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French Pages 308 [312] Year 1995
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Studien z u r europäischen Literatur- u n d Kulturgeschichte
Herausgegeben von Fritz Nies und Wilhelm Voßkamp unter Mitwirkung von Yves Chevrel und Reinhart Koselleck
Florence Godeau
Les Desarrois du moi «A la recherche du temps perdu» de Μ. Proust et «Der Mann ohne Eigenschaften» de R. Musil
Max Niemeyer Verlag Tübingen 1995
Die Deutsche Bibliothek - CIP-Einheitsaufnahme Godeau, Florence: Les desarrois du moi: «A la recherche du temps perdu» de Μ. Proust et «Der Mann ohne Eigenschaften» de R. Musil / Florence Godeau. - Tübingen: Niemeyer, 1995 (Communicatio; Bd. 9) NE: G T ISBN 3-484-63009-4
ISSN 0941-1704
© Max Niemeyer Verlag GmbH & Co. KG, Tübingen 1995 Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Ubersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Printed in Germany. Satz und Druck: Allgäuer Zeitungsverlag, Kempten Einband: Heinrich Koch, Tübingen
Sommaire
Introduction P R E M I E R E PARTIE: J E U X E T E N J E U X DE L'ENONCIATION
Nomenclatures I. L'effacement de l'auteur reel 1. L'Innommable 2. Le narrateur sans qualites II. Les privileges du narrateur 1. La fonction de regie a) Role des titres et sous-titres b) Organisation topographique et chronologique de l'histoire . . c) Role des prolepses 2. La mise en perspective de la narration a) References intratextuelles: le temps maitrise b) De la mise en perspective de l'histoire ä la mise en perspective de la narration 3. Le role du lecteur virtuel III.Brouillages, ambigui'tes, ruptures 1. Le traitement des personnages secondaires 2. La tendance ä 1'abstraction a) Les Reveries du Narrateur solitaire b) Les Pensees sans qualites
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Ö E U X I E M E PARTIE: LE MOI E N Q U E S T I O N
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Ouvertures Reveries preliminaires et pensees marginales Suite variee: le decentrement des perspectives I. Vers une nouvelle definition du personnage central 1. Portraits en creux a) Definitions α contrario b) Morphologies 2. Le heros comme inadapte a) Le refus du modele genealogique: au desespoir des peres . . .
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VI
b) La distanciation par rapport aux modeles sociaux c) Le moi mondain: etre ou ne pas etre snob d) Autres raisons d'etre asocial 3. Le heros comme «inapte» II. La figure centrale mise en question par les personnages secondaires 1. L'homme sans qualites vu par les personnages secondaires . . . . a) Physionomie et comportement social d'Ulrich, vus par les autres b) Le mode de pensee d'Ulrich, evalue par les personnages secondaires c) Le mode discursif d'Ulrich, interprete par les personnages secondaires d) Est-il bon, est-il mechant? 2. Le Je-narre vu par les personnages secondaires a) Un etre faible et hypersensible b) Un intellectuel doue c) Sympathies apparentes et incomprehension fonciere IILContrepartie: position en surplomb et distanciation critique 1. Hautes solitudes: la relation ä l'ecriture 2. Le moi spectateur: intransigeance critique des figures centrales . 3. Passion du savoir et vertus heuristiques du dubito
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TROISIEME PARTIE.· REFLECHIR L'ECLATEMENT: LE VERTIGE DES POSSIBLES
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Intermede I. Miroir brise: eclatement et discontinuite du moi 1. Les moi meconnaissables 2. «Ichlosigkeit» II. Prismes: symetries, parallelismes, inversions 1. Esthetique et geometrie de la dualite 2. Bloch, Walter, et les figures centrales: une fraternisation difficile III.De l'autre cote du miroir: les cas-limites 1. Le double parfait, parfait complement? (Agathe, le lecteur) . . . 2. Les doubles maudits: aux confins du possible
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QUATRIEME PARTIE: UNE ESTHETIQUE DU DOUBLE JEU (POETIQUE DES DESARROIS)
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Prelude I. L'esthetique du contrepoint 1. Par oü commencer, et comment ne pas conclure 2. Lire la discontinuite: l'autonomie du lecteur II. Ruptures et variations
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VII
1. Le refus de l'imitation: la modernite comme rupture 2. La modernite comme relecture critique: fragments d u n cadre ancien a) Le refus de la table rase b) Le discours «moderniste», ou la reference culturelle comme indice de snobisme c) Les traces du vieux cadre: reevaluation du Bildungsroman et des topoi de la tradition romanesque d) Un paradigme: la relecture des topoi de l'aventure amoureuse e) Jeu intertextuel et jeux de l'enonciation: les glissements progressifs du discours Conclusion: le discours dedouble References bibliographiques Index des noms
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Introduction
Moi je dis que la loi cruelle de 1'art est que les etres meurent et que nous-memes mourions en epuisant toutes les souffrances, pour que pousse l'herbe non de l'oubli mais de la vie eternelle, l'herbe drue des oeuvres fecondes, sur laquelle les generations futures viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur dejeuner sur l'herbe.1
Tout dire: tel etait le projet de la Recherche et du Μ,αηη ohne Eigenschaften, ceuvres-sommes oü s'invente la modernite, ä la fois discours litteraire et critique sans complaisance de ce meme discours. Tout en dire: tel pourrait etre le projet implicite et utopique du travail metalitteraire, suscitant comme ici la rencontre encore muette de deux sommites.2 En cette fin de siecle particulierement favorable ä la glose — au point que critique et creation s'identifient parfois l'une a l'autre - , 3 l'exegese renouvelee de certains textes sacralises pourrait cependant apparaitre comme une resurgence moderne, mais degradee, de 1 'hybris antique: situation, certes, pour le moins paradoxale. Vouloir poursuivre l'aventure de la lecture, vouloir evoquer aujourd'hui encore ces deux oeuvres majeures, peut sembler bien temeraire. Mais pretendre les avoir d'ores et dejä epuisees le serait tout autant. Plus que jamais, ä travers les brumes oü se dilue notre horizon postmoderne, elles nous font signe, provoquant l'entreprise critique apres en avoir, par leur force meme, enonce les regies. Proust et Musil abandonnent ä la posterite une oeuvre qui force le lecteur ä penser: si Ton commet ainsi le peche de gourmandise, n'est-ce pas pour mieux savourer — en termes barthiens — le plaisir du texte? L'amoralite meme de cette jubilation n'exige aucune absolution, et Ton peut esperer qu'il y aura toujours des lecteurs aimant ä «dejeuner sur l'herbe», du cote de chez Proust, ou bien en Cacanie. 1 2
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Le temps retrouve, IV, 615. Voir le titre du chapitre 45 (deuxieme partie) du Mann ohne Eigenschaften, chapitre au cours duquel Arnheim et Diotime se rencontrent en tete-ä-tete ... On peut songer bien entendu ä la tendance «formaliste» inauguree par le Nouveau Roman, confirmee par les Oulipiens, poursuivie, dans une perspective de plus en plus ludique, par les Calvino, Umberto Eco, ou encore Julio Cortazar. Ces productions sont le fruit d'une distanciation critique par rapport ä la litterature en general (comme referent culturel) et ä la litterarite meme.
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Introduction
Plusieurs etudes comparatistes ont ouvert certains chemins, et suggere d'autres lectures. 4 Ces contributions, utilisant des outils critiques varies, nous ont permis de mieux definir nos propres perspectives, en tenant compte des apports antecedents. II fallait pour cela emprunter des chemins de traverse, des voies moins frequentees, afin de decouvrir les points de passage possibles d'un cote ä lautre, en mettant l'accent sur les apports de la comparaison elle-meme, incluant telles analogies — troublantes — et telles differences — profondes. En quelque sorte, et pour reprendre une metaphore proustienne, il s'agissait d'enfermer dans les anneaux necessaires d'une comparaison pertinente deux oeuvres a priori incomparables . . . Certes, pour des raisons differentes, leurs auteurs s'ignorerent: Proust meurt en 1922, alors que Der Mann ohne Eigenschaften paraxt pour la premiere fois en Allemagne en 1930 et 1933- La position de Musil ä 1 egard de Proust semble
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L'etude de P. V. Zima (Lambivalence romanesque: Proust, Kafka, Musil, Paris, Le Sycomore, 1980) poursuit le travail accompli par l'auteur dans Le desir du mythe: une lecture sociologique de Marcel Proust, Paris, Nizet, 1973 et Pour une sociologie du texte litteraire, Paris, Union generale d'Editions, 1978: P. V. Zima associe une lecture sociologique ä une approche linguistique et structurale des textes; Kafka et Musil y sont etudies dans deux digressions servant de contrepoint ä une analyse par ailleurs essentiellement consacree ä Proust. Le travail de Gerhard R. Kaiser, Proust, Musil, Joyce: zum Verhältnis von Literatur und Gesellschaft am Paradigma des Zitats, Frankfurt am Main, Athenäum, 1972, s'inscrit dans une perspective marxiste (l'auteur analyse la culture citationnelle bourgeoise comme indice d'une crise de la tradition), et presente successivement les «poetiques de la citation» de la Recherche, du Mann ohne Eigenschaften et d'Ulysse. Anne Longuet-Marx (Proust, Musil. Partage d'ecritures, Paris, P. U. F, 1986) et Gene Moore (Proust and Musil: the novel as research intrument, New-York et Londres, Garland, 1985) analysent dans une perspective ä dominante philosophique les relations entre ethique et esthetique, et la maniere dont la «crise du sujet» se donne ä lire, chez Proust et Musil, comme instrument d'une recherche intellectuelle et spirituelle. Les travaux de Jacques Dugast, La representation de I'aristocratic dans les romans franjais et autrichiens, 1914-1940, these Paris III, 1978-1979, et «Lecrivain et lecriture romanesque: Proust, Wassermann, Musil, Faulkner», Rennes, Interferences, juillet-decembre 1972, ainsi que ceux d'A. Vertener (Le monde comme pretexte dans «A la recherche du temps perdu» de Proust,«L'homme sans qualites» de Musil et «Ulysse» de Joyce, Memoire pour le D. E. S, dir. M. Etiemble, Paris III, 1963), s'interessent plus specifiquement ä des phenomenes stylistiques lies ä l'invention de nouvelles formes romanesques: leurs methodes d'analyse et leurs presupposes critiques nous semblent en ce sens plus proches de notre demarche. On peut egalement mentionner, meme s'ils s'eloignent plus nettement de notre problemacique, les travaux de Lisa Appignanesi, Feminity and the creative imagination: a study of Henry James, Robert Musil and Marcel Proust, London and Ν. Y, n.p., 1973, de Martina Kayser, Marcel Proust, Robert Musil: Versuch einer Glücksfindung, Lang, Frankfurt / Bern / Ν. Y, 1989, et de Philippe Chardin, L'amour dans la haine ou la jalousie dans la litterature moderne. Dostotevski, James, Svevo, Proust, Musil, Droz, Geneve, 1990; notons que ces travaux presentent successivement les auteurs cites.
Introduction
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quant ä eile marquee par un manque certain d'objectivite. 5 Mais, par dela ces donnees empiriques, s'instaure un dialogue entre ces «deux derniers grands recits» (selon la formule d'Anne Longuet-Marx), 6 qui mettent ä l'epreuve de la modernite les composantes jusqu'alors classiques du sujet romanesque. A la recherche du temps perdu et Oer Mann ohne Eigenschaften ponctuent et depassent la periode transitoire et mouvante du «tournant du siecle». Cette proximite historique doit etre affinee: on distinguera done le point de vue diegetique (celui de l'histoire racontee, si histoire il y a, mais ceci en est une autre, qui viendra en son temps . . . ) et le point de vue genetique. Pas plus qu'ils n'identifient l'homme ä l'oeuvre (en cela, tous deux contre Sainte-Beuve), Proust et Musil ne pretendent «peindre un tableau d'histoire et entrer en concurrence avec la realite». 7 Les travaux de Gerard Genette ont permis de preciser les hypotheses concernant la Chronologie de la Recherche, sans meconnaitre les distorsions attendues entre chronologies interne et externe, distorsions par le jeu desquelles levenementiel historique se voit soumis par l'ecrivain aux lois de la fiction: le roman proustien se deploie approximativement et avec de notables ellipses entre 1877 et 1925. 8 L'action du Mann ohne Eigenschaften, ou, pour mieux dire, les reflexions d'un homme sans qualites, commencent quant ä elles en 1913: les analepses externes (l'enfance d'Ulrich, par exemple) peuvent etre datees puisque 1 age du protagoniste est mentionne des le chapitre 5. Quant aux consequences dernieres, hypothetiques et plurielles, de cette immense aventure spirituelle, la majorite des exegetes musiliens s'accorde au moins sur un point:
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Dans une lettre du 3 0 janvier 1 9 3 9 adressee au danois Niels Frederic Hansen, Musil reconnait avoir ete souvent compare ä Proust. Mais, poursuit-il, «es wäre eine Irrtum, da einen Einfluß vorauszusetzen. Ich habe bis heute (aus besonderen Gründen) nicht mehr als zehn Seiten von ihm gelesen; und das Buch von mir, das ihm wahrscheinlich am nächsten kommen dürfte, die Vereinigungen (übrigens ein schwer leserliches Buch) ist erschienen, ehe man Proust in Deutschland kannte.» (Briefe, 1 9 0 1 - 1 9 4 2 , H a m burg, Rowohlt, 1 9 8 1 , p. 9 2 8 . Par ailleurs, dans une lettre du 15 mars 1 9 3 1 äjohannes von Allesch, Musil ecrivait (ce qui ne manque pas de saveur compte tenu des affirmations ulterieures selon lesquelles il n'aurait lu que dix pages de la Recherche ...): «Der Roman unserer Generation (T. Mann, Joyce, Proust usw.) hat sich allgemein vor die Schwierigkeit gefunden, daß die alte Naivität des Erzählens der Entwicklung der Intelligenz gegenüber nicht mehr ausreicht. Den Zauberberg halte ich in dieser Hinsicht für einen ganz mißglückten Versuch; in seiner Partien ist er wie ein Haifischmagen. Proust und J o y c e geben, soviel ich davon gesehen habe, einfach der Auflösung nach, durch einen assoziierenden Stil mit verschwimmenden Grenzen. Dagegen wäre mein Versuch eher konstruktiv und synthetisch zu nennen. Sie schildern etwas Aufgelöstes, aber sie schildern eigentlich gerade so wie früher, wo man an die festen Konturen der Dinge geglaubt hat.» (Briefe, p. 5 0 4 ) .
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0p. cit., p. 5. MoE, F,1,170 - J , 1,203
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Gerard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1 9 7 2 , p. 126.
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Introduction
quelle qu'eüt pu etre cette «maniere de fin»,9 elle devait probablement coi'ncider avec la declaration de guerre. Musil aurait ainsi rejoint Thomas Mann, par delä leurs divergences, confrontant comme lui son heros sans qualites ä un retour brutal de l'Histoire: contrepoint final idealement opposable ä l'atemporalite du «conge de la vie», celui d'Ulrich mais aussi de Hans Castorp, detache de l'agonie seculiere, parmi les elus de Davo . . . Dans son analyse des «romans de la conscience malheureuse», dont Taction se deroule dans l'immediat avantguerre, Philippe Chardin souligne ä juste titre l'importance de ce terminus ad quern que constitue la premiere guerre mondiale: L'horloge interieure de ces romans semble s'arreter tout de suite avant ou tout de suite apres la guerre de 1 9 1 4 , ou ä la rigueur ne plus avoir que la force d'aller un peu au-dela: Antoine Thibault meurt en novembre 1 9 1 8 ; une seule scene, qui marque d'ailleurs precisement la fin de l'oeuvre et la mort du monde q u a connu le Narrateur, l'ultime matinee Guermantes, se deroule dans la Recherche apres la guerre. [ . . . ] Et si Musil avait termine son roman, il aurait vraisemblablement acheve L'homme sans qualites, comme il en avait l'intention, sur une ultime seance de l'Action parallele coincident avec l'eclatement du conflit. 1 0
Cette concordance de la periode evoquee dans les fictions narratives est un point de comparaison essentiel, meme si leurs geneses respectives ne se recouvrent en revanche que tres partiellement: 1 9 0 8 - 1 9 2 2 pour l'oeuvre maitresse de Proust, 1918—1922 pour celle de Musil. Mais les processus genetiques, pour n'etre point exactement contemporains, n'en revelent pas moins d'autres analogies possibles. Ni Proust ni Musil ne virent leur oeuvre entierement publiee de leur vivant. La prisonniere sera editee en 1923, Albertine disparue en 1925, Le temps retrouve en 1927. Si Proust a pu dire ä Celeste, en 1922, «J'ai mis le mot »,u il n'a pu en revanche apporter aux textes encore inedits tous les amendements et corrections qu'il eüt souhaites. Musil meurt en 1942, laissant ä Martha, son epouse, le soin d'une masse gigantesque de materiaux, ebauches, esquisses, feuillets de notes, plans, etc., Nacblaß-Texte partiellement edites depuis, souvent obscurs, inepuisable enigme pour les chercheurs: de fait, comme le rappelle non sans humour Gerard Genette, la paratextualite, dont releve l'«avant-texte» des brouillons et autres esquisses «est surtout une mine de questions sans reponse.» 12 L edition Frise de 1978 rend compte de cet inachevement
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Dans l'edition de 1 9 3 0 - 1 9 3 3 , Berlin, Rowohlt, p. 1 0 6 9 du premier tome, on trouve un sommaire de l'ensemble de l'oeuvre, annongant le second livre alors en preparation: Erstes Buch: erster Teil: Eine Art Einleitung; zweiter Teil: Seinesgleichen geschieht. Zweites Buch: dritter Teil: Die Verbrecher; vierter Teil: Eine Art Ende. On notera que le titre prevu pour la quatrieme partie repondait idealement, sous le signe de l'ironie enonciative chere ä Musil, au titre de la premiere partie . . .
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Philippe Chardin, Le roman de la conscience malheureuse, Geneve, Droz, 1 9 8 2 , p. 14.
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In Celeste Albaret, Monsieur Proust, Patis, Laffont, 1 9 7 3 , p. 4 0 3 .
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G. Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1 9 8 2 , p. 10.
Introduction
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sans chercher ä imposer une lecture particuliere, ni ä clore illusoirement l'ensemble sur telle Variante plutot que sur telle autre. Le premier tome comporte les chapitres edites du vivant de l'auteur (soit les premiere et seconde parties, auxquelles s'ajoutent 38 chapitres de la troisieme partie); dans le second tome, on trouvera d'abord les 20 chapitres edites en placards provisoires en 1937 — 1938, mais retires, puis un enorme appareil de chapitres, groupes de chapitres, ebauches, notes et plans, ordonnes depuis les plus recents jusqu'aux plus anciens (premiers projets de 1918—1920). Compte tenu des difficultes liees ä l'inachevement relatif ou reel des textes en question, l'etude comparee de Proust et de Musil se doit de recourir ä une methodologie critique «sans qualites», subjonctive et non pas subjective . . . Ainsi, les donnees genetiques pourraient suggerer certaines perspectives critiques: la pluralite des «fins» possibles de l'ceuvre de Musil semble repondre ä la pluralite meme des projets initiaux: 1 3 leurs fluctuations, dans les NachlaßTexte, refletent une sorte de flottement generique, encore sensible dans l'«espece de roman» que constitue Der Mann ohne Eigenschaften. Par ailleurs, on peut mettre en perspective la perplexite de Proust dans le «Carnet de 1908» («Fautil en faire un roman, une etude philosophique, suis-je romancier?» 1 4 ) et les premiers projets de Musil, differencies, entre autres, par les glissements designatifs de la figure centrale. 15 Tout se passe comme si, pour Marcel Proust, le travail veritable avait commence avec l'invention d'un «Je» anonyme, sans qualites, se substituant au «il» paradoxalement trop autobiographique de Jean Santeuil. Musil en revanche renonce ä un «Je» initialement autobiographique pour adopter le «il» sans qualites, defini cependant, comme nous le verrons, par sa connivence etroite avec le narrateur anonyme. Enfin, l'hesitation initiale de Proust, confirmee par la suite, du Centre Sainte-Beuve ä la Recherche, par la correlation constamment maintenue entre parties «essayistes» et parties «narratives», invite ä mettre en valeur un point commun essentiel entre son entreprise litteraire et celle de Musil: un interet tout particulier devra etre accorde aux modalites d'insertion de la reflexion abstraite dans le tissu narratif, ä la lumiere de l'«utopie de l'essayisme» (principe reflexif et stylistique fondamental du Mann ohne Eigenschaften) et du «roman des lois» proustien, tel que l'a defini Jean-Yves Tadie. 1 6 On sait que le dernier chapitre du Temps retrouve a ete redige vers 1 9 0 9 - 1 9 1 0 : chez Proust, la mise au point d'un episode situe au debut va de pair avec l'elaboration d'echos ulterieurs et de developpements theoriques qui en reveleront le sens α posteriori, dans l'ordre de la diegese sinon de la " «Journal nocturne de Monsieur le Vivisecteur», «L'Antechrist», « L e D i a b l e » , « L e Bibliothecaire», «L'archiviste», « E s q u i s s e » , « E s p i o n » puis «L'Espion». O n passe de projets ä tendance nettement autobiographique ä la notion de «roman experimental». 14 Le carnet de 1908, etabli et presente par Philip K o l b , Paris, G a l l i m a r d , 1 9 7 6 , p. 56. 1 5 « I c h » , Robert, H u g o , Achille, Anders, Ulrich. 1 6 J . Y. Tadie, Proust et le roman, Paris, Gallimard, 1 9 7 1 , chapitre XIV, pp. 4 1 3 - 4 3 5 .
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Introduction
genese. Cette esthetique du contrepoint presente une analogie certaine avec la pratique musilienne de mise ä l'essai des discours, par laquelle s'etablit comme dans la Recherche un systeme intertextuel de correspondances entre les points de vue representee dans le texte, autour de tel ou tel theme. De meme que chez Proust un personnage peut apparaitre sous des aspects totalement differents selon celui qui l'evoque ou le moment oü il est evoque, de meme chez Musil un theme cle - l'Autre Etat, par exemple — sera analyse tour ä tour sur un mode serieux ou ironique, selon le contexte narratif oü il apparaitra. Dans les deux oeuvres, les passages au present gnomique (communement appele «present de verite generale») tendent en revanche a unifier ces diverses experiences, au sein d'une reflexion distanciee et cette fois impersonnelle. Ces mises au point constituent les prolegomenes indispensables ä toute entreprise critique, en particulier lorsque certains facteurs genetiques compromettent la lisibilite ideale des textes. Au sein d u n espace dont on a defini les limites, un parcours se dessine, qu'il s'agit ä present de retracer. Notre entreprise se voulait avant tout litteraire, au sens oü les formes stylistiques ainsi que les modalites narratives nous semblent reveler ici leur parfaite adequation avec une vision du monde oü la crise du sujet se manifeste essentiellement par une crise du sujet romanesque et par son corollaire, la mise en question du roman traditionnel. Un certain nombre de fonctionnements textuels traduisent d'une maniere tout ä fait originale ce theme symptomatique d'une epoque en crise. Les modalites de l'enonciation, le Statut de la figure centrale, etablie dans nos deux oeuvres au centre des perspectives, le role des personnages secondaires dans leur relation avec le protagoniste, le systeme des reseaux intratextuels, l'ironie et l'intertextualite (oü se joue d'une maniere particulierement significative la relation narrative entre personnage central, instance enonciative, et lecteur virtuel), tels sont les points que nous analyserons tout au long de ces pages, compte tenu de leur recurrence ou de leur importance significatives aussi bien dans la Recherche que dans le Mann ohne Eigenschaften. L'originalite intrinseque de ces textes excluait que l'on put leur appliquer une grille d'analyse preetablie: ce sont ici les oeuvres elles-memes qui suggerent leur protocole de lecture. L'examen des «Jeux et enjeux de l'enonciation», fil d'Ariane de notre demarche, est ainsi motive par un effet de lecture ressenti avec une acuite singuliere. En effet, dans la Recherche comme dans le Mann ohne Eigenschaften, tout se passe comme si la figure centrale, ä la fois omnipresente et «sans caracteres», devenait, en raison meme de cette indetermination qualitative, le Symbole d'une nouvelle relation au monde. L'analyse distanciee et critique d'Ulrich, la recreation poetique, par le Narrateur proustien, de ce qu'il est convenu d'appeler la «realite», semblent prendre le pas sur Taction in medias res. Dans ces relectures du reel, quelle est la part du protagoniste, quelle est celle de l'instance narrative? Les brouillages enonciatifs que nous evoquerons ne signalent-ils pas les degres d'une connivence discursive et ideologique entre
Introduction
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protagoniste et narrateur? Quelles sont, ici et lä, les limites, voire, les failles significatives de l'apparent «multiperspectivisme», de l'apparent
«monoper-
spectivisme»? Tout en prenant appui sur les travaux des narratologues (Gerard Genette, Pascal Alain Ifri, Marcel Muller en particulier), nous les avons soumis ä l'epreuve des textes, en particulier de celui de Musil, puisque ces analyses etaient essentiellement consacrees ä Proust. Ce travail prealable a permis de mettre en place une terminologie susceptible de rendre compte plus clairement de deux textes a priori tres differents, mais aussi de souligner un certain nombre de phenomenes atypiques, ceux-la memes qui revelent la specificite de chaque oeuvre. Les jeux de la voix duelle (protagoniste-narrateur), lies ä la fonction essentiellement reflexive de la figure centrale, contribuent par exemple ä la mise en place d'un nouveau contrat de lecture: le lecteur doit s'adapter ä des textes bivalents, melant sans rupture sensible narration et reflexion. Qui voit, qui parle, qui pense? Ces questions essentielles meritaient qu'on leur accordat une place de choix dans le cadre d'une etude comparatiste confrontant sans les confondre deux ceuvres ou les elements proprement narratifs semblent subordonnes aux commentaires qu'ils suscitent. A partir de ce point d'impact initial, se propagent des ondes successives, de rayon croissant. L'analyse de la relation enonciative permet de preciser le Statut du «personnage»: on a done cherche ä montrer selon quelles procedures stylistiques les figures centrales apparaissent dans la Recherche et dans le Mann
ohne
Eigenschaften c o m m e des consciences reflexives plus qu'agissantes, denuees des attributs classiques du heros romanesque, mais engagees dans un parcours spirituel ou la mise en question du moi est ä la fois le Symbole et la condition m e m e d'une mise en question des valeurs romanesques. Elle s'inscrit en effet c o n j o i n tement dans l'histoire des idees et dans l'histoire litteraire. 1 7 Le Statut du personnage central evolue, l'experience romanesque change de sens. L'aventure du heros allant dans le monde perd, precisement, son caractere aventureux, et apparait desormais c o m m e une tentation purement negative, subordonnee ä des finalites
spirituelles qui instruisent le proces de cette experience m e m e . L'action
semble ne plus exister que pour etre deniee: ce qui c o m p t e , e'est le geste du renoncement, de l'ecart, de la distanciation critique. Cette apparition de heros d'un nouveau genre (litteraire), que reflete egalement, on le verra, le point de vue des personnages secondaires sur la figure centrale, va de pair avec une analyse de la relation du personnage non seulement ä l'ecriture, mais ä la creation en general: cette relation s'avere ambigue, marquee par les categories con17
«Das Ich ist unrettbar»: la formule de Hermann Bahr s'inspire de L'analyse des sensations de Mach; ä ce sujet, voir egalement P. L. Assoun, preface ä la traduction franjaise de la these de Musil (soutenue le 14 mars 1909), Pour une evaluation des doctrines de Mach, Paris, P. U. F, coli. «Philosophie d'aujourd'hui», 1985; edition originale: Beitrag zur Beurteilung der Lehren M.achs und Studien zur Technik und Psychotechnik, Hamburg, Rowohlt, 1980.
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Introduction
currentes de la fascination et du soupfon. Pourquoi ecrire, comment ecrire, quoi ecrire? Plus qu a une hantise post-romantique ou mallarmeenne de la page blanche, ces interrogations renvoient ä une reflexion decisive sur les enjeux de l'art en general et de la litterature en particulier, dans un contexte critique qui prefigure certains debats contemporains, ou Ton glose a l'infini la fin d'un art sans finalites metaphysiques. Par ailleurs, l'eclatement de l'unite du «moi» et l'experience de ses desarrois sont egalement traduits par la multiplicite des possibles existentiels, lisibles dans les jeux de miroirs entre la figure centrale et sa propre conscience de soi, mais aussi entre la figure centrale et ses doubles narratifs, maudits ou idealises: ce «vertige des possibles», symptomatique de la crise du sujet, semble cependant pouvoir etre maitrise grace au travail de distanciation critique auquel se soumettent les protagonistes, par des voies certes differentes. Ces divers elements aboutissent ä une mise en question de la narration classique (le referent etant ici le grand «roman romanesque» tel qu'il s epanouit au X I X e siecle en Europe, jusqu'aux premieres felures flaubertiennes), qui devient objet de reference plus ou moins ironique. Ce n'est plus une «histoire» que nous «racontent» Proust et Musil. Jeux intra- et intertextuels signalent les traces d'un cadre ancien auquel se substitue une representation apparemment eclatee, une construction labyrinthique qui semble effacer comme ä plaisir les reperes habituels. Le lecteur doit partir ä la recherche du sens, dechiffrer les signes, decrypter allusions et citations . . . Devrons-nous cependant relire la Recherche et Der Mann ohne Eigenschaften, ceuvres-sommes integrant des savoirs multiples, ä la lumiere des reflexions contemporaines sur la notion de «postmodernite», entendue comme relecture critique et depassement d'un referent culturel anterieur? L'actualite du debat ne saurait garantir sa pertinence: c'est celle-ci que nous devrons interroger, d'autant que le systeme citationnel — dont usent et abusent, certes, certaines oeuvres contemporaines se reclamant du courant «postmoderne» — est moins un critere generique qu'une donnee stylistique ä mettre en relation avec les procedures de l'ironie. Reste qu'il engage la Recherche et Der Mann ohne Eigenschaften sur la voie, dejä ouverte par Cervantes et Flaubert, d'une litterature sur la litterature, oü s'aventureront ä leur tour certains de nos contemporains. Lorsqu'elle pousse ä l'extreme le goüt de I n terpolation, cette litterature-palimpseste peut laisser perplexe le lecteur solitaire confronte ä son inquietante etrangete, tel Ulrich face ä la petite Ciarisse, qui lui semble faite «aus mehreren solcher Textlagen.» 1 8 Surmonter les «desarrois du moi», ne serait-ce pas, en un sens, reinventer non seulement un nouveau rapport au monde mais aussi un nouveau rapport au monde des mots, et en particulier, au monde de la litterature? Interrogation ultime et fondatrice, ä laquelle ce dialogue entre les textes et les lignes apportera peut-etre des ebauches de reponses . . . 18
F,1,657 - J , 1,783
P R E M I E R E PARTIE
J E U X E T E N J E U X DE L'ENONCIATION
Nomenclatures
L'analyse de la question de l'enonciation, dans une perspective comparatiste, peut s'averer fort epineuse. S'agissant de Proust et de Musil, les cartes critiques se trouvent d'entree de jeu brouillees. Les deux textes presentent, en surface, des modes enonciatifs differents: d'un cote, un roman ä la premiere personne, de lautre, un roman ä la troisieme personne. L'angle d'approche doit etre mesure avec une grande prudence, et un souci d'exactitude tout musilien, mais le resultat optique ultime mettra sans doute en valeur certaines zones floues, celles memes ou se joue la specificite du discours litteraire. Roland Barthes, dans son introduction aux Essais critiques, nous rappelle d'ailleurs l'ambiguite fondamentale qui regit les jeux et enjeux de l'enonciation au sein de l'espace romanesque: La troisieme personne n'est done pas une ruse de la litterature, e'en est l'acte d e s t i t u tion prealable a tout autre: ecrire, e'est decider de dire II (et le pouvoir). Ceci explique que lorsque l'ecrivain dit Je (cela arrive souvent), ce pronom n'a plus rien ä voir avec un symbole indiciel, e'est une marque subtilement codee: ce Je-lä n'est rien d'autre qu'un II au second degre, un Π retourne (comme le prouverait l'analyse du Je proustien). 1
En un premier temps, il faudra done definir, parmi le foisonnement terminologique que nous fournit la narratologie, les notions susceptibles de rendre compte des deux textes etudies, tout en respectant leurs differences.2 On pourra ensuite comparer point par point le jeu des voix narratives, et en degager les implications semantiques. Certaines pistes de reflexion nous ont ete suggerees par l'ouvrage synthetique de Kathrine R. S. j0rgensen, La theorie du roman, themes et modes} L'auteur, reprenant comme Gerard Genette l'opposition etablie 1 2
3
Roland Barthes, Essais critiques, Paris, Seuil, 2 1 9 8 1 , p. 17. Du cote proustien, nous nous refererons principalement aux travaux de G. Genette, M. Muller et P. A. Ifri (cf. bibliographie); en ce qui concerne l'ceuvre de Musil, la principale etude est celle d'Alan Holmes, Robert Musil «Der Mann ohne Eigenschaften», an examination of the relationship between author, narrator and protagonist)', sous des apparences relativement claires (distinction a priori evidente entre le narrateur et Ulrich), apparaissent un certain nombre d'ambiguites qui meritent d'etre elucidees, leur examen pouvant permettre d'eclairer des aspects essentiels de l'oeuvre. Kathrine S0rensen Ravn Jßrgensen, La theorie du roman, themes et modes, K0benhavn, Nyt Nordisk Vorlag Arnold Busck, 1987: voir en particulier les pp. 7 6 ä 8 6 , «Typologie des modes narratifs».
Premiere partie: jeux et enjeux de l'enonciation
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par Benveniste entre histoire et discours, distingue au sein de ce dernier discours du narrateur et discours des personnages. Au lieu d'employer le terme genettien de diegese, K. S. R. j0rgensen parle de discours du narrateur implicite, lequel demeure ä l'exterieur de l'histoire et ne declare pas sa relation avec eile: le narrateur implicite remplit en fait, en restant dans l'ombre, comme le metteur en scene au theatre, la fonction de regie, dont releve l'organisation de la diegese. Par ailleurs, au sein du roman, la narration peut etre interrompue par un discours entre le narrateur et le lecteur virtuel, ailleurs nomme narrataire extradiegetique (voir en particulier Genette et Ifri).4 L'echange est marque par les indices traditionnels du discours: pronoms de la premiere personne ou equivalents, renvoyant ä l'instance narrative («je», «nous» et «on» de modestie, emploi du terme «l'auteur» ou d'equivalents periphrastiques, sans compter l'usage du passif impersonnel evitant l'emploi de «on»); usage du present ou du passe compose, renvoyant ici ä la situation de communication, de meme que les demonstratifs et indicateurs adverbiaux. L'echange, en quelque sorte, se realise ä la fois pardelä et ä travers le recit. Le narrateur qui intervient dans l'histoire et dit «je» est appele par Κ. R. S j0rgensen narrateur explicite personnel. Mais le narrateur peut aussi intervenir sans dire «je». On releve alors des elements tels que les faits d'attestation (le narrateur affirme ses certitudes quant ä ce qu'il raconte), les modalites d'assertion (le narrateur evoque son degre de certitude plus ou moins grand par rapport aux propos qu'il enonce), les explications et evaluations de certains elements de l'histoire (reseau des epithetes, des adverbes de modalite, des comparaisons, des commentaires, des analyses), les reactions eventuelles (emotives, morales, intellectuelles: la encore les modalisations jouent un grand role), et enfin I'ideologie (au sens large), exprimee sous forme de digressions reflexives. Ainsi pourrons-nous reconnaitre dans Der Mann ohne Eigenschaften, sous le couvert d'un meme anonymat enonciatif, d'une part l'instance du narrateur implicite regissant l'organisation romanesque, et d'autre part les apparitions exclusivement discursives d'un narrateur explicite personnel ou impersonnel. Dans A la recherche du temps perdu, l'omnipresence du Je-Narrateur, narrateur explicite personnel, est parfois nuancee, nous le verrons, par les incursions a priori heterogenes d'un narrateur implicite omniscient, rompant avec le parti pris subjectiviste qui caracterise l'oeuvre. On retiendra par ailleurs, avec Genette, la distinction fondamentale entre un narrateur heterodiegetique impersonnel, qui se manifeste plus ou moins explicitement (celui du Mann ohne Eigenschaften) et un
4
Op.cit. Pour une analyse exhaustive de la terminologie concernant le(s) lecteur(s), voir Yves Chevrel, «Champ des etudes comparatistes de reception. Etat des recherches.», Oeuvres et critiques, vol. anniversaire, Tübingen, Gunter Narr, et Paris, Jean-Michel Place, t. X I , 2, 1 9 8 6 , pp. 1 4 8 - 1 4 9 .
Nomenclatures
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narrateur personnel homodiegetique , present dans l'histoire en tant que personnage, et autodiegetique, celui, en l'occurrence, de la Recherche: La Recherche est fondamentalement un recit autodiegetique, ou le heros-narrateur ne cede pour ainsi dire jamais ä quiconque [ . . . ] le privilege de la fonction narrative. 5
II semble prudent de preciser des ä present certains termes: «personnel» ne veut pas dire «personnalise». Le Je-Narrateur proustien nest pas plus «personnalise» que le narrateur anonyme du Mann ohne Eigenschaften. Pourquoi? Parce qu'il est d'abord et avant tout narrateur, et qu'en tant que tel sa «personnalite» presumee s'efface derriere la description du personnage qu'il a ete, ä travers un pouvoir d'actualisation du passe parfaitement irrealiste, c'est-ä-dire specifiquement romanesque ... On peut rappeler ici les propos de Wolfgang Kayser, operant une extension ä partir de l'analyse du mode narratif de Moby Dick: Dans ce roman, comme partout ailleurs, le narrateur ä la premiere personne n'est aucunement le prolongement lineaire du personnage raconte. II est plus que cela; son personnage, celui du heros vieilli, n'est que le masque sensible qui cache une realite autre. 6
Le Je-Narrateur de la Recherche se distingue du Je-narre, ä savoir le heros du roman, nomme Je. Le Je-narre, de par son anonymat, est, comme nous le verrons, symetrique du personnage central de Der Mann ohne Eigenschaften, qui, bien que prenomme Ulrich, est lui aussi defini comme «sans particularites». Les deux ceuvres offrent de ce point de vue chacune une reponse differente ä la question de la disparition des attributs classiques du personnage romanesque.
5
G. Genette, Figures 111, p. 255.
6
W. Kayser, « Q u i raconte le roman?», Poetique du recit, Seuil, Paris, 1977, pp. 75 — 76; paru originellement dans W. Kayser, Die Vortragsreise, Bern, Francke, 1957, pp. 8 2 101; traduction franchise d'abord parue dans Poetique, 4, 1970.
I. L'effacement de l'auteur reel
1. L'Innommable J e ne sais si je vous ai dit que le livre etait un roman. Au moins, c'est encore du roman que cela s'ecarte le moins. II y a un monsieur qui raconte et qui dit: J e . 1
L'anonymat du protagoniste de la Recherche est une donnee de fait. Pourtant, rarement incognito fit couler plus d'encre. Contre Sainte-Beuve, et contre les lecteurs avides de «des» autobiographiques, le nom est ici frappe d'une sorte de tabou: «il semble protege, ecrit Marcel Müller, d'un interdit aussi severe que celui qui frappe Jehovah. Avoir un nom, c'est etre pour autrui cet objet qu'autrui est pour nous.»2 Le plaisir de l'anonymat n'a d'egale que la crainte d'etre nomme, et le romancier s'en amuse, comme dans cette scene exemplaire de Sodome et Gomorrhe oü les jeux periphrastiques du non-dit occultent le nom maudit, prononce de facto dans l'histoire, mais tu(e) dans la narration: Mais c'etait maintenant mon tour d'etre annonce. [ . . . ] L'huissier me demanda mon nom, je le lui dis aussi machinalement que le condamne ä mort se laisse attacher au billot. II leva aussitot majestueusement la tete et, avant que j'eusse pu le prier de m'annoncer ä mi-voix pour menager mon amour-propre si je n'etais pas invite, et celui de la princesse de Guermantes si je l'etais, il hurla les syllabes inquietantes avec une force capable d ebranler la voüte de l'hötel. [ . . . } A partir du moment oü j'avais perju le grondement de mon nom, comme le bruit prealable d'un cataclysme possible, je dus, pour plaider en tout cas ma bonne foi et comme si je n'etais tourmente d'aucun doute, m'avancer vers la princesse d'un air resolu. (IV, 3 7 - 3 8 )
Le refus de designer le protagoniste autrement que par le pronom «Je» lui confere une ambigu'ite ideale, situee entre l'impersonnalite la plus pure et la subjectivite la plus radicale, sans que nulle donnee paratextuelle (absence de sous-titre «Roman» ou «Souvenirs») vienne resoudre ce qui n'est peut-etre qu' une fausse enigme ...
1
2
Lettre de Proust ä Rene Blum, 24 fevrier 1913; citee par Leon Pierre-Quint, Proust et la Strategie litteraire, Paris, Correa, Buchet-Chastel, 1954, p. 39. M. Muller, op.cit., p. 16.
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I. L'effacement de l'auteur reel
La reticence de Proust ä nommer son Narrateur et neanmoins personnage devrait inviter le lecteur ä respecter lui-meme cette distinction entre «auteur» et «Narrateur», en depit des analogies que Ton pourrait croire reconnaitre entre eux. En effet, meme si dans les manuscrits il arrive que Proust utilise le prenom «Marcel», dans le texte definitif il le supprime systematiquement, füt-ce au prix d'acrobaties stylistiques, comme l'ont note Michihiko Suzuki et Edward Bloomberg. 3 Par ailleurs, les deux seules apparitions du prenom «Marcel» dans une oeuvre d'une telle ampleur, peuvent-elles vraiment etre considerees comme des lapsus revelateurs?: Elle retrouvait la parole, eile disait «Mon» ou «Mon cheri», suivis de Tun ou lautre de mon nom de bapteme, ce qui, en donnant au narrateur le meme prenom q u a l'auteur de ce livre, eüt fait: «Mon Marcel», «Mon cheri Marcel». (111,583) II fut plus grand encore quand un cycliste me porta un mot d'elle pour que je prisse patience et oü il y avait ces gentilles expressions qui lui etaient familieres: «Mon cheri et eher Marcel, j'arrive moins vite que ce cycliste [ . . . ] » (111,663)
La premiere occurrence appartient ä la portion de La prisonniere que Proust n'a relue qu'une fois; la seconde — a priori plus troublante — est un hapax issu d'un manuscrit qu'il n'a fait que «feuilleter hätivement», ainsi que le precisent les editeurs de la Recherche.4 Glosant la premiere occurrence, E. Bloomberg a fort bien analyse les intentions sous-jacentes de Proust: Autrement dit, si vous, lecteur, croyez que je suis le narrateur, cela aurait fait «Marcel», mais je tiens ä vous signaler que moi, l'auteur, je n'affirme rien de tel. Proust introduit sa proposition conditionnelle par un gerondif («en donnant») pour eviter «si je lui donnais mon prenom»: l'auteur dirait «je», ce qu'il ne veut pas, car le «je» du livre deviendrait alors «il». Les rapports seraient invertis. 5
Cependant, ces effets de la distraction ou du manque de temps, de meme que l'usage episodique, dans les manuscrits, du prenom «Marcel», ont pu entrainer certaines confusions. Bloomberg, qui rejoint par ailleurs les analyses anterieurement menees par Harold Waters, souligne ä juste titre les risques d'un amalgame abusif entre auteur et instance narrative: «And it is clear that the narrator is very like Marcel Proust», ecrivait Harold Waters. 6 Bloomberg corrige cette lecture, rappelant que «Le narrateur est essentiellement sans etat-civil etabli»
3
Michihiko Suzuki, «Le proustien», Bulletin et des Amis de Combray,
de Proust et de son Narrateur», Neophilologus, 4
de la Societe des Amis de Marcel
Proust
n°9, 1 9 5 9 , pp. 6 9 - 8 2 , et Edward Bloomberg, «Les rapports vol. 5 7 , Groningen, Wolters-Noorhoof
Publishing, 1 9 7 3 , pp. 2 3 8 - 2 4 3 . Voir Pleiade, I, p. 1 6 9 7 , remarques sur l'etablissement du texte des pages 2 3 8 ä 2 4 3 (il s'agit ici de la p. 238).
5 6
E. Bloomberg, op. cit., p. 2 3 9 . H. Waters, «The Narrator, not Marcel», French Review, X X X I I I , n°4, fevrier 1 9 6 0 , pp. 3 8 9 - 3 9 2 , ici p. 3 9 1 .
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Premiere partie: jeux et enjeux de l'enonciation
et «pourvu d'une personnalite peu marquee par rapport ä Proust.» 7 Tout se passe comme si l'auteur avait voulu diluer l'identite sociale de son Narrateurpersonnage, non seulement pour eviter de lui etre identifie, mais aussi dans la perspective specifiquement poetique d'une reevaluation des conventions romanesques. L'ecriture d'un roman de forme pseudo-autobiographique exige une rupture avec les vocables trop familiers: Proust s'autorisait encore une autocitation dans la version de «l'article du Figaro» contemporaine du Contre SainteBeuve (Cahier 2, Esquisse XII). 8 Dans la Recherche, il s'interdit une teile entrave au jeu fictionnel: la seule veritable trace du Nom interdit serait-elle alors le cryptogramme decouvert par Serge Doubrovsky dans les Petites Madeleines?9 Reste que Proust ne sera pas le personnage de ce roman, füt-il ecrit ä la premiere personne: l'experience avortee de Jean Santeuil lui a montre l'inefficacite du simple transfert pronominal; un «il» denomme peut etre plus autobiographique qu'un «je» anonyme. Par ailleurs, on rencontre dans le texte proustien quelques noms de personnages reellement connus de l'auteur: Dieulafoy, 10 Bertrand de Fenelon, 11 Charles Haas, 12 Marie Gineste et Celeste Albaret, devenues courrieres au GrandHotel de Balbec. 13 Ces occurrences ne sont pas exactement assimilables ä l'utilisation classique de noms de personnes reelles dans une fiction de type histori-
E. Bloomberg, op. tit., p. 2 4 1 . Voir Pleiade, III, 1697, remarques sur l e t a b l i s s e m e n t du texte des pp. 6 2 2 ä 915. 9 Serge Doubrovsky, La place de la madeleine. Ecriture et fantasme chez Proust, Paris, Mercure de France, 1974, chap. X, pp. 1 1 9 - 1 3 3 ; Doubrovsky commente Yhapax typograp h i q u e des majuscules utilisees en (1,44), en relation avec les «coquilles de SaintJ a c q u e s » , nom commun forme sur un nom propre, alors que chez Proust «Petites Madeleines» apparait comme un nom propre issu d'un nom c o m m u n : «Ainsi le refoule u l t i m e de la scene de la madeleine, lequel naturellement laisse ses traces, c'est les nom et prenom du Narrateur. Son identite, il ne la cache pas seulement aux autres, il la rejette pour l u i - m e m e , il veut etre, pour l u i - m e m e , non identifiable. Le proustien refuse de s'appeler Marcel Proust.» (p. 120) 7 8
Une autre interpretation des Madeleines est suggeree par J u l i a Kristeva, dans son bei essai intitule he temps sensible. Proust et l'experience litt er aire, Paris, Gallimard, 1994, pp. 1 5 - 2 9 : de Sainte Marie-Madeleine ä la Madeleine de Gouvres de la nouvelle L'indifferent, en passant par Madeleine Blanchet, personnage de Francis le Champi, « U n e irradiation metaphorique et m e t o n y m i q u e se met en place, qui associe les lieux et les instants au sein du desir et condense ces intermittences dans une purete orale.» (p. 2 8 ) 10 11 12
13
C. G., 11,633 et 6 3 8 . S. et. G., 111,168. C. G., 11,866, ä propos des «tubes» gris, dans compter un passage truque (ä dessein bien entendu), P.,111,705, oü l'instance narrative interpelle d'abord Swann («eher Charles S w a n n » ) , puis « l e » resitue dans le tableau de Tissot, Le Cercle de la rue Royale ( 1 8 6 7 ) , et enfin declare qu'il y a «quelques traits» de « l u i » dans le personnage de Swann . . . S. et G., 111,240 ä 244.
I. L'effacement de l'auteur reel
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que, comme c'est le cas par exemple dans les romans d'Alexandre D u m a s pere. Cependant tout se passe comme si, dans ces passages qui demeurent fort rares compte tenu de l'ampleur du texte, et qui sont par ailleurs, pour certains d'entre eux, le resultat d'additions tardives, l'auteur jouait avec le Statut ambigu du «je», tout en s'attachant ä inserer ces allusions dans un tissu narratif tres dense, au point qu'elles perdent leurs implications «realistes» et se desincarnent pour netre plus que des mots-phares, designant des etres de pure fiction. Le signifiant est le meme, mais le signifie a change. L'interdit de route pseudolecture biographique est d'ailleurs formule par l'auteur lui-meme dans l'allusion aux Lariviere (personnages reels, apparentes ä Celeste Albaret, et auxquels Proust ecrivit), 1 4 lesquels deviennent, dans le texte, parents de Franfoise, personnage fictif: Dans ce livre ou il n'y a pas un seul fait qui ne soit fictif, ou il n'y a pas un seul personnage «ä clefs», oü tout a ete invente par moi selon les besoins de m a demonstration, je dois dire [ . . . } que seuls les parents millionnaires de Franfoise [ . . . } sont des gens reels. Et persuade que leur modestie ne s'en offensera pas, pour la raison qu'ils ne liront jamais ce livre { . . . ] je transcris ici leur nom veritable: ils s'appellent, d'un nom si frangais d'ailleurs, Lariviere. (T. R., IV,424)
Dans cette mise en garde, intervient exceptionnellement — tant l'enjeu est important — une instance ecrivante mettant ä distance l'objet de sa creation, et qui n'est pas le protagoniste: le pronom «moi» ne peut referer ä ce dernier, lequel n'«invente» pas, mais est cense raconter sa vie reelle. Proust transcrit, eventuellement, des noms veritables. Cela ne veut aucunement dire qu'il decrit des etres de chair et de sang: la valeur du nom, chez Proust, atteste assez combien le signifie se dissocie souvent de son signifiant «reel». Seule la reverie permet d'harmoniser un signifiant et un contenu poetique, done «vrai». Cependant, la valeur referentielle socio-historique de certains noms propres appartenant ä l'arriere-plan narratif peut, fut-ce secondairement, jouer un role. En effet, ainsi que le precise Eugene Nicole, Proust selectionne les noms propres selon trois criteres concurrents: leur morphophonologie (role du signifiant), leurs connotations semantiques (signifie), et le cas echeant leur mise en relation possible avec un autre signifie present dans le texte (jeux de correspondances ou d'oppositions): Q u a n d la Recherche fait reference ä Rebattet, Delion, C o l o m b i n , etc. pour designer un confiseur, un chapelier, un salon de the, on peut penser que pour Proust le choix des noms reels s'est trouve aussi bon qu'un autre dans ce cas insignifiant ou au contraire qu'il a attache une valeur particuliere ä la mention d u nom en tant q u e signe sociohistorique £...]. II ne fait pas de doute en effet q u e ces noms propres determinent globalement une reference socio-historique au m e m e titre que l'exposition universelle, les premiers telephones ou les debuts de l'aviation. C'est-ä-dire que, dans ce cas aussi, nous nous trouvons devant un role semiotique, determine par l'existence d'un socio14
Voir note Pleiade, IV, 1247, et Monsieur Proust de Celeste Albaret, op. tit., p. 4 0 3 .
Premiere partie: jeux et enjeux de l'enonciation
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lecte (meme si son efficacite s'estompe en diachronie et est d'ailleurs variable de lecteur ä lecteur). 15
D'autre part, on doit se garder de toute lecture biographique, dans un passage comme celui-ci: [ . . . ] et je peux en temoigner, moi l'etrange humain qui, en attendant que la mort le delivre, vit les volets clos, ne sait rien du monde, reste immobile comme un hibou et comme celui-ci, ne voit clair que dans les tenebres. (S. G. ,111,371)
Nous nous eloignons ici quelque peu du point de vue developpe par Marcel Muller dans la troisieme partie de son ouvrage: 16 il y fait en effet intervenir le Signataire, terme qui dans sa terminologie designe «indifferemment l'Auteur ou l'Homme», lesquels representent les interventions du «moi createur» et du «moi quotidien» dans l'ceuvre. Marcel Muller prend d'ailleurs soin de preciser que «cet aveu peut etre mensonger»; de fait, 1 erudition biographique ne risquet-elle pas de contaminer la lecture du texte en lui-meme et pour lui-meme?
2. Le narrateur sans qualites La genese du Mann ohne Eigenschaften, teile quelle apparait dans les Tagebücher, semble proceder d'une occultation progressive du presuppose autobiographique. Si, dans le cahier portant le numero 5 (8 aoüt 1 9 1 0 - 1 9 1 4 , octobre 1911 ou plus tard), Musil pose lequation «Roman: wie eine Autobiographie.», 17 cela ne signifie aucunement qu'il confonde les deux genres, distingues nommement, et compares d'un point de vue purement technique. En fait, dans la perspective musilienne, tout se passe comme si, en dehors de la specificite d'une forme (usage de la premiere personne), le terme «autobiographie» recouvrait essentiellement le domaine de la vie intellectuelle. Ainsi, lorsque Musil travaille ä son projet Tentatives pour trouver un homme autre, c'est un roman ä la premiere personne, racontant l'histoire d'un «II» nomme «Anders», qu'il envisage d'ecrire: Ich kann die Verfügung durch Ag. [sie] in allen Phasen schildern u. den Rest verschweigen. Ich kann das Verbrechen besser motivieren weil es natürlicher ist, daß ich mich verteidige, als daß es ein andrer tut. Ich kann alles sagen, was mich interessiert, u. warum es das tut. Eine fingierte Biographie erzählen. Usw. so, wie wenn ich die Essays schreiben wollte. 18
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E. Nicole, «Geneses onomastiques du texte proustien», Etudes proustiennes 5, «Cahiers Marcel Proust», n°12, Paris, Gallimard, 1984, pp. 6 9 - 1 2 5 , ici pp. 1 0 1 - 1 0 2 . Μ. Muller, op. cit., pp. 1 5 7 - 1 7 5 . Tagebücher, I, 298, Hamburg, Reinbeck bei Hamburg, Rowohlt, 1976; n.k pour designer les journaux de Musil, nous utiliserons desormais l'abreviation Tgb. Cahier 21, 1 9 2 0 - 1 9 2 6 , Tgb, 1,608 et Jx, 1 1 , 9 8 - 9 9 .
I. L'effacement de l'auteur reel
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Cette forme entre en concurrence avec le roman dejä ebauche de L'Espion, dont le personnage central s'appelle Achille: Ich erzähle. Dieses Ich ist aber keine fingierte Person, sondern der Romancier. Ein unterrichteter, bitterer, enttäuschter Mensch, Ich. Ich erzähle die Geschichte meines Freundes Achilles. Aber auch was mir mit andren Personen des Romans begegnet ist. 19
Musil ne distingue pas, dans sa terminologie, «auteur» (ou encore «romancier») et «narrateur», ce qui entraine une sorte de confusion entre le plan de la realite et celui de la fiction: l'emploi de l'expression «was mir mit andren Personen des Romans begegnet ist» confirme cette hypothese. Cependant notre auteur va s'orienter ensuite nettement vers la conception — caracteristique de l'ecriture du Mann ohne Eigenschaften — d'un narrateur qui ne se confond pas avec l'auteur, meme s'il lui emprunte un mode discursif et une vision du monde. Les notes des Tagebücher concernant la «technique de narration satirique» definissent, en reference ä Sterne et ä Montesquieu, les modalites possibles d'une teile distanciation: «Man muß auch das, was man liebt, so durchdenken und beherrschen, daß es satyr, [sic] erscheint.» 20 Les «Notes pour un drame ä la premiere personne» 21 confirment cette intention: le protagoniste, devant le rideau, raconte les evenements au public comme dans un roman ä la premiere personne. Ce JeNarrateur-Personnage peut eventuellement avoir ete mele ä Taction qui se deroule sur scene («je» parle aussi de lui-meme ...), ou bien η etre qu'un spectateur qui observe, moqueur, emu, ou selon. Dans le Cahier 25, poursuivant les Tentatives, Musil ecrit: «Ich» wird in diesem Buch weder der Verfasser, noch eine von ihm erfundene Person, sondern ein wechselndes Gemisch von Beiden. [...] Mit andren Worten, ich habe weder die überpersönliche oder unpersönliche Absicht die Wahrheit zu sagen, vielleicht mangelt mir auch bloß die Fähigkeit dazu, noch die, meine persönliche Uberzeugung vorzutragen, denn ich habe keine = die interessiert mich nicht einmal selbst =, noch die Absicht, mich zu einer Romanfigur zu machen, als welche ich ein Charakter sein müßte [...] denn will ich keiner sein. 22
L'invention de l'homme sans qualites va done de pair avec ces tentatives pour trouver non seulement un homme autre, mais egalement, par voie de consequence, un autre mode discursif. Le «je» essayiste (et ses equivalents: «on», «nous», passif impersonnel), qui ne se refere explicitement ni ä une personne privee (l'auteur lui-meme) ni ä quelque «moi» fictif comme dans un roman ä la premiere personne, sera le pivot de cette nouvelle technique romanesque.
19 20 21 22
Cahier 21, Tgb, 1,579 et Jx, 1 1 , 6 6 - 6 7 . Cahier 21, Tgb, 1,583, et Jx, 11,71. Cahier 21, Tgb, 1,630 et Jx,II,125. Cahier 25, Tgb, 1,642, et Jx, II,141 ; n.b : le signe « = » utilise dans l'edition Frise signifie «ecrit au-dessus de la ligne, dans le manuscrit.»
20
Premiere partie: jeux et enjeux de l'enonciation Dans le Mann ohne Eigenschaften, disparait toute reference explicite ä l'auteur
reel. Auteur et narrateur ne se confondent plus. C o m m e l'ecrit Peter Nusser, Der «Erzähler» des Mann ohne Eigenschaften tritt weder als Person inmitten der Romangestalten auf, noch g i b t er sich außerhalb der Welt der Romanfiguren persönlich zu erkennen. Ebensowenig erscheint er als erzählendes « I c h » . Er ist ein «entpersönlicher Erzähler», der zwar im R o m a n anwesend ist, aber in der Anonymität verbleibt.«23
II paralt done abusif de ne voir dans ce roman que la la «traduction de traits autobiographiques par le biais de l'art (»Übersetzung autobiographischer Züge in das Medium der Kunst«), ainsi que le fait J u d i t h Burckhardt lorsqu'elle analyse le personnage d'Ulrich par comparaison systematique avec Musil luimeme (tandis qu'Agathe ne serait autre que Martha Musil .. .) 2 4 Peter Nusser, ä la suite de Helmut Arntzen, a pourtant denonce le caractere reducteur de ce type d'interpretation: »Rückschlüsse von Ulrichs Erlebnissen im Roman auf Musils Privatleben, die oft in der journalistischen Literatur gezogen wurden, sind unzulässig.« 2 5 Musil, qui n'ecrit pas son autobiographic, mais une fiction d'un nouveau genre mettant ä l'epreuve un certain nombre d'hypotheses intellectuelles, se garde d'employer des tours trop personnalisants, et prefere un mode d'ecriture opaque, marque notamment par l'usage reitere du passif impersonnel. 2 6 Ainsi, tant dans la Recherche du temps perdu que dans le Mann ohne Eigenschaften, l'auteur, en tant que figure personnalisee renvoyant, fut-ce dans un pur souci d'illusionnisme, ä l'individu historique signataire de l'oeuvre, n'apparait pas textuellement. En revanche, la participation du narrateur, qu'il s'agisse du narrateur anonyme musilien ou du Je-Narrateur proustien, joue un role capital. Cette presence s'affirme de maniere essentiellement impersonnelle: meme dans la Recherche, le fait que ce soit un «je» qui s'exprime ne signifie pas qu'il puisse
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Peter Nusser, Musils Romantheorie, T h e H a g u e , Paris, Mouton, 1967 pp. 6 1 - 6 2 ; voir egalement l'ensemble du chapitre « D e r Erzähler», pp. 6 1 - 7 4 ; n.k l'expression «entpersönlicher Erzähler» est empruntee ä W. Kayser, qui l'utilise dans l'article cite par nous supra.
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J u d i t h Burckardt, «Der Mann ohne Eigenschaften» von R. Musil oder das Wagnis der Selbstverwirklichung, Bern, Francke, 1973, p. 132; voir egalement pp. 1 3 0 - 1 4 2 .
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Peter Nusser, op. cit., note 8 5 , p. 73 Les lecteurs de la traduction franfaise auront peut-etre remarque qu'il arrive ä P. J a c cottet d'utiliser le terme «l'auteur»: «Apres ces allusions [ . . . ] on accueillera avec soulagement la promesse que ni en ce chapitre ni plus tard l'auteur ne tentera serieusement [ . . . ] » (J,1,203). Musil quant ä lui a utilise une tournure passive: « N a c h diesen Andeutungen [ . . . ] wird man gerne die Versicherung entgegen nehmen, daß weder an dieser Stelle noch in der Folge der glaubwürdige Versuch unternommen werden wird [ . . . ] . » (F,1,170); au debut d u roman, on rencontre m e m e un « j e » qui n'existe pas dans le texte allemand: «Les deux personnes dont je parle» (J,I,11) pour «Diese beiden» (F,I,10)
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I. L'effacement de l'auteur reel
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etre decrit ou nomme. Le refus de faire intervenir un narrateur par trop «incarne» n'est pas indifferent. Chez Proust, il permet de dejouer l'identification eventuelle du Narrateur avec le signataire, pour peu que Ton consente ä s'en tenir au texte . . . Chez Musil, il participe d'une volonte d'abstraire la reflexion de toute reduction abusive qui voudrait y lire le portrait moral de l'ecrivain, tandis qu'Ulrich ne serait qu'un masque de son propre moi. Proust et Musil jouent l'un et lautre d'un mode enonciatif subtil, qui suppose de la part du lecteur une certaine vigilance, mais revele aussi toutes les saveurs du texte. Dans Γoeuvre litteraire, l'enonciation est en effet intrinsequement un effet d'enonce, qui doit etre le plus souvent reconstruit par l'interpretation. Qu'elle soit marquee par des indicateurs morpho-syntaxiques, voire hypertrophiee (comme dans la Recherche), ou au contraire masquee et en quelque sorte neutralist (comme dans les passages «essayistes» des deux romans), l'enonciation n'est en fait jamais neutre . . . Oü l'on voit que sous les apparences demonstratives du present dit de «verite generale», ou dans l'elegance discrete des modalisations ironiques, un sujet de l'ecriture peut exercer divers stratagemes susceptibles de nous seduire, de nous faire prendre part ä une enonciation et ä un enonce oü sa verite devient notre . . .
II. Les privileges du narrateur
La mise en valeur des specificites enonciatives de la Recherche et du Mann ohne Eigenschaften presuppose l'analyse d'un certain nombre d'effets textuels signalant une difference de Statut et de savoir entre le narrateur et le heros. On s'interessera done en premier lieu ä la fonction de regie, assumee en principe par l'auteur, qui teste en coulisses et ne se manifeste pas textuellement. Par ailleurs, le narrateur devoile sa presence par des procedes indirects. Les uns font jouer le referent intratextuel, l'histoire racontee, d'autres, le referent metatextuel: quand, dans la Recherche, le Je-Narrateur assume son role fictif et commente le texte qu'il est cense produire; quand, dans le Mann ohne Eigenschaften, le narrateur fait allusion aux conditions memes de la narration de l'histoire. Ces phenomenes font entrer en jeu le narrataire extradiegetique, et permettent une mise en perspective de la narration, et une differenciation des roles narratifs.
1. La fonction de regie a) Röle des titres et des sous-titres Les titres, dans la Recherche induisent des divisions apparentes et des regroupements thematiques: le titre general de l'ceuvre inaugure un projet circulaire dont le dernier element, Le temps retrouve, permet un retour au point d'origine. On peut ensuite distinguer les titres des sept sections, les titres au sein d'une meme section (par exemple, dans Du cote de chez Swann, «Combray», «Un amour de Swann», et «Noms de pays: le nom»), et enfin les sommaires eventuels resumant le contenu des chapitres: celui du Cote de Guermantes II1 fut ajoute sur le placard 3; la presence du «je» montre que Proust maintient jusque dans ces notations marginales, ou tout au moins paratextuelles, l'illusion d'un «je» racontant sa propre histoire. Dans Sodome et Gomorrhe 1, le sommaire («Premiere apparition des hommes-femmes, descendants de ceux des habitants de Sodome
1
«Visite d'Albertine - Perspective d'un riche manage pour quelques amis de SaintLoup. - L'esprit des Guermantes devant la princesse de Parme. - Etrange visite ä M. de Charlus. — J e comprends de moins en moins son caractere. — Les souliers rouges de la duchesse.»
IL Les privileges du narrateur
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qui fiirent epargnes par le feu du ciel»), assorti d'une epigraphe, est une addition autographe de Proust dans la seconde dactylographie avant correction. Toutes ces divisions, comme l'a montre Gerard Genette, ne correspondent pas necessairement aux articulations narratives: ce sont de simples jalons, dont l'importance est moindre que celle du rapport entre une duree — celle de l'histoire — et une longueur — le nombre de pages — induisant des phenomenes de «vitesse du recit». 2 Mais l'analyse de la «table des matieres» de la Recherche revele d'autres elements caracteristiques, demarques par rapport au recit classique. La division des sections en chapitres n'est pas systematique: La prisonniere et he temps retrouve sont des recits Continus. Le segment «Un amour de Swann» ne presente pas non plus de subdivisions internes apparentes, c'est-ä-dire marquees par des tetes de chapitres. Lorsqu'il existe une division en chapitres, d'une part, l'extension de ceux-ci est importante (de vingt-deux pages au minimum, pour Sodome et Gomorrhe II, 4, ä trois cent six pages au maximum pour «Noms de pays: le pays», dans A I'ombre des jeunes filles en fleurs), d'autre part elle est irreguliere: ainsi, la seconde partie de Sodome et Gomorrhe comporte quatre sous-chapitres, de vingt-deux ä cent quatre-vingt-onze pages. Enfin, les sommaires eventuels ressemblent etrangement ä des titres de chapitres que Ton aurait regroupes, le texte lui-meme pouvant ainsi conserver sa fluidite sans rupture: ils se composent en effet de phrases juxtaposees, verbales ou nominales, denotatives ou connotatives. Selon Jean-Yves Tadie, ces subdivisions du texte sont essentiellement liees aux imperatifs de Γ edition: «comme l'ceuvre doit apparaitre en volumes successifs, le romancier doit se resoudre ä trouver, sous le titre general, des titres particuliers.» 3 Andre Ferre souligne egalement ce fait: «Proust desirait beaucoup rendre sensible jusque dans la disposition typographique la composition de son livre, qu'il concevait comme un bloc sans cassures.» 4 La notice de la derniere edition de La Pleiade, redigee par Anne Chevalier, apporte des precisions supplementaires. 5 II s'avere la encore qu'il ne faut pas
2 3 4 5
Gerard Genette, Figures III, «Discours du recit», p. 124. Jean-Yves Tadie, Proust et le roman, Paris, Gallimard, coll. «Tel», 1971, pp. 2 5 9 - 2 6 0 . Voir edition Pleiade 1954, tome I, p. X X X I I I . Voir edition 1989, tome IV, pp. 1035—1036: «le manuscrit au net ne donne aucune indication de coupure entre les derniers volumes d'A la recherche du temps perdu·, les dactylogrammes qui sont, ä l'origine, l'exacte copie du manuscrit, donnent egalement un texte continu. C'est par la suite que viennent les indications manuscrites de titres et les decoupages du texte en volumes et en chapitres { . . . ] . Si l'on s'en tenait au manuscrit, comme dut le faire A. Ferre, le titre authentique pour Albertine disparue serait Sodome et Gomorrhe III, inscrit en tete du cahier VIII du manuscrit { . . . ] . On a souvent dit que la division en livres et chapitres etait, du vivant de Proust, une
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Premiere partie: jeux et enjeux de l'enonciation
negliger l'inachevement du texte. Si la mort ne l'avait interrompu, Proust aurait poursuivi son travail, dans le sens d'une cohesion plus grande encore de l'ensemble. Retenons cependant, faute de certitudes, cette idee d'une construction rigoureuse mais fluide, menageant un systeme complexe d'echos, de reflets, de rappels thematiques, comme dans une ceuvre symphonique. Dans l'oeuvre de Musil, l'usage des titres et sous-titres renvoie ä une intention bien differente: ils sont lies organiquement au fonctionnement de l'ironie et de l'effet de distanciation. Leur role d'embrayeurs joue ici ä plein. Ce sont des commentaires a priori de ce qui va suivre. Iis sont le lieu d'une mise en perspective explicite de la narration, voire, d'une mise en question de celle-ci. En hypertrophiant la compartimentation du texte (ce qui est exactement l'inverse de ce qui se passe chez Proust, ou les sous-titres interviennent plutot comme aide-memoire, sans rompre la fluidite textuelle, et oü les titres fonctionnent un peu comme les alterations ou les changements de cle en musique), ils designent paradoxalement la decomposition du schema classique des developpements romanesques. Le reseau des titres de chapitres musiliens constitue une hyperstructure paratextuelle tres sophistiquee, qui dejoue les precedes habituels de la narration lineaire. On pourrait ajouter, en termes genettiens, que la paratextualite est ici plus qu'ailleurs au seuil de la textualite. Der Mann ohne Eigenschaften se divise, apparemment, en trois parties: «eine Art Einleitung», «Seinesgleichen geschieht», «Ins Tausendjährige Reich (Die Verbrecher)». Nous savons en outre qu etait prevue initialement une quatrieme partie, «Eine Art Ende», dont le titre repondait symetriquement et tout aussi ironiquement ä celui de la premiere partie. 6 II s'agit lä d'une division arbitraire, volontairement faussee par l'ecrivain, puisqu'il n'y a pas de rupture semantique objectivable entre les premiere et seconde parties. De lä, precisement, la valeur ironique des titres, et plus particulierement du second, qui joue ä deux niveaux: par rapport au contenu de la narration, c'est-ä-dire ä l'histoire racontee, et par rapport ä la narration elle-meme. 7 En outre, ce titre annonce une reflexion necessite d'ordre editorial et non litteraire, et que la pente de la creation proustienne etait au contraire de relier et unir les morceaux d'abord ecrits par fragments: c'est la fameuse comparaison du boeuf mode. Meme si les decisions de Proust sont prises en consultant les editeurs et en tenant compte des lecteurs, il nous paraitrait difficile d'adopter une conduite ultralegitimiste et de corriger Proust au nom d'un Proust plus pur, afin d'editer ce livre qu'il aurait prefere plutot que celui qu'il a fait. Certes, le livre qu'il a fait n'est pas totalement fixe et l'editeur actuel peut hesiter. Cependant le travail en cours dans les dactylogrammes nous determine ä diviser en chapitres contrairement ä ledition de P. Clarac et A. Ferre qui ne possedaient pas ces documents.»; voir egalement le tome I, ed. 1989, « N o t e sur la presente edition», p. C L X X I I . 6 7
Voir notre introduction generale. Le caractere volontairement illogique du point de depart est egalement souligne par le titre du chapitre 1, premiere partie, «Woraus bemerkenswerter Weise nichts hervorgeht»: le lecteur, d'emblee, se doit d'entrer dans le jeu . . .
II. Les privileges du narrateur
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d'Ulrich dans le chapitre 34, librement rapportee par le narrateur (car seul le contexte permet de dire qu'il s'agit bien lä d'une pensee d'Ulrich ...): «Es sind die fertigen Einteilungen und Formen des Lebens, was sich dem Mißtrauen so spurbar macht, das Seinesgleichen [.. ,]». 8 En fait, la veritable division est celle qui separe ce que l'on peut appeler le «roman de l'Action parallele» du «roman du frere et de la soeur». Mais c'est au lecteur de la degager, en fonction des indices donnes par le narrateur, dont font partie les titres de certains chapitres (comme celui du dernier chapitre de la seconde partie, «Die Umkehrung»), indices confirmes par les premieres editions du roman en deux tomes distincts, l'un comprenant les deux premieres parties, et l'autre, demeure inacheve, s'ouvrant sur les retrouvailles avec Agathe. Par ailleurs, la multiplication des chapitres induit, contrairement ä ce qui se passe dans la Recherche, une lecture constamment guidee et organisee, chaque sous-titre etant en lui-meme une rupture dans la continuite narrative doublee d'une intervention marquee du narrateur. Lecture pointilliste, mais aussi pointue, capable de percevoir, par delä l'extreme segmentation du texte, sa construction contrapuntique. L'ironie se manifeste egalement ä travers le lexique. Le caractere excessivement laudatif de certaines expressions employees dans les titres de chapitres revele en effet paradoxalement le jugement negatif du narrateur: «Die Parallelaktion steht in Gestalt einer einflußreichen Dame von unbeschreiblicher geistiger Anmut bereit, Ulrich zu verschlingen», 9 «Schweigende Begegnung zweier Berggipfel», 10 etc. Le titre peut avoir un contenu bivalent, l'ironie naissant alors de son ambigui'te: «Neues bei Walter und Ciarisse. Ein Schausteller und seine Zuschauer» 1 1 peut referer, par contigu'ite textuelle, aussi bien ä Meingast qu'ä l'exhibitionniste . . . Souvent, la teneur ironique du sous-titre n'est pergue qu'apres coup, par contraste entre ce qui a ete annonce et le contenu critique du segment en question: tel est le cas du chapitre intitule «Geistiger Umsturz». 1 2 Ailleurs, c'est la formulation globale du sous-titre qui, par l'association insolite d'idees antinomiques, cree l'ironie: «Dank des genannten Prinzips besteht die Parallelaktion greifbar, ehe man weiß, was sie ist». 13 Les titres de chapitres peuvent en outre evoquer explicitement la relation au lecteur virtuel: «Ein Kapitel, das jeder überschlagen kann, der von der Beschäftigung mit Gedanken keine besondere Meinung hat». 1 4 La fonction de regie 8
F,1,129 - J,I,154. F,1,91 - J.1,107. 10 F, 1,182 - J, 1,218. 11 F,1,780 - J,II,13312 F,I,54 - J,I,63. 13 F,I,135 - J,1,160. 14 F,1,111 - J,1,131. 9
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Premiere partie: jeux et enjeux de l'enonciation
s'y manifeste egalement ä decouvert: «Direktor Leo Fischel und das Prinzip des unzureichenden Grundes» 1 5 fait echo ä «Dank des genannten Prinzips besteht die Parallelaktion greifbar, ehe man weiß, was sie ist». 1 6 Enfin, l'alternance recit — discours y est objectivee, dans une perspective «essayiste»: «Ausflug ins logisch-sittliche Reich», 1 7 «Eine Abschweifung { . . . ] » , 1 8 «Fühlen und Verhalten. Die Unsicherheit des Gefühls», 1 9 etc. b) Organisation topographique et chronologique de l'histoire Chez Musil, le narrateur extradiegetique, c'est-ä-dire exterieur ä l'histoire racontee, dispose par lä meme d'une liberte potentielle maximale quant ä l'organisation du texte. En revanche, dans la Recherche, le parti pris decriture de l'oeuvre semble interdire α priori les interventions d'un narrateur omniscient, sorte de conscience ideale et anonyme, libre de se deplacer ä son gre dans le temps et dans l'espace. Le J e qui vit (Je-narre) et se souvient (Je-Narrateur) est soumis quant ä lui ä d'importantes contraintes. Son champ optique est necessairement limite par de multiples contingences. En principe, il ne lui est loisible de rapporter que ce qu'il a effectivement, dans l'ordre de la fiction, pu vivre, voir, ou entendre, ou bien, ä la rigueur, ce qu'il a entendu dire par un tiers: tel est l'argument d'«Un amour de Swann». Mais, comme le precise Marcel Müller, Le souvenir partiel du je-temoin, prisonnier de l'espace et du temps, est relaye par le savoir total d'un esprit qui congoit l'organisation topographique et chronologique de l'histoire. Le je qui invente vient seconder le je qui se souvient. 2 0
C'est ainsi que l'on peut observer des les Jeunes filles en fleurs, le role croissant du narrateur omniscient, alors meme que la forme pseudo-autobiographique et les conceptions litteraires proustiennes — telle sa critique des «voici comment» balzaciens — recusaient α priori cette possibilite meme. Or, plus on s'achemine vers la fin de l'oeuvre, moins ces ecarts denotant un savoir qui depasse largement les competences supposees du Narrateur, füt-il tres perspicace, font l'objet de justifications eventuelles de la part de ce dernier: dans Le temps retrouve, nous sommes transportes de l'hotel des Guermantes aux salons de la Berma, «ä l'autre bout de Paris», sans precautions oratoires particulieres. 21 Et, dans un passage comme celui-ci, oü sont evoquees les coleres — molieresques — de Charlus,
15 16 17 18 19 20
21
F,1,133 - J,1,158. F,1,135 - J,1,160. F,1,242 - J,1,291. F,1,283 - J,1,340. F,II,1163 - J , 1 1 , 6 8 4 . Marcel Muller, Les voix narratives dans la «Recherche du temps perdu», p. 112. T. R., IV,572.
IL Les privileges
du
narrateur
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comment ne pas supposer l'intervention d'un narrateur aux talents divinatoires excedant de tres loin ceux de la figure centrale?: «L'imbecile, le mechant drole! on va vous remettre cela ä sa place, le balayer dans legout oü malheureusement il ne sera pas inoffensif pour la salubrite de la ville», hurlait-il, meme seul chez lui, ä la lecture d'une lettre qu'il jugeait irreverente, ou en se rappelant un propos qu'on lui avait redit (S. G., 111,54)
Dans un article intitule «Incoherence narrative et coherence mythique dans Λ la recherche du temps perdu», Marcel Muller precise ses positions sur ce sujet, notamment par rapport aux analyses de Gerard Genette dans Figures III, lesquelles tendent ä montrer que Proust recourt ä l'omniscience «sans scrupule et comme sans y prendre garde». 2 2 De fait, si la narration d'«Un amour de Swann» est preparee par un long passage justificatif, 23 les intrusions du Romancier omniscient ne sont pour ainsi dire jamais palliees par des precautions oratoires: l'avant-dernier paragraphe de «Combray» constitue une exception. On pourrait, il est vrai, y ajouter la scene de sadisme ä Montjouvain (ainsi que les episodes construits sur ce canevas: ä savoir la rencontre de Charlus et Jupien et la scene de flagellation) oü l'effort deploye par le J e pour nous faire accepter l'invraisemblance de sa presence comme temoin desinteresse pourrait ä la rigueur justifier les coups de sonde dans l'esprit des partenaires sexuels [...]. Mais cela ne fait guere que quatre episodes du roman oü Ton puisse parier d'une gene face au lecteur. 24
Le probleme de l'omniscience se pose done essentiellement par rapport au traitement des personnages secondaires (nous reviendrons en detail sur ce point). Par ailleurs, la polymodalite de la Recherche se double d'une plurivocite, ou tout au moins d'une equivocite, consecutive la encore ä la presence de deux instances concurrentes (Je-Narrateur / narrateur omniscient), lä oü la forme pseudo-autobiographique n'en laisserait attendre qu'une seule, tributaire d'un savoir partiel. c) Role des prolepses Leur fonction et leur frequence ne sont pas les memes dans les deux textes. Dans le Mann ohne Eigenschaften, elles renvoient ä l'omniscience d'un narrateur qui maitrise les orientations de la fiction. La prolepse, d'ailleurs relativement rare chez Musil, souligne une difference de savoir et de Statut entre personnages et narrateur. Elle fonctionne ä un double niveau: au sein de la diegese, elle souligne la prescience d'un avenir que les personnages quant ä eux ignorent. De ce point de vue, l'on peut dire qu'il existe dans le texte de Musil des
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23 24
Gerard Genette, Figures III, pp. 8 1 - 1 0 5 . Sw„ 1,184. Marcel Muller, «Incoherence narrative et coherence mythique dans A la recherche
du
temps perdu», Cahiers de /'Association internationale des etudes frangaises, (numero special «Le narrateur dans le roman franjais»), Paris, les Belles-Lettres, 1984, pp. 48—49-
Premiere partie: jeux et enjeux de l'enonciation
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prolepses explicites, soulignees en tant que telles, comme dans les exemples suivants: [ . . . ] trotzdem war es wie ein kleiner Riß im Schleier des Lebens, durch den das teilnahmslose Nichts schaut, und es wurde damals der Grund zu manchem gelegt, was später geschah. (F,1,781 - J,II,134) £ . . . ] und auf ihre späteren Beziehungen zu Ulrich nicht ohne Einfluß bleiben sollte. (F,1,820 - J,II,178)
Mais on rencontre egalement des prolepses plus discretes encore: le theme de la folie de Ciarisse apparait par exemple tres tot dans le texte, ä travers certains propos ou reflexions des personnages, qui connotent cette folie sans pourtant la considerer encore comme telle. 25 Ainsi, c'est seulement ä la fin de la seconde partie qu'Ulrich s'avoue la folie de Ciarisse, tandis que le lecteur, jouissant d'un point de vue global, et guide par le narrateur, a pu depuis longtemps en reconnaTtre tous les signes: Nicht denkend, sondern hin und her schwingenden Erinnerungen folgend, gestand Ulrich sich zunächst ein, daß der schon einigemal empfangene Eindruck, Ciarisse sei nicht bloß ein ungewöhnliches, sondern im geheimen wohl bereits ein geisteskrankes Wesen, keinen Zweifel mehr erlaube [ . . . ] . (F,1,662 - J,1,790)
Le narrateur, en un passage combinant ironiquement l'adresse au lecteur ä la maniere de Sterne et le style de l'avertissement tragique, nous invite ä decrypter ces signes textuels annonciateurs d evenements ä venir: Aber wer das, was zwischen diesen Geschwistern vorging, nicht schon an Spuren erkannt hat, lege den Bericht fort, denn es wird darin ein Abenteuer beschrieben, das er niemals wird billigen können [ . . . ] (F,1,761 - J,II,111)
A un second niveau, on peut envisager comme prolepses des enonces appartenant aux segments reflexifs du Mann ohne Eigenschaften, notammment les digressions au present de verite generale oü le narrateur compare en quelque sorte deux epoques — le «damals» oü les personnages sont censes vivre, et le «heute» «d'oü il parle» ... Ces passages sont par ailleurs lies organiquement ä l'existence d'un lecteur virtuel: Walter und er waren jung gewesen in der heute verschollenen Zeit kurz nach der letzten Jahrhundertwende [ . . . ] (F,I,54 - J,I,63) Man dachte damals daran - aber dieses «man» ist mit Willen eine ungenaue Angabe; man könnte nicht sagen, wer und wieviele so dachten, immerhin, es lag in der Luft —, daß man vielleicht exact leben könnte. Man wird heute fragen, was das heiße? (F,1,245 -
J,1,295) Man tut heute so, als ob der Nationalismus [ . . . } (F,1,450 - J,1,539)
Enfin, dans l'exemple qui suit, la prolepse peut combiner les deux valeurs analysees plus haut: 25
Voir F,I: pp. 63, 147, 217, 352, 362, 435, 4 4 4 , 614, 628, 662. (J,I: pp. 7 3 - 7 4 , 175, 260, 421, 4 3 2 , 521, 532, 734, 749, 790).
II. Les privileges du narrateur
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Und wenn Arnheim um einige Jahre vorauszublicken vermocht hätte, so würde er schon gesehen haben, daß [...]. Auch andere Veränderungen würde er gesehen haben, die er kaum für möglich gehalten hätte [...} (F,I,408 - J,1,487)
Dans A la recherche du temps perdu, les prolepses sont beaucoup plus frequentes que dans l'oeuvre de Musil. Le recit ä la premiere personne se prete en effet particulierement bien ä l'anticipation, puisque l'introspection retrospective permet ä l'autobiographe fictif de multiplier, si tel est le parti pris de lecrivain, les allusions ä l'avenir, et en particulier ä sa situation au moment oil il est cense ecrire. Un bref rappel des analyses de Genette dans Figures III est ici indispensable. Les prolepses internes iteratives sont en general purement allusives, et ont valeur d'annonce. La formule canonique en est le «nous verrons plus tard», comme dans la scene de Montjouvain: «On verra plus tard que, pour de toutes autres raisons, le souvenir de cette impression devait jouer un role important dans ma vie.» 26 Les annonces sont explicites; les amorces seront elucidees plus tard: telles l'apparition de la «dame en rose» chez l'oncle Adolphe, 27 ou celle de la «dame en blanc» et du «monsieur habille de coutil». 28 Genette souligne egalement l'importance de l'anticipation proustienne ä l'occasion d'une «premiere fois» qui constitue le point de depart d'une serie iterative, le paradigme referentiel permettant d'envisager la serie d'occurrences qu'il inaugure: le premier baiser de Swann ä Odette et l'episode des catleyas, la premiere decouverte de la met ä Balbec, la premiere soiree ä Doncieres, le premier diner Guermantes, etc. Enfin, compte tenu du fait que la limite du recit premier est la matinee Guermantes, un certain nombre d'episodes de la Recherche se situent apres cette matinee, la plupart etant racontes comme des digressions au sein du recit premier. Les prolepses externes relevees par Genette auront done fonction d'epilogues: telle ou telle phase de Taction est conduite jusqu'ä son terme logique (la mort de Charlus, le mariage de Mile de Saint-Loup, etc.). On peut tenter de completer ces analyses en separant les prolepses en deux grandes categories: l'une concernant le Je-narre, l'autre concernant les autres personnages (nous reviendrons ulterieurement sur cette derniere, puisqu'elle est le lieu de brouillages particuliers, lies au probleme dejä brievement evoque plus haut de la «polymodalite» de la Recherche du temps perdu.) La valeur stylistique des prolepses concernant le personnage central est fondamentale. Elles soulignent en effet 1 etat d'ignorance du Je-narre ä une epoque donnee, comme le montrent les tours qui leur sont associes («je ne savais pas encore que . . . » et son doublet analeptique «j'ai appris depuis ...»), ainsi que 26 27 28
Sw., 1,157. Rappelons que ce «plus tard» se situe en S. G., 111,500. Odette, Sw., 1,75. Odette et Charlus ä Tansonville, Sw., 1,140.
Premiere partie: jeux et enjeux de l'enonciation
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leurs diverses variantes. Les prolepses mettent en valeur la dichotomie entre une ere de la na'ivete et de l'aveuglement, et une ere de la reconnaissance, de la relecture eclairee des signes du reel, laquelle est elle-meme emblematique du mode de lecture de la Recherche. Le leurre des apparences est signale tres tot dans le texte, en filigrane, grace ä ce double «Je» qui l'informe differemment, differentiellement pourrait-on dire . . . Jusqu'ä ce point nodal que constitue l'ouverture de Sodome et Gomorrhe, coexistent deux discours, juxtaposes, voire entrelaces, mais jamais tout ä fait confondus. Le Je-Narrateur maintient le Je-narre dans l'erreur, et refuse de lever les ambigui'tes que la suite eclairera. En revanche, ä partir de la rencontre Charlus - Jupien, prolifere le discours indirect rapportant les reflexions du Je-narre, en alternance, sans opposition ni contraste, avec le discours du Je-Narrateur: les deux instances se rejoignent progressivement. Cependant, il faut souligner qu'avant meme cet episode fondamental, apparaissent frequemment dans le texte ce que nous pourrions appeler des prolepses aphoristiques: l'usage du present gnomique y permet l'annonce implicite d'evenements futurs, tout en traduisant 1 etat acheve d'une «science» des passions, de l'art, de la vie en general. Certains passages semblent done combiner fonction narrative et fonction reflexive, telles ces lignes du Cote de Guermantes\ Mais, meme dans les details d'une affection, d'une absence, le refus d'un diner, une rigueur involontaire, inconsciente, servent plus que tous les cosmetiques et les plus beaux habits. II y aurait des parvenus, si l'on enseignait dans ce sens l'art de parvenir.
(C. G., 11,669) Ainsi, dans la Recherche du temps perdu, le recit tout entier s'organise par annonces et rappels. La fonction de regie contribue par l'intermediaire de ces jeux intratextuels ä une mise en perspective de la narration, puisque procedures memorielles et procedures narratives exhibent leurs ressemblances formelles.
2. La mise en perspective de la narration a) References intratextuelles: le temps maitrise Chez Proust, ces references sont bien souvent un moyen de mettre en valeur l'activite memorielle du Je-Narrateur — mais de la memoire volontaire, intellectuelle - , en meme temps qu'elles ont une fonction «pratique» par rapport ä la technique narrative elle-meme. II s'agit, en quelque sorte, de rafratchir la memoire du lecteur virtuel, de lui rappeler certains fils conducteurs du recit, tout en assurant la coherence de ce dernier. Le rappel intratextuel peut done jouer ici ä un double niveau: pour le Narrateur lui-meme, qui se souvient et met en relation des moments differents de son histoire; pour le lecteur virtuel, ä qui le Je-Narrateur rappelle ä tel ou tel moment tel ou tel fait anterieur de la diegese, comme dans les exemples suivants:
II. Les privileges du narrateur
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On n'a peut-etre pas oublie qu'au moment de l'attaque de m a grand-mere, je l'avais conduite chez lui [ . . . ] (S. G., 111,41) J e ne sais si c'est ä cause de ce que la duchesse de Guermantes, le premier soir que j'avais dine chez eile, avait dit de cette piece { . . . ] (S. G., 111,87) Or, tout au contraire, le baron etait non seulement chretien comme on le sait, mais pieux ä la fagon du Moyen-Age. (S. G., 111,427) Comme moi, helas! en cette fin de journee lointaine ä Montjouvain [ . . . ] . (S. G., 111,500)
Dans l'oeuvre de Musil, les references intratextuelles, outre leur role fonctionnel au niveau de la technique narrative, renforcent la complicate entre le narrateur et le lecteur virtuel: Und während er so sprach, erinnerte er sich an den Augenblick, wo er zu Diotima gesagt hatte, man müsse die Wirklichkeit abschaffen. (F,1,365 — J,1,436)
Dans cet exemple, la reference intratextuelle vaut aussi bien pour le heros (eile souligne une connexion entre ses pensees), que pour le lecteur, ä qui il est demande de se rappeler le contexte dans lequel ces propos ont ete tenus, ä savoir le chapitre 69 de la seconde partie. L'intratextualite fonctionne dans un systeme de focalisation interne, comme dans l'exemple suivant, oü est evoquee cette fois une conversation avec Agathe, ä laquelle le lecteur est done implicitement renvoye, et qui se situe au chapitre 11 de la troisieme partie: 29 Ulrich erinnerte sich, daß seine Schwester diese moralische Notlage sehr unbefangen durch die Frage ausgedrückt hatte, ob Gutsein denn nicht mehr g u t sei. (F,1,822 — J,II,180)
D'autres references intratextuelles jouent seulement sur la relation au lecteur virtuel: Es ist schon angedeutet worden, daß er Mathematiker war. (F,I,19 - J , I , 2 1 ) es war ihr Ausdruck der Ehrerbietung und Incompetenz, wovon ja schon die Rede gewesen. (F,1,301 - J , I , 3 6 l ) Es wäre schon längst eines Umstands zu erwähnen gewesen, der in verschiedenen Verbindungen gestreift werden ist. (F,1,398 - J,1,476) Sie hatte, wie man weiß, ein Vorurteil gegen allgemeine Untersuchungen { . . . ] (F,1,741 - J.11,88)
b) De la mise en perspective de l'histoire ä la mise en perspective de la narration Bien des passages de la Recherche permettent des convergences entre l'histoire et la narration, faisant se rejoindre le passe du Je-narre et le present du Je-Narrateur arrive au terme de son parcours, c'est-ä-dire au moment oü il est litteralement et fictivement «en train decrire». Tout se passe comme s'il y avait en quelque sorte mise en scene de l'acte meme d'ecrire, la distance entre le Je-
29
F,1,748 - J,II,96.
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Premiere
partie:
jeux
et enjeux
de
l'enonciation
narre et le Je-Narrateur etant par ce biais soulignee et non pas abolie. Des tonalites nostalgiques modulent ces passages oü se figent les images du passe, devenues l'objet d'une contemplation melancolique — on est fort loin de 1 etat extatique que seule suscite la memoire involontaire —, consciente ä l'extreme d'une distance temporelle irremediable, ä peine conjuree par la perennite d'une impression toute photographique: 3 0 II y a bien des annees de cela. (Sw., 1,36) Beaux apres-midis du dimanche sous le marronnier du jardin de Combray [ . . . ] , vous m'evoquez encore cette vie quand je pense a vous [ . . . ] . (Sw., 1,87) C'est ainsi, faisant halte, les yeux brillants sous son «polo», que je la revois encore [...](/. F., 11,186) J'avais en face de moi la princesse, de laquelle la beaute ne me fait pas seule sans doute, entre tant d'autres, souvenir de cette fete-lä. Mais ce visage de la maitresse de maison etait si parfait, etait frappe comme une si belle medaille, qu'il a garde pour moi une vertu commemorative. (S. G., 111,36-37) Dans ce glissement memoriel des souvenirs evoques aux temps du passe, ä leur presence visible dans le paysage mental du Narrateur, l'on retrouve d'autres reminiscences, une sorte d'anamnese litteraire . . . Comment oublier, en effet, ce que Proust disait « A propos du style de Flaubert»?: Quelquefois meme, dans le plan incline tout en demi-teinte des imparfaits, le present de l'indicatif opere un redressement, met un furtif eclairage de plein jour qui distingue des choses qui passent une realite plus durable: «Iis habitaient le fond de la Bretagne . . . C'etait une maison basse, avec un jardin montant jusqu'au haut de la colline, d'oü l'on decouvre la mer.» 3 1 Par ailleurs, certains enonces metatextuels, faisant allusion au roman en train de se faire, mettent en perspective l'acte d'ecrire, en tant qu'il est lui-meme un element narratif: J'eprouvais ä les percevoir un enthousiasme qui aurait pu etre fecond si j'etais reste seul, et m'aurait evite ainsi le detour de bien des annees inutiles pat lesquelles j'allais encore passer avant que se declarät la vocation invisible dont cet ouvrage est l'histoire. (C. G„ 11,691) Mes reflexions avaient suivi une pente que je decrirai plus tard et j'avais dejä tire de la ruse apparente des fleurs une consequence sur toute une partie inconsciente de l'ceuvre litteraire, quand je vis M. de Charlus qui ressortait de chez la marquise. (S. G., 111,5)
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31
Sur Proust et la photographie, voir Michel Erman, L'oeil de Proust. Ecriture et voyeurisme dans «Α la recherche du temps perdu», Paris, Nizet, 1988; commentant le passage A'Albertine dtsparue oü le Narrateur constate qu'un etre n'est finalement qu'une «simple collection de moments» (IV,60), M. Erman ecrit: «La photographie intervient alors comme la metaphore d'une certaine forme de memoire: eile isole differents moments, differents aspects, done differents sentiments, et temoigne de 1 eparpillement de Γ etre.» (p. 48). Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, Pleiade, 1971, p. 591.
II. Les privileges du narrateur
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Contrairemenc ä ce que je croyais dans la cour oü je venais de voir Jupien tourner autour de M. de Charlus comme l'orchidee faire des avances au bourdon, ces etres d'exception sont une foule, ainsi qu'on le verra au cours de cet ouvrage, pour une raison qui ne sera devoilee qu'ä la fin, et se plaignent eux-memes d'etre plutöt trop nombreux que trop peu. 3 2 (S. G., 111,32) Enfin, justifications et surjustifications 3 3 reflechissent, au double sens du terme, le travail de 1 ecriture, dont le Narrateur rend compte, en quelque sorte, ä son lecteur potentiel. Les justifications se donnent comme explications necessaires ä la comprehension des evenements ou des personnages, tels les passages qui precisent l'identite de ces derniers, ou analysent leur discours: Or, cette reponse de mon pere demande quelques mots d'explication [ . . . ] . (J. F., 1,423) Disons pour finir qui etait le marquis de Norpois. (J. F., 1,426) Voici ce qui s'etait passe. (C. G., 11,425) — Ah! sans ces maudites jambes! En plaine encore (a va bien (en plaine voulait dire dans la cour, dans les rues oü Franjoise ne detestait pas de se promener, en un mot en terrain plat) mais ce sont ces satanes escaliers. (C. G., 11,334) - J e crois vous avoir vu chez eile le jour oü eile a fait cette sortie ä ce M. Bloch (Μ. de Guermantes, peut-etre pour donner ä un nom Israelite l'air plus etranger, ne prononfa pas le ch de Bloch comme un k, mais comme dans hoch en allemand) qui avait dit de je ne sais quel poite qu'il etait sublime. (C, G., 11,794) Les surjustifications, quant ä elles, se situent au niveau du metalangage. Elles sont plus rares que chez Stendhal, ainsi que le note P. A. Ifri, 3 4 mais s'integrent dans le reseau de precedes qui mettent en perspective la narration, exhibant ainsi le Statut d ecrivain du Narrateur: II y a des moments oü pour peindre completement quelqu'un il faudrait que l'imitation phonetique se joignit a la description, et celle du personnage que faisait M. de Charlus risque d'etre incomplete par le manque de ce petit rire si fin, si leger, comme certaines suites de Bach ne sont jamais rendues exactement parce que les orchestres manquent de ces «petites trompettes» au son si particulier, pour lesquelles l'auteur a ecrit telle ou telle partie. (S. G., 111,333) Le Narrateur met en evidence les difficultes de la langue ecrite ä traduire les elements extralinguistiques de l'oral, tout en dejouant cet obstacle grace ä la valeur didascalique de son commentaire, comme dans ce second exemple: 32
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Allusion proleptique ä la dissertation statistique de Charlus dans La prisonniere, 111,800-812. Voir Gerald Prince, «Introduction ä l'etude du narrataire», Poetique, n ° l 4 , 1973, p. 185; G. Prince prend l'exemple du narrateur de La chartreuse de Parme: «Tout narrateur explique plus ou moins le monde de ses personnages, motive leurs actes, justifie leurs pensees. S'il arrive que ses explications, ses motivations se situent au niveau du metalangage, du metarecit, du metacommentaire, ce sont des surjustifications [ . . . ] quand il demande pardon pour une phrase mal tournee, qu'il s'excuse de devoir interrompre son recit, quand il s'avoue incapable de bien peindre tel sentiment, ce sont des surjustifications qu'il emploie.» P. A. Ifri, op. cit., p. 82.
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Premiere partie: jeux et enjeux de l'enonciation «II habite Balbec?» chantonna le baron, d'un air si peu questionneur qu'il est fächeux que la langue franjaise ne possede pas un signe autre que le point d'interrogation pour terminer ces phrases si peu interrogatives. (5". G., 111,489-490)
Les surjustiflcations peuvent prendre d'autres formes encore: le grand philosophe norvegien dont je n'ai pas essaye, pour ne pas ralentir encore, d'imiter le langage. (S. G., 111,374) Sans compliquer en parlant de David qu'elle connaissait peu [ . . . ] (T. R., IV,602)
Ce type d'enonces se retrouve dans le Mann ohne Eigenschaften, en tres grand nombre. Mais ils sont assumes par le narrateur, sous couvert de tours impersonnels, tandis que dans la Recherche ils le sont par le Je-Narrateur. Leur valeur n'est done pas tout ä fait la meme: s'ils renvoient egalement ä l'existence du lecteur virtuel, si les procedes se ressemblent, par-delä ces analogies de surface apparait une difference de fonction. Chez Proust, la mise ä distance, par quelque biais qu'elle s'opere, joue un role fondamental par rapport au propos meme du roman: retrouver le temps perdu, devenir ecrivain, raconter sa propre histoire. En revanche, dans Der Mann ohne Eigenschaften, cette mise ä distance est, si l'on peut dire, sans gravite . . . Ce qui ne signifie point qu'elle soit sans profondeur. Simplement, le «serieux de l'intention» (la formule est de Vladimir Jankelevitch) 35 ne se manifeste pas de la meme fa^on chez Proust et chez Musil: ainsi l'ironie n'a-t-elle pas la meme valeur chez l'un et chez lautre. Dans Der Mann ohne Eigenschaften, eile est un precede premier, constant, alors que dans la Recherche, elle est un precede second, subordonne ä cette intention premiere quest la mise en abyme du travail de l'Ecrivain. Dans le texte musilien, la mise ä distance de la narration s'effectue par le biais de divers procedes recurrents, qui peuvent etre mis en relation avec ceux de la Recherche. II peut s'agir d'une comparaison entre un «damals» contemporain de Taction romanesque et un «heute» renvoyant au present du narrateur: Die Wahrscheinlichkeit, etwas Ungewöhnliches durch die Zeitung zu erfahren, ist weit größer als die, es zu erleben; mit anderen Worten, im Abstrakten ereignet sich heute das Wesentlichere, und das Belanglosere im Wirklichen. (F,I,69 - J,I,81)
On trouverait dans cette serie d'occurrences les exemples cites plus haut comme pouvant avoir une valeur de prolepse externe, 36 mais egalement l'exemple suivant, commentaire metatextuel qui joue sur le style de l'avertissement au lecteur, tout en constituant une critique implicite des formes narratives traditionnelles: Nach diesen Andeutungen, über deren Gegenstand seither viele kenntnisreiche und gescheite Bücher geschrieben worden sind, wird man gerne die Versicherung entge35 36
V. Jankelevitch, Le serieux de l'intention (Tratte des vertus /), Paris, Bordas, 1970. Voir (F,I,54 - J,I,63); (F,I,56 - J,I,65); (F,1,245 - J,1,295), etc.
II. Les privileges du narrateur
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gennehmen, daß weder an dieser Stelle noch in der Folge der glaubwürdige Versuch unternommen werden wird, ein Historienbild zu malen, und mit der Wirklichkeit in Wettbewerb zu treten. (F, 1 , 1 7 0 - J , 1 , 2 0 3 )
La mise ä distance peut egalement jouer sur un mode ironique par rapport au heros, comme dans l'exemple suivant: «Der Mann ohne Eigenschaften, von dem hier erzählt wird [.. .]», 3 7 oü Ton peut observer le fonctionnement combine du passif impersonnel, de l'adverbe «hier» designant le recit, de l'intratextualite (le lecteur est renvoye implicitement au chapitre precedent), et de la valeur proleptique de lenonce, liee au sous-entendu (il existe d'autres «hommes sans qualites», dont le narrateur fait peut-etre lui-meme partie), ce qui renvoie cette fois au chapitre 17 et ä la reflexion de Walter: «Das gibt es heute in Millionen.» 38 Une formule telle que: «Das dachte er natürlich nicht so ausfuhrlich.», 39 compte tenu de la charge ironique des adverbes de modalite, montre que le narrateur implicite devalue plaisamment le personnage central, en feignant de se valoriser lui-meme. Dans cet autre passage, l'ironie joue cette fois de la valorisation du heros, nuancee par l'auxiliaire de mode «müssen» et par l'adverbe «sogar»: «Was Ulrich angeht, muß man sogar sagen, daß er in dieser Sache seiner Zeit um einige Jahre voraus gewesen ist. 40 Enfin, dans les deux occurrences suivantes, l'ironie affleure sous le commentaire laudatif que la suite du texte va dementir: Wahrscheinlich hätte er damals, nach den Gründen dieser Berufswahl gefragt, schon nicht mehr geantwortet: um Tyrann zu werden; aber solche Wünsche sind Jesuiten. (F,I,35 - J , I , 4 l ) Das war zweifellos eine kraftvolle Vorstellung vom Ingenieurwesen. (F,I,37 - J , I , 4 3 )
Cependant, ces pointes ironiques renvoient essentiellement ä la jeunesse d'Ulrich. On peut done considerer qu'elles signalent non seulement l'ironie du narrateur ä legard de son heros - perspective, disons «stendhalienne» —, mais aussi celle du heros lui-meme par rapport ä son propre passe. En effet, l'homme sans qualites partage avec le narrateur ce goüt pour la distanciation critique, qui fonde 1 ecriture de «leur» roman. Enfin, la mise ä distance peut jouer sur la narration elle-meme. On retrouve ici les justifications et surjustifications dont l'emploi a ere analyse plus haut dans la Recherche. Nous en donnerons quelques exemples significatifs. — Justifications: Dieser Gedanke gefiel ihm. Aber es muß hinzugefügt werden, daß er ihm nicht etwa deshalb gefiel, weil er das bürgerliche Leben liebte; (F,I,13 - J , I , 1 3 )
37 38 39 40
F,I,18 F,1,64 F.1,26 F,I,45
-
J,I,20. J,I,75. J,I,30. J,I,53.
Premiere partie: jeux et enjeux de l'enonciation
36 Ihre kleine Zofe Rachel -
es versteht sich von selbst, daß Diotima, wenn sie rief,
diesen Namen französich aussprach -
hatte traumhafte Dinge gehört. (F,I,97 —
J,1,114) — Surjustifications: — es ist nicht angenehm, jemand immerzu beim Taufnamen zu nennen, den man erst so flüchtig kennt! aber sein Familienname soll aus Rücksicht auf seinem Vater verschwiegen werden — (F,I,18 — J , I , 2 0 )
L'exemple ci-dessus presente un interet particulier: dans cette exclamation sentencieuse, le narrateur, qui plus est entre parentheses, entretient ironiquement l'illusion de realite, alors meme qu'il vient de se designer implicitement comme «homme du possible» et non comme «homme du reel», ä la fin du chapitre precedent. Par ailleurs, de tels scrupules vis-ä-vis du pere semblent bien derisoires (et sont done l'indice d'une derision), puisque ce dernier, s'il est permis de s'exprimer ainsi, est destine ä mourir ä la fin de la seconde patie du roman, et est done dejä mort au moment oü le narrateur raconte son histoire, qui plus est fictive . . . Le narrateur, d'entree de jeu, s'amuse ä brouiller les pistes tout en multipliant les precautions oratoires: Dieser, wie man zugeben muß, schwer zu beschreibende Raum [ . . . ] (F,I,34 - J , I , 3 9 ) Es ist leider in der schönen Literatur nichts so schwer wiederzugeben wie ein denkender Mensch. [ . . . ] und darum ist offenbar das Denken eine solche Verlegenheit für die Schriftsteller, daß sie es gern vermeiden. ( F , I , 1 1 2 - 1 1 3 -
J,1,132-133)41
Dans ce second exemple, dont l'importance est evidente pour la lecture de l'ensemble du roman, le discours du narrateur, en enclave au sein du compte rendu des pensees d'Ulrich, analyse la demarche meme de l'ecrivain qu'il represente, sur un ton d'ironie desinvolte qui n'invalide aueunement, bien au contraire, la profondeur de ces reflexions sur le caractere insaisissable de la pensee en acte. Dans la surjustification suivante: «Was das Haus Diotima vor allen ähnlichen auszeichnete, war übrigens, wenn man so sagen darf, das Laienelement [ . . . ] » , 4 2 la conditionnelle «wenn man so sagen darf» est ä rapprocher de tournures analogues, tres frequentes dans le texte, comme «man kann sozusagen . . . » , «sofern es erlaubt ist, wäre zu sagen . . . » , ainsi que de cette occurrence particulierement savoureuse: «Er flöß wie eine Welle durch die Wellenbrüder, wenn man so sagen darf; und warum sollte man nicht dürfen [ . . ,]». 4 3 Les explications de certaines ellipses sont egalement des surjustifications: Man braucht wirklich nicht viel darüber zu reden, es ist den meisten Menschen heute
41
klar, daß [ . . . } (F,I,39 -
J,1,45-46)
Voir egalement, passim,
«Es würde schwer [ . . . ] bewußt war» (F,1,517
-
J,I,6l9);
«es läßt sich schwer sagen [ . . . ] dachte» (F,1,520 - J , 1 , 6 2 3 ) ; «Es ist schwer { . . . ] erlangte.(F,I,530 - J , 1 , 6 3 5 ) . 42
F, 1 , 1 0 0 - J , 1 , 1 1 8 .
43
F,1,129 -
J,1,153.
II. Les privileges
du
narrateur
37
Ohne daß man sich weiter auf die Moral dieser Beispiele einzulassen brauchte [ . . . ] (F, 1,149 - J,1,178) Wir übergehen mit Ehrfurcht, was anfangs gesprochen wurde. (F,1,185 - J,1,221) Cette derniere occurrence est en outre la clausule du chapitre 4 5 (seconde partie), ce qui confirme encore l'habilete du procede, lie ici ä la fonction de regie. Enfin, le texte de Musil est emaille d'un tres grand nombre d enonces commentant l'elaboration du recit — commentaires commentaires
metalinguistiques
metatextuels
- et du dicours —
—, dont voici quelques exemples:
— Commentaires metatextuels: Es ist nicht schwer, diesen zweiunddreißigjährigen Mann Ulrich in seinen Grundzügen zu beschreiben { . . . ] (F,1,151 - J,1,179) Es müssen nun ein paar Worte über ein Lächeln folgen { . . . ] (F,1,301 - J,1,360) Man könnte nach diese Vorgeschichte nicht ganz mit Unrecht meinen, es sei das Wunder des Antichrist, in dem wir uns mitten darin befinden; denn das gebrauchte Berührungsgleichnis ist nicht nur in der Richtung der Verläßigkeit zu deuten, sondern ebensosehr in der Richtung des Anstandslosen und Verpönten. (F,1,302 —303 J,I,362) 4 4 — Commentaires metalinguistiques: Wenn es aber Wirklichkeitssinn gibt, und niemand wird bezweifeln, daß er seine Daseinsberechtigung hat, dann muß es auch etwas geben, das man Möglichkeitssinn nennen kann. [ . . . ] So ließe sich der Möglichkeitssinn geradezu als die Fähigkeit definieren, alles, was . . . (F,I,l6 — J,I,17) Ulrich benützte solche Ausfahrten, um den Gefühl nachzuforschen, das ihn Diotima verband. Aber da alles dabei voll von Abschweifungen war, muß man ihnen ein wenig folgen, ehe man an das Entscheidende herankommt. (F,1,279 - J,1,335) Dans ces passages, le narrateur explicite tantot le mode de penser d'Ulrich, tantot le sien, tantot . . . les deux ä la fois. Nous aurons ä revenir sur ces ambigui'tes de l'attribution du discours, liees au fait que le mode reflexif et discursif d'Ulrich est aussi le mode d'ecriture du Mann
ohne Eigenschaften
:
Für dieses Etwas muß hier wieder einmal das Wort Seele gebraucht werden. Es ist ein Wort, das schon des öftern, aber nicht gerade in den klarsten Beziehungen aufgetreten ist. (F,I,183 - J.1,219) Die «Vielleicht» in seiner Rede empfand er nicht, die erschienen ihm nur natürlich. (F, 1,771 - J,II,122) Denn er meinte mit dem Wort Glauben ja nicht sowohl jenes verkümmerte Wissenwollen, die gläubige Unwissenheit, die man geheimhin darunter versteht, als vielmehr die wissende Ahnung [ . . . ] (F,1,826 - J,II,184) 4 5 44
45
Autres exemples, passim'. «Allerdings [ . . . ] Urträume» (F,I,39 - J,I,45) ; « W a s Ulrich [ . . . ] das Folgende» (F,I,69 - J,I,82); «Se Erlaucht [ . . . ] von selbst kommen!» (F,I,88 - J,1,103); «Man ziehe [ · . · ] Was ist es dann?» (F,I,112 - J,1,133); «Man kann das [ . . . ] Gleichnisse macht.» (F,I,l40 - J , I , l 6 6 ) ; «Es würde Piaton [ . . . ] nennt.» (F,1,325 - J,1,388); «Was da geschah ist bald erzählt» (F,1,756 - J,II,105). Autres exemples: «Die wahrhaft [ . . . ] werden soll.» (F,I,87 - J,1,102); « U m es mit einem Wort zu sagen, das ebensowenig einwandfrei ist» (F,1,672 - J,II,10), etc.
Premiere partie: jeux et enjeux de l'enonciation
38
A travers ces exemples, que Ton pourrait multiplier, il apparait d'ores et dejä clairement que dans les passages du roman regis par la voix du narrateur et marques par le «discours auctorial», la forme stylistique choisie — celle, precisement, du discours ä l'intention du lecteur virtuel - renvoie au genre de l'essai, et aux conventions de la demonstration mathematique ou philosophique. II s'agit d'un discours analytique, investi d'une valeur generalisante, mais ancre dans la thematique de l'histoire racontee, laquelle devient en un sens le pretexte (le texte propedeutique) des diverses digressions et reflexions, dans une dialectique constante entre les faits et leur commentaire: discours fortement structure et modalise, ou precautions oratoires et enonces metatextuels ou metalinguistiques fonctionnent au sein d'une rhetorique du dubito ironique que maltrisent egalement le personnage central et le narrateur.
3. Le role du lecteur virtuel Comme on a dejä pu le pressentir ä travers les occurrences citees precedemment, ce role est essentiel dans les deux textes. La fonction et les manifestations du lecteur virtuel (ou narrataire extradiegetique) chez Proust ont ete longuement analysees par P. A. Ifri: nous rappellerons done ses principales conclusions, et examinerons ensuite, grace ä cette grille d'analyse, le role et le fonctionnement des «signaux du narrataire» dans Der Mann ohne Eigenschaften. Dans la Recherche, ils peuvent etre explicites ou implkites. Explicites, dans les passages du recit oü le Narrateur se refere directement au narrataire, a la maniere de Fielding, de Sterne, ou de Stendahl. P. A . Ifri en releve seulement huit exemples dans le texte. 46 Occurences rares, done, et que Ρ. Α . Ifri prend garde de distinguer des passages du Temps retrouve oü le Narrateur fait allusion aux lecteurs du «livre ä venir», mais suffisamment etendues textuellement pour n'etre pas negligeables. Plus nombreux cependant sont les passages oü le narrataire est designe par un terme indefini («certaines personnes . . . » ) , par un pronom demonstratif («ceux qui . . . » ) , voire, par un «vous» ou par certains imperatifs («Vivez tout ä fait avec la femme, et vous ne verrez plus rien de ce qui vous a fait l'aimer;»). 4 7 Enfin et surtout, Ifri note un emploi constant de signaux plus subtils, et qu'il nous est impossible de reproduire ici de maniere exhaustive, d'autant que Ton y retrouverait un certain nombre d'occurrences dejä citees par nous cidessus, dans un contexte voisin. Rappeions seulement les caracteristiques recurrentes de ces tours: emploi des pronoms de la premiere personne du pluriel et du pronom indefini «on» (cet usage est une des constantes de l'ecriture prous46 47
Voir P. A. Ifri, op. at., pp. 6 1 - 6 6 . C. G., 11,647.
//. Les privileges
du
narrateur
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tienne), emploi de certains tours impersonnels («Bonne education qu'il ne faut pas prendre trop au pied de la lettre d'ailleurs [.. .]») 4 8 ou passifs («et ici le mot fecondation doit etre pris au sens moral [.. .]»); 4 9 usage d'interrogations rhetoriques («Jete au vent de quelle maniere?»), 50 de tours negatifs ou le Narrateur cherche ä detromper le narrataire («ce n'est pas que», «cela ne veut pas dire que», «non que», «je ne dis pas que», ou encore negation inscrite dans un tour impersonnel); passages oü figure un terme ä valeur demonstrative renvoyant non pas ä l'intratextualite mais ä l'intertextualite ou ä un hors-texte que connaitraient le Narrateur et son narrataire; comparaisons et analogies', justifications et surjustifications; references intradiegetiques; enonces oü fonctionne la presupposition (une expression comme «il est vrai que» est une reponse ä une eventuelle objection du narrataire); utilisation d'italiques, qui constituent un commentaire tacite ä l'intention du narrataire; usage de certains verbes («j'avoue», «j'ose ä peine», «s'il faut le dire»), de certains adverbes et locutions adverbiales («bien entendu», «evidemment»); enfin, l'ironie ne fonctionne qu'en reference au narrataire, qui doit la percevoir comme telle, ainsi que le rappelle P. A. Ifri: «L'ironie rapproche le narrateur et son narrataire en ce qu'elle cree entre eux un rapport complice.» 51 L'adresse au lecteur virtuel est tout aussi constante dans le Mann ohne Eigenschaften. Le fonctionnement de l'ironie musilienne est intrinsequement lie ä la presence du lecteur virtuel, avec lequel le narrateur entretient des relations ä la fois distanciees et complices. Les «signaux du narrataire», chez Musil, prennent d'ailleurs des formes analogues ä Celles que l'on a pu recenser chez Proust. Leurs occurrences etant particulierement nombreuses, nous en donnerons seulement quelques exemples caracteristiques, sans pretendre la encore ä l'exhaustivite: Wer kann das heute schon wissen?! Solcher unbeantworteter Fragen von größter Wichtigkeit gab es aber damals hunderte. (F,I,13 - J , I , 1 4 ) Nur darf man durchaus nicht glauben, daß das die Fachleute hinderte Arnheim zu bewundern. (F,1,191 - J,1,229) Wer das nicht gleich versteht, der denke an die Kavallerie. (F,1,242 - J,1,291) Hinzugefügt werden muß also bloß, daß auch das Genie keine Ausnahme davon macht, damit in den folgenden Eindrücken nicht etwa eine Herabsetzung der großen Persönlichkeiten erblickt, die sich in selbstloser Weise Diotima zur Verfügung gestellt hatten. (F,1,298 - J , 1 , 3 5 7 ) " 48 49
50 51 52
C. G., 11,548. 5. G., 111,28. C. G., 11,485. P. A. Ifri, op. cit., p. 102. Autres exemples: «Wenn es aber [ . . . ] seine Daseinsberechtigung hat [ . . . } » (F,I,16 — J,I,17); «Soweit das nun [ . . . ] der fortgeschrittenste Staat;» (F,I,35 - J , I , 4 0 ) ; « N u n wird man sich freilich fragen, ob . . . » (F,I,4l - J , I , 4 7 ) ; «Es kann deshalb nützen { . . . ] nicht zu überschätzen.» ( F , I , 5 4 - 5 5 — J , 1 , 6 4 - 6 5 ) ; «Man wird heute fragen, was das heiße? { . . . ] Aber man wird einwenden, daß [ . . . ] . Man wird bemerken, daß . . . » ( F , 1 , 2 4 5 - 2 4 6 - J,1,295); «Es ist für den Fremden nicht ohne Wert, zu erfahren { . . . ] »
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Premiere partie: jeux et enjeux de l'enonciation
Cette derniere citation illustre parfaitement le fonctionnement de l'ironie musilienne. Les precautions oratoires excessives ä l'intention du lecteur virtuel, censees prevenir d eventuels scrupules ou supputations de la part de ce dernier, le rendent en fait complice de la derision sous-jacente. Le texte signifie exactement le contraire de ce qu'il enonce en surface, et l'ironie est bien entendu confirmee par la collusion entre ce passage trop precautionneux pour η etre point truque, et celui qui le suit immediatement: Denn man konnte gleich bei diesem ersten Zusammentreffen den Eindruck gewinnen, daß sich jeder große Geist in einer äußerst unsicheren Lage fühlt, sobald er den Schutz seines Gipfelhorstes verläßt und sich auf gemeinen Boden verständigen soll, (ibid.)
Les occurrences analogues ne manquent pas, et le lecteur, ä maintes reprises, est invite ä «prendre parti», sollicitation qu'il ne s'agit pas, bien entendu, de prendre au pied de la lettre . . . : Man muß sich in Stumm von Bordwehr versetzen. (F,1,377 - J,1,451) Aber das sei nur nebenbei erwähnt. Damit man nicht glaube [ . . . ] (F,I,395 - J,1,472) Es erging ihm so, wie es gewiß auch manchem, der seine Geschichte verfolgt, ergehen wird, er griff ärgerlich einzelne Worte daraus und fragte sich etwa: «Herstellung und Ergebnisse von Gefühlen»? welch eine maschinelle, rationale, menschenunkundige Auffassung! «Moral das Problem eines Dauerzustandes, dem sich alle Einzelzustände unterordnen und nicht sonst»? welch eine Unmenschlichkeit! Wenn man das mit den Augen eines vernünftigen Menschen ansah, erschien alles ungeheuer verkehrt. (F,1,871 - J , I I , 2 3 4 )
La mise en perspective de la narration est done traduite par des precedes stylistiques qui jouent soit isolement soit simultanement au sein d'un meme enonce. Dans la Recherche du temps perdu comme dans le Mann ohne Eigenschaften, le lecteur virtuel, par le biais de ces tours, est constamment sollicite, plus ou moins explicitement: le recit glisse vers les valeurs discursives, en meme temps qu'il secrete son propre commentaire.
(F,1,451 - J , I ? 5 4 0 ) ; «Wer diesen Eindruck erlebt hat, daß [ . . . ] » (F,1,648 - J,1,773); «Will man das recht verstehen, so braucht man sich nur vergegenwärtigen, daß [ . . . } » (F,1,857 - J,II,218).
III. Brouillages, ambiguites, ruptures
1. Le traitement des personnages secondaires Dans l'oeuvre de Musil, l'existence d'un narrateur extradiegetique ayant droit ä une maitrise omnisciente de l'univers fictionnel rend α priori non problematique le traitement des personnages secondaires. Cela n'evacue pas cependant la possibilite de modalites fonctionnelles originales, que nous allons maintenant tenter d'analyser. Deux remarques preliminaires s'imposent. Premierement, chaque fois qu'Ulrich est present sceniquement, ou tout simplement evoque par le narrateur,1 les personnages peuvent etre perjus ä travers la subjectivite de ce heros «focal». Or, compte tenu du systeme enonciatif du Mann ohne Eigenschaften, ce fait meme peut entrainer des recoupements subtils: il s'avere que les brouillages entre voix du narrateur et voix du personnage central se prolongent au niveau du mode (question du «point de vue», dans la terminologie de Genette). Par ailleurs, Ulrich est lui-meme virtuellement objet du regard des autres personnages. Dans la Recherche en revanche, le Narrateur peut seulement «deviner» ce que les autres pensent de lui, ä moins qu'ils ne parlent de lui. 2 Au demeurant, les personnages secondaires ne sont pas egaux devant Ulrich. Agathe occupe en effet une place ä part: eile est VAlter ego, ä la fois l'Autre et la Meme. Son regard sur Ulrich n'a done ni la meme valeur, ni la meme fonetion que le regard des autres sur son frere. 1
2
Dans le «roman de l'Action parallele», on denombre, sur un total de 123 chapitres, 54 chapitres oü Ulrich est present physiquement ou dans lesquels ses agissements et reflexions sont evoques dans un systeme de focalisation interne double ou non de discours direct et d'interventions du narrateur, et 26 chapitres oü il est evoque par d'autres personnages, ou par le narrateur en focalisation zero. Par ailleurs, sur les 38 chapitres «fiables» (c'est-ä-dire edites du vivant de l'auteur), dans le «roman du frere et de la sceur» (troisieme partie), on ne compte pas moins de 33 chapitres du premier type, et 4 du second type. En outre, avec l'apparition d'Agathe, le heros est «redouble» en quelque sorte par sa «sceur jumelle», en tant qu'interlocutrice privilegiee. La reflexion «ä part soi» s'ouvre en conversation reflexive. De lä une proliferation des dialogues, des «conversations sacrees», done du discours direct, centre sur le couple UlrichAgathe: le frere et la sceur sont presents ensemble dans 18 chapitres sur 38. Voir la seconde partie de la presente etude, chapitre II.
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Premiere partie: jeux et enjeux de l'enonciation
Ces presupposes meritent d'etre approfondis. La pertinence et la valeur intrinseque des differents points de vue sont, dans l'oeuvre de Musil, tres clairement definies. Une connivence s'instaure entre le lecteur virtuel et le narrateur, entre le narrateur et Ulrich, entre le lecteur et Ulrich, relation triangulaire qui integre Agathe, en tant que «double» du personnage central, ä partir de la troisieme partie, et va de pair avec une distanciation critique et ironique face aux points de vue «secondaires». En effet, Ulrich partage avec son narrateur (lequel invite son narrataire extradiegetique ä adopter un mode comportemental et reflexif analogue) les vertus musiliennes cardinales de l'ironie et de la distanciation reflexive. Qui plus est, il n'acquiert pas cette conscience critique au cours du roman, mais la possede d'entree de jeu: Der Mann ohne Eigenschaften n'est plus un roman d'apprentissage du meme type que Die Verwirrungen des Zöglings Törless. Des le chapitre 3, Ulrich apparait comme l'homme de la reflexion critique, celui-lä meme que Törless est en passe de devenir au terme des experiences dont il a fait 1 epreuve: la «tranquillite dubitative» qui l'enveloppe, 3 sa froideur, le regard inquisiteur qu'il porte sur sa mere lorsque celle-ci vient le chercher, dans le dernier segment du roman, sont les signes d'une metamorphose que le personnage d'Ulrich semble avoir quant ä lui dejä accomplie. 4 Penseur sceptique dont les idees se font l'echo des intentions memes du romancier, l'homme sans qualites met en cause les valeurs heroi'ques traditionnelles: «ja die heroische Leistung erscheint geradezu winzig, wie ein Sandkorn, das mit ungeheurer Illusion auf einem Berg gelegt wird. Dieser Gedanke gefiel ihm.» 5 L'activite est devaluee en activisme, en depense inutile d'une energie purement calorique. Dans un monde agite par un «imbroglio de forces» («ein Gefilz von Kräften»), et oü, paradoxalement, un maximum d'agitation aboutit ä un minimum d'efficacite reelle, c'est-ä-dire intellectuelle, 6 l'homme sans qualites refuse d'agir selon des normes preetablies. II est celui qui s'arrete pour penser. II examine le reel ä la maniere du scientifique, du chercheur, toujours ouvert, en toute lucidite, aux multiples possibilites d'interpretation qui s'offrent ä lui.
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4
5 6
Voir Die Verwirrungen des Zöglings Törless, Hamburg, Rowohlt, coli. «Rororo», 1978, p. 139: «Etwas Stilles, Zweifelndes war über Törless gekommen, aber die Verzweiflung war weg.» Philippe Jaccottet ecrit dans sa postface ä l'edition franjaise (Seuil, I960, p. 249): «L'eleve Törless, c'est, bien sur, Ulrich adolescent. Quand je dis cela, je ne pretends pas que Törless soit Musil ä seize ans, pas plus qu'Ulrich n'est Musil ä trente ans. Je dis que les problemes de Törless et ceux d'Ulrich, problemes vivants fondamentaux, sont ceux-lä memes de leur createur, et qu'ils sont etroitement lies les uns aux autres.» F,I,13 - J,I,13. En temoignent l'Action parallele, les debordements erotiques de Bonadea, le nervosisme pseudo-creatif de Walter et Ciarisse, etc.
III. Brouillages, ambigui'tes, ruptures
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Ce n'est done pas en homme de la rationalite pragmatique (ancree dans le systeme des conventions et des modes), mais de la rationalite speculative (integrant dans un rapport dialectique les dimensions du «ratio'ide» et du «nonratioi'de»), qu'Ulrich observe ses contemporains. Dans cette mesure, et compte tenu de cette caracteristique fondamentale du Mann ohne Eigenschaften q u e s t la bivalence de la voix narrative, les reflexions d'Ulrich recoupant Celles du narrateur et reeiproquement, le point de vue sur les personnages secondaires sera tout ä la fois celui du narrateur et celui d'Ulrich, successivement ou conjointement dans l'ordre du texte. La focalisation interne sur Ulrich et la focalisation zero exprimant le point de vue du narrateur sur tel ou tel personnage ä tel ou tel moment du recit alternent ou se recouvrent subtilement, sans rupture. Ainsi, dans le portrait du «vieux monsieur», au chapitre 3 (premiere partie), apparemment entierement sous l'egide du narrateur puisqu'il n'est pas dit expressement dans le texte qu'Ulrich pense ä son pere, Musil menage des ouvertures. Ce portrait rejoint celui qu'Ulrich lui-meme eüt pu faire: So kannte sein Sohn7 dieses aristokratische Talent eines fast unbewußt, aber sicher wägenden Hochmuts von Jugend auf, welches das Maß einer Freundlichkeit gerade richtig bemißt, und die Unterwürfigkeit eines immerhin zum geistigen Adel gehörenden Menschen vor der Besitzern von Pferden, Ackern und Traditionen hatte ihn immer gereizt. [ . . . ] Er tat in der Politik nichts anderes, als was schon seinerzeit sein Amt gewesen war, ein überlegenes und zuweilen sanft verbesserndes Wissen mit dem Eindruck zu vereinen, daß man sich auf seine persönliche Ergebenheit trotzdem verlassen könne, und hatte es, wie sein Sohn behauptete, ohne wesentliche Veränderung vom Hauslehrer zum Herrenhauslehrer gebracht. ( F , 1 , 1 4 - 1 5 - J , 1 , 1 5 —16)
Ces chasses-croises entre le narrateur et Ulrich sont particulierement frequents dans le «roman de l'Action parallele», oü le personnage central est plus observateur qu'acteur: en effet, au coeur meme de sa participation indifferente 8 ä la «grande action patriotique», il demeure en surplomb par rapport aux evenements et ä leurs actants, tout comme le narrateur lui-meme. Par ailleurs, distanciation critique et travail de l'ironie operent au premier chef pour le heros lui-meme, capable d'analyser son propre parcours et den interroger la validite. De fait, c'est au terme des treize premiers chapitres (prologue dans l'ordre narratif, prolegomenes dans l'ordre reflexif) qu'Ulrich s'apparait en «homme sans qualites» et decide d'abandonner une activite passive, dont son «grand travail» prometteur est le Symptome, pour une «passivite active». La fin du chapitre 13, qui evoque les circonstances de la decision d'Ulrich (un reveil difficile au lendemain d'une lecture destabilisante, ou les vertus
7
N.b : dans tout ce passage, c'est nous qui mettons en italique.
8
Cf. Jean-Pierre Cometti, Robert Musil, de «Türless» α «L'homme sans qualites», Bruxelles, Pierre Mardaga, 1 9 8 6 , p. 170: «La participation d'Ulrich ä la grande action patriotique est une participation indifferente, si bien qu'elle peut egalement etre tenue pour parallele au genre tres particulier d'action que celui-ci mene pour sa part.»
Premiere partie: jeux et enjeux de l'enonciation
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de la mauvaise humeur . . . ) est, notons-le, une analepse narrative: «Das war in einer anderen Stadt und Straße gewesen als der, wo er jetzt wohnte, aber erst vor wenigen Wochen.» 9 A cet etat de trouble interieur, preliminaire ä une evolution intellectuelle, repondra une seconde phase de transformation, plus profonde, plus grave, senti-mentale pourrait-on dire, celle qui precedera la rencontre avec Agathe. Pour l'heure, Er konnte nur sagen, daß er sich von dem, was er eigentlich hatte sein wollen, weiter entfernt fühlte als in seiner Jugend, falls es ihm nicht überhaupt ganz und gar unbekannt geblieben war. In wundervolle Schärfe sah er, mit Ausnahme des Geldverdienens, das er nicht nötig hatte, alle von seiner Zeit begünstigen Fähigkeiten und Eigenschaften in sich, aber die Möglichkeit ihrer Anwendung war ihm abhandengekommen; und da es schließlich, wenn schon Fußballspieler und Pferde Genie haben, nur noch der Gebrauch sein kann, den man von ihm macht, was einem für die Rettung der Eigenheit übrigbleibt, beschloß er, sich ein Jahr Urlaub von seinem Leben zu nehmen, um eine angemessene Anwendung seiner Fähigkeiten zu suchen. (F,I,47
-
J.1,55)
Cette distanciation par rapport ä soi-meme est emblematique d'une attitude plus generale, face au monde et aux valeurs que les personnages secondaires pretendent incarner. II est symptomatique que ces derniers soient incapables d'une pertinence similaire dans la reflexion critique, comme le montre le travail de l'ironie dans les passages qui leur sont consacres. En revanche, la focalisation interne sur Ulrich revele toujours sa complicate patente avec le narrateur. L'ironie fonctionne done ä travers le discours du narrateur et ä travers celui du personnage central, a l'endroit des personnages secondaires, qui en subissent les effets sans en posseder la maitrise . . . Ainsi, dans la troisieme partie, chapitre 19, les reflexions d'Ulrich au sujet de Meingast et de sa pernicieuse influence sur Walter 1 0 ont ete preparees: 1'effet produit par l'ironie du narrateur presentant les theories de Meingast a joue, et le lecteur en vient tout naturellement aux memes conclusions qu'Ulrich. Dans le chapitre qui suit, l'ironie fonctionne lä encore ä travers la focalisation interne sur le heros, doublee d'indices narratifs connotant la prise de distance d'Ulrich face au comte Leinsdorf. 11 On pourrait egalement ajouter a ces elements soulignant la distanciation ironique d'Ulrich par rapport ä ses interlocuteurs le role de ses silences, toujours eloquents . . . Le mode narratif du Mann ohne Eigenschaften rendant par ailleurs possible la focalisation interne sur les personnages secondaires, la multiplicite des points
9 10
11
F,I,46 - J , 1 , 5 4 . «Warum drückst du dich denn so geschwollen aus? Das macht wohl euer Prophet?» (F,1,838 - J , I I , 1 9 7 ) . F , 1 , 8 3 9 - 8 5 1 - J , I I , 1 9 9 - 2 1 2 : «Der Höflichkeit wegen erkundigte sich Ulrich . . . » , «mit natürlich gespieltem Erstaunen . . . » , «bemerkte Ulrich treuherzig . . . » , «Hier konnte Ulrich nicht anders, als seiner Bewunderung für den Scharfblick Sr. Erlaucht Ausdruck zu geben . . . » , «Ulrich, der mit gespieltem Schreck erklärte . . . »
III. Brouillages, ambigu'ites, ruptures
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de vue constitue un reseau discursif serre, revelant diverses attitudes face ä la realite. Ulrich se definit negativement, par opposition ä ces points de vue partiels, dont il analyse, avec le narrateur, toutes les implications. Les personnages secondaires apparaissent non point tant comme les «actants» d'une «histoire» que comme des exemples illustrant des comportements souvent caricaturaux face ä l'existence en general et ä l'engagement historique en particulier. Comme le souligne Jean-Pierre Cometti, Musil recherche dans le mode de composition de ses personnages, en particulier dans l'usage qu'il fait des citations, une fajon de faire entrer dans le recit les principales configurations discursives qui se partagent l'espace ideologique et intellectuel. Mais le propre de ce roman, ne fut-ce qu'en raison des differentes confrontations et mises en perpective qu'il tend ä promouvoir, c'est de les mettre ä l'epreuve les unes des autres non sans suggerer ainsi (ironiquement) ce qu'elles possedent en commun en depit des apparences. 1 2
En outre, les personnages secondaires ont d'Ulrich une perception partielle ou faussee, et mettent en evidence α contrario la pertinence d'un personnage impertinent, qui les deroute et ebranle leurs certitudes. D'une maniere en quelque sorte emblematique, Walter tente d'enfermer Ulrich dans un jugement de valeur qui le de-valorise au sens quasi etymologique du terme, et se prend ainsi lui-meme au piege . . . L'appellation «Mann ohne Eigenschaften», pejorative aux yeux de Walter, a en effet, au moment oü il en «trouve» la formule, d'ores et dejä acquis sa pleine valeur aux yeux du lecteur. Le contresens de Walter sur le terme «Eigenschaften» renvoie ä une conception traditionnelle et reductrice du genie, lequel devrait etre necessairement «singulier», done dote d'une particularity fondamentale, d'un mode d'etre exceptionnel: s'y opposerait l'absence de particularites, connotant, dans l'esprit de Walter, l'absence d'etre et d'essence, le Nichts indifferencie et indifferent. Walter confond l'etre et ses attributs (sociaux, intellectuels, ideologiques, etc.). Son obsession definitionnelle se heurte ä ce monstre, ä cet innommable: un homme sans qualites. Contresens d'autant plus amüsant aux yeux du lecteur qu'il emane d'un personnage dont le portrait, place en regard de celui d'Ulrich, commenfait en ces termes: «Es wäre schwer zu sagen gewesen, was Walter wirklich war.» 1 3 Compte tenu de l'ambigu'ite sous-jacente du terme «Eigenschaften», il est clair que Walter incarne sans le savoir la negativite de l'expression (son versant pejoratif, lie ä une lecture positive, conforme ä la doxa, des «particularites»), tandis qu'Ulrich en assume l'essentielle pertinence (son versant positif, lie ä une lecture sinon negative, du moins paradoxale, de ce meme terme). D'ailleurs le sens musilien de la formule est, au moment oü Walter l'«invente», connu du lecteur, par le titre general, par celui du deuxieme chapitre, et surtout par le contenu reflexif de l'ensemble
12 13
Op. cit., p. 171. F,I,50 - J , I , 5 8 .
46
du prologue, dont les dernieres lignes enoncent implicitement qu'Ulrich a d'ores et dejä renonce ä ses qualites. Le chapitre 34 ne fera que confirmer explicitement cette revendication du heros: «In diesem Augenblick wünschte er es sich, ein Mann ohne Eigenschaften zu sein.» 14 Ulrich est done seul detenteur d'une hauteur de vue qui le place, pour l'acuite du jugement et la lucidite des analyses, immediatement au-dessous du narrateur, et lui permet d'evaluer objectivement les faits et gestes des personnages qu'il cötoie. L'experience mystique qu'il partagera avec Agathe, en ouvrant une relation au monde ä la fois d'extreme etrangete et d'extreme participation, revelera la possibilite d'une attitude differente, mais qui decoule de cette position en surplomb caracteristique des deux premieres parties: l'Autre etat se caracterise par le glissement de la distanciation critique vers une contemplation extatique. II n'est pas indifferent que la fin du «voyage au paradis», meme s'il s'agit d'une ebauche ancienne oü le heros porte encore le nom tres symbolique d'Anders, soit marquee par un retour violent de l'ironie distanciative: «Afnders], der sich ihr jäh zugewendet hatte, fiel parodierend ein, mit einer Gehässigkeit, durch die er sich selbst quälte: Es ist ein Sehnsucht, ein Fehlendes: die Form ist da, nur die Materie fehlt. Dann kommt ein Bankbeamter oder ein Professor, und dieses Tierchen füllt langsam die Leere aus, die wie ein Abendhimmel gespannt war. (F,II,1673 -
J,II,852)
Agathe, personnage incarnant une idee abstraite — la possibilite d'un amour sororal —, est d'ailleurs le seul etre qui demeure longtemps opaque aux yeux d'Ulrich, alors que, paradoxalement, eile est aussi la seule qui lui ressemble et soit proche de lui; eile s'offre ä lui tout en se derobant. Elle realise l'extreme opacite et l'extreme transparence. Elle est 1 eternelle question sans reponse au probleme de l'alterite, comme le montre le passage suivant: Wenn er unbefangen über seine Schwester nachdachte, fand Ulrich sogar viele ungelöste Fragen, und selbst über ihre Vergangenheit vermochte er sich kein sicheres Urteil zu bilden. (F,1,800 -
J,II,156)
ou encore le reseau des questions ä la fin du chapitre 24 (troisieme partie): Bei allen diesen Beschäftigungen konnte er aber eigentlich nicht anderes denken als ununterbrochen das eine, daß [ . . . ] . Wellen von Duft begleiteten die Bewegung ihrer Kleider, und wie war dieser Geruch? Ihre Bewegungen waren bald Knie, bald zarter Finger, bald Widerspenstigkeit einer Locke. Das einzige, was man davon sagen konnte, war: es sei da. ( F , I , 8 9 6 - 8 9 7 -
J,II,262-263)
La relation Ulrich-Agathe est essentiellement dialogique et prospective. La parole d'Ulrich et celle du narrateur s'y confondent en un proces de type essayiste oü Agathe joue le role d'agent ma'feutique. Ulrich n'est plus en surplomb, mais en situation. II devient ä la fois agent et patient d'une experience totalement 14
F,1,130 -
J,1,155.
HI. Brouillages, ambigui'tes, ruptures
47
neuve, inconnue, qui ne peut etre apprehendee globalement, et echappe ä toute mise ä distance ironique. Elle ne peut qu'etre «rapportee» dans son deroulement vivant, et gonflee ä mesure par les reflexions quelle suscite. Par ailleurs, puisqu'elle ne concerne que les figures centrales (le heros bifrons Ulrich-Agathe ...), eile evacue du meme coup la plupart des personnages secondaires, ä l'exception de Clarisse, dont l'experience dans l'ile de la sante sert de contrepoint ä celle de l'Autre etat. Par ailleurs, compte tenu de l'etroite connivence entre le narrateur et son heros, les indices de focalisation interne sur Ulrich peuvent etre, notons-le, tres discrete. On distinguera d'ores et dejä une focalisation interne marquee explicitement et signalee par exemple par des verbes introducteurs («Ulrich se dit que . . . » , «Ulrich pensa que . . . » ; ou incises: «songea-t-il», etc.), une focalisation interne signalee comme telle a posteriori (voir ci-apres, les «jeux sur les retards»), et une focalisation interne implicite, ou ä peine marquee, comme dans le passage qui suit immediatement celui-ci: und während er sich in das Gesicht dieser Frau hineindachte, bemerkte er darin eine ganze Menge kleiner Züge, die gar nicht wirklich sein konnten und doch dieses Gesicht ausmachten. (F,I,22 - J,I,24)
Cette ouverture signalant la focalisation interne sur Ulrich est en effet suivie d'une longue digression au present, qui laisse planer un doute quant ä l'origine de la voix: est-ce Ulrich ou le narrateur qui s'exprime ici? . . . La reponse n'est apportee qu'ä la fin du passage, par un retour ä la focalisation explicite: Da beschloß Ulrich, sie Leona zu nennen, und ihr Besitz erschien ihm begehrenswert wie der eines vom Kürschner ausgestopften großen Löwenfells. (F,I,22 — J,I,25)
La perspective narrative du Mann ohne Eigenschaften par rapport au traitement des personnages secondaires est done caracterisee par une alternance subtile entre la focalisation zero (le narrateur en sait et en dit plus que le personnage) et la focalisation interne. Cette derniere est utilisee differemment, selon qu'il s'agit ou non d'une focalisation sur le heros. En effet, si le personnage focal n'est pas Ulrich, la focalisation interne est nettement marquee par les indices classiques, notamment les verbes introducteurs traditionnels. Le lecteur sait clairement ä quel point de vue il a affaire. La distanciation narrateur-personnage secondaire est en outre inscrite au coeur meme du discours du personnage et du discours sur le personnage, que celui-ci soit le fait d'Ulrich ou du narrateur. Le regard et la parole de ce dernier se rejoignent en effet par le biais de l'ironie reflexive. Si le personnage focal est Ulrich, point de vue du personnage central et point de vue du narrateur tendent ä se rejoindre, grace aux glissements de la voix narrative: la frontiere entre voix du personnage central et voix du narrateur tend ä s'effacer au sein des digressions reflexives, sur lesquelles nous reviendrons. Le Statut privilegie du romancier omniscient apparait cependant au coeur meme de cette connivence. Ainsi, ä travers telles explications de pensees infor-
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Premiere partie: jeux et enjeux de
l'enonciation
mulees (done informelles) d'Ulrich, une distanciation discrete souligne la difference de Statut separant en derniere instance heros et narrateur, comme dans les exemples suivants: «Das dachte er natürlich nicht so ausführlich» 1 5 et «Seine Meinung war {...]. Die Wahrheit ist, daß f . . . ] » 1 6 L'omniscience du narrateur se manifeste d'ailleurs beaueoup plus nettement dans ces corrections et nuances apportees aux reflexions du heros que dans la Chronologie de son histoire: sans doute parce que ce n'est pas une histoire classique qui nous est racontee ici . . . Dans A la recherche du temps perdu, les personnages secondaires sont en principe perfus exclusivement par le regard du Je-Narrateur ou du Je-narre (focalisation sur le protagoniste). Or, comme le souligne Genette, Lorsque Marcel 17 ecrit: «J'aperfus un homme d'une quarantaine d'annees, tres grand et assez gros, avec des moustaches tres noires, et qui, tout en frappant nerveusement son pantalon avec une badine, fixait sur moi des yeux dilates par l'attention», 18 entre l'adolescent de Balbec (le heros) qui apergoit un inconnu, et l'homme mür (le narrateur) qui raconte cette histoire plusieurs dizaines d'annees plus tard, et qui sait fort bien que cet inconnu etait Charlus (et tout ce que signifie son attitude), l'identite de «personne» ne doit pas masquer la difference de fonction et [...] d'information. Le narrateur en «sait» presque toujours plus que le heros, meme si le heros e'est lui, et done la focalisation sur le heros est pour le narrateur une restriction de champ tout aussi artificielle ä la premiere personne qu'a la troisieme. 19
Dans la Recherche, coexistent done deux modes de focalisation, sur le Je-narre, et sur le Je-Narrateur. Lorsque l'ecrivain s e n tient aux informations detenues par le Je-narre au moment de Faction, e'est pour mettre en evidence la distance entre le savoir lacunaire de ce dernier et le savoir maitrise du J e devenu Narrateur. Par cette restriction de champ, il enonce en effet les ignorances momentanees du J e narre, 20 ses erreurs, ses illusions, ses interrogations definitivement sans reponse. Quels auront ete les vrais sentiments d'Albertine lors de la scene du baiser refuse? 21 Ni le lecteur, ni le Narrateur ne le sauront jamais. Par ailleurs, la focalisation interne sur le heros, egalement utilisee pour Swann dans le segment qui lui est consacre, permet de souligner l'opacite d'un autrui inconnaissable, en laissant dans l'ombre la personnalite ambigue de cet «etre de fuite» qu'est la personne aimee, de sorte que «rien ne saurait illustrer 15
16 17
J. F, 11,110. G. Genette, Figures III, p. 210. 2 0 Voir la premiere rencontre avec Albertine (Sw., 1,139), ou l'incident des seringas (P., 111,563-564). 21 J. F., 1 1 , 2 9 2 - 2 9 3 . 18
19
III. Brouillages,
ambigui'tes,
ruptures
49
plus efficacement la essentielle de l'amour selon Proust que cette evanescence perpetuelle de son objet.» 22 Genette classe egalement parmi les indices de focalisation interne sur le heros les ouvertures partielles sur la Psychologie des personnages secondaires, formulees sous couvert de locutions modalisantes, et sur un mode hypothetique. II remarque cependant qu'en ces passages «l'ambigui'te du texte ne nous permet pas de decider si le est un effet de style indirect, et done si l'hesitation qu'il denote est le seul fait du heros.» 23 La multiplicite des hypotheses formulees pour tenter de degager les motivations de tel ou tel acte d'un personnage secondaire (telles les series de «soit . . . soit , . . » ) 2 4 met en valeur l'impossibilite de connaitre jamais un etre. On peut d'ailleurs nuancer ici l'analyse de Marcel Muller, qui considere ces series dubitatives comme un moyen «pas tres heureux». 25 Outre sa logique par rapport ä la perspective narrative (en dernier ressort, «Je» ne peut savoir pourquoi tel personnage a fait ceci ou cela, et quand bien meme l'autre «avouerait» avoir agi pour telle et telle raison, ou serait mis en cause par tel ou tel delateur, il n'y a pas, loin de lä, equivalence entre parole et verite: voir Albertine, Odette, Morel ...), il semble au contraire que ce precede soit emblematique du proces de l'enquete et du soupfon, auquel se livrent desesperement tant le Je-narre que Swann ou Charlus. Le heros est en quete d'une verite fuyante. Devant cet autre qui se derobe, je suis ä la recherche d'indices. Je ne puis qu'interroger une realite qui m'echappe, formuler des hypotheses, tenter de rationaliser, par le biais de l'intelligence objective, un acte dont j'ignore les mobiles: cette curiosite qu'il sentait s'eveiller en lui ä l'egard des moindres occupations d'une femme, e'etait celle qu'il avait eue autrefois pour l'Histoire. Et tout ce dont il avait eu honte jusqu'ici, espionner devant une fenetre, qui sait? demain peut-etre faire parier habilement les indifferents, soudoyer les domestiques, ecouter aux portes, ne lui semblait plus, aussi bien que le dechiffrement des textes, la compataison des temoignages et l'interpretation des monuments, que des methodes d'investigation scientifique d'une veritable valeur intellectuelle et appropriee ä la recherche de la verite. (Sw., 1 , 2 6 9 - 2 7 0 )
22
G. Genette, op. cit., p. 2 1 6 .
23
Ibid., p. 217.
24
Exemples: «Mais il etait si timide avec eile, qu'ayant fini par la posseder ce soir-la, en commenjant par arranger ses catleyas, soit crainte de la froisser, soit peur de paraitre retrospectivement avoir menti, soit manque d'audace pour formuler une exigence plus grande que celle-la [...], les jours suivants il usa du meme pretexte.» (Sw., 1,230); «M. de Charlus n'eut qu'un instant d'hesitation, il comprit la verite et que, soit maladresse de Jupien quand il etait alle s'entendre, soit puissance expansive des secrets confies qui fait qu'on ne les garde jamais, soit caractere indiscret de ces femmes, soit crainte de la police, on avait prevenu Morel que . . . » (S. G., 111,467); «Du coup (soit qu'elle eüt ete trop chaste, ou au contraire se fut donnee), son desir [= il s'agit de Morel] etait tombe.» (P., 111,700). M. Muller, op. cit., p. 129.
25
Premiere partie: jeux et enjeux de l'enonciation
50
Le questionnement angoisse de soi a soi, l'interrogatoire en regle de l'etre aime, la formulation incessante d'hypotheses qui ne resolvent rien («la realite est done quelque chose qui n'a aucun rapport avec les possibilites [.. .J») 2 6 sont autant d'indices formels signalant cette quete anxieuse d'une verite inatteignable. Comme l'ecrit Michel Raimond, entre la limitation du point de vue du «Je» focal et l'omniscience du romancier traditionnel, «il y a place, chez Proust, pour un registre de l'hypothetique et du possible». 27 Registre qui n'est pas sans rappeler le «Möglichkeitssinn» pratique par Ulrich et par le narrateur du Mann ohne Eigenschaften. Mais le sens du possible, chez Musil, s'exerce dans l'interpretation des faits et des concepts, perspective essentiellement prospective, alors que chez Proust il s'exerce, en surface, dans l'interpretation retrospective des motivations des personnages, et, en profondeur, dans l'espace infini de l'imaginaire, comme reinvention d'une verite d'une autre nature, la seule que Ton puisse jamais atteindre: la verite litteraire. La focalisation sur le Narrateur permet quant ä eile toutes les formes de prolepses, informations complementaires introduites par des formules canoniques comme «j'ai appris depuis», «j'ignorais que», et leurs diverses variantes. Elles relevent en effet de l'experience ulterieure du protagoniste, c'est-ä-dire de celle du Je-Narrateur: «Entre l'information du heros et l'omniscience du romancier, il y a l'information du narrateur, qui en dispose comme il l'entend, et ne la retient que lorsqu'il y voit une raison precise.» 28 C'est pourquoi Genette propose de n'attribuer au romancier omniscient que ce que Ton ne peut vraiment pas assigner au Narrateur, ä savoir les passages rapportant les pensees ou paroles d'un autre personnage, sans relais possible entre celles-ci et le Narrateur. En revanche, contrairement ä Μ. Müller qui les attribue au «romancier passemurailles», il pense que des passages tels que le dialogue entre les parents du protagoniste le soir de la visite de Swann, 29 les visites de Charlus au cours de Brichot, 3 0 ou la scene chez la Berma au moment oii le Je-narre se trouve quant ä lui chez les Guermantes 31 relevent de la connaissance ulterieure du Narrateur. II n'en demeure pas moins que, dans A la recherche du temps perdu, il arrive que la fiction pure prenne le pas sur l'autobiographie fictive. L'exemple le plus clair en est le recit de la mort de Bergotte:
26 27 28
Sw., 1,357. M. Raimond, Proust romancier, Paris, SEDES, 1 9 8 4 , p. 2 6 3 . G. Genette, Figures III, p. 2 2 0 . En outre, le Je-narre a ses espions, ses rapporteurs: selon Μ. Raimond, «Outre les interferences classiques entre l'ignorance de jadis et le savoir actuel, le Narrateur reussit ä s'evader du solipsisme initial grace ä des delegues ä l'observation, ou bien il se fonde sur des potins qui lui apportent des renseignements qu'il ne possede pas par ses propres moyens.» (op. cit., p. 262).
29
Sw., 1,34.
30
P., 1 1 1 , 7 9 5 - 7 9 6 .
31
T. R., I V , 5 7 2 - 5 7 6 .
III. Brouillages,
ambigui'tes,
ruptures
51
Dans une celeste balance lui apparaissait, chargeant l'un des plateaux, sa propre vie, tandis que lautre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune. II sentait qu'il avait imprudemment donne la premiere pour le second. « J e ne voudrais pourtant pas, se dit-il, etre pour les journaux du soir le fait divers de cette exposition.» II se repetait: «Petit pan de mur jaune, petit pan de mur jaune.» Cependant il s'abattit sur un canape circulaire; aussi brusquement il cessa de penser que sa vie etait en jeu, et, revenant ä l'optimisme, se dit: «C'est une simple indigestion que m'auront donnee ces pommes de terre pas assez cuites, ce n'est rien.» (P., 111,692) Mais d'autres fragments relevent d'un procede apparemment similaire. On y surprend les pensees intimes de personnages secondaires accedant soudain ä la transparence, tels Mme de Cambremer ä l'opera, «Peut-etre vient-elle de Guermantes expres pour entendre la Berma», pensait avec admiration Mme de Cambremer. Et eile se rappelait avoir entendu dire ä Swann [ . . . ] . (C. G„ 11,356) l'historien de la Fronde et l'archiviste ä la soiree Villeparisis: L'historien de la Fronde goutait quelque repos, car il avait oublie ses insomnies. Mais il se rappella soudain qu'il n'avait pas dormi depuis six jours; (C. G., 11,512) L'archiviste ne repondit rien; il etait nationaliste et ne cessait de precher ä la marquise qu'il y aurait bientot une guerre sociale et qu'elle devrait etre plus prudente dans ses relations. II se demanda si Bloch η'etait pas un emissaire secret du Syndicat venu pour le renseigner, et alia immediatement repeter ä Mme de Villeparisis ces questions que Bloch venait de lui poser. (C. G., 11,544-545) M. de Breaute au diner chez Oriane, Au souvenir de tant d'imprevu [ . . . ] , M. de Breaute, se demandant qui je pouvais bien etre, sentait un champ tres vaste ouvert ä ses investigations. Un instant le nom de Μ. Widor passa devant son esprit; mais il jugea que j'etais bien jeune pour etre organiste, et Μ. Widor, trop peu marquant pour etre «regu». II lui parut plus vraisemblable de voir tout simplement en moi le nouvel attache de la legation de Suede duquel on lui avait parle; (C. G., 11,722-724) ou encore l'huissier ä la soiree Guermantes 3 2 et Charlus lots de sa premiere rencontre avec Morel. 3 3 II faut en fait distinguer omniscience pure et simple (le Narrateur rapporte le discours interieur d'un personnage, alors que le Je-narre est absent de la scene, ou les faits et gestes de tel autre, pourtant seul en scene), 34 et pouvoir de divination du ä une education du regard critique. C'est d'ailleurs ä partir de 32 33 34
S. G., 111,37. S. G., 111,257. On songe aux coleres de Charlus, seul chez lui (ä l'exception . . . des domestiques); mais d'autres occurrences peuvent etre relevees, tel ce passage du Cote de Guermantes: «l'hiver suivant, le prince fut tres malade, il guerit mais son coeur resta irremediablement atteint. ., 1 , 3 5 - 3 6 )
Le pere est done le sacrilege, celui qui, contre sa fonction traditionnelle, denie des lois immuables, et qui pourtant, «ce soir-lä», accordera une permission inesperee, presque scandaleuse, avec la meme desinvolture denuee de sentimentalisme que celle qui accompagne ordinairement ses refus. Dans A l'ombre des jeunes filles en fleurs, il manifeste encore une certaine versatilite. Son hostilite fonciere aux projets litteraires de son fils se commue en effet en indulgence relative, sous l'influence de Norpois: J'aurais prefere revenir aux projets litteraires que j'avais autrefois formes et abandonnes au cours de mes promenades du cöte de Guermantes. Mais mon pere avait fait une constante opposition ä ce que je me destinasse ä la carriere des lettres qu'il estimait fort inferieure ä la diplomatic, jusqu'au jour oü M. de Norpois [ . . . ] (1,431)
L'ironie vient bien sür de l'inversion quasi simultanee des desirs du pere et de ceux du fils. Une meme cause pouvant avoir des effets opposes, M. de Norpois laisse entrevoir au pere la possibilite que son fils puisse faire une carriere brillante dans le domaine litteraire, tandis que par ces memes propos il brise, futce temporairement, le reve du Je-narre. La conception «norpoisienne» de la litterature est, il est vrai, fort differente de celle de notre heros, encore trop influengable: «atterre» par les reflexions du distingue diplomate au sujet de Bergotte, et par son indifference complete au poeme en prose qu'il lui a malencontreusement soumis, le Je-narre se sent «consterne» et «reduit», et se prend ä douter gravement de ses capacites . . . Entre le Narrateur et son pere, done, nulle complicite: l'auteur souligne tout ce qui les separe, tandis qu'au contraire abondent les notations oü apparaissent les ressemblances profondes unissant le heros a sa mere et ä sa grand-mere. L'indulgence paternelle meme semble η etre que le resultat de son mepris, certes «corrige par la tendresse», pour le genre d'intelligence de son fils. C'est ainsi qu'il declare, dans Le cote de Guermantes, en des propos oü s'opposent terme ä terme «carriere» et «vocation», Le pere Norpois m'a dit que Mme de Villeparisis t'aimait beaueoup et que tu ferais dans son salon la connaissance de gens interessante. II m'a fait un grand eloge de toi, tu le retrouveras chez eile et il pourrait etre pour toi d'un bon conseil meme si tu dois ecrire. Car je vois que tu ne feras pas autre chose. On peut trouver cela une belle carriere, moi ce n'est pas ce que j'aurais prefere pour toi, mais tu seras bientot un homme, nous ne serons pas toujours aupres de toi, et il ne faut pas que nous t'empechions de suivre ta vocation. (11,447)
Le pere d'Ulrich manifeste de fajon beaueoup plus radicale sa desapprobation vis-ä-vis d'un fils un peu trop original ä son gout, et dont il se montre incapable de comprendre la conduite. Ainsi, lorsqu'il apprend qu'Ulrich a entrepris dans sa demeure des amenagements dispendieux, il est tout simplement «epouvante» par cette «demesure»:
I. Vers une nouvelle definition du personnage central
95
Als er die Geschichte mit dem Schloß erfuhr, erschien sie ihm als die Verletzung einer gesetzlich nicht umschriebenen, aber desto achtsamer zu respektierenden Grenze, und er machte seinem Sohn Vorwürfe, die er ihm im Lauf der Zeiten schon gemacht hatte, ja geradezu wie die Prophezeiung eines Bösen Endes klangen, das nun begonnen habe. (F.1,15 - J.1,16) Le «vieux monsieur», servi par une ambition constante, et constamment servile, a fait carriere. C'est un «homme du reel», comme le prouve son souci de voir son rejeton enfin etabli, avec situation, femme et domicile fixes: il s'oppose done en tous points ä Ulrich. S'il lui reconnait une certaine valeur intellectuelle, uniquement d'ailleurs parce qu'une rumeur favorable ä ses travaux scientifiques a flatte son propre orgueil, il lui reproche, dans une lettre qui clot la premiere partie et marque le tout debut du roman de l'Action parallele, de n'en point tirer parti pour acquerir une brillante situation sociale: Aber einerseits Dein, allerdings nicht von mir, ererbter Hang, zwar, wenn Dich eine Aufgabe lockt, die ersten Schritte stürmisch zurückzulegen, dann aber gleichsam ganz zu vergessen, was Du Dir und denen schuldest, die ihre Hoffnungen auf dich gesetzt haben, andrerseits der Umstand, daß ich Deinen Nachrichten auch nicht das geringste Zeichen zu entnehmen vermag, das auf einen Plan für Dein weiteres Verhalten schließen ließe, erfüllen mich schwerer Sorge. (F,I,77 - J,I,91) Incarnant une morale rigide, dont ses demeles avec le professeur Schwung sur d'insolubles questions juridiques soulignent ironiquement l'impotence et la sterilite toutes cacaniennes, il inflige par trois fois ä son heritier indiscipline les circonlocutions d'un discours edifiant totalement inadapte ä son destinataire, et dont la secheresse est ä la mesure de l'ennui qu'engendre sa lecture .. . 3 0 Entre le pere et le fils, aueun contact autre epistolaire. Encore le contenu des lettres d'Ulrich n'est-il qu'implicitement suggere, ä travers le commentaire acerbe qu'en donne la prose paternelle . . . Nulle rencontre, et point d'adieux: la troisieme missive n'est autre qu'un faire-part ecrit de la main d'un mort . . . : nun meldete ihm das Telegramm in einer ausführlichen, aus halb unterdrückten Vorwürfen und voller Todesfeierlichkeit wunderlich gemischten Weise, die sein Vater offenbar selbst noch auf das genaueste geregelt und aufgesetzt hatte, das Ableben seines Erzeugers. Sie hatten wenig Neigung füreinander besessen, ja es war Ulrich der Gedanke an seinen Vater beinahe immer unangenehm gewesen, trotzdem dachte er, während er den schnurrigunheimlichen Text ein zweites Mal las: «Ich bin nun ganz und gar allein auf der Welt!» Es war nicht so recht der wörtliche und schlecht zu dem nun beendeten Verhältnis passende Sinn dieser Worte, was er meinte; eher fühlte er sich verwundert aufsteigen, als wäre ein Ankertau zerrissen, oder fühlte einen sich nun ganz herstellenden Zustand der Landesfremdheit in einer Welt, der er durch seinen Vater noch verbunden gewesen war. (F,1,655 - J,1,781)
30
Les points de suspension, dans le chapitre 74 (seconde partie) montrent d'ailleurs qu'Ulrich se contente de survoler la seconde lettre, «exceptionnellement longue», de son pere. La missive est «resumee» par ce biais, jusqu'ä l'expose de l'«affaire» Schwung.
Deuxieme partie: le moi en question
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Le deuil et ses fastes ne sont qu'une mascarade, un spectacle oü Ulrich apparalt en simple
figurant:
und obgleich er wußte, daß in einer Stunde, einfach wie bei einer Theateraufführung, alles vorbei sein werde, fühlte er doch an diesem Tag die Vorgänge besonders lebhaft mit, und die allgemeine Teilnahme an seinem Schicksal lag ihm wie ein schwer verbrämter Mantel auf den Schultern. (F,1,709 -
J,II,52-53)
La mort du pere, articulation entre le roman de l'Action parallele, oü Ulrich analyse en spectateur critique la comedie sociale, et le roman du frere et de la soeur, oü le heros entreprend cette fois une quete tout individuelle, apparait comme une liberation, autorisant une rupture radicale avec l'ordre mortifere des genealogies et de «l'histoire toujours la m e m e » . 3 1
b) La distanciation par rapport aux modeles sociaux La deception des peres a trait essentiellement au refus des fils d'adherer ä un schema classique d'integration sociale. De fait, le J e proustien et Ulrich se demarquent chacun ä leur maniere de la societe qu'ils sont pourtant amenes ä frequenter. La relation au «monde», designant ici les microsocietes bourgeoises et aristocratiques, est, chez Proust comme chez Musil, problematisee, mais cette mise en question n'a pas, chez l'un et chez l'autre, les memes implications, ni les memes justifications esthetiques et ideologiques. Le heros musilien est presente des sa premiere apparition dans une attitude de vigilance attentive, Symbole de sa lucidite et de sa maturite intellectuelles. Par ailleurs, le «conge de la vie» lui permet de porter sur son propre passe un regard retrospectif, et sur l'actualite un regard prospectif, avec tout le discernement qu'autorise la position en surplomb ou en retrait qu'il adopte au sein de l'Action parallele. Ulrich en outre a renonce ä embrasser une carriere determinee (les «trois essais pour devenir un grand homme»), et refuse de se soumettre aux conventions, dans la sphere privee comme dans la sphere publique. Le Je-narre en revanche n'accede que peu ä peu a cette maturite qui lui permettra finalement, en renonfant au monde, d'ecrire sa recherche du temps perdu, de devenir Je-Narrateur. Cette decision ne participe pas d u n e quelconque revoke face ä l'ordre social, mais d'une prise de conscience, enfin suivie d'effet, des dangers de la dispersion
31
Ce refus des modeles du passe est egalement manifeste chez d'autres heros «contemporains» d'Ulrich et du J e proustien: Hans Castorp montre peu d'empressement ä rejoindre la Hanse et son negoce; Zeno, dans le roman d'ltalo Svevo, revendique son incompetence notoire comme la «geste» ironique du rate professionnel: «puni» par la gifle dont - ä Ten croire - son pere l'a gratifie avant de mourir (chap. 4), il tourne en derision tous les «Credo». Dans Petersbourg d'Andrei Biely, le fils s'engage, füt-ce malgre lui, dans des activites anarchistes dirigees contre son pere. A cette rupture avec l'ordre des peres correspond une rupture d'ordre generique avec le roman familial, comme nous le verrons dans la derniere partie du present ouvrage.
I. Vers une nouvelle definition du personnage central
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mondaine pour celui qui se destine ä creer une oeuvre. Le «moi mondain», donne comme essentiellement sterile, est seulement oppose au moi qui a conju l'oeuvre. Progressivement accordee au Je-narre par le Je-narrateur, cette prise de distance est mise au service d'un ideal qui n'est autre que sa propre mise en oeuvre par le travail de l'ecriture . . . Chez Musil, eile est une donnee de base, proche d'une attitude de revoke ou tout au moins de denegation sceptique. Dans les premiers projets de Musil, le protagoniste etait proche de l'anarchisme. Par la suite, l'auteur a prefere au «passage ä l'acte» un desengagement permettant une plus grande liberte speculative. 32 Cette distanciation critique fonde le rapport au monde de la figure centrale, justifie sa complicite avec le narrateur sur le plan stylistique et ideologique, et determine son evolution narrative, ä savoir la tentation de fuir avec Agathe — Any where out of the world, pourraiton dire en paraphrasant Baudelaire . . . Alors que le modele paternel est refuse par le Je-narre, le modele maternel, et plus precisement, celui de la grand-mere, joue des les premieres pages un role essentiel. Or, il n'est pas hasardeux que ce personnage, dont l'hostilite aux principes educatifs du pere est indubitable, soit presente comme un etre luimeme marginal. Son originalite, que ses proches n'hesitent pas ä qualifier de «folie» (douce), se manifeste ä plusieurs reprises dans le roman. A Combray, alors que tous se retirent au salon en cas de mauvais temps, la grand-mere sort dans le jardin, sous l'averse, non sans protester contre la claustration ä laquelle son gendre contraint son petit-fils, et s'y promene «de son petit pas enthousiaste et saccade, regie sur les mouvements divers qu'excitaient dans son äme l'ivresse de l'orage, la puissance de l'hygiene, la stupidite de mon education et la symetrie des jardins»: 33 les deux derniers groupes nominaux, subtilement coordonnes, soulignent le goüt de la grand-mere pour une certaine fantaisie, dont ne font preuve en revanche ni le tuteur legitime de son petit-fils, ni le nouveau jardinier qui cherche stupidement ä discipliner les rosiers . . . Pour la fete du Narrateur, elle avait d'abord choisi les poesies de Musset, un volume de Rousseau et Indiana de George Sand, «Mais mon pere l'ayant presque traitee de folle en apprenant les livres quelle voulait me donner, elle etait retournee ä Jouy-le-Vicomte chez le libraire [.. .]». 3 4 La grand-mere, tout comme le veritable artiste, court le risque de n'etre pas comprise par tous, et s'isole, par l'audace de son imagination et de son comportement, du commun des mortels. A Balbec, elle provoque un petit scandale en ouvrant «subrepticement» une fenetre pour permettre ä son «petit jaunet» de ne pas perdre «le benefice d'une heure 32
33 i4
II se trouve que les «passages ä l'acte» d'Ulrich lui-meme, que ce soit l'enlevement de Moosbrugger ou l'acte sexuel (avec Agathe, avec Clarisse, avec Diotime) demeurent circonscrits dans les marges du texte (etudes et esquisses). On ne peut done formuler aucune hypothese quant ä la fonction et ä la place que Musil souhaitait leur donner. Sw., 1,11.
Sw., 1,39.
Deuxieme partie: le moi en question
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d'air», et reste «calme et souriante comme Sainte Blandine, au milieu des invectives qui, augmentant mon impression d'isolement et de tristesse, reunissaient contre nous les touristes meprisants, depeignes et furieux.» 3 5 Cependant, en depit de la complicite qui l'unit ä sa grand-mere, la marginalite du protagoniste est d'essence differente. Elle prend, chez le Je-narre, la forme moins desinvolte d'un dilemme qui, pour le Je-Narrateur, determine la forme meme de l'oeuvre ä venir, et en affirme la necessite tout interieure. Des la scene du baiser refuse, ou le heros eprouve pour la premiere fois «cette angoisse qu'il y a ä sentir 1 'etre qu'on aime dans un lieu de plaisir oil l'on n'est pas», la sphere sociale ou plus precisement mondaine, ä la fois milieu clos et lieu de passage qui s'oppose ä la cellule familiale, apparait ä la fois comme desirable et dangereuse. Desirable, parce que lieu des tentations et des rencontres possibles, mais doublement dangereuse, parce que l'on y perd son temps, le temps de la creation veritable, et parce qu'au coeur meme de la relation amoureuse, c'est la vie sociale de l'autre qui devient l'argument cruel de la jalousie du Mal-aime. Le Mal-aimant doit alors etre enferme et isole du monde, mais il echappe toujours ä la vigilance de son geolier.
c) Le moi mondain: etre ou ne pas etre snob Chez Proust, la «mort au monde» est done loin d'etre un voeu initial . . . La Recherche du temps perdu se distingue par bien des aspects des «romans d'ascension sociale»: cependant son heros parvient ä penetrer des cercles mondains de plus en plus prestigieux, en un parcours qui pour η etre pas guide par l'ambition d'un Rastignac, croise pourtant celui de differentes figures de «snobs» que met en scene le roman. Si le heros musilien fait preuve d'entree de jeu d'une parfaite lucidite critique face aux marionnettes de l'Action parallele, le J e en revanche η'accede ä cette «position en surplomb» qu'au terme d'un parcours initiatique jalonne par diverses epreuves, dont l'une n'est autre que la tentation du snobisme . . . Si quelque ambition personnelle motivait le desir de connaitre le monde, le parcours du Je-narre pourrait n'etre que celui d'un jeune bourgeois perdant irremediablement son temps dans la frivolite d'un snobisme sans efficace . . . Le projet proustien est tout autre: «Au schema de la conquete s'est substitue celui du dechiffrement», ecrit Michel Raimond. 3 6 L'ascension mondaine du heros s'accompagne d'un mouvement parallele et inverse (les desillusions successives), et est rendue par ailleurs structurellement necessaire, en raison du principe binaire qui regit la formation du Je, celui de l'identite deceptive: 357· 36
Ρ-, Π,35.
M. Raimond, «Note sur la structure du Cote de Guermantes», lin, sept.-dec. 1 9 7 1 , n ° 5 - 6 , pp. 8 5 4 - 8 7 4 , ici p. 8 5 8 .
R. H. L.F,, Paris, A. Co-
I. Vers une nouvelle definition du personnage
central
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C'est un livre snob que Guermantes car quand un snob eerie un roman il se represente comme un homme chic et prend un air moqueur ä l'endroit des gens chics. La verite c'est que par la logique naturelle apres avoir affronte a la poesie du nom de lieu Balbec la banalite du pays Balbec, il me fallait proceder de meme pour les noms de personne du roman. 37
Au debut du roman, jusqu'au Cote de Guermantes, le monde est encore pour le Je-narre une terra incognita desirable et fascinante, un univers inaccessible peuple de creatures mythiques, ou se cristallisent des fragments de temps perdu. Comme l'ecrit Serge Gaubert, «Le snobisme, pendant ce printemps social, constitue une sorte de Stade mythologique de la connaissance.»38 Les Guermantes ont, comme on dit, un nom. Pour le heros, ils sont un nom. La representation qu'il sen fait, ä partir de signes rares et mysterieux (les figures de la lanterne magique, le vitrail de 1 eglise de Combray, la densite meme, coloree de rouges oranges, de la syllabe finale du nom fameux, le «cote» inconnu), s'apparente done ä la reverie toponymique de l'Age des noms. Du meme coup, c'est le desir suscite par un nom, nom d'une terre, nom d'une femme (elle-meme figure metonymique pour le «monde»), investi d'un charme poetique, qui motive le desir de penetrer un jour les arcanes du faubourg. Ce charme n'est pas sans rappeler celui des Sirenes, et notre Ulysse est, lors de la soiree d'abonnement de la princesse de parme, litteralement ensorcele par les deites aristocratiques en toilettes de Nereides. Leur contemplation le detourne un instant d'une jouissance esthetique qui a priori aurait plus de valeur ä ses yeux: mais ce n'est deja plus pour entendre la Berma qu'il s'est rendu ce soir-la au theatre (meme si, en depit de sa deception anterieure, il decouvrira precisement ce meme soir l'essence de son talent scenique), mais pour y apercevoir la duchesse. Dans ce passage, prelude aux scenes mondaines ulterieures (puisque le theatre ä l'italienne determine en fait deux espaces sceniques, celui de la scene proprement dite, et celui de la salle, le second etant privilegie par rapport au premier), la description des spectateurs du parterre, les curieux, les snobs, et l'etudiant genial evoque par comparaison avec les deux premieres categories, peut se lire comme la demultiplication symbolique du Je lui-meme, oscillant entre le desir de decouvrir sur scene des «verites artistiques», et la fascination pour l'autre scene oil se deploient les mirages de la mondanite. Cette soiree marque par ailleurs 1 'akme d'une perception faussee, sublimee par l'imagination, de l'univers mondain. Le Je-narre va entrer ensuite dans une phase d'approches et de decouvertes successives, marquees par autant de desillusions quant ä la nature exceptionnelle et magique des creatures du Faubourg Saint-Germain.
37
38
Lettre de Proust ä Louis-Martin Chauffier, dec. 1920, Correspondance generale, bert Proust et Paul Brach, Plön, 1 9 3 0 - 1 9 3 6 , t. III, pp. 3 0 5 - 3 0 6 . S. Gaubert, Proust ou le roman de la difference, P. U. Lyon, 1980, p. 137.
ed. Ro-
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Deuxibne partie: le moi en question
Mais la toute premiere deception date de «Combray». L'on peut ici comparer la premiere rencontre d'Ulrich et de Diotime, et la premiere decouverte de la duchesse par le Narrateur. Dans l'ceuvre de Musil, l'ironie du titre du chapitre 22 (seconde partie), «Die Parallelaktion steht in Gestalt einer einflußreichen Dame von unbeschreiblicher geistiger Anmut bereit, Ulrich zu verschlingen», prepare le lecteur ä une perception critique du personnage en question, tout en posant l'equivalence Diotime = Action parallele, de raeme que Mme de Guermantes incarne le Faubourg Saint-Germain. Pour Ulrich, 1 epouse du sous-secretaire Tuzzi est un objet de curiosite plus qu'un objet de desir. II s'est renseigne sur son compte (tout comme elle-meme, d'ailleurs, on l'apprendra plus loin, s'est renseignee ä son sujet), et a trouve dans cet echo d'une reputation par trop idealisee l'argument d'une aversion prealable que la premiere rencontre avec ce monstre de vertu compassee ne dementira guere . . . Bien loin de rever sur le nom d'Ermelinda Tuzzi (qui se prenomme en realite tout bonnement Hermine, comme le souligne le developpement ironique sur le choix italianisant du prenom officiel, evidemment motive par le snobisme le plus pur), Ulrich lui attribue par derision un surnom platonicien. Enfin, la rencontre a lieu. Les «parents ennemis» se toisent et se jugent. Comme dans la scene de l'eglise de Combray, le narrateur reserve ä la figure centrale l'entiere responsabilite du portrait, sans ajouter d'elements supplementaires. La focalisation interne altemee Ulrich / Diotime a quant ä eile pour fonction d'opposer les deux personnages, en soulignant leur disparite et leur difference de Statut. Mais, dans la scene de la Recherche, la decouverte du «vrai visage» de Mme de Guermantes, petit bouton sur le (grand) nez et teint rouge compris, vaut en tant que second terme de l'identite deceptive, avant d'avoir une quelconque portee satirique, celle-ci etant en fait deduite par le lecteur. En revanche, l'acuite du regard d'Ulrich est le resultat d'une intention critique que le heros musilien revendique entierement. En d'autres termes, le Je-narre constate en quelque sorte fortuitement la presence incongrue et triviale dudit bouton, tandis qu'Ulrich traque systematiquement, au-delä des apparences, le detail fatal qui renverra sa hieratique cousine ä son ordinaire humanite. 39 De lä, les notations sur la main 4 0 , la decouverte des bourrelets du cou, «von zartester Haut überzogen» et la comparaison du chignon avec un nid de guepes . . . 4 1 Fort peu impressionne par le «discours du trone spirituel» que Diotime lui tient doctoralement, comme ä un petit gargon irreverencieux, Ulrich trouve enfin une metaphore du plus haut comique pour definir leurs posi-
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Voir egalement sur ce point le chapitre 17, troisieme partie, «Diotima hat ihre Lektüre gewechselt», F,1,810 - J , I I , 1 6 6 . F,I,93 — J , 1 , 1 0 9 : «eines im Grunde ziemlich schamlos menschlichen Organs, das wie eine Hundeschnauze alles betastet, aber öffentlich der Sitz von Treue, Adel und Zartheit ist.»
41
Ibid.
39
101
I. Vers une nouvelle definition du personnage central
tions respectives, avant de battre en retraite: «trotz seiner J a h r e und Erfahrung kam er sich wie ein schädlicher kleiner W u r m vor, den ein großes H u h n aufmerksam betrachtet. 4 2 Dans la Recherche du temps perdu, le Narrateur tente au contraire de conjurer sa premiere impression deceptive par un effort intellectuel d'un tout autre ordre, «forme de l'instinct de conservation des meilleures parties de nous-memes, ce desir qu'on a toujours de ne pas avoir ete d e f u »
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pour s'empresser ensuite
d'interpreter l'un des regards de la duchesse c o m m e l'aveu d'un amour possible. 4 4 Dans le Mann
ohne Eigenschaften,
s'il est question d'un amour possible
entre Ulrich et sa cousine, ce n'est point sur un m o d e romantique, fut-il le fruit d'une illusion, mais sur un mode satirique, l'objectif d u narrateur etant de ridiculiser, avec la complicite de son heros, les pretentions au platonisme qu'elle cultivera dans ses relations avec Arnheim. Le parallele entre ces deux rencontres de femmes d u monde permet de souligner la difference de Statut separant Ulrich et le J e proustien, au debut de chacun des romans, difference qui inflechit bien entendu les relations ulterieures entre figure centrale et mondanite. Ulrich, observateur critique dote par son narrateur d'une indeniable propension ä la satire impertinente, pourra aisement desamorcer le piege social ou les membres de l'Action parallele tentent de l'enfermer. II n'emplira d'ailleurs son role de «secretaire» que sur un mode ludique et experimental, au grand d a m des vrais ambitieux c o m m e Arnheim, et en exasperant Diotime par son scepticisme elegant, malgre qu'elle en ait. Chez Proust en revanche, l'ironie distanciative, toujours posterieure ä la decouverte de la realite des etres par delä l'apparence formelle de leurs noms, est le fait d'un J e dejä Narrateur, qui a surmonte le desarroi deceptif d'un moi anterieur. Cette evolution est particulierement sensible dans les pages consacrees au diner chez la duchesse de Guermantes. Grace au jeu de la double perspective (regard in medias res d u Je-narre, regard retrospectif d u Je-Narrateur, analysant une evolution diachronique), l'ironie distanciative vient corriger de plus en plus nettement l'eblouissement initial du Je-narre. II faut done se garder, c o m m e le note ä juste titre Serge Gaubert, de confondre ces deux points de vue: La distance de l'observateur qui decrit ou affirme «l'impossibilite de decrire la richesse de la choregraphie des Guermantes ä cause de l'etendue meme de leur corps de ballet», on n'y atteint qu'apres une longue experience. Elle permet d'embrasser les ensembles, de distinguer les especes: l'espece Courvoisier par exemple. A double focalisation, double tonalite. [ . . . } Non sans quelque imprecision. L'emploi exclusif de l'imparfait
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43 44
F,I,95 - J,1,112. Sw., 1,174. De meme, lors de la soiree Villeparisis, la duchesse se montre souvent cruelle, parfois meme a la limite de la vulgarite: cet «esprit de critique» echappe au Je-narre, tout en etant subtilement souligne par le Je-Narrateur.
Deuxieme partie: le mot en question
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donne au texte une coloration uniforme qui rend, ici ou la, peu perceptible la difference de perspective. 45
L'indifference qui gagne peu ä peu le heros, accoutume ä ne plus rien trouver d'extraordinaire dans le fait d'etre regu dans le monde, s'oppose ä l'incredulite avec laquelle il recevait naguere certaines invitations, 4 6 et est le fruit d'un travail (auto)critique: pour que s'opere le choix decisif entre l'artificialite d'une position sociale et mondaine qui ne fait qu'epuiser la nature individuelle en des rencontres futiles, et la prise en charge ascetique de cet univers par le biais de l'ecriture, il faut que le Je-narre ait surmonte l'epreuve du snobisme. Son renoncement s'accompagne d'un certain desarroi, tant reste vivace le souci de preserver le reve et le desir menaces par la trivialite du reel. Dans certains passages du Cote de guermantes, le J e semble ne pas vouloir croire ä l'inanite d'un monde qu'il imaginait naguere si brillant. II est pris d'une exaltation melancolique, ou l'illusionnisme au second degre, reflet derisoire d'un reve brise, se teinte d'une certaine amertume, d'une incredulite narquoise, premiere manifestation possible de l'ironie distanciative. Tel ce moment, dont nous ne citerons qu'un bref passage, situe ä la fin du diner chez Oriane, et oü le desarroi du heros s'accompagne d'un sentiment d'exclusion: A plusieurs reprises dejä j'avais voulu me retirer, et, plus que pour toute autre raison, ä cause de l'insignifiance que ma presence imposait ä cette reunion, l'une pourtant que j'avais toujours imaginees si belles, et qui sans doute I'eut ete si elle n'avait pas eu de temoin genant. Du moins mon depart allait permettre aux invites, une fois que le profane ne serait plus lä, de se constituer enfin en comite secret. (C. G., 11,832)
Dans la Recherche du temps perdu, la formation du «moi mondain» est done un mal necessaire, auquel le J e est voue par son imagination encore adolescente. II s'agit la d'une propedeutique par la negative, d'une pedagogie deceptive, en quelque sorte, marquant la transition entre la naivete du heros jeune et la lucidite de l'äge mür. Ainsi la fin du Cote de Guermantes annonce-t-elle dejä les perspectives du Temps retrouve: «il n'y a pas de propos, pas plus que de relations, dont on puisse etre certain qu'on ne tirera pas un jour quelque chose.» 47 Par ailleurs, toujours en raison de la polarite enonciative de la Recherche, le JeNarrateur prend en charge la critique du snobisme avant meme que le Je-narre ait eu l'occasion de s'aventurer dans les cercles mondains. Des le Cote de chez Swann, apparatt, sous les traits de Legrandin, l'archetype du snob: e'est pour le Narrateur l'occasion de souligner qu'il n'est pas de plus virulents denonciateurs du snobisme que les snobs eux-memes. 48
45 46 47
48
S. Gaubert, op. tit., p. 1 4 9 . Voir C. G., 11,859, et 5. G., 111,34. C. G., 11,837.
Dans Du cote de chez Swann,
1,67, Legrandin critique le snobisme, lui qui bientot
( 1 , 1 1 8 — 1 2 6 ) manifestera un snobisme acheve.
I. Vers une nouvelle definition du personnage central
103
Peu semblent pouvoir echapper ä l'hydre devoratrice du snobisme: la mere et la grand-mere du Narrateur sont parmi les rares ä n'en etre point victimes. La position du pere du Narrateur est plus ambigue: il conseille par exemple ä son fils de ne point dedaigner, dans l'interet de sa carriere litteraire, le salon Villeparisis; 49 en fait, le Narrateur se voit charge de promouvoir la nomination de son pere ä l'Academie des sciences morales et politiques, en sollicitant l'appui de Norpois. 5 0 Frangoise elle-meme affiche une affection particuliere pour l'aristocratie, manifestant ainsi une Sorte de «snobisme des humbles», tout comme la «marquise» des Champs-Elysees . . . Elle se considere en quelque sorte comme la «Patronne» d'une aristocratie de la domesticite. Mais le comble du snobisme est l'apanage des aristocrates eux-memes: telle la duchesse de Guermantes, qui n'affecte jamais que des goüts et des idees contraires ä l'opinion commune, sans malheureusement que cette tendance au paradoxe systematique soit etayee par une demarche intellectuelle digne de ce nom. Maladie socialement transmissible, le snobisme menace directement tout individu potentiellement createur. Les multiples figures de mondains qui parcourent le roman (principales, comme Swann ou Charlus, ou secondaires et anonymes, comme le medecin, le peintre, et le diplomate «de grand avenir» qui n'ont pu reussir leur carriere ä cause de leur intimite avec les Guermantes, mal pergue dans leurs milieux d'origine) 51 sont victimes d'une abdication tragique de leurs talents personnels, edulcores ou broyes par le conformisme caricatural dont les salons sont le creuset. Les hommes de valeur perdent ainsi leur äme en se muant en hommes du monde, c'est-ä-dire en se contentant de n'etre que des hommes d'esprit. Le snobisme, avec l'amour et l'amitie (autres avatars de l'alterite, c'est-a-dire de tout ce qui divertit, au sens pascalien, de la connaissance de soi), apparalt done comme Tun des risques majeurs susceptibles de mettre en peril l'effort creatif, fruit des hautes solitudes. Quitter le monde pour affirmer sa singularite, pour se trouver soi-meme: tel et bien l'enjeu du Mann ohne Eigenschaften et de la Recherche du temps perdu. Ulrich et le J e proustien opposent deux formules: «devoir etre quelqu'un» et «vouloir etre soi». Au refus du J e de η etre qu'un mondain frivole, ou pis encore un ecrivain «ä la mode» (autrement denomme «Grand-Ecrivain» dans l'oeuvre de Musil ...), correspond le refus d'Ulrich de n'etre qu'un «homme d'aetion», ou encore un «genie» au sens oü l'entend le siecle. Ce qui est mis en cause ä travers cette relation problematique de la figure centrale avec la societe mondaine, e'est un ensemble de valeurs sans valeur reelle, un reseau de conventions grace
49 50 51
Voir C. G., 11,447. Qui refuse: voir C. G., 11,521. Voir C. G., 1 1 , 7 4 9 - 7 5 1 .
Deuxieme partie:
104
le moi en question
auxquelles la sottise passe pour du talent, tandis que les beaux parleurs, titres ou non, font et defont les modes dites «artistiques» ou «intellectuelles». Quitter le cercle social, c'est, pour Ulrich aussi, renoncer ä perdre son temps dans une agitation vaine: car la Betise universelle, telle un glacis, recouvre et nivelle les discours ambiants. II semble impossible de changer le monde: d'ailleurs l'ambition d'Ulrich n'est pas de lui donner un sens nouveau en le recreant par l'ecriture (si le Narrateur proustien est un futur romancier, Ulrich est et demeure un penseur). Le refus de se soumettre ä la loi commune est pour Ulrich un probleme ethique. II pourrait dire, avec Monsieur Teste: Tout ce que je fais et pense n'est que specimen de mon possible. L'homme est plus general que sa vie et ses actes. II est comme prevu tualites qu'il n'en peut connaitre. Monsieur Teste dit: Mon possible ne m'abandonne jamais. 52
pour plus d'even-
Ulrich ne pretend aucunement faire valoir sa propre vision du «meilleur des mondes possibles». La complexite meme des faits observables, l'instabilite du moi et de ses representations l'interdisent: ainsi s'explique son opposition aux idealistes et activistes de tout poil. En revanche, il veut explorer le monde des possibilites: son projet de «vivre comme on lit» ou d'«abolir la realite» afin de vivre pleinement le «poeme de la vie» participe de cette quete d'un Autre etat, qui exige lui aussi, comme la creation artistique chez Proust, la mort au monde reel.
d) Autres raisons d'etre asocial Dans la Recherche du temps perdu, l'hypersensibilite et la sante delicate du J e le contraignent, des son enfance et son adolescence, ä une retraite intermittente hors de la sphere mondaine. Cette meme fragilite maladive jouera d'ailleurs egalement un role dans la decision finale (se retirer du monde pour ecrire), puisque dans le Temps retrouve c'est un malaise physique qui confirme chez le futur ecrivain la prescience de sa mort prochaine, et l'urgence de se mettre au travail, malgre «l'usure des forces de [sa} memoire». 5 3 Dans l'ensemble du roman, la maladie est un motif recurrent, qui determine notamment une serie de renoncements: impossibilite de partir ä Venise, de se rendre au theatre, ou d'aller aux Champs-Elysees pour y retrouver Gilberte, dans Du cote de chez Swann\ obligation, douce cette fois, evoquee ä la fin des Jeunes filles en fleurs, de rester couche dans sa chambre, ä Balbec, tandis que les jeunes filles se livrent aux plaisirs du sport et de la promenade.
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Paul Valery, Monsieur T. R., IV,621.
Teste, Paris, Galliamrd, 1 9 4 6 ; reed. coll. «L'Imaginaire», p. 1 3 4 .
I. Vers une nouvelle definition du personnage
central
105
Mais c'est surtout le desir d ecrire qui place le Je dans une situation «decalee». II implique en effet un choix radical entre la vie sociale, mondaine et amoureuse, et le retrait hors du monde, assimilable ä l'ascese monacale. Avant la scene de la matinee Guermantes, dans Le temps retrouve, le Narrateur oscille douloureusement entre deux poles, et se situe dans une position intermediaire, celle de 1'observateur, d'abord relativement naif, puis, ä partir de Sodome et Gomorrhe, de plus en plus lucide et distancie. La position marginale du heros proustien est done renforcee, dans la premiere moitie de l'ceuvre, par l'innocence qu'il manifeste dans les jeux mondains.54 Dans la seconde partie de l'oeuvre, c'est en revanche sa lucidite de plus en plus grande qui lui permet de decrypter la comedie mondaine et den dejouer les pieges. Ses progres sont d'ailleurs soulignes plaisamment dans l'anecdote du salut «distancie» au due: J'aurais pu ecrire un chef-d'oeuvre, les Guermantes m'en eussent fait moins d'honneur que de ce salut. [ . . . ] On ne cessa de trouver ä ce salut toutes les qualites, sans mentionner toutefois celle qui avait paru la plus precieuse, ä savoir qu'il avait ete discret. (S. G., 111,63)
Dans le Mann ohne Eigenschaften, Ulrich, lors de son entrevue avec le comte Stallburg, ä la Hofburg, commet lui aussi une «faute sociale», d'une nature differente cependant de Celles du heros proustien. Anesthesie en quelque sorte par les platitudes aimablement insignifiantes que lui prodigue le representant du pouvoir central, notre prince de l'esprit malheureusement sans pouvoir officiellement reconnu s'oublie jusqu a se permettre de continuer ä penser «au lieu d'obeir aux imperatifs sociaux de la situation», et demande la grace de Moosbrugger ... 5 5 Apres ce «faux-pas dont les intellectuels sont d'ailleurs coutumiers», Ulrich redresse hypocritement la situation: agent complice du narrateur anonyme, il a cependant, de maniere subversive et provocatrice, revele au lecteur toute la pesanteur des prejuges bureaucratiques. Dans A la recherche du temps perdu, la tension entre le desir d'ecrire et l'impossibilite patente de mettre ä execution ce projet, ä cause des multiples tentations mondaines et amoureuses, fonde egalement l'opposition du heros au desir pater-
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En temoignent ses reflexions parfois inconsequentes, son comportement «etourdi»: l'histoire de la dame en rose racontee aux parents, origine d'une brouille definitive entre ceux-ci et l'oncle Adolphe (Su>., 1 , 7 5 - 7 8 ) ; la lettre-fleuve ecrite ä Swann, qui ne fait que renforcer les reticences de ce dernier ä son egard ( J . F., 1,482); l'ignorance du bon usage de l'enveloppe, de l'oeillet et du caviar lors du diner chez les Swann ( J . F., 1 , 5 3 7 - 5 3 9 ) ; les «filatures» inconvenantes de Mme de Guermantes (C. G., 11,363); l'usage problematique de la «porte-revolver», le soir du diner parisien avec Saint-Loup (C. G., 11,695); l'erreur sur la fafon dont il doit donner le bras ä Mme de Guermantes avant de passer ä table (C. G;, 11,727); l'erreur diplomatique enfin aupres de Charlus sur une question d etiquette, au tout debut de Sodome et Gomorrhe ( 1 1 1 , 5 3 54).
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F,I,85 - J , 1 , 1 0 0 .
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Deuxieme partie: le moi en question
nel de le voir embrasser la carriere diplomatique. Cependant, le «retrait» du heros proustien est en un sens involontaire, puisqu'il n'est jamais vraiment, jusqu'ä la decision finale d'ecrire, de l'ordre du choix. Ulrich, atypique et anticonformiste, manifeste beaucoup plus radicalement sa distanciation par rapport au monde. Son evolution ulterieure, ä partir de ses retrouvailles avec Agathe, est d'ailleurs en un sens la manifestation — phenomenologique en quelque sorte — d'une mentalite asociale latente sous les dehors d'une politesse mondaine ou l'ironie prend le masque de l'esprit: Aber eigentlich fand er in diesem «Verbrechen» nur das Bedürfnis, sich auszuschließen oder das Leben, das man verträglich zwischen den anderen führt, zu verlassen. Was man staats- oder menschenfeindliche Gesinnung nennt, dieses tausendfältig begründete und verdiente Gefühl, es entstand nicht, es wurde von nichts bewiesen, es war einfach da, und Ulrich erinnerte sich, daß es ihn durch sein ganzes Leben begleitet hatte, aber selten in solcher Stärke. (F,1,632 - J , I , 7 5 5 )
Cette marginalite est revelee des l'adolescence du heros, comme en temoigne 1 episode de la dissertation sur les nationalites, et le fait qu'Ulrich sera envoye par son pere dans un etablissement eloigne suite au scandale provoque par ses hypotheses pour le moins decapantes. 5 6 Le heros musilien ira-t-il pour autant jusqu'ä la negation radicale de l'ordre social? II semble que non, puisque dans les ebauches du «Voyage au paradis», c'est la necessite d'«etre au monde» — mise en avant par l'un, refusee par l'autre — qui finit par opposer le frere et la sceur. Ce que denonce Ulrich, c'est le nivellement de la personnalite humaine ä travers les regies de vie et les modes culturelles. Rilke, dans les Aufzeichnungen des Malte Laurids Brigge, publies en 1910, annongait dejä ce theme: «der Wunsch, einen eigenen Tod zu haben, wird immer seltener. Eine Weile noch, und er wird ebenso selten sein wie ein eigenes Leben.» 5 7 Le developpement sur les «neuf caracteres» fait quant ä lui echo, mais dans une tonalite fort differente, a la parole de Hölderlin selon laquelle en Alllemagne il n'y a plus d'hommes mais seulement des metiers. 5 8 Dans un essai de 1923, «Der deutsche Mensch als S y m p t o m » , Musil avait developpe ce theme de l'«enkystement dans la profession»: Die hauptsächliche Bindung ist heute der Beruf. Mit der Berufszeichnung und einem kleinen Zusatz vermag man heute das Wichtigste über einen Menschen zu sagen. 56 37 58
Voir premiere partie, chapitre 5. R. M. Rilke, Sämtliche Werke, t. 6, Frankfurt am M., Insel-Verlag, 1966, p. 714. Hölderlin, Sämtliche Werke, Stuttgart, W. Kholhammer, 1957, t.III, Hyperion oder der Eremit in Griechenland, p. 153: «Es ist ein hartes Wort und dennoch sag'ichs, weil es Wahrheit ist: ich kann kein Volk mir denken, das zerrißner wäre, wie die Deutschen. Handwerker siehst du, aber keine Menschen, Denker, aber keine Menschen - ist das nicht, wie ein Schlachtfeld, wo Hände und Arme und alle Glieder zerstückelt untereinander liegen, indessen das vergoßne Lebensblut im Sande zerrint?»
I. Vers um nouvelle definition du personnage central
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Wenn man erfährt, der Mann sei Richter oder Kaufmann und dazu hört, er sei darin begabt oder unbegabt, vielleicht auch noch, er sei ein «netter» oder ein «kluger» Kerl, so weiß man das meiste von dem, was sich von einem heute lebenden Menschen überhaupt wissen läßt. 59 A l'inverse de la plupart des personnages du roman, etroitement definis par des emplois d'operette, comme l'a souligne Claudio M a g r i s , 6 0 Ulrich se refuse ä repeter mecaniquement des comportements preetablis. Evoquant cette volonte en quelque sorte negative, Klaus Laermann remarque: Er will nach der «Rettung» seiner «Eigenart» suchen, um seine Identität rein zu bewahren und gegen die Pluralität normierter Verhaltenserwartungen zu verteidigen; er will sich nicht mehr ans bloße Funktionieren verlieren, das ihn aufzulösen droht, sondern sich mit der unbeschränkten Freiheit der Rollenwahl die Fülle seiner Möglichkeiten erhalten. 61 C'est pourquoi Ulrich refuse d'etre considere, en quelque occasion que ce soit, et ä la difference d'Arnheim, c o m m e «l'homme de la situation». Dans ses relations avec l'Action parallele, il se garde de tout engagement personnel et se defend contre les sollicitations diverses dont il fait malgre lui l'objet. C o m m e le note Alexander W. Belobratow, commentant ici les derniers paragraphes du chapitre 2 0 (seconde partie), das Individuum steht zur Gesellschaft in einem grundsätzlichen Widerspruch, wodurch die Sozietät zur toten Maschinerie, zu einem depersonalisierten, automatisch funktionierenden System wird. Ulrich beurteilt den polizeilichen Apparat, die Justiz, die höfischen und bürokratischen Einrichtungen als eine längst veraltete, ), ajoutait avec une chantante melancolie: » On notera le caractere triplement intertextuel de ce passage, ou sont tour ä tour evoques, en l'espace de six lignes, un dramaturge (Maeterlinck), interprets par un compositeur (Debussy), ainsi qu'un autre musicien (Rameau), compare avec le precedent, et ä qui est attribue l'extrait - revu et corrige par Proust — d'un livret qui est en fait celui d'Armide, de Lully. (Cf. Pleiade, 111,1724)
Quatrieme partie: une esthetique du double jeu
274
ceuvre-somme qui integrerait ces discours tout en les soumettant ä un examen critique, devolu aux protagonistes et aux instances narratives, en tant que «poles interdiscursifs», et d'autre part d'exploiter certaines potentialites inedites des oeuvres et des savoirs ainsi interpoles. C o m m e l'ecrit Annick Bouillaguet, Le jeu intertextuel consiste, non pas a produire un texte ä partir d'autres textes, mais ä creer une oeuvre-reseau, une oeuvre assimilatrice, une oeuvre qui soit ä la fois ellememe et la litterature, Celle qui la precede et trouve en eile son aboutissement. Une oeuvre-somme, done. Le jeu, c'est precisement d'instaurer un equilibre entre une creation originale et une volonte de recapitulation, qui rende l'ceuvre viable. 4 9 Recapitulation, done, et pas seulement repetition. En ce sens, la poetique intertextuelle de Proust et de Musil, de meme que la fafon dont les figures centrales utilisent leur culture personnelle, s'opposent rigoureusement aux pratiques intertextuelles de la plupart des personnages secondaires qui se contentent de repeter des discours glanes ici ou lä, avec plus ou moins de pertinence et plus ou moins d'exactitude. Des ä-peu-pres de D i o t i m e 5 0 aux plagiats de M m e de Guermantes, 5 1 en passant par le carnet de citations du d u e 5 2 ou les recitations d'Hagauer, 5 3 la manie citationnelle, qui contamine toutes les couches de la societe (en temoignent la lettre du valet de chambre de Franfoise, ou encore le patron du restaurant oü
49 50
A. Bouillaguet, op. cit., p. 7. Voir par exemple (F,1,815-816 - J,II,173): « fragte Diotima. Ulrich schüttelte bloß den Kopf und gab ihr dadurch - im Dunkel, das nur noch von einem letzten samtenen Schimmer erhellt wurde - von neuem Gelegenheit, vergleichende Studien über Schweigen anzustellen. Ein wundervoller Satz kam ihr ins Gedächtnis: