LES APOCALYPSES DE JEAN 9782923647746


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DANÎEl MEUROÎS

ean

Daniel Meurois

Les Apocalypses de Jean Entre Éphèse et Patmos ... il y a deux fois mille ans

Éditions Le Passe-Monde Québec

* De Daniel Meurois et Marie Johanne Croteau, aux Éditions Le Passe-Monde LE NOUVEAU GRAND LIVRE DES THÉRAPIES ESSÉNIENNES ET ÉGYPTIENNES MÉDITATIONS ET PRATIQUES DE SAGESSE

* De Marie Johanne Croteau, aux Éditions le Passe-Monde LE DON DU SOUFFLE ...

12 récits véridiques venus de /'Au-delà souvenirs d'ailleurs

CES ÂMES QUI NOUS QUITTENT ... LE PORTAIL DES ELFES ..•

* De Daniel Meurois, aux Éditions Le Passe-Monde La vie cachée de Jésus selon la Mémoire du temps Tl La vie cachée de Jésus selon la Mémoire du temps T 2 LE CHAMANE ET LE CHRIST ••• Mémoires amérindiennes LE LABYRINTHE DU KARMA •.. Déchiffrer et comprendre notre contrat d'âme LES 108 PAROLES DU CHRIST •.. 108 perles de sagesse pour le temps présent ADVAITA •.• libérer le Divin en soi LE TESTAMENT DES TROIS MARIE ••• trois femmes, trois initiations IL y A DE NOMBREUSES DEMEURES •.• à la découverte des univers parallèles LES ANNALES AKASHIQUES... Portail des mémoires d'éternité CE Qu'lLS M'ONT DIT ... Messages cueillis et recueillis FRANÇOIS DES OISEAUX ... Le secret d'Assise VISIONS ESSÉNIENNES ... Dans deux/ois mille ans LA MÉTHODE DU MAITRE ..• Huit exercices pour la purification des chakras AINSI SOIGNAIENT-ILS .•. Des Égyptiens aux Esséniens ... COMMENT DIEU DEVINT DIEU... Une biographie collective LA DEMEURE DU RAYONNANT .•. Mémoires égyptiennes Vu D'EN HAUT... Rencontre avec la Fraternité galactique LES MALADIES KARMIQUES ... Les reconnaître, les comprendre, les dépasser L'ÉVANGILE DE MARIE-MADELEINE •.• Selon le Livre du Temps Louis DU DÉSERT - Tome 1 ... Le destin secret de Saint Louis Lorns DU DÉSERT - Tome 2 ... Le voyage intérieur LE NON DÉSIRÉ .•. Rencontre avec /'enfant qui n'a pas pu venir. .. CE CLOU QUE J'AI ENFONCÉ ... À la reconquête de l'estime de soi LES ENSEIGNEMENTS PREMIERS DU CHRIST ... À la recherche de Celui qui a tout changé LE LIVRE SECRET DE JESHUA •.•

LE LIVRE SECRET DE JESHUA ...

* De Daniel Meurois en collaboration avec Anne Givaudan, aux Éditions Le Passe-Monde L'autre visage de Jésus De mémoire d'Essénien tome 2 RÉCITS D'UN VOYAGEUR DEL' ASTRAL. .. Le corps hors du corps ... WESAK ••• L'heure de la réconciliation LE VOYAGE À SHAMBHALLA •.• Un pèlerinage vers Soi LE PEUPLE ANIMAL .. L'âme des animaux LES ROBES DE LUMIÈRE ... Lecture d'aura et soins par /'Esprit

DE MÉMOIRE D'ESSÉNIEN •.•

CHEMINS DE CE TEMPS-LÀ •••

*Aux Éditions S.0.1.S. également de D. Meurois en collaboration avec A. Givaudan TERRE D'ÉMERAUDE ...

Témoignages d'autre-corps

PAR L'ESPRIT DU SOLEIL LES NEUF MARCHES ...

Histoire de naître et de renaître Afin de guider ceux qui nous quittent

CHRONIQUE D'UN DÉPART •.. CELUI QUI VIENT SOIS •••

Pratiques pour être et agir Sereine Lumière

UN PAS VERS SOI ..•

* Bandeau de couverture : Adaptation d'une œuvre non identifiée Saisie informatique du texte : Lucie Bellemare ©Éditions Le Passe-Monde - Québec, 4• trimestre 2021 Imprimé au Canada ISBN : 978-2-923647-74-6

Ces pages sont particulièrement dédiées

À Marie Johanne, Meryem Johannès dont la tendresse et l'amour ont toujours si merveilleusement soutenu ma main ... et, au-delà de la Grande Illusion de ce monde, à tous les Rebelles qui œuvrent dans la détermination, la patience et la douceur.

Éditions le Passe-Monde C.P. 1002, 1015 Bd du Lac, Lac-Beauport, (QC) Canada G3B OAO [email protected] https://www.facebook.com/DanielMeurois/

« Si du rivage de ce monde nous ne découvrons pas distinctement les choses divines, ne nous en étonnons pas : Le temps est un voile interposé entre nous et Dieu, comme notre paupière entre notre œil et la lumière. » François-René de Châteaubriand- Mémoires d'Outre-Tombe L.10Chap5

Quelques mots indispensables ... Pourquoi donc les Apocalypses ? Voilà certainement la première question que tout un chacun pourra se poser en prenant ce livre en main. Oui, pourquoi ? La réponse est pourtant simple... Parce que le mot Apocalypse qui nous vient tout droit du Grec ne signifie pas Fin du Monde comme on le croit souvent mais Révélation. Et des révélations, les pages que je vous propose de découvrir en contiennent assurément un certain nombre. Je ne parle pas de révélations propres à satisfaire des curiosités de surface mais d'invitations à se pencher sur des vérités profondes, des domaines non explorés, par conséquent à creuser au sein de certains mystères qui concernent non seulement les êtres que nous sommes, la Création et le Divin mais aussi le devenir de notre humanité. Des questions qui, nous le savons, sont devenues particulièrement aiguës en ces années-charnière annonciatrices d'une inévitable "réinitialisation ". En ce sens - je préfère le dire - cet ouvrage n'est pas de ceux que l'on peut dévorer en quelques heures, en quête "d'énigmes ésotériques" ou ainsi qu'on le ferait d'un récit "nouvel âge" comme il en existe tant. Certes, il peut se découvrir tel un récit puisqu'il est soutenu par la narration du parcours d'une vie, celle du disciple Jean, à Éphèse puis 7

à Patmos, des années après la Crucifixion. Cependant, qu'on n'y voie surtout pas une œuvre d'imagination puisqu'il puise ses sources dans la consultation très précise, méthodique et respectueuse de ce qu 'on nomme la "Mémoire akashique". Dois-je souligner encore qu'on n y trouvera donc rien de romancé ni "d'arrangé" même si le travail soigné auquel j'ai soumis mon écriture traduit une certaine poésie. Dès que le cœur, l'âme et l'esprit se consacrent tout entiers à /'expression du Beau et du Sacré, ils touchent nécessairement à la poésie naturelle et spontanée de la Vie dans son Essence.

On m'objectera, bien sûr, que les affirmations et enseignements contenus dans ces pages n'ont rien de crédible puisqu'ils ne présentent aucun des caractères de la recherche scientifique revendiquée par les historiens, théologiens, exégètes et philologues. Je ne me battrai pas contre un tel argument, habitué que je suis à ce qu'on me le présente puis qu'on écarte mon vécu d'un simple revers de la main. Carcen 'est pas d'un travail de /'intellect dont ils 'agit ici mais d'un vécu d'ordre mystique. En d'autres termes, il est question de cette capacité de la Conscience que manifestent depuis toujours certaines personnes - dont je suis - à patiemment investiguer les mondes subtils pour nourrir les grands courants de la quête spirituelle universelle. Quête inévitablement "hérétique" donc? Oui ... et plutôt fière de l'être car libre de tout assujettissement. N'oublions pas que, pour des raisons de pouvoir temporel, les quatre ou cinq premiers siècles de notre ère ont été une période de manipulations intenses de la vie de Jeshua, de celle de Ses disciples, de Ses enseignements et que, par conséquent, aucun des textes estampillés comme étant "sérieux" n'est aussi crédible qu'on veut nous le faire croire. Bien sûr, on apposera au-dessus de mon travail/'étiquette 8

caricaturale et réductrice d'"ésotérique" puisque cette dernière disqualifie et diabolise systématiquement ceux qui s'en voient gratifiés. À ce propos, je ne manquerai pas de souligner justement ici une certaine ''Apocalypse de Jean", infiniment respectée par toutes les Églises chrétiennes et par laquelle se conclut de façon solennelle le "Nouveau Testament" ... Combien de ceux qui se disent chrétiens ont-ils véritablement lu cette Apocalypse ? Très peu, à coup sûr. Et pour cause ! Elle est presque illisible ou du moins en grande partie incompréhensible tant elle est ... ésotérique ! En réalité, il s'agit certainement du texte le plus ésotérique qui ait jamais été accrédité et largement publié ... puisque selon la place qui lui est réservée, il est à vénérer au même titre que les Évangiles et autres Épîtres. N'y a-til pas là une édifiante contradiction ? Une aberration que personne ne souligne, surtout dans le monde ecclésiastique. Que l'on ne s'imagine pourtant pas que je ne le respecte pas. Tout ce qui fait l'objet d'une vénération, hormis ce qui nou"it les fanatismes, est certainement respectable ... Ainsi le présent ouvrage, qui ne lui est que partiellement consacré, ne cherche-t-il pas à le "démonter" mais à l'aborder commejamais il ne le fut, à la lumière des véritables circonstances qui le virent prendre forme ainsi qu'à travers la personnalité lentement révélée de son rédacteur ... Sur ces quelques mots sans doute indispensables, je vous invite donc, amis lecteurs, à me suivre d'Éphèse à Patmos en passant par Smyrne, Pergame et quelques autres lieux désormais mythiques encore imprégnés par la mémoire de Jean, le disciple bien-aimé, "l'autre.fils" de Marie. C'est avec son empreinte dans le Temps que je vous laisse donc ... Daniel Meurois 9

Chapitre 0 Je m'appelle Jean

M

a vie n'a été qu'une succession de naissances et de morts ... ou de morts et de renaissances. Comment en témoigner autrement ! À l'heure où je sais que bientôt je m'en vais, est-ce sous l'effet d'une secrète joie ou d'une infinie nostalgie que je ressens le besoin de me pencher sur elle ? Aucune réponse ne prévaut sans doute sur l'autre. Les mélancolies se nourrissent des bonheurs passés aussi sûrement que ceux-ci donnent vie au présent et ensemencent l'horizon.

Je m'appelle Jean et je suis à Éphèse où, depuis longtemps, on m'a donné le nom grec de Johannès ... Une petite maison au toit plat parmi d'autres dans la caillasse, un bouquet d'oliviers, des lauriers et des figuiers et puis, plus loin, après une marche, une enfilade d'élégantes colonnes qui, avec leurs chapiteaux délicatement colorés, s'élancent dans l'azur. Voilà presque tout mon décor etje n'en voudrais pas d'autre. Il suffit que je pousse quelques pas parmi un désordre d'asphodèles et me voici auprès d'un filet d'eau vive qui jaillit au creux d'un amas rocheux pour aussitôt se faufiler 11

entre des touffes d'herbes. Que réclamerais-je d'autre? Mon cœur regorge de tout ce qu'une existence d'homme peut avoir osé appeler et qui pourrait se résumer en un mot. .. La Lumière. Un simple mot ? Un état, plutôt. .. Mes jambes me portent à peine, pourtant. Ce n'est pas qu'elles aient marché beaucoup plus que d'autres, me semble-t-il, c'est surtout qu'elles ont cherché à s'accorder au rythme des visions du Cœur qui les a toujours nourris et quelles s'y sont usées. Une bien belle usure en vérité car celle-ci s'est installée en douceur, à force d'avoir côtoyé la Splendeur. La peur? La souffrance? Je les ai connues, évidemment, ainsi que mille autres choses qui leur sont parentes et que nul ne peut éviter. Cependant... parvenu au bout de mon chemin, je peux dire que j'ai été un homme heureux bien que sans cesse soumis au pressoir de la vie. Heureux d'en avoir rencontré un autre dont la transparence, la puissance et l'Amour fulgurant faisaient qu'il était bien plus qu'un homme. On l'appelait Jeshua ... ou encore le Béni. Il a surgi d'un coup, tel un ami venu du fond des Âges sans qu'on l'ait vu s'approcher. Jeshua ... Son nom voyage désormais sur tant de lèvres ! Et il enflamme tout, même s'il ne dit que la Paix. L'ultime image que je garde de Jeshua me renvoie à Tyr1• Elle évoque un bonheur tout autant qu'un arrachement ... J'arrivais alors à peine d'Éphèse pour le plus court séjour que l'on puisse entrevoir. À sa demande, j'avais accompagné jusqu'à Lui Meryem, sa mère, et Sarah, sa sœur, qui y avaient vécu les quatre dernières années. Venant juste de quitter le

1 Tyr était un port de la Galilée méridionale. Voir "Le livre secret de Jeshua". Tome 2 - chapitre XXXVII.

12

monastère 1 où Il s'était longuement réfugié au lendemain de son supplice, Il avait décidé de partir loin vers l'est, vers ce Pays des Hautes Cimes qu'il avait connu dans sa jeunesse et qu'il aimait tant. Son frère, Thomas, ainsi que quelques autres que j'enviais allaient l'y accompagner. Toutefois, c'était la présence de Meryem à ses côtés qui Lui importait plus que tout autre pour un tel voyage. Oh! Meryem ... J'avais déjà bien compris que sa pureté et sa tendresse me manqueraient certainement tout autant que la Sienne. Les quelques années que je venais de passer épisodiquement sous son toit à Éphèse, à "veiller sur elle" seraient à jamais gravées dans ma mémoire. Non ... La mère du Béni n'était pas une simple femme parmi d'autres ... Et je dois dire que durant les longues périodes vécues près d'elle à arpenter les collines de l'Ionie2 pour y partager notre Feu avec qui voulait Le recevoir, ce fut plutôt elle qui veilla sur moi, sur mes différences, mes chagrins, mes exaltations, mes besoins d'appeler et de transmettre l 'Absolu. Alors, insensiblement, ne serait-ce que pour cela, elle en était un peu devenue ma mère, à moi aussi. .. À Tyr, à l'entrée du port où nous nous sommes définitivement quittés et tandis qu'elle et la discrète Sarah tentaient de contenir leurs larmes sous leurs voiles, Jeshua avait un instant posé une main sur mon épaule jusqu'à enfin me dire avec gravité : « Et maintenant va ton chemin, notre chemin, Jean, mon frère ... » 1 Pour rappel : Le Knnel, monastère essénien, autrefois situé sur les hauteurs de la ville actuelle d'Haïfa. 2 L'lonie était une région grecque faisant partie de l 'Anatolie. De nos jours, elle se situe sur le territoire de la Turquie.

13

Ces mots, lorsque j'y repense, ont achevé d'apposer un indicible sceau entre nous. À moins que ce ne fût le rappel d'une sorte d'engagement d'éternité dont je n'ai pas alors saisi toute la portée. Ce jour-là, jamais je ne m'étais senti à la fois aussi seul et aussi imprégné d'un parfum qui, si je m'en montrais digne, pouvait faire de moi le frère de tout le genre humain. Mais je me voyais si petit ! Comment d'ailleurs ne pas l'être lorsqu'on a tant approché l'exigence du Soleil? Accoudé au bastingage du modeste bateau qui allait me ramener jusqu'à Éphèse où j'avais finalement décidé de demeurer,j 'ai longuement regardés' éloigner les fortifications qui marquaient le port de Tyr ... Une dernière image ... La vue d'une galère romaine avec son éperon à fleur d'eau, la perception de tous ceux qui y souffraient ... puis nous avons vogué vers le nord, abandonnant les côtes pour les retrouver ensuite. Un voyage en demi-teinte, doux et cruel. Bientôt, nous nous approcherions des rivages rocheux de l'île de Kypros 1 ••• Je me souviens encore de mon émoi si particulier lorsque j'ai reconnu les découpes de leurs falaises tombant dans la mer et surtout ce rocher de Paphos où les Grecs affirmaient que l'une de leurs divinités, Aphrodite, avait pris corps dans l'écume des eaux après un geste rageur de ceux qu'ils nommaient les Titans. Quelles vieilles vérités tout cela cachait-il ? J'aurais voulu savoir et comprendre ... Juste pour repousser davantage les limites du concevable et entretenir, comme l'enseignait Jeshua, cet "espace de folie" qui fait qu'on se refuse à ne voir qu'un "morceau de ciel" là où se déploient une infinité de mondes. Après Kypros, ce fut Rhodes, un peu vers l'ouest; d'autres vents pour fouetter les visages mais toujours la même mer 1

Chypre.

14

d'un bleu intense ... puis une myriade de petites îles entre lesquelles nous nous sommes glissés en compagnie de quelques dauphins. Enfin la subtile présence d'Éphèse refit peu à peu surface dans mon esprit. Y serais-je pleinement chez moi, désormais ? Il semblait bien ... J'y étais résolu. J'y avais passé trop de temps avec Meryem et Sarah pour qu'une multitude de choses ne s'y soient pas inscrites dans ma conscience. Au tout début, lorsque je les avais aidées à s'y installer en trouvant une vieille maison, en la rebâtissant, j'avais cru que j'allais m'y perdre et tout oublier du trésor de Paix que j'avais reçu. Ne plus jamais croiser le regard du Béni ... Pour les trois exilés que nous étions alors, cela n'avait pas été facile même si nous avions depuis longtemps accepté l'idée que rien ne serait plus "comme avant" et que tout dépendrait désormais de notre capacité à "contaminer les cœurs" avec Ce qui vivait dans les nôtres. C'était plus puissant que tout. .. Alors, rapidement, il y avait eu quelques dizaines d'hommes et de femmes et leurs enfants pour recueillir nos récits. Des âmes en pleine germination mais aussi un peu éparpillées qui "cherchaient" sans trop savoir quoi ou qui. À cette époque-là, il y avait eu de longs moments où je m'étais demandé si le "trop de soleil" qu'un humain peut parfois recevoir n'était pas plus terrible pour sa conscience qu'un "pas assez". Ceux à qui nous tentions de parler du Béni et de sa façon d'aimer s'en trouvaient souvent désorientés. "Pourquoi le Divin s'inquiéterait-Il de l'humain?" s'interrogeaient-ils. Le pouvoir des vieilles certitudes, l'habitude du flou ou du clair-obscur se montrent plus rassurants pour beaucoup ... On n'y prend pas de risques! 15

Je n'avais rien confié de ces états d'âme et des tâtonnements qui étaient miens à Meryem puisqu'à son côté j'étais sensé me montrer fort et protecteur. Elle non plus, d'ailleurs, ne disait mot de ce qui ne manquait certainement pas de la traverser ... Elle préférait sourire ... Elle souriait comme ceux qui se réveillent d'un trop long tourment et que rien ne peut plus vraiment atteindre. À moins qu'elle n'ait déjà eu le pressentiment ou la vision de ce qui l'attendrait un jour ... Rejoindre son Fils. Cramponné à un cordage à l'avant du bateau qui me rapprochait d'Éphèse,je me suis ainsi longuement abandonné à ces souvenirs qui pourtant n'étaient pas si lointains. Je les ai égrenés, osant à peine considérer l'élan renouvelé qu'il m' allait encore falloir trouver. En une fin d'après-midi, alors que les marins s'affairaient sur le pont et que les trois ou quatre marchands qui me servaient de compagnons de voyage rassemblaient leurs biens, j'ai tout à coup reconnu dans une légère brume les contours de ce qui annonçait le si beau et vieux port d' Éphèse, bien à l'abri de ses rochers. Voilà ... Ainsi, c'était fait, j'avais accompli ma mission auprès de Meryem. Il ne me restait plus qu'à dissoudre cette sorte de cordon ombilical me reliant à elle, "ma mère", puis évidemment à "mon frère", Jeshua ainsi qu'à sa jeune sœur, Sarah. Un acte de volonté, le dépassement d'une dépendance qui devait me pousser à me révéler davantage à moi-même. Je me revois empoigner à la hâte mon petit sac de toile, poser pied à terre en enjambant les filets de pêcheurs, lever les yeux sur les belles demeures que les Grecs puis les Romains avaient su construire là, m'émerveiller devant 16

un palais de marbre ou deux puis m'enfiler dans les ruelles marchandes encore grouillantes de monde pour ensuite gravir un escalier et trouver le chemin pavé qui, après une petite marche soutenue me conduirait jusqu'à ce qui avait été "notre maison". Les quelques constructions qui lui étaient voisines m'apparurent à la nuit tombante, à l'heure où la nature libère toujours ses plus délicats parfums. Près de l'une d'elles, un homme s'affairait à soulager l'échine d'un âne du chargement de ses couffins. - «C'est toi, Johannès? Tu es déjà de retour?» Arrivé à sa portée, j'ai répondu par un simple signe de la tête et un soupir de lassitude. Je n'avais pas vraiment envie de parler. - « Alors, c'est vrai ? On ne reverra plus Meryem ni Sarah? - «C'est vrai, ai-je finalement articulé dans un sourire un peu forcé. Il fallait qu'elles partent ... Il le fallait. » - « Me raconteras-tu ? Personne ne comprend ici... » - «Je ne sais pas ... Je suis fatigué, mon frère.» Puis, j'ai poussé le pas jusqu'à une porte entrebâillée qui donnait accès à la cour de "notre maison". L'homme qui venait de m'adresser la parole se nommait Épiphanês, un cœur dévoué, solide et droit. Toujours à la recherche de reconnaissance et d'affection, il avait été l'un des premiers à nous écouter et à nous accueillir à Éphèse et, s'il y en avait un dont la présence pouvait être réconfortante ce soir-là, c'était bien lui. Alors, avouant mon émotion, je me suis retourné etje l'ai serré dans mes bras.

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Chapitre 1 ,

Mon retour à Ephèse

J

e me suis réveillé à l'aube. La douceur de la nuit m'avait invité à étendre ma natte sur le toit en terrasse de la maison et à y déposer mon corps las. Ce sont les bêlements d'un troupeau de brebis qui, je crois, me tirèrent du sommeil. Et puis, il y eut aussitôt cette forte odeur de menthe qui est montée dans l'air comme pour achever de me réveiller. Elle m'était familière, c'était celle de la boisson chaude qu'Épiphanês avait toujours eu soin de préparer chaque matin pour Méryem, Sarah et moi durant les longues périodes que nous venions de passer là ensemble. Il devait être en bas dans la cour, à m'attendre, et je dois dire qu'un instant sa fidélité m'a paru lourde à porter malgré la générosité qui était sienne. J'aurais aimé être seul. .. Un peu perdu dans mes pensées, j'ai descendu lentement la petite échelle qui conduisait à la terre battue du rez-dechaussée etje l'ai découvert, la mine semblable à celle d'un enfant qui vit juste l'instant présent. Il avait raison ... C'était ce qu'il y avait de mieux à faire.

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Une nouvelle fois, je l'ai pris dans mes bras mais, comme la veille au soir, je n'ai pas davantage su quoi lui dire. Un trop plein, c'est parfois analogue à un vide. . . Derrière le visage d'Épiphanês, il y en avait une quantité d'autres qui défilaient dans ma tête. Ceux de ces femmes et de ces hommes qui, dès les premiers temps de notre arrivée n'avaient cessé de se rassembler, d'abord avec curiosité puis avec soif autour de ce que nous pouvions leur offrir de ! 'Enseignement de Jeshua. Combien y en avait-il eu ? Nous ne les avions jamais comptés ... La plupart allaient et venaient, chargés d'une multitude de questionnements. Le rayonnement du Maître, tout ce qui s'était colporté de Lui, puis le récit du supplice qu'on Lui avait fait subir et Sa mystérieuse sortie du tombeau, tout cela nous avait précédés si bien que nous n'avions surtout fait que répondre aux appels, de bourgade en bourgade, à travers toute la région. Oui, Épiphanês avait été de ceux-là, de ceux à s'être rapidement montrés les plus touchés par nos paroles pourtant certainement maladroites ... Mais je devrais plutôt dire par mes paroles maladroites car celles de Meryem, bien que parcimonieuses, coulaient telle 1'eau d'une source. En vérité, ainsi qu'il l'avait demandé, ce n'était pas de son fils dont elles traduisaient le Souffle mais du Soleil qu'elle avait partagé avec Lui et qu'elle se permettait seulement de laisser pleinement éclater autour de sa personne. Aux yeux de beaucoup, la seule présence de Meryem apportait la preuve vivante de ce que nous avions réellement vécu en Galilée, en Judée et ailleurs. - «Prends un bol de cette menthe tant qu'elle est chaude, mon frère ... tu en as besoin. » Pour la première fois depuis mon retour, j'ai rencontré le regard d'Épiphanês. Il était beau, cet homme, avec son 20

épaisse chevelure brune et ses yeux clairs. Un peu plus âgé que moi, il était né près d'Alexandrie où il avait vécu assez longtemps dans une Communauté. À ce que je savais encore de lui, les chemins qu'il avait ensuite foulés à travers la Grèce entière avant de parvenir à Éphèse étaient innombrables. Il disait être un "assoiffé" de la Vie et s'en montrait fier. Son aïeul, racontait-il volontiers, avait été prêtre d'Esclapios 1 et il affirmait avoir reçu de lui son amour pour l'art de soigner avec les mains, les plantes et aussi en lisant les songes2 • C'était cela qui l'avait tant fait chercher et marcher car, contrairement à ce que prescrivait la tradition de sa famille, Épiphanês ne pouvait rester à prier dans un cercle restreint, isolé du mouvement de la Vie3 • Il voulait voir plus loin que les rives du Nil, aussi lumineuses fussent-elles. Mon bol de terre brune à la main, je m'étais assis sur un banc de pierre adossé à la maison. De l'autre côté du mur qui délimitait notre cour, j'imaginais les bruits du port qui commençaient à monter, se mêlant à ceux de la partie haute de la ville qui s'étirait vers le grand temple que les Grecs avaient dédié à Artémis, l'une de leurs divinités majeures. "Notre maison" se tenait un peu à l'écart de toutes les agitations d'Éphèse mais la vie intense de la cité ne pouvait guère échapper à qui y vivait en raison de la quantité des pèlerins qui se succédaient quotidiennement pour accéder à leur sanctuaire, fameux à travers tout le pays. Et puis, un peu plus bas, non loin des marchés, encadrée par un large parvis, il y avait la synagogue, très active elle aussi. Esculape. Cette pratique d'interprétation thérapeutique de songes était appelée "incubation". 3 La Fraternité des Thérapeutes d'Alexandrie dont les pratiques de guérison était fortement apparentées à celles des Communautés esséniennes galiléennes. 1

2

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Son existence m'avait toujours surpris, d'ailleurs ... Nul n'avait jamais pu me dire pourquoi autant de personnes issues de mon peuple et qui suivaient très exactement la loi de Moïse étaient venues s'établir là depuis longtemps au point d'y avoir généré leur propre Communauté fortement unie ... Et dès lors qu'on ajoutait les Romains et leur façon de faire à cette société d'Éphèse, on pouvait s'étonner que tout ce monde-là parvienne à se côtoyer dans une relative paix. Les insurrections des Iscarii 1 et les tensions permanentes de Jérusalem étaient bien loin ! Était-ce d'abord pour cela que Jeshua avait souhaité que j'y emmène sa mère et sa sœur ? L'idée m'en était venue mais je l'avais aussitôt écartée ... Il y avait forcément autre chose car je savais intimement que, de toute éternité, il existe en ce monde des points, de véritables portes, par lesquelles on peut mieux entendre qu'ailleurs battre le Cœur de la Terre à l'unisson avec Celui de l'Éternel. Éphèse était forcément un de ces lieux privilégiés.

- « Dis-moi à quoi tu penses, mon frère, est tout à coup intervenu Épiphanês. Tu es encore avec Meryem ? » - « Un peu, peut-être ... Mais je pense aussi à la Volonté et à la Puissance qui nous ont conduits jusqu'ici. Tu sais ... l'âme de ton peuple a une excellente mémoire et de bonnes oreilles. Jeshua m'a dit un jour : « Bien que les yeux des Grecs n 'observent pas la vie avec le même regard que le nôtre, ils en captent /'Essentiel. Vois-tu... toutes les vérités de tous les peuples sont habitées par la même Grande Vérité originelle puisque, même s'ils /'ignorent et le nient, ils ne font qu 'Un. Tu aurais pu naître en Grèce, penser comme les Grecs ... et ce serait très respectable. » Les Zélotes, résistants à l'occupant romain sur l'ensemble de la Palestine de ce temps-là. 1

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J'ai lu la surprise sur le visage d'Épiphanês. - «Oui mais ... Johannès ... Johannès ! C'est du Béni que tu es venu parler ici, n'est-ce pas ? Et c'est pour cela que je t'ai rejoint, que j'ai cessé d'être un oiseau en quête de sa branche, de sanctuaire en sanctuaire, dans son propre pays ... Alors ne me dis pas que tu vas aller là-bas au grand temple parce que c'est "pareil que partout ailleurs" ! » - «Ne suis-je pas déjà allé sur son parvis ? Et Meryem et Sarah aussi ... Tu ne nous y as pas vus ? » Épiphanês s'est montré totalement décontenancé. - « Oui ... Je sais mais ... » - «Il ne peut pas y avoir de restriction, mon ami. Jeshua parlait toutes les langues qui ont du cœur. Ce n'est finalement rien d'autre que cela qu 'Il est venu nous enseigner pour qu'à notre tour nous puissions faire de même. Meryem a-t-elle cherché à te convertir à quoi que ce soit? Et nous ... y a-t-il quelqu'un ici que nous devrions nous épuiser à convaincre? C'est la simple trame de la Beauté du Vivant qu'il nous appartient de mettre en avant de tout. C'est son stupéfiant et si évident rayonnement pour qui regarde avec le cœur. Pas pour Jeshua Lui-même - Il ne le voulait pas - mais pour... Ce que nul ne peut nommer. N'as-tu pas toujours été de cet avis, toi aussi?» Je me suis levé et j'ai fait trois pas pour ouvrir la porte de la cour comme si je manquais d'air ou que le moindre mur était de trop face à tout ce qui me traversait. - «Non, Épiphanês, Jeshua ne voulait pas que ce soit de Lui que l'on parle, ai-je alors insisté. Pour Lui, je te le dis, seule comptait la Secousse du Sacré qui L'avait mis en ce monde ... Et sois certain qu'il n'aurait pas hésité, Lui non plus, à se faufiler entre les colonnes du temple d'Artémis. Il aimait la terre et les pierres qui parlent aux cieux. » Sur ces mots, j'ai franchi avec fougue l'enceinte de la maison. À tort ou à raison, j'avais la frustrante impression qu'Épiphanês avait rétréci ou bloqué quelque chose en lui. 23

Suffisait-il que je m'éloigne quelques jours et que Meryem ne soit plus là pour qu'il pétrifie une certaine idée du Maître? Je m'interrogeais ... Devenais-je dur, intransigeant ou simplement juste et droit ? Peut-être avais-je moi-même perdu "une part de tendresse" à ne plus être dans le rayonnement direct du Béni ... Il est si difficile de tenir un flambeau à bout de bras sans faillir ni baisser les yeux ! Pour personne le Divin n'a le même visage et n'utilise les mêmes mots ... C'est d'ailleurs cela qui fait de Lui le Divin. - « Pardonne-moi Épiphanês, ai-je fait en me retournant, je suis trop vif. .. » - « Seulement trop "vivant", trop brûlant, mon frère ... Cela t'épuise. Chez moi, à Alexandrie, on disait qu'un tisserand se doit d'être patient. » Il avait raison. Je me suis rapproché de lui, nous avons ri ensemble puis nous avons pris chacun une jarre de terre cuite et nous nous sommes dirigés vers le puits le plus proche afin de les y remplir. C'était à l'angle d'une ruelle. Quelques femmes s'y pressaient déjà, attendant leur tour, parfois avec un âne. En me voyant arriver, l'une d'elles s'est précipitée afin de me toucher les pieds. Tout comme le Maître, je n'aimais pas cela ; dans un réflexe, j'ai fait un pas en arrière puis je me suis penché pour la redresser. Je la connaissais bien, c'était Pyrrha. Meryem la voyait "libre comme l'air" et avait pris l 'habitude de l'inviter à marcher avec elle. C'était sa façon de nourrir sa conscience, insensiblement, avec des mots directs et cristallins. Elle enseignait sans même le chercher, et sans que cela paraisse. Pyrrha, qui avait toujours vécu là, connaissait suffisamment notre langue à force de vendre de la laine sur les marchés tandis que Meryem apprenait le Grec avec elle. 24

- « Allons ma sœur, ai-je bredouillé, je ne suis pas du tout celui que tu t'imagines peut-être ... Rien d'autre qu'un témoin qui vient puiser de l'eau comme chacun. » Dans sa longue robe abondamment drapée, Pyrrha était une jolie jeune fille assez pétillante, souvent en apparente contradiction avec la forte propension à la piété qu'on lui reconnaissait. Combien de fois ne l'avions-nous pas vue se diriger vers le grand temple d'Artémis pour y déposer une offrande puis rejoindre aussitôt Meryem en la priant de lui parler de son fils, le Béni, ainsi que de cet Awoun 1 qu'elle «cernait» mal? Quant à moi, je m'étonnais toujours qu'elle n'ait pas encore d'époux. Si elle avait été de mon peuple, ses parents lui en auraient imposé un depuis longtemps. À vrai dire, la liberté dont jouissaient les Grecs dans leur propre vie n'avait jamais cessé de me surprendre. Sans qu'à cette époque-là je puisse dire exactement pourquoi, une telle liberté - ou indépendance - me paraissait cependant en plein accord avec !'Enseignement dont Jeshua m'avait nourri en profondeur. Celui-ci était émaillé de Paroles qui dérangeaient, bien sûr, mais je les avais faites miennes parce qu'avec le Feu qui m'animait depuis mon plus jeune âge, je ne pouvais concevoir qu'une âme puisse grandir sous la contrainte. Certes, je m'étais toujours obligé à une discipline personnelle, au plus de volonté et de droiture possible puisque c'était à mon sens une incontournable règle du jeu de la vie, toutefois ... la contrainte ou toute forme d'assujettissement, c'était autre chose! À chaque fois qu'il m'était arrivé d'enseigner le grand mystère d' Aimer et de ce fait la liberté d'être, je n'avais pu qu'évoquer l'image de ces arbrissaux qu'on aide parfois à s'élancer droit vers le ciel au moyen d'un tuteur jusqu'à ce 1

Awoun, le Père Éternel, en Araméen.

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qu'ils puissent s'en affranchir pour croître selon eux-mêmes et à tous les vents. En voyant Pyrrha remplir fièrement et joyeusement sa cruche au puits, je me suis dit qu'elle avait dû être de ces arbrissaux solidement éduqués avec un vrai cœur et une vraie sève puis qu'on avait eu la sagesse de laisser prendre leur essor au juste moment. C'était beau à voir. Tout à coup, Pyrrha s'est retournée et m'a souri. Avaitelle capté quelque chose de mes pensées ? Il en fallait peu pour m'intimider ... - « Johannès, dis-moi ... Quand nous enseigneras-tu? a-telle alors fait d'un ton d'une gravité inattendue. Maintenant que Meryem n'est plus là et, dit-on, ne reviendra plus, ce sera toujours à toi de le faire. Ici, nous sommes de plus en plus nombreux à vouloir savoir et comprendre. Ta mère, Sarah et toi vous nous avez instruits de trop de "choses" pour que nous n'en réclamions pas davantage. On ne s'arrête pas en chemin, c'est toi qui l'as dit. » Épiphanês est aussitôt intervenu. - «Écoute, Pyrrha ... Hier, à cette heure, Johannès était encore en mer ... » - «Je le sais ... mais je sais aussi qu'à la saison passée il m'a déclaré qu'il n'aimait pas se reposer, qu'il n'en était plus capable, qu'il ne le pouvait plus depuis le jour où il s'était laissé enfermer dans un tombeau•. C'est de ce jour-là dont je le prie qu'il nous parle enfin. Il ne l'ajamais fait et moi je ne cesse d'y penser ... comme si c'était le Béni Lui-même qui me le suggérait. » Pyrrha avait bonne mémoire et je ne pus qu'acquiescer. En effet, je n'étais plus capable de me reposer ou de simplement ralentir le rythme de ma vie. Peut-être d'ailleurs Voir "Le Livre secret de Jeshua" Tome 2, Chapitre XIV du même auteur, aux Éditions Le Passe-Monde. 1

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avais-je toujours été de ceux qui prennent leur énergie dans un tourbillon constamment entretenu. Je connaissais alors assez les Grecs et leur manière de voir le monde pour savoir qu'ils racontaient qu'Apollon, le frère de leur Artémis, trouvait sa force et sa raison d'être en conduisant éternellement le char du soleil dans les cieux. Voulaient-ils dire par cela que, lui aussi, pour reprendre les mots de Jeshua, "buvait le soleil" ? Pyrrha me regardait fixement. - «Pourquoi pas? ai-je alors répondu en ne sachant trop tout ce que cela pouvait impliquer. Oui ... il est peut-être temps que je me délivre enfin des secrets de ce tombeau qui a marqué pour moi la fin d'un monde et le début, non pas d'un autre, mais de beaucoup d'autres.» - « C'est vrai ? Tu accepterais ? » De lui-même, mon regard s'est porté vers Épiphanês. Une légère moue venait de s'installer sur son visage. Une petite trace de jalousie ... Comment donc se pouvait-il que je me confie à une femme et aussi à d'autres avant même de lui avoir parlé à lui, lui qui se considérait comme mon premier disciple? Je l'ai pris par l'épaule tout en répondant à Pyrrha. - « Le Béni avait coutume de dire : "Frappez à la porte et on vous ouvrira, osez et faites toujours un pas de plus ... "Ma sœur,j'ignore si je suis une porte ou du moins le seuil que tu espères mais tu as dû trouver le bon moment et la bonne clé pour décadenasser un peu de ce qui a fait à jamais trembler mon âme.» - « Trembler ? » - « Dans un premier temps. Puis se réjouir ... Infiniment se réjouir. » - « Mais oui, Johannès, tu es une porte ! » a aussitôt lancé Épiphanês qui, d'évidence, cherchait à attirer mon attention.

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Je l'ai regardé un instant. Si mûr et pourtant parfois si. .. puéril. Avais-je eu, moi aussi, une semblable attitude auprès du Maître? Immanquablement. .. Pourquoi aurais-je fait exception? Dès le premier jour, je n'avais cessé de vouloir m'en faire aimer plus que les autres, jusqu'à parfois être moqué par Simon-Pierre. - « Oui, tu es une porte, a surenchéri Épiphanês. Tu verras ... quand tous ceux de la Communauté te sauront de retour, ils accourront pour te le faire comprendre ! » Je n'ai pu que sourire. En vérité, j'étais difficilement capable de me considérer autrement que comme un témoin. Un témoin très privilégié, certes, mais pas un "dépositaire" au sens où il aurait fallu que je le sois pour faire à mon tour "trembler les cœurs et les embraser". Meryem oui ... mais pas mm. Cependant, voilà qu'en dépit de tout j'étais désormais bel et bien seul à Éphèse, seul à pouvoir parler de Lui et à être face au devoir de "transpirer Sa Présence". Faire de moi une porte ? Il est probable que je n'avais pas d'autre choix et que Pyrrha et Épiphanês venaient, dans l'instant, d'être chargés de me le rappeler ... Tous deux se disaient mes disciples tandis que moi je ne les avais jamais vus autrement que comme des amis au cœur assez vaste pour s'efforcer de recueillir ce qui débordait du meilleur de mon âme. Fallait-il sans tarder que je m'accepte et les accepte autrement ? De l'humilité ou du manque de confiance en moi, de quoi portais-je le masque? J'avais besoin de recul. Deux ou trois semaines se sont écoulées, me souvientil, toutes emplies de ces questionnements cependant que j'étais confronté à des demandes de plus en plus pressantes. Il fallait pourtant que je mange, que je gagne tant soit peu ma vie comme lorsqu'au temps où Meryem, Sarah et moi partagions régulièrement le même toît car il y avait bien longtemps que 28

le subside remis par Yussaf à notre départ de Galilée s'était épuisé 1• Alors, je me suis remis à pêcher puisque c'était une chose que je savais faire, à pêcher et à travailler un peu la vannerie sur le port, sous l' œil suspicieux des soldats romains qui faisaient régulièrement leurs rondes. La maladie du contrôle, le génie de la domination ... Et puis, un matin, je me suis décidé. J'ai fait savoir que je parlerais. Ce serait un peu à l'écart de la cité et de son port, dans la rocaille et les buissons, à quelque distance de "notre maison", là où il y avait une source folle et des chardons. Ils furent plus d'une centaine à venir s'asseoir sur l'herbe rase; non seulement d'Éphèse mais aussi de Smyrne et peutêtre d'ailleurs. Mon cœur battait à tout rompre ... Bien sûr, me laisser empoigner par Jeshua pour tenter de transmettre Sa Parole, je l'avais maintes fois fait. Même si je n'aimais pas m'entendre parler à cause de la faiblesse dont j'accusais mes mots, les visages m'avaient toujours plus ou moins prouvé que je m'en montrais capable. Mais là, c'était de moi dont il allait être question, de cette "petite mort" que m'avait fait vivre le Béni trois jours durant dans l'absolue solitude d'un tombeau de pierre. Dire tout cela ... Un défi qui équivalait à une mise à nu. Épiphanês, Pyrrha et sa famille n'avaient pas réussi à se glisser jusqu'au premier rang malgré leurs tentatives insistantes. J'avoue en avoir été plutôt heureux car ainsi j'ai pu saisir leurs regards tels des piliers sur lesquels je pouvais m'appuyer au sein-même de l'assemblée. - «Mes amis, me souviens-je avoir fait, en ce temps-là, je ne m'appelais pas Jean mais Éliazar. J'étais très jeune encore et, à force de m'accrocher aux Enseignements et à 1

Yussaf, autrement dit Joseph d'Arimathie.

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la Lumière du Maître que je venais de découvrir, je n'aspirais qu'à un idéal : faire la même chose que Lui, Lui ressembler, devenir enfin "pareil à Lui". Mon âme en était devenue constamment fiévreuse ... Elle voulait accoucher de quelque chose d'analogue à ce qu'on raconte que sont les volcans mais qu'elle ne parvenait pas à nommer 1• Par bonheur - et je le savais - Jeshua était le maîtreaccoucheur dont peuvent aspirer à la présence tous ceux qui ont décidé de se regarder dans les yeux. Comment vous dire ? Face à Lui s'éprouvaient simultanément la Douceur et !'Écartèlement, l'Amour et la juste Gifle qui vient parfois sublimer celui-ci. Nul n'est destiné à enfanter pour reproduire ce qu'il est mais pour ensemencer autrement l'avenir du monde. Me comprenez-vous ? Alors voilà ... Tout s'est passé en Judée, dans un village portant le nom de Béthanie, au creux d'un rocher, non loin d'un pressoir dont la signification était trop parlante pour ne pas m'avoir échappé ... Un petit espace dans le ventre de la Terre, conçu, aurait-on dit, soit pour suffoquer soit pour apprendre à vraiment respirer. Dans le fond de celui-ci, à la lumière fragile d'une lampe, j'ai aperçu le creux mal taillé d'un vieux sépulcre abandonné depuis longtemps et j'y ai deviné la matrice qui m'était destinée. Ainsi que c'était prescrit, j'ai donc quitté mes vêtements et je m'y suis allongé, pétri de peur et sans mots pour exprimer celle-ci. Enfin, Jeshua a déposé sur mon corps une grande pièce de lin soigneusement pliée en huit. Je ne sais plus s'il a prononcé la moindre parole avant de recouvrir mon tombeau de trois pierres plates en guise de couvercle car dans ma tête c'était déjà la panique d'une nuit qui n'en finirait pas. Mes oreilles bourdonnaient. .. Je n'ai 1

Pour rappel, voir "Le Livre secret de Jeshua", Tome 2, chapitre XIV.

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même pas entendu rouler sur le sol la pierre ronde destinée à obturer l'entrée de la cavité. Oh, bien sûr, Jeshua m'avait instruit de ce qui ne manquerait certainement pas de se produire en moi au-delà des réactions primaires de mon corps ... Il ne m'avait pas caché les toiles d'araignées poisseuses ou illusoirement ensoleillées qui s'abattraient sur mon âme, puis le labourage impitoyable de mes mémoires, de la plus scintillante à la plus pauvre et enfin l'éclatement de ce qui était gelé ou pétrifié dans mes profondeurs. Il en avait détaillé les symboles et leurs fonctions tandis que j'avais longuement jeûné pour soumettre ma chair au tamis de ma volonté et en extraire les impuretés. Oui, bien sûr ... Bien sûr, mais ... Mais il y avait cette indicible résistance du petit Éliazar qui se voyait emporté dans une sorte de noyade mêlée de vertige. Dites-moi ... Comment vivre ainsi trois jours si ce n'est en acceptant pleinement de mourir ? Que celui d'entre vous qui a une autre réponse me la donne, mes amis. Moi qui perdais tout, j'ai alors pu mesurer l'étendue de ma prétention. Jusque-là, je m'étais sincèrement cru humble ... En vérité pourtant, je n'avais surtout fait qu'être porté par la fierté de mon humilité. C'est cela, se révéler à soi et cela commence par faire mal ... Enfin, au creux de mon tombeau, le temps qui passe n'a plus rien signifié ... Les prières du cœur auxquelles j'étais habitué m'avaient évidemment souvent fait souvent connaître un tel état où on a la sensation d'être suspendu dans le vide mais, à chaque fois, je savais que celui-ci aurait une issue, alors que là ... J'avais la certitude intime qu'il n'y aurait rien d'autre que la décomposition de tout ce qui était étranger à ma Flamme première. Je devais donc reconnaître mes derniers mirages puis les traverser. . . » 31

Quelque part dans le ciel, un oiseau a poussé un long cri déchirant. Un oiseau, ça sait parler quand on sait l'écouter. Celui-là m'invitait à m'arrêter et à rencontrer les regards. Sous les fronts plissés, beaucoup m'interrogeaient. Jusque-là, qui m'avait compris ? De toute évidence, mes mots étaient trop savants ... Ils couraient en avant de moi et les âmes simples qui espéraient les saisir afin de les creuser dans l'instant présent n'y parvenaient pas. Alors, plus lentement, j'ai repris ... - « Reconnaître nos mirages, mes amis, puis les traverser ... Comprenez-vous ce que je tente de vous dire ? » Je me souviens que nul ne m'a répondu ou n'a osé s'y essayer et que cela fut une réponse en soi. - « Traverser nos mirages c'est ... démasquer nos illusions, regarder derrière ce que l'on pense qui est. .. Avez-vous déjà vu un homme ou une femme mourir ? Je parle de cet instant très précis où le souffle de la vie abandonne leur corps. Celui où, tout à coup, on réalise que ce corps et ce visage qu'on voyait et dans lesquels on croyait ce n'était pas à lui, pas à elle, mais un reflet, une apparence ... une pétillance, une tristesse, une colère ou une joie ressemblant à celles des masques figés qui nous captivent dans les jeux du théâtre. Oui, on réalise que ce n'était pas cet homme ou cette femme qui s'étaient tenus devant nous qui demeuraient là, inertes, car la présence qu'on en avait vraiment perçu s'en était allée dans cet Espace qui nous ravit tous un jour et où on se rapproche de. . . » Je cherchais le mot le plus exact possible. - « Où on se rapproche d' Awoun ? » - «Oui, Épiphanês, d' Awoun ... On peut choisir ce nom, en effet, mais j'allais plutôt dire ... de l 'Infini, car c'est précisément cet Infini qui ne peut se nommer qui m'a aspiré lorsqu'au fond de mon tombeau j'ai quitté mon corps, abandonnant ainsi les dernières images de ce que je m'étais imaginé être.» 32

- « Tu veux dire que ton âme est sortie de ton corps comme lorsqu'on est mort ? » a alors lancé une toute jeune fille en se dressant sur les genoux. - « C'est cela Thalie ... et, je te le dis, par petits morceaux, comme si chaque partie de moi était plus ou moins lourde ou avait des ailes plus ou moins fortes. Je savais que cela pouvait se passer ainsi, cependant ... savoir n'est jamais assez et je ne l'avais jamais vécu. Alors, j'ai eu peur malgré tout ce que le Béni m'avait enseigné. Je me décomposais à la façon de ces roches qui s'effritent parfois jusqu'à se réduire en poussière. Cela ne me faisait pas mal mais je me suis vu paniquer à la seule idée que je pourrais souffrir. J'imaginais ma possible souffrance et j'en faisais une prison. C'est à ce moment-là que le regard de Jeshua m'est apparu ... Oh! Un très, très bref instant seulement et cela a suffi à tout apaiser. Mon tombeau n'en était plus un ... Je vivais consciemment une mort, la fin d'Éliazar, et c'était malgré tout paisible, doux et d'une blancheur totale à laquelle il me semblait même appartenir. » - «C'est toujours comme ça quand on meurt?» a repris la petite Thalie. Je ne voulais pas lui mentir ... - « Quand on a le cœur léger, les ailes nous poussent vite ... Mais, vois-tu, il y a autant de façons de mourir que de façons de vivre ; elles se correspondent et dépendent du choix de chacun : espérer en regardant toujours plus loin, plus haut ou bien sommeiller puis s'enliser à force d'être figé. - «Alors, enseigne-nous à choisir ! a fait Épiphanês. Pour vraiment faire un choix, ne faut-il pas une claire vue de notre chemin ? L'eau se fige quand il fait froid et pourtant c'est de l'eau et elle est destinée à aller toujours plus loin. N'a-t-elle jamais gelé en toi ? Dis-nous comment ton âme a gagné la clarté de sa vue! » 33

- « En reconnaissant les cycles de ses masques comme une vérité et non comme une explication suffisante et donc satisfaisante. . . Dans cette vie, j'ai tenté de marier patience et volonté jusqu'à enfin m'avouer que j'étais fatigué, soit de me battre, soit de tourner en rond jusqu'à m'endormir.» - «Mais ... Je ne peux croire que tu aies dormi, Johannès ! C'est impossible pour que le Béni t'ait ainsi pris par la main!» - « La vérité, mon frère, c'est que nous avons tous plusieurs paupières. Elles se superposent. .. Ne vous y trompez pas ... C'est un véritable secret que je vous révèle ici à tous. On ne se réveille jamais en une fois, même si après un éclair on le pense, même et surtouts 'il advient qu'on se laisse éblouir par notre propre compréhension de l'ordre du monde, de ce qui est bien et de ce qui ne l'est pas. C'est pour cela que j'ai demandé à être l'élève de Celui qui avait maîtrisé l'art de lever tous les voiles. Et c'est pour cela aussi que j'ai accepté de vous parler de mon tombeau. Alors voilà ce qui s'est ensuite passé ... Lorsque l'immaculée Lumière m'a invité à me glisser en elle, je n'ai plus rien désiré. Plus rien ! Tout semblait "là". Tout semblait dit. Cependant, voyez-vous, il y a des absences de désir qui parviennent à cacher de fort, fort subtiles traces d'orgueil... Encore l'orgueil, oui, avec ses imprévisibles mirages qu'il faut avoir la force de traverser en souriant. Je dis bien "en souriant", en dépit de notre terre et de nos cieux qui tremblent. Car j'ai tremblé, mes amis, je vous l'affirme. La secousse fut telle que la Lumière qui me recevait s'est écartelée en son centre et que j'ai vu défiler la succession des visages humains que j'avais empruntés au fil des Temps. Peu importent ceux-là ... Humbles, glorieux ou anodins, ils ne vous apprendraient rien qui puisse vous faire grandir ... 34

Et c'est grandir que vous voulez plus que tout, n'est-ce pas? Je vous les tairai donc. Vous les énumérer serait dresser la trame d'un voile de plus, et pour vous et pour moi. Je veux plutôt vous parler de ce qui a suivi et dont chacun pourra attraper au vol quelques semences pour sa propre terre. Là d'où je viens, en Galilée, les Anciens racontent que tout être humain est essentiellement fait de quatre métaux : l'or, l'argent, le cuivre et le fer. Ils ajoutent aussi que ce sont les proportions des uns et des autres qui déterminent la place de chacun en ce monde 1• On peut n'y voir qu'une croyance sans fondements et bien étrangère à ce que Jeshua est venu nous enseigner ... C'est vrai. Et pourtant, ce que j'ai vécu dans l'expansion de mon âme durant ces jours et ces nuits au fond de la matrice de mon tombeau l'éclaire singulièrement. Oui ... car c'est en s'éclatant dans le Temps pour ensuite rassembler les morceaux éparpillés et en apparence incohérents de ses mémoires que ma conscience profonde a pu saisir le langage de ces métaux puis entendre ce qu'ils murmurent aux hommes et aux femmes que nous sommes. Ils veulent nous entretenir du bagage de notre âme fondamentale, de tout ce que nous avons accumulé au gré de nos naissances et re-naissances ... Je veux dire qu'ils expriment nos capacités et nos infirmités - d'abord spirituelles - en d'autres termes ce que nous avons réalisé et été et en quelles proportions elles sont ensuite venues habiter notre chair pour façonner les êtres que nous sommes jusque dans les circonstances où ceux-ci se trouvent. 1 Cette théorie d'ordre symbolique était également en vigueur chez les Phéniciens. On peut y trouver une certaine logique puisque la Galilée méridionale - qui correspond en partie avec le Liban actuel - était l'ancien territoire des Phéniciens. Ceux-ci vouaient par ailleurs un culte à la déesse Tanit, c'est-à-dire Vénus, appelée Lune-Soleil par les membres de la Fraternité essénienne de Galilée. Notons enfin que Platon a fait allusion à ce thème des métaux dans "La République" (Livre III).

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Ainsi, mes amis, dans les entrailles du rocher où le Béni m'avait placé, la question n'était pas de savoir si j'avais été roi ou mendiant, pêcheur ou marchand, ermite ou thérapeute. J'avais forcément dû être un peu de tout cela ! Il était par contre question de comprendre la nature des matériaux, subtils et denses, que j'avais rassemblés dans l 'Infini afin de pouvoir me regarder et m'accepter dans ma vérité puis de décider de la puissance de mon Offrande au Mouvement de Vie du Sans-Nom en moi. C'est pour cela que l'or, dans mon cœur et hors du temps, s'est réconcilié avec le fer, le cuivre et l'argent et sans doute aussi cent autres métaux. C'est pour cela enfin que, lorsque Jeshua m'a tendu la main et ramené à l'air libre, j'ai immédiatement su que je ne pouvais plus m'appeler Éliazar et que j'ai choisi le nom de Jean, Johannès, pour continuer mon chemin ... En l'honneur de Yohanan qui m'avait mené àLui. » 1

Je me souviens ne pas avoir pu en dire davantage même si mille pensées enseignantes et autant d'images me traversaient encore. Pour moi, c'était déjà énorme d'avoir réussi à me livrer à ce point. Doucement, j'ai laissé aller mon regard au sein de la petite assemblée qui était assise là, à deux pas, immobile sur la caillasse ... Il y avait des mines hébétées, d'autres subjuguées et au sourire incertain, des yeux au bord des larmes et des bouches entr'ouvertes ... Mais il y avait surtout du respect et une forme d'amour qui ne trouvait pas ses mots afin de se déverser. Je ne doutais pas que, dans leur simplicité et malgré mes efforts, peu encore m'avaient compris et qu'Épiphanês ne 1

Pour rappel : Jean le Baptiste.

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manquerait pas de me le faire remarquer. Toutefois ... je savais déjà ce que je lui répondrais : - «Je le sais, je l'ai bien vu, mon frère ... Cependant estce moi qui dois m'asseoir sur le sol et me faire petit ~nfant ou eux qui doivent saisir la main qu'à mon tour je leur tends dans l'espoir qu'ils se lèvent? Descendre ? Monter ? Peut-être est-ce même une fausse question. En toute vérité, dans quel espace faut-il se rencontrer? Si c'est dans celui du cœur, alors il me semble que c'est fait. »

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Carte de l'Ionie

Pergamurn

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Chapitre II Smyrne

C

es moments de ma nouvelle vie à Éphèse marquèrent un tournant sur le chemin d'enseignement qui s'ouvrait désormais à moi. Bientôt, il n'y eut plus une seule journée où on ne vint me voir pour une question, un conseil éclairant, un récit de plus à recueillir dans le creux de mes souvenirs ou même ... une bénédiction. Bénir ... en étais-je digne ? C'était toujours Jeshua qui bénissait, ou alors Méryem. Le jour où j'ai osé le faire pour la première fois, ce fut sans réfléchir, sous l'effet de la surprise ou d'une évidence. Cela s'est passé quelque part au bout du vieux port. J'étais en train d'arrimer la barque avec laquelle nous venions de pêcher lorsqu'une femme d'âge mûr s'est précipitée ... - « Johannès ! Johannès ... Fais comme le Béni, pose tes mains sur ma tête. Je t'en prie ... » Pris au dépourvu et touché par le ton de sa voix, j'ai doucement laissé mes deux paumes recouvrir le voile brun qui lui cachait la chevelure et le front. J'ignore ce qui s'est alors passé mais je me souviens que mon geste a duré et que des larmes me sont aussitôt montées aux yeux. Enfin, la femme est partie, à reculons, sans rien ajouter. 39

Je me suis redressé puis tourné vers Épiphanês qui m'avait accompagné en mer et avait tout vu de la scène. - «Tu l'as bénie, Johannès? Je ne comprends pas ... tu sais qui est cette femme ? » Je lui ai fait signe que non. Il me semblait seulement l'avoir déjà aperçue ici ou là, un peu à l'écart des petites assemblées où j'étais invité à parler. -«Tu ne le sais pas? C'est l'une de ces femmes honteuses qui reçoivent les hommes dans la maison de débauche, là-bas, un peu plus haut, près des latrines ... 1 Tu n'aurais pas dû la bénir ... » - ((Ah ... ))

J'ai éprouvé le besoin de faire quelque pas puis de revenir vers Épiphanês et son air stupéfait sur le bord de notre ponton. - «Eh bien ... Pourquoi n'aurais-je pas dû? Au contraire ! J'en suis heureux ... Que crois-tu que signifie le fait de bénir? Bénir n'est pas nécessairement approuver l'autre dans ce qu'il fait ou va faire de sa vie. C'est demander à ce que descende sur lui une sorte de ... souffle de Paix, un vent de Lumière. C'est lui dire ... "Prends! Va et respire tout /'Amour dont tu as besoin" ! » Épiphanês ne m'a rien répondu mais je l'ai vu troublé jusqu'au soir. Il s'est seulement mis à discourir de choses et d'autres ainsi que le font souvent ceux qui cherchent à dissimuler un mal-être ou à fuir leurs incohérences. - « Tu dois avoir beaucoup d'or en toi... » a-t-il enfin bredouillé sur son toit en terrasse tout en préparant la soupe aux pois pour laquelle il m'avait convié. - « Qu'en sais-tu, mon frère? Un geste tout simple, quelques mots qui ne me sont pas venus mais dont l'essence devait malgré tout briller un peu ... Cela ne suffit pas à faire de 1 Éphèse était alors connue pour la liberté de ses mœurs et son lieu de débauche officiel traditionnellement nommé "lupanar" à cause de ses nombreuses "louves".

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l'or. Des hommes qui, eux, parlent bien, on en trouve beaucoup dans ton pays. Et depuis longtemps. Si tu fais allusion à ce qui s'est passé tout à l'heure, j'ai donné tout ce dont j'étais riche à cette femme à cet instant-là. A-t-elle entendu quelque chose ? Y avait-il une forme d'or dans mes mains? Je n'en sais rien ... mais si jamais ce n'était que du cuivre, peut-être celui-ci a-til été reçu comme de l'or et c'est cela le principal... Vois-tu, le cœur humain est le maître de toutes les métamorphoses possibles. Il connaît l'art de la transmutation ... Et c'est cela le prodige ! Car ce que les Anciens de chez moi, en Galilée, ne disaient pas ou ignoraient, c'est que les essences des métaux que nous recevons à la naissance ne sont pas figées en nous. Elles ne sont pas immuables comme pour tout ordonner de notre place et de notre destinée. Elles sont en mouvement ! En fait, c'est nous qui les faisons grandir ou décroître, qui en modifions les proportions dans notre cœur. Dans son secret ... et avec notre volonté. » - «Alors ... Tu me dis qu'on peut venir au monde avec un tout petit peu d'or dans la conscience et réussir à le faire croître à la manière d'un fruit sur sa branche?» - «C'est l'une des vérités pour lesquelles Jeshua nous a rendu visite en ce monde. Comprends qu'il n'existe pas une seule créature qui n'ait reçu que du fer pour tout bagage. Il suffit qu'il n'y ait qu'une minuscule parcelle d'or quelque part en elle pour que celle-ci - même si elle s'ignore apprenne à se multiplier à l'infini, au gré des Âges. Pourquoi ? me demanderas-tu. Parce que cette parcelle d'or, c'est le germe de son esprit, le Souffi.e primordial d' Awoun en elle, Sa Présence. Mais, Épiphanês ... Ne crois pas que Jeshua Lui-même n'était imprégné que d'or! Si cela avait été, comment aurait-Il vécu parmi nous ? J'ai si souvent vu que la Lumière qui s'en dégageait à chaque instant aveuglait- malgré Lui - beaucoup, beaucoup de ceux qui L'approchaient. 41

Pour ma part, je te l'avoue, j'ai mis longtemps à admettre que si l'on n'accepte pas l'existence d'un pacte naturel entre nous et le poids de notre corps et ce que cette Terre a de lourd, rien ne se passe. Nous n'épousons rien et ne faisons rien fleurir. » - « Tu veux dire que sans cela nous n'enfantons de rien et que seul le poids de la Terre nous pousse à... semer des graines d'or en nous ? » -«D'or, d'argent, de cuivre et d'une multitude d'essences métalliques ... Tout ce dont la vie a besoin pour manifester la Vie.» - « Alors, tu bénis le poids de ce qui nous fait mourir ... » - « ... Je veux bénir ce qui nous fait nous révéler puis révéler ainsi la Splendeur de Ce qui Est, mon frère. J'apprends à bénir toutes ces révélations que nous ne comprenons pas assez souvent et que, par manque de conscience, nous appelons morts. » Je me souviens être parti marcher seul en direction de la montagne voisine. En vérité, j'étais un peu ébranlé par tout ce que j'étais parvenu à exprimer à Épiphanês. Cela avait jailli si facilement de ma poitrine ! Peut-être était-ce de plus en plus vrai qu'une porte demandait à s'ouvrir à travers moi et que, dès lors, je devais m'incliner devant son insistance. Je devais respecter Ce qui s'y engouffrait, au risque que cela m'entraîne plus loin que je ne pouvais seulement le supposer puisque son Feu me dépassait. Ce fut une époque où il m'est apparu que je découvrais dans ma bouche des mots inusités ou encore des expressions spontanées qui forçaient ma pensée à se déployer. Je me suis dit que cela devait être cela cette Walya dont nous avait de temps à autre entretenu le Béni. Une révélation pour nos âmes assoiffées ... 42

La Walya... Elle pouvait parfois se manifester sans prévenir au sein de notre abandon à un Tourbillon Sacré qui faisait que nos phrases et leurs mots se tissaient d'eux.mêmes en un réseau d'étoiles par lesquelles s'éclairaient des vérités cachées ... jusqu'à ce que celles-ci deviennent des évidences 1• Il est arrivé que je continue à vouloir m'excuser lorsque je la sentais monter en moi. Cependant, peu à peu, j'ai réalisé la justesse de ma réponse à Épiphanês le jour où Pyrrha et la petite Thalie avaient eu raison de mes résistances. J'ai compris que, quels que fussent les mots et les paroles qui me venaient, ce qui les faisait surgir ne s'adressait pas à la tête. Rares étaient ceux qui parvenaient à les commenter tandis que toujours plus nombreux se montraient ceux qui les réclamaient tel un vin dont ils ne pouvaient identifier les saveurs mais qui les emportait vers leurs plus belles terres intérieures. Je me suis ainsi exprimé des mois et des mois à Éphèse, dans ses alentours et les criques avoisinantes, là où la paix s'installait d'elle-même. J'en étais venu à éviter le port car les paroles qu'on me pressait d'y semer finissaient toujours par y générer un tumulte que ceux qui fréquentaient la synagogue alimentaient avec des mots de plus en plus durs. Comme du temps de Meryem, j'ai plusieurs fois encore tenté de me rapprocher d'eux pour abattre des frontières dont je refusais l'existence. Toutefois, c'était peine perdue. Du fond de mon cœur, je voulais continuer à les respecter ainsi que les Textes parmi lesquels j'avais moi aussi grandi et qui constituaient, malgré tout, le socle de ce que je m'attachais à toujours considérer comme «mon peuple». Rien n'y faisait pourtant. 1 On dirait aujourd'hui le Supramental ou le Noùs. Voir "Le Livre secret de Jeshua", Tome 2, Chapitre XXIV.

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J'ai même insisté en passant un jour la grande porte d'acacia de la synagogue. Quelle colère n'ai-je pas alors déclenchée! Cela avait-il été une ultime erreur? Mon âme s'était toujours tenue si loin de la provocation ... Non, aujourd'hui, avec la sagesse des décennies écoulées, je ne crois pas que ce fût une erreur même s'il advint que quelques rabbis aux sourcils courroucés en vinrent à m'invectiver violemment en se mêlant à ceux qui m'écoutaient. Leurs arguments étaient dérisoires mais compréhensibles. "Après tout, disaient-ils, qui avait vraiment été ce Galiléen, ce Jeshua, sinon un homme incitant à tirer le glaive par le flot de ses déraisons et le poids de son orgueil? Qu 'avaitil fait en regard de Moïse qui, lui, avait su rassembler et libérer tout un peuple ?" D'ailleurs ... de quel droit moi, Johannès, étais-je venu vers eux, de l'autre côté de la mer, pour multiplier les mêmes idées sacrilèges ? Je ne répondais pas tandis qu'Épiphanês et quelques autres enrageaient. Ainsi donc, bien souvent, les petites foules qui s'étaient déplacées pour m'écouter témoigner du Bien et du Beau, finissaient par s'éparpiller. Elles disparaissaient vite, c'est vrai ... mais pour se reformer ailleurs et m'y appeler à nouveau. Sans savoir exactement pourquoi, je n'étais pas retourné à Smyrne depuis le départ de Meryem. La cité - fort attirante et vivante - ne se situait pourtant qu'à quelques miles d'Éphèse, perchée sur une presqu'île rocheuse d'où elle contrôlait toutes les eaux du golfe 1• Deux bonnes journées de marche suffisaient. Je les ferais avec joie. Maintenant que l'idée m'en était venue, il ne fallait plus tergiverser. - «Viens, Épiphanês ... Ce ne sont pas les hommes de ce pays qui doivent venir à moi - pas seulement - mais moi qui dois aller vers eux. Je l'avais oublié. » 1

Smyrne correspond aujourd'hui à la ville d'Izmir, en Turquie.

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Sur la route pavée qui conduisait à Smyrne parmi les figuiers et mille essences odorantes, nous nous sommes bien sûr heurtés aux Romains ... ou plutôt à des Grecs qui avaient épousé leur cause depuis longtemps suite à un traité et ainsi revêtu leurs vêtements de cuir et de métal. Il était troublant de constater avec quelle facilité et servilité ces hommes avaient adopté leur besoin de fouiller les intentions de qui passait à leur portée. "Où allions-nous ? À Smyrne, évidemment ! Pourquoi ?" C'était là que tout se compliquait. "Pas de commerce ? Pas de famille ? Ah, des amis ! Oui, nous y avions des amis ... " Et c'était vrai. Rien de plus banal mais cela a suffi à satisfaire leur appétit de contrôle. J'ai juste eu un pincement à l'âme lorsque l'un des soldats a posé à plat la pointe de son pilum sur l'une de mes épaules. Un geste qui réveillait des souvemrs ... En pénétrant la cité par son grand portique, j'ai aussitôt aperçu le puissant temple de Zeus qui donnait l'impression, lui aussi, de tout contrôler. Je n'avais jamais cherché à m'en approcher. Il était trop humain au sens rétréci du terme, me semblait-il. .. Une sorte d'instinct me disait qu'il n'avait vraiment rien à voir avec celui d'Artémis que j'avais toujours senti être un prolongement naturel et spontané de la terre et des roches d'Éphèse. - «Sais-tu où nous allons, maintenant? L'as-tu décidé? Nous sommes partis si soudainement ... » m'a alors demandé Épiphanês en secouant son grand manteau drapé tout imprégné de la poussière du chemin. - «Non, mon frère ... pas vraiment.» Bien sûr, j'avais plusieurs noms en tête, ceux de quelques familles qui nous avaient effectivement accueillis en amis à chacun de nos passages. Rien de précis, toutefois ...

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Je me souviens qu'il y avait presque foule cette fin d'après-midi-là sur la large voie rectiligne qui traversait la ville pour monter jusqu'à l'acropole. Avec un peu de chance peut-être retrouverais-je le petit étal à même le sol et toujours hétéroclite d'un marchand de chaudrons qui se faisait aussi changeur de monnaie. Lui, son épouse et ses nombreux enfants nous avaient souvent hébergés lorsque nous éprouvions le besoin d'ouvrir notre cœur à qui cherchait à polir le sien ou à le consoler des rudesses de l'existence. Son négoce se tenait habituellement à l'angle de l'une de ces innombrables ruelles qui s'entrecroisaient avec une régularité lassante, de chaque côté de la voie principale. Allaisje le retrouver ? Parfois, tout bougeait si vite à Smyrne ! On s'y battait aisément pour des emplacements. Une jalousie, des calomnies, des menaces outrancières ... J'avais certes remarqué cela un peu partout dans la région, une propension à vouloir tricher et une certaine habileté à mentir mais, là ... cela prenait toujours davantage d'ampleur comme si la fierté de la cité incitait à la multiplication des petites ambitions égoïstes. Ainsi, comme par habitude, chacun se plaignait-il promptement de l'autre et des conditions de sa propre vie. À ce que j'avais pu voir et entendre, c'était rarement méchant mais ... Il y a des maladies qui n'en portent pas le nom tandis qu'elles appauvrissent le cœur et fabriquent continuellement leur lot de "victimes ordinaires", inconsciemment complices de manipulateurs et de tyrans sans envergure. On se plaignait toujours à Smyrne ... et c'était très certainement pour cela que j'en avais ressenti l'appel sans porter clairement celui-ci à ma conscience. Dans le quadrillage de ses voies et ruelles, on y était en manque du fouet aimant de Jeshua, de paroles fortes qui secouent l'être humain et lui montrent sa chance de vivre là où il vit. Étais-je moindrement capable de manier un tel fouet ? 46

Enfin arrivés à proximité de l'acropole, nous fûmes contraints de nous rendre à l'évidence ... Ni Épiphanês ni moi n'avions trouvé la moindre trace d' Akléos, l'ami espéré parmi son petit étal au ras du sol. Il fallait dès lors compter sur la providence afin de bénéficier d'un toît pour la nuit qui ne tarderait pas à tomber. Mais qu'est-ce que la providence si ce n'est le présent d'une invisible Main qui nous guide à notre insu? - « Johannès, c'est bien toi?» Une main, justement, venait de saisir l'une des miennes. C'était celle d'un vieillard que j'ai immédiatement reconnu pour ses yeux si vivants et sa longue barbe blanche effilochée. Il s'appelait Zénon et, selon mon souvenir, il possédait un assez bel atelier où ses fils - et autrefois lui - s'évertuaient à recopier méthodiquement des écrits réputés de sagesse pour le compte de quelques riches notables de la région ... et même de Byzance. Nous nous sommes spontanément embrassés puis bientôt retrouvés chez lui, au fond de l'une de ces trop rares ruelles tortueuses de la haute ville de Smyrne. Des écritoires un peu partout, presque autant de lampes à huile aux élégantes factures de bronze suspendues à des chaînes, quelques rouleaux de palme cerclés par des liens de cuir, une foule de parchemins, des stylets dans des pots de terre et un chat qui tournait au milieu de ce faux désordre où, en fait, tout avait sa place. La soirée fut un bonheur ... Nos hôtes, la douzaine d'hommes et de femmes qui formaient la famille rapprochée de Zénon me pressèrent de tant de questions qu'ils me donnèrent la sensation, presque physique, de susciter la Présence du Béni à mes côtés. Ils étaient tous gens du peuple mais instruits à un niveau que je n'avais jamais pu soupçonner auparavant.

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Leur travail de copistes devait en être la cause directe à moins que ce ne fût leur disposition d'âme qui les avait amenés à rechercher et à reproduire les anciennes paroles des philosophes de leur peuple. J'ai choisi de penser que c'était plutôt cela car la vénération qu'ils affichaient pour les écrits n'avait pu naître seule. Ils étaient habités par une sorte de grâce, eux aussi, et nul doute que c'était cette dernière qui, à travers les récits de ma mémoire, leur donnait soif des Enseignements de Jeshua. À ce que je connaissais de l'antique monastère où le Béni s'était réfugié jusqu'à ce que je ne le rejoigne à Tyr, j'aurais pu croire que Zénon et quelques-uns des siens y avaient aussi étudié les grands Principes de la Vie. La nature subtile du Vivant ne leur échappait pas et les rendait fébriles dès qu'il s'agissait du Mystère des mystères. Seuls, entre nous, les mots différaient ainsi que les références. Et c'est à cette croisée des consciences que mon bonheur prit racine ce soir-là et les suivants ... Lancer des ponts de compréhension ! Jeshua n'avait voulu que cela entre les peuples, leur faire saisir la véritable nature du Divin Flux Universel dans lequel baignent tous les êtres. - « Il existe un Souffle, leur ai-je dit en voyant leur soif... un Souffle qui circule librement à travers l'immensité des mondes ... Celui-ci est issu de la Source qui ne saurait avoir de nom et il m'a été enseigné qu'au fil des Temps Sa Puissance tout entière avait toujours cherché à s'engouffrer dans le Cœur d'un Être dont toutes les impuretés avaient été calcinées et dont les horizons étaient illimités tant cet Être avait su s'imprégner d' Amour ... Ainsi est apparu le Béni ... Je puis vous le dire car Celuici m'a conté de quelle façon un tel Souffle était entré en Lui au milieu des eaux d'une rivière puis comment Il L'avait quitté à l'issue de Son supplice. Bien peu d'hommes, voyez-vous, parviennent à comprendre tout ceci parce que !'Essence même de ce Souffle 48

leur échappe dès lors qu'ils veulent La mettre en cage dans leur tête et Lui donner un nom ... - « Mais ... peut-être existe-t-il un peu malgré tout, ce nom, Johannès, est alors doucement intervenu Zénon tout en se lissant la barbe. Oui, peut-être ... Vois-tu, j'ai tant recopié de vieux textes avant que mes yeux ne faiblissent que j'ai retenu parmi eux une sonorité que des sages de notre peuple avaient réussi à capter puis osé reproduire. Ceux-là tracèrent des lettres donnant forme et musique à un nom qui devint dès lors sacré ... Logos. Oui, Logos ... Très peu d'hommes le connaissent. Son approche donne le vertige car elle fait aussitôt apparaître l'indéfinissable Puissance dont se sert le Divin pour Se révéler ... Il semble, Johannès, que le Logos soit une sorte de Parole impossible à retranscrire mais qui permet le lien entre l'ineffable et l'humain. Je dis "il semble" parce qu'aucun de ces sages dont j'ai recopié les textes n'en avait, de ce fait, la même compréhension ... » Zénon s'est arrêté sur ces mots. Les yeux baissés vers le sol, je n'ai rien trouvé à lui répondre tandis qu'un imposant silence envahissait la pièce où nous nous étions réunis autour de quelques galettes de pain. Un peu hors du temps, j'en ai trempé un morceau dans de l'huile et des herbes. Ce que je venais d'entendre se montrait si pénétrant et résonnait trop en moi pour que de simples mots puissent passer facilement le seuil de mes lèvres. Enfin, j'ai pu en articuler quelquesuns, bien trop pauvres, à mon sens. - « Et. .. comment s'appelaient ces sages ? » - « Le premier que j'ai découvert se nommait, je crois, Zéno de Citium 1 et le second Aristote. Peut-être y en a-t-il eu d'autres mais c'était il y a bien, bien longtemps.» 1 Zéno de Citium est un philosophe qui a enseigné à Athènes vers l'an 300 avant notre ère. Il est le fondateur de l'École stoïcienne.

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- « Leurs noms me sont inconnus, ai-je fait, mais si ce que tu dis est exact, mon frère, alors le Béni, tel que je L'ai connu, était la Demeure du Logos. » Assis sur le sol à côté de moi, Épiphanês ne s'était presque pas exprimé de la soirée. Il était d'ailleurs devenu singulièrement discret depuis notre arrivée à Smyrne quelques jours auparavant. C'était à peine s'il avait participé aux petites assemblées publiques qui s'étaient mises en place d'elles-mêmes ici et là ... Quelque chose mûrissait en lui, c'était certain ... mais il ne voulait pas m'en parler et mon affection pour lui m'a fait comprendre qu'il fallait que je respecte cela au-delà de la peine ressentie. Je me souviens que notre séjour à Smyrne s'est prolongé bien plus que ce que nous avions envisagé. Nous ne pouvions nous résoudre à en partir par crainte de manquer à notre engagement ... En effet, plus les jours défilaient, plus l'intérêt et même le cœur de ceux qui, dans l'espace public, affirmaient vouloir recueillir !'Enseignement de Jeshua se modifiaient. L'espace du Sacré s'y rapetissait. Que se passait-il ? En dépit des récits les plus révélateurs et empreints d'amour dont je pouvais témoigner par ma vie auprès du Maître, on aurait dit que nombre des habitants de Smyrne s'appliquaient à nourrir la réputation de leur cité, celle d'un lieu où l'habitude du mécontentement et de la plainte était devenue un mode de vie. Ainsi, à peine avais-je achevé la narration d'un prodige ou d'une guérison miraculeuse auxquels j'avais assisté et dont l'intention était d'ouvrir les esprits vers des sommets sans fin qu'aussitôt il se trouvait des hommes et des femmes pour ramener mes paroles à leurs propres difficultés quotidiennes ... "Le Béni les aurait-Il guéris ou aidés, eux aussi ? Que leur aurait-Il répondu, à eux?" La nature de Son amour ne les questionnait pas ... Ils n'aspiraient en fait qu'à un emplâtre à 50

appliquer sur une plaie ou une peine souvent insignifiantes. "Puisque le Béni voyait et savait tout, aurait-Il réparé chez eux telle ou telle injustice causée par un voisin ou les soldats ? Devaient-ils, sans attendre, Lui faire des offrandes afin qu'il les entende et les considère ?" - « Mais regardez! les ai-je un jour interpelés sur un promontoire rocheux situé à l'arrière des grandes et somptueuses bâtisses de l'acropole. Regardez ! Contemplez cette mer, ce monde où vous vivez, l'abondance des biens que la plupart d'entre vous retrouvent chaque jour sur leur table, les pêches et les récoltes, la limpidité de vos cieux ainsi que les beautés qui vous entourent à chaque pas accompli dans vos ruelles et sur vos rivages ! Quant à la multitude des colonnades et des merveilles de pierre dont vous ne vous demandez pas par quelle grâce elles ont pu jaillir ici, de ce sol, qu'en faites-vous, en vérité? Bien sûr, il y a l'emprise de Rome, me direz-vous ... Oui, je le sais et je les connais, les Romains ainsi que tous ceux qui font leur jeu, mes amis, n'en doutez pas ... Mais pourquoi sont-ils là ? Parce que la Main del 'Étemel qui fait tourner les hommes et leur monde y a vu une raison. Vous souvenez-vous de Sikander1 ? Il était de votre peuple ... Vous a-t-on dit quel envahisseur il a été et jusqu'où il est allé pour assouvir son ambition ? Le Béni vous aurait appris qu'il existe toujours un équilibre secret au sein du déséquilibre qui vient parfois nous heurter. Vous avez oublié que vos pères ont pactisé avec les Romains, alors vous vous rebellez contre ceux-ci et leur voracité; je peux le concevoir tout comme Il l'aurait Lui-même compris mais alors luttez aussi contre le vent du "toujours plus" en vous, contre l'appétit dévorant de vos "jamais assez"! Oui, je vous 1

Alexandre le Grand.

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l'affirme, si le Béni était là, à ma place et face à vous, Il vous dirait de quoi vous souffrez ... Votre mal, celui qui vous rend sourds et aveugles, 111' appellerait "manque de gratitude" et, croyez-moi, Il ne vous en guérirait pas. Il vous montrerait la porte qu'il vous faut passer pour Le rejoindre, Lui, là où Il est et là où vous êtes attendus. Le sentiment de gratitude, mes amis, est une semence en même temps que l'espace où faire germer celle-ci. Il est ... la Source de la Joie ! Pourquoi dois-je vous le rappeler sinon parce que vous vous êtes endormis sur vos richesses ? Où donc avez-vous égaré votre Amour de la vie ? » Ainsi ai-je dit ce jour-là. Le fouet avait claqué sans que je me sois même vu l'empoigner ... À travers les ruelles qui descendaient vers la mer, je me suis éloigné à grandes enjambées de l'assemblée qui venait de m'écouter, médusée. Derrière moi j'ai entendu Épiphanês courir pour me rejoindre. - « Pourquoi ces larmes dans tes yeux, Johannès ? Ta colère était juste ... » - « Des larmes ? Je ne les sens pas ... mais j'ai mal de ne pouvoir dire toute la tendresse qui m'inonde devant ces hommes et ces femmes perdus dans leurs plaintes. Je ne maîtrise pas l'Amour du Maître ... Y parviendrai-je jamais?» Malgré cet événement, nous sommes restés quelques jours de plus à Smyrne. Bien sûr la nouvelle de ma réaétion vive face à une cinquantaine de ses habitants est rapidement parvenue à Zénon qui, lui, ne parut pas s'en émouvoir. À ses yeux, à maints égards, la plupart des hommes ne sortaient jamais de l'enfance sans même s'en apercevoir. Depuis longtemps, il en avait acquis la conviction à travers de nombreux passages des textes qu'il lui avait été donné de recopier. En outre, il se plaisait à dire que, sa vie durant, il 52

n'avait guère cherché à se mêler aux habitants de sa propre cité ni de sa région. - « Mais... Zénon, mon ami, la forme de sagesse que tu as découverte, n'as-tu jamais eu le désir de la partager? Qu'en as-tu fait?» - «Une forme de sagesse? C'est bien parce qu'elle est restée bloquée dans ma tête que je n'ai su quoi en faire. J'ai appris ce qui ressemble à de grandes Lois ou à de grands Principes selon certains qui avaient l'art d'en discourir. Comme tu le sais, j'ai même appris ce que pouvait être le Logos, si jamais Celuici est plus qu'une belle "idée" mais, vois-tu Johannès, je n'ai jamais pu descendre de ma tête à mon cœur. Les philosophes de mon peuple ont inlassablement cherché le Bien, toutefois ... ont-ils suffisamment cherché, dit et écrit l'Amour? C'est pour cela que, la première fois où je vous ai entendus, d'abord Meryem, puis toi, j'ai ressenti un choc, quelque chose d'inconnu. C'était ... la Révélation que j'attendais sans le savoir ... Parce que l'Amour ... comme beaucoup ici, j'avais si peu prononcé son nom tandis que j'en avais tant et tant besoin ! Alors ... que tu aies secoué ceux qui t'écoutaient l'autre jour derrière l'acropole, ce n'est pas un Bien que tu as fait là, mais un cadeau d' Amour, parce que libre de tout. Crois-moi, si Celui que tu nommes le Béni était encore là, je te prierais de me faire franchir la mer puis de me mener jusqu'à Lui. Je Lui demanderais ... » Et le vieux Zénon s'est arrêté sur ces mots. Il venait de s'apercevoir que, lui aussi, n'aurait été qu'une demande vivante et insatiable face à Jeshua. J'ai voulu l'aider ... - « Que Lui demanderais-tu, mon frère ? » - «Je Lui demanderais ... comment ne plus être un mendiant qui ne fait que tendre son écuelle. Je Lui demanderais non pas de m'instruire mais de m'inspirer ma propre façon de devenir ce que je suis sans doute au fond de ma poitrine »

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Zénon avait compris l'Essentiel. Je n'ai rien ajouté à ses paroles. Je lui ai souri puis j'ai posé ma main sur mon cœur ainsi qu'on le faisait "chez nous" afin que le seul fait d'être traduise la Mémoire d 'Aimer. Nous sommes retournés à Éphèse par la mer. Un cousin de Zénon possédait une barque munie d'une belle et grande voile brune ... En l'offrant vers le sud aux vagues et au vent, il nous fit ainsi longer les côtes bleues et ocres de l'Ionie jusqu'à destination. Une douceur pour les yeux et une proposition de quiétude pour suspendre les trop-pleins de questionnements ... Sauf peut-être pour Épiphanês. - « Johannès, me fit celui-ci en plongeant son regard dans le mien à l'approche du vieux port d'Éphèse, Johannès ... dis-moi, à quoi puis-je servir ? Toi, tu ne le vois pas, mais moi je sais bien que c'est toi qui dis le Sou:ffie. Oui, à quoi puis-je vraiment servir ? Je ne serai jamais que ton disciple et ... c'est souffrant pour m01. »

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Chapitre III Le voyage à Pergame

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y a celui qui sème et celui qui récolte mais le

- (( deuxième n'a pas nécessairement le même visage que le premier. . . A votre avis, quel est celui dont il faut espérer hériter de la place?» - « De celui qui récolte, bien sûr ! » - «Non ... C'est trop facile ... De celui qui a semé ! » - «Aucun des deux ne devrait l'emporter, mes amis. L'un est à la fois le commencement et l'aboutissement de l'autre. Nous sommes tous les maillons d'une chaîne quis' engendrent et se justifient mutuellement. Si celui qui récolte se soucie peu du geste du semeur, bientôt son champ tout comme son cœur seront secs. Ainsi, nul ne saurait recevoir indéfiniment dès lors qu'il ne donne pas ... La Gratitude, je vous le dis, est semblable à l'eau qui fait tourner ces grandes roues de bois par lesquelles on irrigue les cultures. Elle est le Mouvement qui nous permet de ne pas flétrir. N'oubliez jamais cela ... » Les pieds foulant les galets d'une petite crique, je m'adressais à une foule bien plus nombreuse que toutes celles qui s'étaient jusqu'alors constituées devant moi. Notre absence, soudaine, qui avait duré plus d'un mois, avait-elle créé un véritable manque ? Je me suis plu à 55

l'espérer. Était-ce banalement narcissique ou cela répondait-il au seul souhait de servir la Présence du Maître sur le rivage d'Éphèse? Je ne voulais pas tomber dans le piège facile de tous ceux qui se mentent à eux-mêmes. À vrai dire, je devais beaucoup à Épiphanês dans l'ampleur de la foule qui s'était regroupée là. Il avait battu toutes les voies et les ruelles de la ville afin que chacun sache que j'étais de retour et que je raconterais "les histoires de la vie du Béni" puisque j'étais "celui qui L'avait si bien connu ... " Épiphanês ... Gesticulant avec une certaine grâce dans la courte tunique blanche et drapée dont la plupart des Grecs aimaient à se vêtir, il semblait avoir peu à peu dépassé la peine qui avait suinté de son âme quelques jours auparavant. J'avais eu beau en recueillir l'amertume et tenté par de longues discussions de l'apaiser, ce n'était pas cela, j'en étais convaincu, qui avait su opérer le changement. Il y avait un petit éclat dans son regard qui trahissait quelque chose d'intriguant, comme un soudain projet qui l'éclairait différemment. Un soir que nous grillions quelques poissons sur le toît en terrasse de ce qui était désormais devenu ma maison, il s'est délivré spontanément de ce qui lui avait redonné sourire et JOie.

- « Johannès, a-t-il fait tout en me serrant fortement la main, écoute ... J'ai fait une sorte de ... rêve tout éveillé. Je me voyais écrire et écrire ... et à chaque mot que je traçais avec mon stylet j'avais la sensation de respirer un air si pur qu'il ne devait pas être de ce monde ... Dis-moi ... Le Maître a-t-il écrit, Lui? Tu ne m'en as jamais parlé ... Et toi? On ne peut laisser s'envoler ce qui, chaque jour, sort de ta bouche et qui traduit Ses Paroles à Lui ! Ce n'est pas possible ! Le vent emportera tout et alors qui se souviendra ? » - «Oh, mon ami ... J'y ai déjà pensé maintes fois mais si Jeshua n'a pas souhaité le faire c'est parce que trop facilement l 'Écrit finit par trahir la pensée qui lui a donné naissance. 56

Chez nous, face aux Sadducéens, je L'ai entendu dire qu'il existe un type d'hommes qui aiment torturer les mots pour leur faire avouer ce que souvent leur auteur n'avait jamais voulu qu'ils disent. Quant à moi... Je sais si peu écrire ! Quelques lettres malhabiles, quelques termes hésitants. Je n'ai ni ce savoir, ni ce talent. .. » - « Je te parle de moi, Johannès ... puis de toi et de ta mémoire dont les trésors vont inexorablement s'éparpiller. Je sais écrire ... J'ai étudié à Alexandrie. Alors, dis-moi "oui", mon frère. Dis-moi "oui" ... Laisse-moi retranscrire le contenu de ton cœur. » - « Mais ce contenu ne m'appartient pas ... » - «Son germe ne t'appartient pas, c'est vrai. Cependant, peux-tu en dire autant des bourgeons et des fleurs qui sans cesse apparaissent en toi? Tu l'as enseigné toi-même l'autre jour: l'un des visages de la Gratitude s'exprime par le fait de savoir donner autant que ce que l'on reçoit. » Je me souviens avoir caché mes yeux et mon front sous les paumes de mes mains. Je savais qu'Épiphanês avait raison et que je ne pouvais laisser se perdre ou se diluer tout l'Amour qui, régulièrement, inondait mon être par vagues fiévreuses. Ces vagues-là n'étaient pas à moi mais assurément je les reconnaissais inspirées par l 'Esprit du Béni qui demandait à circuler. - « Écoute ... les rouleaux de palmes et de papyrus sur lesquels on peut écrire sont coûteux ainsi que l'encre, ai-je finalement argumenté dans une ultime hésitation. Si tu veux vraiment écrire, alors il va nous falloir travailler davantage ... » Etc' est ce qui est arrivé. À partir de ce moment-là, nombre de ceux qui passèrent à portée de là où nous vivions nous virent sur le sol, adossés à un mur, appliqués à des travaux de vannerie jusqu'à ce que le soleil cesse de rougeoyer et que nos yeux soient fatigués. C'était la seule solution. 57

Évidemment, il nous fallait ensuite tout vendre. . . Par chance - ou par stratagème - la pétillante Pyrrha se fit notre complice en les exposant à l'un des angles de l'agora, là où tant de monde se croisait ou discourait entre deux patrouilles romaines bardées de cuir et transpirant sous la chaleur. - «As-tu vu comme elle te regarde à chaque fois ? » m'a un jour lancé Épiphanês alors que nous venions juste de lui confier un ou deux de ces gros couffins destinés à l'échine d'un âne ou d'une mule. Son ton avait été si taquin et provocateur que j'ai hésité avant de lui répondre car cela touchait une part de moi encore peu à l'aise avec elle-même. - «Mon frère, ai-je fait à mi-voix, tu dois le savoir ... J'aime la présence des femmes, j'aime leur délicatesse et la façon dont la plupart reçoivent mieux que les hommes les Paroles qui tentent de dire tout le Sacré et le Mystère de la Vie, pourtant, vois-tu, elles ne m'attirent guère. Me comprends-tu ? » Il y eut un silence. - «Je crois ... Je crois que je l'avais compris, Johannès. J'espérais seulement que tu m'en fasses la confidence.» J'ai redressé la tête. Nous passions à proximité du petit théâtre et de son gymnase par la belle voie pavée et étagée qui remontait du port 1• - «Je l'espérais, moi aussi, me souviens-je avoir répondu d'un ton plus serein. Ce n'est plus un poids depuis que Jeshua m'en a déchargé mais ... mais il y a toujours ces petits "mais" qui collent à la peau .. . Regarde, Épiphanês ... Regarde comme le Jeu de la Vie à travers nous est étrange. La Main de l 'Étemel y organise tout! Nous passons en cet instant-même devant le théâtre ... Il ne s'agissait pas du grand amphithéâtre dédié à Artémis dont on peut aujourd'hui admirer les ruines. Celui-ci ne fut construit que plus tard. Il est question d'un théâtre beaucoup plus modeste accompagné d'un "gymnase", c'est-à-dire d'une école où on enseignait la littérature, la réthorique et les arts tout en pratiquant les sports. 1

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La "maison des masques" ! Cela me questionne ... Pourquoi ai-je reçu le mien tel qu'il est et toi le tien? Je sais bien que j'ai eu mes réponses dans un tombeau cependant ... il y a toujours le pourquoi du pourquoi qui sans doute n'en finira jamais de se dérober. Creuses-tu ton cœur, toi ? Je le vois bien, oui ... Quels parfums de quelles myriades de fleurs as-tu captés pour enfin en arriver ici, aujourd'hui, avec moi ? Et est-ce après tout si important de leur donner à tous un nom ? Parfois, il me semble que tu attends de moi que je te les désigne. Mais non ... Lorsque nous Le pressions trop de questions, le Béni nous rappelait sans faillir qu'il ne nous appartient pas de chercher à soulever tous les voiles de nos existences parce que chacun d'eux a son heure pour se dissiper. Mon ami, mon frère, toi qui viens de parvenir à alléger encore un peu plus mon visage d'emprunt, t'ai-je jamais dit que Jeshua Lui-même affirmait en porter un et qu'il le Lui fallait absolument pour demeurer parmi nous ? J'ai toujours senti l'extrême importance d'un tel enseignement etje me suis maintes fois demandé si, Lui également, de temps à autre, ne représentait pas un mystère à Ses propres yeux. Tant d'humilité ... » - « Oui, mais ... Dis-moi Johannès, toi et moi, crois-tu qu'il nous soit arrivé de nous connaître sous d'autres cieux, en d'autres temps ? C'est vrai. .. Cela m'interroge jusqu'à parfois me priver de sommeil. » La réflexion immédiate d'Épiphanês m'a laissé pantois quelques instants. On aurait dit qu'il n'avait rien entendu de ce que je venais de lui transmettre à travers l'évocation des Paroles du Maître. - « Pourras-tu noter cet enseignement? Lui ai-je répondu d'une manière aussi taquine que celle dont il était facilement coutumier. La part de mystère en chacun ... c'est important, n'est-ce pas ? Que dirais-tu de quelqu'un qui s'évertuerait à ôter un à un tous les pistils d'une fleur en espérant ainsi 59

percer le secret et le charme de son état de fleur ? Moi, je dirais que c'est un flétrisseur de beauté. » Épiphanês a observé une pause sur le bord de la voie. Il était décontenancé par ma réponse qui esquivait sa question. - « Oui. .. Je noterai cela ... mais il faudra que tu me le répètes. » Ainsi en fut-il du tout début de la tâche qu'il s'était assignée. Un défi pour nous deux. Ce ne fut pas si facile ... Épiphanês commença à se déplacer le plus souvent possible avec une petite écritoire destinée à être posée sur ses genoux tandis que moi je m'observais à l'excès, m'appliquant constamment à trouver les mots les plus justes face à de fort, fort simples assemblées ... Je ne me demandais plus "ceux qui m'écoutent me comprennent-ils?" mais "ceux qui liront ces paroles pourront-ils suffisamment s 'en nourrir ? " Alors ... certainement m'a-t-il fallu quelques mois pour retrouver la spontanéité du Feu qui me portait et ne plus me soucier du bruit que faisait le stylet d'Épiphanês sur les rouleaux où il prenait ses notes. Parfois, lorsqu'il nous arrivait de nous retrouver seuls au bord de l'eau, je le priais de me lire celles-ci. Et en vérité, je dois dire qu'elles me semblaient souvent bien pauvres en regard de Ce que j'avais tant espéré qui puisse pleinement me traverser en prononçant les mots issus de leur source. M'étais-je à ce point moi-même "bridé" dans mon âme? - «Mon frère ... ne crois-tu pas qu'il faudrait rédiger? Je veux dire vraiment écrire ... ai-je enfin osé suggérer un jour à Épiphanês. Ne t'offense pas ... mais ce que tu me lis me fait penser aux feuilles d'un arbre sur lesquelles on s'attarderait les unes après les autres sans jamais parvenir à les réunir sur leur branche et encore moins à admirer le tronc dont cette branche et d'autres sont issues. 60

Épiphanês acquiesça après un léger temps de réflexion. - « Je saurais unir toutes ces paroles jusqu'à un certain point pour qu'elles plaisent à l'oreille mais, pour qu'elles leur parlent comme elles le doivent, nul autre que toi ne peut me dire comment vraiment assembler les pièces de leur mosaïque. Vois-tu ... je crains de n'être qu'un scribe capable de polir les mots. L'ultime cohérence de ceux-ci, c'est toi qui la portes et la vis jusque dans ta chair. Et aussi regarde ... Regarde ces rouleaux de palme achetés à bon prix. Chaque jour je me répète qu'ils sont bien fragiles pour ce qu'ils doivent préserver. Ne crois-tu pas qu'il me faudrait des peaux de Pergame pour bien accomplir la tâche que tu acceptes de me con:fier? 1 Je sais ... elles sont plus coûteuses encore et je sais aussi que là d'où tu viens beaucoup refusent le contact avec la peau morte d'un animaF. Épiphanês n'avait pas tort mais je me sentais prêt à passer au-delà des répugnances de la Communauté qui m'avait vu grandir. Par ailleurs, je gardais intact le souvenir d'avoir vu le Béni Lui-même porter au côté un sac de cuir, faisant fi des critiques, simplement pour honorer le présent qui lui en avait été fait innocemment. .. Et puisqu'il avait alors été question d'un présent, quel autre nom donner au dessein qui nous animait, Épiphanês et moi ? - « Eh bien, mon ami, ai-je répliqué, pour ce qu'il en est du coût, nous travaillerons donc davantage encore et ensuite nous irons à Pergame. C'est assurément là que se trouvent les plus belles "peaux à écrire" et quant au "reste" ... ce sera notre façon d'honorer les animaux qui se sont offerts 1 Pergame était alors réputée par la qualité de ses parchemins. Le terme "parchemin" dérive d'ailleurs, par une série de mutations linguistiques, de l'appellation "peaux de Pergame" ou "Pargamena". 2 La Fraternité essénienne traditionnelle évitait par principe l'utilisation de cuir et de peaux animales ainsi que la consommation de viande à sang chaud, plus porteuse de mémoires instinctives que celle des animaux à sang froid, tels les poissons.

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à travers elles. Les plus souples sont toutes d'agneaux, diton ... Alors, nous en ferons les agneaux de l'Éternel.» Pergame ! Un nom qui, comme celui d'Antioche, véhiculait une sorte de magie. Quand bien même j'aurais repoussé l'idée d 'Épiphanês, nous nous y serions malgré tout rendus en cette saison-là. Il y avait trop longtemps que nous n'avions pas marché dans sa direction, trop longtemps surtout que ceux qui s'y étaient ouverts à la Tendresse et à la Paix du Béni ne nous avaient pas vus passer les murailles de leur ville. Deux jeunes hommes d'Éphèse tinrent absolument à nous y accompagner. Pourquoi le leur refuser ? La distance à parcourir n'était pas très importante mais il nous fallait rejoindre à nouveau Smyrne, y passer une nuit puis reprendre le chemin à l'aube à travers une alternance de petites montagnes arides, d'oliveraies gorgées de soleil, puis de figuiers sauvages. J'ai en mémoire que ce trajet me laissa une sensation qui me devenait trop familière ... presque inconfortable car la joie et la nostalgie s'y côtoyaient comme deux vieilles complices. Les jeunes hommes qui marchaient à nos côtés se nommaient Adrianos et Niketas. L'un et l'autre étaient frères de Pyrrha et, en les voyant ainsi fouler la poussière du sol, avides de tout ce que je pouvais leur dire de Jeshua, je me serais presque cru encore en train de parcourir, avec d'autres, les collines de Galilée ou de Samarie tandis que, livrés à nous-mêmes, nos esprits n'aspiraient qu'à s'élever vers des concepts aux premiers temps de leur germination. Lorsqu'enfin Pergame nous apparut sur sa crête rocheuse, Épiphanês poussa un long soupir tout en appliquant l'une de ses mains dans mon dos. Probablement devinait-il que j'avais la tête saturée par la foule des questions qui avaient ponctué chaque mile parcouru depuis Éphèse. Soulagé au contact de 62

sa main, je me suis autorisé une courte halte. Une sorte de vertige qui me faisait désirer le silence m'a aussitôt emporté. J'ai alors décidé que nous ne passerions pas la porte de la cité ce soir-là ... Quelques petits arbres au feuillage fatigué adossés aux vestiges d'une maison de terre et de pierre nous proposèrent par bonheur leur abri. J'ai tenu à ce que nous dormions là, sans rien chercher d'autre ni continuer à évoquer quoi que ce fût. Il y a toujours un temps pour les mots et un autre pour s'en vider la tête. Négliger ce dernier c'est oublier !'Essentiel qui appelle en nous et qui, patiemment, tente d'émerger. Le petit matin nous a vus arpenter d'un pas traînant les rues de Pergame. Peut-être quelqu'un nous y reconnaîtraitil? Meryem y avait laissé un jour une telle empreinte que plusieurs femmes s'étaient empressées de venir vers elle avec des offrandes de fleurs et de miel comme s'il s'était agi de quelque divinité issue de leurs croyances. Ce fut d'ailleurs l'un des événements par lesquels la petite Communauté qui s'y était formée au fil des années se trouva renforcée et se mit à attendre chacun de nos passages pour la rare simplicité des cœurs qu'ils suscitaient. En effet, depuis longtemps et par tout le pays, il se disait que Pergame, bien qu'enviée, était d'abord synonyme de vanité et de prétention. Je n'aurais su dire si cela se justifiait mais il était certain que par sa force guerrière, ses remparts, ses escaliers reliant ses trois niveaux d'édification et ses nombreux belvédères, la cité en imposait au regard et à l'imagination. De plus, c'était sans compter la multitude de ses œuvres d'art, de ses riches demeures et de ses temples. Enfin et en vérité, avec son immense bibliothèque, Pergame affichait un air triomphant. Pour ma part cependant, je lui avais toujours préféré Éphèse et même Smyrne, ne fût-ce que parce qu'elle n'était 63

pas au bord de la mer. J'aimais trop l'eau avec ses ports et leurs bateaux pour ne pas me lasser rapidement de Pergame. Une chose m'y touchait profondément toutefois ... un lieu fascinant dont Épiphanês nous avait révélé l'existence. C'était un sanctuaire dédié aux Thérapies et à leur inspirateur, Esclapios 1• Je ne l'avais pourtant aperçu qu'une seule fois tout au bout d'une très longue voie sacrée flanquée de somptueuses colonnades, de portiques ornés de lauriers et de statues toutes plus gracieuses et énigmatiques les unes que les autres 2 • Ce sont des femmes qui, ce matin-là, remarquèrent notre petit groupe dans les ruelles de la cité. Je les revois encore dans leurs drapés, portant la cruche sur la tête. Elles revenaient d'un puits par un escalier escarpé. - «Est-ce bien vous? Il y a des mois et des mois ... Une année ? Mais où est ta mère, Johannès ? Où est Meryem ? » Je ne pouvais que rester évasif, alors j'ai répondu qu'elle avançait en âge et avait souhaité rejoindre le Béni, ne me doutant pas que certains interpréteraient cela de multiples façons ... Ainsi s'est amorcé notre retour à Pergame. À l'évidence et en toute logique, c'était Meryem qui y avait alimenté les attentes, les espoirs. Pour la famille qui nous hébergea ce soir-là et les suivants, il y avait un deuil à faire, quelle que fùt la façon dont l'annonce avait été comprise. Quant à moi, je ne voulais pas, je ne pouvais pas en dire plus afin de respecter les consignes de Yussaf et le souhait de Jeshua Lui-même. Meryem, nimbée dans le mystère de sa disparition soudaine après avoir su toucher les âmes, ne tarderait pas à 1 Pour rappel, Esclapios, ou Esculape, fut un médecin et un thérapeute élevé au rang des divinités dans la Tradition grecque. 2 Les vestiges de cette voie pavée sont encore visibles aujourd'hui. Longue de trois kilomètres, elle part de l'ancienne acropole pour se rendre jusqu'au sanctuaire d'Esculape, l'Esclapion.

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devenir une sorte de légende, je le pressentais. Si cela devait être, il m'a semblé que ce serait juste et bon. Elle avait donné tant d' Amour dans la plus totale des discrétions et des pudeurs qu'on pouvait bien commencer à vénérer la mémoire de son passage à Pergame et ailleurs ... Et puis, le Béni n'était-Il pas venu par elle ? Qui avait vraiment compris ce que le Maître cherchait à exprimer lorsqu'il avait déclaré qu'il fallait souvent qu'un homme ou une femme "s'en aille" pour que le contenu de leur cœur puisse être pleinement perçu et recueilli à sa juste valeur? Le ciel avait été lourd ce jour-là sur la colline aux oliviers, face aux murailles de Jérusalem ... Oui, l'été, quand le soleil éclaire et réchauffe tout généreusement, personne ne s'interroge ni ne s'en émeut car chacun trouve sa présence logique. Cependant, dès que l'hiver s'en vient et qu'il se fait plus lointain, c'est alors qu'on réalise seulement son importance et tout ce qui fait précisément de lui le soleil. Ainsi, à Pergame, où personne n'avait évidemment pu connaître le Béni, Meryem était déjà devenue pour certains Son plus pur Reflet et Sa Main de Consolation. Une sorte de Génitrice du soleil ... Voyant tout cela et recueillant des confidences émouvantes, je n'ai pu résister à la joie de me remémorer devant tous cette prière que le Maître s'était plu à faire naître de Sa poitrine, comme par jeu, sur le modèle d'une autre, fort ancienne ... Je l'ai donc apprise à toutes celles et tous ceux qui m'écoutèrent dans le grand péristyle de la maison d'un vieux et riche citoyen romain qui avait planté ses racines et celles de sa famille un peu en contrebas de l'acropole. Un Romain, oui... "Mère divine, Toi qui nous accueilles sur Terre comme aux Cieux Que Ta Présence habite notre âme Que Ta Lumière prenne corps en nous 65

Et qu 'ainsi Ton Souffle purifie toute chose dans /'unité des mondes ... " 1 De mon côté, cette évocation de la Divine Présence Féminine et celle du souvenir laissé par Meryem après seulement quatre années de vie en terre grecque me plongèrent dans une profonde réflexion. En réalité, je retrouvais les épuisants doutes qui m'avaient si longtemps accompagné quant à ma propre capacité à retransmettre la Lumière. Pourquoi cela n'avait-il pas plutôt été de Meryem qu'Épiphanês aurait dû recueillir les paroles? Ce que j'avais appris de l'ancienneté de mon âme et qui m'avait éclairé puis révélé à moi-même devenait maintenant le motif d'une déception ... Après tout, me disais-je, dans cette existence je n'étais guère que Jean, "Johannès", qui n'avait certainement pas su s'élever jusqu'où son Enseignant l'aurait espéré. Le doute, s'il est nécessaire pour ne pas s'endormir, peut se faire pervers dès lors qu'il devient un terreau fertile pour la mésestime de soi. Alors, autant les habitants de Pergame se montraient à la hauteur de leur réputation, fiers d'eux-mêmes jusqu'à l'excès, puis de leur cité aux allures guerrières et surtout de sa bibliothèque qu'ils disaient rivaliser avec celle d'Alexandrie, autant je venais de renouer avec ma fragilité ... Je ne réalisais pas - ou j'avais oublié- que celle-ci peut parfois se transmuer en force. Et, de fait, il est probable que je n'ai jamais aussi bien enseigné les vertus de l'humilité par les récits de la vie de Jeshua que durant ces quelques jours-là. Ce devait être une façon de compenser ma difficulté à accepter ma légitime place et la confiance que le Maître m'avait accordée. J'aurais Voir l'intégralité de cette prière dans "Les Enseignements premiers du Christ", du même auteur, p. 178. 1

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voulu être sur un navire et en tenir solidement l'aviron mais je me voyais plutôt sur une barque, tentant de me persuader du mérite de la modestie de celle-ci. Que me manquait-il pour être la tempête qui brasse les cœurs afin de renouveler les consciences et, en même temps, le zéphyr qui caresse humblement mais si tendrement les chevelures ?

À l'approche du jour qui était sensé être celui de notre retour vers Éphèse, nous n'avions toujours pas résolu la question des parchemins dont il fallait faire l'acquisition ... Peut-être est-ce cette préoccupation, celle des mots que parfois on voudrait immortaliser en les couchant sur un support qui m'a poussé à tenir ces propos face à une centaine de personnes. - « Combien d'entre vous, mes amis, sont déjà entrés dans votre si fameuse bibliothèque ? » Une main s'est timidement levée. - «Une fois, oui ... » - « Alors, je vous le demande, vous qui cherchez la Source, vous que je crois si sincères ... de quoi êtes-vous si fiers ? D'une cité dont le cœur vibrant et reconnu de tous vous échappe finalement ? D'un savoir auquel vous ne goûtez pas? Regardez-moi et écoutez-moi comme vous l'auriez fait face à Celui qui m'envoie ici ! Quelle est en vérité votre quête dans cette vie? Qui abusez-vous? Il y a en cet univers une seule et unique Source de Lumière, quels que soient les noms derrière lesquels Elle se cache pour exercer notre volonté ... Pensez-vous La tromper? Comment voudriez-vous y boire et tenter de Connaître alors que vous ne faites pas l'effort de d'abord apprendre pour ensuite demander à comprendre ! Contempler des marches, des colonnes et des frontons vous suffit ? Je veux vous dire ... Avant même d'espérer lire une phrase. . . apprenez à reconnaître les lettres qui forment un 67

mot puis comment les mots se marient pour faire parler un rouleau ou naître un livre ... Ainsi en est-il également de la Vie et de ses Lois, celles que notre frère à tous, le Béni, est venu nous aider à déchiffrer. Alors, en Son nom, je vous le dis, taisons-nous, étudions amoureusement tout ce qui fait notre âme et notre et cœur et cessons de bomber le torse. Ici, à Pergame, vous possédez tout ! Peut-être plus que ceux de Smyrne! Et pourtant, il se pourrait que vous n'ayez rien de ce qui perdure dans l'éternité si vous ne descendez pas des degrés du théâtre de pierre qui est le vôtre chaque jour qui se lève ... » Mes paroles créèrent des remous dans l'assemblée. Une voie s'est élevée, quelque part. - « Tu veux que nous quittions tout ? Que nous nous dépouillions de tout ? » - «Je ne veux rien ... je vous appelle seulement à regarder autre chose que les fruits du passé en labourant votre terre intérieure, là où une multitude de germes n'en finissent plus d'attendre. Il y a bien des façons de le faire, mes amis mais ce n'est certes pas en vous glorifiant de la puissance des murailles de votre ville, de ses balistes en attente de la prochaine guerre ni de la beauté d'une bibliothèque que cela s'accomplira. Je vous heurte ... Je le sais et c'est tant mieux car si vous m'avez rejoint aujourd'hui, c'est pour cela, pour apprendre à déchiffrer, à lire les marques du Vivant en vous, à en reconnaître le sceau jusque dans votre chair. Chacun de vous est un temple avec sa Flamme et vous ne le voyez pas ! Alors ... faites que la beauté des corps que vous savez si bien sublimer vous entraîne vers la cime des âmes ... bien au-delà de ce que les mots ont su tisser de grand. Ce n'est pas le grand qui importe, voyez-vous, c'est l'infini ! »

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Le lendemain, il nous fallait bien nous mettre enfin en quête des parchemins désormais indispensables au travail d'Épiphanês. Ceux-ci se fabriquaient un peu à l'écart, dans la basse-ville. Ils y étaient relégués car, même s'ils participaient à la prospérité et à la réputation de Pergame, leur élaboration était malodorante. Ainsi, comme pour confirmer l'une des vérités recueillies de la bouche de Jeshua, une fois de plus tout ce qui était supposé mener "vers le haut" obligeait à faire un détour "vers le bas". Entre la lourde agression du nauséabond et la subtilité d'un parfum, voire d'une essence, il y a toujours la longue itinérance de l'être ... Nous ne nous sommes guère attardés dans ces petites cours séparées par des murets de terre et de paille où les peaux étaient élaborées par le savoir-faire d'hommes à demi-nus. Nous avons juste aperçu ceux-ci qui les débarrassaient de leurs poils et de leurs graisses à l'aide de lames métalliques après les avoir fait tremper dans des bains de chaux. Adrianos et Nikétas, qui connaissaient un peu les lieux pour nous ne savions quelle raison, nous menèrent le plus directement possible aux échoppes que nous cherchions. Je n'avais jamais vu cela ... Des centaines et des centaines de parchemins empilés les uns sur les autres selon leur souplesse, leurs teintes et leurs tailles. En les palpant, en les soupesant et surtout en écoutant les marchands nous les vanter, nous nous sommes hélas vite aperçus que leur coût était bien plus élevé que ce qui nous avait été annoncé. Ayant sans doute remarqué nos mines dépitées, un homme à l'abondante chevelure semblable à la toison d'un mouton finit par nous emmener avec nonchalance dans le fond de son négoce. Il y avait là, pêle-mêle, une autre qualité de parchemins, des peaux plus marbrées et plus fragiles parce qu'ayant déjà servi avant d'avoir été une ultime fois grattées

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pour en ôter toutes les traces d'encre 1• Nos choix n'ont pu se porter que sur eux. Je me souviens de la satisfaction qui fut nôtre en les découvrant car la crainte de devoir quitter Pergame les sacs vides avait déjà commencé à faire son œuvre en nous. Une dernière soirée encore chez nos hôtes, quelques prières spontanées qui naquirent sur nos lèvres, la bénédiction d'un pain et d'une soupe partagés, enfin les doigts d'une jeune femme caressant les cordes d'une lyre ... et la nuit a eu raison de nous tous. Une nuit qui me parut d'abord vide mais dont je me suis néanmoins extrait avant mes compagnons avec une sorte de désir intense ... Celui de ne pas rejoindre Éphèse avec eux. Tout se vivait en moi comme si je sortais d'une longue discussion avec une Présence immatérielle dont le souvenir s'était estompé. Une sensation douce et brûlante, l'expression aussi d'une nécessité et même d'un devoir ... À leur réveil, Épiphanês et les deux frères de Pyrrha en furent profondément affectés. Pourquoi donc leur "faisais-je cela" ? Ils repartiraient seuls ? Oui ... et je n'ai su leur dire pourquoi, ni même m'aventurer quant au nombre de jours dont j'avais besoin seul. Seul, effectivement, car pour moi il n'était pas question que je demande encore l'hébergement à nos hôtes. Ceux-ci me croiraient parti et ce serait tout. .. Le cœur un peu serré ce matin-là, j'ai donc suivi des yeux mes trois compagnons franchir l'une des portes de la ville et prendre la voie pavée qui la quittait en pente douce et sinueuse. Ils ne comprenaient pas, moi non plus, et je ne pouvais rien expliquer sauf que ce serait ainsi. Afin que nul ne me reconnaisse dans Pergame, j'ai aussitôt résolu de recouvrir ma tête de mon long voile de lin et de rabattre celui-ci sur ma barbe que je ne taillais plus depuis mon retour de Tyr, presque un an et demi auparavant. On appelle palimpsestes ce type de parchemins. Leur utilisation, encore rare, s'est fait plus fréquente des siècles plus tard. 1

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Qu'allais-je faire de ma soudaine liberté ? J'ai laissé mes pas en décider d'eux-mêmes pendant un bon moment jusqu'à ce que ceux-ci me conduisent sur le bord d'un des nombreux belvédères qui caractérisaient la cité. Je me suis alors assis sur son muret, les pieds dans le vide, faisant fuir malgré moi un groupe de tourterelles. Je voulais embrasser du regard les silhouettes des petites montagnes et des collines environnantes, le vert tendre des oliveraies s'étirant sur leurs flancs puis, tout en contrebas, le défilé nonchalant des chariots qui allaient et venaient avec leurs lots de marchandises. En réalité, il ne se passait rien de particulier. Une paix quotidienne à la grecque ? Une paix romaine ? À moins que ce ne fût, selon ce qui m'animait, une paix trop fière d'elle-même, à l'image d'une bonne conscience semeuse de léthargie. Était-ce elle, cette paix, que je m'étais assigné pour mission de troubler avec cette sorte de glaive que représentait la Parole du Béni ? Une paix était-elle toujours une paix ou y en avait-il une qui devait chasser les autres ? Supplanter, sublimer peut-être ... mais pas chasser, non. Enfin, mon regard a décidé de s'accrocher au long défilé des murailles de Pergame et à le suivre. Là-bas, à deux miles environ, tout au bout de ce que je savais être une interminable colonnade ponctuée par de grands portiques, il s'était mis à imaginer le fameux temple d'Esclapios telle une mystérieuse récompense. Ce fut l'instant de l'appel, celui du souvenir confus de ce qui m'avait été murmuré dans le tunnel de ma nuit. Un souvenir dénué de mots et d'images mais empli d'une certitude absolue, celle de devoir me diriger vers le sanctuaire d'Esclapios, à l'extrémité de sa voie sacrée. Des années auparavant, dans les premiers temps où Meryem, Sarah et moi avions fait la connaissance d 'Épiphanês, celui-ci nous avait conté avoir déjà fréquenté assidûment 71

ce genre de lieu. Selon ses dires, il avait quitté Alexandrie depuis déjà longtemps lorsqu'il s'était mis à parcourir ce que nous appelions l"'autre Grèce", celle qui se déployait vers l'ouest, de l'autre côté de la mer. Apparemment, il y avait été séduit par un semblable sanctuaire, avec sa propre voie sacrée et son portique dédié aux songes ... 1 Toujours selon lui, une Tradition immémoriale voulait qu'y dorment les malades - ou ceux qui étaient en quête de leur propre vérité - c'est-à-dire ceux qui aspiraient à recevoir un message de leur âme ou de quelque présence de l'invisible dans l'espoir d'être exaucés ou guéris de leur mal. En cela, cette même Tradition leur faisait ensuite rencontrer ceux qu'on appelait précisément les "tisserands" qu'il aimait évoquer. Ces derniers étaient des thérapeutes, cela voulait dire des hommes et des femmes qui ne concevaient la guérison totale d'un être qu'au point de rencontre entre les fils de Lumière lancés par l'invisible et ceux créés par le Visible. Ainsi, existait-il des fils qui descendaient des Cieux et dont l'accouplement avec d'autres projetés à l'horizontale par la Terre nourricière engendrait des guérisons, voire de véritables métamorphoses. Il n'y avait qu'une chose que nous n'avions alors pas aimée dans le récit d'Épiphanês, c'était que les présences qui suscitaient les rêves étaient celles d'esprits dont nul ne savait rien au juste. 2 Mais en vérité toutefois, ce récit m'avait réjoui parce qu'il rejoignait merveilleusement certains aspects des fondements de la Tradition de Guérison du peuple d'Essania ... Ainsi, sans plus attendre, ai-je quitté le bord de mon belvédère pour rejoindre discrètement la voie sacrée qui Vraisemblablement le sanctuaire d'Épidaure, dans le Péloponnèse. On parlait à l'époque de "portiques à incubation", les incubes étant, pour certains, des esprits vivant entre les mondes et pouvant accaparer excessivement les corps humains, surtout ceux des femmes. 1

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semblait bien m'appeler dans une sorte d'urgence. En m'y engageant à l'arrière de l'acropole, je m'étais imaginé y trouver rapidement une forme de solitude ou tout au moins de recueillement qui invitait à un voyage de la conscience entre d'interminables et somptueuses colonnades ... La majesté de celles-ci était bien au rendez-vous ... Quant à la solitude et à l'intériorisation, il fallut que j'en abandonne l'espoir. Certes, j'ai marché seul, méconnaissable sous mon long voile et perdu dans les amples plis de ma robe mais hélas sans cesse entouré par un grand nombre de groupes d'hommes et de femmes de tous âges, plus ou moins recueillis et dont certains se faisaient porter sur des brancards ou tirer sur des chariots. À mi-chemin, j'ai soudainement failli renoncer à mon projet et je me suis surpris à pleurer comme un enfant. Que faisais-je là parmi tout ce peuple ? Je n'étais pas grec et je ne connaissais rien d'Esclapios alors que le Béni Lui-même avait révélé et déposé en moi ce dont j'avais besoin et plus encore ... Il avait fait de moi le plus privilégié des hommes et cela ne me suffisait pas ! Je ne saurais définir ce qui m'a néanmoins poussé à poursuivre encore mon avance. Peut-être le langage de la Terre elle-même que je foulais de mes pieds nus, selon ce qui se devait ... Entre deux vagues de questionnements, j'ai demandé à quelqu'un où se trouvait le portique aux songes, s'il était loin. On m'a répondu qu'il y en avait plusieurs mais que le plus puissant se trouvait du côté du grand temple et du théâtre en construction. C'était près d'une très ancienne source à laquelle on accédait par un escalier qui s'enfonçait dans le sol. Si j'étais très malade, a-t-on ajouté, c'était là que je devais me rendre, y attendre la nuit, ne rien manger, prier, m'y endormir et espérer le divin message qu'un prêtrethérapeute pourrait ensuite m'aider à déchiffrer si j'avais quelques pièces pour lui. 73

J'en ai presque ri ... Consulter un prêtre-thérapeute après avoir tant marché à côté du Soleil, recueilli Son Amour et Ses Paroles de guérison ! C'était ridicule ... Pourtant ... Pourtant j'ai continué sous la chaleur. Et si c'était Jeshua Lui-même qui voulait cela, qui avait "Son projet" pour moi et qui me demandait de tout englober ainsi qu'il l'avait fait sur les chemins du monde? Cette idée a fait plus que m'effleurer. Enfin, un portique plus important que les autres, plus finement sculpté aussi et délicatement peint de bleu à son sommet, m'est apparu avec un immense temple en arrière de lui tandis qu'à ma droite comme à ma gauche s'étendaient de petites esplanades dotées d'alcôves de pierre bordées de toutes sortes de bâtiments aux formes diverses, parfois couverts de dômes de briques. C'était sans doute là que les prêtres pratiquaient leur art, celui d'aider à la purification des corps par l'accouchement des âmes une fois celles-ci mises à nu, face à leurs secrets. C'était évident ... il y avait "quelque chose" en ce lieu et plus rien en moi n'avait envie de rire. Toujours seul et bien déterminé à le demeurer, j'ai donc attendu là, à l'ombre parcimonieuse d'un bouquet de lauriers, en prière, m'adressant à Awoun jusqu'à ce que la nuit vienne. Je me souviens des quelques chants que des groupes épars entonnèrent au crépuscule puis de la myriade des lampes à huile en terre cuite déposées parmi les offrandes au pied de trois ou quatre statues qui "ne me parlaient pas". Je me souviens aussi des parfums suaves qui montaient dans l'air ... Étendu dans mon coin, j'ai fini de boire l'eau que j'avais emportée avec moi tout en pensant à la source sacrée puis, fatigué par ma longue attente, je me suis laissé avaler par le sommeil, à même le sol dont les dalles restituaient la chaleur de la journée écoulée. 74

- « Jean ... Johannès ... Réveille-toi ! » L'injonction était aussi impérative que douce. J'ai aussitôt eu l'impression de me redresser puis de me lever. Mais non ... Un corps était allongé sur le sol, il dormait et ressemblait au mien. - «Jean!» De lui-même, mon regard s'est mis à chercher. Il pouvait tout englober et ce tout était une brume laiteuse imprégnée d'une indicible lumière. En son sein, une Présence plus virginale encore avançait vers moi. C'était celle d'une femme ... Je la connaissais; toute mon âme me le murmurait. - « Meryem ? » Pas de réponse ... La silhouette immaculée s'est arrêtée et j'ai eu la sensation qu'elle se penchait sur moi comme si sa taille dépassait la mienne ou que je n'avais pas quitté mon corps allongé. C'était tellement tendre ! Son geste avait quelque chose de si maternel, de si troublant de vérité et de simplicité ... - « Jean ... Johannès, a-t-elle repris d'une voix plus timbrée qui résonnait en moi ... Trouve un désert, rejoins-le ... Jusqu'à ce qu'il te parle ! Toutes les Révélations se vivent dans le désert ... C'est dans tous les exils que se découvre le Centre de celui qui a osé se décentrer. Ne t'en souviens-tu pas ? Trouve ton désert, Jean ! » Cette fois j'étais dans mon corps, je le savais. La silhouette de Lumière venait de disparaître, me laissant avec l'écho d'un ultime "Réveille-toi!" Et en vérité, je me suis immédiatement réveillé dans ma chair, empli d'une joie qui supplantait toute réflexion. Lorsqu'enfin j'ai pu tenir sur mes jambes incertaines, je n'ai su capter qu'une réalité de ce monde ... celle de la voûte étoilée des cieux qui déployait son drapé au-dessus de la voie sacrée.

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Chapitre IV

"Au Début de Tout ... "

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e désert? Tu cherches un désert? Il n'y en a pas -(( par ici ... » L'homme qui venait de répondre à ma question était à la tête d'une petite caravane de cinq ou six mules chargées de toutes sortes d'objets et de tissus. - «S'il y en avait un, je le saurais! a-t-il repris d'un ton un peu goguenard. Mais s'il t'en faut un alors prépare-toi à marcher longtemps ! Plus loin qu' Antioche ... » Je l'ai laissé continuer sa route, prenant du même coup conscience de l'aspect déconcertant de ma question. En effet, qui aurait voulu aller vers le désert ? Et pourtant ... Meryem m'avait parlé en ce sens ... à moins que ce ne fût pas elle mais l'un de ces esprits pervers dont les Grecs aimaient à raconter les incitations à l'errance et les pièges. J'avais rejoint la vallée en contrebas de Pergame etje me tenais sur la voie qui menait vers l'est. Comme je connaissais très peu le pays, je me suis senti désemparé quelques instants. Une sorte de résonnance intérieure me disait cependant qu'il fallait que je marche dans cette direction parce que "vers l'est" c'était forcément vers le berceau du soleil. Quant à un "esprit pervers", non ... l'idée ne m'a pas atteint.

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Depuis ma métamorphose guidée par Jeshua, mon âme avait compris qu'il y a des lumières qui ne trompent pas parce qu'elles ne font rien miroiter. Elles ne font pas rêver, même si elles nous surprennent au milieu d'un songe. Au contraire, elles secouent et insufflent ce que j'ai toujours appelé une "certitude de bonheur" qu'aucune raison raisonneuse ne peut venir troubler. Et c'était cette profonde conviction qui me poussait à marcher à l'est de Pergame à la recherche d'un désert qui n'existerait peut-être qu'en moi. À la fin de ma première journée de marche, lorsque la voie se fût transformée en chemin et le chemin en un sentier à travers de riches vallons cultivés et de modestes montagnes à demi pelées, l'intime conviction de ne pas me tromper en agissant ainsi s'était installée en moi. Le désert, ce n'était pas nécessairement le total dépouillement de la nature ni les roches et le sable à perte de vue. Le mien, ce pouvait être un autre voyage solitaire derrière les yeux de mon âme et. .. si c'était bien l'émanation de Meryem qui me l'avait chuchoté, alors qu'attendais-je pour un autre acte de confiance? Le Béni l'avait toujours enseigné : Après une porte qui s'ouvre, il y en a toujours une autre et puis une autre encore jusqu'à l'Orient de la Conscience. Alors, j'ai poursuivi ma marche durant des jours et des jours avec une indéfinissable joie au cœur. Et là où je m'arrêtais, il y avait toujours quelqu'un pour m'offrir un peu de nourriture, du fromage de brebis, un morceau de galette aux herbes, des olives et des figues sèches. Il n'en fallait pas plus. Quant à l'eau, elle ne manquait pas et faisait que cette contrée de la Grèce se révélait finalement être pour moi à l'image d'une terre promise'. 1 Il est vraisemblable que ce voyage a conduit Jean à travers cette province appelée Lydie et peut-être même jusqu'en Phrygie.

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Chemin faisant, j'avais cessé de penser tandis que je ressentais comme jamais l'essence des décors que je traversais et qui m'émerveillaient, même s'ils se ressemblaient tous. Un jour, bien sûr, je me suis arrêté. Il y avait un endroit sans doute un peu plus nu que les autres. C'était au pied d'une énorme colline aux formes agréablement arrondies et couvertes d'arbustes. En l'apercevant, j'ai eu la certitude d'y reconnaître "mon" désert. Sans m'en apercevoir, j'étais sorti de tous les sentiers, manifestement guidé par un instinct aux accents animaux. Celui-ci m'assurait qu'il y avait quelque part, par là, un filet d'eau vive qui me suffirait et un rocher en surplomb pour me servir d'abri. Quant au reste ... la confiance me prenait par la main et éloignait tout questionnement. En vérité, il y avait longtemps que j'avais visité un tel état de plénitude ... Singulièrement, telle une contradiction au sein de ma cohérence, je n'étais plus même habité par la nécessité d'avoir à répandre, coûte que coûte, le Souffie du Béni. Le crépuscule s'annonçait lorsqu'enfin j'ai éprouvé le besoin de m'asseoir à couvert du surplomb rocheux que je n'avais effectivement pas tardé à découvrir. Et puisque mon corps était si fatigué qu'il priait tout seul, il a bientôt accepté de s'endormir. Jamais, jamais je ne pourrai oublier la Nuit si vivante au sein de laquelle j'ai alors vécu le plus incroyable des envols. Ce ne fut plus l'arrachement à la matrice d'un tombeau mais une autre et plus totale éclosion ... la Révélation d'une Fusion. Je me savais suspendu dans l'Univers des univers et ne plus être qu'une Oreille et le Son qui traversait Celle-ci ... Le Son qui Se racontait Lui-même.

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''Au Début de Tout était le Logos et le Logos Se tenait auprès de Ce qui Est avant le Début de Tout. Et le Logos était Lui-même au tout Début. Il était là, dans /'Éternité qui ne se nomme pas. Ainsi est-ce par Sa Puissance que touts 'est manifesté et rien de ce qui Est ne saurait Être sans Son SoufJle. En Lui réside la Vie qui dit Je Suis et Sa Lumière illumine les ténèbres car les ténèbres ne Lui ont pas fait obstacle. Elles l'ont servi et le servent ... "

Mais voilà que soudain mon Oreille et le Son qui la pénétrait sont devenus cette Lumière dans la vacuité de ma nuit. Je ne me percevais pas ... Je me savais seulement en suspension parmi les étoiles. Je les visitais du regard, je les sentais et je participais à leur danse, emporté par leur douceur, leurs feux et leurs vents. J'y ai vu des soleils, des lunes et des terres à l'infini etje flottais sur leur océan, bercé par ses creux et ses vagues ... Mais surtout, surtout, j'y recueillais un tel Amour ! Un Amour si ... Amour qu'il m'absorbait en Lui parce qu'il était Source et Aboutissement de tout. Il virevoltait et planait à la manière d'un aigle immense qui m'emportait sur ses ailes. Son nom était Logos et Il chuchotait à l 'Être de mon être comme pour le marier aux profondeurs du Tout jusqu'à ce qu'un incommensurable Soleil apparaisse, palpitant et respirant au rythme d'un Cœur absolu. Rien ne pouvait être plus éclatant de vérité ... C'était par Lui et Son Souffie que tout se manifestait. Il disait être le Chant premier, le Feu inondant du Béni, l'ineffable Liberté qui génère les Temps et les Mondes, l'illusion des vies et celle des morts. Alors je me suis perdu en Lui et en la Prière vivante qu 'IL déroulait en mon centre, telle une litanie. 80

Enfin, pris d'un indicible vertige, j'ai cru tomber du haut de l'infini et notre Terre m'est apparue avec son soleil et sa lune, offrant à notre monde le visage d'un enfant qui étouffait, un très jeune enfant à la recherche de sa Mère et de son Père. Ici et là, de grands disques couleur d'argent et autant qui se montraient teintés de sombre survolaient ses cieux, entre protection et agression, libération et asservissement. Qu'étaient-ils ? Soudain, une fulgurance dans ma conscience, un choc total ... J'étais de retour au creux de ma chair avec la certitude d'avoir crié. Ma tête me faisait souffrir ... Que s'était-il passé? Pendant un long moment je n'ai plus su où j'étais, ni même comment prononcer mon nom. N'eût été la Grâce que j'étais certain d'avoir reçue, la panique se serait emparée de moi. Enfin, toute douleur m'a quitté. Comment comprendre et fallait-il comprendre ? Ce que je venais de vivre était si ... débordant de tout! Pas le moindre mouvement réclamé par mon corps et pas même l'envie de lui en imposer un ... Tout respirait la perfection ... J'étais nourri au-delà de la plus brûlante de mes attentes. Les premières lueurs de l'aube n'ont pas tardé à se glisser dans mon petit abri rocheux. Une légère humidité était en suspens dans l'air ; c'est elle qui m'a donné le sursaut dont j'avais besoin pour enfin me lever. Comme l'emplacement où j'avais passé la nuit se situait un peu en hauteur, j'ai longuement contemplé le paysage qui faisait "mon désert". Il m'a paru d'une infinie délicatesse avec ses longues bandes de fleurs jaunes qui, tels des tapis, s'y déroulaient par endroits. Dans le lointain, les yeux plissés, j'ai cru apercevoir la silhouette d'un berger avec ses moutons. La normalité en ce pays ... Rien d'exceptionnel hormis le fait que mon regard 81

avait changé ; il pleurait au-dedans de moi, ébloui par la splendeur de la simplicité vraie, assimilant chaque fleur à l'une des étoiles qui scintillaient encore dans ma mémoire nocturne. Fallait-il être aveugle pour ne rien comprendre ? Le Souffle divin qui venait de m'emporter à travers les univers tandis que ma chair dormait était toujours présent et à l' œuvre devant moi. Il se faufilait silencieusement dans l'écrin du moindre des motifs offerts par la nature tout entière, d'horizon en horizon. C'était Lui, de toute évidence - ou son Essence la plus sublime - qui s'était engouffré en Jeshua pour en faire le Béni dans les eaux d'une rivière. C'était en Lui aussi que nous vivions tous sans jamais nous montrer capables de L'accueillir ... ou si peu. Et c'était enfin par Lui que l'Éternel qui jamais ne peut Se nommer parvenait à engendrer tout ce qui Est et à Se révéler ainsi à Lui-même, loin, loin de toute Pensée ... Le Logos de Zénon ! Le Logos, plus vif et plus libre que l'air et la lumière ... Et c'était seulement nous qui ne savions ni Le reconnaître ni Le respirer. Jeshua en avait été le Révélateur cependant que les hommes L'avaient si mal reçu! Dans un soupir, mon regard s'est alors totalement libéré et a bien voulu pleurer à l'extérieur de moi. J'étais heureux ... La journée s'est écoulée ainsi. Mon corps ne réclamait aucune nourriture tandis que les Paroles qui avaient jailli du Son ne cessaient de tourner dans ma conscience pour y laisser une empreinte inaltérable ...

''Au Début de Tout était le Logos et le Logos Se tenait auprès de Ce qui Est avant le Début de Tout. Et le Logos était Lui-même au Tout Début. Il était là, dans /'Éternité qui ne Se nomme pas ... "

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Combien de fois le nom d'Épiphanês n'est-il pas venu s'infiltrer en moi dans le déroulement de ce Chant sacré ? "Oh ! Si mon ami, mon frère, avait été là avec ses parchemins et son encre ... "me suis-je alors répété fébrilement. Mais le Chant continuait de se chanter tout seul en mon âme et la crainte de l'oublier s'est peu à peu estompée, me laissant avec un sentiment de plénitude et d'unité à n'en plus finir. Au cours de la deuxième journée vécue dans "mon désert", mon corps se rappela cependant peu à peu à moi. Un creux à l'estomac, des tremblements, des nausées puis quelques crampes dans les membres ... Ne restait-il pas deux ou trois figues sèches dans le fond de mon sac? Oui ... et je les ai savourées avec une infinie lenteur. Et après ? Après, eh bien ... je verrais, le temps venu ... Rien dans ma tête ne pouvait l'envisager. Il a fallu l'aube de ma troisième journée en attente de je ne savais quoi de plus pour qu'un évènement inconcevable survienne ... Un peu à l'extérieur de mon abri, le sol n'était fait que de pierres plates stratifiées que les rayons du soleil réchauffaient aisément. Un lichen orangé s'y accrochait par endroits ... Ce sont elles qui ont tout à coup capturé mon regard. Elles me paraissaient singulièrement blanches, d'un blanc d'ivoire que je n'avais jamais remarqué depuis mon arrivée. Certes, le ciel se montrait peut-être plus pâle que les jours précédents mais ... Je me suis glissé jusqu'à elles. La lumière du matin naissant ne m'avait pas trompé. Les pierres étaient recouvertes d'une étrange substance blanchâtre, légèrement floconneuse et présentant par endroits des sortes de petites écailles. J'ai voulu y toucher ... 83

Cela se prenait aisément dans la main et cela donnait envie d'être respiré. Une très subtile odeur de miel mêlé de rose s'en dégageait. En la découvrant, une émotion indéfinissable est montée en moi et j'ai spontanément porté une main à mes lèvres ... Cela pouvait se manger, semblait-il. .. et cela goûtait en effet le miel, un miel très léger qui aurait été marié à une sorte de "farine en flocons". Tout d'abord, je n'ai su quoi en penser. Qu'était-ce au juste et comment était-ce venu là? Fallait-il y voir le cadeau d'un berger durant la nuit? Mais y en avait-il seulement un qui m'avait aperçu ? À cours de suppositions et d'arguments je vivais cependant dans un état d'absolue confiance et j'avais faim. Alors, du bout des doigts, j'ai commencé à manger l'étonnante substance. C'était doux, léger et cela procurait au corps une sensation de chaleur. « Awoun ... ai-je murmuré, Awoun ... » Je ne suis pas allé plus loin. Il n'y avait pas de mots pour ce qui se passait. J'ai donc mangé ... et plus je mangeais plus montait en moi la certitude que ce que ma chair faisait sienne n'était pas d'origine humaine. Bien sûr, je n'avais jamais pu lire de mes yeux ce que les vieux récits qui constituaient l'histoire de mon peuple racontaient mais la mémoire m'est revenue de ce dont ils témoignaient au fil des temps. On y parlait de ses errances dans le désert, un vrai désert de pierres et de sable, puis de l'apparition, comme tombée du ciel, d'une matière qui lui aurait permis de survivre et qu'on appelait la manne. Se pouvait-il que ce soit cela que je portais à ma bouche avec la candeur d'un enfant ? Pourquoi l'aurais-je mérité, moi qui avais déjà tan~ reçu et qui avait malgré tout le front d'espérer toujours un peu plus?

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Je suis allé boire au ruisseau puis je suis revenu m'asseoir face au paysage vallonné qu'un soleil pâle finissait d'envahir. La manne ... Allons donc ! Allais-je me prendre pour Moshé' maintenant ? J'ai vite préféré me réfugier dans une sorte de déni par rapport à ce que je venais de manger. Sans doute n'était-ce tout simplement qu'un peu de lait caillé qu'un berger compatissant était venu m'offrir durant mon sommeil. Il n'y avait pas lieu de chercher d'autres explications. C'est ainsi que, les paupières finalement closes, j'ai préféré m'abandonner une nouvelle fois aux fulgurantes et pénétrantes images qui avaient tant peuplé la nuit de mon arrivée en ces lieux. Elles demeuraient si vivantes que je n'avais pas même à faire l'effort de les rassembler dans ma mémoire. Elles étaient encore là, à fleur d'âme, prêtes à être cueillies. Souvent, elles fusionnaient avec celles de la Présence immaculée apparue dans mon songe à Pergame.N'en étaientelles pas l'évident prolongement ? J'ai beaucoup prié pour comprendre ... Mais prier Qui ? Prier Awoun ? Prier le Logos en Jeshua ? L'Un comme l' Autre n'étaient «personne» en particulier. J'ai donc prié dans l' Absolu ... Puis, tout à coup, parmi le flot des visions stellaires de ce qui avait été ma "folle" nuit, celles qui l'avaient conclu me revinrent en détails pour la première fois comme si quelque force les avait jusque-là occultées. C'était les images de ces disques aux reflets d'argent puis de ceux aux nuances sombres qui avaient surgi, survolant les cieux. L'idée d'un combat, d'une lutte incessante s'en dégageait maintenant, telle celle de la Lumière et des Ténèbres qui tentaient mutuellement de s'absorber. 1

Moïse.

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Le nom d'Élohim est alors soudain venu se placer tout seul sur mes lèvres et j'ai ressenti le besoin de le prononcer ainsi que je me serais accroché au tronc d'un arbre flottant en pleine mer. "Élohim" ... À la fois Multiple et cependant Un ... Je n'ignorais pas qu'il n'avait cessé d'escorter Jeshua dans Sa tâche qui m'apparaissait plus que jamais incommensurable. Elle dépassait non seulement notre peuple de Galilée, de Judée ou de Samarie, non seulement la totalité du genre humain et la vastitude de notre monde mais tout ce qui était concevable ... ou inconcevable. Ce que je venais de vivre, qui explosait encore dans ma conscience et qui dilatait en permanence le centre de mon être, me répétait avec des mots que je ne connaissais pas que notre humanité, portée par 1' amour patient de sa Terre nourricière, n'était aucunement détachée des Cieux. Elle n'était pas et ne serait jamais un point solitaire en ceux-ci. Entre mes deux yeux, "On" m'enseignait que le destin de notre monde importait à l'Univers qui n'avait de cesse de panser nos blessures. Oui... Une lutte constante se déroulait dans les Cieux et Jeshua ne l'avait pas cachée à ceux d'entre nous qui avaient eu les oreilles pour l'entendre. Ainsi, y avait-il Élohim et l'Ombre issue de la "Fracture d'Élohim", l"'Iscariote céleste", celui ou ceux par lesquels 1'Épreuve s' élaborait1 • Et moi ... Que venais-je faire dans tout cela, avec mon petit savoir d'homme, mon incapacité à écrire, moi, à Éphèse, à Smyrne ou Pergame, m'efforçant de planter quelques graines alors qu'il se pouvait que tout se joue d'abord dans l'immensité de la Voûte des Univers? Voir ici une allusion précise aux Archontes, les dissidents de la Fraternité galactique des Élohim - "Le Livre secret de Jeshua", Tome 2 - Chapitre XI "La Nuée." 1

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Les Grecs avaient coutume de dire que le temps des dieux n'était pas le temps des hommes. Certes ... leurs divinités, à ce que j'en savais, ne valaient guère mieux pour la plupart que les humains dans leurs luttes si petites et si cruelles mais ... mais peut-être que ces mêmes Grecs n'avaient pas tort sur tout, pas sur la perception du Temps ni sur les "espaces" qui séparent les mondes. "Oh Awoun ... Aide-moi! me suis-je encore entendu dire. Aide-moi!" Et le Sans Nom dut me prêter l'oreille à Sa façon car le don de la manne ou de quelque énigmatique "lait caillé" se renouvela pendant une dizaine de jours, à chacun de mes réveils. J'ignore si c'est son apparition quotidienne qui me fit vouloir demeurer là aussi longtemps sans avoir d'autre chose à faire que de prier l'inconnaissable et d'espérer une vision de plus pour nourrir la fièvre de mon âme. Mais, tout bien considéré, était-ce réellement une fièvre ? Quiconque m'aurait observé des heures durant, les paupières closes ou le regard perdu dans le ciel, l'aurait certainement pensé alors qu'en vérité je touchais des sommets de sérénité en dépit des résidus de questionnements qui parfois venaient tournoyer en moi comme des mouches. Enfin, une aube s'est levée sans que les pierres plates de mon abri fussent couvertes de leur précieuse substance blanche. J'ai attendu un peu. Rien ... Rien d'autre qu'un petit vent tiède pour me caresser le visage puis les bêlements d'un troupeau de moutons dans le lointain. Aucune déception pourtant car j'ai bientôt vu dans cette Absence qui s'offrait le signe indubitable qu'il fallait que je parte. Tout me disait que quelque voûte azurée avait fini d'être percée dans ma grotte intérieure et que l'immensité des Cieux se déversait dans le creuset de son roc. Je ne pouvais mieux le concevoir que par ces images, appelant la Walya

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à mon secours, conscient que celle-ci s'enfuyait toutefois à l'approche de son seul désir. J'ai donc cherché un bâton quelque part, ramassé mon sac puis j'ai marché dans la caillasse et parmi les chardons presque au hasard des pistes tracées par les animaux ... Bientôt, il y eut des lauriers, de petits oliviers sauvages et des myrtes puis j'ai rencontré un sentier sur lequel des hommes purent très vaguement m'indiquer la direction d'Éphèse ... "Éphesos ? "Pour eux, c'était un peu insensé de s'y rendre à pied. Ou alors, il fallait être vraiment pauvre! "Pas d'âne? Pas de charrette ? " Depuis longtemps de telles réflexions ne signifiaient plus grand chose pour moi. Si, bien-sûr, je n'avais pas toujours eu la force ni la sagesse de me sentir riche, je me le savais néanmoins dans mes profondeurs et ce jour-là peut-être plus que jamais. Et que dire de l'instant béni ou j'ai passé à gué une première rivière digne de ce nom ? Ce fut l'occasion idéale d'y laver enfin mon corps et ma robe. Quels souvenirs que ces instants durant lesquels ma tête et mon buste ont émergé de l'eau ! Je me serais presque cru à la place de Jeshua face à Yohannan dans le Yarad1 envahi par le Soleil. ''Au Début de Tout était le Logos et le Logos Se tenait auprès de Ce qui est avant le Début de Tout. Et le Logos était Lui-même au Tout Début. Il était là dans /'Éternité qui ne Se nomme pas."

Ce Chant ne pouvait que s'imposer là, dans l'onde, tant il était gravé parmi les sillons de mon cœur. Je l'ai entonné haut et fort parce qu'il était pure allégresse. 1

Le Yarad : le Jourdain. Voir "Le Livre secret de Jeshua" - Tome Il.

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Aux derniers feux du soleil, je me suis endormi non loin de l'eau sur un lit improvisé de roseaux séchés. Aucune sensation de faim ... Ce fut une nuit noire et sans rides mais sans nul doute très vivante et belle pour ma mémoire profonde ... Je crois avoir encore marché durant deux ou trois jours, me joignant de temps à autre à des groupes de femmes et d'hommes qui allaient d'un hameau à l'autre, entassés sur des chariots. Toujours ils m'ont hébergé entre les murs où ils logeaient et toujours aussi ils m'ont nourri selon l'ancestrale tradition du partage mais peut-être espérant également trouver en moi quelque oracle capable de leur prédire l'avenir ou de leur "raconter les dieux". Le nom de Jeshua, bien sûr, s'est échappé de ma bouche ... mais doucement, sans insistance, car il n'y avait personne à convaincre de quoi que ce soit. Ce nom de Jeshua était à lui seul une Onde vive et il fallait laisser Celle-ci opérer. À ma grande surprise, il n'était pas inconnu de certains parmi ces vallons pourtant reculés et il en était de même de celui de Meryem. Le Souffle unifié que l'un et l'autre portaient avait voyagé à Son rythme, de Son propre vouloir et éveillait un intérêt qui allait au-delà de la curiosité. Je me souviens de la multitude des questions qui me furent alors posées et de leur touchante puérilité. Puisque manifestement je n'étais pas un devin, je devais alors être une sorte de prêtre errant ou un mendiant qui aimait sa condition ... Mais comme je le niais, il fallait donc que je sois un philosophe afin de bien être "quelque chose". Évidemment, aucun d'entre eux ne savait ce qu'était un philosophe pour n'en avoir jamais croisé ni écouté. Seul le nom leur en était connu, véhiculant mille mystères. Quoi qu'il en fût, ces rencontres fort simples me donnèrent foi en l'humanité. Foi et espoir parce qu'elles étaient enracinées avec respect dans la terre et la rocaille 89

et aussi parce que, sans la formuler, elles parlaient de cette Gratitude qui m'était chère. Enfin, un jour, alors que j'avançais seul sur un large chemin qui se déroulait vers l'ouest, j'ai aperçu un petit édifice de pierre au sommet d'un tertre. Je m'en suis approché. C'était un temple fort modeste mais gracieux avec ce fronton ouvragé et ces colonnes qui les caractérisent tous. Des femmes étaient affairées à déposer des fruits en haut de ses marches, là où, dans l'ombre d'un naos sommaire aux portes entr'ouvertes, ou pouvait deviner les contours d'une statue en position assise, ce qui était rare. Par bonheur, je ne leur ai inspiré aucune crainte et une conversation s'est engagée. Elles venaient là chaque jour, disaient-elles, afin d'honorer une déesse dont la prodigalité leur permettait de toujours bien vivre dans le village voisin. - «Comment s'appelle-t-elle? »leur ai-je demandé. - «Cybèle ... C'est notre Mère à tous ... mais ne t'avance pas plus vers elle. » Le timbre de ce nom m'a plu et j'ai voulu en savoir davantage. Une statue féminine au visage incroyablement lisse qui inspirait une si simple et douce dévotion ne devait pas être bien mauvaise... Mais pour les femmes qui me parlaient, ce n'était évidemment pas qu'une statue. À leurs yeux, Cybèle 1 représentait la "Nature matricielle" dans toute sa liberté et sa générosité. Elle était aussi la "Mère des dieux", elle-même issue du "Père des dieux". C'était interpellant La déesse Cybèle représentait la Nature généreuse parce que sauvage dans ces régions de Grèce que l'on nommait alors "Phrygie" et "Lydie". Les Romains l'ont adoptée en en faisant leur "Grande Mère", la "Magna Mater" ou encore Cérès, d'où le mot "céréales". Grecs et Romains en firent la "Déesse Mère" qui donne accès aux richesses de la Terre. Cybèle trouve son équivalent sur le pourtour méditerranéen avec Tanit et Astarte. Elle a enfin été assimilée à Réa et Déméter (Mère des dieux) chez les Romains. 1

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pour moi. Ainsi, les Grecs, derrière leurs récits supposément divins bien que très charnels, concevaient une Mère et un Père divins ... J'ai dormi là à l'abri succinct de quelques arbousiers, m'autorisant moi-même, la nuit venue, à prendre deux ou trois fruits parmi ceux déposés au bas des degrés menant à la statue désormais invisible puisque les femmes l'avaient recouverte d'un drapé blanc avant de s'en aller. J'ai fait cela sans malice, tout naturellement, prenant cette opportunité pour un cadeau de plus. Cybèle, ainsi que je venais de l'apprendre, n'était-elle pas célébrée pour sa prodigalité ? J'aurais aimé un songe, bien sûr ... Le lieu pouvait s'y prêter. Il ne m'en vint pas mais ce n'était que justesse car mon être avait tant de "choses" à ordonner en lui qu'il craignait déjà de retrouver Épiphanês avec une sorte de vide dans la tête et une absence totale de mots pour tout confier à son cœur et à sa plume. Oh, mon ami Épiphanês ... Je ne l'avais pas oublié en ces temps de retrait et de solitude. Il m'avait toutefois paru si lointain! Quelques jours plus tard, après avoir encore longuement cheminé, d'une hauteur parmi les vignes j'ai enfin aperçu Éphèse ... Éphèse avec son grand temple d'Artémis, son vieux port et le bleu intense de la mer qui jouait avec les côtes découpées de l'Ionie. Chez moi ...

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Chapitre V Le sel de Laodicée

N

ul ne m'a vu entrer dans Éphèse, cette fin de journée-là. La patrouille romaine postée à l'entrée de la ville n'a pas même daigné jeter un coup d'œil dans ma direction. Ma barbe et mes cheveux avaient proliféré anarchiquement, je marchais d'un pas soutenu et puisque rien de moi ne voulait qu'on me remarque, un voile d'imperceptibilité m'avait à coup sûr enveloppé. Moi-même je ne regardais rien ni personne. Et pourtant, j'étais heureux de mon retour même si celui-ci était accompagné d'une forme de timidité ou d'appréhension. Qu'allais-je raconter qui fût crédible? Quelque chose a cependant retenu mon attention avant que je ne franchisse le portail de ma maison. Quelque chose de beau ... Une petite statue féminine toute simple avait été placée contre le mur sous un abri sommaire construit de pierres plates et un grand nombre de fruits et de fleurs accompagnés de tresses de tissus s'accumulaient à son pied. Cela n'avait plus rien à voir avec les quelques offrandes faites jusqu'alors en témoignage du respect et de l'amour que certains vouaient à la mémoire de Meryem. En mon absence, c'était un véritable culte à sa personne qui avait commencé à se développer. 93

Je me suis arrêté quelques instants pour contempler cela avant de passer le portail. Certes, j'étais infiniment touché par les marques d'amour que Meryem avait suscitées d'autant plus que celles-ci rejaillissaient sur la Parole du Béni. .. mais en même temps ces signes d'adoration m'ont interrogé. Quelque peu troublé, je suis finalement entré dans ma cour puis j'ai versé un filet de l'eau d'une cruche sur mes pieds poussiéreux et fatigués avant de franchir le seuil de la maison elle-même. Il y faisait presque frais. Dans la pénombre, sur une table basse, j'ai immédiatement remarqué quelques feuillages parsemés de fleurs. Le tout formait un vague bouquet séché. Personne n'avait dû pénétrer là depuis plusieurs semaines, pas même Épiphanês pour qui les fleurs mortes et sèches attiraient les âmes errantes. Sans plus attendre, je me suis étendu sur une natte dans la pièce voisine traditionnellement réservée à la prière et au partage du pain. J'étais toujours aussi interrogatif. .. Comment aurait réagi Jeshua face à ce que je venais de voir? Il n'avait jamais voulu qu'une sorte de culte se développe autour de Son Enseignement. Quant à Meryem, jamais elle n'aurait pu imaginer ni accepter ce qui se manifestait là, au pied des murs derrière lesquels elle avait vécu. La dévotion ... Bienévidemmentnul nepouvaitl 'empêcher de s'exprimer lorsqu'elle jaillissait spontanément. Je devais aussi convenir que son essence était même empreinte d'une certaine beauté puisqu'elle était capable de traduire l'élan naturel d'un cœur, de nourrir une graine d'espoir ou encore de soutenir qui avait besoin de force. Je ne pouvais nier sa respectabilité ... Mais quant au culte, c'était tout autre chose. . . car il annonçait la croyance aveugle et celle-ci la pétrification ... c'est-à-dire l'exact contraire de ce qu'avait toujours enseigné Jeshua. 94

Que faire alors ? Allais-je assister, impuissant, à l 'inéluctable? Pourrait-on jamais parler d' Amour, d'infini et d'Étemité sans tomber dans les pièges du rétrécissement humain ? C'est moi qui, dès le lendemain matin, suis allé faire résonner le nom d'Épiphanês non loin de là, à la porte de sa maison. J'ai d'abord entendu des pas dévaler le sommaire escalier de pierre donnant accès à une terrasse ... puis mon ami m'est tombé dans les bras, le souffle coupé. Aux quelques mots qu'il a enfin bégayés, j'ai tout de suite su quelle avait été son inquiétude et l'incompréhension de tous ceux qui m'avaient accordé leur confiance. Beaucoup s'étaient sentis abandonnés tandis que lui, mon frère, n'avait jamais été en mesure de leur fournir la moindre explication ... J'étais tout simplement parti un matin parce que je devais "en avoir eu besoin" ... peut-être, aux yeux de certains, comme un égoïste ou un inconscient qui, après avoir planté le plus beau des arbustes à rhodons 1, se serait peu soucié de l'arroser et de le tailler ... Mais maintenant que j'étais de retour, comment faire comprendre à Épiphanês ce pour quoi il m'avait fallu si longtemps disparaître et ce que j'avais vécu ? Il allait me falloir de la mesure en tout et des mots qui ne trahissent rien. Il fut convenu entre nous que la nouvelle de ma "réapparition" serait tenue secrète le temps que j'aie trouvé ces mots-là et pris un peu de repos car, à l'évidence, j'étais exténué. J'ai donc tout conté à Épiphanês, autant que je l'ai pu. Tout ... excepté le songe pénétrant qui m'avait ravi à moimême à Pergame, sous un portique du temple d'Esclapios. C'était trop intime ... Je m'en suis tenu à mes nuits, à "mon Chant" et à mes aubes miraculeuses puisque c'était en leur 1

La rose était appelée "rhodon" en Grec ancien.

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sein, dans un décor qui m'était étranger, que les choses avaient une fois de plus basculé dans ma vie, là que le nom du "Désert" s'était révélé dans sa véritable signification. Il est des images que l'on ne saurait oublier malgré la course des Temps ... Celle du regard émerveillé d'Épiphanês recueillant le récit de mon âme qui avait baigné dans les Ondes du Soleil jusqu'à frôler Élohim ... Puis celle de ses larmes lorsqu'il entendit pour la première fois ce que j'appelais désormais "mon Chant" ... "Au Début de Tout était le Logos ... " Mon frère a tenu à retranscrire tout de suite ces versets sur le plus beau des parchemins qui lui restaient. Et peu lui importait si je lui assurais que tout était gravé en moi et que jamais ma mémoire ne faillirait. - « Et c'est tout ? Il n'y a rien après ? m'a-t-il même demandé. Cela ne peut pas s'arrêter aussi vite ! » Pour lui, c'était à la fois beaucoup, immense ... et bien trop peu. Au fond de ma conscience, je savais confusément qu'il y aurait d'autres Paroles qui me seraient soufflées ... peut-être dans un autre "Désert" qui m'attendait déjà. Je le lui ai dit et il a à nouveau versé des larmes comme s'il était le complice d'un prodige. - «Attends, Johannès, a-t-il fini par bredouiller, attends, j'ai un autre parchemin ... Je vais y copier tes mots une seconde fois, ainsi je les aurai toujours avec moi; ce sera plus sûr ... » L'annonce de mon retour fut faite dès le lendemain et créa un attroupement devant nos maisons respectives. C'était dérangeant pour la paix d'Éphèse. Les rabbis de la synagogue furent certainement parmi les premiers à l'apprendre car nous sûmes plus tard que c'est par eux qu'une vingtaine d'énergiques gardes de la milice est rapidement venue disperser la foule qui s'était amassée à nos portes. Il fallait en prendre son parti ... À Éphèse comme à Jérusalem ou 96

Tibériade, les langues colportaient aisément tout à tout vent sans retenue ni discernement. Avant l'irruption des soldats, je n'ai eu que le temps de faire une brève apparition dont certains profitèrent pour m'entraîner fièrement devant les offrandes faites à Meryem puis me demander une bénédiction. Je ne la leur ai pas refusée car il était juste qu'ils la désirent et tout autant que je la leur accorde à cause de Ce qui m'habitait de façon croissante et . . . que Je ne pouvais mer. Ce faisant, en accomplissant les gestes sacrés à deux pas de la petite statue sensée représenter Meryem, j'ai toutefois eu la sensation d'avoir involontairement franchi une autre étape dans la transmission de Ce qui m'avait été remis. Qu'attendrait-on de moi après cela ? Un rituel rassembleur ? Il n'en était pas question. Cela aurait été trahir le Béni qui ne voulait pour prière que les mots nus de l'Amour et pour temple que le Cœur. Toujours est-il que le soir-même et le lendemain, Épiphanês et moi nous nous sommes retrouvés seuls. Je lui ai fait part de mes craintes, il me confia l'étendue de ses attentes mais je ne fus pas certain que les unes et les autres se rencontrèrent. Et puis vint un moment particulier ; c'était juste après qu'il m'eût questionné pour la centième fois au sujet de la mystérieuse substance blanche qui m'avait permis de survivre ... Il s'était mis à pleuvoir de ces grosses gouttes tièdes qui souvent invitent à la détente. Épiphanês était chez moi et je lui ai servi un peu de ce vin clair que je savais toujours en réserve dans une petite amphore bien scellée. Sa bouche s'est alors déliée d'une manière que je ne lui connaissais pas. Il avait quelque chose à me dire qu'il retenait depuis mon retour. - « Tu sais, mon frère, a-t-il enfin fait tout en fuyant mon regard, tu es parti si longtemps ... Alors, Pyrrha et moi. . . tu comprends ? C'est vrai ... je ne pourrai peut-être plus marcher 97

autant à tes côtés. Enfin ... si un jour j'ai une famille, tu sais comment cela se passe ... » Un tendre sourire m'est venu. L'annonce d'Épiphanês était si émouvante, si prévisible et finalement si ... normale. - «Tu ne m'en veux pas?» À vrai dire, j'étais soulagé, libéré du poids de ce que je n'aurais jamais pu offrir à Pyrrha. - « Demain, amène-la ici, ai-je simplement répondu. Je vous bénirai et nous partagerons le pain. Le Maître sera présent si nous L'invitons, j'en suis certain. Son esprit viendra. Il ne peut en être autrement car je vis désormais dans ma chair la vérité du fait qu'il est en contact avec tout être et toute chose de la même façon que les gouttes d'eau qui font les mers se touchent entre elles pour ne faire qu'Une ... As-tu jamais ressenti cela, mon frère ? Nous sommes encore assujettis à une croyance qui voudrait que le Béni soit loin de nous alors que Son Essence est là, en nous et partout ailleurs puis qu'enfin c'est Elle qui nous libère. Écoute et regarde ... Je La respire même à travers l'arôme de ce vin tout comme il faudra que tu apprennes à La percevoir dans le parfum de la chevelure de Pyrrha. C'est un apprentissage à apprivoiser ... Une Révélation de plus. Alors vois-tu, que tu marches moins à mes côtés ne changera rien à ta présence dans le cœur du Béni ni dans le mien. » - «Tu dis cela comme s'il me connaissait, Johannès ! » - « As-tu entendu ce que je viens de te dire ? Tu Le respires, mon ami, et cela veut dire que tu Le portes aussi sûrement que Lui te porte. Son Plan est en toi et tu ne fais que reconnaître Celui-ci en t'unissant à Pyrrha. Quelques mois plus tard, après avoir maintes et maintes fois enseigné à notre petite Communauté d'Éphèse et de ses environs dans tous les lieux qui voulaient bien nous recevoir, j'ai enfin célébré en bord de mer les épousailles de Pyrrha et 98

d'Épiphanês ... Il existait pour cela un vieux rituel des Anciens des villages de Galilée. Je me suis efforcé de le reconstituer ... Un doux piège qui faisait un peu plus de moi le célébrant que je m'obstinais toujours à refuser d'être. Quelle étrangeté! Mais la Vie insistait ... Bientôt, l'un des fils de Zénon, le vieux copiste de Smyrne, vint m'apprendre l'envol de l'âme de son père. Une peine profonde ... Là encore, on m'a prié d'honorer cet évènement au nom de l'Esprit du Maître, même si tout avait déjà été fait selon les rites grecs et que la dépouille du vieillard reposait depuis quelques jours sous terre, accompagnée d'asphodèles, de miel et de vin'. Le souhait de Zénon avait été de respecter la coutume de sa culture tout en s'ouvrant à l'infinitude qu'il savait S'être exprimée à travers le Logos en Jeshua. J'ai en mémoire m'être donc immédiatement rendu à Smyrne, seul cette fois, puis de m'être agenouillé le front contre le sol devant la stèle qui marquait la sépulture. J'avais la peine et la reconnaissance au cœur ... Il n'y avait là qu'une dizaine de personnes à la nuit tombante. Alors, longuement, j'ai prié à voix haute selon les mots qui me venaient, puis le Chant sacré qui avait jailli dans la nuit de «mon Désert» s'est discrètement déployé de lui-même dans ma gorge. Et enfin, tout enfin... une antique et brève bénédiction issue des campagnes de Galilée s'est glissée sur mes lèvres ... «Va, mon frère ... et que la Terre te soit légère.» J'avais toujours aimé ces mots parce qu'ils disaient beaucoup. Bien sûr, ils n'évoquaient pas la terre qui recouvre le corps d'un défunt mais les souvenirs que son âme emporte avec elle sur l 'Autre Rive. La légèreté du bagage avec laquelle on doit passer la frontière des mondes, c'était important dans ce que j'espérais pouvoir transmettre. 1 La dernière phase du rite grec, après l'exposition et le cortège assisté de pleureuses, laissait le choix entre l'inhumation et l'incinération.

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D'un côté comme del 'autre du voile de la vie, nul ne naît ni ne part aussi nu qu'il le pense ... Ainsi, une fois encore j'avais œuvré comme le prêtre ou le célébrant d'un culte qui n'existait pas.

Dès le surlendemain, j'étais de retour à Éphèse pour aussitôt y apprendre une autre nouvelle de la bouche d'Épiphanês, tout exalté. Pyrrha était enceinte. - « Je continuerai à écrire, Johannès, a-t-il fait comme s'il avait à s'excuser. J'en ai fait le serment. Tu le sais ... il y a plusieurs façons de donner naissance à ce qui offre de la Vie à nos vies. » Épiphanês a tenu promesse. Je n'en avais pas douté un instant car il était de ceux qui se donnent puis se redonnent. Il était aussi du petit nombre de ceux qui ont finalement compris que la chair et l'esprit ne peuvent se combattre lorsqu'ils se sont reconnus, l'un et l'autre, comme les deux visages de la même grande Réalité. Il m'a donc suivi jusqu'à Laodicée, Philadelphie, Sardes et Thyatire, là où des Communautés avaient doucement fleuri depuis le passage de Meryem. Ce n'était pas de très longs voyages mais il en avait besoin autant que moi pour participer à la respiration du Vent qui soufflait. Parfois, bien sûr, nous allions d'une déception à l'autre en découvrant certains regards vides d'un éclat que nous leur avions pourtant connu. Un jeune feus' éteint vite si on ne l'alimente pas constamment et si on ne souffle pas sur ses braises ... Sur les chemins parcourus ensemble, nous nous promettions souvent de ne pas tomber dans le piège des espoirs trop fous ; toutefois, au fond de nous-mêmes, nous savions bien que nos attentes étaient illimitées. Nous étions faits ainsi ... Il y eut en ce temps-là un voyage plus marquant que d'autres. Nous le vécûmes avecAdrianos et Nikétas, les frères de Pyrrha. Il nous conduisit à Laodicée, une cité riche mais 100

pâle en amour selon nos ressentis successifs. Plantée dans un beau paysage montagneux, sa vue nous séduisait toujours au premier abord. Bien vite cependant, nous y éprouvions une peine difficilement exprimable. Les Romains y avaient établi une garnison très autoritaire à laquelle de nombreux Grecs s'étaient vendus tandis que face à eux somnolait une population contrôlée par les interdits et les obligations d'une synagogue non moins intransigeante. L'espace pour y faire connaître le Béni y était par conséquent très rétréci. De façon surprenante, le lieu qui s'y prêtait le plus était le Nymphée 1 que Rome y avait fait édifier sur la base d'une source tenue pour sacrée depuis des temps immémoriaux. Ce Nymphée était un lieu de culte que les habitants de la région avaient consacré à ce qu'ils nommaient "les esprits de l'eau" mais celui-ci servait aussi aux débats publics. Des années auparavant, il m'était arrivé d'assister à l'un de ceux-ci en compagnie de Meryem et Sarah. Une expérience alors déconcertante pour nous car les hommes qui s'y rencontraient nous avaient paru exceller dans l'usage des mots pour le seul plaisir de parler. Non pas pour se parfaire au contact des autres mais pour les affrontements eux-mêmes. Ainsi, les langues qui s'y agitaient étaient autant de glaives qui pouvaient d'un jour à l'autre se vendre à des opinions contradictoires. Beaucoup d'hommes portant de magnifiques robes drapées y "savaient tout" et ne cessaient d'y briller mais ... Où était l'âme de Laodicée? Jamais je ne l'avais trouvée au gré de mes déplacements et de mes espoirs. L'Esprit du Béni que je tentais patiemment d'y semer en me laissant imbiber par Lui n'y était donc reçu qu'avec tiédeur parce que je n'étais aucunement orateur et que je Dans la Tradition gréco-romaine, un Nymphée était un sanctuaire, parfois somptueux, construit sur une source réputée habitée par les esprits de !'Eau - les Nymphes - source dont l'eau était retenue dans un bassin destiné aux rituels et ablutions. 1

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ne savais "dépecer" ni les mots ni les idées. Pour pouvoir accueillir l'immense Différence qu'avait incarnée Jeshua jusqu'à la plante de Ses pieds, on y avait toujours attendu de moi des arguments alors que je me disais juste témoin. Mon seul discours invitait à tout désapprendre, à faire de la place en soi et à abandonner les réflexes de tous les combats de l'existence afin de renaître dans une plénitude dont je ne pouvais parler que maladroitement puisqu'elle ne se démontrait pas. Non ... jamais je ne m'étais senti le talent ni le désir d'intéresser la tête. Faire battre le cœur différemment ... C'était tout ! Pour moi, il n'y avait que cela ! Ainsi avais-je toujours été amené à quitter Laodicée épuisé et découragé. Cette fois-là, cependant, en présence d' Adrianos, de Nikétas et de mon frère Épiphanês, les choses ne se passèrent pas amst. .. Il y avait un bosquet de pins ombreux non loin du Nymphée. Un peu d'eau s'y faufilait, sans doute de la même source que celle qui emplissait le grand bassin du sanctuaire de pierres blanches et rosées. Nous y sommes allés pour y délasser nos jambes, y bénir un peu de nourriture, la partager puis "demander conseil". C'était une de ces "libertés grecques et romaines" que j'aimais. En vérité, je me sentais dans un état particulier. Mes mains tremblaient et bientôt mes paupières commencèrent à battre rapidement. J'avais déjà connu un pareil état à plusieurs reprises mais je l'avais toujours imputé à la faiblesse de mon corps. Ce soir-là, j'ai pourtant cru que j'allais perdre conscience ... Quelques grappes de raisin séché attendaient sur un carré de tissu et je m'apprêtais à rompre le pain tout en appelant en silence la Présence de Jeshua ... C'est là, très précisément, qu'il m'a semblé m'en aller hors de moi-même comme sous 102

le portique de Pergame. J'ai entendu quelqu'un m'appeler par mon nom puis soudain il n'y eut plus rien ... Plus rien d'autre qu'un ciel étoilé et la sensation de Quelque chose qui s'y déplaçait en m'emportant sur ses ailes à une vitesse qui dépassait tout. Aucun son, ni la moindre émotion. J'étais dans et avec le Tout sans réaliser ce que cela signifiait. J'Étais ... et c'était Tout. .. Mais voilà que ce Tout du Tout Début s'est mis à chanter ... « Car Il est un Soujjle, Il est une Tempête qui parcourt Ce qui Est et qui Devient. Et un homme L'a reçu quis 'offre au Tout et en révèle la Nature. Cet homme est venu et demeure parce qu'en Lui bat le Cœur de l'Homme tel qu 'Il battra en tout ce qui Est. Et c'est ainsi que, depuis le Début de Tout, le Logos est promis à celui qui veut Être. Élohim L'a reconnu etc 'est pour cela qu 'Il Le sert. »

Le Chants' est éteint pour laisser place à un long silence ... Avec lui, j'ai cru tomber dans un abîme puis en être bientôt extrait par une incroyable poussée vers le haut. J'étais de retour dans ma chair, mes paupières étaient closes, je percevais mes mains qui tremblaient encore et mon cœur qui sursautait dans ma poitrine. Puis, peu à peu, mes yeux se sont ouverts. Le jour n'était plus mais, à la lueur de quelques lampes à huile, j'ai pu découvrir les visages médusés de mes compagnons. Combien de temps étais-je "parti" ? Qui avait allumé ces lampes et d'où venaient-elles? Je me souviens de quelques froissements de tissus, de chuchotements puis d'avoir lentement regardé autour de moi ... De nombreuses personnes s'étaient rassemblées là, certaines assises, d'autres debout. Épiphanês pleurait à chaudes larmes ... 103

Que s'était-il passé pour qu'une telle foule se soit ainsi soudain amassée ? Nikétas a posé une main sur l'un de mes genoux. Sans doute voulait-il me faire plus rapidement revenir à notre monde. Il n'avait pas tort ... J'étais si loin dans ma conscience que je ne pouvais pas comprendre pourquoi les hommes et les femmes regroupés là, autour de nous, avaient commencé à embrasser le sol devant moi. Seul Jeshua aurait été digne d'un tel geste contre lequel je n'arrivais pourtant pas à réagir comme si je ne m 'habitais toujours pas. Lorsque cette sorte de cérémonie a pris fin, je me suis endormi sur place sans autre questionnement ... Il n'y eut que le lendemain matin, à la clarté des premières aurores, pour me faire percevoir la présence d'une matière grisâtre et granuleuse enveloppant mes mains jusqu'à s'être accumulée sur le sol. Je l'ai goûtée sans réfléchir ... C'était du sel. Mes trois compagnons étaient, quant à eux, déjà éveillés et chuchotaient. En m'apercevant l'air à coup sûr hébété, ils hésitèrent un instant avant de m'expliquer fébrilement ce qui était arrivé. C'était à qui prendrait la conduite du récit. Durant toute ma perte de conscience, j'avais parlé et encore parlé avec une intonation qui n'était pas mienne. Et cela avait duré fort longtemps car je n'avais cessé de répéter les mêmes stances d'une voix si forte que cela avait rapidement attiré les hommes et les femmes qui passaient à proximité. Certains avaient fini par amener des lampes à huile et Épiphanês était ainsi parvenu à tout écrire sur un rouleau de palme. Selon lui, c'était l'exacte continuité des Paroles que j'avais ramenées de "mon Désert" et il avait hâte de les recopier sur "un vrai beau parchemin". - « Mais ce n'est pas tout, mon frère, a-t-il ajouté, la gorge nouée ... Non ce n'est pas tout et c'est peut-être ce qui a poussé ceux qui étaient là à embrasser le sol devant toi ... De l'une de tes mains s'est mis à couler ce sel que tu vois là. Beaucoup ! Tu ne découvres que ce qu'il en reste car de 104

nombreuses personnes ont voulu en prendre. Nous n'avons pas su leur dire non ... C'était si beau! Est-ce cela qui t'a été donné pour nourriture dans le désert ? » J'avais peine à réaliser ce que j'étais en train de vivre. Pour l'heure, c'était une nouvelle révélation trop lourde à porter. L'important dans mon esprit résidait en ces mots venus par ma bouche ... le prolongement du Chant céleste. Quant au sel, je ne savais quoi en penser. Se pouvait-il que le Sans-Nom attende vraiment quelque chose de moi et qu'il veuille le faire savoir ? - «Non, dans "mon Désert", ce n'était pas du sel... »aije finalement répondu. Mais ma réponses' est arrêtée là car déjà quelques personnes nous rejoignaient, signe qu'elles avaient dormi à proximité. J'ai voulu me lever, cependant les jambes m'ont manqué et j'ai dû accepter que les arrivants s'inclinent devant moi. - «On raconte que tu te nommes Johannès et que tu as connu un Maître en Galilée, s'est empressé de demander l'un d'eux. J'ai tout vu cette nuit et je me suis dit que l'homme par qui cela venait ne pouvait mentir ... Puis-je prendre un peu de ce sel? Je n'ai pas eu ma part ... Pour ce que tu as dit, je ne sais pas ... Je n'ai pas d'oreilles pour comprendre ce genre de mots mais c'était beau et je crois qu'il s'est passé quelque chose dans mon cœur. Serais-tu devin ? » Cette fois, je suis parvenu à me lever. - «Non ... je ne le suis pas. Quant au sel, prends-en autant que tu le souhaites ; il ne m'appartient pas. » Puis, sans les avoir seulement préparés, j'ai ajouté ces mots comme s'ils m'étaient dictés ou qu'ils sortaient de ma mémoire: - « Le sel, mon ami, nous a été donné pour la Conscience. Il est le germe de Son Éveil en ce monde ... Si tu manges de celui-ci pour ce qu'il est, n'oublie pas cette vérité. Mais ... ce que tu as vu et entendu n'est rien comparé à ce que tu ne 105

peux encore concevoir. Sois donc de ceux qui seront le sel de cette Terre.» Quelques heures plus tard, une petite centaine de personnes étaient assises face à moi sous les pins ombreux. Elles m'écoutaient parler de la vie et de la mission d' Amour endossée par Jeshua dans des termes inattendus qui me surprenaient moi-même par leur précision. Se pouvait-il que le sel qui, en se déversant des mers célestes à travers l'une de mes mains, ait changé quelque chose dans "ma façon de dire" ? Et se passait-il enfin quelque chose aussi à Laodicée ? Nous fûmes quatre à l'espérer car, dès le lendemain, on me pria de parler à nouveau en contrebas du Nymphée, là où les prêtres ne se sentiraient pas importunés. Je crois en avoir reçu la demande telle une charge sur mes épaules même si ma mémoire n'était pas à court de toutes les merveilles qui avaient émaillé ma vie auprès du Béni. Les guérisons, les pains et les poissons qui s'étaient multipliés, Ses Paroles de Feu tout autant que de Paix, le don total de Sa personne et enfin Sa Régénération ... Tout mon être était en ébullition ... mais simultanément spectateur de la limite des évocations qu'il avait la responsabilité d'offrir. Ce n'était pas à des enfants aux corps d'adultes que je voulais m'adresser. Je cherchais des âmes en quête réelle du Divin, des âmes qui aient soif au-delà des beaux récits. L'Unité du Divin et de ! 'Humain, tel était le but du voyage . . que Je proposais ... Certains l'ont compris et sont partis dès lors que, m'interrompant soudain, quelqu'un m'eût demandé si je pouvais lui "faire encore un peu de sel" et que je lui eus répondu que non, que je n'en "faisais pas". J'ignore si c'est cela qui a éparpillé ou terni le halo de lumière et de tendresse qui s'était peu à peu déployé autour de nous mais le lendemain nous n'étions plus guère 106

qu'une vingtaine. Aux dires de Nikétas qui avait l'oreille attentive, certains se plaisaient à raconter que Johannès le Galiléen n'était finalement rien d'autre qu'un simulateur et un fascinateur. Quant à notre parenté à tous avec le Divin ... Comment croire à une telle fable ? Les dieux régentaient tout etje n'allais pas "réinventer le monde" avec un dieu qui n'avait "rien trouvé de mieux que de se laisser tuer par les Romains pour se faire adorer". J'ai reçu tout cela comme un coup de couteau. Avais-je été un si piètre ambassadeur ? Si maladroit ? Et pourquoi tout ce sel si jamais c'était lui dont l'apparition avait tout ruiné puisque j'étais incapable de le "reproduire". Encore une fois Laodicée devenait synonyme de déception. À notre départ, il ne restait plus qu'une dizaine de personnes à vouloir recueillir Ce qui emplissait nos poitrines. Essentiellement des femmes, la plupart âgées et qui n'avaient de compte à rendre à aucun époux. Je me souviens surtout de Markia, de Thétis et d'Ypatia, si digne, puis d'un jeune homme ou deux ... Nous avons emporté leurs regards avec nous sur les chemins qui nous ont ramenés jusqu'à Éphèse. C'étaient des regards de transparence dont je savais fort bien que Ce qui les animait n'était pas tant dû à mes paroles qu'au parfum du Béni, celui du Logos qui les avait certainement déjà effleurés en un autre temps. - « Es-tu peiné, mon frère ? » m'a demandé Épiphanês lors d'une halte. - « Peiné ? De quel droit le serais-je ? Et comment pourrions-nous l'être alors que beaucoup nous a encore été donné à vivre ? L'image est vieille, je le sais, mais notre monde demeure un champ si peu cultivé que la moindre des semences qui y germe représente une victoire à elle seule. 107

Quant à moi, en vérité, vois-tu, j'ai décidé de ne pas y œuvrer comme une charrue à la manière de l'un de mes frères que le Béni avait nommé Képhas 1• Aussi noble la charrue soitelle ... Toi et moi sommes plutôt des tisserands. Te souviens-tu me l'avoir rappelé ? Le tissage, cela veut dire beaucoup de fils qui s'entrecroisent ... Et bien sûr il arrive qu'on y trouve des nœuds et qu'il s'y forme des motifs qui nous échappent. L'Amour et la Compassion, résultent de la volonté de comprendre tout cela ... »

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Simon-Pierre.

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Chapitre VI De Thalie à Gaios

Q

uelques mois plus tard, Pyrrha mettait un enfant au monde. Cela eut lieu sur fond de tensions dans la cité d'Ephèse ... une atmosphère à laquelle nous n'étions pas étrangers. Les Communautés qui s'étaient peu à peu constituées ou consolidées ici et là depuis quelques années et qui prenaient maintenant racine finissaient par déranger les pouvoirs humains ... Celui - bien en place - de la synagogue, évidemment, qui voyait son influence diminuer mais aussi celui de Rome dont le proconsul siégeait justement à Éphèse. "Les Galiléens adeptes du Krestos" y devenaient trop nombreux et actifs, donc suspects. Alors, les contrôles et les interrogatoires s'étaient multipliés, nous obligeant à tout faire pour calmer les esprits. La plupart du temps, nous y parvenions mais ... que de temps passé et de forces perdues ! Comment répandre la paix des cœurs là où les paroles et l'essence de cette même paix devenaient les prétextes à la répression ? La Paix du Béni traduisait une liberté si totale et "envahissante" pour l'âme qu'elle faisait peur. Ainsi, c'était toujours la même histoire qui se répétait ... 109

Quant au sel généré une nuit par mes mains, il ne m'en vint pas d'autre en ce temps-là et, à ma demande, l'annonce de l'évènement de Laodicée n'en fut faite à personne. Il était facile d'imaginer les excès d'ardeur que cela aurait pu provoquer tandis que je n'aurais su moi-même comment en parler. Par bonheur je n'en avais pas la mémoire et il était tellement plus important que les Paroles sacrées qui avaient été prononcées à souhait par mes lèvres aient pu être notées puis recopiées avec fidélité. Je les savais d'autant plus vivantes qu'elles n'étaient pas miennes et qu'elles me dépassaient infiniment. C'était tout ce que je voulais afin qu'aucun doigt ne fût pointé vers moi parce qu'il aurait été inconcevable que certains en viennent à me confondre avec le Messager. Au-delà de ce souci, ma première préoccupation était de ne rien laisser se structurer, se codifier au sein des Communautés dont j'étais devenu inévitablement la référence et le guide avec Meryem en arrière-plan, telle une nouvelle divinité dont certains assuraient qu'elle avait enfanté d'un dieu de plus. C'était difficile. . . La confiance et l'enthousiasme ne suffisaient pas toujours à ces hommes et à ces femmes qui voulaient tant que je leur "raconte Jeshua et Ses prodiges". Ne rien structurer ... tout faire pour que l'esprit vole de ses propres ailes et en toute liberté ... Je dus pourtant me résoudre à changer d'avis. J'en ai pris conscience le jour où Pyrrha et Épiphanês sont venus me demander de transmettre à leur enfant, une petite fille du nom de Daphni, le Souffle du Béni. - « Elle est trop jeune, me souviens-je leur avoir objecté. Elle marche à peine ! Chez nous, et comme nous l'a aussi enseigné autrefois Yohanan, l'immersion dans l'eau ne vaut que si elle est demandée par qui peut la vivre en vérité. L'âme ne s'ouvre au Souffle que si c'est elle qui L'appelle. Je peux bénir votre petite Daphni, tout comme vous-mêmes le pouvez mais ... pour ce qu'il en est du Mystère de l'Eau, c'est 110

différent... Sachez que lorsque Sa puissance aura œuvré, votre enfant aura cessé d'être "votre bien", car Daphni aura alors reconnu de plein gré sa parenté avec le Divin. Comme nous tous, elle ne sera peut-être qu'un point dans l'infini des mondes mais un point qui se sera élu lui-même. Me comprenez-vous?» - « Johannès, mon frère ... Je sais bien tout cela ... cependant, toi, peux-tu nous comprendre ? Pyrrha et moi et tant d'autres aussi derrière nous, nous nous sentons de plus en plus perdus. Le Feu de tes paroles nous paraît souvent si immatériel, insaisissable et lointain qu'un bâton pour marcher et un chemin marqué de pierres blanches nous manquent désormais cruellement. Il nous faut... quelques prières, quelques rites ... L'Enseignement du Béni à travers toi est tellement vaste qu'il nous semble maintenant vital de le ... "colorer" pour nous y reconnaître et nous relier les uns aux autres. » - « Relier ou... lier ? » ai-je demandé à Épiphanês à l'issue d'un silence de perplexité. - «Relier, mon frère, relier ... J'ai bien compris.» Etc' est ainsi que j'ai enfin accepté de donner une "forme" aux Communautés d'Éphèse, de Smyrne, de Pergame, de Philadelphia et des autres cités qui risquaient par ma faute de s'égarer à force de ne pouvoir s'agripper à rien qui leur parût solide. L'infini est un vertige en soi ... Chacune de ces Communautés désigna donc son propre "chef' et je leur offris des prières, des signes et des rituels comme autant de rivages sur lesquels accoster, se reconnaître puis bâtir un refuge commun. Je dois dire que j'en ai été heureux. Le besoin de tracer leur propre périmètre était une liberté dont nul ne pouvait les blâmer ni les priver, une possible force que je découvrais aussi. .. Une Révélation de plus ... 111

Non seulement je n'eus pas la sensation d'avoir trahi la volonté de Jeshua en ouvrant un peu plus les bras mais tout mon être s'allégea d'une part du fardeau qu'année après année il s'était imposé à l'excès. Parfois, dans l'altitude réclamée par la nature même de l'aigle, un peu d'orgueil ou d'exigence forcée peut venir se loger. Toute force ne nourrit-elle pas aisément son contraire en son sein? Alors, beaucoup de temps s'est écoulé qu'aucun de nous, je crois, n'a vu passer tant nos vies étaient pleines même si aucun événement marquant ne me reste en mémoire ... Dix, onze, douze ans ?

- « Viendrais-tu au temple avec nous aujourd'hui, Johannès ? » La demande venait de Pyrrha qui s'était présentée à ma porte avec quelques-unes de ses cousines. Thalie était des leurs. Elle n'était certes plus la toute petite fille de mes premiers temps à Éphèse. Loin de là ... Assis contre un mur, je m'appliquais à des travaux de vannerie pour gagner deux ou trois pièces au marché ou sur le port ... L'invitation m'a un peu surpris mais elle m'a plu. Je savais que Pyrrha n'avait jamais cessé de se rendre périodiquement au grand autel d'Artémis, dans la haute ville. Elle n'y voyait toujours aucune contradiction avec le fait d'offrir pleinement son cœur au Béni. Son raisonnement était simple. "Si le Béni est le Béni tel que tu me le dis et que je le sens, alors Il me comprend et n 'a rien à me pardonner puisqu 'Il connaît la multitude des mondes et qu 'Il englobe tout. " En cela, je ne pouvais lui donner tort... Malgré leurs cultes qui me déroutaient souvent, les Grecs n'étaient pas de plus mauvaises personnes que les autres et j'avais toujours 112

respecté la dignité de certains de leurs usages y compris la multitude de leurs offrandes. Celles-ci n'étaient guère bien différentes sur le fond de celles que l'on faisait au grand temple de Jérusalem où le sang pouvait couler en abondance. Je détournais les yeux, je n'aimais pas mais Jeshua m'avait fait comprendre que nul ne peut se révolter contre tout. À ma porte, Thalie m'a pris par le bras. Pour elle, j'étais de sa famille proche. Elle ne se trompait pas. Saison après saison puis dans la succession des années, je l'avais vue grandir jusqu'à devenir une belle jeune femme. - « D'où viens-tu Johannès ? » m'a-t-elle demandé de façon assez abrupte à ce moment précis. - «D'où je viens? Tu le sais bien! » - « Je veux dire ... Qui es-tu vraiment ? » s'est-elle reprise en m'attirant en avant des autres tandis que nous nous dirigions vers le temple. Thalie avait toujours eu l'art des questions. Sans attendre elle a continué mais cette fois-ci à voix basse. - « On m'a raconté que le sel a déjà coulé de tes mains comme d'une source ... Est-ce vrai? Ce n'est pas un homme simple qui peut faire une telle chose ... » - « Qui t'a parlé de cela ? » - « Pyrrha ... en secret. Elle le tient de son époux. » Je me suis instinctivement retourné. Pyrrha se pinçait les lèvres. Elle avait tout entendu ou deviné et regardait le sol pour ne pas rencontrer mon regard. Je n'ai pas cherché le sien, toutefois. . . J'aurais eu mal de lui faire mal. Pour certains, un secret c'est une chose qui peut malgré tout se révéler ... à condition que ce ne soit qu'à une seule personne à la fois. Nous n'en avons pas tous la même définition. Je crois avoir poussé un soupir. - «C'est vrai ... Du moins c'est ce qu'on m'a dit car mon âme se trouvait alors loin de mon corps. Et il est tout aussi vrai que je suis un homme simple, Thalie, et que c'est certainement 113

pour cette raison que cela a pu arriver. Écoute ... je sais seulement qu'il existe des rivières invisibles qui parcourent le corps d'un être humain. Ce n'est pas du sang qui y coule mais une Lumière. Le Maître que j'ai aimé enseignait que lorsque cette Lumière se purifie et grandit en intensité, elle transforme ces rivières en fleuves et que ce qui peuple la conscience peut alors parfois y prendre forme en notre monde. Ainsi donc, vois-tu, le sel qui m'est venu, c'est peut-être celui de l'une de ces mers intérieures que j'entretiens dans mon âme et qui a débordé ... car, dans l'invisible, ce sont les mers qui alimentent les fleuves et non les fleuves qui s'y déversent. » - «Tu dis qu'il y a plusieurs mers?» - « Plusieurs qui n'en font qu'Une ... Celle de la Tendresse, celle du Don, de la Joie, de la Sagesse ... Réunies, elles forment celle de l'Amour. On appelle cela un océan ... Je n'ai jamais vu d'océan mais, au-dedans de moi, j'ai déjà nagé dans bien plus grand encore. Les limites, c'est nous qui les posons et. .. comme je suis un homme simple, je ne sais pas inventer ni planter des barrières. C'est trop compliqué. » Nous arrivions au temple d'Artémis. Il y avait peut-être deux années que je m'y étais rendu pour la dernière fois ... Je n'avais jamais pu y pénétrer réellement car, hormis pour certaines fêtes, l'accès à ses cours et à son cœur était réservé aux prêtres. On devait se contenter de demeurer dans son périmètre sacré et à ses quelques autels. Même si j'apercevais régulièrement de loin celui d'Artémis, j'avais presque oublié à quel point il était impressionnant par ses dimensions dès qu'on arrivait sur son parvis et qu'on pouvait se déplacer entre ses colonnades 1• Sa perfection immaculée, ses cannelures et Le temple d'Artémis dont l'essentiel de la structure a été restauré, faisait 130 mètres de long sur 69 mètres de large. Quant à ses colonnes, elles s'élevaient à 18 mètres, une hauteur à laquelle s'ajoutait encore un immense fronton triangulaire superbement ouvragé. 1

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ses innombrables motifs parfois teintés de bleu, de rouge et de safran éblouissaient les regards en se détachant dans l'azur. Ce jour-là était un jour d'exception, il y avait du monde qui se pressait sur ses marches ainsi que dans le vestibule menant au naos, là où trônait habituellement la grande statue d'Artémis, rarement accessible. En pénétrant dans cet espace, j'ai été surpris par le silence qui y régnait. Je savais pourquoi Pyrrha accompagnée de ses proches parentes avait voulu venir là, elle avait pris le temps de m'en parler. Elle souhaitait un autre enfant et la coutume voulait qu'en pareille circonstance une femme fasse l'offrande des vêtements qu'elle avait portés à l'issue de sa grossesse précédente, une robe ou un voile si toutefois cela n'avait pas déjà été fait sitôt après l'accouchement. Pour les Grecs, les vêtements qui entouraient une mise au monde avaient la réputation d'être eux-mêmes imprégnés de douleurs et d'espoir et d'avoir ainsi, comme celle qui les avait portés, servi de pont pour le passage d'une vie à une autre. Ils avaient donc acquis une certaine sacralité ... En les recevant pour l'offrande qu'on lui en faisait, Artémis - la Nature vierge, sauvage et généreuse - les bénissait et accordait ou non sa protection "à la mesure des destins propres au cœur profond de chacun". C'était ainsi que les choses m'avaient été présentées. Bien sûr, mes origines et mon chemin n'acceptaient pas tout cela - du moins pas en ces termes - mais il me semblait néanmoins que la Walya, si chère à Jeshua, traçait en moi la voie d'une possible compréhension. Artémis ne perpétuait-elle pas l'histoire de cette éternelle Mère qui prenait entre ses bras le Principe-même de la Naissance pour recouvrir Celui-ci de Sa protection dans le respect des équilibres de la Roue du Vivant ? Tandis que ma tête était vide, une connaissance intuitive me faisait approcher ce mystère ... Des tréfonds de ma conscience, je sentais que Jeshua me prenait par la main ... 115

J'ai souvenir que la statue d'Artémis avait été sortie de son naos. Elle avait été placée dans une sorte d'alcôve, en plein air, et un grand nombre de vêtements - dont certains maculés de sang - s'empilaient à ses pieds, soigneusement pliés et accompagnés de branches de myrtes. Un invisible Feu brûlait là, je ne pouvais le nier ... le Feu d'une dévotion sincère qui a aussitôt fait mystérieusement surgir en moi la puissante douceur des traits de Meryem. Elle était en effet singulière cette statue d'Artémis, sculptée dans la nuit de l'ébène et le buste paré d'un grand nombre de seins maternels, prêts à allaiter avec une générosité animale. "Une idole" auraient dit les rabbis des synagogues. Évidemment oui, une idole... mais pas honteuse. La plupart des femmes qui m'avaient invité à les accompagner déposèrent à ses pieds soit un vêtement soit des fleurs fraîchement cueillies alentours puis prononcèrent quelques mots à voix basse avant de me rejoindre près d'une vasque de métal où un feu vif crépitait. Je me demandais pourquoi elles avaient souhaité ma présence. Il y avait si peu d'hommes sur les lieux ... Une petite mise à l'épreuve? Une fois encore, Thalie m'a pris à l'écart. - « Dis-moi Johannès... ne te fait-elle pas penser à Meryem? » - « Qui donc ? » - « La Radiante bien sûr ... Artémis ... » J'en ai presque eu le souffle coupé. - « Oui. . . elle donne la sensation de tout protéger. . . La naissance, la vie et même ceux qui ont la mémoire lourde ou qui ont tout perdu. Je n'ai pas beaucoup connu Meryem mais c'est ce que je percevais d'elle avec son regard si protecteur ... et que je vois aussi en toi. Il y a un peu de féminin dans ton cœur, non ? » Qui était Thalie pour me poser de telles questions et m'interpeller ainsi dans ce que j'avais de plus intime? 116

- « Tu sais, poursuivit-elle comme si elle était habitée par une force dont elle n'avait pas nécessairement conscience, tu sais ... il m'arrive de voir Meryem la nuit. Au début, je n'étais pas certaine que ce soit elle mais maintenant ... Elle est semblable à une grande Présence blanche qui se penche sur moi dans une lumière tout aussi blanche. » Thalie n'en a pas dit plus. Les autres venaient de nous rejoindre et manifestement cette confidence n'était pas pour elles. Avant de sortir du temple, j'ai éprouvé le besoin de retourner une dernière fois vers l'alcôve qui abritait la représentation d'Artémis. Elle était encadrée de silhouettes sculptées et peintes figurant des ours, des taureaux et des cerfs. Leur présence m'a paru familière mais si dérangeante que j'ai préféré ne pas m'interroger. Jeshua n'était plus là pour m'aider à décoder le langage de ce qu'il appelait "les mille visages de l'Unité". Durant les nombreuses saisons qui suivirent, ma vie a repris son cours sans le moindre évènement notable. J'allais autant que je le pouvais de Communauté en Communauté, souvent seul, tandis qu 'Épiphanès continuait de retranscrire, au gré de mes souvenirs mais avec un peu moins d'ardeur, les paroles et les faits du Béni tout en rendant hommage, j'y tenais, à l'impulsion que je devais à Yohanan.

À cette époque de ma vie, il m'est arrivé de craindre une certaine "rouille" des cœurs. À ceux qui m'écoutaient, qu'ils fussent de Smyrne ou d'ailleurs, j'avais de plus en plus l'impression qu'il fallait que je présente toujours "quelque chose de nouveau" qui vienne les soutenir. Si j'avais consenti à ce qu'ils se rassemblent autour de certains rites et de certaines paroles sacralisantes, je me refusais encore à ce que l'image de Jeshua soit fixée sur des sculptures ou des peintures ainsi que le réclamaient quelques-uns. 117

Au fond de moi, je savais bien toutefois que ce n'était qu'une question de temps. Un jour ou l'autre, quelqu'un ferait fi de mon avis et en cela peut-être aurait-il raison. En vérité, qui était assez mûr pour se passer de soutien ? Je n'avais jamais avoué à qui que ce soit que dans un repli de mon sac je conservais depuis longtemps un morceau de lanière qui avait servi à nouer l'une des sandales du Maître ... Et puis Meryem n'avait-elle pas déjà sa petite effigie dans un abri au pied du mur de là où je vivais ? Alors, de toute évidence, mon exigence tenait d'une sorte d'absolutisme. Tous ceux que je rencontrais, que j'instruisais et qui, sans le savoir, donnaient à ma vie tout son sens, avaient infiniment besoin d'un "homme-dieu" auquel s'accrocher. Il fallait que je l'admette ... Ainsi devenait-il presque impossible de continuer à leur demander de ne se tourner que vers ce mystérieux et insaisissable Esprit de toute Vie, vers cet incommensurable Logos qui avait emprunté le corps de Jeshua. Pour eux, c'était trop loin et trop haut. Je n'avais cessé de m'en apercevoir mais ... Ce besoin de proximité et de palpable disait sans doute pourquoi les Grecs avaient donné une descendance à leurs divinités et inventé des demi-dieux dont ils aimaient raconter les aventures. Ils avaient fait de ceux-ci les intermédiaires d'une Puissance dont ils n'avaient jamais eu la clé d'approche 1• Cette question a continué de me troubler quelque temps. Devais-je autoriser ou faciliter l'adoration de l'homme en Jeshua au détriment du Souffle qu'il avait su attirer à Lui et recevoir? D'ailleurs, "adorer", cela signifiait quoi? Si c'était se prosterner et se perdre en offrandes en échange de quelques faveurs, cela n'avait aucun sens. Le genre humain que je concevais de plus en plus comme une seule entité en errance Le culte des saints des divers courants du Christianisme ne traduit-il pas ce même rôle en répondant à un besoin de proximité ? 1

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stagnerait une fois de plus ... Adorer était certes respectable mais ne faisait qu'entretenir dépendance et puérilité, l'exact contraire de !'Enseignement du Béni. Chez tous ces hommes et ces femmes dont je me voyais responsable, il me fallait induire le désir noble, le besoin d'éprouver, de ressentir, de vivre l'Onde du Sacré, ce "frisson" qui transforme plutôt que l'idée d'adhérer à une foi nouvelle. Oh ... je savais bien que !'Expérience du Divin n'était certainement pas à la portée de chacun mais la volonté de se mettre en chemin pour entreprendre sa quête devait être mise au centre de tout. Certains et surtout certaines m'assuraient comprendre tout cela cependant l'un d'entre eux, un homme, jeune encore, se présenta un matin sur le seuil de ma porte. Il avait en main une image de Jeshua gravée en creux puis peinte sur un morceau de bois. Il en était tellement fier que ses yeux pétillaient ! - «Lui ressemblait-il?» m'a-t-il aussitôt demandé avec candeur tout en me tendant son œuvre à bout de bras. C'était assurément beau ... alors je lui ai dit spontanément que oui et je l'ai embrassé. - «C'est vrai? Il était ainsi? Je L'ai gravé et peint comme je L'ai vu au fond de mon cœur ... » - « Peut-être pas tout à fait comme cela, mon frère, mais cela importe peu. Tu sais, sous la coquille d'une amande, il y a son fruit tendre. C'est celui-là que tu as vu. Rien d'autre ne compte puisque c'est ta confiance et ton amour qui Lui ont donné corps de cette façon. Alors ... lorsque tu as fait vivre ce morceau de bois, je suis certain que tu as amplement mangé de ce pain que nous avons tous pour coutume de partager lorsque nous nous réunissons. D'où viens-tu?» - «De Laodicée ... J'étais là, la nuit où tu as parlé et où le sel s'est mis à couler de l'une de tes mains. J'en ai mangé et c'est le jour d'après que cette image a voulu naître de mon 119

couteau et de mon pinceau. Je n'y pouvais rien; elle voulait venir et depuis ... elle attend. La béniras-tu afin qu'elle nous soutienne là où je vis ? » Cette rencontre avec Gaios - c'était son nom - marqua la fin de ma période de perplexité. Le sel m'avait apporté sa réponse ou du moins une première réponse qui tenait simultanément de la Terre et des Cieux. Plus jamais je ne me suis opposé à une représentation du Maître tant que celle-ci naissait d'un élan du cœur. Gaios est resté chez moi quelques jours et c'est lui qui m'a parlé pour la première fois d'un homme ayant pour nom Cérinthus, un Grec d'Alexandrie à ce qu'on disait, qui vivait du côté de Tyr ou d'Antioche. Il l'a d'abord évoqué avec une certaine émotion dans la voix car ce Cérinthus aurait commencé, de son côté, à enseigner la Parole du Béni ... Cela m'a fait bondir de joie ... Peut-être allais-je donc être moins seul! - «Où a-t-il connu le Béni? Qu'en dit-il?» - « À ce qu'on raconte, il affirme qu'il n'a pas eu le temps de Le connaître puisque le Béni ne serait resté que trois ou quatre ans en ce monde et qu'ensuite Il s'en serait retourné vers Son Père. Cérinthus expliquerait aussi avoir été touché par Sa Grâce au contact de certains de Ses disciples, à Jérusalem. Je n'en sais pas plus.» Je me souviens être resté interloqué un moment. Ainsi, tout allait commencer à se distordre, à se mélanger ... À combien d'années remontaient les événements qui avaient conduit Jeshua au supplice? Peut-être une vingtaine. Cela pouvait paraître lointain mais c'était pourtant peu et voilà que déjà le vrai se teintait de faux ou que le faux racontait sa part de vrai. Je n'ai pas oublié avoir éprouvé un soudain et puissant vertige qui m'a obligé à m'asseoir. Ma vue s'est brouillée tandis que ma conscience était propulsée vers ce que j'ai immédiatement su être un possible futur ... Des hommes qui 120

portaient d'étranges vêtements s'entredéchiraient et le sang coulait tandis que dans les airs étaient brandies de singulières croix écarlates. Le nom du Béni imprégnait en silence toute ma vision ... mais rien ne parlait de Paix ni d' Amour. Ces images furent terribles et j'ai dû dire à Gaios que j'avais besoin d'un peu de repos puis qu'il serait sans doute bien qu'il aille saluer Épiphanês. Mille réflexions se bousculaient en moi et toutes me menaient à une nécessaire rencontre avec Cérinthus. Une part de mon être souffrait tout à coup d'une véritable blessure ... Comment cet homme pouvait-il parler du Souffle en faisant fi du Maître qui L'avait porté dans sa chair ? Était-ce l'ignorance ou le refus d'une certaine réalité qui le faisait agir ainsi ? Enfin, était-il à ce point si difficile de concevoir que l 'Humain et le Divin aient été appelés à s'épouser à travers Jeshua et qu'un nouveau Portail s'était alors ouvert pour notre humanité ? Si ce que Gaios m'avait appris de Cérinthus était exact, alors celui-ci prolongeait la Cassure, entretenait la Faille entre les univers. Jamais une demi-vérité ne pouvait se faire Vérité! Lorsque le Béni nous avait, tant et tant de fois, répété qu'il voulait demeurer homme pour la noblesse de sa fragilité, cela n'avait certes pas été pour rien ! Il y avait là des noces à annoncer pour tout le genre humain et, en admettant que le Logos fût l'époux - ce dont je ne doutais pas - nul ne pouvait effacer Son épousée de manière aussi inconséquente. Oui ... Il était possible de considérer le Maître comme une épousée et ce n'était aucunement Lui enlever quoi que ce fût de sa nature masculine. Lui-même ne l'avait pas nié en confiant à quelques-uns d'entre nous que s'il était venu tel un glaive pour ce qu 'Il fallait trancher, Il était en même temps le fourreau de ce glaive aussi sûrement que le vin et la coupe s'appelaient éternellement l'un l'autre. 121

Je me souviens encore ... En cet été-là, au milieu d'une nuit, comme autrefois à Pergame, une grande silhouette immaculée est à nouveau venue se pencher sur moi, aimante, secourante et toujours aussi maternelle. - « Johannès ! Johannès ! Veux-tu voir ? Ta nature est de voir ... Mais que feras-tu de ta Vue ? Une arme de peur ? Le terreau d'une fatalité ou l'annonce d'une Espérance?» - « Voir? Oui, je veux voir, voir et entendre ... ai-je aussitôt répondu fébrilement. Mais ne jamais récolter une peur que je refuse de semer en la suggérant ... Meryem, mère ... Est-ce toi ? »

J'ai vu un sourire, son sourire. Il ne trompait pas tant il s'est bientôt prolongé en une main qui s'est déposée sur mon front. - « Voir ? Mais pourquoi voir si en vérité tout est écrit, Mère ? me suis-je entendu répondre. » - « Rien n 'est écrit sinon le Sommeil contre lequel tu peux œuvrer. » - «Moi?» - «Pas juste l'homme que tu es mais la Trace que tu peux laisser. » - « Comment ? » - «Sois vrai. Tendre et fort. C'est tout. » - « Le sel ... Est-ce toi ? » - « Le sel ? Il est la part du Maître en toi. Maintenant regarde entre tes yeux et écoute ... Les hommes seront malades car on leur dira qu'ils sont malades. Les hommes se feront esclaves car on leur dira qu'on les protège.

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Les hommes s'inclineront car ils n'auront plus la force de se redresser. Les hommes s'endormiront car le sommeil sera leur refuge. Alors les hommes ignoreront le nom de /'Espoir car tout désir les aura désertés. Enfin les hommes brouterontjusqu 'à ce qu'ils aperçoivent à l'horizon la silhouette d'un vrai pasteur. Mais le pasteur les aimera en les laissant s'imprégner du goût de /'herbe jusqu'à ce qu'ils veuillent retrouver le désir du parfum d'une fleur. Cependant, beaucoup demanderont alors : "Qu 'est-ce qu'une fleur ? " Et ceux-là, il leur faudra manger l'herbe jusqu'à ses racines pour se souvenir de la saveur de la terre. Alors la terre dira aux hommes : "Reconnaissez votre Mère et ne vous inclinez plus devant la maladie car c'est elle qui a dévoré /'Espoir. " Enfin seulement, les hommes pourront contempler leurs fers pour ce qu'ils sont puis se redresser. Combien de morts, combien de vies pour parvenir à la Vie? Seuls les hommes le décideront et alors le vrai pasteur marchera au milieu d'eux ... »

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L' Artémis d'Éphèse

Chapitre VII Les vérités de Saül

T

out fut consigné. Cette fois-là, je n'ai pas pu cacher à Épiphanês les apparitions messagères de Meryem dans ma vie pour baliser ce qu'il fallait bien que j'accepte comme une m1ss10n. Épiphanês en fut bouleversé bien plus que moi qui avais désormais la certitude que le temps passé et celui à venir pouvaient se rencontrer dans mon cœur et dilater ma vie de "simple témoin". On aurait dit que l'infinité des siècles et des millénaires révolus pouvait se déverser dans mon âme au rythme de mes vagues de vacuité et que ce qui était à naître parvenait à y prendre forme. Cela en était troublant et souffrant ... Alors, seul le présent que je m'efforçais de vivre et de faire vivre au mieux devenait mon refuge. ''Ayez pitié, Père, Mère ... ", ai-je parfois répété dans mes nuits lorsque je sentais ma conscience exploser. Mais aussitôt, je m'apercevais que mon appel ne signifiait rien puisqu'il m'amputait de ma propre force de rédemption. Tout venait toujours du dedans, le passé, l'instant et le futur. Mon projet de rencontre avec Cérinthus s'est éteint au bout de quelques mois. Nul autre que Gaios ne put me dire 125

quoi que ce soit de cet homme ni où le trouver si jamais il existait vraiment. Antioche, Sidon ou même Tyr étaient trop loin pour que j'entreprenne un voyage hasardeux vers une destination approximative et tout aussi incertaine. Et puis il y avait fort à faire sur les rivages où je vivais et parmi les collines que j'arpentais. À vrai dire, Éphèse réclamait un peu d'attention ... Autant la Parole du Béni s'y enracinait, autant les mœurs s'y faisaient de plus en plus dissolus tel un contrepoids. Depuis longtemps la cité et son port avaient une réputation de «légèreté» avec la fameuse "maison" située non loin des latrines ... Toutefois, il semblait bien qu'en ces années-là un nombre croissant de voyageurs y accostaient avec une certaine idée en tête et surtout au corps ... Quelques-uns de ceux qui se regroupaient autour de mes paroles auraient voulu que j'intervienne mais quelle autorité avais-je? J'aurais été à côté de ma vie en promettant la "Géhenne" à ces hommes et ces femmes qui, selon l'expression de Jeshua, avaient besoin de "faire des détours" dans la succession de leurs vies et cela jusqu'à épuisement de leurs pulsions. Je n'étais pas un de ces Docteurs de la Loi qui levaient sans cesse le poing en direction des Grecs et des Romains friands de "détours" ... Quoi qu'il en fût, peut-être est-ce la réputation acquise par Éphèse qui poussa un jour un homme peu commun à venir y vivre pour y déclencher un orage... Son orage à lui. Dès son arrivée, chacun sut qu'il n'avait pas hésité, contrairement à moi, à traverser le désert à pied. . . Un vrai désert, précisément celui qui s'étendait vers - ou à partir d'Antioche. Cet homme-là, ce marcheur, ne s'appelait pas Cérinthus mais Saül. .. Je me souviens qu'il a tout de suite fait beaucoup de bruit en se disant ouvertement envoyé par "Jeshua le Béni" mais toutefois sur un autre ton que le mien à ce qu'on disait. 126

Évidemment, j'ai aussitôt voulu savoir qui il était et l'écouter. Peut-être était-il un allié, un frère en esprit qui m'était envoyé en échange du mirage de Cérinthus ? Il y avait une petite place à proximité de la porte du vieux port. J'y parlais volontiers au couchant lorsque l'atmosphère de la ville s'apaisait. Quand on m'a appris que Saül avait également choisi cet endroit pour s'y adresser une première fois aux Éphésiens, cela m'a plongé dans un certain trouble. Personne ne pouvait revendiquer le moindre territoire quand il s'agissait de répandre le Souffle du Béni mais mon trouble tenait au fait que nul ne lui ait apparemment parlé de ma présence, notamment en ce lieu. Cela n'avait pas non plus échappé à Épiphanês qui s'en était même fâché. - « Comment peut-il... ? l'avais-je entendu tonner en pénétrant sous mon toit ... Et personne ne lui a parlé de ta présence, de nous, semble-t-il? Je ne comprends pas ... » Je ne lui ai rien répondu de précis car les rumeurs pouvaient colporter n'importe quoi et parce que rien, dans ces affirmations, n'était peut-être exact. Mais, dans ce cas, une question se posait malgré tout: Pourquoi ce Saül n'avaitil pas cherché à nous rencontrer? Nous l'aurions accueilli à bras ouverts ... Par ailleurs, nul ne pouvait nous dire où il vivait. Il était arrivé à Éphèse depuis trop peu de jours et ceux qui répondaient à nos interrogations paraissaient gênés par la situation. L'un d'eux a seulement lâché quelques mots significatifs : "Il parle tellement fort que personne n'ose l'interrompre et puis, c'est étrange, on dit qu'il est romain". Deux ou trois jours plus tard, Saül, dont le nom circulait de plus en plus, fit savoir qu'il s'adresserait bientôt de nouveau à tous "les hommes de bonne volonté". À la date annoncée, j'étais évidemment là avec Épiphanês et quelques autres ... En direction du temple d'Artémis, il existait une grotte et l'espace pierreux qui s'étendait à proximité était propice 127

à accueillir des familles cherchant la protection de quelques vieux arbres noueux. C'est ce lieu que Saül avait choisi pour parler. En cette fin d'après-midi, il n'y vint cependant qu'une trentaine de personnes. Quant à moi, j'étais bien décidé à y prendre aussi la parole même si la sagesse et ma nature à me faire plutôt discret m'incitaient à une attitude contraire. Épiphanês et moi nous nous étions adossés à une pierre parmi d'autres. Lorsqu'un groupe d'hommes est finalement apparu de derrière un fourré, j'ai immédiatement su que Saül devait être de leur nombre puis duquel il s'agissait... Un homme d'âge mûr, au cheveu rare et à la barbe dense bien que coupée très courte ... Il portait une robe délavée qui avait dû être brune et dont on aurait eu de la peine à dire si elle était grecque ou romaine. Une grosse ceinture en soulignait la taille et mettait en évidence son torse que l'on devinait puissant. Mais, audelà de ça, c'était son regard qui retenait l'attention. Un regard déterminé sous un front aux profondes rides. Qui était-il en vérité, cet homme ? Jamais je ne l'avais aperçu parmi nous en Galilée ou en Judée ni même les derniers temps parmi les ruelles de Jérusalem. Immédiatement, sa voix a claqué ... - «Savez-vous que vous avez été élus, mes frères? Élus avant même la naissance de ce monde ! Le Béni au nom duquel j'ai traversé le désert pour parvenir jusqu'à vous vous a choisis pour Le glorifier. Heureux soyez-vous ! Oui, Lui qui a vaincu la mort ainsi que je vous l'ai appris, Il m'a envoyé parmi vous malgré vos asservissements, la chair, la luxure et toutes les convoitises. Oui... Il m'a envoyé non pas parce que je suis meilleur puisque mille fois j'ai fauté. Moi, Saül, Il m'a fait marcher vers vous pour vous révéler votre destin qui est de vivre dans 128

la Demeure de l'Éternel. Ainsi, à jamais, vous êtes captifs du Tout-Puissant et de Son unique Fils Jeshua tout comme je le suis moi-même ! » Tels furent les premiers mots que l'homme lança avec assurance à notre assemblée aussitôt médusée par sa fougue. Je ne sais trop quel regard Épiphanês et moi nous nous sommes alors échangé mais à coup sûr il parlait d'incompréhension, de stupeur et de crainte. Qui était donc celui qui osait s'exprimer ainsi et que savait-il réellement de Jeshua ? Après une pause durant laquelle il s'est attardé sur quelques visages, Saül a repris ce qui pour moi avait l'allure d'une sorte de harangue aux accents provocateurs ... Entendais-je bien ce que j'entendais ? À un moment donné, ses paroles ont commencé à s'entrechoquer puis à se mélanger dans ma tête ... J'avais l'impression de ne plus rien saisir car tout ce qui nous était annoncé n'était fait que d'obligations, d'interdits, de jugements et de possibles sanctions à venir. Nous étions les esclaves de l'Éternel et la foi que Celui-ci attendait de nos personnes ne venait même pas de nous mais de Lui puisqu'il nous avait élus depuis le Début de Tout' ! Épiphanês a voulu partir cependant je l'ai fermement retenu par un bras. Comme moi, comme ceux qui nous accompagnaient, il fallait qu'il sache, qu'il puisse comprendre ce qui se passait là. À quoi ressemblait "le" Jeshua de Saül pour le doter d'un tel feu si loin du "nôtre" ? Subjuguée ou intimidée, notre assemblée restait muette. J'ai néanmoins bientôt remarqué que quelques regards se tournaient vers nous. Des hommes qui avaient recueilli mes On ne manquera pas, relativement à cette notion d'état de servitude, d'établir une comparaison avec l'Islam. En effet, le préfixe "Abd" que l'on trouve dans de nombreux noms, comme par exemple Abdallah, signifierait "captif de ... " voire "esclave de ... " 1

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paroles à de nombreuses reprises et qui étaient membres de notre Communauté d'Éphèse ... Manifestement, ils s'interrogeaient sur le sens de notre présence tout en exprimant une certaine gêne par rapport à la leur. Seules deux ou trois femmes étaient mêlées à eux. Enfin, Saül a repris sa harangue.. . Sa connaissance du Grec était parfaite comparée à la mienne. Son ton avait cependant pris cette fois des accents plus doux avec, je dus le reconnaître, quelques belles affirmations. Celles-ci traduisaient une autre facette de sa personnalité. Saül était sans aucun doute un homme complexe qui, de toute évidence, avait vécu et éprouvé l'impact d'une puissante Présence ... - « Le Seigneur, le Béni, est là, en vous, dans vos poitrines, ne Le cherchez pas ailleurs ! Depuis que je l'ai compris pour moi, que je L'ai accueilli et qu'ainsi Il m'habite, je suis captif de Sa réalité jusqu'à la Fin des Temps ... Alors, vous, pourquoi ne le seriez-vous pas? Ouvrez votre cœur, vous que le Père éternel a déjà désignés. Soyez humbles et reconnaissez Jeshua le Béni pour Celui que vous avez toujours cherché ! » Mais voilà qu'insensiblement, comme si un nuage traversait sa conscience, les paroles de Saül se durcirent à nouveau dans le déferlement d'un grand nombre de sentences qui étaient autant de jugements. "Pourquoi donc eux, les Grecs et même ceux qui respectaient les lois de Moïse, clamait-il en substance, oui, pourquoi eux, étaient-ils constamment sous l'emprise de mille égarements outrageants? Ils devaient savoir qu'il y aurait pour cela une sanction, une condamnation ! Il fallait donc qu'ils se repentent tous de leurs aveuglements et de leurs outrances puis qu'ils se prosternent jusqu'au sol parce que "la mort du Béni et Sa résurrection" étaient pour eux !'Onction qui les affranchissait de l'errance ... " 130

Lorsque Saül cessa de parler, on aurait dit qu'une tempête venait soudainement de cesser. Quelques légers murmures mais pas une question pour surgir de la moindre poitrine. Une dizaine d'hommes se levèrent enfin pour recevoir la bénédiction qui s'imposait d'évidence pour eux tandis que d'autres se présentèrent pour une simple accolade et que le reste de l'assemblée se dispersait par petits groupes silencieux, comme encore sous le coup d'une sorte de gifle. Quant à moi, j'ai voulu rester là et j'ai prié Épiphanês d'en faire autant. Il fallait que je comprenne qui était vraiment cet homme qui réussissait tout à la fois à me toucher et à me choquer. J'ignorais si Saül nous avait remarqués avant ce moment mais il s'est rapidement dirigé vers nous sitôt après avoir accordé une dernière accolade à un vieillard. J'ai fait quelques pas vers lui également et nos bras se sont ouverts avec spontanéité. - «Qui es-tu? m'a-t-il aussitôt demandé. Tu n'écoutais pas comme les autres ... On m'a dit qu'un homme parlait déjà du Souffle de l'Éternel ici. Serait-ce toi ? » - « Je me nomme Johannès et je suis bien celui dont on t'a parlé, un frère en Jeshua. J'ai connu le Béni et j'ai marché à ses côtés durant des années. Il fallait que je t'écoute pour essayer de comprendre car toi, je ne t'ai pas connu sur les bords du lac de Kinnereth ni à Jérusalem. Alors, dis-moi qui tu es en vérité ... Je ne parle pas de ton nom puisqu'il est déjà sur bien des lèvres ici. Je parle de ce que ton Œil a vu et de ce que ton Oreille a entendu pour que tu t'exprimes ainsi ... » Ignorant totalement Épiphanês, Saül a d'abord froncé les sourcils. - « Est-il si important pour toi d'avoir marché sur les chemins à la suite de Jeshua? Il y a mille façons de rencontrer un regard et d'en recevoir la fulgurance ... Mais tu as raison, je n'étais pas sur les rives du lac ni à Jérusalem. Je n'en ai pas 131

eu besoin, moi le vaniteux, pour que le Souffle reconnaisse Son serviteur en ma personne. Et pourtant, je vais te dire, mon frère, que je L'ai longtemps combattu ce Souffle, Lui et Sa Parole faite chair ... et que j'aurais pu Les combattre longtemps encore s'ils ne m'avaient rattrapé quelque part entre Tyr et Damas 1• Une Présence Unie au Divin et tant de Lumière ! Une telle secousse ! C'est là que j'ai reconnu mon cœur comme étant Son bien pour 1'Éternité et c'est là que ce même cœur est devenu captif du Sien. Me comprends-tu? Je n'ai pas connu l'homme de chair mais j'ai été choisi pour répandre la tempête qui Le traversait. Alors ... je veux transpercer les âmes ainsi que la mienne l'a été et le sera toujours ... et sache qu'il n'est pas une journée où je ne prie pour l'effacement de mes fautes passées et présentes. Tu me comprends, n'est-ce pas?» Enfin, Saül s'est tourné vers Épiphanês. - «Tu étais là-bas, toi aussi? Tu L'as connu?» - «Non ... » - « Alors, où est la différence ? Connaître un visage n'est pas nécessairement connaître Ce qui 1'anime. . . » - « Veux-tu dire que je n'aurais peut-être pas connu le Logos en Jeshua? »n'ai-je pu me retenir de rétorquer. - « Le Logos ? » Il y eut un silence puis Saül a repris. - «J'ai déjà entendu ce mot ... Où l'as-tu pris?» - « On ne prend pas Ce qui Est, mon frère. Et un mot n'est jamais qu'un mot. Ne me dis pas que les nôtres vont se confronter. Je ne le veux pas, dussé-je m'effacer.» Saül a souri du premier sourire que je lui voyais. Lui et moi avons encore échangé quelques paroles, puis j'ai remarqué un homme d'assez belle prestance qui paraissait l'attendre un peu en retrait et ensuite nous nous sommes séparés, sans 1

Voir "Le Livre secret de Jeshua", Tome 2, du même auteur, chapitre XXXVI.

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doute conscients l'un comme l'autre qu'il ne fallait pas aller plus loin ce jour-là. Je suis rentré chez moi le cœur amer, suivi par Épiphanês enfermé dans un éloquent mutisme. Il n'était aucunement question que je m'oppose à Saül ; mon déjà "vieux" compagnon le savait bien et il devait s'interroger quant aux temps qui s'en venaient. Et puis tout à coup, alors que nous venions de nous quitter et que je m'apprêtais à franchir le seuil de ma maison, une confidence que m'avait faite Jeshua lors de la dernière de mes visites entre les murs du Krmel m'est revenue en mémoire'. Tout s'éclairait. .. Il avait appris qu'un Pharisien du nom de Saül et qui voyageait sans cesse comme s'il n'était bien nulle part était de retour en Judée et qu'il s'acharnait contre Ses disciples, ceux que les Romains appelaient "les Galiléens". Cet homme avait été l'époux violent qu'avait fui Myriam de Migdel, le père du jeune Marcus. Mais ce n'était pas tout... Inspiré par Élohim, Jeshua m'avait dit s'être rendu auprès de lui dans son corps de Lumière, en plein désert, entre Tyr et Damas2 • Il lui avait alors parlé et l'avait réveillé jusqu'à faire "craquer l'écorce derrière laquelle son cœur étouffait" ... Je me souvenais tellement bien de cette expression et de la tendresse que Jeshua avait laissé perler dans sa voix en la prononçant! C'était incroyable ... Me remémorant tout cela avec une précision inattendue, je me suis étendu sur ma natte dans la petite pièce où je priais habituellement. "Pourquoi tout cela?" me suis-je demandé en essayant de me recentrer. Il fallait bien qu'il y ait une Volonté supérieure Voir aussi «Le Livre secret de Jeshua», Tome 2, chapitre XXXV. On reconnaîtra bien sûr ici Saül de Tarse, le futur Saint Paul de la Tradition chrétienne à qui on attribue des Épitres. 1

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derrière ce qui commençait à se nouer à Éphèse et qui risquait de semer la division. Je ne la percevais hélas pas ... Et si, de toute évidence, c'était Jeshua Lui-même qui avait en quelque sorte missionné Saül, que cherchait-Il dès lors à me faire vivre ? Je crois avoir prononcé ces mots à voix haute et qu'ils ont étrangement résonné entre les murs de mon modeste oratoire. Sans doute et par bonheur est-ce leur sonorité qui m'a fait vite réagir et me reprendre. De quel droit est-ce que je ramenais tout à moi? Je n'étais que Johannès, un parmi d'autres, et il y avait forcément une grande et véritable Intention derrière ce qui me paraissait maintenant de plus en plus analogue à une pièce de théâtre comme savaient en faire les Grecs ... Je me suis alors dit qu'il faudrait que je revoie Saül sans trop tarder et qu'il était improbable que lui aussi ne s'interroge pas de son côté ... si ce n'était qu'il ne m'avait jamais entendu m'adresser à une foule. Et si jamais l'un et l'autre nous n'avions pas été éclairés du dedans par exactement le même Soleil, il fallait savoir en quoi et pourquoi. Y avait-il à cela une raison de nature divine ou n'était-ce qu'une "affaire d'hommes"? Il ne me fut pas difficile de retrouver Saül quelques jours plus tard. Thalie, toujours très vive, avait appris que celuici avait déjà trouvé à travailler chez un sellier. Il réparait des harnachements pour chevaux ou des cuirasses pour les soldats. Cela signifiait qu'il n'avait pas davantage de moyens de subsistance que nous, contrairement à ce que je m'étais imaginé. Lorsque je me suis présenté dans la cour de la petite échoppe où il œuvrait parmi les marteaux, les poinçons, les clous et les lanières de cuir, il parut surpris de me voir. - «Comme tu le vois, j'ai tout quitté, a-t-il fait d'emblée. Je n'ai plus rien ! J'avais des biens à Tarse et ailleurs, des 134

terres, des maisons ... Mais comment ne pas tout distribuer dès lors que le Souffle du Béni nous a interpellé ? Enfin ... puisqu'il faut bien manger ... maintenant je connais le prix de la nourriture ! » Cependant que Saül achevait ces mots, j'ai cru deviner en eux une certaine fierté un peu provocatrice et tendue. - « Moi, je n'ai pas vraiment eu quoi que ce soit à quitter », me souviens-je lui avoir répondu comme pour le mettre à l'aise en reconnaissant son mérite. Dans le fond de la cour, j'ai alors remarqué l'homme qui l'avait accompagné pendant sa harangue sur les hauteurs de la ville. - «C'est Lukas, m'a aussitôt annoncé Saül. Un homme respectable ... lui aussi touché par la Grâce. Il ne travaille pas ici ... Il est médecin, il soigne ... et il écrit les mots qui traversent mon âme. Nous nous sommes rencontrés à Antioche il y a déjà longtemps. Depuis, il est devenu mon jeune frère 1• » Lukas s'est approché lentement, avec la même prestance que celle que j'avais déjà remarquée chez lui puis il m'a demandé si c'était bien moi qui avais longuement connu le Béni. Il en a semblé impressionné et m'a salué. C'est alors qu'a débuté une conversation avec Saül à laquelle il s'est abstenu de participer. Une étrange conversation en vérité, presque un monologue dont ma mémoire s'est empressée de gommer l'exacte teneur tant son contenu m'a paru lourd et touffu. J'en suis sorti dès que ce fut possible avec l'impression d'avoir nagé à contre-courant pour m'être heurté aux arguments d'un homme dont la foi se montrait si extrême qu'elle le rendait sourd à tout ce qui sortait du cercle de son vécu. J'étais assommé, en quête d'un peu de silence. Comme s'il avait eu besoin de se justifier ou de s'affirmer face à 1 Dans la Tradition chrétienne, Lukas est devenu l'apôtre Luc, disciple de Paul. On lui prête la rédaction ou l'inspiration de l'évangile qui porte son nom.

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moi, "le témoin direct", Saül m'a laissé avec un malaise difficilement exprimable. À plusieurs reprises, il s'était voulu d'amour et de compassion mais un feu nourri par les jugements et les contradictions avait toujours et malgré tout fini par prendre le dessus. - « Ne jugeons pas, mon frère Johannès, avait-il dix fois répété, nous sommes tous dans l'errance et le mensonge. . . » Mais l'instant d'après il avait maudit ceux qu'il appelait les impies et les blasphémateurs et qui, par toute la Grèce qu'il avait déjà parcourue, n'entendaient rien de ses paroles. Sitôt après l'avoir quitté, j'ai ressenti l'urgence de me rendre sur le bord de la mer en prenant soin de marcher suffisamment et d'un bon pas pour me garantir une certaine solitude. Aurais-je jamais ma réponse sur le pourquoi d'une telle situation ? Puis, peu à peu, sans presque m'en rendre compte, je me suis laissé inviter jusqu'aux genoux par la transparence de l'eau. Enfin quelque chose de doux et de belles percées de silence intérieur entre les clapotis des vagues ! Alors je me suis vu pénétrer dans une sorte de bulle de la conscience ... et je me suis arrêté, le cœur absolument en paix, le regard détaché de tout et peut-être même avec le sourire de ce mystérieux "Éveillé" dont m'avait parlé Jeshua. Je m'imaginais face à Saül etje le contemplais ... Derrière sa carapace, il y avait un homme souffrant, un curieux mélange de lion et de taureau. De lion pour le besoin de régner et de taureau pour la fixité des opinions et la lenteur face au "mouvement". Certes, Saül l'avait déjà opéré, son "mouvement", mais pourrait-il en amorcer un autre, vers la douceur, et abandonner ainsi le masque du "missionné entre tous"? S'il y eut un moment où j'ai aimé Saül pour sa fragilité souffrante parce qu'emplie de culpabilité, ce fut celui-là. 136

Oh oui. .. je voyais combien Saül se sentait coupable de n'avoir reconnu le Béni en Jeshua qu'après que "tout fut accompli" et qu'il ait de surcroit pourchassé Ses disciples. Franchirait-il jamais la frontière du vrai Pardon en se détournant du tranchant de la "repentance expiatoire" ? J'ai sangloté quelques instants au creux de "ma" paix. De belles larmes pour me faire ressentir, jusqu'à presque le palper, tout l'Amour sous lequel Saül suffoquait à force de ne savoir le dire qu'avec les mots duels parmi lesquels il avait grandi. Du temps s'est écoulé et puis, étonnamment, Saül est venu à ma rencontre jusqu'à franchir plusieurs fois le seuil de ma maison. Je n'ai pas tout de suite compris ce qu'il cherchait puisqu'il avait "forcément raison" dans la compréhension du Divin qui l'avait envahi. Tout d'abord, j'ai cru deviner qu'il voulait savoir "comment cela se passait" dans les villages et sur les chemins en compagnie de Jeshua. C'était légitime et je n'ai pas retenu mes paroles ... Cependant, au bout d'une troisième visite impromptue, il m'est devenu évident qu'il espérait me faire parler de Myriam, de son fils Marcus, puis de Jeshua et des femmes. Pour lui - et il l'affirmait bien haut devant ceux à qui il s'adressait - toute femme devait obéir sans réserve à son époux et tout homme se devait de protéger son épouse parce qu'elle était "son bien le plus précieux". Il ne s'est pas privé de le répéter devant moi cette fois-là comme s'il cherchait un moyen de me faire réagir. Jeshua et les femmes ... C'était une question qui le taraudait. Évidemment Myriam n'était jamais nommée mais il m'est apparu qu'elle était la blessure dont il ne pouvait guérir parce qu'incicatrisable selon sa compréhension de l'ordre des choses. D'ailleurs, Saül s'exprimait toujours sans jamais nommer qui que ce fût, excepté des groupes d'hommes. 137

C'était sa cohérence car cela nourrissait en lui la position de celui qui ne juge pas puisque cela eût été contraire aux Commandements divins. Un jour, pourtant, Saül s'est emporté à la vue de la petite effigie de Meryem adossée contre le mur de là où je vivais. Des fleurs et les fruits venaient d'y être renouvelés et attiraient le regard. - « Qui est-elle ? »fit-il, alors qu'il connaissait de toute évidence la réponse. L'Éternel et le Logos - puisque j'aime ce nom - ne font qu'Un ... Rien ne peut ni ne doit y être ajouté ... Alors je ne vois là que l'image d'une idole de plus, une sorte de cette Cybèle dont j'ai entendu parler. Faut-il donc que les Grecs soient impies! Peux-tu me dire comment tu acceptes cela ici ? » Saül était plus souffrant que jamais mais, derrière son tourment mêlé de fierté, il ne pouvait s'empêcher de tendre des pièges. J'en ai immédiatement vu un dans sa question aussitôt suivie par une autre. - « Certains affirment que la mère du Béni a vécu ici. Est-ce vrai?» - «J'ai vécu auprès d'elle derrière ces murs ... » Saül a grommelé puis a poursuivi ses questions qui se voulaient subtilement enseignantes. - « Je t'estime, Johannès, mais dis-moi. .. Si tu as connu la femme qui a enfanté de Jeshua, tu peux en être heureux ... Cependant, y a-t-il une différence entre voir avec ses yeux et voir avec son âme ? Selon toi, quelle vision est la plus précieuse ? » - « Et si on a eu le bonheur de jouir des deux ? lui aije répliqué, un peu piqué au vif. Tu sais ... il peut certes y avoir bien des yeux qui regardent sans voir mais il en existe d'autres qui savent capter toute l'immensité d'une Grâce. De même, il y a des âmes engourdies et d'autres qui parviennent à réfléchir la Lumière parce qu'elles ont reconnu leur propre nature ... 138

Alors pourquoi ta question qui tranche et oppose ? Écoute, mon frère ... C'est comme si tu me demandais qui, d'un homme ou d'une femme, compte le plus pour l'Éternel. Mille fois, j'ai entendu le Béni clamer que le Ciel et la Terre ne cessaient de s'épouser l'un l'autre à part égale. Quant à Sa mère, je l'ai entendu dire en ce lieu-même : "Peut-être bien que sans la Porte du Bas, il n y aurait pas la Porte du Haut." Elle a osé, oui ... et on peut comprendre cela de multiples façons. La Chair et l 'Esprit ne seraient-ils pas Amante et Amant, Accoucheuse et Engendreur ? Cela te heurte? L'œil et l'âme se reflètent mutuellement ... » Saül était effectivement heurté. Un instant, j'ai vu monter en lui une terrible colère, une colère qu'il est toutefois parvenu à maîtriser. Je l'ai alors invité à s'asseoir dans mon petit oratoire où un peu de benjoin se consumait déjà dans de lentes volutes blanches. Après un silence chargé d'une certaine lourdeur, je l'ai finalement vu changer de regard et me prendre rapidement la main dans un geste maladroit mais pacificateur. - «Tu sais, Johannès ... Je L'ai si peu vu et Il m'a autant fait trembler qu'il m'a bouleversé et réjoui le cœur et l'âme. Un mystère pour moi qui ai toujours tout ordonné ... Je clame partout ce que je crois qu'il m'a dit ou ce que, de tout mon être, j'ai cru comprendre cependant. .. Ai-je entendu une part de moi-même entre Ses Paroles? Si j'ai été à moitié sourd et si je le suis encore, dis-le-moi ... mais je crains de ne pouvoir guérir. Si Jeshua le Béni s'est adressé ainsi à moi, n'est-ce pas pour accomplir ce qui est agréable au Très-Haut, Son Père ? Je vois bien que tu es un instructeur, cependant moi je suis un m1ss10nné ... » Je me souviens avoir été très touché par la sincérité de Saül ainsi que par l'humilité non feinte dont il venait de faire soudainement preuve. Les bords rougis de ses yeux en disaient long quant au combat qu'il livrait contre un aspect 139

de lui-même. Jeshua n'avait pu s'adresser qu'à une belle et noble âme, même si celle-ci était imprégnée de rigidité et se disait "en prison de Lui". - «Saül, lui ai-je enfin répondu, quelle différence fais-tu entre un instructeur et un missionné ? Ta mission n'est-elle pas d'instruire et l'enseignement qui passe à travers moi ne définit-il pas une mission ? » - « Oui, fit-il après un temps de réflexion ... Mais le missionné est un brasier qui n'a pas forcément choisi de l'être et qui va là où le Souffle le pousse et l'attise. Quant à l'instructeur ou l'enseignant, je sais bien que lui aussi porte un Souffle ... toutefois Celui-ci se mêle plutôt à l'eau d'une rivière qui coule en toute liberté. Comprends-tu ? » Je comprenais, bien sûr, mais plutôt que de me laisser prendre dans une longue discussion qui aurait fait le jeu de la puissance verbale de Saül, je lui ai répondu par quelques mots simplement empreints de la spontanéité du moment. - «Mon frère ... Je n'enseigne qu'une chose: Le Logos ne rend pas esclave mais fait vivre une Étreinte Sacrée ... » Saül et moi sommes encore restés face à face quelques instants sans rien nous adresser d'autre qu'un ou deux légers sourires puis je l'ai vu se lever lentement et partir après m'avoir salué, la main sur le cœur. Je ne l'ai plus jamais revu sous mon toit cependant, à partir de ce jour-là, j'ai eu la certitude qu'il n'y aurait pas de lutte entre nous et que je devais m'en réjouir et le dire ... Lorsque je repense à cette époque, je crois avoir été malgré tout un peu moins présent à Éphèse. On m'a davantage vu sur les routes et par les chemins menant à Smyrne, Pergame, Laodicée, Sardes, Thyatire ou ailleurs encore. Les Communautés s'y développaient toujours à leur rythme etje m'y sentais parfois plus serein qu'à Éphèse, ne serait-ce que parce que Saül n'y déclenchait pas ou peu d'orage. 140

Je me souviens de ce jour où, poussé par je ne sais quelle volonté de défi, il était entré dans la synagogue malgré la méfiance qu'il y inspirait parce que fort de sa qualité de Pharisien. Il n'avait pu s'empêcher d'y prendre la parole de façon incendiaire. Cela s'était terminé par des coups portés contre lui et une émeute dans la ruelle adjacente. Chacun savait bien que les rabbis d 'Éphèse avaient depuis toujours en aversion le nom de Jeshua ou du Béni mais lui, Saül, s'était sans doute imaginé qu'il pouvait se faire entendre là où il n'y avait pourtant pas la moindre oreille. Cela lui ressemblait bien ... Les soldats étaient intervenus et il s'était retrouvé au palais du proconsul pour avoir troublé "la paix d'Éphèse et de Rome". Cela en avait amusé certains ... Quant à Lukas, il s'était peu à peu lié d'amitié avec Épiphanês. Tous deux écrivaient et c'était ce qui les avait rapprochés en dépit des sensibilités qui dirigeaient leurs stylets et qui divergeaient nécessairement. Ils s'étaient mis d'accord sur le fait que, comme tous les hommes, Jeshua avait bien eu cinq doigts à chaque main et plaisantaient quant à celui que l'un pouvait représenter par rapport à l'autre. Épiphanês avait choisi d'être annulaire et Lukas index, avec chacun leur propre rôle à jouer. Toutefois, s'il fallait bien deux doigts pour écrire, l'annulaire se joignait mal à l'index pour une telle tâche ... En vérité, ce fut une étrange période durant laquelle, à mon propre insu et très discrètement, un peu de sel s'est remis à s'écouler de l'une de mes mains. Étrange aussi parce que je ne parvenais pas à comprendre comment les hommes et les femmes d'une même Communauté pouvaient osciller entre les envolées intransigeantes de Saül et mes paroles beaucoup plus mesurées. Je me suis parfois dit qu'ils réclamaient sûrement tout à la fois le feu et l'eau pour entrer en "ébullition" mais, le temps faisant son œuvre, j'ai enfin compris que peu d'êtres humains savent se tenir dans la 141

cohérence et qu'ils se montrent dès lors capables d'entendre des discours contraires sans seulement réaliser ce qui les oppose ... Comme partout ailleurs, le peuple grec était fait de gens simples, ainsi sa réflexion et ses attentes étaient-elles vite comblées par le dernier qui avait pris la parole. J'ai encore souvenir d'une affirmation de Saül qui avait particulièrement marqué les Éphésiens : "Soyez agréables à l'Éternel!". Elle m'avait quant à moi déconcerté et découragé ... Comment pouvait-on imaginer que la Présence divine ait besoin d'être vénérée pour Elle-même et soit donc en attente d'une humanité s'efforçant de "Lui faire plaisir"? C'était prêter des réactions humaines à l'inconnaissable, c'était réduire Celui-ci à une sorte de souverain caché quelque part dans l'univers et qui régentait tout selon son "bon vouloir". Tout cela sonnait faux dans mon cœur et c'était si loin, si loin de Ce que le Béni avait enseigné ! Peut-être voulaientils "être agréables" à Artémis, à Cybèle ou à Zeus tous ceux qui se pressaient avec des offrandes devant leurs autels ... Oui, sans aucun doute mais, justement, Jeshua était venu pour "tourner la page", pour écrire sur une autre qualité de papyrus ou de parchemin qui ressemblerait davantage à un cœur humain en quête de sa vraie vérité.

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Chapitre VIII Les pièges des Archontes

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aül se manifesta encore par quelques coups d'éclat.. . On aurait dit que sa façon d'agir consistait à faire parler de lui pour ensuite conduire à Jeshua. Je n'allais plus guère l'écouter que très rarement afin de ne pas troubler ceux qui me prêtaient l'oreille et avant tout le cœur ; cependant, ce que j'entendais dire confirmait mon ressenti. Saül ne pouvait penser que par le noir et le blanc et son discours se cristallisait de plus en plus autour des mœurs d'Éphèse. Je ne pouvais lui donner tort à ce propos mais pas au point où cela devenait une sorte d'obsession là où le Béni-pourtant exigeant sur la rectitude de l'être - reconnaissait à chacun le droit de "vivre sa vie" en plaçant la liberté au centre de tout. Saül avait-il remarqué quelque chose de moi qu'il cherchait à combattre subtilement ? Je me suis interrogé le jour où je l'ai surpris dans une de ses harangues ... "Et je vois beaucoup trop d'hommes entre eux ainsi que de femmes entre elles, ici... Sans la moindre décence !"avait-il lancé devant une centaine de personnes avant de laisser tomber son regard dans ma direction. Malgré l'orientation de mon être, je n'avais pourtant jamais imaginé vivre autrement que seul, bridant mon cœur 143

et mes sens autant que je le pouvais. Dans mon souvenir, cela marqua la dernière fois où nos yeux se rencontrèrent. Quelques mois plus tard, le bruit courut qu'il avait soudainement décidé de quitter Éphèse. Et c'était vrai ... Épiphanês, Pyrrha et moi ne nous sommes pas caché notre soulagement. Cela faisait plus de trois ans que sa présence nous ôtait inévitablement une part de la sérénité que nous cultivions. Trois ans ... c'était peu et beaucoup. Suffisamment toutefois pour semer une certaine confusion dans la cité et la région. Saül avait annoncé partir pour Rome. Cela me paraissait fou. Rome avait toujours été à la fois le propulseur et le destructeur de tant d'élans ! Tout besoin de conquérir engendre de lui-même un mécanisme d'autodestruction ... et l'heure de Rome viendrait tôt ou tard, j'en avais parfois de vagues visions que je m'efforçais de repousser tant elles étaient violentes. Saül est donc bel et bien parti pour Rome en un début de printemps. Malgré la sacralité de Ce qui l'habitait et à cause de la foi asservissante qui le faisait se déplacer en ne cessant de défoncer des portes, j'ai eu l'impression qu'il trahissait Jeshua peut-être plus que ce dont on avait accusé Judas l'Iscariote. C'était subtil, bien sûr. Mon constat se montrait cruel, j'en avais conscience et je me le reprochais. Il m'était arrivé de rencontrer Judas après sa "trahison", un lourd privilège ... 1 Celui-ci m'y avait révélé le contenu de son cœur et sa difficulté à comprendre la place qu'il avait occupée dans la grande mosaïque du Destin. Quant à Saül, quelle était la sienne ? Laquelle s'attribuaitil et quelle avait été l'intention de Jeshua en le traversant de Son Souffie? Avait-Il appelé une autre forme de trahison? 1 Voir "Ce clou que j'ai enfoncé", chapitre XI, du même auteur, Éd. Le PasseMonde.

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Un matin, je me suis réveillé avec un si puissant rayon de soleil en plein visage qu'il m'a aussitôt fait détourner la tête. Il portait son message à lui, un message si limpide que je n'ai pas tardé à le déchiffrer : Il arrive qu'un trop plein de lumière aveugle et qu'on puisse alors avoir besoin d'un peu d'ombre ... Ainsi, Saül était-il peut-être cette sorte d'ombre-là, ce filtre par lequel l'éblouissant Soleil du Béni allait pouvoir mieux prendre corps parmi les hommes ... J'ai eu cette pensée, oui et, au crépuscule de ma vie, elle demeure encore en mm. Curieusement, le départ de Saül et Lukas coïncida avec une importante résurgence des visions et des songes qui avaient périodiquement ponctué ma vie depuis Pergame et Laodicée. La plupart étaient peuplées par des scènes de combats fulgurants menées par des "Étoiles" entre elles. Elles me suggéraient et me répétaient qu'il y avait bien "quelque part dans les cieux" une véritable guerre inaccessible à la compréhension humaine commune. Moi-même je ne réussissais pas à décrire à Épiphanès les images qui m'en parvenaient. En leur sein, il y avait toujours les mêmes disques plus ou moins lumineux qui s'y affrontaient en se livrant à une étrange chasse cosmique. Un soir, au creux d'une prière, un nom est venu me rejoindre, une sonorité qui m'a fait sursauter. "Jaldabaôth !" Je l'avais déjà entendue à deux ou trois reprises de la bouche même de Jeshua dans un contexte qui m'avait alors bousculé. L'une des choses dont je me souvenais était que Jaldabaôth était relié à l'idée d'une trahison ou plutôt d'un mouvement d'orgueil et de rébellion d'une ampleur incommensurable, celui commis par ces êtres appelés Archontes que bien des humains de par la Terre vénéraient comme des anges ou des dieux ...

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Ces réflexions me troublèrent tant durant quelques jours que j'ai éprouvé le besoin impérieux de me retirer seul dans la montagne avoisinante, légèrement en direction de Smyrne. J'espérais pouvoir y passer quelques nuits sous une voûte céleste parfaitement cristalline comme il y en avait fréquemment à cette période de l'année. Hormis un peu d'eau, des figues séchées et un de ces manteaux de laine sans manches dont les Grecs avaient le secret, je n'avais emporté que mon vieux basha1. Quant au "reste",je ne savais quoi espérer ni même si j'avais des raisons d'espérer quelque chose. Je ne m'attendais pas aux révélations d'un nouveau "Désert" mais juste à un peu de cette clarté d'esprit dont la profondeur enseignante m'avait trop souvent échappé durant les trois dernières années écoulées. Je n'ai même pas cherché un abri. Les pentes d'une petite montagne couverte d'amandiers en fleurs furent parfaites pour moi. De là, je pouvais même apercevoir la mer ... Quant au nom de laldabaôth, il ne voulait toujours pas me lâcher tel un chant dont on ne peut évacuer le refrain hors de soi. Qu'avait-il à me dire? Peut-être rien ... Il arrive parfois que l'on se pose d'inutiles questions comme pour satisfaire les appétits de notre tête. Dès mon arrivée, lorsque le firmament commença à scintiller, j'aurais voulu qu'il m'emporte aussitôt au pays de mon âme et de mes songes. J'ai prié pour cela et je me suis même surpris à m'adresser aux Étoiles ainsi que les Grecs et les Romains interpellaient leurs divinités. Je savais les Étoiles vivantes parce qu'ambassadrices de l'inconnaissable, filles d' Awoun tout autant que d'Eretz, notre Terre. Enfin, adossé au tronc d'un amandier, j'ai appelé le Béni en Jeshua. À dire vrai, je Lui lançais rarement un semblable appel comme pour "ne pas Le déranger", ce qui était insensé. Basha était le terme araméen couramment utilisé pour désigner un chapelet à l 08 grains, autrement dit un ma/a, en Sanskrit.

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Je le savais, pourtant... On ne peut jamais trop solliciter le Logos puisqu'il ne cherche qu'à Se mêler à nous. C'est néanmoins ainsi que je me suis endormi ou plutôt réveillé avec Son nom entre mes deux yeux ... J'étais soudainement debout, à flanc de montagne, il pleuvait des étoiles sur la mer et je devinais une Présence à ma gauche. Je me suis tourné vers Elle ... Le Maître que j'aimais tant était là, dans sa forme de lumière, presque dans sa chair. Impossible pour moi de faire un autre mouvement dans l'état où je me trouvais. Tout mon être était subjugué quoique libéré de la moindre sensation de contrainte. - « Johannès ... Johannès, ai-je entendu, écoute-moi avec ton Cœur. Il faut que tu saches et que tu te souviennes car tu dois dire. . . » - «Dire?» me suis-je permis de balbutier. - « Dire ce qui peut être capté, même si un jour on te le vole, qu'on le déforme puis qu'on le cache aux hommes. Ton âme est-elle prête à recueillir une vérité puis à la graver en elle ? C'est bien pour cela que tu m'as appelé du sommet de ton être, n'est-ce pas, mon frère? Parce qu'il est l'heure que tu commences en cette vie à entendre pour discerner par-delà le Rêve des Temps. Écoute, écoute ... Je veux te parler de cet immortel Univers qu'on nomme Bar-Belom dans la langue des Étoiles audible par les hommes. Bar-Belom, je te le dis, est un royaume ... Le Royaume Absolu né de l 'Inconnaissable qui S'est regardé Lui-même afin de Se différencier du Vide'... Bar-Belom, c'est la première Pensée qui fût, c'est le Reflet de l'ineffable, l'image parfaite que tu peux appeler Père-Mère ou MèrePère, le Kadmon, l'Homme et la Femme suprêmes fondus en une seule Vérité, celle du Vouloir divin et de la projection de toute Création. L'inconnaissable est également appelé Aïnsoph dans la Tradition initiatique juive. 1

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Comprends-tu dans ton cœur ? Alors, l'inconnaissable et Son Souffie en Bar-Belom s'aimèrent comme ! 'Esprit et la Lumière, comme !'Éternité et Son Onde de Vie afin d'engendrer ceux qu'on nomme les Aéons, les architectes du Temps, engendrant eux-mêmes une multitude d'autres Aéons ... par la liberté de l'Éloignement, celle du Choix. Et c'est ainsi, Johannès, que la Séparation naquit du cadeau de Liberté ... jusqu'à Élohim, à la fois Un et Multiple, jusqu'à la Fracture de la Rébellion, jusqu'aux Archontes avec leur prince, Ialdabaôth, en quête de domination parce que coupé de la Mémoire de ! 'Ineffable. Ialdabaôth, oui ... Tu en comprendras désormais le sens. Il est l'imitateur. N'y vois ni l'Obscur ni l'immaculé mais une teinture grise, jalouse de l'Univers où elle s'est enfermée. Non pas l 'Ennemi mais l 'Amnésique pris dans les rets de son orgueil. Et, vois-tu, c'est pour lui répondre par l'Amour pour effacer !'Errance ainsi distillée que le Souffie du Logos m'a fait naître en ce monde. Comprends-tu vraiment dans ton Cœur, mon frère ? » La Présence de Jeshua a disparu sur ces mots, s'estompant peu à peu tel un reflet sur une eau paisible que l'on vient d'agiter. Aussitôt, je me suis retrouvé adossé au tronc de mon amandier, les yeux fouillant l'obscurité. Je crois bien avoir pleuré des torrents de larmes. C'était la première fois que, depuis Son départ, le Béni s'adressait ainsi à moi. . . Tant d'années! Dès que j'en ai trouvé la force, j'ai marché entre les arbres, trébuchant sur les cailloux mais heureux du vertige de mon âme pour tout ce qui venait d'être révélé à ma conscience. Je n'avais qu'un questionnement : Pourquoi tout cela? Pourquoi me remettre une telle connaissance ? Qu'en faire dans un monde qui ne pouvait apprendre que par son seul 148

émerveillement enfantin face aux récits de la vie du Béni et au modèle si total mais si simple de l'Amour qui y avait été proposé? La seule réponse était de m' enraciner dans la confiance car tout ce que je venais de recevoir éclairait d'une façon précise l'une des Paroles du Maître lorsque Celui-ci avait un jour déclaré un peu abruptement : «N'insultez pas les joyaux en les distribuant à qui n'en connaît pas le précieux.» Je suis retourné à mon amandier pour m'étendre cette fois à son pied dans la douce fraîcheur de la nuit ... Alors, j'ai fermé les yeux dans l'espoir de retrouver le visage de Jeshua ou peut-être simplement le sommeil. Oh ! tout cela était tellement hors de toute proportion ... Que pouvais-je espérer trouver dans l'ivresse dont je venais d'hériter? C'est à cet instant que les mots sacrés de "mon Chant" se sont à nouveau déroulés d'eux-mêmes en moi encore et encore ... ''Au début de Tout était le Logos. Et le Logos Se tenait auprès de Ce qui Est avant le Début du Tout. Et le Logos était Lui-même au Tout Début ... " Je me souviens encore du silence vivant qui a suivi ... puis que "tout" a recommencé. J'étais à nouveau debout, Jeshua se trouvait à ma gauche et je me tournais vers Lui pour en découvrir une fois de plus le corps de Lumière. Mon questionnement l'a immédiatement rejoint. .. - « Pourquoi tout cela, Maître ? J'ai la sensation de ne parler qu'à des enfants. Est-ce manquer d'amour que de m'exprimer ainsi? Dis-moi ... À qui offrir Tes joyaux?» - «Au Temps, mon frère ... même si celui-ci est un Rêve dans !'Éternité. Dans deux fois mille ans, une porte s'ouvrira en lui, tu le sais parce que c'est déjà écrit en toi. Offre donc ces joyaux à l'encre et aux parchemins. On les dérobera bien 149

sûr, on les appauvrira puis on les détournera et des hommes monteront au bûcher pour eux mais toujours ils sauront renaître 1• Alors écoute, écoute encore, Johannès ... Si le Soujfle m'a visité et afait de moi Sa Coupe, c'est afin de ramener la Matière au Divin parce que Celui-ci est Son Essence. La Matière, vois-tu, est la sœur jumelle du Soujfle. Elle est née de la Liberté depuis la Séparation et Elle ne cesse d'exprimer son désir de retourner vers l 'Jneffable. Ce qui La freine en l'humain c'est une partie de lui qui a été blessée, bloquée, amputée de sa force. Cette partie, cent fois je l'ai appelée «le Feu féminin» mais il n'y avait pas d'oreilles pour en recueillir le véritable sens. Voilà pourquoi l 'Étincelle divine qui peut tout embraser et éclairer sommeille en ce monde et en d'autres. Mais le Feu féminin, écoute-moi bien, n'est pas plus présent en la femme qu'en l'homme ; il est avant tout le Principe universel de Reconstruction puis de Sublimation. Le réceptacle où il est incarcéré et sommeille se situe à la base de tout corps humain. Voilà le lieu de la Blessure !2 Pour se libérer en Le Libérant, tout être doit donc apprendre à reconnaître la nature de ses chaînes. Ainsi, de cette Connaissance pourront naître celles du verrou et de sa clé ... » Jeshua a alors fait une longue pause etje L'ai vu regarder mon âme comme Il ne l'avaitjamais fait, comme s'il voulait déclencher une réaction. Celle-ci n'a pas tardé. - « Qui ou quoi a posé les fers et causé la Blessure ? Dism01 ... » - « Le vouloir des Archontes, celui de laldabaôth ... afin de régner sur une part de la Création. » 1 On peut penser ici à une allusion aux Cathares qui avaient leur propre version de l'Évangile de Jean, ainsi certainement qu'à Giordano Bruno. 2 Il s'agit bien sûr d'une allusion aux vertèbres dites "sacrées" ou "sacrum", siège de l'incommensurable réservoir d'énergie appelé Kundalini dans les Traditions orientales. Le sacrum aurait donc fait l'objet d'un "bridage" énergétique ayant une incidence sur la conscience et la génétique humaines.

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- « Là est le Mal ? » - « Là est le verrou. C'est différent. Je te l'ai dit, mon frère, Jaldabaôth n'est ni l'Obscur ni l'immaculé mais la Pénombre, l'espace d'une rencontre entre le Jour et la Nuit. De son règne est né le Principe du besoin de Dépassement de soi, ce Feu que le Souffle est venu activer. Et pour cela laldabaôth doit-il être respecté bien que combattu. Lui aussi est Serviteur. À son insu ... 1 Alors oui... Il se mène une lutte parmi les Étoiles tout comme sur Terre ... Une lutte qui fait partie de ce Rêve universel qui est la Forge de nos esprits. Au-dessus de tout cela, eh bien ... les mots perdent leur sens. » - « Et ceux de l'Amour ? » - « Ceux de l'Amour demeurent, bien sûr, mais également ceux de la Volonté et de la Sagesse. » - « Puisque tu m'as montré le Plan, la nature de la Séparation et le Portail de la Sublimation ... tout n'est-il pas alors joué?» - «Non ... Ce qu'on appelle l' Avenir se modifie à chaque fois qu'on le regarde, Johannès. C'est cette vérité qui fait que tout se tisse, se détisse et se retisse sans cesse ... et voilà pourquoi tout se décide et se joue dans le Présent du Cœur, l'espace de la Beauté. Voilà pourquoi enfin je m'adresse à ton âme, à toi dont la voix peut devenir voie ... Quant à Saül, il fait son travail, pour cette vie il est de l'Ordre de Rome. Cela aussi tu peux le comprendre ... » La Présence du Maître s'est alors estompée, me laissant avec la sensation de sa main posée au sommet de mon crâne. Déjà j'étais de retour dans ma chair, allongé sous mon manteau au pied de l'amandier que j'avais élu. Voir "Le Livre secret de Jeshua", Tome 2, la note 1 en bas de la page 199. Ialdabaôth y est appelé le Démiurge. 1

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Je n'ai pas dormi du reste de la nuit. Comment auraitce été possible? Avoir revu Jeshua et en même temps être chargé d'un si lourd secret! Aux premières lueurs de l'aube, les yeux brûlants, il m'a paru évident que j'avais reçu plus que ce que j'aurais jamais osé imaginer parce que c'était incommensurable, même en comparaison avec la voûte céleste qui m'avait été offerte en partage. Alors, sans hésiter et transi, j'ai repris le chemin d'Éphèse, impatient de retrouver Épiphanês et ses papyrus. En arrivant chez lui peu après l'heure du zénith, je n'y ai cependant trouvé que Pyrrha et leur fille Daphni qui apprenait à tisser le lin. Juste après mon départ, Épiphanês avait décidé de rejoindre Pergame afin d'en revenir avec tout ce qu'il lui fallait pour "bien écrire". Il ne serait donc sans doute pas de retour avant une bonne semaine. Pyrrha s'en excusait presque à sa place comme si son époux avait mal compris la durée de mon absence. - «Alors, c'est à toi que je parlerai en premier, lui ai-je annoncé. Il faut que je parle ... » - «À moi?» -«Et pourquoi pas? C'était d'abord aux cœurs féminins que le Béni s'adressait ... » - «Veux-tu que j'aille chercher Adrianos et Nikétas? » - «Non, c'est à toi que je dois parler. Je vois qu'Épiphanês t'a prêté son oreille et que ce n'est pas sans raison.» Pyrrha est restée interdite un moment tout en achevant de pétrir une pâte et de la garnir d'olives. Enfin, ne faisant que céder à son indépendance naturelle, elle a accepté puis m'a tout simplement demandé d'aller d'abord chercher un peu d'eau au puits. Je me souviens lui avoir parlé jusqu'à une heure très avancée de la nuit. Daphni s'était endormie depuis longtemps ; j'étais moi-même épuisé mais il fallait que tout 152

ce que je venais de vivre avec Jeshua se déverse de mon cœur et laisse immédiatement une empreinte dans le Visible de ce monde, de crainte que cela ne s'évapore. Le Beau est toujours si fugace ... - « Tu trouves cela "beau", Johannès ? m'a demandé Pyrrha dès que j'eus terminé. Ce que tu as vécu et entendu est merveilleux mais ... cela me fait surtout peur. Peur tellement c'est immense tandis que nous sommes si petits ... Moi, tout au moins. Des poussières dans un univers où des Puissances gigantesques semblent s'affronter. C'est en tout cas ce que je comprends. Par bonheur, je crois que je ne le retiendrai pas dans ma tête et qu'alors ma peur s'éteindra vite. . . » - «Je te comprends, ma sœur, si ce n'est sur un point ... c'est que nous ne sommes pas si petits ... Une Force de dispersion nous l'a fait croire et nous nous sommes inclinés. Et c'est pour nous libérer de son mensonge que le Logos est venu à travers le Béni ... et qu'Épiphanês sait écrire.» - «Veux-tu dire qu'il a été choisi comme toi?» - « Personne n'est choisi mais chacun a la lucidité ou non, le courage ou non, de reconnaître où est sa place ... c'est-à-dire de se désigner ou non. Notre monde est empli d'hommes et de femmes totalement sourds à la puissance que cela représente. Alors, vois-tu, c'est la Peur qui est la souveraine de ce monde. Ce n'est pas ce qu'on nomme le Mal qui gouverne, non pas parce que celui-ci n'existe pas, mais parce que chacun n'en a pas la même perception et s'en arrange souvent pour en faire son propre Bien. Jeshua m'a montré comment Ialdabaôth a dessiné dans son univers une image du Bien qui est la sienne parce qu'elle le sert. On peut imiter le Bien, comprends-tu, de même qu'on peut simuler une image de la Lumière, mais nul ne peut se Les approprier, se poser une couronne sur la tête et se prétendre souverain de tout ce qui est. 153

Etje te le dis, Pyrrha, nous cessons d'être petits dès que nous commençons à concevoir tout cela puis dès que, peu à peu, nous nous dégageons des décrets qui nous font vivre dans l'asservissement, le jugement et la condamnation. Le Saint des Saints du Temple Universel, l'espace des Noces Célestes est ouvert à tous ... Et ce n'est pas parce que j'irai sacrifier une oie, un taureau ou un agneau que je "plairai à l'Éternel" car la crainte et l'asservissement au goût du sang ne sont pas nés de Lui mais de la Liberté qu'il nous a donnée de nous penser petits et donc insignifiants ou, au contraire, dans une infinie croissance. Quant au fait de se penser "grands", c'est à la fois trop et trop peu puisque cela fait demeurer prisonnier de l'arrogance du simple rêve humain. Alors, tous ensemble, ma sœur, pensons l'infini ! » Sur cette exclamation qui m'avait emporté tout entier, un silence s'est soudain installé et m'a sorti de mon tourbillon ... Je m'étais enflammé et je n'avais pas vu que Pyrrha commençait à fermer les yeux et devenait incapable de me suivre. Je l'ai priée de m'excuser puis, finalement, nous nous sommes tous endormis pour la nuit dans la petite pièce où nous avions partagé un repas en nous enivrant de mots que j'aurais voulu davantage Paroles. En entrant dans le sommeil, je me souviens m'être fait un reproche ... Je venais d'oublier le cœur de la première des Révélations : le Silence ... parce que c'est toujours lui qui attire le Divin.

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Chapitre IX De la Gratitude à la Consolation de son retour, Épiphanês s'est mis au travail L eaveclendemain une ferveur que je lui avais rarement connue. Le Message que m'avait délivré Jeshua surpassait à ses yeux tout ce qu'il s'était donné pour mission d'écrire. Comme à son habitude, il avait tout consigné sur un simple rouleau de palme puis, avec mon aide, il en avait repris chaque mot, chaque expression sur un parchemin avec le soin d'un orfèvre. J'avais peiné en même temps que lui, labourant mon cœur pour être certain de bien rassembler les joyaux qui y avaient été incrustés sans en omettre un seul, sans amoindrir ni trahir leur charge initiatrice. Nous y avons travaillé trois journées entières, me semblet-il, parfois secondés par Pyrrha dont la mémoire, plus fidèle qu'elle ne le pensait, apporta aussi sa part de sensibilité féminine, puissante et émerveillée. Je me souviens de notre état d'esprit lorsque tout fut consigné. C'est seulement là que nous avons mesuré l'ampleur et l'extrême gravité des propos tenus par le Béni. D'un commun accord, Épiphanês et moi avons alors résolu de tenir ces Écrits à part des autres. Ils ne pouvaient être mêlés aux récits que j'avais fait des Enseignements du 155

Maître à travers la Galilée, la Judée et la Samarie ni à ceux de Yohanan sur les rives du Yarad. C'était autre chose ... Une fleur est souvent aimée pour ses pétales mais elle existe aussi par les semences de son pistil. Pour notre part, nous savions devoir préserver celui de la nôtre, tel un trésor, ne sachant ce qu'il en adviendrait ni qui en hériterait enfin au-delà des falsifications, des vols et des trahisons. Épiphanês changea à compter de cette date. Je l'ai vu devenir presque aussi grave que les Enseignements qu'il avait retranscrits. Il en était conscient et attribuait cela au poids que Ceux-ci faisaient peser sur sa réflexion. L'idée d'une lutte d'ampleur cosmique le faisait souffrir, lui qui, comme beaucoup, associait les Cieux à l'idée d'une éternelle Paix 1• Il avait la sensation de se heurter à un mur et, de fait, je le voyais perdre un peu de sa joie. Si moi-même j'avais été troublé durant quelques jours, le souvenir de certains longs tête-à-tête avec le Béni m'avait finalement éclairé avant de totalement me pacifier. - « Comment fais-tu pour être ainsi ? » m'a un jour demandé mon ami. - « Tu veux dire en paix ? J'attendais que tu me le demandes. » Je me suis tu un instant ... J'attendais qu'une forme de vapeur commence à s'échapper de sa conscience bouillonnante pour l'ouvrir à "autre chose". La notion de cosmique et donc de cosmos pourrait ici en surprendre certains. Il faut cependant savoir que son concept était déjà présent en Grèce chez les philosophes pythagoriciens, chez Platon par exemple, depuis plusieurs siècles. Contrairement à aujourd'hui, le cosmos était perçu tel un monde clos, bien circonscrit, fonctionnant selon un ordre précis qui répondait à des volontés ou des équilibres célestes. Hors de lui, on ne concevait qu'une sorte de chaos ou d'univers indifférencié dont on ne savait rien. Cette perception du cosmos n'était donc pas si éloignée de l'idée d'un univers gouverné par un Démiurge tel qu'évoqué dans le chapitre précédant celui-ci. 1

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- « Dis-moi ... C'est l'idée d'une lutte ou d'un combat céleste qui se prolonge jusqu'à nous et dont nous serions les otages impuissants qui te tourmente, n'est-ce pas ? » - « C'est cela ... Je ne suis plus tout à fait Grec ... je ne peux plus concevoir qu'il y ait des affrontements en dehors de ce monde ... » Nous descendions la grande voie pavée qui menait aux portes donnant sur le port, une foule de jeunes gens aux tuniques courtes parlaient bruyamment aux alentours du gymnase tandis que tous les vingt pas on ne voyait ce matinlà que des marchands de grains et d'épices disposer leurs biens à vendre sur le sol. - «Allons plutôt vers le bord de mer, ai-je suggéré comme souvent. Comment parler de telles choses ici ? Il nous faut faire un peu de place et surtout de silence dans notre tête. » L'un et l'autre nous connaissions un endroit où il y avait de beaux et grands pins près du rivage. Ils avaient su marier leurs racines à des rochers qui eux-mêmes finissaient par plonger en pente douce jusqu'à la mer. Parfois, nous accostions là après quelques heures de pêche. - « Tu sais, mon frère, ai-je fait dès que nous y fûmes parvenus, c'est voir "trop court" que de toujours associer une lutte ou un combat à une guerre.. . La sagesse peut parfois demander à ce qu'on y discerne plutôt la recherche d'un équilibre. Le blanc et le noir n'existent pas à l'état absolu. Ce que nous voyons comme blanc n'est jamais qu'un certain aspect de la Lumière et ce que nous disons noir ne traduit rien d'autre qu'un ennui de cette même Lumière. L'un et l'autre ne se font pas davantage la guerre que le jour et la nuit, même si l'un semble toujours chercher à l'emporter sur 1' autre en le pourchassant. C'est le Béni qui m'a fait toucher à ce mystère. Ainsi, l'essence de !'Équilibre est-elle en quête d'elle-même au 157

sein de ce que ton peuple appelle le cosmos. C'est ce point de quête de !'Équilibre qu'évoquent les Paroles que tu as retranscrites et qui font notre "secret". Notre cosmos n'est pas! 'Univers des univers, mon frère ... Il n'est qu'un espace, qu'une demeure parmi tant d'autres avec ses mondes internes qui se cherchent. Il n'est pas le Royaume propre au Logos car Celui-ci est infiniment plus vaste et n'a pas de Demeure fixe. Le Logos répand Son Onde dans d'innombrables cosmos et y génère ses Émanations ... Vois-tu ce que je cherche à te dire ? Il est !'Expression de l'ineffable, bien au-delà de ce que nous voyons des Cieux et de ce que nous réussissons à en concevoir. Mais dis-moi, maintenant ... Lorsque tu as la fièvre et que ton corps tremble, n'as-tu pas la sensation qu'un combat s'y livre ? Oui ... et cela même si ton âme est en paix. Lorsque tu as peur ou que tu es visité par une colère, n'es-tu pas le lieu d'une lutte? Oui. .. même si tu es un homme de bien et que ton cœur est bon. Et ces vagues que tu vois là et qui attaquent ces rochers les jours de tempête pour en faire peu à peu le sable sur lequel tu aimes marcher ... ne mènent-elles pas une sorte de combat, elles aussi ? Oui. . . Enfin que dire de l'éternelle rencontre de l'eau et du feu? Faut-il que nous y voyions une guerre? Je te vois sourire ... Leur confrontation est plutôt la recherche d'un équilibre. Et c'est une confrontation analogue qui existe parmi les cieux qui sont nôtres. 1 Alors vois-tu, mon frère, cet équilibre, !'Équilibre sacré, c'est lui qu'est venu nous enseigner le Logos en Jeshua par Sa Sagesse et Son Amour. Tout cela afin de nous emmener plus haut que le blanc et le noir. Le voyage est long, c'est vrai ... mais la route est désormais tracée ... Quant à la Perfection dont tu as soif, elle ne se 1 Cela ne peut qu'évoquer la présence d'»anticorps» luttant contre des sortes de «virus» ou de «bactéries» au cœur même de l'organisme que représente notre cosmos. L'analogie pourrait être longuement approfondie.

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trouve pas plus au sein de ce cosmos qui palpite au-dessus de nos têtes que dans celui de nos corps. Cependant, si tu contemples et écoutes vraiment le Vivant, tu en découvriras une dans le fait de Consoler et de Prendre soin de tout ce qui est. Et cela, c'est la base d'une vraie Révélation que ni toi ni moi ne devons garder pour nous. Mais surtout, Épiphanês, n'oublions pas la Gratitude. Le trésor qui nous a été confié, aussi lourd semble-t-il à porter, touche malgré tout à quelque chose d'aérien en nous. Il nous appelle à sublimer ce que nous croyons connaître. Nous sommes infiniment riches ... Bien plus que ce Crésus dont j'ai entendu les Lydiens parler à quelques reprises 1• Souviens-toi de cet or subtil que nous sommes invités à faire grandir en nous. L'extraire de soi vaut bien que nous peinions un peu ... et même parfois beaucoup. Cela demande du courage, oui ... mais ce courage, lorsqu'on parvient à le mettre en œuvre, n'est-ce pas lui qui nous donne la Joie en nous redressant? Quant à la Joie, c'est d'elle que naît la Consolation ... celle que nous recevons puis que nous avons pour mission de transmettre. Le Béni est le Consolateur et chaque jour tu Le reçois sans nécessairement Le reconnaître ... » Épiphanês était assis sur une grosse pierre et se tenait la tête entre les mains. Combien de fois n'avais-je pas adopté la même position en me centrant sur une part de moi qui n'était le centre de rien du tout ! - « Mais alors ... dis-moi, comment puis-je faire pour mieux Le reconnaître ? Parfois, je sais que Sa Présence est là et pourtant je ne parviens à deviner que Son reflet, un reflet qui trop rapidement s'estompe. » - « Le secret - s'il en existe un - c'est, je viens de te le dire, de Prendre soin de tout ce qui est, c'est d'inviter la douceur par la Gratitude. Regarde ... Nous respirons, nous 1

Crésus était un ancien roi de Lydie ayant pour capitale Sardes. Il a vécu au

vrmie siècle avant notre ère.

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mangeons, nos mains ont de l'ouvrage et, par-dessus tout cela, nos cœurs ont fait vœu d'aider les âmes à accoucher d'elles-mêmes. Y a-t-il plus beau destin? Écoute ... J'ai connu ce que tu vis et peut-être le connaîtraije encore mais, en cette heure où je vois clair, c'est à moi de prendre soin de toi en commençant par te dire ma gratitude. Je te rends grâce d'être mon ami et mon frère, Épiphanês ... » Épiphanês a aussitôt redressé la tête, la mine stupéfaite. - « Mais ... n'est-ce pas plutôt l'inverse ? Si je ne vous avais pas rencontrés, Meryem, Sarah et toi ... je serais sûrement en train de me chercher encore sur quelque route de Thrace, de Macédoine ou dans une prison romaine. » - « Et qui de nous a le plus espéré l'autre ou les autres ? Chacun en ce monde est à la fois un possible port d'amarrage pour l'autre, un bateau qui cherche son mouillage ne seraitce que pour une nuit, le vent qui en gonfle les voiles ... et enfin un marin qui scrute les étoiles. Tout se tient, tout s'équilibre. . . La peine, la peur et la souffrance naissent de cet oubli ... » J'ai laissé mon ami sur ces réflexions. Je n'avais aucune leçon à lui donner ... J'espérais seulement lui dire que "prendre soin" ne signifie pas toujours "caresser". Ce n'était certes pas le premier creux de vague qu'il affrontait. Il m'a souri en se passant lentement la main dans la barbe. J'y ai vu un geste de douceur envers lui-même, ce qui était exceptionnel. Certains hommes et certaines femmes ont toujours en eux une sorte d'arc tendu contre leur propre personne ... Beaucoup de temps s'est ensuite écoulé, me souvientil. Épiphanês est peu à peu revenu à lui-même comme cela lui était déjà arrivé, m'accompagnant aussi souvent qu'il le pouvait sur les chemins qui menaient d'une Communauté à l'autre. Celles-ci grossissaient encore, s'organisaient mieux et de petites peintures sur bois représentant maladroitement 160

le Maître ou Meryem s'y multipliaient. J'avais appns à "laisser faire". Nul doute que cela alimentait une ferveur de plus en plus palpable ainsi qu'une force dans l 'Invisible 1 qui n'échappaient pas aux Romains, de moins en moins conciliants. Nos visages étaient depuis longtemps connus de quelques décurions et chefs de milices et, malgré la sympathie que nous accordaient certains Patriciens, les contrôles dont nous faisions l'objet à l'entrée des villes se multipliaient sous n'importe quel prétexte. J'ai en mémoire plusieurs arrestations intempestives mais sans conséquences, notamment à Pergame et Laodicée où les soldats maniaient facilement le pilum. Le Pouvoir romain, que nous étions pourtant très, très loin de menacer d'une quelconque façon, entendait simplement nous rappeler qu'il était là et que nous ne ferions pas de ces contrées de la Grèce une autre Judée. C'était du moins ce que nous comprenions de son attitude sans nous douter toutefois du niveau de complicité qu'il entretenait avec les rabbis des synagogues dont l'influence sur les esprits continuait de s'amoindrir. Pyrrha donna naissance à deux autres enfants ; quant à la "petite Thalie" de mes premiers temps à Éphèse, elle avait trouvé époux, un assez bel homme aux cheveux abondamment bouclés, plutôt fortuné, qui possédait deux ou trois navires de commerce en liaison constante avec Athènes et Alexandrie. Vive et jolie comme elle l'était, il y avait une logique à cela. De très modeste origine comme l'immense majorité d'entre nous, Thalie avait toujours véhiculé l'image d'une certaine prospérité inscrite en elle. Par bonheur, son cœur n'avait jamais varié. Bien que vêtue de plus beaux drapés qu'autrefois, elle se montrait invariablement présente à nos 1

Un égrégore.

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côtés, vraie et prête à recueillir les Paroles que je m'efforçais de transmettre et à les partager autant qu'elle le pouvait. Et puis un jour, sur le port, j'ai vu son ventre s'arrondir et j'ai osé le lui dire, sachant que c'était selon son souhait. -«Oui, Johannès, fit-elle alors ... Et en cela je n'aijamais oublié ce qu'il y a longtemps déjà tu nous as enseigné en sortant du temple d'Artémis. T'en souviens-tu, toi? "On peut toujours engendrer des enfants dans la chair sans se soucier de les avoir d'abord conçus dans /'Amour. C'est facile... Mais la conception, la véritable conception, celle qui est liée à l'état et /'altitude de notre conscience, se fait en premier lieu en esprit et c'est elle qui appelle la noblesse de/'âme à venir. Le germe de/ 'humain est avant tout le fruit de deux cœurs. Parfois, il demeure dans /'Invisible entre deux êtres qui s 'aiment, parfois il prend corps ... "

Eh bien tu vois, Johannès, c'est ce qui nous est arrivé, à Thanos et à moi. Sois bien certain que le Béni que tu as connu et que tu portes n'y est pas étranger.» Ces quelques mots de Thalie m'ont bouleversé. Quiconque enseigne a rarement l'occasion de savoir quelle terre exactement a accueilli ses semailles et surtout à quelle profondeur ses graines ont germé. Thalie avait de l'espace en elle et là était sa vraie richesse. Ce fut elle d'ailleurs qui, se remémorant ce qu'elle avait appelé "le récit des quatre métaux", suggéra à Gaios d'en incruster le bois des images peintes du Béni qu'il réalisait toujours 1• En cela et par l'audace de ses questionnements,j 'avais appris à la reconnaître comme de ma véritable parenté. Si elle ne respirait pas pleinement, elle étouffait. 1 On peut certainement voir là la naissance des toutes premières icônes même si la Tradition des Chrétiens orthodoxes fixe leur apparition à l'époque byzantine, vers les I\Jlèm• ou \Jlèm• siècles.

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La plupart des êtres humains ont un tout petit univers dans leur tête et même dans leur cœur. Dès lors, leur apprendre à concevoir l'infini puis à se tourner résolument vers Lui comme étant une dimension d'eux-mêmes a toujours représenté un incroyable défi. Celui qui ne peut vivre - ou plutôt exister - que derrière des palissades devient très vite lui-même un poseur de palissades. En mon temps, je m'étais demandé qui avait posé la première palissade. Ce n'était pas un nom, évidemment, que j'avais alors cherché mais l'identité originelle d'une blessure : celle du besoin viscéral de dominer ... Non pas tellement le besoin de protéger ainsi qu'on l'a fait croire mais avant tout celui de brider le désir et la nécessité vitale de "voir plus loin", autrement dit de penser l'immensité. "Faire tourner en rond", voilà quelle était la victoire de tous ceux qui, depuis des temps immémoriaux s'étaient joints aux "Rétrécisseurs". . . afin que la palissade devienne muraille. Un jour, en rentrant de Sardes où je m'étais rendu seul, j'ai découvert un attroupement de quatre ou cinq personnes au pied du mur qui ceignait ma maison. Épiphanês était parmi elles, accroupi et se tenant la nuque d'une main. On venait de découvrir que la petite effigie en pierre de Meryem avait été brisée et ses fleurs piétinées. C'était la consternation. Une vieille femme en pleurait même bruyamment. Pour tous, cela signifiait la profanation d'une mémoire et cela ne pouvait que porter malheur à Éphèse si on ne trouvait pas le responsable et qu'on ne le châtiait pas pour son sacrilège. J'étais évidemment infiniment peiné par une telle souillure mais quant à chercher pour punir ... j'avais trop approché Yohanan puis vécu avec Jeshua pour qu'une semblable pensée me traverse ou du moins persiste en moi. On ne guérissait pas le mal par un autre mal car alors on portait à nos lèvres la coupe du poison à laquelle celui-ci s'abreuvait. 163

- « Tu vas laisser faire cela ? s'est écriée la vieille femme plus que jamais en larmes. Pourquoi Jeshua n'a-t-il rien fait?» Je ne connaissais que trop ce genre d'argument. Il revenait à chaque fois que survenait un évènement incompréhensible, injuste ou révoltant. Accuser "les Cieux" plutôt quel 'infirmité des cœurs humains ... Vouloir se venger plutôt qu'essayer de comprendre et enfin trouver un chemin pour la paix ... Épiphanês lui-même s'est laissé emporter par l'émotion générale et les gesticulations de la vieille femme qui criait au sacrilège. - «Elle a raison ! fit-il, en se relevant d'un coup. C'est un manquement grave fait à l 'Étemel ! Meryem a porté le Béni et sa statue était sacrée ! Quel était donc ce terme qu'utilisait Saül autrefois? Je l'ai oublié mais c'est celui-là qui définit le mieux une telle insulte ! » J'ignore quels mots me sont alors venus mais j'ose croire qu'ils m'ont été inspirés car en quelques instants ils surent faire revenir un peu de calme. - « Écoutez, mes amis, ai-je fini par dire, ce soir, à la tombée du jour, revenez ici, chacun avec un peu de résine à brûler. Nous allumerons l'huile et nous parlerons ... Parfois, c'est la nuit qui nous fait y voir plus clair ... » Et l'heure est arrivée ... non pas avec les quatre ou cinq personnes auxquelles je m'étais adressé mais avec une petite foule bourdonnante de tous les questionnements possibles. Ma maison était envahie et la seule façon d'être entendu me parut être celle de monter sur sa terrasse puis d'y parler haut et fort afin que chacun capte mes mots jusqu'à l'extérieur de ses murs. J'ai d'abord voulu prier selon "mon Chant" non pas parce que celui-ci pouvait être compris par chacun - loin de là - mais pour la mélodie de ses sonorités qui stimulaient le 164

germe de la Walya là où il n'était encore qu'une promesse. Puis ... j'ai demandé à tous de convoquer le Divin en brûlant des herbes et des résines sur les quelques braises que Pyrrha entretenait près de la porte. Je ne pouvais rien faire sans cela, c'était conforme à ce qui se passait devant tous les temples du pays et chacun le comprenait en pareille circonstance. Il fallait toujours laver le théâtre d'une salissure. En dépit du silence qui s'était imposé à ma demande, une voix a fini par s'élever. -« Meryem était Meryem, Johannès ... alors c'est le Béni qui a été insulté ! » Je n'ai pas voulu ni pu répondre aussitôt. Un peu de sel sortait du creux de ma main droite comme d'une fontaine et, pour la première fois, je m'en apercevais tout en étant pleinement présent. Que faire sinon demander de l'aide? - « Mes amis, ai-je finalement trouvé la force de dire d'une voix timbrée, qu'est-ce qui, en vérité, a été insulté sinon nous dans la nature de notre foi? Croyez-vous vraiment que !'Éternel et le Béni qui ne font qu 'Un au sommet de tous les univers soient concernés par nos querelles humaines? Ne rendons pas Leur Réalité semblable à la nôtre ! Oui, c'est vrai ... une faute honteuse a été commise ici et nous blesse mais, je vous le dis, toute faute n'existe que par 1' ignorance de qui la commet. Seulement 1' ignorance ! Tel était l'un des piliers de !'Enseignement de Jeshua et moi seul en ce lieu puis en témoigner ... Alors voilà pourquoi, très solennellement, je récuse le nom d'hamartia qu'un homme que pourtant je respecte est venu répandre ici même autrefois. Vous souvenez-vous ? Si certaines de ses paroles vous ont déjà échappé, il se pourrait bien que ce qu'il a distillé en vous y soit demeuré. Qu'estce qu' hamartia? Hamartia serait une insulte impardonnable faite aux Lois de l'ineffable et serait, de ce fait, passible d'un bannissement de Sa Lumière. 165

Mais qu'est-ce que l'ineffable, l'inconnaissable ? Un Père, une Mère susceptible de vous maudire à jamais ? Je vais vous le dire ... L'ineffable, c'est l'Amour, l'Amour à l'état pur ! Non, jamais, jamais le Béni en Jeshua n'a fait peser l'hamartia au-dessus de nos têtes 1• Oui. . . des fautes parfois graves, parfois tragiques même, nous en commettons tous ; nous sommes tous les auteurs de nombreux manquements, par ignorance, par oubli, par inconscience et parce que le défaut d' Amour est un Sommeil. .. mais rien de tout cela n'est hamartia ! La faute et le manquement appellent à la manifestation du Pardon pour l'accès au Réveil. Quant à l' hamartia, elle n'existe pas au Royaume du Divin car elle enracine la culpabilité en chacun de nous, c'est-à-dire le jugement et la condamnation par l'Éternel.» Il y eut un remous dans la foule jusqu'à l'extérieur de ma maison. Enfin, dans une sorte de sursaut, j'ai ajouté: - «Alors, maintenant, dites-moi. .. Sentez-vous le poison de l' hamartia en votre âme depuis l'origine des Temps ... ou tout simplement une ignorance dont il vous est désormais possible de vous extraire ? Le Pardon que l'on accorde et celui que l'on s'accorde sont des briseurs de chaînes. Par le Souffle de Jeshua, vous n'êtes pas des esclaves et n'en serez jamais!» J'ai quitté mon toît en terrasse afin de me mêler à ceux qui étaient là, tiraillés entre deux visions de la vie mais en quête de la même vraie Consolation. Jamais je n'ai voulu 1 La notion d'hamartia, parfois utilisée dans les tragédies grecques mais introduite ici par Saül de Tarse, serait à l'origine latine et chrétienne du concept de "peccato" autrement dit de celui du "péché". On comprend alors mieux quelle distinction faire entre "péché" et "faute", le péché étant considéré comme une offense grave faite à Dieu par le franchissement de ses "balises", tandis que la faute ou le manquement ont pour cause l'ignorance et l'immaturité de la conscience. L'écart est fondamental.

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prononcer le nom de Saül et c'est pour cela que jamais on ne l'a opposé à ce qui avait si vivement jailli de mon cœur. Mais voilà que j'avais à peine rejoint la foule et entamé le partage des accolades que des cris rauques se sont mis à fuser, accompagnés d'un martellement de sabots. Il y eut un mouvement de panique et des hurlements affolés ... La garde romaine venait de surgir avec, à sa tête, un décurion à cheval dont j'apercevais le casque et le pugio 1 menaçant. Ici et là, des torches étaient brandies dans notre direction tandis que des ordres continuaient d'être lancés comme pour entretenir savamment une panique. Je ne me souviens pas de réelles violences autres que celles de quelques coups de bouclier bien assénés. Chacun se dispersa alors aussi vite qu'il le put jusqu'à ce qu'Épiphanês et moi nous nous retrouvions seuls face au feu des torchères et à une dizaine de pilums bien empoignés. Nous connaissions les Romains et ceux qu'ils avaient enrôlés. Tout argument était inutile ... Nous avons passé quatre ou cinq jours dans une geôle d'Éphèse, tous deux étonnamment en paix parce qu'habités par une sorte de grâce. Pas d'interrogatoires soutenus, mais des menaces comme celle de nous arracher la langue afin que nous ne prononcions plus le nom d'un certain "Nazaréen". Je ne sais pas si nous y avons cru en surprenant quelques sourires en coin ... Ce n'était pas vraiment une pratique romaine. Enfin, sans que nous sachions pourquoi, nous avons été relâchés un matin, épuisés et manquant d'eau. Il a fallu que bien des années passent pour qu'enfin j'apprenne l'intervention de cette riche famille de Patriciens qui, parmi d'autres, s'était ouverte aux Enseignements du Maître. Je n'eus jamais l'occasion de l'en remercier mais nul doute que dans les "greniers célestes" quelque chose s'était inscrit que nous aurions bonheur à partager en un autre temps. 1

Le pugio était une sorte de gros poignard à large lame et à double tranchant.

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Quelques semaines plus tard, alors que nos existences avaient repris leur rythme en dépit de tout, un homme d'âge mûr s'est présenté à ma porte avec en main une lampe de terre cassée en deux ou trois morceaux. - « J'étais là, ce soir-là, m'a-t-il dit avec beaucoup de respect dans la voix. Quand je l'ai vue piétinée et répandre son huile enflammée sur le sol, j'ai voulu l'emporter en mémoire de ce que j'avais entendu et de Meryem que j'avais connue ... » - «Et tu viens maintenant m'en faire présent?» - «Non ... je la garde ... mais, vois-tu, je sculpte la pierre depuis fort longtemps alors je me suis dit qu'une plus grande et plus belle statue de la mère du Béni serait la bienvenue contre le mur de cette maison ... Elle est là, dans mon chariot ... »

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Chapitre X Yohan s'écoula encore ... Plusieurs saisons, je ne D usaistemps combien au juste jusqu'à ce jour d'automne où un homme posa pied dans le port d'Éphèse par l'un des navires de Thanos en provenance d'Alexandrie. Ce fut Thalie, enceinte d'un autre enfant, qui m'en fit l'annonce à la demande de son époux, circonspect, car l'homme en question disait me chercher avec impatience. Qui était-il ? Impossible de le savoir autrement que par le nom qu'il avait donné de lui. Le même que le mien: Jean ... Johannès ... Yohan 1• J'étais intrigué. Comment pouvais-je être connu à Alexandrie jusqu'à être réclamé ici ? Je l'ai compris en allant à sa rencontre là où on m'avait dit qu'il logeait ... Une petite pièce à l'étage d'une taverne dans le vieux quartier aux ruelles tortueuses surmontant légèrement le port. À peine m'y étais-je présenté que déjà j'apercevais la silhouette d'un homme qui descendait à vive allure un escalier de pierre fort étroit. Nous étions quatre ou cinq dans la taverne mais aussitôt ses yeux se sont portés vers moi. C'est l'appellation Yohan qui sera privilégiée dans ces pages afin d'éviter toute confusion. 1

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- « Johannès ? » a-t-il fait. - « Yohan ? » lui ai-je alors répondu en allant à sa rencontre. L'instant d'après, il m'avait déjà invité à m'asseoir à une table dans le coin le plus discret de la pièce après avoir prestement commandé une petite cruche de vin. Manifestement, Yohan était issu d'une famille riche et se montrait à l'aise dans les rapports humains. La robe d'un bleu intense et amplement drapée qu'il portait assez dignement en disait long à elle seule. Yohan s'est rapidement présenté. En fait, il n'était pas d'Alexandrie mais de Jérusalem. Il avait seulement vécu quelques mois à Naukratis 1 afin de fuir les violences faites aux "partisans du Nazaréen", le Massiah 2 , à travers la Judée, la Galilée et même la Samarie. C'était à Jérusalem qu'il avait entendu mon nom pour la première fois, un nom bien courant pourtant mais dont, dans les circonstances, il avait fait, selon lui, une sorte de symbole. - «Alors, tu es un disciple du Béni? m'entends-je encore lui demander, toujours intrigué. -«Oh ... je n'ai pas droit à un tel nom ... je ne L'ai jamais connu ... » Ma question avait en effet été maladroite car Yohan était beaucoup plus jeune que moi même si sa chevelure grisonnait déjà abondamment. Alors, comme pour se rattraper un peu, il précisa: - «En réalité ... Je L'ai peut-être rencontré mais je n'en ai pas souvenir car je devais avoir deux ou trois ans du temps où mes parents Lui offraient un lieu pour Se réunir discrètement avec les Siens à Jérusalem. Il y faisait souvent le partage du pain, m'a-t-on dit. Mes parents, eux, étaient de vrais disciples Naukratis était un important port situé dans le delta du Nil, à faible distance d'Alexandrie. 2 Le Messie annoncé par les anciens Écrits. 1

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du Massiah ; c'est par eux que je suis venu à Lui, que j'ai respiré Sa Parole. Ils ne sont plus de ce monde ... » - « Les Romains ? » - « Les Romains et tous ceux qui leur tendaient la main, par peur ... Beaucoup d'entre nous se sont fait massacrer, je te l'assure, rien que parce que le nom de Jeshua était sur leurs lèvres. C'est miracle si je suis encore là ... » En vérité, une étrange atmosphère s'était rapidement installée dans notre petit coin de taverne. Elle oscillait entre le grave et le joyeux, entre la prudence des mots et la liberté de la confidence. Pouvais-je avoir totalement confiance en cet homme qui s'introduisait tout à coup dans ma vie ? Je ne savais toujours pas ce qu'il voulait hormis fuir les persécutions romaines de Judée. À un moment donné de notre conversation, Yohan a prononcé le nom de Saül. Il y avait de nombreux Saül, certes, mais celui qu'il évoquait ne laissait pas de doute quant à son identité précise. Il n'en parlait que comme d'un ardent enseignant qui assurait s'exprimer au nom du "Ressuscité" à tel point qu'il était constamment obligé de fuir les Romains en se déplaçant d'un lieu à l'autre. Ce Saül-là était un homme vrai, courageux et fort, à ses dires. - «Et tu ne l'as pas suivi?» ai-je fait. - « Je l'aurais pu ... J'ai hésité mais lui non plus n'avait pas connu le Massiah. Enfin ... pas vraiment, pas comme je le voulais et puis ... souvent je l'entendais parler à la façon des rabbis ... Les interdits, la peur de l'Éternel. .. Quelque chose n'allait pas. J'ai aussi rencontré un Jacob qui se disait frère de Jeshua mais il est peu resté à Jérusalem et là également, je ne sais pas ... Il n'était pas sur mon chemin. C'était une question de regard. Mes parents m'ont enseigné que ce sont toujours les regards qui se rencontrent avec le plus de vérité, avant même que les paroles ne se croisent. Ils tenaient cela du Massiah. Est-ce vrai?» - « Il disait cela, en effet. » 171

- «Alors ... le tien me parle.» J'ai longuement souri à Yohan mais je ne lui ai rien répondu. Je ne voulais surtout pas d'une banalité qui aurait consisté à lui répliquer quelque chose comme "moi aussi". Bientôt, notre cruche fut vide. - « Que comptes-tu faire ici, mon frère, ai-je alors fait. » - « Vivre ... si tu veux bien de moi parmi tes disciples car j'ai entendu dire que tu en as beaucoup. Même sur ce bateau qui m'a amené ici. Il paraît aussi que tes mains ont ... quelques dons qui montrent de quoi ton cœur est fait. » - « Et tu crois cela ? » - «Je fais confiance à ton regard.» J'ai aimé cette réponse de Yohan. Etje l'ai d'autant plus apprécié lorsqu'il a ajouté : - « Je vais demeurer ici quelques jours. J'y serai bien. La mer est juste là. . . alors je pourrai aller méditer et prier sur son rivage autant que je le veux. Il y a si longtemps que je ne me suis pas accordé cela ! J'ai de quoi vivre quelque temps ... Ne te soucie pas de moi... Pense seulement à ma demande. On ne s'impose pas en tant que disciple auprès d'un enseignant; il faut que sa porte soit grande ouverte.» Les propos que tenait Yohan prenaient une tournure que je n'avais imaginée. - « Mon frère, lui ai-je alors répondu un peu surpris, ainsi qu'on te l'a dit, nombreux sont ceux qui affirment spontanément être mes disciples ici et dans d'autres villes mais je n'en vois pas un seul qui m'ait fait une telle demande. As-tu besoin d'une permission pour suivre le mouvement de ton cœur? » - « Pour cette sorte de disciple que j'aspire à être ... Oui!» En recueillant ces mots de la bouche de Yohan,j 'ai soudain eu l'impression de me voir et de m'entendre, des décennies auparavant, à Bethsaïda, lorsque j'avais demandé au Maître : 172

''Alors ... veux-tu de moi?" et qu'il m'avait répondu: "C'est à toi de décider ... Je ne recrute pas. " 1 En dépit de la pénombre, j'ai attrapé Yohan au fond de son regard et je lui ai tendu une sorte de flambeau en lui répétant doucement les mêmes mots ... - «C'est à toi de décider ... Je ne recrute pas.» Je crois qu'il s'est passé près d'une lune avant que Yohan et moi ne nous retrouvions seul à seul. Nous nous croisions dans les ruelles, sur le port, et il ne manquait aucun des rassemblements que je suscitais ici et là. Parfois, je le voyais écrire sous les figuiers près des Bains de la ville haute. Sa présence n'avait évidemment pas échappé à Épiphanês dont quelques réflexions me montrèrent bien que celle-ci le chagrinait un peu ... "Mais quel est donc cet homme qui traîne toujours là où tu vas ? J'ai vu qu'il sait écrire ... " C'était précisément ce qui agaçait mon vieil ami, la crainte que Yohan, dont il prononçait parfois le nom avec une pointe d'ironie, ne lui prenne sa place. Mais la vérité était qu'il n'y avait pas de place à prendre car chacun jouait son rôle tant qu'il était sincère. Ce n'était d'ailleurs certainement pas dans mon intention ; il y avait trop de complicité, de respect et d'affection entre Épiphanês et moi pour qu'une telle idée puisse germer. Toutefois, dans mon for intérieur, je devais bien reconnaître qu'Épiphanês se montrait de moins en moins présent et actif à mes côtés. Sa famille s'était encore agrandie, il devait travailler davantage et son corps se fatiguait plus facilement sur les chemins. Ainsi que c'était prévisible, Yohan a fini par se présenter à ma porte. J'en fus heureux, je ne le cacherai pas, car il devenait évident que son âme exprimait une certaine noblesse et une 1

Voir "Le Livre secret de Jeshua", Tome 2, Chapitre V.

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détermination qui parlaient de droiture. De plus, il était cultivé, une qualité qui me faisait cruellement défaut et qui chez moi appelait à un certain respect. Fallait-il donc absolument que je n'aie rien étudié - ou si peu - pour qu'il m'ait été donné de pouvoir vivre ce que j'avais vécu? Non ... je me refusais d'entrer sur un tel terrain de questionnement stérile. Toujours est-il que Yohan a pris l'habitude de me rendre visite, non pas - j'en étais certain - qu'il ait alors voulu forcer mon amitié et ma considération mais parce que nos échanges donnaient spontanément lieu à de belles discussions en esprit. Contrairement à la plupart, Yohan s'intéressait assez peu à ce qu'avait accompli ou dit Jeshua dans tel ou tel village de Galilée ou sur les bords du lac. Sa mémoire était déjà emplie à cet égard des propos d'une multitude de récits. Ce qu'il voulait absolument, c'était approcher, comprendre la Nature profonde du Béni, le mystère de son Être et, en cela, il se montrait un homme rare. Au bout de quelques semaines, je me suis dit qu 'Épiphanês ne pouvait le dénigrer ni l'ignorer plus longtemps. Je l'ai donc convié à l'une de nos rencontres lorsqu'il s'en improviserait une. À mon grand étonnement, il a immédiatement accepté et je dois dire que ce que nous partageâmes le jour venu fut un bonheur doublé d'une révélation quant à ce qui pouvait circuler d'un cœur à l'autre. Ainsi, sans parler de Pyrrha dont la conscience s'était incroyablement dilatée, nous pouvions désormais être trois à avoir faim et soif des sommets de l'Esprit ... ou du moins de ce que nous considérions comme tels. Je me souviens avoir vu Épiphanês se métamorphoser en faisant la même constatation. Lui qui s'était toujours montré jaloux des papyrus et parchemins dont il avait la responsabilité, je l'ai vu me sonder du regard quant à savoir si j'acceptais qu'il les montre, tout au moins certains, à Yohan. 174

- « Vas donc les chercher, mon frère... » lui at-Je simplement fait sans qu'il ait à formuler quoi que ce fût. Que dire de l'expression de Yohan lorsqu'il se retrouva avec quelques parchemins et papyrus en main ? Leurs textes avaient été rédigés en Grec, une langue qu'il maîtrisait à l'écrit tout aussi bien que Saül. Il a voulu s'y plonger sans attendre mais la soirée avançait et nous ne souhaitions pas que "notre trésor" sorte du périmètre de nos deux maisons. - « Tu n'as qu'à passer la nuit ici ! » a tout à coup lancé Épiphanês pris par l'enthousiasme du partage. L'idée était bonne et c'est donc ce qui s'est passé. J'ai étendu une natte dans la petite pièce qui avait servi à Meryem et Sarah puis j'ai rempli d'huile une ou deux lampes de bronze destinées à être suspendues. Je me vois encore les proposer à Yohan, tout ému, qui ne croyait pas à ce qui lui arrivait. Lorsque je l'ai retrouvé au petit matin, j'ai compris qu'il n'avait pas dû fermer l'œil de la nuit. Je me suis assis sur le sol... - « Johannès, m'a-t-il fait sans trop attendre, il faut que je te le dise ... C'était à la fois trop et pas assez ... Dans ces paroles que j'ai lues il y avait comme un véritable chant dans lequel je me suis noyé à force de me le répéter ... et puis aussi tout ce qui a suivi et qui ressemblait à ce qui m'a été conté de la vie du Béni ... mais en plus beau parce qu'en plus doux ... Et de tout cela, je vous remercie infiniment Épiphanês et toi, cependant. .. cependant il y a autre chose ... Autre chose qui traversait ce que nous nous sommes dit et dont je n'ai pas trouvé la moindre trace dans ces rouleaux. Alors, je n'ai pas dormi. Je ne suis pas bien parce qu'il y a un voile qui demeure. J'ai parfois des visions, sais-tu ... Je ne sais pas les comprendre mais toi, tu en as peut-être la clé ... » J'ai senti mon front se plisser ... En toute vérité, qui était ceYohan? - «Qu'entends-tu par autre chose?» 175

- «Vous avez beaucoup parlé de la Voûte céleste, d'Élohim et d'un temps qui n'était pas le nôtre. Je n'ai jamais entendu ces mots à Jérusalem dans la bouche de ceux qui ont côtoyé Jeshua ... Quant à mes visions, j'ai toujours eu l'impression qu'elles m'emmenaient de l'autre côté du Soleil, là où semblent se cacher des forces qui s'affrontent et que nous ne connaissons pas. C'est de cela dont vous ne voulez pas me parler ? Ou dont vous ne pouvez pas ... ? » Quelques heures plus tard, Yohan était toujours là. Entre temps, je m'étais rendu chez Épiphanês où l'un comme l'autre avions choisi de "courir le risque" de dévoiler nos "parchemins secrets" à notre visiteur qui, décidément, n'était peut-être pas aussi "jeune" qu'il le paraissait. Yohan a insisté pour tout lire en notre présence. Le PèreMère, Bar-Belom, Ialdabaôth et ses Archontes ... autant de noms qui sortaient de lui avec une singulière facilité comme s'ils avaient attendu jusque là pour qu'on les réveille dans un repli de sa conscience. Il pouvait concevoir un Plan Divin qui se confondait avec la Nature de Celui-ci ... L'Unité qui Se contemple afin que le Deux naisse et que le Trois en jaillisse. Il concevait aussi par cela l'idée d'une Chute inévitable, d'une Séparation voulue afin que la Vie et ses infinies Créations s'expriment librement.. . Il concevait enfin, de ce fait, le Principe inévitable d'une sorte de Rejet ou de Trahison, du labyrinthe de l'Orgueil Suprême 1et des univers de l'illusion qui s'engendrent puis s'entretiennent mutuellement. Étrangement, ce qu'il comprenait moins c'était la place exacte de Jeshua dans une telle Infinitude où l'humain et son petit monde n'apparaissaient plus que comme des poussières ... même si on pouvait y voir des poussières d'Étoiles. En réalité, il y avait en lui l 'Ivresse sacrée qui menait au Béni mais une 1

Autrement dit "l'hubris", cher aux tragédies grecques.

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sorte de "lien" lui manquait encore que nous ne parvenions pas nous-mêmes à tisser en termes intelligibles. De la même façon mais à un tout autre niveau, Yohan ne comprenait pas pourquoi la terre de Grèce était si fertile au point où Meryem, Sarah et moi y avions été envoyés et qu'autant de Communautés y avaient fleuri. Il n'avaitjamais vu de la Grèce que l'expression-même d'un pays idolâtre peuplé de divinités belliqueuses et perverses. Sur ce point je pouvais le comprendre car, même s'il me semblait avoir la réponse, je m'étais heurté à cette question durant des années ... - «Vois-tu, Yohan, lui ai-je dit, nous regardons les Grecs avec nos yeux à nous. Jusqu'à présent ... Je veux dire jusqu'à ce que la Présence du Béni ne se soit peu à peu installée dans ces régions, il était inconcevable pour eux que "le monde céleste" puisse moindrement se soucier, non seulement de leur sort, mais surtout de ce qu'ils vivaient dans leur cœur et leur âme. Il y avait - et il y a encore pour une majorité d'entre eux - le monde des dieux et le monde des hommes, sans que le premier puisse ressentir le moindre intérêt et la moindre compassion pour le second 1• Comprends que pour les Grecs l'âme humaine n'a jamais pu se désaltérer ou être soulagée de son fardeau auprès des dieux. Il y a toujours eu une frontière ... et donc l'impossibilité pour les humains de s'élever au-delà de leur condition souffrante. Dès lors, peux-tu imaginer la révolution et surtout la Révélation que représente pour eux la Parole du Béni ? Pour À une exception près, celle de Prométhée dont les traditions affirmaient qu'il avait dérobé le Feu sacré de l'Olympe - autrement dit le Feu de la Connaissance, le Souffle de Vie - pour en faire présent à l'espèce humaine. C'est ainsi que Zeus l'aurait condamné à être attaché à un rocher où un aigle viendrait éternellement lui dévorer le foie. Certains récits parlent aussi à ce propos d'une crucifixion. 1

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la première fois, le Divin se soucie non seulement d'eux mais S'invite en eux ! Non pas par pitié mais parce qu'il est indissociable d'eux, parce qu'il a toujours été le Feu de leur cœur et qu'enfin Il peut sortir de l'Oubli ... Et tout cela vaut bien sûr pour les Romains de leur côté. N'est-ce pas merveilleux ? » Yohan m'avait écouté bouche bée avant de fondre en larmes. Je me suis hasardé à lui prendre la main ... Il me bouleversait par sa sensibilité qui me ramenait à la mienne dans bien des circonstances. Pour reprendre l'expression du vieux Zénon de Smyrne, il savait descendre de sa tête à son cœur. Épiphanês ne disait rien mais paraissait tout autant bouleversé. Je l'ai vu se retourner et faire mine de rassembler sur le sol les quelques parchemins qui, en vérité, l'avaient déjà été avec soin. Une ruse que je connaissais bien pour l'avoir moi-même utilisée cent fois dans des moments d'émotion ... Quant à Yohan, ce n'était pas seulement d'émotion qu'il pleurait. En quelques mots je venais de défoncer un portail en lui ... Selon une expression qui m'était devenue chère, je venais de souligner sa parenté avec l'Esprit de Jeshua, l'infini, l'inconnaissable qui n'a pas besoin de la Vie en tant que telle parce qu'il est Lui-même la Vie, l'impensable Éternité. Tous les cosmos où "on" se disputait des territoires et des influences explosaient, celui du Zeus des Grecs, du Jupiter des Romains, bien sûr, mais aussi celui de Ialdabaôth, sans partage, qui avait lui-même un peu "déteint" sur le Père Éternel tel que compris par Saül. - «Oui ... Oui, je vois mieux maintenant, a finalement laissé échapper Yohan dans un soupir. Marcher jusqu'au port me fera du bien, a-t-il ensuite ajouté, et puis il vaut mieux que je retourne à ma taverne. Ils vont croire que je 178

suis parti sans leur laisser les quelques khalkous 1 que je leur dois encore. » - « Mon frère, lui ai-je alors dit sans réfléchir, et si tu venais vivre ici ? Tu vois cet endroit, il n'est pas bien grand mais il peut t'accueillir s'il te convient. » Le soir-même, alors que le ciel rougissait, Yohan s'installait dans "notre maison" avec les deux grosses besaces à larges bandoulières qu'il avait traînées depuis Jérusalem et Alexandrie. Abasourdi, il n'avait fait que bredouiller en réponse à ma proposition face à laquelle il n'avait tellement pas protesté qu'il m'a paru évident que c'était ce qu'il avait attendu sans trop y croire. De leur côté, Épiphanês et Pyrrha en semblaient ravis ; c'était un peu comme si leur famille s'agrandissait en dehors des enfants qu'ils avaient mis au monde et qui poussaient tout en droiture. Bien que Yohan nous eût confirmé qu'il était arrivé à Éphèse avec une bourse plutôt remplie, il tint à participer aux labeurs qui étaient les nôtres, la pêche, la vannerie et quelques menus travaux qui se présentaient à nous ici et là et qui nous facilitaient la vie. Rapidement, il a voulu se rendre à Pergame afin d'y acheter les meilleurs parchemins qui s'y trouvaient. Il a fallu le tempérer ... Épiphanês avait déjà beaucoup écrit de mon chemin auprès de Jeshua et quant aux "Paroles secrètes", il m'en venait rarement, toujours brûlantes et parfois incompréhensibles, intranscriptibles. De cette époque d'apprivoisement mutuel, j'ai souvenir d'une pêche où, à trois sur notre barque qui commençait à beaucoup vieillir, la conversation avait pris un tour particulier. Nous venions de jeter les filets à l'eau et le bois de la coque chantait sa litanie d'une vague à l'autre ... Saül 1 Des "chalques", c'est-à-dire des pièces de monnaie courantes, en vigueur à l'époque.

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avait dû finalement bien marquer les esprits - que ce fût à Éphèse ou à Jérusalem - car son nom se trouva prononcé par l'un d'entre nous ... je ne sais plus lequel. Il avait été question de l'équanimité du Divin, de Son Accueil infini et du non-sens qu'aurait dès lors représenté le moindre "châtiment céleste", l'humain sachant fort bien s'arranger luimême pour se faire frapper par le glaive qu'il avait un jour brandi vers autrui. C'est là que le mot hamartia fut à nouveau prononcé puisqu'il avait été cher à Saül qui en avait fait un argument de crainte, de persuasion et de soumission. - « Je ne comprends décidément pas cela ! s'était tout à coup exclamé Yohan. Pourquoi la soumission? Pourquoi l'esclavage? Ai-je occulté cela de Saül?» L'inévitable question était revenue et j'avoue que moimême je ne pensais pas l'avoir vraiment résolue. Je m'étais toujours heurté à une sorte de mur. Mais voilà que, l'espace d'un éclair, j'ai eu la sensation que sa réponse venait d'ellemême, tel un fruit qui tombe seul de son arbre lorsqu'il est mûr.

- « Mes amis ... je crois comprendre. Il me semble que devient esclave celui qui vit et absorbe la Présence divine ou encore les préceptes d'une Tradition au point d'en faire une véritable obsession qui ne le quitte ni le jour, ni la nuit. M'accorderez-vous le fait qu'être sous l'emprise d'un tel état intérieur dictatorial appelle tout sauf la sérénité ? Je vois dans cet état un paroxysme d'exigence et de rigidité qui envahit tout l'être et le prive totalement de sa liberté. C'est de là que naît l'intolérance. La liberté effraie tandis que les chaînes rassurent. Ainsi existe-t-il une forme d'ivresse du Divin qui réclame et impose des barrières pour éviter l'effroi d'un Absolu qui ressemblerait à un gouffre. Quant à nous ... sommes-nous ivres de la "bonne ivresse" ? Il ne faudra jamais cesser de se poser la question. Jeshua et le Souffie qui L'a traversé nous 180

ont révélé le Vivant mais nous ... comment avons-nous reçu et recevons-nous encore l 'Impensable ? » - « Crois-tu qu'une vision puisse nous tromper ? » est alors intervenu Yohan cependant qu'Épiphanês écopait le plus discrètement possible un peu de l'eau qui s'accumulait dans le fond de notre barque. - « Oh ... Une vision est ce qu'elle est ! Ce n'est pas elle qui trompe mais ce que nous retenons de ses images et la façon dont nous interprétons celles-ci. Peux-tu contempler le soleil en face ? Non ... à moins de le regarder à travers un de ces morceaux de verre coloré qu'on fabrique si bien à Jérusalem ... Mais alors, qu'est ton morceau de verre sinon un voile, un filtre qui le déformera tout en atténuant son éclat ? Eh bien, le voile, le filtre en nous, le tamis, c'est ce qu'il y a dans notre tête. Et puis, Yohan, il existe des "visions" qui n'en sont pas. On le sait instantanément lorsqu'elles nous transportent parce qu'il y a non seulement l'impensable à leur source mais aussi l'indicible. C'est afin que nous puissions entrer dans la Lumière qui est la leur que le Logos s'est logé dans le cœur de Jeshua. Telle est la voie qui nous est proposée pour nous extraire du Rêve de ce monde et de son cosmos car nous nous y sommes endormis ou pour le moins assoupis dans une réalité étrangère au Réel ! » Yohan s'est levé et s'est aussitôt accroché au mas de notre barque comme s'il avait besoin de quelque chose ayant l'apparence de la fixité pour ne pas perdre pied intérieurement. J'ai alors vu Épiphanês sourire un peu malicieusement. Lui et moi avions maintes et maintes fois discuté d'un tel sujet. .. et, chacun à notre tour, nous en avions même été étourdis. Yohan avait beaucoup étudié et la profondeur de sa réflexion en faisait certes un homme d'exception mais il fallait désormais qu'il vive en se frottant à la spirale étourdissante du Vertige. 181

- «Crois-tu vraiment que c'est Ialdabaôth qui a inventé ou conçu notre monde ? » a-t-il enfin fait en se passant énergiquement une main dans les cheveux. - « Oh non ! C'est nous qu'il a inventés ou plutôt façonnés tels que nous sommes ... et cela afin que nous pensions le monde d'une certaine manière ... dans l'intention que nous posions nous-mêmes des barrières, des limites à la Matière qui le constitue. Écoute, Yohan ... Ainsi que tu l'as lu et que Jeshua me l'a révélé par des mots cachés dans d'autres mots, celui que nous nommons Ialdabaôth s'est lui-même "attaché" à cadenasser "quelque chose" en nous dans le but de faire de nos êtres les rêveurs du cosmos où il règne. » - « Alors ... Tout cela, toutes ces errances, toutes ces souffrances. . . tu m'assures donc que c'est à cause de lui et de ses Archontes ? » - « À cause ? Grâce à ? Parce que ? Pour ? Qui le saura jamais, mon frère, sinon le Logos ? Ce qui est certain, c'est que l'accusation ne sert qu'à nous endormir un peu plus et à resserrer encore nos liens. Dès lors, il appartient à chacun de nous de trouver ou de forger sa propre clef en s'emplissant de la Lumière du Béni. »

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Chapitre XI De cœur et de pain

S

ix mois s'étaient à peine écoulés qu'une véritable complicité s'était installée entre Yohan et moi. Celleci allait au-delà de cet idéal qui était notre raison de vivre. Une affection était née que certains gestes toujours discrets traduisaient ou trahissaient. Cela m'émouvait. Parfois, je me suis demandé si Yohan ne s'en amusait pas un peu car il me semblait impossible qu'il n'ait pu remarquer les penchants naturels de mon être ni ignorer les siens. Jamais, cependant, nous n'abordions un tel sujet. J'aurais pu être son père et Celui que nous avions tous deux dans l'intemporalité des Cieux S'imposaitplus que jamais dans nos cœurs ... Yohan était de Judée, moi de Galilée et cela suffisait par ailleurs à taire ce qui, pour notre peuple, constituait une étrangeté inexplicable du genre humain et peut-être même de toutes les formes de vie en quête de leur complétude. De son côté, Épiphanês prenait de l'âge. C'était visible. Il s'était mis à boitiller et il dut bientôt se rendre à l'évidence ... Il n'était plus capable de me suivre d'une ville à l'autre. Une situation qui conforta Yohan dans sa conviction que Jeshua l'avait envoyé vers moi au juste moment. Je n'avais aucun argument à objecter à cela. Probablement était-il en effet 183

dans l'ordre des choses que mon désormais "vieil ami" cède sa place, son stylet et ses papyrus à qui avait plus de force que lui. Nous en avons parlé tous deux mais, s'il en convenait assurément, il n'entendait pas malgré tout se comporter telle une lampe qui attend simplement que son huile ait été consommée par la flamme. Comme tous ceux dont la route est déjà longue, Épiphanês reconnaissait voyager régulièrement en dedans de lui, dans son passé. Il se souvenait d'Alexandrie, de la petite Communauté où il avait patiemment et amoureusement étudié les lois qui président au subtil équilibre de l'âme et du corps ... celles qui font les "tisserands", ces thérapeutes alors trop solitaires à son goût. S'il en avait toujours nourri l'état de conscience en marchant près de moi puisque cet état n'était autre que celui enseigné par le Béni, il avait cependant oublié une partie de la pratique, des gestes et des rituels qui en étaient issus. Il entendait bien retrouver ceux-ci, les laisser à nouveau se glisser en lui puis recommencer à offrir le rayonnement de ses mains intimement uni à celui de son cœur. Il pouvait encore au besoin se déplacer d'un malade à l'autre dans Éphèse et même ouvrir sa propre porte ... Cela ne tarda pas à se savoir et c'est ainsi qu'avec bonheur j'ai vu des hommes, des femmes et des enfants passer humblement le seuil de sa maison, accueillis par Pyrrha, touchante de bienveillance. Je savais qu'aucun échange de monnaie n'était demandé mais que, selon l'exacte application du Mouvement de la Vie, des dons de toute nature affluaient et les aidaient à vivre. En vérité, un nouveau souffle était venu visiter Épiphanês, celui dont il avait besoin à l'automne de son chemin et qui, pour la première fois sans doute, lui donnait pleinement la sensation de s'accomplir en faisant de sa seule personne un 184

espace de rencontre consacré à l'Onde du Béni. Observer tout cela me fut un réel cadeau puisque c'en était un pour Épiphanês.

À cette époque-là, Yohan et moi avons intensifié nos marches d'une contrée de la Grèce à l'autre, souvent aidés par un âne. Peut-être était-ce un peu pour fuir cette intimité qui s'était développée entre nous et dont nous ne voulions pas ... Peut-être, oui. .. mais nous étions aussi portés par les demandes incessantes qui nous venaient des Communautés. Des difficultés surgissaient inévitablement ici et là, parfois des querelles face auxquelles il n'y avait que l'évocation du Soleil de Jeshua pour seul remède. Mois après mois, puis bientôt année après année, Yohan gagna en autorité. Chacun savait maintenant qu'il "avait dû" croiser le Béni durant sa prime enfance et ce "détail", aussi vague fût-il, suffisait à lui donner un parfum de crédibilité qu'hélas n'avait jamais pu répandre Épiphanês. Du reste, Yohan se montrait digne, sage et même docte lorsqu'il s'exprimait à mes côtés, ce à quoi je l'invitais souvent. À dire vrai, moi aussi je me fatiguais plus vite qu'autrefois etje me souviens qu'à plusieurs reprises il avait fallu sa persuasion fougueuse pour me convaincre d'entreprendre à nouveau tel ou tel long déplacement vers Thyatire ou même au nord de Pergame. Tout le temps où nous demeurions à Éphèse, j'avais quant à moi pris l'initiative, apaisante, de mettre en place chaque soir une sorte de petit partage rituel sur notre toît en terrasse. Ces moments étaient rapidement devenus un besoin. Jamais cependant ils ne furent un devoir à s'imposer. Le noyau de ces partages - qui n'était pas destiné à grossir - se composait évidemment de Yohan et moi, d'Épiphanês et Pyrrha ainsi que de Daphni. Bien vite toutefois, leurs autres "enfants", certains déjà adultes, insistèrent pour se joindre à nous. 185

Je me remémore toujours ces moments avec une indéniable tendresse à l'âme ... Tout s'y déroulait dans les plus simples atours du Sacré, en présence d'une flamme, de résines odorantes et d'une fleur blanche quand il s'en trouvait. Émergeait alors une prière du cœur ou deux, suivies d'un silence d'où pouvait enfin monter une question. . . souvent quelques mots susceptibles de nourrir la maturité recherchée par nos consciences. Ensuite venait un autre silence et tout s'achevait par des accolades. J'ai précieusement gardé en moi les paroles qui m'étaient venues un soir et que Yohan s'était empressé de retranscrire. Elles s'étaient tout à coup déversées telles les gouttes d'une ondée venant des Étoiles ...

« Si lointaine et si proche Lumière, Si douce et si exigeante Parole, Que Ta caresse m 'apaise et me tire de mon sommeil, Que Ton baiser m'embrase et fasse de moi Ta coupe, Qu 'ainsi je sois la bouche qui dit Ton Souffle Et la main qui offre Ta Liberté. Si lointaine et si proche Lumière, Secousse et Consolation, Étreinte et Délivrance, Puissé-je Te reconnaître en tous et en tout, Avoir la Grâce de Te révéler à tous et à tout Et qu 'ainsi, à jamais, je me fonde en Ton Œuvre et pour Ton œuvre dans D'ultimes Noces. » Je savais que ces mots n'étaient pas miens même s'ils étaient nés de mes lèvres ; j'aurais été incapable de les concevoir avec une telle aisance. Une fois de plus, j'avais été pareil au lit d'une rivière où s'était glissée une eau vive dont la source demeurait un mystère. S'il en fallait une preuve, celle-ci fut donnée à tous lorsque, de ma main droite, à la suite de cette invocation, un 186

flot de sel s'est de nouveau mis à couler. Nous étions huit, ce soir-là mais ce fut Daphni qui le remarqua aussitôt à la lueur dansante des lampes. La jeune femme longiligne et intense qu'elle était devenue regardait stupéfaite la substance un peu grisâtre s'amonceler délicatement sur le sol. J'ignore quel visage fut alors le mien derrière l'abondance de ma barbe et de mes cheveux mais il affichait probablement une certaine gêne parce qu'en semblable circonstance j'avais invariablement la sensation de susciter une curiosité digne d'un spectacle alors qu'en moi tout cela relevait au contraire de l'intime. J'ai voulu me lever pour dissimuler cette sorte de nudité de mon être mais Yohan l'a pressenti et m'en a empêché. - « Reste, mon frère, a-t-il murmuré, c'est le Sacré qui S'invite Lui-même parmi nous. Permets que nous Le v1v1ons ... » Yohan avait sans doute raison; j'ai donc attendu un peu, pensant que le sel n'allait pas tarder à se tarir. Toutefois, il n'arrêtait pas de se générer à profusion ... Pour la toute première fois, j'ai alors osé retourner totalement ma main afin d'observer de près sa paume et mieux comprendre ce qui s'y passait. Tous se sont rapprochés de moi et j'ai deviné leurs yeux écarquillés cherchant quelque secret orifice parmi les sillons de ma peau ... Il n'y en avait aucun. L'œil ne pouvait capter qu'une sorte de "brume bouillonnante" quelque part vers la jonction de mon poignet et de ma main.C'était cette brume qui se métamorphosait en sel en se projetant par vaguelettes successives au plus creux de ma paume, laquelle éprouvait alors le besoin instinctif de répandre son contenu dans de petits gestes souples. Je ne saurais dire quel sentiment m'a envahi devant ce qui, pour moi, était également une absolue découverte. Se savoir l'espace momentané d'un prodige et oser tenter la pénétration des arcanes de celui-ci sont deux choses différentes. 187

La conscience opère en elle-même un autre mouvement qui l'appelle à se feuilleter plus près encore du Divin. Les larmes aux yeux, je me souviens m'être demandé jusqu'où les manifestations du Sacré pouvaient accepter d'être découvertes ou embrassées par le regard humain. Un bref instant, j'ai même eu la sensation de presque frôler le sacrilège ... Mon questionnement était cependant dépourvu de sens ... L'infini - l'avais-je oublié ? - ne connaît ni frontières ni tabous. Enfin, j'ai eu besoin de m'allonger. Mon corps ne m'appartenait plus ... Quelqu'un, me sembla-t-il, a déposé sur moi une lourde couverture et j'ai été pris par l'un de ces vertiges dont je savais qu'ils m'introduiraient comme par aspiration dans un autre univers. Bientôt, les chuchotements qui tournaient autour de moi se sont estompés pour me laisser à la solitude de ma réalité profonde. Tout mon être venait de se réduire à une sorte de bulle de silence qui, à partir de mon poignet droit, remontait lentement le long de mon bras dans une sensation indéfinissable ... Comment peut-on se percevoir soudainement étranger au vêtement de chair que l'on porte et être simultanément absorbé par l'Onde secrète et si subtile qui s'y glisse? Je voyageais au sein d'une rivière lumineuse qui, je le savais, était l'essence-même de mon sang. Je voguais vers mon cœur, une connaissance sans âge me le disait et, sur l'esquif de ma conscience, il n'y avait plus guère que la Vie, sans désir, sans souffrance ni questionnement. Seul existait désormais le fleuve du Vivant qui s'élargissait et me menait jusqu'à mon sanctum. Alors, dans une soudaine et ultime dilatation, la cavité de mon propre cœur m'est apparue et m'a enveloppé de ses pulsations sourdes pareilles à la rythmique des tambours d'un sanctuaire. 188

En vérité, je me trouvais dans un temple dont les deux portails étaient ornés d'un voile. Celui de droite était d'azur et le gauche d'écarlate. Une voix s'est dès lors fait entendre et elle m'a dit: "Voici le Logos et Son Sceau en Leur commune Demeure". Sur le sol, j'ai aussitôt aperçu une grande croix cristalline ; elle partageait le temple en quatre alcôves. "Regarde mieux, a repris la même voix. Contemple cette chapelle en haut, à droite ... C'est celle dédiée à la Terre ... puis descends un peu en oubliant le haut et le bas ... Tu y découvriras celle de /'Air ... Laisse maintenant ton regard visiter celle qui se trouve à sa gauche. C'est dans son espace que !'Eau vive de la Purification et des Mémoires est vénérée1 ••• Enfin monte, monte et expose-toi au Feu de la quatrième chapelle de ton cœur, celui qui active et calcine ... "2

Ma conscience est sans doute restée longtemps au centre de la croix cristalline. Aucune pensée n'y naissait car elle était tout en contemplation. Après ... après, je ne me suis jamais souvenu que d'un océan virginal où mille choses me furent peut-être enseignées mais dont je ne sais toujours rien sinon que cette vie que nous vivons n'en est qu'une simultanément à d'autres. Tandis que je me percevais tel un pèlerin du Divin à Éphèse, ne se pouvait-il pas qu'un aspect différent de mon être vive en parallèle une existence de guerrier, de marchand ou de scribe en un autre monde ? Apprendre, comprendre, désapprendre puis s' expanser ... 1 C'est dans le ventricule gauche du cœur humain que se situe ce que l'on nomme l'atome-germe, autrement dit la Mémoire absolue non seulement des vies passées mais de l 'Origine. 2 Dans les quatre chapelles évoquées, chacun reconnaîtra bien sûr les deux oreillettes et les deux ventricules d'un cœur, dessinant symboliquement une croix dont on fera soit une croix grecque, soit une croix latine selon l'orientation de la recherche.

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Lorsque je suis revenu "à moi", l'aube naissait. Sous ma couverture de grosse laine, je grelottais. Chacun avait tenu à rester là, autour de mon corps étendu. On alla vite me chercher une boisson chaude et j'ai voulu m'adosser à l'un des murets de la terrasse. Ce me fut extrêmement pénible et j'ai bien dû reconnaître que j'étais malade puisqu'une forte fièvre s'était emparée de moi. Comme celle-ci n'avait toujours pas diminué dans la matinée malgré le savoir-faire d'Épiphanês, on m'a aidé à rejoindre le petit oratoire contigu à la pièce où je dormais habituellement. C'était là que j'étais convaincu pouvoir être le mieux afin d'intégrer ce qui venait de se passer et que je taisais encore. Oui, c'était là que probablement je parviendrais à reconstruire peu à peu l'équilibre de mon corps. Ma fièvre était avant tout une fièvre de l'âme, c'était donc à ce niveau-là et dans un tel lieu que je devais la comprendre puis l'éteindre. Il y avait une lucarne dans mon oratoire ; je me suis étendu sur une natte pour pouvoir contempler le ciel par son ouverture. L'air et l'espace, la lumière aussi, tout m'était vital ... Environ deux jours se sont écoulés ainsi. Rien ne changeait. Je me sentais incapable de faire le point sur ma descente - ou ma montée - jusqu'au cœur de mon cœur, sachant seulement que je n'avais ni rêvé ni imaginé quoi que ce fût dans un délire fébrile. J'avais bel et bien été invité à me rendre dans l 'Image parfaite du sanctuaire de ma poitrine, là où une croix donnant naissance à quatre espaces de vénération était devenue le point de fixation de ma conscience. Sitôt que je fermais les yeux, son Signe m'apparaissait tout en lumière. Parfois celui-ci me poussait vers telle chapelle ou telle autre, parfois aussi quelque force faisait se lever mon regard etje découvrais alors la coupole qui coiffait le temple. L'azur s'y mêlait à l'écarlate ... 190

Pendant ce temps, Yohan se montrait décontenancé. Comment pouvait-on tomber malade après avoir généré autant de sel miraculeux ? Il lui semblait au contraire que lorsqu'on est traversé par une Onde provenant manifestement du Béni, on devait s'en trouver renforcé. Sans réponse de ma part en raison de mon épuisement, je le voyais alors brûler des résines - beaucoup trop - et marmonner des prières dont je me disais qu'elles ne devaient hélas pas être de grande utilité puisqu'il se tenait, de toute évidence, "en dehors" d'elles. Enfin, au sortir de l'un de mes sommeils, je me suis tout à coup perçu différemment. C'était difficile à définir mais l'image de ces musiciens que j'avais souvent vus en train d'ajuster les cordes de leur lyre m'est venue à l'esprit. La comparaison s'imposait d'elle-même ... Comme tout être humain, j'étais analogue à une lyre et quelque "Musicien céleste" avait dû estimer que certains des "fils" de ma conscience avaient besoin d'être réaccordés ... Il s'y était appliqué au meilleur moment mais ma chair en avait subi les inévitables tensions. Qui était ce Musicien? J'ai fermé les yeux ... Jeshua? Le Souffle universel du Béni? Une réponse plus simple m'est venue, celle qui m'avait déjà été offerte un jour sur les bords du lac, à Bethsaïda ...

"L'Amour, mon frère ! L'Amour qui bourgeonne en toi. Ne Me rends pas "responsable" de tout ce qui t'arrive de bon. Je suis un Chemin mais ... c'est toi et tous les autres qui parcourez Celui-ci à votre façon. Alors ne cherche pas plus loin car c'est toujours l'Amour qui façonne ; plus tu lui laisses de place dans ton cœur, plus tes mots se teintent de nouvelles couleurs et plus ton corps change. Tu ne le vois peut-être pas, cependant... tout ce que tu approches et touches le perçoit. " 191

Lorsque ces paroles me furent revenues, je me suis immédiatement su au centre exact de la croix du temple de mon cœur tandis que tout mon être se confondait avec le jaillissement d'une myriade de cristaux ... Ceux d'un sel qui disait la Révélation d'une Conscience nouvelle ... Devenir le sel de l'Humanité, porter la saveur de son Éveil ! Non pas demain mais maintenant ! Et dans l'humilité de la véritable Paix. C'était clair ! Lorsque j'ai pu ouvrir les yeux, Thalie, un enfant dans les bras, était assise sur le sol auprès de Yohan. Tous deux avaient la mine de ceux qui assistent un mourant. - «Eh bien ... »ai-je alors simplement fait. Puis j'ai trouvé la force de me relever un peu et à mon tour, bien qu' encore hésitant, je me suis assis. Quelques heures plus tard, toute fièvre avait disparu et je rompais le pain avec ceux qui partageaient ma vie et qui, stupéfaits, demeuraient toujours sous le coup de l'incompréhension. - « Mes amis, leur ai-je dit d'une voix certainement encore mal assurée, avez-vous jamais vraiment réfléchi aux quatre merveilles qui font la valeur d'un pain tel que celui-ci? La première est celle du grain qui porte en lui la puissance de la terre ; la seconde est celle de l'air qui s'y est infiltré pour donner la farine. Vient ensuite la troisième, celle de l'eau qui s'y mêle afin d'en faire une pâte à pétrir. Quant à la quatrième, elle n'est autre que celle du feu, l'artisan du passage à un autre état, à une autre réalité, celle du pain. Mais ... j'ai omis quelque chose ... le sel ! Cette saveur élevante qui se glisse au centre de la pâte et qui, subtilement, induira le désir de son nécessaire partage. » Mes paroles, me souvient-il, ont incité les mains à se poser au centre des poitrines. - «En vous parlant des secrets du pain, je vous ai confié ceux du cœur ... ai-je encore ajouté. Votre cœur résume 192

!'Essentiel. Voilà pourquoi c'est au point de jonction des quatre Puissances qui font justement de lui un cœur que vous rencontrerez à jamais le Béni ... » - « C'est Jeshua qui t'a enseigné tout cela? Aucune de ces vérités n'a encore été écrite ... » -« C'estl' Amour, Yohan ... mais iln'ya pas de différence. Jeshua et l'Amour sont deux noms qui s'appellent l'un l'autre. » Enfin, Thalie est intervenue, timidement mais toujours avec l'une de ses questions pertinentes. - «Mon frère, n'as-tu pas oublié ... l'huile?» J'ai souri ... - «L'huile? C'est une forme d'eau, Thalie, mais une eau qui porte sa part de soleil et qui prépare donc au feu ... » À nouveau Yohan s'est exprimé. - «Mais le sel, mon frère ... ce sel que tu places au centre du pain, y joue-t-il le même rôle que le Logos au sein de notre monde? Nous avons très faim ... dis-nous!» - «Le sel, voyez-vous, est une émanation de Son Principe, une forme, un ambassadeur parmi d'autres ... Tout comme la perle de rosée qui, à l'aube, monte de la terre pour s'exposer à l'air libre, générer un suc de vie puis s'offrir au feu du soleil. » En vérité, j'étais le premier surpris des paroles qui sortaient de ma bouche ; des idées, des images et des symboles s'y enchaînaient qui ne m'avaient jamais traversé en de tels termes. Tout aurait pu s'arrêter ainsi ce jour-là car pour tous il y avait suffisamment matière à méditer. L'image d'une resplendissante croix et de son énigme centrale voulue par la Nature elle-même disait tout... Elle ramenait le Divin jusqu'au creux de notre chair. Pour qui savait entendre et voir, elle ressuscitait Son souvenir afin, avec l' œuvre du 193

temps, d'en fixer la Mémoire. Oui, tout aurait pu s'arrêter là, dans de paisibles échanges. Cependant, tandis que de nouveau allongé sur ma natte je continuais à reprendre des forces, une conversation m'est parvenue par la lucarne de mon petit oratoire ... La soirée s'annonçait belle et douce. Elle avait poussé Épiphanês et Yohan à se retrouver sur la terrasse de mon toit dans l'intention d'y retranscrire les enseignements de la journée. Il avait été convenu qu'il valait mieux "deux têtes plutôt qu'une" afin de ne rien oublier mais que ce serait Yohan qui manierait le stylet sur la feuille de palme. Il avait meilleure vue et revendiquait par ailleurs un trait plus ferme. Mais voilà qu'au bout d'un moment il m'a semblé que le ton des voix changeait. Il se faisait plus soutenu avec des sortes d'éclats qui traduisaient des pointes de véhémence de part et d'autre. Que se passait-il ? J'ai prêté l'oreille autant que je l'ai pu et j'ai dû me rendre à l'évidence ... Épiphanês et Yohan étaient proches de se quereller. Leurs désaccords portaient essentiellement sur l'emploi de certains mots plutôt que sur d'autres. C'était prévisible. Le premier prétendait que j'avais choisi tels termes alors que le second affirmait ne pas avoir entendu les mêmes ou alors pas utilisés de la même façon. Ensuite sur quoi avais-je insisté ? Là aussi, les avis différaient. Avais-je parlé de "rosée" ou de "perle de rosée" ? Quant au mot "émanation", ils ne lui donnaient pas le même sens. Et enfin qu'avais-je dit au juste à propos des "voiles du temple"? Yohan assurait que l'écarlate était celui de gauche mais n'était certain de rien ... Capter tout cela fut pénible et réveilla en moi de vieilles sensations liées aux réflexes les plus viscéraux de l'espèce humaine. À plusieurs reprises par le passé j'avais déjà vécu de semblables moments lorsqu'il était arrivé que des disciples du Maître évoquent certains de Ses Enseignements en Son 194

absence. Des désaccords et même des disputes y étaient apparus, la plupart du temps entre Judas et Simon-Pierre, des querelles auxquelles s'étaient parfois mêlés des hommes tels que Lévi et André. De tout cela j'avais fini par réaliser que chacun de nous sur cette Terre portait en lui son propre monde souvent inaccessible à autrui parce que les mots et les principes qui s'y rattachaient n'avaient pas le même parfum ni la même charge pour tous. Cela confirmait le fait que tout être était en vérité un cosmos à part entière ... avec son "plafond" à faire éclater. Cette soirée-là, en entendant des pas s'éloigner dans la cour, j'ai deviné qu'Épiphanês s'était résigné à quitter la terrasse, laissant Yohan à sa seule écriture et maître de la situation. En ma présence, le différend ne fut jamais évoqué mais, dès le lendemain, en rencontrant quelques regards piteux, j'ai compris que mes deux amis, mes deux frères, savaient que je savais et que mon silence voulu les renvoyait à eux-mêmes. D'une certaine façon ils avaient tenté de faire ensemble "le pain du jour" mais avaient oublié d'y inviter le sel. .. Cette date fut importante dans ma vie car c'est précisément à partir d'elle que ma main ne fit plus jamais naître le sel en question. Il m'a fallu quelques semaines pour m'en apercevoir puisque je ne contrôlais rien de son mystère qui jamais d'ailleurs ne s'était annoncé. Tout se passa lors d'un voyage à Philadelphia, en Lydie ... J'avais toujours aimé cette ville au pied de ses crêtes montagneuses qui se découpaient avec une élégance sauvage sur le bleu franc du ciel. Son nom me touchait aussi ; il signifiait "qui éprouve de l'amour pour son frère". Hélas, je n'avais jamais pu m'y rendre aussi souvent que je l'avais voulu. Elle comptait dans ses rues de nombreuses 195

synagogues qui se montraient très hostiles au moindre discours qui colportait! 'Enseignement du Béni. Épiphanês et moi y avions même reçu une mémorable volée de pierres ... Une de nos Communautés avait pourtant eu la force de s'y constituer et d'y survivre, ce qui suffisait à rendre Philadelphia particulièrement chère à mon cœur. J'admirais son courage face à l'adversité et surtout celui de l'une de ses familles dont le pilier, Evgenis, pétri de ténacité et d'amour jouait le rôle d'un véritable ciment pour sa Communauté. Ce fut la nouvelle d'une maladie grave l'atteignant soudain de plein fouet qui me poussa à m'y rendre malgré la difficulté du voyage et mes hanches douloureuses. Yohan nous trouva deux mules et la question ne se posa pas ...

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Chapitre XII La cendre de Philadelphia

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otre arrivée à Philadelphia fut baignée d'émotion. Evgenis et sa famille vivaient dans une assez jolie propriété située légèrement en dehors de l'enceinte de la ville. Un petit domaine simple mais prospère consacré à la culture des oliviers et de divers arbres fruitiers. Nous avions à peine attaché nos mules aux anneaux fixés à cet effet dans un muret que déjà des cris et des pleurs de femmes se faisaient entendre. Ils n'étaient pas de bon augure. Nous nous sommes précipités dans leur direction tandis qu'un homme que nous connaissions un peu pour être l'un des domestiques de la maison courait à notre rencontre. - « Vous arrivez trop tard ... fit-il haletant et la voix entrecoupée de sanglots. Il nous a quittés ce matin. Personne ne veut y croire ... Nous avons tellement prié Jeshua ! » En vérité, que dire ? Nous étions nous-mêmes sous le choc et prenions en plein visage tout le désarroi qui venait de s'abattre sur la propriété et ses habitants. Quelques détails nous furent aussitôt donnés. Une dizaine de jours auparavant, le maître des lieux avait perdu connaissance puis était lentement revenu à lui mais en partie paralysé et incapable de parler. 197

Dans le grand vestibule de la maison, le corps recouvert d'un drap de lin, Evgenis était étendu sur un lit de cordes tressées, les pieds dirigés vers la porte. Une bonne vingtaine de personnes l'entouraient, la plupart en silence, cependant que dans un angle de la pièce un groupe de cinq ou six femmes émettaient des gémissements et appelaient à elles toutes les larmes de la Grèce. Mes hanches me faisaient toujours aussi mal mais il me fut impossible de ne pas m'agenouiller auprès d'Evgenis ; ma peine était trop profonde pour qu'il en fùt autrement. Oui, nous étions arrivés trop tard pour le saluer une dernière fois et solliciter le Béni afin qu'il l'assiste ... Il fallait bien l'accepter. Aujourd'hui encore, après tant d'années écoulées et en me remémorant ces instants, je me rends compte que je fus incapable de prier. Je n'étais ni dans la demande ni dans l'offrande mais dans cet état intermédiaire où la conscience prise au dépourvu s'éparpille. Je me souviens n'avoir eu envie que d'une chose ... Placer mes deux mains au centre de la poitrine d'Evgenis. Alors je l'ai fait, détaché de tout et comme pour entrer intuitivement en contact avec le dernier souffle qui s'était échappé de mon ami. J'avais beau avoir discouru du cœur, du pain, du sel et de la croix de tous les équilibres, je n'étais plus là qu'un simple humain face à la peine originelle de l 'Arrachement. La nuit est venue et je ne me suis même pas adressé à la Présence consolatrice de Jeshua où qu'Elle fùt en ce monde ou en un autre. Je savais ce qu 'Elle m'aurait répondu et qu'audelà de toutes les explications que j'aurais aimé recueillir, Sa main nous avait déjà été tendue. Dans la matinée, tandis que les pleureuses n'en finissaient pas de se perdre dans leur œuvre mortifère, j'ai demandé à Yohan de bien vouloir m'accompagner sous le plus vieil olivier de la propriété. Son ombre me paraissait plus douce que celle des autres et n'avait aucunement besoin de mots 198

pour dire la sérénité qui depuis toujours fait défaut à l'espèce humaine. Une fois que nous fûmes arrivés sur place, Yohan a voulu serrer ma main dans la sienne ... Je m'en suis assez vite dégagé ... non pas parce que je refusais son soutien mais parce qu'il se passait quelque chose que je ne connaissais pas et qui exigeait de moi un retrait de "tout". La tristesse provoquée par l'envol d'Evgenis m'avait tout à coup déserté et une autre réalité s'installait en mon être. J'ai commencé à tousser sans rien n'y pouvoir puis, bientôt, des nuages d'une étrange poudre se sont mis à sortir de ma poitrine par ma bouche grande ouverte. C'était presque intenable et j'ai cru étouffer. Yohan a esquissé un mouvement de recul puis s'est pris la tête entre les mains tout en me fixant de ses yeux écarquillés ... La poudre continuait d'être expulsée de moi à une cadence qui, si elle ne s'atténuait pas, allait vite me faire perdre connaissance. Mes bras eux-mêmes donnaient l'impression d'en être imbibés comme s'ils la transpiraient. Mon ami criait mais j'étais incapable de comprendre le moindre des mots qu'il lançait. J'ai alors voulu me lever puis marcher puis m'asseoir à nouveau pour encore me relever ... Enfin, n'en pouvant plus, je suis tombé à genoux et tout s'est apaisé lorsque, dans un geste de prière désespéré j'ai posé mes mains sur mon propre cœur. Il a fallu que je m'allonge dans la poussière et l'herbe rase. - «Regarde, mon frère ... Regarde!» lança Yohan. Mais je ne pouvais pas me redresser ; je me sentais semblable à un feu qui suffoque par manque d'air, à une forge qui a tout donné ... Alors j'ai simplement fermé les yeux et j'ai attendu. À bout de souffle, j'étais prêt à partir. Sans doute ai-je perdu connaissance quelques instants. Suis-je allé rejoindre Evgenis le temps d'une fulgurance dans quelque espace de lumière et d'espoir? Je l'ignore. Mon seul 199

souvenir est celui des bras entre lesquels je suis revenu à la conscience, ceux de Yohan secondé par l'un des domestiques de la propriété, un vieillard dont le regard d'une étrange pâleur est venu chercher le mien dans ses profondeurs. - « Johannès, réveille-toi, je t'en prie ... Il faut que tu viennes ... » J'ai trouvé l'injonction un peu cruelle, d'abord parce que je n'avais pas dormi et ensuite parce que j'avais si peu de force que mon incapacité à bouger devait être une évidence. Et pourtant ... pourtant j'ai rapidement compris la nature de l'exigence ... Evgenis, aux dires du vieillard, était revenu à la vie, il respirait et avait même entrouvert les paupières. - «C'est toi qui nous l'as ramené ... ou l'Esprit du Maître en toi. Viens, je t'en conjure, chacun de nous te réclame et pleure de joie. » J'ai eu besoin qu'on me répète ces mots plusieurs fois puis, dans un sursaut, j'ai rassemblé toutes mes forces pour essayer de comprendre ce qu'il se passait et rejoindre sans plus tarder la pièce où mon ami avait été étendu sous un drap de lin. Soutenu par les deux hommes, j'ai poussé mes pas jusque-là, me frayant un passage au milieu d'une petite foule où chacun bousculait l'autre pour me toucher les pieds. C'était insensé ... Je n'avais rien fait! Mais Yohan ne l'entendait pas ams1. .. - «Regardez ! Regardez ! a-t-il commencé à clamer en tendant un récipient de bois à qui voulait en voir le contenu. Regardez cette cendre ! Elle est sortie de la poitrine de mon frère tandis qu'Evgenis revenait parmi nous ! Qui niera la Présence et la Volonté du Béni ? »1 Yohan avait toujours eu l'âme à fleur de peau ; jamais cependant je ne l'avais vu dans un tel état d'exaltation tandis que je ne réalisais toujours pas l'ampleur de la situation ... 1 Une telle cendre à la fonction nécessairement sacrée est appelée "vibhuti" dans la Tradition de l'Hindouisme.

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Dans le vestibule de la maison où l'on m'a presque poussé tout en réclamant le silence, j'ai aussitôt aperçu au cœur de la pénombre la silhouette d'Evgenis toujours recouverte du même drap blanc. Une seule chose avait changé ... on lui avait soulevé la tête au moyen d'un petit coussin soyeux. Je me suis approché ... Mon ami respirait et avait les yeux grands ouverts. En m'apercevant bientôt, il est parvenu à esquisser ce qui voulait être un sourire. J'ai vécu ce signe comme une bénédiction venant des sommets de son âme et une invitation à poser ma main sur son épaule. Que s'était-il vraiment passé ? Tout, absolument tout en moi refusait l'idée que ma personne ait pu y être pour quelque chose. La vérité était que Evgenis avait profondément perdu connaissance, qu'on l'avait cru mort puis qu'il était insensiblement revenu à lui et c'était tout ! L'histoire devait s'arrêter là et elle n'était pas si belle que cela car mon ami ne semblait toujours pas pouvoir parler ni bouger une partie de son corps. Contrairement à ceux qui étaient présents, je ne parvenais donc pas à me réjouir pleinement ... Sans même réfléchir, j'ai alors posé mon front contre le sien et j'ai prononcé les premiers mots de "mon Chant" ...

''Au Début de Tout était le Logos et le Logos Se tenait auprès de Ce qui Est avant le Début de Tout. Et le Logos était Lui-même au Tout Début. Il était là dans /'Éternité qui ne se nomme pas. Ainsi, est-ce par Sa Puissance que Tout S'est manifesté et rien de ce qui est ne peut être sans Son Souffle. En Lui réside la Vze qui dit Je suis ... " Puis, sans davantage réfléchir, j'ai pris un peu de la substance grisâtre que Yohan me tendait avec insistance dans une cupule de bois. C'était bien une cendre, une cendre infiniment volatile. 201

Après avoir soulevé le drap, j'en ai enduit la poitrine d'Evgenis en y dessinant une croix aux quatre branches égales. Un pur geste d'amour spontané ... même si longtemps je me le suis reproché car il fut compris comme le sceau selon lequel j'acceptais la paternité du "prodige". L'épouse d'Evgenis s'est aussitôt mise à verser une rivière de larmes et n'a plus voulu me lâcher les chevilles. Qu'aurait fait le Maître en pareille circonstance et qu'avait-Il d'ailleurs fait ? Je ne le savais plus tant j'étais troublé, d'autant que je n'avais pas la force de me dégager de l'étreinte. Yohan a su lire en moi et, me prenant par un bras, il a tout fait pour que je puisse sortir de la pièce. Aussi bouleversés l'un que l'autre, nous nous sommes alors réfugiés dans la dépendance où on nous avait logés. Pourrai-je jamais parler des heures et des jours qui suivirent ? Ils furent un constant chassé-croisé de silence, de paix, de tremblements d'âme et d'intenses questionnements. Jeshua était-Il "derrière" tout cela? Si c'était le cas, à quelle nouvelle épreuve voulait-Il me soumettre ? Car c'était une épreuve, en vérité. Hormis Yohan qui me servait de rempart face à une multitude de demandes qui affluaient de Philadelphia et des campagnes environnantes, je ne voulais voir personne sinon Evgenis lequel gagnait peu à peu en présence et en forces. Moi qui, dans ma jeunesse, avait si longtemps entretenu le rêve d'être "comme Jeshua", voilà que les circonstances incontournables de mon chemin s'ingéniaient à faire plus encore de ma personne le "frère" du Béni. La charge était écrasante, le corps et son masque bien frêles ... Puis, un jour, Yohan m'a fait réagir en offrant à mon regard le grand récipient dans lequel lui et quelques autres s'étaient empressés de rassembler la totalité de l'étonnante quantité de cendre - légèrement odorante - qui avait été

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expulsée de mon corps peu avant ce que beaucoup appelaient déjà la "résurrection d'Evgenis". - «Et ça, m'a-t-il dit d'un ton un peu vif, qu'en fais-tu?» Ce fut la bonne question au bon moment. Oui.. . cette cendre était le fruit de mon corps aussi sûrement que mon corps exprimait le prolongement de mon âme. Si ma volonté n'y était pour rien dans le retour d'Evgenis en ce monde, à l'évidence j'avais été la porte désignée pour ce retour. "Nous sommes tous des circonstances les uns pour les autres", avait un jour déclaré le Béni ... Jamais cela ne m'avait semblé plus vrai. Les cœurs qui battent au rythme d'une même famille d'âmes se lancent souvent des appels dans l'océan du Subtil ... Ma prise de conscience coïncida exactement avec le moment où Evgenis se montra à nouveau capable de prononcer quelques mots et de bouger sa main inerte. Le Souffle continuait d'opérer, montrant à chacun qu'il n'était pas qu'une bourrasque passagère répondant à des prières mais un Don permanent. Il y avait presque une lunaison que Yohan et moi séjournions là. Nos hôtes insistaient pour que nous ne les quittions pas encore et c'était aussi une joie que de voir le maître des lieux accomplir mille progrès dans son rétablissement. Quant à parler de ce qu'il avait vécu, il en était incapable. Il ne conservait d'autre souvenir que celui d'une Lumière enveloppante et d'un "Vide empli du Tout". C'étaient ses mots et je reconnaissais parfaitement à travers eux ce qu'il m'était arrivé d'éprouver moi-même dans certains de mes transports parmi d'autres univers. Durant ces semaines-là, j'ai absolument tenu à travailler de mes mains dans la propriété d'Evgenis et des siens. Entre la taille des arbres, l'entretien des vignes et la réfection d'une porte ou d'un muret, il y avait à faire. Mes mouvements et 203

mon habileté commençaient à être désormais limités, bien sûr, mais le peu que je pouvais accomplir nourrissait mon besoin de toucher à la terre en m'empêchant de trop me perdre dans le ciel et les étoiles. Yohan m'imita en cela et c'était une bonne chose pour lui puisqu'il avait ses propres visions que jamais il n'avait partagées avec quiconque mais qui, selon lui, le "privaient parfois de ses pieds". Du reste, il s'était fixé comme nouvelle mission de veiller sur moi en tout temps. Je me souviens que cela en était devenu un peu étouffant jusqu'à presque me fâcher le jour où je me suis aperçu qu'il fallait "passer par lui" pour me rencontrer. L'occasion d'en prendre réellement conscience me fut donnée le matin où je l'ai aperçu discutant de façon soutenue avec un homme à l'entrée de la propriété. Et ce n'était pas n'importe quel homme ... D'assez belle prestance et arborant une longue barbe blanche, celui-ci portait la robe frangée, les ornements et la coiffe des rabbis qui enseignaient dans toutes les synagogues du pays. J'ai voulu comprendre ... Je m'en suis donc approché et, à sa réaction immédiate, j'ai bien vu qu'il avait déjà reconnu en moi la personne qu'il cherchait. - « On m'a dit que tu priais et que tu n'étais pas approchable, fit-il d'un ton posé tout en ouvrant légèrement les bras. On raconte d'ailleurs tant de choses singulières sur toi que j'ai failli croire que c'était vrai ... Ton ami est doué pour la persuasion!» L'homme se nommait Yael et avait en charge l'une des synagogues de la ville. Plutôt avenant et assez raffiné dans la façon dont il s'exprimait, il semblait sincèrement souhaiter qu'une véritable conversation s'installe entre nous. Yohan, quelque peu blessé dans son amour-propre nous a laissés seuls ... - « Oui ... Il se dit beaucoup de choses, tu ne l'ignores pas ! Alors, j'ai voulu ouvrir mes oreilles pour entendre par

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moi-même et savoir quel genre d'homme tu es en vérité. Je ne suis pas de ceux qui refusent d'être dérangés, même si tout ce qui me fait vivre et adorer l 'Étemel est bien ordonné dans ma tête. Ici, tout le monde sait que tu es un disciple de ce Jeshua qui a enflammé autrefois la Judée et bien plus encore en prétendant offrir la paix. Un magicien, selon beaucoup ... Moi, je n'en suis pas si certain etje dis qu'il y a peut-être autre chose. Alors, peux-tu simplement répondre à une question qui pourrait me faire ressentir cet "autre chose"? Dis-moi ... Est-ce vraiment toi qui as fait revenir à la vie le maître de cette propriété ? Est-ce toi ou est-ce l'effet de quelque tour que t'a appris le Nazaréen?» La question du rabbi était très sérieuse mais je n'ai pu m'empêcher de sourire. Je venais d'avoir l'impression que le regard du Béni m'avait traversé le temps d'un battement de cils. - « Oh ... ai-je fait, penses-tu que l'on puisse répondre "simplement" à une telle question? Si je te dis "oui", tu ne me croiras pas et me penseras d'une terrible vanité ... et si je te dis "non", tu seras certainement rassuré mais tu n'en sauras pas plus que ce matin. Viens plutôt avec moi. .. » Et sur ces mots, comme si cela allait de soi, j'ai invité le rabbi Yael à me suivre à proximité du vieil olivier qui avait vu la cendre jaillir de mon corps. Le sol était inégal, laissant apparaître quelques pierres qui pouvaient nous servir de sièges. De là, la découpe dentelée des montagnes invitait aux altitudes ... - « Rabbi ... ai-je enfin repris sans avoir moindrement pensé à ce que j'allais dire, vois-tu, en toute vérité j'ignore si j'ai ramené Evgenis à la vie. Je sais seulement que je suis venu, qu'il ne respirait plus puis qu'un Souftle lui a été redonné peu après. » - « Par qui ? » 205

- «La Vie, dans Sa Volonté, a-t-Elle un nom que quelqu'un puisse prononcer ou s'approprier? Chaque jour pourtant je L'appelle, c'est vrai ... Mais toujours Elle m'échappe. Et, crois-moi, le Maître que j'ai suivi et qui m'a enseigné s'exprimait également ainsi. Il disait être une coupe offerte au Souffle de l 'Esprit qui parcourt les univers. » - « Il invitait le Souffle de Vie ? » - «Il Aimait ... Il Aimait l'instant présent plus qu'aucun de nous n'a su le faire. C'est tout ! Si nulle bouche ne peut prononcer le nom du Vivant, il se pourrait cependant que le Cœur parvienne, quant à lui, à Le murmurer dans Son Silence. Le Cœur, c'est la Beauté, n'est-ce pas ? Celle de la liberté et du choix qui nous ont été donnés, celle des Étoiles qui nous inspirent. »1 - « Qui t'a appris tout cela ? » Yael avait l'air presque inquiet tandis que je m'étonnais moi-même d'avoirréussi à puiser si facilement ces mots dans ma mémoire profonde. La Walya descendait-elle sur moi ? - «Qui t'a appris tout cela? a-t-il répété en fronçant les sourcils. Ton Maître? Moi aussi j'ai étudié et voyagé, voistu, et on n'enseigne de telles choses que dans les montagnes de Galilée ... Il y existe un petit village aux couleurs du ciel où ne pénètre pas qui veut. »2 - « Je le sais, Rabbi. Jeshua, le Béni qui se disait Luimême Disciple de la Vie et qui refusait tout serviteur m'a parfois parlé de cet endroit. » 1 Dans l'enseignement secret et hautement initiatique de la Kabbale juive, le Cœur est associé à la sephirah nommée Tipheret, synonyme de Beauté. Celle-ci serait en rapport avec une émanation spirituelle active transmise par les Étoiles. 2 Il s'agit de toute évidence de l'actuelle ville de Safed - ou Tzfat - située en Haute-Galilée. On y enseignait alors de façon orale les connaissances secrètes de la Tradition juive. Ces connaissances auraient été en partie retranscrites vers le mèm• siècle de notre ère.

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Mon interlocuteur, qui avait commencé à lisser lentement sa longue barbe blanche, paraissait très troublé et ne posait plus sur moi un regard aussi affirmé qu'à son arrivée. - « Tu as bien dit "la Coupe du Souftle de l 'Esprit qui parcourt les univers" ? »a-t-il enfin murmuré avec un respect auquel je ne m'attendais pas. Tu l'ignores peut-être, mon frère... il existe chez nous un vieux mot pour exprimer un tel Souftle ... Nous disons Rûah ... et, pour certains d'entre nous, ce Souftle et la Coupe qui Le recueille ne font qu 'Un. » - « Cela aussi je l'appris, Rabbi ... et compris, j'espère. Parfois, il m'arrivait d'oser mettre ma main sur le cœur de Jeshua afin de ne rien oublier de ce dont Il m'instruisait. Ainsi, je sais également que ce mot est né du frémissement que produisent les ailes d'un aigle lorsque celui-ci plane audessus de ses enfants dans leur nid afin de ne pas les réveiller trop brutalement. N'est-ce pas de cette façon que l'Esprit - le Logos - procède ? » Yael s'est aussitôt levé de sa pierre et a pris une longue inspiration tout en fixant le ciel en direction des montagnes. - «L'aigle oui ... L'aigle dont certains ajoutent aussi qu'il se pose ensuite de branche en branche sur un même arbre afin de protéger ses petits de sa venue soudaine.» a-t-il alors ajouté à ce que je venais de dire. 1 Puis je l'ai vu s'éloigner un moment sous les oliviers avant de revenir. - « Je me dois d'être juste avec toi, Johannès ... Je te regarde, je t'écoute, je t'entends et mon propre cœur me dit que tu ne mens pas. Alors, si en vérité l'empreinte de ton Maître a été apposée sur ton âme ... peut-être bien que ce que ce Maître vous a enseigné, à toi et aux autres, est l'une des branches de l 'Arbre du Réveil où l'aigle se pose finalement après avoir plané ... Peut-être ... » 1

Voir à ce propos l'Ancien Testament. (Deutéronome 32.11 ).

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J'ai posé ma main au centre de ma poitrine. D'autres paroles me venaient encore et il fallait que je les prononce pour mieux en mesurer moi-même la portée. - « Rabbi ... tu as touché mon âme lorsque tu as dit qu'en Rûah le Souffie et la Coupe qui en est le Réceptacle ne font qu'Un. Oui, tu m'as touché parce que lorsque nous émettons par notre bouche le frémissement d'ailes de Rûah, nous Le pensons, nous Le sentons Féminin ... presque comme si nous nous faisions nous-mêmes Coupe. Et, je te l'assure, Jeshua qui se disait tantôt Souffie, tantôt Coupe affirmait ne faire qu'Un avec l'Éternel, à la fois Père et Mère ... Puissent ces mots ne pas assombrir ces instants entre nous ... Rien en moi ne peut les contenir, tout comme je ne puis taire le nom sacré de Bar-Belom, l'Homme et la Femme suprêmes par l 'Unité duquel et desquels tout fut engendré dans la multitude des choix, des unions et des désunions ... Jusqu'à Ialdabaôth et jusqu'à nous maintenant qui tentons de retrouver la Mémoire. » Un long silence a suivi cet enchaînement d'affirmations sorties droit de mon cœur sans la moindre retenue. Yael est reparti marcher un peu sous les oliviers puis il est revenu vers moi d'un pas ferme, ce qui m'a laissé croire que je l'avais fàché. C'était pourtant le contraire. - « Mon frère ... ce que tu places au juste derrière BarBelom, je l'ignore. Ce nom m'est inconnu. Seul celui de Kadmon 1 m'est familier et me semble s'en rapprocher puisqu'il parle à la fois de la Semence originelle, de Son arbre, du fruit de Celui-ci et de leur Ombre. Quant au Seigneur Ialdabaôth, je n'en murmure que très rarement le nom dans mes prières, le talit rabattu sur mon visage ... Trop de respect, trop de crainte y sont attachés. » 1

Adam Kadmon, l'Homme androgyne d'avant ce qu'on appelle "la Chute".

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Un instant j'ai pensé relever le mot "crainte" qui me ramenait aux "vieilles et irritantes" déclarations de Saül, de très nombreuses années auparavant. Je m'en suis empêché, toutefois. Je ne voulais surtout pas que notre échange à l'ouverture et à la douceur inattendues se termine comme les épuisants débats dont le Nymphée de Laodicée était souvent le théâtre. À trop jongler avec les mots, on se prend aisément à un jeu où, bien souvent, la pensée qui se voudrait sage et juste s'englue dans une toile d'araignée jusqu'à oublier la simple vertu d'un sourire. - « Je comprends ... ai-je alors fait. Il me suffit de savoir que nous sommes sur le même arbre. Même si ce n'est pas la même branche qui accueille notre poids, nous goûtons à la même sève dans l'espoir d'un même fruit et pour méditer devant la même ombre. » - « Oh ! Peut-être que nos branches ne sont pas si éloignées que tu le penses, mon frère ! Trop souvent j'ai vu le Pouvoir romain et ses serviteurs faire s'élever des rideaux de fumée entre elles. Il sait allumer les brasiers et nourrir les jets de pierre. Tu m'as compris ... » J'avais parfaitement compris et surtout aimé la réponse du rabbi Yael, ne fût-ce que parce que c'était la deuxième ou troisième fois qu'il m'appelait son "frère". Moi, je n'avais pas osé la réciproque, en regard de son titre. À son tour, il a posé la main au centre de sa poitrine. Enfin, il m'a demandé de le mener auprès d'Evgenis qu'il voulait maintenant légitimement voir, toucher et entendre. Je n'ai pas voulu assister à sa rencontre avec mon ami malgré l'insistance de ce dernier qui n'avait bien sûr jamais côtoyé le monde des synagogues. Constamment en quête de silence et de paix, Evgenis avait pris l'habitude de se retirer sous une tonnelle à l'arrière de la maison où il se forçait à filer un peu de laine afin de retrouver le plein usage de tous ses gestes. Dès qu'il a aperçu le rabbi avec sa robe frangée, sa

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coiffe et sa longue barbe, j'ai été surpris de voir avec quelle célérité il était parvenu à se lever pour le saluer. Le temps que passèrent ensemble les deux hommes me parut long. À dire vrai je n'ai rien su de ce qu'ils échangèrent. Une sorte de pudeur m'a empêché d'en faire la demande à Evgenis et, quant à Yael, il n'en fit aucun commentaire avant de quitter les lieux. Celui-ci m'adressa seulement quelques mots intrigants mais chargés de sens alors que ses yeux rougis laissaient transparaître une évidente émotion. - «Mon frère ... On m'a dit que quelqu'un écrivait sous ta dictée la vie et les Enseignements de ton Maître. Si c'est exact, c'est sans nul doute bon et juste. . . Veille cependant à ce que rien n'en soit retranché ni y soit ajouté ou encore déformé. Sous le souffle du vent, les feuilles d'une branche s'agitent facilement et certaines d'entre elles se détachent même. J'ignore pourquoi je te confie ces mots mais il me semble qu'ils m'ont été chuchotés à l'oreille il y a quelques instants ... Peut-être parce que tu ne peux pas bien lire toimême ce que la main que tu as choisie rédigera à ta place ... »

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Chapitre XIII

"Si tu as besoin d'une lampe ... "

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'annonce du retour à la vie d'Evgenis semblait nous avoir devancés depuis longtemps lorsqu'enfin nous avons rejoint Éphèse à dos de mule. La belle effigie de pierre représentant Meryem était presque saturée d'offrandes contre le mur ceignant notre maison tandis qu'à quelques pas de là trois grosses lampes à huile avaient été soigneusement disposées sur les dalles marquant son seuil. Ce fut Pyrrha, une cruche bloquée sur la hanche, qui remarqua immédiatement notre arrivée. Tant bien que mal, elle revenait lentement du puits. Elle aussi commençait à accumuler les années ... Fidèle à elle-même, elle laissa éclater sa joie de nous voir de retour à tel point que les mots se précipitèrent en désordre sur ses lèvres. Elle avait tant de choses à dire et surtout de questions à poser ! Si l'idée des lampes à huile devant la porte ne venait pas d'elle, elle s'était assigné la tâche de les entretenir et de les allumer chaque soir au crépuscule. Selon elle, qui ne doutait pas de ce qui se racontait, c'était le moins qu'elle pouvait faire.

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- «Nous en parlerons, ma sœur, ai-je fait alors qu'elle déposait sa cruche sur le sol. Je te le promets, nous en parlerons. . . » - « Oh ! Johannès ... Je te connais maintenant après toutes ces années etje sais déjà ce que tu vas me dire ... Que ce n'est pas toi, que tu n'y es pour rien ... » Avec une spontanéité que je m'étais rarement permise, j'ai serré Pyrrha dans mes bras. - « Et puis tu sais, a-t-elle ajouté en reprenant son souffle, tu pourras dire ce que tu veux pour te rendre invisible, tout le monde dans le pays alentours pense que c'est vrai parce que le Béni parle et agit à travers toi depuis trop longtemps pour qu'il en soit autrement. Alors, les lampes, oui il les faut, tout comme ces offrandes à Celle dont tu étais aussi le fils. » "Pour te rendre invisible ... " Ces mots de Pyrrha venaient de me toucher particulièrement. Ils éteignaient mes dernières velléités à trouver le moindre argument contraire. - «Ce que notre sœur te dit là est parfaitement juste», est intervenu Yohan tout en gravité. - « Oui, oui ... mes amis, m'entends-je encore répondre ... Laissez-moi simplement le temps de retrouver le vieux port et de humer l'air de la mer. L'eau est une part de ma force ; à travers ses vagues tout se parle et tout se souvient. Toujours elle me raconte Meryem et Celui qu'elle a mis au monde ... » Mais le soir-même une surprise nous attendait autour d'Épiphanês et des quelques mets préparés à la hâte par Pyrrha. Yohan et moi n'étions pas les seuls invités ... L'un des fils du vieux Zénon de Smyrne se tenait là, dans un coin de la pièce à côté d'Épiphanês. Il avait le regard interrogateur et presque trop pénétrant pour l'état d'âme dans lequelje me trouvais. Comme tant d'autres avant lui, je l'ai vu s'avancer vers mes chevilles ... 212

- « Fokas, ai-je fait, non! Non, pas cela ... » - « Pourquoi J ohannès ? Il y a peu, j'ai découvert une vérité qui dit : "Si tu as besoin d'une lampe, alors n'oublie pas de lui offrir de l'huile ... "» Eh bien, pour nous tous, tu es cette lampe qu'il nous faut pour avancer. En ma personne, ce n'est pas un homme qui s'incline devant toi, c'est une âme qui exprime simplement sa gratitude. Alors ... que ton âme qui a reçu le Feu du Béni reçoive cette gratitude aussi simplement qu'elle lui a été offerte.» J'ai fermé les yeux un instant, me souvient-il. La Gratitude, oui... J'avais tant parlé d'elle à Smyrne, de cet échange nécessaire et sacré entre la Vie qui sans cesse donne et ses enfants qui trop souvent ne savent que recevoir. Comme il était difficile de le trouver, cet équilibre entre l 'Inspir et l'Expir qui, sans cesse et à l'infini, échangent leurs rôles ! » - «D'où tiens-tu cette vérité, Fokas? » - « D'un très vieux rouleau dont mon père connaissait l'existence sans jamais être parvenu à le trouver. Mes frères et moi l'avons finalement découvert par chance avec quelques autres à force de fouiller dans les trésors de Pergame. Ces mots sont ceux d'un de nos philosophes ayant eu pour nom Anaxagoras et qui vint au monde sur une île située étrangement près d'ici ... Clazomènes. C'était il y a fort longtemps. » 1 Bien évidemment, j'ignorais l'existence de cet Anaxagoras et j'ai aussitôt éprouvé le besoin d'en savoir plus sur lui. Apparemment, l'heure n'était cependant pas à cela. Chacun voulait avant tout en apprendre davantage sur Evgenis, son "retour du pays des morts" et aussi sur la cendre 1 Anaxagore de Clazomènes, né vers 500 et mort à Lampsaque en 428 avant J-C.

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que mon corps avait exhalée en abondance et dont beaucoup commençaient à parler. Si ce n'était pas moi qui avais ramené mon ami à la vie, alors c'était elle parce qu' insuffiée par le Béni à travers ma chair. En restait-il d'ailleurs un peu afin que chacun puisse s'en appliquer sur le cœur? Et surtout ... en faisais-je encore? C'est Yohan qui prit la parole à ma place puis qui répondit aux questionnements des uns et des autres, sans doute infiniment mieux que je ne l'aurais fait. Il avait tout vu ... - « Quant à la cendre miraculeuse, conclut-il enfin, non, notre frère n'en fait plus ... et il n'en reste plus. Tout a été partagé là-bas. » Ces derniers mots prononcés un peu sentencieusement résonnèrent de façon singulière en moi. C'était comme si une zone enfouie de mon être voulait protester en affirmant que ce n'était pas vrai parce qu'un feuillet de ma conscience venait d'être tourné et qu'un autre s'apprêtait à être révélé. Tout au long de notre retour de Philadelphia et même depuis notre arrivée, la présence odorante et le goût de la cendre persistaient en effet dans mon corps. C'était extraordinairement subtil mais si pénétrant que leur expression dissolvait peu à peu les dernières raideurs du personnage que, bon gré, mal gré, il m'arrivait encore d'interpréter. En vérité, je me percevais tel un arbre qui achève de perdre son feuillage mais dont, simultanément, les branches dénudées explosent sous la profusion de mille et mille bourgeons naissants. Dans une attente immobile, j'étais à un nouveau point de rencontre avec moi-même. Jusque-là Épiphanês n'avait toujours rien dit. J'ai ressenti une immense tendresse envers lui ... Il était recroquevillé sur le banc qu'il avait fait sien depuis longtemps et égrenait de 214

ses doigts le basha dont je lui avais fait présent autrefois. De temps à autre son regard se levait dans ma direction, un regard aussi las que fasciné et interrogateur. Peut-être laissait-il remonter en lui les souvenirs de "son temps" à mes côtés à Philadelphia ... En l'observant ainsi, j'ai été pris de la soudaine et irrationnelle envie de lui offrir un peu de cette cendre dont il ne restait plus rien mais à la naissance de laquelle il aurait tant aimé participer. Mais était-ce platement une envie ? Non ... Plutôt un pur désir qui montait directement de mon cœur. Je me souviens bien de cet irrépressible frisson qui a alors parcouru mon épaule et mon bras droits puis de cette odeur suave qui s'en est dégagée instantanément. Sans réfléchir, j'ai dirigé mon regard vers ma main. Un flot de cendre s'en écoulait. -«Approche-toi Épiphanês, ai-je aussitôt fait. Regarde .. . Je crois qu'il en reste un peu dans les Greniers Célestes .. . J'en ai récolté pour toi ... » Mais Épiphanês, je l'avais un instant oublié, n'avait pas vraiment la force de se lever et de se glisser jusqu'à moi. Par bonheur, la paume de Daphni se fit immédiatement cupule pour recueillir le filet blanchâtre qui s'écoulait encore de ma mam. Il y eut un long et profond silence à peine visité par le chant nocturne de quelques criquets... puis Daphni se tourna avec douceur et humilité vers mon vieil ami dont elle badigeonna le front avec le plein contenu de sa paume. À cet instant-là, dans une Révélation, j'ai su que le Vivant venait de faire sauter un autre des barreaux de la cage que je m'imposais encore par peur d'une liberté toujours plus totale. Il était d'une exigence sans fin ... Lorsque le Feu devient Source et calcine autant qu'il désaltère, comment alors ne pas s'incliner devant Lui et accepter ce qu'il nous réserve? 215

C'est ce que j'ai fait ... Le Divin opérait désormais afin que, par la cendre, la matière de ce monde sous son aspect le plus épuré puisse naître de ma chair au rythme des élans de mon cœur. À moins ... à moins que ce ne fût une part non avouée de mon être qui finissait par se fondre un peu plus en Lui jusqu'à Le libérer du carcan de mes derniers doutes. Comme tant de fois, l'émotion m'a submergé ... Certains, je le sais, ont cru qu'un "pouvoir" m'avait été donné par le Béni. Chez ceux-là, il y avait une sorte de réflexe qui les poussait à faire de Jeshua l'équivalent de l'une de ces divinités de ! 'Olympe octroyant tel privilège ou telle force à qui leur plaisait. Un réflexe si tenace à vrai dire et si ancestral que j'ai dû passer des jours et des jours à essayer de le déraciner là ou les fragilités et les débordements dévotionnels faisaient oublier la vraie Nature de ! 'Esprit. Oh non ... jamais je n'ai pensé avoir apprivoisé le moindre "pouvoir" ! Par contre, j'ai osé admettre que j'avais enfin réellement ouvert la porte à une part tangible de la Nature originelle et donc divine de mon être et que dès lors, à mon tour, je devenais un pont possible entre les mondes. Cette reconnaissance - ou cet aveu - de la présence manifeste d'une parcelle d'Éternité en moi a tout changé ... Il ne se passa plus une journée sans que des groupes d'hommes, de femmes et d'enfants ne me suivent pas à pas partout où j'avais encore la force de me rendre, d'un village à l'autre et sur tous les bords de mer où, en compagnie de Yohan muni de son écritoire, j'espérais trouver un peu de solitude. Et il ne se passa pas non plus une nuit sans que d'autres hommes et d'autres femmes ne s'agglutinent autour de notre maison pour y dormir à même le sol.

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Ce qu'ils voulaient ? À part un peu de cendre et la guérison d'un des leurs, cela restait souvent imprécis. Je l'avais dit au rabbi Yael. .. La Vie, qu'on l'appelle Lumière ou Souffle, n'a pas véritablement de nom que l'on puisse "saisir" au point d'être capable de La traduire ... Peut-être était-ce pour cela que la plupart des humains n'ont jamais su quoi en attendre hormis la satisfaction de leurs besoins immédiats. La vastitude est vertigineuse, cela se confirmait une fois encore ... Elle désempare qui l'approche sans y être préparé. Alors, tout comme Jeshua,je ne pouvais ni ne devais révéler Ce qui doit Se révéler de Soi. Je ne sais plus combien de temps ces épuisants comportements d'adulation ont duré malgré les quelques piliers sur lesquels je pouvais m'appuyer d'une Communauté à l'autre. Le Commandement romain, quant à lui, a rapidement pris le parti de s'en irriter car il voyait grossir ce qu'il nommait ouvertement le "Mouvement du Nazaréen" dont j'étais bien sûr le chef incontesté. Cela faisait de moi un habile meneur d'hommes provoquant des rassemblements subversifs ... Yohan s'en souciait d'autant plus que rien dans ma conscience, mes paroles et mes actes ne traduisait plus guère la moindre inquiétude. Il me voyait comme un lac sans ride et cela le fâchait régulièrement. En toute vérité, je ne nous sentais pas pris dans l'engrenage fatal d'un mécanisme qui pouvait nous dépasser mais sur la crête d'une vague qui, en dépit de son écume, allait finir par emporter les cœurs. Ce fut l'époque où Fokas séjourna beaucoup à Éphèse. On lui confiait peu de vieux textes à recopier et une amitié assez solide était née entre lui et Épiphanês. Par ailleurs, il se rendait bien compte que les forces de celui-ci déclinaient. Alors, au-delà de l'affection et des discussions échangées, il 217

essayait de se rendre utile dans l'entretien de la maison dont une partie vieillissait, elle aussi. Et puis un matin, Fokas est venu nous voir, Yohan et moi. J'ai tout de suite vu qu'il avait quelque chose en tête. - «Nous n'avons plus jamais reparlé d' Anaxagoras, a-t-il fait en ajustant fièrement le drapé de sa robe. Aimeriez-vous me suivre jusqu'à Clazomènes? Il m'arrive de m'y reposer parmi les moutons. Ce n'est plus vraiment une île ... Vous avez dû parfois apercevoir le pont par lequel on s'y rend ... Je parle juste de quelques jours ... Vous y trouveriez un peu plus de quiétude qu'ici avec ces milices qui ne cessent de tout contrôler autour de vous. Je sens qu'il le faut. .. » L'idée m'a plu mais présenta peu d'intérêt aux yeux de Yohan. Celui-ci préférait demeurer chez nous et achever de recopier certains rouleaux et parchemins qu'il avait récemment découverts chez Épiphanês et dont la rédaction lui semblait maladroite. "Je pensais qu'il m'avait tout donné, argumenta-t-il pour se justifier un peu plus ... mais il y en a tant ... et puis parfois certains se répètent. " Yohan était devenu ma main droite, alors s'il devait rester quelque chose de la Mémoire de Jeshua à travers moi, il en serait l'artisan final, je ne pouvais en douter. Fokas et moi avons donc pris tous deux notre décision et nous nous sommes entendus pour nous rendre à Clazomènes, d'abord à dos de mule, puis dans une barque si nous en trouvions une plutôt qu'en empruntant le pont. La mer, c'était toujours autre chose ... Trois ou quatre jours plus tard, nous posions le pied dans une crique sablonneuse parsemée de galets. Je garde toujours le souvenir du ciel radieux de l'automne et des oiseaux marins qui se plaisaient à frôler les vagues comme pour pénétrer les profondeurs de l'eau. 218

À dire vrai, "l'île" était minuscule et d'une beauté modeste. Quelques petites collines rocailleuses, des arbres laissés à eux-mêmes, toutes les herbes les plus odorantes du monde, des maisons isolées qui se confondaient ici et là avec les pierres du sol et, malgré tout, parmi les beaux vestiges de quelques riches demeures et de grandes colonnades, enfin un petit temple au fronton encore peint d'ocre et d'azur. J'ignore à qui il était dédié mais Fokas m'assura qu'un culte continuait d'y être entretenu. En empruntant la voie suggérée par les à-plats d'une série de grandes dalles bien ajustées, j'ai cru un instant que nous nous y rendions. Toutefois ce n'était pas cela ... Nous avons obliqué vers la gauche dans un fouillis de cytises jusqu'à parvenir aux restes d'un portique. - «Regarde ici, mon frère, m'a alors dit Fokas en indiquant du doigt la base carrée d'une colonne ... » Il y avait là quelques mots écrits en Grec ; j'étais incapable de les déchiffrer. - « Ce sont des paroles d' Anaxagoras dans la vieille écriture de notre peuple et elles disent : Le Visible n 'Est que par /'Invisible. Mais maintenant, regarde plutôt ici ... » Fokas me montra le côté opposé de la base de la même colonne, là où d'autres mots s'alignaient. Il me les traduisit aussitôt en appuyant sur chacun d'eux pour en faire valoir la force. - « L 'Invisible n 'Est que par le Visible ... J'ai senti ma gorge se nouer. - « Est-ce pour eux que tu m'as fait venir ici ? » - « Disons plutôt que j'ai cru reconnaître en eux des accents qui auraient pu être ceux du Béni que tu portes en toi ... La pure et inévitable réunion des "contraires", le mariage de ce que tu nommes "toutes les couleurs du Vivant" en un seul Point. Me suis-je trompé ? » 219

- « Tu vois juste ... mais ces vérités furent alors énoncées différemment par Lui. Elles étaient destinées à très peu d'oreilles et je crois qu'il en sera ainsi longtemps encore. "N'insultez pas les joyaux en les distribuant à qui n'en connaît pas le précieux ... ". Te souviens-tu de ces mots du Béni que ton père avait aimés ? - «Oh! Je me souviens de son sourire et de son appétit pour tous les trésors enfouis de l'esprit. Mais, laisse-moi te dire, il y a un terme, un de ces mots habillés d'éternité qu'il aurait aimé connaître. C'est celui qui unit les deux sentences que tu viens de découvrir sur ce pilier. Ce mot nous a été justement donné par Anaxagoras. Comme le Logos qui imprègne les univers et y circule, il parle de la permanente Offrande du Divin et de Son Réceptacle. Il se prononce ... Noûs. Le Noûs, ce Mystère absolu qui suggère l'intelligence première, spontanée et inconnaissable, cette Intelligence surgissant du regard qu'Elle pose sur Elle-même et qui, par ce fait, engendre l'infinité des mondes s'emboîtant les uns dans les autres. . . » Un frisson m'a parcouru et m'a poussé tout à coup à interrompre Fokas. - «Mon ami, tu m'as atteint en plein cœur car je connais ce mot sans le connaître. Oh, oui ... le Noûs d' Anaxagoras suggère à l'évidence Ce qui imprègne la myriade des mondes mais pas seulement cela. . . Quelque chose en moi me crie qu 'Il parle aussi de Ce qui, en toute forme de vie, apprend à Le capter, à Le boire pour Lui-même afin de s'identifier à Lui et de se faire Intelligence ... N'est-ce pas ce que tu allais me dire? Pardonne-moi ... j'ai osé prononcer les mots qui se sont projetés en moi avant que, peut-être, tu ne les formules toi-même ... » Fokas a attrapé ma main et l'a posée sur son cœur.

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- « Ce qui m'anime, c'est la part du Béni qui jaillit en permanence de toi, Johannès. Beaucoup, nous le savons, ne viennent que pour se faire consoler de leurs peurs. . . alors ils s'endorment. Moi, je ne le peux plus. Mon destin était de recopier "la sagesse des autres" mais voilà que ta candeur et ta transperçante transparence m'ont réveillé. Parfois, je te comprends sans rien vraiment comprendre de tes paroles et ce sont alors les plus étranges instants qu'il me soit donné de vivre car à travers eux j'ai la certitude de grandir. Ce que tu as reçu du Béni déshabille les idées et les mots assemblés pour faire juste éprouver leur âme.» - « Tu me parles donc de la Walya, Fokas. . . La Walya vient toujours quand on ne l'attend pas ... comme le Noûs, à ce que j'en comprends me semble-t-il, lorsqu'il se fait Réceptacle chez ceux qui ont renoncé à vouloir tout cerner dans l'enclos de leur tête. Vois-tu, chacun de ces mots ne fait qu'essayer de traduire l'éternelle spirale du Logos, Celui qui Vient, Celui qui Est, "au dedans" comme "au-dehors". Oui, c'est cela ... nous sommes tous dans une attente sans cesse grandissante de Celui qui Vient ... et, plus nous nous en approchons, plus nous prenons conscience de l'espace qui existe encore entre Lui et nous ... parce qu'il veut nous pousser toujours plus loin, au cœur du Cœur. Il nous attire vers là où il n'y a Rien, c'est-à-dire rien de ce qui n'est pas le Don ! Et le Don, c'est Tout ... L'ultime Communion, analogue à celle de l'inconnaissable et de Bar-Belom. » - « Bar-Belom ? » Les sourcils de Fokas s'étaient figés en forme d'interrogation, juste le temps de réaliser que jamais je n'avais prononcé ce nom en sa présence. Il était trop tard pour que je l'efface ... - «Oui, Bar-Belom ... Il faudra que je t'enseigne à Son propos ... » 221

Il me fut difficile d'arpenter Clazomènes ainsi que Fokas l'aurait aimé. Mon corps allait entrer dans son hiver et mes hanches faisaient tout pour me le rappeler. Néanmoins, à force de volonté, j'ai réussi à suivre mon ami à peu près partout où il voulait me mener. Sur le linteau de pierre d'une grosse maison en partie effondrée, il me montra enfin du doigt une écriture gravée en creux qui, selon lui, citait le nom d' Anaxagoras. Cela l'étonnait car, à ce qu'il savait du vieux philosophe, celui-ci avait assez peu vécu sur l'île où il était né. Resterait-il de la même façon quelques signes témoignant du Nom de Jeshua ici et là en Galilée, à Bethsaïda ou sur un mur à Jérusalem? Jamais je ne m'étais posé une telle question. Quelque chose en moi voulait que Celui-ci ne puisse pas un jour appartenir au passé parce que le Vivant en Lui rendrait cela inconcevable. Tout cela nous mena jusqu'en début de soirée alors qu'une fraîcheur montait de la mer partout environnante. Une soirée aussi simple et heureuse que la journée écoulée. Nous avons passé ses heures à l'abri de la tente précaire d'un berger, en compagnie de ses chiens et de son troupeau de moutons. Un de ces bonheurs premiers auxquels je n'avais pas goûté depuis longtemps et qui nous dispensa de toute envie de parler, pas même des signes qui, dans le ciel, annonçaient le temps qu'il ferait le lendemain. D'ailleurs, notre hôte d'un soir ignorait même jusqu'au nom d' Anaxagoras et c'était à peine s'il connaissait celui de Domicien, ce Caesar qui régnait alors sur l'empire romain. Qu'en avait-il à faire? Il est des vies pour respirer doucement et où quelques collines sur horizon de mer sont seulement nécessaires à l'âme. Sans plus. Pour moi, la nuit fut néanmoins secouante. Ainsi que tant de fois au cours de mon existence, une soudaine sensation de malaise me tira de mon sommeil. Elle était indéfinissable

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mais suffisamment forte pour m'inciter à me lever un peu afin de faire deux ou trois pas car je respirais mal. Finalement, je me suis assis dans la caillasse, légèrement à l'écart de la tente, tandis qu'un des chiens venait me rejoindre. Je cherchais mon souffle et ne le trouvais pas ... Instinctivement et comme toujours, j'ai levé les yeux vers la voûte étoilée. C'est à ce moment-là que j'ai eu ma réponse ... Une voix aussi distincte et aussi claquante qu'un coup de trompette a résonné au-dedans de ma tête. "Lorsque le temps viendra pour ce monde, alors ce sera semblable à une éclipse... Un sommeil de la Lumière qui s'étirera sur des années et des années ... "

J'ai sursauté et peut-être même poussé un gémissement. Le velours sombre et profond du ciel venait de se déchirer en son centre et de grands disques couleur d'argent en émergeaient pour se diriger vers notre monde à une vitesse effarante. Et la voix a répété ... "Semblable à une éclipse ... " À nouveau, j'ai tressailli. J'étais bien là, toujours assis sur le sol caillouteux et je percevais la chaleur du chien couché contre l'une de mes jambes. J'avais le cœur tellement lourd ... L'empreinte que la voix venait de laisser en moi m'annonçait un temps où tout espoir serait mis en sommeil. .. J'aurais voulu m'allonger mais il me fallait avant tout reprendre ma respiration et le sol se montrait peu invitant pour mon échine devenue trop sensible. ''Je dois retourner à Éphèse, me suis-je alors dit dans une sorte d'élan irréfléchi et impératif. Je dois absolument y retourner ! " Au petit matin, lorsque Fokas m'eût rejoint, réveillé par le berger et les premiers jappements des chiens, je n'étais plus habité que par cette pensée liée à la vision qui l'avait précédée. 223

- «J'ignore pourquoi, mon ami, mais il le faut ... », lui ai-je déclaré. Fokas s'est aussitôt incliné sans rien chercher à argumenter bien qu' évidemment déçu. Dans l'heure, nous avons donc regagné notre barque. La petite voile de celleci fut alors hissée à la hâte et bientôt nous fûmes de retour auprès des tout jeunes hommes auxquels nous avions confié nos mules en échange d'une pièce. J'aurais aimé parler à Fokas et tout lui expliquer de ma nuit mais je ne parvenais qu'à évoquer mon pressentiment, ce qui était bien assez pour l'inquiéter. Quant à annoncer une éclipse de l'espoir, je m'en défendais. Je ne voulais surtout pas en semer la crainte et l'angoisse même si cellesci allaient sans doute concerner un autre temps que le nôtre. "Dans deux fois mille ans ... " avait parfois répété Jeshua en regardant au-dedans de Lui. Parlait-Il alors de "cela" et des cieux qui s'ouvriraient ? La vue de notre maison d'Éphèse confirma aussitôt la justesse de mon intuition. Une vingtaine de soldats armés étaient postés alentours dont certains semblaient même garder l'accès à la si modeste demeure d'Épiphanês et de sa famille. Fokas et moi n'avions pas seulement eu le temps de poser pied à terre que déjà nous étions encerclés. - «C'est bien toi Johannès? » L'homme qui, le menton haut, venait de lancer cette question marchait à grands pas dans notre direction tout en ne me quittant pas du regard. Je le connaissais pour être un décurion, un de ces officiers subalternes qui, à la tête de quelques hommes bardés de cuir, patrouillaient de plus en plus souvent dans les parages de là où nous vivions. Évidemment, il connaissait mon visage et la réponse.

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Aidé par Fokas, je suis descendu de ma mule encore haletante puis, sous la menace d'une dizaine de pilums, on nous poussa lui et moi à franchir le seuil qui menait à la cour de "notre maison". Je n'eus que le temps d'apercevoir au passage l'effigie de pierre de Meryem, renversée et brisée comme la précédente l'avait déjà été de nombreuses années auparavant. Adossé au mur, Yohan était là, assis sur le banc où nous avions pour habitude de nous retrouver, un bol de boisson odorante à la main. Le visage blême, il s'est immédiatement levé pour aussitôt s'asseoir à nouveau sur l'ordre sec du décurion. Celui-ci tenait dans son poing une sorte de mauvais parchemin qu'il s'est empressé de dérouler. Yohan en connaissait naturellement déjà le contenu mais puisque j'étais le principal concerné, me fut-il dit, il fallait qu'il me soit lu à voix haute ... En quelques formules lapidaires le texte disait que Johannès, disciple avéré du Nazaréen ainsi que ses plus proches acolytes étaient solennellement accusés de sédition et de multiples mouvements organisés contre la paix de l'Empire. En l'occurrence, lui et les siens devaient être immédiatement déportés sur l'île de Patmos et ceci grâce à la grande clémence de Domicien, Pontifex Maximus ... 1 Je me souviens ne pas avoir réagi. Je vivais l'instant comme si cette annonce était connue de mon âme depuis toujours et ne disait que la suite du chemin de toute une vie. - « Quand ? » ai-je simplement demandé au décurion. - «Maintenant ... et, sois heureux que Caesar te permette de rassembler quelques biens avant de partir. » 1 En réalité, Patmos portait alors le nom de Létoïs. Celui de Patmos a été préféré ici pour plus de clarté. L'appellation Létoïs vient de Léto, la mère d'Artémis (lunaire) et d'Apollon (solaire) suite à son union avec Zeus. La tradition fait donc de Patmos une île initialement Luni-Solaire.

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- « Tout est déjà là », m'a alors dit Yohan d'une voix éteinte en me montrant deux petits coffres de bois et un gros sac de toile. Puis il continua cette fois dans notre langue natale : « Tous les rouleaux et les parchemins sont là ... Pour le reste, nous n'avons rien qui puisse nous manquer, tu le sais. Les soldats sont arrivés avant-hier.. . J'ai eu tout le temps voulu. » J'ai posé mon front sur le sien, une main sur son épaule, puis j'ai malgré tout tenu à entrer une dernière fois dans la maison. J'avais toujours pensé qu'elle vivait de sa propre vie et qu'elle garderait sa mémoire à elle, mêlée à celle de Meryem, de Sarah et enfin de la nôtre. Ce fut rapide mais nourri de la conviction que ce geste était important parce que je scellais ainsi une parcelle d'éternité dans le temps d'Éphèse. Bien sûr, j'ai voulu me rendre chez mon ami et frère Épiphanês et sa famille afin de leur dire adieu dans un dernier élan d'amour et de gratitude. Les soldats m'en ont cependant empêché, ajoutant au passage que je devais être heureux que mon "complice" soit trop vieux et malade pour être concerné. Ce fut un choc, le seul réel choc de la journée. Aujourd'hui, au crépuscule de ma vie, je sais encore combien cet interdit et sa cruauté m'ont alors transpercé. Quant à Fokas qui "traînait trop souvent avec nous et dont la subversivité s'affichait", il fut dit qu'il partirait également pour Patmos. Je me souviens que lorsqu'on nous a passé les chaînes aux poignets pour descendre à pied les ruelles et le chemin qui menaient aux geôles romaines aucun d'entre nous n'a protesté. Il était inutile d'attirer les coups ... Nos vies basculaient et la foi absolue en Ce qui nous animait était tout ce qui nous restait ...

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C'est à ce moment-là, en passant devant le vieux puits où j'avais fait naguère la connaissance de Pyrrha et de tant d'autres qu'une Parole du Béni s'est imposée à mon esprit et que j'ai éprouvé le besoin de la prononcer à voix haute, tel un cri du cœur destiné à unir les trois exilés que nous allions devenir ... ''Je ne vis que pour aimer ... pour essayer de comprendre ce qu 'est /'Amour, pour Le multiplier puis L'offrir à /'Infini. " Enfin, comme pour faire écho à ma déclaration, Fokas a ajouté : "Alors, plus que jamais nous allons avoir besoin d'une lampe ... "

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Chapitre XIV ' Patmos, une nuit ensoleillée ... A

N

ous sommes restés quelques jours dans la pénombre poussiéreuse des geôles d'Éphèse. Pour quelque raison qui nous échappait, on nous avait mis à part des autres prisonniers que parfois nous entendions se plaindre ou crier. Je me souviens que nous n'étions pas maltraités mais que notre inquiétude - pour ne pas dire notre tourment - se résumait à ignorer ce qu'il en était advenu de nos deux petits coffres de bois. Notre bien le plus précieux en ce monde y était enclos, livré à toutes les ignorances ou pire, à tous les mépris. Hormis nos pensées dirigées vers Épiphanês, Pyrrha, Daphni, Thalie et tous les autres, qu'aurais-je à dire de ces sombres journées ? Et puis, un matin, on nous a sortis de ce faux sommeil où nous nous réfugiions lorsque nous n'avions plus la force de prier ni celle d'échanger nos souvenirs sur ce qui avait fait les beautés de notre liberté désormais révolue. Sous le commandement du décurion qui avait procédé à notre arrestation, une dizaine de gardes nous ont conduits jusqu'au port où, à l'écart des autres, un bateau nous attendait. Et pas n'importe quel bateau ... une galère, une vieille galère à l'éperon arrogant qui avait dû faire mille

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fois les côtes de la Grèce, de Kypros à la Thrace et sans doute bien davantage. L'ordre avait été donné de nous attacher à un mât situé à l'avant du navire. C'est donc là que nous avons vécu la traversée qui allait nous mener jusqu'à Patmos. Une assez courte navigation, en vérité, durant laquelle la vue des côtes déchiquetées de quelques îles nous accompagna sans cesse au rythme saccadé du bruit des rames qui venaient frapper l'eau. Jamais nous ne pûmes rencontrer le regard de l'un de ces hommes qui, sous nous, payaient de leur vie quelque tribu au pouvoir romain, prisonniers de guerre, esclaves, malfrats ... C'était douloureux à imaginer. Jeshua aurait-il brisé leurs chaînes? Pour autant de raisons qu'il y avait de destins d'hommes, rien n'était moins certain. Le pêcheur sait qu'il suffit parfois qu'une seule maille de son filet saute pour que celui-ci se détisse. Tout se tient en ce monde ... et même les abominations racontent une histoire dont l'histoire se perd dans la Nuit des Temps. Elles sont insupportables mais nul ne peut en dissoudre la trame sans connaître l 'Intention du Divin qui les autorise, en apparence impassiblement. Enfin, les reliefs mordorés de Patmos nous apparurent et nos pieds se sont posés sur les dalles mal taillées d'un tout petit port à la surprenante et douce beauté ... Une sorte d'enchantement qui me parut incompatible avec la détention qui nous était promise. Mais l'instant était décidément béni car ce qui arriva alors devait se montrer déterminant. .. Mon regard a soudain rencontré celui de ce décurion anonyme qui se révélait finalement être le bras par lequel Rome scellait notre destin. C'était un regard plutôt sombre mais dont la couleur réelle n'a pas échappé à mon âme. Il disait une souffrance, une douleur tenace que l 'Esprit en moi a su déchiffrer dans l'instant même. 230

- « Que se passe-t-il ? ai-je fait. Qu'as-tu à ton flanc gauche.» L'homme s'est immédiatement figé. Les rides de son front me renvoyaient à la pertinence de ma question. - « Tu es blessé ? » Pas de réponse ... Alors, instantanément, sans le moindre contrôle de l'élan qui s'appuyait sur mon cœur, le "frisson de la cendre" a parcouru mon dos puis mon bras droit jusqu'à mon poignet. Un flot de cendre s'en est écoulé puis est allé se déverser dans ma main qui, bien qu' encore entravée par une chaîne, est aussitôt parvenue à l'offrir à l'officier romain. - «Répands cela sur ta plaie ... C'est tout et ne t'interroge pas. C'est le Nazaréen qui te l'offre.» Sans résister ni même reculer d'un pas, l'homme a tendu sa main ouverte pour y recevoir la poudre blanche. Le tressaillement du Béni venait de le traverser, dispersant ses raideurs et sa défiance. La mine hébétée et le front toujours aussi plissé, il a légèrement relevé son casque de cuir puis s'est mis en retrait derrière les gardes qui, déjà, nous poussaient en avant d'eux. -«Que s'est-il passé? a murmuré Yohan. Tu lui as offert de la cendre ? Pourquoi ? » - « Elle est venue ... La cendre sait toujours ce qu'elle fait. Tu sais bien qu'il y a une forme d 'Amour qui ne se contrôle pas quand elle rencontre une vraie souffrance. » - « Tu aimes ce décurion ? » Je n'ai pas voulu répondre ... L'heure n'était pas à débattre d'une telle question et il me paraissait plus sage, plus enseignant, que Yohan soit renvoyé à lui-même par mon silence. Après une petite marche dans les modestes ruelles du village dont les habitants nous dévisagèrent, nous en avons entamé une autre, un peu à flanc de colline jusqu'à un groupe 231

de constructions aux formes lourdes. Aucun doute possible, c'était là que nous serions incarcérés. Une fois que nous fûmes parvenus à un grand portail ferré, un garde s'est mis à hurler nos noms puis à évoquer l'ordre de Caesar. On nous poussa alors énergiquement dans la bâtisse jusqu'à ce que nous découvrions, dans le fond d'une cour, des couloirs sombres et étroits. À l'issue de l'un d'eux se trouvait notre cellule ... Nous y sommes restés deux.jours, à peine alimentés, livrés à nos interrogations et au vide créé par le brutal arrachement à notre famille d'Éphèse. Quant à nos parchemins dans leurs coffres ... Fokas se lamentait souvent ; Yohan, plus solide que lui, n'en finissait pas de prier à voix haute. En ce qui me concernait, rien dans mon âme ni mon cœur ne pouvait envisager que tout s'arrête ainsi, dans un trou de désespoir. Parfois, j'essayais de me représenter Jeshua dans son cachot de la forteresse Antonia, à Jérusalem, sachant certainement ce qui L'attendait. Ce n'était en rien comparable ... Mon avis était qu'il fallait juste que nous attendions, c'était tout. Il y a toujours un secret à découvrir au fond du temps qui passe et celui-ci est un peu semblable au bref espace qui sépare deux mots écrits ou prononcés. Chercher à y pénétrer est déjà une grâce en soi ... mais encore faut-il la demander. La première nuit, en captant les soupirs de Fokas et les murmures circulaires des prières de Yohan, j'ai cherché à parler de ce secret et de cette grâce qui donnent au temps une autre valeur et par lesquels l'espérance peut s'installer. Mais en vain ... Mes compagnons étaient englués dans la toile d'araignée de leur propre tourment ... Je n'ai obtenu qu'une réponse qui ne cachait pas sa petitesse mais qui était au moins sincère : "Nous voulons dormir, mon frère ... " Tout était dit. 232

Il a fallu attendre le lendemain et que chacun soit confronté à ses propres limitations pour que la confiance et l 'Abandon qui étaient miens viennent à manifester leurs premiers bourgeons. La porte de notre geôle s'est tout à coup plainte sur ses gonds et une silhouette en a passé le seuil. C'était celle de "notre" décurion ... Sitôt qu'il fut face à nous qui nous étions levés tant bien que mal dans l'instant, celui-ci a ordonné aux gardes de le laisser seul en notre présence. Il a fallu qu'il insiste, puis la porte s'est refermée. L'homme s'est alors aussitôt dirigé vers moi. Malgré la pénombre, je l'ai deviné troublé, faussement sûr de lui. - «Qui es-tu?» m'a-t-il fait comme s'il voulait que mes compagnons ne l'entendent pas. - « Qui je suis ? Mais ... tu l'as dit ... Un disciple du Nazaréen puisque c'est ainsi que vous L'appelez tous.» - «Ce n'est pas cela que je veux savoir. Je te demande qui tu es, toi, et quelle sorte de magicien tu es ... J'ai pris ta poudre grise ou blanche, je ne m'en souviens plus, et ma plaie s'est refermée. Il y avait des mois ... Les chairs suintaient. . . » - « Mon frère, pourras-tu me croire si je te dis que je suis simplement quelqu'un qui aime ? Oui, j'aime d'un Amour qui ne ressemble pas aux autres parce qu'il m'a été révélé par un Homme qui ne ressemblait pas aux autres hommes. Ce que tu penses être le fruit d'une magie n'a pas d'autre secret que cela. » - «Mais ... » Le décurion cherchait ses mots en se pinçant les lèvres. - « Mais alors. . . » - «Mais il y a juste cela et c'est pour cette raison que je t'ai appelé "mon frère".» L'homme a réprimé un début de sanglot puis m'a spontanément montré son flanc gauche où, sous le cuir de 233

son vêtement, une longue trace rougeâtre témoignait d'une plaie récente. Enfin, il est parvenu à articuler quelques mots. - « C'est ton Maître qui t'a donné cette poudre ? » - « C'est Lui qui m'a enseigné l'art de la puiser dans l'invisible parce que tout Est là et qu'il suffit de demander pour recevoir ... dès lors qu'on a appris à restituer à l'Amour son vrai Nom ... Mais toi, comment t'appelles-tu?» - «Laurentius ... C'est un nom bien ordinaire ... » Un mur venait de s'effondrer entre le soldat et moi et c'était lui, malgré toutes ses cuirasses, qui l'avait décidé. Sur ce, dans l'angle de la geôle où il m'avait attiré, Laurentius a commencé à se raconter un peu. Il est vrai que nous nous étions croisés du regard durant des années ... - « Écoute, je ne comprends rien à ce qui se passe, a-t-il repris toujours aussi discrètement, mais je vois ce que je vois et je ressens ce que je ressens ... et je peux dire que votre place n'est pas ici. Je ne suis qu'un petit, moi, et j'ignore ce que je peux faire ... Il faut que je parle au Commandant de cette prison. Tu sais ... Je ne suis pas vraiment romain. Seul mon père l'était. Ma mère est grecque ; elle vit toujours ici, à Patmos. C'est à cause d'elle que j'ai demandé à y venir le plus possible. Pour un soldat, il est difficile d'avoir une famille ... C'est cela ... il faut au moins que je parle à celui qui commande ici. » Sans en dire davantage et comme s'il avait un peu honte de lui, Laurentius a alors immédiatement mais maladroitement tourné les talons pour franchir la porte de notre cellule. Deux ou trois jours plus tard, alors que Yohan et Fokas ne savaient plus que penser, un garde est venu me chercher sans explication. Le pilum solidement empoigné, il avait pourtant la tête basse comme s'il était chargé d'une mission inconfortable dont il se serait demandé si elle allait lui porter 234

malheur ou non. N'avait-il pas un homme suspecté de magie au bout de sa lance ? Le trajet fut bref. À mi-chemin, dans une cour, j'ai rapidement aperçu un groupe de pauvres gens à l'air égaré. En Judée, les Romains auraient sans doute dit d'eux qu'ils n'étaient qu'un ramassis de voleurs, de bandits, des lestaï. J'ai reçu leur désespoir telle une gifle inattendue et qui faisait mal. Sitôt après, on m'a introduit dans une bâtisse voisine. Je n'ai pas tardé à comprendre que c'était là où vivait celui qui commandait la prison. Un lieu austère qui sentait la sécheresse et l'ennui. J'étais prêt à tout entendre et à ce que tout arrive ... J'avais donné tout ce que je pouvais. L'homme face auquel on m'amena alors était de stature imposante. Sa chevelure grisonnante et légèrement ondoyante lui procurait de plus un air de respectabilité qui pouvait impressionner. Toutefois, ce n'était qu'une façade. Pour Rome, que pouvait représenter un tel officier sur une île dont personne ne se souciait ? - «Alors c'est toi ? m'a-t-il dit d'un ton qui me parut plutôt bienveillant. Le décurion Laurentius m'a tout raconté et j'ai vu ... sa plaie ou du moins ce qu'il en reste. Cela faisait six mois ... Un coup de sica1 ! Je ne sais pas comment tu as obtenu ce pouvoir mais ... » J'ai eu le réflexe de vouloir l'arrêter tout de suite. - « Ce n'est pas un pouvoir. . . » - « Appelle cela comme tu veux. Si tu as pu accomplir une telle chose, tu dois être capable d'en réaliser d'autres. Ma mère vit ici avec moi ... L'un de ses yeux n'est plus qu'une infection purulente. Alors, je te demande de la guérir. Si tu as . . un vrai pouvoir. . . » 1

Une petite épée recourbée.

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- « La grâce d'offrir la guérison est étrangère à tout défi, mon frère. La Force de Vie ne se commande pas, ne se dompte pas ... Elle ne fait que répondre aux appels du Cœur. » Hormis le fait que je l'avais appelé "mon frère" sans que, lui aussi, en saisisse la raison, l'officier n'a rien relevé de mon argumentation, sans doute parce qu'il n'avait rien entendu d'autre que ces deux mots. L'instant d'après, il me faisait pénétrer dans la pièce voisine là où, dans un énorme fauteuil de bois grossièrement travaillé, j'ai découvert une vieille femme soutenue par des coussins, sa mère ... Un œil fermé, gonflé et effectivement purulent à l'extrême, elle était somnolente. - «Mère, a fait l'officier, c'est lui ... » La vieille femme, sans doute guère beaucoup plus âgée que moi, a relevé lentement la tête puis m'a cherché du seul œil qui lui restait mais qui, lui-même, commençait à suinter. Je me souviens que celui-ci a rencontré un instant mon regard avant de s'en détourner, peut-être par gêne, par crainte ou tout simplement par épuisement. C'était suffisant pour que j'y aie capté un éclair de douleur et que je sois touché. Cependant, rien ne se passait en moi sinon la montée d'un inévitable sentiment de compassion. Pas de frisson pour parcourir mon bras ni de fontaine de cendre au creux de ma mam ... Je l'aurais voulu ... J'ai attendu ... mais rien ! Quelque chose en moi était bloqué dont je devinais la nature et l'origine. Mon âme se sentait sous la pression d'un défi à relever et cela suffisait pour qu'une digue se fût immédiatement levée. - «Je te l'ai dit, ai-je fait en me tournant vers l'officier, je ne commande pas la cendre de guérison ; elle ne vient pas "comme cela". Il faut le Souffle de l'Éternel... » - «L'Éternel. .. J'ai entendu dire que vous n'avez que ce mot-là à la bouche, vous les disciples du Nazaréen ... » 236

L'instant d'après, je me retrouvais derrière les verrous de notre geôle en compagnie de Yohan et de Fokas. Une part de moi était tout aussi interrogative que devait l'être le Commandant de la prison tandis que l'autre n'était guère surprise de la justesse de ce qui venait d'arriver. Suite à mon récit, Fokas s'est presque effondré. - « Johannès, mon frère, a-t-il bredouillé, je reste loin en arrière de toi... Comment parviens-tu à trouver cela juste ? Cette femme souffre, son fils te fait confiance et rien ne s'accomplit par tes mains comme depuis maintenant des mois et des mois. Peut-être aurions-nous été libérés ? » - « Libérés ? Je ne rêve pas de la même liberté que toi, Fokas, même si tout mon corps appelle la tienne comme il réclame la douceur de l'air dans les collines. Je rêve d'abord de ne plus rêver ma vie, cette vie. Je rêve de ce monde que je porte en moi où les rébellions et les acceptations passives ne signifient plus rien, ne se font plus la guerre. Combien de fois ne l'ai-je pas répété ? Ne vois-tu pas que notre vie n'est qu'un rêve qui est dans un autre rêve, lequel est lui-même le fruit d'un autre rêve et peut-être plus encore jusqu'à Bar-Belom ? Puis jusqu'à retrouver enfin la Mémoire pour s'épanouir toujours plus vers l'immense Songe du Partage Divin de la Conscience ... et del' Amour. Ne vois-tu pas que c'est sans Fin parce que sans Commencement compréhensible par les poussières d 'Étoiles que nous sommes? Il faut juste s'incliner devant l'ineffable! Astu vu ces fourmis grimper sur le mur en une longue colonne, tout à l'heure ? Eh bien, c'est nous ... As-tu remarqué ces nuages s'étirer dans le ciel à travers la lucarne ce matin ? C'est nous aussi. . . » Dans la pénombre, j'ai distingué la silhouette de Yohan se glisser jusqu'à moi et poser lentement sa tête sur le sol en direction de mes pieds. Pour la première fois, je n'ai pas réagi. Je percevais le Béni à l'œuvre à travers ma propre chair. 237

Aucun orgueil, aucune fierté, juste une infinie Gratitude ... - « Regarde, a tout à coup murmuré mon frère d'âme en se redressant et en se dirigeant vers l'un des murs peints à la chaux de notre cellule. Regarde ... Je crois que je pourrai y graver tes paroles avec le tranchant d'un petit caillou ... » J'ai ri un peu en saluant l'idée et mon rire a contaminé Fokas. Alors Yohan s'est aussitôt mis à l'ouvrage en me priant de répéter mes mots .... Mais, bien sûr, ce ne sont pas les mêmes qui sont venus. Le Sacré d'un instant de Lumière est toujours volatile; c'est ce qui fait sa beauté. Je l'ai toujours comparé à un clin d'œil du Vivant pour nous inviter à regarder de l'autre côté des rêves qui s'enfantent les uns les autres. Le crépuscule n'était cependant pas loin et le ciel s'est éteint à travers la lucarne ferrée de notre geôle. Il disait l'heure du sommeil suggéré à nos carcasses fatiguées. Je me souviens ne pas avoir eu cependant l'envie de m'allonger sur ma paillasse ainsi que l'avaient fait mes compagnons en quête d'évasion. Sans savoir vraiment pourquoi, j'ai bloqué mon dos contre le mur et posé mes mains sur mes genoux pour en faire deux coupes ouvertes à cette forme de radiance qui se cache toujours au sein de l'obscurité. J'aimais cette position lorsque mon corps me la permettait. Parfois, il s'y passait de petites merveilles. Il devait en être ainsi ce soir-là, cette nuit-là ... Entre l'éveil de mon cœur et la somnolence de ma chair, j'ai commencé à percevoir des rais de lumière s'échapper de mes mains pour prolonger celles-ci jusque je ne savais où. Ces rais étaient semblables à des langues de brume immaculées. J'ai essayé de les suivre ... En vain. Alors, à mon tour, je me suis évadé dans le sommeil. Le lendemain matin après que, faute de mieux, nous eûmes avalé une soupe infâme, Yohan s'est remis à écrire sur 238

"son" mur tandis que je fouillais le souvenir de mes clartés de la veille. Mais cette fois encore son travail fut interrompu. Le claquement du verrou de la porte et l'apparition d'un garde nous firent sursauter. Comme d'habitude, c'était moi que l'on voulait. Après une marche silencieuse dans les couloirs et la traversée de la même cour, je me suis à nouveau trouvé face à l'officier en charge de la prison dont tout disait qu'il avait enfilé son vêtement de cuir à la hâte. L'homme avait les yeux rougis et le timbre de sa voix n'était plus le même. - «Viens voir», m'a-t-il dit étrangement comme s'il me faisait une confidence. Puis il a ajouté : «Tu le savais, n'estce pas?» Répétant son geste de la veille, il a passé la porte qui donnait accès à la pièce où j'avais découvert sa mère. - «Regarde ... C'est toi, n'est-ce pas ? » La vieille femme était à nouveau dans son gros fauteuil de bois mais elle s'y était redressée et me regardait, un léger sourire aux lèvres. J'ai aussitôt remarqué sur son visage les larges taches blanches qui témoignaient de la présence d'une cendre ... Quant à son œil malade, il était en grande partie ouvert ; il ne suppurait plus et avait perdu presque toute enflure. Dans un sanglot à peine perceptible, l'officier s'est longuement incliné devant moi puis a saisi l'une de mes mains pour y déposer son front. Son émotion était palpable. Il ne savait que dire et moi non plus ... Allais-je prétendre que je n'y étais pour rien? C'eût été stupide. Les mains de mon âme avaient su quoi faire et quand le faire dès que le Souffle s'en était emparé au-delà de ma simple conscience d'homme. Il arrive parfois que des nuits soient ensoleillées, la mienne l'avait été etje devais le reconnaître. - « Que puis-je faire pour toi, Johannès? Que puis-je t'offrir pour ce prodige et pour ... » 239

J'ai regardé l'officier dans les yeux. - « Tu veux dire pour ce Don de l'Amour ? » J'ai senti que le "oui" était difficile à prononcer pour le soldat qui vivait en lui ... Enfin il est parvenu à mon oreille. - «Eh bien ... à l'offrande del' Amour, mon frère, pourrait répondre celle de la liberté ... » ai-je alors fait tandis que son regard se dérobait. - «La liberté? Il y a un ordre de Caesar, tu le sais bien ... même si c'est avec raison que Laurentius affirme que votre place à tous trois n'est pas ici. » Ces mots à peine prononcés, l'officier s'est assis sur un banc et s'est longuement pris la tête entre les mains avant de finalement me rejoindre des yeux. -«Écoute ... Si ... Si je vous ouvre la porte ... Peux-tu me promettre sur le Béni que tu vénères que jamais, jamais vous ne quitterez cette île ? Il y a forcément des endroits discrets pour y vivre ... Je ne sais pas si je deviens fou en te disant cela! » - « C'est une belle folie que d'être aimant ... Il y a cependant des registres ici et nos noms doivent y figurer. » - « Oh ... ce n'est pas si certain. Peu se soucient de qui vit et de qui meurt entre ces murs. Dehors il fait soleil mais ici nous sommes au pays des ombres, ne l'as-tu pas remarqué? Alors, si un jour votre cellule est vide ... Les gardes ont appris à se taire. D'ailleurs, s'ils sont ici c'est que pour Rome ils n'ont pas été les meilleurs soldats ... tout comme moi sans doute. Laisse-moi réfléchir et prier, veux-tu? Même si c'est un dieu différent du tien. » Puis l'officier s'est relevé pour une nouvelle fois s'incliner et pour poser son front sur ma main. Lorsque l'on m'a ramené à notre cellule, j'étais enveloppé d'une telle onde de douceur que jamais je n'ai pu l'oublier.

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Quelques jours se sont ensuite écoulés. Yohan et Fokas s'abreuvaient au récit de la guérison de la vieille femme et des mille détails qu'ils en demandaient de ma part et ne cessaient d'espérer ... Aujourd'hui, je vois mieux qu'ils nourrissaient une force. Un matin, très tôt à l'aube, le miracle qu'ils appelaient de leurs vœux s'est produit. Laurentius était là et il nous tirait du sommeil. - « Venez vite, a-t-il fait à voix basse, vous sortez d'ici sur décision de l'officier Commandant. Ne demandez rien, ne dites rien. Au portail, le garde a l'habitude d'être aveugle et muet. Vous descendrez le chemin puis vous prendrez le premier sentier qui monte. Une bonne marche ... et vous arriverez à un groupe de trois maisons. Vous frapperez à celle dont la porte est blanche. C'est ma mère qui ouvrira ... Elle sait tout et saura vous aider. Et puis. . . elle connaît un peu le nom du Béni. » - « Et toi mon frère ? » lui ai-je murmuré. - « Moi ? Je serai fier ... » Quelques instants plus tard alors que, bouleversés, nous marchions déjà sur une sente tortueuse à flanc de montagne, les paroles d'une prière qui m'avait jadis été révélée par Jeshua se sont lentement libérées de ma poitrine ...

"Père, je Te remercie pour les obstacles que tu fais miens car je sais que Ta Volonté est que mon œil unisse chaque chose, que mon oreille n 'entende que Ton Souffle, que mes lèvres ne prononcent que ce qui est juste, que ma main ne tisse que la vie et que mes narines ne captent que ton Parfum au cœur de ce monde. "

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Chapitre XV Derrière les lauriers, une grotte ...

J'

ai bien cru ne jamais arriver à la petite maison à la porte blanche. Mon séjour dans les geôles de Patmos n'avait pas arrangé mes hanches et mes pas douloureux retardaient notre avance. Chemin faisant, nous n'avons croisé que quelques ânes qui se délectaient des épineux en toute liberté. Quant à notre liberté à nous, nous n'avions pas encore réalisé ce qu'elle signifiait. Nous étions trop subjugués par le vent qui montait de la mer puis qui se mêlait aux senteurs généreuses des herbes et des arbrisseaux. À plusieurs reprises, nous avons fait halte et regardé en arrière de nous. Le bleu profond des eaux semblait régner sur toute chose, scintillant sous le soleil des premières heures. Quelle beauté ! Les petites criques découpées de Patmos avec leurs rochers aux formes inattendues rendaient l'île à la fois somptueuse et d'une douceur peu commune. Je me suis demandé comment l'Empire romain avait pu en faire un lieu d'emprisonnement et d'exil. C'était tout aussi inexplicable pour mes deux compagnons qui n'en revenaient pas de ce qu'ils vivaient. Resterions-nous vraiment là jusqu'au terme de nos jours? Il y avait pire destin assurément ... mais

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nos vies allaient néanmoins être dépourvues de l'horizon qui leur donnait un véritable sens. - «C'est vous?» C'est sur ces mots que la porte blanche de la maison de la mère de Laurentius s'est ouverte devant nous. Une assez vieille femme, toute menue et la tête couverte d'un grand voile blanc nous dévisageait, oscillant entre l'inquiétude et la confiance. - « C'est nous, oui ... » ai-je simplement répondu, ne sachant quoi dire de plus. - «Alors entrez ... Mon fils sait ce qu'il fait. » Nous ne pouvions pas imaginer plus modeste logis. La plus extraordinaire des surprises nous y attendait cependant, reposant sur la poussière et les cailloux du sol... Nos deux petits coffres avaient été déposés là, contre un mur, alors que nous commencions à peine à apprivoiser l'idée de les avoir perdus à tout jamais. - « Oui, ils sont là, a commenté celle qui se nommait Rania. Il y a un sac de toile aussi ... Mon fils doit beaucoup vous respecter pour qu'il les ait apportés lui-même hier. J'ai vu qu'ils contenaient des parchemins et des rouleaux. Sontils si précieux? Je ne sais pas lire ... » - « Ils sont précieux pour le cœur et l'âme. . . » s'est empressé de répondre Yohan dans l'enthousiasme del' instant. - « Oh alors ... » La demi exclamation de Rania disait beaucoup. Notre hôte ne s'en est toutefois pas tenue là. - « Parlent-ils du Maître qui vous a instruits et que les Romains ont torturé ? Son nom est arrivé jusqu'ici, vous savez ... mais il est interdit de le prononcer.» Le fait que nous acquiescions sembla beaucoup la toucher. - « Souvent, quand on interdit quelque chose, poursuivitelle, c'est qu'on en a peur etje comprends qu'on puisse avoir

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peur d'hommes comme vous qui guérissent des plaies ainsi que vous l'avez fait. Moi, cela ne m'effraie pas parce que le Bien, c'est le Bien. Quand je le peux, je me rends au temple d'Artémis mais s'il y en avait un pour votre Maître, j'irais aussi. Il n'y a qu'un soleil dans le ciel, c'est lui qui ordonne tout, même si la nuit on voit beaucoup d'étoiles.» J'aurais embrassé les mains de la vieille Rania qui, d'ailleurs, comme la mère du Commandant de la prison, ne devait guère être de beaucoup mon ainée. Sa sagesse était simple, sans aucun doute innée et son regard, pour peu qu'on s'y attarde, parlait de bonté. - « Vous savez, fit-elle encore, il ne faut pas en vouloir à mon fils de vous avoir arrêtés et conduits jusqu'ici. Son père voulait faire de lui un soldat des légions avec un beau casque et les bras chargés de butin mais je vois bien que son âme n'est pas à cela ... » Notre journée auprès de Rania se déroula sur ce ton, portée par une onde d'écoute et de partages sans détours. Chacun racontait ses petits "morceaux" de vie à lui. Et puis, bien sûr, vint le moment d'aborder ceux qui nous attendaient et là où nous en étions. Comment trouver un toît, comment manger et vivre? Comment aussi nous "rendre invisibles" ou presque? Rania avait son idée ou du moins une idée peut-être suggérée par Laurentius ... Un peu plus haut sur la montagne, il existait une grotte apparemment assez étrange dont on disait qu'elle avait autrefois abrité un ermite qu'on venait consulter en tant qu'oracle. De temps à autre, des bergers y dormaient en menant leurs troupeaux alentours; plus personne cependant n'y vivait. C'était un peu en dehors des chemins et tellement beau au printemps, semblait-il, parmi les lauriers en fleurs. Cette nuit-là fut aussi rugueuse pour nos corps que douce pour nos âmes qui se sentaient bénies. Nous avons dormi sur le sol. Il n'y avait rien ... 245

Le lendemain matin, Rania prit la peine de nous accompagner jusqu'à la grotte en question après avoir dit trois mots aux habitants des maisons voisines, tout aussi pauvres qu'elle, méfiants mais assurément sans malice. Je me souviens encore de leurs vêtements en peaux de mouton mal tannées et élimées lorsqu'ils nous suivirent du regard jusqu'au tournant du sentier. Nous avions probablement représenté l'événement de la saison ... Lorsque la grotte nous est enfin apparue derrière son fouillis de lauriers, je n'ai pu retenir une exclamation. Son entrée, sa disposition singulière ... j'avais l'impression de tout en connaître depuis toujours, jusqu'à sa lumière et la petite source qui suintait sous l'un de ses rochers. J'ai vécu un instant d'émerveillement. .. Et puis la mer était là, loin en contrebas mais pourtant si présente. - « Yohan, ai-je murmuré pris par l'émotion, c'est le Béni qui nous envoie ici, nul autre que Lui. Même s'il nous faut manger des herbes, c'est chez nous. . . » Rania s'est effacée rapidement, nous assurant que pendant quelques jours elle ferait ce qu'elle pourrait pour nous apporter un peu de soupe de carottes blanches et de pain, le temps que nous organisions notre vie. Il s'est alors installé un silence entre Fokas, Yohan et moi. En nous, c'était simultanément la Vacuité et la Plénitude ... Un espace intemporel d'où tout pouvait émerger. Avec ses formes en rondeurs et ses parois à demi-polies, la cavité à flanc de montagne n'était pas si petite. Il semblait même que chacun de nous trois y trouverait une forme d'intimité. - « Dans la montée, j'ai aperçu quelques plantes qui se mangent bien » est :finalement intervenu Fokas d'une voix hésitante comme s'il ressentait une certaine incongruité à aborder un sujet "terre à terre" tel que celui-là1• Et pourtant, 1

Vraisemblablement du fenouil poussant à l'état sauvage sous cette latitude.

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il avait raison ... Nous étions sur cette île avec nos corps comme partout ailleurs et il nous faudrait bien manger et nous vêtir. Je l'ai regardé et j'ai vu à quel point les traits de son visage étaient émaciés, sans parler de l'état pitoyable de son chiton 1 sous son léger manteau. - « Et la manne, mon frère, crois-tu... ? » fit bientôt Yohan avec une mine interrogatrice. - «La manne? Si jamais c'était vraiment de la manne qui m'a un jour été offerte ... Je n'en dispose pas moi-même, tu le sais. » - « Ne peux-tu en demander comme tu demandes la cendre?» J'ai en mémoire la peine que m'a fait cette question. Je la trouvais lourde, à l'image de cette sorte de défi que m'avait lancé l'officier de la prison devant sa mère. Le Béni m'avait prévenu... ''Accomplissez ce qu'on nomme prodige et on vous en demandera dix ... Faites-en dix et on vous en réclamera cent. Que nul n 'abuse de ce qui est Beau et Grand car c'est ainsi qu'on le ternit et le rapetisse ... " - « Yohan, ai-je répondu, je ne suis pas Jeshua et puis ... ne penses-tu pas que notre miracle s'est déjà produit ? »

Le lendemain nous sommes retournés chez Rania ainsi que convenu avec elle. Il nous fallait y prendre nos deux précieux coffres et le sac de toile. Dès que ce fut fait, tout a définitivement pris une autre couleur dans notre grotte, je dirais aussi une autre odeur ou plutôt un parfum, celui du parchemin mêlé au vieux bois de l'écritoire. Une senteur qui pour moi résumait le motif final de ma vie ainsi que de nos trois destins désormais soudés. Bien que n'ayant pas participé à "nos écrits", Fokas n'avait guère vraiment connu 1

Le chiton était la tunique courte de lin que portaient volontiers les Grecs.

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d'autres mondes que ceux qui naissent dans l'effluve d'une encre au bout d'un stylet. Je me souviens que tous trois nous sommes tombés dans les bras les uns des autres et que nous avons alors eu envie d'un peu de ce vin clair dont les Grecs se montraient si généreux. Mais que dire? L'eau d'une source coulait à nos pieds ... Un luxe que nous n'avions pas même connu à Éphèse. Notre vie s'est donc organisée avec "rien", hormis le peu de biens qui avait été entassé pêle-mêle par Yohan dans son sac de toile. Évidemment, notre présence dans la grotte n'est pas restée longtemps inaperçue ... Un berger ou deux qui traînaient dans les parages avec du fromage et un pot de terre empli de miel. .. puis des enfants pour qui des étrangers arrivés là mystérieusement ne pouvaient être que des voyageurs avec des récits plein leur tête. À vrai dire, ces enfants furent certainement nos meilleurs alliés car nos récits, faute de s'adresser à leur tête à eux, ont rapidement nourri leur cœur à tel point qu'ils leur donnèrent bientôt un nom, celui des "histoires de Jeshua". Ainsi est-ce par eux puis par la curiosité de leurs parents que notre nouvel horizon s'est tracé de lui-même en quelques semaines. L'ouverture de leurs âmes était totale parce qu'elle se montrait à l'image de leur candeur et de leur enthousiasme face à tout ce qui faisait regarder vers le Haut. Oui ... À Patmos, on eût dit que c'était la Nature dans ses profondeurs secrètes qui organisait l'ordre des choses et qui pouvait s'exprimer plus qu'ailleurs ... Et la Nature, c'était le Corps du Divin, Celui qu'on sait si rarement voir ou alors qu'on oublie si facilement tant Il nous englobe dans son infinitude. Nombreuses furent dès lors les aubes où je me suis incliné devant ce Corps en contemplant la ligne de la mer tandis que mes compagnons dormaient encore. Oh ... le Divin peut Se faire si souvent révolution dans Sa permanente et exigeante Révélation ! 248

Insensiblement donc, au gré des semaines puis des mois, un petit groupe d'enfants, de femmes et enfin d'hommes prit pour habitude de nous rendre régulièrement visite afin de nous écouter. D'abord intrigués et amusés, bon nombre d'entre eux en vinrent cependant peu à peu à se considérer comme les disciples privilégiés d'une Source d' Amour qu'on appelait Jeshua-le-Béni. C'était un chambardement dans leur cœur ... Ainsi, le Divin était partout, surtout en eux, et Il les aimait ! Leur foi en cette vérité était puérile puisque presque limitée à cela. Il n'en fallait toutefois pas plus en ce temps-là. Il y eut même quelques baptêmes avec l'eau de la source offerte à leurs fronts. Et ce fût aussi en ce temps-là que la nature secrète de notre grotte commença à révéler sa puissance. J'en garde tellement bien la mémoire ... Durant plusieurs jours, j'ai d'abord eu l'impression que le sol se mettait à trembler de temps à autre. J'ai pensé à de l'épuisement de ma part mais ce n'était pas cela car Yohan percevait la même chose. Puis, comme pour répondre au roc sous mes pieds, j'ai commencé à faire des songes très pénétrants et d'une ampleur égalant celle qui avait donné tout son sens à "mon Désert", des décennies auparavant. En vérité, plutôt que des songes, c'étaient des projections de mon être tout entier dans un espace où je me déplaçais sur les fulgurances d'une Lumière qui m'enseignait en des termes qui m'étourdissaient et me dépassaient. C'était si puissant qu'à chaque fois j'avais la conviction que ce serait la dernière et que j'allais me dissoudre dans leur succession vertigineuse. De tout cela, je ne parvenais pas à confier quoi que ce soit à mes compagnons. Yohan, de son côté, vivait aussi "quelque chose" ... Il s'exprimait très peu, s'appuyait souvent le front contre la paroi de notre grotte cependant que je le voyais régulièrement écrire sur des restes de parchemin en dehors 249

de ma dictée, ce qui n'était jamais arrivé ou presque. Son regard, me semblait-il, se durcissait parfois singulièrement. Et puis, au bout d'une nuit, tout a explosé dans les Cieux ou tout au moins dans Ceux que je visitais. Je me savais suspendu dans leur sphère et simultanément si proche de notre monde que j'en distinguais les mers et les montagnes ... Alors, "On" m'a appelé par un autre nom que le mien - un nom mystérieusement familier à mon âme - et de terribles étrangetés me sont apparues. Des masses se projetaient dans toutes les directions en se lançant des flèches de feu tandis que des nuages de fumée noire montaient violemment de la Terre. Non ... ce n'était pas une guerre entre deux peuples mais bien plus que cela ... Une rage contre la vie, un délire savant et meurtrier contre le Vivant tout entier ! Et une Voix me disait et me répétait: "Regarde... L 'Ombre répond à l'ombre et l'engraisse. Vois, vois comme son temps vient dès lors qu'elle se fait trop présente dans le cœur des hommes et que ceux-ci s 'en repaissent ... " Lorsque la Voix eût mis fin à sa litanie, je me suis senti enveloppé dans un long et intense moment de silence puis une autre Voix a pris sa place, tout en majesté et en sérénité malgré la gravité des mots qu'Elle portait ... - "N'oublie pas, mon.frère ... deux fois mille ans, je te le répète encore ... Il faudra tout ce temps à la race des hommes pour que celui qui tentera d'usurper mon Nom se révèle derrière le masque d'une bête rassurante et protectrice, un être multiple, difforme mais séducteur qui montera de la Terre tout en distribuant de faux prodiges. Innombrables, je te le dis, seront ceux qui appelleront, aimeront et feront leur un tel 250

masque car, en ce temps-là, le mensonge aura plus de saveur que la vérité. Il prendra sa place. Le Grand Falsificateur, tu l'as compris, sera l'élu des Archontes mais tout autant l'élu des hommes car nombre de ceux-ci reconnaîtront en lui la présence familière et nourrissante de leurs petitesses."

Je suis alors revenu à ma simple conscience, le front contre le sol à l'entrée de la grotte sans avoir même le souvenir de m'y être rendu. J'avais la nausée ... Le ciel commençait à rougeoyer et un bruit de pas à aussitôt retenu mon attention. C'était Fokas qui remontait le sentier par lequel on accédait à notre refuge. Il s'était donné pour mission absolue de trouver un moyen d'obtenir des feuilles de palme et de l'encre parce que du très peu qui avait été emporté il ne resterait bientôt plus rien. Ce n'était pas la première fois qu'il descendait "plus bas" et visitait les alentours, ayant en main les deux dernières pièces qu'il avait miraculeusement pu tenir cachées dans un repli de sa ceinture. Toujours sans succès ... Ce jour-là cependant, il n'en fut pas de même. Il était parti très tôt dans la matinée, bien décidé à rejoindre discrètement les environs du port. Son visage n'y était évidemment pas connu, il ne mettrait donc personne en péril. Dès qu'il m'eût aperçu, il a brandi ce qui semblait être des rouleaux noués ensemble. - « Regarde Johannès ! s'est-il écrié ... Il y en a qui savent écrire ici, pour le compte des Romains et de quelques marchands. Il leur reste toujours des mauvaises feuilles ... avec quelques sourires je n'ai rien payé pour elles. Pour l'encre oui, bien sûr. Il s'en fabrique près du port 1•• • alors avec les petites pièces qui m'ont été rendues, j'ai acheté d'autres feuilles de palme. . . » 1

De l'encre de seiche.

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J'ai admiré la façon dont Fokas avait présenté les choses. C'était tout simplement magnifique etje l'ai embrassé. Lorsque nous sommes rentrés dans la grotte nous y avons trouvé Yohan, le visage torturé. - «Qu'y a-t-il? ai-je fait en le prenant par l'épaule. Ce que tu vois est donc si terrible? Tu ne m'en as jamais parlé ... Tu t'éloignes, mon frère. . . » - « Comment demeurer proche de qui que ce soit lorsque l'Éternel, le Béni ou je ne sais quelle autre Force me fait voir ce que je vois? Jamais je ne pourrai dire ... Je ne peux qu'écrire et sans attendre. Pardonne-moi, Johannès, ce qui m'est envoyé, ce qui me traverse, je dois avant tout en laisser des traces sur des feuilles. . . et trouver les bons mots pour cela, quitte à en inventer. Mais dis-moi, dis-moi ... Crois-tu, toi aussi, que ce lieu soit vraiment sacré ? » - « Oui, il l'est, sans nul doute. » - «Alors il me faut vite des feuilles de palme et de l'encre. Je n'ai plus rien ! » Jamais je n'avais vu mon frère d'âme si impératif ni en proie à une semblable turbulence. La clarté d'esprit que j'avais si souvent admirée en lui volait en éclats. Ce fut au point où je me suis demandé s'il ne captait pas l'envers du lieu qui nous accueillait. L 'envers, oui. . . et cela m'a remémoré les précieuses Paroles que Jeshua avait délivrées à quelques-uns d'entre nous, les derniers temps. C'était à proximité du vieux pressoir de la colline aux oliviers alors que nous avions les yeux fixés sur les murailles de Jérusalem ... - "Vous savez mes amis... Tout lieu de Puissance est un espace d'enfantement... mais en vérité on peut enfanter de bien des choses ! En offrant au monde sa sacralité, il génère un tourbillon qui suscite autant d'ombre que de Lumière chez ceux qui y vivent ou qui le convoitent. Il provoque ... et

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par cette provocation il révèle la possibilité du pire comme celle du meilleur, il suscite les abîmes comme les Cieux. " - "Mais pourquoi ? " avait alors demandé Simon-Pierre, choqué par une telle révélation. - "Pourquoi ? Parce que chaque homme et chaque femme sera toujours confronté à ses replis vespéraux, à ce qu'il a de plus enfoui en son sein tant qu'il ne se sera pas totalement lavé de toutes les insultes faites à sa Mère la Terre si souvent piétinée. Sachez-le, je suis venu vous enseigner à vous guérir de la maladie du clair-obscur. Mais pour en guérir, il vous faut d'abord sortir du déni de sa présence en vous."

Sans rien dire ni attendre, Fokas a remis quelques rouleaux et un pot d'encre à Yohan; ensuite lui et moi sommes sortis respirer l'air du couchant parmi les lauriers et les broussailles. - « Tu sais, lui ai-je fait dans l'espoir de l'apaiser quant à l'équilibre de Yohan, ce qui me traverse moi aussi est bouleversant et n'est pas beau, je ne te le cacherai pas. J'ignore d'ailleurs si je te demanderai jamais de l'écrire, à moins que les mots qui me viendront ne puissent ultimement éclairer les cœurs et les consciences. Je ne veux dissimuler ni les maux ni la souffrance à venir si ceux-ci doivent être mais j'implore le Béni de Se glisser parmi leur chaos afin d'y semer Sa Sagesse et Son Amour. Il n'y a aucun état de l'être et de ses mondes que le Logos ne visite ou que le Noûs ne puisse autoriser à pénétrer. » Le lendemain, me souvient-il, quelques habitants d'un hameau de la montagne environnante vinrent nous rendre visite. Non loin, s'élevait le temple dédié à Artémis. Bien qu 'infiniment plus modeste que celui d 'Éphèse, nous l'avions déjà aperçu. Nos visiteurs venaient de faire une offrande sur son parvis. Il y avait en effet parmi eux une jeune bergère enceinte ; elle avait tenu à respecter les usages en s'y rendant 253

pour une offrande. J'ai toutefois immédiatement compris qu'une bénédiction de plus ne serait pas superflue à ses yeux ni à ceux de ses proches. - «Pose tes mains sur son ventre, Johannès ... Nous avons foi en ta droiture et en la protection de Celui qui t'a rendu tel que tu es ... et en son Amour dont tu ne fais que parler. » Cette demande, susurrée à mots hésitants par sa mère, m'a ému parce qu'elle était vraie et qu'elle confirmait une fois de plus la raison et la nature de la métamorphose qui s'opérait là comme ailleurs dans de nombreuses consciences. Même à Patmos on n'entrait pas comme on le voulait dans un temple, qu'il fût consacré à Artémis, à Apollon ou à quelque autre divinité... La prêtresse ou le prêtre demeurait invariablement une sorte de rempart qui collectait les offrandes et les attentes sur son parvis. Tout se passait toujours comme si les humains n'étaient pas dignes - ou si rarement - d'approcher une "figure céleste" éventuellement porteuse de protection, faute d'espoir ... Mes deux mains toutes simples étaient donc attendues pour offrir à elles seules ce dont les âmes avaient soif. . . de l'Amour à l'état pur, direct, sans retenue ni marchandage. Et l'Amour fut tel ce jour-là que, pour la première fois depuis le présent fait à la mère de l'officier commandant notre prison, un peu de cendre s'est déposée sur le ventre arrondi de la future maman. - « Ne dis rien, ai-je aussitôt murmuré, surtout ne dis rien ... Le Béni aime agir dans la discrétion. » Mais assurément il n'y avait pas à craindre que ce qui venait de se produire ne s'ébruite car j'ai bien vu que la jeune femme et ses proches n'avaient rien saisi de ce à quoi ils avaient assisté. Leur simplicité était telle qu'ils ne pouvaient envisager avoir approché et touché un instant à la réalité d'une manifestation divine. Il y avait eu une fine poudre, 254

sûrement une farine ... et c'était tout. Qui peut envisager ou imaginer ce qu'il ne saurait concevoir? Lorsqu'ils furent partis, nous avons voulu nous enquérir de l'état de Yohan réfugié dans son alcôve de pierre. Il y avait allumé une lampe à huile et, tout en sanglotant, il traçait péniblement des mots sur une feuille de palme à même le sol. Il ne nous a pas remarqués ... Alors, selon l'habitude qui devenait nôtre, Fokas et moi avons résolu de descendre le sentier jusqu'à un gros rocher que nous aimions pour la vue qu'il proposait de la mer. Que de douceur pour contraster avec les tourments de notre compagnon! En entendant soupirer Fokas, j'ai eu confirmation du trouble qui l'habitait et que j'avais vu monter. Il avait besoin de l'expulser de lui à l'aide d'interrogations. Il ne parvenait pas à comprendre pourquoi tant de révélations, immenses, énigmatiques et si complexes m'avaient été faites - et étaient peut-être maintenant aussi faites à Yohan - tandis que l 'Enseignement du Béni louait avant tout la simplicité du cœur et la candeur de l'âme. - « Regarde cette famille, m'a-t-il dit. Elle est venue chercher une bénédiction sans se poser la moindre question ... Ne reflète-t-elle pas jusque dans sa chair l'idéal ensemencé par le Souflle divin à travers Jeshua tel que tu nous en a parlé? Faut-il donc absolument chercher à toujours vouloir comprendre quelque chose de plus de la Vie, des univers et des Cieux plutôt que d'accueillir spontanément le bonheur ou la douceur que chaque instant peut procurer ? Alors dis-moi, Johannès ... Faire travailler notre tête jusqu'aux limites de l'intelligible avec l'impatient espoir de grandir en conscience n'est-ce pas nous enchaîner à une quête sans fin et nous perdre parmi des nœuds qui nous éloignent de toute paix ... et aussi de la Joie ? » 255

Je me suis appuyé un moment sur Fokas etje l'ai prié de m'aider à m'asseoir. En toute franchise, son questionnement était on ne peut plus légitime. Cent fois il avait été mien et longtemps j'y avais vu l'expression d'une contradiction avant d'en percer enfin le secret. Je me souviens avoir eu besoin d'un peu de temps pour trouver mes mots car la fluidité enseignante présuppose toujours la maîtrise d'une vraie clarté intérieure. La question se réduisait en fait à ceci : Si le bonheur et la joie auxquels nous aspirons sont les fruits spontanés de l'ignorance et de l'insouciance alors pourquoi chercher à percer les mystères de l 'Insondable ? Pourquoi aussi Jeshua avait-Il voulu en esquisser pour nous quelques clés d'approche et de compréhension ? Finalement, c'est Fokas lui-même qui m'a sorti de ma réflexion par cette brève question qui résumait bien des choses en peu de mots. - « Mon frère ... Je te demande seulement ... Faut-il chercher et chercher sans répit pour retrouver la Mémoire et la Présence du Souffle ou alors fuir le labyrinthe de notre tête pour parvenir tout naturellement à Être ? » - « Oh ! Écoute ... Tu as vu tous ces chats qui vivent si nombreux parmi les hommes de ce pays ? Beaucoup sont en totale liberté tandis que d'autres acceptent la nourriture et l'affection des hommes tout en apprenant parmi eux une façon différente d'être au monde. Quoi qu'il en soit, les uns comme les autres goûtent assurément à une certaine quiétude et à une forme de bonheur qui se lisent dans leur regard. Voudrais-tu pour autant être l'un d'eux si tu en avais la possibilité ? » - «Non, bien sûr! » - « Ton "bien sûr" est éloquent ... parce qu'en toi réside la certitude que tu aurais alors la sensation de "descendre", de "rétrécir" dans ta conscience. La vérité, vois-tu, est qu'en toi 256

comme en tout être humain sont écrits la nécessité, le besoin impérieux de "monter". Je veux dire ... d'être aspiré par l'ineffable, même à son propre insu. Mais une telle ascension ne saurait être accomplie sans la pénétration progressive des mystères de l'Univers parce que l'Univers, c'est la Présence immanente du Divin en soi et c'est la Connaissance qui s' expanse dans sa propre Reconnaissance. Parfois, on s'y perd, c'est vrai ... Les fausses routes font aussi partie de la Route ! Toutefois, crois-moi, "un jour d'Étemité", l'écheveau des complexités est enfin amené à se détendre puis à se dénouer ... L'approche de la Connaissance enfante alors en effet d'une Simplicité jusque-là insoupçonnée parce que totalement étrangère aux combats que se livrent la tête et le cœur. Cette Simplicité-là, mon ami, la Simplicité dont je te parle et qui rayonnait du Maître que j'ai aimé est une Altitude ; elle est l'Espace inviolable où l'on a cessé d'exister pour Être. Saisis-tu maintenant quelle est la différence entre le bonheur passif d'un chat, celui de son rêve serein, et la Joie qui nous appelle au-delà de tous les rêves analogues au sien, ceux auxquels nous sommes soumis sans seulement savoir qu'ils sont des rêves ? » - « Johannès ... Johannès ... La part du félin en moi te remercie de l'avoir instruite, m'a répondu Fokas après un moment de silence chargé d'émotion. Si tu le veux, j'écrirai cela en appelant, à chaque lettre tracée, le battement d'ailes de l'aigle qui te recouvre. . . » Il faisait nuit sur Patmos lorsque d'un pas lent et mesuré nous avons repris l'étroit sentier qui menait à notre grotte. À l'approche de celle-ci, nous avons perçu une lueur vacillante qui éclairait encore l'un de ses recoins de pierre polie. Elle racontait Yohan qui, toujours, écrivait et écrivait ...

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Chapitre XVI Les deux regards de Patmos

J

e ne sais combien de jours se sont écoulés ainsi. Yohan se montrait toujours aussi taciturne, inapprochable et exclusivement dédié à ce qu'il cherchait à écrire. "Cherchait" est le mot juste car j'ai en mémoire que nous l'avons vu à plusieurs reprises brûler sans hésiter des feuilles de palme auxquelles il avait pourtant consacré de longues journées. Je me questionnais ... Soit ce qu'il vivait le rendait confus, soit sa retranscription s'avérait particulièrement ardue. Cela fàchait Fokas qui concevait mal que l'on puisse détruire ainsi des rouleaux qu'il s'était évertué, parfois avec peine, à nous procurer. En ce qui me concernait, je ne pouvais toujours pas me résoudre à confier à son dévouement de scribe les images et les paroles que la sacralité de notre grotte avait commencé à faire descendre dans ma conscience. Je ne lui faisais part que de quelques scènes qui s'étaient répétées et des paroles, plus puissantes que d'autres, dont il me semblait qu'elles ne pouvaient venir que du Béni Lui-même. Je ne me sentais pas prêt à traduire des visions de chaos et de violence et, simultanément, l'émergence d'une Vague de Lumière nouvelle qui serait annonciatrice d'une ère d'espérance. Les 259

flots incontrôlables du non-humain et du supra-humain se côtoyaient en moi d'une façon que je ne m'expliquais pas ... Et puis, un matin, Fokas a laissé échapper un peu de sa colère en apercevant Yohan détruire une fois de plus l'une de ses feuilles. Devant sa réaction, celui-ci l'a d'abord regardé bouche bée puis ses sourcils se sont froncés comme s'il était face à un simple d'esprit qui, à son grand désespoir, ne comprenait rien à rien ... - «Mais pourras-tu jamais concevoir une seule bribe de ce que je vis et le poids de la charge qui m'est imposée?» a-t-il lancé d'un coup avec une certaine véhémence. - «Si au moins tu nous lisais ne serait-ce qu'une parcelle de ce que tu as écris, mon frère ! a aussitôt rétorqué Fokas. Si au moins ... » Je me suis rapproché d'eux. Je me refusais à ce que notre refuge devienne celui de la discorde. Non, il n'était pas question que la confusion, l'incertitude et les cruels chamboulements qui atteindraient peut-être notre monde s'abattent stupidement sur nous des siècles et des siècles avant leur temps ... Sinon, quelle raison d'être au miracle de notre semi-liberté et à celui du don de notre grotte ? Aurions-nous oublié la Sagesse de Celui dont nous prétendions qu'il nous habitait? Par bonheur, le simple fait que j'avance de quelques pas parut calmer les esprits. Yohan s'est lentement assis puis, le regard fixe et triste, il s'est mis à murmurer ... - « Fokas a raison ... Le feu par lequel je viens de détruire ce rouleau était rageur. Il faut croire que la terre en moi n'a pas encore été suffisamment labourée dans quelques-uns de ses angles ... J'ignore d'où vient ce que je capte mais cela me ronge. Oui, Fokas, tu as raison ... Je vais vous lire quelques lignes ... » Sous un petit soleil pâle qui approchait de son zénith, le dos abandonné à un rocher où s'attardait toujours quelque lézard, Yohan a alors pris entre ses mains les premiers feuillets de ses écrits. Je me souviens particulièrement des mots par

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lesquels ils débutaient et de l'étonnante parenté de ceux-ci avec ce que j'avais reçu ... avant de vite s'en éloigner. ..

''J'ai vu un trône dans les Cieux et une Présence y était assise. C'était un Soleil. Son trône était recouvert d'un arcen-ciel incrusté de rubis et d'émeraudes. Des éclairs en jaillissaient ainsi que des coups de tonnerre. Autour de Lui vivaient des yeux qui regardaient. C'étaient ceux d'un lion, ceux d'un taureau, d'un homme, puis d'un aigle ... Dans la main JI tenait sept étoiles et de Sa bouche sortait une épée acérée à deux tranchants ... " Yohan a longtemps poursuivi ainsi et plus il continuait plus ses yeux s'emplissaient de larmes qui coulaient sans fin pour se perdre dans sa barbe tels les filets d'une eau amère. Je n'aurais su l'interrompre par le moindre mot car chacune des visions qu'il nous lançait au visage se faisait plus imprégnante que la précédente. Tout ce qui sortait de sa bouche, toutes les images immatérielles et les paroles fiévreuses qu'il avait retranscrites, tout cela était ordonné par l'évocation d' Anges qui sonnaient du shofar1• Mais quels Anges ! Des Anges de dévotion mais aussi de terreur. . . À mes oreilles, ils ne décrétaient que des promesses de jugement, de vengeance divine et de sang ... Ils évoquaient la grêle et le feu qui s'emparaient de la terre et des mers puis des arbres qui brûlaient sous tous les horizons. Ils annonçaient "la fureur de l 'Agneau de l 'Étemel" ... Comment était-ce possible ? Cependant ce n'était pas tout car les Anges sonnaient encore et encore du shofar et brisaient des sceaux dont les éclats ravageaient notre monde. Alors, des puits de feu Le shofar est un instrument à vent fait à partir d'une corne de bélier. Il est très souvent utilisé dans les rituels du Judaïsme. 1

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surgissaient des mers avant que celles-ci ne prennent la couleur du sang et ne se changent en absinthe 1• Lorsque, dans un long soupir, Yohan eût achevé de nous lire le contenu des quatre ou cinq feuilles qui traduisaient le début de ses visions, ni Fokas, ni moi ne pûmes faire le moindre commentaire. Nous étions abasourdis, assommés par la violence énigmatique des images suggérées. Fallait-il y voir de "vraies vérités" ou des symboles? Enfin, après que j'eus aspergé mon visage avec un peu de l'eau de notre source, ma gorge s'est dénouée. - «Peux-tu nous expliquer tout cela, mon frère? Il y a tant de choses, tant de menaces et de mystérieuse violences ... et ce ne sont que quelques feuilles. . . » - «Oh, Johannès ... En vérité, je ne sais pas moi-même ce que cela signifie. Je suis submergé, enchaîné à mon stylet et à mon encre comme un esclave. Je dois écrire et c'est sur ordre divin. Je ne peux pas en douter sinon pourquoi toute cette force et autant d'images précises?» - «Mais dis-moi où est Jeshua? Où est le Béni? Où est l'Amour d' Awoun dans tout cela?» Yohan a cherché à planter ses yeux dans les miens. J'y ai perçu non seulement un éclat de fierté mais surtout d'arrogance, quelque chose d'inhabituel qui paraissait vouloir me dire qu'enfin il avait capté en moi un espace qui échappait à ma compréhension et dont lui, pour une fois, même dans la limitation qu'il avouait, était le révélateur. - « Le Béni ? Mais ... et l 'Agneau, qu'en fais-tu Johannès ? » 1 Ce terme peut aujourd'hui surprendre mais J'absinthe, en tant que plante, était synonyme d'amertume. L' absinthe - parfois associée au fenouil - est aussi appelée armoise ou encore dans l'une de nos variétés artémisia, ce qui fait évidemment référence à la déesse Artémis sensée, entre autres choses, avoir le pouvoir de déclencher des épidémies. De "l'artémisia annuelle" est extraite l 'artémisinine dont le principe actif est étudié dans les traitements envisagés contre Je paludisme et contre un certain virus actuel.

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Je lui ai fait répéter sa réponse en forme de question avant de l'interpeller à nouveau. - « L' Agneau, me dis-tu ? Oui... mais tu n'as parlé que de sa «fureur>>, mon frère ! Jamais le Logos en Jeshua n'a exprimé la moindre fureur! Jamais ! Tu ne L'as pas connu ... » Qu'avais-je dit là ! - «Oui, je L'ai connu ! D'ailleurs ne s'en est-Il pas pris aux marchands, dans le temple, à Jérusalem? N'a-t-il pas balayé du pied leurs étals ? Comment appelles-tu cela ? » J'ai eu envie de répliquer à Yohan qu'il n'avait décidément rien compris et qu'il confondait une saine colère enseignante avec une fureur destructrice mais, par son seul regard, j'ai immédiatement eu la conviction qu'il n'entendrait rien. De toute évidence, il était entré dans une version de la réalité qu'il s'était confectionnée, qui n'appartenait qu'à lui et dans laquelle il avait bel et bien connu le Béni en Jeshua. En l'espace d'un battement de cils, je me suis alors remémoré l'essentiel des mots que m'avait confiés le rabbi Yaël avant de me quitter à Philadelphia ...

"Sous le soujjle du vent, les feuilles d'une branche s'agitent et certaines se détachent même ... Veille sur ce que la main que tu as choisie rédigera à ta place ... " Je m'étais toujours refusé à considérer cette sorte de mise en garde parce qu'elle concernait mon compagnon d'âme et qu'elle me dérangeait. S'était-elle voulue prophétique? - «Ainsi, tu L'as connu ... » ai-je repris ? - «Oui! Et je L'ai reçu dans mon cœur ... » J'ai parfaitement compris que Yohan avait retenu audedans de lui la fin de sa réponse qui allait se conclure par "au même titre que toi". J'ai fermé les yeux. - « Bien ... ai-je fait au bout d'un instant, tu as le droit de vivre ce que tu vis. Je prie seulement l 'Ineffable pour 263

qu'il t'accompagne ainsi que tu l'as toujours souhaité. Tu as raison ... Je ne comprends pas tout parce que je ne suis qu'une âme de passage dans un habit de chair ... » Je crois avoir embrassé Yohan en le serrant fortement contre moi. Mon cœur le réclamait et le sien en avait sans doute besoin. Ensuite je me suis éloigné en empruntant l'une des étroites et sinueuses sentes qui s'étaient dessinées d'elles-mêmes à travers les lauriers puis j'ai entendu le pas de Fokas qui me suivait, désormais replié dans un mutisme pesant. Je me souviens particulièrement de ces moments douloureux. Ils transpiraient les sempiternels principes de l'incompréhension et de la Fracture comme si les visions de Yohan avaient distillé en nous une sorte de toxicité en allant chercher dans un possible futur de notre humanité les germes d'une maladie pernicieuse parce qu'intemporelle. Par contre, je ne sais plus où nous sommes allés. Peutêtre en direction du temple d'Artémis. Je voulais mettre à l'épreuve ma vraie résistance car les douleurs de mes hanches n'étaient rien comparées à la lourdeur qui pesait sur mon âme et qu'il me fallait dépasser. Je devais retrouver au plus vite mes horizons de paix et y entraîner Fokas avec moi. Pour cela, seuls le regard émeraude de Jeshua et l'impassible douceur de Patmos pouvaient me servir de guides. Tandis qu'il m'emboîtait le pas, je ne devinais que trop mon compagnon qui pleurait sans larmes au-dedans de lui. - « Fokas, mon ami, me suis-je forcé à lui dire, cette marche nous fait mal à cause de ce qui l'a motivée mais ... ne serait-elle pas comparable à l'un de ces orages que la terre réclame parfois sans le savoir pour tout laver de ce qu'elle porte ? Ces moments que nous venons de vivre, nous aurions pu bien sûr les tisser autrement, les visiter avec d'autres paroles, d'autres regards; toutefois ... il y a longtemps, 264

à Éphèse, j'ai compris qu'il existe un univers qui reste certainement à explorer pour chaque attitude qui n'a pas été observée ou chaque décision qui n'a pas été prise puisque tout doit être vécu pour en nourrir le Divin. "Heureux, me suis-je dit ce jour-là, heureux ceux qui font leurs choix en conscience car ils éviteront la tiédeur et ses errances ... " Ne crois-tu pas que nous venons d'agir tous deux en conscience? Yohan est une part de nous qui explore un chemin, une attitude. Ne le jugeons pas ... Il souffre sûrement plus que nous. » Sur ces mots, j'ai voulu m'asseoir. Mes yeux ne voulaient plus voir que la danse argentée de la mer en contrebas et les quelques brebis qui s'évertuaient à chercher de maigres herbes à cinquante pas sans se soucier moindrement de nous ... - «Encore une fois, comment fais-tu Johannès? Je vois bien que toi aussi tu pleures mais que pourtant tu souris ... » - «Je souris pour dérouter /'Adversaire en moi. Je lui envoie un message pour qu'il sache qu'il ne gagnera pas le bras de fer qu'il a entamé avec ceux qui épousent le Souffle. Mais je lui en enverrai d'autres car il a l'oreille dure ! Nous construire ... c'est à ça qu'il sert. C'est son rôle, au sein de Bar-Belom. » 1 Le concept de Bar-Belom était plus que confus pour Fokas. Celui-ci n'a pas osé me l'avouer puisqu'il avait eu accès aux parchemins soigneusement rédigés par Épiphanès du temps qui était désormais celui de notre jeunesse et de nos marches à travers l'Ionie. Les plis de son front le trahissaient cependant. Mais, en toute vérité, qui aurait pu se vanter de pénétrer l'énigme de Bar-Belom? - «Aimerais-tu que je t'initie à nouveau à son mystère, mon ami ? C'est le plus grand qui soit. Vois-tu, ce que la Parole transmet par le Son est toujours différent de ce que 1

Pour mémoire, voir le chapitre VIII.

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l' œil capte par des signes sur un feuillet. Leurs empreintes respectives ne touchent par l'âme au même endroit. Si la première s'envole aisément pour ne laisser que les effluves d'un souvenir, la seconde se fige et pétrifie bien trop souvent ce qui attend l'expansion ... Les deux s'appellent l'une l'autre.» Ainsi que je le pressentais, Fokas, la tête baissée, a décliné ma proposition. C'était trop pour lui. Au moins savait-il- et c'était l'intention de mon offre-que je pouvais l'aider à pousser une Porte de la Conscience derrière laquelle n'existaient pas que la Lumière et l'Ombre mais ce qu'on nomme la Liberté, le seul Principe issu de l 'Ineffable qui puisse mener à la Divinisation de l 'Être. Un peu de temps s'est écoulé sur Patmos. La saison hivernale s'y est bientôt installée sans toutefois y ressembler vraiment ... Un vent parfois inattendu et plus frais sous un azur toujours aussi limpide ou alors des brumes matinales qui nous invitaient à mieux regarder notre "cosmos du dedans" puis à nous en remettre à l 'Inimaginable. Yohan s'est par bonheur apaisé. Ses visions le tourmentaient moins ou s'espaçaient sur de longues périodes. À nouveau, nous nous sommes donc rapprochés même si, de temps en temps, les cicatrices de nos regards posés sur notre monde et l'univers ressurgissaient avec leurs divergences. Je me souviens aussi que nous avons souvent eu faim. Les bergers et les habitants des hameaux alentours nous aidaient comme ils le pouvaient mais leur générosité se devait d'être bien sûr mesurée ... Un peu de pain qui leur restait, des olives, des fèves ... De temps à autre, Fokas - toujours lui avec son pas vaillant parcourant les chemins - réussissait à nous obtenir quelques poissons séchés. Et puis le printemps est arrivé avec ses asperges sauvages dont nous faisions nos festins tandis que j'apaisais mes douleurs par une décoction chaude de je ne savais quelle

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plante au feuillage velu. À bien y réfléchir, notre vie ressemblait malgré tout à une forme de bonheur. Sa frugalité nous éclaircissait l'esprit.. . Est-ce celle-ci qui, alliée à l'atmosphère intime de notre grotte, fit soudain ressurgir le flot interrompu de nos visions ? Ainsi Yohan fut-il à nouveau rattrapé et secoué par des images ... des moments qu'il accepta toutefois étonnamment de partager avec nous. Quant à moi, tout aussi bouleversé par ce qui me traversait, j'ai enfin fait appel au stylet de Fokas pour n'en rien perdre. Cela s'imposait désormais. C'est alors que de nouveau désaccords avec Yohan s'avérèrent inévitables. Malgré les troublantes similitudes de certaines scènes qui nous emportaient avec elles, malgré notre complicité d'âme et les horizons auxquels nous aspirions, quelque chose s'émoussait entre nous. Que cherchait donc le Souffle du Divin ? À nous opposer, Yohan et moi? Je ne l'ai jamais cru sans toutefois avoir eu la moindre véritable réponse à une telle question a priori absurde. Que Caïn se soit levé contre Abel avait-il fait partie d'un Plan de l'Éternel? Je savais que la résolution d'une telle énigme résidait forcément en moi et que rien de ma personne n'avait hérité ni de Caïn ni d'Abel. Enfin, un jour, nos consciences se rencontrèrent en un terrain instable, une zone incertaine qui naquit des nouveaux mots que Yohan venait de tracer sur un papyrus, des mots de fer et de feu, des promesses de châtiment dans lesquels je ne pouvais en aucun cas retrouver la tendresse de Jeshua. Il y était question du Temps où les Cieux crieraient "Malheur aux habitants de la Terre ! " et où une multitude de "vivants" envieraient le sort des "morts", où enfin les "rampants" et le "souffre" attendraient l'homme au détour de chaque chemin afin de tout brouiller en lui, son nom, son visage, son origine et sa destination.

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Et toujours, il était question dans la bouche de Yohan de l'avènement de 1' Adversaire du Divin, une Bête punitive, pétrie d'orgueil et persuadée pouvoir édifier son trône audessus de celui du Sans-Nom. L' Avidité à l'état brut, à la fois tangible et insaisissable parce que non identifiable. Celle-ci prendrait alors le pouvoir sur tout grâce à l'ampleur de ses mirages, des fortunes illusoires qu'elle distribuerait à qui se soumettrait et qui, par crainte de l'insécurité, saluerait les barreaux de la cage dessinée au creux de sa main 1• Enfin, la Terre serait sous le joug d'une multitude de sauterelles et quatre cavaliers exigeraient la repentance de la race des hommes afin que ceux-ci échappent au Châtiment divin2 • - « Yohan, mon frère devant Awoun, ai-je fait lorsqu'il eût terminé sa lecture, apparemment toujours incomplète et qu'il devait donc encore "remanier" ... Mon frère, je te le demande une nouvelle fois, où est Jeshua, où est le Béni, où est même Meryem dans toute cette horreur? Je te sais sincère mais je ne peux Les associer à ce que captent tes yeux de l'intérieur. » Imperturbablement, Yohan s'est mis à rassembler ses feuillets puis à les enrouler pour en faire une sorte de petit bâton qu'il brandit ensuite vers moi à la manière d'un symbole d'autorité. Ce fut sa seule réponse immédiate. Il s'est éloigné de quelques pas, sans doute pour cacher sa peine face à l'incompréhension dont il faisait l'objet mais aussi face aux "graines de l'élu", qu'il était le seul à voir germer en lui. Faut-il voir ici le symbole du code-barre que certains imaginent déjà implanté au creux de chaque paume de main au moyen d'une puce informatique? 2 À ce stade de la consultation de la Mémoire akashique, il paraît évident que l'auteur du texte de "L' Apocalypse" tel que nous le connaissons - ou du moins de la base de celui-ci-n'est pas le disciple Jean, mais celui que les théologiens nomment Jean le Presbytre. 1

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Il s'est cependant bientôt retourné pour déclarer qu'il estimait finalement logique que l'on puisse considérer l'Éternel comme le Juge Suprême qui châtiera naturellement ses enfants égarés mais qui, par Amour, avertissait ceux-ci des conséquences inévitables de leurs fautes et de leurs errances. Quant à lui, Yohan, il se voyait tel l'humble instrument de cet avertissement qu'il estimait infiniment plus lumineux que ce que Fokas et moi en percevions. Je n'ai rien rétorqué. La Paix du Béni devait prévaloir sur tout, d'autant plus que ce n'était pas l'énumération des drames prophétisés qui me choquait mais la façon abrupte et sans appel dont ceux-ci allaient être jetés à la face du monde ... si jamais ces écrits franchissaient le Temps. Et puis, tout à coup, je n'ai pu retenir une question. C'était une question toute simple, sans doute inattendue mais qui était sensée induire subtilement une réflexion. J'ai voulu savoir si Yohan avait longtemps écouté et suivi Saül autrefois, à Jérusalem. - « Saül ? Pourquoi ? » - «Oh ... Son nom m'est venu à cause de la force de ta verve qui me fait penser à la sienne ... et aussi de ta certitude quant à notre devoir de soumission aveugle à l'Éternel... Comme si Celui-ci - ou plutôt ce que nous en comprenons exigeait que nous soyons Ses esclaves, qu'il avait déjà choisi Ses élus et qu'enfin tout était déjà écrit dans le Livre de l 'Infini. » Yohan a laissé échapper une sorte de petit grognement. - « Peut-être, a-t-il marmonné, peut-être étions-nous plus proches que je ne l'ai cru jusqu'à présent. .. Mais maintenant, j'ignore même ce qu'il est devenu 1• » Saül de Tarse est vraisemblablement mort à Rome, peut-être décapité, vers 67-68, c'est-à-dire de nombreuses années avant cette discussion. Cette date reste toutefois sujette à débats, comme bien d'autres choses. 1

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Tout s'est arrêté là. Je ne voulais surtout pas aller plus loin en entrant dans un débat épineux. Yohan me donnait l'impression d'avoir tout oublié de ce que je lui avais dévoilé de Bar-Belom, des Archontes, de leur Prince et de leur univers factice généré avec la complicité de l'espèce humaine, piégée, subjuguée, endormie et contrôlée. Devais-je me reprocher de ne pas en avoir assez discuté avec lui lors de nos longues soirées exaltées à Éphèse ? Il est vrai que cela nous faisait alors entrer à tâtons dans une multitude d'univers qui, en plus de s'emboîter les uns dans les autres, ne proposaient aucun repère, aucune route bien tracée. Les Forces de la Séparativité et d'une totale déstabilisation paraissaient y cohabiter avec le Feu Divin Premier ou y être tolérées par Lui en vue d'un Dessein ascensionnel dont l'ampleur nous était inconcevable. Jeshua avait pourtant tenté de tout résumer et clarifier en quelques mots ...

"Mes amis, laissez infuser ceci dans votre cœur : Il y a l 'Ineffable, l 'Image que l 'Ineffable projette de Lui-même, afin d 'Être et de générer un Sou.ffle, puis la Liberté qui naît de cette Image afin d'engendrer des Esprits créateurs de cosmos aussitôt illusoires par lesquels leur Orgueils 'exprime et s 'épanouit dans l'oubli de la Source. Et puis il y a nous, les humains, les apprentis humains et les "masques" ainsi que tout ce qui vit autour de nous, nous les prisonniers inconscients et ignorants de ce "tissu de mirages "1 dont la sortie nous est interdite par un verrou placé à la base sacrée de notre corps. 2 "

On dirait aujourd'hui une "grille spatio-temporelle" dont la virtualité est contrôlée et entretenue. 2 Les vertèbres sacrées et soudées formant le sacrum dont la forme est celle d'une pyramide inversée. Voir également au chapitre VIII de cet ouvrage. 1

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Cette Révélation faite à quelques-uns creusait-elle un puits de désespoir? Non ... car elle conduisait avant tout à dévoiler la véritable Mission du Béni à travers Jeshua et dès lors à l'explosion de la Puissance libératrice du Souffi.e 1• Et le Souffle - l'avais-je assez répété? - c'était le torrent de l'Amour Créateur à l'état pur, l'ultime Briseur de chaînes. C'était le rejet de l' Asservissement, de toute conception du Divin calquée sur celle de l'homme avec les comportements de celui-ci et surtout, surtout, c'était la Révélation de la Présence de la Flamme Absolue dans les profondeurs de tout être. La Reconnaissance de Celle-ci en Soi devenait alors la Semence, la seule Référence devant Laquelle on puisse intérieurement s'incliner tout en demeurant libre et propagateur d'Éveil.

Dès lors, dans mon monologue intérieur, j'ai vu avec une époustouflante clarté que jamais rien ne pouvait être fatalité, que rien n 'était déterminé ni terriblement figé. Le tissage de notre futur était soumis à notre capacité d'action ou de réaction, jour après jour ... Si touts 'avérait inéluctablement joué depuis le Commencement des Temps, qu'était donc Ce que nous appelons le Créateur sinon l'inventeur pervers d'un enchaînement de Rêves cruels ne menant à rien! Je me suis longtemps perdu dans ces réflexions ... Par mes propres visions, j'étais bien conscient que notre humanité devrait un jour ou l'autre affronter les fruits empoisonnés de ses démons intérieurs mais qu'il y aurait aussi des hommes et des femmes pour passer à travers les eaux amères et les flammes calcinatrices de leur temps afin de planter de nouveaux arbres sur une Terre lavée. 1 Il s'agit d'un rappel de Jeshua en tant qu' Av-Shtara, c'est-à-dire Avatar venant prolonger la Mission d'Éveil d'un autre Avatar tel que, par exemple, le Bouddha Gautama. Voir "Le Livre secret de Jeshua", Tome 1, du même auteur.

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L'Épreuve viendrait de quelque chose qui aurait visage humain, qui serait multiple et dépourvu d'un nom unique qui se verrait divulgué.

En vérité, ce que depuis toujours on appelle le Mal est décidé par les choix corrompus de ce qui se dit humain mais qui n'est en fait que son esquisse boursoufflée ... Avec mon fidèle Fokas, il me fallait dès lors trouver les mots et les symboles qui, tout en disant ce qui adviendrait peut-être, ne feraient pas jaillir un flot d'images charriant l'horreur, la peur ou pire, la terreur et l'effroi face au Divin. Les lauriers fleurissaient de partout sur Patmos et notre refuge de roche fut bientôt enchâssé dans un écrin de couleurs aussi tendres que joyeuses. Nous en profitâmes alors tous trois pour nous aventurer régulièrement sur les flancs des petites montagnes et vers les vallons environnants. Fokas était le seul à bien les connaître, Yohan affirmait que cela lui "lavait les idées" tandis que j'étais toujours contraint de mettre rapidement fin à ma marche à cause de mes douleurs. De ce fait, je les laissais tous deux et j'attendais patiemment leur retour, souvent dans le même repli de terrain où vieillissaient en toute liberté quelques oliviers noueux. L'ombre de leur feuillage y était agréable et je jouissais auprès d'eux d'une généreuse vue sur la mer et ses bateaux de pêche. Je me souviens que lorsque mes frères d'exil réapparaissaient au bout du sentier de muletiers, j'étais toujours attentif à ce que traduisaient leurs visages respectifs ... la sérénité d'une marche bienfaisante ou les aspérités de quelque discussion polémique. Par bonheur, Fokas était habile à éviter toute confrontation. 272

J'ai su un jour que Yohan l'avait questionné sur la nature profonde de ce qu'il écrivait sous ma dictée, sur les visions qui, peut-être, rejoignaient l'essentiel des siennes. Apparemment, il avait des difficultés à comprendre comment les mêmes événements pouvaient être perçus différemment. Et pourtant ... J'étais peu instruit mais c'était une réalité qui m'avait toujours paru s'être vérifiée d'elle-même au fil de l'histoire des hommes. Ce n'est pas uniquement la position de celui qui observe qui colore un événement mais aussi et surtout la lumière et le parfum de son âme.

À compter de cette période, je me suis demandé si Yohan ne s'était pas inconsciemment laissé prendre au piège de la trame du subtil filet tendu par les Archontes incarnés et leurs serviteurs, eux-mêmes piégés. Visité par un sentiment d'indignité, j'avais d'abord repoussé une telle idée mais le Yohan dont les paroles se faisaient désormais si implacables et qui laissaient si peu d'espoir à notre monde ne ressemblait plus en rien à celui qui avait si spontanément su toucher mon cœur et gagner ma confiance des décennies auparavant. Jeshua m'avait un jour confié que Les Archontes - ou ce qui transpirait de leur jeu - avaient toujours été à la recherche d'âmes d'exception, d'esprits enflammés et volontaires dont la fierté et les ambitions pouvaient aisément se transformer en orgueil puis en présomption dominatrice'. Yohan était de ces âmes-là, sans équivoque, séduction comprise. Quoi qu'il en fût, je n'ai jamais, jamais, été capable du moindre ressentiment envers lui. Certainement jouait-il son rôle, remplissait-il sa mission au sein de la Grande Illusion ...

1

Les Grecs parlaient alors d'hubris.

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De ces jours-là, j'ai aussi en mémoire le bref échange un peu tendu qui s'était installé entre nous, assis côte à côte à l'entrée de notre grotte ... - « Que cherches-tu au juste, mon frère ? Ne me dis pas que tu veux induire la peur. . . » - « Non ... Susciter le Respect. Celui que l'on doit au Divin.» - « Oh, Yohan ! Le Respect - même celui du Divin signifie très peu s'il ne frappe pas de lui-même à la porte du cœur. Il ne s'éprouve jamais sous la menace d'une sanction. Il renvoie toujours au Sacré en soi et ultimement au Souffle, à la déclinaison du Logos ou du Nous ... comme tu préfères. Prends garde aux mots qui sont trop habités par le Fer. Le Fer peut facilement imiter le cuivre, l'argent et même l'or. Il sait scintiller sous le Soleil... Écoute ... Je te le demande, qui a besoin de menacer et de châtier pour se faire respecter ? Tous les tyrans ... cramponnés aux univers qu'ils se sont façonnés après avoir longtemps rêvé d'eux. » Tout au long du printemps, j'ai poursuivi "mon" écriture avec Fokas. Notre avance était très lente car chaque expression devait être pesée et polie afin de ne rien trahir des perspectives que j'entrevoyais au sein des "tremblements de la grotte". L'homme devait absolument en être le centre. Aucun bras divin n'exigeait de lui la moindre prosternation aveugle ... mais une ineffable Lumière suggérant la beauté d'une Couronne l'invitait à une urgente prise de conscience de l'énormité de ses erreurs pour comprendre le vrai sens de la Repentance.

Celle-ci n'était pas un acte de soumission au Divin mais une Secousse poussant au redressement intérieur pour une véritable découverte de la Flamme en soi.

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Bien sûr, il y aurait certainement une multitude d'anomalies célestes et terrestres, des famines, des persécutions puis le mal deviendrait banal et ce que Yohan appelait la Bête à plusieurs têtes en conduirait la danse ... Mais toujours, toujours, il faudrait chercher l'homme derrière cela, même derrière les sauterelles meurtrières ... 1 et la pourriture des eaux. Je voyais aussi apparaître des gladiateurs de toutes natures et des magiciens que l'on prendrait pour les massiah2 d'un Nouvel Ordre ... Et pendant ce temps des promesses de sécurité seraient faites à tous ceux qui auraient "l'intelligence et le bon sens" de s'y soumettre. Enfin, au-delà des persécutions et de l' ostracisation de tous ceux qui se passeraient de cœur en cœur le Flambeau du Vivant sous toutes ses expressions, un très long temps de paix s'ouvrirait où tout serait à remodeler. Yohan n'a jamais demandé à Fokas de lui faire la moindre lecture, ni à moi le résumé de la compréhension de ces visions ... Par fierté, bien sûr. Puis un jour, alors qu'à ma plus grande joie les chaleurs de l'été se mêlaient aux herbes odorantes, il s'est aventuré à me poser une question. - « Dis-moi Johannès ... Je n'ai jamais osé ... J'ai cru comprendre que tes visions se seraient refermées. As-tu pu y voir une issue ? » - « Oui, mon frère. Il semblerait bien que la vraie nature de l'homme et de la femme coiffés par la Respiration du Béni triomphera finalement. » - «Ah ... me répondit-il. C'est bon de l'entendre. Cela ne m'a pas encore été donné. Le poids de mes écrits m'a noué le ventre. Nous devrions peut-être nous parler ... » 1 Il est permis aujourd'hui d'y voir des armées de drônes. Quant aux eaux, on peut facilement les concevoir recouvertes d'algues sur d'immenses surfaces. 2 Des messies.

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En réalité, nous n'en avons pas vraiment eu le temps ou pas suffisamment ressenti le besoin. Quelques jours plus tard, Laurentius est venu nous rendre une visite rapide, la première ... Il était porteur d'un message. Mon vieux complice Épiphanês, mon frère, avait pris son envol pour le "Pays sans ombre" deux mois auparavant. Maintes fois, bien sûr, nous avions déjà supposé qu'il n'était plus de ce monde, guettant le moindre signe envoyé par un oiseau de passage. Malgré tout ce fut une immense peine car l'incertitude nous avait permis une sorte d'espoir. La précarité de notre propre corps en fut soulignée ... Envoyé en mission à Éphèse, Laurentius nous expliqua qu'il avait tenu à passer par là où nous avions vécu et où il nous avait abruptement arrêtés. Poussant le pas de son cheval, il avait vite reconnu Pyrrha sur le seuil de sa cour. Il l'avait spontanément questionnée et voilà ... Durant sept vendredis consécutifs nous avons beaucoup prié mais évité de trop évoquer la mémoire de notre ami. Il était plus sage de brûler des résines et des herbes. Certains nuages sont par eux-mêmes de pures offrandes qui savent voyager de mondes en mondes. - « Jeshua, ai-je pourtant clamé pendant le rituel de l'une d'entre elles, offre-lui la plus belle de tes Demeures ! »

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Chapitre XVII Vers la Maison de la Mère ...

C

et été-là fut particulièrement chaud. Je me souviens des troupeaux de moutons et de brebis qui s'approchaient au plus près de notre refuge en quête d'une herbe plus que Jamais rare. Épiphanês ne cessait de tourner dans mes pensées. Si j'avais pu au moins une fois seulement lui faire parvenir un signe ... Mais c'était un regret stérile ; j'avais maintes fois imaginé mon ami parti, me répétant que tout ce qui advient ainsi que la manière dont cela advient a toujours un sens, même si celui-ci nous échappe ... La chaleur- dont je souffrais peut-être davantage que mes deux compagnons - me contraignait à rester plus souvent que de coutume à l'abri de notre grotte. Il y avait un endroit où j'aimais m'allonger; c'était à quelques pas de son entrée, là où le sol s'y prêtait bien et où une multitude de plantes séchées s'étaient accumulées au fil des années pour donner une sorte de paillasse naturelle. Il y eut un jour où, à force de me laisser inviter par son creux, mon regard se laissa captiver par les innombrables taches et motifs que le plafond rocheux qui le surplombait offrait à tout esprit contemplatif. Tantôt j'y percevais les 277

contours d'un arbre, le visage d'une étrange créature ou la silhouette brune d'un homme courbé vers le sol. Et puis, progressivement, c'est autre chose qui en a émergé, une image qui englobait tout, une image qui s'imposait à mes yeux et derrière laquelle toutes les autres s'effaçaient par leur aspect fugace et insignifiant. C'était celle d'un grand soleil qui paraissait enfanter dans son arrière-plan d'un autre soleil. .. À plusieurs reprises, j'ai longuement fermé les paupières afin de dissiper tout possible jeu de mon imagination. Mais rien à faire ... les deux soleils teintés d'ocre réapparaissaient toujours sur fond de roche jusqu'à en épouser les reliefs et éclipser inexorablement toutes les autres silhouettes. Il n'y avait plus qu'eux pour être et mon cœur pour battre ... À un moment donné, il m'a cependant semblé entendre la voix de Yohan. - « Est-ce que ça va, mon frère ? Est-ce que ça va ? » Puis, absolument plus rien de notre monde n'a existé. Ma conscience ou ce qu'il en restait s'est fondue dans le plafond rocheux, avalée par un univers d'une incroyable transparence. Je voyais une île, une île qui n'était peut-être pas entourée d'eau mais néanmoins une île ... Ou était-ce plutôt une Lumière virginale sur laquelle "quelque chose" donnait la sensation de flotter ? Aujourd'hui, je ne saurais toujours pas le dire mais c'était immaculé et j'aurais tant voulu m'y noyer! Oui ... Il y avait bien de l'eau ... et peut-être même un Arbre immense en son centre avec, tout autour, une Nature aux reflets cristallins. Où étais-je? L'idée d'une Île toute blanche et infiniment sacrée s'est alors imposée, une Île Blanche tombée du Soleil.

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Et là, surgi de nulle part, un Enseignement s'est lentement et amoureusement déversé en moi, dépourvu de mots mais que ma mémoire a voulu immortaliser pour en sauvegarder la Toute-Puissance et la Fraîcheur.

"Melkisedek, Johannès... Souviens-toi... Cette île est son Corps et son Cœur au sommet de ce qui porte et soutien la race des hommes. Melkisedek ... tu connais Son Nom et Sa Présence... L 'Émanation du Soleil de Mihaël sur cette Terre." Je comprenais sans vraiment comprendre. Cela venait réveiller un secret gravé dans mes profondeurs les plus abyssales, un secret qui me rapprochait définitivement de Jeshua, qui faisait plus que jamais de Celui-ci mon frère et qui confirmait Meryem comme ma mère principielle. Nous étions de la même famille, unie face au Soleil et rassemblée à Shimbolom 1• Comment penser à la moindre notion de durée pour parler d'un tel état de conscience et de compréhension qui pulvérisait l'humain en moi ? Seules Douceur et Puissance régnaient sur un océan d' Amour et d'Omniprésence bienveillante. Cela chantait en mon Centre absorbé par le Tout ...

- « Johannès, que t'arrive-t-il ? » 1 Il est fait allusion ici à Melkisedek en tant qu' émanation directe de l 'Archange Mihaël - le Christ de notre système solaire - sur Terre. Une émanation est une manifestation semi-matérielle autogénérée. C'est à partir de celle de Melkisedek que s'est organisé le monde de Shambhalla - Shimbolom, la "Jérusalem céleste" - et que s'est constituée sa Fraternité de Maîtres ascensionnés parfois appelée "Ordre de Melkisedek". C'est donc la Présence Solaire, projection directe de Mihaël, qui a adombré Jeshua dans la Grande Pyramide avant que Celui-ci ne soit adombré une seconde fois par le Logos dans le Jourdain. Voir "Le Livre secret de Jeshua", Tome 1, Chap. XXX et "Le Voyage à Shambhalla", Chap. II, du même auteur.

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Un visage était penché au-dessus du mien dans la pénombre. J'ai eu besoin d'un moment et d'un effort pour reconnaître celui de Yohan avec sa longue barbe grise effilochée et ses rides interrogatrices. - «Est-ce que ça va?» Je n'étais pas encore complètement avec mon compagnon. Il a fallu que celui-ci m'aide à me relever puis à m'appuyer contre la paroi de la grotte pour que ma chair reprenne vie et m'appartienne à nouveau. - « Oh, Yohan ... ai-je le souvenir d'avoir balbutié. Oui, ça va ... Je crois seulement que je vieillis ... » Et effectivement, j'étais pris par cette sensation, cette évidence d'avoir commencé à boucler ma propre boucle mais que ma vieillesse venait de se voir révéler le Sceau majeur d'une éternelle jeunesse qui ne me quitterait plus. J'aurais aimé "dire les choses" à mon frère d'âme dont je retrouvais soudainement suspendus dans le regard les signes d'une ancienne tendresse. Cela me fut hélas impossible. Une sorte de pudeur verrouillait tout de ce qui venait de m'imprégner. Pendant des jours et des jours, le nom de Melkisedek ne m'a plus quitté. Au-delà de toute possibilité de raisonnement, je Le ressentais Lui-même comme l'émanation d'un "Plus Grand que Tout". De l'intérieur, je recevais Son écho comme celui d'un Nombre Vivant1 échappant à l'illusion de notre cosmos tout entier, des fausses divinités qui œuvraient dans son ombre et dont les deux fois mille ans qui s'annonçaient Selon la Tradition secrète de l'Égypte antique, un Nombre Vivant est une sorte de "Vaisseau" issu de l'infini servant à manifester un aspect du Divin. La Kabbale juive parle quant à elle de sephiroth. Nous serions proches de la fin de l'expression d'un Nombre Vivant, ressentant déjà les secousses de Celui à venir. Chaque grand Nombre Vivant issu d'une Vague de Vie contiendrait Luimême un Arbre constitué de dix Nombres Vivants. 1

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marqueraient sans doute l'apogée. Mes méditations étaient sans fin ... Palpant le fond de mon âme, Yohan s'est étonnamment rapproché de moi durant cette période. Souvent, je l'ai vu chercher ma main et la saisir comme jadis à Éphèse lorsqu'il vivait un éveil à mes côtés. - « Dis-moi, Johannès... a-t-il fait un soir alors que Fokas, aidé de quelques herbes, faisait griller les poissons qu'une famille de pêcheurs s'était empressée d'acheminer jusqu'à nous. Dis-moi ... Tant de choses nous ont toujours rapprochés et tant de choses aussi semblent parfois vouloir nous éloigner ... Je ne comprends pas comment cela est possible à ce point en buvant à la même Source. » - « Comment ? Mais, tu sais... c'est parce que nous sommes comparables à des vases de verre et que chacun de celui qui nous représente a sa forme et sa couleur qui lui sont propres. L'eau de la Source dont le tien est rempli se coule tout naturellement dans son galbe et prend sa teinte et il en est de même du mien ... Ainsi, tout réceptacle qui s'expose à la lumière façonne-t-il et colore-t-il ce qu'il reçoit ... Il n'y a aucun secret à cela, mon frère ... Une simple logique. C'est pour cela qu'il nous faudrait plus souvent nous arrêter sur le bord de notre chemin et avoir le courage de nous observer. Peut-on s'observer soi-même? Je le pense, oui ... en prenant pour miroir le regard d'autrui et en se demandant "Quel reflet est-ce que j y laisse ? De quelle nuance est-ce que je le colore ? De crainte ? D'espoir ? D 'Amour ? Ou d'endormissement?"» Quelques semaines plus tard, notre ciel à nous, celui de "notre Patmos" s'est quant à lui teinté de stupéfaction et ce qui était devenu notre chez-nous s'en est trouvé déstabilisé.

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Pour la seconde fois en trois années, la silhouette de Laurentius s'est profilée au bout du sentier. Son pas était lent mais assuré ... Je revois encore le regard du décurion et le sourire qui, contrairement à ce que nous connaissions de lui, animait l'un des coins de sa bouche. Sans attendre, la nouvelle est tombée ... - «Vous êtes libres ... Caesar n'est plus depuis quelques mois et le nouvel Imperator vous gracie. 1 » Sur le moment, aucun de nous n'a réagi. C'était tellement improbable! Nous ne savions pas comment formuler nos pourquoi, nos mais ni nos si ... Laurentius lui-même n'avait aucune explication à donner. De retour de Thrace, il venait d'apprendre la nouvelle par l'officier commandant la prison et cela s'arrêtait là. Il pensait cependant pouvoir faciliter notre retour à Éphèse en s'enquérant d'un petit bateau de commerce qui voudrait bien de nous. Il nous aiderait même à rejoindre le port avec nos maigres biens ... J'ai souvenir qu'aucun de nous n'a dormi cette nuit-là. La rudesse et la frugalité de notre quotidien étaient devenues notre confort à nous, apaisant de simplicité, rassurant et source de communion avec les Cieux. Et puis il y avait ces femmes et ces hommes qui, en nombre discrètement croissant, venaient toujours chercher l'Amour du Béni parmi nous. Avions-nous le droit de les abandonner ainsi ? - «Allez, mes amis, fit tout à coup Yohan d'une voix décidée, aux premiers feux de l'aube. Partez, retournez à Éphèse ! En ce qui me concerne, je resterai ici ... J'y suis chez moi, j'ai beaucoup réfléchi. Je connais une ou deux familles qui voudront bien de ma personne, plus bas, près de la mer. assassiné dans son palais à Rome en l'an 96, a été immédiatement remplacé par Nerva qui est alors devenu empereur bien que pour un règne très bref. 1 Domicien,

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Je le sais ... Ce sera plus facile et puis ... je pourrai mieux y parler du Béni, enfin librement, et écrire encore un peu ... » Fokas et moi eûmes beau y opposer quelques arguments, rien n'y fit. Yohan avait pris sa décision et il n'était pas homme à revenir sur ce qu'il disait. J'ai même cru deviner les indices d'une sorte de joie dans les intonations de sa voix comme si la liberté qui nous était soudain offerte rimait pour lui avec un autre affranchissement, le sien vis-à-vis de nous ou plutôt vis-à-vis d'une perception du Divin qui s'éloignait de la nôtre. Je ne cacherai pas le pincement au cœur que cela m'a fait. Durant la matinée, j'y ai peut-être vu le signe d'un rejet mais la sagesse qui avait eu le temps de grandir en mon âme y a finalement discerné une justice, une exactitude, celle d'une vie qui venait d'avoir le courage de décider jusqu'au bout de sa trajectoire. Une demi-lune s'est sans doute écoulée avant que quelques hommes ne se présentent à nous pour nous signifier qu'un bateau nous attendait au port. Avec ses marchandises, dont certaines venaient d'Athènes, il accosterait d'abord à Smyrne puis à Éphèse. Tout prenait enfin forme ; nous sortions de ce qui désormais allait ressembler à un rêve de trois années ... Un rêve que je percevais de mieux en mieux enchâssé dans un autre rêve lui-même captif d'un autre rêve et ainsi de suite jusqu'à rejoindre le cœur du Cœur de Ce pourquoi nous étions ... Notre séparation d'avec Yohan ne ressembla pas vraiment à des adieux. Entre nous, cela n'aurait pas eu de sens. Un mensonge, une hypocrisie sur le fil du Temps qui déjà "avait son plan" par-delà les siècles pour les acteurs que nous serions alors. De cet instant, j'ai surtout retenu l'élan irrépressible qui, lors d'une dernière accolade, a fait jaillir de ma main une 283

pleine poignée de cendres embaumant toute chose autour de nous. Du miel, de la rose ... toujours impossible à dire ... C'était si suave ... Yohan s'en est recouvert le visage, a contenu avec peine quelques larmes, puis nous a regardés nous éloigner à travers un rideau de lauriers. Dans ma mémoire, rien ou presque ne s'est imprimé du petit port où nous attendait notre embarcation. Trop de monde, trop de pêcheurs et de marchands, trop de bruits agressants après tant de silence mêlé au souffie du vent et aux bruissements des insectes sur les hauteurs rocailleuses. Rien ne s'est gravé non plus de notre traversée hormis la magie régénérante du bleu profond des flots, de la danse ondoyante de quelques dauphins ... puis de la vue de deux petits coffres et d'un vieux sac collés au bastingage ... notre bien le plus précieux. Le seul, à vrai dire. Lorsque le grand rocher de Smyrne nous est apparu avec sa cité étagée imperturbablement riche de ses temples et de ses belles demeures, j'ai lu l'émotion dans le regard de Fokas. Ce qui restait de sa famille devait être là, quelque part au fond d'une ruelle avec, peut-être encore, le dernier de ses frères accroché à une écritoire ... Mais aucun mouvement intérieur ne parut malgré tout l'animer. Fokas a refusé de poser pied à terre afin de rejoindre les siens. Il avait décidé de m'accompagner jusqu'à Éphèse et d'y demeurer quelques jours. Il ne pouvait pas me laisser "comme cela" parce que "les siens", disait-il, c'était d'abord ce que je représentais pour lui ainsi que les papyrus et parchemins entassés dans les coffres de notre exil. Je n'ai pas cherché à le convaincre, au contraire, non pas tant à cause de l'usure de mon corps que pour ce qui était devenu notre trésor commun dont je souhaitais qu'il me relise le plein contenu une dernière fois dans "notre maison". 284

Après, un jour, je pourrais enfin déployer mes ailes à mon tour. Cramponné à l'échine de l'âne qu'un marchand du port qui m'avait aussitôt reconnu nous avait prêté, j'ai enfin retrouvé le vieux puits, puis aperçu la découpe des murs et du petit toit plat de mes espoirs si longtemps demeurés insensés. Rien n'avait en apparence bougé mais tout me semblait différent parce que je n'étais plus le même homme. La multitude des visions qui m'avaient assailli durant trois années ainsi que les fluctuations de Yohan m'avaient insensiblement marqué d'un sceau simplificateur, celui de la Mémoire du Béni qui affinait le tracé de Son empreinte à travers la mienne ... C'était tout. Non, rien n'avait bougé ... excepté l'effigie de Meryem, restaurée, qui avait été transportée jusque dans la cour intérieure, suggérant ainsi une protection plus rapprochée des murs entre lesquels nous avions vécu. Sa simple mais gracieuse silhouette blanche en faisait pleinement la Maison de la Mère ... 1

Le si peu qui avait été nôtre attendait encore là, intact ... Un banc, une table basse, des nattes roulées dans un coin et deux ou trois lampes à huile ... Mais tout sentait bon et les rais de lumière qui filtraient à travers les lucarnes ferrées disaient une propreté soigneusement entretenue. - «C'est vous? Ce n'est pas possible ... J'ai remarqué un âne attaché au mur et ... » Mes yeux se sont plissés pour mieux voir ... C'était Pyrrha dont la silhouette était figée dans l'embrasure de la porte, Pyrrha qui avait su reconnaître et préserver la vie là où les lieux refusaient et repousseraient toujours l'asphyxie du Sacré. 1

Aujourd'hui ce lieu est appelé Meryemana.

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Un torrent d'émotions nous a emportés. Comme toujours, pensées et mots s'entrechoquaient. .. C'était juste beau et grand. Pêle-mêle furent alors évoqués le départ fort heureusement en douceur d'Épiphanês, notre arrachement si brutal à Éphèse, la singularité de notre exil, puis la vitalité de la Présence et des Communautés qui, envers et contre tout, faisaient plus que survivre à travers le pays. Pour Pyrrha, on aurait même dit que ma déportation par le Pouvoir romain avait vivifié la Flamme du Béni ... En ai-je été surpris ? Pas exactement mais plutôt sidéré en constatant une fois encore l'étrange vérité selon laquelle il faut parfois l'injustice, la souffrance et même l'ignominie pour sublimer l'œuvre et l'impact d'une vie. Un court instant je suis allé jusqu'à me demander si, après que se seraient écoulés les deux fois mille ans de la prédiction de Jeshua, cette vérité ferait aussi que le Mal, débridé comme une Bête, concourrait au Bien. Je voulais le croire ... mais à l'évidence, ce serait à nous de le décider en nous puis d'en enfanter. Il y avait un lit de bois et de corde sur notre toit en terrasse. Celui-ci avait certes un peu souffert du temps qui passe mais on me l'a descendu dans la cour dès le lendemain de notre retour afin que Daphni, Thalie, leurs époux et tous ceux qui formaient mon ultime famille en ce monde puissent, selon leur expression, "réchauffer leur âme". Je ne sais au juste à quoi ressemblèrent les récits de notre dénuement à Patmos mais il me fut impossible de ne pas laisser transparaître les lumineux stigmates laissés en moi par Melkisedek et l 'Arbre de Son Île Blanche. Sans que jamais je sois capable de les nommer, ils étaient là, en filigrane. Mémorables aussi furent ces instants ou Pyrrha, touchante sous le voile qui avait peine à dissimuler le grisé de sa chevelure, me tendit ce qui suggérait une liasse de papyrus et de parchemins rassemblés par une lanière.

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- « Épiphanês en a toujours gardé discrètement quelquesuns avec lui. "On ne sait jamais, disait-il, tout ne doit pas être au même endroit ... " Un peu décontenancé, je les ai aussitôt remis à Fokas qui les a feuilletés, bouche bée. La plupart étaient consacrés à l'inconnaissable et à Sa Projection à travers Bar-Belom ... La Révélation de toutes les Origines, la Clé de tous les Rêves, avec une abondance de détails que lui-même n'avait jamais lus et dont j'avais oublié l'existence à en juger par les passages dont il me fit rapidement la lecture. Pyrrha est alors intervenue ... - « Je n'ai pas compris pourquoi il n'a jamais voulu te rappeler leur existence ni surtout les montrer à Yohan. Il tenait absolument à les laisser tels quels m'a-t-il confié peu avant son départ, sans les réécrire, sous l'impulsion de la dictée exaltée que tu lui en avais faite, en une sorte de transe. Il avait hésité mais, pour lui, le condensé qu'il t'avait alors remis répondait à une sagesse qui lui avait été "soufflée". » Le regard de Fokas et le mien se sont immédiatement rencontrés. Ils se comprenaient. .. Peu importaient les maladresses de l'écriture, mon frère Épiphanês avait eu raison, rien ne devait être remanié. L'état "brut" de ces écrits était bien trop précieux 1• Jeshua m'en avait confié le trésor- dont une partie s'était peu à peu mise en retrait de ma mémoire - et celuici constituait sans nul doute l'une des pierres angulaires de ce que, dans mes prières, j'avais toujours secrètement appelé "ma vie après Lui" ... Il s'agit vraisemblablement de la base ayant servi à la rédaction de ce qu'on appelle l"'Apocryphon" de Jean, un texte de la pure Tradition gnostique retrouvé en Égypte en 1945 à Nag-Hammadi, avec de nombreux autres. Certains de ces textes ayant été détruits, on peut penser que la version personnelle de "L 'Apocalypse" de Johannès, beaucoup plus nuancée et moins violente que celle qu'on connaît, en faisait partie ... Quant à la version de Yohan, "le Presbytre", c'est bien sûr elle qui nous est parvenue. 1

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Le fidèle Fokas tint sa promesse ; quelques jours s'écoulèrent et il reprit le chemin de Smyrne où il allait être accueilli comme un miraculé. Et je puis dire qu'il fut particulièrement doux et nimbé d'un respect mutuel cet instant où j'ai remis tous "mes textes" entre ses mains, absolument tous. . . Sous sa protection, sa sagesse grandissante, ses talents et son discernement, il saurait qu'en faire pour que le Souffle leur donne une direction, celle de quelque étendue d'eau ou de sable ou vers ces Cieux qui font palpiter le Cœur. Il saurait ...

* Voilà donc ... En cette heure où je me souviens, il y a maintenant, je crois, une dizaine d'années que Pyrrha prend tendrement soin de moi dans "notre maison", évoquant parfois notre rencontre, jadis, autour d'un puits ... Une prolongation de mon existence à laquelle j'ai le privilège d'avoir pu trouver un sens en dépit de mes jambes qui ne me portent presque plus ... Celui d'apprendre à aimer toujours mieux ... Un projet dédié à l'infini parce que, pour avoir rencontré le Soleil, j'ai été et je demeure un homme heureux ...

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De nos jours, en Turquie, dans une chambre .funéraire située parmi les ruines de ce qui fut une basilique romaine et byzantine de la colline d 'Ayasoluk, à proximité de l'ancien temple d'Artémis à Éphèse, on vénère un tombeau qui aurait été celui de Jean, le disciple, officiellement mort très âgé en l'an 104. Une tradition assure que, pendant longtemps, chaque 8 Mai, ce tombeau se recouvrait de cendres - pour certains de "manne" - dont les vertus étaient réputées miraculeuses.

La lecture de cet ouvrage pourra êtn! agréablement accompagnée par l'écoute de « Meryemana », un chant créé par l'auteurcompositeur-interprête Michel Gamier assorti de la voix de Palcoune. Pour vous le procurer, veuillez vous référer au CD "Recueil n°J ", www.mariedemaztiala.net, rubrique e-Boutique.

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Table des matières Quelques mots indispensables ........................................... 7 Chapitre 0 : Je m'appelle Jean ....................................... 11 Chapitre 1 : Mon retour à Éphèse .................................. 19 Chapitre II : Smyrne ....................................................... 39 Chapitre III : Le voyage à Pergame .............................. 55 Chapitre IV : "Au Début de Tout ••• " ............................. 77 Chapitre V : Le sel de Laodicée ...................................... 93 Chapitre VI : De Thalie à Gaios .................................. 109 Chapitre VII : Les vérités de Saül ................................ 125 Chapitre VIII : Le piège des Archontes ....................... 143 Chapitre IX : De la Gratitude à la Consolation .......... 155 Chapitre X : Yohan ........................................................ 169 Chapitre XI : De cœur et de pain .................................. 183

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Chapitre XII : La cendre de Philadelphia ................... 197 Chapitre XIII: "Si tu as besoin d'une lampe ... " ....... 211 Chapitre XIV : À Patmos, une nuit ensoleillée ........... 229 Chapitre XV : Derrière les lauriers une grotte ............ 243 Chapitre XVI: Les deux regards de Patmos ............... 259 Chapitre XVII: Vers la Maison de la Mère .••............. 277

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Le Don du Souftle De la Galilée à la Camargue, une disciple du Christ raconte ...

Marie Johanne Croteau-Meurois Marie Madeleine, Salomé, Jacobée ... Au-delà de l'image classique forgée par les siècles, on sait peu, en réalité, des véritables évènements et de la Force qui ont porté ces trois premières disciples du Christ à franchir la Méditerranée pour aller vivre et enseigner sur les rivages du sud de la Gaule. De la Galilée à la Camargue ... Le sous-titre de cet ouvrage résume à lui seul l'immense quête de !'Esprit et la Puissance du Souffle qui ont animé ces trois femmes hors du commun, mais très éloignées des ··saintes·· figées par la Tradition. Parce qu'elle nous les fait suivre dans leur traversée d'une mer hasardeuse puis dans leur patiente transmission de l'Onde de Guérison christique à un peuple de simples pêcheurs et de cultivateurs au cœur ouvert, Marie Johanne Croteau répond ici à une multitude d'interrogations et comble aussi un vide historique. En nous faisant découvrir le culte celtique de Bélisma, la déessemère, en perçant le mystère de Marthe dans ce petit village provençal qui deviendra Tarascon, puis en nous contant de quelles façons la Parole christique a été reçue sur une nouvelle terre, ce récit tendre et passionnant est un baume pour le cœur. Par la pénétration précise de la Mémoire du temps à travers le regard de Salomé - Shlomit - l'auteur nous invite ainsi à mieux découvrir la véritable nature du Souffle de Guérison des corps et des âmes. Un Souffle qui, deux mille ans plus tard, vient toujours nous solliciter et nous émerveiller. Livre thérapeutique par sa douceur et ses données subtiles, œuvre consolatrice, levier de croissance et témoin lumineux dans notre monde de doutes et de peurs, Le Don du Souffle nous emporte dans une narration qui, par de nombreux aspects, répond amoureusement à nos appels d'aujourd'hui.

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