L'Écrivain et son ombre, Introduction à une Ésthetique de la litterature 2070250911, 9782070250912

Augmenté par un chapitre de Max-Pol Fouchon "La valeur comme absolu" - On parle beaucoup des œuvres d’art ; ma

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French Pages [329] Year 1953

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L'Écrivain et son ombre, Introduction à une Ésthetique de la litterature
 2070250911, 9782070250912

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GAËTAN PICON INTRODUCTION A UNE ESTHÉTIQUE DE LA LITTÉRATURE

L’ÉCRIVAIN ET SON OMBRE

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GALLIMARD

GA ËPICON TAN INTRODUCTION AUNE STHÉTIQUEDELALIT ÉRATURE

L'ÉCRIVAIN ET SON OMBRE On parle beaucoup des œuvres d’art ; mais c’est presque toujours pour dire qu’il est impossible d’en parler. La création de l’œuvre, dit-on, est un mystère; sa contemplation, une participation affective ou mys­ tique qui ne peut donner ses raisons. Sur la nature ou les conditions de l’art, la réflexion philosophique est intarissable ; elle est muette sur le vrai problème : celui de la valeur. Ce qui se présente comme Esthé­ tique est, en fait, Philosophie ou Science de l’art ; l’Histoire et la Critique, de leur côté, éludent la ques­ tion fondamentale. Tout se passe donc comme si ce domaine était celui de l’indicible, ou, du moins, comme si l’on devait faire le silence sur le pouvoir qui donne à l’art le privilège de sa voix. Cependant, nous parlons des œuvres comme si leur mystère n’était pas impénétrable ; nous en jugeons, comme s’il y avait là une sorte de vérité ; nous en discutons, comme si un accord des jugements était possible. Loin d’être, comme l’amour, un sentiment injustifiable et incommunicable, l’admiration est un sentiment qui a ses raisons, sa règle, son droit. Et pas davantage n’est-elle, à l’exemple de l’amour, irré­ médiable ; cherchant à se justifier, elle se rectifie et se renonce s’il y a lieu. Des goûts et des couleurs, on nous assure qu’il ne faut pas discuter. Mais nous agissons tous comme si cette discussion était possible et légitime. Voici donc l’Esthétique devant son problème : donner une bonne conscience, et une conscience, à ce comportement spontané, imposer sa forme à la logique balbutiante qu’implique l’expérience vécue des œuvres d’art. Dans ce volume, il s’agit de montrer la possibilité (et la nécessité) d’une recherche esthétique qui déter­ minerait les conditions et les structures dont dépend ce que nous appelons confusément, dans l’œuvre, valeur ou efficacité. Un second volume tentera d’établir les grandes lignes d’une esthétique littéraire.

9,20 F (4- t.l.) 9,50 F T.L. I.

l’écrivain et son ombre

GAËTAN PICON INTRODUCTION A UNE ESTHÉTIQUE DE LA LITTÉRATURE

L’ÉCRIVAIN ET SON OMBRE

GALLIMARD

Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous les pays, y compris l’U.R.S.S. © Editions Gallimard, 1953.

A GENEVIÈVE

Ce qui se sait est bien supérieur à ce qui ne se sait pas. Hegel.

CHAPITRE I

L’ŒUVRE COMME ÉNIGME

L’œuvre d’art — et singulièrement l’œuvre litté­ raire — ne s’impose pas seulement à nous comme un objet de jouissance ou de connaissance; elle s'offre à l’esprit comme objet d’interrogation, d’en­ quête, de perplexité. L’œuvre — et singulièrement l'œuvre littéraire —, dès qu’elle rencontre un regard, appelle irrésistiblement la conscience cri­ tique : celle-ci l’accompagne comme l’ombre suit chacun de nos pas. Mais l’artiste — et singulièrement l’écrivain — s’irrite d’être toujours suivi par cette ombre tenace, quels qu’en soient les masques et les refuges. Et c’est du créateur, en premier lieu, que viennent les doutes qui nous assaillent sur la légitimité d’une réflexion concernant l’œuvre d’art. Il faut avouer que ces doutes sont pressants. *

Le dédain de l’artiste à l’égard du critique est traditionnel. S’il trouve une justification parti­ culière dans la conception romantique qui persuade aux poètes qu’ils tiennent des dieux eux-mêmes le pouvoir qui les dérobe à la juridiction des autres hommes et, aussi bien, dans la tradition hermétique qui, pour éloigner les mains profanes,

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rêve avec Mallarmé du « fermoir d’or des vieux missels », des « hiéroglyphes inviolés des rouleaux de papyrus », ce dédain est de toujours. Avant de chanter des « hymnes non encore entendus », Ho­ race prend soin d’éloigner la foule vulgaire et impose à tous le silence. Corneille après Le Cid, Racine après Bérénice déclarent qu’ils n’ont pas de comptes à rendre : que le public prenne son plaisir, et remercie. Lorsque Du Bellay, parlant du véritable poète, évoque « cette divinité d’in­ vention », ce « je ne sais quel esprit... que les Latins appelaient Genius », il prélude aux accents par lesquels Hugo, dans son William Shakespeare, célébrera l’œuvre inspirée. Et il suffit à Baude­ laire d’être lui-même persuadé qu’il n’est pas infé­ rieur à ceux qu’il méprise... L’œuvre s’offre aux regards, cependant. Elle est manifestation, parole. Si elle n’est pas faite pour autrui, elle est inséparable d’autrui : elle se donne à lui. Mais ce que l’artiste désire, il semble que ce soit un regard muet, une contemplation tacite, une adhésion sans voix. L’œuvre se veut comparable à un soleil : souhaitant d’être vue, sans doute, mais dans un éblouissement qui inter­ dise de la dévisager. Vécue, contemplée, certes : non point critiquée, commentée, jugée. Rien de plus variable que l’image que l’écrivain se forme de lui-même. Mais qu’il se considère comme le serviteur ou comme la source des règles, comme l’organe irresponsable d’une inspiration mystérieuse ou comme le foyer de la plus subtile alchimie, nous le voyons tenter presque toujours de se soustraire à la juridiction du profane, et penser la création comme un acte qui ne peut pas être jugé du dehors. Ce que Corneille fait des règles ne concerne que lui : devant sa fantaisie, Hugo ne sera guère plus libre. Liberté devant la loi ou liberté dans le caprice, toute création est

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liberté. Et qu’elle se réclame de l’éloquence de la bouche d’ombre, des révélations du rêve, de la folie ou du délire, de la spontanéité innocente de la nature ou d’une très lente et précieuse dis­ tillation, toute création est énigme : il n’y a pas moins de mystère dans les fiches de Mallarmé que dans la respiration naïve de Verlaine ou dans la « voyance » de Rimbaud. Quels que soient ses moyens, quelles que soient ses formes, la création artistique tente toujours de s’apparenter à ce qui refuse de se laisser pénétrer et réduire, soumettre à l’expHcation et à la loi : à la contingence de la vie, à l’obscurité des sources et des sèves, à l’indis­ cutable présence de l’objet. L’œuvre surgit — croit surgir — comme souffle le vent ou comme cristallise le givre. Fermée sur son secret, elle est là : nous n’avons pas à la mettre en question. Ce refus du jugement, sans doute est-il bien autre chose que la simple expression de l’orgueil de l’artiste. Certes, l’orgueil, chez l’artiste, est moins un défaut du caractère qu'une condition de la création, une forme de l’acharnement qui le rive à la poursuite de son œuvre, la pioche et la sonde sans lesquelles les joyaux dormiraient ensevelis. (La modestie naissante n’est pas un progrès du caractère, mais une retombée de l’élan créateur : ce qui n'implique pas, bien entendu, qu’il suffise d’avoir l’orgueil pour avoir le talent.) Mais il serait faux et assez dérisoire de penser que l’artiste ne refuse l’autorité du critique que dans la mesure où elle s’exerce contre lui. Critique : ce n’est pas un hasard si un terme négatif désigne tout jugement sur l’art, comme si juger ne pouvait être que refuser, comme s'il était impossible qu’enfin « la critique admire »... Et tout critique, qu’il soit d’occasion ou de métier, sait bien que la reconnaissance des auteurs n’est pas propor­ tionnelle aux éloges qu’on leur décerne. Sainte-

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Beuve eût-il couvert d’éloges Baudelaire et Balzac, ceux-ci auraient-ils été satisfaits? J’en doute. L'admiration est fréquente, et l’écrivain ne peut manquer d’y être sensible : mais il est plus sen­ sible encore aux malentendus qu’elle implique. Sans doute arrive-t-il qu’avec une naïveté plus ou moins feinte l’auteur remercie son critique de lui avoir révélé dans son œuvre un sens inaperçu, une beauté insoupçonnée. Alors, pour un instant, le critique se sent justifié d’être; il échappe, pour un instant, au soupçon qui le tenaille : « Quelle vanité que la critique!... » Mais qu’il ne se réjouisse pas trop vite : il se peut que la reconnaissance de l’artiste ne soit pas très différente de sa rancœur. La vérité, c’est que l’artiste ne se sent jamais directement concerné et atteint par le commentaire du critique. « Est-ce bien de moi qu’il parle? » : devant l’éloge comme devant le blâme, c’est la réaction normale de l’écrivain. * Tout se passe comme si un écart insurmontable séparait la création de l’œuvre, et l’œuvre créée, de toute conscience réfléchie. Comme si l’œuvre, ne provenant ni du goût ni de l’intelligence, ne s’adressait ni à l’intelligence ni au goût... Il est banal de remarquer que la création est pour elle-même une activité assez obscure; banal d’insister sur le fait qu’elle est un geste irréductible à toute conscience intellectuelle ou esthétique. L’écrivain n’est pas celui qui veut dire, ou se dire, transmettre une pensée consciente, ou incarner dans l’œuvre un idéal du goût : il veut seulement créer quelque chose, une œuvre, dont il ne sait ce qu’elle sera. L’œuvre est un événement, un acte irrépressible, une réalité nouvelle qui se dévoile en se faisant, et non point l’expression contrôlée

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d’une réalité extérieure. On sait quel décalage — douloureux ou ironique — existe entre les intentions d’un auteur et la vérité de sa création. Entre le portrait et le modèle, n’y a-t-il pas autant de distance qu’entre l’œuvre et les idées, l'œuvre et les goûts d’un écrivain? Ni Montaigne, ni Retz, ni Rousseau, ni Chateaubriand, ni Stendhal, ni Gide ne sont dans leurs confidences cet homme qu’ils ont eu le dessein de nous livrer : à peine pren­ nent-ils la plume qu’une force mystérieuse dévie leur main; l’œuvre se substitue à la sincérité. Racine était conscient de sa simplicité : l’était-il du sombre feu souterrain qui rougeoie et serpente sous l’incomparable cristal de sa poésie? Balzac croit écrire une œuvre de conservation sociale et nous grise de l'impérieux désir de transformer le monde : il imagine que son génie est lié à ce qu’il appelle l’éclectisme, alors qu'il est soumis à la hantise d’une vision. Flaubert, qui veut libérer le monde de son regard, le plonge dans une lu­ mière de soleil couchant qui est celle de sa poi­ gnante mélancolie. Dostoïevski, qui préfère le Christ à la Vérité, ne donne vie qu’à des démons. Stendhal ne croit qu’au petit fait vrai, et marche à travers rêves et symboles. Les Observations de Coleridge ne correspondent que très imparfaite­ ment aux Ballades; la Préface de Cromwell n’est pas la préface de Cromwell... Inévitablement, l’artiste réfléchit sur son œuvre, mais est-ce bien la réflexion critique qui gouverne les démarches de la création, puisque le contraste demeure flagrant entre les intentions et l’œuvre? Il semble que celle-ci surgisse de profondeurs sou­ terraines et que l’artiste, dès qu’il pense, soit banni de son propre secret. Les idées, les intentions auxquelles l’œuvre correspond dans la pensée de son auteur font songer à ces âmes fantomatiques dont parle Dante, cherchant en vain les corps où

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elles pourraient s’incarner. Mais qu’importe? Nul écrivain n’écrit vraiment pour se peindre; nul écrivain n’écrit vraiment pour communiquer sa vérité. Et ne peut-on pas ajouter que nul écrivain n’écrit vraiment pour faire une belle œuvre, pour incarner dans une œuvre un idéal de la beauté? Car il semble bien que l’artiste ne songe pas plus à la beauté de son œuvre qae l’amour ne songe à la procréation, que la nature, dans son travail obscur, ne songe à la beauté du corps qu’elle enfante. Si la création échappe à l’intelligence et au juge­ ment du créateur, combien ne sera-t-elle pas plus obscure encore pour celui qui l’accueille! Si l’œuvre, bien loin d’être l’expression transparente et con­ trôlée d’un objet extérieur ou d’un contenu anté­ rieur de la conscience, représente le surgissement mystérieux d’une présence irrécusable, compa­ rable à ce que serait l’apparition sur la terre d’une forme nouvelle de la vie, de quel droit et selon quels principes pourrions-nous la juger? Absurdes et nécessaires, opaques et irréfutables, les formes de la nature se laissent-elles mettre en question? Juger, demander des comptes à une œuvre, im­ plique qu’elle ait dans la conscience sa source et sa loi. Mais que dire d’une œuvre qui, précisément, ne veut rien dire? Comment la mesurer à des inten­ tions qui ne lui sont liées que par une méprise de l’esprit, qui ne la définissent nullement? Et si l’œuvre est une forme, et seulement cela, comment l’évaluer, puisqu’elle n’est soumise ni à une volonté d’art préétablie, ni à des règles générales et exté­ rieures de la beauté? Juger ne peut être alors que découvrir ce qu’il y a de particulier dans une œuvre, la voir comme un événement incompa­ rable, l’apprécier en fonction de sa légalité interne. Mais cette légalité, précisément, ne nous est donnée que dans l’œuvre même : elle ne saurait faire

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l’objet d’un jugement, puisque tout jugement, qu’il soit de fait ou de valeur, soumet une réalité particulière à quelque catégorie générale. Réagir valablement à une oeuvre ne sera donc ni com­ prendre ni évaluer, mais admettre : s’incliner devant elle comme on s’incline devant une forme de la nature, ne pas lui demander de comptes, ne pas la mettre en question. Plus ou moins obscurément, l’écrivain a tou­ jours souhaité réduire le lecteur à cette adhésion muette, à cette contemplation désarmée. L’œuvre, pour son créateur, est bien ce « monstre incom­ parable » que chacun de nous est pour lui-même, impossible à comprendre, puisqu’il est unique, impossible à juger, puisqu’il est nécessaire, et que défauts et qualités se rejoignent dans une indé­ composable unité. Dans les pages véhémentes et hautaines de son William Shakespeare, Hugo pro­ clamera ce refus irréductible que le génie oppose au jugement : « Le génie est une entité comme la nature et veut, comme elle, être accepté purement et simplement. Une montagne est à prendre ou à laisser... Tout en lui a sa raison d’être. Il est parce qu’il est. Son ombre est l’envers de sa clarté. Sa fumée vient de sa flamme. Son précipice est la condition de sa hauteur... Quant à moi, qui parle ici, j’admire tout, comme une brute. » Et Rim­ baud, quelques années plus tard : « Vous ne com­ prendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. » Mais lorsque Chateaubriand plaide pour une « critique des beautés » contre une « cri­ tique des défauts », précisant « qu’il y a des dé­ fauts qui sont inhérents à des beautés, et qui for­ ment pour ainsi dire la nature et la constitution de certains esprits »; lorsque Racine conseille aux spectateurs de Bérénice de se réserver « le plaisir de pleurer et d’être attendris », se reposant sur lui, Racine, de la valeur des moyens utilisés; lorsque

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Corneille, préfaçant La Suivante, déclare que « c’est au lecteur désintéressé à prendre la mé­ daille par le beau revers » si bien « qu’il commet une espèce d’ingratitude, s’il ne se montre plus ingé­ nieux à nous défendre qu’à nous condamner, et s’il n’applique la subtilité de son esprit plutôt à colorer et à justifier en quelque sorte nos véri­ tables défauts, qu’à en trouver où il n’y en a point », ne suggèrent-ils pas, avec plus de pru­ dence et de nuances, la même expérience de l’œuvre comme nécessité indécomposable — la même obscure certitude qu’elle est un bloc indiscutable, qui ne peut être que totalement rejeté ou tota­ lement admis? Plus profonde que les réactions de la vanité blessée ou satisfaite, une étrange indifférence au blâme ou à l’éloge habite le véritable écrivain. Il y a toute une part de Baudelaire sourde à ce que pensent de lui le général Aupick et le procureur impérial; toute une part de Melville insensible à l’incompréhension des siens comme aux railleries de YAthenaeum et de Y Examiner; toute une part de Flaubert que n’atteignent (après L'Education sentimentale') ni les invectives de Barbey d’Aure­ villy ni les sottises de Sarcey ni les platitudes de Duranty ni le silence de Paul de Saint-Victor; une part de Proust que le refus de Gide ne blesse pas; une part de Gide que la sévérité de la critique (après Les Faux Monnayeurs) laisse indifférente. Mais cette région insensible de l’âme, l’admiration l’éveille-t-elle beaucoup plus que l’hostilité? « Je ne reconnais à personne le droit de me donner des louanges », proclame Nietzsche : il y a aussi une part de Baudelaire qui n’a pas lu la lettre de Hugo, une part de Flaubert que les articles de George Sand et de Théodore de Banville ou la lettre de Taine n’intéressent pas, tout un côté de Proust à qui la nouvelle du prix Concourt n’est jamais parvenue...

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« L’effet de ce petit livre fut grand et même prodigieux », écrit Goethe de Werther dans Dichtung und Wahrheit; et il ajoute : « Je ne fis pas grande attention aux comptes rendus. » Bien plus que la voix de l’orgueil, ce qui parle dans cette quiétude, c’est le sentiment que l’œuvre est une sorte de nécessité naturelle, un diamant sans fis­ sure qui n’offre aucune prise au jugement.

*

Les psychologies de la contemplation esthétique illustrent fréquemment cette opposition de la création et de la conscience, l’invincible distance qui obsède l’artiste et lui donne cette assurance de somnambule à laquelle on le reconnaît. Le sentiment s’oppose naturellement à l’intelli­ gence : on verra donc dans la contemplation esthé­ tique une réaction de la sensibilité. En même temps que faiblit l’autorité des modèles anciens, les règles de la rhétorique s’effondrent : comment juger, dès lors, puisque toute référence extérieure à l’œuvre fait défaut? Kant parle encore d’un juge­ ment, mais d’un jugement « sans concept ». Le xvme siècle des « âmes sensibles », le romantisme et ses séquelles, le symbolisme et YEinfühlung assimilent la réaction esthétique à une partici­ pation de l’affectivité. Mais bientôt l’art se trans­ forme, et la réflexion sur l’art gagne en lucidité : le discrédit de l'affectivité devient irrémédiable. On parle maintenant d’intuition esthétique : ce qui suggère que l’attitude devant l’œuvre, bien loin d’être une succession de remous sentimen­ taux dans lesquels sa forme se dissout comme l’image de la lune se brise dans une eau agitée, est un rassemblement de la conscience autour d'une vision, un effort pour tendre vers l’œuvre le miroir le plus pur, non l’eau la plus violente.

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Cependant, peu importe : pour l’essentiel, les psychologies de l’intuition sont complices de celles de l’émotion. Que l’on fasse du cœur un trouble épanchement ou une forme de la connaissance, l’attitude esthétique oppose le mutisme du cœur aux voix du jugement. Qu’il s’agisse d’une vision ou d’un émoi, de toute façon, nous n’avons pas de comptes à demander à l’œuvre : il n’est que de la recevoir. Qu’il s’agisse d’une jouissance ou d’une connaissance, les interrogations de l’esprit, les voix inlassables de l’intelligence se renoncent devant un état qui n’a pas de raisons à donner. Toute raison d’aimer devient suspecte; toute rai­ son d’aimer disqualifie celui qui aime, prouve qu’il croit aimer, mais n’aime pas. Toute ré­ flexion sur l’œuvre se transporte inévitablement à l’extérieur de l’œuvre, s’évade vers des régions où nous ne pouvons que perdre de vue ce que l’œuvre a d’unique et de nécessaire. Ainsi Pascal ne reconnaît l’amour que là où il ne s’attache à aucun caractère distinct, là où il est sans rai­ son. « Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi? » Les raisons de l’intelligence et du goût sont des justifications arbitraires : on croit aimer cette œuvre pour les raisons que l’on dit, mais on ne trouve ces raisons que parce que l’on aime. Autant dire qu’on les invente. C’est le sens de la réponse de Pascal à M. de Roannez. « M. de Roannez disait : « Les « raisons me viennent après, mais d’abord la chose « m'agrée ou me choque sans en savoir la raison, « et cependant cela me choque par cette raison « que je ne découvre qu'ensuite. » Mais je crois non pas que cela choquait pour ces raisons qu’on trouve après, mais qu’on ne trouve ces raisons que parce que cela choque. » Les arguments de l’intel­ ligence et du goût trahissent l’insuffisance de l’amour, car l’amour véritable est sans voix. Qui

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réagit à l’œuvre par le commentaire et le jugement, qui la voit à travers le commentaire et le jugement n’est pas vraiment en contact avec elle : substitue à l’œuvre un autre objet, une construction mentale arbitraire et fragile. Qu’elle soit émotive ou cogni­ tive, l’expérience esthétique — comme celle de l’amant ou du mystique — fait la nuit sur le juge­ ment. C’est hors du temps, hors des autres œuvres, hors de toute relation et de toute catégorie de l’intelligence que, ravisseur fasciné, nous trans­ portons l’œuvre pour jouir d’elle, dans une obscu­ rité silencieuse et secrète qui rejoint cette nuit d’Idumée légendaire où le génie, sans se voir lui-même, a créé.

CHAPITRE II

L’ŒUVRE COMME CONSCIENCE

Qu’une telle interprétation soit retenue, et le lecteur ne peut que se dérober totalement à l’œuvre ou totalement s’y soumettre. Il est libre de fermer les yeux : mais s’il les ouvre, c’est pour s’évanouir dans une indiscutable clarté. L’ombre enchaînée aux pas de l’écrivain, c’est l’ombre d’un lecteur confiant et docile. L’ombre du critique vient de disparaître : et, à plus forte raison, celle de l’esthéticien. Mais il s’en faut de beaucoup que les choses soient aussi simples — ou, si l’on préfère, aussi obscures.

* L’œuvre n’est pas seulement cet astre fermé sur lui-même, ce bloc nocturne et resplendissant dont la lumière aveugle en même temps qu’elle éblouit. Irréductible à la conscience, elle dialogue pourtant avec elle. Elle recherche nos regards, et nos regards ne peuvent la découvrir sans l’interroger. L’œuvre n’existe pas comme une chose de la nature, mais comme une valeur pour l’esprit : sur un plan où ce qu’elle apporte dialogue avec ce qu’on lui de­ mande, où ce qu’elle impose se mesure avec ce qui lui est imposé.

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Pour équivoques et subtils que soient leurs liens, la création est bée à la conscience. Il n’est pas vrai que la création soit, d’un bout à l’autre, un évé­ nement nocturne et souterrain. Sa courbe n’est pas continue : et les temps d’arrêt qui l’interrom­ pent appartiennent à la réflexion et au jugement. Mais en quel sens? Il est assez arbitraire de considérer les pauses du geste créateur comme la source des découvertes ultérieures, comme autant de moments où, soit dans les profondeurs de l’in­ conscient, soit à la surface de la conscience claire, s’élabore son avenir. La découverte est-elle le fruit d’une rumination souterraine, ou de ce vague bruissement intellectuel qui envahit les silences de la création ? Il est aussi malaisé de voir un lien de causalité entre un état de la conscience et un geste créateur que de comprendre que d’un mou­ vement de la matière une pensée puisse naître. La conscience ne peut pas être créatrice; l’invention n’est pas un attribut de la conscience, mais l’effet d’un pouvoir particulier. Pour intervenir, la con­ science requiert l’œuvre comme un donné préexis­ tant : elle est modificatrice, rectificatrice. Il n’est pas vrai qu’existent deux sources de l’art, que s’opposent les œuvres qui procèdent d’un effort de la conscience claire et celles qui n’en procèdent pas. Nulle œuvre d’art ne vient de la conscience, pas plus Le Cimetière marin que Kubla Khan, pas plus Le Corbeau qu’Endymion, Phèdre qu'Une Saison en enfer. Mais il y a les œuvres où la conscience intervient constamment comme acti­ vité de contrôle, et celles où elle n’intervient guère, ou pas du tout. Si la conscience n’est à la source d’aucune des trouvailles du Corbeau ou du Cime­ tière marin, elle a contrôlé chacune d’elles. Affir­ mant sa domination dans quelques-unes des œuvres qui, par ailleurs, se réclament le plus hautement de l’inspiration (Les Illuminations> Les Chimères,

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les Hymnes de Holderlin), jouant un rôle déjà plus effacé dans La Fin de Satan et dans Les Chants de Maldoror, elle est presque totalement absente de la production surréaliste et des Poèmes de la Folie. Sans doute n’est-ce pas elle qui guide la main qui découvre, mais elle gouverne la main qui rature, qui ajoute, modifie les détails et les équilibres. Elle ne donne pas : elle remanie le donné. La conscience est à la source de ce mouvement infatigable qui substitue un donné à un autre, jusqu’à ce qu’en fin l’artiste se heurte à la forme qu’il ne pourra plus refuser. Génie de l’insatis­ faction, c’est elle qui fait lever de profondeurs mystérieuses, comme d'étranges fleurs sous-ma­ rines, des formes toujours nouvelles et toujours rejetées. L’artiste conscient n’est autre que l’ar­ tiste qui ne s’accepte pas. Celui qui va, comme Cézanne, d’esquisse en esquisse, de toiles aban­ données en toiles rageusement jetées dans la cam­ pagne d’Aix : celui qui marche, comme le fit Balzac, vers la page définitive en laissant derrière lui cette jonchée d’épreuves qui est le sillage d’une recherche de l’absolu. Il ne semble pas que la conscience ait le pouvoir de modeler l’œuvre sur son intention, d’ajuster ce que l’artiste fait à ce qu’il a le dessein de faire. La « réalisation » pour Cézanne n'est pas la conformité de sa toile à quel­ que image intérieure, mais l’apparition d’une forme plus forte que sa force de refus. La conscience n’est rien d’autre pour l’artiste que la confrontation de son œuvre — de ses ébauches successives et de sa forme définitive —, avec un inlassable démon de la substitution. L’écrivain pose la plume. Il se regarde. Il regarde l’œuvre interrompue, toujours tenté de la reprendre à la source même, l’œuvre provisoire, toujours tenté de la détruire, l’œuvre achevée, toujours tenté

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d’en nier l’achèvement. Pour ce démon de la sub­ stitution, il n’est guère qu’un seul exorcisme : que l’œuvre devienne à proprement parler une chose, extérieure à l’artiste, un livre imprimé qu’ouvrent toutes les mains, une toile exposée à tous les regards. Lorsque sonne l’heure des « œuvres complètes », les écrits de jeunesse reprennent la forme larvaire et fascinante du possible, et plus d’un écrivain cède à la tentation. Mais la publica­ tion demeure le seul recours contre l’ivresse des métamorphoses. L’écrivain n'écrit pas pour pu­ blier; il écrit pour détacher de lui une chose : et ne peut le faire qu'en se dépossédant au profit d’autrui. L’œuvre surgit quand une chose réelle, qui résiste à l’esprit comme tout réel lui résiste, met un terme aux fantômes du possible. On voit ainsi que le but de la création n’est rien d’autre que la produc­ tion d’un objet fondamentalement différent de ces jeux, de ces reprises, de ces interrogations qui, néanmoins, sont à sa source : il s’agit pour l’esprit de s’échanger contre son contraire. C’est bien pour créer que crée l’artiste, et non pour incarner une idée de la beauté (à supposer qu’il en ait une), pas même pour faire œuvre belle. On n’écrit pas pour être admiré, ni pour être lu : on écrit pour écrire, et pour avoir écrit. La création est un élan irrépressible, non une activité que justifient des buts et des raisons. Variété de l’homme d’action plus que de l’intellectuel, du parleur ou de l’esthéticien, l’artiste a l’œuvre pour but, non la valeur de l’œuvre, — la résistance d’une chose, non une adhésion de l’esprit. Mais, justement, cette résistance d’objet, qui est celle de l’œuvre, ne peut être éprouvée que par l’esprit. A l’esprit de savoir s’il est enfin mué en son con­ traire. L’artiste regardant son œuvre, il ne se peut

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qu’il ne l’interroge dans la perspective de la va­ leur. A la nécessité qu’il poursuit, il ne cesse de confronter l’arbitraire qu’il soupçonne : et sup­ pose à cet effet la rencontre de son œuvre et de la conscience d’un témoin fictif. Spectateur de sa création, l’artiste se rêve, s’imagine témoin exté­ rieur : il ne peut se juger sans se déprendre de lui-même, sans s’identifier confusément à un pu­ blic. Public virtuel, certes, car — à moins d’être un mercenaire ou un propagandiste — l’artiste ne s’adresse pas à un public défini. Il s’adresse à un auditoire idéal et fictif qu’il ne craint pas d’op­ poser à celui qui l’entoure et auquel il prête son propre goût, mais qu’il s’efforce aussi d’inventer différent de lui-même, car il sait que l’on est mau­ vais juge de soi. Ainsi, pas de création sans con­ science — pas de conscience qui ne soit une inter­ rogation de la valeur — pas d’interrogation de la valeur qui ne substitue à l’écrivain, comme témoin de son œuvre, l’image d'un public supposé. Rien de plus équivoque que ce rapport de l’œuvre à autrui et à son jugement. On n’écrit pas pour soi-même : on n’écrit pas non plus pour gagner la faveur d’autrui. Quoi qu’en pense Sartre, la ques­ tion pour qui écrit-on? ne nous livre aucunement le secret de la littérature : elle ne concerne que ses formes inférieures. Le journaliste écrit pour son public ou pour son rédacteur en chef, l’auteur de romans policiers ou de romans pornographiques, l’écrivain communiste ou catholique écrivent pour ceux qui ont souscrit à la collection. Mais l’écri­ vain? Si l'œuvre n’est pas faite pour le public, elle le rencontre, et suppose son existence. Bouteille à la mer lancée dans le dédain des mains profanes, serait-elle lancée sans le tenace espoir que l’atten­ dent des mains dignes d’elle, sur quelque rivage futur? Survivant à la destruction du monde, le dernier couple, peut-être, ferait l’amour : le dernier

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artiste ne créerait pas. Et quand s’installe comme en ce moment sur l’Europe, semblable à l’aube sombre d’un ciel de neige, une lumière de fin du monde, quel artiste ne se sent paralysé dans son instinct créateur? Les grandes œuvres renaîtront, a dit un jour Faulkner, quand la peur aura cessé... La création est une négation de la mort. Mais il faut que la mort se laisse nier. Quand Tolstoï, cédant à la plus profonde de ses hantises, écrit chaque soir dans son Journal, sur la page du len­ demain, ces trois mots : « Si je vis » — il est perdu pour son œuvre. Nul artiste ne peut se passer de l'illusion d’un avenir... Le dédain du public con­ temporain, le mépris du jugement des hommes, l’orgueil du génie, la nécessité d’un geste irrépres­ sible, l’enivrement glacé de la solitude nous suggè­ rent que l’artiste, dût-il avoir la certitude que son œuvre ne sera ni entendue ni recueillie, ne cesserait pas de créer. Mais si l’artiste a le courage de créer face à l’incompréhension et à l'oubli, et même face à sa propre mort, c’est que l'habite — qu’il le sache ou qu’il l’ignore — le songe tenace d’hommes inconnus qui, un jour, découvriront son œuvre, comme les pêcheurs d’éponges de Mahdia virent renaître de la galère naufragée les bustes rongés et triomphants. Nul écrivain ne fut plus spontané que Stendhal, qui dédaigne si bien le public de 1840 : écrire dans un grenier quelque Chartreuse de Parme était pour lui « le vrai bonheur de l’animal ». Mais il avait donné rendez-vous aux lecteurs de 1885; Balzac, quand il écrit, ne se sent pas atteint par les cri­ tiques de Sainte-Beuve. Mais, dans la pénombre de sa chambre que peuplaient tant de présences tyranniques, sans doute voyait-il se mêler à Félix de Vandenesse et à Mme de Beauséant la jeune fille inconnue qui, dans un château d’Ukraine, laissa tomber le plat qu’elle apportait lorsqu’elle

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se sut en présence d’Honoré de Balzac. Et celui qui vécut si profondément en son œuvre qu’elle le détacha de tous et de lui-même (au point qu’un jour il cesse d’être ce « Stéphane que l’on connut » pour devenir une « aptitude de l’univers spirituel à se concevoir à travers lui »), ce Mallarmé si orgueilleusement solitaire et dédaigneux de la « tribu », aurait-il eu la force de parcourir sa route — tant de ricanements, les vils sursauts de l’hydre, et les tortures de la stérilité — sans les fidèles de la rue de Rome et de Valvins, sans le jeune homme prêt au supplice pour le Maître dont Valéry lui parle, sans Valéry?... « La folle œuvre d’un fou » : peu importait à Joyce — qui voyait dans un roman « une lettre adressée par quel­ qu’un à un autre soi-même » — que l’on consi­ dérât ainsi Work in Progress dans l’Irlande du début de la guerre et des approches de sa mort. Il lui importait pourtant de pouvoir le dire au dis­ ciple venu vers lui... Certes, en dépit des chants illustres où, d’Horace à Ronsard, de Corneille à Baudelaire, le poète a crié l’orgueil de son génie, il est impossible d’iden­ tifier la création au désir d’une immortalité per­ sonnelle. Fondamentalement, l’artiste véritable ne veut ni les applaudissements du public contempo­ rain ni le culte des « époques lointaines »; il ne veut que l’existence de l'œuvre : s’échanger contre une activité et un objet. L'œuvre par laquelle il conjure le vertige de l’informe et de l’absurde, qui l’attend au fond de la passivité, n’est pas la messagère d’un nom : elle est essentiellement une chose. Mais l’existence de cette chose n’est rien d’autre que sa durée dans un ordre qui est celui du jugement. L’obsession de la durée est inséparable de la création, mais ne se confond pas avec l’obsession de la gloire. La gloire a d’autres voies, et la pré­

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sence impérieuse de son désir récuse plus qu’elle ne l’authentifie la sincérité d’une vocation. Si l’ambition de la gloire a le nom et l’homme pour objet, le voeu d’une durée ne concerne que l’œuvre. Un souci exclusif de la gloire témoigne d’un artiste qui se déprend de son œuvre, pour ne voir en elle que le prétexte d’une affirmation de soi. Et sans doute l'art moderne, comme Malraux l'a marqué, considère l’œuvre moins comme un objet que comme une signature. Sans doute le souci de la durée de l’œuvre en tant qu’objet n’est plus pour nous ce qu’il fut pour l’art classique : nous consen­ tons au périssable dans la mesure où l’artiste s’ef­ face devant le héros, le créateur devant le légen­ daire. Mais un art n’est un art que si l’œuvre demeure un objet à ses yeux. L’insouciance de la durée est le signe d’un art qui se renonce : elle est le fait du journaliste, du parleur, le fait de la vie et de l’action. Tout véritable artiste est obsédé de durée : Cézanne non moins que Poussin, Renoir (ce Renoir qui disait que l’essentiel était de trouver des « couleurs qui durent »...) non moins que Ve­ lasquez, Mallarmé non moins que Racine, Joyce écrivant Ulysse non moins que Dante chantant La Divine Comédie. Et Picasso ne se désintéresse de la toile qu'il vient de peindre que parce qu’il reporte sur l’ensemble de son œuvre le souci de la pérennité.

* Mais ce sentiment de la durée de l’œuvre est-il celui de sa présence indéfinie dans l’avenir, sa projection dans le temps successif de l'histoire? Il semble bien plutôt se confondre avec le senti­ ment d’une sorte de solidité : l’exigence de la durée projette dans le temps le simple sentiment d’une existence. Or, cette existence de l’œuvre,

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dont l'artiste a besoin de se persuader, n’est pas l’existence brutale et muette d'une chose qui ne dépendrait en aucune manière des perspectives de l’esprit. Sans doute est-ce légitimement que nous parlons de l’œuvre d’art comme d’une chose. Mais « chose », alors, signifie forme, veut dire que la réalité essentielle de l’œuvre est ailleurs que dans son contenu mental — nullement que son mode d’existence soit celui de la pierre ou de l’étoile, de l’objet matériel pur et dormant. Les étoiles, pour exister, n’ont besoin ni du regard humain ni de la cosmographie. Mais les œuvres d’art n’exis­ tent que parce qu’existe un esprit qui les accueille et les ordonne — une conscience et une histoire de l’art. L'artiste veut — seulement — que son œuvre existe. Mais cette œuvre n’existe vraiment qu’en image, dans la conscience et dans la mémoire des hommes. Des œuvres d’art, on peut dire ce que les philosophes idéalistes disent de tous les objets i elles sont des représentations. Etre un objet ne suffit pas à l’existence de l’œuvre : il lui faut aussi être l’objet d’une conscience. Et cette conscience est celle d’autrui. Ou plutôt : l’artiste est incapable de donner à son art sa pleine existence; il faut que l'œuvre s’affranchisse de la solitude de la création. Le besoin de publier ne se confond pas avec le désir d’une assez vaine gloire. Au sage qui l’accompagne, l’un des person­ nages du Mardi de Melville demande comment il peut perpétuer son nom. Et le sage répond : « Sculptez votre nom sur une lourde pierre et faites-la couler au fond de la mer; car les profon­ deurs invisibles de l’abîme dureront plus longtemps que le sommet visible des montagnes. » Ne serait-ce que confusément, chaque artiste le sait. Et le besoin de publier n’est pas davantage celui de rendre à autrui ce qui lui appartient, ce qu’il a

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inspiré, ce qui fut fait pour lui. Publier, c’est parachever l’existence de l’œuvre par le seul moyen concevable : son introduction dans le domaine commun de la conscience et de la vie. Même en brûlant son manuscrit, Gogol ne détruit pas Les Ames mortes. En dépit de toutes les cou­ leurs amassées sur la toile, le « chef-d’œuvre » de Frenhofer cesse d’être, dès qu’il rencontre le regard des témoins. Chaque fois que le créateur dévisage son œuvre, il tente de rejoindre le spectateur fictif dont elle attend sa plénitude d’existence. Mais, à ce spectateur, ce n’est pas seulement un regard que l’œuvre demande : c’est une consécration. Une œuvre d’art n’existe que dans la mesure où elle est jugée être une œuvre d’art — jugée digne de figurer dans un certain ordre. Pour l’œuvre, l’existence n’est pas séparable de la valeur.

Percevoir un objet, c’est le situer dans le monde. Mais l’acte qui le constitue comme objet de ce monde est un simple jugement de constatation. Lorsque nous lisons un roman-feuilleton, une œuvre de propagande, un poème d’enfant, nous les rat­ tachons aussi à l’ordre particulier dont ils relèvent. Mais — dans la mesure où, précisément, ils se dérobent à un point de vue esthétique — il suffit pour les identifier d’un simple jugement de cons­ tatation. Car, à supposer qu’il y ait une histoire des romans-feuilletons, des œuvres de propagande, des œuvres d’enfants ou de fous, elle serait faite, elle est faite de toutes les œuvres, comme la nature est faite de tout ce qui est. Dans l'ordre de l’exis­ tence, il y a place pour chacun et pour tous. Mais ce que nous appelons art n’est pas la to­ talité des œuvres qui ont été faites : c’est l’en­ semble des œuvres qui ont été retenues. Dans

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l’ordre de la valeur, il n'y a pas de place pour tous. Univers aux limites indéfinies, univers en expan­ sion, l’univers de l'art n’est pas sans limites, puis­ qu’il n'est autre que l’espace inévitablement mesuré dont disposent la conscience et la mémoire des hommes, l’espace réservé à leurs préférences, à leurs choix. Pour l’œuvre d’art, être objet de con­ science ou de mémoire n’est pas une détermination secondaire, comme pour l’objet naturel qui ne laisse pas d’être, fût-il invisible ou oublié : elle trouve dans cette relation sa définition essentielle, puisqu’elle n’existe que dans la mesure où nous lui découvrons une valeur. Le jugement qui cons­ titue l’œuvre d’art en tant qu’œuvre d’art n’est pas un jugement de fait, comme celui qui constitue comme objet le donné de la perception : c’est un jugement de valeur, puisque l’œuvre n’existe que pour autant qu’elle prend place dans un ordre qui n’est pas illimité, et existe d’autant plus forte­ ment qu’elle occupe dans cet ordre une place plus large. A la porte de l’art, les œuvres se bousculent; et leur histoire est une arche qui n’accueille, au nom d’une impitoyable justice, que les plus vigou­ reux et les mieux armés. Les œuvres qui figurent dans notre mémoire sont toutes les survivantes d’une rivalité : les rescapées d’un grand naufrage.

« Mais qui choisit les survivants? L’autorité, à qui appartient-elle? Ce témoin dont l’œuvre attend la confirmation de son existence, et auquel tente de s’identifier l’artiste quand il se détache de son œuvre pour la juger, n’est nullement un témoin concrètement défini, le public d’une situation historique et sociologique donnée. Seules les œuvres inférieures mar­ chent à la rencontre d’un tel témoin. Le juge

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auquel se mesurent les œuvres authentiques est bien plutôt un juge fictif, virtuel, dont l’image est formée à la fois de ce qu’est l’écrivain et de ce qu’il n’est pas, de ce que veut la société contem­ poraine et de ce qu’elle refuse, et que l’auteur suppose autant séduit par l’œuvre, et façonné par elle, que rétif à son pouvoir : un témoin vague, inexistant et impérieux. Pour qui donc Stendhal écrit-il? Assurément pas pour le public de son temps, sur lequel il sait ne pas pouvoir compter, ni pour ce critique de la Revue de Paris qui le juge, après Le Rouge et le Noir, « brouillé avec la simplicité », ni pour Hugo déclarant à qui veut l’entendre que Stendhal « ne s’est jamais douté un instant de ce que c’était qu’écrire ». Ni pour Pauline, ni pour ses maîtresses, ni pour Mérimée, ni même pour Balzac. Pas da­ vantage pour lui-même : à quoi bon écrire pour soi, quand on se vit? Stendhal écrit pour opposer à soi-même quelque chose d’autre, et il confie cette part plus durable, mais surtout plus réelle, à la conscience de ce lecteur de 1885 ou de 1930 dont il ne sait pas qu’il s’appellera Taine, Nietzsche, Bourget, Léon Blum, Alain, Valéry. Et sans doute Flaubert montre-t-il tout ce qu'il écrit à Louis Bouilhet et à Maxime du Camp. Sans doute les écoute-t-il assez pour interrompre la Tentation de Saint Antoine et entamer la Bovary. Mais il n’écrit pas plus pour eux que pour lui : ü écrit pour que vive son livre dans une conscience inconnue à l’égard de laquelle Bouilhet et du Camp jouent le rôle de médiateurs. Conscience que lui-même, Flaubert, contribuera à faire. Car le lecteur avec lequel l’œuvre dialogue est jugé par elle autant qu'il la juge. C’est le pri­ vilège de l’œuvre authentique d’intervenir dans le jugement. Aussi bien est-il dérisoire à son propos de parler d’expression, de reflet, de conditionne2

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ment. Si l’œuvre est parole à autrui et même, si l’on veut, réponse à autrui, elle est une réponse inattendue et surprenante, inentendue et inaperçue du public auquel elle s’adresse. Bien moins une réponse à une question déjà posée qu'une réponse à une question non encore posée — une réponse permettant à la question d’être posée. Parole, oui, mais qui semble ne s’adresser à personne, tendue vers un interlocuteur fictif, et passant par-dessus la tête de ceux qui écoutent : non point parole s’adressant à un interlocuteur réel, et docile à ses exigences, mais parole qui doit, en même temps qu’elle lui parle, créer un interlocuteur capable de l’entendre. D’où le lien de l’œuvre à son public, mais aussi son indépendance. Soumise à lui, puis­ qu’elle n’existe qu’entendue : mais souveraine puisqu’elle détermine cette capacité de l’entendre. Mallarmé et Joyce n’écrivent ni pour eux-mêmes ni pour un public préexistant. Ils créent une œuvre telle qu’elle ne peut être entendue que par le public qu’elle contribuera à faire : s’ils ne craignent pas de tourner vers l’avenir « leur plus abrupte pente », c’est pour avoir conscience d’engendrer une œuvre capable d’engendrer l’avenir. Mais si l’autorité appartient à l’œuvre, que faire, alors, sinon l’admettre, s’incliner? La conscience critique ne devient-elle pas inutile? Non, pourtant. Car l’œuvre n’est pas toute l’autorité. Sa valeur apparaît au terme d’une confrontation entre ce qu’elle impose et ce qu’on lui impose. Sans doute la grande œuvre est-eÛe celle qui désarme le juge­ ment qui l’oblige à comparaître, et le réduit à une attitude de soumission : mais elle ne peut révéler son autorité qu’en présence d’une conscience qui a tout d’abord pesé sur elle de tout son poids. Si la soumission et le mutisme sont peut-être les ultimes réactions de l’esprit en face de l’authen­ tique, ce silence n’a de sens que parce qu’il succède

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à la parole, cette adhésion de valeur que parce qu’elle clôt une mise en question. La différence entre l’authentique et l'inauthentique ne saurait s’établir au niveau d’une conscience muette et toujours prête à se soumettre; elle requiert une conscience critique, capable d’hostilité et décidée au jugement. Par sa naissance et sa destination, l’œuvre est inséparable d’un certain ensemble, d’un ordre à la fois réel et virtuel : l’ordre de l’art. C’est en fonction de l’existence de cet ordre, et de la repré­ sentation variable qu’il s’en forme, que l’écrivain songe à la création. Toute œuvre naît en présence des autres œuvres; pas de création possible pour celui qui ne sait pas que les autres œuvres existent : le germe d’un livre, ce sont des lectures, plus que des expériences ou des idées. Et le sentiment de l’existence de l’œuvre ne fait qu’un avec le sen­ timent de son existence dans l’ordre de l’art ! le sentiment de son existence dans cet ordre ne fait qu’un avec celui de sa valeur. L’œuvre qui n’est pas reliée à cet ordre, nous jugeons qu’elle n’existe pas : qu’elle ne vaut rien. Dire d'un livre qu’il n'existe pas signifie qu’il n’est pas de la littérature et par conséquent qu’il ne vaut rien. Les œuvres purement commerciales, de propa­ gande ou de commande, de simple actualité, les œuvres d’enfants ou de fous n’ont pas de valeur fondamentale, parce qu’elles sont exclues de cet ordre : elles n’ont pas d'histoire — autant en emporte le vent... Et de même que l’appartenance à cet ordre fait franchir à l’œuvre le seuil absolu qui sépare l’inexistant de l’existant, le degré de son appartenance — sa place dans cet ensemble — lui fait franchir le seuil différentiel qui distingue l’œuvre du chef-d’œuvre, le livre de second rayon du livre de premier plan. La conscience du témoin compétent n’est rien d’autre que le sentiment de

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cet ordre hiérarchique. Nous jugeons l’œuvre selon notre expérience de l’art, selon les exigences fondamentales qui s’en dégagent, selon les exi­ gences particulières au moment où nous jugeons, et aussi selon le dynamisme essentiel que mani­ feste l’ensemble artistique, son aptitude à la trans­ formation, son destin de métamorphose : puisque, à chaque instant, de nouvelles œuvres s’ajoutent à lui et le réordonnent, modifiant par là une con­ science esthétique identique à une expérience intel­ ligente de l’art. *

Encore que ce soit en elle-même que l’œuvre puise la force de résister à son épreuve, encore que le jugement, bien loin de la créer, constate la valeur, l’expérience de la valeur est inséparable de son épreuve et ne s’achève qu’avec celle-ci. Aimer une œuvre, c’est se soumettre à elle — mais après l’avoir soumise à nous-même, tenue à distance : mise en question.

CHAPITRE III

L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE ET LE JUGEMENT

Dans la mesure où elle affranchit l’œuvre d’art de la réflexion critique, toute psychologie — qu’elle porte sur le créateur ou sur le contemplateur — doit nous être suspecte. L’acte par lequel nous réagissons à l’œuvre d’art est équivoque et complexe — à tel point qu’il est impossible de lui donner un nom sur lequel chacun accepte de s’accorder. Mais cet acte, s’il ne s’y réduit pas, inclut le jugement.

I

La tradition qui voit dans l’expérience esthé­ tique une réaction de l’affectivité a dominé pen­ dant près de deux siècles et, si elle a perdu son autorité doctrinale, elle gouverne encore confusé­ ment l’opinion. Pourtant, sa fausseté est évidente. De même que l’œuvre trouve son origine non point dans une sen­ sibilité intense, mais dans une aptitude particu­ lière à la création des formes, elle ne s’adresse pas à la sensibilité psychologique, mais à une aptitude particulière à saisir les formes créées. Le contact

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entre l’artiste et son témoin ne ressemble nulle­ ment à la sympathie des « âmes sensibles ». Comprendre une œuvre, l’aimer, c’est bien autre chose que sentir qu’elle brise les barrières qui contiennent nos puissances de rêverie et la suivre dans les troubles remous d’une affectivité libérée. Il y a des conséquences affectives de l’expérience esthétique : rien n’est plus absurde que de définir celle-ci par celles-là. Nous ne récusons pas Félix Fénéon parce qu’il lui arrivait de rougir devant un beau tableau, ni Schlegel pour avoir pâli et pleuré en prenant, contre Benjamin Constant, la défense de Don Quichotte; et l’on peut avoir la gorge serrée en lisant un beau livre. Certaines < choses de beauté » ont le pouvoir de lever sur notre épiderme un étrange frisson. Larmes aux yeux, gorge serrée, frisson du sublime, je ne dirai pas que ce sont là de mauvais signes : je dirai que ce ne sont pas des signes du tout. Car la midinette elle aussi rougit de confusion ou de plaisir parce qu’elle croit que le roman-feuilleton lui parle de son amour à voix basse. L’œuvre la plus pure peut éveiller bien des échos de l’âme, bien des rêves : la musique de Mozart peut être cette « promesse de bonheur » qu’elle fut pour Stendhal. Mais des œuvres exécrables suscitent de tels effets. Les ma­ nifestations émotives et physiologiques qui accom­ pagnent l’expérience esthétique ne sont que des manifestations secondaires, accidentelles, contin­ gentes, dont aucune conséquence esthétique, en tout cas, ne peut être tirée. Pour l’essentiel, l’expé­ rience esthétique s’oppose à l’expérience de l’affec­ tivité. Toute conception émotive de l’expérience esthé­ tique détruit l’objet dont elle prétend rendre compte. L’expérience de l’objet est remplacée par une expérience du moi, un ensemble subjectif de rêveries, de troubles, d’échos. Dès lors, il y aura

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autant d’images de l’œuvre que d’états subjectifs vécus : et il deviendra impossible de parler d’elle. L’aberration singulière qui confond quelques mani­ festations accidentelles et l’essentiel de l’expé­ rience esthétique aboutissent à faire disparaître l’objet même dont on croit parler. Or, le Cinquième Concerto brandebourgeois existe; il est autre chose que l’ensemble des états subjectifs vécus par les auditeurs au cours des interprétations différentes ; la source commune et objective de ces états. La Tristesse d’Olympia est un poème, une succession de mots, de vers, de strophes, non pas la réunion des visages et des rêves incommunicables qui se lèvent dans l’esprit des lecteurs. Les mouvements de la sensibilité, ses troubles et ses remous, recouvrent l’objet, qui n’est qu’un prétexte : l’affectivité, par définition, est informe. Réduire à l’affectivité l’expérience esthétique, c’est croire qu’il est possible de saisir une œuvre dans un état du moi où toute figure s’abolit. Refusant cette dissolution de l’objet, l’expérience esthétique arrache la personnalité à elle-même, lui interdit de s’abandonner à sa propre pente, lui impose de se refermer sur la réalité de l’œuvre, d’épouser son contour. Ecouter une symphonie, lire un poème ou un roman, regarder un tableau, c’est résister de toutes ses forces à l’écoulement et aux remous de l’informe, se détourner des abîmes intérieurs de l’infigurable pour suivre un sillage souverain. LEinfühlung, l’intuitionnisme bergsonien, ne peu­ vent justifier une aussi grossière méprise qu'en identifiant la substance de l’œuvre et la substance du moi. A travers la musique, pour Bergson, c’est le moi qui s’écoute, mais la réalité du moi n’est autre que la durée qui est l’essence commune de la musique et de la vie intérieure. A travers l’œuvre, selon les théoriciens de l’Einfühlung, le moi se sai­ sit dans sa réalité affective, mais rejoint ainsi

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l’essence profonde de l’œuvre qui est affectivité. Que ce soit sur le plan psychologique ou sur le plan métaphysique, on tente d’établir l’identité essen­ tielle de l’œuvre et de l'état vécu par le sujet, de telle sorte que l’expérience affective, loin de nous enfermer dans la subjectivité la plus étroite et la plus accidentelle, nous livrerait au contraire la réalité même de l’art. Sur ce sujet, le Nietzsche de la Naissance de la Tragédie, Lipps et Volkelt, Bergson et Proust parlent à peu près le même lan­ gage. Mais aucun d’eux ne le justifie. Car il est tout de même étrange de voir l’essence de l’art dans une réalité infigurable, de donner à l’œuvre qui est forme l’informe pour contenu. Par ailleurs, il est aisé de répondre à l’Einfühlung que l’origine de l’œuvre est dans une pression créatrice, non dans un événement affectif : et que l’état vécu par le spectateur ne rejoint nullement l’état vécu par l’artiste. De son origine à son aboutissement, le chemin que l’œuvre parcourt n’est pas une suc­ cession de reflets, mais une chaîne de transfigura­ tions. L’interprétation affective de l’œuvre engage dans d’innombrables malentendus : la réfraction décisive de la forme métamorphose le sentiment qui lui est confié et suggère une expérience que l’artiste aurait peine à reconnaître. En écoutant tel passage du Messie, nous croyons communier avec Hændel dans la piété qui lui a dicté son œuvre : mais ce passage est emprunté à des duos érotiques composés sur des madrigaux italiens. Et est-ce bien la douleur vécue par Hugo à la mort de sa fille qui s’exprime dans A Villequier et que nous y découvrons?

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II

Les théories de la contemplation et de la « visualité1 » s’opposent valablement aux théories émotives. Quand Mayer répond à Lipps : « Je n’éprouve pas, je contemple », comment ne pas l’approuver? Pour Schopenhauer, la contemplation s’oppose au vouloir-vivre. A l’idée de la représentation, il donne moins le sens d’une vision objective dégagée de l’affectivité que celui d’une vision sereine, déro­ bée aux passions de la vie. Insistant sur le désintéressement de la connais­ sance artistique, l’esthétique schopenhauerienne se heurte tout d’abord aux objections de Nietzsche contre l’Interesselosigkeit : l'expérience de l’art n’est pas en dehors de l’existence. Mais, pour les théories de la contemplation, la difficulté décisive est ailleurs. Respectant la réalité formelle et objec­ tive de l’œuvre, suggérant justement que l'expé­ rience esthétique est un arrachement au chaos psy­ chologique, elles ont le tort d’assimiler l’expérience de l’œuvre à la réception visuelle d’un donné. Ce terme de contemplation, que nous n’évitons qu’à grand-peine alors même que nous mesurons son inexactitude, appelle de toute évidence l’idée d’une représentation instantanée, la passivité d’une attitude dans laquelle nous laisserions l’œuvre nous « informer ». Or, au sens précis du mot, il n’existe pas de contemplation esthétique. L’œuvre d’art impose à la conscience l’une de ses plus complexes activités. L’expérience de l’admiration, ici, est trompeuse. Les œuvres que nous aimons nous donnent parfois l’illusion d’une contemplation passive; nous nous livrons à elles comme au soleil et à la mer. Mais cette 1. Fiedler.

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heureuse béatitude est un aboutissement. Que de perplexités et d’efforts avant de la connaître! Seconde nature, l’habitude ne nous révèle guère la première nature puisqu'elle la transforme : le résultat d’un processus ne permet pas d’en faire la théorie. Pouvoir enfin tenir l’oeuvre sous un seul regard suppose que nous l’ayons défrichée et parcourue en tous sens. De même que les « longues chaînes de raisons », par l’effet de l’exercice, se changent en intuitions instantanées, l’exploration hésitante de l’œuvre devient une contemplation. Mais il a fallu vivre l’admiration comme interroga­ tion et comme recherche avant d’en goûter la sécurité et l’abandon. Je sais par cœur Le Balcon et les Paroles sur la Dune; je connais les moindres détails de Vénus et l’Organiste, la longue courbe de sommeil et de volupté qui étend la chair laiteuse sur les velours violets et incline le corps du jeune musicien, cependant que la verticale des orgues appelle celle des peupliers fuyant vers le ciel... Mais ce n'est pas cette vision muette et familière comme un rêve qui nous livre la plus juste image de l’expérience esthétique. « Qui va au Salon, il est perdu; qui va aux musées, il est guéri », dit quelque part Alain. Et sans doute, le jugement dans les musées est plus facile. Mais c’est dans le contact avec l’œuvre nouvelle que l’expérience esthétique découvre sa vraie nature, ses tâtonnements et ses interrogations, son appel aux ressources de l’esprit et de la culture, son jeu de perspectives et de confrontations, je dirai même qu’il n’y a pas d’admiration lucide et vivante qui n’ait le pouvoir et le besoin de retrouver, sous son sol aplani, les traces encore fraîches des démarches anciennes. Et que tout regard sur l’œuvre, s’il est sincère et pro­ fond, ajoute à son souvenir. Sur son socle, on voit bouger le chef-d’œuvre, chaque fois qu’il est vrai­ ment regardé...

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III

L’expérience esthétique est un acte. Mais de quelle nature?

L’expérience esthétique commence par la per­ ception de l’œuvre, mais il n’est pas question de la réduire à une perception. La psychologie de la Gesta.lt concilie l'immédiateté de la perception et sa réalité d’acte synthétique. Ni construction de l’esprit, ni réception passive d'un donné, la percep­ tion apparaît aux théoriciens de la Gestalt comme une appréhension immédiate et synthétique des formes. Mais la synthèse perceptive a lieu au ni­ veau sensoriel : la sensation saisit immédiatement les structures. On voit ainsi ce qui sépare la per­ ception — fût-elle synthétique — et l’expérience de l’œuvre : la synthèse esthétique mobilise toutes les forces de l’esprit. A un certain niveau de complexité, la perception ne fait-elle pas appel, elle aussi, à l’esprit tout entier? On peut penser que les analyses gestaltistes ne s’appliquent qu’aux structures élémen­ taires. Sans doute, au-delà des « formes privilé­ giées 1 », concernent-elles également la perception des formes complexes, irrégulières, les rapports de la figure et du fond, l’organisation intérieure de la figure, certains rapports entre les formes. Mais leur portée s’affaiblit à mesure que l’on s’éloigne des formes « privilégiées » : elle ne dépasse pas le plan d’une sorte de géométrie élémentaire. La Gestalt ne rend pas compte de la perception d’un i. C'est-à-dire les formes « régulières, simples, symétriques ».

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objet. Voir un objet — un arbre, un visage, une lampe — implique tout autre chose que la capacité synthétique des sens : la mobilisation de la pensée, du langage, des souvenirs. L’expérience des objets est une perception où interviennent toutes les forces de l’intelligence. Mais, pas plus qu’elle ne se ramène à la perception sensorielle, l’expérience esthétique ne se réduit à une connaissance par perception. Dans la connaissance perceptive, l’esprit décom­ pose le donné et le recompose, dégage les détails et organise leurs relations. Percevoir, c’est cons­ tituer un objet, et l’objet est constitué lorsque l’esprit a mis en rapport le donné sensoriel avec le système de références dont il dispose. Or, il est évident que l’expérience esthétique implique une perception de ce genre. Et il nous faut d’abord voir l’œuvre d’art comme nous voyons un objet. Mais l’enfant à qui je lis ce poème l'écoute comme il m’écoute quand je lui parle; si je lui montre ce tableau, il le regarde comme il regarde le jardin que la fenêtre découpe. La perception naturelle de l’œuvre d’art réduit le poème à n’être qu’un ensemble de mots tendus vers un obscur sens prosaïque, le tableau à n’être qu’un paysage ou une scène dont on identifie les éléments ainsi que nous le ferions dans la réalité : et la musique, pour elle, n’est qu’un bruit prolongé. Or, l’expérience esthétique ne commence qu’au moment où cette perception naturelle devient l’objet d’une percep­ tion technique. Bien plus qu’à la perception de l’arbre, du visage, de la lampe, la perception artis­ tique s’apparente à celle que l’anatomiste a du cœur humain, le chimiste du chlore ou de l’hydro­ gène, le physicien du plan incliné ou du prisme, le psychologue expérimental des réactions péri­ phériques de l’émotion... Pour être constitué, l’objet artistique exige d’être lié non point, comme

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l’objet naturel, à des références générales, mais, comme l’objet de l’expérience scientifique, à des références techniques. Reste à mesurer la portée de cette connaissance technique.

Me voici devant un poème, par exemple Le Balcon de Baudelaire. Au-dessus du sens prosaïque, objet de la perception naturelle, et, en grande par­ tie, contre ce sens prosaïque, je constitue le poème dans sa réalité technique. A la place des mots, des phrases et des paragraphes, je vois des groupes de syllabes, des vers, des strophes. Je sais que ce poème ne relève d’aucune forme fixe; qu’il ne s’agit ni d’un sonnet, ni d’une ode, ni d’une élégie. Même si j’ignore tout du livre et de l’auteur, l’examen technique de ces strophes suffit pour les dater approximativement : l’indé­ pendance par rapport aux formes fixes, la liberté prosodique indiquent la période post-romantique. Je note que chaque strophe commence et finit par le même vers et, si ma compétence est suffi­ sante, je peux rapprocher cet artifice du triolet. Le grand nombre de vers exclamatifs me renvoie à l’idée d’une littérature lyrique, pathétique, confi­ dentielle, etc. Mais ce ne sont là que les remarques les plus superficielles et les plus évidentes. La connaissance technique d’un poème suppose l’iden­ tification de tout ce qui, dans le poème, diffère de ce que serait sa traduction prosaïque : la conscience du mouvement rythmique qui entraîne les mots dans une ronde où les chaînes de la prose se dénouent, le sentiment de cette profonde et secrète altération qui s’empare de chaque vo­ cable et le détourne de son sens usuel. Constituer un poème comme objet technique, c’est percevoir

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ses éléments rythmiques et métaphoriques : donner à la « beauté des caresses », au « parfum du sang », à la nuit épaissie comme une cloison, à ce souffle que l’amant peut boire, aux « soleils rajeunis », aux « mains fraternelles » leur fonction et leur sens métonymiques; percevoir les rythmes et leurs rapports, noter, dans ce poème précis, les con­ trastes et les alternances de la période et des exclamations, ce contrepoint de voix diverses, exclamatives et interrogatives, qui s’évanouissent doucement dans le souvenir et le rêve, puis se réveillent brusquement... Sentir comme figure ce qui est figure, comme rythme ce qui est rythme nous engage beaucoup plus profondément dans la connaissance du poème que de savoir par exemple que Le Balcon a été inspiré à Baudelaire par sa maîtresse Jeanne Duval, de rapprocher tel vers de tel autre vers de Vigny, la dernière strophe d’une strophe de Lamartine ou d’un passage de Troïlus et Cressida — ou même que de rattacher la conception de l’amour et du souvenir qui s’y exprime à un certain moment de l’histoire de la sensibilité. L’exégèse technique concerne l’œuvre d’art plus directement que son commentaire psychologique, historique ou sociologique : elle découvre l’œuvre elle-même au lieu de n’en découvrir que les environs. Il semble même malaisé de marquer les limites de la connaissance technique. Peut-on percevoir l’œuvre dans sa réalité technique sans prendre conscience de sa valeur? Entre les structures que repère la perception scientifique et celles, de la perception esthétique, il existe une différence fon­ damentale : l’objet de la. perception esthétique est valeur et ne peut être vu que sous cet angle. Mais puis-je remarquer cette figure, cette méta­ phore, cette catachrèse, cette métonymie, ce contraste ou cette analogie rythmique sans les

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éprouver comme éléments de la valeur totale du poème — sans apprécier, sans aimer? Dès lors, la perception technique ne permet-elle pas d’at­ teindre tout ce qu’il est possible d’atteindre, ne livre-t-elle pas le dernier mot? Dans un tableau, la perception technique donne aux couleurs et aux lignes leur nom précis : outremer, terre de Sienne, laque de garance rose, arabesque... Elle identifie les procédés : modelé, dégradé, à-plat, modulation... Mais elle fait plus encore : elle découvre les rapports entre ces éléments. Dès lors, n’est-ce pas l’essence même du tableau qu’elle atteint? Dans son livre D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme, Signac procède à une analyse des Femmes d’Alger qui, purement technique, peut paraître exhaustive. Noter que l’orangé rouge du corsage porté par la femme qui est à demi étendue à la gauche du tableau est complémentaire du bleu vert de la doublure, c’est une remarque technique qui est, en même temps, une perception de valeur, puisque ces teintes com­ plémentaires s’exaltent et s’harmonisent. Décou­ vrir l’emploi du ton sur ton ou de teintes presque identiques (sur le pantalon vert que porte la même femme, et qui est moucheté de dessins jaunes, ou dans le rapprochement des faïences bleues et jaunes), c’est du même coup « réaliser » des valeurs, puisque c’est percevoir une harmonie liée à l’ac­ cord des semblables. Si nous suivons maintenant telle analyse d’André Lhote, nous remarquons qu’elle est dans l’ordre de l’analyse géométrique aussi purement technique que celle de Signac dans l’ordre des combinaisons chromatiques — et qu’elle a la prétention d’épuiser la réalité esthétique du tableau. Découvrir sur La Coquette de Watteau, par exemple, l’opposition des courbes et de l'archi­ tecture linéaire, n’est-ce pas dégager, avec la loi de sa composition, sa valeur même, son secret?

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Et pourtant, si étendue que soit la portée de la connaissance technique, nous sentons bien qu’elle n’achève pas l’expérience esthétique. Il y a loin de la perception technique la plus aiguë à ce que l’on appelle confusément comprendre, sentir, aimer.

L’intimité et la justesse de notre relation à l’œuvre ne sont pas toujours fonction de la pré­ cision de l’analyse technique. Le goût peut être très en deçà de cette analyse ou, au contraire, très au-delà : il n’y a pas de connexion nécessaire. Tel professeur de stylistique ou de prosodie, s’il les démonte parfaitement, est incapable de sentir les poètes; impuissant à analyser de façon précise une sonate ou un tableau, je peux être avec la musique ou avec la peinture en contact très étroit. Berlioz était certainement plus capable que Bau­ delaire d’analyser techniquement le Prélude de Tristan; mais Baudelaire sentait ce Prélude mieux que Berlioz. Ingres pouvait parler des tableaux de Delacroix d’une façon plus précise que Baudelaire, mais c’est Baudelaire qui vivait vraiment les ta­ bleaux de Delacroix. Ce sont souvent les littéra­ teurs qui ont le mieux compris les peintres : pourtant, ils les aimaient et parlaient d’eux « en littérateurs ». Ces exemples permettent de mesurer la diffi­ culté du problème, puisqu’ils montrent que l’artiste lui-même n’échappe pas aux limites de l’intelli­ gence technique. Qu’un historien, un psychologue ou même un théoricien de la prosodie ou du style demeure fondamentalement étranger à l’œuvre qu’il commente : rien de plus naturel. Mais sa com­ pétence technique est sujette à caution, puisqu’il ne pratique pas l’art dont il parle : on peut penser qu’il est incapable de vivre jusqu’au bout la véri-

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table expérience de l’art. Mais cette impuissance éclate aussi chez l’artiste. Corot déteste Monet, Manet Van Gogh et Renoir, Cézanne Gauguin et Van Gogh, Renoir Seurat. Michel Ange n’a que mépris pour les Flamands (« Toute cette peinture, quand bien même elle pourrait plaire à certains yeux, est faite réellement sans raison ni art, sans symétrie ni proportions, sans discernement, sans choix ni certitude, en somme sans substance et sans nerfs ») et juge sévèrement Vinci. Gœthe considère Tôpffer et Béranger comme des génies, Hugo comme un jeune homme assez bien doué qui n’ira pas loin. « Comme tout cela manque d’art! C’en est tout le contraire : les personnages font précisément ce qu’ils ne devraient pas faire... C’est un manque d’art extraordinaire! » Tolstoï, qui considère les Souvenirs de la Maison des Morts comme l’un des chefs-d’œuvre de la littérature russe, parle en ces termes des Frères Karamazov. Cependant, Renoir peut parler de Seurat, Gœthe de Hugo, Tolstoï de Dostoïevski avec une extrême précision. Dans la connaissance technique, ils vont aussi loin que possible. S’ils ne parviennent pas jusqu’à l’œuvre, c’est donc que l’intelligence tech­ nique ne permet pas d’aller jusqu’au bout. Opposer connaissance technique et expérience esthétique serait dérisoire. Que l’on ne puisse pas réduire celle-ci à celle-là, qu’elles ne soient pas fonction l’une de l’autre, ne prouve ni qu’elles sont rivales ni qu’elles sont sans rapport. Si elles ne se rejoignent pas nécessairement, elles s’appellent constamment l’une l’autre. La connaissance tech­ nique ne fait pas naître le goût, mais le prépare et le relance; et le goût aspire à s’enrichir en s'incor­ porant la technicité. L’opposition de la conscience et de la jouissance est fréquente, mais arbitraire : la jouissance est d’autant plus vive qu’elle s’appuie sur une perception plus riche et plus précise. Mais

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il demeure que la connaissance technique n’achève ni ne constitue l’expérience de l'œuvre d’art. La connaissance technique n’implique pas néces­ sairement cette connaissance intime et directe de l’œuvre qui est à la fois intelligence et amour, et qui en est la totale révélation. Découvrant l’œuvre non seulement comme structure naturelle, non seulement comme structure technique, mais aussi comme structure esthétique, elle pose des valeurs, mais ces valeurs ne sont pour elle qu’objets d’un jugement de fait. Elle constate : elle n’éprouve ni n’assume. Or, l’aboutissement de l’expérience esthétique est une vision de l’œuvre qui l’assume comme valeur. * Cette distance entre la connaissance technique et l’expérience véritable de l’œuvre, est-ce celle de la connaissance générale à la connaissance par­ ticulière? On peut le croire. Que manque-t-il à la connaissance technique si ce n’est l'intimité? Or, l’intimité suppose une sai­ sie de l’œuvre dans sa particularité même, dans son essence individuelle et incomparable. Montrer l’insuffisance de la connaissance technique revient le plus souvent à la présenter comme l’expérience générale, extérieure et, par conséquent, super­ ficielle, d’un objet qui, étant une individualité irré­ ductible, ne peut se donner pleinement qu’à une vision concrète, c’est-à-dire particulière. Sans doute, sur le plan de la vision technique, ce sont des manifestations particulières que je relève : cette métaphore, ce rythme, cet accord de complé­ mentaires. Mais si je les repère, c’est que je les cherche au nom de principes généraux, parce que je sais, de science antérieure et théorique, que la métaphore, le rythme, l’accord des complémen-

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taires sont des moyens de l’art. Si l’analyse tech­ nique découvre les valeurs de l’œuvre concrète, les voit hic et nunc, c’est en fonction des valeurs générales dont elle part. André Lhote analyse La Coquette en fonction des invariants plastiques qu'il a établis, Signac Les Femmes d’Alger en fonc­ tion des fameuses lois de son maître Seurat («L'Art, c'est l’Harmonie, l’analogie des contraires, l’analo­ gie des semblables de ton, teinte, ligne, considérés par la dominante et sous l’influence d’un éclairage en combinaisons gaies, calmes ou tristes... »), comme Pius Servien telle phrase de Chateaubriand en partant des lois rythmiques dont il a énoncé la doctrine, ou Maurice Grammont tel vers de Racine en fonction -des principes d’une harmonie fondée sur la disposition des voyelles. Mais je peux aimer cette phrase de Chateaubriand — La lune brillait au milieu d’un azur sans tache — ou ce vers de Racine — Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée — sans en démonter le rythme; et dégager la loi numérique qui préside à la disposition des syllabes accentuées ou au jeu des voyelles n’im­ plique nullement cette intimité profonde avec l’œuvre qui est adhésion, parce qu'elle est saisie effective de la valeur. Aborder l’œuvre particu­ lière en fonction de cadres généraux, c’est man­ quer la particularité qui ne s’insère jamais exacte­ ment dans de tels cadres : l’œuvre authentique est toujours quelque chose d’inédit et de surprenant. Pour que le commentaire technique épuisât l’œuvre sur laquelle il porte, il faudrait que l’art fût une logique. Mais il est une invention. L’insuffisance de la connaissance technique est d’autant plus éclatante que sa précision la souligne davantage, et d’autant plus remarquable qu’elle est plus fréquente : l’art a toujours attiré des nuées de commentateurs à qui leur science même sert d’excuse et de compensation à leur insensibilité.

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Mais si l’échec de la technique vient de ce que, enchaînée à des cadres généraux, elle manque cet « unique » qu’est l’œuvre, alors, c’est la connais­ sance théorique plus que la connaissance tech­ nique qui s’oppose à l’intimité de l’expérience. Le technicien n’est pas seul à « manquer » l’œuvre. Chaque fois que je lui applique des cadres et des critères préalables, qu’il s’agisse de notions tech­ niques ou des notions imprécises qui gouvernent nos réactions conventionnelles, je défigure l’œuvre que je regarde. Il y a une connaissance générale d’ordre esthétique, comme il y a une connaissance générale d’ordre technique. Par ailleurs, si la connaissance théorique (esthé­ tique ou technique) est insuffisante, ce n’est pas seulement en raison de sa généralité. La connais­ sance technique peut être connaissance concrète, c’est-à-dire commenter l’œuvre de très près, l’éprouver dans ses particularités, ses innovations, partir sans postulat à la découverte. Même alors, elle demeure séparée de l’œuvre parce qu’elle lui est indifférente. L’expérience véritable est au-delà de l’objectivité comme elle est au-delà du théo­ rique. Vision du particulier et adhésion à ce parti­ culier qu’elle saisit, connaissance fervente de l’œuvre comme individualité irréductible, en même temps qu’elle découvre, elle assume les valeurs. *

Ainsi, nous sommes tentés de souscrire aux termes par lesquels Boris de Schlœzer, dans son Introduction à J.-S. Bach, définit l’expérience esthétique comme expérience de l’œuvre en tant qu’« idée concrète », « quiddité ». La connaissance de l’œuvre est une révélation de l’être intime et incomparable de l’œuvre, révélation qui a l’amour plus comme condition que comme conséquence;

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la vision de l’œuvre comme idée concrète nè peut s’effectuer que dans l’amour. Je ne peux pas voir l’œuvre in concreto sans l’aimer, et je ne peux pas l’aimer sans la voir in concreto. La particularité et la ferveur sont inséparables, forment un acte unique de connaissance. L’expérience esthétique se trouve ainsi complètement définie sur le plan de la connaissance, puisque l’amour, bien loin de provenir d’une réaction de la sensibilité ou d’un jugement intellectuel, se ramène à cet acte de connaissance — connaissance concrète, « connais­ sance par le cœur », « connaissance érotique ». « L’objet de (la) connaissance (esthétique) est une réalité idéale et concrète, une « parole » qui se trouve ici incarnée, une chose singulière et qui doit rester telle, unique de son genre, tandis que je la connais... La connaissance esthétique que j’ai de l’œuvre ne se réalise pas en jugements, elle ne consiste pas à ramener ce système sonore à tel ou tel genre, à rapporter ceci à cela : « ceci » reste toujours « ceci », un individu irréductible et dès que je le connais rationnellement, dès que je juge, je le perds. « ... Je dis « amour » dans le sens de connaissance par participation ou de communion... Pourquoi est-ce que j’aime tant cette musique? Pour la même raison au fond pour laquelle j ’aime telle ou telle personne : parce que c’est moi, parce que c’est elle, comme dit Montaigne 1... »

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C’est peu de dire que Boris de Schlœzer a posé là un problème important. Il me semble que la i. Introduction à J.-S. Bach, p. 54-56.

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question tient en suspens la nature et la possibi­ lité même de l’Esthétique. S’il est vrai que, sans quitter le plan de la connaissance, de la vision, l’expérience esthétique peut se réaliser dans sa plénitude, s'il est vrai que la connaissance concrète est une seule et même chose avec l'amour, s'il est vrai que l'amour impliqué dans la connaissance concrète implique sa propre légitimité, alors l’es­ thétique n’est que l’analyse de la relation inexo­ rable qui nous unit à l’œuvre d’art, la psychologie d’un amour indiscutable et indémontrable... Mais si, révélation de l’œuvre concrète, l’expérience esthétique en est aussi l’évaluation, alors, il y a dans notre relation à l'œuvre d’art une part consciente, réfléchie, une part que la conscience transforme et oriente : et l’esthétique devient cet acte même de transformation et d’orientation. Or, il ne semble pas que la théorie de la « connais­ sance érotique » puisse être retenue.

* La perception concrète de l’œuvre nous approche de l’expérience vécue de sa valeur bien plus que ne saurait le faire la connaissance générale, qu’elle soit technique ou esthétique. Convenons-en, voir est ici très proche d’aimer. Je peux constater une valeur sans l’éprouver, sans la prendre à mon compte, si je la découvre à partir de principes généraux et en me référant à eux : le cadre, alors, empêche de voir la toile. Nombre de commenta­ teurs désignent avec précision les éléments esthé­ tiques d’un texte sans les assumer : l’identifica­ tion du particulier au général aboutit à une vision indifférente, ou à une appréciation convention­ nelle. Mais partir du particulier engage une relation beaucoup plus intime avec l’œuvre. Dans le concret nous sommes sans guide, nous avançons à tâtons,

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dans les ténèbres, et la lumière jaillit d’un choc qui est celui du vécu. Navigateur sans boussole et sans portulan, j’aborde le poème comme un continent vierge et imprévisible, et soudain, le heurt d’une image, d’un vers — La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison... — m’éveille et m’ouvre les yeux. Voir, ici, n'est-ce pas aimer, puisque je vois ce que j'éprouve, ce qui s’empare de moi? Sans doute. Mais les liens de la connaissance et de l’évaluation, pour peu que l’on y prenne garde, apparaissent infiniment plus subtils et complexes. Certes, la découverte personnelle de l’œuvre concrète implique une relation vécue, le sentiment d’une valeur. Mais, pour acquérir toute sa force et toute son assurance, ce sentiment de valeur doit se transporter et se développer sur un plan qui n’est plus celui de la connaissance, si directe et concrète qu’elle soit. Pour une conscience esthétique exigeante, la connaissance concrète, et l'évaluation spontanée qu’elle engage, désigne la valeur comme valeur possible, bien plus que comme valeur certaine. Si je suis un lecteur avisé, si j’ai un peu réfléchi aux choses de l'art, je sais bien que ma réaction spon­ tanée ne fait pas autorité. A moins de professer un subjectivisme total, je sais que, parmi les impressions immédiates, il en est d'illusoires, qui finiront par se trahir, et d’autres, bien fondées, qui se maintiendront. La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison... Ce choc qui m’arrête, est-ce celui de la révélation d’une beauté certaine, ou n’est-ce pas plutôt celui d’une surprise, d’un étonnement qu’il me reste à évaluer? Il y a là quelque chose : mais quoi? Quelque chose qui ne me laisse pas indifférent, qui m’atteint. Mais suis-je atteint par ce qui, en moi-même, fait autorité? Mon émotion appartient-elle à ma faiblesse ou à ma force? Puisje l’avouer, ou dois-je la désavouer? L'expérience

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esthétique refuse de trouver son achèvement dans ce premier contact, dans cette révélation émou­ vante mais incertaine, qui est un peu ce que l’hypo­ thèse expérimentale est à la loi : elle appelle une vérification. En même temps que nous subissons le choc de la valeur entrevue, nous tentons de nous soustraire à elle : nous la tenons à distance pour mieux la voir, et pour éprouver sa capacité de résistance. Devant « la fixité calme et profonde des yeux », résistera-t-elle? Se dissipera-t-elle comme un brouillard? La connaissance concrète rencontre aussitôt ce moment de la suspicion, cette défiance, et elle peut être incapable de le dépasser. Nombreux sont les exemples d’une connaissance technique concrète, extrêmement précise, sans a priori, sans postula­ tion, collant au texte, l’éclairant non point dans ses analogies, mais dans ses différences, dans ses éléments de rupture et d’innovation, et qui, cepen­ dant, demeure froide, impassible. A côté de celui qui ne voit rien, parce qu’il ne sait qu’identifier et réduire, il y a celui qui voit sans se prononcer. Le technicien indifférent n’est pas nécessairement un aveugle. Je peux prendre conscience de ce qu’il y a de particulier, de nouveau, d’irréductible dans les figures d’un poème comme Le Balcon, éprouver cette alliance du familier et du sublime qu’ap­ porte Baudelaire, et suspendre mon jugement. La perception concrète pose le problème de l’évaluation, elle ne le résout pas. Tout commence, mais rien ne finit avec elle : le moment essentiel est celui où, devant la révélation qui vient de nous arrêter, nous prenons nos distances et nos risques. Et je peux, tout en voyant, refuser de me pronon­ cer. Je peux aussi, tout en voyant, me prononcer contre ce que je vois, repousser ce qui vient de se révéler. Dira-t-on que celui qui repousse ne voit pas

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comme celui qui accepte? Sans doute. Celui qui admire Le Balcon ne le voit pas comme celui qui le conteste. Mais celui qui conteste n’est pas forcé­ ment aveugle à ce qu’il conteste : à côté de celui qui ne voit pas et de celui qui voit mal parce qu’il voit in abstracto, il y a celui qui voit avec précision, mais qui, décidément, n’aime pas. La différence des visions peut être la conséquence aussi bien que la source des différences d’évaluation. Même devant le chef-d’œuvre, le refus n’est pas toujours aveugle : peut venir moins d’une inconscience que d’une opposition aux valeurs perçues. « C’est un martelage pénible et fatigant, un assemblage de tropes faux jusqu’au burlesque, d’expressions dont l’impropriété ressemble à une parodie. L’image n’est jamais ni juste ni belle. La nuit devient une cloison, le ciel un couvercle... » Edmond Schérer, qui parle du Balcon en ces termes, se trompe dans son jugement plus que dans sa vision même : car ce qu’il juge médiocre est cela même que nous jugeons admirable. Ici, la différence des visions procède de la divergence des jugements. La vision concrète n’implique pas nécessairement l’adhésion. Et l’adhésion n’implique pas sa propre garantie. On peut voir la vraie valeur sans l’as­ sumer; et on peut assumer les fausses valeurs. Car la connaissance concrète peut avoir pour objet une œuvre inauthentique : l’évaluation qu’elle engage sera alors parfaitement erronée. La connaissance concrète est le signe de l'admiration, non la garantie de l’œuvre : la question n’est pas de savoir si l’œuvre est vue in abstracto ou in con­ crète (cela, c’est un problème de psychologie), mais de savoir si ce particulier, cet « unique », qui est toujours l’objet de l’admiration, possède une va­ leur véritable (cela, c’est le problème de l’esthé­ tique). Un mauvais poème n’est pas celui qui se dérobe à la connaissance érotique : c’est un mau-

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vais poème, tout simplement. Les œuvres les plus médiocres ont souvent les admirateurs les plus fervents et, dans la mesure où cette admiration est directement assumée, elle est connaissance con­ crète : les femmes les plus laides ont des amants. Qui sait par cœur Le petit épicier de Montrouge ou Muse, prends ton luth..., Au jardin de l’infante ou Toi et Moi fait acte de connaissance concrète, au même titre que celui dont la ferveur s’attache à Y Ode au Vent d’Ouest ou aux Elégies de Duino. Les vers de Baudelaire :

La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison, Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles, Et je buvais ton souffle, ô douceur! ô poison! Et tes pieds s’endormaient dans mes mains frater­ nelles. Les vers de Hugo : Comme le souvenir est voisin du remords! Comme à pleurer tout nous ramène! Et que je te sens froide en te touchant, ô mort! Noir verrou de la porte humaine! Les paroles de Rimbaud : L’automne déjà! — Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, — loin des gens qui meurent sur les saisons.

Les accents de Lautréamont :

Comme les chiens, j’éprouve le besoin de l’infini... Je ne puis, je ne puis contenter ce besoin! Je suis fils de l’homme et de la femme, d’après ce qu’on m’a dit. Ça m’étonne... Je croyais être davantage!

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sont objets de connaissance concrète, de «connais­ sance érotique ». Mais aussi bien ces vers de Samain : Pour moi, je veille, l'âme éparse dans la nuit, Je veille, cœur tendu vers les lèvres absentes, Parmi la solitude aux brises caressantes, Et la lune à travers les arbres me conduit. Ces vers d’Anna de Noailles :

Toi, vis, sois innombrable à force de désirs, De frissons et d'extase... Cette strophe de Lucie Delarue-Mardrus : Chaque jour est le dernier, puisque Il ne doit jamais revenir. Avec son espoir et son risque, Chargé de passé, d’avenir, Chaque jour est le dernier, puisque Il ne doit jathais revenir... Ou encore, les vers « illustres » de Toi et Moi :

C’est de cette erreur profonde que maintenant nous souffrons. On ne fait pas tenir le monde derrière un front. Dira-t-on que Le Balcon et Paroles sur la Dune supportent la connaissance concrète, et que les poèmes de Géraldy ou de Samain ne la supportent pas? Que les œuvres médiocres, lorsqu’elles sont académiques, comme la Phèdre de Pradon, la Henriade, la Lucrèce de Ponsard, la Justice de Sully Prudhomme, sont l’objet d’une connaissance abstraite et « rhétorique » et, lorsqu’elles sont

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« faciles », celui d’une expérience purement senti­ mentale? Que l’on ne peut pas voir vraiment quand il n’y a rien à voir et que, s’il y a quelque chose à voir, on ne peut pas voir sans aimer? Selon Boris de Schlœzer, notamment, de même que la connaissance de l’œuvre comme idée con­ crète implique l’amour, la possibilité de la connais­ sance érotique implique la valeur de l’œuvre. On ne peut connaître in concreto que ce qui est : et, des œuvres belles, nous ne saurions rien dire d’autre que ceci : elles sont. La connaissance érotique porte en elle-même sa justification esthétique; et le jugement de valeur se ramène à un jugement d’existence. La différence des modes de connais­ sance engage la différence des modes d’existence, et la différence des modes d’existence n’est qu’une seule et même chose avec la différence des degrés de la valeur. La connaissance générale porte sur l’œuvre qui est un composé; la connaissance con­ crète s’applique à une œuvre organique; et le composé correspond au non-valable comme l’orga­ nique à la valeur. Quant à la connaissance concrète, elle est la seule preuve de valeur que nous puissions apporter. De même que, de notre amour pour quelqu'un, il est impossible de donner une preuve extérieure susceptible de faire comprendre à autrui notre passion pour un être qu’il ne voit pas avec nos yeux, de même, de notre goût pour une œuvre, il n’y a pas de garantie séparable de l’acte de vision concrète par lequel nous l’appréhendons. « Impos­ sible de prouver (le contraire), écrit Boris de Schlœzer, à qui prétendrait que la Jupiter de Mozart n’est qu’un composé dont la formule est si large que l’on pourrait sans aucun dommage remplacer le final fugué par celui, transposé, de la Symphonie en Sol mineurx. » Aussi Baudelaire i. Introduction à J.-S. Bach, p. 103.

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a-t-il raison de dire que la critique est nécessai­ rement « partiale, passionnée, politique ». Et Alain, chaque fois qu’il affirme que, dans la controverse, l’unique argument consiste à montrer à l’inter­ locuteur ce qu’il n’avait pas vu tout d’abord, rejoint une position analogue : « Et pourquoi résumer, choisir, souligner, quand l’auteur a dit, comme je crois, exactement ce qu’il voulait dire? Toutefois, des expériences de hasard m’ont fait concevoir ce que pourrait être la cri­ tique véritable, et aussi bien à l’égard des œuvres qui semblent le mieux connues. Plusieurs fois, j’ai combattu pour Le Lys. Et je n’ai pas aperçu tout de suite que ceux qui prétendaient résister à cette grande œuvre, en réalité ne la connaissaient pas x. » Comme si voir les mêmes choses contraignait à aimer les mêmes choses de la même manière, comme si ne pas aimer revenait nécessairement à ne pas voir, comme si la différence d’évaluation ne pouvait être qu’une différence de vision... Mais il ne semble guère qu’il en soit ainsi. *

La persistance (sous tant de visages différents) de la théorie qui assimile l’expérience esthétique à une « connaissance par le cœur » témoigne, d’une part, de ce fait évident que la valeur d’une œuvre se confond avec les structures de cette œuvre, quelle est l’objet d’une découverte et non le résul­ tat d'une projection et, d’autre part, de ce fait non moins évident que l’expérience vécue de la valeur ne peut être ni remplacée ni même exprimée par des arguments intellectuels. L’œuvre est une réalité, et une réalité irréductible à l’intelligence. Et pourtant, notre relation à l’œuvre, sous sa i. Avec Balzac.

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forme achevée et exemplaire, ne se réduit pas à un acte de « connaissance érotique », puisqu’elle en suppose le contrôle. L’œuvre médiocre est celle qui révèle son inexis­ tence en vacillant devant mon regard; l’œuvre authentique, celle qui se maintient sous mon re­ gard. Mais de quel regard s’agit-il? La vision esthé­ tique ne peut pas se définir comme le dévoilement d’un objet de connaissance. On ne constate pas la beauté ou la médiocrité d’un poème comme la présence ou l’absence d’un objet. Pour la connais­ sance, il y a toujours quelque chose : Toi et Moi est un objet comme Une Saison en enfer, La Madone des Sleefiings comme L’Education senti­ mentale. Dira-t-on que l’œuvre valable possède une réalité formelle qui fait d’elle un objet consis­ tant pour mon regard, alors que l’œuvre médiocre n’est qu’un masque posé sur le vide? Mais cette inexistence de l’œuvre médiocre exprime un juge­ ment, nullement une constatation de fait : banale, académique, facile, la forme n'est pas absente. La conscience esthétique ne constate pas la pré­ sence ou l’absence de quelque chose, mais réagit différemment à des œuvres qui sont toujours des présences. Reste à savoir au nom de quoi elle réagit. Si nous nous contentons de lier à la connaissance la réaction spontanée et incontrôlable du cœur, si nous nous refusons à la soumettre au contrôle d’un jugement, nous n’échappons à l’indifférence que pour tomber dans les illusions de la subjectivité. Toute théorie cognitive de l’expérience esthétique, si elle évite la démission de l’objectivité scienti­ fique, aboutit aux errements du subjectivisme î la « connaissance par le cœur » est une traduction intuitionniste de l’Einfühlung. Définir l’expérience esthétique comme une clair­ voyance qui porterait sa preuve en elle-même, c’est

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l’identifier à l’expérience humaine de l’amour. L’amour que j’ai pour cette femme n’a pour preuve que lui-même : la vision de cette femme, préci­ sément inséparable de l’amour. Puis-je dire de la même manière que mon goût pour cette œuvre est justifié par lui-même, par une vision de l’œuvre inséparable de ce goût? Mais l’amour accepte sa subjectivité, l’immanence de la preuve à l’expé­ rience intime : nous le vivons d’autant plus que nous le justifions moins. S’il en était autrement, nous aimerions tous les mêmes femmes : mais nous ne songeons pas plus à prostituer celles que nous aimons qu’à déplorer que les laides aient des amants. Les œuvres que nous admirons, nous voulons justement les prostituer : le refus du chefd’œuvre et le goût pour l’œuvre médiocre sont des scandales. Au seuil de l’expérience esthétique, se dresse un impératif de convergence, d’accord possible, sinon d’universalité, un impératif de jus­ tification. L’art est une hiérarchie, aboutit aux chefs-d’œuvre, à la bibliothèque idéale, au musée imaginaire; et s’il existe, de cette Hélène que Faust, sur le dos du Centaure, appelle son « unique exi­ gence », à cette Gilda dont tant de G. Is. portèrent l’image, une Olympe et une légende de la beauté féminine, c’est que les femmes sont aussi des « choses de beauté ». Les femmes que nous aimons sont incomparables : mais, avec leurs souveraines éphémères ou éternelles, nous comparons celles que nous ne faisons qu’admirer. L’expérience de l’œuvre ne se réduit pas plus à l’expérience de l'amour qu'à celle de la connais­ sance. Le sentiment n’apporte qu’un amour, la connaissance ne livre qu'un objet. Mais un objet légitime de l’amour exige plus qu’une évaluation sentimentale liée à une connaissance concrète : une conscience capable d’évaluer le sentiment que lui suggère son objet.

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Je lis — et un choc, une surprise m’arrête : je vois. (Ou bien, je vois parce que je sais que cette partie de l’œuvre est considérée comme belle, parce que je rattache ce détail particulier à une figure générale.) Quand elle n’est pas une analyse simplement scientifique, la lecture aboutit à une vision sensible — positive ou rétractile — de l’œuvre, quels que soient les rapports de succes­ sion entre la connaissance et le sentiment. Mais que vaut cette réaction d’adhésion ou de refus? Ma sensibilité n’est qu'un événement psycholo­ gique : elle ne porte pas sa preuve en elle-même. Je remarque les détails de ces mauvais vers, et les admire : comment puis-je en sortir? Je n’en sortirai jamais, sans le soupçon de l’erreur pos­ sible, sans l’exigence d’une justification. Alors, je maintiens à distance mon impression première, je reviens sur mes pas, je refis, je ressuscite les échos du sentiment, je les interroge à la lumière d’une connaissance plus précise de l’œuvre. Sans cet arrêt, ce retour en arrière, cette confronta­ tion du sentiment immédiat et d’une connaissance enrichie, pas d’expérience esthétique digne de foi. Mais, au terme de ce va-et-vient, que se passe-t-il? La réaction sentimentale se maintient, disparaît, ou « vire ». On comprend qu'une vision plus précise et plus étendue donne à la sensibilité de nouveaux pré­ textes : on comprend moins qu’elle décide d’un sentiment. Livrées à elles-mêmes — et si tenace que nous supposions leur confrontation —, con­ naissance et sensibilité s’immobiliseraient dans un équilibre sans issue. La force qui confirme, récuse ou transforme le sentiment immédiat, s'ap­ plique à ce que la connaissance lui découvre, mais ne vient pas de la connaissance. La connaissance n'éprouve pas plus mon sentiment que la sensi­ bilité ne s’éprouve elle-même : leur dialogue n’est

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fécond que parce qu’il est soumis à la voix qui les interroge. Voix qui n’est pas plus celle de la connaissance concrète que celle de la sensibi­ lité psychologique (du cœur), et pas davantage celle d’une conscience raisonnante, qui mesurerait l'œuvre à des principes a 'priori. Cette voix, lente à se prononcer, mais souveraine, est celle d’un Je transcendant à la connaissance et à la sensibilité, transcendant à la raison, transcendant à moimême : un Je qui ne fait qu’un avec une expé­ rience méditée de l’art. L’expérience esthétique est la confrontation d’une connaissance concrète et de l’évaluation spontanée qu’elle implique, avec cette expérience générale et réfléchie de l’art. L’œuvre valable n’est pas celle qui est l’objet d’une connaissance érotique, mais celle qui résiste à cette épreuve — à ce jugement. C’est devant le regard que l’œuvre se révèle comme valeur, puisque la valeur réside dans la réalité même de la forme. Mais le regard qui découvre l’œuvre comme réalité organique n’est pas celui de la perception, simplement lucide et réceptif : il est le regard exigeant d’une con­ science évaluatrice. Les valeurs n’ont de réalité que sur un plan qui n’est plus celui de la connais­ sance. Aimer un être, c’est ne voir que lui. Aimer une œuvre, c’est la voir en fonction d’autre chose qu’elle-même : d’une expérience concrète et vi­ vante de l’art. La valeur ne peut être garantie et, à plus forte raison, mesurée que par un recours à cette expérience. Aussi bien n’est-il pas exact de définir l'œuvre comme particularité absolue, comme une réalité « unique » qui, selon les termes de Focillon, se révélerait sur une sorte de « table rase 1 » : si la conscience de la valeur ne requiert pas, d’œuvre à œuvre, une comparaison précise, 1. Généalogie de V Unique (Congrès d’Esthétique et de Science de l’Art, t. II, p. 121). 3

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elle suppose du moins la relation de l’œuvre à une conscience instruite, saturée... Quand Baudelaire dit de la critique qu’elle doit être « partiale, pas­ sionnée, politique », peut-être veut-ü moins sug­ gérer par là qu’elle est une réaction incontrôlable que donner à entendre qu’elle suppose toujours quelque point de vue : et ce point de vue, loin d’être celui de ma réaction psychologique, appar­ tient à une conscience et à une culture qui oriente, justement, ma sensibilité. A supposer que l’expé­ rience esthétique fût une relation indiscutable entre une conscience et une œuvre n'existant que pour elles-mêmes (au lieu d’être cette relation même, mais en fonction d’une autre relation : celle d’une conscience esthétique globale à l’art en général), elle m’enfermerait non seulement en moi-même, mais dans le moi que je suis au moment où je l’ef­ fectue. Il y aurait des expériences solitaires, incom­ municables, sporadiques — non pas une expérience d’ensemble, un lieu de rencontre entre moi-même et autrui, et entre moi-même et moi-même aux différents moments de mon histoire. Or, l’expé­ rience esthétique, justement, est un ordre qui sup­ pose la relation et la comparaison de ses éléments. L’évaluation d’une œuvre n’est pas plus con­ tenue dans sa connaissance que la pratique du bien dans sa vision. « Nul n’est insensible qu’aveuglément » n’est pas plus juste que « nul n’est méchant volontairement ». Aimer valablement n’est pas seulement voir, mais juger que l’on a raison d'aimer ce que l’on voit. *

Les liens de la vision et de l'évaluation parais­ sent inextricables. Il faut d’abord voir l’œuvre, apprendre à la voir : si la critique ne se réduit pas à un dévoilement, c’est par là qu’elle com­ mence. Si je lis distraitement, je suis hors d’état

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de juger. Par ailleurs, il est vrai que mon attitude à l’égard de l'œuvre influe sur ma vision. Aimer une œuvre, c’est se sentir tenu de vivifier cons­ tamment sa vision. Ne plus aimer, c'est la délais­ ser comme on délaisse un jardin. Il nous arrive de reprendre un livre que nous avons aimé, dont nous avons souligné maint pas­ sage : nous ne savons plus voir ce que nous avons vu. Mais, si nous rie voyons plus l’œuvre de la même façon, c’est que nous l’abordons avec d’autres exigences. Plus que notre vision, notre attitude a changé : le jugement décide de la con­ naissance, plus que la connaissance du jugement. L’obscurcissement de la vision provient de la transformation de notre perspective. Et plutôt que de dire que nous ne voyons plus les mêmes choses, il convient de reconnaître que nous ne sommes plus le même homme. Connaissance et jugement se présentent en gé­ néral dans une confusion psychologique qui accré­ dite la théorie qui voit dans la connaissance le principe du jugement aussi bien que la théorie contraire. Mais, en esthétique comme en physique, il existe des « expériences cruciales ». Au niveau d’une éducation et d’une lucidité suffisantes, le changement de notre attitude en présence d’une œuvre est plus sensible que celui de notre vision. Ce livre que j’ai aimé, dont j’ai souligné tant de passages, et que je reprends aujourd’hui, il est vrai que je ne le vois plus comme je le voyais. Le lecteur, le plus souvent, s’arrête là. Mais si la lecture est pour moi une activité essentielle, si j’ai le goût de comparer et d’ordonner mes expé­ riences successives, je ne peux que tenter de rap­ peler ma vision de naguère. Alors, chaque coup de crayon, chaque note marginale ressuscite les beautés dont je me suis nourri. Sur cette œuvre, peut-être ai-je écrit un commentaire : je le relis.

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Je revois alors l’œuvre telle que je l’ai vue, je comprends pourquoi j’ai pu l’aimer. Mais je ne l’aime plus. Et bien moins parce que je la vois pau­ vrement, incomplètement que parce que j’éprouve autrement ce que je suis encore capable de voir comme jadis. Je vois encore ce que j’ai aimé na­ guère dans Salammbô ou dans les poèmes narra­ tifs de La légende des Siècles, dans les nymphes brumeuses de Watts ou dans les têtes de mort de Bôcklin : je ne peux plus qu’en sourire parce que j’ai lu Les Démons et Les Fleurs du Mal, parce que j’ai vu les nymphes de Cézanne et les visages que Breughel ou Grünewald prêtent à la mort. Sur cet écrivain que je n’aime guère, l’ouvrage que je lis enrichit ma connaissance et peut même trans­ former ma vision sans pour cela entraîner ma fer­ veur : le commentaire de Maurras sur Mistral m’éclaire sans me persuader. Je dirai alors que je comprends l’importance de l’œuvre, que je vois pourquoi elle suscite tant d’admiration, mais qu’elle « ne me dit rien ». Il y a des œuvres que nous voyons comme les voient leurs admirateurs sans les admirer; si je voyais cette femme comme la voit son amant, je l’aimerais. Il existe une objectivité supérieure, qui n’est nullement l’inaptitude à aimer de la connaissance scientifique, mais le pouvoir d’élever ce que l’on voit au-dessus des réactions du jugement. La con­ naissance érotique elle-même, je peux la partager sans l’assumer : je suis capable non seulement de voir sans aimer, mais de voir selon l’amour sans aimer. Quiconque a pour vocation de parler des œuvres doit pouvoir vivre un tel dédoublement : le critique doit vivre ses propres partis pris, mais aussi ceux des autres, sans les prendre à son compte nécessairement. S’il n’aime pas, que ce soit au nom de la compréhension de l’amour! C’est en vertu d’une telle compréhension que

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Nietzsche refuse Wagner, Gide Pascal : mais quand Claudel juge Goethe, il ne voit pas ce qu’il con­ damne. La connaissance fervente et la connais­ sance « critique », alors, ne diffèrent pas l’une de l’autre comme l’image d’une femme diffère pour celui qui l’aime de son image pour celui qui ne l’aime pas; mais plutôt comme l’image du désir s’oppose à l'image de l’apaisement. C’est la même vision — qui s’est mystérieusement éloignée. Repensant à la phrase d’Alain que j’ai citée, je dirai que le lecteur inattentif existe. Jugeant sévèrement Le Lys dans la Vallée, beaucoup ne l’ont pas vu : Sainte-Beuve, qui le lit en fonction de Volupté (et de son ressentiment), Faguet qui, n’y retrouvant pas le style du xvne siècle, décide que c’est « le plus mauvais roman » qu’il connaisse, tel critique du temps qui se demande si la mort d’Henriette est bien conforme à la morale, etc. Montrons donc les beautés du livre à ceux qui ne les ont pas vues : la foulve odorante, le retour de Félix et ce parfum des vendanges qui parvient à travers les murs jusqu’à Mme de Mortsauf... Quant à ceux qui sont incapables de voir ce que le cri­ tique souligne, qu’y faire? Déconseillons-leur la lecture... Jusqu’ici, Alain a raison : aimer ou ne pas aimer, c’est voir ou ne pas voir. Mais, à côté du lecteur inattentif et du lecteur aveugle, il y a aussi le lecteur qui n’est pas du même avis. Je peux voir les beautés désignées, et même les décou­ vrir sans aide — pour finalement les refuser. Re­ fuser une œuvre, le plus souvent, c’est l’oublier. Mais, si je me heurte à une opinion contraire, je dois réveiller ma vision à seule fin de justifier mon refus : la discussion exige une certaine com­ munauté des perceptions. Et, pour reprendre l’exemple du Lys dans la Vallée, de celui qui voit comme pathos cela même que je vois comme lyrisme, comme convention ce que je vois comme

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spontanéité, comme cliché ce que j’éprouve comme charme, comme archéologie ce que je sens comme saveur, il faut dire non point qu’il ne voit pas comme moi, mais qu’il ne juge pas comme moi ce que, l’un et l’autre, nous voyons. Et certes, au terme de la discussion, les deux images — celle de l’adhésion, celle du refus — ne sont pas comparables : mais leur différence, bien loin d’en être la source, est le résultat de la différence des joints de vue — c’est-à-dire des jugements. A celui qui objecte : je ne vois pas, je ne sens pas..., il n’y a rien à répondre. Mais à celui qui nous oppose : je vois bien ce que vous voyez, mais n’en juge pas comme vous... on peut répondre, on peut parler. L’intervention du jugement permet à l’expérience esthétique de garantir et de préciser les valeurs, de justifier ce qu’elle évalue, d’aboutir sinon à une universalité, du moins à une objectivité du goût. Jugement, l’expérience esthétique se situe ainsi sur le plan où l’erreur et la vérité ont un sens, où le n'importe quoi n’a pas droit de cité. De l’œuvre qui ne nous parle pas, nous disons qu’elle « ne nous dit rien » : ce qui semble supprimer tout dialogue. Mais il suffit d’interroger ce silence devant l’œuvre, et le dialogue reprend. La vérité, ici, n’est pas ce qu’elle est pour la logique; il y a plus d’une vérité de chaque chose; les jugements diffèrent. Mais tous les jugements ne sont pas recevables, et les jugements contradictoires peu­ vent être confrontés et ordonnés, si la racine de leur opposition a été mise à jour. Nous ne sommes ici ni sur le terrain de la vérité théorique ni sur celui de la contradiction des sentiments. Nous sommes sur le terrain d’une expérience commu­ nicable et contrôlable, où les désaccords eux-mêmes se comprennent, s’ordonnent et, par conséquent, peuvent être réduits, — sur le terrain de la parole et du jugement.

CHAPITRE IV

L’EXPÉRIENCE DE L’ŒUVRE

Affirmer que l’expérience esthétique est un jugement, c’est la distinguer de l’expérience inef­ fable et incommunicable de l’amour, avec laquelle on a souvent voulu la confondre; c’est assurer qu’elle est bien autre chose que soumission muette d’une conscience vide à une œuvre impérieuse. C’est toujours au nom de certaines exigences que nous interrogeons l’œuvre d’art; et nous ne pou­ vons la voir sans l’éclairer selon certaines perspec­ tives. Autrement dit : l’expérience esthétique im­ plique une culture, et des positions de l’esprit liées à cette culture. Entre l’œuvre et son spectateur, tout rapport qualifié passe par l’intermédiaire d’une expérience réfléchie et orientée de l’art.

Utitz a noté que la perception artistique diffère de la perception naturelle par la référence qu’elle impose à l’auteur de l’œuvre et à ses intentions. (Toute perception esthétique de la nature, aussi bien, éveille confusément l’idée d’un Dieu artiste : les harmonies de la nature appellent une théodi­ cée.) En un sens, la théorie d’Utitz est discutable : l’ignorance où je suis de l’artiste et de son dessein ne fausse pas toujours mon jugement, et toute cri­

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tique fondée sur les intentions de l’auteur est sin­ gulièrement fragile. Mais il est vrai que, dans l’expérience esthétique, nous glissons toujours du donné immédiat, objet de la perception, à des éléments qui ne sont pas donnés dans la perception : l’œuvre ne peut pas être éprouvée esthétiquement si nous nous limitons à elle comme la perception se limite à son objet. C’est pourquoi il n’est pas exact de définir l’expérience esthétique comme une absorption de la connaissance dans une œuvre réduite à sa solitude, comme « vision érotique » d’une œuvre : elle suppose toujours la mise en rela­ tion de l’œuvre avec autre chose qu’elle-même, un jeu complexe de références et de rapports. Je peux tout ignorer de l'auteur et de son dessein : non point qu’il existe un auteur derrière l’œuvre, et que celle-ci est issue d’un système particulier d’inten­ tions. Si je ne la dépasse pas, si je reste prisonnier de sa réalité immédiate, si je ne dispose pas, pour la contempler, de l’observatoire d’une pensée et d’une culture, l’œuvre sera pour moi un objet de la nature, et non pas une œuvre d’art.

* On se croit souvent seul avec l’œuvre que l’on admire. Et, au moment où je découvre cette œuvre qui me comble, il semble que je naisse pour la pre­ mière fois. Mais ce sont là des illusions. Entre l’œuvre et moi, il y a toujours une présence : les autres œuvres, et mon idée de l’art.

L’adhésion la plus spontanée implique encore une esthétique. Je crois aimer sans raison mais, que je le sache ou que je l’ignore, j’aime cette œuvre au nom de ce que j’attends de l’art. L’admi­ ration la plus silencieuse, si elle s’écoute, recon­ naîtra qu’elle parle et se justifie : « Voilà de la

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peinture », « cela, c’est de la poésie! », « quel ro­ man! ». Les cris du cœur, devant l’œuvre d’art, sont toujours les voix d’une conscience. Rien de comparable, en ce domaine, aux réactions de l’ins­ tinct sexuel ou même aux affinités de la sympa­ thie. Pour spontanée qu’elle paraisse, ma réaction à l’œuvre exprime le parti pris d’une sensibilité qui ne se confond pas avec ma sensibilité immé­ diate, puisqu’il est le principe qui l’oriente, et qu’il est lié à l’histoire de ma culture. Et s’il me semble subir l'autorité de l’œuvre, je ne la subis, cepen­ dant, que pour l’avoir choisie et reconnue. Aimer une œuvre n’est pas reconnaître qu'elle est conforme à une notion abstraite de l'art. Mais ce n’est pas davantage la subir comme notre œil subit la lumière, notre oreille le bruit, notre cœur les coups de foudre de l’amour : « parce que c’était lui, parce que c'était moi ». Nous l’aimons au nom de ce que nous avons appris à aimer et à demander à l’art, et parce qu’elle rejoint une part de nousmême (aussi éloignée des impératifs de la raison que de la soumission à l’affectivité), une part faite à la fois de notre mémoire et de notre attente, de notre culture et de notre projet, et qui exprime, sur un plan spécifique, la totalité qui nous cons­ titue. A travers leur histoire, les hommes ont aimé tour à tour les œuvres qui leur parlent de Dieu et celles qui suggèrent leur maîtrise du monde; celles qui évoquent les présences sacrées qui dominent leur vie, qu’elles en soient l’imploration ou l’exor­ cisme, et celles qui célèbrent le sacre de l’homme seul; les œuvres qui s’accordent au langage de la connaissance et celles qui rejoignent le rêve dans ses galaxies ou dans ses mines souterraines; celles qui livrent l’individu à sa différence et celles qui le haussent à la communion; les œuvres qui ont magnifié le monde, celles qui l’ont dévoilé et celles,

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maintenant, qui le détruisent. Et chaque fois, ce fut avec le sentiment que la voix qui les atteignait ne pouvait pas ne pas les atteindre, comme si l’œuvre agissait en vertu d’une autorité absolue, d’une efficacité naturelle, ainsi qu’une force maté­ rielle agit sur un corps. Mais si cette voix les atteint, c’est qu’ils ont choisi de l’entendre, et qu’elleméme a choisi d’être entendue par eux. Cette pré­ sence qui parvient jusqu’à eux, c’est la seule qui puisse passer par la porte qu’ils ont ouverte. Cette autorité qu’ils subissent, ils ont décidé de la subir. C’est à travers tout ce que nous sommes — ce que nous savons, ce que nous voulons, ce que nous pen­ sons et aimons — que l’œuvre, quelle qu’elle soit, nous atteint : et elle ne peut nous atteindre, si irrésistible qu’elle paraisse, qu’en s'accordant à cette confuse et impérieuse totalité. Aucune œuvre ne frappe notre conscience comme le bruit notre tympan, la lumière notre rétine : l’œuvre n’agit que parce que nous nous prêtons à son action. La voir, l’éprouver, l’aimer, c’est la confronter à notre expérience et à notre conscience de l’art. Il va sans dire que nous ne la mesurons pas à des principes théoriques et immuables, puisque notre conscience ‘esthétique est issue de l'art luimême et que chaque œuvre vraiment nouvelle la façonne et l’élargit. Mais l’expérience esthétique ne s'oppose pas moins aux réactions de l’instinct qu’aux déductions de la logique : avec le passé d’une culture, elle implique inévitablement les po­ sitions et les présuppositions de l’esprit. * La naïveté elle-même a son esthétique. La naïveté de l’enfant réagissant selon son instinct à la musique qu'il entend, au tableau qu’on lui montre, à l’histoire qu’il lit ou qu’on lui conte ne

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relève pas de l’expérience artistique : celle-ci naî­ tra lentement, péniblement, d’une nébuleuse qui est celle de la sensibilité naturelle, et il n’est même pas certain qu’elle naîtra. Quant à la réaction du spectateur incompétent, elle ne s’affranchit de la nature que pour épouser les ornières de la conven­ tion. Mais ü est une autre naïveté, qui relève de l’expérience artistique, si le réflexe de la nature«et le conformisme du préjugé n’en relèvent pas. Volonté de naïveté, volonté choisie et méditée, la naïveté, en art, qu’elle soit celle du créateur ou du juge, est une esthétique comme les autres, bien plus : une esthétique venant après les autres, impliquant l’existence des autres et le dessein de s’en libérer. L’aspiration vers la naïveté originelle est la réaction d’une culture saturée, et les néo­ primitivismes (qu’ils aient nom préraphaélisme ou surréalisme) sont, de tous les mouvements, les moins primitifs qui soient. L'esthétique de la sim­ plicité, du dépouillement, de l’efficacité directe (de Lamartine à Verlaine, de Francis Jammes à Jacques Prévert) n’est rien moins que naïve, puisqu’elle vient après le didactisme, l’éloquence, la préciosité. Opposer Botticelli à Raphaël, Lau­ tréamont ou l’art sumérien à Racine ou à Vinci, Ossian à Delille, c’est opposer une esthétique à une autre, non point un art direct à un art de culture et de présuppositions. Le refus de l’artifice est une doctrine, non un état de nature : en art, pour le créateur comme pour son témoin, il n’existe pas de naïveté. Le douanier Rousseau ne se considère pas comme un peintre naïf; il tente d’imiter les toiles des mu­ sées, qu’il vénère, et c’est l'écart entre ses propres toiles et les « chefs-d’œuvre » que nous appelons sa naïveté. De même, les admirateurs modernes de Van Eyck ou de Giotto ont éprouvé comme une ingénuité miraculeuse ce que leurs détracteurs

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nommaient primitivité et maladresse : leur désac­ cord avec l’art de Raphaël et du Titien. La naïveté ne se définit jamais par elle-même, mais toujours par opposition à un état de l’art brusquement éprouvé comme artifice. Ainsi, le Gide des pre­ mières Nourritures ne voulait-il que « poser sur le sol un pied nu » : mais se dénuder fut pour lui rejeter les vêtements du symbolisme et en prendre d’autres. Ce qu’il y a de direct, d’immédiatement efficace dans l’art de certains romanciers améri­ cains, leur immunité à l’égard des partis pris de l’intelligence et de la culture, qu’est-ce donc? Pour eux, une rhétorique héritée du réalisme européen du xixe siècle; pour nous, la libération d’un art que l’intelligence a exaspéré. Il est fréquent qu’un art nouveau donne le sentiment qu’une main nue vient d’être posée sur un monde vierge : la nudité, c’est le contact d’un nouveau vêtement. Celui qui croit écarter d’un geste pensées et théories et offrir au tableau, au poème, à la sonate, une âme vide, appelle innocence une nouvelle ruse, virginité une nouvelle perspective de l’esprit. Avec les bijoux d’un sou, il semble que Verlaine ait rejeté les arti­ fices et enfin mis au jour la pure nature : mais il a seulement changé d’artifice. Ce que nous éprou­ vons comme nature, c’est l’artifice que nous venons de découvrir; l’artifice n’est jamais que le naturel des autres. Dès qu’il prend conscience de lui-même, l’art le plus proche et le plus épris de la pureté originelle doit soupirer avec Rimbaud : « Comme les oiseaux et les sources sont loin! » Avec la réaction contemporaine à l’art, il nous arrive paradoxalement de retrouver, sur le terrain le plus saturé qui soit d’intelligence et de culture, une illusion comparable. L’art contemporain ne s’oppose pas à l’intelligence comme le fit le roman­ tisme : mais il ne s’oppose pas à elle avec moins de décision. Réduit à son langage spécifique, notre

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art appelle le contact direct d’une réalité particu­ lière et d’une sensibilité particulière, hors de tout in­ termédiaire intellectuel. Ilest le premier qui s’efforce de rejoindre son spectateur en dehors des valeurs de la culture et de l’esprit, et en refusant le terrain de rencontre que furent traditionnellement les dieux ou les idoles, les sentiments ou les évidences de la raison. S’il peut sembler étrange de voir en ce siècle le goût des arts barbares se mêler à celui des plus subtiles alchimies, c’est que ces alchimies, justement, ne viennent pas de l’intelligence : la subtilité, l’extrême raffinement que suggèrent les poèmes de Mallarmé comme les toiles de Cézanne, de Juan Gris ou de Braque ne témoignent pas de leur nature intellectuelle, mais bien de la difficulté, de la rareté, de l’étrangeté d’un effort qui contraint l’œuvre à cristalliser par elle-même selon une logique interne où nous ne reconnaissons plus les logiques traditionnelles de l’intelligence ou du sen­ timent. C’est justement parce que ces œuvres tentent pour se délivrer de l’intelligence un effort extraordinaire qu’elles nous suggèrent la présence d’une intelligence extraordinaire : elles sont les premières à se vouloir incompréhensibles. Il y a un lien entre l’art précolombien et Cézanne, entre la poésie sumérienne et celle de Mallarmé — et ce lien, un Klee et un Breton le font assez paraître : l’art de la pureté, comme l’art de l’inconscient, est une dénonciation de l’intelligence, un effort pour fonder l’œuvre sur un sol irréductible et originel. Un peintre n’est qu’un œil, un musicien une oreille, un poète un langage : l’art de notre temps rêve d’une œuvre élémentaire, objet d’une con­ science dépouillée. Il retrouve par là les illusions de la naïveté. Car l’essentiel n’est pas plus le direct et l’immédiat que le naïf, en art, n’est la nature. Si la réalité spécifique de l’art est sa réalité essentielle, elle

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est celle que l’on ne découvre qu’après toutes les autres : l’expérience extrême et ultime, la moins directe, la moins naturelle qui soit. La volonté d’un art purifié de la sensibilité et de l’intelligence, ou exempt de traditions, la volonté d’un retour à l’élémentaire implique la conscience et la satu­ ration de tout ce que l’on veut rejeter. Les œuvres de l’art moderne, qui voudraient nous parler le langage obscur et péremptoire de la nature, ne nous atteignent qu’à travers la critique intellec­ tuelle dont elles sont nées. Pour les accueillir, selon leur vœu, comme des choses, nous devons entendre la théorie qui justifie ce vœu. Et cet art qui, en l’homme, ne s’adresse qu’à sa conscience de l’art suppose, comme tous les autres, une notion de l’homme. La peinture devenue « logique colorée », la poésie « initiative des mots » nous imposent une image nouvelle de l’homme : celle d’un être séparé des dieux et du monde comme il leur fut jadis soumis ou accordé. *

Aussi bien, la route qui nous permet d’accéder à cet art qui se veut délivré de l’intelligence passe aussi par l’intelligence. Lorsque Picasso 1 se plaint que « tout le monde veuille comprendre la pein­ ture » et ajoute : « Pourquoi n’essaie-t-on pas de comprendre le chant des oiseaux? Pourquoi aimet-on une nuit, une fleur, tout ce qui entoure l’homme, sans chercher à les comprendre? », il révèle ce que l’art contemporain veut être. Révèlet-il ce qu'il est? Décidément non : les Trois Arle­ quins ne ressemblent ni à une nuit ni au chant des oiseaux. Certes, comprendre n’aboutit pas i. Cité par Jean Grenier (L'Esprit de la Peinture contem­ poraine ), qui approuve : l’erreur est de considérer la peinture contemooraine sous l’angle de la « compréhension intellectuelle ».

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nécessairement à aimer; et aimer ne se réduit pas à comprendre. Mais la relation à l’œuvre d’art (qu’elle soit créatrice ou passive) met en jeu une compréhension, une attitude théorique — confuse ou explicite, peu importe. Il est arbitraire d’op­ poser un goût spontané à un goût réfléchi, une création instinctive à une création consciente; il est plus juste de distinguer un goût (ou une créa­ tion) enveloppant une conscience confuse, et tendant à l’expliciter, et une conscience théorique ten­ dant à devenir goût (ou création), qu’elle y par­ vienne ou n’y parvienne pas. La conscience ne réussit pas toujours à s’expliciter, mais toujours elle existe : si les explications de Cézanne sont confuses, son intelligence de l’art est souveraine, fût-ce sous le revêtement de l’instinct; et l’ama­ teur qualifié de peinture, même s'il est balbu­ tiant, écrirait comme Baudelaire écrit sur Delacroix, s’il avait les mêmes moyens. Il y a toujours une conscience quelque part, que ce soit au terme ou à l’origine de l’expérience esthétique : n’est-ce pas dire qu’elle est au fond de cette expérience ? Il n’existe pas de goût spontané, de goût pur, établissant entre l’œuvre et nous un rapport ana­ logue à celui de l’amour. Même si je crois goûter spontanément, par exemple, la peinture contem­ poraine, ce goût met en jeu à la fois une expérience historique et un point de vue théorique sur l'art. On répondra que cet art, étant l’expression de ce que nous sommes, nous parle naturellement : et que la conscience n’intervient qu’après coup (et assez vainement) pour commenter un langage immédiatement accessible. Mais je construis, je choisis ce que je suis : je n’accède à ma réalité que par l'intermédiaire de ma conscience. Et l'art, s'il est une expression de l'homme, n’en est pas une expression irrésistible : il en est une expression choisie, dont la réalité tient à de multiples et fra­

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giles conditions, et dont le rapport à moi-même, puisqu’il ne va pas de soi, ne peut pas m’apparaître comme une donnée immédiate et naturelle. Tout art aurait pu ne pas être : et la conscience qui le goûte ne peut le goûter sans esquisser confusément une justification de sa présence. Bien entendu, j’aime Klee ou Picasso parce qu’un équilibre s’établit entre eux et moi, parce que leur art correspond à ce que je suis. Mais il ne s’agit pas d’un équilibre naturel : cet accord, pour être éprouvé et assumé, met en jeu bien des notions et des perspectives. Notre adhésion à leur art, même sous ses formes les moins intellectuelles, implique que nous partagions avec eux le sentiment d’une vérité tragique de l’homme, d’une rupture avec la réalité, et aussi cette lassitude à l’égard des formes anciennes dont est partie leur peinture. Puisque tout art est ce qu’il est non en vertu d’une nécessité ou d’un pur hasard, mais en vertu d’un choix qui le définit par rapport à l’homme qu’il exprime et par rapport à l’art par lequel il s’exprime, il nous impose toujours de refaire en esprit le chemin qu’il a parcouru en acte, de le rejoindre dans certaines postulations théoriques et dans le sentiment qu’il eut des possibilités mo­ mentanées de la création. Aimer un art, c’est coïn­ cider avec sa notion de l’homme, avec son expé­ rience des formes antérieures, avec l’idée qu’il a de lui-même et de son avenir. Il n’y a jamais eu d’art de l’instinct, et notre art, si dépouillé et si pur qu’il se veuille, est le plus éloigné qui fût jamais de ce mythe que, pourtant, il caresse — puisque le masque nègre, l’idole sumérienne et le Christ de Vézelay n’exigeaient, pour être reçus, qu’une communauté de croyances, alors que les œuvres de ce temps nous imposent de les retrouver à la fois dans leur image de l’homme, dans leur situation historique — formes venant après d’autres

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formes — et dans leur postulation d’une certaine essence de l’art. Pour aimer le Christ du Portail Royal, sans doute suffisait-il d’y croire : le consentement à notre art suppose bien d’autres conditions. C’est pourquoi l’éducation du goût passe volontiers par l’éducation du jugement. Si je résiste à la pein­ ture non figurative, par exemple, on ne peut pas m’apprendre à l’aimer : mais en me permettant de la comprendre on me prépare à l’aimer, et on m’épargne d’en rire. On dira que les vrais « con­ naisseurs » n’ont pas besoin d’introductions didac­ tiques. C’est qu’ils sont capables de les écrire. Et souvent c’est à un mot, à une explication, à une « raison » que nous devons non sans doute d’aimer une œuvre, mais de voir se dissiper la brume qui nous empêchait de l’aimer. *

Ce n’est pas l’intelligence qui fonde notre rap­ port à l’œuvre que nous créons ou admirons : mais ce rapport la met en jeu. On crée ce que l’on peut, on aime ce que l'on peut : mais on voit ensuite que l’artiste a fait ce qu’il devait faire, que nous aimons ce que nous devons aimer, c’est-àdire que ce rapport qui semble organique, irrésis­ tible, peut être explicité au niveau de la con­ science réfléchie, et qu’il y a tout à gagner à la tentative d’une explicitation. L’artiste qui réfléchit son art, s’il est un créateur, est supérieur à celui qui ne le réfléchit pas : s’il y a plus de vraie poésie dans l’écriture automatique que dans les Pasto­ rales de Pope, Gœthe est un plus grand poète que l’inconscient. Et, en tout cas, le spectateur con­ scient de tout ce qu’implique sa relation à l’œuvre est le seul qui soit qualifié. Si l’expérience du goût est toujours une con­

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science, elle gagne à devenir conscience claire. Elle doit savoir qu’elle n’est pas une réaction de l’ins­ tinct. Les raisons du cœur sont dangereuses, en ceci qu’elles sont à la fois faillibles, incohérentes et assurées. Se situant dans l’indiscutable, abordant l’œuvre d’art comme un domaine qui échappe à l’erreur puisqu’il échappe à la vérité, l'instinct a des faux pas irrémédiables. Or, l’impression spon­ tanée peut toucher juste : mais si elle trébuche, ce n'est pas elle qui peut se redresser. Qui s'aven­ ture dans l’expérience esthétique doit adopter l’allure prudente, circonspecte de l’explorateur qui craint de perdre sa route, parce qu’il sait à la fois qu’il y a une route et qu’elle n’est pas facile à trouver. L’expérience esthétique nous dé­ couvre un domaine où l’erreur est possible et où la vérité n’est pas révélée. Les réactions de l’instinct doivent être considérées comme faillibles, discu­ tables, et le mouvement essentiel de l'expérience esthétique est une discussion, une critique, une épreuve de nos réactions spontanées. Cette critique, certes, n’est pas une opération logique, puisqu’elle est essentiellement une con­ frontation concrète de l’œuvre aux autres œuvres. Mais, de cette confrontation, se dégagent certaines orientations, et il est important de les expliciter. Il y a une vérité en art, qui n’est pas une vérité logique, mais qui n’est pas davantage l’absolu de l’instinct. Je ne dis pas : « J’aime cette œuvre parce qu’elle répond à la vérité de l’art », mais je ne dis pas non plus : « J’aime cette œuvre parce que je l’aime. » Je dis : « J’aime cette œuvre parce que sa valeur se révèle et résiste, quand on la place sous le jour de ce qu’une expérience réfléchie de l'art me révèle comme valeur. » Qu'on répugne à parler ici de « principes », peu importe, puisqu'il faut bien parler de « valeurs ». Or, seule une conscience consciente de ces valeurs

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est capable d’éprouver les réactions de l’instinct : seule, elle peut apporter l’orientation et le contrôle dans des domaines qui l’exigent. Il arrive que notre impression spontanée ne résiste pas à la réflexion qui découvre à sa source un principe irrecevable : que de jugements immédiats se dis­ sipent alors, comme ces illusions d’optique qui s’évanouissent dès qu’elles sont pensées comme illusions! Le marteau du joaillier pulvérise la perle fausse. Il n’est pas vain d’expliciter les principes du jugement, puisque cette explicitation le con­ firme ou le récuse. Si je prends conscience de la naïveté, de l’arbitraire ou de l’insuffisance de « va­ leurs » telles que la vraisemblance du récit et des caractères, la perfection de la technique, la pro­ fondeur abstraite des significations, l’illusionnisme de la description, le réalisme ou la correction du dessin, etc., je rectifie mon évaluation spontanée. Penser, c’est souvent se repentir d’avoir senti, s'empêcher de sentir, se préparer à sentir autre­ ment. Et la conscience d'un principe réel et pro­ fond d’évaluation me dévoile souvent la valeur que je ne discernais pas, déchire les brumes. Quelle expérience de l’art n’emprunte une part de sa précision et de sa rigueur à l’éclair de certaines idées, de certains mots? Quand Baudelaire écrit que la poésie est autre chose que « la pâture de la raison » ou « l'ivresse du cœur », quand Cézanne affirme que la peinture est « une logique colorée », quand Pascal note que « la véritable éloquence se moque de l’éloquence », quand Montesquieu assure que l’art d’écrire consiste à « supprimer les idées intermédiaires », si forte que soit notre hésita­ tion à parler de principes, que nous donnent-ils, sinon des flambeaux et des clefs? La conscience, qui nous permet d’éviter les pièges et les aveuglements de l’instinct, nous délivre aussi de son incohérence : elle nous donne un fil

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conducteur. Certes, le domaine de l’art n’est pas une logique, puisqu’il est constamment ouvert sur le nouveau et sur l’imprévisible. Mais les valéurs sont irréductibles, plus que contradictoires : elles ne sont ni un chaos ni une déduction. J’ignore les voies du génie futur, mais je sais bien qu’elles ne passeront pas n’importe où. Ma conscience des valeurs ne me permet pas de prévoir le génie, ni toujours de le reconnaître, mais elle m’évite de le chercher où il n’est pas : les œuvres médiocres se ressemblent plus que les grandes œuvres. Chaque œuvre authentique exige un effort nouveau : en­ tendre Hugo n’empêche pas de rester sourd à Mallarmé, mais évite de se méprendre sur Sully Prudhomme. Si je sais à quoi m’en tenir sur Georges Ohnet, je sais à quoi m’en tenir sur Claude Farrère : il y a des formes disqualifiées. Et, au fond, en dépit de leur irréductibilité, n’y a-t-il pas une com­ munauté des grandes -œuvres? Ce que j’atteins de Hugo me livre Mallarmé bien plus qu’il ne me le dérobe, et celui qui condamne Rouault au nom de Raphaël, ou Cézanne au nom de Titien, voit moins profondément les maîtres que celui qui les unit à leurs successeurs dans la fraternité du génie. Ce n’est pas un système abstrait qui contrôle et juge nos impressions. Les « principes » que met en jeu notre expérience de l’art ne sont pas des axiomes qui nous serviraient de mesure. C’est l’exemple des grandes œuvres qui juge les œuvres. Mais il s’agit d’une expérience réfléchie. L’Esthé­ tique, c’est la légalité imprécise, mais impérieuse, qui émane de l’ensemble des réussites. Et puisque la légalité vient des œuvres, il va de soi qu’elle leur demeure soumise : l’expérience du jugement est à la fois confrontation de l’œuvre (et du juge­ ment particulier) à une conscience générale, et confrontation de cette conscience générale aux œuvres particulières, dialectique perpétuelle al­

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lant de l’œuvre à la conscience et de la con­ science à l’œuvre. Mais seule peut se retourner contre les œuvres l’œuvre qui a été affrontée aux œuvres : seule peut plaider contre la con­ science générale de l’art l’expérience qui est autre chose que réaction immédiate ou conventionnelle — l’expérience sur laquelle cette conscience géné­ rale de l’art pèse de tout son poids. L’expérience esthétique est à la fois affirmation d’un ordre (il y a l’ordre des valeurs dans le chaos des œuvres) et inquiétude de cet ordre, puisque la création, en l’enrichissant, ne cesse de le rectifier. Elle ne doute pas qu’il y ait une vérité des valeurs et, bien loin de se concevoir comme une réaction spontanée et indiscutable, elle s’éprouve comme une réaction justifiée, fondée sur cette vérité même des valeurs. Mais cette vérité des valeurs est ou­ verte; les principes de la justification ne sont jamais arrêtés. Le classicisme prenait fortement con­ science de son esthétique, et échappait par là à l’aveuglement de l'instinct. Mais il ignorait que son esthétique était une esthétique parmi d’autres, son parti pris créateur, et non une évidence abso­ lue. Au lieu de soumettre sa conscience à la créa­ tion, de situer son moment entre les expériences du passé et les possibilités de l’avenir, le xvne siècle soumet la création à sa conscience, et fait de son moment un absolu qui transforme la quasi-tota­ lité du passé en une longue barbarie et condamne les artistes futurs à être des décadents ou des épigones. L’impressionnisme fait obstacle à toute expérience de la valeur; le dogmatisme se dérobe à l’expérience des valeurs et, définissant la réus­ site moins par la qualité que par l’orientation, aboutit à mettre sur le même plan les marbres grecs et les copies romaines, et à préférer Pradon à Shakespeare. (Ou bien, car il est d’autres dog­ matismes que celui de Boileau ou de Pope, à

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mépriser Rubens au nom des dessins de fous.) Que ma réaction exprime l’autorité d’un senti­ ment individuel ou l’impératif de la raison, que j'aime cette œuvre parce que le cœur a ses raisons et que j’ai bien le,droit d’aimer quoi que ce soit que j’aime en effet ou, au contraire, parce que j’ai le devoir d’aimer cela seul qui est aimable (Rien n’est beau que le vrai; le vrai seul est aimable), de toute façon, ma réaction se réfugie dans l’indiscu­ table; il n’y a, pour mon expérience, ni possibilité de contrôle ni possibilité d’enrichissement et de transformation. L’esthétique de l'impressionnisme est celle du n’importe quoi. Et l'esthétique des dogmatismes finit à la copie et au pastiche. Seule est valable l’expérience qui se réfère à une con­ science ouverte des valeurs.

Cette nécessité de situer la valeur parmi les autres, de voir en elle un choix et non une évidence, on dira qu’elle s’impose seulement au spectateur — et au spectateur de notre temps. L’aveuglement dogmatique n’a-t-il pas suscité de grandes œuvres? Cela même qui dérobe au Moyen Age la vision de l’Antiquité et au xvne siècle celle du Moyen Age, nourrit Chartres et Versailles, La Pietà d’Avignon et Les Bergers d’Arcadie, Le Roman de la Rose et Les Fables de La Fontaine. Et l’artiste moderne, qu’il soit cubiste, surréaliste ou abstrait, élève la loi de son art à l’indiscutable. On comprend le mouvement de la création, qui hausse ce qu’elle fait à l’absolu; mais on s’inquiète de la théorie qui l’accompagne. C’est pourquoi nous préférons les toiles de Kandinsky à ce que Kandinsky dit de la peinture, La grande Jatte aux « lois » de Seurat, Les Nymphéas aux doctrines de l’impressionnisme, L’Union libre aux jugements de Breton sur Racine et Dostoïevski. Ce n’est jamais l’emportement de l’artiste qui nous choque,

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mais l’aveuglement de l’esthéticien. Et cet aveu­ glement est d’autant plus sensible qu’il est plus éloigné de l’élan de la création : si nous préférons Racine à Boileau, nous préférons Boileau à Nisard. Mais, à vrai dire, si l’aveuglement du théoricien est le seul qui nous choque, c’est qu’il est le seul à être irrémédiable. Ce qui définit l'artiste, c’est la passion qu'il voue à son art : nullement l’illusion d’une vérité absolue. L’artiste le plus engagé dans son propre mouvement ou dans l’élan d’un style collectif échappe toujours au dogmatisme par le fait que l’acte de la création le situe sur un ter­ rain où il rencontre comme forces vivantes et menaçantes les formes dont il veut différer. Tout créateur sait bien qu’il appartient à un devenir où les formes succèdent aux formes, où il naît de ses rivaux comme ses rivaux naîtront de lui. Toute création est un corps-à-corps avec des œuvres trop pressantes, trop réelles et menaçantes pour pou­ voir être confondues avec les vains fantômes que dénonce la révélation de la vérité. Les poètes de la Pléiade ne sont pas, à leurs propres yeux, les messagers d’une poésie intemporelle : ils veulent recouvrir par l’éclat d’un « grand style » les « épisseries » et « drogueries » médiévales. Les poètes romantiques ne s’opposent pas aux valeurs clas­ siques, mais à la répétition de ces valeurs dans un temps auquel elles ne s’accordent plus : c’est de la liberté même de Racine que Hugo veut user, et il assure « qu’il ne condamnerait pas moins l’imita­ tion qui s’attache aux écrivains dits romantiques que celle dont on poursuit les auteurs dits clas­ siques ». (« Molière était romantique en 1670 », note Stendhal.) Et Corneille, éprouvant à la fois la force de ce dont il se dégage et celle qui lui permet de s’en dégager, voit dans la tragédie non cette vérité que définit Chapelain, mais une forme de la vie,

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que la vie cerne de toute part. L’absolu ne peut apparaître que dans la désincarnation. *

Pour nous, en tout cas, hommes de ce milieu du xxe siècle qui avons la volonté de réunir à l’art que nous faisons celui de toutes les cultures, qui nous trouvons en présence, et pour la première fois, du passé total de toute la terre et des voix les plus désaccordées, de Raphaël et de Bosch, de Racine et de Shakespeare, de Scève et de Lautréamont, de Gœthe et de Melville, de Renoir et de Picasso, de Claudel et de Joyce, mais aussi des idoles de l’île de Pâques et des fresques de Lascaux, du tym­ pan de Moissac et du Bayon d’Angkor, pour nous qui avons la vocation de ne rien ignorer de l’aven­ ture artistique de l’homme, notre expérience esthé­ tique ne peut être qu’une expérience de la con­ science réfléchie. Accueillir et aimer chaque style dans sa différence exige que nous dépassions les illusions de l’instinct comme celles du dogmatisme, que nous éprouvions chaque style comme l’expres­ sion de sa propre vérité. Mais ce coudoiement gigantesque appelle plus que la vigilance d’une conscience illimitée : une rigueur. La diversité d’une expérience de l’art délivrée des mythes du progrès et de la décadence, et où chaque style devient sa propre valeur, requiert avec insistance la constitution d’un ordre de la qualité. Voir dans l’art toutes les œuvres et toutes les valeurs impose le rassemblement des chefs-d’œuvre. Notre temps, qui est le premier à mettre à égalité tous les styles, est aussi le premier à traquer sans pitié la copie, le pastiche, la médiocrité, le faux. La seule façon d’accorder la Dame d’Auxerre au sourire de la Joconde, la stèle de iïaram-Sin à la Joueuse de Flûte du trône Ludovisi, les Régentes de Haarlem

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aux Trois Arlequins, c’est de les opposer aux répliques romaines, à l’art des faussaires et à la peinture d’académie. La conscience que met en jeu notre expérience actuelle de l’art est faite de toutes les esthétiques passées et de la nôtre, du sens de toutes les formes authentiques et de leur irréductible différence, mais elle tend aussi à cons­ tituer une esthétique des esthétiques, à dégager de la diversité des œuvres la logique mystérieuse et pressante qui les accorde; elle fait appel à ces deux vertus de l’intelligence : la compréhension et la rigueur. Notre conception de l’art comme lan­ gage spécifique est, dans sa stricte exigence, la compensation de l’ouverture historique de notre conscience, et son aboutissement. Mais cette lo­ gique de la qualité par quoi à travers les temps et les races le chef-d’œuvre s’accorde en profon­ deur au chef-d’œuvre qu’il semble récuser, est aussi une attente des œuvres qui viendront. Sa­ turée de toutes les valeurs de l’histoire, nourrie de leur différence et de leur cohérence, notre con­ science de l’art est une conscience qui, à chaque instant, se constitue, qui n’existe qu’en acte et jamais en formules définitives : parce qu’elle sait que s’éveillent déjà, au fond de l’avenir, les oi­ seaux de la future Vigueur.

CHAPITRE V

L’ŒUVRE ET LES ŒUVRES

Pour le spectateur comme pour l’artiste, l'art commence avec les œuvres. Si loin que nous re­ montions dans nos souvenirs de lecture, nous ne trouverons pas une expérience originelle, un commencement absolu : il n’y a pas d'expérience esthétique pour la virginité. Devant la première œuvre d'art rencontrée, la réaction peut être vive : mais elle n’est pas spécifique. Aussi longtemps que ne s’est pas formée une sensibilité esthétique insé­ parable d’une culture, nous réagissons aux œuvres d'art comme aux spectacles de la nature ou aux événements de la vie. L’expérience esthétique exige que l'œuvre d’art soit détachée de la vie et reliée à un ordre particulier, qui est une création artificielle de la culture : le sentiment de cet ordre, bien loin d’être apporté par une révélation origi­ nelle, se précise peu à peu, et repose fondamentale­ ment sur le contraste qui joue entre les œuvres qui agissent sur nous comme la vie, comme les choses, comme les rêves... et celles qui agissent comme des œuvres. Certes, beaucoup demeurent insensibles à ce contraste : et ceux qui le remarquent lui sont sensibles électivement. Les œuvres ne parlent leur vrai langage qu’à ceux qui sont nés pour l’entendre : mais ceux-là ne l’entendent pas en naissant.

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La virginité est un état pré-esthétique. Pour que la voix de l’œuvre cesse de se confondre avec les voix de la vie, de la rêverie et du cœur, il faut sinon une culture, du moins le soupçon qu’une culture existe : un ordre extérieur à la vie, et s’en dégageant peu à peu. Cet ordre, je ne le peux conce­ voir que si je le découvre : mais je ne peux le découvrir que si je le reconnais. Et je le reconnais comme une sorte de second langage qui se révèle peu à peu à l’intérieur du langage naturel primiti­ vement entendu, et le voue au néant dès que sa différence éclate. Nous regardons et aimons les premiers tableaux rencontrés comme nous contemplons le paysage que la fenêtre découpe : nous écoutons les pre­ mières mélodies comme si elles naissaient de notre propre cœur : nous lisons nos premiers romans comme si nous assistions réellement aux aven­ tures qu’ils relatent : et nous sommes soumis à nos premiers poèmes comme nous le sommes à nos rêves et à nos émois. L'œuvre se confond avec le pouvoir qu’elle exerce, et ce pouvoir est moins celui de l’œuvre même que celui de la chose dont elle parle. A nos premières lectures, il ne se peut que nous demandions ce qu’il appartient à la lec­ ture seule de donner. Ce que l’enfant demande aux contes de Grimm et d’Andersen, aux romans de Cooper ou de Gustave Aymard, de Walter Scott ou de Jules Verne, ce que l’amateur de romansfeuilletons demande aux Mystères de Paris et à Monsieur Lecoq, à Fantômas et à Rocamhole, l’ama­ teur de romans policiers au Masque ou à la Série Noire, la midinette à la Bibliothèque romanesque de Ferenczi, ce n'est pas d’être des livres : mais de les émouvoir en leur donnant l’illusion d’une vie qu’il leur semblerait en effet émouvant de vivre, ou qu’il leur semble émouvant de voir vivre par d’autres qu’eux.

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L'ÉCRIVAIN ET SON OMBRE

Car il va sans dire que si la midinette s’identifie à Fleur de Marie, le garçon aventureux à Va­ lentin Guillois ou à d’Artagnan, nul ne s’identifie totalement à Miss Blandish ou à Lady Beltham. N’importe : que le livre se confonde avec notre propre vie ou que nous le tenions à distance, qu’il y ait identification ou délégation, que le héros soit notre double ou seulement notre représentant dans des domaines où nous ne voudrions pas nous aventurer, cette différence ne modifie pas le carac­ tère de notre relation à l’œuvre. C’est à tort que l’on parle de distance esthétique pour désigner le plaisir bien connu de la sécurité dans l’imagination des périls : « Il est doux de regarder les grandes batailles de la guerre, rangées parmi les plaines, sans prendre sa part du danger. » Nous éprouvons l’aventure comme irréelle, imaginaire, mais ce n’est pas sur un tel sentiment d’irréalité que repose l’expérience de l’art. Le sentiment psychologique (et hédoniste) de l’imaginaire marque seulement la distance entre l’aventure et ma propre vie : le sentiment esthétique est celui d’une irréalité abso­ lue, le sentiment d’une création. Miss Blandish n’est pas moi, mais elle existe. Mme Bovary, c’est moi : mais elle n’existe pas.

L’émotion liée aux premières lectures, il est indifférent de la recevoir d’un livre ou de la vie même. Notre choix tient compte de la nature des émotions ou des rêveries provoquées, non de la différence des genres et des moyens. Que Les Trappeurs de l’Arkansas soient composés de mots et tel western d’images, que Cendrillon agisse par l’intermédiaire de phrases et Blanche-Neige par le moyen des couleurs, que le poème soit poème et la mélodie musique : peu importe. L’ana­ logie des pouvoirs masque la différence des moyens comme la différence des effets dissimule l’analogie

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des moyens : un roman de Walter Scott semble plus proche d’un film de Cecil B. de Mille que d’un roman de Mme de Ségur. Pour des millions d’hommes, il n’y a pas de différence entre un best-seller et un poste de télévision : un stupéfiant ferait aussi bien l’affaire. Pour cesser de lire ou d’aller au cinéma, il leur suffirait de vivre : ne plus avoir le temps ou le besoin d’imaginer une autre vie. Si l’art est l’opium de la vie, la vie sup­ prime l’art dès que l’opium devient inutile : dès que l’homme rencontre un métier qui le passionne, une femme qui le comble. Si l’art est l’opium du peuple, il finira avec l'injustice sociale : dans la société sans classes, plus de romans d’évasion... Passer de cet usage psychologique de l’œuvre à son expérience esthétique, c’est essentiellement la séparer des choses dont elle parle, l’arracher à son efficacité. C’est la situer dans un ensemble arti­ ficiel. Je ne veux pas dire qu’il soit indispensable de la situer avec précision dans une sorte de schéma historique : mais il est nécessaire de sentir sa relation à un ensemble qui est dans l’histoire et non pas dans la nature. Or, le sentiment de cette relation ne peut pas naître devant la première œuvre rencontrée : il est inséparable d’une cer­ taine expérience des œuvres; il est lié à leur con­ frontation. Dès que nous commençons à comparer nos lec­ tures les unes aux autres, même si nous ne deman­ dons encore à la lecture qu’une efficacité confuse, nous sommes sur la voie qui permet de dégager l’œuvre de l'impureté de son pouvoir immédiat. Comparer Perrault à Andersen, Aymard à Cooper, Un Bon Petit Diable à Nils Holgerson, Le Savant Cosinus à Alice au pays des Merveilles, les Trois Mousquetaires à Rocambole, c’est sans doute compa­ rer entre eux des états psychologiques : mais la com­ paraison d’états psychologiques implique une sorte

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de fixation de ces états; non contents de les vivre, nous devons nous retourner vers eux. Objet d’une attention plus soutenue, il faut que notre impres­ sion de lecture soutienne cette attention, se dégage de la fragilité, de l’instabilité de l’impression pure et simple. La comparaison des états psycholo­ giques liés à la lecture contraint peu à peu l’im­ pression à s’effacer devant l’œuvre dont elle pro­ vient. Qu’un livre soit autre chose que le lieu de passage d’une action, et déjà il nous apparaît lié aux autres livres, lié à son auteur : la notion de littérature se forme. Derrière le pouvoir, l’objet se profile. Sous la confusion de l’œuvre et des choses dont elle parle, leur différence essentielle se fait jour. Et si la comparaison des impressions de lecture amène l’œuvre à se constituer comme un objet stable de jugement, distinct de ses pou­ voirs momentanés, leur succession même entraîne quelque saturation. Détachés de l'efficacité immé­ diate des œuvres, ou bien nous nous détachons d’elles, ou bien nous les détachons de la vie. La vraie découverte des œuvres suppose quelque indif­ férence à leurs pouvoirs les plus apparents. Notre mémoire retrouve sans peine des sou­ venirs qui ressemblent à des révélations. C’est en lisant Salammbô (le seul livre de Flaubert qui me soit devenu lettre morte) que j’eus pour la pre­ mière fois le sentiment d’être atteint bien moins par une histoire que par un ensemble de phrases qu’il me plaisait de relire, alors même qu’elles n’avaient plus rien à m’apprendre sur le déroule­ ment de l’action. C'est en lisant Le Cousin Pons que je pris pour la première fois conscience d’être devant un monde qui venait d’ailleurs que de la vie, et qui me jetait non vers la vie, mais vers les autres œuvres du même auteur. Révélations, sans doute, mais révélations d’un contraste, d’une différence : c’était le sentiment d’entendre un lan­

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gage que ni Paul Féval ni Fenimore Cooper ne m’avaient parlé. Et bien moins l’apparition d’une terre inconnue aux yeux d’un navigateur sans boussole que la conscience de découvrir enfin ce que l’on n'a cessé d’attendre, de chercher, de pressentir. Colomb ne savait pas qu’il allait vers l'Amérique, mais il cherchait autre chose que l’Europe. De telles révélations récompensent ceux qui les ont préparées. Il me semble que j’avais toujours espéré de la lecture mieux que le désir (ou l’illusion) de parcourir le Far-West aux côtés de Curumilla et de Valentin Guillois. Je me souviens de ma sur­ prise et de mon éblouissement lorsque m'apparut pour la première fois le rapport d’une histoire à un livre imprimé. Je ne savais pas encore lire, et j’écoutais (de la bouche de ma mère) le début du Général Dourakine, comme j’avais écouté bien d’autres histoires, lorsque s'empara de moi le sentiment que les mots entendus avaient une autre existence qu’orale, qu'ils étaient des signes sur du papier. Alors, je cessai de prêter attention à l’histoire, pour m’émerveiller que les mots les plus simples, ceux dont on se servait dans la vie, pussent exister dans un ordre qui n’était pas celui de la vie, et surtout qu'il y eût dans le livre des expressions comme « dit-il », « répondit-elle », qui n’étaient pas des expressions de la vie, et dont l’intervention attestait la présence d’une réalité mystérieuse qui, confusément, m’étonnait et me comblait. Je ne demandais plus : « Que va-t-il arriver?», mais : «Est-ce vraiment écrit?» Je ne souhaitais plus entendre la suite, mais réen­ tendre le début. Mais si précoce lecteur que l’on soit, avant de découvrir le livre dans les livres, il est nécessaire de traverser et d’user leurs pouvoirs immédiats d’émotion et de rêverie. Le sentiment très tôt

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perçu d’un ordre de la littérature abrège l’époque des méprises, mais n’en dispense pas : Flaubert et Baudelaire eussent-ils été mes premières lec­ tures, il est évident que leur vrai langage m’eût échappé. Nul ne peut commencer par les œuvres qui, refusant d’idéaliser, de parer, de complaire, préviennent sans équivoque qu’elles s’adressent au lecteur, non au sujet psychologique. Nul n’est capable d’aimer Le Cousin Pons ou Madame Bo­ vary, le Philippe IV de Velasquez ou Le Cardinal Quiroga du Greco s’il les rencontre trop tôt sur son chemin. Goûter les Vénus de Baudry (ou même celles d’Ingres) ne prouve pas que l’on goûte la peinture : mais aimer les monstres de Goya (et même ceux de Bôcklin) prouve que l’art nous at­ teint en tant qu’art. Toute éducation artistique doit commencer sinon par l’art médiocre, du moins par l’art équivoque : qui a d’autres pouvoirs que ceux de l’art. Tout amateur de poésie se souvient de l’instant où, pour la première fois, son cœur a battu devant un poème. O Méditations poétiques de 1820 — étran­ gement anonymes — ou de 1830 (chez Charles Gosselin, libraire de S. A. R. M. le duc de Bor­ deaux) avec la gravure de la page de titre où l’on voit le poète accoudé sous le chêne devant le lac qu’il a chanté, Fleurs du Mal de 1857 ou de la Bibliothèque de la Pléiade, Romances sans Paroles de 1874 ou Choix de Poésies sous la couverture jaune de Fasquelle, avec la douce pénombre du portrait de Carrière, dans combien de mémoires avez-vous vécu et vivez-vous comme le souvenir du premier amour! Mais non : la découverte de la poésie ne ressemble pas à la révélation de l’amour. La première étreinte peut être l’amour véritable — et la première femme aimée le seul amour d’une vie. Mais le premier poème lu ne saurait ni nous découvrir la poésie ni nous la

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découvrir tout entière. Ce n’est pas une sensibilité vierge qui s’écrie avec le jeune Hugo du Conser­ vateur littéraire, les Méditations à peine refermées : « Voici donc les poèmes d’un poète, des poésies qui sont de la poésie. » Reconnaître la poésie en Lamartine signifie que l’on ne l’a pas reconnue chez Delille ou chez Parny, et « voici la poésie » veut dire : « enfin la poésie! » Si je rencontre trop tôt Verlaine, je le lirai comme je lis Samain ou Anna de Noaüles. Si je découvre la poésie dans Les Chimères, c’est que je l’ai cherchée en vain dans L’Aigle du Casque ou dans Les Conquérants de l’Or. La poésie ne nous parle pas son vrai lan­ gage avant que nous ayons brûlé ses formes et ses puissances hétérogènes : pas de révélation poétique qui ne soit le terme d’une saturation, la revanche d’une déception, la prise de conscience d’une différence. Mallarmé révèle à Valéry la poésie véritable. C’est-à-dire : il donne forme à ce que, dans les autres poètes, Valéry éprouve comme une absence qu’il ne parvient pas à nommer : « Il me souvient comme je me suis presque détaché de Hugo et de Baudelaire à dix-neuf ans, quand le sort sous les yeux me mit quelques frag­ ments à’Hérôdiade, et Les Fleurs, et Le Cygne. Je reconnaissais enfin la beauté sans prétextes que j’attendais sans le savoir. »

*

Nul ne vient vierge à sa première émotion poé­ tique, et nul ne se sent tenu de lui être fidèle. Aucune œuvre n’enferme l’art en elle-même : toute œuvre témoigne de la fécondité qui la pré­ cède et de celle qui lui succédera. Du poème qui nous révèle la poésie, il faut dire qu’il nous comble non point en apaisant notre soif, mais en nous assurant qu’il existe pour notre soif une source 4

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intarissable : notre joie est moins celle du désir apaisé que celle du désir provoqué à désirer infi­ niment. L’œuvre admirée accroît notre exigence — l’autorise, bien plus qu’elle ne la comble : l’admiration enchaîne à un désir perpétuel et, de même que l’instant de la satisfaction est pour Faust celui de la mort, le moment où nous nous contentons d’une œuvre est celui où nous renon­ çons à vivre l’expérience de l’art. La poésie et la musique seules nous donnent l’illusion de concen­ trer toutes leurs puissances dans certaines œuvres privilégiées : il est plus facile de voir dans le Concerto en Ré l’essence de la musique, ou celle de la poésie dans Wie wenn am Feiertage que d’élever à l’absolu une œuvre dramatique ou roma­ nesque, fût-elle de Shakespeare ou de Balzac. Toute révélation poétique ou musicale, cependant, nous engage dans un ordre qu’elle nous presse de reconstituer. Il est de l'essence de l’expérience artistique de se prolonger, de se poursuivre. Si haute et bouleversante qu’elle soit, si privilégiée qu’elle demeure à nos yeux, l’œuvre n’est ja­ mais que le moment, le fragment d’un ensemble. L’œuvre n’est jamais qu’wn exemple. Celui qui découvre la poésie dans Baudelaire lira bientôt Rimbaud et Mallarmé. Et Valéry ne s’arrête pas à Mallarmé : il le continue par Valéry. C’est l’illusion de l’admiration de croire que nous sommes seuls avec l’œuvre, comme deux amants; qu’elle nous a eu vierge et que nous lui resterons fidèle. Certes, l’homme d’un seul livre existe — mais il n’est pas un lecteur, alors que l’homme d’un seul amour est un amant. Qui ne lit que Les Essais montre qu’il eût été un autre La Boétie : il aime Montaigne, mais n’aime pas la littérature. Et comme Montaigne appartient à la littérature, il l’aime mal parce qu’il le voit mal, s’il l’aime profondément. L’homme d’un seul livre est celui

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qui eût voulu avoir l’auteur pour ami, qui rencontre une pensée semblable à la sienne ou encore qui eût voulu écrire un livre analogue : ce n’est pas un lecteur. Toute œuvre est une porte ouverte sur un vaste domaine : mais ne s’ouvre pas avant que nous ayons formé quelque idée de ce domaine. Toute œuvre agit par délégation. L’un des explorateurs qui ont récemment par­ couru, entre l’Orénoque et l’Amazone, des régions de forêt vierge où aucun Blanc n’avait pénétré encore, raconte que, pour gagner le respect et la confiance des Indiens, ils eurent l’idée de jouer les disques qu’ils transportaient avec eux. Musique nègre, musique de danse occidentale : en vain... A tout hasard, ils jouèrent la XXVIe Symphonie de Mozart : les Indiens ne doutèrent plus de leur puissance. On a pu voir la photographie d'un homme de l’âge de pierre, écoutant tourner ce morceau de cire où s’est déposé le produit le plus pur, le plus subtil de siècles de culture occidentale : c’est un visage bouleversé d’émotion. L’histoire est belle et, malgré tout, surprenante. Mais je ne pense pas que l’Indien ait entendu Mozart comme nous l'entendons. C’est le choc de l’insolite qui le bouleverse. Èt si son émotion est encore d’un autre ordre, elle est une émotion psychologique confuse : elle ne peut pas être l’expérience de la révélation musicale. L’expérience esthétique s’oppose à l’expérience de la perception et à celle de l’amour. La percep­ tion elle aussi a une histoire : mais elle se construit vite, et l'accroissement de l’expérience ne la trans­ forme guère. L’œil une fois accoutumé, le monde est tel pour nous qu’il le restera : que nous vivions peu ou longtemps, que nous fassions le tour du monde ou que nous ne quittions jamais notre clo­ cher. Quoi qu’en dise Bergson, la mémoire ne fait pas la perception : elle apporte une orchestration,

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quelques ombres marginales. Combien d’œuvres ne faut-il pas pour former une vision artistique! Et cette vision ne s’immobilise qu’à la mort. C’est dire que notre expérience visuelle du monde et notre expérience sentimentale de la vie, si elles ont une histoire, ne forment pas, comme notre expérience de l’art, une totalité ordonnée dont tous les éléments sont en situation et en réac­ tion les uns par rapport aux autres. Les liens qui, malgré tout, unissent leurs moments successifs sont infiniment plus fragiles que la réalité même de l’instant. Le présent a plus de force que le passé : et il emploie sa force à se libérer du passé, non à le soumettre. Dans l’ordre de la vie, l’instant est isolé. Sans doute, qui n’a connu qu’une femme ne la voit pas tout à fait comme il la verrait s’il était Don Juan, et l’ombre des « vieilles maî­ tresses » veille sur les jeunes amours. Sans doute, qui n’est jamais sorti de son village ne le voit pas tout à fait comme Ulysse revoit Ithaque. Cepen­ dant, je peux voir mon village sans l’avoir quitté, je peux aimer la première femme rencontrée et ne jamais aimer qu’elle; je ne peux ni voir ni aimer l’œuvre d’art si je ne lui apporte un passé et si je ne la rattache à un ensemble que je m’efforce de reconstituer autour d’elle. Si l’instant est vraiment vécu, le souvenir de mes voyages et de mes amours ne pèse sur lui que comme une ombre légère. Adam peut désirer Eve, et chaque nouvel amour refait notre virginité. Le présent de l’amour réduit au néant son passé : c’est de notre mémoire que notre expérience présente de l’art tire sa substance même. Revenant à Paris après avoir découvert NewYork, c’est un Paris nouveau que je retrouve. Les maisons basses se profilent sur la toile de fond que leur tendent les hauts buildings de Manhattan, l’Empire State, le Chrysler, le Rockfeller Center;

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les murs d’ocre et de sang caillé soulignent les blancs et les gris des pierres familières; la géomé­ trie implacable de New-York, son désert minéral où rampe la végétation lépreuse de Central Park, livre Paris à son enchevêtrement, à son pittoresque provincial, aux courbes de ses petites places, à la profusion de ses marronniers, de ses platanes, de ses grands ormes penchés sur l’eau, aux bancs de ses jardins, aux terrasses de ses cafés. L’étrange et fascinante capitale du fond des mers, où le ciel paraît aussi lointain et fugitif que la lumière du jour pour les prisonniers d’une cité d’Ys faite de stalagmites gigantesques, nous découvre Paris comme une heureuse plaine couchée sous la ca­ resse de l’espace. Mais c’est là le premier instant. Bientôt, ma vision de Paris reprend son objecti­ vité. Et ma vision de New-York, s’organisant en une série indépendante, deviendra l’objet d’un souvenir, d’une nostalgie : elle s’écarte de mon présent plus qu’elle ne s’y intègre. Certes, mon présent s’ouvre d’autant plus aux associations que ma mémoire est plus riche : mais les associations ne font pas la perception. Si les ombres du passé se mêlent à l’image de la femme que j’étreins, elles ne sculptent pas sa forme. Les expériences de la vie, sans doute, constituent un ordre : comme il est confus et fragile à côté de celui de l’art! Le présent, quand il est vraiment vécu, rompt ces chaînes légères. Au contraire, l'ordre de l’art, comme Eliot l’a marqué, est tel que la moindre partie réagit sur le tout : ordre qui se construit dans le temps, à chacune de ses étapes, il se repense comme totalité. J’évoque mes amours passées comme celles d’un ami mort. Mais les œuvres dont je me suis détaché sont plus proches de moi que les femmes que j’ai aimées : car mon nouvel amour fait de moi un autre homme, alors que le changement même de mes goûts ne m’em­

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pêche pas de sentir que je suis toujours celui qui les a éprouvés. Je me sens responsable de mes goûts anciens, que je les maintienne ou que je les récuse, bien plus que de mes amours passées. C’est que la conscience de la vie s’abandonne au « Meurs et deviens », alors que la conscience esthé­ tique tente de se construire et de s’affirmer audessus des instants vécus comme l’unité transcen­ dante qui les ordonne. Au moment où Nietzsche goûte Bizet, sa passion ancienne pour Wagner l’embarrasse, et il se sent contraint à la justifica­ tion. C’est que l’histoire de nos goûts artistiques appelle l’unité d’une même conscience alors que l’histoire de notre vie semble mettre en scène des êtres inexplicablement proches et étrangers. Lorsque Stendhal, sur le sable d’un jardin de Rome, — il vient d’avoir cinquante ans — trace les initiales de ses maîtresses (ou, du moins, des femmes qui « ont occupé sa vie »), il n’est plus celui qui les a aimées. Ces « êtres charmants » vivent dans son souvenir, comme on dit : il n’est plus responsable du sentiment qu’il leur porta. Mais il est toujours le même homme qui a aimé Don Juan et Le Mariage secret.

*

Chaque œuvre est comme une présence enfouie dans l'ombre que la lumière des autres œuvres recherche et délivre : une voix que nous ne pou­ vons entendre que lorsqu’elle répond en écho à d’autres voix. Il nous semble parfois que l’admira­ tion tire un voile sur le monde, et nous fait des­ cendre, comme l’amour, au plus profond d’une obscurité où nous mourons à tout ce qui n’est pas notre extase. Mais s’il est vrai que la nuit de l’amour charnel, comme une nuée d’orage, offusque toutes les clartés, celle où l’œuvre admirée nous

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plonge est une nuit d’aurore boréale, pleine de lueurs et de scintillements. Comme les anges qui entourent l’âme du saint dans son ascension vers Dieu, comme la foule des pleureuses inclinées sur la Mise au Tombeau, les œuvres que nous avons aimées veillent sur celle que nous aimons. C’est sur le fond des autres œuvres que nous apparaît l’œuvre nouvelle : et cette apparition les réordonne. Le passé donne sa forme au présent, le présent au passé. L’histoire de l’art n’est pas un cadre immobile où les œuvres, les unes après les autres, viendraient se loger : l'histoire de l’art, c’est la vie même de l’art, un univers en expansion où l’événement nouveau est toujours une modi­ fication de l’ensemble. Aucune œuvre importante ne peut s’insérer dans cet ensemble sans l’altérer. La jeunesse, la mort, la vieillesse d’une œuvre, ce sont aussi les autres œuvres : elles la transforment comme le temps et les chagrins changent un vi­ sage humain. A la mort de l’artiste, son destin commence à peine. Plus que du jugement de ses contemporains, plus que de sa confrontation avec les œuvres qui furent ses modèles ou ses rivales, il dépend de quelques œuvres à venir, elles-mêmes soumises au plus fragile hasard. La lumière que le Greco emprunte au Tintoret nous fait comprendre la genèse d’une œuvre; mais celle que le Greco reçoit de Cézanne façonne son visage. Souvent les œuvres empruntent leur force, et leur forme même, non à ce passé dont elles viennent, mais à un avenir vers lequel elles ne savaient pas qu’elles allaient. Ni Georges de la Tour, ni Vermeer, ni Uccello, ni Piero di Cosimo, ni Carpaccio, ni Char­ din ne nous apparaissent comme les maîtres d'un temps : ils sont nos précurseurs; la clarté qui les éclaire vient du feu que nous avons allumé. Sans le romantisme, Théophile et Saint-Amant dormi­ raient encore sous les sentences de Boileau comme

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la « poésie métaphysique » sous les dédains du docteur Johnson. Eût-elle suivi un autre cours, l’histoire de la littérature eût pu ne jamais déli­ vrer de leur ombre Scève et Lautréamont, Sade et Nerval, Donne ou Marvell, Vaughan ou Cowley. Schiller croyait en son avenir plus qu’Hôlderlin. L’œuvre de Proust est une rose des sables que sculptent Joyce et Virginia Woolf autant que Saint-Simon et Balzac. Et le souffle qui fait vibrer un temps l’œuvre de Poe la délaisse et fait vibrer Melville. Le mouvement naturel de l’amour est de croire qu’il échappe à la relativité du passé et à celle de l’avenir. Les œuvres les plus hautes, il nous semble les rencontrer sur des sommets où plus rien ne peut les atteindre. Nous les imaginons coulées dans une matière inaltérable. Dans ce ciel des Pléiades où notre admiration les fixe d’un clou d’or, quelles que soient, autour d’elles, les étoiles qui meurent et s’allument, nous croyons que leur feu ne peut vaciller. Mais l’admiration, sous sa forme la plus véhémente, est encore un jugement relatif. Qu’est-ce que l’œuvre insurpassable? Celle qui n’a pas été surpassée. L’œuvre hors de pair? Celle qui n’a pas rencontré son égale. Aucune œuvre ne doit à sa grandeur l’absolu qui la déro­ berait à toute comparaison, à toute rectification, à tout danger. Le classicisme qui fondait la notion de chef-d’œuvre sur un idéal esthétique rationnel donnait aux modèles une autorité intangible : mais il suffit de sentir que l’idée de grandeur vient des grandes œuvres (et non pas les grandes œuvres d’un idéal de grandeur) pour les abandonner à leur tour aux hasards du devenir. Que serait Ché­ nier, si ses contemporains ne s’étaient pas appelés Bertin, Parny, Dorât ou Léonard? Quelle ne serait pas la taille de Hugo, si la fin du siècle n’avait vu naître ni Baudelaire, ni Mallarmé, ni Rimbaud!

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Quelques étreintes perdues dans la nuit des temps décident de l’image que nous nous faisons du génie. L’admiration est un cri de reconnaissance, mais sonne toujours un peu comme le Hugo, hélas : elle signifie que nous n’avons rien trouvé de plus haut. Certes, nul ne peut effacer le génie de Shakespeare ou de Balzac, rien ne peut faire non plus que 1789 ne soit une grande date de l’histoire. Cependant, la prise de la Bastille n’est plus pour nous ce qu’elle fut pour Michelet et pour Hugo; les « crimes » allemands de 1914 ne sont plus ce qu’ils étaient en 1920 pour les adhérents de la ligue Souvenez-vous! et l’occupation de 1940 risque un jour d’apparaître comme une tragédie mineure. La grandeur de Shakespeare et celle de Balzac viennent aussi de ce que nul, après eux, n’a pu leur être comparé. Et certes, il y a dans toute grande oeuvre de l’incom­ parable; mais l’incomparable ne se dérobe pas à la hiérarchie : je peux goûter les petits maîtres, mais les maîtres sont là. Découvrir Keats et Shelley, Milton et Blake, Hôlderlin et Novalis, c’est voir autrement Lamartine et Verlaine, et même Baudelaire et Rimbaud. Passer du romantisme français au romantisme allemand, c’est d’abord rectifier notre vision, mais c’est aussi changer nos mesures. Sans le roman anglais et sans le roman russe du xixe siècle, le roman français nous paraî­ trait le comble de l’art. L’absolu n’est que la der­ nière en date de nos admirations. La valeur intan­ gible et insurpassable que la France a longtemps donnée aux œuvres de la tradition naît de l’isole­ ment où elle s’est complu : Homère a été le poète aussi longtemps que Shakespeare fut ignoré. En multipliant ses prétextes, l’admiration ne s’affai­ blit pas : elle se transforme. Aucune œuvre, si grande qu’elle soit, n’est définitive, parce que nulle n’incarne l’absolu. Et il existe au moins un homme pour qui les plus hauts génies perdent

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soudain leur socle, pour qui les feux les plus illustres deviennent des lueurs clignotantes mena­ cées par le vent qui vient de se lever : c’est le grand artiste au moment de sa création. Les plus hautes œuvres attendent d’un contexte qui n’a jamais fini de se révéler la rectification de leur figure.

CHAPITRE

VI

L’ESTHÉTIQUE ET LA PHILOSOPHIE DE L’ART

I

La création artistique n’est pas le geste aveugle d’un insecte; la contemplation n’est pas une sou­ mission muette à l’ineffable. La réflexion sur l’art est inséparable de l’art lui-même, et recouvre un vaste domaine : de la Poétique d’Aristote aux Vorlesungen de Hegel, des pages illustres du Philèbe et du Banquet aux commentaires où Heidegger s’efforce de saisir l’essence du poème à travers les Hymnes de Hôlderlin, de la Critique du Jugement à la Naissance de la Tragédie, de la Philosophie de lé Art de Taine à la Psychologie de l’Art de Mal­ raux, de VEpître aux Pisons aux Fleurs de Tarbes, — du Commentaire sur Desportes aux aphorismes des Divagations, des préfaces de Corneille à celles de Hugo, de la Lettre à l’Académie à la Philosophie de la Composition, de la Défense et Illustration au Manifeste du Surréalisme... La réflexion critique n’épuise jamais l’œuvre, qu’elle ressent toujours comme un au-delà : mais, si elle n'éclaire que partiellement l’obscurité irré­ ductible où elle avance, il n’est pas vain pour elle de tendre toujours vers plus de clarté. Et la con­ science peut bien livrer au créateur une image

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trompeuse de son œuvre : il ne peut pas ne pas chercher à la voir. D’ailleurs, en regard de toutes les méprises du créateur sur lui-même, que de mots d’artistes — qu’ils soient de Vinci ou de Cézanne, de Michel-Ange ou de Renoir, de Racine ou de Lamartine, de Mallarmé ou de Joyce — qui sont en même temps les commentaires les plus éclairants! «J’allais être le secrétaire, et la société française l’historien » : ici, Balzac se mécon­ naît. « Les Mille et une Nuits de l’Occident » : là il se découvre. Cet effort des uns pour expliciter la création, cet effort des autres pour en rendre compte, serait incompréhensible et absurde si l’expérience de la création et celle de la contemplation appartenaient au jeu d’une spontanéité aveugle, si le jugement et l’expérience esthétique étaient sans rapport. « Ce qui se sait, dit Hegel, est bien supérieur à ce qui ne se sait pas. » Et l’on peut placer le créa­ teur conscient au-dessus du créateur aveugle, le spectateur lucide au-dessus du spectateur muet, au nom de la valeur absolue que l’on accorde à la conscience : on peut voir dans la lucidité la suprême grandeur. Cependant, le culte de la con­ science pour elle-même ne nous conduit guère à l’amour de l’art : plutôt à sa condamnation ou à sa mort. Celui qui est avant tout sensible à l’art choisit pour légendaires Shakespeare et Rem­ brandt plus que Descartes et Leibniz, Spinoza et Hegel plus que Newton et Claude Bernard. Qui honore les gestes de la création ne peut voir dans la lucidité la valeur la plus haute. La création est plus haute que la conscience, l’existence plus précieuse que la lucidité. Mais opposer la conscience à la création et à l’existence est dérisoire. En prenant conscience d’elle-même, la création artistique accentue sa réalité; et vivre consciemment n’est pas vivre moins mais vivre

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davantage. Il n’est pas vrai que le génie doive être obscur pour lui-même : ce n’est pas Gustave Moreau qui s’oppose au douanier Rousseau, mais Cézanne — et c’est moins Leconte de Lisle que Baudelaire qui nous permet de soumettre Verlaine ou Francis Jammes à une plus haute image de la poésie. Dans l’artiste conscient, — Goethe, Mal­ larmé, Joyce — nous aimons moins la conscience que la plénitude de l’être. Et rien de plus arbi­ traire que l’opposition de la jouissance esthétique à la lucidité : la conscience approfondit la jouis­ sance, bien loin de la détruire, pour peu que la jouissance soit à sa source et qu’elle-même demeure à son contact. A la vie, à l’action, ce n’est pas la conscience qui s’oppose, mais une pensée concep­ tuelle et systématique : il y a la conscience que l’expérience nourrit et celle qui veut ne se nourrir que d’elle-même. Nous vivons d’autant plus que nous « philosophons » moins, c’est entendu : mais nous vivons d’autant plus que nous sommes plus conscients de notre vie. Lénine a vécu plus que Marx, mais Trotsky plus encore que Lénine : Retz, Saint-Just et Lawrence plus que les agités qu’ils ont croisés sur leur chemin. Dostoïevski a vécu plus fortement le bagne que ses compagnons de chaîne, qui n’avaient pas à écrire les Souvenirs de la maison des morts. Qui aime sans penser son amour aime plus que celui qui construit un traité des passions hors de toute expérience. Mais Goethe vit d’autant plus son amour pour Charlotte ou Ulrike qu’il porte en lui Werther et Y Elégie de Marienbad. La conscience d’une expérience accentue la réa­ lité de cette expérience. Mais il semble que la conscience mise en jeu par la création artistique possède un autre privilège. Bien plus que le dévoi­ lement d’un objet déjà constitué, elle est une mise en question qui le transforme.

IIO

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Pour l’artiste, prendre conscience de son œuvre consiste moins à l’expliciter qu’à interroger sa valeur. Et pour le spectateur réfléchissant son expérience, il s’agit moins de la considérer comme une donnée inévitable et inaltérable qu’il suffirait d’analyser et de décrire que d’en éprouver la légi­ timité en s’assurant de la valeur même de l’œuvre. La réflexion qui est l’expression de l’expérience esthétique ne tend pas au commentaire psycholo­ gique, mais à la critique de l’œuvre et à son jugement. A l’orgueil de l’œuvre achevée, la conscience mêle toujours la pointe d’une inquiétude. Le « Il a vraiment bien écrit cela, le vieux! » de Tolstoï écoutant une lecture du Père Serge suppose l’an­ goisse d’une question muette, un « comment ai-je pu écrire ça? » initial. Se relisant à quarante ans de distance, le Corneille des Examens fait le compte des beautés et des défauts, comme on fait celui des plaisirs et des peines d’une vie. « Ce poème a tant d’avantages du côté du sujet et des pensées brillantes dont il est semé, écrit-il du Cid, que la plupart de ses auditeurs n’ont pas voulu voir les défauts de sa conduite... » Et à.’Horace : « C’est une croyance assez générale que cette pièce pour­ rait passer pour la plus belle des miennes, si les derniers actes répondaient aux premiers. Tous veu­ lent que la mort de Camille en gâte la fin, et j’en demeure d’accord... Comme je n’ai point accou­ tumé de dissimuler mes défauts, j’en trouve ici deux ou trois assez considérables... » Se relire, ainsi, c’est se juger. La ferveur de l’admiration, l’assurance même avec laquelle elle donne ses rai­ sons, répondent toujours à une question déjà posée, et qui peut l’être de nouveau. Le créateur lucide est celui qui se juge plus qu’il ne s’explique ou ne se contemple : le vrai critique critique plus qu’il ne décrit. Pour celui qui la suscite comme pour

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III

celui qui la reçoit, l’œuvre d’art est liée — et d’un lien essentiel — à l’interrogation de la valeur : l’artiste cherche à s’assurer de la valeur de ce qu’il fait, comme le spectateur à se convaincre de la valeur de ce qu’il regarde. Baudelaire, après Poe, avant Valéry, rêve de « l’infaillibilité » créatrice — et il n’est pas un lecteur, si innocent qu’il soit, qui ne rêve à sa manière de l’infaillibilité du juge­ ment. Par-dessus l’œuvre, la conscience du créateur et celle du lecteur tendent à se rejoindre dans la même question fondamentale. Or, si nous appelons esthétique la réflexion sur l’art, ou plutôt la prise de conscience générale de cette conscience qui intervient dans chaque création et dans chaque expérience particulière, il est naturel de voir son problème fondamental dans ce qui est le problème fondamental de l’expérience esthétique concrète. Que peut être l’esthétique, sinon une recherche générale des valeurs, puisque l’expérience esthé­ tique est précisément, face à une œuvre concrète, une recherche de sa valeur? Puisque, dans chaque cas, l’expérience esthétique est un effort pour dé­ couvrir les règles d’un jugement, pour hausser de l’obscur au clair, de l’incertain au certain une réaction spontanée, il semble que l’esthétique ne puisse être rien d’autre qu’une tentative métho­ dique pour clarifier, valider, assurer l’ensemble des réactions et des jugements particuliers. Telle est l'idée spontanée que nous nous faisons de l’esthétique. A quoi s’oppose ce qu’elle est.

II

Il est en effet décevant et étrange de voir que ce que l’on nomme l’Esthétique (l’ensemble de

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la réflexion sur l’art) s’inquiète de tous les pro­ blèmes, à l’exception de celui qui devrait la do­ miner. Ce n’est pas que les systèmes fassent dé­ faut. L’art nous apparaissant de plus en plus comme une activité humaine fondamentale et, de toute activité humaine fondamentale, la phi­ losophie se prétendant le système ou la réflexion, ce que l’on désigne sous le nom d’esthétique a pris une large place dans la philosophie moderne. Il existe une « esthétique » de Kant, de Hegel, de Schelling, de Schopenhauer, — de Marx, de Taine, de YEinfühlung — de Nietzsche, de Croce, de Bergson... Mais il n’est guère question dans ces systèmes du problème qu’il nous semblerait natu­ rel d’y voir traité.

L’opposition de l’esthétique classique et de l’es­ thétique moderne n’est nullement comparable à celle qui dresse l’une contre l’autre la logique ancienne et celle dont nous vivons. Ni la Critique du Jugement ni les Leçons de Hegel ne sont à la Poétique d’Aristote ce que le Discours de la Mé­ thode est à VOrganon. L’Art poétique de Boileau ne correspond pas à la Logique de Port-Royal : car Boileau est un écrivain. Pendant des siècles, la pensée logique fut conçue comme la source de la science; la pensée esthétique n’a jamais été conçue comme la source de l’art. Aristote se consi­ dère comme un savant dans la mesure où il est logicien : quand il définit l’épopée ou la tragédie, il ne se confond pas avec Homère ou avec Eschyle. Par sa voix, ce sont les Tragiques qui parlent; c’est Horace le poète qui inspire Horace le rhétoriqueur. Bien plus que d’une évidence ou d’une exigence de la raison, l’affirmation esthétique du classicisme vient de l’expérience des modèles. L’es­ thétique du classicisme, ce sont les œuvres d’Eu­ ripide, d’Homère, de Térence. Lysippe et Apelle

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sont derrière Xénocrate et derrière Cicéron, comme Giotto derrière Cennini et, derrière Vasari, Raphaël et Michel-Ange. L’esthétique normative n’a jamais été qu’un épouvantail positiviste. Le classicisme a une esthétique a posteriori. Mais il a une esthétique. C’est la recherche et la définition des valeurs qui sont son objet. « Voilà assez parlé de la tragédie et de l’épopée considérées en elles-mêmes, de leurs espèces, de leurs parties constitutives, du nombre de celles-ci et de leurs différences, des causes qui font que l’œuvre est réussie ou non, des critiques possibles et des ré­ ponses qu’on y doit faire. » Ainsi s’achève la Poétique. «. Des causes qui font que l’œuvre est réussie ou non... » : cette formule, du moins, ne trompe pas; entre l’esthétique et la philosophie de l’art, elle trace d'évidentes frontières. Et il y a dans l’idée grecque de té/vv; (que le mot art ne traduit guère) la croyance en des règles déter­ minées : les conditions de la valeur. La doctrine classique cherche les lois et les modèles de chaque genre; définit les mythes, les règles techniques, les conditions psychologiques qui garantissent l’ef­ ficacité et la qualité de la tragédie, de l’ode, de la fable. De la querelle du Cid à la bataille autour d’Homère, toutes les controverses de l’âge classique supposent qu’il y a, pour chaque genre, un idéal définissable : elles demeurent à l’intérieur d’une orientation esthétique indéniable. On n’interprète pas les règles de la même ma­ nière, on peut varier sur la conception du plaisir tragique, etc. Mais doute-t-on qu’il y ait des règles, un plaisir propre, une mythologie spécifique de la tragédie? Cependant, l’interprétation des modèles est déjà leur critique. Dès que le plaisir du specta­ teur est mis au-dessus de la stricte obéissance aux règles, dès que s’introduit la revendication de la liberté créatrice, — chez Corneille, chez Ogier,

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chez Urfé, chez Sorel — le xvnc prépare le xvme siècle : bientôt s’effondrera l’autorité des modèles classiques, le triomphe de Corneille sur Chapelain engage celui de La Motte sur Mme Dacier. L’exigence de liberté, la défense d’une cer­ taine irrégularité de l’art, l’idée de la spontanéité du génie irréductible à la loi, l’affirmation que les œuvres anciennes ne peuvent pas échapper au contrôle de la raison, le soupçon qu’il existe d’autres modèles introduisent les éléments qui vont détruire le caractère impérieux et précis de l’esthé­ tique de l’âge classique. Bien plus : qui vont détruire toute esthétique. Dès que Corneille s’oppose à Chapelain; dès que, à propos de la « naïveté inimitable » de La Fon­ taine, Boileau se laisse aller à parler de « ce je ne sais quoi qui nous charme, et sans lequel la beauté même n’aurait ni grâce ni beauté »; dès que La Bruyère s’exclame : « Quelle prodigieuse distance entre un bel ouvrage et un ouvrage parfait ou régu­ lier! », les conditions de l’impossibilité esthétique se trouvent réunies. Tout art vivant semble une négation de l’esthé­ tique. Il y a une esthétique pour Chapelain, pour Mme Dacier, pour Nisard, pour Winckelmann, parce que l’histoire de l’art se réduit pour eux à une série de chefs-d’œuvre homogènes qu’ils ne se sentent nullement tenus de prolonger : aveugles à tout ce qui s’y oppose et au frémissement d’oppo­ sition que ces chefs-d’œuvre eux-mêmes portent en eux. L’existence d’une esthétique suppose le triomphe des modèles dans une nécropole de conservateurs et de copistes. Mais nul visiteur des musées modernes, nul lecteur des bibliothèques contemporaines (et même s’il ignore tout de ce sens destructeur de l’avenir qui est le sens de l’art vivant) ne peuvent plus ignorer que l’art, bien loin d’être une hiérarchie de chefs-d’œuvre, est le

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lieu où s’opposent des dieux égaux et ennemis. Mort de la Beauté? Il s’agit d’autre chose. Plus que tout autre, le mot beauté prête à confusion. On a vu dans la rupture de l’art et de la beauté l’origine de la disqualification de l’esthétique. Ainsi parlent Fiedler, Worringer, bien d’autres... Mais il n’y a aucune raison pour lier le sort de l’esthétique à la définition classique du beau. Si ce n’est une raison historique : le pouvoir de l’esthétique classique a longtemps été sans rival. Mais il est clair que la possibilité de l’esthétique n’exige nullement que l’art soit défini par la beauté ou, plus précisément, la beauté par l'eurythmie ou l’euphonie, ou encore par cette « manière magni­ fique » dont parlait Poussin. Il suffit que la multi­ tude des œuvres apparaisse comme hiérarchisée et dominée par quelque Olympe d’images exem­ plaires; qu’une certaine direction de l’art s’impose comme direction privilégiée. L’esthétique implique une définition possible de la valeur, une commune mesure, une certaine homogénéité des œuvres, nul­ lement le choix de ce qu’il est convenu d’appeler beauté comme voie souveraine de l’art. Aussi bien qu’une esthétique de la « divine proportion » ou de la « manière magnifique » il y eut, il peut y avoir une esthétique de la venustas, de la préciosité, du burlesque, du baroque, du sentiment, de la passion, de l’amour, du choc, de la rupture, de l’engage­ ment, de la laideur. Byzance vit dans son esthé­ tique comme Versailles dans la sienne; Kairouan et Chartres, Louqsor et Manhattan ont la leur comme Rome et Athènes. Lorsque Ruskin écrit que « les déformations de l’amour sont plus vraies que la plus grande exactitude mathématique », Stendhal que « le romantisme est l’art de présen­ ter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir

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possible », Breton que « la beauté sera convulsive ou ne sera pas », ils indiquent une esthétique à vrai dire moins précisément formulable que celle de la « divine proportion » — parce que l’on ne définit pas un sentiment comme l’on définit un système de rapports, — mais qui n’en demeure pas moins une esthétique. La cathédrale d’Amiens et les pierres de Saint-Marc de Venise, Rôssini et le Corrège, Maldoror et les Cent vingt journées de Sodome ne ressemblent pas à YApollon du Belvé­ dère ou au Laocoon, mais jouent exactement le même rôle : par rapport à eux s’ordonne le chaos des œuvres d’art. Or, ce n’est pas seulement la beauté qui est morte, mais l’idée d’une valeur souveraine et ordonnatrice. Ouverte à la totalité désaccordée de l’art, à la juste compréhension des valeurs les plus différentes, notre conscience esthétique, impuis­ sante à choisir et ne pouvant plus ignorer, a rompu avec tout ordre définissable. Notre art, plus cons­ cient que créateur, plus réceptif que constructeur, reflète cette incertitude. Les valeurs ont tué la valeur. Lier l’esthétique à une définition univoque de l’art, à la simplicité d’un ordre, sans doute est-ce la lier à une improbable inculture qui n’a jamais vraiment existé. Aucune conception de l’art n’a été exempte de contradictions, puisque toute créa­ tion artistique est un dialogue avec les formes qui la précèdent et l’entourent. L’art le plus dogma­ tique connaît les styles qu’il récuse — lutte avec eux : Boileau n’ignore pas Ronsard puisqu’il le condamne — ni Scarron, ni Urfé. L’art le plus soumis aux modèles éprouve sa différence. Et, à l’intérieur d’un même style, inévitablement éclate la rivalité des talents. Tout dogme est une polé­ mique; toute œuvre une différence. « Il n’y a qu’un art de la sculpture où les Myron,

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les Polyclète, les Lysippe ont excellé. Mais ils sont tous différents l’un de l’autre et, malgré cela, vous ne voudriez pas que l’un d’eux fût différent de lui-même. Il n’y a qu’un art de la peinture. Cepen­ dant, combien peu se ressemblent : les Zeuxis, les Aglaophon, les Apelle ! Toutefois, il me semble que rien ne manque à la perfection de chacun d'eux... » Ainsi parle, déjà, Cicéron. Mais, si l’esthétique classique ne pose pas une valeur unique, du moins pose-t-elle une valeur souveraine. Si elle est sen­ sible à la différence des œuvres, du moins ces diffé­ rences jouent-elles à l’intérieur d’un style commun. Bientôt viennent de toutes parts des œuvres dont aucun style commun n’encadre les différences, des valeurs qui se détruisent ou réclament l’éga­ lité des droits.

L’éclectisme apparaît comme une tentative pour maintenir au-dessus de la rivalité des œuvres et des styles la notion d’une valeur suprême. Au sen­ timent d’une direction privilégiée, il substitue un vain fantôme où il souhaite que se rejoignent toutes les valeurs particulières. Si elle vivait, cette beauté de l’éclectisme emplirait le monde : mais elle ne vit pas. L’éclectisme, qui signe les mani­ festes les plus séduisants, inspire les œuvres les plus débiles. Ce sont les œuvres des Carrache, qui ont voulu unir Rome et Venise, Michel-Ange et Raphaël, Titien et le Corrège, qui montrent l’im­ possibilité de leur programme; Racine ajouté à Hugo ne peut pas donner Virgile, mais risque d’aboutir à Ponsard. La totalité fascine toujours la pensée, mais ne résiste pas à l'épreuve de l’ac­ tion, qu’elle soit artistique ou politique : agir vala­ blement, c’est toujours se réduire. Naturellement stérile sur le plan de la création, l’éclectisme est faux sur le plan de la pensée elle-même : il détruit la réalité de chaque œuvre, qui est liée à sa parti-

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cularité, afin qu’elle puisse s’emboîter dans les autres, il dénature tout ce qu’il touche. La réduction s’oppose à l’éclectisme, mais tente comme lui, bien que d’une façon toute contraire, de surmonter la division de la conscience artis­ tique en élevant, au-dessus du chaos, la vision d’une vérité exemplaire de l’art. L’éclectisme sauve l’esthétique en supprimant non point la pluralité, mais l’antinomie des valeurs; la réduction la pré­ serve en niant la pluralité elle-même. Or, l’équiva­ lence profonde des styles est une évidence aussi impérieuse que leur antinomie. Il est vain de vou­ loir unir Racine et Shakespeare, Raphaël et Titien : il l’est tout autant de vouloir limiter l’histoire de l’art à la tradition classique ou à la tradition irra­ tionnelle. Alors que l’éclectisme reçoit d’abord le démenti de la création (il n’y a pas d’œuvres éclec­ tiques vivantes), le choix se heurte d’abord au démenti de la pensée (il y a les autres œuvres); car le moment vient toujours où Hugo s’aperçoit que Racine existe, où Valéry reconnaît Shakes­ peare, où Breton se heurte à Flaubert. La réduction passionnée de l’art universel à une valeur privilégiée est féconde et inévitable quand elle se confond avec un mouvement créateur : il faut qu’il y ait un instant où Cézanne se sente le seul peintre, Mallarmé le seul poète, un instant où le classicisme ne sait plus que la préciosité existe, où Rimbaud ne sait plus qu’il y a eu Ronsard. Mais ce sont là les illusions du créateur. Il est impossible de transformer en primitivisme, académisme ou décadence des formes vivantes et indestructibles de l’art. Au cours du xix® siècle, les tentatives de restauration ont suffisamment montré l’impuis­ sance de tous les efforts pour soumettre l’art pré­ sent à un quelconque art du passé : Ruskin ne fait pas du gothique, mais du faux gothique, le pré­ raphaélisme oppose Bume-Jones à Raphaël, non

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pas Giotto, et le jour où Canova, dans sa vieillesse, vit au British Muséum les marbres du Parthénon, sans doute comprit-il que tout académisme abou­ tit non pas au modèle, mais à la copie. Mais si haut que parle la folie de Hôlderlin, elle n’étouffe pas les Elégies romaines; Lautréamont n’efface pas Ra­ cine. Les réductions de l’art universel à l’art vivant sont créatrices, mais injustes. Si une esthétique est possible, elle doit tenir compte à la fois de l’antinomie des valeurs, et de leur équivalence dans l’authenticité. Il est égale­ ment vain de définir en pensée une beauté qui ne s’incarne en aucune œuvre — et ne peut s’y incar­ ner — et une beauté sourde à toutes les voix qui ne lui sont pas accordées. Mais si l'éclectisme et la réduction apparaissent comme impossibles, et si nous continuons à lier l’esthétique à la définition d’un ordre des valeurs, ne faut-il pas renoncer à l’esthétique?

Il est clair que les grandes « esthétiques » du xixe siècle sont beaucoup moins des esthétiques que des philosophies de l'art. Et non sans appa­ rences de raison, puisque la valeur semble de moins en moins l’objet d’une définition possible. Cependant, ces systèmes ne se présentent pas comme une disqualification de l’esthétique; ils se contentent de l’éluder. Dans la mesure où la valeur semble insaisissable, ils s’orientent vers une des­ cription positive. Mais, dans la mesure où l’inter­ rogation esthétique s’affirme en face de l’œuvre d’art comme l’interrogation essentielle, ils réintro­ duisent dans la philosophie de l’art l’inquiétude qu’ils n’ont pas exorcisée. A l’interrogation légi­ time et naturelle de l’esthétique, les problèmes de la science et de la philosophie de l’art se sont substitués. Qu’est-ce que la valeur? se transforme en Qu’est-ce que l’art? Mais il arrive que l’on tente,

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innocemment ou insidieusement, de faire accepter la réponse à la seconde question comme réponse à la première. Identifiant dès le début de ses Vorlesungen l’esthétique et la philosophie de l’art, Hegel donne l’exemple d’une pareille confusion. Or, si la philosophie de l’art écarte l’esthétique, il convient de lui demander ses preuves. Que l’es­ thétique soit impossible, peut-être : encore faut-il le prouver. Si la philosophie de l’art se substitue à l’esthétique sans en démontrer l’impossibilité, il convient alors de se demander si nous ne perdons pas au change. Et si les deux ordres de recherche sont confondus, ne se nuisent-ils pas l’un l’autre : la philosophie de l’art ne risque-t-elle pas de fausser l’esthétique, et l’esthétique la descrip­ tion générale de l'art? III Dès les premières pages de l’introduction, Hegel déclare périmés des traités comme « la Poétique d’Aristote, l’Art 'poétique d’Horace, le livre de Longin sur le Sublime ». Ces théories s’appuient, dit-il, « sur une base trop étroite ». « Le cercle des ouvrages d’où sont tirées les règles générales est trop restreint et, bien que ceux-ci passent pour être les plus purs modèles, ils ne forment toujours qu’une partie du domaine de l’art. » L’idée du « plus pur modèle », on le voit, survit encore : mais se heurte à cette autre évidence, finalement triomphante, qu’il s’agit là d’une expérience par­ tielle de l’art. Chez Hegel, c’est bien l’histoire qui sonne le glas de la beauté. Mais celle-ci peut mourir d’une autre main. Ainsi, la Critique du Jugement n’est pas une esthétique. Il s’agit moins d’orienter le jugement,

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de l’armer de critères précis que d’en faire la psy­ chologie. (Les valeurs ne sont pas l’objet d’une esthétique : mais le jugement de valeur est l’objet d’une psychologie.) Certes, la définition du juge­ ment n’est pas sans nous apprendre quelque chose sur son objet : mais nous apprend précisément qu'il ne correspond pas à une valeur définissable. « Est beau ce qui plaît universellement sans concept » : une telle définition interdit toute recherche esthé­ tique précise. On parle de la beauté « comme d’une propriété des objets », déclare Kant. C’est qu’en présence de chaque « chose de beauté » nous éprou­ vons le sentiment de l’universel. Mais cette uni­ versalité n’est qu’une impression subjective : elle est exigée par le sujet, elle n’est pas discernée dans l’objet. L’universalité esthétique n’est pas fondée sur un concept; le jugement de goût ne joint pas le beau à l’objet comme un prédicat. « Quand on juge les objets en vertu de concepts seuls, toute représentation de beauté disparaît : il ne peut donc y avoir de règle d’après laquelle quelqu’un pourrait être obligé de reconnaître la beauté d’une chose. » Ainsi, pas de caractéristiques précises de la beauté, pas de règles du jugement. Subjective, irréductible au concept, l’universalité kantienne n’implique nullement la possibilité d’une esthétique. Et refuse l’idée d’une unité, d’une ordonnance des chefs-d’œuvre. Chaque fois que j’éprouve le sentiment du beau, je le vis comme sentiment désintéressé, détaché de moi-même : c’est pourquoi je pense que chacun doit l’éprouver. Mais les valeurs auxquelles s’attache ce senti­ ment d’universalité ne forment pas un ordre hiérarchisé ou harmonieux. A la différence de la vérité théorique, l’universalité esthétique n’exclut pas les contradictoires. Universelles, les valeurs du jugement sont pourtant infiniment diverses — incohérentes, inaccordées.

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C’était une intuition géniale et féconde que de reconnaître à la fois la diversité contradictoire des valeurs et leur réalité objective, liée à leur sugges­ tion d’universalité. Mais opposer les valeurs à la valeur n’implique pas qu’il soit impossible de les définir, de découvrir entre elles quelque commune mesure. La subjectivité, l’irréductibilité au concept l’emporte pour Kant sur la suggestion d’univer­ salité. Les valeurs ne peuvent pas être objet de système ou de réflexion, — objet d’une esthétique possible. Reste le jugement général de valeur qui est l’objet d’une psychologie. Ce qui joue pour Kant le rôle tenu chez Hegel par la pluralité historique des styles, il semble bien que ce soit, derrière l’idée de la subjectivité sans concept et de la finalité sans fin, le sentiment de la fertilité désordonnée du génie, apparentée à la fibre prolifération de la nature, l’intuition que l’art est le heu d’une spontanéité dispersée. La beauté est libre épanouissement, merveille imprévue, iné­ puisable source de voix contradictoires, non point fabrication réglée. Elle est surprise. La beauté n'ajoute rien à la perfection, ni la perfection à la beauté. La distinction établie entre la « beauté libre » et la « beauté adhérente », la confusion entre art et nature — bien plus : la primauté accordée à la Nature (un jardin anglais vaut bien un tableau, le chant du rossignol celui de l’homme, une fleur un bas-relief), la précellence du sublime (cependant lié à l’informe) nous montrent qu’en se retirant de l’idée de beauté, la perfection entraîne dans sa ruine la recherche esthétique. Plus de règles, plus de mesure pour le jugement. Si l’esthétique de Kant est une psychologie du jugement, celle de Hegel est une histoire de l’art. Pour Hegel, il s’agit de replacer l’art parmi les autres activités humaines dans la dialectique de l’esprit. Dès les premières pages, l’identification

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de la philosophie de l’art et de l’esthétique indi­ que que le problème de la valeur n’est pas privi­ légié. Quelques pages plus loin, s’interrogeant sur la possibilité d’une science ou d’une philosophie de l’Art, Hegel voit le principal obstacle dans la diversité des représentations artistiques et dans la résistance qu'elles opposent à la systématisation. Mais les représentations artistiques, pour diverses qu’elles soient, précise-t-il, ne viennent pas de la fantaisie : liées à l’esprit, dont elles sont l’expres­ sion, elles suivent les lois de son développement. Ainsi, il y a une science de l’art, puisqu’il y a une dialectique de l’esprit : ce que Hegel appelle son « esthétique » devient possible. Mais, en réalité, ce n’est pas d’esthétique qu’il s’agit. L’entreprise de Hegel est possible, si seulement les œuvres d’art acceptent d’être groupées selon leur style et leur signification historique : son problème n’est nulle­ ment celui de la définition des valeurs. Hegel ne s’interroge pas sur ce qui sépare l’œuvre valable de l’œuvre médiocre, sur le lien mystérieux qui ac­ corde le chef-d’œuvre au chef-d’œuvre, en dépit de leur flagrante opposition : il lui suffit de voir se succéder dans l’histoire l’art symbolique, l’art classique et l’art romantique, les trois grandes figures de la dialectique de l’art.

« Cependant, au-delà d’une psychologie du juge­ ment ou d’une histoire, Kant et Hegel apportent autre chose : une définition métaphysique de l’art. Kant, chacun le sait, a voulu libérer la pensée de la perspective métaphysique. Son esthétique limite le sujet à lui-même, aussi sévèrement que sa théorie de la connaissance : il se garde bien d'affirmer que l’art est une révélation de l’absolu. Cependant, si Kant est un métaphysicien de la

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postulation (un métaphysicien du comme si), il est un métaphysicien tout de même. Pour enfermé qu’il soit dans la subjectivité, le jugement de goût reçoit une signification métaphysique, de même que la connaissance, par l’intermédiaire de la morale, débouche soudain sur l’ontologie. Le juge­ ment esthétique, s’il ne garantit pas que la nature soit telle ou telle, est lié au sentiment de sa fina­ lité; il suppose « un accord de la nature avec notre faculté de connaître a priori ». Le plaisir esthé­ tique renvoie à une harmonie de la nature et de l’esprit : dans le réel, le goût découvre « un intelli­ gible avec lequel nos facultés supérieures de con­ naissance sont en harmonie ». Tout art et toute nature, dans la mesure où ils nous donnent une impression esthétique, apparaissent sinon comme une révélation directe du suprasensible, du moins comme une allusion; sinon comme une garantie, du moins comme une postulation de l'absolu. La beauté (que ce soit celle de la fleur ou celle de l’œuvre d’art) suggère pour Kant une finalité intelligible. Pour Hegel, elle est connaissance de l’intelligible, révélation de l’idée : sinnliches Scheinen der Idee. A cette réalité absolue, dont l’art est suggestion ou connaissance, sans doute les grands systèmes du xixe siècle ne donnent-ils pas le même nom : mais, en dépit de la diversité des langages et des perspectives, il s’agit de ce que chacun d’eux considère comme l’absolu. Cet absolu, Hegel l’imagine comme une révélation progressive confiée au cours de l’histoire; Schelling le conçoit comme Idée immobile : « Est beau ce en quoi le général et le particulier, le genre et l’individu sont aussi inséparablement unis qu’ils le sont dans le corps des dieux. » Et Schopenhauer, ne parlant qu’en apparence un autre langage, se demande «s’il existe une

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connaissance spéciale qui s’applique à ce qui dans le monde subsiste en dehors et indépendamment de toute relation... à l’essence du monde, le subs­ tratum des phénomènes ». Et il conclut à l’exis­ tence de cette connaissance, qui n’est autre que la vision artistique, « l’œuvre du génie ». L’origine de l’art, affirme Schopenhauer, c’est la connais­ sance des Idées, son but unique, la communi­ cation de cette connaissance. Le génie, « direction objective de l’esprit », « excédent de puissance cognitive », est « le clair miroir de l'être du monde », l’expression de « ce qu’il y a de métaphysique dans le monde physique ». « Ce qu’il y a de métaphysique dans le monde physique » : de Platon au jeune Nietzsche de la Naissance de la Tragédie, chaque grand philosophe de l’art parle essentiellement le même langage. Au-delà des apparences psychologiques, c’est ce langage que nous entendons chez Bergson, puisque le vieil absolu métaphysique, pour lui, se réinstalle dans la durée (in ea vivitnus et movemur et sutnus). Et, transposé sur le registre de la philosophie de l’existence, c’est encore ce langage que nous sur­ prenons chez Heidegger, lorsqu’il affirme de la poésie qu’elle est « la nomination fondatrice des dieux et de l’essence des choses... la nomination fondatrice de l’être et de l’essence de toutes choses — non point un dire quelconque, mais celui par lequel tout se trouve initialement mis à décou­ vert ». On reconnaît toujours le philosophe à ceci qu’il ne voit guère dans l’esthétique qu’une philosophie de l’art, et dans l’art qu’une expression de l’absolu (serait-ce même sous le visage du relatif). Chaque vrai philosophe retrouve devant l’art le vieux soupçon platonicien de la frivolité, et doit d'abord le vaincre. Et ne le peut qu’en assimilant l’activité artistique à une connaissance (parfois suprême,

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plus souvent inférieure) de la réalité qui est objet de la pensée. « L’art est-il digne d’occuper la science? » se demande Hegel dès l’introduction. Et s’il répond par l’affirmative, c’est qu’il lui paraît légitime de rapprocher l’art de la religion et de la philosophie, de voir en lui « un mode particulier, une manière propre de révéler Dieu à la conscience et d’exprimer les intérêts les plus profonds de la nature humaine et les vérités les plus compréhensives de l’esprit ». Toute semblable est l’attitude de Schopenhauer. Il convient de comprendre, dit-il, « l’importance souvent mé­ connue et la haute dignité de l’art », puisque « l’art est l’épanouissement suprême et achevé de tout ce qui existe », puisque « par essence, il nous pro­ cure la même chose que ce que nous montre le monde visible, mais plus condensé, plus achevé, avec choix et réflexion », puisqu’il « est la flo­ raison de la vie dans toute l’acception du terme ». (Certes, ni pour Hegel ni pour Schopenhauer l’art n’est l’instance suprême : mais sa dignité est émi­ nente.) Et Heidegger, lui aussi, avant de découvrir l’ordre où apparaît l’importance décisive de la poésie, s’arrête à la première parole de Hôlderlin (fioématiser, « cette occupation la plus, inno­ cente de toutes ») comme à une objection préjudi­ cielle, et commente : « La poésie est comme un rêve, ce n’est pas une réalité. C’est un jeu de paroles, ce n’est point le sérieux d’une action. La poésie est inoffensive et inefficace. Qu’est-ce qui pourrait prétendre, mieux que le langage pur, être sans 'péril? » *

Après Schopenhauer et Geburt der Tragodie, cependant, les esthétiques philosophiques tendent à se séparer de la métaphysique. A la fin du

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xixe siècle et au début du xxe, la philosophie de l’art — de Marx et Taine à Maurras et Durkheim, de Volkelt à Croce et à Bergson — n’oscille guère qu’entre le sociologisme et YEinfühlung. C’est sans doute que la métaphysique est mise en question. L’esprit positif rappelle à la réalité. Et l’art lui-même se transforme. A partir du ro­ mantisme, et surtout à dater des accélérations capitales que furent le symbolisme et l’impres­ sionnisme, l’art du xixe siècle cesse d’être accordé aux systèmes philosophiques du temps : les esthé­ tiques métaphysiques s’accordent à l’art clas­ sique, non pas à l’art qui est leur contemporain. Et il s’agit bien moins d’une rupture avec l’absolu que de sa métamorphose. Car, pour le symbolisme notamment, la subjectivité est un absolu méta­ physique : tout art se croit en communication avec l'essentiel. Mais l’essentiel n’habite plus le monde des formes naturelles. Par leur caractère platoni­ cien, les grandes esthétiques du xixe siècle pro­ longent encore (dans un contexte artistique qui en est déjà le désaveu) le lien classique entre les formes de la nature visible et l’absolu. A travers l’imita­ tion de la nature, tout l’art classique débouche sur une surréalité précisément conçue comme na­ ture magnifiée. C’est ce que veut dire Schopenhauer lorsqu’il écrit que l’art « nous procure la même chose que ce que pous. montre le monde visible, mais plus condensé, plus achevé », ce que veut dire Schelling lorsqu'il parle du « corps des dieux ». Ce n’est pas un hasard si les Panathénées nous servent à évoquer Sophocle, si nous associons irré­ sistiblement à Racine les Bergers d’Arcadie, si l’image du Laocoon a fourni son symbole à toute l’esthétique du néo-classicisme. L’art classique est si bien accordé aux formes du réel qu’il n’imagine pas l’absolu sous une autre forme que celle d’un

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réel magnifié. Le réalisme — le pouvoir d’imiter la nature — qui, plus tard, servira à opposer l’uni­ vers des mendiants et des prostituées à l’univers des dieux n’a pas d’autre justification, dans l’art classique, que de figurer l’univers des dieux dans toute sa gloire : chaque grande œuvre classique est une vision de l’Olympe. La psychologie de Racine elle-même s’adosse aux archétypes platoniciens : la tragédie renvoie à la statuaire. Sur tout l’art clas­ sique s’étend le privilège ontologique du réalisme visuel : « clair miroir de l’être du monde », sinnliches Scheinen der Idee. Bientôt, toute signification sublime se retire des formes visibles de la nature : l’esthétique ne pourra plus voir l’objet de l’art dans les idées platoni­ ciennes. Aux idées platoniciennes, à l’Olympe, au corps des dieux succèdent soit un réel déserté (celui du naturalisme), soit des absolus qui ne s’adressent plus au regard : la société, l’histoire, la psychologie, le moi. Négations de l’absolu, ou « monnaies de l’absolu », ces réalités nouvelles fraternisent au fond de l’intériorité : il s’agit de réalités mentales. L’histoire ne se réduit plus aux illustrations d’une chronique, à l’imagerie d’une tapisserie de Versailles, la société n’est plus une fresque de personnages protocolaires entourant les grands premiers rôles : au-dessous de l’imagerie de surface, il s’agit d’atteindre une réalité profonde faite de conditions, de mouvements collectifs : l’histoire et la sociologie passent désormais par la compréhension psychologique. Connaître est de moins en moins définir, de plus en plus approfon­ dir, s’enfoncer dans une réalité pleine de pé­ nombre. Ce que l’œil voit, ce dont il épouse le contour n’est plus la mesure du réel ou la sugges­ tion de l’intelligible : le réel n’est plus ce qui se voit, mais ce qui se comprend, se devine, se sent. Comme à la nudité des corps a succédé le portrait

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où, déjà, le regard s’isole et rêve d’un monde sans contours, aux formes imitées et closes de la nature succède la magie d’une vibration intérieure. A une psychologie mécaniste, qui dressait des types aussi purs que le corps des dieux, se substitue la subjec­ tivité vivante, équivoque, floue. Le chuchotement des voix intérieures remplace l’immobilité sculptu­ rale des caractères : la durée du romanesque suc­ cède à l’espace clos de la tragédie. Et ce n’est pas un hasard si, dans le même moment, les représen­ tations de la physique cèdent la place à une science qu’il devient impossible de se représenter; entre Platon et Euclide, entre Descartes et Newton, entre Vinci artiste et Vinci mathématicien, il y avait le lien du figurable : pour le savant comme pour l’artiste, l’univers, dans son essence la plus pro­ fonde et dans sa transfiguration la plus glorieuse, se réduisait aux formes du regard. Alors que la plas­ tique avait été le symbole de l’art classique, la musique devient celui de l’art moderne (et Hegel, Schopenhauer et Nietzsche, à vrai dire, l’ont prévu) : idée claire et distincte, figure du géomètre ou statue du sculpteur, le réel n’est plus le repré­ sentable. En même temps que s’épuisent (notam­ ment en peinture) les techniques de l’imitation, la réalité visible cesse d’être le lieu de la réalité et le chemin vers la transcendance. Il va sans dire que la peinture qui succède à l’art de l’imitation et de la magnification de la na­ ture s’adresse au regard, et même au regard seul. Mais à un regard nouveau qui, en rejetant les formes familières, cesse d'y reconnaître les allégo­ ries de l’absolu. Pour cette peinture en quête d’une sorte de pureté-limite, l’absolu n’est ni la réalité visible ni même le nouveau visible qui surgit de la destruction du monde : il est le geste de la destruc­ tion créatrice. De Monet à Kandinsky, les formes visuelles qui se succèdent dans une éblouissante

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dialectique sont moins les éléments d’un nouvel univers — d’une nouvelle réalité — que les jalons prestigieux que laisse sur son passage le souffle même de l’esprit créateur. Le vrai génie de la pein­ ture moderne, il habite bien moins cet essaim tou­ jours renouvelé d’étincelles dont il ne cesse de nous émerveiller, que la force, la rage, et comme l’invi­ sible mouvement de l’incendie infatigable qui brûle, avec la réalité de jadis, toute la réalité, et jusqu’aux formes qu’il substitue à celles de la nature. Quant à la poésie, il est vrai que, du romantisme au symbolisme et du symbolisme au surréalisme, elle accentue son caractère métapho­ rique. Mais le rôle de plus en plus décisif de l’image ne signifie nullement que la réalité soit l’objet de la nouvelle poésie. Que celle-ci rompe avec la réa­ lité proprement dite, c’est l’évidence. Mais elle ne se propose même pas de substituer à cette réalité une réalité nouvelle, poétique et sur-réelle, s’offrant comme un objet au regard. Le heu de la poésie contemporaine (et ce qu’elle conçoit comme son propre absolu) réside bien moins dans les images qu’elle assemble (pour apparentes et nombreuses qu’elles soient) que dans le mouvement créateur qui ne cesse d’effacer l’image par l’image et détruit ce qu’il apporte au bénéfice de la force inépuisable qui tire du néant ce qu'elle va anéantir. Car l’élan de la métaphore compte plus que son résultat. C’est moins pour allumer le feu de nouvelles étoiles que pour jeter entre elles ses guirlandes et ses chaînes d’or que Rimbaud joue le jeu des Illumina­ tions : et les « reflets réciproques » dont brillent les vers de Mallarmé, bien plus que les lueurs d’un univers qui s’offrirait à nos regards comme un nouvel objet, sont la phosphorescence d’un sillage où tous les objets se confondent et se perdent. L’absolu fut pour l’art classique une réalité toute faite vers laquelle on se retourne, et qui est un

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objet du regard. Pour l’art moderne, l’absolu est le mouvement de la création artistique, son deve­ nir même. L’art moderne se lève avec l’aube du huitième jour de la création. Sans doute faut-il se garder de voir dans l’art moderne une rupture avec l’humanisme. La tra­ dition classique met l’accent moins sur l’homme que sur le monde qui lui est donné : ou plutôt, l’homme s’y définit par la connaissance, et la connaissance apparaît comme une acceptation pro­ fonde de la réalité. Que les images de l’art dépassent les apparences immédiates ne signifie pas que l’art s’affranchisse du réel : c’est un réel plus réel que le réel, qu’il suggère. « Le plaisir de voir toutes les choses que notre vue découvre n’est point compa­ rable à la satisfaction que donne la connaissance de celles qu’on trouve par la philosophie », écrit Descartes : les images de l'art s’opposent de la même manière à celles de la perception, sans pour cela quitter le plan d'une réalité dont la connais­ sance s'impose à l’homme comme sa plus haute loi. Refusant les formes du réel, il est vrai que l’art moderne rompt avec l’optimisme et la sagesse, et semble renouer avec le vieux tragique qui précède l’avènement de l’homme : mais il n’est pas vrai que l’homme ne puisse adhérer à lui-même qu’en adhé­ rant à la réalité qui lui est donnée. Les arts de création l’affirment plus impérieusement que les arts d’expression. L’humaniste, c’est Faust, non saint Thomas d’Aquin. Il convient « de changer ses désirs plus que l’ordre du monde », dit Des­ cartes : lorsque Marx lui répond qu’il faut mainte­ nant « transformer le monde » que les philosophes se sont contentés de connaître, l'humanisme a moins perdu que gagné. Non que la connaissance ait cessé d’être la voie royale de l’Occident : c’est bien plutôt que change la notion même de connais­ sance, parce que la notion du réel vient de changer.

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La réalité a perdu sa consistance et sa rigidité : elle est devenue virtualité, plasticité pure; le monde demeure l’objet de notre connaissance, mais il apparaît maintenant comme le résultat de notre action et non plus comme une chose qui lui pré­ existe. Du pragmatisme à l’existentialisme, des géométries para-euclidiennes à la physique de Bohr et d’Einstein, de la 'praxis marxiste à la volonté nietzschéenne de puissance, de la mise en question de l’idée d’objectivité que l’on trouve dans les récentes philosophies de l’histoire à la critique de la notion de chose qu’impliquent de récentes sociologies, toutes les voies de l’esprit contempo­ rain suivent la même pente : le monde, qui fut ma représentation, est devenu ma négation — mon projet — et la connaissance est indiscernable de l’action. En passant d’un style d’expression à un style de création, l’art contemporain enregistre la crise de la réalité et cette crise, bien loin d’être la démission de l’orgueil humaniste, en est d’abord l’exaltation. Derrière les esthétiques métaphysiques, nous devinons un art pour qui la réalité est ce qui est : l’idéalisation est un moyen de se hausser jusqu'à elle. Derrière les esthétiques modernes, nous pres­ sentons un art pour qui la réalité est ce qui devient. C’est pourquoi le symbole de l’art classique, fût-il psychologique, est une forme visuelle — le corps d’un dieu : et le symbole de l’art moderne, fût-il visuel, un mouvement intérieur. Derrière les esthé­ tiques post-métaphysiques, il y a un art du devenir humain. Art qui, à la limite, et dans ses tentatives suprêmes, est un art du devenir artistique pur : mais qui, dans ses formes plus « réalistes », est un art du devenir psychologique ou historique, indi­ viduel ou social. Balzac et Zola sont derrière l’es­ thétique de Marx et de Proudhon. Et derrière Volkelt, derrière Lipps, derrière Croce, derrière

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Bergson, il y a le poudroiement des couleurs et des accords, le miroitement des eaux de La Grenouil­ lère, les vers trébuchants et confidentiels que Ver­ laine et Jammes viennent d’écrire, ou n'ont pas encore écrits... La grande dissolution de l’univers des formes dans l’univers de l’esprit, que Hegel a prédite, se réalise, mais devient la vie même de l’art, alors que, pour Hegel, elle devait en être la mort. Les esthétiques métaphysiques rattachaient l’œuvre d’art à l’intuition d’une réalité figu­ rée; les esthétiques modernes la rattachent à la subjectivité, au social, à l’historique : elles sont psychologiques, psychanalytiques, biologiques, so­ ciologiques. Mais, tout comme les esthétiques mé­ taphysiques, elles sont bien moins des esthétiques que des philosophies de l’art. Recherchant le modèle ou la causalité de l’œuvre d’art, c’est sans doute sa nature qu’elles rencontrent : mais cette nature que les meilleures et les pires ont en commun. Des meilleures comme des pires, YEinfühlung affirme qu’elles sont l’expression d’une réalité traduisible en termes de dynamisme psychique, d’émotion; lorsque Bergson écrit que « l’objet de l’art est d’endormir les puissances actives ou plutôt résis­ tantes de la personnalité, et de nous amener ainsi à un état de docilité parfaite où nous réalisons l’idée qu’on nous suggère, où nous sympathisons avec l’état exprimé », c’est l’objet de toute œuvre d’art qu’il croit définir. Croce, de son côté, avance que « l’art est toujours le lyrisme... l’épopée et le drame du sentiment », l’expression alogique, in­ tuitive de la sensibilité : définition générale de l’art, encore, non détermination des valeurs. C’est au meilleur comme au pire que s’appliquent les formules de Taine (« Ce que l’histoire a manifesté, l'art le résume ») ; celles de Marx et de ses disciples

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(La littérature, reflet de la lutte des classes. Tolstoï, miroir de la Révolution russe); celles de Freud et de son école — et tant d’autres. Et, bien entendu, il est légitime de chercher une définition géné­ rale de l’art. Mais si l’esthétique est possible, nous la reconnaîtrons précisément à ce fait qu’elle tentera de parler non pas de toutes les œuvres, mais de celles-là seules qui ont gagné la partie. Il va de soi que la philosophie de l’art est une spéculation légitime. Et nous avons le droit de critiquer la réponse donnée par chaque système au problème qu’ü pose, non le fait que ce problème soit posé. Le jugement de goût est-il universel et sans concept? L’attitude esthétique est-elle « dés­ intéressée » ? Le beau est-il le symbole du bien moral? L’art est-il la manifestation sensible de l'idée, l’expression des idées platoniciennes, ou encore des archétypes de l’esprit ? Est-il l’expres­ sion de la durée, de l’affectivité, la vision-intuition du sentiment, une allégorie de l’instinct sexuel ou de l’instinct biologique, l’effet et le reflet du temps, du milieu, de la race, le résidu de la lutte des classes, etc.? Toutes ces théories, nous avons le droit de les critiquer, non point de critiquer l’interrogation dont elles naissent. Qu’il y ait place pour une histoire, une sociologie, une psychologie, une psychanalyse, une psychobiologie, — une philo­ sophie, une métaphysique de l’art, c’est l’évidence. Et, quelle que soit l’urgence de l’interrogation proprement esthétique, il serait ridicule de re­ procher à ces disciplines de ne pas y répondre : autant reprocher à la philologie de ne pas être critique littéraire, à l’histoire de la musique de ne pas être la Musique elle-même. Il y a un pro­ blème de l’art comme réalité d’ensemble et un problème de l’art comme réussite de certaines

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œuvres : un problème de Y être d’art et un problème de la valeur. En revanche, il est tout à fait légitime de repro­ cher aux philosophies de l’art, soit de postuler sans démonstration l’impossibilité de l’esthétique, soit de confondre comme le fait Hegel les deux interro­ gations. L’erreur commune de ces philosophies de l’art est de penser — d’ailleurs obscurément — qu’elles sont aussi des esthétiques. La question esthétique est soumise à la question générale : mais on croit que répondant à celle-ci, on répond à celle-là. Or, ce n’est pas sur le plan de la phi­ losophie de l’art que l’on rencontrera l’esthé­ tique; ni sur celui de l’esthétique que l’on ren­ contrera la philosophie de l’art. On peut certes passer d’un problème à l’autre, non pas les résoudre du même point de vue. La philosophie de l’art égare l’esthétique, et l’esthétique égare la phi­ losophie de l’art.

IV

Tous ces systèmes se méfient de l’esthétique, puisqu’ils lui préfèrent une interrogation pourtant moins harcelante. Néanmoins, ils ne la disquali­ fient pas : plutôt choisissent-ils de ne penser à elle que distraitement. Ils l’abandonnent : mais elle ne les abandonne pas. Constamment, les juge­ ments, les préoccupations esthétiques intervien­ nent : et presque toujours pour embarrasser la description « positive » de l’art. Lorsque Kant déclare que le dessin est plus important que la couleur, le chant du rossignol plus beau que la voix humaine, que la poésie est l’art le plus élevé, qu’un jardin anglais est supérieur

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à un jardin à la française; lorsque Schopenhauer prononce que, si tout est beau, puisqu’il y a une Idée de chaque chose — comme le prouvent, par exemple, les sujets de la peinture hollandaise —, les choses sont cependant plus ou moins belles selon leur pouvoir de provoquer la contemplation objective; lorsque Croce affirme que « le problème actuel de l’esthétique est la restauration et la défense du classicisme contre le romantisme »; lorsque Bergson écrit, après avoir défini le senti­ ment esthétique, que « le mérite d’une œuvre d'art ne se mesure pas tant à la puissance avec laquelle le sentiment suggéré s’empare de nous qu’à la richesse de ce sentiment lui-même », que font-ils, sinon exprimer leurs préférences? Or, ou bien ces préférences, accordées au système, en sont réellement déduites : et l’esthétique, simple déduction de la philosophie de l’art, souffre d’une sujétion inacceptable. Ou bien, elles lui sont exté­ rieures : mais l’effort pour accorder en dépit de tout le jugement au système montre bien que ni l’un ni l’autre ne profitent d’une telle confusion. Que Hegel intitule son livre : Vorlesungen über die Æsthetik, peu importe : il pourrait garder le mot sans garder la chose. Mais il est clair que le jugement se mêle constamment à la description de l’historien et aux définitions du philosophe. Les pages sur la peinture hollandaise, par exemple, sont d’un critique d'art : si étroit est le contact avec le tableau que, les lisant, nous ne songeons pas plus à la théorie que devant les pages de Bau­ delaire sur Delacroix ou de Fromentin sur Rem­ brandt. Dans la conscience que Hegel prend de l’art en général veillent constamment les chefsd’œuvre : Phidias, Homère, Shakespeare, Raphaël. Lorsqu’il déclare que « n’avoir aucune manière est la seule grande manière », que c’est « la haute vitalité que nous reconnaissons dans l’œuvre de

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Phidias qui caractérise les grands artistes », lors­ qu’il désigne le passé, l’âge mythologique, comme le terrain le plus favorable à la création, lorsqu’il prononce que l’âge classique est le moment culmi­ nant de l’art et qu'il écrit à propos de la sculpture grecque que « rien de plus beau ne s'est vu et ne se verra », lorsqu’il désigne la poésie comme l’art suprême et le drame comme le plus haut moment de la poésie, il se réfère à une esthétique, il juge. Et la vision égalitaire de l’histoire et de la philo­ sophie de l’art recule devant une vision impérieu­ sement hiérarchique : celle des pléiades et de l’âge d’or. Mais sur quoi se fonde le sentiment des pléiades? Et sur quoi celui de l’âge d’or? Ou bien sur des préférences auxquelles le système tentera de se plier, ou bien sur le système lui-même : chaque fois qu’elle ne lui sera pas sacrifiée, l’esthétique limitera et faussera la philosophie de l’art. Que l’esthétique hégélienne soit celle de la pré­ férence ou du préjugé, peu importe : la primauté de l’art grec la gouverne comme elle gouverne celle de Mengs ou de Winckelmann. A la diffé­ rence de Winckelmann, Hegel reconnaît le nonclassique : mais ne rompt pas avec le classique pour autant. L’art symbolique n’est certes pas pour Hegel une monstruosité barbare, ni l’art romantique une décadence (et, dans les perspec­ tives d’une vision aussi profondément historique, il n’est pas question d’une esthétique de l’imita­ tion). Hegel comprend et aime la statuaire égyp­ tienne comme la musique romantique. Cependant, la première lui apparaît comme un effort vers une perfection non encore atteinte, l’autre comme une dissolution grandiose sans doute, mais comme une dissolution. Ainsi, la préférence esthétique ordonne au profit de l’art grec (« rien de plus beau ne s’est vu et ne se verra ») une histoire qui ne

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devrait avoir d’autre ordre qu’elle-même et, au profit du drame, une description des genres qui ne devrait avoir d’autre loi que leur définition. Mais cette préférence, Hegel veut la lier à son système. Dès lors, la hiérarchie esthétique appa­ raîtra comme une conséquence logique de la défi­ nition métaphysique. La définition positive de l’art en tant que « manifestation sensible de l'idée » fera fonction de critère appréciatif. Les plus hautes œuvres, les plus hauts moments de l’art sont ceux où l’art apparaît pleinement dans sa double nature de forme sensible et d’expression idéale et où le rapport entre la Forme et l’idée sera le plus étroit. D’où la suprématie de l’art classique sur l’art symbolique qui penche du côté de la forme, et sur l’art moderne qui penche du côté de l’idée. L’œuvre la plus belle est à la fois la plus sensible et la plus expressive, et elle est celle qui réduit l’expression et la forme à la plus parfaite identité. Le même critère, qui donne la clef de la hiérarchie histo­ rique, décide de la hiérarchie des genres. Un genre artistique est d’autant plus élevé qu’il exprime une réalité plus haute dans une forme plus par­ faite. L'architecture, expression des idées élémen­ taires qui se font jour à travers la matière, est inférieure à la sculpture, expression de l’orga­ nisme humain, qui est elle-même inférieure à la peinture, expression statique de la vie intérieure, laquelle est à son tour inférieure à la musique, expression dynamique de la vie intérieure, et la musique est à son tour inférieure à la poésie, pleine manifestation de l’esprit. Et le drame, entre tous les genres qui relèvent de la poésie, est le plus élevé puisqu’il exprime l’action. Or, « ce que l’homme est dans la partie la plus intime de son existence se réalise seulement dans ses actes, et l'action, étant d’une nature spirituelle obtient seulement dans l’expression propre à l’esprit sa

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plus grande clarté et sa plus haute détermina­ tion ». Les préférences esthétiques que l’on peut sur­ prendre chez Kant n’ont pas une autre origine. La hiérarchie kantienne des arts est une hiérarchie selon leur intérêt intellectuel, c’est-à-dire selon leur signification métaphysique. La poésie, qui traite la nature « comme un schème du suprasensible », est au sommet, en raison de cette « plé­ nitude de pensées » qui est en elle, « à quoi aucune expression du langage n’est complètement adé­ quate ». La musique, qui est une jouissance plus qu’une culture, est inférieure aux arts figuratifs; et le dessin est plus important que la couleur, parce qu’il a une plus grande valeur intellectuelle. — Kant ne cite dans sa Critique que quelques vers du roi de Prusse, et il semble ne connaître d’autre musique que le chant du rossignol, d’autre exemple de sublime qu’un orage en montagne. Mais on sent qu’il préfère Raphaël à Titien, qu’il eût préféré Ingres à Delacroix, Bach à Debussy, Faust à Hamlet. Et pour Schopenhauer, comme pour le jeune Nietzsche de la Naissance de la Tragédie, si la musique est le premier des arts, c’est qu'elle est la révélation la plus directe de la chose en soi. Schopenhauer eût opposé Wagner à Debussy exac­ tement pour les mêmes raisons qui eussent poussé Kant à lui préférer Bach.

Partout où l’Esthétique apparaît comme une déduction de la philosophie ou de la science de l’art, le jugement d’appréciation se règle sur la conformité de l’œuvre à l’essence de l’art ou du genre. Une œuvre est d’autant plus valable qu’elle réalise plus complètement l’essence de l’art. S’il est vrai que l’art peut être défini comme expres­ sion de l’idée, du sentiment, du social, l’œuvre la

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meilleure sera la plus expressive — de l’idée, du sentiment, du social; le témoignage historique le plus pénétrant et le plus complet (Balzac pour Marx, Tolstoï pour Lénine), le message métaphy­ sique le plus profond (Wagner pour le premier Nietzsche), la suggestion sentimentale la plus aiguë (Debussy et Monet pour Proust, Proust pour Bergson). Ce qui semble aller de soi. Mais plus large est la place du jugement, plus sa contradiction avec la philosophie de l’art devient manifeste. Comme s’il était impossible de passer d'une définition générale à des jugements particuliers. * Cette tension entre l’esthétique et la philosophie de l’art n’est guère perceptible chez Kant ou chez Schopenhauer, puisqu’ils ne citent presque jamais une œuvre ou un nom d’artiste. Mais elle est éclatante chez Hegel. Qu’il parle avec une délectation visible et une compréhension souveraine de tel peintre hollan­ dais qu’il ne nomme pas, mais que nous pouvons imaginer être Vermeer, passe encore. Hegel nous répondrait qu’il admire, mais ne préfère pas : Apelle était un plus grand peintre. Mais, entre le système général et la prédilection pour l’art grec, la contradiction est sensible. « L’excellence de l’art, précise Hegel, dépend du degré de péné­ tration intime et d’unité dans lequel l’idée et la Forme apparaissent faites l’une pour l’autre. » Ainsi donc, l’art est à la fois forme sensible, expression intelligible et rapport de ces deux élé­ ments. Et si, à un art portant à la fois tous ces éléments (forme, contenu et leur rapport) à leur point de perfection s’opposait seul un art qui les étreindrait faiblement l’un et l’autre; si les choses

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se passaient de telle sorte que, ces éléments étant inséparables, qui manque l’un dût nécessairement manquer l’autre, alors, le principe du jugement n’aurait pas à être cherché en dehors de la défi­ nition même de l’art. Mais ce que nous révèle Hegel, c’est justement qu’il n’existe pas d’art de la totalité, que l’art, quel qu’il soit, n’est jamais que l’un de ses styles, l’une de ses époques. Cependant, un ordre de préférences peut s’in­ troduire sans contradiction dans un système comme celui de Hegel, puisqu’il s’agit d'une histoire dialectique. L'historicité n’aboutit pas (comme chez Spengler ou chez Worringer) à l’équivalence des styles : plus qu’une succession de volontés artistiques, il y a, pour Hegel, un progrès du pou­ voir. Que l’art classique soit un progrès par rapport à l’art symbolique, il n’y a rien, dans cette hié­ rarchie, qui contredise à la définition philosophique de l’art. Mais la supériorité de l’art classique sur l’art romantique ne va nullement de soi. L’art classique l’emporte sur l’art symbolique à la fois par la perfection formelle, la profondeur et l’unité; mais l’art romantique n’est-il pas mé­ taphysiquement le moment le plus élevé, puis­ qu’il appartient au plus haut instant de l’esprit — cet instant où « l’esprit doit abandonner son accord avec le monde sensible pour se retirer en lui-même et trouver sa véritable harmonie au sein de sa nature intime », réalisant ainsi sa propre essence, « la conformité de lui-même avec lui-même, l’unité de son idée et de sa réalisation »? Mais l’art grec est esthétiquement supérieur, parce qu’il est celui où la forme sensible règne dans toute sa splendeur, parce qu’il est vraiment le moment de l’art : la coïncidence de l’esprit avec lui-même, dans l’art romantique, signifie que le moment de l’art est dépassé, que l’art se dirige inexorablement vers son au-delà, vers sa mort. Ce qui veut dire

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que Hegel, dans son appréciation esthétique, ne met pas sur le même plan les deux éléments que la définition philosophique, elle, associe dans une parfaite égalité : la Forme et l’idée. Philosophe de l’art, Hegel exige l’idée autant que la Forme. Amateur d’art, la beauté de la forme sensible lui importe plus que la pleine réalisation de l’esprit. La prédilection de Hegel pour le drame, par contre, est accordée aux perspectives générales du système : elle se justifie par ceci que le drame nous livre la connaissance de l’homme la plus complète — et une connaissance d’ordre spirituel. (« Ce que l’homme est dans la partie la plus intime de son existence se réalise seulement dans ses actes, et l’action, étant d’une nature spirituelle, obtient seu­ lement dans l’expression propre à l’esprit sa plus grande clarté et sa plus haute détermination. ») Le sentiment esthétique qui pousse Hegel à pré­ férer le moment grec de l’art à son moment roman­ tique eût dû l’incliner à voir dans la plastique un genre plus élevé que le drame; les considéra­ tions philosophiques qui le font opter pour le drame eussent dû le faire opter pour le moment romantique de l’art. Toutes proportions gardées, le cas de Taine reproduit celui de Hegel. D’un bout à l'autre de sa Philosophie de l’Art, ses préférences se manifes­ tent : et il va même jusqu’à préciser les règles du jugement d’appréciation. Mais ces règles, que Taine prétend fonder sur son système, jouent très sou­ vent en dehors de lui et contre lui. Alors que Taine professe que l’œuvre d’art, dans son essence, est le produit et le reflet des conditions de temps, de race et de lieu, alors qu’il veut et croit déduire d’une telle théorie du conditionnement des juge­ ments esthétiques, on voit souvent que sa préfé­ rence secrète le porte vers les œuvres les plus libres, les moins conditionnées, les moins révélatrices de

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leur temps. Van Ostade n’est-il pas plus expressif que Rembrandt, en qui Taine salue le maître sou­ verain, le visionnaire retranché de tous? Taine met l’épopée au-dessus du drame : Homère, les Niebelungen, la Chanson de Roland, Corneille audessus de Racine, de Shakespeare ou de Balzac. Et pourtant n’y a-t-il pas plus d’exactitude chez ceux-ci que' chez ceux-là? Don Quichotte est un plus grand livre que L'Astrée. Certes! Mais appar­ tient-il à une théorie sociologique de prononcer un tel jugement? Les règles du jugement que Taine propose (convergence des effets, degré d’impor­ tance, bienfaisance des caractères...) sont exté­ rieures au système philosophique de l’art, et sou­ vent même en contradiction avec lui. *

Par le mouvement de leur logique théorique, toutes les philosophies de l’art, au xixe siècle, tendent vers une apologie du contemporain. Car s’il est vrai que l’art est conscience — conscience de la chose en soi, de l’histoire, de la société, du moi profond —, il devient évident que cette con­ science ne peut que s’approfondir : l’art participe du progrès de la science. Pour être conséquents avec eux-mêmes, Hegel, Taine ou Marx devraient voir dans l’art de leur temps la forme suprême de la création artistique — associer l’activité de l’artiste à ce mythe du progrès et à cette justi­ fication de l’histoire qui est au fond de leur pensée commune. (La révolution russe à ses débuts, dési­ gnant l’art abstrait comme art officiel du régime, était aussi logique avec elle-même que Nietzsche soumettant l’art moderne aux troubles lueurs de sa philosophie de la décadence; et il est naturel que Trotsky proteste lorsqu’il entend dire, devant André Breton qui le rapporte, que le dessin n’a

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fait que péricliter depuis l’époque des cavernes.) Mais en chacun d’eux sommeille encore quelque chose de l’esprit de Winckelmann : ni Hegel, ni Taine, ni Marx ne songent à mettre en doute la suprématie de l’art grec. Il est évident que la sculpture grecque n’est pas plus expressive de son temps que la statuaire égyptienne : la définition sociologique de l'art confond toutes les œuvres dans la même fonction d’expression.* Mais il est entendu que la sculpture grecque est le sommet de l’art. « Rien de plus beau ne s’est vu et ne se verra » : si l’art roman­ tique est lié à un approfondissement de la con­ science, cet approfondissement porte en lui-même le déclin de la forme, la Grèce domine l’histoire de l’art parce qu’elle fut « le moment de l’art ». Pour Taine, la supériorité de l’art grec reflète celle du monde grec : la civilisation grecque elle-même était une œuvre d’art, la plus belle qui fut jamais. Marx lui aussi s’en tire comme il peut. Il va sans dire que le monde contemporain est à ses yeux infiniment plus riche, plus développé, plus captivant que la société athénienne du ve siècle : la justification de sa préférence esthétique sera donc à l’opposé de celle de Taine, toute proche de celle de Hegel. Si l’art le plus élevé peut naître d’une société encore rudimentaire, si le progrès de l’art ne dépend pas de celui de la société, il faut admettre que dans l’art « des périodes de floraison déterminées ne sont aucunement en rap­ port avec le développement général de la société ». De même que, pour Hegel, l’âge d’or de l’artiste est celui de la mythologie, l’art apparaît à Marx comme une compensation de la faiblesse humaine : le terrain lui est d'autant plus favorable que la société est moins évoluée. (La société qui aura résolu ses problèmes pourra rejeter tout opium...) « Toute mythologie dompte, domine et façonne

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les forces de la nature dans l’imagination et par l’imagination. Elle disparaît donc quand ces forces sont réellement dominées. Que devient Fama au­ près de Printing House Square?... Qu’est-ce que Vulcain auprès de Roberts & C°, Jupiter auprès du paratonnerre et Hermès en face du Crédit Mobilier?... En aucun cas, l’art grec ne pouvait naître dans un développement social qui exclut tout rapport mythologique avec la nature, tout rapport producteur de mythologie avec elle... » Simplement : Marx eût dû préférer Courbet à Phidias, Zola à Shakespeare. Mais il préfère Phidias et Shakespeare. Et nous savons également, par le témoignage de Kroupskaïa, que Lénine aimait les chansons de Montéhus et Les Châtiments, et qu’il préférait Gorki à Dickens. Mais aussi qu’il pré­ férait Pouchkine (ou Tchekov) à Maïakovsky, et qu’il ne connaissait rien de plus beau que L'Afipassionata. « Quant à l’art du passé en général, dit Lounatcharski, Vladimir Ilitch l’estimait beau­ coup. » Heureuses contradictions, qui valent infi­ niment mieux que la stricte logique des disciples (car même si l’on préfère un art vivant à un beau musée endormi, le musée vaut mieux que le néant!) : mais qui n’en demeurent pas moins des contradictions. « La beauté d’une œuvre plastique est avant tout plastique », remarque Taine comme en pas­ sant. C’est avouer qu’il a parlé pour ne rien dire.

* Mais cette contradiction du jugement et de la théorie demeure stérile : elle ne libère nullement l’esthétique de la philosophie de l’art. Pour l’es­ sentiel, il reste vrai que les grands systèmes du xixe siècle abandonnent l’esthétique pour la phi­ losophie de l’art, c’est-à-dire : aboutissent à la

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définition de l’essence que toutes les œuvres d’art ont en commun, et non point à la détermination d’une valeur, d’une efficacité particulière à cer­ taines d’entre elles. Sans doute reste-t-il encore à affranchir la philosophie de l’art des ultimes sursauts de la préférence esthétique, à fonder une science de l’art purement positive : bientôt les théoriciens de la Kunstwissenschaft vont s’y em­ ployer. Car, bien entendu, la persistance du juge­ ment risque de paralyser ou de dévier la recherche positive : sa prédilection pour l’art grec gêne Hegel dans sa description de l’art moderne et de l’art symbolique, la hiérarchie s’oppose au sentiment de la spécificité. Mais la philosophie de l’art menace beaucoup plus profondément l’esthétique que cel­ le-ci la philosophie de l’art. La recherche esthé­ tique — la recherche de la valeur — se trouve constamment éludée et refoulée par le mouvement d'une autre recherche. Par ailleurs — et c’est là le plus grave — cette recherche qui l’exclut se présente en même temps comme recherche esthé­ tique, si bien que l’esthétique rencontre, avec son échec même, l'impossibilité d’y remédier. Dire de l’œuvre d'art qu’elle est le produit de la sexualité, de la race, de la société, de l’instinct biologique; qu’elle exprime les idées platoniciennes ou le mouvant, les archétypes de l’esprit ou les profondeurs du moi, l’intelligible ou l’affectivité, c’est donner de l’art une définition générale qui ne tient aucun compte de la hiérarchie qui s’établit parmi les œuvres au niveau du jugement. Psycho­ logiques, métaphysiques, historiques, sociologiques, les systèmes traditionnels s’attaquent au problème de la nature, non au problème de la valeur, s’inter­ rogent sur l’être d’art, non sur la valeur d’art. Mais cet abandon de l’esthétique ne s’accompagne pas de la lucidité indispensable. On veut, on croit répondre au problème de la valeur, alors qu’on

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lui tourne le dos. La plupart des systèmes voient dans la définition générale et positive de l'art le principe de la hiérarchie des œuvres : une œuvre d’art serait d’autant plus belle qu’elle réa­ liserait davantage sa propre définition. C’est tout naturellement que les esthétiques de l’expression passent de l’être au devoir-être : la finalité est indiscernable de l’état. Si l’art est connaissance, « clair miroir de l’être du monde », il sera davantage lui-même en étant davantage connaissance, plus clair miroir... Mais les esthé­ tiques du conditionnement et les esthétiques psy­ chologiques passent presque aussi aisément du fait à la valeur. La causalité apparaît très vite comme une face de la finalité : si l’art est le pro­ duit de la lutte des classes ou du refoulement sexuel, son ambition ne peut pas être distincte de sa nature, il doit refléter la lutte des classes, la sexualité. Les psychologies de la contemplation conduisent éga­ lement vers une certaine conception de l’objet contemplé : si la contemplation est un émoi, c’est que l’œuvre même est émoi. Aussi est-il compréhen­ sible que ces systèmes se réclament de l’esthétique. Mais ils ont tort de s’en réclamer, puisqu’ils ne cessent de confondre le problème de la valeur avec celui de la nature. Ce n’est pas sur l’œuvre d’art elle-même qu’ils portent, mais sur son objet : métaphysiques, psychologiques, historiques, biolo­ giques, sociologiques, ces systèmes sont bien moins des conceptions de l’objet esthétique que des con­ ceptions de l’objet de cet objet. On nous dit avec quelles réalités l’œuvre d’art est en relation, quelle réalité la suscite, l'entoure, l’oriente. Mais qu’il s’agisse des conditions de l’art, de ses fins ou de ses modèles, il s’agit toujours non de l’art luimême, mais de ses environs. Conclure de ces envi­ rons à la qualité de l’œuvre, c’est conclure de la physionomie du modèle à la valeur de la photo-

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graphie : autant croire que l’on connaît un homme parce que l’on connaît ses parents, ses meubles ou ses voisins. Réfléchissant sur l’œuvre d’art, ces systèmes ne la considèrent pas en elle-même, dans l’espace sinon clos, du moins défini, où elle joue la partie de son efficacité. C’est toujours son horizon qui les sollicite : les conditions qui la produisent — l’his­ toire, la société, la culture, la race, le milieu, l’époque, la sexualité, les instincts —, les consé­ quences morales qu’elle suscite (est-elle bienfai­ sante, demande Taine; exaltante, interroge Nietz­ sche; engagée, questionne Sartre ; décente, édifiante, libératrice?), la réalité qui l’inspire (les oiseaux viendront-ils picorer les raisins de Zeuxis, et une grappe de raisins vaut-elle un dieu? l’œuvre nous fait-elle avancer dans la connaissance du réel, du moi, du sur-réel?), les remous qu’elle provoque (fait-elle battre notre cœur, gouverne-t-elle nos rêves?), etc. Mais la qualité d’une œuvre ne dépend pas plus des conditions qui la produisent que de son efficacité morale ou psychologique, ou de sa soumission à telle ou telle expérience. Les esthé­ tiques de la signification et de l’efficacité ne vont pas beaucoup plus loin que les esthétiques du condi­ tionnement. On ne juge pas de la beauté du fils sur le visage du père,: et la beauté du regard ne dépend pas plus de l’objet qu’il contemple que celle du geste de l’objet qu’il saisit.

v A cette étrange distraction, à cette curieuse méprise (qui substitue un objet à un autre, si bien que l’on ne sait plus celui que l’on regarde), il y a une raison assez simple. L’esthétique du

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contenu, c’est l’esthétique du non-artiste. Et c’est le langage le plus répandu. Un langage que l’artiste parle parfois lui-même. Car ce qui caractérise l’artiste, c’est la valeur de ce qu’il fait, non la valeur de ce qu’il dit. Créateur, il ignore fort bien ce que les autres disent; théo­ ricien, il est infiniment moins libre du langage parlé autour de lui. Ce que pensent de leur art Poussin et Monet, Hugo et Balzac rejoint quel­ quefois une image banale de l’art plus que leur art lui-même. Quant au public... Quant au public, il faut bien reconnaître que la sensibilité à l’élément spécifique des arts n’est nullement en raison de l’intérêt porté à l’art luimême. L’indifférence à l’art est apssi rare que la sensibilité à son véritable langage. La plupart des théoriciens et la plupart des spectateurs voient dans l’art le moyen d’exprimer, de révéler, d’at­ teindre des réalités extérieures à lui-même, et qui les passionnent en dehors de l’art. Le sérieux de l’art (que les philosophes se préoccupent tant d’éta­ blir) vient du sérieux de ces réalités, non de l’art lui-même. Ecriture, langage, l’art l’est au sens de l’écriture et du langage ordinaires, qui ne servent qu’à communiquer. Un penseur, par définition, est un homme que certaines réalités préoccupent (l’absolu, la lutte des classes, l’instinct sexuel) : il n’est pas, par définition, un homme que l’art passionne. Dans chaque système philosophique l’art apparaît comme un moyen subordonné : soumis à la valeur particulière qui a imposé sa souveraineté. L’esthétique du grand public rejoint l’esthétique du philosophe. La distance qui les sépare est celle de la pensée précise à l’expérience confuse, pas davantage. Les visiteurs du dimanche qui admi­ rent les portraits de Velasquez parce qu’ils « sor­ tent de leurs cadres », se retiennent de toucher les

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étoffes de Véronèse et s’exclament devant les nus de Renoir parce qu’ils aimeraient coucher avec des femmes leur ressemblant; les mélomanes recon­ naissants au Beethoven de L’Hymne à la Joie des généreux sentiments qui gonflent leur poitrine; les adolescents de sous-préfecture qui aiment Ver­ laine parce qu’il épouse leur rêverie et les adoles­ centes qui aiment Francis Jammes parce qu’il les rapproche du jeune' homme qui rêve d’elles; l’honnête militant qui honore les poèmes politiques d’Eluard et les romans d’Aragon sous le signe de la bonne propagande, et le vertueux directeur de Bibliothèque Rose qui décide que ce livre peut être mis entre toutes les mains; ceux qui regardent les catalogues avant de regarder les tableaux et accor­ dent aux Crucifixions et aux Naissances de Vénus un crédit qu'ils refusent aux Repas de Paysans et aux Bœufs écorchés; ceux qui demandent à une œuvre qu’elle les « fasse penser » s’accordent, en dépit de leur naïveté, à la subtilité du critique d’art qui parle de la spiritualité du Vinci et des révélations cosmiques de Breughel, considère Ucello comme un métaphysicien et Piero di Cosimo comme un psychanalyste, à celle du critique litté­ raire qui voit en Shakespeare un philosophe, en Balzac un profond connaisseur de la société et de l’homme, et à celle du théoricien qui traite la poésie comme une approche de l’absolu et le roman comme une connaissance du temps... Qu’elle soit celle du philosophe, qui soumet toutes les activités humaines à sa passion de la connaissance, ou celle du spectateur naïf, qui n’ima­ gine pas que l’art puisse parler d’autre chose que des émotions de sa vie, l’esthétique du contenu est toujours une esthétique de la désincarnation. Ce qui est la chair et le sang de l’œuvre d’art, irré­ médiablement lui échappe. Si l’art est son contenu, on ne peut voir dans la forme particulière qu’il

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lui impose qu’une déformation : l’art devient, entre l’esprit et le réel, un intermédiaire inutile — et la prophétie de Hegel va de soi. Si l’art est son con­ tenu, tous les arts ont le même modèle — qui est le réel —, et la différence entre les arts ne se fonde plus que sur des aspects superficiels et secondaires. Il est étrange que de grands artistes aient partagé avec des philosophes (Bergson) l’illusion de la réversibilité des arts, l’illusion selon laquelle le poème rejoint la musique, le tableau le poème parce qu’ils partent d’une même réalité qu’ils traduisent en langages différents, mais conver­ tibles. « Tout peut se transposer et un univers seulement audible pourrait être aussi varié que l’autre », écrit Proust : et il compare l’art à la lumière blanche dont la décomposition par le prisme donne les couleurs. Tous les arts, affirme naïvement Rodin, « expriment les sentiments de l'âme humaine en face de la nature. Il n'y a que les moyens d'expression qui varient ». Et Nietzsche qui, lui, ne s’y trompait pas (« Ce siècle où les arts comprennent que l’un d’eux peut produire les effets des autres est peut-être la ruine des arts ») rapporte le mot d’Ingres à ses élèves de Rome : « Si je pouvais vous rendre musiciens, vous y gagneriez comme peintres. » Cependant, il n’y a là rien qu’un mirage de l’Inhaltsscesthetik : de l’esthétique du non-artiste. Juger le poème comme s’il était une mélodie, la peinture comme si elle était un poème... appartient aux perspectives de la « désincarnation ». Que la grande poésie ne renvoie qu’à la poésie, que la vraie peinture n'évo­ que que la peinture, que la vraie musique n’ap­ pelle que la musique, c’est l'évidence. Gautier et Hérédia renvoient à la peinture, non Baude­ laire; Anna de Noailles à la musique, non Mallarmé. Et ce n’est pas Cézanne qui fait songer à la poésie, c'est Gustave Moreau ou Puvis de Chavannes.

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Extérieure à l’art, l’esthétique du contenu l’est inévitablement à ce qui fonde sa qualité : ce n’est pas son rapport au réel qui juge une œuvre, ni son rapport à la pensée, ni son rapport à l’état d’âme du spectateur. Qui est avant tout sensible au contenu, ou à l’efficacité psychologique de l’art, peut fort bien ne pas s’apercevoir de la substitu­ tion d’une copie à l’œuvre véritable : la différence de l’authentique et du faux, de la médiocrité et du génie n’appartient pas à son horizon. Bien plus : les œuvres médiocres se soumettent plus volon­ tiers que les autres à une semblable vision. Les portraits de Bonnat eux aussi sortent de leurs cadres, les étoffes de Carolus Duran tentent la main plus encore que celles de Véronèse, et les nus de Domergue valent ceux de Renoir comme illus­ trations de Paris-plaisir : les mauvais peintres ont un faible pour les grands sujets. Beethoven n’avait pas pardonné à Gœthe d'avoir eu des larmes aux yeux en l’écoutant jouer pour lui à Tepliz : Massenet y aurait vu la confirmation de son talent. L'Einfühlung ne s’applique guère aux poèmes de Mallarmé : mais s’applique à mer­ veille à « Je t’ai donné mon cœur ». Il va sans dire que l’analyse tainienne ou marxiste peut avoir intérêt à choisir ses exemples parmi les œuvres de second ordre. Le dernier des petits maîtres hollandais est plus représentatif que Rembrandt; le Que faire? de Tchernychevsky est un plus fidèle « miroir de la révolution russe » que Guerre et Paix. Fougeron est plus rassurant que Picasso et Staline donnant ses ordres aux maréchaux sovié­ tiques plus rassurant encore que les Femmes au Marché de Fougeron. Toutes les œuvres peuvent s’interpréter dans les perspectives du conditionnement ou de la psy­ chanalyse, dans leur rapport avec la réalité et dans leurs significations. Chaque œuvre dit quelque

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chose et suscite en nous bien des échos. Et cela n’est nullement étranger à la réalité de l’œuvre, ni même à sa valeur. Mais rien de tout cela ne cons­ titue la valeur de l’œuvre de façon décisive. Et plus une œuvre insiste sur son contenu, le met en évidence, moins elle est authentique : une œuvre d’art s’annule dans la mesure où elle tend à se réduire à son contenu. Il y a un contenu de l’art, mais l’art n’est pas son contenu.

« On est artiste, dit Nietzsche, à la condition de sentir comme un contenu, comme la chose elle-même, ce que les non-artistes appellent la forme. »

CHAPITRE VII

L’ESTHÉTIQUE ET L’ANALYSE DES FORMES

« On est artiste, dit Nietzsche, à la condition de sentir comme un contenu, comme la chose ellemême, ce que les non-artistes appellent la forme. » A Victor Hugo, affirmant après tant d’autres que « la poésie n’est pas dans la forme des idées, mais dans les idées elles-mêmes 1 », Mallarmé ré­ pondra bientôt que la poésie n’est pas faite avec des idées, mais avec des mots. Et à la phrase célèbre de Poussin (« La peinture est l’imitation faite avec lignes et couleurs de tout ce qui se voit dessous le soleil »), un peintre opposera, vers la fin du xixe siècle, qu’un tableau est « une surface plane couverte de couleurs en un certain ordre assemblées ». La réflexion sur l’art, orientée par l’art classique vers la métaphysique et par le romantisme et le réalisme vers la psychologie et la sociologie, va s’inquiéter de l’analyse des formes. A tous les aspects de l’expressionnisme, le formalisme s’op­ posera de plus en plus fortement. *

La transformation de l’art lui-même appelle une interprétation nouvelle de l’œuvre. Si l’esthéi. Préface aux « Odes et Ballades ».

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tique du contenu est une illusion de l’esprit philo­ sophique, il faut reconnaître que le classicisme et le romantisme la suggèrent naturellement. Bien entendu, le classicisme est avant tout ce moment de la forme que Hegel a vu en lui. Mais comme les formes de l’art classique sont en même temps celles de la réalité (les proportions du corps humain sont aussi les canons de la statuaire grecque, le développement des passions humaines est aussi la loi de la tragédie), la forme risque d’être effacée par la vérité qu’elle révèle : que le beau soit la splendeur du vrai dispense d’interroger le beau de plus près... Et, du romantisme au sym­ bolisme, le mouvement essentiel de l’art consiste à rejoindre une intériorité qui est un crépuscule des formes : Verlaine peut bien haïr Hugo et Lamartine, ses « au-delà troublants d’âme » pro­ longent l’épanchement pathétique d’une poésie qui recherche « ce qu’il y a d’intime dans tout ». Une fois consommée la rupture entre l’art et les formes du réel, une fois apaisée la vague de la sub­ jectivité romantique, — au-delà du réel désen­ chanté où piétine le naturalisme et des joyaux équivoques dont les derniers symbolistes peuplent une âme exténuée, que reste-t-il? Un art enfin face à face avec lui-même, obtenant de son langage propre les formes neuves de sa création. Il n’est pas aisé de définir ce que l’art moderne entend par forme, et il serait faux de ne voir en lui que cette volonté de formes pures, conquises sur les moyens spécifiques de l’expression. Le roman­ tisme n’en finit pas de mourir : n’acceptera jamais de mourir tout à fait. Plus d’un poète demeure celui qui a des sanglots et des cris dans la gorge (« moins le poète que l’homme même »). La cohorte des « Grandes-Têtes-Molles », les tenants de «l’horriblement fadasse poésie subjective », ceux qui ont refusé leur « disparition élocutoire » et maintenu

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« la direction personnelle enthousiaste de la phrase » ne sont ni rares ni insignifiants : ils s’appellent Verlaine, Jammes, Milosz, Supervielle, parfois Rimbaud lui-même, souvent Apollinaire, souvent Eluard, Rilke, Lorca. Van Gogh n’est pas le seul qu’obsède le désir « d’exprimer les terribles pas­ sions humaines », ni Klee le seul que hante la relation de chaque chose avec les « puissances du destin ». De la joie de vivre qui flambe dans l’air tremblant, les eaux miroitantes, les feuillages fleuris de jupes et de canotiers de l’impressionnisme aux villes endormies de Chirico et aux forêts pul­ vérulentes de Max Ernst, des oriflammes solaires du carnaval d’Ensor au lyrisme hiéroglyphique de Klee, des limbes de Redon à celles de Tanguy, du pathétique de Rouault aux rêves folkloriques de Chagall, du Christ jaune au Nu descendant un escalier, toute une peinture moderne, incessam­ ment renouvelée devant nous, cherche à prendre au piège des formes les joies et les cauchemars, les rêves et les illuminations de l’esprit. Et, au-delà des formes, à l’extrême pointe de sa tentative, il arrive aussi que l’art moderne (et c’est là son aventure la plus étonnante, son expression-limite), dédaigneux de toute forme possible et irrémédia­ blement séparé du réel, s’enivre d’une puissance créatrice qui, survivant seule aux formes créées, ressemble à ce souffle de la destruction qui plane au-dessus des cités en ruines. Niées par le geste même qui les suscite, les formes s’effacent comme au passage d’un conquérant inexorable : plus rien ne subsiste, que l’odyssée grandiose d’un esprit qui contemple sa force dans les cendres incandes­ centes qu’il laisse après soi. Ce sacrifice de tous les possibles de l’art à la puissance qui les enfante, cette exigence et ce refus qui ne peuvent avoir pour objet dernier que le vide, cette terre brûlée du chef-d’œuvre inconnu, — c’est Kandinsky par-

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lant de « la désagrégation de l’objet peint par la peinture », Flaubert roulant son rocher de Sisyphe, Valéry se jouant par dédain des formes auxquelles il ne croit plus, et ce sont encore les métamorphoses de Picasso, la fuite de Rimbaud et la stérilité de Mallarmé, le ricanement de Jarry et la parodie de Lautréamont, la condamnation véhémente que le surréalisme prononce contre la littérature... Mais, entre la soumission des formes à leur fonc­ tion d’expression et leur effacement devant l’absolu, il demeure que l’expérience essentielle et comme centrale de l’art moderne va dans le sens d’une tentative de création formelle conquise sur les moyens spécifiques de chaque art. Toutes les œuvres représentatives de notre temps sont liées à cette tentative, sinon fondées sur elle. La volonté de faire de l’œuvre d’art un objet autonome ren­ contre souvent son contraire, et peut-être le sus­ cite : mais elle est toujours présente parmi nous, et c’est elle qui nous impose un style — le style qui ordonne à distance le chaos éclatant de nos contra­ dictoires libertés. Si Flaubert rêve d’écrire un livre sur rien, il rêve aussi de composer un roman qui « tienne par la force interne du style » : si Mallarmé prononçant le mot fleur cherche à saisir « l’absente de tous bouquets » et à endormir ainsi toute parole au creux du néant musicien, il est aussi — il est d’abord — le poète qui veut « céder l’initiative aux mots », fixer sur la page une indes­ tructible architecture verbale, et qui affirme que le monde est fait pour aboutir à un beau livre. En regard des fascinantes images qui nous rappel­ lent que l’art de notre temps a cherché son destin au-delà de lui-même, dans la métamorphose de la condition métaphysique et historique des hom­ mes, dans l’absolu, — en regard du reverbère où Nerval, dans la nuit blanche et noire, s’est pendu, du couteau sanglant de Van Gogh, du rocher de

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Guernesey, de la solitude d’Ethiopie, de la gare perdue d’Astapovo où Tolstoï est venu mourir, des fantômes nourris par tant de suicides et de dé­ mences, il y a le patient labeur de Croisset, Bau­ delaire méditant sur la Philosophie de la Compo­ sition, Joyce perdu tout un soir dans une rêverie qui n’a d’autre objet que de découvrir le mot qui terminera son livre, et ce sera le mot the, la chambre aux rideaux tirés ou Mallarmé, parmi les bibelots précieux qu’il ne voit pas, veille sous le vol silencieux des mots qu’il apprivoise. Images solidaires, subtilement fraternelles, non pas hétérogènes : saisir le lien entre la volonté de la pureté spécifique et le dépassement de l’art dans un sens qui l'aliène pour le soumettre à des puissances extérieures (la vie, la connaissance, l’action), ce serait sans doute saisir notre génie le plus secret. En tout cas, si cette volonté d’un art autonome conduit à autre chose, et peut-être à son contraire, c’est elle qui anime d’abord, qui anime essentiellement l'art de notre temps. De Baudelaire séparant la poésie de ce qui n’est pas elle, de Mallarmé distinguant les deux usages de la parole, « brut et immédiat ici, là essentiel », à Breton invitant les mots à faire l’amour, l’his­ toire de la poésie moderne est tout entière celle de la substitution d’un langage de création à un langage d’expression — de l’avènement d’une poésie qui, ne se référant plus à une réalité toute faite — que cette réalité s'appelle le sentiment, la raison, l’anecdote ou le monde de la perception, — devient, en même temps que l’acte de la créa­ tion poétique d’un nouveau réel, l’acte de la créa­ tion poétique d’un nouveau langage : puisque le langage doit maintenant produire le monde qu’il ne peut plus exprimer. Et de Flaubert définissant chacun de ses romans par la couleur qui lui est propre à James opposant la logique de l’art et

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celle de la vie, à Joyce seulement attentif à « la disposition des mots dans la phrase », du symbo­ lisme de Kafka aux monologues intérieurs de Vir­ ginia Woolf et de Faulkner (combien moins psy­ chologiques que musicaux), le style moderne du roman apparaît comme une tentative pour faire de lui autre chose que l’image d’une réalité objec­ tive ou le reflet d’une vision intérieure : un cosmos particulier qui ne nous restitue le réel que parce qu’il s’en est libéré, une création du langage bien plus qu’une expression du monde. Avec une évidence et une continuité plus frap­ pantes encore, la peinture — de Cézanne aux abs­ traits en passant par les cubistes — s’engage dans la même voie : Cézanne s’avisant de « traiter la nature» par « les cônes, les cylindres et les sphères », Seurat proclamant (contre l’impressionnisme) que la peinture est « l’art de creuser une surface », Léger définissant le cubisme par « l’ordonnance simultanée des trois grandes quantités plastiques, les lignes, les formes et les couleurs », Juan Gris rêvant de « concrétiser ce qui est abstrait » accu­ lent enfin la peinture à être tout ce qu’elle peut être : une création de formes déduites des seuls moyens d’un langage. En même temps, l’horizontalisme musical s’oppose au verticafisme roman­ tique. A Wagner et à Debussy, à L’Or du Rhin et aux Jardins sous la Pluie, aux mythes et aux sensations poétiques, succèdent, avec les parodies d’Erik Satie, les architectures de Schœnberg, de Hindemith — et Stravinsky rappellera que « le phénomène de la musique nous est çlonn.é à la seule fin d’instituer un ordre dans les choses » et que « c’est précisément cet ordre qui, une fois atteint, produit en nous une émotion qui n'a rien de commun avec nos sensations courantes et nos impressions de la vie quotidienne ». — Du clas­ sicisme au romantisme, l’œuvre reçoit son ordre

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du réel, et les formes ne sont que des moyens d’exprimer, en le stylisant, cet ordre. L’œuvre moderne tire de son langage même toute la réalité qu’elle contient. Notre conscience historique de l’art elle-même se transforme. Cessant de se réduire à la tradition privilégiée dont le langage nous était seul acces­ sible, elle est amenée à voir dans les domaines hété­ rogènes qu’elle assemble bien moins des valeurs exprimées que des styles d’expression. Le syncré­ tisme de notre conscience esthétique réduit les arts irréductibles au seul élément qui leur soit commun : l’art lui-même. Le cortège des kouroi archaïques et des fétiches nègres fait des statues de Chartres de grandes formes de pierre, et non pas des expressions de la piété. Nous n’aimons pas plus Autun au nom du Christ que les basreliefs de Pharsale au nom de Déméter et Korè, que le masque du Gabon au nom de l’esprit du feu et de l’eau : mais au nom d’un langage de formes qui unit les pommes de Cézanne aux bisons d’Altamira, les rythmes de Claudel à ceux de YOrestie. Curieux de tout ce qui a été fait comme de tout ce qui se fait, notre âge a mis un terme à tout provincialisme — celui du temps et celui de l’es­ pace : Eliot se préoccupe de John Donne, et Joyce, au bas d’Ulysse, peut écrire Paris-Trieste-Zurich. Et nous sommes d’autant plus à l’aise devant un art qui n’est pas le nôtre que nous pouvons plus aisément le détacher de ce qu’il dit et le réduire à ce qu’il présente. Il n’est guère possible de séparer la transforma­ tion de notre art de la transformation de notre conscience esthétique. Mais la mutation de notre conscience artistique est également liée à la trans­ formation la plus générale de notre esprit. A une pensée systématique, soumettant toute chose à

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une perspective unique, tend à succéder une pensée technique, pluraliste, dispersée. La philosophie du xix« siècle est réductrice : et la pensée, dans son orientation scientifique elle-même, a souvent cédé aux tentations totalitaires (il suffit de songer à Marx, à Freud, à Durkheim). Mais le mot pascalien : ceci est d’un autre ordre est l’un des maîtresmots de notre temps. Nous avons découvert que la psychologie n’est ni une physiologie ni une logique, que la sociologie n’est pas une psycho­ logie, que l’action n’est pas une pensée, que le bien n’est pas une connaissance —, que la science n’est pas une métaphysique ou une théologie. — Et certes, le totalitarisme systématique est d’autant plus menaçant que, chassé de l’esprit, c’est dans l'action qu’il s’installe : il tente de reconquérir l’esprit de l’extérieur. Mais si l'avenir, par malheur, devait appartenir aux systèmes totalitaires, ce serait en dépit des découvertes de notre pensée et non point en leur nom... *

Aussi bien avons-nous découvert qu’il existe un ordre spécifique des œuvres. Un courant sans cesse plus important de la réflexion esthétique s’engage dans une analyse des formes considérées comme réalité essentielle de l’art. C'est déjà la position de Herbart opposant un formalisme abs­ trait à l’expressionnisme de YEinjühlung; celle de Fiedler, avec sa théorie de la « visualité pure » (l’œuvre se réduit à cette part d’elle-même qui peut être perçue; elle est « contemplation produc­ tive »; les lois de l'art sont celles de la conscience comme visualité) ; celle de Wœlfflin éclairant l’his­ toire de l’art à l’aide de schèmes formels antithé­ tiques; celle de Focillon proclamant : « Le contenu fondamental de la Forme est un contenu formel «... 6

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Seulement, si toutes ces tentatives relèvent du formalisme, toutes n’appartiennent pas à ce que nous avons appelé l’esthétique. Les schèmes de Fiedler et de Wœlfflin ne prétendent pas à une portée esthétique : ils relèvent d’une science posi­ tive de l’art conçue, cette fois, dans toute la rigueur de sa distinction. En revanche, d’autres analyses prétendent dégager les conditions formelles qui rendent compte de la valeur de l’œuvre d’art. L’esthétique de la forme commence au-delà de l’analyse cosmologique et de l’analyse histo­ rique : les formes que l’esthétique tente de sur­ prendre, étant celles des œuvres d’art valables, se situent sur un plan qui n'est ni celui des formes naturelles ni celui des formes artistiques en général. En conséquence, un système comme celui de M. Souriau ne peut pas être considéré légitimement comme une esthétique des formes 1. Car l’esthé­ tique à laquelle il se réfère se présente comme « la science de la forme dans son entière extension cosmologique ». Il y a forme dès qu’il se trouve « un élément de perception sensible et d’appréhen­ sion formelle », dès qu’une organisation sensible s’oppose à la matière (Stoff). Ainsi défini, le monde des formes dépasse infiniment celui de l’art : il ne fait qu’un avec ce monde de la percep­ tion où la Gesta.lt nous invite à voir, justement, une organisation perpétuelle. Mais, pour identifier ainsi l’esthétique à la science des formes percep­ tibles, il faudrait montrer qu’il n’y a pas de diffé­ rences capitales entre les formes de la nature et celles de l’art. Or, la forme artistique s’oppose à la forme natu­ relle aussi profondément que celle-ci s’oppose à l’informe. On ne peut guère suivre M. Souriau quand il écrit que la valeur de beauté, simple i. L’Avenir de l’Esthétique.

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accident psychique, s’attache à la forme artistique par surcroît, et qu’elle est une qualité inconsis­ tante, sans réalité, et telle qu’il ne peut y en avoir science. Réfutant le psychologisme, M. Souriau remarque très justement que l’artiste n’est pas celui qui a quelque chose à dire, mais celui qui a quelque chose à faire, que son but est l’œuvre et non l’impression qu’elle éveille en nous. ( Beetho­ ven n’a pas réalisé la Symphonie avec Chœur pour réaliser le sublime, mais pour réaliser la Sym­ phonie avec Chœur.) Mais de ce que l’origine de l’œuvre n’est pas plus dans l’état psychique de l’artiste que son but n’est dans l'état psychique du spectateur, il ne suit nullement que la valeur de la forme soit un vain et inscrutable fantôme mental. La valeur est le signe d’une qualité parti­ culière de la forme, et nous prévient qu'il est nécessaire d’interroger la forme sous l’angle de la valeur. La valeur est ce qui permet de faire le départ entre formes cosmologiques et formes artistiques. Et, aussi bien, entre formes artistiques efficaces et formes artistiques inefficaces. « Il est impossible et absurde de réserver le nom d’œuvre d’art seule­ ment à la production réussie de l’activité artis­ tique, écrit M. Souriau... Le travail artistique reste le même en son essence, soit qu’il soit réussi, soit qu’il soit manqué. » Sans doute. Cela prouve qu’une psychologie de la création artistique peut éluder le problème de la valeur : non point qu’une esthétique soit illégitime ou impossible. « Une dis­ tinction entre production réussie et non réussie aurait quelque chose de subjectif et d’arbitraire... Elle diviserait en deux les produits de l’art selon leur qualité inférieure ou supérieure à un niveau neutre (d’ailleurs établi comment?) et ne recon­ naîtrait l’art ainsi que partiellement. Les psycho­ logues qui ont fait sur l'art de l’enfant, les socio­

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logues qui ont fait sur l’art des primitifs d’intéres­ santes études ont toujours parfaitement senti qu’il fallait admettre... tous les produits... les plus impar­ faits étant souvent les plus instructifs. L’art de la sculpture englobe, aussi bien que les merveilles chryséléphantines, les informes xoana. Qui osera dire si l’homme qui les dégrossissait péniblement n’éprouvait pas le même enthousiasme et le même émoi qu’un Phidias enfantant les Olympiens? » On voit les confusions. La psychologie, la socio­ logie, l’étude technique des arts peuvent confondre les xoana et les « merveilles chryséléphantines ». Non l’esthétique. (Elle peut d’ailleurs préférer les xoana.)

* Voir dans la forme le secret, et le lieu même de l’efficacité de l’œuvre d’art, de sa valeur, implique que la notion ait été spécifiée par rapport à l’idée de forme naturelle. Dans la nature, il y a forme dès qu’il y a unité de perception : formes, le tas de pierres sur la route, la tache sur le mur, une suite de cris dans le silence. Mais la forme artis­ tique n’est pas l'unité pure et simple de perception : elle est une qualité, un ordre particulier de l’unité perçue. La forme artistique s’oppose à la forme naturelle comme une certaine forme à n’importe quelle forme. Et préciser l’idée de forme artistique engage à dépasser un vague formalisme dans le sens d’une esthétique du Rythme ou d’une esthé­ tique de la Structure.

La plus ancienne méditation esthétique est liée à l’idée de Rythme — et de Nombre. C’est l’exis­ tence d’un rythme qui sépare la forme naturelle sans spécification esthétique de la forme (natu­ relle ou artificielle) qui nous donne le sentiment

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de la beauté. Car les formes de la nature elles-mêmes peuvent émouvoir, surprendre, combler grâce à une organisation rythmique qui suggère l'idée d’une mathématique secrète. Proportions du corps humain, espacement des arbres dans la forêt, dis­ position symétrique de la fleur, de la plante, cris­ tallisations — givre, rose des sables : le premier éveil de notre sensibilité esthétique vient sans doute du rythme de certaines formes naturelles. Certes, il y a la jungle derrière la pagode, la forêt derrière le temple, le lotus derrière la colonne égyptienne. Et l’art grec tout entier semble un effort pour délivrer du chaos qui le paralyse le puissant et secret géomètre qui n’a pas pu donner sa vraie forme au réel : le rêve d’Euclide, Praxi­ tèle l’accomplit. Le secret de l'art grec et de l’art d’Occident ne repose-t-il pas sur quelques rapports numériques, quelques rythmes? Transmise comme un talisman invincible, l’àvaXoyla de Platon devient la symetria de Vitruve, et la commodulalio pour ses commen­ tateurs de la Renaissance : Luca Pacioli, moine bolonais du xvie siècle, en un traité qu’illustre l’un de ses amis (Léonard de Vinci), la nomme « divine proportion ». Le Nombre d’Or régit la nature dans ce qu’elle offre déjà d’organisation rythmique : on le retrouve dans les éléments d’une pousse de marronnier, dans la courbe de crois­ sance des êtres, dans les proportions organiques, dans la main, dans la feuille, dans le cristal. Tant il est vrai que la beauté n’a pas d’autres voies et que, sous les apparences les plus contradictoires, toute construction valable recourt aux mêmes moyens, le rythme est l’unité secrète du temple grec et de l’église romane, de la fresque renaissante et de la toile cubiste : les canons de la statuaire grecque rejoignent la section d’or des peintres modernes à travers les tracés régulateurs de l’art

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médiéval. Lorsque Fechner étudie les réactions esthétiques élémentaires, il découvre la présence du nombre d’or dans les formes qui plaisent spon­ tanément : c’est à lui que tel rectangle doit d'être plus « heureux » que tel autre. Et c’est au même nombre, à la même organisation rythmique, que doivent leur réussite les formes les plus complexes et les plus diverses, qu’elles soient plastiques, poé­ tiques ou musicales. Le rythme n’est pas la symétrie, ou plutôt la symétrie dont il s'agit (et dont parle Vitruve) n’est pas la répétition d'éléments identiques de part et d’autre d'un axe : mais une consonance entre des parties et un tout, un jeu complexe de proportions. La symétrie est tantôt rapport et tantôt proportion, remarque Ghyka. Si le rap­ port est la comparaison quantitative entre deux grandeurs de même espèce, la proportion, selon Euclide, est « l’équivalence de deux rapports ». « Dans le concept de proportion, nous percevons l’égalité de deux (ou plusieurs) rapports, et nous introduisons ainsi en plus de la simple mesure l’idée d’une nouvelle quantité qui subsiste, qui se transmet d’un rapport à l’autre, qui gouverne les relations de dimension entre les trois, quatre ou n grandeurs considérées; c’est cette qualité permanente, cet invariant analogique qui, en plus de la mesure, introduit un ordre, un lien de cor­ rélation entre ces différentes grandeurs et leurs mesures respectives, qui est la proportion 1. » Ainsi, au-delà de la symétrie arithmétique, il existe une symétrie dynamique qui est plus qu’un mètre : un rythme. C’est à juste titre que Vitruve indiquait que les questions de mise en proportion relèvent de procédés géométriques (de l’emploi des nombres irrationnels). Où les nombres ne suffisent pas, dit i. Ghyka : Essai sur le Rythme, p. 40.

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Pacioli, doivent intervenir « le compas et le ni­ veau ». Récurrence d’éléments analogiques à l’intérieur de la diversité; jeu d’identités caché par le divers : tel est le rythme. Apparente ou secrète, dénudée ou masquée, la mesure est partout présente, comme le regard dans un visage humain : dans les styles de la symétrie comme dans les styles de la rupture, dans la simplicité des formes grecques comme dans le foisonnement des formes gothiques et baroques, dans les mouvements instinctifs de la nature comme dans les démarches contrôlées de l’artiste. Pour Mallarmé, dès qu’il y a rythme, il y a poésie (« Le vers est partout dans la langue où il y a rythme... »). « Celui pour qui le vers n’est pas la langue natu­ relle, celui-là peut être poète, il n’est pas le poète. Le rythme et le nombre, ces mystères de l’équi­ libre universel, ces lois de l’idéal comme du réel, n’ont pas pour lui le haut caractère de la nécessité. Il s’en passerait volontiers; la prose, c’est-à-dire l’ordre sans l’harmonie, lui suffit, et, créateur, il ferait autrement que Dieu. Car lorsqu’on jette un regard sur la création, une sorte de musique mystérieuse apparaît sous cette géométrie splen­ dide; la nature est une symphonie; tout y est cadence et mesure; et l’on pourrait presque dire que Dieu a fait le monde en vers » : dans cette note de Tas de Pierres, Hugo parle presque comme Mallarmé. A en croire les travaux de Pius Servien, c'est non seulement le langage poétique qui est lié au rythme, mais encore tout le langage préten­ dant à l’art. Pour Bourget, la « composition » (c’est-à-dire la rythmique intérieure) est l’élément décisif de l’art romanesque. Pour Cézanne, la peinture dégage les « assises géologiques » du monde, c’est-à-dire son rythme profond ; pour Seurat, « l’art, c’est l’harmonie »; pour le cubisme et pour presque tous les théoriciens de la peinture

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moderne, pour Léger, pour Gleizes et Metzinger, pour Lhote, pour Ozenfant, la magie (linéaire et chromatique) du tableau vient du jeu des « cons­ tantes » rythmiques. Il semble bien que le mys­ tère de l’esthétique soit enfermé là tout entier. Cependant, la notion de rythme est loin de recouvrir l’idée de forme artistique. Admettons qu’il n’y ait d’œuvre d’art que là où existe une organisation formelle (qu’il n’y ait pas d’esthétique du non-formel, de la forme « pulvérisée ») : le rythme apparaît comme une possibilité d’orga­ nisation formelle parmi d’autres. De La Légende de la Croix à La Grande Jatte, de La Bataille d’Issos à La Déroute de San Rornano, des Lances de Velasquez aux Baigneuses de Cé­ zanne, s’étend un domaine de formes que, visi­ blement, le rythme gouverne. Mais combien d’au­ tres lui échappent! Les formes que nous imposent, par exemple, le faucon de la stèle du Roi-Serpent, les cheveux de la Vénus botticellienne, les corps entrelacés d’une Bacchanale de Rubens — ou ceux du Sardanapale de Delacroix (pour ne rien dire des œuvres qui triomphent avant tout — Vermeer, Chardin, Braque — par la qualité de la matière et de l’élément isolé) ne sont pas celles du rythme, mais celles de l’arabesque, de la ligne, du contenu indécomposable, ou encore d’un rap­ port arythmique des parties (plus subtil que celui dont le nombre, fût-ü irrationnel, donne la clef). Toute forme n’est pas rythme : mais toute forme est structure. Et c’est dans la voie d’une analyse des structures que l’analyse des formes semble avoir quelque chance de rencontrer le secret qu’elle poursuit. Avouons qu’elle ne parvient pas à le saisir. Toutes les tentatives faites pour donner à l’idée de structure une précision et une portée esthé-

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tiques—c’est-à-dire pour déterminer au niveau de la structure la qualité de l’œuvre — ont échoué. La raison en est assez évidente. Qu’est-ce que la structure, si ce n’est l’unité organique, la réalité individuelle et indécomposable de l’œuvre? Pour que la notion de structure s’identifie à la valeur, il faut qu’elle soit identifiée à l’œuvre elle-même dans son existence concrète : dès que nous tentons de la préciser abstraitement, nous la séparons de l’œuvre, et nous ne tenons plus en nos mains qu’un schème vidé de toute signification esthétique. La structure n’a de réalité esthétique que dans la vie concrète et inanalysable de l’œuvre; elle n’a de précision théorique que dans un schématisme privé de réalité esthétique. C’est à juste titre que M. Raymond Bayer, dans son Esthétique de la Grâce, écrit que « les essences ne sont que des structures » et que « les structures sont les éléments esthétiques purs ». Mais quand il ajoute « qu’il faut se représenter le monde esthé­ tique comme cristallisant selon certains types » et quand il voit dans la Beauté, « équilibre harmo­ nique », le Sublime, « équilibre de déficience », la Grâce, « équilibre de surcroît », le Comique, « équilibre de désadaptation », les quatre catégories fondamentales de l’esthétique, il s’engage dans une voie où aucune découverte proprement esthé­ tique ne peut être faite. Car ce n’est évidemment pas à la présence de telles catégories qu’est liée la valeur d’une œuvre quelconque : elles sont aussi bien des catégories de la nature et de l’événement que des catégories de l’art, aussi bien des caté­ gories de l’œuvre médiocre que des catégories de l’œuvre valable. La grâce est dans le vol de l’oi­ seau, dans la fleur, dans le geste aussi bien que dans l’œuvre — chez Greuze comme chez Watteau. Le sublime est dans l’orage comme dans Hamlet, chez Michel-Ange et chez Friedrich Prel-

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1er. Le beau triomphe chez Poussin, mais chez Bouguereau, chez Gérome. Et des structures comme la laideur (dont Feldman, après Rosenkranz, a esquissé l’analyse), comme le dramatique, le tragique, le comique... se trouvent également dénuées de signification esthétique, puisqu’elles interviennent dans l’objet, dans l’événement, dans l’art médiocre aussi bien que dans le chef-d’œuvre. Certes, la forme dans laquelle apparaît, par exemple, la grâce possède une certaine significa­ tion esthétique : mais à un niveau élémentaire. L’objet « gracieux » ou « beau » se sépare du chaos informe de la nature — mais ne relève pas pour autant de ce que nous appelons beauté dans l’œuvre d’art. Le pin parasol que photographient les agences de voyages n’est pas un tas de bûches, mais n’est pas davantage celui dont le grand rythme domine chez Cézanne l’azur de l’Estaque et l’azur du ciel. On parle de la beauté d’un corps ou d’un visage, et l’on peut retrouver cette « beauté » chez Do­ mergue ou chez Bouguereau : mais la beauté des œuvres est d’un autre ordre. L'esthétique des catégories structurelles correspond aux aspects élémentaires qui nous suggèrent, dans le réel, le sentiment d’une organisation dont certaines œuvres, d’ailleurs, se contentent — et laisse fuir les aspects mystérieux (peut-être inaccessibles) où s’accomplit le triomphe de l'œuvre d’art. * La philosophie de l’art ne répond pas au pro­ blème de la valeur, alors même qu’elle croit y répondre. Elle ne regarde pas l’œuvre, mais la réalité avec laquelle l’œuvre est en relation : son contenu, son contexte ou sa causalité. Le formalisme, lui, regarde l’œuvre et, en ce

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sens, marque un progrès. Envisager l’œuvre comme Forme, et définir la forme comme « univers s’ajou­ tant à l'univers », « mesure de l’espace » (H. Focillon), c’est la considérer dans sa réalité même, dans ce qui, en elle, porte la valeur. Cependant, les analyses de la forme sont aussi décevantes que les philosophies du contenu et du conditionnement. Plus décevantes même, puisque, d'elles, on attendait bien davantage : qui saisira le secret de l’œuvre, si celui qui le cherche où il est ne le trouve pas? Car un abîme sépare l’œuvre dans l’efficacité de sa réalité concrète des schèmes généraux qui sont le résultat de l'analyse formelle. Aucune théorie du rythme (fût-il dynamique...), aucune théorie des structures ne rend compte de la qualité d’une œuvre d’art. Et c’est peu de dire qu’il existe un art en dehors des rythmes et des structures : l’impuissance des schèmes que dégage l’analyse formelle éclate devant les œuvres qui semblent les appeler. Euclide n’est pas le plus grand dessinateur connu; la collection de géométrie supérieure de la Sorbonne n’est pas le musée du Louvre; un carrelage de cuisine (fût-il peint par Mondrian) n’est pas un tableau de Renoir. Ces formes où l’on croit que se cristallise le génie sont communes à la nature et à l’art, au faux et à l’authentique, à l’art médiocre et à l’art des chefs-d’œuvre. Ce qui sépare des marbres grecs les copies romaines, du vrai le faux Vermeer, de Racine Pradon, d’In­ gres Bouguereau, de Piero délia Francesca n’im­ porte quel décorateur pour mairies de villages, c'est cela même que nous voudrions saisir : mais cette différence essentielle est insaisissable au ni­ veau des esthétiques de la forme. Nulle part la « divine proportion » ne triomphe comme dans les compositions des prix de Rome ou dans cer-

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taines sculptures pour dessus de cheminée. Entre le chef-d’œuvre et un moulage, la différence n’est pas celle de la forme : un esthéticien convaincu troquerait le British Muséum pour n’importe quelle salle des plâtres. Les sculptures de Y Arc de Cons­ tantin ne nous touchent pas comme les métopes du temple de Zeus à Olympie, bien que le même rythme d’envol et de bataille ordonne et soulève les corps affrontés; et les mêmes lignes retrouvées aggravent la distance incommensurable qui s’ouvre entre la Procession des Panathénées et les frises de Y Ara Pacis Augustae. Au Laocoon, au Gladia­ teur mourant, au Combattant Borghèse, nous pré­ férons le Moschophore, et au Zeus de l’Artemision la Boudeuse de l’Acropole : ce n’est pas en vertu de quelque nombre d’or. Aucune science des rythmes, des proportions, des structures ne peut justifier la différence qui sépare les Odalisques d’Ingres des Vénus de Gérome, les Bacchanales de Rubens du Sabbat de Bouguereau, les Demoi­ selles de la Seine des Pêchetises de Lune de Henner, Y Empire de Flore de Poussin de la Symphonie de M. Gervais (grand prix des artistes français en 1929), — Delacroix peignant les barricades et Roll peignant le 14 juillet. Si Balzac « compose », Bourget lui aussi compose. Cicéron rythme ses phrases plus que Tacite, Jaurès plus que Valéry; les moments de la plus grande perfection rythmique ne sont pas ceux où Beethoven et Wagner donnent le plus précieux d’eux-mêmes. Chapelain met en œuvre les règles plus strictement que Corneille, et la structure d’une pièce de Bernstein est plus exemplaire que celle d’une pièce de Pirandello : ni les traités de rhétorique ni les cours de Creative writings ne détiennent le secret de l'art. Les clefs que nous tendent les analyses de la forme n’ou­ vrent la porte d’aucune grande œuvre : mais ouvrent parfois celles des plus médiocres.

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Chaque fois qu’elle précise ses critères, l'analyse des formes aboutit à des schèmes dont l’indéter­ mination esthétique est flagrante : à la fois abs­ traits et généraux, ils ne recouvrent aucune œuvre totalement, et s’appliquent indifféremment à tou­ tes. Les théories, si lucides et si subtiles qu’elles soient, ne disposent que de catégories : et une œuvre est d’autant plus irréductible à la catégorie qu'elle est plus authentique L Le formalisme laisse fuir la réalité concrète, à la fois irrégulière et indivi­ duelle de l’œuvre, et sa complexité, sa plénitude : car si l’esthétique du contenu détruit l’œuvre en la déversant hors de sa forme, l’esthétique de la forme l’anéantit en la réduisant à son squelette, en pulvérisant sa chair même — son rapport aux significations. Il est permis d’appeler forme la réalité même de l’œuvre : mais forme, alors, c’est autre chose que l’ombre portée des catégories : la forme de l’œuvre, c’est l’œuvre tout entière, un langage inséparable de ce qu’il nous dit, des mots inséparables de l’acte qui les prononce. Si l’orien­ tation spécifique de l’art contemporain a donné son prétexte au formalisme, ajoutons que celui-ci n’en rend guère compte : car la peinture de Cézanne ne se réduit pas plus à sa géométrie que la poésie de Mallarmé à sa rythmique. Si l’esthétique est 1. En ce sens, Hamann a raison d’opposer la forme à la valeur. Contre les esthétiques formalistes, ses objections sont tout à fait fondées. Pour Hamann. la forme se rattache au typique; facilitant la perception, elle implique une perception moins attentive et moins précise. Gestaltung ist nicht Formtcng : Création n'est pas Formation. Le domaine de la forme est l’art décoratif, non l’art pur; la musique que l’on danse, non celle que l’on écoute, etc. Mais Hamann ne voit pas que l'on peut concevoir autrement le formel et, rejetant avec raison une esthétique des formes abstraites, il aboutit à une esthétique des impressions, où les catégories deviennent les impressions esthétiques fondamentales, — c’est-à-dire à une version nouvelle de l’Einfühlung.

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possible, elle doit s’effectuer en présence de la totalité de l’œuvre, au contact de l’œüvre valable, particulière et concrète. Dès lors, on voit le dilemme. Ou bien nous abou­ tissons à des formules définies (comme les lois plastiques d'André Lhote, les constantes d’Ozenfant, les lois rythmiques de Pius Servien, les caté­ gories structurales de M. R. Bayer), et ces formules sont décevantes parce qu’elles épousent si mal la qualité des œuvres qu’elles s’appliquent mieux aux copies de l’académisme qu’aux réussites de l’art créateur. Ou bien, nous tentons de rester en contact avec l’œuvre valable dans sa totalité concrète, nous tentons de dire quelque chose qui s’applique réellement à la réussite esthétique et ne s’ap­ plique qu’à elle, et alors il semble que nous ne puissions plus rien dire de précis. Le défini est abstrait et indéterminé par rapport à la valeur; mais ce qui serait précis et déterminé par rapport à la valeur n’est-il pas indéfinissable? Devant la réussite de l’œuvre d’art, il semble que nous ayons à choisir entre un discours qui n'en rend compte à aucun degré et un silence qui l’éprouve sans pouvoir en donner les raisons. Entre une parole sans objet et une expérience sans pa­ roles. Opposer la réalité formelle de l’œuvre aux caté­ gories générales de la forme, entendre par « struc­ tures » non point quelques types abstraits, mais la multiplicité des œuvres concrètes, n’est-ce pas en même temps situer la valeur de l’œuvre à son niveau véritable et reconnaître qu’il est de son essence de nous échapper?

La réussite de l’entreprise esthétique, dès lors, apparaît au moins comme improbable. Aussi ne faut-il pas s’étonner de voir la réflexion sur l’art (sans postuler ni démontrer nécessairement pour

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cela l’impossibilité de l’esthétique) s’engager dans d’autres chemins et, consciente des périls de toute confusion, distinguer avec rigueur de l’ordre d’une esthétique éludée (sinon récusée) l’ordre d’une science positive de l’art.

CHAPITRE VIII L’ESTHÉTIQUE ET LA SCIENCE DE L’ART

Les théoriciens de la science de l’art n’affirment pas l’impossibilité d’une recherche esthétique : mais ils s’acharnent à l'exclure de leur domaine. On voit quelle est la justification méthodologique : une observation a d’autant plus de chances d’être rigoureuse qu’elle est plus limitée; il faut éviter que les difficultés d’une recherche différente s’ajou­ tent aux difficultés de la recherche entreprise, etc. Mais ce parti pris de séparation, puisqu’il persuade au chercheur de se détourner de l’esthétique pour se consacrer à la science de l’art, trahit, à l’égard de l’esthétique, un sentiment de scepticisme ou d’hostilité : le soupçon qu’elle est peut-être vaine et, en tout cas, moins féconde que la science de l’art.

♦ On s’accorde à voir en Conrad Fiedler le fonda­ teur de la Kunstwissenschajt. Cependant, s’il dis­ tingue art et esthétique, c’est de façon illusoire et confuse. A la notion d’un idéal absolu du beau auquel se conformeraient tous les styles, Fiedler oppose l’évidence des arts et des styles particu­ liers ; il en conclut que la beauté classique, l’eu-

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rythmie, ne peut être considérée comme l’expres­ sion exclusive ou souveraine du beau. Ainsi Fiedler sépare l’art de la beauté classique : mais non point l’art de la valeur. En droit, il n’a nullement libéré la Kunstwissenschaft de la préoccupation esthétique, puisqu’il est impossible d’identifier beauté et valeur d’art. (Il est évident que la beauté classique est un style parmi d’autres : mais les autres styles ont re­ cherché une beauté différente, et ne peuvent être définis en dehors de la création et du jugement des valeurs.) En fait, la Kunstwissenschaft, telle que Fiedler en donne l’exemple, est très loin d’être affranchie de la perspective esthétique : la théorie fiedlérienne de l’architecture se présente non point comme une description objective des styles dans leur réalité formelle (Wolfflin), non point comme une psychologie historique des styles (Worringer), mais comme une étude appréciative, confrontant les diverses architectures historiques sinon à un modèle réel et exclusif, du moins à une loi esthé­ tique fondamentale. Il y a une essence de l’archi­ tecture que, seules, l’architectonique grecque et l’architectonique romane ont réalisée. « Dans l’ar­ chitecture comme dans d’autres domaines, écrit Fiedler, la richesse des trouvailles et des pensées est une source de déviation, bien plus que de sti­ mulation, quand elle n’est pas dirigée par la loi rigide d’un développement intérieur » : c’est au nom de ce principe que le style gothique se trouve condamné. Pour Dessoir, pour Spitzer, pour Utitz, l’art et l’esthétique se séparent sur un tout autre ter­ rain et de façon beaucoup plus précise, autorisant ainsi la constitution d’une Kunstwissenschaft qu’au­ cune préoccupation étrangère ne vient obscurcir et dévier. Esthétique et artistique cessent d’être opposés comme la beauté classique aux formes

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multiples de l’art universel : mais on découvre qu'il s’agit de deux domaines qui ne sont nulle­ ment coextensifs. Utitz et Hamann s’accordent à définir l’esthé­ tique à l’aide de la notion kantienne du « désin­ téressement ». Il y a attitude esthétique chaque fois que je contemple une forme de façon désin­ téressée : objet esthétique chaque fois qu’une forme s’offre à ma contemplation comme fin en soi. On voit dès lors que l’esthétique ne donne pas la mesure de l’art, et que l'art ne donne pas davantage la mesure de l’esthétique. La réalité esthétique est plus vaste que l’art puisqu’elle existe en dehors de lui. Ce moulage, ce corps, cet objet, qui ne sont pas des œuvres d’art, peuvent provoquer l’expé­ rience esthétique. La Nature est, selon Utitz, le lieu privilégié de la contemplation esthétique parce que les raisonnements et les jugements qui inter­ viennent toujours en présence de l’œuvre d’art, l’effort pour retrouver l’intention de l’artiste, l’effectuation des significations étrangères à la forme pure font de l’expérience artistique une expérience hybride, équivoque : la contemplation de la beauté n’est libre et pleine que devant les formes de la nature. Mais c’est avouer que l’art, à son tour, est plus vaste que l’esthétique. Les significations pratiques, magiques, religieuses, intellectuelles, mé­ taphysiques, techniques, etc., dont l’œuvre d’art est chargée, et dont l’effectuation altère la pureté de la contemplation, font de l’art un domaine plus complexe et plus étendu. L’œuvre d’art la plus pure, la mieux refermée sur elle-même, renvoie à l’homme, à l’histoire, à l’univers entier... Si l’attitude esthétique est plus libre et plus pure devant la nature, les éléments esthétiques que contient la nature ne sont pas différents de ceux que contient l’œuvre d’art : l’art, qui contient l’esthétique, contient bien autre chose encore,.,

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D’où l’option en faveur de la Kunstwissenschajt. Pour Richard Hamann, le beau se trouve dans la nature comme il se trouve dans l’art, et l’art contient des éléments non esthétiques (il y a des arts illustratifs, ou une fonction illustrative de l’art). Mais, contrairement à Utitz, Hamann pense que l’art est le lieu privilégié de l’expérience esthétique. Pour qu’une perception devienne objet d’appréhension esthétique, il faut qu’elle soit pratiquement insignifiante : il est nécessaire de l’arracher au monde de l'action, de Yisoler. Or, l’iso­ lement de la perception n’est complètement réa­ lisé que par l'art, et l’isolement de la perception, lorsqu'il s’opère spontanément en face des formes de la nature, conduit à voir la nature comme si elle était une œuvre d’art. Ainsi, l’art apparaît non seulement comme le plus riche domaine, mais comme un domaine suffisant, qui dispense de tout regard jeté sur la nature, puisque l’expérience esthétique y rencontre son terrain de prédilection. La Kunstwissenschajt ne prouve pas (et peutêtre ne veut pas prouver) qu’il soit impossible ou sans intérêt de saisir dans l’œuvre d’art ce qui fait sa réalité esthétique. Hamann semble accorder le plus grand prix à une telle recherche puisque, s’il opte pour la science de l’art, c’est après avoir montré que l'élément esthétique s’y trouve contenu. En droit, la distinction de l’art et de l’esthétique peut conduire à une esthétique cosmologique comme celle de M. Souriau qui met sur le même plan les formes de la nature et celles de l’art : l’idée d’Utitz, d’une précellence esthé­ tique de la nature, semble un encouragement dans cette voie. Mais en fait, qu’on le veuille ou non, qu’on le sache ou qu’on l’ignore, la distinction établie par les théoriciens de la Kunstwissenschajt conduit à l’abandon de l’esthétique : elle donne à penser que l’élément esthétique, puisqu’il se

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rencontre en dehors de l’art, n’est pas l’essentiel de l’art. Dès lors, toute préoccupation de valeur étant exclue, la science de l’art prendra la forme d’une description purement objective. Mais les théoriciens de la Kunstwissenschajt n’af­ firmeraient pas si vite que l’élément esthétique est, dans l’art, un élément secondaire, s’ils n’avaient hâte de se débarrasser ainsi d’une réalité qui défie leur analyse. Ils éliminent l’esthétique (ou du moins l’écartent) parce qu’ils redoutent de se mesurer avec elle : une science positive de l’art offre plus de facilités... Aussi bien leur position manque-t-elle de la rigueur nécessaire. La distinction de l’esthétique et de l’artistique est un inacceptable postulat.

* La Kunstwissenschajt parvient à séparer esthé­ tique et artistique parce que, de ces deux notions, elle propose une définition spécieuse. C’est avec raison qu’elle s’oppose à la conception de Lipps et des théoriciens de l’Einjühlung qui voient dans l’art une « création consciente du beau » : mais elle a tort d’en conclure que l’art n’est pas une création de valeurs. L’identification arbitraire de la beauté et de la valeur, qui est au fond de toutes les réfutations de l’esthétique, joue ici son rôle habituel : en séparant (comme il convient) art et beauté, on ne sépare pas pour autant art et valeur. La réalité esthétique ne se confond pas avec la beauté classique, ainsi que semble le croire la Kunstwissenschajt : elle ne se confond pas da­ vantage avec le désintéressement.

Sur la notion d’Interesselosigkeit, il y aurait beaucoup à dire... « Tout ce qui a été écrit depuis Kant au sujet de l’art et de la beauté, affirme

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Nietzsche, a été brouillé et souillé par la notion de désintéressement. » Traditionnellement, on dé­ finit l’attitude esthétique en l’opposant au monde du désir et de l’acte, et l’objet esthétique en l’op­ posant aux instruments qu’utilise Yhomo faber. De la satisfaction produite par le bon et l’agréable, qui est liée à un intérêt, Kant distingue la satis­ faction désintéressée qui détermine le jugement du goût. (« Le goût est la faculté de juger un objet par la satisfaction ou le déplaisir d’une façon désintéressée. Beau est l’objet de cette satis­ faction. ») Pour Schopenhauer, le monde de la beauté surgit lorsque la représentation se libère de la volonté : la contemplation esthétique porte sur les choses « en tant qu’elles sont des repré­ sentations, non en tant qu’elles sont des motifs » et il suffit, pour que le charme soit rompu, « qu’un rapport de l’objet contemplé avec notre volonté ou notre personne se manifeste à la conscience ». (Le contemplateur devient « l’œil unique du monde » et le génie, c’est « le silence de la volonté », si bien que l’œuvre médiocre n'est rien d'autre que l’œuvre personnelle, intéressée...) Utitz, Hamann insistent sur la pureté et l’isolement de la perception esthétique. « Je me trouvais coupable du crime de poésie sur le pont de Londres », écrit Valéry dans Tel quel : c’est qu’il considère l’agi­ tation qui l’entoure sans prendre intérêt aux fins qu’elle poursuit. « La contemplation esthétique est un rêve provoqué, écrit Sartre dans L’Imagi­ naire, et le passage au réel est un authentique réveil L » D’où « la difficulté considérable que nous éprouvons toujours à passer du « monde » du théâtre ou de la musique à celui de nos préoccupa­ tions journalières ». L'œuvre d’art est un irréel, et Sartre en conclut « qu’il est stupide de confondre la Morale et l’Esthétique ». i. P. 245.

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Et il est vrai que l’attitude esthétique est désin­ téressée, que l’objet sur lequel elle porte est arra­ ché à l’univers des fins et de la causalité, du souci et de l’être-dans-le-monde. Mais de quelle façon? Nous retrouvons dans l’œuvre d’art les désirs et les soucis de l’exis­ tence, et il n’est pas vrai qu’elle doive s’en abs­ traire. Contre les esthétiques du désintéressement, Nietzsche a raison de rappeler le caractère « exis­ tentiel » de l’œuvre d’art. « J'ai mon but et ma passion : je ne demande rien à l’art que de me montrer ce but glorifié... L’art n’est pas fait pour m’arracher à moi-même, ni pour me sauver du dégoût x. » Et l’on connaît l’interrogation du Cré­ puscule des Idoles : « L’instinct le plus profond de l’artiste va-t-il à l’art — ou à la vie, à un désir de vie? » L’art n’est pas la morale : ce qui ne veut pas dire que l’art doive ignorer les soucis de la morale... Entre le monde de l’esthétique et celui de la vie, il y a moins une différence de contenu et d’orientation qu’une différence de règne. Le désintéressement ne signifie pas l’in­ différence de l’art aux intérêts de la vie, mais la distance d’un monde à un autre monde. Est-il possible de définir l’esthétique par cette distance même? Non : car elle n’est pas son pri­ vilège. Si le désintéressement suffisait à constituer la réalité esthétique, on la rencontrerait ailleurs que dans l’art : nous pouvons regarder n’importe quel objet, et la nature tout entière, avec désin­ téressement. Mais il ne suffit pas de s’abstraire de l’action pour s’élever à l’attitude esthétique : regardé sans arrière-pensée d’utilisation, un objet n’est pas pour autant converti en objet esthétique. Je regarde avec indifférence, et comme si j’igno­ rais tout du but poursuivi, le va-et-vient des i. La Volonté de Puissance.

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péniches et des remorqueurs sur la Tamise : je ne , suis pas pour cela « coupable du crime de poésie ». Je peux regarder cette lampe comme un objet inconnu et inutile, le corps de cette femme dévêtue sans songer à faire l’amour avec elle : je peux être devant le monde comme un étranger indifférent. L’expérience esthétique n’est pas un regard désintéressé jeté sur les choses, puisque ce regard leur confère une moindre réalité. Voir le monde comme inutile et inutilisable dans sa to­ talité, c’est aussi bien l’expérience de la rêverie, des premiers instants du réveil, de la psychas­ thénie, de l’indifférence affective : ce ne sont pas des modes de l’expérience esthétique. A chaque instant, il y a pour nous un vaste domaine de l’inutile et de l’inutilisable, qui recouvre tout ce qui est en dehors des fins que nous poursuivons. Je réfléchis aux lignes que je suis en train d’écrire; je regarde avec désintéressement la fenêtre, la bibliothèque : elles ne se transforment pas pour autant en objets esthétiques. C’est l’intérêt qui donne aux choses leur présence : le regard glisse sur elles quand elles n’éveillent en nous aucun intérêt. C’est le désir qui me révèle le corps de cette femme : je cesse de le voir si je ne le désire plus. Or, l'objet de l’expérience esthétique est plus réel, plus présent encore que celui sur lequel nous voulons agir. De l’expérience esthétique, il faut dire qu’elle est un intérêt particulier pris aux choses, et non une relation désintéressée. Il est seulement vrai que cet intérêt s’oppose aux inté­ rêts pratiques de la vie. Et qu’il est un intérêt pris aux choses en tant qu’elles se laissent regar­ der comme formes. Mais est-il suffisant de dire que l'expérience esthétique est un intérêt du regard pour les choses en tant que formes ? Non certes. Nous ne décou-

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vrirons pas l’esthétique aussi longtemps que nous n’aurons pas découvert l’œuvre d’art. Il y a un intérêt du regard pour les formes de la nature. Je regarde, j’admire le corps de cette femme, la courbe de ce dos, la nacre de cette chair; je regarde, j’admire cette chaîne de montagnes sous la neige, la ligne de ce golfe qui se découpe dans la mer, le bleu sombre de ce cyprès, le rythme puissant de ce cèdre. Ce ne sont pas des expé­ riences esthétiques : ou plutôt, cette contempla­ tion est sans commune mesure avec la contem­ plation d’une œuvre d’art. Non point, comme le dit Utitz, parce que la contemplation de l’œuvre d’art s’ouvre à des éléments non esthétiques : parce que la véritable réalité esthétique est le pri­ vilège de l’œuvre d’art. Il est absurde de voir dans la nature le lieu pri­ vilégié d’une expérience esthétique définie comme une pure appréhension de formes. La nature ne se présente pas à nous comme un spectacle : elle est d’abord la réalité où nous vivons et agissons. C’est à travers notre corps et notre sensibilité organique qu’elle atteint notre regard : la percep­ tion conserve toujours l’empreinte de cette ori­ gine. Alors que le cadre du tableau, la surface plane du subjectile nous préviennent tout de suite que nous sommes en présence de l’inutilisable et suscitent, pour regarder, un être qui n’est plus qu’un regard, nous vivons, respirons, animons la nature quand nous croyons seulement la contem­ pler. Autant qu’une vaste surface bleue, cette mer que je regarde et admire est pour moi le parfum et le mouvement de ses vagues, la fraîcheur de l’eau glissant sur mon corps, sa docilité à se lais­ ser pénétrer, son accueil; autant qu’à mon regard, elle parle à ma peau et à mon âme : « Homme libre, toujours tu chériras la mer... » La mon­ tagne est pour moi pente à gravir, sommet à at-

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teindre, ivresse du mouvement et de la liberté, appel de l’immensité dominée par l’effort. Les peuples amis de la nature ne sont pas les peuples contemplatifs, mais les peuples actifs : l’Orient se détourne de la mer comme de la montagne pour perdre son regard dans le tremblement de l’air chaud au-dessus des sables du désert, et le culte suisse ou allemand de la nature n’aboutit pas à une grande école de paysagistes, mais à l’exis­ tence de clubs alpins et de Wanderjügend. La France, qui eut toujours les plus grands paysa­ gistes, ne compte pas le plus grand nombre d’ama­ teurs de paysages. Si nous la définissons par le désintéressement, attendons-nous à rencontrer la réalité esthétique non point dans la nature, mais dans l’art. De même si nous la définissons par l’isolement... Car la nature fuit le cadre et la structure : les formes naturelles sommeillent dans un illimité où il est difficile de les atteindre. Ce que nous appe­ lons sentiment de la nature est une réaction complexe où notre sensibilité organique tout en­ tière fait écho à une sorte d’arrêt devant l’infini. Kant a justement distingué le beau et le su­ blime : le beau impliquant la forme, et le sublime se rencontrant dans l’informe « en tant que l’in­ finité y est représentée 1 ». L'expérience de la nature s’apparente à celle du sublime, et s’op­ pose par là à l'expérience esthétique dont la forme est l’objet. Il n’est pas naturel à la nature d’être l’objet d’une contemplation formelle. Est-ce à dire qu'il n’existe pas une beauté de la nature, et qu’il convient de réserver toute beauté à l’œuvre d'art? Beaucoup le pensent. Telle est l’attitude de Wilde. Telle est l’attitude (du moins théorique) de Bau1. Analytique du Sublime.

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delaire : « La première affaire d’un artiste est de substituer l’homme à la nature et de protester contre elle... Je trouve inutile et fastidieux de représenter ce qui est, parce que rien de ce qui est ne me satisfait. » Et Mallarmé veut exclure « le réel, parce que vil ». De l’opposition entre la perception et l’image, le réel et l’imaginaire. Sartre tire une conséquence analogue : «... Le réel n’est jamais beau. La beauté est une valeur qui ne saurait jamais s’appliquer qu’à l’imagi­ naire et qui comporte la néantisation du monde dans sa structure essentielle \ » Solution trop fa­ cile apportée à un irritant problème... Car ce galet que je ramasse sur la plage, si parfaitement refermé sur lui-même, cette ligne de hautes mon­ tagnes dont le soleil couchant rosit la neige, ce cèdre que rythment et partagent ses rameaux, la courbe de ce golfe découpé dans la mer bleue, comment nier qu’ils m’apparaissent comme « des choses de beauté »? Il y a une beauté de la nature, et l’art, parfois, nous touche par un rappel de la réalité. Les paroles que Gœthe prête à Torquato Tasso ne se laissent pas récuser :

... Le monde est beau, certes, et dans sa vaste étendue Que de choses dignes de notre estime!... Dira-t-on que cette beauté naturelle n’existe que par la médiation de l’art, et grâce à une confusion momentanée? La nature n’est jamais belle, mais nous pouvons y introduire la beauté dans la mesure où nous la regardons comme une œuvre d’art. Telle est l’interprétation que Sartre propose à la fin de L’Imaginaire : « Il arrive que nous prenions l’attitude de con­ templation esthétique en face d’événements ou I. L'Imaginaire, p. 245.

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d’objets réels. En ce cas chacun peut constater en soi une sorte de recul par rapport à l’objet contemplé qui glisse lui-même dans le néant. C’est que, à partir de ce moment, il n’est plus perçu; il fonctionne comme analogon de lui-même, c’est-àdire qu’une image irréelle de ce qu’il est se mani­ feste pour nous à travers sa présence actuelle. Cette image peut être purement et simplement l’objet « lui-même » neutralisé, néantisé, comme lorsque je contemple une belle femme ou la mise à mort dans une course de taureaux, elle peut être aussi l’apparition imparfaite et brouillée de ce qu’il pourrait être à travers ce qu’il est, comme lorsque le peintre saisit l'harmonie de deux couleurs plus violentes, plus vives, à travers les taches réelles qu’il rencontre sur un mur. » La nature est belle quand, selon le mot de Wilde, elle « imite l’art » (le spectacle de la Tamise sous le pont de Londres n’est arraché à sa hideur com­ merciale que parce qu’il ressemble à un tableau de Turner). Ou encore quand elle apparaît comme une œuvre d’art virtuelle, point de départ pour la création qui la rectifie. Et il est vrai que la nature ne devient un objet de contemplation esthétique que lorsque s'appli­ quent à eÙe les conditions qui sont aussi celles de l'œuvre d’art : l’encadrement et la déréalisa­ tion. Cette montagne, ce golfe, je ne les vois comme « choses de beauté » qu’en les isolant de l’infini qui les entoure, et qu’en cessant de voir dans la mer une eau où je peux nager, dans la montagne une pente que je peux gravir. Puis-je en conclure que la nature n’est belle qu’à la faveur d’une confusion ou d’un rapprochement avec l’œuvre d’art? J’en doute. Que les formes de la nature ne puissent m’apparaître que lorsque je les encadre et les déréalise n’implique pas que je les vois

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alors comme si elles étaient des œuvres d’art. L’expérience esthétique devant la nature est irré­ ductible à l’expérience esthétique devant l’art : elle n’est ni son illusion ni son ébauche. Quelques remarques décisives le prouvent. Ce même paysage, qui me semble beau en tant que paysage, il me suffit de le transporter en imagina­ tion dans le cadre d’un tableau pour faire dispa­ raître sa valeur : inversement, le tableau, devenu paysage, devient paysage sans beauté. Ces mon­ tagnes de neige rose sous le soleil couchant, je ne les admire pas en les confondant avec une œuvre d’art, puisque, devenues œuvre d’art, elles seraient œuvre d’art de la pire espèce, hideuse chromo. Dira-t-on qu’elles ne contiennent qu’une virtua­ lité qu’il appartient à l’art de parfaire? Mais non : ces montagnes roses ne sont pas une œuvre d’art à perfectionner, elles sont une œuvre d’art à exclure : elles n’offrent aucune possibilité artis­ tique et, par contre, en tant que spectacle de la nature, elles possèdent la plénitude d’une certaine forme de beauté : elles me comblent. Transportée sur la toile, la montagne Sainte-Victoire n’est pas un tableau de Cézanne, mais une épave de la foire aux croûtes : et La Tranchée 1, l’une des plus sai­ sissantes toiles du peintre, redevenue nature, rede­ vient nature sans beauté. Si la nature n’était belle qu'à travers l’illusion ou les prolongements de l’art, seuls les artistes pourraient l’aimer. Or, nous constatons chaque jour qu’il y a des artistes com­ plètement insensibles à la nature, des poètes pour qui fleur et étoile ne sont que des mots, des peintres pour qui la mer et la colline ne sont que des éléments de la peinture : et qu’il existe plus d’un amateur de paysages complètement insensible à l'art. Nous connaissons l’esthétique de ceux qui i. Munich.

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mettent leur sensibilité à l’art sous le signe de leur sensibilité à la nature. Penser à la musique en entendant chanter le rossignol, penser à la pein­ ture en contemplant un orage en montagne ou un coucher de soleil sur la mer, rêver de poésie en voyant un balcon au clair de lune, c’est préférer Masscnet à Bach, Menzel à Manet, Friedrich Preller à Van Gogh, Samain à Rimbaud. Il existe une beauté de la nature, puisque la nature peut devenir l’objet d’une satisfaction es­ thétique, mais cette beauté n’a rien de commun avec celle de l’art. De même que certaines langues désignent d’un mot différent par exemple la con­ science psychologique et la conscience morale, il faudrait des termes différents pour désigner la contemplation esthétique des formes naturelles et la contemplation esthétique des formes d’art : ce sont des expériences irréductibles et l’on ne passe pas de l’une à l’autre comme d’un moins à un plus. Il est vain de croire qu’une « esthétique cos­ mologique » se situe sur le même plan qu’une esthé­ tique de l’art, et que les acquisitions de l’une puis­ sent enrichir si peu que ce soit les acquisitions de l’autre, puisque les mêmes formes qui paraissent belles dans la nature paraissent dans l’art nulles et non avenues. A l’art et à la nature nous ne demandons pas les mêmes choses : ce n’est pas la même part de l’homme qui les regarde et qui en jouit. Lorsque nous contemplons les formes de la nature en tant que formes pures, nous ne les confrontons pas aux exigences qui sont les nôtres devant l’œuvre d’art. Les formes de la nature sont données, et données en dehors du temps, les formes de l’art sont créées, et créées dans le temps. Utitz a raison de dire que notre expérience de l’art implique toujours une référence à l’artiste et à son intention : mais il est absurde de conclure que c’est là un élément extra-esthétique de l’expé-

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rience de l’art. Car c’est la beauté même de l’œuvre — sa valeur — qui nous apparaît ainsi par réfé­ rence à un geste créateur situé dans le temps. La raison pour laquelle ce paysage en devenant tableau devient tableau sans valeur est aussi la raison pour laquelle cette œuvre d’imitation devient nulle et non avenue lorsque nous savons qu’elle n’est pas originale : c’est que nous demandons à la toile autre chose qu’à la nature, de même que nous exigeons de l’œuvre d’art qu’elle soit autre chose que la répétition de ses formes antérieures. Ce qui condamne le réalisme pictural, l’art des pasti­ cheurs et des épigones — l’art des faussaires —, c’est moins la structure de l’œuvre (qui peut faire illusion et qui, à la limite, peut être la même) que la fragilité de cette structure : elle s’effondre quand nous posons en face d’elle les exigences fondamen­ tales qui découlent de la nature créatrice de l’art. Sans doute, l’œuvre est d’abord une structure, et nous finissons par ne plus voir que sa structure même : tel est l’aboutissement de notre commerce avec elle. Mais la vision de cette structure comme réalité esthétique, l’effectuation de son sens, de sa valeur, exigent que nous la recevions non point comme le produit involontaire d’une nature, mais comme un exemple de ce que l'homme a cru devoir faire et pu faire à un certain moment de son his­ toire : comme une création. L’instant vient où l’œuvre. admirée emplit à elle seule le temps et l’espace, comme cette mon­ tagne, comme la mer. Mais nous ne la voyons ainsi que parce que nous l’avons d’abord éprouvée comme création, et qu’elle a résisté à cette épreuve. Si nous découvrons en elle le faux ou le pastiche, sa structure peut bien rester la même : elle s’ef­ fondre devant notre regard. A supposer que La Chasse spirituelle soit un beau texte et Jésus devant les docteurs une belle toile, ces œuvres ne

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soutiennent plus le regard dès que nous savons qu’elles ne sont pas de Rimbaud ou de Vermeer. Sentiment de l’imposture? Préjugé d’historien, d’antiquaire, en faveur de l’authentique? Non. Une œuvre qui tire tous ses effets du langage de Vermeer et de Rimbaud ne peut être une œuvre de valeur que si elle en est, en même temps, la conquête : il faut qu’elle soit l’œuvre de Vermeer, de Rimbaud. La Chasse spirituelle n’est pas une imitation très réussie, mais là n’est pas la question : je sais des pastiches d’Apollinaire qui valent cer­ tains textes d’Apollinaire, mais parce qu’ils sont faits après et avec Apollinaire, ils ne valent rien. Ce qui condamne le pasticheur condamne aussi l’imitateur, le néo-romantique, le néo-symboliste et le néo-surréaliste comme le néo-classique. Que de romans nuis et non avenus seraient de beaux romans s’il n'y avait pas derrière eux plus d’un siècle de littérature fidèlement descriptive! Des œuvres que nous ne savons pas situer, soit qu’elles appartiennent à une tradition ignorée, soit qu’elles ne se réfèrent à aucune tradition artistique précise, nous n’avons qu’une vision incertaine : leur valeur exacte nous échappe. Les copies romaines ont été considérées comme des chefs-d’œuvre aussi long­ temps que furent ignorés les modèles grecs. A travers la première œuvre exhumée, nous pouvons pressentir le style inconnu qu’elle nous révèle : mais nous ne pouvons pas savoir si elle-même est un chef-d’œuvre ou une pièce secondaire. Il existe des hommes cultivés et fins qui se gardent bien de confondre Bernstein et Pirandello, mais qui n’ont jamais été au cinéma : à travers Citizen Kane ou los Olvidados, peut-être devineront-ils quelque chose de l’art qu’ils ignorent, mais ils ne verront ni ne jugeront ces films comme celui qui a passé son enfance dans les salles du muet. Nous ne voyons pas les dessins d’enfants ou de fous, les masques

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nègres et les fétiches d’Océanie comme nous voyons les tableaux du Quattrocento. Souvent malentendu, l’expérience de l’œuvre d’art est toujours un dialogue : une reconnaissance de l’homme par l'homme. Certes, c’est avec ce qu’elle est, avec tout ce qu’elle est que l’œuvre d’art nous parle : mais ce qu’elle est ne nous parle que parce que nous y surprenons la voix d’une conquête, d’une tentative — d’une création. *

L’esthétique véritable n’existe que dans l’art. S’il est loisible de faire une esthétique de la nature, il s’agit là d’une recherche qui est sans rapport avec l’expérience esthétique qui se rencontre au niveau de l’œuvre d'art. On peut donc affirmer qu’il n’y a pas de science de l’esthétique en dehors de la science de l’art. Et il faut affirmer aussi que la véritable science de l’art n’est autre que l’es­ thétique. C’est-à-dire : l’élément esthétique est l’essence de l’art, il n’y a rien d’autre dans l’art que l’esthé­ tique. Autant que de voir dans la nature le terrain d’élection de l’expérience de la beauté, il est ab­ surde de penser que si l’art est plus vaste, plus riche, plus intéressant que la nature, c’est en raison des éléments extra-esthétiques qu’il contient, et d’en conclure, avec les théoriciens de la Kunstwissenschaft, que la science de l’art doit exclure la préoccupation des valeurs. L’esthétique n’est pas dans l'œuvre d’art un élément parmi les autres : il est l’essence de l’œuvre, ce qui en elle attire, retient — intrigue. C’est de part en part que l’œuvre est réalité esthétique : tout en elle est tentative de valeur. Et il ne s’agit pas seulement de l’œuvre réussie : toute œuvre qui a la prétention d’être œuvre d’art est, de part en part, réalité esthé-

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tique — valeur à mesurer : forme dont l’efficacité esthétique est l’unique visée. Ce que les théoriciens de la Kunstwissenschaft disent d’une fonction illustrative de l’art, de ses éléments pratiques, magiques, religieux, intellec­ tuels... n’est pas contestable. Mais, plutôt que d’éléments internes de l’œuvre d’art, il s’agit d’in­ tentions, de significations, d’effets... avec lesquels l’œuvre est en relation, bien qu’ils ne soient pas l’œuvre. La distinction entre la forme esthétique et le fond extra-esthétique, entre un art pur et un art expressif, subsiste : mais elle est exté­ rieure à l’œuvre d’art réalisée. On peut distinguer le contenu et la forme : mais seulement dans le sens où l’on distingue l’œuvre et l’artiste, l’œuvre et l’expérience humaine — en transcendant l’œuvre d’art. Avec les valeurs de la religion, de la culture, avec les problèmes d’un temps, avec l’univers tout entier, certaines œuvres soutiennent une re­ lation évidente. Entre ce fétiche et ce tapis sim­ plement décoratif, entre Chartres et Versailles, entre un Christ de Rouault et une nature morte de Braque, il y a certes une différence. Mais ces œuvres mêmes, dont la création obéit à un autre dessein qu'esthétique, dès que nous les regardons comme œuvres d’art, deviennent de part en part réalités esthétiques : l’intention qui les oriente devient relation extrinsèque. Bien plus qu’un aspect partiel de l’œuvre d’art totale, l’élément magique ou religieux est une relation de l’œuvre (close sur sa réalité esthétique) avec un au-delà de l’art. Pour mon regard, Chartres n’est qu’œuvre d'art : c’est pour ma culture ou ma foi qu’elle est autre chose. Les valeurs religieuses sont aussi extérieures à Chartres œuvre d’art que la douleur ou l’amour vécus par Hugo aux Pauca meae et à Tristesse d’Olympio. Ni la douleur ni l’amour ne sont des éléments du poème : ce sont des expériences avec

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lesquelles le poème est en relation. Certes, le pro­ blème du rapport de l’œuvre et de la réalité exté­ rieure se pose impérieusement : et l’on peut penser qu’une œuvre est d’autant plus profonde qu’elle soutient avec l’au-delà de l’art davantage de rela­ tions : que Chartres est plus qu’un tapis, que le Christ de Rouault est plus que le compotier de Braque — que le monde est plus génial que le génie. Il reste que, pour le regard, l’œuvre est une réalité fermée sur soi, dont les structures ne con­ tiennent que des éléments esthétiques. Je regarde La Pietà d’Avignon : l’objet de ma contemplation, ce n’est pas seulement le jeu des couleurs et des lignes, mais aussi bien la douleur, le drame, la pitié — tout ce que nous voyons et tout ce que nous sentons, puisque tout y prend forme.

• Ainsi, de même qu’il n’y a pas de science de l’esthétique hors de la science de l’art, il n’y a pas de science de l’art qui puisse être légitime­ ment autre chose qu’une esthétique. Le problème fondamental que pose l’œuvre d’art est le pro­ blème même de l’esthétique. En essayant de l’éluder, la Kunstwissenschajt élude la recherche qui la constituerait vraiment comme science de l’art. Et elle ne peut le faire qu’en s’appuyant sur une distinction factice : esthétique et artis­ tique ne sont pas distincts. Mais quelle que soit la perspective qu’il adopte, celui qui se penche sur l’œuvre d’art tente tou­ jours d’éluder l’interrogation essentielle : l’histo­ rien et le critique n’agissent pas autrement que le philosophe.

CHAPITRE IX

L’ESTHÉTIQUE ET L’HISTOIRE

Jusqu’alors traditions de la culture, la litté­ rature et l’art deviennent, au cours du xixe siècle, objets de connaissance historique. (On sait que les contemporains eux-mêmes eurent le sentiment « que l’histoire serait le cachet du xixe siècle et qu’elle lui donnerait son nom, comme la philo­ sophie avait donné le sien au xvm« 1 ».) Entre toutes les perspectives auxquelles se trouve sou­ mise l’œuvre d’art, il n’en est pas de plus cons­ tante, désormais, que celle de l’histoire. *

La conscience historique, depuis le romantisme, fait partie de la création artistique elle-même : l’artiste conçoit l’art comme un ordre total dans lequel il se situe, et les monuments de l’art mo­ derne se dressent sous un ciel qui veut être celui d’un passé et d’un présent universels. De Chateau­ briand comparant Homère et la Bible, de Mme de Staël confrontant les littératures du Nord et celles du Midi, de Lamartine et Hugo lisant Shakes­ i. Augustin Thierry, en 1834.

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peare, Byrpn et le pseudo-Ossian, de Sainte-Beuve écrivant le Tableau de la Poésie française au XVIe siècle à Baudelaire découvrant Edgar Poe, à Stefan George découvrant Mallarmé, à Gide découvrant Dostoïevski, à Eliot ressuscitant John Donne et les poètes métaphysiques du xvne siècle, à Machado ressuscitant Gongora, à Breton insé­ rant dans le Manifeste du Surréalisme la liste de ses précurseurs (Swift est surréaliste dans la mé­ chanceté, Sade dans le sadisme, Hugo est surréa­ liste quand il n’est pas bête...), — de Manet dé­ couvrant les estampes japonaises qui ont servi de papier d’emballage à son épicier à Picasso exhu­ mant les masques nègres — un long cortège de résurrections et de découvertes accompagne fidè­ lement l’art moderne en marche vers son chefd’œuvre inconnu... Mais l’élargissement historique de la conscience artistique n’aboutit pas, ici, à faire de la littérature et de l’art un objet de connaissance : l’artiste, qui s’est toujours servi d’autres artistes,, tend maintenant sinon à se ser­ vir de tous,du moins aies chercher hors d’une seule tradition. A l’histoire, d’autres encore ont de­ mandé la confirmation d’une certaine indépen­ dance nationale : le goût des sources primitives, des origines est, au xixe siècle, l’une des expres­ sions littéraires de l’éveil des nationalités. Sous la plume de Wackenroder, l’éloge de Dürer se confond avec l’évocation attendrie du vieux Nu* remberg : « Béni soit ton âge d’or, Nuremberg, la seule époque où l’Allemagne put se glorifier d’avoir son propre art national... » Accessoirement, pour les historiens français, la curiosité à l’égard du Moyen Age est une façon de répondre à l’histo­ rien allemand, qui n’est jamais loin du nationa­ lisme : les chansons de geste sont une création française du XIe siècle, et non point, comme l'affirme Uhland, « l’esprit germanique sous une

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forme romane »... L’histoire ne nourrit encore que les mouvements de la vie. Mais, de YHistoire littéraire de la France qu’en­ treprennent au xvme siècle les Bénédictins de Saint-Maur au Manuel bibliographique de la Lit­ térature française, la curiosité et la recherché his­ torique concernant l’œuvre littéraire tendent de plus en plus à prendre la forme d’une connais­ sance scientifique. Art et littérature deviennent l’occasion d’une science qui, comme toute science, considérera son objet comme une chose à recons­ tituer dans son intégrité et à situer exactement dans la série dont elle relève, abstraction faite de sa relation à notre subjectivité. Il s’agit de déter­ miner les causes dont l’œuvre d’art est le pro­ duit (« Le but suprême est de rechercher le point d’impulsion des forces que nous trouvons agis­ santes... Où en est le germe initial? Comment ont-elles passé de la puissance à l’acte »...), de détecter les influences et les sources, d’établir l’œuvre dans son meilleur texte, d’éclairer, par l’étude des variantes, chaque processus particu­ lier de création, etc. Sur le socle d’un fichier col­ lectif gigantesque ne cesse de monter l’édifice d’une science historique de la littérature dont les impératifs sont bien connus: « proscrire les quali­ ficatifs sentimentaux», «voir clair, et non juger1 2»... Si forte est l’évidence que la littérature est avant tout l’objet d’une expérience de sentiment et de jugement que les maîtres de l’histoire litté­ raire ont souvent admis que leur discipline n’épui­ sait pas l’œuvre d’art. Sainte-Beuve accueillait avec ironie ses premiers pas et le goût du « docu­ ment inédit ». « Nonobstant ces suppléments d’en­ quête toujours ouverts, conservons, s’il se peut, 1. Joseph Bédier. 2. Gustave Lanson.

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la légèreté du goût, son impression délicate et prompte; en présence des œuvres vives de l’es­ prit, osons avoir notre jugement net et vif aussi, et bien tranché, bien dégagé, sûr de ce qu’il est, même sans pièces à l’appui 1... » Mais Gustave Lanson, maître de l’histoire littéraire, ne craint pas de reprocher à Sainte-Beuve, maître du goût et de l’impression, d’avoir parlé des hommes plus que des œuvres. « Prenez les tables des Lundis, et voyez combien sont rares les articles sur les grands écrivains, quelle multitude au contraire de causeries sur toutes sortes de gens dont le carac­ tère commun est d’avoir écrit peu ou beaucoup, mais toujours en amateurs, jamais avec l’inten­ tion de créer une œuvre littéraire, femmes, magis­ trats, courtisans, généraux, princes... Et lorsqu’il s’applique dans ses Lundis aux grands écrivains, n’évite-t-il pas soigneusement d’aborder de front les grandes œuvres? «Pourtant, Sainte-Beuve juge (« Il y a lieu plus que jamais aux jugements qui tiennent au vrai goût »), mais la valeur d’une œuvre est pour lui dans sa spontanéité révéla­ trice : « Je vise toujours à juger les écrivains d’après leur force initiale et en les débarrassant de ce qu’ils ont de surajouté et d’acquis. » A quoi Lanson oppose que la valeur d’une œuvre est dans cette œuvre même : « Il n’a pas traité les chefs-d’œuvre de l’art littéraire autrement qu’il ne traitait les mémoires hâtifs d’un général ou les effusions épistolaires d’une femme; toute cette écriture, il la met au même service, il s’en fait un point d’appui pour atteindre l’âme ou l'es­ prit : c’est précisément éliminer la qualité litté­ raire. » Les historiens eux-mêmes conviennent que l’histoire ne suffit pas, reprochent aux critiques d’être plus historiens qu’eux-mêmes... i. De la Tradition en Littérature.

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L’histoire ne prétend pas nécessairement exclure ou remplacer l’esthétique... Simplement la metelle entre parenthèses : on ne saurait tout faire à la fois. Il est un temps pour établir les sources de l’œuvre : un temps pour, en l’œuvre même, se désaltérer. Tout se passe pourtant comme si l’histoire, loin de réserver et de léguer à d’autres le pro­ blème de la valeur, était la négation de la légi­ timité d’un tel problème. Ou mieux encore : comme si, en niant ce problème, elle pensait en avoir donné la solution. On connaît la page savoureuse de Victor-Marie, comte Hugo où Péguy reproche à l’histoire litté­ raire d’offusquer la vision vivante de l’œuvre : « Chercher des renseignements sur un monu­ ment, sur une œuvre, sur un texte, pour un texte, pour l’intelligence d’un texte partout ailleurs que dans le texte même (et ce sont les mêmes qui font semblant d’avoir inventé de recourir au texte, d'aller au texte), (vous savez, les célèbres sources), chercher des lumières sur un texte, pour l’intelli­ gence d’un texte, partout, pourvu, à cette seule condition, que ce ne soit pas dans le texte même... « Ils chargent sur leur dos toutes ces échelles et tous ces micromètres, et sortant de leur mai­ son, déménageant, de leur propre maison, sans esprit de retour, ils vont dans la maison d’en face, ou, autant que possible, dans une maison beaucoup plus éloignée, dans la maison la plus éloignée, pour voir s’il n’y aurait pas dans cette maison la plus éloignée, un semblant de lucarne, un coin perdu, qui donnerait, mais de très loin, sur leur maison (abandonnée, sur leur 'propre maison aban­ donnée), d’où on pourrait peut-être, en braquant beaucoup d’instruments, et ensuite, en faisant beaucoup de calculs, voir, entr’apercevoir quelque peu de ce qui se passerait chez eux... »

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« Il faut relire Le Cid, conclut Péguy, ou plu­ tôt il faut le lire pour la première fois, et nousmême d’un regard inhabitué. » Entre l’Histoire et l’Esthétique, il y a bien un conflit.

* L’histoire de l’art allemande — presque tou­ jours soucieuse de justification philosophique — a souvent rattaché l’option qui la fonde à une disqualification de l’esthétique. Hegel, déjà, op­ pose la succession historique des formes à l’es­ thétique de la beauté, la valeur représentative des œuvres (leur pouvoir de manifester un style) à leur valeur tout court... Pour Worringer, si l’art est l’objet d’une his­ toire, c’est qu’il ne saurait être celui d’une esthé­ tique. Qu’est-ce que l’esthétique? Rien d’autre qu’une « interprétation psychologique du style classique ». Le style classique est lié à l’idée de beauté; mais les autres styles lui sont indiffé­ rents : aucun ensemble cohérent de normes n’étend sa juridiction sur l’ensemble de l’art. Tradition­ nellement, l’esthétique tente de nous persuader de la souveraineté de l’art classique (seul, il se­ rait l’art...) en réduisant l’archaïque à une expres­ sion maladroite et le baroque à une expression décadente (c’est dans la mesure où Hegel voit dans l’art grec le sommet dont l’art symbolique et l’art romantique ne sont que les deux pentes qu’il échappe à l’histoire et appartient encore à l’esthétique). L’art gothique eût-il visé la beauté, nous serions en droit de le juger grossier, bar­ bare, car il ne l’a pas atteinte. Mais ü n’a pas visé la beauté, et ce qu’il a voulu faire, il l’a fait. Reprenant l’idée de Riegl, d’un Kunstwollen op­ posé au « pouvoir », Worringer affirme que l’his-

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foire de l’art n’est pas celle du progrès d’un pou­ voir créateur, culminant dans l’art classique, puis dégénérant en formes de décadence ou d’imita­ tion, mais celle de directions irréductibles, incom­ parables, prises par la volonté artistique. Chaque style relève d’une intention particulière. Que faire, sinon remonter à cette intention? A travers l’art gothique, il s’agit d’atteindre l'âme gothique : il est dérisoire de mesurer cet art avec les normes de l’art formel. Worringer souhaite une « psycho­ logie de l’humanité », formée par l’interprétation psychologique des styles successifs : le rapport qu’il veut dégager est celui qui va de l’intention de l’artiste à la réalité expressive d’un style, non celui qui unit la structure formelle d’une œuvre à son pouvoir sur nous. Il ne s’agit pas de savoir si l’artiste a réussi, et comment — c’est le vain programme de l’esthétique —, mais ce qu’il a voulu faire, étant entendu que toute œuvre est réussie dans la mesure où elle exprime vraiment l’intention qui la gouverne. « La nouvelle science historique doit prendre pour axiome que l’artiste a su faire tout ce qu’il a voulu et qu’il n’a seule­ ment pas su faire ce qui n’était pas dans ses intentions L » L’illusion de l’esthétique repose, selon Wor­ ringer, sur le préjugé de la maladresse : selon Spengler, sur le préjugé de la civilisation I. 2. De même que la pluralité des cultures exorcise l’idée de civilisation, la pluralité des arts va exorciser l’esthétique. Pour que l’on puisse parler d’esthé­ tique, il faudrait que tous les arts, en dépit de leurs différences, s’accordent sur quelque chose d’essentiel; il faudrait qu’il y ait, à quelque niveau que ce soit, une esthétique. Or, les styles, comme I. L'Art gothique. s. Le Déclin de VOccident t

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les cultures, sont des totalités fermées sur ellesmêmes, sans commune mesure et sans communi­ cation. L’histoire de l’art? Une succession de ruptures, de voix désaccordées, de langages in­ convertibles. S’il n’y a pas de langage ni de pensée capables de comprendre, c’est-à-dire de saisir comme aspects différents d’un même génie humain, les notions fondamentales des cultures historiques — l’àpx?), l’atman, le tao, le mythe faustien de l’Occident —, il n’y a pas de sensibi­ lité esthétique où se puissent rejoindre la statue grecque, la statue égyptienne, les mosquées de l’Orient et nos tableaux de chevalet. Nous ne comprenons ni n’aimons les statues d’Egypte ou de Chine : nous croyons seulement les comprendre et les aimer. Car rien ne se reprend, rien ne s’hérite : comme l’esprit, l’art va de l’irréductible à l’irré­ ductible. Mycènes et l’Egypte n’ont pas soulevé les paupières de la Grèce dorienne, la Renaissance n’a pas ressuscité l’Antiquité (elle est la transfor­ mation du gothique en moderne) : au Nu s’oppose le Portrait, à la statique euclidienne l’âme faustienne, à Pygmalion amoureux de la statue qu’il sculpte Siegfried luttant avec le marbre pour déli­ vrer Brünhild... Où donc se rejoignent les styles, si ce n’est dans l’insignifiant? Car il y a, de toute évidence, des éléments communs : « éléments de technique manuelle », « logique des couleurs, des lignes, des tons, de la construction, de l’ordre »... Cette part commune, c’est la part infime de la causalité. L’essentiel de l’art est du côté du Destin : du côté du génie, des « volontés formelles irréduc­ tibles ». « En dépit de toute esthétique, affirme Spengler, il n’y a point une méthode atemporelle et seule vraie, mais une histoire de l’art à laquelle s’attache, comme à tout ce qui vit, la marque de l’irréversibilité. » Pour lui, comme pour Worringer, la tâche essentielle du spécialiste sera de

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relier les styles aux intentions mentales : le dernier grand ouvrage qu’ait à écrire l’Occident avant de disparaître, c’est la « morphologie de l’UniversHistoire ». « Psychologies de l’humanité », « mor­ phologies de la culture » : comme Worringer, Spengler situe les œuvres sur un plan où leur différence de qualité a cessé de jouer. (Les réfé­ rences, d’ailleurs, sont éloquentes : les grands peintres du xixe siècle ne s’appellent pas Courbet, Manet et Renoir, mais Bbcklin, Marées, Leibl, Menzel. Et le nationalisme allemand n’est là que pour fournir des exemples : eût-il été Français, Spengler n’eût pas manqué d’opposer aux grands peintres de mauvais peintres, pourvu qu’ils fussent représentatifs.)

* Mais l'histoire de l’art et de la littérature, le plus souvent, ne philosophe pas ainsi sur elle-même; méthode scientifique parmi d’autres, elle a cons­ cience de n’être que l’histoire, et prétend réserver le problème de la valeur. Le peut-elle vraiment? Quoi qu’elle fasse, cette littérature dont elle est l’histoire, c’est cette même littérature qui est l’objet du jugement de valeur; si prudente et si modeste qu’elle soit, l’histoire ne peut guère lais­ ser intact ce qu’elle touche. Quel historien, après avoir consacré sa vie à l’analyse scientifique, échappe au sentiment que la littérature est essen­ tiellement objet d’histoire — et même objet d’his­ toire seulement? Qui peut se vouer à une tâche qu’il estime secondaire? Il s’agit d’abord de voir clair, ensuite de juger, dit-on : on finira par penser que voir clair seul importe. L’histoire, par sa seule présence, détourne des valeurs, crée un pré­ jugé hostile à l’esthétique. C’est peu de dire que l’histoire détourne des valeurs : elle les récuse. L'essentiel de l’analyse

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historique tend à rattacher l’œuvre aux causes dont elle provient : l’histoire voit dans la lit­ térature un ensemble solidaire et homogène où toutes les œuvres se confondent en tant qu’expressions d’une époque et chaînons d’une vaste causalité. De ce point de vue, toutes les œuvres se valent : la littérature, pour l’historien, c’est n’importe laquelle. Puissante force de nivellement, l’histoire, depuis un siècle, ne cesse de multiplier les études sur des écrivains dont tout ce que l’on peut dire est qu’ils furent des écrivains. Son enquête s'exerce aussi bien sur Pradon que sur Racine, sur Thomas comme sur Pierre Corneille, sur Népomucène Lemercier aussi bien que sur Hugo : Gissing est un aussi bon sujet que Dickens, Nekrassov que Pouchkine, Heinse que Hôlderlin. Travaille-t-on mieux sur Manon Lescaut que sur Le Doyen de Killerine, moins bien sur L’Héritière de Birague que sur les Illusions perdues? Or, qu’on le veuille ou non, on ne laisse pas les grandes œu­ vres intactes en s’intéressant indifféremment aux grandes et aux petites; l’égalité abaisse la grandeur plus qu’elle n’élève la médiocrité. Un obscur ressen­ timent contre la grandeur couve sous le détache­ ment historique, et lui donne sa force. L’histoire s’acharne étrangement à montrer de quels em­ prunts l’originalité est faite, de quelles sources viennent ces eaux si pures où nous buvons, de quelle multitude est entouré le génie solitaire, à quelles ressemblances est lié l’exceptionnel. Sha­ kespeare est un dramaturge élisabéthain parmi d’autres, Calderon un dramaturge du siècle d’or, Rembrandt un peintre de l’école hollandaise qui exprime à sa façon la Hollande du xvne siècle, comme, à la sienne, Ter Borch, Greco est un imi­ tateur du Tintoret, la poésie de Ronsard vient de Pindare et de l’ode anacréontique, Chateaubriand d'Homère et de Virgile, Hugo puise dans la Bible,

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Claudel dans Eschyle... Quand on ne réduit pas les grandes œuvres à leurs sources, du moins, on les diminue de leurs sources; on nie leur privilège et leur solitude en montrant qu’elles expriment leur temps comme les autres, qu’elles se soumet­ tent, comme les autres, à une même causalité. La République des Egaux remplace le Triomphe d’Homère. L’esprit de l’histoire est à tel point celui de son analyse que le vœu secret de l’historien est de consumer ses jours dans une immense enquête préliminaire, dans une préparation qui ne prépa­ rerait que d’autres préparations. L’historien s’en­ ferme volontiers dans les monographies, les études de détail, les travaux d’approche. Rares sont ceux qui reconnaissent que « la synthèse doit vivifier l’analyse1 »! Scrupule? Certes. Mais aussi complaisance à une activité qui nie la littérature en tant que domaine de valeurs. Même si les monographies se multiplient sur Rotrou et sur Pradon, même si l'on se plaît à signaler ce que les grands empruntent aux obscurs et à suggérer leur équivalence, aucune histoire, cependant, ne donne à Rotrou et à Pradon la même place qu’à Corneille et à Racine. Dans la mesure où l’histoire aboutit à une exposition syn­ thétique, force lui est de retrouver une hiérarchie, une mise en page, de décider quels écrivains ont droit aux caractères gras et aux photographies. A « l’histoire antiquaire », comme dit Nietzsche, succède « l’histoire monumentale ». Mais l’historien transporte dans la synthèse sa défiance à l’égard du jugement de valeur. Que l'histoire elle-même (et non pas l'historien) désigne les « grandes œuvres »! L’histoire est le jugement de Dieu... 1. René Bray.

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C’est pourquoi il ne peut y avoir d’histoire de l’art contemporain : le temps n’a pas encore parlé. L’histoire, qui est remontée aux sources, sait toute la vanité du jugement contemporain. Avec Cha­ teaubriand, elle sait, par exemple, que le xvne siècle a ignoré sa littérature. « Nous voyons Rollin, cet homme plein de goût et de savoir, balancer le mérite de Fléchier et de Bossuet, et faire assez comprendre qu’on donnait généralement la pré­ férence au premier... Qu'on lise ce que La Bruyère et Voltaire ont dit eux-mêmes de la littérature de leur temps : pourrait-on croire qu'ils parlent de ces temps où vécurent Fénelon, Bossuet, Pascal, Boileau, Racine, Molière, La Fontaine, Jean-Jac­ ques Rousseau, Buffon et Montesquieu? » On ne lit pas sans honte, remarque à son tour Jean Paulhan, ce qu’ont dit de Baudelaire, de Stendhal, de Mallarmé, Sainte-Beuve, Brunetière, Lemaî­ tre, Faguet, Anatole France... C’est que Rollin, et les critiques du xixe siècle, ont demandé des lumières à un pseudo-jugement esthétique, qui ne peut en donner : la seule lumière vient de l’his­ toire. En 1828, Emile Deschamps dresse le pal­ marès des dernières années : « M. Victor Hugo s'est révélé dans l’Ode, M. de Lamartine dans l’Elégie, M. Alfred de Vigny dans le Poème. » Sur­ prenante clairvoyance! Le jugement est-il donc impossible avant l’histoire? Mais en 1829 le pal­ marès est revu, et nous lisons : « Nous n’avions pas encore les Confidences de M. Jules Lefèvre, les Contes d’Espagne et d'Italie de M. Alfred de Musset, les Poésies romaines de M. Jules de SaintFélix, les ïambes de M. Auguste Barbier, ni Marie de M. Brizeux ni les Dernières paroles de mon frère Antony Deschamps... » N’est-il pas évident que la littérature qui se fait est injaugeable? Selon le conseil de Thibaudet, l’historien s’écartera donc de la littérature « qui n’est pas encore triée ». Ou,

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s’il se penche sur elle, ce sera pour classer, sans subordonner ni exclure, par générations, par genres, par thèmes d’inspiration. Il citera tous les noms qui lui sont connus, pour peu qu’il ait la place de les nommer tous. Le même chapitre (Psychologues et Analystes) encadrera vingt-six lignes sur Marcel Proust de trente lignes sur Henry Bordeaux et de huit sur Louis Artus x. Thibaudet lui-même, parlant en 1935 des Tendances actuelles de la Littérature française, unit les romans d’André Malraux et de François Bonjean dans un même paragraphe qu’il intitule : L’Orient1 2. Il serait savoureux, mais vain, de multiplier les exemples. Abordant l’époque contemporaine, il est clair que les histoires de la littérature ressemblent de moins en moins à l’histoire des époques précédentes, de plus en plus à un annuaire des téléphones. L’historien ne fait pas de difficultés pour le reconnaître. Mais il nie que l’on puisse agir autre­ ment.

L’historien n’ignore pas le problème de la hié­ rarchie : il pense que c’est à l’histoire même de le résoudre, hors de l’incertitude du jugement. La valeur d’une œuvre, c’est sa place dans l’histoire. Mais rien n’est plus ambigu que cette notion d’importance historique dont on oppose l’objec­ tivité à la subjectivité du jugement. L’historien considère que l’importance de l’œuvre est garantie par le témoignage qu’elle apporte sur son époque, et le rôle qu’elle y joua : les œuvres « représen­ tatives » sont chéries de l’historien, parce qu’il y découvre moins l’art que l’histoire, et que la 1. Bédier-Hazard : Littérature française, t. II, p. 382 (der­ nière édition). 2. Encyclopédie française.

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hiérarchie des œuvres lui semble ainsi soustraite à tout arbitraire, aussi assurée qu’une chrono­ logie bien établie. Mais le critère du représentatif apparaît souvent comme marginal : il ne fonde pas tant l’importance véritable de l’œuvre qu’il ne défend une valeur secondaire que l’on risque­ rait d’oublier. Et de l’aveu même de l’historien. Bien que Benozzo Gozzoli ne soit pas un peintre de premier plan, Les Mages représentent une caval­ cade de cour et nous renseignent sur les fêtes flo­ rentines du xvie siècle. N’oublions pas que L’Astrée ou les lettres de Guez de Balzac, ou les poésies de Voiture, ou les poèmes de Béranger sont des témoi­ gnages précieux, parce qu’ils sont plus étroitement liés à leur temps que de plus grandes œuvres... Le langage de cette prédilection ne manque pas de prudence, et réserve une autre prédilection. Mais si, dans les œuvres, l’historien cherche moins la littérature que l’histoire, que ne s’adresse-t-il directement à l’histoire! Les gazettes du temps sont plus instructives que les poésies de Voiture, la collection du Constitutionnel ou du Globe vaut mieux que les chansons de Béranger; La Mode et Les Français peints par eux-mêmes sont, pour connaître la société française de la Restauration, d’un autre secours que les romans de Balzac. Ce que reflètent les œuvres les plus asservies à leur époque n'est pas la réalité historique d’un temps, mais sa rêverie. « Représentatifs », les romans de chevalerie et L’Astrée, les comédies larmoyantes et les romans sentimentaux, les élégies de Parny et les petits érotiques du xvme siècle, les romans noirs et les feuilletons du xixe ne le sont nullement de l’histoire, mais de ce qu’un moment de l’his­ toire a demandé à l’œuvre d’art ou à l’œuvre d’ima­ gination. S’adresse-t-il à ces œuvres par souci de vérité historique, l’historien est frustré : mieux valent les archives du temps. Voit-il en elles ce

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qu’elles sont — un moment de la rêverie et de la conscience esthétique —, l’historien définit alors l’importance de l’œuvre par ce que, justement, il voulait fuir dans l’histoire : son accord avec un goût momentané. Pourquoi se défie-t-il du goût du jour, confiant son jugement à la postérité, s’il suffit qu’une œuvre corresponde au goût d’un jour pour acquérir importance historique? La prédilec­ tion de l’historien pour l’œuvre représentative aboutit soit à une histoire faussement historique, soit à une esthétique faussement esthétique (le goût d’un jour, bien sûr, n’est pas un critère) — et qui n’avoue pas même son nom.

L’historicité est-elle seulement le caractère de ce qui a eu lieu? N’est-elle pas plutôt le caractère de ce qui, d'une certaine manière, ne cesse pas d’avoir lieu? Le présent appelle historique tout ce qui a une place dans le passé. Mais cela seul a une place dans le passé qui conserve un sens pour notre présent. Les œuvres que l’histoire re­ connaît sont moins les œuvres représentatives que les « chefs-d’œuvre ». Et, pour l’histoire, ce qui garantit le chef-d’œuvre, c’est sa durée. Ce que Gœthe appelait la productivité des œuvres apparaît très souvent à l'historien comme la forme essentielle de leur durée. Qu'une œuvre soit source, cause d’autres œuvres, la consacre évidemment aux yeux d’une histoire dont la démarche est la recherche de la causalité; et, par là, la valeur de l’œuvre se confond avec une importance maté­ rielle, quasi mesurable, dont l’appréciation est soustraite à l’arbitraire du jugement : la produc­ tivité est un fait. Restituée à sa véritable dimen­

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sion — l’avenir —, l’historicité d’un fait ne sau­ rait apparaître au moment même : le premier putsch nazi de Munich semblait un événement insignifiant, le 6 février 1934 un nouveau tournant de la politique française, et ce n’est pas le palais solennel de la Société des Nations à Genève qui donne son symbole au monde du premier aprèsguerre, mais l’auto blindée sur laquelle roule Lé­ nine le jour de son arrivée à Petrograd. Et nul ne sait encore si la révolution russe a ouvert, comme la révolution nazie, un épisode du xxe siècle ou, comme la révolution française, un nouvel âge mondial. Il en est de même des œuvres d’art; nous ne pouvons pas jauger les œuvres contem­ poraines parce que nous ignorons leur postérité. Qui pouvait savoir en 1857 la valeur de l’in-12 de 256 pages que publie Charles Baudelaire chez Poulet-Malassis? Quand Hugo parle d’un « fris­ son nouveau », c’est une formule de politesse : et nulle honte ne rejaillit sur les critiques du temps pour n’avoir pas vu ce qui était alors invisible. La valeur de Baudelaire n’est rien d’autre que son importance, son importance rien d'autre que son action : l’histoire de la littérature française lui donne une grande place parce que le sonnet des Correspondances contient le symbolisme, les Ta­ bleaux parisiens le réalisme, parce que Moréas saluera en lui « le véritable précurseur », et Rim­ baud « un vrai dieu ». Nerval se détache mainte­ nant des romantiques mineurs avec qui il fut confondu parce que le symbolisme et le surréa­ lisme viennent des Chimères : Gautier s’efface, qui conduit au Parnasse, qui ne conduit à rien. L’école romane n’intéresse plus que le curieux des marges littéraires, parce que la voie ouverte par Moréas a été désertée. L’année où tombent Les Burgraves triomphent Ponsard et Scribe. Oublions-les : car où est la postérité de Lucrèce? Les Trophées n’ont

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rien donné; Une Saison en Enfer donne un demisiècle de poésie, Les Chants de Maldoror le surréa­ lisme... La grandeur de Manet, de Cézanne, de Goya vient de la nouvelle ère picturale dont ils instaurent la loi. Sans doute... Mais le critère de la productivité, quand il permet à l’historien d’opposer un juge­ ment de fait à un jugement de valeur, est un cri­ tère illusoire. Et s’il s’agit d’un jugement de va­ leur, il s’en faut qu’il aille de soi. Dans une page de son Journal, André Gide met en question la perspective qui nous occupe. A propos de Boylesve, ü constate que c’est du moins bon Balzac qu'il provient, et il ajoute : « Il est, d’une manière plus générale, intéres­ sant de constater que la descendance des grands hommes est toujours douteuse et pour ainsi dire oblique, que ce n’est jamais le chef-d’œuvre accom­ pli ou pour mieux dire le côté le plus accompli de chaque œuvre qu’imitera ou dont s’inspirera le disciple, mais au contraire le défaut; de même que, dans la nature, la prolification parasitaire se développe du côté de l’ombre et non du côté du soleil. Dans toute œuvre d'art, le défaut, la fai­ blesse passe à la faveur du parfait; c'est l’impar­ fait que reprend le disciple parce que c’est cela seul qu’il peut espérer de pousser plus loin... Ainsi ce que les disciples de Baudelaire ont pris aux Fleurs du Mal : le macabre, l’étrange... (voir Rollinat), jamais cette perfection même qui est du plus haut prix. De même pour Michel-Ange, etc. Il est rare qu’un artiste, si grand soit-il, pousse à la perfection toutes les parties de lui-même; et lorsque cela arrive (Goethe, Racine, Poussin), on peut dire qu’il n’a plus de suiveurs, car il a bou­ ché toutes les routes. » Gide n’a-t-il pas raison? Il semble en effet que

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les écrivains n’agissent que par le plus extérieur, le plus superficiel de leur œuvre. L’imitation sup­ pose l’imitable, et l’imitable s’oppose à la plus haute qualité. Au critère historique de la produc­ tivité, ne convient-il pas d’opposer une esthétique antihistorique de l’inimitable? L’imitation, le salut des écoles, est le fléau de l’art, disait Hugo. Le beau n’est-il pas le stérile : « ...si la beauté n’était la mort »? Le grand Shakespeare est celui qui n’a pas de successeur, non celui qui agit sur le drame romantique; le grand Hugo n’est pas celui que l’on retrouve en Sully Prudhomme, mais celui que l’on ne découvre qu’en lui-même; qu’ajoute Rollinat à Baudelaire, Pradon, Lemercier et Ponsard à Racine? Une œuvre est d’autant plus inimi­ table (improductive) qu’elle est plus haute. Les Pauvres gens ont suscité plus d’imitateurs que Le Satyre; le style de la Nouvelle Héloïse a agi plus que celui des Rêveries; le ton des Martyrs plus que celui des Mémoires d’Outre-Tombe. La pos­ térité de Résurrection est plus visible que celle de Guerre et Paix; Maupassant a eu plus d’influence que Balzac; Cocteau, plus d’influence que SaintJohn Perse. « Productifs », Turner et Constable le sont beaucoup plus que Vermeer ou Watteau; Monet plus que Renoir. Ni Ingres, ni Delacroix, ni Géricault ne furent poursuivis. Qu’ajoute Si­ gnac à Seurat, Cros à Signac? Que Sérusier ait suscité Gauguin ne l’empêche pas d’être médiocre peintre. La solitude de Rouault ne diminue pas plus son génie que la foule des épigones n’ajoute à celui de Picasso (bien plutôt ferait-elle appa­ raître sa part vulnérable). Que Barrés ait influencé Montherlant ne l’empêche pas d’être moins çrand écrivain que Proust, dont on cherche en vain les successeurs. Que Moréas salue en Baudelaire « le véritable précurseur » ne fait pas le génie de Bau­ delaire — et Poe demeure un assez court poète

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bien que Baudelaire et Mallarmé aient cru lui devoir une part de leur inspiration. Le génie peut être sans disciples, et la médio­ crité peut avoir sa postérité. Mais, à l’idée d’in­ fluence, le texte de Gide donne un sens trop pré­ cis. La productivité n’est pas le fait de susciter des épigones : mais le fait d’orienter, de façon impérieuse et diffuse, la littérature qui vient. L’écrivain productif n’est pas celui qui s’offre à l’imitation : il est celui qui ouvre les écluses, qui aide l’avenir à prendre forme. La fécondité de Rimbaud n’est pas dans les imitateurs qui, de­ puis cinquante ans, nourrissent les sommaires de confidentielles revues « d’avant-garde ». Est-elle dans Claudel? Moins encore que dans ce ciel nou­ veau qu’il a illuminé. La fécondité de Baudelaire n’est pas sa manière, mais sa révolution; le fait que rien de ce qui compte dans la poésie euro­ péenne ne s’écrit après Les Fleurs du Mal comme avant. Pas plus que la postérité de Hugo ne s’ap­ pelle Eugène Manuel ou Sully Prudhomme, celle de Mallarmé ne s’appelle René Ghil, celle de Joyce Samuel Beckett : leur vraie postérité, ce sont les portes qu’ils ferment dans le passé, celles qu’ils ouvrent, confusément, sur l’avenir. Il est vrai que, loin d’ajouter à la gloire d’Apollinaire, ses épigones l’éclairent plutôt d’un jour accusa­ teur : il n’en est pas moins vrai que sa grandeur est inséparable de son bruissement de sources et qu’il a eu raison de dire avec fierté : « Je sème mes chants comme des graines. » Les grandes œuvres transforment le milieu où elles surgissent, comme l’aube étrange d’un jour jamais vu. Mais reconnaître qu’une semblable fécondité ne peut appartenir qu’aux grandes œuvres, ce n’est pas voir en elle une sorte de critère matériel de la valeur, qui dispenserait de la perspective du

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jugement. Malgré qu’en ait l’histoire, la produc­ tivité n’est pas un fait qui s’isolerait de lui-même et s'imposerait à nous comme l’objet d’une connais­ sance — comme une chose, comme un événement. Sans doute l’action des œuvres les unes sur les autres est-elle un fait matériel que la connais­ sance historique peut repérer sans se départir de son attitude objective : mais alors l’écrivain productif devient celui, quel qu’il soit, qui eut des imitateurs et des continuateurs, quels qu’ils fussent. Marmontel aussi bien que Laclos, Paul de Kock aussi bien que Balzac, Ponson du Terrail aussi bien que Dostoïevski. Est-il vrai que Les Trophées n’eurent pas d’action, alors que la Saison en enfer en eut une? Ce qui est vrai, c’est que la Saison en enfer n’eut pas la même action que Les Trophées, n’a pas agi sur la même littérature. Le romantisme de Moréas agit, mais sur Maurras et Pierre Camo; Apollinaire agit — sur Max Jacob, sur le surréalisme. L’action que nous nous sentons fondés à retenir n’est pas un simple événement matériel : elle n'apparaît qu’au niveau d’un jugement; c’est en fonction d’une certaine définition de la littérature vue dans sa qualité et dans son avenir qu’est garantie son im­ portance. Il y a une fécondité que nous retenons comme valeur; une autre que nous négligeons parce qu’elle est seulement une action. Il est clair que la productivité n’est pas un fait, mais un jugement. Consciente d’être une esthétique — une décision du goût —, la théorie de la productivité est-elle décisive? Même pas. La vraie fécondité n’appartient qu’aux grandes œuvres : mais il est de grandes œuvres sans fécondité. Opposerons-nous les œuvres à contre-courant à celles qu’emporte le mouve­ ment d’ensemble de la littérature? Non point. Une littérature est à chaque instant ce qu’elle peut

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être : la conformité aux tendances d’une époque de l’art n’est pas une complaisance, mais la forme même de la vie. (Il est vrai que l’oeuvre romantique doit être « aussi romantique que possible », etc.) Mais si les mouvements réactionnaires sont tou­ jours dérisoires, il y a une solitude du génie. La grandeur d’une œuvre n’est pas toujours liée à son accord aux valeurs d’un temps, voire à celles de l’avenir. Les Fleurs du Mal pèsent sur la poé­ sie moderne infiniment plus que Les Contempla­ tions : est-il évident que Baudelaire est plus grand poète que Victor Hugo? L’influence de Claudel est nulle en regard de l'action d’un Cendrars ou d’un Reverdy : quelque goût que l’on ait pour ceux-ci, comment ne pas reconnaître en celui-là un plus grand poète? Giono n’agit pas, n’agira pas : il est aujourd’hui l'un de nos plus grands écrivains. Il est des œuvres plus importantes que géniales, et l’œuvre géniale peut n'avoir d’autre importance que son génie même. Il est vrai que dans les pé­ riodes où la littérature rompt avec son passé et cherche de nouvelles orientations, une coïncidence s’établit entre le génie et le pouvoir même d'orien­ ter. A partir de 1860, les grands noms de la lit­ térature sont ceux des « influenceurs » : Baude­ laire, Rimbaud, Mallarmé, Laforgue, Lautréamont, Apollinaire, Stefan George, Eliot, Henry James, Virginia Woolf, James Joyce, Kafka, Faulkner... (Mais Verlaine? Mais Proust?) Il n’en va plus de même quand la littérature, installée dans des cadres fixes d’expression, cherche la perfection, et non la surprise — le parachèvement, non la nouveauté. Qui porte une tradition à son comble laisse une grande œuvre, à défaut d’une posté­ rité : quelque chose finit avec Poussin comme avec Racine. D'autres, enfin, parachèvent en même temps qu’ils inaugurent, ferment les voies en les ouvrant. Mallarmé, Joyce, Picasso poussent à la

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limite les formes qu’ils inventent, coupent les ponts derrière eux : il y a un choc de porte cla­ quée dans leur œuvre, alors qu’il y a dans celle d’Henry James, de Baudelaire, de Cézanne un bruit de porte battant aux vents de l’avenir. L’œuvre classique, dernier moment d’une tradi­ tion longtemps et patiemment mûrie, ressemble à l’œuvre-limite qui veut arrêter la littérature à elle-même : elles sont l’une et l’autre sans avenir. La fécondité d’une œuvre suppose la rencontre d’un certain état désorienté de la littérature et d’une richesse interne marquée de quelque imper­ fection : il faut qu’elle ouvre des espaces nou­ veaux et qu’elle ne les recouvre point complète­ ment, qu’elle oriente et qu’en même temps, elle laisse à faire... Le génie parfois suscite, parfois décourage. Liée à ses structures, la qualité de l’œuvre importe plus encore que son action. Les valeurs « verti­ cales » de la qualité ne doivent pas être négligées au profit des valeurs « horizontales » de la pro­ ductivité historique. *

Aussi bien l’histoire admet-elle que la valeur d’une œuvre puisse être ailleurs que dans son action sur d’autres œuvres : dans sa présence per­ manente, sa survie historique, — sa durée. Mais, cette durée, selon l’historien, n’est pas le fruit d’un incertain jugement de valeur : il la conçoit comme une réalité tangible, indubitable, comme une chose pesant sur notre jugement. L’opposition de la durée et du jugement est, pour l’historien, fonda­ mentale; au nom du même principe, il désigne la durée d’une œuvre comme le signe de sa valeur et refuse au jugement le droit de se prononcer sur l’art qui est en train de se faire.

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Il est clair qu’une telle perspective est inte­ nable : elle est une illusion de l’objectivité. Qu’est cette historicité qui donnerait à la valeur une sorte de poids matériel, qui ferait d’elle comme une concrétion qui, une fois .formée, ne pourrait plus se défaire? Qu’est ce bloc que le temps amasse et que rien ne peut plus déliter? Ce n’est pas l’histoire qui fait le jugement : c’est le juge­ ment qui fait l’histoire.

Qu’est ce critère de la durée historique? Tout simplement celui du consentement universel main­ tenu à travers le temps. L’excellence d’Homère est fondée « sur le consentement de plusieurs siècles ». « Je dis l’approbation de plusieurs siècles, car c’est le temps et le consentement général des hommes qui consacrent nos productions. » Mais La Motte, victorieusement, réplique à Mme Dacier : « Qu’on nous marque au juste combien il faut de siècles pour ôter aux hommes la liberté de juger d’un ouvrage de l’esprit... Nous pouvons pronon­ cer sur les ouvrages d’esprit de tous les temps. » En dépit de la consécration de tant de siècles, Homère n’est plus tout à fait le même, après que Chateaubriand lui a préféré la Bible... Ce que l’historien prend pour une réalité de fait, indépendante de nos jugements, source de nos juge­ ments (et qu’il traduit en termes qui tous tendent à opposer l’objectivité d’une chose à l’inconsis­ tance d’une appréciation : importance, valeur re­ présentative, productivité, durée...) n’est rien d’autre que la conséquence des jugements. A la source de l’historicité, il y a des décisions libres, vivantes, de la conscience esthétique; et l’histo­ ricité ne se maintient que si de telles décisions sont constamment réassumées. Pas plus que la produc­ tivité n’est une causalité mécanique, une succes­ sion d’événements, la durée d’une œuvre n’est

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une présence objective s’imposant à travers les âges comme la vue des astres dans le ciel. Aucune réalité historique ne nous délivre du devoir et du risque de juger. Sans doute les décisions de la conscience esthé­ tique appartiennent-elles à l’histoire. Puisque l'histoire contient tout — et même notre pensée de l’éternel —, elle est sûre de ne jamais être vaincue : le débat peut paraître sans objet. Mais si l’histoire n’a pas de limites, elle a une nature : elle contient tout, mais il s’agit de savoir si, parmi ce qu’elle contient, il n’y a pas les forces qui la créent. « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas librement » : c’est toute la question, pourtant. Bien plutôt faut-il dire que la liberté de l’homme est historique, mais que c’est elle qui fait l’historicité : les jugements esthétiques sont dans l’histoire : mais ils ne sont dans l’histoire que parce qu’ils la font. L’historien rêve confusément l’histoire comme une chose extérieure à la liberté humaine, se créant peu à peu en dehors d’elle et la déterminant : l’histoire n’est alors que la pesanteur matérielle du passé sur le présent. La grande œuvre lui appa­ raît comme un bloc indestructible, roulant vers nous du fond des âges et formé de tout ce qu’il a entraîné avec lui en traversant les siècles. Mais la valeur d'une œuvre n’est pas le terreau qu’elle a amassé, cette concrétion dont elle est le noyau, cette solidification que la durée lui donne : elle est le rapport de ses structures et d’un jugement. Le dialogue de l’œuvre et de la conscience esthé­ tique est dans l’histoire. Mais il la constitue : il ne lui est pas soumis. L'histoire où se situent les œuvres d’art est le contraire de l’histoire des historiens. Elle est la vie même d’une libre conscience esthétique, et non point la pesanteur matérielle d’un passé où

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l’on verrait une réalité transcendante au jugement. L’histoire de l’art est faite de la décision des cri­ tiques, fussent-ils les contemporains de l’oeuvre; et elle est une remise en question permanente, le jeu des résurrections et des éclipses, des clartés et des ombres que la vie projette à chaque pas sur le passé. Si le jugement après coup est possible, pourquoi tenir pour impossible le jugement immédiat? Ou bien le jugement est impossible, et l’autorité de l’œuvre est une réalité matérielle qui se forme à travers l’histoire : mais nous avons vu que cette autorité n’est qu’un jugement. Ou bien, toute auto­ rité, toute valeur est un jugement — et l’on peut juger dans l'immédiat si l’on peut juger à dis­ tance. De 1857 à 1952, Les Fleurs du Mal demeu­ rent Les Fleurs du Mal : ce qui surgit, c'est la postérité et la fécondité de Baudelaire. Mais recon­ naître la grandeur de Baudelaire est autre chose que constater son rayonnement. Il est vrai que notre perspective n’est plus la même : nul ne pouvait lire Les Fleurs du Mal en 1857 comme nous les lisons en 1952, mais la lecture de SainteBeuve n’était pas la seule lecture possible — et ne fut pas la seule lecture réelle (à supposer que le « frisson nouveau » fût, sous la plume de Hugo, une formule de politesse, elle est étrangement exacte). Balzac ne voyait pas La Chartreuse de Parme comme nous la voyons : il la voyait cepen­ dant comme un chef-d'œuvre. Nietzsche devant Dostoïevski, Taine devant Nietzsche n’ont pas attendu la consécration historique. Devant Proust, Gide s’est trompé (l'avait-il lu?), non pas Jacques Rivière : et Gide ne s’est pas trompé devant Con­ rad ou Henri Michaux. Quand Cézanne ou Renoir peignaient leurs premières toiles, ni Albert Wolff ni Camille Mauclair ne les voyaient; elles n’étaient pas invisibles, puisque, avant quelles fussent

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accueillies par le musée du Louvre, Félix Fénéon et Ambroise Vollard ne s’y étaient pas trompés. Devant l’art nouveau Bonnat est aveugle à Paris, comme Werner à Berlin : mais Hugo von Tschudi, à Berlin, Gustave Caillebotte en France n’atten­ dent pas l’histoire pour faire leur collection. Celui qui, refusant de se prononcer sur le coup, attend le verdict de l’histoire ne disqualifie pas le juge­ ment : il disqualifie son seul jugement, et délègue son pouvoir de juger à d’autres, plus subtils et mieux informés. Quand Anatole France, après avoir bien ri de Mallarmé, reconnaît — d’ailleurs en l’aggravant — son erreur (« Mon tort était de chercher à comprendre, il faut aussi sentir »), il croit peut-être s’incliner devant le verdict de l’his­ toire : il justifie les admirateurs de 1870. Quand tel critique d’aujourd’hui, après avoir ignoré le sur­ réalisme ou répété à son propos les platitudes de Clément Vautel, l’analyse avec considération, il s’excuse peut-être en pensant qu’il a attendu le jugement de l’histoire : il a seulement attendu que d’autres jugent à sa place, et répète leurs propos (ni Edmond Jaloux, ni Jean Paulhan, ni Marcel Arland, ni Albert Béguin, ni Marcel Ray­ mond n’ont attendu que le surréalisme entre dans l’histoire). Que personne ne doute plus de Claudel (sauf l’irréductible M. Benda) signifie sans doute qu’il est de l’Académie française : mais les revues qui le publiaient en 1895 n’attendaient pas cette consécration; pas plus qu’en publiant les premiers textes d'Henri Michaux, Jean Paulhan n’a attendu que d’autres trouvassent sa gloire suffisamment « faite » pour s’occuper d’elle. Il est possible de juger dans l’immédiat, de voir aussitôt non point toute la valeur d’une œuvre (cette valeur s’enrichit, se métamorphose, se dé­ couvre dans le temps), mais qu’il y a une valeur de l’œuvre. La liste des chefs-d’œuvre d’abord

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méconnus est-elle beaucoup plus longue que celle des chefs-d’œuvre d’emblée reconnus? J’en doute. Ni Le Cid, ni Bérénice, ni Candide, ni L'Esprit des Lois, ni Les Méditations, ni Les Voix intérieures ne furent ignorés — ni Le Père Goriot ou A La Recherche du temps perdu... Sans doute est-il plus difficile de juger sur le coup. C’est que l’on juge seul ou presque seul : mais que le jugement doive s’épauler à d’autres jugements ne veut pas dire qu’il soit impossible de juger. C’est aussi que, hantée par la nécessité de la décision, la conscience esthétique est moins libre et lucide qu’elle ne l’est devant l’œuvre consacrée : on voit mieux, on voit plus de choses dans l’œuvre déjà jugée. (Accordons à Alain que les toiles du musée se voient mieux que les toiles du salon : non point que l’on ne puisse pas juger celles du salon.) Par ailleurs, le jugement immédiat a ses difficultés particulières. Souvent passionnément lié à l’actualité, il risque de valoriser des qualités secondaires, des tendances momentanées (Julien Gracq a sévèrement dénoncé l’inflation de la critique contemporaine). Les pre­ miers lecteurs de L’Astrée et de La Nouvelle Héloïse leur ont certainement accordé une impor­ tance excessive : pour beaucoup, aujourd’hui, il n’y a rien avant le surréalisme, rien en dehors de la littérature des Temps modernes, où ils écri­ vent, etc. Inversement, le jugement immédiat tend parfois à dévaloriser le contemporain, parce qu’il est contemporain : la soumission à l’égard des modèles anciens, la crainte de prendre ses risques s’unissent, comme chez Sainte-Beuve, à une invin­ cible répugnance devant la proximité du génie 1. i. « Si Euripide et Sophocle, si Virgile et le divin Homère lui-même revenaient au monde, je ne dis pas avec l’esprit de leur temps, car il ne suffirait peut-être pas aujourd’hui pour nous, mais avec la même capacité d’esprit qu’ils avaient, précisément avec le même cerveau qui se remplirait des idées

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Juger sur le vif est chose difficile : mais, à chaque instant, on juge sur le vif. Aucune œuvre n’est muette avant que l’histoire lui donne une voix, même si cette voix n’est pas celle que, d’abord, nous entendons. Aucune œuvre n’est intangible, même après que l’histoire lui a donné forme. L’histoire ne détermine pas plus notre jugement qu’elle ne le crée. C’est tou­ jours dans le présent que l’œuvre est reconnue. Est-ce sa pérennité que nous admirons aujourd’hui dans le chef-d’œuvre? C’est ce par quoi il est chefd'œuvre. Et nous pouvons douter qu’il le soit : l’histoire, qui fait que les œuvres ne peuvent être oubliées, n’empêche pas qu’elles soient récusées quelque jour. Que Voiture et Béranger aient été considérés par leur temps comme de grands poètes, que Parny ait eu plus d’imitateurs que Racine ne pèse pas lourd devant la lecture que nous en faisons : qu’Homère ait traversé les siècles ne nous empêche pas de préférer à L’Iliade un frag­ ment d’Héraclite. Contre le passé, le jugement nous donne toute notre audace, puisque l’œuvre n'a jamais relevé que de son dialogue avec la con­ science esthétique vivante, et que nulle histoire ne peut nous en dessaisir. La liberté que nous dirigeons contre le passé, l’avenir ne la revendique-t-il pas contre nousde notre âge : si, sans nous avertir de ce qu’ils ont été, ils devenaient nos contemporains, dans l’espérance de nous ravir et de nous enchanter encore, en s’adonnant au même genre d’ouvrage auquel ils s'adonnèrent autrefois, ils seraient bien étourdis de voir qu’il faudrait qu’ils s'humiliassent devant ce qu’ils furent; qu’ils ne pourraient plus entrer en comparai­ son avec eux-mêmes, à quelque sublimité d’esprit qu’ils s’éle­ vassent; bien étourdis de se trouver de simples Modernes apparemment bons ou excellents, mais cependant des poètes médiocres, auprès de l’Euripide, du Sophocle, du Virgile et de l’Homère d’autrefois... » Marivaux, 1755.

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mêmes? Certes. L’homme peut défaire ce qu’il a fait. Ce socle sur lequel nous dressons nos statues n’est pas d’un marbre que l’avenir ne puisse détruire : ce n’est pas le roc d'une histoire plus puis­ sante que l’homme, mais la glaise que notre admi­ ration a amassée. A peine s’est-il dégagé de l’auto­ rité de la tradition que l’homme éprouve comme menacées les valeurs qu’il lui oppose : envisager l’histoire non comme un héritage constamment maintenu et enrichi, mais comme l'incessante mé­ tamorphose de ce qui fut par ce qui devient1 nous ravit assez vite l’exaltation dont le premier instant nous a armé. On se décide alors d’aimer et d’écrire dans et pour le présent : « Nous écrivons pour nos contemporains, nous ne voulons pas regarder notre monde avec des yeux futurs... mais avec nos yeux de chair avec nos vrais yeux péris­ sables. Nous ne souhaitons pas gagner notre procès en appel, et nous n'avons que faire d’une réhabi­ litation posthume : c’est ici même et de notre vivant que les procès se gagnent et se perdent2. » Écrire pour son époque ne va pas cependant sans quelque renoncement ni quelque amertume. Et pourtant, la menace n’est pas l’indifférence. Même si l'avenir n’aime pas ce que nous aimons, nous aimons. La soumission de l'histoire à l’in­ cessante mise en question de la conscience nous libère du passé bien plus qu’elle ne nous paralyse devant l’avenir : nous devons sentir, nous sentons notre présent comme l’avenir du passé et non point 1. « La science histcrique ne se développe pas, comme les sciences de la nature, selon un rythme d’accumulation et de progrès... (mais) chaque société récrit son histoire parce qu’elle se choisit, recrée son passé. » Ce qui vaut pour l’histoire comme connaissance vaut pour l’histoire comme événement, car : « L’homme n'est pas seulement dans l'histoire, mais il porte en lui l’histoire qu’il explore. » (Raymond Aron : Intro­ duction à la Philosophie de l'Histoire, p. io-ii.) 2. Jean-Paul Sartre.

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comme le passé de l’avenir. La rectification que nous faisons subir au passé doit nous inviter à la prudence : nous savons que ni Voiture ni Béranger ne sont de grands poètes; craignons donc de dé­ couvrir d’autres Voitures, d’autres Bérangers. La critique, dit Baudelaire, doit être « partiale, pas­ sionnée, politique », et il ajoute : « faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d’horizons ». Les erreurs et les étroitesses du passé nous engagent à considérer l’œuvre avec plus de patience et d’exigence. Mais ses métamorphoses ne peuvent affaiblir ce que nous sommes sûrs d’aimer. Parce que nous les savons inévitables. Et surtout parce que nous les savons limitées. Les grandes œuvres se transforment, s’éclairent, s’obs­ curcissent : ne s’éteignent jamais tout à fait. Du fond des âges, les dieux les plus lointains luisent encore. Notre époque, qui est capable d'unir dans son admiration les œuvres les plus dissemblables, sait que toute qualité véritable conserve un lan­ gage, sinon peut-être le sien. Tant que les hommes chercheront dans l’art l'art lui-même, nous sommes assurés de ne pas avoir aimé en vain. Si nos va­ leurs, un jour, doivent disparaître, c’est qu’aura disparu toute culture reconnaissant à l’art sa valeur d’art. Ce n’est pas une autre culture qui nous menace, mais une barbarie — une religion... N’importe. Si les images que nous aimons doivent s’éteindre, quoi qu’il arrive, ce ne sera pas dans nos yeux. *

Le lien de l’histoire et de l’expérience esthé­ tique est trop fondamental pour pouvoir être né­ gligé. La connaissance historique, sous sa forme habituelle, est indispensable à la compréhension de l’œuvre. Il n’est pas question de minimiser

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son apport. L’histoire intervient-elle également dans l’évaluation? Le jugement esthétique est un jugement de culture, non de nature, avons-nous dit; il saisit des œuvres situées dans le temps, et qui se réfèrent à une intention datée : il confronte les œuvres les unes avec les autres. Mais l’histoire de l’expérience esthétique n’est pas l’histoire des historiens. Il ne s’agit pas de situer l’œuvre avec exactitude dans une chronologie complète, dans la chaîne des influences qu’elle reçoit et des réac­ tions qu’elle suscite, etc. Car nous savons perti­ nemment que la justesse du sentiment esthétique ne se mesure pas à une culture ainsi définie. Ceux qui ont lu les mille romans inconnus du xvme siècle ne sont pas nécessairement ceux qui entendent le mieux Les Liaisons dangereuses ou Le Neveu de Rameau; ceux qui ont lu, outre les romans de Balzac lui-même, tous ceux qu’il a lus et tous ceux qu’il a influencés ne sont pas nécessairement les meilleurs lecteurs de La Comé­ die humaine. L’histoire qui intervient dans le juge­ ment esthétique est à la connaissance historique ce que Plutarque est à l’antiquité gréco-romaine, ce que sont les Mémoires d'Outre-Tombe à la vie de Chateaubriand, ce qu’est la liste légendaire des victoires napoléoniennes à l’existence, jour après jour, du petit homme malade qui ne s’est jamais débarrassé de l’accent corse. Devant l’œuvre, nous n’avons pas à compter avec les rayons de la Bibliothèque Nationale : nous comptons avec les Pléiades. Le sentiment de la grandeur d’une œuvre n’est jamais celui de sa réalité historique : toujours celui de son rapport à une conscience vivante. L’œuvre n’est pas dans l’histoire : elle est dans la lecture que nous en faisons. Certes, Corneille est dans Corneille, Balzac dans Balzac. Mais leur grandeur n’est pas dans le fait de leur impor8

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tance historique. Elle est dans l’acclamation qui monte aux premières représentations du Cid, et que Corneille oppose aux sentiments de l’Acadé­ mie comme plus tard aux pleurs que fera couler le jeune Racine; elle est dans la lecture de Péguy. Comme la grandeur de Balzac, après avoir été dans l’admiration de la jeune pâtissière à laquelle, pour prix de ses gâteaux, il donnera l’exemplaire de Cooper qu’il portait sous son bras, est dans la lecture de Baudelaire, d’Hofmannsthal, de Proust, de Curtius, d’Alain... L’historien croit que l’art est jugé par l’histoire, et qu’il ne reste plus qu’à rendre compte de cette chose jugée en dehors de nous. Mais la consécration historique ne dispense pas d’un rapport vivant avec l’œuvre, et de son inquiétude. Devant l’œuvre, le vrai problème n’est pas, entérinant le jugement des faits, d’analyser l’objet de ce jugement comme une chose, mais de tirer au clair le rapport qui nous unit à elle, inquiet et trouble parce qu’il est vivant. Le vrai pro­ blème est celui de l’Esthétique, non de l’Histoire. Si les jugements font l’histoire, ils la font sou­ vent au hasard. En découvrant la présence et la nécessité du jugement, nous découvrons la néces­ sité d’une réflexion sur le jugement — seule ca­ pable de déjouer, entre autres, les pièges de l’his­ toire. Mais celui qui juge et réfléchit sur nos juge­ ments, n’est-ce pas le Critique?

CHAPITRE X L’ESTHÉTIQUE ET LA CRITIQUE

Qu’est-ce que critiquer, sinon se prononcer sur la valeur des œuvres? Non point certes — comme le suggère un terme malheureux — souligner les défauts d’une œuvre, la confronter à quelque modèle idéal qui, néces­ sairement, la surplombe, la voir, pour ainsi dire, par soustraction : la critique est « critique des qualités » plus que « critique des défauts ». Mais chacun imagine spontanément que la critique voit dans la littérature un domaine de valeurs. Non point un objet de connaissance historique ou de commentaire philosophique : un objet de juge­ ment. Le jugement critique ne saurait être, bien en­ tendu, une sorte de décret hautain conférant ou refusant à l’œuvre une valeur si bien que, de cette valeur, le critique aurait presque l’illusion d’être la source : quoi qu’en dise Hugo, le critique de caricature a seul le sentiment d’être supérieur à l’œuvre qu’il loue. Le jugement n’est pas un dé­ cret, mais une reconnaissance : critiquer, c'est reconnaître dans l’œuvre la présence (ou l’ab­ sence) d’une valeur. Dans La Chartreuse de Parme, Balzac reconnaît la présence du génie romanesque; dans Hernani, l’absence du génie dramatique. Tel est le critique.

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N’est-il pas le personnage que nous attendions? N’est-ce pas en un Triomphe de la Critique que s’achève cet effort toujours malheureux de la conscience pour atteindre l’œuvre dans son essence même : sa valeur? L’ombre que l’écrivain, jus­ qu’à présent, a réussi à distancer ne vient-elle pas enfin de le rejoindre? Ce que ni la philosophie de l’art, ni l’analyse esthétique des formes, ni la science, ni l'histoire ne nous a découvert, n’est-ce pas la critique qui, tout naturellement, nous l’ap­ porte? La critique n’est-elle pas l’expérience esthé­ tique elle-même — cette expérience que tout ap­ pelle et que nulle autre perspective ne saisit? Mais la critique est aussi décevante que les autres perspectives.

* Jugement esthétique, la critique l’est avec continuité et franchise tant que le dogmatisme classique peut se maintenir : de Chapelain à Nisard, de d’Aubignac à La Harpe... Il existe une poétique de la Pléiade comme il existe une esthétique de la préciosité. Ronsard, Régnier et d’Assoucy aiment certaines choses et savent qu’ils les aiment : ils jugent en consé­ quence. Mais ce qu’ils aiment dans les œuvres est justement le plus malaisé à définir et à évaluer avec précision : une liberté, un imprévu, un raffi­ nement, un secret... Ronsard ne veut pas le par­ fait, mais le « magnifique ». Or, une critique pré­ cise du jugement suppose une perfection définie, un ensemble de règles formulables, une doctrine plus qu’un sentiment du beau. Le classicisme apporte cette doctrine. L’esthé­ tique de Malherbe s’oppose à celle de Ronsard comme une esthétique de la perfection à une esthétique du génie naturel : le sentiment impé­

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rieux mais informulé de la beauté des œuvres devient représentation et preuve intellectuelle. Il suffit de parcourir le Commentaire sur Desportes : Malherbe sait toujours à quoi s’en tenir. « Mau­ vaise césure », « contenance et sentence riment comme un four et un moulin », « rime au milieu du vers est vice »... Balzac juge Ronsard aussi précisément que Malherbe Desportes : à la cri­ tique de la Pléiade, sensible au mouvement géné­ ral d’une œuvre, à la coulée mystérieuse de la sève créatrice, succède une critique du détail qui fonde chaque remarque sur un axiome doctrinal. Le génie est indispensable, admet Chapelain, mais « l’art seul est ce qui peut porter les pro­ ductions humaines à la perfection » : toute cri­ tique judicatrice place l’art au-dessus des trou­ vailles spontanées. Parlant à peu près comme Valéry le fera trois siècles plus tard L Scudéry écrit en 1641 qu'il ne sait « quelle espèce de louange les anciens croyaient donner à ce peintre qui, ne pouvant finir son ouvrage, l’acheva fortuitement en jetant son éponge contre son tableau... (car) les opérations de l’esprit sont trop importantes pour en laisser la conduite au hasard, et j’aime­ rais presque mieux que l’on m’accusât d’avoir failli par connaissance que d’avoir bien fait sans y songer ». Il existe des règles de l’art, en fonction de quoi on juge les œuvres. Ces règles, le classicisme les connaît avec précision : assuré d’elles, il est éga­ lement assuré qu’en dehors d’elles il n’y a rien. Les lois de sa propre création semblent au classi­ cisme universelles et nécessaires parce qu’elles dé­ rivent de la perfection suprême des modèles an­ tiques, qu’atteste suffisamment « la consécration 1. « Plutôt écrire lucidement quelque chose de faible... qu’enfanter à la faveur d’une transe et hors de soi-même un chef-d’œuvre d’entre les plus beaux. »

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de tant de siècles ». « On a entièrement abandonné l’ordre gothique que la barbarie avait introduit pour les palais et pour les temples : on a rappelé le dorique, l'ionique et le corinthien... De même on ne saurait, en écrivant, rencontrer le parfait, et, s’il se peut, surpasser les anciens que par leur imitation 1... » Mais si le xvne siècle se considère comme le continuateur de l’Antiquité, c’est qu’il réduit l’Antiquité à celle qu’il a choisie : Eschyle est sacrifié à Euripide, Homère à Virgile, Sophocle à Sénèque — et l’on appelle « consécration des siècles » la saveur de découverte qui vient de s’ajouter à des œuvres arrachées à l’oubli des âges précédents. Tout un jeu complexe de partis pris et de préférences se devine derrière l’illusion d’évidences absolues : le classicisme se croit lié non à un choix, mais à l’unique vérité. On sait ce qu’est la littérature et ce qu’elle n’est pas; ce qu’il faut dire, ce qu’il faut taire, ce qu’il faut exclure; ce qu’est l’homme, et ce qu’il n’est pas. On sait qu’il faut plaire, et comment il faut plaire; qu’il faut édifier, et en quel sens; que l’art doit donner non le vrai ou le possible, mais le vraisem­ blable; que toute poésie « doit mettre le particu­ lier en considération de l’universel 2 »; qu’une chose est belle « quand elle a de la convenance avec sa propre nature et avec la nôtre 3 »; que la tragédie doit respecter les unités et la distinc­ tion des genres; et quel mélange de terreur et de pitié elle doit comporter... L’Académie désigne les défauts et les vertus du Cid comme Racine la valeur de ses propres pièces : « une action simple, chargée de peu de matière... soutenue par la vio­ lence des passions, la beauté des sentiments et i. La Bruyère. 2. Chapelain. 3. Nicole.

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l’élégance de l’expression 1 ». Chacun sait que le Moyse Sauvé de Saint-Amant est un échec, Horace ou Andromaque une réussite, et pourquoi. Mairet et Chapelain savent, et d’Aubignac et Boileau savent — et jugent selon ce savoir. Pour le clas­ sicisme, il y a un essentiel humain qui voue au néant l’inessentiel (le rêve, le fantastique, l’indivi­ duel), comme l’homme voue au néant la nature. Maintenue dans les limites précises de sa fonction par l’existence d’autorités sur lesquelles elle ne sau­ rait empiéter (l’autorité religieuse, politique...), la littérature exprime cet essentiel selon des formes que garantit une définition immuable et univer­ selle de la beauté. Lié à une critique de jugement, ce dogmatisme esthétique survit aux œuvres qui l’ont inspiré. Il se retrouve chez Voltaire définissant le beau par « le sublime et le simple » et voyant dans Athalie le chef-d’œuvre de l’esprit humain. Il commande, au XIXe siècle, la critique traditionaliste d’un. La Harpe, d’un Nisard... Mais, dès le xvme siècle, comme le pluralisme se substitue au dogmatisme, à une critique de jugement succède peu à peu une critique qui s’abstient de juger. Pour Corneille, déjà — mais alors, pour Cor­ neille seulement —, la liberté est plus importante que la règle. « Il est constant qu’il y a des pré­ ceptes, puisqu'il y a un art; mais il n’est pas constant quels ils sont. » Et encore : « Savoir les règles, et entendre le secret de les apprivoiser adroitement avec notre théâtre, ce sont deux sciences bien différentes. » Phrases capitales qui, liant la beauté à l’imprévisible création du génie, portent en elles de quoi dérouter toute critique du jugement. A la beauté classique, unique et souveraine, le 1. Préface de Bérénice.

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xviiie siècle oppose à la fois la diversité des styles dans le temps et dans l’espace, l’originalité du génie et l’individualité du goût. Force inépui­ sable, fécondité infinie, la Nature — qui s’appelle aussi le génie humain — suscite une multiplicité de formes qui ne se laissent pas réduire. Garanti par le sentiment, le beau devient ce qui me plaît et ce qui plaît aux hommes d’une certaine époque : le moderne. Aux définitions classiques reprises par Voltaire, s’opposent celles de Diderot, de l’abbé Trublet : « la force et l’abondance, je ne sais quelle rudesse, l’irrégularité, le sublime, le pathé­ tique... », « le beau le plus beau... c’est le beau le plus singulier, le plus nouveau, le plus éloigné de ressembler à celui qu’on connaît ». L’art avait été préféré au génie : le génie est préféré au goût. La critique classique de jugement peut évaluer la part du goût, mais cette part est secondaire : « l’intérêt, le mouvement, l’émotion, dont le goût à lui seul est souvent l’ennemi »... dit Mme de Staël. Avec le romantisme tombent en complète dé­ suétude les critères classiques d’appréciation : imi­ tation des modèles anciens, séparation des genres, soumission de la tragédie et de la prosodie à des règles et à des formes fixes, privilège de l’uni­ versel et de l’humain, du raisonnable et du vrai­ semblable... A l’ordre classique de l’essence, le romantisme oppose le désordre illimité de l’exis­ tence : les directions en sont si diverses et si contradictoires que l’on est tenté de voir en lui bien moins un ordre que définissent et limitent certaines formes et certaines valeurs d’expres­ sion que l'ensemble désordonné d’inspirations in­ dividuelles qu’accorde seule une commune exigence de tolérance et de sincérité. Pour Schlegel, le romantisme est « un rapprochement continuel des choses les plus opposées », pour Stendhal « l’art

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de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible », pour Hugo il est « le libéralisme en littérature ». Le Romantisme? La permission donnée à chacun d’être n’importe quoi : un art du « tout est permis », La littérature qui le suit rompt avec le roman­ tisme sur plus d’un point décisif, non point tant qu’elle ne reprenne à son compte — et n’aggrave — cette direction. Pas de sujets privilégiés, pas de formes préétablies : hantée par une volonté de différer qui ira jusqu’à mettre en question son existence même, la littérature moderne est l’aven­ ture d’une imprévisible création. Pour Baudelaire, qui pense que « les définitions de l’esthétique » sont « toujours en retard sur l’homme universel » en quête d’une beauté « multiforme et versicolore », le beau devient le « bizarre », l’étonnant : il échappe « à la règle et à l’analyse de l’Ecole ». Rimbaud est à l’affût de l’« inouï », Verlaine veut « tomber tous les vers... y compris les siens », Mallarmé tend vers la pureté de vocables jamais proférés, Apolli­ naire oppose à l’ordre l’aventure, les « vastes et étranges domaines » où brûlent « des feux nou­ veaux », « des couleurs jamais vues »... Il va sans dire que la critique des arts plasti­ ques connaît la même évolution. Lorsque Roger de Piles, en 1676, oppose Rubens à Poussin, la couleur au dessin, il oppose le génie aux règles : en affirmant la grandeur de Breughel (bien qu’il soit un paysagiste) et celle de Rembrandt (en dépit de son étrangeté), il détruit la hiérarchie des genres et le dogmatisme classique du goût. Et Wackenroder exprime la sensibilité romantique tout en­ tière (et la sensibilité moderne) en expliquant que « la parfaite beauté de l’art se manifeste à nous dans sa plénitude, uniquement quand nos yeux ne

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se détournent pas pour regarder en même temps une autre beauté » — et en s’écriant : « Beauté, quel mot étrange! Il faut imaginer un mot nouveau pour chaque œuvre d’art... » Puisqu’il n’y a pas de beauté transcendante à l’œuvre, puisque chaque grand artiste crée sa propre beauté, sans modèle et sans référence, sur quoi donc s’appuierait le critique pour contester et juger? Engagé dans une création de valeurs toujours nouvelles, il ne se peut que l’art ne dis­ tance une critique condamnée à juger en fonction de principes établis. Devant cet univers qu’en­ traîne le mouvement d’une expansion constante et imprévisible, la critique renonce à l'exercice du jugement. Que devient-elle? Chateaubriand lui a décon­ seillé l’examen des défauts. Mme de Staël l’oriente vers « la description animée des chefs-d’œuvre »; Hugo, superbement, lui refuse le droit de quereller le génie. Une critique esthétique peut exister hors de tout dogmatisme : mais elle sera le commen­ taire des œuvres acceptées, non leur mise en ques­ tion. Abandonnant l’art qui se fait, se limitant aux œuvres déjà reconnues, la critique analyse les valeurs, mais s’abstient d’évaluer. « Descrip­ tion animée », paraphrases « en marge des vieux livres », « aventures de l’âme au milieu des chefsd’œuvre 1 », c’est une critique de consécration. A quoi Sainte-Beuve opposait, en 1831, une cri­ tique « avant-courrière » : celle « qui choisit, qui devine, qui improvise », qui « parmi les candidats en foule et le tumulte de la lice » nomme « ses héros, ses poètes »... Mais — consécration ou combat — il s’agit toujours d’une critique de l’admiration, d’une soumission qui ne s’accorde guère à l’idée que, spon­ tanément, chacun se forme de la fonction critique. 1. Anatole France.

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Chacun sent bien que le critique devrait être un découvreur, non pas un consécrateur : on n’est pas un critique pour avoir analysé (fût-ce exhaus­ tivement, fût-ce admirablement) la valeur d’une œuvre célèbre. Le talent que manifeste SainteBeuve en écrivant sur Port-Royal, Thibaudet écrivant sur Flaubert, Alain ou Curtius sur Balzac, Gundolf sur Gœthe, Bertram sur Nietzsche... dé­ passe de beaucoup celui qui se dépense dans la plupart des feuilletons hebdomadaires : mais il s’agit d’un problème d’orientation, non de qualité. Le critique est celui qui se mesure avec la produc­ tion de son époque, qui expérimente une concep­ tion d’ensemble de la littérature dans un contact constant avec l’actualité. Une œuvre critique n’est pas un ensemble de monographies consacrées à des œuvres reconnues : mais un critique n’est pas non plus le délégué à la propagande d’un parti littéraire en formation ou en mouvement. Dans sa première période, Sainte-Beuve est moins un critique qu’un militant romantique. Les manifestes de Moréas, de René Ghil ou de Zola ne sont pas des textes critiques : et nul ne confondra les préfaces d’André Breton et les études de Jacques Rivière. Certes, comme Baudelaire l’a affirmé, « pour être juste, c’est-à-dire pour avoir sa raison d’être, la critique doit être partiale, passionnée, politique »; mais il ajoute : « faite au point de vue qui ouvre le plus d’horizons ». Un sentiment compréhensif de la littérature comme ensemble, comme totalité est nécessaire au cri­ tique : il existe une justice que le créateur n'a pas à rendre, mais que le critique ne peut ignorer. Conscient d’un devoir de juger, mais conscient que juger en fonction de règles précises condamne à des erreurs constantes, conscient aussi de l’insuf­ fisance d’une critique de consécration et d’une critique de propagande, conscient de la frivolité

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de l’impressionnisme, que va faire le critique? Il va tenter de découvrir sur l’art une perspective sérieuse, satisfaisante, qui nç soit plus une pers­ pective esthétique de jugement. La naissance d’une critique historique, psychologique, philosophique n’est que la conséquence de l’impuissance qui frappe toute critique de jugement. Alors Sainte-Beuve découvre les secrets bio­ graphiques et les familles d’esprits, Taine le condi­ tionnement, Brunetière l’évolution historique des genres, Faguet les idées et les vertus, Thibaudet la cartographie littéraire et le jeu des générations, Du Bos les degrés de l’ascèse spirituelle... Les psy­ chanalystes nous engagent à voir dans la littéra­ ture une forme du rêve, les marxistes un avatar des rapports de production...

Jetons un regard sur la critique contemporaine, en France. L'impressionnisme se fait rare : le cri­ tique veut moins se montrer que montrer. Quel­ ques philologues; quelques historiens. Presque tous sont philosophes. Vers 1925, déjà, on parlait du « message » des œuvres. La critique actuelle est avant tout sensible à leur contenu : en tout cas, elle pense que sa fonc­ tion est d’élucider ce contenu. Dans Qii est-ce que la Littérature? Sartre déclare que l’œuvre en prose est essentiellement le contenu qu’elle veut communiquer. (Il prétend réserver le cas de la poésie — comme celui de la peinture — mais il n’est pas certain qu’il le réserve : son Bau­ delaire nous apprend qui fut Baudelaire, mais oublie qu’il est l’auteur des Fleurs du Mal.) Le prosateur écrit pour dire quelque chose : le cri­ tique doit éclairer ce que le prosateur a voulu dire et dit, et jugera l’œuvre en fonction de sa valeur

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philosophique et morale. « Le prosateur est un homme qui a choisi un certain mode d’action secondaire qu’on pourrait appeler l’action par dé­ voilement. Il est donc légitime de lui poser cette question seconde : quel aspect du monde veux-tu dévoiler, quel changement veux-tu apporter au monde par ce dévoilement? L’écrivain « engagé » sait que la parole est action : il sait que dévoiler, c’est changer et qu’on ne peut dévoiler qu’en projetant de changer. » L’œuvre est une connais­ sance et, par surcroît, une action : on l’interro­ gera selon cette double perspective. Témoignet-elle d’une conception exacte de l’homme et du monde? Milite-t-elle en faveur de la liberté hu­ maine? Mauriac n’est pas un grand romancier parce que l’homme, qui est libre dans la vie, ne l’est pas dans son œuvre; Flaubert n’est pas un grand écrivain, parce qu’il est resté froid devant la répression de la Commune... Ainsi Charles Du Bos reproche à Gœthe d’avoir connu l’esprit mais ignoré l’âme, à Thomas Hardy d’avoir connu l’intemporel, non l’éternel. Balzac est plus grand que Flaubert, Maupassant ou Sten­ dhal parce que son œuvre s’ouvre sur des horizons métaphysiques que les autres ignorentL La « grande tradition » des romanciers anglais est celle d’une vision constructive de l’homme : Jane Austen, George Eliot, Henry James, Conrad 1 2, Pour celui-ci, il suffirait que Bourget ait de la tempo­ ralité une vision aussi juste que Faulkner pour être son égal 3; pour Claude-Edmonde Magny, il est vain de se demander si Flaubert écrit bien ou mal, mais on peut juger les œuvres sur la cohérence interne et la qualité de leur univers spirituel 4. 1. 2. 3. 4.

Albert Béguin. M. Leavis. Jean Pouillon : Temps et Roman. Les Sandales d’Empédocle.

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Un grand poète communiste, composant la.Prtfmière anthologie vivante de la Poésie du passé, exclut La Fontaine parce qu’ « il plaide dans ses fables pour le droit du plus fort », mais n’oublie pas Jean de l’Espine du Pont-Alletz, « grand poète réaliste, social et révolutionnaire 1 ». (Ainsi dans les anthologies de la poésie allemande voyait-on naguère Henri Heine remplacé par Baldur von Schirach...) Avec autorité et profondeur, Maurice Blanchot a précisé le point de vue d’une critique philoso­ phique. Le critique n’est pas celui qui se prononce sur la valeur d’une œuvre et qui l’éclaire, mais celui qui en manifeste le sens : il s’agit d’un pas­ sage du concret à l’abstrait, du dynamique au statique, d’une explicitation fixatrice et, peut-être, approfondissante. « Suspenda t le mouvement par lequel il donne sens, vie et liberté à une réalité composée de mots, le critique y substitue des rela­ tions écrites nouvelles, un système d’expressions stables, destinées à fixer la puissance toujours en mouvement de l’œuvre dans une perspective où elle s’arrête, pour apparaître plus manifeste, plus claire, plus simple, dans ce repos trop semblable à la mort 2. » Blanchot prévient que sa critique, indifférente à la valeur d’art des livres, n’a pour souci que d’éprouver une certaine conception du langage et de la littérature, interrogés non point dans leurs structures esthétiques mais dans leur existence même : comment le langage, comment la littérature sont-ils possibles? « Ces textes sont nés, écrit-il, non pas de l’intérêt porté à certains livres, mais de la préoccupation profondément soucieuse que cause nécessairement à celui qui écrit et à celui qui lit ce fait si étrange qu’il y ait 1. Paul Eluard. 2. Lautréamont et Sade.

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des livres, et des lecteurs, et des écrivains x. » Et il ajoute : « Comme les livres ne sont pas soustraits à l’histoire, cette préoccupation passe de préfé­ rence par des œuvres qui sont nôtres aujourd’hui grâce à la faveur du temps, mais elle n’est pas elle-même historique, elle ne juge pas, elle ne cri­ tique pas, elle ne se soucie à proprement parler ni d'esthétique ni de culture. » Il semble parfois que Blanchot prononce des jugements esthétiques. Ainsi, quand il écrit de René Char que « l’une de ses grandeurs, celle par laquelle il n’a pas d'égal en ce temps, c’est que sa poésie est révélation de la poésie, poésie de la poésie, et, comme le dit à peu près Heidegger de Hôlderlin, poème de l’essence du poème ». C'est qu'il est des œuvres plus propres que d'autres à manifester la nature et le paradoxe de la littérature, l'ambiguïté d’un langage qui ne peut se réaliser « qu’en se projetant vers un non-langage qu’il est et ne réalise pas ». Les œuvres qui retiennent le critique sont celles qui semblent coïncider avec la manifestation, l’avè­ nement même du langage, qui sont non point tel récit, tel poème, mais récit du récit, poème du poème, langage du langage. En choisissant les livres dont il parle, le critique, qu’il le veuille ou non, impose une hiérarchie que l’on peut bien appeler esthétique : mais l’esthétique n’est ici que la conséquence d’une optique philosophique.

* La critique ne nous a pas donné cette réponse à l’interrogation esthétique que nous attendions d'elle. Passer des systèmes à la critique n’est pas passer d’une expérience objective à une expérience esthétique, mais de généralités à des analyses 1. Prière d’insérer pour La Part du Peu.

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particulières. La critique élude constamment l’in­ quiétude esthétique, et l’élude en prenant les direc­ tions de fuite que les systèmes ont déjà empruntées. Ce n’est pas sans raison que la critique fuit sa fonction la plus naturelle : le jugement ne lui a guère réussi. La critique du xixe siècle ne fut qu’une longue erreur du jugement. « Il y eut des critiques esthètes et des savants, écrit Jean Paulhan, des moralistes et des immoralistes, des voluptueux et des froids, des pesants et des volages, des solennels et des vadrouilleurs, des professeurs et des hommes du monde... Mais ils avaient un trait commun : c’est qu’ils avaient tort L » Il n’est pas un seul grand poète, un seul grand peintre, un seul grand écrivain du xixe siècle qui n’ait été condamné à ses débuts, et souvent à son apogée — par les meilleurs critiques. Qu’importe! Il figurera bientôt au musée du Luxembourg, puis au musée du Louvre (il figure d’abord dans les collections alle­ mandes, suisses et américaines), il sera publié dans la Bibliothèque de la Pléiade et inscrit au programme de l’agrégation. On comprend la pru­ dence actuelle de la critique. Une si constante méprise — de la part d’intelligences dont la dis­ tinction n’est pas en cause — révèle, semble-t-il, une impossibilité fondamentale : juger, c’est tou­ jours méconnaître l’œuvre nouvelle (particulière, incomparable), puisque c’est la voir à travers une tradition. Les contemporains de Hugo qui ne l’ont pas aimé s’attendaient à retrouver Racine. Lorsque Scherer parle de la « fumisterie » de Baudelaire, c’est qu’il le mesure à Musset. Lorsque SainteBeuve parle (sévèrement) de Balzac, c’est au nom d’une sorte de classicisme virtuel régissant la façon dont le romancier doit traiter « l’action, les carac­ tères, le style ». Lorsque Camille Mauclair con1. F. F. ou le Critique.

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damne Cézanne et Albert Wolff Renoir, c’est au nom de Raphaël et d’Ingres, tout au moins de Delacroix. Anatole France condamne (puis accepte) Mallarmé en l’identifiant à Verlaine. La critique est toujours en retard d’une révolution sur la litté­ rature : le symbolisme qu’elle vient d’assimiler l’empêche de voir le surréalisme, comme le roman­ tisme l’avait empêchée de voir le symbolisme : Cézanne accepté offusque Picasso. La métamor­ phose de l’art moderne, le passage d’un art de traditions et de règles à un art d’invention perpé­ tuelle (de la Rhétorique à la Terreur) excusent peut-être les erreurs de la critique, mais l’inclinent à renoncer au jugement. A quoi s’ajoute l’influence de l’écrivain. De même que le jugement d’autrui, lorsqu’il porte sur notre caractère, nous semble presque toujours le signe d’une incompréhension — je ne reconnais vrai­ ment ni cette lâcheté dont on m’accuse ni ce cou­ rage dont on me loue —, le jugement du critique paraît le plus souvent à l’écrivain le résultat d’une méprise. Le critique déplore-t-il que le livre soit plat ou trop brillant, cérébral ou superficiel, im­ moral ou édifiant, engagé ou dégagé, de style trop négligé ou trop tendu, l’auteur répond qu’il a voulu précisément ce brillant ou cette platitude, cette intelligence ou cette insignifiance, cet enga­ gement ou cette évasion, cette spontanéité ou ces apprêts. A en croire l’auteur, le jugement du critique lui prête toujours une intention qu’il n’a pas eue en réalité : l’erreur que Worringer a dénoncée dans la critique esthétique des arts non classiques semble la loi constante du jugement. Dans la même direction, Jean Paulhan a subtile­ ment mesuré les illusions d’optique qui jouent naturellement entre l'auteur et son lecteur (son critique) : le lecteur voit à l’envers, il voit comme cliché ce qui fut trouvaille, comme métaphore

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ce qui fut expression exacte, comme image ou langage ce qui fut pensée. L’auteur attend du cri­ tique non point qu’il le juge sur des intentions sup­ posées, mais qu’il découvre et explicite ses inten­ tions réelles : et ces intentions n’ont pas à être jugées puisque, par définition, ce que l’écrivain a voulu faire, il l’a fait. (Ainsi André Breton rap­ pelait-il avec superbe à ceux qui, commentant Saint-Pol Roux, expliquaient ce qu’il avait voulu dire : « Ce que le poète a voulu dire, il l’a dit »...) Juger, c’est prendre un recul à l’égard de l’œuvre, la voir comme réalité contingente, débordée par un espace de possibles qui n’ont pas été remplis : c’est l’inverse de la compréhension. Comprendre, c’est admettre la nécessité de l’œuvre, c'est la voir comme réalité excluant tout possible. — L'écrivain invite le critique à le comprendre et lui interdit de le juger. Cependant, en présence d’une telle critique, nous nous sentons frustrés de quelque chose. * Il n’est pas question de nier la valeur d’une cri­ tique extra-esthétique. Nécessaire et féconde, elle l’est au même titre que les systèmes positifs aux­ quels elle correspond. Reconnaissons que les chefsd’œuvre de ce que l’on nomme « critique » relèvent le plus souvent d’une perspective à laquelle le souci esthétique est étranger. Psychologiques ou psychanalytiques, sociologiques ou philologiques, philosophiques ou techniciennes, historiennes ou moralisantes : nous devons en admettre toutes les formes, accueillir tout ce qui a quelque chance d’éclairer à nos yeux l’œuvre d’art. Que La Vie antérieure soit l’aveu du complexe filial de Baudelaire, La Conscience celui du com­ plexe fratricide de Hugo, que Dostoïevski fût obsédé par le viol comme Vinci par les vautours,

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comme Tolstoï par le complexe de Narcisse : peut-être. Freud a renouvelé la psychologie : non l’esthétique. Que la clef des Chimères soit dans la Cabbale, que Hugo ait fait tourner les tables, que Balzac ait lu Swedenborg : assurément. Reste à savoir pourquoi l’occultisme, qui produit en gé­ néral des œuvres illisibles, a produit ces chefsd’œuvre. On voit alors qu’ils sont chefs-d’œuvre en dehors de l’occultisme. Que Manon Lescaut soit non point le souvenir d’un amour ancien, mais le pressentiment du malheur que promet la liaison commençante de l’abbé Prévost et de Lenki Eckhardt : voilà qui est curieux et émouvant, mais n’explique guère pourquoi ces quelques pages survivent au naufrage des Mémoires d’un homme de qualité. Que Flaubert, et Maupassant (et Mal­ larmé) soient des écrivains bourgeois, sans doute : mais ce n’est pas Marx qui juge Flaubert (pas davantage Sartre), c’est plutôt Henry James lors­ qu'il écrit (à tort ou à raison) que L’Education sentimentale est un « gigantesque ballon, fait de pièces de soie solidement cousues et gonflées avec patience, mais qui refuse absolument de quitter terre ». Qu’il y ait, dans l’œuvre de Kafka — et de Charles Morgan — une sorte d’itinéraire spirituel, sans doute : on ne peut ni les juger ni les distinguer là-dessus. Découvrant dans Wie wenn am Feiertage toute une métaphysique du Sacré et de la Parole, Heidegger éclaire le sens de l’hymne hôlderlinien, non sa valeur poétique. Et que James appartienne à la « grande tradition » des roman­ ciers moralistes, peut-être : ce n’est pourtant pas l’éthique qui fait des Ambassadeurs un livre plus important que Le Moulin sur la Floss. Si précieuse soit-elle, la critique des contenus et des environs de l’œuvre est finalement décevante puisqu’elle porte non sur l'objet lui-même, mais sur l’objet de cet objet.

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Décevante, s’entend, pour une pensée qui se définit par des préoccupations esthétiques : mais pourquoi considérer l’œuvre d’art si l’on exclut de telles préoccupations? Il se peut qu’une psy­ chologie, une philosophie, une conception de l’his­ toire importent plus qu’une esthétique. Mais pour­ quoi passer par les œuvres d’art si l’on ne s’intéresse pas d’abord à leur secret ? Et rien ne prouve que l’interrogation esthétique soit la seule qui ne comporte pas de réponse. Savoir pourquoi, en quoi une œuvre agit sur nous, est-ce donc plus difficile que capter les mythes et les symboles de l’inconscient, découvrir l’ordre auquel obéit le chaos de l’histoire, savoir si Dieu existe, quel est le Bien, quelle est la nature de notre liberté, celle du temps, etc. ? De toutes les expériences, au contraire, l’expérience esthétique semble la plus immédiate : il s’agit de tirer au clair un rapport vécu, le dialogue de la conscience et de l’œuvre. La réflexion sur l’expérience esthétique peut se maintenir tout entière sur le plan du Cogito : rien en elle ne nous contraint à abandonner le sol ferme de la certitude intuitive. S’il y a une expé­ rience métaphysique, nulle expérience ne donne l’entière mesure d’un système : toute philosophie se construit en reliant, par un acte d’invention dialectique, quelques points sporadiques — le sil­ lage rompu de l’intuition. L'expérience, en matière esthétique, devrait donner, au contraire, une courbe continue. Si la difficulté d’une esthétique est plus sensible que celle d’une métaphysique ou d’une théorie de l’histoire, c’est que l’esprit, justement, est moins libre de voir ce qu’il lui plaît de voir : la réflexion est d’autant plus malaisée qu’elle est davantage tenue par l’expérience, et que celle-ci est plus complexe. La difficulté de l’esthétique ne vient pas de son impossibilité : elle vient de sa réalité — de l’existence et de la

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complexité de son objet, dont l’esprit ne peut disposer à sa guise. Il est singulièrement hardi de prétendre qu’il n’y a pas de solution à la question : Flaubert écrit-il bien? mais qu’il y en a une à la question : Flaubert a-t-il eu raison de nier toute transcendance spirituelle? Nous lisons les œuvres pour les aimer, et nous ne lisons pas n’importe lesquelles : rien ne devrait prévaloir contre la réalité de cette expérience. L’incertitude de notre goût, le désaccord des juge­ ments : c’est le signe d’un problème, non la preuve que sa solution est impossible. Le mécontentement de l’auteur devant les jugements de la critique? Autant conclure du sentiment que j’éprouve de­ vant le jugement d’autrui (celui d’un malentendu) que je n’existe pas. Les erreurs du xixe siècle? Mais certains jugements ont devancé l’histoire et il est faux que toutes les grandes œuvres aient un destin d’incompréhension. L’art est une invention, et il est dérisoire de juger l’aventure au nom de l’ordre. Mais l'impossi­ bilité d’une critique dogmatique n’implique pas l’impossibilité de toute critique esthétique. Au moment même où il est méconnu par Sainte-Beuve, Balzac est entendu par Baudelaire : aimer n’est pas fatalement rattacher le nouveau à l’ancien. Que le beau soit « multiforme et versicolore », qu’il faille pour exprimer la beauté de chaque œuvre belle un mot nouveau ne prouve pas que notre relation à l’œuvre cesse d’être une relation à sa valeur. L’apparition de styles irréductibles à ce style classique qui avait imposé une critique dogmatique du jugement, le mouvement constant de métamorphose qui emporte l’art contemporain, ont fait naître le sentiment (assez étrange pour peu qu’on y songe) que l’art n’est pas à juger, mais à admettre, et que nous sommes les spectateurs passifs de la création. Il convient seulement de

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conclure que l'on ne juge pas (c’est-à-dire que l’on n’aime pas) le nouveau comme l’ancien. Les formes modernes de l’œuvre d’art, si elles parlent un langage différent, s’adressent à cette même part de l’homme que, naguère, la beauté classique a comblée : elles apportent le nouveau visage de la beauté. Hugo refuse d’être jugé selon les règles qu’il repousse, mais il écrit pour être admiré, pour être aimé — à la lumière d’une autre notion de la poésie. (« Le critique ne doit pas avoir égard au sujet... L’ouvrage est-il bon, est-il mauvais? Voilà tout le domaine de la critique. Du reste, ni louanges ni reproches pour les couleurs employées, mais seulement pour la façon dont elles sont employées. ») Si le romantisme, à en croire Stendhal, ne veut que plaire au lecteur contem­ porain, les œuvres romantiques cherchent à at­ teindre ce but par des moyens analogues, et n’y réussissent pas également. Tout est permis, sans doute : mais les romantiques se ressemblent jus­ tement en ceci qu’ils se permettent les mêmes choses. Il existe une beauté romantique, et nous jugerons l’œuvre tout d’abord en fonction de son effort romantique, sur sa réussite, non sur ses intentions : mais nous la jugerons aussi sur son intention elle-même. (On peut condamner Crom­ well parce que la pièce ne répond pas aux intentions du manifeste : mais on peut aussi la condamner sur les intentions du manifeste. Le théâtre roman­ tique n’a pas rempli le programme du romantisme, mais on peut préférer Bérénice à la pièce qu’appel­ lent la Préface de Cromwell ou la Lettre à Lord *** de Vigny.) Baudelaire fut plus sensible que qui­ conque à la « bizarrêrie » du beau; mais loin de disqualifier le jugement critique, il lui indique ses nouvelles règles : le « merveilleux moderne », l’in­ timité, la spiritualité, la couleur, l’aspiration à l’infini... Ceux qui ont génialement transformé la

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littérature moderne se sont expliqués sur leur tentative — non point pour dérouter : pour orien­ ter notre jugement. Quand Baudelaire affirme que la poésie doit être « une magie suggestive contenant à la fois l'objet et le sujet », quand Mallarmé écrit qu’il faut « instituer une relation entre les images exactes, et que s’en détache un tiers aspect fusible et clair présenté à la divination », quand Rimbaud proclame sa volonté « d’inventer un verbe acces­ sible un jour ou l'autre à tous les sens », quand Flaubert confesse son dessein « de faire un livre sur rien », un livre qui tienne debout « par la force interne du style », quand Henry James fait l’éloge de « la magnificence de l’indirect, qui implique la seule loyauté et la seule intensité dramatiques », et qu’il distingue l’ordre de l’art et l'ordre de la vie, quand Joyce assure que le seul problème du romancier est celui « de la disposition des mots dans la phrase », qu'attendent-ils de ces formules pour autant qu’ils les destinent à leurs lecteurs, à leurs critiques — sinon qu’elles instruisent et orientent leur jugement?

Seule une littérature qui refuse d’être littérature et dédaigne toute valeur d’art peut légitimement se dérober à l’appréhension esthétique. Mais une telle littérature n’existe pas. Depuis le romantisme, la littérature moderne méprise sa condition et tente de se porter audelà d’elle-même. Ce désir ne relève pas du juge­ ment esthétique : mais les œuvres qu’il produit en relèvent. Tolstoï écrit que « le temps des ro­ mans est passé » et ses dernières paroles sont celles d’un saint : « Il y a tant d’autres êtres dans le monde... Pourquoi vous occuper du seul Lev Nicolaïevitch? » Mais Résurrection est l’œuvre d’un romancier. Byron mourant à Missolonghi appartient à l’héroïsme : Childe Harold à la lit­

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térature. Dostoïevski veut servir le Christ — et le tsar : Les Frères Karamazov servent l’art du roman, qu’ils dédaignent. Hugo qui veut être mage, guide de la cité, prophète à l’écoute des secrets de la création, n’est après tout que l’auteur de ses œuvres complètes. Rimbaud veut changer la vie, et change la littérature : l’homme qui renonce à écrire relève de notre idée de la grandeur humaine, mais celui qui écrit la Saison en enfer relève de notre idée du génie. Obstinément, le surréalisme a proclamé qu’il n’était pas un mouvement litté­ raire : indifférence à l’égard de « toute préoccupa­ tion esthétique ou morale », répudiation de tout ce qui « tend à l’arrangement en poème », condam­ nation de tous les efforts de l’homme pour lais­ ser une trace de lui-même sur la terre, tout en lui refuse la beauté, le langage, la littérature. Mais la littérature peut-elle éloigner d’elle cette littérature qu’elle fuit? Mettre des moustaches à la Joconde revient à bafouer une certaine notion de l’art, non pas l’art lui-même : La Mariée mise à nu par les célibataires est aussi un tableau. Vouloir que les mots « fassent l’amour » n’est pas abolir ni avilir le langage : mais donner aux mots de nouveaux — et plus grands pouvoirs. La beauté convulsive remplace la beauté harmonieuse; le merveilleux succède au raisonnable. « Le merveil­ leux est toujours beau, n’importe quel merveil­ leux est beau, il n’y a même que le merveilleux qui soit beau. » Toute volonté de dépasser la lit­ térature aboutit à substituer une littérature à une autre. Comme Valéry, Breton fait de la littéra­ ture, mais il croit échapper à toute littérature parce qu’il confond la littérature qu’il refuse avec la littérature elle-même. Aucun écrivain ne se dé­ robe à la logique du mouvement qui fait de lui un écrivain. Celui qui croit écrire pour détruire tous les livres écrit encore pour être lu.

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* Toute œuvre appelle un jugement de valeur, et nous nous sentons frustrés par la critique qui ne répond pas à cet appel. Aussi bien la critique d’explicitation n’est-elle pas la seule forme de la critique. Il existe envers et contre tout une critique esthétique. Mais elle est si décevante et si fragile que l’on comprend le goût des esprits rigoureux pour la psych­ analyse, pour l’histoire, pour la philosophie, pour la sociologie... Qu’est de nos jours la critique d’orientation esthétique? Le dogmatisme traditionnel a cessé de l’inspirer : s’il survit, c’est sous la forme d’une nostalgie théorique ou d’une simple persistance psychologique. Certains condamnent ouvertement, en effet, la révolution artistique contemporaine, et l’attitude d’acceptation ou d’admiration de la critique : ils dénoncent le manque de style et de profondeur de l’art moderne, sa nervosité incohérente, ce be­ soin de nouveauté qui n’est qu'une forme de la lassitude, son hermétisme, et ne craignent pas de lui opposer les valeurs maîtresses du classicisme : la rationalité, la nécessité d’un langage et d’un monde communs, l’étendue du champ visuel et les implications spirituelles, la sobriété, la préoc­ cupation éthique, l’intelligence et la rigueur... Mais ce sont là positions de philosophes, d’essayistes, non de critiques. Aucune esthétique classique n’est capable d’orienter efficacement une critique en contact avec l’actualité. L'art contemporain a cessé d’être un conflit pour être une victoire, il n’a plus à se défendre, comme jadis le roman­ tisme et le symbolisme, contre des forces enne­ mies. Le classicisme n’est plus qu’un regret histo­

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rique, l’affirmation théorique d’une beauté morte : en aucun cas, il ne saurait inspirer une méthode critique. Les adversaires de l’art contemporain admettent son existence, sa valeur; ils lui pré­ fèrent seulement un art dont ils savent bien qu’il ne peut pas se refaire. Ils ne jugent pas Mallarmé ou Breton; ils regrettent Racine et Bossuet. Ils ne condamnent pas Picasso; mais ils rêvent du « mythe de Rubens 1 ». La critique sait que l’art est une mutation, et craint de mesurer celui qui se fait à l’échelle de celui qui vient de se faire : elle a assimilé l’oppo­ sition bergsonienne de l’espace et de la durée, du statique et du mouvant. Cependant, la persis­ tance des goûts, des habitudes, des découvertes de l’esprit est aussi naturelle que celle des images rétiniennes, et aussi insurmontable : il est inévi­ table de voir le nouveau à travers l’ancien. Il est aisé de relever dans la critique contemporaine bien des exemples de la persistance rationaliste en poésie, et surtout de la persistance réaliste en matière romanesque. Mais nous sommes en pré­ sence d’une simple persistance psychologique, bien plus que d’une affirmation esthétique résolue. Conscient de la part d’images consécutives qui se mêle à sa perception du nouveau, le critique tente aussitôt de l’exclure. Craignant de se laisser dis­ tancer par la création et son mouvement inlas­ sable, bien loin de lui reprocher de s’éloigner des sentiers battus, il s’applique à une mise au point instantanée du regard. Nous sentons immédiatement la faiblesse d’une critique traditionaliste; un siècle d’échec l’a dé­ montrée. Mais nous sentons aussi l’insuffisance i. On reconnaît là les conceptions qu’ont obstinément ou incidemment défendues Julien Benda, Gabriel Marcel, Roger Caillois, Thierry Maulnier, Jean Cassou et quelques autres...

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d’une critique militante, assujettie à l’actuel. D’abord, parce qu’elle peut appuyer un art qui ne le mérite guère : l’actuel n’est pas, par lui-même, valeur. (Plus romantique que celui de Musset, le théâtre de Hugo lui est-il préférable? Le verslibrisme de Gustave Kahn, l’instrumentation ver­ bale de René Ghil, le lettrisme et autres décou­ vertes d’un jour furent aussi d’actualité.) Mais, si fécond qu’il soit, aucun style, aucun moment par­ ticulier de l’art ne peut inspirer à lui seul une conception critique. Le peintre actuel peut dédai­ gner Titien, le poète surréaliste Racine : non, sans ridicule, le critique. Au sens du nouveau, il doit joindre celui de la totalité. Mais la largeur de vues ne suffit pas à la cri­ tique; elle doit être choix, hiérarchie. Le manque de sévérité est aussi funeste que l’incompréhen­ sion et l’étroitesse : c’est pourquoi nous déçoit encore cette critique — la plus largement répan­ due aujourd’hui — qui accepte et qui loue tout ce dont elle parle, et qui ressemble aux palmarès de ces institutions qui, redoutant de perdre leurs élèves, décernent aux plus médiocres l’accessit ou la mention. A la traditionnelle résistance au nou­ veau tend à succéder un curieux esprit de nonrésistance. La critique, chaque mois, découvre vingt chefs-d’œuvre; chaque trimestre a son nou­ veau Rimbaud et son nouveau Stendhal; chaque semaine son nouveau Montherlant, son nouveau Radiguet. Cette façon de tout prendre âu sérieux et de crier constamment au génie peut être ins­ crite au bénéfice de mœurs littéraires qui n’au­ raient d’autre valeur que sociologique : c’est le règne de cette « littérature à l’estomac » que Ju­ lien Gracq a sévèrement flagellée. Chaque écri­ vain a ses admirateurs, puisqu’il a ses amis; sa presse, puisque ses amis écrivent dans les jour­ naux; sa publicité et sa gloire, puisqu’il a son

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éditeur; son public international, puisque chacun est conférencier; son prix littéraire, puisqu’il y a autant de jurys que d’écrivains. Seul manque la gloire qui la dédaigne, n’habite pas Paris, ne court pas les coktaüs... Cela est vrai. Mais ces mœurs sont de tous les temps : relisons les Illu­ sions perdues. Plus profondément, la critique craint aujourd’hui de laisser échapper le génie; si long­ temps, elle a refusé de le reconnaître! Car elle sait que le génie, justement, ne se laisse pas reconnaître, qu’il ressemble tout d’abord à l’homme invisible. Le seul moyen de gagner le gros lot est de prendre tous les billets de la loterie. Mais il va de soi qu’une telle critique laisse échapper le génie plus encore que l’incompréhen­ sion de jadis. Après tout, la résistance de SainteBeuve, de Lemaître, de Faguet, de Lanson, de Mauclair, d’Albert Wolff à Balzac et à Baude­ laire, à Mallarmé et à Rimbaud, à Cézanne et à Renoir était une façon de les reconnaître, le seul hommage qui était en leur pouvoir. Ce refus les désignait, puisqu’il leur était réservé, alors que l’éloge les eût confondus avec les médiocres. A quoi bon écrire que les derniers romans de Jean Giono sont des chefs-d’œuvre si on le dit de n’im­ porte quoi? Reste l’impressionnisme... Mais nous aimerions que le goût soit autre chose que l’aveu d’une préférence arbitraire. Celui qui, de l’impression­ nisme, fait sa méthode, vaut ce que vaut sa verve, son agrément d’écrivain, non sa lucidité de critique. Si nous nous intéressons aux Goncourt, il est intéressant de savoir que leur œil s’ennuyait devant les métopes du Parthénon et s’amusait devant un tableau de Boucher ou un vase chinois; si nous nous intéressons à Jules Lemaître, il nous est précieux de connaître la liste de ses vingt livres favoris (il y a les Pensées de Marc-Aurèle

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et Le Crime de Sylvestre Bonnard...) Mais la cri­ tique que nous appelons aspire à se fonder sur autre chose que le ça me plaît ou ça ne me plaît pas du goût spontané. Liée à la culture, à un effort de réflexion et d’approfondissement, elle est un dépassement, une critique de la critique immé­ diate de l’impression. Ce qui revient à dire que la critique doit fon­ der en raison ses impressions spontanées : qu’elle doit impliquer une esthétique. Ici apparaît la faiblesse de la critique qui s’ef­ force de juger, et de dépasser les pièges de la tradition comme de la nouveauté, ainsi que l’in­ suffisance de l’impression pure. Il serait absurde de le nier : il existe un effort et une réflexion critiques; le critique donne ses raisons et réfléchit sur ses raisons. Mais son effort, le plus souvent, tend à formuler les raisons de son jugement, et non pas à tirer au clair les présuppositions esthé­ tiques qui les gouvernent. Il réfléchit sur son impression de l’œuvre, plus que sur le fondement de son impression; et s’il voit la raison derrière l’impression comme une causalité psychologique, il ne voit guère, derrière cette raison même, son principe comme finalité esthétique à mettre en question. De même que la psychologie, selon Hus­ serl, a le tort de partir des données de l’expé­ rience et de croire que sa fonction est de tirer au clair ces données, alors qu’il s’agit, mettant ces données entre parenthèses, de tirer au clair les structures essentielles qu’elles impliquent, de même la critique commet l’erreur de penser qu’elle a terminé sa tâche lorsqu’elle a réfléchi sur les impressions immédiates suscitées par les œuvres, alors qu’il s’agit avant tout de dégager et d’éprou­ ver les affirmations esthétiques qui sont à leur source. A la réflexion critique habituelle la réflexion esthétique est dans le même rapport que la ré-

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flexion phénoménologique à l’introspection psy­ chologique. Souvent brillante, profonde ou subtile, la cri­ tique qui s’écrit tous les jours manque presque toujours de rigueur. Les jugements peuvent faire illusion : ils résistent rarement à l’explicitation de leur fondement esthétique. Et bien des désac­ cords disparaîtraient, si le critique apportait à expliciter son jugement le soin qu’il met à le formuler.

J’ai sous les yeux quelques journaux et revues qui, à l’occasion du cent cinquantenaire de la naissance de Victor Hugo, ont interrogé écrivains et cri­ tiques 1 : ce qu’il y a d’irréfléchi dans la plupart des jugements est manifeste. Je passe sous silence ceux qui parlent sans avoir lu, ou sans avoir relu, disent-ils (mais il faut relire); ceux pour qui par­ ler de Hugo n’est qu’une façon de parler d’euxmêmes (platement ou brillamment); et ceux qui défendent Hugo parce qu’il est une part du pa­ trimoine national, ou parce qu’il est un poète popu­ laire. Voyons comment s’établit le dialogue sérieux entre ceux qui admirent et ceux qui contestent. C’est un voyant, dit l’un; il a fait tourner les tables, reconnaît l’autre, mais tout le monde le faisait, et mieux que lui. Il contient Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, Verlaine, Mallarmé : mais la lecture de ces poètes fait éclater son insuffisance. Il est le plus complet, le plus divers de nos poètes : justement, il n’a pas d’accent particulier. Il est l’abondance, la force; l’essentiel lui fait défaut, qui est la perfection. Or, il suffit de dégager les pos­ tulats implicites qui sont à l’origine de ces juge­ ments contradictoires pour les voir vaciller. La i. Le Figaro littéraire, Les Nouvelles littéraires, Liberté de l’Esprit.

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qualité de l’occultisme de Hugo n’est pas en cause, mais celle d’une création littéraire qui ne rejoint l’occultisme que dans l’ordre secondaire de sa si­ gnification. — La descendance de Hugo ne prouve pas sa grandeur : mais il est ridicule de dire que cette descendance fait éclater son insuffisance, car on peut dire aussi bien, et d’ailleurs aussi sotte­ ment, que Hugo fait apparaître l’insuffisance de Mallarmé. Un tel jugement postule que les œuvres se détruisent comme la vérité détruit l’erreur, que l’on peut réfuter les œuvres les unes par les autres : ce qui implique une esthétique insoutenable du modèle, un monisme qui assimile l’ordre de l’art à celui de la connaissance. — La diversité n’est pas un argument : il faudrait préciser sa nature. Mais reprocher à Hugo le manque d’unité trahit cette fois moins une fausse postulation esthétique que la méconnaissance d’une œuvre qui est un immense et monotone effort pour rejoindre la même vision, indéfiniment poursuivie. — Il ne s’agit pas de savoir s’il est abondant, mais quelle abondance est la sienne. Quant à dire que la perfection lui fait défaut, et lui faire grief des déchets de son œuvre, cette accusation (la plus banale de toutes) implique que la perfection seule est valeur. Mais il y a les œuvres pour qui la création est effort, durée, respiration — et celles pour qui elle est condensation. Préférer celles-ci à celles-là est légi­ time; mais exclure les premières au profit des secondes revient à nier toute une partie de la littérature, où s’exprime non point une visée manquée, mais une visée particulière. L’étalement n’est pas plus la densité manquée que le style gothique n’est l’art grec manqué : il est autre chose. (Et, à la source de ce jugement, peut-être y a-t-il d’ailleurs le vœu secret de voir la littérature dis­ paraître.)

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Que de jugements se renonceraient ou, du moins, se rectifieraient, s’ils étaient conscients de ce qu’ils impliquent! C’est dire qu’il ne peut y avoir de cri­ tique rigoureuse qui ne s’appuie sur un certain système de références : la rigueur de l’un garantit celle de l’autre. Non que la critique soit une mathé­ matique. Ou plutôt, il y a plusieurs systèmes cri­ tiques possibles, comme il y a plusieurs géométries : mais tous les systèmes ne sont pas possibles, et il suffit d’expliciter certains postulats pour voir qu’ils sont indéfendables. Sans doute la critique est liée à la particularité des œuvres et, en tant que telle, il ne lui appartient pas d’établir une esthétique générale. Mais l’esthé­ tique n’est pas davantage un système préétabli dont la critique se contenterait de déduire des applications particulières : la critique doit se dé­ passer en esthétique, mais ce n’est qu’à partir de la critique que l’esthétique peut être atteinte. Une réflexion esthétique d’ensemble doit prendre forme dans un contact vivant avec les œuvres. Si bien que l’esthétique apparaît comme la con­ science que la critique prend d’elle-même : l’expli­ citation de son savoir implicite, et sa transforma­ tion à la faveur de cette explicitation. Mais ce système de références est-il possible? La critique contient-elle ce savoir général explicitable? Pour Benedetto Croce, la critique est le seul point de vue possible sur l’œuvre d’art, elle est identique à l’histoire de l’art, elle est l’histoire de l’art véritable — car la critique,- justement, est monographique, et l’art ne peut être regardé que sous l’angle du particulier. L’œuvre est une réalité concrète, unique, incomparable, une créa­ ture vivante qui ne se laisse subsumer sous aucun genre. Une peinture est aussi distincte d’une autre peinture que d’une poésie : « puisque l’individua­ lité de l’intuition emporte l’individualité de l’ex-

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pression... puisque la peinture et la poésie n’ont pas de valeur par les sons... ni par les couleurs... mais par cela qu’elles savent dire à l’esprit en tant qu’elles s’intériorisent dans l’espritx. » Le rattachement à l’époque n’est pas moins arbitraire que le rattachement au genre. L'œuvre n’est pas l’expression d’un temps, et les divisions histo­ riques sont factices. On dit que le classicisme est représentation et le romantisme sentiment; mais toute grande œuvre n’est-elle pas « sentiment ro­ buste qui s’est fait splendide représentation »? Pas d’autre catégorie que l’œuvre même. La descrip­ tion de l’œuvre évitera la description historique (liée à une classification, donc à une généralisa­ tion), pour être évocation critique, c’est-à-dire singulière. Cette critique, selon Croce, n’est pas seulement « interprétation et commentaire » : elle juge, elle prétend être esthétique. Mais en quel sens? La critique confrontera l’œuvre à la définition même de l’art comme intuition-expression, et décidera si l’œuvre est oui ou non une œuvre d’art. « Il y a une œuvre d’art a », ou la négative : telle est la seule forme possible du jugement esthétique. De telle sorte que la critique (et l'esthétique) se réduit à une reconnaissance du chef-d’œuvre dans sa réalité incomparable. On peut inscrire l’œuvre dans l’histoire de l’art, et l'évoquer, coïncider avec elle : on ne peut aller plus loin. Selon Croce, la critique exclut toute réflexion esthétique d’ordre général et, par conséquent, toute possibilité de rendre compte de la valeur esthétique d’une œuvre : il n’y a qu'à l’admettre et à l’aimer. 1. Bréviaire d'Esthétique.

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Nous avons assez facilement montré que la réflexion sur l’art, quelque forme qu’elle prenne, élude constamment l’interrogation esthétique. Mais n’est-ce point le signe qu’il convient de renoncer à cette interrogation? L’Esthétique est^elle pos­ sible?

CHAPITRE XI

L’ESTHÉTIQUE COMME MÉTHODOLOGIE DU JUGEMENT

i Nul ne conteste que l’art, comme toute réalité, ne puisse et ne doive devenir l’objet d’une con­ science — d’une Science. Nul ne conteste qu’il ne puisse y avoir et qu’il n’y ait une histoire, une sociologie, une psychologie, une philosophie de l’art. Ce qu’on appelle généralement Esthétique n’est rien d’autre que l’ensemble de cette réflexion sur l'art — ou l'une quelconque de ses parties : n’im­ porte quelle connaissance ou réflexion concernant l’œuvre d’art — et non point cette réflexion parti­ culière qu’elle devrait être. Car, spontanément, nous attendons de l’esthétique tout autre chose que ce qu’elle est : un effort pour déterminer les valeurs, — ce par quoi les œuvres nous atteignent. Spontanément, nous espérons de l’esthétique une vision plus claire et plus assurée des œuvres, un progrès de notre relation avec elles.

D’une esthétique ainsi conçue, il est vrai que l’ensemble de la réflexion sur l’art, au cours du siècle même qui voit son élaboration, se détourne.

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Pour Cohn, l’esthétique est encore « la science du jugement porté sur le beau »; pour Volkelt et pour Lipps, l’art demeure « création consciente du beau », « réalisation des normes esthétiques ». Mais la confusion de la valeur et de la beauté ruine sans appel les doctrines qui l’impliquent : Fiedler a pleinement raison contre Cohn, Utitz contre Lipps. Et la psychologie de l’Einfühlung, qui veut saisir à travers les attitudes de la contemplation les lois de l’œuvre d’art, aboutit à des formules si générales qu’aucune distinction n’y subsiste entre l’art qui échoue et l’art qui réussit. Aussi bien semble-t-il naturel de se détourner d’une telle recherche. La psychologie de l’art qui s’oppose à celle de ÏEinfühlung (celle de Witasek, de Muller-Freienfels) évite tout vocabulaire nor­ matif : elle étudie la création de ri importe quelle œuvre d'art, et le fait en pleine connaissance de cause. Sociologique avec Grosse, avec Wundt, avec M. Lalo, spécifique avec Utitz ou Hamann, objec­ tive avec Zimmermann et Focillon, M. Bayer et M. Souriau, subjective avec Lotze, la science de l'art analyse n’importe quelle œuvre, et le fait con­ sciemment. La préoccupation des valeurs est una­ nimement rejetée. Et il se peut qu’une esthétique des valeurs soit impossible. Encore faut-il reconnaître que, seule, cette esthétique impossible mériterait vraiment son nom : et que toute perspective sur l’art, dans la mesure où elle se dérobe à cette interrogation pri­ vilégiée, n’est qu’une position de repli. Nul n’est tenu à l’impossible. Mais il convient de reconnaître que l'œuvre d’art pose un problème auprès duquel tous les autres paraissent secondaires — qu’il comporte ou non une solution. Peut-être doit-on se détourner de l’esthétique. Au moins doit-on éviter de croire qu’on la rencontre quand on lui tourne le dos.

L ESTHETIQUE, METHODOLOGIE DU JUGEMENT 2ÔI

Il n’échappe pas à Taine que de deux œuvres également expressives, l’une peut être médiocre et l’autre sublime. « Toutes choses égales d'ail­ leurs », écrit-il, l’œuvre la plus expressive sera la plus belle. C’est avouer que les critères qu’il for­ mule ne jouent qu’à valeur égale : et que la valeur vient non de l’expressivité, mais de la technique. Mais l’analyse technique, qui seule livrerait l’ul­ time secret de l’œuvre, ne peut pas, selon lui, prendre la forme d’une science : l’esthétique ne peut être qu’une sociologie. Par contre, un André Lhote estime que les lois de la bonne technique sont parfaitement déterminables. Mais il ne lui échappe pas que ces lois fondent la valeur absolue (primaire) des œuvres, et non pas leur valeur diffé­ rentielle (qui, bien entendu, est leur vraie valeur) : ici intervient « la résonance humaine », « la teneur en sublime » que l’analyse ne peut saisir. De toute façon, la détermination de la valeur apparaît, où qu’on la situe, comme un idéal inaccessible : au moins apparaît-elle comme un idéal. A la plupart fait pourtant défaut le sentiment même de ce qu’ils éludent : ouvrant en 1937 à Paris le congrès « d’Esthétique et de Science de l’Art1 », Paul Valéry définissait l’Esthétique comme la science des critères du goût et des normes de la création : « Cette science du beau, disait-il, qui, d’une part, nous ferait discerner à coup sûr ce qu’il faut aimer, ce qu’il faut haïr, ce qu’il faut acclamer, ce qu'il faut détruire; et qui, d’autre part, nous enseignerait à produire, à coup sûr, des œuvres d'art d’une incontestable valeur. » Cela, l’Esthétique devrait l’être : mais elle ne le peut. Aussi convient-il de lui substituer la Poétique, science des modes et des circonstances de la création. 1. Congrès d’Esthétique et de Science de l’Art, 2 vol. (P. U. F.).

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Lucidement, Valéry conçoit la poétique comme un produit de substitution, et propose de rejeter le terme d’esthétique, puisque nulle réalité scien­ tifique ne correspond à son impossible idéal. Mais, répondant à Valéry, Victor Basch s’étonnait que l’on pût attribuer à l’esthétique de semblables ambitions. L’esthétique est possible, affirmait-il, à la condition de voir en elle une description de la création et de la jouissance artistiques, et non point la prescription des normes de la création et des règles du goût. « Le maître problème de l’esthétique », selon Basch, n’est autre que celui de la psychologie du contemplateur. — Il se peut. Mais Victor Basch méconnaissait au moins une évidence : c’est qu’une telle esthétique ne mérite guère son nom. Tout se passe comme si les esthéticiens oubliaient qu’une autre interrogation se pose, et avec plus de force encore que celle à laquelle ils ont choisi de répondre. Tout se passe comme s’ils ignoraient que leur position implique la négation d’une autre perspective plus naturelle et plus urgente que la leur. Indifférents au vrai problème de l’esthétique, il arrive que les esthéticiens n’aient pas même le sentiment de l’avoir éludé. Parmi les communi­ cations faites au Congrès de 1937, où se reflé­ taient les préoccupations les plus variées, une seule réagissait à l’interrogation fondamentale : celle de M. Emmanuel Leroux, Le Problème du faux art. (Encore l’analyse s’arrêtait-elle assez vite, puisque la qualité humaine des sentiments provoqués par l’œuvre est alléguée comme la seule discrimination possible entre l’art véritable et le faux art.) Pour Victor Basch, il s’agit de faire la psychologie de la jouissance esthétique, et cette psychologie n’a pas à tenir compte de la qualité de l’œuvre contemplée, puisque n’importe

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quoi devient esthétique quand nous nous prê­ tons à la theoria, à la contemplation désintéres­ sée. Pour M. Souriau, il est absurde de réserver l’esthétique à l’analyse de la production artistique réussie. Pour M. Bayer, la classification et l’analyse des catégories fait abstraction de la qualité des œuvres, etc. Il se peut qu’une telle indifférence soit justi­ fiée. Mais la science qu’elle fonde doit éviter de s’appeler esthétique. Et, avant ce renoncement, encore faut-il se demander si cette indifférence a une justification suffisante : s’il est vrai que l’esthétique soit im­ possible. 11

A l’esthétique, l’histoire oppose la pluralité des styles irréductibles. Du simple fait que le style classique n’est pas le seul, Worringer et Spengler déduisent l’impossibilité de l’esthétique. Selon Malraux, l’histoire d’Apollon est celle de ses métamorphoses. Et Valéry, parmi toutes les objec­ tions qu’il adresse à cette esthétique qu’il re­ pousse, mais qui le hante comme elle a hanté Poe et Baudelaire, n’a garde d’oublier celle-là. Le classicisme, qui a cru saisir un principe universel du beau, n’exprime qu’une préférence momenta­ née; l’art moderne lui est complètement irréduc­ tible. Les valeurs d’harmonie sont remplacées par « les valeurs de choc ». « L’inconscient, l’irration­ nel, l’instantané qui sont... des privations ou des négations des formes volontaires et soutenues de l’action mentale, se sont substitués aux modèles attendus par l’esprit L » Et Valéry conclut : 1. Variété III (Léonard et les Philosophes).

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« Le seul propos d’une Science du Beau devrait être ruiné fatalement par la diversité des beau­ tés produites ou admises dans le monde et dans la durée... Quoi de plus juste, par exemple, et de plus satisfaisant pour l’esprit que la fameuse règle des unités, si conforme aux exigences de l’atten­ tion et si favorable à la solidité, à la densité de l’action dramatique? — Mais un Shakespeare, entre autres, l’ignore et triomphe x. » * L’objection semble décisive. Elle est fragile. La pluralité contradictoire des styles n’interdit pas l’esthétique; elle lui interdit seulement d’être ce qu’elle a longtemps été : « une interprétation du style classique » (Worringer). L’histoire de l’art récuse toute esthétique qui aurait l’ambition d’être un système universel et immuable du beau, fondé sur des valeurs précises, par exemple sur les va­ leurs du classicisme occidental. Mais elle ne récuse nullement la tentative de déterminer ce pourquoi les styles les plus différents nous atteignent. Pourquoi l’existence d’une « méthode atemporelle et seule vraie » (Spengler) serait-elle la condition de la possibilité d’une esthétique? Pour que celle-ci existe, il suffit qu’existent des valeurs, un subs­ trat objectif de l’émotion, un rapport analysable entre les structures de l’art, quel qu’il soit, et le sentiment qu’il nous inspire. Ce par quoi Shakes­ peare m’atteint n’est pas plus mystérieux que ce par quoi Racine me touche; les toiles de Picasso ne sont pas plus irréductibles à l’analyse que les madones de Raphaël; et la colonne dorique n’est pas moins secrète que l'ogive. La pluralité des styles disqualifie sans discussion toute esthétique moi. Variété IV.

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niste — qu’elle se fonde sur les valeurs classiques ou sur les valeurs modernes, qu’elle efface Chartres au nom de l’Acropole ou Rubens au nom de Grünewald. Mais elle ne disqualifie nullement une esthétique qui, cessant d’affirmer une valeur sou­ veraine, prend conscience des valeurs. L’esthétique n’exige pas qu'il n’y ait qu’un style valable : elle n’est aucunement liée au clas­ sicisme de Chapelain et de Boileau, du docteur Johnson et de Pope, au néo-classicisme de Gottsched ou de Nisard, de Mengs ou de Winckel­ mann — d’Anatole France ou de Charles Maurras. Elle n’a pas pour ambition de fixer l’essence de l’art en quelques lois précises et immuables. Il lui suffit de repérer ses modes effectifs. Il lui suffit que le pouvoir des œuvres ne soit ni un hasard ni un secret. Mais elle exige impérieusement que les diffé­ rents styles soient l’objet d’une même conscience. A supposer qu’il existât entre les différents styles et les diverses œuvres d’art une contradiction telle qu’ils ne puissent être vécus par une même con­ science, alors toute esthétique, fût-elle pluraliste, serait évidemment impossible. Seule peut se conce­ voir aujourd’hui une Esthétique des esthétiques, accueillant, après avoir réconcilié Rembrandt et Raphaël comme Rubens et Poussin, les arts sau­ vages auprès des arts humanistes, les arts d’ins­ tinct aux côtés des arts de raison, les arts de la foi comme ceux de la plus audacieuse expérimenta­ tion technique. Mais la conscience qui les assemble existe-t-elle? Ne sommes-nous pas enfermés dans un art, dans notre art comme le xvne siècle le fut dans le sien? Issue de la réelle pluralité, l’idée spenglerienne de l’incommunicabilité des cultures (et donc de l’incommunicabilité des consciences) n’en est à

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tout prendre que la déformation pessimiste et pathétique. Car la contradiction d’une telle notion est évidente : comme de l’idée d’inconscient, on peut dire d’elle (mais avec beaucoup plus d’as­ surance) que l’affirmer est une façon de la nier. Irréductible ne signifie pas : privé de sens. Et reconnaître la différence d’un style témoigne du rapport qui l’unit à nous. Les raisons qui poussent Spengler à disqualifier l’esthétique devraient le détacher de toute science générale et de son entre­ prise historique elle-même. Si chaque culture est irrémédiablement close sur son propre secret, com­ ment une « morphologie de l’Univers-Histoire » se­ rait-elle possible? « Les concepts élémentaires de l’Antiquité, affirme Spengler, fils d’une vie inté­ rieure différemment constituée, tels àp^r), p-opcpT) épuisent le contenu d’un univers de struc­ ture différente du nôtre, qui nous est étranger et reste loin de nous. » « Différente », sans doute. Mais si, par « différente », Spengler entend : radi­ calement incommunicable, on ne voit pas com­ ment il peut, par ailleurs, définir son programme historique en disant qu’il s’agit « de pénétrer dans l’âme antique, égyptienne ou arabe, afin d’en revivre l’expression totale dans les hommes et les situations typiques, dans la religion et la poli­ tique, dans le style et la tendance, dans la pen­ sée et les mœurs ». La seule tâche qui demeure devant nous, assure Spengler, c’est « la morpho­ logie de l’Univers-Histoire ». Ce qui suppose que, dans la mesure même où nous fuit toute affirma­ tion créatrice que nous pourrions élever à l’ab­ solu, nous tenons sous notre regard le paysage entier de l’histoire : qu’une conscience sans limites est le prix de notre stérilité — de notre « déclin ». L'histoire partage avec l’esthétique les mêmes conditions de possibilité. Si l’art s’oppose à la beauté comme les cultures à la Civilisation, s’il

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est dérisoire en esthétique comme en histoire de se croire en présence de l’identique, au moins faut-il que le divers soit l’objet d’une même conscience. Délivrée du mythe de la civilisation, l’histoire peut-elle penser les cultures? Délivrée du mythe de la beauté, l’esthétique peut-elle pen­ ser les styles? C’est le même problème : et le fait qu’une conscience le pose en postule la solution. Les conditions qui légitiment l’esthétique ne sont-elles même pas plus faciles à réunir que celles qui légitiment l'histoire? L’esprit d’une époque nous est plus étranger que l’art qui l’exprima. De tous les aspects du passé, de tous les visages du devenir et de la métamorphose humaine, quoi de plus péremptoire et de plus persuasif que les formes de l’art? Dans le silence des cultures, il arrive que l’art soit la seule voix qui ait gardé le pouvoir de nous atteindre : sans lui, que de mondes semblables aux étoiles mortes dont la lumière ne nous parvient plus! Les taureaux de Lascaux sont plus proches de nous que l’homme qui les dessina; la stèle thinite du Roi-Serpent nous parle encore, alors que le monde dont elle émerge n’est que balbutiement. Les plus hautes formes de l’art appartiennent à notre vie; les temps dont elles témoignent, aux reconstitutions hasardeuses de l’intelligence. Et si l’œuvre éclaire l’époque, la relation à l’époque est bien souvent, dans l’œuvre, la part d’obscurité. Nulle forme artistique n’est indépendante du monde qu’elle incarne, et il arrive que ce soit l’intérêt pris à ce monde qui ouvre les yeux de­ vant elle : la « restauration de la cathédrale go­ thique » suit le Génie du Christianisme, et l’avè­ nement de « l’homme souterrain » précède la résurrection des arts primitifs. Les œuvres d'art nous font rêver du monde dont elles viennent, si

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confuse que soit leur lueur. Mais les formes de l’art nous atteignent plus directement que les autre formes de la culture, et parlent un langage plus durable; elles résistent plus fortement à cet éloignement invincible, à cette progressive alié­ nation de l’homme qui est au cœur de l’histoire comme sa fatalité. Sans doute ne voyons-nous pas tout à fait la mer comme ceux qui la soumet­ taient à Poséidon et à Amphitrite; mais nous sommes plus proches de la vision du poète qui parle de la mer glauque ou des flots au sourire innombrable que de sa représentation des dieux. Notre vision dépend de notre pensée, et un même devenir les entraîne. Mais plus encore que notre pensée ne la façonne, notre vision résiste à notre pensée. Plus stable que celui des perspectives de l’esprit, s’ouvre le monde des formes regardées et du regard, le monde des émotions liées aux formes. Et chaque fois que de la terre ou de la mer sur­ git une statue enfouie, plus que l’esprit qui lui donna un sens nous parlent à travers elle la main et le regard qui l’ont sculptée.

m Ainsi, il existe une relation de notre conscience non seulement avec notre art, mais avec tous les arts connus : les musées et les bibliothèques sont là. Que notre relation au gothique ne se confonde pas avec celle qui unissait l’art gothique et l’homme gothique, sans doute : mais s’il n’y a pas identi­ fication, il y a relation, il y a dialogue — fût-ce à travers le malentendu. Il y a une compréhension de l’art qui n’est pas le nôtre, comme il y a une connaissance d’autrui. Au Metropolitan Muséum, les sarcophages de Thèbes et le Christ italien du

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xiie siècle, les paysages chinois aux oiseaux et les paravents japonais se coudoient et nous parlent sinon leur langage, du moins un langage — véhé­ ment, irrésistible — comme nous parlent le Prince slave et la Vue de Tolède, la Moisson de Breughel et la Barque de Manet. Et ils ne parlent pas à notre connaissance seule : c’est à notre sensibi­ lité que le musée livre les arts qu’il assemble. Nous ne mettons pas sur le même plan l’art ro­ main et l’art archaïque grec, la mosquée des Omeiyades et la cathédrale de Chartres. Notre relation à l’art universel prend les formes de l’amour et de la préférence : elle est, au sens plein, relation esthétique. *

Mais qu’appelons-nous exactement : esthé­ tique? Non point la conscience de l’art comme exis­ tence, comme être d’art : la conscience de l’art comme qualité et hiérarchie, comme valeur. Or, c’est de l’art comme existence, non de l’art comme valeur que se préoccupe l’ensemble de la réflexion prétendue esthétique. Non certes que cette réflexion manque nécessairement son objet : il arrive qu’elle le manque, et il arrive qu’elle l’atteigne. Ce que disent de la psychologie du créateur ou du spectateur des œuvres d’art les théoriciens de YEinjühlung ou ceux de la contem­ plation, confondant une activité spécifique avec une attitude générale de l'affectivité ou de l’es­ prit, est en dehors de la question : ni Valéry ni Malraux ne sont en dehors de la question. Ce que dit Bergson de l’œuvre d’art ne s’applique guère à elle : ce qu’en dit Focillon la cerne d’assez près.

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La sociologie de l’art marxiste n’est qu’un roman : mais il est d’autres Sociologies. La connaissance de l’art n’est pas une science vaine : elle est sus­ ceptible de précision et de progrès. Mais lorsqu’elle atteint l’œuvre d’art, qui est son objet, elle ne l’atteint que dans sa réalité globale, primaire, à un niveau où ne joue pas encore la différence qui sépare les œuvres admirées de celles que nous rejetons. Or, c'est cette différence qui nous im­ porte. Sans doute l’art existe-t-il tout d’abord comme être d’art, comme domaine particulier de l’activité humaine. Distinguer les formes de l’art de celles de la nature, l’activité artistique des autres acti­ vités de l’esprit est une tâche légitime et urgente. Et il arrive que les œuvres nous atteignent moins en raison de leurs qualités propres que parce qu’elles participent du langage collectif d’une éter­ nelle création : comme il arrive que nous émeuve l'individu le plus banal parce que nous sentons en lui le privilège de l’homme, comme le passant inconnu rencontré dans la nuit nous semble l’homme même... Les médiocres bronzes trouvés dans la galère de Mahdia nous atteignent pour cela seul qu’ils parlent un langage plus fort que celui de la mer et du temps; les colonnades de Palmyre parce que le poids des siècles et du désert les gran­ dit et les confond, grâce à notre rêverie, avec celles de l’Acropole. Mais si le saint et le philan­ thrope sont sensibles à l’espèce plus qu’à l’individu, où donc est l’homme réellement sensible à l’art qui reste indifférent à la qualité différentielle des œuvres? Dans notre expérience de l’art, la valeur particulière et la hiérarchie des œuvres comptent plus que leur participation à un geste commun.

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Dans une page des Voix du Silence, Malraux présente la distinction entre l’œuvre valable et l’œuvre médiocre comme une distinction secon­ daire, qui n’a toute sa signification qu’à l’intérieur de l’art moderne. « Il est singulier, écrit-il, que même la mauvaise peinture, ïa mauvaise archi­ tecture, la mauvaise musique ne puissent être exprimées en commun que par le mot arts. Pein­ ture désigne à la fois la voûte de la Sixtine et le modèle de la plus basse chromo. Or, ce qui, pour nous, fait de la peinture un art n’est pas une dispo­ sition de couleurs sur une surface, mais la qualité de cette disposition. Peut-être possédons-nous un seul mot parce que l’existence de la mauvaise peinture n’est pas très ancienne : il n’y a pas de mauvaise peinture gothique. Non que toute pein­ ture gothique soit bonne : mais ce qui sépare Giotto du plus médiocre de ses imitateurs n’est pas de même nature que ce qui sépare Renoir des dessinateurs de la Vie 'parisienne d’une part, des académiques d'autre part. Les œuvres d'une civilisation de foi expriment toutes la même atti­ tude de l’artiste, impliquent une même fonction de la peinture. Giotto et les Gaddi sont séparés par le talent, Degas et son condisciple Bonnat par un schisme L.. » Comme si le problème de la qualité ne se posait qu’au niveau de l’orientation collective d’un style : insensibles à l’art romain, par exemple, de même qu’aux arts modernes « d'assouvissement », sen­ sibles aux arts barbares et à cet art de « Grands Navigateurs » qui va de Manet à Picasso et de Baudelaire au Surréalisme, il nous incombe de 1. P. 515.

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préciser le rapport qui nous unit à certains styles, et non point de chercher, à l’intérieur de chaque style, les critères de la qualité différentielle des œuvres. Aussi Malraux repousse-t-il le terme d’es­ thétique, et appelle-t-il psychologie sa réflexion sur l’art. S’il est vrai que la distinction entre l’œuvre valable et l’œuvre médiocre est une dis­ tinction secondaire et exclusivement contempo­ raine, s’il est vrai que les styles nous atteignent en tant que formes d’ensemble, alors, la description de ces styles, l’analyse du rapport de fait qui nous unit à eux, importe beaucoup plus que la déter­ mination des conditions de la réussite particulière des œuvres. Et l’esthétique est disqualifiée. Il est clair qu’au niveau de l’art moderne la dis­ tinction du faux art et de l’art authentique a pris une importance nouvelle. Le style moderne de l’art est le premier qui ne s’impose pas à tout artiste. Et sans doute est-il vrai qu’il n’y a pas de Bouguereau roman, de Carolus-Duran du Quat­ trocento... Mais si l’existence du faux art est infiniment moins sensible dans le passé que dans le présent, c’est aussi pour des raisons qui ne prouvent nulle­ ment qu’il y joua un moins grand rôle. Sans doute les mauvais sculpteurs pullulaient-ils au Moyen Age : on ne leur confiait pas les cathédrales. Certainement y avait-il nombre de peintres mé­ diocres dans la Florence du xve siècle, dans la Venise du xvie, dans les Flandres du xvne : ni les Offices, ni l’Académie, ni le Mauritshuis ne les ont accueillis. Les musées nous épargnent ce dont les expositions nous accablent : le dépôt légal de la Bibliothèque Nationale — et la vitrine du libraire — sont encombrés de ce qu’éliminent les collections de textes choisis : la sélection a joué. Enfin, l’œuvre du passé — si médiocre

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soit-elle — possède toujours un charme dont l’œuvre moderne est dépourvue. Celle-ci reçoit tout de sa qualité. Outre sa qualité, celle-là pos­ sède une patine et un pouvoir de dépaysement qui, souvent, vont beaucoup plus loin qu’elle. Le passé qui, parfois, sépare du chef-d’œuvre, nous empê­ chant de le rejoindre aussi complètement que nous le faisons de l’œuvre récente, joue en faveur de l’œuvre secondaire : alors que, devant les plus grands, nous sentons la dimension historique de l’œuvre comme un écran dont notre admiration s'impatiente ou, du moins, comme une sorte de point aveugle, le charme de ce qui n’est plus illu­ mine les petits maîtres hollandais ou vénitiens, les textes romantiques du second rayon. L'échec artistique est de toujours. C’est que l’art est une visée difficile où tous ne peuvent pas aller aussi loin que quelques-uns : et nous n’avons mémoire et souci que des meilleurs. Même aux époques où l'unité incontestable d’un style s’im­ pose, croit-on que cette orientation tienne lieu de génie — ou même de talent? S’il existe un génie roman ou un génie gothique dont participe chaque église, toutes les églises se valent-elles? Le Maître de Tavant domine les fresquistes de Saint-Aignan ou de Montmorillon comme Cézanne ses rivaux. Au moment même où la grandeur des œuvres semble venir non d’elles-mêmes mais d’un style unanime, le chef-d’œuvre existe, qu’il s'appelle Chartres ou Notre-Dame-la-Grande, Autun, Moissac ou Saint-Nectaire. Et l’important est de sentir, puis de dégager ce que le chef-d’œuvre apporte au style qui le porte. Au moment même où Poussin et Racine semblent puiser leur force dans un ensemble de conditions incontestables, que de Phèdres illisibles, de Bergers d'Arcadie sans mys­ tère! Comme si le secret de la réussite était dans l’absolue soumission à la loi d’un style, Baudelaire

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attend de l’œuvre romantique qu’elle soit « aussi romantique que possible ». Mais quelle Barque du Dante, hormis celle de Delacroix, possède la même profondeur et violence d’orage, quel Lac, quel Souvenir, quel Automne, si ce n’est ceux de Lamartine, retiennent la même poignante douceur? Le chef-d’œuvre n’est pas l’expression d’un style : il en est la plus haute expression. Il demeure qu’entre Joyce et Henri Bordeaux, Saint-John Perse et Géraldy, Picasso et Guerassimov, la distance est évidemment beaucoup plus grande qu’entre Vinci et Ambrosio da Prédis, Racine et Pradon, Watteau et Boucher. C’est sur­ tout qu’elle n’est pas, en effet, de même nature. A l’éternelle différence de qualité des œuvres se superpose une différence d’orientation qui, celle-ci, est neuve. Ce qui singularise l’art contemporain n’est pas, comme on le dit trop souvent à la légère, l’absence de style commun, mais le fait que l’art créateur n’a pas réussi à imposer son style à l’ensemble de la production artistique. La sépa­ ration d’un art créateur et d’un art officiel, le divorce entre l’art et le public, sont particuliers à notre époque. La production s’écarte de la créa­ tion; elle n’est plus comme jadis la version affaiblie et édulcorée d'un grand style; elle est l’affirmation d’une autre notion de l’art. Mais le conflit mo­ derne d’un art créateur et d’un art académique, s’il accentue la différence de qualité, ne l’inaugure nullement. Au fond, la distance entre l’œuvre manquée et le chef-d’œuvre apparaît mieux encore lorsque nous confrontons Bourget (ou Jules Ro­ mains) à Balzac, Signac à Seurat, Lhote à Cézanne que lorsque nous opposons Guerassimov à Picasso. Saisir les différences suppose qu’elles soient re­ cherchées à l’intérieur d’un ordre commun. Et l'orientation d’un style ne garantit pas la qualité des œuvres : le modernisme n’est pas le

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génie. Il ne suffit pas d’admettre le Manifeste du Surréalisme pour être poète authentique : d’être posé sur les bons rails pour arriver au bout. Une illusion tenace ici se découvre qui, accordant tout à la vérité d’une certaine direction de l’art, invite à minimiser l’importance du talent individuel, et détourne de l’analyse esthétique. Illusion surréa­ liste de la poésie faite par tous, illusion cubiste, ou abstraite, des lois de la construction plastique, illusion existentialiste du roman garanti par son exactitude métaphysique... Comme s’il suffisait d’écouter l’inconscient pour être un grand poète, d’être un bon géomètre pour être un bon peintre, un philosophe ou un phénoménologue de valeur pour être un bon romancier! Peut-être même ad­ vient-il que plus de talent se dépense dans la mau­ vaise direction que dans la bonne : le talent peut se tromper de voie, la médiocrité bien choisir. Sans doute chercherait-on en vain de nos jours un Perse de l’alexandrin anecdotique, un Apolli­ naire du didactisme, un Eluard de l’éloquence, un Michaux de la sentimentalité, un Picasso de la figuration, un Joyce de la description réaliste. Mais, à l’intérieur du style actuel, tous ne sont pas Perse, Picasso ou Faulkner : les médiocres ne sont pas d’un seul côté. Il y a plus de talent dans certains poèmes néo-classiques, certaines toiles figuratives, certains romans traditionnels que chez tels épigones de Breton, de Joyce ou de Picasso. D’autant plus qu'il convient de tenir compte de ce que perd un talent mal orienté et de ce que gagne une médiocrité qui va sur la bonne route. (Il arrive d’ailleurs que le talent subsiste, et la médiocrité aussi.) * L’expérience véritable de l’art n’est autre que celle des œuvres considérées dans leurs différences

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qualitatives. A travers l’être d’art, elle cherche la valeur — le seuil différentiel au-delà du seuil absolu. Nous ne nous adressons pas aux œuvres pour nous assurer qu’elles participent de l’art, les situer dans un processus éternel ou encore dans un genre, un style particuliers : activité d’histo­ rien, de philosophe, de psychologue, non d’amateur d’art. Nous allons vers les œuvres pour éprouver et vivre leur valeur. Non point certes pour exercer à leur sujet notre faculté de jugement : l’amateur d’art n’est pas un faiseur de palmarès, ni même un dilettante ou un virtuose de l’appréciation. Nous allons vers les œuvres pour nourrir notre besoin et notre puissance d’admirer. Mais, comme nous ne pouvons aimer qu’à travers notre juge­ ment, l’expérience esthétique est une expérience du choix — de l’évaluation amoureuse. Ce qui fait l’amateur d’art, plus que tout le reste, c’est le souhait et le sens de la qualité. Les œuvres d’art ne sont pas les produits indif­ férenciés d’une cause; elles sont les moyens d’une fin, et se hiérarchisent en fonction de cette fin. Au processus créateur qu’elle utilise, chacune tente de donner l’une de ses plus hautes formes. Tout artiste véritable — qu’il soit génial ou qu’il ne soit qu’un « raté » — s’acharne à aller aussi loin que possible, en tout cas plus loin que les autres — et plus loin que lui-même : tout poète espère, comme Verlaine, écrire bientôt des poèmes « qui tomberont tous les vers, y compris les siens ». Visant à rendre les autres œuvres inégales à ellemême, chaque œuvre apparaît comme l’inférieure, l’égale ou la souveraine des autres : elle se situe spontanément sur une route qui est une Sorte de montée vers l’absolu. Les œuvres de l’art ne sont pas des expressions, mais des tentatives. Des gestes plus ou moins efficaces, plus ou moins haut situés. Le sentiment qui nous jette vers les œuvres

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repose sur l’espoir et l’inquiétude de leur valeur. On ne le sent jamais mieux qu’en présence de l’œuvre nouvelle abordée sans intercesseur. Quand nous ouvrons le livre qui vient de paraître ou le manuscrit qui nous est soumis, est-ce l’essence de la littérature que nous cherchons, celle de la litté­ rature moderne, la relation de cette littérature à une époque ou à une vérité? Non point. Nous l’ouvrons simplement avec l'espoir de découvrir un livre de plus à aimer, et la crainte d’être déçu. Et aussi bien avec celle de ne pas voir son mérite, ou de le voir où il n’est pas : avec la crainte d’être dupe ou d’être aveugle. Tout amateur d’art est un homme qui, pour vivre, a besoin du génie des autres hommes — et qui cherche partout les signes de ce génie. Vais-je être déçu? Serai-je comblé? Nous connaissons tous cet élan et cette angoisse légère éprouvés devant l’œuvre nouvelle un peu comme devant une femme que l’on ren­ contre quand on a envie de devenir amoureux. (Ainsi Lambert Strether, dans le beau roman de James, avidement penché sur les fraîches couver­ tures « jaune citron ».) Mais l’expérience des œuvres « classées » n’est pas si différente. La relecture d’un chef-d’œuvre est encore une épreuve : si assuré que je sois de sa valeur, je ne suis nulle­ ment dispensé de son interrogation au bénéfice des problèmes objectifs de l’historien ou du psy­ chologue. Chargé d’espoir et de crainte, le même élan va maintenant à retrouver et à vérifier ce qui fut découvert. Aucune lecture ne repasse exac­ tement sur les traces des précédentes : l’œuvre sort transformée de chaque nouveau regard. C’est que j’ai lu, entre-temps, d’autres livres, que ma perspective a changé, que mon champ visuel s’est élargi. Devant notre interrogation, l’œuvre est toujours une valeur, et jamais une chose.

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L’ÉCRIVAIN ET SON OMBRE

*

Cette distinction fondamentale entre valeur et être d’art, qui est à la source même de l’esthétique, Utitz et Hamann la font intervenir, mais l’ont chargée d’un sens tout différent. Loin d’établir la frontière entre une esthétique de la qualité et une théorie générale de l’art, elle sépare, à leurs yeux, la science de l’art pur et la science des aspects esthétiques communs à l’art et à la nature. Valeur désigne, pour Utitz comme pour Hamann, l’élé­ ment esthétique de l’art, c’est-à-dire toute struc­ ture formelle, objet d’une perception désintéressée et « isolante » : il ne s’agit ainsi que d’une partie de l’art, et d’une partie non spécifique, puisque nous retrouvons l’esthétique dans la nature et même dans l’industrie. Etre d’art désigne, en re­ vanche, ce qui appartient à l’art seul, le produit d’une activité particulière qui charrie en elle bien autre chose que des valeurs. J’ai déjà critiqué cette distinction. Mais l’on voit que la valeur est, dans de telles perspectives, moins proche de la qualité que l’être d’art lui-même, puisque ce qui qualifie les œuvres par rapport les unes aux autres ne peut se trouver que dans l’art : toute confusion entre les valeurs artistiques et les valeurs esthétiques naturelles offusque inévitablement notre sentiment de la qualité des œuvres. De cette qualité, il est vrai que l’être d’art ne nous rapproche pas davantage, puisqu’il assemble une foule d’éléments extra-esthétiques, techniques, magiques, religieux, etc. Ainsi, aucun de ces deux termes ne rejoint notre notion de la valeur. Il n’y a pas lieu de distinguer entre esthétique et artistique, nous l’avons dit. Mais il y a lieu de distinguer entre deux degrés d’une même réalité : l’œuvre d’art comme existence et l’œuvre d’art comme valeur.

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Ou plutôt : l’œuvre d’art qui manque ce qu’elle vise, et l’œuvre qui l’atteint. Car on peut objecter qu’il n'y a pas d’œuvre d’art comme existence pure. Devant les formes innocentes de la nature, toute œuvre est activité intentionnelle, visée d’une valeur : la pire cherche encore à produire un effet. Le roman le plus misérable se propose ce que la vie ne se propose pas : l’émotion ou la distrac­ tion du lecteur; la plus grossière chromo veut pro­ duire un plaisir des yeux auquel ne pense pas le lac sous le clair de lune; la lettre d’amour cherche à convaincre ou à émouvoir, mais le plus pauvre poème d’amour veut encore autre chose : être un beau poème d’amour. Mais, à l’intérieur de cette visée commune, se séparent les œuvres qui, par rapport à l’art, ont une valeur, et celles qui n’ont une valeur que par rapport à la naïveté de la nature, et que leur échec, justement, constitue comme œuvres d’art manquées. Les théories générales de l’art éclairent la différence de la valeur et de l’inesthétique. Mais celle-ci nous importe bien moins que la différence des valeurs à l'intérieur de l’esthétique — différence que la réflexion sur l'art se doit d’élire comme son objet privilégié.

IV

Pour qu’une telle réflexion soit possible, que faut-il donc? Simplement que les œuvres agissent sur nous, et que nous puissions prendre con­ science de ce par quoi elles agissent. Soulignant le caractère naturel et inévitable de la recherche esthétique, Paul Valéry écrit fort bien

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« qu’on ne peut sentir sans vouloir approfondir sa jouissance 1 ». Comment peut-il conclure par ailleurs à l’impossibilité de cette recherche? Toute lecture de texte, tout commentaire de tableau, toute analyse critique atteste suffisamment son existence : l’art est un domaine dont nous parlons. Issue des intentions de l’esprit, objet de conscience et de langage, l’œuvre appelle une conscience faite d’intentions, de jugements, de paroles — et non point un amour sans lumière et sans voix. L’œuvre aboutit à une expérience qui cherche à s’exprimer et à se vérifier; et, en se concevant, l’admiration, bien loin de l’affaiblir, assure et accroît sa puissance. Si l’expérience esthétique, ainsi que le suggère un préjugé tenace, n’était qu’un émoi opaque à la conscience, on ne saurait en effet parler d’une esthétique : mais tout réfute, nous l’avons vu, une telle psychologie. Le véritable lecteur, le véritable amateur d’art n’est pas celui qui fait le silence sur une passion aveugle et sans progrès intérieur; il est celui qui parle, qui écrit — virtuellement ou réellement — sur les œuvres qu’il aime, qui réfléchit, mesure, confronte. Trans­ formée par la conscience qu’elle prend d’elle-même, enrichie des apports de la mémoire et de la culture, la véritable expérience esthétique se pense et se dépasse — progresse dans le temps. Mais il ne suffit pas que notre admiration prenne la forme de la conscience : il faut aussi qu’un rapport objectif l’unisse à l’œuvre qui la suscite. La réalité des données esthétiques n’est pas moins indispensable que la lucidité dans leur appréhen­ sion. L’esthétique n’a pas pour objet les sentiments qui répondent à l'existence des œuvres, mais bien plutôt la structure des œuvres à travers ces senti­ ments. L’objet de l’esthétique n’est pas le sentii. Léonard et les Philosophes.

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ment esthétique, mais l’objet dans son rapport au sentiment. Le sentiment est un effet qui a sa cause dans l’œuvre, cela va sans dire. Mais comment est-il lié à sa cause? Est-ce comme un effet psycholo­ gique à une action extérieure? Est-ce comme une conséquence à sa raison? S’il est vrai qu’aucun rapport objectif, ou plutôt exemplaire, ne lie à telle réaction telle structure, s’il est vrai qu’à par­ tir d’une œuvre donnée n’importe quelle réaction est possible, et qu’à partir d’une réaction donnée n’importe quelle œuvre est concevable, alors, il n’y a pas d’esthétique : il y a des événements psychologiques, non des valeurs. Entendons-nous. Il est évident que les œuvres suscitent en fait les réactions les plus différentes, et qu’à l’origine d’une réaction donnée n’importe quelle œuvre peut se découvrir. Mais, au-delà de ce chaos psychologique, s’affirme l’existence d’une autorité qui dégage des réactions de fait celles qui ont une valeur de droit et qui établit un rapport objectif, exemplaire — tous les autres étant dis­ qualifiés — entre l’œuvre et le sentiment, de telle sorte que le sentiment corresponde à une structure réelle, et que la structure réelle corresponde au sentiment particulier de la valeur. Nier la trans­ cendance du jugement de valeur par rapport à la réaction psychologique, c’est faire une mauvaise psychologie : cette expérience du jugement existe, et nulle Einfühlung n’en rend compte. Nier l’objec­ tivité des structures, c’est faire une mauvaise phi­ losophie : puisque l'œuvre existe comme une réa­ lité dont nous ne sommes pas les maîtres. Erreurs qui, assurément, ne seraient pas aussi tenaces si elles n’étaient la meilleure excuse de ceux qui n’y entendent rien et craignent d'avoir à l’avouer. Faire un absolu du goût individuel, affirmer que « des goûts et des couleurs il ne faut pas discuter »

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est la parade naturelle de tous ceux à qui le goût fait défaut — ainsi que la culture qui n’en est pas séparable et qui assure son progrès et sa recti­ fication. Ici comme ailleurs l’égalitarisme fait l’af­ faire des médiocres et des médiocres seuls. Mais comment mettre sur le même plan la lecture que fait Alain du Lys dans la Vallée et celle de Chaste et flétrie par la midinette, Valéry lisant Mallarmé et la concierge lisant Géraldy? Comment mettre sur le même plan F. Fénéon admirant Van Gogh et Cézanne et les professeurs de l’Ecole des BeauxArts admirant Bouguereau? Il est aisé de voir que les raisons alléguées par les uns ne tiennent pas devant celles que donnent les autres; que les uns justifient ce que les autres postulent; que le goût des uns se rattache à une tradition vivante de la culture, alors que celui des autres est ou bien une réaction naïve, ou bien une routine et un préjugé; que l’admiration des premiers s’accroît sans cesse selon ce qu’elle découvre de l’œuvre et selon ce qu’elle découvre des autres œuvres, alors que l’admiration des seconds maintient indéfini­ ment sa pauvreté inchangée. Et il est également facile de répondre à ceux, qui, pour éviter un débat immédiat, en appellent au jugement de l’histoire, que l’histoire a jugé, puisque les artistes qu’ils aiment prolongent ceux que l’histoire a déjà exclus : Perse vient de Mallarmé et Géraldy de Samain, Picasso retrouve Cézanne et Fougeron ne retrouve que Pu vis de Chavannes. Je ne crois pas que l’analyse de l’art soit aujour­ d’hui dans la même situation que la psychologie de l’amour au moment où elle prit naissance. Il ne s’agit pas d'analyser le rapport entre une œuvre et un spectateur quelconque, mais entre une œuvre et un spectateur compétent : le spectateur chez qui le rapport de fait devient rapport de droit. L’esthé­ tique est plus proche de l’éthique que de la psy-

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chologie : la réaction à l’œuvre d’art n’est pas un événement psychologique, mais l’approche d’une valeur. A partir d’une œuvre donnée, si tous les sentiments sont possibles, tous ne sont pas rece­ vables : il en est qui lui rendent une justice que les autres lui refusent. Le mépris d’Anatole France ne rend pas plus justice à Mallarmé que l’admira­ tion de la concierge ne rend justice à Géraldy. Et, à partir d’un sentiment donné, toutes les œuvres ne sont pas non plus concevables : il est des senti­ ments dont la nature même renvoie à des œuvres dignes de les inspirer. Car il est dérisoire d’imaginer que, psychologiquement, l'expérience de qui lit L’Aiglon en l’admirant est identique à celle de qui lit Hamlet en connaissance de cause. Qu’en dépit de l’impressionnisme et de l’objec­ tivisme psychologiques, il y ait entre l’œuvre et le sentiment un rapport de raison et de droit, ne signifie pas, bien entendu, que l’œuvre appelle un sentiment toujours identique : ni les métamor­ phoses historiques ni les variations individuelles ne sont niées par là. Parmi tant d’admirateurs lucides de Baudelaire et de Mallarmé, il n’en est pas deux qui vivent identiquement l’admiration commune, pas deux qui la situent exactement au même niveau. De l’individu qui l’éprouve, l’expérience esthétique retient beaucoup : et notre hiérarchie des valeurs est toujours quelque peu personnelle. Mais l’esthétique n’exige nullement l’identité des réactions, ou une échelle des valeurs unique. Elle requiert seulement l'objectivité des valeurs. Nous ne lisons pas Racine comme le li­ saient Louis Racine, Voltaire ou Sainte-Beuve : mais son œuvre est lourde de beautés réelles, et appelle un sentiment qui lui rende justice. Pous­ sin n’est pas pour nous ce qu’il était pour Piles ou pour Ingres : il est, de toute façon, un grand peintre. Le passé a souvent honoré les faux dieux

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et ignoré les vrais. Mais il semble bien que notre époque n’ignore aucune valeur réelle. Si notre temps n’édifie pas le plus grand art, il lui appartient de vivre et de concevoir une esthétique ouverte à la totalité des formes — de même qu’il appartient à l’Occident, selon Spengler, d’écrire l’histoire qu’il n’est plus capable de faire.

v

« Le seul gage du savoir réel est le pouvoir 1 », dit Valéry. Ce qui prouve irréfutablement la vanité de toute analyse esthétique, c’est, selon lui, son impuissance à engendrer une œuvre belle. Si nous pouvions découvrir ce qui fait précisément la beauté d’une œuvre, nous serions capables d’en produire l’équivalent : le parfait esthéticien serait le parfait artiste. Le sentiment de l’inefficacité de l’esthétique est pour beaucoup dans l’hostilité qu’elle rencontre. Car il est vrai que la conscience n’implique pas la création. Chacun sait que les meilleurs critiques, les plus subtils esthéticiens, les meilleurs juges ne sont pas les plus grands artistes : qu’il y a une stérilité de l’intelligence et une innocence du génie. Ce n'est pas Rembrandt qui a le mieux parlé de la peinture : c’est Reynolds, c’est Gustave Moreau. Vinci, le plus lucide des peintres, ne parle pas mieux de son art qu’Alberti. Collectionneur infaillible, Bonnat fut un peintre exécrable. Guizot parle de Shakespeare plus justement que Hugo, mais ne rivalise pas avec lui. De l’art du roman SainteBeuve parle plus subtilement que Balzac, mais I. Variété IV.

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n’écrit pas les Illusions perdiies. Taine est plus conscient que Stendhal, mais au lieu d’écrire La Chartreuse contre laquelle (lui-même l’a dit) il eût volontiers échangé les milliers de pages de son oeuvre, il ne peut qu’ébaucher Etienne Mayrari. D’où l’éternelle raillerie de l’artiste à l’égard de celui qui parle de son art sans rivaliser avec lui, raillerie où se rencontrent un légitime orgueil et une crainte un peu suspecte : celle de perdre le prestige du mystère, d’être dévoilé et jugé. Que le critique soit un impuissant, bien entendu. Est-il pour cela un aveugle? Qu’il soit incapable de tirer de son savoir de grandes oeuvres ne prouve nullement que son savoir soit faux. D’ailleurs, pouvoir et savoir sont distincts, et non point enne­ mis. Aux créateurs naïfs, aux intelligences stériles, on opposera les créateurs lucides, les lucides créa­ teurs : Baudelaire, Poe, Mallarmé, Valéry, Flau­ bert, Henry James, James Joyce... Jeu trop facile. Il est aussi vain de confondre les deux pouvoirs que de les opposer. Simplement, ils sont d’un autre ordre. Ce n’est pas la volonté de créer qui sépare le créateur du critique. Tout critique serait créateur, s’il le pouvait. Presque tous les critiques se sont essayés à la création; presque tous les amateurs d’art cachent quelque manuscrit dans leur tiroir, quelques esquisses dans leurs cartons. La passion de l’art est-elle jamais tout à fait exempte d'un sourd désir de création? Existe-t-il vraiment, ce­ lui qui ne demande à l’art qu’une jouissance pas­ sive? On peut être sensible et passif, sans doute, sensible et paresseux, ou détaché de soi. Mais le spectateur le plus passif contente, par la contem­ plation, un besoin de créer : son spectacle est une création fictive — il est à l’artiste ce que le voyeur est à l’amant, non ce que l’homme froid est au sensuel. A d’autres, il a délégué sa nostalgie créa-

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trice; mais l’expérience de l’art, même pour le contemplateur, est inséparable du désir de la création. Que la réflexion esthétique ne puisse pas donner naissance à une œuvre nouvelle ne prouve pas, devant l’œuvre faite, l’impossibilité de son analyse. Van Meegeren n’a pas produit de grandes œuvres, mais ses faux prouvent la précision de sa connais­ sance de Vermeer. Bourget n’a pas égalé Balzac, mais ses romans prouvent qu’il l’a bien lu. Lhote n’a pas atteint Cézanne, mais il l’a bien regardé. Les raisons pour lesquelles on ne peut passer de la connaissance à la création sont, du reste, assez évidentes. Toute création est un acte inventif, et la connaissance n’atteint jamais que des choses faites : le chef-d'œuvre du savoir critique ne peut être qu’un pastiche réussi. Comprendre ce qui fait la force du Père Goriot permet, à la rigueur, de l’imiter : non d’écrire les Illusions perdues. Si l’ar­ tiste, en créant, se contente de prendre appui sur ses œuvres antérieures, c’est qu’alors est venue pour lui l’heure des redites — l’heure où la con­ science remplace la création. Plus que de l’intelli­ gence de ce qu’il a déjà créé, c’est de son refus que l’artiste tire le germe des créations nouvelles : l’invention est toujours une réponse à l’insatisfac­ tion. Or, le savoir critique possède bien des choses, mais il lui manque ce pouvoir de refus à l’égard du passé, et l’aptitude à en faire sourdre l’avenir. Assurément, nul critique des Contemplations ne pou­ vait écrire Dieu, ni même le prévoir (le prévoir, c’eût été presque l’écrire). Nul spectateur Andromaque ne pouvait imaginer Phèdre. Nul spectateur de la première Leçon d’Anatomie, la seconde (où le ca­ davre nous fait face en un raccourci bouleversant). Nul admirateur des compagnies d’arquebusiers, les Régents et les Régentes. Et l’époque bleue de Picasso ne portait Guernica que pour le seul

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Picasso. Mais ces évidences n’impliquent pas que la connaissance esthétique des œuvres faites soit inadéquate : il est vrai à la fois que les œuvres valent bien par ce que nous voyons en elles, et que ce que nous voyons en elles ne nous permet pas d’en créer de nouvelles. Il nous faut « fonder nos concepts d’art sur notre expérience de l’art, et non subordonner celle-ci à des concepts, écrit Malraux 1... Nulle « loi » de l’art ne.se projette du passé vers l’avenir». Certes. Mais qu’aucune loi ne puisse se projeter du passé vers l'avenir ne prouve pas que le passé n’ait pas de loi. Bien que les valeurs ne déterminent pas la création, il y a des valeurs repérables pour l’ana­ lyse. Il y a une logique des inventions faites, bien qu’il n’y ait pas de logique pour inventer. Imprévisible, l’invention est loin d’être com­ plètement irréductible à ce qui l’a précédée. Et le hiatus qui sépare de la compréhension de l’œuvre faite la création de l’œuvre nouvelle ne prouve ni que la compréhension soit illusoire ni même que les conditions de la réussite future échappent tota­ lement aux conditions de l’œuvre passée. Pourquoi est-il impossible de passer du Père Goriot au Cousin Pons, par exemple? Est-ce parce que chaque œuvre, unité singulière, incomparable, possède des structures irréductibles, et même con­ tradictoires à celles des autres œuvres? Mais nous reconnaissons dans Le Cousin Pons plus d’un carac­ tère du Père Goriot : une même technique du récit, le même sens de la composition et de la progression dramatique, les mêmes procédés de transfiguration. Il serait absurde de croire que le passage est impossible parce que les modes de la réussite ne servent qu’une fois. Comme celles de tout grand romancier, les œuvres de Balzac 1. Les Voix du Silence, p. 446.

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sont à la fois des unités singulières et les fragments d’un même univers, les expressions d’une même technique. A supposer que les œuvres d’un même artiste fussent complètement irréductibles les unes aux autres, absolument incomparables, à supposer que la logique de la création ne repassât jamais sur ses propres traces, les œuvres ne pourraient pas former une œuvre, et leur pluralité contra­ dictoire éliminerait de l’histoire le nom même des artistes. Or, l’unité des œuvres existe. Et leur progrès. Car si la singularité des œuvres impliquait celle des valeurs, on ne comprendrait pas ce fait indéniable qu’est le progrès des œuvres : le progrès est possible justement parce que telle structure, tel procédé une fois découverts, une fois éprouvés, une fois reconnus comme valeurs, comme condi­ tions de la réussite, sont repris par l’écrivain, enrichis, transformés. C’est ainsi que Balzac ne cesse d’utiliser et d’approfondir, après qu’il les a découverts, les divers procédés de sa techni­ que : retour des personnages, progression et cul­ mination dramatique, présence du passé dans le présent, mythologie parisienne, exhaussement des personnages, etc. C’est en fonction de semblables constantes que se définit l’art romanesque de Dostoïevski, de Conrad, de Flaubert, de James... Mais, pour passer de Goriot à Pons, de Maisie aux Ambassadeurs, de La Folie-Almayer à Lord Jim, il ne suffit pas de transporter ces procédés sur un espace vierge. Il faut qu’apparaisse le même monde, sans doute, mais sous une autre forme, imprévisible — d’autres personnages, une autre histoire, une autre coulée... Il est bien vrai que toute œuvre authentique se reconnaît au sentiment de création qu’elle nous impose. Et que, comme dit Malraux, ce sentiment est proche de celui que nous inspire la découverte d’une forme inconnue de la vie. Vrai que cette

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création n’est pas l’œuvre de l’intelligence. Vrai enfin que l’intelligence ne saurait en donner la mesure. Mais la création artistique n’émane pas tout entière d’un acte mystérieux et irréductible. Créer, c’est en appeler sans doute à des forces énigmatiques. Mais c’est aussi soumettre à ces forces celles que l’intelligence contrôle. Inventer, c’est tirer — mystérieusement — une forme inédite de moyens déjà éprouvés, d’œuvres déjà faites, de la conscience critique de ces œuvres et de ces moyens. C'est soumettre la conscience à la créa­ tion, non point immoler la conscience à une puis­ sance indicible. Aussi bien la comparaison de la création artistique et de la création naturelle n’est-elle qu’une métaphore : rien n’est aussi proche de l’avènement du chef-d’œuvre que l’appa­ rition d’une nouvelle vie, mais quelle distance entre eux! Le germe dont naissent les œuvres ne se forme pas aux profondeurs obscures dont émerge la vie; des forces conscientes le préparent, le por­ tent, qui ont mémoire du passé, l’utilisent, le corrigent. Nul artiste, si génial soit-il, ne procède de son seul génie, n’évite de prendre des maîtres, des modèles, d’avoir une culture. Nul artiste, si spontané soit-il, qui n’ait besoin de prendre appui sur lui-même, de développer et d’enrichir lente­ ment ce qu’il a conquis dans le temps : les grandes œuvres sont rarement celles de la jeunesse. Nul artiste, si naïf soit-il, qui n’ait tenté de réfléchir sur lui-même, de « théoriser ». Qu’est-ce à dire, sinon que l’intelligence accompagne la création, qu’elle est loin d’être sans efficace, qu’il y a des directions de la réussite artistique, des obstacles et des modèles, des leçons? Sans doute l’écrivain conscient à l’extrême de cette légalité risque-t-il d’aboutir à une création étroite et monotone : il lui arrive de reproduire indéfiniment sa propre réussite comme le classicisme n’a cessé de répéter 10

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les mêmes formes, pour avoir cru à l’autorité d’un modèle absolu. Il y a une stérilité menaçante pour les créateurs conscients — pour Baudelaire, pour Mallarmé, pour Flaubert, pour Valéry poète. Mais la fécondité inventive, si elle est délaissée par l’in­ telligence, a ses égarements, son usure et sa déper­ dition de forces, des vices qu’elle est impuissante à conjurer. Ronsard, Hugo, Verlaine, Jammes ont le génie poétique : il leur manque cette lucidité qui entrave Baudelaire et Flaubert. Le génie récon­ cilié à la puissance intellectuelle est le privilège des plus grands : c’est Gœthe, c’est Balzac, c’est Tolstoï, c’est Vinci. La prisede conscience n’est pas l’adversaire du génie—siellen’enest pas le ressort. L'affirmation de Valéry selon laquelle l’esthé­ tique n’est pas, puisqu’elle ne peut déterminer la création, postule un « tout ou rien » inacceptable. Valéry, comme Baudelaire, a tout espéré de l’in­ telligence : « l’infaillibilité poétique » — la possi­ bilité de produire « à coup sûr » des chefs-d’œuvre. Convaincue de ne pouvoir tout donner, l'intelli­ gence est accusée, en ce domaine, d’être illusoire et vaine — d’être un rien. Mais il nous apparaît que la réflexion esthétique n’est pas illusoire, qu’elle découvre les structures réelles auxquelles se réfère notre sentiment des valeurs; et ü nous apparaît aussi qu’elle n’est pas inefficace. La conscience n’est pas sans action sur le processus créateur. « L’esthétique n’est pas une science normative; elle est une science des normes », a écrit un esthéticien contemporain x. Mais, jus­ tement, si l’esthétique est une science des normes, il ne se peut pas qu’elle ne soit aussi — si partielle­ ment que ce soit — normative : il ne se peut pas que la conscience des normes n’intervienne dans l’acte de la création. i. Valentin Feldman : L’Esthétique française contemporaine.

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VI

« L’œuvre d’art, écrit encore Paul Valéry — décidément soucieux de réunir toutes les preuves du procès de l’esthétique —, tient son origine et son effet d’un système inextricable de conditions indépendantes. On ne peut pas résumer un poème comme on résume... un univers. » « On ne peut en effet extraire d’un objet ou d’un dispositif naturel ou artificiel certains caractères esthétiques que l’on retrouverait ailleurs pour s’élever ensuite à une formule générale des belles choses... La chose considérée ne supporte pas d’être réduite à quel­ ques-uns de ses traits sans perdre sa vertu émotive intrinsèque. » De ce particulier qu’est l’œuvre, comment y aurait-il science? « S’il est vrai qu’il n’y a point de science du particulier, il n’y a pas d’action ni de production qui ne soit, au contraire, essentiellement particulière, et il n’y a point de sensation qui subsiste dans l'universel. » A supposer qu’il soit possible de séparer l’œuvre de ses condi­ tions sans supprimer la vertu de celles-ci, l’œuvre deviendrait inutile : l’esthétique serait la mort de l’art. « La déduction d’une esthétique méta­ physique qui tend à substituer une connaissance intellectuelle à l’effet immédiat et singulier des phénomènes et à leur résonance spécifique, tend à nous dispenser de l’expérience du Beau, en tant qu’il se rencontre dans le monde sensible. » Et encore : « Si l’esthétique pouvait être, les arts s’évanouiraient devant elle, c’est-à-dire devant leur essence x. » Dans la mesure où l’esthétique tente de dé1. Variété III et IV.

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tecter, au sein de la réalité concrète de l’œuvre, ce qui fait sa valeur, elle aboutit inévitablement à des schèmes abstraits qui perdent toute vertu esthétique. Rechercher les valeurs, n’est-ce pas sous-entendre que l’action de l’œuvre repose non sur sa totalité inextricable, mais sur des éléments que l’on peut isoler? Dans l’abstrait où l’esthé­ tique formule ses valeurs, ce qui fait la valeur a disparu : l’efficacité inséparable de l’existence con­ crète. Ainsi, le projet même de l’esthétique semble contradictoire puisqu’elle pose in abstracto ce qui n’existe qu’in concreto.

Ce qui signifie que l’esthétique ne redonne pas l’œuvre, ce dont chacun se doute. Nullement que les structures dévoilées ne soient pas celles qui agissent dans l’œuvre. Abstraites, les formules de l’esthétique ne sont pas fictives. Les composantes chimiques de la vie ne redonnent pas davantage la vie, et sont pourtant ses composantes réelles. Les formules esthétiques ne sont pas l’œuvre, mais la concernent. Isolés et projetés dans l’es­ pace abstrait de la théorie, ni l’arabesque de ce Rubens, ni le triangle où Titien a inscrit le corps de cette nymphe dans la Bacchanale du Prado, ni la section d’or, ni la loi balzacienne de la pro­ gression dramatique, ni le rythme ternaire de la prose de Chateaubriand, ni les antithèses de Hugo, ni le jeu des voyelles dans les vers de Racine n’ont d’efficacité. Et pourtant, ce sont bien des éléments essentiels de l’efficacité de l’œuvre : les supprimer, c’est l’affaiblir, quelquefois même la détruire. Ils ne sont pas l’œuvre, mais ils sont dans l’œuvre. Il est étrange d’enfermer l’esthétique dans le dilemme de la vanité ou de l'efficacité absolues. Possible, l’esthétique remplacerait l’œuvre, dit Valéry. Rêve d’intellectualiste qu’il ne faut pas s’étonner de voir déçu! Capable d’exactitude et

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même d’efficacité, l’esthétique ne peut atteindre que des aspects d’une réalité totale. Pour être fragmentaires, ses lumières valent-elles moins que l’obscurité?

* Mais l’on va jusqu’à douter que ces aspects fragmentaires correspondent à la réalité de l’œuvre. Chaque regard sur l’œuvre, semble-t-il, fait lever un étrange mirage : comment pourrait-on affirmer que les valeurs repérées sont réellement des va­ leurs, puisque la preuve de leur objectivité suppose une expérience de leur généralité qu’il est impos­ sible de faire? Je dis « généralité », et non « uni­ versalité ». Car, bien entendu, pour qu’une valeur démontre son objectivité, il n’est pas nécessaire qu’elle soit universelle : présente dans toutes les œuvres valables. Qui croit encore, en ce sens-là, aux unités tragiques, à la composition pyrami­ dale — ou même à la section d’or? Mais, si cette valeur est objective, il est indispensable qu’elle soit valeur partout où elle se manifeste et qu’elle n’apparaisse jamais comme non valeur. Or, il n’en est pas une seule qui ne soit commune à de grandes et à de médiocres œuvres, pas une seule que nous ne trouvions que dans l’œuvre valable, et jamais en dehors d’elle. Si la force de ce roman de Balzac repose, partiellement, sans doute, mais précisé­ ment, sur telle méthode de composition; le charme de ce vers de Racine, sur cette succession des voyelles; la beauté de cette toile de Poussin, sur telle disposition des masses claires et des masses sombres, n’est-il pas évident que ces structures doivent se manifester comme valeurs partout où nous les rencontrons, et n’être jamais associées à l'œuvre médiocre, au faux, au pastiche? Or, Henry Bordeaux peut composer comme Balzac, Bougue-

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reau disposer comme Poussin, Anna de Noailles placer les voyelles comme Racine. Et nous voici contraints d’admettre que la beauté d’une œuvre ne repose pas sur les valeurs qu’isole l'intelligence; qu’elle est tout entière, et de façon indécomposable, dans l’unité de son inex­ tricable existence; qu’elle est opaque, complète­ ment opaque pour la conscience analytique; qu’elle est à subir, donc, à admettre, et non à élucider. Tout se passe comme si la valeur d’une œuvre venait non de ce que les valeurs lui apportent, mais de ce qu’elle apporte aux valeurs, en un geste obscur et irréductible comme celui par lequel la vie appelle inépuisablement la vie. Les meilleurs analystes de l’art ont-ils jamais affirmé autre chose? Telle est la pensée de Valéry assurant que « dire qu’un objet est beau, c’est lui donner valeur d’énigme 1 »; la pensée de Benedetto Croce constatant que l’art échappe aux generalia et qu’il est « œuvres particulières en nombre infini, toutes originales, chacune intra­ duisible dans une autre 2 »; la pensée de Malraux rejetant le terme d’ « esthétique » et adoptant celui de « psychologie » parce qu’esthétique sug­ gère l’idée d’une législation, et que nous sommes devant chaque nouveau chef-d’œuvre comme de­ vant une plante inconnue; la pensée de Boris de Schlœzer identifiant connaissance esthétique et connaissance érotique... *

Et pourtant aussi forte et irréfutable que l’expé­ rience de la vanité des valeurs abstraites, voici l’expérience contraire. Nous pensons les œuvres, I. Variété IV. 2. Bréviaire d'Esthétique (Préjugés sur l'art).

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nous en parlons. Nous avons le sentiment que, bien loin de nous atteindre sans raison, l’œuvre doit son effet aux dispositions qu’elle a prises pour nous atteindre; et qu’elle contient dans son obscurité vivante des angles sur lesquels la lumière peut jouer. La prise de conscience, en l’appro­ fondissant, approfondit la jouissance. C’est donc qu’elle lui a livré autre chose que des illusions. S’il est vrai qu’aucune structure, transportée hors de l’œuvre où elle se rencontre, n’est assurée de garder son pouvoir, il est vrai — il est tout aussi vrai — que c’est telle structure, non une autre, qui fonde la valeur de l’œuvre. Bien que ce jeu de voyelles, cette disposition des figures ou des masses, ce procédé de composition soient ailleurs privés de force, c’est bien à eux qu’est dû (partiel­ lement, mais précisément) le charme de ce vers racinien, l’harmonie de ce Titien, la force de ce roman de Balzac. La preuve en est qu’il suffit d’altérer ces structures pour faire évanouir l’effi­ cacité de l’œuvre : et qu’il suffit de les remarquer pour intensifier son éclat. Dire que l’œuvre fait la valeur, et non les valeurs l’œuvre, est donc irrecevable puisque nous modifions l’œuvre en modifiant les valeurs. Mais il est évident qu’elles n’agissent que par leur relation à une totalité concrète. L’œuvre est une unité organique : mais cette unité met aux prises divers éléments qu’il est possible de repérer. Insuffisantes, les valeurs ne sont pas illusoires. Et la jouissance obscure de l’œuvre est moins profonde que sa contemplation active et consciente. Reconnaître que la beauté d’une œuvre est autre chose que le produit des valeurs juxtaposées les unes aux autres n’est pas décourager la re­ cherche esthétique. C’est seulement définir ses limites, et l’orienter. Il est absurde de penser que les valeurs repérées dans les œuvres particulières

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forment un corps de formules générales entre lesquelles les œuvres n’auraient qu’à choisir. La valeur n’agissant jamais que par une relation singulière qui la transforme, recevant de son con­ texte un visage toujours nouveau, toujours liée à un contraste ou à une symétrie qui la transfigure, il n’est pas question de voir en elle un impératif déterminant. Il reste que l’œuvre concrète met en jeu les valeurs. Mais alors, prenons garde. Si les structures que l’œuvre met en jeu ne peuvent être formulées in abstracto qu’en perdant leur pouvoir, aucune affirmation générale n’est possible, puisque, sitôt formulée, la valeur devient non valeur. On ne sau­ rait, par conséquent, parler d’une esthétique, c’est-à-dire d’une réflexion générale se dégageant des œuvres et les dépassant. Seule est possible l’analyse des œuvres concrètes qui, certes, repère des valeurs, mais ne les évoque qu’au sein de l’œuvre particulière. La réflexion esthétique doit rester prisonnière des monographies critiques. Convenons-en : la réflexion esthétique se forme sur le plan des œuvres concrètes. Est-ce à dire qu’il n’y ait aucune différence entre elle et la mono­ graphie critique? Nous ne saisissons les valeurs que dans une expérience concrète, et nous ne pou­ vons pas les poser comme lois générales en dehors de cette expérience. Mais l’expérience concrète n’est pas nécessairement expérience lucide. Et, dès que la lucidité intervient, intervient quelque chose qui dépasse le plan des œuvres particulières : la confrontation de ces œuvres, et la réflexion qui en naît. D’expérience concrète en expérience concrète, de réflexion particulière en réflexion par­ ticulière, se forme non point certes un ensemble d’axiomes qui, dans le ciel intelligible de la théorie, conserveraient leur pouvoir réel, mais une méthode

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générale de l’expérience. De la culture et de la conscience de la culture, de la comparaison des œuvres naissent peu à peu une clairvoyance et une sensibilité supérieures : un esprit qui n’est pas le prisonnier des expériences singulières, puis­ qu’il est né de leur dépassement et préside, une fois formé, à leur effectuation. Si l’esthétique ne nous donne pas les lois de l’œuvre d’art, elle nous enseigne du moins à la placer sous une lumière qui découvre et qui éprouve sa valeur. Les valeurs sont en nombre infini, puisque cha­ que œuvre concrète les métamorphose : il n'y a pas deux romans où la composition technique ait la même portée, pas deux phrases où la ca­ dence ternaire soit de même nature, pas deux toiles où les rapports de couleurs et de surfaces aient le même effet. Mais s’il n’existe que des valeurs individuelles, ces valeurs individuelles re­ lèvent de certaines catégories, se situent à diffé­ rents niveaux : de même que les hommes peuvent être classés selon la couleur de leur peau, leur taille, la forme de leur crâne ou la dominante de leur caractère, encore que chacun d'eux soit, irré­ ductiblement, un individu. Le savoir auquel abou­ tit la réflexiop esthétique, s'il ne nous livre pas les normes de l’art, met en perspective les diffé­ rents ordres de valeurs. Il y a toujours une œuvre pour restreindre la portée, ou même pour démentir catégoriquement la valeur d’une structure isolée. L’ensemble des œuvres, cependant, pour celui qui sait l’interroger, met en lumière la relation des différents ordres de valeurs entre eux et leur rela­ tion avec l’efficacité artistique : éclairant ainsi les marches successives de l’escalier au haut duquel, dans une obscurité invulnérable, se dissimule le Génie. On ne peut donner à aucun procédé précis de composition romanesque une valeur décisive : mais

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une expérience générale et consciente renseigne sur l’importance de la technique dans l’art du roman. Aucune vérité philosophique n’assure le prix de l’œuvre qui la reflète : mais nous pouvons préciser le rôle que jouent en général les implications phi­ losophiques dans l’art et dans son efficacité. Aucune figure ne livre le secret de la poésie : mais la réflexion sur la poésie permet de dégager l’impor­ tance poétique des figures, et il n’est pas vain de saisir par quelles formes du langage la poésie se distingue de la prose, même si cette connaissance ne nous découvre pas une forme précise qu’il n’y aurait plus qu’à utiliser. Que l’euphonie particu­ lière d’un vers de Racine ne soit pas une loi du poétique n’empêche pas qu’il est précieux de situer, grâce à la réflexion esthétique, l’euphonie parmi les moyens de la poésie. Nous ne savons pas a 'priori par quoi valent les œuvres : nous le savons par expérience. D'expérience en expérience, nous savons — en dépit de la diversité des œuvres — quels sont les moyens privilégiés de la valeur, quels sont les lieux où les valeurs se manifestent. L’expérience nous montre, par exemple, que les valeurs de technique et de signification sont tou­ jours subordonnées; que le langage de la prédica­ tion morale ou de la démonstration philosophique n’est pas le langage de l’art; que l’efficacité émo­ tive d’une œuvre est suspecte et fragile; que la sincérité d’un écrivain ne garantit pas esthétique­ ment ses aveux. Si nous sommes tentés de donner à la modernité d'une œuvre une valeur décisive, c’est que nous ignorons, ce faisant, ce que la soumission de l’art à une forme strictement his­ torique risque de lui enlever. Si nous sommes tentés d’approuver un roman ou un poème parce qu’il est conforme à la notion la plus pure du genre, c’est faute d’avoir suffisamment réfléchi sur la valeur même de l’idée de genre par rapport à

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l’efficacité totale de l’art. Et, posant à la limite l’œuvre dans son unité inextricable, inscrutable et singulière, la réflexion esthétique permet de situer les différents ordres de valeurs selon la dis­ tance où ils sont de cette limite. Si elle n’arrache pas son secret à la forme organique de l’œuvre d’art, au moins empêche-t-elle de la confondre avec la perfection technique, la profondeur concep­ tuelle, la pureté d’un genre, la conformité d’un style. L’esthétique est possible et féconde, ne serait-ce que parce qu’elle ne perd pas de vue ce qui lui échappe, et qu’elle ordonne tout ce qu’elle saisit en fonction de cet insaisissable secret. Nous apprenons où rechercher les valeurs, et à quoi éprouver les valeurs découvertes. Et aussi selon quelles perspectives il convient de les sur­ prendre et de les évaluer. Naïvement, nous appré­ hendons l’œuvre passée comme si elle était actuelle; et il nous arrive aussi d’appréhender l’œuvre ac­ tuelle comme nous le ferions d’une œuvre passée. Naïvement, nous recevons l’œuvre comme un effet détaché de toute intention, ou imaginons que l’in­ tention de l’auteur était justement de produire l’effet que nous venons d’éprouver. Seule, la con­ science esthétique peut rectifier de telles perspec­ tives : restituer le passé au passé, le présent au présent, l’intention à l’auteur. Parce qu’elle sait ce que les œuvres ont donné, elle nous enseigne ce qu’il faut demander aux œuvres. Parce qu’elle sait comment les œuvres ont montré leur vrai visage, elle sait dans quelles perspectives il convient de les interroger.

Ce qui n’est pas soumettre l’œuvre à un juge­ ment, à des préceptes intellectuels, puisque l’expé­ rience vécue des œuvres sert de guide et d’épreuve — et que la réflexion n’est qu’un moyen de la tirer au clair. Ce qui n’est pas non plus soumettre

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l’avenir au passé, puisque nous savons bien, par l’expérience concrète des œuvres, que toute œuvre authentique est différence. Il ne suffit pas d'avoir une expérience de l'art — une culture — pour découvrir l’œuvre nouvelle. Mais celui qui n’a aucune expérience de l’art, ou qui n’a rien su en tirer, ne la découvrira pas davantage : si les pro­ fesseurs de littérature ne sont pas toujours des critiques clairvoyants, les révolutionnaires litté­ raires ne sont jamais des analphabètes, et Breton n’aurait pas découvert Lautréamont s’il n’était passé par Valéry et par Viélé-Griffin, si sa réflexion sur ces poètes, justement, ne lui avait indiqùé un vide que Lautréamont et Rimbaud sont venus combler. Les œuvres créatrices donnent toujours aux valeurs un nouveau visage, et apportent des valeurs nouvelles. Et nous ne savons pas ce que seront les grandes œuvres de demain. Mais nous savons un peu mieux ce qu’elles ne pourront pas être. Si diverses et contraires qu’elles soient, elles ne peuvent parler qu’un langage : celui de l’art — qui est un langage de formes. Si la littérature se métamorphose, ses métamorphoses, incessantes et imprévisibles, sont celles d’un style. Nous savons qu’il n’y aura jamais de grande littérature qu’à la gloire du langage, jamais de grande poésie sans langage irréductible à la prose, sans message irré­ ductible aux concepts, jamais de grande peinture réductible aux photographies, jamais de grande musique réductible aux marches militaires ou aux rythmes de danse : jamais de grand art réductible à son expression abstraite ou à son utilité sociale. Si diverses ou contraires qu’elles soient, les vraies valeurs de l’art se rejoignent dans une légalité souterraine, au fond de la nature même de l'art. Des œuvres, nous retenons le spectacle de leur diversité irréductible. Mais, de même que les formes de la vie animale et végétale, si variées qu’elles

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soient, appartiennent à un règne qui a ses espèces et ses lois, de même les œuvres appartiennent à un univers qui a sa nature et porte en lui des lois à partir desquelles la création jaillit dans son iné­ puisable variété. S’il est seulement vrai qu’il est possible de parler des œuvres d’art et d’atteindre leur beauté, la valeur n’est pas une illusion sub­ jective : il existe une vérité de la valeur. Et, aussi bien, les valeurs ne sont pas incomparables, elles peuvent être situées sur un même plan — celui d’une expérience générale de l’art. Autrement dit, il y a une nature de l’art qui se dégage de l’en­ semble des œuvres, et qui fait que l’on peut passer de l’une à l’autre, et que l’expérience des œuvres est une chose qui prépare à l’expérience des autres œuvres. S’il est seulement vrai que la sen­ sibilité s’éduque et s’affine, que le goût progresse, que certains hommes sont meilleurs connaisseurs que d’autres, cela implique la vérité et l’objec­ tivité des valeurs, la possibilité de leur compa­ raison et de leur hiérarchie : cela implique que l’art a une nature. De l’amoureux, nous ne disons pas qu’il se connaît en femmes : mais de celui qui parle d’une œuvre en connaissance de cause, nous attendons qu’il parle intelligemment des autres œuvres. C’est dire que, devant l’œuvre nouvelle, on ne part pas de zéro; qu’il y a une expérience générale de l’art qui ne nous laisse pas désarmé devant elle; qu’en dépit de la transformation et de la création des valeurs, il existe des directions dans lesquelles les valeurs ont chance d’appa­ raître, et d’autres dans lesquelles il semble vain de les guetter. C’est dire qu’en dépit des métamor­ phoses de l’existence, il se dégage justement de ces métamorphoses une essence en fonction de laquelle s’ordonnent toutes les valeurs que la réflexion esthétique a pour mission d’éclairer.

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Nous ne postulons pas cette vérité des valeurs et cette légalité artistique afin de donner à l’esthé­ tique la promotion qu’elle attend. L’existence de l’esthétique est suffisamment attestée par l’expé­ rience quotidiennement vécue de l'œuvre d’art. A vrai dire, nous vivons devant l’œuvre deux expériences contraires. La contradiction des juge­ ments et leur évolution dans le temps nous per­ suadent que la valeur des œuvres dépend de l’arbi­ traire des hommes; et le sentiment que la valeur se révèle à nous en une expérience purement subjec­ tive se fonde sur l’impuissance où nous sommes de la communiquer et delà prouver, puisque aucune formule abstraite n’en rend compte. Tout se passe donc comme si les valeurs étaient soit des illusions psychologiques, soit des révélations opaques et indicibles. Mais nous vivons aussi l’expérience con­ traire : nous sommes devant l’œuvre comme devant une réalité dont nous ne sommes pas le maître, craignant de ne pas voir ce qui est à voir et de voir ce qui n'est pas; nous parlons des œuvres, comme si leur secret n’était pas complètement irréductible à l’intelligence et au langage; nous en discutons, comme si la contradiction des juge­ ments pouvait être surmontée. Or, de ces deux expériences, la seconde efface la première. La théorie de l’indicibilité et de la subjectivité des valeurs n’est que l’interprétation inexacte d’une expérience effective; et l'expérience contraire rend compte de celle-ci, alors que celle-ci exclut celle-là. Si la valeur était subjective ou indicible, on ne comprendrait pas ce fait indéniable qu’est la con­ science de l’œuvre. Mais la conscience de l’œuvre permet de reconnaître que la subjectivité est un élément (secondaire) de l’expérience esthétique, et que l’indicible est une limite, assez lointaine

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pour laisser place à un vaste et fécond effort de réflexion. Vers l’œuvre, nous allons avec tout l’élan de l’amour qui cherche son objet. Mais nous allons aussi vers elle avec hésitation et inquiétude, crainte de se méprendre, de sous-estimer ou de sures­ timer, de ne pas voir comme il faut voir, de ne pas mettre ce que l’on voit à sa vraie place. Sans doute existe-t-il des œuvres qui s’imposent. Mais s’imposent-elles d’emblée? Et s’imposent-elles à n’importe qui? La grandeur ne saute pas à tous les yeux comme la lumière, même si son éclat éclipse celui du plus beau jour. Souci d’être vigi­ lant, crainte d’être dupe : c’est dire que la valeur est hors de nous. Et qu’elle n’est ni indicible ni incommunicable. Si notre approche de l’œuvre comporte ces prudences, ces hésitations, ces pré­ cautions que nous avons décrites, et si elles pro­ viennent d'une expérience de la culture, c’est qu’il y a une vérité à approcher et, pour l’atteindre, une éducation, une méthode — une réflexion. Ceux-là mêmes qui célèbrent dans l’émotion esthétique une rencontre prédestinée, un évé­ nement énigmatique, n’échappent pas au souci de justifier et de faire partager leur révélation, au moins par ceux qui en sont dignes : le surréalisme n’a pas cherché le consentement universel, mais il n’a pas évité le prosélytisme. Notre sentiment devant l’œuvre met en cause sa propre légitimité, cherche sa preuve, accepte de se transformer ou de se renoncer, parce qu’il sait que la valeur n’est pas une illusion subjective, ni l’admiration un pur événement psychologique comme un sentiment de plaisir ou de douleur, parce qu’il sait que l’autorité est dans l’œuvre même et qu’il est au pouvoir de la conscience de placer l’œuvre sous un jour où elle ne pourra plus mentir. C’est dire que l’art porte en lui une légalité obscure et impérieuse qui

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sert de règle à notre sentiment, et que notre senti­ ment cherche à chaque instant à savoir s’il lui est accordé. Sans doute, comme le dit Malraux, les œuvres que nous aimons sont celles qui s’unis­ sent dans notre admiration, et non celles qui de­ vraient s’y unir. Mais les œuvres que nous aimons sont justement celles que nous sentons comme dignes d’être aimées. Car enfin, chacun ne les aime pas : et pour opposer notre goût à celui des autres, nous devons affirmer une légalité. Il existe une nature de l’art et une objectivité des valeurs si seulement le goût qui me fait préférer Cézanne à Bonnat n’accepte pas de se considérer à égalité avec celui qui fait préférer Bonnat à Cézanne. L’erreur est de croire que toute légalité repose sur des concepts universels. Qu’il n’y ait pas de mo­ rale universelle ne prouve pas non plus que toutes les attitudes pratiques se valent. Qu’ü n’y ait pas de preuve mathématique au service de l’esprit de finesse ne prouve pas que le goût ne soit rien d’autre qu’un sentiment irrécusable et injusti­ fiable de douleur ou de joie. * Ainsi, l’Esthétique telle que nous l’entendons n’est nullement une fiction exsangue qu’il faudrait promouvoir dans le réel et tirer de l’ombre de l’improbable : elle est l’expérience quotidienne de quiconque vit vraiment au contact des œuvres d’art. L’expérience effective du jugement révèle l’existence et l’intervention d’une conscience géné­ rale qui le prépare, le guide, l’éprouve. Si confusé­ ment que ce soit, il y a dans nos tâtonnements devant l’œuvre, dans notre effort pour adapter notre regard et notre sentiment à ce que nous découvrons, un appel à la réflexion, à la culture et à la légalité qui s’en dégagent. L’esthétique n’est pas une cons­ truction de l’esprit : elle est un événement vécu.

l’esthétique, méthodologie du jugement

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Et l’on voit qu’elle n’est pas non plus la connais­ sance passive d’un objet qui lui préexiste : ce qu’est la psychologie à la vie mentale. Bien plus que connaissance d’un objet, elle est prolonge­ ment conscient d'une activité : ce qu’est la morale à l’expérience éthique, la réflexion politique à l’action. Si l’expérience concrète manifeste la réa­ lité de l’esthétique, c’est justement sous la forme de cet appel à la justification, de cette intervention de la conscience. Si l’esthétique comme science est impliquée dans l’expérience esthétique comme événement, c’est parce que l’expérience vécue ne s’accepte ni comme arbitraire ni comme fatalité, et aspire à dépasser le pur événement psycholo­ gique pour accéder à un plan où elle poserait en toute clarté les « principes » dont elle sent confu­ sément la pression. Il y a en elle une tendance à l’explicitation, par quoi elle tend à se dépasser en une science générale : et bien moins pour avoir le goût de la connaissance désintéressée que pour attendre de cette explicitation sa garantie, son approfondissement, sa métamorphose. L’expé­ rience concrète vise à se transformer en conscience générale, parce qu’elle souhaite échanger une réaction incertaine contre une réaction assurée. L’esthétique n’est rien d’autre que l’effort pour expliciter la conscience confuse que met en jeu l’expérience concrète : le jeu même de la con­ science esthétique effective cherchant à s’éprouver, et poursuivant à part et en pleine clarté l’expli­ citation qui la transformera. L’esthétique comme science est ainsi au cœur même de l’expérience dont elle est la science : elle est l’extrême pointe et le dépassement de cette expérience, cette expérience même allant jusqu’au fond de ce qu’elle porte en elle, allant jusqu’à sa limite afin de découvrir ses sources. Et, dans cette explicitation, l’expérience spontanée

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se transforme : l’esthétique est efficace. Par rap­ port à l’expérience de l’art, on ne peut dire d’elle qu’elle soit ce qu’est une théorie physique de la marche à la marche elle-même, ce qu'est à l’exer­ cice de la raison la formulation de ces principes que Leibniz compare aux muscles et aux tendons qui nous permettent de marcher « quoiqu’on n’y pense point ». L’esthétique n’est pas une science explétive ou tautologique. L’homme cultivé ne juge pas comme l’inculte; l’homme lucide comme le naïf. Issue de l’expérience de la sensibilité, cette élucidation, une fois accomplie, revient vers sa source et la ranime. Ou plutôt : toute sensibilité compétente porte en elle cette élucidation et, qu’elle le fasse tacitement ou explicitement, sa maturation n’est rien d’autre que le progrès d'une lucidité liée à l’enrichissement de l’expérience. Ici, la distinction entre sensibilité et expérience n’a guère de portée : la sensibilité compétente est une conscience. L’esthétique est ainsi beaucoup plus qu’une psychologie du jugement de goût : la transposition de ce jugement sur un plan réflexif d’où il pourra revenir à lui-même, transformé, clarifié, assuré, armé de clairvoyance, capable de distinguer autrement que par une réaction sentimentale qui doute d'elle-même les fausses et les vraies clartés. L'esthétique n’est pas seule­ ment une science possible qui ne manque pas d’objet : elle est une activité nécessaire qui trans­ forme son objet même. Une méthodologie de l’ex­ périence esthétique vécue. En nous limitant à un domaine particulier, la littérature, il nous reste à esquisser les grandes lignes de cette méthodologie. Nous avons montré que l’on peut, que l’on doit parler des œuvres. Il nous reste à en parler.

CHAPITRE XII

L’ART COMME REMORDS ET COMME JOIE

Qui passe sa vie à sculpter des statues, se voit reprocher d’oublier les hommes. Que dire de celui qui regardé sculpter, et parle de celui qui sculpte! Si la réflexion esthétique n’est pas vaine en ellemême, ne l’est-elle pas en regard d’une autre acti­ vité, d’un sens plus urgent de la vie? Le créateur s’excuse sur la nécessité de son geste. Mais la réflexion n’a pas d’orientation privilégiée : la con­ science, par définition, est disponible. Ne doit-elle pas se laisser dicter son objet par une époque qui n’admet guère l’art parmi ses nécessités? Nombre d’artistes, en dévouant à l’art toutes leurs forces, sont aujourd’hui dans la situation des hommes du «“divertissement » devant cet « uni­ que nécessaire » dont leur parlait Pascal. En créant, nul n’échappe tout à fait au remords de substituer à l’activité sociale une activité secondaire. Nul n’y échappe, qui préfère l’amour des choses créées par d’autres et la réflexion sur elles au souci de la condition historique des hommes. Une vie d’ama­ teur d’art, de spectateur d’art, qui peut aujourd’hui la choisir sans remords? Dans la « solitude cirée » des musées et des bibliothèques, qui ne respire le parfum suspect des évasions? Qu’ils sont loin­ tains les temps où l’on pouvait choisir de vivre

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et de mourir parmi les pierres de Venise en pensant que l’on avait élu la plus haute part de l’homme — les temps où l’on pouvait aller du Prado à l’Ermitage, de Tolède à Aigues-Mortes, sans avoir le sentiment de fuir la plus urgente responsabi­ lité! Lointains comme ce quai des Bompjees où Larbaud s’attardait, comme la musique de l’Harmonika Zug, comme la douceur de vivre ellemême... L’oiseau blessé est devenu sur nos murs la colombe — parmi les affiches d’un jour... On reproche à l’art de suivre sa voie propre; on veut qu’il serve. Et sans doute est-il trop facile de répondre aux doctrinaires de l’engagement qu’ils imposent à l’art ce qui n’est pas dans sa nature. Ils le savent bien : ils mettent en question sa nature même. Plus qu’une justification des exi­ gences particulières de l’art s’impose une justi­ fication de son existence. Nous n’avons pas à op­ poser une esthétique à une autre : il n’y en a qu’une. Mais nous avons à affirmer qu’une vie consacrée à l'art est l’une des plus hautes dévo­ tions de l’homme : qu’elle ne démérite pas. Parce qu’ils sont hommes de la pluralité, de la vérité particulière qui est au terme de leur re­ cherche, les intellectuels sont vulnérables à cette hantise du mythe, de l’unité totale, qui est l’ombre de la religion perdue. Mais il n’y a pas d’ordre total pour une civilisation qui s’est confiée au démon d’une lucide aventure : il n’existe que des activités différentes, dont chacune implique sa propre loi. Toute action est un choix. Si l’on veut l’efficacité et la pureté de nos gestes, il est vain de vouloir les soumettre à une loi qui n’est pas la leur, ou même de rêver qu’ils s’unissent, à la limite, dans une vérité totale. Être philosophe en politique, politique en art ou en philosophie n’est pas une façon d’accéder à un humanisme supé­ rieur : c’est une façon de faire avorter un huma-

l’art comme remords et comme joie

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nisme qui exige que chaque recherche aille jusqu’au bout de sa vérité. C’est en pensant l’action en tant que telle que nous servirons les hommes par l’action; c’est en pensant la pensée, en pensant l'art en tant que tels, que nous servirons les hommes à travers eux. Un sourd complexe de culpabilité s’attache au­ jourd’hui à l’artiste et à 1’ « esthète », comme à toutes les formes de la liberté de l’esprit. Non que l’art soit une activité coupable : mais il y a en nous une culpabilité qui cherche à s’incarner. Pen­ dant des siècles, le péché originel a fixé l’indestruc­ tible sentiment de faute que nous impose un monde où le Mal existe, un monde inaccordé à notre volonté : et l’homme chrétien s’en délivrait par la prière. Nous savions que Jésus était en croix jusqu’à la fin du monde, et qu’il fallait prier pen­ dant ce temps-là. La « Mort de Dieu » a signifié la fin du péché originel, et celle de la prière. Mais aussi l’obligation du paradis sur terre : pour que les hommes cessent de se sentir coupables, il faut qu’ils soient heureux. La terre appartient toujours au Prince de ce monde, et nous nous sentons d’autant plus cou­ pables que nous avions espéré ne plus l’être et cru qu’il dépendait de chacun de nous de recréer le paradis perdu. Brève clarté des siècles rationa­ listes où le mal, déraciné de ses profondeurs méta­ physiques, ne pèse plus sur les épaules humaines et où son extermination devient une mission his­ torique sur le point d’être accomplie! Temps de l’espoir où l’homme ne doute pas que les forces de la volonté et de l’intelligence, dont il dispose, viendront à bout de ce que de moindres forces humaines ont suscité! Mais quelle lourdeur, quel poids d’irrémédiable notre échec ne donne-t-il pas au remords resurgi! Car, déchiffrant encore le texte tragique de notre temps à travers une grille

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rationaliste, l’homme se juge responsable de la situation historique des hommes parce qu’il a cru que dépendait de lui — sous quelque forme qu’il le rêve — l’avènement d’un monde délivré : règne de l’esprit, république des personnes, état positif, âge industriel, société sans classes — âge d’or... Comme jadis le corps du Crucifié, l’histoire est devenue le symbole de notre faute. Mais la faute que rappelle la Croix vient de plus loin que nous-mêmes : et il dépend pourtant de nous de la racheter. Merveilleuse libération : nous pouvions réparer ce dont nous n’étions pas coupables! Signe pour chacun de nous d’une défaillance personnelle, le remords historique écrase nos poitrines d’un poids de cauchemar. Et nous croyons encore qu’il dépend de nous de réparer le mal que nous avons fait, alors que tous nos gestes nous enfoncent da­ vantage... Mais le mal historique ne vient pas des seules défaillances humaines : l’histoire ne dépend pas de ce qui dépend de chacun de nous. Comme la vie et la nature, elle est traversée de forces qui nous emportent : elle est aussi de l’ordre du destin. L'homme doit faire en sorte que la raison s’empare de l'histoire : mais elle ne s’emparera d’elle que partiellement, car le mal est lié à l’homme comme son ombre. Et la maîtrise de l’histoire ne relève ni de ce « bon sens » où l’on a vu la chose du monde la mieux partagée ni de cette « bonne volonté » qui est apparue comme l’essence même de la « raison pratique » : elle relève d’une pensée et d’une technique particulières, qui n’appartiennent qu’à quelques-uns. La liberté de la pensée et de l’art n'empêche pas ceux qui sont nés pour l’his­ toire de se mesurer avec elle. Mais leur « engage­ ment », bien loin d’être une forme de l’efficacité ou de la conscience historiques, n’est qu’une forme

l’art comme remords et comme joie

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de leur mauvaise conscience ou de leur échec. En pensant aux tournesols plus qu’aux mineurs du Borinage, Van Gogh n’est pas plus responsable de l’injustice que ne l’est Baudelaire lorsqu'il com­ pose sa « sorcellerie évocatoire » au heu de songer à la misère du prolétariat. Et ce n’est pas en épiant « les couleurs jamais vues » qu'Apollinaire, comme par distraction, aurait favorisé les guerres du xxe siècle. Mais peut-être est-ce parce que l’on a cru qu’il dépendait de chacun de nous d’exorciser la misère et la guerre que leur règne s’est étendu. Lorsque Tolstoï donne la terre à ses paysans et meurt exemplairement dans le dénuement et la solitude, ce n’est pas une action vaine. Ecrire Qu’est-ce que l’Art? est une action vaine. L’homme ne peut pas oublier l'homme. Mais ce qui dépend de chacun de nous est de l’ordre de la prière. La charité du cœur et de la vie est à la portée de chacun. Non l’histoire. L’artiste non plus ne peut oublier l’homme. Mais il n’est pas en son pouvoir de le sauver dans le temps de l’histoire : il ne peut le sauver qu’en lui donnant une autre patrie. Nous ne savons plus guère pour quel parti furent écrits Les Tragiques : mais nous savons bien à qui s’adresse le poète évoquant le feuillage que « l’effort d’Automne » a étendu. C’est en servant la peinture, et non la République, que le Delacroix des Barricades de Juillet nous a servis. C’est en peignant Les Demoi­ selles de la Seine que Courbet a servi les hommes, non en participant à la Commune. L’Oiseau blessé les sert plus que la colombe, La Dame de Carreau plus que Critiqzie de la Poésie. Comme les autres activités de l’esprit, l’art n’a de signification hu­ maine qu’en osant être tout ce qu’il peut être : un langage hautain et indestructible, un enjeu sans condescendance où les hommes apprendront à reconnaître, au bénéfice de leur puissance com-

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mune, l’image de leur vie conquise et rédimée. La présence du génie créateur de l’artiste donne peut-être aux hommes le plus haut sentiment d’eux-mêmes. Et leur ouvre, en tout cas, la source de leur plus pure joie. Il est d’autres affirmations de la grandeur : mais elles valent par leur geste même, qui vient exalter notre orgueil, plus que par l’univers qu’elles découvrent ou permettent. L’acte de connaissance suggère une enivrante maî­ trise; mais l’univers connu n’est pas à l’image de cette maîtrise : Nietzsche constate, après Renan, la tristesse de la vérité. La technique s’empare réellement du monde : mais quel monde fait-elle réellement? Au moment où la science débouche sur les atolls pulvérisés, la raison sur un monde cerné et hanté par l’irrationnel, l’action politique sur les camps de concentration et les guerres, quelle autre faculté de l’homme peut encore lui promettre, au-delà d’une grandeur tragique, une grandeur libérée? Les images de l’art n’exaltent pas seulement en nous, comme la vérité de la connaissance et l’efficacité de l’action, l’orgueil d’être homme : elles nous font accéder à un univers où s’inversent toutes les fatalités humaines — une éclatante compensation à notre destinée. La « pa­ trie des tableaux » et des poèmes, des romans et des symphonies nous ouvre le refuge triomphant d’une humanité à jamais innocente; d’un monde où la douleur existe comme la joie, où le sang et la mort ne sont pas oubliés, mais où ils ont perdu leur odeur de défaite pour être devenus leur propre chant. Suffit-il de concevoir une fatalité pour en être délivré? Le pouvoir de l’art ne vient pas de ce qu’il est une conscience. Et pas davantage de ce qu’il est une illusion : les grandes œuvres ne sont pas des contes de fées, et s’il ne suffit pas de repré­ senter le destin pour le vaincre, encore moins suf-

l’art comme remords et comme joie

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fit-il de mentir. Si l’art nous atteint, c’est que, des fatalités qu’il reconnaît, il sait faire des victoires. Et non ‘point en les transformant en choses possédées par la conscience : en les transformant en jouissances, en « choses de beauté ». Que du plus épais de la nuit et de la mort puisse venir cette voix qui parle leur langage, mais en le chantant, que le malheur qui nous accable puisse devenir beauté qui nous exalte, c’en est assez pour que le monde entier se recouvre d’une énigmatique joie... Nous appelons beauté toute forme, toute parole qui nous livre cette joie mystérieuse. Mystérieuse, et aussi inépuisable, interminable joie... On sait la suggestion d’éternité liée à l’œuvre d’art — et qu’une « chose de beauté » est une « joie pour toujours ». Riche d’une intensité exceptionnelle et dominant notre vie, l’instant du haut émoi esthé­ tique semble dépasser l’ordre du temps et appar­ tenir à l’éternel. Comme l’éclair du soleil en la vague jaillissante, brille soudain dans les hautes images de l'art, avant de retomber au néant, le monde vain et bouleversant des angoisses et des extases humaines, promu à une sorte d’indestruc­ tible éternité. Nous qui mourrons peut-être un jour, disons l'homme éternel au foyer de l’instant : le grand poète ne dit jamais autre chose. Mais l’ins­ tant n’est qu’un mirage de l’éternité. La seule éternité accessible et réelle, nous la découvrons dans le temps, non en dehors de lui. L'éternité, pour nous, ne peut être qu’une durée continue, inépuisable, accompagnant notre vie et allant plus loin qu’elle-même, et s’enrichissant au lieu de se détruire, contrairement à notre vie. L’expérience de l’œuvre d’art nous apporte, justement, cette éternité réelle — la seule qui vainque le temps parce qu’elle lui demeure attachée. La beauté d’une œuvre ne se livre pas d’un seul coup, dans une extase toujours identique à elle-

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même. Elle est en elle comme un pays que nous n’aurons jamais fini d’explorer. Pour celui qui accepte de s’y consacrer et de lui dévouer les forces de sa sensibilité et de sa conscience, l’expé­ rience esthétique est, de toutes les expériences humaines, la plus fidèle et la plus féconde : alors que toutes les autres s’affaiblissent et s’éteignent, nous laissant de plus en plus séparé et démuni, celle-là s’enrichit et s’avive inépuisablement. L’œuvre que nous aimons et que nous apprenons toujours à mieux connaître est comme un être aimé dont nous serions assurés que nous ne le perdrons pas, et que nous pourrons l’aimer tou­ jours davantage pour le voir et le posséder mieux chaque jour. Peut-être est-ce l’art qui nous révèle le seul amour indéfectible, le seul amour dérobé à l’usure et à la destruction. Nous aimons cer­ tains êtres plus violemment que nous n’aimons les œuvres. Mais leur amour a le goût amer du destin. Le goût de la mort, qu’ils portent en eux, et que nous portons en nous; le goût de notre aveu­ glement, de notre impuissance. Car nous ne dévi­ sageons les êtres les plus chers qu’à travers un nocturne de délire, tout proche de celui où nous cherchons notre propre image à tâtons : nous ne les connaissons pas. Que reste-t-il d’une vie au creux de la main qui se crispe : quelques chu­ chotements obscurs, quelques images noyées... Choses si mal possédées et si fugitives, oubliées, oublieuses, trahissantes, trahies, radeaux de dé­ rive... Tout cela s’éloigne de nous, qui nous éloi­ gnons de tout cela, et les neuves rencontres de notre vie, bientôt nous nous retournerons vers elles, nous ne les verrons plus qu’à peine, puis plus du tout... Or, plus nous avançons dans le temps, plus les œuvres que nous aimons nous semblent riches, proches, possédées. Elles seront là demain, et à

l’art comme remords et comme joie

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l’avenir, et non point figées dans une éternité muette : renouvelées par chacune de nos approches. Les œuvres que nous aimons sont toujours à naître : elles seules ne savent pas mourir ni s’éloigner. Quand nous reprenons l’une d’elles, c’est comme si nous entrions dans une maison familière dont nous n’aurions pas encore poussé toutes les portes : et nous pénétrons dans ces chambres nouvelles sans l’angoisse qui nous fait craindre qu'un être cher y mourra. Vivre dans la connaissance et dans l’amour de l’art n’est pas vieillir, ni perdre ni oublier. Ici, nous possédons les choses dans un temps qui ne signifie plus usure, mais découverte, qui n’est plus séparation, mais possession. Joyaux ensevelis, fermés sur leurs secrets, qui dorment, loin de nos yeux, leur sommeil de blocs invulnérables, les poèmes que nous savons par cœur gardent pour nos regards futurs des éclats insoupçonnés. Sous la couverture qui semble les clore comme la porte d’un palais muré, les pages que nous avons lues tant de fois ne nous ont pas dit encore tout ce qu’elles ont à nous dire. Au fond de leur avenir toujours vivace, nous ignorons quelles traînées de feu sur des pierreries jamais vues allumeront les vers de Mallarmé en leurs reflets réciproques; quels Orénoques du cœur humain couleront vers nous avec les vers de Bau­ delaire; quelles étincelles d’or Rimbaud fera jaillir des apparences détruites; quelles inflexions prendra la voix de Verlaine, de Heine, de Keats, de Shelley; quelles grappes Hôlderlin cueillera dans le verger des dieux; quels rêves rencontrera Nerval au-delà de la porte d’ivoire et de corne; et quels éclairs, à cette extrême pointe du Promontoire du Songe où Hugo est monté, arracheront ses porches et ses angles à la géométrie des ténèbres. J’ignore avec quelle émotion toujours jeune je reverrai dans les yeux de Félix les épaules nues

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l’écrivain et son ombre

d’Henriette, et, avec Pierre, lorsqu’il la voit venir vers lui dans le bal, la gorge éblouissante d’Hélène. J’ignore quelle sera ma tristesse lorsque se dénoue­ ront les cheveux blancs de Mme Arnoux, et quelle mon angoisse lorsque je retrouverai le Prince et Rogojine devant le cadavre de Nastasia. Je suis loin de connaître encore tous les feux d’auberges familières qui s’allument à travers les brumes er­ rantes de Dickens, toutes les figures de Jugement dernier qui se dressent, pétrifiées dans l’enlacement de leur combat, sous les torches fabuleuses dont Balzac éclaire tant de boue. Je n’ai pas encore épuisé la saveur de l’air vif qui claque, du haut de leur prison, pour les héros de Stendhal — ni l’immensité du grand espace que Tolstoï déroule sur la terre de Dieu... Dans l’avenir, dans un étemel avenir nous attendent, au fond de leurs petites places traversées d’oiseaux et d’enfants, les églises de Venise où dorment des Titiens et des Tintorets que nous souhaitons revoir (la dernière fois, le soleil n’atteignait pas l’autel sombre, le sacristain de conte d’Hoffmann n’avait qu’entrouvert le ri­ deau, et nous n’avons pas bien vu les ailes de l’archange et les mains de la Vierge) — comme nous attend, dressée dans l’avenir ainsi que sur sa plaine, la cathédrale de Chartres que nous n’avons pas vue encore, quoique nous l’ayons vue tant de fois : et la dernière fois seulement, le soleil couchant frappant les vitraux nous révéla dans toute leur orfèvrerie barbare les rois mages pour tarots cruels et, dans sa levée d’aube bleue, Notre-Dame-de-la-Belle-Verrière... Avec les grandes oeuvres qu’à chaque étape de notre expérience de l’art nous apprenons à mieux connaître, nous vivons comme nous aimerions vivre avec les êtres que nous aimons : en dehors du destin.

TABLE DES MATIÈRES Pages I . — L’œuvre comme énigme..................... n II .—L’œuvre comme conscience. ... 22 III. — L’expérience esthétique et le JUGEMENT............................. 37 IV. — L’expérience de l’œuvre................. 71 V. — L’œuvre et les œuvres.................. 90 VI. — L’Esthétique et la Philosophie de l’Art........................................ 107 VII. — L’Esthétique et l’analyse des Formes.......................................... 154 VIII. — L’Esthétique et la Science de l’Art.........................................176 IX. — L’Esthétique et l’Histoire. . . . 195 X. — L’Esthétique et la Critique. . . 227 XI. — L’Esthétique comme méthodologie du Jugement............................. 259 XII. — L’Art comme remords et comme joie................................................ 307

VII La valeur comme absolu

L'Écrivain et son Ombre, de M. Gaëtan Picon, est le premier volume

d’une Introduction à une esthétique de la littérature. Ces prolégomènes sont assez décidés et décisifs pour qu’on s’y arrête sans attendre la suite ni préjuger du reste. Ce long et parfois difficile essai semble

exposer des thèmes majeurs à la façon d’une « ouverture » musicale. Il suscite des réflexions qui souvent le dépassent : sur le fait d’écrire, sur celui de lire, sur la littérature, sur l’esthétique. M. Picon se propose de nous conduire à une juste

compréhension de celle-ci. J’écris « esthétique » tout court. S’il nous promet celle de la littérature en particulier, les réflexions

qu’il nous livre, dans ce premier volume, concernent autant la peinture, la musique, et je l’en loue dans la mesure où m’irritent, je l’avoue, les écrivains ignorants de Cézanne et de Mozart, ou

n’ayant d’eux qu’une connaissance lointaine. La littérature relèvet-elle d’une esthétique spécifique ? il appartiendra à M. Picon de nous le dire dans son prochain ouvrage. Me laisserai-je alors persuader ? M. Picon possède l’art de convaincre (et parfois il se

convainc

lui-même

avec

art).

Pour

l’instant,

l’expérience

esthétique me paraît fondamentalement la même qu’il s’agisse d’un livre, d’un tableau, d’une sonate. Au-delà du genre, c’est la même exigence que j’éprouve. Je lis, je regarde, j’écoute pour que s’empare de moi la certitude de la qualité, pour appartenir au

sentiment ensemble cruel et exaltant d’une « nécessité »

supérieure, — cruel, parce qu’on appartient à la beauté, mais qu’elle ne nous appartient pas ; exaltant, parce que cette appartenance nous délivre de l’emprise de faux maîtres. Cette émotion, cette joie, dans une acception quasi mystique du terme,

ne dépendent pas du genre, à peine s’en colorent-elles d’une nuance particulière. M. Picon lui-même a donc raison de passer d’un ordre à l’autre, de choisir ses exemples dans la discipline qu’il

lui plaît. Aussi bien son premier objet n’est-il pas l’un de ces

ordres, mais, j’insiste, l’esthétique. Qu’est-elle donc ? A son propos, on répéterait volontiers ce que Paul Valéry disait de la poésie : certaines gens en ont une idée si vague qu’ils prennent ce vague pour son idée même. Le mot « esthétique » court les rues et les salons ; il y a même une chirurgie de ce nom. M. Picon, lui, la définit, pour nous épargner toute confusion. L’esthétique, c’est « non point la conscience de l’art comme existence, comme être d’art : la conscience de l’art comme qualité et hiérarchie, comme valeur ». Me trompé-je ? Ces

quelques mots résument le livre. Sa pensée se condense en eux. Il suffirait presque d’expliciter chacun des termes pour retrouver la

démarche de la démonstration, aboutir à sa conclusion. En tête de son livre, M. Picon cite Hegel : « Ce qui se sait est bien supérieur à ce qui ne se sait pas. » Nous sommes ainsi prévenus. Nous allons assister à une élucidation.

Que le problème de l’esthétique soit celui de la valeur, nous ne l’ignorions pas ; la définition de M. Picon semble exprimer, à

première vue, ce dont nous sommes, depuis longtemps, convenus. Lorsque nous disons d’une œuvre qu’elle est belle ou laide, réussie ou manquée, notre jugement, fût-il hâtif, est un jugement de

valeur. Au niveau de l’élémentaire, l’esthétique se ferait d’opinions émises à plus ou moins bon escient. Le sot aurait la sienne, comme le connaisseur. Or nous savons qu’il n’en est rien. Le sot se trompe :

il préfère Le Rêve passe à Guemica, Cœur brisé à La Chartreuse, Rose­

Marie à Wozzeck, Détaillé à Picasso, Delly à Stendhal, Friml à Alban Berg. Il y a donc valeur et valeur ; l’une fausse, l’autre vraie, et seule mérite de s’appeler valeur celle qui implique la qualité, se

confond avec cette dernière. Une initiale précision est donnée : l’esthétique n’existe qu’en fonction de cette seule valeur-là. Soit. Nous attendons maintenant qu’on nous précise ce qu’elle

est. Si nous la connaissions, il nous suffirait de la trouver dans une œuvre pour conclure à la qualité de cette œuvre. M. Picon la définira-t-il ? Nous indiquera-t-il de quelles valeurs la valeur se compose ? Peut-être un jour définira-t-il les valeurs de la

littérature, pour l’instant il fait de la valeur le secret de l’œuvre. Je ne vois pas qu’on puisse lui donner tort ou constater un jeu sans

fin de miroirs. Le secret est le contraire d’une absence. Si nous savions, au demeurant, la ou les raisons qui expliquent qu’une œuvre est grande, tiendrions-nous forcément cette œuvre pour telle ? Connaître les composantes chimiques d’une chair n’explique pas pourquoi nous aimons la voir, la toucher, pourquoi nous la

désirons, pourquoi nous sommes émus lorsqu’elle se dénude. La valeur est mystère. Sans doute l’esthétique ne le peut percer, mais

il n’est d’esthétique, d’après M. Picon, que dans la conscience de la valeur, et dans la hiérarchie des valeurs au sein de l’art. Ce qui nous écarte de la valeur nous écarte de l’œuvre.

Néanmoins, elle est si rebelle, si peu « définissable » qu’on cherche soit à la tourner, soit à la remplacer. En d’autres termes, on s’ingénie à faire passer l’esthétique, conscience de la valeur, pour ce qu’elle n’est pas, à lui substituer d’autres méthodes, — à moins

qu’on ne la nie. C’est ici que le livre de M. Picon me paraît provocant : il dénonce les substitutions, les faux-semblants, les

ersatz de l’esthétique véritable. Après avoir exposé chaque théorie de l’expérience artistique, il la réfute ; puis s’attache à une autre,

pour la réfuter à son tour. Je n’ai pas qualité pour décider si l’auteur a raison contre Kant et Hegel, contre Fiedler et Worringer.

Je sais seulement qu’il possède un « mais » redoutable, un « mais »

d’un singulier tranchant. Qu’avec rigueur il poursuit son propos ! Pour lui, toute œuvre est objet de conscience. L’artiste même, qui s’impatiente de la critique et voudrait qu’on l’admirât dans une sorte d’éblouissement, se retourne sur soi, et s’il refuse à ses

contemporains le droit de le juger, comme Stendhal en 1840, il s’adresse à un public virtuel ou futur, il suppose qu’une conscience recevra son œuvre, qu’on recueillera la bouteille confiée aux flots.

« Survivant à la destruction du monde, le dernier couple, peutêtre, ferait l’amour ; le dernier artiste ne créerait pas... »

Les réactions de l’affectivité ne peuvent rendre compte de l’expérience esthétique dans sa totalité, au moins pour la raison qu’appartenant au domaine de 1’ « informe », l’affectivité ne saurait mesurer ce qui appartient au domaine des formes. Un beau livre peut émouvoir ; un mauvais, également. « Il y a des

conséquences affectives de l’expérience esthétique : rien n’est plus absurde que de définir celle-ci par celles-là. » Ni l’intuitionnisme, ni l’Einfiihlung ne paraissent davantage suffisants à M. Picon : ils remplacent une expérience de l’objet par une expérience du moi.

Considérant les théories de la contemplation et de la visualité, le critique en dénonce les lacunes : la première omet qu’il faut vivre l’œuvre comme une interrogation ; la seconde, la Gestalttheorie, se

réduit trop à une perception immédiate et synthétique des formes. L’expérience technique même n’achève pas la connaissance intime de l’œuvre : elle constate plus qu’elle n’éprouve. M. Picon accueille-t-il plus favorablement la « connaissance érotique » que

proposait M. Boris de Schlœzer dans sa magistrale Introduction à JS. Bach ? Oui, mais non sans préciser aussitôt que la connaissance fervente de l’être incomparable d’une œuvre ne garantit pas sa valeur. Aucune de ces théories ne se conclut, aux yeux de M. Picon,

par une vérification de la valeur : « L’aboutissement de l’expérience esthétique est une vision de l’œuvre qui l’assume

comme valeur. » Cela posé, on comprend que l’auteur écrive : « L’expérience de l’œuvre ne se réduit pas plus à l’expérience de l’amour qu’à celle de la connaissance. Le sentiment n’apporte

qu’un amour, la connaissance ne livre qu’un objet. Mais un objet légitime de l'amour exige plus qu’une évaluation sentimentale liée à une connaissance concrète : une conscience capable d’évaluer le sentiment que lui suggère son objet. » L’insatiable M. Picon découvrira-t-il

chez

d’autres

une

esthétique qui soit recherche de la valeur ? Pas chez les esthéticiens du XIXe siècle, en tout cas. Méritent-ils ce nom,

d’ailleurs, même lorsqu’ils écrivent délibérément, comme Hegel, une « Esthétique » ? Gaëtan Picon a beau jeu de montrer qu’ils sont des philosophes de l’art, non des esthéticiens. Tout se passe

comme si, ne pouvant résoudre le problème de la valeur, ils l’abandonnaient ou le remplaçaient par celui de la signification de l’art. Pour Kant, la beauté suggère une finalité de l’intelligible ; pour Hegel, elle est une révélation de l’idée. L’un et l’autre, et avec

eux Schelling et Schopenhauer, apportent des définitions métaphysiques de l’art, que suivront et remplaceront bientôt, avec

Taine, des définitions sociologiques. En bref, la question Qu'est-ce que la valeur ? se transforme en « Qu’est-ce que l’art » ? Chacun a sa

réponse, mais tous éludent le problème de la valeur pour répondre à celui de l'être d'art. Tous proposent une esthétique du contenu. Or, tranche M. Picon, « c’est l’esthétique du non-artiste... ». Citons-le plus longuement : « Qu’elle soit celle du philosophe, qui soumet toutes les activités humaines à sa passion de la connaissance, ou celle du spectateur naïf, qui n’imagine pas que l’art puisse parler d’autre chose que des émotions de sa vie, l’esthétique du contenu

est toujours une esthétique de la désincarnation. Ce qui est la chair et le sang de l’œuvre d’art, irrémédiablement lui échappe. » Ce serait donc le moment, si l’on suit notre essayiste, de répéter la

pensée de Nietzsche : « On est artiste à la condition de sentir

comme un contenu, comme la chose elle-même, ce que les nonartistes appellent la forme. » Les esthétiques de l’analyse formelle combleraient-elles M. Picon ? Il s’apaiserait peut-être en écoutant Henri Focillon : « Le contenu fondamental de la forme est un contenu formel... » Ah, ce

serait mal connaître notre inquisiteur ! Certes, il approuve une analyse des formes considérées comme l’essentiel de l’art, mais l’esthétique proposée ne calme pas sa faim. Si les formes comptent

seules, quelle différence fera-t-on entre un chef-d’œuvre et sa copie, entre une statue et son moulage ? Après qu’il eût admiré, sa vie durant, des copies romaines, Canova se rendit à Athènes, vit le Parthénon, s’aperçut de son erreur. Il y a donc autre chose dans l’œuvre (serait-ce seulement la « présence » de la création) que des

formes. Cet « autre chose », la science de l’art ne l’élucidera pas, et moins encore ne le découvrira l’histoire de l’art, dont M. Picon

instruit le procès. Toutes les insuffisances dévoilées, tous les simulacres démasqués, tous les systèmes ramenés à leur nature de système, nous sommes haletants, — c’est dire combien ce livre passionné passionne. Vaste est le tableau de chasse. Quel gibier M.

Picon va-t-il lever ? Ou plutôt : que nous propose-t-il ? S’il ne nous propose rien, devrons-nous conclure, en face de tant d’échecs, que la véritable esthétique est un leurre ?

Non, déclare M. Picon, l’esthétique est possible et féconde. Possible, comment ? Féconde, en quoi ? On reprochera sans doute à l’auteur de consacrer moins de pages à sa réponse personnelle qu’à la discussion des réponses d’autrui. N’avons-nous pas été éclairés

pourtant, dès la première page, fût-ce de manière implicite ? Si la conscience de la valeur est possible, elle l’est à partir de la conscience des œuvres. Autrement dit, elle se forme, se précise, se définit. Elle ne tombe pas du ciel comme les tables de la Loi. Elle

est, si l’on veut, création personnelle issue de la création d’autrui. Il y a, pour M. Picon, les Pléiades, les œuvres. En fonction d’elles, le

ciel nocturne du jugement s’illumine. On ne naît pas lecteur, on le

devient. On le devient quand l’œuvre cesse d’être un épisode pour se muer en valeur. « D’expérience en expérience, nous savons — en

dépit de la diversité des œuvres — quels sont les moyens privilégiés de la valeur, quels sont les lieux où les valeurs se manifestent. » L’esthétique de M. Picon se présente ainsi comme une expérience et une expérimentation de l’esthétique. Je ne dis pas cela pour l’amoindrir et montrer que nous risquons de tourner en

rond, la valeur étant le moyeu d’une roue dont nous serions la

jante. Ferait-on ce reproche à M. Picon, il lui resterait à répondre que, s’il ne la définit pas, il ne perd pas de vue ce qui lui échappe, quand les autres préfèrent fermer les yeux ou regarder ailleurs. Il

n’y a pas d’échappatoire à ordonner les œuvres en fonction d’un secret ; c’en est une que d’oblitérer ce secret. En outre, M. Picon ne doute pas qu’il existe une nature de l’art. Qui en douterait, de bonne foi ? « Elle se dégage de l’ensemble des œuvres et fait que l’on peut

passer de l’une à l’autre, et que l’expérience des œuvres est une chose qui prépare à l’expérience des autres œuvres. » Cela revient

à nous assurer d’une essence de l’art, « en fonction de laquelle s’ordonnent toutes les valeurs que la réflexion esthétique a mission d’éclairer ». Simple postulat, répondront certains. Nullement. Il suffit de la sensibilité pour discerner « la légalité obscure et impérieuse » que l’art porte en lui, d’attention pour que cette légalité règle notre

sentiment, nous autorise à cerner la valeur. Néanmoins, cette sensibilité, cette attention, nous voyons bien qui les peut posséder : le lecteur (dans l’acception la plus étendue : on lit un tableau comme un livre ou une musique). L’esthétique de la valeur est celle de la culture. (C’est pourquoi la valeur risque d’échapper au doctrinaire, lequel ferme sa culture sur sa pensée, au lieu de la

maintenir ouverte au large.) Nous nous trouvons devant une

esthétique de la bibliothèque, du concert, du musée. Une esthétique propre à l’accueil de tous les styles, si l’œuvre de chaque style contient sa valeur ! Une esthétique « pluraliste ». Une « Esthétique des esthétiques ». La nôtre, en définitive. Celle d’un siècle où se construit sans cesse le « musée imaginaire » dont parle M. André Malraux, à qui M. Picon a justement consacré de

ferventes études. Avec quel lyrisme M. Picon ne chante-t-il pas cette culture, avec quel feu ! « Pour nous, en tout cas, hommes de ce milieu du XXe siècle qui avons la volonté de réunir à l’Art que nous faisons celui de toutes les cultures, qui nous trouvons en présence, et pour la première fois, du passé total de toute la terre et des voix les plus

désaccordées, de Raphaël et de Bosch, de Racine et de Shakespeare, de Scève et de Lautréamont, de Gœthe et de Melville, de Renoir et de Picasso, de Claudel et de Joyce, mais aussi des idoles de l’île de

Pâques et des fresques A de Lascaux, du tympan de Moissac et du Bayon d’Angkor, pour nous qui avons la vocation de ne rien ignorer de la vocation artistique de l’homme, notre expérience artistique ne peut être qu’une expérience de la conscience

réfléchie. » Le péan se termine par une mise au point : « ... Ce coudoiement gigantesque appelle plus que la vigilance d’une conscience illimitée : une rigueur. » Oui, l’expérience de l’art doit être celle des œuvres considérées dans leurs différences qualitatives, et M. Picon demande que nous dépassions « les illusions de l’instinct comme celles du dogmatisme ». Mais la rigueur qu’il exige, où la

découvrirons-nous ? Dans notre culture ? Soit. Il n’en demeure pas moins que la culture est souvent une insuffisante garantie. Chacun connaît des hommes cultivés qui se trompent à l’égal des sots. On ne niait pas la culture de M. Robert Kemp ; inoubliable est le

feuilleton où il confondit la poésie de René Char et celle d’Henri

Michaux ! M. Picon me répondra-t-il qu’il y a une valeur de la

culture comme il en est une de l’œuvre ? Sans doute. La culture

n’est pas un acte passif, mais une action, une œuvre. Ainsi que toute œuvre, elle appelle un jugement de valeur. L’esthétique de M. Picon se confondrait-elle en partie avec une culture critique, on lui serait encore reconnaissant, pour le moins,

d’avoir montré que l’expérience de l’art ne saurait être tenue ni pour un luxe inutile (pas plus que l’art lui-même, fût-il sans rapport avec les intérêts immédiats de la cité) ni pour une forme

noble de l’impuissance. Voir, c’est presque concevoir, si l’on cherche la valeur. Le spectacle est une création fictive, mais une création. L’œuvre peut transformer le spectateur. Celui-ci la peut transformer. M. Picon ne laisse pas d’être conscient de ce qu’il nous propose : une méthodologie de l’expérience esthétique vécue.

Il faudrait consacrer un plus long débat à ce livre où souvent s’unissent formules heureuses et vues amples. Non point que nous l’approuvions toujours... Particulièrement nous inquiète une certaine élision de la vie. Ne serait-elle pas, après tout, un critère

de la valeur ? M. Picon, je le sais, répondra que c’est mêler l’informe et les formes. Est-ce indiscutable ? La vie peut se transcender en une valeur : le destin. Justement, le destin ne

saurait-il permettre la découverte des valeurs ? N’est-ce pas lui qui nous assure de la grandeur de certaines œuvres ? Les grandes

œuvres, écrit M. Picon, sont toujours à naître : « Joyaux ensevelis, fermés sur leurs secrets, qui dorment, loin de nos yeux, leur

sommeil de blocs invulnérables, les poèmes que nous savons par cœur gardent, pour nos regards futurs, des éclats insoupçonnés. » Certes, mais nos regards futurs ne seront-ils pas embués de larmes ou brillants de joie ? N’est-ce pas tel moment de notre vie qui nous

reconduira vers le livre où nous savons que se trouvent la clé, le sens, la substance de ce moment ? « Avec les grandes œuvres qu’à chaque étape de notre expérience de l’art nous apprenons à mieux

connaître, nous vivons comme nous aimerions vivre avec les êtres

que nous aimons : en dehors du destin. »

En dehors du destin ? Il sera permis de penser que les œuvres sont aussi le destin. J’en veux pour preuve l’ouvrage même de M. Picon, qu’il n’aurait pas accompli sans que son destin propre ne fût déterminé par elles. Mais, on le voit, l’esthétique de M. Picon,

comme toute autre, se poursuit en éthique. Nous sommes ici. Les

hommes y sont, non moins, et la Cité.

DU MÊME AUTEUR

André Malraux. Panorama de la nouvelle Littérature française.

(nouvelle édition refondue et augmentée). Introduction a une Esthétique de la Littérature. I : L’écrivain et son ombre. Panorama des Idées contemporaines.