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French Pages [260] Year 2023
Le siècle des saints
TÉMOINS DE NOTRE HISTOIRE VOLUME 22 Collection dirigée par Pascale Bourgain
Le siècle des saints Le viie siècle dans les récits hagiographiques
Sous la direction de michèle gaillard et charles mériaux
© 2023, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2023/0095/50 ISBN 978-2-503-59035-6 eISBN 978-2-503-60548-7 DOI 10.1484/M.TH-EB.5.133012 ISSN 1147-436X eISSN 2566-0209 Printed in the EU on acid-free paper.
Table des matières
Avant-propos
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Introduction. L’hagiographie des vie-viie siècles Michèle Gaillard et Charles Mériaux
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Bibliographie
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Vies de saints mérovingiens en traduction
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Vies et Passions de saint Didier, évêque de Vienne Marie-Céline Isaïa
27
Vie de saint Arnoul, évêque de Metz Michèle Gaillard et Anne Wagner
51
Vie et Miracles de sainte Gertrude de Nivelles François-Xavier Caillet et Michèle Gaillard avec la collaboration de Boris Detant
65
Vie de saint Amand, abbé d’Elnone, évêque de Maastricht Michèle Gaillard et Charles Mériaux
87
Vie des saints Omer, Bertin et Winnoc au diocèse de Thérouanne Monique Janoir
103
Vie de sainte Salaberge, abbesse de Laon Michèle Gaillard
123
Vie de saint Wilfrid, évêque d’York Michel-Lucien Belliart
141
Vie de sainte Bathilde, reine des Francs Mathilde Plaquet
207
6
Table des maTières
Vie de saint Philibert, abbé de Jumièges Michèle Gaillard et Charles Mériaux
223
Vision du moine Baronte Michèle Gaillard
241
Avant-propos
L’initiative de cet ouvrage est née il y a quelques années et visait à réunir des traductions réalisées à partir de 2016 dans le cadre d’un séminaire consacré aux textes du haut Moyen Âge à l’université de Lille. Isabelle Brousselle, FrançoisXavier Caillet, Paul Chaffenet, Esther Dehoux, Bernard Delmaire, Klaus Krönert, Thomas Ledru et Mathieu Vivas ont participé, selon leurs disponibilités, à ces séances, coordonnées par Michèle Gaillard et Charles Mériaux, lors desquelles ont été préparées les traductions des Vies d’Amand, de Salaberge, de Philibert ainsi que la Vision de Baronte. Toute notre gratitude va à ceux qui, pour compléter le volume, ont accepté de nous confier la publication de leurs travaux : MichelLucien Belliart (Vie de Wilfrid), Marie-Céline Isaïa (Vies de Didier), Monique Janoir (Vie d’Omer, Bertin et Winnoc) et Mathilde Plaquet (Vie de Bathilde). Chemin faisant, se sont joints aussi à l’entreprise des collègues et amis que nous tenons à remercier ici : Lucile Tran-Duc pour sa contribution à l’introduc‐ tion à la Vie de Philibert ; Anne Wagner qui nous a transmis sa traduction de la Vie d’Arnoul, revue et complétée en séminaire ; Michel Aubrun qui a attiré notre attention sur la Vision de Baronte, que nous avons traduite à nouveaux frais en séminaire, ainsi que Monique Goullet et Boris Detant qui nous ont permis d’utiliser leurs traductions de la Vie et des Miracles de Gertrude pour constituer le dossier hagiographique de la sainte de Nivelles, en collaboration avec François-Xavier Caillet. Les éditeurs ont rédigé l’introduction et relu les traductions, de concert avec Pascale Bourgain dont les remarques et suggestions ont été précieuses. Qu’elle en soit vivement remerciée.
MIcHèlE gaIllaRD ET cHaRlES MÉRIaux
Introduction L’hagiographie des vie-viie siècles
La sainteté chrétienne n’est certes pas un phénomène propre au début du Moyen Âge, mais elle a gagné aux vie-viie siècles une dimension nouvelle, d’une part par l’élévation à la sainteté d’un grand nombre de personnages – évêques, abbés et abbesses, moines et moniales –, d’autre part en raison de la rédaction de très nombreuses biographies saintes. Au xviie siècle, Dom Mabillon avait déjà forgé l’expression de « siècle d’or », aureum vere saeculum, pour désigner cette période ; quant à celle de « siècle des saints » qui sert de titre au présent recueil, elle est directement empruntée au petit livre publié par Léon Van der Essen en 1942.
Le culte des saints Comme phénomène religieux, social et plus largement politique, le culte des saints a déjà gagné dans l’Occident des vie-viie siècles une ampleur considérable qui trouve son origine dans les pratiques religieuses développées au sein de la société romaine de l’Antiquité tardive. Les persécutions dont furent victimes les premières communautés chrétiennes les conduisirent à entretenir la mémoire de leurs martyrs qui avaient imité le Christ jusqu’à mourir en son nom. Ces martyrs n’étaient pas seulement présentés comme des témoins et des modèles à suivre, mais on considéra très tôt que leur mort en faisait des défunts à part qui avaient déjà gagné l’au-delà sans avoir à attendre le jugement dernier qui serait réservé au reste de l’humanité. Au cours du ive siècle, avec la fin des persécutions et la reconnaissance du christianisme, il n’y eut plus de martyr, mais une vie chrétienne parfaite put mener aussi à la sainteté, surtout si le défunt avait exercé des fonctions significatives dans la société chrétienne. « La paix aussi a ses martyrs » écrit l’évêque Hilaire d’Arles dans la Vie de son prédécesseur Honorat mort en 430. En Gaule, la grande figure qui marque le passage de la sainteté martyriale à la sainteté des confesseurs est celle de saint Martin, soldat converti, fondateur du monastère de Ligugé dans le diocèse de Poitiers puis évêque de Tours à partir de 371. Présents auprès de Dieu, les saints furent très vite considérés comme des inter‐ cesseurs efficaces susceptibles de relayer les prières des fidèles qui les sollicitaient. Ce pouvoir des saints, appelé virtus dans les textes, se déployait principalement autour de leurs tombeaux ; il faisait l’objet d’une reconnaissance officielle de la part de l’évêque venu constater les miracles. La tombe laissait alors la place à
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une basilique funéraire plus importante, elle-même confiée à une communauté. Le processus fut parfois inversé : une communauté rassemblée autour d’un fonda‐ teur, d’un ermite, d’un abbé ou d’une abbesse charismatique, cherchait, à sa mort, à en développer le culte. Ce culte ne pouvait espérer de succès que s’il était relayé par des « imprésarios » influents pour reprendre l’expression de Peter Brown : le groupe familial du défunt, l’évêque et son clergé, l’abbé ou l’abbesse et sa communauté. Jusqu’au viiie siècle le déplacement des reliques corporelles restait encore assez rare : chaque communauté – cité, diocèse, monastère – se rassemblait autour de son saint qui incarnait concrètement l’identité locale du lieu.
Les modèles de sainteté Si l’on se penche sur les modèles de sainteté valorisés entre Antiquité et Moyen Âge, force est de constater qu’ils s’inspirent des valeurs propres au chris‐ tianisme tout en cherchant de plus en plus à les combiner avec les critères de l’excellence sociale de la société romaine tardive puis de l’aristocratie franque. Les saints les plus honorés aux vie-viie siècles n’étaient pas les plus récents. On notera donc d’abord le prestige que conservait le sacrifice des martyrs, enregistré par exemple avec soin par l’évêque Grégoire de Tours dans sa collection de Passions dédiée « à la gloire des martyrs » (In gloria martyrum), du recueil de miracles qu’il consacre au seul Julien de Brioude, ou encore par les mentions scrupuleuses, dans ses Dix livres d’histoires (I, 30) des noms des sept évêques envoyés en Gaule et mis à mort à l’époque de l’empereur Dèce : Saturnin à Toulouse, Gatien à Tours, Trophime à Arles, Paul à Narbonne, Denis à Paris, Austremoine à Clermont et Martial à Limoges. Cet intérêt pour les martyrs n’était pas propre à Grégoire. Il donna aussi naissance aux vie-viie siècles à la composi‐ tion de cycles hagiographiques largement légendaire, mais qui plongeaient les origines des églises de Gaule dans les temps héroïques des persécutions. Ainsi se diffusèrent dès le vie siècle les Passions des martyrs dits d’Aurélien en Bourgogne (Andoche, Thyrse, Félix ; Bénigne à Dijon ; Symphorien à Autun, Colombe à Sens) et celles des martyrs du préfet Riciovar dans le nord de la Gaule, présentés comme des compagnons de saint Denis de Paris. Au cours du viie siècle, la mort violente que connurent plusieurs évêques en raison de leur implication dans les affaires politiques du royaume franc donnèrent une actualité nouvelle au modèle du saint martyr, quand bien même les persécuteurs étaient alors chrétiens. C’est ce que soulignent les deux Passions de saint Didier de Vienne, mis à mort sur ordre de la reine Brunehaut en 606/607 sur les rives de la Chalaronne au sud de Lyon, le récit de la mort de saint Feuillen à la fin des années 650, ou encore les versions successives des Passions de saint Léger d’Autun tué sur ordre du maire du palais Ébroïn en 679. Parmi les confesseurs, c’est-à-dire les saints qui n’avaient pas connu la persécu‐ tion jusqu’à la mort, les représentants de la sainteté ascétique occupaient une place de choix. Cela tient d’abord au prestige des saints des ive et ve siècles dont
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les monastères qu’ils avaient fondés entretiennent le culte : à Ligugé et Marmou‐ tier pour saint Martin dont la biographie composée par Sulpice Sévère fut très vite considérée comme un modèle littéraire ; en Provence, à Marseille, Lérins et Arles pour les saints Honorat († 430), Hilaire († 449) puis Césaire († 542). Tous ces textes consacrés à des moines devenus évêques valorisaient d’ailleurs une sainteté mixte qui réunit selon Sulpice Sévère parlant de saint Martin, « la dignité de l’évêque avec le mode de vie et la vertu du moine ». Au viie siècle, cette double influence martinienne se marque particulièrement dans la Vie de saint Amand, fondateur du monastère d’Elnone dans le nord de la Gaule et un temps évêque de Maastricht à la fin des années 640. Bénéficiant de la fascination pour les expériences ascétiques orientales du ive siècle, en particulier égyptiennes, et du modèle de la Vie de sainte Antoine par l’évêque Athanase d’Alexandrie, l’hagiographie monastique resta très représentée au vie siècle (Vies des pères du Jura), et même enrichie au viie siècle par les biographies consacrées au acteurs du renouveau apporté par les moines irlandais, à commencer par saint Colomban dont la biographie fut composée par le moine Jonas, du monastère de Bobbio, en Italie, où Colomban était mort en 615. Le succès littéraire de l’hagiographie monastique témoigne de l’importance politique, sociale et culturelle acquise au viie siècle par un bon nombre de monastères et de leur capacité à diffuser les textes dont ils avaient commandité la rédaction. Les Vies des saints Omer, Bertin et Winnoc de Sithiu et celle de saint Philibert de Jumièges en fournissent de bons exemples. Avec la Vie de saint Martin et celles des moines de Lérins devenus évêques d’Arles, s’impose aussi dans l’hagiographie le modèle du saint évêque. L’excellence spirituelle rejoignait ainsi l’excellence sociale et politique car, outre le gouverne‐ ment du peuple chrétien, l’évêque assurait de fait l’autorité temporelle sur sa cité et était pleinement associé au gouvernement du royaume, en particulier dans le royaume des Francs à partir du concile d’Orléans réuni par Clovis en 511. Comme l’a noté Martin Heinzelmann, l’importance prise par l’hagiographie épiscopale à partir de la fin du vie et surtout au viie siècle a accompagné l’établis‐ sement d’une royauté forte sous les règnes de Clotaire II et de Dagobert Ier, agissant de manière harmonieuse avec les évêques du regnum Francorum appelés à la sainteté et distingués par une biographie sainte : Géry de Cambrai, Arnoul de Metz, Sulpice et Outrille de Bourges et surtout Éloi, évêque de Noyon et Tournai, dont la Vie monumentale fut composée par son collègue Ouen de Rouen. Dans la seconde moitié du viie siècle, passé la période de paix qui a marqué les règnes unitaires de Clotaire II et Dagobert, l’hagiographie épiscopale put difficilement faire l’économie de conflits violents qui déchirèrent l’épiscopat, ce qui conduisit à réactiver le thème de la sainteté martyriale, on l’a dit. Si la sainteté masculine domine assez largement, les figures féminines furent cependant loin d’être absentes, mais toutes étaient issues de la vie monastique, le cas de sainte Bathilde étant à mettre un peu à part car sa Vie met en avant ses vertus comme reine des Francs autant que comme fondatrice de Chelles, de la même façon dont Venance Fortunat l’avait fait un siècle plutôt pour sainte
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Radegonde, épouse de Clotaire Ier et fondatrice du monastère de Poitiers. Au viie siècle, la sainteté féminine se trouve aussi de plus en plus étroitement liée à l’excellence sociale, ce qui a pu conduire les historiens à de sainteté aristocratique (Adelsheiligkeit) dont relève sainte Gertrude, fille du maire du palais austrasien Pépin l’Ancien, et fondatrice du monastère de Nivelles (aujourd’hui en Belgique, dans le Brabant) ou encore Salaberge, issue d’une famille austrasienne à peine moins importante et fondatrice du monastère de Laon.
L’écriture hagiographique L’hagiographie est d’abord une littérature ; elle a en commun bien des caracté‐ ristiques propres aux autres productions de son temps – notamment en ce qui concerne l’évolution de la langue latine. C’est ce qui fait dire à Monique Goullet que « l’hagiographie est un genre introuvable ». Mais les Vies de saints partagent un bon nombre de traits distinctifs, notamment le fait de s’inscrire explicitement dans la prolongation et l’actualisation de l’Écriture sainte, ce qui d’emblée installe un jeu d’échos très forts avec la Bible et les textes hagiographiques plus anciens et met en œuvre ce que Jacques Fontaine a appelé dans son commentaire de la Vie de saint Martin un processus de « triple stylisation ». Premièrement, de son vivant, le saint lui-même s’efforce d’imiter le Christ et les saints qui l’ont précédé en se fondant sur ce qu’il a lu ; il modèle son comportement sur une tradition littéraire. Dans un second temps, quand l’hagiographe est sollicité pour écrire à son tour, il recueille des témoignages oraux, s’appuie sur des documents écrits et mène parfois personnellement l’enquête. Or les témoins eux-mêmes ont leur propre interprétation des événements, visant à faire coïncider leur récit avec l’idée qu’ils se font de la sainteté de celui qu’ils ont côtoyé. Dans un troisième temps, l’hagiographe introduit à son tour des comparaisons avec la vie du Christ et celle d’autres saints pour inscrire son modèle dans une typologie de la sainteté, le plus souvent de manière implicite. La littérature hagiographique est donc profondément interprétative, ce que n’ont pas toujours bien compris les historiens positivistes du xixe siècle, prompts à dénoncer la réutilisation sans originalité de lieux communs littéraires. Or le choix des comparaisons et les variations introduites ont toujours un sens et ne s’expliquent pas uniquement par une méconnaissance du sujet. Un bon exemple de cette complexité est fourni par la Vie de saint Amand dans laquelle l’auteur anonyme multiplie les références discrètes, mais toujours significatives, à la Vie de saint Martin, qui vient ainsi se surimposer à la figure d’Amand. Cette intertextualité déconcerte l’historien et rend l’étude de ces textes particulièrement complexe. Les récits de miracles tiennent bien entendu une place privilégiée dans l’ha‐ giographie des vie-viie siècles – ils en sont même une « composante constitu‐ tive » écrit Marc Van Uytfanghe –, qu’ils soient intégrés dans la biographie du saint qui les aurait réalisés de son vivant, in vita, voire immédiatement post mortem, ou qu’ils soient rassemblés dans de petits recueils indépendants comme
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Grégoire de Tours l’a fait dans ses huit livres de miracles ou, plus modestement, l’hagiographe de sainte Gertrude à Nivelles. Cette place centrale accordée au miracle n’est pas sans rapport avec l’essor du culte des reliques qui concentraient la virtus du saint. Il serait erroné de considérer ces récits comme relevant d’une crédulité plus marquée des populations. Leurs auteurs entendent participer à l’explication du monde, donner un sens à des phénomènes inexpliqués dans une conception de la création qui ne laisse aucune place au hasard mais suppose l’intervention permanente de Dieu et de ses saints. Tous les lecteurs en étaientils convaincus ? Sans doute pas, car les hagiographes s’inquiètent parfois du scepticisme que risque de susciter leurs récits, ce qui les conduit à en préciser les circonstances, en citant sources et témoins à l’issue de véritables enquêtes comme c’est le cas chez Grégoire de Tours. Les récits de miracles fourmillent ainsi d’informations sur le contexte social, politique ou économique propre à l’époque mérovingienne, comme la libération de prisonniers qui rappelle les fonctions d’administrateurs locaux des évêques, susceptibles d’intervenir auprès des comtes, ou encore la multiplication de nourriture qui fait écho à la charité pratiquée par les grandes institutions religieuses. Pour finir, mentionnons quelques textes à la limite du genre hagiographique où la figure du saint est éclipsée par l’expérience miraculeuse dont il fut gratifié. C’est le cas des récits de vision, comme celui de la vision que le moine Baronte a eue de l’au-delà et qui s’inscrit dans une tradition déjà représentée dans les Dialogues de Grégoire le Grand ou, plus récemment, dans la Vie de saint Fursy.
Les collections hagiographiques Les Vies de saints ont certes un intérêt à être étudiées pour elles-mêmes, mais ces examens séparés ne doivent pas faire oublier leur caractère profondément cumulatif et complémentaire. Comme prolongement de l’histoire biblique, l’his‐ toire des saints entend recenser les multiples manières que ceux-ci ont eu de suivre le Christ. Cet exercice de classement et de compilation remonte déjà à l’Antiquité tardive et il a d’abord donné naissance à la composition de listes de saints classés dans l’ordre du calendrier, la date retenue étant celle de leur mort (depositio) désignée aussi comme leur « jour de naissance » céleste (dies natalis). En Gaule mérovingienne, c’est à Auxerre, à la fin du vie siècle, que l’on adapta un tel document, d’origine orientale et romaine, faussement attribué à saint Jérôme et pour cette raison appelé « martyrologe hiéronymien », en ajoutant un bon nombre de saints proprement gaulois ou francs. Dans les plus anciens manuscrits, ce sont plusieurs milliers de saints qui se trouvent ainsi rassemblés, ce qui montre que la vénération de saints locaux n’était pas contradictoire avec la connaissance des cultes de l’Église universelle. C’est donc à cette époque que commencèrent timidement à circuler des recueils de Vies de saints, plus tard appelées légendiers, et non plus de simples livrets contenant un seul texte. Le seul actuellement conservé, pour cette époque,
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est celui qui contient la Vie de saint Wandrille de Fontenelle, copié en écritures onciales dans la première moitié du viiie siècle (Paris BNF Latin 18315). L’or‐ ganisation de ces légendiers était thématique ; ils étaient structurés autour des différents types de sainteté : martyrs, moines et abbés (à l’instar des Vies des Pères orientaux), « confesseurs », en général évêques. Pour le vie siècle, on conserve les recueils – dont il a déjà été question – consacrés par Grégoire de Tours aux martyrs, aux Pères ou encore aux confesseurs, bien qu’ils soient aujourd’hui conservés dans des copies plus tardives. Au tout début du viie siècle, une lettre du maire du palais burgonde Warnaharius montre que l’évêque Ceraunus de Paris était connu comme un grand collectionneur de Passions de martyrs. À partir de la seconde moitié du viiie et plus encore dans le courant du e ix siècle, les bibliothèques des établissements religieux commencèrent à se doter de légendiers plus complets et plus volumineux dont on trouva commode, à partir des xe-xie siècles, de classer des textes non plus sur des critères thématiques, mais selon l’ordre des fêtes des saints, suivant le cours de l’année (per circulum anni). Les collections carolingiennes fournissent, à de rares exceptions près, les plus anciens témoins des textes de l’hagiographie antérieure, d’où les problèmes d’identification et de datation des textes sur lesquels sont parfois intervenus, à des degrés très divers, les copistes. On touche ici du doigt toute la difficulté qu’il y à définir l’hagiographie des vie-viie siècle, à laquelle se heurtaient déjà, à la fin du xixe siècle, les savants éditeurs des Monumenta Germaniae Historica et qu’ils contournèrent en éditant les textes traitant des « saints mérovingiens », quand bien même leurs Vies pouvaient être plus tardives. À l’époque, Bruno Krusch, bien conscient que les Vies qu’il éditait était copiées dans des légendiers des ixe-xe siècles, avait tendance à voir un peu partout des remaniements et des réécritures, d’autant plus aisément qu’il était persuadé de la profonde décadence du latin des vie-viie siècles et par conséquence qu’un niveau de langue satisfaisant trahissait nécessairement une réécriture carolingienne. Au total, le savant éditeur ne retenait qu’une douzaine de textes qu’il jugeait avoir été composés entre le début du vie et le milieu du viiie siècle dont les Vies de Bathilde et de Gertrude et les Passions de Didier de Vienne qui figurent dans ce recueil. Depuis lors, la critique s’est montrée moins radicale, d’une part en rajeunissant un bon nombre de textes édités par Bruno Krusch comme l’ont fait en pionniers Martin Heinzelmann et Joseph-Claude Poulin avec la Vie de sainte Geneviève de Paris (1986), d’autre part en considérant qu’un remaniement carolingien n’était pas nécessairement synonyme de falsification, mais qu’il fallait chercher à en mesurer les degrés et qu’il pouvait par ailleurs puiser à des traditions anciennes. C’est la raison pour laquelle figurent dans ce recueil les Vies des saints Amand, Omer et Philibert.
Pour qui écrit-on des Vies de saints ? Qui était susceptible d’avoir connaissance de cette littérature de langue latine ? La réponse n’est pas simple, car les vie-viie siècles ne connaissent pas encore
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la séparation, classique dans la suite du Moyen Âge, entre une élite cléricale, disposant seule de la maîtrise orale et écrite d’un latin « rénové » au début du ixe siècle, et l’essentiel de la population qui s’exprimait dans des langues vernaculaires, romanes et germaniques. Nombreux sont les hagiographes mérovingiens à revendiquer l’emploi d’une langue latine simple et accessible, « afin de ne pas déplaire aux simples en suivant les obscurités des grammairiens », sans pour autant « offenser les lettrés par une inculture excessive », comme l’affirme le prologue de la Vie de saint Éloi. Il est donc possible qu’une part importante de la population ait encore eu une compréhension passive du latin, ce qui pose toutefois la question des lieux et des moments où celle-ci pouvait en prendre connaissance puisque, étymologique‐ ment, les « légendes » hagiographiques étaient destinées à être lus (legenda). C’était notoirement le cas dans les communautés religieuses, puisque la règle de saint Benoit invitait à la lecture à haute de voix des Vies des Pères après complies, avant que la réforme carolingienne, au début du ixe siècle, recommande la lecture du « martyrologe » avant l’office de prime. Dans les communautés religieuses, il faut aussi tenir compte de la lecture personnelle. Mais qu’en était-il de la population ? Si la vie du saint a pu servir de thème au sermon du jour, c’est une situation qui a dû rester exceptionnelle et rien dans la liturgie de la messe n’indique que les Vies de saints étaient lues en Gaule ; à Rome, c’était même proscrit. En revanche des lectures, forcément réduites à des extraits assez brefs, pouvaient avoir lieu à l’occasion des fêtes des saints par les clercs desservant leurs sanctuaires. C’était le cas à Saint-Martin de Tours d’après Grégoire. C’est aussi ce que précisent les prologues de plusieurs Vies de saints faisant explicitement référence aux auditeurs rassemblés le jour de la fête du saint, comme les Vies des saints Vivien de Saintes, Nizier de Lyon ou encore Médard de Noyon. Les fidèles pouvaient ainsi avoir une connaissance minimale des saints qu’ils venaient prier, sans pour autant avoir eu directement accès à leurs Vies. Il n’entrait pas nos intentions de donner une présentation exhaustive de la do‐ cumentation hagiographique du très haut Moyen Âge, mais nous espérons avoir apporté au lecteur les éclaircissements nécessaires. Aussi difficiles d’interprétation soient-elles, les Vies de saints sont en effet indispensables à notre connaissance du viie siècle, pour laquelle le reste de la documentation narrative, en dehors de la chronique dite de Frédégaire, est très mince. Pour en donner accès à un plus large public, ce recueil vient compléter le corpus de textes déjà traduits dont on trouvera la liste après la bibliographie.
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Bibliographie
Cette bibliographie n’est pas exhaustive ; elle entend seulement donner un aperçu des recherches récentes sur l’hagiographie des vie-viie siècles. Les ouvrages cités font ensuite l’objet de références abrégées en notes. Une bibliographe complé‐ mentaire est aussi proposée en note pour chaque dossier.
Abréviations AA SS BHL CCSL MGH SC SS SSRG SRM
Acta Sanctorum Bibliotheca Hagiographica Latina Corpus Christianorum. Series Latina Monumenta Germaniae Historica Sources Chrétiennes Scriptores Scriptores Rerum Germanicarum in usum Scholarum Scriptores Rerum Merowingicarum
Les abréviations des livres bibliques sont celles de la Bible de Jérusalem.
Revues et collections consacrées à l’hagiographie Les ouvrages et articles publiés dans ces collections n’ont pas été repris dans la bibliographie. Analecta Bollandiana. Revue critique d’hagiographie, Bruxelles, Société des Bollandistes, depuis 1882 (en ligne : Brepols On line). Hagiographica. Journal of Hagiography and Biography, Florence, SISMEL, depuis 1994. Hagiographies. Histoire internationale de la littérature hagiographique latine et vernaculaire en Occident des origines à 1550, sous la direction de G. Philippart puis de M. Goullet, Turnhout, Brepols (Corpus Christianorum), 8 volumes parus depuis 1994. Hagiologia. Études sur la sainteté et l’hagiographie, Turnhout, Brepols, 20 volumes parus depuis 1999. Subsidia Hagiographica, Bruxelles, Société des Bollandistes, 96 volumes parus.
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biblioGraphie
Études R. Aigrain, L’hagiographie, ses sources, ses méthodes, son histoire, reproduction inchangée de l’édition originale de 1953, avec un complément bibliographique par R. Godding, Bruxelles, Société des Bollandistes, 2000 (Subsidia hagiographica 80). P. F. Alberto, P. Chiesa et M. Goullet (éd.), Understanding Hagiography. Studies in the Textual Transmission of Early Medieval Saints’ Lives, Florence, SISMEL, 2020 (Quaderni di « Hagiographica » 17). M. Banniard, Viva Voce. Communication écrite et communication orale du ive au ixe siècle en Occident latin, Paris, Institut des études augustiniennes, 1992 (Collection des études augustiniennes. Série Moyen Âge et temps modernes 25). B. Beaujard, Le culte des saints en Gaule. Les premiers temps. D’Hilaire de Poitiers à la fin du vie siècle, Paris, Cerf, 2000 (Histoire religieuse de la France 15). Bibliotheca Hagiographica Latina, Bruxelles, Société des Bollandistes, 1898-1899, 2 volumes ; Novum supplementum, Bruxelles, Société des Bollandistes, 1986 ; H. Fros, « Inédits non recensés dans la BHL », Analecta Bollandiana, 102 (1984), p. 163-196 et 355-380. Bibliotheca sanctorum, Rome, Istituto Giovanni XXIII, 1961-1970, 13 volumes. P. Brown, Le culte des saints. Son essor et sa fonction dans la chrétienté latine, Paris, Cerf, 1984. ———, L’essor du christianisme occidental, Paris, Seuil, 1997. V. Déroche, B. Ward-Perkins, R. Wisniewski (éd.), Culte des saints et littérature hagiographique. Accords et désaccords, Louvain, Peeters, 2020 (Monographies du Centre de Recherche d’Histoire et Civilisation de Byzance 55). S. Di Gregorio et P. Kershaw (éd.), Cities, Saints, and Communities in Early Medieval Europe. Essays in Honour of Alan Thacker, Turnhout, Brepols, 2020 (Studies in the Early Middle Ages 46). F. Dolbeau, « Naissance des homéliaires et des passionnaires. Une tentative d’étude comparative », in S. Gioanni et B. Grévin (éd.), L’Antiquité tardive dans les collections médiévales. Textes et représentations (vie-xive siècle), Rome, École française de Rome, 2008 (Collection de l’École française de Rome 405), p. 13-35. ———, M. Heinzelmann et J.-C. Poulin, « Les sources hagiographiques narratives composées en Gaule avant l’an Mil (SHG). Inventaire, examen critique, datation », Francia, 15 (1987), p. 701-731. J. Dubois et J.-L. Lemaître, Sources et méthodes de l’hagiographie médiévale, Paris, Cerf, 1993. B. Dumézil, Les racines chrétiennes de l’Europe. Conversion et liberté dans les royaumes barbares, ve-viiie siècle, Paris, Fayard, 2005. Les fonctions des saints dans le monde occidental (iiie-xiiie siècle), Paris/Rome, De Boccard, 1991 (Collection de l’École française de Rome 149). P. Fouracre, « Merovingian History and Merovingian Hagiography », Past and Present, 127 (1990), p. 3-38.
biblioGraphie
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Vies de saints mérovingiens en traduction
La liste qui suit reprend des traductions déjà publiées, en français et en anglais, d’autres textes hagiographiques relatifs à des saints mérovingiens. On y trouvera donc aussi bien des œuvres composées entre le ve et le viiie siècle sur le territoire de la Gaule romaine puis franque que des textes à la date de rédaction plus incertaine, mais traitant de saints ayant vécu à cette époque. N’ont été prise en compte que les traductions récentes réalisées à partir de la seconde moitié du xxe siècle. Dans le cas où la traduction indiquée ne proposerait pas de texte latin, nous avons rappelé les coordonnées de l’édition de référence. Les textes traduits dans ce recueil n’ont pas été repris dans la liste.
La Vie des Pères du Jura (Romain, Lupicin et Oyend) Vie des Pères du Jura, éd. et trad. F. Martine, Paris, Cerf, 1968 (SC 142).
Les collections hagiographiques de Grégoire de Tours Grégoire de Tours. La Gloire des martyrs, éd. et trad. L. Pietri, Paris, Les Belles Lettres, 2020 (Les classiques de l’histoire au Moyen Âge 57); Gregory of Tours, Glory of the Martyrs, trad. R. Van Dam, Liverpool, Liverpool University Press, 1988 (Translated Texts for Historians). Grégoire de Tours. La Vie des Pères, éd. et trad. L. Pietri, Paris, Les Belles Lettres, 2016 (Les classiques de l’histoire au Moyen Âge 55); Gregory of Tours, Life of the Fathers, trad. E. James, Liverpool, Liverpool University Press, 2e éd., 1991 (Translated Texts for Historians); Gregory of Tours, Lives and Miracles, éd. et trad. G. de Nie, Cambridge MA, 2015 (Dumbarton Oaks Medieval Library 39), p. 2-297. Grégoire de Tours, La Gloire des confesseurs, éd. B. Krusch, in MGH, SRM, I-2, Hanovre, Hahn, 1885, p. 294-370; Gregory of Tours, Glory of the Confessors, trad. R. Van Dam, Liverpool, Liverpool University Press, 1988 (Translated Texts for Historians); Gregory of Tours, Lives and Miracles, éd. et trad. G. de Nie, Cambridge MA, Harvard University Press, 2015 (Dumbarton Oaks Medieval Library 39).
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Vies de sainTs méroVinGiens en TraducTion
Grégoire de Tours, Les Miracles de saint Julien, éd. B. Krusch, in MGH, SRM, I-2, Hanovre, Hahn, 1885, p. 562-584; R. Van Dam, Saints and their Miracles in Late Antique Gaul, Princeton, Princeton University Press, 1993, p. 162-195; Gregory of Tours, Lives and Miracles, éd. et trad. G. de Nie, Cambridge MA, Harvard University Press, 2015 (Dumbarton Oaks Medieval Library 39), p. 299-420. Grégoire de Tours, Les Miracles de saint Martin, éd. B. Krusch, in MGH, SRM, I-2, Hanovre, Hahn, 1885, p. 584-661; R. Van Dam, Saints and their Miracles in Late Antique Gaul, Princeton, Princeton University Press, 1993, p. 199-303; Gregory of Tours, Lives and Miracles, éd. et trad. G. de Nie, Cambridge MA, Harvard University Press, 2015 (Dumbarton Oaks Medieval Library 39), p. 421-855.
Les œuvres hagiographiques de Jonas de Bobbio Les œuvres hagiographiques attribuées à Jonas de Bobbio ont été éditées par B. Krusch, Ionae vitae sanctorum Columbani, Vedastis, Iohannis, Hanovre/Leipzig, Hahn, 1905 et sont désormais toutes traduites en anglais par A. O’Hara et I. Wood, Jonas of Bobbio. Life of Columbanus, Life of John of Réomé, and Life of Vedast, Liverpool, Liverpool University Press, 2017 (Translated Texts for Historians). Jonas de Bobbio, Vie de Colomban et de ses disciples, trad. A. de Vogüé, Bégrolles-enMauges, Abbaye de Bellefontaine, 1988. Vie de saint Vaast d’Arras, éd. et trad. C. Veyrard-Cosme, L’œuvre hagiographique en prose d’Alcuin. Vitae Willibrordi, Vedasti, Richarii. Édition, traduction, études narratologiques, Florence, SISMEL, 2003, p. 2-13.
Anstrude, abbesse de Laon Vie de sainte Anstrude, éd. W. Levison, MGH, SRM, t. VI, Hanovre, Hahn, 1913, p. 64-78 ; analyse et extraits traduits en français (c. 11-16) par M. Gaillard, « Les Vitae des saintes Salaberge et Anstrude de Laon », Revue du Nord, 93 (2011), p. 667-669.
Aunemundus, évêque de Lyon Acta Aunemundi, éd. AA SS Septembris, VII, Anvers, 1760, p. 744-746 ; trad. anglaise P. Fouracre et R. Gerberding, Late Merovingian France, op. cit., p. 179-192.
Vies de sainTs méroVinGiens en TraducTion
Aldegonde, abbesse de Maubeuge Vie de sainte Aldegonde, éd. J. Mabillon, in AA SS Ordinis sancti Benedicti, II, Paris, 1669, p. 807-815 ; éd. partielle par W. Levison, MGH, SRM, VI, Hanovre, Hahn, 1913, p. 85-90 ; trad. M. Rouche, Vie de sainte Aldegonde, Maubeuge, Ville de Maubeuge, 1988 ; trad. anglaise dans J. A. McNamara et J. E. Halborg, Sainted women of the Dark Ages, Durham/Londres, Duke University Press, 1992, p. 237-254.
Césaire, évêques d’Arles Vie de Césaire d’Arles, éd. G. Morin, trad. M.-J. Delage, Paris, Cerf, 2010 (SC 536) ; trad. anglaise Caesarius of Arles : Life, Testament, Letters, trad. W. E. Klingshirn, Liverpool, Liverpool University Press, 1994 (Translated Texts for Historians 19).
Denis, Rustique et Éleuthère, martyrs près de Paris M. Lapidge, « The ‘ancient Passio’ of St Dionysius (BHL 2171) », Analecta Bollandiana, 132 (2014), p. 241-285, aux p. 266-274 (édition) et 280-284 (traduction anglaise).
Didier, évêque de Cahors La Vie de saint Didier, évêque de Cahors (630-655), éd. et trad. A. K. Bate, E. Carpentier et G. Pon, Turnhout, Brepols, 2021 (Hagiologia 16).
Éloi, évêque de Noyon-Tournai (641-660) Éd. B. Krusch, in MGH, SRM, IV, Hanovre, Hahn, 1902, p. 663-741; trad. I. Westeel, Vie de saint Éloi, Noyon, Confrérie des marguilliers de Saint-Éloi, 2002, rééd. 2006; trad. anglaise dans Medieval Hagiography. An Anthology, éd. Th. Head, New York/Londres, Routledge, 2001.
Geneviève de Paris Vie de sainte Geneviève, éd. et trad. M.-C. Isaïa et F. Bret, Paris, Cerf, 2020 (SC 610).
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Vies de sainTs méroVinGiens en TraducTion
Germain d’Auxerre Constance de Lyon, Vie de saint Germain d’Auxerre, éd. et trad. R. Borius, Paris, Cerf, 1965 (SC 112); trad. anglaise Soldiers of Christ. Saints and Saints’Lives from Late Antiquity and the Early Middle Ages, éd. T. F. X. Noble et T. Head, University Park, Pennsylvania, Pennsylvania State University Press, 1995, p. 77-106.
Géry (Gaugericus), évêque de Cambrai Vie de saint Géry, éd. B. Krusch, in MGH, SRM, III, Hanovre, Hahn, 1896, p. 652-658 ; trad. M. Rouche, « Vie de saint Géry écrite par un clerc de la basilique de Cambrai entre 650 et 700 », Revue du Nord, 68 (1986), p. 281-288.
Hilaire, évêque d’Arles Honorat de Marseille, La Vie d’Hilaire d’Arles, éd. et trad. P.-A. Jacob, Paris, Cerf, 1995 (SC 404).
Léger, évêque d’Autun Passion par l’anonyme d’Autun, éd. B. Krusch, in MGH, SRM, V, Hanovre, Hahn, 1910, p. 282-322 ; trad. Le dossier saint Léger, éd. B. Dumézil, Paris, Les Belles Lettres, 2017 (La Roue à livres), p. 1-28 ; trad. anglaise P. Fouracre et R. Gerberding, Late Merovingian France, op. cit., p. 215-253. Ursin, Passion de saint Léger, éd. B. Krusch, in MGH, SRM, V, Hanovre, Hahn, 1910, p. 323-356 ; trad. Le dossier saint Léger, éd. B. Dumézil, Paris, Les Belles Lettres, 2017 (La Roue à livres), p. 29-50. Pour les compléments de la Passion mixte, voir ibid. p. 51-52.
Martin, évêque de Tours Sulpice Sévère, Vie de saint Martin, éd. et trad. J. Fontaine, Paris, Cerf, 1967-1969 (SC 133-135). Paulin de Périgueux, Vie de saint Martin. Prologue. Livres I-III, éd. et trad. S. Labarre, Paris, Cerf, 2016 (SC 581).
Vies de sainTs méroVinGiens en TraducTion
Ouen (Audoenus), évêque de Rouen Éd. W. Levison, in MGH, SRM, V, Hanovre, Hahn, 1910, p. 536-567; trad. anglaise P. Fouracre et R. Gerberding, Late Merovingian France, op. cit., p. 152-165.
Prix (Praejectus), évêque de Clermont Éd. B. Krusch, in MGH, SRM, V, Hanovre, Hahn, 1910, p. 212-248; trad. dans Le dossier saint Léger, éd. B. Dumézil, Paris, Les Belles Lettres, 2017 (La Roue à livres), p. 53-76; trad. anglaise P. Fouracre et R. Gerberding, Late Merovingian France, op. cit., p. 271-300.
Radegonde, reine des Francs Venance Fortunat, Vie de sainte Radegonde, éd. B. Krusch, in MGH, Auctores Antiquissimi, IV-2, Berlin, Weidmann, 1885, p. 38-49; trad. Radegonde. De la couronne au cloître, éd. R. Favreau, Poitiers, 2005, p. 35-56. Baudonivie, Vie de sainte Radegonde, éd. B. Krusch, MGH, SRM, II, p. 377-395 ; trad. Radegonde. De la couronne au cloître, op. cit., p. 59-85.
Rambert, martyr en Bugey Passion de saint Rambert, éd. B. Krusch, MGH, SRM, V, Hanovre, Hahn, 1910, p. 209-211 : trad. C. Treffort, « Saint Rambert : le dossier hagiographique », in Saint-Rambert. Un culte régional depuis l’époque mérovingienne (histoire et archéologie), Paris, CNRS, 1995, p. 134-138.
Les saints abbés de Remiremont, Amé et Romaric M. Parisse , « Vies de saint Amé et de saint Romaric, nouvelle traduction des vitae du Moyen Âge », Le pays de Remiremont, 3 (1980) p. 51-56.
Riquier, ermite en Ponthieu Vie de saint Riquier, éd. et trad. C. Veyrard-Cosme, L’œuvre hagiographique en prose d’Alcuin. Vitae Willibrordi, Vedasti, Richarii. Édition, traduction, études narratologiques, Florence, SISMEL, 2003, p. 14-27.
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Vies de sainTs méroVinGiens en TraducTion
Vulfran, évêque métropolitain de Sens, moine de Fontenelle Vie de saint Vulfran, éd. W. Levison, dans MGH, SRM, V, Hanovre, Hahn, 1910, p. 657-673 ; trad. S. Lebecq, « La Vie de saint Vulfran attribuée au moine Jonas de Fontenelle. Une traduction critique », Revue du Nord, 103 (2021), p. 351-375.
Wandrille, abbé de Fontenelle Vie de saint Wandrille, éd. B. Krusch, MGH, SRM, V, Hanovre, Hahn, 1910, p. 13-24 ; trad. J. Laporte, Vie de saint Wandrille, Saint-Wandrille-Rançon, rééd. 1994.
Waudru, abbesse de Mons Vie de sainte Waudru, éd. J. Daris, Analectes pour servir à l’histoire ecclésiastique de la Belgique, 4 (1867), p. 218-231 ; trad. A. Noirfalise in Sainte Waudru devant l’histoire et devant la foi. Recueil d’études publié à l’occasion du treizième centenaire de sa mort, éd. J.-M. Cauchies, Mons, 1989, p. 47-72.
MaRIE-cÉlINE ISaïa
Vies et Passions de saint Didier, évêque de Vienne
Trois Vies et Passions de saint Didier, évêque de Vienne (France) ont été écrites avant l’an Mil1. La première (BHL 2148) est l’œuvre du roi des Wisigoths Sisebut (612-621) ; la deuxième (BHL 2149) a été rédigée au même moment par un fidèle de l’Église de Vienne ; une réécriture enfin est proposée peu avant 870 par un successeur de Didier, Adon évêque de Vienne († 875). Toutes célèbrent en Didier le martyr exécuté en 606/611 sur ordre du roi Thierry II et de sa grand-mère Brunehaut. Les textes hagiographiques interprètent la vie d’un personnage historique bien attesté2. Didier est devenu métropolitain de Vienne avant 596, date à laquelle Grégoire le Grand lui recommande, ainsi qu’à Syagrius d’Autun († 591), le missionnaire Augustin qui part évangéliser le Kent : Nous signalons donc à Votre Sainteté que le serviteur de Dieu Augustin, porteur des présentes, dont nous connaissons bien le zèle empressé, est dépêché là-bas avec d’autres serviteurs de Dieu en vue du salut des âmes, si le Seigneur le veut. Votre Fraternité apprendra en détail de sa bouche ce qu’il a reçu comme mission : vous lui apporterez par tous les moyens le soutien qu’il vous demandera pour ce faire, montrant que vous pouvez être les auxiliaires d’une œuvre bonne – voilà ce qui s’impose et convient. Votre Fraternité saisira ainsi l’occasion de prouver son dévouement et nous aurons confirmation par des actes que le bien que nous avons entendu dire à votre sujet était fondé3. Si on croit aux rapprochements onomastiques, Didier appartient à la famille sénatoriale des Aviti qui a déjà placé sur le siège de Vienne l’évêque Avit
1 M. Heinzelmann, « L’hagiographie mérovingienne », op. cit., p. 49-50. Un classement du dossier où BHL 2149 précède BHL 2148 a été défendu par I. Wood, « Forgeries », op. cit. 2 J. Dubois, « Le dossier historique d’un saint du haut Moyen Âge. Saint Didier, évêque de Vienne et martyr (m. 606 ou 607) », Bulletin d’histoire et d’archéologie du diocèse de Belley, 40 (1965), p. 33-57 traduit toutes les sources sur Didier, dont la correspondance de Grégoire le Grand. 3 Grégoire le Grand, Registrum epistularum, VI, 55, éd. D. Norberg, Turnhout, Brepols, 1982 (CCSL 140).
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marie-céline isaïa
(495-517)4 et cousine peut-être avec les Apollinares : le père d’Avit de Vienne, Hé‐ sychius, aurait épousé une sœur de Sidoine Apollinaire, Audentia5. Sur cette trame connue, Chr. Settipani a greffé l’hypothèse d’une alliance avec les Syagrii et voit en Didier le neveu de Syagrius d’Autun6. En bon oncle maternel, Syagrius aurait élevé Didier au diaconat et l’aurait préparé à assumer les fonctions épiscopales, d’où leur association dans la correspondance de Grégoire. Son excellente formation, peut-être reçue à Autun, vaut d’ailleurs à Didier les célèbres reproches du même pape : Comme on nous avait dit beaucoup de bien de vos travaux, une telle joie était née dans notre cœur que nous n’aurions pas pu supporter de refuser ce que Votre Fraternité demande qu’on lui concède7. Mais voici qu’on nous apprend que Ta Fraternité donne des cours de grammaire à certains – nous ne pouvons le mentionner sans effroi. Nous prenons mal la chose et sommes consternés de devoir changer les éloges susdits en tristes gémissements : mais les louanges du Christ ne peuvent pas coexister dans une même bouche avec celles de Jupiter. Pense un peu que ces chants, qui ne conviennent pas à un pieux laïc, sont chez un évêque exécrables. Ses liens avec Syagrius expliqueraient bien le caractère heurté de la carrière de Didier de Vienne. Syagrius d’Autun jouit en effet de la faveur de la reine Brunehaut : elle demande pour lui le pallium (597), puis reçoit la bonne nouvelle de sa distinction, conformément à la procédure légale (599)8. Rien n’obligeait la reine à solliciter cette marque d’honneur qu’aucune tradition n’attache au siège d’Autun ; peut-être envisageait-elle à cette époque de placer à Autun un mausolée familial9. Or quand Syagrius n’est plus attesté à partir de 600/601, Didier tombe 4 M. Heinzelmann, Bischofsherrschaft in Gallien. Zur Kontinuität römischer Führungsschichten vom 4. bis zum 7. Jahrhundert. Soziale, prosopographische und bildungsgeschichtliche Aspekte, Munich, Artemis, 1976, en part. p. 220-232. 5 N. Hecquet-Noti, « Faut-il lire senem Arcadium dans la lettre 51 d’Avit de Vienne ? Étude sur le lien familial entre Avit de Vienne et Sidoine Apollinaire », Museum Helveticum, 62-3 (2005), p. 148-161. 6 C. Settipani, « Les Aviti et le siège épiscopal de Clermont », in A. Dubreucq, C. Lauranson-Rosaz et B. Sanial (éd.), Saint Julien et les origines de Brioude, Brioude/ Saint-Étienne, Almanach de Brioude/CERCOR, 2007, p. 131-170 avec stemma récapitulatif p. 164-165. 7 Peut-être une allusion au pallium que Didier a réclamé en vain en juillet 599 (Registrum, IX, 221). 8 K. Merlin, R. Delmaire, J. Desmullier et P. L. Gatier, « La concession du pallium dans la correspondance de Grégoire le Grand », in R. Delmaire et al. (éd.), Correspondances. Documents pour l’histoire de l’Antiquité tardive, Lyon, Maison de l’Orient et de la Méditerranée, 2009, p. 349-357. Contexte politique dans R. Mathisen, « Syagrius of Autun, Virgilius of Arles and Gregory of Rome. Factionalism, Forgery and Local Authority at the End of the Sixth Century », in C. de Dreuille (éd.), L’Église et la mission au vie siècle, Paris, Cerf, 2000, p. 260-290. 9 B. Dumézil, Brunehaut, Paris, Fayard, 2008, p. 364.
Vies eT passions de sainT didier, éVêque de Vienne
en disgrâce. La Chronique de Frédégaire raconte les événements de 602/603 avec un grand laconisme : La huitième année du règne de Thierry [II], une concubine lui donna un fils qu’on appela Childebert et le concile de Chalon-sur-Saône fut réuni. On dépose Didier évêque de Vienne à l’initiative d’Aredius évêque de Lyon et de Brunehaut ; Domnolus lui fut substitué pour faire fonction d’évêque ; quant à Didier, on le maintint en exil sur une île. Cette même année, il y eut éclipse de soleil10. Contrairement aux textes hagiographiques, la Chronique désigne donc Are‐ dius de Lyon comme le premier ennemi de Didier11. Yaniv Fox a expliqué cette rivalité par la maladresse politique de l’évêque de Vienne : Didier se serait trop ouvertement scandalisé de l’élection épiscopale d’Aredius en 603, grand laïc promu par la faveur royale, parvenu franc élevé sur un siège où une vieille famille sénatoriale avait sûrement son propre candidat à promouvoir12. Charles Mériaux replace plus largement l’épisode dans le contexte de la compétition que les grandes familles se livrent pour occuper les sièges épiscopaux13. À Vienne, un certain Domnolus prend la place de Didier une première fois après sa déposition, une deuxième fois après son exécution. Didier n’échappe en effet à la lapidation ordonnée par Thierry II que pour être assassiné après 606/607 par son escorte à Saint-Didier sur Chalaronne, au diocèse de Lyon. Les sources hagiographiques prennent rapidement le relais pour donner l’in‐ terprétation religieuse des événements. La Passion due à Sisebut est une œuvre militante14 : elle fait de Didier un martyr, dont Brunehaut et Thierry II sont les persécuteurs. Contrairement à tous les usages du genre, elle n’est pas conclue par
10 Frédégaire, Chronique, IV, 24. 11 La Chronique (IV, 32) répète l’information, « La même année [607], Thierry [II] se comporta avec perfidie sur l’avis de l’évêque de Lyon Aridius et sur le conseil de sa grand-mère Brune‐ haut : il donna l’ordre qu’on lapidât Didier à son retour d’exil ». Sisebut l’omet volontairement selon J. Fontaine, « King Sisebut’s Vita Desiderii and the Political Function of Visigothic Hagiography », in E. James (éd.), Visigothic Spain. New Approaches, Oxford, Oxford University Press, 1980, p. 93-129 (rééd. in J. Fontaine, Culture et spiritualité en Espagne du ive au viie siècle, Londres, Variorum Reprints, 1986, p. 93-129) pour ne pas froisser une famille encore puissante à la cour de Clotaire II. 12 Y. Fox, « The bishop and the monk. Desiderius of Vienne and the Columbanian movement », Early Medieval Europe, 20 (2012), p. 176-194. 13 C. Mériaux, « La compétition pour l’épiscopat en Gaule mérovingienne », in R. Le Jan, G. Bührer-Thierry, St. Gasparri, Coopétition. Rivaliser, coopérer dans les sociétés du haut Moyen Âge (500-1100), Turnhout, Brepols, 2018, p. 61-76, aux p. 65-66 pour Domnolus et Didier, avec renvoi à N. Nimmegeers, Évêques entre Bourgogne et Provence. La province ecclésias‐ tique de Vienne au haut Moyen Âge (ve-xie siècle), Rennes, PUR, 2014, notice de Domnole de Vienne p. 333. 14 J. C. Martín, « Verdad Histórica y verdad hagiográfica en la Vita Desiderii de Sisbuto », Habis, 29 (1998), p. 291-301.
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la mort de l’évêque mais par l’agonie du roi et l’exécution de la reine (613)15, d’où son interprétation classique comme un geste diplomatique destiné à Clotaire II16 : le roi wisigothique ferait savoir qu’il reconnaît l’intervention de la justice divine dans la victoire remportée par Clotaire II au terme de la grande faide royale (566-613). C’est l’argument majeur en faveur d’une datation haute, dès 613. L’œuvre de Sisebut n’est cependant pas conservée dans des manuscrits connus des royaumes francs. Elle fut copiée au viiie siècle en compagnie des lettres wisigothiques pour former une collection valorisante pour le roi lettré17. Les lettres, autant que la Passion, parlent de la responsabilité de défenseur de la foi orthodoxe assumée par le roi18. Dans un système politique sans monopole dynastique, Sisebut n’a pas de lien de parenté avec Brunehaut, fille d’Athanagild. Il peut même trouver habile de flatter les élites septimaniennes rebelles à l’autorité de Brunehaut19. L’existence contemporaine d’une Passion viennoise de Didier (BHL 2149) prouve que la Passion écrite par Sisebut avait bien été diffusée dans la vallée du Rhône dès les années 610. José C. Martίn a montré en effet que BHL 2149 est une réécriture discrète de BHL 214820 : l’hagiographe transforme en signes survenus autour de son tombeau des miracles que Didier a accomplis de son vivant selon Sisebut, de sorte à faire de Vienne le point focal de la mémoire et du culte de l’évêque martyr. Parce qu’il la destine à la lecture publique, il donne une structure plus conventionnelle à sa Passion, répartie en biographie puis miracles post mortem. Il simplifie l’action en rendant Brunehaut coupable de tous les maux que la première Passion répartissait entre Domnulus, Iusta et les souverains mérovingiens. Malgré cette simplification, le texte serait incompréhensible si le public ne connaissait pas déjà l’histoire ; pour reprendre les mots de J. C. Martίn, BHL 2149 « donne l’impression d’être toute entière une histoire pour initiés21 ».
15 B. Dumézil, Brunehaut, op. cit., p. 398-401, avec datations différentes des nôtres. 16 Démonstration de J. Fontaine, « King Sisebut’s Vita Desiderii », op. cit. 17 J. C. Martín, « Sisebutus Visigothorum rex », in P. Chiesa et L. Castaldi (éd.), La trasmissione dei testi latini del medioevo. Medieval Latin Texts and their Transmission, Florence, SISMEL, 2004, p. 402-410 ; pour la circulation manuscrite et un nouveau stemma : J. C. Martin-Iglesias, et S. Iranzo Abellán, « Duos nuevos fragmentos manuscritos del s. xi de la Vita vel Passio s. Desiderii (BHL 2148) de Sisebuto de Toledo (612-621) : Transcripción y estudio », Analecta Bollandiana, 138 (2020), p. 338-367. 18 Y. Hen, « A Visigothic king in search of an identity. Sisebutus Gothorum gloriosissimus princeps », in R. McKitterick, I. van Renswoude et M. Gillis (éd.), Ego troubles. Authors and their identities in the Early Middle Ages, Vienne, ÖAW, 2010, p. 89-99. 19 L. A. Garcia Moreno, « Les relations entre l’Église des Gaules et l’Église d’Espagne du ve au viie siècle : entre suspicion et méfiance », Revue d’histoire de l’Église de France, 90 (2004), p. 19-53 ; l’appartenance de Brunehaut à la dynastie des Balthes devrait cependant être considérée avec retenue. 20 J. C. Martín, « Un ejemplo de influencia de la Vita Desiderii de Sisebuto en la hagiografía merovingia », Minerva, 9 (1995), p. 165-185. 21 Ibid., p. 175.
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La Passion est allusive parce qu’elle n’a pas besoin d’en dire davantage à un public qui a vécu les événements récents, mais aussi parce qu’elle conserve une forme de prudence vis-à-vis d’acteurs encore vivants. J. C. Martίn va logiquement jusqu’à dater le texte de 617 – il pense que la Passion de Sisebut date de 613 – en suggé‐ rant qu’il correspond à la volonté viennoise de commémorer le retour des reliques de Didier, exécuté à Saint-Didier de Chalaronne, mais inhumé à Vienne sous son successeur Aetherius. Avec d’autres arguments, Ian Wood argumente aussi en faveur d’une datation assez haute puisque la Passion BHL 2149 a influencé la Vie de Colomban rédigée par Jonas de Bobbio22. L’auteur de cette deuxième Passion écrit le latin vivant que la Renaissance carolingienne vint bannir. Les éditeurs successifs ont proposé des corrections, mais le texte reste difficile à traduire. L’obscurité a des causes contextuelles, dont cette prudence à conserver quand on parle d’événements récents. La difficulté vient aussi d’une langue précieuse, au prix de géminations que le français peine à rendre. Avec ses multiples interrogations rhétoriques, la Passion est destinée à la lecture publique, mais pas aux simples fidèles : on imagine plutôt le public trié du clergé viennois et de la bonne société.
Éditions Vie et Passion de saint Didier, composée par le roi Sisebut (BHL 2148) E. Flórez (éd.), in España Sagrada, VII, Madrid, 1751, p. 337-346, repr. in PL 80, col. 377-384. B. Krusch (éd.), in MGH, SRM, III, Hanovre, 1896, p. 630-637. J. Gil (éd.), in Miscellanea Wisigothica, Séville, 1972, p. 53-68. J. C. Martín, « Une nouvelle édition critique de la Vita Desiderii de Sisebut, accompagnée de quelques réflexions concernant la date des Sententiae et du De viris illustribus d’Isidore de Séville », Hagiographica, 7 (2000), p. 127-180, aux p. 147-163. C’est cette dernière que nous traduisons, en tenant compte des variantes apportées par les fragments de la Passion conservés dans les manuscrits Vic, Biblioteca Episcopal, XXIV/3, fol. 2 (V) et Madríd, Archivo Histórico Nacional, Códices, l. 1480, folio unique (H) : J. C. Martín-Iglesias et S. Iranzo Abellàn, « Duos nuevos fragmentos manuscritos del s. xi de la Vita vel Passio s. Desiderii (BHL 2148) de Sisebuto de Toledo (612-621) : Transcripción y estudio », Analecta Bollandiana, 138 (2020), p. 338-367.
22 I. Wood, « The Vita Columbani », op. cit.
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Passion de saint Didier, évêque et martyr (BHL 2149) C. de Smedt (éd.), « Passio sancti Desiderii episcopi Viennensis », Analecta Bollandiana, 9 (1890), p. 252-262. B. Krusch (éd.), in MGH, SRM, III, Hanovre, 1896, p. 638-645. Adon de Vienne, Passion de saint Didier évêque de Vienne (BHL 2150) (non traduite ici) B. Krusch (éd.), in MGH, SRM, III, Hanovre, 1896, p. 646-648 (éd. partielle). Se lit dans le manuscrit St. Gallen, Stiftsbibliothek 566, p. 98-113.
Traductions déjà publiées Traductions de la Passion BHL 2148 (aucun de ces traductions ne suit le texte édité par J. C. Martín) A. T. Fear, Lives of the Visigothic Fathers, Liverpool, Liverpool University Press, 1977, p. 1-14. J. R. C. Martyn, King Sisebut and the culture of Visigothic Spain, Lexiston/Queenston/ Lampeter, 2008, p. 14-46. F. Mérieux, traduction publiée par J. Dubois, « Le dossier historique d’un saint », op. cit., p. 33-57. Traduction espagnole des trois Vies de saint Didier P. R. Díaz y Díaz, « Tres biografías latino medievales de San Desiderio de Viena (traduccíon y notas) », Fortunatae, 5 (1993), p. 215-252.
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Vie et Passion de saint Didier, composée par le roi Sisebut (BHL 2148) 23 1. Pour servir de modèle à mes contemporains, pour l’édification des hommes à venir, pour stimuler les saintes pratiques des âges qui suivront, j’ai résolu d’écrire la vie du saint martyr Didier. Ce qu’un rapport digne de confiance a porté à notre connaissance, nous l’avons fait connaître dans un style sobre plutôt que chargé d’ornements verbeux, suppliant le Seigneur de nous venir en aide : Il a donné à Didier le pouvoir de faire des miracles par égard pour ses mérites ; sans que nous en soyons dignes, puisse-t-Il secouer l’engourdissement de notre esprit et de notre langue pour nous donner la capacité de raconter dans l’ordre ses hauts-faits ! 2. Cet homme né de parents romains d’une illustre origine, consacré à Dieu dès le berceau, descendait d’une longue série d’ancêtres d’une noblesse à nulle autre pareille. Lorsqu’il eut atteint l’âge normal pour recevoir l’instruction avec profit, on lui fit faire des études libérales24 et il n’y eut guère à attendre : lui qui surpassait déjà les savants par la vigueur de son intelligence, une fois parfaitement formé aux disciplines grammaticales, expliqua les paroles divines qu’il assimilait avec une rapidité stupéfiante. Il avait en effet de grandes capacités de travail, une mémoire sans faille, un esprit extrêmement délié25, une éloquence pleine de distinction, et ce qui dépasse toutes ces qualités, se laissait émouvoir en toutes ses actions : il apportait selon l’évangile à manger à l’affamé, à boire à l’assoiffé, offrait un secours au malade et au prisonnier, un toit à l’étranger, couvrait d’un vêtement la nudité26. Il ne sentait ni l’enflure de l’orgueil, ennemi de toutes les vertus, ni la blessure abrutissante de l’ivrognerie, ni l’accablement qui suit l’excès de nourriture, ni l’avilissement dévorant du désir, ni la séduction trompeuse du mensonge, ni les suggestions nocives de l’envie. Comme la faveur divine l’avait fait rayonner de si belles vertus et que, parvenu au terme de l’adolescence, il avait vécu27 sa jeunesse sans en satisfaire les convoitises, sa réputation grandit, la renommée de ses bonnes actions se répandit et il fit resplendir dans des régions nombreuses les œuvres de lumière que la vraie Lumière donne à profusion. 3. De ce fait, de nombreuses villes le réclamèrent pour leur évêque, au regard des bienfaits qu’il apporterait à leur population ; mais lui, protestant comme c’est le propre de l’humilité qu’il ne serait pas à la hauteur d’un tel ministère, affirmait
23 Cette traduction a tiré parti du travail préparatoire réalisé lors des ateliers consacrés aux lettres wisigothiques, qui réunissaient Bruno Dumézil, Salvador Iranzo Abellán, Marie-Céline Isaïa, Thomas Lienhard et Claire Tignolet. Elle a profité de la relecture de Michèle Gaillard et de Pascale Bourgain. Elle suit le texte établi par J. C. Martín, « Une nouvelle édition critique », noté Martín sauf quand elle mentionne les révisions de J. C. Martín-Iglesias et S. Iranzo Abellán, « Duos nuevos fragmentos manuscritos », op. cit., pour les sept premiers chapitres. 24 ad studia liberalium litterarum H : ad studia literarum Martín. 25 ingenio nimis acerrimus H : ingenio animi acerrimus Martín. 26 Les œuvres de miséricorde selon Mt 25, 35-40, énumérées en prose rimée. 27 carperet V : caperet Martín. Littéralement « il avait cueilli les jeunes années, non leurs désirs ».
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qu’il en était indigne. Pour finir, ce fut l’Église de Vienne qui obtint l’évêque objet de tant de prières ardentes, plus contraint que consentant. Quand il l’eut prise en charge, il débarrassa par une prédication fort entendue le chicaneur de sa colère, le trompeur de son mensonge28, l’insatiable de son avidité et le voluptueux de ses turpitudes. Il dompta l’ivrognerie par la tempérance, domina la gloutonnerie par la modération, vainquit la discorde par le don de la charité, refréna l’orgueil par une humilité sincère, débarrassa le plus indolent de sa torpeur par les veilles. Il leur enseignait à être largement généreux dans leurs aumônes, mortifiés dans leur prière, constants en amitié, scrupuleux dans leurs jugements et toujours prudents en toutes leurs actions. Mais tout cela, il l’enseignait plus par l’exemple que par les mots, sachant qu’à Son retour, le Seigneur ne réclamerait pas tant des paroles que des œuvres. 4. Tandis que le Christ permettait que se produisent ces événements, le créateur et ami de la mort – il prend en aversion ceux qui se convertissent et prend en affection ceux qui haïssent29– poussa un gémissement : ceint de toutes sortes de traits contre le soldat du Christ, il se porta en personne à sa rencontre pour le combattre. Mais la ruse de l’Ennemi n’eut pas le dessus, sa funeste malice ne put pas nuire à un homme de Dieu que la grâce du Rédempteur arma d’armes spirituelles. L’esprit malin finit par infecter de son venin vipérin un homme à l’âme corrompue et, versant dans ses entrailles une boisson empoisonnée, lui inspira des manœuvres criminelles pour que sa bouche impie, débordant de pensées mauvaises, salisse l’athlète du Seigneur par un mensonge injuste30. Il se trouva des comparses pour son crime31 et, contre le serviteur du Sauveur, ce traître mit au point des preuves sur mesure de trahison : sous le règne conjoint de Thierry, la bêtise faite homme, et de Brunehaut, instigatrice des pires intrigues, meilleure amie du mal, ils allèrent trouver de concert une dame qui était de noble famille mais d’un esprit dévoyé, appelée Juste mais infâme par son comportement, hono‐ rée pour le nom mais plus déshonorée pour les agissements, dénuée d’œuvres bonnes mais surchargée de mauvaises, étrangère32 à la vérité mais jamais loin du crime. Selon les instructions reçues, elle déposa plainte devant un concile, disant que le très bienheureux Didier avait jadis attenté de force à sa pudeur – tous s’étonnaient que le serviteur de Dieu fût sous le coup d’une accusation en de telles matières et étaient d’avis qu’on lui opposait des allégations fallacieuses. Ceux qui présidaient poussèrent toutefois l’audace jusqu’à rendre contre l’innocent un jugement infondé, sur la base des machinations préalablement mises au point : pour le punir aussitôt, ils le contraignirent à l’exil dans un monastère situé sur une île, après l’avoir destitué de sa charge. La dégradation fut pour lui comble de
28 mendacitas H V : mendositas Martín. 29 Cette phrase est en latin un pur jeu sonore : auersus conuersis et conuersus auersis. 30 inique mentiens : euomens Martín. L’hypothèse donnée p. 365 repose sur la leçon aque mens de V. 31 in suo crimine H V : in suo nomine Martín. 32 extranea H V : externa Martín.
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l’élévation, l’outrage sainteté éclatante, la destitution éternelle félicité. On installa à sa place un pseudo-évêque, appelé Domnulus sans doute mais serviteur du diable en vérité33, et tandis que l’homme de Dieu croissait en vertus abondantes, celui-là au contraire se souillait d’actions impies. 5. Le bienheureux martyr menait dans ce monastère une vie bienheureuse, quand vint le trouver un pauvre qui réclamait intérieurement une pièce ; une mutité congénitale lui avait fermé la bouche et une aphasie perpétuelle lui déniait l’usage d’un langage articulé. Ne restant pas sourd à la prière de son soldat34, le Père tout-puissant rendit le pauvre capable à la fois de recevoir un secours et la parole. La nouvelle de l’événement se répandit et il fut impossible de taire un bruit qui faisait connaître un bien : au contraire, il se diffusa partout et parvint à la connaissance d’un grand nombre, ce qui fut la cause qu’une multitude de malades accourut à lui dans l’espoir de recouvrer la santé. Le Seigneur accorda largement ses bienfaits pour guérir ceux en faveur desquels le serviteur de Dieu pria notre Seigneur et Sauveur. 6. Ce propos général a suffisamment mis en lumière, à mon avis, le don de guérison. Pour éviter toutefois qu’un discours ajusté ne ferme la porte aux esprits curieux en observant une brièveté excessive35, je me suis efforcé de sélectionner pour cette œuvre quelques guérisons choisies, en les enchaînant comme j’ai pu. Des vieillards, plongés dans des ténèbres incessantes, vivaient dans une nuit continuelle et le visage privé de lumière36 : le soldat du Seigneur ôta ce terrible voile de ténèbres et sa prière les fit revenir par la grâce de Dieu à la lumière resplendissante qu’ils avaient désirée. 7. Après de tels événements, trois lépreux, accablés par l’atteinte de leur maladie, vinrent ensemble le trouver pour qu’il les soigne. Une blancheur hideuse avait envahi leurs corps et des plaies couvraient de lésions les membres de ces mal‐ heureux. L’odeur était insupportable et l’aspect de leurs visages, qui ruisselaient abondamment, horrible : un liquide blanchâtre s’écoulait de tout leur cuir chevelu ou presque, et l’infection purulente avait fait tomber leurs cheveux depuis la racine – c’était affreux. Le serviteur de Dieu libéra ces hommes du fardeau des humeurs malsaines et les rendit à la santé, guéris et heureux. 8. Tandis que le Seigneur accordait ces guérisons avec son habituelle bonté, la rumeur populaire porta aux oreilles de Thierry comme de Brunehaut, que de magnifiques miracles glorifiaient le serviteur de Dieu et que la grâce, d’où vient toute puissance, l’avait singulièrement gratifié du don de guérison. Aussitôt tremblants et frappés d’une terreur extrême, les voici qui soupèsent par avance
33 seruus sane diaboli H V : seruus quidem diaboli Martín. Le successeur de Didier porte un nom diminutif de Dominus, le « Seigneur » alors qu’il appartient au diable. 34 Didier, selon la métaphore éculée du saint enrôlé « au service [militaire] de Dieu », dans la militia Dei. 35 Nous comprenons comme J. C. Martín, « Notas Críticas », op. cit., § 39, p. 144-145. 36 Nous conservons « lumière » pour lumen à cause de l’opposition voulue avec « ténèbres » et « nuit », mais lumen signifie aussi la « vue ».
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les difficultés de l’affaire et se demandent s’ils doivent rendre au banni la charge qui lui revient ou prolonger l’exil de celui qui a été condamné à tort. Ils menaient à contrecœur une enquête approfondie sur l’ensemble du mystère et ses causes, quand l’instigateur du subterfuge retors de la décision impie, cet homme qu’on a vu plus haut condamner le soldat du Christ, fut la proie, comme de juste, du châtiment divin qu’il avait mérité : à suivre ci-dessous le récit de sa fin abominable, que j’ai peint de ma plume. Cet infect personnage, et qu’on répugne à mentionner, était coupable de nombre de perversités et crimes. Au beau milieu de méfaits impies, il se distinguait cependant personnellement par sa cupidité et ses calomnies, raison qui incita une foule considérable à assassiner ce monstre d’ignominie. Car vint le moment où, alors qu’il paraissait devant son protecteur Thierry, une émeute de Burgondes se saisit de lui et abandonna son cadavre mis en pièces et tout sanguinolent. Ainsi le misérable perdit-il en même temps et sa vie et son âme repoussante, et se jeta tête la première dans les geôles infernales où il devait périr. 9. Qu’arriva-t-il à celle qui était injustement nommée Juste et que j’appellerais justement Injuste, dont le Sanguinaire fit littéralement sa chose ? Au moment même où le susdit était mis à mort comme il le méritait, un esprit malin prit possession de la femme comme elle le méritait et ce même esprit, vidant le lieu où il avait élu domicile, arracha à sa sinistre esclave toute la masse des faux témoignages qu’elle avait naguère mis au point. Voici la teneur de l’aveu qui lui fut arraché par ce moyen : « Je reconnais le crime machiné contre le serviteur de Dieu, je reconnais l’affaire, je reconnais aussi en conscience la peine qui s’impose. Que le Tout-puissant qui venge demande à Brunehaut, instigatrice de ces crimes, d’en répondre, qu’Il la punisse et la paie de ses peines et que Sa droite vengeresse lui applique les affres de la torture, elle dont les arguments fumeux m’ont conduite au trépas, les cadeaux détestables à la mort et la vaine promesse à ma perte complète ». Ayant mis un terme à son discours, l’artisan de tous les vices acheva la femme épuisée et étouffée et l’entraîna avec lui pour que des flammes brûlantes et vengeresses la consument éternellement. 10. Quand ils apprirent la mort des personnes en question, Brunehaut comme Thierry s’effrayèrent. D’avis que c’est par une décision divine que de telles choses surviennent, ils furent fort violemment épouvantés : et pour ne pas tomber sous le coup de la sentence d’un jugement identique, les voici qui ordonnent avec une bonté feinte que l’homme de Dieu, destitué à tort de l’ordre épiscopal, soit établi derechef à la tête de son Église qui le désirait vivement. Comme il n’accédait pas du tout à leurs demandes et persistait à demeurer là où il avait été exilé, ils lui envoyèrent supplique sur supplique pour le prier de ne pas les priver de sa présence et de pardonner en esprit de clémence leurs manœuvres et trahisons. Une bonté bien sincère attendrit son cœur sincère, et une généreuse bienveillance ouvrit au serviteur de Dieu le chemin du retour. Quand ce très bienheureux parut aux yeux de deux misérables, les voici qui se jettent de tout leur long à ses pieds ; ils faisaient ce qu’ils pouvaient pour se concilier l’homme qu’ils avaient naguère relégué en exil par une condamnation frauduleuse, afin qu’un tel sacrifice
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d’expiation éloigne d’eux la faute alors qu’une sinistre proximité les avait de fait rendus complices des criminels. Il pardonna en esprit de clémence le forfait commis et, selon la parole du Seigneur, ne retint pas les fautes des débiteurs mais les remit (cf. Mt 6, 12). 11. Immédiatement après que Domnolus a été misérablement mis dehors avec un appareil considérable, l’Église de Vienne en liesse accueillit son évêque et guide. Ils se réjouissaient, le malade d’avoir récupéré son médecin, l’opprimé d’avoir trouvé son secours, l’affamé de tenir déjà sa nourriture. Que dire de plus ? Le Seigneur rendit à l’Église de Vienne ses abondantes faveurs car la présence du saint homme, avec la miséricorde du Seigneur, mit fin aux famines catastrophiques, au désastre d’épidémies récurrentes, aux orages insupportables sur la ville entière, épreuves que causait son absence à l’évidence, quand on l’avait éloigné. 12. J’ai résolu de raconter par le menu trois de ses miracles, bien que mon style languissant peine et souffre d’incompétence. Un jour qu’une foule considérable s’était rassemblée pour le plaisir de lui rendre visite, il donna l’ordre qu’on la restaurât selon l’usage de nourriture et de boisson, quand un serviteur vint lui dire qu’on manquait précisément du vin du type le plus recherché. Il ordonna qu’on lui présentât bien vite un récipient d’où un breuvage d’une telle qualité avait déjà été tiré : quand il l’eut marqué du signe protecteur de la croix, la grâce du Sauveur le remplit avec largesse d’un capiteux nectar. Et c’est ainsi que le peuple assemblé fut en même temps restauré d’une eulogie et d’une boisson mystique. 13. Une autre fois, alors qu’il avait longuement et sévèrement mortifié son corps par l’abstinence et l’avait privé un certain temps de la consommation de viande, non pour son impureté mais pour sa tempérance, voici qu’un homme qui partageait avec lui le sacerdoce non loin de la ville vint pour le plaisir de lui rendre visite. Entre autres sujets, ils s’entretenaient à bâtons rompus des paroles de Dieu. Cependant Phébus, parcourant l’espace du jour, avait dépassé l’axe des heures37 et le bon moment pour une collation approchait : voici soudain que, d’un vol rapide, un aigle, roi des oiseaux, fendant les airs dans un bruissement de plumes, apparut au ciel éblouissant. Déposant son gibier d’eau, il fit paraître à leur yeux une bête aquatique qu’ils reçurent avec le plus grand plaisir comme un cadeau de la générosité du Seigneur, rendant grâce fronts baissés et pleins de joie. 14. C’était un peu avant l’accomplissement généreux de sa passion : remplis‐ sant de ses mains une lampe, il l’avait allumée près de l’autel, et voici qu’elle resplendit en répandant au loin des rayons de lumière et que l’huile déborde et dépasse la limite de sa contenance, sans que quiconque l’ait rechargée. De fait, cette huile qui coule en surabondance est tenue en grande vénération : par la grâce de Dieu, elle chasse les maux et les peines et enlève aux hommes leurs affections maladives en leur apportant la santé. Pour ce qui est de sa vie, il suffit
37 C’est-à-dire l’heure médiane du cadran solaire.
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sans doute d’avoir raconté ces épisodes que mon style à bout de souffle a pu résumer brièvement. 15. Pour ses souffrances maintenant, pour la façon dont il remit au Seigneur tout-puissant son âme sainte, je l’expliquerai avec Son aide, comme cela a été porté à notre connaissance. Quand il apparut que Thierry aussi bien que Brune‐ haut n’étaient pas profitables mais préjudiciables, et qu’ils nuisaient plus qu’ils ne régnaient, pourris de vices ; qu’ouverts au péché de parjure et sans se sentir liés par les engagements du serment, ces perfides à l’esprit sacrilège tendaient au néant et n’excluaient nulle espèce d’infamie ni de forfait, le martyr de Dieu, surveillant de ces méchants et pontife38, fit résonner à la manière d’un prophète assurément son clairon sonore et s’opposa en personne à leurs égarements pour les réfuter, dans le but de remettre au pouvoir de Dieu ceux que le diable avait détournés ; il se souvenait de cette parole dont Dieu est l’auteur : « Celui qui convertit l’impie sauve son âme et couvre la multitude de ses péchés ( Jc 5, 20) ». Mais les objets de colère, l’aiguillon des vices et la branche de damnation portèrent des fruits amers en guise de fruits suaves, des fruits âpres plutôt que doux, des poisons mortifères plutôt que le salut. L’Ennemi si cruel assiégeait leurs cœurs et le très tortueux serpent les retenait captifs en son pouvoir : ils ne pouvaient pas arriver d’un pas libre au havre du salut, ces gens que le sinistre Ravisseur avait soumis à de si étroites chaînes ! Ayant donc bu jusqu’à la lie ses potions avilissantes, ils commencèrent à aboyer des discours enragés contre le serviteur de Dieu et, lançant des hurlements menaçants, vomirent les plus répugnantes paroles. Mais les menaces des mortels n’abattirent pas le martyr de Dieu, la colère d’hommes sans foi ne le fit pas céder, le déchaînement d’hommes sans jugement ne le fit pas fléchir : inébranlable, il s’offrit à souffrir les persécutions pour la justice, pour recevoir du Seigneur, selon la promesse, le royaume des cieux. 16. Quand il vit son inaltérable constance, l’Ennemi du genre humain s’installa tout de bon comme dans son propre domicile dans les cœurs de Brunehaut et de Thierry qu’il n’avait jamais désertés et, usant de l’impératif, exerça sur eux son droit de propriétaire jusqu’à causer sa39 perte complète : il leur promit de les récompenser de la première place au supplice, pour peu qu’ils parviennent à extirper de ses liens corporels l’âme du soldat du Christ. Sur le champ, par des paroles peccamineuses, la bouche sacrilège et toujours prompte aux insultes aboya aussitôt cette déclaration, fille de l’impiété : « Il nous a plu que soit mis à mort Didier, qui s’en prend à notre comportement et attaque nos actes, par la lapidation et bien d’autres genres de supplices ». Leurs serviteurs complices dans le crime s’engagent avec empressement à exécuter l’abominable teneur de cet édit impie, dans les termes mêmes qu’ils tiennent d’un maître en abomination. Et le martyr
38 Sisebut développe le sens étymologique d’episcopus qui reste sous-entendu : l’évêque est celui qui sur-veille (inspector) et celui qui détient la plénitude du sacerdoce (pontifex). 39 Avec un suum qui ne renvoie donc pas au sujet du verbe principal selon les remarques de J. C. Martín, « Notas Críticas », op. cit., § 74, p. 158-159.
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de Dieu connut tout des combats à endurer, lui qui avait été prédestiné, et même préparé par le Seigneur, à recevoir la couronne en récompense. 17. Il vit le jour qu’il avait espéré : la main des perfides l’arrache brusquement au sein de l’église et le conduit au supplice, condamné innocent qui doit être tué. Les sanglots déchirants d’une foule immense disaient qu’elle était démunie, on lui avait retiré les soulagements d’un pasteur si grand : « Pourquoi laisses-tu tes brebis, tendre père, protestait-elle, pourquoi abandonnes-tu ton troupeau à la mort ? Pitié, ne nous envoie pas dans la gueule des loups, ne laisse pas tes brebis, qu’un nectar de fleurs suaves a jusqu’à présent restaurées, être déchirées par les dents des peignes et les épines recourbées parce que notre évêque n’y veille plus ! La chose est certaine, et l’expression même concorde avec les divines écritures pour qui l’absence du pasteur provoque la dispersion des brebis (Za 13, 7 ; Mt 26, 31), alors que sa présence leur est un bienfait sans limites. Aucune raison ne peut nous faire souffrir que tu nous sois enlevé. De deux choses l’une : si on nous interdit de jouir de la vie que nous souhaitons, qu’on nous laisse subir avec toi une mort glorieuse ». Le bienheureux martyr répondit à ces mots par les paroles de paix que voici : « L’intention, certes, est admirable, mais un tel dé‐ vouement ne saurait être encouragé. Si les portes du gouffre infernal se dressaient devant nous, si l’enceinte du funeste enfer tentait de se refermer, si la flamme de l’abîme commençait ses assauts dans un crépitement effroyable, ce serait un devoir de combattre l’Ennemi avec grand acharnement par des armes spirituelles. Mais puisqu’on nous invite à servir dans les campements célestes avec la troupe resplendissante des anges, avec les apôtres et les hommes apostoliques, avec les bataillons rayonnants des martyrs, ce que nous avons en commun vous revient. Laissez, je vous en prie, votre pasteur revenir au Pasteur de tous les pasteurs : il sera d’autant plus facile au troupeau complet de parvenir au lieu qui lui a été préparé, que son pasteur l’aura précédé ». 18. Comme il disait ces mots, fit soudain irruption une troupe en rangs serrés, pleine de furie et de rage : c’étaient des hommes sinistres et au visage très lugubre, le front torve et l’œil louche, dont l’apparence inspirait le dégoût et l’allure l’épouvante ; des hommes à l’esprit retors, dépravés de mœurs, aux bouches mensongères, aux paroles obscènes ; extérieurement gonflés mais creux à l’intérieur, difformes sous l’un et l’autre aspect, pauvres en bonnes actions et riches des pires, coupables de crimes, ennemis de Dieu mais bien amis du diable à jamais, fonçant tête la première vers la mort. Une folle envie de nuire les animait et leur exécrable méchanceté s’arma : ils se saisirent de pierres et, d’un cœur dur comme le roc, les firent pleuvoir sur le martyr du Christ. Les cruels projectiles de ces fous furieux le manquaient pour la plupart et infléchissaient leur course dans une autre direction ; ces pierres, très dures de nature, et le fracas même de la lapidation, servaient le serviteur de Dieu et, bien que n’étant pas vivantes, vivaient cependant selon les lois divines et cédaient devant Dieu : il n’y eut alors que le cœur des hommes pour rester endurci, ce cœur qui aurait pu être disposé et enclin à la miséricorde. Quand il eut rendu l’esprit, on saisit un bâton pour briser sa bienheureuse nuque. C’est ainsi que son âme laissa son enveloppe charnelle,
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s’échappa des liens corporels et, victorieuse, s’unit à son Époux dans les cieux étoilés40. 19. Mon discours sans apprêt a raconté comme il a pu, et la vie et la mort du soldat du Christ et, bien que son air négligé puisse malhabilement déplaire aux habiles, oublier l’apparat des mots fait la gloire de ceux qui jugent humblement et qui ont la foi. Donc, de la même façon que nous avons détaillé la vie, les miracles et, avec une insistance certaine, la fin glorieuse de cet homme, il nous reste à raconter les malheurs des damnés et leur mort. Thierry, qui délaissait Dieu ou, mieux, était abandonné de Lui, avait exulté en recevant des nouvelles du serviteur de Dieu : saisi par une dysenterie, il perdit une vie nauséabonde et obtint son amie, la mort éternelle. 20. Brunehaut la damnée perdit ses soutiens périssables et s’effraya, tourmen‐ tée intérieurement par les accusations de sa conscience : si bien que cette femme, que la grandeur de sa faute encourageait à perpétrer son crime, le châtiment qu’il impliquait la livra sans ménagement à des tourments dévorants qui la torturaient. Tout en remâchant ces sombres pensées, elle déclencha une guerre contre un peuple voisin. Mais quand arriva le moment du combat et que, venant de part et d’autre, la troupe en rangs serrés en vint aux mains, une terreur proprement divine s’empara du camp de cette femme exécrable, ce qui eut pour effet que les membres affaiblis, à la suite de leur tête malade, cherchèrent leur salut dans la fuite. Et comme ils se dispersaient en désordre sous les yeux de leurs adversaires, elle fut capturée en premier par les adversaires, elle, l’adversaire de la discipline chrétienne et cause de l’ensemble du crime. 21. Je ne rechignerai pas à parler de sa disparition, selon ce que m’en a appris l’opinion courante. Il existe un animal bossu, qui a un corps assez monstrueux, possédant par nature des sortes de protubérances : comme l’extrémité de son dos, bien que saillant et étroit, occupe un point plus haut que le reste de ses membres, il est extrêmement adapté aux charges et surpasse tous les autres animaux pour le transport des marchandises. Une fois dévêtue, la femme dont nous parlons fut juchée au milieu du dos de cet animal et promenée publiquement pour sa honte sous les yeux de ses ennemis. Cette vision très repoussante fut longuement offerte aux spectateurs ; puis elle fut attachée à des chevaux indomptés et emportée à travers des endroits impraticables et rocailleux. Ainsi son corps, usé déjà par la vieillesse, fut-il déchiré et mis en pièces par les montures fougueuses et ses membres éparpillés et sanguinolents furent-ils dispersés ici et là, méconnaissables. Son âme, dissociée de la sorte de sa substance terrestre et vouée à juste titre à des peines éternelles, est maintenue dans la poix liquide et bouillonnante pour y brûler. 22. Les informations s’accumulant, ce développement a pris trop d’ampleur et de longueur. Et de crainte que son bavardage ne déplaise et ne lasse, nous
40 « Époux » traduit comes, le « compagnon » donc le « mari » en latin chrétien, et non sponsus. Il n’est pas question de mystique conjugale mais d’une image d’union.
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en tenant maintenant à des conclusions brèves, imposons-lui une borne et une limite : je supplie tous les hommes en général de bien vouloir recevoir sans trop de réticence ce que notre Seigneur Jésus Christ n’a pas été réticent à offrir par son martyr. Auprès de son corps très vénérable, le Christ confère la santé avec une telle générosité que celui qui est atteint, par quelque affection que ce soit, ou est handicapé par une infirmité, sitôt qu’il invoque de tout son cœur devant ce corps le nom divin, fait fuir toutes les maladies, se défait de toute souillure et parvient sain et joyeux à la santé qu’il avait désirée, par la grâce de Dieu, un seul Seigneur dans la Trinité, qui demeure pour toujours : puisse-t-Il m’accorder la vie éternelle, à moi son disciple très indigne, et qu’Il vous donne, à vous qui écoutez, sa grâce en abondance.
Passion de saint Didier, évêque et martyr (BHL 2149) 41 1. Entre les divers miracles des confesseurs et les victoires des martyrs, l’uni‐ vers entier ou presque croit42, rempli des glorieuses luttes que Dieu accorde en sa largesse en quantités infinies, à mesure que, poursuivant son cours après la venue du Rédempteur et Seigneur vers le terme de ce monde, il découvre qu’à notre époque, un nouveau martyr a enduré le martyre chez des chrétiens de nom, le souverain pasteur et très clément évêque Didier. De tout ce qu’on peut raconter sur la palme de sa victoire, je voudrais dire deux mots s’il était permis à un homme à qui l’abondance de ses péchés barre la route de s’engager sur le chemin du discours43. Puisque j’aspirais donc, tout mauvais que je suis, à partir sur les traces d’œuvres bonnes et voulais, assisté par les prières d’intercession du saint homme, les raconter l’une après l’autre pour autant que le Christ l’accorde, je n’ai pas pu m’abstenir pour finir, avec l’aide du Seigneur, de devoir aller jusqu’aux merveilles de sa confession en esprit de dévotion, en quoi il aura manifesté son pouvoir, et de retracer en une très humble prière la palme de son martyre pour tous les auditeurs. Sa puissance et sa valeur, au contraire de la lutte de son martyre même et de sa confession, si le pécheur que je suis tentait, devant l’ordre ecclésiastique ici présent, d’en disserter point par point pour les fidèles assemblés, il y a fort à penser que la présente lecture provoquerait l’ennui du public ou que la distraction s’emparerait des oisifs au fur et à mesure que le propos s’allonge. 2. Et de fait, cet homme saint et sans égal, honoré de l’ordre des apôtres, cet homme distingué et poli par l’étude approfondie de tous les livres bibliques, le vénérable évêque Didier dont la science était un réceptacle d’où le flot des dogmes ne pouvait pas s’échapper, reçut un jour de la Divine Bonté cette parole
41 J’ai bénéficié pour cette traduction de l’aide précieuse de Michèle Gaillard et reste seule responsable des erreurs qui demeurent. 42 Sens obscur. Les manuscrits portent tous sit (verbe être), que J. Bolland a corrigé en scit (verbe savoir) ; peut-être faut-il comprendre ascit ? 43 L’image est reprise en écho au c. 12.
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d’avertissement : Sa volonté était qu’il s’offrît lui-même à Dieu en victime. Alors fut suscitée pour notre temps une nouvelle Jézabel, jouet du démon, et, tout en prétendant confesser la foi en Christ, elle fit supplicier de son temps plus d’un chrétien dans le Christ. Parmi tous ces faits, je trouverais désagréable et criminel de ne pas commencer à dévoiler un tant soit peu au bon moment quelques éléments sur la confession de cet homme saint et sans égal. Car la Jézabel en question – jugée, de l’aveu universel, la sectatrice du mal pour les poursuites contre ce saint confesseur par faux témoignage – combien d’hommes et combien de femmes a-t-elle disposés par des récompenses à son crime et combien en a-t-elle conduits malgré eux à parler ? Y a-t-il une bouche, y a-t-il une langue pour dire tant de mal ? Ô Majesté infinie, qui dira le sacrilège de qui se cite comme témoin et se choisit pour juge ? C’est en cet homme, instrument préparé pour le châtiment de beaucoup, qu’elle a manifesté des mérites. Qu’ajouter ? Puisque la perfidie du tyran menaçait le saint homme de Dieu, ses frères et ses alliés redoutaient que le diable – celui que nous avons mentionné plus haut – n’aille jusqu’à l’exécuter et l’assassiner : ses frères44 consentent donc à la condamnation du juste sur le faux témoignage de complices. 3. Sitôt envoyé en exil, avec la grâce du Christ pour l’accompagner, il fut au paradis. Il me coûterait de supporter de ne pas oser faire résonner à vos oreilles, puisque c’est là votre désir, le bel et digne ordonnancement de ce lieu, alors qu’à cet endroit le Seigneur, apaisé par l’intercession de saint Didier lui-même, a opéré continûment de si grands signes et ne cesse pas à l’évidence d’en opérer en tous par la mémoire du même homme. Quand on sut que les perfides retenaient ce chrétien parfait dont on parle, prisonnier sur l’île de Livisio45, le Seigneur daigna manifester en ce lieu, par le moyen d’une lampe que Didier crut devoir allumer de sa main à son entrée [dans l’église], cette grande grâce qu’à compter de ce dimanche, par la miséricorde du Christ Dieu, l’huile ne diminuât pas jusqu’au temps fixé, ni la lampe ne cessât jamais de luire, comme le constatèrent tous ceux qui vinrent, l’un après l’autre et chacun à son tour. Mais sitôt que l’évêque selon l’usage célébrait tout son office comme il en avait l’habitude, aussitôt la lampe se remplissait d’elle-même, si bien que l’huile sainte était remise à niveau en permanence alors que tout ce qu’en avait reçu la lampe avait brûlé sans discontinuer, tous en étaient témoins. Dans la foule qui le demandait, il n’y eut personne d’abattu par quelque infirmité que ce soit ou d’exposé aux tentations de passions contraires, qui n’ait obtenu la grâce d’être oint de cette huile sainte par notre évêque sans être sur le champ rendu à sa forme de jadis et à la plus complète santé.
44 Les évêques, frères dans l’épiscopat de Didier, qui le déposent lors d’un concile et le condamnent à l’exil : l’hagiographe a l’air de penser que c’était une façon de le mettre à l’abri de l’assassinat. Dans la Passion de saint Rambert (BHL 7058), éd. B. Krusch, MGH, SRM V, Hanovre/Leipzig, 1910, p. 209-211, on trouve la même présentation de l’exil comme chance de salut. 45 Ce lieu n’a pas été identifié.
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4. On vit ce bon soldat serviteur du Christ ravitaillé, comme Antoine obtint la grâce de l’être, d’une manne céleste qu’un oiseau apportait. Personne ne devrait juger l’histoire inventée, puisque c’est de la bouche d’hommes de bien que je me suis trouvé la connaître, tout pécheur marqué de la tare du péché que je suis : leur vie méritante leur valut de le voir de leurs yeux et de le percevoir de leurs oreilles sans en pouvoir douter. 5. Des hommes craignant Dieu lui avaient offert du vin dans un tonnelet qui pouvait tout au plus contenir quatre urnes46 et on avait, de ce fait, pendant longtemps apprêté un festin pour tous les visiteurs ; au fur et à mesure que s’écoulaient les jours, on ne pensait plus pouvoir désormais, du fait d’un si important concours, tirer de cet unique tonneau de quoi restaurer quelqu’un. Un des domestiques, le visage baigné de larmes, se rend à la salle à manger ; pleurant abondamment le tort qu’on lui a fait, il dit à l’évêque avoir constaté que l’intégra‐ lité du vin a été prise. Le saint homme et illustre confesseur de Dieu ne se laissa cependant pas prendre par la tristesse ni ne fut la proie de l’abattement : le cœur joyeux, il exultait dans le Seigneur et s’accusait plutôt de s’être rendu par ses actes indigne de recevoir des bontés. Le Seigneur alors voulut bien lui révéler qu’on verrait plein le récipient qu’on croyait vide. Obéissant aussitôt aux ordres de leur maître, les serviteurs se rendirent à l’endroit où le récipient de vin avait été laissé et reçurent la grâce de contempler le mystère de la Trinité, que le Seigneur, dans l’évangile où il est invité aux noces (cf. Jn 2), avait daigné manifester par les cuves remplies d’eau. 6. Il y a aussi ce fait que tout le peuple connaît parce que le peuple le raconte : à plusieurs reprises en ce lieu, la main du Christ a guéri un homme marqué de la tare de la lèpre par l’intercession de ce confesseur, effet de sa bienveillante miséricorde. 7. Comme le Christ Seigneur accomplissait continuellement par son saint serviteur ce genre de merveilles et d’autres semblables, l’insatiable persécutrice, qui était aussi en proie aux excès d’une jalousie dévorante, vit d’un mauvais œil que le saint homme de Dieu voie sa réputation grandissante devenir de plus en plus illustre devant Dieu : elle essaie alors par une feinte d’obtenir le moyen de faire tomber l’homme de Dieu par ses efforts. De confiance, ses frères47 réunis en assemblée conciliaire le rappellent de l’île dans l’ordre sacerdotal, dont on voit bien qu’il n’avait jamais été déchu aux yeux de Dieu ; déjà on vient l’y chercher comme il se doit, déjà on lui attribue la ville qu’il a reçue pour y œuvrer, comme il convient à un évêque. Après une si grande et si violente tempête, incertain de pou‐ voir relever les murs de sa cité battus en brèche, il reprenait force dans le Seigneur, entouré de tous ceux qui l’ont pour père et de ses proches ; émus par la bonté du Ciel, on les voyait plus pleurer que se réjouir, tandis que le saint lui-même, digne des plus grands honneurs, las de ce monde, trouvait son repos et sa joie dans le 46 Une urne est une mesure de liquide qui vaut la moitié d’une amphore, soit quatre conges ou vingt-quatre sexterii, c’est-à-dire 13 litres. 47 Il s’agit toujours des évêques, « frères » de Didier dans l’épiscopat.
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Seigneur ; c’est alors que la persécutrice, en qui les bonnes intentions premières avaient été entièrement remplacées par une résolution vipérine, essaie de tuer par ruse l’homme qu’elle n’a jusqu’alors trouvé aucun moyen d’immoler par un faux témoignage. 8. Le Serviteur de Dieu est convoqué par le prince : il devait venir, comme il convient à un saint, en sa présence, ordre que le soldat du Christ s’efforça d’accomplir. Le prince du monde lui demande si choisir le mariage valait mieux que se livrer aux misérables débauches de la chair. Qu’est-ce que le saint homme pouvait conseiller d’autre que ce que le Christ Seigneur a bien voulu recomman‐ der par l’enseignement des apôtres et la doctrine évangélique – qu’il est juste de prendre une épouse et d’engendrer des enfants légitimes, comme la décence le demande ? La rumeur cependant rapporte en toute hâte son conseil à cette Jézabel dont on a parlé : enflammée aussitôt d’une résolution soudaine, elle veut tuer le serviteur du Christ, crime dont ni elle, ni son infâme volonté, n’avaient jamais pu obtenir que le Ciel le permette : Il ne l’autorise pas pour que le martyr du Christ reçoive pour ses mérites la palme du martyre mais pour que ceux dont le diable avait fait son temple personnel succombent l’un et l’autre dans une égale ruine. Pourquoi un esprit sans repos et une intelligence sans finesse devraient-ils retarder davantage leur œuvre ? Une émotion populaire s’élève, plus sous l’effet de la terreur que le prince inspire que par la volonté délibérée de trahir. Abominable affaire ! manœuvre criminelle ! Dans l’entrée de l’église, l’évêque et martyr de Dieu est arrêté par les comtes sacrilèges Effanus, Gaissefredus et Beto. 9. Cet homme saint alors, et digne de la vénération la plus humble, plaçant dans le Seigneur son courage, vint recevoir sans frémir ce qu’il avait appris jadis, quand un ange porteur de la bonne nouvelle le lui avait promis. Que pourrais-je dire ? Les paroles des accusateurs attestent avec quelle douceur, avec quelle paix, l’évêque et confesseur parut au milieu des rangées de soldats qui l’encerclaient de toute part : on le voit, il est volontaire pour recevoir le martyre qu’il a désiré et marcher à sa rencontre d’un pas précipité. Les troupes armées se tenaient au bord de la Chalaronne, sur le territoire de Lyon, quand elles constatèrent que c’était un juste qui voulait mourir contre la justice ; et ils furent nombreux dans cette foule même à protester avec abondance de larmes qu’ils n’avaient nulle raison de consentir à un crime si grand : le saint de Dieu se mit alors à genoux devant tous et, sa prière achevée, offrit sa tête aux coups du bourreau. Soudain, l’un des hommes de main des sacrilèges, un maudit sans cervelle, lança une pierre qui vint frapper le pasteur à la tête : par un seul coup, la terre resplendit d’avoir reçu ce si célèbre temple48. Pendant un long moment, l’âme paisible ne quitta nullement sa résidence49, jusqu’à ce que cet homme sans foi, saisissant un pieu aux extrémités pointues, ne brise la nuque : l’âme sainte alors rejoignit le Seigneur. L’affaire est
48 Selon I Co 3, 16, le corps du chrétien est temple de l’Esprit : la terre reçoit donc le corps de Didier abattu. Voir aussi « le temple du corps humain » cap. 12. 49 L’âme de Didier n’a pas quitté son corps : il n’est pas mort sur le coup.
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admirable, mais la perfidie plus abominable ! Hélas ! c’est un saint homme que la reine Brunehaut50 a injustement condamné ! 10. On ne doit pas taire mais plutôt ajouter à ce petit ouvrage les récompenses que mérita le saint et celles que les machinations des persécuteurs leur valurent bientôt le moment venu. Car, pour ce qui est de la nature ou de l’importance des œuvres que le Seigneur opéra ou opère continûment auprès de son très saint corps, la suite du récit le montrera à suffisance sans délai. Un très pauvre homme né dans une famille romaine souffrait déjà de tremblements en de nombreux endroits quand, le péché s’en mêlant et le diable s’entremettant, ses membres se trouvèrent partout perclus à cause de la force excessive de ses tendons au point que, depuis sa plus tendre enfance, il ne parvenait qu’à faire bouger sa tête et sa langue. Il demanda en esprit de dévotion la litière où on le transportait et à l’endroit même où le saint martyr avait obtenu la grâce de conduire son martyre à son terme, pria qu’on le plante comme un tronc : car en ces lieux imprégnés du sang versé par le saint en raison de sa foi, la Bonté éternelle demeure, et le Christ restitua ce dont l’Ennemi s’était emparé, une fois le lieu trouvé. 11. Pendant ce temps, c’est un miracle exceptionnel et bien digne d’être raconté qui se produisit avec éclat à notre époque là où notre confesseur et martyr avait confessé la foi, au vicus de Prisciniacus51, quand le corps du même saint était en quelque sorte retenu prisonnier par des pécheurs dans un domaine. Un certain Claudius qui résidait au territoire de Lyon avait une fille appelée Sinclisia. Du fait du péché, un parasite la faisait cruellement souffrir depuis sa naissance, si bien que, dépourvue de santé, elle était condamnée à boiter sans cesse et doutait tout à fait de pouvoir avoir la bonne fortune d’être guérie. Son père donc fait un devoir à sa fille d’aller en toute humilité là où réside le martyr. La fille met un désir ardent à satisfaire la demande de son père. Sitôt qu’elle obtint, par l’entremise de la grâce du Christ, de pouvoir toucher la tenture qui le couvre et qu’elle fut ointe de son huile sainte, elle retrouva l’usage de la marche ; et il ne lui resta par la suite, d’avoir été dans cet état, nulle trace de claudication. 12. Pourquoi une intelligence sans force et un esprit sans sagesse s’attarderaient-ils à ce petit ouvrage, et pourquoi un homme indigne narrerait-il devant d’autres de nobles actions ? Si je voulais décrire par le menu les œuvres de ce saint homme – réalisées par le Seigneur Jésus – et les signes de ce martyr et évêque Didier qui resplendit dans le Christ d’une vertu sans limite ; si je voulais dire le nombre des miracles que fit l’évêque en personne tant qu’il navigua vivant sur les flots de la mer d’ici-bas, ou ceux qui se produisent sans discontinuer auprès de son tombeau, y aurait-il quelqu’un pour s’engager sur le chemin du discours, ou une personne capable de tout contenir dans l’espace d’un unique codex ? Par où commencer ? Comment choisir une anecdote quand il y a tant à dire ? Imaginons que quelqu’un, le péché s’en mêlant, devienne ou soit complètement 50 Climax d’un texte qui a choisi de taire jusqu’à ce moment le nom de Brunehaut, évidemment identifiable pour les auditeurs derrière Jézabel. 51 Auj. Saint-Didier de Chalaronne.
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devenu la résidence du diable, de cet abominable qui trompe depuis nos aïeux : quand on l’aura vu aller chez52 ce saint avec une pleine et entière dévotion et sa foi inébranlable dans le Seigneur, le Trompeur, condamné par la grâce du Christ, relâchera le serviteur qu’il avait rendu étranger à Dieu par le péché. Il y a bien plus d’un temple, bien plus d’un corps humain dont on doit dire qu’il fut purifié de l’immonde possession par l’intercession de ce saint. Personne ne peut rappeler, personne n’a de mots pour raconter en détail combien d’âmes furent si manifestement guéries de l’invasion de l’Adversaire avec l’appui de la miséricorde divine, par l’intercession du pasteur et martyr, et nous croyons qu’elles furent par la suite libérées pour l’éternité par le patronage du Christ. 13. Pour le dire en deux mots, on nous a raconté et nous avons pour une part continuellement sous les yeux que, par l’accumulation du péché et la malice du diable, nombreux sont ceux qui ont été condamnés à perdre la vue ; mais, en particulier quand leurs compagnons les ont conduits auprès des très saintes cendres de Didier – le don de la vue étant bientôt obtenu par le martyr – ceux qui réclament reçoivent la grâce de recouvrer la vue. Est-ce à dire qu’il n’y aurait rien à ajouter au sujet des infirmes et des boiteux, à ce que nous avons dit plus haut, alors que nous en voyons plus d’un qui a reçu un bienfait du Ciel par l’intermédiaire du saint évêque Didier ? Ce n’est pas là seulement un bruit répandu par la rumeur sur la parole de deux ou trois témoins, mais c’est la foule rendue à la santé par le don du Christ qui fait présentement savoir que ces personnes ont été guéries du malheur en question. Du reste, si nombreuses que soient – puisque c’est là l’humaine condition – les personnes éprouvées par une souffrance terrestre, quelle que soit la nature de leur infirmité corporelle, et avec elles ceux qu’éprouve la fièvre tierce ou quarte, pour peu qu’ils s’approchent en esprit de dévotion du tombeau du saint, évêque et martyr souvent cité ; pour peu qu’ils exigent sous quelque prétexte que ce soit, et où qu’ils se trouvent, qu’on leur donne l’eau où a trempé ce pieu qui valut au martyr de Dieu de consommer son martyre, avec grand désir, une foi non feinte et une conscience pure, avec l’aide de Dieu ; pour peu qu’ils réclament qu’on cite au cours des divins mystères le nom du saint martyr et évêque, tous reçoivent la santé et acquièrent, en échange de leur foi, le bénéfice du pardon. 14. C’est la raison pour laquelle nous n’hésitons pas à affirmer que sont totalement idiots et sans aucune sagesse ceux qui, hommes ou femmes, redoutent la condition mortelle d’ici-bas (alors qu’ils voient que la confession de son saint et martyr Didier accomplit des miracles ininterrompus sur l’ordre de Dieu), au point de ne pas avoir cru et de ne pas croire que celui-là même que nous glorifions devant Dieu fut exalté par le bienfait d’en-haut, en tant qu’il obtint enfin répara‐ tion, sans difficulté aucune. Serait-elle donc petite, cette sentence que nous avons contemplée quand elle fut rendue par la suite devant le même Christ Seigneur, cette sentence qui voulut que celle qui avait exercé son empire sur les royaumes
52 Ad limina comme en cap. 11.
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avec les instruments de la justice53 et avait été poussée à une situation critique, sur le jugement de Clotaire, droit juge et juste prince, soit jugée l’instigatrice de maux pervers, soit suspendue à la bosse d’un chameau comme un ballot fait pour le bât puis – fin méritée – attachée à la queue des chevaux et qu’elle supporte de tous, puisque l’armée était réunie, ce qu’elle avait infligé à beaucoup pour un crime unique ? Si je commençais à disserter de la patience, vertu de l’âme, ou de la bonté de ce roi et prince qui gouverne aux destinées du monde et du peuple, je n’aurais pas de bouche capable de narrer ni de langue capable d’expliquer qu’elles ont été si bonnes et mises au cœur du seul homme capable de les détenir ensemble par la force de sa mansuétude, pitié, justice et sévérité. 15. Car notre souhait, avec l’appui du Christ Seigneur, est d’insérer briève‐ ment dans ce livret ce qui s’est produit de nos jours aux yeux de tout le peuple. Clotaire, ce prince et seigneur d’une clémence souveraine et, je le répète, rempli de la bonté et de la pitié de Dieu, avait reçu de tous ceux qui, clercs et laïcs, tenaient le martyr pour leur père nourricier, une requête formulée avec le plus profond respect – que le corps du saint homme et martyr puisse être rendu à son Église. Alors le prince, mis en garde par l’Esprit saint, ne voulut pas refuser une réparation dont il avait compris par son propre mérite, sous le regard de l’inséparable Trinité dans le mystère de sa divinité, qu’elle était agréable à Dieu. Il entendit la suggestion des requérants et accorda que l’entrée de l’église, qui avait vu le triomphe du martyr, soit réparée pour offrir un lieu adapté. 16. Dans quel état le corps vénérable apparut à tous ceux qui le découvrirent, alors que trois ans étaient passés et qu’on entrait dans la quatrième année, nul ne peut ni ne pourra l’ignorer grâce au témoignage répété par le peuple de génération en génération : c’est bien de cela qu’il faut parler. En présence de l’évêque son successeur54, les anciens et les frères, les prêtres unis aux diacres manifestent dans la charité les œuvres de Dieu, et d’une seule et même voix, l’Église unanime témoigne en chœur au même moment que son fils est entier et intact, qu’il ne lui manque pas un cheveu alors que s’est écoulé le temps qu’on a dit ; qu’on a trouvé le corps que le Christ a daigné choisir pour sa demeure visiblement conservé et dans la plus parfaite intégrité, comme si c’était le corps d’un vivant, pour qu’aucun des croyants ne puisse douter que le saint évêque martyr Didier a obtenu le triomphe auprès du Seigneur et qu’avec un incomparable éclat, il a reçu en héritage dans ce monde le trophée. 17. Mais quand, sous la conduite du Christ Seigneur, ceux qui ont Didier pour père nourricier se rassemblèrent au lieu où il reposait, tous et chacun, unis dans l’attachement, se lamentèrent de cette plainte incessante que leur inspirait leur deuil : non pour avoir cru que le mort était auprès de Dieu, là où les divins mystères étaient ouvertement dévoilés, mais pour donner des témoignages 53 in fascibus : littéralement, avec les faisceaux qu’on porte devant les magistrats ; donc avec les insignes du pouvoir. 54 L’hagiographe le nomme Aetherius au cap. 19, où l’on apprend qu’il s’agit d’un grand laïc autrefois marié, élève de Didier.
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d’attachement et jouir par l’intercession d’un si grand homme, des récompenses espérées des bienheureux. Bref : le corps du saint homme est élevé de la tombe et conduit en toute diligence, au son religieux de la cymbale et de l’orgue, sans que jamais les voix ne faiblissent, au sépulcre qu’on lui a préparé. Après que de toutes parts le chœur des chantres et le peuple des croyants ont exulté dans le Seigneur, ils prennent le chemin du retour, environnés de divers signes et miracles et, pour tout dire, au milieu de mugissements bestiaux : qui pouvait supporter le gémissement de ceux qui marchaient devant et de ceux qui marchaient derrière, plainte dont le son haché ne faiblissait pas, à moins d’avoir un cœur de pierre ? Il n’y avait ni moyen ni raison de cheminer autrement qu’en tournant toute son âme vers le Seigneur et en partageant avec tous l’acclamation unanime de Ses merveilles inouïes. 18. Comme ils poursuivaient leur route, le corps du saint homme fut conduit sous le regard du Christ jusqu’à une terre de son Église appelée Fasinus55. C’est là qu’on s’étonna de voir arriver une femme, qu’une légion de démons s’était appropriée depuis longtemps déjà, pour se joindre, à la stupeur générale, à tous les fils de l’Église présents. Mais quand cette femme qui portait des démons reçut la grâce de toucher le brancard56 du confesseur et martyr endormi dans le Seigneur, elle fut délivrée par la grâce du Christ de toute tentation impure. Le bruit qui en a couru m’a appris ce grand, ce très grand miracle, et je ne sais pas quelle réticence mentale a presque poussé le pécheur que je suis à l’omettre. 19. Quand ils furent partis de cette terre, dans le sanctuaire du saint et incom‐ parable seigneur notre père, qui reçut la grâce par la prédication divine d’élever le chevet de l’apôtre Pierre57 (ses restes furent solidement établis à Vienne hors les murs de la cité), le corps de l’homme de Dieu mérita d’être lui aussi installé selon son vœu à l’endroit prévu, avec les marques de la plus profonde vénération des hommes. Après cela, la compagne et épouse du vénérable évêque Aetherius, devenue sa sœur en Christ, amena précisément à cet endroit un enfant aveugle de naissance devant une assistance ébahie. D’une âme pieuse, elle l’approcha de
55 Feyzin, (dpt. Isère) ; au fil du Rhône, à environ 25 km au nord de Saint-Pierre de Vienne. 56 Cancellus est la tige, la poutre, le barreau, par extension la grille et dans une église le chancel ou barrière qui sépare le chœur de la nef. On voudrait comprendre que la possédée touche le cercueil (scrinium ? loculus ?). Le mot cancellus fait penser au feretrum, la civière faite de deux montants, qui est aussi le brancard qui sert au transport, le lit mortuaire, et par extension le sarcophage et le reliquaire. 57 Hypothèse pour comprendre l’expression attollere caput Petri apostoli. L’église Saint-Pierre ou des Saints-Apôtres est, comme la cité, sur la rive gauche du Rhône, mais au sud du groupe épiscopal et hors-les-murs. Construite sous Mamert (ve s.), elle sert de nécropole épiscopale durant le haut Moyen Âge. Voir M. Jannet-Vallat, « L’organisation spatiale des cimetières Saint-Pierre et Saint-Georges de Vienne (ive-xviiie s.) », Archéologie du cimetière chrétien, Tours, 1996, p. 125-137 ; Ead., « L’église Saint-Pierre (basilique des Saints-Apôtres) et l’ora‐ toire Saint-Georges », Vienne (Isère). Aux premiers temps chrétiens, éd. M. Jannet-Vallat, R. Lauxerois et J.-Fr. Reynaud, Paris, 1986, p. 42-61. Didier aurait donc fait des travaux dans l’église Saint-Pierre, où il voulait trouver sa propre sépulture auprès des reliques de l’apôtre.
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l’autel ; par l’intercession du disciple, le maître obtint qu’il retrouvât la vue : il ne cessa plus de voir et n’eut plus jamais besoin d’un guide. 20. Voici ce que le pécheur que je suis a l’audace de soumettre hardiment à tous ceux qui m’écoutent. Puisque « le présent le meilleur, puisque tout don parfait viennent d’en-haut ( Jc 1, 17) » au témoignage de l’apôtre, il n’y a qu’une seule chose à faire : que notre foi s’attache au Créateur par l’amour et les œuvres ; car c’est Lui qui confère les bienfaits de la sainteté, c’est auprès de Lui et de Sa clémence sans fin qu’ils demeurent invariablement unis à sa volonté bienveillante, sous le règne de notre Seigneur Jésus Christ, à Lui honneur et gloire pour les siècles des siècles. Amen.
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Vie de saint Arnoul, évêque de Metz
La Vie de saint Arnoul fut probablement écrite après la translation des restes d’Arnoul dans la basilique des Saints-Apôtres, à Metz, peu de temps après sa mort (en 640 ?). L’auteur en est inconnu ; il s’agit probablement d’un des religieux desservant la basilique des Saints-Apôtres (Saint-Arnoul), qui écrivit au milieu du viie siècle et trace donc un portrait d’évêque répondant aux critères de sainteté de l’époque et en même temps relié à l’histoire du royaume mérovingien et de l’Austrasie1. Arnoul semble avoir fait partie des jeunes aristocrates qui furent « nourris » à la cour. Il n’était pas directement dans l’entourage du roi (Childebert II) mais dans celui d’un grand, proche du roi, Gondulfus, et a donc été confié par ses parents à ce grand de la cour pour qu’il soit éduqué et obtienne la faveur royale. Son mariage montre qu’il n’était pas destiné à la carrière ecclésiastique mais bien à une carrière « civile » auprès du roi. Seule une autre Vie écrite plus tardivement (au xie siècle) et les (fausses) généalogies carolingiennes en font l’ancêtre des Carolingiens et donnent un nom à son épouse, Doda, ainsi qu’à ses deux fils, dont l’un serait le père de Pépin de Herstal, qui n’apparaissent pas non plus dans la première Vie. L’ascendance arnulfienne des Carolingiens est exprimée pour la première fois par Paul Diacre dans son Libellus de episcopis Mettensibus : il précise qu’Arnoul eut, avant son 1 Indications bibliographiques : L. Cracco-Ruggini, « The crisis of the noble saint : The Vita Arnulfi », in J. Fontaine et J. N. Hillgarth (éd.), Le septième siècle, changements et continuités, Londres, Warburg Institute, 1992, p. 116-153 ; N. Gauthier, L’évangélisation des pays de la Moselle. La province romaine de Première Belgique entre Antiquité et Moyen Âge (iiie-viiie siècles), Paris, De Boccard, 1980, en part. p. 373-383 ; ead., « Metz », in Topographie chrétienne des cités de la Gaule des origines au milieu du viiie siècle, I, La Province de Belgique Première, Paris, De Boccard, 1986, p. 33-53 ; F. Heber-Suffrin et M. Gaillard, « Metz », in ibid., XVI-1, Images nouvelles des villes de la Gaule, Paris, De Boccard, 2014, p. 181-189 ; G. Oexle, « Die Karolinger und die Stadt des heiligen Arnulf », Frühmittelalterlichen Studien, 1 (1967), p. 250-365 ; K. U. Jäschke, « Die Karolingergenealogien aus Metz und Paulus Diaconus », Rheinische Vierteljahrblätter, 34 (1970), p. 190-218 ; C. M. Nason, « The Vita sancti Arnulfi (BHL 689-692) : its place in the liturgical veneration of a local saint », Sacris Erudiri, 54 (2015), p. 171-199 ; M. Parisse, « Austrasie – Lotharingie – Lorraine », in Encyclopédie illustrée de la Lorraine, II, Nancy, Serpenoise, 1990, p. 22-25 ; P. Riché, « Arnoul et les saints vosgiens », in Histoire des saints et de la sainteté chrétienne, IV, Paris, Hachette, 1986, p. 65-69 ; J. Schneider, « Charlemagne et Hildegarde, conscience dynastique et tradition locale », in Autour d’Hildegarde, Nanterre, Université de Paris X, 1987, p. 9-18 ; M. Sot, « Historiographie épiscopale et modèle familial en Occident au ixe siècle », Annales ESC, 33 (1978), p. 433-449.
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épiscopat deux fils, dont l’un Anchise (nom troyen servant à désigner le noble Anségisel) donna naissance à Pépin (II ou Pépin de Herstal)2 ; on la trouve aussi dans le préambule, sans l’ombre d’un doute ajouté ou réécrit, d’une charte de donation de Pépin II en faveur de Saint-Arnoul de Metz, datée de 691 et connue uniquement par sa copie dans le « Petit cartulaire de Saint-Arnoul » à la fin du xiiie siècle3 ; dans la continuation de Frédégaire et le Liber historiae Francorum, Pépin est désigné comme étant le fils du noble Anségisel, sans aucune référence explicite à Arnoul, ni même à Pépin l’Ancien ; même dans les Annales Mettenses Priores, rédigées au ixe siècle, où Begge, fille de Pépin l’Ancien apparaît comme l’épouse d’Anségisel et mère de Pépin II, Arnoul, évêque de Metz, n’est désigné que comme parent (propinquus) de la famille paternelle de Pépin II4. Admise par tous, l’ascendance arnulfienne des Pippinides et donc des Carolingiens n’est pas véritablement prouvée. Même si la carrière d’Arnoul ne commence pas dans l’Église, les qualités que lui prête son hagiographe entendent montrer qu’Arnoul a été prédestiné pour être saint, choisi par Dieu. C’est un topos très fréquent dans la littérature hagiographique de cette époque : les saints sont pourvus de toutes les qualités dès leur naissance, noble bien sûr. En suggérant qu’Arnoul est devenu évêque malgré lui, l’auteur veut mettre en valeur l’humilité du personnage : il ne recherche ni le pouvoir, ni les honneurs ; cela permet aussi d’affirmer qu’Arnoul a été élu selon les canons, par le clergé et par le peuple (clero et populo), et ne doit pas sa charge au roi… En fait son accession à l’épiscopat est certainement due au roi, comme c’est souvent le cas à cette époque ; le roi, Clotaire II, a donc choisi un personnage influent qui pouvait lui garantir la fidélité de l’aristocratie austrasienne. La confiance de Clotaire lui est gagnée car Arnoul fut sans doute l’un des premiers Austrasiens à se rallier à lui, peut-être dès la mort de Théodebert II en 612 et la prise de contrôle de l’Austrasie par Thierry II ou, au plus tard, après la mort de Thierry en 613. Frédégaire affirme en effet (IV, 40) : « Clotaire, à la suite des manœuvres d’Arnoul et de Pépin ainsi que d’autres grands, pénétra en Austrasie ». Clotaire lui confia l’éducation de son fils Dagobert parce qu’il avait besoin du soutien de l’aristocratie austrasienne et en premier lieu de la famille de Pépin, avec qui Arnoul était allié : Arnoul et Pépin gouvernèrent le royaume d’Austrasie, confié par Clotaire II à Dagobert. L’hagiographe ne dit rien de tout cela : il met en scène Arnoul comme un proche de Clotaire, puis de Dagobert, sans rien expliquer de son rôle. Les autres sources, en particulier la chronique de Frédégaire, montrent qu’ef‐ fectivement Dagobert fait confiance à ses tuteurs, jusqu’à la mort de son père
2 Paul Diacre, Libellus de episcopis Mettensibus, éd. G. H. Pertz, in MGH, SS, II, Hanovre, 1841, p. 264-265. 3 M. Gaillard (dir.), Le souvenir des Carolingiens à Metz au Moyen Âge. Le « Petit Cartulaire » de Saint-Arnoul de Metz. Édition, traduction et commentaire, Paris, Publications de la Sorbonne, 2006, p. 44-45. 4 Annales Mettenses Priores, éd. B. von Simson, in MGH, SSRG, X, Hanovre, 1905, p. 2-3.
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Clotaire en 629. En montrant Arnoul essayant à plusieurs reprises de quitter le service du roi, l’hagiographe veut montrer à quel point les deux rois, Clotaire puis Dagobert, avaient confiance en lui. Arnoul, même évêque, fait preuve d’ascétisme, de générosité envers les pauvres et à chaque fois qu’il le peut se retire dans un ermitage (suivant ainsi le modèle de saint Martin). Selon l’hagiographe, Arnoul a toujours voulu devenir ermite, seules les circonstances et la confiance que les rois éprouvaient envers lui l’en ont empêché. Les actions d’Arnoul dans le monde sont donc autant de sacrifices qu’il a dû faire pour le bien du roi, du royaume et du peuple. Il ne se complaît pas dans l’exercice du pouvoir et la richesse et, au contraire, ne songe qu’à les abandonner. Arnoul saisit donc l’occasion du changement de règne pour être délivré du poids de sa charge épiscopale ; l’hagiographe montre encore une fois la confiance du roi mais il décrit aussi la fermeté d’Arnoul et le caractère inébranlable de sa décision. Le côté théâtral de sa description a encore pour but de mettre en valeur les qualités du saint, qui ne craint pas la mort, ni même celle de ses proches. Mais nous pouvons avoir quelques doutes ; nous savons en effet qu’à la mort de son père, Dagobert quitta l’Austrasie et s’installa près de Paris, au palais de Clichy ; il changea d’épouse également, gouverna lui-même ou avec des conseillers choisis par lui et non plus par son père. S’il emmena Pépin hors d’Austrasie, ce ne fut pas pour continuer à bénéficier de ses conseils mais pour mieux le surveiller. On peut donc se demander si la retraite d’Arnoul ne fut pas, au contraire de ce qu’affirme l’hagiographe, voulue par Dagobert et donc forcée. D’autant que le fils d’Arnoul, Clou, ne lui succéda pas directement mais seulement vingt ans plus tard et que ce fut un évêque appartenant à une famille rivale, Goericus, qui lui succéda. Après la mort d’Arnoul (639/640), qui survint après celle de Dagobert, il fit rapporter à Metz le corps d’Arnoul ; l’Austrasie était alors devenue à nouveau un royaume indépendant avec pour roi Sigebert III.
Édition B. Krusch (éd.), in MGH, SRM, II, Hanovre, 1888, p. 431-446.
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Vie de saint Arnoul Ici commence la Vie de saint Arnoul, évêque et confesseur. Au nom du Dieu tout-puissant et de Jésus Christ notre Seigneur, son fils, je vais entreprendre de relater par ma plume la vie et les actions du très saint évêque Arnoul, avec l’aide du Saint-Esprit qui demeurait en lui, selon l’ordre du Seigneur à propos des justes : « Ouvre ta bouche et je la remplirai ». (Ps 80, 11). Donc il ne faut pas se retenir de donner en exemple de bonne action tout ce qui est profitable à ceux qui le suivent et leur apporte la récompense de siéger avec les saints. 1. Donc le bienheureux évêque Arnoul naquit d’une lignée franque ; grâce à ses parents, il était d’une noblesse très élevée et très riche dans les affaires du siècle mais il persista encore plus noble et plus glorieux dans la foi du Christ. Des actions dignes de louanges qu’il a accomplies, j’en ai entendu quelques-unes de ses familiers et j’ai appris par moi-même la plupart de celles qui devaient être écrites. À ce sujet, j’estime qu’il vaut mieux commencer le récit à partir du jour de sa naissance. 2. Il y avait alors dans le voisinage un étranger venu d’Italie, un serviteur de Dieu nommé Étienne. Lorsque la naissance d’Arnoul lui fut révélée, il resta un temps silencieux et, comme si une réponse lui était venue du ciel, il déclara d’une voix prophétique : « Sachez et apprenez tous que cet enfant qui est né est voué à de sublimes honneurs et qu’il sera grand aux yeux de Dieu et des hommes ». Ce qui advint ensuite démontra la véracité de ces paroles. 3. Ensuite, alors que, par la grâce de Dieu, il était plein d’excellentes disposi‐ tions, vint le temps où il dut s’adonner à l’étude des lettres. Aussitôt, il fut confié à un précepteur ; parmi ses condisciples, il brillait par son intelligence, sa mémoire et son amabilité. Le Christ demeurant en lui, il était soumis à tous, mais il leur était supérieur par sa foi et sa charité. Lorsqu’il fut bien instruit et parvenu à la maturité, pour être exercé aux bonnes actions, il fut confié à Gondulfus, sous-roi, recteur du palais et conseiller du roi5. Une fois qu’il l’eut accueilli, il le mit longuement à l’épreuve et le rendit digne de servir le roi Théodebert6.
5 Grégoire de Tours (Dix livres d’histoires, VI, 11) fait état de Gondulfus qui, d’origine sénatoriale, était domesticus de Childebert II ; devenu duc (c’est-à-dire chef d’une armée) il reprend Mar‐ seille ; Grégoire de Tours précise que, sur la route de Marseille, il passa par Tours où Grégoire le reçut puisqu’il était l’oncle de sa mère. Le domesticus est chargé de l’administration des domaines royaux dans une province, il peut avoir les pouvoirs d’un comte et être le représentant du roi dans une circonscription ; c’est probablement ce à quoi fait allusion ici le terme de « recteur » ; quant au titre de subregulus, traduit ici par sous-roi, il reflète sans doute le fait que Gondulfus avait pris la tête de l’armée royale ; cependant, dans quelques textes hagiographiques de la seconde moitié du viie siècle, le terme de subregulus semble désigner le maire du palais (voir J. F. Niermeyer, Mediae latinitate lexicon minus, Leiden, Brill, 1950, p. 999) ; mais cette fonction n’avait pas, à l’époque de l’activité de Gundulfus (vers 580), l’importance qu’elle eut ensuite. 6 Théodebert II, roi d’Austrasie († 612), fils de Childebert II et petit-fils de Brunehaut.
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4. Qui pourrait raconter ses vertus guerrières et sa force dans les armes, d’autant que, souvent, de son glaive, il avait mis en déroute les phalanges des nations ennemies ? C’est pourquoi, grâce au Christ, il devint le premier de tous, lui qui, autrefois, était tenu pour le dernier, si bien que six provinces qui, alors et maintenant, étaient tenues par autant d’officiers furent dorénavant uniquement confiées à son autorité. En effet, assidu dans la prière et les jeûnes, il s’adonnait à la miséricorde envers les pauvres et, selon ce qui est écrit, il rendait à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César (Mt 22, 21). 5. Entretemps, ses amis et ses parents l’y incitant avec peine, puisque Dieu le voulait ainsi, il prit comme épouse une jeune fille d’une famille illustre et très noble aux mœurs remarquables. En effet, le Seigneur lui concéda aux yeux du monde cette faveur particulière qu’est l’ornement de deux splendides pierres précieuses : en effet, de cette femme remarquable il eut la joie de recevoir deux fils. Pendant ce temps, comme nous l’avons dit plus haut, il s’illustra particulière‐ ment au palais dans différentes charges, mais sa méditation incessante sur les monastères et les lieux saints le tenait en éveil. 6. Or, en ce temps-là, il y avait au service du roi un homme illustre nommé Romaric avec lequel il était lié par son saint projet et un sentiment d’amitié. Avec celui-ci en effet, voulant suivre le précepte du Seigneur qui dit : « Va, vends ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel ; viens, suis-moi » (Mc 10, 21), il se disposa, après avoir abandonné tous ses biens, à partir en pèlerinage au nom du Christ jusqu’au monastère de Lérins7 ; mais, en cette affaire, la volonté du Très-Haut s’opposa à leur désir à tous deux. En effet le Dieu tout-puissant décida qu’il ne fallait pas que ces deux hommes, qui alors brillaient dans le siècle comme deux lampes, soient cachés à ce moment-là, selon la parole du Seigneur : « Que personne n’allume la lumière pour la mettre sous le boisseau, mais sur un candélabre pour qu’elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison » (Mt 5, 14-15). 7. Comme il veillait sans relâche à ces divers bienfaits comme un très puissant aurige, le hasard fit que la ville de Metz avait besoin d’un évêque8, alors le peuple acclama d’une seule voix Arnoul, familier et conseiller du roi, comme étant digne de l’épiscopat. Celui-ci reçut la ville à gouverner, en pleurant et sous la contrainte, parce que c’était la volonté de Dieu ; ainsi, ensuite, il porta les insignes épiscopaux de telle sorte que, malgré lui, il eût en même temps la fonction de « domestique » et de primat du palais9. Bientôt, sa grande générosité dans les aumônes envers
7 Aujourd’hui les îles Saint-Honorat, au large de Cannes ; le monastère y fut fondé par Honorat, au début du ve siècle. 8 Arnoul n’est pas présent au concile de Paris d’octobre 614, ce qui laisse supposer que sa nomination est postérieure ; il est attesté en 616 dans le testament de Bertramnus du Mans ; en 626, il signe les canons du concile de Clichy. 9 Cette phrase laisse supposer qu’Arnoul cumula les fonctions d’évêque, de domesticus et de maire du palais ; or nous savons par Frédégaire (IV, 52) que c’est Pépin (de Landen) qui devint maire du palais d’Austrasie.
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les pauvres augmenta tant que même depuis les régions et les cités éloignées – la rumeur s’étant répandue – une immense foule se hâta pour trouver du soutien auprès du saint pontife Arnoul. 8. Il était en effet sans cesse attentif et vigilant dans toutes les bonnes œuvres, particulièrement dans l’accueil des moines et des pèlerins ; très pieux, il veillait particulièrement à les recevoir si bien qu’il lavait de ses propres mains les pieds de ceux qu’il hébergeait. Une fois qu’il les avait vêtus et restaurés, il en recevait aussitôt d’autres pour les réconforter. En outre, qui serait en mesure de raconter l’intensité de son abstinence, surtout lorsqu’après des jeûnes de trois jours ou plus, il ne prenait que du pain d’orge et un petit verre d’eau ? Sous sa tunique, il cachait toujours un cilice si bien qu’il faisait supporter un double supplice à ses membres déjà éprouvés par les veilles et par les jeûnes. 9. Je vais raconter au moins quelques-uns des nombreux miracles qu’il a effectués. Alors que ce saint homme se trouvait dans la région voisine des Vosges, dans un domaine de saint Étienne10, se trouvait une femme nommée Bertila, horriblement possédée par le démon et souvent tourmentée au péril de sa vie. Comme elle s’agitait avec frénésie en présence du saint évêque, celui-ci, guidé par sa pitié qui était toujours immense, dit : « ô maudit genre humain, comment se fait-il que l’Ennemi ait prévalu au point que ce misérable ait élu domicile là où le Christ devrait habiter ? » Il ordonna que, la nuit suivante, la femme assiste aux vigiles. Aussitôt que le saint homme se mit en prière, un démon plaintif sortit de la femme en hurlant. Sur le champ, à la joie de tous, il lui ordonna de s’en aller guérie et joyeuse, elle qui était autrefois oppressée par l’Ennemi et malade. 10. En ce temps où toute l’Église célébrait trois jours de jeûne11, le saint homme sortit de la cité avec les croix et, selon la coutume, se mêla à tout le peuple pour rendre grâce. Et voici qu’au milieu de la foule une femme possédée du démon se mit à hurler. À sa vue, il lui imposa le signe de la croix et, l’arrachant ainsi à l’Ennemi, il la guérit. Une autre fois, il se rendit, à l’intérieur de la ville, à la basilique Sainte-Croix12, pour y célébrer la prière de l’office ; là, il trouva une jeune fille en proie à une folie furieuse ; en la voyant, poussé par la pitié, il dit à son archidiacre : « Frère, cette nuit nous célébrerons les vigiles pour cette malheureuse et nous reviendrons ici au petit jour ». Le lendemain, ils revinrent comme prévu et trouvèrent la jeune fille libérée de l’antique Ennemi. Le fait est que la sainteté de cet homme pouvait guérir même ceux qui étaient au loin. 11. Par la suite, au temps du roi Dagobert, comme il demeurait au palais, un lépreux se mit à crier en lui réclamant nourriture et vêtement. Aussitôt il ordonna qu’on l’héberge. Manifestant à son égard sa piété habituelle, il voulut savoir, puisque c’était un barbare, s’il avait reçu l’onde sacrée du baptême ; celui-ci répondit : « Non, mon seigneur, misérable que je suis, le peuple me rejette ; qui 10 Donc de l’Église de Metz. 11 Sans doute lors des Rogations pendant les trois jours qui précèdent la fête de l’Ascension. 12 L’église Sainte-Croix est située près de l’enceinte, au sud de la ville, voir Topographie chrétienne, op. cit., XVI-2, p. 280 et 282 (no 16).
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voudrait m’accorder la grâce du baptême ? » Il lui dit alors : « N’aie crainte, mon frère, c’est possible ; crois seulement dans le Christ et la volonté du Seigneur sera que tu reçoives une double guérison, de l’âme et du corps ». Aussitôt le sacrement du baptême reçu du saint, aussitôt la lèpre quitta son corps et il fut guéri dans ses deux natures, lui qui auparavant était pécheur et entaché de lèpre. 12. Plus tard, comme il était entré dans les terres des Thuringiens pour les visiter avec ce roi, il se trouva qu’un des grands nommé Noddilo, versant d’abon‐ dantes larmes, s’apprêtait à conduire les funérailles d’un enfant de sa parenté qu’il aimait beaucoup ; en effet, il lui était lié par le sang et par un sentiment indéfectible d’amitié. Comme le roi avait hâte de s’éloigner de cette villa, lui, angoissé, n’avait pas d’autre parti à prendre dans son désarroi que, après l’avoir décapité, de livrer le moribond aux flammes, comme le font les païens13. Mais c’était, croit-on, la volonté du Dieu tout-puissant que le saint évêque Arnoul ne fut pas encore sorti de la maison. L’ayant appris, Noddilo se rendit rapidement auprès de lui et lui exposa, avec des sanglots davantage que des paroles, la cause de son désespoir. Aussitôt cet homme remarquable gagna le lit du malade en toute hâte. Il se prosterna sur le sol et pria très longtemps. À cet homme plus mort que vif, il dit alors seulement, comme à son habitude : « Fais pénitence, mon fils, si jamais tu as fait le mal, pour recevoir le double remède ». Celui-ci, se réjouissant de la venue de l’homme de Dieu, pouvait à peine exprimer par des mots ce qu’il retournait en son cœur, puisqu’il était en proie aux affres de l’agonie. Que dire de plus ? On apporta de l’eau chaude et, de ses propres mains, le saint homme lui lava avec un grand soin le visage, les pieds et les mains et oignit son corps d’huile sainte. Ainsi fut fait et, le jour même, comme s’il n’avait jamais souffert d’aucune maladie, sortant de la demeure sain et sauf, joyeux et content, il reprit la route avec les autres. 13. Il ne faut pas taire le miracle qu’il fit à un autre moment. Un scélérat du nom de Noddo, échauffé par le vin et le ventre plein, osa, avec ses complices, outrager le saint homme, en disant qu’il était davantage adonné à la volupté qu’au culte de Dieu, en disant que non seulement le roi mais aussi la reine se rendaient furtivement la nuit dans son lit comme pour demander conseil. Comme il avait regagné sa couche avec son complice dans la calomnie, par la volonté du Seigneur, ce malheur arriva : le feu les entourant s’en prit à tous leurs vêtements. Se sauvant aussitôt, ils réclamèrent de l’eau avec des cris pressants, mais l’eau jetée sur le feu envoyé par Dieu ne l’éteignit pas. Leurs chemises brûlaient honteusement à l’emplacement de leurs fesses et de leurs parties génitales et ils ne parvenaient pas à sortir de leurs vêtements enflammés. Bref, puisqu’ils ne pouvaient rien faire d’autre, ils se jetèrent dehors et, comme des porcs, se roulèrent dans la boue en hurlant. Mais, de plus en plus, un feu pénétrant brûlait leurs parties génitales. 13 La décapitation avant de livrer un cadavre aux flammes ne fait pas partie des pratiques connues chez les Germains païens ; on peut penser qu’il s’agissait d’abréger les souffrances de l’homme et de pratiquer la cérémonie de crémation avant le départ du roi et de son escorte, dont le duc faisait partie (nous remercions Thomas Lienhard pour cette hypothèse).
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Alors, à ce que je crois, fut accompli à leur égard ce qui est écrit : « Celui qui dénigre en secret son prochain, je le persécuterai » (Ps 100, 5). Et ainsi, une sentence divine ordonna que ceux qui avaient calomnié le saint évêque sentissent le châtiment s’exercer sur eux. En effet, peu de temps après, Noddo fut arrêté, si bien que, en toute justice, l’épée du roi l’amputa à la fois de ses crimes et de sa vie et, pour qu’il ne meure pas seul, son fils, frappé par la même sentence, fut bientôt exécuté. 14. À cette époque, comme il avait déjà presque distribué tous ses trésors à l’usage des pauvres, il lui restait encore un plat d’argent d’un poids de 72 livres. Un grand de première importance, Hugues, l’acheta en fournissant aux pauvres des vivres et des biens de première nécessité. Mais Dieu tout-puissant ne souffrit pas qu’un laïc profite de ce plat qui, depuis longtemps, avait été donné au protomartyr saint Étienne : Hugues ayant été foudroyé par la mort, le plat fut apporté au roi Clotaire. Comme on lui avait raconté que le saint évêque Arnoul avait vendu ce plat pour nourrir les pauvres, aussitôt, mû par une admirable inspiration venue du ciel, il ordonna, après y avoir placé cent pièces d’or, de le rapporter rapidement à Metz au saint évêque. C’est ainsi qu’il advint que les bénéficiaires de la matricule14 et les autres pauvres de Dieu eurent des aliments pour se nourrir et que ces biens qui, en premier, avaient été donnés aux saints, leur furent intégralement rendus. 15. Comme ces miracles qu’il avait accomplis et d’autres semblables avaient fait croître sa renommée parmi le peuple, bientôt il rechercha des lieux plus à l’abri des bruits de la foule, dans lesquels, le plus souvent retiré dans une cellule, il se consacrerait à Dieu seul par les prières sacrées, selon l’ordre du Très-Haut : « Faites le vide en vous et voyez que je suis le Seigneur » (Ps 45, 11). De fait, fréquemment retiré dans une cellule à Dogneville, tout près des Vosges, et parfois à Chaussy15, non loin de la ville, il suppliait le ciel jour et nuit par des prières. 16. Alors que, de cette façon, l’athlète du Christ luttait très saintement et très vaillamment contre le diable, prenant soudain conscience du fait que, à cause de son absence, le peuple confié à lui par le Seigneur recevait moins les nourritures de vie éternelle, il demanda instamment au prince de lui donner un successeur. Il envoya par des messagers une lettre ; il s’y déclarait tellement indigne de ce poste et tellement pécheur qu’il fallait choisir un évêque qui soit digne de semer la parole de la prédication dans le peuple. Sitôt après leur départ, le roi Clotaire fut en proie à de fortes angoisses, se plaignant qu’il serait privé de tout conseil si le saint évêque Arnoul cessait de fréquenter le palais. Il lui envoya entre autres cette lettre : « Bien que, seigneur et père, vous ayez écrit dans votre lettre qu’il nous fallait vous choisir un successeur, notre présomption ne prétendra aucunement oser le faire ». Et à nouveau, entre autres : « Autant nous avons appris avec joie de votre dévotion que vous avez été appelé par Dieu, ce que nous prenons pour un avertissement divin, autant, en nous désolant, nous réitérons que nous 14 La matricule était la liste des pauvres qui bénéficiaient régulièrement de l’aide de l’Église. 15 Dogneville, dép. Vosges, près d’Épinal ; Chaussy, dép. Moselle, sur la Nied, à 20 km à l’est de Metz.
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ne souhaitons pas être privés de votre vue. Donc, seigneur et père, si, poussé par votre dévotion, vous décidez de chercher un endroit, quel qu’il soit, pour accomplir votre noble projet, nous vous demandons de ne nous abandonner en aucune manière sans nous avoir unis dans votre paix pour l’amour de Dieu ». De fait, le roi Clotaire l’aimait avec une telle confiance et un tel amour que, lorsqu’il avait placé son fils Dagobert au sommet du pouvoir, il lui avait confié le royaume à gouverner et son fils à instruire. Celui qu’il avait reçu, il l’instruisit avec une sagesse si immense et si profonde qu’on raconte que, dans la nation des Sicambres, il n’y eut aucun roi qui lui soit comparable. 17. Mais, comme il se disposait à accomplir son indéfectible projet de se rendre au désert, le sage roi Dagobert, qui l’avait soupçonné, voulut lui faire peur par des menaces et, pour qu’il ne le prive pas de son conseil et de son aide, lui dit : « Tes très chers fils qui t’auront perdu si tu ne restes pas avec nous, je les ferai décapiter ». À cela, il répondit : « La vie de mes fils est dans la main de Dieu ; même toi, tu n’es pas maître de ta vie alors que tu t’apprêtes à ôter la vie à des innocents ». Alors le roi, en colère contre lui, se saisit du poignard fixé à sa jambe ; saint Arnoul, faisant peu de cas de la rage d’un roi mortel, dit avec fermeté : « Que fais-tu misérable ? Tu veux me rendre le mal pour le bien ? Maintenant me voici prêt ! De ton arme, fais couler mon sang comme tu le désires. Moi je n’hésite pas à mourir pour les ordres de Celui qui m’a donné la vie et qui est mort pour moi ». Alors l’un des grands dit : « Ô bon roi, ne fais rien d’impie contre lui, ne vois-tu pas que cet homme est destiné à être un saint et qu’il désire parvenir au martyre ? Pourquoi ne crains-tu pas de tourmenter un serviteur du seigneur Christ ? ». Et, à ces mots, sur ordre de Dieu, la colère du roi s’apaisa quelque peu. 18. Entretemps, la reine16 survint. Se souvenant de leurs fautes, ils se jetèrent l’un et l’autre aux pieds du saint, le prièrent en versant des larmes et, lui deman‐ dant d’avoir pitié d’eux, lui dirent : « Va dans le désert, où tu veux, seigneur ; qu’au moins nous t’ayons apaisé, toi que nous avons blessé en employant la violence ». Alors le saint homme, après leur avoir donné son pardon, sortit du palais. Voici qu’il trouva dehors une foule innombrable de boiteux, d’aveugles, de toutes sortes de pauvres, de veuves et d’orphelins. Quand ils le virent, ils mirent à crier en disant : « Ô, saint pasteur, pourquoi nous abandonnes-tu, pauvres de nous, qui aura pitié de nous, qui nous donnera des vivres et des vêtements ? Car, quand tu seras parti, nous mourrons tous de froid et de faim. Nous t’en prions au nom du Christ, ne nous abandonne pas ». Alors il se mit à pleurer et leur dit d’une voix douce : « Dieu vous donnera un pasteur qui vous donnera à paître avec pitié et miséricorde, car vous ne verrez plus longtemps mon visage. Mais vous, comme le dit le Christ, ‘cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice et le surplus vous sera donné’. (Mt 6, 33) Soyez prêts, bienveillants les uns 16 Il est difficile de donner un nom à cette reine : selon Frédégaire, Dagobert épousa d’abord Gomatrude, en 625, sur ordre de son père (IV, 53) mais, après la mort de celui-ci, dès 629, il la quitta et épousa Nanthilde (IV, 58). Tout dépend donc du moment exact où cette scène est supposée s’être déroulée.
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envers les autres, miséricordieux, et vous qui souffrez maintenant de la pauvreté et de la misère, dans la vie future, heureux, vous mériterez de régner avec le Christ ; comme le pauvre Lazare, vous serez transportés par des anges dans le sein d’Abraham. Ainsi, cherchez le Seigneur et votre âme vivra dans l’éternité ». Ceci dit, il rejoignit aussitôt les combats de la prière. 19. Peu de temps après, cet homme juste persévérant dans son intention de vie religieuse, saint Goericus, surnommé Abbo, fut choisi pour être son successeur. Dieu trouva digne en effet qu’un saint succède à un saint. L’ayant appris, l’éminent Romaric se rendit depuis les Vosges auprès de saint Arnoul et d’un commun accord, il lui prépara, dans cette vaste contrée, un lieu adapté à la solitude. 20. Mais je ne dois pas taire le miracle accompli peu après ce même jour par cet admirable évêque, dans la ville, la nuit tombée : un incendie survint qui détruisit l’entrepôt du roi et voici que des flammes excessivement élevées léchèrent de façon menaçante les abords de la demeure. Soudain toute la ville sortit et, voyant sa fin proche, se mit à se lamenter et à hurler. En entendant cela, nous nous rendîmes rapidement à la demeure du saint homme et nous le trouvâmes, comme à son habitude, en train de chanter les psaumes. Aussitôt Romaric lui prit la main et dit : « Sors, seigneur, nos chevaux sont devant la porte afin que – ce qu’à Dieu ne plaise – cet incendie qui enflamme la ville ne te brûle pas aussi ». À cela il répondit : « Non, très chers, conduisez-moi plutôt là-bas et regardons cet incendie impie qui grossit ; placez-moi près de lui et, si Dieu le veut, que je brûle ! Je suis entre ses mains ». Alors, tenant ses saintes mains, nous arrivons à l’incendie et aussitôt prosternés en prière, nous nous relevons sur son ordre après le premier verset. Alors, élevant la main devant les flammes immenses, il fit le signe de croix. Bientôt, miracle, comme frappé par le ciel et sans rien endommager, le feu tout entier disparut, refoulé entre les murs. Quant à nous, sans plus nous soucier du péril repoussé, en rendant grâce à Dieu, les matines dites, nous retournâmes à nos lits. Aussitôt cette vision apparut à l’un des frères : il contemplait le ciel et vit, comme dessiné par une flamme, le signe de croix et, aussitôt, une voix sortie du ciel du côté de la croix déclara : « Tu vois ce signe ? Cette nuit, par ce signe, l’évêque Arnoul a sauvé toute la ville de l’incendie ». À nous tous qui, l’ayant vu, nous émerveillions du miracle du feu terrassé, ce frère raconta cette vision. 21. Puis le saint abandonna toutes les affaires du siècle et, en particulier, distribua ses biens aux pauvres ; désormais confiant et serein à propos du trésor caché dans les cieux, peu de jours après, devenu pauvre pour le Christ dans le siècle mais désormais riche par la puissance du Seigneur, comme un nouvel Élie17, il se rendit dans un lieu retiré, au milieu des animaux et des bêtes sauvages de la forêt, et, après avoir construit des cabanes, il fit résonner les louanges de Dieu 17 Comme dans la Vie de saint Antoine, par Athanase d’Alexandrie (éd. et trad. G. J. M. Barte‐ link, Paris, Cerf, 1994 (SC 400), p. 50-51), Élie apparait comme le modèle de vie solitaire ; le prophète est aussi celui qui conseille les rois, comme l’avait fait Arnoul. Voir aussi infra à propos de saint Feuillen dans le dossier de sainte Gertrude.
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en une méditation quotidienne. Quelques moinillons l’ayant rejoint, ainsi que des lépreux, il se soumettait sans discontinuer à une très fidèle servitude à leur égard, de ses propres mains : il leur enlevait leurs chaussures et les nettoyait, leur lavait la tête et les pieds très souvent et faisait très soigneusement leurs lits chaque jour. Ne méprisant pas le service de la cuisine, le saint évêque se faisait cuisinier et, souvent, alors qu’il avait lui-même faim, il nourrissait ses compagnons. Quant à son lit, vil aux yeux des hommes, il était très beau aux yeux des anges, car méprisant les tissus moelleux et précieux, il l’ornait d’un cilice. En cela et en d’autres choses innombrables, il menait une vie angélique. Ici commence le récit de la mort du saint évêque Arnoul, qui mourut le 15 des calendes d’août18. 22. Et déjà Dieu tout-puissant voulant appeler son champion à la récompense prévue, hâta (la venue du) jour ultime ; l’ayant appris, le très pieux Romaric est là et, en compagnie des autres moines, il attend son glorieux départ. Alors l’élu de Dieu et très saint pontife prend la parole et dit : « Hommes bons et aimables seigneurs, priez le Christ pour moi. Voici venu le jour où je me présenterai pour mon jugement. Que dois-je faire ? Je n’ai rien fait de bon dans ce siècle ; entouré par tous mes méfaits et tous mes péchés, je suis oppressé ; pour ceux-ci, je vous en prie, suppliez le Seigneur afin que je mérite le pardon ». En cela, le saint homme applique ce qui est écrit : « le juste s’accuse en premier par sa parole ». (Pr 18, 17). Puis vint l’heure où cette sainte âme fut portée au Christ par les mains des saints anges. Aussitôt se fit sans doute une grande joie parmi les puissances célestes au ciel et, dans le siècle, une immense détresse parmi les pauvres du Christ et les moines. Bientôt, selon la coutume, on présente le saint et sacré Évangile dont un lecteur, entre la lamentation et le chant des psalmodiants, fait résonner la voix. Puis l’éminent Romaric conduit son très saint corps et, avec la dignité et l’honneur qu’il mérite, le met au tombeau sur le mont Habend19. 23. Quelques années plus tard20, son successeur, le très excellent évêque Goericus, prit conseil, réunit une immense foule de clercs, de gens du peuple ainsi que deux évêques et, tous ensemble, ils se dirigèrent vers son ermitage. Et en ce lieu, ils célébrèrent les vigiles avec respect, retirèrent les saints restes du sarcophage de pierre, les mirent sur un brancard et reprenant aussitôt leur chemin, ils retournèrent avec joie vers la ville ; en effet une odeur suave se dégagea des
18 Le 18 juillet. 19 Selon Jonas de Bobbio, qui écrit vers 640, le monastère du mont Habend (auj. Le Saint-Mont, commune de Saint-Amé, dép. Vosges, près de Remiremont) fut fondé vers 620 par le noble Romaric et un moine venu de Luxeuil, Amé (Vie de saint Colomban, II, 10). 20 À partir de cet endroit le texte est retranscrit, avec quelques variantes en améliorant souvent la compréhension, dans le « Petit cartulaire » de Saint-Arnoul de Metz, qui reprend la totalité des miracles qui font suite à la deuxième Vie d’Arnoul, écrite au xie siècle, cf. M. Gaillard (éd), Le souvenir des Carolingiens à Metz, op. cit., p. 28-35.
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restes sacrés et gagna tous les porteurs. Et je vais décrire, comme je peux, quels miracles se produisirent à leur suite en chemin. 24. Alors que les porteurs arrivèrent près d’une rivière, dont le bord crevassé des rives ouvrait sous les pieds des passants un fossé et un passage glissant, les derniers de ceux qui portaient le brancard s’écroulèrent en glissant ; mais, à ce que je crois, aussitôt des anges les soutinrent. En effet ceux qui avançaient en premier, ne retardant aucunement leur marche, puisque la civière avait été élevée dans les airs, s’avancèrent sans entrave et ceux qui avaient dérapé se relevèrent après avoir franchi la vallée et rejoignirent leurs collègues. 25. Après cela, durant ce voyage, un autre miracle se produisit bientôt. Un homme du Chaumontois, nommé Cionta, était incestueux. Comme le saint, mal‐ gré maintes réprimandes, n’avait pu l’amener au remède de la pénitence, il avait laissé en cette vie l’homme impénitent. Il se trouva qu’il y avait dans le domaine de cet incestueux un oratoire où ceux qui cheminaient trouvèrent convenable de faire halte, d’autant plus qu’il importait d’honorer le saint corps par des vigiles dans une basilique. En arrivant à la propriété de l’homme incestueux, le fardeau se posa soudain de sorte qu’ils n’avaient plus la possibilité de transporter les membres sacrés. Et voici que la situation était critique pour les prêtres et tout le peuple, puisqu’ils ignoraient vers quel gîte se tourner, alors que le jour déclinait déjà vers le crépuscule. Alors le duc Noddo, qui était un des voyageurs, dit : « Ne voyez-vous pas qu’il refuse d’entrer sur la terre de cet incestueux ? Mon domaine est très loin et la nuit nous encerclera avant que nous y parvenions ; mais là il me manque boisson et plats pour pouvoir restaurer toute cette foule, à l’exception d’un peu de cervoise comme je l’ai appris de mon intendant Immo. » Entendant cela, tout le peuple reprit son chemin ; ils arrivèrent si rapidement que les porteurs avaient davantage l’impression de se porter eux-mêmes que de porter. Et c’est encore à la lumière du jour qu’ils parvinrent à destination. Alors Noddo dit : « Maintenant donc que le seigneur Arnoul vous nourrisse cette nuit ; ce qui vous manque, il peut l’obtenir par son intercession ». Aussitôt la quantité de la boisson s’accrut de moitié, si bien que tous arrivèrent à satiété et qu’il en resta jusqu’au lendemain. 26. Ensuite, ils arrivèrent à la ville avec un grand bonheur et dans la liesse. Et voici que bientôt toute la cité vint à leur rencontre avec les croix et les cierges et avec une joie et une vénération immenses ; leur pasteur qu’ils avaient naguère perdu comme juge, ils le retrouvaient régnant déjà aux cieux ; puis, ils ensevelirent son corps sacré dans la basilique des saints apôtres21 avec respect et une grande joie. Aussitôt enseveli, il montra à ses concitoyens par des miracles ce qu’il avait gagné auprès du Christ en vivant en ermite. 27. Une femme du nom de Julia, privée de la vue depuis longtemps, vint auprès de son tombeau. Alors que, prosternée, elle y priait avec foi, aussitôt elle
21 Basilique située à l’extérieur de la ville, au sud, qui prit ensuite (à partir du viiie siècle) le nom de Saint-Arnoul.
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retrouva la vue qu’elle appelait de ses vœux depuis de longues années, et c’est en voyant de ses propres yeux, et en empruntant des routes qu’elle foulait d’habitude avec l’aide de la main d’autrui, qu’heureuse elle retourna chez elle. 28. Je ne dois pas taire non plus un autre miracle, que j’ai appris récemment par le récit d’un religieux, l’abbé Arnegausus. Une femme du nom de Ciocilla, qui habitait dans le faubourg de Metz, osa travailler un dimanche. Mais elle fut bientôt frappée par Dieu, et ses deux mains se contractèrent. Alors, prise de terribles angoisses, elle alla trouver l’abbé. Et celui-ci lui prescrivit de se hâter d’aller avec foi au tombeau du saint évêque. Là, alors que les portes étaient fermées par des barres, elle aperçut le tombeau du saint sous les lumières de la basilique, se prosterna en prière avec des larmes, criant et suppliant le saint évêque Arnoul de la guérir. Aussitôt ses doigts, qui depuis longtemps adhéraient fortement à la paume, perdirent leur raideur et retrouvèrent leur santé d’antan. Et elle s’en retourna aussitôt chez elle guérie et heureuse, elle qui était venue triste et paralysée. 29. À la même époque il y avait un pauvre hère du nom de Cerus, dont les pieds étaient horriblement contractés et qui essayait de prendre la route à pied avec de grandes difficultés, en s’aidant de bâtons des deux côtés. Avec ses béquilles, il se jeta en prière devant la tombe du saint homme, afin d’être guéri. Les contractions de ses nerfs disparurent aussitôt, il se leva en bonne santé et heureux, et lui qui était venu au saint tombeau soutenu par des bâtons pour être guéri, il s’en retourna chez lui sur ses pieds. 30. Ces quelques exemples pris dans les multiples miracles et bonnes actions de cet homme, nous les avons mis par écrit comme nous l’avons pu. Du reste, si nous nous étions efforcés de mettre par écrit sur un parchemin tout le bien qu’il fit, cela aurait fait un énorme volume et les jours manqueraient pour raconter ces prodiges. Donc j’ai entrepris d’en raconter quelques-uns parmi de nombreux pour ne pas provoquer la lassitude des auditeurs. Que l’intercession du bienheureux Ar‐ noul nous vienne en aide auprès de notre Seigneur Jésus-Christ, à qui reviennent honneur et puissance ainsi qu’une gloire éternelle avec le Père et le Saint-Esprit pour les siècles des siècles. Amen.
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fRaNçOIS-xavIER caIllET ET MIcHèlE gaIllaRD avEc la cOllabORaTION DE bORIS DETaNT
Vie et Miracles de sainte Gertrude de Nivelles
Les quatre textes présentés ici ont trait à l’abbaye de Nivelles, dont Gertrude fut abbesse1. La Vie de sainte Gertrude a été écrite peu de temps après la mort de la sainte, probablement vers 660, par un moine de l’abbaye de Nivelles, qui reprit la plume ensuite, peut-être vers 680, pour relater les miracles qui eurent lieu sur le tombeau de la sainte. Un autre auteur, sans doute également un moine (ou une religieuse) de Nivelles, a écrit une continuation de ces miracles. Quant au supplément sur Feuillen, il a pu être rédigé à Nivelles peu de temps les événements qu’il relate, du vivant de Gertrude et de son frère, le maire du palais Grimoald. La famille de Gertrude est bien connue ; son père Pépin, appelé par les historiens Pépin Ier, ou Pépin l’Ancien ou encore Pépin de Landen, appartenait à une famille qui possédait d’immenses domaines dans le Brabant, la Hesbaye et le Namurois (en Belgique actuelle). Il faisait sans doute partie des aristocrates austrasiens qui ont abandonné la reine Brunehaut et pris le parti de Clotaire II en 613. En 614, Pépin est nommé par Clotaire maire du palais d’Austrasie tandis que son ami Arnoul devient évêque de Metz2. Tous les deux gouvernent l’Austrasie au nom du fils de Clotaire II, Dagobert, placé sur le trône d’Austrasie par son père 1 Sur l’abbaye de Nivelles à l’époque mérovingienne : A. Dierkens, « Saint Amand et la fondation de l’abbaye de Nivelles », Revue du Nord, 69 (1986), p. 327-334 ; id., « Maubeuge et Nivelles à la fin du viie siècle : note sur deux passages de la Vita sanctae Aldegundae prima (BHL 244) », in C. Depauw, Ph. Desmette, L. Honnoré, et M. Maillard-Luypaert (éd.), Hainaut. La terre et les hommes. Mélanges offerts à Jean-Marie Cauchies par Hannonia à l’occasion de son soixante-cinquième anniversaire, Mons, Hannonia, 2016, p. 23-47 ; C. DonnayRocmans, « Les sanctuaires mérovingiens et carolingiens de l’abbaye de Nivelles », De la Meuse à l’Ardenne, 29 (1999), p. 49-64 ; M. Gaillard, « Les saintes abbesses au viie siècle », in A. Wagner (éd.), Les saints et l’histoire. Sources hagiographiques du haut Moyen Âge, Rosny-sous-Bois, Bréal, 2004, p. 89-94 ; N. Gauthier, L’évangélisation des pays de la Moselle. La province romaine de Première Belgique entre Antiquité et Moyen âge (iiie-viiie siècles), Paris, De Boccard, 1980, p. 290-292 et 329 ; R. A. Gerberding, The rise of the Carolingians and the Liber Historiae Francorum, Oxford, Oxford University Press, 1987, p. 57-61 ; J.-J. Hoebanx, Les origines de l’abbaye de Nivelles, Bruxelles, Université de Bruxelles, 1941 ; S. W. Wade, « Gertrude’s tonsure : an examination of hair as a symbol of gender, family and authority in the seventh-century Vita of Gertrude of Nivelles », Journal of Medieval History, 39 (2013), p. 129-145. 2 Voir la présentation et la traduction de la Vie de saint Arnoul dans ce même volume.
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pour satisfaire le particularisme austrasien. En revanche de sa mère Itte, on ne sait rien de sûr ; peut-être était-elle apparentée à l’évêque de Trèves, Modoald. Après la mort de Clotaire, Dagobert s’installe au palais de Clichy et place sur le trône d’Austrasie son fils Sigebert âgé de trois ans ; il confie l’administration du royaume à l’évêque de Cologne Cunibert. La famille des Pippinides a ainsi été écartée du pouvoir en Austrasie : Arnoul s’est retiré comme ermite près du monastère vosgien de Remiremont et Pépin, astreint à résider en Neustrie, n’eut plus aucune influence sur Dagobert. Après la mort de Dagobert Ier en 639, le royaume est à nouveau divisé entre ses deux fils, Clovis II, qui règne sur la Neustrie et la Bourgogne, et Sigebert III qui règne sur l’Austrasie. Sigebert dut prendre comme maire du palais Grimoald, fils de Pépin et frère de Gertrude. Une fois maire du palais d’Austrasie, Grimoald voulut assurer l’avenir de sa famille : il fit adopter son propre fils par le roi Sigebert III qui n’avait pas d’enfant ; on lui donna le nom mérovingien de Childebert, mais ensuite la reine donna naissance à un fils qu’on appela Dagobert. L’épisode relaté par le « Supplément sur Feuillen » prend sans doute place après la mort de Sigebert (656), au moment où, avec la complicité de l’évêque de Poitiers, Dido, Grimoald fit tonsurer le petit Dagobert et le fit emmener dans un monastère d’Irlande. Il est donc probable que les moines irlandais de Fosses ont servi de relais pour cet exil et que l’assassinat de Feuillen ne fut pas le fait de bandits ordinaires. La suite des événements est confuse : Grimoald puis Childebert ont été tués et, en 662, Childéric, fils de Clovis II et de Bathilde et frère du roi de Neustrie Clothaire III, devient roi en Austrasie. Ce « Supplément » a sans doute été rédigé avant cette date et avant la mort de Gertrude. La chronologie de la vie de Gertrude dépend presque uniquement des don‐ nées fournies par sa biographie, qui toutes coïncident si bien entre elles qu’on peut se demander s’il ne s’agit pas d’une construction a posteriori… La fondation du monastère, par sa mère Itte, se fait sous les auspices de saint Amand qui devint évêque de Tongres-Maastricht vers 648/649 (charge dont il démissionna au début de l’année 652)3 ; on peut dater son passage à Nivelles et donc la fondation du monastère d’entre 648 et 651. La fondation du monastère intervient 14 ans après l’épisode de la demande en mariage (sous le règne de Dagobert, donc entre 623 et 639) et après la mort de Pépin (vers 640). La demande en mariage a pu avoir lieu vers 636, alors que Gertrude était encore une petite fille ; on peut admettre que Gertrude avait alors 10 ans. Comme l’auteur de la Vita annonce qu’elle est morte un dimanche 17 mars, à 33 ans, on peut fixer la date de sa mort au dimanche 17 mars 659. Quant à sa mère Itte, la Vie nous apprend qu’elle mourut 12 années après Pépin ; elle mourut donc en 652, sept ans avant Gertrude. La fondation du monastère de Nivelles, autour de 650, n’est pas un événement exceptionnel : c’est à peu près à la même époque que la reine Bathilde fonde
3 La Vie de saint Amand est présentée et traduite dans ce volume.
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Chelles, que Salaberge fonde son monastère à Laon4, et l’on pourrait citer bien d’autres exemples de ces fondations monastiques par des femmes de l’aristocratie au viie siècle. Ces fondations abritent très souvent, aux côtés de la communauté de femmes, prédominante, une communauté d’hommes dont faisait sans doute partie l’auteur de la Vie et des Miracles de Gertrude. Il souligne les liens de Gertrude avec Rome, où elle fait quérir des livres, et avec l’Outre-mer, c’est-à-dire l’Irlande, d’où viennent des « des hommes capables d’enseigner le chant de la loi divine ». L’influence romaine (héritage d’Amand qui fit lui-même un voyage à Rome avant de devenir missionnaire), qui devint ensuite une constante de la politique des Pippinides et est soulignée par la dédicace de l’église du monas‐ tère à saint Pierre, s’y conjugue avec l’influence insulaire, que confirme le bon accueil fait par Itte et Gertrude à Ultain et Feuillen expulsés de Péronne par le maire du palais de Neustrie, Erchinoald. Feuillen et Ultain étaient les frères de Fursy, abbé d’origine irlandaise du monastère de Cnobheresburg dans le royaume d’East-Anglia, qui fonda en Neustrie le monastère de Lagny (-sur-Marne) et fut enterré à Péronne, où Erchinoald fit construire un monastère. Le soin apporté par Gertrude à l’éducation des moines et des moniales de sa communauté et l’attention portée l’accueil des pèlerins sont bien dans la tradition irlandaise, ou plus largement insulaire, mais il faut noter que rien ne rattache la fondation de Nivelles à l’influence de l’Irlandais Colomban ou de ses disciples. L’auteur de la Vita suggère qu’Itte subit des pressions visant à l’empêcher de fonder son monastère et à marier sa fille Gertrude. Il est difficile de faire dans ce récit la part de la vérité et du topos hagiographique. S’il est certain que le rapt constituait un danger pour une héritière comme Gertrude, la position de force de la famille à cette époque (Grimoald, le frère de Gertrude, est maire du palais d’Austrasie auprès du roi Sigebert III) fait douter qu’il y ait eu de réelles tentatives pour détourner Itte de son projet de fondation monastique. Seul Grimoald aurait pu souhaiter le mariage de Gertrude et s’opposer au projet ; mais c’est peu probable, car la fondation monastique servait les intérêts de la famille en confortant son contrôle sur une région proche du royaume rival, la Neustrie, et en lui permettant d’élargir son réseau d’alliances en y recevant des jeunes filles de l’aristocratie ; en outre la propre fille de Grimoald, Vulfétrude, entra au monastère et succéda à Gertrude comme abbesse. En insistant sur les obstacles, suscités par « l’Ennemi du genre humain », à la vocation d’Itte et de sa fille Gertrude, sans doute l’hagiographe a-t-il voulu mettre en valeur leur détermination. En bonne chrétienne, Gertrude ne redoute pas la mort qu’elle considère comme une délivrance ; malgré son humilité, elle semble sûre de son salut. Sa mort annoncée est un de signes de la sainteté : pour que le saint puisse se préparer le mieux possible à la mort, Dieu lui annonce le jour et l’heure. Souvent ce sont des visions qui avertissent le saint, ici c’est la sainte elle-même qui demande
4 Sur les Vies de sainte Salaberge et de sainte Bathilde, voir aussi leurs traductions dans ce même volume.
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l’avis d’un homme de Dieu, l’Irlandais Ultain, qui lui annonce le jour précis de sa mort. Gertrude meurt donc le jour de l’anniversaire de la mort de Patrick, l’apôtre de l’Irlande… Sa mort n’est pas solitaire, elle a lieu au milieu des prières de la communauté ; la sainte n’est pas silencieuse, elle prie avec ses sœurs et leur donne des conseils pour l’avenir. L’odeur de sainteté qu’évoque l’auteur est une des manifestations de la sainteté, avec les miracles. De son vivant, Gertrude était considérée comme une sainte, donc son culte s’organise très vite après sa mort. Elle fut enterrée dans l’église Saint-Pierre, où l’afflux des pèlerins devint si important qu’on eut l’idée de le dédoubler en plaçant son lit dans l’église Saint-Paul où des miracles eurent également lieu, ce qui a pu poser des problèmes pour le respect de la clôture ; c’est peut-être pour cette raison que l’abbesse Agnès fit agrandir l’église Saint-Pierre, qui redevint le seul lieu de pèlerinage sous le vocable de Sainte-Gertrude, comme le montre la Continuation des Miracles écrite au viiie siècle. Grâce à ces récits et aux fouilles menées par Joseph Mertens dans les années 1950, qui font actuellement l’objet d’une réinterprétation5, la topographie du monastère mérovingien de Nivelles est quelque peu connue, ainsi que les aména‐ gements successifs de l’église Saint-Pierre-Sainte-Gertrude avant la construction de l’église actuelle, en 1046. Le monastère mérovingien comportait trois églises : au sud, l’église Saint-Pierre, aménagée dans un ancien bâtiment à usage profane et probablement ouverte à la population, au nord l’église Saint-Paul, qui était, à la fin du Moyen Âge, réservée aux moines, et, entre les deux l’église Sainte-Marie, peut-être réservée aux religieuses et pourvue d’un atrium avec un autel SainteAgathe, comme le suggère un des miracles de la Continuation (c. 4). L’église Saint-Pierre fut l’objet de nombreux remaniements pour répondre aux besoins du culte de sainte Gertrude : le bâtiment rectangulaire existant de 24 m sur 8 m fut transformé pour devenir une église funéraire : des caveaux furent construits sur l’ancien niveau de sol en terre battue pour accueillir des membres de la communauté et des personnages importants ; on peut supposer que c’est dans deux de ces caveaux que furent inhumées Itte et Gertrude (d’après le dernier chapitre de la Vita, Gertrude avait fait aménager sa sépulture). Ensuite, peut-être dès la fin du viie siècle, sous l’abbatiat d’Agnès, ou au viiie siècle, elle fut pourvue
5 J. Mertens, Le sous-sol archéologique de la collégiale de Nivelles, Nivelles, Musées communaux, 1979 ; F. Chantinne et P. Mignot, « La collégiale Sainte-Gertrude de Nivelles. Réexamen du dossier archéologique », Hortus artium medievalium, 20 (2014) p. 513-519 ; S. Boffa, « L’abbaye et la naissance d’une ville : le cas de Nivelles des origines à la fin du xiie siècle », Annales de la Société d’archéologie, d’histoire et de folklore de Nivelles, 33 (2016), p. 61-78 ; P. Mignot, « Sur les traces des disciples de Colomban dans l’ancien diocèse de Tongres ou les réalités archéologiques impossibles », in S. Bully, A. Dubreucq et A. Bully (éd.), Colomban et son influence. Moines et monastères du haut Moyen Âge en Europe, Rennes, PUR, 2018, p. 305-328, en part. p. 308-309.
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d’une crypte annulaire (sur le modèle de Saint-Pierre de Rome) pour abriter les tombeaux vénérés, d’une abside puis d’un avant-corps et fit l’objet de transforma‐ tions encore plus complexes avant la reconstruction de 1046.
Éditions et traductions B. Krusch (éd.), in MGH, SRM, II, Hanovre, 1888, p. 453-464; trad. anglaise P. Fouracre et R. A. Gerberding, Late Merovingian France, op. cit., p. 319-326. ——— (éd.), De Virtutibus sanctae Geretrudis, in MGH, SRM, II, Hanovre, 1888, p. 464-471; trad. allemande B. Vogel, « Gertrud von Nivelles und die Virtutes sanctae Geretrudis (7./8. Jahrhundert) », in K. Herbers (éd.), Mirakelberichte des frühen und hohen Mittelalters, Darmstadt, 2005, p. 51-67. ——— (éd.), Virtutum sanctae Geretrudis continuatio, in MGH, SRM, II, Hanovre, 1888, p. 471-474. ——— (éd.), Additamentum Nivaliense de Fuiliano, in MGH, SRM, IV, Hanovre, 1902, p. 449-451; trad. anglaise P. Fouracre et R. A. Gerberding, Late Merovingian France, op. cit., p. 327-329.
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Vie de sainte Gertrude Nous le croyons, en vertu de la charité sainte et indivisible, nous le savons, en vertu de la foi inviolable et inébranlable : à ceux qui désirent suivre la route de la patrie céleste et renoncer entièrement aux profits terrestres, il est profitable, pour gagner les récompenses éternelles, que je m’efforce, par écrit et en paroles, de rappeler avec véracité des faits, quoique peu nombreux, concernant la vie et les mœurs des saints et des saintes vierges du Christ, pour l’instruction et l’élévation de mes semblables ; en effet les exemples des saints et des vierges saintes du passé peuvent éclairer les ténèbres de nos cœurs par la flamme de leur charité et l’ardeur de leur sainte componction. Par conséquent, avec l’aide du Saint-Esprit qui est l’artisan de toute chose, je m’efforcerai, en écrivant, d’exposer à votre charité l’exemple et la vie de la bienheureuse vierge et mère de la famille du Christ6 Gertrude qui vécut sous la voûte céleste en suivant Dieu et la discipline régulière, selon ce que nous avons vu et entendu de la bouche de témoins idoines. Nous le faisons avec l’aide du Christ et à la demande de la vierge sacrée du Seigneur, l’abbesse de la congrégation du monastère de Nivelles7 que la vierge sainte (Gertrude) a dirigée. Mais il serait trop long de rapporter ici sa généalogie terrestre ; qui d’ailleurs, vivant en Europe, ignore la grandeur, les noms et les domaines de son lignage ? 1. Ainsi donc, tout en demeurant dans la maison de ses parents et suivant les traces de sa mère Itte de bienheureuse mémoire, Gertrude, la sainte enfant de Dieu, méditait jour et nuit en paroles et en sagesse ; chère à Dieu et aimée des hommes, elle s’élevait au-dessus des filles de son âge. Voici l’origine du choix qu’elle fit de se mettre au service du Christ, telle que nous l’avons entendue rapporter par un homme juste et sincère qui en fut témoin. Son père Pépin avait invité le roi Dagobert à participer chez lui à un fastueux banquet. Il y vint aussi un homme pernicieux, le fils du duc d’Austrasie, qui demanda au roi et aux parents de la jeune fille qu’on la lui promette en mariage, suivant l’usage du siècle, pour des raisons d’ambition terrestre et d’amitié réciproque ; le roi décida d’accéder à la demande du jeune garçon et il persuada le père de la jeune fille de la faire venir devant lui avec sa mère, sans qu’elles en sachent la raison. Durant le repas, le roi lui demanda si elle voulait avoir pour époux ce jeune homme cousu d’or et tout couvert de soie. Mais elle, furieuse, le repoussa en faisant ce serment : « Je ne veux pour époux ni lui ni personne sur cette terre, je ne veux que le Christ mon Seigneur ». Ces paroles, prononcées sur l’ordre de Dieu par une toute petite fille, remplirent d’étonnement le roi en personne et ses grands. Quant au jeune
6 Christi matris familiae est une expression à comprendre dans son sens spirituel, la familia étant ici la communauté monastique. 7 Adjuvante Christo adque sacre puelle dominicane abbatisse sanctae congregatione Nivialense. Sur le mot dominicane compris comme un qualificatif et non comme un nom propre, voir infra n. 19 : dominica.
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homme, il s’en alla plein de honte et de colère. La sainte enfant se tourna vers sa mère et, à compter de ce jour, ses parents surent de quel Roi elle était aimée. 2. Après quatorze années, alors que son père Pépin avait quitté la lumière de ce monde, elle suivit sa mère dans son veuvage et, dans la sobriété et la chasteté, elle se mit à son service et aux ordres de Dieu. Tandis que sa mère se demandait chaque jour ce qu’il adviendrait d’elle et de sa fille orpheline, arriva en sa demeure, prêchant la parole divine, l’homme de Dieu, l’évêque Amand ; il lui demanda, sur ordre du Seigneur, de construire un monastère pour elle, pour sa fille Gertrude, la servante de Dieu, et pour une famille du Christ8. Dès qu’elle eut connaissance de cette nouvelle qui visait au salut des âmes, elle prit le saint voile et s’offrit à Dieu avec tous ses biens. Mais, à l’instigation de l’Ennemi tentateur du genre humain, qui depuis les origines est jaloux des bonnes actions et incite le cœur des méchants à leur résister, elle dut supporter une épreuve non négligeable de la part de ceux qui auraient dû l’aider à accomplir la volonté de Dieu. Si l’on voulait les narrer un à un, il serait trop long de faire la liste des dommages, affronts et privations dont la servante de Dieu ainsi que sa fille furent l’objet au nom du Christ. Voici qui suffit à montrer combien elles avaient en elles de dévotion et d’aspiration à Dieu : pour éviter que des violateurs d’âmes n’entraînent sa fille de force vers les séductions et les plaisirs de ce monde, elle s’empara de fers à tondre et coupa les cheveux de la jeune fille sainte en forme de couronne. La sainte servante du Christ Gertrude, rendant grâces à Dieu, se réjouissait d’avoir mérité de porter sur la tête en cette brève vie une couronne au nom du Christ, afin d’être digne de recevoir là-haut la couronne perpétuelle, récompense de la pureté du corps et de l’âme. Puis, Dieu, qui est plein de miséricorde et nous aide dans nos tribulations, amena ses adversaires à conclure la paix avec elle. Les luttes cessèrent, le parti du diable fut vaincu. La mère de famille, Itte, remit Gertrude, sa fille élue de Dieu, aux prêtres du Seigneur pour qu’elle reçoive le voile sacré en même temps que ses compagnes et, par ordre du Christ, elle lui confia le commandement du saint troupeau des moniales. En effet, dans la continence de ses mœurs, la sobriété de son cœur et la modération de ses paroles, elle avait devancé la vieillesse. Elle était douée de charité, belle physiquement mais encore plus moralement, d’une chasteté parfaite, généreuse dans les aumônes, portée aux jeûnes et aux prières, et pourvoyait aux besoins des pauvres et des pèlerins, compatissait avec les faibles et les malades, imposait aux jeunes une stricte discipline. Avec le plus grand zèle, elle portait le soin d’un pasteur aux études ecclésiastiques : par des envoyés, des hommes de bonne réputation, et sous l’inspiration de Dieu, elle fut digne d’obtenir de Rome des reliques de saints et des livres sacrés, et d’outre-mer des hommes capables d’enseigner les chants de la loi divine et de le faire pratiquer par elle et par ses sœurs. 3. Une fois toutes ces dispositions prises selon l’ordre divin, chargée de jours et son temps accompli, donnant à la postérité l’exemple de sa bonne conduite,
8 Une communauté monastique.
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laissant derrière elle des petits-fils, à soixante ans environ et douze ans après la mort de son très illustre époux Pépin, Itte de bonne mémoire, recommandant son esprit à Dieu et aux anges, migra auprès du Seigneur et fut ensevelie avec les honneurs au monastère de Nivelles dans l’église du bienheureux apôtre Pierre. Comme la bienheureuse servante du Christ Gertrude assumait seule, après la mort de sa mère, la charge de l’abbatiat, elle songeait en elle-même à la contem‐ plation céleste qu’elle avait souhaité obtenir à l’abri de l’agitation des affaires du siècle ; elle confia le soin de la communauté à l’extérieur à de bons et fidèles administrateurs pris parmi les frères et, à l’intérieur de la clôture, à des sœurs du monastère, afin que, en lutte de jour comme de nuit, par des veilles et des prières, par les lectures divines et les jeûnes, elle puisse combattre les corruptions de l’esprit. Le résultat en fut qu’elle gardait en mémoire presque toute la bibliothèque de la loi divine et expliquait clairement à ses auditeurs, sous la révélation du SaintEsprit, les mystères obscurs de l’allégorie9. Elle fit aussi entièrement construire des églises pour les saints et d’autres édifices importants et, avec la plus grande générosité, administra les aumônes quotidiennes aux orphelins, aux veuves, aux prisonniers et aux pèlerins. 4. À mon avis on ne saurait passer sous silence un fait que la servante de Dieu nous a elle-même rapporté, quasiment sous l’emprise de la terreur. Elle se tenait pour la prière devant l’autel du saint martyr Sixte, quand elle vit descendre sur elle un globe de feu très lumineux qui illumina de son éclat l’église tout entière durant presque une demi-heure ; peu à peu, il repartit d’où il était venu, puis apparut à nouveau à d’autres sœurs, au-dessus d’elles, de la même façon. Que signifiait l’apparition de cette lumière, sinon la visite de la vraie lumière, celle qui illumine tout saint priant pour lui et pour tous les fidèles ? 5. Un jour, alors que nous étions en danger en mer, l’invocation de sainte Gertrude de bonne mémoire nous sauva la vie à point nommé. Tandis que, pour les besoins du monastère, nous naviguions sur une mer calme, apparut au loin comme un navire d’une taille étonnante qui venait de côté. À son approche se leva une grande tempête, et la mer se gonfla de flots énormes. Et voici qu’une bête monstrueuse et terrifiante nous apparut, comme éjectée du fond ; nous ne la vîmes pas en entier, mais seulement une partie de son dos. Tout tremblants, les marins qui désespéraient de leur salut, firent des vœux à leurs idoles, mais nous, invoquant le nom du Seigneur, nous attendions notre dernière heure. Mais l’un des nôtres − il vit encore − s’écria à trois reprises : « Gertrude, aide-nous, comme tu l’as promis ». Vraiment, ce que j’ai vu et entendu, je vous l’atteste : au moment où il répétait ces mots pour la troisième fois, le monstre marin regagna les abysses et nous atteignîmes le port, la même nuit, dans la joie et le calme ; c’est ainsi que sur la prière de sa servante, le Christ daigna libérer ses pauvres fidèles de la mort.
9 Le mot bibliotheca désigne la Bible ; depuis Jean Cassien, on étudie les quatre sens de l’Écriture ; voir G. Dahan, Lire la Bible au Moyen Âge. Essais d’herméneutique médiévale, Genève, Droz, 2009, p. 199-224.
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6. Quelques années plus tard, alors que, en raison de son abstinence excessive et de la pratique assidue des veilles, son corps frêle était fortement affaibli par une grave maladie, par une révélation divine, elle apprit que son départ de cette lu‐ mière approchait. Alors, sur le conseil des serviteurs et des servantes de Dieu, elle abandonna complètement, pour l’amour du Christ, tout honneur et tout titre ainsi que le soin qu’elle exerçait matériellement sur le troupeau du Christ, exceptées les seules affaires spirituelles ; elle institua sa nièce Vulfétrude, qui suivait ses traces, à ses côtés, étant, depuis le berceau, formée et nourrie aux saintes Écritures sous la norme de la sainte règle, pour exercer à sa place la charge de diriger le troupeau de Dieu et s’occuper des pauvres. Cette jeune fille consacrée, Vulfétrude, avait alors vingt ans ; elle était aussi issue d’une vieille et illustre famille franque. Elle avait un visage tranquille, était aimée de son entourage, douce avec ses inférieurs, dure avec les orgueilleux, généreuse avec les pauvres, aimante envers ses parents, douce dans ses propos ; faisant preuve d’amour envers Dieu et son prochain, elle demeura en outre pure du fait de sa retenue. Par suite de la haine que s’était attirée son père, il se trouva que des rois, des reines, et même des prêtres, animés d’une jalousie diabolique, voulurent l’enlever de son monastère, d’abord par la persuasion, puis par la force, pour s’approprier de façon inique des biens de Dieu qu’administrait cette jeune fille bénie. Mais, puisqu’elle était protégée par la miséricorde du Seigneur et les prières des saints, le Christ, auquel elle s’était vouée comme servante, s’opposa de façon admirable à tous ses adversaires ; Dieu lui fit don de sa grâce, si bien que tous ceux qui, dans le passé, s’étaient par cupidité montrés pillards et accusateurs à son encontre, devinrent par la suite ses généreux et bienfaisants défenseurs. Une fois toutes ces choses bien établies et une fois restaurées les églises du Christ, onze ans après la date où elle reçut le commandement du troupeau qui lui avait été confié, elle fut retenue au lit durant cinquante jours et plus, accablée par la maladie. Elle distribua à son habitude de larges aumônes aux pauvres et à ceux qui étaient dans le besoin, à tous, selon l’Évangile, elle remit leurs dettes, et de tous elle reçut paix et bénédiction. Au milieu des servantes spirituelles de Dieu, animée d’une foi et d’un espoir sans faille dans le Christ, elle rendit l’âme avec joie, en sa trentième année, le 9e jour des calendes de décembre, et elle fut ensevelie avec grand soin au milieu de l’église de l’apôtre saint Pierre, dans un tombeau de marbre ; là, elle attend le jour de la résurrection de tous les saints. 7. Revenons au point d’où nous nous étions écartés10. La bienheureuse ser‐ vante de Dieu Gertrude, après avoir délié sa conscience des attaches de sa charge, ne cessa de parler durant presque trois mois pour prier sans relâche, s’encourager et prêcher aux siens la parole du Seigneur ; heureuse dans l’espoir, endurante dans l’épreuve, l’âme pieuse, le visage calme, elle espérait qu’arrive le jour ultime de son trépas. Elle avait hâte d’aller de la prison au royaume, des ténèbres à la lumière,
10 L’hagiographe, après avoir parlé par anticipation de la mort de Vulfétrude, revient ici à la vie de Gertrude.
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de la mort à la vie, et, comme seul son corps était dans ce monde, en son âme elle passait chaque jour dans l’éternité par la force de sa prière continuelle et par le tourment de son extraordinaire abstinence. Elle revêtit aussi un cilice, qu’elle portait en cachette sur son faible corps, afin de ne jamais connaître en cette vie la douceur du réconfort, et de le réserver pour le jour où les saints brilleraient comme le soleil dans le royaume de leur Père. Lorsqu’elle en fut à son dernier jour, elle décida qu’en sa sépulture on ne mettrait sur elle aucun vêtement, de laine ou de lin, excepté un voile très grossier − qu’une moniale étrangère lui avait adressé en guise de bénédiction plusieurs jours auparavant – pour lui couvrir la tête, et son cilice : dans le tombeau où elle repose en paix, nulle autre étoffe ne la recouvre que le cilice qu’elle portait et le haillon qui le dissimulait. Elle disait en effet que le superflu ne pouvait être utile ni aux mourants ni aux vivants, propos dont les sages confirment la vérité. Puis, comme approchait le jour de l’ascension de son âme, elle appela un des frères et lui donna cet ordre : « Va vite trouver cet étranger11 qui s’est retiré dans le monastère de Fosses, et dis-lui : la vierge du Christ Gertrude m’a envoyé te demander quel jour elle quittera ce monde, car elle dit qu’elle a très peur et qu’elle est aussi très heureuse. Et il te dira ce que tu devras m’annoncer en réponse. Va et ne traîne pas ». Il exécuta l’ordre aussitôt et fit la demande qui lui avait été suggérée. Le serviteur de Dieu Ultain donna sans retard sa réponse à l’envoyé, lui disant : « Nous sommes aujourd’hui le 17e jour des calendes d’avril12. Demain, durant les solennités de la messe, la servante de Dieu et vierge du Christ Gertrude quittera son corps. Dis-lui qu’elle n’ait ni peur ni frayeur au sujet de sa mort, et qu’elle parte dans la joie, car le bienheureux évêque Patrick et les anges élus de Dieu sont prêts à l’accueillir dans une immense gloire. Va vite ». Le frère qui avait été envoyé lui demanda s’il avait vu la chose dans une révélation divine et de la lui révéler en détail ; en réponse, il lui dit : « Va vite, mon frère. Tu sais cela : demain. Pourquoi m’en demandes-tu davantage ? » À son retour, ce frère annonça à la servante du Christ ce qui lui avait été dit. Et elle, comme sortant du sommeil, montra un visage empli de joie, rendant grâce à Dieu d’avoir daigné consoler sa servante par l’intermédiaire de son serviteur. Elle demeura dans la joie de sa promesse si bien que, durant toute la nuit, elle conduisit la vigile avec ses sœurs dans les psaumes, les hymnes et les prières. Le lendemain, qui était un dimanche, à la sixième heure environ, conformément à la parole de l’homme de Dieu, elle reçut le très saint viatique du corps et du sang du Christ. Et lorsque le prêtre eut terminé de célébrer la prière secrète du Seigneur13,
11 Le terme employé dans la Vita, comme dans le supplément sur Feuillen, est peregrinus, terme qui désigne les moines étrangers (irlandais en particulier) qui effectuent une peregrinatio pro amore Christi, sorte de pèlerinage sans objet précis, loin de leur famille et de leur patrie et qui aboutit souvent à la fondation de communautés monastiques. 12 Le 16 mars. 13 Quando ille sacerdos dominicam secretam sententiam habuit finitam. Le terme de secreta est déjà employé dans le Gélasien ancien (fin viie-début viiie siècle) pour désigner l’oraison romaine super oblata pendant le canon de la messe ; le missel de Bobbio (viie siècle ?) emploie le
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en sa 33e année, le 16e jour des calendes d’avril14, rendant grâces à son créateur qui avait daigné l’appeler pure dans son royaume, elle rendit à Dieu son âme très attendue. Comme j’avais été appelé là avec un autre frère nommé Rinchinus pour réconforter les sœurs, ce serviteur de Dieu m’appela et dit : « Sens-tu quelque chose ? » Je lui répondis : « Non, je ne vois rien d’autre que des sœurs en grande affliction ». Au moment où je disais cela, me parvint une odeur très suave comme si un mélange de parfums s’exhalait de la cellule où gisait le saint corps15. En sortant, nous avions encore dans nos narines la douceur de cette odeur étrange. Comme tous les soins avaient été donnés à son corps et que les offices étaient terminés, le corps de la très bienheureuse vierge du Christ Gertrude fut porté en une sépulture honorable, dans le caveau qu’elle s’était préparé autrefois, au milieu des louanges des prêtres et des servantes de Dieu ; là se manifestent chaque jour les bienfaits de ses prières.
Miracles de sainte Gertrude Des miracles qui ont été accomplis après la mort de la sainte abbesse Ger‐ trude. 1. Comme nous voyons de nombreux hommes mener une vie angélique en ce siècle, d’où cela pourrait-il venir si ce n’est du fait que, quoique vivant corpo‐ rellement ici parmi les hommes aussi longtemps qu’ils subsistent en leur corps, cependant leur esprit et leur conscience sont fermement ancrés dans l’éternité et leur cœur est incessamment occupé à la contemplation de la divinité ? Ainsi cette servante du Christ Gertrude – dont nous avons décrit l’existence et la vie de moniale depuis sa plus tendre jeunesse – quoiqu’elle vécût charnellement ici parmi les mortels et fût la gouvernante des serviteurs et des servantes du Christ qui vivaient sous son autorité, n’en vint jamais à oublier la vie intérieure et perpé‐ tuelle et elle n’abandonna ni la droiture de son attitude, ni la gravité de ses mœurs,
terme secreta pour désigner des oraisons d’origine romaine (A.‑G. Martimort, L’Église en prière, II, L’Eucharistie, nouv. éd., Paris, Desclée, 1983, p. 51) ; l’emploi de cette expression dans un milieu en lien avec l’Irlande et Rome n’est guère étonnant. L’autre interprétation pourrait être que l’expression désigne la prière du Seigneur, c’est-à-dire le Notre Père ; mais le Notre Père est récité, soit avant la fraction du pain, soit juste après, comme à Byzance et aussi à Rome à partir de Grégoire le Grand (ibid., p. 126-127). Quoi qu’il en soit, Gertrude a reçu le viatique avant la célébration de l’Eucharistie, ce qui concourt à montrer que la « réserve eucharistique » (conservation d’un jour à l’autre des espèces consacrées) existait déjà, sans être codifiée ( J. Corblet, Essai historique et liturgique sur les ciboires et la réserve de l’eucharistie, Paris, A. Pringuet, 1858, p. 3-7). 14 Le 17 mars. 15 Si l’on rapproche ce passage de celui de la Continuation (infra, c. 4) on peut supposer que Gertrude est morte pendant la messe à l’église Sainte-Marie et que son corps a été ensuite transporté (et apprêté) dans sa cellule ; mais l’auteur de la continuation qui écrit bien après a pu se tromper…
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ni la discipline de la rigueur. C’est manifestement la raison pour laquelle elle a mérité du Seigneur tout-puissant que, par son intercession, des miracles, et non des moindres, se produisissent après sa mort ; pour que, maintenant encore, tous sachent – comme tous ceux qui ont connu sa vie et son abstinence corporelle – combien elle est capable d’obtenir de Dieu par ses prières, il faut prendre à témoin16 les miracles que le Seigneur daigne, si la foi des demandeurs le réclame, montrer sur sa tombe, en en rappelant quelques-uns à partir de maintenant. 2. Il y avait, dans un monastère de Trèves, une abbesse nommée Modesta17 qui avait été consacrée au Seigneur depuis l’enfance et, de ce fait, était liée à sainte Gertrude dans la familiarité de Dieu. Quoiqu’elles fussent éloignées et séparées corporellement l’une de l’autre par de nombreux milles et étendues de terres et que, de ce fait, elles ne pouvaient pas se voir de leurs propres yeux, elles avaient cependant toujours été présentes dans leur esprit et dans la charité de leur cœur puisqu’elles portaient sur leurs épaules le même état de servitude et servaient le Seigneur de façon égale, sans tromperie dans le cœur. Longtemps après, il se produisit un événement que je veux rappeler à votre mémoire en vous le racontant. Un jour, tandis que la servante de Dieu Modesta, qui demeurait dans son monastère, était entrée dans son église pour prier, elle se prosterna en prière devant l’autel de la bienheureuse Marie toujours vierge. Alors qu’elle se relevait, une fois sa prière terminée, et qu’elle regardait tout autour d’elle, elle aperçut et vit soudain, à droite de l’autel, sainte Gertrude, debout, dans l’attitude et l’apparence qui étaient siennes. Elle lui dit : « Sœur Modesta, tiens cette vision pour vraie et sache sans ambiguïté qu’aujourd’hui, à cette heure, je suis libérée de la demeure de cette chair. Je suis Gertrude, celle que tu as beaucoup aimée ». Cela dit, elle fut soustraite à son regard. Alors, elle réfléchit silencieusement en elle-même à ce qu’elle devait faire d’une telle vision. Ce jour-là, elle ne dit rien à qui que ce soit au sujet de cette apparition. Mais le lendemain, l’évêque de Metz Clou18 vint au monastère de la servante de Dieu Modesta. Alors, parmi d’autres sujets de conversation, la vierge du Seigneur interrogea l’évêque sur sainte Gertrude en lui demandant quelles étaient sa mise, sa manière d’être et son apparence. Celui-ci décrivit aussitôt la stature de son corps et sa beauté. Alors, la bienheureuse Modesta comprit par les indices qu’elle avait entendus de l’évêque que ce qu’elle avait vu auparavant était vrai. Elle lui dit : « Je t’avoue maintenant ce qu’avant je gardais secret : il me fut révélé hier, presque à la sixième heure, qu’elle a quitté cette lumière ce même jour et à cette même heure ». Ensuite, elle exposa à l’évêque toute l’histoire dans l’ordre. L’évêque Clou prit note de ce jour
16 Deducere ad medium : expression juridique utilisée dans des novelles de Justinien qui signifie « produire des documents au tribunal ». 17 Nancy Gauthier identifie Modesta avec l’abbesse d’Oerren à Trèves, ce qui est tout à fait plausible ; en revanche, le texte ne dit pas, comme elle l’affirme, qu’elle et Gertrude étaient amies d’enfance. 18 Évêque de Metz, réputé être le fils de saint Arnoul, donc un parent de Gertrude.
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et de cette heure et découvrit ainsi que les événements s’étaient déroulés comme l’abbesse le lui avait indiqué auparavant. 3. On affirme que, la dixième année après cette sainte mort, un feu se déclara au monastère de Nivelles, que sainte Gertrude elle-même dirigeait quand elle vivait en son corps. Le feu jaillit avec une telle force, à ce que l’on dit, qu’aucun des moines, vierges et hommes qui accoururent à cet endroit n’avaient d’espoir de délivrer le monastère de l’incendie. Ces servantes de Dieu, qui y étaient regroupées, se réfugièrent en dehors des murs, hors du monastère, dans un lieu voisin. Alors, l’homme à qui on avait confié la tâche de régir le monastère, levant tout à coup les yeux, vit sainte Gertrude sur le toit du réfectoire, avec l’apparence et la mise qui étaient les siennes : avec le voile dont elle était couverte, elle chassa pour toujours les flammes loin de la demeure. Cet homme, loin d’être effrayé par une si grande vision mais empli d’une grande joie, exhorta ses compagnons à garder confiance. Quant à lui, il monta en courant pour voir l’issue de l’affaire. Alors, d’une manière surprenante, ils virent le monastère soudainement libéré de l’incendie à ce moment-même. 4. À un autre moment, quelques-unes des sœurs furent averties par une vision que plus personne n’était autorisé à l’avenir à s’étendre sur le lit où sainte Gertrude avait coutume de reposer quelque peu ses membres épuisés par la fatigue des veilles et des prières. Alors, notre maîtresse, l’abbesse et servante du Seigneur, nièce de sainte Gertrude qui avait été élevée dans ses pas19, fut emplie de joie du fait que le Seigneur l’ait jugée digne de manifester tant de signes miraculeux. Une fois la communauté tout entière convoquée, ils déplacèrent ce lit et le transpor‐ tèrent avec un grand honneur et des louanges adressées à Dieu, puis le déposèrent dans la basilique du saint apôtre Paul, où le Seigneur daigne maintenant effectuer de nombreux prodiges et miracles. 5. Il y avait dans cette même région une jeune fille atteinte d’une très grave maladie qu’aucun médecin n’avait pu guérir durant de longues années, si bien qu’elle finit par perdre la vue et devint aveugle. Alors, les parents de la jeune fille l’emmenèrent au monastère de Nivelles afin d’y trouver, au moins, quelques médecins qui auraient pu la guérir. Cette nuit-là, sainte Gertrude lui apparut dans une vision et lui dit : « Jeune fille, ne doute pas mais crois au Seigneur Jésus-Christ et va près du lit qui se trouve dans l’église du saint apôtre Paul et où Gertrude avait coutume de se reposer. Tu y recevras la guérison de tous les tourments dont tu souffres dans ton corps ». Or, la jeune fille ne put s’y rendre avant le troisième jour, à cause de la gravité de sa maladie. Comme toute la communauté assistait, à la troisième heure, à l’office divin, une fois l’office de Dieu
19 Dei famula abbatissa dominica ; les données de la Vita (en particulier le c. 6, supra) ne laissent pas de place pour une abbesse Dominica, nièce de Gertrude, comme Vulfétrude, et élevée dans ses pas, comme Agnès (infra Vie de Gertrude, c 6) ; à la suite de J. Herbillon, « Dominica, Dominicana, pseudo-abbesse de Nivelles », Bulletin de la Société royale Le Vieux-Liège, 10 (1983), p. 316 et de J.-J. Hoebanx, op. cit., p. 31-35, nous avons considéré dominica comme un adjectif et l’avons traduit par « du Seigneur » ; l’abbesse ainsi désignée est donc Vulfétrude.
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achevé et la jeune fille malade arrivée, les sœurs l’emmenèrent et la conduisirent au lit où il lui avait été ordonné de se rendre. Comme elle s’était prosternée dans une prière au Seigneur et s’était penchée sur le lit, ses yeux s’ouvrirent aussitôt et tout son corps, qui auparavant était souffrant, fut ainsi soudainement guéri, comme s’il n’avait jamais eu aucun mal. Elle rendit grâce au Seigneur, et, emplie d’un grand bonheur et d’une grande joie, retourna chez ses parents. 6. Une fois cela accompli, il arriva que l’abbesse évoquée plus haut, la nièce de la bienheureuse Gertrude qui avait gouverné après elle le monastère de Nivelles, quittât cette lumière. Alors, la communauté tout entière choisit unanimement comme abbesse une jeune fille issue d’une famille noble, nommée Agnès, qui avait aussi été élevée par sainte Gertrude. Celle-ci fit ensuite édifier une église en l’honneur de la sainte vierge du Christ Gertrude. Le jour-même où la construc‐ tion de l’église fut achevée et où le lit y fut porté avec honneur, toutes les sœurs célébrèrent cette nuit-là les vigiles dans cette église avec une déférence solennelle. Après que les matines et l’office divin furent achevés et que les sept chandelles qui brillaient habituellement toujours dans cet oratoire eurent été éteintes, au petit matin, lorsque toutes les sœurs pénétrèrent dans l’église pour prier, elles virent briller toutes les chandelles qu’elles avaient auparavant laissées éteintes. De là, il advint que ce miracle fut annoncé dans toute la région et que la rumeur s’en répandit, si bien que tous ceux qui, vivant au loin ou aux environs, se rendaient sur la tombe de la bienheureuse vierge pour y chercher un remède pour les âmes et les corps et qui tous, avec l’aide de Dieu, recherchaient là le réconfort auprès de l’amour divin, s’en retournaient tous guéris et en bonne santé. 7. Il y avait dans les environs un homme dont l’épouse fut frappée de cécité. Son mari l’emmena et la conduisit à l’endroit où la vierge sainte reposait, au monastère de Nivelles. Alors qu’ils entraient dans l’église et que la femme se tenait sous une lampe, la chandelle sous laquelle elle se tenait se mit soudain à couler et se répandit sur le manteau dont elle était vêtue. Toutes les personnes qui étaient présentes et qui virent ce miracle, prirent un peu de ces gouttes et lui en enduisirent les yeux ; aussitôt les yeux de la femme auparavant aveugle virent la lumière. Le lendemain, confortée dans la foi et l’espérance et guérie par les miracles de sainte Gertrude, elle rentra chez elle. De fait il serait trop long d’évoquer, en énumérant tout dans l’ordre, combien de grandes choses Dieu a accomplies par son intercession envers ceux qui se réfugiaient auprès d’elle et s’adressaient à elle pour leur salut : tous s’en retournaient saufs avec le secours du Seigneur. Ceux qui invoquaient son nom avec foi, de quelque tourment qu’ils soient affectés, aussitôt un ange du Seigneur leur venait en aide. 8. Une autre fois, alors que des bandits avaient capturé un enfant, l’avaient ligoté et l’avaient maintenu longtemps attaché car ils voulaient le vendre en esclavage en-dehors de son pays natal, l’enfant, se rappelant subitement, avec confiance, le nom de sainte Gertrude, la pria pour qu’elle lui apportât son aide. Aussitôt, les fers qui lui liaient les mains tombèrent et il se mit à courir pour s’échapper. Les hommes qui l’avaient enchaîné se mirent aussi à courir après lui
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pour le rattraper et n’y parvinrent pas. Ainsi, l’enfant fut libéré des mains des bandits et de ses ennemis. 9. À nouveau, après cela, un homme fut convaincu de graves crimes si bien que son maître ordonna que l’on s’en saisît et qu’on l’enchaînât. Alors, dans l’angoisse et glacé d’effroi puisque tous ceux qui étaient présents n’avaient aucun espoir quant à la durée de sa vie, le malheureux lui-même, qui était enchaîné, trouva le réconfort dans l’espérance en se recommandant à la sainte pour qu’elle vienne en aide à son malheureux protégé. Aussitôt, à ce moment-même, les fers qui l’entravaient se brisèrent et il les emporta avec lui au monastère de Nivelles. Il trouva toutes les portes et entrées des églises ouvertes et il parvint au saint lit où il fut libéré par un miracle de la vierge sainte. 10. Trente-trois ans après la mort de la bienheureuse Gertrude, sur l’inspira‐ tion du Seigneur, vint dans le cœur de sa sœur Begge le désir de construire un monastère pour elle-même. Puis elle se rendit avec une grande dévotion au mo‐ nastère de Nivelles et demanda à l’abbesse Agnès ainsi qu’à toute la communauté de lui apporter, pour ce dessein spirituel, l’aide dont son acte pieux avait très grand besoin au début. Toute la communauté reçut sa demande avec une âme très aimante et les sœurs lui donnèrent des reliques et les livres des saintes Écritures. Elles lui confièrent aussi des sœurs assez anciennes dans le saint habit, qui pussent enseigner à ce monastère la discipline et la loi de la vie régulière, fondement de la vie religieuse. Elles lui donnèrent une partie du lit où sainte Gertrude, sa sœur, partit vers le Christ. Alors, cette dame très chrétienne, ayant reçu tous ces biens qui participaient du respect de la vie religieuse, avec honneur et révérence, emplie de bonheur et d’une grande joie, emporta tout dans son monastère. Comme elles s’approchaient du monastère où elles se rendaient, elles levèrent des croix avec des chants et elles entonnèrent des louanges au Seigneur. Elles portèrent les reliques et le saint lit qu’elles avaient apportés avec elles et les déposèrent à côté de l’autel de la sainte vierge Geneviève. Qui pourrait exprimer avec des paroles humaines combien y sont chaque jour délivrés du démon, combien de malades y sont guéris et libérés de leurs maux quels qu’ils soient ? La deuxième année, une fois que tout eut été achevé et bien disposé, cette dame migra vers le Seigneur. 11. Peu de temps après, une pieuse femme, issue d’une famille noble et dont le nom était Adula, vint à ce monastère20. C’était en tous points une servante du Christ, chaste dans sa mise, pieuse dans son humilité, sincère dans sa charité, généreuse dans ses aumônes aux vieillards et aux pauvres, accueillante envers les miséreux et les pèlerins. Cependant, elle se demandait s’il était vrai ou non que le Seigneur eût daigné montrer de si grands signes et miracles par le mérite de la bienheureuse Gertrude. De là il advint qu’une querelle éclata, comme par jeu, dans le monastère entre cette dame et une servante de Dieu. Un jour, la dame la questionna : « Quel jour aura lieu la fête en l’honneur de sainte Gertrude ? » Elle lui répondit : « La cinquième semaine du Carême, le vendredi ». La première
20 Nancy Gauthier identifie Adula avec la future abbesse de Pfalzen, près de Trèves.
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lui dit : « Pour cette fête solennelle, loin de moi l’idée de vouloir ajouter quoi que ce soit à la portion habituelle requise pour les repas par notre condition de servitude ». La jeune fille lui répondit : « Si elle peut obtenir quelque chose auprès de Dieu, elle le fera pour toi pour qu’en ce jour, bon gré mal gré, tu prépares un repas de charité21 ». Comme le jour dit approchait, tous ceux qui s’étaient rassemblés pour cette fête, hommes et femmes, moines et vierges du Christ, célébrèrent cette journée avec honneur et déférence. Une fois la messe solennelle terminée, ils mangèrent et burent en célébrant des actions de grâce pour tous ces mets qu’il leur était permis de manger pendant le Carême ; seule la dame ne mangea pas ce jour-là. Elle avait un très jeune fils qu’elle chérissait beaucoup. L’enfant, venant à elle, lui demanda l’autorisation de jouer. Elle lui dit : « Fais ce qu’il te plaît ». L’enfant jouait et courait çà et là. Soudain, il tomba par accident dans une fontaine qui se trouvait là et y demeura jusqu’à ce que les sœurs se fussent levées de table, emplies de joie, contentes et repues. Mais une des sœurs survint et dit : « Savez-vous que l’enfant de la dame est mort ? » Elles lui demandèrent qui l’avait tué mais elle leur répondit : « Il est tombé dans la fontaine et s’y est enfoncé ». Alors la religieuse qui avait auparavant débattu avec la dame des miracles de sainte Gertrude s’exclama d’une voix forte : « Sainte Gertrude, c’est toi qui as fait cela parce que la mère de cet enfant ne voulait pas croire aux miracles que le Seigneur a opérés par ton intercession ». Elle ajouta : « Je supplie ta sainteté, sainte Gertrude, vierge du Christ, et je te conjure par notre Seigneur Jésus-Christ, aussi vrai que tu peux l’obtenir du Seigneur, de bien vouloir le ressusciter ». Et elle partit en hâte chercher l’enfant. Alors qu’elle s’en allait, la mère vint à sa rencontre et dit : « Que fais-tu, ma sœur ? » Celle-ci répondit en l’adjurant par trois fois : « Ce que je fais, fais-le aussi. À la vérité, crois bien que, à cette heure, sainte Gertrude te rendra ton fils vivant ». Elle prit l’enfant et le déposa à côté du lit de la bienheureuse Gertrude. Bientôt, l’enfant qui auparavant était mort se redressa soudainement de façon surprenante devant celles qui étaient là. À partir de ce jour, la dame se mit à croire aux miracles de sainte Gertrude. Faisant venir tout son entourage à cette même heure, elle accomplit la charité qu’elle avait auparavant refusé de faire, fit célébrer le lendemain une messe en l’honneur de la vierge du Christ Gertrude et prit le repas avec toutes les sœurs. L’enfant, ne souffrant d’aucune séquelle, les servit et leur tendit de ses propres mains une boisson chacune à leur tour. Dans ces circonstances, la dame fit orner ce saint lit d’une très belle façon, d’or et de pierres précieuses. Pour que cela ne semble incroyable à personne, je prends Dieu à témoin du fait que, ce que j’ai écrit, je l’ai vu de mes propres yeux et l’ai appris de témoins fiables. Nous en avons assez dit maintenant de ses miracles et prodiges. Cependant, nous n’avons pas pu raconter par le menu tout ce que chaque jour 21 Caritas peut, dans le vocabulaire monastique, désigner un repas extraordinaire pris en plus des autres repas (http://ducange.enc.sorbonne.fr/CARITAS03). Ainsi s’explique la réticence de la dame, visiblement plus sourcilleuse que les religieuses, à préparer une telle collation en temps de carême.
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le Seigneur a daigné accomplir en son nom. Ainsi donc, pour qu’il daigne nous aider de ses prières, prions maintenant le Seigneur à qui appartiennent l’honneur, la force, la puissance et la gloire pour les siècles des siècles. Amen.
Continuation des Miracles de sainte Gertrude 1. Comme nous aussi nous le savons, le Christ a jugé bon d’allumer de nombreuses lanternes spirituelles dans ce monde pour l’instruction de ceux qui croient que l’Esprit-Saint a annoncé par la bouche de David : « Dieu est redou‐ table dans ses sanctuaires ; le Dieu d’Israël donnera le courage et la force à son peuple : béni soit Dieu (Ps 67, 36) » et parce que, pour les actions qui le méritent, il y a des récompenses éternelles auprès du Christ. C’est pourquoi, pour accroître la qualité de votre foi, nous nous efforçons par charité de décrire ce que Dieu tout-puissant a daigné accomplir par les mérites de sa chère vierge Gertrude pour cette femme du nom d’Adalperga, du pays de Vimeu, cette région côtière où le corps de saint Valéry repose. C’est là que cette jeune fille naquit aveugle. L’année de ses vingt-deux ans, apparut à cette jeune fille une sainte moniale de Dieu, une vierge vêtue d’un manteau blanc ; trois heures durant, elle l’exhorta de la sorte : « Hâte-toi au tombeau de sainte Gertrude, la vierge du Christ, pour qu’elle te vienne en aide ». Se levant après cette vision, la jeune aveugle la raconta par le menu à sa mère. Mais sa mère le lui refusa en ces termes : « Je ne crois pas que tu sois d’un mérite tel que la vierge de Dieu Gertrude se soit adressée à toi dans une vision ». La jeune aveugle s’en retourna attristée et alla voir un prêtre ; elle raconta sa vision tout entière. Celui-ci lui répondit : « Ne doute pas, ma fille, mais hâte-toi au monastère de Nivelles, dans le pays du Brabant, là où repose le corps de la bienheureuse Gertrude ». La jeune aveugle, encouragée par ses paroles, marcha un mois durant jusqu’à ce qu’elle arrive au monastère ; la nuit-même de son arrivée, une vierge consacrée à Dieu lui apparut et lui dit : « Hâte-toi, ne tarde pas à venir au tombeau de la vierge du Christ Gertrude ». Elle se leva aussi vite qu’elle put et se rendit en hâte au monastère où repose la bienheureuse Gertrude, inhumée avec honneur sous la protection du saint apôtre Pierre. Là, elle se prosterna devant le tombeau de sainte Gertrude, embrasée par une si grande souffrance qu’elle s’arrachait les cheveux de ses propres mains – tout en retenant en son cœur un grand gémissement –, en présence d’un grand nombre de sœurs de la communauté de sainte Gertrude qui en furent témoins. Au chant du coq, une lumière éclaira la jeune aveugle ; les saintes moniales présentes le virent de leurs propres yeux. Et de la même manière que les larmes coulent habituellement des yeux, d’abord du sang coula, puis elle se mit à voir de mieux en mieux. C’est ainsi que Dieu tout-puissant a daigné témoigner de sa miséricorde par les mérites de sa servante. Cela advint le jour des calendes de septembre, la huitième année après que, avec la faveur de Dieu, Eggeburg, désirant la bienveillance divine, devint gouvernante et mère spirituelle de la sainte communauté de Nivelles.
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2. Il serait trop long d’énumérer par écrit les nombreuses personnes qui viennent là chaque jour et qui, pour la louange du nom du Christ, délivrées de leurs liens, repartent libérées et heureuses. C’est pourquoi des pauvres et des pèlerins accourent en masse de partout en priant d’une âme pieuse pour leur guérison. Sans délai, prodigieusement, le Christ créateur y montre les nombreux miracles de sa majesté. De ce marbre véritable qui recouvre le saint corps coule abondamment, par la grâce du Christ qui manifeste les mérites de sa vierge bien-aimée, une huile très limpide. Grâce à l’onction de ce liquide, de nombreux aveugles et malades recouvrent la santé et ne cessent d’allumer des chandelles célestes tout autour du tombeau où repose le corps saint. Mais ce n’est pas un miracle que le Christ l’ait parée d’un tel signe, puisque de son vivant elle a accompli avec vigilance ses devoirs envers le Christ. 3. Une âme heureuse a achevé son dernier jour. Grâce à Dieu, elle a aspiré avec gloire à la clarté céleste et, destinée à jouir des récompenses de la lumière éternelle, heureuse, elle voit le Christ face à face. Mère prudente, elle a mené sa vie avec bonheur. Soucieuse des miséreux, elle suivit en toute chose le chemin de la vérité. Le Seigneur de l’univers l’aimait beaucoup. Elle se montra savante dans la discipline de Dieu et le Seigneur vint à aimer sa beauté. Elle resplendissait par la beauté de son visage, chaste et sobre en tout son corps. Instruite des paroles de la loi divine, elle irradiait par ses mérites insignes ; elle dirigea dans la paix la sainte communauté de Nivelles. Ayant abandonné les biens terrestres, elle rejoignit ceux du ciel. Admise en la compagnie des saints, la bienheureuse vierge de Dieu Gertrude se réjouit maintenant avec le Christ dans la cour céleste, appelée à jouir du bienheureux destin de toutes les hommes bons, brillante parmi les autres, brûlant de la grâce de Dieu. Elle fut une mère vénérable et chaste. Puissante par sa virginité, ignorante du mal, elle vécut bien entourée parmi les blanches brebis du Christ. Elle reçut du Christ une couronne éternelle et elle règne dans le ciel, radieuse, en compagnie du saint Père. Entourée de la foule des anges elle parvint bientôt en épouse aux cieux, où elle jouit au centuple de la vie éternelle dans la citadelle de la lumière immortelle, elle qui a suivi les commandements de l’Évangile. Destinée à obtenir dans les âges une part de tes trésors au plus haut du ciel, elle vendit et distribua aux pauvres ce qu’elle possédait. Maintenant heureuse, elle contemple le Christ pour lequel elle a tout abandonné, vierge à l’esprit constant, agréable de visage et de langage, née d’un père éminent, d’une brillante lignée royale. Le Christ fut son époux ; elle rendit l’âme heureuse, pure et chaste. Abandonnant la gloire sur terre, elle reçoit d’heureuses récompenses dans les cieux. Personne ne l’exclut du cortège de l’Agneau. Elle voit avec joie, nous le croyons, la mère du Roi du ciel sur un trône élevé. Destinée à plaire au Christ son époux, associée au triomphe avec la troupe des saints, elle est portée dans les bras des anges. Désireuse d’être détachée de son corps et de vivre avec Dieu, contemplant les cieux, n’aspirant pas aux biens terrestres, son âme réjouie est conduite au Christ en laissant à son troupeau de bons enseignements sur les préceptes célestes. Alors que son époux vient, elle a préparé un flambeau éclatant.
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Elle adore sans fin le Roi du ciel sur son trône. Gertrude vit radieuse, heureuse pour les siècles des siècles. Amen. 4. Il ne faut pas passer sous silence ce qui fut accompli pour la louange du nom du Christ. Cent vingt-sept ans après que la bienheureuse vierge Gertrude a quitté ce monde pour rejoindre le Seigneur, la quinzième année du règne de Charles22, très pieux seigneur et très chrétien roi des Francs, dans la région rhénane23, il y avait une petite fille faible et paralysée des genoux. Depuis sa plus tendre enfance, elle ne se décidait pas à marcher et elle ne put recevoir de remède à son mal. Il se trouva que l’on conduisit la petite devant la reine Hildegarde pour recevoir l’aumône. Après qu’elle eut reçu l’aumône, la reine ordonna de l’emmener au palais et, là, de la soulager suffisamment sur son fonds dédié aux pauvres. Après un certain temps, il vint à l’esprit de la reine d’envoyer cette petite au monastère de Nivelles, en l’honneur de la sainte vierge Gertrude, afin qu’elle y vive de sa générosité et de la miséricorde de la bienheureuse Gertrude en compagnie des servantes de Dieu dont on sait qu’elles demeurent par servitude dans l’ordre et la fréquentation du Christ. Une nuit, lors de la vigile de Théophanie24, la petite gisait recroquevillée sur sa couche pendant que les sœurs célébraient l’office à l’heure canonique dans l’église de la bienheureuse Vierge Marie. La bienheureuse Gertrude, tenant dans la main une chandelle blanche et étincelante, vint dans la petite cellule où la jeune infirme était couchée. La bienheureuse Gertrude lui dit : « Pourquoi ne dors-tu pas, petite ? Je ne le peux pas, maîtresse, répondit-elle. Parle aux sœurs, lui dit en souriant la bienheureuse vierge, et dis-leur comment tu as parlé avec moi. Si elles refusent de te croire, demain avant la troisième heure je te donnerai un signe à montrer pour que les sœurs croient vraiment, ma fille, que tu as discuté avec moi, et, quant à toi, tiens cette vision pour assurée. Je suis Gertrude. C’est avec moi que tu as parlé ». Ce disant, elle la quitta dans une grande lumière, par le même chemin que celui par lequel elle était venue. Le lendemain, la jeune fille se leva et on la porta dans la demeure où la vierge du Christ Gertrude avait grandi, avait été nourrie spirituellement en suivant les pas de sa mère, la bienheureuse Idurbergana ou Ittana et où, cheminant dans ce saint exemple, elle vécut une jeunesse heureuse. Alors qu’on lavait et que l’on habillait cette jeune fille, l’innocente se retourna soudainement et vit que se tenait derrière elle sainte Gertrude qui tenait dans la 22 En 782 donc, après le 24 septembre puisque Charles commença à régner après la mort de son père Pépin, le 24 septembre 768. 23 Riguanensis terra. Localisation hypothétique d’après « Ripuarensis », cf. J. G. T. Grässe, Orbis latinus oder Verzeichnis der wichtigsten lateinischen Orts- und Landernamen, Berlin, Richard Carl Schmitt, 1909, p. 257-258. 24 Le 5 janvier 783 selon Bruno Krusch ; le terme Theophania désigne plus généralement une ma‐ nifestation divine aux yeux des hommes ; on peut donc effectivement la rapporter à l’Épiphanie, pour l’Église d’Occident lorsque les rois mages ont la révélation de la naissance du Christ, pour l’Église byzantine, la fête du baptême du Christ ; cependant le terme Théophanie peut aussi s’appliquer à la naissance du Christ ; dans ce cas l’événement prendrait place le 23 décembre 782.
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main une chandelle blanche, et aussitôt les entraves de ses genoux faibles et tétani‐ sés furent dissoutes. Lorsque soudain la paralytique se fut levée, la bienheureuse Gertrude s’en retourna à l’abri de la bienheureuse Marie toujours vierge, dans le portique qui fut dédicacé en l’honneur de sainte Agathe, vierge et martyre du Christ : c’est dans ce temple sacré qu’elle a quitté ce monde au milieu du chœur des anges pour le royaume céleste25. Aussitôt après avoir vu et conversé avec sainte Gertrude, ses jambes contractées commencèrent à se renforcer de mieux en mieux. Se tenant droite dans la pièce, elle dit en souriant : « Je te vois, maîtresse, je te vois ». Il y avait dans cette communauté une étrangère26 à qui les sœurs de la jeune fille avaient demandé de s’occuper d’elle et de lui apprendre à lire ; celle-ci, saisie d’une grande frayeur, dit : « Ma fille, qu’as-tu vu ? – Ma maîtresse Gertrude qui se tenait devant moi et qui tenait une chandelle blanche dans la main, dit-elle ». Quand elle entendit cela, l’étrangère, totalement terrifiée, la prenant par la main, la conduisit à l’église de la bienheureuse Vierge Marie et la déposa devant le siège où sainte Gertrude avait coutume de s’asseoir quand les sœurs célébraient l’office de Dieu aux heures canoniques. Alors, la jeune fille vit sainte Gertrude pour la troisième fois et aussitôt l’événement fut connu de toute la communauté des servantes de Dieu qui sont vouées à Dieu et demeurent là. Elles se rassem‐ blèrent en nombre dans l’église de la bienheureuse Marie mère de Dieu et elles trouvèrent la jeune fille debout et dressée sur ses jambes, elle qui se traînait aupa‐ ravant sur le sol, prostrée sur ses genoux,. Alors la communauté, prosternée au sol, loua le nom du Seigneur avec joie, bien que des larmes coulassent abondamment de leurs yeux. Elles soutinrent cette jeune fille et la conduisirent avec déférence au tombeau de la bienheureuse vierge du Christ Gertrude dans l’église du bien‐ heureux apôtre Pierre. Elles louèrent et glorifièrent le Seigneur qui a daigné, par l’intercession de sa servante Gertrude, fournir un remède céleste à cette jeune malheureuse. Alors toute la famille, les prêtres et les clercs ainsi que les serviteurs du village voisin qui avaient entendu parler de l’événement se rassemblèrent dans la joie devant les portes du monastère. Là, ils firent une célébration avec une grande fête menée par des prêtres et, glorifiant le miracle de la vierge sainte avec tout un office religieux, ils louèrent et glorifièrent le Père, le Fils et le Saint-Esprit, à qui est la gloire, la puissance et le pouvoir, louange et cris de joie sans fin pour les siècles des siècles. Amen.
25 Passage à confronter avec la Vita, c. 7. 26 Peregrina : terme désignant une religieuse venue d’ailleurs, peut-être d’Irlande, puisque c’est le mot employé dans la Vita pour désigner l’abbé de Fosses, Ultain, dont on sait qu’il venait d’Irlande (voir supra n. 11, la Vie de Gertrude, c. 7).
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Supplément nivellois sur Feuillen Après le décès du bienheureux Fursy, cette tempête que celui-ci avait prévue en son esprit se déchaînait sur les rivages d’outre-mer. Quand le très chrétien roi Anna27 fut chassé28 par une invasion de païens, le monastère qu’il avait bâti29 fut privé de tous ses biens et ses moines furent capturés. L’abbé Feuillen, son frère utérin, aurait été conduit à la mort sous bonne garde si la main divine ne l’avait pas sauvé, pour le profit du plus grand nombre, par l’annonce aux païens terrifiés du retour du roi Anna. Quand il eut racheté ses moines de leur captivité, retrouvé les saintes reliques et chargé sur un navire la vaisselle sacrée de l’autel et ses livres, il se rendit sur les terres des Francs et ils furent accueillis par le patrice Erchinoald dans le monastère où le bienheureux Fursy avait été enterré. Peu de temps après, ils furent chassés par le patrice qui méprisait les étrangers, mais ils furent reçus avec honneur par la très pieuse servante de Dieu Idoberge – surnommée Itte – et sa fille, la vierge consacrée du Christ Gertrude, ainsi que par le gouverneur Grimoald30 qui, se félicitant de la venue de ces saints hommes, donna l’ordre de construire un monastère de pieux moines dans le domaine que l’on appelle Bebrona du nom du cours d’eau qui y coule, à charge pour la servante de Dieu Itte de leur fournir tout le nécessaire. Après que la susdite servante de Dieu eut rejoint le Royaume céleste – elle qui avait distribué en divers lieux les nombreux fruits de sa générosité, secouru de nombreux pauvres, reçu de nombreux voyageurs31 avec une grande bonté, elle qui nourrissait les affamés, vêtait ceux qui avaient froid, fournissait un toit aux hôtes [du monastère], offrait aussi de grandes récompenses aux serviteurs de Dieu, confortait dans le Seigneur la troupe des vierges saintes en compagnie de sa noble fille – il arriva que l’homme du Seigneur Feuillen dont avons parlé plus haut prit la route pour les besoins du troupeau qui lui avait été confié ; en célébrant une messe solennelle dans l’église de Nivelles aux vigiles du très saint martyr Quentin32 et en demandant à ses frères les plus âgés que, s’il arrivait qu’il meure en route quelque part, son corps soit, par esprit de charité, recherché par ses frères de peine, il prit congé de tous. La nuit même, envoyés par un homme méchant sur une mauvaise route, entrant dans la masure d’hommes iniques, ils furent accueillis avec une fausse bonté. Les compagnons du bienheureux homme, méfiants à l’égard des habitants, veillèrent toute la nuit. Une fois les laudes achevées, après qu’il eut parlé avec douceur aux habitants, et tandis que, tout en s’abandonnant au sommeil après sa prière, il exhortait les siens à ne penser du mal d’aucun homme, ces hommes diaboliques surgissant avec d’autres venus d’ailleurs tuèrent le saint homme. Ils assassinèrent également de la
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Roi d’Est-Anglie jusque 653/654. En 651 par Penda, roi de Mercie. Cnobheresburg. Le maire du palais, frère de Gertrude. Peregrinus, voir supra. Le 30 octobre.
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même façon ses compagnons. Mais, comme le bienheureux homme proclamait Deo gratias, ils tranchèrent sa vénérable tête pour ne pas entendre plus longtemps sa voix et, après avoir creusé une fosse dans le bâtiment voisin, où se trouvait un troupeau de porcs, les impies ensevelirent ensemble les quatre corps nus et muti‐ lés. L’affaire demeura ainsi longtemps cachée parce qu’ils s’étaient débarrassés de leurs vêtements, de leurs chevaux et de ce qu’ils possédaient en les vendant au loin. Mais puisqu’ils n’arrivaient pas au plaid33, les frères, poussés par une inquié‐ tude charitable, cherchèrent à savoir où il était et où il y aurait des témoins. La vierge du Christ Gertrude, implorant le Seigneur par ses jeûnes et ses prières, tira cette ténébreuse affaire au clair grâce aux messagers qu’elle avait envoyés partout dans les villages voisins, et ainsi, soixante-dix-sept jours après leur mort, leurs corps sacrés furent découverts. Alors que ce nombre se retrouve symboliquement en de nombreux points de la divine Écriture34, ils furent découverts le jour où le bienheureux Fursy, son frère, quitta autrefois son corps pour rejoindre le Seigneur35. Ces corps, recueillis avec des cierges et à la lueur des flambeaux, furent emmenés vers le monastère de Nivelles par le clergé et le peuple, toute la nuit durant sur leurs épaules, avec antiennes et cantiques. Alors le vénérable évêque de Poitiers Didon et l’illustre maire du palais Grimoald, qui étaient venus en visite dans ces lieux sacrés le même jour, furent l’un et l’autre avertis par le Seigneur de l’arrivée de ces corps. En effet, l’évêque, qui se reposait après les laudes, interrogé dans son sommeil sur ce qu’il faisait, se vit ordonner de se hâter à la rencontre du bienheureux Élie36. Se levant aussitôt et demandant à son serviteur ce qu’il fallait faire, il entendit de la bouche de celui-ci qu’il y avait des corps qu’il devait vénérer. Parvenant bientôt à la rencontre [du saint], cet homme vénérable, qui versa de nombreuses larmes et entreprit de louer le Seigneur avec une prière complète, le porta sur ses propres épaules, supportant le poids du vénérable corps avec le très respectable patrice déjà nommé. Recueilli dans le monastère des saintes vierges, après que des reliques eurent été prélevées, il fut emmené avec vénération dans son propre monastère avec psaumes et cantiques. Grâce à des hommes nobles qui accouraient de partout à sa rencontre et qui le portaient sur leurs propres épaules, il fut déposé avec un grand honneur dans son très illustre monastère, aussi nommé Fosses, où des récompenses sont offertes aux prières avec l’aide de notre Seigneur Jésus-Christ, qui vit et règne en tant que Dieu avec le Père et le Saint-Esprit pour tous les siècles des siècles. Amen.
33 Il semble donc que Feuillen dût participer à une assemblée convoquée par Grimoald. 34 Comme les 77 générations d’Adam au Christ selon saint Luc (3, 23-38) ou les 77 pardons que Jésus enjoint à Pierre d’accorder (Mt 18, 22). 35 Le 16 janvier. 36 Comme dans la Vie d’Arnoul, c. 21, et dans la Vie de saint Antoine par Athanase d’Alexandrie (éd. et trad. G. J. M. Bartelink, Paris, Cerf, 1994 (SC 400), p. 50-51), Élie apparait comme le modèle de vie solitaire ; l’auteur fait peut-être aussi référence à son don de prophétie (avant de repartir, il demande à ses frères de rechercher son corps s’il ne revenait pas).
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Vie de saint Amand, abbé d’Elnone, évêque de Maastricht
Bien que ni la Chronique de Frédégaire, ni le Liber historiae Francorum, ni la Vie de saint Éloi ne le mentionnent, saint Amand apparaît comme une figure im‐ portante de l’Église mérovingienne puisqu’il exerça comme missionnaire itinérant sur toutes les marges du monde franc sous le règne de Dagobert Ier (629-639) : non seulement en Flandre, en Gascogne, mais aussi en pays slave. Il reste surtout connu comme fondateur de l’abbaye d’Elnone, au diocèse de Tournai, où il fut enterré. Un temps évêque de Maastricht, son nom est aussi associé à la famille pippinide, à la fondation de l’abbaye de Nivelles, ainsi qu’au pape Martin Ier1. La plus ancienne Vie d’Amand (BHL 332) a longtemps été considérée comme une biographie composée peu de temps après sa mort par son « secrétaire » nommé Baudemond2. En donnant une nouvelle édition de la Vita Amandi (1910), Bruno Krusch a toutefois relevé un grand nombre d’incohérences et de silences
1 Indications bibliographiques : G. Declercq et A. Verhulst, « L’action et le souvenir de saint Amand en Europe centrale. À propos de la découverte d’une Vita Amandi antiqua », in R. De‐ meulenaere et M. Van Uytfanghe (éd.), Aevum inter utrumque. Mélanges offerts à Gabriel Sanders, Steenbruges/La Haye, Abbaye Saint-Pierre, 1991, p. 503-552 ; É. de Moreau, « Étude critique sur la plus ancienne biographie de saint Amand », Revue d’histoire ecclésiastique, 22 (1926), p. 27-67 ; id., Saint Amand apôtre de la Belgique et du nord de la France, Louvain, Museum Lessianum, 1927 (voir aussi le compte rendu qu’en a donné F. Vercauteren dans Le Moyen Âge, 37 (1927), p. 323-330) ; id, Saint-Amand, le principal évangélisateur de la Belgique, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1942 ; A. Dierkens, « Notes biographiques sur saint Amand, abbé d’Elnone et éphémère évêque de Maastricht († peu après 676) », in E. Bozóky (éd.), Saints d’Aquitaine. Missionnaires et pèlerins du haut Moyen Âge, Rennes, PUR, 2010, p. 63-80 ; Y. Fox, Power and Religion in Merovingian Gaul. Columbanian Monasticism and the Frankish Elites, Cambridge, 2014, p. 118-132 ; H. Platelle, Le temporel de l’abbaye de Saint-Amand des origines à 1340, Paris, Librairie d’Argences, 1962 ; L. van der Essen, Étude critique et littéraire sur les vitae des saints mérovingiens de l’ancienne Belgique, Louvain/Paris, Université de Louvain, 1907, p. 341-345 ; M. Van Uytfanghe, « Die Vita im Spannungsfeld von Legende, Biographik und Geschichte (mit Anwendung auf einen Abschnitt aus der Vita Amandi prima) », in G. Scheibelreiter et A. Scharer (éd.), Historiographie im frühen Mittelalter, Vienne/Munich, Oldenburg, 1994, p. 195-221. Sur Nivelles, voir dans ce volume la traduction de la Vie de sainte Gertrude. 2 Voir L. van der Essen, op. cit., p. 341-345 ; l’attribution à Baudemond (mentionné comme scribe du « testament » du saint copié au ixe siècle par le moine Milon) apparaît dès le xie siècle dans les manuscrits.
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difficilement compréhensibles sous la plume d’un auteur contemporain. Il était favorable à une datation plus tardive en se fondant sur l’identification d’emprunts à la Vita Bonifatii de Willibald composée au milieu des années 760. L’érudit allemand proposait en définitive le nom de Gislebert, abbé d’Elnone et évêque de Noyon-Tournai de la fin des années 760 jusqu’à sa mort en 782. Cette solution reste toutefois peu satisfaisante car on comprend mal pourquoi Gislebert aurait si peu mis en valeur le monastère qu’il gouvernait et si peu exploité des documents conservés dans les archives de cet établissement. Sans enthousiasme, le Père de Moreau s’en tenait à l’hypothèse d’un clerc de Noyon écrivant dans la première moitié du viiie siècle. En l’état actuel des connaissances, on doit se résoudre au constat suivant : la Vie telle qu’on la lit aujourd’hui correspond à l’état dans lequel elle circulait dans la première moitié du ixe siècle. Elle était alors déjà le produit de plusieurs strates de rédaction qu’il paraît difficile de vouloir fixer dans un contexte bien identifié. On peut néanmoins considérer qu’elle contient des traditions non dénuées de valeur historique, qu’elle se présente comme une œuvre « vraisemblablement ‘relativement’ solide » comme a pu l’écrire Marc Van Uytfanghe. Il se trouve en effet que les informations de la Vita Amandi peuvent être confirmées par une collection de documents rassemblée au milieu du ixe siècle par le moine Milon d’Elnone et destinés à compléter la biographie originelle3. Il y a près de cinquante ans, la découverte à Innsbruck d’un fragment en écriture rhétique de la fin du viiie siècle contenant des bribes d’une Vie d’Amand montre que la Vita prima n’est pas le seul texte à avoir circulé à haute époque4. Ce fragment propose beaucoup de similitudes avec une autre Vie uniquement copiée dans le Speculum sanctorale du dominicain Bernard Gui (1324/1330) et, pour cette raison, considérée jusque-là comme un abrégé tardif et sans intérêt (BHL 335)5. La découverte du fragment d’Innsbruck conduit à considérer d’un œil nouveau la Vita altera connue du Dominicain. Selon Georges Declercq et Adriaan Verhulst, la Vita prima et la Vita altera s’inspireraient toutes deux d’une source commune, appelée désormais Vita antiqua, dont le fragment d’Innsbruck
3 Cette collection a été éditée par B. Krusch sous le nom (impropre) de Vita Amandi secunda in MGH, SRM, V, Hanovre/Leipzig, 1910, p. 450-485 ; cf. C. Mériaux, « Hagiographie et histoire à Saint-Amand : la collection de Milon († 872) », in M. Coumert, M.-C. Isaïa, K. Krönert et S. Shimahara (éd.), « Rerum gestarum scriptor ». Histoire et historiographie au Moyen Âge. Mélanges Michel Sot, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2012, p. 87-98 ; id., « Milon de Saint-Amand, un moine historien au ixe siècle », Mémoires du Cercle archéologique et historique de Valenciennes, 12 (2016), p. 51-66. 4 J. Riedmann, « Unbekannte frühkarolingische Handschriftenfragmente in der Bibliothek des Tiroler Landesmuseums Ferdinandeum », Mitteilungen des Instituts für österreichische Geschichts‐ forschung, 84 (1976), p. 262-289, avec éd. du fragment p. 281-282 et 286. 5 Vita Amandi, éd. G. Henschen, in Acta Sanctorum Februarii, I, Anvers, 1658, p. 854-855 ; cf. B. de Gaiffier, « L’auteur de la Vie de S. Amand BHL 335 », Analecta Bollandiana, 97 (1979), p. 308. Il resterait toutefois à déterminer si le texte imprimé correspond bien à celui qui se trouve dans les manuscrits de Bernard Gui.
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serait le témoin le plus ancien. Elle aurait été composée au sud de la Loire au tout début du viiie siècle6. S’expliquerait ainsi le peu d’intérêt que la Vita prima et la Vita altera portent toutes les deux au monastère d’Elnone. Plus récemment, au cours de ses recherches sur les collections homilétiques et hagiographiques bavaroises composées au tournant des viiie-ixe siècles à la demande d’Arn, archevêque de Salzbourg (mais aussi abbé de Saint-Amand), Maximilian Diesenberger a repéré une Vita Amandi brevior contenue dans une dizaine de témoins manuscrits dont les rapports avec les textes mentionnés plus haut demandent encore à être étudiés7. Signalons enfin que les épisodes de la Vita Amandi ont fait l’objet d’illustrations remarquables au scriptorium de Saint-Amand à l’époque romane, en particulier dans les actuels manuscrits 500 et 502 de la Bibliothèque municipale de Valencienne8. Bien que le Père de Moreau en ait traduit de larges extraits dont nous nous sommes parfois inspirés, aucune traduction française intégrale n’a jamais été pu‐ bliée9. Seules les citations les plus explicites des Écritures ont été signalées. Pour d’autres références intertextuelles, notamment à la Vita Martini de Sulpice Sévère, le lecteur est invité à prendre connaissance des réminiscences dont l’identification est proposée par Bruno Krusch dans son édition.
Édition B. Krusch (éd.), in MGH, SRM, V, Hanovre/Leipzig, 1910, p. 428-449; traduction anglaise J. N. Hillgarth, Christianity and paganism (350-750). The Conversion of Western Europe, 2e éd., Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1986, p. 139-148.
6 Voir aussi G. E. McLuhan, « Some New Light on an Early Medieval Missionary : the Life of St. Amand by Bernard Gui », Mediaevalia, 27 (2006), p. 75-116. 7 M. Diesenberger, Predigt und Politik im Frühenmittelalterlichen Bayern. Arn von Salzburg, Karl der Grosse und die salzburger Sermones-Sammlung, Berlin/Boston, De Gruyter, 2016, spéc. p. 441-444 pour l’édition de la Vita Amandi brevior. 8 B. Abou-El-Haj, The Medieval Cult of saints. Formations and Transformations, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 61-209. 9 Les chapitres 13, 14, 15, 18, 19 et 24.
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Vie de saint-Amand Ici commence le prologue de la Vie du saint et bienheureux Amand, évêque et confesseur. Sur le point d’écrire la Vie de saint Amand, j’invoque l’Esprit Saint, qui l’habi‐ tait, afin qu’il m’offre – comme à lui – des forces miraculeuses et qu’il m’attribue la parole pour les relater afin que j’accomplisse le service dû à votre charité et que lui, qui est à imiter à tous les égards, ne reste pas caché à d’autres. Même si je ne suis pas à la hauteur d’une telle tâche et suis écrasé sous le fardeau de ma vacuité et de mon inertie, je mets tout de même mon espoir en celui qui a dit : « Ouvre la bouche, et je vais la remplir » (Ps 80, 11). Surtout, je fais confiance à votre aide pour m’attaquer à une œuvre aussi exigeante et difficile et que jusqu’ici je n’ai pas entreprise, ce que je ne peux faire par mes propres mérites mais avec les prières de votre sainteté et la grâce du Très Haut. D’abord, je souhaite vous faire savoir que je ne peux aucunement mentionner tous les miracles que le Seigneur a daigné réaliser à travers lui. Bien que je ne puisse pas en venir à bout, je vais cependant, dans la mesure où le Seigneur m’en aura donné la force, en faire une sélection rapide, succincte et pour ainsi dire brève. En effet, il est indigne que quelqu’un ose passer sous silence ce qui concerne un si grand homme, alors que le pieux juge du monde a placé dans le champ de la culture sacrée un tel cultivateur. À travers ce champ, le rendement de la moisson du Christ s’accroîtrait au centuple pour celui qui cultive sans relâche avec la houe de la foi. Quand elle a jugé bon d’envoyer un tel homme pour éclairer un pays, l’infinie Divinité, grâce à sa pure miséricorde, met en suffisance à la disposition des hommes les remèdes adéquats ; et même si un colporteur de nouvelles (rumigerulus) refuse de divulguer les louanges de tous côtés, « une ville qui est située sur une montagne ne peut être cachée », comme le dit la Vérité (Mt 5, 14). Qu’il me soit permis de le proclamer sans porter ombrage à tous les [autres] saints, il n’est pas inférieur aux mérites de ceux dont nous avons reconnu les miracles. Donc, afin qu’un discours prolixe ne hérisse le lecteur ni ne le fatigue, je vais retracer la vie de saint Amand : comment il a vécu de son enfance jusqu’à l’âge adulte, comment il s’est comporté avant et pendant l’exercice de l’office épiscopal, comment il s’est distingué lors de sa fin bienheureuse et comment il a montré sa force de caractère et accompli son dessein. Je vais le raconter, même si c’est dans une langue simple et accessible à tous, sans fausse honte, pour que cela serve d’exemple et pour l’imitation de sa mémoire. Ici commence la Vie du saint et bienheureux Amand, évêque et confesseur. 1. Le très saint et très pieux Amand, enfant issu d’illustres parents chrétiens, fut élevé dans les terres d’Aquitaine proches des côtes de l’océan. Son père se nommait Serenus et sa mère Amantia. Mais, comme passant de l’adolescence à la maturité, il brûlait d’un très grand désir dans l’amour du Christ, quittant sa patrie et ses parents, naviguant en une course heureuse jusqu’à l’île d’Yeu qui est distante de quarante milles de la côte, il gagna enfin le port du monastère et y fut reçu avec une grande joie par les frères. Et puisque, depuis son enfance, il avait
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étudié les écrits sacrés, enflammé par un plus grand désir encore, chaque jour il progressait toujours davantage dans les choses divines. 2. Or, un jour, tandis qu’obéissant aux frères qui le lui avaient ordonné, il parcourait l’île, se dressa sur son chemin un serpent d’une étonnante grandeur et, ainsi que l’homme de Dieu lui-même avait l’habitude de le raconter, tellement immense et monstrueux qu’on n’en vit jamais de tel, ni avant ni après, sur cette île. À sa vue, terrifié, le jeune homme qu’il était alors ne savait que faire, lorsque, subitement touché par la grâce céleste, il eut recours à l’aide des prières. Aussitôt, prosterné sur le sol, il s’abîma quelque temps dans la prière puis apposa le signe de la croix contre l’immense serpent. Par la puissante force des mots, il lui ordonna de retourner au plus vite dans son antre. Celui-ci obéit à sa parole et, fuyant devant le signe de l’homme de Dieu, il retourna dans son trou ; il ne se montra plus jamais dans l’île. Ainsi, par la prière du saint homme Amand, Dieu tout-puissant libéra cette île du péril qui la menaçait. Le premier de ses miracles est parvenu jusqu’à nous, porté sur les ailes d’une renommée rapportée par beaucoup. 3. Ensuite, alors qu’il était encore jeune, son père se mit à le couvrir de douces paroles pour qu’il sortît au plus vite du monastère et prenne de nouveau l’habit séculier. Comme il avait entrepris de retourner l’esprit de l’enfant par toutes sortes d’arguments, ayant ajouté que s’il ne donnait pas très vite son accord pour sortir du monastère, il serait privé de l’héritage paternel, on raconte que l’enfant répondit : « Pour moi, mon père, rien ne me paraît aussi approprié que de me mettre au service du Christ, lui qui constitue ma part et mon héritage. En effet, je ne désire rien obtenir des biens paternels (cf. Nb 18, 20) ; permets seulement que je serve le Christ ». 4. Et ainsi, persévérant dans ce même désir, ayant quitté sa terre et ses parents, il se dirigea vers le tombeau du très saint Martin à Tours et, prosterné là en prière, les larmes jaillissant en abondance, de tout son cœur il demanda passionnément que le saint mérite d’obtenir de Dieu par sa prière que jamais le Seigneur ne lui permette de revenir sur sa propre terre mais qu’il passe tout le cours de sa vie en exil (in peregrinatione). Lorsqu’il se releva de sa prière, il coupa aussitôt sa chevelure et reçut l’honneur de la cléricature, progressant en grâce en l’état de clerc. 5. Puis, ayant reçu la bénédiction de l’abbé et des frères de ce lieu, il se rendit à Bourges auprès de saint Outrille qu’on tenait alors pour sublime et remarquable dans les choses divines10. Comme il avait été reçu avec une grande bienveillance par lui et par son archidiacre, le très saint Sulpice qui devint ensuite évêque, après
10 Outrille siégea douze ans et assista au concile de Paris de 614 ; son successeur Sulpice est attesté au concile de Clichy (627) ; il mourut en 647 (L. Duchesne, Fastes épiscopaux de l’ancienne Gaule, II, Paris, De Boccard, 1910, p. 29) ; voir aussi la notice « Austrigisilus » de la Prosopographie chrétienne du Bas-Empire, IV, La Gaule chrétienne (314-614), I, Paris, Centre d’histoire et civilisation de Byzance, 2013, p. 303-305 ; et la notice « Sulpicius 4 », ibid., II, p. 1838-1839.
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lui avoir donné toutes les marques de l’hospitalité, ils lui firent construire une cellule près de l’église, au sommet de la muraille de la cité11. 6. Dans cette cellule, longtemps couvert d’un cilice et de cendres pour l’amour de la vie éternelle, affaibli par les jeûnes et les privations, se contentant de pain d’orge et d’eau en très petite quantité, il entretenait son corps davantage qu’il le nourrissait, et ainsi, servant Dieu en cet endroit pendant environ trois lustres12, il s’abstint totalement de boisson fermentée et de vin. Ensuite, à nouveau enflammé par le désir céleste, la pensée lui vint qu’il devait se rendre au seuil des bienheu‐ reux apôtres Pierre et Paul13. Prenant avec lui un seul compagnon, parcourant des contrées rudes et inconnues, il parvint enfin à Rome et là, ayant assouvi son saint désir en déposant de doux baisers sur le seuil des apôtres, il parcourait le jour les saints lieux des églises de Dieu et, la nuit, revenait à l’église Saint-Pierre. 7. Un jour, alors que déjà le soir approchait, alors que les gardiens (custodes) faisaient diligence dans l’église comme à l’accoutumée, le saint homme de Dieu Amand, alors que tout le monde sortait, resta quelque temps dans l’église, désirant y passer toute la nuit par dévotion. Alors, l’un des gardiens l’ayant découvert, il le chassa hors de l’église avec rudesse et mépris. Cependant, alors qu’en extase il était assis sur les marches devant la porte de l’église, saint Pierre lui apparut subitement, lui parla doucement et calmement et l’engagea à retourner en Gaule pour prêcher. Rendu heureux par cette vision et ayant reçu la bénédiction et la protection de l’apôtre14, il s’en revint en Gaule avec joie. 8. Puisque dans l’intervalle, peu de jours après, contraint par le roi et les évêques, il fut ordonné évêque15, ayant reçu cette charge, aussitôt il se mit à annoncer la parole du Seigneur aux peuples et à se montrer lui-même à tous comme un exemple grâce à ses bonnes œuvres. Il était très pieux et empli de bonté, d’un visage serein, généreux en aumônes, mesuré dans ses pensées et chaste en sa chair, mêlé aux riches et aux pauvres de telle sorte que les pauvres le considéraient comme pauvre et les riches comme supérieur à eux ; il s’adonnait aux veilles et aux prières et était mesuré dans ses propos. 9. S’il trouvait de ces captifs ou esclaves venus d’au-delà de la mer, il les rachetait, et, les régénérant par l’eau du baptême, il prescrivait qu’on leur inculque abondamment les lettres et une fois libérés, il les remettait à différentes églises ;
11 Cette cellule située près de la cathédrale n’est pas attestée par ailleurs : cf. Topographie chrétienne des cités de la Gaule des origines au milieu du viiie siècle, VI, Paris, De Boccard, 1989, p. 21. 12 Au pied de la lettre, cela signifie qu’Amand aurait passé environ quinze années à Bourges. 13 L’expression ad limina désigne l’entrée des basiliques Saint-Pierre et Saint-Paul et, par extension, la ville de Rome dans son ensemble. 14 Dans certains manuscrits, la leçon patrociniis laisse entendre qu’Amand aurait obtenu des reliques de saint Pierre ; dans son édition, p. 434, B. Krusch rapproche ce passage de la Vita Bonifatii de Willibald (c. 5). 15 À cette date, on ne connaît pas de siège pour lequel Amand aurait été ordonné, ce qui conduisit Hériger de Lobbes à écrire dans ses Gesta pontificum Tungrensium à la fin du xe siècle qu’Amand fut alors ordonné episcopus ad praedicandum (I, 34).
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nous avons entendu dire que plusieurs d’entre eux devinrent des évêques, des prêtres et des abbés honorables. 10. Il ne faut surtout pas oublier de raconter que cet homme de Dieu Amand se rendit à nouveau à Rome, pour la seconde fois ; monté sur un navire, il parvint à l’endroit appelé Centumcellensis16. Une nuit, alors qu’il priait seul comme il en avait l’habitude, l’esprit immonde prit l’un de ses serviteurs par la main et, voulant le noyer, l’entraîna vers la mer. Mais celui qui était traîné commença à hurler : « Christ, à l’aide ! Christ, à l’aide ! » L’esprit malin répondit en insultant l’enfant : « Quel Christ ? » Mais tandis que le serviteur qui était entraîné ne répondait rien, saint Amand dit : « Dis-lui, fils : Christ, fils du Dieu vivant, crucifié ». Aussitôt, à sa voix, l’Ennemi partit en fumée. 11. Peu de temps après, alors qu’un jour il naviguait au milieu de la mer et qu’il enseignait la parole du Seigneur aux marins, apparut subitement un poisson d’une grandeur étonnante. Les marins, ayant jeté leur filet à la mer, l’attrapèrent. Et, alors qu’ils faisaient bonne chère et se réjouissaient en s’applaudissant mutuellement, soudainement une tempête se leva, changeant toute leur joie en détresse. Ils commencèrent alors à jeter à la mer tout ce qu’ils avaient dans le navire, tant en nourriture qu’en provisions et même en équipement et à s’efforcer de toute leur énergie à atteindre la terre ; mais rien de ce qu’ils firent n’eut d’effet. Le navire secoué çà et là était porté par les flots et il ne leur restait à tous aucun espoir de vie ; aussitôt les marins accoururent vers Amand en lui demandant de prier le Seigneur que, par sa prière, il les délivrât du péril imminent. Mais l’homme du Seigneur Amand, les rassurant avec douceur, leur ordonna d’avoir la foi et les engagea fermement à avoir confiance dans la miséricorde du Seigneur. Les marins épuisés par leurs efforts gisaient çà et là dans le navire, gagnés par le sommeil ; le saint lui-même se reposait à la poupe du navire. 12. Alors, tout à coup, saint Pierre lui apparut, passant par la poupe du navire et, le réveillant, s’adressa à lui doucement : « N’ai pas peur, Amand, tu ne périras pas, ni aucun de ceux qui sont avec toi ». Aussitôt, à ces mots, la tempête s’apaisa, un grand calme revint et, au matin, tous ceux qui étaient dans le navire avec l’homme de Dieu, débarquèrent sains et saufs (cf. Mt 8, 26). 13. En ce temps-là, comme l’homme du Seigneur Amand faisait le tour des lo‐ calités et des églises (dioceses) par souci des âmes, il entendit parler d’un lieu situé près de l’Escaut, désigné du nom de Gand de toute antiquité, emprisonné dans les filets du diable, de telle sorte que les habitants de ce lieu, ayant abandonné Dieu, adoraient des arbres et des morceaux de bois à sa place et vénéraient des temples et des idoles17. À cause de la férocité de ce peuple et de la stérilité de la terre, tous les prêtres s’étaient dérobés à la prédication en ce lieu et personne n’osait y annoncer la parole du Seigneur. Ce qu’apprenant, le saint homme, davantage apitoyé par leur erreur que craignant de mettre sa vie en péril, se rendit 16 Aujourd’hui Civita Vecchia. 17 La Vita Eligii (II, 2-3 et 8) mentionne aussi la prédication d’Éloi chez les Flamands, dans la région de Gand, de Courtrai, d’Anvers, chez les Frisons et les « Suèves ».
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auprès de l’évêque Achaire qui alors occupait la chaire épiscopale dans la ville de Noyon18 et lui demanda humblement de se rendre au plus vite auprès du roi Dagobert pour obtenir de lui une lettre qui ordonnât que quiconque ne voudrait pas spontanément être régénéré par l’eau baptismale soit contraint par le vénéré roi à être purifié par le saint baptême19. Ainsi fut fait. Une fois reçus du roi le pouvoir et de l’évêque la bénédiction, l’homme du Seigneur Amand s’y rendit avec intrépidité. Qui en effet serait capable de raconter dignement combien, pour le nom du Christ, il endura d’injures en cet endroit et combien fréquemment il fut frappé par les habitants de ce lieu et aussi comment il fut chassé, non sans violence, par les femmes et par les paysans et même fréquemment précipité dans le fleuve ? Et le saint homme, tenant tout cela pour rien, ne renonça pas à annoncer la parole de Dieu, se rappelant cette sentence du saint Évangile : « Il n’est pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis » ( Jn 15, 13). Bien plus, ses compagnons, qui l’avaient suivi par amour fraternel, revenant chez eux à cause du manque de nourriture et de la stérilité de l’endroit, l’y laissèrent seul. Mais lui, persistant dans sa tâche de prédication, se procura par lui-même de quoi vivre et, rachetant d’innombrables prisonniers, les purifia par le baptême et les conseilla fermement pour qu’ils persistent dans les bonnes œuvres. 14. Nous avons pensé aussi devoir ajouter ici le récit de ce bienfait que nous tenons du vénérable prêtre nommé Bonus, qui attestait avoir été présent quand cela se produisit. En effet, il arriva qu’un comte du peuple des Francs, appelé Dotto, ayant rassemblé, comme on lui en avait donné l’ordre, une multitude importante de Francs, avait siégé pour trancher des litiges20. Alors soudain, fut amené devant lui par des gardes (lictores) un accusé dont toute la foule criait qu’il méritait la mort ; cruellement couvert de plaies et gravement blessé, il était déjà à moitié mort. Alors que Dotto avait ordonné de le pendre au gibet, l’homme du Seigneur arriva et se mit à prier instamment qu’on daignât le laisser vivre. Mais comme il était impitoyable et plus cruel que toutes les bêtes sauvages, Amand ne put rien obtenir de lui. Enfin, ce voleur fut attaché au gibet par les gardes et il rendit son dernier soupir. Quant à Dotto, il s’en revint chez lui, pressé par la
18 Achaire assiste comme évêque de Noyon au concile de Clichy (627). Dans la Vita Columbani (II, 8), Jonas de Bobbio le présente comme « évêque de Vermand, Noyon et Tournai » (L. Duchesne, Fastes épiscopaux de l’ancienne Gaule, III, Paris, De Boccard, 1915, p. 103). 19 La mention du baptême contraint par la puissance royale rappelle la politique de conversion forcée des Juifs dans l’Empire byzantin : cf. S. Esders, « Nationes quam plures conquiri. Amandus of Maastricht, compulsory baptism and ‘Christian mission’ in 7th-century Gaul », in J. Kreiner et H. Reimitz (éd.), Motions of Late Antiquity. Essays on Religion, Politics and Society in Honour of Peter Brown, Turnhout, Brepols, 2016, p. 269-307. 20 La famille B des manuscrits de la Vita prima situe le lieu du miracle à Tournai (in urbe Tornaco), tout comme la réécriture métrique de Milon de Saint-Amand. Sur ce thème classique dans l’hagiographie, voir I. Westeel, « Courte note d’hagiographie : un nouvel épisode du ‘pendu-dépendu’ dans la Vie latine de saint Éloi », in M. Aurell et Th. Deswarte (éd.), Famille, violence et christianisation au Moyen Âge. Mélanges offerts à Michel Rouche, Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 2005, p. 209-217.
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foule. Le saint homme du Seigneur Amand accourut aussitôt au gibet et trouva l’homme déjà mort. Le détachant de la potence, il le fit porter dans la pièce où il avait l’habitude de prier avec les siens et, une fois les frères sortis de la cellule, s’adonnant à la prière sur le corps du défunt, il répandit très longtemps tant de larmes et de prières, que, Dieu l’ordonnant, l’âme revint dans le corps et que celui-ci commença à parler avec l’homme de Dieu. L’heure des matines étant arrivée, il ordonna aux frères assemblés d’apporter de l’eau21. Ceux-ci, qui croyaient qu’il avait l’intention de laver le corps pour l’ensevelir, comme c’est la coutume, virent soudainement sortir de la cellule cet homme qu’ils avaient laissé mort, se tenant sain et sauf auprès de l’homme de Dieu et discutant avec lui. Ils s’étonnèrent fort de voir vivant celui que peu de temps auparavant ils avaient quitté mort. Alors l’homme du Seigneur Amand les conjura avec une grande énergie de ne jamais mettre en avant cela, c’est-à-dire ce que Dieu avait daigné accomplir à travers lui, ajoutant qu’il ne fallait pas attribuer cela à sa puissance mais à la miséricorde du Seigneur, qui veut bien partout être présent pour ceux qui espèrent en lui. Après avoir lavé tout le corps et ses cicatrices, il rendit chair à la chair, à tel point que des plaies dont l’homme était auparavant affligé, il n’y avait nulle trace sur son corps. Ainsi, le ramenant dans sa propre maison, il le rendit indemne aux siens. 15. Mais, lorsque ce miracle fut révélé de tous côtés, aussitôt les habitants de sa région accoururent rapidement vers lui et lui demandèrent avec humilité qu’il les fasse chrétiens. Ayant même détruit de leurs propres mains les sanctuaires qu’ils adoraient auparavant, ils se tournèrent unanimement vers le culte prôné par l’homme de Dieu. « Et là où les temples avaient été détruits », l’homme de Dieu Amand, tant grâce à la munificence royale que grâce aux largesses de femmes et d’hommes pieux, « construisit des monastères et des églises » (Vie de saint Martin 13, 9) et, réconfortant le peuple de la nourriture sacrée de la Parole, il illuminait les cœurs de tous par les commandements célestes. 16. Comme le saint homme avait vu que beaucoup avaient été convertis par sa prédication, brûlant encore davantage du désir que d’autres encore soient convertis, il apprit que les Slaves, trompés par une erreur extrême, étaient pris dans les filets du diable22 ; pensant surtout que la palme du martyre pourrait 21 Contrairement à la tradition fondée sur la famille B des manuscrits de la Vita Amandi, G. Declercq et A. Verhulst, « Gand entre les abbayes et la fortification comtale », in J. Decaevele (éd.), Gand. Apologie d’une ville rebelle, Anvers, Fonds Mercator, 1989, p. 37-59, considèrent que ces « frères », installés à Gand, formaient la première communauté fondée par saint Amand grâce à la donation du domaine d’Aaigem par le roi Dagobert et connue plus tard sous le nom de Saint-Pierre-au-Mont-Blandin ; voir aussi désormais G. Declercq, « Un monastère double à Gand à l’époque mérovingienne ? L’abbesse Engelwara et la congregatio seruorum uel ancillarum Dei de Saint-Pierre-au-Mont-Blandin », Revue belge de philologie et d’histoire, 95 (2018), p. 305-326. 22 Sur la politique de Clotaire II puis de Dagobert à l’égard des Slaves ou Wendes, qui se donnèrent comme roi un Franc nommé Samo, voir la Chronique de Frédégaire, IV, 48, 68, 72, 74-75, 77 et 87, qui ne fait toutefois pas état d’une mission de saint Amand. La réalité de
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lui revenir, une fois franchi le Danube, parcourant la contrée, il prêcha haut et clair l’Évangile du Christ aux païens. Peu d’entre eux ayant été régénérés dans le Christ, voyant aussi qu’il n’en retirait que peu de fruits et qu’il n’obtiendrait pas le martyre que toujours il recherchait, il s’en revint vers ses propres brebis, et, prenant soin d’elles, par sa prédication les conduisit vers le royaume céleste. 17. Sur ces entrefaites, le roi Dagobert, adonné davantage qu’il ne convient à l’amour des femmes et enflammé en tout par des désirs impurs23, n’avait pas de descendance, mais cependant, recourut à l’aide de Dieu et le pria assidument de bien vouloir lui donner un fils qui, après lui, tiendrait les rênes de son royaume. Ainsi fut fait, grâce à Dieu. Lorsqu’il lui fut annoncé que Dieu avait daigné lui donner un fils, il fut empli d’une grande joie24 ; il se demanda alors à qui confier son enfant pour le régénérer par le saint baptême. Il manda aussitôt ses serviteurs et, dans un sage dessein, leur donna l’ordre de se mettre à la recherche de saint Amand. En effet, peu de temps avant, ce pontife avait été expulsé du royaume, sur ordre du roi enflammé par la colère et non sans dommage, pour avoir – ce qu’aucun des évêques n’avait osé faire – dénoncé ce même roi pour des péchés ca‐ pitaux ; il était alors à la recherche d’endroits reculés où prêcher la parole de Dieu aux païens25. Lorsqu’enfin il fut retrouvé par les serviteurs et sommé de se rendre auprès du roi, se souvenant du précepte de l’apôtre disant qu’il faut obéir aux puissances supérieures (Rm 13, 1), il se rendit auprès du roi. Dagobert se trouvait alors dans son domaine de Clichy. À la vue de saint Amand, il fut empli d’une grande joie. Prosterné aux pieds du saint homme, il lui demanda pardon pour le grand crime qu’il avait commis contre lui. Mais Amand, qui était très indulgent et patient au-delà de toute mesure, s’empressa de relever le roi et de lui accorder, avec grande clémence, le pardon demandé. Alors, le roi dit à saint Amand : « Je me repens beaucoup d’avoir agi sottement envers toi. Je t’en prie, oublie l’injustice que je t’ai infligée et ne dédaigne pas d’exaucer la prière que je t’adresse avec beaucoup d’instance. Dieu m’a donné un fils – non pour mes mérites passés – et je te demande de bien vouloir le purifier par le saint baptême et, pour qu’il soit ton fils spirituel, de le recevoir entre tes mains26 ». D’abord, l’homme de Dieu
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cette entreprise est difficile à apprécier : il existe bien des témoignages anciens du culte de saint Amand en Bavière, mais ils peuvent s’expliquer par le rôle joué par Arn, aristocrate bavarois formé à l’abbaye d’Elnone (dont il fut nommé abbé en 782), lorsqu’il devint évêque (785) puis archevêque de Salzbourg (798). Amore mulierum plus quam oportebat deditus et spurcitia libidinis inflammatus ; la Chronique de Frédégaire (IV, 60) souligne aussi que, revenu en Neustrie pour succéder à son père (629), Dagobert « s’abandonna au-delà de la mesure à la débauche » (luxoriam super modum deditus) en entretenant plusieurs reines et concubines. Le nom de l’enfant est donné à la fin du chapitre, il s’agit de Sigebert (III) né en 629. Il devint roi d’Austrasie dès 633/634. La Vie du légendier de Bernard Gui fait état d’une traversée de la Manche et d’une mission ad gentem Saxanorum. Le roi demande au saint d’être le parrain de l’enfant, mais d’après la Chronique de Frédégaire (IV, 62), Sigebert fut baptisé à Orléans et reçut comme parrain Charibert, frère de Dagobert.
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refusa avec véhémence, car il connaissait cette parole de l’Écriture : il ne faut pas que le soldat de Dieu se mêle des affaires séculières ; paisible et retiré, il ne doit pas fréquenter les palais royaux (cf. 2 Tm 2, 4) ; il se retira de la vue du roi. Mais bientôt, le roi lui envoya Dadon, homme illustre et, avec lui, le vénérable Éloi, qui alors vivaient au palais sous l’habit séculier mais qui, par la suite, personne n’en doute, sont devenus des évêques remarquables, brillant par leurs mérites, leurs miracles et leurs vertus27. Ils demandèrent humblement à l’homme de Dieu de bien vouloir exaucer les prières royales, de consentir à laver son fils dans l’eau de la fontaine sacrée et d’accepter au plus vite de l’élever et de l’abreuver de la loi divine, en lui disant que, si l’homme de Dieu cessait d’y opposer un refus, grâce à cette proximité, il aurait l’autorisation de prêcher plus librement dans son royaume et partout où il le voudrait ; ainsi, grâce à cette faveur royale il pourrait conquérir bien des peuples. Finalement, poussé à bout par les prières de ces deux messagers, il promit de le faire. Le roi, apprenant que saint Amand avait cédé à ses prières, ordonna aussitôt qu’on lui amenât l’enfant qui, disait-on, n’était né que depuis quarante jours. Le saint homme l’ayant reçu entre ses mains, le bénit et fit de lui un catéchumène. Et comme, la prière terminée, personne dans la nombreuse assistance ne répondait à temps « Amen », le Seigneur ouvrit la bouche de cet enfant, qui, entendu de tous, répondit d’une voix claire : « Amen » ; aussitôt, en le régénérant par le saint baptême et en lui donnant le nom de Sigebert, saint Amand emplit d’une grande joie le roi et de toute son armée. 18. Ces choses faites, le jour de sa mort étant arrivé, l’évêque de Maastricht s’en alla avec joie vers le Christ. Alors le roi fit venir saint Amand, et ayant réuni une multitude de prêtres et une grande foule de peuple, il le préposa au gouvernement de l’Église de Maastricht. Mais le saint refusant et se déclarant à grands cris indigne, tous d’une seule voix clamaient qu’il était digne de l’épiscopat et qu’il devait recevoir cette église, par souci des âmes plus que par quête de richesse. Contraint par le roi et les évêques (sacerdotes), il accepta la chaire épiscopale et ainsi, pendant presque trois ans, faisant le tour des villages et des lieux fortifiés, il enseigna à tous sans relâche la parole du Seigneur. Mais, ce qui est néfaste à dire, beaucoup de prêtres et de diacres, rejetant sa prédication, refusèrent de l’entendre28. Mais lui, suivant le précepte de l’Évangile, « secouait la poussière de ses pieds en témoignage » (Mt 10, 14 et Mc 6, 11) et se hâtait vers d’autres lieux.
27 Dadon (ou Ouen) et Éloi, respectivement référendaire et monétaire de Dagobert Ier, devinrent en 640, un an après la mort du roi, évêque métropolitain de Rouen pour le premier et évêque de Noyon et Tournai pour le second. La Vita Eligii ne dit rien de saint Amand. 28 La lettre adressée à Amand par le pape Martin Ier pour l’encourager dans sa mission fait en effet état de « la dureté des prêtres de cette nation » (duritia sacerdotum gentis illius). Pour la date de l’épiscopat d’Amand à Maastricht (648/649-651/652), voir A. Dierkens, « Saint Amand et la fondation de l’abbaye de Nivelles », Revue du Nord, 69 (1986), p. 327-334, aux p. 328-329.
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19. Enfin donc, ayant repéré une petite île du nom de Calloo, tout près de l’Escaut29, il y servit le Christ pendant un certain nombre de jours avec ses frères spirituels. Mais pendant presque deux ans un immense fléau s’abattit sur ceux qui méprisaient la parole divine, de telle sorte que les maisons furent renversées, les champs réduits en déserts et même les villages et les lieux fortifiés anéantis et que presqu’aucun de ceux qui méprisaient la prédication de l’homme de Dieu ne put demeurer dans ces régions. 20. Peu de temps après, comme les frères qu’il avait laissés en divers lieux pour le soin des âmes demandaient que le saint homme daigne les visiter en personne et l’invitaient à les réconforter par sa parole nourricière, exauçant leur prière, il arriva auprès d’eux et les entendit parler d’un peuple qu’on appelait Vaceia dans l’Antiquité et aujourd’hui Vascons, à ce point plongé dans l’erreur, qu’adonné aux augures et autres superstitions, il adorait même des idoles à la place de Dieu. Ce peuple s’était répandu dans les monts transalpins, par des lieux rudes et inaccessibles et, en combattant avec une audacieuse agilité, occupait fréquemment les territoires des Francs30. L’homme du Seigneur Amand, ayant pitié de leur égarement, travaillait avec ardeur pour les arracher aux inspirations du démon. Tandis qu’il leur prêchait la parole divine et leur annonçait l’Évangile du salut, survint un des serviteurs, léger, impudique et orgueilleux, proférant aussi des paroles propres à faire rire, qu’on appelle vulgairement un bouffon (mimilogus) ; il commença à dénigrer le serviteur du Christ et à tenir pour rien l’Évangile qu’il prêchait. Mais à ce moment-même, saisi par un démon, le malheureux se déchira de ses propres mains et dut confesser en public qu’il méritait d’endurer cela à cause des injures qu’il avait proférées envers le serviteur de Dieu ; et ainsi affligé de ce supplice, il rendit son dernier soupir. 21. Ceux-ci persistant cependant dans leur aveuglement, le saint homme se rendit en d’autres lieux et arriva dans une ville. Là, il fut reçu avec honneur par l’évêque de la cité. Alors que l’évêque, selon la coutume de l’hospitalité, lui versait de l’eau sur les mains, il demanda en secret à son serviteur de rapporter rapide‐ ment, pour y être gardée dans la sacristie de l’église, l’eau dans laquelle l’homme de Dieu s’était lavé les mains. Ce qui fut fait, car l’évêque croyait sincèrement que la bénédiction de l’homme de Dieu pourrait rendre la santé. En ce temps-là, un aveugle, qui avait perdu depuis longtemps la vue, mendiait aux portes de de l’église. L’évêque de la cité lui dit : « Ô homme, si tu as la foi, lave tes yeux avec cette eau dans laquelle l’homme de Dieu Amand s’est lavé les mains ; je crois en effet que, grâce à la sainteté de celui-ci, tu retrouveras ta santé d’autrefois ». Et aussitôt que cet aveugle eut lavé ses yeux avec cette eau, sur l’ordre de Dieu, il recouvra la vue, de telle sorte qu’il vit tout clairement. 22. Ces choses faites, l’homme de Dieu Amand revint dans le pays des Francs et se choisit un endroit convenable pour sa prédication où, avec des frères qui 29 À une dizaine de kilomètres en aval d’Anvers. 30 L’emploi du nom Alpes n’est pas rare pour désigner les Pyrénées. En 635, la révolte des Basques provoqua une grande expédition militaire franque selon la Chronique de Frédégaire (IV, 78).
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avaient supporté avec lui beaucoup de souffrances pour le nom du Christ dans di‐ verses régions, il construisit un monastère31. Parmi ces frères, plusieurs devinrent ensuite des abbés ou des hommes honorables. 23. Vers la même époque, le saint homme du Seigneur, Amand, s’en alla trouver le roi Childéric et lui demanda humblement de lui donner une localité (municipium) pour construire un monastère, non par ambition mais pour le salut des âmes. Le roi lui remit l’endroit appelé Nant dans lequel l’homme de Dieu entreprit la construction d’un monastère avec l’application qui convenait. Mais un certain Mummole, évêque de la ville d’Uzès, supportait fort mal que l’homme de Dieu ait obtenu ce lieu du roi32. Enflammé d’envie, il s’efforça donc de de se débarrasser du serviteur de Dieu. Il envoya vers lui des hommes efficaces, chargés de l’expulser de cet endroit, après l’avoir abreuvé d’injures, ou au moins de le châtier sur place. Les serviteurs de Mummole, arrivés auprès d’Amand, dissimulèrent leur jeu et lui proposèrent de lui montrer un lieu propice à la construction d’un monastère, il n’aurait qu’à les suivre. Mais, grâce à la révélation de Dieu, leur fourberie ne put rester cachée. Car, tandis qu’ils feignaient de le conduire à l’endroit promis, le saint homme Amand n’ignorait nullement en quel lieu ils avaient décidé de le tuer. Enfin, on arriva au sommet d’une hauteur. C’était là qu’on devait trancher la tête au serviteur de Dieu. Celui-ci n’avait pas voulu faire de confidences aux siens à ce sujet, car il marchait très volontiers au martyre. Mais, tout à coup, une grande tempête s’éleva. Il pleuvait et il grêlait. Un nuage opaque s’étendit sur tout le mont, de telle façon que les sbires de l’évêque venus pour tuer Amand, privés de la lumière, ne voyaient plus rien. Désespérés, ils se jetèrent aux pieds du saint, lui demandèrent pardon et le prièrent de leur permettre de partir sains et saufs. Alors Amand recourut à ses armes habituelles, au secours de la prière. Répandant des larmes, il ne cessa de prier que quand le ciel fut redevenu serein et que la lumière eut été rendue aux serviteurs. Ceux-ci, pris de peur, épouvantés, retournèrent chez eux. Grâce à la terreur qui les avait frappés, l’homme du Seigneur, indemne, échappa à la mort. 24. Je ne pense pas non plus devoir passer sous silence ce que j’ai appris d’un prêtre du nom d’Erchengisèle, un homme vénérable et digne de foi. Un jour, alors que l’homme du Seigneur Amand prêchait la parole du Seigneur dans la région (pagus) de Beauvais, il arriva en un lieu appelé Ressons, près de la rivière Aronde33. Il y avait là une femme aveugle, qui, ayant perdu la vue
31 Il s’agit manifestement du monastère d’Elnone où le saint serait enterré. 32 Comme roi d’Austrasie, Childéric II (vers 655-675) contrôlait aussi plusieurs cités du Massif Central. Bruno Krusch identifie Ozidinsis avec Uzès et Nanto avec Nant (dép. Aveyron, arr. et cant. Millau) dans le diocèse de Rodez. L’épisode est vraisemblablement lié au contrôle de l’éphémère siège épiscopal d’Arisitum qui se trouvait précisément à la frontière entre les diocèses de Nîmes, Rodez et Uzès (L. Duchesne, Fastes épiscopaux de l’ancienne Gaule, I, Paris, De Boccard, 1894, p. 305-306). 33 Ressons-sur-Matz (dép. Oise, arr. Compiègne, cant. Estrée-Saint-Denis). L’Aronde est un af‐ fluent de l’Oise qui coule à une dizaine de kilomètres au sud de Ressons.
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depuis longtemps, ne connaissait rien d’autre que les ténèbres. Étant entré dans sa maison, Amand se mit à l’interroger sur la manière dont cette cécité lui était venue. La femme répondit que la seule raison de son infirmité était qu’elle avait toujours conservé un culte pour les augures et les idoles. Elle lui montra ensuite l’endroit où elle avait l’habitude de prier son idole, un arbre dédié au démon. Et l’homme de Dieu lui dit : « Je ne suis point étonné que tu sois devenue aveugle à cause de ta folie, mais j’admire la miséricorde de Dieu qui, en attendant si longtemps, te laisse vivre. Car, tandis que tu devais adorer le créateur et le rédempteur du monde, tu as adoré des démons et des idoles muettes qui ne peuvent rendre service ni à toi ni à elles-mêmes. Maintenant, prends une hache : dépêche-toi de faire tomber cet arbre néfaste, pour lequel tu as perdu la vue et le salut de ton âme. J’ai confiance que si tu crois fermement, tu pourras recouvrer, grâce à Dieu, la lumière que tu possédais autrefois ». Guidée par les mains de sa fille, la femme se dirigea aussitôt vers l’arbre et entreprit de l’abattre. Alors Amand, l’homme du Seigneur, l’appela à lui et, faisant le signe de croix sur ses yeux en invoquant le nom du Christ, lui rendit sa santé antérieure. Instruite de la façon dont elle devait se conduire, abandonnant sa vie antérieure, elle vécut chastement et sobrement et, corrigeant sa vie, elle changea en bien ses mœurs. 25. On ne doit pas taire ce que le Seigneur a jugé digne d’être révélé pour sa plus grande gloire. À une certaine époque, Amand avait donné l’ordre au prévôt de son monastère, nommé Chrodobald, de préparer des chariots pour apporter du vin à l’usage des frères, mais on raconte que celui-ci n’obéit pas. Toutefois, cette nuit-là, la punition divine le rattrapa. En effet, sur son chemin, alors qu’il se rendait auprès de l’homme de Dieu pour s’excuser, prétextant qu’il n’avait pas de chariot, on raconte qu’il fut paralysé dans tout son corps de telle sorte qu’il ne pouvait plus bouger ni les mains ni les pieds. Déjà à l’agonie, alors qu’il respirait à peine, il s’efforça de confesser dans un souffle ténu qu’à cause de sa désobéissance et de son obstination il avait mérité de subir cela. Donc, le moine étant déposé dans une barque, les frères le conduisirent auprès de l’homme de Dieu Amand au monastère que les anciens appelaient Elnone. Et comme, à la tombée de la nuit, après la messe et les vêpres, l’homme du Seigneur allait prendre son repas selon la coutume, on lui annonça subitement que ce moine était gravement malade. À ce qu’ils racontèrent, souriant doucement, il dit : « Il devra encore supporter de plus grands périls, puisqu’il a fait preuve d’une grande vantardise et de beaucoup de désobéissance ». Mais il ordonna d’appeler auprès de lui un prêtre fidèle et, par ce prêtre, fit parvenir au moine un calice de vin et un fragment de pain. Il lui donna cet ordre : « Va et dis à ce moine qu’il mange cette portion de pain et de vin et que demain, Dieu l’ordonnant, lorsque je me rendrai auprès de lui, il vienne à ma rencontre et ne supporte plus de rester au lit ». Ce qui fut fait. Une fois reçue la bénédiction du père, le moine recouvra la santé dans tous ses membres comme s’il n’avait jamais reçu le moindre mal. Le saint homme arrivant, il s’avança à sa rencontre et se mit à parler avec lui. Les frères, très admiratifs, virent que celui qu’ils avaient pensé mort était sain et sauf. Ainsi l’homme du Seigneur Amand, la
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faute pardonnée, l’admonesta pour qu’il améliore ses mœurs et le renvoya guéri au monastère. 26. Nombreux sont les autres miracles que Dieu a jugé bon d’opérer à travers lui. Ils nous sont inconnus, mais sont connus de Dieu. Si je désire raconter tout ce qui est parvenu à nos oreilles par des narrateurs dignes de foi, le jour, je crois, s’éteindra avant la fin de mon récit. En effet quels miracles Dieu n’a-t-il pas faits à travers lui ? Il a rendu la vie aux morts, la vue aux aveugles, la marche aux paralytiques, la pureté aux lépreux, l’ouïe aux sourds et la raison aux possédés du démon. Donc le très saint du Seigneur Amand, ayant accompli sa course dans la foi et empli des fruits de ses bonnes œuvres, le jour de sa mort étant arrivé, partit heureusement rejoindre le Christ et fut enseveli avec un très grand honneur au lieu appelé Elnone, où les bienfaits de sa prière se manifestèrent en nombre et où est loué par tous le nom du Seigneur Jésus Christ, pour qui, avec le Père éternel et l’Esprit Saint, sont puissance et honneur, gloire et règne, louange et domination, pour l’infinité des siècles des siècles. Amen.
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Vie des saints Omer, Bertin et Winnoc au diocèse de Thérouanne
Bien que les régions littorales du nord de la Gaule aient connu une intense ac‐ tivité administrative et économique sous l’Empire romain en raison des échanges avec la Bretagne depuis le port de Boulogne, leur organisation religieuse ne prit consistance qu’au cours du viie siècle, à partir du règne du roi franc Dagobert Ier, avec la nomination de l’évêque Omer (Audomarus) sur le siège épiscopal correspondant aux deux anciennes cités de Boulogne et de Thérouanne. Celle-ci fut bientôt suivie de la fondation du grand monastère de Sithiu par Omer et trois moines du nom de Mommelin, Bertin et Ebertram, organisé dès le début du viiie siècle autour de l’église Sainte-Marie, abritant le tombeau d’Omer, et celle de Saint-Martin, abritant le tombeau de Bertin, second abbé du lieu. On observe enfin l’activité de quatre moines bretons nommés Quadanoc, Ingenoc, Madoc et Winnoc, autour du petit monastère de Wormhout, en Flandre, dans les régions plus septentrionales, frontalières avec la cité des anciens Ménapiens1. Comme l’a montré Wilhem Levison, le souvenir de ces premiers temps chrétiens, ou du moins de cette période de refondation, a sans doute été mis par écrit assez tardivement à Sithiu, peu avant la réforme de 820, dans une œuvre étendue, comprenant d’abord la biographie de saint Omer, celle de saint Bertin, puis celle de saint Winnoc2. De cette composition tripartite primitive, on ne conserve aujourd’hui plus qu’un seul manuscrit, Bruxelles, Bibliothèque royale, ms. 8518-8520, copié dans le courant du xe siècle, vraisemblablement au monastère de Reichenau. Les différentes parties de la Vita tripartita n’étaient 1 Sur tout ceci, voir C. Mériaux, « Thérouanne et son diocèse jusqu’à la fin de l’époque carolingienne : les étapes de la christianisation d’après les sources écrites », Bibliothèque de l’École des chartes, 158-2 (2000), p. 377-406 ; id. « Gallia irradiata ». Saints et sanctuaires dans le nord de la Gaule du haut Moyen Âge, Stuttgart, Steiner, 2006 ; id., « Quentovic dans son environnement politique et religieux : cités et diocèses au nord de la Somme au viie siècle », in S. Lebecq, B. Béthouart et L. Verslype (éd.), Quentovic. Environnement, archéologie, histoire, Villeneuve d’Ascq, CEGES, 2010, p. 195-212. 2 La démonstration en a été donnée par Wilhelm Levison dans la préface de son édition ; il notait d’une part que la Vie tripartite ne se fait pas encore écho de la réforme de Sithiu en 820, mais, d’autre part, qu’on y trouve un vocabulaire commun avec des chartes dont la plus récente date de 811. D. Defries, From Sithiu to Saint-Bertin. Hagiographic Exegesis and Collective Memory in the Early Medieval Cults of Omer and Bertin, Toronto, Pontifical Institute of Medieval Studies, 2019, p. 106-114, propose toutefois une rédaction plus précoce, dès le deuxième tiers du viiie siècle.
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pas pour autant ignorées dans le nord de la Gaule, mais, dès le milieu du ixe siècle, elles avaient été copiées séparément et complétées chacune de leur côté pour répondre aux besoins historiques et liturgiques des différentes communautés qui se réclamaient alors de ces saints : le monastère Saint-Bertin, le chapitre Saint-Omer et le petit monastère de Wormhout, restauré non loin de là, à Bergues, dans le courant du xe siècle. Telle qu’elle a été conservée, la Vie tripartite témoigne non seulement de la forte influence exercée au viie siècle par le monachisme, sinon irlandais et colombanien, du moins inspiré par l’abbé Eustaise de Luxeuil qui avait succédé à saint Colomban et dont se revendiquaient aussi au même moment les grandes fondations du diocèse de Rouen, Fontenelle (par saint Wandrille) et Jumièges (par saint Philibert), mais aussi de la défense de cet héritage singulier par les religieux de Sithiu au moment de la mise en ordre bénédictine voulue par les Carolingiens et leurs conseillers ecclésiastiques3.
Édition W. Levison (éd.), in MGH, SRM, V, Hanovre/Leipzig, 1910, p. 753-764 et 776-778 (avec une présentation exhaustive des manuscrits conservés, p. 742-747). La traduction de la première section consacrée à saint Omer a déjà été publiée dans les Cahiers Colombaniens, 2016, p. 66-75 ; la troisième (consacrée à saint Winnoc) dans les Annales du Comité flamand de France, 70 (2019), p. 36-39 ; la section consacrée à saint Bertin est inédite. Une traduction (très incomplète) des premiers chapitres consacrés à saint Omer a aussi été proposée par H. Le Bourdellès, « Vie de saint Omer », in N. Delanne-Logié et Y.-M. Hilaire (éd.), La cathédrale de Saint-Omer. 800 ans de mémoire vive, Paris, CNRS, 2000, p. 31-38.
3 C. Mériaux, « Multorum coenobiorum fundator et innumerabilium pater monachorum. Le culte et le souvenir de saint Colomban et de ses disciples dans le nord de la Gaule du haut Moyen Âge », in E. Destefanis (éd.), L’eredità di san Colombano. Memoria e culto attraverso il medioevo, Rennes, PUR, 2017, p. 85-98.
Vie des sainTs omer, berTin eT Winnoc au diocèse de Thérouanne
Vie des saints Omer, Bertin et Winnoc Au nom de Dieu commence un récit non exhaustif sur la sainte conduite et sur la vie des soldats du Christ Omer, Bertin et Winnoc. Au Seigneur tout-puissant, dispensateur des dons spirituels et des grandes vertus, nous devons multiplier nos actions de grâce et nos sincères louanges : c’est lui qui a créé et qui gouverne toutes les créatures visibles et invisibles et c’est lui qui a envoyé sur terre son fils unique notre Seigneur Jésus Christ pour enseigner et racheter tous les peuples dans leur diversité. Pour le salut de l’humanité, prenant chair immaculée de la Vierge Marie, il daigna arracher au pouvoir du prince des ténèbres4, et ce depuis le premier homme séduit par la persuasion du diable, tout le genre humain vendu et réduit à la mort sous le joug des plus sanguinaires de Zabulon et voué aux supplices éternels. Dès lors, tous les hommes depuis Adam jusqu’à la venue du Christ, retenus par la fourberie du démon dans les chaînes du péché et écrasés par le poids très lourd de leurs crimes, eh bien maintenant, de toutes les régions du monde, le Christ les a libérés et les a appelés à la vie par ces paroles : « Venez à moi, vous tous » (Mt 11, 28), etc. Après avoir, dans la foule du genre humain tout entier, choisi douze apôtres (cf. Mt 10, 1), soixante-douze autres hommes également d’un autre ordre, et après avoir rendu blancs les champs (cf. Jn 4, 35), le Tout-Puissant, pour que les ouvriers ne manquent pas à l’abondante moisson (cf. Mt 9, 37-38 ou Lc 10, 2), leur ordonne d’être ses disciples. Ceux-ci furent remplis de l’Esprit Saint au cénacle à Sion et dotés du merveilleux don de toutes les langues (cf. Ac 1, 13 et 2, 4), et il leur prescrivit alors d’aller enseigner et baptiser toutes les nations, disant : « Allez, enseignez toutes les nations » (Mt 28, 19), etc. Or tous ces disciples du Christ, parlant en toutes les langues, proclamèrent la parole du Seigneur dans toutes les provinces, opérèrent de nombreux miracles par la grâce de Dieu, supportèrent diverses sortes de supplices par la cruelle fureur des païens, et espérant répandre pour le Christ leur sang sacré, ils parcoururent le monde dans ses trois parties5. Après eux et après leurs successeurs, le Seigneur, tenant sa promesse : « Je répandrai de mon Esprit sur toute chair » (Ac 2, 17), accorda à d’autres saints hommes pourvus de la grâce de Dieu et remplis du même Esprit – « car Dieu ne fait pas acception des personnes » (Rm 2, 11 ; cf. aussi Dt 10, 17 et Ac 10, 34) – d’être des vicaires des apôtres dans toutes les régions du monde. C’est pourquoi Dieu tout-puissant « qui prend soin de tous » (Sg 12, 13) et « qui veut que tous les hommes soient sauvés » (1 Tm 2, 4) fit don aux peuples situés à l’Ouest du monde, aveuglés par les horribles ténèbres du paganisme et assujettis au diable, écrasés par le poids des péchés et vautrés dans le cloaque de leurs crimes, du docteur apostolique Omer, orné des faveurs divines et connu en de nombreuses 4 L’auteur résume ici une formulation du symbole de la foi (ou Credo), peut-être d’origine irlandaise selon W. Levison. 5 La tripartition du monde se lit au début du ve siècle chez Paul Orose, Histoire contre les païens, I, 2, 1.
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régions du monde pour ses signes et ses miracles. C’est pour cette raison, Dieu tout-puissant, que par le glorieux patronage de ce même pontife, nous te prions de bien vouloir laisser bruiner (cf. Is. 45, 8) le fleuve abondant de ta sagesse à partir de notre esprit, d’origine céleste quoique souillé, pour que, dans notre désir d’avoir pleine connaissance des mérites de ce grand homme et des miracles que ta grâce a accomplis par son intermédiaire, nous puissions du moins publier quelques exemples modestes et en nombre restreint sur une multitude de grande importance. Qui en effet pourrait connaître et raconter sa conduite quotidienne, sa constance dans le service de Dieu et toutes les œuvres que, dans le secret, avec Dieu seul pour témoin, il a accomplies ? [Vie de saint Omer]
1. Ce saint pontife Omer est donc issu de la région de Constantia de parents nobles et illustres selon la considération sociale du monde et instruits dans la foi catholique. Il naquit non loin de la cité de Constantia et plus précisément dans ce lieu qui s’appelle Orval6. Son père, illustre parmi les siens, s’appelait Friulfus et sa mère se nommait Domitta. Or ces parents pieux, avec l’aide de la grâce divine, élevèrent dès le berceau leur enfant selon le saint usage de la religion chrétienne dans les disciplines ecclésiastiques. Car Omer était leur fils unique. Or Friulfus après le décès de son épouse, comme l’enfant grandissait en âge et en grâce, s’employa à se mettre sous le joug doux et léger du Christ (cf. Mt 11, 30), et ce, sous l’aiguillon de la divine miséricorde et avec son fils Omer pour l’y encourager et l’en persuader7. 2. Tous deux donc, Friulfus le père avec son bienheureux fils Omer, accomplis‐ sant ce qui est écrit : « Va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres et viens, suis-moi et tu auras la vie éternelle » (Mt 19, 21), morts pour le monde, vivants pour Dieu, dépourvus de biens périssables, opulents en biens éternels, soumis à Dieu, rebelles au diable, semblables d’esprit, différents par l’âge, allèrent jusqu’au monastère des soldats du Christ qui s’appelle d’un nom célèbre, Luxeuil, et qui fut fondé au nom de Dieu en Bourgogne par un Irlandais de sainte mémoire, le bienheureux abbé Colomban. Au saint abbé Eustaise donc, qui était alors dans ce monastère à la tête d’une sainte et bienheureuse multitude de moines, Omer et son père, en parfait accord, manifestent leurs aspirations religieuses, suivant ce
6 À partir du xie siècle, tous les auteurs bertiniens identifient Constantia avec Constance en Allemagne actuelle ; constatant qu’il existe dans le Cotentin une localité du nom d’Orval (dép. Manche, arr. et cant. Coutances) susceptible d’être rapprochée de l’Aurea Vallis du texte latin, W. Levison préfère identifier Constantia avec Coutances. Il est vrai qu’Omer puis les moines de Sithiu entretinrent à l’époque mérovingienne des liens étroits avec les régions du littoral occidental : cf. C. Mériaux, « Bretons et ‘Normands’ entre Somme et Escaut pendant le haut Moyen Âge », in J. Quaghebeur et B. Merdrignac (éd.), Bretons et Normands au Moyen Âge. Rivalités, malentendus, convergences, Rennes, PUR, 2008, p. 19-33. 7 W. Levison relève dans ce chapitre plusieurs emprunts à la Vie de saint Fursy.
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qui est écrit : « Interroge ton père et il te l’annoncera, interroge tes anciens et ils te diront » (Dt 32, 7). Quant à saint Eustaise, les voyant brûler de l’amour de Dieu et reconnaissant au visage et aux paroles du bienheureux Omer qu’il avait la grâce de Dieu, il donna à ces serviteurs de Dieu un conseil salutaire et parfait en conformité avec l’autorité de la sainte Écriture, à savoir qu’il les persuada tous les deux, tantôt simultanément, tantôt séparément, de persévérer avec lui dans le service de Dieu sous la discipline de la règle. Tous les deux donc, brûlant de l’amour divin, suivirent le conseil de leur père spirituel Eustaise et se placèrent d’un cœur zélé sous le joug de la sainte règle8. Le bienheureux Eustaise, plein d’une immense joie, les associa donc à la sainte assemblée des moines9. 3. Désormais saint Omer, comblé de la grâce de Saint-Esprit, d’âge tendre et de foi robuste, soumis à la stricte rigueur de la règle, se trouva plongé parmi le saint peuple des moines ; et à tous les soldats du Christ habitant ce monastère, sous la persuasion de la grâce divine, il se montra digne d’être aimé. Il était en effet chaste d’esprit et de corps, débordant d’obéissance et d’humilité, instruit dans la connaissance de Dieu, plein de charité et de mansuétude, purifié par les jeûnes stricts qu’induit la parcimonie, passant des nuits à veiller pour de longs offices, sachant qu’il est écrit : « Heureux les serviteurs que le Seigneur, lors de sa venue, trouvera en train de veiller » (Lc 12, 37). 4. Par la suite, la renommée du bienheureux Omer se répandit en de nombreux lieux et parvint même à la connaissance de Dagobert, roi des Francs : « Une ville située sur une montagne ne peut être cachée » (Mt 5, 14). Ensuite, plusieurs années après, appelé par le très vénérable prince Dagobert et par tout le peuple des Francs, et avec le soutien de l’évêque de Noyon Achaire, Omer reçut dans une grande humilité d’esprit la dignité épiscopale pour enseigner et gouverner le peuple de la cité de Thérouanne10. À ce rang, il semait la parole de Dieu dans le cœur des croyants, guérissait les maladies de l’âme et du corps, rachetait les captifs et les enchaînés, prenait soin avant tout des veuves et des indigents, gouvernant pieusement le peuple qui lui avait été confié par le Seigneur. 5. Ce peuple de Thérouanne avait, il est vrai, avant l’arrivée du bienheureux Omer, eu connaissance de la parole de Dieu par les compagnons du martyr Denis, à savoir Fuscien et Victoric, à l’époque même où saint Quentin prêchait à Amiens11 ; beaucoup cependant parmi ces mêmes habitants de Thérouanne 8 Les termes de disciplina regularis et de sacra regula ne désignent sans doute pas la seule règle de Colomban, mais l’ensemble des textes en usage à Luxeuil au viie siècle dont faisait déjà partie la Règle de saint Benoît de Nursie. 9 La présence d’Omer à Luxeuil est en effet attestée par Jonas de Bobbio dans la Vie de saint Colomban (II, 8). 10 Sur l’organisation des diocèses du nord de la Gaule sous le règne de Dagobert (629-639) et le rôle joué par Achaire, évêque de Noyon et Tournai, voir C. Mériaux, « Quentovic dans son environnement politique et religieux », op. cit. 11 Sur le culte de ces martyrs dans le nord de la Gaule au viie siècle, voir B. Meijns et C. Mé‐ riaux, « Le cycle de Rictiovar et la topographie chrétienne des campagnes septentrionales à l’époque mérovingienne », in D. Paris-Poulain, S. Nardi Combescure et D. Istria (éd.),
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adhéraient encore au culte des idoles. En effet, après que les deux saints en question, Fuscien et Victoric, eurent quitté la ville de Thérouanne et eurent été couronnés du martyre dans la cité d’Amiens, alors les habitants retournèrent à nouveau au culte des idoles ; car ce n’est pas seulement ceux qui auparavant n’avaient pas voulu recevoir le nom du Seigneur, mais également ceux que les pères susdits avaient baptisés, qui, conduits par un pareil égarement, honoraient les idoles. 6. Le très grand pontife Omer, une fois entré dans cette ville, transmit les pré‐ ceptes salutaires de la parole divine aux cœurs grossiers des païens et il éclaira de l’abondante lumière de l’Évangile leurs esprits aveuglés par les affreuses ténèbres de l’ignorance. En vue de leur destruction, il livra au feu les vaines statues, renversa jusque dans ses fondements le culte sacrilège des idoles dans cette ville et convertit tous ses habitants à la foi catholique avec le secours de la grâce divine12. Dieu en effet coopère avec tout homme qui œuvre en bien (cf. Rm 8, 28) car, selon le témoignage de l’apôtre, « si Dieu est pour nous, qui peut être contre nous ? » (Rm 8, 31). 7. Or quand ce pontife eut converti ce peuple au culte du vrai Dieu, la libéralité divine lui accorda des signes de ses grands pouvoirs : prêcher la parole de Dieu aux foules qui accouraient vers lui de toutes parts et délivrer au nom de Dieu de nombreux malades de diverses maladies. Les propos qui suivent vont maintenant bien vite, avec l’aide du Christ, publier quelques exemples de certains de ses saints pouvoirs. 8. Un jour, Omer, l’exceptionnel confesseur du Christ, séjournant dans la ville de Boulogne13, se leva selon son habitude après les vigiles nocturnes, entra prier dans l’église et là, par une longue journée d’été, il proclama la parole de Dieu aux foules qui l’entouraient et chanta la messe pour le peuple chrétien ; il imposa les mains à des gens souffrant de différents types de maladie, puis aux heures méridiennes, le vieillard à la vie vénérable se mit au lit, fatigué. Sur ce, alors qu’il voulait accorder un peu de repos à son pauvre corps lassé par de nombreux travaux, un des religieux de son entourage, dans la légèreté de sa jeunesse, s’approcha de lui et lui dit : « Seigneur, donne-moi de bénéficier de ta permission ; je veux aller à proximité de la mer ». Alors, devant la foule, le vieillard répondit au jeune homme qui faisait cette demande : « Tu n’as pas Les premiers temps chrétiens dans le territoire de la France actuelle. Hagiographie, épigraphie et archéologie : nouvelles approches et perspectives de recherche, Rennes, PUR, 2009, p. 19-33. 12 Sur l’entreprise de conversion de la région avant l’épiscopat d’Omer, voir C. Mériaux, « Thé‐ rouanne et son diocèse jusqu’à la fin de l’époque carolingienne », op. cit. 13 Boulogne-sur-Mer (dép. Pas-de-Calais, chef-lieu d’arr.) était dans l’Antiquité tardive un cheflieu de cité indépendant, il n’est donc pas exclu que la ville ait accueilli une résidence épiscopale au viie siècle. Jonas de Bobbio dans la Vie de saint Colomban (II, 8) présente en effet Omer comme évêque « de Boulogne et Thérouanne » ; sur cette question, voir C. Mériaux, « Deux cités pour un diocèse : Boulogne et Thérouanne pendant le haut Moyen Âge », in J. Rider et B.-M. Tock (éd.), Le diocèse de Thérouanne au Moyen Âge, Arras, Commission d’archéologie et d’histoire du Pas-de-Calais, 2010, p. 31-51.
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ma permission, mon fils, d’aller dehors jusque-là ; car je pense préférable pour toi d’attendre un peu ici jusqu’à ce que tu me voies sortir en bonne forme du sommeil ». L’évêque qui veille avec prévoyance sur son troupeau avait en effet prévu, empli d’un esprit prophétique, que pour ce jeune homme dans l’égarement il serait mauvais de partir. Sur ce, pris de sommeil, le vieillard ainsi fatigué se tut. Mais l’homme méprisant les recommandations de son excellent protecteur, comme il est de coutume pour les hommes jeunes de mépriser ainsi les ordres des vieillards, s’en alla bien vite à pas rapides vers la mer. Alors voyant sur le rivage un petit bateau utilisé communément pour traverser une petite rivière qu’en ces régions, les riverains appellent la Liane, le jeune homme oublieux de tout, aveuglé par l’amour du jeu, aussitôt s’y embarque seul inconsidérément, désirant quant à lui s’amuser entre les rives de ce petit cours d’eau. Mais la violence déchaînée du vent l’emporta dans la pleine mer. Alors une furieuse tempête se lève soudain sur la haute mer, quant au petit bateau, ébranlé par le gonflement des vagues, n’ayant plus ni gouvernail ni pilote, errant çà et là au gré des flots, il était balloté sur la mer qui sépare d’un grand abîme la Bretagne du pays des Francs14 et qui souvent est funeste aux plus puissants navires qui s’y engloutissent. Le malheureux, lui, ne discernant ni sa propre terre ni une terre étrangère, se repentit alors d’avoir méprisé les paroles de son protecteur ; il crut mourir sous l’assaut des vents et des flots : ni le bateau ni le jeune homme ne pouvait résister à la haute mer. Alors plein d’inquiétude, il pria, et par l’intercession des mérites d’Omer, Dieu aussitôt l’emmena vers le sol saxon15. Voyant alors avec hébétude des rivages inconnus, tout tremblant, il craignait d’être dépouillé par des voleurs s’il tentait de rester là seul plus longtemps ; il confesse donc sa faute notoire de désobéissance, verse des larmes en abondance, demande de l’aide, appelle à grands cris d’une voix tremblante son patron Omer, et se confiant au Seigneur, il retourne vite en courant vers le navire. Le Tout-Puissant lui accorde un vent favorable, ordonne à la mer naguère en colère de s’apaiser, le petit bateau flotte en retour par une mer sereine, c’est donc sain et sauf qu’il revint au port sûr d’où l’avait arraché auparavant un violent Eurus16. Là où la petite rivière citée se jette dans la mer, le marin se dresse aussitôt, reconnaît un territoire familier, laisse sur le rivage son bateau intact, foule à pas rapides les algues du littoral, rendant grâces de multiples façons au Tout-Puissant, il retourne en courant plein de repentir vers son patron. Avec rapidité, grâce à la merveilleuse miséricorde de Dieu tout-puissant, il retourna dans ces mêmes heures là où il avait laissé l’évêque – il y était encore – assoupi. Alors approchant des portes de la salle où le vieillard priait, le malheureux se prosterna vite à terre à de multiples reprises, il
14 C’est-à-dire la Manche. 15 Il paraît difficilement croyable que le jeune clerc ait fait un aller-retour jusqu’en GrandeBretagne ; le « sol saxon » pourrait alors désigner une région du littoral boulonnais de peuplement saxon comme le propose M. Rouche dans la traduction qu’il a donnée de ce passage dans A. Lottin (éd.), Histoire de Boulogne-sur-Mer, Lille, PUL, 1983, p. 391. 16 Vent du sud-ouest.
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confessa sa faute le visage mouillé, avec soupirs et pleurs, il sollicita son pardon en répandant des larmes. Alors le vieillard dit, le blâmant doucement : « Je t’ai dit par avance, mon fils, ce qui allait t’arriver, et qu’il n’était pas opportun que tu sortes aujourd’hui. Pourquoi as-tu osé ensuite mépriser notre parole ? » Alors, tout tremblant, le jeune homme répondit à son patron : « C’est ma faute, seigneur, c’est vraiment ma faute ; pardonne au malheureux que je suis, rappelé de la mort grâce à toi ». Sur ce, il raconta lui-même, comme nous les avons dits, les périls qui avaient été les siens : parmi les gonflements des flots17 de l’océan et parmi les bouillonnements voraces d’abîmes qui se précipitent le long d’écueils, dans un tout petit bateau, il avait enduré seul bien des souffrances sur la haute mer, il avait bien cru ne pas réchapper vivant de la mer, si Dieu, alors qu’il désespérait de tout secours humain, ne l’avait, pauvre malheureux qu’il était, délivré de la mort par les mérites d’Omer. Alors le vieillard circonspect ordonne au jeune homme de faire silence, réprimandant avec humilité son disciple imprudent : « Que cette parole ne sorte pas une seconde fois de ta bouche, ne la divulgue pas ; ces choses-là à mon sujet, tu ne dois les dire à personne tant que tu me vois jouir de cette courte vie : il ne faut pas que le diable triomphe de nous par le péché de vantardise, il ne faut pas rechercher des louanges de la bouche des hommes et il ne faut pas qu’une vaine gloire élève notre cœur dans les hauteurs ». C’est donc après sa mort que faisant tout connaître point par point, ce disciple raconta ce qu’il avait enduré sur les flots. 9. Peu de temps après, trois hommes animés d’un même esprit, Mommelin, Ebertramnus et saint Bertin, laissant selon le précepte du Seigneur leurs parents, leur patrie et tous leurs proches (cf. Lc 18, 29), vinrent ensemble depuis la même région de Constantia auprès du bienheureux Omer. Saint Omer accueillit ces serviteurs de Dieu avec bienveillance, rendant infiniment grâces au Seigneur tout-puissant qui lui amenait de tels aides pour prêcher l’Évangile. Ces hommes étaient en effet accomplis dans la foi catholique et instruits dans les disciplines ecclésiastiques et la divine Écriture. 10. Puis, après un court laps de temps, saint Omer de concert avec ces saints hommes, stimulé par la grâce divine, songea à fonder un monastère au nom de Dieu ; il disposait en effet pour les moines d’un lieu propre à l’habitation, la miséricorde divine s’étant montrée généreuse à son égard. Il y avait en effet un homme puissant, nommé Adrowald, fort riche en vaines richesses de ce monde et que le bienheureux Omer avait converti de l’erreur païenne à la foi catholique et qu’il avait baptisé avec toute sa famille. Or Adrowald par une sage décision, méprisant les richesses trompeuses du siècle présent et n’ayant pas de fils, offrit à Dieu et au bienheureux Omer une grande partie de son patrimoine avec tous ses revenus, à savoir le domaine appelé d’un nom connu, Sithiu18. Dans ce domaine, 17 Cf. Virgile, Énéide, VII, 810. 18 Composé au milieu du xe siècle, le cartulaire-chronique du moine Folcuin de Saint-Bertin contient l’acte de donation d’Adrowald (649) ; l’authenticité de cette copie est toutefois suspectée : éd. B. Guérard, Cartulaire de l’abbaye de Saint-Bertin, Paris, 1840, I, 3, p. 18-19 ;
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avant l’arrivée des trois hommes, le bienheureux Omer avait fait édifier une église au lieu-même où son corps repose en paix19. 11. Quand donc lesdits serviteurs de Dieu furent venus auprès de lui, il leur permit d’édifier une demeure de moines à l’endroit qui leur plairait dans ce do‐ maine. Alors les saints hommes Mommelin et Bertin avec tous leurs autres com‐ pagnons dans le Christ se mirent à édifier un monastère dans un lieu que jusqu’à aujourd’hui on appelle Vieux Monastère20. Mais ils y restèrent peu d’années : sous l’inspiration de la grâce divine, ils voulurent choisir un autre emplacement. Les saints hommes donc, s’en remettant à la miséricorde du Seigneur, en vinrent à une excellente décision. Sans attendre en effet, ils montèrent dans une embarcation – un vaste marais jouxtait leur demeure – ; ils naviguèrent deci, delà, sans pilote et sans rames et sans nul souci de nourriture ou boisson, tout en demandant au Seigneur tout-puissant de les conduire sains et saufs au lieu que sa miséricorde leur avait préparé. Et ils se disaient mutuellement qu’ils ne sortiraient pas de ce marais, si ce n’est quand, leur petite embarcation touchant à un port approprié, il leur serait donné de chanter selon l’ordre du psautier le verset suivant : « Voici mon repos pour les siècles des siècles, c’est ici que j’habiterai puisque j’ai choisi cet endroit » (Ps 132 (131), 14). Alors le Seigneur miséricordieux qui est partout présent pour ses serviteurs – « proche est, en effet, le Seigneur de tous ceux qui l’invoquent » (Ps 145 (144), 18) – selon la distance qu’il avait prévue, dirigea aussitôt vers la terre le bateau où se trouvaient ces saints hommes. Alors au chant du verset cité, ils quittèrent sans délai le navire et, tout joyeux, s’engagèrent sur la terre. Sachant ainsi que ce lieu leur avait été remis par le Seigneur, désormais avec l’aide du bienheureux Omer leur saint père, ils entreprirent la construction au nom de Dieu, sur la rivière de l’Aa, du monastère appelé Sithiu, du nom du domaine en question. Et comme de partout affluaient des religieux auprès de ces serviteurs de Dieu, le bienheureux Omer plaça Mommelin à la tête de la multitude des moines.
cf. L. Morelle, Autour de Folcuin de Saint-Bertin, mémoire inédit d’habilitation, Université de Paris I, 2001. 19 Cette église, dédiée à la Vierge, est longuement citée dans le privilège d’Omer en faveur de Sithiu (662) transmis aussi par le cartulaire-chronique de Folcuin. Il est cependant difficile de savoir avec certitude si l’auteur de la Vie s’est inspiré de l’acte ou si l’acte a pu être retouché d’après la Vie (éd. B. Guérard, op. cit., I, 7, p. 23-26 ; cf. L. Morelle, « Nouveaux regards sur le privilège d’Omer, évêque de Thérouanne, en faveur de Sithiu (662) », in Le diocèse de Thérouanne au Moyen Âge, op. cit., p. 11-29). Le privilège prétend que la basilique Sainte-Marie aurait été fondée de concert avec Bertin et ses compagnons. Elle prit ensuite le nom de Saint-Omer et devint le siège d’une communauté de chanoines en 820, tandis que les moines étaient rassemblés dans l’église Saint-Martin (devenue Saint-Bertin), fondée en contrebas du domaine ; cf. C. Mériaux, Gallia irradiata, op. cit. spéc. p. 320-323, et B. Meijns, « Chanoines et moines à Saint-Omer. Le dédoublement de l’abbaye de Sithiu par Fridogise (820-834) et l’interprétation de Folcuin (vers 962) », Revue du Nord, 83 (2001), p. 691-705. 20 Que la tradition a fixé un peu en aval de l’Aa, sur la commune actuelle de Saint-Momelin (dép. Nord, arr. Dunkerque, cant. Wormhout).
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12. Mais peu de temps après, ce vénérable abbé Mommelin fut par une largesse de la grâce divine élevé à l’épiscopat de la ville de Noyon, et il gouverna avec à propos durant vingt-six ans le peuple de cette cité qui lui avait été confié par le Seigneur21. Après Mommelin, le glorieux pontife Omer institua donc le bienheureux Bertin à la tête du saint chœur des moines dans le monastère susdit. Le bienheureux Bertin fut aimé des saints frères qui servaient Dieu en ce lieu sous la stricte rigueur de la règle. C’était en effet un homme vénérable, avisé dans les choses divines et un pasteur prévoyant pour son troupeau, pur et innocent devant le mal conformément au précepte du Seigneur : « Soyez prudents comme les serpents et candides comme les colombes » (Mt 10, 16). 13. Mais après cela, bien des années plus tard, le bienheureux Omer perdit ses yeux charnels et fut donc privé de la lumière temporelle, de sorte que, illuminé par la lumière éternelle, ses regards étaient toujours dirigés vers le Seigneur, comme le dit le bienheureux David : « Mes yeux sont toujours tournés vers le Seigneur » ; et le même dit : « Vers toi j’ai levé les yeux, ô toi qui habites dans les cieux » (Ps 25 (24), 15 ; 123 (122), 1). Or après la perte de ses yeux charnels, rempli de la lumière spirituelle, il dirigeait avec la même rigueur le peuple qui lui avait été confié par le Seigneur22. 14. Après cela, quelques années plus tard, Omer, vieillard à la vie vénérable, se trouvait exténué par une fièvre brûlante et il sut qu’était arrivé le jour de sa mort. Ce jour même donc, il se leva du lit où il était allongé, entra dans l’église et, prosterné devant l’autel, en larmes, il pria le Seigneur pour lui et pour le peuple qui l’entourait ; il communia au corps et au sang du Christ, prêcha aux foules qui l’entouraient, et, levant les yeux au ciel et tendant ses mains tremblantes d’un tremblement dû à la fièvre et à la vieillesse, d’un cœur plein de dévotion, il bénit ses disciples, disant : « Mes fils, j’implore la clémence infinie du Seigneur tout-puissant d’avoir le privilège de vous voir bienheureux dans le royaume de Dieu » (cf. Jn 13). Une fois tout cela pieusement accompli, ce même jour, à nouveau il retourna à son lit, et là, tandis qu’il y était allongé de tout son corps comme à l’accoutumée, le visage serein, l’âme de ce saint confesseur entourée de troupes d’anges s’en alla auprès du Seigneur tout-puissant23. Or tous ceux qui étaient présents dans cette maison à cette heure précise ont témoigné qu’une odeur particulière pénétra alors leurs narines et leur bouche comme si cette maison avait été remplie de tous les parfums, ainsi qu’il arrive souvent lors du départ d’autres saints. En effet, « précieuse est sous le regard du Seigneur la mort de ses saints » (Ps 116 (115), 15). Le vénérable abbé Bertin, par une révélation
21 Mommelin succéda à saint Éloi, décédé le 1er décembre 660 ; il mourut donc en 686 ou 687 ; sur le dossier hagiographique de saint Mommelin, voir C. Mériaux, Gallia irradiata, op. cit., p. 362-363. 22 Le privilège d’Omer en faveur de Sithiu (cité supra) précise aussi qu’Omer, aveugle, n’a pu souscrire l’acte. 23 La mort d’Omer était d’abord fêtée le 1er novembre, avant d’être déplacée au 9 septembre, sans doute en raison de la concurrence avec la Toussaint selon W. Levison.
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personnelle de la grâce divine, arrivé aussitôt sur place avec ses moines au lieu du décès du vénérable vieillard24, emporta le corps sacré du bienheureux Omer au chant de psaumes, d’hymnes et de cantiques jusqu’au lieu de sa sépulture. Et entourés de l’immense affliction du peuple, ils l’ensevelirent dans cette église que le saint pontife avait édifiée à Sithiu25. Saint Omer avait en effet dit par avance au bienheureux Bertin et à tous les frères qui, à cette époque, servaient le Seigneur à Sithiu, d’ensevelir sa dépouille dans ce lieu lorsque serait arrivée pour lui sa dernière heure à l’échéance incertaine26. 15. Peu de temps après que le corps du saint homme eut été enseveli dans ce lieu, tout près de son tombeau, comme une lampe pendait d’en haut emplie d’une lumière divine, de l’huile lumineuse s’écoula durant de nombreuses années. À tous ceux qui, en y réfléchissant bien, voient dans ce fait la clémence divine, il apparaît manifeste de quelle grande gloire jouit en présence du Roi éternel son bienheureux confesseur Omer, puisque près de son vénérable tombeau, il donne souvent à voir jusqu’à maintenant des signes glorieux. Beaucoup en effet, qui, exténués par diverses maladies, parviennent au tombeau du bienheureux Omer, récupèrent subitement une bonne santé, à la faveur de la grâce divine. Car le Seigneur tout-puissant accomplit des miracles glorieux par l’intermédiaire de ses serviteurs, et ce, pas seulement durant leur vie, mais il ne cesse après leur mort bienheureuse de les glorifier par des signes et des miracles en diverses parties du monde. Et ainsi, par le biais de son saint confesseur Omer, il fit après sa mort de nombreux miracles qu’avec l’aide du Seigneur nous allons relater dans le propos suivant. 16. Peu de temps après la mort du bienheureux Omer, un homme enflammé par les feux de l’avarice et, à ce que l’on rapporte, livré tout entier aux mœurs dépravées, vint chez son compère27 lui demander de lui prêter un sou d’argent28 jusqu’à une date déterminée ; il garantissait par une promesse fourbe qu’au temps fixé, pour sûr, il le lui rendrait. L’autre quant à lui, dans sa simplicité d’âme accordant foi à son compère, donna l’argent à l’ami madré qui l’en priait. Du temps s’écoula ; au moment convenu, il vint trouver l’emprunteur et lui dit : « Rends-moi l’argent que je t’ai prêté ; le temps fixé par ta promesse est arrivé ». 24 Selon le cartulaire-chronique de Folcuin du xe siècle, Omer serait mort dans le domaine de Wavrans-sur-l’Aa (dép. Pas-de-Calais, arr. Saint-Omer, cant. Lumbres) avant que son corps ne soit rapporté à Sithiu (éd. B. Guérard, op. cit., I, 7, p. 26). 25 Il s’agit de l’église Sainte-Marie mentionnée au c. 10, voir supra. 26 C’est en effet ce que précise longuement le privilège de 662 cité supra ; le choix d’Omer se distingue des usages de l’époque qui voulaient que l’évêque fût inhumé dans une basilique suburbaine de sa cité épiscopale ; comme on l’a dit plus haut, Omer se trouvait cependant dans une situation particulière puisque son diocèse s’étendait sur deux anciennes cités romaines, Thérouanne et Boulogne. 27 Au sens strict, le parrain de l’un de ses enfants ; plus largement, toute personne avec laquelle on entretenait des liens de parenté spirituelle au Moyen Âge. 28 Ou plutôt douze deniers d’argent puisque le sou ne représentait plus qu’une monnaie de compte depuis la disparition de l’or du monnayage occidental à la fin du viie siècle.
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Alors l’ami perfide, lui jetant des regards torves et lui parlant avec aigreur, eut l’effronterie de jurer, niant avoir jamais reçu de lui la moindre piécette. Alors celui qui avait prêté l’argent en question dit en réponse – et il avait bien raison – : « Allons ensemble jusqu’au vénérable tombeau du saint confesseur du Christ Omer pour que là-même tu me confirmes, en jurant par les mérites glorieux de ce même pontife, ce qu’ici tu essaies de nier ». Alors ce misérable, aveuglé par l’amour d’un gain périssable et de plus, encouragé par le diable, prince du mensonge, qui fut menteur « depuis le commencement et ne s’est pas tenu à la vérité » ( Jn 8, 44), prit le chemin pour aller, l’insensé, à la basilique de saint Omer, prêt même à commettre jusqu’au bout le parjure en persévérant dans sa malignité. Alors tous les deux, s’adressant mutuellement des propos aigres, allèrent ensemble par le même chemin vers la vénérable basilique de saint Omer, ils la voyaient tout en s’en approchant. Alors celui qui réclamait le sou dit à son compère : « Qu’avons-nous besoin de nous approcher davantage de la basilique de saint Omer ? Dieu est présent partout ; en ce lieu où nous sommes, jure-moi par les mérites de saint Omer que tu n’as pas reçu le sou prêté par moi ». Alors ce malhonnête, à l’instant où il tendait la main, la langue en mouvement pour proférer un parjure, et qu’il levait les yeux vers la basilique de saint Omer, tomba en avant à terre, subitement frappé par un châtiment divin, et au même moment ses yeux éclatèrent. Après quoi, la vie lui fut cependant concédée pendant deux jours, afin bien sûr d’effrayer les autres qui le virent dans un tel état désespéré. Au troisième jour, il mourut d’une mort des plus misérables. 17. Il est encore un autre miracle qui, cela ne fait aucun doute, fut réalisé par les mérites de saint Omer et qui jusqu’à nos jours, par l’œuvre de la puissance divine, se manifeste par des preuves certaines. Un jour, comme depuis la ville de Thérouanne il se dirigeait vers des lieux voisins et avait voulu aux heures de midi accorder un petit moment de repos à son pauvre corps, Omer s’allongea sous un arbre non loin d’un domaine appelé Journy29. Et quand l’homme vénérable s’était réveillé, il façonna aussitôt une croix en bois et la fixa à cet arbre sous lequel il s’était allongé. Or la nuit suivante, en ce lieu où le saint confesseur du Christ s’était étendu, apparut une immense lumière, et tous les habitants des alentours, voyant ce miracle, disaient : « Si ce lieu resplendit maintenant d’une telle lumière, c’est à coup sûr parce qu’il a été consacré et béni par saint Omer qui s’y est précédemment un peu reposé durant la journée », et jusqu’à nos jours, en ce lieu précisément, de nombreux malades retrouvent la santé, par le don généreux de Notre Seigneur Jésus Christ à qui, avec le Père et l’Esprit Saint, sont l’honneur et la gloire pour les siècles éternels. Amen.
29 Dép. Pas-de-Calais, arr. Saint-Omer, cant. Lumbres.
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[Vie de saint Bertin]
18. Donc après le décès de saint Omer, le saint abbé Bertin vécut de nom‐ breuses années au service de Dieu et le saint pasteur gardait d’un esprit vigilant, sous le joug strict de la sainte règle, la foule des moines qui lui avait été confiée par le Seigneur, sachant qu’il est écrit : « On exige davantage de celui à qui on confie davantage »30. Et effectivement, tout en proclamant les enseignements du Seigneur et des apôtres, il offrait aux saints serviteurs de Dieu placés sous ses soins, par sa propre façon de vivre stricte au quotidien et par ses actes pieux, un bel exemple de vie conforme au bien, accomplissant ce qui est écrit : « Que votre lumière brille devant les hommes pour qu’ils voient vos bonnes œuvres et glorifient votre père » (Mt 5, 16), et refusant selon le précepte de l’Apôtre de se retrouver lui-même réprouvé alors qu’il prêche aux autres (1 Cor 9, 27). Ainsi le généreux rétributeur des œuvres bonnes, voyant le combat inlassable de son soldat Bertin contre les suggestions du diable – car « les yeux du Seigneur se portent sur les justes et ses oreilles sont attentives à ses prières » (Ps 34 (33), 16) – et remarquant son grand soin pour les brebis qui lui avaient été confiées, le glorifia d’heureux signes et miracles ; nous allons en raconter quelques-uns dans la suite de notre propos. 19. Il y avait un homme noble, honorable selon la vaine considération de ce siècle, nommé Walbert31 ; son épouse quant à elle s’appelait Regendruth. Le bienheureux Bertin avait été, pour ce Walbert et son épouse, leur confesseur et également leur « compère » selon le louable et saint usage consacré parmi les chrétiens en vue de contracter des liens d’amour fraternel32. Le bienheureux Bertin leur prêchait donc souvent à tous deux la parole de Dieu. Pour cette raison, Walbert, cet homme pieux, avait pour habitude de venir souvent auprès de Bertin pour entendre du saint homme les commandements divins et, de la manière accoutumée, pour recevoir de sa sainte bouche une bénédiction après la communion au corps et au sang du Christ. Or un beau jour, Walbert vint à l’église où repose saint Omer, il y fit sa prière, mais une obligation le rappelant aussitôt, il négligea de venir auprès de Bertin et inconsidérément, il était retourné chez lui. Alors un disciple de saint Bertin nommé Duodo le lui fit savoir, lui disant : « Je m’étonne beaucoup, vénérable père, qu’aujourd’hui, à la fin de sa prière dans la basilique de saint Omer, votre ami Walbert, fidèle au Christ, ait regagné aussitôt
30 Règle de saint Benoît, 2 ; sur l’expression de sacra regula voir supra c. 2. 31 Au xie siècle, l’hagiographie bertinienne prétendrait que ce Walbert se retira du monde et prit la direction de l’abbaye de Luxeuil. La Vie de Walbert de Luxeuil, composée au milieu du xe siècle par Adson de Montier-en-Der, n’en dit évidemment rien, mais rapporte que l’abbé aurait été originaire du Ponthieu et que l’abbaye de Luxeuil possédait des biens dans la vallée de la Canche. 32 Voir supra c. 16 où compater a le sens de parrain de l’enfant (ou du même enfant si celui-ci a deux parrains) ; dans le cas présent, on peut penser que Bertin est également celui qui a baptisé les enfants du couple.
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sa maison sans demander votre bénédiction ». Alors le saint confesseur du Christ Bertin, empli d’un esprit de prophétie, dit au disciple en question : « Mon fils, avant que Walbert ne parvienne à sa maison où il a cru qu’il arriverait vite en se dépêchant maintenant, il se repentira fort d’être aujourd’hui parti d’ici sans le don de notre bénédiction ». La réalisation de la prophétie s’avéra conforme à la parole du saint homme doué de prescience. En effet, ce même jour après le coucher du soleil, un messager vint rapidement à cheval de la part de Walbert auprès du bienheureux Bertin et dès qu’il fut arrivé en présence du saint homme, il se prosterna à ses pieds et lui dit d’une voix tremblante : « Seigneur, votre dévoué ami en Christ, Walbert, actuellement entre la vie et la mort, vous demande au nom de Dieu d’implorer pour lui, selon la bonté habituelle de votre charité, le Seigneur miséricordieux, afin de recevoir par l’intercession de vos glorieuses prières en présence du Roi éternel un recours au danger de mort qui vient de lui échoir. En ce jour en effet, au sortir de la basilique de saint Omer, alors qu’il voulait retourner bien vite chez lui, soudain à mi-chemin, jeté bas du cheval sur lequel il chevauchait à vive allure, il a fait à l’improviste une chute sur un sol pierreux. Comme il a des contusions par tout le corps et une grave fracture au fémur, très saint père, il pense que la mort soudaine est pour lui imminente, sauf si – il y croit – la bonté divine le délivre grâce à vos saintes prières. Il sait en effet que ce péril lui est advenu à cause de sa négligence, puisqu’aujourd’hui, par une astuce du fourbe Ennemi, une obligation le rappelant, il s’en est allé d’ici sans la protection de votre bénédiction. C’est pourquoi, tout en vous demandant au nom de Dieu de lui pardonner cette négligence, il vous prie de bien vouloir lui faire parvenir avant qu’il ne meure une boisson que votre sainte bouche aura bénie et sur laquelle vos mains auront tracé le signe de la croix ». Alors le vénérable vieillard, bouleversé par le malheur de son fidèle ami, ordonne sans hésitation au disciple susdit de soutirer du vin d’un œnophore qui avait été déposé dans la sacristie, pour le faire parvenir au plus vite à son ami malade. Alors le jeune homme répondit doucement au saint abbé : « Très saint père, à mon avis, cela fait bien un mois ou davantage que, dans le récipient dont tu parles, il n’y a plus, ne serait-ce qu’une seule burette de vin ». Sur ce, le saint confesseur du Christ, d’une foi parfaite et plein de charité, dit à son disciple : « Au nom de Dieu, va mon fils, jusqu’à ce récipient dont tu parles ; notre Seigneur en effet, pour qui tout est possible (cf. Mt 19, 26), qui nous vient en aide dans les moments critiques – ‘proche en effet est le Seigneur de tous ceux qui l’invoquent’ (Ps 145 (144), 18) – donnera, je crois, à notre ami malade la boisson salutaire ». Le jeune disciple suivit donc les ordres du saint homme et en entrant dans la sacristie, ce vase dont peu auparavant il avait dit au saint abbé qu’il n’y avait pas seulement là une burette de vin, il le trouva cette fois, par la généreuse grâce de Dieu, plein d’un excellent vin dont l’odeur merveilleuse avait rempli la sacristie. Alors le saint confesseur du Christ, Bertin, rendant au Seigneur tout-puissant des grâces infinies, dit au serviteur de Waldbert : « Repars bien vite auprès de ton seigneur en emportant avec toi un peu de ce vin ». Alors ce dernier, plein d’une immense joie, retourna cette nuit-même auprès de son maître et tout en lui racontant le miracle qui
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s’était accompli, il lui offrit à boire la boisson pour lui salutaire provenant du vin susdit. Or quand il eut bu de cette boisson bénie, à l’instant même, la main divine apportant la guérison, il se retrouva en bonne santé. Rendant d’immenses grâces à Dieu tout-puissant auteur de son salut, et le cœur plein de repentir, il offrit une grande part de son patrimoine à Dieu et à saint Bertin33. 20. En cela, très chers frères, tout comme également dans tous ses autres actes glorieux, il faut admirer et louer l’infinie miséricorde du Seigneur tout-puissant : en diverses régions du monde, il accomplit sans relâche par ses serviteurs ce qu’il a promis, « Qui laisse son père ou sa mère, etc. à cause de moi, recevra le centuple dans le monde présent et possèdera dans le futur la vie éternelle » (Mt 19, 29 ; cf. Mc 10, 29-30), ainsi que nous pouvons en avoir la preuve à propos de ces saints confesseurs du Christ, Omer et Bertin. En effet, ainsi que nous l’avons dit auparavant, ils quittèrent leurs parents et leur patrie à cause de Dieu et ils reçurent au centuple en ce monde, la grâce divine se montrant généreuse à leur égard ; de plus, elle leur accorda dans la vie éternelle la couronne qui ne se flétrit pas (cf. 1 P 5, 4). Et ce n’est pas seulement pendant la durée de leur existence charnelle que Dieu les glorifia par des signes et des miracles, mais jusqu’à maintenant encore, alors qu’ils sont en sa présence, il accomplit des miracles glorieux en raison de leurs hauts mérites. Ainsi par exemple, il a fait récemment un miracle étonnant par l’intermédiaire de son saint confesseur, ce même Bertin. Les témoins en présence de qui s’est réalisé ce glorieux miracle nous l’ont attesté et, avec l’aide du Christ, nous allons le raconter par le propos suivant. 21. Trois hommes experts dans l’art de la pêche s’embarquant donc un di‐ manche de nuit sur le Rhône, près du monastère de saint Maurice – ils étaient en effet serviteurs de ce lieu – jetèrent leurs filets pour prendre des poissons34. Puis cette nuit-là, une insolite multitude de poissons entra dans leurs filets, au point même que durant le long cours des ans où ils avaient coutume de jeter les filets dans ce fleuve, jamais ne leur était apparue une telle abondance de poissons et que jamais auparavant ils n’en avaient pris une telle multitude en une seule nuit. Sur ce, ils naviguèrent tout joyeux jusqu’au port où d’habitude ils entraient après la pêche et ils ne purent sortir de leur bateau. Deux d’entre eux en effet, privés de l’usage des pieds et des mains, se trouvaient broyés par tout le corps, quant au troisième, privé de l’usage des pieds, il était devenu sourd ; c’est qu’en raison de la violation de la nuit de la résurrection du Seigneur35
33 Au milieu du xe siècle, la chronique de Folcuin affirme que le domaine d’Arques (dép. Pasde-Calais, arr. Saint-Omer, cant. Longuenesse) avait fait partie de la donation de Waldbert (éd. B. Guérard, op. cit., II, 78, p. 147 ; C. Mériaux, Gallia irradiata, op. cit., p. 245). 34 Il peut paraître étrange que la dévotion à saint Bertin ait gagné la haute vallée du Rhône dès le viiie siècle. On peut donc se demander si les pêcheurs en question n’étaient pas au service des domaines que l’abbaye d’Agaune possédait dans la basse vallée de la Canche, ce qui est bien attesté au xe siècle (C. Mériaux, Gallia irradiata, op. cit., p. 174). 35 Dom Mabillon considère que l’expression in nocte dominicae resurrectionis désigne la nuit d’un dimanche et pas nécessairement la nuit de Pâques. Elle apparaît aussi au c. 28.
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s’était abattu sur eux le châtiment divin. Alors celui qui avait perdu l’ouïe et la marche, en faisant des efforts pour sortir à l’aide de deux bâtons, et encouragé par l’approbation de ses autres compagnons, décida de faire la tournée de lieux saints pour y prier, afin d’implorer la miséricorde divine auprès de vénérables tombeaux de serviteurs de Dieu et d’obtenir, grâce à leurs glorieux mérites, la santé du corps perdue par sa négligence. Après donc un intervalle de temps, quand il eut visité successivement de nombreux lieux, il arriva au vénérable tombeau du susdit confesseur du Christ, Bertin, situé au monastère de Sithiu. Et au moment où, dans la nuit du dimanche, les frères demeurant dans ce lieu chantaient l’office nocturne dans cette église précisément où repose le corps de saint Bertin, alors l’homme dont nous avons parlé, en proie à une maladie sans fin, fut amené par ses compagnons dans l’église pour la prière. Pendant une longue durée, en priant tout en larmes, il avait demandé au Seigneur la santé par les mérites du bienheureux Bertin, et quand la lecture de l’Évangile eut été faite à haute voix selon la coutume, alors le malade vit briller autour de lui de nombreux luminaires et la maladie s’éloignant de lui insensiblement, il retrouva l’ouïe et récupéra l’usage de ses pieds, et il fut subitement, par le don généreux de la grâce divine, rendu à la santé en présence des frères susdits. Et après l’office, rendant des grâces infinies au Seigneur tout-puissant et à saint Bertin, c’est en marchant sur ses pieds que joyeux et en bonne santé il était revenu chez lui. Et d’autres, dans cette même église, auprès du vénérable tombeau du bienheureux Bertin, ont souvent été délivrés d’une telle maladie. Par ces preuves donc, il nous apparaît manifeste combien grande et indicible est la gloire des saints sous le regard du Roi éternel. En effet, leurs âmes resplendissent au milieu des innombrables troupes des myriades célestes ; leurs corps vénérables qui reposent dans la mort parmi les hommes, qui ont été visités par les anges et se sont manifestés pour de nombreux peuples par des signes et des miracles en des œuvres glorieuses, sont vénérés d’un grand honneur : car tout passe, mais la gloire des saints demeure en Christ pour l’éternité. [Vie de saint Winnoc]
22. Quand le saint confesseur du Christ, Bertin, paré de signes et de miracles, était au monastère de Sithiu à la tête d’une multitude de moines, sous l’aiguillon de la grâce divine venaient à lui depuis de nombreux pays de toutes parts des hommes pieux et ils espéraient aussi poursuivre avec lui sous le joug de la règle sacrée dans le service de Dieu. Parmi eux, quatre hommes venus d’une terre des Bretons fort éloignée, appelés de ces noms36 : Quadanoc et Ingenoc, Madoc et saint Winnoc ; laissant leurs parents et leur patrie, selon le précepte du Seigneur (cf. Lc 18, 29), ils vinrent à lui d’un cœur unanime, aspirant même à être admis au nom de Dieu parmi le saint troupeau de moines établis sous ses soins. Alors
36 Par Bretons, il est possible de comprendre des habitants de Bretagne insulaire (GrandeBretagne) aussi bien que d’Armorique.
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le bienheureux Bertin, les voyant enflammés par l’amour de Dieu et sachant qu’il y avait en eux une volonté parfaite de vivre selon le bien, les accueillit avec bienveillance et les associa sans délai à la sainte multitude des moines37. 23. Puis, après un court laps de temps, le saint abbé Bertin vit que les serviteurs de Dieu en question étaient de vigilants adeptes de la sainte règle, qu’ils étaient également d’une charité parfaite (cf. Jn 4, 18) et emplis d’une humilité vraie ; il remarqua qu’ils s’appliquaient avec grande assiduité au travail manuel, et il leur ordonna donc au nom de Dieu d’édifier un petit monastère dans le pagus de Thérouanne. Un homme riche nommé Heremarus avait en effet offert à Dieu et à saint Bertin une propriété familiale fertile qui s’appelle Wormhout38 – et pour cette raison, le petit monastère en question porte le même nom. Saint Bertin voulant donc multiplier les demeures pour les serviteurs de Dieu et préparer pour les pauvres du Christ des lieux d’accueil qui en ce temps-là étaient rares dans ce pagus39, y fit passer les soldats du Christ mentionnés avec d’autres frères obéissant à leur commandement, pour construire en ce lieu une demeure qui convienne aux serviteurs de Dieu. Les religieux, n’ayant selon l’exemple apostolique « qu’un seul cœur et qu’une seule âme » (Ac 4, 32), poursuivant une vie en actes, plus préoccupés des pauvres et des hôtes du Christ que d’eux-mêmes, édifièrent dans le pagus précité, selon l’ordre du saint abbé Bertin et avec l’aide de Dieu, un petit monastère approprié. Là, de nombreuses années durant, ils persévérèrent dans le service de Dieu, et il leur fut donné d’y mourir. 24. Après la mort des trois saints hommes cités antérieurement, à savoir Quadanoc, Ingenoc et Madoc, saint Bertin accorda la direction du petit groupe de serviteurs de Dieu demeurant dans le petit monastère susdit à Winnoc, qui depuis l’enfance avait été éduqué sous le joug de la sainte règle par saint Bertin et par les saints susdits habitant le pagus. Malgré la différence d’âge avec ces serviteurs de Dieu, il suivait leur parfaite charité et leur parfaite obéissance et le Seigneur lui avait largement accordé la grande grâce de l’humilité ; il se jugeait inférieur à tous les hommes, satisfaisant à ces paroles de l’Écriture : « Celui parmi vous qui veut devenir le plus grand, qu’il soit votre serviteur, qui en effet s’élève lui-même sera abaissé et qui s’abaisse sera élevé » (Mt 23, 11-12). Donc ce serviteur de Dieu, 37 La Vie de Winnoc « interpolée » au xie siècle précise que le saint aurait été d’ascendance royale : Beatus igitur Winnocus in Britanniae finibus ex regali prosapia nascendi sumpsit exordia (voir N. Huyghebaert, « L’abbé Rumold de Bergues, auteur de la Vie interpolée de s. Win‐ noc ? », Revue d’histoire ecclésiastique, 68 (1973), p. 5-28). Par ailleurs, des manuscrits de la Vita secunda donnent une généalogie qui fait de Winnoc le petit-fils du roi des Bretons (continentaux) Juthaël, le fils du roi Judicaël et le frère de saint Josse, ermite en Ponthieu (éd. AA SS Novembris, III, Bruxelles, 1910, p. 267-268). 38 Wormhout : dép. Nord, arr. Dunkerque, chef-lieu de cant. ; sur les premiers temps de cet établissement, voir C. Mériaux, « Omnia ecclesie privilegia furto ablata. Écrire l’histoire de saint Winnoc, de Wormhout et de Bergues (début du ixe siècle – 1067) », Annales du Comité flamand de France, 70 (2019), p. 21-34, spéc. p. 22-24. 39 Le mot pagus – qui a donné en français « pays » – a, au haut Moyen Âge, le sens plus précis d’une circonscription confiée à l’administration d’un comte.
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observant ce précepte du Sauveur, avait coutume de se mettre au service de ses frères, ses subordonnés, et des hôtes du Christ qui venaient à lui ; et toute tâche qui paraissait dure et pénible aux autres frères vivant avec lui, lui, avec l’aide du Seigneur, il l’accomplissait dans la sérénité d’esprit. Par conséquent le généreux Rétributeur des œuvres bonnes qui « ne fait pas acception des personnes » (Ac 10, 34), qui dit : « Sur qui d’autre reposerais-je, sinon sur un être humble, calme et qui craint mes paroles ? » (Is 66, 2), voyant la parfaite charité et la parfaite humilité de son serviteur Winnoc, l’éleva par des miracles glorieux dont, avec l’aide du Seigneur, nous allons parler dans la narration suivante. 25. Ainsi, bien que Winnoc, saint confesseur du Christ, fût accablé d’une vénérable vieillesse et même abandonné de toute force physique, affermi cepen‐ dant avec l’aide du Seigneur par une indéfectible volonté d’obéissance, il réfléchit soigneusement à la manière dont il pourrait en sa vieillesse servir du travail de ses mains Dieu ainsi que les frères qui lui étaient subordonnés, car il avait en mémoire la parole du Seigneur disant : « Celui qui aura persévéré jusqu’à la fin sera sauvé » (Mt 10, 22). Alors l’homme vénérable, plein d’humilité et d’obéissance, sous l’inspiration du Seigneur, prit l’utile décision de vouloir faire tourner la meule de ses saintes mains : de la sorte, par un tel labeur, réduisant le grain en farine, il servirait chaque jour les frères demeurant au même lieu et les pauvres du Christ qu’il recevait fréquemment avec bienveillance, ayant aussi en mémoire le précepte de l’Apôtre : « Celui qui ne travaillerait pas, qu’il ne mange pas ! » (2 Th 3, 10). Alors le Seigneur miséricordieux, « pour qui tout est possible » (Mt 19, 26 ; Lc 1, 37), dans sa compassion pour son serviteur accorda que la meule, mise en mouvement par la volonté divine, sans aucune intervention d’une main humaine, réduisît seule le grain en farine, et cela dura bien des jours. Quant à saint Winnoc, les mains levées au ciel, la porte fermée – également selon le précepte du Seigneur (Mt 6, 6) –, chantant de saintes prières et se tenant tranquillement près de la meule, il rendait grâce au Seigneur tout-puissant qui, ayant pitié de sa vieillesse, lui procurait un tel soulagement. Or tous les serviteurs de Dieu demeurant dans le petit monastère, très étonnés, se disaient mutuellement entre eux : comment un vieil homme, abandonné de toute force corporelle, aurait-il pu du travail de ses mains produire à la meule une telle quantité de farine sans l’appui de la divine miséricorde ? Alors l’un d’eux, voulant épier ce fait miraculeux, eut bien l’audace de s’approcher de la maison où saint Winnoc, aidé par la divine miséricorde, avait l’habitude de travailler. Là, le misérable, regardant de ses yeux curieux par un petit trou, vit saint Winnoc, l’esprit concentré et les mains levées au ciel, absorbé tout entier dans la prière, et il distinguait la meule qui tournait sous l’effet de la volonté divine et, répandue autour d’elle, une grande quantité de farine. Alors, à peine eut-elle été vue par cet homme stupide, la meule cessant sa course habituelle, s’immobilisa soudain. Quant au téméraire qui avait commis une telle faute à l’égard du serviteur de Dieu, il reçut la punition méritée : tombant soudain en avant à terre, il perdit la lumière des yeux et c’est porté par des mains étrangères que, privé de la vue et tremblant de tout son corps, il fut rapporté chez lui dans sa demeure. Le lendemain, tremblant de crainte, il fit à tous ceux
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qui demeuraient dans ce petit monastère le récit du miracle qu’il avait vu, il avoua dans les larmes sa coupable témérité, puis il s’approcha de saint Winnoc et prosterné aux pieds de ce confesseur du Christ, il implorait de lui instamment son pardon au nom de Dieu. Alors le saint confesseur du Christ Winnoc, ému du triste malheur de cet homme devenu aveugle, traça sur ses yeux, au nom de Dieu, le signe de la croix et demanda la clémence du Seigneur tout-puissant qui ne veut « pas rendre le mal pour le mal » (Rm 12, 17), afin de lui faire recouvrer la lumière originelle de ses yeux. Et Dieu, secours généreux de ses serviteurs, qui « est proche de tous ceux qui l’invoquent et fait la volonté de ceux qui le craignent » (Ps 145 (144), 18, 19), grâce aux pieuses prières de son confesseur Winnoc, remplit donc à l’heure même d’une généreuse lumière les yeux de cet homme aveuglés pour sa coupable témérité. Alors le malheureux, rempli d’une immense joie, et tous les témoins de ce miracle, rendirent grâces dues au Seigneur tout-puissant et à saint Winnoc. Ainsi le Seigneur miséricordieux a, comme nous l’avons dit antérieurement, accompli de grands miracles par l’intermédiaire de son confesseur Winnoc durant sa présence corporelle, mais pas uniquement, il a encore opéré à travers lui après son heureux décès des miracles glorieux dont, avec l’aide du Seigneur, nous allons parler dans le récit qui suit. 26. Après donc que saint Winnoc eut quitté cette vie et que bien du temps se fut écoulé, un jour alors que les frères demeurant au lieu mentionné faisaient la sieste l’après-midi d’un jour d’été, d’une petite maison située près de l’église, surgit un feu immense et soudain le rapide assaut des flammes, ayant consumé la petite maison en question, entra d’un coup avec un grand vacarme dans l’église où reposait le corps du bienheureux Winnoc. Et, les flammes courant le long du bois sec, l’église tout entière fut anéantie par l’immense fureur du feu, la flamme avait immédiatement consumé tous les édifices en bois alentour. Or, sous la protection de la puissance divine, le tombeau de saint Winnoc placé dans cette même église ne fut pas touché par la fureur du feu, pas plus que les ornements qui y étaient fixés, mais les flammes, comme recourbées par un vent d’une infinie puissance, s’écartaient loin de lui ; la main du Seigneur se trouvait en effet entre les flammes et le tombeau de son confesseur. Mais quand la fureur des flammes eut cessé, tous ceux qui demeuraient en ce lieu, terrifiés par l’immense peur de l’incendie, arrivèrent de partout en courant auprès du tombeau du bienheureux Winnoc : tous pensaient qu’il avait été réduit en cendres par le rapide assaut des flammes. Mais à la vue du tombeau du saint confesseur du Christ épargné par les flammes et des toits à l’entour de lui réduits en cendres, ils rendaient grâces infinies au Seigneur tout-puissant qui non seulement délivre l’âme de ses serviteurs des flammes du châtiment éternel mais encore préserve simultanément leur corps intact contre l’assaut du feu de la vie présente. 27. Après ces événements, ils élevèrent le corps du bienheureux Winnoc de son tombeau et l’emportèrent aussitôt hors de l’église brûlée. Tandis qu’ils voulaient encore le déposer en un lieu éloigné de l’église jusqu’à ce que cette basilique eût été restaurée au nom de Dieu, une chose étonnante se produisit alors sous l’action de la puissance divine. En effet, après qu’ils eurent porté le corps
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du bienheureux à l’extérieur de l’église, ils n’arrivèrent plus à le déplacer : la main de Dieu leur opposait une résistance. Alors, s’étant mutuellement concertés, ils dirent : « Peut-être ne nous est-il pas accordé par le Seigneur de porter le corps de ce saint homme en un lieu éloigné de l’église ; c’est pourquoi implorons donc la clémence du Seigneur tout-puissant pour qu’il nous accorde de déplacer main‐ tenant ce corps, s’il lui est agréable qu’il soit déposé dans le jardin accolé à cette église ». Alors sans délai, ils soulevèrent la dépouille du saint et la déposèrent dans ce petit jardin ; épouvantés par un tel signe, ils n’osèrent pas le transporter plus loin. 28. Peu de temps après, par l’intermédiaire de ce même saint, son confesseur Winnoc, Dieu tout-puissant fit un miracle. En effet, un boiteux privé depuis fort longtemps de l’usage de ses pieds et exténué par un incessant tremblement de la tête et des mains au point qu’il avait bien du mal à proférer une parole de sa voix secouée de tremblements ou à tenir quelque chose de ses mains tremblantes, vint un jour au vénérable tombeau du bienheureux Winnoc. Alors que les frères demeurant en ce même lieu la nuit d’un dimanche40 célébraient l’office nocturne, cet homme transporté dans l’église par des mains étrangères demanda en larmes la clémence du Seigneur tout-puissant pour que, par les mérites glorieux de son confesseur Winnoc, il rendît à leur office d’autrefois ses membres harassés par une intolérable maladie. Alors le Seigneur miséricordieux « qui n’oublie pas la prière des pauvres » (Ps 9, 13), « qui vient en aide dans les moments critiques, dans les tribulations » (Ps 9, 10) entendit qu’un pauvret l’implorait par les mérites de saint Winnoc. En effet, quand cette nuit-là après l’office de la nuit, selon la coutume, la lecture de l’Évangile eut été faite publiquement dans cette même église, l’homme en question, entouré d’une lumière intense, vit deux flèches de feu de chaque côté de lui, dirigées sur ses oreilles. Et aussitôt, l’une entrant par son oreille droite et l’autre par la gauche, s’écoula soudain par les ouvertures de sa tête une très forte abondance de sang ; et délivré de l’épuisement intolérable dû à sa maladie, il recouvra subitement la santé, par le don généreux de la grâce divine. Alors le malheureux, rempli d’une joie infinie, marchant ici et là sur ses pieds, courant en sautant par toute la vaste église, rendait grâces au Seigneur tout-puissant et à saint Winnoc. Et il raconta dans l’ordre aux frères qui l’entouraient comment après l’assaut des flèches contre ses oreilles, dont nous avons parlé, et après la venue à lui de la lumière mentionnée, la maladie s’était retirée de lui subitement. Alors avec la foule du peuple qui l’entourait, en louant le Seigneur et en admirant les glorieux mérites du saint confesseur du Christ Winnoc, en présence du Seigneur, c’est en bonne santé qu’il sortit de l’église et continua sa route, tout joyeux, par le don généreux de Notre Seigneur Jésus Christ, à qui sont l’honneur et la gloire avec le Père et le Saint-Esprit pour les siècles éternels. Amen.
40 L’expression in nocte dominicae resurrectionis est aussi utilisée au c. 21. Dom Mabillon considère qu’elle désigne la nuit d’un dimanche et pas nécessairement la nuit de Pâques, même si la présence de la foule pourrait ici plaider dans ce sens.
MIcHèlE gaIllaRD
Vie de sainte Salaberge, abbesse de Laon
La vie de sainte Salaberge, fondatrice et abbesse du monastère Sainte-MarieSaint-Jean de Laon, avait été, comme bien d’autres, considérée comme étant de facture carolingienne par son premier éditeur scientifique, Bruno Krusch. À la suite de travaux récents, l’origine « mérovingienne » de la Vita Sadalbergae est désormais admise1 ; il est probable que cette Vie a pu être écrite dès la fin du viie siècle, très probablement dans les années 680, peu après qu’une guerre eut opposé les rois Dagobert II et Thierry III ainsi que leurs maires du palais respectifs Wulfoald et Ebroïn2. Dès les premières lignes de la Vita Sadalbergae apparaît la volonté évidente de l’auteur d’inscrire Salaberge et son monastère dans la mouvance de l’abbaye de Luxeuil, fondée par saint Colomban ; il fait explicitement référence à l’œuvre de Jonas de Bobbio, auteur des Vitae Columbani discipulorumque eius3. Le quatrième paragraphe, à l’évidence démarqué de celle-ci, raconte comment les parents de la jeune fille reçurent la visite d’Eustaise, l’abbé de Luxeuil, alors qu’il revenait de Germanie après avoir prêché contre les Bonosiens4. Les parents présentèrent au saint homme leurs deux fils pour qu’il les bénît, puis celui-ci demanda à voir leur
1 Indications bibliographiques : M. Gaillard, « De l’Eigenkloster à l’abbaye royale : le mo‐ nastère Sainte-Marie-Saint-Jean de Laon aux viie et viiie siècles, à travers les sources hagiogra‐ phiques », in M. Heinzelmann (éd.), L’hagiographie au Haut Moyen Âge/Manuscrits, textes et lieux de production, Sigmaringen, Thorbecke, 2000, p. 249-262 ; M. Gaillard, « Les saintes abbesses au viie siècle », in A. Wagner (éd.), Les saints et l’histoire. Sources hagiographiques du haut Moyen Âge, Rosny-sous-Bois, Bréal, 2004, p. 89-94 ; M. Gaillard, « Les saints de l’abbaye Sainte-Marie-Saint-Jean de Laon », in M. Heinzelmann (éd.), Miracles, Vies et réécritures dans l’Occident médiéval, Sigmaringen, Thorbecke, 2006, p. 319-337 ; M. Gaillard, « Les Vitae des saintes Salaberge et Anstrude de Laon, deux sources exceptionnelles pour l’étude de la construction hagiographique et du contexte socio-politique », Revue du Nord, 93 (2011), p. 655-670 ; H. Hummer, « Die Merowingische Herkunft der Vita Sadalbergae », Deutsches Archiv, 59 (2003), p. 459-493 ; id., Politics and Power in Early Medieval Europe. Alsace and the Frankish Realm, 600-1000, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 35-46. 2 Voir le c. 13. 3 En particulier l. II, c. 8. 4 Au concile d’Arles (443/452) les Bonosiens sont définis comme des hérétiques n’admettant pas la divinité du Christ et adhérant à l’adoptianisme. Jusqu’au vie siècle, on signale des Bonosiens dans les provinces danubiennes. En 626/627, le concile de Clichy recommande à la vigilance des pasteurs ce qui pourrait encore rester de bonosiaque ou d’hérétique (Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques, 9, col. 1093-1094).
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fille, Sadalberga, qui était privée de la vue5. Toutefois, la Vita Sadalbergae offre au lecteur des détails supplémentaires, décrivant le cours de la Meuse, et surtout donnant les noms des deux frères de Salaberge, Leuduinus surnommé Bodo et Folculfus surnommé de même. Après trois jours de jeûne (deux seulement chez Jonas), le saint homme lui enduisit les yeux d’huile bénite et elle recouvra la vue. Jonas, qui écrivit entre 639 et 642, termine cette évocation en affirmant que la jeune fille n’aspira plus désormais qu’à servir Dieu, ce qu’elle fit jusqu’à présent, non seulement pour elle mais pour les autres. L’auteur de la Vie de Salaberge ajoute que ses parents la marièrent contre sa volonté à un certain Richramn, qui mourut deux mois à peine après le mariage, puis, après deux ans de veuvage au cours desquels la sainte songea à se retirer à Remiremont, sur l’ordre du roi Dagobert (Dagobert Ier, soit avant 639), à un certain Blandin. Il semble ne rien savoir, de même que nous d’ailleurs, sur l’époux de Salaberge. L’action de Salaberge semble en relation étroite avec les monastères vosgiens de son époque : c’est à Remiremont, fondée vers 620 par Romaric et dont le pre‐ mier abbé fut un moine de Luxeuil, Amé, dans le diocèse de Toul, que Salaberge songe d’abord à se retirer ; c’est à Walbert, abbé de Luxeuil et successeur d’Eus‐ taise, que la sainte demande ensuite conseil pour sa fondation. Salaberge songe d’abord à construire son monastère sur une propriété familiale aux environs de Langres ; mais les travaux à peine commencés, elle doit y renoncer, probablement à cause des troubles qui touchent cette région frontalière entre la Neustrie et l’Austrasie dans les années 656-660, et dans lesquels il est probable que sa famille, alliée au duc Wulfoald, ennemi du maire du palais d’Austrasie, Grimoald, se trouve impliquée. Si Salaberge choisit Laon, ce n’est pas seulement à cause du caractère inexpug‐ nable de la ville, dont l’auteur décrit l’enceinte, mais aussi, sans doute, à cause des relations de sa famille. Pour cette même raison, Salaberge fut, aux dires de son hagiographe, fort bien accueillie à Laon, alors en Austrasie. N’oublions pas que Salaberge n’arrive pas seule mais accompagnée d’une troupe de moniales probablement recrutées parmi les familles alliées de la sienne ; le monastère peut donc s’attendre à être défendu par l’ensemble de ces familles aristocratiques. Cependant, l’hagiographe ne peut donner de précisions sur ces familles car il écrit à une époque à nouveau troublée par les guerres aristocratiques entre la Neustrie dirigée par le maire du palais Ebroïn, l’Austrasie commandée par Pépin II et la Bourgogne, dont l’évêque Léger d’Autun est le chef. La position du monastère de Laon, dont l’abbesse est la fille de Salaberge, Anstrude, est bien délicate, ce qui fait que l’hagiographe n’a pas intérêt à replacer la fondation de Salaberge dans le sillage de l’une ou de l’autre des familles aristocratiques concernées. À défaut de pouvoir contribuer à consolider la position de son 5 Sur la signification symbolique du prénom de la jeune fille, voir M.-T. Morlet, Les noms de personnes sur le territoire de l’ancienne Gaule, vie-xiie s., I, Paris, 1968 : Berga = cachée, préservée, Sal = maison, demeure ou salo = sombre, noir ; or selon les deux sources, la jeune fille était cachée dans la demeure par ses parents, honteux de sa cécité !
Vie de sainTe salaberGe, abbesse de laon
monastère grâce aux familles alliées des fondateurs, il l’inscrit dans un réseau d’affinités spirituelles qui lui paraissent incontestables : protection de saint Remi, bénédiction d’Eustaise et soutien de Walbert, bienveillance des évêques de Laon et de Soissons, association à travers la laus perennis avec les deux prestigieuses abbayes de Remiremont et de Saint-Maurice d’Agaune, protection même de saint Maurice puisque Salaberge rend son âme à Dieu le jour anniversaire du martyr de Maurice et de ses compagnons, le 22 septembre.
Édition B. Krusch (éd.), in MGH, SRM, V, Hanovre, 1910, p. 49-66.
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Vie de saint Salaberge Ici commence le prologue de la vie de sainte Salaberge, abbesse. Au seigneur éminent paré avec honneur des ornements sacerdotaux, à la piété généreuse, le père évêque Omotarius6, et à la très chère vierge et abbesse Anstrude ainsi qu’à Salaberge. À vos ordres, ô vénérable parure de vos parents, je n’ai pas différé de me soumettre ainsi qu’à votre énergie maternelle, qui m’a obligé à composer de ma plume, dans la mesure du possible et à la faveur de la bonté divine, la Vie de Salaberge, la généreuse mère la plus aimée de notre temps, et la série de ses actes. Mais je m’estime tout à fait impropre à cette tâche, moi qui fus à peine imbu des lettres fondamentales et éduqué dans la simplicité chrétienne. Mais j’ai en mémoire les préceptes du Seigneur sauveur : « Demandez et il vous sera donné, cherchez et vous trouverez, frappez et on vous ouvrira » (Mt 7, 7-11) et cet oracle du psalmographe7 : « Ouvre la bouche et je la remplirai » (Ps 81 (80), 11). C’est pourquoi je prie le lecteur, si quelqu’un cependant décidait de lire ces lignes, quoique j’eusse entrepris avec témérité de tisser ce récit, de ne pas y rechercher l’éloquence cicéronienne, ni la faconde des orateurs, ni les ornements des philosophes, ni les diverses assertions des stoïciens, mais la vérité et la simplicité de l’Église. En effet, l’aigle ne vole pas toujours les ailes déployées vers les cieux, mais il a coutume quelquefois de descendre sur terre les plumes relâchées et souvent, au milieu des repas royaux, mêmes des fruits très vils et des laitues champêtres sont jugés meilleurs. Notre seigneur sauveur Jésus-Christ doit être supplié pour qu’il daigne faire souffler la brise du Saint-Esprit, afin que, l’obscurité de mon cœur effacée, il ajuste mon langage pour que nous soyons capable de raconter les actes de la vénérable mère qui toujours a brûlé d’amour pour les monastères et les églises, et de les publier pour la postérité avec rigueur et concision. Que Celui qui a rendu disertes des paroles d’enfant concède à votre prière secourable ce que je demande. Fin du prologue. Ici commence la vie de la sainte abbesse Salaberge 1. Donc Salaberge, de naissance illustre, prit son départ dans les affaires humaines aux confins des Leuques et aux alentours de l’oppidum de Langres, dans l’Ornois8, qu’on appelle ainsi à cause de la rivière qui y coule. Combien donc, très illustre et très noble par ses origines, elle fut l’objet d’une très grande sollicitude de la part de ses parents dans son éducation ! En effet, en ce temps-là, le peuple des Bavarois qu’Orose, personnage très érudit et connaissant bien l’histoire,
6 Identification possible avec Omer, évêque de Thérouanne, dont la Vie est présentée et traduite ici-même ; M. Gaillard, « De l’Eigenkloster au monastère royal », op. cit. et C. Hummer, « Die Merovingische Herkunft », op. cit. 7 David, auteur supposé des Psaumes. 8 Il s’agit de l’Ornois meusan, non loin de Langres, mais dans le pays des Leuques (région de Toul).
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appelait de son nom d’autrefois Boias, installé à l’extrémité de la Germanie, était infecté par l’erreur bonosienne, que les défenseurs de la sainte Église considèrent comme une hérésie ; cette hérésie, prise dans les filets de l’antique et rusé Ennemi, considérait que notre seigneur Jésus était un homme exempt de la divinité de son père. Pour confondre cette doctrine néfaste et malsaine et l’extirper pour toujours, le vénérable abbé Eustaise, comme il est naturel à un homme stimulé par l’esprit divin, arriva de son monastère, sis dans le saltus de Vosge, que Colomban, homme à la réputation louable et resplendissant de sainteté, venant comme pèlerin depuis l’Irlande, avait construit en une œuvre zélée grâce à la munificence du roi Childebert. 2. Mais, puisque nous avons fait mention de ce si grand homme Colomban, il n’est pas nécessaire d’entrelacer ses actes à notre ouvrage, puisqu’ont été relatées avec habileté par le très éloquent Jonas quelles embûches il a supportées dans les tourbillons du siècle et pendant le règne du Thierry, semées par l’Ennemi néfaste à l’instigation de la reine Brunehaut. Comment par une témérité tyrannique, il fut expulsé de la communauté des frères et, entrant en Italie, avec la permission et de par l’autorité du roi des Lombards Agilulf, il construisit en un ouvrage admirable le monastère de Bobbio et y institua la règle des moines, ce même Jonas l’a relaté de sa plume dans le livre qu’il a publié sur sa vie et ses miracles. On conserve du même père Colomban des écrits sur la vigilance des pasteurs adressés au bienheureux et très éloquent Grégoire, pontife des Romains, qui en ce temps-là était tenu pour célèbre et était promis à la sainteté9, si bien même que, par la grâce du Saint-Esprit, les secrets du Ciel lui auraient été révélés. À la suite de l’apôtre Paul, cet homme rare et exceptionnel disserta aussi sur les neuf catégories d’anges, avec une remarquable fermeté ; l’Occident tout entier est éclairé jusqu’à nos jours par sa doctrine enseignant la beauté de la parole et les baumes de la pénitence. Et cet homme vénérable répondit au susdit père par de doux écrits10. 3. Mais revenons à notre propos. L’homme de Dieu Eustaise, arrivé chez ce peuple en traversant la Germanie, pour que la lumière du créateur, jamais posée sous le boisseau mais sur le candélabre (Lc 8, 16), soit dévoilée à tous et que le talent mis en terre ne soit pas perdu mais plutôt s’offre à tous avec un bénéfice double (Mt 25, 14), trancha par le glaive de la parole le doute extirpé de cet erreur répandue ; selon le chemin évangélique indiqué par notre seigneur Jésus-Christ, il enseigna que notre seigneur Jésus, de la même façon qu’il avait une égalité de divinité avec Dieu le père, avait reçu l’humanité du corps maternel et notre nature que lui-même avait créée, sans péché et aucune union n’en diminuant la divinité ; et, parce qu’il demeurera toujours aux côtés du Père, comme sa dignité n’aura diminué en rien, de ce fait le Christ doit être appelé vrai Dieu et vrai homme.
9 W. Gundlach (éd.), Columbae sive Columbani abbatis Luxoviensis et Bobbiensis epistolae, in MGH, Epistolae, III, Berlin, 1892, p. 154-160. 10 Allusion à une homélie de Grégoire : Homélies sur l’Évangile, II, Homélies XXI-XL, texte latin établi par R. Étaix, traduction par G. Blanc, notes par B. Judic, Paris, Cerf, 2008 (SC 522), no 34, p. 337.
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4. Et enfin, en revenant de chez les Bavarois, après un chemin très difficile en Germanie et en Belgique, il parvint chez un homme très illustre, opulent par sa puissance et ses richesses, brillant par sa réputation selon la dignité du siècle et adonné aux affaires auliques, nommé Gondoin, qui en ce temps-là demeurait dans un domaine nommé Meuse du nom du fleuve qui y coule11 ; surgissant de sa source dans le territoire lingon, après des détours nombreux et des passages enserrés de terre, recevant en partie en lui des flots du Rhin, ce fleuve très rapide se jette en abondance dans l’Océan Barbare. Donc Gondoin reçut l’homme vénérable comme un présent très gratifiant. Puis, comme il est de coutume dans les affaires humaines, au milieu de saines paroles d’exhortation propres à la conversation des pasteurs voulant réchauffer les âmes des fidèles, l’homme inspiré par Dieu commença à demander à cet homme issu d’une famille illustre de Francs s’il avait des enfants. Certes, à ce que je crois, l’homme de Dieu savait que cette descendance serait pressentie par Dieu ; ce que prouva la suite. Alors le zélé Gondoin, avec son épouse Saretrude, une femme noble d’aspect élégant, présenta pour recevoir la grâce de la bénédiction deux bons adolescents : l’aîné, Leuduin, était surnommé Bodo et le plus jeune, Fulculfus, qu’on appelait aussi Bodo. Puis, l’homme de Dieu demanda s’il restait un enfant encore ; ils lui avouèrent qu’ils avaient une sœur, plus avancée en âge, mais privée de la lumière depuis quelque temps. L’homme pénétré de Dieu leur dit : « Qu’elle vienne, je vous en prie, et qu’elle soit présentée à nos regards ». À ce que je crois, il sentait en effet en son âme que la santé lui serait apportée par le Seigneur. Donc, après avoir fait lui-même un jeûne d’exactement trois jours, l’homme de Dieu répandit de l’huile bénite sur les yeux de la jeune fille. Miracle ! Aussitôt, la jeune fille, grâce à l’aide du Christ, recouvra sa santé antérieure. Ce n’est pas à tort que Dieu tout-puissant se rend ainsi visiblement aux prières de ses serviteurs qui ont sacrifié leurs volontés à cause de lui. 5. Suivit ensuite un autre splendide miracle. Alors que cette même jeune fille souffrait déjà depuis quelque temps d’un flux de sang et qu’elle était de ce fait en proie à une très grave affection en son corps, cet homme remarquable, lorsqu’il l’apprit, sollicita l’aide divine habituelle par d’abondantes prières. Le Créateur éternel des choses entendit la prière de son fidèle serviteur, lui qui a l’habitude d’être présent pour ses saints qui obéissent pieusement à ses préceptes. Quoi de plus ? La jeune fille, la guérison reçue, fut rendue saine et sauve. 6. Entre temps elle était parvenue à l’âge adulte. Lorsque ses parents virent leur fille grandie et parée par ses mœurs – en effet elle était belle et charmante dans son apparence –, et comme souvent, une fois écartés les dangers encourus, l’esprit de beaucoup de gens s’attiédit, se préoccupant d’avoir des enfants pour leur succéder, ils la donnèrent contre son gré en mariage à un homme puissant par sa noblesse
11 Aujourd’hui, le village de Meuse appartient à la communauté de communes de Val-de-Meuse, dép. Haute-Marne, arr. Langres, cant. Boubonne-les-Bains.
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d’origine, nommé Richram ; mais celui-ci, après à peine deux mois de mariage, fut arraché par la mort aux affaires du siècle. 7. Sur ces entrefaites, Eustaise était reparti vers Luxeuil. Ensuite il parvint chez les Warasques qui habitaient une partie de la province des Séquanes et les rivages de part et d’autre du cours du Doubs ; ceux-ci dépérissaient, entachés par cette même erreur déjà ancienne de Bonosius et de Photin. L’homme de Dieu vint à eux et se servit du soc de l’Évangile et du cautère des écritures sacrées pour que la moisson du Seigneur, étouffée par l’ivraie, ne croisse pas en folle avoine et mauvaise herbe ; quoique non sans effort, il les rappela dans le giron de la sainte Église, et ils persévèrent jusqu’à aujourd’hui par la grâce de l’inspiration divine dans la même norme qu’ils ont reçue de lui. 8. Ainsi, après toutes ces épreuves, après d’immenses efforts, après les oura‐ gans des imprécations des hérétiques et les ruses du schismatique Agrestius (choses qui sont plus complètement contenues dans ses Gestes), en athlète valeureux grâce à ses éminents miracles, sa vie bienheureuse achevée, il migra vers le Seigneur ; après le décès du maître il avait pris soin du gouvernement des frères pendant près de trois lustres. En ce lieu, selon sa volonté, Walbert, de bienheureuse mémoire, fut préposé au gouvernement des frères ; c’était un homme à la réputation louable en tout et d’une éminente sainteté, très savant dans les disciplines ecclésiastiques, remarquable par sa bonté, sa piété et sa charité, rayonnant par son savoir. En son temps, à travers les provinces de la Gaule, les troupes de moines et les essaims de jeunes filles consacrées ont commencé à se multiplier, en suivant la seule règle des bienheureux pères Benoît et Colomban, non seulement dans les campagnes, les villages et les bourgs mais aussi dans les châteaux et même dans l’immensité du désert, alors qu’auparavant on pouvait à peine trouver quelques monastères en ces lieux12. 9. Mais revenons à notre histoire : la très sage Salaberge était déjà dans l’état de veuve depuis deux ans et, quoique vivant sous l’habit laïque, adonnée aux veilles, jeûnes et aumônes, autant que ses forces le lui permettaient, attentive et dévouée, elle rendait avec enthousiasme à Dieu ce qui lui appartient ; l’enseignement qu’elle avait reçu, comme une innocente créature, grâce au bienheureux Eustaise, elle l’examinait en son âme et le méditait souvent. Comme les choses allaient ainsi elle décida en son âme de trouver refuge au monastère de vierges saintes que le vénérable Romaric, venu du palais et converti magnifiquement grâce à la prédication et l’aide du bienheureux Eustaise, avait construit dans le saltus de Vosge, et elle aurait donné satisfaction à ses désirs, si son sexe n’avait été une gêne et si des obstacles royaux ne l’en avait empêchée. 10. En ce temps, Dagobert tenait le sceptre et le gouvernail du royaume des Francs ; c’était un homme à l’intelligence aiguë, célèbre par son règne et redoutable non seulement pour ses sujets qui lui étaient liés par des serments de fidélité mais aussi par sa réputation chez les étrangers et les populations voisines.
12 Cf. Jonas, Vie de saint Colomban, I, 5.
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Le susdit Gondoin, craignant d’encourir la colère et la fureur du roi à cause de sa fille, crut prudent de l’éloigner de la voie sur laquelle elle avait décidé d’elle-même de s’engager. Déjà, en effet, son projet était parvenu aux oreilles du roi. Un homme puissant, agréable au roi par ses conseils, célèbre par sa réputation parmi les siens, nommé Blandin et qui avait reçu le surnom de Baso, demeurait en ce temps au palais du susdit prince. Comme on peut s’y attendre de la part d’un homme lui-même issu d’une remarquable famille de Sicambres, il s’associa en mariage la susdite Salaberge, contre le gré de celle-ci qui avait déjà fait le vœu, quoique malgré ses parents, de se soumettre aux commandements divins, mais sur l’ordre du roi et dans le but de donner naissance à des enfants. 11. Une fois qu’elle fut unie à cet homme, quoique dans les liens du mariage, ils s’adonnaient cependant l’un et l’autre aux œuvres chrétiennes et se mainte‐ naient avec une grande dévotion dans la pureté du baptême. Ils pratiquaient en effet l’hospitalité et les aumônes et, au plus près du précepte de saint Paul, prédicateur remarquable (cf. Ga 6, 10), ils obéissaient avec une très grande vénération aux ministres de la foi et aux pèlerins ainsi qu’aux serviteurs du Christ, en ayant en mémoire ce précepte du Sauveur : « Ce que vous ferez envers le plus petit des miens, vous le ferez envers moi » (Mt 25, 40) et celui du bienheureux apôtre Pierre : « Pratiquez l’hospitalité les uns envers les autres, sans murmurer » (cf. 1 P 4, 9). Mais, alors qu’avec la faveur de Dieu ils accomplissaient ces bonnes œuvres et dirigeaient chrétiennement leur vie, ils ne pouvaient avoir d’enfants ; aussi cette femme chrétienne, inquiète d’être totalement privée de ses privilèges, fit sienne la foi des femmes Anne et Élisabeth, qui passant la nuit en veilles et prières dans le temple du Seigneur, méritèrent de procréer des saints après une longue période de stérilité : elle se rendit à la basilique du bienheureux évêque Remi qui illumine la ville de Reims et la région de Champagne de ses vertus sacrées et de ses miracles et là, passant la nuit en veilles et prières, fit le vœu de consacrer au Seigneur la progéniture que la Divinité lui accorderait. Revenue aussitôt chez elle, ce qu’elle avait demandé avec foi et inquiétude au Seigneur lui étant accordé, elle conçut une fille qu’à sa naissance elle appela Saretrude, du nom de son aïeule. De nouveau elle eut une fille qu’elle nomma Ébane. Ensuite lui naquit une troisième fille, qu’elle appela Anstrude lors de sa régénération par la grâce du baptême ; c’est elle qui, plus tard, lui succéda dans le soin et le gouvernement des sœurs avec l’assentiment de toute la communauté et qui jusqu’à présent la dirige sous les auspices du Christ, par privilège divin. Elle eut un quatrième enfant, nommé Eustaise lors de sa consécration baptismale par les prêtres, et qui mourut encore enfant. Le cinquième fut un enfant de bon naturel, nommé Baudoin, qu’elle consacra comme les premiers au Dieu tout-puissant. En somme, la servante de Dieu agit ainsi et s’engagea de toutes ses forces pour faire de toute sa maison, et pas seulement pour elle, mais aussi pour son époux et ses enfants, une église du Christ. 12. La réputation de noble sainteté du bienheureux Walbert, dont nous avons parlé ci-dessus, s’était répandue dans presque toutes les contrées des Francs, car le zèle de sa prédication au nom du seigneur Christ, sans qui rien de bon ne
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peut être réalisé, l’enflammait intensément, lui qui était agréable à tous ceux qui servaient Dieu, de sorte que des monastères d’hommes et de vierges du Christ étaient fondés de toutes parts selon sa règle. La bienheureuse Salaberge, qui voyait le serviteur et célèbre soldat du Christ briller par son exemple et rayonner par ses vertus célestes et les brebis du Christ ainsi arrachées aux mâchoires des loups rassemblées en ces lieux, le faisait venir souvent dans sa propre demeure pour obtenir la grâce de sa bénédiction, le recevait avec joie comme un présent de Dieu et désirait voir s’élever de ses lèvres suaves des paroles salutaires et utiles au remède des âmes. Son âme s’enflammait instantanément du désir de mériter d’atteindre le sommet des vertus et le faîte de la sainteté, en méprisant les parures ainsi que les pompes du siècle et du monde. De ce sommet, le Seigneur et sauveur parle ainsi dans l’Évangile, en disant : « Celui qui abandonnera son père ou sa mère ou sa maison ou ses champs à cause de mon nom, recevra le centuple et possédera la vie éternelle » (Mt 19, 29) et cela : « Je suis venu jeter le feu sur la terre et qu’ai-je à désirer si ce n’est qu’il brûle ? » (Lc 12, 49). Que dire de plus ? Par la grâce de Dieu, mettant tout son espoir, après Dieu, en ce saint homme, une fois son mari converti et leurs enfants consacrés à Dieu, elle reçut l’habit religieux et, sur le conseil du bienheureux Walbert, avec l’accord de son époux, elle commença à construire dans les faubourgs de la ville de Langres un monastère de jeunes filles qu’elle dota généreusement de ses propres revenus issus de la succession de son père, faisant ainsi du Christ son héritier ; pour ce faire, le vénérable Walbert offrit son aide et envoya des artisans et des hommes zélés. Cet endroit touchait aux frontières de l’Austrasie et était cependant en Bourgogne, distant d’un peu moins de quarante milles du monastère de Luxeuil ; là, ayant rassemblé cent jeunes filles ou plus, prises tant parmi les enfants nobles que parmi ses propres servantes, elle se voua au seigneur Christ. 13. Mais alors que la plus grande partie du monastère était construite, la servante de Dieu, dotée de prescience car emplie de l’esprit de Dieu, commença à se rendre compte en son âme du fait qu’en ce lieu un monastère de jeunes filles n’était pas sûr et n’avait rien pour assurer sa stabilité et sa défense. En effet, bien qu’il fût éloigné des Barbares, les frontières des royaumes qui s’enchevêtraient çà et là de part et d’autre constituaient un danger pour l’avenir ; danger que nous, nous avons perçu ensuite : alors que la guerre civile opposait les rois des Francs Théodebert et Dagobert autour de ces frontières, le voisinage fut dépeuplé, les champs, les villages, les temples et même, ce qui est plus grave, les corps des saints furent brûlés. Ce qui montre clairement qu’elle était imprégnée de l’esprit divin, puisqu’elle avait anticipé le danger. 14. Donc, ayant pris conseil du susdit abbé Walbert, qui était réputé pour sa sage énergie et son bon conseil en de telles affaires et qu’elle eut plus tard comme compagnon de route et associé dans son œuvre, elle choisit de suivre sous la conduite du Christ le chemin du très saint patriarche Abraham, qui, venant de Mésopotamie, fut colon de la terre des Philistins de Syrie, et la reçut, conformé‐ ment à la promesse divine, pour sa descendance. En l’imitant, la servante de Dieu abandonna le sol de sa patrie et les demeures paternelles, préférant être pauvre
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avec le Christ plutôt que de posséder les avantages de la richesse et supporter de grands dangers et de courir ainsi tant de risques ; pourvue de ce qui était nécessaire à la vie, elle se rendit en la ville de Laon, en grand apparat et avec toutes les âmes que Dieu lui avait confiées. Cette ville, bien qu’elle puisse être assiégée par des ennemis, disposait cependant d’une solide défense de par la nature du lieu et sa situation au sommet d’un mont, de telle sorte qu’elle ne risquait pas d’être prise par les Barbares. En effet, aux temps anciens, les Vandales, les Alains, les Huns et autres nations de Germanie et de Scythie l’avaient assiégée en vain : par aucune arme de jet, projectile de machines ou javelot, ni par les coups des béliers, ils ne purent la gagner et, déçus dans leurs vains efforts, ils se retirèrent, épuisés. En effet, à l’exception d’une enceinte de murs qui s’étendait à l’extérieur dans le prolongement de la colline, à l’intérieur ce même mur était doublé de terre, ce qui fait qu’aucune machine de guerre ne pouvait inquiéter cette forteresse. Et de l’autre côté l’entouraient des rocs naturels ; la ville, en dessous, était pourvue de puits, et au sortir même des portes coulaient des sources pérennes qui donnaient à boire aux hommes, aux troupeaux et aux bêtes de somme. Donc, lorsque la vénérable femme et ses saintes disciples approchèrent de la ville pour l’illuminer à l’instar d’un rayon de soleil, l’évêque de cette ville, Attilo, vint à leur rencontre avec bienveillance, comme si cette foule angélique était un présent divin, et, accueillant avec joie les saintes servantes du Christ, avec la psalmodie du chœur, il les conduisit dans la ville au milieu des psaumes, des hymnes et des louanges. 15. Mais je ne peux taire le miracle magnifique qui s’est passé cette nuit-là dans cette même ville. L’évêque ordonna à ses serviteurs et à ses familiers, auxquels il avait confié la préparation du repas qui serait offert le lendemain à la famille du Christ, de se présenter à lui. Les serviteurs étonnés, entrés rapidement de nuit par la porte de de la place-forte, virent sur leur chemin diverses sortes de bêtes sauvages et d’animaux. En effet, ils virent, l’un un bœuf, l’autre un cerf, l’un un ours, l’autre un cochon, quelques-uns des loups, plusieurs au moins des renards, un autre encore un âne lascif et un lion farouche prenant la fuite ensemble hors de la cité, ainsi que d’autres bêtes monstrueuses qu’il serait long de décrire dans cet ouvrage sans lasser le lecteur. Tous les serviteurs frappés de terreur s’étonnèrent, du fait qu’auparavant jamais de telles bêtes n’étaient apparues en ce lieu. Que comprendre d’autre évidemment, si ce n’est que l’antique Ennemi, ne supportant la sainteté et la puissance des servantes de Dieu, avait décidé de fuir avec ses suppôts ? Ce n’est pas injustement qu’il se transforme en figures monstrueuses d’animaux et de bêtes sauvages et prend divers aspects, lui qui, créé comme un ange bon par le bon Créateur, avait ensuite, gonflé par l’orgueil, déclaré naguère en son cœur : « Je m’élèverai au-dessus des astres du ciel, j’établirai mon trône à l’aquilon et je serai semblable au Très Haut » (Is 14, 13-14) ; désormais chassé de la clarté suprême et du paradis des délices, avec ses complices en forme de vers et de souris, ou de quelqu’autre aspect difforme, il accomplit le mystère de l’iniquité (cf. Th 2, 7). 16. De fait, en des temps anciens – ce dont beaucoup se souviennent encore, eux qui sont connus pour être les témoins survivants du forfait que, dans cette
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même ville, à ce qu’on croit, la malédiction et la fourberie de l’antique serpent commettait avec cruauté – il s’était joué des simples rustres et des hommes obtus avec malice, celui sur qui on a écrit : « Elles sont des milliers ses façons de nuire » (Vie de saint Martin, 22, 1). En effet, sous l’apparence d’un baptême d’idolâtrie, il se les était appropriés. Alors, en ce temps, ils invoquaient une idole, comme par jeu : tandis que, au beau milieu d’eux le diable se déchaînait, des homicides étaient souvent perpétrés. Ce démon pernicieux avait obtenu avec ses artifices pleins de ruse que si, en cet endroit, un homme avait blessé le proche d’un autre de quelque manière, il était considéré par les parents et les proches de la victime comme innocent de l’effusion de sang, de telle sorte que, pour longtemps, cette coutume néfaste avait accru l’emprise du mal et que l’inique ravisseur avait fait sienne la malheureuse ville prise dans ses filets. Mais Dieu tout puissant, qui a pitié de toutes choses, « qui veut que tous les hommes fassent leur salut et viennent à connaître la vérité » (1 Tm 2, 4), considérant avec clémence sa propre création, extirpa bientôt de cette cité ce sacrilège et ce crime néfaste. 17. Mais il est temps de revenir à notre propos. Ayant étudié la configuration des lieux et se rendant compte que cet endroit était approprié et particulièrement accueillant sans être à l’écart de la forteresse, elles commencèrent à jeter les fondations des églises et des demeures ; quand ce fut heureusement fait, ces les descendantes de nobles commencèrent à accourir pour chanter les louanges et assurer le service du Dieu tout-puissant notre seigneur Jésus-Christ. En effet quel homme puissant ou quelle noble femme vivant en ce lieu n’aurait pas pris en affection la bienheureuse Salaberge ? Elle était toujours joyeuse et sereine de visage, remarquable par sa charité et son humilité, prompte à donner l’aumône et profondément vouée au culte divin. Que dire de plus ? En peu de temps furent regroupées en ce lieu et réunies dans le monastère près de trois cents servantes du Christ ; les ayant disposées en turmes, elle institua une norme analogue à celle des moines d’Agaune et d’Habend13 : elle ordonna que le chant des psaumes retentisse nuit et jour pour le Dieu tout-puissant et, que, selon la parole célèbre de Paul (cf. Th 5, 17), on prie sans interruption. Et cette coutume est encore respectée de nos jours, sous les auspices du Christ, dans ce monastère. De fait, un amour véritable les enflammait du même désir de chanter.
13 La pratique de la louange perpétuelle (laus perennis) est appliquée à Saint-Maurice d’Agaune (auj. Suisse, Valais) au plus tard au début du vie siècle (attestée par le sermon prononcé par l’évêque de Vienne, Avit, en 515) et au monastère fondé par Romaric sur le mont Habend (auj. Le Saint-Mont, com. Saint-Amé, cant. Remiremont, dép. Vosges) vers 620 (attestée par la Vie de saint Amé écrite à la fin du viie siècle) ; elle implique la division de la communauté en sept groupes (turmae) de douze personnes qui se relaient nuit et jour pour prier. Voir M. Gaillard et A.-M. Helvétius, « Production de textes et réforme d’un monastère double : l’exemple de Remiremont, du viie au ixe siècle) », in J. F. Hamburger, C. Jägi, S. Marti et H Röckelein (éd.), Frauen – Kloster – Kunst. Neue Forschungen zur Kulturgeschichte des Mittelalters, Brepols, Turnhout, 2007, p. 383-393.
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18. Avide de les rassembler pour le service du Christ, elle réunit de nom‐ breuses femmes de la noblesse, comme nous l’avons dit plus haut. En effet, parmi les autres femmes de la noblesse sicambre, Odile, qui brillait par sa noblesse et par une nature pleine de bonté, avait reçu autrefois en personne du vénérable Walbert l’antidote insigne et salutaire de la foi chrétienne : sur son conseil, elle et son légitime époux, le vir illuster Bodon, que nous avons appelé plus haut Leuduin et qui, alors actif dans le monde, était puissant et rayonnant en vertu de son rang dans le siècle, abandonnèrent les ornements du monde et se tournèrent vers le Seigneur ; après avoir donné leurs biens aux monastères, prenant le même chemin que la bienheureuse Salaberge, ils arrivèrent à Laon. Bodon, après avoir fait couper sa chevelure, remplit l’office de moine – autant qu’il put ; peu de temps après, il reçut l’épiscopat de Toul et encore peu de temps après il paya sa dette à la nature. Quant à la vénérable Odile, ayant reçu le signe du Christ, elle s’unit au chœur des vierges saintes, mena une vie sainte sous la règle de l’obéissance et rendit son âme à Celui à qui toutes choses sont dues. Fin de la vie. Ici commence le récit de la mort de l’abbesse Salaberge. 19. Donc, comme la bienheureuse Salaberge, avancée en sainteté et d’aspect agréable14, menait pieusement sa vie avec ses sœurs, une jeune religieuse du monastère, saisie par une maladie provoquant des crises de démence, alors qu’elle avait commencé à chanter l’office dans l’église, s’écroula devant toutes, l’esprit déchaîné ; aussitôt la bienheureuse et vénérable mère la prit auprès d’elle avec affection et, priant le Seigneur avec insistance, avec l’aide de la grâce divine, la purgea de cette peste et lui ordonna de retourner librement, guérie, au service du Christ. 20. Très nombreux et vraiment très célèbres sont les actes qui, à la louange et à la mémoire de la vénérable mère, sont transcrits par ma plume et qui se trouvent plus loin à leur place. Une fois, alors qu’on attendait la venue du bienheureux Walbert et que le vin manquait, elle ordonna de confectionner un brouet de froment ou d’orge qu’on appelle cervoise et qui est élaboré selon une technique humaine qu’utilisent de nombreuses nations d’Occident ; elle ordonna qu’on la mette dans ce récipient qu’on appelle vulgairement un tonneau ; comme on lui rapporta que ce récipient n’était pas rempli par ce breuvage, la servante de Dieu à laquelle, en cette année, pour cause d’obéissance et selon la règle, revenait la garde et la gestion du cellier pour les sœurs, se rendit avec une très grande humilité auprès de la vénérable mère et lui dit : « Mère, dit-elle, que devons-nous faire, puisque le tonneau n’est pas plein de boisson et que l’air y bouillonne ? Si le
14 Nous ne reprenons pas ici l’incise ut de beato narratur Hilario (comme on le raconte à propos du bienheureux Hilaire) qui ne figure pas dans tous les manuscrits ; B. Krusch le rapporte à la vie d’Hilaire d’Arles (BHL 3882) où, au chapitre 9 (AA SS Maii, II, col. 28), il est écrit : Eminentissimam sacerdotii dignitatem et novum privilegium sanctitatis angelico præferens vultu, agnoscitur et agnoscit. La correspondance, portant sur deux mots (vultus et sanctitas) et sans rapport avec le sens du texte, nous a paru bien fragile.
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saint abbé enchaîne les retards pour venir, je crains que cette boisson ne prenne l’amertume du vinaigre ». Mais elle lui dit : « Va et verse ce qui reste de cette boisson ». Et celle-ci, accomplissant rapidement et sans hésitation ce que lui avait ordonné la sainte mère, trouva rempli le tonneau qu’elle avait laissé auparavant à moitié vide ; ainsi fut fait grâce à la miséricorde du Dieu tout-puissant, pour que, en même temps que la confiance dans la mère était confortée, la vigueur de l’obéissance fut renforcée dans sa disciple ; la puissance divine se déploya aussitôt : la boisson qui était en petite quantité fut augmentée. De retour, la servante de Dieu fit part du miracle à la sainte mère avec joie et humilité. Celle-ci rendit grâce au seigneur Jésus-Christ, éminent créateur des choses, qui a coutume d’être aussitôt présent pour ceux qui le servent dans la vérité15. 21. Il se produisit ensuite un autre miracle. Une sœur, pour laver des vêtements sales, comme il est de coutume, se rendit dans la pièce habituelle pour ce faire, ayant pris le récipient nécessaire et portant en même temps un petit peu de bois. Mais, comme la chaîne à laquelle était suspendu le récipient, mince et très courte, n’atteignait pas le feu, la servante de Dieu, s’étant efforcée de trouver une autre chaîne, l’attacha à la place de celle-ci ; et voici qu’une autre compagne, arrivant avec un autre récipient de métal, voulait faire le même travail, et dit en suppliant sa compagne : « Prête-moi une chaîne, ma sœur, et à deux nous travaillerons plus vite ». L’autre dit : « Par amour, je te la prêterai volontiers, mais va, toi, chercher autant de bois que tu pourras puisque les récipients sont suspendus en hauteur ». Mais celle-ci ne put absolument pas trouver ce qu’elle cherchait. Alors les deux servantes du Christ commencèrent à être inquiètes ; elles ne savaient que faire. Et voici que, subitement, avec fracas, la buanderie fut la proie du feu et sur le point de tomber en s’effondrant. Aussitôt les servantes du Christ et toutes les sœurs accoururent pour voir d’où venaient ce crépitement et ce bruit. Mais, voyant le miracle qui se produisit, elles furent stupéfaites. Alors la vénérable mère ordonna que l’homme de Dieu, Italus, prêtre et prévôt du monastère, vienne pour voir cette sorte de miracle. Lorsque l’homme de Dieu arriva, voyant l’édifice en butte aux crépitements et non détruit, mais restant intact, il rendit grâce en abondance au Dieu tout-puissant, tout en considérant le mérite de la mère qui avait des disciples si impliquées et si pieuses que même les éléments obéissaient à leur amour fervent. 22. Salaberge, un jour qu’elle se promenait, en été, en dehors des murs de la ville mais à l’intérieur de la clôture, vit le moine Landefridus, son jardinier, cher‐ chant je ne sais quelle sorte de légume dans le jardin et arrachant les mauvaises herbes. En chuchotant, d’une voix qu’aucune des sœurs ne pouvait entendre, elle lui dit : « Frère Landefridus, apporte-nous, demanda-t-elle, quelques laitues ». Ces paroles, elle les mima davantage qu’elle ne les prononça. Ce frère, qui est encore de ce monde, avait l’habitude de le raconter, ô merveilleux récit ! La voix, 15 Ce miracle récompensant l’obéissance d’une religieuse n’est pas sans rappeler les nombreux miracles d’obéissance qu’on trouve dans la Vie de Colomban, en particulier le miracle de multiplication de la bière qui donne l’occasion à Jonas de louer l’obéissance du disciple (I, 16).
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qui avait été émise d’un petit souffle et entendue de personne d’autre, parvint aux oreilles du frère presque comme si elle avait été prononcée en sa présence. Entre eux, il y avait une distance de presque quatre stades16 ou davantage. 23. Il se produisit aussi une autre sorte de miracle. Un jour, alors que Salaberge accomplissait sa semaine à la cuisine au service des sœurs, comme c’était la coutume, et que les petits poissons et autres aliments aptes à la consommation monastique n’étaient pas en suffisance, l’archidiacre Basin se reposait dans sa maison en ville ; et voici qu’une voix résonna à ses oreilles, disant : « Sais-tu que l’abbesse exerce la tâche de la cuisine pour les sœurs ? Il faut que tu ailles la voir au plus vite ». Mais lui, réticent, négligea cela avec une grande insouciance. Et comme il avait été rappelé à l’ordre jusqu’à trois fois, il fut menacé de recevoir des coups. Que pouvait-il faire ? Pour apporter à une telle mère un petit présent, il n’avait rien de convenable. Enfin sorti de sa maison, à l’extérieur de la porte devant son seuil, il trouva un homme portant un poisson d’une taille étonnante ; pensant que c’était la volonté divine qui le lui apportait, il en paya juste le prix, et porta le poisson à la bienheureuse mère ; apportant ce plat de poisson aux sœurs, elle les rassasia toutes. Que l’on ne croie pas que cela soit de son fait : cela a été prévu par la volonté divine pour qu’elle puisse venir à bout de ce repas. 24. Il ne faut pas taire que celle que Dieu tout-puissant avait choisie avec tant d’amour en cette vie, il l’avait rendue pure comme l’or. En effet, une fois, prise de fièvres, elle avait été atteinte par une si grave maladie qu’elle avait perdu la faculté de parler ! Mais, comme elle se portait mieux grâce au Christ, sollicitée et même interrogée par les sœurs sur ce qu’avait été le remède, elle leur répondit d’une âme fervente : « Ô très douces sœurs, pourquoi voulez-vous chercher la cause des choses ? J’ai été oppressée par des esprits très cruels et horribles ; quand cependant je m’étais sentie mieux, derrière moi tournoyaient deux ailes dont la vision était plus belle que l’or pur ; et leur extrémité semblait plus effilée qu’un glaive à double tranchant. Lorsque je fus entourée par elles, les esprits terrifiants s’enfuirent ». Que peut-on comprendre d’autre de cela, si ce n’est que le Dieu tout-puissant avait purifié sa créature dans la vie présente et, l’ayant fortifiée par son heureuse protection, l’avait agrégée aux saints ? En effet dans les saintes écritures, les ailes représentent les puissances célestes. Convalescente en son corps, mais encore plus robuste en son âme, elle vécut encore un an et presque neuf mois, exempte de toute tentation. 25. En effet, comment relater avec de dignes louanges son intelligence de la sainteté et de la sagesse ? Sa charité et son humilité l’emportaient sur celles de toutes les sœurs qui lui étaient soumises grâce à sa merveilleuse douceur et à sa bonté. Elle avait en effet un visage serein et une belle apparence, une conversation pleine d’entrain ; elle était modérée dans ses paroles, prudente dans ses conseils, avisée dans le gouvernement du monastère, d’un esprit pénétrant, adonnée à l’amour de l’aumône, non avare d’hospitalité, discrète dans l’observance régulière.
16 Environ 740 m.
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Elle imitait ainsi la vie des sainte femmes Mélanie et Paule, dont, à propos de Mélanie, saint Jérôme dit qu’elle était la plus noble des Romaines et que cette fille du consul Marcellin vogua vers Jérusalem, où elle se montra si exceptionnelle par son humilité et sa charité qu’elle reçut le nom de Thècle. Quant à Paule, ayant abandonné son patrimoine en ville, d’origine grecque, choisissant la campagne de Bethléem, y menant une vie d’une grande bonté et humilité, elle fondit son âme sainte dans le Seigneur. Et, pour rapporter des faits encore plus anciens, la bienheureuse Salaberge imita l’Auguste Hélène, mère de l’Auguste Constantin qui, comme le raconte l’Histoire Ecclésiastique17, se mettait quotidiennement au service de Dieu par la mortification de ses membres de chair et le mépris de la pompe du monde. Toutes les corvées pour le service du monastère et tous les nettoyages, elle se les attribuait18. Et la cuisine et autres nécessités qui ont coutume de faire partie des tâches monastiques, elle les accomplissait à son tour comme tâches hebdomadaires. 26. Mais comme grâce à cela et à d’autres bienfaits similaires, elle rayonnait sous la conduite du Christ, un jour elle vit, dans une maison qu’elle avait l’habitude de fréquenter, descendre d’un astre d’une clarté et d’une splendeur merveilleuses un tabernacle dont la taille était difficile à considérer de bas en haut ; y resplendissait un oiseau d’une blancheur splendide ; l’ayant saisie et mise en extase, il la transporta de l’autre côté d’un fleuve immense et la fit entrer dans une prairie très agréable où se répandaient les généreux effluves de diverses fleurs ; au milieu des lys éblouissants et des roses rougeoyantes, elle vit d’immenses troupes d’enfants des deux sexes, aux robes blanches et aux têtes auréolées, faisant ovation, au milieu desquels le petit Magobertus s’avançait. L’ayant vue, il lui dit : « Me reconnais-tu, mère ? ». Elle répondit : « Je ne sais pas ». L’enfant répondit : « Je suis Magobertus, le fils d’Amiliana, que tu as laissé partir avant toi, et maintenant, comme tu vois, je suis dans cette lumière ». Peu après elle vit le bienheureux et vénérable évêque Ansericus venir à sa rencontre. Il lui dit : « Me reconnais-tu ? » Et elle de répondre qu’elle l’ignore. « Je suis, dit-il, Ansericus, évêque de Soissons, que tu as vu et appelé très souvent dans ta maison. Viens et je te montrerai les portes du paradis ». Et il lui montra la cité du Dieu Très-haut et les douze sièges des apôtres rutilant d’or et de gemmes. Et il lui dit : « Voici le lieu qui est préparé pour toi. Mais, puisque les yeux de la bienheureuse Marie sont comme des pierres précieuses et qu’elle ne peut résister aux prières des sœurs, puisque tu leur es encore nécessaire, elle a prié son fils pour que tu reviennes là-bas très vite depuis les cieux, une fois que les récompenses que tu posséderas
17 Rufin d’Aquilée, Historia ecclesiastica (I, 8) : Virgines quas ibi reperit Deo sacratas, invitasse ad prandium, et tanta eas devotione curasse dicitur, ut indignum crederet, si famulorum uterentur officiis, sed ipsa manibus suis, famulae habitu succincta, cibum apponeret, poculum porrigeret, aquam manibus infunderet, et regina orbis ac mater imperii, famularum Christi se famulam deputaret. 18 On trouve des pratiques d’humilité semblables dans la Vie de Bathilde (c. 11, voir infra) ; les deux auteurs semblent s’inspirer de la Vita Radegundis écrite par Venance Fortunat vers 600 (c. 23, éd. B. Krusch, in MGH, Auctores Antiquissimi, IV-2, Berlin, 1885, p. 44).
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t’auront été attribuées par le Seigneur ». Sur ce, l’oiseau, la prenant à nouveau dans son bec, son souffle repris, la ramena des cieux. 27. Une nuit, alors qu’elle se reposait, un ange du Seigneur lui apparut trois fois sous l’apparence du bienheureux Walbert ; il emporta avec lui sa ceinture qu’il avait ôtée de ses reins. Par la suite, cette ceinture ne réapparut pas, ce qui signifiait, à ce que je crois, que son honneur serait transmis à celles qui lui succéderaient. Lui, à ce qu’elle avait coutume de raconter, rayonnait d’une blancheur éclatante et, avec son admirable voix, s’adressa à elle : « Ô très douce fille, prépare-toi à attendre ton départ pour recevoir ta récompense, puisque moi je désire moi aussi recevoir cette récompense du fait de ta victoire, et que ton rappel [à Dieu] surviendra dans cent jours, de sorte que tu engranges le fruit de ton labeur que tu as recherché au prix de grands efforts, avec une moisson multipliée dans le grenier de ton Seigneur ». Entendant cela, après avoir fait venir une des sœurs qui lui était très proche, elle lui dévoila le sens du songe et sa teneur et la dissuada de le faire connaître aux autres. L’ange du Seigneur lui ordonna de réciter le psautier tout entier chaque jour et chaque nuit de cette centaine. À partir de ce jour elle offrit au Seigneur des veilles, des jeûnes, des psaumes et des prières, davantage qu’à l’accoutumée, d’autant plus forte en sa promesse que plus allègre dans son service. 28. Le jour vingtième jour avant son rappel [à Dieu], prise d’une douleur aux pieds, elle se mit au lit, ainsi qu’il est dit au sujet de l’homme parfait : « L’amandier est en fleur, la sauterelle est repue, le caprier donne son fruit tandis que l’homme s’en va vers sa maison d’éternité » (Si 12, 5). Enfin, une fois l’office terminé, ayant convoqué les troupes des sœurs, elle s’adressa à elles ainsi : Demeurez au service du Dieu tout-puissant, ô servantes du Christ, puisque, selon la parole divine, ce n’est pas celui qui aura commencé « mais celui qui aura persévéré jusqu’à la fin, qui sera sauvé » (Mt 24, 13 ; Vita Radegundis, II, 21). 29. Entre temps, puisqu’il est de coutume dans les affaires de fortune que la discorde s’installe entre les proches, son frère Bodon19 avait gardé, par une usurpation illicite, des domaines qu’il lui avait donnés par une série de chartes. Mais, comme à ce sujet elle se faisait du souci et priait le Seigneur, ayant appris la maladie de sa sœur, il se hâta de venir à elle et aussitôt, grâce à Dieu, l’un et l’autre corroborèrent de leur sanction les chartes dorénavant confirmées. Mais, comme elle avait compris qu’elle allait quitter son corps, disant adieu aux sœurs, elle fit venir le prêtre Italus pour que, comme de coutume, il célèbre l’office des funérailles. Et celle-ci, qui le réclamait, rendit son âme sainte, fut accueillie dans l’assemblée des saints et reçut en partage la gloire éternelle, comme l’en avait assuré Celui qui est honneur, gloire et puissance pour les siècles des siècles. Amen. 30. La servante du Christ mourut le 10 des calendes d’octobre20, le jour où l’on célèbre à Agaune la passion de Maurice, chef des Thébains. Ses restes furent 19 Plutôt que de Bodon-Leudin, devenu moine puis évêque de Toul, dont il est question au c. 18, il doit s’agir de l’autre frère de Salaberge, surnommé aussi Bodon, Foculfus (voir c. 4). 20 22 septembre.
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ensevelis au lieu où, près de son tombeau, se sont manifestés après sa mort de resplendissants miracles. Ici finit le récit de la mort de la sainte abbesse Salaberge.
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Vie de saint Wilfrid, évêque d’York*
Wilfrid, né vers 634 et mort en 710 (ou 709), fut l’un des ecclésiastiques les plus importants de l’Angleterre du viie siècle1. Originaire de Northumbrie, il fut évêque d’York de 664 à 678 et de 687 à 691, puis évêque d’Hexham de 705 jusqu’à sa mort. Son influence ne se limita pas à l’Angleterre septentrionale. Il joua également un rôle important en Angleterre méridionale comme évêque de Selsey dans le Sussex de 685 à 687 et de Lichfield en Mercie de 691 à 702, mais aussi en Gaule où il entretenait des liens avec le clergé ainsi qu’avec la famille royale franque, et surtout à Rome, où il se rendit trois fois et dont il développa fortement les liens avec les îles Britanniques. Figure paradoxale, il fut souvent contesté : les rois de Northumbrie, Ecgfrith (670-685) et Aldfrith (685-704), de même que les archevêques de Canterbury, Théodore de Tarse (668-690) et Berhtwald (693-731) le déposèrent de ses fonctions épiscopales, jugeant que sa politique ecclésiastique était trop tournée vers Rome. Le plus ancien récit hagiographique consacré à saint Wilfrid est composé d’un prologue et de soixante-huit chapitres. Il a été rédigé peu de temps après sa mort, dans les années 712-713 pour la première version, par un certain Étienne, prêtre du monastère de Ripon dont Wilfrid avait longtemps été l’abbé. Cette Vie, sans doute retravaillée par son auteur jusque dans les années 730 (ce qui expliquerait quelques incohérences, notamment au sujet de l’héritage de Wilfrid), ne nous est parvenue que dans deux manuscrits de la fin du xie ou du début du xiie siècle : Londres, British Library, ms. Cotton Vespasian D. VI, fol. 78-125 (il y manque les c. 16-17 ainsi que la première partie du c. 18) et Salisbury Cathedral Library, ms. 223 (anciennement Oxford, Bodleian Library, ms. Fell 3), fol. 34a-56b. En tant qu’œuvre hagiographique, la Vita sancti Wilfrithi obéit aux règles du genre, comme la présence de miracles, d’une importante typologie scripturaire, ou encore de scènes de combats contre les païens et d’évangélisation, sans oublier les éléments surnaturels comme les apparitions ou les visites angéliques. Wilfrid y apparaît tour à tour sous les traits d’un évangélisateur, d’un prophète, voire même
* Ce dossier est issu du mémoire de master 2 de M.-L. Belliart, L’Église d’Angleterre à travers la Vie de saint Wilfrid (Vita sancti Wilfrithi), sous la direction de C. Mériaux, Université de Lille, 2018. 1 Un état des connaissances à jour sur Wilfrid se lit dans N. J. Higham (éd.), Wilfrid. Abbot, Bi‐ shop, Saint, Donington, Shaun Tyas, 2013 ; pour un premier apercu, voir toujours A. Thacker, « Wilfrid », in M. Lapidge, J. Blair, S. Keynes et D. Scragg (éd.), The Blackwell Encyclopedia of Anglo-Saxon England, Oxford, Blackwell, 1999, p. 474-476.
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d’un patriarche et d’un saint combattant. Étienne a souvent recours aux citations bibliques : les protagonistes sont très fréquemment comparés aux personnages des deux Testaments. Parmi les Écritures, les livres les plus souvent cités sont les Psaumes et l’Évangile de Matthieu, suivis par les Épîtres de Paul ; il est également fait de nombreuses références, entre autres, au premier livre de Samuel. Wilfrid est mis en parallèle avec un bon nombre de figures bibliques, parmi lesquelles Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, David, le prophète Élie, saint Pierre, saint Jean Baptiste, saint Jean l’Évangéliste, voire le Christ lui-même. Ses opposants sont comparés tantôt à Hérode (c. 25 et 36), tantôt à Balaam (c. 13 et 24), tantôt à Jézabel dans le cas des reines impies (c. 6 et 24). Étienne de Ripon relate plusieurs miracles ayant eu lieu aussi bien du vivant du saint qu’après sa mort : parmi ces miracles, fait assez rare, l’un concerne la résurrection d’un enfant mort (c. 18), et un autre, au c. 23, fait également référence à une résurrection mais présente une certaine ambiguïté quant à l’état de son bénéficiaire avant le miracle. Les autres miracles sont le plus souvent des miracles de guérison (c. 37, 39, 66). La lumière et le feu jouent un rôle important : ainsi au premier chapitre, la maison dans laquelle naît Wilfrid semble brûler, et l’on voit une flamme s’élever jusqu’au ciel pour témoigner de la sainteté du nouveau-né ; au c. 67, lorsque des brigands incendient le monastère d’Oundle, certains endroits liés à Wilfrid sont épargnés par le feu. Le nombre de miracles post mortem est assez peu élevé (nous en comptons seulement trois, faisant partie intégrante du texte de la Vie et ne formant pas un corpus indépendant), ce qui s’explique peut-être par le fait que l’œuvre a été composée très peu de temps après les événements qu’elle rapporte. Pour ce qui est de la date exacte de composition de ce récit hagiographique, le dernier chapitre contient peut-être un renseignement précieux : pendant deux nuits consécutives au moment de l’anniversaire de la mort de Wilfrid, les frères de Ripon voient dans le ciel un signe lumineux, ressemblant à un arc-en-ciel blanc, qui est interprété comme preuve de l’alliance de Dieu avec Wilfrid et sa commu‐ nauté. Selon Clare Stancliffe, il pourrait s’agir d’un arc de lune, phénomène rare qui apparaît lorsqu’il pleut et que la lune, encore basse dans le ciel, brille en même temps2. Il est probable que de telles conditions météorologiques ont été réunies précisément à la date anniversaire de la mort de Wilfrid, en 712, deux ou trois ans après sa mort3. Œuvre complexe, la Vita sancti Wilfrithi d’Étienne de Ripon donne d’impor‐ tants renseignements sur la vie ecclésiastique et son évolution dans l’Angleterre du viie et du début du viiie siècle, alors que la christianisation des peuples anglo-saxons avait débuté depuis une centaine d’années. Ces derniers, installés en Grande-Bretagne depuis le ve siècle, étaient restés païens jusqu’à la première mission envoyée depuis Rome en 596 par le pape Grégoire le Grand et qui avait abouti au baptême du roi du Kent et à la fondation du siège métropolitain de 2 C. Stancliffe, « Dating Wilfrid’s Death and Stephen’s Life », in N. J. Higham (éd.), Wilfrid, Abbot, Bishop, Saint, op. cit., p. 17-26, aux p. 22-24. 3 Ibid., p. 22, n. 1 et p. 23, tableau 2.1.
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Canterbury. Une seconde province, celle d’York, devait voir le jour selon les plans du pape. Mais l’évangélisation des royaumes du Nord (Deira et Bernicie) fut plus longue et plus complexe : l’évêque Paulin, après avoir tenu le siège d’York pendant quelques années, dut s’en retirer en 633 en raison de troubles politiques et religieux. Dans le même temps, une vague d’évangélisateurs bien distincte de la mission romaine faisait également son entrée dans les royaumes anglo-saxons, menée par les Irlandais ou Scots. Venus tantôt du nord-ouest de la Grande-Bretagne, tantôt directement d’Irlande, ils fondèrent de nombreux mo‐ nastères et évêchés en Angleterre septentrionale et eurent une grande influence sur le développement du christianisme dans les royaumes de Northumbrie. Leur principal établissement était le monastère-évêché de Lindisfarne (aujourd’hui Holy Island, Northumberland), où Wilfrid allait faire son apprentissage avant de se rapprocher de Rome. Dans cette Vie aux accents souvent politiques, Étienne de Ripon se fait, à travers le personnage de Wilfrid, un fervent défenseur de la cause romaine face à des Irlandais dont il n’hésite pas à comparer le travail à de mauvaises herbes en évoquant « les germes venimeux implantés par les Scots »4. Le futur évêque d’York fut le principal acteur du concile de Streanæshalch de 664 (souvent appelé, avec un anachronisme, synode de Whitby), où les églises de toute l’Angleterre adoptèrent la date de Pâques selon le comput romain et non irlandais. Le concile provoqua la démission de l’évêque irlandais de Lindisfarne dont les attributions furent confiées à Wilfrid, en accord avec le plan de la mission grégorienne. Pour que ce dernier fût parfaitement rempli, il ne restait plus qu’à ériger York au rang de siège métropolitain. Cette question n’est jamais abordée de manière explicite dans la Vie de Wil‐ frid. Elle est pourtant sans doute l’une des principales causes de l’importante opposition et de l’inimitié que l’évêque rencontra en Angleterre au cours de ses pontificats successifs, non seulement de la part des rois mais aussi du clergé et, plus particulièrement, des archevêques de Canterbury, ce qui lui valut d’être déposé plusieurs fois de ses fonctions d’évêque, emprisonné, exilé et même excommunié. Un indice, présent à deux reprises dans le texte d’Étienne, nous permet de penser que l’érection d’un évêché métropolitain à York était bien un élément clef de la « politique » de Wilfrid : à deux reprises l’hagiographe pare le prélat de Northumbrie du titre « d’évêque métropolitain de la cité d’York », une première fois au c. 10 pour désigner Colman de Lindisfarne (Eboracae civitatis episcopus metropolitanus), et une seconde fois au c. 16, en se référant cette fois à Wilfrid lui-même (episcopus metropolitanus Eboracae civitatis). Le terme « mé‐ tropolitain » renvoie directement à l’organisation provinciale romaine. York ne fut jamais promue au rang d’évêché métropolitain du vivant de Wilfrid, mais seulement en 735.
4 Vita Wilfrithi, c. 47 : Scotticae virulenta plantationis germina.
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La Vie de saint Wilfrid par Étienne de Ripon a longtemps été ignorée avant sa « redécouverte » progressive au xxe siècle, avec notamment les éditions de Wilhelm Levison en 1913, puis celle, accompagnée d’une traduction anglaise, de Bertram Colgrave en 1927, sur laquelle se fonde la présente traduction française. Jusqu’alors, le portrait le plus célèbre de Wilfrid était celui dressé par un autre écrivain de la Northumbrie du début du viiie siècle, le célèbre Bède le Vénérable (673-735), dans son Historia Ecclesiastica Gentis Anglorum. Or, ce portrait est moins détaillé que celui que donne Étienne de Ripon, et de nombreux éléments manquent qui jouent un rôle important dans la Vita Sancti Wilfrithi. Par exemple, l’excommunication du prélat est passée sous silence, de même que son emprison‐ nement. De plus, certains des rois ayant participé à la déposition de Wilfrid sont décrits en termes très élogieux par Bède, notamment Ecgfrith et Aldfrith. Tous ces éléments réunis ont mené à la légende, longtemps tenace, selon laquelle Bède était l’ennemi de Wilfrid. La différence entre les deux récits tient aussi au fait qu’Étienne de Ripon s’inspire ouvertement, dans certains de ses passages, d’un autre récit hagiographique de l’extrême fin du viie siècle, la Vie de saint Cuthbert d’un moine anonyme de Lindisfarne, qu’il cite mot parfois pour mot (dans le pro‐ logue et aux c. 6 et 11) en appliquant à Wilfrid des descriptions qui concernaient à l’origine ce Cuthbert, qui fut ermite de Lindisfarne puis évêque de ce même lieu de 684 à 687, précisément durant l’exil de Wilfrid, à une époque où le siège épiscopal du monastère avait été rétabli. Ces emprunts avaient peut-être pour objectif de donner une légitimité au culte de Wilfrid. En effet, saint Cuthbert, moins politisé et plus traditionnel que Wilfrid, bénéficiait alors en Northumbrie d’un culte royal plus ou moins officiel. En outre, il était également l’un des saints de prédilection de Bède le Vénérable qui lui a consacré deux Vies, une métrique et l’autre en prose. Selon Alan Thacker, il n’est pas exclu que Bède ait voulu répondre à Étienne de Ripon en défendant, à travers la personne de saint Cuthbert, son modèle de sainteté contre Wilfrid5. De l’auteur de ce long texte hagiographique, nous savons très peu de choses. Il nous donne son nom, Étienne, et sa fonction, prêtre, dans le prologue, et ce sont là les seuls renseignements que nous ayons clairement sur lui. À plusieurs reprises dans le texte, vers les derniers chapitres, il emploie la première personne du pluriel lorsqu’il se réfère aux frères de la communauté de Ripon. Il dédie également la Vita à l’abbé de Ripon ; tous ces indices laissent à penser qu’il était moine au sein de cet établissement. Encore une fois, l’image que nous avons de lui a longtemps été altérée par un élément présent chez Bède le Vénérable qui, dans son Histoire ecclésiastique du peuple anglais, mentionne un chantre nommé Æddius, « dit Étienne » : à partir de là, la tradition a longtemps voulu que cet Étienne ne fît qu’un avec l’auteur de la Vita sancti Wilfrithi, que l’on appelait par conséquent
5 A. Thacker, « Wilfrid, his Cult and his Biographer », in N. J. Higham (éd.), Wilfrid, Abbot, Bishop, Saint, op. cit., p. 1-16, à la p. 16.
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Eddius Stephanus. Cette attribution, que Wilhelm Levison fut l’un des premiers à remettre en cause, n’a d’ailleurs pas été encore complètement abandonnée. La Vie de saint Wilfrid est rédigée dans un latin recherché, quelquefois savant, avec, à certaines occasions, des emprunts au grec (celeumate, c. 13 ; angarizarem, c. 29). Le vocabulaire ecclésiastique y est riche et varié : les termes episcopus, pontifex et praesul y sont tous employés, traduits respectivement par « évêque », « pontife » et « prélat ». Les régions géographiques sont plus souvent désignées par les noms de peuples que par ceux des royaumes. Un cas particulier est celui de la ville de Canterbury : appelée Durovernum dans l’Antiquité, elle prit progres‐ sivement le nom de son peuple, les Cantuarii pour devenir Cantuaria, nom jamais employé par Bède le Vénérable qui utilise encore couramment le nom antique. Ce dernier n’est jamais présent dans la Vita sancti Wilfrithi ; le terme Cantuarii est donc traduit ici par « peuple du Kent », « gens du Kent » ou « Kent », en fonction du contexte. Les autres noms de lieux ont été transcris dans leur forme moderne quand elle est restée proche de la forme ancienne, mais conservés dans la forme latine là où les différences témoignent d’un changement partiel ou complet d’étymologie dans le nom vernaculaire (ainsi Hagustaldesæ pour Hexham, et Hibernie pour l’Irlande). La forme latine donnée par les manuscrits a également été conservée pour les noms de lieux non ou mal identifiés (comme par exemple Gædyne, Cætlevum, Broninis, etc.). Pour les noms de personnes, des formes modernisées et francisées ont été utilisées si elles existent et sont d’usage courant (Étienne pour Stephanus, Wilfrid pour Wilfridus, Thierry pour Theodericus). Dans les autres cas, les noms germa‐ niques ont été conservés tels qu’ils sont couramment acceptés aujourd’hui en lieu et place des formes latinisées souvent présentes dans le texte d’origine (Alhfrith pour Alchfridus, Æthelred pour Ethilredus) ; les noms d’origine latine (Sizentius, Bacula) ont été inchangés. Pour certains noms anglo-saxons, notamment les surnoms ou diminutifs, les formes présentes dans le texte original (Acca, Tibba, Eabba) ont été conservées. Certains toponymes diffèrent d’un manuscrit à l’autre. Ainsi, le manuscrit Cotton donne quelquefois des noms en ancien anglais : Westsexna (c. 40), Suthsexun (c. 41) y désignent respectivement les peuples du Wessex et du Sussex. Mais dans le manuscrit Fell, aux mêmes endroits, ce sont les noms latins qui apparaissent : Occidentalium Saxonum et Australios [sic] Saxones. Ces noms ont été traduits de façon littérale en français : « Saxons Occidentaux » et « Saxons du Sud ». La numérotation des chapitres reprend celle de l’édition de Bertram Colgrave ; à partir du c. 60, lorsqu’elle diffère de celle de l’édition de Wilhelm Levison, cette dernière est signalée entre parenthèses. La division en paragraphes suit la traduction de Bertram Colgrave qui, dans certains cas, a suivi l’édition de Wilhelm Levison. Les notes géographiques et historiques ont été réduites au minimum : le
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lecteur est invité à se reporter à l’annotation abondante qui accompagne les deux éditions du texte ainsi qu’aux articles très commodes de la Blackwell Encyclopedia of Anglo-Saxon England6. Les titres des chapitres figurent dans les deux manuscrits.
Éditions W. Levison (éd.), in MGH, SRM, VI, Hanovre/Leipzig, 1913, p. 193-263. B. Colgrave (éd. et trad. anglaise), The Life of Bishop Wilfrid by Eddius Stephanus, Cambridge, Cambridge University Press, 1927.
6 Blackwell Encyclopedia of Anglo-Saxon England, op. cit.
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Vie de saint Wilfrid Au nom de notre Seigneur Jésus-Christ, ici commence l’humble récit circons‐ tancié écrit par le prêtre Étienne sur la vie du saint évêque Wilfrid, digne de Dieu. Vaincu par l’importance de vos demandes, ô vénérables maîtres Acca évêque et Tatberht abbé7, et par l’empressement de toute la communauté, plût au Ciel que j’aie la force d’y obéir tant par la volonté que par le désir. Cette œuvre est en effet difficile et exiguës sont les ressources de mon intelligence et de mon éloquence qui, cependant, quoiqu’elles ne satisfassent que fort peu à la tâche imposée, se soumettent de façon certaine au devoir d’obéissance. En effet la plus grande preuve de ma révérence envers vous est d’avoir voulu me consacrer à vos ordres davantage que ce dont j’étais capable. Si je réalise une œuvre qui soit digne de votre choix, de fait cela relèvera d’un don divin, car il n’est pas douteux qu’il faille l’achever par fidélité envers ceux qui l’ont commandé. Qui donc ne comprendrait pas ? C’est grâce à vos prières qu’a été conçu ce que vous croyiez que je devais faire. Le fait est qu’il me fut d’un grand profit et d’une grande utilité de rappeler la bienheureuse mémoire de l’évêque Wilfrid : c’est une voie parfaite vers la vertu que de savoir qui il fut. Pour cette raison, pour le dire brièvement, croyez tout ce que le discours des témoins a mis en avant sur lui, et estimez sur de si grands sujets n’en avoir entendu qu’un peu, car – je n’en doute pas – même eux n’ont pu en connaître tout. C’est pourquoi je prie ceux qui me liront d’accorder foi à mes dires, en laissant de côté les aiguillons millénaires de l’envie dus à l’antique Ennemi et en se rappelant ce que l’éloquence faisait retentir. En effet toujours la bravoure aux yeux de tous fait des jaloux, « et la foudre atteint les plus hauts sommets »8. Qu’ils ne croient pas en effet qu’à l’exception de ce qui pourrait être vérifié ou approuvé par les fidèles, j’ai écrit avec quelqu’audacieuse témérité : je préférerais me taire plutôt que de dire des choses fausses. Quant à nous, prenons le chemin initié par vos prières. Ici se termine la préface du prêtre Étienne. 1. Ici commence le chapitre sur la naissance de saint Wilfrid et sur un prodige. Ainsi commencerai-je d’écrire, avec l’aide de Dieu et de ses saints mérites, la vie du bienheureux pontife Wilfrid que le Seigneur, selon les paroles de l’éminent
7 Acca fut le successeur de Wilfrid à l’évêché d’Hexham de 710 à 732 et Bède le Vénérable lui dédia plusieurs de ses œuvres (voir en dernier lieu C. Stancliffe, « Bede and bishop Acca », in S. De Gregorio et P. Kershaw (éd.), Cities, Saints, and Communities in Early Medieval Europe. Essays in Honour of Alan Thacker, Turnhout, Brepols, 2020, p. 171-194) ; il est mentionné infra aux c. 22, 56 et 65. Tatberht est le successeur de Wilfrid à l’abbaye de Ripon, il est aussi cité infra c. 63 et 65-66. L’essentiel du prologue est emprunté à celui de la Vita Cuthberti anonyme. 8 Horace, Carmina II, X, 11 ; cité par saint Jérôme dans le prologue de son Liber Hebraicarum questionum in Genesim.
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docteur, « connut d’avance, prédestina, appela, justifia et glorifia » (Rm 8, 29-30). En effet depuis le ventre de sa mère fort religieuse un miracle montra qu’il était sanctifié par Dieu, tout comme Jérémie entendit le Seigneur dire : « Avant de t’avoir formé dans le ventre de ta mère, je te connus ; et avant que tu ne sortisses de son sein je te sanctifiai et te mis prophète parmi les nations » ( Jr 1, 5). Comme sa mère, épuisée par la douleur de l’enfantement, était couchée dans sa maison et que les femmes étaient restées autour d’elle, les hommes qui se tenaient au-dehors virent soudain cette maison comme prenant feu, et une flamme qui s’élevait jusqu’au ciel. Tous accoururent de toutes parts d’un pas rapide, en tremblant, désirant éteindre la flamme avec de l’eau et extirper les gens de l’incendie. Les femmes, sortant de la maison, allèrent au-devant d’eux, et dirent : « Retenez-vous, et attendez fermement : voici qu’un enfant vient juste de naître à ce monde ». Eux, stupéfaits, voyant les merveilles de Dieu, les reconnurent, tout comme Moïse vit dans le buisson la flamme qui crépitait mais ne se consumait pas (cf. Ex 3, 2). Et nous aussi, ô frères, lisons fréquemment que l’Esprit Saint est apparu dans le feu, car « Dieu est feu, qui consume » les pécheurs et illumine les justes (He 12, 29). Cette lumière, le Seigneur ordonna de la mettre, non sous le boisseau, mais sur le candélabre (cf. Mt 5, 15) ; et elle brilla ouvertement de par notre bienheureux pontife pour presque toutes les églises de Bretagne, comme l’annoncèrent les présages des choses futures et comme bientôt le cours des événements le vérifia. Ici finit le premier miracle. 2. Le choix de Dieu qu’il fit dans son enfance. Comme il était donc enfant, obéissant à ses parents, cher à tous, beau d’aspect, d’un bon naturel, doux, modeste, constant, ne désirant rien en vain à la manière des enfants, mais, selon l’apôtre Jacques, « rapide à entendre et lent à parler » ( Jc 1, 19), il servit humblement tous ceux qui venaient dans la maison de son père, fussent-ils des compagnons du roi ou bien leurs esclaves, toujours les instruisant, pour que « tous, selon le prophète, apprissent facilement de Dieu » ( Jn 6, 45). Cependant, dans sa quatorzième année, il pensa dans son cœur quitter les campagnes paternelles pour aller chercher les dons célestes. En effet, comme sa mère était morte, sa marâtre se montrait pénible et cruelle envers lui ; cependant il acquit pour lui-même et pour ses domestiques des armes, des chevaux et des vêtements avec lesquels ils pourraient se présenter convenablement aux yeux du roi. Et quand son père l’eut béni, comme Isaac bénit Jacob et Jacob ses fils pour qu’ils crûssent en plusieurs milliers de peuples (cf. Gn 28, 3 ; 49), il prit son chemin, jusqu’à ce qu’il trouvât la reine nommée Eanflæd, femme d’Oswiu9 ; et alors il fut recommandé et présenté à cette reine par de nobles hommes qu’il avait auparavant servis dans la maison de son père. Tout de suite, avec l’aide de Dieu, « il trouva grâce aux yeux de la reine » (Est 2, 9). Il était en effet d’aspect élégant
9 Eanflæd (626-704), fille du roi Edwin (infra, c. 16), fut par la suite abbesse de Streanæshalch (infra, c. 10). Oswiu : roi de Northumbrie (642-670).
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et possédait un esprit très aiguisé ; elle lui concéda ce qu’il avait demandé, à savoir de servir Dieu sous son conseil et sa garantie. En ce temps-là, un noble parmi les compagnons du roi, fort aimable et fidèle, qui portait le nom de Cudda, décida de rejeter les désirs du siècle à cause de sa maladie, la paralysie, et préféra adopter la vie monastique sous la discipline régulière sur l’île de Lindisfarne10. La reine lui recommanda soigneusement l’enfant récemment venu à elle, afin qu’il entrât à son service et servît Dieu. Et déjà Wilfrid, ayant accepté selon le précepte de la reine ce consciencieux service, fut tout de suite reçu, dans la charité, comme fils par son maître et par tous les anciens du monastère, et comme frère par ceux de son âge, parce qu’il brillait à remplir la vie régulière avec l’amour intime de son cœur dans l’humilité et l’obéissance. Il apprit de mémoire toute la série des psaumes et une quantité notable de livres. Encore était-il alors laïque de tête, mais de cœur il était exempt des vices, servait Dieu, et gagna de recevoir sa part de la bénédiction que Samuel eut lorsqu’il servait le prêtre Éli (cf. 1 S 3, 1). 3. Combien il désira voir le seuil de saint Pierre, prince des apôtres. Ensuite, après quelques années, sous l’inspiration de l’Esprit Saint, le désir monta dans le cœur de l’adolescent de se rendre au siège de saint Pierre apôtre – et prince des apôtres – pour le voir, et d’emprunter une voie qui n’avait point encore été utilisée par notre peuple, car il croyait que cela allait délier en lui tout nœud d’impureté et qu’il allait recevoir de ce siège la béatitude de la bénédiction. Il fit connaître ce sentiment à son maître qui tout de suite, comme il était perspicace, reconnut que cela avait été suggéré par Dieu, et donna à son très cher fils son accord pour qu’il allât recevoir la source de tout bien. Sur le conseil de son père et de la reine Eanflæd, Wilfrid, recommandé avec soin par des messagers, fut envoyé avec honneur au parent de celle-ci, le roi Erconberht du Kent11, pour qu’il restât avec lui jusqu’à ce qu’il trouvât de fidèles compagnons de voyage en chemin pour le siège apostolique. Le roi, en voyant venir à lui ce serviteur de Dieu qui était toujours habituellement occupé en prières et en jeûnes, en lectures et en veilles, l’aima de manière admirable. De fait, Wilfrid transposa de mémoire les psaumes, qu’auparavant il avait lus selon la traduction de Jérôme, cette fois selon l’usage des Romains dans la cinquième édition12. Comme une année jour pour jour était passée, le roi, à la demande de la reine lassée et découragée [par cette attente], fit quérir un noble guide, une personne d’un admirable esprit dont le nom était Biscop Baducing13, qu’il trouva se hâtant vers le siège apostolique, pour que Wilfrid fût en sa compagnie. Ainsi le serviteur de Dieu partit en voyage,
10 Aujourd’hui Holy Island, Northumberland. Le monastère de Lindisfarne était, depuis sa fonda‐ tion en 634 par l’Irlandais Aidan, le siège de l’évêché de Northumbrie ; plusieurs évêques irlandais s’y succédèrent jusqu’à l’époque du concile de Streanæshalch (voir infra, c. 10). 11 Roi du Kent de 640 à 664. 12 Cette précision est incompréhensible : B. Colgrave, éd. cit., p. 152, suppose qu’il faut lire antiquam au lieu de quintam, ce qui renverrait simplement à l’ancien psautier romain, distinct du psautier dit gallican traduit par saint Jérôme à partir de la Septante. 13 Benoît Biscop (v. 628-690), fondateur du monastère de Wearmouth-Jarrow.
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comme Jacob, avec la bénédiction de ses parents, une bénédiction qui lui apporta précisément du bien. Affable envers tous, d’esprit sagace, empressé de corps, rapide des pieds, capable de toute bonne œuvre, il n’affichait jamais un visage triste ; dispos et joyeux il parvint sans encombre par navire à Lyon, cité de Gaule, et là, demeura avec ses compagnons, son guide à l’esprit austère l’ayant quitté tout comme Barnabé s’éloigna de Paul à cause de Jean, que l’on surnommait Marc (cf. Ac 15, 37-39). 4. L’évêque Dalfinus reçut avec bienveillance saint Wilfrid. Béni est Dieu, qui défend ses serviteurs, les protège et les aidera par l’assis‐ tance de bonnes gens ! En effet, dans cette cité, se trouvait l’archevêque Dalfinus de sainte mémoire14, qui posa en bien ses yeux sur le très doux Wilfrid, serviteur de Dieu, et lui accorda l’hospitalité avec bienveillance ainsi qu’à ses compagnons, ayant vu sur son visage serein qu’il portait une âme bénie. Ce fut ainsi qu’il fit abonder tout ce qui leur était nécessaire, comme s’ils étaient ses propres proches, et voulut choisir Wilfrid comme fils adoptif, lui disant : « Si tu restes avec moi en confiance, je te donnerai une bonne part des Gaules à diriger dans le siècle, et pour épouse une fille vierge de mon frère, et je t’aurai toi-même pour fils adoptif, et tu m’auras pour père t’aidant de manière fidèle en toutes choses ». Saint Wilfrid, serviteur de Dieu, comme il avait été bien élevé, lui répondit sagement : « Mes vœux sont au Seigneur, et je les lui rendrai, laissant comme Abraham ma parenté et la maison de mon père (cf. Gn 12, 1), pour visiter le siège apostolique et apprendre les règles de la discipline ecclésiastique afin d’augmenter le nombre des peuples servant Dieu, comme je désire recevoir de lui ce qu’il a promis à ceux qui l’aiment : ‘Celui qui laisse son père ou sa mère’ et le reste, ‘recevra le centuple et possèdera la vie éternelle’ (Mt 19, 29). Mais si, avec la vie pour compagne et l’aide de Dieu, je vis, je reviendrai à nouveau voir ton visage ». Ayant entendu cela et d’autres paroles, le saint évêque comprit qu’il était véritablement serviteur de Dieu et imprégné de l’Esprit Saint ; il lui prépara le nécessaire et l’envoya dans la paix du Christ selon sa volonté, avec guides et assistants, vers le siège apostolique. 5. Avec la faveur divine, il parvint auprès de saint Pierre apôtre. Le serviteur de Dieu Wilfrid parvint ainsi sans encombre avec ses compa‐ gnons, rempli de joie et de reconnaissance, au siège jadis choisi par Pierre, apôtre et prince des apôtres. Comme le très excellent docteur des peuples se rendit à Jérusalem auprès des disciples du Seigneur (cf. Ga 2, 1-2), pour ne pas courir ou avoir couru en vain, ainsi ce très humble petit feu de notre peuple vint à Rome, Dieu l’ayant levé « pour que depuis les limites de la terre il vînt entendre la sagesse » (Mt 12, 42) des prélats du monde. Dans l’oratoire dédié au saint apôtre André15, il s’agenouilla humblement devant l’autel, au sommet duquel étaient posés les quatre Évangiles, et au nom du Seigneur il adjura celui qui était apôtre de Dieu et mourut pour lui, pour que par son intercession le Seigneur lui concédât 14 Il s’agit d’Aunemundus, évêque métropolitain de Lyon à partir de 654 (voir infra, c. 6). 15 À l’époque de Wilfrid, une église Saint-André, aujourd’hui disparue, existait à Rome près de la basilique Sainte-Marie-Majeure.
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le don de lire les Évangiles et l’éloquence pour les enseigner aux peuples. Et ainsi fut fait, comme le témoignage des multitudes le prouve. Alors, durant plusieurs mois, il fit chaque jour en prière le tour des lieux des saints et trouva un docteur que Dieu et l’apôtre firent son ami fidèle ; il avait pour nom Boniface archidiacre et était le plus sage des conseillers16. De lui, Wilfrid apprit parfaitement les quatre Évangiles du Christ ; et ce Boniface archidiacre lui dicta soigneusement le comput de Pâques que les schismatiques de Bretagne et d’Hibernie17 ne connaissaient pas, et maintes autres règles de la discipline ecclésiastique, comme à son propre fils. Enfin il le présenta au pape de bienheureuse mémoire18, à qui il expliqua admirablement toute la cause du voyage de l’adolescent serviteur de Dieu ; et le pape posa sa main bénie sur la tête de Wilfrid et le bénit avec une oraison. Lui, le serviteur de Dieu, avançant dans la paix du Christ avec l’aide des saintes reliques qu’il avait trouvées en ce lieu, parvint à nouveau dans de bonnes conditions auprès de son père, l’archevêque de Lyon, cité de Gaule. 6. Il reçut de l’évêque Dalfinus la tonsure de l’apôtre Pierre. Le martyre de Dalfinus. Ayant donc trouvé l’archevêque Dalfinus sain et sauf, Wilfrid serviteur de Dieu, fils reconnaissant, entra chez son père et lui raconta dans l’ordre chaque béatitude de son voyage. L’évêque rendait grâce à Dieu, car le Seigneur avait protégé son fils qui était parti et revenu sain et sauf. Alors durant trois années il resta avec lui et apprit beaucoup de la part de docteurs fort érudits ; et entre eux l’amour croissait de plus en plus. De fait, le serviteur de Dieu, Wilfrid, ayant éprouvé le désir d’avoir « la forme de la tonsure de l’apôtre Pierre à la manière de la couronne d’épines entourant la tête du Christ »19, la reçut volontiers du saint archevêque Dalfinus. Ce dernier posa ses saintes mains sur la tête de Wilfrid, et pensait en son cœur en faire son héritier après lui si Dieu le voulait ainsi, mais Dieu prévoyait quelque chose de meilleur pour notre peuple. En ce temps-là une méchante reine nommée Bathilde persécutait l’Église de Dieu20. Comme jadis la
16 Sans doute Boniface Consiliarius (mort vers 705), qui fut conseiller de plusieurs papes succes‐ sifs à partir des années 650. 17 L’Irlande. 18 Aucun indice ne nous permet d’identifier ce pape ; le voyage de Wilfrid à Rome ayant probablement eu lieu durant la seconde moitié des années 650, il s’agit sans doute d’Eugène Ier (654-657) ou de son successeur Vitalien (657-672) ; voir P. Fouracre, « Wilfrid and the Continent », in N. J. Higham (éd.), Wilfrid. Abbot, Bishop, Saint, op. cit., p. 186-199, à la p. 188 ; É. Ó Carrágain et A. Thacker, « Wilfrid in Rome », ibid., p. 212-230, aux p. 216-219, et C. Cubitt, « St Wilfrid : A Man for his Times », ibid., p. 311-330, aux p. 326-327. 19 Vie de saint Cuthbert, 12. 20 Bathilde (v. 630-680), veuve du roi Clovis II de Neustrie (mort en 657), serait à l’origine une esclave anglo-saxonne ; elle assura le gouvernement du royaume au début des années 660 avant de se retirer au monastère de Chelles (aujourd’hui en Seine-et-Marne) qu’elle avait fondé (voir la traduction de la Vie de sainte Bathilde dans ce volume). Sans doute faut-il voir en Ébroïn, maire du palais (voir infra, c. 25, 27 et 33), le véritable auteur de la persécution. Baldhild est le nom donné par le manuscrit Fell ; le manuscrit Cotton lit Brunechild, « Brunehaut », nom
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très mauvaise reine Jézabel qui tua des prophètes de Dieu (cf. 1 R 18, 4), ainsi celle-ci ordonna de tuer – sans compter les prêtres et les diacres – neuf évêques, parmi lesquels l’un était l’évêque Dalfinus, à qui des ducs ordonnèrent de la plus maligne manière de venir auprès d’eux. Et lui, sans crainte, sachant ce qui lui arriverait, parvint au lieu de l’agonie. Saint Wilfrid serviteur de Dieu était avec lui, bien que l’évêque le lui eût interdit. Il lui dit en se réjouissant : « Il ne nous est rien de meilleur que de mourir ensemble comme père et fils, et d’être avec le Christ » ; et aussitôt le saint évêque fut couronné du martyre. Comme saint Wilfrid, dépouillé et prêt à recevoir la palme du martyre, se tenait intrépide, les ducs l’interrogèrent, disant : « Quel est ce beau jeune homme qui se prépare à la mort ? » On leur dit : « Il vient d’outre-mer et appartient au peuple des Angles de Bretagne ». Et eux reprirent la parole : « Épargnez-le et que personne ne le touche ! » Voici que déjà notre saint Wilfrid fut fait confesseur, tout comme Jean apôtre et évangéliste était assis dans le tonneau d’huile bouillante et buvait le venin mortifère sans que rien ne lui pût nuire21 ; de lui et de son frère l’apôtre Jacques, Jésus dit : « Pouvez-vous boire le calice que je vais boire ? » (Mt 20, 22), etc. 7. Il fut invité par le roi Alhfrith. En ce temps-là, son père évêque ayant été enterré avec les honneurs, le saint confesseur Wilfrid embarqua sur un navire avec de multiples bénédictions et l’aide des saintes reliques, et, comme le vent soufflait selon le désir des marins, ils parvinrent sans encombre dans leurs pays, au port du salut. Lorsqu’Alhfrith, qui régnait avec son père Oswiu22, entendit dire qu’un tel serviteur de Dieu était revenu du siège apostolique avec ses compagnons, prêchait la vraie Pâque, et avait appris les multiples disciplines de l’église de saint Pierre apôtre que lui-même estimait plus que toute autre, il ordonna donc, persuadé par son fidèle ami Coenwalh, roi des Saxons de l’Ouest23, qu’on le fît venir à lui. Saint Wilfrid, se rendant auprès du roi qui l’invitait, le salua de manière pacifique et lui dit : « Jésus-Christ, fils de Dieu, enseigna à ses disciples et à leur prince, l’apôtre Pierre : ‘Lorsque vous entrez en quelque maison que ce soit, dites : paix sur cette maison’ (Mt 10, 12). Les fondements de cette paix, nous devons d’abord les mettre en nous entre le corps et l’âme, comme le prêcha le docteur des peuples : ‘Que la paix du Christ exulte en vos cœurs’ (Col. 3, 15). Ensuite Jésus Christ nous recommanda de tenir la paix entre nous et nos proches : ‘Ayez en vous le sel, et entre vous ayez la paix’ (Mc 9, 49) ». Après que Wilfrid eut prononcé ces paroles de prédication, le roi se prosterna humblement à ses pieds, reçut les paroles du serviteur élu de Dieu et lui demanda sa bénédiction ; en effet il voyait
de la reine franque exécutée en 613 et qui ne peut donc pas avoir été impliquée dans l’affaire, survenue près d’un demi-siècle plus tard. 21 Référence au martyre de Jean dans les Évangiles apocryphes. 22 Fils d’Oswiu, il fut associé au gouvernement du royaume par son père en 655. Il n’est plus question de lui après 664. 23 Roi du Wessex de 642 environ à 672.
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bien que c’était comme un ange de Dieu qui lui parlait. Ensuite Wilfrid le bénit et ils commencèrent à parler ensemble. Le roi l’interrogea prudemment, car il était sage, sur les diverses disciplines de l’Église et de l’institution romaines. Et Wilfrid, comme il était érudit, répondit savamment à tout en un discours limpide. Après quoi le roi l’adjura, par le Seigneur et par saint Pierre apôtre, pour qu’il fût avec lui, et qu’à lui-même comme à tout le peuple il prêchât le verbe de Dieu, comme l’orgue spirituel chantait par lui. Wilfrid, comprenant l’amour que le roi lui portait, consentit à être à ses côtés. Alors, l’âme de l’un fut admirablement assemblée à l’autre, comme nous lisons que les âmes de David et de Jonathan furent semblablement jointes l’une à l’autre (cf. 1 S 18, 1). 8. Alhfrith lui donna le monastère de Ripon. Ensuite, comme de jour en jour l’amour grandissait entre eux, Alhfrith donna au saint confesseur Wilfrid, d’abord une terre de dix mesures à Stanforda24, puis, peu après, il lui concéda le monastère de Ripon avec une terre de trente manses, pour le remède de son âme. Wilfrid fut ordonné abbé. Déjà, tout comme la large porte de ce siècle lui était ouverte par le Seigneur et par saint Pierre apôtre, ainsi s’ouvrit largement à lui la porte des aumônes pour le Seigneur aux pauvres, orphelins et veuves et à ceux qui étaient atteints de toute sorte de maladie ; il montra de manière transparente que par son cœur il passait sa vie en pauvreté. Voici, mes frères, voyez et admirez déjà quel grand bien Dieu accorda au roi, qui trouva une belle perle et l’acquit aussitôt (cf. Mt 13, 46). Non seulement le roi Alhfrith aimait le saint abbé Wilfrid, mais tout le peuple, nobles et gens du commun, le tenaient pour un prophète de Dieu, ce qu’il était. 9. Il fut ordonné prêtre par l’évêque Agilbert. Ces jours-là, Agilbert, un évêque d’outre-mer25, vint auprès du roi Oswiu et de son fils Alhfrith ; et le roi Alhfrith l’entretint au sujet du saint abbé Wilfrid qui était rentré du siège apostolique, lui rapportant ce qui lui avait été annoncé par ceux qui le connaissaient, à savoir que cet homme était humble et calme, occupé en jeûnes et en prières, bon, sobre, modeste, miséricordieux, rempli de l’autorité et de la grâce de Dieu, pudique, sagace, tempérant, apprenant facilement et ensei‐ gnant bien, par un discours clair et ouvert. « C’est pourquoi je te demande de lui conférer l’ordre de la prêtrise, et qu’il me soit un compagnon inséparable ». Par l’esprit prophétique, l’évêque lui répondit : « Un tel homme doit de toute façon être ordonné évêque », et, selon le précepte du roi, il l’ordonna prêtre de Ripon. Tout comme David enfant fut choisi par le Seigneur et, oint par Samuel, mérita de recevoir après maintes tentations les dons de prophétie (cf. 1 S 16, 12-13), ainsi le saint prêtre Wilfrid reçut, après de nombreuses bénédictions des saints de Dieu,
24 L’édition de W. Levison, p. 201, n. 3, fait le point sur les différentes identifications possibles proposées pour ce lieu. 25 D’origine franque, Agilbert (dont le nom est l’équivalent francique de l’anglo-saxon Æthelberht) était alors évêque de Wessex. Par la suite il allait retourner sur le continent et devenir évêque de Paris ; il occupait sans doute cette fonction au moment de la consécration de Wilfrid comme évêque (voir infra, c. 12).
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de si nombreux dons devant Dieu et les hommes que nul ne les peut énumérer. Dieu les lui concéda et les lui garda dans ses difficultés. 10. Le conflit entre le saint prêtre Wilfrid et l’évêque Colman au sujet du comput de Pâques. À une certaine époque, quand Colman était évêque métropolitain de la cité d’York26, sous le règne d’Oswiu et de son fils Alhfrith, les abbés et prêtres ainsi que tous les ordres de la hiérarchie ecclésiastique se réunirent au monastère que l’on appelle Streanæshalch27, en la présence de la très pieuse mère religieuse Hilda28, de même qu’en celle des rois et des deux évêques Colman et Agilbert. Ils recherchèrent au sujet du comput pascal si le plus juste était, selon la coutume des Bretons, des Scots et de toutes les parties septentrionales, de faire la Pâque le dimanche tombant du quatorzième jour de la lune jusqu’au vingt-deuxième29, ou s’il était mieux de célébrer le dimanche pascal à la date du siège apostolique, depuis le quinzième jour de la lune jusqu’au vingt-et-unième. La parole fut d’abord donnée à Colman évêque, comme cela était digne, pour qu’il donnât ses raisons devant assistance. Et, sans crainte, il dit : « Nos pères et leurs prédéces‐ seurs, manifestement inspirés par l’Esprit Saint, tout comme l’était Columba30, décidèrent de célébrer le dimanche de Pâques à partir du quatorzième jour de la lune, reprenant l’exemple de Jean apôtre et évangéliste, ‘qui durant la Cène se reposa sur la poitrine du Seigneur’ ( Jean, 21, 20) et était appelé celui qui aime le Seigneur. Il célébra la Pâques le quatorzième jour de la lune, et nous, tout comme ses disciples Polycarpe31 et les autres, en confiance, la célébrons de cette façon. Pour nos pères nous n’osons ni ne voulons changer ceci. Pour notre parti, j’ai rapporté cette parole ; quant à vous, donnez la vôtre ». Agilbert, évêque d’outre-mer, et son prêtre Agathon ordonnèrent à saint Wilfrid, prêtre et abbé, de donner les arguments de l’Église romaine et du siège
26 D’origine irlandaise, comme ses prédécesseurs, Colman fut évêque de Lindisfarne (dans la cité d’York) de 661 à 664. Le terme « métropolitain » désigne un chef-lieu de province ecclésiastique, or York n’a pas eu cette distinction officielle avant 735, bien qu’ayant été chef-lieu de province civile à l’époque romaine. 27 Lieu souvent identifié avec Whitby, Yorkshire ; cependant il pourrait s’agir de Strenshall près de York. Le concile de Streanæshalch est souvent appelé à tort synode de Whitby, ce qui est une appellation anachronique dans la mesure où le toponyme de « Whitby » est d’origine scandinave. 28 Sainte Hilda ou Hild (v. 614-680), fondatrice de l’abbaye de Streanæshalch. 29 En réalité les Irlandais célébraient Pâques jusqu’au vingtième jour, voir l’édition de W. Levison, p. 203, n. 3. 30 Columba (521-597), moine irlandais, fondateur du monastère de l’île d’Iona, aujourd’hui en Écosse. 31 Polycarpe, disciple de Jean l’Évangéliste, fut évêque de Smyrne (aujourd’hui Izmir en Turquie), et fut martyrisé vers 155.
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apostolique dans sa langue et par une harmonieuse éloquence32. Wilfrid répondit humblement, selon sa nature : « Cette question, nos trois cent dix-huit pères très saints et très savants, rassemblés jadis à Nicée, cité de Bithynie33, en recherchèrent déjà admirablement la réponse, et décrétèrent entre autres jugements que tous les dix-neuf ans le cycle de la lune s’accomplit, et rien ne montre que la Pâque devrait être faite le quatorzième jour. Cette décision est celle du siège apostolique et quasiment du monde entier, et ainsi dirent nos pères après maints jugements : ‘que l’homme qui condamnerait un seul de ces jugements, soit frappé d’anathème’ ». Alors le roi Oswiu, comme saint Wilfrid prêtre s’était tu, interrogea tout le monde en souriant, leur disant : « Dites-moi, de Columba ou de l’apôtre Pierre, lequel est le plus grand au royaume des cieux ? » Le synode tout entier, d’une seule voix et d’une même opinion, répondit : « Cela, le Seigneur le trancha, en disant : ‘Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l’Enfer ne prévaudront pas face à elle. Et à toi je donnerai les clefs du royaume des cieux, et tout ce que tu auras lié sur terre sera aussi lié dans les cieux, et tout ce que tu auras délié sur terre sera aussi délié dans les cieux’ (Mt 16, 18-19) ». Reprenant la parole, le roi dit sagement : « Il est le gardien et le porteur des clefs, et contre lui je ne fais ni ne consens à laisser faire aucune controverse, et en rien je ne contredirai ses jugements durant ma vie ». Cependant l’évêque Colman, entendant ce qui devait être fait, rejetant, par crainte de sa patrie, la tonsure et la date de Pâques, préféra se retirer et laisser son siège occupé par quelqu’un de meilleur. Ainsi fit-il. 11. L’élection de Wilfrid à l’épiscopat. Après quelque temps, les rois débutèrent un conseil avec les sages de leur peuple pour savoir qui ils allaient élire au siège vacant : quelqu’un qui eût voulu faire sienne et enseigner aux autres la discipline du siège apostolique et qui eût été digne par ses mœurs, acceptable à Dieu et aimable aux hommes. Tous d’un seul avis répondirent : « Nous n’avons personne de notre peuple qui soit meilleur et plus digne que Wilfrid, prêtre et abbé, car nous l’avons reconnu pour être savant en toutes choses et tel que l’enseigna Paul apôtre en écrivant à Tite : ‘Il faut que l’évêque soit sans crime, comme intendant de Dieu : ni superbe, ni colérique, ni ivrogne, ne frappant ni ne querellant ni ne cherchant le plaisir de manière honteuse, mais hospitalier, bon, sobre, juste, saint, embrassant et rassemblant, selon la doctrine, un discours fidèle, pour qu’il puisse apporter la connaissance et réfuter ceux qui la contredisent’ (Tt 1, 7-9). Ce Wilfrid possède tout cela, selon le jugement de l’apôtre, et aussi nous le choisissons à l’âge parfait pour qu’il enseigne la loi de Dieu ».
32 Bède le Vénérable, Histoire ecclésiastique du peuple anglais (III, 25, 5) précise aussi qu’Agilbert, en raison de ses origines franques, ne parlait pas anglais et aurait eu besoin d’un interprète. 33 Aujourd’hui Iznik en Turquie, dans la province de Bursa. Le concile de Nicée de 325, réuni par l’empereur Constantin, élabora la définition de la doctrine du christianisme dit catholique ou orthodoxe par opposition à la définition arienne de la foi.
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Ainsi cet homme avait en effet été choisi, tout comme Jean, précurseur du Seigneur et Ézéchiel prophète, à l’âge de trente ans. Les rois aussi consentirent donc, ainsi que tout le peuple, à cette élection, et au nom du Seigneur l’assemblée tout entière recommanda à saint Wilfrid prêtre de recevoir le grade épiscopal. Et lui, dans un premier temps, refusa et s’excusa de ce qu’il n’en était pas digne ; cependant il se fit ensuite obéissant, et ne voulut échapper à la bénédiction de Dieu. Donc ils le reconnurent ainsi, tel que nous, qui toujours vivons, le connûmes. Et son discours fut pur et ouvert, plein de gravité et d’honnêteté, plein de douceur et de grâce, traitant du mystère de la Loi, de la doctrine de la foi, de la vertu de continence, de la discipline de justice, et il avertissait chacun par une exhortation variant selon la qualité de ses mœurs ; on pouvait voir qu’il connaissait d’avance ce qu’il allait révéler, à qui, quand et de quelle manière. Avant toutes choses, il se donnait un devoir spécial de s’appuyer sur des jeûnes, des prières et des veilles, lisant les Écritures (en effet il avait une admirable mémoire des livres), parcourant les canons, imitant les exemples des saints, accomplissant la paix avec ses frères, possédant aussi l’humilité et la charité – plus éminent de tous les dons, sans lequel toute vertu n’est rien – ; et il soignait les pauvres, nourrissait les affamés, vêtait les nus, recevait les pèlerins, rachetait les captifs et veillait sur les veuves et les orphelins, pour mériter de recevoir la grâce de la vie éternelle entre les chœurs des anges avec Notre Seigneur Jésus Christ34. 12. Comment il fut ordonné en Gaule. Alors saint Wilfrid, une fois élu, parla ainsi : « Ô maîtres, vénérables rois, par tous les moyens il nous est nécessaire de considérer avec prévoyance de quelle manière je m’établirai, avec votre élection, sans accusation des hommes catholiques, au grade épiscopal avec l’aide de Dieu. En effet, ici en Bretagne, on trouve maints évêques, qu’il ne m’appartient guère d’accuser, mais dont je sais vraiment qu’ils sont partisans du quatorzième jour, comme les Bretons et les Scots, et qu’ils ont été ordonnés par eux, que le siège apostolique ne reçoit pas plus en communion que ceux qui sont d’accord avec les schismatiques. Et c’est pourquoi je vous demande humblement qu’avec votre protection vous m’envoyiez outre-mer vers la région des Gaules, où nombreux sont les évêques catholiques, pour que sans controverse vis-à-vis du siège apostolique je mérite d’y recevoir, bien que j’en sois indigne, le grade épiscopal ». Une telle demande plut aux rois, qui lui préparèrent un navire, des hommes et une multitude d’argent, pour qu’il parvînt avec grand honneur en Gaule. En ce lieu, on tint aussitôt une grande assemblée d’au moins douze évêques
34 Le paragraphe « Et son discours fut pur et ouvert […] avec notre Seigneur Jésus-Christ » est repris, quasiment mot pour mot, de la Vie de saint Cuthbert rédigée vers 698 par un moine de Lindisfarne (IV, 1). Moine puis évêque de Lindisfarne, mort en 687, Cuthbert devint un saint très populaire en Northumbrie, et le développement de son culte fut encouragé au début du viiie siècle comme réponse aux tensions provoquées par la personnalité et la politique de Wilfrid.
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catholiques, parmi lesquels l’un était l’évêque Agilbert35. Et eux tous, devant sa foi affichée, l’ordonnèrent en public avec joie et honneur devant tout le peuple, et selon leurs coutumes ils l’élevèrent haut, assis sur une chaise dorée. Les évêques seuls le portèrent de leurs mains dans l’oratoire, nul autre ne le touchant, et ils chantèrent en chœur des hymnes et des cantiques. Ainsi, après quelque temps, ils le renvoyèrent au siège épiscopal de la cité d’York, et lui recommandèrent au nom du Seigneur de conserver la foi catholique, tout comme Paul apôtre recommanda à Timothée son fils de réaliser sa mission, qu’il reçut par l’imposition de sa main (cf. 1 Tm 5, 20 et 2 Tm 1, 6). 13. De quelle manière le Seigneur libéra notre pontife et les siens de la mer et d’une bande de païens. Comme ils naviguaient depuis la Gaule sur la mer Britannique avec l’évêque Wilfrid de bienheureuse mémoire et comme les clercs chantaient et psalmodiaient en chœur la louange de Dieu pour donner la mesure aux rameurs, une très vigoureuse tempête se leva au milieu de la mer, et les vents étaient contraires, comme ils l’avaient été aux disciples de Jésus en mer de Galilée (cf. Mt 14, 24). Le vent du Sud-Est soufflait durement, et la blanche écume des vagues les projeta vers la région des Saxons du Sud, qu’ils ne connaissaient pas. Aussi la mer y abandonna le navire et ses hommes et, quittant les terres et découvrant le littoral, se retira dans le sein de l’abîme. Alors des païens vinrent avec une vaste armée, et décidèrent sans hésitation de saisir le navire, de répartir entre eux le butin d’argent, d’emmener des captifs sous leur joug et de tuer les résistants par le glaive. À eux, notre saint pontife, comme il désirait la rédemption de leurs âmes, parla lentement et de manière pacifique en leur promettant une copieuse somme d’argent. Mais eux, farouches et d’un cœur endurci comme celui de Pharaon, ne voulurent point laisser partir le peuple de Dieu (cf. Ex 10, 20) et leur dirent avec orgueil que tout ce que la mer projetait sur les terres était comme leur propriété. Cependant le premier d’entre les prêtres idolâtres, se tenant debout devant les païens, tout comme Balaam sur une colline élevée (cf. Nb 23, 14), s’efforçait de maudire le peuple de Dieu et de ligoter leurs mains par ses artifices magiques. Ce fut alors que l’un des compagnons de notre pontife, lançant avec une fronde à la façon de David une pierre bénie par tout le peuple de Dieu, frappa jusqu’à la cervelle le magicien accusateur dont le front fut perforé : il fut saisi d’une mort soudaine, comme Goliath (cf. 1 S 17, 49), et son cadavre tomba, vidé de son âme, en des lieux ensablés. Les païens, se préparant à la guerre, dirigèrent leur ligne d’attaque contre le peuple de Dieu, en vain. Et le Seigneur combattit pour ceux qui étaient moins nombreux. Tout comme déjà Gédéon par ordre du Seigneur avait, avec trois cents hommes, tué en un seul élan cent vingt mille guerriers Madianites (cf. Jg 7, 7 et 8, 10), ainsi ces compagnons de notre saint pontife, bien armés, l’esprit courageux, mais peu nombreux (ils étaient en effet
35 Selon l’Histoire ecclésiastique du peuple anglais de Bède le Vénérable (III, 28, 1), cette cérémonie aurait eu lieu à Compiègne (in uico regio, qui uocatur in Compendio).
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cent vingt hommes, le nombre des années de Moïse), après avoir tenu conseil, établirent un pacte par lequel nul ne tournerait le dos à un autre pour fuir, mais que tous mériteraient d’avoir la mort avec louange ou bien la vie avec triomphe, deux choses semblablement aisées pour Dieu. Ce fut ainsi que le saint évêque Wilfrid, avec son clergé, obtint l’aide du Seigneur, les genoux fléchis et les mains élevées à nouveau vers le ciel. En effet, tout comme Moïse triompha en implorant fréquemment la protection du Seigneur, Hur et Aaron ayant soutenu ses mains alors que Josué, fils de Nun, combattait contre Amalech avec le peuple de Dieu (cf. Ex 17, 10 et 12), ainsi ces quelques chrétiens écrasèrent et mirent en fuite par trois fois les païens farouches et indomptés, sans important carnage, seulement cinq hommes de leur parti ayant été tués, ce qui est chose admirable à dire, tandis que le grand prêtre priait le Seigneur son Dieu, qui tout de suite ordonna à la mer de venir avant que l’heure habituelle ne fût arrivée. Comme les païens se préparaient de toutes leurs forces, avec leur roi36, à la quatrième bataille, alors la mer regorgeant de flots remplit tout le littoral et souleva le navire, qui prit le large. Ainsi honorés avec gloire par Dieu, et lui rendant grâce, comme le vent soufflait du Sud-Ouest, ils parvinrent sans encombre dans le port du salut, à Sandwich37. 14. Chad fut entre-temps ordonné au siège de Wilfrid. Ce fut ainsi qu’après quelque temps, comme le saint évêque Wilfrid ne revenait pas d’outre-mer, le roi Oswiu, mal conseillé par la haine, consentit à l’incitation de l’antique Ennemi qu’un autre se saisît du siège contrairement à toute règle : il y avait été conduit par ceux qui, contre la règle du siège apostolique, avaient choisi le parti du quatorzième jour. On ordonna un très religieux et très admirable serviteur de Dieu, venant de l’île d’Hibernie, qui avait nom Chad38, et, comme Wilfrid l’ignorait encore, on l’établit sur le siège épiscopal de la cité d’York de manière non régulière, contre les canons. Mais le saint évêque Wilfrid survint, et la chose, qui était fort mauvaise, ne lui fut point cachée ; il retourna pourtant au monastère dont il était abbé, et se retira humblement à Ripon trois années durant, si ce n’est qu’il fut invité fréquemment par Wulfhere, roi des Merciens39, à divers offices épiscopaux dans sa région, avec une profonde affection. Le Seigneur éleva à lui ce très doux roi qui, entre autres bonnes choses, concéda à notre évêque, pour le remède de son âme, des terres nombreuses, situées en divers lieux où bientôt il établit des monastères de serviteurs de Dieu. Le roi Ecgberht du Kent40, très religieux, appela aussi à lui notre pontife et il ordonna en ce lieu de nombreux prêtres, dont l’un était Putta qui par la suite reçut l’épiscopat41, et non
Il s’agit sans doute du roi Æthelwalh, qui apparaît plus loin (infra, c. 41). Sandwich : port du Kent, situé au nord de Douvres. Chad fut évêque d’York de 664 à 669, puis évêque de Mercie jusqu’en 672. Roi de Mercie de 658 à 675. Étienne de Ripon présente par la suite un portrait bien moins flatteur de ce même roi (voir infra, c. 20), à l’occasion de la guerre qu’il mène contre la Northumbrie. 40 Roi du Kent de 664 à 673. 41 Évêque de Rochester (669-676) puis de Hereford (676 – v. 688).
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moins de diacres. L’évêque Deusdedit, successeur de l’archevêque Honorius42, mourut. Wilfrid, vivant ainsi de manière vénérable, cher à tous, célébrant les offices épiscopaux en plusieurs endroits, retourna dans sa région avec les chantres Aedde et Aeona, avec des maçons ainsi que des représentants de presque tous les arts ; et il améliora les règlements des églises de Dieu avec la règle de saint Benoît. En ces régions, tout comme à Paul apôtre, la grande porte de la foi fut ouverte, avec l’aide de Dieu, au saint évêque. 15. Il fut une seconde fois établi sur son siège épiscopal. Après cela, comme trois années étaient passées, l’archevêque Théodore43 vint depuis la région du Kent auprès du roi des peuples de Deira et de Bernicie44, apportant avec lui les jugements établis par le siège apostolique d’où il avait été envoyé. Entrant pour la première fois dans cette région, il entendit de vrais témoins le fait qui avait été accompli contre les canons : qu’un évêque, par des mœurs de brigand, eût osé enlever le siège d’un autre évêque. Tenant cela pour indigne, il ordonna de faire déposer l’évêque Chad du siège qui lui était étranger. Cependant Chad, véritable et très doux serviteur de Dieu, comprenant pleine‐ ment ce péché d’avoir été ordonné par les partisans du quatorzième jour au siège d’un autre, se confessa par une humble pénitence selon le jugement des évêques et corrigea ce péché, puis avec son consentement, il établit saint Wilfrid évêque en son propre siège de la cité d’York. Alors notre saint pontife, selon le précepte du Seigneur, rendit, non pas le mal pour le mal, mais le bien pour le mal, tout comme David qui dit à Saül : « Je ne poserai pas ma main sur l’oint du Seigneur » (1 S 24, 7). Car il savait que Wulfhere roi des Merciens, son très fidèle ami, lui avait donné un domaine à Lichfield45, et qu’il était prêt à le donner en siège épiscopal à lui ou à quiconque il voudrait. Et ce fut ainsi que, la décision ayant été prise paisiblement avec Chad, véritable serviteur de Dieu obéissant en toutes choses aux évêques, on l’ordonna pleinement par tous les degrés ecclésiastiques sur ce siège (de Lichfield) et, le roi l’ayant reçu avec les honneurs, on l’établit en ce lieu. Là il accomplit avec bénédiction en sa vie de multiples biens, et en temps convenable se retira dans la voie des pères, attendant le jour du Seigneur dans le jugement à venir, dont nous croyons qu’il lui sera très doux, comme il en est digne.
42 Deusdedit : sixième archevêque de Canterbury (656-664) ; Honorius : cinquième archevêque de Canterbury (627-653). 43 Théodore de Tarse, septième archevêque de Canterbury (668-690). 44 Partie méridionale de la Northumbrie, la Deira a été un royaume indépendant jusqu’aux premières décennies du viie siècle. La ville principale est York. Partie septentrionale de la Northumbrie, la Bernicie a fusionné avec la Deira dans les premières décennies du viie siècle. Elle comprend l’actuel Northumberland, de même que le sud-est de l’Écosse jusqu’au Firth of Forth. 45 Aujourd’hui dans le Staffordshire (ouest de l’ancienne Mercie).
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16. La rénovation de la basilique en la cité d’York. Ainsi, sous le règne de ce roi, Wilfrid de bienheureuse mémoire fut établi évêque métropolitain de la cité d’York. Les bâtiments de pierre de la basilique de Dieu, fondée naguère en cette cité par le saint évêque Paulin46, à l’époque du très chrétien roi Edwin47, et dédiée à Dieu, se trouvaient alors à moitié en ruines. En effet les faîtes vétustes du toit dégouttaient, les fenêtres étaient ouvertes, laissant voleter au-dedans et au-dehors des oiseaux qui y avaient fait leur nid et les murs négligés étaient horribles à voir à cause de toutes les immondices des pluies et des oiseaux. Voyant tout cela, notre saint pontife fut horrifié dans son esprit, comme dit Daniel, de ce que la maison de Dieu et de la prière avait été rendue semblable à un repaire de brigands (cf. Dn 7, 15). Bientôt, suivant la volonté de Dieu, il résolut de la réparer. En premier, il rénova les faîtes détruits du toit, les recouvrant avec art d’un plomb pur ; puis, avec du verre, il interdit l’entrée aux oiseaux et aux pluies par les fenêtres, et cependant, par ce verre, la lumière rayonna à l’intérieur. Il nettoya également les murs, les rendant selon le prophète « plus blancs que neige » (Ps 50 (51), 9). Non seulement, à l’intérieur, il orna la maison de Dieu et son autel avec un mobilier varié de vases, mais encore, à l’extérieur, il acquit de nombreux domaines pour Dieu, et à l’aide de ces terres il éloigna la pauvreté de l’Église et l’enrichit avec abondance. Ainsi était accomplie en lui la phrase de Dieu sur Samuel et tous les saints : « Celui, dit-il, qui m’honore, je l’honorerai » (1 S 2, 30). En effet Wilfrid était cher et honorable à Dieu et à tout le peuple. 17. L’édification de la basilique de Ripon et sa consécration. Entouré des ressources du siècle auxquelles Dieu pourvoyait, notre pontife, ami du fiancé éternel, éprouvait un amour de plus en plus ardent pour la fiancée vierge, promise à un seul époux, née de la charité, mère de tous les biens48. Il l’orna de belle manière par les mœurs de la discipline comme par les fleurs des vertus, et la rendit chaste et pudique, continente et modeste, enveloppée de vêtements dépareillés et soumise, suivant le prophète : « Toute la gloire de la fille du Roi est intérieure » (Ps 44 (45), 14). En effet, tout comme Moïse édifia avec des couleurs distinctes et variées le tabernacle du siècle, fait à la main suivant l’exemple montré par Dieu sur la montagne pour éveiller la foi du culte de Dieu parmi le peuple d’Israël (cf. Ex 25, 9 ; 26, 1 ; 36, 8), ainsi le très bienheureux évêque Wilfrid décora somptueusement la chambre nuptiale du vrai fiancé et de la vraie fiancée sous le regard des peuples, dans le cœur des croyants et la foi de ceux qui se confessaient, avec de l’or et de l’argent ainsi que de la pourpre de diverses nuances. En effet, il construisit à Ripon, depuis les fondations jusqu’au sommet, une basilique en pierre polie, supportée par de nombreux portiques et colonnes.
46 Membre de la mission dirigée en Bretagne par le pape Grégoire le Grand en 596, Paulin fut évêque d’York (625-633) puis de Rochester dans le Kent (633-644). Après lui, il fallut attendre Chad en 664 pour qu’il y eût à nouveau un évêque à York. 47 Premier roi chrétien de Northumbrie (616-633). 48 Le fiancé éternel désigne le Christ ; la fiancée vierge, l’Église.
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Après cela, une fois l’église achevée, les très chrétiens et très pieux rois Ecgfrith et Ælfwine49, deux frères, furent invités le jour de sa dédicace avec les abbés, les gouverneurs et les rois de second rang. Ces personnes de toutes dignités se rassemblèrent et consacrèrent au Seigneur, selon l’usage du très sage Salomon, la demeure qui fut dédiée en l’honneur de saint Pierre, prince des apôtres, et reçut en son sein les prières des peuples. Ils consacrèrent aussi au Seigneur l’autel avec ses fondations et y mirent des tissus de pourpre et d’or ; puis le peuple communia, et tout fut accompli selon les canons. Ainsi saint Wilfrid se tint debout devant l’autel, tourné vers le peuple, énumé‐ rant devant les rois les terres que des souverains lui avaient données naguère pour leur âme et lui donnèrent en ce jour-là avec le consentement et la souscription des évêques et de tous les princes. Il les énuméra distinctement, sans oublier ces lieux saints en diverses régions que le clergé de Bretagne avait désertés en fuyant la lame du glaive ennemi que tenait la main de notre peuple. C’était vraiment un don agréable à Dieu, que des rois religieux eussent attribué tant de terres à notre pontife pour le service divin. Voici les noms de ces régions : elles se situent à côté de Ribble, à Gædyne, dans la région de Dunutinga et à Cætlevum ainsi qu’en d’autres lieux50. Ensuite, le sermon achevé, les rois, se réjouissant avec tout le peuple, généreux envers les ennemis et humbles auprès des serviteurs de Dieu, se rendirent à un grand repas de trois jours et trois nuits. Entre autres biens, notre saint pontife ajouta aussi au décor de la maison de Dieu une merveille jusque-là inouïe. Il ordonna, pour le remède de son âme, qu’on écrivît les quatre évangiles, dans l’or le plus pur, sur des parchemins teints en pourpre et colorés, et demanda également aux joailliers de fabriquer pour tout l’ensemble de ces livres une reliure, faite de l’or le plus pur et ornée des plus précieux joyaux. Toutes ces choses et quelques autres, en témoignage de sa bienheureuse mémoire, sont encore aujourd’hui conservées dans notre église où reposent ses reliques et où, sans interruption, on rappelle chaque jour son nom dans les prières. 18. Il ressuscita un enfant. « Admirable est Dieu en ses saints » (Ps 67 (68), 36), et glorifié en leurs vertus ! Déjà dans l’Ancien Testament nous lisons que les serviteurs de Dieu firent par lui de nombreux miracles. Tout comme Élie et Élisée, serviteurs de Dieu, ressuscitèrent les morts, ainsi les apôtres du Christ, suivant l’exemple de leur maître et selon sa promesse, chassèrent en son nom toutes les maladies les plus variées, et maintenant, de cette même manière, par leurs successeurs, dont l’un est notre saint pontife, les malades sont guéris de leur infirmité pour la gloire de Dieu. Un jour, comme le saint évêque Wilfrid se déplaçait à cheval pour accomplir plusieurs obligations de son ministère épiscopal, surtout pour baptiser
49 Ecgfrith : roi de Northumbrie (670-685), fils d’Oswiu. Ælfwine : frère du précédent, sans doute roi de Lindsey (région autour de Lincoln), tué en 679 (voir infra, c. 24). 50 Ribble désigne peut-être un cours d’eau ; il faudrait alors comprendre « à côté du Ribble ». Des identifications ont été proposées avec Gilling (Yorkshire) ou Caton (Lancashire) pour Gædyne et avec Dunnington, situé à l’est d’York, pour Dunutinga.
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et confirmer la population par l’imposition des mains, parmi elle fut trouvée une femme du domaine que l’on appelle On Tiddanufri, d’un esprit amer, gémissant de tristesse et exténuée par son fardeau. Elle portait en effet sur sa poitrine son enfant premier-né mort, enveloppé et caché dans des haillons ; elle dévoila à l’évêque le visage de ce cadavre pour qu’il le confirmât parmi les autres, souhaitant qu’ainsi il pût le ressusciter. Notre saint évêque comprit immédiatement que l’enfant était mort, et cependant il hésita un tant soit peu sur ce qu’il devait faire. La mère, devant le visage de celui qui l’avait vu, se jeta à terre et pleura amèrement ; elle l’adjura audacieusement pour que, grâce à sa sainteté, il ressuscitât et baptisât son fils au nom du Seigneur Dieu, et qu’il le libérât ainsi de la gueule du lion (cf. 1 M 2, 60). Par ces paroles et d’autres elle ne cessa de l’adjurer, de plus en plus, au nom de toute la sainteté des évêques ; elle se mit à genoux et saisit ses pieds, puis elle le glorifia et l’inonda de larmes très amères, en disant : « Ô très saint, n’éteins pas la foi d’une femme privée de son enfant, mais ‘aide ma crédulité’ (Mc 9, 23) ; ressuscite-le et baptise-le. En effet il vit pour toi et pour Dieu : ne doute pas de la vertu du Christ ! » Le saint pontife, ne doutant pas de la vertu du Christ et écoutant la foi de cette femme semblable à celle de la femme syro-phénicienne (cf. Mc 7, 26), une fois la prière faite, posa sa main sur le cadavre qui respira tout de suite et reçut l’esprit de vie. Il rendit ainsi l’enfant ressuscité et baptisé à sa mère, lui recommandant au nom du Seigneur qu’elle lui rendît son fils dans la septième année de son âge, pour qu’il servît Dieu. Cela, la femme, persuadée par son mari malveillant, le refusa et, ayant vu la beauté de l’enfant, elle quitta son pays. Le ministre de l’évêque, qui portait le nom d’Hocca, retrouva l’enfant recher‐ ché se cachant parmi d’autres du peuple breton ; il le traîna de force et le ramena à l’évêque. L’enfant était nommé Eodwald : surnommé Fils-de-l’Évêque, il vécut au service de Dieu à Ripon, jusqu’à ce qu’il quittât le jour durant la grande mortalité51. Ô comme la miséricorde de Dieu est grande et admirable ! Lui qui, par son serviteur dont la mémoire est digne de vénération, rappela à cette vie un petit enfant défunt et non baptisé, pour qu’il vécût baptisé dans la vie éternelle de la future béatitude. 19. La victoire du roi contre les Pictes farouches. En ces jours-là aussi, le pieux roi Ecgfrith et la bienheureuse reine Æthelthryth – dont le corps demeura incorrompu après sa mort, ce qui démontre qu’il était resté sans souillure de son vivant – obéirent ensemble en toute chose à l’évêque Wilfrid52. Avec l’aide de Dieu s’ensuivirent la paix, la joie parmi les peuples, des années fructueuses et des victoires sur les ennemis. En effet, tout comme le jeune Joas roi de Juda plut à Dieu et triompha des ennemis tant que vivait le
51 Peut-être lors de la peste de 688 comme le propose D. P. Kirby, « Bede, Eddius Stephanus and the ‘Life of Wilfrid’ », English Historical Review, 98 (1983), p. 101-114, à la p. 110. 52 Ecgfrith, fils d’Oswiu, roi de Northumbrie (670-685) ; sainte Æthelthryth (ou Etheldrède, ou Audrey), fille d’Anna, roi d’East Anglia, épousa Ecgfrith en 660 et se retira en 673 pour fonder le monastère d’Ely où elle mourut en 679.
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grand prêtre Joad, mais déplut à Dieu une fois le prêtre mort et vit diminuer son royaume (cf. 2 Ch 24), de même le roi Ecgfrith, quand il vivait dans la concorde avec notre pontife, étendait son royaume de toutes parts par des victoires triom‐ phales selon le témoignage des multitudes ; mais lorsque la concorde entre eux fut endormie et que la reine susdite se sépara de lui et fut dédiée à Dieu, dans les jours qui suivirent, le triomphe du roi cessa. Dans ses premières années, alors que son royaume jusque-là était paisible, les nations sauvages des Pictes53, d’un cœur farouche, méprisèrent leur soumission aux Saxons et envisagèrent de rejeter le joug de la servitude ; rassemblant des peuples innombrables venus depuis les baies et les anses où se forme l’Aquilon54, telles des colonies de fourmis en plein été balayant tout depuis leurs tertres, ils menaçaient les palissades de la maison en ruine. Alors, ayant entendu cela, le roi Ecgfrith, humble envers ses peuples, magnanime envers les ennemis, fit tout de suite préparer une armée de cavaliers, ignorant les lents efforts, confiant en Dieu comme l’était Judas Macchabée (cf. 3 M 8, 18) : grâce à une petite troupe du peuple de Dieu contre un énorme et de plus invisible ennemi, il les envahit, avec l’aide de son roitelet55 le courageux Beornhæth et il les abattit dans un immense massacre du peuple : les deux fleuves étaient remplis des corps des morts au point que, les traversant à pied sec, ce qui est remarquable à dire, ils tuèrent et poursuivirent la foule de ceux qui fuyaient ; réduits en servitude, ces peuples restèrent soumis au joug de la captivité jusqu’au jour où le roi fut tué56. 20. La victoire contre le roi des Merciens. Ensuite, après cette victoire, le roi Ecgfrith, juste avec le serviteur de Dieu et saint, régna sur les peuples, fort comme David dans la destruction des ennemis et, apparaissant cependant humble au regard de Dieu ; comme Dieu l’avait rendu plus audacieux, il brisa le cou des peuples orgueilleux et des farouches rois, et rendait toujours grâce à Dieu en toutes choses. Wulfhere, roi des Merciens, à l’esprit orgueilleux et au cœur insatiable57, rassembla tous les peuples du sud contre notre royaume ; il se proposait, Dieu ne le dirigeant pas, non tant de le combattre que de le réduire à un tribut de nature servile. Mais Ecgfrith, roi des peuples de Deira et de Bernicie, d’un courage rigide et d’une âme fidèle, suivant le conseil de ses anciens, mit sa confiance en Dieu, comme Barac et Débora, 53 Peuple d’Écosse, les Pictes se sont progressivement mêlés aux Scots pour fusionner avec eux au ixe siècle dans le royaume d’Alba (actuelle Écosse). 54 La traduction de l’expression poétique de utribus et folliculis Aquilonis nous a été suggérée par l’article de P. Varin, « Études relatives à l’état politique et religieux des îles Britanniques au moment de l’invasion saxonne », Mémoires présentés par divers savants à l’Académie des inscriptions et belles-lettres de l’Institut de France. Première série, Sujets divers d’érudition, tome 5, 1e partie, 1857. p. 1-270 (en part., p. 240). 55 Le terme original utilisé par Étienne de Ripon est subregulus, mot-à-mot « sous-roitelet » : il s’agit sans doute d’un petit roi local dépendant du roi principal de Northumbrie. 56 Annonce de la bataille de Nechtansmere (voir infra, c. 44). 57 Il faut noter ici le changement complet de caractère de Wulfhere par rapport à sa première description, beaucoup plus laudative, aux c. 14-15.
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pour garder la patrie et défendre les églises de Dieu selon ce que l’évêque lui avait enseigné (cf. Jg 4). Ayant attaqué l’ennemi superbe avec une troupe pas plus grande que la leur, Dieu aidant, il les terrassa avec sa petite armée et, comme il y avait eu de nombreux morts, il chassa le roi et soumit son royaume au tribut ; et, après cela, comme Wulfhere était mort pour quelque raison, Ecgfrith régna pleinement en paix pour un temps58. 21. La bonté de notre pontife. Et donc, de même qu’au temps du très religieux roi Ecgfrith l’étendue du royaume augmentait vers le nord et le sud grâce à ses triomphes, au temps de l’évêque Wilfrid de bienheureuse mémoire le royaume des églises s’agrandissait vers le sud sur les Saxons et vers le nord sur les Bretons, les Scots et les Pictes. Cher et aimable à tous les peuples, Wilfrid s’acquittait consciencieusement de ses offices ecclésiastiques. En tous lieux, il ordonna en abondance des prêtres et des diacres qui l’aidaient, et il gouverna avec mesure la nef de l’Église au milieu des flots du siècle. Et de même qu’il ne s’enfonça pas dans l’onde de la ripaille, l’abstinence ne le précipita pas dans l’orgueil, car il vivait en une si grande abstinence au milieu des banquets, que, quand il était seul, jamais il n’eût bu un breuvage, fût-ce même dans la plus petite coupe, ni quand il était assoiffé par la chaleur en été, ni quand il était fatigué par le froid en hiver, ce qui est prouvé par le témoignage de beaucoup. Qui donc pouvait-on trouver semblable à lui dans les veilles et les prières, dans les lectures et les jeûnes ? Il garda aussi son corps intact, depuis le ventre de sa mère, selon ce dont on témoigna devant les fidèles, et sans pollution, car il le lava à l’ordinaire sans relâche dans l’eau bénite et sanctifiée aux heures nocturnes, en été et en hiver, jusqu’à ce que le pape Jean, de bienheureuse mémoire, installé sur le siège apostolique59, lui recommandât d’abandonner cette pratique à cause de son âge. De même, presque tous les abbés et abbesses des monastères firent le vœu de lui donner des biens, soit en les gardant pour eux en son nom, soit en choisissant de l’avoir pour héritier après leur décès ; et aussi des princes du siècle, de nobles hommes, lui donnèrent leurs fils pour qu’il les instruisît, et qu’ou bien ils servissent Dieu s’ils le choisissaient, ou bien, s’ils le préféraient, que Wilfrid les recommandât ainsi armés au roi. Cependant, sous l’inspiration du diable, toutes ces choses allumèrent la torche de l’hostilité et de la haine dans le cœur d’un grand nombre ; mais notre saint pontife, selon l’éminent docteur, portait patiemment « les armes de droite et de gauche » (2 Co 6, 7), d’une balance égale dans les heures prospères et difficiles, et il faisait toujours autant aux gens d’Église qu’aux gens du siècle des dons et présents, de manière si abondante que nul ne pouvait se trouver égal à lui. 22. L’édification de la maison de Dieu à Hagustaldesæ. Il adhérait donc au Seigneur sans limites, selon le Psalmiste, mettant en lui son espoir et lui rendant ses très doux vœux (cf. Ps 72 (73), 28), et le Seigneur les 58 Cette campagne contre les Merciens s’est déroulée en 674 ou 675. 59 Il s’agit sans doute de Jean VI, pape de 701 à 705, que Wilfrid allait rencontrer à Rome vers la fin de sa vie et dont il est question par la suite aux c. 50-55.
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lui accorda tous. À Hagustaldesæ60, ayant obtenu un domaine de la sainte reine Æthelthryth consacrée à Dieu, il fonda une maison pour le Seigneur, construite en l’honneur du saint apôtre André. Sa profondeur avec des constructions de pierre admirablement polies et, sur la terre, son édifice multiple supporté par des colonnes variées et de nombreux portiques, orné de murs d’une longueur et d’une hauteur impressionnantes, avec des couloirs sinueux allant tantôt vers le haut, tantôt vers le bas, par des escaliers en colimaçon, il n’appartient pas à ma petitesse de les décrire ; car notre saint pontife, instruit par l’Esprit de Dieu, imagina comment faire ces œuvres, et nous n’avons entendu parler d’aucune autre maison ainsi édifiée de ce côté-ci des Alpes. Plus tard, l’évêque de bienheureuse mémoire Acca61, qui par la grâce de Dieu est toujours en vie, décora cette maison aux multiples bâtiments : les magnifiques ornements d’or, d’argent et de pierres précieuses qu’il y plaça, et de quelle manière les autels furent revêtus de pourpre et de soie, qui donc pourrait suffire à expliquer tout cela ? Revenons à notre propos. 23. Le serviteur guéri alors qu’il était à moitié mort. Comme les maçons édifiaient donc les hauteurs des murs de cette maison, un jeune homme parmi les serviteurs de Dieu glissa d’une grande hauteur, et en tombant sur le pavement de pierre, s’écrasa. Ses jambes et ses bras furent brisés, et, tous ses membres ravagés, il gisait et rendait son dernier souffle. Les maçons, selon l’ordre du saint pontife qui pleurait en priant, le portèrent vite au-dehors sur un brancard, le croyant mort. Aussitôt, comme on en avait donné le signal62, la communauté entière se rassembla, et notre pontife se tint au milieu des frères et dit : « Demandons tous ensemble à Dieu avec une foi profonde, qu’il renvoie l’âme de cet enfant dans son corps, et qu’il vive, comme il l’accorda à l’apôtre Paul (cf. Ac 10, 10) ». Ils prièrent donc Dieu, pour que le diable, qui se joue de toutes bonnes choses, n’eût point la joie de la victoire en cet édifice, et ils s’agenouillèrent comme Élie et Élisée (cf. 1 R 17, 21 et 2 R 4, 34) ; une fois la prière et la bénédiction faites par notre saint évêque, l’enfant reçut le souffle de vie, et les médecins attachèrent ses os brisés avec des bandes. De jour en jour il alla mieux ; et il vit encore aujourd’hui63. Son nom est Bodhelm. Il rend grâce à Dieu.
60 Nom latin de Hexham, Northumberland. J’ai cru bon de garder la forme Hagustaldesæ plutôt que le nom anglais moderne, car l’élément -ham (signifiant « ferme » en ancien anglais) en est absent, et est attesté plus tardivement. Apparaît à la place l’élément -ea (signifiant « rivière »), peut-être attiré ici par -æ signifiant « île » (cf. Selæsiæ, Selsey, qui apparaît infra au c. 41). 61 Acca est le dédicataire de la Vita Wilfridi mentionné dans le prologue. 62 C’est-à-dire la sonnerie de cloche appelant à la prière. 63 Le manuscrit de Londres, British Library, ms. Cotton Vespasian D VI, propose une variante : et multo tempore vixit, « et il vécut longtemps », qui laisse à penser que le texte a été retouché après la mort de ce Bodhelm, et que les deux versions de la Vita devaient encore cohabiter aux xie-xiie siècles.
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24. La haine excitée contre notre pontife et son expulsion du siège épiscopal. Le diable qui guette, « tel un lion rugissant » selon l’apôtre Pierre (1 P 5, 8), fit le tour de la bergerie de Dieu, y cherchant une entrée, veillant toujours de jour et de nuit, désirant vaincre le premier et plus fort soldat pour que les timides fussent plus facilement dominés. Saisissant ses armes accoutumées, il chercha les vases fragiles des femmes par lesquels il macule fréquemment le monde entier. Donc l’épouse du roi Ecgfrith, nommée Iurminburh64, persuadée par le diable, était en ces temps animée de haine. C’est un fait qu’après la mort violente du roi elle allait se transformer de louve en agneau de Dieu et en parfaite abbesse et excellente mère de sa communauté. Mais pour le moment, telle la très impie Jézabel tuant les prophètes de Dieu et pourchassant Élie (cf. 1 R 18, 4), cette sorcière envoyait de son carquois des flèches empoisonnées dans le cœur du roi, en lui faisant entendre ses paroles où elle énumérait avec éloquence chacune des gloires séculières de saint Wilfrid évêque, ainsi que ses richesses, sans oublier la multitude de ses monastères, la grandeur de ses édifices et l’innombrable armée de ses compagnons portant armes et vêtements royaux. Ce fut ainsi que le cœur du roi fut blessé par de tels javelots. Lui et la reine, tous deux en même temps, cherchèrent habilement à déconsidérer le saint chef de l’Église jusqu’à son anéantissement, et à s’approprier par fraude les dons qu’il avait reçus des rois pour Dieu. Comme Balac le fit avec Balaam contre la volonté de Dieu (cf. Nb 22), ils invitèrent l’archevêque Théodore à venir en aide à leur folie, avec des présents qui aveuglent même les yeux des sages. L’archevêque étant venu à eux, ils lui expliquèrent ce qu’ils projetaient de faire dans leur mépris pour Wilfrid, et il consentit – que Dieu nous en préserve ! – à le condamner injustement, lui qui était sans aucune faute. Et en l’absence de notre pontife, il ordonna seul, de manière nouvelle et inédite, en des lieux propres à son évêché, trois évêques trouvés ailleurs et en des endroits qui ne relevaient pas de son diocèse. Ayant entendu cela, notre saint pontife alla trouver le roi et l’archevêque, les interrogeant sur la raison pour laquelle ils l’avaient dépouillé par tromperie, selon les mœurs des pilleurs, de ses biens qui lui avaient été donnés pour Dieu par les rois, alors qu’il n’avait commis aucun délit. Et eux répondirent à notre pontife devant tout le peuple par cette fameuse parole : « Nous ne t’imputons aucune faute criminelle susceptible de nuire, mais nous ne changeons pas notre jugement à ton égard ». Quant à notre évêque, ne se résignant pas à un jugement si fourbe, il choisit plutôt, avec le conseil de ses confrères évêques, le jugement du siège apostolique, tout comme Paul apôtre, condamné sans cause par les Juifs, en appela à César (cf. Ac 25, 11). Ensuite le saint pontife, revenu du tribunal royal, dit aux courti‐ sans qui se réjouissaient en riant : « À l’anniversaire de ce jour, vous qui riez
64 Nous savons peu de choses de cette reine, seconde épouse d’Ecgfrith. La déposition de Wilfrid est datée de 678.
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maintenant de ma condamnation dans votre haine, bientôt dans votre confusion, vous pleurerez amèrement ». Et ainsi arriva-t-il selon la prophétie du saint. En effet à l’anniversaire de ce jour, le cadavre du roi Ælfwine, qui avait été tué, fut apporté à York. Tous les peuples pleuraient amèrement et déchiraient leurs vêtements et la chevelure de leur tête ; et son frère régna jusqu’à sa mort, mais sans victoire. 25. De quelle manière Winfrid fut dépouillé. Wilfrid évêque de bienheureuse mémoire se prépara avec ses compagnons et son clergé à monter sur des navires, laissant plusieurs milliers de ses moines sous la main des évêques qui venaient d’être ordonnés ; tristes et en larmes, ils prièrent sans cesse Dieu pour qu’il dirigeât son voyage selon ses souhaits. Mais les ennemis de notre prélat, se souvenant de leurs mauvaises actions, pensèrent qu’il naviguait vers Quentovic au sud et se rendait au siège apostolique par cette voie qui est la plus directe65 ; et avec des présents ils envoyèrent leurs messagers à Thierry, roi des Francs66, et à l’impie duc Eadefyrwine67, pour qu’ils le condamnassent à un plus grand exil ou bien qu’ils le dépouillassent de tous ses biens, une fois ses compagnons tués. Alors le Seigneur le libéra de la main des ennemis, comme de la main d’Hérode (cf. Ac 12, 11). En effet, en ce temps-là saint Winfrid évêque, expulsé de Lichfield68, prenant le même chemin, tomba aux mains des ennemis susdits, comme dans la gueule du lion ; il fut tout de suite capturé et dépouillé de tout son argent, nombre de ses compagnons ayant été tués. D’une façon très misérable, ses ennemis relâchèrent le saint évêque nu. En effet, s’étant par une erreur bienvenue trompés d’une syllabe, ils croyaient qu’il était le saint évêque Wilfrid, ce qu’il n’était pas. 26. De quelle manière il parvint par navire en Frise. En revanche, notre saint pontife, comme selon son désir le Zéphyr soufflait avec modération depuis l’ouest et que la proue du navire était tournée vers l’est, parvint sans encombre avec tous jusqu’en Frise : là, ayant trouvé un grand nombre de païens, il fut reçu avec honneur par leur roi Aldgisl69. Alors, de suite, notre saint pontife, avec l’accord du roi, prêcha chaque jour aux païens le Verbe de Dieu, en leur présentant le vrai Dieu, Père tout-puissant, Jésus-Christ, son Fils unique et le Saint-Esprit coéternel à eux. Il leur enseigna de façon claire le baptême unique en rémission des péchés et la vie éternelle après la mort dans la résurrection.
65 Port aujourd’hui disparu, situé sur la rive sud de la basse vallée de la Canche, entre les villes actuelles d’Étaples et de Montreuil (dép. Pas-de-Calais). Ce passage atteste que Quentovic était considéré au début du viiie siècle comme la plaque-tournante du trafic transmanche. Il le resta jusqu’à la fin du ixe siècle. 66 Thierry III, roi de Neustrie et de Burgondie (673-690). 67 Ébroïn, maire du palais de Neustrie, tué en 681. 68 Winfrid, évêque de Lichfield de 672 à 676, fut également déposé par l’archevêque Théodore. 69 De ce roi mort vers 680, nous savons peu de choses. Il eut pour successeur, Radbod qui prit la tête de l’opposition païenne à la conquête franque de la Frise de la mort de Pépin II (714) au début des années 730.
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Selon tout son enseignement, il aida bien les païens ; en effet au moment de leur arrivée, l’année qui vint fut plus généreuse en pêche que d’habitude et porta en tout de bons fruits, et ceux-ci affirmaient que c’était à la gloire du Seigneur, que le saint homme de Dieu leur prêcha. Ensuite cette même année où la prédication fut effectuée, il baptisa au nom du Seigneur tous les princes – excepté quelques-uns – et plusieurs milliers de gens parmi le peuple ; selon l’apôtre, il posa en ce lieu les premiers fondements de la foi, qu’édifie aujourd’hui encore son fils élevé à Ripon, Willibrord, évêque par la grâce de Dieu70, en s’y adonnant avec une grande peine, dont la récompense demeure pour l’éternité. 27. Comment le roi refusa le prix qui avait été fixé [pour livrer Wilfrid]. En ces temps aussi, Ébroïn, duc de Thierry, roi des Francs, envoya ses messa‐ gers avec des lettres au roi de Frise Aldgisl, le saluant par des paroles pacifiques et lui promettant sous serment de lui donner un plein muid de sous d’or, un prix en tout point scélérat, s’il lui envoyait l’évêque Wilfrid vivant et emprisonné, ou s’il le tuait et lui faisait parvenir sa tête. Immédiatement le roi, en notre présence et en celle des messagers qui festoyaient devant son peuple, ordonna de faire lire les lettres à tous ; mais après la lecture de ces dernières, il les prit entre ses mains, et à la vue de tous il les déchira et les jeta dans le feu qui brûlait devant lui, disant aux porteurs : « Annoncez à votre maître qu’en cette manière je lui dis : ‘Qu’ainsi le créateur des choses détruise en les déchirant le royaume et la vie de celui qui commet parjure à son Dieu et qui ne garde point le pacte qu’il a fait, et qu’il l’arrache et le consume en cendre !’ » Et ensuite les messagers repartirent avec confusion de chez le roi qui ne consentait pas à ce crime, vers leur seigneur d’où ils étaient venus. 28. De quelle manière les deux rois Dagobert et Perctarit le reçurent. Après que notre pontife aimable à Dieu eut passé l’hiver en Frise, ayant gagné pour le Seigneur un peuple nombreux, comme le printemps vint, avec l’aide de Dieu, il reprit avec ses compagnons la route vers le siège apostolique, et vint auprès du roi des Francs nommé Dagobert 71 qui le reçut avec grande bienveillance et honneur, eu égard aux bienfaits que Wilfrid avait accomplis pour lui auparavant. En effet ce roi, dans sa jeunesse, avait été envoyé en exil pour sa perte par les ennemis qui régnaient, et en naviguant, était parvenu avec l’aide de Dieu sur l’île d’Hibernie. Après quelques années, ses amis et ses proches avaient appris de la part de marins qu’il était vivant et épanoui dans la perfection de l’âge ; ils avaient envoyé des messagers au bienheureux évêque Wilfrid, lui demandant qu’il fît venir Dagobert depuis la Scottie72 et l’Hibernie, et qu’il le leur envoyât comme roi. Et
70 Né en 658, originaire de Northumbrie, Willibrord évangélisa la Frise à partir de 690. Il fut consacré évêque des Frisons par le pape Serge II en 695 et put compter sur le soutien du maire du palais franc Pépin II qui facilita la fondation du monastère d’Echternach vers 705 comme base arrière de la mission frisonne. Willibord mourut en 739. 71 Dagobert II, roi d’Austrasie (676-679). 72 Terme équivoque, qui peut désigner l’Irlande, certaines régions de l’Écosse, ou plus vraisembla‐ blement ici l’ensemble des terres habitées par les Scots.
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ainsi avait fait notre pontife ; le recevant à son arrivée d’Hibernie, il l’avait envoyé vers sa région d’origine, muni d’armes et grandement soutenu par les forces de ses compagnons. Maintenant le roi, se souvenant de ses bonnes actions, demanda avec insistance que Wilfrid reçût en son royaume le très grand évêché s’étendant sur la cité de Strasbourg ; et comme lui ne le voulait pas accepter, il l’envoya au siège apostolique avec de grands présents et dons, accompagné par l’évêque Déodat pour lui servir de guide73. Ce fut ainsi que les saints évêques prirent le chemin que le Seigneur leur indiquait et parvinrent auprès de Perctarit, roi de Campanie74, un homme humble et calme, craignant les sermons de Dieu ; il reçut fort bien ces pèlerins selon le précepte du Seigneur et annonça à notre saint pontife : « De Bretagne tes ennemis m’ont envoyé des messagers, me saluant par leurs discours et me promet‐ tant les plus grands dons si je t’enfermais, toi, évêque fuyant subrepticement (à ce qu’ils ont dit), et te retenais d’aller au siège apostolique. Refusant une chose si impie, je leur dis : ‘Je fus un temps, aux jours de ma jeunesse, chassé de ma patrie et je vécus soumis à un certain roi païen des Huns qui conclut un traité avec moi devant son dieu idole, pour que jamais il ne me révélât ni ne me donnât à mes ennemis. Après un certain temps, des messagers de mes ennemis vinrent auprès du roi païen et promirent par un discours de lui donner sous serment un plein muid de sous d’or s’il me donnait à eux pour que je fusse massacré ; et lui n’y consentit pas et leur dit qu’assurément, les dieux faucheraient sa vie s’il commettait ce crime et rompait le pacte qu’il avait passé devant eux’. Moi combien plus, qui connais le Vrai Dieu, je ne donnerai pas mon âme à la perdition pour le profit du monde entier ». Ce fut donc ainsi qu’en action de grâce il envoya notre saint pontife et ses compagnons avec honneur et avec des guides vers le siège apostolique depuis longtemps espéré, de même que le Seigneur le magnifia en le protégeant partout dans son voyage. 29. De quelle manière le très bienheureux pape Agathon du siège apostolique et le saint synode reçurent les écrits de notre pontife. Quand l’évêque Wilfrid, digne de l’amour de Dieu, parvint sans encombre avec tous ses compagnons au siège [apostolique], on y connaissait la cause de son arrivée qui avait été rapportée, car, en ce temps-là Coenwald, un moine pieux, était venu à Rome envoyé par le saint archevêque Théodore avec des lettres ; et la divergence des versions n’échappa pas au très bienheureux Agathon, pape du siège apostolique75. Comme plus de cinquante très saints évêques et prêtres étaient rassemblés dans la basilique du Sauveur notre Seigneur Jésus-Christ, que
73 Déodat ou Adéodat était évêque de Toul ; sa souscription figure avec celle de Wilfrid dans les actes du concile de 680 condamnant l’hérésie monothélite (voir infra c. 53). 74 Perctarit ou Berthari fut roi des Lombards à deux reprises, en 661-662 et de 671 à 688, date à laquelle il périt assassiné. La Campanie désigne ici la région de la plaine du Pô (l’actuelle Lombardie), le terme très générique de Campania désignant avant tout une vaste plaine. 75 Pape de 678 à 681.
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l’on appelle Constantinienne76, Agathon, très saint et trois fois très bienheureux évêque de la sainte église catholique et apostolique de la ville de Rome, dit à ceux qui siégeaient à ses côtés : « Je ne pense pas cacher à votre sainte fraternité quel est le sujet que j’ai assigné à cette vénérable assemblée : je désire que votre révérence connaisse et, avec moi, traite de la dissension qui a récemment éclaté dans les églises de l’île de Bretagne, où par la grâce de Dieu, la multitude des fidèles s’est accrue, et qui nous a été rapportée tant par le récit de gens venant de là-bas que par une série d’écrits ». André, très révérend évêque d’Ostie, et Jean, évêque de Porto77, dirent : « L’or‐ ganisation de toutes les églises, certes, dépend du jugement de votre autorité apostolique qui porte la succession du bienheureux Pierre prince des apôtres, à qui le Seigneur Christ, fondateur et rédempteur de toutes choses, conféra les clefs pour lier et délier. À la vérité, selon ce qui nous a été imposé par votre jugement apostolique, il y a quelques jours, comme nous siégions ensemble avec nos confrères évêques et serviteurs, nous relûmes un par un les écrits que des messagers dirigés depuis la Bretagne apportèrent à votre pontificat apostolique, ainsi que ceux qui furent envoyés par la personne du très révérend archevêque Théodore, qui fut jadis envoyé là-bas depuis le siège apostolique ; et en plus de ces écrits-là, vinrent les témoignages d’autres personnes contre un certain évêque fuyant subrepticement, d’après eux, pour venir ici et, finalement, les écrits qui furent transmis par Wilfrid, évêque de la sainte église d’York, aimable à Dieu, déposé de son siège par le ci-dessus nommé très saint [Théodore], et qui, en appelant au siège apostolique, est parvenu jusqu’ici. Dans ces écrits, bien qu’ils posent de nombreuses questions, nous ne l’avons trouvé coupable d’aucun crime selon les dispositions des saints canons, et par conséquent, pensons qu’il a été déposé irrégulièrement ; ses accusateurs non plus n’ont pas, dans leurs propres dires, pu prouver qu’il avait perpétré quelque crime pour l’ignominie desquels il eût dû être dégradé. Ainsi nous pensons plutôt qu’il a conservé la mesure afin de ne pas être impliqué lui-même dans quelques décisions séditieuses, mais qu’après avoir été écarté de son siège, faisant connaître à ses confrères évêques sa conduite, le fameux évêque Wilfrid, aimable à Dieu, se rendit depuis là-bas au présent siège apostolique, où celui qui par son sang racheta la sainte Église, le tout-puissant Seigneur Christ, fonda le principat du plus haut sacerdoce et le confirma par l’autorité du prince des apôtres. Il a donc été attribué à votre dignité apostolique de prescrire ce qu’il faut ordonner à ce sujet ». Agathon très saint et trois fois très bienheureux évêque de la sainte église catholique et apostolique de la ville de Rome dit : « On rapporte que Wilfrid, évêque de la sainte église d’York, aimable à Dieu, est devant les portes de notre assemblée ; qu’il y soit admis en réponse à sa demande, avec la requête qu’on a dit qu’il apporte avec lui ». 76 La basilique du Latran, cathédrale de Rome, édifiée sous le règne de Constantin (312-337). 77 Ostie et Porto sont deux des sept diocèses « suburbicaires », c’est-à-dire suffragants de Rome. André est attesté jusqu’en 685, Jean jusqu’en 692.
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Wilfrid, évêque aimable à Dieu, comme il entrait dans la vénérable assemblée, dit : « Je prie votre béatitude pontificale d’accorder que la requête de mon humilité soit reçue et lue devant vous ». Le très saint évêque Agathon dit : « Que soit relue devant tous la requête reçue de Wilfrid, évêque aimable à Dieu ». Et, l’ayant reçue, Jean le notaire la relut devant le saint concile apostolique. 30. La requête de l’évêque Wilfrid. « Moi, Wilfrid, humble et indigne évêque du pays des Saxons, j’ai dirigé les pas de mon cœur vers la sommité apostolique comme vers un lieu fortifié et une tour puissante, Dieu m’ayant montré la voie ; car ici, d’où je sais que provient la norme des canons sacrés pour toutes les églises du Christ réparties dans le monde entier, apportée par la prédication apostolique et reçue de pleine foi, j’attends avec confiance la décision de la justice envers mon humilité. Je ne doute pas de ce que votre éminence pontificale a pris certainement connaissance tant de l’avis de ma petitesse que de ce que j’annonçai moi-même de vive voix, et que, pour satisfaire ma requête par des écrits, j’exposai lorsque je fus présenté, à mon arrivée, à vos regards apostoliques : à savoir que, ne trouvant aucune faute canonique à l’égard de ma personne qui vous implore, certains usurpateurs de mon évêché, lors de l’assemblée tenue par le très saint Théodore archevêque de l’église du Kent et d’autres prêtres qui donc en ce temps se réunirent avec lui, entreprirent, par une illicite présomption contre les normes et décisions des canons sacrés, d’envahir et de dérober selon des mœurs de voleurs le siège que durant dix ans et plus j’ai occupé avec la clémence de Dieu, et de s’établir sur ce dit siège. Parmi eux, ils promurent, non pas un seul, mais trois évêques en mon église, une promotion qui ne peut être canonique. Comment il arriva que le très saint archevêque Théodore ordonna de mon vivant sur mon siège – dont je devais disposer, quoiqu’indigne – trois évêques par son autorité, sans le consentement d’aucun évêque que ce fût, alors que mon humilité ne repose pas encore dans l’éternité, il me convient mieux, pour le respect dû à cet homme, de l’omettre que de lui faire honte. Certes je n’ose pas l’accuser, lui qui fut envoyé par la sommité du siège apostolique. En vérité, s’il est clair que ce fut contre le droit des sanctions régulières dispensées par l’Église que, quoiqu’indigne, je dirigeais, que j’en fus expulsé par des ennemis, sans conviction d’aucun crime, en-dehors de tout délit scandaleux que la sévérité canonique sanctionne, une fois chassé de mon ancien siège je n’apparus point tumultueux à leur égard, je n’allumai pas l’incendie d’une accusation de sédition, je ne leur résistai pas par d’ambitieuses contestations, mais j’appelai tout de suite à l’aide ce sacro-saint siège. Ayant fait état de cela auprès de mes confrères serviteurs et prêtres de ces mêmes provinces et semblablement aux évêques, je partis. Si vraiment votre éminence apostolique a prévu de concert avec les très saints évêques siégeant ici de m’en priver, moi qui ne suis convaincu d’aucune faute, j’embrasse par une humble dévotion ce qui est ordonné. Mais si je dois recevoir de nouveau mon ancien évêché, je suivrai et vénérerai de toutes mes forces la sentence émise par le siège apostolique, pourvu que, par votre sanction synodale, les usurpateurs soient expulsés de ces sièges de
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l’Église auxquelles moi, votre prêtre indigne, je présidais précédemment. Mais si, de retour dans ce diocèse que j’ai dirigé, votre sentence a prévu de m’associer des prélats, alors qu’elle m’ordonne cependant de promouvoir des hommes tels qu’avec eux je pourrai servir Dieu unanimement en conservant une concorde pacifique et tranquille entre nous, pour que chacun d’entre nous connaisse les droits concédés à chaque église et veille sur ceux qui nous ont été confiés. Si cela plaît à l’archevêque et à mes confrères évêques d’augmenter le nombre d’évêques, qu’ils les choisissent parmi le clergé de cette église, tels que cela plaira aux évêques rassemblés au synode, pour que l’église ne soit point endommagée de l’extérieur ou par des étrangers. En effet, toute chose confuse et imprudente augmente les inextricables et insatiables dissensions ; et ce qui en résulte, on ne pourrait jamais le calmer ou l’apaiser en rien. J’ai en effet confiance, du fait que je montre toute la déférence d’une obéissance empressée envers les statuts apostoliques, et que, rejeté de tous, je me suis précipité vers leur justice dans une totale confiance d’esprit ». 31. La réponse du pape Agathon. Le très saint et trois fois très bienheureux Agathon, évêque de la sainte église catholique et apostolique de la ville de Rome, dit : « Cette requête que soumet Wilfrid, évêque aimable à Dieu, satisfait les auditeurs plus qu’un peu, en cela que, comme il reconnaît avoir été indignement déposé de son siège épiscopal, il n’a pas résisté obstinément à ceux qui arrivaient ni n’a préféré repousser leur force de manière séculière, mais il a humblement décidé de rechercher le renfort canonique de notre garant le bienheureux prince apôtre Pierre. Par une requête suppliante, il promet d’accepter sur-le-champ ce qui doit être ordonné à son sujet et ne discute point de l’énonciation de la sentence, mais embrasse ce qui sera défini, assurant qu’il recevra avec une foi intègre ce que notre autorité, le bienheureux Pierre apôtre dont nous accomplissons le ministère, aura déclaré par notre bouche ». 32. La réponse du synode. Le synode universel, qui se rassembla avec le très saint et trois fois très bienheureux Agathon pape apostolique, décréta, entre autres règles : « Nous établissons et décrétons que Wilfrid, évêque aimable à Dieu, repren‐ dra son évêché qu’il avait eu jadis, en conservant ses limites précédemment ordonnées, et qu’avec le consentement d’un concile qui devra être rassemblé en ce même lieu, il choisisse des évêques pour l’aider, qu’avec ceux-là il devra converser en paix, et que les évêques promus doivent être ordonnés selon la règle précédemment établie par le très saint archevêque, une fois évidemment qu’auront été chassés ceux qui, en son absence, ont été promus de manière irrégu‐ lière à l’épiscopat. Par conséquent, si quelqu’un par une téméraire audace tentait de résister aux décrets de ces statuts synodaux ou les recevait sans y obéir, ou bien si après un certain temps, qui qu’il fût ou eût été, il tentait de les enfreindre entièrement ou en partie, nous ordonnons par l’autorité du bienheureux Pierre prince des apôtres qu’il soit renversé par cette sanction : si celui qui tenterait de braver cette pieuse disposition est évêque, qu’il soit destitué de l’ordre épiscopal
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et accusé d’anathème éternel ; semblablement s’il est prêtre ou diacre ou d’un grade inférieur de l’Église ; mais s’il est clerc, moine ou laïque de n’importe quelle autorité, ou roi, qu’il soit déclaré étranger au corps et au sang du Sauveur notre Seigneur Jésus-Christ, et qu’il ne paraisse pas digne de contempler son terrible avènement. Si quelqu’un cependant recevait, tenait et accomplissait ces statuts que nous avons établis et définis, avec sincère dévotion et parfaite satisfaction, et les présentait comme devant être accomplis, qu’il voie ‘les biens du Seigneur en la région des vivants’ (Ps 26 (27), 13) et qu’il partage sa droite, possède la béatitude éternelle et mérite d’entendre cette voix qui rend heureux, en compagnie de tous les saints qui plurent au regard divin et possèdent la gloire éternelle, et qu’il écoute en récompense de l’obéissance – que Dieu aime plus que tous les sacrifices – le juge de toutes choses, notre Dieu Jésus-Christ dire lui même : ‘Venez, vous bénis de mon Père, et recueillez le royaume qui vous est préparé depuis l’origine du monde’ (Mt 25, 34) ». 33. Le retour de notre pontife. Ainsi, comme il avait passé là plusieurs jours, selon l’ordre apostolique et le jugement du saint synode tout entier, on recommanda à Wilfrid, évêque aimable à Dieu, de rentrer dans sa patrie, d’y porter avec lui les jugements écrits du siège apostolique et de les montrer au saint archevêque Théodore et au roi Ecgfrith. Notre saint pontife, obéissant humblement en toutes choses, avec une foi incon‐ testable, aux préceptes du siège apostolique, comme il l’avait promis, fit plusieurs jours durant le tour des lieux des saints pour y prier, et acquit pour la consolation des églises de Bretagne un grand nombre de reliques saintes des hommes élus, inscrivant un par un les noms de ces reliques et à quel saint elles appartenaient. Il acquit aussi maints autres biens, qu’il est trop long d’énumérer maintenant, pour orner selon sa coutume la maison de Dieu ; et, avec la bénédiction du siège apostolique et du saint synode universel, il se mit en chemin, heureux et se réjouissant avec tous les siens, pour rentrer dans sa région et parvenir dans sa patrie, avec l’aide de Dieu. Comme notre saint pontife venait du siège apostolique avec un jugement triomphal en passant par la Campanie et en franchissant la montagne, il parvint dans la région des Francs, où récemment son ami fidèle le roi Dagobert avait été traîtreusement tué par la fourberie des ducs et – que Dieu nous en préserve ! – avec le consentement des évêques. L’un d’entre eux se porta au-devant de Wilfrid avec une énorme armée, envisageant en son cœur de manière impie – si Dieu ne l’en avait empêché – de réduire en servitude tous ses compagnons une fois dépouillés ou bien de les vendre sous la couronne78, et de tuer les rebelles, puis de garder notre saint pontife à l’étroit en prison et même de le faire juger par le duc Ébroïn.
78 L’expression vendere sub corona utilisée par Étienne est héritée de l’Antiquité romaine : les prisonniers de guerre étaient alors vendus comme esclaves coiffés d’une couronne de fleurs (cf. César, De bello Gallico, III, 16, 4).
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Cet évêque l’interrogea, lui demandant quelle confiance il avait pour parcourir de manière si téméraire la région des Francs : « Tu es digne de mort, car tu nous as renvoyé d’exil un homme, fait roi par ton soutien, qui a dissipé les cités, méprisé les conseils des plus âgés, humilié les peuples par un tribut comme Roboam fils de Salomon (1 R 12), et négligé les églises de Dieu avec leurs prélats ; pour expier ces maux il a été tué, et son cadavre gît enterré ». Notre saint pontife répondit humblement à l’évêque : « Je dis la vérité dans le Christ Jésus, et par saint Pierre apôtre je ne mens pas (cf. 1 Tm 2, 7), car j’ai aidé et nourri un tel homme exilé qui allait en pèlerinage selon le précepte fait par Dieu au peuple d’Israël qui ‘habita en terre étrangère’ (Ac 7, 6), et je l’ai élevé pour votre bien et non pour votre mal, pour qu’il fût selon sa promesse bâtisseur de cités, consolateur des citoyens, conseiller des plus âgés, et défenseur des Églises de Dieu au nom du Seigneur. Ô très droit évêque, qu’aurais-tu d’autre à faire que ce que moi-même je fis dans le Seigneur, si un exilé de notre race et de naissance royale parvenait à ta sainteté ? » L’évêque répondit : « ‘Que le Seigneur garde ton entrée’ (Ps 120 (121) 8) et ainsi de suite – et aussi : ‘Honte à moi pécheur, donne-moi l’indulgence, car selon le patriarche Juda je vois que tu es beaucoup plus juste que moi’ (cf. Gn 38, 26). Que le Seigneur soit avec vous, et que saint Pierre apôtre vous vienne en aide ». 34. Comment le roi refusa les jugements du siège apostolique. Ensuite, parcourant de longs espaces de terre, franchissant l’étendue de la mer en naviguant avec l’aide de Dieu, il en échappa sans blessure avec tous ses hommes et parvint dans sa région, à la très grande joie de ses subordonnés qui languissaient dans leur découragement et se lamentaient en larmes auprès du Seigneur. Il revint avec la vie pour compagne, portant l’étendard de la victoire – c’est-à-dire apportant avec lui le jugement du siège apostolique – ; et il arriva au roi en le saluant en paix, lui montra humblement les jugements écrits du siège apostolique avec le consentement et la signature du synode tout entier, et il les lui rendit avec leurs bulles et leurs sceaux souscrits ; ensuite quand tous les princes demeurant là, de même que les serviteurs de Dieu, furent assemblés en un lieu synodal pour entendre les conseils porteurs de salut, la cause de la paix des Églises fut transmise depuis le siège apostolique. Mais après qu’ils eurent entendu la lecture de ces écrits difficiles pour eux et contraires à leur volonté, certains les rejetèrent sans ménagement, et en outre – ce qui est encore plus exécrable – ils répandirent le bruit, causant la ruine de leurs âmes, qu’ils avaient été acquis contre de l’argent, ces écrits mêmes qui furent destinés par le siège apostolique au salut de ceux qui les observaient. Par ordre du roi et de ses conseillers, avec le consentement des évêques qui tenaient son évêché, on ordonna de conduire Wilfrid en prison et de l’y garder pendant neuf mois sans le moindre honneur. De plus, comme nous l’avons dit, dès que les écrits du siège apostolique furent ouverts et lus à haute voix, le roi – ce qui est horrible à dire – se mit en colère et rejeta avec ses conseillers les jugements de Pierre apôtre et prince des apôtres qui tient de Dieu le pouvoir de délier et de lier, et ordonna strictement, en jurant sur son salut, de garder en prison notre
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saint pontife dépouillé de tout, à la seule exception de ses vêtements, et que tous ses fidèles fussent dispersés à la croisée des chemins sans qu’aucun de ses amis pût venir à lui. Et sa reine, dont nous avons parlé ci-dessus79, arracha à l’homme de Dieu son vase rempli de reliques saintes ; et, ce qui me fait horreur à raconter, lorsqu’elle restait dans sa chambre ou bien lorsqu’elle se déplaçait en char, elle en pendait à son cou. Cela causa vraiment du mal à la reine, tout comme aux Philistins qui avaient fait fuir le peuple d’Israël et pris l’arche de Dieu, ramenant parmi leurs cités le saint des saints (cf. 1 S 5). 35. L’encouragement de ses compagnons. Wilfrid, évêque aimable à Dieu, parla à ses compagnons, leur disant : « Ayez à l’esprit et rappelez à mes frères les jours anciens, et en quelle manière nous lûmes dans l’Ancien Testament que les patriarches aimables à Dieu et Israël, son premier-né, parcoururent pendant quatre cents ans et plus le monde ‘de nation en nation et d’un royaume à un autre peuple’ (Ps 104 (105), 13), attendant la promesse de rédemption et ne désespérant point ; et aussi que Moïse et Aaron et tous les prophètes de Dieu souffrirent des hommes des persécutions tout en espérant dans le Seigneur. Nous lûmes aussi dans le Nouveau Testament que le grand pasteur des brebis et chef de toute l’Église, Jésus-Christ, fut crucifié par les juifs, et que ses disciples furent dispersés et après cela couronnés du martyre de par le monde entier avec leurs successeurs en diverses épreuves, n’oubliant pas ‘la consolation qui s’adresse à nous comme à ses fils : Mon fils, ne néglige pas la discipline du Seigneur ni ne te fatigue lorsqu’il te montre ta faute ; en effet celui que le Seigneur aime, il le châtie, et il flagelle tous les fils qu’il reçoit’ (He 12, 5-6). Ainsi en effet, mes frères et assistants dans le Christ, selon le savant docteur, ‘comme nous avons devant nous une telle nuée de témoins, courons par patience vers l’engagement qui nous est promis’ (He 12, 1) ». 36. La maison illuminée par Dieu. Une fois donc tenu ce discours de consolation, les ducs du roi se saisirent de notre saint pontife et, le conduisant comme « une brebis au sacrifice », lui qui « n’ouvrit point la bouche » (Is 53, 7), vers le préfet nommé Osfrith qui gouvernait la ville royale de Broninis80, ils l’amenèrent devant lui, et, au nom du roi, recommandèrent à ce préfet de garder soigneusement le saint pontife – lui qui pourtant à cause de très grands gains de foi put être appelé lumière de Bretagne – en des lieux cachés et assombris par de repoussantes ténèbres, sans qu’aucun de ses amis le sût. Le comte susdit, fidèle au roi, pressé par l’ordre de ce dernier, le maintint sous garde en des lieux ténébreux où rarement le soleil brillait le jour, et où l’on n’allumait point de lampes en son honneur la nuit. Mais les gardes, entendant sans interruption la psalmodie du saint homme de Dieu et voyant dans la nuit obscure la maison qui brillait de l’intérieur comme de jour, restèrent stupéfaits et racontèrent à tous la sainteté de cet homme, leur apportant la crainte.
79 Iurminburh : voir supra, c. 24. 80 Lieu non identifié.
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Ô lumière éternelle, Christ, qui jamais ne désertes ceux qui ont confiance en toi, mais que l’on croit « lumière véritable et qui illumines tout homme venant en ce monde » ( Jn 1, 9) ! Toi qui, au commencement de la nativité de ton futur serviteur, signalas par une splendeur enflammée l’heure où il sortait du ventre de sa mère, maintenant tu as jugé digne de lui appliquer la lumière de la visitation angélique, à lui qui priait dans un antre de la plus grande obscurité, tout comme « l’ange du Seigneur assista » ton apôtre Pierre enchaîné en prison par l’impie roi Hérode, « et fit briller la lumière en sa demeure » (Ac 12, 7), que soient tiennes la gloire et l’action de grâce ! Pendant ce même temps où le roi le détenait en prison sans le moindre honneur, il lui promettait une part de l’évêché qu’il avait possédé auparavant et un nombre non médiocre d’autres dons, s’il eût voulu acquiescer à ses ordres et jugements, et choisir de nier que les statuts canoniques qui avaient été rapportés du siège apostolique étaient authentiques. À cela, lui, humblement et cependant en ayant confiance en l’autorité apostolique, répondit qu’il préférait avoir la tête tranchée plutôt que vouloir jamais confesser une telle chose. Et voilà ! La bonne volonté qui a connu Dieu ne peut être pervertie. 37. La femme guérie. Et ainsi, notre saint pontife, restant patiemment en prison, fut célébré par les vertus de Dieu, tout comme Jean apôtre et évangéliste, attaché par César sur l’île de Patmos (cf. Ap 1, 9), vit les merveilles de Dieu. En ce temps-là en effet, comme nous l’avons dit, notre saint pontife étant gardé à l’étroit, la femme du préfet de cette ville, enchaînée par une forte maladie, raide de tous ses membres impuissants, le corps froid, les yeux fermés et la bouche écumant, rendait son dernier souffle de vie par sa poitrine inerte. Son mari, dès qu’il vit sa femme mourante, accourut tout de suite en se hâtant vers notre saint pontife, comme le centurion auprès du Seigneur (cf. Mt 8, 5) ; s’agenouillant, regrettant ses péchés et confessant les entreprises du roi à son égard, il l’adjura au nom du Seigneur de venir à lui qui ne le méritait point et à sa femme mourante. Notre saint pontife, oublieux des offenses, conduit comme Joseph hors de prison (cf. Gn 41, 14), vint à la misérable, se tint au-dessus d’elle, aspergea son visage d’eau bénite et, une fois la prière faite, implora l’aide de Dieu et emplit sa bouche goutte à goutte en y versant l’eau bénite ; après quoi, comme elle hoquetait et respirait lourdement, ses yeux s’ouvrirent et elle reçut la faculté de vivre et de comprendre. Peu après, comme ses membres s’étaient échauffés, que sa tête s’était levée et que sa langue bougeait, elle parla, rendant grâce à Dieu : guérie tout comme la belle-mère de Pierre (cf. Mt 8, 15), elle servit honorablement notre saint pontife. Nommée Æbbe81, elle vit toujours, désormais religieuse et abbesse ; elle a l’habitude de raconter cela avec des larmes.
81 Comme le signale B. Colgrave, éd. cit., p. 174, trois abbesses de la fin du viie siècle portent le nom d’Æbbe ; l’une d’entre elles, celle de Coldingham, apparaît plus loin dans le texte (c. 39). Est-ce la même dont il s’agit ici ? C’est difficile à dire car la date de mort traditionnelle d’Æbbe
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38. Comment ses chaînes tombaient de lui. Le fait est que le préfet n’osa pas s’attarder davantage, par crainte du roi, à tenir notre saint prélat en honneur, mais, craignant la colère de Dieu face à la sainteté de cet homme, il préféra ne l’outrager d’aucune façon. Il envoya des messagers au roi, disant : « Je t’adjure par ma vie et ton salut, pour que tu ne me contraignes pas de punir plus longtemps ce pontife saint et innocent en me menant à ma propre perdition, car je choisis plutôt de mourir que de le flageller, lui qui est inoffensif ». Ayant entendu cela, le roi en colère ordonna que Wilfrid fût conduit en sa ville de Dunbar82 au préfet nommé Tydlin qui était plus farouche encore, et il recommanda à ce dernier de garder un tel homme et un si grand pontife, lié par des entraves et des menottes et séparé des autres hommes. Tydlin, contraint par le précepte du roi, ordonna aux forgerons de faire des chaînes en fer ; et eux commençaient à faire l’ouvrage en mesurant attentivement les membres de notre saint confesseur, mais en vain, Dieu s’y opposant. En effet, toujours, tantôt les chaînes trop étroites et serrées ne pouvaient faire le tour des membres, tantôt elles étaient dispersées et relâchées et tombaient sans retenue des pieds de celui qui évangélise et des mains de celui qui baptise. Rendus craintifs, ils gardaient à contrecœur l’homme de Dieu sans chaînes, qui toujours psalmodiait et rendait grâce à Dieu – suivant l’apôtre parlant aux Hébreux, il soutint un grand combat au milieu des souffrances, fit un spectacle de ses opprobres et accepta la rapine de tous ses biens, et cela de la part de ses compatriotes (He 10, 32-34) – et ils le gardèrent jusqu’au moment fixé par Dieu. 39. La reine flagellée et guérie. Entre-temps le roi et la reine, se réjouissant et faisant bonne chère, accomplis‐ saient jour après jour le tour de leurs cités, châteaux et villages en grande pompe et parvinrent un jour au monastère que l’on appelle Colodæsburg83, que gouvernait la très sainte abbesse nommée Æbbe84, sœur très sage du roi Oswiu. Et là, cette nuit-là, la reine fut saisie par le démon, et, tourmentée comme l’épouse de Pilate par des coups de fouet85, elle s’attendait à peine à voir le jour vivante. Mais comme le jour se levait, la très sage abbesse étant venue tout de suite auprès de la reine, et l’ayant vue étroitement liée par ses membres contractés et sans le moindre doute mourante, elle alla voir le roi et, d’une voix remplie de larmes, lui rappela d’où, à son avis, ce misérable mal lui était venu, disant hardiment : « Je sais, et je sais vraiment, que tu jetas hors du siège de son évêché l’évêque Wilfrid, aimable à Dieu, sans qu’il eût commis le moindre crime, et que lui, chassé en exil, se rendit au siège apostolique, et que lorsqu’il en voulut revenir avec les écrits de ce siège apostolique qui a, avec saint Pierre apôtre, le pouvoir de lier et de délier,
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de Coldingham est fixée aux environs de 683, soit une trentaine d’années avant la rédaction de la Vita qui la décrit comme vivante. Aujourd’hui dans l’East Lothian, Écosse. Aujourd’hui Coldingham (Berwickshire, Écosse). Voir supra, c. 37. Cf. Évangile apocryphe de Nicodème 2, 1.
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tu le condamnas sans sagesse et le dépouillas, et, ajoutant des maux aux maux, enfermas ce saint en prison. Et maintenant, mon fils, fais selon le conseil de ta mère, brise ses chaînes. Quant aux saintes reliques que la reine enleva du cou de l’évêque dépouillé et conduisit, pour sa propre ruine, de par les cités telle l’arche de Dieu (cf. 1 S 5), fais-les lui parvenir par un prêtre fidèle. Et si tu ne veux point de ce qui est le mieux à faire, à savoir de l’avoir à la tête de l’évêché, alors laisse-le libre, et qu’il parte de ton royaume avec les siens vers où bon lui semble. Ainsi, à ce que je crois, tu vivras, et la reine ne mourra point ; mais si tu refusais, vous ne seriez pas impunis, Dieu étant témoin ». Tout de suite le roi obéissant à la très chaste mère fit ainsi, et accorda que notre très saint prêtre prît la résolution de se séparer librement de lui et de partir avec ses reliques et avec ses compagnons rassemblés. La reine fut guérie. 40. Comment Berhtwald reçut le saint évêque. Comme Wilfrid, évêque aimable à Dieu, se mettait en route avec ses compa‐ gnons, quittant les campagnes natales et cherchant l’exil dans les royaumes du sud, le Seigneur, qui assiste ses saints dans les épreuves, envoya à sa rencontre un préfet de noble famille nommé Berhtwald, fils du frère d’Æthelred roi des Merciens86, d’un esprit très doux. Dès que ce Berhtwald vit de si honorables hommes et apprit les causes du voyage, telles que notre saint docteur les lui avait révélées, il l’adjura au nom du Seigneur de rester avec lui et il demanda avec beaucoup d’insistance aux serviteurs de Dieu de demeurer sur une partie de son territoire. Notre saint prélat, rendant grâce à Dieu de ce qu’il lui offrît le soulagement du repos, fonda tout de suite en ce territoire donné à Dieu un petit monastère, qu’encore aujourd’hui ses moines possèdent. Ensuite, comme la haine de l’antique Ennemi veillait, le roi Æthelred et sa reine, la sœur du roi Ecgfrith, apprirent que l’homme de Dieu avait été expulsé de sa patrie et demeurait en leur royaume pour s’y reposer un peu. Pour flatter le roi Ecgfrith, ils interdirent au préfet Berhtwald, pour rester sauf, de l’héberger le temps d’un seul jour de plus. Alors notre pontife fut expulsé avec haine, ses moines restant cependant en ce royaume, et il alla vers le roi des Saxons Occidentaux, nommé Centwine87 ; il resta chez lui peu de temps à cause de la persécution suivante : en ce lieu en effet, la reine, sœur de la reine Iurminburh, le haïssait tellement, qu’il fut chassé à cause de l’amitié de cette reine pour les trois rois susdits et repartit. 41. De quelle manière il convertit à Dieu les païens de Selsey. Pourquoi donc m’attarder avec davantage de mots ? Sorti de prison, il avait été chassé de sa propre province, tant et si bien qu’on ne lui permettait pas non plus d’avoir du repos dans les régions étrangères de ce côté-ci et de l’autre de la mer, où prévalait le pouvoir d’Ecgfrith, mais sans interruption, en toute région où il tentait de rester, on ne cessait d’attiser immédiatement la persécution que ce roi exerçait à son égard. Cependant il restait parmi notre peuple une certaine province, qui
86 Roi de Mercie de 675 à 704, Æthelred était le frère de Wulfhere. 87 Roi du Wessex de 676 à 685.
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jusqu’à ce temps-là vivait en persévérant dans le paganisme, et qui tenait tête aux autres provinces à cause de la multitude de ses falaises et de la densité de ses forêts ; notre saint évêque, Dieu dirigeant son chemin et sans l’aide des hommes, se réfugia auprès de ces païens, les Saxons du Sud. Ce fut ainsi qu’ayant trouvé leur roi, dont le nom était Æthelwalh88, il lui raconta dans l’ordre toute la triste histoire de son exil. Immédiatement le roi lui promit par un traité de paix une amitié telle qu’aucun de ses opposants ne lui susciterait de terreur par le glaive menaçant d’un ennemi combattant, ni n’annulerait le pacte de ce traité conclu avec lui à force de faveurs et de dons. Le saint homme de Dieu, réjoui par ces paroles de consolation, rendit grâce à Dieu puis commença à prêcher, exposant avec douceur le Verbe de Dieu et la béatitude et grandeur de son Royaume, d’abord auprès du roi et de la reine89, comme s’il leur donnait du lait, sans les tromper. Ensuite avec l’accord du roi, Dieu le concédant, et à l’exhortation de notre saint pontife, le peuple, à qui l’on n’avait point prêché auparavant et qui n’avait jamais entendu le Verbe de Dieu, fut rassemblé. Et ainsi saint Wilfrid, notre évêque, se tint debout au milieu des païens, et selon l’exemple de notre Seigneur Jésus-Christ et de son précurseur, il dit : « Faites pénitence, le royaume des cieux s’approchera » (Mt 3, 2) et : « Que chacun de vous soit baptisé au nom de Dieu le Père, du Fils et du Saint-Esprit » (Ac 2, 38), etc. Plusieurs mois durant, il énuméra avec éloquence par un flot de paroles l’œuvre de Dieu tout-puissant pour le mépris de l’idolâtrie, depuis le commencement du monde jusqu’au jour du Jugement, où l’on réservera la peine éternelle aux pécheurs et la vie perpétuelle aux élus de Dieu ; et tout cela, le prêcheur évangélique le formula admirablement dans l’ordre avec une harmonieuse éloquence. Alors, de fait, notre saint pontife, envoyé par Dieu, trouva grâce aux yeux du roi, et selon l’apôtre une grande porte de foi lui fut ouverte (cf. 1 Co 16, 9) ; et, parmi les païens des deux sexes, certains de leur propre volonté, d’autres poussés par l’ordre du roi, abandonnèrent l’idolâtrie, proclamèrent Dieu tout-puissant et, tout comme par le bienheureux Pierre apôtre, plusieurs milliers d’entre eux furent baptisés en un seul jour (cf. Ac 2, 41). De fait, le roi, rendu doux et pieux par Dieu, concéda son propre domaine, dans lequel il résidait, pour établir le siège épiscopal, avec l’ajout de quatre-vingt-sept manses à Selsey90 ; il le concéda au saint et nouvel évangéliste et baptiste, qui lui ouvrit ainsi qu’à tous les siens la voie de la vie perpétuelle. Là, ses frères étant réunis, Wilfrid fonda un monastère pour son repos, et aujourd’hui encore ses fidèles le possèdent.
88 Roi du Sussex de 661 à 685. 89 Selon l’Histoire ecclésiastique du peuple anglais de Bède le Vénérable (IV, 13, 1), le roi Æthelwalh avait déjà été baptisé par Wulfhere, roi de Mercie (donc avant 675). 90 Aujourd’hui dans le West Sussex. Le nom de Selsey vient de Selaesiae, qui signifie « l’île aux phoques » (Bède le Vénérable, Histoire ecclésiastique du peuple anglais, IV, 13, 4).
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42. Comment Cædwalla devint roi. En ces jours aussi, alors que, grâce à notre pontife, le peuple de l’Église de Dieu croissait avec abondance de jour en jour grâce à notre pontife et resplen‐ dissait somptueusement par la gloire de son nom, arriva, depuis les déserts de Chiltern91 et d’Andred92, un exilé de noble famille qui avait nom Cædwalla93. Il demanda avec insistance l’amitié de notre saint parent, pour qu’il lui fût un père fidèle en doctrine et en aide et lui son fils obéissant ; il le lui promit par un vœu ; quand ce pacte fut fait, Dieu en étant témoin, ils l’accomplirent véritablement. En effet le saint prêtre du Christ aida l’exilé souvent anxieux de quelques conseils et secours, et lui donna son appui, jusqu’à ce que, réconforté, au mépris de ses ennemis, il conquît le royaume. En effet, sous le règne de Cædwalla, comme ses ennemis avaient été tués et dominés, celui-ci tint toute la monarchie de la région de Wessex, et aussitôt fit venir humblement à lui saint Wilfrid, notre évêque, son vénérable père qui lui était le plus cher d’entre tous, lui qui avait efficacement converti à Dieu le peuple païen de Sussex et noblement glorifié par lui-même le nom du Seigneur. Comme notre saint et vénérable père arrivait, le roi Cædwalla le nomma dans tous ses royaumes son très haut conseiller, tout comme Pharaon roi d’Égypte choisit Joseph sorti de prison, selon le prophète qui dit : « Il l’établit maître de sa maison... pour qu’il enseignât la prudence » (Ps 104 (105), 21-22). Et donc le roi triomphant Cædwalla, une fois notre saint pontife élevé grâce à Dieu, et comme il avait grandement honoré son père en lui donnant pour Dieu des parts innombrables de terres et des dons selon le désir de son âme, protégea d’un cœur hardi son royaume des coups, aussi bien vainqueur par la lame du glaive que pardonnant par un traité de paix. 43. La paix entre notre saint pontife et l’archevêque Théodore. En ce temps-là aussi, Théodore, archevêque par la grâce de Dieu, poussé par la crainte, respecta l’autorité du siège apostolique d’où il avait été envoyé et ne tarda pas plus longtemps à entrer en une vraie amitié avec notre évêque le bienheureux Wilfrid qui avait longtemps été dépouillé et exilé. En effet, comme l’archevêque Théodore, dans sa féconde vieillesse, était tourmenté par de fréquentes maladies, il invita auprès de lui dans la cité de Londres les saints évêques Wilfrid et Eorcenwald94. Comme ils arrivaient, l’archevêque leur révéla clairement et avec sagesse le cours de sa vie entière en se confessant devant le Seigneur : « Et ce souci me presse grandement, à savoir ce que je commis à ton égard, ô très saint évêque, en consentant à la volonté des rois qui te dépouillèrent de tes propres
91 Les collines de Chiltern sont aujourd’hui situées dans les comtés d’Oxfordshire et Buckingham‐ shire. 92 C’est-à-dire la forêt du Weald, dans les comtés de Sussex et de Kent. 93 Roi de Wessex de 685 à 688, il abdiqua à cette date-là pour partir en pèlerinage à Rome, où il mourut un an plus tard sous le nom de Pierre ; voir dernièrement R. Sharpe, « King Ceadwalla and bishop Wilfrid », in S. De Gregorio et P. Kershaw (éd.), Cities, saints, and communities, op. cit., p. 195-222. 94 Évêque de Londres (v. 675 – v. 693).
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biens sans cause de péché et te chassèrent en affligeant tes sujets, par un long exil – hélas, quelle douleur de tout ce mal ! – je m’en confesse maintenant au Seigneur et à saint Pierre apôtre. Et vous, mes confrères évêques, soyez témoins de ce que, par tous les moyens, qu’ils le veuillent ou non, j’attire vers ton amitié tous mes amis royaux et leurs princes en tout lieu pour la rémission de mon péché. Je sais en effet selon la révélation du Seigneur que le terme de ma vie s’approche après cette année95 et c’est pourquoi je t’adjure, par Dieu et par saint Pierre, pour que tu acceptes que je t’établisse de mon vivant successeur et héritier de mon siège archiépiscopal, car en vérité je t’ai reconnu comme le plus savant de votre peuple96, en toute matière de sagesse et selon les jugements des Romains ». Alors saint Wilfrid évêque dit : « Que le Seigneur et saint Pierre apôtre te donnent la rémission de toutes les controverses élevées contre moi, et, priant pour toi devant ton tombeau, je serai ton ami perpétuellement. Envoie en premier lieu des messagers avec des lettres partout à tes amis, pour qu’ils aient connaissance de notre réconciliation dans le Seigneur et sachent que c’est innocent que j’ai été dépouillé jadis ; par ton serment devant le Seigneur de même que selon le précepte du siège apostolique, qu’ils me restituent une certaine part de mes biens ; et ensuite, si Dieu le veut, nous déciderons avec ton consentement, en un grand concile, de qui sera digne de recevoir après toi le siège épiscopal ». Ensuite l’archevêque, après avoir conclu le pacte d’une vraie paix, envoya à Aldfrith, roi des gens du Nord97, des lettres par lesquelles il l’adjura que, pour la crainte du Seigneur, par les préceptes des prélats du siège apostolique et pour la rédemption de l’âme du roi Ecgfrith qui le premier avait chassé de sa patrie et privé de tout notre évêque innocent, il daignât se réconcilier avec Wilfrid par un traité de paix, pour le salut des multitudes. Non seulement l’archevêque invita ce roi à la concorde, mais il réussit consciencieusement à faire des anciens ennemis de Wilfrid ses amis. En effet Théodore envoya ses lettres à Ælfflæd, sainte vierge et abbesse98, dans lesquelles il lui recommanda selon l’autorité du siège apostolique de faire sans la moindre hésitation la paix avec saint Wilfrid, évêque ; de même, adjurant Æthelred, roi des Merciens, pour l’amour du Christ et le sien, selon ce qu’il avait auparavant à l’esprit, il lui recommanda de le recevoir par ces paroles : « Au très glorieux et très excellent Æthelred, roi des Merciens, Théodore par la grâce de Dieu archevêque, souhaite le salut éternel dans le Seigneur. Que ton admirable sainteté, ô mon fils bien aimé, sache que j’ai fait la paix dans le Christ avec le vénérable évêque Wilfrid. Et pour cette raison je t’avertis, ô très cher, par mon amour paternel, et dans la charité du Christ te recommande d’accorder
95 L’annonce à un saint de sa mort prochaine est un topos du genre littéraire hagiographique ; voir aussi infra, c. 56. La réconciliation entre Wilfrid et Théodore a sans doute eu lieu en 687, soit trois ans avant la mort de l’archevêque de Canterbury. 96 Théodore était Grec et non pas Anglo-Saxon. 97 Roi de Northumbrie de 685 à 704 ; il était le fils d’Oswiu. 98 Fille du roi Oswiu et de la reine Eanflæd, elle fut, comme cette dernière, abbesse de Streanæ‐ shalch et mourut en 713 ou 714.
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ta protection tant que tu vis à sa sainte dévotion autant que tes forces te le permettent, à la présence de Dieu, comme tu le fis toujours ; car pendant une longue période, privé de ses propres biens, il travailla beaucoup au service du Seigneur parmi les païens. C’est pourquoi moi, Théodore, humble évêque d’âge avancé, je suggère ceci à ta béatitude, car l’autorité qui le commande, comme tu le sais, est apostolique ; ce très saint homme contrôle son esprit dans la patience, comme dit l’Écriture (cf. Lc 21, 19), et attend le remède des injures qui lui ont été injustement infligées, humble et doux, suivant son chef le Seigneur Sauveur. Et ‘si j’ai trouvé grâce à tes yeux’ (Gn 47, 29), que mes yeux voient ton agréable face – bien que cela te paraisse pénible en raison de la longueur du chemin – et ‘que mon âme te bénisse avant que je meure’ (Gn 27, 4). Fais donc ainsi, mon fils, de ce très saint homme, tout comme je t’en prie ; car, si tu obéis à ton père qui d’ici peu quittera ce siècle, cela te profitera beaucoup pour ton salut. Va en paix, vis avec le Christ, passe ta vie dans le Seigneur, que le Seigneur soit avec toi ». Que dire de plus ? Après cela le roi Æthelred, devant l’autorité des très bienheureux pontifes, à savoir Agathon, Benoît99 et Serge100 qui avaient recueilli la dignité du siège apostolique, reçut volontiers et selon les canons notre pontife, lui rendit de nombreux monastères et régions de son propre droit, et, le tenant en très grand honneur de dignité, resta sans relâche son ami fidèle jusqu’à la fin de sa vie. 44. De quelle manière le roi Aldfrith reçut notre pontife. Il arriva par la suite que, de nombreuses années étant passées, comme notre saint recteur passait alors sa vie en exil de manière honorable et que donc ses moines étaient expulsés de toute la Bretagne en divers lieux et affligés sous des maîtres étrangers en attendant du Seigneur la rédemption, un jour, ils apprirent enfin la nouvelle d’un très malheureux désastre : le roi Ecgfrith des gens d’outreHumber101 avait été tué et écrasé avec toutes les meilleures colonnes de son armée par le peuple des Pictes102. Après lui régna le très sage roi Aldfrith, qui invita respectueusement auprès de lui notre évêque saint Wilfrid de retour d’exil, selon le précepte de l’archevêque, la seconde année de son règne ; et il lui rendit d’abord le monastère de Hagustaldesæ avec les possessions qui en dépendaient, puis après un certain temps, suivant le jugement du très bienheureux Agathon, prélat du siège apostolique et du saint synode, il lui rendit son propre siège épiscopal en la cité d’York et son monastère à Ripon avec leurs revenus, après que les évêques étrangers en furent chassés. Wilfrid, revenu d’exil tout comme Jean, apôtre et évangéliste de retour d’Éphèse, les posséda en toute quiétude dans la joie de ses sujets, mais pendant cinq ans seulement. 45. L’inimitié suscitée entre eux.
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Benoît II, pape en 684-685. Serge Ier, pape de 687 à 701. Ainsi Étienne de Ripon appelle-t-il les Northumbriens. Il s’agit de la bataille de Nechtansmere, qui eut lieu en 685 au nord du Firth of Forth, peut-être près de Letham (Angus) ou dans le Badenoch (Inverness-shire).
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Alors les conseillers de l’ancienne inimitié, comme tirés de leur sommeil, menèrent la mer sereine de joie de ce siècle vers un triste naufrage, faisant souffler la bourrasque d’un tourbillon suscité par la haine ; ils rallumèrent la torche éteinte de la discorde. En effet, entre le très sage roi et le saint homme, tantôt la paix et la tranquillité, ainsi que la jouissance d’un quasi-bien-être, étaient en abondance, tantôt par épisodes, comme la marmite de l’iniquité bouillait, cela se gâta à plusieurs reprises. Ils restèrent à vivre ainsi selon une telle alternance, tantôt en concorde, tantôt en discorde, de nombreuses années durant, jusqu’à ce qu’enfin, comme brûlait une très grande flamme d’inimitié, le saint homme de Dieu se retirât, expulsé de la région d’outre-Humber par le roi Aldfrith. La première cause de leur désaccord remonte au temps où l’église qui est dédiée à saint Pierre apôtre avait été injustement privée de ses territoires et pos‐ sessions103. La seconde cause est que le monastère susdit, qui nous était donné en privilège, avait été transformé en siège épiscopal et avait perdu la liberté que saint Agathon et cinq rois avaient décidé qu’il possédait définitivement et fermement. La troisième cause ensuite est qu’Aldfrith contraignait par obligation d’obéir aux ordres et décrets de l’archevêque Théodore, envoyé du siège apostolique, sans prendre en compte les statuts canoniques qu’il avait établis au commencement de son épiscopat quand il vivait chez nous ou aux derniers temps de sa vie, quand il avait invité à l’unanimité toutes nos églises à la paix canonique, mais en prenant en compte plutôt ces décrets qu’il avait institués dans ses années intermédiaires lorsque la discorde s’était élevée entre nous et la Bretagne. Notre saint pontife s’y refusait ; il se rendit chez son fidèle ami Æthelred, roi des Merciens, qui le reçut avec un très grand honneur à cause de la révérence due au siège apostolique. Wilfrid resta là sous la protection de Dieu et du roi, très révéré du peuple de son évêché, que dirigeait auparavant le très révérend évêque Seaxwulf qui venait de perdre la vie104. 46. Le concile d’Æt-Swinapathe. Ainsi, sous le roi Aldfrith, comme un synode avait été rassemblé, avec le très saint archevêque Berhtwald105 et les évêques de presque toute la Bretagne, dans la plaine que l’on nomme Ouestræfelda106, et qu’ensuite des légats avaient été envoyés auprès de saint Wilfrid, évêque, ils lui demandèrent humblement de daigner se présenter à leurs regards, promettant par leurs messagers de lui rendre les statuts canoniques enlevés naguère par fourberie, s’il ne refusait pas de se présenter à leur réunion.
103 Les griefs sont rapportés au présent ; cela indique qu’Étienne doit recopier un mémoire de protestation contemporain des faits. 104 Seaxwulf, évêque des Angles du Milieu, avait succédé sur ce siège à Winfrith en 676 (voir supra c. 25). 105 Huitième archevêque de Canterbury (693-731), et premier issu du peuple anglo-saxon. 106 Il s’agit sans doute d’Austerfield, village situé à la limite du Nottinghamshire et du West Riding Yorkshire. Le nom alternatif du concile, Aet-Swinapathe, pourrait signifier « le chemin des cochons » (de l’anglais swine et path).
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Que dire de plus ? Après qu’il fut arrivé dans le lieu où devait se tenir la discussion synodale, cela ne se passa pas comme on le lui avait promis mais de nombreux et grands sujets de dispute apparurent, soulevés par eux, surtout par ces pontifes des églises – agissant selon la volonté du roi Aldfrith et du consentement de certains abbés, cela ne fait pas de doute – ; eux qui ne désiraient nullement la paix des églises de Dieu, car l’avarice les excitait, ils apportèrent plusieurs faux arguments, qu’ils ne purent prouver par aucune raison véritable et qui, de plus, confirmèrent que notre saint pontife devait être jugé selon les statuts et ordonnances de l’archevêque Théodore. Lui, comprenant ce qu’ils étaient en train d’argumenter, répondit humblement qu’il était d’avis à consentir à leur précepte et voulait obéir en tout point à leurs décrets s’ils étaient établis selon la norme des canons. Ensuite, par des paroles abondantes et sévères, il leur reprocha la ténacité de leur obstination, que durant vingt-deux ans ils ne craignirent point d’exercer en résistant avec opiniâtreté à l’autorité apostolique ; il leur demanda par quel affront ils osaient préférer et choisir les décrets de l’archevêque Théodore qu’il avait, comme nous le dîmes, institués durant la discorde, face aux statuts apostoliques envoyés vers la Bretagne par saint Agathon, l’élu Benoît et le bienheureux Serge, très saints papes, pour le salut des âmes. 47. De quelle manière des embûches lui furent révélées. Entre-temps, comme ils ne trouvaient aucun moyen de répondre décemment, l’un des officiers du roi, grandement dévoué à notre pontife qui l’avait nourri à l’âge tendre des vagissements dans son berceau, sortit en cachette de la tente du roi, simulant l’apparence d’un autre, s’immisça comme un inconnu au sein du groupe rassemblé autour de lui jusqu’à ce qu’il parvînt à notre pontife ; il lui révéla ainsi l’affaire du jugement : « Par cette fraude ils entreprennent de te tromper entièrement, afin que d’abord, de ta propre main, tu confirmes être soumis à tout jugement qu’ils décideront d’instituer, pour qu’ensuite, après avoir été lié par cette chaîne contraignante, tu ne sois à l’avenir en aucune manière capable de changer ces jugements. En effet, voici ce que sera la conclusion de leur jugement : que tu abandonnes entièrement tout ce que l’on te vit posséder un jour en la terre d’outre-Humber, aussi bien dans l’évêché que dans les monastères, de même que toute autre de tes possessions que ce fût ; et si tu avais acquis quelque chose dans le royaume des Merciens sous le roi Æthelred, tu devrais alors de force tout laisser en le rendant à l’archevêque pour qu’il le donne à qui il veut ; et enfin en te condamnant toi-même, par ta propre souscription, tu te dégraderas de ton honneur de sainteté ». Ayant dit cela, il se retira subrepticement. Alors le saint homme de très grande vertu et de très grande constance, entendant cela, reconnut le procédé de la tromperie et fut rendu plus attentif à ne pas appliquer trop souvent sa souscription. Mais eux cherchaient des réponses immédiates ; une fois ils discutèrent avec lui, le menaçant que s’il ne voulait confesser bientôt s’en remettre à leur jugement, il se verrait vite soumis à une sentence de damnation. Il leur dit en réponse : « Écoutons d’abord le jugement de l’archevêque, s’il est en accord avec les règles établies par les saints pères, je
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m’empresserai de m’y soumettre de tout mon cœur ». Mais finalement, comme plusieurs comprenaient ce qui se passait, ils ne purent plus longtemps cacher leur intention, et dirent tout de suite qu’ils voulaient dépouiller notre saint pontife de toutes ses propriétés de sorte qu’il n’eût plus la moindre portion, même d’une seule petite maison, ni dans le royaume des gens d’outre-Humber, ni dans celui des Merciens. La rigueur de ce jugement, établie par l’archevêque et le roi, horrifia même les ennemis de Wilfrid : ils dirent que c’était chose impie de priver de tous ses biens un homme si renommé parmi les nations sans qu’il eût commis aucun crime capital. Pour finir, élaborant une sentence moins sévère, ils décidèrent qu’ils remettraient seulement en sa possession le monastère qu’il avait construit à Ripon et que, quelque temps auparavant, il avait confié à saint Pierre avec tout ce qui en dépendait – il y avait porté le privilège reçu du saint pape Agathon à l’abbé et à la communauté qui s’y tenait –, à cette condition cependant qu’il attesterait fermement par une souscription de sa propre main qu’il y resterait tranquillement, qu’il ne traverserait pas la clôture du monastère sans permission du roi et n’exercerait pas du tout l’office sacerdotal, mais, ce qui est horrible à dire, qu’il renoncerait de lui-même à son grade honorifique, sous le témoignage de sa propre confirmation, tout cela l’y contraignant à toute force. Ayant entendu cela, saint Wilfrid notre évêque éleva la voix courageusement et dit : « Pour quelle raison me réduisez-vous à retourner contre moi-même ce glaive de terrible meurtre, si lugubre de misère et de calamité, qu’est la souscrip‐ tion de ma propre condamnation ? N’est-il pas vrai que moi, sans être accusé d’aucune charge, je ferai scandale auprès de tous ceux qui entendront mon nom divulgué, alors que durant près de quarante ans je fus, quoiqu’indigne, appelé du nom d’évêque ? N’est-il pas vrai que je fus le premier à éradiquer les germes venimeux implantés par les Scots après le décès des premiers éminents maîtres qui furent envoyés par saint Grégoire, et que je changeai complètement tout le peuple d’outre-Humber en le convertissant selon la norme apostolique à la vraie date de Pâques et à la tonsure en forme de couronne, tonsure qui auparavant était effectuée de manière verticale depuis le sommet jusque derrière la tête ? Et encore comment je les instruisis d’après le rite de l’Église primitive à faire résonner les modulations consonantes de la voix, en des chœurs divisés en deux pour donner les répons et les antiennes en alternance, et comment j’organisai la vie des moines selon la Règle du saint père Benoît, que nul auparavant n’apporta ici. Et maintenant, devrai-je proférer ainsi contre moi-même une soudaine sentence de condamnation sans avoir conscience d’aucun crime ? Cependant, quant à cette affaire récemment soulevée, par laquelle vous vous apprêtez à violer mon habit de sainteté, en toute confiance j’en appelle au siège apostolique ; et qui que ce soit de vous qui souhaite déposer la dignité de mon grade, je l’invite aujourd’hui à se rendre avec moi au lieu du jugement. Les savants de Rome doivent en effet connaître scrupuleusement pour quelle faute vous voulez me dégrader, avant que je n’y consente de votre seul fait ». En entendant cela, l’archevêque et le roi dirent : « Maintenant en tout cas, il s’est rendu coupable : qu’il soit donc marqué d’infamie et condamné par nous,
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car il a choisi leur jugement plutôt que le nôtre ». Et de plus le roi promit à l’archevêque : « Si tu l’ordonnes je ferai ainsi sans hésiter : contraint par la force de mon armée, qu’il se reconnaisse à son tour prêt à subir notre jugement ». Mais les autres évêques du concile disaient : « Il nous faut nous rappeler qu’il vint ici en ayant foi en notre promesse, sinon il n’en aurait pas pris le risque ; retournons ensemble chez nous en paix sous d’heureux auspices ». 48. De quelle manière il revint vers le roi Æthelred. Après ces discours, l’inutile concile fut dissous par chaque parti, et chacun rentra chez soi ; et ainsi, Dieu le protégeant, son serviteur libéré des mains des ennemis revint indemne au très fidèle roi Æthelred. Notre saint pontife vint en présence du roi Æthelred et lui rapporta toute l’animosité de la dure accusation qui avait été portée par les prélats, à l’encontre de l’ordre royal. Il interrogea alors aussi le roi pour savoir comment et de quelle façon il déciderait au sujet de la possession de ses terres et des propriétés qu’il lui avait données, mais le roi répondit : « Je n’ajouterai pas de plus grande perturbation en détruisant la vie des moines, qui est dédiée à l’Église du bienheureux Pierre apôtre, mais je la préserverai ma vie durant sous ce statut permanent par lequel je l’ai conservée grâce au Seigneur, jusqu’à ce que d’abord, j’envoie à Rome avec toi mes propres messagers ou des écrits appropriés pour discuter de ces causes pendantes, de façon à ce que je me trouve sauvé en désirant les redresser ». Wilfrid ayant reçu cette réponse, ils se séparèrent en se réjouissant, et chacun rentra chez lui. 49. Notre excommunication. Cependant les ennemis qui usurpaient pour eux-mêmes l’héritage de notre saint pontife annoncèrent que nous étions mis au ban des fidèles, de même que ceux qui avaient pris notre parti ; ils maudirent notre communion, de telle sorte que, si quelqu’un de nos abbés ou de nos prêtres, invité par un fidèle, eût béni le repas posé devant lui par le signe de la croix de Dieu, ils eussent jugé ce repas comme offert aux idoles et devant être jeté et répandu au-dehors ; et, quant aux récipients dans lesquels les nôtres se nourrissaient, ils ordonnèrent qu’on les lavât d’abord comme s’ils avaient été souillés, avant que d’autres n’y touchassent. 50. Son voyage en navire à destination de Rome. Apprenant la brutalité de cette misérable et lamentable calamité, nous sup‐ pliâmes le Seigneur sans cesse, jour et nuit ; nous confondant en jeûne et en gémissements avec toutes les communautés placées sous notre autorité, nous offrîmes des prières, puis ceux qui furent prêts montèrent avec notre saint pontife à bord d’un navire et, transportés par lui, ils parvinrent, Dieu leur montrant la voie, aux littoraux du sud. Ensuite ils cheminèrent ensemble, avec l’aide des saints apôtres, et arrivèrent par un chemin long et sûr au siège apostolique ; une fois présentés, ils fléchirent les genoux et, priant avec intensité, demandèrent que le siège apostolique reçût sans mépris, avec son ordinaire et bienveillante clémence, cet écrit de leur légation, bien qu’il parût davantage rédigé de manière rustique que ciselé par l’éloquence urbaine. « En effet, disaient-ils, nous voulons que votre dignité sache que nous vînmes pour n’accuser personne avec haine, mais que cependant, si quelqu’un vient d’ailleurs auprès de votre très bienheureux concile
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et ose proférer contre nous quelque objection d’accusation, dans ce cas, avec l’aide de votre clémence, nous sommes prêts à l’accuser si ce qu’il dit est faux, ou à nous confesser si ce qu’il dit est vrai. Protégés donc par la clémence de notre fondateur et prince des bienheureux apôtres, nous nous réfugions auprès de ce très glorieux siège comme dans le giron d’une mère, pour supporter ce que votre très bienheureuse autorité aura ordonné ». Ce fut ainsi qu’ensuite notre saint pontife Wilfrid, évêque, fut reçu avec une piété bienveillante par le très bienheureux pape apostolique Jean107, avec les très révérends prêtres et tout le vénérable clergé ; en attendant les réponses du glorieux siège et se reposant quelques jours, ils demeurèrent dans la maison qui leur avait été spécialement préparée. Entre-temps aussi, des légats envoyés vers le siège apostolique par le saint archevêque Berhtwald avec ses accusations écrites, parvinrent ensemble, demandant en suppliant qu’on présentât au très glorieux siège le message dont ils étaient chargés. Alors le très bienheureux pape apostolique Jean vint avec ses confrères évêques rassemblés de partout et avec tout son vénérable clergé au lieu du synode, l’évêque Wilfrid aimable à Dieu lui ayant été présenté avec ses vénérables frères ; en premier lieu, on lut le texte de sa requête devant toute l’assemblée, et voici ce qu’il contient. 51. Sa requête. « Au seigneur apostolique et trois fois très bienheureux pape universel Jean, Wilfrid suppliant et humble serviteur des serviteurs de Dieu, évêque108. Que votre sainteté sache quelles sont les raisons pour lesquelles je vins auprès du siège apostolique, en votre très bienheureuse présence depuis la partie la plus éloignée des terres109, déjà pour la troisième fois, afin d’être aidé : tout d’abord, puisque l’unité des hommes apostoliques est toujours d’ordinaire indivisible, pour que tout ce qui fut décrété par votre prédécesseur le très bienheureux pape Agathon par de très justes et très cléments jugements, votre pieuse autorité le confirme et corrobore, car nous ne doutons pas que c’est bénéfique au salut général ; et que votre piété daigne comprendre que nous sommes prêts à subir, humbles et suppliants, tous les ordres de votre béatitude. Contraint en effet par des troubles récemment soulevés en Bretagne de la part de ceux-là qui, contre les décrets du susdit très bienheureux pape Agathon et de ses vénérables pères successeurs, usurpèrent pour eux-mêmes mon évêché et mes monastères, de même que mes terres avec toutes mes propriétés, j’en appelai à ce sacro-saint siège apostolique, les appelant en justice par Dieu tout-puissant et par le bienheureux Pierre prince
107 Jean VI, pape de 701 à 705. 108 Le texte de cette charte est repris par Guillaume de Malmesbury qui donne la leçon supplex et humilis que préfère retenir W. Levison, éd. cit., p. 244, car l’expression apparaît ensuite à trois reprises dans la suite de la Vie ; elle est tirée de Virgile, Énéide, XII, 930. Les copistes des deux manuscrits ont corrigé en simplex et humilis qui qualifie David à plusieurs reprises dans la traduction des Psaumes par Jérôme. 109 La vision romaine de la Bretagne comme extrémité du monde est traditionnelle depuis l’Anti‐ quité.
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des apôtres, pour que si quelqu’un avait contre moi quelque accusation, il vînt avec moi devant votre présence pour le jugement, comme le décidèrent les écrits de votre bienheureux prédécesseur le pape Serge. Donc, en raison de l’urgente nécessité bien connue de vous, j’ai pris soin d’apporter en votre très glorieuse présence le texte de la requête de ma petitesse contenant les écrits avec lesquels j’ose heurter les oreilles de votre habituelle clémence et bienveillance, pour que vous daigniez confirmer toutes les décisions, tenant du droit chemin et de la piété, qui furent décrétées et prises à l’unanimité vis-à-vis de ma petitesse par vos très bienheureux prédécesseurs les seigneurs apostoliques saint Agathon, l’élu Benoît et le bienheureux Serge, par votre abondante et bienveillante bonté. Et, par une intime intention du cœur, non seulement moi-même, mais aussi tous les frères suppliants qui sont venus avec moi, nous conjurons humblement votre inflexible autorité pour que, si des accusateurs contre nous se trouvaient être venus d’ailleurs, par votre ordre ils soient amenés en public et exposent les causes de l’accusation ; et s’ils peuvent confirmer même la moindre de ces causes, nous sommes prêts volontiers à supporter l’équité de votre jugement. Si toutefois l’on a osé, par quelque manière que ce fût, apporter à votre très bienheureuse autorité des mensonges consignés par de fausses chartes, que nous soit donné la permission, selon ce qui plaira à votre sainteté, de purger ces accusations. Aussi moi, suppliant et humble, je prie votre sainteté de daigner, pour le soulagement de notre existence, par la même autorité pressante que vos prédécesseurs les très bienheureux apostoliques saint Agathon, Benoît et Serge le demandèrent, exiger ceci du roi des Merciens Æthelred : que personne par haine ou bien par une criminelle cupidité ne décide, contre vos statuts et la volonté du roi susdit, de m’enlever et d’envahir les monastères avec les terres y touchant qui me furent concédés par ce roi Æthelred et par son frère Wulfhere ainsi que par d’autres pour le salut de leurs âmes. Et maintenant encore je m’applique à demander humblement à votre grâce par d’instantes prières que vous ordonniez, par de très paisibles conseils, à ce roi Aldfrith des gens du Nord d’accomplir tout ce que votre prédécesseur souvent évoqué, le très bienheureux Agathon, décréta en ce siège apostolique avec le synode universel. Et si, par hasard, cela lui paraît difficile de prendre parti pour moi, alors, que l’évêché de la cité d’York avec tous ses très nombreux monastères soit attribué par votre jugement à celui que vous estimerez le plus apte à gouverner. Cependant pour les deux monastères, dont le premier s’appelle Ripon et dont l’autre est nommé Hagustaldesæ, qui furent attribués au présent siège apostolique sous un seul privilège par saint Agathon, pape, qu’ils nous soient restitués selon votre demande avec toutes les terres et possessions y touchant. Et après ces demandes, j’ajouterai le fait que, suivant les statuts des canons, je montrerai toujours avec courtoisie le respect dû, avec une charité fraternelle, à l’archevêque Berhtwald ; et ainsi je promets de le faire volontiers pour autant qu’il applique les décrets très fermement établis par vos prédécesseurs, le très bienheureux Agathon et ses successeurs, vis-à-vis de ma petitesse ». 52. Le pape Jean dit que les écrits de ses prédécesseurs doivent être examinés.
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Après que la série de nos demandes fut lue à voix haute et attentivement écoutée par ces hommes très glorieux, ils nous donnèrent la permission de rentrer dans nos demeures, tandis que les hommes dirigés vers le siège apostolique par le saint archevêque Berhtwald avec leurs écrits étaient à leur tour introduits en leur honorable présence. Ayant entendu de ces derniers de multiples et grandes accusations contre l’homme de Dieu, l’évêque Wilfrid, ils promirent fermement d’entendre à l’avenir l’examen de chacune des deux requêtes, en présence des deux parties, c’est-à-dire les accusateurs et les accusés ; et ils leur ordonnèrent de rentrer chez eux. Alors le très bienheureux Jean, pape du siège apostolique, dit à ses confrères évêques qui siégeaient au lieu du synode : « Ô saint synode, il nous appartient en premier de parcourir les canons de nos très saints prédécesseurs, d’examiner les écrits traitant de cette même inimitié rusée qui furent envoyés jadis par chaque parti vers ce siège apostolique, de considérer soigneusement et d’avoir en mémoire ce qu’estimèrent de ces choses le trois fois très bienheureux Agathon, et après lui l’élu Benoît, non moins que mon prédécesseur le très saint Serge, et ce qu’ils décrétèrent depuis le siège apostolique comme devant être fait à ce sujet par les rois et par le saint archevêque. Ensuite, ce sera plus facile de pouvoir reconnaître, entre les deux parties qui débattront à tour de rôle en présence de notre fraternité, avec l’aide de Dieu et de saint Pierre prince des apôtres, la lumière de la vérité, une fois le mensonge éteint et aveuglé, et de juger de manière canonique selon le droit de nos premiers très saints prédécesseurs ». Ce conseil du très bienheureux Jean plut au synode universel, et ainsi firent-ils. 53. Ce fut ainsi qu’un jour le très bienheureux Jean prélat du siège apostolique et ses très révérends confrères évêques, rassemblés en un saint concile, ordon‐ nèrent que fussent présentés à la sainte assemblée les hommes choisis par chaque parti, celui des accusateurs et celui des accusés ; et ainsi fut fait tout de suite. En effet, le saint évêque Wilfrid et ses vénérables prêtres et diacres se présentèrent, humbles et suppliants, saluant les honorables figures, et promirent avec la volonté intime de leurs cœurs de recevoir et d’observer les décrets du siège apostolique. Les messagers du saint archevêque y assistèrent également, venant conformément à l’ordre des très saints hommes. Un temps de parole leur fut donné, pour que, sur quelque point de l’accusation qu’ils choisissent, ils parlassent d’abord contre nous, puis qu’ils passassent dans l’ordre aux autres points du conflit. Ils répondirent : « Voici le premier point de notre accusation : ce présent évêque Wilfrid a refusé avec obstination et mépris devant un synode les juge‐ ments établis du saint archevêque Berhtwald de l’église du Kent et de toute la Bretagne, qui fut envoyé de ce siège apostolique. Nous avons prononcé la sentence de notre parti ; quant à vous, dites votre défense ». Ce fut ainsi que saint Wilfrid, notre évêque, se tenant debout, affaibli par son honorable vieillesse, avec ses vénérables frères, sous le regard de toute l’assemblée, dit : « Humble et suppliant, je prie votre très excellente sainteté de daigner entendre de moi la vérité sur les actions que commit ma petitesse. Je siégeais en effet au concile avec mes abbés et prêtres de même qu’avec les diacres ; et on
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m’envoya un évêque du nombre de ceux rassemblés là-bas, qui me demanda, au nom du roi et aussi de l’archevêque, si je voulais consentir au jugement de ce seul archevêque et si j’étais prêt ou non à accomplir, de tout mon cœur, tout ce qu’il avait décrété en son jugement. À celui qui m’interrogeait ainsi je répondis : ‘Il nous faut d’abord savoir ce qu’est la sentence de ce jugement avant que nous ne déclarions si nous pouvons ou non supporter de l’exécuter’. Et lui affirmait qu’il n’en savait rien et disait qu’en aucune autre manière l’archevêque ne voulait faire connaître, en la révélant à l’un des nôtres, la décision du jugement avant que nous n’eussions confirmé, en le reconnaissant devant le concile présent par la souscription de notre propre main, que nous choisirions d’accomplir en tout point son unique jugement, et que nous ne nous en dévierions ni à droite, ni à gauche. ‘Une contrainte si étroite de cette rigueur, dis-je, jamais je n’en entendis auparavant ordonnée au sujet d’aucun homme, telle qu’entièrement ligoté par un nœud de serments il dût avouer reconnaître les décrets rédigés, aussi improbables qu’ils fussent, avant de connaître la teneur du décret’. Cependant je promis, là devant le sénat, que nous nous trouverions prêts à nous soumettre par un effort entier de l’esprit au jugement de l’archevêque en toutes choses où on le trouverait conforme aux statuts et décisions canoniques des saints pères, et ne différant absolument en aucune chose du saint synode d’Agathon et de ses autres successeurs orthodoxes ». Notre saint pontife rendit cette défense et se tut. Alors le saint synode répon‐ dit : « Wilfrid évêque aimable à Dieu a exposé de manière canonique sa défense destinée à le protéger ». Alors, parlant grec entre eux et souriant, ils commencèrent à beaucoup discuter, mais en nous cachant ce qu’ils disaient ; et après cela ils dirent aux accusateurs : « Vous n’ignorez pas, très chers frères, ce que les canons nous prescrivent : ‘Toutes les fois que maints crimes seront reprochés aux clercs par les accusateurs, et que le premier d’entre eux dont il sera traité ne pourra être prouvé, que les accusateurs ne soient pas admis à continuer’. Cependant, pour l’honneur du saint archevêque, envoyé par la monarchie de ce siège apostolique, et pour la révérence envers ce très bienheureux évêque Wilfrid, dépouillé depuis longtemps par tromperie – comme ils le soutiennent –, nous aurons soin sans répit, Dieu et saint Pierre prince des apôtres nous révélant et éclairant [cette affaire], d’examiner pleinement tous les chefs d’accusation plusieurs jours et mois durant, désirant aboutir à la fin de cette affaire ». Après ces paroles, comme une joie triomphale s’était emparée de notre pontife et de ses frères, et que la permission leur en avait été donnée par le saint synode, il se préparèrent au conflit des jours suivants et rentrèrent dans leurs maisons. Mais les autres, au contraire, retournèrent chez eux troublés par les premiers pas du conflit. Et les nuées des mensonges furent dispersées au souffle du vent de la sagesse, et le soleil de la vérité brilla par le secours de Dieu et par saint Pierre, car après plusieurs jours et mois notre saint pontife, excusé purement et parfaitement de tout crime abominable qui l’eût dégradé, parut honnête. En effet, durant quatre mois et pendant soixante-dix réunions du très saint siège, il fut examiné sous le
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feu de la fournaise, et, avec l’aide de la puissance apostolique, il en sortit purifié, comme je le dirai brièvement : à la sainte Pâque, le troisième jour, le synode du trois fois très bienheureux Agathon constitué de cent vingt-cinq évêques ortho‐ doxes, chacun d’eux représentant sa province et sa cité, avait confessé la vraie foi et l’avait confirmée par sa souscription, face aux erreurs des hérétiques110. Devant tout le peuple, selon la coutume des Romains, ce jugement fut lu à voix haute, et parmi ses dispositions on trouva entre autres : « Wilfrid évêque de la cité d’York aimable à Dieu, ayant fait appel de sa cause auprès du siège apostolique, a été absous par ce même pouvoir des accusations certaines et incertaines, et, avec cent vingt-cinq de ses confrères évêques au synode constitué en siège du jugement, a confessé la vraie foi catholique au nom de toute la partie septentrionale de la Bretagne, de l’Hibernie et des îles qui sont habitées par les peuples des Anglais et des Bretons, non moins que des Scots et des Pictes ; et il l’a munie de sa souscription ». Ainsi, ayant entendu cela, tous les sages citoyens romains furent stupéfaits. Boniface111 et Sizentius112, et quelques autres autant, qui l’avaient vu et connu aux jours d’Agathon de bienheureuse mémoire, dirent donc que cet évêque présent était Wilfrid, aimable à Dieu, que le très bienheureux Agathon renvoya jadis chez lui purifié des accusations et absous par l’autorité apostolique ; et maintenant pour la seconde fois – hélas, quelle douleur ! – il avait été chassé de son propre siège par les machinations de gens hostiles. « C’est une très excellente personne, qui depuis quarante ans et plus a accompli les offices de l’épiscopat113, et un si honorable vieillard avec ses vénérables frères, que les accusateurs trompeurs ont osé accuser avec de faux écrits par une audacieuse témérité en l’assemblée du siège apostolique, eux qui sont, pour ainsi dire, l’un diacre, et tous les autres sans aucun degré de dignité ecclésiastique. Et de ce fait, ils méritent d’acquitter leurs peines dans la plus étroite et basse prison, tourmentés jusqu’à leur mort ». Les Romains affirmèrent que ce qu’ils avaient dit était vrai. Le très bienheureux pape Jean du siège apostolique dit : « Que le bienheureux Wilfrid évêque aimable à Dieu, en qui nous n’avons trouvé aucun objet de crime en l’examinant si attentivement par tant de nos réunions, sache qu’il est libéré par l’autorité du bienheureux Pierre apôtre et prince des apôtres, qui a le pouvoir de délier et de lier des fautes cachées ; et l’humilité de notre petitesse, avec le consentement de tout le synode, a décrété réaffirmer ce que le bienheureux
110 Voir supra c. 29-32. À la demande de l’empereur Constantin V, le synode romain de 679 avait aussi renouvelé la condamnation du monothélisme qui fut communiquée au concile de Constantinople (680-681). 111 Il s’agit sans doute de l’« archidiacre Boniface » mentionné supra c. 5. 112 Siszentius est la forme donnée par les manuscrits de la Vita. J. Mabillon a proposé de lire Sisinnius, s’appuyant sur le fait que ce nom apparaît cinq fois dans la liste des prêtres ayant participé au synode d’octobre 679 (où figure également Boniface). 113 Selon Bède (V, 24), Wilfrid aurait été consacré évêque en 664 ; le présent synode se tint sans doute en 704. Jean V mourut en janvier 705.
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Agathon, l’élu Benoît et saint Serge prélats du siège apostolique déclarèrent de lui, en envoyant ces jugements écrits aux rois et aux archevêques par la main du bienheureux Wilfrid évêque ; voici ce que disent ces jugements : 54. ‘Aux très excellents seigneurs Æthelred, roi des Merciens, et Aldfrith, roi des peuples de Deira et de Bernicie, Jean pape. Nous nous réjouissons des progrès de votre excellente religion, la grâce de Dieu y coopérant ; percevant en vous la ferveur de la foi que depuis la prédication du prince des apôtres, comme Dieu illumina vos âmes, vous avez perçue et retenue de manière efficace : qu’une amé‐ lioration amplifie notre joie ! Cependant ce dont nous avons entendu parler, ce dissentiment inextricable entre certains de vous, affecte nos cœurs et a attristé nos confrères prêtres et toute l’Église ; il faut arriver à corriger cela, avec l’assentiment de Dieu, pour que, ne méprisant point les décrets pontificaux mais étant des fils d’obéissance, vous soyez reconnus en être les gardiens devant Dieu, juge de tous. En effet il y a quelque temps, sous notre prédécesseur de mémoire apostolique le pontife Agathon, l’évêque Wilfrid vint et en appela au siège apostolique ; et étaient présents ses opposants qui étaient venus en premier pour l’accuser ici, envoyés par Théodore, archevêque de vénérable mémoire de la sainte Église du Kent qui fut envoyé depuis ce siège apostolique, et par Hilda, abbesse de religieuse mémoire. Alors des évêques de diverses provinces se rassemblèrent avec le saint pontife, examinèrent de manière régulière ce qui était dit par les parties et décrétèrent leur jugement par sentence, et ses successeurs, nos saints prédécesseurs pontifes, ont suivi cette même sentence. On n’a pas vu Théodore, prélat de vénérable mémoire, qui fut envoyé depuis ce siège apostolique, s’y opposer, ni envoyer par la suite aucune accusation à ce siège apostolique ; qui plus est, comme il apparut à travers ses propos, il se plia aux décrets pontificaux. Ainsi il nous y faut remédier, avec la protection de Dieu, pour que ne persévère point la divergence en un seul lieu alors que, dans le même temps, l’unanimité demeure entre les confrères prêtres et les peuples en tous les autres lieux. Nous avons rappelé ces faits du passé. Pour ce qui est du présent, nous avons prévu de faire connaître à votre illustre chrétienté que ceux qui vinrent ici de cette même île de Bretagne portèrent des accusations contre l’évêque Wilfrid ; il arriva avec ses frères, qui retournèrent leur accusation contre les accusateurs. Quelques jours durant, nous nous occupâmes de les faire débattre auprès de l’assemblée des très révérends évêques et prêtres qui se trouvaient présents ici ; devant eux fut dit mot pour mot tout ce que chaque partie avait porté dans ses écrits, aussi bien anciens que récents, ou ce que l’on put trouver ici ; étudiés de manière subtile, ces écrits furent portés à notre connaissance, tandis que les principales personnes à l’origine de la dispute n’étaient point présentes – or il est nécessaire, pour que toute la dispute reçoive une fin, qu’ils viennent et siègent avec nous. Par conséquent nous avertissons Berhtwald, prélat de la sainte église du Kent – que nous confirmâmes archevêque de ce même lieu par l’autorité du prince des apôtres –, notre très révérend frère, qu’il doit convoquer un synode avec l’évêque Wilfrid ; une fois le concile réuni de
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manière régulière, qu’il fasse venir les évêques Bosa114 et Jean115 au synode et qu’il entende les voix des parties et considère ce que ces parties pourront lui prouver. Si par son soutien on peut résoudre cela de manière régulière au synode, cela nous serait agréable ainsi qu’aux parties ; mais si au contraire cela se passe autrement, qu’il les avertisse selon les règles synodales et par ses rappels, et qu’il examine chaque détail ; que tous se présentent ensemble au siège apostolique pour réclamer un plus ample concile, afin qu’on y décide de ce qui n’avait pu être déterminé jusqu’alors, et, par la grâce du Saint-Esprit, que ceux qui seront venus avec la discorde repartent en paix. Il doit également savoir que quiconque d’entre eux tarde ou – ce qui est détestable – refuse de venir, se soumet de ce fait lui-même à la dégradation et sera chassé d’ici et ne sera reçu par aucun des prélats ni des fidèles. Celui-là qui se trouve désobéissant envers son Créateur, ne pourra être recensé parmi ses ministres et disciples. Ainsi donc, pour la crainte de Dieu, pour la révérence de la foi chrétienne et pour la paix que le Seigneur Jésus-Christ donna à ses disciples, que vos chrétiennes et royales grandeurs prêtent secours et concours à ce que ces choses que nous avons reconnues par l’inspiration de Dieu soient accomplies ; que votre récompense pour un tel effort religieux soit inscrite aux cieux, et puissiez-vous de même régner sains et saufs dans ce siècle avec la protection du Christ, et recevoir la bienheureuse participation à son royaume éternel. Ainsi rappelez-vous, ô très chers fils, ce que le très bienheureux Agathon et les autres après lui, prélats de l’Église romaine, décidèrent à ce même sujet par l’autorité apostolique, d’une seule voix avec nous. En effet, quiconque, de quelque rang que ce soit, néglige cela par une audacieuse témérité, ne restera pas impuni par Dieu ni ne partira sans être condamné par le ciel. Que la grâce d’En-haut garde votre éminence saine et sauve’ ». 55. De quelle manière on lui ordonna de rentrer à sa patrie, et comment il y apporta de saintes reliques. Ainsi, comme Wilfrid passa là plusieurs mois, il fut presque chaque jour inter‐ rogé soigneusement sur le conflit ; cependant, après cela, il apparut victorieux, en‐ tièrement disculpé. Mais déjà, comme notre saint pontife voulait demeurer auprès du siège apostolique dans sa vieillesse pour crucifier en lui le monde et finir là sa vie, le prélat apostolique et le saint synode universel unanimes, lui recommandant l’obéissance que jadis il leur avait humblement promise, ordonnèrent au nom du Seigneur à notre saint pontife qu’après cette longue affliction il rentrât dans sa patrie entièrement absous par l’autorité apostolique d’accusations certaines et incertaines, et y portât les jugements écrits aux rois et à l’archevêque pour calmer la douleur de ses sujets et renouveler la joie de ses amis. Notre saint pontife, sachant obéir, fit avec ses compagnons le tour des lieux des saints et, selon son habitude, rassembla, munies de leurs noms, de saintes reliques d’hommes élus et se procura d’autres vêtements de pourpre et de soie pour les ornements des 114 Bosa fut évêque d’York de 678 à 687 puis de 691 à sa mort en 705 ; à chaque fois il fut nommé après la déposition de Wilfrid. 115 Jean de Beverley, évêque d’Hexham (687-705) puis d’York (705-715), mort en 721.
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églises ; il rentra dans sa patrie avec la bénédiction des saints, parcourant des plaines et des régions âpres par un long chemin à travers campagnes et montagnes, jusqu’à ce qu’il parvînt dans la région des Gaules. 56. La maladie de notre maître et l’apparition de saint Michel. Voilà qu’ensuite, comme ils étaient en chemin, notre saint pontife fut saisi d’une très grande maladie. On le transporta d’abord à cheval ; après quoi cepen‐ dant il fut porté sur un brancard entre les mains des siens qui pleuraient, versaient des larmes et se lamentaient auprès de Dieu. Il fut emmené à peine vivant dans la cité de Meaux116, personne ne doutant de sa mort prochaine. Il ne prit aucune nourriture ou boisson durant quatre jours et quatre nuits, mais, comme son esprit était plongé dans la mort, seuls son souffle et ses membres chauds montraient qu’il était vivant. Le cinquième jour seulement, comme la lumière du matin se levait, voici ce qui arriva. L’ange du Seigneur apparut dans un blanc vêtement à notre saint pontife et lui dit : « Je suis Michel, messager du Dieu Très-Haut qui m’envoya pour t’indiquer que des années de vie t’ont été ajoutées par l’intercession de sainte Marie, mère de Dieu et toujours Vierge, et par les larmes de tes fidèles qui sont parvenues aux oreilles du Seigneur. Ceci en sera le signe : à partir de ce jour, allant de mieux en mieux, tu guériras, et rentreras dans ta patrie ; l’on te rendra tout ce qui t’est le plus cher parmi tes biens et tu achèveras ta vie en paix. Sois prêt aussi, car dans quatre ans je te rendrai visite une seconde fois. Rappelle-toi maintenant que tu édifias des églises en l’honneur des saints apôtres Pierre et André, mais n’en fis aucune pour sainte Marie toujours Vierge qui intercéda pour toi. Aie soin de corriger cela et de dédier une église en son honneur »117. Après ces paroles l’ange envoyé par le Seigneur disparut de ses yeux. Ce fut ainsi que notre saint pontife, se dressant comme tiré du sommeil, s’assit au milieu de la foule qui chantait et pleurait et dit : « Où est Acca notre prêtre118 ? » Acca, sitôt appelé, arriva avec joie, rendant grâce au Seigneur avec tous de ce qu’ils voyaient Wilfrid assis et parlant. Ensuite cependant, alors que les frères se tenaient à l’écart de la maison, il révéla, uniquement à son très fidèle prêtre Acca – qui est maintenant évêque par la grâce de Dieu de bienheureuse mémoire –, dans l’ordre où nous l’avons dit ci-dessus, toute la vision ; et tout de suite le saint prêtre susdit, qui avait une intelligence aiguë, comprit, rendant grâce au Seigneur, qu’ainsi des années de vie avaient été ajoutées à notre pontife par l’intercession de sainte Marie mère du Seigneur et par les prières de ses fidèles, comme furent ajoutées quinze années de vie à Ézéchias, roi de Juda, dont cinq pour l’élection de David son père, cinq autres pour l’intercession du prophète
116 Dép. Seine-et-Marne, chef-lieu d’arrondissement, Meaux était siège épiscopal. 117 Célébrées à Constantinople, les fêtes liées à la Vierge Marie ont été adoptées à Rome du vivant de Wilfrid. Faut-il voir dans cet épisode une autre illustration du mouvement de romanisation des Églises de Bretagne auquel fut associé Wilfrid ? Voir à ce sujet É. Ó Carragaín et A. Thacker, « Wilfrid in Rome », op. cit., p. 212-230. 118 Voir supra n. 1.
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Isaïe dans le temple de Dieu, et les cinq autres années de vie pour la bonté de ce roi et ses lamentations tournées vers le mur (cf. 2 R 20, 2 et 6). 57. De quelle manière il revint en traversant la mer. Ainsi donc notre saint pontife, les mains et le visage lavés, comme tous les nôtres se réjouissaient dans une liesse merveilleuse et confessaient avec remercie‐ ments la vie qui lui avait été concédée par le Seigneur, prit tant soit peu de nourriture et fut rétabli, ses yeux ayant reçu la lumière comme ceux de Jonathan (cf. 1 S 14, 27) ; et après quelques jours, comme il était convalescent de cette ma‐ ladie, ils reprirent leur chemin et parvinrent jusqu’à la mer dont ils parcoururent l’immensité en naviguant. Avec l’aide de Dieu, ils trouvèrent dans la région du Kent le port du salut. Et là, lorsqu’ils eurent trouvé l’archevêque Berhtwald, les messagers de notre saint pontife parlèrent avec lui. Puisqu’il y fut contraint par l’autorité apostolique et fut terrifié par les écrits qu’apportèrent les messagers, il leur promit d’adoucir les jugements durs qu’il avait jadis prononcés en synode ; tremblant, sans faux semblant comme le prouva le dénouement de l’affaire, il se réconcilia pacifiquement avec notre saint pontife. Et ainsi, ils se retrouvèrent au milieu de la multitude de leurs abbés qui, joyeux, étaient venus depuis l’est près de la cité de Londres, avec des présents. Après cela notre saint pontife vint auprès du roi Æthelred, qui fut toujours un très fidèle ami et auparavant régnait sur le royaume des peuples des Merciens ; il pleurait abondamment d’une excessive joie. Quand ils se furent étreints et embrassés mutuellement, il fut reçu par son ami avec les honneurs selon son habitude. Il lui montra humblement les paroles de salutations envoyées du siège apostolique et les jugements institués à son sujet, souscrits, scellés et munis de bulles. Dès que furent ouvertes et lues les lettres du siège apostolique, le roi se prosterna à terre et promit d’obéir : « Des écrits de cette autorité apostolique, jamais je ne condamnerai aucune lettre dans ma vie, ni ne consens à ceux qui ne les appliqueraient pas ; mais j’aiderai à les faire accomplir selon mes forces ». Et ainsi fit-il sans aucun doute, selon ce qu’il avait promis. Le salaire éternel, donné par Dieu, lui sera dès à présent attribué en bien. En effet, il invita tout de suite Coenred119, qu’après lui il constitua roi, et l’adjura au nom du Seigneur et pour l’amour de lui qu’il obéît aux préceptes du siège apostolique. Coenred de son plein gré promit de faire ainsi. 58. De quelle manière le roi Aldfrith périt à cause de son mépris envers Wilfrid. Peu de temps après, comme son ami le roi Æthelred lui avait dit de faire, notre saint pontife envoya des messagers choisis qu’il connaissait lui-même, Badwin prêtre et abbé, et le maître Alfrith120, au roi des gens d’outre-Humber, Aldfrith, pour lui dire : « Notre saint pontife te salue par des paroles pacifiques et te 119 Roi de Mercie de 704 à 709, Coenred était le fils de Wulfhere et le neveu d’Æthelred. 120 Un Badwinus souscrit les actes du concile de Clovesho de 716 ; une lettre d’Aldhelm de Malmesbury, décédé en 709, a été adressée à un certain Alfrith qui avait étudié en Irlande. Voir aussi infra c. 64.
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demande de lui accorder l’autorisation de venir en ta présence avec les lettres de salutation du siège apostolique et les jugements de son cas institués par l’autorité apostolique ». À cela le roi, en premier lieu, ne répondit rien de dur ou d’austère ; mais, leur ayant donné un sauf-conduit et ayant établi une date pour qu’une seconde fois ils revinssent vers lui, il promit qu’il leur répondrait alors. Les frères, selon l’ordre du roi, revinrent une autre fois vers lui au jour de la réunion, et lui demandèrent ce qu’il allait donner comme réponse. Le roi, comme ses conseillers l’en avaient persuadé, leur répondit : « Ô frères, que tous deux je vénère, exigez de moi ce qui est nécessaire à vous-mêmes, et moi, pour votre révérence, je vous le donnerai. Mais, à propos de l’affaire de votre seigneur Wilfrid, ne me réclamez plus rien dorénavant, car, ce que mes prédécesseurs rois et l’archevêque avec ses conseillers en décidèrent naguère, et ce que par la suite nous, avec l’archevêque envoyé du siège apostolique et presque tous les prélats du peuple de notre Bretagne, en jugeâmes, cela, dis-je, tant que je vivrai, je ne le voudrai jamais changer au profit des écrits du siège apostolique, comme vous dites ». Par la suite, s’en étant vraiment repenti, il changea pleinement cette sentence. 59. Ensuite les messagers, ne devant plus revoir son visage, s’éloignèrent de lui en portant la triste nouvelle et ils revinrent à leur seigneur. La punition divine ne tarda pas, mais, selon la prophétie du prélat du siège apostolique, elle oppressa le roi en le liant rigoureusement avec les chaînes de la maladie. Et, tout de suite, empli de sagesse comme il était, il reconnut qu’il avait été frappé par le pouvoir apostolique et, conduit par la pénitence, confessa le péché commis envers l’évêque Wilfrid contre les jugements du siège apostolique. Pour le faire connaître, il dit : « Si, éventuellement, il pouvait tout de suite venir à mon invitation, tant que je suis vivant, je corrigerais mon erreur ». Et ce faisant il fit le vœu à Dieu et à saint Pierre, s’il sortait guéri de cette maladie, de tout corriger selon le désir de saint Wilfrid, évêque, et le jugement du siège apostolique. « Mais si au contraire, par la volonté de Dieu, je venais à mourir, je recommande au nom du Seigneur à mon héritier, à quiconque me succédant à la tête du royaume, qu’il fasse paix et concorde avec l’évêque Wilfrid pour le remède de mon âme et de la sienne ». De très fidèles témoins entendirent ces paroles et nous les rapportèrent. Parmi eux se trouve Ælfflæd, abbesse et très savante vierge qui est en vérité fille de roi121, de même que l’abbesse Æthelburh 122 ; et maints autres témoins affirmèrent ceci. La maladie opprima le roi ; la parole le déserta pendant plusieurs jours, et enfin il décéda ; après lui Eadwulf123 régna pendant peu de temps. Notre saint pontife, étant revenu d’exil avec le propre fils de ce roi, lui envoya comme à un ami
121 Voir infra c. 43. 122 On a proposé de l’identifier avec Æthelburh de Barking dans l’Essex, mais Bède le Vénérable semble rapporter, dans l’Histoire ecclésiastique du peuple anglais (IV, 11), qu’au moment de la mort de cette abbesse le roi d’Essex était Sebbi, lui-même mort vers 694. De plus la tradition place la mort d’Æthelburh peu après 686. 123 Sans doute un usurpateur, il fut roi de Northumbrie de décembre 704 à février ou mars 705.
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des messagers depuis Ripon. Eadwulf leur répondit de manière rogue et dure en faveur de l’ancienne perfidie, persuadé par ses conseillers : « Par mon salut je jure que si d’ici six jours il ne sort pas de mon royaume, tous ceux de ses compagnons que j’y trouverai seront mis à mort ». Et suite à ces âpres paroles, une conjuration ayant été montée contre lui, on l’expulsa du royaume qu’il avait tenu pendant deux mois. À sa place régna un enfant royal, dont le nom était Osred, fils du roi Ald‐ frith124, qui fut fait fils adoptif de notre saint pontife. 60. Pendant la première année du règne d’Osred, Berhtwald, archevêque de l’Église du Kent et de presque toute la Bretagne, vint depuis le sud, dans le but d’inviter instamment, selon le précepte du siège apostolique, le roi des peuples du nord avec tous ses évêques et abbés et les princes de son royaume tout entier à un synode, pour traiter du cas du bienheureux évêque Wilfrid, et ainsi fut fait. Rassemblés en un seul lieu à côté de la rivière Nidd125, sur sa rive est, le roi avec ses princes, et ses trois évêques avec leurs abbés, de même que la bienheureuse abbesse Ælfflæd, toujours consolatrice de toute la province et très bonne conseillère, et aussi Berhtwald archevêque et Wilfrid évêque, se réunirent en un même jour. Ensuite, le roi et les évêques s’étant assis avec leurs princes au lieu du synode, l’archevêque commença à parler de la sorte : « Prions notre Seigneur Jésus-Christ pour que par l’Esprit Saint il concède la concorde de paix en nos cœurs. Nous avons en effet, moi et le bienheureux évêque Wilfrid, des écrits du siège apostolique, envoyés par les messagers vers ma petitesse et apportés de la même manière par lui-même ; par une humble prière nous demandons qu’ils soient lus en présence de votre révérence ». Et les vénérables seigneurs leur en donnèrent la permission ; devant le synode, comme tout le monde écoutait, on lut les écrits de l’un et de l’autre du début jusqu’à la fin. Après la lecture, comme tous se taisaient, Berhtfrith126, second prince après le roi, dit à l’archevêque : « Il nous plairait d’entendre ce que dit l’autorité apostolique, nous qui avons besoin d’interprètes ». Et l’archevêque leur répondit : « Chacun des deux écrits montre les jugements du siège apostolique par un long développement et des détours de mots, mais ils ont cependant une unique signification ; j’en expliquerai le sens en un bref discours. En effet, le pouvoir apostolique, qui fut en premier lieu donné à l’apôtre Pierre pour lier et délier, ordonna par son autorité au sujet du bienheureux Wilfrid évêque, qu’en ma présence – bien que j’en sois indigne – et en celle de toute l’assemblée, les prélats des églises de cette province délaissent leur ancienne inimitié pour le salut de leurs âmes et se réconcilient pour de bon avec le bienheureux évêque Wilfrid. En effet, dans deux jugements du siège apostolique, le choix est laissé à ces évêques, mes confrères, pour qu’ils choisissent ce qu’ils veulent : soit qu’ils fassent la paix pleinement et parfaitement avec l’évêque Wilfrid et lui restituent les parts des 124 Roi de Northumbrie de 705 à 716. 125 Rivière du Yorkshire, affluent de l’Ouse. 126 Sans doute le petit-fils du roitelet Beornhæth (voir supra, c. 19).
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églises qu’il dirigeait lui-même autrefois, selon le jugement des sages et le mien ; soit, s’ils ne veulent pas de cette excellente solution, que tous se rendent ensemble au siège apostolique et là procèdent à nouveau au jugement par un plus grand concile. Si quelqu’un cependant refuse – que Dieu nous en garde ! – d’accomplir l’un ou l’autre de ces jugements, qu’il sache, si c’est le roi ou un laïque, qu’il sera excommunié du corps et du sang du Christ ; mais s’il est évêque ou prêtre – ce qui est plus exécrable et fait horreur à dire –, il sera privé de tous ses grades et dignités ecclésiastiques. Ce sont là les jugements du siège apostolique, exposés en un bref discours ». Mais les évêques récalcitrants dirent : « Ce que jadis nos prédécesseurs, Théo‐ dore, archevêque envoyé du siège apostolique, et le roi Ecgfrith, ordonnèrent, et que par la suite nous et les évêques de presque toute la Bretagne, avons confirmé dans le champ que l’on appelle Ouestræfelda avec le roi Aldfrith en ta très excellente présence, ô archevêque, comment pourrait-on le changer ? » Ce fut alors que la très bienheureuse abbesse Ælfflæd dit par sa bouche bénie : « En vérité dans le Christ, je reprends le testament du roi Aldfrith, fait durant cette maladie qui termina sa vie ; il fit ce vœu à Dieu et à saint Pierre : ‘Si je vis, j’accomplirai à l’égard du bienheureux Wilfrid, évêque, tous les jugements du siège apostolique qu’auparavant j’avais refusé d’entendre. Si cependant je quitte le jour, dites à mon fils héritier127, au nom du Seigneur, que, pour le remède de mon âme, il doit observer le jugement apostolique de Wilfrid évêque’ ». Comme elle disait cela, Berhtfrith, prince du roi, répondit ainsi : « C’est la volonté du roi et de ses princes, que nous obéissions en toutes choses aux mandats du siège apostolique et aux préceptes du roi Aldfrith. En effet, quand, dans la ville que l’on nomme Bamburgh128, nous demeurâmes assiégés et encerclés de toute part par une troupe ennemie dans un étroit rempart de pierres, comme nous avions tenu conseil entre nous, nous promîmes à Dieu, s’il concédait à notre en‐ fant royal le royaume de son père, d’accomplir ce que l’autorité apostolique nous recommanda au sujet de Wilfrid évêque ; et tout de suite après ces vœux, comme les âmes des ennemis avaient été changées, tous se convertirent rapidement à notre amitié par serment ; les portes furent ouvertes et nous fûmes libérés de l’enfermement ; nos ennemis mis en fuite, nous prîmes le royaume ». Une fois ces propos tenus, les évêques, s’étant mis à l’écart des autres, com‐ mencèrent à tenir conseil ; avec eux se trouvait tantôt l’archevêque, tantôt la très savante vierge Ælfflæd ; la conclusion de ce saint concile fut telle que tous les évêques et le roi avec ses aristocrates firent une pleine concorde de paix avec l’évêque Wilfrid et la conservèrent entre eux jusqu’à la fin de leur vie, lui rendant ses deux meilleurs monastères, qui sont à Ripon et à Hagustaldesæ, avec tous leurs revenus. Ce jour-là, tous les évêques communièrent, s’embrassant et s’étreignant 127 Cette version est contradictoire à celle du c. 59 où le roi Aldfrith ne mentionne pas « son fils » Osred, mais parle de « quiconque (lui) succédera au royaume » sans plus de précisions ; voir C. Stancliffe, « Dating Wilfrid’s Death and Stephen’s Life », op. cit., p. 17-26. 128 Aujourd’hui dans le Northumberland.
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les uns les autres et rompant le pain ; rendant grâce à Dieu pour toute cette sainte béatitude, ils rentrèrent chez eux dans la paix du Christ. 61 (60). « Admirable est Dieu en ses saints » (Ps 67 (68), 36), lui qui couronna pour l’amour de toute l’Église les âmes des prélats d’une paix salutaire. Et c’est là une très grande béatitude pour chaque parti : autant pour eux, qui pendant de longues années possédèrent ses biens et les rendirent volontairement à notre pontife avant son décès afin de se corriger dans la paix du Christ, que pour nous qui, dispersés en divers lieux d’exil, étions de tristes serviteurs sous des maîtres étrangers, et qui maintenant, portant l’espoir de la vie avec le Seigneur, nous réjouissant et exultant de joie, dans la paix de tous ceux qui en tous lieux se réconcilièrent avec notre seigneur et chef très cher, vivons dans sa bénédiction. 62 (61). La liesse de ce siècle sera mélangée à l’affliction de deuil, et toute chose regarde vers sa fin. Comme le temps que l’archange Michel avait prédit s’ap‐ prochait, notre saint pontife, se dirigeant vers Hagustaldesæ, fut saisi subitement par une maladie semblable à celle qu’il avait eue jadis en la cité de Meaux et s’en trouva tourmenté d’une faiblesse encore plus intense. Toute la communauté, une profonde tristesse en son cœur, saisit les armes habituelles des prières, chantant sans fin jour et nuit et priant le Seigneur de lui concéder une trêve de vie, au moins pour qu’il pût parler, distribuer ses églises et diviser ses possessions, et qu’ainsi il ne nous laissât pas comme des orphelins sans abbés. La nouvelle de cette douloureuse calamité se répandit partout, et tous ses abbés arrivèrent de leurs lieux, ainsi que les anachorètes, se hâtant jour et nuit. Comme, du fait de ce qu’on leur avait rapporté, ils ne doutaient en rien de sa mort, ils se rassemblèrent de toutes parts, ce que n’espéraient pas ceux qui l’assistaient ; mais ils parvinrent à lui comme il vivait encore et, entrés en sa maison, ils se mirent à genoux et tous, unis dans l’affliction, demandèrent au Seigneur qu’il remplît pour eux sa promesse : « Là où se trouvent deux ou trois personnes rassemblées en mon nom, là je suis au milieu d’eux », dit le Seigneur (Mt 18, 20) ; et qu’il concédât à notre pontife quelque temps à vivre. Dieu le concédant, on fit de sorte que Wilfrid organisât toute notre vie en divers lieux selon son désir, en s’en remettant à des prévôts choisis par lui, et qu’il répartît entre Dieu et les hommes ses biens au-dedans et au-dehors selon son jugement, ce qu’auparavant il n’avait pas accompli. En effet, de ce jour-là, comme réveillé d’un songe, ayant reçu l’intelligence et la mémoire ainsi que la faculté de parler, il fut rendu à une pleine santé. Nous rendîmes grâce à Dieu et fûmes saisis par une joie étonnante ; et chacun repartit par son chemin. 63 (62). Ce fut ainsi que notre saint pontife, vivant dans la joie des siens et en paix parfaite avec eux, corrigea pleinement et parfaitement tout ce qu’auparavant il semblait avoir manqué de faire à l’égard de ses hommes, cela en l’espace d’un an et demi après sa maladie. Et, peu de temps avant son décès de bienheureuse mémoire, en compagnie de deux abbés et de frères très fidèles, en tout huit personnes, qu’il avait invités à ses côtés à Ripon, il ordonna au gardien des clefs d’ouvrir la salle du trésor et de déposer devant leurs regards tout l’or et l’argent avec les pierres précieuses et de les répartir en quatre lots selon son jugement ; et
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celui-ci ne s’attarda en rien, exécutant ainsi toute cette tâche en obéissant à l’ordre du saint père. Notre saint pontife dit à des témoins fidèles : « Apprenez, mes frères bien aimés, la réflexion que je me fis jadis, alors que j’en appelais au siège de saint Pierre apôtre, ce lieu où je fus fréquemment libéré de mes maux, à savoir que, si Dieu le voulait, je finirais ma vie là-bas en emportant avec moi la meilleure de ces quatre parts du trésor afin d’offrir des cadeaux aux églises des saints, et pour porter des dons à l’église dédiée à sainte Marie, mère du Seigneur, et offrir des présents à saint Paul apôtre pour mon âme. Si toutefois Dieu prévoyait quelque chose d’autre, comme il a coutume de le faire à l’égard des vieillards, et que le jour de mon décès s’emparait de moi, au nom de Jésus-Christ je vous recommande, vous mes fidèles, que par des messagers vous envoyiez mes présents aux églises susdites. Des trois autres parts, partagez l’une entre les pauvres de mon peuple pour la rédemption de mon âme ; que les prévôts des deux monastères souvent mentionnés se divisent la seconde entre eux de manière à pouvoir entretenir par des présents l’amitié des rois et des évêques. Quant à la troisième part, répartissezla, chacun selon sa mesure, entre ceux qui avec moi peinèrent en endurant de longs exils et à qui je n’ai point donné de terres en propre : qu’ils aient après moi de quoi se nourrir ». Puis il dit encore un peu plus tard à de fidèles témoins : « Mes frères, ayez à l’esprit que j’établis comme prévôt du monastère de Ripon ce prêtre Tatberht129, mon parent, qui fut jusqu’à maintenant fut mon inséparable compagnon, afin qu’il exerce avec moi, tant que je vis, le gouvernement et qu’après mon décès il le possède sans réserve. Ainsi j’établis ces statuts pour que, quand l’archange Michel me visitera, il me trouve prêt ; en effet de nombreux signes de mon décès me parviennent ». 64 (63). Après ces entretiens donc, comme notre saint pontife avait ordonné qu’on sonne la cloche, toute la communauté de Ripon se rassembla. Notre saint pontife se présenta à elle ; en s’asseyant il commença à parler et dit ceci : « Notre frère le très révérend Cælin, qui fut assez longtemps le premier parmi nous dans l’observance de notre règle, travailla beaucoup au service du Seigneur ; maintenant il désire retourner à son statut primitif de vie religieuse et à des lieux déserts, exercer comme jadis la vie contemplative et servir Dieu seul. Cela, je ne veux point le lui refuser plus longtemps. Je vous adjure cependant de daigner garder conforme à la règle la disposition de votre vie, jusqu’à ce que, si Dieu le veut, je vienne de nouveau à vous. Parmi nous, deux abbés, Tibba et Eabba, ici présents, envoyés par Ceolred, roi des Merciens130, m’ont invité à le rencontrer, et m’ont persuadé, pour le statut de nos monastères qui sont dans son royaume, de consentir à cela : en effet il me promet d’organiser toute sa vie selon mon jugement. Quand je serai revenu de nouveau vers vous avec, si Dieu le veut, la
129 Tatberht est, avec Acca, le destinataire de la Vie de saint Wilfrid : voir le prologue supra. 130 Roi de Mercie de 709 à 716, fils d’Æthelred.
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vie pour compagne, j’amènerai avec moi l’homme que j’aurai trouvé digne de vous diriger. Mais si quelque chose d’autre m’arrivait, Dieu y pourvoyant, en raison de mes fréquentes maladies, quel que soit celui qu’auront recommandé en venant à vous ces témoins qui maintenant siègent à mes côtés – les abbés Tibba et Eabba, les prêtres Tatberht et Hadufrith, et le maître Aluhfrith131 –, accueillez-le et constituez-le abbé, et rendez-lui selon mon précepte l’obéissance que vous avez promise à Dieu et à moi, et que vous avez suivie parfaitement jusqu’ici ». Eux, s’agenouillant et pleurant, la tête inclinée vers la terre, promirent de suivre tous ses préceptes, et comme ils priaient penchés en avant, notre saint pontife les bénit et les recommanda au Seigneur, et après ce jour-là ils ne virent plus jamais ensemble son visage. 65 (64). Ainsi notre saint pontife, allant avec la paix et la bénédiction de tous, tant des princes que des sujets d’outre-Humber, atteignit les royaumes méridionaux, et là il trouva tous ses abbés, qui se réjouirent de sa venue. En ce lieu en effet, il exposa dans l’ordre, à certains d’entre eux, les testaments dont il a été question et, à chacun d’eux selon sa mesure, ou bien il améliora la vie de leurs moines avec des terres, ou bien il rendit leurs cœurs heureux avec de l’argent, comme si, avant son décès, par esprit de prophétie, il répartissait son héritage entre ses héritiers. Après cela ils parvinrent à son monastère qui se trouve à Oundle132, dans lequel il avait jadis dédié une église à l’apôtre André ; là, il fut immédiatement affaibli par la langueur d’une maladie, si bien qu’il comprit que la fin de sa vie approchait et, par quelques mots, il leur rappela de se souvenir de toutes les bonnes paroles qu’il avait dites auparavant. En effet il avait d’abord raconté de mémoire tout le cours de sa vie au prêtre Tatberht, qui lui était si proche, un certain jour qu’ils chevauchaient par le chemin, comme s’il était déjà au courant de son propre décès ; de même il rappela toutes les terres, sises en divers lieux, qu’il avait auparavant données aux abbés ou qu’il ordonna alors de donner, comme le monastère de Hagustaldesæ qu’il recommanda de mettre en la possession du prêtre Acca, qui, après lui, fut, par la grâce de Dieu, évêque de bienheureuse mémoire. Après avoir dit quelques mots, il les bénit comme Jacob bénit ses fils (cf. Gn 49, 28), et avec calme, sans gémissements ni murmures, il inclina la tête sur l’oreiller du lit et se reposa. Eux chantèrent sans répit les psaumes en chœur, jour et nuit, en les mêlant avec des pleurs, et parvinrent jusqu’au psaume CIII, à ce verset où l’on dit : « Envoie ton souffle et ils seront créés, et tu rénoveras la face de la terre » (Ps 103 (104), 30). Alors notre saint pontife rendit son dernier souffle et tous furent stupéfaits d’entendre à cette heure comme le chant d’oiseaux qui arrivaient, ce que confirme un grand nombre de témoins133. Ils accueillirent l’abbé régulièrement choisi, qui, pour l’amour de son père, notre saint pontife, prit l’habitude de faire beaucoup de bien. En effet, 131 Il s’agit sans doute de la même personne que « le maître Alfrith » dont il est fait mention supra, c. 58. 132 Aujourd’hui dans le Northamptonshire. 133 Wilfrid mourut en 709 ou 710, un 24 avril qui est la date à laquelle il fut ensuite fêté.
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il décida de célébrer une messe spéciale pour Wilfrid chaque jour, et, chaque semaine, de commémorer par des repas le jeudi, jour où il était décédé, comme si ce fût un dimanche ; au jour anniversaire de son décès il établit, pour la gloire de Dieu, de diviser toutes les parts des dîmes du bétail et des troupeaux entre les pauvres de son peuple, tous les jours de sa vie, excepté ces aumônes qu’il donnait chaque jour en même temps aux habitants du lieu et à Dieu, pour lui et pour l’âme de son évêque, toujours en son nom. 66 (65). Ce fut ainsi que notre Seigneur fit connaître aux hommes, par les vertus de ses miracles, que le saint pontife, un grand homme et un fidèle serviteur, comme nous le croyons, était à ses côtés parmi ses saints. Au jour des funérailles en effet, les abbés vinrent de toutes parts, les uns conduisant le saint corps du pontife dans un char, d’autres demandant de laver le saint corps et de le revêtir soigneusement et avec les honneurs, comme il était digne – et ils en obtinrent la permission. L’un des abbés, nommé Bacula134, étendit son vêtement de mousseline par terre ; les frères déposèrent dessus le saint corps, le lavant de leurs mains et le revêtant d’habits ecclésiastiques, et ils le portèrent au lieu qui avait été prévu, avec des hymnes et des cantiques, dans la crainte de Dieu. Au-dessus de l’église, ils entendirent pour la seconde fois comme le chant d’oiseaux s’y posant puis s’envolant à nouveau dans le ciel avec la suave harmonie du battement de leurs plumes. Les sages qui étaient présents en ce lieu dirent qu’ils savaient avec certitude que les chœurs d’anges étaient venus avec Michel et conduisaient l’âme du saint pontife au paradis. Ensuite, comme une tente avait été dressée au-dehors, ils baignèrent le saint corps et répandirent l’eau en ce lieu sur la terre, et les habitants du monastère érigèrent après cela au même endroit une croix de bois, où le Seigneur prit l’habitude d’accomplir de nombreux miracles. Les nôtres enveloppèrent le saint corps dans des linges et le couchèrent sur le brancard en psalmodiant et, prenant la route, ils parvinrent jusqu’au monastère de Ripon ; bientôt toute la communauté sortit au-devant d’eux avec de saintes reliques. Presque personne ne s’abstint de verser larmes et pleurs ; en chantant des hymnes et des cantiques ils accueillirent le corps du très saint homme et, dans la basilique que notre saint pontife avait jadis édifiée et dédiée en l’honneur de saint Pierre apôtre, ils le déposèrent avec les honneurs, dans la soixante-seizième année de son âge. Qui donc peut dénombrer combien d’évêques, prêtres et diacres il avait ordonnés durant les quarante-six années de son épiscopat, et combien d’églises il avait dédiées ? Sa louange demeure pour l’éternité. Les abbés s’étant réunis selon l’ordre de notre saint pontife, ils firent venir le prêtre Tatberht son digne héritier. Ce fut ainsi qu’une seconde fois l’abbé [Bacula] donna sa mousseline, quelque peu salie et froissée par les pieds des serviteurs, à un enfant qui était son domes‐ tique, lui recommandant d’aller la donner à une abbesse de notre saint pontife, nommée Cynethryth, et qu’elle la gardât ainsi jusqu’à ce qu’il vînt de nouveau à
134 Surnom latin signifiant « bâton » (baculum).
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elle si Dieu le voulait. Au début elle obéit aux ordres de l’abbé, mais ensuite elle demanda qu’on lavât le vêtement. Entendant cela, une pauvre et faible religieuse, qui avait depuis plusieurs années tel le maçon dans l’Évangile une main sèche et invalide (cf. Mt 12, 10), vint auprès de l’abbesse, se mettant à genoux avec des larmes, et l’adjura ainsi : « Au nom du Seigneur Jésus-Christ et pour l’âme de ton saint évêque, accorde-moi de laver mes membres âgés en ce lavoir. En effet je crois d’une foi sans conteste que ma main recourbée et mon bras depuis longtemps flétri peuvent être guéris dans ce lavoir par le contact de sa sainte sueur, si Dieu le veut ». Et la pieuse abbesse, craignant de refuser, lui donna l’autorisation de faire selon ce qu’elle croyait. De fait, elle plongea tout de suite avec l’autre une main qui était dépourvue de sensations dans l’eau chaude de la lessive, toucha la mousseline et lava le poignet de sa main sèche en le frottant avec le vêtement. Ensuite – que puis-je m’attarder à dire de plus ? – les doigts redressés, la main vivifiée, le bras fortifié furent guéris au contact de la mousseline par la foi, comme fut guérie de son écoulement de sang la femme nommée Moerisa dans l’Évangile (cf. Mt 9, 20)135, elle qui toucha la fibre du vêtement de Jésus : toutes deux, rendant grâce au Seigneur, le louèrent pour ses miracles. 67 (66). Une autre fois aussi le Seigneur montra aux hommes, selon sa coutume et de manière admirable, que notre pontife était son saint, digne de louanges. En effet certains nobles exilés dépouillèrent en causant de grand dom‐ mage avec leur armée le monastère d’Oundle où notre pontife avait pris la voie des pères, et ils le brûlèrent tout entier, excepté une maison, celle dans laquelle notre saint père décéda ; celle-là, ils s’efforcèrent par un soin scrupuleux de l’embraser sans cause valable avec des tisons et des lampes. Mais contre la nature, leurs feux s’éteignaient comme si leurs torches eussent été humectées par le toit de chaume. À la fin cependant l’un d’entre eux entra audacieusement, pensant incendier le foin sec plus facilement de l’intérieur, et vit un jeune homme se tenant debout dans des vêtements blancs et portant une croix dorée dans sa main. Dès qu’il le vit, il fut stupéfait et surpris ; retournant au-dehors, il dit : « Retirons-nous d’ici ; car voici que l’ange du Seigneur défend cette maison ». Et ils se retirèrent de l’endroit. Ensuite également, ce que prouve le témoignage d’un très grand nombre, comme il y avait une grande haie d’épines qui entourait l’ensemble du monastère, tout de suite la flamme la dévora d’un côté, et s’étendit en brûlant jusqu’à l’endroit où nous avons dit que la croix de bois avait été érigée, à l’emplacement du bain. Là, au lieu de l’érection de la croix, ce feu vorace s’évanouit sur-le-champ. De l’autre côté du monastère, le feu ardent fit vite le tour de la haie aride d’épines jusqu’à l’angle de la maison, où son intensité diminua et où il s’éteignit ; seule cette partie de la haie y fut épargnée. 135 W. Levison, éd. cit., p. 261, n. 11, remarque à juste titre que ce nom de « Moerisa » est une déformation du terme grec haimorrhoousa, « dont le sang s’écoule », employé par Matthieu pour parler de la femme semblablement guérie au contact du vêtement du Christ.
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Aussi les méchants incendiaires périrent-ils par la vengeance de Dieu. Cer‐ tains, les plus nobles d’entre eux, furent aveuglés ainsi que leurs armées par une claire lumière pendant un moment ; ne voyant rien, ils ne virent pas d’avance leurs ennemis et furent encerclés de partout par eux et bientôt renversés et tués. Quelques-uns de leurs alliés en réchappèrent, protégés par le signe de la croix. Ainsi par un tel prodige, le saint de Dieu, Wilfrid, vengea par ses prières les torts qui lui avaient été faits. 68 (67). Le signe du cercle. Ce fut ainsi qu’après que notre saint pontife partit vers le Seigneur, partout ses abbés avec leurs sujets, craignant les haines des anciens ennemis, dirent : « Aussi longtemps que vécut l’excellent chef de notre vie, nous soutînmes fréquemment diverses attaques des rois et princes de Bretagne, et toujours le pontife arriva à leur imposer une fin respectable, grâce à sa sainteté, à sa sagesse et à l’aide de ses nombreux amis ; maintenant il nous est donné de croire pleinement et parfaitement que celui qui intercède pour nous par le signe de la sainte croix est l’égal des apôtres de Dieu, Pierre et André, qu’il aimait le plus et à qui il dédia ses biens avec ses sujets, et qu’il est inlassablement chargé de notre protection au regard de Dieu ». Bientôt le signe confirmant cette croyance apparut dans le ciel. En effet, le jour anniversaire de notre saint pontife, nos évêques venus de toutes parts, et de toutes parts leurs abbés, réunis depuis l’est et l’ouest, depuis le nord et le sud pour ce jour solennel, se rassemblèrent et célébrèrent les vigiles du soir dans l’église où reposent les restes de notre saint évêque ; cependant, comme certains frères moins zélés se tenaient au-dehors à cette heure-là, un signe apparut dans le ciel ; mais ils gardèrent cette vision secrète entre eux jusqu’au matin. Le lendemain ceux qui entendirent ce qu’ils révélaient le supportèrent mal, se disant que c’était à cause de leurs péchés que la chose ne leur avait point été révélée. Le soulagement et la consolation de leur honnêteté survinrent bientôt. En effet, lorsque, une fois la réunion solennelle et le repas finis, les abbés sortirent dans le crépuscule du soir, avec toute la communauté, pour complies, tout de suite ils virent le signe admirable dans le ciel : c’était un cercle blanc, qui faisait le tour de tout le monastère, comme un arc-en-ciel de jour mais sans les diverses couleurs136. Le commencement de ce cercle blanc était au sommet de notre basilique dédiée à saint Pierre, du côté où les membres de notre évêque reposent, et il tendait vers le sud et faisait un ample tour de la partie droite du monastère jusqu’à parvenir au nord ; ensuite le cercle continuant vers le sud-sud-est, remontait vers le ciel et y trouvait sa fin. En adoration, nous louâmes le Seigneur admirable en ses saints,
136 Selon C. Stancliffe, « Dating Wilfrid’s Death and Stephen’s Life », op. cit., p. 22-24, il s’agirait d’un arc de lune, phénomène météorologique assez rare se produisant lorsqu’il pleut et que la pleine lune brille en même temps. D’après les calculs de D. P. McCarthy du Department of Computer Sciences (Trinity College, Dublin), un tel phénomène aurait pu être observé dans les environs de Ripon précisément les 23-24 avril 712, ce qui donnerait alors un terminus post quem à la rédaction de la Vie.
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comprenant clairement que c’était là le mur de l’aide divine établi autour de la vigne élue de la communauté du Seigneur, comme la suite des événements le prouva d’évidence à nous qui avions peur. De fait, puisque dans tous les royaumes des deux côtés de l’Humber notre vie continuait, guidée par les abbés choisis, à la vue de nos frères certains ennemis se rassemblèrent, comme pour tendre leurs arcs et envoyer leurs flèches, mais ils les retournèrent contre eux-mêmes. Et nous, pour notre part, « nous serons magnifiés au nom du Seigneur » (Ps 19, 6).
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Vie de sainte Bathilde, reine des Francs*
Bathilde est une Anglo-saxonne née vers 635. Elle devient reine après son mariage avec le roi de Neustrie-Burgondie Clovis II, fils de Dagobert Ier, et meurt en 680. La Vita prima Balthildis (BHL 905) est la principale source qui nous permet aujourd’hui de retracer son parcours. Bathilde est la deuxième reine mérovingienne après Radegonde à avoir bénéficié d’un culte et donc de l’écriture d’une Vie1. Ce texte est rédigé peu de temps après sa mort par un auteur anonyme. Depuis son édition par Bruno Krusch en 1888, plusieurs travaux ont été consacrés à Bathilde et à sa politique. La Vita Balthildis permet en effet de retracer une partie de l’histoire politique et religieuse du royaume des Francs, mais elle soulève également la question des relations avec l’Angleterre au viie siècle2. Une nouvelle * Ce dossier est issu du mémoire de master de M. Plaquet, De Bathilde regina. Contribution à l’histoire du viie siècle, mémoire de master sous la direction d’A.-M. Helvétius, Université Paris VIII, 2015. 1 Sur le culte de Bathilde, à Chelles mais aussi à Corbie et à Jumièges, voir R. Folz, « Tradition hagiographique et culte de sainte Bathilde, reine des Francs », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 119-3 (1975), p. 369-384 ; id., Les saintes reines du Moyen Âge en Occident (vie-xiiie siècles), Bruxelles, Société des Bollandistes, 1992 (Subsidia hagiographica 76), p. 32-43. En 1901, l’abbé Bonnot avait extrait de la châsse de Bathilde la tunique brodée attribuée à la reine ; en outre, en 1983, la châsse de Bathilde a été ouverte, ce qui a donné lieu à d’extraordinaires trouvailles et à une étude scientifique de la tunique et du contenu de la châsse : J.‑P. Laporte et R. Boyer (éd.), Trésors de Chelles. Sépultures et reliques de la reine Bathilde († vers 680) et de l’abbesse Bertille († vers 704), catalogue de l’exposition tenue au Musée Alfred-Bonno, Chelles, Ville de Chelles, 1991 ; P. Périn et E. Wamers (éd.), Königinnen der Merowinger, Adelsgräber aus den Kirchen von Köln, Saint-Denis, Chelles und Frankfurt am Main. Ein deutsch-französisches Ausstellungsprojekt des Archäologischen Museums Frankfurt und des Musée d’Archéologie nationale in Saint-Germain-en-Laye in Zusammenarbeit mit der Domschatzkammer Köln, Ratisbonne, Schnell und Steiner, 2012, en particulier les articles de T. Pestell, « Das Baldehildis-Siegel », p. 145-148 et de E. Wamers, « Balthilde und Eligius : eine archäologische Spurensuche », p. 149-158. 2 A. Dierkens, « Prolégomènes à une histoire des relations culturelles entre les îles britanniques et le continent pendant le haut Moyen Âge, la diffusion du monachisme dit colombanien ou iro-franc dans quelques monastères de la région parisienne au viie siècle et la politique religieuse de la reine Bathilde », in H. Atsma (éd.), La Neustrie. Les pays du nord de la Loire de 650 à 850, Sigmaringen, Thorbecke, 1989, II, p. 371-394 ; P. Gillon et J.-P. Laporte « Les monastères de la Brie et de la basse vallée de la Marne au haut Moyen Âge (viie-viiie siècles). État des connaissances, recherches et perspectives », in S. Bully, A. Dubreucq et A. Bully (éd.), Colomban et son influence. Moines et monastères du haut Moyen Âge en Europe, Rennes, PUR, 2018, p. 375-398. Sur la place de Bathilde dans l’histoire des femmes à l’époque mérovin‐
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traduction3 et une nouvelle analyse s’imposent pourtant, car plusieurs passages du texte restent à clarifier. Il s’agit donc de dresser un portrait général de la reine Bathilde mais également de proposer de nouvelles pistes d’interprétation sur ce personnage et d’apporter un éclairage concernant la datation du texte et l’identité de son auteur. Bathilde arrive d’Angleterre à la cour après avoir été rachetée par le maire du palais Erchinoald, qui en fait son échansonne. Vers 649-650, elle épouse Clovis II et devient reine de Neustrie-Burgondie. C’est le second fils de Dagobert, Sigebert III, qui règne alors en Austrasie. À la mort de Clovis II en 657, le couple royal a trois fils en bas âge : Clotaire III, Childéric II et Thierry III. Bathilde exerce le gouvernement en Neustrie-Burgondie pour son fils aîné. Dans son gouverne‐ ment, elle est entourée par de grandes figures politiques du viie siècle comme Genès, futur évêque de Lyon, Éloi, évêque de Noyon, Ouen, évêque de Rouen ou encore le maire Ébroïn qui remplace Erchinoald après sa mort. Vers 657-661, la reine Bathilde refonde ou réforme le monastère de Chelles, dans la région de la Brie4. Elle fonde également le monastère de Corbie, connu ensuite pour son important scriptorium, à quelques kilomètres à l’est d’Amiens. Ces deux grandes fondations royales s’inscrivent dans ce que les historiens ont appelé la « politique monastique » de la reine Bathilde. Elle fait également rédiger un certain nombre de privilèges en faveur des grandes basiliques du royaume5. Bathilde intervient en Austrasie pour imposer son second fils sur le trône (662). En effet, la mort de Sigebert III avait permis au Pippinide Grimoald d’écarter le jeune héritier mérovingien Dagobert II et de lui imposer comme successeur Childebert III
gienne : D. Harrison, The Age of Abbesses and Queens. Gender and Political Culture in Early Medieval Europe, Lund, Nordic Academic Press, 1998 et N. Pancer, Sans peur et sans vergogne. De l’honneur et des femmes aux premiers temps mérovingiens, Paris, Albin Michel, 2001. 3 Une première traduction, restée confidentielle, a été publiée par G. Duchet-Suchaux dans le Bulletin du groupement archéologique de Seine-et-Marne, 23 (1982), p. 30-36 (précédée par un article de J.‑P. Laporte, « La chasuble de Chelles », ibid., p. 1-29). La présente traduction a été effectuée à nouveaux frais. 4 La question de la refondation ou de la réforme reste incertaine. Il existait une communauté de moines qui vivait à Chelles mais il est difficile de savoir si cette communauté était toujours présente en 657-661. La réforme du monastère suggère la modification du mode de vie des desservants en place ; refondation signifie l’arrivée d’une nouvelle communauté, peut-être en remplacement d’une ancienne communauté déjà présente. 5 Parmi les bénéficiaires des actes conservés figurent les basiliques de Saint-Denis, Saint-Pierre-leVif de Sens, Saint-Omer/Sithiu, Corbie, Notre-Dame de Soissons, Rebais et Saint-Dié. Ces actes ont été étudiés par Eugen Ewig. Voir notamment E. Ewig, « Das Formular von Rebais und die Bischofsprivilegien der Merowingerzeit », in Aus Reichsgeschichte und Nordischer Ge‐ schichte. Festschrift Karl Jordan, Stuttgart, Klett, 1972, p. 11-42 ; sur ce sujet, voir récemment L. Morelle, « La liberté de Luxeuil et son expression diplomatique : à propos d’une charte épiscopale absente et d’un privilège pontifical encombrant ( Jean IV, 640-642) », in S. Bully, A. Dubreucq et A. Bully (éd.), Colomban et son influence, op. cit., p. 239-260.
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qu’il contrôlait6. Ainsi, comme le souligne l’hagiographe de Bathilde, les trois royaumes sont de nouveau « unis » (c. 5), comme c’était le cas sous les règnes de Clotaire II et de Dagobert. Vers 665, la reine est écartée du pouvoir par une partie de l’aristocratie. Elle se retire alors dans le monastère de Chelles qu’elle aurait refondé à l’emplacement d’un ancien monastère et meurt en 680. Une nouvelle lecture de la Vie, confrontée à d’autres sources, nous permet de revenir sur certains points. Le premier concerne les origines serviles de Bathilde selon l’historiographie. Il est en réalité plus probable que son mariage avec le roi s’inscrit dans la continuité d’une politique matrimoniale active entre les Mérovin‐ giens (et l’aristocratie plus généralement) et les royautés du sud de l’Angleterre. Grâce à cette politique, les Francs participent à la constitution de la nouvelle Église de Bretagne et deviennent des relais importants pour les missionnaires romains venus évangéliser l’Angleterre. D’ailleurs, l’auteur de la Vita souligne que Bathilde avait entretenu des « nourries » issues de son peuple, qu’elle libéra en‐ suite de leur captivité pour les introduire dans des monastères. D’autres sources, comme l’anneau sigillaire attribué à Bathilde et découvert près de Norwich en Angleterre dans l’ancien royaume d’Est-Anglie, viennent étayer cette hypothèse. Il n’est donc pas invraisemblable que Bathilde soit issue au moins de l’aristocratie, sinon de la famille royale de ce royaume du sud-est de l’île. Un second point concerne les intentions de Bathilde dans la politique monas‐ tique qu’elle mène. Les historiens ont souvent voulu y voir la mise en œuvre d’une politique centripète et anti-épiscopale7 : en accordant des privilèges à certains monastères (libertates) et en favorisant la promotion de ses partisans à la tête de certains évêchés, elle voulait diminuer l’influence de l’emprise aristocratique dans certaines régions. Certains groupes aristocratiques ont effectivement vu 6 Liber historiae Francorum, c. 43. Ce passage a fait l’objet de plusieurs interprétations ; la plus courante est que le roi Sigebert aurait adopté le propre fils de Grimoald, qui aurait pris le nom mérovingien de Childebert ; cependant, Matthias Becher a avancé une autre hypothèse qui doit être prise en considération : pour éviter d’être écarté du pouvoir après la mort du roi d’Austrasie Sigebert III, le maire du palais Grimoald aurait adopté le premier fils du roi, Childebert III, et lui aurait imposé sa tutelle. Quoiqu’il en soit, Grimoald a écarté du pouvoir l’autre fils de Sigebert, Dagobert II, et sa mère Chimnechilde. Voir M. Becher, « Der sogenannte Staatsstreich Grimoalds. Versuch einer Neubewertung » in J. Jarnut, U. Nonn et M. Richter (éd.), Karl Martell in seiner Zeit, Sigmaringen, Sigmaringen, Thorbecke, 1994, p. 119-147. 7 Cette interprétation de la politique de Bathilde est le produit de la lecture d’autres sources, plus tardives et très critiques à l’égard de Bathilde. Un portrait beaucoup moins élogieux est dressé dans la Vie de Wilfrid rédigée vers 720. Son auteur compare Bathilde à une nouvelle Jézabel et raconte comment Wilfrid, de retour de Rome vers l’Angleterre, séjourne chez l’évêque Aunemond de Lyon entre 655 et 658 et serait alors témoin de l’assassinat de son hôte. L’auteur de la Vie accuse Bathilde du meurtre, qui profite à un proche de la reine, Genès, à qui échut l’évêché. Il ajoute qu’elle aurait commandité pas moins de neuf autres assassinats d’évêques francs (Vie de Wilfrid, c. 4 dont la traduction figure dans ce volume). Voir J. Nelson, « Queens as Jezebels : the careers of Brunhild and Balthild in merovingian history », in D. Baker (éd.), Medieval Women. Essays dedicated and presented to professor Rosalind M. T. Hill, Oxford, Blackwell, 1978, p. 31-77.
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leur influence augmenter dans le contexte de la faide de la fin du vie siècle. Il semblerait plutôt que cette politique s’inscrive dans la continuité de ce qui avait déjà été entrepris par Clotaire II et Dagobert après la guerre civile : la recherche d’un compromis avec les puissantes aristocraties du regnum tout en renforçant l’autorité royale. Elle a aussi bien limité l’influence de certains monas‐ tères aristocratiques, contrebalancée par de nouvelles fondations royales (Chelles ou Corbie par exemple) tout en confortant la position de certaines familles par des promotions épiscopales ou l’accord d’une plus grande autonomie à certains monastères. Enfin, le dernier point concerne le départ de Bathilde pour le monastère de Chelles où elle finit ses jours. Le récit de l’auteur de la Vita demeure bien mystérieux. Une « querelle » entre une partie de l’aristocratie neustrienne et l’évêque Sigobrand de Paris entraîne l’assassinat de celui-ci, et cet épisode vient précipiter l’éviction de Bathilde. La reconstitution des événements en croisant la Vita avec d’autres sources laisse penser à l’échec d’un compromis entre la reine et l’aristocratie neustrienne et notamment avec le parti du maire Ébroïn. Nul doute que la réforme, par Bathilde, de certaines communautés qui passaient sous le régime d’une libertas plus restreinte a causé quelques déceptions au sein de l’aris‐ tocratie qui possédait ces monastères. C’est par exemple le cas de Notre-Dame de Soissons qui était une fondation d’Ébroïn. D’ailleurs, l’auteur précise que Bathilde est amenée au monastère par « quelques seigneurs », ce qui sous-entend un voyage sous contrainte ou, du moins, la présence d’une escorte. Après sa retraite dans le monastère de Chelles vers 665, ses deux premiers fils règnent respectivement sur les royaumes de Neustrie-Burgondie et d’Austrasie. Mais le premier, Clotaire III, meurt en 673. Sa mort marque le début d’une nou‐ velle guerre de succession dans laquelle plusieurs partis opposés de l’aristocratie ont joué un rôle. Le maire Ébroïn soutient dans un premier temps la succession du troisième fils de Bathilde, le jeune Thierry III, tandis qu’un autre groupe aristocratique, représenté par l’évêque Léger d’Autun et son frère Warin, se tourne vers Childéric II qui règne en Austrasie depuis 662. Dans un premier temps, c’est ce dernier qui est reconnu roi des tria regna et Thierry III et Ébroïn sont écartés du pouvoir. Mais Childéric II est assassiné en 675 près de Chelles. Sa mort marque une nouvelle querelle de succession entre le fils de Clotaire III, son oncle Thierry III et Dagobert II revenu d’exil. C’est finalement Thierry III qui est reconnu roi des tria regna après l’assassinat de Léger (677) puis de Dagobert II (679). Bathilde meurt l’année suivante au monastère de Chelles où elle était retirée depuis quinze ans et depuis lequel elle est témoin de ces événements. De sa vie au monastère de Chelles, nous ne savons pas grand-chose. Il est probable qu’elle a continué à exercer une forme d’influence. L’auteur de la Vita évoque d’ailleurs les visites qu’elle rend au roi après s’être entendue avec l’abbesse du monastère, ce qui pourrait signifier qu’elle sortait du monastère occasionnelle‐ ment pour rejoindre la cour. Venons-en à la date de rédaction du texte. L’auteur laisse entendre que l’un des fils de Bathilde règne encore au moment où il écrit (c. 3). De ses trois
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fils, Thierry III est le seul qui lui survit. Ce dernier décédant en 691, il paraît raisonnable d’admettre une rédaction entre 680 et 691. Il me semble en effet que le terme « progéniture » fait penser à un fils de la première génération, et non un successeur ultérieur qui permettrait d’élargir la fourchette de datation jusqu’en 751, date à laquelle Childéric III fut renversé par Pépin III. Mais la position de l’auteur concernant l’éviction de Bathilde suggère qu’il a lui-même été affecté par ces événements (c. 10 : « peut-être ne fait-il aucun doute que ce n’est pas de bonne grâce que ces princes lui permirent alors cela [sa retraite à Chelles] »). Les problématiques soulevées par le texte semblent bien trop proches du contexte de la fin du gouvernement de Bathilde pour admettre une rédaction plus tardive que 691. La dimension très politique du texte permet d’affiner les hypothèses concer‐ nant à la fois son attribution à un auteur et sa datation. Dans le prologue pour‐ tant bref, les nombreuses occurrences du mot « vérité » que l’auteur prétend révéler sur le personnage de Bathilde portent à croire que l’auteur cherche à contrebalancer les « mensonges » qui circuleraient au sujet de la reine déchue. L’éviction de Bathilde et sa retraite forcée dans le monastère de Chelles suggèrent en effet l’existence de controverses à son sujet au moment de sa mort. Par ailleurs, l’auteur ajoute que la Vita ne s’adresse pas aux detractores. L’utilisation de ce terme confirme l’existence d’un parti d’opposition à la reine. On pourrait alors penser que le mystérieux auteur de la Vita a été un proche de la reine et qu’il cherche à réhabiliter sa mémoire. La Vita comporte également une dimension plus ouverte qui lui donne une portée politique plus large. Le caractère très « monastique » de la reine Bathilde est l’un des thèmes centraux de la Vita. Ce caractère se retrouve aussi bien dans sa vie laïque que dans sa vie religieuse. Comme l’a montré Anne-Marie Helvétius, ces « valeurs d’inspiration monastique » se diffusent largement dans le monde franc grâce aux textes hagiographiques qui fournissent un support à l’éducation des aristocrates8. Au viie siècle, ces textes exhortent les laïcs à adopter la « vertu de religion ». La Vie de Bathilde en est un très bon exemple. Elle constitue donc un modèle de la sainteté féminine royale. Ainsi, la reine doit être obéissante et favoriser l’unité et la paix entre les différents acteurs de la vie politique dans le royaume. La reine se montre également généreuse à l’égard des monastères, grâce à l’octroi de dons ou grâce à de nouvelles fondations. En rédigeant son texte de la sorte, l’hagiographe apparente ce texte à un « manuel de bon gouvernement » : c’est donc directement à la cour qu’il s’adresse. Un palais royal se trouvait à proximité du monastère de Chelles, où la cour devait résider de temps à autre. C’était au moins le cas lors de la fête solennelle célébrée le jour de la mort de la sainte et où la cour devait être présente. Peut-on y voir la volonté de Thierry III,
8 A.-M. Helvétius, « Hagiographie et formation politique des aristocrates dans le monde franc (viie-viiie siècles) », in E. Bozoky (éd.), Hagiographie, idéologie et politique au Moyen Âge en Occident, Turnhout, Brepols, 2012 (Hagiologia 8), p. 59-80.
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dernier fils survivant de Bathilde, de faire rédiger ce texte ? C’est une éventualité qu’il ne faut pas exclure. Si Thierry III est à l’origine de la commande de ce texte, on peut à la fois y voir la volonté de réhabiliter la mémoire de sa mère, mais aussi celle de défendre le parti mérovingien et de réaffirmer l’autorité royale. En effet, Pépin II devient maire du palais en Austrasie puis de tout le royaume après avoir vaincu les troupes neustriennes à Tertry en 687. Pépin confisque le trésor de Thierry III. L’auteur évoque l’ancien maire du palais Erchinoald qui, s’il bénéficie d’abord de qualificatifs élogieux et est appelé « prince des Francs » (c. 2), devient subitement le « serviteur du roi » lorsque Clovis II apparaît dans le récit (c. 3). Peut-on y voir la volonté de réaffirmer une hiérarchie entre le roi et son maire du palais ? Ce passage pourrait s’expliquer dans le contexte où, après la bataille de Tertry, Thierry III est obligé de partager le pouvoir avec le maire du palais Pépin II, auquel cas la Vita pourrait avoir été rédigée entre 687 et 691. C’est en effet après Tertry que Pépin II semble avoir revendiqué le terme de princeps9. Or, l’hagiographe utilise ce terme pour qualifier non seulement Erchinoald, mais aussi tous les grands de la cour, laïcs et ecclésiastiques, en se référant au Psaume 112 de la Vulgate dès le début de la Vita (c. 2, 4, 5, 10) : le Seigneur « élève le pauvre du fumier et le fait s’asseoir avec les princes de son peuple (Ps 112, 7-8) ». Il minimise ainsi la portée du terme, qui n’est pas réservé au maire du palais mais s’applique à tous les grands, qui sont des « serviteurs du roi » (c. 3-4). Quant au roi, il est d’un « rang plus élevé » (c. 3) et l’auteur insiste sur le caractère sacré de la dynastie mérovingienne (c. 8). Il existe une deuxième version de la Vie (Vita secunda BHL 908). Il s’agit d’une version plus tardive rédigée à l’époque carolingienne. Le texte consiste en une réécriture de la première version à laquelle l’auteur ajoute un certain nombre d’interpolations. Bien que ce texte n’ait jamais été traduit, une comparaison littéraire des deux textes a été effectuée par le philologue Gabriel Sanders dans les années 198010. Les premiers travaux consacrés à Bathilde ont parfois pu être le résultat d’une compilation hybride des deux textes, les interpolations du second auteur étant utilisées pour combler les silences du premier.
Édition B. Krusch (éd.), in MGH, SRM, II, Hanovre 1888, p. 475-508; trad. française G. DuchetSuchaux in Bulletin du groupement archéologique de Seine-et-Marne, 23 (1982), p. 30-36; trad. anglaise P. Fouracre et R. Gerberding, Late Merovingian France, op. cit., p. 118-132.
9 I. Heidrich, « Titulatur und Urkunden der arnulfingischen Hausmeier », Archiv für Diploma‐ tik, 11-12 (1965-1966), p. 71-279, aux p. 78-86. 10 G. Sanders, « Le remaniement carolingien de la Vita Balthildis mérovingienne », in Analecta Bollandiana, 100 (1982), p. 411-428.
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Vie de sainte Bathilde Ici commence le prologue de la vie de la reine Bathilde. 1. Très chers frères, comme il me l’a été commandé, je dois entreprendre une œuvre aussi délicate que pieuse sous l’autorité du Christ, bien que mon ignorance me refuse les forces de présenter correctement cette délicate histoire en des termes savants. Mais le sentiment plus fort d’un amour parfait nous ordonne de faire éclater la vérité sans se gonfler de présomption. Car nous savons que notre Seigneur Jésus-Christ a cherché dans le figuier davantage de fruits que de feuilles (cf. Mt 21, 19). Et c’est pour cette raison que nous avons décidé de révéler – et non d’occulter – au-dessus du candélabre de lumière le fruit de la vérité, pour l’édification et le profit de nombreuses personnes. Notre savoir n’est certes guère celui d’un savant, mais nous voulons plutôt nous appliquer à permettre l’édification de ces nombreuses personnes qui, telles de sages abeilles, recherchent dans les fleurs leur doux nectar – c’est-à-dire dans les mots simples un surcroît de vérité – qui édifie l’auditeur plutôt que de l’enorgueillir, afin d’offrir un gain de piété à ceux qui voudraient l’imiter. Ici donc ce n’est pas aux détracteurs mais plutôt aux fidèles que nous révélons la vérité, autant que nous le pouvons. 2. Béni soit le Seigneur, qui veut que tous les hommes soient sauvés et accèdent à la connaissance de la vérité (1 Tm. 2, 4), et qui produit toutes choses en tous, le vouloir et le faire (Ph 2, 13). Et c’est pourquoi c’est à bon droit que sa louange doit être chantée d’abord dans les mérites et les vertus des saints, lui qui fait que les petits deviennent grands, et qui élève le pauvre du fumier et le fait s’asseoir avec les princes de son peuple (Ps 112, 7-8), comme il l’a fait pour cette vénérable et grande dame, la reine Bathilde. La divine providence l’appelant des contrées d’outre-mer, cette précieuse et excellente perle de Dieu arriva ici vendue à vil prix. Elle fut reçue par le prince des Francs, l’homme illustre Erchinoald, aujourd’hui décédé11. À son service, cette jeune fille se comporta si honnêtement que son pieux et admirable comportement plut à ce prince autant qu’à l’ensemble de ses serviteurs. Elle avait en effet l’âme généreuse et était sobre, prudente et sage dans ses mœurs, n’ourdissant le malheur de personne. Sans aucune légèreté dans ses paroles, ni aucune arrogance dans ses mots, elle était très honnête dans tous ses actes. Comme elle était d’origine saxonne, son corps était charmant, délicat et beau à voir, son visage joyeux et sa démarche grave. Et, en étant telle, elle fut tout à fait agréable au prince et trouva grâce à ses yeux. Il la choisit pour qu’elle lui serve ses coupes dans sa chambre et pour que cette très honnête échansonne soit souvent présente à son service. Elle ne tira aucune vanité de la faveur de cette dignité mais, confortée plutôt dans son humilité, elle se montra obéissante et aimable à l’égard de toutes ses compagnes, servant ses aînées avec l’honneur dû, au point qu’elle leur retirait les chaussures des pieds pour les nettoyer et les laver
11 Sur ce titre, revendiqué pour la première fois par le maire du palais Pépin II après la bataille de Tertry (687) et attribué ici à Erchinoald de manière anachronique, voir supra, n. 10.
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elle-même, leur apportait aussi de l’eau pour se laver et s’empressait de préparer leurs vêtements. Et elle accomplissait leur service sans murmure12, d’une âme bonne et pieuse. 3. Grâce à sa noble attitude, l’amour et la louange augmentèrent beaucoup parmi ses compagnes. Elle acquit une si heureuse réputation que, lorsque l’épouse du susdit prince Erchinoald mourut, il lui aurait plu de s’associer dans le mariage avec Bathilde, cette vierge si honnête. Quand elle apprit la nouvelle, elle veilla avec soin à se cacher et à se soustraire à son regard. Lorsqu’elle fut appelée dans la chambre du prince, elle se cacha dans un recoin isolé et se recouvrit de draps grossiers, de telle sorte que personne n’aurait pu supposer qu’elle se cachait à cet endroit. Comme cette vierge était sage et avisée, elle fuyait déjà les vains honneurs et chérissait l’humilité, de sorte qu’elle s’efforçait comme elle le pouvait d’échapper à l’union terrestre pour mériter de parvenir à l’Époux spirituel et céleste. Mais la divine providence, à n’en pas douter, fit en sorte que ce prince ne put alors trouver celle qu’il cherchait et épousa une autre femme. Et alors enfin la jeune Bathilde fut retrouvée par un signe divin, de telle sorte que celle qui avait évité les noces du prince reçut ensuite pour époux Clovis, le fils du défunt roi Dagobert, et fut portée ainsi à un rang plus élevé par le mérite de son humilité. La providence divine avait décidé de l’honorer de ce rang afin que, tandis qu’elle avait dédaigné le serviteur du roi, elle parvienne à la couche du roi et que d’elle émane la descendance royale. Chose qui maintenant a été accomplie puisque chacun sait que sa royale progéniture règne aujourd’hui. 4. Mais, la grâce de la sagesse lui ayant été conférée par Dieu, en même temps qu’elle obéissait d’un soin vigilant au roi comme à son maître, elle se comportait telle une mère avec les princes, telle une fille avec les prêtres, telle une excellente nourrice pour les jeunes et les adolescents, et était aimable avec tout le monde, aimant beaucoup les prêtres comme des pères, les moines comme des frères, les pauvres en nourricière dévouée. Elle distribuait de généreuses aumônes à chacun, respectait l’honneur des princes et considérait leurs conseils comme pertinents, exhortait toujours les jeunes aux études religieuses, intervenait humblement et assidûment auprès du roi en faveur des églises et des pauvres. Déjà désireuse de servir le Christ sous l’habit séculier, elle se livrait chaque jour à l’oraison avec assiduité, se confiant avec des larmes au Christ roi céleste. Le pieux roi lui-même, agissant en accord avec la foi et la dévotion de celle-ci, lui donna pour la seconder son fidèle serviteur l’abbé Genès ; par son intermédiaire, elle se mettait au service des prêtres et des pauvres, elle nourrissait les démunis, vêtait ceux qui étaient nus et faisait ensevelir convenablement les morts. C’est par lui qu’elle adressait de très généreux dons d’or ou d’argent aux monastères d’hommes et de vierges.
12 Probable réminiscence de la Règle de saint Benoît, mais l’idée se trouve dans de nombreux textes anciens relatifs aux moines et s’inspire de Ph 2, 14-15 et 1 Co 10, 10. Voir par exemple Jean Cassien, Institutions, IV, 16, 2, éd., introd., trad. et notes par J.-C. Guy, Paris, Cerf, 2005 (SC 109A) et la Règle des Quatre Pères, 3, 11-13, éd. A. de Vogüé, Les règles des saints pères, I, Paris, Cerf, 1982 (SC 277).
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Par la suite, ce même seigneur Genès, serviteur du Christ, fut ordonné évêque à Lyon, en Gaule, sur ordre du Christ. Alors, en effet, il fréquentait assidument le palais des Francs. Par lui, comme nous l’avons dit, dame Bathilde, de concert avec l’autorité du roi Clovis et sur le conseil de ce même serviteur de Dieu, distribuait à tous les pauvres la généreuse aumône du roi en de nombreux lieux. 5. Que dire de plus ? Par la volonté de Dieu, le roi Clovis, son époux, migra de son corps et abandonna ses fils avec leur mère. Son fils aujourd’hui défunt Clotaire prit aussitôt en charge après lui le royaume des Francs ; à ce moment étaient au commandement les princes Chrodobert évêque de Paris, le seigneur Ouen et le maire du palais Ébroïn avec d’autres seigneurs et beaucoup d’autres, et assurément ce royaume des Francs était en paix. Alors, les Austrasiens, depuis peu dans des dispositions pacifiques, reçurent, par ordre de dame Bathilde et sur le conseil des grands, Childéric son fils comme roi d’Austrasie. Les Burgondes et les Francs furent réunis. Sous l’autorité de Dieu, nous le croyons, en vertu de la grande foi de dame Bathilde, ces trois royaumes maintenaient alors entre eux une pacifique concorde. 6. Un événement se produisit alors par son intermédiaire sur un signe de Dieu et par l’exhortation de bons prêtres. L’hérésie simoniaque souillait alors l’Église de Dieu par une mauvaise habitude, de sorte qu’on recevait l’ordination épiscopale en donnant des cadeaux. Ladite dame Bathilde interdit alors ce sacri‐ lège impie, de sorte qu’aucune corruption ne puisse absolument intervenir pour l’obtention de charges sacrées. Elle ordonna alors, ou plutôt Dieu le fit par elle, de mettre un terme à une autre coutume très mauvaise et impie, à cause de laquelle beaucoup d’hommes préféraient que leurs enfants meurent plutôt que de les élever, car ils craignaient de subir les exactions publiques qui leur étaient imposées d’après cette coutume, qui leur causait pour cela un très grave dommage de leurs biens13. Pour son mérite, cette dame interdit ceci, de telle sorte que nul n’osât le faire. Une riche récompense l’attend très certainement pour cette action. 7. Qui pourrait dire à quel point furent grands et nombreux les bienfaits qu’elle prodigua aux communautés14 de religieux en leurs concédant des do‐ maines entiers et de grandes forêts pour y construire des cellulae ou des monas‐ tères ? Et elle-même édifia, pour être ses propres et particulières maisons de Dieu, le grand monastère de vierges de Chelles en Parisis pour les jeunes filles consacrées à Dieu, où elle décida que la religieuse servante de Dieu Bertille serait la première à occuper le rang de mère. C’est là que la vénérable dame Bathilde elle-même avait décidé ensuite de vivre sous la règle intègre de la religion et d’y reposer en paix ; en vérité, elle accomplit cela par sa pieuse volonté. Il ne faut pas oublier, parce que cela relève de la louange de Dieu, toutes les choses que Dieu accomplit miraculeusement en ses saints et ses élus, car, comme le dit l’Écriture : 13 Les exactions publiques désignent ici la capitation, impôt personnel qui pesait sur chaque individu. 14 L’auteur utilise le terme de caenobia qui reflète bien l’aspect de la vie communautaire des religieuses et religieux.
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« Dieu est admirable en ses saints (Ps. 67 (68), 36) » ; par leur bonne volonté, l’Esprit Paraclet coopère intérieurement avec eux, comme il a été écrit : « Tous ceux qui veulent le bien, Dieu coopère avec eux (cf. Rm 8, 28) », comme il apparaît que cela fut vrai pour cette grande dame. Car, comme nous l’avons dit, et comme je le pense, ni notre langue ni celle de qui que ce soit, aussi érudite soit-elle, ne pourrait raconter toutes ses bonnes œuvres. Que d’encouragements et de secours a-t-elle apportés aux maisons de Dieu ou à leurs pauvres pour l’amour du Christ ! Et que de faveurs et d’avantages leur accorda-t-elle ! Et quel monastère appelé Corbie, dans le diocèse d’Amiens, fit-elle construire à ses frais ! Là, un homme vénérable, le seigneur Theudofredus, qui est aujourd’hui évêque, mais qui était alors abbé, fut à la tête d’un grand troupeau de frères, lui que la susdite dame Bathilde avait demandé au monastère de Luxeuil, au révérend homme le seigneur Walbert, abbé aujourd’hui décédé, pour l’adresser admirablement à cette même communauté de frères, comme c’est encore aujourd’hui un fait établi et digne de louange15. 8. Quoi d’autre ? À Jumièges, elle concéda au seigneur Philibert, homme religieux, une grande forêt du fisc, où se trouve sa communauté de frères, ainsi que de nombreux dons et des pâturages du fisc royal pour construire ce même monastère. Combien a-t-elle donné au seigneur Laigobert pour le monastère de Corbion, avec ce grand domaine et ces nombreux talents d’argent et d’or ? Avec dévotion, elle retira même de ses reins sacrés la ceinture royale dont elle était ceinte et l’adressa en aumône aux frères. Et tout cela, elle le distribuait l’esprit joyeux et bienveillant ; car comme le dit l’Écriture : « Dieu aime celui qui donne avec joie (2 Co 9, 7) ». De la même manière, elle concéda de nombreux biens à Fontenelle et à Logium. Combien de domaines entiers concéda-t-elle à Luxeuil et aux autres monastères de Burgondie, et quelle fortune innombrable leur adressa-t-elle ! Que donna-t-elle au monastère de Jouarre, d’où elle fit venir ces vierges consacrées avec la susdite abbesse, dame Bertille, pour son monastère de Chelles ? Combien de dons, et en terres et en argent, n’a-t-elle pas donnés là ? De la même façon, elle adressa de généreux dons au monastère de sainte Fare. Pour la ville de Paris, elle concéda de grands et nombreux domaines aux basiliques des saints et aux monastères et les enrichit de nombreux présents. Quoi de plus ? Comme nous l’avons dit, nous ne pouvons raconter cela dans le détail, ni même à moitié ; et toutes ses bonnes actions ne peuvent être relatées par nous. 9. Nous ne devons pas oublier que, pour ce qui concerne les basiliques majeures des saints seigneurs Denis et Germain, Médard et saint Pierre, Aignan et saint Martin, et tous les lieux dont elle avait connaissance, elle ordonna par des lettres aux pontifes et aux abbés, au nom du zèle dû à Dieu, que les frères demeurant en ces lieux soient contraints de vivre sous le saint ordre régulier. Et, pour qu’ils acceptent cela volontiers, elle ordonna de leur conférer un privilège 15 Sur les circonstances de la fondation de Corbie, voir J. Barbier et L. Morelle, « Le diplôme de fondation de l’abbaye de Corbie (657/661) : contexte, enjeu et modalités d’une falsifica‐ tion », Revue du Nord, 93 (2011), p. 613-654.
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et leur concéda même des immunités, pour qu’il leur plaise mieux d’implorer la clémence du Christ, roi suprême, pour le roi et la paix. Il convient aussi de rappeler, parce que cela contribue à accroître son mérite, qu’elle fit interdire que des hommes chrétiens soient faits captifs et donna l’ordre dans chaque région que personne ne fasse passer dans le royaume des Francs aucun homme chrétien cap‐ tif. En plus de cela, elle-même ordonna de racheter au prix demandé beaucoup de captifs : elle les rendit libres et envoya certains d’entre eux dans des monastères, et plus particulièrement des hommes de son peuple et plusieurs jeunes femmes qu’elle avait éduquées16. Toutes celles qu’elle put en effet attirer, elle les confia à divers saints monastères et leur ordonna de prier pour elle. À Rome même, elle adressa fréquemment de nombreux et généreux dons aux basiliques des saints Pierre et Paul et aux pauvres de Rome. 10. Elle avait fait le saint vœu d’aller vivre dans ce monastère de femmes religieuses déjà évoqué, celui de Chelles, qu’elle-même avait fait construire. Mais les Francs, par amour pour elle, retardaient cela le plus possible et n’auraient pas permis qu’elle le fasse, s’il n’y avait pas eu l’agitation provoqué par le misérable évêque Sigobrand, dont l’orgueil aux yeux des Francs lui valut le désastre de la mort. De là naquit leur résolution : dans le même temps qu’ils le tuaient contre la volonté de la reine, craignant que dame Bathilde elle-même ne leur en veuille à ce sujet et ne cherche à venger cette cause, ils lui permirent de se rendre immédiatement dans ce monastère. Et peut-être ne fait-il aucun doute que ce n’est pas par bonté d’âme que ces princes lui permirent alors cela. Mais cette dame, considérant la volonté de Dieu, pensa qu’il s’agissait non de leur décision mais du dessein de Dieu, afin que son saint vœu puisse s’accomplir quelle qu’en soit l’occasion, sous la conduite du Christ. Emmenée par quelques seigneurs, elle arriva à son monastère de Chelles, où elle fut reçue dans la sainte congrégation comme il convenait, avec honneur et très aimablement, par les saintes femmes. Elle se plaignait alors sans modération de ceux qu’elle avait elle-même élevés avec douceur, pour l’avoir faussement soupçonnée et lui avoir rendu le mal pour le bien. Mais en discutant de cela avec des prêtres17, elle leur pardonna rapidement tout avec clémence et les supplia de lui pardonner eux-mêmes l’agitation de son cœur. Et ainsi la paix fut pleinement restaurée entre eux, grâce au Seigneur. 11. Elle aimait vraiment ses sœurs comme ses propres filles d’une très pieuse affection, obéissait à leur sainte abbesse comme à une mère et se mettait à leur service comme la plus vile des servantes, conformément à son saint vœu, au point que même quand elle régissait encore le palais public18, elle visitait elle-même
16 Ce terme peut également être traduit par « nourries ». Les nutriti désignent littéralement les personnes accueillies à la cour et qui sont nourries (nourriture matérielle et/ou spirituelle). Les « nourris » font partie de la suite de la personne qui les prenait alors en charge. 17 Sacerdotes dans le texte latin, signifie littéralement « qui exerce un ministère sacré ». Le terme peut également désigner les évêques mais l’auteur utilise celui d’episcopus pour les désigner. On peut donc admettre une traduction distincte de ces deux mots. 18 Expression juridique que l’on retrouve dans les actes diplomatiques mérovingiens.
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fréquemment son saint monastère. Elle donnait courageusement à voir l’exemple d’une humilité telle qu’elle servait elle-même ses sœurs aussi à la cuisine et nettoyait elle-même les plus viles immondices, même les latrines. Et tout cela, elle l’accomplissait avec joie et l’âme heureuse car c’était un si humble service pour le Christ. Qui pourrait en effet croire qu’une altesse d’une telle puissance s’occuperait ainsi des choses les plus viles, si un grand amour plein et entier pour le Christ ne l’avait exigé ? Dévote, elle s’adonnait à la prière incessante avec des larmes et pratiquait très souvent la lectio divina19. Elle dispensait un encouragement continu par une sainte exhortation et de fréquentes visites aux infirmes. Par amour de son prochain, elle s’affligeait de la douleur des uns et se réjouissait du bonheur des autres ; quant aux bien portants, elle suggérait souvent avec humilité qu’ils soient exhortés par l’abbesse. Celle-ci, en tant que mère, répondait en tout aimablement à sa demande, car il y avait vraiment en elles, selon la coutume apostolique, un seul cœur et une seule âme (cf. Ac 4, 32), puisqu’elles s’aimaient l’une l’autre tendrement et pleinement dans le Christ. 12. Dame Bathilde commença à être malade et à souffrir durement de co‐ liques, le pire tourment de la maladie, et en serait presque morte si les soins des médecins n’y avaient remédié. Mais elle avait toujours davantage de foi dans le médecin céleste quant à son salut. Elle-même, par sa sainte et pieuse conscience, ne cessait de rendre grâces à Dieu de son châtiment et de toujours dispenser de bons et judicieux conseils et, exemple de grande humilité, de montrer à ses sœurs le modèle de la piété par ses bons offices. Elle s’entendait souvent avec la mère du monastère pour toujours rendre visite au roi, à la reine et aux grands avec de dignes honneurs et des eulogies comme le veut la coutume, de telle sorte que cette maison de Dieu ne perde pas la bonne réputation qu’elle avait commencé d’acquérir, mais qu’elle demeure toujours davantage liée à tous ses amis par un sentiment renforcé d’amour et d’affection au nom de Dieu, comme il est écrit : « Il faut aussi qu’il reçoive un bon témoignage de ceux du dehors (1 Tm, 3, 7) » Elles s’entendaient aussi pour toujours se consacrer avant tout au soin des pauvres et des hôtes avec beaucoup d’ardeur, par miséricorde et amour envers eux. La sainte mère du monastère elle-même, qui avait entendu ces conseils salutaires pour l’amour du Christ, s’acquittait de toutes ces choses l’âme joyeuse et gaie. Et ensuite elle ne cessa en aucune manière de les accomplir pour l’augmentation de la récompense commune. 13. Mais, à l’approche de sa mort glorieuse, une vision éclatante lui fut accor‐ dée : une échelle dont le sommet touchait le ciel se dressa devant l’autel de sainte Marie et, comme si les anges de Dieu l’accompagnaient, dame Bathilde elle-même montait à l’échelle, de telle sorte qu’il était clairement donné à comprendre par cette révélation que ses mérites sublimes, sa patience et son humilité, la destinaient à s’élever très bientôt vers les sommets du Roi éternel et la couronne
19 La lectio divina désigne toutes les activités de lecture et d’étude des textes sacrés. Cette activité occupe en partie la journée des moines.
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de la récompense. Avertie par cette vision, la dame elle-même sut qu’elle quitterait très vite son corps et parviendrait là où autrefois déjà elle avait caché le plus beau des trésors (cf. Mt 6, 19-21). Mais elle ordonna de taire cela afin que cette vision ne soit pas révélée aux sœurs ni à la mère du monastère jusqu’à sa mort, en raison de la douloureuse tristesse [que cela leur causerait]. Mais elle-même persista plutôt de plus en plus dans la sainte prière, l’esprit pieux et léger, et elle se recommanda avec humilité et ardeur au roi céleste le Seigneur Jésus-Christ dans la contrition de son cœur. Et en cachette, elle encourageait et consolait toujours dame Bertille et les sœurs, leur disant qu’elle guérissait déjà un peu de sa maladie, et elle dissimulait la tristesse prochaine de son décès, qui fut grande et soudaine lorsqu’elle les assaillit ensuite. 14. Et lorsque cette dame sentit sa fin proche, son esprit saint fut élevé au ciel. Assurée de recevoir la grande récompense de la béatitude, elle interdit avec véhémence à celles qui se trouvaient avec elle de faire connaître cela aux autres sœurs, ni à la dame abbesse qui était elle-même très malade, afin que celle-ci ne décline pas pareillement à cause de l’immensité de sa tristesse. Et il y avait là sa filleule, certes alors une enfant, qu’elle voulait voir partir avec elle, qui quitta subitement son corps et la précéda dans le tombeau. Alors, se signant avec confiance, ses yeux pieux et ses saintes mains tendus vers le ciel, cette sainte âme fut libérée en paix des liens de son corps et un éclat divin, resplendissant, vint aussitôt envahir sa couche. Sa sainte âme fut sans aucun doute glorieusement reçue par le chœur des anges et accueillie par son plus fidèle ami, le seigneur évêque Genès, ainsi que l’exigeait son grand mérite. 15. Et, comme elle-même l’avait ordonné, les sœurs [qui étaient présentes] passèrent ainsi cet événement sous silence tout en gémissant de douleur, de sorte qu’il ne fut annoncé qu’aux seuls prêtres qui confièrent sa sainte âme au Seigneur. Par la suite, l’abbesse et toute la communauté, apprenant la chose, cherchèrent en larmes à savoir comment ce joyau si désirable pour tous avait pu leur être enlevé d’une façon si soudaine et si imprévue, sans même qu’elles aient connu l’heure de sa mort. Tous, stupéfaits et aussitôt prosternés au sol, versant d’abondantes larmes, pleurant avec d’immenses cris de douleur et rendant grâces et louanges au Seigneur miséricordieux, confièrent sa sainte âme au pieux Roi le Christ, pour que lui-même la conduise dans le chœur de sainte Marie et dans l’assemblée des saints, et, comme il convenait alors à celle-ci, ils l’enterrèrent avec un grand honneur et beaucoup de respect. Alors, l’abbesse Bertille, dans un souci de piété, demanda aux saints prêtres et à plusieurs églises que sa sainte mémoire soit entretenue continuellement par des offrandes sacrées. Ce qui est jusqu’à présent continuellement célébré en de nombreux lieux, en raison de son mérite. 16. Elle a laissé à ceux qui la suivent son saint exemple d’humilité et de patience, sa bienveillance et son amour plein et entier et surtout la vigilance de sa miséricorde infinie et de sa prudence avisée, le témoignage de sa pureté ainsi que cette idée qu’il faut toujours tout faire en prenant conseil et rien sans permission, et que toutes les choses doivent être faites avec mesure et raison. Cette règle de piété, elle l’a laissée en très saint exemple à ses compagnes. Et
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maintenant, pour ses saintes vertus et ses nombreux saints mérites, elle a reçu la couronne de la grande récompense, jadis préparée pour elle par le Seigneur, et elle jouit désormais de l’immense et éternelle joie qu’elle désirait, parmi les anges, sous le regard de son Seigneur et époux, avec le blanc troupeau des vierges. Et maintenant, afin de montrer aux fidèles son sublime mérite, la miséricorde divine a accompli plusieurs miracles sur son saint tombeau, de sorte que là, quiconque, saisi de fièvre ou persécuté par le démon ou encore usé par une rage de dents, s’en approcherait avec foi, aussitôt, par la vertu divine et par sa sainte intercession, toute maladie est expulsée et ils repartent de ce lieu sains et guéris au nom de Dieu, comme c’est manifestement arrivé il y a peu à un jeune homme. 17. Venant de la Provence, un homme vénérable et évêque nommé Leudegan‐ dus était un ami et un fidèle du monastère de Chelles. Un démon tellement malfaisant s’empara de son jeune serviteur qu’il ne pouvait être maintenu par ses compagnons à moins de lui lier les mains et les pieds, car dans sa fureur excessive, il lacérait ceux qu’il pouvait atteindre. Comme il avait été amené au lieu du saint tombeau par ses compagnons et jeté comme mort sur le pavement, aussitôt le démon furieux, terrifié par une peur divine, se raidit et se tut, puis, mis en fuite par la vertu divine, s’éloigna de lui. Se redressant alors de lui-même, se signant et rendant grâces à Dieu, le jeune homme rentra chez les siens, guéri et apaisé. 18. Nous nous souvenons qu’il y eut dans le royaume des Francs certaines nobles reines qui honoraient Dieu : Clotilde, reine de l’ancien roi Clovis, nièce du roi Gondebaud, qui attira au christianisme et amena à la foi catholique, par ses saintes exhortations, tant son vaillant époux païen que plusieurs seigneurs des Francs. Elle fut la première à construire des églises, en l’honneur de saint Pierre à Paris et de saint Georges dans le petit monastère de vierges à Chelles, et elle en fonda beaucoup d’autres en l’honneur des saints et les dota de nombreuses donations en vue de sa récompense future. On raconte pareillement d’Ultrogoda, reine du roi très chrétien Childebert, qu’elle avait été une consolatrice des pauvres et une auxiliaire des serviteurs de Dieu et des moines. De même à propos de la très fidèle servante de Dieu la reine Radegonde, reine de l’ancien roi Clotaire, que la grâce du Saint-Esprit avait tellement enflammée qu’elle abandonna son époux vivant et se consacra au Seigneur Christ sous le voile sacré, et qu’elle accomplit pour le Christ son époux de nombreux bienfaits, qu’on peut lire dans ses actes. 19. Mais il nous plaît de considérer cependant, à propos de celle dont il s’agit ici, dame Bathilde, ses nombreux bienfaits qui se sont produits de notre temps, et dont nous savons parfaitement qu’ils ont été accomplis par elle. De ces nombreux bienfaits, nous en avons raconté peu ; nous ne pensons pas qu’elle fut inférieure par ses mérites aux précédentes, mais nous savons plutôt qu’elle les a dépassées de beaucoup dans les saintes occupations. Après les nombreux bienfaits qu’elle accomplit jusqu’à la perfection évangélique, elle se confia volontairement à la sainte obéissance et finit sa bienheureuse vie comme une vraie moniale sous la
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pure religion20. Sa sainte mort et sa fête sont célébrées le 3e jour des calendes de février21. Elle est inhumée et repose en paix dans son monastère de Chelles, et elle règne vraiment avec le Christ glorieusement au ciel dans la joie perpétuelle, sans qu’elle oublie, comme nous le croyons, ses amis fidèles. Quant à nous, si ce n’est comme nous le devions, cependant sûrement comme nous l’avons pu, nous avons pris soin d’accomplir votre ordre par le zèle de l’amour. Donnez-nous l’indulgence pour notre impéritie et, nous vous en supplions, par amour, priez le Seigneur miséricordieux pour les fautes dues à nos négligences. Que la paix du Seigneur soit avec vous, lui à qui appartient la gloire dans les siècles des siècles. Amen. Fin de la vie de sainte Bathilde, reine.
20 L’expression désigne la vie monastique. 21 Le 30 janvier.
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Dans le diocèse de Rouen, Philibert est connu comme le fondateur du mo‐ nastère de Jumièges et de plusieurs abbayes féminines (Pavilly, Montivilliers) ; cependant, suite à un profond désaccord avec le maire du palais Ebroïn, ami de l’évêque de Rouen, Ouen, il se retira dans l’île d’Herio, au large de Nantes1. C’est à la demande de son supérieur Hilbod (env. 826-862) qu’Ermentaire, lui aussi moine d’Herio, entreprit de composer les Vita et Miracula sancti Philiberti Gemeticensis et Heriensis in translationibus (BHL 6805-6809), alors que les reli‐ gieux d’Herio avaient fui leur monastère face aux vikings et s’étaient réfugiés à Deas (Saint-Philbert-de-Grandlieu), entre 837 et 8402. Selon René Poupardin, la composition de ces récits visait à rehausser la gloire de la communauté de Philibert et à entretenir le mouvement des pèlerins qui affluaient désormais vers le sanctuaire de Deas. L’œuvre a pour point de départ une Vie ancienne, de peu postérieure à la mort du saint, qui était dédiée à Cochin, abbé de Jumièges. Cette Vie fut remaniée en‐ suite. Wilhelm Levison voyait les deux versions de cette Vie, fort peu différentes, hormis par leurs deux prologues dissemblables (A et B), dans les deux familles de manuscrits qu’il a décelées. René Poupardin, quant à lui, pensait qu’Ermentaire était l’auteur du remaniement de l’ancienne Vie perdue, tout en admettant que la description du site de Jumièges, particulièrement minutieuse, semblait avoir été rédigée par un moine neustrien plutôt que par Ermentaire qui vivait en Poitou. Selon A.-M. Bultot-Verleysen, cette Vie légèrement retouchée aurait été seulement reprise par Ermentaire, qui la compléta par un ensemble de Miracles. Il se serait contenté de la précéder d’une préface demandant à l’archichapelain 1 Aujourd’hui Noirmoutier-en-l’île (dép. Vendée, arr. Les Sables-d’Olonne). 2 R. Poupardin, Monuments des abbayes de saint Philibert (Noirmoutier, Grandlieu, Tournus) publiés d’après les notes d’Alfred Giry, Paris, Picard, 1905, p. 1-70 ; voir I. Cartron, Les pérégrina‐ tions de saint Philibert. Genèse d’un réseau monastique dans la société carolingienne, Rennes, PUR, 2009 ; A.-M. Verleysen, « Hagiographie d’Aquitaine (730-1130) » in M. Goullet (éd.), Hagiographies, VI, Turnhout, Brepols, 2017, p. 526-530. Le terminus ante quem correspond à la mort de Louis le Pieux (20 juin 840) et le terminus post quem au 20 août 837, jour où la fête de Philibert est célébrée pour la seconde fois après que les religieux eurent définitivement quitté l’île. Isabelle Cartron admet cette datation mais l’affine. D’après elle, ces récits sont bien postérieurs au 20 août 837 mais antérieurs à juin 838, date à laquelle Charles le Chauve atteint sa majorité, dans la mesure où il est présenté dans les Miracula comme encore « nourri » au palais royal.
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Hilduin d’intervenir auprès du roi Charles pour que les religieux obtiennent un endroit où mettre à l’abri le corps de Philibert3. Toutefois, à la suite de François Dolbeau, il faut remarquer que l’auteur de la Vita Austrebertae fait allusion dans son prologue à un remaniement conséquent de la Vita Philiberti, au niveau de la langue et de la succession des épisodes4, ce qui s’accorde mal avec les quelques divergences repérées par Wilhelm Levison et le seul ajout d’un nouveau prologue, comportant toujours la dédicace à l’abbé Cochin. Cependant, l’auteur de la Vita Austrebertae précise que le remaniement est intervenu peu de temps après que le premier hagiographe eut réalisé sa commande. Si l’on accorde foi aux assertions de cet auteur, qui vécut sans doute au milieu du ixe siècle5, ce remaniement drastique ne peut avoir été le fait d’Er‐ mentaire qui vécut plus d’un siècle après l’abbé Cochin auquel les deux prologues dédicacent la Vie. Ermentaire, s’il est bien l’auteur des récits de miracles, n’est sans doute pas l’auteur de la Vie qui, grâce à lui, nous est parvenue et qui a pu être rédigée au tout début du viiie siècle, à partir d’une Vie primitive ensuite perdue. Quant au second recueil de Miracula, il daterait, lui, du début des années 860 car postérieur au départ de la communauté de Cunault et à l’installation de cette dernière à Messay (862). Ces textes connurent une fortune diverse. Les manuscrits comprenant les trois pièces rassemblées par Ermentaire se diffusèrent essentiellement dans les régions fréquentées par la communauté de Philibert lors de ses pérégrinations au ixe siècle, c’est-à-dire le Poitou et la Bourgogne où elle se fixe définitivement, à Tournus6. Le second recueil de Miracula reste largement confidentiel hors de ce périmètre. Il n’en va pas de même de la Vita sancti Philiberti ainsi que du premier recueil de Miracula qui connurent un succès certain, au point d’influencer durablement les descriptions postérieures d’incursions scandinaves7. La Vita sancti Philiberti présente l’archétype même de la figure du saint confes‐ seur, modèle dominant dans la production hagiographique des viie-ixe siècles. Elle revient tout d’abord sur les origines aristocratiques du futur abbé de Ju‐ mièges. Celui-ci voit le jour, entre 616 et 620, en Aquitaine, dans le pays d’Éauze, d’un homme nommé Philibald qui, après avoir exercé des charges laïques, fut
3 R. Poupardin, éd. cit., p. 1-2, W. Levison, éd. cit., p. 604-606. Cette préface a sans doute été rédigée après l’assemblée de Worms (mai 839), au cours de laquelle Charles fut reconnu roi d’Aquitaine suite à la mort de Pépin Ier. 4 F. Dolbeau, « Transformations des prologues hagiographiques, dues aux réécritures », in M. Goullet, M. Heinzelmann et C. Veyrard-Cosme (éd.), L’hagiographie mérovingienne à travers ses réécritures, Sigmaringen, Thorbecke, 2010, p. 103-124, en part. p. 116-117. 5 F. Dolbeau, op. cit., p. 118-119 a démontré que la Vita Austrebertae a très probablement été rédigée après 855, car l’auteur cite un poème de Milon de Saint-Amand qui n’a pas circulé avant cette date. 6 R. Poupardin utilisa, en autres, pour son édition, le manuscrit 1 de Tournus, du xe siècle, qui comportait un grand nombre de textes relatifs à saint Philibert (p. lxv) et où la vie de Philibert était précédée de l’adresse à Hilduin, suivie du prologue A. 7 I. Cartron, op. cit., p. 26.
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appelé à devenir évêque d’Aire[-sur-Adour]. D’abord instruit par ses parents, Philibert rejoint à l’adolescence, en qualité de nutritus, la cour de Dagobert où il noue des liens d’amitié avec Ouen, le futur évêque de Rouen. Néanmoins, contrairement à nombre de nutriti, Philibert n’entame pas une carrière dans l’administration publique. Se sentant très vite attiré par la vie monastique, il gagne le monastère de Rebais fondé par Ouen et ses frères. Il en prend la tête à la mort de l’abbé Agile. Puis, afin d’étudier les règles monastiques et celle de Colomban en particulier, il voyage en Gaule, à Luxeuil, ainsi qu’en Italie, à Bobbio. Il obtient alors de Clovis II et de la reine Bathilde la concession de terres fiscales sur les bords de la Seine, où il érige l’abbaye de Jumièges (vers 640), non loin de celle de Fontenelle fondée par saint Wandrille. La Vita sancti Philiberti offre une description précise du complexe monastique primitif. Celui-ci se compose d’une église Notre-Dame en forme de croix, d’un oratoire septentrional voué au culte des saints Denis et Germain ainsi que d’un oratoire méridional dédié à saint Pierre auquel est associée une chapelle Saint-Martin. Au sud se trouve la cellule de Philibert, reliée au logis conventuel par une galerie à portiques de pierre. Le bâtiment des moines, quant à lui, s’étend sur 290 pieds de long et 50 de large et possède un étage. Ce dernier renferme le dortoir des religieux, et le rez-de-chaussée, les locaux utilitaires tels que le cellier et les cuisines. L’ensemble est délimité par une enceinte carrée hérissée de tours et pourvue de de salles de réception somptueusement dotées du nécessaire pour accueillir les visiteurs8. Philibert fait également construire une abbaye de femmes à Pavilly, à la tête de laquelle il place Austreberte. Ses fonctions abbatiales ne le détournent pas pour autant des affaires du siècle. En effet, les relations avec Ouen se tendent lorsque Philibert s’élève contre le maire du palais neustrien Ébroïn, rétabli dans sa fonction à la mort de Childéric (675). Après avoir été momentanément arrêté sur ordre du prélat, partisan d’Ébroïn, l’abbé de Jumièges se réfugie auprès de l’évêque de Poitiers, Ansoald. Ce dernier l’accueille et l’aide à s’établir dans l’île d’Herio (aujourd’hui Noirmoutier) où il fonde un nouveau monastère. De même, Philibert bâtit une autre abbaye en Poitou, Saint-Benoît de Quinçay. Après la mort d’Ébroïn (680), il est autorisé par Ouen à revenir dans le diocèse de Rouen. Il fonde à cette occasion un monastère féminin à Montivilliers, sur un domaine donné par le successeur d’Ébroïn, Warraton. Néanmoins il ne demeure pas dans la vallée de la Seine : après le décès de Ouen (684), il finit par regagner Saint-Benoît de Quinçay et dépêche Aychard à Jumièges avant de se retirer à Herio où il meurt aux environs de 685.
8 J. Le Maho, « Les constructions de l’abbaye de Jumièges à l’époque pré-normande (viieixe siècle) : les témoignages des textes et de l’archéologie », Bulletin de la Commission départe‐ mentale des Antiquités de la Seine-Maritime, 48 (2000), p. 121-141, à la p. 124.
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Édition W. Levison (éd.) MGH, SRM, V, Hanovre/Leipzig, 1910, p. 583-604 (autre édition : R. Poupardin, Monuments des abbayes de saint Philibert (Noirmoutier, Grandlieu, Tournus) publiés d’après les notes d’Alfred Giry, Paris, Picard, 1905, p. 1-18).
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Vie de saint Philibert Au nom de notre Seigneur Jésus-Christ, [ici] commence la Vie de saint Philibert, abbé9. Prologue A Cet illustre juge, dont le chœur des saints clame merveilleusement la louange, a disposé du cours du temps avec sagesse de telle sorte que son soldat porte-enseigne n’œuvre pas vainement mais qu’il soit aidé par la faveur divine, qu’il montre à ceux qui le suivent la règle de vie et que lui-même bénéfice avec joie de la palme du Royaume. Ce que, grâce à l’esprit de Dieu, le roi David contempla d’un regard prophétique, lorsqu’il dit au Seigneur : « Tes amis doivent être grandement honorés, ô Dieu, leur suprématie a été encore et encore affermie »10 C’est pourquoi, moi, tout petit, par l’intelligence et par mon œuvre, sur l’ordre de du vénérable seigneur Choschinus, père du saint troupeau de Jumièges, quoiqu’indigne, j’invoque la clémence du Christ pour qu’il instruise mon esprit afin d’écrire la Vie du bienheureux Philibert, lui qui a fait parler les lèvres brutes de l’ânesse que montait le prophète à l’âme boîteuse (cf. Nb 22, 28).
Prologue B Tandis que nous passons en revue les anciens faits et gestes des pères, nous faisons nous-mêmes retour en nos âmes et, comme dans un miroir, nous y voyons le cours de nos œuvres ; en effet, l’assoiffé réclame la boisson et l’affamé le pain. Ainsi, moi, j’implore l’aide de Dieu pour qu’il apporte la piété au plus profond de mon cœur et donne à ma langue l’art de parler. Ce n’est pas tant à cause d’une audace téméraire que sur l’ordre de notre père spirituel l’abbé Coschinus et de toute la congrégation du monastère de Jumièges, qu’il a été opportun d’écrire un monument à la mémoire de notre Père Philibert. Ainsi, parmi de nombreuses choses qui ont trait à l’édification des âmes, j’en cueille peu pour que cela ne soit pas pénible aux lecteurs ni n’apporte la lassitude aux auditeurs, ou bien encore que cela ne nuise pas à la prière des hommes pieux puisque « l’amour est fort comme la mort » (Ct 8, 6). Peu de choses parmi un grand un nombre suffisent, puisqu’il est écrit : « À celui qui ne se contente pas de peu, beaucoup ne sera pas utile11 ».
9 Parmi les nombreux manuscrits qu’il a consultés, W. Levison s’est appuyé principalement sur ceux qui lui paraissaient représenter l’état primitif de la Vita (famille A), choisissant ainsi, pour certains passages, les leçons les plus obscures ; nous nous sommes donc permis d’utiliser, à chaque fois que cela nous a semblé plus clair, les leçons signalées en note par lui comme présentes dans d’autres manuscrits. 10 Citation de la Vulgate, Ps 138, 17 : Mihi autem nimis honorificati sunt amici tui, Deus ; nimis confortatus est principatus eorum. On retrouve la même formulation honorandi sunt dans Grégoire de Tours, De Virtutibus sancti Martini, IV, prol. (Mihi autem nimis honorificati sunt amici tui), ce qui n’implique pas que les deux auteurs citaient de mémoire mais plutôt que plusieurs versions de la Vulgate étaient en circulation (voir M. Heinzelmann, « Le Psautier de Grégoire de Tours », in S. Gouguenheim, M. Goullet, L. Morelle, P. Monnet, M. Paulmier-Foucart et O. Kammerer (éd.), Retour aux sources : textes, études et documents d’histoire médiévale offerts à Michel Parisse, Paris, Picard, 2004, p. 771-786). 11 Sulpice Sévère, Dialogues, I, 18, repris par Grégoire de Tours, Vitae Patrum, 2.
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1. Saint Philibert, né dans le territoire d’Éauze12, n’ignorait pas les connais‐ sances profanes et était actif en tout selon les mœurs de son peuple ; il fut éduqué au Vicus Iulii13, surtout parce que les habitants de ce lieu, une fois la faveur royale obtenue, avaient appelé son père Philibald à l’épiscopat après qu’il eut abandonné l’administration laïque. Ce dernier, ayant constaté que le jeune garçon manifestait de bonnes dispositions, le recommanda au roi Dagobert, qui fut parmi les rois des Francs le plus puissant14. Alors Philibert, auréolé de l’éclat de la noblesse, fut admis dans l’entourage du très noble Ouen, qui, servant Dieu avec zèle tout en portant le baudrier d’or15, était reconnu comme particulièrement illustre parmi les autres grands du royaume et qui, remarqué en raison des mérites éclatants de son existence, fut élevé à la cathèdre de la cité de Rouen et, aujourd’hui, rayonne sur terre d’une étincelante lumière par les signes de ses vertus16. 2. Lorsque le jeune Philibert atteignit l’âge de quatre lustres17, écoutant les enseignements divins, il choisit de devenir disciple du Christ en abandonnant
12 Éauze (dép. Gers, arr. Condom, cant. Armagnac-Ténarèze) était le chef-lieu de la province romaine de Novempopulanie, devenue province ecclésiastique au début du Moyen Âge (Topo‐ graphie chrétienne des cités de la Gaule, XIII, Paris, De Boccard, 2004 et ibid., XVI-1, Paris, De Boccard, 2014, p. 347-351) ; le mot territorium est fréquemment employé pour désigner le diocèse à l’époque mérovingienne ( J. F. Niermeyer, Mediae latinitatis lexicon minus, 2e éd., t. II, p. 1336-1337). 13 Le Vicus Iulii, aujourd’hui Aire-sur-l’Adour (dép. Landes, arr. Mont-de-Marsan, cant. AdourArmagnac), était l’une des douze cités de la province de Novempopulanie, devenue siège épiscopal à l’époque mérovingienne (Topographie chrétienne, op. cit., XIII, p. 107-114 ; ibid., XVI-1, p. 21). L. Duchesne, Fastes épiscopaux, II, Paris, De Boccard, 1910, p. 100, note que l’épiscopat du père de Philibert, inconnu par ailleurs – mais aucune liste épiscopale ancienne n’a été conservée pour le siège d’Aire –, trouverait sa place entre celui de Palladius, attesté au concile de Paris (614), et celui d’Ursus, présent au concile de Bordeaux (673/675). Sont ici rappelés brièvement les premières étapes de l’accession à l’épiscopat à l’époque mérovingienne : l’élection a clero et populo et l’approbation royale, suivies de l’ordination par l’évêque métropoli‐ tain. 14 L’éducation à la cour de jeunes aristocrates venus de tout le royaume, les nutriti, est un phéno‐ mène bien attesté sous le règne de Dagobert (629-639) ; voir M. Heinzelmann « Studia sanctorum : éducation, milieu d’instruction et valeurs éducatives dans l’hagiographie en Gaule jusqu’à la fin de l’époque mérovingienne », in Haut Moyen Âge. Culture, éducation et société. Études offertes à Pierre Riché, La Garenne-Colombe, Publidix, 1990, p. 105-138. 15 Le baudrier d’or (ici balteum, mais plus souvent désigné comme cingulum) était la marque d’une haute fonction dans l’administration romaine (K. F. Werner, Naissance de la noblesse, Paris, Fayard, 1998, p. 260-261 et 290-312) ; il renvoie ici à la charge de référendaire occupée par Ouen à la cour de Dagobert. La même expression se lit dans la Vie d’Ouen (c. 3) que l’auteur de la Vie de Philibert semble avoir lue. 16 L’auteur ne veut pas nécessairement dire qu’Ouen était encore vivant au moment où il écrit, mais fait peut-être allusion aux miracles opérés par ses reliques à Rouen, où l’évêque, consacré en 641, fut enterré à sa mort, en 684. 17 Dans l’antiquité romaine, un lustre désignait une période de cinq ans à l’issue de laquelle les censeurs étaient élus.
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tous ses biens. Pourtant, il ne s’était pas fié à son propre jugement, puisqu’il a certainement appris ceci : « Qu’il n’ose pas diriger, celui qui n’aurait pas appris à s’abaisser, ni ne commande à des subordonnés l’obéissance qu’il ne sait pas manifester à des supérieurs » (Grégoire le Grand, Dialogues, I, 1). Le serviteur de Dieu entreprit cette recherche, lui dont la foi ardente serait plus tard très estimée. Il eut connaissance d’un soldat de Dieu du nom d’Agile qui dirigeait le monastère de Rebais, édifié par saint Ouen et ses frères sur leur propre terre ; saint Ouen y avait établi comme père abbé cet homme de Dieu qui venait du monastère de Luxeuil18. Philibert donna en aumône tout ce qu’il pouvait avoir ; il ne distribua pas vainement ce qui venait de ses amis et de ses parents, mais il partagea tout, avec ce qui lui avait été donné par le roi, de façon avisée et sûre. Lorsqu’il parvint au monastère, le bienheureux Agile le reçut avec joie. Là, l’homme de Dieu Philibert déposa sa chevelure, acceptant le joug agréable du Christ19 et sa charge légère. Il s’éleva au sommet d’une telle foi qu’il devint un modèle pour les hommes les plus parfaits. 3. Ayant reçu l’injonction de s’asseoir à la première table, il s’efforça de se mettre à la disposition de tous, si bien qu’en aidant même au réfectoire pour servir les frères, il ne sortait pas de table rassasié, une fois le repas terminé. Comme l’antique Ennemi, mécontent de son abstinence, troublait son âme pour qu’il prenne davantage de nourriture, dévoilé par un signe divin, [le diable] apparut en songe à l’homme de Dieu. Une nuit, comme il avait mangé, [le diable] se mit à lui palper le ventre en disant : « Ainsi, c’est bien ! Ainsi, c’est bien ! » Alors, le soldat du Seigneur, reconnaissant les jets enflammés de l’Ennemi, se protégeant d’un signe de croix, se mit à tripler la rigueur de l’abstinence et à implorer l’aide de Dieu contre l’arme du tyran. Comme il fréquentait l’église chaque nuit, le serpent effrayant se dressa contre lui au cours de trois tentations : sous l’apparence d’un ours, il chercha à l’effrayer dans l’église, une autre nuit, il s’efforça de le transpercer avec un candélabre en fer et, la troisième nuit, il voulut lui interdire l’entrée de l’église en étendant ses bras ; alors Philibert repoussa toutes ses machinations, par la force divine et grâce au filet protecteur des signes de croix. 4. Comme le bienheureux Agile était mort dans le Seigneur, avec l’accord de l’ensemble des frères, l’homme du Seigneur Philibert reçut la charge de l’ab‐ batiat20. Il se mit à grandir en humilité, à favoriser l’hospitalité, à encourager l’abstinence, à briller par la lumière de la sagesse, à faire fleurir la charité, et, l’amour de Dieu l’embrasant, à gouverner avec rigueur la maison qui lui avait
18 Sur la fondation de Rebais (dép. Seine-et-Marne, arr. Provins, cant. Coulommiers), voir la Vie de saint Colomban, l. I, c. 26 et l. II, c. 8. 19 À partir d’ici et jusqu’au milieu du c. 3 (jusqu’à « se mit à tripler la rigueur de l’abstinence »), le passage a été repris in extenso dans le chapitre 44 de la Regula solitariorum de Grimlaïc, rédigée dans la première moitié du ixe siècle (M.-C. Chartier, « Grimlaïc », Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques, 22, 1988, col. 273-274). 20 Agile mourut après 641, car Jonas de Bobbio le mentionne comme encore en vie dans la Vie de Colomban, l. II, c. 8.
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été confiée, à ne faire acception de personne21, à extirper à la racine les vices qu’il découvrait22. Alors, quelques-uns des frères, enflammés par l’esprit malin, suscitèrent une révolte et cherchèrent à expulser le saint de Dieu hors de l’église23. Mais la main vengeresse du Seigneur ne supporta pas que cela restât impuni. L’un d’entre eux mourut, frappé par la foudre ; un autre, à l’image d’Arius, se vida de toutes ses entrailles dans une fosse à ordure et une mort juste mit un terme à sa vie indigne. Alors les autres, frappés de terreur, demandant pardon pour leur crime, s’efforcèrent de lui manifester à nouveau le respect d’avant et lui obéirent désormais avec l’ardeur de la charité. 5. Mais parce que les hommes parfaits visent toujours à plus de perfection, le prêtre du Seigneur entreprit de faire le tour des communautés de saints pour tirer profit de leur tradition de sainteté. Visitant Luxeuil, Bobbio, les autres communau‐ tés observant la règle de saint Colomban ainsi que tous les monastères que ce dernier a placés dans son giron en Francie, en Italie et dans toute la Burgondie, repérant par une application adroite, comme l’abeille la plus prudente, ce qu’il voyait fleurir grâce aux meilleurs efforts, il en tira des leçons pour lui-même. Il lisait avec assiduité les préceptes de saint Basile, la règle de Macaire, les décrets de Benoît, les très saintes institutions de Colomban, et, ainsi, empli de la vertu de ces parfums, il donnait un saint exemple à ses disciples. 6. Mais, comme la puissance divine voulait que sa lumière soit posée sur un candélabre pour que la lampe de sa sainteté puisse rayonner de tous côtés, elle inspira au cœur de l’homme très saint la volonté de construire un monastère de son propre labeur. Alors, à la suite d’une humble requête, il obtint du roi des Francs Clovis et de la reine appelée Bathilde un lieu dans le pagus de Rouen, connu, par une antique coutume, sous le nom ancien de Gemedicum, et il y construisit un noble monastère24. 7. Vraiment, c’est par une juste étymologie que le nom de Gemedicum fut donné à ce lieu qui brille d’un éclat changeant à la manière des gemmes25 ! Ici
21 Il y a sans doute là un écho à la Règle de saint Benoît, c. 2 : « Nul ne sera distingué par [l’abbé] au monastère ». 22 Autre écho à la Règle de saint Benoît, c. 2 : « Des fautifs, [l’abbé] ne dissimulera pas les péchés ; mais, dès qu’ils paraîtront, il les coupera à la racine ». 23 Ce passage est emprunté aux Dix livres d’histoires, II, 23 quand Grégoire de Tours raconte la révolte de deux prêtres contre l’évêque de Clermont, Sidoine Apollinaire, dont l’un connut la mort indigne ici exposée et que Rufin prête déjà à l’hérétique Arius dans son Histoire ecclésiastique, X, 14. 24 Jumièges (dép. Seine-Maritime, arr. Rouen, cant. Barentin), dont la fondation aurait donc eu lieu sous le règne de Clovis II (639-657), avant que son épouse Bathilde n’assure la régence du royaume au nom de ses deux fils jusqu’à sa retraite à Chelles vers 665 ; néanmoins, la Vie de Bathilde, c. 8, laisse entendre que la fondation, sur un domaine fiscal cédé par la reine, intervint après la mort de Clovis II. Voir supra dans ce même volume. 25 L’essentiel des chapitres 7, 8 et 9 a été traduit dans M. Mollat et R. Van Santbergen, Le Moyen Âge, Liège/Paris, Dessain, 1961, p. 25-27 ; cette traduction a été récemment revue et complétée par M. Lauwers, « Circuitus et figura : exégèse, images et structuration des
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on trouve les frondaisons chevelues de la forêt, les nombreux fruits des arbres ; ailleurs l’agréable fécondité d’une terre très riche ; là, le verdoiement de l’herbe des prairies. Ici abondent les fleurs parfumées des jardins, les grappes des vignes qui, par leurs gemmes gonflées, font rougeoyer le vin de Falerne26. On peut admirer cette terre fameuse que l’eau de tous côtés environne, propre à la pâture des troupeaux, produisant des laitages en abondance, propice à tous les types de chasse, résonnant du chant mélodieux des oiseaux. La Seine, sur trois côtés, des‐ sine une boucle de quinze milles ; mais, elle n’incline pas son cours jusqu’à revenir à son point de départ, offrant un unique accès large de deux fois quatre stades27. Tantôt la marée montante s’élance ; tantôt, le cours fougueux des eaux s’écoule à nouveaux vers l’embouchure28. Raccourcis pour les navires, marchandises pour le plus grand nombre : presque rien ne manque, qu’on se déplace à pied, à cheval, en chariot ou en bateau. En ce lieu, les anciens avaient construit une fortification. Là se dressent en bon ordre les nobles fortifications de Dieu où, soupirant dans l’espoir du paradis, ils gémissent29, ceux qui, les yeux ruisselants de larmes, ne pleureront pas dans « les flammes de la vengeance » (cf. 2 Th 1, 8). Là, cet homme saint et vénérable dont il est question dans cet écrit doit être honoré par de nombreux éloges, lui qui, selon la Loi ancienne à propos du patriarche Jacob, descendit dans cette solitude en compagnie de soixante-dix âmes (cf. Gn 46, 27, Ex 1, 5 et Dt 10, 22), nombre augmenté sept fois par la grâce de l’Esprit saint septiforme (cf. Is 11, 2-3). 8. C’est là que cet homme prévoyant construisit sur un plan carré une masse de murailles flanquées de tours (cf. Ap 21, 16) et d’admirables cours fermées pour recevoir les visiteurs30. À l’intérieur resplendit une demeure sainte, digne de ses habitants. À l’est, s’élève l’église, bâtie en forme de croix, sur laquelle veille la
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complexes monastiques dans l’Occident médiéval (ixe-xiie siècle) », in id (éd.) Monastères et espace social. Genèse et transformation d’un système de lieux dans l’Occident médiéval, Turnhout, Brepols, 2014, p. 52-54 ; nous lui avons à notre tour apporté quelques modifications. Vin réputé de Campanie dans l’Antiquité, le Falerne finit par désigner tout vin d’exception. L’auteur décrit ici avec exactitude le méandre de la Seine qui délimite la presqu’île de Jumièges, accessible par la terre grâce à un étroit passage d’un kilomètre, ce qui correspond en effet grosso modo à huit stades romains. L’auteur fait ici allusion au mascaret, une vague née de la rencontre entre la marée montante et le cours descendant du fleuve ; on en trouve une description plus précise encore dans les Gesta des abbés de Fontenelle, I, 5 ; voir aussi J. Fontaine, « La culture carolingienne dans les abbayes normandes : l’exemple de Saint-Wandrille », in L. Musset (éd.), Aspects du monachisme en Normandie (ive-xviiie siècles), Paris, Vrin, 1982, p. 31-54, en part. p. 53-54 ; à propos du c. 7 de la Vita Philiberti, le même auteur note aussi p. 43-44 que ces descriptions ne relèvent pas seulement du topos antique du locus amoenus : « stylisés dans leur expression, [ces paysages] sont d’abord authentiquement vus et sentis ». À nouveau, la succession gemunt… gementes… gemendi renvoie au nom de Jumièges. Le terme de claustra a fait couler beaucoup d’encre : il ne peut s’agir de « cloîtres » au sens classique du terme, mais d’un ensemble de bâtiments et de cours pas encore ordonnés autour d’une cour centrale ; M. Lauwers, « Circuitus et figura », p. 53, préfère ainsi traduire par « cours ».
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sainte Vierge Marie ; en face de l’autel, il y a le tombeau du bienheureux Philibert, étincelant de pierres précieuses, orné d’or et d’argent en abondance. De chaque côté, des autels dédiés à Jean et à Colomban célèbrent la gloire de Dieu. Au nord se trouve accolé un petit édifice consacré au martyr Denis et au confesseur Germain31. À droite, s’élève la noble demeure dédiée à saint Pierre, avec, à côté, un petit oratoire dédié à saint Martin. Vers le sud, se tient la cellule de l’homme de Dieu lui-même, décorée d’une bordure en pierre. Les cours, réalisées avec soin, sont entourées d’arcs de pierre, leur parure changeante aux eaux jaillissantes charmant l’âme en chacune d’elle. Le dortoir élève ses deux étages du côté de l’est, long de 290 pieds, large de 50. La lumière pénétrant par les fenêtres vitrées éclaire chacun des lits de ses doux rayons et rend la lecture plus aisée32. Au-dessous, il y a un double édifice adapté à une double tâche : la conservation du vin de Falerne et la préparation d’agréables repas. C’est là que se rassemblent ceux qui servent dignement le Christ, ne possèdent rien en propre, soucieux de nul gain car, mettant leur espoir dans le Seigneur, ils ne manqueront de rien, afin que l’Écriture s’accomplisse pour eux : « Grande est la paix pour ceux qui aiment ta loi, Seigneur, et il n’y a pas pour eux de scandale » (cf. Ps 118, 165). Là brillent une charité admirable, une grande tempérance, la plus grande humilité et surtout la chasteté. 9. Il se produisit une chose merveilleuse et inouïe : ils tirèrent profit d’énormes animaux marins33. En effet, avec des harpons, des filets et des embarcations, on captura des poissons de mer de cinquante pieds de long34 qui complétèrent le repas des frères et qui chassèrent aussi les ténèbres par la lumière car, par un para‐ doxe de la nature, leur liquide, plutôt que de servir à éteindre le feu, nourrissait par sa graisse la flamme de la lampe. Ainsi opérèrent les mérites de saint Philibert et les nombreux tombeaux des saints qui, servant Dieu sans relâche en temps de paix, cloués à la croix (Ga 2, 19) de leur propre volonté, ont accompli le combat du martyre et, morts dans le Christ, attendent le jour [de la venue] du Seigneur pour recevoir la couronne de cette grande lutte35. Nous avons parlé brièvement du site du monastère ; maintenant revenons au déroulement des événements.
31 Il est difficile de savoir s’il s’agit ici de saint Germain d’Auxerre ou de saint Germain de Paris. 32 D’après la leçon leniusque d’un des manuscrits. Pour la lecture dans le dortoir, voir la Règle de saint Benoît, c. 48 : « Après sexte, en sortant de table, ils se reposeront sur leurs lits dans un silence complet, ou si quelqu’un veut lire pour son compte, il lira de façon à ne déranger personne ». 33 Voir S. Lebecq, « L’homme et le milieu marin dans le bassin des mers du Nord au début du Moyen Âge », in L’homme et la nature au Moyen Âge, Caen, Société d’archéologie médiévale, 1996, p. 180-188, en part. p. 185-186 ; et surtout, id., « Scènes de chasse aux mammifères marins (mers du Nord, vie-xiie siècle) », in F. Morenzoni et É. Mornet (éd.), Milieux naturels, espaces sociaux. Études offertes à Robert Delort, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997, p. 241-254, en part. la traduction, p. 248. 34 Sans doute des baleines. 35 Comme Martin pour Sulpice Sévère, Philibert est assimilé aux martyrs, puisqu’il s’est sacrifié de sa propre volonté ; voir Sulpice Sévère, Lettre au diacre Aurelius : Martin a rejoint « le
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10. Comme l’homme du Seigneur, par ses mérites éclatants, grandissait en vertu et comme il distribuait aux pauvres et aux hôtes tout ce qu’il avait soustrait par la rigueur de son abstinence, un jour il n’y eut pas de pain pour les frères qui travaillaient, à tel point qu’il n’y avait même plus du tout de quoi en faire. Mais comme lui-même continuait à exhorter les frères à l’ardeur dans la vie religieuse, disant que le Seigneur avait promis de ne jamais affliger par la faim l’âme du juste (cf. Pr 10, 3), soudain, par un signe de Dieu, un certain Francus se présenta avec sept pains et deux fois trois mesures de farine à l’heure où la nécessité exigeait de restaurer les forces du corps. Alors, les frères, confortés plus fermement dans la foi, en eurent désormais en quantité suffisante et en donnèrent avec joie à ceux qui se présentaient au monastère ; et, à compter de ce jour, jamais le grain nécessaire ne manqua aux habitants de ce lieu. 11. Ajoutons à cette page de nouveaux miracles du Christ. Quand, pour les affaires du monastère, l’homme de Dieu voulut envoyer un moine auprès d’Ébroïn, prince des Francs36, et qu’il le trouva terrassé par une forte fièvre, il lui imposa d’obéir et par la puissance du Christ lui en donna ordre, par cette seule parole : « Va, dit-il, et reviens, et ne sois pas plus longtemps fiévreux ». Aussitôt guéri, le moine partit au plus vite faire ce que lui avait ordonné le saint père. C’est ainsi que la parole de l’homme de Dieu obtint satisfaction et chassa la maladie. 12. Un jour qu’il se trouvait dans la cité de Paris en raison d’un conflit, l’homme du Seigneur n’eut de cesse de restaurer la paix37. Après qu’il eut obtenu ce qu’il voulait, un voleur lui déroba ses gants, avec hardiesse38. Lui, le lendemain, lorsqu’il ne les trouva pas, resta très patient comme à son habitude. Cependant, le malheureux voleur, frappé par le Seigneur, avoua le vol qu’il avait commis. Il hurlait, criant qu’il brûlait, et ne pouvait rien exprimer d’autre si ce n’est montrer de ses bras tendus le pli du vêtement où était caché ce qu’il avait volé. Celui-ci frappé par la mort, les habitants de ce lieu remirent les gants au monastère du saint de Dieu. 13. Une nuit, alors qu’il veillait dans la basilique de saint Pierre en psalmo‐ diant, un moine, qui veillait [aussi] à l’intérieur de l’église, le regarda tout à coup et vit ses yeux briller dans le Saint Esprit comme deux lampes rayonnantes. En effet, il avait reçu le don des larmes, de sorte que, dès qu’il s’adonnait à la prière, des flots de larmes coulaient aussitôt de ses yeux. Mais son plus grand souci
troupeau de ceux qui ont lavé leur robe dans le sang », et « Quoique les circonstances actuelles ne pouvaient lui assurer le martyre, il ne sera pas dépourvu de sa gloire, car par son désir et sa valeur il aurait pu aussi bien être martyr et l’aurait voulu » ; idée reprise par Grégoire le Grand, Dialogues, III, 26. 36 Le titre de « prince des Francs » apparaît dans un diplôme de Pépin II pour qualifier le maire du palais et dans la continuation de la chronique de Frédégaire (c. 3) pour qualifier Ébroïn et Pépin, ce qui confirme que la Vie a été écrite au plus tôt à la fin du viie siècle (voir aussi le dossier de Bathilde ici-même). 37 Sulpice Sévère, Lettre III, à propos de Martin. 38 Voir le vol des gants de Colomban par un corbeau (Vie de saint Colomban, l. I, c. 15).
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était de ne pas se nourrir avant que le Seigneur ne l’eût visité par la grâce de la componction39. 14. Alors qu’un des moines était à l’article de la mort, il devint incapable de parler. Le saint de Dieu lui rendit visite et entreprit de le persuader avec douceur de serrer fermement sa main s’il avait commis un méfait caché pour lequel il n’avait pas accompli de pénitence. Comme celui-ci l’avait fait, l’homme de Dieu se rendit dans l’église Sainte-Marie et pria avec insistance le Seigneur de rendre sa voix au malade afin que l’adversaire ne pût pas plonger son âme dans les profondeurs de l’enfer à cause d’un péché passé sous silence. Alors que le saint homme s’était relevé de sa prière, un autre frère lui annonça que le malade pouvait parler et qu’il souhaitait se confesser. Ainsi fut fait. En effet, la confession faite et la pénitence reçue, il rendit l’âme ; ainsi, comme le saint n’avait pas perdu foi dans le Seigneur, le malade n’était pas mort dans le désespoir. 15. Un jour, alors que les frères moissonnaient, et que les gerbes étaient posées çà et là dans le champ, une tempête éclata à grand bruit et le vent se leva en une puissante tornade. Alors le saint, pour que les frères ne perdent pas leur travail, étendit les bras et invoqua le seigneur Jésus. Quand il se leva de sa prière, la force divine écarta la tempête et la chassa en la divisant en deux parties. Bientôt, le calme revenu, les moines rendirent grâce à Dieu par des louanges40. 16. C’était un dimanche, et, sur le chemin du retour, l’homme de Dieu se hâtait pour célébrer la messe au monastère. Il arriva au bord de la Seine et monta sur un bateau avec des frères. Il laissa leurs chevaux dans un pré. Un forestier royal le vit et s’empara du cheval que l’homme de Dieu avait monté. Alors qu’il s’était installé pour dormir, il se redressa brusquement et vit toute sa maison se consumer dans de terribles flammes. Alors que sa femme ne voyait rien et s’efforçait de calmer sa peur, apercevant soudain ce que son mari voyait, elle se demanda s’il ne possédait pas frauduleusement quelque bien appartenant aux serviteurs de Dieu. Lorsqu’elle le sut, tous les deux ne perdirent pas de temps ; ils rendirent ce qui avait été volé et reçurent la pénitence et le pardon. 17. Un jour, un moine qui s’occupait habituellement des malades, sembla, lui aussi, être souffrant. Quand il l’apprit, l’homme de Dieu lui dit : « Aie la foi et, en servant les malades, tu n’aggraveras pas ta maladie ». Dès que le moine l’entendit, conformément à l’ordre du père, il s’occupa des malades et demeura en bonne santé.
39 Sur la grâce de la componction et le don des larmes, voir P. Nagy, Le don des larmes au Moyen Âge : un instrument spirituel en quête d’institution, ve-xiiie siècle, Paris, Albin Michel, 2000, en particulier, p. 127-128 (componction de crainte et d’amour chez Grégoire le Grand) et p. 153-167 (« la lente émergence des larmes dans l’hagiographie occidentale, ve-ixe siècle ») où l’auteure remarque la présence des larmes dans la Vita Martini et la Vie des Pères du Jura, mais son absence dans la Vie de Colomban et de ses disciples et l’émergence des larmes comme grâce aux viiie-ixe siècles, notamment dans la Vie de l’évêque Bonitus de Clermont († 706). 40 Miracle comparable dans la Vie de saint Colomban (l. I, c. 13).
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18. Alors que l’homme du Seigneur était en voyage, il arriva sur l’Oise, au « port des Romains »41. Ne trouvant aucune embarcation, il chercha le secours de la prière. Quand il se releva, ils trouvèrent un bateau envoyé par le Seigneur. Ils montèrent à bord en louant Dieu et traversèrent la rivière. 19. Une femme pieuse accueillit l’homme de Dieu dans sa propre demeure dans le domaine de Pinverno et lui demanda d’entrer dans le cellier et de bénir le récipient de vin qu’on appelle tonneau42. Après avoir pris le repas dans cette maison, il jugea bon d’y passer la nuit. De ce fait, on servit largement à boire à tous les habitants et à tous les hôtes du lieu en l’honneur du saint. Celui-ci partit très tôt. Entrant dans le cellier, la femme trouva le récipient rempli comme si rien n’en avait été tiré43. 20. Une autre fois, son échanson, gravement atteint d’une tumeur, était déjà dévoré par cette excroissance mortelle ; aussitôt il lui donna sa bénédiction sur la tête ; le malade sentit la blessure mourir en lui et, sans recourir à d’autres remèdes, recouvra la santé. 21. Le fait suivant n’est pas différent : alors qu’il traversait la Seine, les bateaux furent mis en danger par un très gros orage ; il se répandit en prière et, les autres embarcations s’en étant retournées44, seul le navire dans lequel il se tenait atteignit rapidement la rive opposée. 22. Le saint avait l’habitude d’envoyer des frères aux alentours du monastère pour gagner des âmes ; ainsi venaient à lui, renonçant à leurs volontés propres pour servir le Seigneur Christ, des hommes nobles et puissants. Comme le nombre de ces hommes se multipliait au sein du monastère, il en construisit un autre du nom de Pavilly, éloigné de dix milles de Jumièges ; il y rassembla une multitude de saintes femmes que dirigea une mère très prudente, d’une noble ascendance, nommée Austreberthe, dans le respect de la vie religieuse et l’obéissance au saint homme. À son exemple, de nombreux monastères furent édifiés en Neustrie45. Désireux de l’imiter, des prêtres du Seigneur le rejoignirent et embellirent de sa règle leurs monastères. 23. Comme, par le don royal et la générosité des fidèles, l’argent arrivait à lui en abondance, il s’appliquait à garder une dîme de toutes ces espèces. Mais, une fois l’année écoulée, il trouvait toujours davantage à y ajouter que la dîme gardée auparavant. Il affecta donc cette dîme au rachat des captifs et à la nourriture des pauvres, en telle quantité qu’il envoyait pour cela ses moines dans des navires
41 Lieu non identifié ; la suite du récit montre qu’il ne s’agissait pas de naviguer sur l’Oise mais de trouver une embarcation pour la traverser. 42 Tunna ou tonna est un mot d’origine gauloise, qu’on peut traduire par tonne ou tonneau. 43 Référence évidente au miracle effectué par le Christ lors des noces de Cana, qu’on retrouve dans de nombreux récits hagiographiques, par exemple dans la Vie de saint Éloi, II, 18 et dans la Vie de sainte Salaberge de Laon (traduite ici-même). 44 Leçon d’un manuscrit : remeantibus, de remeo, revenir. 45 Allusion très vague qui peut évoquer des monastères construits en Neustrie peu après, sans que Philibert ait pris directement part à leur fondation.
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lourdement chargés vers les régions d’outre-mer46, et que, grâce à lui, des foules de captifs rachetés louaient la puissance de Dieu. Mais, comme, pour le profit des frères47, il avait délégué le soin de s’occuper de ces affaires, il ordonnait de donner davantage que ce que la coutume exigeait des laïcs48. Pour cette raison, à la grande joie de la population des alentours, de cette œuvre juste un saint profit provenait en abondance. 24. Alors que le funeste Ébroïn, qui avait été privé de sa fonction palatine par le peuple des Francs en raison de son excessive cruauté et qui, clerc par la tonsure, était devenu apostat49 en s’enfuyant de Luxeuil, animé par l’esprit de la méchanceté, se mettait à grincer furieusement des dents contre les nobles évêques francs50 et qu’avec l’accord d’un grand nombre il avait recouvré sa charge en dépit de la volonté divine, saint Philibert vint le trouver et l’avertit par sa prédication. Comme Ébroïn voulait lui donner des présents considérables, l’homme de Dieu les repoussa et lui dit qu’il était apostat et qu’un chrétien ne devait pas avoir de contact avec lui, tout en sachant qu’il s’exposait de ce fait à obtenir, d’un fer acéré, la palme du martyre. Mais le Seigneur veillait sur lui dans l’intérêt de ceux, très nombreux, qui, en le suivant, avaient vocation à être appelés au royaume des cieux. 25. Le loup enragé et grondant, prêt à déchirer de ses dents le troupeau des âmes, en excitant certains clercs de la ville de Rouen, entreprit de semer la discorde et d’entonner auprès du pontife saint Ouen des paroles malveillantes au sujet de de l’homme du Seigneur Philibert. Comme le dit l’apôtre, « les mau‐ vaises conversations corrompent les bonnes mœurs » (1 Co 15, 33) : accordant foi aux propos des clercs, saint Ouen ordonna que l’homme de Dieu Philibert, pour lequel auparavant il avait eu beaucoup d’affection, soit emprisonné. Comme, entrant avec joie dans sa prison, il y chantait sans arrêt le psautier, la multitude des chauves-souris51 qui s’étaient entassées au plafond s’enfuit sur l’ordre de Dieu ; et la puissance divine emplit ce lieu obscur et sordide d’un parfum doux et agréable. 26. Sorti de prison grâce à une lettre du bienheureux Ouen, il se rendit auprès du noble Ansoald, pontife des Poitevins, pour en obtenir la faveur de construire un monastère, puisque la multitude des hommes que sa prédication faisait affluer
46 En Angleterre et en Irlande. 47 Il s’agit sans doute du profit spirituel. 48 Qui sont tenus payer la dîme, comme le rappelle le concile de Mâcon II, c. 5 : « Les lois divines […] ont prescrit à tout le peuple de verser aux lieux saints les dîmes de leurs récoltes » (éd. et trad. B. Basdevant et J. Gaudemet, Les canons des conciles mérovingiens (vie-viie siècles), Paris, Cerf, 1989 (SC 354), p. 463). 49 Au haut Moyen Âge, le terme d’apostat désignait fréquemment le moine qui reniait ses vœux pour retourner à l’état laïc ; il est employé ici pour noircir encore la figure du maire du Palais, qui, quoiqu’effectivement enfermé à Luxeuil, n’y a probablement pas prononcé de vœux. 50 Allusion aux évêques victimes d’Ébroïn, l’évêque de Paris Sigobrand (Vie de sainte Bathilde, c. 10) et surtout Léger, évêque d’Autun, son principal opposant, qu’il fit aveugler et exécuter en 679 et qui fut bientôt honoré comme martyr. 51 L’auteur écrit : « la multitude des souris qui avait conservé la capacité de voler ».
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vers le Seigneur ne pouvait être accueillie dans un seul lieu. En ces jours, Ansoald était auréolé de la puissance du siècle et l’homme de Dieu le prit à part et lui annonça beaucoup de choses à venir, « qui se produisirent comme le prouva la succession des événements » (Gn 41, 13). Alors, sachant que l’homme de Dieu était inspiré par l’esprit de prophétie et installé au sommet de la sainteté, le vénérable Ansoald, élu par Dieu, s’en remit entièrement à son conseil et entreprit de mettre la puissance épiscopale au service de la règle de vie religieuse. Comme il voulait le retenir en ville auprès de lui mais que saint Philibert souhaitait toujours une vaste solitude, avec l’aide du Seigneur, il installa la communauté dans l’île d’Herio, avec l’aide et la générosité des aumônes d’Ansoald et grâce à sa piété, sa doctrine et œuvres ainsi qu’aux nombreux moines. Miels divins s’écoulant de Jumièges, ce rayon orné de gemmes, ils se rendirent en ce lieu avec l’essaim de leurs âmes. L’évêque Ansoald l’enrichit de présents considérables pris sur ses biens propres, après les avoir échangés avec des domaines de l’Église de Poitiers52. 27. Voici ce qu’était la situation du moment : saint Philibert ne voulait pas se rendre en Neustrie pour ne pas entrer en communion avec Ébroïn, saint Ouen voulait établir un abbé53, les moines refusaient énergiquement de parvenir à un accord sans la permission de leur recteur54 et de se laisser fléchir par des menaces, par la terreur et par des flatteries destinées à les y faire quelque peu consentir et rompre la foi qu’ils avaient prêtée à Philibert. Alors, un malheureux du nom de Chrodobert, dont le fils dans le siècle avait été porté sur les fonts sacrés par saint Philibert et qui, après avoir fait profession d’obéissance, était devenu lui-même moine, reçut, contre toute justice, le gouvernement de ce monastère. Le même jour, blessé au pied du fait de sa damnation, il fut tellement tourmenté par une maladie impitoyable que, de son vivant, ses os se détachèrent de son corps et une mort lamentable mit fin à sa misérable vie. Alors que, au lieu de celui-ci, l’archidiacre Ragnetramnus avait été nommé supérieur par le bienheureux évêque Ouen, l’occasion s’étant présentée, il fut élevé sur le siège épiscopal d’Avranches ; Ébroïn l’apostat fut tué. 28. Pendant ce temps, le Saint-Esprit commença à enflammer le cœur de saint Ouen par la lumière de la charité, tant et si bien qu’il dépêcha lui-même un envoyé auprès du bienheureux Philibert, pour qu’ils se rencontrent dans la concorde d’une vraie paix. Ceci fait, Philibert retrouva son monastère. De fait, la Neustrie toute entière se félicitait de la présence d’un tel homme ; la foule des moines était sortie à sa rencontre avec des laudes et des reliques et c’est ainsi qu’ils reçurent le saint de Dieu dans la clôture de son propre monastère. Lorsqu’ensemble les deux prêtres illustres, comme deux lumières du monde, Ouen et Philibert, ne firent plus qu’un – se demandant réciproquement pardon et s’étreignant l’un l’autre –,
52 Sur cette donation, qui ne fait pas mention d’un tel échange, voir J.-P. Andrieux, « Observa‐ tions sur la donation de l’évêque Ansoald de 677 », Société des amis des arts et des sciences de Tournus, 114 (1995), p. 221-244. 53 À Jumièges. 54 L’abbé Philibert.
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ils furent unis dans les liens de la charité de telle sorte que jamais ensuite ils ne furent séparés en leur cœur. Saint Philibert rentra donc à Jumièges une fois la huitième année passée, au début de la neuvième, ainsi qu’il l’avait prédit. En effet, lorsqu’un malheureux, exerçant l’office de diacre, avait volé la croix recouverte d’argent du monastère, et que, au début du neuvième jour, le crime avait été découvert, l’homme de Dieu déclara mot pour mot à ses hommes de confiance que le monastère resterait sans pasteur pendant autant d’années que de jours pendant lesquels il avait perdu de vue la croix. 29. Ensuite comme une solide charité s’était établie entre lui et le seigneur Ouen, il fut convenu que, là où le seigneur Philibert le voudrait, il continuerait de diriger et que, dans les autres lieux dépendant de ses monastères, il affecterait un recteur, puisque ces communautés-là étaient fort distantes entre elles. 30. Donc, comme il séjournait à Jumièges, il arriva que l’évêque Ansoald vint rendre visite au serviteur de Dieu. Alors qu’ils mangeaient ensemble, on leur annonça que l’esprit malin tourmentait un moine ; et, aussitôt qu’entrés dans la bâtisse où le malade gisait, ils se répandirent ensemble en prières, l’Ennemi malin s’enfuit et celui dont l’esprit était captif demeura sain et sauf. 31. À la même époque, le prince du palais Waratton55 donna au monastère une place (oppidum), du nom de Villare, au pays de Caux, pour y construire un monastère de vierges, là où, jusqu’à aujourd’hui, la règle de piété resplendit56. 32. De retour dans le territoire poitevin, il fut reçu avec une grande joie par l’évêque Ansoald. Il parvint au monastère de Quinçay57, qui a été construit par ce même noble personnage au lieu que le saint homme, une fois chassées les anciennes erreurs, avait fait occuper par des moines : en cet endroit, le Christ est continuellement loué par ses serviteurs à travers les saints. 33. Et là, après avoir pris conseil, il envoya à Jumièges un homme digne nommé Aycadre, choisi parmi ses disciples, pour qu’il y remplisse à sa place l’office pastoral. Et, bien que s’affligeant de l’absence corporelle de leur précé‐ dent père, les moines présents, par gratitude, appliquèrent les décisions du saint homme et promirent obéissance à Aycadre. Cependant le saint homme de Dieu, en venant les visiter, restait très attentif à ce qu’ils persévèrent dans l’œuvre de piété. Et ainsi, en les recommandant au Seigneur, une fois la bénédiction donnée et la paix promise, il revint dans l’île d’Herio et confia le gouvernement du monastère de Quinçay à un autre de ses moines. 34. Alors qu’il demeurait dans l’île d’Herio, un frère était tourmenté par une forte douleur des dents. Et comme celui-ci avait demandé avec foi de lui donner de l’eau où les pieds du saint avaient été lavés, bientôt, dès que l’eau toucha l’endroit douloureux, par la vertu du Christ, la terrible douleur des dents disparut.
55 Maire du palais de Neustrie, successeur d’Ébroïn ; pour le qualificatif de « prince », voir supra l’introduction de la Vie de sainte Bathilde. 56 Montivilliers (dép. Seine-Maritime, arr. Le Havre). 57 Dép. Vienne, arr. Poitiers.
Vie de sainT philiberT, abbé de JumièGes
35. Là aussi, un frère, tandis qu’il supportait le malaise de la fièvre, accéda à la table du saint père. Et, l’homme de Dieu, lui offrant un tout petit peu d’huile sur un fragment de pain, ordonna par la parole qu’il ne soit plus malade. Aussitôt qu’il mangea le petit morceau de pain imbibé d’huile, il se sentit immédiatement guéri par le Seigneur. 36. Un autre frère, alors qu’il s’affairait dans la cuisine, fit une chute et en sortit avec douleur, le bras disloqué. Mais comme il défaillait, presqu’à l’article de la mort, il demanda que l’homme de Dieu vînt faire le signe de la croix sur son bras douloureux. Alors celui-ci, par la grâce de l’humilité, sous le vêtement dont l’homme était enveloppé, apposa le signe de croix sur son bras, et aussitôt lui rendit la santé. 37. Alors que l’homme de Dieu faisait le tour de l’enceinte du monastère, le cellérier du monastère, nommé Sidonius, lui fit remarquer qu’il n’avait plus d’huile, de celle qui brûlait habituellement pour le luminaire de l’église. Interrogé pour savoir s’il y en avait une autre sorte, il dit qu’il n’avait pas davantage qu’une demi-livre d’huile qu’il avait l’intention de réserver pour les hôtes ou à son usage. Mais l’homme de Dieu, lui ordonnant de la mettre dans les lampes, lui promit que du Seigneur viendrait la lumière pour une année entière. Alors que le jour déclinait, au soir, un envoyé arriva du port et lui annonça qu’un navire avec de l’huile était arrivé, qui, venant de la ville de Bordeaux, avait apporté pour le serviteur de Dieu, envoyés par des amis, quarante muids de ce liquide58 ; et ainsi, avec l’esprit de prophétie, « grâce à l’huile d’allégresse », Dieu le rendit fécond « devant ses semblables ». (Ps 45, 8). 38. Une autre fois, alors qu’il préparait de la graisse pour le luminaire et qu’il demandait au Seigneur en une prière assidue de suppléer à leur pauvreté par ses dons, au matin, un moine vint lui annoncer qu’un gros poisson mort, appelé musculus59, avait été apporté par la marée ; de sa chair les frères tirèrent trente muids de graisse pour le luminaire60. 39. Une autre fois, comme une grave disette commençait à sévir en Poitou, et que l’homme de Dieu, soucieux des besoins de ses frères, s’adonnait avec la plus grande application à la prière, au matin, une multitude de poissons qu’on appelle marsouins apparurent dans la baie61, et quand la mer se fut retirée, deux cent trente-sept d’entre eux restèrent sur le rivage. Pendant toute une année, les frères
58 Un muid équivaut à 300 litres environ, donc 120 hl. 59 Voir l’article de S. Lebecq, « Scènes de chasse », op. cit. Pline, Histoire Naturelle, livre IX (88), 186 : « comme la baleine a les yeux obstrués par la masse pesante de ses sourcils, le musculus nageant devant elle l’avertit des bas-fonds dangereux pour sa corpulence et lui sert d’organes visuels » (Ballanea et musculus, quando pregravi superciliorum pondere obrutis eius oculis infestantia magnitudinem vasa praenatans demonstrat oculorumque vice fungitur). Une lecture trop rapide, ou une leçon fautive dans un manuscrit, a fait sans doute confondre le musculus et la baleine à notre auteur… 60 90 hl. 61 Probablement la baie de Bourgneuf, proche de Noirmoutier.
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en tirèrent avantage ; plusieurs monastères et nombre de pauvres y trouvèrent leur nourriture62. 40. Une autre fois, des marins bretons de passage dérobèrent un jeune taureau du monastère, mais, alors qu’ils voulaient rentrer chez eux, la mer commença à s’agiter et à les mettre en danger. Certains des marins, pourvus de bon sens, comprenant que le navire était menacé à cause d’une faute, en cherchant attenti‐ vement, découvrirent à la fois la peau et la chair du bovin. Faisant demi-tour, poussés vers l’île par le vent, ils rendirent ce qu’ils avaient dérobé et, ayant obtenu le pardon, promis fidélité et reçu la bénédiction, ils revinrent chez eux en paix. 41. À un autre moment, alors que des navires bretons étaient retardés sur la côte à cause du manque de vent et que les marins souffraient de la faim, l’homme de Dieu, mû par la piété, ordonna de leur distribuer la viande de deux animaux, de la farine et du pain. Priant pour eux avec les frères et ayant obtenu du Seigneur que le vent se lève, il obtint du Christ une traversée heureuse pour eux et leur navire, le lendemain. 42. Un jour, assis avec les frères, empli par l’esprit de prophétie il leur dit : « Mes frères, rendons grâce à Dieu pour tout, car nous viendra bientôt par la mer ce dont nous avons besoin ». Peu après, un navire irlandais chargé de diverses marchandises arriva sur la côte et procura aux frères des chaussures et des vêtements en grande quantité. 43. Ce qui sera dit de lui en premier et en dernier, il n’appartient pas à notre petitesse de l’expliquer par la plume, mais plutôt à ce créateur suprême « qui compte la multitude des étoiles » (Ps 146, 4). Si grande était sa sagesse que tout ce qu’il prêchait aux autres, il s’efforçait de l’accomplir d’abord lui-même. Il était empli de piété, pourvu de miséricorde, versé dans la prédication, d’une pro‐ fonde intelligence, d’une conversation agréable, d’une grande force, accueillant en toutes circonstances, libérateur des captifs, consolateur des affligés, constructeur d’églises, adonné à l’abstinence ; non seulement il l’était lui-même, mais aussi de nombreux autres à son exemple. Il fuyait le mensonge tel un poison mortel, il était très chaste, sobre, parfait dans toutes les bonnes œuvres. Le Christ brillait toujours dans sa parole, le Saint-Esprit brillait toujours dans son cœur. Le 13 des calendes de septembre, alors que le peuple pleurait et que les anges se réjouissaient, l’âme illustre du prêtre quitta ce monde illusoire vers le Christ et reçut en triomphe du Seigneur la palme de la gloire. La terre accueillit son corps mais son âme fut rendue au Christ, sous le règne de notre Seigneur Jésus-Christ, qui est honneur et gloire avec le Père et l’Esprit Paraclet, pour les siècles des siècles. Amen.
62 Voir l’article de S. Lebecq, « Scènes de chasse », op. cit.
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Vision du moine Baronte
La Vision du moine Baronte est un texte très différent des Vies de saints. Mais l’expérience visionnaire à laquelle le moine fut soumis lui valut plus tard une répu‐ tation de sainteté qui justifie la place faite ici à ce récit très particulier1. La Visio est non seulement le seul document qui nous renseigne sur Baronte, mais c’est aussi le premier témoignage de l’existence de son monastère, Longoretus, et d’un établissement voisin ayant le même fondateur, Millebeccus (Méobecq)2. Comme Baronte était un laïc converti de fraîche date (c. 12), on a tenté de retrouver dans d’autres sources la trace d’un personnage du même nom. Or, un seul Barontus nous est connu, comte (à Limoges ?) et dux à Toulouse, au temps de Dagobert Ier († 639)3 ; il ne peut donc pas s’agir du même personnage, mais ce peut être son fils ou un parent. Le monastère de Méobecq puis celui de Longoretus, dédié à saint Pierre, furent fondés vers 632, par Sigerannus (Cyran) dont la Vie, écrite
1 Sur le genre des Visiones : M. Aubrun, « Caractère et portée religieuse et sociale des Visiones en Occident, du vie au xie siècle », Cahiers de Civilisation Médiévale, 23 (1980), p. 109-130 ; C. Carozzi, Le Voyage de l’âme dans l’au-delà d’après la littérature latine (ve-xiiie siècles), Rome, Publications de l’École française de Rome, 1994, en part. p. 139-186 ; M. Cavagna, « Les Visions de l’au-delà et l’image de la mort », in E. Doudet (éd.), La mort écrite. Rites et rhéto‐ riques du trépas au Moyen Âge, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2005, p. 51-70 ; Y. Hen, « The Structure and Aims of the Visio Baronti », The Journal of Theological Studies, NS, 47 (1996), p. 477-497 ; I. Moreira, Dreams, Visions, and Spiritual Authority in Merovingian Gaul, Ithaca, Cornell University Press, 2000, en part. p. 136-168 ; L. Nees, « The Illustrated Manuscript of the Visio Baronti (Revelatio Baronti) in St Petersburg (Russian National Library, cod. lat. Oct.v.I.5) », in C. Cubitt (éd.), Court Culture in the Early Middle Ages, The Proceedings of the First Alcuin Conference, Turnhout, Brepols, 2003, p. 91-128 ; M. Van Uytfanghe, « Les Visiones du très haut Moyen Âge et les récentes ‘expériences de mort temporaire’. Sens ou non-sens d’une comparaison (première partie) », in Aevum inter utrumque. Mélanges offerts à Gabriel Sanders, professeur émérite à l’Université de Gand, Steenbrugge, Abbaye Saint-Pierre, 1991, p. 447-481 ; id., « Les Visiones du très haut Moyen Âge et les récentes ‘expériences de mort temporaire’. Sens ou non-sens d’une comparaison (deuxième partie) », Sacris Erudiri, 33 (1992), p. 135-182 ; id., « La langue de la Vision de Baronte (678/679) : un spécimen de Latin protoroman dans une phase cruciale de la diachronie ? », in L. Callebat (éd.), Latin vulgaire, Latin tardif, IV, actes du 4e colloque international sur le Latin vulgaire et tardif (Caen, 2-5 septembre 1994), Hildesheim, 1998, p. 577-609. 2 Longoretus : Saint-Cyran-en-Brenne, auj. com. de Saint-Michel-en-Brenne, dép. Indre ; Mille‐ beccus : auj. com. Méobecq, dép. Indre. 3 H. Ebling, Prosopographie der Amtsträger des Merowingerreiches. Von Chlothar II. (613) bis Karl Martell (741), Munich, Artemis, 1974, no LXIII, p. 71-73.
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bien plus tardivement, nous est parvenue par une copie du xie siècle4. Les deux monastères furent fondés sur des terres appartenant au duc Flaochad, qui mourut en 642 à la suite de son affrontement avec le patrice Willibald5 ; c’est alors que Sigerannus dut s’exiler, à la suite d’une révolte de ses moines ; selon sa Vie, il mourut à Toulouse, à une date restée inconnue. Il est tout à fait significatif que la Vision de Baronte n’évoque pas ce fondateur, qui faisait peut-être encore l’objet d’une damnatio memoriae : ce n’est qu’à partir du xie siècle que l’abbaye de Longoretus fut désignée sous son nom6. À la fin du récit, l’auteur précise que le voyage dans l’au-delà de Baronte eut lieu le 8 des calendes d’avril, la 6e année du règne de Thierry, roi des Francs. Compte tenu des autres personnages mentionnés dans la Visio comme étant décédés, il ne peut s’agir que de Thierry III, roi de Neustrie et de Bourgogne, qui a régné à partir de 673 ; son prédécesseur, Clotaire III, étant mort entre le 10 mars et le 15 mai 673, le voyage de Baronte aurait donc eu lieu un 25 mars, en 678 ou en 679. Il est difficile de préciser quand le récit fut mis par écrit ; on ne peut affirmer que le moine Baronte était encore vivant. Wilhelm Levison y voyait une langue « rude et barbare » et, selon Marc Van Uytfanghe, la langue est bien celle d’un au‐ teur du viie siècle. Comme il affirme avoir écouté lui-même le récit de Baronte, il nous faut supposer que la rédaction eut lieu dans les années 679/680 et qu’il était aussi moine à Longoretus. Marc Van Uytfanghe conclut l’analyse approfondie de la langue de ce récit en remarquant que « le phrasé de la Visio Baronti […] avec sa structure linéaire, bien segmentée, transparente, et peu ouverte aux enjolivures, laisse incontestablement sourdre davantage la parole comme spontanée » et souligne que « ce texte repose manifestement sur un récit oral réel7 ». Le récit, le premier rédigé indépendamment d’une Vie de saint, nous a été transmis par dix-sept manuscrits médiévaux, dont les cinq plus anciens sont datés du ixe siècle ; parmi ceux-ci, un manuscrit confectionné au milieu du ixe siècle et originaire de Reims est soigneusement illustré et contient, outre la Vision de Baronte, un unicum, la Visio Richarii8. Dans ce manuscrit comme dans neuf autres, le récit est précédé d’un titre qui annonce la Revelatio du moine Baronte ; le titre de Visio apparaît dans d’autres manuscrits, plus récents. Selon Claude Carozzi
4 B. Krusch (éd.), in MGH, SRM, IV, Hanovre/Leipzig, 1902, p. 603-625. 5 Frédégaire, Chronique, IV, 89 et 90. 6 C’est peut-être seulement à cette époque que fut rédigée la Vie qui nous est parvenue, peut-être fondée sur un texte plus ancien : C. Carozzi, Le voyage de l’âme, op. cit., p. 140. 7 M. Van Uytfanghe, « La langue de la Vision de Baronte », op. cit., p. 603. 8 Sur ce manuscrit (Saint-Pétersbourg, Bibliothèque nationale de Russie, lat. oct. I, 5), originaire de Saint-Rémi de Reims, et sa comparaison avec d’autres manuscrits contemporains (dont l’Évangéliaire d’Ebbon et le Psautier d’Utrecht), voir L. Nees, « The illustrated manuscript of the Visio Baronti », op. cit. ; la liste des manuscrits, y compris cinq témoins disparus, est donnée par W. Levison, éd. cit., p. 372-375.
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le terme de Revelatio devait être celui de l’archétype, car il correspond bien à la structure homilétique de l’ensemble du récit9. Bien qu’étant le seul récit autonome de vision ou de voyage dans l’audelà transmis par un manuscrit aussi ancien (vers 840 pour le ms. de SaintPétersbourg), la Vision de Baronte appartient à une tradition qui prend ses racines dans la Bible, dans les visions de prophètes et dans l’Apocalypse de Paul10. C’est cependant à saint Augustin que revient le mérite d’avoir introduit la temporalité dans la période intermédiaire entre la mort et la résurrection ; Augustin, comme un siècle plus tard Césaire d’Arles, considère que le moment décisif est le juge‐ ment dernier mais qu’il n’est pas donné à l’homme d’atteindre la connaissance de l’au-delà. Au vie siècle, ne sont relatées que des visions fugitives, à l’instant de la mort, ou bien des songes où apparaissent des défunts. L’impulsion décisive vint de Grégoire le Grand qui a consacré un livre entier de ses Dialogues à des récits concernant la mort et l’au-delà11. De son côté, Grégoire de Tours raconte quatre visions de l’au-delà dont celle de saint Salvi, qui gagne l’univers céleste par une ascension guidée par des anges12. Au viie siècle des récits détaillés apparaissent aussi dans les Vies des Pères de Mérida et de Valère de Bierzo13, mais ils ne semblent pas avoir franchi les Pyrénées. En 688, Julien de Tolède, dans son Liber prognosticorum futuri saeculi, est le premier à donner un tableau complet de l’au-delà en s’appuyant sur les œuvres de saint Augustin et de Grégoire le Grand ; mais, lorsqu’il écrit, deux longs récits de voyage ont été déjà rédigés en Gaule, la Vision de saint Fursy et la Vision de Baronte14. En outre de nombreuses Vies de saints font état, sans les décrire précisément, de Visions de l’au-delà par leurs héros15. La Vision de l’au-delà, ou d’un personnage qui s’y trouve, fait donc partie des critères de sainteté de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge. Ce qui distingue la Vision (ou Révélation) de Baronte des autres visions et en particulier de celle de saint Fursy, qui occupe les deux tiers de sa Vita rédigée en 656/65716, c’est qu’elle n’est pas donnée à un saint mais à un homme ordinaire, devenu moine à la fin de sa vie pour racheter ses péchés. Alors que la vision de Fursy fait de lui un homme supérieur aux autres et lui donne une mission,
9 C. Carozzi, Le voyage de l’âme, op. cit., p. 145. 10 Sur ce récit apocryphe, composé au tournant des ive-ve siècles, voir la traduction française, avec introduction et bibliographie, par C. et R. Kappler, in F. Bovon et P. Geoltrain (éd.), Écrits apocryphes chrétiens, I, Paris, Gallimard, 1997, p. 775-825. 11 Le livre IV, souvent évoqué par l’auteur de la Vision de Baronte. 12 C. Carozzi, Le Voyage de l’âme, op. cit., p. 61-66 ; Pour la Vision de Salvi, voir Grégoire de Tours, Dix livres d’histoires, VII, 1. 13 C. Carozzi, Le Voyage de l’âme, op. cit., p. 66-90. 14 Ibid., p. 90-98 ; Vita Fursei abbatis latiniacensis, éd. B. Krusch, in MGH SRM, IV, Hanovre/Leip‐ zig, 1902, p. 423-449. 15 Pour une vue d’ensemble, voir I. Moreiro, Dreams, Visions, and Spiritual Authority, op. cit., p. 169-197 ; c’est le cas, en particulier, de Bathilde et de Salaberge dont les Vies sont présentées et traduites dans le présent recueil. 16 C. Carozzi, Le Voyage de l’âme, op. cit., p. 99-137.
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la Vision de Baronte lui donne seulement les moyens et la motivation pour faire pénitence. Cette fonction didactique essentielle est reflétée par sa structure homilétique : la première phrase qui suit comporte l’adresse fratres karissimi et les trois derniers chapitres concluent l’ensemble par une exhortation aux dilectissimi fratres, qui se termine par une invocation à Dieu le Père comme dans un sermon. Le texte se présente sous la forme d’un itinéraire qui mène le visionnaire jusqu’à la quatrième porte du Paradis, suivi d’un retour jalonné par la rencontre d’Abraham et le passage par l’Enfer17. Si Baronte était un noble ordinaire et probablement peu cultivé, il n’en est pas de même de celui qui a mis sa vision par écrit ; certes sa langue est assez simple, voire rustique, mais les sources qu’il utilise et les références explicites qu’il donne montrent qu’il ne se contenta pas de mettre par écrit ce qui lui avait (peut-être) été raconté. Son modèle est bien évidemment Grégoire le Grand, dont il utilise dix fois le quatrième livre des Dialogues ; il en connaît particulièrement bien le c. 40 (récits d’agonie du jeune moine Théodore, du riche Chrysaurius et d’un moine d’Iconium), dont les tournures reviennent souvent sous sa plume. Les Dialogues servent de référence pour tout ce qui concerne l’au-delà et la mort, en particulier le classement des damnés (c. 17) et les maisons du paradis (c. 10). Il utilise aussi les Homélies, surtout la douzième pour la situation des clercs en enfer et celle des vierges folles (c. 17). L’auteur connaît également la lettre de Sulpice Sévère relatant la mort de Martin (les cruentae bystiae, c. 5)18 et la vision de Salvi racontée par Grégoire de Tours (c. 2). Claude Carozzi a relevé quelques indices de sa lecture de la vision de Fursy19. Baronte, comme Fursy après sa première vision, s’éveille ad pullorum cantum (c. 2). L’altercation entre les démons et Raphaël rappelle celles qui opposent l’ange, protecteur de Fursy, au diable ; l’ange de la Vision et Raphaël répondent de la même manière : si ita est ut dicitis, eamus pariter ad iudicium (c. 3). Cependant, malgré un schéma commun (structure en un aller et un retour), il y a de nombreuses différences entre les deux textes, notamment dans le récit u retour : Baronte et son guide survolent la terre d’assez près pour voir ce qui s’y passe. En outre Baronte se présente comme un pèlerin (peregrinus, c. 15) et le but ultime de ce pèlerinage est la visite à saint Pierre (c. 11), qui est le patron de l’église du monastère de Longoretus et dont les clés (dessinées dans quatre manuscrits et reproduites infra) symbolisent le pouvoir de lier et de délier. Pour Claude Carozzi, le voyage de Baronte est « un pèlerinage pénitentiel à Rome, transposé aux cieux »20. La dimension didactique de l’œuvre acquiert tout son sens, martelé dans les trois derniers paragraphes : pour ne pas aller directement en enfer, il faut avoir accompli des bonnes actions dans sa vie, ce qui permettra d’attendre le jugement dernier dans un inconfort moindre. Mais cela ne suffit pas pour aller directement 17 18 19 20
Ibid., p. 145-149, pour l’analyse du texte, qu’il n’est pas utile de reprendre ici. Sulpice Sévère, Vita Martini, XI, Lettre à Bassula, 16. C. Carozzi, Le Voyage de l’âme, op. cit., p. 154-155. Ibid., p. 158-159.
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au paradis : seuls s’y trouvent les moines (restés en communauté), les bons abbés et les bons évêques. Pour être sauvés, les laïcs doivent se convertir et faire pénitence : Baronte ne rencontre aucun laïc resté dans son état au paradis. Il leur faut aussi renoncer à tous leurs biens, ne rien garder pour soi, à la différence de Baronte (c. 13) et honorer les morts (c. 14). Le récit de la Vision de Baronte s’adresse à la communauté monastique et en particulier à ceux qui viennent de se convertir, comme Baronte, et peut-être aussi aux laïcs susceptibles de se convertir en donnant leurs biens au monastère. C’est sans aucun doute le point de départ d’un genre littéraire qui s’ouvre à d’autres qu’aux moines et dont les témoins sont innombrables au Moyen Âge et au-delà21.
Édition W. Levison (éd.), in MGH, SRM, V, Hanovre, 1910, p. 368-394.
21 C. Carozzi, Le Voyage de l’âme, op. cit., en particulier la conclusion générale, p. 635-649, pour la rupture du xiie siècle et l’évolution ultérieure du genre.
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Vision de Baronte Au nom du Seigneur, ici commence la révélation du saint moine Baronte Très chers frères, je veux ici vous rappeler en suivant l’ordre des faits ce qui est arrivé récemment au monastère du saint apôtre Pierre, appelé Longoretus. Un frère de noble origine, du nom de Baronte, converti depuis peu, était parvenu à l’ordre monastique. Alors qu’il s’était rendu pieusement à l’église avec les frères pour les louanges matutinales à Dieu, aussitôt revenu à son lit, il fut saisi par une fièvre soudaine. Conduit aux limites de la mort et tourmenté par de grandes douleurs, il appela son fils Aglioald afin qu’en toute hâte il se rendît auprès du diacre Eodon pour que celui-ci vienne le voir au nom de l’amour fraternel22. Le garçon se mit à courir en gémissant à grands cris et ramena ce frère avec lui. Celui-ci entra dans la maison où gisait le malheureux Baronte et se mit à l’appeler deux ou trois fois. Celui-ci n’était pas du tout en état de parler mais lui montrait du doigt sa gorge et se débattait avec violence en agitant ses mains devant ses yeux. Le frère tout tremblant, usant des armes habituelles, commença à se signer et, avec de profonds gémissements commanda qu’on aspergeât la maison d’eau [bénite] afin d’en faire fuir la troupe des esprits malins. Mais Baronte, les mains étendues sur le côté, les yeux clos, gisait à moitié mort, ne pouvant absolument plus voir personne. 2. Les frères se rassemblèrent alors vers l’heure de tierce afin d’implorer Dieu pour sa vie en unissant leurs prières. Ne voyant aucun de ses membres bouger, ils se mirent à verser d’abondantes larmes de douleur et s’employèrent aussi à composer les groupes23 qui réciteraient tour à tour le chant des psaumes afin que le Médecin céleste guérisse l’âme en son corps24. Ainsi fut fait : la psalmodie des frères ne s’interrompit jamais de toute la journée jusqu’à l’heure des vêpres où, selon la coutume, il faut chanter les louanges à Dieu dans l’église. Mais, sur-le-champ, le frère s’affaiblit tant en son corps qu’aucun de ceux qui le voyaient ne pouvait plus être assuré de sa vie temporelle ; les serviteurs de Dieu, s’en rendant compte, se mirent à psalmodier plus fort encore afin que le Créateur céleste installât son âme dans le séjour éternel, lui qui avait fait sortir son peuple d’Égypte. Ils passèrent ainsi la nuit à chanter les psaumes jusqu’au chant du coq ; à cette heure admirable, la puissance du Christ se manifesta ici, ce qu’il ne faut pas taire à l’Église universelle. Ainsi, ceux qui l’entendront seront effrayés par leurs vices et se tourneront de tout cœur vers le service du Christ, de peur d’être
22 Parallèle avec l’anecdote du riche Crisaurius dans Grégoire le Grand, Homélies sur l’Évangile, XII, 7, éd. R. Étaix, B. Judic et C. Morel, I, Paris, Cerf, 2005 (SC 485), p. 290-295. 23 Les moines se divisèrent donc en groupes (turmae) pour organiser la psalmodie, peut-être sur le modèle diffusé à Saint-Maurice d’Agaune ; voir J. Leclercq, « Une parenthèse dans l’histoire de la prière continuelle : la laus perennis du haut Moyen Âge », La Maison-Dieu, 64 (1960), p. 90-101. 24 Nous avons retenu la leçon mederet donnée par plusieurs manuscrits ; ce qui fait référence à l’idée selon laquelle la maladie du corps reflète la maladie de l’âme.
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plongés au jour dernier25 dans une peine perpétuelle au cas où ils refuseraient de s’amender par une vraie pénitence. Bientôt éveillé par le chant des psaumes, Baronte bâilla, ouvrit les yeux, loua Dieu deux ou trois fois26 et les premiers mots qui sortirent de sa bouche furent : « Gloire à toi, Dieu, gloire à toi, Dieu, gloire à toi, Dieu ». En sa présence, les frères apeurés commencèrent à rendre grâce à Dieu d’avoir rendu la vie à son serviteur, alors que personne n’espérait plus l’entendre parler. 3. Tous réunis, ils l’interrogèrent tour à tour : « Qu’était-il devenu ? Qu’avait-il vu ? Qu’il veuille bien leur exposer en détail ». Baronte, comme s’il s’éveillait d’un profond sommeil, leur fit le récit qui suit27. Quand vous m’avez vu la nuit dernière, j’ai chanté en parfaite santé aux matines les louanges du Christ avec vous, et aussitôt revenu dans mon lit, je me suis de suite profondément endormi (Lc 9, 32). Dans ce sommeil surgirent deux démons horribles dont je ne pourrais décrire l’aspect sans trembler ; ils se mirent à m’étrangler violemment, désirant me dévorer avec leurs crocs, et ils me conduisirent ainsi en enfer. Ils m’attaquèrent violemment jusqu’à l’heure de tierce où le saint archange Raphaël28, resplendissant d’une clarté fulgurante, me vint en aide et leur interdit de me tourmenter davantage. Mais ces orgueilleux regimbèrent en lui disant : « Si la clarté divine ne nous l’arrache pas, tu ne peux en aucune manière nous l’enlever ». Alors saint Raphaël leur dit : « S’il en est comme vous le dites, allons ensemble devant le tribunal de Dieu et là, votre faute vous sera imputée ». Ils passèrent ainsi toute la journée à se quereller, jusqu’à l’heure des vêpres. Le très saint Raphaël leur dit : « C’est moi qui conduis cette âme devant le tribunal du juge éternel, mais je laisse son souffle29 dans son corps ». Ils répliquèrent qu’ils ne la relâcheraient pas, sauf s’ils en étaient privés par le jugement de Dieu. 4. À ces mots, saint Raphaël, tendant le doigt, toucha ma gorge et moi, pauvre malheureux, je sentis que mon âme était arrachée à mon corps30. Mais il me faut dire combien cette âme, pour autant que je la vis, me parut petite : par sa petitesse elle ressemblait à un poussin qui sort de l’œuf ; quoique petite, elle
25 In novissimo : le jour du jugement dernier. 26 Grégoire le Grand, Dialogues, III, 17, 4, éd. A. De Vogüé et P. Antin, II, Paris, Cerf, 1979 (SC 260), p. 338-339. 27 Jusqu’au c. 5 inclus, le rédacteur rapporte sans discontinuer les propos de Baronte. 28 L’intervention de l’archange Raphaël dans la Visio est probablement liée à la signification de son nom, « Dieu guérit » en hébreu, et à son rôle de guide du jeune Tobie (Tb 5, 9-10) ; c’est sa seule mention dans la Bible. 29 Terme discuté par C. Carozzi, Le voyage de l’âme dans l’au-delà, op. cit., p. 174-178 ; comme dans un des manuscrits, il faut comprendre spm par spiritum dont le premier sens est « souffle » ; ainsi on comprend qu’il prend l’âme mais que le corps continue à vivre ; sur la différence entre âme et esprit, voir I. Moreira, Dreams, Visions, and Spiritual Authority, op. cit., p. 160. 30 Grégoire le Grand, Dialogues, IV, 11, 4, éd. A. de Vogüé et P. Antin, III, Paris, 1980 (SC 265), p. 48-49) : l’âme du défunt sort de sa bouche sous la forme d’une colombe.
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comportait dans leur intégralité une tête, des yeux et les autres membres, la vue, l’ouïe, le goût, l’odorat et le toucher31. Elle ne pouvait cependant pas du tout parler jusqu’à ce qu’elle vînt au jugement et qu’elle reçût un corps fait d’air, semblable à celui qu’elle venait de quitter. Ici, poursuivit-il, au-dessus de ma petite poitrine, la bagarre ne fut pas mince entre eux. Saint Raphaël combattait afin d’élever mon âme jusqu’au ciel alors que les démons s’efforçaient sans cesse de la précipiter vers le bas. Saint Raphaël, cependant, de toutes ses forces, commença à l’élever de terre et à la maintenir fermement du côté droit. À l’opposé, l’un des démons me ramenait avec cruauté du côté gauche tandis que le second démon me frappait par derrière à grands coups de pied en disant, empli de colère : « Je t’ai déjà eu en mon pouvoir une autre fois et t’ai beaucoup nui, mais désormais tu seras éternellement torturé en enfer ». 5. Ceci fut dit tandis que nous nous élevions au-dessus des bois entourant le monastère32 et qu’au-dessus de la basilique, la cloche sonnait les vêpres. Saint Raphaël ordonna aussitôt aux démons : « Arrière, retirez-vous, bêtes sanguinaires, dès le moment où la cloche sonne à l’église, vous ne pouvez plus nuire à cette petite âme, puisque les frères se rassemblent pour prier pour elle ». Les diables ne se calmèrent en aucune manière, mais frappaient mon côté encore plus forte‐ ment avec leurs pieds ; c’est ainsi que nous arrivâmes rapidement au-dessus du monastère de Méobecq33. Là, saint Raphaël pria beaucoup, sa bouche proférant ce verset : « En tout lieu de son empire, ô mon âme, bénis le Seigneur » (Ps 102, 22). À ces mots, je regardai d’en haut, vis ce monastère et reconnus toute la communauté qui célébrait l’office des vêpres ; je vis un des frères qui apportait des légumes verts pour la cuisine. Nous devons, très chers frères, être saisis d’étonnement et d’une crainte profonde puisqu’entre les deux monastères, il y a une distance de douze milles34 et qu’en l’espace d’une heure, notre âme captive a été transportée au-dessus de la demeure de ces hommes très saints. Sa prière achevée, saint Raphaël dit : « Rendons visite à ce vrai serviteur de Dieu qui, malade, git dans ce monastère ; il est bien différent par son humilité et ses œuvres de ceux de Bourges35. Une grave maladie l’a presque conduit à la mort, il ne peut prendre aucune nourriture et tous les frères, désespérant de sa santé, ne discutent plus que de la façon dont ils le confieront à sa sépulture ».
31 Sur la corporéité de l’âme et sur la traduction iconographique de cette conception, voir M. Cavagna, « Les Visions », op. cit. 32 La Brenne, encore aujourd’hui une région de forêts et d’étangs. 33 Comme Longoretus, ce monastère avait été fondé par saint Cyran sur d’anciennes terres du fisc appartenant au maire du palais Flaochad. 34 Environ 15 km à vol d’oiseau. 35 Les monastères de Longoretus et de Méobecq dépendaient du diocèse de Bourges ; l’auteur se réfère peut-être à des démêlés récents avec l’évêque Vulfoleodus, dénoncé pour ses « trompe‐ ries » par l’auteur de la Visio (c 17).
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6. Après la visite de l’archange et le réconfort qu’il éprouva, cet abbé Léo‐ doald36 rapporta un grand miracle susceptible de terrifier les cœurs incrédules qui ne sont pas touchés de componction au point de faire pénitence pour leurs crimes et de les amener à supplier saint Raphaël, dispensateur de la médecine divine37, de venir les guérir de leurs fautes, pour que, captifs, le diable ne les conduisît pas aux supplices éternels, d’où ils ne pourraient pas s’enfuir vers les joies temporelles dans lesquelles ils avaient toute confiance. L’abbé attesta alors qu’à l’heure même où, selon ses dires, le frère Baronte arriva avec saint Raphaël, il avait vu une admirable clarté au-dessus de la maison où, accablé d’une grave douleur de poitrine, il gisait en raison de sa maladie ; il avait vu saint Raphaël illuminer toute la demeure de l’éclat de son visage, et la traverser pour tracer sur son torse le signe de la croix ; dès cet instant, il fut guéri de la maladie qui oppressait son cœur. 7. Voici le récit de Baronte sur ce qu’il advint ensuite38. Tandis que nous traversions ce monastère, quatre autres démons tout noirs, qui voulaient me lacérer cruellement de leurs dents et de leurs ongles, se préci‐ pitèrent vers nous. Et moi, pécheur, lorsque je les vis, je me mis fortement à craindre qu’ils m’arrachent à saint Raphaël et me plongent dans l’abîme de l’enfer, du moment qu’ils étaient désormais six et que seul il ne pouvait leur résister. Pourtant le bienheureux Raphaël leur résistait courageusement et, pendant qu’ils s’affrontaient, deux anges au vêtement blanc et à l’odeur mirifique vinrent à notre secours ; en se précipitant vers le bas, ils attrapèrent les pieds de Raphaël et se mirent à chanter l’antienne : « Aie pitié de moi, Dieu, selon ta très grande miséricorde (Ps. 50, 3) ». Aussitôt, les démons perdirent leurs forces : deux tombèrent à terre et disparurent et, à leur suite, les deux autres firent de même. Mais les premiers, qui étaient présents quand je fus arraché de mon corps, ne partirent jamais et restèrent toujours en notre compagnie. Et nous empruntâmes un chemin tout près de l’enfer et nous en vîmes les gardiens. 8. Ainsi, après un second combat, nous arrivâmes à la première porte du paradis, où nous vîmes rassemblés plusieurs frères de notre monastère, attendant là le jour du Jugement où ils obtiendraient complètement les joies éternelles39. Voici leurs noms : le prêtre Corbol auquel Dieu accorda particulièrement des bienfaits dans le siècle, le prêtre Fraudolan qui s’est bien conduit chaque jour,
36 Un culte était voué à l’abbé Léobald à Méobecq sous le nom de saint Loyau, comme l’atteste une fresque du xie siècle dans l’église Saint-Pierre. 37 Raphaël est présenté comme le guérisseur des âmes par Grégoire le Grand, Homélies sur l’Évangile, XXXIV, 9, éd. G. Blanc, R. Étaix, B. Judic et C. Morel, II, Paris, 2008 (SC 522), p. 338-341. 38 Après le c. 6 et cette phrase liminaire, le rédacteur continue de retranscrire les propos de Baronte jusqu’au c. 15 inclus (excepté peut-être un passage dans le c. 10 ; voir infra, n. 47). 39 P. Brown, « Vers la naissance du purgatoire. Amnistie et pénitence dans le christianisme occidental de l’Antiquité tardive au haut Moyen Âge », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 52-6 (1997), p. 1247-1261.
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le diacre Austrulf qui, sur ordre divin, a quitté ce siècle subitement, le lecteur Léodoald40 que Dieu a spécialement béni, le lecteur Ebbon, serviteur choisi par Dieu41. Eux tous, quand ils nous aperçurent et virent que les démons me tenaient fortement serré du côté gauche, furent stupéfaits et voulurent nous parler. Mais les odieux démons ne voulaient en aucune façon leur céder la place de leur côté ; le grand serviteur de Dieu, Léodoald, conjura saint Raphaël, par le Créateur du ciel et de la terre, de me laisser quelque peu me reposer. Et lui de nous interroger avec humilité, Raphaël et moi, malheureux que j’étais : de quel monastère étais-je ? Pour quelle raison avais-je si misérablement erré que les démons avaient reçu sur moi un tel pouvoir ? Je leur dis : « Je viens du monastère Saint-Pierre de Longoretus et ne nie pas que tout ce dont je souffre est advenu à cause de mes fautes et mes forfaits ». Profondément touchés d’une vive douleur en apprenant que j’étais de leur communauté, ils se mirent à se lamenter et déclarèrent que jamais le diable n’avait osé prendre dans ses filets une seule âme de ce monastère. Mais, avec aménité, saint Raphaël entreprit de les réconforter à mon propos : « J’ai laissé son esprit dans son pauvre corps, dit-il, et si le Père céleste l’a voulu, il y est resté jusqu’à présent ». En réponse, les frères prièrent humblement saint Raphaël de leur permettre de tous se prosterner et d’implorer le Seigneur bienveillant pour moi afin qu’il qui ne m’abandonne pas aux crocs de l’antique Ennemi42 ; et c’est ainsi que, tous ensemble, ils s’adonnèrent à la prière. 9. Aussitôt leur prière terminée, nous arrivâmes à la seconde porte du paradis, où se trouvait une multitude innombrable d’enfants parés de vêtements blancs louant harmonieusement le Seigneur d’une seule voix. Dès que nous eûmes franchi cette porte au milieu de ces saints, nous aperçûmes un tout petit sentier aménagé que nous empruntâmes en direction d’une autre porte. La multitude des vierges était telle, des deux côtés, à droite et à gauche, que nul, sinon Dieu, ne pouvait les voir complètement. À notre vue, ils s’écrièrent à l’unisson : « Cette âme se rend au jugement » puis répétèrent : « Sois vainqueur, Ô Christ guerrier, sois vainqueur et que le diable ne l’emmène pas au Tartare »43. 10. Ensuite nous arrivâmes à la troisième porte du paradis, semblable à du verre. À l’intérieur se tenait une multitude de saints couronnés au visage rayon‐ nant ; ils étaient assis dans de petites maisons et sans cesse, de leurs sièges, rendaient grâces à Dieu. Se tenait là une foule de prêtres de grand mérite dont les maisons (cf. Jn 14, 1-4) étaient faites de petites briques en or, tout à fait comme saint Grégoire le mentionne dans ses Dialogues44. En outre, les demeures d’un grand nombre d’habitants (qui n’étaient pas encore visibles) étaient édifiées en
40 À ne pas confondre avec Léodoald, abbé de Millebecus, mentionné supra. 41 Tous ces moines étaient aussi des clercs, présentés par ordre hiérarchique. 42 Antiquus hostis : expression fréquente chez Grégoire le Grand, voir B. Judic, « L’antique ennemi (antiquus hostis) de Grégoire le Grand à Raoul Glaber », in Graphè, 9 (2000), p. 45-73. 43 Sur ce terme ambigu, voir C. Carozzi, Le voyage de l’âme dans l’au-delà, op. cit., p. 122. 44 Grégoire le Grand, Dialogues, IV, 36, éd. A. De Vogüé et P. Antin, II, op. cit., p. 122-125.
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leur honneur au sein d’une grande clarté. En effet, il édifie sa demeure45 au ciel celui qui ne cesse de donner du pain aux affamés (cf. Ps 145, 7). Et, alors que je regardais tout cela avec attention, Corbol, un de nos frères, mort déjà depuis longtemps, vint à mes côtés ; il m’indiqua là une maison construite avec faste et me dit : « C’est la demeure de notre abbé Francard46 et il a bien mérité que le Seigneur la lui ait préparée ». De ce que je vis de ses actions, j’en parlerai un peu puisqu’il m’a éduqué depuis mon enfance : il était adonné à la crainte de Dieu, instruit par la sainte lecture et, grâce à sa piété et à son prestige, de bonnes propriétés furent offertes à son monastère, grâce auxquelles les serviteurs de Dieu et les pèlerins trouvent un vrai réconfort. Lui qui était le l’éducateur et le maître des fils de nobles, une longue maladie le purifia et, une fois ces bonnes actions accomplies, Dieu prépara pour lui les joies éternelles47. Ensuite, nous franchîmes la troisième porte et reprîmes rapidement notre chemin. Quand les saints martyrs nous virent, aussitôt ils se mirent en prière ; d’une seule voix, comme nous l’avons dit plus haut, ils ne cessèrent de proclamer : « Sois vainqueur, Christ courageux combattant, qui nous as rachetés en versant ton sang ; que le diable ne conduise pas cette âme vers le Tartare ». Je le dis sans mentir : j’ai pensé que la clameur des voix des saints résonnait dans le monde entier. 11. Et enfin, nous arrivâmes à la quatrième porte du paradis et nous y recon‐ nûmes un de nos frères appelé Betolen, qui resta un certain temps paralysé à la porte de notre monastère, en grande souffrance, mais qui trouvait ici un grand réconfort ; il me dit que, sur ordre de saint Pierre, il avait reçu la garde des luminaires des églises du monde entier. Il me demanda ensuite pourquoi dans notre église, qui a été construite en l’honneur de saint Pierre, aucune lumière ne brillait pendant la nuit ni pendant la célébration des Heures, ce que, sans nul doute, il avait lui-même constaté. Dès lors il ne nous fut pas permis d’entrer, mais je vis de toutes parts une splendeur admirable et une lumière telles que je ne pus que les entrevoir un instant de mes yeux éblouis. 12. Alors, saint Raphaël fit venir un des anges et lui demanda qu’il amène auprès de lui rapidement l’apôtre Pierre. L’ange se hâta d’appeler saint Pierre. Celui-ci arriva sans perdre de temps et dit : « Que se passe-t-il, frère Raphaël, pour que tu me fasses appeler ? ». Saint Raphaël lui répondit : « Les démons
45 Deux manuscrits donnent mansionem. 46 Il s’agit peut-être du successeur du fondateur, saint Cyran. Cet abbé de Longoretus n’est mentionné que dans la Visio. Les incipit de certains manuscrits de la Visio précisent que la révélation de Baronte se déroula sous son abbatiat, ce que sous-entend le texte, voir l’introduc‐ tion de W. Levison, p. 373, l. 22. Cyran, fondateur des monastères de Longoretus et de Millebecus, n’est pas mentionné parmi les moines appelés au salut, peut-être parce que seuls les contemporains de Baronte le sont, sans qu’il faille penser à un conflit sous-jacent. 47 Il est probable que ce passage consacré à l’abbé Francard a été ajouté par l’auteur de la Visio (C. Carozzi, Le voyage de l’âme dans l’au-delà, op. cit., p. 140).
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harcèlent un de tes petits moines et ne veulent absolument pas le lâcher ». Le bienheureux Pierre tourna vers eux son beau visage et leur dit : « Quel crime avez-vous donc à opposer à ce moine ? ». Les démons répondirent : « Des vices capitaux »48. « Dites lesquels », répliqua saint Pierre. Ils dirent : « Il a eu trois femmes, ce qui ne lui avait pas été permis49. En outre, il a commis bien d’autres adultères et un très grand nombre d’autres fautes que, pour beaucoup, nous lui avons suggérées ». Ils lui rappelèrent une à une toutes les fautes que j’avais commises depuis mon enfance et dont moi je n’avais jamais gardé le souvenir. Pierre me demanda : « Est-ce la vérité, frère ? ». « C’est vrai, seigneur », lui répondis-je. Le très saint Pierre leur dit alors : « Même s’il a fait quelque chose de condamnable, il a fait l’aumône – l’aumône en effet libère de la mort (cf. Tb 4, 11 et 12, 9) –, il a confessé aux prêtres ses péchés et il a fait pénitence pour ces fautes ; de plus, il a reçu la tonsure dans mon monastère, il a abandonné tous ses biens à Dieu et s’est mis de lui-même au service du Christ. Il a foulé aux pieds tous ces maux dont vous parlez par cette bonne action, vous ne pouvez désormais me l’enlever. Sachez sans ambages qu’il n’est pas à vous mais à nous ». Mais lui résistant violemment, ils répondirent : « Si la gloire de Dieu ne nous l’enlève pas, tu ne pourras l’emmener ». Alors saint Pierre, emporté de colère contre eux, leur dit deux ou trois fois : « Retirez-vous, esprits malfaisants50 ! Retirez-vous, ennemis de Dieu, toujours opposés à lui. Relâchez-le ! ». Et comme ils ne voulaient toujours pas me laisser partir, aussitôt le très saint Pierre qui tenait en sa main trois clés51, voulut les frapper à la tête avec ces clés, semblables à cela52 (Ill.). D’un prompt mouvement, les ailes déployées, ils se mirent à fuir d’un vol rapide ; ils voulaient retourner d’où ils venaient en volant, mais d’une voix forte, le très saint apôtre Pierre le leur interdit : « Vous n’avez pas la permission de sortir d’ici, esprits immondes ». Mortifiés, ils prirent leur envol au-dessus de la porte et s’enfuirent dans les airs. 13. Après la fuite des démons, saint Pierre se tourna vers moi en disant : « Rachète-toi, frère ». Et moi, pris de panique, je lui dis : « Que puis-je donner,
48 Passage similaire dans la Vie de saint Fursy : voir C. Carozzi, Le voyage de l’âme dans l’au-delà, op. cit., p. 154-155. 49 À la suite de C. Carozzi, ibid., p. 139, on peut penser qu’il s’agit de trois épouses successives, ce qui était mal vu, mais non interdit. 50 Grégoire le Grand, Dialogues, IV, 16, éd. A. De Vogüé et P. Antin, II, op. cit. 51 Le nombre de clés détenues par saint Pierre varia de une à trois ; le nombre de trois serait justifié par son pouvoir de lier et de délier sur terre, dans le ciel et en enfer : voir C. Carozzi, Le voyage de l’âme dans l’au-delà, op. cit., p. 136-137. Pierre est représenté porteur de trois clés dès les vie-viie siècles, comme le laisse penser une icône mal datée conservée au monastère Sainte-Catherine du Sinaï. 52 Reproduction ci-après de l’édition de W. Levison, p. 387, à partir de quatre manuscrits de la Visio ; une enluminure du manuscrit de Saint-Pétersbourg figure saint Pierre chassant les démons avec trois clés en mains (fol. 12r, voir L. Nees, « The Illustrated Manuscript of the Visio Baronti », op. cit.).
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Les clés de saint Pierre dessinées dans quatre manuscrits (éd. de W. Levison, p. 387)
bon pasteur, puisqu’ici je n’ai rien à portée de mains ? ». Et celui-ci déclara : « Quand tu reviendras chez toi de ton pèlerinage, dévoile à tous ce que tu as gardé caché sans permission lorsque tu es venu pour ta conversion53 et ne tarde pas à donner avec empressement ces douze sous : à partir des calendes d’avril et chaque mois tout au long de l’année, tu mettras dans la main d’un pauvre un sou, bien pesé et béni par la main d’un prêtre, de telle façon que des témoins dignes de foi puissent attester qu’il ne te reste rien de cette somme. Mets ce que je t’ai déjà indi‐ qué dans la main des pèlerins et obtiens ainsi ton rachat pour la patrie céleste ; prends garde de ne jamais retomber dans ces fautes que tu as commises à cause de la faiblesse humaine et veille avec soin à ce qu’à la fin de l’année il ne te reste pas un denier, car, si tu te montrais négligent, tu le regretteras amèrement lors du dé‐ part de ton âme, et ce serait pour toi une chute bien pire que la première »54. Se trouvait là, tout près du bienheureux apôtre Pierre, un beau vieillard à l’aspect vé‐ nérable qui lui demanda : « Seigneur, s’il donne tout cela, ses péchés lui seront-ils remis ? » Et le bienheureux apôtre Pierre lui répondit : « S’il donne ce que j’ai dit, ses fautes lui seront remises immédiatement ; et s’il croit très fermement, qu’il ac‐ cepte la sentence ». Ainsi j’acceptai la sentence. Puis Pierre dit au vieillard : « Ces douze sous constituent la compensation que doit le riche au pauvre ». Cet avertis‐ sement donné, saint Pierre donna l’ordre à deux petits enfants vêtus de robes blanches, aux visages resplendissants de lumière et d’une grande beauté, de me re‐ conduire vers la première porte où demeuraient en paix les frères de notre monas‐ tère ; de là que ceux-ci me guident à travers l’enfer pour que je voie tous les tour‐ ments des pécheurs et sache ce que je devrai dire à nos autres frères, et qu’ensuite ils me reconduisent indemne à notre monastère. Cette mission reçue, les enfants, prompts à obéir, me conduisirent au lieu désigné de façon admirable.
53 La Règle de saint Benoît (c. 33) interdit au moine de détenir tout bien personnel sans la permission de l’abbé ; l’observance de cette règle à Longoretus à l’époque de la rédaction de la Visio n’est toutefois pas assurée. 54 Épisode similaire dans les Dialogues de Grégoire le Grand, IV, 57, éd. A. De Vogüé et P. Antin, III, op. cit., p. 188-195) : le moine Justus avait conservé trois pièces d’or.
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14. Lorsque les frères me virent, ils rendirent d’abondantes louanges et grâces au médecin céleste qui m’avait libéré de la gueule du diable. Leur prière terminée, ils reçurent d’hommes très saints l’ordre de me ramener dans ma patrie de passage. Ils commencèrent alors à discuter entre eux pour savoir quel serait, parmi eux, celui qui me ramènerait à ma vie sur terre. S’étant consultés, ils s’adressèrent à l’un des frères nommé Framnoald qui était mort dès l’enfance dans notre monastère – ce que la bonté divine lui avait accordé – et dont le petit corps repose au seuil de l’église Saint-Pierre55. Ils lui demandèrent solennellement de me ramener au monastère et lui promirent en plus ceci : « Si tu accompagnes ce frère au monastère, tous les dimanches, il balaiera ta tombe et chantera sur elle, dans l’ordre et jusqu’à la fin, le psaume : Miserere mei Deus » (Ps 50, 1), puis, tournés vers moi, ils ajoutèrent : « Toi, frère, promets-nous d’accomplir cette promesse ». Je le promis aussitôt solennellement. Ils dirent alors : « Veille à ne pas faire autrement, afin de ne pas être manifestement convaincu de mensonge ». Alors le frère Framnoald leur répondit : « J’obéirai à votre ordre, car il accomplira ce qu’il a promis ». Les frères rendirent grâce à Dieu pour son obéissance. 15. Ils lui mirent en main un cierge pour qu’il le porte dans l’église au serviteur de Dieu, Ebbon, qui lui appliquerait le signe du Christ afin qu’il ne soit pas éteint par les esprits malins et que ceux-ci, qui n’ont de cesse, par la parole et l’action, de nous entraîner vers les ténèbres, ne perturbent pas notre voyage. Les frères ajou‐ tèrent que le frère Ebbon célébrerait dans l’église les mystères des apôtres56. Ainsi, ensemble, nous vînmes à lui et les frères lui demandèrent : « Homme de Dieu, bénis ce cierge, puisque saint Pierre nous a ordonné de reconduire ce pèlerin au monastère sans qu’il ait à subir les outrages des démons lors de son trajet ». Le frère Ebbon leur répondit : « Très chers frères, bénissons-le ensemble ». Dès qu’il eut commencé à lever la main pour la bénédiction, une lumière splendide se mit à irradier de ses bras et ses doigts. Lorsque je les vis, je me demandai aussitôt quelle était cette splendeur qui ornait ses bras et ses doigts ; à l’examen ils me parurent d’une pureté semblable à l’or et aux pierres précieuses. Ce n’est pas sans raison que tout cela se manifesta ; et, de ce que ma petitesse vit, j’en rapporte bien peu. Ebbon était issu d’une famille illustre et abandonna ensuite toutes ses possessions terrestres selon ce qu’enseigne le Seigneur : « Va et vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, viens et suis-moi (Mt 19, 21) ». Après avoir accompli ce précepte et entrepris ce projet avec beaucoup de dévotion, il se mit au service du Christ : il reçut la tonsure, s’éloigna des vices et ainsi régénéré, il devint ministre du Christ et ses mains furent toujours généreuses pour l’aumône. Grâce aux biens éphémères qu’il distribuait, il en acquérait d’éternels (Col. 3, 2) ; c’est à cause de cela et d’autres bienfaits que ses doigts et ses bras resplendissaient. Nul ne doit,
55 Sur la place des sépultures dans et près des églises, voir C. Sapin, « Dans l’église ou hors l’église, quel choix pour l’inhumé ? », Archéologie du cimetière chrétien, actes du 2e colloque ARCHEA (Orléans 29 septembre-1er octobre 1994), Tours, Fédération pour l’édition de la Revue archéologique du Centre de la France, 1996. p. 65-78. 56 Expression rare qui désigne vraisemblablement la messe.
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en effet, très chers frères, hésiter à donner l’aumône, car c’est ainsi que le Seigneur bienveillant permet à ses fidèles de demeurer, brillants, dans la vie éternelle57. 16. Voici ce qui s’ensuivit. Après la bénédiction du cierge, le serviteur de Dieu, Ebbon, dit au frère Baronte : « Écoute-moi bien, frère, si les démons voulaient tendre des pièges sur ta route, dis : ‘Gloire à toi, mon Dieu’, et plus jamais par la suite ils ne pourront te faire dévier de ton chemin »58. Toutes ces choses faites, le bienheureux Ebbon demanda aux frères de me guider dans mon voyage afin que je visite l’enfer et que je voie les gardiens infernaux afin de savoir ce que je devrais annoncer à nos frères. Il leur dit : « Car nous savons déjà que les démons ne peuvent le faire dévier, puisque saint Pierre lui a ordonné de revenir chez lui afin d’amender sa vie ». Les frères, accomplissant ses ordres, prirent la route avec moi. Alors que nous arrivions entre le paradis et l’enfer, je vis là un vieillard d’une très belle apparence et à la barbe fournie siégeant paisiblement sur un siège élevé. Lorsque le je vis, en le désignant discrètement de la tête, je leur demandai qui était cet homme puissant et si magnifique. Se tournant vers moi, ils répondirent : « C’est notre père Abraham en personne, et toi, frère, il t’importe de toujours prier le Seigneur afin que, lorsqu’il t’ordonnera de quitter ton corps, il te fasse demeurer en paix dans le sein d’Abraham (Lc 16, 22)59 ». 17. Ensuite, poursuivant notre route, nous parvînmes à l’enfer mais ne vîmes pas ce qui se passait à l’intérieur, à cause de la profondeur des ténèbres et du grand nombre de fumées. Mais j’exposerai ce que j’ai vu, autant que Dieu me le permit, au travers des postes de garde qui étaient tenus par des démons. Je vis là une innombrable multitude d’hommes ; ligotés et enchaînés avec rudesse par des diables, ils poussaient des gémissements affligés semblables à ceux des abeilles revenant à leur ruche. Les démons traînaient ces âmes liées par les péchés vers les tourments infernaux et leur ordonnaient de s’asseoir en cercle sur des sièges de plomb. Je vais expliquer point par point comment étaient organisés les catégories des péchés et leurs sectateurs : se tenaient là les orgueilleux avec les orgueilleux, les débauchés avec les débauchés, les parjures avec les parjures, les meurtriers avec les meurtriers, les envieux avec les envieux, les calomniateurs avec les calomniateurs, les perfides avec les perfides. Ils gémissaient exactement comme saint Grégoire l’a décrit dans les Dialogues : « Ils les attachaient en fagots afin de les brûler… »60. Il y avait là une quantité innombrable de clercs qui avaient enfreint leurs vœux et, trompés [par le diable], s’étaient souillés avec des femmes ; soumis à des supplices, ils poussaient de grands hurlements. Cela ne leur servait à rien, comme le dit saint Grégoire : « En vain il va en prière vers le Seigneur celui
57 Il semble que ces explications soient le fait du rédacteur et non de Baronte lui-même. 58 Le rédacteur s’exprime à la place de Baronte avant de lui donner à nouveau la parole. 59 La Visio localise donc cet espace « entre paradis et enfer » sans plus de précision ; voir Augustin, Confessions, IX, 6, éd. et trad. P. de Labriolle, Paris, Les Belles-Lettres, 1961, p. 212-214 : « Ils sont dans le sein d’Abraham, quoi qu’on veuille comprendre par ce mot ». 60 Grégoire le Grand, Dialogues, IV, 36, éd. A. De Vogüé et P. Antin, III, op. cit., p. 124-125.
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qui a perdu le temps convenant à la pénitence61 ». Se tenait là, épuisé, l’évêque Vulfoald, damné pour ses tromperies, avec des vêtements très laids dignes d’un mendiant62, ainsi que l’évêque Didon ; et nous reconnûmes là quelques-uns de nos parents. Il y avait des vierges folles qui, dans le siècle, s’étaient enorgueillies de leur virginité et qui n’avaient apporté avec elles aucune bonne œuvre ; réunies sous la garde de démons, elles gémissaient très amèrement63. Je vis là bien d’autres raisons de craindre pour les pécheurs. Tous ceux qui étaient ligotés ensemble sous la garde des démons et qui avaient réalisé en partie quelque chose de bon dans le siècle, se voyaient offrir vers l’heure de sexte64 une manne venue du paradis qui avait l’aspect d’une brume ; posée devant leur nez et leur bouche, elle leur procu‐ rait un rafraîchissement (cf. Lc 16, 24)65 : ceux qui la leur offraient, enveloppés de vêtements blancs, avaient l’apparence de lévites66. Quant aux autres, ceux qui n’avaient rien fait de bien dans le siècle, ils fermaient les yeux en gémissant et se frappaient la poitrine en disant à voix haute : « Hélas, malheureux sommes-nous qui n’avons rien fait de bien quand nous le pouvions ». 18. Après avoir vu se produire tant de malheurs, vinrent à nous nos frères dont les noms ont été cités plus haut, ainsi que d’autres qui disaient vouloir se rendre à Poitiers pour visiter le seuil de saint Hilaire et qui nous accompagnèrent jusqu’au moment où nous descendîmes vers une agréable campagne. Puis, ayant rendu grâces à Dieu, ils retournèrent vers leur patrie céleste. Ensuite moi et le frère Framnoald qui avait reçu l’ordre de me reconduire, suivant notre chemin, parvînmes à notre monastère. Se produisit alors un étonnant mystère divin, puisqu’à son arrivée les portes de l’église s’ouvrirent ; étant entré, Framnoald pria abondamment et, sa prière terminée, nous parvînmes à sa sépulture sur laquelle,
61 Grégoire le Grand, Homélies sur l’Évangile, XII, 5, éd. R. Étaix, I, op. cit., p. 289. 62 Vulfoleodus, évêque métropolitain de Bourges, successeur de saint Sulpice, mort avant 672 ; Didon, évêque de Poitiers, oncle de saint Léger d’Autun, mort vers 677, soutint les ambitions du maire du palais Grimoald en envoyant en exil en Irlande le jeune héritier mérovingien. Comme le souligne C. Carozzi, Le voyage de l’âme dans l’au-delà, op. cit., p. 263-264, la mention nominale de damnés est exceptionnelle dans la littérature des visions. Vulfoleodus et Didon étaient deux évêques engagés dans les luttes politiques de leur temps, mais aussi des évêques titulaires de sièges voisins des monastères de Longoretus et de Millebecus. La nature exacte des griefs de l’auteur de la Visio envers ces évêques est discutée (voir Y. Hen, « The structure and aims of the Visio Baronti », op. cit., p. 493-497). 63 Grégoire le Grand développe ce thème dans sa douzième homélie sur la parabole des dix vierges (éd. R. Étaix, I, op. cit., p. 277-291). 64 La sixième heure du jour, où les moines prennent leur repas. 65 Sur le refrigerium, voir C. Carozzi, Le voyage de l’âme dans l’au-delà, op. cit., p. 165-166. Cette idée se trouve déjà développée dans la Visio Pauli (I. Moreira, Dreams, Visions, and Spiritual Authority, op. cit., p. 163). J. Le Goff, La naissance du Purgatoire, Paris, Gallimard, 1981, n’accorde pas de place à la Vision de Baronte et pas davantage dans son article « Le temps du Purgatoire (iiie-xiiie siècle) », in Le temps chrétien de la fin de l’Antiquité au Moyen Âge, Paris, CNRS, 1984, p. 517-529 (réimp. dans id. L’imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985, p. 84-98). 66 Les lévites désignent les diacres, en référence à l’Ancien Testament.
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s’étant mis à genoux, il récita ce verset : « Aie pitié de moi et ressuscite-moi dans l’attente de ton règne, Seigneur (Ps 40, 11) ». Il me dit : « Voici, frère, où repose mon petit corps. Si tu accomplis ce que tu as promis, tu en auras une entière récompense ». Ces paroles prononcées, il me reprit le corps éthéré que j’avais reçu ainsi que le cierge et s’en alla. 19. Et moi, pécheur, privé de tout secours, je restai devant le porche de cette église Saint-Pierre, dans une angoisse telle que je n’en avais pas connue depuis le moment où je m’étais éloigné de la présence de saint Pierre. Je m’efforçais de me traîner à terre et de me hâter de rejoindre mon misérable corps. Mais l’infinie clémence de Dieu envoya un vent qui m’éleva en hauteur et me porta en un clin d’œil jusqu’au-dessus du toit sous lequel gisait mon corps sans vie. Mais aussitôt que j’eus regardé vers l’intérieur, je vis les frères qui veillaient et mon fils Aglioald qui, assis près du lit et appuyant sa joue sur sa main, chancelait à cause de la tristesse et du manque de sommeil. Le vent s’étant remis à souffler, j’entrai par ma bouche dans mon corps et proférai une première parole à la louange de Dieu, « Gloire à toi, Dieu », comme me l’avait enseignée le serviteur de Dieu, Ebbon, et ensuite, comme on me l’avait ordonné, je relatai par le menu à nos frères tout ce qui est rapporté plus haut. 20. C’est moi67 qui ai eu l’audace de mettre par écrit toutes ces choses ; ce n’est pas un autre qui les a racontées ou entendues, mais c’est moi-même qui ai relaté celles dont on a témoigné en ma présence. Si quelqu’un prend mon petit ouvrage dans ses mains pour le lire, il pourra en blâmer la rusticité du style68, mais il ne pourra pas me convaincre de mensonge. Qui donc, je vous le demande, très chers frères, aurait un cœur si insensible qu’il ne serait pas terrifié par les supplices décrits, quand les démons se saisissent si rapidement du pécheur sortant de son corps et l’emmènent avec eux dans les enfers ? Saint Grégoire confirme que le Seigneur a permis au diable de faire ainsi sortir du corps l’âme pécheresse, puisqu’il enseigne qu’elle est assujettie au corps qui s’est volontairement livré au péché dans cette vie présente69. Qui donc serait à ce point étranger à la foi qu’il ne croie pas en cette sentence ? Certes, beaucoup ne croient pas, car l’amour du siècle et l’agrément de la terre leur plaisent davantage que l’amour de Dieu et la compagnie des anges et des saints. 21. Le Seigneur proclame et avertit par le prophète : « Ne tardons pas à nous tourner vers Dieu, ne différons pas de jour en jour. Soudainement en effet, sa colère arrive et, au temps de la vengeance, nous anéantira (Si 5, 8-9) ». Et à quoi nous servira ce que nous avons amassé avec cupidité ? Il nous appelle encore : « Venez, fils, écoutez-moi ; je vous apprendrai la crainte de Dieu (Ps 33, 12) ». Il nous interpelle dans l’Évangile en disant : « Venez à moi, vous tous qui peinez et êtes accablés sous le poids des péchés, je vous réconforterai (Mt 11, 28) ». Il les appelle en personne : « Venez, les bénis de mon Père, recevez le royaume qui 67 Le rédacteur de la Visio, et non Baronte. 68 M. Van Uytfanghe, « La langue de la Vision de Baronte », op. cit. 69 Grégoire le Grand, Homélies sur l’Évangile, XXXIX, 5, éd. R. Étaix, II, op. cit., p. 506-507.
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vous a été préparé depuis l’origine du monde (Mt 25, 34) ». L’apôtre Jean nous l’a annoncé : « Frères, n’aimez pas le monde ni tout ce qui s’y trouve. Si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est pas en lui. Tout ce qui est dans le monde est désir de la chair et des yeux et l’orgueil de cette vie, puisqu’il ne vient pas du Père, vient du monde. Le monde passe ainsi que sa concupiscence. Celui qui fait la volonté du Seigneur demeurera dans l’éternité (I Jn 3, 15-17) ». Mais la cupidité du monde endurcit les cœurs humains comme une pierre afin qu’ils ne puissent retrouver le droit chemin. 22. Que notre foi, très chers frères, se réchauffe auprès des désirs célestes ; plaçons devant nos yeux les fautes que nous avons commises70. Considérons qu’un juge sévère va venir qui, non seulement se prépare à juger nos mauvaises actions, mais aussi nos pensées. Préparons notre âme aux lamentations et que notre vie devienne amère par la pénitence ; qu’à cause de l’amour terrestre nous ne soyons pas punis dans la damnation éternelle, mais que les bonnes actions nous entraînent vers les régions éternelles, pour que, quand nous migrerons de notre corps, nous méritions d’être guidés par les saints anges vers le royaume céleste. Qu’Il daigne accomplir cela, Celui qui, avec le Père éternel, vit et règne pour les siècles et des siècles. Amen. Tout cela s’est déroulé le 8 des calendes d’avril, la sixième année du règne de Thierry, roi des Francs71.
70 Le c. 22 emprunte largement à Grégoire le Grand, Homélies sur l’Évangile, IV, 6 ; II, 8 ; XXXII, 8 ; XII, 3. 71 Les événements rapportés dans la Visio sont datés du 25 mars, fête de l’Annonciation, en 678 ou 679, sous le règne de Thierry III.