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French Pages 313 Year 1976
willy apollon
le vaudou un espace pour les « voix »
éditions galilée
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays, y compris l'U.R.S.S. Editions
Galilée,
1976
9, rue Linné, 75005 Paris ISBN-2-7186-0046-2
< Dieu exige un état constant de
jouissance, comme étant en harmonie
avec
les conditions
cette
jouissance,
d’existence
impo-
sées aux âmes par l’ordre de l’univers ; c’est alors mon devoir de lui offrir
puisse
être
du
pour
domaine
autant
qu’elle
du possible
dans les conditions actuelles, attentatoires à l’ordre de l'univers, et de la
Jui offrir sous la forme du plus grand développement possible de la volupté
d’âme.
»
Daniel Paul Schreber, Mémoires d'un névropathe, Ed. du Seuil, Paris, 1975, p. 230.
Les dessins de vèvè ont été réalisés par Christiane Beaudoin
introduction
I faudrait pouvoir contourner le texte et lui trouver
un dehors, une profondeur à sa surface. A la limite, violer
l'écriture. Rien de tel ne se donne
même
d'écrire.
Comment
à proximité de l’acte
retrouver
alors
l’espace
propre
du Vaudou ? L'écriture peut-elle à ce point trahir l’oralité ? La difficulté qui insiste là est en quelque sorte l’ouverture et la clôture de ce texte. Que l'écriture ne donne voix
à rien,
voilà
une
conclusion
qui ramène
nécessaire-
ment ici l'enquête philosophique sur le vaudou à son point de départ. Ce qu’indéfiniment manque l'écriture sur le vaudou c’est précisément cela qui s’y produit comme non « traçable », non « scriptible ». Il y a là quelque chose comme, non point une absence, ni même une présenceabsence, maïs bien un manque, quelque chose qui ne se donne pas plus à la représentation qu’à la présentation. De Moreau de St-Méry à Laennec Hurbon , le discours sur le vaudou est habité par le vouloir-dire, la parole, l'intention. Objet de l'écriture, du livre, le vaudou est toujours-déjà soumis à l'interprétation, repris dans la chaîne signifiante, sans pourtant pouvoir y être produit comme
l’isle
1. Moreau de
de ST-MÉRY,
Saint-Domingue,
colonies françaises Laennec HURBON, 1972.
Description de la partie française de
t. I, II,
Paris,
Société
de
et librairie Larose, 1958. Dieu dans le vaudou haïtien,
l’histoire
Payot,
des
Paris,
11
Le vaudou
présence. Aussi il est devenu urgent de tenter une quête de la « voix du vaudou », dans un mouvement de déchire. ment de l'écriture et de déconstruction de l’ordre même du
sene. Il s'agirait au plus près de ce texte de s’en prendre
au sérieux de toute écriture sur le vaudou dans l'espoir d'entre-voir quelque chose de l’ordre de la voix... du cri du
corps, de son halètement pulsionnel. Il faudra revenir sur ce concept de voix. Son fonction-
nement dans ce texte, le réseau de ses relations à d’autres qui seront ici produits en même temps, évoquent précisé-
ment ce qu’il faut indiquer comme vaudouesque. Toutefois il faut déjà soupçonner une expression telle que l’ordre de
Ja voix de véhiculer la contradiction où la voix elle-même
doit être étouffée. C’est dire qu'ici ce qui doit être produit comme voix, doit toujours d’avance être pensé comme non pris dans un ordre ou dans une dimension, dans la mesure
même où la dimension est la demeure (maison) du calcul et
de la mensuration. Pourtant il nous faudra bien faire réfé-
rence au calcul, dans la mesure même où il est le seul accés
possible au jeu.
|
C'est par rapport à l'écriture que le concept de voix est ici produit d’abord. En même temps ce n'est pas comme
un envers, ni comme un opposé. C’est à l’occasion de et pour Ja pensée de la « possession » que ce concept est pro-
duit. En effet la voix renvoie ici à ce que nous appelons en Haïti un loa. L'esprit (le loa) prend possession du corps de son fidèle et se manifeste par sa voix d’abord. Une autre voix alors, simplement la voix, habite le fidèle. Mais cette indication de départ est prise dans une écriture. Celle qui consiste en un certain découpage de l’espace de la pos-
session : l’ici et le fidèle, l’ailleurs et le loa, où n’est pas pensé le rapport de la voix nouvelle (car le possédé change de voix) au corps, qui est dit-on « monté par l'esprit », comme un cheval par son cavalier. La théorie de cet impensé du discours sur le vaudou est l’objet même qui est
produit dans ce texte, d’un bout à l’autre, (je dirais de
part en part), comme un objet insaisissable, fusant ici et
Jà à l'improviste, dans un jeu de dérision à l’écriture et au sens, Voire à l’histoire même, jeu dont ce texte est un cal-
cul. C’est dire qu'il y en a d’autres, et combien ! possibles. 12
Introduction
De calculer la voix comme
métaphore
du corps et
métonymie du rire ou du cri, ce texte en vient à tourner au-
tour du féminin, comme le vaudou lui-même et selon un rythme semblable. C’est de cet effet de vraisemblance que je m’autorise à écrire, là où il s’agit en fait d’oralité et de voix. Le semblant ici entre dans la danse du vaudou. épouse les contours de sa clandestinité, au moment mème où il la donne à la reconnaissance. Non pas que quelque pouvoir soit reconnu ici à l'écriture dans la maîtrise ou la domination souveraine de la voix, mais bien plutôt que
l'écriture elle-même, possédée, se mette à tourner sur si
ouvrant en son sein non pas quelque centre, mais un espace où la voix puisse être vue. Curieusement, seul en pointant ce rapport de la vision aux voix qui en commandent l’espace, l'écriture pouvait. me semble-t-il, trouver un point de plus faible nocivite dans son rapport à la voix. La vision n'est-elle pas en effet, toujours déjà, l’espace même où la voix venant au signe (le visible) s’aliène au sens, à l’intention, à la parole, à l’histoire, en un mot à l’horrible neutralité métaphysique.
—-
Ce vèvè est, parmi d’autres, l’acte même de « l’opération vaudouique. Il articule le passage, au-delà des limites culturelles, de l’errance libidinale, que l'écriture de l’histoire et le projet politique contraignent dans l'ordre établi.
première partie
l'écriture
Est-il possible
d’arracher
totalement
la pensée
du
vaudou à ce qu'y introduit de contrôle violent l'écriture à laquelle on la soumet ? Dans ce qui va suivre, dans cette première partie, 1l n’y a que la répétition de cette question sous quelques-unes de ses formes possibles. Autant dire qu’il ne s’agira que du parcours illimité des signes qui ravissent à lui-même notre désir d’en savoir plus quant au vaudou. Aussi faut-il interroger assez longuement ce rapport de ravissement entre l'écriture et le vaudou. Il faut tenter de s'évader de ce divertissement, de ce grand détour par l'interprétation qui maintient, entre le vaudou et nous, un écart pratiquement infranchissable. Ce qui est repéré ici comme écriture, c’est, avant tout,
l'occidentalité. C’est la métaphysique tout entière avec ses
présupposés et son projet de sens et sa fonction de soutien de l’histoire contre la vie. Il faut interroger cette écriture
dans sa nocivité de machine métaphysique, et dans toute la mesure même où cette machine métaphysique semble être la pièce la plus importante d’une entreprise théologique qui consiste en la substitution de l’ailleurs à l’ici, du signe à la vie, de l'idéologie au conflit, du savoir à la jouissance. Ce qu’il importe d’indiquer et dans le même temps de déjouer, c’est tout ce que transporte l'écriture d’implication et de projets métaphysiques, tout le lieu de ce transfert à l’objectif du discours théologique et toute la place
de ce discours dans l’occidentalité. C’est une critique de 19
Le vaudou
l'écriture qui
doit pointer
l'événement
de ce transport
Comment l'écriture est-elle le véhicule de l’entreprise occi. dentale? Voilà ce qui, dans son éclaircissement, peut per-
mettre la pensée de ce qui précisément est occulté par l'écriture. Tout ce que l'écriture reprend se trouve habité voire même, à la limite, gommé par ce qu'elle y importe. Quand il s’agit du vaudou ou de tout autre événement qui n’est pas d’abord représentation, ni même toujours présentable, la question de cette importation devient un préalable, Ce qui y est en jeu c’est la possibilité même d’un discours qui ne se contente pas de reproduire en miroir ou de maintenir ce qui est déjà sa propre importation.
Î. écriture et représentation
Notre notion de l'écriture à la fois avant et après la
critique idéologique, qui en rend possible la production
du concept, n’est pas indépendante de l’idée de représentation. Il faut saisir cette notion en quelque sorte en sa représentation pré-critique, là où elle est encore idéologique,
afin d'y souligner ce qui s'y maïntient et s’y reproduit
comme idéologie et comme problématique. Dans le champ de l’occidentalité, l'écriture représente. Elle est un système de signes graphiques servant à la conservation du discours. Dans un premier temps, en effet, l'écriture se présente et est pensée comme la reproduction du discours et sa conservation. Au niveau de ce qui peut être opposé à cette écriture, on noterait les chants,
les danses,
bref, tout un
les proverbes,
ensemble
relevant
les mythes,
les contes,
de l’ordre oral-auditif,
alors que l'écriture relève de la perception visuelle, au moins au premier abord.
Toutefois, l'opposition ici signalée n’est pas tout à fait exacte, car il y manque la nécessaire symétrie qui commande toute opposition. En effet ce que nous voulons mettre en évidence c’est le fait que l’écriture est représenta-
tion et par là conservation de la parole vive et du discours en général. Or les phénomènes d’oralité qui y sont opposés plus haut relèvent de la mémoire plutôt que de la conser-
21
Le vaudou
vation,
de l'événement
plutôt
que
de la représentation.
L'opposition invoquée ne se soutient que dans la mesure où elle mettrait en une symétrie négative la représentation
et l'événement d’une part, la mémoire et la conservation
d'autre part. Pour cela, il faut produire un concept de l'oralité qui échappe à l’expressivité et à toute réduction à la communicabilité. Ceci pose en tout cas pour l'écriture une limite idéolo-
gique qu’elle ne dépasse jamais tout à fait. Elle est repré-
l'expressisentation et reste tout entière dans le champ de le
reprise dans vité, du signe, toujours en danger d’être Elle est repréfait. gique qu’elle ne dépasse jamais tout à à SON lieu
rivée mouvement de l’herméneutique, en tout cas ppareil de répresd’origine : la métaphysique en tant qu’a | sion de la vie, dans l’entreprise théologique. e sout S€ iture Notre souci d'interroger ainsi l'écr Li
tout comme encore plus radicalement du fait que est une CIVI qui habite ses fantasmes, le vaudou
. canité hique qui représe tion du verbe. Il ignore le signe grap me l'areteE | et contrôle, qui constitue la vérité com tition Inde in que répé d’une lecture qui n’est elle-même propre qu de l'écriture. Le signe en effet a sa temporalité tion et i cula arti son désarticule le rythme du verbe. Il a en contrôlant a signifiance propres qui étouffent la voix
dit. Par Ja répétitie parole qui la porte. I] contrôle et inter vité, il est la même qui le constitue dans la représentati nt. négation du nouveau et du recommenceme
Représentation et conservation Refusant à l'écriture la fonction de mémoire culturelle, nous avons préféré y reconnaître plutôt celle de
conservation. Ce qui est à retenir ainsi c’est que la mé-
moire est dynamique.
La conservation, elle, est statique,
innocente et irresponsable. Ce qui est conservé se réemploie sans danger et sans modification du champ où il est réemployé. La mémoire fonctionne autrement. Elle répète 22
L'écriture
sa propre réserve mais en produisant l’adaptation, l’assimi-
lation de la nouveauté,
voire sa mémorisation.
De plus, avec le concept de conservation, il faut viser
le conservé. doit
Ici, il est de l’ordre idéologique. L'écriture
conserver
une
parole.
Et
cette
conservation
même
constitue cette parole en vérité. A la limite il y a lieu de
voir, dans ce passage même de la parole vive à la conser-
vation écrite, la constitution même d’une certaine problé-
matique de la vérité. Cette démarche de constitution d’une
vérité, par la conservation écrite de la parole, fait déjà partie de ce qu’il faut bien désigner comme une entreprise théologique. La conservation ne garantit pas seulement la constitution d’une vérité, elle garantit un ordre social. L’écrit
est une des références dernières de l’occidentalité en ce
qui concerne la légitimation de l’autorité et les règles de circulation et de distribution des pouvoirs. L’écrit fait loi
dans le conflit social. Il est la norme. Il relie à travers le temps le pouvoir présent à une origine qui, d'essence, échappe
l'écriture
au pouvoir comme
de l’homme.
trace
et
C’est le fait même
conservation,
qui
induit
de
cette
pensée d’une origine impossible à concevoir ou à saisir
en dehors du champ même de l'écriture. C’est en effet elle qui en conserve le récit. C’est encore elle qui le constitue,
ce récit, en vérité première, comme c’est elle qui donne
les possibilités et les règles de l'interprétation sans quoi cette vérité n’est pas manifestée. Dans ce sens, on ne voit pas très bien comment l’idée même de Dieu, en tant que
vérité dernière et origine impensable et se pensant, pourrait être possible en dehors du phénomène de l'écriture. Conservant,
comme
trace, peu
discours
présent
cette
importe
quoi,
d’ail-
leurs n'importe quoi, l'écriture est le lieu même de l'histoire occidentale. En effet c’est la conservation de la parole qui
offre
au
référence
passée,
dans
le
champ du langage, dont se soutient le sens. Ce renvoi de la trace à la trace, de l'écrit à la parole et à l'écrit, instaure ce lieu particulier où se constitue l’histoire, ce sens avec quoi l’homme politique noue l’événement pour l’empêcher de se perdre. L'écriture dans ce sens est l'instrument même de l’économie générale. Limitant l'expérience nue dans sa 23
Le
vaudou
dépense sans bord, elle y introduit la perte même où la vie se complaît infiniment, ce lien d’un événement à un autre,
d’une expérience à l’autre, qui nie l’inutile jeu de la vie, y induisant le calcul, le sérieux du sens, la suprématie de
l'histoire, la domination du savoir. Tel est l’impérialisme
du signe, à sa racine. Ce qui est transmis dans la conservation, ce n'est pas directement l'idéologie, mais bien plus subrepticement le support et les conditions de production de l'idéologie, je veux dire, une certaine problématique, qu'il faut chercher ll dans une critique déconstructrice de la représentation:
faut donc interroger la structure même de la représentation
OU dans ses implications idéologiques. La conservation, mieux la trace, commande en effet la représentation qui est comme un ordre particulier de la pensée. Ce conservé l'est en fait sous la forme de la trace, le see me du signe. Nous allons en rester d’abord aux mp
ble
du rapport de la trace à la représentation. En
de la pensée du signe, il faut tenter d'identifier qui peut rester intouché dans la critique dans
même où celle-ci reste dans la pensée du signe.
la
re
de
telles
de ire La pensée du vaudou peut-elle se distancer implications ? Le doit-elle ? Comment autrement pr PÉN n en relevertt dans le champ de l'écriture un objet qui er effet, il faut choisir, en tout Cas, cherc
d’abord ? En choix s’il existe. Produire
dans duire texte même
le concept
de
vaudou,
cest,
le champ du texte, faire advenir de l'oral, donc pre a un texte qui donnerait à entendre le vaudou. Un ne ferait-il pas alors éclater la clôture du livre, et au pas provoquer dans l'écriture un débordement qui
donnerait à voir au-delà de ses limites? Puisque Îles « loas » sont d’abord voix d’outre-criture, voire des voix
hors-écriture, il y a lieu que la textualité soit arrachée à ses
propres bords pour qu'y passe le vaudou. N'est-ce pas là un rêve impossible ? À y renoncer on ne le saurait jamais. Et cela suffit pour que ce texte continue jusqu’à son propre débordement.
Ce que l'écriture conserve risque bien d’être la « grosse VOIx » qui empêche d'entendre les loas, en bref
la conscience, donc et c’est-à-dire la culpabilité. 24
Cette
L'écriture
conservation fait partie de l'entreprise théologique relayée
à temps
par le droit bourgeois.
Le vaudou
n'a-t-il pas
toujours affaire avec la religion chrétienne et la « justice » bourgeoise ? C’est à croire que d'emblée il s'inscrit dans Je texte culturel comme clandestinité et que son destin y
est inévitablement le refoulement et éventuellement la répression. A s'interroger sur la structure de représentation où
la conservation se donne la machine de sa propre (re)production, on saisit mieux les importations que peut subir le vaudou quand il est repris dans l'écriture. Il faut donc se méfier de ce texte. Il réprime à sa façon, et encore, le vaudou. Mais dans ce mouvement y a-t-il place pour des
connotations qui aient effet de vérité. Quel régime imposer
à l'écriture pour qu’elle rende au jour ce que sa fonction même devrait la conduire à enténébrer? Il faut que la
traîtrise soit totale. Il faut mener jusqu’au bout, ici, la violence de l'écriture pour y donner voie à la connotation.
Aussi allons-nous nous interroger sur cette conservation du champ représentatif qu’est l'écriture. Cette interrogation est l’arme même de radicalisation de la violence pour tenter une vérité.
voie
d’accès
à la connotation
et aux
effets de
L’enjeu de l’écriture S'interroger sur l’enjeu de l'écriture fait partie pre-
nante d’un retour du vaudou
au sein même
de l’occiden-
talité qui rend possible, séant, cette interrogation. En effet dans la mesure où il faut se refuser à tout recours à l’origine
pour penser le vaudou, il apparaît en exclusion à l'écri-
ture. Il ne s’agit pas seulement d’opposer civilisation orale à culture écrite. Plus radicalement, il s’agit de poser comme venant du fond des campagnes haïtiennes, ce qui surgit comme un incontrôlable, irritant et angoissant, mg
Le
combien
subtilement
vaudou
attirant,
dans
les
interstices et les
bords d’une écriture qui reste blanche, là même où elle est reprise avec le plus de couleurs locales. Très
brièvement
d’abord,
il faut
se refuser
à faire
l’histoire du vaudou. Les conditions de son surgissement
au moment de la lutte armée pour l’indépendance de 179] à 1804 en font autre chose que le rapport à l'écriture qui
le surdétermine aujourd’hui. La tentative d’un voyage intérieur vers ceux qui furent des ancêtres et des aïeux, à vite ramené nos espérances à une cuisante inquiétude. Ce voyage à l’intérieur nous découvre des étrangers. Quoi que
dise l'idéologie officielle, qui finalement maintient l'idéo-
logie de classe, le recours à l’origine comme cause ne livre pas le sens de ce qui advient dans le vaudou. On ne peut
plus pourtant « passer » à travers le vaudou, à la manière
de Métraux et de L. Maximilien, comme si l’histoire n'avait pas eu lieu, qui nous rend étrangers à ceux à qui nous attribuons un rôle originaire. On ne peut plus davan-
tage écrire le vaudou, comme on célèbre un passé, comme
on fait retour à une origine, qui occulterait des difficultés,
des impuissances et des défaillances présentes. Toute l'histoire de l’écriture du vaudou serait à faire pour y déceler ce fonctionnement leurrant de l’origine qui tient la place d’exigences actuelles mais impossibles à réaliser. L'espace vaudouique c’est d’abord la « cérémonie vaudou ». Le fidèle voit son histoire se rythmer et prendre
sens d’une cérémonie à l’autre. Ce qui s’appelle ainsi « cé-
rémonie », d’un mot enlevé à l’écriture, est un ensemble de rites, où la danse, la musique, le geste, la parole, la bois-
son, le tambour, et tous les autres éléments symboliques,
se renvoient les uns aux autres, sans qu’on puisse détermi-
ner rien, ni les chants, ni les tambours, ni les rêves, ni les rites multiples comme déterminants. Un ensemble de si-
gnifiants culturels contrôle pour le groupe une quotidienneté innommable. La musique, les gestes, la danse, comme
le tambour ou les paroles et les chants rituels, disent ici ce qui, là, reste inoui. Un espace pluriel y rend possible une survie sur le mode d’un sursis. La mort, la maladie, l'exploitation socio-économique, l'impuissance politique,
la répression policière, morale et religieuse trouvent dans 26
L'écriture
le champ de ces pratiques symboliques un sens qui les rend
supportables. Comment rabattre sur la linéarité de l'écriture cet espace vital du possible sans, précisément dans ce rabattement même,
opérer un changement
radical, la répression
de l’espace vaudouique, dans sa trahison même par l’écriture ? Dans son essence même et dans son fonctionnement,
l'écriture est contrôle et répression du vocal, de l’espace de la voix. Sa linéarité n’est pas seulement trahison de l'espace éclaté des pratiques symboliques dont elle prétend rendre compte. Dans l’entreprise de la représentation comme dans le procès du récit, l'écriture est importation du projet métaphysique.
Cette importation violente se signe du fait que l’écri-
ture joue le jeu sérieux de représenter une parole de vérité. C'est aussi là que gîte la mystification. Le recours à l’origine se double d’une divinisation de l’origine. L'écriture représente la parole. Celle-ci de cette représentation se trouve constituée en vérité. L'identification se maintient par la suite, tout au long de l'écriture, de cette vérité à la divinité. Mais ce qui est produit par cette machinerie métaphysique c’est un arrière-fond d’absolu, légitimant la répression de la voix par l'écriture, l'empire du signe, l’im-
périalisme
du
signifiant.
L’entreprise
théologique
ainsi
montée avec l'écriture, comme fondement de la supériorité de l’intelligibilité sur le vivre et le devoir vivre, à la racine de l’herméneutique, comme de toute obsession d’un sens dernier, voilà qui me semble fondamental de l’occidenta-
lité, comme lieu de l'écriture où le texte fait pièce à toute
vie, où le vouloir-vivre se trouve toujours offert en holo-
causte sur l'autel de la logique et de la raison dialectique.
Or le vaudou c'est, précisément sur l'île d'Haïti, l’ef-
fort d’une échappée. Il faut suspecter toute référence à l’Afrique, comme au condomblé brésilien ou autres vaudous, d'effacer en catimini les conditions structurales de possibilités du vaudou haïtien.
De la même façon qu’il faut se refuser à faire une histoire du vaudou, précisément parce qu’elle serait seulement l’histoire d'Haïti, vue du côté des paysans, mais 27
Le vaudou
elle ne serait alors pas écrite ni dite par eux, de la même façon on se refusera à faire l’étude comparée des vaudous, parce qu'il faudrait faire l’étude comparée des conditions historiques et sociales de possibilités des vaudous dahoméen, haïtien ou brésilien.
Pour Haïti, il semble essentiel d’épingler une condition primordiale de possibilité de vaudou : son rapport à l’occidentalité. C’est ce que nous évoquons dans une reprise critique du concept d'écriture. Il y a en effet une colonisation du vaudou par lécriture qui est le mode même de sa répression. Le livre, voilà l'ennemi et celui-ci en tout premier lieu, s’il n’effectue pas son propre débordement.
Le livre et l’homicide
C'est dans le livre que l’occidentalité atteint la pointe de son travail de la pulsion de mort ’, dont l'instrument le plus élaboré est l’idée de Dieu, quels que soient ses noms de rechange, la civilisation, l’histoire, le parti, le bien commun, la loi, la raison, la logique, etc. Il s’y agite tou-
jours un pouvoir de tuer, quelle que soit la forme que prend la tuerie entre la guerre mondiale atomique et la violence absolue de la gentillesse souriante ou du consensus social. Quoi au juste ? Le livre c’est l'empire de la comptabilité et de la
vérité. L'écriture atteint là l'apogée de son pouvoir, mais aussi sans doute sa limite. Il se substitue ici à ce qui là est la parole ou/et la sagesse des anciens, et le bon plaisir des
1, Il s’agit ici de tout un travail de contrôle de la pulsion de
mort et de sa réduction à éros, la grande entreprise de la liaison sous le signe de l’unité, l’ordre et la mesure, de toutes les multiplicités pulsionnelles. Un tel travail ne va pas sans un retourne-
ment des intensités de la pulsion de mort dans l'agressivité la plus voyante et la plus innommable.
28
L'écriture
esprits, des dieux et de ceux qui leur sont proches. Le livre
par là est le soutien de l’autorité qu’il véhicule en tant que légitimation
de la violence (absolue) monopolisée, soit le
pouvoir, qui s’élabore et se tient dans le texte, sépare l’oralité du vaudou de la littérature occidentale. Et ce rapport d'opposition à l’occidentalité me semble caractéristique du « retour du vaudou » comme résistance propre du réel haïtien, distinguant nettement le vaudou haïtien des autres formes de vaudou, en particulier le vaudou dahoméen, le condomblé brésilien et toutes les formes éparses ici et là dans les Antilles noires et l'Amérique latine. S'y réfère aussi un certain resurgissement du vaudou à Montréal et à New York. Ce qu’un livre sur le vaudou introduit dans le vaudou, c’est tout l’enjeu du texte et de l’occidentalité. Il trahit ce dont il parle, il y introduit un autre régime du pouvoir, une
autre articulation du contrôle de la violence. Le livre fait
entrer par effraction dans le vaudou un certain rapport à la vérité et un rapport certain au capital ou au mode de production capitaliste par rapport auxquels le vaudou est en constante rupture. Aussi le livre est-il toujours plus ou moins, et plutôt plus que moins, le cheval de Troie du vaudou.
Le texte, en effet, est la constitution d’un ailleurs. Il
produit cet ailleurs comme maintenant monopolise
une vérité dont il est ici et
la violence. De signifier, il contrôle, pire, il le contrôle, imposant l’herméneutique, la re-
cherche d’un sens dernier qui livrerait au compte-gouttes
la vérité à la glose et à l’obéissance. Dans ce jeu même où il sépare les initiés des postulants, le texte distribue les
places avec le pouvoir. Il répartit et partitionne. Il devient le garant du discours, sa règle, voire son lieu de vérité. Une culture d’intellectuels et de technocrates se soutient de cette entreprise théologico-juridique, dans la mesure
même où la technologie, comme la police, se réfèrent à
une « écriture possibles.
» scientifique ou juridique qui les rend
Cette domination
du discours par le texte, si carac-
téristique de l’occidentalité et qui réduit le discours à peu
près toujours à être glose ou commentaire, élimine la plé-
29
Le vaudou
nitude de toute parole qui ne serait pas simple reprise subjective d’un texte. C’est cela, l'institution de l’obéissance. Il s’agit d'obtenir que toute parole subjective soit la reprise, le raffinement, le fignolement du texte. Rien ne peut être dit qui n’ait déjà reçu la marque du texte. La parole ne serait plus alors tentative et essai (du désir au travail) dans un corps, mais pur asservissement au texte, pure
obéissance du sujet. L’amabilité ainsi conférée au texte, est ce qui serait le plus nocif pour le désir qui l’investit. D'ailleurs au moment même où il nous faut cerner ainsi l'organisation de l’exclusion, ou de la mort du sujet par le texte, nous ne pouvons pas échapper à la question qui travaille déjà une telle analyse : la problématique même du
sujet d’un désir n'est-elle pas liée à la situation du texte en Occident ? Comme si le texte ne produisait le sujet que pour l’éliminer! Ou mieux, pour désamorcer la nocivité
de la pulsion. Ce cercle producteur de la mort fait même
l'objet d’un texte : Au-delà du principe de plaisir *. I faut 2. Sigmund
Freud,
Au-delà
du principe
du plaisir.
Un certain nombre de textes peuvent faire contrepoint ici ou là à cette analyse critique de l'écriture. Ce qui s’y élabore en
effet confirme assez tout notre pointage de l’ethnocentrisme et du
contretransfert
qui habitent toujours
l'écriture
du vaudou.
Ces
textes, pour n'y avoir pas eu recours, nous ne les citons pas, mais comment ne pas les indiquer, tant s’y laissent déjà entendre les déplacements et ruptures qui travaillent désormais irrémédiablement l'entreprise théologique, voix d'’outre-écriture qui déjà possèdent les corps morcclés par le capitalisme. Ce sont :
Jacques DERRIDA, La voix et le phénomène,
P.U.F., Paris, 1972.
— L'écriture et la différence, Seuil, Paris, 1967. — De la grammatologie, Ed. de Minuit, Paris, 1967. — La dissémination, Seuil, Paris, 1972, Pierre ROTTENBERG, Le livre partagé, Seuil. Julia KRISTEVA, La révolution du langage poétique, Seuil, Paris, 1974. Raymond JEAN, La poétique du désir, Seuil, Paris, 1974.
Philippe
SoLLers,
Georges
BATAILLE,
Points,
Minuit.
Seuil,
L'écriture
Paris,
La
1968.
part
et
l'expérience
maudite,
Coll.
des
limites,
Critique,
Pierre LÉGENDRE, L'amour du censeur, Seuil, Paris, 1974.
J.-F. LyoTaRD, Discours, figure, Klincksieck, Paris, 1971.
Tel Quel, Théorie d'ensemble, Seuil, Paris, 1968.
30
Ed.
coll. de
L'écriture
être presque reconnaissant à Freud d’avoir laissé échapper ça. Un tel travail est entrepris par ses disciples pour effacer ce texte qu’on peut y voir une raison suffisante de le maintenir. I] serait intéressant de voir par quels processus un écrit est institué en texte par tous les commentaires et toute la glose, les multiples discours de tous genres qui lui ouvrent une profondeur et un ailleurs et le constituent comme le gardien d’une vérité. Ce procès est celui d’une culture qui repose sur des textes qui disent la vérité, qui comptent ses méchants et qui séparent les meilleurs. Cet établissement d’un ordre de la vérité et de la comptabilité ne pouvait certes pas se passer d’un certain travail de la mort, la dépense ou la consommation sans limite de la subjectivité au profit de la vérité et de la comptabilité, voilà la forme que prend l’holocauste du vivre sur l’autel de la raison, le sacrifice de l’être au code,
de la vie au une culture vail du livre. les appareils
signe. C’est aussi le lieu du génocide, quand non occidentale se trouve prise dans le traOn y introduit la nocivité du texte avec tous de l’entreprise théologico-juridique de l’écri-
ture et de son idéologie de la représentation-communica-
tion. Il faut entendre évidemment, représentation-communication de la vérité, dont la circulation-distribution est le contrôle de la violence absolue. Ce que la violence du livre introduit est donc à définir. En effet il faut tenter ce retournement de l’ethnologie et de la psychanalyse qui laisse entrevoir ce qui y travaille toujours déjà comme occidentalité. Il y a là une chance de déborder le livre en le traversant ou peut-être aussi, c’est le pari de ce texte, d'ouvrir à l’objet, ici le vaudou, que le livre capture et captive, une fissure, une possibilité d’échappement, quelque chose comme une défaillance du livre. Il va donc s'agir de travailler la clôture du livre sur ses bords et à sa couture. Il faut fissurer cet espace où le texte
maîtrise
la culture,
délimite
le dire,
l'inouï, définit le visible avec le figurable,
le non-dit
et
jalonne et
trompe le travail du désir en le nourrissant d'objets illusoires.
Nous avons déjà noté comme
travail du texte que
l'écriture conserve et reproduit dans son lieu propre, le
31
Le
vaudou
livre : la vérité et la comptabilité,
il vaudrait peut-être
mieux dire le nombre. voire la mesure. Bref, c’est la mise
en place du calcul au lieu même d’une pluralité qu'il doit contrôler.
La vérité
Un rapport à la vérité voilà ce qui nest pas repérable dans la réalité du vaudou, avant qu’il n'y soit 1ntroduit par le livre. C’est au niveau du texte quand le vaudou est le matériau du travail d'écriture, qu'apparait une problématique de la vérité, de Dieu, de la morale. Il a fallu que le vaudou passe à l'écriture pour que des questions théologiques y soient « découvertes », sans que les auteurs soupçonnent l'importation culturelle | dont ils étaient les victimes. En effet, rares sont ceux qui échappent à la tentation de faire du vaudou une analyse religieuse,
nn voire même théologique. vérité la Le texte fonctionne de façon à produire comme l’autre, l’ailleurs qui répond ici et maintenant. L'écriture en représentant, détourne l'attention. Le lecteur devient un écouteur. Il écoute des voix. Il est référé à la parole de quelqu'un d’autre. Cet autre dont le texte institue l'autorité a un statut particulier en Occident. Dans le sil-
lage du texte, le livre fait autorité. Et celui qui écrit prend un pouvoir et constitue son opinion en parole sacrée.
D'autres feront référence
à lui et dans un
concours
de
textes et de références, il sera reconnu. Mais ce jeu de Ia
reconnaissance constitue un lieu pour la vérité, institue et
maintient un statut de l’intelligibilité. Ce jeu de l'écriture qui crée des castes et des factions, nous informe
sur une
fonction particulière du texte : constituer la vérité en un lieu de pouvoir. C’est proprement la production d’un ailleurs où à chaque sujet est proposé un idéal à aimer. Cette figure de la vérité, qui hier encore jouait sur le mode du spirituel et du mystique et aujourd’hui sur celui du scientifique (et pas seulement dans les sciences humaines) 32
L'écriture
a, ici et là, le même
fonctionnement
religieux. Un
autre
monde que celui de la pratique effective est constitué par l'écriture et qui devient un univers de référence, le critère à partir de quoi la pratique est jugée, jaugée, figée, fixée. Hier c'était Dieu,
aujourd’hui
fique mais c’est toujours demeure
et fonctionne
c’est la rationalité scienti-
la même
dans
idée de la vérité qui
cette constitution
d’un autre,
d’un ailleurs, qui règle l’investissement du présent. On dira certes que les sociétés sans écriture produisent aussi cet ailleurs. Mais sous quel mode ? Et puis, est-ce le même ailleurs mytho-logique? Et pourquoi en faire un « ailleurs » ? Ou ne réduit-on pas à l’entreprise
théologico-juridique de l'Occident ce que ces sociétés produisent comme différence, si elles en produisent ? La différence, tel est ce qui est ici visé : l’écart qu’introduit l’écri-
ture dans le monde occidental, et qu’elle importe dans l'analyse d’une société comme la société haïtienne ou la société inuit, ou toute autre, où l’écriture n’a pas de fonc-
tion culturelle dominante. Le texte est, en effet, le lieu où la vérité se trouve en Occident. D’autres civilisations ont pu constituer les mythes et/ou les discours d’une classe d'âge comme lieu de référence en ce qui concerne la vérité. Mais l'Occident se réfère à ses textes fondamentaux. Tout se passe comme si la culture ne se soutenait que de ces textes. Aussi l’anthropologue face aux autres cultures est allé à la recherche des textes. Il en a constitué. Il a repéré et produit le mythe, ce
discours qui fonctionne comme
un texte. Mais, face au
vaudou, il est démuni. Le vaudou n'offre aucune prise à ce genre d'entreprise. Mais il n’y a pas que cela. Si
le
texte
est
central
dans
la
culture
occidentale,
c’est que, en tant que lieu de la vérité, il y a un fonctionnement politique. Il est l’appareil de production du mythe
du pouvoir et de l'amour. En fait, la vérité n'est que la
garantie illusoire d’un tel mythe, Dieu étant le nom
sous
lequel elle a le mieux résisté aux assauts de l’histoire, 1l
faudrait plutôt dire des histoires. Le texte occidental fonde le véridique mais en ayant
un fonctionnement
juridique.
Le texte indique le droit.
C’est sans doute en cela qu’il doit être le lieu même de la
33
Le vaudou
vérité ou encore qu'il doit constituer la vérité comme le lieu du droit. Ici, toute l’entreprise théologique et sa machinerie métaphysique découvre leur non-dit, et tout ce que, sans cesse, elles occultent : être au service du Droit
et légitimer le pouvoir. Or, le pouvoir est toujours fan-
tasme en tant que Toute-Puissance, c’est-à-dire le monopole de la violence, donc Pouvoir absolu. Pourtant, c’est la vérité qui paraît dans le texte comme l’objet ultime
offert au désir. Précisément cette volonté d’aimer l’homme, d'offrir au désir le plus aimable des objets de satisfaction, voilà qui était et qui reste soupçonnable et qui commence à peine à devenir incroyable. Le désir n’a que faire des objets et des satisfactions qu’on lui offre. Toute aide est ici déjà répression. Le désir n’est pas un pays sous-déve-
loppé. Cette parade montée avec la vérité cache bien le
jeu du texte, d’insinuer le droit en faisant montre d'amour.
Rapidement,
il faut épingler ici au passage
ce jeu de
l'amour dans le montage du texte en Occident. Il méritera
ailleurs analyse pour tout ce qu’il permet de colonisation
et de récupération
de cultures
hors-texte.
Bien
sûr, il ne
s’agit pas de la simple figure d’un Dieu personnel, toutpuissant et tout aimable. Comme si la Toute-Puissance, ou un pouvoir absolu, pouvait être aimable ! Mais plus profondément, il faut viser tout ce qu’une telle figure, surtout laïcisée, peut encore commander de référence subtile et de croyances infantilisantes. En ce sens le texte met tou-
jours en scène une Parole sacrée, dont, pour nous la caractéristique est d’être anhistorique, de n’avoir jamais été tenue par personne. C’est d’ailleurs en cela qu’elle est parole de Dieu. A Ia limite il nous faut affirmer que le texte est toujours biblique. I] est toujours la mise en scène d’une parole révélante, qu’il s'agisse du Veda, de l’Acte d’Amérique du Nord, du Code pénal, ou de la Constitution de la V° République française, nous sommes toujours face à un jeu de l'écriture qui doit produire une Parole Sacrée. Il y à toujours la référence imaginaire à un Enonciateur, qu’il s'agisse d’un dieu, d’un être sur-humain, d’un homme
supérieur, d’un groupe ancestral, d’une classe dominante ou hégémonique, ou du « peuple » ou de la « raison » démocratique. Quelque part, est repérée et cachée, par 34
L'écriture
l'écrit, une toute-puissance aimante et édictrice de la loi en tant que règle du bonheur, donc de la VÉRITÉ. Aussi le texte permet-il et commande-t-1l la cohésion,
en instituant l’obéissance et l’amour. Les nationalités occidentales, laïcisation des Eglises, en vivent encore. Aussi
sont-elles toutes religieuses de part en part. Par le même
mouvement,
le texte définissant le bien, le droit, désigne,
même sans le dire, l’hérétique, le traître, l’ennemi, le sau-
vage, le non-civilisé, en même
temps que la fausseté, l’er-
reur, la folie. Il institue le nous et les autres, le dedans et
le dehors,
la communauté
effet,
est
et l'étranger,
la police
et Îa
guerre en même temps qu'il établit le monopole de la vérité et de la violence. La fonction centrale du texte dans les cultures occidentales laisse ainsi deviner l’inoui : le discours juridique, instrument d’une hégémonie politique, domine l'écriture jusqu’aux limites de la poésie, interdisant toute échappée en dehors du texte, clôturant toujours déjà le désir dans l’ouverture même où il le leurre. Il jouit de tout le prestige de la rationalité technocratique et de la police des sciences dites humaines, habitées par toutes les subtilités théo-logico-juridiques d’un savoir, toujours et irrémédiablement médiéval. Il faut noter au passage, pour son importance politique, le processus par lequel le texte constitue la vérité dans le livre, comme l’énonciation d’une Parole divine, en tout cas sacrée. La linéarisation, par l'écriture de l’espace éclaté du réel, est en soi une immobilisation de la temporalité plurielle en jeu dans la réalité représentée. Ceci, à supposer que l'écriture rapporte l'événement. Mais l’écriture pure, elle, n'échappe pas davantage à ce constat. En elle
toujours
écriture
détachée,
isolée
de
ses
conditions socio-économiques et politico-historiques de possibilités. Ce détachement, voilà ce qui se pose l'écriture-représentation, comme l'écriture pure marque, comme lieu propre, avec ses lois propres internes, de fonctionnement. Et c’est précisément cette logique interne de l’écri-
ture isolée de l’histoire, qui l’a rendue possible, qui loge
le mythe d’une référence absolue : la vérité. Celle-ci en effet est produite par l'appareil métaphysique comme la règle de l'écriture détachée de l’histoire, et la condition
35
Le vaudou
absolue de possibilité de ce détachement même. Des concepts traditionnellement inattaquables et inexpugnables ont désigné ce mécanisme et son lieu : la raison, l'esprit, voire Dieu, les pensées divines, etc.
Ce détachement —
l’absolu —
dans son statut théo-logico-juridique,
pose ainsi la vérité à la manière d’une
extériorité interne à toute réalité, depuis le texte autour de
quoi s’enroule la culture jusqu’au minéral qui y trouve sa structure, son essence et sa possibilité même d’être là. Cette
universalité même du logique dont le texte témoigne quel lieu est le livre, reste toujours identique en Occident à la pensée du Tout-Puissant. La logique est l’arme même du pouvoir dans son entreprise de contrôle et de répression du désir par tous les moyens, depuis le génocide jusqu’à
l’obéissance et l'amour. Toute cette entreprise théo-logico-
juridique ne saurait être sous-estimée dans l’appareillage métaphysique qui hante les souterrains des méthodes et
procédures
scientifiques
des
sciences
humaines,
quand
elles se donnent, pour objet à digérer, un segment culturel qui échappe à l'écriture dans ses conditions mêmes d’exis-
tence. Combien c’est le cas du vaudou !
La subjectivité, ou une certaine problématique du désir Il s'agirait ici en gros du refoulement de la pluralité
sans bords ni centre, en vue de la constitution d’une iden-
tification subjective individuelle et individualisante. Ce processus de subjectivation ne s'opère pas à travers le travail du texte dans la culture sans un mécanisme d'identification individuelle qui est le masque sous lequel s’avance l’ignoble (ig-noble) : la désignation d’un coupable. Pouvoir désigner le coupable, le traître, le pécheur, l’hérétique, est un des effets du texte qui fonctionne de
36
L'écriture façon à instituer le bien, c’est-à-dire l’amour de la loi et de
la vérité comme condition absolue du bonheur. Aussi la notion occidentale du sujet et de la personne est, dès le départ, marquée par le rapport individu-société comme la limite où elle doit être maintenue et au-delà et en deça de laquelle aucune désignation ni condamnation n’est rationnellement ni légalement possible. Là sous le couvert de la production d’un sujet de droits et de devoirs, ce qui est ainsi identifié dans les sociétés nationalistes occidentales n’est rien d’autre qu’un masque. Ce qui est caché, ce dont il est question est ailleurs, dans l’entreprise globale du procès théo-logico-juridique : contrôler et réprimer le désir en produisant un autre concept. Qui dit, ici, concept dit traitement spécifique et praticopratique
du
désir
nocivité
sociale.
dans
le champ
du
social,
visant
à le
contourner, le détourner et l’épuiser dans des formes répressives et annihilantes jusqu’à lui faire perdre toute sa Bref,
prévenir
l’histoire
en
court-circui-
tant l’étrangeté de la pulsion au lieu même de ses conditions de possibilité. Il nous faut préciser ce procès dans la mesure où il nous paraît mettre en place des lieux de ruptures infranchissables et irrécupérables entre le vaudou et l’occidentalité. Le procès de subjectivation est historiquement et idéologiquement un des obstacles majeurs à la compréhension de ce qui a lieu dans le vaudou, plus spécifiquement en ce qui concerne l'initiation du vaudouisant et la crise de possession en tant que phénomène central du vaudou. Mais sur ce point nous ne pouvons oublier qu’avec le vaudou c’est le centre même de l’haïtienneté que nous désignons. Aussi le procès de subjectivation avec ses conditions de possibilité et ses séquelles nous paraît être le lieu même de la récupération religieuse et de la coloni-
sation culturelle du peuple haïtien. Il faut suivre ce procès dans son établissement d'un trait fondamental de l'occidentalité : la production de la personne. On a souvent noté le rapport du terme personne au masque
que
porte
l’acteur
de
théâtre
grec,
genre
de
porte-voix qui réduisait ledit acteur à prêter sa voix au texte. L’allusion est plaisante pour ce qu’elle indique de 37
Le vaudou
rapport entre la notion de personne
et le texte culturel
qui lui dicte, avec sa place, son statut, ses rôles, sa vérité
et ses croyances.
Le texte, nous l’avons suggéré,
fondait un au-delà,
autre monde, lieu de la vérité. Mais la vérité ainsi promuc comme un ailleurs devient la règle. C’est par rapport à
elle que doit se constituer le sujet comme sujet du savoir. Savoir la vérité constitue un objectif ultime. Cela se
poursuit,
non
seulement
à une
époque
où
le texte n'est
accessible qu’aux initiés ou encore à une caste de prêtres
ou plus tard de clercs, puis à certaines classes ou factions de classes sociales, mais alors même que le livre perd sa sacralité pour mettre le savoir à la portée de quiconque « sait » lire. Mais
alors, ce qui est contrôlé,
c’est cette
« mise à la portée ». De celui qui sait à celui qui lit, le
chemin
que parcourt la vérité est contrôlé
d’un bout à
l'autre. Il est le même pour tous. Il est le seul accès pour chacun au statut de personne. Ce qui est ainsi mis en place et le plus strictement contrôlé,
c’est une
« raison
». Sous
le couvert
d'établir
un rapport entre la personne et la vérité, ce qui est mis
en jeu est à la fois la rationalité et son modèle
en tant
qu'idéal absolu. Un ordre de raisons et de la Raison est institué avec toutes les étapes et les modalités de l’accès à la vérité. La définition de l’être humain s’y produit comme animal raisonnable avec cet accent définitif du raisonnable qui réduit à l’animalité, c’est-à-dire à la culpabilité et à l’exclusion tout ce qui ne s’y plie pas. Dans le déroulement de ce procès souterrain et historique, il est impossible de séparer les enjeux économico-politiques, les peurs religieuses et les ambitions culturelles. L’animalité est commune aux groupes dominés politiquement et économiquement, aux pécheurs et aux hérétiques et enfin aux incultes et tous les sous-développés et laisséspour-compte en marge d’une formation sociale historique. La rationalité est à la fois l'apanage des autres et la raison de leur « succès historique ». Evidemment, la force ne peut primer la raison. Au contraire c'est celle-ci qui est multiplicatrice de la force. Dieu récompense ceux
qui lui sont fidèles. Bien sûr! 38
L'écriture
Mais ce procès historique qui produit la raison bour-
geoise, c’est-à-dire une certaine position du désir dans les
rapports
de
forces
dont
s’alimentent
tous
les conflits
sociaux, ce procès de la raison dominante culmine dans l'établissement du sujet raisonnable. Sans cette production
idéale du sujet du savoir, en tant que conscience indivi-
duelle et raisonnable, ce procès de la raison dominante ne peut ni se maintenir ni se reproduire. L’œdipianisation de la reproduction génitale (famille) et sociale (éducation) n'est qu'un des appareils de cette entreprise. Il ne s’agit
pas ici de faire de la production de la rationalité bour-
geoise dominante, l’entreprise centrale de la formation sociale capitaliste. Simplement, il est question de saisir que les transformations sociales historiques introduites dans les passages d’un mode de production à un autre ne
laissent pas intouché le mode d’appréhension de la réalité
et de production des instruments conceptuels pour la transformer. Mais ces transformations opèrent sur une matière première que nous avons indiquée comme la production d’un ailleurs de la vérité par le fonctionnement du livre et de
textes
manipulés
par
des
castes,
des
factions
ou
des
groupes sociaux historiquement dominants. À notre connaissance la réalisation historique du passage au socialisme, du moins dans les cas connus, n'offre pas l’infirma-
tion de cette analyse. Il nous faut repérer
la subjectivation
dans
un
tel
procès historique. Pour cela 1l faudrait suivre à la lettre de ses avatars le concept d'intelligence. De lumière divine, il est devenu faculté d'adaptation à une situation complexe en passant par toutes les étapes intermédiaires,
selon les transformations historiques que lui imposaient les conjonctures épistémologiques et les conditions de possibilité de sa production. Mais, ce qui nous intéresse,
c’est
que,
conscience
progressivement,
il est devenu
le centre
de
la
individuelle. Ceci, pour nous, évoque et veut
dire qu’à travers les différentes formations historiques qui l'ont transformé, ce concept en vient à indiquer qu'aujour-
d’hui chaque individu est assujetti à une vérité établie, qui, en tant que règle et système de valeurs, doit faire loi
pour sa conscience. Etre conscient, c’est être responsable.
39
Le vaudou
La vérité ne garantit pas seulement l’ordre établi, elle promet aussi le bonheur individuel. Une telle situation fait de l'intelligence une police intérieure, et, dès lors, qui dit vérité, dit jugement et condamnation. et qui dit cons-
cience dit culpabilité et auto-punition.
Elle contribue à
mettre le sujet dans un rapport persécutif par rapport à la vérité. Elle est le Juge. Son rapport à la castration est immédiat. Son verdict ou son diktat est le visage même non point de l’interdit mais bien de la répression.
L’individualité : le sujet du droit nationaliste Mais il nous faut distinguer le procès de subjectivation de ce qui a lieu conjointement en tant que procès
d’individualisation. Les transformations opérées dans les rapports sociaux et dans l’exploitation de la force de tra-
vail par le mode de production capitaliste ont conduit à une individualisation effective qui a totalement modifié le référent du concept de personne. Il y a là un processus à ne pas sous-estimer puisqu'il va orienter complètement
l’idée d’un sujet de droit et de devoir, d’un citoyen en tant que propriétaire, dans les formations sociales nationalistes en Occident. Il y a là une indication précieuse pour le recentrage du concept de personne individuelle,
citoyen sujet du (au) droit nationaliste bourgeoïs. L’assujettissement ici a une origine matérielle dans la conjoncture historique où l’avancée du mode de production capitaliste trouve son occasion. Quand nous parlons de subjectivation nous ne parlons pas de procès, même
s’il
est essentiel] à la compréhension de ce que nous voulons dire. La production de ce sujet du droit nationaliste bourgeois que nous désignerons volontiers en tant qu’individu, relève de ce qui au miroir de la conscience coupable fonctionne comme l'illusion du moi. C’est en quelque sorte le « moi-je » de la conscience moderne aux prises avec les 40
L'écriture
normes et modèles du droit nationaliste bourgeois et de la culture des mass media. Ce qui y est en question, c’est
fondamentalement la conscience, c’est-à-dire la culpabi-
lisation du moi moderne en position paranoïde par rap-
port à l'argent ou/et aussi bien aux valeurs-vérités des mass media. Bref, le concept d’un tel procès a à voir
avec ce que la psychanalyse avance par ailleurs au sujet
de la formation du moi, ceci avec réserve, bien sûr. En effet, dans le processus d’identification que la formation
sociale historique impose à la subjectivité pour la réduire à la représentation de son individualité biologique et sociale, le moi que la psychanalyse discerne, a la fonction
centrale d'organiser l’investissement libidinal (narcissique)
de l’image de soi. En tout cas, il nous faut signaler, pour en finir avec cette précision quant à l’individualisation de la subjectivité dans le procès historique du mode de producton capitaliste, qu’il s’agit d’une capture et d’un détournement de la subjectivité, qui s’y trouve niée et forclose dans sa dimension de pluralité pulsionnelle. Elle n'est plus à produire historiquement, elle est déjà là, dans le moule et face au miroir. Il faut marquer ici quelques traits, essentiels pour notre propos, de la fonction de ce « moi-je », sujet individuel du droit nationaliste bourgeois. Il s’y agit pour l'individu, issu des nouveaux rapports sociaux produits par l'exploitation de la force de travail, de s'identifier à des modèles
sociaux, moraux,
culturels et esthétiques ou reli-
gieux, produits par la nouvelle formation sociale historique. Le même processus socio-économique et politique
qui isole l’individu de son groupe clanique, familial-villa-
geois, pour en faire un ouvrier, un salarié, bref pour le réduire à l’autonomie individuelle de sa force de travail, ce
même processus crée historiquement les modèles idéologiques d'identification subjective, qui lui permettent de se maintenir et de se reproduire en tant que citoyen, père de
famille salarié, syndiqué, honnête travailleur, bon duvalié-
riste, bon communiste, bon chrétien, etc. L’éclatement du
groupe tribal ou clanique ou familial est improductif dans la nouvelle formation sociale sans ce relais idéologique du
moi, se constituant par identification aux modèles qui en 41
Le vaudou
assurent la reproduction. Nous savons à quel point dans un tel processus d’individualisation, la généralisation feintée de la propriété privée a servi de soubassement matériel à la promotion de cette idéologie individualiste-subjectiviste. Le modèle bourgeois du propriétaire privé avait sa racine dans l'avènement des nouveaux rapports sociaux instaurés par la formation sociale historique en cours. Il y avait là certes un contrôle des rapports sociaux à travers le contrôle politique des rapports de production, mais c'était à la fois et en même temps la promotion d’un nouvel espace de détournement du désir et de toute Ia production désirante. Ceci est important à poser, si l’on ne veut pas projeter dans l’analyse du vaudou ce par rapport à quoi les pratiques de l'initiation et de la possession sont soit en opposition radicale, soit une fuite dé-
sespérée, mais, en tout cas, et, de toute façon, une possibilité de rupture destructrice, sinon révolutionnaire à
la limite. Mais il faut y aider. En effet, c’est le moi, en tant qu’image du sujet du droit nationaliste, qui est constitué comme objet d’investissement pour le désir, par toute la machinerie publicitaire que la société capitaliste tend à substituer aux philosophies et aux théologies des classes dominantes du passé. Le narcissisme qui s'ensuit, drainant tout l'investissement libidinal sur un produit de la machinerie idéologique de la culture dominante, n’est pourtant pas au profit du sujet. Ce détournement de la libido par les modèlesvérités publicitaires est strictement organisé en vue d’une augmentation du taux de profit. Tout l'univers audiovisuel qui pourrait être opposé à la machinerie de l’écri-
ture et par où on serait tenté de chercher un lieu de rapport avec l’espace vaudouique est donc déjà possédé de part en part par le mode de production qui l’a rendu pos-
sible. D'ailleurs cet espace de l'œil et de l’oreille est tout
entier produit à partir de l'écriture. Il est habité par le livre et toujours déjà travaillé par les textes. Malgré
Brecht, Artaud,
l’espace du théâtre occidental
demeure
prisonnier du masque grec, toujours enchaîné au scénario, hanté par l'écriture et arrive à peine à se laisser traverser par la possession. 42
L'écriture
Le processus de la subjectivation Le procès de la subjectivité s’est accompli, nous semble-t-il en Occident sous l’empire du livre. Il résulte
du
travail
que
nous
des
textes.
Ici, il faut référer
au livre comme
lieu du signifiant, cet autre lieu qui est celui de la vérité, n’entendons
nullement
confondre
avec
ce que
Freud repère comme une autre scène. Il s’agit au contraire du ciel même de l’idéalisme. Nous l’avons déjà indiqué plus haut. C’est à partir de la constitution d’un tel lieu, dont témoigne le livre, que le travail du texte dans les
cultures
de
lécriture,
principalement
en
Occident,
va
s’élaborer. Ce qui est produit alors sur le mode de la fable, c'est-à-dire d’un discours sans racine dans l’histoire qui se fait, tend à devenir le garant de l’histoire qu’on raconte. Une fiction grandissante vient doubler de son espace propre les luttes effectives et les rapports de forces qui constituent les sociétés. La fabulation ainsi promue en vérité par le fonctionnement même de textes, sans rapport conjoncturel avec les vérités qu’ils entendent garantir et éclairer, voilà au nom de quoi la production désirante, la jouissance et la démesure qui marquent toute subjectivité, étaient et sont encore
sacrifiées.
Ainsi parallèlement au procès historique qui ramènerait à l’individualité du sujet du droit nationaliste tout l'investissement de la production désirante, le travail de l'écriture, le fonctionnement historico-culturel du texte ramenaient cette production de désir à la subjectivité bourgeoise d’un « désir » individuel immolé sur l’autel de la vérité-fiction. Qu'’est-ce à dire ? D’abord les deux mouvements sont concomitants. Pas l’un sans l’autre. Ramené à l’individualité du sujet du droit bourgeois, le désir perdait sa multiplicité pulsionnelle. Ce n'était plus cette pluralité sans bords ni centre, ce peuple de pulsions sans
objets ni barrière. C'était et c’est un sujet désirant, un
43
Le vaudou
citoyen désirant. Un sujet en rapport à un autre et en quête d’un objet. La multiplicité même de la production désirante se trouve ramenée, niée, jugulée, dans ce qui se fait jour dans la psychanalyse comme un désir voué inévitablement à la castration, au manque de son objet. Précisément l’espace même qui est déterminé à la production de l’inconscient n'étant plus que l’espace idéologique de l’individualité nationaliste, et le seul objet à proximité de dévoration dans un tel espace, n'étant que l'illusion narcissique du moi paranoïaque persécuté par le capital, garant de la reconnaissance sociale, et par la raison, garant de la vérité-santé, la pluralité pulsionnelle perd sa nocivité sociale et la production du réel d’une subjectivité sans repères disparaît avec la subversion de l’histoire. De
fait, chaque
individu,
affronté
incessamment
à
la preuve à faire de sa propre valeur (économique) et de sa propre santé, doit s'imposer l'épreuve de la confrontation au texte. Le Phallus est au bout du savoir sur la vérité. Cette épreuve, sans cesse, le regard des autres l'y ramène. Il doit toujours rendre compte. Et la vérité par rapport à quoi il a à rendre compte est précisément la fable. L'univers de fiction produit par le texte et que le livre garde comme idéal habite sous diverses formes la culture et ses modèles. Ce qui a nom « système de va-
leurs » ou « échelle de valeurs » et qui est posé en normes, est soutenu par toute élaboration idéologique, légitimé, justifié, prouvé, argumenté après coup, par toute cette affabulation qu’il faut bien appeler par son nom : le travail du texte. Cette production de fictions-vérités constitue à la limite tout un ensemble signifiant marquant la production désirante, la détournant de sa dépense et de ses investissements
propres,
pour
la coder,
la surcoder,
la branchant en quelque sorte sur les moulins à vent du moi bourgeois. Ce qu'il est important ici de marquer est double. D'une part la production plurielle des formations de l'inconscient
se trouve
embrigadée
dans
l’affrontement
sacrificiel du moi, de l’individualité bourgeoise aux prises avec la fable-vérité que produit le travail du texte. Elle sert donc à alimenter l’immolation artificielle de cette
44
L'écriture individualité
sur
l’autel
de
la raison
(rationalité
écono-
mique et politique). D’autre part, la production désirante est détournée de tout investissement social où elle pourrait avoir une fonction de rupture révolutionnaire et de transformation historique radicale et sans retour. Aïnsi ramenée au rapport d’un désir à un objet dans la problématique de l’individualité bourgeoise et détournée de toute efficacité socio-politique historique, la production désirante se trouve contrôlée et peut faire l’objet innocent de la cure psychanalytique et des entreprises de « remise en marche » psychiatrique. Là sont l’efficace et le procès même de la subjectivation. Ce qui est ainsi ramené à une unité sacrificielle et castratrice et détourné de son impact socio-historique, c'est ce qui a libre cours dans une cérémonie vaudouesque. C’est la dépense collective et la consommation contrôlée d’une multiplicité pulsionnelle, sans bords ni
centre,
investissant
l’économique,
le
social,
le
sexuel,
l'esthétique, etc. L’initiation y prendra le trait d’un démontage brutal et contrôlé de tout le procès de subjectivation organisé par le travail du texte. Précisément en l'absence du livre, le vaudou ne disposant pas de mythe, ces discours qui fonctionnent comme des textes, pouvait faire l’économie d’une certaine fabulation et promouvoir la subjectivité comme un ordre pulsionnel traversant les individualités biologiques sans s’y réduire, mais les faisant éclater dans la crise de possession.
— Ogou,
c’est le souffle
rière. Il met
même
de la violence
en branle la démesure
guer-
des multiplicités
tribales, sous tous les symboles de fer ou de feu où la confrérie capte et nombre cette figure de mort qui signe l'illimité des dépenses pulsionnelles. Sous tous les éclats flamboyants, irritants, angoissants de la violence, de l'agressivité, la figure d’ogou « dit » cette mort qui travaille l’écriture et qui est la vie même de la pulsion.
2. un temps
morcelé
pour une autre histoire
Et puis, il y eut l’histoire, cette surabondance d’écri-
ture (blanche), où nous devions perdre à tout jamais nos vaudous. Même si rapidement, il faut suivre cette autre histoire, celle d’une
perte, où le vaudou
se constitue comme
subjectivité haïtienne, de ne pas pouvoir se retrouver dans cet empire du signe, où 1l fit naufrage dans la surabon-
dance du trait. Ici, comme
partout ailleurs dans l’occi-
dent de l'écriture, l’historien nous séduisit au jeu d’une vérité sur le cadavre du passé. L’esclavage, le marronage, la guerre de l’Indépendance à la fin du xvur° siècle, l’in-
dépendance
à l’orée du xix° siècle, demi-siècle nocturne,
lieu d’une rupture historique, voilà l’origine impossible avec laquelle sans cesse l'écriture de l’histoire nous remet en rapport. Une question fantastique, un « Qu'est-ce qui s’est passé ? », habite un montage de savoir, réminiscence classique et déjà encore domination culturelle de classe. La légende, le « ce qu’il faut lire » va s'organiser pendant
un siècle d'écriture pour nous construire un « ce qu’il faut
savoir
riques ment
» (croire ?). Des
». La
faits d’abord.
reconstitution
parcourue
Des
faits
« histo-
de nos origines est secrète-
et, qui sait ? commandée
par une
idéo-
49
Le vaudou
logie, une philosophie, un discours de classe, identifiant, dès le départ, l’histoire des masses populaires paysannes, « superstitieuses », « ignorantes », à celle de quelques leaders de classes. Il fallait que l'écriture de l’histoire fit de nous une nation. Il importait d’entrer dans le concept des nations. Même si toutes nous refusaient. Ce qui était le cas. Il fallait faire peau blanche. Mais au prix de quelles exclusions ! A croire que les « héros de l’indépendance » étaient tous sortis d’une certaine intelligentsia, ou bien encore, d'une certaine élite sociale, brossée
à la française.
Ces
esclaves d’hier ! Ce qui est occulté ainsi, c’est le fait même de la révolution, ce raz-de-marée de tribalités pulsionnelles dévastant le sol économique et culturel où des classes hégémoniques avaient fait le lit de leur domination. L’occul-
tation du vaudou et, du coup, son origine comme structure clandestine accompagnaient ce refoulement stratégique.
C'est pourtant dans cette écriture de l’historien, dans cette organisation idéologique des classes dominantes (des
cultures dominantes) qu’il nous faut partir à la recherche d’une autre histoire. Cette histoire méconnue, a réapparu dans les confréries vaudouesques, les hounforts, et les restes qui nous parviennent de la course sans fin ni but des « raras » ct des sociétés secrètes de sorciers. Bref, sans détour, direct, ignorant les faits les plus
élémentaires, avec cette incompétence qui brise le statut même des méthodes et des procédures scientifiques avec lesquelles des groupes
se « séparent
» de la masse,
ce
discours souterrain nous ramène brutalement à ceci. Des chefs de groupes de marrons étaient de grands houngan ”. Montés par les loas* qui s’exprimaient par eux, ils décidèrent le départ des colons français, la fin de l'esclavage et l'indépendance d'Haïti. La raison ? Très simplement, les colons empêchaient toute liberté d’existence des confréries et détournaient par l'esclavage économique, social et culturel, les noirs de tout rapport avec les loas. Au cours 1. Grand initié du vaudou. 2. Esprits vaudoucsques.
50
L'écriture
de cette guerre sans merci, qui dura plus de vingt ans, les
grands chefs Dessalines, Capois, Christophe, etc., étaient
devenus invincibles. Montés par les loas ils étaient immortels au combat. Ils affrontaient sans crainte les balles et les canons des Français, pendant que tombaient à leur côté, ceux de leurs officiers ou soldats qui n'étaient pas en crise de possession. Ce fut donc un combat géant entre
les loas et les soldats de Napoléon
beau.
La
victoire
était inévitable.
dirigés par Rocham-
Aussi
les héros, morts
après l’accès à l'indépendance, devinrent eux-mêmes des loas. C’est ainsi que s'expliquent l’invocation des héros de l'indépendance dans les cérémonies vaudou, leur participation, le rôle très important de certains « objets » (symbole) ayant été utilisés à cette période fantasmatique : le sabre, les drapeaux, les sifflets, mais aussi le fouet du
commandeur ", des habits de soldats et d'officiers supé-
rieurs, etc. avec
Cette ses
histoire-là,
allures
de
qui m'a été maintes
rêves,
ses
accents
fois redite,
surréalistes,
ses
croyances délirantes et ses convictions hallucinatoires, n’a
rien à voir bien sûr avec l'écriture officielle. Mais elle
a été le moment fécond d’un soupçon qui a miné tout le reste pour nous. Cette histoire de fou nous produisait le réel, la subversion d’un espace colonial, l'éclatement de
son
langage,
l’unique
alors,
et l’absence
de mots
qui
marque l'impossibilité de dire l’inadmissible... l’advenu. Le vaudou reste prisonnier de cette nouveauté sans nom.
Situation privilégiée l’exposant à toutes les récupérations de l’entreprise théologique-métaphysique. Superstition. Maladie mentale. Très tôt les discours politiques, culturels,
religieux
épinglèrent
le vaudou
en
tant
qu’ani-
misme, reliquat d’une Afrique « sauvage » dans les marges de la démocratie qui naissait sur les lieux évacués par la colonisation. De fait, tout au long de l'écriture de l'historien, revient sans cesse l’innommable, sous des traits fulgurants
qui osent à peine s’avouer, se reconnaître pour ce qu'ils 3. Esclave, détaché de la masse par le colon, pour contrôler et surveiller le travail de ses congénères.
51
Le vaudou
sont. La guerre de l'indépendance,
comme
tout mouve-
ment révolutionnaire, dont aucune écriture ne peut jamais
cerner les bords ni fixer les traits, cette guerre aura été un
mythe. Temps hors temps,
démantelant
le temps
de l'or-
ganisation coloniale, dans le même moment qu'il en déchirait l’espace. C’est cet autre temps, ou cet éclatement du temps de l’historien, temps de la domination économico-culturelle et esclavagiste, que nous raconte le vaudouisant. Son Histoire d'Haïti fait partie de cet outre-
temps.
Avant la guerre de l'Indépendance, c'était le chaos : l'ordre de l’Autre, L’historien nous dit que les Noirs amenés d'Afrique étaient vendus sur la place publique et dispersés dans les « habitations » à travers le pays. Culturellement, ils n’existaient pas. Ils n’avaient pas d'espace et ne vivaient que le temps de l’autre, colon, commandeur,
habitation, travail rythmé par le fouet et les rares temps
de repos. Ils n’avaient pas de langage. Nul autre repère dans le temps et l’espace que ceux de l’organisation coloniale. Ï1 n’y avait ni sujet, ni objet. Ils étaient pure force, énergie libidinale détournée et branchée sur une production qui leur était étrangère. Ils étaient impossibles.
Histoire d’une forclusion
Dans la première moitié du xvin° siècle, le cadre économique de la colonisation repose en grande partie Sur
les cultures (tabac, indigo, cacao) et les manufactures de transformation. Au début du xvirr° siècle, la monoculture
sucrière révolutionne l'infrastructure de la colonie. Les grandes propriétés se multiplient et s’agrandissent en même temps que s'accélère l'immigration blanche. L’implantation du café à la même époque (1728), en même
temps qu’elle concurrence l’expansion sucrière, augmente
le volume des échanges de la colonie. Le marché de les52
L'écriture
clavage
mense
se trouve
complètement
transformation
économique.
modifié
par cette im-
La colonie s’unifiait autour de la rentabilité de l’esclave. Le travail était le lien commun. Il donnait à Saint-
Domingue
son centre de vraisemblance
assignait leur raison
en avoir d’autres.
Le
et à beaucoup
il
« d’être... là >», car il ne pouvait y travail forcé, esclavagiste,
était lan-
gage, temps, espace. On ne pouvait s’y repérer que comme maître et comme esclave, comme commandeur
ou comme marron. Tout y était clair, et un ordre de la raison y trouvait ses raisons. C'était bien le grand jour.
L'Unité de production c’est l’habitation coloniale, intégrant culture et manufactures. C’est un ensemble réu-
nissant tout ce qui est nécessaire à ses besoins, provisions alimentaires, ateliers de réparation, pièces de rechange. Le fait que toute l’économie de la colonie était orientée
vers l’extérieur, et d’autre part l’absence relative de commerce interne et donc de voies de communication interne, obligeaient les unités de production (les habitations) à développer une très grande autonomie. Dans ce cadre l’es-
clave fait partie de l’espace de l’habitation. En dehors de là il n’y a pas de place pour l’esclave. Il change de statut,
il devient un marron, fuyard condamné à vrant dans ce statut même, à l’intérieur de coloniale une exterritorialité donnant jour à destruction possible. Dans la grande habitation, les nègres soit aux cultures, soit aux manufactures.
l’errance, oul’organisation l’abîme de sa sont attachés
Ils sont spécia-
lisés dans telle ou telle tâche. Ils sont coupeurs. sarcleurs,
cabrouettiers,
spécialisation
semeurs,
est encore
etc.
«
Dans
les manufactures,
plus poussée “. » Ce
la
travailleur
forcé n’a évidemment aucune autre compensation que ses moments
de détente, en fin de soirée ou de semaine.
Les nègres arrivant d’Afrique pour être vendus comme esclaves sont appelés « bossals® » par les autres. 4.
Rémy ZaAMoR La Révolution de Saint-Domingue,
copie ronéotypéc du « Projet de manuel », p. 9. S. Moreau de ST-MÉRY,. Description de la partie de l'isle de Saint-Domingue, t. I, Paris 1958, p. 55.
1" partie,
française
53
Le
vaudou
Ce terme est alors presque injurieux. Après leur baptême, ils perdront ce surnom. Il est remarquable que nous re-
trouverons ce terme
plus loin, dans
l'initiation, dans une
situation qui, à première vue, présenterait de sérieuses analogies. Pourtant comme on le verra, il n’y a que le terme qui est conservé et la situation de non-initié. En quoi le baptême des nègres est-il une initiation ? Les nègres arrivaient de partout en Afrique. De ce fait, à Saint-Domingue, ils ne se repéraient plus en fonction de leurs institutions ethniques. Le travail colonial avec ses lieux
nouveaux, son temps propre, son langage autre devait rem-
placer les dialectes, les tabous, les croyances, les rites, les
dieux, les morts, les ancêtres. Le baptême premier rite de ce ravissement.
était alors le
A son baptême
le nouvel
arrivé était affublé d’un parrain et d’une marraine. Moreau de Saint-Méry‘ note que « le respect des nègres pour leur parrain et marraine est poussé si loin, qu'il l'emporte sur celui qu’ils ont pour leur père et pour
leur mère
».
Nous faisons la même observation en ce qui concerne les
rapports
des Hounsi
bossals
devenus
hounsi
leurs parrains et marraïnes. Il en est de les esclaves comme les membres d’une « s'appellent entre eux frères et sœurs, commun un parrain ou une marraine ” Il est assez remarquable dans
rien de saisir comment
même
canzo
avec
même du fait que confrérie vaudou lorsqu'ils ont en ».
le discours
de l’histo-
déjà la seule intrusion du nègre,
avec son statut d’esclave,
dans
l’ordre colonial
est
déjà une déchirure. Quelque chose d’autre se met en route qui est le ver qui rongera les rapports sociaux esclavagistes à Saint-Domingue. Même Moreau de St-Méry qui, visi-
blement, et d’ailleurs il ne s’en cache pas, écrit pour les
colons de Saint-Domingue, autrement dit, qui se situe dans l'entreprise idéologique de renforcement et de reproduction du mode de production esclavagiste à Saint-Domingue, n’a pas pu occulter dans son discours, cette tribalité pulsionnelle déjà en marche vers la destruction de l’ordre esclavagiste. Il notera comme de simples faits (« histori6. Op. cit., p. 55.
7. Ip.
54
L'écriture
ques
» sans doute !)" qu’il y a « un grand nombre
de
nègres qui acquièrent un pouvoir absolu sur les autres » par le moyen de fétiches et de magie. De même il relèvera que beaucoup ont été vendus en Afrique parce qu'ils étaient sorciers, ou des empoisonneurs de métier. Il est frappé, mais sans plus, que chez les nègres comme « chez tous les peuples non civilisés » le langage est traversé par un espace de gestes, qu’il en est « très multiplié » au point que l'onomatopée sans cesse étire la formation purement linguistique. Il renvoie au petit nombre des négresses par rapport au plus grand nombre des nègres, la polygamie des uns en même temps que le « matelotage » des autres *. Naturellement,
pas
un seul instant l’écriture ne se retour-
nera sur elle-même pour soupçonner déjà là l’écart redou-
table, la rupture qui prend pied sur le sol de la raison coloniale. Toutefois, l’organisation de la production n’en sera pas moins la grande machine d’assimilation, qui récupérera toute la nouveauté dangereuse de cette énergie déliée pour la brancher sur la production du sur-profit. En fait il faut situer cette injection de tribalités pulsionnelles déliées et décodées par les structures objectives
de la traite des Noirs, dans le cadre du capitalisme nais-
sant. De l'avis de tous les historiens, géographes et voyageurs de l'époque, Saint-Domingue était la plus riche colonie française. La colonie avait une situation clé dans
l'accumulation primitive du capital et ensuite dans le dé-
marrage
prendre pillage cière et sage du
du capitalisme.
Il faut ici avoir en mémoire
et
en considération le rôle de l'exploitation et du des colonies, parallèlement à l’expropriation fonà la prolétarisation des masses rurales dans le pasmode de production féodal au capitalisme dès le
XvT" siècle ”. L’ordre colonial dans lequel se trouvent brus-
8. Op. cit., p. 56-57. 9. Moreau de St-Méry explique : « Les Africaines accoutumées à des maris polygames, n'ont pas une jalousie furieuse, et il est même assez commun d'en voir plusieurs qui vivent dans une sorte d'harmonie, quoiqu'elles aiment le même objet. Elles se nomment alors entre elles “ matelotes ”. >» 10.
Charles
PARAIN,
Evolution
du
système
féodal
européen,
55
Le vaudou
quement introduits les nègres arrachés d'Afrique cst l’ordre
de la raison occidentale, écriture blanche, à un moment précis, moment de passage, pour cette raison, d’un mode de production à un autre, donc moment fécond pour l’Occident mais aussi point de faiblesse, de couture et de rupture. Ceci n’est pas indifférent pour justifier ce qui va se passer dans cet espace colonial entre 1791 et 1804, sous
les modes répétés et nouveaux de la révolte, de l’insurrec-
tion, de la révolution et finalement de la guerre de l’indépendance. Des conditions se posent là qui rendront possible l'éclatement sur le territoire de Saint-Dominguc de l'ordre occidental, structuré par l’espace culturel de lethnocentrisme européen en même temps que limité dans le temps que commande le mode de production coloniale esclavagiste. Mais c’est aussi l'ouverture d’une possibilité de réemplois et de remaniements originaux et singuliers de la multiplicité de rites, croyances, gestes, danses, etc., ramenés d'Afrique dans un investissement libidinal particulier du corps social de la colonie. Ce qui allait se « passer » là, en tant que vaudou, n'était pas simple héritage d'Afrique. Coupés de leurs innombrables tribus, désamarrés des langages et signifiants culturels qui codaient leurs désirs, ces nègres bossals étaient l’errance même de l’imminence pulsionnelle dans le corps social de l’exploitation esclavagiste. Même
si la brutalité de la vie d’esclave
sur
les habitations tentait de les contenir, ils signifiaient déjà, avant que de le produire comme l’histoire : l’inoui.
Les esclaves nés à Saint-Domingue étaient appelés
créoles.
Ils avaient la préférence
des blancs.
Ils étaient
déjà « passés » à l’ordre colonial. Face aux bossals, fraîchement débarqués d’Afrique, ils étaient une sécurité. Ils devaient en quelque sorte domestiquer les nouveaux arri-
vants ‘1. Cette division, qui marque déjà un trait particulier dans les rapports sociaux dans la colonie, se maintiendra dans la formation
sociale haïtienne, sur le mode
in sur le féodalisme. Centre d'Etudes et de Recherches
Editions Sociales, 1971, pp. 38 et sq.
11. Moreau de ST-MÉRY, op. cit., pp. 55-59.
56
Marxistes.
L'écriture
des « incidences ethniques de la lutte des classes * ». En effet, la longuc gucrre de l’indépendance, douze ans, fut l’œuvre principalement de quelque 500 000 esclaves, les affranchis, mulâtres “, qui à d’autres moments s'étaient
joints aux petits blancs dans leur lutte contre l’administra-
tion coloniale ou la métropole pour des raisons de communauté d'intérêts évidente, avaient finalement rejoint les esclaves dans la guerre de l'indépendance. Mais aussitôt l'indépendance proclamée et les colons chassés, ils récla-
maient les terres et les biens de leurs « pères ». Ce rapport
entre bossals et créoles, entre esclaves et affranchis, va se reproduire en rapport entre Noirs et mulâtres. Mais très rapidement à travers le développement de certaines cou-
ches populaires et certaines factions de la bourgeoisie, elle tiendra à devenir plus nettement un rapport entre classes
sociales où la question de la couleur ne joue qu’un rôle secondaire, mais très subtilement et parfois très sauvagement utilisé à tel ou tel moment de la lutte des classes Ce qu'il nous faut déjà ici saisir comme essentiel
c'est l’histoire d’une forclusion. L’ordre colonial n’a pas de place pour l’esclave. Il est pure force bestiale. Force de
travail,
soignée,
protégée,
surveillée,
contrôlée,
sur-
exploitée jusqu’à la limite de ses possibilités physiques, avec un art consommé. L’esclave n’a pas de salaire. Il a droit au traitement privilégié d’une bonne bête de somme. Et ce privilège il le doit à sa rentabilité et il le perd avec elle. Nègre domestique, il est attaché au service de la demeure des maîtres. Il a droit alors à la propreté et à un minimum
raisonnable,
exigés
par
sa
présence
dans
le
milieu de vie familiale et mondaine des maîtres. Il parle
bien et souvent sait lire et écrire. Nègre de manufactures,
il a quelque talent. Il est un ouvrier spécialisé. Il a reçu
une formation technique. Quand il est très doué, il peut 12. Antoine
classes.
13. Sang
14.
Voir
G. PETIT,
mêlé,
à ce
/ncidences
fils de blanc
sujet
Victor
ethniques de la lutte des
et de négresse.
REDSONS,
Genèse
des
rapports
sociaux en Haïti, Edition Norman Bethune. Très intéressantes aussi les remarques de P. Naville dans sa préface au livre de P.I.R. James, Les Jacobins noirs, Gallimard, 1949.
57
Le
vaudou
même obtenir un salaire en faisant du travail supplémen-
taire, si son maître veut bien le passer à d’autres. C'est donc un privilégié. Mais l’immense majorité des esclaves sont des nègres de culture, sales, déguenillés, guettant le moment de répit ou de fuite, entre la dureté du travail forcé sous un soleil tropical et le fouet implacable du surveillant, si bien nommé le commandeur. Comme le note
Rémy Zamor “, « Le maître n’a qu’une préoccupation,
maintenir dans la soumission totale cette masse d’exploités contribuant à son enrichissement rapide. L'essentiel c’est de vaincre son opposition au régime par le recours aux procédés capables de le terroriser et de le démoraliser ». A
cette fin il n’y a guère semble-t-il de raffinement dans la cruauté qui n'ait été utilisé à Saint-Domingue.
Les histo-
riens nous parlent de torches d’esclaves enduits au préa-
lable de produits inflammables, de dents arrachées et de
plomb coulé sur les plaies vives, d’émasculation, d’esclaves
enterrés jusqu’au cou, la tête enduite de sirop puis aban-
donnés aux fourmis, de seins coupés, de mèche allumée à un anus rempli de poudre à canon, etc. ”. Punitions exemplaires, spectaculaires, devant frapper l'imagination et décourager toutes les audaces ”. Le Code Noir de 1685, régissant les rapports des maîtres aux esclaves, leur reconnaissait ce droit de représailles, s’ils le jugeaient nécessaire. Ce même code stipulait d’ailleurs : « Déclarons les esclaves ne pouvoir rien avoir qui ne soit à leur maître. » Aussi le travail imposé à ces « biens meubles » allait de l’aube à la tombée de la nuit, avec un arrêt à midi pour le repas. Et Jean Fou-
chard " de préciser : « C’était la règle générale à laquelle
on dérogeait selon la volonté des maîtres pour un nécessaire accroissement de la production, soit par la suppression du repas du midi, soit par des heures supplémentaires la nuit. »
15. Op. cit., p. 27. 16. Il faut lire à ce sujet Jean FoucHaRD, Les marrons de la liberté, Ed. L'Ecole, Paris, 1972, pp. 117 et sq.
17. I. p. 28. 18. In. p. 59.
58
L'écriture
Marrons de l’impossible, ou l’intrusion
du dehors
Une coupure incomblable traversait donc la colonie
qui pouvait se donner à entendre dans ce que l'historien devrait appeler la contradiction principale : des maîtres
aux esclaves le rapport était impossible. D’un côté c'était
l'ordre de la raison d’un capitalisme naissant mais déjà impérialiste. Les colonies, leur surproduction, leur exten-
sion mondiale
au besoin, étaient dès le départ nécessaires
non seulement à l'essor du capitalisme mais à son exis-
tence même. L’aspect d’expansionnisme mondial qui marque le capitalisme dans son essence, comme une nécessité interne de son mode de production était déjà engagé là.
La suite n’était qu’une question de temps ”. C'était cet
ordre des choses et déjà du monde que représentaient les colons dans la formation sociale de Saint-Domingue. Cet
ordre économique et politique définissait toute existence à Saint-Domingue. En dehors de l’espace et du temps qu’il
définissait
et des
investissements
avait rien. Il n’y avait même
qu’il
ordonnait,
il n’y
pas d'esclaves, car ceux-ci
étaient pures pièces dans les rouages de la machine coloniale. Ils n’investissaient rien. Ils avaient été injectés dans
les machines de la production coloniale par la traite des noirs pour y être pures forces utilisables. Ils n’avaient aucune existence propre, ni en droit, ni de fait, en dehors de
leur branchement à ce titre d’énergie dans la grande ma-
chine expansionniste de la bourgeoisie européenne. Son exploitation sans nom est d’une nécessité impérieuse et structurelle dans cette première
phase de « mondialisa-
tion », pour assurer l’accumulation monétaire en Europe,
19. Sur le caractère universel du capitalisme, nous suivrons volontiers le type d'analyse effectuée par Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe, Ed. de Minuit 1972 ; ct plus particulièrement Chap. 11, 1, pp. 163 et sq.
59
Le vaudou
condition de l'installation du capitalisme, pour permettre le contrôle du capital marchand sur la production industrielle naissante, pour permettre la première grande mon-
tée des prix, assurer la prolétarisation du travailleur européen et sa dépendance totale du salariat de misère par où le système va le tenir, etc. Face à un ordre colonial, donc, sur lequel il est branché à titre de force à exploiter, l’esclave n’est rien. Sa forclusion est exemplaire. On ne peut le penser comme
l'envers de cet ordre. rien devint tout ? Il pondre en acceptant question trompeuse.
Que s'est-il donc passé pour que ce faut suivre cette question sans y réque le « que s'est-il passé ? » est une On a souvent pris comme argument
le nombre des esclaves pour les poser face aux colons dans une relation antagonique. Les colons avaient prévu ce danger. Et d’autre part, il faut se rappeler que tant que cette masse ne fut pas soulevée par des agitateurs puis par des chefs militaires, elle a, en quelque
sorte,
investi
sa
propre exploitation exterminatrice comme son seul mode
possible d’existence.
Comment
expliquer
autrement
que
par cet investissement libidinal d’une situation d’exploita-
tion extrême, ces « générosités » d'esclaves sauvant, à leurs
risques et périls, leurs anciens maîtres, au moment où la révolution bouleverse l’ordre colonial ? Ici et là pourtant tout ce bel ordre colonial se trouve
rompu, par des suicides individuels ou collectifs d'esclaves.
Etait-ce là le seul moyen d’échapper à l’innommable ? A
partir de 1738, l’usage du poison, dont Moreau de St-Méry
nous dit que certains nègres faisaient une utilisation au-delà de la normale, prend des proportions inquiétantes
dans la colonie. Et Rémy Zamor ” nous précise : « Sur
les habitations, les empoisonneurs n’épargnent ni maîtres, ni esclaves, ni bestiaux. Dissimulés parmi les autres esclaves, ils essaient de fair le plus de tort possible au colon toutes les fois qu'ils ne peuvent l’atteindre directement. » En même temps dès la fin du xvn° siècle, les complots, révoltes et insurrections d'esclaves se multiplient 20. Op. cit., p. 33.
60
L'écriture
tant sur les habitations que dans des quartiers entiers. Ce qui est important pour nous c’est que ces sursauts qui lézardent l’ordre colonial s'organisent autour d'individus
précis,
çois
les Jeannot
Guyambois,
Morin,
Biassou,
Georges
Dollot,
Jean et Fran-
Jean-François,
MacKandal,
Boukman. Et puis le marronnage *. Les « Affiches américaines » et leur « supplément des Affiches américaines » ont gardé pour l’historien la trace de ce déchirement qui ouvre la texture de la réalité
coloniale.
L’inouï
déjà
fissure
l’espace
de la production
esclavagiste et il n’a pas encore de nom. Le marronnage dit, anticipe une autre circulation du bannissement. À côté des prix des marchandises de France, de ceux des marchandises de la colonie, des cours du fret, des annonces d’ani-
maux épaves, de navires en partance, ou de tarif du poids
du
pain,
voilà
aussi
des
nègres
marrons,
envers
des
annonces de négresses ou de nègres à vendre “,.. et puis aussi des « Etats des Nègres Epaves qui doivent être ven-
dus...
»
Le système se lézarde, craque. Bientôt il se sera écroulé. Ce qui arrive alors n’a pas de nom propre. C’est un
neutre.
Un
neutre
pourtant
déjà pluriel,
dont
la désigna-
tion fait partie d’une construction phobique propre au dé-
rangement
marronnage,
qui est ainsi initié dans l’ordre colonial. Le les marrons,
nègres
marrons,
nègres
épaves,
l'ennemi est là. Un dehors troue le temps de la production
esclavagiste. Des nègres qui ne sur-travaillent plus, qui ne se suicident plus, qui n’acceptent plus. Que peut faire hors du système un nègre, esclave par « essence » “, qui
s’est enfui ? Que
peut-il
devenir ? Aucun
modèle
n'est
prévu qui puisse lui donner avec sa place « en dehors » du
21. Jean FOUCHARD, Les marrons du syllabaire, Ed. Henri Deschamps, Port-au-Prince, 1953 ; Les marrons de la liberté, Ed. de l'Ecole, Paris, 1972.
22. Les « Affiches américaines > — Les < Suppléments aux Affiches américaines ». 23. L’essence n'est-elle pas définie par le système?
61
Le vaudou
système,
une
consistance
dans
matise. Il devient fantasme.
l'existence.
Il se fanto-
Il erre. Pure exterritorialité
temporelle. S'il n’est pas, force sur-exploitec, dans le temps socialement nécessaire pour le sur-profit de la production esclavagiste, il n’est plus dans le temps. Quel temps peutil y avoir en dehors de cette temporalité (nécessaire) orga-
nisée à/par l'exigence du sur-profit esclavagiste ? Dans le discours du système, repris par l’écriture de l’histoire, tout
comme l'idéologie politique, le marronnage est l'écran où se trouve toujours déjà occulté ce qui se donne à reconnaître. Cette circulation sans repère de pulsions exterrito-
rialisées, nullement intéressées à l'investissement de la production sociale coloniale, il faut l'identifier. Cette exigence de repérage du démoniaque fonctionnait dans la colonie, comme dans l'écriture de l’histoire, à la manière des battues militairement organisées et encadrées de chiens
spécialement dressés pour ce genre. d’exorcisme. Il faut liquider l’insupportable. Ce qui surgit là, sans nom et sans
lieu propre, ne peut que bousculer le temps même
de la
production et compromettre absolument celui de la plusvalue.
De même que l’histoire en tant que structure de récit, ou montage contre-phobique”, dé-signe dans sa fuite même l'étrange, comme ce que cette désignation (l'identification
de l’objet de la phobie ?) doit masquer, ainsi le marronnage indiquait l'indicible. Dans l’entre-deux des montagnes qui séparent la partie espagnole de la partie fran-
çaise de Saint-Domingue, l'horreur coloniale soupçonnait
déjà la venue de la chose. Le comte de la Lauzerne, gou-
verneur de Saint-Domingue, écrit au ministre des Colonies pour le rassurer :
24. Ici, comme partout ailleurs dans ce «€ travail » du vaudou, il ne s'agit pas d'importer sans plus des concepts « psychologiques » dans le champ d’une analyse socio-historique. Nous croyons que ce genre d'importation n'a aucune efficacité tactique pour ce « travail », et que d'autre part c’est stratégiquement mauvais. Ïl s'agit de tout autre chose qu’une articulation de la psychanalyse, par exemple, à un quelconque marxisme.
62
L'écriture
«
Le
véritable
marronnage,
celui
de
l’esclave
qui abandonne ses compagnons et sa famille sans esprit de retour est infiniment rare. Les montagnes élevées qui séparent les possessions espagnoles de la partie française depuis un siècle et
peut-être plus ont sans interruption été l’asile du très petit nombre d'hommes qui faisaient ce choix. Non
seulement les informations que j'ai prises le
constatent, mais je puis vous fournir la preuve de
ce fait par pièces authentiques,
car lorsqu'on a
dus
autres
traité l’année dernière avec eux, il s’est trouvé parmi ceux qui sont nés dans la montagne et qui n’ont jamais réellement subi l'esclavage, 4 indiviâgés
de
60
ans,
et plusieurs
de
50...
S’il est très aisé de repousser hors du petit territoire défriché dans les montagnes de Neyba les nègres qui s’y sont réfugiés, je regarde comme infi-
niment difficile de les joindre, de les soumettre,
de se rendre maïtre d’eux et sans l’espoir de ce dernier succès, il me paraît, je l’avoue, fort impo-
litique de les harasser *. »
C'était écrit le 8 septembre 1786. Ces « hommes aussi timides que des chevreuils * » devaient devenir dix
ans plus tard la cheville ouvrière d’une révolution qui allait emporter le régime colonial pour aboutir à la décla-
ration de l’Indépendance le 1°” janvier 1804 après treize aanées de lutte armée. Ce
contretemps,
qui s’insurgeait ainsi dans
l’entre-
temps du mode de production esclavagiste et de l’indépendance
d’Haïti,
était déjà la subversion
de l’organisation
colonialiste du temps de production du sur-profit. Ce qui, déjà là, pourrissait et mourait à Saint-Domingue, ce n'était guère le vieux monde : c'était déjà le nouveau dans ses langes. Cette organisation particulière du temps, c’est-àRémy
25. Archives nationales de Paris, C9 ZAMOR, op. cit., p. 39.
26.
A 85. Cité aussi par
Ip.
63
Le vaudou
dire des investissements
et des
liaisons
d’énergics
libidi-
nales et autres pour l’accumulation primitive du capital, ce capitalisme déjà mondial
et impérialiste,
produisait à Saint-Domingue, comme
par essence,
toujours et partout
ailleurs, la circulation sauvage et incontrôlablc d'énergies
non liées, de pulsions déterritorialisées et errantes, en tant
qu'insatisfactions irrémédiables de besoins fondamentaux. Le marronnage présentifiait ce désordre qui démantelait la mesure (le calcul du sur-profit) du capital. Déjà la rai-
son nouvelle devait s’'employer à arraisonner l'Autre.
Le discours (encore !) politique, historique, l’écriture poétique, l’idéologie officielle déjà parlaient l’événe-
ment.
À
(contre)
cela,
la déclaration
de
l'Indépendance
ne fit (fut) pas rupture. Le montage de l’histoire par les
classes dominantes et les cultures d’élite se fit autour des « grands » hommes et des « dates » (Les data) du système.
Les repères ainsi déterminés ne disaient pas la « chose ».
Une chose, la crise du régime colonial esclavagiste tel que
le discours
politique,
idéologique
et
historique
le
re-
constitue, une tout autre chose, l’invasion de la raison capitaliste naissante par cette horde de nègres/pulsions
qui en ouvraient les flancs et la débordaient de cette subversion contre quoi l’ordre impérial puis républicain, qui suivirent l'indépendance, devaient servir de bouclier protecteur des nouvelles élites et classes hégémoniques. Le balisage de l’événement par certaines dates historiques, la
référence ques,
à certains
la mise
changements
en vedette
institutionnels
de certaines
histori-
têtes d’affiches,
est
un rabattement de ce pourquoi il n’y a pas de nom, sut l’histoire même de la raison dominante, les moments clés
du passage d’un mode de production à un autre qui ne reflète en rien cette histoire autre d’une traversée de l'étrange. Ces repérages, ces délimitations, ce balisage ne sont pas faux. Simplement, ils ne concernent pas fondamentalement cette différence. Et le vaudou ne retiendra pas ces jalons historiques ! Culture populaire. Manque de culture. Ignorance et absence de formation. Les « raisons explicatives », elles, ne manquent pas. Comment ne pas se laisser prendre à cette confusion qui, elle-même, est partie prenante de l'écriture de l’histoire donc de lhis64
L'écriture
toire de la raison capitaliste ? Comment désigner l'incontournable ? On peut invoquer les crises économiques, sociales, politiques et idéologiques en Europe et en particulier en France. On peut se référer aux secousses que subit le
vieux monde avant de s’écrouler : 1789 reste alors un symbole. Les différents temps qui constituent les crises
économiques,
financières, sociales, etc., ne recoupent pas
nécessairement les dates des historiens, ni les décisions des
grands
capitaines.
riantes
dans
On
peut
suivre
à Saint-Domingue
la
pénétration des idées révolutionnaires et toutes leurs vachaque
couche,
classe
ou
faction
de
classe
sociale. Le colon gêné par le colbertisme peut être mis en opposition avec les nouveaux « arrivés » mulâtres, affranchis de tous poils, dans une lutte de classe pour préserver
la domination de sa race et de sa classe. Les petits colons
peuvent faire provisoirement alliance avec des affranchis, à la fois pour le maintien de l'esclavage, contre les « grands
colons
», et éventuellement
pour les idées (nou-
velles) de fin de l’ancien régime. Toutes les analyses même marxistes, restent en-deça. Ça monte, cette errance du
marronnagc. et Ça n'a pas de nom. Il va falloir l’espace « imaginaire » du vaudou pour lui donner un langage aux dimensions de sa démesure. La description du dé-rangement qui traverse le vieux monde et le déstructure peut laisser complètement censurée * cette errance sauvage et incendiaire de nègres/
pulsions qui affecte, par ailleurs, Y'ordre colonial. Cette chose a une autre durée. Il n’a pas lieu dans l’espace-temps de la formation sociale de Saint-Domingue. C’est déjà.
Haïti, innommable,
inouïe, indicible et honteuse.
Encore
une fois vaudou. Ce mot convient par l’étrangeté même de sa dissonance. Il faut lui trouver dans un ailleurs africain, mythique par rapport à l'ordre colonial, un ordre de référence, des racines impossibles, quelque chose comme une « origine linguistique ». Il connote une différence radicale.
Autrement dit, il ne suffit pas de référer aux contra-
26. Id. 65
Le
vaudou
dictions du régime colonial esclavagiste français de SaintDomingue l’origine de la prise de conscience des nègres des habitations *’. C’est aussi exact, maïs insuffisant, de recourir à la dureté du traitement infligé aux esclaves. La notion de rapport de force entre les esclaves et le système
colonial est de plus à interroger. Il s’agit de quelles forces ? La nature de ces forces est à définir. C’est davantage leur
altérité radicale qui est opératoire dans le feu de la révolution plutôt que leur opposition (de signe !) simple. Ce qui
est mis
hordes
de
en branle
du
pulsions-marrons
côté
des
pour
bannis,
lesquelles
ce sont des
le système
d'exploitation esclavagiste n’a pas de liaisons prévues, ni
d'investissement
préalablement
organisé.
Bref,
aucune
rentabilisation n’avait été programmée, pour cette errance
totale. Elle pouvait donc investir tout le champ sociopolitique et idéologique de la formation sociale de SaintDomingue.
Certes la révolution qui a eu lieu en France
pour
mettre fin à l’ancien régime a une influence déterminante sur le front qui va unir Noirs instruits et affranchis et
mulâtres dans la lutte révolutionnaire pour l’indépendance en Haïti. Mais peut-on continuer à réduire l’histoire des masses à celle des leaders? Ce qui se passe pour les masses d'esclaves n’est pas repris intégralement par les gestes et le discours de ceux qui « les représentent » dans l’histoire des historiens. Sans doute la même chose est vraie. mais d’une autre façon, pour les masses paysannes à la révolution de 1789. Mais la volonté des masses populaires françaises de mettre un terme aux abus institués par la féodalité n’a aucune commune mesure avec l'aspiration à la « liberté » qui anime les hordes d’esclaves que dirigent les Boukman, Biassou, MacKandal, JeanFrançois. ou qui suivront Toussaint, Capois, Pétion, Christophe, Dessalines, jusqu’à l'Indépendance. Une certaine histoire s’est constituée sur le refoulement de cette différence. Faut-il pour autant prendre le 27. Michèle MonNTRELAY, Recherches sur la Féminité, Critique n° 278, juillet 1970, et Encyclopedia Universalis, « Femme, Les Problèmes de la Féminité ».
66
L'écriture
contre-pied, ignorer l’histoire et n'interroger que la fantasmatique qui, ici et là, rompt cette histoire elle-même et que nous retrouvons par ailleurs dans le discours vaudouique? Non. Pourtant, le faire peut avoir un autre sens que le refus de l’histoire, c’est tenter de nommer l’in-
solite. Pour cela, inévitablement, il faut dé-jouer l’histoire. Se tenir sur ses marges, au bord de ses interstices, et toujours se laisser prendre par ce qui traverse le mouvement de dénégation et/ou de méprise ou de méconnaissance
que (en quoi) l’histoire (s”) institue. La communauté « spirituelle » (idéologique ?) s’est constituée là-dessus. Mais peut-on donner voix au forclos ? Déjouer la censure ? Le faut-il et à quels risques ? Ça nous ferait surgir « Dieu » à la face ! Nous ne nous posons pas ici de question d’origine. Ce n’est pas non plus un retour aux sources. S'il faut contourner ainsi l’histoire c’est pour connoter cet ailleurs
comme l'ici et maintenant du vaudou. On pourrait parler
des conditions de possibilité historique. Mais on peut y voir aussi une « répétition » qu'aucun « acte » politique
et historique n’a jamais brisée pour ouvrir la formation sociale haïtienne à quelque chose de fondamentalement autre.
L’épopée des « VOIX une guerre de titans
» :
C’est à ce titre qu'il faut très rapidement interroger cette « origine » que se reconnaissent les vaudouisants.
Tous
les historiens
ont
relevé
« en passant
» (serait-ce
souci d’honnêteté historique ?) cette « croyance générale » à l'invulnérabilité des « héros » de l’indépendance.
Mais l'écriture historique hésite à fixer, ce n’est pas sa fonction idéologique sans doute, le fait que pour les
masses haïtiennes à travers presque bientôt deux siècles, la
libération
de
l’esclave,
l’accès
à
l'indépendance
(et
67
Le vaudou
jusqu’à un certain point toute la vie politique nationale) ont été conduits par les loas “. Il est remarquable que la totalité des historiens mettent au départ de la longue lutte qui devait nous amener à la déclaration de l'indépendance le 1°” janvier 1804, la grande révolte des esclaves du 22 août 1791. Non moins significatif le « besoin » (?) qu’éprouve l'historien de référer cette révolte à ce qu’il est convenu d’appeler la « Cérémonie du Bois-Caïman », la nuit du 14 août 1791. Nous aurions pu dire simplement la « nuit » du 14 août 1791. Le terme de « cérémonie » a des
connotations
nettement
religieuses
en
Haïti,
et
spécifiquement vaudouiques. Situé dans les analyses politico-historiques globales,
ce recours à quelque « scène primitive » peut perdre toute
signification quant à une analyse en termes
d'économie
libidinale, d’une (dé-) articulation du pulsionnel
(subjec-
tif) à l'historique. Ce que nous en dit l'historien est caractéristique à ce sujet. Pourtant même si on refuse de voir dans la transformation de la lutte de libération des esclaves, une guerre de titans entre les « esprits vaudous » et l'empire napoléonien, une production de l'imaginaire collectif, due au blocage historique d’une formation sociale donnée, on ne peut non plus se satisfaire tel quel du discours du vaudouisant. Il doit pourtant nous servir de référence (ou de repoussoir) dans une entreprise où il s’agit de midire l’impensé : l’acte, la quasi impossible pro-
duction de l'articulation du pulsionnel à l'historique. Donc
la réunion
des Etats généraux
en France
va
modifier à Saint-Domingue les structures, les enjeux et les stratégies de la lutte des classes. Les intérêts des colons allaient vers la suppression du pacte colonial ”, le renforcement du régime esclavagiste ”, le contrôle répressif et la diminution des avantages des affranchis ”, l’autonomie 28.
C'est l'analyse habituelle de certains historiens.
Elle n’en
est pas moins juste. Mais cette justesse même n'intéresse pas ce qui est en cause dans notre approche. 29. Esprits vaudou, que nous désignons souvent ici comme des « Voix ».
30. Ce régime les liait à la métropole en tout ce qui concer-
nait la production, l'importation, l'exportation. Les relations à la
68
L'écriture
législative et administrative par rapport à la métropole ”. Comment obtenir satisfaction pour de telles revendications aux Etats généraux ? En France, s'organise
de tous
les Noirs
libres et mulâtres
le Club d’Argenson qui deviendra colons américains ». Le contact affranchis de Saint-Domingue sur cation sans recours à la violence. ainsi venir « se défendre » dans c'est la horde d’esclaves-pulsions
résidents
un front uni en France,
par la suite « Club des est maintenu avec les la base d’une revendiPour ceux qui peuvent la métropole, l'ennemi qui peut tout renverser
un beau jour. Mais le Club Massiac ” n’entend pas faire
alliance avec les Noirs libres, ni les mulâtres, même pour maintenir l'esclavage. C’est soutenu par la « Société des amis des Noirs » que les gens de couleur, anciens esclaves
ou bâtards de blancs, vont pouvoir enfin se faire entendre
par la Constituante
le 22
octobre
1789.
De
parle seul fait miroiter le danger commun
Toly
qui
: les esclaves.
Mais le Club Massiac empêchera que les affranchis soient admis à la Constituante. Ils obtiendront le 28 mars 1790 un
décret
ambigu,
reconnaissant
le droit
de
citoyen
aux
« Personnes ” âgées de vingt-cinq ans, propriétaires, et à défaut d’une telle propriété, domiciliées depuis deux ans dans la paroisse et payant une contribution ». Quant aux petits blancs de Saint-Domingue, leur position de classe les excluait en quelque sorte de ce jeu de la « représentation » à la métropole. Entre les planteurs
et l’administration
coloniale,
ils étaient
réduits
à
France étaient exclusives. La colonie n'était que la pourvoyeuse et la cliente de la métropole. C'était donc une situation d'’exploitation au seul profit de la métropole. 31. Les blancs de Saint-Domingue ont organisé ce club pour défendre leurs intérêts. 32. Contrairement aux termes de < Homme libre sans distinction de couleur » qu'avait proposé l'abbé Grégoire, proposition non discutée par l'Assemblée sur interventions de MM. Lusignan et Ch. de Lameth. Cf. Rémy ZaMmoR, Op. cit., p. 78. Plus nettes et fort instructives les analyses de P.I.R. JAMES, Les Jacobins
noirs,
Gallimard,
7° édition,
du moins, on tient pour cipalement, de dates.
Paris,
1949,
pp.
négligeables (!) certaines
64
et sq.
erreurs,
Si,
prin-
69
Le
vaudou
constituer des assemblées de paroisse où ils pouvaient préparer les règlements de comptes auxquels les conviait (leur semblait-il !) l’histoire. Ces comptes dont la liste s’allongeait, de longue date ils en faisaient crédit, aux grands propriétaires, à l’administration coloniale, mais aussi aux nouveaux libres, aux affranchis de tout poil, aux mulâtres, etc. La prise de la Bastille, le rappel de Necker, les nouvelles de Paris arrivent à Saint-Domingue comme de l'essence sur du feu de bois. Partout se forment des groupes patriotiques, comités de citoyens, dominés par les petits blancs. Le Pouvoir au peuple. Mais où (qui ?) est le peuple ? Ce qui va se passer à Saint-Domingue, comme effet du mouvement de la révolution en France, ne concerne pas les esclaves. Là, un autre temps a cours. Il s’agit d’une autre
histoire.
Aucune
articulation
n’est
possible
entre
ces hordes de nègres/pulsions/esclaves et le jeu historique des forces politiques en conflit à Saint-Domingue. Mais dans cette lutte des classes déjà en marche, le contrecoup
de la révolution bourgeoise opère une telle fission que tout l’espace colonial va subir, impuissant, l'invasion inouïe de cette tribalité en vacance d'investissement. Ici et maintenant,
le dehors
est
audible,
et
l’insensé
déjà
visible. La nuit du 14 août 1791, quelque deux cents esclaves sont convoqués dans une clairière du Bois-Caïman. Ils avaient été choisis sur chaque habitation importante en fonction de leur influence. Celui qui les rassemblait, un certain Boukman, était un grand prêtre du vaudou. Parmi les assistants la tradition orale (vaudouesque) veut que
tous
les principaux
l’indépendance,
chefs
de la prochaine
figuraient. Dans
guerre
de
le discours vaudouisant,
cette convocation était l'affaire des loas. Les « invisibles » convoquaient, inspiraient, incitaient, décidaient. Ce
n’était pas des Etats généraux. Ceux qui étaient convoqués
l’'étaient pour apprendre la décision des Esprits et leurs conditions. Ils étaient eux-mêmes pour la plupart, surtout les principaux, des initiés. Tel est le discours du vau-
douisant.
Sur ce point, la fidélité des textes de Milo
Rigaud est d’une « naïveté troublante » :
70
L'écriture
« La
monde
tradition
a permis
de
savoir,
dans
le
des initiés, qu’il n’était pas du tout rare
de voir un Boukman,
un Mackandal,
un Biasson,
un Jean-François, un Dessalines et même un Toussaint Louverture « monté » par un mys-
tère ** au cours de réunions où se décidait le sort de la colonisation dans les Amériques. L’assis-
tance — comme cela se voit encore de nos jours sous les péristyles“ des oum’phor mais pour d’autres buts — recueillait précieusement les ordres ou les conseils de la loa qui possédait Biasson
ou Boukman, pour les lui répéter lorsque le mystère,
parti
d'esprit ”. » aux
dans
l’invisible,
lui rendait sa liberté
Le texte de l’historien, nous préférons l’emprunter analyses toujours très aiguës de Rémy Zamor ”, re-
construit
autrement
ce passé
absent
cause de notre désir d’en savoir. Au du 14 août :
et désormais
objet/
cours de cette nuit
« Aux conjurés, il est lu une soi-disant gazette royale relatant la décision prise par l’Assemblée
nationale
française,
en
accord
avec
le
roi, d’accorder trois jours de liberté par semaine
33.
aux
esclaves; mesure
Nom
réservé
aux
que
esprits vaudou
les
colons
de
Saint-
en Haïti.
34. Nef des temples vaudou. 35. Le temple vaudou. Définir ainsi en termes de nef et de temple, ces organisations de l'espace vaudouique,' donne une
connotation religieuse trompeuse du vaudou. 36. Milo RiGAUD, La tradition vaudou et le vaudou Niclaus, Paris, 1953, p. 54.
haîïtien,
37. Op. cit. pp. 103-104. La plupart des historiens de cette période décrivent l'événement en des termes très proches. Pourtant chez chacun d’eux surgissent l'adjectif, à l’adverbe, au détail, ces différences, qui marquent des positions de classes et des positions libidinales précises. C’est sans doute le texte de P. Sannon qui sert de modèle en ce qui concerne les détails.
71
Le vaudou
Domingue refusèrent de mettre en application. A leur tour, les leaders doivent expliquer à leurs
frères des habitations de se tenir prêts à passer
à l’action pour appuyer les troupes françaises qui arriveront sous peu dans la colonie, afin de forcer
les propriétaires
tion
est
suivie
à s’exécuter.
d’une
Cette
cérémonie
communica-
vaudoucsque,
inattendue qui se déroule sous un temps pluvieux au milieu des éclairs et du tonnerre. Dans ce décor impressionnant, surgit une vieille négresse qui fait tournoyer autour de sa tête un coutelas. Puis, traînant un cochon après elle, elle plonge son coutelas dans la gorge de l’animal et le sang
fumant est recueilli et distribué à tous les assistants qui prêtent serment d’exécuter fidèlement les ordres de Boukman. Le 14 août est la préparation du 22 août. Il met en évidence le rôle joué par le vaudou dans l’histoire coloniale. Aux dires de certains historiens, quelques
leaders des
régions limitrophes de l’ouest ont participé à la réunion du 14 août et Toussaint Louverture a été du nombre des assistants. » Ce rattachement de l'insurrection générale des esclaves au vaudou a, pour notre analyse, une forte valeur indicative. Ce qui est en jeu, en effet, ici, c’est de savoir à quoi renvoie ce mythe à la fois historique et vaudouesque du grand combat des loas contre l'impérialisme naissant. Ce qu'il faudrait pouvoir ainsi indiquer, c’est ce passage sur le mode de l’ouragan et de l'invasion, d’une pluralité de forces, libidinales parce que non investies dans les chaînes de liaison de la production du sur-profit esclavagiste, ni vouées par ailleurs à des modes de satisfaction prévus, indiquer, dis-je, cette invasion, par des multiplicités tribales, de l’espace colonial organisé strictement en vue de l’accumulation primitive du capital pour une bourgeoisie qui, déjà, dans la métropole, mène sa révolution. Ce « passage », cet investissement-production, qui crée l'histoire en tant que telle, est précisément ce qu’il nous faut appeler un acte. Acte politique. De plus, révolution72
L'écriture
naire, compte tenu de la conjoncture où il surgit. Mais dans un tout autre sens du terme révolutionnaire. En
effet,
le 22
août,
la révolte
éclate.
Les
esclaves
déferlent sur les habitations de la grande plaine du Nord et sèment la mort et la dévastation sur leur passage.
Les blancs sont massacrés au passage. Quelques rares maîtres bénéficient de la protection d’esclaves reconnais-
sants pour leur bonté passée. Les autres désertent les plaines, les campagnes, les habitations pour se réfugier dans les villes. Là, les administrations surprises préparent hâtivement la réaction. La répression va s'organiser, bru-
tale, exemplaire par sa cruauté envers les malheureuses « captures de guerre », d’autant plus que l'assemblée coloniale n'osera pas demander l’aide d’une métropole qui vit sa propre révolution. Malgré la réaction, l’insurrection va se répandre comme une traînée de poudre dans toutes les autres parties de la colonie, pour devenir générale ”. Pauléus Sannon nous indique ainsi l'étendue du désastre : « La plaine du Nord, la Petite Anse, le Quartier Noir et Limonade avaient disparu. Pas une case, pas un pied de canne n’était resté debout. Les flammes gagnèrent la Grande Rivière, Sainte-Suzanne,
le
Dondon,
la Marmelade
d’un
côté ; Plaisance et le Port Margot de l’autre. Après
trois semaines, elles s’arrêtèrent d’elles-mêmes, faute d’aliments. Les pertes de tout genre étaient évaluées à plus de six cents millions de francs *”. » Boukman, malgré la croyance populaire, meurt au combat. Sa tête fut exposée. Rien n'y fit. Les chefs de bandes ture.
ne manquaient
pas. Puis vint Toussaint Louver-
38. Pour toute cette période il faut référer à l'incomparable
fresque
de
Pauléus
SANNON,
Histoire
de
Toussaint
Louverture,
Imp. A. Héraux, 3 vol. Port-au-Prince, Haïti, 1920-33. 39. Op. cit., t. 1, pp. 89 ct sq.
73
Le
vaudou
De toute façon, plus rien, désormais, ne pouvait être pareil. L'invasion de l’ordre colonial par cette vague de pulsions/nègres esclaves détruisait tous les repères spatiaux et temporels. Ce qui adviendra, douze ans plus tard, à la guerre de l'Indépendance, quand les Capois, Christophe, Pétion, Dessalines, reprendront le geste des Boukman,
Jean-François,
Biasson,
Romaine
—
la —— Prophé-
tesse et Toussaint Louverture, cela n’aura été que la répétition et l'avenir d’un passé. De tels « déplacements » de l’espace, du temps et de l’ordre pulsionnel ne pouvaient manquer de marquer définitivement le vaudou haïtien.
Ce qui avait lieu là n’avait pas mesure humainc. Et c’est
l'incontournable de cette incommensurabilité qui dérangea la subjectivité nègre dans l'éclatement de la formation sociale de Saint-Domingue. Cette rupture fondait le vau-
dou haïtien à la fois comme sa cause et comme sa consé-
quence. La cérémonie du Bois-Caïman inséparable de la révolte générale des esclaves ouvrait une dimension au
vaudou et à l'haïtienneté qui n’est pas imaginable
sans
elles. Avant, le vaudou est repérable, dans l’ordre colonial
et dans le discours de l’administration coloniale, comme dans
celui
d’ailleurs
caines “, auxquelles
de
l’historien,
s’adonnent
comme
les nègres
danses
esclaves
afri-
de la
colonie, dans des réunions nocturnes, C’est progressivement que les marrons, qui représentent la libre circulation pulsionnelle dans les interstices de l’ordre colonial, vont influencer ces réunions nocturnes, jusqu’à en provoquer la condensation-éclatement dans cette cérémonie du Bois-
Caïman.
En
effet, la pratique
des
marrons,
en
ce
qui
a trait au vaudou ”, est directement liée à une politisation
à outrance et à une invocation aux Esprits pour obtenir
leur survie de marron. Et nous comprenons
que, pour
les autres nègres esclaves liés à la production
du sur1
T7 ) |
f
40. Voir Moreau de St-MÉRY, Op. cit, tome I, pp. 63 sq. 41. Thomas Mapiou, Histoire d'Haïti, Imp. Courtois, Port-
au-Prince, 1904, pages 71, 97, 181. Mais Madiou nous parle d'influence des sorciers, et de domination des bandes d'esclaves
par la superstition.
74
L'écriture
profit, le vaudou
du samedi
soir peut n'être qu’une re-
vaudouiques
l’administration
lâche, une rencontre nostalgique où le voyage vers l'Afrique perdue se réduit aux gestes mêmes de la danse. Opium du peuple. Mais très tôt nous savions l'interdiction des réunions
par
coloniale,
qui
y voit
occasion d’agitation politique et danger de troubles graves
de l’ordre public *. Rien n’y fit. Les relations du colonel Malenfant sur la colonie de Saint-Domingue ne manque
pas de nous éclairer à ce sujet ”. En fait, c’est l'errance formidable des marrons ouvrant dans la colonie un autre temps et un autre espace qui rend compte en même temps
de ce qu'il faut bien appeler la naïssance du vaudou haïtien
en même temps qu’elle mettait en œuvre ce qui allait éclater à la grande insurrection d’août 1791 comme une marche apocalyptique vers l’indépendance. Ainsi, l’histoire
du marronnage ne me semble pas séparable de ce qui lui donne un sens historique : l'apparition du vaudou et Ja libération
pour
de l'esclavage.
L'accès à l’indépendance n’est œuvre profitable que les
nouvelles
classes
dominantes
: les
affranchis,
noirs libres et mulâtres. C’est l’anarchisme et les exactions des petits blancs tentant de refaire à Saint-Domingue
la prise du pouvoir par le peuple, qui vont faire basculer les affranchis vers un « front » avec les esclaves. Leurs intérêts de classe leur commandaient le maintien de l’esclavage. Mais ils étaient noirs et/ou anciens esclaves. Ni les colons, ni les administrateurs coloniaux, ni les petits blancs n’en voulaient. Ils changèrent donc momentané-
ment leurs fusils d’épaule. Ils seront les grands bénéficiaires de la guerre de l’indépendance. Aussi faut-il distinguer la guerre de l’Indépendance,
qui est rupture historique pour les nouvelles classes dominantes et le mouvement révolutionnaire de libération de l'esclavage qui rompt l’histoire pour les masses populaires d'esclaves, sans nom, sans histoire. Pour ces hordes in42. Moreau de ST-MÉRY, Ip., p. 68. 43. MALENFANT, Des colonies et particulièrement Saint-Domingue, Audibert, Paris, 1814, pages 21 et sq.
celle
de
75
Le vaudou
sensées, l'union se fait grâce au marronnage par le vaudou.
Il s’agit pour
elles de
suivre
des
chefs
montés
par les
loas, qui les conduisent au combat de manière invincible. L'élan révolutionnaire et l’irrésistibilité au combat de ces groupes, hier encore asservis et pliés sous les fouets des commandeurs, s'expliquent par la croyance en la conduite
des loas. L’histoire fourmille de relations de ces faits d’armes, ahurissants et désarmants pour l’adversaire fran-
çais où des centaines d’individus affrontent le feu avec l’idée que la faveur des esprits les garantit contre toute atteinte ennemie. Des milliers périrent ainsi. Maïs la vic-
toire fut à ce prix. Que
ce fût une conduite
purement
fondée sur l'imaginaire n’y fait rien. Sans ce « soulèvement imaginaire », l’indépendance de ces nouvelles classes dominantes n’eût pas eu lieu. Mais la fin de l'esclavage non plus. D’autre part, l'emprise des chefs et leur autorité
n’avaient de sens ni de consistance historique que de ce fait. Cette dimension seule de l’imaginaire rendait compte de l’advenu de l'impossible.
Pour les adeptes du vaudou, ces origines aux dimensions surhumaines sont des lettres de noblesse. Jamais le vaudou ne s’en départira. Toute l’histoire d'Haïti sera perçue à partir de là. Les marrons d’hier sont les Zobop d'aujourd'hui; le dédoublement des forces officielles et
« démocratiques » par de nocturnes polices aux pouvoirs
démoniaques est davantage la répétition d’une telle structure, qu’un symptôme du fascisme. Il n’est que d’analyser les rapports soupçonnés entre ces polices parallèles et les sociétés de sorciers pour s’en convaincre.
La clandestinité reconnue Un peuple était libre, qui avait conquis son indé-
pendance
grâce
aux
loas…,
rupture,
discontinuité
sans
pareilles. Ce peuple était noir et donc particulier. L'ordre nié
était blanc
vaudouesque.
76
et universel.
L’écriture
nouvelle
serait
L'écriture
Par rapport à quoi devait se penser ce peuple qui
avait appris
à se situer négativement
ou
imaginairement
par rapport à l’ordre de l’autre, au discours colonial ? Qui pouvait parler à qui ?.. et de quoi ?
Quel type de silence remplissait l’espace libéré par ce
glissement Les
historique ?
discontinuités
voulues
par les politiques,
écrites
par les historiens ne recouvrent que fort mal à nos yeux
cette faille. Nul savoir n’efface ici pour nous la fonction hallucinante du vaudou. Un peuple tout entier se trouvait là, face à soi, non identique à soi et absolument nouveau.
Nous “ étions sans langage et nous étions « impossibles ». Mais 1l y avait déjà le vaudou, nous avions des héros, nous
avions donc des dieux. Une autre révolution, la vraie, avait, là et alors, les conditions de son effectuation. Mais,
devenant
Même
un
peuple,
nous
cessions
aussi
d’être
une
île.
non reconnus, oblitérés et barrés pour les autres,
nous étions pris, cernés par leur langage politique. Il nous fallut aussi être nation, empire, royauté et république. Nous blanchir. Dessalines fut acclamé empereur : nous eûmes une armée, des constitutions, des classes sociales, une noblesse, un clergé, des tribunaux et tout. Nous parlions un langage qui ne nous disait pas. Etrangers à nous-mêmes, nous ne nous reconnaissions pas dans notre représentation qui ne
nous
renvoyait
que
l’image
et le langage
des
anciens
ou
simple-
maîtres, dont les nôtres avaient occupé les places. Du temps de l’ordre blanc, nous étions à l’extérieur du texte colonial, refoulés dans ses marges et dans ses interstices.
L'ordre
nouveau
par manque
d’imagination
ment de conditions de possibilités risquait de nous acculer
à un « exil intérieur “ ». Ici encore le vaudou était le seul espace favorable à une créativité originale. Il pouvait 44. Sans cesse le retour subreptice du < nous > nous empêche de nous tenir à distance de cette autre histoire par un quelconque procédé d'écriture ou d’intellectualisation. Corriger ici le retour nous a paru soupçonneux. 45. Selon l'expression de Michel de CERTEAU, La prise de parole,
Seuil.
77
Le
vaudou
permettre d'halluciner sinon de récupérer le sens d’une représentation de la vie politique de la communauté à travers un langage qui n’était pas nôtre et dont nous occupions difficilement les lieux. Une correspondance se joua de plus en plus rigoureusement dans les cinquante ans qui suivirent entre l’organisation politique du pays et le poids du sens que lui infusait l'imaginaire vaudouique. Nous pouvions nous repérer enfin. Une culture inavouable, parce que n’ayant pas de place qui lui soit assignable dans un savoir et un langage internationaux, animait les dessous de notre histoire nationale et de notre vie sociale. C’est donc comme une transgression que nous appa-
raît ici la guerre de l’Indépendance, en tant qu'elle fut pour nous la « mutation d’une raison “, la subversion d’un ordre. Mais cette naissance traumatique marquait-
elle vraiment l’avènement d’une nouvelle raison ? La question qui traverse ces pages et qui met « en cause » chacun de nous se pourrait formuler ainsi : Quand y a-t-il de l’haïtien ? Mais nous avions à peine souligné ici l'absurde de cette naissance que surgissait déjà à côté l'opacité d’un fait qui semble bien n’avoir rien à nous dire sur le vaudou. Mais il faudra aller y voir de plus près. C'est évidemment, deux ans après l'Indépendance, la
mort
de
Dessalines ”.
Comment
ici ne
pas
écouter
Freud “ ? Que nous était-il donc arrivé? De quelle raison nouvelle devenions-nous la folie ? Sommes-nous passés à
être ? Tentons ici de laisser dire toute l’inquiétude que
ces questions n'arrivent pas à discerner. 1804 fut, disions-nous, le matin d’une politique. Festivités. Hymne au soleil. L’historien, chantre national, nous dit sur ces commencements :
46. Michel de CERTEAU, Op. cit. 47. Deux ans après la guerre de l'Indépendance, Dessalines, le leader de la révolution, alors empereur d'Haïti, périt dans une embuscade, assassiné par ses anciens compagnons de guerre. 48. Moïse et le monothéisme, Ed. Gallimard, Paris.
78
L'écriture
« Du point de vue matériel, il n’était rien
resté de la brillante prospérité de Saint-Domingue.
Pendant plusieurs années, l'incendie avait été le rouge étendard qu’esclaves marrons et armée de l'indépendance avaient arboré sur les habitations coloniales dans la guerre de destruction systématique qu’ils avaient adoptée comme le moyen le plus sûr d’obtenir la victoire. Les colons n'avaient
su créer aucune organisation économique qui püt
servir de modèle aux nouveaux libres : leur système reposait tout entier sur le travail servile. Ils avaient eux-mêmes,
en réalisant le divorce de Ia
propriété et du travail, perdu le sentiment de l'effort personnel que développe la concurrence. Les nègres émancipés tirèrent du régime colonial cet enseignement détestable : “ le maître est celui qui ne travaille pas. Etre libre, c’est ne pas tra-
vailler. ” * >
Notre référence à Dantes Bellegarde, homme politique s’il en fut, ministre de l'Education nationale (1918-
1920), ambassadeur d'Haïti en France, auprès du Vatican, aux Etats-Unis et enfin délégué à la Société des Nations,
notre référence à Bellegarde n’est pas sans connivence à la
distance ici prise par rapport à l'écriture historique, dont il témoigne mieux que tout autre peut-être de la « Générosité ». Mais venons-en à son texte pour y entendre, ailleurs, toute la littérature et tout le discours de l’historien comme lieu d’effectuation des événements de 1804. Mais comment
« en
venir
» à toute
cette
littérature
haïtienne,
à
ce discours de l'historien ? En considérant déjà que Bellegarde fait partie de son texte, comme l’ouvrier de l’entreprise pour laquelle il « travaille », nous indiquons qui
nous suivons.
49.
Dantcs BELLEGARDE,
La Nation haïtienne, p. 87.
79
Le vaudou
« On serait de la sorte amené à définir une écriture a-causale caractérisée d’abord par la disparition d’un signifié qui ne serait à la fois l'origine (l’auteur comme cause) et le but (la vérité, la loi, l’expressivité). Ayant perdu ses appuis, n'étant plus, comme le dit Derrida, assujettie, dépendante et seconde par rapport au Logos, l'écriture, au lieu d’être l'instrument de la représentation, devient elle-même le lieu d’une ac-
tion *”
Que cette écriture poétique et historique de l’événement nous en propose une lecture, c’est en quoi ici s’articule une « distraction » socio-politique où notre attention
est déplacée 1à où il ne nous en coûte que peu ou assez
peu, croit l’historien, d’en savoir sur notre vérité. Pour ce
genre de vérité, il y faut toujours mettre le prix... et quel prix! Car qu'est-ce qui est venu au soleil de 1804? Des « festivités » disons, que l’historien nous baptisa « réjouissances publiques ». Or, c’étaient précisément ces réjouissances, nocturnes avant 1804, qui avaient été le lieu des rencontres pour les futurs « héros de l'indépendance ». C'était aussi le seul espace nègre qui échappât un long moment à la répression coloniale avant que les révoltes répétées dans le Nord n’en vinssent à faire soupçonuner la subversion de telles « réjouissances ». Ecoutons à nouveau l'historien sans négliger d’entendre au passage son jugement : « La danse était leur divertissement favori. Ils voyaient venir avec joie la fin de la semaine, car le samedi, à partir de huit heures du soir jus-
qu’à minuit, tous les ateliers étaient en liesse. Au rythme des tambours et du banza, une sorte de
guitare à trois cordes, et aux refrains inspirés du
lointain pays d'Afrique, la danse entraînait dans
50. Jean-Louis BAuDRY, Ecriture, fiction, idéologie, in Théo-
rie d'ensemble, Seuil, p. 137.
80
L'écriture
sa ronde
vieux.
gesticulante grands et petits, jeunes et
À
la mémoire
de leurs morts,
ils organi-
saient aussi de périodiques réunions ou « prières »,
mais
ces cérémonies
c'étaient simplement de beuverie ”. »
n'avaient rien de religieux :
des occasions de ripaille et
1 faut tout de suite souligner ce qui échappe à l’écriture de l'historien. Il nous est dit que l’esclave astreint au travail libérait le maître pour le plaisir : « C’est sur cette iniquité de l'esclavage que reposait la société la plus brillante qu’on eût encore vue en Amérique... » A cause de lextraordinaire prospérité agricole et commerciale
mée
de
Saint-Domingue,
la « Reine
les
des Antilles
Français
l’avaient
», et plus loin :
surnom-
« .… “ les colons, s’abandonnant à l’amour des jouissances frivoles, avaient vécu sans pré-
voyance... ” sans réelles vertus de famille, sans un haut idéal de vie intellectuelle et morale, sans res-
pect de la religion, sans la moindre préoccupation
de justice et d'humanité. Ils avaient donné à leurs
esclaves le spectacle d’une société brillante à la surface mais édifiée sur la souffrance, où la virile volonté d’être était sacrifiée au décevant plaisir de
paraître.
»
À travers tous ces textes de Bellegarde, nous sommes sensibles à l’insistance de la coupure du travail et du plaisir. Quelque chose échappe là à la violence d’une
écriture qui nous ordonne et nous effectue les événements au titre d’une idéologie qui ne s’avoue pas et n’en entend pas moins
orienter notre
devenir
au jeu de ses oblitéra-
tions. Pourtant cette dichotomie du travail et du plaisir articule bien ici le lieu d’une récupération dont nous ferions volontiers l’inavouable de toute politique, de toute organisation sociale. Ce faisant nous entendons bien situer 51. BELLEGARDE,
Op. cit., p. 60.
81
Le vaudou
le vaudou comme nuit nouvelle, en repérant dans l’histoire
son « en face », jour colonial et jour de l’indépendance, si
différents l’un de l’autre dans leur nuit vaudouesque. Travail et plaisir disions-nous. quel ordre social et pour quelle vaudou ? Au temps de la colonie, la
refoulement de cette
Jour et nuit, mais de situation nouvelle du « plus-value
» de Îa
jouissance était entre les mains des maîtres. Tout le travail
de l’esclave s’ordonnait pour cette production et cette consommation de la jouissance des maîtres ”. Dans les événements que l'historien nous (re)constitue se (re)joue pour nous ce fait fondamental que toute société s'organise à partir de la pénurie sur la base d’une répression du jouir qui permette cette organisation et un travail dont le « fruit » est à l’usufruit de quelques-uns. qui en jouissent nous dit le juriste, sans aucun humour. Après l'accession à l'Indépendance, le vaudou à bénéficié d’un statut nouveau qui le restructurait. ll n’était plus la nuit d’un jour colonial, mais il offrait un espace de ténèbres à une nouvelle raison. On ne cherche pas à définir les traits de cette nouvelle raison sociale, mais à repérer son articulation avec le vaudou. Nous es-
pérons situer l’un par rapport à l’autre et établir un lieu où des « effets de sens » nous semblent révéler une « mise
en scène » où s'organise la cachotterie d’une machine : la
production de la formation sociale haïtienne.
C'est du côté d’une dialectique du jour et de la
nuit d’une part, de la jouissance et du travail d’autre part
que les points de cette articulation me semblent insister
de façon intéressante. Pour le vaudou, être l’espace du non-maîtrisable de
52. Ici la référence à Marx (Production et Consommation — Je concept de travail et ses implications — et l'idée du travail productif en théories sur la plus-value) est intentionnellement liée à un recours à Freud dans sa théorie de la pulsion quant à son « travail » et à son but (cf. « Analyse terminée et analyse interminable > — « Les pulsions et leurs destins > — « Le problème économique du masochisme »).
82
L'écriture
l'ordre colonial et être le coin de ténèbres dans l’espace de l'indépendance, c’est changer de structures internes. Ce « passage » ouvre des brèches où l’haïtienneté est possible. Quelque chose, là, s’ordonne qui relève d’une articulation particulière : l’investissement du socio-politique par le pulsionnel. Pour le maître qui établissait le langage social,
comme
« raison
» de l’ordre colonial, le vaudou
en tant
que lieu de la libre expression nègre était un danger colonial, un danger politique. Le réduire ou le maîtriser était une exigence première. Il ne suffisait pas que le langage religieux offrit la catégorie du « démoniaque »
pour
localiser
ce danger
et en
désamorcer
la bombe
en
l'enfermant dans des pratiques rituelles, donc dépolitisantes. Il fallait le réduire physiquement. Combattre c’est reconnaître. Il fallait combattre le vaudou. Cette reconnaissance négative structura le vaudou comme champ de
clandestinité. De l'intérieur, le vaudou est par essence, contre et complice. Il devient l’espace redoutable du pul-
sionnel. L'indépendance a fait semblant de donner un statut de liberté au vaudou, mais ce ne fut pas un statut public. Toute société s'organise à partir d’une zone d'exclusion. Tout chez nous se définit à partir d’un ailleurs. La structure de complicité, d'opposition et de clandestinité interne
au vaudou
le destinait à cette fonction sociale d’exclu-
Sion. C'était un mouvement nécessaire à la constitution de notre nouvelle raison sociale. Etre vaudouisant cela ne s’annonce ni ne s’avoue.
Qui
est
vaudouisant ? Qu'est-ce
qu'être
vaudouisant?
un champ
qui est celui
C'est de l’ordre de l’implicite. C’est un « cela va de soi » qui n’a pas droit à l’énonciation. C’est une « clandestinité reconnue » et rendue irrepérable par cette reconnaissance même. Chacun fait ce qu’il entend. « On est libre. » et volontiers on sous-entend l'essentiel : « … depuis 1804 >». Ce passage des ténèbres combattues aux ténèbres positivement
reconnues
constitue
de l’histoire haïtienne, en tant que ce passage fut une « coupure ». Il est un peu expéditif de vouloir situer
83
Le vaudou
cette coupure en 1804. C'est en estomper la radicalité que de la repérer spatialement dans des événements. Les
événements eurent lieu. Et de ces lieux nouveaux un glissement de mentalité s’est opéré. Quand et comment ? C'est encore pour nous un domaine
du non-su.
Et puis
qu'importe? Toutes ces questions rôdant autour d’une origine sont une perche politique tendue à toutes les entreprises métaphysico-théologiques. Du temps de la colonisation, c'était certes idéologiquement « bien » d’être vaudouisant. Depuis une vingtaine d’années c’est idéologiquement « bien vu » d’être favorable à cette « expression » populaire. Entre les deux temps s'intercale l’espace vide d’une période de latence où le vaudou est accepté mais mal vu. Ce qui me semble caractériser le vaudou dans cette période d’ou-
bli c’est qu’il est reconnu crime,
de la mauvaise
comme
conscience,
démoniaque, de la peur,
lieu du
du
non-
maîtrisable haïtien, de l’angoisse collective. Il permet de repérer la naissance d’un peuple dans le clivage où s’affrontent ses aspirations nationales républicaines et ses craintes et son angoisse existentielles.. Alors être vaudouisant c’est s'identifier à une classe sociale qui affronte dans l'angoisse la pénurie. Etre vaudouisant c’est reconnaître une « pauvreté » essentielle, économique et « spirituelle ». Mais c’est aussi accepter le « mé-prix », la méconnaissance,
le rejet de ce qui se dit une
élite haï-
tienne, pour s’être identifié à un Occident blanc dont la culture est de plus en plus axée sur ce qui comble le manque-à-être fondamental que la pénurie nous révèle :
l'objet-argent. Face à l’économie politique et à sa pré-
voyance blanche qui structure une temporalité comblée, le vaudou c’est l’organisation de la pénurie par le leurre d’existences postulées parce que consolantes : les loas.
Cette pénurie,
ce manque-à-être
n'est certes que
l'effet d’une mise en scène. Ils trompent et gomment l’es-
pace évacué et contrôlé par le capitalisme, d’une produc-
tion folle, plurielle et multidimensionnelle de ces tribus de
pulsions qui ouvrent les flancs de toute formation sociale
historique.
C'est
dans
cette
pénurie,
ce
manque-à-être
ouverts par le refoulement du pulsionnel que s'élèvent les 84
L'écriture
« voix » auxquelles l’haïtienneté donne corps. Que le vaudou se donne imaginairement les moyens de maîtriser l'angoisse existentielle d’une pénurie qui n’est pas seulement économique mais surtout politique, culturelle, c’est
en quoi il m’apparaît comme nuit nouvelle introduisant peut-être l’espérance d’un nouveau matin. Rêves qui attendent qu’un matin politique les fasse advenir au jour d'une construction communautaire vraiment humaine. Rêves qui portent déjà leurs réveils. Car cette dialectique du jour et de la nuit, du vaudou
et du système social offi-
ciellement promu, est un fait conjonctural. C’est la structure et le déchirement du temps vécu haïtien. Les esprits,
les loas, les rites et les cérémonies ne sont pas une éva-
sion, ils ne forment plus un « ailleurs » c’est un « ici et maintenant ». Ils sont le geste qui les pose comme sens, et comme production d’un détournement politique par
rapport à l’histoire effective. I nous
faut regarder
maintenant
cet autre lieu de
l'articulation vaudouique : la dialectique du travail et de la jouissance. La question du rapport du vaudou au travail
et à la jouissance n’est pas sans quelque pertinence pour
notre
propos.
Marx,
dans
sa célèbre
analyse
du
travail
aliéné ”, repérait l’aliénation dans le fait que le travail de l’un trouve son sens dans la jouissance de l’autre. Nous avons vu comment Bellegarde pointait là aussi ce qu’il a appelé « l’iniquité de l’esclavage ». Cette référence nous
permet d'introduire l’idée du rapport du vaudou à l’esclavage en y voyant la jouissance récupérée d’un travail aliéné, un « ersatz », un « leurre ».
Le vaudou ici apparaît comme ce qui mime « ailleurs » une jouissance perdue. Que cet ailleurs soit l’ima-
ginaire est de quelque conséquence !
Du temps de la colonie, nous dit l'historien, le vaudou est occasion de « réjouissances nocturnes ». Et à propos des « festivités » qui marquerent le temps de la proclamation de l'Indépendance, l'historien nous parle,
comme aujourd’hui l’homme de la rue, de « réjouissances 53. Manuscrits de 1844, Œuvres, Pléiade, Gallimard, Paris, 1968.
t. IL, Bibliothèque
de la
85
Le vaudou
publiques ». Le glissement du vocabulaire n'est pas sans renseignement sur ce qui de la nuit est passé au grand jour. Nous y notons au passage une caractéristique de la « fête ». Mais cherchons l’haïtien. Depuis Marx et Freud, nous avons appris à voir dans le travail un lieu, un langage où l’homme se dit à luimême, et, se disant, se découvre et se crée. La jouissance
de l’homme c’est de se reconnaître dans le produit (l’objet de son travail). Se reconnaître dans sa propre production, y être reconnu et se découvrir dans cette reconnaissance d'autrui, c’est le désir qui hante l’homme et dont toute jouissance lui promet l’annulation. S'il en est ainsi la jouissance est au travail ce que la reconnaissance d’autrui est à l'effort de production de soi. L’esclavage c'était la coupure même de cette relation, pis encore, c'était la forclusion de l’un des termes : la jouissance. La fonction du vaudou était précisément d’en marquer le retour au champ de l'imaginaire. « La folle du logis » !. La folie d’une logique ! Une telle structure de la relation du vaudou à la jouissance ne laisse pas de nous inquiéter en ce qui concerne le lieu et la fonction du travail lui-même dans la raison sociale haïtienne. Bellegarde, en ceci, est en accord avec tous les historiens; ne nous dit-il pas en
effet qu’au lendemain de 1804 « le maître est celui qui ne travaille pas. Etre libre, c’est ne pas travailler ». Nous aurions aimé savoir si Bellegarde avait lu le premier livre de la « Politique » d’Aristote ou le « travail aliéné » dans les écrits du jeune Marx. Mais nous savons du moins que nous ne sommes pas encore très loin de 1804. Il est fréquent d'entendre l'étranger dire que l’haïtien travaille et les « bocors » (prêtres du vaudou) mangent son argent ”.
Ce jugement extérieur symptomatise les formes nouvelles de la structure du rapport du vaudou à la jouissance. Ce qui est « demandé » encore par le sujet vaudouisant, c’est
de jouir, de se reconnaître, de se connaître, à partir de la
reconnaissance d’un autre supposé pouvoir le reconnaître. S4.
Alfred MÉTRAUX,
Jean KERBOUL,
86
Le V'audou haîtien, Gallimard.
Le Vaudou,
Ed. Laffont.
L'écriture
Lieu d’une réalisation de soi que le travail n’assure plus, le vaudou devient du même coup aussi le lieu d’une reconnaissance de soi par l’Autre. Ceci désigne pour nous le rôle irremplaçable du « bocor » ou du « houngan » et l'échec infaillible de la religion catholique dans sa tentative incessante de les vider de là. Ce
rapport du
vaudou
à la jouissance,
nous
révèle
la fonction de rupture du vaudou dans le système social haïtien. Une lecture extérieure au phénomène vaudou a souvent insisté sur « ses » aspects « libidineux ». Il y est souvent question de perversion sexuelle et parfois d’incestes . Il le fut toujours, dès son origine au xvurr° siècle, mais aujourd’hui, il l’est autrement. Le fait que notre analyse se soutienne des connivences de Ja reconnaissance (mé-connaissance) au
« jouir », suggéra les liens que nous voulons noter ici entre le vaudou comme espace pulsionnel à fonction de rupture
et de
fissures
et un
système
identifié à l’occident qui maintient
socio-culturel
trop
une méconnaissance
de la réalité haïtienne. Dans la raison sociale qui nous parle, le vaudou est la négation active, absolue et néces-
saire d’une méconnaissance historique obsessionnelle. Ri-
vés au regard de l’étranger qui nous donne une image de
nous-mêmes,
nous
de nous-mêmes
méconnaissons
une
réalité
essentielle
qui semble faire irruption sans cesse sous
forme de l’univers vaudouique. Le vaudou prend les di-
mensions
de
l’efflorescence
d’une réalité forclose ailleurs.
imaginaire
et fantasmatique
Tout se passe comme si le langage social que notre identification à l’occident nous impose comme lieu de
notre expression culturelle réalisait un véritable refoulement de ce qu’il devait produire. Nous nous échappons à nous-mêmes. Essayant de nous dire dans des représentations culturelles et un langage qui ne sont pas nôtres, nous
S5. Cette lecture se soutient d'une grille œdipienne triangulaire, appliquée farouchement et de manière obsessionnelle et compulsive à la réalité multiple de la « famille » haïtienne. Elle développe ici cette défense de l’ethnologue contre ce qui là lui saute à la figure!
87
Le vaudou
nous méconnaissons et nc produisons pas notre propre histoire. Nous ne nous dédisons pas seulement, nous disons
mal ce qui n’est pas nous. Ce qui n’arrive pas à venir au jour d’une économie politique et d’une culture sans honte, c’est un langage social qui serait le lieu d’une vérité his-
torique,
celle
d’un
passé,
celle
d’un
présent,
où
nous
puissions nous reconnaître dans une authenticité qui ne renie pas nos attaches africaines et françaises et américaines mais en diffère. Enfermée dans la problématique idéologique et folklorique d’une expression (culturelle) de soi, la formation sociale haïtienne se vide des luttes où elle pourrait se produire comme histoire. C’est cette conjoncture folklorique qu’à partir de 1945 la gauche haïtienne essaie de rompre, mais sans arriver à s’en sortir,
enfermée qu'elle reste elle-même dans ces structures de représentation, qui sont une reproduction exacte des structures des confréries vaudouesques vouées à la folklorisation par la domination économique et sociale. Le vaudou comme
transgression culturelle, et donc
à la fois, sociale, politique et historique est ce lieu privilégié parce qu'y fait retour une productivité qui garantit une authenticité, et qui est depuis nos origines historiques
refoulée. Il ne sera pas ici hors de propos d’examiner le processus de ce refoulement même rapidement, car c’est ce même processus qui épuisé par l’histoire fonde le lieu où la rupture historique devient possible. L’accession à l’Indépendance faisait de nous une nation, nous situait à côté d’autres nations, qui se par-
laient déjà un pouvions pas Il nous fallait dre un visage nationale.
langage international, mais blanc. Nous ne vivre indéfiniment repliés sur nous-mêmes. nous situer par rapport aux autres, et prenrepérable par eux dans cette jungle inter-
Se constituer en nation, c’était se donner
des
constitutions, des lois, un régime politique, sur les modèles offerts par ceux dont nous attendions d’être reconnus. Il fallait se rendre identifiable. L'identification nationale se fit pendant un siècle sur la base d’un refoulement, consistant à ignorer et à oblitérer ce qui nous rendait trop différents des autres nations... jusqu’à la couleur. Mais ici notons seulement le vaudou comme lieu 88
L'écriture
géométrique de cette différence. Toute l’histoire d'Haïti est jalonnée dans son champ littéraire de « Défenses et Illustrations
ou d'Ecrits
»,
« Apologie
de
la Différence
sur la « Réhabilitation
», où
>», d'Etudes
la conscience
nationale tente périodiquement de récupérer une incons-
cience qui nourrit la logique d’une méconnaissance endur-
cie. Il est symptomatique
que
les
« détracteurs
de la
race noire » y soient toujours pris à partie sur un terrain spécifique : le vaudou. Toutes ces « Apologies » et « Réhabilitations », toute la réaction religieuse catholique si foncièrement persécutive et interprétative dans ses processus, toutes les « réticences politiques officielles » et le long « silence » convenu qui entourent le vaudou, le délimitent
bien
pour
nous
comme
l’extériorité
interne,
le ver dans le fruit, l’immaîtrisable de la raison haïtienne. Si une société se définit à partir de ses exclusions où elle tente de récupérer en le reconnaissant comme exclu un espace de transgression, un espace dangereux, de surgis-
sement pulsionnel, on peut dire que dans la société haï-
tienne, le vaudou concrétise ces exclusions, leur lieu. Folie de notre raison sociale, le vaudou joue pour
nous le rôle qu’assumèrent la sorcellerie, les léproseries,
les maisons d’internement, en d’autres temps et en d’autres
lieux. Ce rôle c’est le « discours chrétien » qui l’impose au vaudou.
Le discours chrétien reste la forme
lisante.
ce fait, l’altérité dévolue
achevée,
dans la formation sociale haïtienne, du discours dominant dans sa spécificité bourgeoise, occidentale et/ou moraDe
au vaudou
dans le
langage religieux se trouve être démoniaque. L'’enseignement religieux assimile les loas aux démons,
et les crises
de possession vaudouique à un commerce satanique. Rien de plus normal que le vaudou bénéficie de l’exclusion faite à la sexualité dans l’univers religieux. Tout se passe
comme
si le matériel imaginaire,
nécessaire à la religion
pour exprimer l’angoissant, l’impensé, le terrifiant, l’im-
maîtrisable, était fourni par l’univers vaudouique. Mais ce fait désigne aussi pour nous le vaudou comme le lieu où le système socio-culturel haïtien va « renfermer » tout le
non-spécularisable,
tout
l’impensé,
tout
le non-symboli-
sable, tout l’inachevé de la conscience ou de l’inconscience 89
Le
vaudou
haïtiennes. Le vaudou devient ainsi l’en face d’une culture à laquelle il fournit l’essentiel de sa symbolique. C’est le lieu du non-advenu mais aussi du non-refoulé et de l’àvenir. Il offre son havre de ténèbres à tout ce qui aspire au grand jour. Il est comme le lieu reconnu, reconnaissance bâtarde et officieuse d’une productivité non reconnue. Là peut se dire en la nuit ce qui est interdit au grand jour. Ainsi toute une raison sociale y délimite l’espace de sa propre transgression. Etre vaudouisant, c’est transgresser, c’est être étranger dans sa propre demeure, être revenu
d’ailleurs. N’être pas vaudouisant, c’est en soi-même refouler systématiquement tout le non-maïîtrisable et tout l’angoissant, devenir le geôlier du plus étrange de soi, un policier de la libido. Pour ce faire, les religions chrétiennes
proposent les sécurités de leurs rites, de leurs dogmes, de
leurs pratiques et filtrant l’angoissant peuvent permettre de l’exprimer en partie. Véritable exorcisme, où le démon chassé se trouve être peut-être trop souvent l’exorcisé luimême! L'expression sous sa forme théâtrale (folklorisant et vedettisant l'essentiel sur le devant de la scène de Îa conscience) offrant le spectacle de la transgression et de sa culpabilité (donc dans les limites culturelles et politiques
de l'interdit) trompe et déjoue partout la multiplicité errante des productivités pulsionnelles. Cette expressivité est l’arme principale de la religion dans son entreprise politique de désamorçage (exorcisme) de la libido, au ser-
vice des cultures dominantes européennes et américaines en Haïti.
—-
Linglin — sou Bassin — Sang Un exemple de mobilisation des forces mortifères, qui traversent le groupe.
>
Aizan La feuille de palmiste est insigne royale. Elle marquerait le rapport de la Royauté à la divinité donc : la Toute-Puissance. L’aizan est donc très utilisé dans les rituels sacrificiels ou incantatoires à cause de ce rapport à la puissance absolue. Le loa aizan donne l’accès à cette puissance. Il actualise le passage de l’homme du végétal à la divinité.
3. un espace pour
les «voix»
Il faut pourtant écrire le vaudou. Il faut faire passer
ce temps multiple dans l’espace linéarisé de l’écriture, le
soumettre à la puissance dominante du signe. Mais une
telle entreprise pour rester fidèle au vaudou
doit devenir
une traîtrise dans le champ du même signe. La clandestinité qui marque de part en part le vaudou et l’haïtienneté ne saurait être rendue au discours qu’autorise l'écriture occidentale.
En effet l'analyse du vaudou doit viser précisément l'espace vaudouique comme clandestinité et subversion de
la logique colonisatrice de l'écriture. Or, l'écriture, c’est toujours déjà l'imposition de la pensée de l’Autre. L'enjeu devient de plus en plus clair. Il s’agit, dans l’espace du livre, de ravir le vaudou à l’entreprise juridico-théologique de l'écriture et à sa machinerie métaphysique. Le vaudou certes n'échappe pas à l'écriture, c’est là qu’il est visible.
Mais cette visibilité a son ambiguïté propre. Si l’écriture rend visible le vaudou c'est au non-vaudouisant. Pour ce dernier, en effet, l’inouï prime. La monotonie des rites est l’espace même de l’inédit. Il est sans cesse question d’entendre ce que les voix vont dire. Les loas parlent. Ce rapport aux voix domine tout l’espace vaudouique où se déroule ce à quoi l'écriture offrira l’espace théâtral de la visibilité. Que cette visibilité soit déterminée par un texte 95
Le vaudou
filmique ou autre, montre quel écart subit le vaudou
au
moment où il devient un objet à offrir à la visibilité, à
l'intelligibilité occidentale.
Ce rapport à l'œil constitue l'observation et institue le vaudou en objet. C’est l’exorciser de son altérité propre,
le désarmer, l’innocenter, pour pouvoir
en parler et s’en
servir comme leurre. Comment éviter ce rapport à l'œil dans le champ de l'écriture ? Comment retrouver dans le texte un rapport à l’audible qui rende quelque vraisemblance à ce qui constitue un axe fondamental du vaudou : le rapport aux voix ? Pour commencer, il faut être conscient du piège, accepter l'écriture et, à tout moment, nommer l’imposture
en désignant le jeu. Question de méthode ? Non. C’est la lutte même qui est ici en jeu. Tout doit se situer tactiquement dans une stratégie de lutte. Même s’il est impossible et politiquement néfaste de dire ou même à ce niveau de savoir laquelle. Bref en traquant l'écriture, vouloir sauvagement et désespérément le noir soleil du vaudou. Marche à reculons, tactique de bête traquée, soupçonneuse jusque
de soi-même dans cette échappée qui ne doit aller nulle part ailleurs que d’abord refuser l’empire logique du signe. Jusqu’à en fixer quelques-uns de sûrs et à les répéter indéfiniment : vaudou.
Les lieux D'abord : un modèle fictif, modèle à oublier aussitôt.
C’est une violence à faire à tous les textes, à tous les
discours qui emprisonnent le vaudou, et désignent l’haï-
tienneté comme un objet-leurre, servant de repère à d’autres pour s'identifier. Violence de la fiction à imposer aussi
à la réalité sociale historique des différentes communautés vaudouesques en Haïti, toujours déjà encadrées, désignées, impliquées dans un jeu socio-politique et historique qu’on ne peut isoler en le désignant comme national. Réduire
96
L'écriture
d’ailleurs la situation qui reproduit le vaudou dans toutes ses formes d’impuissance économique, politique et cultu-
relle, à être une situation nationale, fait partie d’un jugement théorique et politique dont les origines s’avouent en même temps qu'est désignée leur coalition à des groupes
d'intérêts internationaux.
Le modèle fictif imposé à des réalités effectives doit
avoir pour objectif de provoquer les différences où s’accu-
sent des situations locales, mais où se vérifient aussi des luttes étouffées, détournées de leur effectivité régionale. Le
modèle fictif confronté à chaque cas particulier de confré-
ries vaudouesques
peut y faire
apparaître
des écarts où
l'écriture trahie ne saurait effacer la nouveauté ou l’originalité de chaque cas en la réduisant à la généralité d’une théorie. En ce sens, et pour ce combat, il faut que le modèle reste fictif, alors même qu’il est déduit de l’observation
des différents hounforts et confréries observés dans les ré-
gions de Cap-Haïtien, de Ouonominthe, de Grande Rivière du Nord et de Port-au-Prince. Il ne s’agit nullement d’une synthèse des faits observés. En effet l’observation était toujours déjà habitée par l’entreprise théologico-juridique et sa machinerie métaphysique. Il s’agit plutôt de traits rete-
nus et reconstruits en modèle fabriqué comme une machine
de guerre. Cette machine
se doit d’être une fiction sur le
terrain de la méthode. D'abord la constatation,
monté en épingle nous construire la machine.
le repérage
d’un exemple
servira de base rapidement pour Il s’agit d’une confrérie vaudou
réunissant une famille et quelques alliés, observée en 1959 dans
la région
de Grande
Rivière
du Nord,
dans
le nord
du pays. Nous en retiendrons la structure communautaire et géographique pour l’organisation qu’elle offre à l’espace des voix. Dans une vallée, un espèce de bassin géographique laisse voir, au détour d’un sentier de terre battue, un haut
plateau entre deux collines. À première vue une trentaine de maisonnettes en terre rouge s’éparpillent sans ordre dans un coin du paysage. Des champs de maïs, de patates douces,
ceinturent le tout. Quelques
manguiers,
des avo-
Ccatiers et une bananerie surplombent les ondulations do97
Le vaudou
rées des maïs au soleil levant. C’est trop petit pour être un village. Il faut monter sur la colline voisine pour réaliser une structure générale en fer à cheval, avec au centre une construction plus importante. Là à cette hauteur, l’ensemble semble clôturé par quelques grands arbres et arbustes et les quelques tombes repérées d’abord, annoncées par une croix noircie par les cérémonies rituelles, font cimetière. En fait, il s’agit d'une confrérie vaudou. Elle sc réduit aux familles d’un vieux, de ses fils et de ses filles. Les constructions ont été presque alignées en demi-cercle autour d’une immense tonnelle centrale : le péristyle. En face, une construction plus importante comprenant visiblement au moins quatre ou cinq pièces, alors que les autres n’en ont qu’une ou deux. Tout l’espace semble organisé de façon que le temple occupe le milieu. Il est en même temps la demeure du vieux houngan. Ce que l'écriture traduit en le désignant comme le prêtre.
D
Kafou
C’est la puissance même d'effectuer les passages. Le lien de ce loa à Legba dont il dépendrait, n’est pas toujours très explicite. Mais il est la figure même, avec et après Legba, d’un problème particulier au vaudou haïtien : l’articulation des lieux, le passage. Il faut remarquer la similitude des vèvè entre Simbi ct Kafou.
Le vaudou
Cette
organisation
de
l’espace
est
centrée
autour
d’un axe : le Poto-Mitan. Ici, il nous faut renoncer à l’idée
d’un temple à cause même de tout ce qu'elle connote. Nous sommes face à une organisation spatiale particulière, avec
un centre et quatre directions, apparemment.
Le vaudoui-
sant dit que, par le Poto-Mitan, nous sommes reliés sym-
boliquement à un autre espace : celui des loas. Il ne s’agit
pas tout à fait d’un ailleurs, d’un autre lieu physique. Il n'y a pas d'autre lieu physique. Tous les lieux se traversent les uns les autres. On est toujours à la fois ici et là-bas. Le dehors traverse le dedans et la surface ne recouvre pas les profondeurs. Le Poto-Mitan est à la fois le centre, l'axe, les bords et la limite extérieure, aussi tout se passe autour. Il y a là un concept de l’espace qui n'est pas structuré par l'écriture, ni déjà orienté par le travail du texte.
L'espace vaudouique est l’entrecroisement de lieux multiples. Ainsi le fond de la mer que représente le pays d'IFE est le lieu de contact avec le pays de Guinée en Afrique — Guinée symbolique et Afrique réelle. Pourtant ce fond des eaux est réalisé par une cruche en terre cuite remplie d’eau aussi bien que par l’océan Atlantique ou la Grande Rivière du Nord. Précisément le fond de l'eau n'est que le fond de l’eau. Tous ces lieux se rencontrent. L'écriture ici n’a pas consacré les distances avec les distinctions. Et la cruche de terre ne représente pas Île fond de l’eau. Elle est le fond de l’eau. C’est de là que sortiront les esprits appelés par le houngan, lors de la cérémonie qui doit les sortir du fond de l’eau où ils séjournent depuis le moment de leur mort. Quel est donc le principe organisateur d’un tel
espace ? Rien d'autre que les « voix ». C’est par ce terme que souvent nous désignerons les loas. Il désigne pour nous
ce qui nous a paru le plus subtilement différent pour désigner ce quelque chose en plus, venant déborder la personnalité de l’initié dans la possession et que l’on nomme : les loas, les esprits, les vaudous. L'espace vaudouique est toujours structuré ou organisé à partir des « voix » qui S'y font entendre ou s’y offrent aux regards. Mais c’est en
grande partie en débordant les corps des initiés que les « voix » se donnent une visibilité. 100
L'écriture
Dans cet espace désigné comme
temple par l’écri-
ture occidentale, l’organisation est telle que les « voix » doivent être entendues de partout. Mais tout ne peut être
vu. Il y a des espaces clos. Ainsi le péristyle est un espace couvert où tout est visible et tout se passe autour du Poto-
Mitan, limite par où les loas passent d’un lieu, le leur, à
l’autre, le nôtre. Si quelque chose doit être caché à la vue dans cet espace, il sera recouvert d’un drap blanc. C’est le cas pour certaines confréries
qui,
au moment
de cer-
tains rites, le boulé-zin surtout, cachent les nouveaux ini-
tiés, non
encore
revêtus
de
l’habit
de
il s'agira, ailleurs, de cacher la victime offertes dans un sacrifice.
sortie.
Ou
encore,
ou les offrandes
Parmi les espaces clos, donc interdits aux regards profanes mais d’où les voix doivent pouvoir être entendues il y a le Djevo et le Baguy. Le Baguy, dit aussi Caye-
Mysté,
renferme
le Pé, sorte de pierres
sacrées,
vestiges
des civilisations amérindiennes exterminées par l’exploitation esclavagiste; le Djevo, chambre d’épréuves initiati-
ques, se trouve à l'arrière du Baguy. On y a accès par une porte toujours fermée comme celle d’ailleurs qui donne
accès au Baguy. On rencontre parfois d’autres pièces dites
Caye-Mysté, réservées à une « voix ».
Ces espaces qui ne sont ouverts qu’à l’œil de l’initié, mais d’où les non-initiés entendent venir les « voix » au
cours des cérémonies d'initiation ou de rappel des morts,
ces espaces sont à définir non point géométriquement mais par rapport à leurs fonctions. Ainsi le Baguy, apparemment plus fréquent dans le nord du pays, est la pièce maitresse du hounfort. Là se trouvent les lieux des voix. En effet, il ne s’agit pas de symboles des loas comme l'écrivent la plupart des observateurs. Les esprits ou loas sont vécus et parlés comme étant dans les lieux des InviSibles. Egalement dans le Baguy, sont rassemblés les Pottêt. Ce sont des pots rituels où est condensé le psychisme des initiés. Le vaudouisant dit qu’il a déposé sa tête dans tel Baguy de tel houngan ‘ ou de telle manbo. Le Baguy 1. Grand 2. Grand
initié homme. initié femme.
101
Le vaudou
d’un hounfort est donc le lieu des « voix ». Elles y sont
en quelque sorte condensées. Cela donne à un tel lieu une importance et une puissance qui en écartent les yeux du profane. Ce qui définit un tel lieu, comme d’ailleurs tous les autres, c’est le rapport d'investissement libidinal et angoissant de la machinerie collective de production désirante à ces objets ainsi investis. Les monographies
ethno-
graphiques en passant à côté de cet investissement, et se perdant dans la description parfaite des détails, objets et signifiants, manquent
ainsi l'essentiel, tout comme
les ana-
lyses qui, par un travail de l'écriture et du texte, tendent
à ramener le vaudou à une problématique religieuse. Au centre du Baguy, le Pé, pierre toujours plus ou moins spéciale par sa forme, son origine souvent indienne
et/ou marine, son ancienneté, semble servir d’axe à tout
cet ensemble d’objets-lieux. Véritable lieu des lieux, le Pé est un résumé du Baguy. Comme le Poto-Mitan qui est, pour chaque hounfort et chaque confrérie, l’axe central de la terre, le pé fonctionne aussi un peu comme
lieu des loas, à la fois profondeur
des eaux
IFE, le
et Guinée
symbolique. Il représente le but d’un voyage dont le Poto-
Mitan est le chemin. Le Dijevo, c’est une chambre d'initiation. C’est le lieu où l’homme doit mourir et naître, pour devenir ce qu'il était, autre chose. C’est donc une tombe et un lieu de rencontre avec les « voix ». Là, l’initié devra laisser sa « tête » et devenir le cheval des « voix ». Car ainsi est désigné celui qui est « monté » par un loa, il en devient le cheval. Donc, le Djevo est aussi un royaume d’Invisibles. Les âmes de tous les initiés liés à ce hounfort par leur
initiation
même
s’y
trouvent.
Mais
aussi
les
loas
auxquels ces initiés ont réservé leur corps et leur service. Pour le houngan ou la mambo qui possède, dirige et domine ce hounfort, le Djevo signifie son domaine, le do-
maine des « voix » attachées à son univers, et aussi l’en-
semble des âmes d’initiés qui habitent ce domaine pour y
servir de corps aux « voix ». Pour le houngan et la mambo, c'est leur espace qui est ainsi condensé dans le Djevo.
Mais c’est aussi l’espace spirituel d’une clientèle. Toute une population humaine fréquentant hebdomadairement 102
L'écriture
ce hounfort est liée à ces hounsi (initiés) et à ces « voix »
d’une manière ou de l’autre, mais toujours viscéralement
au niveau « VOIX ».
physique
de
leurs
corps
travaillés
par
les
Le Djevo résume ainsi l’espace du hounfort. Et de ce
fait il traverse le baguy. Géométriquement, il est à côté ou
derrière. Effectivement, au niveau imaginaire du vécu spatio-temporel
du
vaudouisant,
il est contenu
dans
l’espace
du baguy, traversé lui aussi, comme le Pé au milieu du baguy, par le Poto-Mitan, axe de la terre, par rapport à
quoi se déterminent les directions, les quatre points car-
dinaux, toutes les régions de l’espace cosmique. Dans cette analyse des lieux qui se recoupent et se traversent en fonction de et par rapport aux « voix » des loas, venant jusqu’à l’haïtien par le Poto-Mitan, on voit se profiler ce qui va jouer comme une structure hiérarchique au niveau du vécu du groupe : des « voix » au houngan, et à la mambo, de ces derniers aux hounsi et de ceuxci à toute leur parenté. Ce qui toujours échappe là à la conscience vaudouisante n’est pas tout à fait une structure de domination-subordination. Il n'empêche que ça joue de cette façon dans le vécu de la confrérie jusqu’à un cer-
tain
point
comme
le laisserait
apparaître,
en
certains
points, la suite de notre voyage écrit au travers du vaudou.
Il vaudrait mieux déjà annoncer qu’il s’agit bien plus d’un
voyage
du
vaudou
à travers
notre
écriture,
ce masque
blanc qui doit conduire, jusqu’à nous, le noir soleil des « VOIX
>».
Parfois,
à côté du baguy et du djevo, une ou quel-
ques pièces ont été ajoutées selon l’importance socio-politique du houngan ou de la mambo. Il s’agit alors de lieux réservés, autels disent les « observateurs », aux loas spéciaux qui chérissent de leurs voix ces hounforts et leurs corps de houngan et de hounsi. Ces pièces spéciales dites Caye-misté sont en même temps condensation et métaphore de pouvoirs spéciaux. Ils témoignent de l’importance des gestes extra-ordinaires dont la confrérie a été le lieu.
103
Le
vaudou
L’irruption des « voix » Le hounfort ainsi dans son ensemble est à saisir comme lieu géographique, espace spécialisé pour et dans la rencontre des « voix » et des corps, qu’ils montent. Mais ce lieu n’est pas à penser comme un lieu technique. Il n'est pas susceptible d’un découpage euclidien. Ce n'est
pas l’espace de la mathématique, telle que l'écriture nous
Je contraint, toujours déjà comme dérobement et effacement des lieux érogénéisables et angoissants des investissements libidinaux et des projections imaginaires. C’est un espace de « corps à venir » se faire marquer et « monter » par les « voix ». Plus sûrement, le hounfort est, surtout
pour celui qui est déjà pris (prisonnier) par l’espace technologique (que véhicule toujours le capitalisme, partout),
l'écart indiscernable mais réel entre ces deux espaces. Ce n’est plus jamais tout à fait seulement l’espace du chevau-
chement des corps d'initiés par les « voix ». Ce n’est ja-
mais
simplement
l’espace
technologique,
géométrique,
mathématiquement marqué, dont le capitalisme, aussi présent ici que partout ailleurs, fait le terrain de son surcodage dominant. C’est un entre-deux. C’est un lieu où quelque chose est à l’œuvre, qu’il faut bien distinguer sans doute de cette temporalité vécue qu'est le vaudouisant, comme de la lutte effective de classes déjà en cours dans la confrérie et de la lutte économique, nullement effacée par le vaudou comme voudrait le laisser entendre des marxistes. Dans cet entre-deux, ce qui a lieu et est à l'œuvre est une machinerie productrice de danses, de « voix », de possession, de guérisons, de maladie, de jouissance, et d’angoisses sexuelles, de visions et bref d’étrangeté et de mort. Ainsi ne nous faut-il pas réduire le hounfort à son espace visible. Précisément en tant que inter-lieu, en tant qu’entre-deux lieux, il subvertit les conditions de la visi-
bilité, comme d’ailleurs celles de l'audition. Il introduit la nécessaire ct radicale distinction entre un percevoir et un 104
L'écriture
voir ou un entendre. Il interdit et rompt l’usage et le fonctionnement même
du savoir sur le voir et l’entendre, de la
géométrie. Dans cet espace de recoupement d’espaces qu'est le hounfort, on entend des voix non encore supportées par des corps, on est surpris par des visions qui échappent à toutes les conditions de « perceptibilité ». Lieu sans lieu, qui se soutient du glissement incessant entre plusieurs lieux, déplaçant sans cesse les repères accommodant le
voir, le savoir et l’entendre, il se prolonge et s'étend de
l'éparpillement même des corps des hounsi dans l’espace géographique et socio-politique environnant. Le hounfort donc n’a pas de lieu. Il est ici et là. Il traverse les lieux géographiques familiaux et socio-politiques avec les corps de ses hounsi voués aux « voix ». Le hounfort se déplace et s’introduit partout comme interstice dans les lieux technologiques qu’il rompt. Et brusquement, n’importe où, n’importe quand, au rappel d’un tambour, un corps de hounsi propulsé par la « voix » peut rompre l’espace du « quotidien » pour donner lieu à autre chose. C’est ainsi tout l’espace haïtien qui est travaillé par cette clandestinité indiscrète des « voix ». C’est aussi ce que
nous
voulons,
ici, désigner
comme
vaudou.
Non
pas
une quelconque religion. Ce serait alors la projection sur
la réalité haïtienne de questions (religieuses, théologiques, philosophiques, morales) au fond profondément étrangères à ce qui s’y donne libre cours et lieu, sous couvert de rites
et de magie. C’est bien quelque chose de structural, de l'ordre culturel et même au-delà, par rapport à quoi nul choix n’est laissé aux agents des classes en lutte à travers les formations sociales qui ont marqué l’histoire du peuple
haïtien. Le choix réactionnaire, à la fois gageure et imposture, c’est la possibilité introduite et maintenue et reproduite par l'idéologie religieuse, pour un Haïtien d’affirmer : moi, je ne suis pas vaudouisant. Peau noire et masque blanc! Misère de la domination idéologique de classe ! Cette réaction fréquente de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie
idéologiquement
haïtienne et de l’inteligentsia qui sert
le maintien
de
ses privilèges
est une
105
Le
vaudou
confusion entre le « je ne crois pas en ces choses-là » et
« moi je ne suis pas vaudouisant ». L'un impliquant ce que l’autre exclut : une pratique vaudouesque effective au ni-
veau de la fréquentation du hounfort. Cette confusion cache objectivement le fait que toute la pratique politique,
historique, économique et culturelle, haïtienne, est toujours marquée par ce jeu des espaces, ce lieu sans lieu de la clandestinité (à reconnaître).
en un mot ce que nous
tentons de restituer ici comme un espace vaudouique. Et cela dès les débuts de la colonie, dans ce qui à la limite pourrait être saisi comme une origine du vaudou haïtien, un (re) commencement de vaudou. C’est comme extériorité
intérieure à l’ordre socio-politique colonial,
que le noir
espace du vaudou se crée comme fente et fissure clandestines. C’est de cette fissure, écart incessamment renouvelé
entre ces deux espaces que la guerre libératrice va se propager sur tout l’espace géographique de la colonisation,
sans que la répression religieuse, policière, et politique puisse l'arrêter. Cette mobilité de l’espace vaudouique va se maintenir et se reproduire avec la première période de
l'indépendance. Car les héros de l’heure, promis au statut de loas devant donner « voix » à la clandestinité dont
nous sommes aujourd’hui les corps, organisaient déjà, avec la reprise de l’ordre (du masque) blanc, cet espace
autre, étranger, mimant la raison impériale ou l’ordre républicain, sans quoi le vaudou ne serait pas, de son lieu mobile d'exclusion, le travail d’une horde de désirs donc
encore d'esclaves (exclus et enclavés). L'histoire de la république, quelles que soient les transformations que l’avan-
cée du capitalisme a introduites dans la formation sociale haïtienne, n'a fait que masquer et donc maintenir ce jeu de l'ambiguïté essentielle.
L'espace des « voix » s’est tou-
jours reproduit et déplacé insaïsissable et incontournable
dans les coutures et les cassures de l'idéologie bourgeoise dominante,
de la conformité mimétique
à la culture fran-
çaise d’abord et/ou américaine ensuite, idéologie et con-
formité
entretenues
de
main
de
maître
par
un
d'éducation tout entier livré au clergé breton d 3 abo
système
rd, puis canadien de plus en plus. La structure de cet espace n’est pas à chercher dans 106
L'écriture
l'analyse des « restes » de croyances d’origine fon, daho-
méenne,
ibo ou
autre,
ni dans
une
quelconque
évolution
de la mentalité nègre. Il y a quelque chose de trompeur dans ces recours aux origines africaines, comme dans ces
méditations sur une entité idéale, négritude ou autre, qui détachent toujours le vaudou de ses conditions de possi-
bilités, historiques, politiques, géographiques, etc. Toutes ces recherches d’influences égyptiennes, israélites, indiennes ou autres, toutes les analyses de l’essence de
« l’âme nègre » finissent objectivement par occulter l’histoire qui a rendu le vaudou possible en Haïti. La même
réserve doit viser les comparaisons avec le condomblé brésilien, le vaudou cubain (santeria) ou celui de Trinidad
ou d'ailleurs. Ces études comparatives, pour sérieuses et intéressantes qu’elles puissent être, n’évitent pas toujours
l'écueil de distraire l’analyse des bases matérielles qui conditionnent le vaudou ici et là, et interdisent de le traiter comme une « réalité spirituelle » tombée du ciel et non une production historique. Autrement dit, ici, le syncrétisme est trompeur, politiquement suspect et épistémologiquement intenable. L’analyse de l’histoire de la tradition vaudou,
ou du culte vaudou,
n’arrivera
pas à exhumer
une
raison du syncrétisme. Il n’y a pas d’histoire du vaudou. Il ÿ a une histoire politique d'Haïti où le vaudou vacille, se déplace et resurgit sans cesse, réutilisant des langages, des rites, des symboles face à, et dans des situations sociales
que toujours
la conjoncture historique, donc socio-poli-
tique, commande.
Cette duplicité du vaudou, par rapport à l’espace culturel officiel, fait de celui-ci un théâtre où se jouent des
scènes écrites ailleurs, précisément : du lieu de l’occiden-
talité. Cela enlève tout sérieux à la culture officielle. Ou mieux, le sérieux qui lui est conféré est le sérieux du signe, toujours marqué par le vide. Ce sérieux certes ne manque pas de tragique. Le tragique du visage! Lieu propre de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie en Haïti : se soustraire à la hantise des « voix » pour faire bon visage, ailleurs. La bourgeoisie voyage ! Depuis toujours, bien longtemps avant que le prétexte du départ se double de l’auréole de l'exil politique. 107
Le vaudou
Précisément, le voyage est symptôme.
Il indique, en
le cachant, la reproduction de l’espace des « voix », le dé-
placement continuel de ce « lieu sans bords ni centre dans les interstices de l’occidentalité » qu’est le vaudou haïtien. Pour le vaudouisant de Jacmel, de Jérémie, du Cap, de Port-au-Prince ou de Fort-Liberté, l’espace des « voix »
traverse la culture officielle et la déchire d’une Guinée perdue et symbolique, faisant retour comme le réel dans
la réalité socio-politique haïîtienne. Pour l’Haïtien, qui se
vit toujours en exilé, c’est Haïti même qui est cette terre
perdue cause de son désir nostalgique ou révolutionnaire.
Mais où est la différence ? Aussi les communautés haïtiennes à l'étranger auraient tendance à se structurer comme des confréries vaudouesques, avec leur houngan, leader politique ou économique ou littéraire, leurs fidèles,
qui comme les hounsi y vouent leurs corps à la possession de la musique haïtienne, dans d’interminables soirées dan-
santes, où tout le vécu de la communauté trouve à se parler et à se faire entendre. La reconstitution du vaudou dans ses structures essentielles et dans des formes adaptées à des rapports sociaux nouveaux, à New York, à Montréal ou
à Paris, ne doit pas être considérée comme une curiosité ethnographique ou folklorique. Une structure générale des rapports de la formation sociale haïîtienne à l’occiden-
talité rendait déjà possible cette reconstitution-répétition. De même, à travers leurs multiples publications, les différents groupes politiques haïtiens à l'étranger, de droite ou
de
gauche,
révèlent
cette
structure
symbolique,
espace
mobile, interstitiel à l’occidentalité, et y produisant l’étrangeté d’une Haïti plus réelle là que sur les bords de l’Artibonite. L’illusion n’en est que plus onéreuse du fait que les masses haïtiennes elles, n’ont point traversé les eaux, comme les nouveaux initiés *, 3. L'initiation des houngan et des mambo les et les plus puissants suppose qu'ils aient traversé qu’à rencontrer pour y séjourner et y être instruits fond de la mer, la symbolique Afrique où demeurent Ceux qui ont traversé les mers participeraient-ils en à l'initiation ?
108
plus célèbres les eaux jusau plus proles « voix >». quelque sorte
L'écriture
Cet
espace
que
nous
tentons
ainsi
d'identifier,
comme lieu sans bords ni centre, traversant et figurant l’espace culturel occidental, tel qu’il structure le théâtre
du mimétisme
espace
de la bourgeoisie
est structuré
par
nationale haïtienne,
le rapport
d'investissement
cet
de
désir des « voix » aux corps qui s’y offrent à leur possession. Il est en quelque sorte ce système de lézardes dans la culture où le réel fait retour par effraction. Des moments historiques et des pratiques primordiales de lutte, sans cesse reproduits dans les transformations sociales amenées par les conjonctures politiques historiques, ont marqué et structuré cet espace. On y reviendra, maïs
il faut le noter ici : la perte de l’Afrique pour les premiers
nègres transplantés en Haïti et la nécessité primordiale de
se constituer un langage face et contre celui du colon, les premières nuits vaudouesques, clandestinités primordiales marquées par le double interdit politique et religieux, les
premiers nègres marrons “ rompant la fragile couture de l'ordre esclavagiste, et légendairement perçus et chantés comme invincibles et immortels, la cérémonie du Bois-
Caïman, les péripéties des dix années de guerre pour l'Indépendance avec leurs gestes des héros dont les nuits vaudouesques firent des géants puis des loas. II faut aussi relever la lutte de toujours entre blancs, mulâtres et nègres, toujours lutte des classes, conjoncturellement et structuralement définies par des rapports sociaux déterminés dans le mode de production qui conditionne la forma-
tion sociale de la colonie de la fin du xvim° siècle au début du xix°. Il faut, à ce sujet, marquer que les transformations que l’indépendance introduit dans la lutte des classes dans la nouvelle Haïti, ne sortent pas le vaudou de sa situation fondamentale : un espace officiellement occulté qui n'existe que sous la forme incontrôlable de violents
retours dans l’ordre nouveau, qui déjà mime celui des anciens maîtres. Ces traits et articulations se répètent, surdéterminant de cet autre lieu, dit ici vaudou, l’histoire 4.
jétion.
Esclaves
en
fuite
préférant
le risque
continuel
à la su-
109
Le
vaudou
d'Haïti tel que le discours officiel le refoule. La structure s’y repère qu'ici nous tentons de délimiter, comme ce qui, au-delà et à travers la réalité ineffaçable de conjonctures
socio-politiques historiques, cause cette machination collective, morcelée et plurielle du vaudou.
La
trace
Cet autre lieu structurant, quelque chose l'indique et
l’évoque dans chaque « cérémonie » vaudouesque. Quel-
que chose où s'annonce une écriture, mais qui est un acte
autre. Ce sont les vèvè, gestes découpant
graphique,
en
suivant
sa
ouvrir, à la trace, l’espace est un geste d’initié. I1 faut « voix » pour frôler ainsi géométrique, sans jamais donne
dans
les vèvè
couture
l'espace gé0-
géométrique
pour
y
des « voix ». Tracer les vèvè avoir déjà pénétré l'espace des du geste l’écriture en sa pureté la laisser récupérer ce qui Se
comme
la trace
d’un
espace
hors-
écriture. L'écart était trop mince pour que l'observateur occidental n’ait pas raté là la différence, toujours possédé qu’il reste par sa propre écriture. Mais combien surprenante alors l’erreur, car là elle est refoulement, quand elle pointe dans la réflexion haïtienne.
—>-
Le vèvè qui n’invoque pas un esprit particulier tend à ouvrir un espace où des énergies sont (ré) utilisées à des fins politiques, magiques, économiques, sociales, médicales ou idéologiques. Ce qui est alors en cause n’est pas la signification. L’herméneutique fait partie ici de l’écriture. Le vèvè ne représente pas. Il accomplit, met en jeu, contrôle, réalise.
110
Le
vaudou
Les vèvè sont des figures tracées sur le sol autour du
Poto-Mitan
ou
à côté,
par
le
houngan
ce
nécessairement
lui-même”.
Ils
peuvent être éventuellement exécutés par un autre qu’un
houngan,
mais
sera
réalisation fait partie de la cérémonie.
un
initié.
En
Leur
général c’est
une action qui se ticnt au tout début de la cérémonic. Cer-
tains y voient un préliminaire *, mais à tort. D’autres au contraire, Louis Maximilien et Milo Rigaud entre autres,
y voient un acte essentiel d’ouverture de la cérémonie. Dans notre optique, il s’agit, comme nous l'avons
noté plus haut, d’un acte ouvrant la cérémonie et la rendant possible en constituant son espace. Le tracé des vèvè déchire l’espace technique et cülturel du quotidien pour y dérober la place du vaudou. Il trace entre les lignes du vécu spatio-temporel dans l’axe même du PotoMitan, qui traverse son lieu terrestre, un autre lieu, celui où les « voix » sont rendues à la visibilité dans la possession des corps réservés à leur service. Cette ouverture qui rompt l’espace de la perception pour
« voix
qu'y
fassent
», les vèvè
irruption
ne
la
la réalisent
vision pas
et
par
le
un
geste
des
découpage
géométrique. Malgré les apparences l'écriture mathématique ne vient pas là introduire une raison culturelle. Les dessins des vèvè
sont traces
des
« voix
». Ils indiquent
et sont déjà l’invocation des initiés à l’adresse des Invisibles. Ils disent quelles
« voix
» sont
attendues.
Leurs
combinaisons d’autre part sont une anticipation de la cérémonie. Elles en posent le sens comme une répétition de ce qui aura été à la fin de la cérémonie. Mais leur signification d’acte d’ouverture d’un espace autre, rendant possible la cérémonie même, nous apparaît d’autant plus, quand, au fur et à mesure que celle-ci se déroule, nous S. Pour ce tracé, on se sert de farine de maïs, de poudres de toutes sortes et même parfois de craie et de peinture. Ces vèvè sont tracés aussi bien sur le sol que sur des objets rituels. Milo RIGAUD, Op. cit., p. 427. 6. Claude PLANSON,
dou reste encorc naïircs.
112
Vaudou,
p. 219. Pour cet auteur, le vau-
théâtral, aussi voit-il dans le vèvè, des prélimi-
L'écriture
les voyons
disparaître
progressivement
des talons dansant des hounsi.
sous
la
foulée
Les vèvè, en tant que trace hors-écriture, maintiennent les gestes qui les produisent tout au long des cérémonies. L’espace géographique, politique, social, culturel,
défini par la formation sociale historique, s’y trouve rompu par des désirs-esclaves. Cette rupture que tracent les
vèvè, est le bord de l’espace que se donnent ces désirsesclaves là où ils s'emparent pour le briser du discours des maîtres, des signes de leur espace. Le tracé des vèvè n'est pas donc extérieur au vaudou. Quand on le saisit
comme
une
ouverture,
1l faut l’entendre
comme
un com-
mencement, geste qui rend possible d’autres gestes. Ici nous pouvons être trompés par les notions de rites, de gestes rituels, inséparables des théologies qui les Ont produites. Gestes et traces sont la machinerie dési-
rante elle-même dans sa répétition constante de productions premières. Il ne s’agit pas là d'instruments. Réduire le tracé des vèvè à un rituel, c’est en faire une écriture, un instrument, un moyen de représentation. Les vèvè ne représentent pas. Ils sont l’ordre d’une production. Il ne s’agit pas non plus de production artistique. Récupération idéologique bourgeoise! Les vèvè structurent les gestes qui les produisent comme gestes d'initiés, comme mouvement de corps habités, possédés, traversés, marqués, tou-
Jours déjà sous l'emprise des voix qui les hantent de toute une économie libidinale. Tracer en vèvè le bateau d'Agoué
Sur les eaux, c’est réaliser le voyage du loa. Ce qui prend
COrps dans les gestes de l’initié dont on ne cesse d’admirer
la rapidité, la précision et la souplesse d'exécution, c’est déjà l’entrée en jeu d’une politique libidinale, la traversée
et la rupture d’un espace. La tradition, dans nombre de confréries, veut que le traceur de vèvè n'ait jamais appris son métier. La première fois ou les premières fois, il s'exécute sous la possession d’un loa. Puis ça lui reste. Le geste même du tra-
ceur n’est pas le sien. C’est un geste qui lui est resté d’un moment
fécond.
Il est, en cela, mémoire
du groupe.
Son
geste est la trace sur quoi le groupe, la confrérie, va revivre l’acte de tracer le vèvè comme un acte des grands 113
Le
vaudou
Invisibles. Toute une conception économique d’investisse-
ment du groupe par des « forces » autres, dont les « voix »
montant les hounsi dans la possession sont la visibilité, est là engagée dans les « croyances » que supporte le tracé des vèvè. Pour certains initiés, faisant un retour réflexif sur leur pratique, même s’ils ne vont pas jusqu'aux entreprises
théoriques à la Rigaud, toute une économique rend compte
de cette topique et jusqu'ici esquissés. retenu de longues et tels houngan et et ouverts par les
de ce jeu des espaces que nous avons Pour eux, c'est du moins ce que j'ai conversations avec des hounsi canzo mambo, les espaces ne sont définis loas que parce que ceux-ci ont des
« points chauds ». Cette notion de « point ® » pour tout
Haïtien refère à une puissance particulière. Un point peut être ainsi chaud ou froid, selon qu’il condense en force et en puissance, plus ou moins d’énergie. La technologie
vaudou
fourmille
d’
«
objets
»,
signes,
« wanga
>»
et
autres, dont le spécifique dans l’imaginaire vaudouesque est d’être des points, ou condensation
de points ou lieux,
où la matière se transforme en énergie. La fabrication de tels « objets », dans ses étapes mêmes, indique leur but et leur fonction sociale. Il s’agit de véritables bombes psychiques, ou des corps fonctionnant à la manière de cellules cancéreuses. Bref, toute cette technologie de
wanga et des points témoigne d’une conception de la force et de la puissance en tant qu’investissement en partie contrôlable d'espaces par des énergies.
Dans cette optique, les « voix » condensent et orientent des énergies, des forces, une puissance. La crise de possession, multipliant les possibilités motrices et psychiques des initiés ne s'explique pas autrement. Nous assistons dans ce langage vaudouesque à un traitement théorique de la pulsion qui est d’une justesse troublante. L'efficacité des pratiques vaudouesques dans des domaines très précis nous rend prudent et soupçonneux face à toute critique des croyances vaudouiques toujours déjà dominée T. Cf. le rite de € garde », Part. I, chap. ii.
114
L'écriture
par l'écriture qui en commande le langage et les règles de
vrai-semblance.
L'espace vaudouique est donc le reste de forces en
jeu selon une logique qui encore nous échappe : c’est ce dont témoigne pour nous le vèvè. L'opération qui consiste à les lire et à les interpréter est au service de caste vaudouique. Elle est l’acte de faction dominante dans les confréries, ou bien récupération des vèvè qui en fait une écriture, un déchiffrable. En fait comme nous l’avons déjà montré nous ne sommes pas là en présence du chiffre. Ïl n’y a pas de latence, ni profondeur, ni autre scène qui cèleraient une vérité à laquelle seuls auraient accès ceux qui auraient un savoir de déchiffrement. Pas de place ici pour l’herméneutique, pas plus que pour aucune autre pièce, maîtresse ou secondaire, de la machine métaphysicothéo-logique. Les vèvè, en tant que traces de mouvements,
accomplissent et répètent sans cesse l'investissement, qu'ils (re) commencent, des lieux humains, corps des hounsi, espaces socio-politiques et culturels, objets techniques et autres, par les « forces » que les « voix » véhiculent. Ils tracent cette articulation de l’économique au topique qui est d'investissement et nous indiquent dans les gestes (des initiés traceurs de vèvè, batteurs de tambours) dans les danses (des hounsi, comme des fidèles) et dans les chants,
cette traversée et cette rupture des espaces culturels, politiques,
économiques,
géographiques
et sociaux,
par
des
multiplicités pulsionnelles, irrepérables autrement que dans ces ruptures. Les vèvè sont donc plutôt couture que écriture. Ils ne signifient pas. Ils effectuent. Ils n’ont pas
la contrainte politique et répressive de l'écriture refoulant la voix dans la traversée du langage. Ils ont l’impassibilité de ces moments du passé, qui regardent fixement le pré-
sent où ils ne voient que l’à-venir. Sphinx, pyramide, temple mayas, et autres traces d’une présence énigmatique
d’être toujours d’un futur antérieur. Ça aura été là. Ça aura été fait et vécu ainsi. Les vèvè n’ont pas de secret
à livrer à l’herméneutique. Il ne suffit pas de nous dire
que les initiés « ne savent plus
» ce que veut dire ces
dessins. Ce ne sont pas des dessins. Et nulle part l’initiation n’a cure d'apprendre aux initiés ce que ça veut dire 115
Le vaudou
ou a voulu dire. Le théâtre de la représentation n’est pas
un lieu vaudouique. De la possession au théâtre, de la production du désir à sa prétendue représentation il y a une faille sans bord, incontournable et incomblable. Les vèvè sont là. On peut les voir. On les aura vus au long de ce texte. Mais au cours d’une cérémonie vaudou au moment
du tracé du vèvè, il ne s’agit plus de les voir. Ce serait
spectacle, esthétisme, théâtralité, ou toutes autres productions de l'écriture occidentale. Le tracé des vèvè ouvre l’espace et introduit à la visibilité propre des voix.
deuxième
partie
voyage au pays d'IFE
1. l'initiation et la question du pouvoir
L’Initiation, où il est question de la « jouissance »,
se présente aussi à la manière d’un voyage vers un certain
pouvoir, un pouvoir sur la jouissance. L'idée même du pouvoir n’est pas à adopter sans réserve quand il s’agit du vaudou. L'idée du pouvoir n'est
pas sans évoquer un certain monopole de la violence d’une part et une hiérarchisation sociale stricte d’autre part. Chaque groupe socio-culturel a son mode historique propre de donner figures et structures sociales au fantasme de la toute-puissance. Ce fantasme semble toujours dominer d'avance, dans l’occident judéo-chrétien, la considération des conflits sociaux. Aussi, il commande une certaine idée du pouvoir comme monopolisation de la violence absolue d’une part par l'autorité hiérarchique suprême, et d’autre part distribution et/ou répartition de la violence relative ou en tout cas de son visage, selon des places hiérarchiquement définies dans l’espace social. Cette distribution-répartition de la violence, pensée par ailleurs sur le mode d’une délégation de pouvoir, pensée refoulée dans l’idée même de la représentation sociale, consiste à assurer partout dans le champ du conflit social l’imminence de la violence de la toute-puissance,
de la violence
sans nom.
119
Le vaudou
Qu'est-ce donc qui est ainsi mis au jour de la ques-
tion ? Une certaine fantasmatisation et une mystification politique servent à refouler le fait que
le pouvoir est le
conflit social lui-même, le rapport de forces des groupes
et classes en lutte, en tant que moteur d’une autre histoire. Mais il faut préciser. Et c’est dans ces précisions mêmes que se trouvent déjà modifiés, ici comme ailleurs,
les éléments essentiels de l’analyse du vaudou. L'idée et le concept
de pouvoir,
nécessaires
à l’ana-
lyse de l’asson, introduisent une problématique qu'il faut contourner et détruire, car elle (re)colonise le vaudou. Nous venons de noter un fantasme du pouvoir. Il met en œuvre le détenteur imaginaire d’une toute-puissance. Dieu ou diable, ange ou démon, Roi ou prêtre, technocrate ou savant, militaire ou chef de gouvernement, quelle que soit
sa figuration culturelle ou la réalité sociale qui lui donne
corps et pré-texte, ce fantasme de la toute-puissance met en œuvre à chaque fois pour les agents des classes en lutte dans le capitalisme, la monopolisation
de la violence
absolue. Autrement dit, du fait de cette dimension imaginaire du pouvoir dans le cadre de l’occident chrétien, son intervention si minime soit-elle met toujours en jeu quelque chose qui est de l’ordre d’une violence absolue. Tout se passe comme si l'absolu de la violence coercitive
est toujours le corrélatif nécessaire de l'exigence de la soumission. Toute une histoire de l’occident chrétien alimente en images ce fantasme de la toute-puissance, depuis
les récits des guerres qui célèbrent les hauts faits de ceux qui ont servi en héros cette violence absolue, jusqu'aux prédications terrifiantes d’un certain christianisme inoculant la soumission et l’obéissance avec toutes les imageries démoniaques et infernales qui préparent à un jugement dernier. Bref, il y a une tradition occidentale organisée d’alimentation de cet imaginaire fantasmatique de la violence sans limite. Et malgré la pénétration indiscutable du vaudou par le christianisme, cette fantasmatique de la violence absolue qui sous-tend un certain concept du pouvoir ne se retrouve pas telle qu’elle dans le vaudou.
Cette fantasmatique,
120
d’autre part, ne suffit pas à
Voyage
au
pays
d'IFE
justifier cette idée du pouvoir dont il est maintenant question. En effet, ce fantasme est structuralement inséparable
du
travail
de
la machinerie
métaphysique
dans
le texte de la culture. Le pouvoir en Occident, ni l’autorité qui lui donne lieu, quel que soit le mode de production
envisagé, n’ont jamais ouvertement ce caractère arbitraire
sans recours et sauvage que le fantasme du monopole de
la violence par le tout-puissant suggère. En fait, le livre est là pour dire l’ailleurs dont se soutient l’autorité. Le travail du texte légitimise les positions acquises, les résul-
tats de la domination
dans
les rapports
des classes en
lutte. La vérité y est posée comme cet ailleurs d’où seraient
tirées les ficelles d’une histoire où les classes et factions en lutte sont jouées, « joueurs » et spectatrices. La fonction
légitimante d’une métaphysique productrice des concepts qui doivent occulter et refouler l’histoire, vient servir de
cache et/ou de leurre, à cette activité de l’imaginaire qui,
elle,
trouve
sa racine
dans
l'histoire des dominations,
l’effectivité
des
exterminations,
luttes
et de
répressions et
inquisitions de toutes sortes, tant politiques, que religieuses ou autres. La production des concepts métaphysiques
qui devaient servir à la légitimation d’un discours juridique, où le pouvoir trouve sa fondation et le langage
de son institutionnalisation, n’est donc pas sans lien avec l’entreprise théologique qui est cet enjambement de l’écriture pour instituer, au-delà du signe, un autre monde, auquel celui de l’histoire doit être immolé. Cette entreprise de détournement par excellence, qui distrait les agents des luttes où leurs classes sont toujours déjà engagées, a
pour fonction de livrer le champ une minorité
considération
dominante.
de l’histoire sociale à
Ce n'est pas seulement
dans la
théorique de la question du pouvoir qu’il
faut soupçonner cette présence et ce travail souterrain de
la théologie et de la métaphysique, mais dans toutes les sciences dites humaines ou sociales qui sont ici importées et auxquelles il est fait recours dans cette pratique théorique pour le vaudou. | Evidemment, ce soupçon et cette volonté destructrice doivent se porter contre ce qu’il faut repérer ici comme une collusion entre cet imaginaire fantasmatique de la 121
Le
vaudou
violence sans recours d’un tout-puissant, et ce travail de l'écriture dans la métaphysique pour fonder la légitimation juridique des autorités
issues des
luttes, des dominations,
exploitations, exterminations et inquisitions, sur la vérité
d’un autre monde l’histoire.
rationnel
Que
ou
cet
modèle
moral,
autre
n’y
de l’ordre établi dans celui de
monde
change
soit
rien.
divin,
ou
Il reste
idéal,
un
ou
autre
monde. Alibi. Cette collusion de l’imaginaire et de l’idéo-
logique n’est pas un hasard. Elle est produite directement par les rapports sociaux dominant dans les formations sociales qui, pour se maintenir et se reproduire, se devaient de produire et cet imaginaire et cette idéologie. Bien sûr, la production de cette idéologie au service des rapports de dominations concrets en jeu dans ces formations féodales, pré-capitalistes et ensuite capitalistes, n’est pas sans un rapport structural avec cet imaginaire, qui disait les
échecs,
exploitations,
dominations,
inquisitions
et
aliénations où étaient enfermés les groupes en lutte. En même temps qu’elle sanctionnait les conditions objectives
des luttes en cours et servait à légitimer l’ordre qui s'en suivait, cette idéologie devait reproduire cet imaginaire en lui offrant sa justification théorique. L’idéalisme, mais
aussi l’'empirisme ou le scientisme qui se sont constitués dans ce mouvement, ne doivent pas occulter dans l’analyse la différence qui est en jeu dans le vaudou,
on y réfère au pouvoir vaudouisant.
auquel
l’asson donne
quand
accès au
Ceci avancé, il faut enfin signaler même rapidement que le jeu du pouvoir en Occident est structuré par une dialectique des places hiérarchiquement déterminées par les conflits sociaux. Strictement, ce sont les rapports de forces des classes en lutte, et de leurs alliances, qui déter-
minent les positions d’autorité dans une formation sociale. Nous savons bien qu’une autorité n’est que nominale donc folklorique,
qui
ne peut pas faire montre
tant soit peu
de son pouvoir, de sa force de frappe, dans le rapport des
forces en lutte. Ce jeu des places, cette dynamique des lieux de pouvoir, qui, par son existence même, exclut la
possibilité d’un point, d’un lieu dans l'espace social qui jouirait de la violence absolue, sans recours, ni limite 122
Voyage
au
pays
d'IFE
externe ou interne, voilà la réalité historique, sans doute structurale et fondatrice de toute histoire sociale, qui vient gommer l'imaginaire du tout-puissant, comme la production idéologique d’un lieu de vérité réservant la toute-puissance à une minorité, voire à une autorité. Ce jeu des places, ce renvoi d’autorités qui structure l’histoire sociale, est le réel de l’histoire telle qu’elle échappe sans cesse aux agents des classes en lutte et qu’elle rompt
sans cesse les réalités historiquement constituées par l'ordre hégémonique des classes dominantes ‘, Là, quelque
chose est en rupture avec l’ordre occidental qui va nous être utile pour saisir et conceptualiser ce qui est au
travail dans
ce pouvoir de l’asson des houngan
et des
mambo, symbolisé dans le vaudou haïtien. Ce que le vaudouisant cherche dans le grand voyage
au pays
d'IFE,
que
représente
la plus
haute
initiation
réservée aux houngan et aux mambo, c’est le pouvoir. Mais ici quelques remarques s'imposent. Plus que le pouvoir, il s’agit d’une certaine jouissance du pouvoir, reposant d’ailleurs sur un savoir dont il va falloir élucider le statut. Une certaine jouissance du pouvoir, qu'est-ce
à dire ?
Le terme de jouissance veut ici cerner et définir quelque chose qui tient certes de cette jouissance dont parle le juriste. Il exclut pourtant la possession. A la
limite, il s'agirait presque de la jouissance de quelque chose dont on n’a pas la possession, ni la propriété. Le terme,
pour nous,
réfère à la liberté dans l’usage et l’uti-
lisation. Cette jouissance est plus que la possession, qui ne
l'inclut pas nécessairement. Aussi la jouissance du pouvoir, dont il est question, n'est pas liée aux structures économiques, à l’appropriation privée des conditions et des
moyens de production. En effet, le pouvoir dont il faut jouir n’est pas d’abord celui que donne à un agent sa position de classe dans le conflit social et dans les rapports sociaux de production. Aussi, la jouissance de ce pouvoir 1. Et, dans l'état actuel des l'Ouest, nous ne voyons pas encore dictature du prolétariat.
choses, à l'Est comme à ce que peut y changer une
123
Le vaudou
ne tiendra pas d’abord à une appropriation, n1 à une possession. Le pouvoir en question va tenir plutôt, comme il apparaîtra dans l’analyse de l'initiation, à des possibilités
nouvelles ouvertes à l’initié de sortir de l’ordre idéologique
et socio-politique établi. Il s’agira d’un savoir pratique portant sur ce jeu des espaces qui rend possibles les voix. C’est donc l’aisance et la liberté d’un savoir-faire qui sont ainsi évoquées avec la notion avancée plus haut de la « jouissance du pouvoir ». : la jouisdifférence sa dans saisir Cette volonté de donner pas doit ne sance du pouvoir que confère l’asson dans la rêverie idéaliste d’un vaudou pur de toute contamination idéologique. Il faut le répéter le vaudou est, de part en part, situé dans un espace idéologique et sociohistorique dominé par le capitalisme. Ce fait décisif ne peut être mis en parenthèses. En tant qu’agents ayant une position précise, voire privilégiée, dans leurs classes en lutte, les houngan et les mambo
ont aussi une pratique
du pouvoir qui est politique. Autrement dit, ce qui a été saisi comme jouissance d’un pouvoir de l’asson fonctionne au niveau des agents de classes, que sont les houngan et et de les mambo dans les rapports sociaux de production lutte, qui ont cours dans la formation sociale haïtienne. D'autre part, il n’y a pas de mythologie vaudouesque. Autrement dit, ce rapport dialectique entre une « Joulssance du pouvoir », qui se joue dans une dimension « sub-
jective », et le renvoi” des pouvoirs des forces en lutte,
au niveau de l’histoire sociale, ce rapport n’est pas repris et refoulé dans une production idéologique qui aurait pouf fonction de le gommer, de l'empêcher de jouer en tant qu’acte* vaudouique. Cette absence que nous épinglons là se constate aisément dans la discussion avec le vaudouisant initié ou non. Il n’y a pas de texte faisant loi dans 2. Les uns aux autres.
3. Ce
que
nous
appelons
un
acte
est
« l'articulation
dyna-
mique », mais combien problématique et « indécidable »> sinon impensable, de la subjectivité à l'histoire sociale, en tant que cette articulation est le lieu même des ruptures qui autorisent Îles transformations socio-historiques. L'acte ainsi conçu, tel est, pour nous, l'objet de la philosophie, donc, ni l'être, ni le sens.
124
Voyage
le vaudou.
D'une
au
confrérie
pays
d'IFE
à l’autre,
les croyances
ne
s'expliquent pas. I1 n’y a pas de référence à une mythologie. L’effort de théorisation tentée par Louis Maximilien,
Milo Rigaud, ou par son épouse Odette Mennesson-Rigaud, est une tentative individuelle. Les houngan eux-
mêmes, les mieux informés sur cette pratique sociale totale qu'est le vaudou, n’ont pas d’explication à donner sur les
origines
et les raisons
de
tel ou
tel segment
ou
signe
de leur pratique. Ils ne semblent pas non plus éprouver ce besoin bien occidental d’un long détour par la ratio-
nalisation,
l’explication
justificatrice,
(quelle
qu’en
soit
la forme) pour en revenir en fin de compte à la simple pratique, au point de départ “. Ce « sacrifice » à la raison ne semble pas s'imposer au vaudou. Les rites tiennent ici la place que tiennent là le texte et le livre. D’autre part le savoir-faire vaudouique se transmet par la pratique
active, le meilleur garant de la transmission des gestes et des signes qui rythment et articulent à l’histoire sociale
les subjectivités en jeu dans la pratique du vaudou‘. En
effet, face à l’absence d'écriture, de textes et de livres dans le vaudou, la question ne peut être esquivée de savoir cé qui joue cette fonction de mémoire et de conservation
essentielle à la répétition des actes et à la reproduction même du vaudou en tant que pratique sociale. L'examen de dizaines de hounfort tant dans plusieurs régions de
Port-au-Prince que dans les régions du Cap, de GrandeRivière du Nord, de Fort-Liberté, de Port-de-Paix ou de
Ouanaminthe, a vite convaincu que malgré des variantes sensibles dans les déroulements des cérémonies, dans les nes
4. A ce sujet, il ne faut pas oublier les origines européennes d'Odette Mennesson-Rigaud. Ceci n'enlève rien à sa tentative de
théorisation. Mais il faut le noter. Le fait qu'elle ait reçu l’asson des mambo ne donne pas à sa théorisation une valeur privilégiée
dans le vaudou. Toutefois, l'ésotérisme implicite à sa problématique indique une position en porte à faux par rapport à la ra-
tionalité
occidentale,
qui
ne peut qu'être
biguë à porter au compte de ses analyses. S. Ici, comme partout ailleurs dans
une
< faveur
ce texte,
» am-
le terme
de
pratique désignera pour nous une pratique politique, c'est-à-dire un jeu et/ou un système d'actes, cf. note 2.
125
Le vaudou
formes des objets et insignes utilisés, les pratiques rituelles demeurent les mêmes. L'absence de mythologie et de hiérarchie entre les confréries, n’a pas empêché cette quasiunanimité dans la conservation des gestes et des signes. Aussi le rituel, en tant que système des gestes et des signes, nous apparaît être dans le vaudou, le licu stable à la fois de la mémoire et de la conservation de la pratique
des confréries et le lieu de l’articulation de la subjectivité vaudouique à l’histoire sociale haïtienne. C’est, en effet,
le déroulement du rituel qui est l’axe même
jeu
de
initiés
l'intervention
par
les
loas,
des
des
voix,
du
de mise en
chevauchement
transformations
sociales
ou
des
en
tout cas des transformations dans les rapports sociaux dont la confrérie est l’occasion et le lieu *. Mais, ici encore, il faut déjouer l'illusion d’une pureté idéologique et d'une innocence politique du vaudou. L'acte vaudouique,
que le rituel autorise et dont
il est le
lieu, n’articule la subjectivité qu’à une certaine histoire sociale, qui est l’histoire nocturne et clandestine du vaudou. L’acte vaudouique refoulé dans sa clandestinité politique, mis en vedette sur le devant de la scène folklorique
par
la
culture
dominante
et
l'idéologie
a
bourgeoise,
perdu une part importante de sa nocivité politique historique. Il n’est plus la rupture déchirant l’histoire socio-
politique et bouleversant les rapports sociaux de production qu'il fut à la période de la guerre de l'Indépendance et dans certaines luttes politiques au cours de l’histoire
d'Haïti. Ceci ne veut pas dire que nous ne croyons
pas
qu’il y ait là un point de rupture des plus fragiles dans
la formation sociale haïtienne. Au contraire, c'est sans doute là que doit se produire tout articulation historique de la lutte des masses, et même seulement là, contraire6. Les positions sociales de classes, déterminées par des positions économiques effectives dans les rapports sociaux, font place à des positions définies et surdéterminées dans la confrérie par la structure interne du hounfort en tant qu’elle met en œuvre et en scène des degrés d'initiation, d'accès à la jouissance du pouvoir, ou des modes de relations particulières à des loas dont les statuts dans le hounfort sont définis par la structure d'ensemble.
126
Voyage ment aux
au
pays
d'IFE
théories de tous azimuts sur les possibilités de
transformation radicale des rapports sociaux en Haïti. Là se trouve la masse des paysans haïtiens, ceux qui ont effectivement à décider de leur sort par eux-mêmes ”. Ce refoulement effectif du vaudou de la scène politique est, à
notre
avis,
un
obstacle
fondamental
aux
conditions
objectives d’une lutte révolutionnaire ou de transformations sociales radicales dans la formation sociale haïtienne.
C'est sans doute en ce point précis que la domination idéologique et politique des alliances de classes en Haïti a le mieux historiques
vue
de
sa
réussi à bloquer momentanément
des
masses.
folklorisation,
La
vedettisation
a mieux
réussi
du
les chances
vaudou,
en
à l’émasculer
politiquement que la lutte répressive ouverte sous la forme de la campagne
anti-superstitieuse *. Aussi, dans une telle
conjoncture historique, la jouissance du pouvoir à laquelle
l'asson donne accès, loin de servir les houngan et mambo à subvertir les rapports sociaux des forces politiques, de leur position d’agents de classes en lutte, comme ce fut le cas pour les Boukman, les Mackandal, les Jean-Fran-
çois, les Biasson et autres”, cette jouissance du pouvoir tend
à n'être plus qu’une
ouverture
« mystique
» à un
dehors de l’histoire. C’est une telle impasse historique donc politique qui se trouve théorisée et montée en épingle
7. Nous sommes toujours désagréablement étonné d’entendre des camarades appliquer systématiquement la « grille d'analyse » dite marxiste sur la situation conjecturelle des paysans haïtiens cet en conclure rapidement que le vaudou est un obstacle à
franchir préalablement en ce qui concerne une révolution en Haïti. Une fois de plus, nous constatons que l'analyse, qui n’a
pas de racines dans une pratique effective des masses, court le risque de n'être qu'une grille importée de l'écriture et marquée
par l'entreprise idéologique, théologique... 8. Cette lutte forment, n’est que
elle-même, ses piètres résultats nous en symptôme et manifestation d’une analyse
inde
classe à courte vuc effectuée par le clergé français et le clergé nationaliste. C'était pourtant une meilleure appréciation de la place du vaudou dans le rapport des forces au niveau de la masse. 9. Tous initiateurs et chefs des révoltes d'esclaves qui ont conduit à la révolution de 1791 et à l'indépendance d'Haïti en 1804.
127
Le vaudou
dans des tentatives théoriques comme celles de Louis Maximilien et principalement l'interprétation de Milo Rigaud, malgré l’excellence des sources haïtiennes chez ce
dernier. Il faut reconnaître et dire que l'influence de ces auteurs, surtout celle de la théorisation de Rigaud, se fait sentir chez certains houngan et mambo « cultivés » de la région de l’ouest, ou surtout chez nombre d’intellectuels
vaudouisants. Quelque chose de l’ordre idéologique est là à l’œuvre, qui peut être néfaste à plus ou moins long terme à l'impact du vaudou dans le conflit social et historique. Toute problématique religieuse du vaudou tend
objectivement
à le désamorcer
en tant que
machine de
guerre dans le rapport des classes en lutte en Haïti. I faut donc théoriquement détruire ces alliés objectifs de la folklorisation du vaudou. Et qu’en est-il de la dimension imaginaire en jeu dans ce pouvoir dont l’asson donne la jouissance aux
grands initiés ? Ici, d'emblée la pratique des houngan et des mambo, leurs rapports entre eux et avec leurs « houn-
», ou leurs « laplace ‘ », ou leurs « hounsi F»
guenicon
nous permettent d’avancer déjà qu’il n’y est pas d’abord
question de fantasmer la monopolisation d’une violence absolue. Cette pratique suggère plutôt un équilibre des forces et la possibilité de provoquer une rupture de cet équilibre. L’initiation précisément donne cette possibilité. Le secret qui entoure l'initiation et le discours qui le célèbre, donne à croire que l’initié, au cours d’un voyage
au pays d’IFE qui se trouve au plus profond des eaux,
là où
les
profondeurs
de
l’océan
touchent
à l'Afrique
antique et perdue, l’initié se trouve transformé psychique10.
Chef du chœur rituel, considéré comme
la « femme
pré-
férée > des loas. Nous empruntons toujours nos définitions à Milo Rigaud dont les descriptions et Ies analyses rejoignent ce que nous avons pu observer dans les hounfort de la région de Port-au-Prince qui nous servent de référence. 11. Hounsi mâle qui est le maître de cérémonie. Il est armé d’un sabre ou d'une machette rituelle qui symbolise les loas Ogou qui ramènent d'IFE les secrets du vaudou. 12. Initiés attachés à un hounfort pour y servir les loas. Ils ont subi en principe au moins le premier degré de l'initiation.
128
Voyage ment par les « voix
au
pays
d'IFE
» (les grands invisibles, dit Milo Ri-
gaud) qui habitent IFE. Cette transformation profonde fait des grands initiés, houngan
et mambo,
des êtres différents.
Montés par les loas, ils en reçoivent ce pouvoir de sortir des normes du visible et du sensible, pouvoir grâce auquel les héros de la gucrre de l’Indépendance vainquirent les
légions napoléonicnnes, les troupes anglaises et espagnoles et firent de cette île, la terre des « voix ». C’est
l'histoire concrète de la guerre de l’Indépendance et des luttes pour le pouvoir de certains chefs d'Etat, en même
temps
que
des
situations
historiques
effectives,
qui
al-
mentent de leurs blessures l’imaginaire du vaudou haïtien.
Le pouvoir qui y est en question se modèle aux figures imaginaires issues de ces luttes et situations historiques. Ces « voix », ou loas, comme
dit le vaudouisant, sont
donc les figures de pouvoirs qui, en un temps « primordial » se mirent ensemble pour réaliser l’issue victorieuse de la guerre de l’Indépendance. Mais aucune de ces figures
ne semble
pouvoir
répondre
à l’idée d’un Père Idéal *,
fantasme de la toute-puissance, monopolisant la violence absolue. Les loas ont chacun leur pouvoir propre et qui est toujours en fonction des situations socio-politiques dont
ils sont les figures historiques. Dans le champ de l’imagi-
naire, en effet, ils correspondent exactement aux impasses économiques, sociales, politiques et culturelles pour lesquelles l’acte vaudouique doit, ou bien, créer une solution
subversive socialement et historiquement,
ou bien, s’en-
fermer dans l'imaginaire d’une subjectivité coupée de l'histoire sociale et politique en cours. Cette seconde pente de l’acte enfermé dans la clôture de l'imaginaire subjectif est, ce qu’on pourrait appeler, cette dimension religieuse du vaudou, tant exploitée dans tous les textes sur le vaudou
haïtien. Mais la pratique même du vaudou, le rôle donné dans les cérémonies aux héros de l’Indépendance, grands
13. Il faut sans doute la structure familiale œdipienne pour que cette figure du Père Idéal soit pertinente au niveau individuel en tant que figure de la Toutc-Puissance ou de la violence absolue.
129
Le vaudou
initiés devenus eux-mêmes des loas, aux insignes de l'Indépendance qui suivit cette guerre, les drapeaux, le sabre d’ « ogou
feray
», ce maître de la gucrre et des armes,
tout cela montre assez que le socio-politique et l’historique gardent une place prépondérante dans l’imaginaire du pouvoir vaudouique.
La jouissance d’un pouvoir, une pratique du corps
son
Essayons de cerner au plus près ce pouvoir de l'as-
que
l’initié reçoit
au
cours
de son
voyage
au pays
d'IFE. Une remarque importante nous introduit à ce qui fait le nœud de tous ces aspects de ce pouvoir de l’asson. C’est que l’on n’accède pas à l'initiation par ambition. La désignation de celui qui doit briguer un tel honneur est une affaire collective, autant et plus qu’une affaire personnelle. L'initié est désigné par un loa pour l'initiation,
en général il s’agit du loa qui sera son maît’têt “ et qu'il
devra servir et qui le plus souvent le chevauchera dans les
cérémonies rituelles. Mais celui qui devra subir la plus haute initiation y est désigné aussi par l’histoire et la pratique du groupe parental. Il y a un initié responsable du service des voix auxquelles ce groupe parental est en quelque sorte souché, enraciné. Ces voix habitent et dominent l’espace psychique du groupe parental. I faut donc quelqu’un d’initié, désigné au maintien des rapports entre l’espace vital, biologique et psychique du groupe et les voix qui y prennent corps. Cette désignation est insé-
parable
d’une
pratique
parentale
de groupe,
pratique
totale, économique, sociale, politique, culturelle qui déter-
14. Loa maît'têt, c'est la « voix » dont il devient le corps, esprit auquel il est consacré comme une monture à son cavalier.
130
Voyage
au
pays
d'IFE
mine le choix de l'élu. L’ambition personnelle est ici une contre-indication. Les mauvais houngan, appelés éventuellement bôcô, ceux dont l'initiation n’a pas été complète ou bien ne fut pas un succès, et qui, dans leur pratique,
ont recours à toutes sortes d’expédients réprouvés par les vieux houngan expérimentés et réputés, sont souvent l’objet de critiques qui laissent entendre qu’ils sont arrivés à leur position par ambition personnelle. Leur peu de succès est attribué à cette espèce de tare qui consiste à avoir pris l’asson sans y avoir été appelé par la faveur des « voix ». Car, être appelé à la plus haute initiation est une faveur redoutable accordée par les « voix » à ceux qu'elles ont elles-mêmes choisis. La pratique et le discours des vaudouisants
sur leur
propre pratique nous contraignent à voir dans l'accès à l’asson, dans les cas majeurs où il est sans ambiguïté,
un rapport de l’initié en tant que sujet, bien plus qu’en tant qu’individu ”, avec une structure dominant le groupe parental et le constituant en tant que vaudouisant. Et ce qu’il faut entendre par cet adjectif verbal est cette pratique plurielle d’un groupe parental “ conditionnée par la relation aux « voix » qui trouvent à faire irruption dans la parenté grâce à la pratique corporelle de celle-ci. Ainsi
il appert sans ambiguïté que le pouvoir, à la jouissance
duquel
l’asson
donne
accès,
est
cette
maîtrise
et
cette
aisance à se tenir corporellement dans les interstices de
l'espace socio-culturel (fraction
dominant comme
de
classe
en
de la parenté lutte)
et structurant
extériorité
cet
interne.
et de
Ce
et du groupe
l’espace
espace
des
psychique
pouvoir
est
une
social
« voix
»
parental aisance
sur son propre corps d’abord, en tant que lieu de l’inter15. Nous
avons
précisé
cette distinction
lyse de l'initiation et de la crise de possession
que sorte l'objet et l'apogée. entre
essentielle à l’ana-
qui en est en quel-
16. Cette expression entend marquer toute la différence la structure patriarcale familialiste et le groupe où la pra-
tique parentale est un système de relations non encore réduit à la structure œdipienne, la même où parfois elle a adopté le mariage Chrétien. Dans les cahiers du CHISS de Ronceray a bien mis en évidence cette duplicité.
131
Le vaudou
section de ces deux
espaces.
Là, à la fois, s’enracince la
parenté dans son rapport social de groupe en lutte, et aussi les « voix » d’outre-culture peuvent prendre corps, offrant aux pulsions cette fissure où elles peuvent trouver à faire leur brèche dans le conflit social. Ce pouvoir est réel. Il est même, dans la pratique corporelle du groupe parental dans ses rapports sociaux de lutte, le retour du réel qui, à travers le jeu de miroirs des figures socio-culturelles, instaure et maintient dans ces rapports sociaux la possibilité même de leur subversion. Que ce pouvoir ne soit pas effectivement mis en œuvre dans une lutte politique globale est une autre question. L'analyse globale de la conjoncture politique précise qui commande cette impuissance relative du vaudou, devrait pouvoir en rendre compte. Dans notre propos, il s’agit simplement de situer ce pouvoir en indiquant son
articulation au groupe parental, au conflit social d’où ce groupe reçoit sa position de classe, à l’espace des « voix »
qui met la subversion à portée de corps des agents en cause dans le conflit. Ce pouvoir a enfin cette particularité
décisive de ne pas avoir sa base matérielle dans l’individualité biologique et la personnalité consciente des agents sociaux qui peuvent en bénéficier, mais bien dans leurs
corps érogènes en tant que montures des loas, lieu de couture de la machine désirante à la confrérie vaudouique,
en tant qu’elle est toujours en même temps collectivité parentale et sociale en position de force ou de faiblesse dans un rapport de lutte sociale. En effet, ce n’est que dans un rapport de lutte sociale
que l’asson, en tant que signifiant du pouvoir, prend son sens ‘”, de même que la possession elle-même. Le rapport
de la confrérie à ses loas met toujours en scène une lutte
sociale, lutte politique d'influence et de rapport de force
17. La fonction sociale de l’asson est ainsi de connoter la jouissance d’un pouvoir. Dans sa référence phallique il n’est pas sans indiquer le rapport que cette jouissance entretient avec une maîtrise de ce qui a lieu dans la crise de possession, en tant que celle-ci peut être perçue ou théorisée comme le déplacement et la mise en scène de la jouissance.
132
Voyage
au pays d'IFE
entre groupes ou fractions de classes, lutte économique,
lutte idéologique en tant que la question de la maladie « mentale
» est toujours
l'angle d’un rapport
pensée
dans
de domination
rapport de lutte entre groupes.
le vaudou
sous
ou simplement un
2. l’asson Le pouvoir,
un savoir
et/ou
sur « sa » jouissance ?
Esquiver les questions propres à l'écriture Nous posons le problème du vaudou en terme de structure de culture, plutôt qu’en terme d’inquiétude religieuse. En effet, cette décision théorique nous a été en
quelque sorte imposée
par la nature même
des questions
que le vaudou nous pose. Aborder le vaudou comme une
religion, c'était au départ introduire dans l’espace culturel haïtien, celui des paysans et des campagnards haïtiens analphabètes, soit 89 % de la population haïtienne, un
découpage
commandé
par l'écriture occidentale,
distin-
guant l'économique du religieux, du politique, voire même
de l’historique ‘. Or, nous pensons que le vaudou en tant
lisée
1. Découpage qui répète une division du savoir institutionnapar les universités, leurs structures de facultés et de dé-
partements, les mécanismes
tion de la science,
par des recherches
etc. Cette
de publication, les modes division
de produc-
de fait, loin d'être entamée
et toutes activités interdisciplinaires
et à ca-
135
Le vaudou
qu'objet, aussi bien qu’en tant que lieu d’où. est antérieur, ou si l'on veut extérieur, à un tel découpage qui relève de la théorie et des contraintes de l'écriture. Est-ce à dire que nous entendons pouvoir échapper à cette position théorique et à ces contraintes de l'écriture? Non, là n'est pas directement le but à viser. I] s’agit en les poin-
tant en pleine lumière critique sur le devant de la scène, de créer par rapport à elles une position, nécessairement aussi théorique et déjà contrainte par l'écriture, mais qui soit la réplique la plus exacte possible de la position en porte à faux du vaudou, comme lieu intersticiel et en
perpétuel déplacement dans l’espace culturel occidental, de part en part ramené aux textes et à leurs commentaires.
Si la culture, concept fondamental occidental produit par l'écriture, est cet espace que commande
et et
domine le livre, et que le texte produit comme espace de possibilité de discours, commentant le livre, le répé-
tant, le fignolant, le reproduisant, il y a lieu de s’inter-
roger sur notre référence principale à la culture pour analyser et redire le vaudou, posé en même temps comme espace des « voix ». Il y a lieu. C’est tout. Mais pas plus.
Ce « il y a lieu », nous le laissons en suspens, jouant de cette ambiguïté comme
d’une hypothèse de travail. Car,
à aller plus avant, ce « lieu » nous sortirait-il de l’écriture occidentale ? Et pour quoi faire ? En effet, il s’agit pour nous de saisir les « voix » déchirant l'écriture dans son texte même et s’y laissant perdre au risque d’y être éteinte. Car en Haïti, donc dans le vaudou, autant que partout ailleurs, le capitalisme domine. Il ne saurait être question de reproduire ici l'illusion et le rêve pseudo-
mystique, gauchistes ou fasciste ou autre, d’une pureté du
vaudou
transgressant
victorieusement,
impunément,
et
sans compromis ni récupération, l’espace occidental dans
lequel la « culture » haïtienne est désormais prisonnière. Il nous faut donc en venir à un type d'interrogation
ractère épistémologique, s’en trouve au contraire consolidée. Chaque discipline, reconnue du point de vue de son apport spécifique
aux autres, s'en
trouve confirmée
dans son statut de savoir total
et monolithique même si, et précisément parce que, régionale.
136
Voyage
au
pays d'IFE
essentielle à toute approche du vaudou qui viserait sa démarche la plus centrale. Comme pour tout autre phénomène anthropologique, pour saisir le vaudou là où 1l
nous concerne, que l’on soit haïtien ou occidental ou de n'importe quelle autre sphère culturelle *, il faut porter le questionnement au point où il peut s’agir d’un « rap-
port » entre la subjectivité et l’histoire sociale. En effet nous pensons et, cette problématique soutient partout ce texte, que la question du « ce que c’est.
» ne peut être
abordée de front, quand il s’agit du vaudou, et aussi tout
phénomène
dit
humain,
sans
que
l’on
donne
soit
dans
lindividualisme, soit dans l’empirisme ou le scientisme qui
s’en
soutient.
Cette
question
doit être contournée,
abor-
dée de biais, sinon même évitée, là où on ne peut pas simplement la détruire. Car elle est à la fois le refoulement et le déplacement d’une autre question métaphysique par excellence, en tant que la métaphysique est la machine centrale de l’entreprise théologique. Je veux parler du « il y a ». YŸ a-t-il des loas ? Y a-t-il un père ? La question du « ce que c’est. » même innocemment énoncée dans une figure exotique : « ce que c’est, les loas…. » laisse échapper à quel point le « y a-t-il ? » ne supporte pas de réponses négatives.
Quand
nous
suggérons
la destruction,
là où
c’est
possible, du « il y a », nous entendons viser le « ce que
c'est » … Une définition, sous couvert d’innocence scientifique, colporte une vérité au lieu même
où il était ques-
tion d’un il y a. Et il n'y a plus que cette vérité. Subrepticement donc, la scientificité qui ignore apparemment le
« il y a » et épingle de superstition les comportements qui s’y rapportent, cette scientificité annonce une croyance. Il y a la vérité ! Et le sujet du savoir est le savant moderne
qui lui est supposé savoir cette vérité. Oublirait-on que le chaman, comme le houngan ou l’astrologue, sont supposés
2. Nous sommes en effet partout, et toujours déjà concernés, dans cette étape de pointe d'un capitalisme avancé, dominant de part en part l'Occident, et à travers lui et même en dehors
œuvre.
/
de lui, tout autre espace
culturel. Ce
dehors
est déjà son
137
Le vaudou
savoir eux aussi ? C’est là le joint où il peut être question de déjouer l’écriture qui produit le « il y a » mais aussi bien sa reproduction sous la figure du « qu'est-ce que c'est ?... » au moment de l’avancée scientifique du capi-
talisme. Déjouer l'écriture pour tenter d’y détruire ces questions et maintenir, contre elles et l’empire du signifiant qu’elles instaurent, ceci : le désir, ça ne peut pas
s'arrêter. Il ne s’agit pas de répéter la crise de la philosophie ni la fin de la métaphysique. Thèmes de mode, à la
limite. Et cette mode peut-être maintient ce dont elle se veut le requiem. C’est autre chose. Nous voulons saisir
une autre pertinence qui a lieu précisément là où hier il était question de l'être, puis du sens. Proprement, l’articulation de la production désirante, ou de la dynamique de l'inconscient à l’histoire sociale,
à travers
une
« dialec-
tique » des rapports individus-société. Et plus précisément
encore, cernant le corps comme le lieu à la fois de cette articulation comme de cette « dialectique », il convient à son sujet d'organiser un autre repérage des concepts
de
pouvoir,
de
subjectivité
jouissance,
jusqu’à
produire
de
savoir,
d’individualité,
celui de l’asson”
le vaudou les articule d'une manière particulière. Refuser
poser
des
théologique
de
de
questions
du
de
qui dans
genre
y a-t-il
d’un
monde
des loas? ou qu'est-ce qu’un loa ? n’est donc pas une élégance épistémologique. C’est à travers cela, refuser
l'entreprise
la
production
hors-histoire et outre-conflits et sa machinerie de légitima-
tion métaphysique des pouvoirs en place. Ce refus vise aussi et en même temps tout un ordre et tout un discours
juridique,
ordre
blème
toute une écriture, qui fonde et légitime un
socio-politique,
une
distribution
des
pouvoirs
so-
3. Pour information, il faut ici indiquer que l’asson est l’emde la jouissance
du pouvoir
et du savoir
dans
le vaudou.
C'est l’objet symbolique que reçoit celui qui a pu atteindre la plus haute initiation vaudouique. Il est en quelque sorte ce à quoi tout vaudouisant aspire, et que n’atteint que le petit nombre des houngan et mambo qui ont pouvoir sur le visible et les Invisibles.
138
Voyage
au
pays
d'IFE
ciaux, une hiérarchisation historique de l'autorité. Tout cela est introduit, en effet, dans le vaudou avec des questions aussi simples que celles que nous allons tenter d'éviter, d'ignorer.
Déplacer des problématiques On peut donc présenter la route que va suivre l’initié
dans son voyage mystique comme le moyen par excellence pour une quête du pouvoir. L’impétrant va audevant des « voix » guidé par le houngan, sous le contrôle de la confrérie. Eux-mêmes les « voix » à la fin de la grande étape, quand l’apprenti sorcier les rencontrera sous l'eau au pays d’'IFE, eux-mêmes lui remettront l’asson
comme objet-puissant, bien plus que comme insigne du pouvoir. La puissance en question, qu’il faudrait distinguer
maintenant du pouvoir, c’est un certain rapport de l’initié
à la jouissance,
en tant que
celle-ci
reste une
« expé-
rience » infra (ou supra) individuelle. Ce rapport à la jouissance, c’est ce qu’il faut désigner comme un pouvoir de jouissance par opposition à une jouissance du pouvoir. En cela, nous voulons marquer un écart par rapport à
une conception hiérarchique de la société, conception marquée par le travail de l'écriture, où la société serait structurée hiérarchiquement
en raison des degrés
d’accès
au savoir (donc à la vérité qu’il recèle) et au pouvoir qui s'en soutient. Dans une telle conception la recherche de l’asson par le vaudouisant se réduit à la course au phallus. Nous pensons précisément que ce qui se passe dans l’initiation est d’un autre ordre. Nous ne prétendons pas pour
autant faire fi de la réalité sociale déjà analysée. Bien sûr dans le contexte socio-économique et politique où il « exerce » sa « profession », le houngan jouit d’un pouvoir certain. Bien sür, dans la conjoncture économique et politique actuelle, sous la seconde génération duvalié139
Le vaudou
riste, le statut du houngan devient de plus en plus ambigu et la quête de l’asson « représente » (aussi!) certes un élément important de mobilité
sociale,
un facteur déter-
minant dans l’accès et l’affirmation de l'agent social dans une position de classe. Bien sûr... Bien sûr... Nous venons de souligner tout cela. Il n’en reste pas moins que cette désorganisation territoriale que le progrès du capitalisme en Haïti fait subir au vaudou n’en est pas une déstructuration fondamentale. Il y a lieu de se demander au contraire, si le mouvement propre par lequel le capitalisme parcellarise toutes les unités sociales pré-capitalistes pour les soumettre
à d’autres unités plus précaires et provisoires,
ne vise pas justement une multiplication des possibilités libidinales qui va tout à fait dans le sens de la possession vaudouique. Il en serait alors de telle sorte que la recherche d’une jouissance du pouvoir par les uns (nécessairement, seulement un petit nombre) ne ferait qu’assurer pour
d’autres (et cette fois le grand nombre) les voies d’un pouvoir de jouissance. Et c’est précisément ce que déjà l'on peut constater chez le hounsi et l’habitué du péristyle.
Ce qui prime pour eux c’est de pouvoir « faciliter » ce rapport à la jouissance. Dans ce sens l’initiation, compte
tenu de ses différentes étapes, est l’organisation d’une politique libidinale. Ce disant, nous n’entendons pas non plus voir dans l’asson quelque objet, ni fétiche, ni symbolique du désir. De la même façon qu’il faut écarter la problématique du phallus comme pouvant rendre compte de ce qu’il en est de l’asson comme objet-lieu du rapport de l’initié à la
jouissance,
de la même
façon
il nous
faut récuser
une
problématique du désir comme plus éclairante. L’asson n’est pas l’objet du désir du houngnior ‘. La question du désir suppose celle du phallus, du Père, de l’organisation triangulaire de lœdipe, de la castration, du manque, etc. Tout cela relève de la religion, s’il faut entendre par là, la gigantesque entreprise théologico-métaphysique qui
4. Le candidat qui a déjà parcouru certaines étapes de l'ini-
tiation et qui aspire à être houngan ou mambo. 140
Voyage tend sauvagement
au
pays
d'IFE
ou subtilement,
à soumettre les multi-
plicités et tribalités pulsionnelles à l'impérialisme unitaire du signe. Nous ne disons pas que tout cela ne soit pas un fait. Nous prétendons même que ce fait prend corps avec l'écriture et tout le mouvement de la civilisation et des
cultures
affirmons
que
occidentales.
Mais
la considération
en
même
du vaudou
temps
nous
ne doit pas
importer tout cela, sans plus, dans l’espace-temps du hounfort. Et nous l’affirmons d’autant plus, que le mou-
vement même du capitalisme dans sa phase la plus avancée consiste précisément dans l'éclatement de cet empire du signe, dans la multiplication des intensités. Pénétrer le signe
de
l’ambiguïté
et de la polyvalence
des
intensités
pulsionnelles, c’est aussi et pas seulement la stratégie du capitalisme actuel, mais plus encore son intérêt.
On ne parlera donc pas de l’asson comme objet d’un désir. Le désir suppose l’unité individuelle sous la rivalité œdipicnne et donc la castration. Le désir suppose la sub-
jectivité,
l’embrigadement
des
multiplicités
libidinales
et
du nomadisme pulsionnel dans l’unité de l’enfermement in-
dividuel. Le désir réfère à l’image unifiée du corps, au moi, en tant qu'ils sont repris, ordonnés, contrôlés, par les
modèles
sociaux
culturels, le jeu de la prestation du
pres-
tige, le système du signe, l’écriture. Le pouvoir de jouis-
sance
dont l’asson est l’objet-lieu, c’est bien plutôt l’ai-
sance dans le rapport entre les multiplicités libidinales, le nomadisme de la pulsion et l’histoire sociale où se trouve pris l’individu qui offre corps (comme on dit prêter le flanc !) à ce rapport. Le corps de l’initié, non pas en tant qu’unité biologique ou médicale, mais en tant qu’érogène, territoire morcelé par les traversées intensives, ce corps est
l'objet-lieu de cette articulation impossible des intensités, affects, et puissances pulsionnels aux structures socio-économiques de l’histoire sociale. De la même façon, l’asson est l’objet-lieu de la puissance dans cette articulation. Il dit et accomplit que ce corps d’initié peut survivre à ce « passage ». C’est cette traversée, cette participation par le corps, grâce au corps, des pulsions au signe, et des structures de l’histoire sociale aux intensités libidinales, que
l’idée de la jouissance ici désigne. Elle dit cet éclatement du 141
Le vaudou
signe sous le coup de la libido en même combien la démesure pulsionnelle est se soutient le sens. Aussi la jouissance elle sembler impossible de faire éclater
temps qu’elle signe le seul poids dont ici indiquée peuttoute la mesure du
jouir et tout le supportable du signe. A la limite, elle serait
l’accomplissement de la pulsion de mort dans le démontage de toutes les liaisons et formes unitaires d’éros.
Nier enfin le rapport du savoir au pouvoir Le refus dans le vaudou de la question de la vérité n’est pas sans introduire une difficulté dans les rapports du savoir au pouvoir. Nous l'avons laissé entendre : l'initié qui entreprend le voyage
au pays d'IFE n'est pas en
quête d’une vérité. Jamais l'initiation ne pourra être réduite à l’accumulation du savoir. Il s’agit de tout autre chose. Les grands initiés, les houngan, les mambo, qu'il s'agisse des confréries ou des sociétés secrètes, ne sont pas les détenteurs d’un savoir sacré qu’ils transmettraient par les voies de l'initiation. Cette conception de l'initiation tend à la réduire à une problématique particulière d’affrontement de la subjectivité à une vérité dernière, où domine la castration, le manque, la soumission totale des intensités singulières aux signes où cette vérité dernière se donnerait à interpréter. Le savoir, s’il en est, que demanderait le candidat à l'initiation, qu’il se sache ou non, il l’apprendra à ses dépens, est d’un tout autre ordre. La révélation des formules cabalistiques, des gestes secrets, des pratiques rituelles les plus cachées, ne donne aucun pouvoir à celui qui en surprend le secret. Toute la question du secret imposé aux initiés relève de cette confusion et de cette ambiguïité presque indépassables, quand les problèmes sont abordés avec les moyens et dans le cadre de l'entreprise
théologico-métaphysique. 142
Voyage
au pays d'IFE
Le savoir en question dans l'initiation n’accumule pas des connaissances qui ouvriraient la voie à un pouvoir. Il n’est pas question ici de politique. Ce savoir ne peut qu'être de l’ordre libidinal. I} se situe pour l’initié, comme les possibilités que lui ouvre l'initiation, exactement au niveau du rapport, qui traverse son corps divisé et érogène, entre les pulsions multiples nomades et célibataires avec les signes où se marquent les structures socio-économiques de l’histoire sociale. Ce rapport de l’ini-
tié à son corps morcelé, rapport de jouissance avons-nous dit, est le lieu de ce savoir. Un savoir sur la jouissance c'est-à-dire sur l’articulation impossible, incommensurable
et incontournable du pulsionnel à l’historique. Cette arti-
culation, nous en marquons chaque fois le caractère d’impossible pour indiquer précisément qu'elle est l’acte. L'acte sans sujet, ni objet, ni produit. Il ne réfère donc pas à la production ni à la politique. Il traverse la subjec-
tivité individuelle, du fait que la matérialité de la pulsion
se soutient de la division du corps érogène. Donc, aucun pouvoir, ni savoir ne peuvent ici être attribués au sujet par rapport à cet acte, qui pourraient le réintroduire dans la dimension du politique, de la lutte des classes, du rapport des forces entre agent social en position de lutte. Ce qui fait acte, fonde l’histoire et traverse aussi les subjec-
tivités, ne se donne que dans des expériences singulières
multiples
irréductibles
à la seule démesure
insensée
des
intensités libidinales qui en rendent compte en dernière instance, ni au simple jeu des structures et système du signifiant qui en marquent les bords et y introduisent du sens. Le retour de l’initié du grand voyage au pays d'IFE, voilà simplement ce que désigne l’asson. Un tel retour en effet ne va pas de soi, dans la mesure où ce que le voyage
implique n’est pas de l’ordre de l’accumulation de connaissances ésotériques, ni d’un savoir sacré, encore moins de l'ordre d’un pouvoir surnaturel dont les loas feraient don,
avec l’asson, à quelques élus. Le voyage de l'initiation est
l'affrontement de l’innommable. L’asson indique que le « pouvoir » et/ou le savoir sur la jouissance passe par la possession et le débordement du corps érogène et de la 143
Le vaudou
subjectivité, que la « prise des yeux et des oreilles », ultimes « dons » auquel accède l’initié est le franchissement du possible, au point où, pour celui qui a osé demander d’entreprendre le voyage, la « voix se donne à
voir », où l’inouï fonde le visible.
—-
Le
vèvè
ne
représente
pas
le voyage
au-delà des frontières dont l'écriture marque
de
l'initié
le corps
de l'individu. Il est l’actc même du voyage. I Ie réalise, suivant à la trace ces jointures et disconnexions du pulsionnel au signifiant que le corps érogène matérialise et dont il fait et prend acte dans la crise (jouissance) de possession.
3. les étapes du grand voyage La grande route des eaux
Comme
nous
l'avons
déjà indiqué,
l'initiation dans
le vaudou est concevable comme un voyage que l’initié effectue au pays d’IFE. C’est le discours et la réaction quotidienne des vaudouisants qui nous induisent à cette conception. Nulle part en effet il n’y a de théorisation par les grands initiés eux-mêmes, à peu près tous analphabètes d’ailleurs, ni de mythologie officielle ou communément reÇue. Quelques rares mambo, ayant épousé des hommes de
lettres, voient leur pratique reprise et théorisée. C’est le cas notamment de Mathilda Beauvoir. Le livre de son mari, Claude Planson, est un excellent compte rendu du fait vaudouique. Les textes des époux Rigaud sont nettement plus proches de la réalité haïtienne, malgré le « mys-
ticisme ésotérique » qui les habite et joue le même rôle de désarmorçage socio-politique du vaudou que l’esthétisme publicitaire et néophyte du couple Beauvoir-Planson. Quant au Le Vaudou Haïtien du Dr Louis Maximilien, d’une fidélité remarquable dans la transmission des faits,
il est une tentative de récupération chrétienne du vaudou qui a sa source et sa motivation objective dans une alliance de classe non critique. Les masses vaudouisantes
ont tout
147
Le vaudou
à perdre idéologiquement, mais du même coup aussi dans
le rapport politique, dans de telles alliances. Tenter une théorisation de l'initiation vaudouique qui
reste fidèle aux masses, tout en rendant cette initiation et
la crise de possession qui lui est essentielle à une historicité nouvelle, n’est pas sans enjeu subjectif pour un Haïtien sorti des masses par sa formation intellectuelle et par toute une histoire personnelle de récupération idéologique et religieuse. En effet l’éducation chrétienne que nous avons reçue, la plupart d’entre nous, ne nous a pas seulement éloignés culturellement du vaudou, mais a fait de nous les alliés objectifs de ses ennemis
naturels.
Certes,
comme
il
a été déjà indiqué, l’Haïtien quelle que soit son évolution
idéologique ne saurait se déraciner du vaudou.
Aussi, la
pratique théorique qui doit rendre le vaudou à l'histoire, en tant que conflit (lutte) idéologique et politique, est toujours nécessairement un travail subjectif,
subversif pour
l'agent qui s’y expose. C’est d’ailleurs ce travail qui, au fond, est vaudouique, qui justifie cette pratique théorique.
I1 y a, en effet, une approche du vaudou en tant que religion, ou bien en tant que phénomène psychologique qui aboutit inévitablement à le folkloriser ou à le rendre
honteux. C’est, alors, une culture populaire qui disparaîtra
avec le développement économique et technologique, pour
faire place à une autre culture, celle-ci moderne, intégrant
ce qu’il y a de « bon » dans le vaudou. Cette approche
est précisément et partout celle de bourgeoisies nationales au moment
où, assurées de leur hégémonie,
elles récu-
pèrent les cultures populaires par l'idéologie (fondamenta-
lement fasciste) du progrès *. À ces moments historiques, la
mise en vedette des cultures populaires sur le devant de la scène par les bourgeoisies nationales fait partie d’une stra1. Certains militants de gauche contesteront cette éducation. Mais, ils n’en gardent pas moins, dans leur conduite de la vie, une morale ou même d’autres fois une amoralité, qui n’ont que là leur condition de possibilité. 2. Voir à ce sujet : Pour Gramsci, M.-A. Maccioci, Editions du Seuil, Paris, 1974, p. 17 et sq. principalement la critique de Roland Leroy : La Culture du Présent.
148
Voyage
au
pays
d'IFE
tégie générale de domination idéologique. Ceux qui sont ainsi devenus spectateurs de leur propre culture n’y retourneront plus en acteur qu'avec honte et culpabilisés. La psychologisation du vaudou fait partie de la même stratégie de classe. Il ne s’agit pas en effet de savoir si oui ou non la crise de possession relève d’une hystérie ou d’une pathologie quelconque. S’engager dans un tel débat, c’est entrer sur ce terrain où Jouent à plein les sciences psychologiques en tant qu’instrument idéologique des classes dominantes. Culpabiliser ! Ramener à l’ordre établi et dominant! Tel est l’enjeu sur ce terrain. Ces sciences qui produisent la conscience coupable, prennent la relève de l'inquisition, sans sa violence policière trop apparente, mais avec des subtilités de théologiens casuistes. Dans le
procès d’individualisation où les multiplicités pulsionnelles
doivent devenir captives et se battre contre des moulins à vent, cette tactique est des plus efficaces sur le plan idéologique. Ce que nous cherchons à saisir dans l'initiation et la possession, en tentant d’esquiver et de détruire sans cesse ces équivoques et tentations qui nous habitent toujours d'avance,
c’est l’acte vaudouique.
Nous
entendons
par
là
cette articulation du subjectif à l’historique, à quoi donne accès « l’asson », à travers le pouvoir de jouissance. Le voyage que prend le risque d’entreprendre l’initié est
d’abord un voyage vers lui-même. Cet IFE où il doit aller affronter la compagnie des « voix », est ce « nulle part », lieu hors-lieu,
où
il est seul maître
à bord
ne s’autorisant
que de lui-même. La compagnie des trois ou cinq ou huit autres houngan qui l’assistent dans ce voyage, ne le fait
pas dépendre d’eux au point d’en attendre quelque permission. Le candidat à l’initiation va à la rencontre des « voix », à leur appel. Il fait son voyage seul et cette solitude même est essentielle à l’accès à l’asson. En effet, au
centre de la confrérie dont il devient l’axe, comme le Poteau-Mitan au centre du hounfort, le houngan et la
mambo vivent cette solitude sans remède qui tient à leur position même. Tout tourne autour d’eux, en tant qu’articulation entre la confrérie et l’espace des « voix ». Seuls
maîtres, guides et chefs dans cette articulation, ils ne sont
149
Le vaudou
soutenus par aucun système du savoir, aucune hiérarchie
des pouvoirs, aucune mythologie universellement reconnue. Seule l’expérience du voyage initial et leur affronte-
ment quotidien aux voix et à l’irruption de la possession leur servent de référence pour occuper cette place où la confrérie les attend. Nous allons considérer ici les différentes étapes d’initiation, hounsi bossale *, hounsi canzo, houngnior et houn-
gan ou mambo, comme les degrés d’un unique processus. I y a là un parti pris, et une décision théorique que nous pensons nécessaire compte tenu des faits. Il existe, en effet, des vaudouisants qui ne suivent pas toutes ces étapes de
l'initiation. À chaque degré correspond un échantillon de la population vaudou. A Ia limite, une analyse superficielle peut envisager là des degrés hiérarchiques et un découpage de la population d’une confrérie définissant des places à chacun dans un système de rapport de domination. Ainsi
on peut conclure hâtivement à un rapport de domination
économique ou idéologique entre la fraction des houngan et mambo par rapport à celle des hounsi. Aïnsi à l’intérieur
de la classe populaire et paysanne, se reproduiraient les
rapports sociaux de domination et d’exploitation qui caractérisaient la formation sociale haïtienne. Il est certain qu’une telle analyse, dont l’origine bourgeoise et religieuse est évidente, peut sembler très juste à première vue. Tous
les contempteurs du vaudou, quelle que soit la base * de
3. Le nègre bossal du temps de la colonie, un peu avant la révolution, entre 1760 et 1789, est un nègre importé d'Afrique et
se pliant
difficilement
aux
exigences
du régime
colonial
esclava-
giste, au contraire du Créole qui lui, né au pays, s’adaptait mieux. Ï1 y a lieu de retenir cette distinction qui aide à saisir la fonction de l'initiation dans l'apprivoisement de la pulsion. 4. La bourgeoisie a beau jeu d'opérer ce déplacement des rapports réels de l’exploitation. Si les paysans voulaient s’arrêter d’engouffrer toutes leurs économies dans les cérémonies vaudou leur situation économique changerait. Les critiques religieux s’en prennent eux à l'aspect primitif et idéologiquement « retardé » du vaudou qui empêcherait les bienfaits du développement technique
qu'apporte la civilisation. De telles critiques sont reprises exactement par les classes bourgeoises et petites bourgeoisies, qui ont
recours au vaudou en cachette, quand elles en ont besoin. Inutile
150
Voyage
au
pays
d'IFE
Jeur critique, s’accordent à accuser les houngan d’exploiter les hounsi et les membres de leur confrérie. Nous ne pouvons pas ne pas reconnaître que les rapports entre les
agents des classes populaires et paysannes, jusque dans la structure de la confrérie vaudou, sont surdéterminés par les rapports sociaux qui marquent la formation sociale haïtienne. Mais, de là à conclure que les rapports entre houngan, hounsi et vaudouisants sont des rapports de do-
mination de classes, voilà qui est à soupçonner. D'autre
part, la simple nomenclature
des différents groupes dans
la confrérie, avec leur description, et l'explication socio-
logique de leurs divisions, à la manière ethnographique ne suffit pas.
Nous pensons, par contre, que le tableau ou la liste
des cérémonies vaudou nous indiquent les étapes d’un voyage idéal pour les vaudouisants. Chaque partisan rête, en quelque sorte, à telle ou telle étape, compte de sa situation économique et des rapports sociaux
long s’artenu où il
se trouve pris et en lutte, en fonction de sa position précise
d'agent d’une classe ou d’une fraction de classe en lutte. Ces deux
facteurs nous semblent déterminants,
même
s'ils
ne sont pas les seuls en jeu, à expliquer les différents groupes qui forment la population d’une confrérie et les de-
grés de l'initiation qui y correspondent. En fait, le vaudouisant en position de conflit dans des rapports sociaux précis, position déterminée en dernière instance par sa
situation
économique,
perçoit
sa
place
dans
le conflit
social à travers le langage de sa culture populaire. De ce langage, il n’a que la représentation populaire que le vau-
dou lui offre. De même, du conflit où il est effectivement
prisonnier à tous les niveaux, politique, économique, parental, social et donc psychologique, le vaudou lui offre une figuration multiple de solutions possibles. Devenir houngan ou recourir au houngan est le seul moyen de connaître cette machinerie de solutions et son mode d’emici de faire de longues analyses sur la collusion d'intérêts et de tactiques entre les classes dominantes et les institutions religieuses. Un seul objectif : défaire le peuple de sa culture, désamorcer sa résistance politique.
151
Le
vaudou
ploi. Mais, dans cet accès à l’asson (le devenir houngan) et
le recours au houngan, il est précisément plus ou moins limité par sa situation économique et la place qu’elle dé-
termine pour lui en tant qu’agent dans le conflit social.
Les différentes cérémonies
en tant qu’étapes de l'initiation Les différentes cérémonies auxquelles se soumettent
les vaudouisants nous semblent devoir être conçues comme
des étapes vers la plus grande initiation réservée à la prise de l’asson et aux dons de visions et d’auditions. Trois principaux niveaux peuvent être distingués dans l'initiation. Le premier niveau comprend les cérémonies qui recouvrent la période qui précède la puberté. Il ne s’agit pas ici de considérer l’âge biologique principalement, même si dans les hounforts et dans les familles traditionnellement vaudouisantes c’est aussi le cas. Il s’agit plus profondément d’âge symbolique, des adultes correspondant à cet âge peur-
vent côtoyer des pré-adolescents, appelés les uns et les autres par les loas à ce stade de l'initiation. Ce dont il est fondamentalement question à ce stade est l’accès du vaudouisant à cet espace des « voix », cet univers des « loas », où il pénètre dans une dimension autre. Le discours qui désigne ou accompagne ce passage, évoque volontiers l’appel des loas, des révélations faites en songe, il est question d’apparition et de visions des loas, ou d’audition de « voix », pendant le sommeil ou en état de veille. Mais toujours un signe, un appel ° désigne l’agent
5. Ce phénomène constant de l'appel, tout autant que celui de la modification de la voix des possédés, nous a fortement induit à conserver ce terme de « voix » pour désigner les loas,
ou esprits vaudouesques.
152
Voyage
au
pays
d'IFE
d’un groupe parental au service partiel ou exclusif d’esprits
protecteurs ou alliés du groupe parental, dans tel hounfort
fréquenté ou non
par ce groupe.
Il s’agit à cette étape
d’une naissance symbolique. Les cérémonies qui ont lieu ont pour but de mettre l'individu en contact avec ce lieu hors-lieu, cette dimension autre traversant l’espace technologique et celui de la perception consciente pour les dominer et y introduire l'étrange, cet espace des « voix », que
les vaudouisants appellent tantôt IFE, tantôt « Ville aux Camps” », tantôt « aux Ilets” », tantôt encore « Nan Guinin * ». Autrement dit, il n’y a pas de recours à l’ori-
gine. Il vaudrait mieux dire que l’origine est là et partout, dans les interstices et déchirant nologique et la dimension de la conscience. nies donnent au vaudouisant une conscience fait. L’autre lieu est (dans) celui-ci. On y versant
l’eau, l’eau de la cruche,
toujours déjà l’espace techLes cérémoactive de ce passe en tra-
l’eau versée
dans
la cé-
rémonie, tout comme on y Va en « passant » une rivière,
ou en traversant l'océan. L’espace géométrique, technologique et l’espace de la perception éclatent,
sans cesse tra-
versés par autre chose, qui s’y donne à voir et à entendre, venu de cet ailleurs là, ici, maintenant. Premier niveau : le
« hounsi bossal
». Les
cérémonies
qui marquent
ainsi,
pour l'être du vaudouisant, sa traversée” par les deux espaces, dont son corps est la jonction fragile, suivent.
6. Ville mystique jouant trouverait dans le Nord-Ouest
le même rôle qu'IFE et qui se du pays, dans la région de Port-
de-Paix, selon ce que m'a rapporté un houngan, qui lui est de la région de Port-au-Prince. (Marché Salomon.) 7. Iles mystiques qui, celles, se trouveraient au fond de
l'océan tique.
et se confondraient
plus ou moins
avec la Guinée
mys-
8. Partie la plus pure de l’Afrique où les âmes des vaudoui-
sants morts jouissent d’un séjour paradisiaque.
9. Le fait pour lui d’être toujours d'avance traversé par deux
espaces, dont l'un celui des
à se soumettre à l'initiation.
« voix », lui échappe
totalement,
sauf
153
Le vaudou
A.
Le
métté
m’anme
I s'agit étymologiquement
pour
le vaudouisant de
recevoir l'équilibre de ses deux âmes. Dans l’anthropologie implicite au discours vaudouesque, l'individu a deux âmes ou centres spirituels qui ne sont guère en équilibre ” et dont chacune représente sa participation à l’un des
espaces qui le traversent. L’une, le « gros bon ange », principe de la vie biologique et consciente, l’habilite à fonctionner dans l’espace technologique et géométrique. L'autre, le « petit bon
ange * » si actif pendant
le rêve,
est susceptible de visions, d'auditions, et d’étranges puis-
sances du fait de son ouverture à l’espace des « voix ». La
cérémonie du « mété n’anme » équilibre ces deux centres ou lieux dynamiques empêchant l’un d’étouffer ou de submerger l’autre *.
B.
« Lévé nom
»
Cette cérémonie consiste apparemment à donner à l'être, où a déjà été apposée la marque de sa division radicale, de sa dualité, le nom
d’un ancêtre devenu
ne s’agit pas en fait simplement
d’un
don
un loa. Il
de nom.
En
quelque sorte cette cérémonie permet à l’ancêtre d’avoir une nouvelle vie, grâce à l’individualité biologique où sa
« voix » pourra trouver à prendre corps. Par là, l’investis-
10. Ce dont témoigne précisément la crise de possession. 11. Ce qui rend mieux compte de ce qui cest là en jeu, est ce que Jacques Lacan repère quand il produit le concept d’un objet (a). 12. En suivant ainsi, au plus près de son discours, la repré-
sentation que le vaudouisant se donne de sa pratique, on ne peut
s'empêcher d'y entendre en harmonique ce que Freud découvre de la conscience, des pulsions, du refoulement, et du retour du refoulé, dans le discours de ses premiers patients.
154
Voyage
au
pays
d'IFE
sement libidinal se trouve marqué à trouver sa voie aussi dans la lignée ascendante des ancêtres. L'histoire en tant
que passé est investie, mais au présent, comme retour du réel. Le discours qui entoure les rites de cette cérémonie,
indique que l'enfant ou l’initié est confié à l’esprit de l’ancêtre. En fait, 1l est toujours dit le « loa », c’est le recours
à l’histoire nationale, ou à l’histoire régionale du groupe parental un temps liée à l’histoire nationale ou régionale, qui permet de découvrir un « ancêtre » dans le loa désigné dans un « lévé nom ». Cette cérémonie qui rattache un individu à un loa,
le désigne en même temps au service de ce loa. Les crises de possession se feront sous les signes de ce loa. Toutefois
une cérémonie spéciale marquera l'habilitation de l'initié à être possédé et à maîtriser, jusqu’ à un certain point, la
crise de possession.
Mais
cette cérémonie,
le « lavé tête »
fait partie en fait du deuxième niveau de l'initiation. Elle appartient en quelque sorte à la « phase d’adolescence », si On peut parler ainsi, de l'initiation. Beaucoup de vaudouisants principalement les « hounsi bossales » en restentà cette étape première de l'initiation. En général leurs difficultés économiques sont telles qu'ils ne peuvent couvrir les dépenses exigées pour les autres étapes. Dans ce cas, il peut arriver que le houngan initiateur les accepte en payant lui-même les frais. Mais les hounsi ainsi formés se trouvent dans l’obligation de res-
ter attachés
à sa confrérie
pendant
un
temps
plus
ou
moins long. Une position de classe dans les rapports so-
ciaux-économiques
détermine donc un blocage à un ni-
veau de l'initiation. En effet, il eût été normal dans l’optique vaudouiste de continuer l'initiation jusqu’à la fin de la deuxième
étape.
En
effet,
les
deux
premiers
niveaux
se
suffisent en eux-mêmes et représentent un statut très recherché par la masse des vaudouisants : celui de housi, c’est-à-dire, « épouse » des loas.
155
Le vaudou
Deuxième niveau
: le « hounsi-canzo
»
Ce deuxième niveau qui doit compléter le statut si recherché d’épouse des loas, corps des « voix », représente en quelque sorte l’adolescence ou la jeunesse de l’initié. Les cérémonies qui s’y tiendront consacreront totalement les vaudouisants qui s’y soumettent à être des corps montés par les « voix
» d’outre-sens,
ces hors-cultures
que
sont
les loas. Ici le statut « féminin » du hounsi éclate en pleine lumière. Et apparaissent, en filigrane, une pratique du corps et un traitement de la sexualité dans le vaudou. Tout se passe comme si le « hounsi bossale » est l'enfant des « voix » ‘”, le hounsi-canzo l’épouse des loas et le houngan ou le mambo, se tiennent debout dans leur statut d’adulte, comme un homme seul, face à cet univers des loas “. A
travers ce traitement de la « sexualité » et cette pratique
du corps se pose une question fondamentale pour le vaudou : la question de la jouissance, en tant qu’elle est jouissance d’un pouvoir. Mais il est remarquable déjà de saisir, tout de suite, à quel point le vaudou
situe cette
question au niveau d’une traversée de l’agent social par la machinerie pulsionnelle à investir, non pas sur la triangulation familiale, mais dans des rapports sociaux objectifs, même projetés dans l'imagerie des figures ” vaudouesques.
Les
deux
premiers
rituels qui se présentent
à ce
deuxième niveau peuvent paraître être comme une confir-
mation, une consolidation, du niveau précédent. En effet, il se peut que l’âge chronologique des initiés entre ici en 13. En fait, à ce stade, on a pu le remarquer, il s’agit de reconnaître la scission essentielle de l'être, sa division. 14. Ici la référence à quelque domination masculine est mal venue du fait que tout vaudouisant qu'il soit culturellement et biologiquement homme ou femme a accès à ce voyage. Ici les concepts d'hommes ou de femmes seront précisément à revoir. 15. Où il s’agit d’ailleurs toujours de héros de l’indépendance ou d’ancêtres célèbres.
156
Voyage
au
pays
d'IFE
jeu. Le premier niveau se rencontre dans des familles ne pratiquant le vaudou
que de manière épisodique donc ne
sionnellement,
moment
fréquentant pas régulièrement la confrérie ni le hounfort. Il peut être aussi le fait d'individus qui s’y soumettent occaà
un
où
conflit social est particulièrement
leur
position
fragile.
dans
le
Ces rites ont
alors pour eux une signification de renforcement de leur
position dans la lutte sociale à un niveau quelconque ou à tous les niveaux, économique, politique, social ou idéologique “. Quand il s’agit pour un vaudouisant de s’enga-
ger plus avant dans la jouissance du pouvoir, de recher-
cher plus d’aisance et de sécurité dans la pratique sociale
que lui impose sa position particulière dans son groupe parental, toujours déjà perçu en tant que groupe social
dans un rapport de forces, donc inséparable du conflit social et de la lutte régionale qui le présentifie, alors l’ini-
tié requiert du houngan de la confrérie à laquelle se rattache son groupe parental, d’aller plus avant dans l’initia-
ton. Le discours qui désigne et entoure la situation signifiera généralement que le vaudouisant cherche la protection d’un loa particulier, au service duquel il va se vouer
et
qui
en
retour
lui
assurera
aide,
puissance
et
protection. Les deux premiers rituels à observer alors dans certaines confréries sont :
A.
La
« Garde
»
Il s’agit d’un pouvoir particulier dont se trouve l’initié du fait de son rattachement à un loa. Ce rituel lien évident avec le « lévé nom », en ce sens que le ou l'esprit ancestral auquel le hounsi-bossal consacre 16.
IL est
évident
pour
nous
qu'il
faut
rapporter
les
doté a un loa, son ques-
tions de malaises ou maladies psychologiques au lieu même de la lutte idéologique, soit au niveau de la représentation de soi où le sujet se doit d'avoir une représentation exacte de sa position dans le rapport socio-économique et la lutte politique.
157
Le
vaudou
corps pour une vie nouvelle, dote son épouse (homme ou
femme,
notons-le encore) d’une puissance particulière. Tel
B.
« Lavé-Tête
est, du moins, le discours que la confrérie tient sur ce rite.
Le
»
Le rituel qui complète les précédents a la particularité de faciliter la crise de possession. Le nouvel initié Y reçoit l’habilité à être disponible à la « montée » des Joas
dans son corps, dans sa tête, dit le discours de la confrérie.
C.
Le
»
« Haussement
Le collation Ainsi, ce est utilisé
haussement est un rituel de grades, où l’accès à genre de rituel, avec les pour le passage de l’initié
qui marque €n fait la un niveau d'initiatot variantes appropri N à l’un des statuts Essen”
que groupe 50 tiels à la structure de la confrérie en tant ?» € con géni », le « Houn cial : le « La Place « Confiance *” », le mambo
ou
u
le houngan.
de désir I1 s’agit dans ce rituel pour Îles vaudouisants
gner l’accès à un nouveau
statut de l’initié dans la Jon
temps,
sance du pouvoir, mais en même
un changemen
de statut dans le groupe social-parental, la fraction de classe ou la confrérie.
17. Le « Confiance » est le principal collaborateur du houndisci-
gan, et qui s'occupe
plinaire
ou
cérémonies. Le + La
financier Place
pour lui de toutes
dans
la confrérie
» est un
hounsi
les questions
surtout
mâle,
d’ordre
à l’occasion
maître
de
des
| cérémonie.
Armé d'un sabre ou « machette rituelle » il ouvre les cérémonies,
dirige les « co-drapeaux » (porte-drapeaux), organise les salutations rituclles et ouvre l’espace des « voix ». » est un chef de chœur. Considéré Le «< Hounguénicon comme la « femme préférée des voix », c’est lui qui lance et rythme la succession des chants rituels accompagnant la venue des esprits.
158
Voyage
au
pays
d’'IFE
Le rituel du haussement n’occasionne pas une cérémonie particulière. Il prend place plutôt à l'intérieur d’une autre cérémonie, soit par exemple les rituels d’initia-
tion hounsi-canzo. Le rituel dans ses détails varie selon les
confréries et le grade ou statut, au passage duquel il est
effectué. Par rapport au point de vue selon lequel l’ensemble des rites de l'initiation sont organiquement liés les
uns aux autres et expriment les étapes à l’accès à l’asson, symbole de la jouissance du pouvoir, le haussement ne
semble pas représenter de caractère particulièrement inté-
ressant. Pourtant, nous l’avons retenu parce qu’il marque que l'initiation n’est pas seulement un long voyage vers
l'IFE symbolique ou la « Ville aux Camps un mode d'insertion de l’initié à une place rapport des forces du conflit social ou son parental et sa fraction de classe prennent que le rituel du haussement peut introniser degré de l'initiation prend
alors une dimension
temps socio-politique.
D.
Le
« Rafraïîchi-tête
», elle est aussi précise dans le groupe socialplace. Le fait n'importe quel en même
»
Un autre rite à situer dans ce groupe est celui du « Rafraïchi-tête ». C’est aussi un rite de renforcement. Milo Rigaud en écrit : « Nouveau baptême ayant pour but
de renforcer les « loas maîtres-têtes » en leur ouvrant da-
Vantage le chemin de l'esprit par la vertu magnifique de
l'eau *. » A travers l’idéologie particulière, ésotérique et « Cabalistique » qui domine toute la théorie de l’auteur,
malgré ses recours pour le moins ambigus au discours de la physique, il faut reconnaître qu’il est le plus convaincu et le plus convaincant des analystes du vaudou. Il est certes
le plus proche de la réalité profonde du vaudou. Sa note
Sur le « Rafraïîchi-tête » nous ramène à l'axe de notre propre ligne de théorisation. Ce rite ouvre davantage à 18. La Tradition Paris, 1953, p. 356.
vaudou
et
le
Vaudou
haïtien,
Niclaus,
159
Le
vaudou
l'initié le chemin des figures imaginaires que la formation sociale haïtienne dans ses productions idéologiques offre à l'investissement pulsionnel. Il est reconnu, dans la croyance populaire, que la puissance de la relation de l’imitié au loa dont son corps est la monture s’affaiblit avec le temps ou à cause de l'infidélité de l’initié à offrir des sacrifices rituels à son « loa maître-tête ” ». De là, l'importance traditionnelle de ce rite de renforcement des rapports voix-corps. Grâce à ce rite, la crise de possession est sensée être plus aisée pour le fi-
dèle, en même temps que moins violente et moins destruc-
turante pour lui. Bref, il est bien question pour le fidèle d'acquérir par là une grande aisance dans son rapport aux pulsions qui se donnent voie et « voix » dans ce phéno-
mène de la crise.
_.
Tous ces rites et leurs significations, tant objectives que dans le discours des vaudouisants, tendent à nous indiquer dans l'initiation une technique de maîtrise et d'utilisation progressive de l’univers pulsionnel qui fraverse le corps de l’initié. Le voyage à la Ville aux Camps ou à IFE
se présente
pulsionnel,
à travers
donc
en plus comme une
de plus
conquête, celle de l’aisance dans les rapports à l'univers les figures
imaginaires
et fantasmes
manipulées par les productions idéologiques des communautés vaudouesques. L’accès à l’asson, la jouissance du pouvoir, prend progressivement pour nous leur sens Pro-
fond, au-delà du discours et de l'idéologie qui en cachent
et en
gomment,
à la conscience,
la structure
essentielle.
Précisément, le travail théorique doit consister d'aprés nous à lever ce refoulement et à déjouer les déplacements opérés par l'idéologie et le discours des confréries, en tant que la conjoncture historique de la domination écono-
mique, politique et idéologique les contraint à de fausses
représentations
concrets.
19.
160
À
la
d’elles-mêmes
€ voix
> dont
dans
les
il est le corps.
rapports
sociaux
Voyage
E.
L'initiation
«
au
pays
hounsi-cunzo
d'IFE
»
Ce rite est incontestablement le plus important en ce qui concerne l'initiation au second degré. Il en est même le rite essentiel. Nous venons de noter un ensemble
de rites qui ont pour commun dénominateur de consolider l'initiation au premier degré. En fait, il est d’un constat général que le hounsi-bossal, initié au premier degré, présente au cours des crises de possession une grande difficulté à maîtriser la crise ou du moins
à s’y trouver à
impuissant
de
l'aise. Alors que le hounsi-canzo semble être le spectateur mais
satisfait
de
la traversée
son
espace
psychique et vital par quelque chose d’étrange, qui transforme non seulement sa personnalité globale mais encore
modifie et parfois décuple ses possibilités physiques et psychiques, le hounsi-bossal lui, au cours de la crise, fonctonne comme la victime d’un dérèglement contrôlable,
par lui, de sa personnalité totale. Les crises provoquent trébuchements,
chutes,
et
éventuellement
malaises
pSy-
chologiques ou biologiques plus ou moins sérieux, nécesSitant une attention constante sinon une intervention fréquente des mambo ou houngan. Rien de tel chez le hounsicanzo. Cette différence donne une indication décisive sur le sens profond de l'initiation hounsi-canzo. En effet ce qui motive essentiellement la démarche des hounsibossal en quête de complément d'initiation, même inconsciemment, c’est précisément cette aisance dans la crise qui est à la fois une « santé » et un pouvoir. D’autre part
cette
aisance
même
est
reconnue
dans
le discours
de la confrérie comme une entente parfaite entre le fidèle et la voix qui habite son corps, ou le loa auquel son « petit bon ange » a été arrimé. Cette entente parfaite qui fait du hounsi (homme ou femme) l’épouse du loa, l’habilite à le servir sa vie durant et à en recevoir l’amour,
protection et surplus de puissance pour réussir dans le conflit social. L'importance de l'initiation hounsi-canzo nécessite que l’on s’y arrête. Comme pour les autres rites, nous ne 161
Le vaudou
nous attardons pas à la description de leur déroulement. D'ailleurs les différences locales sont telles que, pour notre propos, de telles descriptions n’ont aucun sens. Ce qui importe ici, c’est ce qui donne à théoriser à travers une structure d'ensemble. En général les descriptions des rites restent marquées par toute l’ambiguïté de l’ethno-
graphie, elles passent à côté de ce qui est en jeu dans les rites et que le discours tenu sur ces rites par les confréries à la fois cachent et indiquent. Nous retiendrons à la suite de Milo Rigaud ” les grandes étapes, dans l'initiation du
hounsi-canzo ”. Nous ne pensons toutefois pas qu’il s'agisse là de la structure nécessaire de toute initiation ou « cou-
Ans
Dr
cher » canzo. En effet d’autres confréries procèdent différemment, bien des auteurs en témoignent *. Ces étapes sont les suivantes :
Le coucher initiatique dans le djévo ;
La nourriture offerte au loa auquel est consacré le hounsi; Le rite du feu ; La sortie du hounsi du djévo ;
Le baptême;
La « descente
» de collier rituel.
La première étape est donc le coucher initiatique dans le djévo. Le rituel qui durera au moins une cinquantaine de jours commence
par l'entrée des candidats
dans cette pièce attenante au péristyle, le djévo, où ils
séjourneront, la plupart du temps, couchés. Ils sont ainsi
isolés du monde. Proprement, ils séjourneront dans leur tombe. En fait cette mort symbolique doit les séparer du 20.
Op. cit., p. 356.
21. Elles correspondent à nos observations personnelles dans un hounfort de Port-au-Prince et aux explications obtenues de quelques hounsi à ce sujet. 22. Claude PLANSON, Vaudou, Jean Dullis Ed., Paris, 1974. Jean KERBOUL, Le Vaudou, KR. Laffont, Paris, 1973. Louis MAXIMILIEN, Le Vaudou haîïtien, Imprimerie de l'Etat,
Port-au-Prince Haïti. Alfred MÉTRAUX, Le Vaudou haïtien, Gallimard, Paris, 1958.
162
Voyage
au
pays
d'IFE
reste du monde. Ils changent d’espace. Il ne faut pas oublier que
le djévo est, avec le bagui,
véritable
séjour
un des lieux secrets
du hounfort, soustraits aux regards des mortels non initiés. Ce séjour au djévo, dans l’univers mental de ceux qui attendent le retour des initiés hounsi-canzo, est un
chez
les loas*.
Même
quand,
vers le
milieu de l’initiation, ils viendront cachés sous les draps qui livreront à peine leur silhouette, pour participer au brûler zin (cérémonie du feu) sous le péristyle, les candidats passeront comme des ombres. Ils ne seront pas « vus » par les hommes, tant qu’ils n’auront subi toutes les épreuves de la transformation initiatique. Sur ces épreuves, les initiés gardent le plus grand silence. Du moins tel est le discours des vaudouisants pra-
tiquants. Ce qu’ils en disent pourtant est une précieuse
indication
canzo.
sur
la
signification
générale
de
l'initiation
Nous savons en effet que le candidat, avant même le « coucher », a raconté sa vie dans les moindres détails au hougan initiateur. De même, ce dernier l’a soumis aux
interrogatoires les plus minutieux et qui sembleraient des plus indiscrets au commun des mortels, et ceci, nous affirme-t-on, dans le but exprès de savoir quel type de
loa peut monter le fidèle, lui servir de maître-tête. Nous savons également que, non seulement pendant le coucher rituel mais durant les longues conversations des mois pré-
cédents, le houngan s’est livré, avec son ou ses candidats, à l'interprétation quotidienne de leurs rêves. Et cela toujours en quête de la famille d’esprits pouvant posséder ces fidèles, de ceux le plus facilement mafîtrisables par eux,
et étudiant 23.
Or,
dans
nous
le détail leurs comportements
le savons,
les loas vivent sous l’eau. Ce
rituels, séjour
dans le Djévo se trouve être aussi, et en même temps que séjour
dans la tombe, chez les morts, séjour sous l'eau, au pays des < voix », qui est IFE, ou aux Ilets, ou Ville aux Camps, ou Nan Guinin, selon les confréries. Il s’agit là d’un séjdbur symbolique dans l’Afrique mystique qui est le centre et l'origine du monde.
Bien
sûr l'interprétation
voir, avec le thème
psychanalytique
ne
manquera
pas
d'y
de la renaissance par le passage dans la mort,
un retour au sein maternel.
163
Le vaudou
tels que Îa tradition de la culture populaire vaudouique les a transmis jusqu’à eux. On nous dit également que le houngan est informé dans le détail de la situation économique, parentale, sexuelle, politique de ses initiés, de même que de leurs positions exactes dans les conflits so-
ciaux, leurs ambitions, difficultés, etc. D’autre part, nous
ne sommes pas sans savoir des hounsis eux-mêmes que les jours qui précèdent la cérémonie du feu sont des jours d’intenses réflexions et de méditations pour eux. Le séjour dans le djévo est conditionné par un silence des plus sévères, accompagnant un isolement qui paraît être une épreuve extrêmement pénible. Les candidats n’ont de contact qu'avec la « maman houngno » qui les surveille en exigeant la soumission la plus totale aux exercices et épreuves de ce séjour dans la nuit. Par contre, nous ignorons tout sur le détail de ce qui est appelé « les
épreuves ». Toutefois, tout ce qui a été indiqué plus haut et les résultats incontestables au bout de l'initiation 1ndiquent assez, sans que le secret des « épreuves » soit rompu, que le candidat est affronté à ses fantasmes fon_damentaux, les plus angoissants, ceux qui rendent compte de sa position subjective libidinale et la détermine. Son voyage
spirituel au pays
d’IFE
est une plongée
dans
le
> Le
Boulé-Zin
Ce rituel n’est pas sans évoquer la mise en circuit, donc le contrôle par la confrérie de multiplicités libidinales, ramenées au nombrable d’une pratique où l’individu
comme
le groupe
ont
un
sursis.
Le
rituel
dit
la
possibilité de vivre. Ce vèvè de boulé-zin est la mise en œuvre de cet enjeu. Mettre un centre, ouvrir des espaces et assigner des bords à l’innombrable où s’écoule Îla mort. Ce tracé de l’espoir combine les vèvè de plusieurs voix (dont Erzulie, Jacques le Majeur, Ogou les feux, Ogou
164
Badagris,
Ogou
Feraille,
etc.).
Le vaudou
réel. La conscience manipulée par le houngan“ voit affluer le retour du refoulé. Nous restons sans information suffisante pour théoriser ce qui est manifestement l’acquis de cette initiation : l’aisance du hounsi à être habité par
une figure de l’imaginaire collectif, et qu’il semble pulsionnellement investir dans la crise de possession. De
même, plus loin, resterons-nous, pour le moment du moins,
aussi totalement démuni d'informations pour théoriser ce qui est en jeu dans la maîtrise que manifeste le houngan
sur la crise, la sienne propre, mais aussi celle des autres,
des initiés. Toutes ces informations nécessaires à une théo-
risation serrée font partie de ce que les initiés appellent
le « Secret » du vaudou. La tentation est grande, une fois
épinglé le déplacement qui fait désigner comme « secret »
la provocation et la mise en jeu des fantasmes des candidats, d'opérer le passage qui consisterait à voir le moteur
de toute cette machinerie, dans le désir même
du houn-
gan, vu la position à la fois de supposé savoir et de toute-
puissance que lui confèrent en même temps les candidats,
la confrérie et toute l’idéologie vaudouesque.
Les autres étapes de l'initiation confirment cette position. En dernière partie, les candidats sont conviés
à offrir à manger à leur loa-tête. Cette relation de don de l’initié aux « voix » marque que son corps est désormais d’abord corps érogène, traversé par l’appel pulsion-
nel des figures de l’imaginaire collectif. L’initiation du feu
représente,
à sa manière,
une
épreuve ”, les initiés
re-
çoivent à pleines mains les produits brûlants sortis des zins
(récipients de fer, fonte ou/et terre cuite, où sont brûlées des offrandes aux loas). En principe, à ce moment, ils
sont possédés par leur « voix » respective et ne sont nul-
lement
incommodés
par la haute
température
des
mets.
Egalement, au cours de ce rite, les hounsi possédés font
24. Il faudrait peut-être dire plutôt par les techniques traditionnelles dont le houngan est le dépositaire et le support. 25. Métraux est d’un avis contraire. Mais je me réfère au dire de telle ou telle hounsi me rapportant sa perception de ce rite et sa crainte.
166
Voyage
au
pays
d'IFE
déjà preuve d’une aisance remarquable au cours de la crise de possession. Cette aisance ne fera que s’accentuer à mesure que la semaine d'initiation se poursuivra. Ils deviendront
vraiment
les
épouses
habilités à les présentifier. En effet, à la quatrième
des
loas,
des
corps
partie, avec la sortie des
initiés, on se rend compte que la confrérie, grâce à la structure du vaudou, à la position de maîtrise et de savoirfaire du houngan, arrive à un contrôle remarquable de
l'univers
pulsionnel
grâce
à l'investissement
ganise des figures imaginaires
qu’elle
or-
du panthéon vaudouesque.
Le rituel du baptême achève en quelque sorte cette capture des multiplicités pulsionnelles dans les objets symboliques et signifiants clefs que la confrérie manipule. Ce rituel
en effet consacre objets, drapeaux, pots, tambours, âmes des initiés, etc., les arrimant en quelque sorte aux « voix », à l’univers des loas, clôturant au sein de la confrérie l'espace d'investissement où un peuple de pulsions trou-
vera à mourir, sans avoir subverti l’espace socio-politique
et idéologique où cette confrérie est en situation de sousgroupe dominé et exploité. Le rituel de sortie, qui proméne les hounsi maintenant canzo, d’arbre en arbre, de reposoirs en reposoirs, pour y saluer les loas qui y trouvent, en quelque sorte, repères et prisons, est une organisation symbolique de l’espace. Ce parcours géographique de
la confrérie repère l'inscription des limites, où la production désirante
est enclose,
tion
familialiste,
non
plus
mais
sur
rabattue le
corps
mais
à sa
non
sur la triangula-
toujours
déjà
réduit
à la confrérie. Cette clôture de l’investissement libidinal marque le mode de détournement de la production désirante d’un investissement socio-politique historique, et en même temps la délimitation d’un champ de pratique socio-politique bloquée dans l’imaginaire où l’asson, et le poto-mitan,
suite,
est
l’axe
prin-
cipal. En effet l’axe de cet espace vaudouique n’est pas
fixé au « poto-mitan » du hounfort, comme
le souhaite
et veut l’idéologie vaudouesque reprise par l'écriture de l'historien et de l’ethnologue. La dynamique générale de l'initiation, comme la pratique des houngan et mambo, nous incitent à voir cet espace vaudouique structuré à 167
Le vaudou partir de l’asson du houngan
et de la mambo,
cette case
vide qui rend possible tout le mouvement vaudouique. Un trait rituel passe inaperçu habituellement et qui se place entre la sortie du djévo et la descente des colliers. C’est que, le dix-huitième jour qui suit la sortie du djévo, le retour des initiés, les hounsi désormais canzo ont à organiser un repas destiné aux pauvres. Dans certaines régions, elles doivent mendier dans les marchés pour se procurer l'argent nécessaire. Dans certains milieux, il s’agit de hounsi qui, de par leur position socio-économique, n’ont pas besoin de recourir à l’aumône. Dans certaines familles, le repas est organisé au sein même de Ia famille et tous les pauvres du quartier ou des alentours y sont conviés, habituellement le premier vendredi du mois, compris entre la sortie du djévo et la descente des colliers. L'interprétation para-chrétienne et moralisante de ce rite empêche d’y voir une tentative de dépassement des limites du hounfort ou de la confrérie où la pratique socio-culturelle dominante tente d’enfermer le vaudou. De fait, dans certaines couches sociales plus aisées, cette pra-
tique rituelle se continue au-delà du cadre de linitiation canzo. L’idéologie officielle veut qu’il s’agisse là d’une demande de prières adressée aux bénéficiaires. Concrètement nous voyons là les initiés investir un champ
socio-écono-
mique et politique qui déborde les limites strictes de leur confrérie. Ces pauvres conviés au repas rituel, c’est l’inconnu socio-politique. Très souvent un rapport s’institue entre les initiés et cette population sans lieu propre et sans racines, que sont les pauvres des campagnes, et des quartiers urbains populaires. Ces pauvres n’appartiennent à aucune terre, aucun hounfort, aucune confrérie, aucune
république. Ils n’ont pas de pays. Ils sont l’errance. Les initiés s’y trouvent reliés par cette obligation de les nourrir. Mais aussi et en même temps, ces pauvres, ces gens qui circulent entre deux lieux, entre deux
espaces
socio-
historiques, celui de la « république d'Haïti » et celui du vaudou, se trouvent investis et contrôlés par les confréries. Toute cette errance sans nom, porteuse du vagabondage
des voix, lieu interstitiel échappant à toutes les polices 168
Voyage
républicaines,
qu’elles
rales, religieuses,
au
soient
économiques,
fiques, toute cette errance
vaudouique,
Enfin,
pays
contrôlée.
quarante
jours
d'IFE
militaires, ou
est investie. après
juridiques,
prétendument
mo-
scienti-
et à la manière
la sortie des initiés, a
lieu la descente des colliers. Cette cérémonie, clôture en quelque sorte, l'initiation. Lors de l'initiation canzo qui
suivait la sortie du djévo, chaque initié avait reçu des colliers. Ceux-ci consacrés avant la réclusion avaient séjourné dans le Djévo avec leurs destinataires, sur un autel à côté
d’autres objets rituels, tels que les zins, les pots-têtes, etc.
Pendant les quarante jours qui suivent la fin de la réclu-
sion de huit jours, les hounsi-canzo doivent porter les colliers sous leurs habits. Dans cette dernière cérémonie, cha-
cun vient se faire enlever ses colliers par le houngan qui les dépose sur le vèvè de leur voix, leur loa « mait-tête ». Puis ils vont procéder à des ablutions rituelles et se défaire des habits d'initiés qu’ils ont porté pendant tout le temps de l'initiation et les remettre au houngan. Ces objets seront conservés dans le hounfort, tout comme le « pot-tête »
où l’âme de l’initié a été déposée et confiée à son loa-tête.
Des
danses
joyeuses
clôturent
ces rites pendant
que les
hounsi sont prises par leur loa. Mais désormais initiées, elles ne trébuchent
plus, elles ne titubent plus, elles n’ont
plus peur de la possession et n’ont plus besoin d’y résister par ces mouvements convulsifs qui donnent l’impression de véritables « crises d’hystérie ». Au contraire, au son des tambours qui rythment les danses, les corps des initiés s'accordent aux voix d’outre-sens qui les traversent, s’of-
frant librement à ce qui les investit. Ce sommet de l’initiation est l’un des plus beaux moments de la possession où tout concourt,
rythmes,
gestes, cris, danses, couleurs, lu-
mières, pour donner un libre espace à un débordement pulsionnel où la disparition des spectateurs “ ouvre la dimension du théâtre au-delà et en deça de sa cruauté. La
26. Il est rare que l’on puisse résister à la participation à ce moment où tout est pénétré déjà de musique, de gestes, de symboles. Sinon c’est l'angoisse, participation à rebrousse poils. à
169
Le vaudou
galerie des masques où pullule le regard éclate en un tourbillon d'objets et de morceaux de corps traversés et emportés par des multiplicités pulsionnelles que la musi-
que,
la
danse,
réorganisent…
la
possession
organisent,
désorganisent,
>
Vèvè
mouvement
de synthèse, regroupant les « voix » dans un d’ascension
de
l’initié
vers
Ifé,
le
lieu
de
l’'accomplissement. Il articule sur l’ancre du bateau d’Agoueh, les figures les plus centrales de l'idéologie vaudouesque : Ogou, Legba, Erzulie, Dambhalah, dans un voyage mystique vers Ifé. C’est la réalisation même de l'articulation (initiation) de l’initié à l’univers du pulsionnel (possession).
Le vaudou
Loa
Ossangue
>
Père de Legba. À première vue, c’est une combipaison de Ogou et de Dambhalah. Ce vèvè trace l’origine ancestrale la source. Il s’agit là de poser Dambhalah à l’origine.
4. la prise de l’asson
Tous les textes sur le vaudou et toutes nos informations tournent autour d’un non-dit : qu’en est-il de la formation du houngan ? Seul, Milo Rigaud * en parle direc-
tement dans son chapitre « Aspect-synthèse de la prise d’Asson » et ici et là dans différents passages de manière
allusive. Maïs rompt-il le secret sur les rites de la formation du houngan et de son accès à l’asson *.. ? Non. Pas plus
que d’autres, Milo Rigaud ne commet d’indiscrétion sur les rites de la prise de l’asson et leur déroulement. Il s’agit là de l'aspect le plus caché du vaudou. Ceux qui y parti-
Cipent n'en livrent rien. Les bribes que nous en connais-
sons, ne dépassent guère les indications de Milo Rigaud. Assez curieusement nous en savons plus long sur les Zobop ou sectes rouges, considérés comme l'envers du vaudou que sur les rites de la prise de l’asson. Pourtant les recoupements et la confrontation de bribes d’informa-
tions, tout ce que nous avons pu apprendre des zobop,
permettent de saisir le sens profond des rites de prise d’asson et de les situer dans une problématique générale de 1. Op. cit., p. 241 à 247. 2. Hochet sacré qui, comme la crosse épiscopale, le sceptre royal est le symbole du pouvoir du houngan, c'est donc, en première analyse, quelque chose qui symbolise le phallus.
175
Le vaudou
l'initiation. Evidemment notre manque d'information tient à l'impossibilité d’assister ou même de participer à des rites réservés aux plus hauts initiés. D’autre part, quand même quelqu'un aurait accès à de tels rites, ce ne pourrait en aucun cas être à titre d’observateurs, et à titre de partici-
pant ce ne peut être qu’en tant que hauts dignitaires du vaudou ou en tant que servant privilégié hautement initié, sous le sceau d’un secret promis au risque de sa vie. Une telle sévérité dans la discrétion qui entoure des
rites assurément
guère
plus complexes,
ni probablement
plus ésotériques que l’habituelle panoplie de la magic dite
noire, et des sociétés secrètes, ne doit pas surprendre. Ici encore la consigne du secret vise moins effectivement les
rites qu’elle n’a une fonction socio-politique de séparation de ceux qui accèdent à un pouvoir sous bien des aspects exorbitants.
Il est remarquable,
et cela n’est pas
sans intérêt en
ce qui concerne le traitement que le vaudou opère de la question sexuelle, il est remarquable que homme et femme ont accès indifféremment à la position de houngan. Ici aucun égard au sexe dit biologique ou au statut sexuel culturel du candidat. Tout le vaudou est de part en part en quelque sorte exorcisé de cet égard au sexe et au statut
sexuel. Alors que le discours médical dans sa détermination biologique du sexe, servant de variable sociologique et de
légitimation quasi métaphysique de la sexualité officielle, et le discours juridique réglant les rapports de reproduction
en termes de pouvoir de possession et jouissance du parte-
naire, dominent l'idéologie officielle et bourgeoise de Ia sexualité, et que le discours psychanalytique en est un renforcement et une clôture, le vaudou fonctionne de manière
à ce que les rôles de père et de mère ne recoupent guère que transversalement la fonction et le « pouvoir » de jouissance qui a nom sexualité. Strictement il faut reconnaître que dans le vaudou, il n’est question de la sexualité qu’en tant que fonction érotique ou de jouissance et guère en
fonction de la reproduction. Et là même où quelqu'un est désigné comme fils d’un loa, ou qu’un loa reçoit le qualifi-
catif de père, il s’agit toujours de connoter un rapport de tendresse et d’affection entre le vivant et la voix. Il ne 176
Voyage
au
pays
d'IFE
s’agit même pas de filiation divine ni même de paternité spirituelle. Le terme de père ou de fils évoque un type de relation tout à fait autre que la génération voire spirituelle. Il indique plutôt quelque chose qui ressemble à la protection d’un amant, car la relation du fidèle à un esprit est toujours plus ou moins directement d’ordre érotique.
La possession
fait en quelque
sorte figure de jouissance
de l’autre à laquelle est voué le corps de l’initié.
Or, ceux qui ont eu accès à l’asson ont la maîtrise de
leur crise comme de celle des autres. Ce serait donc des maîtres en ce qui regarde le rapport de la conscience psychologique aux pulsions, dans l'investissement du social
par les machines désirantes. Ce sont des « savè » disent
les vaudouisants : ils savent. Qu’en est-il de ce savoir qui ne passe pas par les livres, qui ne s’étend pas dans l’écri-
ture et qui ne se soutient d’aucun rapport à une vérité
dernière ? Qu’en est-il de l’accès et des voies d’accès à ce savoir qui, fondamentalement, est un pouvoir quant à la
jouissance, ou, si l’on veut, quant à cette liberté de la pul-
sion dans son investissement du socio-politique ? Cette double question nous paraît la seule chose importante en ce qui a trait à l’accès au titre de houngan pour les
hommes et à celui de mambo qui en est l'équivalent pour les femmes. Là encore
et Odette
si le discours que tiennent Milo
Mennesson-Rigaud
a toute
notre
Rigaud
faveur,
c’est
que nous y retrouvons les termes et les accents des mambo et houngan, et des hounsi qui, ici et là, dans la conversation nous en ont laissé des bribes. Discuter l’idéologie qui domine les textes de Rigaud déborderait ici notre in-
tention. Nous n’y souscrivons pas. Notre mode d’analyse est assez évidemment différent, voire même sans commune mesure avec leur entreprise, si louable soit-elle sur le plan politique de la défense du vaudou. Le résumé est très rapide et bien bref de ce que nous savons de ce dernier grand bout du voyage au pays d’IFE.
A propos de l'initiation du houngan et de la mambo, les intéressés gardent le plus grand silence ou nous interdisent ou font promettre de ne rien dire du peu auquel ils font des allusions difficilement compréhensibles, vu
177
Le vaudou
l'idéologie où sont véhiculées ces bribes. On nous parle d'initiation sous l’eau durant un à six mois, de rencontre
personnelle de voix, d'initiation effectuée par legba luimême, de mort et de retour de Guinin (Guinée). On nous
parle d’Asson reçu des mains propres de Dangbé. On nous parle de séjour chez les morts avec Baron Samedi, le maître des cimetières, et d'initiation ou de secrets reçus alors et révélés par Gran Brigitte, sa femme, etc.
Une chose ressort nettement de toutes ces bribes d’informations très difficiles à réorganiser en système pour
quiconque n’a jamais assisté au voyage du houngno” ou qui est prisonnier plus ou moins de cette stratégie menaçante du secret, c’est que pour devenir houngan il faut aller
au-devant des voix, dans leur espace propre, subir l’affron-
tement de leur mode de présence spécifique pour en recevoir le pouvoir de l’asson. Ici encore il faut repérer le déplacement habile de l’objet du secret du voyage sur le don de l’asson qui, faisant d’un « rien » l’objet même du secret, permet d’en organiser la garde d’une manière encore plus angoissante, sinon plus terrifiante. Cette angoisse, comme cette terreur, ne sont pas sans rôle, ni effet dans la produc-
tion du statut de « séparé » de celui qui a reçu l’asson. En
effet, nous avons bien le sentiment que le secret n’est pas
dans des rites spécifiques, ni dans des modes de rapports
particuliers aux voix, encore moins dans ces « révélations »
des voix aux mortels. Il réside sans doute dans les péripé-
ties du voyage, pour autant qu’elles sont organisées pour
permettre un affrontement du candidat à ce qu’il peut imaginer de plus insupportable pour lui. Il n’est pas sans importance de noter cette impression de sécurité totale que
nous
ont
toujours
donnée
passé par la peur. Plus rien Ils sont revenus du voyage habitués de l’innommable. Telle est la seule question à
houngan
et mambo.
Ils ont
ne semble devoir les atteindre. en compagnons de l'étrange, Par où sont-ils donc passés ? laquelle renvoie notre étonne-
ment, notre « D'où leur vient une telle assurance ? » A la
fois cette structure terrifiante du secret et cette assurance 3. Candidat au grade de houngan.
178
Voyage
au
pays
d'IFE
incomparable, qui se double d’ailleurs d’un pouvoir socio-
politique que bien des témérités viennent confirmer, tout cela n'est pas négligeable dans le climat général qui accom-
pagne la prise de l’asson. Il y a là comme la production d'un autre espace pour la perception
et un autre temps
pour la sensibilité. La culture comme l’histoire s’en trouvent rompues et débordées sans qu’il soit possible d’indiquer exactement vers où ni vers quoi. Le houngno donc, futur grand prêtre, est un candidat au voyage. Mais d’un tel voyage on ne revient pas. Comme nous venons de le suggérer, le simple fait de manifester
déjà le vœu d’entreprendre un tel voyage, ou le simple fait d'y être appelé, ce qu’on
ne peut refuser, semble-t-il, mo-
difie déjà profondément chez le hounsi ou l’appelé l’espace et le temps concret qu’il habite et qui structure son vécu.
Plus que les autres initiés ou simples vaudouisants, il doit
faire son deuil, de cet espace de la perception et de ce temps du vécu, qu'organisent les rapports complexes des instances
en jeu dans
cielle mais concrète, espace de perception
la lutte sociale,
soit l’histoire offi-
qui domine et surdétermine son du monde et de son vécu propre
dans la fraction de classe en lutte, où il dépense son corps d'agent. Cette modification de l’espace et du temps, de la
culture et de l’histoire, était déjà en jeu dans l'initiation des hounsi, dans le passage des voix, et dans le mariage mystique, mais ici elle devient en quelque sorte définitive. Les houngan en somme ne sont plus des vivants. Objective-
ment, ils seront « revenus »… S'ils reviennent. Car ne nous laisse-t-on pas entendre que l’histoire de ce grand voyage est jalonnée de morts ? Ils ne sont pas tous revenus.
L’idéologie des hounforts dit simplement : les loas les ont gardés. Ou bien parfois : ils ont demandé un bien pour lequel ils n'étaient pas faits. Ou toute autre rationalisation du même genre.
179
Le
vaudou
Rituel de base de ce passage Le rituel de base de ce passage serait très simple. Chaque grand houngan donneur d’asson aurait ses fioritures propres, complications locales variant à l’extrême et tendant à rendre incompréhensible le rituel de base en même temps que s’en trouvent renforcés l’image du houngan, son pouvoir et son influence sociale. Tout cela n’est pas sans rapport économique et politique dans l’établissement des liens à venir entre les houngan donneurs d’asson et les autres. Il y aurait là une structure hiérarchique cachée, subtile, délicate à établir comme d’ailleurs à maintenir, vu l'indépendance proverbiale de chaque houngan, seul maître à bord devant Dieu. et le diable. Ce rituel de base Milo Rigaud nous l’a brossé en trois pages *. Cette rapidité franche d’une cérémonie à laquelle visiblement l’auteur a dû participer est d’une subtile discrétion. Ce n’est pas sans la noter que nous la respecterons. Mais si ce n’est que ça, pourquoi tant de mystère ? Milo Rigaud dont la femme Odette Mennesson-Rigaud a pris l’asson, déplace la question du secret sur une interprétation cabalistique des origines et de l’histoire du vaudou,
du judaïsme,
de l'Islam, de la franc-maçonnerie,
de la tradition des Templiers, etc. Manière savante et subreptice de noyer le poisson à peine repéré. Le futur houngan doit porter sa candidature devant le houngan chez lequel il sert ou bien devant un houngan réputé de la région. Le pays est ainsi parsemé de ces êtres d’un calibre particulier, revenus d’on ne sait quel voyage d’horreurs ou de science-fiction et qui ont le pouvoir d’y accompagner, ceux qui osent aspirer à séjourner en compagnie des vaudous. T1 faudrait s'interroger aussi sur le statut et les pouvoirs de ces houngan spéciaux, ces « vieux » 4. Op. cit., p. 242 à 245.
180
Voyage
au
pays
d'IFE
initiés qui savent ce qu’il y a au-delà, au point d’y conduire
d’autres ou en tout cas de les accompagner. De fait, le maître n’accompagnera pas tout seul l’im-
pétrant au voyage d’IFE, il se fera assister de deux autres plus âgés, les plus âgés possible, précise-t-on (là M. Ri-
gaud est fidèle à un certain discours idéologique des hounforts). Dans certains cas, ils seront même plus que trois,
ils peuvent être cinq à huit houngans à se réunir ainsi pour accompagner le candidat. C’est donc une société de
pairs et de vieux,
dépositaire des secrets du savoir et des
techniques du vaudou qui devront se prononcer sur le candidat et l’accueillir ou l’accepter comme voyageur de l’impossible. Ces « étrangers >» circulent entre les vivants et les voix, doivent tout savoir sur le candidat. Il les met au courant. Mais ils ont leur moyen, par ailleurs, de savoir. C'est fort de ce « savoir » sur lui qu’ils acceptent ou non
de l'accompagner. En fait, il s’agit bien pour eux, avant de se lancer dans une telle aventure, d’être sûrs qu'ils en reviendront tous, c’est-à-dire que le choix du candidat n’est
pas un risque. À ce niveau, un risque est toujours extrême.
Sans doute devons-nous chercher là l'explication du fait que l’initiation du houngnior suppose un « coucher de réclusion » comme celui du hounsi bossal, mais qu'ici la durée est de vingt et un jours. Ce séjour dans le Djévo
est dit de purification. Il se fait sous le signe d’une « voix »,
le loa auquel l’âme du houngnior
a été déjà arrimée lors
de son initiation canzo. Mais nous ne savons guère plus
sur ce séjour de vingt et un jours. Est-ce là que s'effectue
le grand voyage dans l'Afrique symbolique, la Guinée mystique, l’IFE où séjournent les loas et les morts devenus « voix » ? C’est possible. D’autre part les candidats demeurent-ils effectivement dans le Dijevo les vingt et un jours ? Si oui comment expliquer les précisions qui sont données sur leur séjour chez les guédés. baron-samedi et Gran Brigitte, ce qui suppose un voyage dans les cimetières ou dans certains lieux déterminés,
grottes, excava-
tions rocheuses, sources, rivières ? Comment expliquer aussi les rituels où legba-pétro. maître des carrefours donne au candidat les « clés des carrefours » ou encore les ren181
Le vaudou
contres des candidats sous les eaux avec Agoué-taroyo, maître des eaux, etc. En fait, il ne s’agit sans doute pas seulement de va-
riantes locales. Les futurs houngans n’invoquent pas seulement chaque loa important, ils vont à leur rencontre dans les lieux qui leur sont réservés pour recevoir d'eux les pouvoirs magiques qu’ils détiennent. Certaines confrérics séparent ces rites du coucher proprement dit, d’autres les
font fusionner. Une telle décision évidemment est impor-
tante sur le plan économique. Et l’on comprend qu'elle tend à allonger ou à raccourcir le temps de la prise de
l’asson en même
temps
que les dépenses
encourues
s'en
trouvent profondément modifiées. Il semble bien que les plus importants des donneurs d’asson séparent temps de la réclusion du temps de ces rencontres-révélations. Mais ce
sur quoi nous n’avons rien de précis, c’est le contenu effec-
tif de tous ces rites en émotions, angoisse, jouissance et fantasmes pour les candidats. Car, en fait, c’est là que
quelque
chose
de décisif se passe et qui effectivement
transforme le candidat.
Sur cela, 1l est évident que le se-
cret sera toujours gardé par les intéressés, pendant qu’on oriente l’attention de l'observateur comme des participants sur des prétendus secrets rituels et révélations des loas
aux initiés. Ce détournement qui déplace le secret est une
pratique de groupe, pratique symbolique collective qui commande le discours idéologique du hounfort sur le se-
cret de l’initiation, comme elle surdétermine l'écriture de l'interprète qu’il soit ethnologue ou analyste ou historien. Ce séjour dit de purification dans le Djévo dépend quant à sa durée et à sa forme, de la « voix » qui va accorder la maîtrise au candidat. Il se termine par l’invocation de toutes les « voix », sorte de litanie où le houngan invoque, salue les loas alors que ses confrères font les répons. Ici comme ailleurs on est tenté d'associer le rituel catholique de Ia litanie des saints. On ne peut s'empêcher alors de souligner que, pour le vaudouisant, le rituel de l’accession au sacerdoce est perçu dans son univers de vaudouisant comme un rituel d’accès aux pouvoirs magiques dont
182
Voyage
au
pays
d'IFE
la tradition blanche fait montre. En même temps, apparaît le rapport d'identification inévitable qui accompagne les phénomènes de domination des cultures populaires par les cultures dites savantes. Le rapport de lutte du vaudou au catholicisme n’a pu empêcher celui-ci de laisser sa marque sur le rituel de celui-là. Il s’agit là pour nous d’un
rapport particulier inséparable
du fait même
de la lutte
sociale où le vaudou haïtien trouve sa raison et son sens. Mais cette lutte même empêche que ce rapport d’identifi-
cation soit destructeur pour le vaudou. Concrètement, le langage du vaudou, sa structure et sa dynamique propres ont totalement modifié la signification et le sens du matériau catholique dont le hounfort s'empare. Nous ne reconnaissons là aucun effet du syncrétisme. Il y a prise de
possession
d'objets, occupation
d’un terrain symbolique
et rituel qui sont pervertis de leur sens dans un rapport de lutte pour être réorganisés, réutilisés, « réoutilisés » à
d’autres fins, digérés… et périmés quant à leur production première. L’invocation des loas vaudou, même là où elle a les allures d’une litanie des saints, fait entrer le houngnior
dans un univers. Elle fait partie du voyage. Le rituel qui
en marque
la fin est significatif à ce sujet, le houngan
officiant procède à l'orientation de l’eau. Il en jette vers les
quatre autre
points
des
eaux,
cardinaux, le fond
comme
pour ouvrir
de la mer,
où
git IFE,
cet espace
ville des
voix dans la Guinée mystique. Le texte accompagnant ces gestes invoque en même temps le passage de l’eau. On ne
peut ignorer dans le rituel vaudou ce retour et cette insistance du « passage de l’eau ». Le voyage à IFE, en tant
qu'initiation, est retour en Afrique, voyage mystique qui est effectué à travers des rites qui font reprendre Ia traversée de l’océan dans le sens inverse à celui emprunté par le système esclavagiste dans son exploitation de la force humaine comme force de travail. Ce voyage, ce retour à IFE, cette initiation au fond des eaux, sont donc route de libération. Route symbolique, certes, mais pas sans effet
dans le réel de la révolution et de la guerre de l’indépen-
dance, ni de la lutte contre la domination culturelle en tant
qu'effet et moyen de la domination socio-économique.
183
Le vaudou
C'est à ce moment du rituel que le futur houngan est possédé, monté par une « voix », sans doute celle sous la puissance de laquelle il entend entreprendre sa nouvelle vie dans la maîtrise de l’asson. Cette crise, comme
l’indi-
que le discours de l’officiant et celui du possédé, est signe.
Elle effectue et actualise, la fin du voyage. Ils sont en Gui-
née, dans l’Afrique mystique, où n’accède que les initiés. Le houngnior n’y peut accéder que s’il est monté par son loa-tête. C’est une protection nécessaire pour lui. Face aux
vaudous,
le futur
vaudou
est couché
nu
sur le sol,
parfois la tête rasée. Il s’agit pour lui alors de renoncer à sa vie parmi les hommes pour n'être qu’un étranger, ce
voyageur de l'impossible, hérault de l’inconnu. Sur ce moment clé, suivons à la lettre M. Rigaud * :
« Il demande à l’esprit-vaudou la rémission de toutes ses fautes et il fait le serment de se consacrer sacerdotalement au service des loas et de ne jamais révéler quoi que ce soit de l’initiation. Le houngan le plus vieux l’asperge d’eau bénite, de clairin vierge et le conduit
devant le lieu marqué,
au pé. Là,
il est à IFE. Monté
tota-
lement par l'esprit qui le guide, il chancelle soutenu par le vieux papa-loa *. Le vieux papa-loa le fait s’incliner devant la pierre du pé d’où le mystère Dan Gbéto lui remet l’asson et la clochette. »
même sant
Dès lors, l’initié monté par l'esprit va présider luià la suite de la cérémonie
ajoute l’auteur, préci-
:
« Il est houngan parce que, ayant ainsi passé l’eau, il est allé à IFE où Dangbé lui a remis l’asson à la requête des vieux houngan détenteurs de la tradition vaudou. » 5. Op. cit., p. 243. 6. Le plus vieux des houngan. Il est à noter que d’après certains observateurs tous les houngan accompagnant le houngnior sont eux-mêmes montés par leurs loas, au point que, pour les vaudouisants,
ce
sont
les
loas
eux-mêmes
au candidat quand il parvient à IFE.
184
qui
donnent
l’asson
Voyage
au
pays
La note” accompagnant moins éclairante : ser
d'IFE
cette remarque
n’est pas
« Pour certaines raisons, Dangbé peut refu-
l’asson.
Dans
ce
cas,
l’impétrant
se
sert,
quand même, assez souvent de l’asson que l’esprit lui a refusé ; mais il est alors un faux houngan
et il ne réussit certaines opérations qu'avec des éléments volés aux vrais houngan. La tradition vaudou dit, dans ces conditions, que le néophyte
n’est pas allé sous l’eau : ni pa té alé en ba d'To. »
Nous ne savons guère plus sur l'initiation suprême. Toutes les indiscrétions et fuites familiales ou autres dont nous pourrions faire état rejoignent ce cadre général que nous livre déjà Milo Rigaud. Mais elles imposent des questions et parfois même des évidences brutales que Rigaud esquive comme la plupart des historiens, ethnologues et analystes du vaudou. Il nous faut y venir, au moins pour une part. Ce qui peut passer par l'écriture est finalement à mener à termes. Il reste évident que, précisément, l'essentiel de ce qui peut se saisir de l'initiation, tout ce qui a trait à cette relation du grand initié aux loas et aux dons,
principalement
au don de l'œil”, même
7. Op. cit., p. 244. 8. L'un des pouvoirs reçus au cours du voyage à IFE est le pouvoir de la « vision », désigné par l'idéologie vaudouique
comme le « don de l’œil > ou encore la « prise des yeux ». Il s’agit pour le houngan d’accéder à un mode de € vision » qui ne passe pas par les déterminations spatio-temporelles et culturelles de la perception visuelle. Un autre don précédant la « prise des yeux » est le don d’audition, « prise des oreilles >. À travers
l'expérience de toutes les limites, où le conduisent les vieux houngan, l'initié va connaître cette modification des seuils de sensibilité
et de perception
qui l’ouvre
à ce que le discours
psy-
chiatrique et l’idéologie médicale devront désigner comme «€ hallucination »>. L'ordre des dons et leur rapport dans l'initiation dernière, la « prise des yeux » n'est possible qu’à celui qui bénéficie déjà du don d’audition, révèlent la nature fondamentalement auditive de ces « hallucinations » et le rapport en quelque sorte structural qui lie le visible à l’inouï. L'inouiï y prend aussi son
185
Le vaudou
si c'est susceptible d'explication donc de passage par la
théorisation,
le signe,
l'écriture,
cet essentiel
garde
son
secret. Ce qui reste ainsi « sous le sceau du secret » est l'économie d’une (im) possible articulation entre ces multiplicités libidinales déchirant un corps d’initié et l'unité individuelle contrôlée par des déterminations spatio-temporelles et socio-culturelles. Ce « secret » n'est tel, que de ne pouvoir tomber sous le coup du discours. Les structures du signe ne peuvent réduire à l’échange une telle politique libidinale.
sens d’être ce qui de l’audible échappe à l'écriture, à l’organisation culturelle du signe. C’est tout un espace propre au pulsionnel qui s'organise alors dans un hors-limite de ce possible que le culturel définit.
S. les marrons de la mort, un nomadisme pulsionnel
L’effort
fait par
l'idéologie
du
hounfort
et toute
la littérature sur le vaudou pour séparer le boko du houn-
gan et de la mambo n’a pas cessé de nous inquiéter. D’une part, on nous dit que la différence tient au fait que le boko sert des deux mains, ce qu’il faut entendre qu’il est sans scrupule, utilisant aussi bien les forces du mal que celles du bien. D’autre part, il est affirmé dans un même temps qu'un houngan, un vrai, est capable de nous défaire
des maléfices d’un boko. Le fait pour le discours idéolo-
gique de recourir aux loas pour justifier ces pouvoirs ne nous empêchera pas de poser en hypothèse que le boko comme le houngan, sont initiés, de quelque manière, à la « sorcellerie », à cet envers du monde
dont les limites ne
sont franchies que par ceux qui ont été soutenus et accompagnés dans ce voyage de l’horreur et de la sciencefiction que les pulsions réservent à ceux qui osent. Mais pour nous, ici, le personnage du boko n'est
qu'un symptôme. À mi-chemin de celui du lougarou, il pointe pour nous la direction vers ce qu’on veut absolu-
ment
zobop.
nous
faire prendre
D'abord,
pour l'envers du vaudou
: les
il faut relever les traits du lougarou.
C'est en général une femme « mangeuse d’enfants » dans 187
Le vaudou
le discours populaire. Mieux
que la mambo
ou le boko,
elle fait pour l’Haïtien visage de sorcière. Le lougarou vit la nuit. I] vole aussi bien qu'il marche. Il est craint et inspire un mélange de respect et de mépris. Il se cache. Quelque chose comme une réprobation, et, par suite, une
honte,
entoure
son
activité
anti-sociale.
Sa
réputation
de
mangeuse d'enfants n’est pas nécessairement surfaite dans
la mesure où sa participation à la secte dont il tire ses
pouvoirs
juridiques,
suppose
le franchissement
sociales,
morales,
de toutes
religieuses.
les limites
C’est
précisé-
ment cette traversée des limites qui est importante pour notre propos. Dans notre perception sociale et individuelle du lougarou, il y a parallèlement au voyage à IFE des grands initiés, une traversée des limites de l’acceptable et surtout du supportable par le lougarou, qui nous fait le « voir » comme l'étranger. Cette traversée qu’assure l’or-
ganisation des sociétés secrètes de « zobop » ou de « gal-
pote
» ou
de
« vlinbindingue
», de
« Bizango
», de
« Sans Pouèls », de « Cabritt sans cornes », etc. ", cette traversée ne s'opère pas en fonction d’une organisation sociale ouverte à la manière de la confrérie vaudou dans
son ensemble. Il s’agit là plutôt d’une clandestinité absolue qui donne au vaudou lui-même sa dimension d’offi-
cialité.
Par rapport à la société haïtienne, à la culture officielle dominée par la pénétration de la culture et de la
technologie bourgeoises démocratiques, le vaudou se cons-
tituait déjà comme une clandestinité reconnue. Cette « reconnaissance » du vaudou était sa récupération même
par une
bourgeoisie
nationale
et une
élite intellectuelle
noiriste. Elle devait aboutir à sa finalité inconsciente et inavouable, qui témoignait déjà de la domination de cette bourgeoisie et de cette élite par la culture bourgeoise internationale : la folklorisation du vaudou. Ce mouvement qui tendait à mettre le vaudou sur le devant de la scène culturelle est un mouvement historique. Il signait, pour des élites impuissantes devant l’envahissement du 1. Tous noms par lesquels le discours populaire désigne les membres de ces sociétés secrètes et ces sociétés elles-mêmes.
188
Voyage
capitalisme,
laire
même
la prise
et sa perversion.
au
pays
d'IFE
de possession Cette
d’une
perversion
culture
est dans
de la folklorisation du vaudou, son passage
popu-
le fait
à l’écri-
ture, à la littérature, au théâtre. Le vaudou n'était plus alors une culture populaire au sens où ce terme ne sépare
pas, pour les masses,
action, conscience de soi, analyse de
conjoncture et objectifs socio-culturels. Insensiblement, en
accédant à la contemplation et à l’admiration des intel-
lectuels, des artistes, des savants, des bourgeois, le vaudou
passait de la possession à la représentation, de la produc-
tion démesurée de la transe, au théâtre du merveilleux. L'insupportable et le terrifiant accédaient à l’innocence du scénique. La cruauté s’y démobilisait et la mort évacuait le jeu pour n’y laisser que le spectacle de sa propre figure. C'était à petite dose nocive, hypocrite, subtile, irritante et combien
distinguée
: la civilisation.
Certes,
la
négritude, le mouvement indigéniste, marquaient pour beaucoup le retour du blanchi à ses noires origines. Mais ce retour était le danger même, le ver dans le fruit. Il s'agissait proprement de l'introduction dans le vaudou, de discours, de problématiques, et de questions, qui venaient d’ailleurs et qui ne pouvaient y trouver leur développement naturel, qui inévitablement y apportaient des transformations incontrôlables pour les promoteurs de ce passage des voix à la lettre. Quelque chose se passait
là pour lequel nous n’avions pas les techniques d’analyse et de contrôle.
Et cela dès le départ
s’est toujours
déjà
répété. C’est toute la métaphorique opposition des noirs et des mulâtres qui trouve là sa raison. Ce passage, qui porte la marque de la trahison comme du refoulement, fait
partie de l’histoire d'Haïti. Sa répétition contourne sans cesse l’opposition historique, politique et culturelle entre vaudou et sectes ou sociétés secrètes. A travers toute l’histoire d'Haïti nous voyons s’affronter deux couches de population à l’origine d’une cer-
taine division des classes sociales. D’une part il y a les
mulâtres,
les chrétiens,
les citadins,
la bourgeoisie
offi-
cielle, les gens dits cultivés. Dès le début des luttes pour l'indépendance puis après, durant la période de l’indépendance, nous voyons toujours se former des groupes de 189
Le vaudou
Noirs et d'Haïtiens attirés, transformés, rééduqués par les cultures
péennes.
occidentales
Ces couches
dominantes,
américaines
ou
euro-
qui n’ont jamais pu se défaire en
même temps de l'emprise de la politique pulsionnelle que le vaudou structure, ont toujours pesé sur le destin culturel et historique du vaudou, favorisant, provoquant, encourageant ce qu'on a pu appeler un moment, le syncrétisme.
I s'agissait là d’une tentative de détérioration interne de la culture de la masse, par un processus dit d’acculturation où la culture dominée, progressivement s’émasculait, en accé-
dant à des formes plus évoluées, par des emprunts idéologiques, rituels ou techniques à la culture dominante. Tout un effort s’y adjoignit d'analyse du vaudou par la culture
bourgeoise tendant à en faire une religion, à l’exorcicer de ses démons, à y évacuer la figure de la mort, comme seul
représentant pulsionnel, à le baptiser en quelque sorte. Ce
processus n’est rien d'autre
que
le mouvement
général
de la « civilisation » qui consiste à innocenter la pulsion en
lui donnant un accès esthétique ou religieux au concert culturel. C'était tactique éprouvée dans une stratégie de castration, de réclusion de la pulsion dans la représentation.
Par rapport à ce mouvement de rapprochement du vaudou de l’occidentalité qui fait partie d’une politique historique des cultures dominantes, il y a eu toujours la résistance des masses. Toujours se sont refermées les entrées des sociétés secrètes. Toujours se sont maintenus à travers
l’histoire,
ces
groupes
de
damnés
de
la
nuit,
s’enfonçant dans une clandestinité radicale, sans jamais se laisser pénétrer ni par le tourisme, ni par les discussions des anthropologues, ni aucune de ces folklorisations qui
n’avouent pas leurs origines. Cette résistance est résistance de l’inconscient, résistance de la pulsion dont il faut signaler ici qu’elle ne connaît ni le social, ni l’individuel. Au-delà du vaudou les sociétés secrètes témoignent d’une histoire autre. Il est significatif qu’en Haïti les flambées de violence politique ont toujours eu partie liée avec l’activité ou l'influence des zobop, depuis la guerre de l’Indépendance jusqu’au récent surgissement historique des groupes de « macoutes » opérant la nuit dans l’ère ouverte par le régime des Duvalier. I1 y a là quelque chose de 190
Voyage
au
pays
d'IFE
structural dans la formation sociale haïtienne et que l’ana-
lyse ne doit pas psychologiser, ni individualiser en cherchant un responsable politique, qui n’est alors que le bouc émissaire de l’impuissance historique. Un autre mode
d'analyse s'impose pour de tels faits, si on veut en saisir le mécanisme
et intervenir dans son déroulement.
Ce qu’il faut appeler l’envers du vaudou, des sociétés
secrètes de sorciers, aux organisations multiples, à l’existence indiscutable et aux manifestations quotidiennes dans la culture officielle, fait du vaudou organisé une confrérie de fidèles pratiquants dans les interstices de la société officielle, une espèce d’espace limitrophe, no-man's land, où peuvent se rencontrer les deux sociétés, l’officielle et la bannie. Dans cette optique, il nous faut soupçonner que politiquement la théâtralisation du vaudou, son « assainissement » était aussi voulu par les sociétés secrètes. Le vaudou
devenait
clier. Elles
fermeture.
en quelque
sorte leur barrière,
leur bou-
en ont la garde et les clés d’ouverture
Elles
dominent
le vaudou
et de
et détiennent
le
secret de sa puissance comme les mécanismes de formation et d'habilitation de ses hauts dignitaires. Il
faut
noter
en
effet
dans
l’idéologie
vaudou,
un
double mouvement. D’une part, on tend à signifier une opposition radicale entre la vraie tradition vaudou, qui
est celle des houngan et des mambo « officiels » des confréries ouvertement connues et combattues par les religions chrétiennes et la bourgeoisie, et d’autre part
les sociétés secrètes considérées comme des branches hérétiques par rapport à la pure tradition vaudou, ramenée d'Afrique par les ancêtres esclaves. Une réprobation nette
et officielle vise ces sociétés secrètes dans l’idéologie vaudou. Elles servent « des deux mains » est-il affirmé, elles
ne font aucune distinction entre le bien et le mal et n’acceptent pas ce genre de manichéisme. Elles sont craintes sur cette base.
Leurs
activités
habituelles,
est-il dit, en-
seignées et transmises de génération en génération, sont des activités centrées sur la violence et l'agressivité. Leur espace est celui même de la pulsion de mort. En même temps, on oppose houngan à boko, ces derniers ayant partie liée avec les sectes secrètes par leur pratique du mal,
191
Le vaudou
ou bien encore,
plus nettement,
on oppose
le lougarou
au houngan, celui-ci pouvant nous tirer du mal que celui-là peut nous faire. Cette opposition entre vaudou authentique
et
sorcellerie,
n’est
pas
sans
attirer
notre
attention sur le secret si farouchement gardé en fait sur l'initiation des grands houngan les plus réputés. Précisément leur influence sociale, leur efficacité dans les cas
les plus inimaginables imposent l’hypothèse générale que leur force de frappe, comme leurs « exécuteurs », comme on nous laisse entendre souvent, relèvent des sociétés
secrètes. D'autre part, nous
savons
de source publique
que bien des houngan puissants sont reçus membres sociétés secrètes. Le problème qui se pose est donc
de ici
théorique. Il est question simplement de la légitimité de
la généralisation du fait. Faut-il affirmer que tout houngan, toute mambo de quelque importance a nécessaire-
ment de par son initiation même
partie liée avec une
société secrète ? Une enquête sociologique ici ne révélerait
rien que nous ne sachions déjà. Elle buterait sur la mé-
fiance des sociétés secrètes et leur volonté de décider d’elles-mêmes de leur sort comme de la circulation de l'information les concernant. Ce que nous savons par simple travail de discussion avec des initiés, c’est que le houngan
doit recevoir son pouvoir où ce pouvoir se tient et se donne
zobop”.
effectivement
: par
Plus la puissance
« contact
» avec les sociétés
et l’efficacité d’un
houngan
sont indiscutables, plus il inspire le respect, moins son lien aux sociétés de zobop fait de doute. Là où le secret est bien gardé et se justifie politiquement, c’est sur la modalité de ce lien, à la fois dans les rites d'initiation du houngan et de la mambo et tout au long de l’existence
sociale de la confrérie. Ce qui nous apparaït maintenant plus clair, c’est que
les personnages ambigus du boko et du lougarou sont les symptômes d’une cassure et les symboles désignant une articulation de l’espace imaginaire des voix à l’effectivité
sociale de l'existence des sociétés secrètes. En question
qui
s'ouvre
2. C'est nous
192
avec
qui concluons.
ces
effet la
personnages-symptômes
Voyage
au
pays
d'IFE
renvoic à la fois à l’histoire d'Haïti et à la structuration de la réalité sociale dans les masses populaires. Ceci, à partir de lidée d’un espace spécifiquement autre que celui de la culture historique, dominante et bourgeoise, espace ouvert par les rites vaudou pour la réalisation d’une culture de masse. Comme nous l'avons précédemment montré le panthéon vaudouique ouvre un espace imaginaire à la production de cette multiplicité pulsionnelle, qui ne trouve pas à investir directement l’histoire sociale des cultures dominantes. Les « voix » donnent corps et symboles à cette énergie exclue. Les loas sont les symboles vivants de cette extériorité qui donne un sens à la quotidienneté socio-économique insupportable du paysan haïtien. Cet espace imaginaire, qui traverse de ses peuples de fantasmes les consciences opprimées de ces groupes en lutte pour leur survie, trouve à se matérialiser dans le réel des sociétés secrètes. Elles surgissent des nuits haïtiennes pour donner une autre conscience sociale et une terrible efficacité aux voix qui dans l’espace des hounforts montent les corps des fidèles. Elles sont l’existence clanique et nomadique des loas que les tambours appellent. Aussi le rapport est étrange entre l’initié devenu le cheval d’un esprit auquel il consacre sa vie, et le membre
d’une société secrète qui opte pour une existence où la démesure est la norme. Il n’est pas ce corps consacré au surgissement de la chose. Il est l'étranger lui-même dans une forme tribale d’existence. Il est groupe. Car ici le membre ne se distingue pas de la bande. Les bandes se déplacent en colonne, d’un même mouvement. C’est même cette structure groupale qui est perçue par l’Haïtien comme
essentielle.
Toutes
les exactions,
tous les méfaits,
crimes, interventions mortelles et terrifiantes, sont réalisés
par le groupe en tant que tel. Etre un zobop, c’est adhérer au groupe sous certaines modalités dont les détails sont le secret de chaque groupe. Un zobop ne suit pas une initiation qui l’habilite personnellement dans un voyage vers l’inouï dont il revient avec une autorité quasi sacerdotale. Ce procédé est le fait de l’initié vaudou. Pour le zobop, tout semble différent. Il peut avoir suffisamment 193
Le vaudou
d’audace pour faire la démarche vers la bande. Mais, d’après tous les récits et informations que nous avons pu avoir, c’est la bande qui choisit un individu et le
désigne
au
redoutable
honneur
d’être
membre.
Un
des
élus d’une bande zobop nous a ainsi indiqué le processus tel qu’il s’est déroulé en ce qui le concerne. C'était la période du carême, un peu avant la semaine sainte. Revenant tard le soir de la plaine du culde-sac où il avait été visiter un terrain appartenant à son
vieux père, il rencontra à la croisée des chemins dite « Croix des Bouquets » un individu haletant qu'il arrêta pour lui demander son chemin. Quand il fut face à l’individu, il nota que ses yeux brillaient comme si quelque produit les rendait phosphorescents. Sans se laisser inti-
mider, il demanda son chemin. L’autre en colère fit cla-
quer en l'air l’un de ces longs fouets dont on se sert pour la conduite des troupeaux de bœufs. Il ne s’en émut pas davantage. L'autre l’invectiva avec une autorité dont il reconnut tout de suite l’origine. I] savait dès lors qu'il était face à un zobop qu’il retardait, alors qu'il tentait de rejoindre son groupe à temps. L’autre l’entraîna. Il
m'affirma qu’il ne put faire aucun geste qui n'allait dans
la direction de la bande que devait rejoindre le mystérieux voyageur nocturne. Il vécut dans le quart d’heure de courses qui les séparait de la bande Ia peur la plus ter-
rible qu’un humain peut vivre. Il dut faire bonne figure, déclara-t-il, car son mystérieux compagnon l’introduisait dans la bande.
Beaucoup de récits et d'informations tendent à confirmer le fait que les bandes optent pour des individus qui n’ont pas froid aux yeux et font montre d’une grande :indépendance de jugement et de comportement. Il est à noter
que, malgré les confidences au sujet du mode d'entrée dans un groupe, de l’obtention d’un passeport ”, du rapport entre houngan et zobop, ou certains récits de faits, voire d’exécutions par les zobop, jamais aucun informateur, qu’il soit ami, parent ou simple relation n’a accepté de
3. Autorisation écrite ou mot de passe qui permet à un individu de circuler la nuit sans avoir à craindre les bandes.
194
Voyage
au
paÿs
d'IFE
nous faire part directement des épreuves par où le groupe fait passer l'individu avant de l’adopter définitivement et
de lui donner les mots de passe. Quand les informations ont atteint une « intimité » jugée trop grande, cela a
toujours été dans un cadre où il était évident que toute indiscrétion était une offense et une trahison. évidem-
ment
avec
tout
ce
qui
s'ensuit.
Ce
que
nous
avons
dit
de plus, ou que nous dirons relève donc strictement de
recoupements et d’analyses d’indices.
Ces bandes ont toutefois une forme d'existence sociale officielle et rituelle dans la mesure où elles peuvent
sillonner les campagnes en tous sens avec interdictions formelles de pénétrer dans les villes, et cela, pendant une période qui couvre généralement de la semaine sainte à la semaine de Pâques chez les catholiques, soit une dizaine de jours avant et après Pâques. Ces bandes, sous une de leurs formes, officiellement reconnues, appelées communément rara, circulent à un rythme très spécial soutenu par une musique très prenante et envoûtante malgré une allure apparemment monotone. Très hiérarchisées autour de leurs responsables, ces bandes de rara sont le seul visage social officiel de cette redoutable clandestinité que constituent les zobop. Dans leurs périgrinations rituelles, elles n’opèrent pas, il s’agit d’une simple manifestation so-
cio-culturelle de leur présence multiple. Ces parcours des
campagnes par ces bandes, dont on sait que dans leur existence nocturne et extra-sociale elles sont la présentification même de la violence absolue, de la volonté de toute-puissance
aux
limites
de la mort
et de son au-delà,
ces parcours des campagnes représentent en quelque sorte les fissures opérées sur le territoire du capitalisme et de la bourgeoisie par cet inassimilable dont le vaudou structure
la représentation imaginaire. Ils témoignent de ce que toute société est traversée de part en part par l'étranger, hantée par cela même dont sa survie sociale exige l’élimi-
nation. Les Rara, comme les bandes et les sectes secrètes sont ainsi une organisation politique du pulsionnel au tra-
vers même de l’espace d’exclusion que constitue une société pour y institutionnaliser la mort de la pulsion dans son passage à la culture et au signe.
195
Le vaudou
Au-delà du vaudou, déjà récupéré par l'écriture et la
culture savante des élites bourgeoises et noiristes, les rara, comme les sociétés secrètes, sont l’organisation de la résistance pulsionnelle. Ce qui s’y donne libre cours ne con-
naît pas la contradiction. La pulsion de mort, ce sans limite et cette démesure du pulsionnel, y règnent en maître.
C’est le domaine de la maîtrise sous sa figure la plus certaine et la plus universelle : la mort. Ici, nul recours n'est offert à la survie sociale et individuelle en vue de quoi les
sociétés organisent toutes leurs institutions. Tout est pur
jeu.
Dans
l'essence
même
du
jeu
: le sans
nom
de
la
cruauté. On comprend là que l'initiation des houngan et
mambo les plus célèbres, leur voyage à IFE à la rencontre
de l'étranger en font des pèlerins de l'impossible. Ils en
reviennent avec ce qui, dans la conscience haïtienne, qu’elle se reconnaisse vaudouisante ou non, pourrait se
connoter sance
comme
comme
ce
la jouissance pouvoir
voyage à l'EXTERIEUR.
du pouvoir.
témoignent
Cette jouis-
d’abord
de
leur
Mais comme nous l’avons déjà
maintes fois noté, cette extériorité n’est pas pour nous à
opposer à une quelconque intériorité. Extériorité interne, elle est le ressurgissement incontrôlable et incessant du pulsionnel dans l’espace culturel des signes où l’histoire d’une formation sociale se matérialise,
et se prête au contrôle.
Freud
se donne
désignait,
comme
à penser,
un ma-
laise de la civilisation, ce destin du pulsionnel d'y mourir de sublimation, toujours déjà récupéré par la marque castratrice du signifiant. Sur ce point, le vaudou par son aspect le plus radical, le nomadisme
nocturne
des voya-
geurs de la mort que sont ces sociétés secrètes de sorciers,
nous renvoie à l’éclatement et au morcellement que le ca-
pitalisme dans sa phase la plus avancée fait subir à l'espace signifiant de la civilisation, fissurant ainsi de part en part le corps social y rendant possible une valse incontrôlable de peuplades de pulsions, traversant le culturel sous les figures les plus inattendues et souvent sous la modalité politique de lutte des groupes minoritaires.
troisième partie
une certaine pratique libidinale
—
Dambhalah
et Aida
Wedo
Dambhalah figure une « voix » au-dessus de tous les autres loas, ou esprits (dits encore « mystères ») du
vaudou
haïtien.
Les
corps
des
fidèles
montés
par
Dambhalah épousent tous les comportements, y compris le sifflement de la couleuvre.
Aida Wedo, n’est pas « l'épouse » de Dambhalah. C'est plutôt sa dimension féminine. Ce vèvè réalise donc « l’articulation » vaudouique du pulsionnel au signifiant. Ce dont il s’agit ici peut être saisi comme un
en-deça
et aussi
en même
temps,
un
au-delà
de la
différence sexuelle, en tant que réalité culturelle, symbolique. Dambhalah est à la fois Aida, qui, elle, peut devenir Dambhalah.
1. le mariage coutumier
Dans la mesure où la libido est ce à partir de quoi
peut s’élaborer pour l'individu et le groupe quelque chose qui n’a plus rapport avec la « réalité extérieure », il nous
faut voir dans le vaudou en général une certaine pratique libidinale. Mais la libido, la pulsion ne se repèrent que
dans le champ même de l'instinct sexuel. Ce qu’elles mettent en cause à rapport à une satisfaction spécifique
que la réalisation de l'instinct, la reproduction
met toujours en vent impossible.
sexuelle
situation d’être incomplète, sinon, souAussi, c’est en interrogeant les institu-
tions qui mettent en scène les règles, à la fois de cette
Satisfaction
et de
la
nécessité
de
la reproduction
qui
l'occulte, que nous avons des chances de mieux approcher
quelle pratique libidinale spécifique marque le vaudou. C’est dans ce sens que nous analyserons le « plaçage » chez les vaudouisants, qui représente un mariage coutumier. Tout en reprenant et en déplaçant les analyses
des enquêteurs du CHISS * au « Bas Boen » parues dans
les cahiers de juin 1968, nous ferons sans cesse référence à un schéma global des rituels du mariage coutumier tel qu'il nous a paru, aussi bien dans le milieu populaire de 1. Les Cahiers Haïti, juin 1968.
du
CHISS,
11° année,
n°
3, Port-au-Prince,
201
Le vaudou
Port-au-Prince, que dans la paysannerie vaudouisante. En ce qui concerne les grandes articulations et les étapes des cérémonies du mariage coutumier, nous n'avons rien à ajouter aux enquêtes du CHISS. D'ailleurs, d’autres, romanciers ou ethnographes, ont déjà reconnu et exploité ces articulations. Ce qui nous paraît devoir être souligné, c’est plutôt le mode d’articulation institutionnel que ce rituel présente entre les multiplicités pulsionnelles et l’his-
toire d’un groupe dans une formation sociale déterminée.
Le rapport aux religions officielles Les enquêteurs du « Bas Boen* » voulaient « expé-
rimenter de quelle façon cette population purement rurale, illettrée pour la plupart, réagit à un questionnaire, instrument développé pour le travail dans le cadre de sociétés industrialisées, et obtenir quelques informations de base sur la population qui fera l’objet du projet * ». Ils nous disent par ailleurs qu'ils visaient à « faire ressortir les types de familles, d’adhérences religieuses, de tenure de
la terre que présentent les membres“
» de cette coopé-
rative du Bas Boen qu'ils interviewaient. Si leurs résultats
sont intéressants pour cette étude sur le vaudou, c’est qu'ils
révèlent en filigrane ce qui semble échapper aux enquê-
teurs : une structure cachée, implicite, de la situation qui n’est nullement réductible aux formes extérieures de l’expression vaudouesque, ni à l’opposition factice vaudoucatholicisme, encore moins à l’antagonisme radical vaudou-protestantisme, mais qui reste déductible comme quelque chose d’autre qui commande tout cela. Il y a d’abord à noter le rapport du vaudou aux reli2. Jurgen
GRABENER,
+ Quelques
aspects
de la famille
Bas-Boen, Haïti ». Les cahiers du CHISS, II, n° 3, juin 1968. 3. Les cahiers du CHISS, 4. Ibid.
202
II, n° 3, p. 16.
au
Une
certaine
pratique
libidinale
gions chrétiennes. Les tableaux VI et XIV
sont signifi-
catifs. Le vaudouisant est toujours catholique, il n’est jamais protestant. Les enquêteurs ont trouvé remarquable qu’une fois une femme ait déclaré être « vaudouisante pure » n'adhérant pas au catholicisme. Jurgen Grabener pense que ce cas unique est « peut-être dû à une erreur dans le remplissage du questionnaire ». Par contre, il existe des interviewés qui se déclarent catholiques purs. Le vaudou paraît aux auteurs lié au catholicisme au point que l'on « peut se demander si l'Eglise catholique par la structure des relations mêmes, a jamais eu une chance, par la persuasion comme par la force physique, de supprimer le vaudou sans se supprimer elle-même ». Par contre, « passer au protestantisme » est proprement ce que recouvre pour un vaudouisant l’idée ambiguë de « conversion ». Les protestants d’ailleurs s'appellent euxmêmes les « convertis ». Il y a une certaine violence dans l'opposition entre le vaudou et le protestantisme. Ce dernier représente à la fois le progrès social et économique en même temps qu’il apparaît comme un refus catégorique du vaudou. Sur ce point, son aspect répressif ne va pas sans une certaine « réconciliation » de l’homme avec lui-même. Le vaudou est proprement la « dette » qu’il faut payer si l'on veut jouir de la satisfaction sociale que représente le statut de protestant, car être protestant, c’est aussi et surtout un statut social. Le catholicisme,
par contre, n’offre
rien de ce genre. Ses saints sont nettement moins efficaces que les loas. I] réprime sans compensation. Face au vau-
dou, qui s’est historiquement constitué comme essentielle-
ment un espace de rupture et de transgression sociale et
politique, le catholicisme est l’envers nécessaire de la mé-
daille sociale. Le catholicisme comme système des lois est fondamentalement perçu comme répressif. Il est nécessaire. I] est l’autre du vaudou, sa nuit. Au grand jour de la transgression vaudouesque, la vérité du christianisme
est d’en être le dehors, mais comme bord, comme limite
5. Ibid., p. 33. 6. Ibid, p. 29. 203
Le vaudou
extérieure mais nécessaire. Dans ce rapport dialectique du vaudou
au catholicisme, ce dernier joue un rôle d’interdit,
de contrainte, de répression, face auquel le vaudou joue celui de la rupture, de la libération, de la réconciliation
de l’homme avec soi-même et avec la nature. Ce sont les
deux pièces maîtresses d’une même
structure qui se ré-
pète dans la quasi-totalité des faits sociaux globaux. Toute société et par suite toute culture se structurent
autour et à partir de la production sexuelle. Le statut matrimonial dans une culture est donc un lieu privilégié pour
l’analyse de cette culture. Les trois articles de J. Grabener, M.-$. Louis et André-J.
Louis, nous mettent au cœur
de ce problème, même s’ils restent trop superficiels dans leurs approches respectives.
Malgré ses intentions apologétiques et une idéologie religieuse et morale qui se cherche et ne s’avoue pas, Mi-
chel-Salvador Louis ” définit bien le « plaçage » comme ce qu’il est, « un mariage coutumier, culturel ou tradition-
nel », comme
il dit, « la forme
gueur dans nos campagnes
d’union
classique en vi-
». En y repérant une « pro-
messe de mariage », M.-S. Louis nous introduit au cœur d’une problématique que les sociologues ont négligée s’ils l'ont suffisamment aperçue. Cette référence au mariage, à l'Eglise comme norme, consacre de fait une domination idéologique soumettant la culture populaire et ses formes aux normes de la culture bourgeoise chrétienne. La démarche « scientifique » de la sociologie viendra, à la manière de feue la théologie ou la métaphysique, légitimer
ou justifier l” « infamie ». Mais il faut d’abord s'intéresser
aux données des sociologues. C’est d’abord le rapport du plaçage au vaudou qui est
relevé de façon significative *. Maïs, est-ce assez dire que de noter une simple préférence des vaudouisants pour le plaçage ? Peut-on même parler de choix ? Comme le note André Louis, « les vaudouisants de leur côté sont nettement opposés au mariage; ils préconisent le plaçage, le 7. Michel-Salvador Louis, « Introduction au problème du plaçage en Haïti », Les cahiers du CHISS, I, n° 3, juin 1968. 8. Ibid. p. 34.
204
Une
certaine
pratique
libidinale
divorce et l’inceste® ». Je serai certes, moins affirmatif, mais il y a quand même là une logique interne au vaudou
qui structure la relation maritale comme un plaçage. A ce sujet les descriptions de M.-S. Louis sont d’une pertinence irremplaçable. En s’opposant au mariage, non pas ouver-
tement comme
le laisserait entendre André Louis, mais
concrètement et de façon détournée, le vaudouisant défend le vaudou, contre ce qui le met fondamentalement en pé-
ril. Comme
conclut fort bien André Louis, « la population
considère le plaçage traditionnel comme un statut matrimonial dont la modification n’est possible que dans un
transfert de croyances “ ». Dans le catholicisme ce « trans-
fert de croyances » n’est pas assuré, le mariage y serait une contradiction entre la structure profonde et une de ses formes d’expression. Nous serons plus réticents à suivre
l’auteur donc quand il dit que « le mariage est une promo-
tion sociale conséquente à un changement économique * ». Cela aussi est vrai, mais il y a plus important, qui précisément empêche ce changement économique. Et cela devrait intéresser davantage le sociologue que l’argumentation in-
dividuelle de l’agent social pris dans la complexité de ce
fait social global.
La forme naturelle, c’est-à-dire traditionnelle et cul-
turellement la plus logique et la plus spontanée du mariage en milieu vaudou, c’est le plaçage. Avant d’en considérer
les structurations internes et externes, il est bon de voir ses rapports aux mariages chrétiens, catholiques et protestants, au mariage civil, au divorce. C’est dans ces rap-
ports
en
grande
partie
qu’on
peut
trouver
les
facteurs
externes qui sont les plus déterminants dans l’évolution de
l'organisation
en effet structure ou moins tion des Ce
interne et externe du plaçage. Ces facteurs
semblent avoir suffisamment d'influence sur la totale de la société haïtienne pour orienter plus lentement et plus ou moins fortement une évoluconditions internes et externes du plaçage. sont encore les études et résultats du CHISS qui
9. Ibid., p. 59. 10. Ibid. 11. Zbid., p. 60.
205
Le vaudou
serviront ici de guide. Les tableaux V et XIII permettent
un constat significatif en ce qui concerne le rapport du
plaçage au mariage. Le mariage, lié aux religions chrétiennes, suit difficilement le plaçage plus directement dé-
terminé par les structures de vie vaudouesques. Cette difficulté est absolue
pour les femmes,
et, pour les hommes,
progresse en raison du nombre de plaçages *. Il ne semble
pas qu’un homme, placé plus de deux fois, puisse se marier selon les rites d’une religion chrétienne ”. Selon les circonstances ou les régions, le catholicisme ou le protestantisme sont plus favorables l’un que l’autre au mariage des gens placés. En règle générale, le catholicisme
semble plus favorabe à ce qu'il appelle une « régularisation » du statut matrimonial. Le protestantisme semble
reconnaître plus facilement le plaçage comme mariage traditionnel, alors que pour le catholicisme le plaçage est pour toujours assimilé au « concubinage » ou à « l’union libre ». La catéchèse du mariage est très marquée par ce jugement devenu proverbial : « Le plaçage n'est pas pour
les chrétiens, nous devons le laisser pour les chiens *. » Qui sait que, pour l’Haïtien, traiter quelqu'un de chien
c'est lui faire la pire injure, comprend la valeur et la portée d’un tel jugement sur le plaçage. Pourtant, je ne pense pas que la répression catholique du plaçage suffise
à expliquer son incompatibilité relative vis-à-vis du ma-
riage. Sur ce point, les auteurs des trois articles des Cahiers ne sont pas allés assez loin dans leur analyse de la situation globale du plaçage dans ses rapports avec le mariage
chrétien. Par le plaçage, le vaudou s'affirme face au chris-
tianisme, il résiste, il nie un ordre social établi, il en fait
la loi de l’Autre, de l'Etranger, de l’Ennemi. Quoi que pense le chrétien dit « pur », le vaudouisant placé n’est pas culpabilisé, il se sent simplement autre socialement, économiquement inférieur, politiquement plus faible. Bien qu’il soit toujours catholique, il n’est pas culpabilisé du fait qu’il est placé et non « marié à l'Eglise ». Il ne s’en 12. Ibid., pp. 22-25. 13. Jbid., p. 34. 14. Ibid., p. 46.
206
Une
certaine
pratique
libidinale
soucie guère du point de vue moral et religieux. Quand il
tente d'accéder au mariage, de « régulariser ” » son cas
comme
il dit, il vise seulement
un
changement
de
statut
socio-politique et économique. La culpabilisation, consciente ou non, se trouve plutôt du côté du pasteur chrétien qui recouvre d’un discours religieux une réalité
sociale qui l'angoisse et par sa vérité humaine et par sa résistance au discours religieux lui-même, qu’il ébranle
et dans
pulsion. Le
lequel
il introduit
vaudouisant,
un doute
l’Haïtien
en
au bénéfice
général,
de la
naturellement
se « place ». Se marier religieusement, c’est pour lui une
entreprise, une aventure sociale, culturelle et économique
importante
où
il vise
un
changement
de
statut
social.
75 % des hommes placés sont vaudouisants à la coopérative où l’enquête du CHISS a été effectuée au Bas Boen “. « De
toutes
les
vaudouisantes,
73,4
%
sont
placées.
»
Ceci suppose que tous les vaudouisants mariés sont catholiques, puisqu'on ne peut être à la fois vaudouisant et protestant. Pourtant il y a des protestants placés, alors que le plaçage est la forme spécifique du mariage dans le vaudou. Les enquêteurs du CHISS ne semblent pas avoir été inquiétés par ce fait. Nous en retiendrons toutefois que le « plaçage » n'est pas lié, en tout cas, ne l’est plus dans les faits, à la pratique du vaudou,
même
s’il est
issu et reste encore lié aux structures du vaudou ‘”. Jurgen Grabener note : « le fait d’adhérer au vaudou s’accompagne d’une tendance vers le plaçage !* » et il conclut : « le plaçage est préféré par les vaudouisants des deux sexes; les catholiques semblent se marier davantage que les protestants qui peuvent plus facilement accepter le
plaçage.
Carrefour
» Mais André Dufort,
un
des
Jeanty Louis ! qui a enquêté
15. Ibid., p. 46. 16. Ibid., p. 24. 17. Ibid., p. 33. 18. Ibid., pp. 34-35.
19. André-Jeanty
religieuses à Carrefour juin 1968.
Louis,
Dufort
hauts
lieux
du
vaudou
« Statut matrimonial
dans
à
le
et croyances
», Les cahiers du CHISS,
II, n
3,
207
Le vaudou
département de l'Ouest et où donc vaudou et plaçage sont
liés dans les faits, a une conclusion toute différente, 1l nous
dit : « Du point de vue de nos informateurs, cette religion
(la catholique) n'offre pas un schème de vie adéquat et adapté aux exigences de la vie sociale. L'’observance routinière des dogmes facilite la tendance à la polyandric au
détriment
du
les protestants
mariage.
Contrairement
montrent
une
aux
forte aversion
catholiques,
pour
le pla-
çage. » Et plus loin : « La population est mentalement plus disponible pour le vaudou et le protestantisme qui lui paraissent plus en harmonie avec les nécessités de la vie quotidienne ”. » Ce qui ici échappe à André-J. Louis *, c'est le lien dialectique vaudou-catholicisme qui les rend inséparables l’un de l’autre, inconsistants l’un sans l’autre et qui pose le protestantisme comme l’espace possible d’une nouvelle transgression. Le protestantisme, comme toute autre religion qui se présenterait, se trouve dans une situation structuralement privilégiée. Il permet une évasion,
une
ex-tase,
un
salut.
Sortir
du
système
vaudou-
catholicisme qui structure la misère socio-culturelle et la pénurie économique, c'était un rêve. Le protestantisme
(cela ne lui est pas intrinsèque !) offre un type de discours
où ce rêve peut enfin être verbalisé, devenir une espérance et enfin se réaliser grâce à l’aide économique et culturelle
très lucide et très efficace des missions américaines. Qu'un
langage
nouvelle,
religieux
donne
signification
cela aussi comble
un besoin.
à cette De
prospérité
telles satisfac-
tions à la fois économiques, culturelles et spirituelles, favorisent une renonciation à des formes de vie traditionnelles beaucoup moins gratifiantes. Le négliger fut une erreur, le condamner, c’est du ressentiment.
Au sujet du mariage civil et du divorce, il est à noter simplement qu’ils sont liés intimement au mariage reli-
gieux
tout comme
ces
« réalités
piégées
» que
sont
le
« concubinage » et « l’union libre » dans lesquelles les religions chrétiennes ont tenté d’enfermer le plaçage.
D'autre part, 1l est remarquable que le divorce est encore 20. Ibid., pp. 58-S9. 21.
208
Jbid., référence
19.
Une
certaine
pratique
libidinale
un fait spécifiquement urbain ct limité aux grandes villes, là où l'anonymat peut assurer sa liberté et son impunité socio-religieuse. Toutes ces conditions extérieures ont déterminé, au cours de l’histoire d'Haïti, la structure sociale du plaçage,
ou mariage coutumier. C’est Michel-Salvador Louis qui nous en a le mieux indiqué les articulations, même si pris au jeu de la répression morale et religieuse du plaçage, il ne nous fait qu’une « défense et illustration ». Strictement nous ne pouvons pas penser une origine du plaçage. Tout concourt
à indiquer
que
les formes
sociales
du
plaçage
se sont consolidées sous la pression des religions chrétiennes, des conditions politiques et sociales que l’accession à l'Indépendance a rendu possibles à partir de 1804. Si, pas plus que le vaudou, le mariage des esclaves n’était ni défendu,
ni favorisé
par les maîtres
qu’il ne pouvait
gêner, il est naturel que le plaçage se soit constitué contre
le mariage chrétien en liaison directe avec le vaudou, mais aussi en opposition au mariage civil. Le mariage civil, en effet, est lié historiquement à l'opposition religieuse au vaudou, organisée par les Eglises et soutenue officiellement par l’administration civile. Ce soutien de l’administration civile n’a jamais été d’ailleurs qu’une façade, du fait
que la religion chrétienne était toujours représentée par des blancs, l’image du colonisateur n’avait pas évacué
l'imaginaire du peuple.
Le
contrôle
social
de l’investissement
libidinal
La famille africaine aux temps de l’esclavage a éclaté
dans le processus de la traite. Des négriers où ils sont entassés pêle-mêle pour traverser les océans, aux marchés d'esclaves où ils sont vendus en tant que bétail et aux
ateliers de travail forcé où ils sont dispersés, les groupes familiaux n’ont aucune chance de se maintenir. Objectivement, d'autre part, le système n’a aucun intérêt à les 209
Le vaudou
conserver, ce serait une source de difficultés et de contes-
tations. L’éclatement des structures culturelles de contrôle de l’économie libidinale faisait donc partie intégrante du
mode de production esclavagiste. Les pulsions ainsi libé-
rées devaient subir une autre canalisation, branchée sur la production du surprofit du système esclavagiste. L’indépendance, nous l’avons souligné déjà, changeait les « maï-
tres ». Elle n’était que le récupérage de la subversion des masses d'esclaves par une coalition de classes nouvelles dans la guerre pour l’hégémonie. Ce n’est que progressivement que vont se reconstituer des règles de contrôle pour une économie libidinale.
À ce sujet, on a souvent fait remarquer la pratique
polygame comme une survivance africaine, ou comme un « reste » d’un concubinage spécifique à la période de l'esclavage. Même trop rapidement, il faut encore une
fois ici marquer
le lien déterminant
entre
le nombre
d’épouses d’un paysan et son statut socio-économique et politique de riche propriétaire parcellaire, dont les différents champs sont éloignés les uns des autres et nécessitent un entretien et une exploitation consciencieuse. Cette pra-
tique est propre donc d’abord à une fraction riche de la
classe paysanne. Sur chaque champ,
une épouse n’est de
plus assurée de sa propre situation socio-économique que si elle a un enfant de son « mari » propriétaire. L’importance accordée à l’enfance est telle qu’elle assure à la mère une stabilité de sa situation de même que dans l’exploita-
tion du champ dont elle se trouve avoir l’usage sinon la nu-propriété. En ce qui concerne la polyandrie, le lien avec
la position socio-économique et politique de la femme est aussi évident. Elle est le fait principalement des « marchandes » ambulantes sur le dynamisme et l'esprit d’entreprise desquelles repose pour une grande part le marché
agricole des principales villes du pays. Celles qui ont une position clé dans le commerce local sont amenées, de par cette position, à avoir des « protecteurs » politiques, policiers ou financiers qu’elles ne contrôlent que par la relation libidinale. Ces situations n'empêchent que les modalités de constitution d’une famille seront réglées par certaines cou210
Une
tumes.
certaine
pratique
D’une manière générale,
libidinale
ce qui va être analysé
comme structure et rituel de constitution d’un mariage coutumier, si c'est un fait patent et ouvertement pratiqué et repérable dans les classes populaires et paysannes, ne sera pas pour autant absent dans la petite bourgeoisie et de nombreuses fractions de la bourgeoisie. Simplement, ce qui
ici est d’une pratique courante et officielle, là est refoulé et ne se présente que sous la forme d’une structure cachée.
Mais ce refoulé n’en fait pas moins retour dans les pré-
jugés, les heurts familiaux, au moment des ruptures et des divorces, à la naissance du premier enfant quand se posent des questions d'éducation ou dans d’autres situations importantes où les groupes familiaux s’affrontent. Le schéma global qui préside au mariage coutumier suppose au départ qu'entre les deux groupes familiaux intéressés circule un parent ou ami intime avec plus ou moins officiellement le statut de marieur. Cet agent d’information est manipulé par les mères, même si dans un
premier temps il semble avoir pour fonction de faciliter les
rencontres.
Puis la demande
du garçon doit en quelque
sorte s'officialiser dans une lettre écrite en français au père
de la fille et enfermée souvent dans un coffret d’acajou enveloppé d’un foulard de soie. L'argent qui accompagne le tout est destiné à celui qui fera la lecture de la lettre à la famille. Ce messager, qui est souvent l’agent d’information ou marieur qui a tout préparé, présentera la demande
du garçon
au cours d’une visite officielle où d’ailleurs
personne ne parlera de l’objet de la visite. Quelque temps après, une lettre de la famille de la fille fera connaître la
réponse. Un refus serait alors un affront mortel, dont les deux familles sortiraient définitivement ennemies. Alors, le garçon construira la maison sur une terre offerte par son père ou son groupe familial. Pour le milieu, ce sera le signe du prochain mariage. La fille offrira un service aux loas de son groupe pour les avertir et leur demander leur accord, les loas peuvent être réticents. Alors, ils exigent de lourds sacrifices auxquels il vaut mieux se plier, si l’on ne veut pas que de continuels malheurs accablent
le
couple
leur
vie
durant.
Puis,
la
date
du
« mariage » et les modalités de la cérémonie seront fixées
211
Le vaudou
entre les deux familles au cours de visites officielles marquées par des cadeaux plus ou moins symboliques.
Quand viendra le grand jour, il aura été précédé, la
veille, par une soirée d’adieu dans la maison paternelle de
la fille. Selon la position socio-économique de la famille, ce sera une fête accompagnée de chants, danses, repas grandiose, ou bien plus simplement une cérémonie d'adieu
à un membre de la famille. Le lendemain, c’est à cheval, dans une cavalcade prestigieuse que le garçon ira « enle-
ver » Sa promise maintenue bien parée et enfermée dans une chambre. Il apporte les cadeaux rituels qu’il dépose
au seuil de la porte principale, en engageant les pourparlers dont il tirera l’autorisation d'emmener sa future femme. Il faut suivre ici le texte savoureux de MichelSalvador Louis : « Alors il sort les clefs de la nouvelle maison
et frappe trois fois à la porte de la chambre où
elle est enfermée. À ces appels la fille demande nonchalamment : “ Ki moun kilà * ”.
L'homme
répond
à son tour : “ Sé moin
min-m X ki vin-n chaché-on pou n’al la caille * ”. Et suit toute une litanie de mots. Enfin elle ouvre la porte et se laisse prendre dans les bras
par son mari
pour être déposée
sur le cheval
à elle destiné. Tout se passe sans effusion de sentiment. Puis le cortège s’ébranle dans l’ordre suivant : les représentants des deux parties, les par-
ties elles-mêmes, les amis, les convives... Bientôt, c’est une course effrénée sur la route qui conduit à la “ caïlle ” (maison) nouvelle. Pendant ce temps, la maison
regorge
de
cheval
et
parents et d'amis : un monde qui se démène fébrilement dans l'attente. Arrivé à destination, le
conjoint
saute
prestement
de
son
accueille sa partenaire dans ses bras. Il la conduit
22. « Quiest là? » 23. « Cest moi X qui suis venu te chercher pour aller à la maison. »
212
Une
certaine
pratique
libidinale
droit dans la chambre à coucher et la dépose sur le lit conjugal. Une fois la barrière franchie, l’assistance entonne des hymnes et des chants d’allégresse en leur honneur. Puis ce sont les souhaits, les
“
speeches
”,
les
réjouissances
parfois longtemps (une semaine) *. » Beaucoup
de
régions
gardent
ces
qui
traditions
durent
qui,
pour certaines, tendent à disparaître dans les grandes villes et leurs banlieux. Il est remarquable toutefois que même
quand ces traditions s’estompent, elles structurent encore les cérémonies et les rites dont se constituent les mariages coutumiers ou religieux. Dans le cas des vaudouisants en
tout cas, ce mariage coutumier comportera toujours un
« service » aux loas de la famille de l’homme ou de la femme, selon que ces loas sont considérés comme particulièrement puissants ou localement importants. La désignation du loa ou des loas à qui le « service » sera offert dépend de la position socio-économique et politique de
la famille,
dont
viennent
ces loas,
dans
le conflit
social
régional. En effet, les jeunes époux, par leur mariage, n’occasionnent pas seulement l’association de deux groupes économiques dans le conflit social, ils deviennent en même
temps les dépositaires d’un héritage *. Ils reçoivent par un legs entre vifs, en quelque sorte, les loas dont leurs familles étaient dépositaires. Le problème de savoir quelle sera la hiérarchie des esprits dans cet héritage est le lieu d’un conflit. Ce qui se joue là alors métamorphose le rapport de forces où se situent les deux groupes parentaux dans le conflit social. Le choix du loa, déterminant l’ordre
à suivre dans les « services » ou cultes à rendre aux « voix » qui forment cet « héritage », est un calcul des
plus subtils qui n’en reflète pas moins la position exacte de chaque groupe parental par rapport à l’autre. Le
mariage ainsi, autant que la mort d’un parent, est l’oc24. Michel-Salvador
Louis,
op. cit, p. 38-39.
25. Jean KERBOUL, Le vaudou, Laffont, Paris, 1973, chap. xi.
magie
ou
religion,
Edition
213
Le
vaudou
casion par excellence de la transmission des corps aux « voix ». Un lignage s'établit ainsi où tout le champ pulsionnel pour la pratique du corps trouve à la fois son langage et sa limite, son champ libre et son contrôle social. Michel-Salvador Louis a bien mis en évidence sur le plan social les articulations de cette réalité typiquement haïtienne et vaudouesque qu'est le plaçage. On regrettera
toutefois sa discrétion en ce qui concerne le rituel qu'il
dit « secret » qui accompagne
nelles *
les cérémonies
tradition-
Il distingue des « formalités pré-cérémoniales ” » et les cérémonies du plaçage elles-mêmes. En ce qui concerne les « formalités pré-cérémoniales » quelques traits sont à relever. Corrélativement à la « résistance » de la jeune fille le jour de la cérémonie, ce sont les parents du garçon qui doivent faire les premières approches auprès de la famille de la jeune fille. D’autre part la « lettre de 27
demande » du « savé » remise par un parent non direct, les délais exigés, la réunion des familles, etc. ; semblent
bien destinés à rendre inutile le recours à une administration civile que le peuple ne reconnaît pas comme le représentant. Le procès administratif et civil ne correspond pas au vécu du peuple, il fait partie d’un langage social qui parle ce peuple sans le dire, qui l’exploite ou l'op-
prime à l’occasion mais n'exprime ni ne produit sa vie. C’est le langage de l’ancien maître, il est étranger à la vie du peuple et l’aliène. Ce que ce peuple vit ne semble pas
devoir ni pouvoir se dire dans un tel langage socioculturel. Aucune articulation politique ne rend historique l'investissement d’un tel langage par les tribus de pulsions qui traversent les masses populaires. La structure totale de la cérémonie elle-même déborde encore plus largement les possibilités du langage religieux. Tout commence la veille, avec l’adieu du père à sa fille. Rien de pareil chez le garçon. Tout se passera comme s’il ne devait pas quitter sa mère. Plus profondé-
ment, chacun, le garçon comme la fille, devra rester fidèle 26. Les cahiers du CHISS, 27. Ibid., p. 38.
214
IX, n° 3, p. 39.
Une
certaine
pratique
libidinale
aux loas de leurs pères et mères, mais le garçon emmènera la fille dans une « caille » construite par lui et gardée par les loas de ses parents à lui, surtout de sa mère. La cérémonie ou le rite de la fille à ses « loas » sera pratiquement une cérémonie d’adieu et une promesse de fidélité en même temps qu’une demande de protection. Quand
le garçon
vient à cheval chercher la jeune
fille, comme un loa montant une hounsi, tout le rite semble
la défendre contre ce départ et l’autoriser à quelque effraction. La jeune fille est enfermée dans la chambre de ses parents. « Un pourparler s'engage entre les représentants des deux familles et enfin le promis obtient l’autorisation d'emmener la fille“. » Celle-ci, à son tour, n’ouvrira la porte et ne se laissera emmener qu’après avoir discuté et fait attendre son promis. Puis, c’est le départ au galop à travers la campagne. La mise en scène qui ainsi fait « passer » la pulsion à la culture, n’a guère besoin
du redoublement
réprimant
du langage
juridique, civil
ou religieux. Ce qui s'opère là contrôle l’investissement social et économique par la pulsion. C’est le seul lieu historique possible pour la formation sociale qui s’y pro-
duit. Là prend
corps et sens le refoulement
du désir.
Tout ce qui vient le dédoubler n’est que répression poli-
tique, ouverture d’un champ d’exploitation, de domination à la fois idéologique, sociale et politique. Toute une structuration du langage
cette étape de la cérémonie,
social
fait, à
du garçon le demandeur.
Cette insistance n’est pas sans signification. En fait, elle
recouvre tout à fait autre chose. Tous les acteurs dans ces rites ont conscience de tenir un rôle et de jouer une partie qui ne dit pas la vérité et qui laisse dans l’ombre un vécu non dit, empêche un investissement et une production historique. En fait, la famille de la jeune fille qui semble la donner à contre-cœur, arrive à ses fins qui étaient de « prendre le garçon » comme dit la sagesse
populaire. Du côté de la famille de la fille, toute l’activité
de la mère, la principale instigatrice du mariage toujours, a consisté à obtenir des loas que le garçon succombe à 28. Ibid., p. 38.
215
Le vaudou
ses manœuvres.
Ce n'est pas en effet l’amour des jeunes
gens qui a déterminé leur décision
et la démarche
garçon, c’est le savoir-faire de la mère
du
de la fille et ce
savoir-faire est essentiellement « magique » ou « religieux ». Ce qui est socialement structuré comme étant l'affaire des hommes, rapport entre le promis et le père
de la fille,
femmes
plus
se révèle
être
spécialement
à l’analyse
d’une
mère
une
victoire
des
sur l’autre. En
effet, plus profondément au niveau des relations sociales, ce qui est considéré comme un grain pour la mère de la fille se trouve être dit ou vécu comme une perte pour la mère du garçon qui fait souvent figure de vaincue et
dont la place est très effacée dans la structuration sociale du mariage, qu’il soit coutumier ou chrétien. Un jeu politique des rapports de forces structure des investissements libidinaux toujours déplacés, décalés où les agents sociaux
font figure de pièces sur un échiquier.
La troisième partie du cérémonial, la plus longue, est l’arrivée des époux à leur maison. L’époux ira déposer sa femme sur le lit conjugal. Cette troisième partie du cérémonial frappe par sa longueur, jusqu’à dix jours parfois, et son aspect triomphal. L’époux est un héros. Tout se passe comme s’il avait franchi des obstacles insurmon-
tables. Là, dans cette troisième partie, sa mère est présente, active, mais effacée par rapport au rôle joué par
les parents de la fille dans la première et la deuxième partie du cérémonial.
La structure interne du mariage haïtien, qui est proprement ce que j'appellerai le « plaçage » en tant que structure du statut matrimonial déterminée par notre culture vaudouesque, transparaît déjàà travers le langage
social culturel qui l’exprime. Trois personnages en constituent les pôles essentiels en lui donnant une structure
triangulaire. Il s’agit du père de la fille, de la jeune fille,
et du jeune homme.
l'ombre,
l’une
pour
L'activité intense des mères
ne
point
encourager
son
dans
garçon,
l’autre pour l’ « avoir », ne fait que mieux ressortir cette triangulation en lui offrant une contrepartie dynamique qui est la structure sous-jacente : le garçon, sa mère et la mère de la fille. Le rapport caché le plus possible aux
216
Une
certaine
pratique
libidinale
yeux d’autrui, entre ces deux triangles, dont un seul, le premier, semble offrir un contenu au langage socio-cultu-
rel, détermine le vécu interne du plaçage. Proverbiales et significatives sont dans le discours populaire la rivalité et la jalousic entre la mère du garçon qui perd son rôle
effacé après le mariage, et sa bru. Dans tout cela le père du garçon ne semble jouer aucun rôle, ni avoir d'influence
spéciale. Son effacement marque à quel point ce passage
du pulsionnel au culturel peut être mystifié par une problématique familialiste et classiquement œdipienne, alors
qu’il s’agit d’un contrôle politique, culturel et économique
de l'investissement du social par le libidinal. En fait, 1l y a un déplacement significatif en ce qui concerne la relation à la paternité. Ce n’est pas le père du garçon, mais celui de la fille qui est le père à remplacer. L’effacement complet du père du garçon quand le père de la fille lui est présenté comme idéal symbolique est ici significatif. Ici le caractère initiatique du mariage haïtien apparaît plus clairement si l’on considère à partir de ce « déplacement », la relation significative entre les deux structures triangulaires plus haut indiquées. Le « plaçage », dès lors, pourrait être défini dans sa structure interne comme un rite d'initiation qui permet pour le garçon un accès à un statut social qui sera proprement pour lui d’être « père parmi des pairs ». Cette hypothèse de travail nous permet d’éclairer d’un jour nouveau ce à quoi renvoie ce discours socio-culturel du plaçage. Ce qui s'organise, comme un accès pour l'individu à un statut socio-culturel et politique, est cela même
qui COnS-
titue la promotion de l’individu en refoulement, réorgani-
sation et contrôle de l'investissement du socio-culturel par le pulsionnel qui, traversant l'individu, « motivait » sa
quête au-delà des intérêts de classe. Nous
y voyons
détacher
le garçon
de sa mère.
A
première vue, tout semblait indiquer qu’il lui restait « fidèle ». L’absence de cérémonie d’adieu dans la famille du garçon semblait devoir laisser penser à cette éventualité. Mais aussi la seule présence de cérémonie d’adieu dans la famille de la fille donne une signification à ce qui est absent chez les parents du garçon. Le rôle de la pro217
Le
vaudou
mise comme substitut maternel s’y décèle en filigrane et
le déplacement du père du garçon au père de la fille parait plus explicite logiquement. Mais une telle logique ne se soutient que de la présence cachée du second triangle où il appert que dans ce passage à l” « altérité », le grand perdant, c’est la mère du garçon. C’est l’analyse même de
l'attitude de la mère de la fille, « celle qui n’a pas... de gar-
çon », qui nous le fait mieux comprendre, par son initiative, sa combativité, sa revendication. Tout se passe comme si, plutôt que de marier sa fille, il s’agissait pour elle de se « donner » le garçon. Ici l'identification de la mère à sa fille nous renvoie à l’identification du garçon au père de sa promise. Aïnsi tout se présente dans le langage
social comme
s’il s'agissait pour
fille en mariage.
Là,
de « cache symbolique
la dot prend
le père
de donner
sa
toute sa signification
». Ce qu’elle cache,
c’est la dette,
le prix que doit payer le garçon pour avoir accès au statut des « pairs », et qui est proprement sa mère qu’il apporte en dot symbolique au père... de sa promise.
A boliser est au le rôle
cette lumière, la mère de la fille nous semble symun fonctionnement social qui, de toute évidence, centre de ce « passage à l’Autre ». Il y a, dans caché mais central, quoique déformé, de la mère
de la fille, quelque chose de dramatique qui se joue comme
l'envers de ce qui fait la vérité de la situation de la mère du garçon. Ce que celle-ci doit perdre, pour être vrai-
ment mère, et pour que son garçon devienne père, l’autre,
en sa fille, le lui prend. « Coulisses de l'exploit » que la troisième partie de la cérémonie oblitère en faisant du
marié
un héros
par la célébration,
son entrée dans la société comme
de la fille, la promise,
des jours
durant,
de
père. Mais qu’en est-il
en tout cela ? Est-elle seulement
« ce » autour de quoi tourne le système ? Est-elle simplement l’en-jeu, « ce » qu’il y a entre les mères quand le garçon accède à la place du père ? Oui, certes. Mais plus profondément elle y est initiée à ce que c’est que d’être vierge et mère, c’est-à-dire femme. Elle y apprend ce que c’est que de perdre une jouissance que l’on n’a pas, en regardant et en acceptant sa belle-mère ;.. face à sa mère qui l’initiait au « ne pas avoir », au désirer. Comme au garçon, 218
Une
certaine
pratique
libidinale
ce « passage à l’altérité », cette entrée dans une société de pairs lui a montré la voie qui mène de « l’avoir ou ne
pas l'avoir » à « l’être ». C’est sans doute ce que célèbre la troisième partie du cérémonial *. Il va sans dire qu'aucune des religions chrétiennes n'offre un langage si fécond à la (re) production de ces
situations. Le rituel chrétien, protestant ou catholique, ne part pas du désir de produire la vérité de situations cultu-
relles, ni du souci d’aider au moins à la lire. Ces rituels tombent
d’un
ciel imaginaïre,
structuré
par une
dogma-
tique élaborée dans des sphères épistémologiques absolu-
ment étrangères à ce dans quoi l’Haïtien et le plaçage se
trouvent pris.
Il s’agit d’autre chose.
Mais
ouvrir une
il nous
faut ici marquer
interrogation
fondamentale
un point d’arrêt et sur ce qui est en
jeu dans cette mise en scène comme « empêchement », détournement, et plus radicalement, refoulement (et non répression) de l’économie libidinale. Toute cette mise en
place d’une double
le discours
structure triangulaire,
populaire,
tout autant
que nous révèle
que l’enquête
sociolo-
gique, peut sembler devoir, ou en tout cas pouvoir, s’ana-
lyser dans le cadre d’une intervention œdipienne classique. Une analyse du désir s’y perd dans les avatars d’une caractérologie féminine centrée sur la fameuse « envie du pénis ». Les bases biologiques qui servent de référence à une
telle entreprise,
habituel
ici comme
ailleurs,
sont le recours
de l'idéologie dans son organisation de la justi-
fication « scientifique » des modèles culturels qui servent à réduire l’économie pulsionnelle. Ce que la mère du garçon perd, ce que la mère de la 29. C'est
ici
qu'il
faudrait
longuement
étudier
l'enfant
comme venant occuper cette place que le mariage de la fille va rendre vide, dans cette dialectique de l’avoir, de la perte et de l'être que met en œuvre la structure du plaçage. A ce sujet, malheureusement nous manquons d'informations quant aux rapports
enfants-parents et au statut de l'enfant dans le plaçage. Les enquêteurs se sont davantage intéressés aux rapports de la propriété foncière, qu’au nombre d’enfants! C’est pourtant déjà fort indicatif !
219
Le vaudou
fille cherche à avoir, dans le processus social où, donnant sa fille d’une main, elle prend de l’autre le garçon, comme
la structure d’ensemble l'indique, c’est un pouvoir. Il s’agit proprement ici d’un investissement social qui se fait sur la base d'intérêt précis et de positions socio-économiques précises. Dans cette lutte des femmes, l’enjeu est et reste politique. Il ne saurait être ramené à une quelconque envie du pénis qui obsède l’analyste moyen, aux prises avec son propre problème de la fin de son analyse et/ou de son rapport à son propre pénis. Le désir se trouve pris ici dans un jeu et une lutte politique, et, en tant que
tel, il n’est ni féminin,
ni masculin,
mais
il est pris
comme
féminines
dans un processus et à partir de positions sociales et poli-
tiques
culturellement
déjà
identifiées
ou masculines. Ces femmes, en tant qu’agents sociaux et supports d'intérêts précis, sont engagées dans une lutte
pour un pouvoir régional et pour une modification des rapports sociaux et économiques où elles sont assujetties.
Cette lutte circonstanciée, conjoncturelle, historique, ne saurait être psychologisée, désamorcée et ramenée par le
détour au discours biologique et médical à une question
œdipienne, à l’envie du pénis. D’autre part, ce refus du phallocentrisme de la psychanalyse qui symptomatise, à la fois des positions de classes et des positions libidinales
chez les analystes, ne doit pas non plus avaliser un type
d'analyse se référant, tout autant, au discours biologique
et médical et qui se révèle n’être que l’envers du discours
psychiatrique du psychanalyste, c’est le discours qui s’alimente
à une
lutte
des
sexes.
Ces
deux
discours,
comme
les analyses qu’ils promeuvent, font partie d’une entreprise de liquidation de toute économie et de toute politique libidinales. Cette machine de désamorçage de la politique libidinale se remarque par la coupure qu’elle instaure du libidinal par rapport à l’individuel, en même temps qu’elle entretient la confusion entre une quête du pouvoir, qui centre et alimente les luttes des individus en position de classe, et une quête de la jouissance, qui symbolise pour les individus, les multiplicités pulsionnelles qui les traversent sans qu'ils puissent les maîtriser, et les positions libidinales, qui s’ensuivent pour eux et qui les subjecti220
Une
visent.
Une
certaine
pratique
problématique
en
libidinale
découle
du
privé
et du
public, du subjectif et de l’objectif, de l’irrationnel et du
rationnel, etc., où le plus clair est que l’économie libidinale s'y retrouve en dérive. Et la dérivation par rapport à une
économie du pouvoir (économie politique) et du capital, en consume les forces vives dans des combats qui ne savent pas leurs noms et n’arrivent guère à l’aveu. Toute l'économic libidinale se trouve alors détournée d’une politique d'investissement et de subversion du socio-culturel par des actes et des productions historiques, et branchée sur une économie politique qui s’en alimente à des fins de reproduction de formations sociales capitalistes ou autres. Ces formations sociales se spécifient cependant d'empêcher toute politique libidinale, de contrôler toute
économie libidinale pour ne pas déranger le bon déroule-
ment et la rentabilité d’un certain ordre de substitution du signe à la vie, de l’exploitation et de la représentation à la production, du signifiant au pulsionnel, de l’autorité
toute-puissante
à la
liberté
partagée,
de
la vérité
au
voyage, de la mesure à l’errance, de la raison à la différence, du savoir à l’étrangeté. Bref, la liquidation de la
contradiction par son déplacement d’une politique libidinale à une lutte pour le pouvoir de classe *.
30. Référer et accuser un tel déplacement n’est pas nier la réalité de la lutte des classes, mais c’est ouvrir une interrogation sur sa signification historique et politique quant à une économie hibidinale.
Erzulie Freda
Dahomey
7
Nous avons là, l’un des vèvè par le tracé duquel la présence d’Erzulie est provoquée dans une cérémonic
vaudoucsque.
Mais
entre la position contrôlée en tant
il s’agit alors principalement
du licu
libidinale culturellement définie et que féminité, ct le corps. Mais il
s’agit ici du corps érogène, multiplicité innombrable et non le corps organique déjà marqué culturellement du trait masculin ou féminin. Erzulic, dite « voix » de
l’'amour, est donc la figure même
du pulsionnel, errance
célibataire, sans bords ni centre, dépense au travail dans le sursis du sens.
illimitée, mort
le mariage mystique
Parallèlement
l'économie
au
mariage
libidinale du vaudou
coutumier
gagne
l'analyse
de
à passer par la
considération du mariage mystique. La hounsi canzo étant devenue le cheval du loa, selon l'expression populaire,
cette « voix » à laquelle sa « tête », selon l'idéologie vaudouesque, a été arrimée, la protégera et elle la servira. Ce lien est donc de service réciproque. Le mariage mystique d’un humain et d’un loa présente des liens plus profonds et plus graves. Le rapport à l’autre y est plus radical.
Dans l’ordre des cérémonies qui d'une vie d’initié le mariage avec déjà considéré par la cérémonie « maït-tête” », fait figure d’une
s’échelonnent au cours un « esprit », qui est du Canzo comme un avancée plus profonde
de l’initié dans l’espace des voix, sur le mode d’une occu-
pation plus radicale de l’espace du corps, par l’univers pulsionnel auquel les « voix » donnent figure, présence et consistance sociale. C’est en même temps toute une 1. Le maître de l'initié. Remarquable cette manière de loger le loa, la « voix », dans la tête, en même temps que la hounsi est appelée le cheval du loa! S'agit-il simplement d’une importation de l'imaginaire chrétien : l'esprit est dans la tête, ou faut-il
y voir plus nettement, comme nous le pensons dans ce discours idéologique ces coupures qui traversent le corps de pulsions multiples.
225
Le vaudou
idéologie de la réconciliation qui se concrétise. Tout se passe en effet, comme si, le long de ce voyage du fidèle vers les « voix », se donnaïit figure une philosophie de la séparation du moi individuel et des pulsions qui le traversent. L’initiation, alors, est à la fois la figure culturelle et la praxis sociale, (contrôlées dans le cérémonial par le groupe), de la réconciliation de l'individu avec ce qui le
traverse,
le hante
et, volontiers,
pour
un temps,
l’habite.
En même temps, dans le mariage mystique, nous assistons, en quelque sorte, à un détournement de cette
conception des choses, surtout dans les villes, en tout cas à Port-au-Prince, dans les classes moyennes et petites
bourgeoises. Dans la mesure où, en ce qui concerne le vaudou, ce qui se passe dans ces classes moyennes et petites bourgeoises des villes, représente une individualisation de processus, qui, à la campagne et dans la masse
populaire, sont liés à la pratique collective d’une confrérie
autour du hounfort, on peut y voir le sens dans lequel, l'introduction de la technologie dans la population, le passage à un stade sauvage de l'exploitation de la paysannerie par le capitalisme étranger et la dépolitisation du vaudou,
tendent
à détériorer
le fait vaudouique
haïtien
dans sa radicalité. En effet, dans les groupes populaires qui se forment en confréries autour d’un houngan puissant, le mariage mystique est bien une nouvelle étape de l'initiation. Les rites mêmes qui en articulent la cérémonie
le marquent. Les cas rapportés par A. Métraux sont caractéristiques sur ce point *. Le premier cas de mariage auquel il assiste à Jacmel, le jour des Rois, est visiblement encore
dans le cadre des traditions populaires. Le fait qu'on y retrouve les membres de la petite bourgeoisie locale dans un hounfort de campagne n’est pas significatif. Précisément, parce que ces petits bourgeois ne s’y trouvent pas dans
leur milieu
socio-politique
naturel,
ils sont
soumis
aux règles du milieu. La cérémonie se déroule donc en public. Il s’agit d’un mariage officiel dont tout le monde
a connaissance, comme c’est le cas dans toute la paysan-
nerie haïtienne.
C’est également le cas du mariage
2. À. Métraux, Le vaudou haïtien, pp. 190 à 195.
226
rap-
Une
certaine
pratique
libidinale
porté chez M. Baskia à Port-au-Prince”. Il s’agit bien sûr d’un houngan aisé. Et là les cérémonies prennent l’allure des grandes noces des principales paroisses chrétiennes de Port-au-Prince. Mais, malgré l’ampleur de la cérémonie, 1l s’agit encore des traditions paysannes. Toutefois, 1l faut noter à quel point le rituel est marqué par
la présence chrétienne. Non seulement il a fait appel au pè-savann * pour la partie principale du mariage, mais
encore le rituel emprunte au catholicisme. Le deuxième cas rapporté par Métraux, celui de la chanteuse de Port-au-Prince, représente, par contre, le cas type de détérioration des traditions par l’individuali-
sation du processus. Une chanteuse réputée croit bon de consolider sa carrière par un mariage avec Ogou Ferraille,
dieu
soldat,
soudard
énergique,
soulard
et un
peu
brute
sur les bords. Pour ces bourgeoises plus habituées à la
scène qu’au péristyle, il ne fait pas de doute que faire ainsi usage individuel de rites destinés à intégrer plus fortement des pratiquants initiés à une structure communautaire, n’est pas sans mésaventure. Elle ne fut pas seu-
lement
montée
successivement
par
par
son
soudard
Ti-Jean
d’Ogou,
Dantor,
une
mais
des
encore
figures
de
la « perversion » dans la panoplie vaudouesque, puis par Vélékété dont l'intervention réduit généralement les hounsi bossales ou les non-initiés à des formes hideuses et en véritable loque humaine,
« gargouille vivante
» décrit
Métraux, « recroquevillée sur le sol, le cou tordu, le visage incliné sur l’épaule, les yeux blancs, la bouche
crispée d’où pendait une langue démesurée et violacée, les bras rejetés en arrière et les doigts en griffes »°. Nous sommes, là, face à un cas de non-maîtrise de la
possession,
alors
que,
précisément,
l'initiation
est
l'accès à cette maîtrise, cette « réconciliation » de l’indi-
3. Op. cit., p. 194. 4. Sacristain de l'Eglise catholique souvent analphabète, qui au contact des prêtres catholiques finit par pouvoir mimer l'essentiel des rites, allant dans certains cas jusqu'à mémoriser une partie des textes latins, qui alors prennent un sens cabalistique dans une cérémonie vaudou. S. Op. cit, p. 193.
227
Le vaudou
vidu avec le pluriel pulsionnel qui le rompt. Evidemment, on peut rapporter cette difficulté ou cet échec au manque de savoir-faire du houngan. On peut également invoquer le fait qu’il s’agit, non d’une initiée pratiquante du hounfort, mais d’une « occasionnelle », en quelque sorte. Mais on ne peut ne pas voir le rapport de tous ces arguments
au fait que la position sociale de la chanteuse, sa pratique nécessairement clandestine et sporadique, la coupent poli-
tiquement de cet univers des « voix » que sont le vaudou et
la pratique de la confrérie, où le rapport de l'individu
à l'univers pulsionnel trouve les moyens d’une articulation minimale. Il est, en effet, évident que la position politique et la pratique sociale des petits bourgeois de Port-auPrince ou d’ailleurs ne peuvent pas s’articuler sur l’investissement socio-poiltique que le vaudou des campagnes organise pour la production désirante des masses paysannes. Il ne peut y avoir, en lieu et place d’une articulation toujours socialement et politiquement déterminée,
qu’une
utilisation sporadique
et difficile
des rites vau-
douesques par des individus dont les investissements d'in-
térêt et de désir sont incompatibles avec la pratique socio-
politique de la confrérie à laquelle ils font appel. des
connections
politiques
bâtardes,
sinon
Il y a
impossibles.
Dans de tels cas, on est face à un des modes d’exploitation idéologique et politique très subtil des masses populaires par la petite bourgeoisie, ou certaines fractions dites
des classes moyennes.
Nous
avons participé par contre
à Port-au-Prince,
entre autre cas, à un mariage entre Erzulie Freda Dahomey montant un houngan et une dame, Mme L., com-
merçante Hounsi
de
bossale
la
petite
bourgeoisie
et n’étant
pas
passée
de
par
Port-au-Prince.
la cérémonie
canzo, elle n’eut pourtant aucune peine lorsqu'elle fut montée par Damballah, puis par Erzulie elle-même. Currieusement, nous trouvons rarement rapportés par les auteurs ces cas où le loa « maît-tête », ici Erzulie, épouse le fidèle, alors qu’ils sont logiquement du même sexe. Nous rapportons, d’ailleurs, ce cas pour la différence qu’il marque dans ce domaine. Le fait est d’ailleurs d’autant plus remarquable qu'Erzulie « monte » un houngan et 228
Une non
une
certaine
mambo,
et que
pratique
libidinale
d’autre part,
le plus
souvent,
le
houngan est plutôt officiant que cheval dans ce genre de cérémonic. La cérémonie se passait en plein quartier résidentiel à Port-au-Prince. Un autel avait été dressé dans la maison ‘. Seulement quelques membres de la famille, pas tous, y étaient présents. Le tracé des vèvè eut lieu sur un
espacc
réduit.
C'était ceux
de Erzulie
Freda
Dahomey
pour
les
bien sûr. Il n’y eut ni chant, ni tambour‘. Le houngan procéda à l’invocation des loas agitant son asson en même temps qu’il s’adressait aux esprits. Puis, il laissa le sacristain procéder au rituel du mariage proprement dit. Au moment du rituel des promesses et du don d’anneau, Erzulie monta son épouse et se mit à faire des manières au mari de Madame L. et à sa belle-sœur, présente à la cérémonie. Puis elle reçut en don du parfum et des fleurs. Elle réclama au mari un service chez « grann’ Ste-Anne ». Service délicat, car il s’agissait de faire dire une messe précisément dans une paroisse populaire de Port-au-Prince où le curé est particulièrement hostile et agressif, en ce qui concerne les pratiques vaudouesques. Elle goûte aux mets, surtout le dessert et quelques friandises puis se retira. La dame et son mari se retrouvèrent dans une autre pièce avec le houngan. Je ne les revis plus de la
soirée
qui
s’acheva
d’ailleurs
très vite
autres
membres. Ce qui se passait par la suite ne concernait que les membres très proches de la famille, Mme L., son
mari, leurs deux
filles (encore
Les autres, nous partîmes
à marier,
de 21
et 18 ans).
après une boisson chaude
al-
6. Y figuraient également objets et symboles de Erzulie, Damballah, Aida et Zaca, du parfum, un bouquet de fleurs et de la nourriture pour les loas. 7. L'espacc fut découpé selon les rites prévus. Le tracé des vèvè se fit sur une feuille de papier déposée sur la table. Le reste de la farine de maïs fut dispersé dans les quatre points cardinaux,
en même
temps que le houngan
prononçait
les mots
sacrés.
C'est comme s’il s’agissait pour le houngan de délimiter un autre espace, celui où nous allions entrer pour le mariage mystique avec Erzulie. Tout
cela était si différent
de ce qui se passe
un hounfort, que je mis du temps à saisir comment bien là de créer un lieu, un autre espace.
dans
il s'agissait
229
Le vaudou
coolisée et quelques mots aux filles avec des vœux et des promesses de prochaines visites. Ce qui frappait dans ce genre de cérémonie, c'était précisément la souplesse et l'intelligence du houngan pour adapter son rituel traditionnel à une situation limite. Il s'agissait pour lui, et il y a réussi, de trouver l'organisation rituelle où il pouvait offrir à ses clients un investissement de l'imaginaire vaudouique, en tenant compte de leur position socio-politique, et de leur investissement de désirs. Ce ne fut pas le cas de Mlle L. C., la chanteuse
de Métraux,
qui elle avait à pénétrer dans
socio-politique qui n’était plus le sien.
un champ
Si le mariage mystique garde pour nous, dans lordre de l'initiation, une importance considérable, c’est surtout à cause du traitement qu’il fait de la question sexuelle.
D'une façon générale, la question de la sexualité est noyée dans celle de la reproduction qui semble avoir pour fonction de la gommer. Sur ce point, le rite du mariage mystique est un seuil d’'incompatibilité. I1 s’agit pour un individu de devenir l'époux ou l'épouse, dit le discours officiel, d’un loa. Mais il faut
au départ critiquer ce discours sur la base des faits. En
général, ces épousailles vaudouesques ont lieu sous l’indication de l’esprit. La « voix » à un moment ou à un autre
fait part de son désir d’épouser un fidèle du temple, un
membre de la famille. D’autres fois, il s’agit d’un individu
qui
traverse
des
difficultés
de
santé
particulièrement
graves, ou bien des difficultés économiques ou politiques dont l’issue n’est pas visible. À l’occasion d’une crise, un
loa fait savoir à l'individu qu’en l’épousant il verrait la fin
de ses épreuves. D’autres fois, c’est le cas d’un fidèle parti-
culièrement attaché à son loa « maît-tête », à cause de la protection exemplaire dont il le fait bénéficier et qui décide d’aller plus avant dans le lien qui l’attache à cet esprit. Il y a encore le cas, surtout dans certaines couches
sociales plus aisées, d'individus voulant consolider leurs positions économique, commerciale et socio-politique, qui
alors se lancent dans cette aventure particulière qui est d’épouser. Autrement dit, dans les différents cas, nous
nous trouvons face à la même 230
structure d'élection qui
Une
avait joué quand
à l'initiation
mariage,
les
certaine
pratique
libidinale
il était question de désigner un fidèle
canzo,
avec
conséquences
cette
sont
différence
que
particulières.
pour
Ce
le
n’est
donc pas trop nous avancer que de dire que l'épouse d’un
loa, qu'elle soit hounsi bossale ou qu’elle soit passée par l'initiation canzo, est toujours dans un même rapport d’épouse à époux avec la « voix ».
Dans le cas de la hounsi canzo, elle est déjà désignée comme monture, cheval et épouse. On peut se demander alors ce que les épousailles mystiques apportent d’autre, sinon des relations particulières avec le loa. Mais ici l’im-
portant est surtout le peu de cas qui est fait de la relation
homme-femme dans ces possessions et ces épousailles. Le hounsi qu’il soit homme ou femme, on l’aura noté, est
épouse du loa, son cheval, sa monture ; ce qui est en jeu
n’a rien à voir avec cette domination de la question de la
satisfaction sexuelle par le jeu de la reproduction.
Les
choses n’en vont pas autrement dans le mariage mystique. Par rapport au loa, l'individu humain est toujours en situation d’épouse. Tout se passe comme si la relation amoureuse instaurée ainsi n’a aucun égard au sexe déclaré du fidèle pas plus qu’à celui de l'esprit. Il s’agit strictement d’un rapport où l'optique de la reproduction n’est jamais
considérée. Il n’est question dans tout cela que d’un cer-
tain pouvoir de jouissance ou d’une certaine du pouvoir. Cette dimension de la jouissance, rait être sous-estimée car elle est centrale. La loas est légendaire, pourtant ils ne réclament
jouissance ici, ne saujalousie des qu’une nuit
par semaine. D’autre part, il ne s’immiscent dans la vie amoureuse souvent tumultueuse des hounsi d’un hounfort que pour réclamer leur dû. Ce qui est mis en scène ainsi, c’est une multiplicité inhérente à la sexualité dans son rapport fondamental à la jouissance, par opposition à la singularité culturellement
définie pour toute situation de reproduction où cette même sexualité se trouve prisonnière. Là encore nous voyons le système de l'initiation s'organiser en fonction d’un espace pluriel d'investissement à offrir à la multiplicité pulsionnelle. En même temps apparaît combien la triangulation oedipienne appliquée au phénomène du vaudou ne
231
Le vaudou
ferait qu'accentuer l'effet de colonisation culturelle et spirituelle engagée par l’école et l’église chrétiennes en Haïti. Elle ne ferait encore une fois que rabattre sur le papa-
maman-œdipe,
tout
ce
mouvement
d'investissement
de
l’espace socio-économique et politique de la confrérie et du hounfort par ce peuple de pulsions qui traversent les agents sociaux dans ces groupes en conflit, et fractions de classe en lutte. Ici, les concepts « classiques » de la psychanalyse ne sont pas opérants. L'analyse doit poursuivre, dans les méandres du fait vaudouique, l'articulation d'investissement d’un monde de pulsions à un espace socioéconomique et politique concret de groupes et fractions
de classe en lutte, espace figuré dans l’imaginaire collectif par un univers de croyances. Il n’est donc pas question ici d'application de la psychanalyse, ou même de ses concepts,
à un champ épistémologiquement différent, relevant d'une
autre pertinence, celle de l’anthropologie et d’une socio-
logie
politique,
mais
bien
d'instaurer,
à la limite
des
champs respectifs de la psychanalyse et des sciences sociales, le schéma de l'articulation du subjectif infra-
individuel à l’historique, du pulsionnel au socio-politique. Ainsi,
sous
le
couvert
des
épousailles
spirituelles,
ce qui nous semble mis en question, c’est le rapport de l'individu avec les figures de l’imaginaire collectif comme
lieu et mode particulier de l'articulation du pulsionnel au politique, du subjectif à l’historique. Si les cérémonies de
l'initiation sont les étapes d’une habilitation des individus
à coexister avec l’espace des « voix », c’est précisément en tant qu’elles organisent autour du hounfort, pour la confrérie, à travers objets sacrés, chants, danses, contrôle
de la crise de possession, etc., tout un espace, limité certes, mais socio-culturel et politique, pour linvestissement de l’histoire concrète de ces groupes sociaux par les pulsions qui en hantent les agents.
L'individu se trouve coupé, séparé, puis son rapport au social pour être plongé dans où il n’est plus individu en rapport avec du a là un mouvement, qui est aussi et doit être, ment
des problématiques.
sommet,
232
Île mariage
déplacé de autre chose social. Il y de déplace-
L'initiation, et, à son premier
mystique,
nous
font signe d’autre
Une
certaine
pratique
libidinale
chose. Il s’agit d’un éclatement de l'individu rendu caduque dans son individualité même à partir du rite canzo, lhabilitant définivement
à la possession des « voix ». Il
s’agit encore, et c’est plus net dans le mariage mystique,
de la rupture du rapport individu-société, précisément de ce rapport où l'individu « était » affronté à un certain
nombre
de problèmes
sociaux,
politiques,
affectifs, men-
taux, etc., spécifiques de ce rapport et produits par lui
en quelque sorte. C’est même sans doute de l’éclatement de ce rapport que date bien plus sûrement encore la mise hors-jeu, en quelque sorte, de l’individualité.
En effet, que se passe-t-il chez le hounsi-canzo dans
les épousailles
mystiques ? L’individu
en tant que tel a
une « famille », 1l appartient à un groupe parental, donc il
est référé de façon précise à une certaine pratique sociale et un contrôle social précis de la reproduction. Il a un ou des conjoints, un ou plusieurs hommes, une ou plusieurs femmes, et il a des enfants soit avec un conjoint soit avec plusicurs. Cette pratique singulière et/ou déjà plurielle est régléc par un contrôle social, qui est déterminé par les positions d’agents de ces conjoints dans des situations
précises de lutte économique et politique. Le rapport individuel à un ou à plusieurs conjoints, pour un agent donné, de même que la pratique effective de la reproduction dans
ces rapports, sont définis par des situations économiques
et politiques exerçant des contraintes repérables scientifiquement et sociologiquement contrôlables. Un proprié-
taire terrien parcellaire, du fait de l'emplacement de ses terres, est amené à avoir plusicurs femmes, une sur chaque
terre et il n’en maintient la stabilité qu’en lui donnant des
enfants. Chacune devient alors, en quelque sorte, une propriétaire en substitut gardant la terre de son homme et en tirant la subsistance de son fils. Les commerçantes ambulantes des campagnes se trouvent dans une situation
analogue avec un « homme » sur le lieu de production et un « protecteur » sur leur lieu de vente. Mais, dans ce cas, la pratique de la reproduction dépend de la position socio-politique de la vendeuse dans son groupe parental,
dans sa fraction de classe, et dans le rapport social des forces en conflit. Selon son « importance sociale », ou 233
Le vaudou
son influence sur son licu de production et selon le mode de son rapport à l’homme de ce lieu, elle pourra ou ne
pourra pas avoir d'enfant de ces différents
hommes.
La
reproduction, alors, s’incère comme calcul politique dans
une stratégie sociale globale.
C’est l'individu en tant qu’il est pris dans le contrôle multiple de ce tout complexe, que l'initiation, d’une façon générale, et les épousailles mystiques, de manière particulière, viennent scinder pour le traverser par autre chose.
Ce
qui est ainsi instauré
en lieu et place
d’un
rapport
individu-société, c’est une articulation du pulsionnel au politique, qui a été déjà désigné comme un rapport du
subjectif à l'historique. Et c’est précisément cela qui, pour nous, désigne : l’acte vaudouique, pour autant que la « crise » dite de possession le symbolise, crise du rapport
individu-société que fait éclater le brusque surgissement du pulsionnel dans le socio-politique. En effet, l'individu n’y est plus renvoyé au social en tant que système de contrôle des pratiques individuelles. Il est rompu. Il n’est plus que corps traversé par de multiples voix qui le transforment.
Ce qui est alors visé et investi, c’est une histoire autre que l’histoire officielle. C’est une certaine histoire des masses
concernées
dans leur culture. Ce n’est plus l’histoire des
politique,
même
cultures dominantes. Cet investissement est une rupture s’il
est
encore
prisonnier
de
l’ima-
ginaire des hounforts. Qui l’en libérera et comment ? Cet acte de rupture qui instaure autre chose est le lien obligé sans quoi rien de nouveau ne se passera, et pas seulement politiquement, dans la formation sociale haïtienne. Le retour à la masse ne sera révolutionnaire et transformateur scientifiquement et socialement qu’à cette condition. L’initiation, la traversée du corps par les voix, le mariage mystique, ne sont là que repères pour indiquer une articulation spécifique à une formation sociale historique précise, comme lieu de rupture, couture d’un point faible du complexe social historique, et en même temps point de surgissement possible des renversements effectifs qui ne veulent ni de classe, ni élitiques, ni opportunistes mais simplement mouvement articulé d’une masse populaire. 234
Une ouvre
certaine
pratique
libidinale
Le passage des voix, comme le mariage mystique, et témoigne d’un autre espace, qui, investissant le
socio-politique, déborde et transforme la culture et l’his-
toire, l’espace et le temps du peuple. Il nous faut penser
ce débordement et cette transformation en termes d’une problématique de l’acte”, en termes d’une politique pulsionnelle ou d’une stratégie du désir. Nous n’entendons pas ici reprendre en compte l’entreprise de la psychanalyse avec ses avatars, ni nous laisser enfermer dans les impasses libidinales de l’anthropologie ou les implications politiques
de la sociologie.
Il s’agit toujours,
comme
tions
de leurs fonctionnements
nous
l’avons
déjà fait dès le départ de ce texte, à la limite de ces formadiscursives,
sociaux,
et de
leurs entreprises politiques avouées ou non, de monter une stratégie et une politique du désir investissant le social. Il ne s’agit point ici de référence quelconque à un désir individuel, ou subjectif, au sens de la subjectivité bourgeoise, unité imaginaire servant de profondeur à une surface individuelle. Mais nous nous référons, en parlant du désir, à ce à quoi l’analyse du vaudou nous donne
accès, à ce débordement pulsionnel que produit l'initiation
et les rites,
champ
ce branle-bas
socio-politique
pulsionnel
des masses
qui
envahit
paysannes
tout
le
et fractions
de classes petites bourgeoises, pour subvertir leur espace et leur temps. Certes,
nous
nous
l’avons
ne
voyons
pas
que
cette
souligné,
est
de
production
désirante et ces productions de désir aient, en quoi que ce soit dans la conjoncture politique actuelle, subverti le rapport des forces qui contrôle l’histoire d'Haïti. Le vaudou,
contrôlé
déjà
idéologiquement,
part
économiquement,
en
part
politique-
ment refoulé, dans le cadre de l'imaginaire des hounforts
et des confréries qui les fréquentent. Le vaudou est encore à libérer. Nous voulons indiquer seulement que la transformation éventuelle de ce rapport des forces ne se fera pas et ne s’est pas faite dans le passé sans que soit mise en branle toute cette machinerie pulsionnelle qui permet 8. Tel que défini plus Baut.
235
Le vaudou
à une masse de percevoir autrement sa situation, et d’in-
troduire dans cette perception la folie et l'utopie suffisantes pour rompre des chaînes historiques, politiques, sociales, économiques. L'acte vaudouique sera historique à ce prix.
—
Erzulie Dantor La figure de l’amour se colore ici de la passion mortelle qui est son essence en quelque sorte. Le cœur traversé par le poignard d’ogou met en branle la passion tragique et jalouse de cette adoratrice de la violence du feu.
3. la crise de possession
Le phénomène de la crise est certes à première vue ce qu’il y a de plus spectaculaire dans le vaudou. C’est
ce qui frappe sans doute d’abord le spectateur donc l'étranger. Pour le vaudouisant, et donc pour l’haïtien, c'est quelque chose de tellement habituel qu’il risque de passer inaperçu à l’analyse. Beaucoup d’études ont tenté une explication de la crise. Autrement dit, elle est toujours abordée dans le champ de l'écriture, et comme une
extériorité
aux
normes
que
contrôle
l'écriture.
Elle est
toujours analysée en termes de déviance, de faiblesse psychologique, de pathologie. On serait tenté de dire que
l'analyse et/ou la description de la possession, parce que
passage par l'écriture a toujours été une reprise politique non avouée de la possession par l’idéologie dominante, que l'écriture conserve et reproduit. Pourtant il faut en
même
temps
reconnaître
que
beaucoup
d'auteurs
ont
tenté d'y échapper souvent avec un certain succès, mais toujours en restant dans le jeu de l’interprétation, qu’ils
s’agissent des Rigaud, d’Antonio Louis-Jean, de Louis Mars, d’Alfred Métraux ou de Lorimer Denis. Tout se
passe comme si le passage par l’écriture nous condamnait à l'interprétation. La difficulté est ici structurale. Le désir
de retrouver le mouvement de la possession ne peut faire l’économie du langage, et encore moins de cette violence 239
Le vaudou
particulière que l'écriture exerce sur le langage pour y étouffer les voix, ne serait-ce que par le jeu même de
l'orthographe, où les idéologies
dominantes
contraignent
le sens. Plus rien ne peut être dit de rien qui ne passe par
le commentaire ortho-graphique.
et la glose Le contrôle
que surdétermine l’espace du sens contre le rôle des
sens. Le corps est évacué dans son exigence sans restriction de satisfaction. Si le langage en impose au mortel la structure de demande pour la satisfaction de ses besoins, au point d’en démultiplier l'exigence, l'écriture, elle, règle le signe jusqu’à le substituer à la voix. Celle-ci n’est plus cri du corps, connotation vocale de demandes pulsionnelles. Elle s’estompe et vient mourir sur les plages du jeu métonymique du signe. Ce que des « voix » se donne à voir dans le spectacle de la possession, court le risque de se dissoudre dans l’interprétation, où l'écriture le réduit au signe. Comment faire passer la possession à l’écriture ? Quel dérangement la théorie
peut-elle
introduire
dans
l’écriture
pour
que
quelque chose s’y fasse style, qui connote la possession ?
Au point où le sens multiple peut rendre à l’écoute ce que l'orthographe maïintenaït dans le champ de la lecture
la plus simple, on peut soupçonner que le contrôle de
l'écriture sur les « voix » qui habitent le langage peut être
subverti dans une violence exercée sur l'écriture :. Ceci peut nous servir à repérer mieux ce qui ici nous sert de départ dans la considération de la crise de possession : un détournement des investissements pulsionnels qui est le fait d’une certaine organisation socioculturelle. En effet, la difficulté propre au passage du vaudou à l'écriture est un effet de cette fonction de l’écriture d’étouffer la multiplicité des « voix », en imposant le sens unique : celui des classes et groupes sociaux dominants. De même, la difficulté propre à la pulsion de subvertir l’histoire dans le champ
de la confrérie, est relative
à la domination politique historique des masses paysannes, qui les contraint à investir l’imaginaire des figures cultu1. Cf. Scilicet n° 5, Une « Corps est-ce pont danse » à ouvrir, pp. 201 et sq., Seuil, Paris, 1975.
240
Une relles,
certaine
se substituant
aux
pratique
libidinale
structures
économiques
et s0-
ciales qui ordonnent effectivement les rapports des forces
et la lutte des classes dans le conflit social. Mais que de tels détournements servent encore la pulsion voilà qui doit
relancer notre soupçon quant à ce qui habite notre propre analyse, soit une certaine position de désir qui attendrait de la pulsion des subversions politiques.
La crise de possession : un contrôle social L'ensemble des étapes de l'initiation nous aura paru
comme un contrôle social de la relation de l'individu aux
« Voix ». De fait, la question peut se poser en des termes tout à fait opposés et en revenir au même : on peut se dire
que
l'initiation
est une
technique
de réconciliation
des
nous
met
individus avec l’univers pulsionnel. Le phénomène de la crise de possession
donc face à un certain nombre de réalités qu’elle articule.
La crise semble prendre place à la limite d’une impossible
articulation entre des multiplicités pulsionnelles, dont il
faut rendre
compte” et des
structures
économiques,
so-
est une organisation,
qui
ciales et politiques, propres à une formation sociale historique.
Cette
limite
toutefois,
est le fait de la confrérie. Il est remarquable que d’emblée on ait désigné la
possession comme une crise, avec toutes les connotations psychopathologiques et psychiatriques propres à ce terme.
Mais
comme
dans
le même
temps
qu’on
repère
la possession
une crise « de » l'individu, il ne vient nullement
à la pensée que cette crise peut désigner tout aussi bien une faille dans la structure sociale. Il faut pourtant indexer ce lieu de rupture, sans quoi rien n’est explicable 2. Mais une telle exigence de rationalité appartient à l'écri-
ture et à la machinerie rer?
métaphysique.
Pourquoi
s'y laisser captu-
241
Le vaudou
au miveau de l’histoire sociale de ce qui a lieu dans la « crise » de possession. Les classes paysannes et ouvrières, des fractions en-
tières des classes moyennes, et plusieurs groupes sociaux, pour lesquels le vaudou représente leur mode culturel
d'existence, se trouvent objectivement, dans la formation sociale haïtienne, dans une situation telle, que la satisfac-
tion de leurs besoins les plus fondamentaux est pour le moins aléatoire. Ceci n’est pas un fait nouveau, pour autant que l’histoire d'Haïti est précisément l’histoire de la domination hégémonique de classes et de groupes sociaux qui ont toujours défini et maintenu à leur seul profit les règles du jeu social. Nous avons assez souligné * comment les structures de l’échange dans la formation sociale de la colonie de Saint-Domingue n’offraient aucune chance à l’esclave pour la satisfaction de ses besoins. Cette satisfaction était strictement fonction de la reproduction de sa force de travail. Du côté des esclaves, nulle aspiration n'avait son lieu dans la structure de l'échange. Aucune exigence sociale ne pouvait s'inscrire dans le jeu
de ces rapports à l’Autre des structures coloniales, qui ne soit d'avance vouée à une frustration innommable. D'ailleurs où aurait pu s’inscrire de telles exigence sociales dans un système de part en part ordonné et saturé par l'impératif d’une surproduction nécessaire à l’accumulation française du Capital? C'était déjà à l’informulable de cette désespérance que le marronnage offrait l'existence d'un vagabondage pulsionnel. Cette U-topie dans les interstices de l’espace et du temps de l'exploitation escla-
vagiste donnait un visage d’outre-sens à la frustration sans borne et à l’angoisse fondamentale en quoi se résolvait la satisfaction impossible d’exigences sociales les plus élémentaires. Ces mêmes
structures des rapports sociaux
esclavagistes sur quoi se branchait cette dérive de multiplicités pulsionnelles, dont le marronnage indiquait le retour dans le réel, ne pouvaient être investies par cet ouragan pulsionnel dont elles étaient la cause. L’organi3. Cf. Partie I, chap. n.
242
Une certaine pratique libidinale sation coloniale avait prévu les modes d'exclusion de tels investissements. Le marronnage était donc le seul investissement libidinal possible, pour toute une part de la formation sociale esclavagiste, et la condition de possibilité à la fois de la production du vaudou comme imaginaire subversif pour l’histoire de la colonie, et de la révolte
des esclaves où cet imaginaire allait faire irruption dans le réel. La guerre de l'Indépendance, récupération de la subversion par les nouvelles classes dominantes, n’a pas pu offrir aux exclus une place suffisante dans le nouveau rapport des forces et de l'échange instauré par la victoire. Les masses paysannes et les classes et fractions de classes ou
groupes sociaux, opprimés par le système esclavagiste, se retrouvèrent dans une situation analogue après l’Indé-
pendance. L'ordre nouveau ne s’établissait pas fondamen-
talement en vue de la satisfaction appropriée des besoins de tous. Mais surtout les structures de l'échange social et des rapports de forces par où passaient les exigences sociales de ces anciens dominés, ne leur offraient pas le lieu légal ou politique d’une quête responsable de satisfactions sociales légitimes. Dans le même temps, les nouveaux régimes
devaient
combattre
le
vaudou,
l’allié
d’hier,
qui
faisait figure de « sauvagerie » et de retard ou de blocage
culturels dans la superstition, pour ceux qui aspiraïent à un respect et une reconnaissance de leur nouvelle indépendance. Noblesse oblige ! Mais les conditions mêmes de
l'échange social et la structure des rapports des forces
n'ayant pas fondamentalement changé avec l’accès à l’in-
dépendance pour les masses populaires, les conditions de
possibilité du vaudou restaient toujours aussi actuelles. Les répressions culturelles, politiques, religieuses, poli-
cières, qui accompagneront tout au long de l’histoire d'Haïti de telles conditions, ne feront que les consolider et rendre le vaudou inexpugnable. Ce que les masses ne pou-
vaient espérer au niveau des structures politiques, économiques et sociales, pouvait là, dans le vaudou, prendre figure et sens dans un imaginaire collectif, qui empêchait la prescription d’exigences sociales les plus fondamentales des masses populaires. 243
Le vaudou
L'une des formes du contrôle social des plus subtiles du vaudou haïtien devait être sa folklorisation par les cultures dominantes. Accompagnée de toute sorte de « défense et illustration » de l’héritage ancestral par l’écrivain, l'historien ou le politicien, cette folklorisation délimite un territoire national au vaudou. Mais ce territoire n’est que l’'avant-scène d’un théâtre ouvert à des spectateurs, qui y ont toujours un statut de touristes. Ce voyage de l’intérieur
doit désamorcer pour chacun la nocivité pulsionnelle des
représentations
vaudouesques.
Il s’agit
d'offrir
à la dis-
tance propre du regard cette invasion de l’audible jusqu’à la trans-muer en l'émotion du spectacle. Ce passage calculé de lérotique à l’esthétique, conforme à toutes les règles du jeu (répressif) de la sublimation éducative des cultures dominantes, ravit aux masses populaires exploitées,
avec
la fierté de leurs
cultures,
dressement dans les rapports sociaux. Les
nouveaux
rapports
sociaux
l'espoir
de
tout re-
qu'instaurait
l’Indé-
pendance était un ordre des choses. C'était l’organisation
d’une autre théâtralité. La représentation, à nouveau faisait couture du champ social, et toute circulation libidinale
d'énergies pendance,
se trouvait d’avance contrôlée. Avec lindéle marronnage accédait à son impossibilité
propre. Si la révolution des esclaves en 1791 était ce débordement et cette invasion de hordes de pulsions-nègres déchirant au-delà et en deça de ses coutures, le texte
même de l’organisation coloniale, la guerre de l’Indépen-
dance,
le nouvel
ordre
des
choses,
consacrant
la repré-
sentativité des nouvelles classes dominantes sur la scène
de l’histoire
d'Haïti,
rendant
impossible
pour
un
temps
indéterminé, tout ouragan libidinal. C'était la clôture du vaudou, désormais contrôlé historiquement. Situé ainsi à l’intérieur de l'histoire nationale comme événement primordial, scène primitive et commencement historique, le vaudou repris donc par l'écriture de l’historien et le discours du politique, trouvait une place et un rôle dans la théâtralité nationale.
Emasculé.
Le vaudou, ce surgissement des « voix » de nulle part, prenant possession ici ou là, n’importe où, de corps esclaves, pour les sortir des chaînes de l'échange économique
244
Une
certaine
pratique
libidinale
et culturel où le signe déjà maintient toute vie pour une
jouissance nommée, ce parcours libidinal du groupes déjà asservis à que lordre nouveau
vaudou qui appelle et est un autre déchirement des corps dans des la production économique, voilà ce déjà contrôlait et rendait caduc.
Mais le contr(e-r)ôle ici était à la fois une désignation et
une mise à l’écart dans la théâtralisation. Le vaudou déjà passait à un autre mode d’existence. Il n’était plus la rupture subversive, le lieu de la révolution. Il était désormais
voué à hanter le théâtre d’une cruauté sans visage. On peut
chanter le vaudou comme on célèbre un passé prestigieux. On n'est plus possédé. La possession des individus et des groupes ou confréries, parce que devenue folklorique ou
superstitieuse, ou vedettisée, n’est plus historique. Aucun
acte de bouleversement du champ du signe, aucune subversion de l’ordre économique et politique, aucune réorganisation des conditions de la satisfaction ne sont promus dans l’économie libidinale de la possession ‘. Les pulsionsnègres civilisées, démocratisées, n’ont d’autres voies pour dire encore l’inouï, qu’à se faire la risée du public (racisme ? terme comique !) dans la grande comédie internationale. Les fous du capital ! Désormais les voix montent les corps pour un spectacle mystique et grandiose. Nous avons déjà noté dans le discours des vaudouisants euxmêmes cette ambiguïté. Ils célèbrent le rapport du vaudou à la guerre de l’Indépendance ou à toute guerre civile, où quelque chef paranoïaque accède à la présidence comme
un houngan accède à IFE pour y recevoir l’asson. Mais
ce chant de l’histoire sociale se substitue à l’investissement
Hibidinal de la même histoire pour la produire. Cette célébration même introduit le vaudou dans la théâtralité spécifique où s'organise la position désirante des classes do-
minantes, dans la formation sociale haïtienne. Le vaudou,
comme
prise des corps dans la possession par les voix,
4. Ce que nous
cipalement
cherchons
« l'intention
politique
ainsi à mettre à jour c’est prin> du contrôle
du vaudou
et de
son vœu. Nous retrouvons le même mouvement plus loin au niveau du rituel. Mais nous indiquerons plus bas combien une telle volonté est ambiguë et compromise dès le départ.
245
Le vaudou
est politiquement contrôlé. Il n’y aurait plus de « crise de
possession
d'emblée
» au niveau
crise
des groupes
socio-politique
populaires,
historique,
qui soit
modifiant
le
cours de l’histoire et donc transformant radicalement les
règles et les possibilités de circulation libidinale dans la formation sociale haïtienne, provoquant une réorganisation des conditions de l’échange et des rapports sociaux qui règlent la satisfaction. L’empire du signe a de part en
part limité la libre circulation
marronnage
y introduisait
de pulsions-nègres,
comme
vaudou.
que
L'empire
le
du
signe, c’est cet ordre de la productivité, de la croissance, cet ordre culturel, du mime du blanc, de la démocratie,
tout ce que les classes dominantes, nègres ou mulâtres mimant le blanc et l'écriture, imposent aux formations sociales populaires comme exigence de civilisation. Le grand théâtre
blanc
de l'écriture
et du
discours
rationnel,
avec
son ordre de la productivité capitaliste (ou communiste ou marxiste ou tout ce qu’on veut peu importe ici, puisque c’est importé *) et de la vérité, cet affrontement à l’Autre*,
cette figure ob-scène et pas encore assez honteuse du mo-
nothéisme judéo-chrétien. Et, si ici il faut, pour le vaudou, refuser le théâtre, ce n’est pas qu’il ne serait pas une orga-
nisation libidinale de Ia satisfaction, mais bien parce qu’il
restreint de manière subtile jusqu’à son extinction, la circulation des énergies libidinales au profit de l’organisation rituelle du signe, de la représentation,
de la normativité,
de l’ordre établi au profit de quelques groupes sociaux et
classes, de la vérité, et en un mot, du Grand Autre *. Bref,
5. Le dehors de cette importation est toujours posé par le discours politique du gauchiste-prêtre-bon-apôtre, comme l'exté-
riorité
inaccessible,
sinon
aux
purs
et
aux
initiés,
d'une
vérité
qui toujours barre la satisfaction libidinale, non seulement pour ses fanatiques, à moins qu'ils soient leaders ou chefs, paranoïaques à la petite chapelle-cellule (et pourquoi pas ?) mais surtout pour les fidèles. 6. Cet Autre nous ne disons pas simplement que la psychanalyse le maintient à sa place et renforce sa fonction. Mais on ne peut manquer de s'étonner de l'aveuglement historique et politique de la psychanalyse quant à cette place et à ce fonctionnement.
246
Une
certaine
pratique
libidinale
ce contrôle socio-historique de la possession vaudouique et à long terme cette extinction souhaitée du vaudou, visent strictement le détournement des énergies libidinales et leur transformation-investissement en force de travail. Que ce travail soit exploité par quelques classes dominantes ou qu’il soit dépensé par l'idéal politique d’une société, fûtelle socialiste, toujours à venir, l'infamie demeure le détournement, qui est l'exclusion même de la libido, comme libre recherche de la satisfaction. Ce détournement-extinction est la forme
la plus
subtile de l’exclusion,
là où elle
s’avance sous le masque du contrôle social : la politique.
Le contrôle
rituel de Îla crise
La conséquence directe et immédiate du contrôle social de la libre circulation d'énergie libidinale, c’est le contrôle rituel. Quand nous disons ici conséquence, nous ne voulons pourtant pas entendre une relation de cause
à effet, distanciant deux phénomènes dans quelque ordre chronologique. Il n’y a pas là deux temps ni deux événements. C’est une seule et même chose que le contrôle so-
cio-politique historique de la libre circulation de pulsionsnègres dans le champ économique et culturel, et le contrôle rituel de la crise de possession apparemment
individuelle par l'initiation et le rythme de la cérémonie
vaudou. Il s’agit de pièces du même mécanisme d’exclusion de la pulsion par le signe, d’extinction du libidinal sous l’empire du politique, de l’économique et du culturel.
Il s’agit toujours de l’entreprise théologico-métaphysique de substitution du grand Autre et de la figure du Père, même mort, à l'intrigue sans nom de l’aventure pulsionnelle. Bref, la civilisation du vaudou : répétition sans
cesse à recommencer de la théâtralité judéo-chrétienne, comme substituant à l’ici et maintenant du voyage sans bords ni jalons de la pulsion, la représentation de la vérité de l’Autre, dans un dehors inaccessible.
247
Le vaudou
Les « voix » en effet ne sont plus simplement cris, mouvements vocalisés, de corps habités et déchiquetés ou découpés autrement par les pulsions. Les « voix » sont prises dans des signes qui renvoient aux situations socioéconomiques et politiques telles qu’elles sont découpées dans la formation sociale par le conflit des groupes sociaux et la lutte des classes. Bien sûr cette capture dans les signes pourrait être déjà le lieu d’une importation nocive et dévastatrice du pulsionnel dans le champ de l’histoire. Mais le mode même de la capture tend à restreindre les voix à la pure représentativité de l’extérieur. Les « voix » n’ont (de) lieu qu’à condition que la (crise de) possession des corps par les dieux soit le théâtre même du détourne-
ment.
Les « régionalités » pulsionnelles perdent leur tribalité, leur incivilité, dans les figures qui servent de mo-
dèles, contre-rôles aux initiés comme aux bossals. Et à titre d'exemple, on peut s'interroger au sujêt du type de limites, autour desquelles le rituel de la possession par
Erzulie contraint les intensités libidinales à l’in-nocence et l’inutilité du spectacle. Erzulie Freda Dahomey
territorialisation
de tribalités
libidinales,
qui
est re-
donnaient
libre cours à la passion amoureuse, en tant que risque absolu que prend la libido de vouloir quelque objet que ce soit, pourvu qu’il la mène au bout de sa quête, là où la sa-
tisfaction libidinale se conjoint à la déchiqueture doulou-
reuse du narcissisme et de tous les jeux identificatoircs du
signe. La « voix » n’est plus le cri du corps libidinal déchiré par les feux qui le traversent et prennent possession
de
son
espace
vital
pour
l’épuiser.
EÉrzulie
Freda,
loa,
esprit, déesse de la pulsion amoureuse de tout ce qui peut la mener à satisfaction, n’est plus le simple nom de cette possession des corps par les fonctions libidinales. Elle se monnaye en des comportements culturellement féminins. La hounsi, l'initiée ou l’adepte que monte Erzulie Freda, prend, avec sa voix de femme séductrice, perverse et jalousement
amoureuse,
tous
les traits culturels
de
la
féminité amoureuse. Ce qui est remarquable pour nous dans cette possession désamorcée, ritualisée, c’est que les figures culturelles où vont se réduire la féminité d’'Erzulie 248
Une
certaine
Freda,
tendent
pation
culturelle
comportement
en
même
typiquement
pratique temps
libidinale
à monter
amoureux,
le définit.
Nous
en
épingle
le
tel que la domi-
saisissons
là,
la surdé-
termination du rituel par le politique. L’amoureuse qu’Er-
zulie Freda « représente » a toutes les caractéristiques qu’imposent à la mascarade féminine les conditions d’exploitation et de domination propres à la subjectivité bour-
geoise dans la position socio-culturelle féminine. Mais ces caractéristiques sont déjà travaillées du dedans en quelque sorte, par les tribalités libidinales, qu’elles ont pour fonction
de contrôler
théâtralisant. En effet
femme
et de stabiliser dans le signe, en les
la possession
d’un
corps
d'homme
ou
de
par Erzulie Freda tend à n'être que la théâtrali-
sation d’un contrôle rituel. Cette théâtralisation est cet espace de signes offert à l’investissement libidinal. Toutes les conjonctions et ajointements de bouches, de seins, de lèvres, de pénis, de vulve, de ventre, vagin, anus, galbe de
peau, courbures de hanches et mouvements de morceaux de corps, où la pulsion se tribalise, où et comme elle peut, sont ici court-circuités par le rituel amoureux petit-bourgeois, agençant le rapprochement sexuel d’individualités culturellement surdéterminées. Erzulie Freda circule dans
l'assistance avec cet appoint « pervers », pinçant ici une fesse, volant
là un
baiser,
réclamant
une
caresse
ailleurs,
faisant branler là une paire de seins inattentifs et surpris. Elle semble jouir des rires complices qui fusent à côté de ses incartades érotiques, se « pâmant » d’une remarque, trébuchant dans de vigoureux bras d’hommes
ou de hale-
tantes poitrines de femmes. Mais le théâtre est piégé. Le signe contient à peine les tensions qui le débordent. Le spectateur perd son ventre dans le mouvement libidinal qui traverse la confrérie. Un rien de plus de débordement et le jeu échappe à la scène. Mais les initiés veillent. Houngan,
mambo,
hounguenican,
la
Place,
confiance,
hounsi canzo, ils sont là attentifs et rodés, toujours prêts,
intervenant à temps et Jamais le théâtre n’atteint les limites de la cruauté qui le fissure. Erzulie Freda ne passe que les bornes du supportable. Ses mouvements de robes, de cuisses et de tous autres 249
Le vaudou
bords, sont encadrés de toute la civilité du modèle socio-
culturel de l’amoureuse un peu perverse et très ingénue. Elle ne demande pas l’amour, elle quête le plaisir à la manière du gourmet, et exige l’attention unique, qui la désigne comme incomparable dans la séduction. Mais tout ce jeu est bien réglé. Et quand la pulsion déborde les possibilités dont l'initiation a doté l’initié, les officiers de la confrérie
interviennent, principalement le houngan ou la mambo. L'excès se désamorce d’être prévu. Ainsi le rituel de la possession met en scène toute une fantasmatique déjà habitée de modèles socio-culturels
déterminants pour contrôler cette traversée des corps des
fidèles par les multiplicités libidinales. Ce qui semble se dérouler comme un débordement pulsionnel, ou le libre cours d’une fête orgiaque, n’est en fait, que le subtil jeu d’une règle de circulation libidinale. Les groupes de possédés ne quitteront pas leur hounfort pour dévaster la ville, qui, tout à côté, les a mis
au ban
de satisfactions
sociales, politiques, économiques. Ogou-feray, qui, là, ges-
ticule, sabre au poing, fougueux et coléreux, terrible et indomptable, ne passera pas les limites du hounfort, pour refaire quelque soulèvement populaire. Il n’y aura plus
de cérémonie du Bois-Caïman,
22 août.
il n’y aura plus de nuit du
En effet, qu'il s'agisse d’Erzulie Freda Dahomey,
ou
de Baron Samedi, d’Ogou-feray, ou de n'importe quel loa
montant un fidèle, la possession reste dans le cadre de ce
contrôle politique et rituel de l’économie libidinale. La possession ne semble d'ailleurs pas possible en dehors de ce contrôle. C'est là qu’elle surgit, et c’est là qu'elle se résout. Certes nous connaissons bien des cas de possession à l'extérieur de toute cérémonie, comme aussi en dehors de tout cadre de confrérie vaudouesque. Mais, même ces cas isolés ne sont jamais sans lien avec l'héritage vaudouesque. Il s’agit toujours de personnes qui de près ou de loin ont affaire aux loas, ont un compte à leur rendre. Que l’initié ou l’adepte ne soient plus dans les limites de la confrérie n'empêche nullement les structures de la confrérie de les habiter, et de contrôler en eux le débordement libidinal. Ainsi on comprend aisément le fait que 250
Une
certaine
à Paris, à Montréal,
pratique
à New-York
libidinale
ou à Mexico,
des cama-
rades haïtiens organisent des « cérémonies vaudou » pour aider un des leurs aux prises avec des « difficultés psycho-
logiques », pour lesquelles la psychiatrie se révèle inefficiente, c’est le moins qu’on puisse en dire ’.
D'une manière habituelle ou normale, la possession
a lieu au cours
des cérémonies.
Il y a d’ailleurs un mo-
mambo,
la parade des drapeaux,
ment prévu à cette fin. Après les salutations entre houngan, hounsi,
les chants et for-
mules d’invocations ont lieu pour attirer les loas. Il s’agit d’invocations prononcées en un langage secret, dont la plupart des observateurs disent qu'il n’est compréhensible qu'aux seuls initiés *. On s’étonnerait toutefois que le secret d’un tel langage soit si bien gardé. Il s’agit bien plutôt dans le déroulement
même
du rituel, d'invocations,
scandant le
tambour, la danse, les chants, rythmant rituellement les moments où, au cours de la cérémonie, le surgissement des pulsions est possible. Après les libations et les rites d’orien-
tation, le tracé des vèvè est un autre temps clé pour la possession. En effet le tracé des vèvè comme diqué déjà est en quelque sorte cette
nous l’avons inouverture d’un
espace pour les « voix », qui rend possible la possession des corps des initiés par les loas, à mesure que les vèvè sont tracés. Au fait, la cérémonie se déroule selon un rythme qu'articulent des rituels particuliers, des chants, des danses, des mouvements du chœur des hounsi. Tout cet ensemble théâtralise les multiplicités pulsionnelles qui déchirent la confrérie. À des moments précis, ici ou là, dans le temple, une crise se produit qui répond à un moment de l’organisation rituelle, à un appel du chant, de l'invocation, du tambour, ou d’un rite particulier. Ce tissu 7. Nous n’avons personnellement jamais participé à de telles cérémonies. Ici nous avons toutes les raisons de faire foi aux dires de ceux qui pensent avoir réussi par là. à remettre « en ordre » la situation d’un camarade en difficulté. Nous ne porterons aucun jugement de valeur sur cette remise en ordre. Au
nom de quoi, d’ailleurs ? 8. Alfred MÉTRAUX, Paris, 1958.
Le Vaudou
haïtien, p. 144, Gallimard,
251
Le vaudou
de signes qui contrôlent l’économie libidinale, ouvrent aussi ici et là les bords et fissures pour un débordement. Le contrôle est souple, mais il est effectif. Qu'il s'agisse de la surdétermination politique d’un territoire culturel pour le vaudou, par le nouveau rapport des forces
établi après l'indépendance, qu'il s’agisse de cet univers de modèles culturels de comportements, qui assurent sa multiplicité au panthéon vaudouique, qu’il s’agisse enfin de l'articulation rituelle des différentes parties d’une cérémonie vaudou,
le contrôle social de la possession
théâtra-
lise toutes les possibilités subversives des tribalités pulsionnelles. Il ne reste plus aux pulsions que la clandestinité virulente d’un travail de mort.
L'’échappée pulsionnelle : une
clandestinité
au travail
Cette subtile clôture culturelle du vaudou dans la théâtralité du signe * n’a pourtant pas eu raison du nomadisme de la pulsion. Demeure la grande circulation des
« raras » et des « zobop » qui sont en quelque sorte les nègres marrons de la formation sociale haïtienne. Les
tontons macoutes de Duvalier leur ont donné cette dimension politique qui permet à l’horreur de passer de la clandestinité à la reconnaissance,
de la nuit à l’histoire,
des fantomatiques voyages au pays d’'IFE à la scène internationale.
Nous avons là affaire, mais à deux niveaux, à des hordes de pulsions libres, parcourant l’espace culturel,
sans y avoir de place propre. Elles sont non pas respectées
mais craintes, donc reconnues dans la clandestinité même
de leurs structures d'organisation, d'échange et de circu9, On pourrait désigner là, et définir la position de désir qui habite toute analyse du vaudou dans les catégories religieuses.
252
Une
certaine
pratique
libidinale
lation. Contre les zobops, le système administratif, juridique et policier, ne peut rien, strictement rien. D'ailleurs dans les masses populaires, « chacun sait » que les autorités leur doivent tout. Des officiers de province interrogés
à ce sujet, ont toujours manifesté cette « sagesse >», qui
consiste à penser que chacun a son domaine, et que pect des règles du jeu est essentiel à l'équilibre Surtout pour la plupart d’entre eux, il semble clair, cun contact n’est possible, ni souhaitable entre eux
le ressocial. qu’auet ces
hordes de sorciers errants qu’on appelle les zobops. En ce qui concerne les raras, la situation serait différente.
Pourtant on ne peut ignorer que ceux-ci n'ont d'existence ouverte que grâce à celles-là. Les bandes de raras sont
entièrement contrôlées par les sociétés secrètes. Ce sont même elles, qui en structurent l’organisation. Aussi les officiers
interrogés,
reconnaissent-ils,
la possibilité
pour
eux, en cas de besoin, d’avoir un contact indirect avec les
sociétés secrètes, en passant par les leaders des raras. Mais ce genre de rapport ne peut s'établir qu’à certaines périodes de l’année, dans certains cas de criminalité exigeant l'intervention de la police, et tout cela, sous le
contrôle invisible des sociétés impliquées. Mais ces officiers de l’armée qui semblaient eux-mêmes respectés par les sociétés, jusqu'à quel point ne montaient-ils pas en épingle le pouvoir effectif de ces sociétés, et par suite, leur
influence et prestige social dans la région ? Leur discours ne reproduisait-il pas un ordre des choses, une hiérarchie
des places où s’indiquait le partage et la circulation du
pouvoir (c’est-à-dire du monopole de la violence) dans les campagnes haïtiennes, des sociétés secrètes, aux houngan et mambo
des
confréries,
aux
officiers
de
l’armée,
aux
chefs des sections militaires et aux curés ? Bien sûr. Il
faut toutefois indiquer qu'il était moins question dans cet ordre, de hiérarchies,
que de renvois d’autorités, les unes
aux autres, selon des cas d'espèces. Chacune, comme laissaient entendre ces officiers de l’armée, avait son statut, son rôle, sa fonction sociale, définis dans un jeu global fort complexe, où il n'était pas question que l’une
se substitue à l’autre. Ce jeu complexe
d’autorités n’était
toutefois pas une structure rigide fermant toute possibilité
253
Le vaudou
à d’autres formes de pouvoir. En effet c’est là que sur-
girent les « volontaires de la sécurité nationale
», com-
munément appelés les « tontons macoutes ». Ils ne venaient pas supprimer ce jeu de renvois d’autorités. C'était un jeu ouvert, qui pouvait promouvoir une circulation toujours nouvelle de forces libidinales, en même temps qu'il les contrôlait. L'apparition des macoutes faisait primer une position libidinale, ramenait à un centre toutes les forces en jeu dans ces renvois d’autorités. Elle modifiait le jeu. Elle instaurait une hiérarchie définitive. Le mono-
pole de la violence indiquait un contrôle apparemment absolu des forces en jeu dans la formation paysanne. Du point de vue politique, c’est-à-dire du point de vue de l'encadrement et de l’embrigadement des multiplicités
pulsionnelles pour les ramener sous l’empire unitaire du parti (quel qu’il soit, notons-le encore en passant), c'était
un succès.
Tous
les grands
paranoïaques
de l'histoire,
chefs religieux, militaires, politiques, leaders idéologiques,
ont eu de ces idées géniales, dont jusqu’à nous, ou presque,
le discours historique s’est fait le récit. Mais là où l’orga-
nisation des VSN ” ne recoupait la structure des sociétés secrètes, donc ne disait pas l’acceptation par celle-ci de l'enjeu politique officiel, ces sociétés sont devenues encore plus nocturnes, plus hermétiques,
et en même
vaudou plus périphérique, plus folklorique, au voyeurisme culturel de l'occident.
temps, le
objet offert
Précisément ici, il faut tenir compte de l’indépendance qu'ont marquée certains houngan et mambo et des membres de sociétés secrètes par rapport à cette tentative de clôture de l’espace des voix par la politique. Ils ne sont pas sans reconnaître et affirmer un certain respect du politique à leur endroit, en même temps qu’ils réaffirment la « séparation des pouvoirs ». Mais cette attitude d’apparente concession ou de conciliation, ne leur enlève rien de
cette assurance extraordinaire de ceux qui ont fait le voyage à IFE et qui ont affronté les limites du possible. Cette assurance, qui a trait à la puissance, à la jouissance 10. Les volontaires de la sécurité Nationale, munément les « Tontons macoutes ».
254
appelés
com-
Une
certaine
pratique
libidinale
du pouvoir, le politique ne la conteste pas. Il ne l’affronte pas non plus. Au contraire, il est de notoriété publique
que quiconque veut accéder au pouvoir politique doit s’as-
surer la faveur des voix et de ceux qui jouissent de leur
pouvoir. Ce qui a pu apparaître comme une clôture politique de l’espace des voix, n’a pu se réaliser qu’au travers un investissement-détournement des multiplicités pulsionnelles dans le jeu du politique. Plus que jamais, là même où le détournement du vaudou et des puissances nocturnes
des sociétés de sorciers semble le plus évident à l’analyse,
une clandestinité libidinale mortifère est au travail, dans les structures mêmes de l’enfermement, où le politique
entend contenir le culturel et piéger l’histoire. L’espace
des voix n'est plus très clairement délimité, si jamais il l’a été. Partout, le contrôle, la répression et l’enfermement
par le signe sont habités et secrètement travaillés par la
duplicité libidinale. Le signe ne canalise plus l’énergie. Il la dissimule. Il en organise le travail souterrain et clandestin. Les sociétés de sorciers ne se marginalisent plus dans un hors-lieu d’où ils parcourraient de manière insoupçonnable les lézardes des organisations socio-économiques et
culturelles. Elles sont partout et nulle part déménageant les interstices de l’espace démocratique pour s’insinuer dans toutes les articulations du système social, par-
ticipant au mouvement même qui tendrait à les gommer du champ de l’histoire. Subtilement, le vaudou s’éloigne
sur place, faisant un gouffre infranchissable de la proxi-
mité
même
qu’il organise,
pour mobiliser
à la fois la
répression politique et le regard qui s’en soutient. La folklorisation du vaudou
et sa vedettisation,
alimentent
des
positions libidinales où il se fait bouclier et protection, de cela même qu'il autorise à sa périphérie. Le spectacle offert au voyeurisme, en même temps que le flanc prêté en leurre à la répression culturelle, assure la permanence de la mobilisation pulsionnelle, au point même où le vaudou échappe à la capture du système. L'organisation même du contrôle et de la répression jusque-là où ils se donnent les allures d’une « civilisation », d’un passage du pulsionne]l au culturel, devient le complice de l’écou255
Le vaudou
lement des multiplicités tribales. L'écriture blanche n’en
finira pas d'analyser, de déplorer, de s’impatienter et de
renoncer
à la possibilité
de christianiser,
c’est-à-dire de
civiliser l’espace vaudouique. Aucune articulation pensable ne vient là en effet justifier, ni rendre compte d’un passage du pulsionnel au signifiant. Sans cesse cet amortissement et ce désarmorçage du pulsionnel sur les plages
du signifiant se trouvent contredits et contrariés par la dissimulation du libidinal dans le culturel, par le lestage
pulsionnel du signifiant. Tout l’ordre symbolique est ainsi
clandestinement travaillé par des multiplicités désirantes, qu’il n’arrive guère à réduire à l’unité d’une histoire sociopolitique ou d’une entreprise civilisatrice. L’échappée pulsionnelle a lieu dans l’entreprise même d’assujettissement et de dressement par le signe. Et en cela,
il nous
faut reconnaître
que
le vaudou,
dans ce qu’il faut bien appeler sa transformation, même si elle n’est qu’apparente, le vaudou est à l’heure du capi-
talisme
« sauvage
>», qui nous
semble
le stade le plus
avancé du capitalisme. Et le vaudou en tant qu'espace d’échappée pour des multiplicités pulsionnelles, nomades,
célibataires,
tribales, y trouve
les conditions
de sa repro-
duction. Ce que nous voulons ici entendre par capitalisme « sauvage », n’a rien des connotations marxistes-léninistes où ce terme peut recevoir une autre signification. En même
temps notre acceptation n’entend pas non plus exclure celle-là. Il s’agit d’autre chose, d’une autre visée. Ce que
nous voulons repérer et identifier est de l’ordre d’une impossibilité. Loin de chercher à continuer indéfiniment l’entreprise théologico-métaphysique de réduction totale de
la « vie » au signe, le capitalisme s’en détourne de plus en plus, parce que c’est son intérêt, ou bien plus simplement peut-être, parce que c’est son histoire propre. L'entreprise
religieuse de tout ramener au sens a atteint sa limite interne avec l’internationalisation du capital : l'Occident chrétien n’est tel qu’à condition de se maïntenir dans les limites du peuple choisi. La domination hégémonique mondiale de l'Occident rend impensable toute extériorité non colonisée. L'écriture a tout pénétré et plus nulle part ne peut se maintenir une civilisation où la parole ne serait
256
Une
certaine
pratique
libidinale
ni glose, ni commentaire, mais pure « voix » d'outre-sens,
signe
intensif,
fère,
se
« crise pulsionnelle
» du
symbolique.
Le
maladies,
ses
vaudou est l’un de ces points chauds et féconds, où, sur les bords et à l’intérieur du capitalisme, prend forme cette chose inouïe et encore impensée, qui n’est pas de l’ordre de la synthèse, ni de la contradiction surmontée, ni de la castration assumée, où de la sublimation, mais plutôt quelque chose comme une nouvelle figure de l’impossible articulation du pulsionnel à l’historique. Loin de devoir se détruire de lui-même, de l’intérieur, le capitalisme prolitransmue,
pourritures, forme
en
«
mercantilise
ses failles, vedettise
information,
la
vend,
»
ses
la révolution, la
rachète,
la
la transrevend,
réinvestit le profit qu'il en tire et change de visage. De
même il ne se contente plus de civiliser les multiplicités de pulsions en les rabattant sur des objets bien identifiés achetables, vendables, et circulant selon des modèles cultu-
rels savamment élaborés par la publicité. Il défait des unités culturelles traditionnelles pour libérer les énergies qu'elles canalisaient et les ré-unir sous d’autres modèles et entités idéales. Il multiplic ses possibilités de scinder, défaire, réunir et ré-utiliser. Le rythme des démontages et transformations est commandé par les règles du jeu du capital. On parle de choc du futur, de déclin des valeurs, de fin de la philosophie, etc., mais, tout cela est glose d’un
texte qui échappe aux commentateurs officiels ou officieux. Que ce texte échappe tout en soutenant la glose indique que l'écriture a changé de mode et de lieu. Sa fonction n’est sans doute plus de ramener toute voix, toute intensité pul-
sionnelle à l’unité du sens. Elle travaille désormais le signi-
fiant lui-même pour libérer les « voix » et les intensités
corporelles, provoquer de nouvelles unités vouées ellesmêmes à tous les démontages et destructions profitables à
la survie et à la transformation du capitalisme. Le travail de l'écriture qui est désormais à reconnaître dans celui du
capitalisme est de faire du signe un « lieu de transit » pour
les pulsions. Il n’y a plus pour l'Occident chrétien d’exté-
riorité barbare à civiliser, à ramener à l’unité territoriale du
signifiant suprême
: le Dieu Vivant. Le capitalisme n’a 257
Le vaudou
plus à conquérir de Tiers monde. L'Est et l'Ouest ont à
se retourner
sur l'ennemi
de l’intérieur.
civilisées vont connaître de nouveaux
Ces
tribalités
destins, les nègres-
blancs mangeront à la baguette. Les femmes s’émanciperont. Les homosexuels se marieront pendant que les prêtres divorceront. Les Américains feront l’amour et non plus la guerre. Les intellectuels se déchireront entre eux, subventionnés par les Etats pour leurs combats singuliers. Les patients feront l'amour avec leur psychiatre et les enfants
fréquenteront le « free school » et y recevront une « éducation » sexuelle. Le grand dérangement déplacera tous
les enfermements et dans les entre-deux les multiplicités rendues, pour un temps, à leur nomadisme, redonneront un visage à l’inouï. Rien dans tout cela n’annonce ni ne promet une dis-
parition « technologique » du vaudou. Certes une glose religieuse sur le vaudou doit disparaître. Elle faisait partie
d’un capitalisme non encore sauvage, non encore axé sur la manipulation du nomadisme et des tribalités pulsionnelles, à travers un travail sur le signe. Mais le vaudou
comme espace des « voix », lieu de transit du marronnage
libidinal a toutes les promesses d’une survie sous des formes que, précisément, ses adeptes, pas plus que ses contempteurs de droite ou de gauche, ne peuvent prévoir. C'est l'affaire désormais de l’histoire du capitalisme. Toutefois, un certain vaudou disparaït : celui qui est au départ de la problématique de ce texte. De moins en moins le vaudou pourra être pensé comme l'érosion libi-
dinale du système capitaliste en Haïti. De moins en moins
il sera le dehors vocal habitant et fissurant de l’intérieur
des interstices au texte culturel chrétien, occidental. Par-
tout ailleurs, ce texte est hanté par cette limite qui le parcourt, et dont il est en passe de modifier les bords,
dont
en tout cas il ne peut plus se défaire. L’irrepérable de la
limite
à l’intérieur
« Voix »…
de
l’écriture,
rend
ainsi,
partout,
la
imminente. Et pas seulement dans le vaudou
haïtien. Mais là, quelque chose s'offre à l’analyse qui ne peut manquer d'exercer la vigilance sur ce que peut présenter cette limite, comme articulation insupportable et impensable de la pulsion à l’histoire.
258
Une
certaine
pratique
libidinale
Et l'individu ? Une question pourrait ici sembler rester en suspens,
à laquelle nous n’entendons nullement répondre. La crise
de possession, même en tant que pratique libidinale, nous pourrions l'avoir laissé entendre dans les deux chapitres précédents, n'est-elle pas une affaire individuelle ? Eh bien, ici, 1l faut répondre
résolument
non.
Par ce non,
il
s’agit de refuser une question qui fait partie d’une problé-
matique qui n’est pas la nôtre. Notre négation ne répond
pas
à la question,
elle porte
sur la question
et ce qu’elle
implique de présupposés religieux et faussement psychanalytiques ou psychiatriques. Ce qui se passe dans la crise, se passe dans l'individu et non pour l'individu. C’est la structure et le fonctionnement sociaux du discours de la confrérie qui enfermeront dans l’unité individuelle, comme un problème de l'individu, cette impossibilité transindivi-
duelle d’articulation réglée, entre les tribalités pulsionnelles
et les civilités de l’histoire sociale. Ici une problématique des rapports individu-société, montée idéologiquement par l'écriture, domine toutes les sciences humaines et sociales,
et sert
à définir
un
lieu,
où
détourner
les
rap-
ports pulsions-histoire, et leur donner un semblant d’articulation contrôlable. La question à savoir si la crise de possession n’est pas d’abord un problème individuel, objet
identifiable dans le champ des discours psychiatrique, psychologique, voire psychanalytique, une telle question a sa pertinence dans la problématique des freudo-marxismes, ethno-psychiatries,
et toutes
tentatives
dites
interdiscipli-
naires, qui cherchent à consolider l'idéologie de l’articu-
lation individu-société. Ce genre de question oblitère une
autre : la solitude de l'individu dans sa fonction de « lieu de transit » par rapport aux pulsions multiples qui prennent corps à travers lui et l’histoire sociale, qui dépense sa « vie ». Et c’est précisément par rapport à cette solitude, que linitiation et le rapport d’une part à la
259
Le vaudou
confrérie et au houngan, et d'autre part aux voix, dans la possession,
peuvent
être une
voie,
où
l'initié, comme
les
zobop, trouve le compagnonnage, qui lui rend plus supportable, ce voyage qui ne le mène nulle part. On ne peut en effet oublier ici que l’individualité en question fait partie de l’histoire sociale. Elle est l'unité sous laquelle cette histoire « éduque » les pulsions, les « civilise », les discipline, dirait Michel Foucault. Et dans
le vaudou haïtien, comme partout ailleurs, où la domination du capital est chose établie, l'individu est une territorialisation contrôlée par le système socio-économique. C'est l’unité sous laquelle les énergies contrôlées sont libérées pour être transformées en forces de travail. Rien de ce qui peut se penser comme processus d’identification, de conscience de soi ou de conscience tout court, en tant
qu’effet de l'éducation, n'échappe à cette production historique qu'est l’individualité. Les sciences humaines font figure de raffinement scientifique dans l” « éducation » du
moi. Les sciences sociales, en consolident les probléma-
tiques, leur donnent cette dimension politique qui les rend
indispensables. Ces sciences, ou mieux ces discours font partie d’une activité sociale historique de production et de délimitation de territoires contrôlables où les pulsions partielles doivent venir s’éteindre ou se transformer en énergies,
forces
de
travail.
Ces
discours,
par
leur
allure
de scientificité sont l’affinement des outils pour un tel travail de détournement et de transformation. Aussi l’analyse de la possession en termes de problèmes individuels psychologiques peut être simplement une manière d’introduire la clôture de cette écriture historique dans le mouvement subreptice où les voix s'ouvrent un espace hors-histoire. L’échappée libidinale qui se donne corps et folie dans la crise de possession est une traversée de l’individuel. C’est l'écriture du vaudou et le discours des sciences humaines qui renferment ce transitoire dans le champ des problèmes psychologiques ou « personnels » ouverts par l’idéologie des rapports individus-société. De fait l’individualité n’est pas évacuable. Sa base organique résiste à toute tentative d’ignorer ses exigences unitaires. Sa réfé260
Une
certaine
pratique
libidinale
rence sociale, à travers le moi, ou l’image sociale du soi, l'expose à toutes les répressions, qui encadrent toute velléité d'échapper à la discipline culturelle. L’individualité est acculée à se faire de plus en plus ce qu’elle est : lieu de transit pour un nomadisme pulsionnel pluriel et célibataire, c’est-à-dire non institutionnalisable. Ce que précisément la crise de possession met en évidence dans le vau-
dou, c’est que cette dérive de l’individualité au gré du marronnage des pulsions, est le seul destin auquel elle peut se plier, avec en outre le « savoir
» que donne
l’ini-
tiation, qu'aucune carte, aucun code de la route ne ba-
lisent cet interminable voyage, qui ne postule nul ailleurs.
quatrième partie
positions
Deux concepts jusqu'ici ont balisé pour nous ce par-
cours du « corps vaudouique
possession.
L’un
et l’autre
» : ceux d'initiation et de
appartiennent
au système
de
l'écriture. L'usage que nous en avons fait, pourtant, visait à suivre, aux lézardes près, dans le labyrinthe de l'écriture,
les bords
de la limite,
l’espacement
de la voix.
Sur
le mode d’une problématique de la désintrication de la voix dans l'écriture, où elle se meurt, ce que nous mettons en place, est une politique de la voix, politique libidinale, qui ambitionne une fidélité à la voix. Nous croyons voir là non seulement l’enjeu du vaudou mais une des
implications théoriques,
qu’il nous impose
aujourd’hui.
L'analyse du vaudou en effet a été ici l’occasion et le lieu d’un remaniement théorique de ce que d’avance l’écriture du vaudou nous impose. Il faut dégager maintenant l'enjeu, la stratégie et les tactiques d’un tel remaniement. Le vaudou nous déplace ou bien on l’enferme dans des questions avec lesquelles l'écriture nous produit. Tenter de mettre à jour les positions théoriques à partir des-
quelles on déjoue l'écriture pour prêter oreille à la voix, c'est peut son tion
aussi en même temps, s’efforcer de repérer jusqu’où nous conduire l’attention donnée à la pulsion qui fait espace du vaudou, plutôt qu’au signe où l’interprétacontraint la possession. Ce qui ainsi prend les allures
de la théorie, continue dans l’écriture, mais sur ses bords et
dans ses interstices d’intensités, là où elle se laisse envoûter, une pratique commencée du côté du théâtre de la
265
Le
vaudou
possession. Cette analyse trébuchante, et elle doit le res. ter, se soutient donc d’une volonté de suivre dans l'écriture
de l’histoire, ce qui la rompt et l’oblige sans cesse à des rectifications politiques, policières, scientifiques, méthodologiques, épistémologiques. Suivre à la lettre, autant
que faire se peut, le nomadisme de la pulsion, cette ambition qui habite notre analyse du vaudou doit clarifier ses principales positions théoriques, indiquer au mieux les écarts qu’une fidélité aux voix introduit dans le sens.
1. l'écriture
et la voix
Ce rapport ainsi institué par notre voyage vaudoui-
que, entre la voix et l'écriture, ne se réduit pas simplement
à un dualisme. C’est le repérage d’une machine
: l’écri-
ture, cet instrument sans lequel le mercantilisme ne peut passer à l’accumulation du capital. Cette écriture qui, de
son fait, instaure la double scène, l’officiel et l’obscène, le bon et le mauvais, l’Autre et le même, la vérité et l’action, cette écriture, qui postule un reste et fonde le calcul, est une condition essentielle de ce qui traverse la
culture et l’histoire haïtiennes sous le nom du vaudou :. Le
refus d’un dualisme écriture/voix entend ne pas faire de la voix un reste de l'écriture, qui du coup pourrait être pensé comme sa cause. S’il est de la nature de l’écriture de faire un reste, c’est que l'écriture est un instrument de conquête en même temps que de dénombrement. Elle conquiert d’une part en ramenant à une unité signifiante donc conventionnelle, rentable, et d’autre part elle nomme et nombre. Elle compte. Elle fait passer des multiplicités
singulières, innombrables et sans reste, à des mensurations, où le trait unaïire indéfiniment répétable ouvre à une plu-
ralité contrôlable, échangeable. Le reste que l’écriture fonde est de l’ordre de cette pluralité seconde. Il suppose 1. Tout
l'enjeu
de notre première
partie
a été de l’établir.
267
Le vaudou
le nombrable. Il rend possible et conditionne le calcul de la plus-value. Il n’a rien à voir avec l’innombrable de la
voix. L'écriture nombre,
compte,
calcule,
et le reste est
sa prochaine conquête, quand ce n’est pas déjà son capital. L’'impérialisme de l'écriture doit sans cesse reproduire son reste, terre sauvage à conquérir, multiplier, compter, dépenser, accumuler. Le caché, objet de signification, fait de l’herméneutique, une arme de conquête. Eglises missionnaires, corps expéditionnaires, capitalisme marchand, puis industriel, etc. Le retrait creusé à la vérité par l’écriture, Autre sans nom ni visage, est la légitimation dernière et sans recours de toute l’organisation du monopole
de la violence (le pouvoir politique) au moyen
de quoi,
l'écriture étend sa domination. L'Autre, ce retrait de la vé-
rité dans une inaccessibilité nécessaire, n’est donc pas non plus ce reste de l'écriture. Légitimation dernière de la transformation des énergies en violence absolue, l'Autre est en même temps le moteur de la culpabilisation. Il est donc, dans son inexistence même,
ce sans quoi l'écriture
ne fonctionne pas, sans quoi le texte n’a aucune autorité. Aussi l’Autre n’est pas comptable. Il ne fait nombre
rien d’autre. Il rend possible le dénombrement.
avec
Il est le
« sans-visage » de l’écriture. Le reste par contre, c’est le
nombrable,
non
encore
nommé,
non
encore
ramené
à
l'unité du trait. Il fait partie du même comme sa terre promise. Il est encore une tribu sauvage, peuples à christianiser, marchés possibles mais non encore constitués, ni dominés par le capital. Si le reste ne fait pas encore signe, puisqu'il n’est pas encore nombré, il n’en est pas moins ce qui peut modifier le signe, sur le système duquel repose tout le travail de l'écriture. Le reste est donc nature non encore acculturée. Terre promise, 1l est l'horizon mobile d’un voyage organisé. Ce sans quoi l’écriture ne peut que se répéter lui-même, il est davantage le nouveau que l'étranger. Il assure la reproduction du capital. Grâce à lui, le travail de l'écriture se leste de ce caractère de l'étrange de ne pas devoir s'arrêter. Mais il n’est pas pour autant la limite interne de l'écriture, dans la mesure
même
où le nombrable,
même
sous la figure d’extériorité qui le caractérise, est une pro268
Positions
duction
de l'écriture. L’internationalisation du capital ne
saurait être sa limite interne, au contraire une de ses puissances fondamentales est cette possibilité indéfinie de transformations internes, de créations de nouveaux espaces
sauvages
à vendre,
à civiliser, de nouveaux de nouvelles
modèles de satisfaction
subtilités dans la dépense,
de réor-
ganisation de toutes les structures perverses et de déplacements de toutes les limites. La nouveauté, que l’écriture produit à l’intérieur de son propre champ n’a rien de l’étrangcté des intensités que l'écriture entend réduire, cette nouveauté est richesse et surprise du jeu propre au signe à l’intérieur de l'écriture. Quant à l'étranger qui vé-
hicule le drame et la transe, 1l est cette folie, cette perte et dépense sans limites que l'écriture borde, contourne en
tentant d'ouvrir des possibilités de « vie >». Il est l’écou-
lement sans arrêt, ni fin d’une « extériorité » incontourna-
ble qui rend toute familiarité impossible, mort seconde étrangère à celle de l'individu mais la sollicitant en quelque sorte dans l’angoisse. L'écriture d’y agencer le nombre et le calcul de la dépense ouvre l’espace du familier dans cette étrangeté sans nom. Elle rend possible la « vie », non comme singularité biologique, mais comme sursis. Dans la formation comme dans la reproduction historique du vaudou haïtien, les loas restent les étrangers, les figures culturelles et historiques de la voix. Il est remar-
quable, et nous l’avons déjà noté, que le possédé change de « voix ». Plus importante pour nous que les transformations d’attitudes qui ont lieu au cours de Îla crise de possession, la modification
de la voix connote
dans
le houn-
fort la présence de l'étranger. Notre insistance sur ce fait « ethnologique » entend sortir d’une simple distinction de l'oral et de l'écrit. Il ne s’agit pas pour nous simplement
de distiguer
civilisations
écrites
et civilisations orales
et
d'étudier leur confrontation à travers le vaudou. La crise
occasionne pour les vaudouisants, le passage à des attitudes psychologiques, qui peuvent être repérées dans une analyse politique *, comme une compensation ou un substi2. Mais l'analyse religieuse procède selon le même type d'arguments. Il faut lire à ce sujet l’ouvrage de Jean KERBOUL,
269
Le vaudou
tut illusoire, à une situation socio-économique
de domi-
nés. Une telle analyse ne supprime pas le problème de l'étrangeté de la voix. Que la crise de possession soit le fait de sociétés dominées, et relève de situations, comportements, attitudes dits féminins, il n’y a là qu'une modalité secondaire, et non indifférente, du genre de question que nous entendons maintenir. Au contraire, nous verrions
dans
ce
type
d’analyses
et
ses
conclusions,
une
confirmation d'une problématique à élaborer : que le travail de l’écriture pour tout soumettre au sens et au nombre est le lieu même d’une évocation ambiguë où la voix peut venir mourir au signe, ou s’y ouvrir un espace de transit pour un nomadisme pulsionnel. La voix ici évoquée n’est pas celle que produit l’écriture linguistique. Elle n’est pas pièce dans la machine
linguistique. Même si toutes les ortho-graphes, la capture dans le langage, pour y éteindre la parole vive, elle n’y est
jamais
alors peut-être
que
la prisonnière...
l’étrangère.
Elle est ce qui habite le langage commun, comme un horssens, cris, bruit multiple de corps non organiques mais érogènes, morcelés, inutiles et sans bords. Elle est, non
pas simplement connotation, mais morceau de corps déchirés, traversés, de pulsions multiples, non institutionna-
lisables. Le phonémique ici est restitution de l'écriture. La
voix travaille l'écriture, l’altère, mais
n’y est pas
comme
son autre ou son reste. Elle transforme l'écriture en un lieu de transit où des errances libidinales peuvent s’immobiliser dans des débordements et des dépenses joyeusement
inutiles. Le vaudou et ses sociétés secrètes ne sont pas l’ailleurs de l'écriture blanche, qui organise dans la formation sociale haïtienne le théâtre de la démocratie. Ils traversent
ce
théâtre,
Le
magie
en
bouleversant
les
assurances
officielles, le parsèment de doute, de peurs injustifiables et Vaudou,
ou religion, Ed. Robert
Laffont,
Paris,
1973.
L'auteur, qui nous fournit un travail intéressant sur l'héritage familial des loas, ne sort pas des présupposés religieux qui colonisent le vaudou, ni des « superstitions > qu'ils y introduisent. Il a déjà trop personnifié le diabolique pour distinguer dans le vaudou, l'imaginaire du symbolique ct encore moins du réel.
270
Positions
de nocturnes horreurs. Ils en modifient profondément les
pièces,
les
articulations,
en
pervertissent
le
fonctionne-
ment. Mais ce n’est pas l’autre du système, ni non plus un autre système. Cette pluralité sans nom propre, qui déchire toutes les unités de l’espace national, n’a pas l’or-
ganisation d’un système. Pas de hiérarchie repérable. Ni Bible, ni Eglise. Ce n’est même pas un autre pays. C’est le déchirement même du pays. Il n’y a pas à chercher à
donner un langage au vaudou, ni à en découvrir le langage caché. Ce hors-signe est pure voix. Le langage sacré et secret des initiés ne dit rien. Il agite des formules sans
profondeur. Il figure l’inouï dans l’audible et matérialise la voix. Aucune recherche linguistique ne le récupérera pour le rendre à l'écriture. Et l'incapacité de l’initié à nous en traduire le sens n’est pas ignorance ou inculture. Dans ce « parler en langues » Ia voix transite dans l’écri-
ture et l’altère. Point. Il n’y a rien à comprendre. Il y a tout juste à se laisser posséder par la voix. Toutes les entreprises de réhabilitations et de défenses finissent ici par
réintroduire l'écriture, là où il faut simplement organiser un passage, constituer des bords, des frontières, où la voix peut transiter dans l’altération de l'écriture.
Nous
La voix ainsi évoquée n’est pas celle de la possédée. l'avons noté. La voix de la possédée (homme ou
femme,
il s’agit toujours de l’épouse du loa) se modifie
dit-on. Est-ce une autre voix ? Est-ce la voix de l’autre ? Et quel est le statut de cet autre ? Ces questions montent une
machine
d'identification
où
la voix
doit s’éteindre
dans la nomination. Exorcisme ? La voix n’est pas identifiable dans le langage. Elle ne peut être enfermée dans les murs de l’écriture-langage. Sur le mode de venir d’ailleurs la voix est d’abord altération du rapport de l’initié au langage et à sa propre voix. C’est cette altération qui marque le transit de la voix dans l'écriture. La voix s'évanouit
dans l’énonciation où elle donne corps (de jouissance et de souffrance) à la rupture des rapports sociaux, où la possession surgit. Elle n’est pas prisonnière du discours qui commente et glose l'écriture, pas plus qu’elle n’est son autre, ou son opposé. Elle s’y insinue et le démonte. Elle le fait dérailler. Non point qu'elle ait quelque chose à 271
Le vaudou
dire. La voix n’a pas de message. Elle est l’acte même de perversion du discours et de l'écriture officiels. Bien sûr, les attitudes, comportements, discours de la possession sont culturellement réglés. Mais cette règle n'est qu'apparente. De multiples variantes dans les attitudes et les discours des loas empêchent précisément de prévoir, ce que va faire Loko ou ce que va réclamer Erzu-
lie. L’initiation
vise
à fonder
une
écriture,
un
contrôle
canzo, l'intervention du houngan ou de la mambo
est sou-
justement, de cet imprévisible. Et même
chez les hounsi
vent nécessaire pour chasser le loa qui déborde les cadres
rituellement prévus, et supportables, pour son « passage »,
ou pour maîtriser la possédée aux prises avec des forces invisibles, qui la subjuguent et lui fait passer les limites
du possible pour le hounfort. Le contrôle, l'écriture rituelle, que se sont constitués les confréries vaudouesques sont souples. Ils sont voies ouvertes aux voix pour leur
nomadisme cours
dans le champ
officiels,
culturel délimité par les dis-
démocratiques,
chrétiens.
Mais
ils
sont
aussi protection pour les hounforts contre les bouleverse-
ments, qui accompagnent pour eux le passage des voix. Une imprévisibilité angoissante demeure dans l’organisa-
tion rituelle qui veut ramener la voix à une autre écriture. Toute l'interprétation cabalistique du vaudou repose justement sur la fondation, la légitimation de cette autre écriture qui serait originaire. Comme
s’il pouvait y avoir
une autre écriture! Comme si la fonction de l'écriture n'était pas toujours et partout la constitution de l’ailleurs,
vérité
et/ou
nombre,
peu
importe,
le
creusement
de
l'absence, qui justifie la réduction violente de la dépense présente sans limite et sans nom, à des investissements contrôlables et rentables! Le passage de la pulsion à l'institution. Le quadrillage des pluralités démesurées et insensées par des unités nombrables. Du sens au nombre, le travail de l'écriture répète partout le même sous des modalités différentes. Ce qui y change, ce sont seulement ici et là, les failles, les fissures
de son
organisation
et le
flanc, qu’elle prête à la possession et à l’effritement de son espace par la voix. On pourrait aussi à la manière de l'idéologie vau272
Positions
douesque poser les « voix » comme exterritorialité originaire, noire et africaine, inassimilable à l’écriture occidentale. Le vaudou est alors un « reste » historique, exclusion faisant incessamment retour dans le langage occidental, tel qu’il domine les bords de lArtibonite et toute la
perle des Antilles. Les voix disent alors cet irréductible.
Elles prononcent la limite de l'Occident en même temps qu'elles signifieraient l’altérité étrange de l'Afrique. Nous ne croyons pas précisément qu’une telle fonc-
tion eût pu être assumée pendant près de deux siècles par le vaudou. Ce serait tirer un trait sur l’histoire, non point
cette
histoire
qu’elle échappe
que
l'écriture
produit,
mais
l’histoire
telle
à l'écriture et n’y pointe que pour la dé-
placer, la fissurer, et l’altérer finalement. La question de
la voix est plus générale et plus fondamentale que la particularité d’une prétendue résistance de l’africanité à l’assimilation blanche. Si le vaudou est un espace ouvert par et pour la voix dans l'écriture, ce n’est pas seulement en tant que particularité ethnologique. Ce qui est ici en jeu n'est pas propre au vaudou haïtien. Mais il se trouve que
le vaudou haïtien en est une situation exemplaire. Dès le départ du capitalisme, dès la première accumulation du capital, l’entreprise de l'écriture, dont font arme les classes
hégémoniques, ne peut réduire la voix, la pluralité insensée et innombrable du nomadisme pulsionnel, à faire pièces dans le discours. Ce n’est pas simplement sur le mode d’un irréductible ou d’un reste, que la voix ainsi résiste au langage.
C’est en tant que parole vive, exigence
de jouissance et non production de sens. La production du
sens en effet est activité de langage, elle fignole les limites où l'écriture contraint le possible du discours. La voix n’habite pas le discours. Elle le traverse sans même y laisser sa trace.
Ce
qui se trace
après
elle dans
le discours,
résulte des déplacements qu’elle y a opérés, d’y avoir tran-
sité. La voix ne se donne pas à la lisibilité qu’elle traverse et pervertit, car elle ne peut alimenter le dicible. Ce qui se fait jour et nuit avec elle, ou mieux à son passage, reste linouï. Non pas simplement ce qui n’a jamais été entendu, mais ce qui s'offre à l’audition bien plus qu’à l’entende273
Le vaudou
ment, quelque chose de l’ordre de la « prise des oreilles * ». L’audition est ouverture du corps initié — marqué, érogène. La voix n’a rien à dire et n'offre rien au sens ni à la compréhension. Elle possède dans la démesure de la
jouissance
et/ou
l’horreur
de
la
souffrance.
Surgie
du
l'écriture.
La
organes branchés sur des rapports socio-économiques
dé-
corps initié *, elle ne s’adresse pas. Elle prend possession. Ce qu’elle rompt dans le corps, c’est son organicité. Le
corps
organique
est produit
dans
et par
voix, bruits et rumeurs d’outre-sens, ravit le corps à l’écriture. Elle déplace les limites, où le discours médical identifie les organes. Elle interrompt la productivité de ces finis. Elle y introduit le désordre, en y rendant impossible
le rapport de travail qui rattache ces organes à une rentabilité sociale,
au discours
médical
et à l’ordre établi, qui
les identifient. La voix désorganise le corps en y compromettant l’action unificatrice et discriminante de lécriture. Elle le féminise donc. Elle n’en efface pas les marques
masculines,
elle
les distord
et les
déplace,
elle
les
annule pour le temps de son transit. Son passage transforme un corps organique en corps de jouissance/souffrance. Elle est la rupture,
le déplacement,
la perversion,
et la traversée des limites que l'écriture produit dans le
langage, et dont le discours, surtout le discours politique,
est la reproduction sous toutes les formes imaginables.
3. Voir plus haut ce qui en est dit à l'occasion de l'initiation
des houngan
et mambo.
4, L'initiation
qui
arrime
l’individualité
corporelle
d’une
hounsi à un loa, est en fait un morcellement. Elle a la fonction de marquer le corps et de le vouer au morcellement qu'exigent les
multiples possessions auxquelles ce corps de hounsi (corps féminisé par la jouissance des voix) est désormais habilité par l'initiation,
274
Positions
Dualité
et articulation
de l'individu
à la société
Pourtant c’est sous une discipline commandée par l'écriture que s’accomplit une œuvre d’occultation de la voix, orchestrée par toutes les sciences humaines sous le rapport individu-société. En effet ces sciences sont un per-
fectionnement et un raffinement du montage de l’entreprise théologique et économique, donc politique, de l'écriture. Sur ce point l’analyse du vaudou, si elle est menée dans ce parti pris, qui est le nôtre, de suivre à la trace de ses distorsions de l'écriture, le nomadisme et le transit de la voix, l’analyse du vaudou alors ne peut être que révélatrice.
Elle ouvre un lieu philosophique.
Qu'il s'agisse des analyses psychiatriques, ou des analyses ethnologiques, ou politiques, ou littéraires du vaudou, l’occultation des exigences pulsionnelles s’y opère
sur le mode de rapports individu-société. Tout se ramène à
la démarche d’un individu, initié ou non, aux prises avec une situation socio-économique indépassable, et qui a recours aux loas par l'intermédiaire d’une confrérie, d’un initié, d’un houngan, etc. Ici, l’espace des voix est saisi comme un moyen, auquel un initié donne accès. Le schéma
est simple,
classique,
capitaliste.
On
a d’un
côté
une situation défectueuse, un manque. D’autre part, on a des moyens de production et de transformation de la situation et enfin, entre les deux, des intermédiaires, qui ont le double pouvoir de posséder ces moyens de production-transformation, et d’autre part celui d’en assurer ou non le bon fonctionnement. Nous ne nous attarderons pas sur la transparence ici du modèle du fonctionnement de l’économie politique. Ce modèle soutient toutes les ana-
lyses qui ramènent à des rapports individu-société, l’impossible articulation du pulsionnel à l’historique. Il nous
semble plus urgent de repérer l’entreprise théologique qui commande cette réduction. Il s’agit en effet comme nous
l'avons déjà montré d’un travail propre à l'écriture. C’est 275
Le vaudou
un travail double que l’on peut épingler ici, encore une fois, comme creusant un ailleurs du sens, et d’autre part organisant le nombrable. Cette démarche, double en apparence, organise en fait une articulation du véritable, le théologique, au comptable, l’économie politique. Elle se maintien et se reproduit en plusieurs lieux des sciences humaines, l'épistémologie et l’interdisciplinaire en sont les plus nobles. Mais le cas singulier du vaudou nous indique immédiatement où 1l faut se dessaisir d’un tel procès : à l'articulation de la psychiatrie à l’ethnologie.
—-
Marassa —— Dossou — (Les Jumeaux)
La répétition l’étrangeté dans le déjà perce l’illimité libidinale qu’est le
Dossa
du même c’est le surgissement de familier. Sous la répétition de l’un de l’innombrable. Pour la pratique vaudou, il faut introduire une vie
possible, un sursis, dans cet écoulement de la démcsure. Le culte des marassa ramenant au double la répé-
tiion du même, tente cette limitation de la puissance infinie. L'enjeu est à la taille de la tyrannie que peuvent exercer les jumeaux, morts ou vivants, sur le groupe parental.
276
Le
vaudou
Cette articulation théorique est le lieu d’une production discursive, où se poursuit une volonté clandestine d’occulter l’impossibilité d’une quelconque sublimation. Ce qui est en jeu là, est encore une volonté de synthèse dialectique entre deux irréconciliables. Mais cette synthèse comme cette dialectique visent au bout du compte une seule chose dès le départ, dès la constitution originaire
des deux pôles antagoniques : la réduction de la pulsion au signe, des multiplicités pulsionnelles à l’écriturc de l’histoire. Le dualisme de départ fait partie du système d'ensemble et de son entreprise de réduction. Mais aussi les division et autonomie de départ, méthodologiquement
nécessaires,
mais
idéologiquement
maintenues
cune des sciences dites humaines, ont le même
pour
cha-
fonctionne-
ment. L'exemple le plus brillant que nous en connaissons et qui fait loi dans le champ théorique ainsi constitué, est
la troisième partie de |’ Anthropologie Structurale X* intitulée Magie
IX et x. Nous
et Religion voyons
et principalement
là, mise en œuvre,
plus magistrale et la plus incontestable,
les chapitres
de la manière
la
cette réduction
au même, ici repérée comme la structure. Aïlleurs, la psychanalyse * procédera de la même manière, mais sous des
modalités différentes, oubliant qu’au moine l’habit ne suffit pas. Là la structure, ici le signifiant. La réduction demeure.
L'écriture
du départ fait retour à la fin. Bien
sûr, on précisera très subtilement la différence * irréductible du signifiant à l’écriture. Mais même élaborées à l'infini (de séminaires. où la voix domine et comment !.….
enfin !) ces précisions n’arrivent pas à cacher la forêt... des signes. Ne retenir de l’écriture que sa dimension littéraire
ou/et littérale, c'était certes une parade contre le signifiant,
où la voix peut faire son chemin. Mais du signifiant à la structure l’enjeu n’est-il pas le même ? De tels débats nous écartent de l’essentiel : la constitution de l’Autre, un ail183
5. Claude
à 227,
LÉVI-STRAUSS,
Plon,
Paris,
1958.
Anthropologie
structurale,
6. Précisément dans des écrits désignés comme
ques LACAN,
Ecrits, Seuil, Paris,
7. Et nous ne pouvons
1956.
Jac-
en effet ignorer cette différence, ni
non plus oublier celle de la structure à l'écriture.
278
tels —
X, pp.
Positions
leurs pour la vérité, sur la base du comptable, la répétition
du trait unitaire.
Le comptable, l’unité, c’est l'individu. Sa constitution, nous l’avons montré, est contrôle, négation, de multiplicités nomades, tribales et asociales. Le nombre, à la fois numération et nomination, activité de l'écriture, se trouve
au centre de l’acte social. Il matérialise la rationalisation de l’organisation. Il creuse leur place à la monnaie et à l’accumulation. L’indivis en effet ne territorialise pas seulement
l’innombrable,
sédentarisant la pulsion, il règle
la dépense. Il lui assure des bords et un centre et lui occasionne des objets. Une socio-culture peut ainsi s’ordonner,
excluant
les
uns,
marginalisant
les
autres,
du
fait
que
l'histoire qu’elle écrit est le récit de cette structure, où la jouissance des uns se conditionne à l’élimination des autres. Mais ce n’est pas sans légitimer l’ignominie. Que ce soit par le métaphysique, par le juridique, par la raison
d'état, il reste que toujours le nombre
se soutient de la
vérité. Il lui faut des classes dominantes. La monopolisation de la violence doit se centrer quelque part, sinon
la dépense s’insinue dans le nombre, et c’est la voie ouverte
en son flanc à la démesure, à l’errance, au n’importe quoi de la jouissance. Mais ce retour de l’horreur habite déjà le
nombre. L’infini de la répétition du même figure étrangement l’innombrable et la démesure. L’exigence irrépressible de croissance de la plus-value, même
sous la forme
la plus simple de sa reproduction, mine le point d’arrêt nécessaire au nombre. Ce qui prend ainsi la forme d’une contradiction,
qu’on ose penser dépassable,
voire dialec-
tiquement, est l’érosion même de l'écriture par la dissémination des pluralités qui s’y dissimulent. Mais contre cela, il n’y a qu’une barrière : la conso-
lidation théorique et pratique des rapports individu-société *. Ce renforcement trouve son lieu privilégié dans le 8. Entre autres, par la discipline, comme vient de le si justement Michel FOUCAULT dans Surveiller et punir, tie, pp. 131 à 230 et V° partie, pp. 300 et sq. Pour nous, Michel Foucault nous fait un démontage circonstancié, certains murs de l'écriture.
montrer II° parce dont ce sont
279
Le vaudou
procès souterrain de l'écriture à travers les pratiques et discours psychiatriques et ethnologiques. Au moment où au XvI° et au xvu° siècles se détermine la première généralisation (au-delà du roi, du pape, des évêques et quelques Grands) de la subjectivité individuelle (« parallèlement » à la première accumulation du capital) la possession surgit dans la ville européenne. Cet encadrement du multiple
sous une unité si nouvelle et si fragile n’est pas sans nécessiter des « remaniements techniques » d’importance dans une formation sociale en pleine transformation histo-
rique *. À un passage de la sorcellerie à la possession fait contrepoint celui d’un repérage religieux du malfaiteur sur demande du groupe, à un diagnostic médical du mal
sur demande du juge. C’est de là qu’il nous faut saisir le
procès bien avant que ce qui est ainsi épinglé comme possession encore démoniaque, ne devienne hystérie sous les indications du discours psychiatrique. Progressivement sous nos yeux, le même discours médical qui a produit le corps organique, comme corps non plus objet de possession démoniaque, susceptible d’intrusions étrangères spirituelles et « affectives », mais corps-organe, système
d'organes, d’unités de productions avec une relative auto-
nomie de travail, le même discours médical va y creuser le mentalisme. Ce corps de jouissance et de possession, devenu machine, système d’organes laborieux, est doté d’un organe central où le nombre s’arrête. Le passage de
la possession démoniaque à la maladie mentale dit ce travail nouveau de l'écriture, dans une nouvelle entreprise de redistribution des unités comptables, contrôlables, éva-
luables et rentables. Le risque de devenir simple tible de « réparations » chiatrique. Rien alors ne ture. Il y aura eu remise
démoniaque y court toujours le déraillement mécanique suscepdans l'institution (garage ?) psyse sera passé qui dérange l’écrien état de la mécanique pour un
9. A ce sujet nous renvoyons à Michel de CERTEAU La Pos-
session de Loudun,
Julliard,
Gallimard,
Paris,
1970.
Très
rigou-
reusement, il y montre comment des débordements « hystériques >» des possédées de Loudun théâtralisent des transformations sociales profondes et globales sur une scène régionale, où sont rassemblés tous les antagonismes du drame social global.
280
Positions
retour à son visage normal. Ce qui a pu être esquivé ainsi, c’est la reconnaissance de l’étranger et à plus long terme, l'inconnu effrayant de ses exigences. Le grand dérange-
ment.
Ce mentalisme, en même tement du pluriel innombrable position d’un ailleurs soustrait commun, et réservé au seul
temps que centre de rabatsur le comptable, il est la au regard et à l’analyse du pouvoir herméneutique du
psychothérapeute initié. Il est le lieu secret d’une vérité qui se livre par initiation de superviseur — didacticien à
candidat — analysant. Toute la neuropsychiatrie. toutes les formations discursives et procédures ou techniques scientifiques qui ont pour but de rendre compte de la structure biologique, de la physiologie, du fonctionnement et du rôle du cerveau et du système nerveux central ou périphérique, nous détournent en même temps de la consi-
dération
critique
de ce mentalisme,
que cette
« réalité
organique » a pour fonction de légitimer. Ce mentalisme, reproduit pour chaque individu l’ailleurs de la vérité psychique,
de
une
écriture
signifiants,
subjectivité cours
sur quoi
ainsi
médical
intérieure,
secrète,
se fonde
constituée.
avalise, malgré,
Ce
toute
cachée,
l’histoire de la
mentalisme
sinon
système
que
à cause même
le dis-
de sa
« base matérielle », l’unité d’action d’un système nerveux
central, est le retour de la structure, sur le mode d’une écriture « naturelle ». Nous savons à quel point, le discours médical a surdéterminé le concept de nature dans la phase laïque de ce nouvel essor de l’entreprise théologique. Bien que cette fonction dominante du discours
médical ne soit apparente que dans quelques notions clés,
principalement dans le champ du droit et de la psychiatrie — entre autres, les notions de perversion, de sexualité, d’avortement
légal
ou
thérapeutique,
etc. —
il ne
faut
pas hésiter à la soupçonner partout où il faut une justification théorique dernière dans les sciences humaines, pour
arrêter les débats et faire montre d’autorité. Le fonctionnement théologique — révélation des raisons dernières — du discours médical ne saurait être sous-estimé, surtout s’il s’agit de l’interroger là où il se défroque de sa problé-
281
Le vaudou
matique biologique avec la prétention d'interpréter l'inconscient. Le même mentalisme en effet occupe le champ thcorique de l'inconscient. L’inconscient, c’est l'inconscient du
patient.
C’est
l’inconscient
individuel,
qu’à
la
limite,
si
on est un freudien pur, on va opposer à un inconscient collectif, pour l’en distinguer, dire sa différence et son irréductibilité. Entre-temps, ce détour théorique renforce le dualisme et le déplacement global de la question. Cet
inconscient individuel, opposé à un inconscient collectif,
évite encore le raz-de-marée pulsionnel. La recherche dans la possession de ce qui serait ainsi « subjectif » et de ce
qui serait « culturel », mais aussi inconscients l’un que l’autre, crée des espaces théoriques où l'attention se détourne d’investissements pulsionnels, qui ne sont ni indi-
viduels ni sociaux fondamentalement, mais pure voix venant s’éteindre sur les bords d’organisations individuelles
ou sociales, sans y trouver ni compagnons, ni écho ”.
Le psychiatre, le psychanalyste, interprètent. Ils ont sur le discours du patient un savoir qui échapperait à ce
dernier. Ils savent mieux que lui ce qu’il veut dire. Car tout ce qu’il peut dire est discours de l’autre, productions
du mental, ce mental qu’ils connaissent si bien pour l'avoir
eux-mêmes
constitué,
à partir de
« leurs expériences
»,
comme ce lieu central, où doit venir buter contre un sens dernier, l’innombrable du discours du patient. Cet ail-
leurs de la vérité, cet autre sans visage, mais qui a le nom du père, est le point d’arrêt de l’errance et la limite de
la
démesure.
Indestructible,
puisque
père
mort,
il
n'offre aucune prise aux coups de la horde des fils, il n’en finit pas de commander l'articulation du nom au nombre, de la théologie à l’économie politique, de la vérité, contre
10. Il faut noter ici depuis A. KARDINER, L'individu dans la société, Gallimard, Paris, 1969, toute l'œuvre théorique de Georges DÉVEREUX, principalement dans : Reality and Dream, Anchor, New York, 1969, partie I, pp. 35-182, et malgré des différences notables, certains aspects de la démarche de Géza ROHEIM dans Âéros phalliques et symboles maternels mythologie australienne, Gallimard, Paris, 1970.
282
dans
la
Positions
quoi doit buter le sujet, à l’obéissance sociale, où doit se
résoudre son aventure individuelle. Si le psychiatre ! est ce chaman ou cet exorciste ”
qui doit expulser du corps individuel ce désordre pulsionnel qui rompt le rapport individu-société, l’ethnologue est ce voyageur du dehors, qui travaille la limite du même,
en quête d’une impossible possession, sans jamais se laisser prendre à la « folie des dieux * ». Cette circulation du même à l’autre trace, sur le mode de voyage géographique, le programme d’une expérience de la limite, qui doit domestiquer le sauvage dans l’ethnologue. Ici l’ethnologue n’est pas simplement un individu. Ce qui est en jeu est un apprentissage culturel. Le voyage à l'extérieur dès le départ, est conditionné par le retour au même. Autrement dit, l’ethnologue ne part pas. Cette oralité sauvage “ va devenir grâce à lui, ici à l’intérieur, objet produit par l'écriture. Ce qui voyage, c’est l’écriture elle-même. De même quand le missionnaire précède le marchand, et la Bible l'usine, c’est le capitalisme qui voyage. Cette transformation de l’oralité de l’autre par l'écriture du même se fait selon les règles. Ce que Junod écrit sur les Thonga
du
Mozambique,
Indiens
Gran
Michel
Leiris
sur les Ethio-
piens du Gondar, Jean Rouch sur la magie des Songhay et Métraux sur le vaudou haïtien ou le chamanisme des du
Chaco,
tout cela ramène
aux
règles
de
l'écriture et par là même un hors-sens, une étrangeté qui, si elle ne devenait objet de curiosité, troublerait l’écri11.
leurrer,
Mais
malgré
combien
mieux
le psychanalyste.
les affirmations
d’intentions
II ne faut
pas se
de la psychanalyse,
elle reste dans la pratique effective des analystes, le perfectionnement technique du rabattement du libidinal sur l'écriture. 12. A ce sujet les analyses de Luc de Heusch sont pour nous
très éclairantes. L.
de
HEUSCH,
Pourquoi
1971, pp. 226 à 283. 13. Nous empruntons
l'épouser ?, Ed.
cette
Maœurs et coutumies des Bantous, Paris, 1936, t. II, pp. 432-460.
expression
la vie d'une
Gallimard,
à
Henri
Paris,
JUNoD
tribu sud-africaine,
14. Voir aussi à ce sujet des pages très suggestives de Michel de CERTEAU à propos de l'ethnographie dans L'écriture de
l'histoire,
Gallimard,
Paris.
1975,
chap.
v.
283
Le
vaudou
ture et en ébranlerait les assurances. Et si à l’intérieur de
ces travaux le trouble et l’ébranlement pourtant bien présents demeurent tellement subjectifs, c’est que, de surcroît,
toute une
organisation
système de rapports et étudiants,
universitaire,
scientifique,
entre chercheurs,
reçoivent
ces textes
tout un
entre enseignants
et y prolongent
l'effet
dirimant de l'écriture par rapport à cette étrangeté qui nous arrive par l’ethnologue. Donc ce n’est pas seulement
l'écriture qui voyage. De la sacoche de l’ethnologue à ses récits de voyage, l’altération du même s’insinue clandesti-
nement dans cette volonté d'écrire jusqu’à notre désir.
de « lire >. Cette volonté d’écrire n’est pas le fait de l’individu seulement. C’est toute cette société occidentale qu'est l’ethnologue, qui veut dans l’écriture ramener l’innombrable du sauvage au comptable. Ce qui s'offre au regard voyageur de l’ethnologue est un pluriel neutre. Il doit y introduire la limite pour repérer les singularités. Les unités qu’il découpe dans ce multiple, prolongent à son insu l'écriture qui habite sa demande de savoir. Il est dans une position où l'interprète comme l’informateur doivent,
— pour rester à cette place et continuer à bénéficier du statut qu’elle leur crée provisoirement — satisfaire sa demande... « d’informations ». La méthode de l’ethnologue, inséparable comme celle de l’analyste, ou du chaman, d’une culture globale et de ses enjeux économiques et politiques, est la machinerie où s'effectue le passage d’une oralité insignifiante à l’herméneutique d’une écriture de l’histoire. En effet la fonction de la parole dans des sociétés hors-textes, où le livre n’a pas cours, ne saurait être simplement d’être la glose et le commentaire de vérités conservées en secret dans des textes réservés aux spécialistes. Là, la parole ne peut être assimilée complètement à la seule communication. Cette oralité incantatoire que l’ethnologue met en branle dans son transit chez les Tupinamba, les Mataco du Gran Chaco, ou les paysans du Mabiale, elle ne raconte pas l’histoire, ni la structure de leur communauté. Elle fait quelque chose d’autre. C’est la machinerie de l’écriture qui délimite dans son discours, le récit de la structure. Cela ne veut pas 284
Positions
dire que ces formations sociales ne sont pas de part en part enfermées elles aussi dans la clôture du signe. Mais
cette
clôture
ne
produit
pas
le
texte,
ni
le livre,
toute
cette machinerie où la vérité fonde le nombre. Cela ne veut pas dire que la dépense n’y est pas calculée, ni la
pluralité
nombrée,
ni
la
démesure
largement
bordée.
Mais les territoires organisés pour le nomadisme pulsionnel dans l’espace « sauvage » ne visent pas d’abord à
rabattre toute la dépense et la jouissance sur l’unité indi-
viduelle elle-même traversée par de multiples institutions, qui y règlent cette dépense et cette jouissance. La dialectique individu-société, qui se résume dans l’idée occidentale par excellence de la personne, du moi conscient et responsable, n’est pas dans l’espace sauvage l’axe autour de
quoi
folies
ou
tourne
l’oralité.
jouissances
Les
divines.
voix
Elles
sont,
selon
passent,
les
cas,
possèdent,
hantent. Elles sont l’extériorité de l’intérieur, la profondeur de la surface. Elles ne disent pas. Elles altèrent les
codes, territoires, espaces, langages et productions où une société se grippe dans l’angoisse du devenir autre. Comme la possession démoniaque et le mysticisme au XVI" et au XVII siècles, elles accomplissent clandestinement
des modifications irrepérables pour les formations sociales où elles opèrent. Elles sont dans le présent déjà, le déran-
gement d’un avenir qui ne sera jamais qu’un futur anté-
rieur. Ça aura été. Jamais saisies dans leur présence fuyante, qui désorganise les fondements du présent, elles
ne peuvent qu'être ramenées à l'écriture. Cette oralité racontée trace dans l'écriture de l’ethnologue, ce dépla-
cement des limites, ce remue-ménage des horizons et des zones d’interdits, tout ce glissement incontrôlable du sol
des valeurs, qui ne sont pas seulement l'effet de l’activité
de l'écriture dans le capitalisme avancé, mais aussi et sur-
tout l’altération, le dérangement de cette machine de l’écri-
ture, dans l’espace ouvert aux voix par le pluriel neutre des pulsions. Il n’y a pas de rencontre des cultures. L’ethnologie raconte des déplacements imprévus. Là même où l'écriture occidentale constituait la méthode et les procédures ethnologiques, comme cet ailleurs où le sauvage pouvait venir lire la vérité de sa pratique sociale, et ce
285
Le vaudou
centre, où le neutre pluriel de son étrangeté pouvait être ramené aux unités comptables de l’économie politique, là même cette écriture voit ressurgir l’innombrable en son sein et non plus simplement sur ses bords extérieurs. L’analyse de la possession et du chamanisme ne fait pas qu'éclairer ce dont il est question dans la possession démoniaque et l’extase mystique, mais elle renvoie à ce que dénient, dans les formations sociales capitalistes, mais aussi
celles
dites
socialistes,
un
discours
médical,
une
pratique de la psychiatrie et de la psychanalyse, une organisation socio-politique de la « recherche ethnologique » par des sociétés de financement, Université, Etat, Socié-
tés privées ou publiques. Constituée d’abord en extériorité à l'écriture ethno-
logique, qui devait et doit la ramener à des pluralités nombrables, l’oralité sauvage ainsi forclose fait un retour
brutal dans le texte même de l’occidentalité. Ici ou là, en
Amérique Centrale et Latine comme dans l’Afrique nouvelle, elle subvertit les limites de l’acceptable, mais aussi, sauvagement,
au cœur même
du capitalisme
du centre —
pas seulement à sa périphérie — elle pourrit tous les ca-
dres, barrières et canalisations administratifs, politiques, économiques, culturels, familiaux, éducatifs. Au bout du
périple qui le conduisait de la mise en scène culturelle
de sa « vie » à cette étrangeté orale, où les règles n'étaient plus celles de l'écriture, l'occident ethnologue découvre au cœur de son voyage et l’ordonnant, cette voix de la
pulsion qu’il quêtait dans l’extériorité étrangère de l’oralité
sauvage. Le sauvage en lui menait le bateau d'Ulysse. Et
partout, sur toutes les plages du signe, de sédentaires cyclopes et de terriennes sirènes le renvoyaient à son errance océanique. Ses pérégrinations géographiques ne faisaient pas que se substituer à cette plongée dans le temps, où l'historien guette des étrangers, auxquels 1l donne un statut (et surtout une stature) d’ancêtres, ni cet abandon du corps aux séductions et possessions de la voix, que la psychanalyse risque, elle les prolongent et tentent de les fonder en leur offrant la résistance de la réalité du sauvage. Cette réalité présente une consistance inquiétante. L’inquiétude de l'historien à trouver des cadavres, sa hantise
286
Positions
de retracer dans le temps les racines de positions sociopolitiques conjoncturelles véhiculent clandestinement une métaphysique
légitimante.
Un
Autre
est
inhumé
dans
l’histoire ”, qui dirait la vérité, où notre présence innom-
brable viendrait buter et s’arrêter contre son nom. L’écriture de l’histoire creuse ainsi le passé comme un manque, en sous-sol à l’organisation des discours, où les classes hégémoniques définissent le sens du texte occidental, conformément à leurs intérêts dans la conjoncture historique. La psychanalyse elle, plus ponctuellement, organisant l’errance dans le langage, y branche le COrps sur des débordements et frénésies étranges, que la voix introduit dans l’écriture. Mais, c’est sur le mode d’une quête subjective d’un objet, qui réglerait la dépense de pluralités intensives ramenées à l’unité du désir. Le manque ainsi ouvert renvoie le discours et la pratique analytiques à Ia dimension de lécriture historique. L’altérité du sauvage, au contraire, ne manque pas apparemment à l'écriture ethnologique. Celle-ci peut alors servir de réassurance — pas seulement scientifique et épistémologique — à l’écri-
ture historique et à la cure analytique. A l’histoire, cette
ethnologie du dedans, il ne manque plus son sauvage. A l'analyse, qui articule l’histoire subjective à l’organisation
sociale
du
même,
il
peut
manquer
encore
d'objet
au
désir, mais le sans visage de l’Autre peut sembler plus
supportable. Entre-temps aura lieu le rattachement d’une « histoire subjective » — Construction dit Freud — à
une conjoncture socio-économique. Toutes ces formations discursives, apparemment si éloignées du discours médical, qui fonde l’individualité, et du discours juridique, qui en règle la mise en scène socio-politique et culturelle, en sont en fait des perfection-
nements et des consolidations. Il n’y est question que de parfaire la relation individu-société, en évitant que soit remis en question son statut idéologique et son fonctionnement social. Aussi ce n’est pas un hasard, maïs bien une
toire,
15. Voir à ce sujet Michel Mame,
Paris,
1973,
de CERTEAU,
et aussi L'écriture
mard, Paris, 1975, pp. 7 à 23.
L'absent
de l'his-
de l'histoire,
Galli-
287
Le vaudou
résultante conjoncturelle, qui fait se conjoindre le natiopalisme, (même sous ses formes les plus variées et subtiles,
de l'esprit de clocher jusqu’au racisme), le contre-transfert et l’ethnocentrisme, comme éléments structurant des figures de la subjectivité occidentale. Ce sont trois dimensions ou trois faces du même travail de l'écriture pour
délimiter l’unité subjective dans son rapport à un pluriel comptable.
L'écriture
de
l’histoire,
répétant
indéfiniment
dans le signe, le geste politique de constituer une unité nationale en marginalisant les multiplicités revêches à une telle entreprise, définit en même temps un code d’identification, avec des frontières éthiques
et policières, au-delà
desquelles on peut être étranger ou traître. L’ethnocentrisme, entretenant la phobie de l’aliénation psychologique, à travers bien des rectifications et des rationalisations
épistémologiques,
assure le solide ancrage
du moi, dans
les modèles de pensée, de sensibilité, d’attitudes intérieures,
etc. qui sont la marque même de l'écriture dans le corps organique. Le contre-transfert, adossé à l'éthique professionnelle et l'intérêt économique, filtre toutes les coulées libidinales, qui viendraient rompre de telles digues à plus ou moins long terme, à l’intérieur d’une individualité si bien réglée, mais aussi si fragile. C’est qu’en effet l’équilibre de l’ensemble du rapport individu-
société, repose sur la fidélité du premier terme du rap-
port
à reproduire
fidèlement
les
structures
du
second.
Dans cette optique, les tentatives de l’ethno-psychiatrie “ 16. Malgré des différences tellement évidentes entre ces auteurs, comment ne pas s'interroger sur la fonction des œuvres
telles que : Cécile
1966 ;
Guy
1968; Paris,
et
Edmond
ROSOLATO,
ORTIGUES,
Œdipe
africain,
Essais sur le symbolique,
Plon,
Paris,
Gallimard,
Paris,
Géza RoOHEM, Psychanalyse et Anthropologie, Gallimard 1967. Je retiens cet ensemble de textes de G. Roheim
parce que entreprise.
c’est
là surtout
qu’il
élabore
la
théorie
d’une
telle
De même, de l’œuvre traduite de G. DEVEREUX, je retiendrai seulement : Essais d'ethnopsychiatrie générale, Gaïllimard, Paris, 1970 et
288
Positions
et des freudo-marxismes ”, semblent s'’insérer dans ces démarches interdisciplinaires, protégées par de très
fortes défenses épistémologiques, et qui ont, au sujet de ce
rapport
individu-société,
une fonction
ture des questions et mises en doute. Travailler et rouvrir cette clôture
politique de clô-
c’est un objectif
philosophique possible. Il se maintient, pensons-nous, tout
le long de ce texte. C’est aussi dans cette conjoncture historique que la philosophie peut perdre sa fonction traditionnelle de légitimation de l’ordre — établi par l’entreprise théologique et l’économie politique — pour se faire le lieu de questions qui se doivent, une machine de déran-
gement de l'écriture pour y ouvrir un espace à la voix.
son Ethnopsychanalyse complémentariste, Flammarion, Paris, 1972; et combien admirable de suggestions cet autre recueil du même auteur From anxiety to method in the behavioral sciences, Monton et Cie, Paris et La Haye, 1967. Nous retrouvons chez Roger Bastide la même entreprise avec même un souci conscient
d'y arriver à perfection
depuis
son
célèbre texte : Sociologie
et
Psychanalyse, P.U.F., Paris, 1950, jusqu’au dernier où il poursuit toujours la même volonté : Le Rêve, la transe et la folie, Flammarion, Paris, 1972.
Plus intéressantes, en tout cas nous nous sentons che d'œuvres comme : Paris,
Julio
Caro
1972;
Robert
BAROïA,
MANDROU,
siècle, Plon, 1968. quée.
Les sorcières et leur monde,
plus proGallimard,
Magistrats et sorciers en France au XVIP
Mais aussi Sigmund FREUD, Essais de Psychanalyse Une névrose démoniaque au xvil‘ siècle, Gallimard,
appli1952.
Ces auteurs étudient comment le travail de l'écriture, les changements de l’histoire, les transformations des structures politiques, socio-économiques, et culturelles, n’arrivent guère à exorciser l’altération qui les habite et les motive, ni à éliminer l’innombrable et le neutre pluriel qu'ils n’en finissent pas d’encadrer, de contrôler et de réduire. 17. Principalement tout le courant de pensée qui se rattache
globalement
au
travail
de
H.
Marcuse,
d'un W. Reich, jusqu'à un certain point.
mais
aussi
bien
l’œuvre
289
>
Legba C’est la « voix » qui pourrait être dite « de la masculinité ». Elle structure cette position libidinale qui est culturellement identifiée, et donc contrôlée, par des attributs de la masculinité, de la puissance dominatrice. du pouvoir et de l’autorité. Legba garde les barrières et autorise les « passages ». Il est donc le maïtre du signifiant. À la croisée des chemins, il balise l’errance, sédentarise le pulsionnel et mesure l’innombrable. Il est donc le nom. Il nomme et nombre. Il est donc logiquement l’époux d’Erzulie : ce qui rend pour elle, la jouissance possible.
l’acte
Désigner ce travail comme
philosophie, c’est spéci-
fier un champ de discours et de pratiques pluriels à l’intérieur même de l'écriture, la contournant, la pervertissant,
la traversant
sans
renforcer
les
règles
de
son
jeu,
mais faisant toujours flèche des intensités libidinales, qui s’étalent à la surface
de l’écriture sans
s’y éteindre.
De
même que l'écriture ne doit pas être réduite à sa dimen-
sion
purement
littéraire
ou
même
scientifique,
ces pra-
tiques doivent être aussi bien sociales, politiques, cultu-
relles, que scientifiques. Il s’agit d’y travailler les limites mêmes de l'écriture, ses bords, ses défaillances et points
faibles, partout où peut s’y faire lézarde une ouverture
pour l'inouï. Un tel parcours du nombre, doit épouser l'errance et le nomadisme des multiplicités tribales. I1 ne
s’agit pas donc de sortir de l'écriture. Une telle visée serait aussi trompeuse que de vouloir supprimer la psychanalyse,
l'histoire, l’ethnologie, sous le prétexte pour le moins ambigu et douteux, qu'elles font pièces avec le discours médical et l’idéologie juridique, dans un système de « dis-
Cipline » individuelle au service de la reproduction socio-
culturelle. De même, l’analyse du vaudou en tant que travail d'écriture ne pouvait se payer le luxe d'imaginer une pureté quasi mystique de la possession par les voix, détachée de toute conjoncture historique de domination 293
Le
hégémonique
vaudou
et de lutte des classes.
attentif aux ambiguïtés, ne gomme
ambiguïtés
avec
les
frénésies
La volonté
d’être
pas la parenté de ces
pulsionnelles
toujours
à
l’œuvre dans les interstices de l'écriture, faisant retour dans
le réel de ses machines disciplinaires les plus exemplaires à réduire les pluralités neutres dans des dépenses certes somptueuses,
mais
nombrables,
calculées
et rentables.
Il
ne s’agit pas non plus de critiquer la psychanalyse, l’eth-
nologie, l’écriture de l’histoire, le discours médical, l’idéo-
logie juridique.
Cette
critique
finalement
reproduit
finesses de l'écriture, elle y habilite un voyage
et des
rencontres
d'initiés.
Et
pourquoi
les
prestigieux
pas?
Mais
il
s'agit d’autre chose. Un vagabondage dans l'écriture entretient dans toute son acuité un souci délibéré de recon-
naître l’innombrable et de lui donner
cours. Ce
travail
qui est pour nous l’acte philosophique par expérience, ne met pas en place un système. C’est un nomadisme. Une
itinérance doit ainsi transiter dans des pratiques « expérimentales » plurielles, aux points faibles et aux jointures
de l'écriture, là où l’occasion se laisse saisir, sans jamais se convertir en un voyage à étapes définies, avec en hori-
zon une terre promise. La critique qui musarde
en aval
ou en amont de l'écriture, en reçoit ses lignes directrices
avec l’ordre de ses questions. Elle est touriste et même aventurière, elle a les sécurités de ses ports d’attache. Elle est institution.
Articulation et synthèse L'idée d’une articulation entre individu et société nous a paru devoir être soumise à une analyse sans concession, parce qu'elle est le montage même où se trouve occulté, ce que par aïlleurs nous avons indiqué comme
l'acte, l’articulation du pulsionnel
à l'historique.
Nous
en avons fait même le lieu du travail philosophique. Mais cette idée d’articulation elle-même, idée interdisciplinaire 294
Positions
par excellence, fait partie de cette politique des relations individu-société. Elle fait partie de la machine disciplinaire de l'écriture produisant le consensus, la non-directivité, l’obéissance. Elle est un autre nom de la synthèse, de cette volonté de dépassement d’une contradiction ou bien de l'idéologie de la sublimation. Elle est peut-être inséparable de la réconciliation, cette décision religieuse de prendre
du pulsionnel, seulement ce qui serait rentable
dans le champ du signe. Cette volonté de distinguer dans le libidinal le bon et le mauvais, le contrôlable et le démo-
niaque,
le supportable
et l’obscène, fait partie de l’enjeu
des
articulations,
synthèses,
que
l'articulation
entre
dialectiques,
etc.
Elle
dit
et l’historique
est
déjà ce qui n’est pas avoué dans une telle entreprise c’est
le pulsionnel
impossible, sauf à la penser sur le mode de l'articulation individu-société, où la discipline des cultures d'écriture a déjà réduit l’innombrable et l’errance à des sédentarités mercantiles. Aussi ce terme d’articulation, ce n’est pas
sans ambiguïté que nous l’avons employé à défaut d’autres
pour désigner l’acte, ce passage de vagues libidinales in-
tensives sur les plages du signe. Le
marronnage,
la crise
de possession,
le mariage
mystique, les pérégrinations nocturnes des sociétés de zobop, le surgissement des macoutes dans la quotidienneté haïtienne, sont ici repères dans l’analyse de ce lieu. Les moins contrôlables par le groupe, sont certes le marronnage et le mariage mystique. Le contrôle exercé sur la crise de possession et sans doute celui qui règle la circulation zobop dans les nuits haïtiennes, pose des bords, ouvre des écarts, mais c’est déjà dans un au-delà de la vraisemblance culturelle. Il s’agit d’une réorganisation
des limites et du possible qui donne un lieu à ce que l'écriture avait déjà doté de la marque de l’impossible. Ces pratiques libidinales ne se constituent pas en extériorité étrangère à l’ordre établi. Elles s’y étalent en surface à l’intérieur même
du jeu de la culture. Elles ne contestent
pas, elles ne critiquent pas, elles altèrent profondément Îles unités organisées. Elles traversent les institutions et les font servir à autre chose. Nous trouvons éclairant à ce sujet ce que l’ethnologue, l'historien, l’analyste du vaudou, ap-
295
Le vaudou
pellent en général, son éclectisme, son syncrétisme. La pratique des confréries en effet réutilisant les objets reli-
gieux
ou
culturels,
et tout
l’ordre
écrit,
administratif,
politique, économique, à des fins tout autres que celle pour lesquelles ils étaient institués. Il ne s’agit pas de mélange du vaudou et du catholicisme, ni non plus des instruments
du système démocratique. Une pratique libidinale en son
essence,
système
fait
outil
à ses
fins
propres
de
ce
qui
dans
le
avait pour fonction de la discipliner. Un ordre
établi s’en trouve perverti dans sa machinerie même. A tous ses étages l'institution démocratique est branchée sur un autre secteur que la simple dépense calculée à des fins de rentabilité capitaliste. Ce n’est pas un pourrissement de l'écriture de l’intérieur. C’est sa traversée par un corps étranger, transit d’un hôte indifférent à ce qu’elle loge et entreprend, maïs tirant de ses celliers sa subsistance au risque jamais atteint de la ruiner. Le vaudou s'empare des saints du catholicisme, de ses prières,
de
ses rites,
de
ses
sacrements,
et en
fait un
usage
tout
autre que celui que l'Eglise a prévu. Il en est de même des actes notariés et autres pièces de l’administration politique. Tout ce qui sert au système à encadrer le neutre pluriel des forces pulsionnelles pour les convertir en énergies de travail branchées sur l’économie politique devient ainsi l’occasion d’un rapt. Le
marronnage,
l’errance
nocturne
des
groupes
de
sorciers, le mariage mystique à la limite pourraient être
—
et de
extériorité
fait ont
été —
à l'écriture.
pensés
C’est
comme
là une
un
dehors,
une
stratégie policière,
que les analystes du vaudou, historiens, ethnologues, psychiatres, théologiens, ont reprise — nous supposons — à
leur insu. En effet cette mise en extériorité faisait du vaudou l’espace sauvage. On a parlé d’animisme, d’opium du peuple, d'organisations démoniaques, d'obstacles à Ia civilisation et de gangrène culturelle. Cette exclusion et cette marginalisation tendaient à faire dans l’espace haïtien une coupure séparant nettement l’ivraie et le bon grain, l'avancée culturelle occidentale et les restes honteux d’une africanité sauvage,
le blanc et le noir, le Bon
Dieu
et le
diable. Or, cette démarcation ne rendait pas compte des 296
Positions
faits. Mais peu importe, car elle ne visait à rendre compte
de rien du tout. Dans
un processus contre-phobique,
il
fallait situer le vaudou dans une géographie morale et politique et pouvoir le frapper d’interdit. Mais un tel procédé n'était pas seulement hypocrite et trompeur, il était inutilement onéreux. Mais peu importe encore une
fois, pourvu
qu’il en résultât une
subjectivité culpabili-
sée, un nègre blanchi, une façade et une zone de civilisation apparente. La désignation de ce dehors trompait pourtant l'écriture, qu’elle laissait minée par la circulation clandestine d’une intrusion libidinale. Le système construisait à l’autruche, une avant-garde de surveillance sur ses
bords,
bricolant
des
frontières
contre
un
ennemi
qui
avait déjà tracé ses tranchées au centre de sa forteresse. De la même manière l’ethnologue voyage pour reconnaître cette étrangeté qui le rend immigrant dans sa propre culture. Et l’historien de même exhume dans le passé des
cadavres d'étrangers dont il fait ses ancêtres, sans pouvoir
reconnaître combien l’innombrable de sa propre étrangeté organise ses récits de voyages. Mais les voix s’accommodent très bien de cette stratégie de l’écriture. Les poursuivant aux avant-postes, qu’elle a faussement déterminés pour y épuiser les énergies en transit dans les formations individuelles et sociales
qu'elle
a déterminées
à cette
fin,
l'écriture
leur
prête
flanc à la plus mortelle et la plus perverse des érosions. Elles la travaillent en quelque sorte du dedans et à son insu toujours. Car, quelles que soient les modifications de frontières et les réorganisations de la limite, elles ne
font jamais que constituer une extériorité ou refouler l’insupportable.
dont
l'écriture
Ainsi la constitution du sauvage, détient secrètement
comme
ce
la vérité et le nombre,
dont elle possède autrement dit la clé de son passage à la civilisation. C’est là une opération qui, pour répressive et disciplinaire qu’elle paraisse à l'endroit des multiplicités
errantes et tribales, n’en est pas moins une complicité obligée et inconsciente de l'écriture. Ainsi le cadre insti-
tutionnel conjugal qui avait pour fonction de ramener le pluriel des pratiques sexuelles à l’unité singulière des rap-
ports
inter-individuels
autour
d’un
contrôle
socio-écono-
297
Le vaudou
mique de la démographie,
gale,
dès
vaudou.
le mariage
utilisation
Cette des
cette même
coutumier,
transformation,
éléments
d’un
institution conju-
est transformée
qui
est une
ensemble,
atteint
tout
par
son
le
autre apex
avec le mariage mystique. À travers ces deux « réalités » vaudouesques, mariage coutumier et mariage mystique, nous voyons se réorganiser les structures répressives et
disciplinaires qui rabattaient l’innombrable neutralité de la jouissance sexuelle sur les unités organisées de la reproduction. Leurs fonctions se trouvent inversées de telle façon qu'elles en viennent à faire voie pour ce contre quoi elles devaient servir de digues infranchissables. C'est ainsi que ce que nous avons d’abord
comme
une
articulation,
se
révèle
être,
à
l’analyse
saisi du
vaudou, un acte fomenté dans l'écriture par l’errance perverse que l'écriture devait sédentariser. L’acte ainsi saisi ne réclame pas un sujet actif ni ne promet une production
rentabilisable. Il est le lieu où le sujet doit se couler pour
se laisser posséder
à son
tour
par
ce
qui
a cours
déjà
à la surface de l'écriture et distord la discipline qui l’assujettit et l’arrime à cette écriture. Il n’y a là, dans cette
reprise de l’acte qui n’est pas sien, rien qui puisse être enfermé pour le sujet dans un dualisme du genre, activité-
passivité,
manière
sadisme-masochisme,
du masculin-féminin
etc.
Ces
divisions
à
la
n’ont de sens que dans les
reterritorialisations individu-société, où l'écriture le quadrillage de la démesure libidinale.
monte
Le projet politique L'analyse du vaudou rend urgente la considération de l'intervention politique dans ce lieu de l'acte. Nous entendons ici par intervention politique ce qui peut prendre source d’un projet révolutionnaire. Il ne s’agit nullement ici de se situer par rapport à la lutte des classes. De telles attitudes relèvent déjà de l’entreprise politique, 298
Positions
là où elle n’arrive pas encore à se défaire du terrorisme
idéologique qui donne sa forme fasciste à l'écriture de l’histoire. Il faut ici produire une autre pertinence et interroger le jeu du rapport de l’acte politique ou du projet
politique à cette avancée de l’histoire qu'est l’acte tel que nous venons de le saisir. Habituellement l’analyse du vaudou qui accompagne le
projet
révolutionnaire
est
une
analyse
qui
se veut
marxiste et qui l’est sans doute. Mais elle reprend, et il
faut s'interroger sur cette reprise, elle reprend le mouvement de l'écriture qui nomme, norme, nombre et mercantilise la « réalité » du vaudou. Ce qu’elle dit du vaudou ? Il est l’opium du peuple. Il est l’obstacle à l'avancée technologique. Il fait obstruction à la conscientisation (politique ?) des masses. C’est une « superstition religieuse » qui permet aux houngan, mambo, bocor, de tromper
les
masses,
de
Curieusement, le militant vaudou et formulé dans semblables, que le prêtre, faut croire que l’action de
les
extorquer,
de
les
exploiter.
a le même type de refus du des raïisonnements tout à fait le religieux, le technocrate. Il l'écriture dans la discipline du
sujet s’enracine très profondément jusque dans les moda-
lités inconscientes de la pensée même « révolutionnaire ». Ce discours qu’entretient l'écriture politique reflète une
entreprise globale. Il marginalise le vaudou à la manière de l'écriture de l’histoire et du projet ethnographique. Il y focalise une sauvagerie à civiliser, territoire à conquérir. Il y délimite une altérité ennemie qui dispense de l’affrontement nécessaire avec ce qui organise ce discours de l’intérieur : une position libidinale qui ne se soutient qu’à définir ailleurs, hors de soi, le démoniaque à persécuter. De la même façon et selon un processus analogue, dans une autre histoire et aïlleurs, des formations sociales chassaient et brûlaient
des
sorcières
dans
un
spectacle
ahurissant,
pour ne pas laisser d’espace en leur sein aux errances libidinales qui compromettaient déjà la reproduction. Un souci obsessionnel de constituer en extériorité sauvage et enfin repérable l’insupportable de la démesure libidinale, trahit la faiblesse et le peu de poids d'organisations individuelles et sociales à contenir l’innommable.
299
Le vaudou
Poser le vaudou comme lieu où peut faire acte une « articulation » du pulsionnel à l'historique invite à une dernière précision quant aux rapports de cet historique au politique et donc à l'écriture. Le vaudou sur ce point précis nous semble une occasion des plus éclairantes. Comme il a été déjà indiqué, on ne peut confondre sans plus l’historiographie et l’histoire. L'écriture de l’histoire ne peut se départager d’un projet politique. Que l'historien en soit conscient ou non, cela ne supprime pas le fait, qu'il peut analyser ou récuser, que son travail s’accomplit en un lieu où son rapport à la politique est fondamental. Mais plus
que de faire l’histoire de l’historien, qui ne peut pas ne pas s'inscrire dans un projet politique particulier, c’est l’écriture même de l’histoire qu’il nous faut saisir comme une entreprise politique. Cette écriture de l’histoire, qui a constitué les idéologies nationalistes, on ne voit pas très bien
comment on pourrait la distinguer de tous les partages et
toutes les territorialisations
que
l’économie
politique
a
ordonnés depuis trois siècles. On ne peut non plus la disso-
cier de l'écriture de l’histoire telle que la commandent et la surdéterminent les luttes pour les hégémonies de que l’économie politique cache à peine. En quelque il faut reconnaître que des groupes et des classes nantes dans les rapports socio-économiques se sont rés, aussi, de la machinerie
classes sorte, domiempa-
de l’écriture et qu'ils en sont
devenus les vrais sujets de l’écriture de l’histoire. L'histoire
qui s’écrit est la leur, non point tellement celle qu’ils font
que
celle qu'ils veulent.
Cette
occupation
du terrain
de
l'écriture par les classes hégémoniques était nécessaire à
la reproduction des rapports socio-économiques. Les rap-
ports sociaux résultant de la lutte politique étaient fondés certes sur la possession des moyens de production. Mais ce résultat même repose sur le détournement de l'articulation
des pulsions à l’histoire en des rapports individu-société. Et ce détournement lui-même est le point où tout le système peut basculer. Seule l’occupation exclusive de la machine de lécriture pouvait assurer la production des consciences obéissantes et cette discipline dans l’assujettissement qui renforcent le détournement. Le renforcement 300
Positions
est d'autant plus assuré que seule l'écriture, nous l’avons assez
montré,
peut
fomenter
la légitimation
dernière
du
monopole de la violence, monopole nécessaire contre tout ébranlement toujours possible dans le détournement. L'écriture de l’histoire c’est donc pour nous une pièce maftresse de l’entreprise politique dont nous saisissons mieux ainsi le projet et l’enjeu. Le politique ou la politique, la distinction ici importe peu — peut-être n'est-elle qu’une rectification théorique à valeur défensive —, aussi parlonsnous de la politique. La politique, c’est l’actualisation de l'écriture, son passage à l’acte. Elle est la polis, la cité grecque et la police. Elle est (ré)organisatrice donc soit civilisatrice,
soit mercantiliste.
Elle
réalise
les unités,
les en-
sembles, les structures et rapports en même temps qu’elle
pose les termes et définit les éléments. Elle nombre. Elle ramène à l’unité du tout et à la sédentarité du civilisé, en
même temps qu’à la comptabilité du capital, des pluralités nomades, inutiles et tribales. Mais la politique, encore une fois, n’est que la politique des groupes dominants. Elle ne réalise l'écriture qu’en la centrant sur les intérêts et objectifs de ces groupes. Aussi ce centrage de l'écriture n'est pas sans la modifier en son sein. Cette contrainte du
politique sur l'écriture la distord et ouvre ses flancs à toutes les surprises. La nécessité de la répression et du monopole de la violence ne s’en ressent que mieux à l’intérieur de la machine politique comme un contrepoids indispensable à la distorsion exercée sur l'écriture au profit de l’hégémonie de classes. Aïnsi l'écriture de l’histoire d'Haïti raconte une politique, celle des classes dominantes.
L'histoire elle-même, ce lieu ou cet événement où non seulement l'écriture contraint les dépenses pulsionnelles, les mesures, les nomme,
les ordonne et les relance, mais aussi
où cette même écriture est pervertie dans son fonctionne-
ment par les intensités libidinales qui en réutilisent les signes, pièces et montages, en des dépenses démesurées, jouissances innombrables et sans bord, cette histoire échappe. Elle est ce que refuse l'enjeu politique qui veut tout ordonner autour des intérêts et objectifs de classes et groupes particuliers. Et la politique, celle du parti comme 301
Le vaudou
celle de l'Etat — ici les affirmations d’intentions sont mal venues, l'expérience politique nous apprend justement à nous en méfier —, est toujours politique de classe, et d’avance elle projette le détournement de l’histoire. La recherche du pouvoir politique vise le monopole de Ia violence, comment pourrait-elle se passer des légitimations dernières, et comment pourrait-elle les réaliser sans détournement de l'écriture en fonction des intérêts et objec-
tifs de classe. C’est donc une écriture centrée et contrôlée hégémoniquement qui tente, dans le politique, de mesurer, border, nombrer et faire outil des forces et intensités libidinales. La politique est cet acte violent d’organisation de transit et errances tribales à des fins de rentabilités qui
restent finalement économiques, quelles que soient les justifications invoquées à l’appui. Un écart ainsi s’institue
entre l’historique et le politique qui est le lieu d’un tra-
vail de dépassement des limites et d’invocation des « voix », que nous croyons être spécifique aujourd’hui d’une pra-
tique philosophique.
Il s’agit d’abord là de saisir les li-
mites mêmes où la politique détourne et ramène l'écriture dans l’acte de la renforcer et de s’y porter à ses limites, y ouvrant un voyage sans horizon ni terre promise (ce serait encore politique !) jusqu’à rendre possible la posses-
sion du signe par la voix. Aïnsi, l'écriture de l’histoire traduit une politique de classe, qui constitue l’histoire des classes paysannes et vaudouisantes comme une extériorité
sauvage
réduite
au
silence,
l'errance
dans
l'écriture
du
vaudou doit être soutenue par la volonté d'offrir un espace aux « voix », une lisibilité à l’inouiï. Dans ce sens pour nous l'écriture du vaudou en se laissant posséder par l’innombrable et le sans bord de l’audible peut participer à l’acte, et rentrer dans l’histoire. Elle est pour nous philosophique. S'il faut ainsi en quelque sorte échapper à la politique et à l'écriture de l’histoire, pour vouloir l’histoire elle-même où la possession est
encore possible, cela ne veut pas dire qu’il ne faut plus de politique, plus de partis, plus d’organisation, n1 d’institutions étatiques. Maïs ce que le vaudou nous enseigne c’est qu’à travers tout cela, le goût de l’histoire doit primer. Le détournement doit être celui des machines de l'écriture 302
Positions
pour que la possession soit possible. Il faut des institutions, il faut des partis, il faut la politique. Mais il faut aussi déplacer les enjeux et changer les mises. L’histoire d’abord. Tout de suite, non pas quelque soir lointain. Ici et maintenant, altérer l'écriture pour y donner figure à la voix, faire danser le signe pour que les masques n'invitent plus
à la quête d’un visage caché, mais continuent à solliciter
dans
les corps
cellent.
l'angoisse
des
déchirements
qui les mor-
Une pratique régionale et plurielle L’analyse du vaudou est donc une errance à travers l'écriture en quête de possessions déplacées sous des modalités autres. Elle s'effectue comme un nomadisme so-
litaire où s’opère subrepticement des glissements dans des
positions de départ théoriques ou politiques. C’est aussi en quelque sorte une inquiétude étrange pour laisser passer
la voix. Notre parcourt à la surface du vaudou n'est pourtant pas une pratique théorique systématique. Ce n'est pas que nous récusons toute valeur à une systématisation
théorique. Où se situerait une telle prétention, où et au nom de quoi pourrait-elle se maintenir ? Le système est procès de l'écriture. Simplement, nous avons opté autrement. Le multiple et l’imprévisible de la possession dans le vaudou suggéraient plutôt, là où ils n’y acculaient pas, des pratiques régionales, presque expérimentales et provisoires. Il s’agissait de s'emparer ici du marronnage, là du mariage mystique, tantôt de la nocturne circulation des sociétés secrètes, tantôt du mariage coutumier, pour essayer de surprendre dans des organisations de l'écriture, la clandestinité corrosive et dépensière, qui en sapaient les fondations,
les ruinaient,
où les utilisaient à des fins
étrangères à leur machinerie. Ce texte d’autre part ne prétend pas sortir du champ
théorique de la psychanalyse ni de l'écriture ethnologi303
Le
vaudou
que. Au contraire il s’en soutient. Ils sont lieux et points féconds, où cette frénésie textuelle pour le vaudou et les voix pouvait creuser des interstices dans l'écriture qui ordonne justement et cette théorie analytique et cette écriture ethnologique. Là encore il s’agissait de s'emparer d'instruments faits sur mesure pour en pervertir la pertinence et l’usage, afin de rendre audible la voix dans l’écriture. Si ce travail est encore désigné comme philosophie, c'est d’inverser ici encore là manœuvre de l'écriture philosophique. Traditionnellement activité dans l'écriture, et phénomène d'écriture, la philosophie avait la fonction de répéter les principes fondateurs de l’écriture, d’en expliciter le développement, d’en assurer l’étalement, de sorte qu'aucun discours ne puisse se tenir pour vrai qui ne soit une glose du texte ou la métonymie de l'écriture. La mise en ordre des questions qui se donnait pour philosophie, clôturait le système de l'écriture pour en faire l’intériorité indépassable du sens. Il fallait donc ici modifier l’enjeu et changer les mises. Activité d'écriture toujours certes, la philosophie devait où les voix prennent fallait se couler dans les écarts, éroder les
lieux
théoriques
communs
se plier à forme et les creux fissures,
les moins
idéologiques,
au
l’errance et à l’innombrable figure dans le vaudou. Il lui de l’écriture pour travailler transitant ici et là dans les
sûrs, gré
comme
d’un
dans
les lieux
vagabondage
que
commandent les avatars et les destins de la pulsion. Il n’était pas question de se détourner du signe pour ne valoriser que la force ou l’intensité. Il fallait faire l’apprentissage de la possession du signifiant par la pulsion. Cette écriture du vaudou n’est pas sans reste. Elle n’est pas totalisatrice. Car le vaudou est un espace ouvert pour la voix dans la formation sociale haïtienne telle que la surdétermine l'écriture de l’histoire par les classes dominantes. Cet espace se déplace. Nulle totalisation n'en circonscrira un territoire immobile. Et cet espace est avec d’autres, partout à la surface du capitalisme international, perversion de l'écriture sous l’innombrable errance d’un neutre pluriel. Cette écriture livre à contre-texte un nonlieu de la vérité comme
304
leçon du vaudou.
Jamais
aucun
Positions
visage ne surgira à nos regards dans la galerie des mas-
ques. Possessions, danses, musiques, toutes ces folies vaudouesques s’étalent à la surface de l'écriture de l’histoire. Les voix
traversent les corps
des initiés qu’elles chevau-
chent sans doubler le rite d'aucune épaisseur. Il n’y a pas
d’Autre. Seule la voix est conduite à la visibilité du théâtre de la possession. Et elle s’y évanouit aussitôt. Rien
d’autre.
> Au centre de la « pratique libidinale » qu'est le vaudou, ce vèvè marque la jouissance d’Erzulie : l’état où elle se réalise au-delà du signe. Ce qui est ainsi ouvert avec ce vèvè, c’est ce que nous
diquer comme
avons
un espace pour les voix dans
tenté d’in-
la distor-
sion de l'écriture. Aussi dans ce vèvè disparaît Legba, le phallus, le pouvoir de l'écriture, et pourtant d'Erzulie, qui s’accomplit dans Dambhalah.
l'époux
table
INTRODUCTION
...........
soso...
Première
partie
L’ÉCRITURE 1. Ecriture
et représentation
..................
Représentation et conservation ........, . L'enjeu de l'écriture .................... Le livre et l’homicide .................. La vérité ............................ La subjectivité, ou une certaine problématique du désir ........................ L’individualité : le sujet du droit nationaliste. Le processus de la subjectivation ........
21 22 25 28 32 36 40 43
2. Un temps morcelé pour une autre histoire ......
49
Histoire d’une forclusion ................ Marrons de l'impossible, ou lintrusion du dehors ............................... L’épopée des « voix » ; une guerre de titans.
52
La
clandestinité
reconnue
..............
59 67 76 311
Le
vaudou
3. Un espace pour les « voix »
…...
95
Les lieux ............................ L'irruption des « voix » ................
96 104 110
La
trace
.....,..,....
............................
Deuxième VOYAGE
AU
partie PAYS
D'’IFE
1. L’initiation et la question du pouvoir ..........
La jouissance d’un pouvoir, une pratique du COIPS .-..........s.. see... 2. L’asson :
130
.....
135
Esquiver les questions propres à l'écriture . Déplacer des problématiques ............ Nier enfin le rapport du savoir au pouvoir .
135 139 142
le pouvoir et/ou un savoir sur « Sa » jouissance
................
147
La grande route des eaux .............. Les différentes cérémonies en tant qu'étapes
147
3. Les étapes du grand voyage
de
........................ niveau : le « hounsi-canzo » ....
l'initiation
Deuxième
4. La prise de lPasson
.................,......
Rituel de base de ce passage
............
S. Les marrons de la mort, un nomadisme pulsionnel .....................
312
119
152 156 175 180
Table
Troisième
UNE
CERTAINE
1. Le mariage coutumier
partie
PRATIQUE
LIBIDINALE
.....................
Le rapport aux religions officielles ........ Le contrôle social de l’investissement libidinal. 2. Le mariage mystique 3. La crise de possession
201
202 209
......................
225
....................
239
La crise de possession : un contrôle social .. Le contrôle rituel de la crise ............ L’échappée pulsionnelle : une clandestinité au travail .............................. Et lPindividu? ........................
241 247 252 259
Quatrième partie POSITIONS 1. L'écriture et la voix
......................
Dualité et articulation de l'individu à la société.
2. L'acte
267 275
................................
293
Articulation et synthèse ................ Le projet politique .....--.............
294 298
Une pratique régionale et plurielle ........
303
a
L'impression de ce livre été réalisée sur les presses des Imprimeries Aubin à Poitiers/Ligugé
Pe.
pour
les
Editions
Galilée
Achevé d'imprimer le 8 octobre 1976 N° d'édition, 56. — N° d'impression, L 9348 Dépôt légal, 4° trimestre 1976. Imprimé en France