Les genres littéraires [2e édition ed.] 2200245491, 9782200245498

La notion de genre est contestee, au nom de la liberte du createur. Mais elle aussi revendiquee en tant que moyen de des

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COLLECTION 128 • SÉRIE LETTRES
Avant-propos
1 - La notion de genre littéraire
1. Définition et délimitation
2. La perspective historique
3. Le débat théorique
2 - Le théâtre et le genre dramatique
1. Le genre dramatique
2. La tragédie
3. La comédie
4. Le drame
Le roman et le genre narratif
1. Les fondements de la narration
2. Le récit : éléments de définition
3. Le roman et ses formes
4. Les autres genres narratifs
4 - La poésie et le genre lyrique
1. Un genre incertain
2. L'essence de la poésie
3. Les formes de la poésie
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Les genres littéraires [2e édition ed.]
 2200245491, 9782200245498

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Table des Matières Page de Titre Table des Matières Page de Copyright Du même auteur COLLECTION 128 • SÉRIE LETTRES Avant-propos

1 - La notion de genre littéraire 1. Définition et délimitation 2. La perspective historique 3. Le débat théorique

2 - Le théâtre et le genre dramatique 1. Le genre dramatique 2. La tragédie 3. La comédie 4. Le drame

Le roman et le genre narratif 1. Les fondements de la narration 2. Le récit : éléments de définition 3. Le roman et ses formes 4. Les autres genres narratifs

4 - La poésie et le genre lyrique 1. Un genre incertain 2. L'essence de la poésie 3. Les formes de la poésie

4. « La poésie sans le vers »

5 - Aux frontières du genre 1. L'ère du soupçon 2. Genres et contexte 3. Le renouvellement des genres 4. Le genre en procès

Conclusion Bibliographie

© Armand Colin, 2008 pour la présente édition. © Armand Colin, 2005. © Nathan/HER, 2000. 978-2-200-24549-8

Du même auteur La Contraction de textes, Ellipses, 1998. La Synthèse de textes, Ellipses, 1999. Les Romans clés de la littérature française, Le Seuil, 1998. Petit Manuel de conversation, Studyrama, 2007. Dictionnaire du roman, Armand Colin, 2006. Écoles et courants littéraires, Armand Colin, coll. Lettres Sup, 2005 Yves Stalloni est professeur de première supérieure à Toulon. Conception de maquette : Atelier Didier Thimonier.

2e édition Internet : http://www.armand-colin.com

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous pays. • Toute reproduction ou représentation intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, des pages publiées dans le présent ouvrage, faite sans l’autorisation de l’éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon. Seules sont autorisées, d’une part, les reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, les courtes citations justifiées par le caractère scientifique ou d’information de l’œuvre dans laquelle elles sont incorporées (art. L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2 du Code de la propriété intellectuelle). ARMAND COLIN ÉDITEUR • 21, RUE DU MONTPARNASSE • 75006 PARIS

COLLECTION 128 • SÉRIE LETTRES

Avant-propos La littérature, art du langage, a depuis toujours éprouvé le besoin de regrouper diverses formes de discours à partir de structurations typologiques. C'était déjà le cas des œuvres de l’Antiquité gréco-latine que des ouvrages théoriques (comme la Poétique d’Aristote) se proposaient de définir et de classer ; c’est encore le cas des œuvres plus modernes qui, ne serait-ce que pour les nécessités de l’édition ou de la bibliologie, ont besoin d’être identifiées clairement. Ce que font les genres. L'acheteur dans une librairie, l’étudiant dans une bibliothèque, l’éditeur devant un manuscrit doivent rapidement différencier un essai d’un roman, un recueil poétique d’une pièce de théâtre et même, en affinant la classification, un roman autobiographique d’une fiction, une biographie historique d’un pamphlet politique, un recueil de nouvelles d’une plaquette de vers, un récit fantastique d’un conte pour enfants. Même en négligeant ce que Gérard Genette appelle le « péritexte éditorial » (format, collections), les indications génériques sont ainsi devenues, dans l’édition moderne, le complément indispensable du titre, conférant au livre un « statut officiel », celui « que l’auteur et l’éditeur veulent attribuer au texte et qu’aucun lecteur ne peut légitimement ignorer ou négliger, même s’il ne se considère pas comme tenu à l'approuver1 ». Au point que cet indice, relevant du « paratexte », peut, à lui seul, constituer un guide de choix, un élément de jugement esthétique, une manœuvre d’auteur pour hypothéquer le mode de lecture. Ainsi, Gide répartissait arbitrairement ses œuvres narratives en « soties », « récits » ou « romans ». Et Corneille orientait « l’horizon d’attente » de ses lecteurs en baptisant Le Cid, dans l’édition originale, « tragi-comédie ». Le genre n’est donc peut-être qu’un simple artifice classificatoire, une « convention pragmatique » ou « constituante », comme le dit Antoine Compagnon2, mais il a sa nécessité, notamment pour les auteurs qui, quand ils composent un livre, se positionnent par rapport à un modèle d’écriture (aussi bien pour l’illustrer que pour le subvertir), ou pour les lecteurs qui

aiment à reconnaître des traits de famille dans les ouvrages qu’ils ont choisi de lire – quitte à apprécier les transgressions génériques quand celles-ci ne trahissent pas en profondeur le pacte de lecture initial. Le besoin du genre se fait encore sentir pour le commentateur, le critique littéraire, le professeur qui, dans leur démarche herméneutique, se doivent d’en référer à une taxinomie officielle à laquelle sera comparée l’œuvre à commenter – dont la richesse ou l’originalité se situera éventuellement dans l’agénéricité ou la polygénéricité. Une étude sur les Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar ne peut faire l’économie d’une interrogation sur le genre de ce texte : véritables mémoires comme l’indique le titre, lettre à un destinataire privilégié (le jeune Marc Aurèle), vaste monologue ou roman historique (genre auquel l’auteur consacre de longues lignes dans le Carnet de notes qui suit le livre) ? Cet exemple témoigne au passage de la liberté du texte qui lui, par nature, peut bien se dispenser d’une identité générique, comme le montrent les nombreuses œuvres ambiguës ou « indécidables » (de Dante à Quignard) et comme le proclament certains analystes tels Blanchot ou Jabès. Si chacun admet l’importance et l’utilité du concept de genre, on doit bien reconnaître toutefois que l’intérêt pour la notion a varié au cours des époques et que les tentatives de description et de délimitation n’ont pas toujours abouti à des définitions claires. L'objectif de cet ouvrage se situe dans la double perspective suggérée par ce constat : il s’inscrit d’abord dans le sens de la réhabilitation actuelle de l’approche rhétorique de la littérature. Le genre, fidèle en cela à une histoire mouvementée qui lui a successivement accordé trop ou pas assez d’honneur, connaît en effet, après une période de relatif oubli dans la première moitié du siècle, un regain de faveur provoqué ou alimenté par les recherches des structuralistes et de la « nouvelle critique ». Pour preuve les très nombreux colloques universitaires sur ce sujet au cours de la dernière décennie, dont on trouvera les références en bibliographie. Cet ouvrage souhaite ensuite faire le tri à l’intérieur des abondants travaux suscités par la notion de « genre », afin de dégager quelques définitions et quelques outils susceptibles d’aider et de guider l’étudiant dans son travail sur les textes. La réflexion sur le genre, comme celle touchant à la critique ou à l’histoire littéraire par exemple, ne doit pas

faillir à sa mission prioritaire : permettre une meilleure lecture et une meilleure compréhension des textes. Par la maîtrise des notions techniques sera facilitée l’entreprise critique qui consiste, en passant d’une forme à un sens, à identifier et à apprécier l’œuvre littéraire. L'enjeu est donc d’importance, comme l’écrit un spécialiste aux premières pages de son essai, puisque c’est toute la littérature qui se déploie à partir de la notion de genre : La théorie des genres est ainsi devenue le lieu où se joue le sort du champ extensionnel et de la définition de la littérature : l'introuvable spécificité sémiotique est « sauvée » grâce à la relève de la théorie des genres. (Jean-Marie Schaeffer, Qu'est-ce qu'un genre littéraire ?, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Poétique », 1989, p. 10.) 1 Gérard Genette, Seuils, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Poétique », 1985, p. 20. 2 Avant-propos à Merete Stistrup-Jensen et Marie-Odile Thérouin (éd.), Frontières des genres. Migrations, transferts, transgressions, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2005.

1 La notion de genre littéraire 1. Définition et délimitation S'il paraît relativement aisé de distinguer, comme le font les histoires de la littérature ou les anthologies scolaires, le roman de la poésie et du théâtre – pour nous en tenir aux divisions traditionnelles –, il est moins facile de déterminer précisément quels sont les fondements d’une telle distribution, quelle est sa portée, sa signification, quelles en sont les limites. La notion de genre, élément essentiel de la description littéraire, soulève suffisamment de questions théoriques pour que l’on s’efforce, avant de décrire les catégories qu’elle recouvre, de définir son sens, de délimiter son champ opératoire, de faire apparaître ses difficultés. 1.1 Le mot et ses acceptions Le mot « genre » n’est pas réservé au domaine esthétique et pas davantage à la littérature. Il s’agit d’un terme du lexique qui renvoie, d’une façon générale, à l’idée d’origine, ainsi que l’atteste l’équivalent latin d’où il est tiré, « genus, generis ». C'est dans ce sens que le mot s’emploie jusqu’à la Renaissance, où il désigne approximativement la race, la souche. C'est aussi cette signification que conserve le terme dans le syntagme moderne « genre humain », expression destinée à recouvrir « l’ensemble des hommes considérés indépendamment de toute notion de sexe, de race, de pays1 ». Cette première définition qui recouvre implicitement l’idée de « groupe d’êtres » a autorisé un glissement sémantique, dans une perspective plus philosophique, vers le sens de regroupement d’individus ou d’objets

présentant entre eux des caractères communs. C'est la définition que propose Lalande : Deux objets sont dits être du même genre lorsqu’ils ont en commun quelques caractères importants. (Art. « Genre », dans Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1985.) À l’intérieur de cette première catégorie, on a pris l’habitude, sous l’influence de la biologie, d’isoler un nouveau niveau de division, celui de l’espèce qui s’appliquerait à des objets « se ressemblant davantage », comme l’espèce du « loup » ou celle des « agrumes ». Une autre définition philosophique résume clairement cette distinction : Quand deux termes généraux sont contenus l’un dans l’autre, le plus grand en extension s’appelle genre, le plus petit s’appelle espèce. En compréhension, le genre est plus petit que l’espèce. Le genre s’étend à plusieurs espèces, tandis que l’espèce comprend les attributs du genre. (E. Goblot, art. « Genre », dans Vocabulaire philosophique, Paris, Armand Colin, s.d.)

Deux domaines du savoir vont récupérer ces définitions pour désigner des classifications particulières : la grammaire, où le mot « genre » permet de distinguer les catégories du masculin et du féminin (et éventuellement du neutre) ; la littérature et l’art qui ont eu recours à ce terme pour qualifier des classes, des sujets ou des modes de création. En peinture, par exemple, on séparera le portrait du paysage, la marine de la nature morte ; en architecture le gothique sera distingué du roman, le baroque du classique ; en matière de cinéma, art pourtant récent, il est traditionnel de différencier les catégories du western, de la comédie musicale, du film d’aventures, du péplum ou du dessin animé. La littérature à son tour obéit à la même volonté taxinomique en s’efforçant de classer les œuvres et les sujets en fonction de critères particuliers, qu’ils soient stylistiques, rhétoriques, thématiques ou autres. C'est ce territoire qui constitue les genres littéraires et que l’on se propose

d’explorer. 1.2 Sur quelques présupposés Trois présupposés découlent de cette définition. L'idée de norme La distribution en genres repose sur une volonté d’ordre, au double sens du mot. D’une part, en répartissant les objets à l’intérieur de catégories déterminées, on peut remédier au désordre d’une production laissée en vrac. Le genre, en tant qu’étiquette de classement, s’impose comme un outil opératoire dans la démarche rationnelle qui consiste à passer de l’imprécis au précis, de l’indéterminé au déterminé, du général au particulier. D’autre part cette « mise en ordre » est un « ordre de mise », en ce sens que la catégorie générique prédétermine le contenu des productions qui en relèvent. Elle se présente en fait comme une division figée régie par des règles impératives dont l’observance conditionne la cohérence. Pour caractériser les genres, il a bien fallu définir des critères d’appartenance qui, formalisés en termes normatifs, sont devenus des contraintes codifiées. Tout genre suppose des lois qui le définissent, des limites qui le circonscrivent, des théoriciens qui en contrôlent l’usage et qui décernent le label. On devine quelles révoltes appellent de telles rigidités et quelles transgressions supposent de telles règles. L'idée de nombre Le genre est une figure de la pluralité. Pour qu’il y ait genre, il faut la réunion, fondée sur des critères de ressemblance, d’éléments individuels pris en nombre indéfini mais d’importance assez grande. C'est par la juxtaposition de diverses œuvres théâtrales conformes à la même esthétique qu’on établira la catégorie de la comédie – même si Molière, Marivaux et Courteline sont en définitive assez différents les uns des autres. Le genre, en outre, prend toute sa signification par rapport aux

autres genres desquels il se distingue. En la circonstance, la comédie s’oppose à la tragédie et au drame. Cette constatation soulève deux types de questions : • celle de l’un et du multiple : quel type de relation entretient l’objet avec la catégorie supérieure à laquelle il est rattaché (ici, la comédie avec le théâtre en général, de même le rapport de la nouvelle ou du conte avec le genre narratif) ? Ce qui est une manière de faire surgir la question des critères d’appartenance et une autre, déjà rencontrée, de norme ; • celle de la délimitation quantitative : à partir de quel degré de fréquence un genre peut-il se définir comme tel ? Combien faudra-t-il dénombrer de tragédies qui finissent bien pour que ce qui semble être une infraction aux règles devienne une catégorie identifiable, la tragi-comédie ? C'est à partir de ces interrogations que prennent naissance les nouveaux genres, comme on le voit aujourd’hui avec le manifeste, l’autofiction ou le fragment. L'idée de hiérarchie La définition du mot « genre » a fait apparaître de manière nette une division stratifiée du savoir. Le genre délimite un premier niveau par rapport à l’espèce, elle-même divisée en familles ou en classes, ellesmêmes réparties en groupes ou cellules, elles-mêmes composées d’unités ou d’objets et ainsi de suite. La notion reproduit donc une réalité sociale, culturelle – et quasi idéologique –, celle de l’organisation humaine sous sa forme pyramidale2. De là quelques nouvelles questions : • Sommes-nous, avec le genre, en présence d’un élément premier d’où découlent les autres et qui suppose un ordre immuable ? • Ce modèle originel que désigne le genre n’est-il pas une simple construction théorique idéale (au sens platonicien), dont aucun représentant ne peut prétendre réunir les caractères spécifiques ? • Comment se manifeste l’autorité du genre sur les catégories réputées subalternes ? La classification fonctionnelle n’entraîne-

t-elle pas une implicite hiérarchisation qualitative, le genre appelant inévitablement des « sous-genres », voire des « soussous-genres » ? 1.3 Le mot « genre » en littérature On mesure à ce qui précède la difficulté de parvenir à une définition précise du genre en littérature. Le critique allemand Karl Viëtor recommandait, dans les lignes liminaires de l’essai consacré à la question, la plus extrême prudence en matière terminologique : Dans le débat scientifique qui s’est instauré, au cours de la dernière décennie, sur les rapports des genres littéraires entre eux, le concept de « genre » n’a pas un emploi aussi unifié qu’il le faudrait pour qu’on progresse enfin sur ce terrain difficile. Ainsi, l’on parle de l’épopée, de la poésie lyrique et du drame comme des trois grands genres ; et, en même temps, la nouvelle, la comédie et l’ode sont aussi appelées des genres. Un seul concept doit donc embrasser deux sortes de choses différentes. (« Histoire des genres littéraires », dans Théorie des genres, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points », 1986, p. 9-10.) Le premier problème ici posé est donc de nature lexicale : que met-on exactement derrière le mot « genre » ? On se rendra vite compte que cette question banale équivaut à s’interroger sur la nature particulière des diverses productions littéraires, sur l’angle retenu pour mener l’analyse, sur l’acte de lecture, sur la réception réservée à l’œuvre, sur sa « littérarité » – bref, sur l’essence même de la littérature. Il faudra avancer avec prudence dans un domaine où les mots sont piégés et, comme le disent des spécialistes du langage, « cesser d’identifier les genres avec les noms des genres 3 ». À l’inverse de ce qui se passe pour les autres arts, la littérature semble avoir du mal à s’entendre sur une théorie cohérente des genres fondée sur des défini- tions rigoureuses et sur des délimitations précises. On peut toujours adapter au cas particulier de la littérature la définition générale, comme le fait A. Kibedi-Varga : Le genre est une catégorie qui permet de réunir, selon des critères divers

un certain nombre de textes. (Art. « Genres littéraires », dans J.-P. de Beaumarchais, D. Couty, A. Rey [dir.],1, Dictionnaire des littératures de langue française, Paris, Bordas, 1987.) Mais quelles catégories ? Quels critères ? et combien ? Quels textes ? et combien ? Ces questions indispensables renvoient inévitablement à notre point de départ, à savoir l’analyse « poétique » de la production littéraire. Afin d’échapper à la tautologie on pourra s’en tenir à la seule définition acceptable pour l’instant, celle qui, s’appuyant sur une forme, retient l’aspect « structural » de l’œuvre. C'est ce que conseille Riffaterre affirmant que « le genre est la structure dont les œuvres sont les variantes » ; c’est ce que fait également Louis Baladier limitant la notion à sa fonction taxinomique et normative : Le genre est une espèce de paradigme primordial, un schème archétypique, une essence, dont chaque œuvre qui les actualise représente une inflexion particulière, une réalisation singulière. (Louis Baladier, Le Récit, Paris, STH, 1991, p. 17.) (Louis Baladier, Le Rédt, Paris, STH, 1991, p. 17.)

En schématisant à l’extrême, nous arriverions à l’image triviale de vastes tiroirs pourvus d’étiquettes dans lesquels viennent se ranger, pour des commodités de classement, des œuvres de tous les temps et de tous les pays. Dans le tiroir « Genre narratif », par exemple, seront regroupées des sous-catégories comme le roman, la nouvelle, le conte, etc. Dans la souscatégorie « Romans » figureront les romans réalistes, les romans psychologiques, les romans d’aventures, etc. Dans le sous-groupe « Roman psychologique » pourraient être distingués roman à la première ou à la troisième personne, etc. Et on ferait de même pour les autres grands « tiroirs » comme la poésie ou le théâtre. Cette « typologie structurale » rudimentaire, qui ne peut être reçue de manière aussi simple, combine implicitement deux approches : une première de nature historique (comment se sont produites et distribuées les œuvres aux diverses époques de la création ?) ; et une seconde de nature

théorique (quels caractères discriminants permettent de répartir les œuvres dans les diverses classes ?). Cette double perspective qui reproduit une distinction bien connue des linguistes, par exemple celle de la diachronie et de la synchronie, délimitera notre parcours vers l’élucidation des genres littéraires. 2. La perspective historique La volonté, consubstantielle à l’esprit humain, de classer, de structurer, de définir le champ illimité du savoir, s’est appliquée très tôt aux productions littéraires. En choisissant de mettre en relation les œuvres entre elles et de donner aux catégories ainsi formées des dénominations particulières, les théoriciens de la littérature posaient les fondements de ce qu’on appellera la « poétique », au sens où la définit Valéry qui voit là « tout ce qui a trait à la création ou à la composition d’ouvrages dont le langage est à la fois la substance et le moyen4 ». Il n’est pas exagéré de prétendre que la notion de genre est un jalon fondamental dans l’histoire de l’analyse littéraire. Tous les spécialistes conviennent de cette préoccupation permanente, ponctuée de quelques éclipses. Par exemple sous la plume de Ducrot et Todorov : Le problème des genres est l’un des plus anciens de la poétique, et de l’Antiquité jusqu'à nos jours, la définition des genres, leur nombre, leurs relations mutuelles n'ont jamais cessé de prêter à discussion. (Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, op. cit., p. 193.) 2.1 Le modèle grec : Platon et Aristote Si l’on considère la question sous son angle historique, il semble avéré que le texte fondateur en matière de genre littéraire, celui au moins auquel on accorde la plus grande autorité, est celui d’Aristote, la Poétique, ouvrage malheureusement parvenu jusqu’à nous dans un « aspect lacunaire et désordonné5 ». Le livre s’ouvre sur une définition des objectifs poursuivis : Nous allons traiter de l’art poétique lui-même et de ses espèces, de

l’effet propre à chacune d’entre elles, de la manière dont il faut agencer les histoires si l’on souhaite que la composition soit réussie ; nous traiterons en outre du nombre et de la nature des parties qui la constituent et pareillement de toutes les questions qui appartiennent au domaine de recherche, en commençant d’abord par ce qui vient d’abord, suivant l’ordre naturel. (P. 85.) Avec le mot « espèces », Aristote, qui reprend en fait des distinctions éparpillées dans divers dialogues de Platon (La République, Phèdre, Ion) introduit de manière tranchée l’idée de distinguer des catégories et de décrire, de façon théorique, les règles qui les régissent. Le concept de genre semble ainsi isolé pour la première fois. Par la suite Aristote va procéder à deux distinctions essentielles : • les « espèces » étudiées par la poétique relèvent toutes d’une mimésis (imitation) ; • la distinction des « espèces » entre elles peut se faire à partir des formes de cette imitation. Examinons le texte : L'épopée, et la poésie tragique comme aussi la comédie, l'art du poète de dithyrambe et, pour la plus grande partie, celui du joueur de flûte et de cithare, se trouvent être, d’une manière générale, des imitations. Mais ils diffèrent les uns des autres par trois aspects : ou bien ils imitent par des moyens différents, ou bien ils imitent des objets différents, ou bien ils imitent selon des modes différents, et non de la même manière. (Ibid.)

Les chapitres suivants vont expliquer et développer les principes définis dans ce préambule, et notamment proposer de commenter les trois modes d’imitation : • les moyens (critère formel) qui permettent de distinguer par exemple la prose des vers ou un combiné des deux ; • les objets (critère thématique) à partir desquels se définit la

matière plus ou moins « noble » des personnes représentées (c’est par ce moyen que se différencie la comédie de la tragédie) ; • le mode de représentation (critère énonciatif) suivant que les objets sont imités par le récit (ce qui suppose une énonciation à la première ou à la troisième personne) ou bien par la représentation directe (sous la forme de dialogue de théâtre). On peut reproduire ce système dans un tableau :

On commence ainsi à voir se dessiner quelques éléments de classification. On distingue aussi quelques difficultés théoriques liées au projet dans la mesure où Aristote admet que les divers niveaux de distinction dégagés peuvent se contaminer entre eux (par un croisement des critères) pour produire des formes que nous appellerions hybrides et qui seraient à classer dans des familles différentes en fonction du critère retenu. Ce classement, par ailleurs, peut, suivant le mode d’imitation envisagé, aboutir à des « genres » différents (comédie vs tragédie, poésie vs prose, récit vs théâtre), mais dans ces diverses classifications, seule la troisième semble inaugurer une typologie de forme classique. Enfin le théoricien grec n’accorde qu’une importance relative à une distinction capitale pour nous et qui se trouvait chez Platon (La République), c’est celle qui oppose diégésis (l’histoire, le récit) à mimésis (imitation dialoguée). Ou plutôt, Aristote n’accepte cette nuance qu’à l’intérieur d’une même espèce définie par le troisième mode en distinguant une mimésis narrative (comprenant du récit et du dialogue, comme chez Homère) et une mimésis dramatique (limitée à l’échange de paroles au style direct). Cette imprécision prend son origine dans le projet général de la Poétique qui est surtout de légiférer en matière de théâtre – comme le traité

symétrique, La Rhétorique, se proposait de le faire en matière d’éloquence – et de démontrer la supériorité d’une forme artistique en particulier, la tragédie. Si l’on souhaite dégager plus clairement les éléments typologiques permettant de déboucher sur nos genres, il faut s’attacher à un texte de Platon, dans La République, où le philosophe, mû par des intentions bien différentes de celles qui animeront Aristote, en vient à une distinction à trois niveaux, assez nette cette fois : Il y a une première sorte de poésie et de fiction entièrement imitative qui comprend, comme tu l’as dit, la tragédie et la comédie ; une deuxième où les faits sont rapportés par le poète lui-même – tu la trouveras surtout dans les dithyrambes – et enfin une troisième formée de la combinaison des deux précédentes, en usage dans l’épopée et beaucoup d’autres genres. (La République, III, 394b, trad. R. Baccou, Paris, GF-Flammarion, p. 146.)

Nous voici bien en présence cette fois d’une triade fondée sur le mode d’énonciation et qui distingue : • l’art d’imitation, c’est-à-dire le théâtre (comédie et tragédie) ; • l’art du récit, en l’occurrence le dithyrambe (écrit en vers, évidemment) ; • l’art mixte, l’épopée (celle d’Homère en particulier). Un nouveau tableau peut schématiser le système : Mimésis (fonction imitative)

Nous notons toutefois que la poésie n’apparaît toujours pas dans cette distribution, puisqu’elle ressortit à une distinction d’un autre ordre, celui des « moyens » utilisés par l’artiste, et qu’elle concerne l’ensemble des discours retenus. Si l’on néglige la troisième catégorie, qui n’est qu’un

panachage des deux précédentes, on aboutit encore à une division binaire – celle d’Aristote en définitive – entre deux grands genres : le théâtre, fondé sur la mimésis, le récit, fondé sur la diégésis. À ce point de l’analyse on peut donc dire que la systématisation aristotélicienne permet de faire de lui le fondateur d’une théorie des genres, ce que Bakhtine résume en ces termes : Sa poétique demeure le fondement immuable de la théorie des genres, quoique parfois ce fondement soit si profondément enfoui qu'on ne le distingue plus. (M. BAKHTINE, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1987, p. 445.) Sans doute, mais à cette réserve près que nous constatons un « silence massif de la Poétique sur les genres lyriques6 » et que le texte d’Aristote nous offre surtout une division à deux termes et non à trois comme on l’attendait. 2.2 La triade canonique Il semble en fait que ce soient les successeurs de Platon et d’Aristote qui, par une lecture « moderne » des écrits antiques, aient contribué à établir une distribution ternaire des genres. Ducrot et Todorov mentionnent l’apport de Diomède, grammairien latin du IVe siècle qui, « systématisant Platon, propose les définitions suivantes : lyrisme = les œuvres où seul parle l’auteur ; dramatique = les œuvres où seuls parlent les personnages ; épique = les œuvres où auteur et personnages ont également droit à la parole7 ». Tripartition commode promise à une belle postérité, mais qui résulte d’une lecture forcée des penseurs grecs. Elle sera désormais traditionnellement reprise, comme par les théoriciens de l’époque classique (Boileau ou Rapin par exemple), dont les efforts pour regrouper les œuvres par genre accréditent la prétendue vulgate aristotélicienne. Même attitude encore de la part de l’abbé Batteux au XVIIIe siècle qui, en assimilant – ce qui n’est pas totalement injustifié – le dithyrambe à la poésie lyrique (dans les deux cas le poète est censé parler en son nom propre), aboutit à ce qu’il

appelle les trois « couleurs » de l’œuvre littéraire, celles de la poésie lyrique, de l’épopée, du théâtre. Cette division, attribuée indûment à Platon et/ou à Aristote, va s’imposer comme un principe intangible pour le romantisme allemand, et en particulier pour les frères Schlegel – Friedrich surtout, qui retient, au tout début du XIXe siècle, trois « formes » : lyrique, épique, dramatique, qui se distinguent par leur plus ou moins grande subjectivité (respectivement nommées « subjective », « subjective-objective », « objective »), et introduit même au passage une priorité historique à l’épopée. Derrière eux, Hölderlin, Schelling, Goethe et Hegel reprendront le schéma ternaire qui, avec diverses nuances, se répand largement pendant tout le XIXe siècle et même le XXe. L'attitude commune des théoriciens est donc d’élaborer un système qui s’impose par sa cohérence au risque de forcer, comme le regrette Genette, les analyses des Anciens et la variété littéraire : L'histoire de la théorie des genres est toute marquée de ces schémas fascinants qui informent et déforment la réalité souvent hétérogène du champ littéraire et prétendent découvrir un « système » naturel là où ils construisent une symétrie factice à grand renfort de fausses fenêtres. (Introduction à l'architexte, op. cit., p. 26.) (Introducrion à l'architexte, op. cit., p. 26.) 2.3 Heurs et malheurs de la triade Dans la diffusion et la perpétuation de la tripartition héritée des Anciens s’est opéré, au fil du temps, un déplacement de point de vue qui conduit d’une réflexion purement rhétorique à une perception de nature philosophique. L'opposition du subjectif et de l’objectif chez Schlegel, du « naïf » et de l’« héroïque » (ou de l’« idéal ») chez Hölderlin, l’indexation du genre sur la diachronie chez Hegel sont des opérations qui transforment une simple répartition typologique en représentation métaphysique. Une intention du même type est perceptible dans un texte qui peut passer pour emblématique de l’enjeu de la triade : c’est le passage de la célèbre Préface de Cromwell (1827) dans lequel Hugo identifie les trois genres aux « trois

âges » de l’humanité. Faute de pouvoir citer de longs passages, nous nous limiterons à quelques phrases significatives : Ainsi, pour résumer rapidement les faits que nous avons observés jusqu’ici, la poésie a trois âges, dont chacun correspond à une époque de la société : l’ode, l’épopée, le drame. Les temps primitifs sont lyriques, les temps antiques sont épiques, les temps modernes sont dramatiques. La société, en effet commence par chanter ce qu'elle rêve, puis raconte ce qu'elle fait, et enfin se met à peindre ce qu'elle voit. Manière, on le voit, de justifier l’avènement d’un genre adapté à l’époque, le drame, qui est « poésie complète », qui contient l’ode et l’épopée, qui « fond sous un même souffle le grotesque et le sublime » et vers qui « tout vient aboutir dans la poésie moderne ». Ce qui n’empêchait pas Hugo, l’année précédente, dans la Préface des Odes et ballades (1826), de contester les classements et les étiquettes (voir chap. V). Le jeune poète donnait ici le signal d’une remise en question plus ou moins radicale de la notion de genre dont les échos ont été particulièrement sonores au XXe siècle. Dans ce siècle qui se plaît à privilégier l’originalité du créateur, le philosophe italien Benedetto Croce, en 1904, donne le ton d’une récusation de la classification traditionnelle sur laquelle nous reviendrons. Semblent se confondre désormais, dans le même rejet, la pseudotyrannie du modèle aristotélicien et la volonté taxinomique des théoriciens des genres. Le procès instruit contre les genres et leur classement combine ainsi un reproche idéologique (l’aspect normatif et prescriptif de la triade) et un reproche esthétique (la contrainte rhétorique du modèle). Entrer dans le détail de ces critiques – qui pour la plupart se positionnent par rapport à la triade canonique –, c’est tenter d’inventorier et de décrire les modes de classement utilisés et les constructions théoriques qui en découlent. 3. Le débat théorique Deux conséquences découlent de ce qu’il est convenu d’appeler le « modèle aristotélicien » : d’une part une allégeance inconditionnelle à la

triade, devenue désormais, au nom du « principe d’autorité », la marque légitime de toute description littéraire ; d’autre part, un besoin épistémologique de justifier mais aussi de clarifier, d’amender, de contester cette tripartition en lui apportant divers correctifs. Pour dire les choses autrement, les théoriciens modernes – car le débat s’est surtout radicalisé au cours du dernier demi-siècle – ont eu le souci de redéfinir les genres à travers divers critères distinctifs liés à des approches particulières. C'est sur ce travail d’approfondissement et/ou de remise en cause – limité ici à l’essentiel – que nous devons nous arrêter pour prolonger cette réflexion. 3.1. Fiction et non-fiction La triade héritée des Anciens posait comme préalable, nous l’avons vu, que les créations du langage sont porteuses de mimésis, c’est-à-dire qu’elles « représentent » ou « simulent » des actions et des événements. Le poète (du grec « poièsis », au sens de création) doit produire des histoires et, à ce titre, devient créateur d’une fiction. L'assimilation du mot « fiction » au mot « mimésis » a été réalisée par la poéticienne Käte Hamburger, dans La Logique des genres littéraires8 où se trouve délimité ainsi un premier genre fondamental, le fictionnel ou mimétique, dans lequel le « je » de l’auteur ou du narrateur s’efface au profit d’un « je » fictif incarné par le ou les personnage(s) et appelé par la théoricienne « je-origine ». Ce premier genre se divise lui-même en deux sous-catégories, l’épique (ou narratif) et le dramatique, ceci suivant le mode d’énonciation rencontré. Un autre genre se définira par rapport au précédent : il récuse la fiction et s’exprime à travers un « je-lyrique » pris comme sujet d’énonciation et apte à créer une impression de réalité. Nous sommes en présence du deuxième grand genre, le lyrique, de nature non fictionnel et illustré essentiellement par la poésie. Revenant sur cette analyse, Gérard Genette la résume en ces termes : Le nouveau système illustré par d’innombrables variations sur la triade épique-dramatique-lyrique consiste donc à répudier le monopole fictionnel

au profit d’une sorte de duopole plus ou moins déclaré, où la littérarité va désormais s’attacher à deux grands types : d’un côté la fiction (dramatique ou narrative), de l’autre la poésie lyrique, de plus en plus souvent désignée par le terme poésie tout court. (Fiction et diction, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Poétique », 1991, p. 21.) Cette nouvelle distribution ne semble finalement pas très éloignée des partages établis par les « pères fondateurs ». Elle s’en sépare toutefois par l’opposition, devenue ici primordiale, entre fiction (mimésis) et nonfiction. Elle accorde en outre une importance nouvelle au genre poétique dont le statut se trouve ainsi reconnu à parité des deux autres. 3.2 Modes, genres, archigenres Le même Genette, dans un texte antérieur daté de 1979, introduisait une distinction qui mérite d’être retenue. Revenant sur la nature purement énonciative de la division ternaire attribuée à Aristote, le poéticien se propose de donner aux catégories isolées le nom de « modes » car, écrit-il, il s’agit de « catégories qui relèvent de la linguistique, ou plus exactement de ce qu’on appelle aujourd’hui la pragmatique9 ». En revanche, le mot « genre » sera réservé à des « catégories proprement littéraires », c’est-à-dire à des groupes d’œuvres repérées de manière empirique dans la production historique et qui sont identifiables en fonction de thèmes communs. Pour traduire la valeur « englobante » de ces catégories, Genette propose de les nommer archigenres : Toutes les espèces, tous les sous-genres, genres ou super-genres […] sont des classes empiriques, établies par observation du donné historique, ou à la limite par extrapolation à partir de ce donné. (Introduction à l'architexte, op. cit., p. 143.) extrapolation à partir de ce donné. (Introduction à l'architexte, op. cit., p. 143.)

Ce qui signifie en clair que ces « archigenres » ne sont que des constructions théoriques qui n’existent qu’en fonction d’une époque donnée et non de manière idéale et naturelle. La confusion (qui a contribué

à discréditer la division générique jugée peu pertinente et réductrice, surtout appliquée à des œuvres modernes) vient du fait qu’on peut mettre derrière le mot « épique » un mode d’énonciation (la narration) et en même temps une production générique (l’épopée). De même le mot « dramatique » désigne d’une part une écriture (celle du théâtre) et d’autre part un genre (représenté par la tragédie, la comédie, le drame). Ambiguïté identique « pour le lyrique à l’égard de l’élégiaque, du satirique, etc. » (ibid., p. 145). En dernière analyse, Genette ne propose pas de rejeter le système d’Aristote qu’il juge « dans sa structure plutôt supérieur (c’est-à-dire, évidemment, plus efficace) à la plupart de ceux qui l’ont suivi » (ibid., p. 150), mais de l’utiliser avec prudence en ayant soin de distinguer les éléments en fonction desquels s’établit la description des textes : le mode (narratif ou dramatique par exemple), les thèmes (supérieur ou inférieur), les formes (la métrique, la rhétorique), enfin les genres, que l’on aura replacés dans un système qui refuse une « taxinomie inclusive et hiérarchisée, laquelle à chaque fois bloque d’emblée tout le jeu et le conduit à une impasse » (ibid.). 3.3 Pragmatique et « horizon d’attente » Dans l’analyse moderne des œuvres littéraires, on a pris conscience de la nécessité d’intégrer, comme donnée opératoire, la relation qu’entretient le texte avec son lecteur. Ce type de rapport aidera à définir la pragmatique, terme emprunté aux linguistes pour désigner la relation entre un signe et son utilisateur. Au sens large, la « pragmatique », appliquée à la littérature, a pour fonction de prendre en compte et d’étudier les divers actes du langage à partir du contexte et du type de relation qu’entretient l’énonciateur avec son public. C'est sur ce principe que s'appuie Mikhaïl Bakhtine pour établir une distinction qui souhaite prendre en compte l’ensemble des « genres du discours » – dont relèvent les genres littéraires. Il existerait d’une part des genres premiers, types de discours simples comme une réplique quotidienne, un récit familier, une lettre privée, etc., et d’autre part des genres seconds qui dérivent des premiers par une transformation dans le sens de la complexité :

Le roman dans son tout est un énoncé au même titre que la réplique du dialogue quotidien ou la lettre personnelle (ce sont des phénomènes de même nature) ; ce qui différencie le roman, c’est d’être un énoncé second (complexe). (Mikhaïl Bakhtine, Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984, « Les genres du discours », p. 267.)

L'analyse (inachevée) que propose Bakhtine a le mérite de réintégrer les œuvres littéraires dans le domaine propre à l’activité humaine qui est celui de l’utilisation du langage ; elle a l’inconvénient de ne pas retenir comme pertinente la « littérarité » propre aux énoncés particuliers que sont les textes littéraires. Cette fonction de « littérarité » (que s’efforcera de définir Jakobson) est au contraire au centre de la réflexion inaugurée par les théoriciens de l’École de Constance, à commencer par son principal représentant, HansRobert Jauss. Pour lui, l’œuvre d’art se définit par « l’intensité de son effet sur un public donné10 ». Telle époque, tel pays, telle civilisation recevra de manière particulière l’œuvre en fonction de ce qu’on conviendra d’appeler (selon une formule de Jauss adaptée de Husserl) un « horizon d’attente ». Une forme de consensus conventionnel donne ainsi au texte littéraire, et presque indépendamment de son créateur et de l’intention qui l’a guidé, une coloration particulière, une « norme esthétique » à partir de laquelle s’établira une réputation, et, pour revenir à notre sujet, une classification. Dès lors le genre se définit moins par la réalisation d’un modèle préexistant, par le respect d’une codification abstraite, que par la concrétisation d’une sorte de « pacte » passé entre l’œuvre et le public ou encore, pour parler comme Maingueneau, de « contrat littéraire » plus ou moins conforme aux limites d’un genre11. Les travaux de Philippe Lejeune sur l’autobiographie font clairement apparaître ce contrat à travers ce que le critique a appelé le « pacte autobiographique ». C'est par la référence plus ou moins explicite à ces attentes que peut être étendue la notion de « genre » à des productions littéraires – appelées

ailleurs « types », « modes » ou « écritures » – comme le récit fantastique, le roman sentimental, l’autobiographie, le récit de voyage, etc. 3.4 Genres et rhétorique Après avoir regretté l’absence d’une « analyse cohérente » des genres, le critique canadien Northrop Frye se propose, dans un chapitre de son Anatomie de la critique (1957), de jeter les bases d’une « théorie des genres » à partir de critères rhétoriques et pragmatiques. Il commence par observer les fondements de la « division trinitaire » : L'origine des termes, drame, épopée, lyrique nous indique bien que le principe de base de la distinction des genres est particulièrement simple. La définition générique en littérature se fonde sur la forme de présentation. La parole peut être mimée devant les spectateurs, déclamée devant des auditeurs, elle peut être psalmodiée ou chantée, ou elle peut être écrite à l’intention d’un lecteur […]. Il n’en reste pas moins que la critique des genres se fonde sur la rhétorique en ce sens que le genre est déterminé par la façon dont s’établit la communication entre le poète et son public. (N. Frye, Anatomie de la critique, trad. fse Paris, Gallimard, 1969, p. 300.)

Or cette loi de présentation a perdu de sa pertinence à une époque où tous les textes passent par l’écrit ; par ailleurs, à l’intérieur d’un genre destiné à être lu (le roman), diverses séquences (les dialogues, les narrations intercalées…) sont assimilables à une parole déclamée, de même que certains poèmes peuvent être mimés comme des œuvres dramatiques. En fonction de ces réserves, Frye suggère une nouvelle classification à quatre niveaux : • l’épos, forme qui « comprend donc toutes les œuvres littéraires, en vers ou en prose, dans lesquelles on aura apparemment tenu compte de la convention d’une exposition orale devant un auditoire » ; • la fiction (Frye regrette de ne pas disposer de meilleur vocable),

« genre littéraire caractéristique de l’œuvre imprimée » et dans lequel trouveraient place le conte ou le roman, la poésie non lyrique, l’essai ; • le dramatique où l’auteur se dissimule et place ses « personnages hypothétiques » directement en présence de l’auditoire ; • la poésie lyrique dans laquelle « la parole de l’œuvre ne s’adresse pas au public. […] Le poète lyrique est censé se parler à lui-même, ou à un auditeur spécialement choisi : un esprit de la nature, la Muse […], un ami, une personne aimée […] ». Dans une telle conception, le genre est donc déterminé par le rapport d’implication entre l’auteur et son auditoire. La littérature, art mimétique par excellence, imite des situations qui se rencontrent dans la nature : le langage direct pour l’épos où le poète fait face à son auditoire, la pensée abstraite pour la fiction, les sons et les images pour l’œuvre lyrique, le langage indirect pour le théâtre. Il est encore possible de hiérarchiser les quatre modes : « l’épos et la fiction occupent dans la littérature une position centrale, entre le lyrisme d’une part, et la présentation dramatique de l’autre » (ibid., p. 303). 3.5 Les autres typologies Les lignes qui précèdent montrent assez la complexité – et parfois l’obscurité – des diverses tentatives taxinomiques. Et encore nous sommesnous limités à l’essentiel. Pour compléter ce panorama qui, encore une fois, ne prétend pas à l’exhaustivité, nous mentionnons rapidement quelques autres types de classification. Les formes simples Le concept a été défini dans les années 1930 par le critique allemand André Jolles qui, s’appuyant sur le folklore et les productions littéraires considérées d’un point de vue ethnographique et linguistique, a dégagé quelques formes littéraires élémentaires d’où dériveront des formes

littéraires qu’on pourrait appeler « genres ». En évoluant, ces « formes simples » (comme le cas de conscience, la geste, l’énigme) deviendront « savantes » et, par exemple, la « geste » se fera épopée, le conte se fera nouvelle, etc.12. La « dominante » Ce sont les formalistes russes (Chklovski, Eikhenbaum, Tomachevski, Tynianov) qui ont isolé ce concept que reprendra le linguiste – également d’origine russe – Roman Jakobson. Dans une conférence prononcée en 1935 à Brno, le chef de file de l’École de Prague explique : La dominante peut se définir comme l’élément focal d’une œuvre d’art : elle gouverne, détermine et transforme les autres éléments. C'est elle qui garantit la cohésion de la structure. La dominante spécifie l’œuvre Un élément linguistique spécifique domine l’œuvre dans sa totalité ; il agit de façon impérative, irrécusable, exerçant directement son influence sur les autres éléments. (« La dominante », dans Huit Questions de poétique, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points », 1977, p. 77.)

L'appartenance d’une œuvre à un genre donné dépendra d’une présence suffisamment « dominante » dans l’œuvre des caractères propres à ce genre : une tragédie méritera ce nom dans la mesure où se trouveront réunies un nombre particulier de « règles » (style, thèmes, tonalité) propres au genre tragique. Pour donner de la cohérence à son système, Jakobson combinera cette notion de « dominante » avec les diverses fonctions du langage qu’il a contribué à définir, et tout spécialement trois d’entre elles, qui recouvriront approximativement la triade aristotélicienne : la fonc- tion référentielle (centrée sur la troisième personne) correspondant à l’épique, la fonction émotive (centrée sur la première personne) correspondant au lyrique, la fonction conative (centrée sur la deuxième personne) correspondant au dramatique.

Les modes fictionnels Plus récemment, le poéticien américain Robert Scholes a tenté d’élaborer une « théorie idéale des genres littéraires » qui, en substituant le mot « mode » au mot « genre », part d’une division triangulaire de la littérature suivant qu’elle décrit un monde meilleur que la réalité, pire qu’elle ou son égal. Ces trois fictions déterminent trois « genres » : « le monde déchu de la satire, le monde héroïque de la romance ou le monde mimétique de l’histoire ». Cette tripartition recevra éventuellement des nuances en introduisant des variantes formelles grâce auxquelles pourra être intégré le genre dramatique. Ce qui permet à Scholes de représenter son système par un schéma dont le centre est constitué par l’histoire :

D’autres combinaisons permettront au critique d’affiner sa représentation, en donnant, par exemple, une place axiale au roman qui « en tant que forme fictionnelle a eu tendance à emprunter aux deux côtés de la gamme ». Les critères syntaxiques Nous utilisons ici une terminologie empruntée à Jean-Marie Schaeffer qui, dans son travail d’identification générique, récupère le terme « syntaxe » pour désigner « l’ensemble des éléments qui encodent le message » ou encore « tous les éléments formels de la réalisation de l’acte discursif »13. Dans cette perspective, le classement des genres peut se faire à partir de : • l’opposition prose/poésie : distinction très ancienne qui s’avère de peu de prix pour la description des discours hybrides comme le vers libre, le poème en prose, la prose poétique… ; • les facteurs phonétiques, prosodiques, métriques, dans les poèmes à formes fixes par exemple, ou dans les expériences de l’Oulipo fondées sur des contraintes arbitrairement choisies ;

• les traits stylistiques qui reprennent la division traditionnelle entre style « élevé, moyen, bas » (appliquée aujourd’hui à l’opposition entre littérature savante et littérature populaire) ; • les règles techniques, comme celles qui régissent le théâtre (dans l’opposition entre le drame élisabéthain et la tragédie classique par exemple), ou le récit (le roman épistolaire vs le roman à tiroirs), etc. Bien d’autres approches théoriques mériteraient de compléter ce rapide parcours critique. Des noms importants comme ceux de Goethe, Emil Staiger, Brunetière auraient eu leur place dans le débat concernant l’origine, l’identification ou le regroupement des genres. Pour s’en tenir à l’essentiel, on retiendra, avant d’entamer l’examen détaillé de chaque genre en particulier, une définition et une convention. La définition, nous l’empruntons aux théoriciens américains René Welleck et Austin Warren : Il faut, selon nous, concevoir le genre comme un regroupement d’œuvres littéraires fondé en théorie à la fois sur une forme extérieure (mètre, ou structure spécifique) et sur une forme intérieure (attitude, ton, objectif – et, plus concrètement : sujet et public). (La Théorie littéraire, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Poétique », 1971, p. 325.) La convention sera celle qui nous conduira à retenir comme cadre méthodologique la tripartition entre dramatique, épique, lyrique, non que celle-ci soit indiscutable – ce qui précède prouve assez le contraire –, mais parce qu’elle est largement répandue et qu’elle fournit un cadre cohérent et quasi universel à partir duquel peuvent être menées des études plus étroites sur les formes littéraires. Ralliement prudent et essentiellement pédagogique auquel encourage, implicitement, un des plus avisés théoriciens en matière de poétique, Gérard Genette : Il serait facile, et un peu vain, d’ironiser sur le kaléidoscope taxinomique où le schéma trop séduisant de la triade ne cesse de se métamorphoser pour survivre, forme accueillante à tout sens, au gré des supputations hasardeuses et des attributions interchangeables. Ces configurations forcées ne sont pas toujours sans utilité, bien au contraire : comme toutes

les classifications provisoires, et à condition d’être bien reçues pour telles, elles ont souvent une incontestable fonction heuristique. (Introduction à l’architexte, op. cit., p. 126.) 1 Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Le Robert, 1970. 2 On se souvient que Ferdinand Brunetière, à la fin du XIXe siècle, souhaitait, en s’inspirant de Darwin, rapprocher les genres littéraires des organismes vivants (voir L'Évolution des genres dans l’histoire de la littérature [1889], Paris, Pocket, 2000). 3 O. Ducrot, T. Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points », 1972, p. 193. 4 Variété, dans Œuvres I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 1441. 5 Michel Magnien, Introduction à Aristote, La Poétique, Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 19. 6 Gérard Genette, Introduction à l’architexte, Paris, Éd. du Seuil, 1979, repris dans Théorie des genres, Paris, Éd. du Seuil, 1986, p. 93. 7 Dictionnaire encyclopédique du langage, op. cit., p. 198. 8 1954, trad. fse Paris, Éd. du Seuil, 1986. 9 Introduction à l’architexte, op. cit., p. 142. 10 Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1994, p. 53. 11 D. Maingueneau, Pragmatique pour le discours litteraire, Paris, Nathan, 1990, p. 122. 12 Voir sur ce point A. JOLLES, Formes simples, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Poétique », 1972. 13 Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, op. cit., p. 112.

2 Le théâtre et le genre dramatique 1. Le genre dramatique 1.1 Une forme prioritaire Revenons un moment à Aristote et à sa Poétique. La distinction qui sert de point de départ au traité est doublement binaire : elle oppose un mode inférieur de représentation à un mode supérieur ; elle sépare ce qui relève du dramatique de ce qui relève du narratif. Dans un tableau désormais admis, Gérard Genette résume ainsi le système aristotélicien des genres : Mode Dramatique

Narratif

Supérieur

Tragédie

Épopée

Inférieur

Comédie

Parodie

Objet Mode

Introduction à l’architexte, op. cit., p. 100. Cette grille sommaire a le mérite d’isoler, entre autres, deux modes de représentation suivant que : • un narrateur raconte l’action des personnages, c’est le genre narratif ; • les personnages parlent directement et miment l’action, c’est le genre dramatique. Le but d’Aristote est de décrire avec précision la forme qu’il tient pour

dominante, la tragédie, inversant au passage l’ordre voulu par Platon qui fait de l’épopée – incarnée par Homère – le modèle prioritaire de la littérature. Même si l’évolution du goût et de la production littéraires semble privilégier le récit et la forme qui en découle, le roman, donnant raison à l’auteur de La République, il paraît plus naturel d’ouvrir l’examen des formes fondamentales de la littérature par le plus marqué des arts de la mimésis, le théâtre. 1.2 Les critères du genre Une grande spécialiste actuelle du théâtre, Anne Ubersfeld, ouvre un de ses ouvrages critiques sur une formule brutale : Contrairement à un préjugé fort répandu et dont la source est l'école, le théâtre n'est pas un genre littéraire. Il est une pratique scénique. (Lire le théâtre, t. II, L'École du spectateur, Paris, Belin, 1996, p. 9.) Et il est vrai qu'une des questions les plus récurrentes sur ce sujet est de savoir si le théâtre appartient réellement à la littérature. Nous nous garderons pour l’instant de répondre et tâcherons plutôt de définir quelques caractères permettant l’identification de cette « forme » artistique, indépendamment des « espèces » ou « sous-genres », que nous examinons plus loin. On peut retenir quatre critères. L'énonciation Un seul caractère commun est retenu par les Anciens pour définir le genre dramatique, et l’oppose à l’autre grande famille littéraire, la narration, c’est l’énonciation. Les moyens mis en œuvre au théâtre « imitent tous les gens en train d’agir et de réaliser quelque chose1 », et l’art dramatique exprime cette mimésis par une énonciation à la première personne. Aristote distingue ainsi l’imitation qui se fait « en racontant », de celle qui se fait en agissant et en parlant. Le théâtre pourrait donc se définir, en premier lieu, comme un art du « je

». Mais un « je » pluriel, puisque chaque protagoniste qui prend la parole l’emploie à son propre compte. Ce qui transforme ce modèle de subjectivité en idéal d’objectivité : Le théâtre devient le genre le plus « objectif », celui où les personnages paraissent parler par eux-mêmes, sans que l’auteur ne prenne directement la parole (sauf dans le cas exceptionnel du porte-parole, du messager, du chœur, du prologue, de l’épilogue ou des indications scéniques). (Patrice Pavis, art. « Genre », dans Dictionnaire du théâtre, Paris, Dunod, 1996, p. 148.) Le rapport au temps Le théâtre n’existe que par l’actualisation que représente la scène. Il s’inscrit ainsi dans une temporalité suspendue, contemporaine de la représentation : Le problème fondamental du temps au théâtre est qu’il se situe par rapport à un ici-maintenant qui est l'ici-maintenant de la représentation et qui est aussi le présent du spectateur […]. L'écriture théâtrale est une écriture du présent. (Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, I, Paris, Belin, 1996, p. 159.) L'action théâtrale se limite à ce qui est vécu « en direct ». De là le recours au récit (celui du combat contre les Maures dans Le Cid, des conquêtes de Thésée dans Phèdre, de la colonisation de la Judée dans Bérénice) qui dilate le temps, étire le présent autant qu’il élargit l’espace théâtral. On prendra soin par ailleurs de ne pas confondre le « temps dramatique », celui de l’action (que les classiques limitent à vingt-quatre heures, ou moins, et qui peut couvrir des durées plus importantes chez Shakespeare ou chez les romantiques), et le « temps scénique », celui de la représentation vécue par le spectateur. C'est le temps dramatique qui est prisonnier du présent de la représentation, un présent ponctué par des indices structurels (le découpage en séquences : actes, scènes, tableaux), symboliques (accessoires, costumes, décors) ou sémantiques

(modalisateurs temporels, déictiques). Le langage dramatique Comme toutes les expressions artistiques, le théâtre use d’un langage qui lui est propre. L'originalité ici est que ce langage est composé de deux faces complémentaires : le texte dramatique, les effets de régie. Le texte dramatique est constitué de la parole prononcée par les comédiens, qu’elle s’exprime, comme le plus souvent, dans le dialogue (répliques ou tirades) ou dans le monologue (celui, ininterrompu, de Winnie dans Oh ! les beaux jours de Beckett comme exemple extrême). Mais ce texte dit (et écrit à cet effet par l’auteur) est soutenu et mis en spectacle par un jeu scénique guidé lui-même par des indications de régie, les didascalies. De la naissance du théâtre en Grèce jusqu’à la fin du XIXe siècle le texte a dominé cet assemblage bicéphale, le théâtre étant « enfermé dans une conception logocentrique2 ». La tragédie grecque est, à ses débuts, proclamée par un seul comédien (le protagoniste) en position statique ; la tragédie classique se caractérise par une grande économie dans les effets scéniques et donc dans les didascalies. Ce fut même là un motif de reproche de Voltaire regrettant que ces tragédies fussent « de longues conversations partagées en cinq actes par des violons3 ». On peut se demander si Bérénice n’est pas une simple élégie, et on s’étonne de la seule didascalie de Phèdre : « Elle s’assied » (I, 3). Avec l’apparition du théâtre moderne, le discours théâtral se voit concurrencé par les marques de la représentation : occupation de l’espace, décors, accessoires, mimiques, etc. La « mise en scène » (et l’expression doit être entendue au sens fort) devient importante jusqu’à, parfois, éclipser le texte. Les œuvres de Ionesco, de Beckett sont saturées de didascalies. Le dramaturge irlandais n’hésite pas à présenter sur la scène des Actes sans paroles (où l’on parle un peu malgré tout), confirmant un idéal dramatique moderne qui semble s’inscrire dans une esthétique de la libération pulsionnelle des corps au détriment d’un langage tenu pour trompeur ou dérisoire. Se trouvent ainsi réalisés les vœux d’Antonin Artaud pour qui la mise en

scène était « dans une pièce de théâtre la partie véritablement et spécifiquement théâtrale » et qui souhaitait que « le langage des mots cède la place au langage des signes » afin de retrouver « une forme de langage unique à mi-chemin entre le geste et la pensée »4. Dans ce rapport dialectique de la scène et du texte il peut arriver que la mise en scène, loin de répéter le texte, le conteste, le désavoue, introduisant une dimension sémantique supplémentaire qui permet de « revisiter » les œuvres et de les éclairer alors par des lectures nouvelles. Le personnage S'il y a un domaine où l’ambiguïté de l’art dramatique apparaît, c’est bien celui du statut et de la fonction du personnage. Pour la tradition grecque, le personnage (persona = masque) est un simple support de l’action, devant laquelle il est sommé de s’effacer. « La tragédie, nous rappelle Aristote, imite non des hommes, mais l’action, la vie5 ». Et le philosophe du Lycée ajoute : Bien loin d'imiter des caractères grâce à des personnes en action, les auteurs conçoivent au contraire les caractères à travers les actions. Ainsi, ce sont bien les actes accomplis et l'histoire qui sont la fin de la tragédie ; or la fin est, de tout, la chose la plus importante. (Ibid.) Cette conception du personnage-exécutant, simple agent de l’action, s’est modifiée au cours de l’histoire (encore qu’on puisse noter que certains metteurs en scène, Planchon par exemple, semblent y revenir), au point que, la priorité s’inversant, le personnage et ses déchirements psychologiques ont pu constituer l’objet principal du spectacle. La déchéance de Lear, les illuminations de Polyeucte, les hésitations d’Araminte, les dilemmes de Lorenzaccio, sont devenus, pour le spectateur occidental converti aux valeurs individualistes, d’un intérêt supérieur à toutes les questions politiques, religieuses ou sociales que soulèvent les œuvres correspondantes de Shakespeare, Corneille, Marivaux ou Musset. Les tenants du théâtre moderne se défient de cette préférence psychomorale, également dénoncée par Artaud, et qui a le défaut de

dévaluer l’action dramatique en favorisant la confusion entre un dire et un faire. Ils préfèrent rendre au personnage sa fonction essentiellement dramatique en le replaçant dans un système, celui du conflit, bien souligné par l’analyse « actantielle », et à retenir surtout les marques sémantiques de sa fonction (présence/absence, parole/silence, action/abstention). Sans entrer dans le détail du débat – largement ouvert aujourd’hui –, on conviendra que le statut qui revient au personnage de l’œuvre dramatique suffit à constituer une des particularités du genre. Ajoutons en outre, pour aider à mesurer la complexité du problème, que sa parole est double, destinée à un allocutaire avoué (l’autre personnage) autant qu’à un destinataire implicite, le public. C'est cette « structure du double registre » que s’est appliqué à révéler Jean Rousset dans le théâtre de Marivaux6. En définitive, il serait assez juste de dire du personnage qu’il est, comme le pense Anne Ubersfeld, le lieu de toutes les interrogations : Médiateur entre texte et représentation, entre écrivain et spectateur, entre sens préalable et sens ultime, il porte en lui-même la contradiction fondamentale, l’insoluble question posée, sans laquelle il n’y aurait pas de théâtre : la parole du personnage – parole derrière laquelle il n'y a aucune « personne », aucun sujet – contraint, par ce vide même, par l’aspiration qu’il crée, le spectateur à y investir sa propre parole. (Lire le théâtre, I, op. cit., p. 112.) 1.3 Théâtre et théâtralité D’autres critères auraient pu être retenus pour contribuer à une délimitation précise du genre dramatique : la forme matérielle du texte théâtral avec ses divisions séquentielles, ses identifications de parole ; la rhétorique dramatique (composition, exposition, nœud, péripéties, dénouement) ; les codes spécifiques (la fiction, l’espace théâtral à trois murs, la scène comme lieu de l’action) ; les conventions, etc. S'interroger sur les critères qui permettent d’isoler une vérité identifiable du théâtre, c’est venir buter sur une question fort ancienne, celle de l’« essence du théâtre », ou de la « théâtralité ». Le débat est un peu vain car il se réduit souvent à un historique du théâtre, limité, qui plus est, à la sphère

occidentale. La seule façon sérieuse de répondre à cette recherche de spécificité générique serait de reprendre la vieille opposition entre mimésis et diégésis. Le théâtre, lieu du « je », représentation directe du monde, est à distinguer du récit, lieu du « il » et de la relation latérale. On peut toutefois retenir comme féconde la notion de « théâtralité », créée sur le modèle du couple littérature/littérarité. Si l’on convient que la « théâtralité serait ce qui, dans la représentation ou dans le texte dramatique est spécifiquement théâtral ou scénique7 », le terme semble propre à résumer une caractérisation générique dans laquelle on noterait (en suivant Pavis) : • la présence de signes spécifiques indépendants du texte : Qu’est-ce que la théâtralité ? C'est le théâtre moins le texte, c'est une épaisseur de signes et de sensations qui s'édifie sur la scène à partir de l'argument écrit. (Roland Barthes, « Le théâtre de Baudelaire », dans Essais critiques, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points », p. 41.) • un lieu particulier sur lequel se met en œuvre une parole soutenue par des effets et une « représentation », et qui s’oppose à un autre lieu (le théatron, emplacement du public) d’où se voit l’action ; • un texte dramatique particulièrement chargé de situations conflictuelles transposables par des voies visuelles et sonores de façon à devenir « spectacle » et à produire de l’effet sur un public. Ces définitions minimales, elles-mêmes susceptibles d’être discutées et amendées, ne peuvent prétendre rendre compte d’une « essence absolue » du théâtre. Pas plus qu’on ne pourrait parvenir à s’entendre sur les limites exactes de sa « littérarité ». Elles parviennent toutefois à souligner l’originalité d’un art qui, après avoir été cérémonie religieuse, devient progressivement littérature, pour se transformer en spectacle, avant de réintégrer, par le biais de codifications techniques, la sphère de la littérarité. Notamment quand il se décompose en « espèces », comme la tragédie, la comédie, le drame.

2. La tragédie En choisissant de décrire le théâtre à travers ses manifestations particulières, dont deux essentielles (tragédie et comédie), nous validons le principe de la ramification qui, à partir d’un modèle fondamental, se subdivise en réalisations particulières. Rappelons alors l’ambiguïté terminologique du mot « genre » : celui-ci est traditionnellement utilisé pour définir la catégorie générale (le théâtre) aussi bien que pour désigner les regroupements intermédiaires, comme celui que nous traitons ici, la tragédie. Pour contourner la difficulté, on adopte parfois le mot « forme » ou « espèce » pour désigner les « sous-genres ». La tragédie est la plus importante de ces « formes ». 2.1 La définition d’Aristote « Aucun dramaturge français ne s’est risqué à donner une définition précise de la tragédie », écrit Alain Couprie dans un essai sur la question8. De là la nécessité de recourir à Aristote : La tragédie est donc l’imitation d’une action noble conduite jusqu’à sa fin et ayant une certaine étendue, en un langage relevé d’assaisonnements dont chaque espèce est utilisée séparément selon les parties de l’œuvre ; c’est une imitation faite par des personnages en action et non par le moyen d’une narration, et qui, par l’entremise de la pitié et de la crainte, accomplit la purgation des émotions de ce genre. (Poétique, op. cit., 1449b.).

Ce texte fondateur célèbre exprime quelques règles : • la tragédie, d’abord, appartient au théâtre et, à ce titre, est fondée sur une mimésis (« imitation directe faite par des personnages »), qui s’oppose à la narration (diégésis) pour privilégier l’action ; • l’action, fondée sur le muthos, l’histoire, est « conduite jusqu’à sa

fin », c’est-à-dire qu’elle possède son unité et qu’elle aboutit à un dénouement (souvent la mort) perçu comme l’achèvement de la crise ; • la tragédie remplit un rôle de libération que souhaite rendre le mot « purgation », traduction du grec « catharsis ». Le héros tragique, en comprenant le sens de sa destinée, quitte l’état de victime pour accéder au plaisir de la connaissance. Cette assomption est communiquée au spectateur qui évacue de la sorte ses passions néfastes pour atteindre une sorte de purification affective ; • la tragédie, enfin, fonctionne dans le registre de la « noblesse », aussi bien par son sujet (« action noble ») que par son langage (« relevé d’assaisonnement ») dont Aristote dira qu’il « comporte rythme, mélodie et chant ». On pourrait ajouter également par ses personnages. Le discours axiomatique sur la tragédie ne se limite pas à cette seule définition. Dans la suite du traité, le philosophe recense quelques autres principes de l’art de la tragédie : • la vraisemblance qui doit guider le déroulement chronologique des événements et éviter des péripéties fantaisistes ou injustifiées ; • la composition qui observe des règles rigoureuses à partir d’un nœud (point de départ) jusqu’à une résolution (terme final) ; • la valeur exemplaire qui la conduit à négliger les psychologies individuelles au profit d’un destin collectif : « Bien loin d’imiter des caractères grâce à des personnes en action, les auteurs conçoivent au contraire les caractères à travers l'action9. » « Avoir inventé la tragédie est un beau titre de gloire ; et ce titre de gloire appartient aux Grecs », déclare Jacqueline de Romilly en ouverture de son livre sur le sujet10. Cette invention survient à un moment privilégié de l'histoire : une fois achevées les guerres médiques, Athènes fonde, en 478 av. J.-C., la Confédération de Délos qui lui assure l’empire des mers, la prospérité économique et l’hégémonie politique sur tout le bassin méditerranéen. Sous l’impulsion de Périclès, qui devient stratège en 441,

l’année de la création de l’Antigone de Sophocle, on reconstruit les monuments de l’Acropole incendiés par les Perses, on pose les bases de l’organisation démocratique de la cité, on invente un mode de vie admiré par tous les pays. Ce rayonnement va être compromis par la fameuse guerre du Péloponnèse contre Sparte, la peste d’Athènes en 430, événements fâcheux qui conduiront au déclin puis à la ruine d’Athènes. Et c’est exactement pendant les années de prospérité que le théâtre en général et la tragédie en particulier vont s’épanouir, sur une période très courte d’environ quatre-vingts ans et à travers trois figures géniales de créateurs, Eschyle, Sophocle, Euripide. 2.2 Esthétique de la tragédie Il n’est pas possible de brosser ici une histoire de la tragédie à travers les grandes périodes de son développement, ni de dresser l’inventaire des théoriciens qui ont succédé à Aristote dans l’entreprise de codification du genre. On peut, en revanche – de façon rapide – énumérer les principes majeurs de cette forme qui, on le sait, a trouvé une expression privilégiée dans la France du XVIIe siècle. Cinq caractères s’imposent. • Un sujet noble : conformément à la recommandation aristotélicienne, la tragédie se doit de mettre en scène des personnages de condition élevée (rois, princes généraux, héros mythologiques ou autres…) qui sont confrontés à une situation reposant sur des enjeux supérieurs (notamment politiques). À moins que l’action ne soit directement inspirée de légendes tirées de la mythologie comme Œdipe, Iphigénie, Andromaque, ou de la Bible comme Athalie. • Une action unie : ce qui ne signifie pas une action simple telle que la réclamait Racine dans la Préface de Bérénice : « l’invention consiste à faire quelque chose de rien ». Il s’agit plutôt d’atteindre la convergence de tous les faits et actes vers une intrigue centrale qui les fédère et les justifie. Jacques Schérer précise que le rapport entre l’intrigue principale et l’intrigue accessoire est indissociable, qu’il est homogène (défini au début de la pièce, résolu à la fin), logique (sans intervention fortuite ou surnaturelle), nécessaire (par une réciprocité des influences)11.

• L'unité de temps et de lieu : Boileau résumait l'idéal classique dans un distique bien connu : Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli.(Art poétique, chant 111.) (Art poétique, chant III.)

Sans respecter à la lettre cette double règle (la durée de l’action peut être de douze à vingt-quatre heures, parfois plus), la tragédie classique y a vu un moyen de gagner en concentration – donc en intensité dramatique. • Un ton, un registre adaptés au public : avec deux lois, celle de la « bienséance », qui épargne au spectateur des scènes triviales ou brutales, qui préserve les acteurs de comportements ou de mots choquants ou familiers ; celle de la vraisemblance (réclamée par Aristote) – qui refuse (avec nuance) l’incroyable ou le surnaturel. • Le tragique : le mot, en tant que substantif, pris au sens de situation douloureuse car menacée par le destin, n'apparaît qu'au XIXe siècle. La tragédie se fonde souvent (mais ce n’est pas un absolu) sur un fatum qui conduit le héros, contre sa volonté, vers un malheur inéluctable. Comme le dit Gouhier : « La tragédie grecque et la tragédie classique montrent surtout l’impuissance de l’homme devant ce qui est écrit dans le ciel12. » Phèdre, Antigone, Oreste semblent obéir – jusqu’à un certain point – à une force supérieure qui les conduit à la souffrance ou à la mort, conformément au premier sens de l’adjectif « tragique » (funeste). Le héros tragique est le siège d’un conflit entre la volonté des dieux et l’exercice de sa liberté. Ses excès (la démesure ou hybris pour les Grecs), ses passions (chez Racine par exemple) sont une des causes de sa chute dont une autre est d’avoir contrarié l'ordre divin. C'est de ces tiraillements douloureux que la tragédie tire sa valeur profonde qu’on peut ramener à un diptyque fameux : « Le secret est d’abord de toucher et de plaire13. » L'entrée dans l'ère du profane, le recul des grands questionnements métaphysiques, la disparition des héros mythiques semblent avoir proclamé, de manière irréversible, « la mort de la tragédie », pour reprendre un titre de George Steiner. Même si un certain théâtre moderne

(Claudel, Montherlant, Sartre, Camus…) a tenté de renouveler cette présence du tragique par la postulation d’une transcendance ou la revendication d’un absolu de liberté. 2.3 Les variations tragiques Il serait erroné de croire que les auteurs de tragédies ont obéi de manière aveugle au catalogue de règles que l’on vient d’énumérer. Si, le plus souvent, celles-ci sont respectées, fournissant même un ferment de création, il n’est pas rare que des tragédies dignes de ce nom les oublient ou les transgressent. C'est le cas de la tragicomédie, qui se développe à la Renaissance puis à l’époque classique, où le mot désigne « toute tragédie qui finit bien » (Pavis), ce qui justifie l’appellation « tragicomédie » choisie par Corneille pour Le Cid. Ce type de pièce aime à privilégier les coups de théâtre, les retrouvailles, le spectaculaire ou le baroque (Rotrou, Mairet). Sous des formes un peu différentes, il a survécu, notamment en Allemagne. D’autres infractions, plus ou moins légères, contestent la rigidité du genre. Les sujets des pièces de Racine accordent une place plus grande que le souhaitait Aristote aux tourments passionnels de l’individu – reléguant au second plan les questions politiques réputées plus « nobles ». La règle de bienséance n’est pas toujours observée par Corneille (dont la Chimène était jugée sévèrement), ni par Racine qui n’hésite pas – dans un récit il est vrai – à nous détailler crûment l'agonie d'Hippolyte (Phèdre, V, 6). Corneille s’insurgeait contre le « vraisemblable » qu’il nommait « une maxime fausse » ; Racine renonce, dans Bajazet, au recul dans le temps qu’il compense par l’éloignement dans l’espace, ce que fera également Voltaire dans Zaïre. La tragédie saura même composer avec des exigences divertissantes et merveilleuses (chez Calderón ou chez Shakespeare), avec des enjeux plus prosaïques (chez Giraudoux ou chez Anouilh). Récupérant la dimension tragique plus que les lois génériques, les créateurs contemporains (Beckett, Adamov, Ionesco, Genet) portent sur la scène le drame existentiel de l’homme face à sa condition. Et si à propos de En attendant Godot ou de Le Roi se meurt on peut difficilement parler de tragédie, l’appellation « comédie » paraît encore plus impropre, ces pièces illustrant la tendance des

productions littéraires contemporaines à dépasser les genres et à s’affranchir des étiquettes. 3. La comédie 3.1 La position d’Aristote L'auteur de la Poétique souhaite surtout, en parlant du théâtre, art de la mimésis, définir les lois du genre qu’il tient pour supérieur et, en quelque sorte, idéal, la tragédie. Les propositions relatives à la comédie (il en serait de même, dans une certaine mesure, de l’épopée), ne sont avancées que par rapport à ce genre dont Œdipe roi de Sophocle représente la meilleure réussite. Voici les principaux critères admis par Aristote : • l'image du héros : « L'une [la comédie] entend en effet imiter des hommes pires, l’autre [la tragédie] meilleurs que les contemporains » (1448a). Et : « La comédie est une imitation d’hommes sans grande vertu » (ibid.) ; • les sujets bas : l’origine de la comédie est populaire et dionysiaque, remontant à « ceux qui conduisaient les chants phalliques aujourd’hui encore en honneur dans bien des cités » (1449a) ; • une fin heureuse : « Dans celle-ci [la comédie] en effet, les personnages qui, dans la légende, sont les pires ennemis, comme Oreste et Égisthe, s’en vont à la fin, réconciliés, et personne n’est tué par personne » (1453b) ; • le ressort comique : il est évidemment essentiel à la comédie et s’exprime surtout par deux moyens : d’une part la difformité : « Le comique tient en effet à un défaut ou à une laideur qui n’entraînent ni douleur ni dommage ; ainsi par exemple un masque comique peut être laid et difforme sans exprimer la douleur » (1449a) ; d’autre part le langage : « Si pour viser des effets comiques, on utilisait de propos délibéré métaphores,

noms rares et autres formes de manière déplacée, on atteindrait ce but-là même » (1458b). La comédie se développe dans la Grèce antique en même temps que la tragédie, avec un représentant remarquable, Aristophane, auteur probable de quarante-quatre comédies (dont onze nous sont parvenues). Les règles de la représentation sont assez voisines de celles de la tragédie et, bien que présentés sous le mode bouffon, les sujets se rapprochent aussi de l’inspiration sérieuse : la politique dans Lysistrata ou la Paix, les dieux (dans Les Grenouilles ou Les Nuées), la justice (dans Les Guêpes). La comédie trouvera un prolongement fécond avec Ménandre qui préparera la tradition latine (Plaute, Térence). Horace (Ier siècle av. J.-C.) relaiera Aristote dans l'élaboration d'une théorie, insistant sur les particularités du genre : Un sujet de comédie ne veut pas être développé en vers de tragédie […]. Que chaque genre garde la place qui lui convient et qui a été son lot. (Art poétique, trad. fse F. Maisonneuve, Paris, Les Belles Lettres.) Dans un distique célèbre, Boileau reprendra la même idée : Le comique, ennemi des soupirs et des pleurs, N'admet point en ses vers de tragiques douleurs. (Art poétique, chant III.) (Art poétique, chant III.) 3.2 Les règles de la comédie Parce qu’elle met en scène des hommes ordinaires, qu’elle choisit des actions empruntées à la vie quotidienne, qu’elle s’exprime dans une langue qui intègre la fantaisie, la comédie ne se présente pas corsetée dans un ensemble de lois intangibles. Cette souplesse se révèle jusque dans son nom, puisque le latin « comœdia » signifiait tout simplement « pièce de théâtre », et que le mot garde ce sens jusqu’au XVIe siècle. En 1694 encore, le Dictionnaire de l’Académie nous donne pour « comédie » la définition suivante : Se prend généralement pour toute pièce de théâtre, comme la tragédie, la

tragicomédie et la pastorale, aussi bien que la comédie proprement dite. Aujourd'hui encore le « comédien » (c'était évidemment vrai pour Diderot, voir Le Paradoxe sur le comédien, 1775) est celui qui fait profession de jouer du théâtre, à la différence du tragédien (archaïque dans ce sens), spécialisé dans la tragédie, et en concurrence avec l’« acteur », terme d’acception plus large. La polysémie du mot confirme l’incertitude des définitions et la difficulté à dégager une esthétique de la comédie. Celle-ci suivrait, dans les grandes lignes, les définitions d’Aristote ; elle recouperait – c’est notre manière de relever la gageure – les principes énoncés par le plus grand de nos auteurs comiques, Molière. À ses yeux la comédie doit : • choisir des personnages dans la vie quotidienne : « Comme l’affaire de la comédie est de représenter en général tous les défauts des hommes, et principalement des hommes de ce siècle » (L'Impromptu de Versailles) ; • rester fidèle à la nature : « Lorsque vous peignez des héros vous faites ce que vous voulez. Mais lorsque vous peignez les hommes, il faut les peindre d’après nature » (Critique de l’École des femmes) ; • satisfaire au goût du public : « Je m’en remets assez aux décisions de la multitude » (Préface des Fâcheux) et : « Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire » (Critique de l’École des femmes) ; • amuser : « Il faut plaisanter ; et c’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens » (Critique de l’École des femmes) ; • dénoncer les vices : « C'est une grande atteinte aux vices que de les exposer à la risée de tout le monde » (Préface de Tartuffe) – Molière faisant sienne la formule antique : « Castigat ridendo mores » (« Par le rire, elle corrige les mœurs »). À ce catalogue d’exigences, il faut en ajouter une autre qui peut aussi constituer un trait pertinent du genre et qu’a formulée Charles Mauron : la comédie affiche délibérément son caractère ludique et mystificateur ; elle ne cherche pas, comme la tragédie, à faire croire à la réalité des actions

présentées, modifiant ainsi le fameux rapport à la mimésis : Le spectateur est rapidement averti qu’il participe mentalement à un jeu et non plus à un rêve. Mettant hors circuit sa participation affective, il peut admettre ce qu’elle eût interdit : une incohérence contraire à son expérience réelle des actions humaines, de leurs causes et de leurs effets. Car telle est bien la liberté du jeu : paradoxalement, la plus mythique des tragédies a moins droit à l’irréalité que la comédie la plus quotidienne. (Charles Mauron, Psychocritique du genre comique, Paris, José Corti, 1964, p. 29.)

De là le renversement des situations (l’arroseur arrosé et le voleur volé), la dimension parodique (les actions nobles étant mimées « pour rire »), le registre bouffon (assuré par les valets par exemple), le rôle du langage et des mots d’esprit comme « avertisseurs » de la subversion amusante, l’invraisemblance des situations (dans l’imbroglio), etc. Ces remarques sont-elles suffisantes à délimiter un genre et à le définir ? Pas forcément, car ainsi que l’écrit un commentateur : Aucun des éléments de la comédie n'est à lui seul différentiel et la spécificité de la comédie réside en un faisceau, une convergence de traits dont la présence simultanée, au moins de la plupart d'entre eux, permet de dire qu'il s'agit de comédie. (Michel Corvin, Lire la comédie, Paris, Dunod, 1994, p. XI.) Corvin s’en tient finalement, dans sa conclusion, à une formule originale mais problématique : « La comédie est une histoire de fous et de menteurs » (ibid., p. 205). De là sans doute la variété de ses formes. 3.3 Un genre polymorphe Les meilleurs commentateurs reconnaissent le caractère « attrape-tout » de la comédie : La comédie est restée un genre protéiforme, susceptible de s’infléchir

dans des directions les plus diverses. Cette liberté lui a permis d’échapper, hier et aujourd’hui, à l’emprise des législateurs ; ce n’est pas dans les arts poétiques que son histoire s’est écrite, mais sur la scène, en liaison étroite avec le public. (Robert Abirached, art. « Comédie », dans J.-P. de Beaumarchais, D. Couty, A. Rey [dir.], Dictionnaire des littératures de langue française, op. cit.)

Plutôt que par la somme de critères précis, c’est donc par la juxtaposition de ses avatars que se caractérisera la comédie. On peut s’arrêter rapidement à quelques-uns d’entre eux considérés eux-mêmes comme des genres ou des sous-genres. La farce Il s’agit d’un bref divertissement fondé sur une intrigue simple dont la structure de base est la tromperie. Genre éminemment populaire qui prend sa source au Moyen Âge (dans des intermèdes bouffons entre des « mystères » sérieux), la farce utilise un certain nombre de recettes éprouvées : [...] personnages typiques, masques grotesques, clowneries, mimiques, lazzi, grimaces, calembours, tout un gros comique de situations, de gestes et de mots, dans une tonalité copieusement scatologique ou obscène. (Charles Mauron, Psychocritique du genre comique, op. cit., p. 35-36.) Utilisant Bakhtine, Michel Corvin ajoute que : […] la farce c'est le monde renversé, la carnavalisation des valeurs qui rejette les hiérarchies morales, religieuses, sexuelles, voire politiques du monde d'en haut. (Lire la comédie, op. cit., p. 22.) Il nous reste environ cent cinquante farces médiévales écrites entre 1450 et 1550, dont la plus célèbre, La Farce de maître Pathelin, en 1 500 vers et cinq actes, est déjà très élaborée. Molière ne méprisera pas le genre,

l’inscrivant au répertoire de son Illustre théâtre (La Jalousie du Barbouillé par exemple), l’intégrant à ses comédies plus ambitieuses (Les Femmes savantes, Dom Juan). Labiche, Feydeau, Courteline la transformeront en vaudeville ; Jarry (Ubu roi, 1896) la tirera du côté de l’absurde, préparant ainsi le théâtre contemporain. La « commedia dell’arte » Encore appelé « all’improviso » (à l’impromptu) ou « a soggetto » (à canevas), ce genre de comédie naît en Italie au milieu du XVIe siècle et se répand en Europe et en France dans les deux siècles suivants. Trois traits la caractérisent : • le canevas : c’est une forme d’intrigue simplifiée (le scénario, le plus souvent un amour contrarié) à partir de laquelle les comédiens improvisent ; • le jeu corporel : le comédien est en même temps acrobate, musicien, danseur, mime, clown et ponctue son jeu de lazzi (grimaces, contorsions) et de travestissements ; • les masques : les personnages sont codifiés et correspondent à des emplois fixes : les amoureux (Pierrot, Colombine), les barbons grotesques (Pantalon, le docteur bolonais), les zanni (valets plus ou moins rusés : Arlequin, Brighella, Crispin, Scapin, Trivelin), les bravaches (Capitan), etc. La dette de Molière à l’égard de la commedia dell’arte est importante, celle de Marivaux également. Le vaudeville C'est un héritage de la comédie légère dont le Théâtre de la Foire, au XVIIIe siècle, était friand, l'accompagnant de couplets connus. L'opéracomique en est le premier descendant, avant que deux maîtres du genre, Labiche et Feydeau, le transforment en comédie d’intrigue faite de quiproquos, de coups de théâtre, de mots d’auteurs. La « comédie de boulevard », qui occupe une place importante dans le théâtre

contemporain, s’inspire de ce modèle. Les comédies spécialisées Patrice Pavis, dans son dictionnaire, recense seize types particuliers de comédies ; Pierre Bornecque, lui, en dénombre vingt-trois, outre les cinq qu’il analyse. Sans reprendre en détail ces « espèces », signalons rapidement : • la comédie-ballet, qui enrichit le spectacle dramatique de musique et de danse dans des décors somptueux. Elle fut illustrée surtout à la cour de Louis XIV (Molière : Le Sicilien, Monsieur de Pourceaugnac, Le Bourgeois gentilhomme) ; • la comédie de caractère, fondée sur un personnage et ses particularités psychologiques. Illustrée par Molière (L'Avare, Le Misanthrope), elle fut très prisée au XVIIIe siècle (Régnard, Le Joueur, Le Distrait ; Destouches, Le Glorieux ; Piron, La Métromanie) ; • la comédie héroïque, imitée de Lope de Vega et représentée par Corneille (Don Sanche d’Aragon) et Rotrou (Saint Genest) ; • la comédie de mœurs qui s’attache à ridiculiser les défauts d’un groupe social : les financiers (Turcaret de Lesage), les aristocrates (Le Mariage de Figaro de Beaumarchais), plus près de nous les médecins (Knock de Jules Romains), les affairistes (Topaze de Marcel Pagnol). Cette multitude de formes spécifiques, aux limites parfois incertaines, confirme cette liberté du genre qui semble préférer aux lois contraignantes et réductrices une variété fédérée par un trait dominant, le rire. 4. Le drame 4.1 Un nouveau genre ? Le mot « drame » désigne d’abord l’action théâtrale et c’est dans ce sens

que l’emploie Aristote dans sa Poétique. Henri Gouhier précise bien cette particularité : « L'essence du théâtre tient en deux mots : το δραμ [drama] ou l’action, το τεατρον [théatron], le lieu où l’on voit14. » Dans ce sens, le dérivé adjectival, dramatique, a été employé très tôt pour recouvrir « ce qui relève de l’action », soit, par extension, tout ce qui touche au théâtre. Ainsi le « genre dramatique ». On peut donc affirmer, comme le fait Michel Lioure, que : [...] le drame n’existe pas en tant que genre dramatique spécifique, [et] la notion de drame, dépouillée de toute signification particulière, englobe donc tragédie et comédie, Sophocle et Aristophane. (Le Drame, Paris, Armand Colin, coll. « U », 1963, p. 7.) Ces réserves n'empêchent pas le terme d'entrer progressivement dans le vocabulaire littéraire pour désigner une « forme » (ou « espèce » ?) intermédiaire entre la comédie et la tragédie. Encore que Nivelle de La Chaussée, chantre de ces productions hybrides (Le Préjugé à la mode, 1735) lui préfère l’expression oxymorique « comédie larmoyante », et que Diderot considère ses œuvres théâtrales (Le Fils naturel, 1757 ; Le Père de famille, 1758) comme relevant d’un « genre sérieux ». Pourtant, si le mot est à cette époque d’un emploi incertain, il tend à s’imposer sous la plume de divers dramaturges et théoriciens du XVIIIe siècle comme Diderot, Beaumarchais ou Louis-Sébastien Mercier. Près d’un siècle plus tard, Hugo avouera sa difficulté à circonscrire un « genre » qu’il a pourtant brillamment contribué à illustrer : C'est une étrange chose que le drame. Son diamètre va des Sept Chefs contre Thèbes au Philosophe sans le savoir, de Brid’Oison à Œdipe. Thyeste en est, Turcaret aussi. Si vous voulez le définir, mettez dans votre définition Électre et Marton […]. Le drame a tous les horizons […]. Le drame est le plus vaste récipient de l'art. (William Shakespeare, 1864, 1re partie, l. IV.) Tâchons malgré tout de nous y reconnaître. Si le statut du drame ne peut se comparer à celui de la comédie ou, encore moins, de la tragédie – genres attestés de longue date –, il n’est pas impossible de lui reconnaître une esthétique spécifique. Ce que tente Anne

Ubersfeld : Peut être dite drame toute œuvre qui, sans considération de forme ou de code, d'effet pathétique ou comique, construit une histoire, une fable impliquant à la fois des destinées individuelles et un univers « social ». (Le Drame romantique, Paris, Belin, 1993, p. 7.) « Définition extrêmement large », reconnaît la commentatrice qui précise, ajoutant à notre embarras taxinomique : « La caractéristique essentielle du drame est sa liberté » (ibid.). Façon de décourager toute entreprise soucieuse de dégager d’éventuelles « règles » du genre. Dans une perspective voisine, Michel Lioure attribue cette difficulté au fait que le drame « se définit par son refus de la notion même de genre », qu’il se limite à n’être « qu’une tentation théâtrale perpétuelle » qu’on peut au mieux rapporter à quelques lois esthétiques : l’intensité (vs la pureté), la variété (vs l’unité), le plaisir direct (les « jouissances immédiates » vs les « recherches exquises »), la simplicité (« la chaleur de la vie » vs « les raffinements de l’art »)15. Un peu comme la comédie, qui se pose en s’opposant, le drame se définit souvent par rapport à la tragédie comme le fait, assez sévèrement, Anouilh dans son Antigone : C'est propre, la tragédie. C'est reposant, c'est sûr… Dans le drame, avec ses traîtres, avec ses méchants acharnés, cette innocence persécutée, ces vengeurs, ces terre-neuve, ces lueurs d'espoir, cela devient épouvantable de mourir, comme un accident […]. Dans le drame, on se débat parce qu'on espère en sortir. C'est ignoble, c'est utilitaire. Le drame, plus profane que son glorieux ancêtre, la tragédie, ne se laisse pas enfermer dans des caractères pertinents universels. Ce qui contribue à remettre en cause son statut de « genre » et impose, plus encore que pour la comédie, de l’identifier à travers ses manifestations historiques. 4.2 Les territoires du drame Souscrivant implicitement à cette loi du classement historique, les spécialistes du théâtre distinguent traditionnellement trois périodes

d’épanouissement du drame – qui délimiteraient ses trois formes principales. Le drame bourgeois du XVIIIe siècle Vers le milieu du siècle des Lumières, à travers les exemples de Nivelle de La Chaussée et en imitation de l’étranger (Calderón, Lope de Vega, Shakespeare, George Lillo) s’impose une forme théâtrale dont Diderot se fera le premier codificateur (Entretiens avec Dorval sur Le Fils naturel, 1757). Ce « genre sérieux » réclame : • le retour à des sujets actuels ; • des personnages empruntés à la vie commune ; • le réalisme des situations (« tableaux » vivants, accessoires) ; • le mélange des tons ; • une portée édifiante. Une réplique de Dorval montre la souplesse de ce nouveau genre : Une pièce ne se renferme jamais à la rigueur dans un genre. Il n’y a point d'ouvrage dans les genres tragique ou comique, où l’on ne trouvât des morceaux qui ne seraient point déplacés dans le genre sérieux ; et il y en aura réciproquement dans celui-ci, qui porteront l'empreinte de l'un et l'autre genre. Beaumarchais à son tour défendra le « nouveau genre », insistant sur le plaisir des larmes, la leçon morale, la vérité des situations, et ajoutant des préoccupations politiques et sociales. De son Essai sur le genre dramatique sérieux (1767) on a retenu les fameuses phrases polémiques : Que me font à moi, sujet paisible d'un État monarchique du XVIIIe siècle, les révolutions d'Athènes et de Rome ? Quel véritable intérêt puis-je prendre à la mort d'un tyran du Péloponnèse ? Au sacrifice d'une jeune princesse en Aulide ? Un peu plus tard, Louis-Sébastien Mercier résume les exigences de la nouvelle forme dramatique : Le drame n'est point une action forcée extrême ; c'est un beau moment

de la vie humaine, qui révèle l'intérieur d'une famille, où sans négliger les grands traits, on réveille précisément les détails. (Du théâtre ou Nouvel essai sur l'art dramatique, 1773.) (Du théâtre ou Nouvel essai sur l'art dramatique, 1773.) Si esthétiquement ce théâtre fut un échec (à part les deux grandes comédies de Beaumarchais, les œuvres n’ont guère survécu), il eut le mérite, par sa volonté de mélanger les tons, de s’intéresser au quotidien, de privilégier le spectacle, de préparer les révolutions du drame romantique et, au-delà, les émancipations du théâtre moderne. Le drame romantique Un ouvrage complet serait nécessaire pour définir et analyser cette forme particulière du drame qui, pourtant, n’a couvert qu’une quinzaine d’années de la production littéraire (1827-1843) et ne concerne véritablement en France que quatre auteurs, Hugo, Vigny, Dumas, Musset. Le genre est en revanche très vivace à l’étranger avec les œuvres de Schiller, de Kleist, de Buchner, de Shelley ou de Byron. Pour nous en tenir à l’essentiel, on regrouperait les caractéristiques autour des trois « révolutions » que distingue Anne Ubersfeld dans Le Drame romantique : • une révolution historique : l’histoire devient un thème favori ; non l’Antiquité – domaine de la tragédie – mais l’histoire récente (en particulier la Renaissance). Les diverses couches sociales sont mises en scène et le roi, qui n’est plus une personnalité intouchable, voit sa fonction contestée ; • une révolution technique, perceptible à l’abolition partielle des règles du théâtre classique : abandon de la contrainte de l’unité de temps et de lieu, mélange des tons, multiplicité des intrigues, réforme du langage ; • une révolution philosophique liée à la montée de l’individualisme qui aura pour corollaire la promotion du héros et des questions psychologiques. Le héros romantique est tourmenté, à la fois « amoureux gémissant et homme d’action » (Ubersfeld),

prisonnier d’un moi envahissant, poursuivi par une fatalité du malheur. Il ne paraît pas nécessaire, dans le cadre de cette étude générique, de revenir sur l’histoire du drame romantique, de Cromwell (1827) et sa fameuse Préface aux Burgraves (1843), autre pièce de Hugo mal accueillie par le public cette fois. Mais il faut signaler l’influence des modèles étrangers (Shakespeare, Schiller, Goethe, Alfieri…), l’importance des lieux scéniques (la Comédie-Française, mais aussi le boulevard et le fameux Théâtre de la porte Saint-Martin), le rôle de comédiens engagés dans la bataille romantique (Marie Dorval, Mlle Georges, Talma, Frédéric Lemaître, Bocage, etc.). Hugo formulait ainsi l'ambition totalisante du drame romantique : Le drame, selon le XIXe siècle, ce n'est pas la tragi-comédie hautaine, démesurée, espagnole et sublime de Corneille ; ce n'est pas la tragédie abstraite, amoureuse, idéale et divinement élégiaque de Racine ; ce n'est pas la comédie profonde, sagace, pénétrante, mais trop impitoyablement ironique, de Molière ; ce n'est pas la tragédie à intention philosophique de Voltaire ; ce n’est pas la comédie à action révolutionnaire de Beaumarchais ; ce n'est pas tout cela, mais c'est tout cela à la fois ; ou, pour mieux dire, ce n'est rien de tout cela. […] C'est tout regarder à la fois sous toutes les faces. (Préface de Marie Tudor, 1833.) Le drame symboliste Une autre forme de drame s’est développée en France entre 1885 et 1914, un théâtre qui refuse le naturalisme alors en vogue ou la légèreté des très appréciées comédies de mœurs. Ce drame « fin de siècle », à tonalité lyrique, est illustré par Maeterlinck, Villiers de L'Isle-Adam, Claudel, et servi par des hommes de théâtre écoutés : Antoine, Lugné-Poe, Paul Fort. Les caractères et l’inspiration de la poésie symboliste (goût de l’étrange, du raffinement, de la recherche, de l’onirique, du mystique) se retrouvent dans ce théâtre, dont nous résumons, d’après Michel Lioure, quelques constantes :

• un langage recherché qui refuse la trivialité ; • un irréalisme de forme, de contenu, de dialogue ; • un goût de l’étrangeté ou du merveilleux ; • une action limitée, enserrée dans une intrigue mince ; • une « musicalité » du texte – et du contexte – digne de l’oratorio lyrique. Ces formes historiques entretiennent entre elles assez peu de rapport – sauf à s’éloigner du modèle reconnu qu’est la tragédie. La confusion est accrue quand on introduit dans la catégorie du drame les pièces contemporaines qui paraîtraient s’en approcher. C'est le cas des œuvres inspirées par l’héritage bourgeois (Bernstein, Salacrou), par la tragédie historique (Montherlant, Rostand), la farce surréaliste (Apollinaire), le débat philosophique (Sartre, Camus), la parodie mythologique (Giraudoux, Cocteau, Anouilh), etc. Cet éparpillement suffirait, ainsi qu’on l’annonçait en début, à proclamer la liquidation du « genre ». Ce que fait avec vigueur Robert Abirached : Décidément, de quelque côté qu’on se tourne, on est amené à constater que le mot « drame » a aujourd’hui presque entièrement disparu du vocabulaire théâtral, pour l'excellente raison qu'il n'est plus nécessaire à personne. (Art. « Drame », dans J.-P. de Beaumarchais, D. Couty, A. Rey [dir.], Dictionnaire des littératures de langue française, op. cit.) Retrouvant sa signification première, le drame se confondrait désormais avec le théâtre. 4.3 À la périphérie du drame : le mélodrame Cette forme composite qui s’est développée à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, sert un peu de « point de jonction » (Michel Lioure) entre le drame bourgeois et le drame romantique. Il est essentiellement représenté par un écrivain à l’incroyable fécondité, Guilbert de Pixerécourt (le « Corneille du Boulevard ») qui a écrit près de cent vingt pièces et en a fait jouer plus de la moitié.

Étymologiquement, le mot signifie « drame chanté », et au XVIIIe siècle, il mêle encore paroles et musiques, comme l’explique Rousseau qui applique la recette dans son Pygmalion (1775). Le sens du mot évoluera pour désigner une pièce populaire étroitement enfermée dans des règles – devenues recettes stéréotypées – qui lui tiennent lieu de raison d’être, par exemple : • des personnages fixes et reconnaissables (limités à cinq : le héros, l’héroïne, le père, le traître, le niais) ; • des décors conventionnels et spectaculaires (châteaux forts, ruines, tombes) ; • une structure immuable (trois actes : la crise, la souffrance, la délivrance).

Pour tirer un bilan de ce rapide examen du genre dramatique, on peut retenir quelques idées dominantes : • le genre dramatique est clairement identifiable grâce à des signes distinctifs nombreux, à la fois structurels et « poétiques », parmi lesquels l’énonciation à la première personne ; • il se ramifie en diverses formes et à divers niveaux de hiérarchie : la tragédie, la comédie, le drame, eux-mêmes divisés en catégories plus étroites, tragicomédie, farce, mélodrame, par exemple ; • de toutes les formes dramatiques, la tragédie est celle qui paraît le mieux épouser les règles du genre ; elle est celle à partir de laquelle les autres espèces se définissent ; • à mesure que l’on descend dans la hiérarchie des formes, les caractères pertinents sur lesquels se fondent les distinctions s’estompent au point de devenir, parfois, de simples délimitations de l’histoire littéraire ; • le genre dramatique, d’origine très ancienne, se maintient de façon très vivace, mais assez libre, à l’époque contemporaine ; • enfin, la question reste posée de savoir si le genre dramatique

appartient de plein droit à la littérature. Son champ d’action ne se limite pas, de toute façon, au texte. 1 Poétique, op. cit., 1448a. 2 P. Pavis, op. cit., p. 354. 3 Épître des Lois de Minos, 1772. 4 « Le théâtre de la cruauté », dans Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1964. 5 Poétique, op. cit., 1450a. 6 Forme et signification, Paris, José Corti, 1962. 7 P. Pavis, op. cit., p. 358. 8 Lire la tragédie, Paris, Dunod, 1994, p. 3. 9 Aristote, La Poétique, op. cit., 1450a. 10 La Tragédie grecque, Paris, PUF, 1970. 11 La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1950. 12 Le Théâtre et l’existence, Paris, Vrin, 1973. 13 Boileau, Art poétique, chant III. 14 Le Théâtre et l’Existence, Paris, Aubier, 1952, p. 13. 15 Le Drame, op. cit., p. 9.

Le roman et le genre narratif 1. Les fondements de la narration 1.1 Les premières définitions du genre Avant d’évoquer le cas particulier du roman – le mot, et même la chose apparaîtront assez tardivement –, il convient de parler de la forme littéraire à laquelle il appartient, la narration. Aristote, dans la Poétique, oppose à une mimésis dans laquelle les personnages sont représentés directement (le dramatique) une autre forme d’imitation où l’action est racontée par un narrateur (le narratif). Dans les deux cas une différence de degré est introduite par le mode, les niveaux supérieur ou inférieur, et une différence d’énonciation, la narration pouvant être faite à la troisième ou à la première personne (voir supra, chap. I). Rappelons que dans son traité Aristote prend seulement en considération les œuvres en vers et, parmi elles, uniquement celles qui représentent des actions humaines ou des êtres humains. Ce qui nous place assez loin des formes narratives modernes mais nous permet néanmoins de dégager quelques premiers principes directeurs concernant le genre du récit. Celuici se reconnaît à : • une représentation décalée, médiatisée – et non directe comme au théâtre (la parole est rapportée) ; • la présence implicite d’une voix, celle du narrateur ; • une énonciation variable suivant que le poète parle en son nom propre ou se confond avec la parole d’un personnage. N’est pas mentionnée ici une particularité qui se rencontre dans un passage de La République de Platon (393d-394c) et qui signale une divergence entre les deux théoriciens antiques. Pour Platon il y a lieu de distinguer – comme genres autonomes dirions-nous – le narratif pur (récits

d’où sont absents les dialogues), représenté par le dithyrambe, et le narratif mixte (où récits et dialogues alternent), telle l'épopée : La poésie et la fiction comportent une espèce complètement imitative, c'est-à-dire, comme tu l'as dit, la tragédie et la comédie ; puis une deuxième qui consiste dans le récit du poète lui-même ; tu la trouveras dans le dithyrambe ; et enfin une troisième formée du mélange des deux autres ; on s’en sert dans l’épopée et dans plusieurs autres genres. (La République, op. cit, 394b.) plusieurs autres genres. Aristote abandonne cette distinction, ou plutôt la considère comme un cas particulier (sous la forme d’une alternative exprimée entre parenthèses dans le passage précédemment cité) d’un genre unique, le genre narratif. De ternaire, le système devient donc binaire, ainsi que le rappelle Genette : À la triade platonicienne (narratif, mixte, dramatique) s’est substitué le couple aristotélicien (narratif, dramatique) et ce non par éviction du mixte : c’est le narratif pur qui disparaît parce qu’inexistant, et le mixte qui s’intronise narratif, comme seul narratif existant. seul narratif existant. (Introduction à l’architexte, op. cit., p. 107.) Une autre différence de point de vue entre Platon et Aristote tient au statut de la mimésis. Pour l’auteur de La République (livre III), la mimésis n’existe qu’à condition que le poète s’efface pour donner l’illusion d’une imitation parfaite, comme c’est le cas au théâtre. En revanche, quand le poète parle en son nom, dans un récit non mêlé de dialogues, nous sommes dans la diégésis. Cette distinction ne se retrouve plus chez Aristote pour qui toute création littéraire qui représente des actions est par essence mimétique. S’il est un point en tout cas sur lequel les deux philosophes semblent en accord, c’est pour faire d’Homère l’exemple le plus représentatif du mode narratif et, à travers lui, un type d’œuvre particulier qui en relève, l’épopée. 1.2 L’épopée et le genre épique Définition de l’épopée

Au chapitre V de la Poétique, Aristote s’attarde à décrire l’épopée qui n’est pas, à ses yeux, structurellement différente de la tragédie ; la différence se situe ailleurs : L’épopée est conforme à la tragédie jusque dans le fait qu’elle est l’imitation d’hommes nobles dans un récit versifié ; mais le fait qu’elle emploie un mètre uniforme et qu’elle est une narration, les rend différentes. Et elles le sont par leur étendue : puisque l’une essaie autant que possible de se dérouler durant une seule révolution du soleil ou de ne guère s’en écarter, alors que l’épopée n’est pas limitée dans le temps. (Poétique, 1449b, op. cit.) À partir de ces remarques nous serions en mesure de caractériser l’épopée dans laquelle doit se trouver : • un niveau élevé, un mode « supérieur » (« imitation d’hommes nobles »), comme dans la tragédie ; • une expression versifiée régulière ; • une forme narrative (l’action est racontée) ; • une longueur suffisante, un format étendu ; • une liberté dans l’utilisation de la temporalité. À ces critères il convient d’en ajouter deux autres exprimés ailleurs dans le traité : • la pluralité de l’action : « J’appelle un agencement épique celui qui comporte plusieurs histoires » (1456a) ; • l’utilisation de l’irrationnel : « L’épopée admet encore bien mieux [que la tragédie] l’irrationnel qui est le meilleur moyen de susciter la surprise, puisqu’on n’a pas le personnage sous les yeux » (1460a). L’étymologie du mot « épopée » permet d’approcher une première définition. Le mot grec « épopoia » est composé du substantif « épos » (« ce qui est exprimé par la parole »), et d’un dérivé du verbe « poïen » (« faire, fabriquer »). Ainsi, on pourra dire : L'épopée est donc la mise en forme d’une parole primordiale, essentielle – l’épos – proférée par les poètes primitifs qui disent la genèse et la vérité

du monde. (D. Madelénat, art. « Épopée », dans J.-P. de Beaumarchais, D. Couty, A. Rey [dir.], Dictionnaire des littératures de langue française, op. cit.) Texte fondateur, l’épopée prend ses ancrages dans l’histoire d’un pays dont elle fournit la chronique, largement nourrie de mythes et de légendes. Mais au cours du temps cette représentation des fondements du monde glissera davantage du côté de la légende pour venir se placer délibérément sur le terrain de l’imaginaire merveilleux. Peu après Boileau, l’abbé Batteux, théoricien du XVIIIe siècle, parle de « récit poétique d’une action héroïque et merveilleuse » et prépare les définitions modernes, celle du dictionnaire Robert par exemple : Long poème où le merveilleux se mêle au vrai et dont le but est de célébrer un héros ou un grand fait. Les modèles canoniques de l’épopée sont évidemment l’Iliade et l’Odyssée, mais aussi des créations encore antérieures et anonymes comme L'Épopée de Gilgamesh qui raconte les exploits du roi Gilgamesh qui règne sur la cité sumérienne Uruk (1900-1600 av. J.-C.). Plus tard, vers le VIe siècle apparaîtront les deux épopées indiennes, le Mahâbhârata (plus de 400 000 octosyllabes) et le Râmâyana (près de 100 000 vers) ; suivront les épopées anglaises, islandaises, germaniques, avant les productions italiennes ou portugaises de Dante (La Divine comédie), de l’Arioste (Le Roland Furieux), du Tasse (La Jérusalem délivrée), de Camoëns (Les Lusiades). Esthétique de l’épopée Précisons d’abord que l’épopée n’est qu’une actualisation du genre épique, genre qui se définit par un ton et qui peut naturellement se rencontrer ailleurs que dans l’épopée elle-même. Le théâtre, par exemple, peut introduire dans certains épisodes une dimension épique (chez Eschyle, chez Corneille ou chez Hugo) ; l’histoire peut s’exprimer dans une tonalité épique, que ce soit dans les récits de l’antiquité (Tite-Live), les chroniques du Moyen Âge (Froissart, Commynes…), les relations plus modernes (Michelet). L'éloquence peut

s’exprimer à travers un « souffle épique », chez Bossuet par exemple ; la satire peut en être empreinte (Les Tragiques ; Les Châtiments). On ne confondra donc pas une coloration stylistique, un ton, et une catégorie formelle, un genre. On pourra rapprocher également les expressions « genre épique » et « genre narratif » (dans les deux cas il y a narration d’une histoire), sans qu’on puisse (la suite du chapitre le montrera) les considérer comme synonymes. Pour preuve, l’énumération de quelques caractères spécifiques de l’épopée qui, pour certains, s’appliqueraient à toutes formes de récit et, pour d’autres, lui sont propres. Nous en relèverons sept : • le narrateur omniscient : en termes de narratologie moderne on parlerait de vision « par derrière » (J. Pouillon) ou de focalisation zéro (G. Genette). L'épopée, largement marquée par les formes de l’oralité, (la « vocalité », disait Paul Zumthor) s’exprime par la voix d’un poète apparemment omniscient qui domine sa matière et la déploie en fonction des ressources de son imagination, même si sa présence est parfois discrète dans le récit ; • la forme poétique : l’épopée, au départ, est un récit en vers. On admettra qu’elle puisse s’exprimer à travers une prose poétique, comme pour la charge des cuirassiers à Waterloo dans Les Misérables (II, 1), ou les monologues du vice-roi d’Espagne dans Le Soulier de satin de Claudel (troisième journée) ; mais il s’agit là plutôt de passages animés d’un « souffle épique » dans un roman ou dans une pièce de théâtre. La versification, en même temps qu’elle ajoute à la valeur oratoire du texte, soutient la mémoire du rhapsode ou du jongleur chargé de déclamer le récit ; • l’amplitude du format : l’épopée est généralement une œuvre de grande ampleur qui embrasse une temporalité étendue et introduit de nombreux personnages. Le narrateur a toute liberté pour multiplier les épisodes ou intercaler des histoires annexes ; • une rhétorique codifiée : l’épopée exploite un certain nombre de figures de style orientées dans le sens de l’agrandissement et de

la simplification : recours à l’hyperbole, aux épithètes de nature (ou épithètes homériques), à l’accumulation, exprimée par la parataxe dans la narration d’épisodes ou d’objets (effet catalogue), à l’ekphrasis (description détaillée de certains objets, comme un casque ou un bouclier), aux répétitions, au registre élevé de vocabulaire, aux formules lapidaires ; • l’utilisation du merveilleux : le surnaturel peut orienter le cours des choses, servir ou gêner le héros, donner vie aux éléments extérieurs (objets, forces naturelles, animaux, etc.). La transcendance peut se combiner au merveilleux quand elle guide le cours des événements vers une issue positive ; • l’un et le multiple : l’épopée aime à vanter les mérites des héros supérieurs – Ulysse, Énée, Roland, Jeanne d’Arc – dont la fonction est de montrer la route à une communauté vers la voie de la lumière, de la libération, du bonheur collectif. La grandeur du chef est indissociable de la reconnaissance de la foule. L'un (glorifié) ne va pas sans le multiple représenté par le peuple ; • le sens de l’histoire : l’épopée raconte un itinéraire, souvent guerrier, qui conduit un peuple, éclairé par un chef remarquable, mû par une foi profonde, d’une période d’obscurantisme primitif et belliqueux à un temps d’apaisement et d’équilibre. Elle est toujours un peu le récit de la « naissance d’une nation » et ne cache pas ses ambitions fondatrices et patriotiques. Ce dernier point a souvent permis de faire du western une des formes visuelles de l’épopée moderne. L'épopée en France La meilleure expression de l’épopée française est sans nul doute la chanson de geste (du latin « gesta », exploits, hauts faits) qui s’est développée au Moyen Âge en trois cycles : celui de Charlemagne (ou cycle du roi), celui de Guillaume d’Orange, celui de Doon de Mayence. Les critères de définition de l’épopée se trouvent ici globalement vérifiés aussi bien dans la présentation (laisses assonancées en décasyllabes, point de vue

dominant du narrateur, stylisation des situations), que dans l’inspiration (combats guerriers qui opposent les forces du mal – les païens – aux forces du bien – les chrétiens), ou dans la thématique (héros exceptionnels, topos de la bataille, rôle de la foule, irruption du merveilleux divin). Une centaine de chansons, dont La Chanson de Roland mais aussi Aspremont, Le Charroi de Nîmes, Aliscans, Raoul de Cambrai, constituent ce corpus précieux, d’une grande qualité littéraire, offrant l’exemple de « récits purs » sans concession au romanesque, souvent voués toutefois à se répéter ou à évoluer vers des formes assouplies (le roman breton) ou parodiques (Le Roman de Renart). En France, l’époque qui va de la Renaissance à la Révolution ne parvient guère à imposer des épopées accomplies (à la différence de l’Italie dont La Jérusalem délivrée du Tasse et Le Roland furieux de l’Arioste sont de remarquables réussites). La Franciade (1552) de Ronsard est restée inachevée, La Henriade (1729) de Voltaire n’est plus vraiment lisible et les œuvres de Chapelain ou de Desmarets sont tombées dans l’oubli. En revanche sont reconnaissables des traces du ton épique dans Les Tragiques (1616) de d’Aubigné ou dans Télémaque (1699) de Fénelon. Cet échec relatif s’explique par une radicalisation exagérée des techniques de l’épopée, perceptible à la surenchère dans le merveilleux, au patriotisme verbeux ou au prosélytisme voyant, à l’exaltation des vertus viriles (peu en accord avec l’idéal mondain ou la mesure classique), à la servilité des imitations. Boileau, en quelques vers, rédige l’épitaphe du genre : C'est donc bien vainement que nos auteurs déçus Bannissant de leurs vers ces ornements reçus, Pensent faire agir Dieu, ses saints et ses prophètes, Comme ces dieux éclos du cerveau des poètes ; Mettent à chaque pas le lecteur en enfer ; N’offrent rien qu’Astaroth, Belzébuth, Lucifer. (Art poétique, chant III, v. 193-198.)

L'auteur de l’Art poétique complètera sa condamnation dans la fresque

parodique du Lutrin (1683) où les exagérations héroïques sont appliquées à un sujet dérisoire. La période romantique, en revanche, a su redonner à l’épopée une vigueur nouvelle. La « renaissance » qu’appellent les lendemains de la Révolution, l’aventure napoléonienne, les mutations socioéconomiques d’un monde qui s’ouvre à la modernité sont des raisons qui expliquent la mutation du goût. Simultanément, le Moyen Âge est réhabilité, le sentiment national se développe, on voit les écrivains se lancer dans des œuvres ambitieuses et de grande envergure, les constructions utopiques et les rêves socialistes s’affirment. Autant de tendances favorables à un renouveau de l’épopée, même si les auteurs n’échappent pas aux excès. Chateaubriand, par exemple, n’évite pas toujours l’ennui ou l’enflure dans Les Martyrs (1809) ; Quinet ne réussit pas à rendre bien crédibles ses créatures de Ahasvérus (1833) ou de Prométhée (1838) ; Lamartine se limite à l’« épopée intime » dans Jocelyn (1836). Leconte de Lisle s’enferme dans le dogmatisme ou le pittoresque (Quaïn, Poèmes Barbares). Seul Hugo, en définitive, saura retrouver les accents authentiques du genre dans diverses proses ou poésies, et surtout dans sa gigantesque construction, La Légende des siècles (1859-1883), véritable épopée de l’humanité. D’autres traces de l’inspiration épique sont encore perceptibles aux XIXe et même XXe siècles (chez Zola, Péguy, Romains, Saint-John Perse, Aragon…) mais il s’agit plus d’une tonalité stylistique ou thématique que de véritables épopées qui se présentent comme telles. Cela tient au fait que l’épopée ne peut s’exprimer qu’en accord avec un moment, une histoire, une aspiration collective. Le « genre » dépasse ici sa simple détermination littéraire pour s’augmenter de significations sociopolitiques. Dans le glissement de l’épopée au roman et dans le triomphe sans partage de cette dernière forme se lit l’avènement de valeurs de sensibilité et d’individualisme qui caractérisent l’esthétique occidentale moderne. 2. Le récit : éléments de définition La lecture des textes fondateurs de Platon et d’Aristote a montré

l’utilisation récurrente du verbe « raconter » et de son dérivé substantivé « récit ». Avec la force du truisme, on est en mesure de dire que le genre narratif est celui qui s’exprime sous la forme du récit. Avant de décrire les modes particuliers du récit (le roman, la nouvelle, le conte – l’épopée peut également en faire partie), il faut s’attacher au terme générique lui-même en essayant de dégager son sens, son esthétique et sa problématique. 2.1 Une notion faussement simple On peut s’appuyer, pour délimiter notre sujet, sur les distinctions fondamentales de Gérard Genette qui introduit son essai, Discours sur le récit, par ces mots : Nous employons couramment le mot (français) récit sans nous soucier de son ambiguïté, parfois sans la percevoir, et certaines difficultés de la narratologie tiennent peut-être à cette confusion. Il me semble que si l'on veut commencer d'y voir plus clair en ce domaine, il faut discerner nettement sous ce terme trois notions distinctes. (« Discours du récit », dans Figures III, Paris, Éd. du Seuil, 1972, p. 72.) Ces trois significations sont les suivantes : • le récit est d’abord un énoncé narratif, c’est-à-dire un type de discours, totalement ou partiellement confondu avec l’œuvre, qui se fixe pour but de raconter en écartant tout ce qui ne relève pas du narratif. Le récit de Théramène à la fin de Phèdre (V, 6) en est un exemple fameux ; • le récit est ensuite une série d’événements, d’épisodes réels ou fictifs considérés indépendamment de toute référence esthétique : le récit d’un fait divers dans la presse, ou un récit de voyage entrent dans cette catégorie (même si dans Le Voyage en Orient de Nerval, par exemple, la dimension littéraire intervient) ; • le récit est enfin un acte, celui d’un narrateur qui raconte un ou plusieurs événements. Ulysse aux chants IX et XII de l’Odyssée raconte ses aventures et ce fragment du poème d’Homère sera appelé le « récit d’Ulysse ».

Genette propose « pour éviter toute confusion et embarras de langage » de nommer récit l’énoncé lui-même, le signifiant (premier sens), histoire le contenu narratif (deuxième sens) et narration l’acte narratif producteur (le troisième). La confusion est peut-être provisoirement écartée, elle n’est pas totalement levée, et quand on parle du « récit de Théramène » on peut hésiter entre le discours produit et l’acte qui le produit. Si dans ce chapitre le mot « récit » est bien limité au sens de genre, nous serons inévitablement conduits en divers endroits à employer le mot pour désigner un type d’énoncé ou un type d’écriture. 2.2 Les composantes du récit Un certain nombre de traits pertinents permettent d’identifier de façon formelle ou thématique un texte narratif. Ainsi que le fait Louis Baladier dans son ouvrage consacré au genre1, on regrouperait ces caractères constitutifs en trois familles : ceux qui recouvrent un contenu, ceux qui relèvent d’une technique, ceux qui se rattachent au sens de l’œuvre. Pour s’en tenir au plus simple, on dira donc qu’un récit est : • une histoire : pour raconter, il faut qu’il y ait matière à le faire ; donc un ou des événements vont être restitués et représentés de façon « figurative ». Cette représentation affecte des êtres vivants (les personnages) qui évoluent dans un espace et un temps particuliers (le cadre spatiotemporel), en fonction de modes d’être et de pensée (les mœurs). Cette matière narrative s’appellera suivant le cas une histoire, un sujet, un argument, un scénario ; • une forme : les événements narrés ne peuvent l’être qu’au moyen d’un code, le langage écrit ou oral, la littérature se limitant à la prise en compte de l’écrit. Au moyen de ce code, l’énoncé narratif se transforme en texte soumis lui-même aux exigences et aux lois de la stylistique. L'écriture narrative, suivant qu’elle est plus ou moins mimétique, s’exprime sous trois formes : le « narré » (où les événements sont racontés avec ou sans commentaire) ; le « montré » (où la réalité est

retranscrite par des mots, dans la description ou le portrait) ; le « parlé » (où les paroles – directes ou indirectes – sont reproduites) ; • un sens : derrière les faits racontés se cache une intention de l’auteur, une volonté de donner à comprendre, à interpréter. Des éléments porteurs d’une charge sémantique et donc indépendants du contenu narratif ou des modes de narration ont pour rôle de tisser un réseau signifiant. Ces indices s’appellent motifs, thèmes, topoï. Ils sont plus ou moins apparents suivant l’œuvre, étant parfois explicitement signalés par l’auteur (par la teneur du paratexte comme le titre, la préface, les notes, les épigraphes, les intrusions dans le récit), parfois dissimulés dans la trame du texte sous forme symbolique ou métaphorique. Dans ce dernier cas les outils inspirés de la psychanalyse pourront permettre de dévoiler « l’inconscient du texte » (J. BelleminNoël). 2.3 La notion de « récit primitif » Cette notion est introduite par Tzvetan Todorov dans sa Poétique de la prose et peut nous aider à compléter l’esthétique du genre narratif. Le poéticien commence par définir la notion : On parle parfois d’un récit simple, sain, naturel, d’un récit primitif qui ne connaîtrait pas les vices des récits modernes. Les romanciers modernes s'écartent du bon vieux récit, ne suivent plus ses règles [...]. (Poétique de la prose, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Poétique », 1971, p. 66.) Alors, faisant de l’Odyssée l’archétype de ce récit primitif, Todorov énumère quelques-unes des lois qui en fondent l’esthétique : • la loi du vraisemblable (qui diffère du critère de vérité) ; • la loi de l’unité des styles (que l’on retrouve au théâtre), et son complément : la loi de la priorité au sérieux ; • la loi de non-contradiction, condition de l’authenticité ;

• la loi de la non-répétition (pas toujours respectée dans l’épopée !) ; • la loi antidigressive (qui condamne les rajouts voyants). Comme ces lois elles-mêmes sont rarement observées, le commentateur conclut « qu’il n’y a pas de récit primitif ». Toutefois, les critères retenus ont permis d’approcher une description « idéale » d’un genre fort ancien et malaisé à circonscrire. 2.4 L'analyse du récit Il n’entre pas dans notre propos de détailler ici les travaux de la narratologie en matière d’analyse du récit. Il paraît toutefois difficile de réfléchir au genre narratif sans dire un mot des méthodes modernes qui guident son étude. Le rappel, même succinct, de ces recherches viendra compléter l’entreprise de définition générique qui est la nôtre. Depuis une cinquantaine d’années en effet, le récit a été, plus peut-être que les autres genres, l’objet de l’intérêt des poéticiens, et tout particulièrement des structuralistes. Le numéro 8 de la revue Communications s’ouvrait sur un long article de Roland Barthes qui souhaitait affirmer l’universalité de la notion de récit : Innombrables sont les récits du monde. C'est d'abord une variété prodigieuse de genres, eux-mêmes distribués entre des substances différentes, comme si toute matière était bonne à l'homme pour lui confier ses récits. De plus, sous ses formes presque infinies, le récit est présent dans tous les temps, dans tous les lieux, dans toutes les sociétés ; le récit commence avec l’histoire même de l’humanité ; il n’y a pas, il n’y a jamais eu nulle part aucun peuple sans récit ; toutes les classes, tous les groupes humains ont leurs récits, et bien souvent ces récits sont goûtés en commun par les hommes de culture différente, voire opposée : le récit se moque de la bonne et de la mauvaise littérature : international, transhistorique, transculturel, le récit est là, comme la vie. (« Introduction à l’analyse structurale des récits », dans Communications, n° 8, 1966, p. 7.)

En se réclamant de l’héritage conjugué des formalistes russes et de la linguistique, le critique proposait de travailler à l’élaboration d’une théorie d’analyse dans laquelle nous décelons des éléments susceptibles d’enrichir notre description du genre. Des travaux de Barthes sur l’analyse du récit – mais aussi de ceux de Greimas ou de Todorov par exemple – peuvent être dégagées quelques notions devenues familières et qui se retrouveront dans l’étude du roman. • L'énonciation : de l’auteur, dont le nom est écrit sur la couverture du livre, on distinguera le narrateur, instance chargée de raconter l’histoire. Sauf dans le cas de l’autobiographie, auteur et narrateur ne sont pas confondus, de même que le lecteur (personnage virtuel qui lira le livre) ne peut s’identifier totalement au narrataire, instance à laquelle s’adresse le récit. • La nature du récit : on prendra soin de distinguer la fiction ou diégèse constituée par le monde inventé du récit (les formalistes russes parlent de « fable »), de la narration qui est le code choisi pour traduire cette fiction. • Le rôle des personnages : ainsi que l’écrit un commentateur : D'une certaine façon toute histoire est histoire des personnages. C'est pourquoi leur analyse est fondamentale et a mobilisé nombre de chercheurs. (Yves Reuters, Introduction à l'analyse du roman, Paris, Nathan, 2000, p. 51.) Afin d’échapper aux seules caractérisations psychologiques, les analystes, se fondant sur l’étude du folklore, ont isolé un certain nombre de « fonctions » assurées par les personnages dans le processus narratif. Ces « forces agissantes » seront appelées « actants » et réparties en trois couples : objet/sujet, destinateur/destinataire, adjuvant/opposant. L'analyse « actantielle » s’efforce de classer les personnages à partir de ces fonctions (Greimas, Sémantique structurale, 1966). • Le système narratif : les formalistes russes sont parvenus à faire correspondre aux séquences de l’analyse un certain nombre

d’actions, les « fonctions », ainsi que les nomme Propp qui en dénombre trente et une à propos du conte populaire (Morphologie du conte, 1965). C'est dans une voie comparable que se situent les recherches de Claude Brémond qui s’est appliqué à dresser un tableau des « possibles narratifs ». • Les modes du récit : quel type d’éclairage oriente le roman ? Genette a proposé une classification désormais largement répandue en trois possibilités : la focalisation zéro (quand le narrateur est omniscient), la focalisation interne (quand le narrateur raconte à travers ce que sait et voit le personnage), la focalisation externe (le récit est fait par un narrateur qui en sait moins que ses personnages)2. 3. Le roman et ses formes 3.1 Le mot et le genre Le roman, forme littéraire dominante aujourd’hui, est un genre récent. Son origine est à chercher du côté de l’épopée et des autres formes de récits primitifs, ainsi que le suggère Pierre Chartier : Donc ce futur héritier, rejeton supposé et décrié de l’épopée, parent pauvre et cousin des autres genres, n’a pas eu d’existence légale, pas d’état civil pendant l'Antiquité. Pas de nom, pas d'existence ? ou au contraire une existence multiple, démultipliée. (Introduction aux grandes théories du roman, Paris, Nathan, 2000, p. 21.) Et le commentateur cite Pierre Grimal qui perçoit la présence du roman dans l’Odyssée, « premier roman d’aventures », chez Hérodote pour des récits historiques à valeur romanesque, dans le discours mythologique qui raconte de « belles histoires » (la Théogonie d’Hésiode). Ces divers exemples, toutefois, semblent plus renvoyer à une littérature narrative, clairement attestée par Aristote, qu’à un genre où se reconnaîtrait notre futur roman. L'Antiquité nous offre en fait de bons exemples d’épopées,

des récits de mythes, des productions mixtes qui introduisent des dialogues (comme Le Satiricon de Pétrone), mais pas réellement de « roman » au sens moderne. Le mot « roman » apparaît au Moyen Âge pour désigner, particularité importante pour notre sujet, non un contenu mais un choix linguistique. En effet la lingua romana désigne la langue parlée, vernaculaire, « vulgaire », par opposition à la lingua latina, langue savante et recherchée dans laquelle sont écrites les œuvres sacrées. Le « roman » est d’abord un mode d’expression, un « parler » (qui se retrouve dans les langues dites « romanes ») avant d’être un type d’œuvre. Et ce mode d’expression est d’un registre inférieur, populaire, comme l’œuvre qu’il désigne, elle-même d’un niveau subalterne car soit traduite ou adaptée du latin, soit directement écrite dans une langue non noble. Pendant plusieurs siècles (jusqu’à l’époque des Lumières environ), le roman aura à souffrir de cet héritage dévalorisant. À l’heure de sa naissance, le roman ne tire donc pas son identité d’une forme littéraire. D’ailleurs, des récits écrits en langue romane sont très souvent rédigés en vers, comme les poèmes hagiographiques (Vie de saint Alexis), les épopées écrites en laisses d’octosyllabes (La Chanson de Roland) ou les premiers récits de style « romanesque » comme Le Roman de Brut, Énéas, Le Roman de Troie. L'apparition de la prose ne modifiera pas la nature du « genre ». En revanche ce type d’œuvre, parce qu’il marque une rupture avec l’oralité, fonde progressivement une rhétorique nouvelle d’où procédera le roman moderne : recours à des situations quotidiennes, souci de la vraisemblance, priorité de l’individuel sur le collectif, rapidité de la narration, goût de l’amplification. Tout n’est pas renié, on le voit, du modèle épique, mais ce glissement vers un mode de représentation plus contemporain et plus intime amorce la constitution d’une forme autonome. L'apparition, vers le début du XVIIe siècle, de constructions romanesques comme L'Astrée, l’Histoire comique de Francion, puis, un peu plus tard, Clélie, Le Roman comique, La Princesse de Clèves, marque l’élargissement du genre qui connaîtra son plein épanouissement à partir de la fin du règne de Louis XIV – avant son développement hégémonique dans les époques suivantes.

3.2 Une définition difficile La reconnaissance du roman comme genre n’est pas seulement incertaine, elle est, comme nous l’avons dit, tardive. Boileau, dans son Art poétique de 1674, ne mentionne ni le mot ni la chose. Quatre ans plus tôt pourtant, Huet, l’ami et conseiller de Mme de Lafayette, est un des premiers à tenter de donner une définition du roman, souvent citée : Ce qu’on appelle proprement romans sont des histoires feintes d’aventures amoureuses, écrites en prose avec art, pour le plaisir et l’instruction des lecteurs. Je dis des histoires feintes pour les distinguer des histoires vraies ; j’ajoute aventures amoureuses parce que l’amour doit être le principal sujet. Il faut qu’elles soient écrites en prose pour être conformes à l’usage de ce siècle ; il faut qu’elles soient écrites avec art et sous certaines règles, autrement ce sera un amas confus sans ordre ni beauté. (Lettre à M. Segrais sur l’origine des romans [1670], reproduite dans Henri Coulet [dir.], Idées sur le roman, Paris, Larousse, 1992, p. 110.)

Bien des points de cette définition sont contestables, périmés ou non pertinents. Elle est pourtant intéressante car elle semble entériner des usages et des goûts propres à une époque où la littérature romanesque commence à se développer. On remarque que le roman se définit par un rapport au réel (fiction vs réalité), par un mode d’écriture (prose vs vers), par une thématique (histoires d’amour), par un objectif esthétique et moral (plaire et instruire). Huet ne porte pas de jugement de valeur sur le roman alors que l’époque le tient pour un genre méprisable et corrupteur. Un peu plus tard, Diderot, faisant l’éloge de Richardson (1761), voudra corriger cette réputation en introduisant un nouveau caractère, la force morale et l’utilité : Par un roman, on a entendu jusqu’à ce jour un tissu d’événements chimériques et frivoles dont la lecture était dangereuse pour le goût et pour les mœurs. Je voudrais bien qu’on trouvât un autre nom pour les ouvrages de Richardson, qui élèvent l’esprit, qui touchent l’âme, qui respirent

partout l’amour du bien, et qu’on appelle aussi des romans. (Éloge de Richardson, dans Œuvres esthétiques, Paris, Garnier, coll. « Classiques Garnier », 1998, p. 29.)

En reprenant ce thème de la portée édifiante du roman, Diderot illustre une mode du XVIIIe siècle qui souhaite soustraire cette forme nouvelle aux accusations de futilité et de danger. Plusieurs romanciers (Crébillon, Laclos, Sade et même Rousseau) déclareront n’avoir sacrifié au genre que dans le but de remplir une fonction morale. L'originalité de Diderot est de plus d’écarter le « chimérique », préparant l’avènement d’une esthétique « réaliste » indissociable de l’effet moral. Seuls les dictionnaires échappent à l’entreprise de réhabilitation. Ainsi Littré : Histoire feinte en prose, ou l'auteur cherche à exciter l'intérêt par la peinture des passions, des mœurs, ou par la singularité des aventures. Avec, comme nouveauté, l’introduction d’une thématique élargie et de lois esthétiques. Ou le Robert : Œuvre d’imagination en prose, assez longue qui présente et fait vivre dans un milieu des personnages donnés comme réels, nous fait connaître leur psychologie, leur destin, leurs aventures. On peut partir de ce texte pour réfléchir à l’esthétique du roman. 3.3 Esthétique du roman Si l’on écarte sa valeur morale ou son caractère d’utilité – critères de peu d’intérêt dans la description esthétique –, on admettra que le roman se reconnaît à cinq points précis. Une écriture en prose Nous savons que cette loi, aujourd’hui indiscutée, marque une rupture avec l’origine du genre. Par ailleurs, cette prose peut être de nature «

poétique », ce qui affaiblit la caractérisation pour la littérature moderne notamment, qui a partiellement aboli la distinction entre prose et poésie. Le lieu de la fiction Huet et Littré parlaient d’« histoire feinte », Robert d’« œuvre d’imagination ». On écarterait donc du genre tout ce qui est relation de faits authentiques, journalisme, histoire, par exemple. Mais là encore les choses ne sont pas aussi simples. De nombreux romans mélangent le réel et le fictif, ainsi dans le « roman historique » (un seul exemple : dans L'Été 1914, de Roger Martin du Gard nous est relaté avec une grande fidélité l’assassinat de Jaurès, parallèlement à des aventures inventées). D’autre part, juger de la « vérité » d’un roman c’est choisir de limiter son appréciation au seul « sujet », ce qui serait faire de Crime et châtiment un roman policier et de L'Espoir un reportage journalistique. Le Robert établit une nuance sur ce point, puisqu’il reconnaît que les personnages sont « donnés comme réels ». Ajoutons encore que la fiction peut aussi s’appliquer au théâtre, voire à la poésie. C'est pour contourner l’ambiguïté que la langue anglaise utilise deux mots : « novel », qui recouvre une fiction proche de la réalité, et « romance », pour les œuvres où domine l’imagination. L'illusion de la réalité Indépendamment de son sujet et sa « vérité », le roman, depuis le XVIIIe siècle en particulier, souhaite – à la différence d’autres formes narratives (l’épopée, le conte) ou de la poésie – reproduire le monde réel et des événements plausibles. Pour les Anglo-Saxons le roman prend réellement naissance à partir de Robinson Crusoé (1714), fiction caractérisée par une volonté de « réalisme », et modèle de la novel. L'introduction de personnages Ils ont, comme dans tout récit, un rôle essentiel dans l’organisation des

histoires. D’abord réduit à un type conventionnel, le personnage, jusqu’au début du XXe siècle, ne cessera de se singulariser et de concentrer sur lui l’intérêt romanesque (en même temps que s’estompe sa dimension héroïque). Le roman moderne souhaitera proclamer la « mort du personnage », remettant en cause ce qui paraissait constituer un signe distinctif stable. Mais les attaques contre cette « notion périmée » (RobbeGrillet) visent surtout les excès de la psychologie, et le nouveau roman luimême confirme l’absolue nécessité du personnage. La description Fort sobrement, le Robert évoque le « milieu » où vit et évolue le personnage, suggérant par là des indices de représentation de ce milieu au moyen des techniques de la description. À l’origine, la description est absente du genre narratif qui consiste essentiellement à raconter des événements. Aujourd’hui encore on s’accorde à lui reconnaître une place seulement secondaire. Pourtant elle s’est progressivement imposée comme un moyen d’authentifier le récit (par l’introduction « d’effet de réels »), de l’embellir (par l’utilisation expressive des éléments extérieurs). La tradition réaliste du XIXe siècle imposera le procédé comme une façon de remplir au mieux la mission mimétique de l’art : « Nous ne décrivons plus pour décrire, par un caprice et un plaisir de rhétoriciens », écrit Zola qui précise que son but est de « compléter et déterminer » le monde (Le Roman expérimental). Cette énumération mérite d’être complétée par quelques critères qui semblent faire défaut aux définitions traditionnelles. Aucune d’elles ne mentionne par exemple la fonction pourtant évidente de « raconter une histoire ». Sans doute parce que ce trait s’applique davantage au récit dont le roman ne serait, ainsi qu’on l’a laissé entendre, qu’une sous-catégorie. Oubli également de ce que nous appelons le « romanesque », tendance à glisser dans le roman des éléments qui parlent au sentiment et à l’imagination. 3.4 Un genre encombrant

Encombrant, le roman l’est de deux manières. D’abord en tant que parasite, étant donné que sa place dans la typologie des genres n’est pas originellement reconnue et ne se gagne qu’au bénéfice d’une filiation complexe et d’héritages pas toujours légitimes. Ensuite en tant que parent envahissant puisqu’il est devenu, dans la famille littéraire des genres (où il entre par effraction), le genre dominant, hégémonique qui écrase quantitativement et qualitativement tous les autres. Son hétérogénéité a donc, en premier lieu, amené à contester sa qualité générique. Georg Lukács dans sa Théorie du roman (1914) se contentait de parler de « forme romanesque » ; Bakhtine, à son tour, s’interrogeait sur ce statut : On continue à le considérer comme un genre parmi les genres, on tente de fixer ce qui le distingue des genres constitués, on cherche à lui découvrir un canon interne qui serait un système précis d'indices stables et sûrs. Dans la grande majorité des cas, les recherches sur le roman reviennent à recenser et à décrire le plus grand nombre possible de ses variétés, mais en fin de compte, on n’arrive jamais à une formule de synthèse du roman en tant que genre. Mieux : les chercheurs ne réussissent pas à dégager un seul indice précis et stable du genre romanesque, sans faire une réserve qui, du coup, réduit à néant cet indice. (Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 466.) Et le poéticien russe énumère quelques-uns de ces indices décevants : la multiplicité de plans, la gravité du problème, la thématique amoureuse, l’utilisation de la prose. Aucun de ces constituants qui ne soit en effet remis en cause par des contre-exemples qui le disqualifient. Marthe Robert parle ainsi, à propos du roman, de genre « indéfini » et, à l’occasion, « parasite », puisque : [..] rien ne l’empêche d’utiliser à ses propres fins la description, la narration, le drame, l’essai, le commentaire, le monologue, le discours ; ni d’être à son gré tour à tour ou simultanément, fable, histoire, apologue, idylle, chronique, conte, épopée. (Roman des origines et origines du roman, Paris, Grasset, 1972, p. 15.)

À l’époque classique (de 1600 à 1750 environ), on ne cessera de s’interroger sur les fondements incertains du « genre romanesque » qui ne présente, ainsi que l’écrit Michel Zéraffa, « pas de genèse claire et distincte, pas de principes établis, pas de règles esthétiques3 ». Rien de comparable à ce qui concerne la tragédie, voire l’épopée. Boileau, nous l’avons dit, ne juge pas nécessaire d’en parler, et les théoriciens qui lui font suite en sont réduits à faire du roman une « épopée dégradée », un récit « réaliste », une forme souple qui « prend appui sur toutes les situations humaines, sur tous les faits sociaux ou structures sociales, sur toutes les formes de pensée » (ibid.). Cette plasticité de la forme romanesque explique sans doute son succès sans partage. Marthe Robert, revenant sur l’historique du « genre », en montre, avec humour, l’actuelle extension : Le roman moderne, malgré les nobles origines que lui reconnaît l’historien et dont parfois il se réclame lui-même, est en réalité un nouveau venu des lettres, un roturier qui a réussi et qui, au milieu des genres séculairement établis qu’il a peu à peu supplantés, fait un peu figure de parvenu, voire d’aventurier. Passé du rang de genre mineur et décrié à une puissance probablement sans précédent, il est maintenant à peu près le seul à régner sur la vie littéraire. Avec cette liberté du conquérant dont la seule loi est l’expression indéfinie, le roman qui a aboli une fois pour toutes les anciennes castes littéraires – celle des genres classiques – s'approprie toutes les formes d'expression, exploite à son profit tous les procédés sans même être tenu d'en justifier l'emploi. (Roman des origines et origines du roman, op. cit., p. 12-14.) Deux questions semblent ainsi se confondre : le roman est-il vraiment un genre ? Quelle définition peut-on en donner ? Les tentatives de réponse à cette double question se ramènent habituellement à une description historique ou à un catalogue. Faute de pouvoir isoler des critères pertinents et indiscutables susceptibles de recouvrir l’infinie variété du genre, on choisit donc de décrire ses avatars dans le temps ou dans l’espace. Pour conclure à la vanité des définitions, comme le fait Maupassant : Le critique qui après [une liste de vingt-quatre titres de romans] ose

encore écrire : « Ceci est un roman et cela n’en est pas un » me paraît doué d’une perspicacité qui ressemble fort à de l’incompétence. Laquelle de ces œuvres est un roman ? Quelles sont ces fameuses règles ? D’où viennentelles ? Qui les a établies ? En vertu de quel principe, de quelle autorité et de quels raisonnements ? (Préface de Pierre et Jean.)

On peut donc dire – aveu de faiblesse sinon d’incompétence – que définir, ici, c’est classer. Ce qui justifie peut-être le statut de genre : « Le roman est un genre en ce qu’il se divise en genres » (M. Zéraffa, art. cit.). 3.5 Typologie romanesque Pour ne pas livrer en vrac l’infinie variété des romans, on peut choisir de les regrouper autour de trois critères : • le contexte de l’intrigue : catégorie la plus fournie et qui a permis, en fonction du cadre géographique et historique, de délimiter des variantes qui se définissent par leurs étiquettes : le roman pastoral, le roman régionaliste, le roman exotique, etc. ; • l’action : les subdivisions se font alors à partir du sujet de l’action, de la nature et de la tonalité des événements, de la condition sociale des personnages – ainsi du roman d’aventures, du roman policier, du roman d’espionnage, du roman noir, etc. ; • la technique narrative : classement plus moderne fondé sur des principes d’écriture ou de composition, une esthétique d’école ou de mouvement : le roman autobiographique, le roman épistolaire, le roman à la première personne. On perçoit que les cloisons qui séparent les catégories sont fragiles. Un roman fantastique l’est-il parce que l’action échappe au rationnel, parce que le décor s’inscrit dans la tradition du mystère et de la frayeur, parce que les procédés littéraires perturbent le lecteur ? Ou par tout à la fois ? Et que dire du classement par nation, aussi stérile que naïf (roman russe, roman japonais, roman anglais), ou en fonction du lectorat (roman pour

enfants, pour jeunes filles) ? Il ne paraît guère possible de détailler chacun de ces sous-genres romanesques ; à peine peut-on dire un mot des plus importants. Le roman héroïque Véritable épopée en prose, ce type d’œuvre a connu un succès considérable au XVIIe siècle. Il raconte, en plusieurs volumes, dans un style élevé, l’histoire romanesque de personnages au destin illustre. Exemples les plus célèbres : Le Grand Cyrus, Clélie de Madeleine de Scudéry. Le roman comique C'est un récit divertissant fondé sur un mélange de réalisme et de burlesque, de romanesque et de parodie. Scarron, avec Le Roman comique (1651-1657) a écrit le chef-d’œuvre du genre. Le roman picaresque Ce modèle vient d’Espagne avec l’exemple de l’anonyme Lazarillo de Tormes (1554) qui met en scène un picaro, jeune homme pauvre et rusé, lancé dans des aventures aux nombreux rebondissements. Lesage l’adapte en France avec Gil Blas de Santillane (1724-1735). Le roman par lettres « Des lettres, partiellement ou entièrement fictives, sont utilisées en quelque sorte comme véhicule de la narration4 ». Entre la fin du XVIIe siècle et le romantisme, ce genre connaîtra un grand succès : Guilleragues, Lettres portugaises (1669) ; Richardson, Clarisse Harlowe (1748) ; Rousseau, La Nouvelle Héloïse (1761) ; Laclos, Les Liaisons dangereuses (1782).

Le roman de formation (ou d’éducation) Hérité du Bildungsroman allemand (Wilhelm Meister de Goethe), il s’agit du récit de l’apprentissage, de la transformation d’un jeune homme : « La voie qui mène un homme à la connaissance de lui-même » (Lukács). Ce modèle domine au XIXe siècle (Les Illusions perdues, L'Éducation sentimentale, Bel-Ami). Le roman historique Il « prend l’Histoire à la lettre en faisant revivre des figures historiques dans leur quotidienneté et selon leur comportement » (M. Zéraffa, art. cit). Après Walter Scott, le XIXe siècle se fait une spécialité du genre (Balzac, Dumas, Vigny, Hugo…). L'époque contemporaine a utilisé le modèle dans une perspective ambitieuse (Marguerite Yourcenar, Aragon) ou populaire (Jeanne Bourin, Christian Jacq…). Le roman-fleuve (encore appelé « cyclique ») Sur le modèle de la grande construction de Zola, Les Rougon-Macquart, apparaît au XXe siècle un roman en plusieurs volumes qui embrasse plusieurs générations, réunit de nombreux événements centrés souvent autour d’une famille et qui se poursuit de livre en livre. L'initiateur en France en serait Romain Rolland (Jean-Christophe) et, après lui, les grandes fresques de Roger Martin du Gard (Les Thibault), Georges Duhamel (La Chronique des Pasquier), Jules Romains, Lacretelle ou Hériat. La vaste entreprise proustienne que constitue À la recherche du temps perdu peut s’apparenter à ce projet, représenté à l’étranger par Galsworthy, Thomas Mann, Broch, Cholokhov ou Mazo de la Roche. Le roman autobiographique À la différence de l’autobiographie (voir infra, chap. V), le roman autobiographique ne confond pas auteur et personnage ; le narrateur puise

dans sa propre vie des éléments pour nourrir son récit. Ainsi L'Enfant de Jules Vallès ou Le Voyage au bout de la nuit de Céline. Tout roman à la première personne n’est pas autobiographique (L'Étranger de Camus). Ce mode énonciatif détermine lui-même une forme romanesque. Le nouveau roman Il s’agit autant d’une école (dite « du regard ») que d’un modèle narratif nés vers la fin des années 1950. Le nouveau roman, en rupture avec le réalisme et l’humanisme littéraires, fait du récit une recherche et de l’écriture « une aventure » (Jean Ricardou). Les noms importants sont Nathalie Sarraute, Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Michel Butor. On pourrait multiplier à l’infini la liste des sous-genres créés à partir de parentés thématiques et qui évoluent au fil des modes : roman érotique, roman-feuilleton, roman sentimental, roman philosophique, roman de mœurs, roman libertin, roman colonial, roman noir, roman de guerre, roman policier, etc. La répartition en sous-catégories est en fait une commodité méthodologique qui permet l’identification d’une œuvre et facilite ce que Bakhtine appelle le « dialogisme » entre les diverses œuvres et que Julia Kristeva appellera l’« intertextualité » (rapport qu’entretiennent les œuvres entre elles). Mais cette démarche n’est que de peu de prix pour l’établissement d’une définition stable du roman. Elle aurait même tendance à brouiller la notion et, parce qu’elle « morcelle plus qu’[elle] unifie », comme le dit Marthe Robert, décourage la recherche : En principe donc, il y a autant de sous-classes romanesques que de milieux, de techniques et de situations humaines concevables, sans compter la foule d’œuvres dont le sujet est trop original ou trop insignifiant pour se prêter à un quelconque classement. Ainsi, rien n’empêche d’ajouter aux quelque vingt subdivisions proposées par les dictionnaires tout ce que l’ingéniosité des romanciers trouvera encore peut-être à exploiter dans le domaine de l’action et de la pensée ; mais quand on croira avoir tout prévu, il n’en restera pas moins des cas inclassables, des « chimères » qu’il faudra soit caser de force quelque part, soit désigner par un autre nom. (Roman des origines et origines du roman, op. cit., p. 22.)

Tiraillé entre les tentations contraires de l’atomisation en sous-catégories innombrables, souvent entées sur les fluctuations du goût et de l’analyse narratologique dont l’indifférence relative aux fondements génériques conduit à le confondre avec le récit, le roman, victime en outre d’un succès commercial et littéraire qui le rend aussi suspect qu’éblouissant, présente ainsi ce paradoxe d’être unanimement reconnu comme un genre au sens fort du terme et de résister aux efforts théoriques tendant à formaliser son expression et à y discerner des constantes stables. De là cette tendance fréquente à faire du roman un genre à part, à affirmer qu’il n'est « pas un genre comme un autre » et qu’il vit « de son dérèglement »5. À propos du roman, forme hégémonique, se trouve illustré le divorce qui sépare l’identification empirique et naïve d’une forme littéraire de sa théorisation abstraite et savante. 4. Les autres genres narratifs On peut raconter des histoires, en prose, comprenant des personnages, ailleurs que dans le roman. La distinction est parfois subtile. Gide, par exemple, choisissait d’appeler « récits » certaines de ses œuvres (L'Immoraliste, La Porte étroite, Isabelle) parce que l’histoire y était épurée, les personnages peu nombreux, la thématique concentrée. Les Caves du Vatican, « roman » qui refuse la gravité mimétique d’une construction traditionnelle, était bizarrement nommé « sotie » (mot qui théoriquement désigne une pièce satirique pour le théâtre). Au-delà de ces discriminations particulières, la tradition reconnaît quelques formes narratives autres que le roman dont il est possible de dégager les lois esthétiques, à commencer par la nouvelle. 4.1 La nouvelle Histoire du genre

La nouvelle a pris sa forme en quatre étapes historiques. • Au Moyen Âge : son acte de naissance française est constitué par Les Cent Nouvelles Nouvelles (1462) qui s’inspirent du modèle italien, et tout spécialement du Décaméron de Boccace paru un siècle plus tôt (1350). Fortement influencée par les genres narratifs médiévaux (lais et fabliaux), elle s’exprime dans le registre de la grivoiserie joyeuse et s’impose de respecter un format limité. L'aboutissement de cette tendance sera l’Heptaméron de Marguerite de Navarre (1540-1547) qui symbolise les réussites de la Renaissance. • À la Renaissance : le XVIe siècle voit un développement foisonnant de la nouvelle (alors que le roman tarde à s’imposer) qui commence à s’affirmer comme genre. Si la veine scatologique n’est pas totalement abandonnée, elle est concurrencée par une inspiration plus noble, née de la montée des courants humanistes et de l’influence de l’éthique religieuse (Guillaume Bouchet, Boaistuau, Tahureau). • À l’âge classique : désormais des écrivains reconnus, théoriciens ou créateurs, s’intéressent au récit bref, ne serait-ce que pour combattre la tendance à l’allongement démesuré du roman. Le modèle désormais n’est plus italien mais espagnol avec une référence obsédante, Cervantès et ses Nouvelles exemplaires (1613). Sorel (Les Nouvelles françaises, 1623), Segrais (Les Nouvelles française ou les Divertissements de la princesse Amélie, 1656), Donneau de Visé (près de quatre cents nouvelles) marquent l’histoire d’un genre qui devient galant et raffiné et auquel n’hésitent pas à sacrifier des femmes connues comme Mme de Villedieu ou Mme de Lafayette. Mais la nouvelle semble avoir alors perdu tout caractère spécifique, même sur la question de l’étendue, puisque La Princesse de Clèves est considérée comme une nouvelle. Parallèlement, le conte se développe. • À l’époque moderne : le genre connaît – après une relative éclipse au XVIIIe siècle qui lui préfère le conte – une faveur toute particulière au XIXe siècle. Balzac, Nerval, Mérimée,

Gautier, Zola, Maupassant, Daudet, Villiers de L'Isle Adam (et d’autres) contribuent à fixer le genre qui absorbe les anciennes distinctions « conte » ou « récit ». Le XXe siècle ne fera que poursuivre cette évolution avec une volonté, assez neuve, d’intégrer la notion de « recueil » qui préserve le double effet de cohérence et d’écho entre les diverses histoires, même si le public d’aujourd’hui semble bouder le genre – sauf au profit de nouvellistes étrangers : Buzzati, Borges, Cortázar. Définition de la nouvelle Pour définir la nouvelle, les théoriciens sont prudents, à l’image des lexicographes, comme le Robert qui propose cette définition : Genre qu'on peut définir comme un récit généralement bref, de construction dramatique (unité d’action) présentant des personnages peu nombreux dont la psychologie n'est guère étudiée que dans la mesure où ils réagissent à l'événement qui fait le centre du récit. Les nombreux modalisateurs de cette phrase attestent la difficulté de définir avec rigueur le genre. Si l’on écarte les propositions relevant de la « poétique » ou de l’esthétique, on retient deux éléments dominants : la narration (récit), le format (généralement bref). Sur le premier point, il peut être tentant de remonter à l’étymologie du mot et à ses retentissements sémantiques. Le français « nouvelle » est emprunté vers le XVIe siècle à l’italien « novella », forme substantivée d’un verbe « novellar » qui a d’abord signifié « changer » avant de prendre le sens de « raconter ». Dans le langage moderne et courant, une « nouvelle » (bonne ou mauvaise) désigne « le premier avis qu’on donne ou qu’on reçoit (d’un événement récent) » et, au pluriel, des « renseignements concernant l’état ou la situation d’une personne » (Robert). Sont donc à retenir, à partir de ce sens général, les signifiés de récit et d’immédiateté. Sur la brièveté de cette forme, l’unanimité est réalisée au point de faire de ce critère le trait principal d’opposition au roman. Il y a plus de deux siècles le marquis d’Argens voyait là la seule distinction : « Leur différence, ce me semble, ne consiste que dans l’étendue » (Discours sur

les nouvelles, 1739). Encore que ces limites d’étendue aient pu varier dans le temps et dans l’espace et que les intéressés eux-mêmes aient montré bien de l’approximation sur les étiquettes. Esthétique de la nouvelle Si l’impératif de densité s’impose comme un signe incontestable de reconnaissance matérielle de la nouvelle, il ne suffit pas à la caractériser puisque existent, nous le verrons, d’autres « formes brèves ». Plus pertinente sera l’analyse qui s’attache aux particularités propres du genre, que nous ramènerons à cinq. • La nouveauté : en référence à l’étymologie, la nouvelle est, au moins en théorie, chargée de raconter une histoire récente, contemporaine, appartenant au présent, ce que souhaitait souligner le titre pléonastique du recueil collectif Cent Nouvelles Nouvelles (1455). Cette règle constituera un des critères de distinction avec le conte. • L'unité d'action : cette formule, empruntée à l’art dramatique, semble apte à définir une qualité généralement reconnue à la nouvelle, sa globalité. La nouvelle a pour sujet un événement particulier, souvent unique, autour duquel s’organise la narration. Son argument peut fréquemment être résumé en une courte phrase : « En Corse, un enfant qui a trahi un secret est exécuté par son père » (Matéo Falcone de Mérimée). C'est pourquoi, ainsi qu’on l’a beaucoup dit, la lecture de la nouvelle peut se faire d’un seul trait, « tout d’une haleine » (Baudelaire), la nouvelle étant « faite pour être lue d’un coup, en une fois » (Gide) ; laissant dans l’esprit « un souvenir bien plus puissant qu’une lecture brisée, interrompue souvent par les tracas des affaires et le soin des intérêts mondains » (Baudelaire). La brièveté favorise cette démarche en faveur de l’unité, de l’intensité qui produit un effet de « circularité » autonome : Ce qui séduit, c’est l’appréhension d’une histoire immédiatement achevée peu de temps après qu’on l’a commencée. Tout ce qui est arrivé

est relaté en quelques pages qui ne laissent attendre nulle péripétie supplémentaire. Le récit bref forme à lui-même un univers clos, autonome, un microcosme événementiel. (Daniel Grojnowski, Lire la nouvelle, Paris, Nathan, 2000, p. 57.) • La narration monodique : le traitement du récit est, dans la nouvelle, largement simplifié. À un seul narrateur revient la prise en charge de l’histoire, et il la conduit de bout en bout. Même si, parfois, la fonction narrative est déléguée par l’auteur qui s’est vu lui-même raconter l’histoire, qui la retranscrit à travers une lettre trouvée ou reçue, qui relate le contenu d’un rêve ou la matière d’une chronique (vraie ou apocryphe). C'est sur ce principe que repose la structure d’« enchâssement » qui préside à l’organisation de récits comme Les Mille et Une Nuits, Les Cent Nouvelles Nouvelles ou L'Heptaméron. C'est par ce moyen aussi qu’une nouvelle peut s’insérer dans une fiction plus grande, comme les quatre récits autonomes qui sont inclus dans La Princesse de Clèves, ou les récits qui interrompent le dialogue dans Jacques le fataliste. La nouvelle, comme tout récit bref, exclut (ou raccourcit) la description ou le portrait ; elle participe à l’esthétique de la brièveté et cultive la surprise, concentrée souvent dans l’épilogue. Enfin, elle supprime les préparatifs, les mouvements d’approche pour commencer in medias res et arriver plus vite à la crise et au dénouement. S'attachant à ces problèmes de composition, Baudelaire met l’accent sur les priorités narratives : L'artiste, s’il est habile, n’accommodera pas ses pensées aux incidents ; mais ayant conçu délibérément, à loisir, un effet à produire, inventera les incidents. Si la première phrase n’est pas écrite en vue de préparer cette impression finale, l’œuvre est manquée dès le début. Dans la composition tout entière, il ne doit pas se glisser un seul mot qui ne soit une intention, qui ne tende, directement ou indirectement, à parfaire le dessein prémédité. (« Note nouvelle sur Edgar Poe », dans Œuvres esthétiques, 1857.)

Une mention particulière mériterait d’être accordée, dans cette optique, au traitement du temps ou de l’espace, puisque la nouvelle se limite à un lieu et un moment déterminés.

• L'ambition de vérité : à la différence du conte, dont il sera question plus loin, la nouvelle donne une vision du monde présentée comme fidèle. Étiemble, réfléchissant au rapport entre nouvelle et société, commence son chapitre en citant Guy Rohou : C'est un privilège de la nouvelle que l’être démuni ou étonné y raconte sa vérité. Peut-être parce qu’en peu de pages on peut conter l’histoire de beaucoup de personnages. Mais aussi que cette forme littéraire, telle la tragédie classique, a pour objet la résolution d’une crise, la mise en mots d’une aventure ponctuelle, le compte rendu d’un fait, d’un rêve, d’un acte bref. (Art. « Nouvelle », dans Encyclopædia universalis, t. XI.)

À côté des lois esthétiques déjà soulignées (brièveté, restitution d’un fait, crise) on relève la mention de la vérité qui rapprocherait la nouvelle de l’exemplum médiéval, récit bref souhaitant délivrer une leçon, ou, à l’opposé chronologique, le fait divers qui entend révéler lui aussi (si on en croit Roland Barthes) une vérité immanente6. Cette vérité se perçoit dans la valeur du témoignage aussi bien que dans la révélation psychologique qui permet au personnage, jeté dans la nudité de son expérience, d’aller à la rencontre d’une vérité subjective, celle de son moi (Flaubert, Maupassant, Tchekhov, Pirandello, Arland). • La signification intertextuelle : la question vaut en fait pour tout récit bref et « recueil ». En effet, si la nouvelle vise à l’autonomie – de facture, de lecture –, elle ne peut le plus souvent, pour accéder au rang d’objet commercial (de livre), que s’apparier avec d’autres récits brefs avec lesquels elle constitue un ensemble plus ou moins homogène. On ne connaît guère d’exemples de nouvelles (et même de contes) destinés à rester à l’état unique, alors que chacun de ces récits est écrit (et parfois publié) indépendamment. Sous l’impulsion de l’auteur ou de l’éditeur, le récit bref vient s’insérer dans un volume avec lequel il tend à entretenir des relations particulières. On a vu des nouvelles dont la signification se trouvait modifiée du fait de la réorganisation du recueil auquel elles étaient liées (Maupassant, Kafka).

Dans le cas où l’écrivain est lui-même à l’origine du regroupement en recueil de ses nouvelles – qu’il les ait rédigées à la suite, à des dates rapprochées ou étalées dans le temps –, on est en droit de voir dans cette reconstruction a posteriori un acte réfléchi qui relève de la création littéraire. Devenue partie d’un tout, unité de lecture comparable au chapitre dans un roman (comme dans Servitude et grandeur militaires, de Vigny, 1835), la nouvelle demande à être perçue différemment. L'organisation du recueil, la composition de l’ensemble, les critères de sélection, le choix du titre général (repris souvent de l’œuvre liminaire comme dans Boule de Suif ou Le Mur, ou lié à une intention formelle comme dans l’Heptaméron de Marguerite de Navarre, Trois contes de Flaubert, Fictions de Borges ou Le Médianoche amoureux de Tournier), tous ces éléments orientent le sens. Les questions qui affleurent ressortissent bien au domaine de la « poétique » : existe-t-il une unité du recueil ? Le regroupement de ces nouvelles tient-il à l’arbitraire, à des contingences matérielles ou à un projet délibéré ? Le rapport de voisinage amène-t-il des modifications de perspective dans la lecture ? La confrontation de plusieurs nouvelles permet-elle de dégager une ligne de faîte thématique, stylistique, rhétorique ? En somme, la nouvelle en tant que « genre » ne peut recevoir sa vraie définition du seul rapport à sa logique interne. Non qu’elle ne se suffise pas à elle-même – d’un point de vue strictement narratif, son autonomie ne fait aucun doute –, mais plutôt parce qu’elle est de nature « cumulative ». Elle s’inscrit dans un ensemble avec lequel elle crée un réseau de relations réciproques. C'est pourquoi le recueil va constituer un objet littéraire particulier au statut original et concurrent du roman ou de l’œuvre théâtrale. Cette mise en scène de l’œuvre retrouve ainsi un principe en usage au Moyen Âge (le Décaméron par exemple), celui de la cornice, l’effet d’encadrement, qui permettait de placer la nouvelle en situation et apparentait le recueil à des romans à tiroirs ou romans gigognes fondés sur l’agglutination de récits (tels Le Diable boiteux ou Gil Blas de Lesage). Les critères d’identification de la nouvelle sont réels, mais ils restent incertains, autorisant à parler de « genre fuyant », à convenir que « la limite est floue entre nouvelle et récit » (Étiemble) et qu’elle tend à se

confondre parfois avec un autre récit bref, le conte. 4.2 Le conte Essai de définition Il est de tradition d’associer dans une même analyse nouvelle et conte, dans la mesure où ces deux expressions littéraires entretiennent entre elles de forts rapports de parenté. Au point parfois de paraître interchangeables, comme le laissent à penser certains titres (de nouvelles) : Contes à Ninon (Zola), Contes de la bécasse (Maupassant), Contes du lundi (Daudet). Parlant de La Vénus d’Ille, Mérimée, emploiera indifféremment le mot « conte » ou le mot « nouvelle ». La confusion sémantique est ancienne, puisqu’au Moyen Âge on a tendance à appeler « conte » tout type de récit, comme semble le faire Chrétien de Troyes : « Ce est li contes del Graal » (Le Conte du Graal, v. 686) – alors que nous aurions parlé, pour ce livre, de roman. L'incertitude entre conte et roman peut être facilement levée grâce au critère de brièveté. Le conte se distingue du roman en tant qu’il est un récit court. Mais cette distinction ne fait que rapprocher les deux formes que nous cherchons à caractériser, conte et nouvelle. Dans les deux cas s’appliqueraient des règles de concentration (sujet unique, personnages peu nombreux) et de narration pure (véridique ou fictive). La diachronie permettra peut-être d’avancer dans l’identification. Le mot « conte » doit être rapproché de son homonyme qui est en même temps son doublet, « compte ». Le verbe « conter », longtemps écrit « compter » ou « comter », vient du latin « computare », dénombrer, énumérer – ici les épisodes d’un récit. Apparu au Moyen Âge (XIIe siècle), le terme désigne d’abord un récit qui s’inspire de la réalité et raconte des « choses vraies ». Mais l’acte littéraire étant par nature transposition du monde, la loi de fidélité au réel souffre de multiples entorses puisque le mot s’applique à des fabliaux, des dits, voire des chansons de geste. Vers la fin de la Renaissance, la part de l’imaginaire tend, dans le conte, à éclipser le fondement réaliste ; le Dictionnaire de l’Académie au XVIIe

siècle se montre conciliant sur la question en parlant de « narration, récit de quelque aventure, soit vécue, soit fabuleuse, soit sérieuse, soit plaisante ». En somme, tout le corpus narratif, que réduit cependant la réserve suivante : « Il est plus ordinaire pour les [aventures] fabuleuses et les plaisantes. » Cette définition va recevoir une illustration magistrale avec des recueils fameux parus vers cette époque : les Contes de ma mère l’oye de Perrault (1697), les Contes de fées de Mme d’Aulnoye (1696-1698) et la traduction des Contes des mille et une nuits par Galland (1704-1712). Depuis, le conte, dans son acception littéraire, s’est spécialisé dans le sens de « récit de faits, d’événements imaginaires, destiné à distraire » (Robert). Même si, nous l’avons vu, le champ d’application a pu varier au gré des époques et que des auteurs du XIXe siècle ont pu rejeter le critère d’invraisemblance. Si, pour mettre un peu d’ordre, on recense quelques traits distinctifs, on s’accordera sur les suivants : • il incline vers la fable ou l’onirisme, désertant les lieux du réalisme ou de la vraisemblance ; • ses personnages appartiennent au registre du symbolique, abandonnant les caractérisations individuelles ; • il possède un fondement populaire, pouvant puiser sa matière dans la tradition orale et collective ou dans le folklore ; • il peut être (théoriquement au moins) plus long que la nouvelle ; mais comme elle il est un récit bref ; • il procède d’une narration directe, inspirée de l’oralité : un narrateur avoué comme tel « récite » l’histoire ; • il contient une intention morale ou didactique, clairement exprimée ou implicitement contenue dans le récit. Si certains des caractères énoncés sont originaux, d’autres s’appliquent également à la nouvelle, prolongeant une ambiguïté, que tente de dissiper Michel Tournier : À mi-chemin de l’opacité de la nouvelle et de la transparence de la fable, le conte – d’origine à la fois orientale et populaire – se présente comme un milieu translucide, mais non transparent, comme une épaisseur glauque

dans laquelle le lecteur voit se dessiner des figures qu’il ne parvient jamais à saisir tout à fait. (« Barbe Bleue et le secret du conte », dans Le Vol du vampire, Paris, Mercure de France, 1981, p. 37.)

Définition plus poétique que scientifique, qui nous renvoie à nos incertitudes. Comme souvent, la bonne manière de rendre compte de la réalité de cette forme narrative passera plutôt par l’examen de ses réalisations. Typologie du conte La décomposition du conte en « espèces » particulières est ancienne et fondée sur une volonté de clarification. Ainsi Diderot écrit-il : Il y a trois sortes de contes… Il y en a bien davantage, me direz-vous… À la bonne heure ; mais je distingue le conte à la manière d’Homère, de Virgile, du Tasse et je l’appellerai le conte merveilleux. La nature y est exagérée ; la vérité y est hypothétique […]. Il y a le conte plaisant à la façon de La Fontaine, de Vergier, de l’Arioste, d’Hamilton, où le conteur ne se propose ni l’imitation de la nature, ni la vérité, ni l’illusion : il s’élance dans les espaces imaginaires […]. Il y a enfin le conte historique, tel qu’il est écrit dans les nouvelles, de Scarron, de Cervantès, de Marmontel… (Les Deux amis de Bourbonne, 1770.)

Au-delà de cette répartition contestable, les typologies modernes distinguent généralement quatre catégories : • le conte gaulois : nous placerions dans ce sous-groupe des récits facétieux et burlesques hérités de la tradition populaire. Très voisins des fabliaux, des apologues, ils peuvent prendre la forme de contes d’animaux (Le Roman de Renart étant le modèle) ou bien raconter des histoires grasses ou libertines, des aventures

plaisantes ou satiriques et toujours sans grande prétention. De bons exemples sont fournis avec Boccace (Décaméron) ou La Fontaine (Contes). Cette veine semble aujourd’hui tarie et a connu une résurgence vaguement parodique avec les Contes drolatiques de Balzac ; • le conte merveilleux (ou « conte de fées ») : il prend lui aussi sa source dans la littérature médiévale (les Lais de Marie de France) et respecte quelques lois simples : l’irréel accepté (grâce au sésame codé : « Il était une fois… »), l’imprécision convenue (toute détermination précise ou réaliste est éliminée), les topoï narratifs et thématiques, les pouvoirs surnaturels (objets magiques, personnages fabuleux), le didactisme transparent (les fins heureuses ont pour but d’affirmer la victoire des forces du bien, de l’ordre et de la morale). Aux frontières du conte de fées se rencontrent des genres qui lui empruntent parfois des caractères (ou inversement) sans tout à fait se confondre avec lui : la fable mythologique (Hésiode), le conte oriental (Les Mille et Une Nuits), le conte chrétien (lais ou miracles), baroque, etc. Il tend à se réduire aujourd’hui au conte pour enfants (Jules Supervielle, Marcel Aymé, Jacques Prévert, Michel Tournier…) ; • le conte philosophique : on peut fixer la naissance de ce sousgenre au XVIIIe siècle ; il a pour ambition de mouler dans une fiction brève un contenu satirique et édifiant. Voltaire sera le meilleur illustrateur du genre (Micromégas, Zadig, Candide) et nous fournit implicitement un catalogue des règles du genre : l’utilisation de la fable (marquée par le surnaturel ou le merveilleux), la dimension parodique (on reprend, pour les transgresser ou les démystifier, les règles de l’écriture et de l’inspiration romanesques), la leçon philosophique (le conte philosophique vise à imposer un point de vue, à démontrer ou déconsidérer une thèse) ; • le conte fantastique : alors qu’on a pu rapprocher cette forme du conte merveilleux (« La distinction traditionnelle entre le fantastique et le merveilleux me paraît tout à fait artificielle7 »),

la critique moderne a su montrer les différences et souligner même des oppositions. Le « fantastique » (qui déborde les limites du simple conte) se reconnaît à l’utilisation de la peur comme ressort essentiel de la narration, à l’irruption inexpliquée du surnaturel, d’autant plus frappante qu’elle survient dans un univers réaliste, vraisemblable, à l’importance déterminante du motif de l’hésitation, celle du personnage d’abord, celle du lecteur également, à une rhétorique particulière (exhibition du narrateur, ruptures chronologiques, utilisation des « effets de réel » et de la description), à une fin dramatique. 4.3 Autres récits brefs Outre la nouvelle et le conte, existent ou ont existé d’autres formes narratives brèves comme la fable et le fabliau. La fable Le mot est souvent apparu dans notre réflexion sur le genre narratif. Ce qui s’explique puisque, étymologiquement, le terme vient du latin « fabula » qui signifie « récit ». Le premier sens de fable renvoie à cette origine pour recouvrir un simple contenu narratif. Au Moyen Âge, le mot tend à se confondre avec « fabliau » et s’applique également aux récits mythologiques. À partir de modèles empruntés à l’Antiquité (Ésope, Phèdre), la fable se spécialise pour désigner exclusivement, vers l’époque classique, un récit imaginaire destiné à illustrer une morale. Elle devient alors un « genre » relativement codifié supposant quelques lois : être courte, utiliser des personnages qui peuvent être des animaux à valeur symbolique, se fonder sur une narration (l’apologue), qui prépare une leçon (la morale), le tout écrit, le plus souvent en vers. L'illustrateur le plus fameux est évidemment La Fontaine et, parmi ses successeurs, Houdar de La Motte, Fénelon et Florian. Dans l’usage courant, en dehors de l’acception technique, une « fable » est un récit fictif, voire mensonger.

Le fabliau Ce genre est fortement daté (XIIIe siècle), et, comme la fable (dont il est le dérivé lexical), est écrit en vers. Il recouvre des récits brefs en octosyllabes rédigés par des auteurs anonymes et s’inspirant de la vie courante ou du folklore populaire. L'intrigue est sommaire, fortement teintée de grivoiserie ou de scatologie, centrée autour de personnages stéréotypés (mari trompé, épouse volage, prêtre sournois, paysan balourd) et vise un but satirique ou édifiant. D’autres formes (comme le conte) ont pu être contaminées par le fabliau qui s’est éteint sous sa forme traditionnelle avec la Renaissance. Le mot « fabliau » est d’ailleurs, dès l’époque médiévale, employé en concurrence avec des termes qui désignent d’autres formes brèves : le lai (dont le sujet est théoriquement plus noble), le dit, la risée, l’exemplum (récit d’où découle une leçon), le mirabilium (récit de faits surnaturels), et, bien sûr, la fable ; ce champ lexical montre aussi bien la vigueur des formes narratives que la précarité des classifications génériques.

On pourrait rajouter à cette énumération des productions littéraires utilisant le mode narratif d’autres formes diversement représentées en littérature : le récit de voyage, la chronique historique, la parabole, l’histoire drôle, les mémoires. Ces différentes expressions échappent parfois au strict domaine littéraire ou ne sont que des cas particuliers d’« espèces » plus larges déjà décrites. Plutôt que de les reprendre, concluons par quelques rappels sur le genre narratif en général : • l’acte narratif consiste à reproduire des événements, à les transmettre à un auditeur/lecteur au moyen d’un récit ; • le critère de vérité n’a pas ici de pertinence : le récit peut, suivant le cas, rapporter des événements véridiques ou inventés. Il peut également se situer indifféremment sur le registre élevé ou bas ; • le critère de forme n’a guère plus de valeur : un récit peut être écrit en prose ou en vers. Toutefois, depuis l’âge classique, la prose tend à devenir le mode privilégié de la narration, tout spécialement dans le roman ;

• une distinction importante se fait à partir du format, opposant d’un côté les récits longs (épopée, roman), de l’autre les formes brèves (nouvelle, conte, fable) ; • un sous-genre narratif a tendu, au cours de l’histoire de la littérature, à prendre le pas sur tous les autres de la même famille, c’est le roman, devenu aujourd’hui une forme hégémonique capable d’absorber toutes les variantes de la narration. Ce « cannibalisme » du roman (l’expression est de Virginia Woolf), loin d’être une apothéose glorieuse, pourrait marquer, aux yeux de certains, une dégradation du goût : Le roman est le comble de la grossièreté – on verra cela un jour. Le roman est le genre littéraire qui convient à la plus vaste et à la plus naïve classe de lecteurs. (Paul Valéry, Œuvres, II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1146 et 1232.) Mais la question dépasse les objectifs de cet ouvrage. 1 Le Récit, Paris, STH, 1991. 2 Genette, Figures III, op. cit. 3 Art. « Roman », dans J.-P. de Beaumarchais, D. Couty, A. Rey [dir.], Dictionnaire des littératures de langue française, op. cit. 4 Laurent Versini, Le Roman épistolaire, Paris, PUF, 1979. 5 Jacques Laurent, Roman du roman, Gallimard, « Idées », 1977. 6 « Structure du fait divers », dans Essais critiques, Paris, Éd. du Seuil, 1964. 7 Marcel Brion, Le Magazine littéraire, n° 66.

4 La poésie et le genre lyrique 1. Un genre incertain Dussions-nous en éprouver quelque déception, il nous faut bien admettre que si l’on s’en réfère aux fondements de la théorie littéraire, la poésie ne constitue pas un genre. Le traité d’Aristote, la Poétique, d’où doit procéder toute réflexion sur les genres, s’abstient de décrire en détail une forme originale qui serait, en symétrie à la narration ou au théâtre, la « poésie » au sens moderne du terme. Cette difficulté se confirme à propos de trois critères qui pourraient définir l’esthétique poétique et lyrique : l’utilisation du vers, la place de la subjectivité, le rapport à la fiction. 1.1 Le critère du vers Les arts littéraires (« poétiques », dit le théoricien grec) « se trouvent tous être, d’une manière générale, des imitations » (1447a). Dans cette mimésis généralisée s’établissent bien des différences tenant, nous l’avons vu, aux objets imités (supérieurs ou inférieurs), aux modes d’imitations (directe ou indirecte, c’est-à-dire narratif ou dramatique), enfin aux moyens mis en œuvre pour imiter (prose ou vers). Cette dernière distinction – en fait la première dans le discours d’Aristote –, qui correspond à ce que nous pourrions appeler une caractéristique de forme, pourrait être retenue comme un critère de regroupement en vue de l’identification d’un genre « poétique ». À cette réserve près que le traité d’Aristote se limite à développer les deux autres niveaux (« objets » et « modes ») et néglige d’examiner avec précision cette opposition formelle entre vers et prose.

Cette relative indifférence face à une particularité que nous aurions tendance à juger essentielle, tient au fait qu’elle ne peut, aux yeux des Anciens, constituer un trait pertinent de classification. En effet, les deux grands modes littéraires (le dramatique et le narratif) trouvent leur expression indifféremment dans la prose et dans le vers. Mieux, la forme prosaïque étant relativement rare dans l’Antiquité, on serait presque autorisé à dire que, pour les Anciens, toute forme littéraire est « poétique ». Ce qu’illustre, dans le genre dramatique, la poésie tragique et, dans le genre narratif, le dithyrambe ou l’épopée. La distinction générique – si tant est que l’on puisse affecter cette ambition à la Poétique – semble donc transcender le principe d’écriture pour se fonder sur d’autres principes typologiques comme le mode d’énonciation (première ou troisième personne) ou le degré de « noblesse » du modèle. C'est dans cette perspective que s’explique le sens premier du mot « poétique » (en tant qu’adjectif ou que substantif), référence étymologique qui achève de décourager toute tentative d’isoler, à partir des modèles anciens, un « genre poétique ». Le substantif « poétique », choisi par Aristote comme titre à son traité (ou à ce qui n’en est que l’ébauche), lui sert à désigner globalement la théorie des genres littéraires et la théorie du discours. L'incipit de l’ouvrage décrit l’objet visé à travers la périphrase de « l’art poétique » : Nous allons traiter de l'art poétique lui-même et de ses espèces, de l'effet propre à chacune d'entre elles, de la manière dont il faut agencer les histoires si l'on souhaite que la composition soit réussie. (Poétique, op. cit., 1447a.)

La poétique, à la différence de la critique (qui s’intéresse au sens et à la valeur) ou de la rhétorique (qui étudie les lois de l’expression), s’attache à la création sous toutes ses formes. Le mot vient du verbe ; ποιειν (« poiein ») qui signifie en grec « fabriquer », « construire », « créer », « produire » et qui a fourni la série lexicale « poièsis » (« poésie »), « poiètikos » (« poétique »), « poièma » (« poème »), « poiètès » (« poète »). Si le mot « poésie » tend très vite à se spécialiser dans une acception littéraire, il peut aussi s’appliquer à tout type de fabrication ou de

construction concrète (des bateaux par exemple) ou abstraite (un raisonnement). En tout cas il est d’usage de l’employer avec une épithète permettant une caractérisation spécifique ; ainsi, en littérature, poésie tragique, poésie épique, poésie dithyrambique, etc. Aristote – et Platon qu’il prolonge sur ce point – semble avoir, comme le dit Genette, « préalablement et implicitement réduit le champ de la littérature au domaine particulier de la littérature représentative : poièsis = mimésis1 ». À l’intérieur de la poésie se trouveront distingués trois genres mimétiques : la tragédie, l’épopée, la comédie, mais rien qui désigne une écriture spécifique fondée sur l’utilisation du vers. Aristote conteste clairement la pertinence axiomatique du mètre : En effet nous ne saurions désigner par un terme commun les imitations que l'on peut faire à l’aide de trimètres, de mètres élégiaques ou d’autres mètres du même genre. (Poétique, op. cit., 1447b.) Et le théoricien nous explique qu’Homère comme Empédocle utilisent tous deux le mètre mais que l’un (le premier) peut être appelé justement poète, alors que l’autre (le deuxième) sera appelé « naturaliste », mais pour des raisons autres que pour leur forme d’écriture. Un peu plus loin dans son texte, il établit la même réserve à propos d’Hérodote, rappelant l’invalidation du critère formel au profit du sujet de l’œuvre et de son degré mimétique : La différence entre l’historien et le poète ne vient pas de ce que l’un s’exprime en vers et l'autre en prose (on pourrait mettre l'œuvre d'Hérodote en vers, et elle n'en serait pas moins de l'histoire en vers qu'en prose) ; mais elle vient de ce fait que l'un dit ce qui a eu lieu, l'autre ce à quoi l'on peut s'attendre. (ibid.)

La reconnaissance de la poésie que formule ce texte (en rupture avec le jugement négatif du maître Platon qui, au livre III de La République, chasse le poète de la cité sous prétexte qu’il donne une image fausse de la

réalité), ne doit pas nous dispenser de retenir ce qui est essentiel pour notre propos : que la poésie ne semble pas, au regard de sa forme, mériter de se constituer en genre autonome. Si elle vient à se glisser dans les modes identifiables que sont l’épopée, la tragédie ou le dithyrambe, elle perd dans ce ralliement tout caractère d’originalité. Mais si elle s’exprime ailleurs que dans ces genres, elle échappe au mimétique et, du coup, s’exclut, comme l’histoire, du champ de la « poétique ». De là ce que Genette appellera une « absence criante » dans le traité d’Aristote : Il ne s’agit de rien de moins que la poésie lyrique, satirique et didactique : soit, pour s’en tenir à quelques-uns que devait connaître un Grec du Ve ou IVe siècle, Pindare, Alcée, Sapho, Archiloque, Hésiode. (« Frontières du récit », art. cit., p. 61.)

Ainsi deux conclusions s’imposent : la « triade » aristotélicienne n’est qu’une dyade ; et le vers n’est pas un signe infaillible d’appartenance à un genre. 1.2 Le critère de subjectivité La façon de réintroduire la poésie dans le schéma d’une théorie des genres se fera par une autre voie que celles empruntées par Aristote. Puisque la référence au mètre n’est pas, au moins pour l’Antiquité, réellement pertinente, et que, de même, le rapport à la mimésis annule toute possibilité d’isoler une forme originale (puisque toute création est mimétique), c’est en opposition à cette dernière loi que se constituera un « tiers parti » (Genette) dans lequel seront fédérées « toutes les sortes de poèmes non mimétiques »2. Face à l’univers de la représentation va se constituer progressivement un univers de l’épanchement. À la restitution objective du monde sous sa forme narrée (le récit) ou dialoguée (le théâtre), répondra une relation personnelle des impressions suscitées par le monde, une exploration intime des sentiments, exprimée à travers une voix jugée spontanée, le chant. Se prenant lui-même pour sujet, le poète abandonne le domaine de l’imitation

de la réalité pour celui de l’introspection individuelle. Cette tendance littéraire qui néglige de prendre le monde pour modèle, qui ignore les attentes de l’auditoire, qui semble traduire, de façon incontrôlée, l’intériorité du créateur et reproduire une parole qu’il s’adresse à lui-même, correspond à ce qu’on appellera le lyrisme. Dès lors s’imposera l’habitude d’introduire cette forme dans un paradigme esthétique à trois entrées dont Stephen Dedalus, le héros de Joyce, rappelle les caractéristiques : La forme lyrique, où l’artiste présente son image en rapport immédiat avec lui-même ; la forme épique, où il présente son image en rapport intermédiaire entre lui-même et les autres ; la forme dramatique, où il présente son image en rapport immédiat avec les autres. (Portrait de l'artiste, 1913.) Le romancier irlandais ne fait là que reprendre une classification qui a pris naissance à l’ère classique, qui trouve sa théorisation avec Schlegel ou Hegel et qui s'imposera au XXe siècle au point de créer une tradition dont la vertu principale est de répondre à un goût prononcé pour l’harmonie ternaire. Le procès d’un tel classement sera instruit au nom de la fidélité à Aristote (par Genette par exemple), au nom de la pertinence aussi, puisque si l’on retient le critère de subjectivité dans la répartition des œuvres, devraient être inclues dans cette famille du « moi », de l’épanchement lyrique, toutes les œuvres à fort coefficient de subjectivité, comme les confessions, journaux intimes, mémoires, récits d’enfance, etc. Or ces œuvres de nature autobiographique, essentiellement en prose (c’est même une des règles énoncées par Philippe Lejeune dans Le Pacte autobiographique) peuvent difficilement, dans les classements modernes, prétendre trouver place dans la catégorie « poésie ». 1.3 Le critère de non-fiction Une autre façon, fortement liée à la précédente, de définir l’œuvre lyrique (et poétique) est de prendre en considération son apparent refus de la fiction. Si le poète, ainsi qu’on le représente dans ce genre, puise son

inspiration dans sa propre subjectivité, c’est qu’il déserte, par le même mouvement, les voies de l’imagination. Cette distinction, qui réintroduit la relation à la mimésis, oppose : […] d’une part un discours qui doit être lu au niveau de sa littéralité comme une pure configuration phonique, graphique et sémantique, et d’autre part un discours représentatif (« mimétique ») qui évoque un univers d'expérience. (O. Ducrot et T. Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, op. cit., p. 198.) Bipartition assez claire qui sert de point de départ aux analyses déjà évoquées de Käte Hamburger (voir supra, chap. I). Sans aller plus loin dans la réflexion théorique, récapitulons quelques constatations préliminaires, dont certaines seront reprises : • le genre poétique ne jouit pas, dans les textes fondateurs, d’un statut propre qui lui permettrait d’être placé à égalité avec les genres narratif ou dramatique ; • la façon de donner à la poésie une consistance « générique » s’est opérée par le biais de la notion de « lyrisme », qui marque un mode d’énonciation (le poète s’exprime en son nom), une thématique (il exprime ses sentiments personnels), une pragmatique (son message est reçu comme une confidence) ; • les critères formels, et en particulier celui de la versification, ne sont, originellement au moins, d’aucun secours pour définir le « genre poétique » ; • les critères de subjectivité et de non-fiction, s’ils contribuent à approcher l’essence d’une écriture poétique, ne permettent pas, de façon infaillible, d’établir une catégorie homogène. Les analyses qui précèdent, dans lesquelles transparaissent l’incertitude et la complexité de l’entreprise qui consiste à identifier le « genre poétique », ne doivent pas nous dispenser de reconnaître que dans le paradigme actuel des « grands genres littéraires » la poésie occupe une place équivalente aux deux autres formes déjà évoquées, le théâtre et le roman. Le genre « poétique » – encore appelé genre lyrique selon une hésitation

qui sera éclairée plus loin – paraît donc pouvoir faire l’objet d’une description typologique qui prendra en compte successivement sa nature profonde (son essence), son champ d’application (ses formes), ses extensions (les domaines voisins). 2. L'essence de la poésie 2.1 Essais de définition Si l’on s’en remet aux dictionnaires, nous verrons que le mot « poésie » peut recouvrir deux réalités dont une seule concerne notre propos. Ainsi chez Littré : Poésie : 1. Art de faire des ouvrages en vers. 2. Il se dit des différents types de poèmes et des différentes matières traitées en vers. 3. Qualités qui caractérisent les bons vers, et qui peuvent se trouver ailleurs que dans les vers. 4. Se dit de tout ce qu'il y a d'élevé, de touchant, dans une œuvre d'art, dans le caractère ou la beauté d'une personne, et même d'une production naturelle. Ces diverses définitions, pas très bien assorties entre elles, permettent de dégager deux objets auxquels le mot renvoie : • une technique (art de faire) et le résultat de cette technique (les types de poèmes) ; • une qualité esthétique : les « bons vers » ou « l’élevé », le « touchant ». De ces deux caractères, un seul, le premier, permet véritablement de distinguer un genre ; l’autre, en effet, paraît pouvoir s’appliquer à diverses expressions, artistiques ou non, et relèverait plutôt d’une appréciation subjective, ce qu’un dictionnaire plus récent (Robert) définit ainsi : Propriété que l'homme attribue à certaines choses ou certains êtres, en certaines occasions, d'éveiller en lui l'état poétique. Dans cette acception, peuvent être jugés porteurs de poésie un mot, un sentiment, un paysage, un tableau, une musique et tout ce qui parle à l’âme ou au cœur en vue de créer un « état affectif particulier » (ibid.).

Cette extension du nom « poésie » et de l’adjectif « poétique » à des objets divers affectés d’un certain degré de « noblesse », de « prestige », n’est d’aucun secours pour la définition du genre, mais redonne vigueur au critère de niveau retenu par Aristote, qui oppose dans une œuvre un degré supérieur à un degré inférieur. Si l’on souhaite approfondir le premier élément de définition fourni par Littré, on peut le compléter par des précisions empruntées à son successeur : Poésie : Art du langage, généralement associé à la versification, visant à exprimer ou à suggérer quelque chose au moyen de combinaisons verbales où le rythme, l'harmonie et l'image ont autant et parfois plus d'importance que le contenu intelligible lui-même. On mesure l’audace et le progrès : le vers est toujours retenu comme un repère de base, mais d’autres procédures d’écriture sont également mobilisées (les « combinaisons verbales ») et sont signalées de nouvelles priorités de nature stylistique et linguistique. 2.2 Les composantes traditionnelles Ces définitions ne permettent assurément pas d’identifier de façon absolue la poésie dans son universalité et sa variété. Elles nous orientent toutefois, dans une perspective générique, pour dégager quelques caractères esthétiques. Nous en retiendrons quatre. Le vers S'il y a bien un élément qui permet au profane de reconnaître spontanément une forme poétique, c’est certainement la structure versifiée. L'utilisation du vers, qui s’impose comme un moyen d’identification élémentaire, suppose une organisation à un double niveau : métrique, par la longueur du vers et rythmique, par l’organisation des sonorités et l’emploi de la rime. Notre objet n’est évidemment pas de reprendre ici le détail de la versification, qu’elle soit étudiée dans son aspect historique (les origines

du vers) ou son aspect taxinomique (la codification en matière de mètre, de rime, de rythme). Reconnaissons plutôt dans le vers et dans les lois prosodiques une contrainte de la création qui peut avoir une vertu stimulante. L'image La poésie, comme les autres formes littéraires, est un art mimétique dont la particularité consiste à représenter la réalité par des voies obliques à travers des figures qui sont principalement des comparaisons, métaphores, métonymies. Avant même l’apparition d’une poésie « visionnaire » datée approximativement de Rimbaud (« Je suis maître en fantasmagories ») et développée par le surréalisme (« L'image est une création pure de l’esprit », Pierre Reverdy, Nord-Sud), nous pouvons compter l’analogie (plus ou moins audacieuse) au rang des moyens essentiels pour transformer un langage prosaïque (fondé sur la dénotation) en langage poétique (enrichi par la connotation). La formule d’Horace « Ut pictura poesis » (« La poésie est comme la peinture ») rappelle la mission mimétique de cet art, mais ne peut suffire à traduire les « écarts » produits par la langue poétique, notamment à travers l’image. Au chapitre XXXI de la Poétique, Aristote rappelle d’ailleurs les mérites de la métaphore et des figures d’analogie. La prosodie Le discours sur la poésie met souvent l’accent sur les rapports de parenté que celle-ci entretient avec la musique. Dans l’origine même de l’acte poétique, incarné dans la figure du poète mythique de Thrace, Orphée, dont le chant, accompagné des sons de sa lyre, parvenait à charmer l’ensemble de l’univers, se perçoit cette vocation musicale. Le Moyen Âge et la Renaissance continuent à attribuer des territoires communs à la poésie et à la musique, le vers étant fait pour être déclamé, psalmodié, accompagné de rythme ainsi que le réclame Ronsard : Car la poésie sans les instruments, ou sans la grâce d’une seule ou

plusieurs voix, n’est nullement agréable, non plus que les instruments sans être animés de la mélodie d'une plaisante voix. (Abrégé de l'art poétique français, 1565.)

Le rapport à la musique ne sera pas toujours revendiqué de manière aussi directe. Le romantisme et les époques qui suivirent réclamèrent surtout une musicalité du poème, obtenue par des effets rythmiques et phoniques. Le conseil de Verlaine au début de son Art poétique est admis comme une des lois du genre : « De la musique avant toute chose. » Hormis dans les expériences de l’avant-garde, la règle de musicalité sera une des moins contestées du langage poétique. L'intransitivité Contrairement au langage traditionnel, chargé de transmettre un message en vue d’une communication, le texte poétique contient lui-même sa propre finalité. C'est en ce sens que Roman Jakobson, analysant la communication linguistique, parle de « fonction poétique » pour désigner la part centrée sur le message lui-même3. La poésie se différencie des autres expressions linguistiques par un plus fort « dosage » de la fonction poétique. Elle est d’abord travail sur le langage ; elle est ornement gratuit qui détourne du parler commun, de la droite ligne, du cheminement régulier. Si, comme le fait Malherbe, on compare la prose à la marche, on assimilera la poésie à la danse, ainsi qu’aime à le rappeler Valéry : En effet, tandis que la marche est en somme une activité assez monotone et peu perfectible, cette nouvelle forme d’action, la danse, permet une infinité de créations et de variations ou de figures La marche, comme la prose, vise un objet précis. Elle est un acte dirigé vers quelque chose que notre but est de joindre. La danse, c’est tout autre chose. Elle ne va nulle part. (« Poésie et pensée abstraite », dans Œuvres, I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1330.)

Ce retour à soi de la poésie, cette « autotélicité » (elle est sa propre fin) lui confère une qualité de perfection gratuite condensée dans sa forme, comme le dit encore Valéry : Le poème ne meurt pas pour avoir vécu : il est fait expressément pour renaître de ses cendres et redevenir indéfiniment ce qu’il vient d’être. La poésie se reconnaît à cette propriété qu’elle tend à se faire reproduire dans sa forme : elle nous excite à la reconstituer identiquement. C'est là une propriété admirable et caractéristique entre toutes. (Ibid.)

On sait que Mallarmé, admiré et commenté par Valéry, rêvait d’un langage originel qui, affranchi des nécessités pratiques, s’offrît à l’usage poétique dans une absolue virginité. Il préparait ainsi toutes les transgressions de la poésie moderne en quête d’une forme brillante ostensiblement libérée de la nécessité du sens. Les analyses connues de Sartre développent la même idée : Le poète s’est retiré d’un seul coup du langage-instrument ; il a choisi une fois pour toutes l'attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes. (« Qu'est-ce que la littérature », dans Situations I, Paris, Gallimard, 1947.) 2.3 L'inspiration Il est difficile, parlant de poésie, de passer sous silence la question – relativement éloignée pourtant de notre propos – de la naissance du poème. Mais après tout, c’est encore aider à caractériser une forme littéraire que de s’attacher aux théories qui en justifient l’apparition. Contrairement à ce qui se passe pour les genres narratif ou dramatique, la poésie ne procède pas, selon l’analyse traditionnelle, d’une volonté réfléchie de l’auteur. Soucieux de défendre ce caractère de débordement, de transgression dont nous avons déjà parlé (le « dérèglement des sens » évoqué par Rimbaud), les

théoriciens se sont appliqués à attribuer une dimension magique à la parole poétique. Ils ont été servis dans cette entreprise par un dialogue de Platon, Ion, dans lequel le philosophe fait remonter l’acte poétique à une sorte de « fureur sacrée », encore nommée (au sens fort) « enthousiasme » : Le poète est chose légère, chose ailée, chose sainte, et il n’est pas encore capable de créer jusqu'à ce qu'il soit devenu l'homme qu'habite un dieu, qu'il ait perdu la tête, que son propre esprit ne soit plus à lui. (Ion, trad. fse L. Robin, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »)

Seule une « grâce divine » permet à des hommes d’exception d’accéder au délire créateur d’où sortiront les « beaux poèmes » en lesquels il n’y a « rien qui soit humain ». Cette conception antique recevra un accueil très favorable à la Renaissance (avec le mythe de la muse chez Ronsard et du Bellay par exemple) et surtout à l’époque du romantisme (avec le stéréotype du poète inspiré chez Lamartine, Musset ou Hugo). Au XXe siècle encore, un Claudel revendiquera cette source mystérieuse présente dans l’émotion : En un mot, la poésie ne peut exister sans l’émotion ou, si l’on veut, sans un mouvement de l'âme qui règle celui des paroles. (« Lettre à l'abbé Bremond sur l'inspiration poétique », dans Positions et propositions sur le vers français, 1927.) Divers théoriciens ont remis en cause le mythe de « l’inspiration », à commencer par Valéry qui préférait voir dans la poésie un lent travail, ou par Francis Ponge qui se présentait comme un « fabricateur » de poèmes. Ce qui n’enlève rien à la force magique du poème (que Valéry appelle « charme »), ni à la capacité « voyante » réclamée par Rimbaud pour le poète, ou aux pouvoirs de l’inconscient exploités par les surréalistes. 3. Les formes de la poésie

3.1 La délimitation du genre Les hésitations taxinomiques qui touchent au genre poétique, devenu troisième volet d’un triptyque commode frauduleusement attribué à Aristote, nous placent devant une aporie embarrassante. Car en forçant le modèle grec nous semblons ériger la poésie au même rang générique que l’épopée ou la tragédie. Or nous avons montré que la poésie se distingue essentiellement par une différence de forme ; de plus elle choisit de s’exprimer par des tons variés qui empruntent aux divers genres : à côté de la poésie lyrique, dont nous reparlons plus loin, et de ses variantes, existent une poésie dialoguée et une poésie épique, sans parler même d’une poésie satirique. Bérénice, La Chanson de Roland, les romans de Chrétien de Troyes, les Satires (de Boileau) sont des œuvres bel et bien écrites en vers et non dénuées, en de nombreux endroits, d’une authentique charge poétique. Or ces œuvres ont logiquement été classées dans des catégories dont elles illustrent les caractères majeurs, le genre dramatique (et plus particulièrement la tragédie) et le genre narratif (et l’épopée) – sans même parler de la satire que nous classerions dans un « genre » particulier qui serait l’essai. La démarche empirique peut guider notre choix : ces œuvres au statut hybride seront aiguillées vers la catégorie générique avec laquelle elles entretiennent le plus de traits communs, de « conventions constituantes » pour employer une expression de Jean-Marie Schaeffer. Parce que la chanson de geste concentre l’essentiel des caractères de l’épopée nous rangerons La Chanson de Roland dans la famille narrative. Parce que dans la pièce de Racine l’aspect dramatique prend le pas (au moins dans l’intention de l’auteur) sur la dimension poétique, nous conviendrons de rattacher Bérénice au théâtre. Mais rien ne nous interdit de récupérer ces deux œuvres pour étoffer un genre poétique auquel certaines marques distinctives les relient, même si tous les critères énumérés précédemment pour définir le genre poétique ne sont pas réunis, et notamment celui de l’intransitivité, puisque ces œuvres ne sont pas, en elles-mêmes, leur propre fin et souhaitent, via un énoncé poétique, transmettre un message prioritaire. Sans doute avons-nous ici une autre illustration de la fragilité du

prétendu « genre poétique ». Certes, nous avons vu et redirons que l’interpénétration des genres est chose courante (la narration peut s’introduire dans le théâtre, le dialogue peut se constituer en roman). Mais ici le problème est autre puisque des œuvres présentant des propriétés de nature différente peuvent être légitimement revendiquées par des genres particuliers. Nous sommes dans le cas où les parentés textuelles de niveau thématique ou formel peuvent […] relever d’au moins deux logiques différentes. (Jean-Marie Schaeffer, « Les genres littéraires », Grand atlas de la littérature, Encyclopedia universalis, p. 15.) C'est donc dans un simple souci de cohérence et de non-répétition que nous écarterons de notre description typologique la poésie épique ou la poésie dramatique. On ferait la même remarque pour la fable auxquelles ses qualités poétiques ouvriraient une place indiscutable ici. 3.2 La poésie lyrique et élégiaque Si l’on abandonne, pour les raisons invoquées, les poésies épique et dramatique, on est quasiment réduit à ne retenir dans ce chapitre consacré à la poésie que le sous-genre qui réponde aux propriétés régulatrices de la poésie, à savoir le lyrisme. Se trouvent ici vérifiées deux hypothèses suggérées précédemment : le genre lyrique tend à se confondre avec le genre poétique ; c’est lui qui est chargé de fournir le symétrique aux deux grandes familles, la dramatique, la narrative. Le lyrisme À l’origine, rappelons-le, la poésie est destinée à être chantée avec l’accompagnement musical de la lyre – d’où viendra le mot « lyrisme ». C'est la figure mythologique d’Orphée, inventeur légendaire de la cithare, qui serait le modèle de la voix incarnée qui charme les animaux et séduit la nature. Au sens moderne du terme, le lyrisme sera défini comme l’expression

personnelle d’une émotion exprimée par des voies rythmées et musicales. Le lien avec le chant n’est donc pas rompu ainsi que le laisse entendre la déclaration lapidaire de Valéry : « Le lyrisme est le développement d’un cri » (Tel quel, 1941). Mais à cette particularité il convient d’en rajouter une autre : le lyrisme est l’émanation d’un « je » – que le romantisme a aimé confondre avec la personne du poète, mais qui peut s’effacer derrière un de ses personnages. Olympio est le porte-parole de Hugo (Tristesse d’Olympio) et le « tu » de Zone est une partie du « moi » d’Apollinaire (À la fin tu es las de ce monde ancien, dans Alcools). Le rapport au chant (ou au cri), ainsi que le contenu confidentiel, deux caractères dominants du texte lyrique, entraînent le recours à des structures rythmées, incantatoires, à des figures de l’exaltation et de la grandeur, à un lexique recherché et symbolique – qui constituent le troisième trait spécifique du genre. Le vers et le poème à forme fixe (voir infra) seront les moyens favoris du lyrisme. Les grands sentiments individuels (l’amour malheureux, la souffrance, la tristesse, la mélancolie ou, moins fréquemment, la joie ou l’enthousiasme) seront ses thèmes privilégiés. Les premières œuvres françaises relevant de cette tonalité se rencontrent déjà au Moyen Âge chez Rutebeuf, Charles d’Orléans ou Villon. Elles envahiront le genre poétique à partir de la Renaissance. L'élégie Dans le prolongement de l’inspiration lyrique se situe la poésie élégiaque qui n’est en fait qu’un lyrisme limité et codifié. Le mot, d’abord, renvoie à un contenu, puisqu’il vient du grec « élégia », dérivé de « élégos », chant de deuil. L'Antiquité ignore cette spécialisation et appelle « élégie » un poème conforme à une métrique particulière, le distique élégiaque, qui combine un hexamètre et un pentamètre (les grands noms sont Tibulle, Ovide, Properce). À la Renaissance, le sujet l’emporte sur la forme et on désigne par élégie une œuvre poétique qui exprime des sentiments tristes ou douloureux. Boileau, au siècle classique, souligne cette coloration mélancolique : La plaintive Élégie, en longs habits de deuil

Sait, les cheveux épars, gémir sur un cercueil ; Elle peint des amants la joie et la tristesse Flatte, menace, irrite, apaise une maîtresse. Il faut que le cœur seul parle dans l’élégie. (Art poétique, chant II.)

Les thèmes de la fuite du temps, de la rupture, du deuil, de la relation à la nature trouveront place dans l’élégie qui tend à devenir une plainte, un chant du regret et s’oppose à d’autres formes poétiques. De Marot à Apollinaire, l’histoire littéraire nous offre une abondante tradition élégiaque : du Bellay, Ronsard, La Fontaine, Chénier, Lamartine, Musset, Verlaine – pour nous en tenir aux plus grands ; Young, Gray, Shelley ou Rilke à l’étranger. Autres formes lyriques On pourrait mentionner à côté de l’élégie l’ode, autre poème lyrique (« odê » en grec désigne le chant) illustré par de grands noms de l’Antiquité comme Sapho, Anacréon, Pindare. Sa forme et son inspiration sont variables et le XVIIe siècle lui reproche (bien qu’elle se soit souvent exprimée en strophes symétriques) son désordre : Son style impétueux souvent marche au hasard Chez elle le désordre est un effet de l'art. (Art poétique, chant II.)

Citons encore dans le genre lyrique l’églogue, poème bucolique ou pastoral, parfois confondu avec l’idylle, le madrigal, poème galant ou précieux. 3.3 Les poèmes à forme fixe

Forme soumise à une métrique codifiée à l’origine, l’élégie n’est plus aujourd’hui qu’une coloration poétique particulière, et se distingue, à ce titre, des poèmes toujours régis par des règles quasi intangibles et qu’on appelle « à forme fixe ». Ces textes, qui ne constituent pas à proprement parler un « genre », sont constitués à partir d’un schéma préétabli touchant au nombre et à la nature des strophes, à la disposition des rimes, à la longueur des vers. Leur régularité fondée sur des répétitions et des symétries fournit un soutien mnémotechnique. Ils forment des familles homogènes, inégalement représentées au cours de l’histoire littéraire, qu’on n’appellerait pas « genres » mais « sous-genres ». Certaines de ces formes fixes sont très anciennes et ont bénéficié, à diverses époques, d’une faveur particulière. Ainsi au Moyen Âge, la sextine (série de strophes fondées sur six mots-rimes), le rondeau (poème court replié sur lui-même dans lequel s’intercale un refrain), le virelai (autre forme de rondeau sans refrain final), le triolet (poème de huit vers sur deux rimes) et encore le lai ou la villanelle illustrés par Guillaume de Machaut, Charles d’Orléans ou Christine de Pisan. Parmi les formes réglées qui se sont maintenues, deux méritent d’être analysées plus précisément, la ballade et le sonnet. La ballade C'est un poème à forme fixe apparu vers le XIVe siècle et, à l’origine, accompagné de musique sur laquelle on pouvait danser (« ballare » en italien). Eustache Deschamp, Charles d’Orléans, Guillaume de Machaut, François Villon sont les premiers à l’imposer ; rejeté par la Pléiade il est remis à la mode par le courant précieux. La ballade peut être composée soit en strophes de huit vers achevées par un envoi de quatre vers (comme La Ballade des dames du temps jadis de Villon), soit en strophes de dix vers et un envoi de cinq (comme La Ballade des pendus du même Villon) ; le tout construit sur trois rimes croisées ou embrassées, un vers en forme de refrain revenant à la fin de chaque strophe. Boileau regrettera son formalisme dépassé :

La ballade asservie à ses vieilles maximes, Souvent doit tout son lustre au caprice des rimes. (Art poétique, chant II.)

Molière, dans le même sens (mais à des fins parodiques sans doute), fait dire à son Trissotin : La ballade à mon goût est une chose fade Ce n'est plus à la mode, elle sent son vieux temps. (Les Femmes savantes, III, 4.)

Cependant les romantiques (Goethe, Keats, Hugo) lui rendront une certaine vigueur et, au XXe siècle, Paul Fort en fera sa spécialité. Le sonnet C'est la plus vivante (et la plus féconde) des formes fixes. Ce type de poème, codifié par Pétrarque, vient d’Italie et fut introduit en France par l’école de Marot avant de devenir le genre préféré de la Pléiade (du Bellay et Ronsard tout particulièrement). Les précieux (Voiture, Benserade, Malleville) y virent le prétexte à des virtuosités condamnées par Boileau : Un sonnet sans défaut vaut seul un long poème. Mais en vain mille auteurs y pensent arriver ; Et cet heureux phénix est encore à trouver. (Art poétique, chant II.) Le XIXe siècle le remet à la mode en adaptant ses règles très rigides ; Nerval, les parnassiens et surtout Baudelaire exploitent les possibilités du genre – repris par quelques contemporains comme Valéry, Desnos, Aragon, Queneau. D’abord écrit en décasyllabes, le sonnet adoptera très vite l’alexandrin.

Il est composé de quatorze vers répartis en deux quatrains et deux tercets (ou plus exactement un sixain coupé en deux). Les rimes sont disposées de manière stricte : abba abba ccd ede (du Bellay, L'Olive), avec une variante illustrée par Marot pour les tercets : ccd eed, et d’autres libertés comme celle de Baudelaire, par exemple, dans La Vie antérieure : abba baab add cee. Le sonnet dans sa version italienne (Pétrarque) et dans son adaptation française (Ronsard) s’est révélé particulièrement propre à l’expression lyrique des sentiments. C'est dans ce registre – hormis quelques exceptions notables chez du Bellay ou Desnos – qu’il s’affirmera comme un poème où l’épanchement affectif se moule dans la rigueur d’une forme concise. D’autres formes fixes originales ont pu, avec des fortunes diverses, être retenues par les poètes, y compris celles empruntées à des pays lointains. Le plus bel exemple est celui du pantoum, poème d’origine malaise adapté par Hugo dans Les Orientales (1829), repris par Gautier, Banville, Baudelaire, et composé de quatrains à rimes croisées avec un vers qui revient dans chaque strophe (voir Harmonie du soir dans Les Fleurs du mal). Ou encore le haïku japonais, vieille forme du Xe siècle, codifiée au XVIIe par le très célèbre Basho, et qui se présente en trois versets de dixsept, quatorze et dix-sept syllabes. 4. « La poésie sans le vers » 4.1 Vers et prose Plus que les autres genres, la poésie – peut-être parce qu’elle doutait de sa légitimité en tant que genre – a tenu à codifier ses formes. Les structures fixes ne sont qu’une composante de ce jeu de règles multiples, résumées dans un code nommé « versification », qui ont prétendu régenter le texte poétique. Le vers et son mètre, la rime et ses sonorités, le rythme et ses accents, la strophe, le cas du e caduc, la césure, l’hiatus ont longtemps été sentis comme des contraintes absolues que l’ouvrier-poète devait respecter consciencieusement pour accomplir son ouvrage. Mais le temps, le bon sens et l’histoire littéraire nous ont appris que la poésie ne se confondait

pas avec l’art de faire des vers et que le talent de versificateur ne suffisait pas à faire un bon poète. Cette constatation, au demeurant bien banale, prend un relief particulier appliquée à la description générique. Un genre, nous l’avons dit pour le théâtre ou le roman, se définit autant par les lois qu’il impose que par les transgressions qu’il suscite. C'est là une constante de la création esthétique : dès qu’une forme devient canon, elle sécrète inévitablement, à côté des cas d’application servile, des tentations de révolte et de reniement. En matière de poésie, genre hypercodé, la sédition a été assez tardive mais particulièrement ravageuse. Quant à l’ennemi, il était tout désigné : le vers. En effet, la façon simple, sinon simpliste, de définir la poésie a toujours été de l’opposer à la prose. Molière ne force guère le trait quand il fait dire au tuteur de Jourdain : « Tout ce qui n’est point vers est prose, et tout ce qui n’est point prose est vers » (Le Bourgeois gentilhomme, II, 5). La prose est l’expression ordinaire du langage et permet la communication ; le vers suppose un « écart » qui complique le message et intéresse pour lui-même. En poursuivant dans cette voie, on dirait que la prose, c’est la phrase normale, tandis que la poésie, c’est le vers. Conception évidemment contestable pour deux raisons symétriques : d’abord parce que des « vers » (c’est-à-dire des formes mesurées et rythmées) peuvent être dépourvus de « poésie » et exprimer des réalités « prosaïques ». Ensuite parce qu’on s’est très vite rendu compte que des textes apparemment « prosaïques » pouvaient, par leurs qualités spécifiques, être assimilés à la poésie et enrichir le genre par des formes plus ou moins fortement transgressives. Ce fut le cas du vers libre, de la prose poétique ou du poème en prose. 4.2 Le vers libre La versification française substitua au vers latin cadencé, fondé sur des accents, un vers mesuré, seul adapté à notre langue peu accentuée. De là cette nécessité de notre poésie de définir des « mètres » à partir du décompte des syllabes (hexamètre, décasyllabe, alexandrin, etc.). Dans ces divers cas, le vers est « contraint » et mérite étymologiquement son nom : « versus », de « vertere », « tourner », le demi-tour en fin de ligne,

comparable à celui que fait le laboureur en fin de sillon. La rupture est marquée par le blanc à droite de la ligne typographique. Sans enfreindre totalement cette loi de présentation, certains poètes (La Fontaine par exemple) ont aimé à faire varier la longueur des vers, alternant des mètres de douze syllabes, de huit ou de six en fonction d’effets stylistiques et sémantiques. Ces variations parfois savantes ont reçu le nom de « vers mêlés ». La révolution poétique du XIXe siècle devait permettre d’aller beaucoup plus loin que la simple hétérométrie. Dans cette période de mise en question des formes littéraires et des exigences trop rigides (Hugo s’enorgueillit, au milieu du siècle, d’avoir « disloqué ce grand niais d’alexandrin »), semblait programmée ce que Mallarmé appellera en 1895 une « crise de vers ». L'assaut le plus sérieux fut celui mené par les poètes symbolistes et notamment Gustave Kahn et Jules Laforgue. En 1887, dans Les Palais nomades de Gustave Kahn apparaissent des poèmes composés de vers de longueur inégale, sans rime, sans moule rythmique apparent, et dont la marge de droite est découpée en dents de scie. Certaines des Complaintes de Laforgue seront écrites de la même façon, préparant quelques Illuminations de Rimbaud (recueil de 1886) comme Marine, Mouvement, Barbare. La route est tracée en vue du « poème en prose », encore que la nature « poétique » et même versifiée soit encore perceptible comme l’explique un commentateur : Le vers, non mesuré et non rimé, reste un vers, typographiquement. Commençant ou non par une majuscule, ne remplissant pas la longueur de la page, il constitue un segment toujours isolable. La disposition verticale rend visible l’égalité ou l’inégalité des segments, les positions de certains mots du texte. Le passage à la ligne attire l’attention sur la coupure ellemême, et le dessin du poème peut être porteur de sens. (Michel Sandras, Lire le poème en prose, paris, Dunod, 1995, p. 40.)

En somme, le vers est libéré, mais non abandonné. Ce qui est encore le cas pour la forme hybride qu’est le verset inspiré des modèles bibliques et exploité par des poètes modernes comme Claudel, Segalen ou Saint-John Perse. Les contraintes traditionnelles de la versification sont abolies, mais

une apparence de strophe (ou au moins un paragraphe poétique) vient rythmer le texte et, imitant le « souffle » du poète, impose une structuration calculée. La coupure opérée par le blanc atteste la priorité poétique comme le revendiquait, dès 1925, Paul Claudel : On ne pense pas de manière continue, pas davantage qu’on ne sent d’une manière continue ou qu’on ne vit d’une manière continue. Il y a des coupures, il y a intervention du néant Tel est le vers essentiel et primordial, l'élément premier du langage, antérieur aux mots mêmes : une idée isolée par un blanc. (Positions et propositions, op. cit.) 4.3 Le poème en prose La phase ultime de cette évolution, point critique où la poésie vient abandonner ses traits formels distinctifs par le franchissement d’une ligne de partage qui la distingue d’un genre rival, est atteinte avec le poème en prose. L'enjeu est en effet d’importance puisqu’il s’agit de rien moins que de l’identité même de la poésie, ainsi que le reconnaît une éminente spécialiste : Ce qui rend difficile (passionnante aussi…) la question du poème en prose, c’est que nulle forme poétique peut-être, parmi celles qui ont depuis un siècle tenté de plier le langage à des exigences nouvelles, ne met en jeu avec autant d’acuité la notion même de poésie. (Suzanne Bernard, Le Poème en prose de Baudelaire à nos jours, Paris, Nizet, 1959, p. 9.) L'autre difficulté tient au fait que l’histoire littéraire – à l’âge classique surtout, mais à sa suite également – répugne à reconnaître comme « genre » des textes qui paraissent échapper à toute prescription explicite et se définissent par « un principe anarchique et fondateur né d’une révolte contre les lois de la métrique et de la prosodie » (ibid., p. 13). L'appellation oxymorique elle-même, « poème en prose », semble décourager toute tentation de définition cohérente – ce qui n’a pas empêché les poéticiens d’ébaucher une esthétique.

Esthétique du poème en prose À travers les définitions fournies par Suzanne Bernard, on pourrait, faute d’une définition a priori, énumérer empiriquement quelques lois artistiques de cette pratique d’écriture. Par exemple : • Une relative liberté : le poème en prose est d’abord prose, c’està-dire un texte de forme libre (absence de moule imposé), sur une thématique ouverte (permettant d’introduire réalisme et modernité), avec un lexique illimité. Mais il est en même temps poème, c’est-à-dire une forme construite, autonome, brève, intense (c’est un « tout » resserré et homogène), gratuite, car ne renvoyant qu’à elle-même ; • Deux formes possibles : les poèmes en prose, nous dit Suzanne Bernard, peuvent être répartis en deux familles : d’une part le « poème formel » (dont Aloysius Bertrand est le modèle) où se trouvent respectées des structures artistiques et « dont les buts ne sont pas foncièrement distincts de ceux de la poésie en vers » (S. Bernard) ; d’autre part le « poème révolte », représenté par Rimbaud, essentiellement soucieux, en dehors de toute loi récurrente, de retranscrire des hallucinations, de rompre les « charmes » de la poésie pour imposer des « inventions d’inconnus ». C'est « l’illumination » ; • Présentation/représentation : Todorov introduit une autre distinction. Le poème en prose se définit en accord avec la poésie et en opposition avec la narration par son caractère de présentation et non de représentation. S'inspirant de Souriau (La Correspondance des arts), le critique propose un tableau utile à l’identification générique : Vers

Prose

Présentation

Poésie

Poème en prose

Représentation

Épopée, narration et description versifiées

Fiction (roman, conte)

Todorov, « La poésie sans le vers », dans La Notion de littérature, Paris,

Éd. du Seuil, coll. « Points », 1987, p. 84. Ce tableau semble résoudre une de nos difficultés axiomatiques : le classement des œuvres à la fois narratives et versifiées (comme l’épopée), ou à la fois poétiques et en prose, comme le poème en prose. • L'énonciation : Michel Sandras introduit l’idée d’une caractérisation fondée sur le mode d’énonciation. Puisque le « je » occupe – comme dans la poésie versifiée – une place importante dans le poème en prose, on peut en faire un élément distinctif. Or, dans ces énoncés, le « je » est « plurivoque », éclaté (au moyen de l’ironie par exemple), non lyrique (il n’est pas celui de l’épanchement ou de la confidence). Du coup : […] le poème en prose semble avoir aménagé un lieu de parole qui, à la différence du poème lyrique, admet des formes de distance et d’hétérogénéité dans le langage, mais qui, à la différence de la fable et du récit, exalte les droits de l'individu et toute forme de singularité. (Michel Sandras, Lire le poème en prose, op. cit., p. 149.) Historique du poème en prose L'invention du poème en prose est traditionnellement attribuée à Aloysius Bertrand (1807-1841) dont le Gaspard de la nuit. Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot, est publié en 1842. À la même époque, deux autres « romantiques mineurs », Alphonse Rabbe et Xavier Forneret, publient des textes de forme voisine. Mais c’est évidemment Baudelaire qui donnera au genre une vraie dignité littéraire. À partir de 1857, le poète des Fleurs du mal rédige des textes, qu’il souhaite publier en recueil, délibérément inspirés de Bertrand : L'idée m'est venue de tenter quelque chose d'analogue, et d'appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d'une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu'il avait appliqué à la vie ancienne et étrangement pittoresque. (Lettre à Arsène Houssaye, reprise en préface au Spleen de Paris.) L'idée de « modernité » deviendra, à partir de ce moment, un trait distinctif du genre. Dans la suite de sa célèbre lettre-préface, Baudelaire

précise son but et amorce une définition esthétique : Quel est celui qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? (Ibid.) Le recueil, sous le titre Petits Poèmes en prose, paraîtra en 1869, deux ans après la mort du poète. Les trois décennies qui suivent « balisent un âge d’or du poème en prose qu’expérimentent les plus grands écrivains de cette époque : Cros, Rimbaud, Villiers de L'Isle-Adam, Huysmans, Mallarmé, Laforgue, Claudel4 ». Au chapitre XIV du roman de Huysmans, À rebours (1884), des Esseintes exprime sa préférence pour le poème en prose qui représente pour lui « le suc concret, l’osmazône [sorte de quintessence chimique] de la littérature, l’huile essentielle de l’art ». Il faudra attendre le XXe siècle et les lendemains de la Seconde Guerre mondiale pour voir naître des créations originales qui renouvelleront le genre. Elles s’inscrivent dans les marges du surréalisme avec Pierre Reverdy, Max Jacob ou René Char, ou sous la plume de poètes indépendants comme Henri Michaux, Francis Ponge, Saint-John Perse ou Léon-Paul Fargue. L'aventure n’est évidemment pas terminée, et il semble même que par la souplesse de ses moyens et par la révolte de son message le poème en prose soit propre à s’adapter aux métamorphoses et aux innovations de la poésie contemporaine, soucieuse d’exprimer par l’écriture sa tenace aspiration à la liberté. 4.4 La prose poétique La façon de rompre avec l’histoire littéraire et de conclure sur les manifestations d’une « poésie sans le vers » (Todorov) est de s’arrêter sur une forme littéraire mal circonscrite (dans le temps et dans l’espace), traditionnellement rattachée au genre poétique, bien qu’elle emprunte aussi au narratif et à l’épique. Avec ce qu’on appelle la « prose poétique », plus qu’avec le poème en prose, semblent entamées les codifications

axiomatiques rigides et annoncé un « mélange des genres » dont il sera question plus loin. Difficile, en fait, de voir un genre là où – l’association de mots l’atteste – une forme commune du langage, la prose, se trouve distinguée par la simple affectation d’une tonalité, d’un vernis, essentiellement formel et mal définissable, la touche « poétique ». Il n’est pas rare, en effet, à titre occasionnel ou continu, qu’une œuvre littéraire en prose marque, par sa valeur musicale, stylistique ou lexicale, des affinités avec le texte poétique. C'est au XVIIIe siècle (plus précisément avec Télémaque de Fénelon, 1699, œuvre que Suzanne Bernard prend comme point de départ) qu’apparaît une écriture non versifiée mais suffisamment harmonieuse pour justifier un rapprochement avec la poésie. La mode, assez neuve, des traductions (du latin, de l’italien, de l’anglais) confirme alors que la poésie peut exister ailleurs que dans la rime. Sous sa forme lyrique cette « prose poétique » trouvera un maître en Rousseau, se demandant, dans un de ses carnets : « Comment être poète en prose5 ? » et donnant, dans quelques pages de La Nouvelle Héloïse (1761) ou des Rêveries d’un promeneur solitaire (1782), une magistrale réponse. La tendance, constitutive de ce qu’on appellera le « préromantisme », sera prolongée par Chateaubriand dans Le Génie du christianisme et, en particulier, dans René et Atala. Toutefois nous ne sommes pas ici en présence d’une réelle catégorie générique puisque la prose poétique : [...] ne fait qu'intégrer une recherche prosodique à un flux narratif qui reste prééminent. [Elle] reste un discours qui va droit devant lui. (Jean-Louis Joubert, La Poésie, Paris, Armand Colin, 1985, p. 136.) Ajoutons d'ailleurs que si ces textes peuvent présenter quelques caractères essentiels du poème en prose tel que le définit Suzanne Bernard (« resserrement, brièveté, intensité d’effet, unité organique »), ils s’excluent de cette famille par leur contenu « non autonome ». Leurs qualités ornementales et formelles leur confèrent un statut particulier et proche de la poésie, mais ne parviennent pas à déplacer « l’horizon d’attente » du lecteur vers « l’autodestruction du langage » (Sartre) qui peut constituer l’essence du texte poétique désireux de « faire du silence

avec du langage » (ibid.). Pourrait prendre place ici le « sous-genre » décrit par Jean-Yves Tadié, le « récit poétique », qui atteste que : […] la distinction entre la prose et la poésie est beaucoup moins nette aujourd’hui qu’au temps où l’alexandrin triomphait. Tout roman est, si peu que ce soit, poème, tout poème est, à quelque degré, récit. (Le Récit poétique, Paris, PUF, 1978, p. 7.) (Le Rédt poétique, Paris, PUF, 1978, p. 7.)

Mais ce type d'œuvre hybride aurait pu avoir également sa place dans le chapitre sur le genre narratif. Concluons plutôt sur l’association paradoxale soulignée par Sartre entre silence et langage, ressentie surtout par les poètes modernes, et qui pourrait bien, en dernière analyse, suggérer une définition satisfaisante de la poésie. Le langage métaphorique est tout indiqué : Le poème est une chambre obscure où les mots se cognent en ronde, fous. Collision dans les airs : ils s'allument réciproquement de leurs incendies et tombent en flammes. (Sartre, « Orphée noir », dans Situations III, Paris, Gallimard, 1948.) Et le même Sartre affirme ailleurs : « Les poètes sont des hommes qui refusent d'utiliser le langage6.» Le langage est bien utilisé par le poète, mais un langage qui, renonçant à nommer le monde, se fixe pour tâche de traduire l’indicible afin de « transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire » (Mallarmé). La parole poétique est parole de l'absence, lieu de l'être essentiel : Je dis : une fleur ! et, hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d'autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l'absente de tous bouquets. 1 « Frontières du récit », Figures II, op. cit., p. 61. 2 Introduction à l’architexte, op. cit., p. 112. 3 Voir Essais de linguistique générale, Paris, Éd. de Minuit, 1963. 4 Michel Sandras, Lire le poème en prose, op. cit., p. 67. 5 Cité par S. Bernard, Le Poème en prose de Baudelaire à nos jours, op. cit., p. 29.

6 Qu'est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948.

5 Aux frontières du genre 1. L'ère du soupçon Les chapitres qui précèdent montrent assez que, parlant des genres, il est difficile d'avancer en terrain sûr. L'itinéraire est sans doute balisé par des stations repérables – théâtre, roman, poésie – mais des bifurcations subtiles nous ont souvent détourné du but au moment où l’on croyait l’atteindre. D’imprévisibles voies de traverse, impasses séduisantes, chemins tortueux, attirent le pas vers les délices ou les douleurs de l’égarement. S'il apparaît si délicat de se tracer un chemin dans ce territoire labyrinthique, c'est que le genre, par sa nature, contient sa propre condamnation. L'élaboration théorique, telle qu’elle a pris forme depuis Aristote, présente à la fois le bénéfice d’une codification régulatrice et la gêne d’une prescription stérilisante. Ainsi, aux velléités des théoriciens pour mettre en ordre les productions littéraires, les créateurs ont souvent opposé un refus hautain né du sentiment, pas forcément injustifié, que l’œuvre est toujours originale et qu’on ne légifère pas en matière de génie. Les « arts poétiques », présentés comme des codes de l’écriture, n’étaient pas plus tôt rédigés qu’ils se trouvaient frappés de caducité par les transgressions, délibérées ou non, d’artistes jaloux de leur originalité. L'école romantique, au début du XIXe siècle, a imposé une conception sur laquelle repose encore largement notre jugement esthétique : l’œuvre réussie est celle qui, sans souci de conformité à un modèle thématique ou rhétorique, élargit le champ de la sensibilité. Il n’en fallait pas beaucoup, dès lors, pour que soient seules considérées comme chefs-d’œuvre des créations qui, rompant avec la tradition, bousculent les catégories, refusent la norme et s’installent sur la ligne de faîte de l’originalité.

L'époque contemporaine, érigeant cette tendance en dogme, a pu enfanter ce que Jean Paulhan appela une « terreur des lettres » fondée sur la nécessité du « caractère » et de « la surprise ». Le surréalisme ou le nouveau roman – pour ne citer que deux mouvements marquants du XXe siècle –, n’ont pas manqué de dresser des réquisitoires impitoyables contre les conventions littéraires, de lancer des appels à la rébellion et de nous rappeler les droits imprescriptibles à la liberté en matière de création littéraire. Entré dans « l’ère du soupçon » (Nathalie Sarraute), l’écrivain moderne ne pouvait se contenter de répéter ses devanciers mais devait inventer des formes nouvelles. Le débat, dans sa dimension polémique, dépasse largement notre sujet, sauf qu’il explique, ainsi que la décrit Jean Paulhan, la désaffection actuelle pour les règles et les genres : Car les règles et les genres suivent les clichés en exil. Qui veut tenter l’histoire de la poésie, du drame ou du roman depuis un siècle, trouve d’abord que la technique s’en est lentement effritée, et dissociée ; puis qu’elle a perdu ses moyens propres et s’est vue envahie par les secrets des techniques voisines – le poème par la prose, le roman par le lyrisme, le drame par le roman. […] De sorte qu’enfin le théâtre ne se trouve rien tant éviter que le théâtral, le roman le romanesque, la poésie le poétique. Et la littérature en général, le littéraire. (« Portrait de la terreur », dans Les Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les lettres [1941], Paris, Gallimard, coll. « Folio-essais », 1990, p. 42.)

Et le directeur de la Nouvelle revue française, dans le même livre, appelait de ses vœux une nouvelle rhétorique et même une « métrique qui substituerait à l’extrême instabilité de nos appréciations critiques un système de mesure stable et simple1 ». Nous sommes évidemment loin du compte et l’« instabilité » semble plutôt s’être accrue. L'entreprise d’ébranlement de l’édifice des genres littéraires semble avoir emprunté deux voies qui n’ont de contraire que l’apparence : l’excès et le défaut. D’une part, la pertinence de la notion s’est diluée dans la

surenchère : à côté des genres consacrés se sont développés, en accord avec l’évolution des goûts, du « contexte » historique, des genres nouveaux, particuliers, petits genres autonomes, pseudo-genres, sousgenres, sous-sous-genres dont la multiplicité et la singularité entament le crédit des catégories majeures. D’autre part, et plus ouvertement, la classification générique a eu à souffrir de diverses remises en cause menées au nom de la liberté de création, du droit au mélange et du refus des rigidités taxinomiques. Ce double procès en illégitimité n’est pas achevé et mérite un examen attentif car il éclaire la notion de genre et en souligne les limites. 2. Genres et contexte Ce serait se montrer bien méprisant à l’égard de la littérature que de limiter son expression à trois grandes formes héritées du modèle grec. Au fil de l’histoire, les écrivains ont su imaginer, et parfois imposer, des productions totalement inédites ou habilement dérivées des catégories dominantes. C'est ainsi que le Dictionnaire des littératures de langue française des éditions Bordas recense, dans son index, à la rubrique « genre », près de cent entrées où apparaissent des « espèces » littéraires aussi variées que l’allégorie médiévale, le cabinet de fées, la fatrasie, l’héroïde, la pastorale ou la chanson de toile. Il serait particulièrement fastidieux de reprendre dans le détail une liste aussi large qu’illimitée de toutes les créations qui, dans l’histoire littéraire, ont mérité le nom de « genre ». On verrait d’ailleurs très vite ce que l’entreprise a de vain dans la mesure où l’évolution des goûts et des modes amène des genres à disparaître, d’autres à naître, indexant la notion, ainsi que le signale Tomachevski, sur l’évolution historique : On ne peut établir aucune classification logique et ferme des genres : leur distinction est toujours historique, c'est-à-dire justifiée uniquement pour un temps donné. (« Thématique : les genres littéraires », dans Théorie de la littérature, Paris, Éd. du Seuil, p. 306.) Si bien que chaque époque pourrait se montrer capable d'inventer des

genres nouveaux conformes à sa sensibilité et à l’air du temps, décourageant de la sorte toute classification définitive. C'est en ce sens que Genette, parlant des « archigenres », affirme à son tour : Il n’y a pas d’archigenre qui échapperait totalement à l’historicité tout en conservant une définition générique. (Introduction à l'architexte, op. cit., p. 26.) (Introduction à l'architexte, op. cit., p. 26.)

Pour illustrer la labilité de la notion, mais également – caractère indissociable du précédent – sa pluralité, nous pourrions, sans prétendre à l’exhaustivité, examiner quelques exemples de formes littéraires qui, au fil du temps, se sont constituées de manière cohérente pour rejoindre, avec des fortunes et des durées diverses, la catégorie des genres. 2.1 L'éloquence L'art de la parole, à mesure qu'il s'est transformé en une technique codifiée, a pu, à certaines époques, être considéré comme un véritable genre littéraire. L'éloquence (du latin « loqui », « parler ») pouvait espérer donner naissance à une famille d’œuvres dont l’outil principal serait la rhétorique et qui, regroupées entre elles, auraient concurrencé les modèles canoniques. L'autorité des Anciens consolidait le système. En honneur en Grèce dès le Ve siècle av. J.-C. (avec les présocratiques ou les sophistes), l’art oratoire trouvera un théoricien rigoureux en la personne d’Aristote dans sa Rhétorique (vers 335 av. J.-C.), qui commence par distinguer trois types d’éloquence en fonction de la nature du discours : • le discours délibératif qui se propose de prendre une décision ; • le discours judiciaire dont le but est de porter un jugement ; • le discours épidictique qui souhaite évaluer, distribuer – blâme ou louange. Trois types de preuves constituent le fondement de l’argumentation : la preuve éthique (d’« éthos ») qui cherche à plaire, à disposer favorablement ; la preuve pathétique (de « pathos ») qui mobilise

l’émotion, la passion de l’auditoire ; la preuve logique (de « logos ») qui veut démontrer. Enfin la « topique » argumentative (les lieux de passage obligés) se ramène à cinq moments : l’inventio (recherche des idées), la dispositio (le plan), l’elocutio (l’ornement par les figures), l’actio (les techniques de l’oral), la memoria (l’art d’improviser et de se servir de la mémoire pour transmettre le discours). Ces règles d’organisation, qui assurent les fondements axiomatiques du genre oratoire, seront reprises par les Latins, Quintilien et surtout Cicéron qui délimitera les cinq parties du discours : l’exorde (introduction qui annonce le plan), la narration (exposé des faits), la confirmation/réfutation (exemples et arguments), la digression (parenthèse), la péroraison (conclusion). Du Moyen Âge jusqu’aux tribuns modernes, l’éloquence a produit des œuvres souvent intégrées à l’histoire littéraire, surtout dans sa forme religieuse (l’éloquence de la chaire avec Bossuet, Fénelon, Bourdaloue, Massillon), dans sa forme politique (éloquence de la tribune avec Robespierre, Mirabeau, Danton, Saint-Just, Hugo), ou dans sa forme académique, voire militaire. Le genre oratoire a souvent été rattaché à une forme littéraire encore plus large d’où procèdent diverses œuvres, parfois aux limites de la littérature : c’est l’essai, qui se reconnaît à une présence récurrente du « je » et l’adresse implicite à un destinataire, par l’ancrage dans le réel – qui donne sa crédibilité au discours –, par l’utilisation d’une rhétorique de la persuasion (inspirée des principes aristotéliciens). Les Essais de Montaigne, les Pensées de Pascal, La Lettre à d’Alembert sur les spectacles de Rousseau, Le Peuple de Michelet… relèvent du genre de l’essai. Genre qui, parce qu’il est parfois jugé trop vague, est scindé en sous-genres comme le pamphlet, le manifeste, la lettre ouverte, etc. La spécialisation de l’essai (philosophique, politique, scientifique, journalistique, artistique…) ne lui retire rien de ses propriétés génériques, mais l’éloigne de la littérature. 2.2 La critique littéraire

Cette forme d’essai aurait évidemment pu figurer dans le chapitre précédent. Ses particularités et sa nature proprement « littéraires » conduisent cependant à traiter la question à part et à se demander, comme on a commencé de le faire au XIXe siècle, à mesure que se répandait l’analyse des œuvres, si nous n’étions pas en présence d’un vrai genre littéraire. Question à laquelle Brunetière répondait par la négative : La critique n’est pas un genre à proprement parler ; rien de semblable au drame ni au roman, mais plutôt la contrepartie de tous les autres genres, leur conscience esthétique, si l'on peut dire, et leur juge. (Art. « Critique », dans Grande encyclopédie, 1890 [cité par Roger Fayolle, La Critique, Paris, Armand Colin, 1960.]) Depuis, le débat est ouvert, et il n'est pas rare que les manuels de littérature consacrent un chapitre aux grands critiques du siècle dernier (Nisard, Sainte-Beuve, Taine, Brunetière, Lanson, Faguet, Lemaître…) ou à ceux de notre époque, de Thibaudet à Starobinski en passant par Pommier, Mauron, Barthes ou Poulet. D’autant que des créateurs ont pu, occasionnellement, se livrer à la critique : Diderot, Baudelaire (qui ne se sont pas limités au commentaire de la littérature), Proust, Valéry, Gide, Giraudoux, Sartre, Butor, Gracq, etc. Pour l’épreuve de « littérature générale » au Capes de lettres, peuvent être proposés, à côté de sujets portant sur les genres traditionnels ou sur les mouvements, des sujets sur la critique, élevée ainsi au rang de genre véritable. Sans trancher sur le fond, on pourrait dégager quelques lois esthétiques qui permettent d’amorcer une typologie de la critique : • il s’agit toujours d’une activité métatextuelle, d’un discours second, produit par référence à un autre discours et qui n’existerait pas sans lui ; • sa fonction s’est longtemps limitée à juger les œuvres à partir de critères divers (et parfois contestables) ; depuis le début du XXe siècle, elle préfère analyser les œuvres dans leurs spécificités et expliquer le processus de création littéraire ; • son territoire se subdivise lui-même en divers secteurs : l’histoire littéraire, la biographie, la thématique, l’étude génétique, l’approche psychologique (psychocritique) ou sociologique,

l’étude formelle (stylistique, poétique, narratologie…). Les oppositions de tendance peuvent mener à des conflits comme on l’a vu avec la querelle des anciens et des modernes à la fin du XVIIe siècle ou avec le débat autour de la nouvelle critique dans les années 1970 ; • la littérature critique s’exprime sous des formes diverses qu’on peut rapprocher des « essais » : monographies, études, préfaces et postfaces, articles de revues, etc. Il reste à se demander si ces critères sont suffisants pour constituer un genre. Si on se place dans une logique de création inédite, on peut en douter, la critique étant toujours un discours second, greffé sur un autre discours esthétiquement riche ou assez universel pour mériter la glose. Avec humour, George Steiner, par exemple, rabat les prétentions de l'activité critique : Quand il lui prend fantaisie de se retourner, le critique surprend l'ombre d'un eunuque. Qui se soucierait de gloser s'il pouvait écrire ? […] Le critique vit par procuration. Il ne dit pas, il rapporte. Il faut lui fournir le poème, le roman ou la pièce de théâtre, et ce parasite se nourrit du génie des autres. C'est seulement par l'exercice du style qu'il peut s'élever au rang d'artiste. (« Vers une culture plus humaine », dans Langage et silence [1967], rééd. Paris, UGE, coll. « 10/18 », 1999, p. 17-18.) Cette dernière condition – rare d'après l'auteur – semblerait toutefois de nature à réintégrer la critique dans la littérature et donc, au bénéfice d’une structuration interne, à produire un genre. 2.3 L'histoire Pour l’homme du XXe siècle, il ne fait aucun doute que l’histoire, discipline autonome rangée parmi les sciences humaines, n’a pas grandchose de commun avec la littérature. Et pourtant, à l’époque classique, l’histoire est annexée aux « belles-lettres » ; elle se définit par son opposition au roman dont elle serait le symétrique illustré par le paradigme facta vs ficta. Jusqu’au XVIIIe siècle, et même sous l’Empire, son

enseignement est assuré par les professeurs de lettres. Quelques grands noms de la littérature (Bossuet, Montesquieu, Voltaire, Chateaubriand) se sont par ailleurs illustrés dans le genre historique, alors que quelques historiens fameux (Hérodote, Thucydide, Plutarque, Tacite, Saint-Simon, Michelet…) ont leur place dans les manuels d’histoire littéraire. Ce n’est en fait qu’à partir du XIXe siècle, avec le développement du scientisme, que l’histoire, considérée encore partiellement comme un art (représenté par sa muse, Clio), accédera au rang de science et s’affranchira de la littérature. Le mot vient du grec « historia » qui signifie « recherche, information, relation verbale ou écrite de ce qu’on a appris ». Sa nature et son esthétique se caractérisent par : • un objet limité aux événements du passé de l’humanité ; • une forme narrative et descriptive qui restitue les événements et les personnages du passé ; • l’utilisation de matériaux permettant de retrouver ce passé : documents, monuments, traditions orales, etc ; • une fonction sociopolitique d’intégration (les représentants d’un pays puisent des racines et une identité dans les leçons du passé) et philosophique de conjuration du temps (par la familiarité avec un passé qu’on semble maîtriser). Au cours des siècles l’histoire a pu s’exprimer dans des « sous-genres » particuliers : • la fable, le mythe, rédigés dans l’Antiquité par des logographes anonymes chargés de narrer les hauts faits, de glorifier des modèles ; • la monographie ou la biographie d’hommes célèbres : les Grecs (Hérodote, Plutarque), les Latins (Suétone en particulier) ont fondé la tradition, dont l’hagiographie (vie de saint) est une variante ; • la chronique : le mot n’apparaît en français qu’au XIVe siècle, mais il existait depuis longtemps en latin en concurrence avec « annales » (exposé année par année de certains faits) ou les « gesta » (actes). La chronique peut être en vers, comme Le

Roman de Brut ou Le Roman de Rou du poète normand Wace (1110-1180). Elle est le plus souvent en prose et a été illustrée par de prestigieuses figures comme R. de Clary, Villehardoin, Joinville, Commynes, Froissart ; • les mémoires, genre qui ressortit davantage à la littérature par son caractère de confidence personnelle, abondamment représenté à partir du XVIe siècle : Montluc, La Rochefoucauld, le cardinal de Retz, le marquis de Saint-Simon, d’Argenson, Marmontel, etc. Si l’histoire a continué à élargir son domaine et à diversifier ses approches (avec le renouvellement opéré par l’École des Annales et la « nouvelle histoire »), elle a aussi pris ses distances par rapport à la littérature. Un peu comme pour l’éloquence, à mesure que cette pratique définit des objectifs propres, élabore une méthode, délimite un territoire, elle se libère de la tutelle littéraire et fonde une zone de savoir indépendante qui, en l’occurrence, confine plutôt à l’anthropologie ou à la philosophie. Ce qui illustre à la fois le caractère évolutif des formes littéraires et leur difficulté, quand elles se situent dans les marges des modèles reconnus, à entrer de manière rigoureuse dans des classifications théoriques. 2.4 La satire On attribue aux Latins l’invention de ce discours polémique qui consiste à s’attaquer à une personne ou à une institution sur le ton de la moquerie. Horace, Perse, Juvénal, Quintilien, Apulée en fournissent des exemples. Le mot « satura », qui désigne à l’origine un plat composite, une « farce » (d’où a dérivé le sens littéraire de ce terme), s’impose pour qualifier ces caricatures exprimées sous des formes libres dans un mélange de prose, de vers, de dialogue ou de discours. Au fil du temps, la satire est devenue l’arme favorite des amuseurs (en poésie et au théâtre), des polémistes et des moralistes quand ils souhaitent délivrer une leçon de façon indirecte. Le Roman de Renart au Moyen Âge contient des critiques féroces, certaines reprises par La Fontaine. Au XVIIIe siècle encore, Boileau, dans ses Satires, décrit avec humour les travers de son temps, volonté que l’on

retrouve chez La Rochefoucauld ou La Bruyère. Les philosophes des Lumières (Montesquieu, Voltaire, Diderot…) utiliseront les ressources de l’ironie pour dénoncer les abus. La variété des formes que peut revêtir l’écriture satirique nous autorise à admettre qu’elle ne délimite pas réellement un genre (c’est-à-dire une famille homogène d’œuvre) mais s’applique plutôt à un ton, une tonalité ou un registre – ces divers termes n’étant pas totalement synonymes. Le même constat a pu être établi à propos des tonalités épique ou lyrique, colorations stylistiques extensives et non réservées à une catégorie générique. Si toutefois nous pouvons placer la satire « aux frontières du genre », c’est qu’à partir de ce modèle s’est développée une forme de discours codifiée et identifiable qui s’en rapproche ou s’en inspire, relevant de l’épidictique (déjà évoqué), et qu’on pourrait appeler le « genre polémique ». On y rattacherait les sous-catégories du pamphlet, du libelle, de la lettre ouverte, voire du manifeste, toutes formes de « discours agonique », pour reprendre l’expression de Marc Angenot, qui retiennent ou évacuent la moquerie, et où se sont illustrés, pour s’en tenir aux modernes et à quelques noms, Voltaire, Hugo, Paul-Louis Courier, Péguy, Bloy, Breton ou Bernanos. Les journaux ont été, et peuvent être encore, les relais privilégiés des écrits polémiques. Mais cet acte qui consiste à s’opposer par la parole relève plus d’une attitude personnelle que d’un choix littéraire – ce qui nous éloigne sensiblement de notre sujet. 2.5 La littérature de l’intime À l’opposé de l’histoire, dont l’ambition est de restituer l’aventure collective de l'humanité, une autre tendance littéraire s'est développée à partir de la fin du XIXe siècle surtout (bien que des précédents existent), avec les productions centrées sur le sujet écrivant. Cette « littérature de l’intime » ou du « moi », comme on l’a appelée, délimite un espace générique assez large qui a pu, selon une tendance à la ramification sur laquelle nous reviendrons, s’exprimer en quatre sous-catégories présentées parfois à leur tour comme des « genres ».

L'autobiographie Cette forme littéraire, relativement récente (le mot n’est admis par l’Académie qu’en 1878), a pris un essor considérable dans la littérature moderne. On doit à Philippe Lejeune les analyses les plus fouillées sur ce nouveau genre, dont il a donné, en particulier, une définition stricte : Nous appellerons autobiographie le récit rétrospectif en prose que quelqu'un fait de sa propre existence, quand il met l'accent principal sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité. (L'Autobiographie en France, Paris, Armand Colin, 1971.) Cette définition, soutenue par d'autres analyses2, appelle quelques remarques sur les composantes esthétiques du genre : • la forme en prose domine dans l’autobiographie, mais l’utilisation du vers, Lejeune en conviendra (Moi aussi, 1981), est envisageable ; • l’autobiographie raconte une vie et comprend donc quelques passages obligés constitutifs d’une thématique conventionnelle ; • Lejeune impose l’idée d’un « pacte autobiographique » par lequel l’auteur s’engage – dans le titre, la dédicace, le prière d’insérer, l’incipit… – à raconter sa propre vie avec sincérité ; • ce pacte suppose l’identité de l’auteur, du narrateur et du personnage. Du narrateur au personnage, la relation est soit d’adhésion (le moi se retrouve dans son passé), soit de distanciation ou d’ironie (le moi juge le comportement d’alors) ; • l’autobiographe doit-il, veut-il, peut-il tout dire ? La revendication (fréquente) de sincérité n’est-elle pas un leurre ? La vérité que prétend reproduire le texte n’est-elle pas illusion ou tromperie ? Pour désigner une tendance à mélanger le récit autobiographique et la fiction, Serge Doubrovsky a créé, en 1977, le mot « autofiction » qui, plus précis que la vague appellation « roman autobiographique », est en train de constituer un sous-genre nouveau.

Le journal intime L'autre façon de parler de soi est celle du journal intime qui prend sa source dans les chroniques apparues en France dès le XVe siècle et dont l’avènement véritable se situe encore au XIXe siècle, en coïncidence avec l’agitation politique, la profusion littéraire et l’extension de la subjectivité. Béatrice Didier, après avoir signalé « l’absence de lois esthétiques fixées à l’avance par quelque art poétique3 », retient quelques principes touchant à ce genre : • la périodicité : le journal intime est tenu au jour le jour – même si, évidemment, les interruptions sont possibles. Pas de distance (théoriquement) entre le vécu et le narré, à la différence de l’autobiographie ; • la discontinuité temporelle : contrairement à l’autobiographie ou au roman, « le journal appartient au mode du discontinu » ; • la propension morale (ou moralisatrice) : avec un goût prononcé pour les considérations élevées et les maximes ; • les motivations du diariste (auteur de journal) : compensation, exercice spirituel, gymnastique intellectuelle, épanchement complaisant, témoignage… ; • « la position incertaine et paradoxale du destinataire : pour quels lecteurs ces feuillets privés, rédigés dans la solitude volontaire, et qui s’offrent pourtant à notre “regard étranger”4 ? ». Genre phénix pour Béatrice Didier (il peut être philosophique, journal de conversion, journal d’une œuvre, d’une maladie, introspection…), genre ambigu pour Jean Rousset (« espèce mixte qui ne sait trop où prendre place dans les classifications littéraires »), le journal intime est, comme le dit encore Béatrice Didier, le « réceptacle de tous les types d’écriture, pratiquement sans limite ». Les mémoires Ce sous-genre, proche de l’autobiographie, peut être classé, nous l’avons

vu, dans le genre historique. Ce qui intéresse l’auteur est moins la peinture de son moi que la relation des événements qu’il a vécus : Un témoin se souvient et raconte. Actes limpides en apparence : chronique naïve, histoire naissante. (D. Madelénat, art. « Mémoires », dans J.-P. de Beaumarchais, D. Couty, A. Rey [dir.], Dictionnaire des littératures de langue française, op. cit.) L'auteur de mémoires (le mot, dans ce sens, est masculin et pluriel) a souvent occupé une fonction qui justifie son témoignage : militaire, homme politique, conseiller particulier… À moins qu’il n’ait vécu une existence particulièrement riche et mouvementée (les Mémoires de Casanova). La vocation documentaire l’emporte donc, mais il n’est pas rare que le mémorialiste souhaite investir le territoire de l’intimité, soit pour expliquer sa vocation personnelle à travers le récit d’une enfance prédestinée, soit pour justifier ses choix dans des circonstances graves. On se rapproche ainsi de l’autobiographie, comme dans les Mémoires d’outretombe de Chateaubriand. Assez voisins des mémoires se classeraient les Souvenirs qui, à la différence des premiers, ne souhaitent pas tout dire, mais sélectionnent dans le passé du scripteur : Celui qui écrit ses souvenirs accepte de sélectionner, de retrancher et d’omettre. (Jean-Philippe Miraux, L'Autobiographie, Paris, Nathan, coll. « 128 », 1996, p. 13.) On rapprocherait encore ce modèle des Carnets (ceux de Camus par exemple) et, à condition de donner au mot un sens particulier, celui de son étymologie (« exagium » = « pesée, épreuve, examen »), de l’essai, dans l’esprit de celui que pratique Montaigne. L'épistolaire, la correspondance Plus encore que le journal intime, la correspondance ne semble pas avoir vocation à faire partie de la littérature. On lui reconnaît, à la rigueur, un

statut ambigu : Le genre épistolaire peut se définir comme un espace de l'entre-deux. Sur le plan littéraire, il a longtemps été considéré comme mineur, par rapport à la poésie, genre noble par excellence, puis par rapport au roman. Une lettre n'est pas « de la littérature ». Est-ce d'ailleurs un « genre » ? (Marie-Claire Grassi, Lire l'épistolaire, Paris, Dunod, 1998, p. 3.) Sauf dans le cas où il s'agit de lettres factices composées en vue d'un effet artistique ou polémique – comme dans le roman épistolaire, la lettrepamphlet (comme Les Provinciales), ou la lettre ouverte –, la correspondance relève de l’écriture privée. Pourtant deux arguments infirment cette évidence : l’existence, depuis le Moyen Âge au moins, de manuels enseignant l’art d’écrire une lettre (les artes dictamines et les epistolaria) ; d’autre part la publication, dès le XVIe siècle, de correspondances privées remarquables par leurs qualités proprement littéraires. Devenue objet esthétique, la lettre mérite d’être soumise à l’analyse théorique à travers quelques questions de nature sociologique ou poétique : • Pour qui la lettre est-elle écrite ? À ce sujet, on a pris l’habitude de distinguer les vrais épistoliers, qui écrivent pour un destinataire particulier (c’est le cas de Mme de Sévigné mais également de Voltaire, de Flaubert ou d’André Gide), des « auteurs épistolaires » qui écrivent pour un public (Pasquier, Guez de Balzac). • Qu’attend-on de la lettre ? Des confidences personnelles, des révélations intimes (émois, douleurs enthousiasmes…), mais également des informations documentaires sur les affaires du temps, ainsi que des révélations sur le caractère de l’auteur et, mieux encore (quand il s’agit d’un Flaubert ou d’un Proust), sur l’œuvre en train de se faire. • Doit-on publier le texte original d’une correspondance ? Longtemps les recueils de lettres ont été expurgés de la part délicate, compromettante ou indiscrète. Publiant en 1972 sa propre correspondance, Saint-John Perse en supprime ainsi tout ce qui lui paraît strictement privé. Les publications posthumes

observent plutôt une règle d’authenticité – généralement souhaitée par le lecteur. • Les lettres font-elles partie de l’œuvre d’un auteur ? Question essentielle qui recoupe celles qui précèdent. On assure que le « vrai » Voltaire est surtout à chercher dans sa correspondance et que George Sand n’est jamais meilleur écrivain que dans ses lettres. Surpris dans l’abandon d’une conversation privée, l’auteur, le poète peut révéler sa vérité – comme c’est le cas dans les Lettres à Lou d’Apollinaire qui, de surcroît, contiennent des poèmes eux-mêmes groupés dans un livre posthume. Même si parfois l’écrivain, conscient de son statut, anticipe sur la publication et transforme sa lettre en œuvre accomplie. • Qu’en est-il des réponses aux lettres ? Elles nous restent le plus souvent inconnues, sauf s’il s’agit de correspondants également illustres, Claudel et Gide par exemple. L'identité du destinataire peut par ailleurs fournir l’unité d’une correspondance : les lettres à M. de Malesherbes de Rousseau, les « lettres à l’étrangère » de Balzac, les « lettres à une amoureuse » de Beaumarchais. En supprimant une voix du dialogue, le recueil de lettres, présenté chronologiquement, se substitue à un journal intime morcelé. • Enfin, question qui nous ramène au problème essentiel de la littérarité, peut-on définir les marques d’une « rhétorique épistolaire » ? Où l’on verrait que la lettre participe du genre oratoire (elle veut persuader), du genre intime (elle est confidence, révélation et se rapproche de la démarche diariste), du témoignage (elle relate, atteste), de la poésie (elle veut séduire), etc. Ces diverses interrogations suffisent-elles à donner à la lettre une légitimité littéraire ? Plus convaincant serait l’argument, déjà rencontré, du foisonnement et de l’arborescence. En effet le « genre » lui-même pourrait se hiérarchiser en styles particuliers (M.-C. Grassi distingue les styles populaires et poissards, provincial, naturel, simple, galant, polémique), mais aussi en types de lettres (la lettre d’amour, la lettre confession, la lettre polémique, la lettre morale, etc.), en catégories (lettre insérée dans un

roman, œuvre épistolaire, correspondance d’auteur…). Rien n’empêche d’envisager des niveaux de subdivision supplémentaires.

Ce travail taxinomique grâce auquel prennent naissance de nouveaux genres, outre qu’il tend à saper les fondements de la notion, est rarement dépourvu d’une dimension historique. C'est par l’influence de ce qu’on appelle un « champ littéraire » que les modèles génériques échappent à l’intemporalité. Souhaitant redonner sa place à ce moment ou ce lieu, Dominique Maingueneau forge le terme « paratopie », qu’il explique ainsi : La littérature définit bien un « lieu » dans la société, mais on ne peut lui assigner aucun territoire. […] L'appartenance au genre littéraire n’est donc pas absence de tout lien, mais plutôt une difficile négociation entre le lieu et le non-lieu, une localisation parasitaire, qui vit dans l’impossibilité même de se stabiliser. Cette localité paradoxale, nous la nommons paratopie. (Le Contexte de l’œuvre littéraire, Paris, Dunod, 1993, p. 28.) 3. Le renouvellement des genres Il ne paraît guère utile de poursuivre au-delà de ces cinq exemples l’énumération de formes littéraires qui, par leur organisation en familles, la conformation à certaines composantes esthétiques, aspirent ou ont aspiré, au gré de l’histoire, au rang de genres ou de sous-genres. L'exemple de la « littérature de l’intime », descendant par paliers jusqu’aux plus étroits regroupements, illustre bien le fonctionnement de la classification et sa tendance conjointe à l’éclatement. Examinons plutôt le processus de production des genres. 3.1 Le jeu de l’arborescence Tout critique vigilant a pu, après avoir remarqué la convergence thématique ou formelle de certains textes, succomber au désir d’élaborer

un modèle, composé hybride ou sous-produit dissident, qu’il baptisera « genre ». Ainsi, un critique contemporain comme Jean-Yves Tadié a cru nécessaire, pour améliorer l’approche épistémologique des textes, de consacrer un essai complet à l’« espèce » du « récit poétique » (« forme du récit qui emprunte au poème ses moyens d’action et ses effets5 ») et un autre au « roman d’aventures » (« un récit dont l’objectif premier est de raconter des aventures, et qui ne peut exister sans elles6 »). D’autres commentateurs pourraient être tentés de faire de même, particularisant dans une mise en abyme quasi illimitée l’identité des productions littéraires. Tout semble donc se passer de la manière suivante : dès qu’une forme littéraire se développe suffisamment pour accéder au statut de « genre », elle sécrète des variations qui entraînent des ramifications nouvelles, les sous-genres, qui, à leur tour, peuvent devenir de nouveaux sous-genres appelés à se scinder, et ainsi de suite – au risque, évidemment, de déconstruire la notion de genre. Nous ne reviendrons pas sur les exemples de ces effets d’arborescence qui peuvent fonctionner également au niveau de ce que l’on nomme parfois des « tonalités littéraires », comme le fantastique (parfois analysé comme genre et que l’on distinguerait du merveilleux, de l’horreur, du surnaturel, de l’étrange…) ou l’utopie qui relève de la littérature narrative, mais qui se divise à son tour en « eutopie » (modèle enviable) ou en « dystopie » (univers insupportable), et qui englobe aussi, pour certains, la pastorale, le mythe de l’âge d’or, le messianisme, la robinsonnade… Et si l’on considère la science-fiction comme un sous-genre de l’utopie, on constate qu’elle-même, de date pourtant récente, se spécialise en diverses tendances qui forment des sousgenres : le voyage imaginaire, l’anticipation, etc. Ainsi, la littérature, en perpétuel devenir, invente des formes que le discours théorique tente, a posteriori, de codifier. Il revient en toute légitimité à la recherche moderne de s’intéresser à « l’émergence » des genres comme le faisait un colloque récent qui souhaitait s’interroger sur les causes de cette apparition (historiques, épistémologiques, sociales…), puis sur les marques de reconnaissance du genre nouveau (son identification, sa dénomination, sa typologie...)7. Il lui revient aussi de repérer les lignes de faille signalant « l’éclatement des genres », même s’«

il est très difficile d’apprécier correctement la signification de changements qui non seulement sont censés se dérouler devant nos yeux, mais dont pardessus le marché nous sommes censés être partie prenante »8. D'autant que, comme l’écrit un autre analyste, parfois « les genres font de la résistance9 ». Nous souhaiterions illustrer cette tendance avec deux exemples de « nouveaux genres », la littérature des camps et le fragment. 3.2 Parler des camps Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et dans les décennies qui ont suivi, sont apparus des textes relatant l’expérience douloureuse des camps de concentration et réunissant, en apparence, les caractères de la littérature de témoignage. Or, au fil des publications et en poussant plus loin l’analyse de quelques-uns de ces textes, la critique moderne a considéré que nous étions en présence d’une forme nouvelle d’écriture dont l’ambition esthétique et éthique devait conduire à une intégration officielle dans le champ de la littérature. Le récit concentrationnaire, quand il était signé de Robert Antelme, de Primo Levi, de David Rousset, de Jorge Semprun, de Jean Améry, de Varlam Chalamov, de Paul Celan, d’Imre Kertesz, d’Elie Wiesel, voire de Georges Perec (pour ne citer que les noms les plus unanimement reconnus), ne se réduisait pas à la relation anecdotique d’une expérience de l’horreur. Il fondait un nouveau modèle, créait de nouvelles approches esthétiques, soulevait des interrogations poétiques inédites. Il s’organisait d’autre part en un corpus suffisamment homogène pour créer un espace d’étude universitaire. Une des spécialistes du « genre », Catherine Coquio, s’interrogeait sur la validité et les enjeux de la démarche en des termes qui éclairent notre problématique de l’instauration générique : Peut-on définir a priori cette littérature ? L'incessante lame de fond de l’histoire fait qu’aucun savoir ne peut prétendre ici asseoir une autorité sur un sol stable […]. Dans sa majeure partie, la réflexion critique sur la littérature des camps s’effectue dans des cadres aléatoires fixés dans la précipitation, et dont la légitimité théorique n’a pas été réellement réfléchie. Ainsi, toute désignation d’un corpus problématise d’emblée ses

propres critères de constitution. (« La “vérité” du témoin comme schisme littéraire », dans Dobbels Daniel et Moncond’huy Dominique, Les Camps et la littérature. Une littérature du xxe siècle, Poitiers, La Licorne, 2000, p. 63.) Et, parlant plus spécialement de L'Espèce humaine de Robert Antelme, un des livres emblématiques du genre, la commentatrice souhaite : que non seulement ce texte mais son genre – celui des témoignages littéraires des camps – soit intégré à la Littérature. Ni cette intégration, ni cette institutionnalisation ne vont de soi. […] Si l’appartenance de ce genre à la littérature ne fait aucun doute, cette relation d’appartenance n’est pas simple, mais complexe : critique, autocritique, plus ou moins ostensiblement torturée. (Ibid., p. 59.)

En écartant la dimension sociologique et morale, on retiendra que nous assistons bien ici à la naissance d’un genre, avec tous les problèmes et les incertitudes liés à cette opération : appellation (littérature concentrationnaire, des camps, de la Shoah, de témoignage…), définition d’une topique, d’une esthétique, théorisation des concepts, délimitation d’un corpus, orientation d’une recherche, etc. La publication quasi conjointe de divers travaux (de A. Parrau, de A. Wievorka, de S. Kofman, de C. Coquio elle-même), la caution littéraire de Maurice Blanchot10 contribuent non seulement à fonder le genre, mais à lui attribuer un rôle prépondérant dans l’évolution esthétique de la littérature de la seconde moitié du XXe siècle. 3.3 Le fragment Commentant le dernier livre, original et déroutant, de Michel Butor, Mobile (1962), Roland Barthes écrivait : En somme, pour être Livre, pour satisfaire docilement à son essence de

Livre, le livre doit couler à la façon d’un récit ou briller à la façon d’un éclat. En dehors de ces deux régimes, il y a atteinte au Livre, faute peu ragoûtante contre l’hygiène des lettres. (« Littérature et discontinu », dans Essais critiques, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points », p. 178.) L'ironie provocatrice laissait entendre qu'on pouvait (qu'on devait ?), entre ces deux voies exemplaires de la littérature, en imaginer une troisième, plus inédite, qui choisirait, au rebours des tendances académiques, de s’exprimer sous la forme du discontinu, du décousu, de l’inachevé, de l’émietté. C'est ce type d'écriture qu’on a pris l’habitude d’appeler « fragmentaire » et qu’on pourrait – en dépit de la contradiction qui consiste à récupérer une force de contestation – considérer comme le label d’un nouveau genre. Le modèle n’est pas neuf puisqu’il puise ses sources chez les penseurs présocratiques (Héraclite par exemple), chez les moralistes (Épictète, les sages orientaux, Pascal, Nietzsche), chez les auteurs d’aphorismes ou de pensées comme La Rochefoucauld ou Retz et, plus près de nous, chez quelques dynamiteurs de l’œuvre « filée » (Barthes) ou « construite », comme Mallarmé et surtout Maurice Blanchot. Il semble d’ailleurs que revienne à celui-ci le mérite d’avoir le mieux défini, illustré et justifié l’écriture du fragment. L'écrivain, qui implore, en conclusion d’un de ses livres : « Libère-moi de la trop longue parole » (Le Pas au-delà, 1973), considère le texte littéraire comme un espace troué, un neutre (ne-uter : ni l’un, ni l’autre) qui n’est pas encore du silence mais plus tout à fait une parole continue. On ne peut commenter ni approfondir ici ces conceptions audacieuses ; on peut en revanche retenir que cette stratégie d’écriture peut, comme l’écrit un commentateur de Blanchot, donner naissance à « une rhétorique du fragmentaire comme il y avait une rhétorique de l'effet d'étrangeté11 ». Seront à prendre en compte, dans cette esthétique, la ponctuation, les blancs du texte, les effets de rapprochement et de collision (les « frottements du texte », dit Miraux), les échos, les dissolutions (du personnage par exemple), les figures de l’inaccompli (l’ellipse, le polyptote, l’aposiopèse), etc.

L'« écriture du fragment », on le voit, constitue une « expérience-limite » puisqu’en même temps qu’elle s’inscrit dans un espace générique, elle conteste les bases du littéraire et de sa prétention à l’universelle codification. On retrouverait Blanchot et sa question fondamentale : Comment écrire de telle sorte que la continuité du mouvement de l’écriture puisse laisser intervenir fondamentalement l’interruption comme sens et la rupture comme forme. (L'Entretien infini, op. cit., p. 9.) Considérer la « rupture » comme « forme » revient en fait à discréditer tous les efforts menés dans le sens de l’homogénéité qui président à la fondation des genres littéraires. Si les grands genres (et sous-genres) parviennent à être à peu près identifiés avec une certaine clarté, on aura compris qu’il est plus difficile de circonscrire précisément la multiplicité de modèles conjoncturels que la littérature invente à mesure qu’elle se renouvelle. En poursuivant à l’extrême les opérations de « scissiparité » ou de refondation générique nous aboutirions au cas limite où chaque œuvre, résultat d’une cascade de subdivisions ou d’une invention originale, représenterait un cas particulier, unique et donc inclassable. Ce qui reviendrait, évidemment, à proclamer la liquidation de la notion de genre. 4. Le genre en procès La multiplication des catégories génériques aboutit ainsi à remettre en cause les pratiques taxinomiques. Mais les arguments en vue d’instruire le procès du genre ne se limitent pas à cet aspect. Une contestation plus directe a pu se déployer à travers trois directions déjà effleurées : le mythe de l’œuvre unique, la contamination des genres, la priorité au texte. 4.1 Le mythe de l’œuvre unique Une des caractérisations du genre c’est, nous le savons, la loi du nombre. Un genre ne peut exister (et ce qui précède le rappelle implicitement) que s’il regroupe sous son label un nombre représentatif

d’œuvres liées entre elles par des points communs. C'est ce caractère que retient par exemple Jean Rousset : Si l’on définit le genre quel qu’il soit : une classe de textes dotée par convention bien établie de traits communs propres à cette classe seule, on admettra que chaque texte particulier y est conçu – et lu – dans sa relation avec tous ceux qui lui ressemblent ; le genre préexiste donc à l'œuvre individuelle. (Le Lecteur intime. De Balzac au journal, op. cit., p. 14.) Selon cette conception, l'écrivain, malgré qu'il en ait, se ferait le continuateur d'une forme dont il hérite et ne choisirait d’écrire qu’en fonction de catégories préétablies par ses prédécesseurs ou ses contemporains. La rigidité de ce postulat ne pouvait s’accorder avec le droit à l’originalité des créateurs. Si, à la rigueur, l’époque classique a pu choisir de se conformer à des modèles codifiés par des théoriciens, le XVIIIe siècle un peu et le romantisme surtout se sont montrés rétifs à toute prescription réductrice. L'œuvre « moderne » se caractérise, pour l'époque romantique, par sa dimension inclassable, unique, transgressive même. Hugo, par exemple, s’est rendu célèbre pour ses attaques contre les étiquettes : On entend tous les jours, à propos de productions littéraires, parler de la dignité de tel genre, des convenances de tel autre, des limites de celui-ci, des latitudes de celui-là ; la tragédie interdit ce que le roman permet, la chanson tolère ce que l'ode défend, etc. L'auteur de ce livre a le malheur de ne rien comprendre à tout cela […]. La pensée est une terre vierge et féconde dont les productions veulent croître librement et, pour ainsi dire, au hasard, sans se classer, sans s'aligner en plates-bandes comme les bouquets dans un jardin classique de Le Nôtre, ou comme les fleurs du langage dans un traité de rhétorique. (Préface aux Odes et ballades, 1826.) (Préface aux Odes et ballades, 1826.)

Et le jeune poète de se placer sous l'unique bannière qu'il reconnaît : celle du beau : « enfin et toujours la seule distinction véritable des œuvres de l’esprit est celle du bon et du mauvais » (ibid.). De nombreux auteurs du

XIXe siècle, Baudelaire et Mallarmé notamment, se réclameront de cette position qui consiste à refuser, au nom de la liberté du génie, l’arbitraire des catégories littéraires. C'est par le biais d’une radicalisation de ce principe que le critique nominaliste italien Benedetto Croce prononcera, au début du XXe siècle, son réquisitoire contre les genres. Après avoir admis comme « légitime et utile » la classification des objets artistiques, le procureur récuse toute réglementation esthétique car il reste que celui qui possède un génie artistique se libère de toutes les servitudes et, de ses chaînes mêmes, fait des instruments de sa force, et que celui qui en est dépourvu, en nouvel esclavage transforme jusqu’à sa liberté même. (« Aesthetica in nuce », dans Essais d'esthétique[1929], Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1991, p. 65.) Si la notion de genre doit être abandonnée, c'est parce que toute œuvre est singulière et, par nature, inapte à se fondre dans le moule d’une catégorie : Tout authentique chef-d’œuvre viole la loi d’un genre institué, et de la sorte sème le trouble dans l'esprit des critiques, aussitôt contraints d'élargir la notion de « genre ». (B. Croce, Ibid. p. 102) Un courant littéraire important du XXe siècle adhérera implicitement à cette esthétique de la nouveauté, de l’originalité, de la surprise, fondant ce que Camus appellera – pour la louer – la « littérature de dissidence » (irréductible à un modèle générique) opposée à la « littérature de consentement », faite de reproduction servile (L'Homme révolté, 1951). Ce n’est pas le seul acte de rébellion contre les regroupements taxinomiques. 4.2 Fusion et confusion des genres L'autre façon de remettre en cause la pertinence du concept de genre, c’est de prouver qu’il ne parvient pas à recouvrir la matière multiple et inclassable de l’œuvre. L'attaque est ancienne, puisque dans son essai sur

La Poésie dramatique Diderot proclamait déjà l’inadéquation de la règle et du génie : Un homme a-t-il paru avec une étincelle de génie ? A-t-il produit quelque ouvrage ? D’abord il étonne les esprits ; peu à peu il les réunit ; bientôt il est suivi d’une foule d’imitateurs ; les modèles se multiplient, on accumule les observations, on pose des règles, l’art naît, on fixe ses limites ; et l’on prononce que tout ce qui n’est pas compris dans l’enceinte étroite qu’on a tracée est bizarre et mauvais : ce sont les colonnes d’Hercule : on n’ira point au-delà sans s’égarer. (Œuvres esthétiques, Paris, Garnier, 1968, p. 190.)

Or c’est la « bizarrerie » (thème qui prépare le romantisme et que reprendra Baudelaire), donc le mélange, qui crée le chef-d’œuvre. Hugo prolonge l’idée dans la fameuse Préface de Cromwell (1827), contestant d’abord les taxinomies contraignantes : On comprendra bientôt généralement que les écrivains doivent être jugés, non d'après les règles et les genres, choses qui sont hors de la nature de l'art, mais d'après les principes immuables de cet art et les lois spéciales de leur organisation personnelle. Avant de revendiquer son droit à emprunter des tons différents, de mêler dans une poésie syncrétique, tragédie et comédie : Elle [la poésie] se mettra à faire comme la nature, à mêler dans ses créations, sans pourtant les confondre, l’ombre à la lumière, le grotesque au sublime. […] Shakespeare, c’est le drame ; et le drame qui fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la comédie, le drame est le propre de la troisième époque de la poésie, de la littérature actuelle.

Sans souscrire totalement aux prophéties hugoliennes, les créateurs contemporains semblent avoir mis beaucoup d’application à produire des œuvres suffisamment hybrides ou incertaines pour défier les étiquettes. On peut se rallier sans peine au jugement de Tadié :

On sait qu’Ulysse n’est pas seulement un roman, mais aussi un poème ; que Nombres, de Sollers, est un essai au moins autant qu’un récit ; que la distinction entre la prose et la poésie est moins nette aujourd'hui qu'au temps où l'alexandrin triomphait. (J.-Y. (J.-Y. Tadié, Le Récit poétique, op. cit., p. 5.) Le travail de sape des écrivains modernes peut porter d’abord sur les appellations génériques utilisées à des fins mystificatrices. Ainsi Aragon titrant son recueil poétique Le Roman inachevé ou son étude sur Matisse Henri Matisse, roman ; ou Robbe-Grillet, choisissant comme titre à ses trois volumes d’autobiographie l’ambigu Romanesques ; ou Nathalie Sarraute, nommant le dialogue Tu ne t’aimes pas, roman ; ou Yves Bonnefoy qualifiant de « théâtre » une partie de son recueil poétique Du mouvement et de l’immobilité de Douve. Mais la contestation la plus nette du classement et de la modélisation réside dans la contamination des formes et ce que l’on peut nommer le « métissage générique ». Avec Jean Barois (1921), Roger Martin du Gard propose un roman qui se présente comme un dialogue de théâtre interrompu par quelques lettres. Vers la même époque (1928) Nadja, de Breton, offre l’apparence d’un roman alors que l’auteur refuse le mot ainsi que le genre et utilise divers procédés pour le dévoyer. On voit également apparaître des « romans en vers » comme ceux de Léo Larguier, Jacques (1907), de Luc Durtain, Lise (1918), d’Audiberti, La Beauté de l’amour (1955) de Georges Perros, Une vie ordinaire (1967). Et Michel Décaudin, qui étudie ces œuvres, mentionne également celles de Raymond Roussel (Le Serment de John Glover, La Doublure) et de Queneau (Chêne et chien)12. De même, comment définir par un terme générique des livres comme Ecuador (1924) ou Un Barbare en Asie (1933) de Michaux, qui tiennent du récit de voyage, de la méditation anthropologique, de la variation poétique ? Même question pour l’ouvrage tout aussi inclassable de LéviStrauss, Tristes tropiques, qui mélange réflexions philosophiques, notations ethnographiques, confidences personnelles, évocations poétiques. On s’est également interrogé à propos des romans de Malraux qu’on a

voulu tirer vers le reportage, et nous avons parlé de ces « livres témoignages » qu’on hésite à baptiser « romans ». Avec sobriété mais fermeté, Derrida nous rappelait une vérité que la modernité littéraire actualise : « Tout texte participe d’un ou plusieurs genres13. » 4.3 Œuvre pure et écriture blanche En dernière analyse, la conception moderne de l’écrivain serait moins celle d’un respectueux observateur des formes consacrées que celle d’un « dynamiteur archangélique », pour reprendre une formule de Julien Gracq parlant de Lautréamont. L'auteur de Maldoror précisément, celui des Illuminations, et leurs épigones surréalistes, ont précipité, par le moyen de la subversion générique, la débâcle des classifications. Derrière ces créateurs modèles l’écrivain contemporain aime à se placer dans les zones troubles de la transgression. La fin du genre correspond en somme à la fin d’une conception erronée de la littérature. Le livre n’est ni poésie, ni théâtre, ni roman : il est parole. « Abolir les genres, écrit Michel Murat, c’est rendre la littérature à son intransitivité et à sa “pureté” de langage forclos » (art. cit.). La question était déjà posée par Mallarmé qui rêvait, derrière Wagner, d’un « grand œuvre », sorte de livre absolu, unique et ouvert se présentant comme « un ensemble groupé dans quelque circonstance fulgurante, des relations avec tout ». Elle sera poursuivie par Blanchot pour qui la littérature n’a plus à entretenir de rapport avec le monde, inventant un langage autonome, irréel, quintessence de l’art et négation de l’œuvre : Quand tout a été dit, quand le monde s’impose comme la vérité de tout, quand l’histoire veut s’accomplir dans l’achèvement du discours, quand l’œuvre n’a plus rien à dire et disparaît, c’est alors qu’elle tend à devenir parole de l'œuvre. (M. Blanchot, L'Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 314.) (M. Blanchot, L'Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 314.)

Cette parole « agraphique », ce langage essentiel et pur c’est, comme l'écrit Roland Barthes, « la littérature amenée aux portes de la Terre promise, c’est-à-dire aux portes d’un monde sans littérature14 ». Parole transparente, amodale, « blanche », qui s’écrit pour elle-même et n’a que faire des étiquettes ou des classements. Barthes précise ainsi cette tendance : Comme si la littérature, tendant depuis un siècle à transmuer sa surface dans une forme sans hérédité, ne trouvait plus de pureté que dans l’absence de tout signe, proposant enfin l’accomplissement de ce rêve orphéen : un écrivain sans littérature. L'écriture blanche, celle de Camus, celle de Blanchot ou de Cayrol par exemple, ou l’écriture de Queneau, c’est le dernier épisode d’une Passion de l’écriture, qui suit pas à pas le déclin de la conscience bourgeoise. (Ibid., p. 9-10.)

Et vers la même époque, Blanchot reprend à son compte la contestation d’une littérature « bourgeoise » coupable d’être signifiante et respectueuse des catégories, en affirmant que « le livre à venir » est celui qui n’existe pas encore car : L'essence de la littérature, c'est d'échapper à toute détermination essentielle, à cette affirmation qui stabilise ou même réalise : elle n'est jamais déjà là, elle est toujours à retrouver ou à réinventer [...]. Qui affirme la littérature en elle-même n'affirme rien. Qui la cherche, ne cherche que ce qui se dérobe ; qui la trouve, ne trouve que ce qui est en deçà ou, chose pire, au-delà de la littérature. (« Où va la littérature ? », dans Le Livre à venir, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1959, p. 294.) Cette littérature à naître, donc évidemment inclassable, ne peut être captée, enserrée dans les mailles d’un quelconque filet théorique. Sa « clarté mystérieuse » est irréductible à tout modèle préexistant. Ce qui permet à Blanchot de conclure : Seul importe le livre, tel qu’il est, loin des genres, en dehors des rubriques prose, poésie, roman, témoignage, sous lesquelles il refuse de se

ranger et auxquelles il dénie le pouvoir de lui fixer sa place et de déterminer sa forme. Un livre n’appartient plus à un genre, tout livre relève de la seule littérature, comme si celle-ci détenait par avance, dans leur généralité, les secrets et les formules qui permettent seules de donner à ce qui s’écrit réalité de livre. Tout se passerait donc comme si les genres s’étant dissipés, la littérature s’affirmait seule, brillait seule dans la clarté mystérieuse qu’elle propage et que chaque création littéraire lui renvoie en la multipliant. (Ibid., p. 293.) On citerait encore, écho ou prolongement, le même vœu d’« agénéricité » sous la plume d’Edmond Jabès : J’ai rêvé d’une œuvre qui n’entrerait dans aucune catégorie, qui n’appartiendrait à aucun genre, mais qui les contiendrait tous ; une œuvre que l’on aurait du mal à définir, mais qui se définirait précisément par cette absence de définition. (« Aely », dans Le Livre des questions II, Paris, Gallimard, coll. « L'imaginaire », 1989, p. 343.) La liquidation du genre est donc ici prononcée au nom de la priorité du texte que la critique et les auteurs, depuis trois décennies en particulier, ne cessent de réclamer. Pour le commentateur, comme pour le créateur, la loi des catégories a vécu, et la littérature, affranchie de ses carcans théoriques, deviendrait enfin libre de choisir ses voies – rendant caduque l’affirmation péremptoire de Jacques Derrida – à laquelle pourtant le livre qu’on a entre les mains souscrit implicitement : « Il n’y a pas de texte sans genre15. » 1 Lettre à Maurice Nadeau, dans ibid., p. 264. 2 Celles de Starobinski notamment dans un article du numéro 3 de la revue Poétique intitulé « Le style de l’autobiographie », 1970. 3 Le Journal intime, Paris, PUF, 1976. 4 Jean Rousset, Le Lecteur intime. De Balzac au journal, Paris, José Corti, 1986, p. 14. 5 Le Récit poétique, Paris, PUF, 1978, p. 7. 6 Le Roman d’aventures, Paris, PUF, 1982, p. 5. 7 Voir Jean-Marie Seillan (dir.), Les Genres émergents, Paris, L'Harmattan, 2005. 8 Jean-Marie Schaeffer, « Les genres littéraires hier et aujourd’hui », dans Marc Dambre et Monique Gosselin-Noat (dir.), L'Éclatement des genres au XXe siècle, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2001.

9 Michel Murat, « Comment les genres font de la résistance », dans ibid. 10 « L'expérience-limite », dans L'Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969. 11 Jean-Philippe Miraux, Maurice Blanchot, quiétude et inquiétude de la littérature, Paris, Nathan, coll. « 128 », 1998, p. 97. 12 Voir « Le roman en vers au XXe siècle », dans Typologie du roman, Romanica Wratisliensia XXII, 1984. 13 J. Derrida, « La loi du genre », dans Partages, Paris, Galilée, 1986. 14 « L'écriture et le silence », dans Le Degré zéro de l'écriture, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points », p. 55. 15 J. Derrida, « La loi du genre », dans Parages, Paris, Galilée, 1986, p. 264.

Conclusion Il ne paraît pas nécessaire, pour répondre aux attaques qui précèdent, d’entamer un plaidoyer en faveur du genre. L'analyse littéraire n'a pas à se prononcer sur la validité de ses outils quand ils sont hérités d’une tradition et ramenés à leur fonction empirique. On voit mal comment la théorie littéraire pourrait se passer de la notion de genre qui offre, comme le suggère Tadié, un support indispensable à la description des œuvres. Si critiquée que soit la notion de genre littéraire […], elle a une utilité qui est toute d’application : elle permet de traiter de formes communes à plusieurs œuvres, à plusieurs auteurs, à plusieurs époques. Une théorie – ou comme on redit aujourd’hui, une poétique – du roman, du théâtre, de la poésie, quand même elle ne survivrait que dans sa propre réputation, a pour effet de faire comprendre ce qui unit Mallarmé et Rimbaud, Balzac et Stendhal, Claudel et Giraudoux. (Le Récit poétique, op. cit., p. 5.)

L'objectif premier d'une typologie des genres doit être de dégager des principes et des notions susceptibles d’aider à la compréhension des textes. Saisir les liens qui unissent diverses œuvres entre elles, repérer les constantes et les différences à travers les siècles, identifier la présence récurrente de conventions (et d’infractions) sont moins des concessions à une vision normative de la littérature que les moyens d’une herméneutique. Le but ultime de tout travail critique étant de lire et de comprendre l’œuvre, aucun des instruments permettant d’y parvenir ne doit être écarté. Si bien qu’après une période de disgrâce, le genre, comme les diverses notions qui participent de la rhétorique, connaît un regain d’intérêt qui le situerait, pour certains, au centre des études littéraires : Le genre est le point de rencontre de la poétique générale et de l'histoire littéraire événementielle ; il est à ce titre un objet privilégié, ce qui pourrait bien lui valoir l'honneur de devenir le personnage principal des études

littéraires. (Tzvetan Todorov, La Notion de littérature, op. cit., p. 36.) S'il doit y avoir en fait réhabilitation de l'étude générique, c'est peut-être parce que la question conduit à celle, tout à fait essentielle, de la littérarité. Cette notion, définie par Jakobson dans les années 1920 comme « ce qui fait d’un message verbal une œuvre d’art », permet d’établir le départ entre un texte littéraire – doté de certains éléments esthétiques – et un texte non littéraire – qui en est dépourvu. Or le genre pourrait bien constituer une des spécificités les plus pertinentes de la littérarité. En effet, la reconnaissance de traits communs à divers discours permet d’attester leur appartenance à un corpus et donc d’entériner leur statut littéraire. En utilisant la terminologie de Genette, on dirait que le genre renvoie à la littérarité par le critère « rhématique », le « rhème » définissant le type de discours par opposition au « thème », qui s’applique au contenu du discours1. De plus, la multiplicité des genres, leur hétérogénéité et, le précédent chapitre l’a montré, leur instabilité, empêchent de limiter la littérarité à une expression unique de la littérature et inclinent à découvrir une loi supérieure à cette diversité, sorte de critère fédérateur que la poétique se fixe pour but de découvrir. Ainsi, à la question « qu’est-ce qui fait qu’un texte est une œuvre littéraire ? », on répondra d’abord : parce que c’est un roman, une tragédie, un poème (ou une épopée, un drame, un sonnet…). Mais l’identification catégorielle n’est qu’un prélude au repérage de traits pertinents ressortissant à une esthétique respectueuse de la tradition ou qui lui est, au contraire, réfractaire. La littérature peut ainsi, par la référence au genre, trouver une définition provisoire, puisque la notion semble se situer au carrefour d’une forme (cadres rhétoriques, techniques d’écriture et de composition) et d’un sens (orientations thématiques, significations avouées ou sous-jacentes). Reconnaître le genre d’une œuvre c’est, inévitablement, la replacer à la fois dans la perspective de l’histoire littéraire et dans celle de la critique analytique. Une double référence – diachronique et synchronique –, une double démarche – descriptive et critique –, une double intention – normative et herméneutique – accompagne en permanence la lecture générique. La « structure » que constitue le genre n’est bien que le préalable à l’accès au message. Car toute description, ainsi que l’écrit

Umberto Eco, est interprétation : On ne peut décrire une structure artistique qu'en l'interprétant, et toute indication sur la structure du message constitue déjà une interprétation de ce message. (L'Œuvre ouverte, Paris, Éd. du Seuil, 1965, p. 308.) En décrivant le texte, le genre pourrait bien en préparer le déchiffrement. 1 Voir G. Genette, Fiction et diction, op. cit., p. 33.

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