions politiques, n’est pas adapté. Socrate considère qu’il faut non seulement avoir les dispositions requises pour occuper les fonctions politiques, mais également qu’il faut avoir été préparé à cette responsabilité dès l’enfance. Un régime ne peut être viable que s’il repose sur la compétence d’un petit nombre et non pas sur les hasards d’un tirage au sort. Socrate revient ici à l’antique tradition aristocratique. 156
Platon, op. cit., 22b, 22c, 22d, 22e.
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Le débat, qu’il engage avec Mélétos, est à ce titre des plus significatifs. Socrate dans le cadre du chef d’accusation de corruption de la jeunesse, qui lui est opposé, demande à Mélétos de lui désigner l’homme capable de rendre les jeunes gens meilleurs. Les réponses de Mélétos et les questions de Socrate vont révéler les positions respectives des deux parties sur leur conception de la vie politique dans la cité . Mélétos réplique tout d’abord et désigne les juges. Socrate sur un ton ironique lui demande de confirmer sa réponse. Mélétos confirme sa position et précise que les juges sont capables d’instruire les jeunes gens et de les rendre meilleurs. Socrate dubitatif lui demande si tous les juges en sont capables et si parmi eux certains ne disposeraient pas de capacités supérieures en ce domaine. Imperturbablement, Mélétos répond qu’ils ont tous cette capacité. Socrate toujours ironique feint de s’émerveiller de voir Mélétos découvrir un aussi grand nombre de précepteurs. Mais Socrate poursuit ses questions et désigne à Mélétos tous les citoyens qui composent le public avec la même question. Mélétos répond invariablement qu’ils le peuvent aussi. Socrate réitère la question à l’égard des bouleutes, Mélétos répond qu’ils en sont capables aussi. Socrate lui demande alors si tous les citoyens sans exception ont aussi cette capacité. Mélétos lui répond qu’ils en sont tous capables157. Il est de bon ton de dire que Mélétos est enfermé dans une contradiction par Socrate, qu’il se tient obstinément à une position qui ne résiste pas à la pertinence des questions du philosophe. C’est encore voir cet échange entre Mélétos et Socrate à l’aune de nos conceptions contemporaines. En réalité, Mélétos répond à Socrate comme le ferait tout démocrate qui se respecte. 157
Platon, op. cit., 24 e.
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Pour Mélétos, chaque Athénien dispose des qualités nécessaires pour enseigner. La démocratie athénienne se fonde, en effet, sur une stricte parité des citoyens. C’est non seulement un droit, mais un devoir que de participer à tous les aspects de la vie de la cité. L’égalité est au fondement même de la démocratie. Chaque citoyen doit pouvoir accéder librement aux fonctions politiques et publiques. Le peuple, les membres de l’Héliée ou de la Boulè ont tous cette capacité. Le tirage au sort est le garant de cette parité. Dès lors, la capacité d’agir dans l’espace politique est un présupposé de la citoyenneté. L’éducation de la jeunesse ne déroge pas à cette règle. L’éphébie en est une des facettes. Elle est l’apprentissage civique du futur citoyen. L’éphébie marque le passage de l’enfance, caractérisée par une incapacité juridique et civique complète, au statut d’adulte, c’est-à-dire de citoyen. Socrate rejette le principe d’une capacité égale des citoyens à l’éducation des jeunes gens. Il en vient ainsi à contester l’un des fondements de la démocratie athénienne. Pour lui, la véritable égalité politique se fonde sur le mérite de chacun, c’est-à-dire la compétence et non sur la simple qualité de citoyen. Ainsi, la véritable égalité politique devrait accorder, selon lui, plus de droits et de pouvoirs à ceux qui en sont capables et moins aux autres. Entre Socrate et Mélétos, deux notions de l’égalité s’affrontent. Socrate se fait le chantre de l’égalité géométrique. Cette forme d’égalité a pour effet d’établir une différence proportionnelle entre les citoyens. Les plus capables reçoivent plus de prérogatives et les autres se voient accorder une part moindre. De la sorte, un citoyen apte au commandement et à l’exercice des fonctions publiques recevra plus de droits civiques que celui qui ne dispose pas de ces qualités et ne les a pas acquises. Les droits seront distribués entre les citoyens en fonction de
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leur mérite et nous avons vu que pour Socrate, pour Platon et pour Aristote le critère de ce mérite, c’était la richesse. À l’inverse, Mélétos se prononce conformément à la conception démocratique athénienne en faveur de l’égalité arithmétique, c’est-à-dire l’égalité des chances pour tous à exercer les mêmes droits politiques. L’égalité arithmétique correspond à l’équation simple et stricte d’une parfaite égalité entre citoyens. Il n’existe pas de différence entre les droits reconnus à chacun. Il s’agit là d’une règle qui est éminemment démocratique. C’est pour éviter l’influence, en effet, que peuvent exercer certains hommes sur leurs concitoyens dans le cadre de l’élection que le tirage au sort, l’âme de l’égalité arithmétique, avait été imposé par Clisthène. Les personnalités les moins en vue, celles qui ne bénéficient pas de réseaux pourront ainsi accéder, comme les plus riches et les plus influentes, à toutes les fonctions dans la cité. Hérodote le dira dans son célèbre discours d’Otanès, « le tirage au sort est considéré comme démocratique, l’élection comme oligarchique »158. Platon reconnaissait aussi que le tirage au sort était radicalement étranger au régime aristocratique159. Compte tenu de la résistance que lui oppose Mélétos, Socrate dévie le débat sur une question qui n’est plus politique, mais technique et afin de confondre son adversaire lui demande de se prononcer sur l’élevage des chevaux, s’il existe un seul homme ou bien un petit nombre qu’on appelle écuyers capables de les dresser160. 158
Hérodote, Discours d’Otanès, trad. Larcher, Charpentier, Paris, 1850, 3, 80. 159 Platon, Œuvres complètes, La République, Tome VII, 2e partie, trad. Emile Chambry, Paris, 1934, 8, 557, a « De manière caractéristique toute révolution oligarchique rétablit le principe de l’élection ». 160 Platon, op. cit., 25b.
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Cette question n’appelle pas de réponse de Mélétos et Socrate n’insiste pas. L’éducation civique relève du devoir du citoyen alors qu’il n’existe aucune organisation scolaire publique à Athènes. Élever un cheval n’en relève pas. Mais, il fallait bien que Socrate tente de justifier sa conception de l’inégalité entre les hommes. Seuls, certains hommes doivent pouvoir dispenser l’éducation civique à l’exclusion de leurs autres concitoyens. D’ailleurs, n’est-il pas lui-même un exemple vivant de ce qu’il avance ? Socrate invoque son daïmon, sa voix intérieure, cet esprit qui lui a interdit de participer aux débats des assemblées. Il lui faut obéir à son daïmon, qui lui commande de préférer le dialogue qu’il entretient à titre privé avec ses concitoyens plutôt que de participer à la vie publique comme c’est pourtant le devoir de chaque Athénien. Il affirme avec force que même si les juges étaient prêts à l’acquitter pour qu’il renonce et qu’il revienne dans la communauté civique, il ne l’accepterait pas. Il préfère être condamné plutôt que de désobéir à sa voix intérieure. Ici, Socrate oppose sa liberté à celle du citoyen. Son daïmon lui donne la seule voie possible qui est celle de l’abstention. Il lui permet d’éviter ainsi bien des faux-pas. La seule liberté qui vaille est la liberté intérieure qui le soumet à une justice supérieure et immanente. À l’inverse, la libre participation des citoyens à la vie politique est un leurre. Il rappelle à cette occasion l’épisode du procès des Arginuses lorsqu’il était à la fois président de la Boulè et de l’ecclésia et qu’il s’était opposé, au péril de sa vie, à l’avis du peuple qui ne voulait plus se soumettre aux lois afin de violer la procédure pénale. Socrate démontre que la prétendue liberté des citoyens les a conduits à la démagogie, à la tyrannie avec pour conséquence l’anarchie
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qui entraîna la chute de la démocratie. Socrate sous-entend qu’il associe d’une certaine manière démocratie et démagogie et que le peuple, sot et docile, est prêt à suivre les meneurs qui flattent ses bas instincts. Pour caractériser plus encore la force de sa liberté intérieure, il n’omet pas l’ordre qui lui fut donné par Critias sous la Tyrannie des Trente d’arrêter Léon qui était innocent et son refus161. Socrate l’affirme. Ce fut un miracle qu’il en réchappât162. S’il avait dû participer aux débats des assemblées, il ne serait déjà plus163. Pourquoi ? parce qu’il s’en tient à une conception supérieure de la loi et de la justice qui seule lui donne une véritable liberté. La liberté apportée par la démocratie n’est qu’une illusion. L’exemple du procès des Arginuses montre que la politique n’est en fait qu’une lutte d’intérêts. Il affirme la supériorité d’une justice et d’une loi intérieures sur celles de la cité. Par cet exemple, il proclame que seule sa conception mérite le nom de politique. C’est pourquoi, il est nécessaire d’apprendre à la jeunesse à reconnaître et suivre cette voix intérieure. Lorsque dans la République, Platon fait dire à Socrate qu’il est préférable d’établir une constitution dans l’âme des enfants164 plutôt que de réformer la constitution de la cité, il confirme les propos tenus par Socrate lors de son procès. Partant, l’accusé renverse toute la hiérarchie des principes qui fonde la démocratie. En entendant Socrate, il ne faisait aucun doute pour l’Héliée que, par ses agissements et ses déclarations, 161
Platon, op. cit., 32c. Platon, op. cit., 32d. 163 Platon, op. cit., 32e. 164 Platon, La République, Livre IX, 590 e et 591a. 162
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l’accusé s’était rendu coupable de corruption de la jeunesse et qu’il avait introduit une nouvelle divinité, c’est-à-dire une nouvelle conception de l’Etat. Les deux sont ici liées. Athènes ne reproche donc pas à Socrate de croire, comme on l’a prétendu, à l’existence d’un souffle divin mystérieux qui guiderait ses pas vers une quête intérieure, mais d’avancer l’idée que la politique serait déterminée par une loi intérieure et non plus celle de l’ecclésia. À écouter Socrate, les citoyens ne devraient plus participer à la vie politique de la cité. Pour l’avoir enseigné aux jeunes gens qui l’entouraient, ce dont ne se cache pas Socrate, et les avoir encouragés à utiliser une mise en question systématique des institutions tant auprès de leurs proches que de leurs concitoyens, l’accusé est bien coupable d’avoir corrompu la jeunesse en introduisant une liberté qui s’opposait à celle du citoyen. Socrate considère qu’il fait de la politique lorsqu’il contribue à travers le dialogue au perfectionnement des individus. Il fait aussi de la politique lorsqu’il prétend que la participation aux débats des assemblées n’est pas nécessaire. Athènes ne saurait l’accepter. Acquitter Socrate, c’était donner gain de cause à la souveraineté d’une loi intérieure sur la souveraineté de l’ecclésia. Cet exemple, qui était suivi par des disciples de plus en plus nombreux et influents, était dangereux pour la pérennité même de la démocratie. Conformément à sa défense de rupture, Socrate met en cause dans la dernière partie de son plaidoyer, le principe même de justice démocratique, c’est-à-dire l’institution judiciaire devant laquelle il comparaît. Sa péroraison devait finir de convaincre les jurés de l’Héliée qu’il fallait le condamner.
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Section V Une condamnation à mort érigée en tribune politique
À travers sa relation du procès des Arginuses, Socrate fit l’éloge de sa conception de la loi et de la justice face à une souveraineté arbitraire, celle de l’ecclésia. Par cet exemple, présent dans toutes les mémoires, il était en mesure de dénoncer les abus que l’assemblée du peuple avait commis dans sa fonction de juge. Mais cette critique ne s’arrêtait pas là. Elle englobait également la Boulè qui avait pris une part active à la transgression de la loi et plus largement encore, Socrate condamnait avec ces deux institutions, la démocratie athénienne. Il voulait démontrer que la majorité des Athéniens se satisfaisait d’une illusion de justice parce que le peuple ignorant était aveuglé par un orgueil démesuré et par la trop haute opinion qu’il avait de lui-même. D’accusé, Socrate se faisait une nouvelle fois accusateur. Il mettait en pleine lumière l’incompétence des citoyens en matière judiciaire. Si l’ecclésia avait agi contre les stratèges, c’était parce qu’elle ne savait pas ce qu’était la justice. Mieux, Socrate faisait ressortir le contraste entre la tyrannie de l’ecclésia et sa propre conception de la loi, faite de raison et d’équilibre. Il dit sans ambages qu’il fut ce jour-là le seul des prytanes qui ait osé s’opposer à la violation des lois, et le seul à voter contre le peuple. Il rappelle que malgré les orateurs qui se préparaient à porter plainte contre lui, à le faire arrêter, encouragés par les vociférations du peuple, il avait estimé de son devoir de braver ce danger, d’être ainsi en faveur de la loi et de la justice au lieu d’être le complice de l’injustice. Il ajoute qu’il avait combattu les abus délibérés du peuple et n’avait pas cédé par peur de la
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prison ou de la mort165. L’ecclésia et la Boulè, chevilles ouvrières des violations de la loi et de la justice lors du procès des Arginuses, confirmaient par leur attitude les limites qu’il convenait d’apporter à la puissance du peuple lorsque sa souveraineté se faisait absolue. Socrate soutenait ainsi qu’il existait une incompatibilité foncière entre la Justice et la Politique. Il démontrait dès lors qu’il ne croyait pas dans la justice démocratique. Il n’épargnait pas non plus l’Héliée devant laquelle il comparaissait. Elle pouvait commettre elle aussi, une action injuste bien qu’elle fut persuadée de rendre une décision conforme aux intérêts supérieurs de la cité. N’est-ce pas le cas avec son procès ? C’est la raison pour laquelle il préférait s’en tenir à un dialogue privé plutôt qu’à un débat judiciaire qui par définition était tronqué. À l’inverse du dialogue et comme c’est aussi le cas pour les débats à la Boulè et à l’ecclésia, le procès n’est pas la voie d’une résolution des conflits, mais une source de dissension. Or, qu’est-ce que le débat judiciaire, sinon une opposition d’opinions loin de toute vérité ? Dans ces conditions, le débat judiciaire est le foyer des conflits dans la cité et non un mode d’apaisement. Pourquoi ? parce que chacun y fait part de griefs qui lui sont propres comme c’est le cas de ses accusateurs. Ils tentent seulement de persuader les juges de suivre leurs arguments quand même seraient-ils iniques. Anytos, Mélétos et Lycon n’ont cure du droit et de la justice. Leur seul désir, c’est de faire reconnaître le bien-fondé d’une accusation, d’une opinion, d’un droit, le leur et non le droit même.
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Platon, Apologie de Socrate op. cit., 32c.
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Le procès, loin de parvenir à une solution rationnelle, n’a donc pour effet que d’exacerber les passions, les bas instincts et la calomnie. Socrate déclare à ce titre qu’il ne suppliera pas ses juges comme les plaideurs ont l’habitude de le faire devant l’Héliée. Une telle attitude ne serait pas conforme à sa dignité, ni à celle de la cité166. Mais surtout, elle ne serait pas conforme à la justice. En effet, la justice ne se fonde pas sur l’appel à la pitié. Elle ne doit reposer que sur le droit et l’objectivité de la loi167. La justice pour Socrate est donc tout l’inverse du débat judiciaire. La justice se fonde sur l’harmonie et l’entente entre les individus. Le dialogue que préconise Socrate est bien l’antithèse du débat judiciaire. Par le dialogue, on ne cherche pas à faire valoir son droit, mais à découvrir le droit. À proprement parler, une juridiction ne s’occupe pas de la vérité comme le fait Socrate à travers le dialogue. Elle cherche à partir de l’établissement de faits à découvrir une vérité relative à des allégations et non la vérité. Or, ici, quels sont les faits qui ont déclenché la procédure à son encontre ? simplement des calomnies, le mécontentement de gens soumis à ses questions, de fausses opinions168. Que les juges doivent se prononcer sur des calomnies ou de fausses opinions, que l’accusation cherche à faire passer pour des faits ou une intention, ne peut donner lieu à une décision objective et impartiale. Une sentence ne se rend, selon Socrate, que sur des apparences et non pas sur la vérité et la justice. Socrate ne reconnaît donc aucune légitimité à la juridiction qui le juge. S’il se trouve devant l’Héliée, c’est 166
Platon, op. cit., 34 e. Platon, op. cit., 35c. 168 Platon, op. cit., 19b. 167
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non par respect pour une justice rendue par des hommes incompétents, mais pour défendre l’idée de Justice qu’ils ignorent. Les lois supérieures le commandent. Socrate l’a dit lorsqu’il parle devant l’Héliée, il ne le fait pas comme le ferait un spécialiste, mais à sa façon, c’est-à-dire par le dialogue169. Enfin, Socrate respectera la sentence qui sera rendue non pas parce qu’il la considère comme juste, mais parce que si l’application de la loi n’est pas juste, son contenu l’est toujours. Dès lors, refuser la sentence parce qu’elle est injuste reviendrait à riposter à l’injustice par l’injustice. C’est conscient de cette réalité que Socrate déclara dès le début du procès qu’il mènera sa défense à la façon du dialogue. Ce faisant, Socrate introduisait ici une nouvelle rupture avec la cité. En effet, avant leur entrée en fonction dans un procès, les jurés prêtaient serment. Cet acte était pris sous l’égide des divinités poliades pour assurer la sincérité et l’inflexibilité des débats. Or, une fois la prestation de serment faite, l’objet du procès était circonscrit aux termes de l’accusation. Les parties étaient donc soumises aux formules de l’acte d’accusation et les juges exerçaient, à partir de celles-ci, un contrôle étroit sur leurs paroles. Mais, Socrate considérait que sa pensée avait été déformée par des calomnies et de fausses opinions. Il s’était donc efforcé de répondre non pas en suivant la lettre même de l’accusation définie par le serment légal, mais par rapport à l’esprit de celle-ci. C’est une nouvelle violation du respect dû à l’ordre légal de la cité. La condamnation de Socrate était donc inéluctable. Contrairement à la légende, les juges athéniens n’ont montré aucune hésitation sur le prononcé de la sentence. 169
Platon, op. cit., 18a.
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L’Héliée était sûre de son fait. Toute l’argumentation de Socrate démontrait son opposition politique radicale au régime de la cité. Les jurés n’avaient pas d’autre choix. En 399 av. J.-C., Socrate était condamné par deux cent quatre-vingt-une voix, tandis que deux cent vingt voix se prononçaient contre la condamnation170. Il aurait suffi d’un déplacement de trente voix et non trois comme l’allègue Socrate171, pour que celui-ci soit acquitté. Mais, contrairement à l’habitude, celui-ci n’a pas eu lieu. Socrate se déclare à l’énoncé de la sentence, agréablement surpris, car il s’attendait à être condamné par un plus grand nombre de voix172. En réalité cet écart est important. Il manifeste la volonté de la démocratie athénienne de condamner celui qui l’accusait. Les jurés devaient se prononcer ensuite sur la peine. La sanction encourue était la mort. Il appartenait à l’accusé de proposer une peine alternative, en l’occurrence une amende. Mais conformément à sa défense de rupture, Socrate, qui considérait la cité illégitime pour le juger, devait défier l’Héliée en lui refusant l’alternative prévue par la loi. Pour ce faire, Socrate n’argumente pas sur une peine. Au contraire, il donne les raisons qui rendraient inutiles celle-ci, qu’il s’agisse de l’exil ou d’une amende. Fort de ses convictions politiques, Socrate estime que la cité devrait lui décerner une récompense pour les services qu’il lui a rendus. Il va jusqu’à dire que la Boulè devrait l’héberger et le nourrir gratuitement173. Ici, l’ironie de Socrate n’est pas feinte. Il parle comme un opposant au régime et au procès. Dans son esprit, il n’est pas et n’a jamais été un accusé. Lorsqu’il invoquera une peine c’est 170
Diogène Laërce, op. cit., Socrate, Livre II, 41. Platon, op. cit., 36a. 172 Platon, ibid. 173 Platon, op. cit., 36d. 171
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pour montrer qu’il ne la propose pas. La somme dérisoire d’une mine174 qu’il offre de payer et qu’il élèvera sur l’insistance de Criton à trente mines175 est une invitation de l’Héliée à le condamner à mort. Il se dit pauvre, mais ses disciples pourraient couvrir aisément l’amende, quel qu’en soit le montant et bien plus que trente mines. Cela, tous les jurés le savent. Les juges athéniens n’ont pas voté la mort par exaspération, mais bien en toute conscience de la justesse de la condamnation. Il suffit de se reporter au nombre de votants en faveur de la peine de mort, trois cent quarante et une voix, soit soixante voix de plus que la sentence sur la culpabilité176. Ainsi, un nombre important de juges, qui s’étaient prononcés pour l’acquittement de Socrate, ont voté la peine capitale. Contrairement à une légende bien ancrée, ils savaient que leur verdict ne susciterait que l’approbation des Athéniens, car le jugement recueillait un large soutien populaire. Ils ne doutaient pas de la nécessité de prononcer la peine capitale parce que cette sanction dépassait les limites d’un simple procès et que l’enjeu était la survie du régime lui-même. L’Héliée répondit directement à Socrate qui avait dénoncé l’avanie d’une condamnation par la cité. Pour l’Héliée, pour les démocrates, le procès devait conduire à la seule solution conforme à la justice. Il n’existe donc pas d’erreur ni de regret dans ce procès. Les juges ont délibérément appliqué la loi pénale dans toute sa rigueur et parallèlement Socrate, avec une conviction tout aussi forte, leur a dénié cette légitimité et la légalité de la condamnation. C’est ici un procès politique par 174
Cent drachmes Platon, op. cit., 38. 176 Diogène Laërce, op. cit., Livre II, 42. 175
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excellence. La cité, tout comme Socrate, avait pour objectif de faire du procès un instrument au seul service de leur conception respective de la justice et de la loi. C’est un combat à mort que se sont livrés l’accusateur et l’accusé, dont on ne sait plus très bien à l’issue du procès, qui était l’accusateur et qui était l’accusé. Socrate a accepté de se soumettre à la sentence et à son exécution, bien qu’à ce stade, il lui fut encore possible d’échapper à la peine en organisant son évasion. Socrate se refusa à le faire. En vérité, s’il récuse le procès dans son cadre judiciaire, il admet le jugement comme instrument d’une solution politique. Entre les positions antagonistes de la cité et ses propres convictions, il n’existait pas de compromis possible. Il fallait absolument trancher. En buvant la ciguë, Socrate se donne la mort, mais ses idées politiques lui survivent. Socrate, puis à travers lui, Platon, Xénophon et surtout Aristote ont laissé une contre-épreuve excellente au régime démocratique athénien. Socrate est parvenu par son procès et sa condamnation à dessiner à Athènes un double courant qui s’inscrira à l’avenir dans la vie politique de la cité entre des partisans irréductibles d’une souveraineté populaire d’une part, et des modérés de l’autre, qui tenteront d’imposer une démocratie censitaire ou une aristocratie tempérée auxquelles rêvait tant Socrate. Cette division est comme une fracture qui ne cessera de s’agrandir à partir du procès. Aristote qualifiera de politeia le modèle politique proposé par Socrate. Il reprendra à son compte cette démocratie ou aristocratie censitaire. Une véritable alternative à la démocratie athénienne existait dans les esprits et dans la cité après le procès de Socrate. L’Héliée l’avait bien compris. Elle tenta vainement d’y mettre fin par la condamnation à mort de celui qui proposait si bien cette alternative au régime. 104
Fondée théoriquement, ce n’était plus qu’une question de temps pour qu’une démocratie ou une aristocratie censitaire passe du monde des idées à celui de la réalité politique. Il était, en effet, un modèle pratiquement transposable. À partir du procès de Socrate, la démocratie athénienne, malgré un regain passager, subira une lente érosion, qu’elle ne pourra pas véritablement endiguer. En 322 av. J.-C., soixante-dix-sept ans après le procès, c’est une constitution de ce type qui inspira Antipatros, le lieutenant d’Alexandre le Grand. Il l’imposera à Athènes qui cessa désormais d’être la cité du démos. Socrate avait fini par gagner son procès contre la démocratie athénienne.
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Chapitre III L’enjeu des procès politiques au IVe siècle : le gouvernement de la cité
La seconde moitié du IVe siècle est le théâtre d’une intense activité diplomatique et militaire. La Macédoine, la puissance montante des Balkans, menace la liberté des cités grecques. Le danger pour Athènes se fait de plus en plus pressant (Section I). Deux partis se partagent les voix des Athéniens avec à leur tête deux hommes de tempérament et d’idéologie opposés. Eschine préside aux destinées du parti macédonien. Favorable à une collaboration avec le roi, Philippe II de Macédoine, il cherche à imposer une politique de conciliation. Face à lui, Démosthène dirige le parti de la résistance. En cette période, l’ecclésia ne permet plus d’écarter un concurrent politique. L’ostracisme n’est plus utilisé. Seule, désormais, la procédure judicaire offre cette possibilité. Les partis se livrent à une lutte sans merci par procès politiques interposés. Démosthène est le premier à ouvrir les hostilités contre Eschine. Mais, cet habile manœuvrier parvient à bloquer le procès que lui intente Démosthène. Eschine réussit à faire condamner son accusateur officiel, Timarque (Section II). Cependant, Démosthène ne s’en tient pas à ce statu quo. Une nouvelle fois, il prend l’initiative d’un procès contre Eschine. Mais, Eschine défait son adversaire. La majorité étroite que recueille ce dernier permet cependant à Démosthène d’affaiblir Eschine et de conforter sa ligne politique (Section III). 107
Après la défaite de Chéronée en 338 av. J.-C., Athènes conserve pour quelque temps encore une indépendance toute relative. Chaque parti cherche à rejeter sur l’autre la responsabilité de la défaite face à la Macédoine. Eschine saisit l’occasion que lui offre Ctésiphon qui avait proposé de décerner une couronne à Démosthène en récompense des services rendus par ce dernier à la cité. Il intente un procès contre Ctésiphon pour dénoncer l’illégalité de son décret et la politique suivie par Démosthène (Section IV). Appelée à trancher entre deux lignes politiques, l’Héliée, malgré la défaite qu’Athènes venait de subir, désavoua Eschine et acquitta Ctésiphon. Le vibrant plaidoyer pro domo de Démosthène, qui exerçait la fonction de défenseur, mit un point final à un feuilleton judiciaire et politique de seize ans (Section V).
Section I Un contexte international alarmant : la menace macédonienne À partir du IVe siècle, la Grèce est le théâtre d’un conflit qui oppose de 395 à 387 av. J.-C. une coalition de quatre Etats, Thèbes, Athènes, Argos et Corinthe à Sparte. Cette guerre s’achève avec le traité d’Antalkidas en 387 av. J.-C. sous l’arbitrage du Grand Roi de Perse. Par ce traité, Artaxersès II Mnémon (404-358 av. J.-C.) s’assurait le contrôle des cités grecques d’Asie mineure et jouait le rôle d’arbitre entre les cinq principales puissances helléniques. En raison d’un rapport de forces favorable à Sparte, les clauses du traité lui attribuèrent le rôle d’hégémon177. Mais, l’occupation du territoire de Thèbes
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Chef militaire et politique.
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par Sparte de 382 av. J.-C. à 379 av.J-C. provoqua un rapprochement entre Thèbes et Athènes. En 377 av. J.-C., la Seconde Confédération athénienne naît de cette alliance. Cinquante cités grecques rejoignent la coalition dirigée contre Sparte. Son but est de contraindre les Spartiates à laisser les Grecs vivre libres et à respecter l’intégrité de leurs territoires. Le traité est conclu sur un strict pied d’égalité. Mais, les petites cités, qui avaient eu à souffrir des abus d’Athènes, commis lors de la Première Confédération, dite ligue de Délos, se méfiaient. En effet de 478 av. J.-C. à 404 av. J.-C., Athènes avait obligé ses alliés à désarmer leurs flottes et à lui verser un tribut annuel, le phoros. De plus, pour imposer une stricte discipline au sein de la ligue, Athènes n’avait pas hésité à placer des garnisons de mille à deux mille hommes sur les territoires de ses alliés. Chaque soldat athénien se voyait attribuer un lot de terre appelé c l é r o s . Athènes disposait aussi d’agents de renseignements, les episcopoi, « les observateurs », détachés auprès de chaque cité pour mieux les surveiller. Afin de ne pas réitérer cette expérience malheureuse, les alliés exigèrent que des garanties soient fixées par le texte du traité de la Seconde Confédération. Les clauses de l’alliance étaient précises et claires, interdiction pour Athènes d’exiger un tribut en argent, de placer des garnisons sur le sol des alliés ou de violer leur intégrité territoriale. Pour offrir une garantie supplémentaire aux cités alliées contre l’influence d’Athènes, il fut décidé que les confédérés siègeraient à part dans une assemblée qui leur serait exclusivement dédiée. Aussi, la Seconde Confédération athénienne se présentait-elle sous la forme d’une institution bicéphale. Athènes et Thèbes étaient représentées par leurs propres institutions et les alliés
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étaient réunis dans une assemblée, le Synédrion ou Conseil fédéral. La ligue fonctionna ainsi dans un strict équilibre jusqu’à l’année 371 av. J.-C. Le 6 juillet 371, Sparte fut vaincue à Leuctres178. La victoire assurée, Thèbes quitta immédiatement la ligue. Athènes restait seule avec les alliés. Elle refusa tout d’abord, de mettre fin à la Seconde Confédération. Puis, très vite, elle revint à ses anciens errements. L’ecclésia fixa d’autorité une contribution en argent. Elle installa des corps expéditionnaires sur les territoires des coalisés. Par une série d’usurpations de l’ecclésia, le Synédrion se vit déposséder de toutes ses prérogatives. En 357 av. J.-C., les principales cités de la Confédération, Byzance, Rhodes, Kos et Chios firent défection. La confrontation était inévitable. Une véritable guerre de sécession déchirait désormais la Seconde Confédération athénienne. Cette guerre des alliés faisait le jeu d’un puissant voisin, le royaume de Macédoine. Située au nord de la Grèce, la Macédoine était étrangère au régime politique de la cité grecque. La Macédoine connaissait, en effet, un pouvoir d’essence monarchique. Le roi était d’origine divine. La monarchie se fondait avant tout sur une légitimité d’ordre dynastique. Le monarque régnant devait être choisi dans une famille, en l’occurrence celle des Argéades qui régnait depuis la fondation du royaume en 700 av. J.-C. et qui prétendait descendre d’Héraclès. Depuis l’avènement de Philippe II de Macédoine (382-336 av. J.-C.) au pouvoir en 359 av. J.-C., le royaume de Macédoine n’avait cessé de se renforcer. Tout d’abord, par une réforme militaire qui donna à la 178
En Béotie au sud-ouest de Thèbes.
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monarchie une phalange dotée d’un armement nouveau, la sarisse, une longue lance de six mètres qui anéantissait les lignes ennemies avant qu’elles aient pu atteindre les premiers rangs macédoniens. Ce carré mobile de vingt mille hommes, soumis à un entraînement intensif et quotidien, fit merveille sur les champs de batailles. Après avoir consolidé les frontières de son pays, Philippe II décida de tourner son armée vers la Grèce. Officiellement, les intentions de Philippe II étaient pures. Il se présentait comme un partisan d’Athènes et feignit de l’aider à reconquérir les cités alliées. Il parvint à investir plusieurs d’entre elles, mais sans restituer celles-ci à l’autorité d’Athènes. Diplomate roué, Philippe II abusait les Grecs par un art consommé de la dissimulation. En 352 av. J.-C., il parvint à envahir le territoire de la Thessalie. La Macédoine se rapprochait d’Athènes et de Sparte. Conscients du danger, les Athéniens et les Spartiates, faisant taire pour un moment leurs dissensions intestines, firent front commun et réussirent à arrêter les troupes de Philippe II au défilé des Thermopyles. Désormais, Athènes était sur la défensive. Ce pays, qu’elle méprisait, se révélait l’ennemi le plus redoutable qu’elle ait jamais eu à combattre. Philippe II avait compris qu’il ne pouvait vaincre Athènes par une confrontation directe. Aussi, profitant de la guerre de sécession qui divisait la Seconde Confédération, la Macédoine décida d’adopter une stratégie d’encerclement. Philippe II tourna ses armes vers la Thrace. Son véritable dessein était de conquérir l’Hellespont. Cette région située de part et d’autre du détroit des Dardanelles179 était le point de passage obligé pour 179
Passage maritime reliant la mer Egée à la mer de Marmara.
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l’acheminement du blé vers Athènes. Byzance, la cité, qui assurait le contrôle du détroit et la sécurité des navires en provenance du Pont-Euxin, se trouva rapidement menacée par les troupes macédoniennes. Dans ce contexte international difficile, Athènes se devait de réagir. Section II Le procès de Timarque : un statu quo politique C’est alors que, par procès politiques interposés, commença un duel de seize ans entre les deux plus grands orateurs de l’époque, Eschine et Démosthène. Véritable feuilleton judiciaire, leurs plaidoiries recoupaient une opposition politique radicale entre les partisans d’une démocratie modérée, favorables à une entente, voire une collaboration avec la Macédoine et les tenants de la démocratie athénienne qui militaient pour une résistance totale à l’hégémonie de Philippe II. Le prétoire devint alors le lieu même des luttes politiques. C’est à l’Héliée que se jouait désormais l’avenir de la démocratie athénienne. Le chef du parti macédonien est Eschine (390-322 av. J.-C.). Cet homme d’origine modeste s’est élevé jusqu’aux plus hautes fonctions. Doué d’une force physique hors du commun, il fut, sa jeunesse durant, un athlète accompli. Au sortir de l’adolescence, attiré par la scène, il devint comédien et acquit une diction parfaite180. La nécessité de trouver des revenus plus stables le conduisit à occuper les fonctions de greffier. C’est à cette 180
Plutarque, Œuvres morales, Tome IV, trad. Ricard, Lefèvre éditeur, Paris, 1844, p.167, Son père, Atromète était maître d’école et sa mère Glaucothée était une joueuse de tympanon.
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occasion qu’il se découvrit progressivement une passion pour le métier d’orateur. Il se perfectionna en suivant l’enseignement du grand rhéteur Lysias et s’exerça avec succès, âgé de quarante ans, à défendre à l’ecclésia et à l’Héliée une politique de conciliation avec la Macédoine. On ne présente plus son adversaire, Démosthène (384-322 av. J.-C.), qui incarne aux yeux de la postérité l’image même de l’orateur athénien. Pourtant, rien ne prédestinait ce fils de famille à jouer un rôle politique. Les accidents de la vie en décidèrent autrement. Son père, Démosthène de Péanie possédait une manufacture d’armes. Devenu orphelin à l’âge de sept ans, les trois tuteurs testamentaires de Démosthène détournèrent la fortune familiale à leur profit. Bien décidé à récupérer l’héritage dont il fut privé, ayant atteint l’âge de seize ans, il suivit l’enseignement de l’orateur Isée181 qui s’était fait une spécialité des affaires de succession. Majeur, il engagea un procès contre ses tuteurs et les fit condamner en 363 av. J.-C après trois ans de procédure à lui restituer une partie de son héritage182. Démosthène accédait à l’aisance matérielle que lui procuraient également les causes qu’on lui demandait de plaider. Fort de son succès dans le prétoire, il se lança dans une carrière politique. Mais, sa voix faible, ses défauts innés de prononciation l’empêchèrent de poursuivre sa carrière. Ses prises de parole à la tribune se heurtaient systématiquement aux quolibets et aux huées du public. Sans se laisser abattre, Démosthène entreprit un apprentissage long et solitaire pour surmonter d’une part ses défauts d’élocution et d’autre part pour améliorer son 181
Plutarque, op. cit., p.166, « Il avait ouvert une école d’éloquence qu’il abandonna afin d’instruire en particulier Démosthène … » 182 Plutarque, op. cit., p.181.
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style183. Lorsqu’il revint devant l’Héliée, il s’imposa immédiatement comme l’un des maîtres incontestés de l’art oratoire à Athènes. Très vite, par ses prises de position à la tribune de la Pnyx, Démosthène devint le porte-parole du parti national, de la démocratie et de la résistance à Philippe II de Macédoine. Ses quatre Philippiques, prononcées devant l’ecclésia entre 351 et 340 av. J.-C., firent de lui le symbole de la lutte pour la liberté. Il ne cessa de dévoiler les ruses du roi de Macédoine et de fustiger la crédulité, l’aveuglement, la trahison de certains de ses concitoyens au premier rang desquels il comptait Eschine. L’affrontement entre les deux orateurs était inéluctable. Par ses discours violents, Eschine tentait d’accumuler les obstacles sur la route de Démosthène. Leur confrontation devait prendre un tour plus personnel à travers les procès politiques qui se succéderont à partir de l’année 346 av. J.C. Leur but était simple, éliminer l’adversaire politique. L’ambassade auprès du roi de Macédoine déclencha cet affrontement judiciaire sans précédent. La cité d’Olynthe, située au nord de la Grèce et anciennement alliée de Philippe II de Macédoine, finit par s’inquiéter de l’expansion macédonienne. Placée au contact des frontières du royaume de Macédoine, Olynthe, se sentant menacée dans son intégrité territoriale, renversa son alliance au profit d’Athènes. Sans attendre Philippe II de Macédoine entra en guerre contre Olynthe et s’empara de la cité en 348 av. J.-C. Il fit raser la ville avant de réduire sa population en esclavage. Or, un an auparavant, lors de son discours intitulé les Olynthiennes et prononcé à l’été 349 av. J.-C., Démosthène avait demandé l’entrée en guerre d’Athènes pour venir en aide à la cité d’Olynthe. 183
Plutarque, op. cit., p.182.
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Mais les quelques mercenaires dépêchés par Athènes ne furent d’aucune utilité. Désormais une confrontation directe entre la Macédoine et Athènes semblait inévitable. Cependant, Philippe II de Macédoine jugeait qu’il était trop tôt pour engager la guerre avec Athènes. Fidèle à sa stratégie, il préféra encercler son adversaire avant de lui asséner le coup de grâce. Il lui fallait donc poursuivre ses annexions territoriales vers le Sud et l’Est de la Grèce. Dans le même temps, alors qu’il menaçait les Thermopyles, situées au nord du territoire athénien, il ouvrit des pourparlers de paix. Des ambassadeurs furent dépêchés auprès de Philippe II de Macédoine. Démosthène et Eschine étaient au nombre des plénipotentiaires qui accompagnaient Philocratès, le chef de la délégation athénienne. Un premier accord fut signé en 347 av. J.-C. pour convenir d’un statu quo entre Athènes et la Macédoine. Puis, faisant traîner les pourparlers, le roi de Macédoine ordonnait dans le même temps à ses troupes d’avancer en Thrace vers l’Hellespont. Ces détroits, comme nous l’avons dit, étaient vitaux pour l’approvisionnement en blé de la cité. Isolée, en quête de répit, Athènes crut, en signant en 346 le traité que l’on appellera la Paix du Roi, avoir réussi à arrêter l’expansion de la Macédoine. De retour de cette ambassade, Démosthène se désolidarisa des autres plénipotentiaires et tout particulièrement d’Eschine qui avait négocié au nom de Philocratès. Il l’accusa de trahison. Timarque, un homme politique de premier plan, proche de Démosthène et membre de la Boulè accepta de lancer une action judiciaire contre Eschine. Ce procès ouvert à l’instigation de Démosthène avait pour objet de démontrer qu’Eschine
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avait trahi les intérêts d’Athènes lors de son ambassade auprès de Philippe II de Macédoine. Afin de suspendre l’instruction du procès qui lui était intenté, Eschine déposa une plainte contre Timarque. Eschine accusait son adversaire de s’être livré à la prostitution dans sa jeunesse. Or, selon les lois de Solon, tout citoyen, qui se livrerait ou se serait livré à la prostitution, devait être condamné à la dégradation de ses droits civiques184. Partant, si Timarque était reconnu coupable des faits de prostitution, il ne pourrait plus prendre la parole à la tribune et porter une accusation contre Eschine. Faire reconnaître les faits, c’était éliminer Timarque et enrayer la poursuite du procès sur l’ambassade. Le procès de Timarque fut donc porté immédiatement devant l’Héliée au début de l’année 345. Pour donner force à son accusation, après avoir rappelé l’état de la législation athénienne en la matière, Eschine décrit crûment le commerce qu’entretint Timarque d’abord avec un certain Misgolas présenté comme un homme efféminé entouré de jeunes hommes. Eschine dénonce la relation stipendiée que proposa cet homme à Timarque et l’accord donné par ce dernier à ce marché185. Pour charger un peu plus son adversaire, Eschine présente également Timarque sous le jour d’un prodigue qui dilapida l’héritage paternel pour satisfaire aux dépenses de cette vie dissolue. Puis après Misgolas, Eschine rappelle que Timarque fut le mignon d’Anticlès d’Evonymia. Eschine associe la 184
Eschine, Contre Timarque in Chef-d’œuvre de Démosthène et d’Eschine, trad. J.-F. Stiévenart, Paris, Chez Lefèvre, chez Garnier Frères, 1843, pp.119-120. 185 Eschine, op. cit., pp.124-127.
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prodigalité de Timarque à sa luxure pour démontrer que ces vices le conduisaient à passer d’un amant à l’autre. Il signale ainsi que, Misgolas, las de ses dépenses inconsidérées, le mit à la porte de sa maison. Eschine raconte que Timarque ne fut pas en peine de trouver un nouveau protecteur en la personne d’Anticlès d’Evonymia186. Eschine n’hésite pas à se répandre en récits scabreux pour mieux perdre son ennemi. Il invoque les postures qu’était supposé prendre Timarque pour plaire à son nouvel amant187. Puis, Eschine énonce la liste des relations réelles ou supposées de Timarque et produit plusieurs attestations en ce sens188. Pour ajouter à l’image corrompue qu’il voulait donner de l’accusé, Eschine fit venir d’autres témoins qui tous attestèrent que Timarque avait dilapidé son héritage pour mener une vie de débauche et de plaisir. Eschine noircit un peu plus le portrait de Timarque et rappelle la requête publique que présenta l’un des oncles de Timarque abandonné par son neveu à la misère la plus extrême189. Eschine démontrait ainsi que non seulement Timarque n’avait pas le droit d’engager une quelconque action judiciaire en raison de son indignité au regard des lois athéniennes, mais qu’il s’était adonné à la prostitution en raison de sa prodigalité et de sa concupiscence. Sûr d’avoir atteint son adversaire dans son honneur et dans sa crédibilité, Eschine devait s’employer à déconsidérer Démosthène qui était appelé à assurer la défense de Timarque. Mieux, il trouva le moyen de l’empêcher de plaider la cause de son ami tout en désarmant les accusations sous-jacentes que ne manquerait pas de lancer 186
Eschine, op. cit., p.128. Eschine, ibid. 188 Eschine, op. cit., pp.130-131. 189 Eschine, op. cit. p.139. 187
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Démosthène sur son ambassade auprès de Philippe II de Macédoine. Avec ce double objectif, Eschine prévient les jurés de l’Héliée contre le plaidoyer de Démosthène, dont Eschine, en excellent orateur, avait deviné les grandes lignes. Il les avertit que Démosthène tentera de les détourner de l’accusation contre Timarque pour invoquer sa soi-disant trahison dans l’ambassade, la duplicité de Philippe II de Macédoine et cherchera, comme il l’avait déjà fait par le passé, à salir le fils du roi de Macédoine, le futur Alexandre le Grand. Aussi, Eschine décide-t-il de commencer par cette calomnie de Démosthène à l’égard d’Alexandre, qui, malgré son jeune âge, entretiendrait des relations sexuelles avec d’autres jeunes hommes. Il prévient l’assemblée contre Demosthène. Il fustige les moyens que son adversaire n’hésitera pas à utiliser pour défendre Timarque et plus encore, les imputations étrangères à la cause qu’il emploiera pour salir le souverain macédonien et son fils. Il déclare que ces procédés malhonnêtes et déplacés qui consistent à outrager Philippe de Macédoine par des paroles, est une chose moins révoltante que les calomnies lancées contre Alexandre sous forme d’expressions équivoques, pour jeter des soupçons honteux. Il avertit les Athéniens de ne pas entendre de tels propos si contraires à la réalité qu’ils confineraient la cité au ridicule190. Eschine découvre la raison de ce plaidoyer préventif contre Démosthène. Il annonce qu’en vue de lui nuire, au sujet des comptes de son ambassade, son adversaire ne manquera pas de rappeler la vive discussion qu’ils avaient eue à la Boulè avec son adversaire. Démosthène avait 190
Eschine, op. cit., p.156.
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rapporté devant l’assemblée solennelle des prytanes qu’il s’était trouvé avec Alexandre au cours d’un repas et que ce dernier avait joué de la lyre adressant ostensiblement ses couplets à un autre jeune homme. Eschine, outré que l’on puisse parler ainsi d’un prince étranger en plein conseil, avait contesté de telles imputations contraires à la dignité de l’assemblée. Immédiatement, Démosthène avait exploité l’indignation d’Eschine pour déclarer que cette colère démontrait les liens qui l’unissaient à la dynastie des Argéades, comme s’il était un parent d’Alexandre et non un collègue d’ambassade de Demosthène191. Le procès politique est ici le signe d’une évolution. Les parties ne se limitent plus à invoquer à l’appui de leur argumentation les actes ou les positions politiques de l’adversaire, mais également les intentions, les attitudes réelles ou supposées liées à la vie des citoyens afin de leur prêter une orientation contraire à la cité. Les orateurs dans le cadre de ces procédures n’hésitent pas à lancer des allégations ou des imputations qui le plus souvent se fondent sur des rumeurs ou des témoignages indirects dont le seul effet est de jeter l’opprobre sur le citoyen qui ne se soumettrait pas aux canons officiels de la vie politique. Bien qu’accusateur dans ce procès, Eschine sait que sa fidélité à l’égard de la cité est suspecte et que par cette argumentation, on le soupçonnera de s’être laissé acheter par l’or de Philippe II. Il cherche dès lors à devancer les critiques et les légitimes interrogations qu’avait déjà fait naître son attitude passée. Il ne renie pas sa position à l’égard de la Macédoine. Eschine précise qu’il loue les déclarations apaisantes faites par Philippe II de Macédoine et qu’il en fera de même si sa conduite se révélait conforme à ses promesses. Mais, les reproches, qu’il fut 191
Eschine, ibid..
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conduit à formuler contre Démosthène pour condamner ses propos contre Alexandre, n’étaient aucunement le signe d’une obédience à l’égard d’un souverain étranger. Tout au contraire, il avait simplement voulu dénoncer des imputations que l’on pourrait juger indignes de la Boulè et de la cité au regard des règles de convenance lorsqu’il s’agit de monarques ou de représentants des puissances étrangères. Aussi, Eschine invitait-il l’Héliée à rejeter toute défense qui serait sans lien avec la cause192. L’indignation d’Eschine contre les accusations portées par Démosthène contre Alexandre et son attaque brutale contre Timarque pourraient paraître contradictoires. Cependant, elles sont cohérentes et peuvent aisément se comprendre pour les jurés de l’Héliée dans une société où la relation entre hommes était une institution morale et éducative. En effet, un homme adulte, ayant une position sociale et souvent père de famille, pouvait s’engager dans une relation codifiée avec un adolescent. Appelé éraste, l’adulte assurait l’éducation de l’éromène jusqu’à acquitter le coût de l’équipement militaire de son protégé afin de signifier à la cité que l’éromène était en mesure d’assurer ses devoirs de citoyens et de guerrier. Le couple que formaient l’éraste et l’éromène se fondait sur les traditions aristocratiques et puisait dans la mythologie même sa légitimité. Zeus et Ganymède, Apollon et Hyacinthe ou Achille et Patrocle servaient de symboles à cette formation des élites entre un maître et son élève. Or, Alexandre avait atteint l’âge où il pouvait devenir l’éromène d’un homme adulte. Cette institution existait aussi en Macédoine et notamment à la cour du roi 192
Eschine, op. cit, p.157.
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à Pella193. Il n’y avait là rien de choquant pour un Athénien. Ce qui était en revanche révoltant pour Eschine, c’était l’argumentation qu’était appelé à développer Démosthène. Il chercherait à induire que, loin des relations codifiées, Alexandre, fils de Philippe II, entretenait des liens qui pouvaient s’assimiler à la prostitution à laquelle se livrait Timarque. Eschine voulait prévenir les jurés contre l’art de Démosthène qui tenterait de noircir les mœurs de la cour macédonienne. Or, il n’y avait pas loin de la corruption des mœurs à la trahison comme le laisserait sous-entendre Démosthène. Le but de cette défense préventive d’Eschine était également habile sur un plan procédural. Démosthène était le véritable ennemi à abattre. Timarque n’était qu’un de ses agents. Eschine n’hésita pas à lancer à son tour des insinuations assimilant Démosthène à un personnage efféminé. Il rappelle le sobriquet de « Batalos »194 dont on affublait son adversaire et invoque la lâcheté, la mollesse de Démosthène qui lui auraient valu ce sobriquet. Eschine raille également les habits somptueux et délicats de Démosthène que l’on ne peut distinguer des parures d’une femme195. Ces allégations avaient pour objet d’entretenir une confusion dans l’esprit des jurés entre Démosthène et Timarque et d’étendre au premier l’accusation dirigée contre le second. Si Eschine avait réussi dans cette entreprise, Démosthène pouvait subir la même peine et se voir ainsi privé du droit de parler devant l’Héliée ou de rédiger en tant que logographe la défense de Timarque.
193
P. Vidal-Naquet, Flavius Arrien entre deux mondes, dans P. Savinel (tr.) Arrien, Histoire d’Alexandre, Paris, 1984, pp.343-355. 194 Batalos était un joueur de flûte à la mollesse proverbiale. 195 Eschine, op. cit., p.146.
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Les jurés ne se laissèrent pas abuser par ces imputations. Cependant, du côté de Démosthène, on jugeait l’affaire bien mal engagée. Pour éviter le risque de voir associé le nom de l’orateur à celui de Timarque dans l’hypothèse d’une condamnation, Démosthène limita son intervention à la seule rédaction du discours de son ami. Or, Timarque était bouleversé. C’est d’une voix mal assurée qu’il lut le plaidoyer rédigé par Démosthène. Les murmures du public, le regard appuyé de plusieurs jurés troublèrent à plusieurs reprises l’accusé. Les yeux de Timarque cherchèrent plus d’une fois un appui parmi les jurés qu’il ne trouva jamais. Le silence glacé de l’Héliée lui apparaissait dès lors comme la marque de son hostilité. Timarque n’aura pas la force de poursuivre jusqu’au bout la lecture du plaidoyer. Il fuit plus qu’il ne quitte la tribune. À l’issue de leurs délibérations, les jurés de l’Héliée condamnèrent Timarque à la peine de l’atimie. L’atimie, encore pratiquée en 345 av. J.-C., était une survivance du droit ancien196. Jadis, lorsque cette peine était prononcée, le condamné et tout son clan devaient subir la peine de mort. Avec le temps, cette sanction avait perdu de sa brutalité antique, mais elle n’en conservait pas moins les plus terribles effets pour celui qui la subissait. Le condamné à la peine de l’atimie était interdit de sépulture, privé de ses biens et frappé de mort civile. La fuite éternelle était pour l’homme qui subissait l’atimie la seule chance de survie. Ne pouvant supporter une existence qui serait désormais faite d’errance et d’opprobre, Timarque décida de mettre fin à ses jours197. 196
N. Fisher, Aeschines’ Against Timarchos, Oxford, Oxford University Press, 2001, pp.6-8. 197 Plutarque, op. cit., VI, p.170, « Il accusa Timarque de tenir dans sa maison une école de libertinage, et il parla contre lui avec tant de
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L’issue de ce procès et les moyens employés par Eschine révèlent l’état d’esprit des citoyens dans la démocratie athénienne du IVe siècle av. J.-C. On n’hésite plus à trouver dans la vie du citoyen les moyens pour le détruire en tant qu’adversaire sur un plan politique. Des vraisemblances, ou plutôt des apparences dans le cas de Timarque, suffisent à faire des preuves. Mais surtout, derrière de telles manœuvres, se profile la lutte sans concession que se livrent deux partis que tout oppose. Eschine fonde son accusation sur les lois de Solon. Il se présente comme le garant des traditions. Il invoque des lois contre les mœurs dépravées trop facilement tolérées par le régime démocratique. Le dévoiement du lien institutionnel entre l’éraste et l’éromène en une relation d’ordre pécuniaire est le moyen pour Eschine de dénoncer la corruption de la société et de lui opposer la pureté du modèle aristocratique. Cette thèse trouva un écho parmi les jurés qui votèrent la condamnation de Timarque. Section III Le procès sur l’Ambassade : une victoire du parti macédonien Faute d’accusateur, le procès sur l’ambassade d’Eschine ne put être repris. La condamnation de Timarque entraînait automatiquement l’abandon de la plainte contre Eschine. Mais, en 343, les évènements en décidèrent autrement. Démosthène n’avait pas renoncé au procès et il fut en mesure de reprendre à son compte l’action mise en œuvre par Timarque. En effet, Athènes n’avait tiré aucun profit du traité signé en 346 av. J.-C. Les véritables intentions de Philippe II devenaient alors de force, que l’accusé, comme le dit Démosthène, sortit de l’audience et alla se pendre de désespoir ».
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plus en plus évidentes. La Paix du Roi n’avait été consentie que pour des raisons tactiques afin d’endormir la méfiance d’Athènes. Les troupes macédoniennes ne cessaient de progresser vers le détroit de l’Hellespont et menaçaient sérieusement l’arrivage en blé d’Athènes. Le moment était venu pour le parti démocratique d’en finir avec les partisans d’une collaboration avec la Macédoine. Philocratès, le chef de la délégation athénienne, qui signa le traité préparé par Eschine fut le premier visé par une accusation. C’est à Hypéride (389-322 av. J.-C.) que revint la tâche de rédiger le réquisitoire. Il mit en œuvre une procédure d’eisangélie au début de l’année 343. Philocratès ne répondit pas à la sommation qui lui était faite. Il s’enfuit et fut condamné à mort par contumace. Le terrain était plus que jamais favorable pour Démosthène. La fuite de Philocratès fut immédiatement exploitée par le parti démocratique. Il y vit l’aveu d’une trahison. Périclès reprit sans tarder la plainte sur l’ambassade contre Eschine laissée en suspens depuis 345. Les thesmothètes, les magistrats, chargés de l’instruction du dossier, après quelques mois d’enquête, renvoyèrent l’affaire à l’Héliée. Mais, en lieu et place d’un procès en haute trahison, la juridiction ne fut saisie que d’une poursuite pour reddition de comptes. Prudence de Démosthène face à un adversaire qui ne manquait pas de ressources ou ruse pour mieux le circonvenir, toujours estil que le parti démocratique n’avait plus confiance dans les jurés qui oscillaient entre résignation et résistance malgré les évènements extérieurs qui confirmaient sa position. L’affluence au procès fut considérable. Tout ce qu’Athènes pouvait compter d’hommes politiques, de citoyens influents, se pressa pour assister à l’audience. Chacun avait conscience de l’enjeu qui se jouait à
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l’Héliée. Démosthène prit le premier la parole en sa qualité d’accusateur. En quelques mots, il invoqua la mort de Timarque et la terreur qu’inspirait Eschine à ses concitoyens. D’emblée, il lui impute la mort de Timarque198. Il invite les Athéniens à ne pas céder à cette terreur qui a pour but de se défaire de ses accusateurs afin de ne pas répondre de ses agissements199. Démosthène affirme avec force qu’il est en mesure de démontrer qu’Eschine a menti sur son ambassade dans le rapport qu’il destinait au peuple athénien et de s’être volontairement soustrait aux instructions qui lui avaient été données par la cité alors qu’il était stipendié comme Philocratès par Philippe II de Macédoine200. Démosthène précise aussitôt qu’il fut le premier trompé par Eschine qui se fit passer à l’origine pour un ennemi du roi de Macédoine. Il explique qu’Eschine profita d’une réputation de fermeté, qu’il s’employa à cultiver, pour être nommé au nombre des ambassadeurs athéniens chargés de négocier pour la première fois avec le roi de Macédoine. À cette occasion, Démosthène dénonce la duplicité de son adversaire qui fit mine de se rapprocher de lui pour prétendre exercer un contrôle de concert sur le chef de la délégation, Philocratès201. Depuis, Eschine n’a cessé de tromper Athènes à de multiples reprises. Démosthène rappelle comment il avait exhorté la Boulè à ne plus croire aux promesses de Philippe II de Macédoine et à ne plus rien céder. Il souligne également que la Boulè s’était rangée à son avis. Démosthène prit alors à témoin les citoyens massés dans 198
Démosthène, Discours sur l’Ambassade, op. cit., p.167. Démosthène, ibid. 200 Démosthène, op. cit., p.169. 201 Démosthène, op. cit., p.170. 199
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l’Héliée pour leur remettre en mémoire les propos d’Eschine qui avait réussi à les endormir avec les vaines promesses de paix de Philippe II202. Pour faire bonne figure, Démosthène appuie son argumentation sur une pièce émanant de la Boulè. I l impute aux ambassadeurs et notamment à Eschine la conquête de la Phocide par Philippe II parce qu’Eschine avait bercé d’illusion les Athéniens sur les intentions véritables du roi de Macédoine. Avec véhémence, Démosthène précise qu’il dut se désolidariser de ses collègues et qu’après avoir entendu le rapport qu’il fit à la Boulè, le Conseil, fait rarissime dans l’histoire de la cité, refusa de recevoir les ambassadeurs. Démosthène ne se limite pas à dénoncer le patriotisme suspect de Philocratès et d’Eschine, mais il laisse entendre qu’on pouvait les soupçonner légitimement de s’être laissés acheter par l’or de Philippe203. Démosthène lie les désastres subis par Athènes et les bénéfices que les ambassadeurs auraient retirés pour prix de leur trahison. Il instille un peu plus le doute dans l’esprit des juges. Parallèlement, l’orateur se sert du procès pour dresser un bilan de la politique suivie par la cité sous l’influence du parti macédonien. Il interroge ses concitoyens sur les fruits de cette politique à laquelle ils ont apporté leurs suffrages. Quel profit la paix a-t-elle fait naître pour Athènes ? Démosthène démontre dans un parallèle sans concession l’affaiblissement extérieur d’Athènes, qui, en cherchant une paix illusoire à la suite des motions présentées par Eschine et Philocratès, s’est détachée de ses alliés et a perdu sa position dominante au sein des cités grecques tandis que corrélativement Eschine 202
Démosthène, op. cit., p.171. Démosthène, op. cit., pp.174-188.
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et ses comparses s’enrichissaient de domaines acquis sur les territoires alliés abandonnés à la soif de conquête de Philippe II. Par un raccourci saisissant, Démosthène conclut qu’Athènes s’est ruinée, et qu’Eschine s’est enrichi204. Nous sommes ici au cœur même d’une évolution majeure des institutions athéniennes. Démosthène veut ériger l’Héliée au rang d’une assemblée appelée à juger et sanctionner la politique du parti macédonien à travers la personne d’Eschine. Il s’agit moins de démontrer la prévarication de son adversaire que de soumettre au jugement de l’Héliée le bilan des dispositions prises à l’ecclésia sur son initiative. Le glissement est significatif. Si les Athéniens étaient étrangers à notre conception de la séparation des pouvoirs, qui est propre au régime représentatif, ils n’ignoraient rien de la séparation des fonctions qui existait au sein de chaque organe de la cité. Démosthène veut ici faire jouer un rôle nouveau aux jurés de l’Héliée. L’enjeu du débat le conduisait à faire de l’Héliée l’arbitre des orientations politiques dans la cité. L’éloquence de Démosthène se fait alors plus persuasive. Il s’agit de faire ressentir aux jurés les souffrances qu’entraîneraient immanquablement les manigances d’Eschine si elles devaient triompher de la démocratie. Avec des accents d’une infinie douceur, Démosthène invoque le sort des femmes et des enfants des cités conquises par Philippe II. Il invoque la révolte qui le gagna lorsqu’il rencontra les femmes et les enfants, de la cité d’Olynthe dont Philippe avait fait présent à l’un de ses fidèles pour service rendu205. L’abandon de la cité d’Olynthe qui avait donné sa confiance à Athènes et avait 204
Démosthène, op. cit., p.204. Démosthène, op. cit., p.247.
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rejoint son alliance est aussi un reproche fait au peuple athénien. Démosthène place celui-ci face aux conséquences de ses actes. Le procès politique est le moyen pour un orateur de mettre en exergue les contradictions de décisions qui finissent par rejaillir sur la crédibilité de la cité auprès de ses alliés. Sur un ton progressivement plus indigné, Démosthène souffle l’inquiétude et l’indignation dans l’enceinte confinée de l’Héliée. Il prévient les jurés contre Eschine. Il tentera de les apitoyer en faisant venir à ses côtés ses enfants en larmes. Il exhorte l’Héliée à sortir de cet expédient qui avait cours ordinairement. Il était de bon ton, en effet, que l’accusé implore la pitié des jurés en s’entourant de ses enfants. Socrate réprouvait de tels moyens. Démosthène le fait également, mais sur un autre plan. Nous ne sommes pas ici dans le cadre d’une juridiction de droit commun. Les jurés doivent juger d’une politique. Il faut opposer à l’émotion d’un particulier, les conséquences des mesures adoptées par l’ecclésia à l’instigation d’Eschine. La politique imposée par le parti macédonien, dont Eschine est le porte-parole, conduit inexorablement la cité athénienne à mettre en cause non seulement la liberté de ses alliés, mais également celle de ses citoyens206. Condamner Eschine, ce n’est pas condamner l’homme, c’est d’abord et avant tout sanctionner une politique. Il faut choisir entre la paix qui est la voie que propose Eschine et qui n’est qu’une collaboration déguisée ou la résistance et la guerre afin que les citoyens regagnent leur dignité et préservent leur liberté. Le procès politique est un choix donné aux Athéniens pour rattraper une orientation contraire aux intérêts de la cité. L’Héliée doit 206
Démosthène, op. cit., p.248.
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démentir les choix de l’ecclésia. C’est tout l’enjeu du débat. Car, bien plus qu’une question d’arbitrage politique, Démosthène démontre que l’issue du procès déterminera l’avenir même du régime. Comme à l’accoutumé, pour mieux se faire comprendre Démosthène résume en peu de mots le danger qui presse la cité et que l’Héliée est seule à même de prévenir. Suivre Eschine, l’hôte et l’ami de Philippe II, c’est consentir à faire disparaître la démocratie et une constitution qui n’est aux yeux des Macédoniens et de leurs zélateurs qu’une cause permanente d’instabilité et de désordre207. Le procès politique n’est pas à Athènes un procès ordinaire. Eschine le sait. Lorsqu’il prend à son tour la parole, il entend cependant rappeler qu’il s’agit d’une procédure qui est soumise en tant que telle aux droits de la défense. Aussi face aux nombreuses imputations auxquelles il lui faut répondre et à l’acharnement de son accusateur, il exhorte les jurés à donner aux deux parties une attention égale avant de se prononcer. Il rappelle aux membres de l’Héliée que leur serment leur fait obligation d’entendre sa plaidoirie et d’écouter ses raisons. La nature spécifique de la procédure ne peut justifier en ce domaine une dérogation au droit commun208. Avec méthode, Eschine développe un exorde plein de modération. Il cherche tout d’abord à détacher Philocratès de sa personne pour démentir l’allégation de Démosthène qui en faisait son complice. Il constate que si une sentence de mort avait été prononcée contre Philocratès, c’est en raison même de son refus de se présenter au tribunal. À l’opposé, le citoyen qui se
207
Démosthène, op. cit., p.249. Eschine, Sur les prévarications de l’ambassade, op. cit., p.257.
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présente pour répondre de ses actes politiques doit s’attendre à être absous des crimes qu’on lui impute209. Face à la force et à l’élévation du plaidoyer de Démosthène et pour en anéantir les effets sur les jurés et le public, Eschine fait apparaître la confusion des allégations lancées par l’accusateur qui mêle des faits et des noms à celui d’Eschine dans le seul but d’abuser les jurés. C’est pourquoi il se propose de mettre de l’ordre et de la clarté dans son discours et précise qu’il s’en tiendra à la rigoureuse chronologie des faits210. Dans un exposé dépourvu de tout effet oratoire, presque lapidaire, Eschine énonce les évènements tels qu’ils se sont déroulés depuis que les Athéniens se déterminèrent à chercher une solution pacifique jusqu’à la nomination des ambassadeurs. Une nouvelle fois, le procès politique est le lieu d’un bilan des actions et des positions adoptées par des citoyens de premier plan qui exercent une influence déterminante sur la vie de la cité. L’Héliée n’est plus seulement une enceinte judiciaire, mais une véritable arène politique. Plus qu’à l’ecclésia, les orateurs jouent désormais leur avenir politique dans le cadre d’une instance qui décidera non seulement de leur sort, mais aussi de l’orientation future de la cité tant au plan intérieur qu’extérieur. Pour vaincre les chefs de prévention, l’accusé est désormais contraint de faire apparaître les propres contradictions politiques de son adversaire. Il s’agit de renverser la charge de l’accusation pour faire peser les suspicions sur son contradicteur. Dans cette perspective, Eschine cherche tout d’abord à détruire l’image d’un Démosthène ennemi de 209
Eschine, op. cit., p.258. Eschine, op. cit., p.259.
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Philocratès. Il rappelle que Démosthène fut son défenseur contre les partisans de la guerre avec la Macédoine. Démosthène, cet ennemi proclamé de Philippe II de Macédoine avait employé un jour entier pour défendre la politique suivie par Philocratès qui fut absous. L’accusateur n’obtint pas la cinquième partie des suffrages. Ces faits connus des Athéniens jetaient quelques doutes sur la position de Démosthène qui voulait passer pour un ennemi radical de Philocratès211. Eschine rappelle en quelques mots, que, lors de la crise avec Olynthe, c’est Aristodème qui fut envoyé en mission auprès de Philippe II et non lui, que c’est Aristodème et non pas Eschine qui rapporta les paroles de paix du roi de Macédoine et que loin de le contredire, Démosthène, alors membre de la Boulè, proposa de décerner à Aristodème une couronne en récompense de son heureuse ambassade212. Toujours, avec cette même sérénité dans son argumentation, Eschine précise qu’il fut désigné pour faire partie des dix ambassadeurs par Nausiclès et Démosthène par Philocratès, contre lequel il s’élève aujourd’hui213. Eschine demande au greffier de donner lecture du décret214. Les jurés ont en mémoire ce texte qui leur rappelle la proximité qui existait alors entre Philocratès et Démosthène. Sur un ton plus badin, Eschine raconte alors comment Démosthène se faisait fort devant tous ses collègues d’ambassade d’imposer les vues d’Athènes au roi de Macédoine. Avec insistance, Eschine rappelle le déroulement de l’entretien avec le roi. Eschine énonce les 211
Eschine, op. cit., p.260. Eschine, op. cit., p.261. 213 Eschine, ibid.. 214 Eschine, ibid.. 212
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faits. Il précise qu’il venait d’achever d’exposer auprès de Philippe II les témoignages d’amitié que son père, le roi Amyntas, avait manifesté pour la cité d’Athènes et les engagements contractés par ce dernier au profit de celle-ci quand vint le tour de Démosthène de parler215. À ce moment, Eschine se fait ironique. Tous, Macédoniens, comme Athéniens, attendaient en silence le discours de Démosthène. Mais au lieu de l’argumentation ferme et pleine de courage que ses auditeurs étaient persuadés d’entendre, l’orateur se perdit dans un exorde obscur prononcé d’une voix tremblante. Démosthène se serait troublé et aurait avancé avec difficulté des arguments sans portée jusqu’à s’égarer dans des digressions inopportunes avant de se taire pour ne plus retrouver la parole. Eschine n’hésite pas ici à dénigrer son adversaire. C’est désormais une constante du procès politique. Eschine cherche à démontrer que Démosthène n’est pas ce représentant intrépide, pénétré des intérêts de la cité. Il veut aussi établir que le courage qu’affiche son adversaire n’est qu’une apparence. Aux moments décisifs, Démosthène ne se montre en aucune façon l’homme de la situation. Eschine, dans la suite de son discours, tente de réduire son adversaire à un personnage ridicule et méprisable. Il précise que le roi de Macédoine voyant son embarras s’était employé à le rassurer. Philippe II lui laissa le temps de rassembler ses esprits pour retrouver la mémoire, mais malgré quelques efforts, Démosthène n’avait pu se remettre et resta coi. Aussi, Philippe II finit-il par se retirer216.
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Eschine, op. cit., pp.263-265 Eschine, op. cit., pp.265-266.
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Après avoir cherché à déconsidérer son adversaire par cette attaque personnelle, Eschine tente de démontrer que les accusations de ce dernier ne sont pas plus crédibles. Il détruit l’image du pacifiste favorable à Philippe que Démosthène avait voulu lui faire endosser. Il retourne l’accusation contre son adversaire. Il rappelle que lorsqu’ils furent seuls avec leurs collègues d’ambassade, Démosthène lui fit le grief d’avoir mal défendu les intérêts de la cité et compromis les droits de la cité et de ses alliés. Eschine précise qu’il ne fut pas le seul surpris par cette imputation et que ses collègues et lui-même en demandèrent la raison à Démosthène. À leur grande surprise, Démosthène soutenait que le peuple athénien était épuisé et fatigué par la guerre et qu’il désirait la paix. Il dénigrait la capacité militaire de la cité et prétendait que les cinquante vaisseaux, dont on avait résolu l’armement, ne seraient jamais équipés. Eschine ajouta que Démosthène lui fit le grief d’avoir irrité Philippe II et que son discours était de nature à changer la paix en guerre implacable217. Pour faire bonne mesure, Eschine rappelle que ses collègues et lui-même furent les premiers surpris de voir l’attitude adoptée par Démosthène à leur retour. Loin de maintenir ses plaintes, ce dernier changea du tout au tout. Sans plus attendre, Eschine demande que l’on produise à la tribune la proposition présentée par Démosthène de décerner à la délégation, dont il faisait partie, une couronne d’olivier en récompense de la mission accomplie218. La lecture du décret produit l’effet escompté. Démosthène est confronté à ses propres contradictions.
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Eschine, op. cit., p.266. Eschine, op. cit., pp.267-268.
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Puis, Eschine, toujours avec l’ordre et la méthode qui le caractérisent, infléchit son plaidoyer pour lui donner un tour plus politique. À l’accusation de Démosthène, qui lui reprochait de s’être opposé à la paix lors d’une première session de l’ecclésia, puis, le lendemain, devant l’assemblée d’avoir soutenu le contraire. Eschine répond en produisant à la tribune le décret de Démosthène. Il démontre qu’il n’avait pu prendre deux fois la parole puisque le décret interdisait à quiconque de prendre la parole, lors de la seconde réunion de l’ecclésia, qui était exclusivement consacrée au vote du peuple. De plus, lors de l’assemblée précédente, Philocratès avait pris la parole en faveur de la paix. Comment Démosthène pouvait-il lui reprocher d’avoir pris lors de cette réunion une position contraire à Philocratès alors que Démosthène l’accusait d’être son complice ?219. Eschine justifie alors chacun de ses discours à la tribune de l’ecclésia qu’il revendique haut et fort. Oui ! il était pour la paix compte tenu de la faiblesse militaire d’Athènes qui venait de perdre cent deux vaisseaux sur les cent cinquante engagés pour la défense de ses alliés220. Oui ! il tint cette position alors que des orateurs montaient à la tribune pour appeler le peuple à la résistance en faisant renaître les souvenirs du combat de Salamine et les victoires des ancêtres. Face à cette démagogie, il exhortait ses concitoyens à imiter la prudence des ancêtres, qui avaient vaincu les Perses, sur terre et sur mer à Marathon à Salamine, à Platée, et à Artémise et à se défier de l’imprudence de leurs pères qui avaient conduit à la désastreuse expédition de Sicile221.
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Eschine, op. cit., pp.272-273. Eschine, op. cit., p.274. 221 Eschine, op. cit., pp.275-276. 220
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Le rappel des terribles souvenirs de la Tyrannie des Trente avait le même retentissement soixante ans après dans l’esprit de chacun. Tous à l’Héliée se remémoraient les avertissements d’Eschine. Tous se rappelaient surtout qu’ils avaient suivi ses conseils dans une complète liberté222. Eschine voulait démontrer que le parti qu’il représentait était conscient de ses responsabilités à l’inverse du parti démocratique qui n’obéissait, comme le montrait l’attitude de Démosthène, qu’à des vues démagogiques et opportunistes. Eschine trouvait enfin l’occasion de déconsidérer à travers Démosthène le régime lui-même. Or, la minutie et la rigueur toute particulière qu’il mit pour décrire les faits et permettre à chacun d’en contrôler la véracité donnait à son exposé la force de la vérité. Il revenait avec un grand luxe de détails sur les échanges entre la Macédoine et leur délégation lors de la seconde ambassade. Il rappelait encore une fois comment Démosthène, faisant étalage de sa vanité habituelle, avait, contre le patriotisme qu’il affichait ostensiblement, dénigré ses collègues devant Philippe II, comment il tint un discours ridicule et incohérent et comment il fallut à ses collègues et à lui-même rattraper cette impression pénible laissée par Démosthène pour mieux plaider la cause de la Béotie et de la Phocide. De manière magistrale, Eschine renverse sa position. D’accusé, il se fait à son tour l’accusateur de Démosthène. Eschine rappelle qu’à son retour de la seconde ambassade, il demanda à Démosthène d’attester la véracité de son rapport et que ce dernier acquiesça sans réserve. C’est par une argumentation serrée qu’Eschine souligne dès lors la calomnie de l’accusateur. Il rappelle qu’il réclama le 222
Eschine, op. cit., p.276.
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témoignage de Démosthène ainsi que celui de ses autres collègues et leur demanda de préciser s’il rapportait fidèlement ce qu’il avait dit à Philippe II. Les jurés ont en mémoire les propos de Démosthène. Ce dernier s’était levé et après tous ses collègues d’ambassade qui avaient confirmé le rapport d’Eschine, il avait déclaré qu’Eschine n’avait pas parlé à la tribune comme en Macédoine, mais qu’il avait parlé en Macédoine bien mieux qu’à la tribune223. Les juges qui devaient se prononcer dans cette cause ne pouvaient que constater la véracité de l’argumentation de l’accusé. Tous avaient entendu Démosthène. Fort de cet argument, Eschine place désormais Démosthène face à ses propres contradictions Il précise que s’il avait trompé les Athéniens, Démosthène avait l’occasion de le confondre. Il rappelle que, dans la première ambassade, Démosthène avait déclaré qu’il n’avait pas remarqué qu’il avait conspiré contre la cité et qu’il s’en était aperçu au cours de la seconde ambassade, bien qu’il l’ait loué en pleine assemblée224. La logique d’Eschine est imparable. L’Héliée ne peut que constater les faits. Eschine ajoute les témoignages aux pièces qui se succèdent dans un rythme effrayant. Toutes les accusations sont balayées les unes après les autres. Puis, arrivé au bout de son implacable réquisitoire, car l’argumentation d’Eschine n’avait plus rien d’un plaidoyer, il assène dans sa péroraison le coup qui achève l’accusation. Il fait de Démosthène un ennemi de la démocratie et avec beaucoup d’habileté, il englobe dans sa diatribe tous les membres du parti démocratique . Il déclare que ces hommes qui ont le nom de la démocratie à la bouche en 223
Eschine, op. cit., p.287. Eschine, op. cit., p.288.
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violent l’esprit. Il dénonce les membres du parti démocratique qui sont des ennemis de la paix. Il ajoute que la paix est le seul et véritable soutien du gouvernement populaire et que les partisans de la guerre veulent détruire la cité. C’est la raison pour laquelle ces derniers ont décidé d’intenter ce procès contre lui. Il était le dixième ambassadeur, et il est poursuivi seul, il est seul obligé de rendre compte de l’ambassade225. Puis, ayant épuisé toute la rigueur de sa démonstration, Eschine s’en remet aux jurés et à la loi pour départager les parties en présence226. Les jurés de l’Héliée expriment à tour de rôle leur suffrage. Le décompte est incertain. Après de longues minutes d’hésitation, une majorité se dessine enfin. Eschine est acquitté par une étroite majorité de trente voix sur les cinq cent un jurés qui prirent part au vote. Ce procès politique n’a pas permis l’élimination d’Eschine comme l’espérait Démosthène. Il eut à tout le moins le mérite d’affaiblir considérablement l’autorité morale de son adversaire et le parti qu’il représentait. L’année suivante, en 342 av. J.-C., Démosthène fut en mesure de donner plus de poids à sa troisième Philippique pour exiger des Athéniens une action résolue contre Philippe II. Si le peuple s’abstint une nouvelle fois de suivre cette invitation, Démosthène et son parti s’étaient assurés une domination incontestée sur Athènes. Le procès politique Sur l’Ambassade avait porté ses fruits. Mais, Démosthène restait soucieux. Si Eschine ressortait amoindri du procès, il était toujours présent sur la scène politique et toujours résolu à faire triompher son 225
Eschine, op. cit., p.288. Eschine, op. cit., p.304.
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parti. Nul doute qu’il chercherait à prendre sa revanche. Pour le moment, Démosthène avait les mains libres pour organiser la lutte face à Philippe II. Le procès S u r l’Ambassade était, en fin de compte, la condition indispensable pour qu’Athènes entrât en résistance contre la Macédoine. Le procès politique nous révèle les lignes profondes de fracture qui déchirent la cité athénienne. Il n’est pas seulement désormais le centre de décision entre des lignes politiques concurrentes, il met aussi au grand jour les causes profondes de la crise qui se situent au tréfonds des institutions. Plus que jamais, derrière les simples querelles de personnes, se profilent deux conceptions antagonistes de la cité. L’abandon de l’ostracisme s’explique par ce glissement progressif qui porte de l’ecclésia à l’Héliée le pouvoir de décider l’orientation politique d’Athènes. Comme l’a très bien montré Claude Mossé, l’ostracisme avait pour objet de viser essentiellement des individus plutôt que des responsables politiques227. Le procès politique permet à travers la reddition des comptes de poser la question de la pertinence des mesures prises par un parti au nom du démos. Or, le procès politique est aussi le prodrome des crises à venir. L’acquittement d’Eschine est le signe d’une incertitude, d’un flottement du peuple athénien sur la voie à suivre. La cité hésite. La peur du conflit, le refuge d’une grande majorité des citoyens dans la croyance que la diplomatie pourrait éviter une guerre inéluctable et l’attrait secret pour l’option d’une collaboration offerte par le parti macédonien expliquent l’incertitude du débat judiciaire qui caractérise les joutes oratoires des procès politiques. D’une certaine manière, l’esprit civique déserte Athènes. 227
Cl.Mossé, op. cit., p.210.
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Peu nombreux sont ceux qui étaient animés par le parti de la résistance. Certes, les Athéniens étaient attachés à la démocratie, mais les procès politiques nous révèlent qu’ils ne sont plus prêts à faire le sacrifice de leur vie pour assurer la défense du régime. Le verdict nous montre une valse-hésitation entre les deux lignes politiques antagonistes du parti de la résistance et du parti macédonien. Mais, cette irrésolution est révélatrice aussi d’une opinion prête à abandonner le régime. Le conflit entre partisans et adversaires de la Macédoine recouvre une opposition tout aussi fondamentale entre tenants du parti aristocratique et membres du parti démocratique. Le peuple athénien sans rejeter la démocratie semble prêt à accueillir un régime qui pourrait différer de celle-ci. Il existe à tout le moins à travers le verdict des jurés de l’Héliée le signe d’une crise majeure qui permet de s’interroger sur la capacité de résistance de la cité pour faire face à la menace extérieure et intérieure qui pèse sur la démocratie. Section IV Démosthène et le parti de la résistance en accusation À partir de l’année 343 av. J-C., les évènements se précipitent en Grèce. En 342, après avoir réduit la Thrace en province, Philippe II étend sa sphère d’influence avec la conquête de l’Epire. En 341, ses visées éclatent au grand jour. Il rompt la trêve conclue en 346 et cherche à s’emparer des cités qui tiennent l’Hellespont. Dans la perspective du conflit à venir, Démosthène déploie une intense activité diplomatique. Il parvient à convaincre les
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Thébains de rejoindre Athènes dans une alliance militaire qui réunit les dernières cités libres de la Grèce. L’attaque en 340 de Byzance qui tient les détroits garantissant l’approvisionnement en blé d’Athènes et l’appel à l’aide d’Amphissa, une cité alliée au nord du territoire athénien provoque l’affrontement tant redouté avec la Macédoine. L’armée de Philippe II parvient à franchir le défilé des Thermopyles en 339 av. J.-C., malgré l’opposition des Thébains. Sous la direction du général thébain Théagenès, l’armée athénienne et ses alliés se portent contre les troupes de Philippe II. Ils réussissent à contenir celles-ci à Parapotamioï228. Pendant l’hiver 339-338, les deux armées campent sur leurs positions. Au printemps de l’année 338, Philippe II s’empare des cités d’Amphissa, de Delphes et de Naupacte. L’armée grecque se replie vers Chéronée en Béotie. Le 1er septembre 338 av. J.-C., les deux armées engagent la bataille. Les trente-cinq mille hommes de l’armée grecque et les trente mille macédoniens s’affrontent pendant plusieurs heures avant qu’Alexandre, fils de Philippe II, à la tête de la cavalerie macédonienne n’enfonce les lignes des thébains. La victoire de la Macédoine fit de Philippe II le maître incontesté de la Grèce. Le roi de Macédoine mit en place dès 337 av. J.-C. une ligue. Celle-ci reprenait le nom glorieux de la ligue de Corinthe, la dénomination de la coalition grecque qui repoussa l’invasion perse en 481 av. J.-C. C’est justement contre la Perse que Philippe II se proposait de diriger la nouvelle alliance. Par sa structure, la ligue respectait en apparence l’indépendance des cités grecques. Mais, si Philippe II ménageait la fierté des cités 228
Place stratégique entre Elatée et Chéronée qui ouvre les portes de la Béotie.
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membres, dont les institutions étaient réputées souveraines, le véritable chef de la ligue, son hegemôn, était bien le roi de Macédoine. En 336 av. J.-C., Philippe II est assassiné. Son fils prend le pouvoir sous le titre d’Alexandre III dit le Grand. Les cités grecques relèvent la tête et tentent de se révolter, mais vainement. Le châtiment exemplaire qu’Alexandre inflige à Thèbes ramène Athènes à l’obéissance. À la tête de la ligue fondée par son père, il lancera en 334 av. J.-C. sa conquête irrésistible de l’empire perse. Il laisse à son lieutenant Antipatros la moitié de l’armée macédonienne pour surveiller les cités grecques. Au cours de cette période qui s’étend jusqu’à l’année 322, Athènes préserve une toute provisoire indépendance. Les institutions démocratiques perdurent. Mais 336 av. J.-C., ce fut aussi l’origine du procès le plus retentissant entre Démosthène et Eschine. Le dernier grand procès politique que connut Athènes est aussi le chant du cygne de la démocratie athénienne. Ctésiphon propose le vote d’un décret par lequel l’ecclésia attribuerait à Démosthène une couronne d’or en reconnaissance de son action publique. Il s’agit officiellement de récompenser Démosthène au titre de son engagement en tant qu’inspecteur des fortifications. Démosthène avait été nommé à cette fonction au lendemain de la défaite de Chéronée. Après avoir rédigé l’indispensable probouleuma, la Boulè le soumit au vote de l’ecclésia. Pour s’opposer à ce projet, Eschine intenta une graphè paranomôn (une action d’illégalité) contre Ctésiphon. La couronne d’or était la distinction la plus honorifique qui pouvait être décernée à un citoyen pour
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d’éminents services rendus à la cité. Officiellement, il s’agissait de récompenser Démosthène pour avoir fait réparer à ses frais les Longs Murs qui enfermaient la cité d’Athènes et son port. L’orateur avait consacré une partie de sa fortune à cette restauration. Mais, en réalité, il s’agissait pour Ctésiphon de faire ratifier par Athènes la politique mise en œuvre par Démosthène et notamment sa résistance à la Macédoine. Un vote favorable de l’ecclésia aurait entraîné une confirmation de la ligne politique du parti démocratique qui deviendrait ainsi la position officielle d’Athènes malgré la défaite subie à Chéronée. Au nom du parti aristocratique et macédonien, Eschine ne pouvait tolérer que son adversaire, militairement vaincu, puisse se présenter comme le vainqueur moral et politique dans sa résistance à la Macédoine. Un tel vote aurait été un désaveu cinglant pour Eschine et son parti. Mais, l’Héliée ne fut pas immédiatement saisie. Le décret rédigé par la Boulè resta en suspens. Les évènements ne se prêtaient pas, en effet, à un tel procès. Philippe II venait d’être assassiné. L’avenir était incertain pour les partisans de la Macédoine. Athènes était ellemême indécise sur la position à tenir. Fallait-il imiter Thèbes et entrer en résistance face au jeune Alexandre III qui venait de recueillir la succession de son père ? Athènes était tentée. Elle promit son aide, mais ne fit rien. Très vite, le sort réservé à Thèbes par Alexandre conduisit Athènes à la prudence. Démosthène et le parti démocratique, soumis à une incertitude plus grande encore sur leur avenir, ne se pressaient pas pour donner suite à un décret qui pourrait indisposer les Macédoniens. Entre Eschine et Démosthène, un accord tacite se dessina pour ne pas donner une suite immédiate au procès.
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En réalité, depuis la défaite de Chéronée, le peuple athénien s’était accommodé d’une paix imposée par la Macédoine, mais qui se révélait plus douce qu’attendue. La position d’Athènes ne changera pas après le départ d’Alexandre pour l’Asie. Antipatros, son lieutenant, exerçait une surveillance lointaine, mais attentive. Le jeu des institutions n’était pas perturbé. Les Athéniens pouvaient se croire libres et d’une certaine manière, ils l’étaient encore. Lycurgue (390-324 av. J.-C.), ami de Démosthène et lui aussi anti-macédonien notoire, gouvernait avec rigueur, mais sans provocation inutile. Le but du parti démocratique était, en effet, de rétablir l’équilibre économique et financier d’Athènes fortement perturbé par le dernier conflit. Il fallait assurer à tout prix la stabilité politique et donc celle de la démocratie. Les principaux bâtiments publics dont les Longs Murs furent restaurés. Lycurgue préparait insensiblement les conditions d’un redressement politique et militaire. Il s’agissait de forger les moyens d’une revanche à venir contre la Macédoine. Aussi, rien ne devait venir perturber l’œuvre de redressement de la cité. Athènes resta en retrait de toute agitation politique. Lorsqu’en 331 av. J.-C., plusieurs cités grecques prirent les armes pour se libérer du joug macédonien à l’instigation d’Agis III, roi de Sparte, Athènes jugea le moment inopportun. Les démocrates et plus particulièrement Démosthène considérèrent à juste titre que le rapport des forces ne leur permettrait pas de vaincre les troupes macédoniennes restées en surveillance dans la péninsule balkanique. Athènes refusa de se joindre au mouvement. Bien lui en prit, car Antipatros réussit à
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juguler rapidement la révolte des insurgés par une victoire éclatante de son armée à Mégalopolis229. Cependant, l’action qu’Eschine avait entreprise contre Ctésiphon était seulement suspendue. Démosthène savait parfaitement que des circonstances plus favorables conduiraient son adversaire à reprendre une procédure qui le visait directement. Il avait, à tout le moins, l’avantage de connaître les vices de procédure invoqués par Eschine pour faire condamner Ctésiphon. La graphè paranomôn déposée par Eschine comportait trois chefs d’illégalité. Tout d’abord, Ctésiphon avait proposé de décerner une couronne d’or à Démosthène alors qu’il était encore en fonction. Or, cette distinction ne pouvait être accordée qu’après la reddition de ses comptes. Ensuite, le couronnement devait avoir lieu au théâtre, lors des célébrations des grandes Dionysies, en contravention avec la loi qui prescrivait une cérémonie devant l’ecclésia. Enfin, et c’était le véritable but de l’action d’Eschine contre le décret, il s’agissait de mettre en cause les motifs avancés par Ctésiphon pour décerner une couronne d’or à Démosthène. Ctésiphon proclamait, en effet, que la politique suivie par Démosthène était la plus conforme et la plus bénéfique aux intérêts du peuple athénien. En 330 av. J.-C., les conditions pour une reprise du procès devant l’Héliée étaient réunies. La bataille de Mégalopolis, qui a vu Antipatros, le lieutenant d’Alexandre le Grand, triompher des insurgés en octobre 331, l’avait paradoxalement affaibli. Alexandre le Grand, informé des évènements, lui reprochait d’avoir conduit les cités grecques à cette révolte par une tutelle trop pesante. Il lui demanda de rester en retrait lors des négociations de 229
Ville de l’Arcadie, région située au centre de la péninsule du Péloponnèse.
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Corinthe et de laisser au conseil de l’alliance formée avec les Grecs le soin de statuer sur le sort des vaincus. Cette réserve imposée à Antipatros permit au parti démocratique d’accepter la bataille judiciaire. De son côté, Eschine, fort du succès d’Antipatros, jugea le moment opportun pour reprendre son action. D’un commun accord, les parties fixèrent le procès devant l’Héliée au mois d’août 330 av. J.-C. Démosthène qui était au sommet de son art décida d’assumer la défense de Ctésiphon. C’est donc en tant que synégore qu’il interviendra au procès. Ordinairement et comme nous l’avons vu, les parties à un procès assuraient, elles-mêmes, leur défense. La procédure permettait également de faire rédiger par un professionnel le discours que l’accusé lira à l’audience. Le recours à un logographe était de plus en plus souvent pratiqué. Démosthène avait à ce titre rédigé le discours que Timarque n’avait pu véritablement restituer lors du procès qu’Eschine lui avait intenté. En l’occurrence, le procès était crucial. Démosthène jouera le rôle de synégore, c’est-à-dire d’avocat car il était directement visé. Eschine et Démosthène se retrouvent, treize ans après le procès de l’Ambassade, pour leur dernière joute judiciaire. L’un et l’autre connaissent l’enjeu politique du procès et savent cette fois que le vainqueur l’emportera définitivement et son parti avec lui.
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Section V Le procès sur la couronne : la revanche politique de Démosthène Eschine domine de sa grande taille la tribune des plaidoiries. Sa voix n’a jamais été aussi forte, aussi sonore. Tous dans l’Héliée, les jurés bien sûr, mais également le public plus éloigné, jusqu’aux citoyens à l’extérieur de l’édifice qui se pressent devant les portes largement ouvertes, entendent clairement et distinctement les propos de l’orateur. Lorsqu’il invoque la loi, Eschine se livre à une véritable profession de foi, celle du parti auquel il appartient et qui revendique l’application des lois antiques, en l’occurrence les lois de Solon, les seules à pouvoir garantir un ordre démocratique qu’il estime bafoué. Il vante le jeu des institutions entre la Boulè, l’ecclésia et l’H é l i é e . Mettant ses pas dans ceux des grands réformateurs, il veut faire revivre les lois de Solon relatives aux orateurs. Les Athéniens pouvaient apprécier cette référence à la tradition politique et à la stabilité que cette législation leur paraissait incarner. Eschine aspire à revenir à la préséance des anciens dans la prise de parole à la tribune pour donner un avis utile et marqué de la sagesse de l’expérience. Il parle au nom d’une hiérarchie qui, en fonction de l’âge, conférerait à chacun le droit d’exprimer son sentiment sur le sujet soumis à délibération. Eschine précise que ce principe assurerait à la démocratie athénienne un gouvernement plus efficace et moins soumis aux facteurs de division que sont les
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accusations d’ordre politique et auxquels la cité se trouve exposée230. Puis, avec un accent de sincérité sur la sainteté de la loi que n’aurait pas reniée Socrate et qui n’est pas sans rappeler les arguments qu’Eschine développa lors de son procès, l’orateur oppose la supériorité des lois fondamentales aux simples décrets de l’assemblée et la stricte hiérarchie qui doit régir leurs rapports. Pour Eschine, toute transgression de ce principe doit être implacablement sanctionnée. Il rappelle qu’il existe parmi les peuples trois sortes de gouvernements ; la monarchie, l’oligarchie et la démocratie. Il ajoute que les deux premiers régimes soumettent les hommes aux volontés de ceux qui commandent tandis que le troisième les assujettit à la loi. Il invite les citoyens à se rappeler que lorsque ceux-ci siègent pour juger une infraction contre la loi, ils se prononcent dans le même temps sur leur propre liberté. Aussi insiste-t-il sur le lien qui doit unir l’intégrité des lois et le salut de la cité démocratique. Dès lors, Eschine renvoie les jurés à leur serment qui les oblige à juger suivant les lois. Il exige qu’un citoyen, qui proposerait des décrets contraires aux lois, soit jugé avec gravité et puni avec la plus grande des rigueurs231. Toujours aussi méthodique et selon une argumentation juridique imparable, Eschine démontre, textes à l’appui, que la loi interdit purement et simplement de décerner une couronne à un citoyen en charge d’une fonction publique et tout particulièrement à un comptable, cette attribution relevant du mandat confié à Démosthène. En effet, après la cessation de la fonction, il est difficile 230
Eschine, Harangue d’Eschine sur la couronne, ou contre Ctésiphon, p.311. 231 Eschine, op. cit., pp.312-313.
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pour le peuple, qui aurait décerné à l’ancien titulaire de la charge une couronne d’or, de le sanctionner sans peur de devoir avouer son erreur et sa contradiction. Mais, Eschine reconnaît qu’un usage contraire à la législation avait fini par introduire un moyen de la contourner et qui consistait à ne décerner une couronne d’or qu’après la reddition des comptes232. Cependant loin de se conformer à cette entorse, Ctésiphon s’était enhardi, jusqu’à passer au-dessus de la loi et même de la pratique qui l’éludait. Ce dernier proposait de couronner Démosthène, avant qu’il ait rendu ses comptes. Il s’agissait de le récompenser alors qu’il était encore en fonction233. Eschine prévient immédiatement les jurés sur la défense que ne manquera pas d’avancer Démosthène. Celui-ci prétendra qu’il a été investi non pas d’une charge, mais d’une commission et qu’à ce titre, il ne peut pas être soumis à la reddition des comptes. Eschine démontre sans mal sur la foi des textes en vigueur qu’il n’existe dans les dispositions aucune distinction entre la charge de magistrat et une commission pour la reddition des comptes234. Toujours aussi clairvoyant, Eschine devance également un autre argument que pourrait invoquer Démosthène. Celui-ci soutiendra que les deniers, qui lui avaient été remis pour la réfection des fortifications étant insuffisants, il avait dû tirer cent mines de ses comptes personnels pour faire face à la dépense. Il n’est donc redevable d’aucun examen public sur ses propres deniers235. Une nouvelle fois, Eschine démontre sans peine 232
Eschine, op. cit., p.314. Eschine, ibid. 234 Eschine, op. cit., p.315. 235 Eschine, ibid. 233
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que la reddition des comptes était aussi obligatoire dans ce cas. Or, au regard de la date d’entrée en fonction de Démosthène, le décret fut proposé par Ctésiphon alors que Démosthène était encore en charge de sa magistrature236. Sur le deuxième chef d’illégalité, Eschine rappelle que la loi est aussi formelle sur le lieu où doit se dérouler le couronnement. Il est ordonné expressément par la loi de proclamer et remettre la couronne à la Boulè, dans l’hypothèse où la Boulè est appelée à la décerner et si c’est à l’assemblée du peuple que revient cette prérogative, la couronne sera attribuée par l’ecclésia et jamais ailleurs237. Or, le décret de Ctésiphon est dans l’illégalité, puisqu’il propose que le couronnement ait lieu au théâtre non pas devant les Athéniens, mais devant tous les Grecs. Si véritablement les débats ne concernaient que le droit strict, Eschine aurait gagné le procès sur ces seuls arguments. Le décret est, en effet, contraire aux lois fondamentales athéniennes et son auteur doit être sanctionné pour ces deux chefs d’illégalité. Mais, le procès, comme nous l’avons dit, est plus qu’un simple contrôle du respect des lois, il est un procès politique et cela de l’aveu même d’Eschine, qui, peu après avoir développé l’argumentation que nous venons d’exposer, déclare qu’il lui reste un dernier chef d’accusation auquel il est particulièrement attaché. Il conteste le motif retenu par Ctésiphon dans son décret pour décerner une couronne à Démosthène. Ctésiphon a précisé, en effet, qu’un héraut publiera au théâtre, en présence des Grecs le couronnement de Démosthène par les Athéniens pour sa
236
Eschine, op. cit., p.317. Eschine, op. cit., p.320.
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vertu et sa fermeté courageuse et surtout pour les services insignes accomplis au profit du peuple238. Eschine précise qu’il va démontrer que ces allégations du décret de Ctésiphon sont fausses et qu’à ce titre, les lois interdisent d’insérer de fausses allégations dans des actes publics239, car il est impossible de les archiver dans une enceinte sacrée, en l’occurrence celle du Métrôon240. Eschine passe donc très rapidement sur les nombreux scandales privés dans lesquels Démosthène aurait été impliqué pour ne s’intéresser qu’à la question politique241. Eschine précise qu’il évoquera toutes les périodes du gouvernement de Démosthène, celles qui ont précédé et suivi la bataille de Chéronée242. Treize ans après le procès de l’Ambassade, Eschine revient sur les activités publiques de Démosthène. Il revient sur la paix que Démosthène et Philocratès avaient proposée conjointement243. Il reprend les griefs qu’il avait formulés au cours du procès sur l’Ambassade. Il invoque la période qui avait précédé la paix conclue avec Philippe II de Macédoine. Il accuse Démosthène d’être entré à la Boulè non par tirage au sort, comme il se doit, mais à prix d’argent et par intrigue et de s’être servi de cette fonction pour seconder Philocratès dans ses agissements. Eschine cite le décret rédigé à l’instigation de Démosthène et qui conduisit à la désignation de dix ambassadeurs, dont il faisait partie, pour négocier avec Philippe II. 238
Eschine, op. cit., pp.324-325. Eschine, op. cit., p.325. 240 Le Métrôon « Mère des dieux » désignation de Rhéa est l’ancien Bouléteurion d’Athènes où étaient classées les archives publiques. 241 Eschine, op. cit., p.325. 242 Eschine, op. cit., p.326. 243 Eschine, op. cit., p.327. 239
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Puis, Eschine renverse l’accusation de trahison faite par son adversaire treize ans plutôt. Faire de Démosthène à son tour l’homme d’une paix séparée avec la Macédoine, l’homme qui priva Athènes de ses alliés et les alliés d’Athènes de son soutien, constituait le but poursuivi par le parti macédonien. Il s’agissait non seulement de déconsidérer à tout jamais Démosthène, mais de faire porter au parti démocratique la responsabilité de la politique qui avait conduit à la Paix du roi. Par une série d’arguments serrés, Eschine cherche à créer l’illusion d’un plan concerté mis en œuvre par Démosthène et Philocratès pour tromper les Athéniens. Il les accuse d’avoir agi tous deux de concert pour abuser les autres cités grecques en les incitant à combattre la Macédoine pendant qu’ils conduisaient Athènes à faire une paix séparée avec Philippe II. Mieux, ajoute Eschine, Démosthène et Philocratès souhaitaient conclure une alliance militaire. Le prix de ce marchandage était l’abandon de Cersoblepte, roi de Thrace afin de laisser à la Macédoine les mains libres pour la conquête de cette contrée244. Pour faire bonne mesure, Eschine se range ensuite au nombre des victimes abusées par Démosthène. Il déclare qu’il a cru, comme le peuple, qu’Athènes ferait la paix conjointement avec ses alliés après avoir entendu la proclamation d’un décret pris à l’instigation de Démosthène et dont il donne lecture à la tribune. Il souligne la duplicité de Démosthène qui avait arrêté en grand secret avec la complicité de Philocratès des dispositions contraires. Il en appelle à la mémoire du peuple. Il lui demande de se souvenir du discours de 244
Eschine, op. cit., p.329.
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Démosthène le lendemain à l’ecclésia où il incitait Athènes à faire une paix séparée ou à défaut, la guerre245. Toujours sur le thème de la « trahison » de Démosthène, Eschine se livre à une double accusation qu’il avait déjà développée treize ans plus tôt. Il dénonce la perfidie de Démosthène à l’égard de ses collègues de l’ambassade et les coups bas portés au peuple Athénien qu’il résume en deux questions. Pourquoi Philocratès engagé dans les mêmes complots que Démosthène, a-t-il été condamné et exilé comme criminel par la cité pendant que Démosthène s’érigeait en accusateur contre ses collègues ?246 Par un plaidoyer insinuant Eschine tente de jeter le discrédit sur la personne de Démosthène et la politique du parti démocratique. Après de longs traits polémiques, Eschine achève son discours par une péroraison où il en appelle aux intérêts de la cité247. Lorsqu’il prend la parole à son tour, Démosthène évite de discuter dans l’immédiat des deux premiers chefs d’illégalité. Ils sont juridiquement incontestables. Il justifie cette position. Le plaidoyer même d’Eschine est consacré dans sa majeure partie à des imputations diffamatoires. Il lui faut y répondre rapidement avant d’aborder la question essentielle, sa politique248. Ayant pris soin d’éviter de discuter dès l’exorde des deux premiers chefs d’illégalité, Démosthène avertit aussitôt son adversaire qu’il ne tombera pas dans sa tentative de diversion et qu’il ne s’attardera pas sur ses fausses
245
Eschine, op. cit., p.330. Eschine, op. cit., p.332. 247 Eschine, op. cit., p.382. 248 Démosthène, Sur la couronne, op. cit.,p.385. 246
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allégations. Il élimine ainsi l’examen préalable de cellesci. Il s’en tiendra aux accusations politiques d’Eschine249. Le procès politique nous révèle ici que les arguments d’ordre juridique tiennent désormais une place secondaire. La graphè paranomôn est devenue une arme politique. L’enjeu du débat porte toujours officiellement sur la violation de la loi, mais le cœur du conflit et les préoccupations des orateurs sont de nature politique. Le point essentiel du décret que conteste Eschine et que Démosthène entend défendre ce n’est aucunement le vice de forme du décret de Ctésiphon. Pour les deux hommes, qui représentent chacun leurs partis, les considérations, les motifs qui entourent le décret importent bien plus. Eschine contestait vigoureusement la politique mise en œuvre par Démosthène et ce dernier savait qu’il lui faudrait défendre l’action qu’il avait mise en œuvre antérieurement, mais aussi, après la défaite de Chéronée. À un moment où la défaite d’Athènes face à la Macédoine est consommée, la question n’en garde pas moins toute son importance. Une revanche est toujours possible et le gouvernement qui est aux mains des démocrates ne peut se permettre de voir l’un des représentants du parti parmi les plus éminents se voir contester le bien-fondé de sa politique. Il faut donc que la plaidoirie développée par Démosthène en son propre nom, bien que Ctésiphon fasse figure officiellement d’accusé, rejaillisse sur la ligne politique qu’il incarne. Il importe de démontrer qu’Eschine, qui dénonce aujourd’hui la politique de son adversaire, s’est abstenu de le faire à l’époque. Cette abstention ne suscite-elle pas de légitimes interrogations ? Aussi, Démosthène décide-t-il de placer Eschine face à ses propres contradictions politiques. Pourquoi son adversaire ne l’a-t-il pas 249
Démosthène, ibid.
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poursuivi lorsqu’il le voyait commettre les crimes d’Etat qu’il lui reproche aujourd’hui alors qu’il disposait des moyens légaux de le faire ? Si les lois étaient violées par les décrets que Démosthène présentait au vote de l’ecclésia, pourquoi Eschine n’a-t-il pas agi ? Il démontre en revanche sa capacité à agir contre un tiers, en l’occurrence, Ctésiphon pour lui nuire. Il est évident que s’il avait pu réellement intenter une action à son encontre il n’aurait pas manqué de le faire250. Le constat de Démosthène est évident. Le peuple ne peut être dupe d’accusations aussi tardives. Elles sont la preuve de leur vacuité. Eschine n’a pas pu dénoncer Démosthène parce qu’il n’y avait pas lieu de le faire. Pouvait-il l’accuser d’une politique qui n’était pas celle de Démosthène seulement, mais de son parti ainsi que celle d’Athènes elle-même ? Démosthène est alors en mesure de soutenir qu’à travers sa personne, Eschine calomnie la cité. Il rappelle que s’il avait appelé les Hellènes à la guerre, pendant que la cité adressait des ambassadeurs à Philippe pour négocier la paix, il aurait jeté l’opprobre sur Athènes par une duplicité inqualifiable 251. Démosthène brandit le texte du décret qu’il avait rédigé alors qu’il était membre de la Boulè et par lequel il imposait à Philippe II de prêter serment auprès des ambassadeurs afin qu’il jure une paix immédiate. Une fois prêté, ce serment devait permettre d’arrêter l’avancée de la Macédoine dans la péninsule balkanique. Fort étrangement, les ambassadeurs, dont Eschine faisait partie, n’avaient pas obtempéré à ce décret. Le roi de Macédoine se trouvait en Thrace pour en préparer la conquête. Les ambassadeurs devaient s’y porter pour l’obliger à prêter 250
Démosthène, op. cit., p.386. Démosthène, op. cit. p.389.
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serment. Mais, en lieu et place, les ambassadeurs se rendirent en Macédoine et attendirent là, pendant trois mois, le retour de Philippe II. N’étant lié par aucun engagement, le roi de Macédoine avait pu ainsi conquérir en toute quiétude la Thrace et s’avancer vers le détroit de l’Hellespont252. L’Héliée est appelée à jouer ici un rôle nouveau. La juridiction populaire doit contrôler le déroulement des faits, la véracité des déclarations et des actes politiques et se prononcer sur la cohérence des positions respectives des orateurs. Elle intervient a posteriori pour déterminer le bien-fondé des mesures prises. Le procès politique est alors le moyen d’un retour sur l’action passée du gouvernement de la cité afin de se prononcer sur la légitimité des mesures prises en son nom. Les parties à l’instance disposent à ce titre des archives de l’Etat dont elles n’hésitent pas à se servir pour remettre en mémoire le temps de l’action politique passée. Il est difficile de trouver dans l’histoire l’équivalent d’une telle procédure qui permet à la fois aux protagonistes de revenir sur les évènements auxquels ils ont pris part et de s’arrêter à un moment ou à un autre pour les juger. Le procès politique est donc bien le lieu d’une mémoire collective où se rejoue d’une certaine manière l’histoire de la cité. Il est alors primordial pour l’orateur et son parti de démontrer la continuité de leur politique, d’expliquer par rapport à un fait précis ce qui les détermina à agir dans l’intérêt de la cité. C’est exactement ce que fait Démosthène lorsqu’il déclare avoir constaté la collusion entre les ambassadeurs athéniens et Philippe II de Macédoine. Il décrit quel fut le mot d’ordre qui le guida et auquel il resta attaché : faire la guerre aux ennemis de la 252
Démosthène, op. cit., pp.389-391.
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démocratie253. Démosthène démontre que son adversaire avait suivi une voie inverse qui le conduisit à la trahison. Il explique comment Eschine s’entretint à part de ses collègues avec Philippe II. Il précise que le roi de Macédoine s’apprêtait à envahir la Phocide et redoutait qu’Athènes n’entrât en guerre pour la secourir. Il expose les évènements qui s’ensuivirent. Le lendemain de ce conciliabule avec Philippe II, Eschine abusait les Athéniens sur les intentions véritables du roi de Macédoine et la Phocide tombait entre les mains de ce dernier254. Par opposition au patriotisme suspect d’Eschine, Démosthène oppose la résistance du peuple athénien. Mais, il le fait d’une manière inouïe. Il vante son action. Il s’accorde le mérite d’avoir sauvé Byzance des griffes de Philippe et par là même, Athènes. La cité dépendait pour son approvisionnement en blé de Byzance qui assurait la garde du détroit de l’Hellespont. Par une série de questions, Démosthène provoque chez ses auditeurs une réponse qui ne peut être qu’en sa faveur. Certes, le peuple d’Athènes avait pris les décisions de secourir les Byzantins et de les sauver, de préserver l’Hellespont d’une domination étrangère, mais l’homme qui agissait au nom du peuple, au nom de la cité, c’était lui. Il fait appel une nouvelle fois à la mémoire des jurés pour qu’ils se rappellent que les vivres affluèrent alors et que le prix des denrées baissa plus bas que le cours actuel255. À nouveau, preuves à l’appui, Démosthène vient démontrer que son action et celle de son parti s’étaient identifiées à la politique de la cité et aux intérêts de la 253
Démosthène, op. cit., p.391. Démosthène, op. cit. p.392. 255 Démosthène, op. cit., pp.406-407 254
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démocratie. La ligne politique du parti démocratique était celle d’Athènes. Mettre en cause Démosthène, c’est contester la politique de résistance de la démocratie aux ambitions du tyran, Philippe. C’est donc assumer une complicité avec l’ennemi. Dans une deuxième salve, avec une audace inouïe, Démosthène s’autorise, ce que rarement Athénien avait fait avant lui. Il revendique la gloire personnelle d’avoir sauvé la patrie256. Démosthène en vient alors rapidement à la discussion des deux premiers chefs d’illégalité pour réfuter les arguments d’Eschine. Il s’aide des précédents suivis par Athènes. La cité avait couronné à maintes reprises et sans reddition de comptes plusieurs de ses citoyens ayant usé de leurs propres deniers dans le seul intérêt de la ville. Il rappelle également que le théâtre fut aussi à de multiples occasions le lieu de leur couronnement257. Démosthène brandit le texte de loi voté par l’ecclésia qui contredit les documents produits par Eschine. Le texte est directement inverse à celui qu’avait lu Eschine à la tribune quelque temps auparavant. Si un bourg décerne une couronne, sa remise sera proclamée dans le bourg même ; si c’est le Peuple ou le Conseil, la proclamation pourra se faire au théâtre, lors des Dionysies258. Il existait cependant une difficulté majeure que Démosthène devait surmonter. Les faits n’avaient-ils pas démenti ses décisions et son action politique ? Philippe II n’avait-il pas vaincu à Chéronée ? D’une certaine manière, Eschine n’avait-il pas été plus clairvoyant ? Démosthène répond à cette objection pour en contester la légitimité. 256
Démosthène, op. cit., p.408. Démosthène, op. cit., p.416. 258 Démosthène, op. cit., p.417. 257
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Démosthène réfute qu’Eschine puisse l’accuser de la victoire de Philippe II de Macédoine. Il rappelle qu’il prit toutes les mesures possibles pour assurer le triomphe de la cité, que son adversaire ne peut nier sa droiture, son zèle et son ardeur dans l’exécution de celles-ci, qu’elles furent en tout point, dignes de la démocratie. Se comparant au chef d’un vaisseau qui avait pris les dispositions nécessaires pour la sûreté de son navire et muni le bâtiment de toutes les garanties possibles il ne pouvait se voir reprocher la tempête qui était venu le briser. Il précise qu’il ne tenait pas alors le gouvernail, car il ne commandait pas l’armée et que l’issue de la bataille de Chéronée ne dépendait pas de lui259. Démosthène en profite pour caractériser l’opposition politique fondamentale entre Eschine et lui. Eschine vante le strict respect de la loi, Démosthène, lui, ne se soumet qu’à la volonté et l’intérêt du peuple. Le vieux débat qui anime les Athéniens depuis le procès des Arginuses ressurgit une fois de plus alors que Démosthène arrive au terme de son plaidoyer260. À la fin de sa péroraison, Démosthène justifie le couronnement non plus à partir de son action, mais de sa volonté politique. Après la défaite de Chéronée, la proposition de décerner une couronne d’or pouvait apparaître comme une provocation malgré les mesures prises par le parti démocratique. Aussi, Démosthène place-t-il le débat au niveau, des intentions. N’était-ce pas sur cet argument de fond qu’Eschine avait attaqué le décret jugeant que Démosthène n’avait jamais voulu servir les intérêts du peuple ? C’est précisément sur sa détermination que Démosthène demande aux jurés de
259
Démosthène, op. cit., pp.451-452. Démosthène, op. cit., pp.452-453.
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l’Héliée de le juger lui et son parti, et par opposition, de se prononcer sur les desseins d’Eschine et des siens261. Cette conclusion du plaidoyer pro domo d e Démosthène correspond au fonds du procès. Eschine avait soutenu, en effet, que les motifs qui présidaient au décret de Ctésiphon étaient faux, car jamais Démosthène n’avait agi en faveur de la cité et plus encore qu’il n’avait jamais eu l’intention d’agir en ce sens. Comme le reconnaît Démosthène lui-même, si ses actions avaient pu connaître des fortunes diverses, ses intentions furent toujours honnêtes et conformes aux intérêts de la cité. De plus, l’apologie que développe Démosthène est aussi un plaidoyer pour le gouvernement en place. Le procès politique est le moyen pour les démocrates au pouvoir de légitimer l’action qu’ils poursuivent à la tête de la cité malgré la défaite de Chéronée. Le procès sur la Couronne n’opposait pas seulement Eschine et Démosthène, mais deux partis. Un désaveu des jurés de l’Héliée à l’encontre de Démosthène rejaillirait sur les hommes au pouvoir. Le vote de l’Héliée tranche entre les deux lignes politiques en présence. À l’issue du dépouillement des suffrages, Eschine n’a pour lui que le cinquième des voix. Ctésiphon est acquitté. Démosthène et le parti démocratique l’emportent. Passible d’une amende de mille drachmes, abattu, désavoué, Eschine et le parti macédonien ne sont plus à même de contester à leurs adversaires le gouvernement de la cité. Bien plus, le démos, à travers le vote des jurés de l’Héliée, semble mettre en cause l’orientation politique même qu’incarne Eschine et le parti macédonien. Son statut d’opposant 261
Démosthène, op. cit., pp.466-467 et p.470.
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politique est remis en cause. Malgré, la défaite de Chéronée, il semble que l’esprit de résistance n’ait pas abandonné les citoyens athéniens. L’œuvre de rétablissement de Lycurgue et la tutelle lointaine d’Antipatros laissent encore l’espoir d’une revanche ou d’un redressement face à la Macédoine. Eschine a compris que la sentence de l’Héliée était non seulement un vote de confiance en faveur du parti démocratique, mais aussi une motion de défiance à l’égard de sa politique. Il quitte Athènes et s’installe à Ephèse. Apprenant la mort d’Alexandre le Grand, il prolonge son exil volontaire à Rhodes et ouvre une école de rhétorique. Démosthène est le héros de la cité. Son parti domine Athènes. Il reçoit cette couronne d’or tant convoitée au théâtre de Dionysos devant tout le peuple rassemblé et, plus encore, en présence d’hommes et de femmes venus de toute la Grèce pour assister à l’évènement. Cette récompense ce fut aussi un acte d’indépendance, de résistance face à la Macédoine toute-puissante. Athènes jetait les derniers éclats de sa démocratie et le devait à un procès politique. Le destin de Démosthène épousa celui de sa cité. Après l’affaire d’Harpale une affaire de corruption où il fut accusé d’avoir détourné l’or entreposé par le trésorier d’Alexandre à l’Acropole. Démosthène dut partir en exil en 323. Il fut rappelé très vite la même année à la mort d’Alexandre le Grand. Athènes s’était soulevée et prenait une part active dans le soulèvement de juin 323 av. J.-C.262 Mais, en août 322, l’armée athénienne fut définitivement vaincue par Antipatros à la bataille de Crannon en Thessalie. Démosthène, qui avait rejoint le mouvement de libération, initié par le parti démocratique, fut acculé au 262
Il s’agit de la guerre lamiaque.
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suicide à l’instigation de Démade (380-318 av. J.-C.), chef du parti macédonien. Les dirigeants du parti démocrate dont Hypéride (399-322 av. J.-C.) furent torturés et exécutés. C’en était fini de la démocratie à Athènes. Antipatros imposait une constitution censitaire qui réservait le titre de citoyen aux hommes majeurs dotés d’une fortune de deux mille drachmes. Neuf mille citoyens sur quarante et un mille conservaient leurs droits civiques. Antipatros contraignit les citoyens athéniens les plus pauvres à émigrer en Thrace. À travers son œuvre, Aristote léguera à la postérité la conception de cette démocratie modérée ou de cette aristocratie tempérée.
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Deuxième partie : Les grands procès politiques de l’Antiquité romaine
Le procès de Sextus Roscius s’insère dans le contexte des luttes politiques qui déchirèrent les Romains au début du Ier siècle av. J.-C. Le volet pénal de l’affaire a retenu l’attention des historiens, bien plus que sa dimension politique. Certes, l’accusation de Sextus Roscius était de nature criminelle. Le parricide et la peine effroyable encourue par l’accusé, sans compter les conditions mystérieuses du meurtre du père du prévenu, joints à la captation de l’héritage paternel par les accusateurs eux-mêmes donnent au procès non seulement les caractères d’une affaire criminelle, mais également le goût du mystère et de l’énigme policière. L’affaire Sextus Roscius fait aujourd’hui l’objet de romans policiers263 et de fictions télévisées264. Mais, cet aspect est bien secondaire par rapport à la nature véritable de la procédure. L’affaire Sextus Roscius est avant tout une accusation politique en règle contre la dictature de Sylla. Cicéron, qui n’avait fait que plaider, jusqu’alors, des procès d’affaires, fut engagé, non pas par le prévenu, Sextus Roscius, mais par Caecilia Metella, 263
Steven Saylor, Du sang sur Rome, Ramsay, Paris, 1997. L’Affaire Sextus, document fiction, réalisé par Dave Stewart et coproduit par la BBC et Dicscovery Channel en 2005.
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l’une des femmes les plus en vue de la nobilitas, l’élite de l’aristocratie romaine, pour assurer officiellement la défense de son protégé, Sextus Roscius. Officieusement le message est clair, il s’agit de dénoncer les menées du favori de Sylla contre Sextus Roscius et par là même l’arbitraire d’une dictature honnie. Le procès pénal est, tout au plus, le prétexte ou plus précisément l’occasion qu’attendait l’aristocratie romaine, après une longue privation de sa liberté, pour mettre fin à la dictature de Sylla. Aussi, malgré, les menaces bien réelles, qui pesaient sur lui, Cicéron, se sachant suffisamment soutenu en coulisse, pouvait-il plaider librement contre Sylla et requérir un retour immédiat aux institutions de la République. L’affaire Sextus Roscius fut le premier acte politique d’une restauration de la République après des années de dictature. Elle est aussi l’explication du départ de Sylla de la vie politique romaine (Chapitre I). Quelque dix-sept ans plus tard, Cicéron, fort de son expérience d’avocat et d’homme politique, est confronté en tant que consul à l’une des plus sombres menaces que la République ait eu à connaître, la conjuration de Catilina. Les procès politiques s’étaient multipliés à Rome à la fin du Ier siècle dans un contexte historique précis qui était celui de la crise de la cité. Mais le procès Muréna est d’une tout autre portée. Malgré le péril qui menace de tous côtés la République, les alliés et amis de Cicéron décident d’entamer un procès contre Muréna pour brigue. Ce dernier venait d’emporter l’élection au consulat. Bien que du même bord politique que l’accusé et malgré les rumeurs insistantes de subversion qui couraient la ville, ces membres éminents de la nobilitas n’hésitèrent pas à faire le jeu de Catilina.
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Le procès politique de Muréna survient en novembre 63 à l’acmé de la conjuration. Tout en déniant les faits qui sont imputés à son client, Cicéron choisit une stratégie judiciaire originale. Il manifeste son indifférence à l’égard de la culpabilité de Muréna. Celui-ci est en réalité bien coupable des faits qui lui sont reprochés. Mais par ce détachement affiché à l’égard de l’incrimination faite à son client, Cicéron déplace le débat judiciaire pour le recentrer sur la question de la légitimité politique du procès et l’inconséquence de ses accusateurs qui prennent le risque d’affaiblir le camp des républicains face aux conjurés. En affichant le plus parfait dédain pour le procès en corruption, Cicéron pouvait également placer les juges face à leur responsabilité, acquitter Muréna et sauver la République ou le condamner et perdre celle-ci. Lorsque les débats ne portent plus sur les faits, comme c’est le cas dans l’affaire Muréna, mais sur les principes et les institutions au nom desquels le juge est appelé à rendre sa sentence, le plaidoyer touche au principe même de l’ordre public à travers la ratio reipublicae qu’invoque Cicéron, l’une des premières références historiques à la raison d’Etat. Aussi, la question posée par l’avocat de Muréna estelle simple. Faut-il appliquer les textes sur la brigue et priver la République du bras d’un magistrat aguerri dans le métier des armes ou faut-il, au contraire, choisir d’oublier les faits incriminés pour s’en tenir à la survie de la République et des libertés ? C’est le choix cornélien que posa Cicéron dans ce procès, qui fut plus qu’un épisode dans la conjuration de Catilina, l’acte même d’une concordia ordinum qui permit de réunir accusateurs et accusé, et à travers eux, l’ordre sénatorial et l’ordre
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équestre pour dépasser la stricte légalité et s’en tenir à l’esprit des institutions républicaines (Chapitre II). Avec la disparition de la République en 27 av. J.-C., le procès politique, champ clos d’une lutte entre factions, soumis à la dialectique de l’ordre et de la liberté, disparaît à tout jamais. Il cède la place au procès politique tel que nous le connaissons aujourd’hui. Dans un régime fondé sur la concentration des pouvoirs, le procès politique devient le jouet de la volonté du Prince. Sûr de son pouvoir, Auguste, qui fut le premier à prendre le titre de Princeps, s’était contenté de ramener au second plan le Sénat. Sous Tibère, avec le procès de Pison, le Sénat, ravalé au rang d’une simple cour de justice, fut contraint de juger l’un des intimes du Prince, soupçonné d’avoir assassiné le successeur au trône impérial, Germanicus. En choisissant de confier le jugement du procès au Sénat, Tibère réussit le coup de force de passer insensiblement du rang de commanditaire du crime à celui de victime. Introduit à la manière des anciens procès républicains par les partisans de Germanicus pour déstabiliser le pouvoir en place, le procès de Pison finit par consacrer la toute-puissance de l’Empereur. Désormais, l’empereur fera du procès politique un nouveau mode de répression bien plus subtile que les mesures de basse police. À travers les attendus des sentences, l’empereur esquisse progressivement un corps de règles destiné à sacraliser son régime. Le style judiciaire, plus solennel, plus éloquent et plus ferme donne au pouvoir le ton de majesté qui manquait au Principat. Le procès politique devient alors une arme de propagande impériale (Chapitre III).
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Chapitre I L’affaire Sextus Roscius : le procès politique du dictateur, Sylla
Rome connut l’une des pages les plus sombres, les plus violentes et les plus sanguinaires de son histoire avec l’avènement de Sylla à la dictature. Celui-ci exerçait une véritable répression contre les Populares qui prétendaient défendre les intérêts du peuple. Officiellement, Sylla avait pour objectif de restaurer le Sénat dans toute son autorité. En réalité, le nouveau maître de Rome visait à instaurer un régime monarchique (Section I). L’aristocratie romaine, sous la direction de la famille des Metelli, cherchait à se défaire d’un homme et d’un régime qui n’avaient à ses yeux que trop duré. L’affaire Sextus Roscius fut l’occasion qu’elle attendait. Accusé du meurtre de son père, dépouillé de ses biens par Chrysogonus, l’affranchi de Sylla, menacé de mort, Sextus Roscius reçut immédiatement la protection de la famille des Metelli. Pour s’assurer de la captation des biens de la victime, deux parents du défunt associés à Chrysogonus imaginèrent d’accuser Sextus Roscius du crime de parricide (Section II). Ce fut le faux-pas qu’attendait l’aristocratie romaine. Elle manda un jeune avocat, Cicéron, qui reçut la mission de faire du procès criminel un procès politique (Section III). Sous les coups de boutoir de Cicéron, l’affaire Sextus Roscius se transforma progressivement en réquisitoire contre la dictature de Sylla (Section IV).
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Section I Sylla ou la dérive tyrannique d’une dictature « républicaine » À partir de 140 av. J.-C., le climat politique se dégrade à Rome. Après les guerres Puniques, face au vide laissé par la disparition de la classe moyenne qui lui servait de contrepoids, la nobilitas est confrontée désormais à une masse appauvrie. Par contrecoup, sa cohésion est atteinte. L’aristocratie romaine se disloque en deux blocs rivaux. Une fraction de la nobilitas cherche désormais à s’appuyer sur le peuple pour flatter ses intérêts afin de prendre la direction de l’Etat. Cette partie de la nobilitas romaine, sensible aux aspirations du peuple, prendra le nom de Populares, qualificatif employé par ses opposants pour stigmatiser son action. Face aux Populares, la majeure partie de la nobilitas cherche à préserver ses privilèges. Elle défend les institutions de la République, c’est-à-dire de la R e s Publica, littéralement la « chose publique » qui garantit ses droits. La caste aristocratique, favorable à l’autorité du Sénat, se décerne par opposition aux Populares, le nom d’Optimates, « les meilleurs ». Les Optimates et les Populares ne forment pas à proprement parler des partis politiques à tout le moins au sens moderne du terme. Il n’existe pas d’organes, ni de structures permanentes fondées sur des adhérents et des militants, qui seraient unis par un programme que des candidats défendraient dans le cadre de campagnes électorales. La désignation « Optimates » ou « Populares » ne s’applique, en conséquence, qu’aux membres de la nobilitas qui revendiquent les idées de l’une ou l’autre de ces factions.
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Optimates comme Populares commandent à des troupes de clients265. Ils s’appuient également sur des réseaux nobiliaires complexes qui supportent leur action politique. Les convictions elles-mêmes ne sont pas identiques entre membres d’une même faction. Les Gracques, Tiberius et Caïus Gracchus266, dont l’action fut à l’origine de la qualification de Populares, étaient des hommes convaincus par les réformes agraires qu’ils proposaient pour le peuple et le bien de la République. Bien plus tard, César ne cherchera à épouser les idées des Populares que pour servir son ambition personnelle. Cependant, malgré ces motivations différentes entre Populares, il existe une unité de pensée. L’une des constantes des Populares est d’agir pour améliorer les conditions de vie du peuple. Cette politique se caractérise tout d’abord par la mise en œuvre de réformes agraires et des distributions de blé. Les conquêtes de territoires, transformés en provinces romaines, devaient permettre le retour des citoyens à la terre. Au fil du temps, ce programme sera laissé de côté pour des dispositions plus démagogiques. Les Populares intégreront, en effet, à leur projet politique la réduction des dettes des paysans ruinés et l’octroi des droits politiques, notamment le droit de suffrage. Les Populares tenteront d’imposer le secret du vote pour donner aux
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Du latin cluere « obéir » littéralement « ceux qui obéissent ». Les clients sont des hommes libres qui se trouvent dans une relation d’aides et de devoirs mutuels avec un patricien appelé « patron »,. 266 Tiberius Sempronius Gracchus (162-133 av. J.-C.) et Caius Sempronius Gracchus (154-121 av. J.-C.) dénommés, les Gracques, issus d’une des plus illustres familles de la nobilitas, s’efforcèrent de reconstituer, au péril de leur vie, une classe moyenne par la restauration des petits domaines agricoles et tentèrent en vain de mettre en œuvre une réforme agraire.
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assemblées populaires un poids qu’elles n’avaient jamais eu jusqu’alors. Les Populares avaient aussi pour ambition d’utiliser à leur profit, le tribunat, une magistrature d’origine populaire. Au nombre de dix, les tribuns ne disposaient pas de l’imperium, le pouvoir de commandement propre aux autres magistratures romaines. Le tribunat était à l’origine un organe de représentation de la population opposée à l’organisation patricienne de la cité. Les tribuns étaient destinés à protéger la plèbe et assurer ses revendications. Aussi la personne du tribun était-elle sacro-sainte. Nul ne pouvait porter atteinte à ce dernier sous peine de mort. La plèbe appliquait avec la dernière rigueur cette sanction contre tout contrevenant quel qu’il fût, simple citoyen ou magistrat. De plus, le tribun disposait du pouvoir d’intercessio, un droit de veto qui avait pour effet de bloquer les mesures prises par les autres magistrats ou par les assemblées romaines. Les Populares voulaient se réserver cette fonction et se servir du veto contre le Sénat, bastion des Optimates. Pour conduire à bonne fin cette politique, les Populares avaient dressé contre le Sénat les chevaliers. Rome connaissait un classement censitaire des citoyens. L’ordre équestre représentait le groupe fermé des citoyens les plus riches. Sous la République, tous les cinq ans, le censeur, un magistrat romain spécialement affecté à cette fonction, dressait la liste des cavaliers les plus riches et les plus honorables. À l’origine, tous les membres du Sénat faisaient partie de l’ordre des chevaliers. En 218 av. J.-C., pour éviter que les fortunes mobilières, devenues considérables avec les conquêtes, n’entraînent une
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corruption de la classe politique, un plébiscite vint interdire aux sénateurs et à leurs descendants toute activité lucrative. Il s’agissait de fermer la classe politique au monde des affaires. Le trafic d’argent, le négoce étaient désormais proscrits pour les sénateurs et l’accès aux magistratures interdit à ceux qui s’adonnaient à la finance, à l’industrie et au commerce. La lex Claudia, nom du plébiscite, laissait donc le choix aux membres de la nobilitas. Mais avec le temps, ce clivage social et économique, qui s’était instauré entre les sénateurs et les chevaliers, devint héréditaire. Les Populares utilisèrent cette rupture pour dresser les chevaliers contre les sénateurs. À l’opposé des Populares, les Optimates menaient une politique de statu quo. Ils luttaient pour le maintien de leurs privilèges et le renforcement de l’autorité du Sénat. Ils s’opposaient à toute réduction des inégalités de fortune. L’héritage, l’éclat du nom, les traditions étaient les fondements de l’autorité de la nobilitas dans la République. S’appuyant sur le mos majorum, « les coutumes des ancêtres », les Optimates refusaient toute réforme qui remettrait en cause la hiérarchie des fortunes et des privilèges dans la cité. Les Optimates cherchaient surtout à renforcer les prérogatives du Sénat, le centre de leur pouvoir. Aucun acte politique ne pouvait, en effet, être mis à exécution par un magistrat sans l’accord du Sénat. Cette assemblée aristocratique déterminait le vote des lois et contrôlait à cet effet les assemblées populaires. Le Sénat avait la haute main sur les finances publiques. Il décidait de la guerre et de la paix. Depuis l’élimination des Gracques, le Sénat disposait d’une arme redoutable, le droit de décréter l’état
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d’urgence. Le « sénatus-consulte ultime » lui permettait d’éliminer tous ses ennemis. Dans un climat politique de plus en plus délétère entre Populares et Optimates, deux personnalités devaient incarner cette fracture politique, Marius et Sylla. Né en 157 av. J.-C. à Arpinum dans le même municipe que Cicéron, Caius Marius faisait partie de l’ordre équestre. Ce chevalier de rang inférieur s’était tourné vers le métier des armes dans le sillage d’une grande famille de sénateurs, l’élite des Optimates, les Metelli. Malgré, sa modeste extraction et grâce à des talents militaires hors du commun, Marius parvint à s’ouvrir la carrière des honneurs267. Il devint ce que la nobilitas appelait avec une pointe d’ironie et de mépris, un homo novus, un « homme nouveau », un citoyen dont aucun aïeul n’avait occupé avant lui une magistrature. Sous le haut patronage des Metelli, Marius accéda aux fonctions de tribun de la plèbe en 119 av. J.-C., puis de préteur en 116 av. J.-C. Cette ascension remarquable fît naître chez Marius l’ambition de parvenir à la fonction suprême de consul. Cependant, son « patron », Quintus, Caecilius Metellus Numidicus, s’opposa aux aspirations de Marius. Ce dernier décida de rompre avec les Metelli et les Optimates. Soutenu par les chevaliers et les Populares, il se fit élire consul pour l’année 107 av. J.-C. Il profita du 267
L’organisation des magistratures à Rome imposait un cursus honorum. On pouvait à partir de l’âge de vingt-sept ans postuler pour le tribunat de la plèbe, puis, à l’âge de trente ans, à la questure avant d’envisager à trente-six ans l’édilité ; l’impétrant, qui avait réussi à passer ses différentes étapes, pouvait postuler à la préture à l’âge de quarante ans. Rares étaient ceux qui, dans la nobilitas, pouvaient prétendre au consulat réservé aux candidats âgés de quarante-deux ans. Enfin à quarante-quatre ans, quelques privilégiés pouvaient atteindre la censure.
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pouvoir, que lui conféra cette fonction, pour imposer une réforme militaire audacieuse. Il supprima toute condition de fortune à l’entrée dans l’armée. Marius ouvrait ainsi l’accès de la carrière militaire aux prolétaires268. À partir de cette réforme, un lien nouveau s’établit entre le général et ses hommes. Ce n’était plus la relation publique du magistrat envers des soldats citoyens, mais, un rapport d’ordre privé, d’un chef qui recrutait et payait des mercenaires. Contre les lois de la République, Marius se fit réélire consul, cinq ans de suite, de 107 à 104 av. J.-C. Puis, à l’instigation des Populares, il fit voter une loi judiciaire qui retira aux sénateurs leur monopole juridictionnel pour confier cette fonction à l’ordre équestre. Cependant, Marius trouva très vite sur son chemin, un concurrent, suscité par les Optimates, son ancien questeur, Lucius Cornelius Sylla (138-78 av. J.-C.), un patricien désargenté, mais lié par son mariage aux Metelli. Sylla joua tout d’abord un rôle de premier plan dans le conflit qui opposa Rome aux Italiens269. Les Metelli lui ouvrirent alors l’accès du consulat en 88 av. J.-C. L’affrontement entre Marius, chef des Populares et Sylla, devenu d’une certaine manière le porte-parole des O p t i m a t e s , était inévitable. Les deux hommes ambitionnaient un grand commandement militaire. Le Sénat le confia à Sylla270. Mais, un tribun, lié aux Populares, fit déchoir Sylla de son commandement et 268
Ce terme désigne les citoyens romains sans fortune qui ne pouvaient appartenir à l’une des classes censitaires et qui avaient pour seule richesse, leurs enfants (proles) 269 Ce conflit qualifié de « guerre sociale » opposa la République romaine à ses alliés italiens entre 90 et 88 av. J.-C. 270 Il s’agissait de mener une campagne militaire en Asie Mineure contre le roi Mithridate qui menaçait l’autorité de Rome dans cette partie de l’empire.
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décida de confier celui-ci à Marius. Face à cette situation, Sylla n’hésita pas à accomplir un acte inouï et sacrilège. À la tête de six légions, il marcha sur Rome, l’assiégea et la prit de force avant de massacrer les troupes marianistes. Les derniers partisans de Marius prirent la fuite et Sylla repartit pour l’Asie Mineure. En son absence, les Populares réussirent à investir Rome et s’y livrèrent à de terribles représailles pendant l’été 87 av. J.-C. Après la mort de Marius, le nouveau chef des Populares, Lucius Cornelius Cinna se fit élire consul pendant quatre ans de 87 à 84 et instaura un régime de terreur contre les partisans de l’ordre sénatorial. À son retour d’Orient, en 83, Sylla retrouva une Cité livrée au meurtre et à la terreur. Fort de son imperium proconsulaire et à la tête de quarante mille hommes, Sylla écrasa les forces des Populares à la bataille de la Porte Colline. Il profita immédiatement de cette victoire pour s’arroger le titre de dictateur contre la volonté du Sénat. Les pouvoirs de Sylla n’avaient rien de commun avec l’antique dictature romaine. Cette fonction avait été prévue pour faire face à une crise politique ou militaire majeure. Elle était soumise à des conditions légales tant pour la désignation de son titulaire que la durée de la fonction qui ne pouvait excéder six mois. Or, la dictature de Sylla n’obéissait à aucune de ces conditions. Elle n’avait aucune limite de temps et Sylla s’était octroyé des pouvoirs absolus pour légiférer et modifier les institutions. Sylla appliqua une politique de terreur organisée sous la forme de listes de proscriptions. Quarante sénateurs, favorables aux Populares et mille six cents chevaliers qui les soutenaient, furent proscrits. Les délations, les meurtres étaient récompensés, les biens étaient confisqués. Les descendants des sénateurs, des chevaliers et des citoyens visés se voyaient eux-mêmes 174
interdire la carrière des honneurs. L’élimination des opposants politiques ne cessera officiellement que le 1er juin 81. Cependant, malgré l’arrêt des proscriptions, la menace d’une arrestation arbitraire planait toujours sur le personnel politique. Souvent présentée comme une œuvre de restauration de l’autorité du Sénat, la politique de Sylla était des plus ambiguës. Si le retrait du pouvoir de veto des tribuns et l’interdiction, qui leur était faite de poursuivre la carrière des honneurs, étaient favorables aux Optimates, si le retour des membres du Sénat dans la composition des jurys était un avantage certain, il n’en fut pas de même pour deux mesures essentielles prises par le dictateur. Tout d’abord, Sylla retira aux consuls leur commandement militaire. Il réduisit la magistrature suprême à ses attributions purement civiles. Ensuite, et plus grave encore pour les Optimates, le dictateur ajouta aux trois cents sénateurs membres des grandes familles aristocratiques, trois cents nouveaux sénateurs, issus dans leur majorité de l’ordre équestre. Enfin, plus inquiétant encore, le pouvoir de Sylla connaissait une dérive tyrannique. Les Metelli, à qui pourtant Sylla était allié, se méfiaient de lui. Nul n’était à l’abri d’une arrestation arbitraire, pas même les Metelli. Les Optimates s’inquiétaient. Certes, sous leur pression, Sylla avait abdiqué le 1er juin 81 la dictature, date qui coïncidait avec la fin officielle des proscriptions, mais, ce dernier n’en conservait pas moins toute son influence et s’était fait élire au consulat. Sylla avait proclamé le retour aux institutions de la République, mais sa surveillance était toujours aussi étroite. Le poids de sa dictature se faisait sentir plus que jamais sur la nobilitas romaine.
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C’est dans ce contexte lourd de tensions accumulées que s’ouvrit le procès de Sextus Roscius. Section II Une accusation criminelle sous haute tension politique En 80 av. J.-C. s’ouvre le procès de Sextius Roscius. L’affaire est confiée au jeune avocat Cicéron. On ne présente plus Marcus Tullius Cicero né le 3 janvier 106 av. J.-C. à Arpinum dans la ville même où naquit son compatriote Caius Marius. Située à cent vingt kilomètres au sud-est de Rome dans le Latium, Arpinum est une bourgade paisible dans laquelle grandit le jeune Cicéron, entre un père issu d’une famille d’origine plébéienne élevé au rang de chevalier et une mère, Helvia, appartenant à la bourgeoisie du municipe. Le père de Cicéron dirigeait un atelier de blanchissage et exploitait les produits de son domaine, l’olivaie et la vigne271. L’appartenance de sa famille à l’ordre équestre permettait à Cicéron de briguer la carrière des honneurs. Très tôt, le jeune Cicéron manifesta des dons d’éloquence hors du commun272. Après avoir revêtu la toge virile en 91 av. J.-C. son père le conduisit à Rome et le confia au grand jurisconsulte Quintus Mucius Scaevola, dit l’Augure273. Ce dernier devait son surnom au fait que les consultations juridiques, qu’il dispensait, étaient si sûres qu’elles conduisaient ses clients à les suivre comme
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Plutarque, op. cit. Cicéron, IV, 1. Plutarque, op. cit., IV, 2. 273 Plutarque, op. cit., IV, 3. 272
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des oracles274. Cicéron reçut ainsi une formation solide en droit. Quand la très noble famille des Metelli confie à Cicéron le soin de défendre Sextus Roscius, le jeune avocat n’a jusqu’alors jamais plaidé une affaire criminelle. Il s’était plutôt spécialisé en droit des affaires. Mais Cicéron avait fait montre d’une parfaite maîtrise des questions juridiques et d’un brio exceptionnel dans l’art de plaider. Il s’était fait surtout remarquer par le succès qu’il avait remporté l’année précédente dans une affaire civile qui opposait son client à Naevius, une relation du dictateur Sylla275. À l’âge de vingt-six ans, fort de ses belles dispositions et de ses liens avec la nobilitas, Cicéron était l’homme de la situation pour les Metelli qui décidèrent de lui confier le dossier. Un meurtre était à l’origine de cette affaire. Sextus Roscius, un citoyen en vue de la bourgade d’Amérie276, riche propriétaire foncier, fut assassiné un soir de septembre 81 à Rome dans le quartier de Pallacine277 alors qu’il revenait d’un souper. Trois jours après cet assassinat, deux cousins de la victime, Titus Roscius Capito et Titus Roscius Magnus en accord avec Lucius Cornelius Chrysogonus, affranchi et homme de confiance du dictateur Sylla, montaient une machination pour s’emparer des biens de Sextus Roscius. Chrysogonus, jouant de sa position influente, fit inscrire Sextus Roscius sur les listes de proscription pourtant closes depuis le 1er juin 81. Cette insertion du nom de la victime au nombre des proscrits 274
Pierre Grimal, Cicéron, Fayard, Paris, 1986, p.36. P. Grimal, op. cit., p.56. 276 Le municipe d’Amérie était situé dans l’Ombrie à quatre-vingt-deux kilomètres de Rome. 277 Quartier situé au nord-est de Rome. 275
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permettait de confisquer les biens du défunt et de procéder à leur vente publique. Chrysogonus se porta directement adjudicataire des domaines vendus aux enchères pour une somme de deux mille sesterces ; somme dérisoire puisque le patrimoine de Sextus Roscius représentait une valeur de six millions de sesterces. Aussitôt après la vente, Chrysogonus fit donation à Capito de trois des domaines qu’il venait d’acquérir, les autres terres restant en indivision entre Magnus et lui. Puis, sans attendre, Magnus prit possession des biens en son nom et pour Chrysogonus. Fort de son nouveau titre, Magnus expulsa sans le moindre ménagement le fils de Sextus Roscius, des domaines qu’il administrait et de la demeure paternelle278. Cependant, Chrysogonus, sentant que le climat politique n’était plus aussi favorable et que son protecteur Sylla était aux prises avec les Metelli, chercha à se préserver d’une éventuelle revendication des biens par le fils du défunt. Les trois comparses prirent la décision d’éliminer ce dernier279. Cependant, le fils de Sextus Roscius, client des Metelli, comprenant que sa vie était en danger trouva refuge auprès de Caecilia Metella, la fille de Quintus Caecilius Metellus280, également sœur de Metellus Nepos et de la femme du consul Appius Claudius Pulcher. La protection de cette grande dame de l’aristocratie rendait impossible l’assassinat de Sextus Roscius. Aussi pour contourner cet obstacle imprévu, Capito et Magnus décidèrent-ils de faire appel à un
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Marcus Tullius Ciceron, Pro Sexto Roscio Amerino, trad. H. de la Ville de Mirmont et Jean Humbert, Tome I, Les Belles Lettres, Paris, 1973, VIII, 23. 279 Cicéron, op. cit., IX, 26. 280 Quintus Caecilius Metellus, vainqueur aux îles Baléares des pirates qui sévissaient en Méditerranée,
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accusateur public en la personne de Caius Erucius afin de poursuivre Sextus Roscius du chef de parricide281. La juridiction saisie, la quaestio de parricidio, était, comme son nom l’indique, spécialisée dans les crimes commis contre les proches parents. Elle était composée de cent jurés et présidée par un préteur. En 81 av. J.-C., Sylla avait rendu aux sénateurs le monopole des jurys. C’est donc un jury exclusivement constitué de membres de l’ordre sénatorial qui était appelé à juger l’affaire. L’accusateur et l’accusé pouvaient alternativement récuser les jurés sur une liste générale de quatre cent cinquante noms jusqu’à ce qu’ait été atteint le nombre de cent jurés exigé par la loi. Le jury était présidé en l’occurrence par un juge intègre, le préteur M. Fannius282. L’accusateur, Erucius, notifia à Fannius le nom de l’accusé et requit, conformément aux prescriptions légales, l’inscription du dossier sur la liste des affaires à soumettre au jury. Une fois ces démarches accomplies et après que les jurés aient prêté serment, le procès pouvait avoir lieu. Le préteur était alors chargé de fixer la date d’audience et de présider les débats. À la clôture du procès, il délibérait avec les jurés et recueillait leurs votes après leur avoir fait prêter un second serment afin de garantir que ce vote fut bien conforme à la conviction personnelle des juges. La décision était alors prise à la majorité des suffrages exprimés. La sanction encourue était la mort. À Rome, le crime de parricide était, en effet, considéré comme l’infraction la plus grave et relevait du sacrilège. Sextus Roscius était accusé d’avoir brisé la chaîne sacrée de la descendance, la 281
Cicéron, op. cit., X, 28. Cicéron, op. cit., IV, 11.
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pietas due au chef de famille, le pater familias. Ce dernier ne pouvant plus rendre la justice, il revenait alors à la cité de le suppléer et de punir le coupable. Celui-ci apparaissait comme un monstre, un prodige au sens que lui donnaient les Romains, c’est-à-dire une flétrissure faite aux dieux. Le supplice devait revêtir le caractère d’une cérémonie sacrificielle. Il s’agissait tout d’abord d’éviter que la souillure que représentait le criminel ne puisse contaminer la cité. Aussi, les Romains suivaient-ils scrupuleusement, comme il sied à un peuple superstitieux, les différents moments du supplice. Le coupable devait chausser des sabots à semelles de bois avant qu’on enfouisse sa tête dans une cagoule en peau de loup. Il était alors frappé de verges de couleur rouge sang. Après cette séance de flagellation, le condamné était enfermé dans un culleus, un grand sac de cuir noir étanche283. Une fois placé dans ce sac, on introduisait à l’intérieur de celui-ci quatre animaux, une vipère, un chien, un coq et un singe. Le tout scellé, le sac était jeté avec ses occupants dans le Tibre ou en mer284. Chaque partie de ce supplice correspondait à un symbole religieux. Les sabots de bois étaient destinés à isoler le supplicié pour que celui-ci n’ait plus aucun contact avec la terre ferme et qu’il ne puisse la souiller. La peau de loup avait pour objet de l’isoler de la lumière toujours avec l’idée d’éviter la contamination de l’air au contact de son 283
Cicéron, De l’invention, (Rhetorici libri), Œuvres complètes, M. Nisard, Chez Firmin Didot Frères Fils et C ie, Paris, 1869, 2, 50, 149, « Un homme est condamné pour parricide ; aussitôt, comme il n’avait pu s’enfuir, on lui met des entraves, on lui enveloppe la tête dans un sac de cuir, et on le mène en prison jusqu’à ce qu’on ait préparé le sac où l’on doit l’enfermer pour l’abandonner à la merci des flots ». 284 Institutes de Justinien, Traité des actions, trad. Vinnius, L.J. Horace Degouy et B. Tixier de la Chapelle, Barrois Père et Benjamin Duprat, Paris, 1830, IV, 18, 6, p.460.
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visage. De plus, le coupable, ayant manifesté des instincts animaux, se trouvait retranché du monde des humains par le port de cette cagoule en peau de bête. Les verges qui le frappaient étaient du bois sanguin de cornouiller prenant une teinte rouge au printemps et à l’automne285. Pour éviter que le condamné ne trouve la mort sur le sol de la cité et ne puisse y disposer d’une sépulture, il était placé dans le calleus qui l’isolait de la terre, du ciel, de l’eau et de l’air, empêchant une nouvelle fois tout contact avec l’extérieur et donc toute contamination. Le Tibre ou la mer, dans lesquels on jetait le sac, constituaient une frontière avec le monde terrestre des vivants. Les animaux, qui étaient également là pour infliger la mort avec la noyade, avaient un caractère symbolique. Tous ces animaux se rattachaient dans la croyance populaire au monde des enfers. Ne bénéficiant d’aucune sépulture, le supplicié devait subir une errance éternelle286. La sanction, qui était promise à Sextus Roscius en cas de condamnation, était donc des plus terribles. Le jour du procès une foule immense se pressa au Forum pour y assister287. La curiosité poussait les citoyens romains. Pour la première fois, depuis des années, le 285
Abbé Meusy, Code de la religion et des mœurs ou Recueil des principales ordonnances depuis l’établissement de la monarchie française concernant la religion et les mœurs, Chez Humblot, Paris, 1770, Tome II, p.146 « Le parricide était fouetté avec des verges ensanglantées ; on l’enveloppait ensuite dans une outre ou sac de cuir avec un chien, un coq, une vipère & un singe, & on jetait le tout dans la mer ou dans une rivière... » 286 M.-L. Le Bail, « Images de la mort physique et rituelle : le châtiment du parricide », Le corps humain : Nature, Culture, Surnaturel, Commission d’anthropologie et d’ethnologie française, Congrès international des sociétés savantes, n°110, 1985, Montpellier, p.145. 287 Cicéron, Pro Sexto Roscio Amerino, XI, 5.
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temps du procès marquait un retour au cours normal des institutions. Après une longue période de violence, de massacres, et d’exécutions sommaires, la procédure et la justice criminelles faisaient leur réapparition sur le sol romain. Le procès prit donc la forme d’une réjouissance populaire. Cette affaire avait aussi un parfum de scandale. Une rumeur courait la Ville. Le favori de Sylla serait concerné par la cause. C’est donc en famille que les Romains se rendirent au Forum comme l’on se rendrait à un spectacle. Fannius, du haut de l’estrade où il présidait l’audience, donna la parole à l’accusateur, Erucius qui se tenait à la tribune devant les parties qu’il représentait et au nombre desquelles se trouvait Titus Roscius Magnus. Erucius impute immédiatement à Sextus Roscius le crime commis contre son père et réclame la sanction qui doit s’appliquer aux parricides288. Le portrait qu’il brosse de l’accusé est peu flatteur. Il fait passer celui-ci pour un homme violent, en butte aux reproches de son père et étranger à tout amour filial289. Erucius tire la preuve de cet éloignement de la vie que menait la victime à Rome avec son fils aîné qu’il destinait à la carrière des honneurs. Il aurait relégué son second fils, l’accusé, dans sa campagne d’Amérie290. Loin de savoir gré à ce père, qui lui permettait de vivre dans ses domaines, Sextus Roscius aurait conçu à son égard une haine farouche291. Erucius évoque des rapports orageux 288
Nous avons reconstitué le réquisitoire à partir des indications données par Cicéron dans son plaidoyer. Cf. Cicéron, op. cit., XIII, 37. 289 Cicéron, op. cit., XIV, 40. 290 Cicéron, op. cit., XV, 42. 291 Cicéron, op. cit., XVIII, 50.
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entre la victime et son fils cadet292. L’accusateur avance également que Sextus Roscius aurait résolu de tuer son père lorsqu’il apprit que ce dernier voulait le déshériter293. De plus, Sextus Roscius aurait cherché à détourner les biens paternels alors qu’ils étaient devenus propriété publique294. À Rome, le procès politique ne connaît pas comme à Athènes de procédure spécifique. Il ne se distingue pas du cours ordinaire des justices criminelles de droit commun. Au Ier siècle, les affaires criminelles ressortent de juridictions qui ont chacune une compétence spécifique, les « quaestiones perpetuae ». Ce sont devant ces juridictions criminelles qu’un procès politique pouvait voir le jour. Il est vrai que les infractions concernées constituaient un terrain propice à cette transformation de la procédure en instance politique. Ces tribunaux concernaient la concussion (quaestio de repetundis), le détournement de deniers publics (de speculatu), les assassinats et empoisonnements (de sicariis et veneficiis), la corruption et la brigue éléctorale (quaestio de ambitu), la haute trahison et l’atteinte à la majesté du peuple romain (quaestio de majestate), les faux (quaestio de falsis), la violence publique ou privée (quaestio de vi) et le parricide (quaestio de parricidio). Ce sont les circonstances de l’espèce qui décident de la nature du procès. Les citoyens romains sont certainement très loin de mesurer les conséquences de cette affaire sur la vie politique à Rome ; la seule lecture de l’acte d’accusation ne permettait pas de le percevoir. Dans la coulisse du procès, le rapport de force est 292
Cicéron, op. cit. XI, 30. Cicéron, op. cit., XIX, 54. 294 Cicéron, op. cit., XXX, 82. 293
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cependant palpable. Progressivement, les jurés finiront par découvrir la nature politique de l’affaire. Certes, la rumeur d’une présence de Chrysogonus à l’instance pouvait laisser supposer auprès des citoyens avertis que ce procès, qui marquait un retour à la vie ordinaire des institutions, était susceptible de déboucher sur un procès exceptionnel dans le contexte tendu qui opposait Sylla aux Metelli. Mais, le crime de parricide s’inscrivait dans le cadre de la procédure de droit commun propre à ce type d’infraction. De plus, la personnalité de l’accusé ne donnait pas à l’affaire un caractère particulier. L’intérêt des citoyens se portait donc sur le procès criminel. L’accusation pouvait compter sur une partie des jurés pour maintenir l’instance dans son cadre pénal. En effet, parmi les sénateurs qui étaient appelés à siéger dans le jury, on comptait nombre de chevaliers que Sylla avait érigés à cette dignité. Si Sextus Roscius était lui aussi un chevalier, il ne pouvait compter sur les jurés fraîchement promus au rang de sénateur et issus de l’ordre équestre. Ces derniers n’avaient aucun intérêt à voter contre l’accusation portée par Chrysogonus. Il faut ajouter qu’un vote en faveur de Sextus Roscius pouvait passer pour une contestation politique du régime de Sylla à qui ils devaient leurs nouveaux privilèges. Il existait en conséquence des garde-fous contre une dérive du procès. C’est la raison pour laquelle Erucius qui était un professionnel de l’accusation, comme le laissait supposer Cicéron dans le cadre de sa plaidoirie, avait été spécialement engagé pour maintenir l’affaire dans la voie du procès criminel.
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Section III Une affaire criminelle convertie en procès politique Lorsqu’il prend la parole, l’avocat de Sextus Roscius surprend. Il se situe pour quelques instants sur le terrain politique. Cicéron s’étonne, en effet, de voir que le père de Sextus Roscius ait pu être inscrit sur les listes de proscription alors qu’il entretenait avec les Metelli, les Servilii, les Cornelii Scipiones295, les familles de la plus haute noblesse, des liens d’amitié296. Il s’interroge sur les raisons qui permettraient d’expliquer comment un homme favorable à Sylla et qui avait toujours soutenu le parti de la noblesse se retrouvait aujourd’hui sur ces listes297. Le père de Sextus Roscius ne pouvait en aucun cas figurer parmi les ennemis des Optimates. Pour trouver la raison de cette anomalie, Cicéron rappelle aux jurés qu’il existe une vieille inimitié entre la victime et deux de ses parents, également originaires d’Amérie. Il désigne l’un d’eux qui siège sur les bancs de l’accusation298. Sans ambages, Cicéron vise Titus Magnus et Titus Capito. Il précise immédiatement que si Sextus Roscius, son client, était en Amérie, Titus Roscius était à Rome au moment du crime299. Puis, Cicéron revient à l’affaire criminelle. Mais, son exposé des faits est moins pour défendre que pour accuser. Il précise que lorsque Sextus Roscius fut assassiné, l’homme qui porta le premier la nouvelle en 295
Cicéron, op. cit., VI, 15. Cicéron, ibid. 297 Cicéron, op. cit., VI, 16. 298 Cicéron, op. cit., VI, 17. 299 Cicéron, op. cit., VII, 18. 296
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Amérie, fut Mallius Glaucia, un affranchi, client et familier de Titus Roscius. Il constate que cet homme ne s’est pas rendu chez le fils de Sextus Roscius, mais auprès de Titus Capito qualifié par Cicéron d’« ennemi » de la victime. Cicéron appelle l’intention des jurés sur la rapidité avec laquelle Mallius Glaucia porta la nouvelle avant de présenter l’affranchi comme l’homme de main qui venait de perpétrer le crime allant jusqu’à soutenir que ce dernier avait montré à Titus Capito le sang de son ennemi et le fer qu’il venait à peine de retirer du corps300. Cicéron n’a aucune preuve de ce qu’il avance. Il ne cite à l’appui de son allégation aucun témoin et ne dispose pas du glaive qui aurait servi à perpétrer le meurtre. Il s’agit d’une assertion que les avocats pouvaient invoquer parfois devant les juridictions criminelles pour les besoins de la défense de leurs clients. À ce titre, Cicéron ne diffère pas de ses confrères. Mais, en l’occurrence, l’avocat prépare déjà la conversion du procès criminel en procès politique. Cicéron pose les bases d’une relation entre deux affaires qui sont pour le moment distinctes, le meurtre de Sextus Roscius et la captation de l’héritage. Les citoyens, assemblés au Forum, comprennent que l’affaire est en train de prendre un tour inattendu. Inexorable, l’avocat reprend son plaidoyer qui devient de plus en plus un réquisitoire. Il incrimine désormais le troisième intervenant, mais non le moindre, Chrysogonus. La présentation précise des faits ne laisse aucune place au doute. Cicéron précise que le quatrième jour après l’assassinat, un rapport est transmis par Titus Magnus et Titus Capito à Chrysogonus, au camp de Sylla, devant Volaterres. Ils exposent l’importance de la fortune de la victime, la bonne qualité des terres, treize biens presque 300
Cicéron, op. cit., VII, 19.
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tous contigus au Tibre. Ils ajoutent qu’il n’y aura aucune difficulté à faire disparaître un homme isolé, abattu qui n’est pas sur ses gardes, qui vit à la campagne et que l’on ne connaît pas à Rome. Ils offrent leurs services. Cicéron laisse entendre qu’une association se forme entre les trois hommes301. En quelques mots, Cicéron vient de dénoncer le protégé de Sylla et sans hésiter l’association criminelle qu’il forme avec les parents de la victime. Du côté des bancs de l’accusation, on s’agite. Les secrétaires d’Eurucius vont et viennent, porteurs de dépêches302. Les accusateurs sont désarçonnés par une attaque aussi frontale. Mais, le jeune avocat ne leur laisse aucun repos. Il rappelle une nouvelle fois l’inscription du nom du père de Sextus Roscius sur les listes de proscription pourtant fermées depuis des mois et l’adjudication des biens du défunt au profit de Chrysogonus pour deux mille sesterces malgré leur valeur qui se monte à plusieurs millions. Puis, il décrit l’expulsion de son client du domaine paternel par Magnus303. Les termes sont à la fois poignants et arides. Cicéron n’hésite pas à décrire sans fard la brutalité de Magnus qui jette nu Sextus Roscius hors de sa propre maison et devient le maître d’une très grande fortune304. Cicéron ajoute à ce tableau l’indignation des administrateurs de la ville d’Amérie, les décurions qui se rendent en délégation pour rencontrer Sylla à Volaterres. Il rappelle que Chrysogonus se rendit à leur rencontre et qu’il les dissuada d’évoquer l’affaire auprès de Sylla en promettant 301
Cicéron, op. cit., VII, 20. Cicéron, op. cit., XXII, 60. 303 Cicéron, op. cit., VIII, 21. 304 Cicéron, op. cit., VIII, 23. 302
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de tout arranger. Titus Roscius Capito, membre de la délégation se porta lui-même garant de l’engagement de Chrysogonus de retirer le nom de Sextus Roscius des listes de proscription et de la restitution des biens à son fils305. Cicéron évoque ensuite la résolution prise par les trois comparses pour mettre fin aux jours du fils de Sextus Roscius. Puis, il fait à nouveau une allusion politique dans l’affaire criminelle. Il révèle que son client ne dut la vie sauve qu’après s’être rendu à Rome auprès de Caecilia Metella306. Face à la puissance de sa protectrice, il n’était plus question pour Titus Magnus, Titus Capito et Chrysogonus d’assassiner Sextus Roscius. Il fallait trouver un autre moyen. Ils prirent, dès lors, la résolution de l’accuser du crime de parricide307. Insensiblement, l’affaire se mue en procès politique. La mise en cause du favori de Sylla prépare les jurés à envisager le rapport de forces qui s’instaure entre les parties à l’instance. Si Roscius est encore au centre du procès, si l’affaire criminelle fait toujours l’objet des plaidoiries, la présence des Metelli et de Sylla se profile derrière les protagonistes du procès. Cicéron constate que l’accusateur ne fournit aucune preuve. Cette absence de preuve, l’avocat la dénonce sans fin308. Cicéron balaye les témoins de l’accusation qui se sont contentés d’alléguer que Sextus Roscius n’avait pas de contact avec ses voisins, qu’il était violent, mais sans jamais articuler de faits précis qui pourraient justifier leurs allégations. Il démontre que l’accusation est dans 305
Cicéron, op. cit., IX, 26. Cicéron, op. cit., X, 27. 307 Cicéron, op. cit., X, 28. 308 Cicéron, op. cit., XIII, 38. 306
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l’incapacité d’invoquer une raison, un motif qui permettrait d’expliquer pourquoi Sextus Roscius aurait assassiné son père309. Cicéron ironise sur la prétendue relégation du fils à la campagne310. Erucius parle de relégation alors que Sextus Roscius avait reçu de son père la gestion de tous les domaines. Leur nombre, leur richesse et leur importance étaient tout au contraire la marque de la confiance que ce dernier lui témoignait311. Cicéron somme l’accusateur de s’expliquer, lorsqu’il allègue que le père avait l’intention de déshériter le fils. Afin de mieux humilier son adversaire, Cicéron feint un dialogue avec Erucius en s’aidant du réquisitoire de ce dernier. Les questions et les réponses s’enchaînent implacables. « Le père a voulu déshériter son fils. Pour quel motif ? "Je ne le sais pas". – L’a-t-il déshérité ? "Non." – Qui l’en a empêché ? "Il en agitait la pensée dans son esprit ?" – Il en agitait la pensée dans son esprit ? A qui l’a-t-il dit ? "A personne." N’est-ce pas abuser d’une instruction judiciaire, des lois, de votre majesté, pour servir l’amour du gain et la passion, que d’employer un pareil procédé d’accusation, que d’objecter des faits, dont tu ne peux pas, dont tu n’essayes même pas de faire la preuve ? »312. Cicéron s’interroge sur l’incapacité de l’accusation à trouver les motifs du crime de parricide qu’elle impute à Sextus Roscius. Les plus petits délits requièrent une telle preuve et si celle-ci vient à manquer c’est que le fait criminel n’existe pas313. Cicéron rappelle l’atrocité de la 309
Cicéron, op. cit. XIV, 40. Cicéron, op. cit., XV, 42. 311 Cicéron, op. cit., XV, 43, 44. 312 Cicéron, op. cit., XIX, 54. 313 Cicéron, XXII, 62. 310
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peine pour l’accusé convaincu de parricide314. Le sort que les accusateurs veulent faire subir à Sextus Roscius, alors qu’ils ne disposent pas du plus petit indice pour soutenir leurs allégations, fait ressortir l’horreur de leur intention. À défaut de lui donner les motifs du crime imputé à son client, Cicéron somme l’accusateur de lui apporter la preuve des modalités du meurtre. Une nouvelle fois, il constate que l’accusation ne produit aucune pièce, aucun témoignage à la charge de Sextus Roscius315 et Cicéron s’emploie par une série de questions à faire apparaître les contradictions et surtout l’inanité de l’accusation. « Comment l’a-t-il tué ? L’a-t-il frappé lui-même ou l’a-til fait tuer par d’autres ? Si tu prétends qu’il l’a tué luimême, il n’était pas à Rome ; si tu dis qu’il l’a fait tuer par d’autres, je m’enquiers auprès de toi : par qui ? Par des esclaves ou par des hommes libres ? Si ce sont des hommes libres, qui sont ces hommes ?Des gens de cette même ville d’Amérie ou quelques-uns de nos sicaires de Rome ? D’Amérie ; qui sont-ils, pourquoi ne les nomme-ton pas ? De Rome : comment Roscius avait-il pu faire leur connaissance, lui qui, depuis de nombreuses années, n’est pas venu à Rome et n’y a jamais séjourné plus de trois jours ? Où est-il allé les trouver ? Comment s’est-il abouché avec eux ? Comment les a-t-il persuadés ? "Il a payé." A qui a-t-il payé ? Par l’intermédiaire de qui a-t-il payé ? D’où a-t-il tiré la somme et quelle est la somme qu’il a payée ? N’est-ce pas en suivant toutes ces traces du crime qu’on a coutume de remonter à la source ? »316. Nous sommes à cet instant en mesure de comprendre comment le procès politique pouvait percer à travers les 314
Cicéron, XXVI, 71. Cicéron, XXVII, 73. 316 Cicéron, XXVII, 74. 315
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faits d’une simple affaire criminelle. Les démonstrations faites par la défense pour détruire l’accusation relèvent de procédés connus. Mais, en l’espèce, ces arguments ont une résonance toute particulière compte tenu du contexte politique qui préside à la tenue de l’audience. Il ne faut pas oublier que la Ville renoue avec la procédure judiciaire républicaine après plusieurs années d’interruption. C’est en effet la première affaire qui se juge depuis que Sylla a décidé de suspendre le cours des institutions et notamment les quaestiones perpetuae. C’est l’une des raisons qui explique l’importance de l’affaire aux yeux du public. Les Romains sont venus en nombre pour assister à l’audience. Or, les questions posées par Cicéron revêtent un sens et une portée qu’elles n’auraient pas dans d’autres circonstances. Ici, l’absence de preuve, tant sur les motifs que sur les modalités du crime, dénoncée par Cicéron, sa manière de placer systématiquement l’accusateur face à ses contradictions ont un effet considérable auprès des jurés et des citoyens de Rome. La description que fait l’avocat de l’acte d’accusation, qu’il réduit à une allégation construite de toutes pièces et pour les besoins de la cause, n’est pas sans rappeler les méthodes des délateurs lors des proscriptions qui avaient cours quelques mois plutôt. Chaque juré compte au moins un ami, un membre de sa famille, une relation tombée sous le coup d’une accusation injuste ou à tout le moins sans fondement apparent. Cicéron le sait. Tout en restant pour le moment dans le cadre du procès pénal, il se sert du contexte politique pour transformer une défense, somme toute normale pour un procès criminel, en accusation de nature politique. Pour beaucoup à Rome, cette défense est inhabituelle parce que les citoyens avaient perdu la liberté de parole. D’une
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certaine manière, bien plus que la reprise du cours ordinaire des juridictions, la dénonciation en règle par Cicéron des procédés de l’accusation, sa façon de montrer que celle-ci se démarque fort peu des expédients mis en œuvre lors des proscriptions, constituent le véritable retour à l’ordre républicain. Progressivement, l’avocat de Sextus Roscius identifie les accusateurs aux délateurs de la dictature de Sylla. Cet amalgame est d’autant plus facile à faire que Chrysogonus, le favori de Sylla, qui s’est enrichi des dépouilles de nombreuses victimes au moment des proscriptions se trouve directement mêlé à l’affaire. Cicéron prépare ainsi les jurés à concevoir l’inconcevable, la mise en accusation de Chrysogonus et avec lui de son protecteur, Sylla. Avec cette plaidoirie brutale, sans concession, Cicéron sait que pour beaucoup le procès marque un retour véritable à l’ordre républicain. Sûr de lui, Cicéron précise qu’il rejette purement et simplement l’accusation de péculat faite à son client317. Toujours pour les mêmes raisons, ce grief n’est qu’une allégation, il suffit d’y répondre par une simple dénégation318. C’est alors que Cicéron lance sa fameuse question qui passera à la postérité, « cui bono ? » à qui profite le crime ? Aux accusateurs, bien entendu, et Cicéron le dit sans ambages en désignant une nouvelle fois ces derniers. Aussi, l’avocat renverse l’accusation et dresse un constat implacable, « dans cette cause, en effet, quand ces juges verraient les accusateurs en possession d’une immense 317
Le péculat est un vol commis au détriment de la propriété publique. En l’espèce, les biens de Sextus Roscius père ayant été confisqués, étaient devenus des biens publics. Erucius accusait Sextus Roscius fils d’avoir détourné une partie de ces biens. 318 Cicéron, op. cit., XXIX, 82.
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fortune et mon client réduit à la mendicité, il ne leur faudrait pas d’enquête pour savoir à qui le crime a profité ; mais devant l’évidence du fait, ils dirigeraient plutôt l’accusation et les soupçons du côté de la richesse acquise par la déprédation que du côté de l’indigence »319. Cependant, le procès ne se réduit pas à ce plaidoyer de Cicéron. Certes, l’affaire criminelle a retenu l’attention des historiens et a passionné tous ceux qui ont un intérêt particulier pour le droit pénal. Mais, sous couvert d’une affaire criminelle, se profile, comme nous l’avons dit, le véritable procès, un procès politique majeur dans l’histoire romaine. L’affaire criminelle n’a servi qu’à préparer tout doucement les esprits à la mise en accusation du régime lui-même et de celui qui l’incarne, Sylla. Section IV Le non-lieu de Roscius : la condamnation politique de Sylla C’est un procès éminemment politique que celui de Sextus Roscius. À la suite de Jérôme Carcopino, nous pensons que l’issue de cette affaire judiciaire explique l’énigme historique que constitue pour les historiens le retrait de Sylla de la vie politique. Nous croyons, en effet, que bien avant César et Auguste, Sylla avait le projet arrêté d’établir une monarchie à Rome. Le procès de Sextus Roscius fut le moyen pour la nobilitas de mettre fin à cette tentative de renversement de la République. Comme nous l’avons vu, Sylla avait su se lier à la puissante famille aristocratique des Metelli. Celle-ci dominait, par ses nombreuses alliances, toute la nobilitas. Cependant, le rapprochement de Sylla et des Metelli fut un 319
Cicéron, op. cit., XXXI, 86.
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marché de dupes. Les Metelli croyaient que Sylla oeuvrait pour renforcer le Sénat et la République, donc l’autorité de la haute aristocratie. Sylla les trompait. Il feignait d’agir pour le rétablissement de la République. En fait, par des confiscations progressives, celui qui prétendait représenter les Optimates dépouillait silencieusement la nobilitas de toutes ses prérogatives. Après avoir écrasé l’opposition des Populares, Sylla exerça une monarchie de fait. Les Metelli s’en aperçurent, mais un peu tard. L’affaire de Sextus Roscius tombait à point nommé pour mettre fin à l’une des dictatures les plus sanglantes qu’ait jamais connu Rome. L’implication de Chrysogonus dans le détournement des biens de Sextus Roscius offrait à la haute aristocratie le moyen d’atteindre Sylla à travers son favori. Ils profitèrent du lien qui unissait la nobilitas au père de Roscius pour assurer la protection de son fils et exploiter la maladresse du favori de Sylla qui avait laissé s’organiser un procès pour parricide. Certes, Chrysogonus ne pensait pas que la procédure pourrait tourner à son désavantage, mais c’était sans compter sur le contexte politique qui avait changé. L’heure d’une réaction feutrée de la nobilitas avait sonné. La participation de la famille des Metelli au procès fut décisive. Caecilia Metella était la figure éminente de la gens des Metelli dans cette procédure. Elle était la fille de Quintus Metellus Balearicus qui fut consul en 123 av. J.C. Elle était aussi la sœur de Quintus Metellus Nepos qui fut également consul en 98. Sa propre sœur, qui portait le même prénom, était elle-même mariée à Appius Claudius Pulcher, qui sera consul avec Sylla en 79 av. J.-C. Caecilia Metella prit en main la cause de Sextus Roscius et décida en accord avec les membres de sa famille, d’en faire un procès politique dirigé contre Sylla. Cicéron était lui-
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même assisté par P. Scipio qui sera adopté par les Metelli et passera dans leur famille. Ce dernier deviendra en 52 av. J.-C. le consul associé au grand Pompée. Cicéron avait également à ses côtés, Quintus Metellus Nepos, qui exercera la fonction de consul en 57 av. J.-C. À la date du procès, ce sont des jeunes gens sans véritablement d’expérience, mais derrière eux, nul ne se trompe et Sylla encore moins que les autres, se dissimulent les chefs de la prestigieuse maison des Metelli. Cicéron ne manque pas de rappeler immédiatement que son intervention, en tant qu’avocat de Sextus Roscius, s’inscrit sous les auspices de la puissante famille des Metelli et avant tout de Caecilia Metella qui est la protectrice de son client. Cette haute protection a préservé Sextus Roscius de la tentative d’assassinat de ses accusateurs. Il rappelle que son client a très vite compris, en effet, qu’il était un obstacle pour la captation des biens de son père par Titus Capito, Titus Magnus et Chrysogonus. Conformément à l’avis de ses amis et des membres de sa famille, il se réfugia à Rome et se rendit auprès de Caecilia Metella, dont Cicéron prononce le nom avec un respect appuyé. Il rappelle que le père de l’accusé avait eu avec elle de nombreuses relations d’amitié. Pour montrer tout ce qui oppose Chrysogonus et Sylla à la nobilitas, Cicéron fait de la protectrice de Sextus Roscius l’incarnation du devoir antique d’amitié et de fidélité320. Immédiatement, les jurés savent par la bouche de l’avocat que l’affaire n’est plus seulement celle de Sextus Roscius, mais qu’elle concerne aussi la puissante famille des Metelli qui incarne les valeurs traditionnelles du mos majorum.
320
Cicéron, op. cit., X, 27.
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Le jeune avocat ne manque pas de clamer haut et fort qu’il a été choisi parce qu’il peut dire des vérités – il faut entendre ici des vérités politiques – qu’un membre de la nobilitas ne pourrait avancer sans que sa parole ne soit sujette à interprétation en raison même de son statut et du contexte particulier à la dictature de Sylla. Il l’avoue sans fausse naïveté en exorde de son plaidoyer que le procès est avant tout politique. « Quel est donc le motif qui m’a poussé à accepter plus que tout autre de me charger de la cause de Sextus Roscius ? C’est que, si quelqu’un des ces hommes que vous voyez assister l’accusé, quelqu’un de ces hommes à qui leur situation donne une autorité et une dignité souveraines avait pris la parole, au moindre mot se rapportant aux affaires publiques – et nécessairement, dans cette cause, il sera parlé des affaires publiques – on imputerait à cet homme beaucoup plus qu’il n’aurait dit »321. Implicitement Cicéron avoue que l’affaire n’est pas sans risque pour lui dans un régime politique où la notion même de pardon n’existe plus et qui a pris pour habitude de condamner avant même de s’informer322. Il est manifeste à ce stade du procès que la figure de Sextus Roscius s’efface. Comme c’est souvent le cas dans le cadre des procès politiques à Rome, l’avocat ne se soucie plus de la cause particulière pour laquelle il a été mandatée afin de concentrer toute son attention sur l’aspect politique de l’affaire. Sans ambages, Cicéron désigne celui qui est l’objet de toutes les craintes et qui est aussi l’acteur principal du procès. « Peut-être demanderez-vous quelle est cette terreur, quel est cet effroi si grand qui empêchent tant 321
Cicéron, op. cit., I, 2. Cicéron, op. cit., I, 3.
322
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d’hommes aussi éminents de consentir à défendre selon leur coutume la cause où la vie et les biens d’un accusé sont en jeu. Il n’est pas étonnant que vous l’ignoriez encore : c’est à dessein que les accusateurs n’ont rien dit de la question qui a soulevé cette action en justice. Quelle est cette question ? Les biens du père de Sextus Roscius, notre client, sont estimés six millions de sesterces ; et c’est d’un citoyen très courageux et très illustre, L. Sylla – dont je prononce le nom avec respect – qu’un jeune homme, qui est aujourd’hui tout à fait puissant dans notre ville, L. Cornelius Chrysogonus, prétend les avoir achetés deux mille sesterces »323. Personne ne s’y trompe. À travers le favori, il s’agit d’atteindre Sylla, qui s’est réservé le consulat et continue d’exercer sur Rome une tutelle implacable. Le procès est une lutte que se livrent, par parties interposées, la nobilitas emmenée par la famille des Metelli et Sylla. Tout au long de la plaidoirie, l’aspect politique du procès prend le pas sur l’affaire criminelle. Cicéron est moins le défenseur de Sextus Roscius que le procureur de Sylla, de sa politique et de son régime. Il est le porte-parole d’une nobilitas, qui dirige ses traits contre le pouvoir dictatorial du patron de Chrysogonus qu’elle ne supporte plus. Sans attendre Cicéron s’en prend aux mesures de proscription de Sylla. Le procès lui offre un terrain des plus favorables puisque l’affranchi de Sylla, Chrysogonus s’est emparé des biens du père de Sextus Roscius, en inscrivant son nom tardivement, en septembre 80, sur les listes de proscription closes depuis le 1er juin 80. Cicéron s’adresse au président de la juridiction, le préteur Fannius dont la droiture est le gage de l’impartialité des débats. Il 323
Cicéron, op. cit., I, 6.
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lui remet en mémoire le carnage auquel donnèrent lieu les proscriptions. Cicéron précise à l’endroit du tribunal qu’il lui faut rendre une justice énergique et sévère non pas à l’égard de son client, mais contre ses accusateurs et au premier rang d’entre eux, Chrysogonus. Cicéron met cette fois directement en cause les proscriptions qui ont marqué la politique du dictateur. Il rappelle que pendant toute la période où Sylla a dirigé Rome, les massacres ont été nombreux et abominables. Il exhorte le tribunal au nom de tous les citoyens à punir les forfaits qui ont chaque jour répandu le sang des Romains324. Nous ne sommes plus ici dans l’affaire de Sextus Roscius. L’enjeu du débat la dépasse. Il s’agit de condamner les crimes commis et couverts par Sylla. Le jugement que Cicéron appelle de ses vœux est bien une condamnation politique de la dictature. Or, le favori de Sylla qui a profité des proscriptions pour s’enrichir doit répondre de ces accusations. Cicéron le sait. Plus il incriminera Chrysogonus, plus il impliquera Sylla dans le procès. Il faut donc que les faits de l’affaire correspondent à cet impératif politique. Dans ce but, l’avocat n’hésite pas à faire une présentation des évènements qui ne correspond pas toujours à la réalité, mais qui coïncide avec le réquisitoire qu’il veut mener. Lorsque Cicéron affirme que le quatrième jour après l’assassinat, les décurions de la ville d’Amérie s’étaient rendus à Volaterres au camp de Sylla qui faisait le siège de cette cité, dernier bastion des marianistes, lorsqu’il prétend que Chrysogonus est venu à leur rencontre, ces assertions sont fausses. Certes, Volaterres en Etrurie était le dernier camp retranché des marianistes. Mais, à la date des faits, 324
Cicéron, op. cit., V, 11.
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en septembre 80, Sylla n’était pas à Volaterres puisqu’il avait abdiqué la dictature en juin 80 et que l’organisation du siège de la cité avait été confiée au préteur Papirius Carbo. Cicéron le sait parfaitement. Il est également permis de s’interroger sur la présence de Chrysogonus. Mais, peu importe, la narration de l’avocat veut impliquer l’affranchi et son patron. Cicéron ne se contente pas de citer le nom de Sylla au stade du détournement des biens par Chrysogonus. Il veut associer le nom de l’affranchi et par voie de conséquence celui de Sylla à l’assassinat de Sextus Roscius. En effet, à l’origine les deux affaires, celle du meurtre de Sextus Roscius père et le détournement illégal de ses biens au profit de Chrysogonus et de ses complices, étaient parfaitement distinctes. Nous avons vu l’avocat préparer les jurés au stade de l’affaire criminelle à l’idée que les deux affaires n’en feraient qu’une. Il passe à la seconde étape de cette démonstration sur le plan politique. Cicéron va créer de toutes pièces la corrélation entre les deux affaires pour n’en faire qu’une seule. Par ce rapprochement habile, tout en reconnaissant que Chrysogonus n’est intervenu qu’après avoir été contacté par Capito et Magnus pour s’emparer des biens du défunt, Cicéron est en mesure de rendre plausible le lien entre l’assassinat et la captation des biens. Il est évident que la question « cui bono ? » (à qui profite le crime ?) donne à cette version des faits une vraisemblance qu’il était difficile de discuter. Dans ces conditions, l’inscription tardive faite par Chrysogonus du nom du père de Sextus Roscius sur les listes de proscription, closes depuis quatre mois, donne aux faits l’apparence d’un plan concerté. Elle est
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l’illustration de cette politique arbitraire et criminelle de Sylla puisque la victime était liée à la noblesse et qu’elle l’avait toujours soutenue. Le père de Sextus Roscius ne pouvait en aucun cas figurer sur ces listes. Dès lors, Cicéron n’a aucune difficulté à jeter le doute sur l’implication de Sylla dans cette affaire tout en faisant mine d’affirmer que l’ancien dictateur qui détenait tous les pouvoirs et entretenait partout des espions n’était pas informé de ces faits. Mais, dans l’esprit du public et des jurés, sous l’effet de l’habile plaidoyer de l’avocat, il ne faisait aucun doute que Sylla devait connaître les agissements de Chrysogonus. Si l’avocat écarte Sylla du nombre des suspects, ce n’est de sa part qu’une précaution de circonstance. Le ton ironique employé par Cicéron à l’égard de Sylla accentue cet effet. Sous la déférence de façade perce l’insolence du porte-parole de la nobilitas qui en profite au passage pour dénoncer la confiscation du pouvoir. « Tout cela, juges s’est fait à l’insu de L. Sylla ; je le sais avec certitude. Alors qu’il répare les dommages du passé et qu’il prépare ce qui sera l’avenir, alors que seul il possède les moyens d’établir la paix et de diriger la guerre, que les yeux de tous sont fixés sur lui seul, que seul il gouverne tout, alors que, l’esprit sollicité de tous côtés par des affaires si nombreuses et si importantes, il ne peut même pas respirer librement, on ne doit pas s’étonner si quelque chose échappe à son attention, surtout quand il y a tant de gens à épier le moment où il est le plus occupé, à guetter un instant sa distraction, pour mettre en train quelque machination dans le genre de celle qui nous occupe »325.
325
Cicéron, op. cit., VIII, 22.
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Cicéron n’oublie pas de s’attaquer au symbole de ce pouvoir personnel, de cette monarchie de fait lorsqu’il s’en prend avec la même ironie au surnom officiel que le dictateur avait exigé qu’on ajoutât à son nom. Il se faisait appeler « Felix », « Heureux » parce que c’était là le signe de sa protection divine. En l’occurrence, Sylla était le protégé de Vénus ou de Fortuna qui lui assurait la réussite dans toutes ses entreprises. C’est une légitimité d’ordre divin que revendiquait le dictateur. Cette revendication pour une nobilitas, viscéralement attachée aux institutions de la République, était un acte inouï et intolérable. Aussi Cicéron ridiculise-t-il avec finesse ce surnom qui n’est pas sans rappeler les titres des souverains des monarchies hellénistiques. « Ajoutez à cela que, quoiqu’il soit heureux comme il l’est, il n’existe pas cependant de bonheur assez complet pour que dans une grande maison, il ne se trouve aucun esclave, aucun affranchi sans honnêteté »326. Puis Cicéron dirige toute son attention vers Chrysogonus. Frapper l’affranchi c’est aussi frapper le dictateur, mais sans s’exposer trop directement. Cicéron met en cause la puissance que lui a conféré Sylla327. Seul, un régime arbitraire peut tirer du néant une telle créature pour la placer à un rang aussi élevé et lui conférer des pouvoirs exorbitants. Comme il l’avait fait avec Sylla, Cicéron fait un jeu de mot avec la signification du nom de Chrysogonus d’origine grecque et qui signifie « fruit d’or »328 . « J’arrive maintenant à ce nom de Chrysogonus, un nom d’or : c’est sous ce nom que toute 326
Cicéron, op. cit., VIII, 23. Cicéron, op. cit., XLII, 142. 328 Chrusos vient du grec avec le sens du mot « or » tandis que gonos signifie « fruit » 327
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l’association329 s’est cachée330. Chrysogonus s’est enrichi par la confiscation des biens des proscrits. Cicéron suggère qu’il ne fait que poursuivre dans la présente affaire cette activité abominable, mais néanmoins très lucrative. Puis, l’avocat avoue ouvertement qu’il délaisse son client pour mettre en cause directement Chrysogonus et son protecteur. Il est temps de dénoncer cette concentration des pouvoirs chez un seul homme qui laisse commettre en son nom les abus les plus criants. « Voici les questions que je pose à Chrysogonus en mon nom personnel ; je laisse de côté la cause de Sextus Roscius : d’abord, pourquoi les biens d’un excellent citoyen ont-ils été mis en vente ; ensuite, pourquoi a-t-on mis en vente les biens de cet homme qui n’était ni du nombre des proscrits, ni du nombre de ceux qui ont été tués dans les rangs du partie adverse, alors que ce sont les seuls que vise la loi ; ensuite, pourquoi cette vente a-t-elle eu lieu bien après le jour fixé par la loi ; ensuite pourquoi cette vente a-t-elle été faite à si bas prix ? Si, comme les affranchis sans valeur et sans probité ont coutume de le faire, Chrysogonus veut rejeter sur son patron la responsabilité de tout cela, ce sera peine perdue. Car il n’est personne qui ne le sache : à cause de l’importance des affaires qui occupaient Sylla, bien des gens ont, de leur chef, commis bien des abus qu’il ignorait »331. Cicéron décrit les richesses de Chrysogonus dont tout le monde a compris qu’elles étaient le fruit des 329
Entendez l’association que forma Chrysogonus avec Capito et Magnus et qui prend ici la tournure péjorative d’association de malfaiteurs. 330 Cicéron, op. cit., XLIII, 124. 331 Cicéron, op. cit., XLV, 130.
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proscriptions. Il met sous les yeux de la nobilitas et du peuple romain le scandale de cet étranger, de cet esclave affranchi par Sylla, qui a pu, en se livrant au pillage d’honnêtes citoyens, amasser une fortune illégitime. Cicéron dénonce ici cet aspect si méprisable de la monarchie pour des Romains, ce régime, qui élève au rang suprême des créatures dont le seul mérite, est de plaire au tyran. La description de cette opulence rend un peu plus odieux le personnage de Chrysogonus et par voie de conséquence le pouvoir de son protecteur, Sylla332. Cicéron sait que les jurés et le public n’ont pas manqué d’établir la comparaison entre d’une part, cette dénonciation en règle du régime tyrannique de Sylla marqué par l’arbitraire et les abus commis par Chrysogonus et d’autre part, la vertu, l’ordre et la justice du régime républicain que leur avait brossé peu auparavant l’avocat. En effet, Cicéron ne se contente pas de critiquer Chrysogonus et Sylla, il leur oppose les principes qui fondent la République de Rome. À Chrysogonus, qui vit dans l’opulence, Cicéron oppose l’image qu’il donne du citoyen paysan, porteur des anciennes vertus antiques, à travers la personne de son client. Le travail de la terre, fait d’effort et de frugalité, qui a fait la force et la grandeur de Rome, est bafoué par la débauche de Chrysogonus. Cicéron rappelle que seule, jadis, la terre octroyait la véritable noblesse333. Les jurés ont aussi en tête la référence émue de l’avocat à l’antique mos majorum, les usages des ancêtres, les valeurs ancestrales qui font du Romain un citoyen garanti dans ses droits. Le droit, le « ius » et la justice 332
Cicéron, op. cit., XLVI, 133. Cicéron, op. cit., XVII, 49 ; XVIII, 50, 51.
333
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« iustitia » sont au fondement même de la « libertas » romaine. Or, celle-ci est menacée par des hommes, qui contrairement à ces principes cherchent à ruiner les fondements antiques de la cité334. Aussi Cicéron déclare qu’il peut paraître étonnant que la justice ait pu survivre aux crimes des proscriptions et que les auteurs de ces actes n’aient pas pensé à détruire jusqu’aux juridictions ellesmêmes et aux membres qui les composent335. Mais, Cicéron rassure son public. Rome ne peut plus vivre dans un régime tyrannique car « tant que Rome existera, il y aura des jugements »336. Mais à cela, Cicéron pose une condition. Les nobles doivent se détacher de Chrysogonus, c’est-à-dire d’un régime qui permet à un affranchi de se hisser au plus haut niveau du pouvoir pour se livrer aux crimes les plus graves337. Derrière l’invitation faite aux jurés, l’avertissement est clair. Il s’adresse en particulier aux membres du jury fraîchement inclus dans l’ordre sénatorial par la décision de Sylla. Il est temps de choisir son camp, faire partie de la nobilitas ou servir l’affranchi et le tyran. Il n’y a plus à tergiverser. Cicéron conclut son plaidoyer par une péroraison qui laisse clairement apparaître le choix laissé aux jurés. Leur jugement est entre Chrysogonus et Sylla d’une part et la République d’autre part. Il prévient. Leur verdict ne concerne pas véritablement Sextus Roscius, mais l’avenir même de la République. Si les juges condamnent son client, ils condamnent par là même la République romaine. Ils se rendront les complices d’une nouvelle proscription 334
Cicéron, op. cit., XXII, 91. Cicéron, ibid. 336 Cicéron, ibid. 337 Cicéron, op. cit., XLIX, 42. 335
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plus terrible que la précédente puisqu’elle ne concernera plus les pères, mais leurs descendants. Sextus Roscius sera donc le premier. « Si vous prenez la responsabilité d’une pareille entreprise, si vous offrez vos services pour la faire réussir, si vous siégez ici pour qu’on amène devant vous les enfants de ceux dont les biens ont été vendus : au nom des dieux immortels, prenez garde, juges, que par vos actes une nouvelle proscription ne paraisse commencer, et beaucoup plus cruelle. La première a été dirigée contre ceux qui ont été capables de prendre les armes ; et cependant, le Sénat n’a pas voulu en assumer la responsabilité : il ne voulait pas qu’un acte qui dépasse la rigueur autorisée par les coutumes de nos ancêtres parût avoir la sanction du conseil public. Mais cette proscription qui concerne les fils des proscrits, qui s’étend jusqu’au berceau des petits-enfants, privés encore de la parole, si par le jugement que vous allez rendre vous ne la rejetez pas loin de vous, vous ne la repoussez pas avec mépris, prenez garde, par les dieux immortels ! et songez à ce qu’il adviendrait de la République »338. Cicéron conclut que le temps des débordements est fini et qu’il est du devoir des jurés d’y mettre fin. « Des hommes sages, pourvus de cette autorité et de ce pouvoir que vous possédez, doivent porter les plus grands remèdes aux plus grands maux dont la République souffre (…) le peuple romain (…) souffre aujourd’hui d’une cruauté qui s’exerce contre ses citoyens. Faites-la disparaître de l’Etat, cette cruauté, juges ; ne tolérez pas qu’elle se donne carrière plus longtemps dans la République »339. Les jurés, après s’être retirés, prononcent à une forte majorité l’acquittement de Sextus Roscius. Si cette 338
Cicéron, op. cit., LIII, 153. Cicéron, op. cit., LIII, 154.
339
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victoire est pour la postérité le succès de Cicéron qui deviendra un avocat et un homme politique romain de premier plan, elle est en réalité le triomphe de la nobilitas conduite par les Metelli. Sylla savait très bien que ce procès était un jugement prononcé contre sa politique et son pouvoir personnel. Le procès fut l’acte par lequel la nobilitas romaine signifia son congé à Sylla. Cette entreprise n’était pas sans risque. C’est pourquoi, les Metelli avaient poussé sur le devant de la scène un jeune chevalier d’Arpinum. Ils se tenaient dans la coulisse, sous le couvert de ce porte-parole qu’ils auraient pu désavouer en cas de condamnation de Sextus Roscius. Mais, la victoire obtenue, ils donnèrent à son succès toute la publicité nécessaire. Placé par les Metelli devant l’alternative de livrer à la nobilitas une lutte sans merci ou de renoncer à son ambition monarchique, Sylla hésita. Puissante et nombreuse, l’aristocratie serait parvenue à le vaincre. Poussé hors du pouvoir, l’ancien dictateur renonce à la vie politique. Le retrait de Sylla en 79 av. J.-C. n’est donc pas une énigme. Il est le résultat d’un rapport de force qui avait déjà conduit à l’abdication de la dictature. Le procès constituait la deuxième étape d’une éviction définitive de Sylla de la scène politique romaine. La République était restaurée dans ses droits. Mais, l’ancien dictateur, mort deux ans après le procès, avait montré la voie du pouvoir personnel à d’autres ambitieux, César, puis Auguste qui sauront exploiter à leur profit le pouvoir personnel pour renverser la République et instaurer un régime de nature monarchique.
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Chapitre II L’enjeu du procès Muréna : la survie de la République
Lorsque s’ouvrit le procès de Muréna, Rome bruissait des rumeurs les plus inquiétantes au sujet d’une conspiration politique contre les institutions républicaines (Section I). Très vite, la Ville voit se dessiner l’une des plus terribles conjurations de son histoire. Catilina, un patricien déclassé et sans scrupule, prépare un vaste complot pour renverser le régime républicain et livrer la cité à la terreur et à la destruction. C’est dans ce contexte que s’ouvre en 63 av. J.-C. le procès intenté contre Muréna (Section II). Muréna est l’un des deux consuls désignés pour l’année suivante. Alors que la menace de Catilina sur Rome se fait de plus en plus pressante, deux membres éminents de l’aristocratie, Caton et un candidat déçu, Sulpicius, mettent en cause l’élection de Muréna au consulat. Ils l’accusent de corruption au risque de priver Rome d’un de ses généraux et cela au moment même où elle en avait le plus besoin. Plus grave encore, leur accusation met en péril le front républicain laborieusement construit par Cicéron. Ce dernier, alors consul en exercice, se charge de la défense de Muréna. Au nom de la raison d’Etat, Cicéron arrache in extremis l’acquittement de son client et réussit à ressouder l’ordre équestre et sénatorial contre Catilina pour sauver une nouvelle fois la République (Section III).
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Section I Rome sous la menace d’une subversion politique et militaire Depuis le procès de Sextus Roscius, Rome connut une véritable transformation des rapports politiques marqués par un abaissement progressif du Sénat. À l’affrontement entre Optimates et Populares vint s’ajouter un troisième courant politique issu des milieux d’affaires au sein de l’ordre équestre340. Cette nouvelle faction avait à sa tête Pompée. Cnaeus Pompeius Magnus (106-48 av. J.-C.) fit son entrée politique en 83 av. J.-C. lorsqu’il mit ses légions à la disposition de Sylla dans sa lutte contre les marianistes. Victorieux, dans toutes ses campagnes contre les derniers partisans de Marius, Pompée reçut de Sylla le nom officiel de « Magnus » qui signifiait « le Grand » et lui accorda le triomphe341. On ne compte plus les commandements militaires prestigieux qui seront confiés à Pompée et ses victoires aussi brillantes que décisives pour la République. Après avoir combattu pour les Optimates, auréolé de gloire, Pompée, chevalier d’origine, résolut de suivre une politique qui servirait son ambition personnelle. Il décida de restituer aux chevaliers les prérogatives, notamment 340
Gaston Boissier, Cicéron et ses amis, Etude sur la société romaine du temps de César, Librairie Hachette, Paris 1899, p.52 « Ce nom à l’époque dont nous nous occupons, ne désignait pas seulement les citoyens auxquels l’Etat donnait un cheval (equites equo publico) et qui votaient à part dans les élections ; on le donnait à tous ceux qui possédaient le cens équestre, c’est-à-dire à ceux dont la fortune dépassait 400 000 sesterces (80 000 fr.) ». 341 Jérôme Carcopino, Histoire ancienne, Histoire romaine, L a République romaine de 133 à 44, Presses Universitaires de France, Paris, 1936 , t.II, p.461.
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judiciaires, que leur avait retirées Sylla. C’est donc très naturellement que Pompée finit par prendre la tête de cet ordre, appuyé en particulier par les chevaliers publicains342. À mesure que s’affirmait son nouveau positionnement sur l’échiquier politique, Pompée prenait ses distances avec le Sénat343. Les Populares n’étaient pas en reste. Ils disposaient de deux chefs de file avec Marcus Licinius Crassus (11553 av. J.-C.), le vainqueur de Spartacus qui avait amassé une immense fortune et Caius Iulius Caesar (100-44 av. J.C.) d’une illustre famille patricienne, à la destinée unique dans l’histoire de Rome. Les Optimates se trouvaient sur la défensive. L’aile conservatrice avait, parmi ses représentants, Marcus Porcius Cato (95-46 av. J.-C.), qui incarnait par sa rigueur morale et sa droiture, les vertus antiques de l’aristocratie romaine. La République était plus que jamais affaiblie par ces fractures politiques, d’autant plus que ni Crassus, ni César, ni Pompée ne masquaient leurs ambitions personnelles de gouverner, seul, un jour la cité, comme avait tenté de le faire avant eux Sylla. C’est dans ce contexte que s’inscrit la carrière politique de Cicéron. Depuis 80 av. J.-C. le jeune avocat a connu toutes les tourmentes qui secouèrent la République. Fait remarquable pour un chevalier, Cicéron avait réussi, grâce à son talent et à son mérite, à franchir une à une les différentes marches de la carrière des honneurs jusqu’au degré ultime, l’élection au consulat. Cicéron avait réussi à s’attacher les chevaliers. En 70 av. J.-C. il soutint une accusation de concussion contre 342
Membres de l’ordre équestre qui se regroupaient en sociétés pour l’achat par adjudication des impôts et des redevances. 343 P. Grimal, op. cit., p.106.
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Caius Licinius Verres (120-43 av. J.-C.), fils de sénateur, propréteur de Sicile, qui dans l’exercice de ses fonctions de 73 à 71 avait levé des impôts illégaux et rançonné les habitants de l’île. Cicéron avait été questeur cinq ans auparavant en Sicile. Très apprécié des habitants à qui il avait laissé un excellent souvenir et fortement appuyé par les chevaliers publicains que Verrès avait imprudemment spoliés, Cicéron fut désigné en tant que défenseur de la Sicile. Il réussit, malgré les nombreux obstacles mis sur son chemin, à réunir un solide dossier à charge contre l’ancien propréteur constitué de témoignages accablants à l’égard de son administration. Ce dernier, effrayé, n’attendit pas la fin du procès et prit la fuite. Cette victoire fut avant tout celle des chevaliers publicains344. Par son action, Cicéron avait mis en cause l’administration sénatoriale des provinces. Progressivement, mais sans jamais rompre le lien, qui l’unissait avec les partisans de l’aristocratie, Cicéron prenait ses distances avec les Optimates. Cependant, la montée en puissance de Crassus et plus encore celle de César conduisirent Cicéron à se rapprocher à nouveau de l’aile conservatrice du Sénat. Cicéron disposait d’un soutien politique assez large aussi bien chez les chevaliers qu’auprès des Optimates. Il fut autorisé par le Sénat à présenter sa candidature au consulat345. Quand Cicéron fut nommé consul, il y avait déjà plus de trente ans, qu’un homme nouveau, qu’il fut chevalier ou plébéien, n’était parvenu à cette fonction prestigieuse346. Outre le soutien des Optimates et des 344
P. Grimal, op. cit., p.120. Cicéron fut « consul désigné » en 64 av. J.-C. Les consuls étaient élus, en effet, en juillet et ils n’entraient en fonction que le premier janvier de l’année suivante. 346 Cicéron, Pro Murena, Tome XI, trad. Boulanger, Les Belles Lettres, Paris, 1946, VIII, 17. De 94 à 64 av. J.-C., il n’y avait pas eu de consul plébéien. 345
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chevaliers, l’élection de Cicéron au consulat s’expliquait par un climat politique qui se dégradait jour après jour. Les chefs des Populares, Crassus et César, étaient soupçonnés d’être les soutiens occultes d’une première tentative de sédition. Des signes laissaient présager qu’un autre mouvement se préparait contre la République. Pompée était alors en Asie. Cicéron était le seul grand nom susceptible de constituer un rempart pour la République. Les soupçons contre Crassus et César apparaissent fondés. En effet, en 66 av. J.-C., trois ans avant que Cicéron n’entre en fonction, une véritable conjuration contre la République animée par les chefs des Populares avait avorté. Profitant déjà de l’éloignement de Pompée parti combattre en Asie, les deux hommes avaient mis au point un coup d’état pour donner à Crassus la dictature et à César la fonction de « maître de la cavalerie »347. Le complot devait se dérouler selon un plan bien arrêté. Il s’agissait tout d’abord d’assassiner, dès leur entrée en charge, le 1er janvier 65, les deux nouveaux consuls, puis César devait se porter en Afrique pour annexer l’Egypte et rallier au nouveau régime les royaumes numides348. Crassus et César pensaient qu’ils disposeraient ainsi des forces nécessaires pour vaincre Pompée. Mais le secret du complot fut éventé. Les consuls prévenus se tinrent sur leur garde. La conjuration fut alors reportée au 5 février349. Contre toute attente, inquiets de voir que le Sénat était plus que jamais préparé contre un éventuel coup d’état, Crassus et César abandonnèrent leur projet. Cependant, l’un de leur complice, Lucius Sergius 347
P. Grimal, op. cit., p.134. P. Grimal, ibid. 349 P. Grimal, ibid. 348
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Catilina (108-62 av. J.-C.) un patricien ruiné, déçu dans ses espérances consulaires, n’en conserva pas moins l’idée d’une insurrection et se prépara pour une nouvelle occasion. De simple complice, Catilina devint bientôt l’âme d’un nouveau complot350. La conjuration qui prendra son nom s’explique non seulement pour des raisons politiques, mais aussi pour des motifs économiques. Comme Catilina, les chefs de la conjuration sont des fils de familles nobles endettés qui furent contraints de vendre leurs domaines et leurs terres à des prix dérisoires. Ruinés, frustrés par ce déclassement financier et économique, ils nourrissaient une rancœur toute particulière contre le régime qui les rejetait. Ces grands seigneurs appauvris n’eurent aucun mal à trouver des complices parmi les anciens vétérans de Sylla installés en Etrurie, et qui, incapables de cultiver leur terre ou de faire face à la concurrence, notamment des importations de blé en provenance d’Orient, avaient épuisé leurs maigres ressources. Ils formèrent le gros des troupes de l’insurrection qui se préparait351. Si Crassus et César n’ignoraient rien de la conjuration, ils se tenaient prudemment à distance, échaudés par leur expérience malheureuse de 65352. Le programme de Catilina était terrifiant. Il s’agissait non seulement de renverser toutes les institutions, mais également d’incendier la ville de Rome et de la livrer au meurtre et au pillage. Catilina fit lever deux armées, l’une positionnée en Etrurie autour de la place forte de Faesulae et la seconde embusquée en Apulie. Le plan suivi par Catilina se présentait sous la 350
J. Carcopino, op. cit., Histoire romaine, t.II, pp.610 et s. G. Boissier, op. cit., p.53. 352 J. Carcopino, op. cit., t.II, pp.633 et s. 351
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forme d’une alternative. Catilina avait fait acte de candidature aux élections pour le consulat. En cas de succès, il comptait s’assurer une autorité absolue par une confiscation progressive du pouvoir. À défaut, il passerait au coup de force. Dans sa candidature au consulat pour l’année 62, Catilina avait affaire à des concurrents de tout premier plan. Tout d’abord, Decimus Iunius Silanus (105-60 av. J.C.), le représentant des Optimates, dont chacun se plaisait à considérer le succès comme certain et très populaire grâce aux jeux magnifiques qu’il avait fait donner lors de son édilité. Ensuite, Servius Sulpicius Rufus (105-43 av. J.-C.), un ami de Cicéron, l’un des plus grands jurisconsultes romains. Ce patricien était lié à l’aile conservatrice de la nobilitas. Enfin, Lucius Licinius Muréna (105-22 av. J.-C.), issu d’une famille plébéienne de Lanuvium, qui n’avait jamais atteint le consulat, mais qui avait pu accéder à la préture353. Son père Lucius Licinius Muréna avait combattu sous les ordres de Sylla en qualité de propréteur dans sa campagne d’Orient. Laissé par Sylla en Asie à la tête de deux légions, il engagea à nouveau, en dépit des ordres donnés, le combat contre Mithridate, le roi du Pont. Il fut, malgré tout, couronné par un triomphe que lui accorda Sylla354. Le fils de Lucius Licinius Muréna fut instruit au métier des armes sous le commandement de son père durant la première guerre contre Mithridate. Il fut
353
Wilhelm Karl August Druman, Paul Groebe, Geschichte Roms in seinem Übergang von der republikanischen zur monarchisten Verfassung, oder : Pompeius, Caesar, Cicero und ihre Zeitgenossen, 6 Bände, Königsberg, 1834-1844, t.IV, pp.196 et s. 354 J. Carcopino, op. cit., p.461.
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questeur, puis préteur en même temps que Sulpicius, son futur concurrent au consulat. Face à l’agitation croissante de la campagne électorale déclenchée par Catilina, Cicéron, en tant que consul en exercice, fit reporter les élections de juillet à septembre. Conscient du danger que représentait Catilina pour la République, Cicéron fit également voter une loi contre la brigue355. Il aggrava les pénalités prévues par la lex Calpurnia356. Une arme dont il comptait se servir contre Catilina. Il fit en outre accorder le triomphe à Lucullus (115-57 av. J.-C.), général romain proche des Optimates pour ses victoires en Orient sur les armées du Pont. Les vétérans de ses légions, autorisés à rentrer à Rome, pouvaient participer aux cérémonies et surtout aux élections en apportant leurs voix aux adversaires de Catilina. Les comices centuriates votèrent en faveur de Silanus et de Muréna. Catilina passa donc à la seconde option de son plan, le coup de force. Il pressa les préparatifs de la conjuration et attisa les violences dans les rues de Rome afin d’entretenir un climat insurrectionnel. C’est dans ce contexte que s’ouvrit le procès intenté contre Muréna.
355
La corruption électorale. Cicéron, op. cit., XXIII, 46, 47.
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Section II Un procès dans la tourmente de la conjuration de Catilina Catilina devait, en effet, bénéficier d’un appui involontaire et inattendu pour ne pas dire inconscient, en la personne de son ancien concurrent au consulat, Servius Sulpicius Rufus. Aigri par l’échec de sa candidature au consulat, Sulpicius intenta contre Muréna un procès sous le chef de corruption électorale en s’appuyant sur la loi que venait de faire voter Cicéron, la lex Tullia de ambitu. Immédiatement, l’aile conservatrice de la nobilitas prit fait et cause pour Sulpicius. Caton vint seconder le plaignant. Il n’existait, en vérité, aucune rivalité personnelle entre Sulpicius et Muréna, bien que l’un et l’autre furent concurrents et élus aux fonctions de questeur et de préteur quelques années auparavant en même temps. Or, ces adversaires résolus des P o p u l a r e s apportaient une aide indirecte à Catilina, dont ils étaient, plus encore, les ennemis. Ils se faisaient par ce procès les complices de Catilina. La République risquait de subir en cas d’invalidation de l’élection, la vacance dangereuse d’un des deux consuls désignés pour l’année 62. Le procès s’ouvrait dans une période critique, celle de la seconde quinzaine du mois de novembre 63357. Nous sommes alors dans un moment décisif de la lutte que mène Cicéron contre la conjuration et à une date clé pour l’histoire de la République qui joue sa survie. 357
Cicéron, op. cit., XXXIX, 84. Catilina a quitté Rome dans la nuit du 8 au 9 novembre 63. Les troupes de Catilina et les armées sont alors en manœuvre. Cicéron ne fait état à aucun moment des documents saisis sur les Allobroges qui serviront à confondre Catilina et ses complices le 3 décembre. Le procès se situe entre ses deux dates.
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Catilina, après s’être concerté avec les principaux chefs de la conjuration, Publius Autronius Paetus et Lucius Cassius Longinus, d’anciens candidats malheureux aux élections consulaires, décida que le moment d’agir était venu. Mais une indiscrétion de Fulvia, la maîtresse d’un des conjurés, Quintus Curius, permit de dévoiler le complot. Issu d’une ancienne famille patricienne, Quintus Curius avait été exclu du Sénat par les censeurs pour immoralité. Il entretenait avec Fulvia, femme de l’aristocratie, une liaison houleuse. Repoussé par cette dernière pour son manque d’argent, Quintus Curius se mit à lui promettre que bientôt, après avoir réussi à renverser le Sénat, il serait en mesure de disposer d’une véritable fortune. Effarée par ce qu’elle venait d’apprendre, Fulvia demanda audience à Cicéron et lui révéla toute l’affaire358. Dès le 23 septembre, Cicéron informait le Sénat. Mais indécis, les sénateurs ne parvinrent pas à se mettre d’accord sur la position à adopter. La séance fut donc levée sans qu’aucune mesure ne fût décidée contre la conjuration. L’inertie du Sénat face au danger, qui devenait pressant, laissait Cicéron totalement désarmé. En effet, les consuls étaient au nombre de deux. Cicéron avait pour collègue, Caius Antonius Hybrida. En prévision des troubles qu’il devinait et connaissant son amitié pour Catilina, Cicéron avait passé un pacte avec Antonius pour neutraliser ce dernier dans l’éventualité où une nouvelle conjuration viendrait à se former359. Antonius était l’un de ces membres de la nobilitas ruiné par des dépenses somptuaires. Il se trouvait dans la nécessité de reconstituer sa fortune. Or, la lex Sempronia avait imposé que les provinces, attribuées aux consuls à 358
P. Grimal, op. cit., p.154. Plutarque, op. cit., Vie de Cicéron, IV, 13.
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leur sortie de charge, devaient être tirées au sort avant les élections. Cicéron s’était vu attribué la Macédoine et Antonius la Gaule cisalpine. Une province pacifiée et institutionnellement organisée comme l’était la Cisalpine était d’un faible rapport pour le proconsul qui serait chargé de l’administrer. À l’inverse, la Macédoine située à la périphérie des territoires de la République, donc éloignée du contrôle du Sénat et troublée par des séditions, permettait à un proconsul peu scrupuleux de mener des combats et de s’assurer ainsi la prise d’un butin abondant. Cicéron, qui connaissait parfaitement les difficultés financières d’Antonius, promit à son collègue d’échanger leurs provinces à leur sortie de charge,. En contrepartie, Antonius acceptait de rester neutre dans l’hypothèse où Catilina conduirait une conjuration. Cependant, Cicéron avait omis que Catilina pourrait agir pendant le temps, où en tant que consul, il n’aurait plus la charge de l’administration intérieure. En effet, à Rome, les deux consuls, désignés pour un an, étaient soumis à l’alternance du pouvoir. Pendant un mois, l’un des deux consuls disposait de l’imperium domi, c’est-àdire du pouvoir civil. Au cours de cette période et sauf conflit armé, l’autre consul voyait ses attributions entrer en sommeil pour un mois avant de les retrouver au bout de ce terme. Or, le consul qui détenait l’imperium domi était le seul à pouvoir proposer des textes de loi, à convoquer les comices (les assemblées populaires), à ordonner la réunion du Sénat, à lui soumettre des projets de texte, à mettre en œuvre ses décisions et à assurer le maintien de l’ordre. Catilina fit coïncider le départ de l’insurrection avec le début du mois d’octobre, période pendant laquelle seul, Antonius avait la charge de l’administration intérieure.
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Antonius, fidèle au pacte officieux conclu avec Cicéron, respecta sa parole360. Il n’agit pas de conserve avec Catilina, mais ne fit rien non plus pour l’entraver. Légalement, Cicéron ne disposait plus d’aucun moyen d’action. Cependant, les évènements se précipitaient. Dans la nuit du 20 au 21 octobre 63, Crassus accompagné des sénateurs, Marcus Claudius Marcellus et Metellus Scipio, se rendirent au domicile de Cicéron pour lui remettre plusieurs lettres déposées par un inconnu chez Crassus dont une mentionnait le nom de ce dernier. La lettre, dépourvue de signature, invitait Crassus à quitter Rome pour sa sauvegarde en raison des crimes qui devaient s’y commettre prochainement361. Compte tenu de la gravité de la situation et de l’urgence, Cicéron convoqua le Sénat pour le lendemain matin. Il remit les autres lettres à leurs destinataires et demanda à chacun de lire le contenu de la missive qui lui était destinée. Toutes formulaient le même avertissement. Les sénateurs se résolurent enfin à ordonner une enquête. Mais les évènements s’accéléraient. Le lendemain, le Sénat recevait des nouvelles alarmantes d’Etrurie qui faisaient état d’un mouvement de troupes depuis Faesulae. Qui était l’auteur de ces lettres anonymes et pourquoi ? S’agissait-il de Crassus qui s’était montré jadis le complice de Catilina ? Pourquoi les lettres furent-elles portées à la connaissance du consul qui avait manifesté la ferme volonté de s’opposer à la conjuration ? L’auteur des lettres souhaitait-il la voir avorter ? César était-il à l’origine de ces lettres ? Crassus avait dévoilé le contenu de celles-ci. Or, en tant que chef des Populares, il avait 360
P. Grimal, op. cit., p.155. P. Grimal, ibid.
361
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tout intérêt à dissimuler cette information. Il est fort à parier que César et Crassus, qui avaient encouragé cette seconde conjuration, s’étaient ravisés et avaient imaginé cette mise en scène pour éviter tout soupçon à leur égard362. Avant octobre 63, la conjuration servait leurs intérêts. Crassus et César avaient considéré que l’anarchie déclenchée par l’insurrection ne pourrait durer. Après quelques pillages et quelques massacres, les Romains reviendraient rapidement de leur surprise. Les citoyens seraient alors mûrs pour sacrifier leur liberté et César pourrait s’offrir en recours afin de remédier à la crise par l’instauration d’un pouvoir absolu. Mais, ce scénario ne résista pas au rapport de force entre les membres de la conjuration et la République. César le mesura immédiatement. Il craignait également le retour, toujours possible, de Pompée à la tête des légions d’Orient. De plus, le bouleversement des institutions ne coïncidait pas avec le programme des Populares. La conjuration était un projet trop risqué. Ils décidèrent de lâcher Catilina. Au cours de la séance du 22 octobre 63, Cicéron prit la parole au Sénat pour que l’assemblée arrêtât enfin une résolution. Les sénateurs votèrent un senatus consultum ultimum qui donnait à Cicéron, en sa qualité de consul, le pouvoir de défendre la République par tous moyens y compris par la force armée. Le senatus consultum ultimum est une arme dont s’est doté le Sénat pour décréter ennemi public de l’intérieur tout adversaire de la République et lui déclarer la guerre. Cet état d’urgence suspendait la Constitution. Les tribuns perdaient leur puissance protectrice, plus aucun recours n’existait pour les ennemis de la cité, visés par la mesure. Les consuls devenaient 362
P. Grimal, op. cit. p.156.
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alors les exécutants de l’ordre du Sénat. Ceux-ci disposaient de pouvoirs équivalents aux prérogatives d’un dictateur, mais d’une dictature exercée au profit exclusif du Sénat. Dans un premier temps, Cicéron donna l’ordre aux deux proconsuls Quintus Marcius Rex et Quintus Metellus Creticus de gagner respectivement à la tête de leurs troupes l’Apulie et l’Etrurie. À Rome, Lucius Aemilius Paullus engagea une procédure « de vi », c’est-à-dire « pour violence » contre Catilina. Faisant mine de satisfaire à l’injonction qui lui était faite, Catilina resta consigné à demeure. Mais, il choisit d’installer ses quartiers chez un de ses complices, M. Porcius Laeca363. Dans la nuit du 6 au 7 novembre 63, malgré cette mesure d’isolement, Catilina ne resta pas inactif. Il convoqua plusieurs des chefs de la conjuration demeurés à Rome. Il informa ses hommes de son prochain départ pour prendre la tête des troupes en Etrurie. Mais avant de partir, il exigea de ses complices l’assassinat de Cicéron. Un chevalier, C. Cornelius et un sénateur, L. Vargunteius furent chargés de cette mission. Mais, Quintus Curius qui assistait à cette entrevue s’empressa de prévenir Cicéron. Lorsque les sicaires se présentèrent le lendemain à la demeure du consul ils trouvèrent porte close364. Le 8 novembre 63, Cicéron réunit le Sénat. À la surprise de tous ses collègues, Catilina s’y présente également. Sans se laisser distraire ni intimider, le consul prononce avec détermination un discours entièrement dirigé contre Catilina connu sous le nom de première Catilinaire. Il révèle aux sénateurs qu’il vient d’être visé 363
P. Grimal, ibid. P. Grimal, op. cit., p.157.
364
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par un attentat et que Catilina s’apprête à prendre la tête de ses troupes en Etrurie. Cicéron le prévient que s’il sort des limites de la Ville, il deviendra « hostis », ennemi de Rome. Catilina réplique à ce discours en s’offusquant que les sénateurs puissent croire Cicéron, un simple chevalier, un homme né dans un obscur municipe, étranger à Rome. Il rappelle les origines antiques de sa famille patricienne et qu’entre Cicéron et lui, ils doivent choisir le patricien de la nobilitas et non cet intrus, cet homme nouveau. Mais, les sénateurs se prononcent pour Cicéron et chassent Catilina du temple de Jupiter Stator où se tenait la séance. Catilina sort immédiatement de Rome pour rejoindre ses troupes qui s’étaient déployées en Etrurie. Pour donner le change il écrit au Prince du Sénat, Lutatius Catulus qu’il se rend à Marseille préférant un exil volontaire à l’opprobre des accusations dont il fait l’objet. Mais, très vite les sénateurs apprennent que Catilina s’apprête au combat. Catilina est alors déclaré hostis, ennemi de Rome. Cicéron prononce au Forum devant le peuple assemblé un nouveau discours, sa seconde Catilinaire, pour dévoiler la conjuration et préciser que les forces de la République écraseront les insurgés. Cicéron ne craignait alors qu’une chose que des combats puissent se dérouler dans l’enceinte même de Rome. C’est dans cette atmosphère oppressante que s’ouvre le procès du consul désigné pour succéder à Cicéron.
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Section III L’acquittement de Muréna au nom de la raison d’Etat Le procès de Lucius Licinius Muréna est considéré comme un faux-pas de Sulpicius et de Caton. Aussi, la nobilitas se désolidarisa-t-elle très vite de leur action. Les Populares et les Optimates firent cause commune dans ce procès. Hortensius, le grand avocat romain, l’émule de Cicéron, assura la défense de Muréna en tant que représentant des Optimates. Crassus fit de même pour les Populares et Cicéron représenta l’Etat en sa qualité de consul365. Sulpicius et Caton, aidés du jeune Postumus366, se succédèrent à la tribune pour dresser l’acte d’accusation contre Muréna. Sulpicius, tout d’abord, qui reprochait à Cicéron d’être au nombre des défenseurs de Muréna, lui qui le croyait son ami367. Sulpicius rappelait également que tant par sa vie privée que dans ses activités publiques et par sa haute lignée, il s’était toujours trouvé au service de la République à la différence de l’accusé qui n’était qu’un débauché d’une obscure naissance368. Sulpicius décrit d’un ton modéré, mais avec force détails ses mérites, sa qualité de jurisconsulte ; il les compare avec ceux de son concurrent, qui n’était qu’un soldat à la gloire incertaine369. Sulpicius dénonce les résultats des élections
365
Cicéron, op. cit., IV, 10. Cicéron, op. cit., XXVI, 54 et XXVI, 56. 367 Cicéron, op. cit., III, 7. 368 Cicéron, op. cit., VII, 15, 16. 369 Cicéron, op. cit., IX, 23. 366
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tronquées par les machinations auxquelles se serait livré l’accusé370. Caton prend la parole à la suite de Sulpicius. Par sa vie, par son exemple, il incarne les mœurs des anciens Romains. C’est donc avec anxiété que les défenseurs de Muréna voient cet homme, qui est la conscience de la cité, porter ses accusations. Caton interroge l’avocat de Muréna. Comment peut-il occuper le banc de la défense pour défendre Muréna qui était convaincu d’avoir commis un délit dont Cicéron avait prévu la sanction quelque temps auparavant par une nouvelle loi sur la brigue ?371 Il avertit les jurés qu’Hortensius, Crassus et plus encore, Cicéron ne manqueraient pas d’invoquer la gloire militaire de l’accusé dans sa guerre contre Mithridate. Certes, Muréna est un homme d’armes respecté, mais il faut relativiser ses mérites qui n’ont pas l’importance que lui prêtent ses défenseurs, « les défenseurs de Muréna et Cicéron le premier ne manqueront pas d’exagérer ses mérites militaires. Mais, je vous le dis et vous savez citoyens que chaque mot que je prononce ne s’embarrasse d’aucun apprêt ni de déguisement. Alors, je vous le dis tout net dans toute cette guerre contre Mithridate l’on n’a affaire qu’à des femmelettes. Ramenez, juges, les mérites de Muréna à leur seule et réelle proportion, celle d’un soldat qui n’a pas gagné cette guerre contre le roi du Pont et qui ne s’est couvert à aucun moment de la gloire dont on le couvre pour vous tromper sur ses mérites »372. Enfin, le jeune Postumus se lève en tant que troisième accusateur. Il s’en tient à l’accusation de brigue 370
Cicéron, op. cit., XXVI, 54. Cicéron, op. cit., III, 5, 6. 372 Cicéron, op. cit., XIV, 31. 371
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et notamment aux sommes d’argent qui ont été saisies auprès des divisores de Muréna373. Hortensius et Crassus reprennent dans leur détail les griefs techniques pour y répondre. Puis, Cicéron prit la parole pour développer les aspects purement politiques du procès. Il lui faudra déconsidérer l’accusation et rappeler les juges à leurs devoirs de citoyens et à la raison d’Etat. Cependant, la tâche de Cicéron est difficile. Il est l’auteur de la loi sur la brigue que les accusateurs invoquent contre son client. L’autorité morale de Sulpicius et de Caton, qui sont ses amis intimes et ses alliés politiques, rend sa position plus délicate encore. Aussi, décide-t-il tout au long de son plaidoyer d’adopter un ton modéré et d’une parfaite bonhomie se réservant de reprendre sa solennité, en raison de la gravité du moment lors de la péroraison. Avec une tranquillité affichée, Cicéron se lève. Il passe très rapidement sur les griefs de Sulpicius à l’égard de la vie privée de Muréna pour s’arrêter à l’aspect public et politique de l’élection. Il sait que chaque juge, chaque citoyen assemblé sur le Forum a conscience du danger qu’il court, que Catilina se tient avec deux armées à leur porte et tous connaissent son abominable programme consistant à mettre la Ville à feu et à sang. Fort de ces sentiments diffus chez ses auditeurs, il entreprend de comparer les mérites personnels de Sulpicius et de Muréna. Il cherche à démontrer tout d’abord qu’entre son ami, Sulpicius et Muréna, le choix de Muréna pour le consulat s’impose à lui et il considère que les imputations de Sulpicius à son égard sont totalement infondées374. 373
Cicéron, op. cit., XXVI, 54. Cicéron, op. cit., III, 7.
374
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Sans attendre, Cicéron rappelle à son interlocuteur, aux juges et au public du Forum l’importance de la gloire militaire pour la cité. Par ce moyen détourné, il remet immédiatement à l’esprit de tous le danger qui les presse et que le seul secours qu’ils peuvent attendre, est celui des armes375. Pour ne pas être en reste, Cicéron rappelle aussi l’importance et l’utilité de l’orateur politique376. En comparaison, la science du droit d’un jurisconsulte pour utile qu’elle soit ne peut souffrir la comparaison avec l’art militaire et oratoire si nécessaires à la survie de la cité377. Cicéron réitère son message. L’art oratoire pour la paix et l’art de la guerre en cas de conflit sont les seules armes nécessaires à la République378. Pour que chacun ne se méprenne sur ses paroles, Cicéron emploie un argument qu’en temps ordinaire il réfute, « "ce n’est pas au sortir du tribunal, qu’on invite au combat, mais c’est le fer à la main", dit le poète, "que l’on revendique son droit ". S’il en est ainsi, il convient, je crois Sulpicius, que le barreau cède aux camps, la vie de loisir au service de la guerre, la plume à l’épée, l’ombre au grand jour, qu’enfin dans la cité, on accorde la première place à cet art qui a donné à la cité elle-même la primauté universelle »379. Pour l’homme du droit, pour celui qui inventa la fameuse formule « arma cedant togae »380, « les armes doivent céder à la toge », cette 375
Cicéron, op. cit., XI, 24. Cicéron, ibid. 377 Cicéron, op. cit., XI, 24, 25. 378 Cicéron, op. cit., XIV, 30. 379 Cicéron, ibid. 380 Cicéron, De Officiis (Traité des devoirs), Œuvres compètes, trad.Nisard, T. IV, Chez Firmin Didot Frères, Fils et Cie , Paris, 1864, I, XXII. 376
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partie du plaidoyer lui en coûte. Mais, il ne peut se permettre en ces temps difficiles de ménager ses convictions. Cicéron s’en prend alors à son ami Caton et plus particulièrement aux arguments déployés par ce dernier pour minimiser les mérites militaires de son client. Il est primordial de rétablir auprès des juges la crédibilité de Muréna, consul désigné pour l’année 62. Cicéron répond sur le même ton sarcastique qu’avait employé Caton. « Mais Caton veut prouver que nous exagérons ici l’importance de la chose, et que nous avons oublié que dans toute cette guerre contre Mithridate l’on n’a eu affaire qu’à des femmelettes. ( …) Or, si vous considérez avec attention ce que furent la puissance de Mithridate, ses actions, sa personnalité, vous n’hésiterez pas à mettre ce roi au-dessus de tous ceux que le peuple romain a combattus. (…) … si l’ennemi dont je parle, si un tel roi n’avaient mérité que dédain, le Sénat et le peuple romain n’auraient pas cru devoir prendre tant à cœur cette entreprise et ne l’auraient pas poursuivie pendant tant d’années ; L. Lucullus n’y aurait pas acquis autant de gloire et le peuple romain n’aurait pas mis tant d’empressement à confier à Cnaeus Pompée la charge de la terminer381. Puis, Cicéron développe contre Sulpicius l’argumentation la plus terrible de son plaidoyer. Il sait qu’il lui faut retourner l’accusation contre Sulpicius et montrer aux juges et au public que son action sert les intérêts de Catilina, faisant de lui, le complice indirect de l’homme qui veut détruire Rome. Cette démonstration pour son efficacité nécessite qu’il fustige l’attitude adoptée par Sulpicius alors qu’il était candidat. Il rappelle 381
Cicéron, op. cit., XIV, 31 ; XV, 32 ; XVI, 34.
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tout d’abord que les hommes de Lucullus de retour d’Asie avaient combattu jadis aux côtés de Muréna et s’étaient rendus à Rome pour voter en sa faveur. Il invoque ensuite les jeux donnés au peuple, lorsque Muréna fut préteur et qui lui ouvrirent la faveur de ses concitoyens382. Mais, que fit Sulpicius pendant la campagne électorale pour mériter le suffrage des citoyens ? Rien. Sans vouloir être cruel, Cicéron insiste sur les défaillances de son ami, qui, obsédé par l’accusation de corruption électorale qu’il nourrissait déjà contre Muréna, négligeait sa candidature383. Il cherche à faire passer son contradicteur pour un homme obstiné dans son objectif d’accusation contre Muréna. Cicéron n’hésite pas à déclarer qu’il a fait voter la nouvelle loi sur la brigue pour lui complaire. Or, l’avocat sait pertinemment qu’il est le seul instigateur de cette loi dans la perspective d’une éventuelle accusation contre Catilina. Sans vergogne, Cicéron fait de Sulpicius un candidat prêt à tout pour perdre Muréna jusqu’à prétendre qu’il l’aurait imploré de prendre une nouvelle loi sur la brigue. Rien n’est plus faux. Le mensonge peut choquer, mais il est une arme de circonstance. Cicéron annonce déjà sa conception du procès politique dans un contexte de crise. Il s’agit de réunir tous les moyens nécessaires pour faire triompher la cause de la République. Peu lui importe les amitiés, les contradictions, les allégations mensongères tout doit être sacrifié à l’intérêt supérieur de la cité. C’est donc avec le plus parfait cynisme qu’il énonce à l’endroit de Sulpicus, « tu as réclamé une loi sur la brigue, sans en avoir nul besoin, car il en existait déjà une aux dispositions très 382
Cicéron, op. cit., XVIII, 37, 38. Cicéron, op. cit., XIX, 42 ; XXI, 43.
383
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sévères, la loi Calpurnia. On a déféré à tes désirs et à ta dignité. Mais, cette loi, dans son ensemble, si celui que tu poursuis était coupable, aurait peut-être fourni des armes à ton accusation ; en réalité elle a travaillé contre ta candidature »384. Cicéron est d’autant plus déterminé qu’il fustige Sulpicius pour son attitude contraire aux intérêts de la République. C’est à peine, si Sulpicius n’est pas accusé de trahison et de complicité avec Catilina. « Mais pourtant, disais-je, Servius, quel coup de massue n’as-tu pas porté à ta candidature quand tu as effrayé le peuple romain au point de lui faire craindre l’élection de Catilina au consulat en négligeant et en abandonnant ta candidature pour dresser ton accusation ? (…) Cependant Catilina marchait plein d’entrain et de gaîté, environné d’un chœur de jeunes gens, retranché derrière des délateurs et des assassins, exalté tant par l’espoir qu’il mettait dans ses soldats que par les promesses que mon collègue, disait-il, lui avait faites. (…) Il méprisait Muréna, comptait Sulpicius comme un accusateur à son service et non comme un concurrent : il lui annonçait des violences et menaçait la république »385. Le procès permet à Cicéron de rappeler quel est l’enjeu véritable des débats. Il ne parle pas ici de Muréna. Il invoque la conjuration de Catilina. L’audience n’est plus consacrée à la brigue dont est accusé son client, mais à la menace qui pèse sur les institutions. Catilina ne laisse aucun choix. Il l’a proclamé. Il veut la mort de la République. Rien ne doit détourner les jurés de cette considération. Il rappelle les paroles de Catilina au Sénat qui dit que « " l’Etat avait deux corps, l’un faible avec 384
Cicéron, op. cit., XXIII, 46, 47. Cicéron, op. cit., XXIII, 49.
385
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une tête débile et l’autre vigoureux mais sans tête, et que, si celui-ci méritait sa reconnaissance, il aurait une tête tant que lui, Catilina, serait vivant " »386. Cicéron conclut son réquisitoire contre Catilina, mais également contre Sulpicius qui, par sa maladresse, fait le jeu de l’ennemi de la République. « En conséquence, Servius, jugeant fort ralenti ton zèle de candidat et voyant Catilina enflammé d’espoir et d’ambition, tous ceux qui voulaient préserver la république d’un tel fléau se rangèrent aussitôt du côté de Muréna »387. Après avoir moqué gentiment Caton sur sa rigueur stoïcienne388, il répond à l’accusation de corruption électorale et tout d’abord au grief que lui faisait ce dernier de défendre Muréna alors qu’il est l’auteur de la nouvelle loi contre la brigue. La réplique de Cicéron se fait cinglante. « Tu me reproches de défendre précisément le délit dont, j’ai, par une loi, prévu le châtiment ? – Mais j’ai voulu châtier la corruption électorale et non pas l’innocence »389. Cicéron rejette les chefs de prévention l’un après l’autre. Payer des hommes et des femmes pour aller au-devant de Muréna lors de son retour à Rome, « c’est l’usage pour les candidats au consulat »390, les avoir soudoyé pour qu’ils lui fassent cortège, « Prouve qu’il était payé, je conviendrai du délit. À part cela que trouves-tu à dire ? »391, avoir distribué à profusion des places pour les combats de gladiateurs et 386
Cicéron, op. cit., XXV, 50, 51. Cicéron, op. cit., XXVI, 52. 388 Cicéron, op. cit., XXVIII, 58, 59, 60 ; XXIX, 61 ; XXX, 62, 63 ; XXXI, 64, 65, 66. 389 Cicéron, op. cit., XXXII, 67. 390 Cicéron, op. cit. XXXIII, 68. 391 Cicéron, op. cit., XXXIII, 70. 387
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donné des repas publics au tout venant, « bien que Muréna n’ait fait absolument rien de tel, juges, et que ses amis en le faisant, aient agi selon la tradition et la juste mesure (…) Ce sont là bons offices entre parents et amis, plaisirs pour le petit peuple, obligations pour les candidats »392. Après cette réfutation, Cicéron tance Caton au nom même de la République. « Mais, c’est, dis-tu, l’intérêt public qui t’a engagé à te faire accusateur. Je crois, Caton : c’est avec ces sentiments, c’est avec cette opinion que tu es venu ; mais tu pèches par irréflexion »393. Il met Caton face à l’inconséquence de sa procédure alors que l’ennemi est dans l’enceinte même de Rome. « Catilina n’a pas à l’égard du gouvernement assez de mépris et de dédain pour avoir pu se flatter de se rendre maître de l’Etat avec la troupe qu’il a emmenée avec lui. La contagion de son crime s’étend plus loin qu’on ne pense ; elle a atteint bien d’autres. C’est dans nos murs, oui, dans nos murs qu’est le cheval de Troie ; mais jamais, tant que je serai consul, il ne vous surprendra dans votre sommeil »394. Cicéron accable Caton. Dans un raccourci saisissant, il rapproche le danger de l’intérieur constitué par les hommes de Catilina restés dans la Ville, prêts à agir, et l’attitude inconséquente adoptée par Caton, qui veut priver par son procès la République d’un second consul pour lui succéder. « Ils ont formé au sein même de notre cité, juges le dessein de détruire la ville, de massacrer les citoyens, d’exterminer le nom romain. (…) À tous ces malheurs, ne voyez-vous pas, juges, ce qui s’ajoute encore ? C’est à toi, Caton, c’est à toi que je m’adresse. Ne vois-tu pas venir la 392
Cicéron, op. cit., XXXIV, 72, XXXV, 73. Cicéron, op. cit., XXXVII, 78. 394 Cicéron, op. cit., ibid. 393
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tempête qui menace l’année de ton tribunat ?(…) Et ce n’est pas spécialement ma personne que visent les assassins, mais c’est le consul vigilant qu’ils veulent arracher au poste où il protège l’Etat. Ils ne désireraient pas moins se défaire de toi, Caton, s’ils en trouvaient le moyen (…) Ils espèrent qu’on leur livrera l’illustre Silanus sans collègue, toi-même sans consul, l’Etat sans soutien »395. C’est le moment que choisi l’avocat de Muréna pour invoquer la raison d’Etat qui doit décider de l’acquittement de son client. Mais, sous des dehors respectueux à l’égard des jurés, il ne leur laisse pas vraiment le choix. Ils doivent prononcer l’acquittement de Muréna. À défaut, ils feront le jeu de Catilina et de ses complices et prononceront l’arrêt que celui-ci souhaitait entendre, la condamnation de Muréna, donc de la République. « Au reste, de si grands intérêts ne dépendent que de vous juges ; c’est vous qui êtes, dans cette affaire, les soutiens de l’Etat tout entier ; c’est vous qui tenez le gouvernail. Si Lucius Catilina, avec son conseil de criminels qu’il a emmené avec lui, pouvait prononcer dans cette cause, il condamnerait Muréna et, s’il pouvait le faire périr, il le mettrait à mort. Son intérêt réclame en effet que la république soit privée de tutelle, que soit réduit le nombre des généraux capables de combattre sa démence, que les tribuns de la plèbe, débarrassés d’un tel adversaire, aient plus de facilité pour exciter la sédition et la discorde. Ainsi des juges, choisis dans les premiers ordres de l’Etat, comme les plus distingués par leur mérite et leur sagesse, prononceraient exactement comme le ferait cet infâme gladiateur, cet ennemi public ? »396.
395
Cicéron, op. cit., XXXVII, 80 ; XXXVIII, 81, 82. Cicéron, op. cit., XXXIX, 83.
396
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En fin de compte, peu importe que Muréna se soit rendu coupable de corruption électorale. Cela n’a aucune importance. Seule la raison d’Etat compte. La survie de la République prime tout autre considération. Si Muréna doit être acquitté c’est pour que vive la République. « Dans ces conditions, juges, c’est tout d’abord au nom de la patrie, dont l’intérêt doit primer tout le reste, que je vous conseille, en raison de mon ardent patriotisme, bien connu de vous, que je vous recommande, en raison de mon autorité consulaire, que je vous conjure en raison de la grandeur du péril, d’assurer le repos, la paix, la tranquillité, votre existence et celle des autres … »397. Le procès politique nous révèle un aspect fondamental de la cité qui se fait jour à Rome en temps de crise. Cicéron est à notre connaissance, l’un des premiers auteurs romains à utiliser la formule « ratio reipublicae ». Celle-ci revient à plusieurs reprises sous sa plume398. Bien que cette notion n’apparaisse pas dans le plaidoyer pour Muréna, tout nous renvoie dans son argumentation à ce concept. Pour Cicéron, la ratio reipublicae s’oppose au droit strict. Elle est la transcription de sa fameuse formule, summum ius summa iniuria399 en matière politique. L’application stricte, excessive du droit conduit à l’injustice et à la perte de la République. Certes, le droit, la légalité sont des notions éminentes et Cicéron ne peut être soupçonné de remettre en cause le principe de la supériorité du droit et de la loi. Mais, il existe un intérêt suprême qui est celui de la survie de la cité.
397
Cicéron, op. cit., XL, 86. Cicéron, op. cit., In Verrem actio II, III, 17. ; Cicéron, Pro Sulla, III. 399 Cicéron, De Officiis, I, X. 398
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Comme le rappelle Pierre Grimal, Cicéron dans le Pro Rabirio justifie le meurtre de Saturninus au nom de la raison d’Etat400. De la même manière, Pierre Grimal précise que Cicéron n’avait pas hésité à justifier dans l’un des passages du Contre Pison son opposition à la rogatio tribunicienne, qui avait pour objet de restituer aux fils des proscrits, victimes de Sylla, les droits politiques dont ils avaient été privés au nom de la raison d’Etat401. Cette revendication des fils de proscrits était pourtant conforme au droit le plus strict puisque la mesure les avait frappés en leur qualité de descendants et non pas en tant que proscrits. Cicéron leur interdisait tout recours à la justice. Il leur fermait la voie judiciaire qui était pourtant un droit reconnu à tout citoyen. Pierre Grimal donne une explication de cet appel à la raison d’Etat chez Cicéron. « Mesure apparemment inique, mais inévitable, surtout si l’on se souvenait des difficultés dans lesquelles s’étaient débattues les cités grecques, depuis des siècles, déchirées par les bannissements et les retours, ne réussissant ni à ramener l’état ancien ni à l’oublier »402. La ratio reipublicae est en quelque sorte un statu quo, un moyen de survie pour la République lorsqu’il existe au sein de la vie politique deux positions irréductibles. Dans le Contre Pison, il s’agissait pour Cicéron de se situer entre l’injustice d’une mesure politique et le rétablissement du droit. La cité ne pouvait trancher, sauf au prix d’une division et d’une crise qui aurait ranimé le spectre de la guerre civile sans rien régler. Le procès de Muréna illustre parfaitement cette raison d’Etat à laquelle Cicéron est particulièrement attaché. Face à une crise sous-jacente ou ouverte, il n’est d’autre voie 400
P. Grimal, op. cit., p.148 P. Grimal, ibid. 402 P. Grimal, ibid. 401
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que celle de l’intérêt de la République. Sulpicius, Caton se fondaient sur les lois de la République en matière de corruption électorale. Muréna était bien convaincu de brigue. Mais, se conformer à la stricte légalité républicaine conduirait à priver l’ordre public de toute garantie. Invalider l’élection d’un consul désigné, c’était mettre la paix et la République en danger. Lors du procès de Muréna, Cicéron identifie la raison d’Etat à l’ordre public dans le champ politique. Il s’agit d’un ordre supérieur qui domine le principe même de légalité. La ratio scriptae surplombe l'ensemble des lois de la cité. Par là même, l'ordre public politique justifie et définit le jeu des institutions en temps de crise, lorsque la République risque de se déchirer. Le statu quo s’impose. C’est l’ultima ratio de la Res Publica. À travers l’argumentation de Cicéron, nous découvrons que cet ordre commun s’impose à tous les citoyens quelle que puisse être leur fonction dans la cité, car il incarne une équité supérieure. Cette équité ne doit pas être entendue dans le sens d'arbitraire, mais bien au contraire, dans celui de stabilité et de certitude. En effet, pour Cicéron, les juridictions républicaines ne peuvent éluder l'ordre public qui s’identifie à la ratio reipublicae et qui est d’une parfaite clarté. Nul ne peut ignorer, et les juges bien moins que les autres citoyens, la logique de la raison d’Etat. Comme nous l’avons vu, Cicéron ne laisse aucun choix aux jurés. Cette notion s’inscrit au-dessus des normes existantes. Ils doivent appliquer l'ordre public identifié à la raison d’Etat pour faire face aux évènements sans subir les contraintes de l’ordre légal. Aussi, les magistrats sont-ils dans l’obligation de se conformer à la ratio reipublicae plutôt qu’aux lois. Face à une crise majeure ou à la renaissance d’une crise passée, les
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impératifs de la raison d’Etat s’imposent pour le maintien de l’ordre public républicain. Lorsque Cicéron achève sa plaidoirie, chacun mesure le péril pour les institutions si l’on s’en tenait à une stricte application de la loi. Les jurés savent qu’il leur faut acquitter Muréna, quelle qu’ait pu être leur intime conviction. D’ailleurs, celui qui condamnerait Muréna se dénoncerait lui-même comme l’agent de Catilina. En tout cas, la majorité des jurés adhèrent et le Forum avec eux à cette conception de la raison d’Etat. Les juges acquittent Muréna. Cicéron sait désormais que la continuité du pouvoir est assurée. Il peut se tourner entièrement contre la répression de la conjuration. Quelque temps plus tard, il apprend par ses espions que Catilina a arrêté la date du 16 décembre pour lancer ses séides dans la Ville. Après avoir pu obtenir la preuve écrite de la conspiration, Cicéron fait arrêter les conjurés et fouiller leurs domiciles. Le 3 décembre 63 av. J.-C., il prononce sa troisième Catilinaire devant le Sénat. Le 5 décembre 63, Cicéron convoque le Sénat pour décider du sort des conjurés arrêtés dans la Ville. Malgré César, qui plaide la clémence, le Sénat, après avoir entendu Caton, se prononce pour leur exécution. Le soir même, Cicéron met en application la sentence du Sénat403. En Etrurie, les bandes de Catilina sont écrasées par les armées consulaires. Muréna entrera en fonction. Réconcilié avec Caton, il exercera son consulat en s’aidant de ses conseils. Dix-sept ans après l’affaire de Sextus Roscius, le procès politique de Muréna constituait un épisode déterminant de la lutte engagée par la République contre 403
P. Grimal, op. cit., p.162
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un nouvel ennemi des pouvoirs établis et du parti sénatorial. La République avait gagné un répit de quinze ans. Le procès de Muréna est le dernier grand procès politique romain. Certes, il existera d’autres affaires qui donneront lieu à des instances considérables, mais aucune n’aura le caractère décisif, ne revêtira le rôle déterminant qu’a pu jouer cette dernière audience politique.
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Chapitre III Le procès politique : une arme de propagande impériale
Avec le Principat, un régime monarchique déguisé sous un décorum républicain, la succession au trône devient une question qui agite tous les esprits. Tibère s’était vu imposé par Auguste l’adoption de Germanicus en tant que premier héritier de la couronne au détriment de son propre fils, Drusus. La défiance de Tibère ne cessera de grandir à l’égard de son successeur très populaire auprès de l’armée et du peuple. Afin d’écarter ce rival potentiel, l’empereur l’éloigne de Rome. Il lui confie l’administration de la province d’Orient et charge, dans le même temps, l’un de ses intimes, Pison, de surveiller Germanicus pour contrer son action. Il le nomme à cet effet gouverneur de Syrie. Très vite, la relation entre Germanicus et Pison se transforme en une rivalité ouverte. Atteint d’un mal mystérieux, Germanicus, avant de mourir, accuse Pison de l’avoir empoisonné et laisse entendre que derrière la main de celui-ci se trouverait celle de l’empereur (Section I). De retour à Rome, l’épouse de Germanicus crie vengeance, et aidée des lieutenants de son époux, exige de l’empereur qu’il ouvre un procès contre Pison. Après quelques hésitations, comprenant qu’il s’agit de l’atteindre par cette procédure et de déstabiliser son pouvoir au profit des fils de Germanicus, Tibère se met en retrait de l’affaire et confie le jugement au Sénat (Section II). Cependant, en tant que Prince du Sénat, 237
Tibère n’en conservait pas moins un contrôle sur le procès de Pison. Au début de l’instance, Pison parvient à établir qu’il n’a pas empoisonné Germanicus, mais ne peut nier qu’il a bien entravé l’action de ce dernier. Il n’est pas plus en mesure de contester son coup de force, après la mort de celui-ci, pour reprendre son gouvernement de Syrie dont l’avait destitué Germanicus. Acculé, abandonné de tous, Pison se donne la mort. Libéré, Tibère est désormais en mesure d’étendre progressivement son emprise sur le procès. De commanditaire du crime, il devient au fil des audiences, la victime du complot fomenté par Pison contre son autorité. Le procès de Pison permet à l’empereur de dessiner pour la première fois à travers les attendus du jugement du Sénat une doctrine favorable au régime impérial (Section III).
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Section I L’empereur Tibère et Pison, suspects du meurtre de Germanicus Le 16 janvier 27 av. J.-C., la République romaine est morte. Certes, le nouvel homme fort de Rome, Octave, maintient en apparence les institutions républicaines. Les anciennes magistratures perdurent et le Sénat semble toujours dominer l’Etat. Mais, derrière cette respectable façade républicaine, se profile une autre forme de pouvoir, d’une nature toute différente. En 27 av. J.-C., Octave change de nom. Il est désormais désigné du titre d’Imperator Caesar divi filius Augustus, « Auguste Empereur fils du divin César ». Le nom de César permet au nouveau dirigeant de Rome d’affirmer sa filiation divine avec son père adoptif, Jules César. La titulature d’Imperator, qui conduira au titre « d’empereur », est une allusion à l’imperium, le pouvoir de commandement absolu que détient en permanence le Princeps. Enfin, Auguste, le nom sous lequel on connaîtra Octave, est tiré du mot auctoritas, autorité. Cette qualification, qui était appliquée aux actes pris par le Sénat, concernait désormais le nouvel empereur qui avait la vertu d’augmenter la portée de toutes décisions prises par les magistrats ou les institutions pour lesquelles il donnait son accord, son auctoritas. À Rome, nulle décision ne pouvait donc être prise par un magistrat ou par le Sénat sans l’autorité de l’empereur. Pour sauvegarder les apparences, Auguste déclare n’être que le « princeps senatus », c’est-à-dire le premier du Sénat de Rome, le Prince du Sénat. Il prétend n’être qu’un sénateur respectueux des lois et des institutions, mais en réalité, il domine tous les autres sénateurs, qu’il continue d’appeler ses collègues, mais sur lesquels il
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exerce un contrôle étroit par son imperium et son a u c t o r i t a s . De plus, Auguste gère directement l’administration des provinces non totalement pacifiées. Le Sénat, partage avec les promagistrats les provinces qui ne nécessitent qu’une administration civile. Il restait cependant une question délicate à régler pour ce régime monarchique, qui n’avouait pas son nom, celui de la succession d’Auguste. L’empereur avait décidé que ses petits-fils, Caius404 et Lucius405, lui succéderaient au grand dam de Tibère, son beau-fils et son gendre. Mais, leur décès prématuré conduisit Auguste à adopter Tibère en l’an 4 de notre ère. Afin d’assurer une lignée dynastique à sa famille, Auguste imposa à son beau-fils d’adopter à son tour son neveu, Germanicus406, fils de Drusus l’Ancien407. Cette mesure n’était pas sans poser de difficultés pour Tibère qui avait un fils, lui-même prénommé Drusus le Jeune. Le fils de Tibère ne venait désormais qu’au troisième rang dans l’ordre de succession. Une raison avait déterminé Auguste à cette adoption imposée. Germanicus était le fils de Drusus408, qui s’était illustré à la tête des légions de Germanie. Germanicus, dont la carrière militaire fut aussi brillante que celle de son père, se rendit également très populaire auprès des troupes postées en Germanie. Son rang de successible permettrait de conserver la fidélité des légions lors de l’avènement de Tibère409. Comme l’avait prévu Auguste, la transition du 404
Caius Julius Caesar Vipsanianus (20-4 av. J.-C.). Lucius Julius Caesar Vipsanianus (17-2 av. J.-C.). 406 Caius Julius Caesar dit Germanicus (15 av. av. J.-C.-19 ap. J.-C.). 407 Tacite, Annales, trad. Pierre Wuilleumier, Tome I, Les Belles Lettres, 1923, Paris, I, 4, 5. 408 Fils de Nero Claudius Drusus Germanicus (38-9 av. J.-C.). 409 Tacite, op. cit., I, 34. 405
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pouvoir en faveur de Tibère se déroula sans heurt en l’an 14 de notre ère. Tibère voulait donner à son règne l’apparence d’une restauration. Tibère consulte plus fréquemment le Sénat. Celui-ci est associé ostensiblement aux grandes décisions. Mais, en ce début de règne, l’esprit de conciliation de l’empereur est un leurre. Un procès politique d’un nouveau genre illustre parfaitement les intentions du Princeps. Avec l’affaire Pison, le Sénat va s’enrichir d’une compétence criminelle nouvelle et redoutable, le jugement des crimes contre la majesté impériale. Malgré lui, le Sénat sera appelé à devenir un instrument docile entre les mains de l’empereur pour l’élimination des opposants au régime. Le procès politique va prendre pour la première fois une forme nouvelle. Il devient un instrument de répression. Or, en 17 après Jésus-Christ, Tibère cherche le moyen de se débarrasser de son successeur désigné. Germanicus jouit, en effet, d’une popularité de plus en plus importante qui dépasse de loin l’enthousiasme des seules légions de Germanie. Tibère se défie de son neveu. Déguisant son ressentiment sous le couvert d’une distinction insigne, Tibère confie à Germanicus une mission semblable aux anciens grands commandements de la fin de la République sur toutes les provinces d’Orient. En réalité, Tibère éloigne son neveu de Rome et des légions de Germanie410. Il n’est pas question pour autant d’abandonner les provinces orientales à ce dernier. Tibère choisit de lui adjoindre son homme de confiance, Cnaeus Calpurnius Piso (44 av. J.-C.-20 ap. J.-C.) chargé de surveiller Germanicus et de contrecarrer son action411. À 410
Tacite, op. cit., 2, 43. Tacite, op. cit.s, 2, 43.
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cet effet, Tibère nomme Pison gouverneur de la province de Syrie. Le choix de Pison n’est pas anodin. Tibère connaît la rivalité qui oppose les deux hommes. Il sait que Pison lui est fidèle. Mais, il connaît l’orgueil aristocratique de Pison. Ce dernier appartient à l’une des plus grandes familles de la nobilitas républicaine. Son père fut l’un des plus fermes soutiens de Brutus et de Cassius, les meurtriers de César, avant de se rallier à Auguste en 23 av . J.-C.412 Pison estime qu’il occupe par sa haute naissance, un statut sinon supérieur, à tout le moins équivalent aux membres de la maison de Tibère413. S’il respecte la primauté de Tibère, sa fidélité à l’égard de l’empereur est plus personnelle que dynastique. Il ne voit pas dans la famille impériale une institution où devraient se recruter les futurs empereurs. Pour Pison, sa propre lignée avait vocation à exercer dans l’avenir la fonction suprême. Pison appliquera à la lettre les instructions de Tibère. Il s’emploiera à défaire toutes les mesures de Germanicus pour mieux rabaisser ce rival potentiel de l’empereur. De fait, il cherche à le déconsidérer auprès des troupes postées en Syrie. Pison et sa femme, Plancine, multiplient les manœuvres contre Germanicus dès leur arrivé en Syrie. Pison s’attache tout d’abord à gagner les troupes stationnées dans la province à force de largesses et de complaisances. Il prodigue de multiples faveurs aux légionnaires, remplace les centurions les plus âgés et les tribuns les plus stricts par ses clients ou par des hommes de confiance. Pison encourage également l’oisiveté dans les camps, la licence des troupes dans les villes et laisse 412
Tacite, op. cit., 2, 53. Tacite, ibid.
413
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errer les légionnaires dans les campagnes. Très vite, il se voit décerner le titre de « père des légions ». Plancine, de son côté assiste aux manœuvres militaires tout en se répandant en injures contre Agrippine et Germanicus414. Les historiens attribuent à des questions d’antipathie personnelle ou de rang cette conduite de Pison. Sans mettre en cause l’existence de dissensions de cet ordre, il nous semble qu’il faut prendre en considération, avant tout la mission de Pison. Il agit sur les instructions de l’empereur Tibère415. Pison multiplie, en conséquence, les mesures contre Germanicus. Il refuse de transporter une partie de l’armée en Arménie416. Il s’insurge lorsque les Nabatéens accordent à Germanicus et son épouse Agrippine des couronnes d’or, tandis que Pison reçoit une couronne plus légère. Pison se répand alors en propos acerbes, en rappelant que de telles distinctions n’étaient pas digne d’un prince des Romains417, avant de jeter à terre la couronne qui lui avait été donnée. Cette lutte sourde entre Tibère, Pison et Germanicus trouve son point culminant lorsque Germanicus part pour l’Egypte, afin de visiter les monuments de ce pays. Officiellement, Germanicus déclare qu’il se rend dans cette province pour s’assurer de sa bonne administration. Lors de son séjour, Germanicus fait baisser le prix des grains en ouvrant les magasins et finit de séduire la population par sa simplicité de mœurs et sa proximité. Tibère réprouve l’entrée de Germanicus en Egypte au mépris des lois d’Auguste qui imposent l’autorisation formelle du Princeps pour l’entrée dans cette province. 414
Tacite, op. cit., 2, 55. Tacite, ibid. 416 Tacite, op. cit., 2, 57. 417 Tacite, ibid. 415
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Auguste s’était, en effet, réservé l’Egypte en défendant aux sénateurs et aux chevaliers romains de premier rang de s’y rendre sans sa permission. Il craignait que l’Italie ne puisse être soumise à la famine par le premier ambitieux qui s’emparerait des plaines fertiles de l’Egypte, sachant que la province pouvait facilement être défendue avec quelques troupes face à plusieurs légions418. Par représailles et toujours conformément aux instructions de Tibère, en l’absence de Germanicus, Pison revint sur les décisions prises par ce dernier. Ces annulations intempestives achevèrent la rupture entre les deux hommes qui se répandirent en invectives lors de leur ultime rencontre419. Peu après, Germanicus tomba malade. Pison, qui s’apprêtait à quitter la Syrie pour rendre compte personnellement à l’empereur de l’attitude de Germanicus, interrompit ses préparatifs lorsqu’il apprit la nouvelle. Contre toute attente, Germanicus se rétablit. Pison manifesta alors publiquement son dépit420. Mais, très vite il reprit espoir quand Germanicus subit une rechute. Pison attendait avec une impatience manifeste l’évolution de la maladie. Il était évident qu’il nourrissait le secret espoir d’une mort prochaine de Germanicus. Germanicus, informé de l’attitude de Pison, fut alors persuadé qu’il avait été empoisonné par ce dernier. Il lui adressa une lettre pour lui signifier la rupture officielle de leur amitié et lui ordonna de quitter immédiatement sa province de Syrie ce que fit Pison, mais avec une lenteur calculée421. À l’approche de la mort, Germanicus fit venir ses proches et ses plus fidèles lieutenants. Il tint devant 418
Tacite, op. cit., 2, 59. Tacite, op. cit., 2, 69. 420 Tacite, ibid. 421 Tacite, op. cit., 2, 70. 419
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eux un discours qui incriminait Pison et sa femme et les fit jurer de le venger422. Tout l’entourage de Germanicus et ses lieutenants prêtèrent serment de lui obéir423. L’accusation de Germanicus était terrible. Elle dénonçait sans ambages Pison et Plancine. Mais, plus encore, elle désignait Plancine en tant qu’instigatrice directe du meurtre. Sans perdre de temps, les lieutenants de Germanicus se livrèrent à une enquête. Ils découvrirent que Plancine entretenait des liens avec une empoisonneuse connue pour ses agissements en Syrie, nommée Martina424. Arrêtée, cette dernière fut envoyée à Rome pour témoigner. Cependant, malgré les précautions prises pour assurer sa sécurité, arrivée à Brindes, elle mourut subitement. On retrouva du poison dans une boucle de ses cheveux, sans qu’aucun indice parût sur son corps, ni preuve qu’elle ait pu s’en servir contre elle-même425. Cette mort, aussi soudaine qu’opportune pour Pison et Plancine, renforça les soupçons de l’entourage de Germanicus. Mais, pour les intimes du défunt, Pison et Plancine n’étaient tout au plus que des comparses. Tous étaient persuadés que Germanicus avait nommément désigné Tibère comme le commanditaire du crime. En effet, Germanicus avait pris à part sa femme Agrippine avant de mourir. Ses lieutenants inférèrent qu’il lui avait confié son intime conviction426.
422
Tacite, op. cit., 2, 71. Tacite, ibid. 424 Tacite, op. cit., 2, 74. 425 Tacite, op. cit., 3, 7. 426 Tacite, op. cit., 2, 72. 423
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Section II Le procès de Pison, une entreprise de déstabilisation du pouvoir Se souciant nullement des rumeurs qui couraient à son sujet, Pison multiplia les provocations. Lorsqu’il apprit la mort de Germanicus, Pison ne se sentit plus de joie. Il manifesta celle-ci bruyamment en refusant d’observer le deuil officiel. Sa femme, Plancine, se montra tout aussi démonstrative427. Les centurions des légions de Syrie l’assurèrent de leur dévouement et l’exhortèrent à reprendre sa province aux lieutenants de Germanicus. Son fils, Marcus, d’avis contraire, le priait de se rendre à Rome. Il lui représentait qu’il n’existait à son encontre que de vagues soupçons et de fausses rumeurs. Sa province lui avait été retirée. Il ne susciterait plus l’envie de ses ennemis. Marcus l’avertit contre les avis tendancieux de ses centurions qui n’avaient aucune fidélité sinon à la mémoire de Germanicus. Surtout, il le suppliait de ne pas affronter Sentius, qui avait repris l’administration de la Syrie428. Mais, l’un des seconds de Pison, Domitius Celer, se prononça pour le coup de force429. Pison se décida pour l’aventure430. Avant de reprendre la Syrie à Sentius, Pison prit la précaution d’écrire à Tibère une lettre pour dénoncer les agissements de Germanicus en Orient et préciser qu’il avait été chassé par des ambitions contraires au pouvoir du Princeps et que c’était par fidélité envers Tibère qu’il se
427
Tacite, op. cit., 2, 75. Tacite, op. cit., 2, 76. 429 Tacite, op. cit., 2, 77. 430 Tacite, op. cit., 2, 78. 428
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faisait un devoir de reprendre cette province431. En chemin vers la Syrie, Pison croisa le navire où avait embarqué Agrippine. Des injures fusèrent de part et d’autre. Marcus Vibius défia Pison de se rendre à Rome pour se justifier. Imprudent, Pison lui cria, qu’il y serait quand le préteur qui connaît des empoisonnements aurait fixé le jour à l’accusé et aux accusateurs432. Parvenu en Syrie, Pison engagea le combat contre les troupes de Sentius. Mais, contre toute attente, il fut vaincu et acculé à rester enfermé dans la forteresse de Celenderis en Cilicie433. Sentius lui accorda un sauf-conduit pour se rendre à Rome. Pendant ce temps, la nouvelle de la mort de Germanicus se répandit à Rome comme une traînée de poudre. Un vent de peur et de révolte gagna toute la Ville434. Lors de la cérémonie funéraire du dépôt des cendres de Germanicus dans le tombeau d’Auguste, les magistrats, les soldats et le peuple de Rome se prononcèrent en faveur d’Agrippine et de sa lignée435. Nombre d’entre eux critiquèrent l’absence de fastes pour honorer la mémoire du défunt436. Pison s’était fait précéder par son fils, Marcus, pour s’entretenir avec Tibère et s’assurer de sa bienveillance437. Mais, Pison ne cessait pas ses provocations. Loin d’adopter une attitude discrète, il prit pied à Rome près du tombeau des Césars. La foule, massée à son arrivée, s’offusqua de cette insolence qu’elle interpréta comme un dernier outrage à Germanicus. Il ajoutait à cette attitude de 431
Tacite, ibid. Tacite, op. cit., 2, 79. 433 Tacite, op. cit., 2, 79, 80. 434 Tacite, op. cit., 2, 82. 435 Tacite, op. cit., 3, 4. 436 Tacite, op. cit., 3, 5. 437 Tacite, op. cit., 3, 8. 432
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défi, les festivités qu’il donna pour son retour dans sa maison dominant le Forum438. Cette ostentation, cette joie, cette exubérance laissaient à penser au peuple romain que Tibère cautionnait Pison et, par là même, toute son action contre Germanicus. Tibère, qui savait que les proches de Germanicus réclamaient un procès, tenta de leur enlever l’initiative de celui-ci. L’empereur demanda à l’un de ses plus fermes soutiens, Fulcinius Trio439 de saisir les consuls d’une plainte pour déférer le cas de Pison au Sénat. Les lieutenants de Germanicus avec à leur tête, Vitellius440 et Veranius,441 s’opposèrent à cette manœuvre et dénièrent à Fulcinius Trio le droit d’engager la poursuite. Ils priaient Tibère d’ouvrir la procédure contre Pison pour empoisonnement, d’instruire lui-même l’affaire et de la juger. Pison partageait cet avis espérant de la clémence du prince, ce qu’il ne pouvait escompter d’un Sénat qu’il savait lui être hostile. Après avoir entendu les lieutenants de Germanicus qui se présentaient non pas comme des accusateurs, mais comme les témoins des faits et qui voulaient parler au nom du défunt, Tibère prit la décision de renvoyer l’affaire au Sénat442. La position adoptée par Tibère était habile. L’empereur ne s’opposait pas au procès. Certes, Tibère aurait préféré de loin que Pison ne fût pas poursuivi, mais il n’avait pu faire autrement que de prendre les devants. 438
Tacite, op. cit., 3, 9. De La Mothe-Josseval d’Aronsel, Tibère, Discours politiques sur Tacite, Amsterdam, 1683, Chapitre CCLXXXVI, p.406 « Trion avait été un des plus fameux délateurs, que Tibère eût employé ». 440 Lucius Vitellius, oncle du futur empereur Aulus Vitellius (15-69 après J.-C.). 441 Quintus Veranius, gouverneur de Cappadoce. 442 Tacite, op. cit., 3, 10. 439
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Fulcinius Trio avait réclamé le premier la compétence du Sénat. Par sa décision, Tibère démontrait qu’il ne se dérobait pas au procès et au jugement en confiant à l’institution politique la plus respectée et la plus vénérable de Rome la connaissance de l’affaire. Mais, surtout, le renvoi au Sénat lui permettait de rester en retrait dans une affaire où la rumeur le faisait commanditaire du meurtre supposé de Germanicus. Il montrait qu’il n’avait rien à craindre d’un débat dans lequel il ne serait qu’un tiers. Un tiers, qui n’en était pas véritablement un, dans la mesure où en tant que Prince du Sénat, Tibère disposait de tous les pouvoirs pour contrôler les débats. La demande des lieutenants de Germanicus n’était pas anodine. Il s’agissait bien dans leur esprit d’impliquer Tibère lui-même. En lui laissant le soin d’instruire et de juger le dossier, ils espéraient que l’empereur s’exposerait directement. Tibère sut éventer ce piège. Mais, il le sait si Pison et sa femme, Plancine, font figures d’accusés officiels, il apparaît toujours à l’arrière-plan du procès comme le commanditaire du crime. L’enjeu politique du procès est donc considérable. C’est ni plus ni moins que le trône impérial qui est en jeu. La veuve de Germanicus cherche non seulement à ce que justice soit rendue, mais également à affirmer dans le procès la légitimité de ses enfants et leur rang à la succession impériale. Agrippine n’a-t-elle pas le secret espoir d’atteindre Tibère lui-même et de parvenir à déstabiliser son pouvoir ? Or, Agrippine ne manque pas d’argument. Elle fait valoir que les enfants de Germanicus descendent d’Auguste par Julie, sa mère et par elle, sa petite-fille. Tibère et son fils Drusus ne peuvent revendiquer une ascendance par le sang avec le dernier empereur. Ils ne font pas directement partie de la famille
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des Julii. Ils sont devenus membres de la famille d’Auguste par l’adoption seulement. De plus, Tibère appartient à une autre famille de la haute aristocratie romaine, les Claudii, qui n’avaient qu’une parenté collatérale avec Auguste. Agrippine peut donc revendiquer pour ses enfants une double préséance dans l’accession au trône. Cette prétention dessert Tibère dans des circonstances aussi difficiles. À Rome, chacun a en mémoire l’ancienne rivalité entre Tibère et Germanicus443 et la réticence qu’opposa Tibère à la demande d’adoption de ce neveu d’Auguste. À l’approche du procès, un bruit se fit plus insistant. Par l’adoption forcée de Germanicus, Auguste avait voulu frustrer Drusus, le fils de Tibère, de l’accès au pouvoir au profit de Germanicus et de ses fils. Or, la question devenue si célèbre, depuis le procès de Sextus Roscius, cui bono ? est sur toutes les lèvres. Oui, à qui profite le crime, sinon à Tibère ? L’empoisonnement de Germanicus ne lui permet-il pas de revenir sur les dispositions prises par Auguste et d’assurer ainsi à sa lignée une succession illégitime ? Le procès présentait de plus en plus le risque d’une contestation du pouvoir impérial sans précédent. Pour Pison, l’enjeu politique du procès n’est pas moindre. Tout d’abord, il joue sa vie et au mieux sa place au sein du Principat. Mais, ses agissements sont compromettants pour l’empereur. Quelle sera sa position ? Tibère sait que son règne est fragile. Il a en mémoire le danger qu’avait représenté pour son régime l’usurpation d’un esclave soutenu par le peuple parce qu’il prétendait être de la famille des Julii. Il avait usurpé l’identité d’Agrippa Postumus (12 av. J.-C.-14 ap. J.-C.), frère puîné 443
Barbara Levick, Tiberiu’s Retirement to Rhodes in 6 B.C., Latomus, 31, 1972, pp.779-813.
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de Caius et Lucius César, tombé en disgrâce et qui avait été écarté du pouvoir puis éliminé par Auguste ou par Tibère. Cinq ans, avant le procès, le trône avait dangereusement chancelé. Tibère a présent à l’esprit cette menace que cet esclave avait fait peser sur son pouvoir. Le Princeps se souvient, en effet, que cet inconnu avait failli plonger Rome dans la guerre civile. Esclave de Postumus Agrippa, Clemens, ayant appris la mort d’Auguste, conçut le projet de passer à l’île de Planasie, d’enlever son maître par force ou par ruse, et de le conduire aux armées de Germanie. Cette manœuvre avorta en raison des lenteurs de la navigation ; avant son arrivée, Postumus Agrippa fut assassiné. Clemens forma alors le dessein de dérober les cendres du mort et se tint caché en changeant son aspect. Clemens avait un âge avoisinant celui de Postumus et les traits de son maître. Il envoya des émissaires, qui firent courir le bruit qu’Agrippa était vivant. Bientôt la nouvelle se diffusa dans tout l’empire. On évoquait un miracle divin qui aurait sauvé Agrippa. Tibère se souvint de l’anxiété qui l’étreignit alors. Il chargea Sallustius Crispus de se présenter au faux Postumus Agrippa et de l’enlever. Conduit au palais impérial, Clemens y fut exécuté444. Tibère ne voulait à aucun prix que le procès puisse être l’occasion d’une nouvelle mise en cause de son pouvoir. Mais, ici la situation était bien plus grave qu’il y a cinq ans. Il ne s’agissait pas d’un usurpateur auquel devait faire face le Princeps, mais d’un procès avec des accusateurs bien décidés à le compromettre et à proclamer la légitimité des descendants de Germanicus à la couronne. Si le procès tournait mal. Si Tibère se voyait impliqué, l’accusation ne concernerait plus Pison et 444
Tacite, op. cit., 2, 40.
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Plancine seulement, mais l’institution elle-même. Sa légitimité serait mise en cause et le soulèvement des légions de Germanie était à craindre. Ces légions que Germanicus avait commandées et qui avaient conservé pieusement le souvenir de leur commandant en chef. Certains de ses enfants avaient vécu dans les camps de Germanie. C’était le cas du jeune Caius Augustus Germanicus (12.-41 ap. J.-C.), à qui les soldats avaient donné le sobriquet affectueux de « Caligula » parce que l’enfant portait des sandales445 adaptées à ses petits pieds. Ses souvenirs étaient propres à créer un attachement personnel qui pouvait nourrir le feu de l’insoumission et de la révolte si l’agitation gagnait l’Empire. Section III Le renversement de l’accusation : l’Empereur victime de Pison Lorsqu’il se rend à la Curia Julia, située dans le Forum sur la bordure septentrionale du Comitium, Pison est confiant. Tibère ouvre le procès. Il tient à rappeler tout d’abord que l’accusé, Pison, a été l’ami et le lieutenant de son père. Il précise que lui-même, avec l’accord du Sénat, l’avait placé auprès de Germanicus pour le seconder dans l’administration de l’Orient. Tibère pose les questions auxquelles le Sénat doit répondre. Pison s’est-il opposé à Germanicus? S’est-il réjoui de sa mort ? A-t-il hâté celleci par un crime ? Tibère demande aux sénateurs de mener leur enquête avec impartialité. Il explique, en effet, que si ce lieutenant est sorti des limites de son devoir, s’il a manqué de déférence pour son général, il le condamnera, il lui fermera sa maison et vengera l’injure privée et non 445
Les calligae sont de petites sandales dont les lanières de cuir remontaient sur la cheville.
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celle du prince. Mais s’il s’agit d’un attentat, il déclare qu’il appartiendra à la justice du Sénat de se prononcer446. Tibère demande également au Sénat d’examiner si Pison a adopté à la tête des armées une conduite contraire aux règles, s’il a brigué la faveur des soldats, s’il est rentré de force dans sa province, ou bien s’il s’agit de fausses allégations des accusateurs, dont au passage, Tibère précise qu’il ne leur tiendra pas rigueur du zèle qu’ils ont montré. Sourdement, le Princeps leur fait le reproche d’avoir exposé nu le corps de Germanicus aux regards de la foule et d’avoir fait courir dans tout l’empire et auprès des nations étrangères des bruits d’empoisonnement. Tibère ajoute que le fait lui apparaît douteux même si celui-ci a encore besoin d’être éclairci447. Le Princeps déclare qu’il pleure son fils et qu’il le pleurera toujours. Mais il autorise l’accusé à produire toutes les preuves de son innocence et à lui dévoiler les torts de Germanicus, si ceux-ci ont existé. Il invite les juges à ne pas considérer son intérêt dans la cause et à ne pas prendre de simples allégations pour des preuves. Il autorise les parents par le sang ou les amis de Pison à le défendre et à employer tous les moyens à cet effet. Tibère conclut qu’il n’a accordé à Germanicus qu’un privilège celui que son procès soit instruit au Sénat plutôt qu’au Forum, devant les sénateurs plutôt que devant des juges ordinaires448. Le discours d’inauguration du procès est des plus habiles. Tibère ne masque pas l’attachement qu’il avait pour Pison ce que chaque sénateur sait parfaitement. Il 446
Tacite, op. cit., 3, 12. Tacite, ibid. 448 Tacite, ibid. 447
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énonce cependant avec clarté chacune des accusations faites contre Pison sans omettre la moindre. Mais, lorsqu’il aborde l’empoisonnement, le chef de prévention le plus gênant pour lui, sa présentation oriente insensiblement les sénateurs à considérer qu’il ne s’agit là que d’un bruit et à s’interroger sur la nécessité d’éclaircir une allégation plus que douteuse. Puis, il se présente en victime parce que Germanicus était son fils adoptif et qu’il souffre à titre privé. Il n’en reste pas moins qu’il veut un procès équitable et rappelle qu’il laisse à ce titre toute latitude à l’accusé de se défendre. Pison est rasséréné par le discours du Prince. Il estime que Tibère est un protecteur qui veille sur ses intérêts. D’ailleurs, la procédure décidée par l’empereur donnant deux jours aux accusateurs pour présenter leurs griefs et après un intervalle de six jours, lui accordant trois jours pour assurer sa défense, lui apparaît manifester un ménagement que le Prince prend à son égard449. Pour l’accusation, Fulcinius Trio prend la parole le premier. Il rapporte plus qu’il n’oppose à l’accusé de futiles reproches d’avarice que l’on avait faits autrefois à Pison ainsi que d’anciens griefs d’intrigues dans le gouvernement de l’Espagne450. Fulcinius joue ici la partition demandée en sous-main par Tibère. Ces quelques allégations ne sont pas de nature à emporter la conviction. Mieux, elles servent l’accusé, puisque Pison est en mesure de les repousser avec une facilité déconcertante et de donner ainsi aux sénateurs l’impression d’une cabale montée contre lui. S’il parvient à renverser les autres chefs d’accusation, le sentiment des sénateurs sera renforcé dans l’idée que le procès n’a pour but que de le perdre. À 449
Tacite, op. cit., 3, 13. Tacite, ibid.
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l’inverse, si Pison est convaincu d’avoir commis un ou plusieurs des crimes pour lesquels il est poursuivi, les griefs de Fulcinius Trio n’en auraient pas moins le mérite d’exister. Une nouvelle fois, Tibère oriente le procès à sa façon tout en se maintenant en retrait. Puis, trois des lieutenants de Germanicus, Servaeus, Veranius et Vitellius, plaident avec beaucoup d’émotion et une belle éloquence. Ils soutiennent qu’en haine de Germanicus, Pison, en autorisant la licence des troupes et l’oppression des alliés, avait dénaturé l’esprit des soldats au point d’être nommé par les plus indisciplinés « le père des légions », tandis qu’il persécutait les compagnons et les amis de Germanicus. Tous les lieutenants de Germanicus s’accordent lorsqu’ils dépeignent le poison employé contre Germanicus, la réjouissance de Pison et de Plancine à la nouvelle de sa mort et comment Pison prit les armes contre les légions de la République qui parvinrent à le vaincre451. Heureux de disposer de six jours pour préparer sa défense, sûr qu’un tel délai effacerait de la mémoire des sénateurs, le mauvais effet des accusations de Servaeus, de Veranius et de Vitellius, Pison avait travaillé à sa défense. Au sixième jour, Pison se rendit au Sénat. Il réfute l’accusation d’empoisonnement. Il rappelle que ses accusateurs s’étaient fondés sur le fait qu’invité à un repas chez Germanicus, et placé à table au-dessus de lui, il aurait empoisonné les mets. Il précise qu’il paraît incroyable, qu’entouré d’esclaves qui n’étaient pas les siens, devant une foule de témoins, sous les yeux de Germanicus luimême, il put avoir une telle audace. Pison demande que ses propres esclaves et ceux qui avaient servi le repas 451
Tacite, ibid.
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fussent mis à la question452. Or, étrangement, les accusateurs, contrairement à la pratique procédurale suivie en la matière, s’étaient abstenus de soumettre à la question les serviteurs. Ppersonne n’était en mesure d’apporter la preuve que Pison avait empoisonné Germanicus. Les arguments de Pison démontraient qu’aucune charge ne pouvait être retenue contre lui de ce chef. À tout, le moins, les preuves n’existaient pas. Fort de ce premier succès, Pison s’emploie à rejeter les autres chefs d’accusation. S’il avait eu des mots avec Germanicus c’est parce que ce dernier ne se pliait pas aux mœurs et aux usages que devait suivre un général romain à l’égard des étrangers qu’ils fussent Athéniens, Syriens, Nabatéens ou Egyptiens. Germanicus s’était transporté en Egypte sans avoir l’autorisation de l’empereur. Il avait donc contrevenu aux mandata de Tibère. Ce n’est pas lui qui avait désobéi aux ordres, mais bien Germanicus. Lui s’était toujours conformé aux instructions, et de l’empereur et de Germanicus. Ses représentations à Germanicus ne constituaient pas des actes de désobéissance, mais l’accomplissement de son devoir. Enfin, il était normal qu’il puisse récupérer la province de Syrie qui lui avait été illégalement retirée par Germanicus alors que celle-ci avait été confiée par l’empereur et ce n’est qu’après avoir appris la mort de Germanicus qu’il se décida à revenir dans son gouvernement et qu’il en fût empêché par les lieutenants de Germanicus, ses accusateurs, qui n’avaient pas hésité, eux, à utiliser la force contre lui. Cependant, ces derniers arguments ne convainquent pas les sénateurs. En effet, Pison ne pouvait nier ses complaisances pour les soldats qui avaient conduit au 452
Tacite, ibid.
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relâchement de la discipline, ni que sa province fut livrée au brigandage, ni ses insultes envers son général453. Des bruits se font entendre à l’extérieur du Sénat. Le peuple s’est massé aux portes de la Curia Julia. Tibère et les sénateurs peuvent entendre distinctement les vociférations d’une foule assoiffée de vengeance. Le peuple crie qu’il fera justice lui-même si les suffrages du Sénat épargnent le coupable454. Lorsqu’il sort du Sénat, Pison est confronté à une multitude qui l’invective et que peut difficilement contenir le cordon des cohortes prétoriennes. Déjà, plusieurs des statues de Pison sont arrachées et portées aux Gémonies. Tibère fait intervenir la troupe pour les remettre en place. Pour plus de sûreté, tandis que les cohortes lui servent d’escorte jusqu’à son domicile, un officier prend place aux côtés de Pison à l’intérieur de sa litière455. Tout au long du trajet, celui-ci se demande avec inquiétude si le tribun est là pour le protéger ou pour l’exécuter. Après bien des bousculades, Pison regagne sain et sauf sa domus. À son arrivée, Pison ne trouve pas sa femme. Les fils de Pison annoncent à leur père que Plancine s’est rendue chez Livie456. Pison comprend immédiatement. Sa femme est allée implorer l’intercession de Livie, la veuve d’Auguste, auprès de Tibère, pour elle seule. Il n’avait cessé de répéter cependant à qui voulait l’entendre que Plancine suivrait sa destinée et qu’elle était prête à mourir avec lui457.
453
Tacite, op. cit., 3, 14. Tacite, ibid. 455 Tacite, ibid. 456 Tacite, op. cit., 3, 15. 457 Tacite, ibid. 454
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Au deuxième jour du procès, Pison constate que Tibère, le Prince du Sénat, ne fait rien pour faire cesser l’hostilité manifestée par les sénateurs à son égard458. Pison sait qu’il est perdu, que Tibère l’a sacrifié sur l’autel de l’Etat. Mais, il lui reste encore à gagner, la survie et l’honneur de ses fils. Il remet un libelle qu’il vient de cacheter à l’un de ses affranchis avec l’ordre de le remettre à l’empereur. On le retrouva au lever du jour égorgé ; son épée à terre à côté de lui459. Apprenant la mort de Pison et le récit officiel de son suicide, le peuple n’y croit pas. Très vite une rumeur court la Ville, elle enfle et accuse Tibère. Plusieurs amis de Pison, sous couvert du secret, jurent que Pison détenait des papiers compromettants pour l’empereur. Il s’agissait des instructions qu’avait données ce dernier à Pison contre Germanicus. Il avait décidé de les lire en plein Sénat. Quand Séjan, l’âme damnée de Tibère, l’apprit, il en dissuada Pison. Il lui promit que l’empereur ne permettrait pas qu’il fût condamné. La nuit même où Pison trouva la mort, un homme de main de Séjan fut aperçu, quittant les lieux460. Les bruits qui accusent Tibère se font insistants. Aussi, à l’ouverture du troisième jour d’audience réservé à la défense, Tibère, interroge l’affranchi qui avait vu pour la dernière fois Pison et découvert le corps de ce dernier. L’homme donne des réponses prudentes, mais pleines de sous-entendus. Tibère est courroucé par les réponses du témoin, qui loin de faire taire les bruits sur la mort de Pison, ne font qu’attiser les soupçons contre lui. Tibère ne
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Tacite, ibid. Tacite, ibid. 460 Tacite, op. cit., 3, 16. 459
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trahit pas cependant son ressentiment461. Comme à son habitude, son visage ne laisse rien paraître. Il sait que chaque sénateur scrute la moindre mimique, la plus petite tension de son visage. Après avoir congédié l’affranchi, il présente le libelle que lui a fait porter le serviteur de Pison. Il en donne lecture. Pison clame son innocence et implore le Princeps pour que ses fils soient épargnés et ne reconnaît qu’une seule erreur, son action pour reprendre sa province462. Pison vient de disculper Tibère du crime qu’on lui imputait. Pison n’a donc pas été éliminé pour les révélations qu’il voulait faire, mais il s’est bel et bien suicidé. À ce stade du procès, Tibère n’a plus rien à craindre. L’accusation d’empoisonnement, grâce au plaidoyer de Pison, n’a plus lieu d’être. L’accusé, qui aurait pu devenir gênant, n’est plus. Tibère peut désormais arrêter le procès. S’appuyant sur la lettre de Pison et parce qu’il ne peut rester sourd à la dernière requête d’un mort, Tibère reprend la parole pour disculper Marcus du crime de guerre civile, commis par son père. Pour Plancine, Tibère déclare se ranger à l’avis de sa mère, Livie, la veuve d’Auguste qui avait demandé la vie sauve pour la femme de Pison. À ces paroles, Veranius et Vitellius, les lieutenants de Germanicus, ne se contiennent plus et laissent exprimer toute leur colère. Ils déclarent que Livie en sa qualité d’aïeule permettait donc que la femme qui avait tué son petit-fils lui adresse la parole. Mieux, elle l’aide à se soustraire à la justice du Sénat. Ils ajoutent que le droit accordé par les lois à tout citoyen était refusé au seul Germanicus. Ils réclament vengeance pour César contre 461
Tacite, ibid. Tacite, ibid.
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l’empereur et Augusta qui défendent Plancine. Avec une ardeur qui ne connaît plus aucune limite, les lieutenants de Germanicus déclarent que Plancine, pouvait en toute impunité empoisonner Agrippine et ses enfants, puisque leur aïeule et leur oncle, si généreux du sang de leur famille, ne lui manifesteraient aucun grief463. Tibère ne relève pas l’impudence des lieutenants de Germanicus, qui, dans d’autres temps, leur aurait valu de connaître à leur tour la cour de justice. Tibère déclare qu’il souhaite que le procès se poursuive et accorde aux fils de Pison le droit d’assurer leur défense ainsi que celle de leur mère464. Pendant, les deux jours suivants, le procès se déroule en toute liberté. Les accusateurs osent tout. Ils lancent contre Pison, sa femme et l’un de ses fils, Marcus, des traits de plus en plus acérés. Ils font défiler les témoins qui accablent la famille Pison. Face à eux, Cnaeus et Marcus restent coi. Malgré les invitations de Tibère à n’avoir aucune crainte et à défendre l’honneur de leur mère, ils ne parviennent pas à prendre la parole. Mais, cette inégalité entre les parties, le silencieux désespoir des défenseurs et leur prostration loin de servir Veranius et Vitellius font naître chez les sénateurs plus de compassion que de haine. Tibère se montre impartial. Dans son for intérieur, il jubile. Il affiche la volonté de ne rien laisser dans l’ombre. Il contrôle tout. La poursuite du procès conforte sa légitimité et estompe les soupçons. Le procès politique prend une dimension nouvelle. Il s’agit de s’en servir pour renforcer à tout jamais l’autorité impériale, lui faire franchir un degré supplémentaire vers le pouvoir absolu.
463
Tacite, op. cit., 3, 17. Tacite, ibid.
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À l’issue des débats, le Sénat passe au vote. Tibère interroge chaque sénateur l’un après l’autre pour qu’il donne son opinion sur la culpabilité et la peine. Le consul Aurelius Cotta est interrogé le premier. Il propose de reconnaître coupable Pison, de rayer son nom des Fastes consulaires, de confisquer la majeure partie de ses biens, de laisser le reste à son fils Cneius qui changera de prénom. Contre Marcus, il propose son exclusion du Sénat, le paiement d’une amende de cinq millions de sesterces et une peine de relégation de dix ans. Pour Plancine, il déclare vouloir se conformer aux vœux de la mère de l’empereur, Augusta et de lui accorder la grâce465. Cependant, Tibère, qui compte plusieurs sénateurs parmi ses fidèles, parvient à adoucir adroitement le verdict. Le Sénat décide finalement que le nom de Pison restera inscrit dans les Fastes consulaires puisque le nom de Marc Antoine qui avait pris les armes contre la République n’avait pas fait l’objet de cette ignominie466. Ce rappel n’était pas seulement un exemple. Il était aussi une pique à l’égard d’Agrippine, fille de Marc Antoine. Tibère rappelle que le sang de la famille des Julii ne coule pas seulement dans son sang par sa mère Octavie, mais qu’elle a celui de l’adversaire d’Auguste. Tibère épargne Marcus. Aucune peine n’est retenue à son encontre et il conserve la majeure partie des biens de son père. Plancine est absoute. La condamnation fait de Pison un conspirateur contre la famille impériale qui a mis en péril la paix civile garantie par le Prince du Sénat. Ainsi, Tibère réalise un double objectif. Le verdict rend justice à la mémoire de Germanicus, d’Agrippine et de ses enfants, mais, le 465
Tacite, ibid. Tacite, op. cit., 3, 18.
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jugement sert, avant tout, ses seuls intérêts. Le temps d’un procès, Tibère est passé de la position d’instigateur de l’assassinat de Germanicus à celui de victime d’une conspiration. Par le procès, Tibère réussit à renforcer son autorité et sa légitimité. Son fils, Drusus, est désormais le seul successeur désigné. Le principe dynastique s’enracine dans sa propre lignée. Mais, ce procès est également à l’origine d’une évolution majeure des institutions. Le Sénat sera l’instrument docile des ordres de l’empereur. L’une de ses prérogatives officielles consistera à défendre la majesté impériale. Avec Tibère, le Sénat devient une haute cour régulière. Une instance extra ordinem s’épanouit à l’ombre des formes traditionnelles de la procédure. Les accusations de maiestas finirent par occuper une place essentielle au plan politique. À partir du procès de Pison, le concept juridique de maiestas ne cessera de connaître une extension hors du commun comme le rappelle Arnaud Suspène à l’occasion de son étude passionnante du procès de Pison467. Le crime de lèse-majesté concerne désormais toute atteinte faite à la personne de l’empereur, de sa famille ou de Rome. Ainsi les libelles ou propos diffamatoires, les injures à la mémoire de l’empereur, le refus de sacrifier à son génie ou les atteintes faites aux statues et images impériales entrent sans base légale véritablement définie dans l’arsenal des instruments de répression468. Les faits condamnés par le Sénat se voient reconnaître la même qualification que les délits politiques prévus par les textes. 467
Arnaud Suspène, Un « procès politique » au début de l’Empire romain : le cas de Pison Père, Revue Historique, Presses Universitaires de France, 2010, pp.863-865. 468 Arnaud Suspène, ibid.
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Une forme de jurisprudence au sens moderne du terme commence à se former. Le Sénat se fera désormais l’interprète des conceptions politiques impériales. Le procès de Pison marque à ce titre également un tournant politique majeur. En tant que Prince du Sénat, l’empereur pouvait donner le premier son avis lorsque s’ouvraient les débats sur la culpabilité d’un accusé. Grâce à sa puissance tribunicienne, il disposait du droit de faire porter toute accusation devant le Sénat. Chaque sentence, chaque condamnation du Sénat contribuait à définir une doctrine qui devint le ferment d’unité de l’Empire romain. À travers la notion bien rôdée de consensus du peuple romain se dessine une véritable idéologie. La soumission de l’ordre sénatorial, des chevaliers, de la plèbe, des légions à la grandeur de la famille impériale et à la personne sacrée du Prince est érigée en credo politique. Il ne peut exister, dans ce contexte, de dissidents. Les sénateurs eux-mêmes furent les premières victimes du régime. Dans les dernières années de son règne, Tibère fit disparaître nombre d’opposants ou supposés l’être. Le procès politique tenait à la fois de l’arme de répression et de l’organe de propagande. La conception terrifiante que prendra le procès politique dans l’histoire présente déjà toutes ses caractéristiques avec le procès de Pison. Les grandes purges orchestrées par le pouvoir impérial en application de la législation de majestate ne sont pas sans faire penser mutatis mutandis à celles, qu’organiseront, dans un temps plus proche du nôtre, d’autres procès politiques.
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Conclusion
Des Arginuses à Pison, cette longue période, qui s’étend sur un peu plus de quatre siècles est pleine d’enseignements. L’histoire mouvementée du XXe siècle donne du procès politique une image préconçue, celle d’un moyen de répression, d’élimination des opposants politiques par un Etat totalitaire. Notre conception moderne de la démocratie et de la république répugne à croire que l’idée de procès politique puisse coexister avec un gouvernement démocratique ou des institutions républicaines. Pourtant, la démocratie athénienne et la République romaine nous offrent de nombreux exemples contraires. Certes, l’apparition du procès politique coïncide avec la crise du régime démocratique et républicain. Pour Athènes, ils sont tout d’abord le prodrome de deux crises majeures. La première, très violente, résultait de la Guerre du Péloponnèse (431-404 av. J.-C.) qui secoua par deux fois la démocratie. Le procès des Arginuses ponctua la fin de cette guerre. Il fut la manifestation d’une radicalisation du régime démocratique. La souveraineté du peuple incontrôlée versait dans l’excès. Le procès politique démontre alors que la démocratie elle-même est susceptible d’exercer une véritable tyrannie lorsque le peuple brise les limites qu’il a posées à la toute-puissance de sa volonté. La seconde crise surgit au lendemain du rétablissement de la démocratie. Le procès de Socrate fut le théâtre d’une confrontation entre deux conceptions antagonistes du pouvoir. Souveraineté populaire d’un côté 265
et démocratie modérée de l’autre s’affrontent dans un duel sans concession. Les arguments échangés entre Socrate et ses accusateurs sont le reflet de cette fracture. Les deux représentations de la démocratie, qui se font face, trouveront un écho par-delà les siècles dans les débats politiques qui se succèderont des Temps Modernes jusqu’à nos jours. À partir de 399, le déclin de la démocratie athénienne se fait plus lent, mais plus profond. Les procès politiques auxquels se livrent Démosthène et Eschine, par personnes interposées d’abord et directement ensuite, traduisent une rupture définitive dans la communauté civique entre un parti de la résistance, incarné par Démosthène et un parti de la collaboration avec l’étranger, mené par Eschine. Chacun représente à sa manière une facette de l’esprit civique face à l’inertie d’une démocratie. À bien des égards, les débats des procès de Timarque, sur l’Ambassade et sur la Couronne, nous ramènent insensiblement aux tumultes et controverses de notre propre histoire. Avec Rome, ce n’est plus la démocratie qui est en cause, mais la République. Là aussi, l’apparition des procès politiques coïncide une nouvelle fois avec le déclin du régime. Mais, il est aussi la preuve, comme ce fut le cas à Athènes, de la vivacité de la citoyenneté romaine. En 80 av. J.-C. le procès politique est le champ d’un combat pour la restauration de la République face à la sombre tyrannie de Sylla. Certes, la République était le gouvernement d’une aristocratie peu nombreuse, imbue de ses privilèges. Mais elle était aussi le lieu de la libertas romaine. Le procès de Sextus Roscius marqua une réaction. Il permit de restaurer les institutions de la Res Publica. Dix-sept ans plus tard, le procès de Muréna s’ouvrit dans la tourmente
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de la conjuration de Catilina. Secoué, par les spasmes de la subversion et de la terreur, le procès dévoilait également l’impuissance de la République finissante à trouver cette concordia ordinum tant recherchée par Cicéron. Mais, en l’occurrence la raison d’Etat invoquée dans le procès avait un seul objet, sauver la République. Raison d’Etat, procès politique n’étaient pas au service de l’oppression, mais bien d’une conception supérieure de l’ordre public. Souvent, le procès politique se présente comme une entreprise de déstabilisation de l’adversaire. Tout change avec le procès de Pison. D’abord, parce que depuis 27 av . J.-C. la République a vécu. Ensuite, parce que ce procès, qui fut conçu sur le modèle républicain dans le but d’ébranler le pouvoir en place, connut à cette occasion une mutation profonde qui devait conduire à la transformation du régime politique lui-même. Le pouvoir n’avait pas pris l’initiative du procès Pison, mais il retourna la situation à son avantage. Le procès politique est alors devenu entre les mains de l’Empereur un instrument de contrôle politique. Il fut à l’origine des purges qui frappèrent le personnel politique. Une nouvelle fois, à partir du procès de Pison, s’ouvre une ère qui n’est pas sans nous rappeler un temps plus proche du nôtre. À bien des égards, avec le procès de Pison, le temps du monde fini commence.
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Fisher N., Aeschines’ Against Timarchos, Oxford, Oxford University Press, 2001. Grimal P., Cicéron, Fayard, Paris, 1986. Humbert J., L’Accusation de Socrate et le Gorgias, Paris, C. Klincsieck, 1930. Ismard P., L’événement Socrate, Flammarion, Paris, 2013. Levick B., Tiberiu’s Retirement to Rhodes in 6 B.C., Latomus, 31, 1972. Macdowell D.M., The Law in classical Athens, Londres, 1978. Mossé C., Le procès Socrate, Editions Complexe, 1996. Nietzsche F., Humain trop humain, traduction A.-M. Desrousseaux, Société du Mercure de France, Paris, 1906. Pouqueville M., Grèce, Paris, Firmin, Didot Frères, 1835. Saylor S., Du sang sur Rome, Ramsay, Paris, 1997. de Tocqueville A., De la démocratie en Amérique, tome 1, Flammarion, Paris, 1981.
275
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION ………………………………….. 7 Première partie : Les grands procès politiques de l’antiquité grecque ……………………………….17 Chap. I : Une manipulation du despotisme populaire : le procès des Arginuses ……………………………… 23 Sect. 1 : Un désastre politique : la victoire militaire des Arginuse…………………………………………. 24 Sect. 2 : Une arme politique de déstabilisation : l’accusation des stratège …………………………….. 28 Sect. 3 : Une défense de connivence efficace ……….. 37 Sect. 4 : Une entorse constitutionnelle aux règles du procès politique …………………………………… 43 Sect. 5 : Un débat entre souveraineté populaire et loi démocratique …………………………………… 50 Chap. II : Le procès de l’homme politique : Socrate … 59 Section 1 : L’Apologie de Socrate et L’Accusation : deux récits d’un procès politique ……………………. 60
Section 2 : Le procès d’un opposant politique au régime démocratique …………………………….. 66 Section 3 : Une accusation politique d’impiété et de corruption ……………………………………… 75 Section 4 : Un plaidoyer anti-démocratique pour défense de rupture ……………………………… 86 Section 5 : Une condamnation à mort érigée en tribune politique ………………………………….. 98 Chap. III : L’enjeu des procès politiques au IVème siècle : le gouvernement de la cité…………………… 107 Section 1 : Un contexte international alarmant : la menace macédonienne ……………………………. 108 Section 2 : Le procès de Timarque : un statu quo politique ……………………………….. 112 Section 3 : Le procès sur l’Ambassade : une victoire du parti macédonien …………………………………. 123 Section 4 : Démosthène et le parti de la résistance en accusation ………………………………………… 139 Section 5 : Le procès sur la couronne: la revanche politique de Démosthène …………………………….. 146
Deuxième partie : Les grands procès politiques de l’Antiquité romaine ……………………………... 163 Chap. I : L’affaire Sextus Roscius : le procès politique du dictateur Sylla …………………………………….. 167 Sect. 1 : Sylla ou la dérive tyrannique d’une dictature « républicaine » ……………………………………… 168 Sect. 2 : Une accusation criminelle sous haute tension politique ……………………………………………… 176 Sect. 3 : Une affaire criminelle convertie en procès politique ……………………………………………… 185 Sect. 4 : Le non-lieu de Roscius : la condamnation politique de Sylla …………………………………….. 193 Chap. II : L’enjeu du procès Muréna : la survie de la République ………………………………………… 207 Sect. 1 : Rome sous la menace d’une subversion Politique et militaire ………………………………… 208 Sect. 2 : Un procès dans la tourmente de la conjuration de Catilina …………………………………………… 215 Sect. 3 : L’acquittement de Muréna au nom de la raison d’Etat ………………………………………………. 222
Chap. III : Le procès politique : une arme de propagande impériale ………………………………. 237 Sect. 1 : L’empereur Tibère et Pison, suspects du meurtre de Germanicus …………………………. 239 Sect. 2 : Le procès de Pison, une entreprise de déstabilisation du pouvoir ………………………….. 246 Sect. 3 : Le renversement de l’accusation : Tibère victime de Pison ……………………………………. 252 CONCLUSION ……………………………………. 265 BIBLIOGRAPHIE ………………………………… 269 TABLE DES MATIERES …………………………… 277
L’histoire aux éditions L’Harmattan
Dernières parutions
Pourquoi ? Les Lumières à l’origine de l’Holocauste
Valdman Edouard
Et si la grande tentation pour les Juifs était d’oublier leur identité ? Et si l’assimilation faisait le lit de l’antisémitisme ? Et si la laïcité exacerbait les antagonismes religieux ? Et si les origines de l’Holocauste étaient à chercher aussi du côté des Lumières ? La réflexion de l’auteur, loin des préjugés bien pensants, est une contribution essentielle dans un contexte de résurgence de l’antisémitisme en Europe et dans le monde. (10.50 euros, 78 p.) ISBN : 978-2-343-04928-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-36942-6 Les tondues – Un carnaval moche
Brossat Alain - Préface de Geneviève Fraisse
La tonte de milliers de femmes soupçonnées de «collaboration horizontale» avec l’ennemi est un phénomène qui a longtemps filé entre les doigts des historiens professionnels. Partant de cet embarras, l’auteur tente de saisir ces violences comme un phénomène «total» dont chaque facette ne s’éclaire qu’au prix de la mobilisation des savoirs et d’hypothèses infiniment variées. Le développement tardif, mais désormais bien ancré, en France, des études de genre souligne l’intérêt de la réédition de ce livre paru la première fois en 1992. (Téraèdre, Coll. [Ré]édition, 36.00 euros, 348 p.) ISBN : 978-2-36085-060-0, ISBN EBOOK : 978-2-336-37022-4 Un «malgré-nous» dans l’engrenage nazi Les sacrifiés de l’Histoire
Cantinho Pereira Pedro
Ce livre constitue un humble hommage aux Alsaciens et Mosellans incorporés de force dans les armées allemandes lors de la Seconde Guerre mondiale et qui vivent dans l’ambiguïté de leur destin. Dans ce cataclysme, les agresseurs ont souvent été victimes de leurs propres actes. En racontant l’histoire vraie de Paul Freundlich, jeune Alsacien dont la vie a été bouleversée par la Seconde Guerre mondiale, le narrateur revient sur son propre passé. (Coll. Mémoires du XXe siècle, série Seconde Guerre mondiale, 21.50 euros, 216 p.) ISBN : 978-2-343-05059-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-36992-1
troupes (Les) coloniales d’Ancien Régime Fidelitate per Mare et Terras
Lesueur Boris - Préface de Michel Vergé-Franceschi
«Le désavantage des colonies qui perdent la liberté de commerce est visiblement compensé par la protection de la Métropole qui les défend par ses armes ou les maintient par ses lois». Cette phrase de Montesquieu résume les liens compliqués entre une métropole et ses colonies sous l’Ancien Régime. La prospérité apportée par les colonies devait être souvent défendue avec acharnement. Des compagnies détachées aux régiments coloniaux, l’aventure des soldats au temps de la NouvelleFrance et des Iles demeure singulière et mal connue. (SPM, Coll. Kronos, 45.00 euros, 534 p.) ISBN : 978-2-917232-28-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-36549-7 droit (Le) des Noirs en France au temps de l’esclavage Textes choisis et commentés
Boulle Pierre H., Peabody Sue
En France entre le XVIe siècle et le XIXe siècle, la vision de l’individu doté d’une liberté formelle fut confrontée à l’existence de l’esclavage aux colonies, en particulier lorsqu’à partir de 1716 une exception au principe du sol libre fut octroyée aux planteurs qui souhaitaient amener en métropole leurs esclaves domestiques. Tout un appareil juridique dut être créé pour accommoder cette exception. Le présent ouvrage cherche à illustrer les différentes étapes que prit cette recherche d’un équilibre entre liberté et esclavage. (Coll. Autrement Mêmes, 29.00 euros, 291 p.) ISBN : 978-2-343-04823-9, ISBN EBOOK : 978-2-336-36295-3 âges (Les) de l’humanité Essai sur l’histoire du monde et la fin des temps
Bolton Robert
Comment, quand et pourquoi le monde a-t-il commencé ? Et quand toucherat-il à son terme ? Les deux mille dernières années sont analysées en termes de cosmologie traditionnelle, à l’aide de la science des nombres afin de permettre le calcul de la position de notre époque dans l’ère à laquelle elle appartient. L’auteur arrive à la conclusion qu’il y a de fortes probabilités pour que son terme coïncide avec la fin des temps. (Coll. Théôria, 28.00 euros, 272 p.) ISBN : 978-2-343-03921-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-36288-5 divination (La) dans la Rome antique Études lexicales
François Guillaumont et Sophie Roesch (éds.)
Les Romains vivaient dans un monde peuplé de signes de la volonté des dieux. Savoir lire ces signes, par le biais de la divination, permettait aux hommes de s’assurer le succès de leurs entreprises. L’objet de ce recueil est de compléter par une approche lexicale les nombreuses publications déjà consacrées à ce domaine de la religion antique, afin de mieux définir les croyances et les pratiques divinatoires des Romains. (Coll. Kubaba, 15.50 euros, 150 p.) ISBN : 978-2-343-04273-2, ISBN EBOOK : 978-2-336-36431-5
disparition (La) du Dieu dans la Bible et les mythes hittites Essai anthropologique
Nutkowicz Hélène, Mazoyer Michel
Drames et tragédies se succèdent qui voient les destructions de la nature, de l’homme et du cosmos dans les royaumes tant hatti que judéen, témoins de la rupture entre le monde terrestre et le monde divin. Quelles explications les peuples touchés par ces situations de crises apportent-ils ? Quels sont les points partagés et les divergences développées par ces deux peuples ? (Coll. Kubaba, série Antiquité, 22.00 euros, 214 p.) ISBN : 978-2-343-04876-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-36434-6 échanges (Les) maritimes et commerciaux de l’Antiquité à nos jours (2 volumes)
Sous la direction de Philippe Sturmel
Tous les peuples, ou presque, ont voulu faire de la mer et des océans leur terrain de jeu, de chasse, d’échanges ou d’aventures. A l’aube de l’époque moderne, la navigation commerciale connaît un essor spectaculaire et les terres apparaissent comme un obstacle à son développement. La mer, enfin, comme lieu de toutes les spéculations, intellectuelles, philosophiques ou utopiques. C’est cette grande histoire que les communications rassemblées dans cet ouvrage ont l’ambition de raconter. (Volume 1, Coll. Méditerranées, 31.00 euros, 300 p.) ISBN : 978-2-343-03509-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-36383-7 (Volume 2, Coll. Méditerranées, 30.00 euros, 294 p.) ISBN : 978-2-336-30724-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-36382-0 Mensonges de l’Histoire (Tome 2)
Monteil Pierre
Avec simplicité, esprit critique et objectivité, l’auteur s’attaque, dans ce second tome, à de nouveaux «mensonges de l’Histoire» : ainsi, saviez-vous que l’Enfer est une conception médiévale ? Que les chiffres arabes sont en réalité indiens ? Que Gutenberg n’a pas inventé l’imprimerie ? Qu’Abraham Lincoln était raciste ? Que l’Allemagne nazie fut le premier pays dans l’espace ? (Coll. Rue des écoles, 30.00 euros, 300 p.) ISBN : 978-2-343-04362-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-36119-2 Les Voyageuses d’Albert Kahn (1905-1930) Vingt-sept femmes à la découverte du monde
Arasa Yaelle
Entre 1905 et 1930, Albert Kahn, riche banquier autodidacte, crée en France, une bourse féminine Autour du monde, octroyée aux plus brillantes des jeunes femmes titulaires de l’agrégation. Les lauréates se nourrissent, durant une année, d’un quotidien nomade, se frottant aux traditions les plus anciennes et à la modernité la plus échevelée. Courriers, rapports et carnets de bord narrent les changements de paysage, du monde, de la société, de l’enseignement féminin et de la vie des femmes durant un quart de siècle. (38.00 euros, 382 p.) ISBN : 978-2-343-04419-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-36174-1
mythe (Le) indo-européen du guerrier impie
Blaive Frédéric, Sterckx Claude
Cet ouvrage s’appuie sur les travaux de comparatisme indo-européen initié par Georges Dumézil et plus particulièrement d’un mythème de «guerrier impie» s’attaquant obstinément à tous les niveaux du sacré, du droit et du juste, repoussant dédaigneusement les avertissements divins et s’obstinant dans sa démesure jusqu’à succomber. Ces enquêtes rendent compte des formes et des motivations propres à chaque culture du guerrier impie (tels que les Grecs Achille et Bellérophon, les Romains César et Julien l’Apostat, l’Irlandais Cuchulainn, le Scandinave Harald l’impitoyable, voire l’Anglais Richard III). (Coll. Kubaba, série Antiquité, 22.00 euros, 224 p.) ISBN : 978-2-336-30260-7, ISBN EBOOK : 978-2-336-35479-8 Figures royales des mondes anciens
Sous la direction de Michel Mazoyer, Alain Meurant et Barbara Sébastien
Dans les mondes indo-européen et méditerranéen, la royauté apparaît comme la forme naturelle et privilégiée de la souveraineté. Son souvenir est particulièrement bien conservé, nos sociétés modernes en ont largement hérité. Dix variations sur la royauté dans l’Antiquité, du monde celtique au domaine gréco-romain en passant par celui des Scythes et des Hittites sont ici proposées. (Coll. Kubaba, 23.00 euros, 230 p.) ISBN : 978-2-343-00291-0, ISBN EBOOK : 978-2-296-53505-3 Essais d’histoire globale
Sous la direction de Chloé Maurel Préface de Christophe Charle
L’histoire globale est une approche novatrice qui transcende les cloisonnements étatiques et les barrières temporelles et promeut un va-et-vient entre le local et le global. Développé depuis plusieurs années aux États-Unis, ce courant connaît un essor récent en France. Voici un tour d’horizon varié des travaux récents en histoire globale (concernant l’abolition de l’esclavage, l’histoire du livre et de l’édition, des revues et celle des organisations internationales). (23.00 euros, 226 p.) ISBN : 978-2-336-29213-7, ISBN EBOOK : 978-2-296-53077-5 Vers un nouvel archiviste numérique
Ouvrage collectif coordonné par Valentine Frey et Matteo Treleani
La réinvention permanente apportée par le numérique suscite de nombreux débats. Notre rapport à la mémoire et à l’histoire, longtemps basé sur l’objet matériel et sa conservation physique, est à présent bouleversé. Les techniques ont beaucoup évolué, apportant de nouvelles problématiques, dans le domaine de l’informatique comme celui des sciences humaines. Quelles tensions entre technique et mémoire ? Comment se souvenir du passé à travers ses vestiges ? Que change le numérique ? (Coll. Les médias en actes, 22.00 euros, 224 p.) ISBN : 978-2-336-00174-6, ISBN EBOOK : 978-2-296-53103-1
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LES GRANDS PROCèS POLITIQUES DE L’ANTIQUITé L’histoire mouvementée du XXe siècle donne du procès politique une image préconçue, celle d’un moyen de répression, d’élimination des opposants politiques par un Etat totalitaire. Notre conception moderne de la démocratie et de la république répugne à croire que l’idée de procès politique puisse coexister avec un gouvernement démocratique ou des institutions républicaines. Pourtant, la démocratie athénienne et la République romaine nous offrent de nombreux exemples contraires. L’ouvrage fait revivre le dialogue passionnant, parfois dramatique, toujours épique entre citoyens athéniens et romains à travers leurs procès politiques. Qu’il s’agisse de définir les limites de la démocratie, la forme ou la nature du régime ou bien encore le destin de la République face aux périls intérieurs, Athènes et Rome nous dévoilent une face cachée, souvent méconnue des grands procès politiques aux antipodes de la représentation moderne que nous nous faisons de ces instances.
Eric Gilardeau est avocat à la Cour d’Appel de Paris, maître de conférences habilité à diriger des recherches, auteur de travaux sur la codification, le droit judiciaire, la philosophie du droit et spécialiste de l’Antiquité.
Illustration de couverture : © Thinkstock
ISBN : 978-2-343-06432-1
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9 782343 064321