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French Pages [278] Year 2017
Gilbert Andrieu
Le sens de la vie De la monstruosité à la déité
Le sens de la vie
Gilbert Andrieu
Le sens de la vie De la monstruosité à la déité
DU MÊME AUTEUR Aux éditions ACTIO L’homme et la force. 1988. L’éducation physique au XXe siècle. 1990. Enjeux et débats en E.P. 1992. À propos des finalités de l’éducation physique et sportive. 1994. La gymnastique au XIXe siècle. 1997. Du sport aristocratique au sport démocratique. 2002. Aux PRESSES UNİVERSİTAİRES DE BORDEAUX Force et beauté. Histoire de l’esthétique en éducation physique aux 19e et 20e siècles. 1992. Aux éditions L’HARMATTAN Les Jeux olympiques un mythe moderne. 2004. Sport et spiritualité. 2009. Sport et conquête de soi. 2009. L’enseignement caché de la mythologie. 2012. Au-delà des mots. 2012. Les demi-dieux. 2013. Œdipe sans complexe 2013. Le choix d’Ulysse 2013. Au-delà de la pensée 2013. À la rencontre de Dionysos. 2014. Être, paraître, disparaître. 2014. La preuve par Zeus. 2014. Pour comprendre la Théogonie d’Hésiode. 2014. Jason le guérisseur au service d’Héra. 2014. Héra reine du ciel. Suivi d’un essai sur le divin 2014. Héphaïstos, le dieu boiteux 2015. Perséphone reine des Enfers. Suivi d’un essai sur la mort. 2015. Hermès pasteur de vie. 2016. Apollon l’Hyperboréen. 2016. Les deux Aphrodites. 2016.
© L’Harmattan, 2017 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-12351-6 EAN : 9782343123516
POURQUOI ?
Depuis longtemps je m’interroge sur l’acharnement que nous mettons à étudier le comment de tout ce que nous vivons et le faible intérêt que nous portons à leur pourquoi. Il me semble que la première démarche est nettement plus facile que la seconde, mais je crois aussi que nous hésitons à rechercher le pourquoi de la vie parce qu’il est en rapport avec celui de la mort et que ce serait sortir dangereusement des réflexions traditionnelles que de s’aventurer dans cette direction. Si la mort reste un point d’interrogation sur lequel notre raison ne peut pas apporter de réponse suffisante pour dissiper nos angoisses, la vie est également une question sans cesse débattue et ne possède pas, elle non plus, de définition satisfaisante pour dépasser les oppositions stériles qui existent entre les sciences et les croyances. J’ai passé une grande partie de ma vie à étudier des faits sans véritable importance puisqu’aucun d’entre eux ne remettait en question ma propre vie. Par contre, je n’ai jamais perçu le besoin de me demander si cette dernière avait un sens, si la mort en avait un, si ce que nous faisions, en croyant bien faire, n’était pas plus ou moins dicté par une force mystérieuse dont il serait impossible de connaître la nature. Lorsque l’on fait des recherches scientifiques, disons objectives, on ne s’attarde pas sur des expériences personnelles, des histoires pour enfants, des contes, des légendes, des récits extraordinaires qui représentent une perte de temps, un détour qui manque totalement de sérieux. Toutefois, ils sont là, ils existent et notre subconscient en est rempli. Que le vernis de l’objectivité craquelle et les voilà de sortie ! En m’intéressant de plus en plus à la mythologie, j’ai commencé à entrevoir d’autres explications en ce qui concerne
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la vie et la mort, d’autres façons de questionner la matière et j’ai découvert le langage symbolique. Je n’ai jamais pensé qu’il était possible d’associer deux formes de recherche, mais je ne peux pas concevoir qu’elles soient contradictoires. Elles s’épaulent et lorsque je m’efforce de mieux comprendre les mythes, je n’hésite pas à recourir à l’histoire des religions par exemple. Dans un contexte de temps, qui reste celui du temps linéaire que nous avons adopté et qui diffère d’un temps circulaire, plus ancien et probablement plus proche de l’observation de la nature, tout me semble mêlé et si nous dissocions nos observations, pour faciliter nos recherches, nous ne faisons pas l’effort de revenir au tout que nous avons fait éclater abusivement. J’en suis arrivé à me demander si, après l’analyse et la synthèse, nous étions toujours devant la même réalité ! Lorsque nous reconstruisons l’objet que nous avons morcelé, il y a peu de chances pour que nous retrouvions l’objet tel qu’il était à l’origine. Un vase brisé même recollé habilement reste un vase cassé. Il n’est plus le vase d’origine. C’est ce que j’ai pu observer en visitant les territoires incas. Pour restaurer il a fallu déconstruire et toutes les précautions en vue de la reconstruction se sont révélées insuffisantes pour retrouver les jonctions originales entre les différents blocs de pierre. Il serait possible de multiplier ces exemples d’impossible retour au passé. En visitant Cusco, j’ai compris que les murs cyclopéens de jadis ne pouvaient être reconstruits, non pour des raisons techniques, mais parce qu’ils étaient bien plus que de simples murailles ! Chaque fois que nous voulons étudier la vie, ou la mort, nous oublions que l’homme qui les étudie est aussi l’objet de ses études et que toute conclusion qui ne tiendrait pas compte du fait que celui qui observe est aussi un élément de l’objet observé risque fort d’être fausse ou incomplète. La relativité de l’objectivité m’a toujours perturbé et j’en suis arrivé à penser qu’elle n’était qu’un principe de base, qu’elle ne pouvait exclure tout ce que la recherche ne pouvait pas contrôler. Je crois bien que la philosophie positive d’Auguste Comte a considérablement réduit l’étendue du champ de nos recherches.
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Ce n’était qu’une proposition pour sortir de l’influence de la théologie et de la métaphysique et nous l’avons adoptée sans prendre garde au danger qu’elle représentait ! Nous avons même ajouté, en France, la séparation de l’Église et de l’État qui ne simplifie rien d’autant que chacun voit cette séparation à sa façon et qu’elle n’a jamais bénéficié d’une position claire sur le plan politique. À son sujet, nous pourrions parler d’auberge espagnole ou de salade russe ! En restant obsédés par le besoin de séparer l’objectif du subjectif, nous n’avons pas tenu compte du fait que l’homme est un tout insécable et que tout émiettement de la totalité qu’il représente n’est qu’une démarche intellectuelle aussi fragile que sa soif de tout connaître et de tout diriger. Le problème que j’ai envie d’aborder aujourd’hui est celui du sens de la vie, en admettant qu’elle en ait un, ou que nous puissions lui en donner un. Ce n’est pas une question qui m’aurait perturbé il y a vingt ou trente ans, une époque où s’arrêter pour réfléchir de la sorte ne me serait pas venu à l’esprit. La vie était alors comme une roue qui ne cesse de tourner ! L’image est bien connue, mais il n’est peut-être pas inutile d’ajouter que j’étais entraîné à la périphérie de la vie et n’imaginais même pas que l’on puisse se situer au niveau de son moyeu, encore moins de l’essieu autour duquel tourne ordinairement ce dernier. Je n’irai pas jusqu’à reprendre le symbole de la roue de la vie tel qu’il apparaît dans le bouddhisme, cela nous entraînerait trop loin. Un tel sujet de méditation ne peut surgir dans un cerveau toujours préoccupé par l’action et je pense même qu’il faut connaître le doute pour percevoir cette voix intérieure que nous n’écoutons pratiquement jamais. Si pour Descartes le doute est un don de Dieu pour nous aider à découvrir la réalité des choses, ce n’est pas en ce sens que j’évoque l’art de penser que l’homme s’est arrogé le droit de posséder mieux que n’importe quelle autre espèce. Il est probable que j’ai commencé à m’interroger sur le sens de la vie après la mort de mon père et de ma mère, à un an
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d’intervalle, et après avoir compris qu’ils ne donneraient plus leurs avis sur ce que je faisais, ce que je pensais, ce que je ressentais. En simplifiant à l’extrême, je dirais que mon père pensait pour agir et ma mère prenait plaisir à penser. J’étais le trait d’union de deux vies parallèles et complémentaires à la fois. Il arrive qu’une certaine forme de solitude conduise à toutes sortes d’excès, dans mon cas j’ai trouvé refuge dans le yoga et j’ai commencé à comprendre qu’il était possible de vivre autrement. Mais, passer de l’idée à l’acte demande du temps, beaucoup de temps dès lors que l’on veut explorer des mondes inconnus, en marge de ceux qui sont officiellement recommandés. Avant d’entrer dans les détails d’une préoccupation qui est peut-être plus ordinaire que le titre ne semble le dire, il faut apporter quelques précisions utiles. Tout d’abord, il faut convenir que nous passons l’essentiel de notre vie à construire des châteaux en Espagne, comme on le dit souvent, à forger des idées qui stagnent très souvent en nous sans même être partagées ni mises en forme à travers un début d’action. Fréquemment, les mots suffisent pour trahir ce que nous avons en tête et, lorsque nous parlons de monstruosité ou de déité, en étudiant la mythologie, il est clair que notre esprit ne se limite pas à envisager seulement l’analyse des mots. Sans aller très loin, nous pouvons déjà dire que le problème n’est pas tant de savoir ce que l’on peut entendre par monstruosité et déité, mais de voir qu’il s’agit d’un voyage entre deux mondes qui semblent s’opposer. Nous sommes invités à prendre en considération une progression qui ne doit pas être facile entre ces deux extrêmes et pour laquelle chaque terme nous invite à quelque prudence. Il faut donc s’attarder sur les mots avant de pouvoir les opposer ou seulement les comparer. J’ai déjà travaillé sur les mots et crois avoir montré qu’il existe un au-delà des mots1.
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ANDRIEU G. Au-delà des mots. Paris, L’Harmattan, 2012.
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Disons, sans attendre, que ce travail de réflexion s’enracine dans la mythologie, telle que je l’étudie depuis plus de seize ans en prenant la Grèce Antique pour cible. Il devient ensuite nécessaire de voir ce que représente la monstruosité et ce que représente la déité pour un homme qui serait à la recherche du sens de la vie et qui souhaiterait passer d’un état dans un autre en supposant, bien entendu, que l’un est meilleur que l’autre et qu’il est possible de le faire. Nous serons donc conduits à examiner de plus près chacun de ces états. Il est évident que le passage est ici un acte symbolique, un acte uniquement pensé, du moins à son origine et qu’il ne pose véritablement problème qu’à partir du moment où il devient une réalité, un vécu et non un simple projet. Il n’est pas nécessaire d’aller bien loin, dans l’espace ou dans le temps pour voir, concrètement, que les hommes se comportent plus souvent comme des monstres et non comme des dieux. Il suffit de tourner les pages du grand livre de la vie pour voir comment l’individu exècre ses semblables, cherche à les détruire par la pensée n’ayant pas toujours le courage de le faire concrètement. Certes, à côté de cette monstruosité existe un effort louable de compensation, plus difficilement de contrôle, pour en limiter les effets néfastes. Le cerveau de l’homme n’est pas de lui-même tourné vers le bien, le mal ou le beau et il vaut mieux ne pas se voiler la face ou faire l’autruche pour tenter de trouver si la vie possède un sens. Deux problèmes semblent se télescoper dans ce qui pourrait bien être un besoin de mutation : le changement que l’homme pourrait imposer à la société, du moins à tout ce qui n’est pas lui, d’une part, le changement que l’homme voudrait vivre en lui-même, d’autre part. Il faudrait voir si les deux sont liés ou s’il est possible de se changer soi-même sans attendre que la société change et inversement ! Il est peut-être plus facile d’envisager le changement des autres et c’est un peu ce dont s’occupent les politiques en édictant des lois. Il est certainement plus difficile de se changer soi-même, surtout si un tel changement prend le contre-pied d’une équivalence chez les
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autres. Il y a là deux attitudes qui ne sont pas synchrones, et ne peuvent pas être aisément accouplées. Ne plus se comporter comme un mouton de Panurge est parfois un véritable défi. Ne faudrait-il pas aussi se demander si l’homme peut effectuer un tel travail, s’il peut se changer lui-même et surtout à partir de quels critères ? Il est fort probable qu’en voulant le faire, il sera tributaire de cette même intelligence qui se croit tout permis et n’est qu’une partie de nous-mêmes totalement incontrôlable. Il faudra ensuite envisager la notion de voyage. C’est peut-être le plus important si l’on veut comprendre les difficultés que l’homme peut rencontrer entre le désir de changement et sa réalisation. En fait, il s’agirait d’un simple aller, le changement ne pouvant pas être réversible dans une telle optique d’amélioration. L’homme qui veut éliminer tout ce qui se rapporte à la monstruosité pour connaître la déité, celle-ci n’étant pas possible sans cette destruction préalable, semble invité à vivre un changement définitif, un changement sans retour. Sa préoccupation, si c’est la sienne, est de devenir l’égal d’une divinité, d’en avoir les qualités essentielles. Une fois obtenues, pourquoi reviendrait-il vers la monstruosité ? Il me semble que, dans cette perspective, l’homme est à la fois sujet et objet, qu’il doit veiller à ne pas tout mélanger. Il ne peut entreprendre ce voyage qu’après s’être clairement situé par rapport à la monstruosité et qu’après avoir également perçu les différences essentielles entre la monstruosité et la déité. Ces différences doivent être observées autour de lui et en lui pour ne pas confondre ce qui dépend de lui et ce qui dépend des autres. Or, la difficulté majeure réside dans le fait que l’homme ne se connaît que sous la forme d’un objet et qu’il ne peut modifier la nature de cet objet qu’à l’aide de sa raison qui méconnaît tout ce qui échappe à son autorité. La raison ne peut intervenir que sur ce qui est raisonnable par nature ! Tout ce qui lui échappe serait-il monstrueux par principe ?
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Entreprendre un tel voyage à partir d’idées ou de définitions qui ne tiendraient pas compte du vécu de celui qui voyage serait aussi de la folie. La difficulté commence avec la définition même de chaque mot, le sens que nous leur donnons et qui pourrait bien être relatif au moment où ils sont utilisés. Mais, l’individu est-il conscient qu’il se prend souvent pour quelqu’un d’autre et ne connaît pas très bien la part de responsabilité qui lui revient ? Pouvons-nous envisager ce voyage dans l’Antiquité, lorsque les mythes le décrivent avec de nombreux détails, fautil l’envisager au contraire aujourd’hui en tenant compte de certaines réalités de nature à nous faire douter de l’intelligence humaine et de son utilité pour définir le but du voyage ? Les mots n’ont peut-être pas le même sens à toutes les époques et nous devons nous garder de tout confondre sous prétexte qu’il s’agit d’une aventure humaine. Si un certain nombre de comportements semble moins souffrir de l’influence du temps, il faut tout de même tenir compte de l’histoire qui bouscule parfois les personnes pour des raisons qui ne sont pas toutes psychologiques ou personnelles. Encore une fois, il faudra se garder de glisser trop facilement de l’observateur à l’observé, de la vie considérée comme un tout cohérent et impersonnel à sa propre existence qui reste trop souvent l’équivalent d’une ombre. Toutefois, il me semble que l’homme, à tout âge, à toutes les époques de l’histoire, est et a été un ensemble de passé, de présent éphémère et de futur inquiétant. Sans qu’il ne s’en rendre pas toujours compte, il glisse de l’un à l’autre dans un même raisonnement et donne parfois l’impression d’avoir vécu mille ans plus tôt. J’ai souvent constaté chez mes collègues grecs, cette faculté à vivre à la fois dans le présent et dans l’Antiquité comme s’ils y étaient concrètement et comme si l’Antiquité c’était aussi aujourd’hui. S’appeler Hector ou Pâris peut gommer les siècles ! Si j’éprouve le besoin de parler de mes propres expériences, c’est principalement parce que l’étude elle-même le permet, peut-être même le demande. Comment ne pas dire
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« je » lorsque l’objet de la recherche est justement une transformation souhaitée du « je » ? La démarche ne consiste pas à se donner en modèle, mais a rappeler que tout un chacun peut devenir un champ d’observation afin d’éviter de traiter cette métamorphose comme une simple dissertation d’étudiant ou comme le fruit d’une décision qui nous échapperait. Le sens de la vie ne peut être qu’une préoccupation individuelle et, lorsqu’elle se veut une démarche raisonnée du collectif, elle reste posée par des individus qui se cachent derrière les autres. Alors, autant ne pas se cacher ! Ce sont certainement des expériences personnelles qui m’ont fait franchir le cap et m’ont conduit à m’interroger sur ma propre vie, celle que je découvrais comme si elle m’avait été imposée. J’avais peut-être préparé le terrain sans le savoir et sans le vouloir. Lorsque l’on est confronté à une situation qui ne trouve dans aucun discours officiel, dans aucun autre témoignage une explication satisfaisante, alors on commence à s’interroger sur le reste de l’acquis culturel et on cherche à ses expériences un territoire qui leur soit mieux approprié. Sur un plan plus philosophique, il est nécessaire de dépasser les traditions, de s’interroger sur les rapports qui peuvent exister entre la vie et la matière. J’aurai sur ce point quelques réflexions qui peuvent montrer que nous avons tendance à créer des oppositions qui ne sont pas acceptables et faussent nos analyses. En particulier je considère que la vie et la matière ne font qu’un, ce qui met la mort en rapport avec la matière et non avec la forme qui la manifeste. Il ne faut surtout pas les confondre. J’y reviendrai plus en détail. Une telle affirmation ne peut que changer le regard que nous portons sur la vie et sur la mort, et donc changer l’idée que l’on peut se faire en ce qui concerne le sens de la vie. Je me demande souvent si nous serions à la recherche du sens de la vie si la mort n’existait pas, si nous étions immortels ! La question n’aurait probablement plus beaucoup d’intérêt. Ce qui peut surprendre c’est le pourquoi de ce besoin de changement.
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Il serait aussi permis de se demander si cette question, peu importe sa formulation, n’a pas toujours été présente chez l’homme. Pourquoi l’homme, et à quel moment, éprouve-t-il le besoin de changer et plus particulièrement de se rapprocher de la déité en s’éloignant de la monstruosité ? Peut-on parler de prise de conscience ? Le fait est que nous devons tenir compte d’une opposition entre l’homme en soi et la société avec laquelle il évolue, opposition qui pourrait se concentrer sur la différence entre le je et le nous, le moi ou le ça et le surmoi pour les psychanalystes. L’homme doit-il abandonner la société en dehors de laquelle il semble difficile, voire impossible, de vivre ? La société serait-elle responsable d’une image de la monstruosité et de la déité ? Comment l’homme fera-t-il pour entreprendre un voyage qu’il semble vouloir vivre seul ? La société n’est-elle pas faite d’hommes qui portent tous une grande part de responsabilité en ce qui concerne l’existence de chacun des deux extrêmes ? Certes, il y a des hommes dont les comportements sont monstrueux au sens sociologique ou psychologique du terme, d’autres qui donnent l’impression qu’ils ont déjà voyagé jusqu’au Ciel. Mais, Pierre, Paul, Jacques ne sont pas seulement des hommes en tant que genre. Ils doivent tenir compte d’abord de ce qu’ils sont avant de penser ou de vivre concrètement le voyage. Soulignons aussi que l’homme s’est fort probablement interrogé en commençant par se battre avec un environnement qu’il ne pouvait pas maîtriser. La monstruosité ce n’était pas les autres, à l’origine, mais le monde dans son ensemble avec toutes ses puissances incontrôlables, imprévisibles, destructrices et bien entendu porteuses de mort. Bien avant de donner du sens à la monstruosité, la collectivité fut une façon d’y échapper, du moins celle que l’individu percevait dans le milieu hostile qui le dominait. Nous pouvons concevoir que la société, considérée dans sa globalité, change peu, ou nous donne même l’idée qu’elle ne change pas. Or, le rythme de vie de l’individu n’est pas celui de la société, il est probable que le temps n’a pas non plus la même
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valeur pour les deux. À quel moment et pourquoi l’homme prendrait-il conscience qu’il diffère de la société et trouverait-il le besoin de se mettre en marge en s’observant distinctement ? Il semblerait qu’une cassure soit à l’origine de cette prise de conscience et comme le montre la mythologie, Ouranos était l’enfant de la terre et se confondait avec elle avant de subir une castration qui devait l’en éloigner et le transformer en ciel étoilé. Qui pourrait bien assurer chez l’homme cette castration réalisée par Cronos dans le mythe ? Serait-ce le temps lui-même qui, en rapprochant l’homme de la mort, le conduit à s’observer et à vouloir changer ? La tradition parle bien du démon de midi pour expliquer certains comportements, mais ici la prise de conscience ne se situe ni forcément au zénith de la vie ni systématiquement chez les hommes et je doute qu’un démon puisse être à l’origine d’une aspiration à vivre comme les dieux ! Quoi qu'il en soit il faut du temps et ce n’est pas avec une simple décision que l’homme peut s’engager vers un but dont il ne sait pas s’il est un but lointain dans l’espace ou bien un but au plus profond de lui-même. Il faut du temps pour que l’idée elle-même mûrisse et devienne consciente, il faut du temps pour la prendre en considération et plus de temps encore pour envisager la possibilité d’agir. La déité n’est pas un objet ordinaire, et si la monstruosité peut s’observer, du moins une certaine forme d’anormalité, nous avons là deux qualités qui restent des idées plus que des faits, des images et non des manifestations objectives, au moment où nous nous interrogeons. Les mots rassemblent des myriades de détails et s’il est facile de les utiliser dans une conversation de salon, il est beaucoup plus difficile de s’en servir pour cerner un cas de conscience qui reste à définir, à situer dans le temps, à délimiter aussi, avant d’en faire des jalons de transformation. Je ne crois pas, dans ce genre d’aventure, qu’il soit possible d’avoir une vision précise d’un but à atteindre. Le besoin de partir n’est pas seulement lié au but que l’on voudrait atteindre ! Si l’homme veut se comporter comme un dieu encore faudrait-il qu’il puisse évaluer son comportement avant d’en
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changer et qu’il puisse le transformer en utilisant des méthodes appropriées. Il va de soi qu’il faudrait également savoir de quoi l’on parle en évoquant la déité. De même que l’on peut apprendre à construire une maison, il doit pouvoir être possible de devenir l’équivalent d’un dieu. Sur le papier, cela semble possible, mais nous verrons que pour diverses raisons la compréhension des deux états et leur opposition restent délicates, plus encore l’appropriation d’un savoir-être dont au moins une grande partie échappe à l’entendement ordinaire. Il faudrait se demander encore et encore d’où peut provenir ce besoin de changement. Vient-il de la société ? Vient-il du plus profond de l’individu ? Serait-il un appel surnaturel ou surconscient que l’homme perçoit distinctement un jour, sans trop comprendre pourquoi ? Si les philosophes cherchent depuis longtemps le sens de la vie, si l’homme, même sans culture, est sensible à un devenir, s’il observe les effets du temps sur sa propre façon de vivre, on peut admettre que le comment de tous les scientifiques ne suffit pas pour combler ses questionnements existentiels. La mort dont il n’ignore pas la réalité reste un obstacle, mais aussi un point d’interrogation. Entre la naissance et la mort la vie peut-elle changer de nature, peut-elle avoir un sens ou une succession de sens et qui les lui donnerait : la société, l’homme seul, les dieux s’ils existent ? Si une force mystérieuse agissait sur l’individu, à un moment de sa vie, pourquoi le ferait-elle soudainement, en admettant qu’elle existe ? Si l’homme aspire à une aide appropriée pour avoir le courage de commencer le voyage, cette aide ne pourrait-elle pas être en lui, une partie de lui ? Il est plus fréquent de voir apparaître ce genre de questionnement vers la fin de la vie, du moins au moment où l’homme mûr marque une pause et trouve un nouveau besoin : celui de faire un bilan en ce qui concerne son passé. C’est peutêtre ce bilan qui conduit à cette autre réflexion qui porte sur une façon d’être dans la vie. Il s’en suit un second bilan qui tente d’évaluer la nature des comportements et l’homme en viendrait à peser en lui-même le monstrueux et le divin comme pour s’expliquer le résultat de sa première analyse. Il n’est pas
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nécessaire de rencontrer Minos et Rhadamanthe aux Enfers pour faire un tel bilan. Nous sommes conduits à nous demander si la mort qui met un terme à tout, selon la formule homérique, n’est pas responsable d’une sorte de volte-face de l’homme brutalement réveillé d’une sorte d’hypnose générée par la société. Confiant jusqu’à l’aveuglement, l’homme ne s’est-il pas laissé bercer par le bruit de la foule, les débordements de son agitation autour de lui ? Autant dire que nous avons là un problème existentiel qui nous oblige à dépasser le quotidien, les rapports ordinaires entre les hommes, entre l’homme et l’ordre institué, entre l’homme et la connaissance qu’il peut avoir de la vie et de la mort. Parce que l’homme sait qu’il est mortel, il éprouve, un jour ou l’autre, le besoin de donner du sens à sa vie. Tous les hommes ne le cherchent pas, du moins avec la même intensité. Il est plus fréquent de voir que ce sens ne peut qu’être une amélioration de l’individu ou de la société, du moins dans son contexte culturel. Comme il y avait dans l’Antiquité, le Ciel, la Terre, l’Enfer et le Tartare, il y a toujours le Ciel, la Terre et l’Enfer avec le Purgatoire en plus, et l’après-mort s’accompagne dans l’esprit des hommes d’un jugement, moral ou religieux, disons humain. Ordinairement, l’homme n’attend pas pour se demander s’il a rempli son contrat, si contrat il y a, et c’est pourquoi il éprouve le besoin de se questionner. À ce stade des interrogations, il est clair que nous devons tenir compte du poids des religions et de leur influence sur la conduite humaine. Même si les religions ne jouent pas le même rôle sur tout un chacun, leurs dogmes sont inscrits dans les habitudes de pensée. Il est particulièrement difficile de laïciser le besoin de changement que nous voulons observer. Le seul fait de vouloir se rapprocher d’un comportement digne d’une divinité suffit à nous faire prendre en compte les religions, ou du moins leur idéologie. Les religions sont d’abord des idées et leur mise en pratique est suffisamment ancienne pour qu’elle s’impose dans l’optique d’un changement. Comment peut-on imaginer la transcendance sans elles ?
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Les précisions données par les personnes qui ont vécu des approches de mort imminente ne semblent pas correspondre à cette idée de jugement, d’évaluation. Nombre de situations similaires montreraient que l’homme à l’instant de la mort voit, comme sous la forme d’un film, tout ce qu’il a vécu sans la moindre évaluation qualitative. Cela dérange ceux pour qui le jugement divin perdrait de sa valeur, ne se justifierait plus. Un tel contre-pied remettrait en question l’idée classique de la mort, peut-être même celle de la recherche d’un sens de la vie. Toujours est-il que nous ne pouvons pas négliger de telles informations. En posant le problème du sens de la vie, sous la forme d’un voyage que l’homme consciencieux déciderait, j’ai voulu m’interroger sur le pourquoi de ce questionnement autant que sur sa nature. S’il ne s’agit pas d’une croisière estivale avec des visites guidées et des soirées culturelles, il s’agit d’un périple qui ne peut pas se dérouler sans que l’on ait préalablement posé quelques jalons, quelques repères, sans envisager une destination. Il semblerait que toute action humaine doive avoir un sens, une utilité, mais pourquoi ou pour qui ? Le plus surprenant, dans ce voyage qui semble ignorer le temps, c’est qu’il est à la fois pensé et subi. Parce que nous ne pouvons pas donner un but précis à ce voyage qui semble s’imposer à nous, d’autant plus que nous le percevons comme un besoin personnel, nous sommes inquiets, nous sommes hésitants. Nous voudrions être sûrs de pouvoir revenir en cas d’insatisfaction ! Nous n’avançons qu’un pied dans une direction inconnue et gardons l’autre dans le connu. Comme l’arapède, nous restons étroitement liés à la roche. Si l’enfant se comporte souvent comme un explorateur, l’adulte, habitué à tout mettre en équations, a perdu cette curiosité loin de laquelle les questions les plus importantes sont souvent négligées. Depuis que l’homme existe, je suis persuadé qu’il a rapidement compris que ses actes pouvaient conduire au bonheur ou au malheur. Je préfère cette opposition à celle plus intellectuelle du bien et du mal. À tout moment, l’homme doit choisir. Sa vie est un carrefour de voies possibles et s’interroger
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sur le sens de la vie c’est se préparer à faire un choix. Dans le mythe d’Œdipe, le plus important n’est pas qu’il soit amené à tuer son père et à épouser sa mère, mais qu’il soit conduit, par une force qui n’est pas le fruit de sa volonté, à choisir une voie et que ce choix fasse de lui un meurtrier. Il faut donc envisager aussi la nature du voyage qui s’impose à nous à un moment quelconque de notre vie ! J’essayerai de prendre le recul qui s’impose non pour faire un choix, mais pour comprendre en quoi ce choix est important et comment il s’impose à l’individu. En abordant ce sujet, je ne peux m’interdire de penser fortement à l’œuvre de Nietzsche et plus particulièrement à Ainsi parlait Zarathoustra. Lorsqu’il achève son magnifique poème, il écrit : « Pitié ! Pitié pour l’homme supérieur ! s’écria-t-il, et son visage devint de bronze. Et bien Cela – a eu son temps ! Ma passion et ma compassion – qu’importe d’elles ? Est-ce que je recherche le bonheur ? Je recherche mon œuvre2! » Le poème, car pour moi ce livre en est un, aborde le problème que j’évoque aujourd’hui. Dans un crescendo permanent qui le conduit à rechercher son œuvre en plein midi, ce qui apparaît clairement comme un symbole lorsqu’il s’endort après avoir dialogué avec son ombre, justement en plein midi, l’heure où il peut se délivrer de son ombre, le sage finit par comprendre ce que sont les hommes supérieurs et la pitié qu’il a pu éprouver pour eux. Il veut son œuvre et nous sentons bien qu’elle reste à construire. Le livre de Nietzsche peut être lu comme une légende et elle nous parle, à sa façon, de ce voyage entre la monstruosité et la déité qu’il faut observer en tenant compte des surhommes. Ne sommes-nous pas des surhommes que Nietzsche traite de pantins ? Ne nous donne-t-il pas une première réponse à notre questionnement lorsqu’il dit simplement à ceux qui se pressent autour de lui : 2
NIETZSCHE F. Ainsi parlait Zarathoustra. Traduit par Henri Albert. Paris, Mercure de France, 1946, p.380.
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« O hommes supérieurs, c’est après vous qu’elle languit, la joie, l’effrénée, la bienheureuse, - elle languit, après votre douleur, vous qui êtes manqués ! » (p.376) Ce qui me conduit à m’interroger c’est cette prise de conscience, à un moment qui ne dépend pas d’un raisonnement particulier, ou sur ce besoin de confrontation entre deux états en apparence opposés, c’est plus encore leur origine. L’homme pourrait bien porter en lui cette opposition et le besoin de faire un choix, depuis qu’il existe, ne serait pas le fruit de son mental qui envisagerait un possible voyage, mais celui de sa nature profonde autrement dit la matière qui se manifeste dans une forme. Ce serait la matière elle-même, et non sa raison qui chercherait à fuir la monstruosité qui serait en lui pour atteindre la déité qui serait également en lui si nous admettons que les dieux n’existent pas en dehors de l’idée que s’en font les hommes. La matière porterait en elle un besoin d’amélioration qui pourrait assurer sa survie dans un monde où survivre ne peut se vivre sans combattre. Ou bien nous considérons que les hommes pensent tout, particulièrement cette recherche de déité, ou bien nous admettons que les hommes pensent parce que la matière qu’ils manifestent à leur façon, en tant qu’espèce, leur en donne la possibilité et qu’elle porte en elle ce type d’interrogation. Si la matière portait en elle ces deux qualités comportementales, ne pourrions-nous pas dire que ce serait essentiellement pour s’adapter au milieu dans lequel elle s’efforce de survivre ? Parce que nous voulons être responsables de tout, ne sommes-nous pas enclins à vouloir donner du sens à la vie alors que ce problème nous précéderait, serait tout simplement celui de la matière telle qu’elle se manifeste à travers nos formes apparemment différentes ? L’homme peut-il véritablement changer des comportements jugés monstrueux par des comportements vertueux ou divins ? Tout changement voulu peut-il dépasser le paraître et se répercuter sur le plan de l’être ? Il me paraît impossible de faire l’impasse sur une telle question.
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ÊTRE ET PENSER
L’opposition peut surprendre et pourtant ! Nous passons notre temps à penser en oubliant que nous existons, en oubliant d’être tout simplement. Nous ne nous demandons pas si l’idée d’exister équivaut au fait d’exister, si l’idée n’a pas pris la place de l’expérience, si nous ne sommes pas devenus ce que nous idéalisons en négligeant ce que nous sommes ! À force de penser à la vie, à notre vie, nous n’en avons plus qu’une image faite de mots et nous ne nous donnons plus le temps d’explorer notre vécu à tel point que nous sommes très surpris lorsqu’il se rappelle à nous. Le plus souvent, c’est la maladie qui nous ramène dans l’enclos de notre identité, j’aimerais reprendre l’image d’Homère, lorsqu’il parle de l’enclos de nos dents, pour mettre en scène un dedans et un dehors, un moi profond et les autres. Avant de s’interroger sur ce qui m’apparaît comme essentiel dans le sens de la vie, il faut tenir compte de l’impérialisme des mots qui forment comme un écran entre l’homme en soi, l’homme matière vivante et l’idée, celle qu’il s’est forgée peu à peu au fil du temps, de lui-même ou de la vie. Le problème n’est pas de remettre en cause cet impérialisme, il a son utilité, mais d’en être conscient et de ne pas confondre le rêve et la réalité, le soi devenu muet à force de se soumettre et le nous, plus discret et plus conforme, qui découle du relationnel. La vie ne consiste pas uniquement à penser. Avant de penser à quoi que ce soit, nous surnageons sur le fleuve du temps sans jamais être certains du moment, ou bien du lieu où nous trouverons l’obstacle qui arrêtera notre navigation. Nous voguons sur un océan tumultueux sans véritable destination et lorsque le voyage s’arrête, à l’instant où
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il s’arrête, nous sommes surpris et contraints d’abandonner tous nos projets, de ne plus pouvoir nous diriger vers un monde que nous avons idéalisé et que nous n’avons jamais connu en vérité. Notre vie n’est surtout pas un long fleuve tranquille et ressemble davantage à une barque qui prend l’eau et cherche en permanence un port pour réparer ses avaries. Tous les navires ne dérivent pas sous l’effet du vent et de la tempête, mais nombreux sont ceux qui perdent le contrôle de leur gouvernail. Cette image, assez traditionnelle, fait de l’homme un capitaine de navire. C’est lui qui tient le gouvernail et guide son bateau vers le pays qu’il veut atteindre. Il lutte contre la mer, contre le vent, son cerveau, plus que ses mains, tient la barre. Il faudrait aussi tenir compte de l’allégorie du docteur Paul Carton, médecin naturiste, pour voir que la barre peut être tenue par la mort ! C’est bien souvent, en effet, à l’approche de la mort que nous prenons conscience de la différence entre penser la vie et vivre sa vie. De là notre surprise et nos efforts pour repousser l’échéance qui s’imposera quoi que l’on fasse ou que l’on pense. On s’aperçoit alors que l’on a surtout navigué entre le passé et le futur, cherché à tirer des conclusions ou échafaudé des hypothèses, rarement vécu des instants se suffisant à euxmêmes. Sans en prendre conscience, ou si peu souvent, ou si tardivement, nous passons notre vie à penser à la vie, à imaginer ce qu’elle pourrait être et ne sera jamais, parce que, justement, nous ne cessons jamais de penser. La vie est un vaste projet pour nombre d’entre nous et j’ose dire que l’insatisfaction la domine. L’homme, ayant oublié d’être acteur de sa vie, croit que le seul fait de l’imaginer, de la coder, remplace sa réalisation concrète. L’idée qu’il se fait de l’existence se dresse devant lui comme un mur invisible qui lui interdit toute progression vers ce qu’il pourrait connaître s’il cessait de penser. Cette domination de l’esprit sur la matière n’est pas arrivée d’un seul coup et, si l’on fait référence à la mythologie, il semblerait préférable de prendre en compte des myriades d’années plutôt que des siècles ou des millénaires qui sont de la petite monnaie pour le temps.
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Je crois que nous ne nous sommes pas vraiment demandé si nous pourrions vivre sans le temps, ou vivre autrement, pourquoi pas mieux ! Le développement de l’idée, de l’intelligence conceptuelle, de la raison sont pour l’homme adulte les causes essentielles de l’oubli, de plus en plus grand, de la spontanéité qui est la particularité de l’enfance, spontanéité qui disparaît de plus en plus tôt. L’enfant se contente d’être parce qu’il ne sait pas encore qu’il peut paraître, du moins à grande échelle. En réalité, il sait déjà ce qu’il doit faire pour attirer l’attention des adultes ! Alain a merveilleusement parlé de l’enfant roi, mais sans véritable effet sur les parents modernes, Suédois en tête. L’adulte, par contre, ne sait plus être parce qu’il ne pense qu’à paraître ce qu’il projette d’être, autrement dit ce qu’il n’est pas et ne sera probablement jamais, sauf peut-être au moment de la mort. Loin de moi la volonté de nier l’utilité de l’intelligence, l’importance du savoir, la nécessité de la raison dans un monde qui la considère comme la base de tous les rapports humains ou des rapports entre l’homme et la matière. L’homme ne saurait se comporter comme un homme s’il ne raisonnait pas, mais, ce faisant, il oublie qu’il était un homme avant même de pouvoir parler. Il résonne plus qu’il ne raisonne ! La vie ne découle pas de la pensée, mais, inversement, c’est parce que l’homme vit qu’il pense et peut imaginer ce qu’il ne fait pas. « Je pense donc je suis » est une formule fausse qui semble indiquer que l’existence dépend de l’art de penser alors que la pensée n’existerait pas si l’homme n’était pas préalablement un être capable d’un minimum d’autonomie dans un milieu auquel il doit encore s’adapter. Il ne faut pas négliger la mémorisation des actes, car sans eux il est probable que notre pensée serait en grande difficulté. Si la pensée semble le propre de l’homme, c’est à cause du langage, quelle que soit sa nature, et notre langage ne peut induire le fait que les hommes sont les seuls êtres capables de penser. Notre langage possède des caractéristiques qui n’impliquent pas que l’homme pense plus ou mieux que d’autres espèces. Je sais que nous pouvons penser sans parler et que la pensée est en relation
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étroite avec les mots qui sont la base de notre langage, mais notre erreur consiste souvent à penser que sans les mots nous ne penserions pas ! Ne confondons pas : penser et inventer des mots. Avant que des mots ne permettent de faire des phrases, et surtout d’échanger des idées, l’homme a certainement pensé sans le dire, au plus profond de lui-même. L’homme n’a jamais été un pur moteur et nous pouvons ajouter qu’il en fut de même pour toutes les espèces vivantes. Des films scientifiques, très évocateurs, montrent que les premières ébauches de vie n’ont pas manqué de s’agresser et l’agression doit être considérée comme une forme de pensée. Il ne s’agit pas d’un réflexe, mais d’un acte voulu qui a sa fin en soi, qui est chargé de sens. Il évoque une stratégie ! Il me semble donc préférable de dire « Parce que je suis, je pense ». Il faut dépasser les limites d’une pensée qui se limiterait à tricoter un vêtement de mots. Il ne faudrait pas oublier qu’avant d’utiliser des mots, l’homme a utilisé des signes, des images, et probablement des sons. Il serait presque possible de dire qu’il a mis la vie en musique avant de la traduire en chanson. La difficulté d’échapper à l’impérialisme de la pensée provient de notre difficulté à concevoir la vie et cette difficulté est comme dominée par notre refus de la mort. Parce que nous n’arrivons pas à penser la mort, autrement que sous la forme d’un refus ou d’une angoisse, nous ne pouvons pas réfléchir sur la vie, je dirai même réfléchir objectivement. Il n’est pas possible de parler correctement de l’existence parce que nous ne sommes pas en mesure d’approfondir le mystère de la mort. Il faut, à tout moment, se rappeler que toutes nos explications ne sont que des formulations sur le comment de la vie, de nos actes ou de nos pensées, donc une partie seulement de la vie, et qu’il n’est possible d’isoler le pourquoi du comment que par le biais d’un artifice, d’une démarche scientifique si l’on veut. Concrètement, tout est lié. C’est notre cerveau qui élève des barrières ou dresse des cloisons et nous finissons par penser que la réalité correspond à une reconstruction.
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Nos briques de vie ne redonneront jamais la vie, même en les joignant le mieux possible. Nous dresserons peut-être un mur, mais il sera sans âme. Lorsque nous brandissons l’objectivité pour mieux nous enhardir devant l’impétuosité du temps, nous oublions que cette objectivité est une invention des hommes, une création de notre pensée. L’objectivité que nous opposons à la subjectivité n’est en réalité qu’un masque que nous appliquons sur notre peau pour en cacher les rides. Les rides, que le temps accentue inexorablement, sont les collines et les vallons d’une TerreMère dont nous refusons l’existence en tant qu’origine. Si Dieu a créé le monde et ses habitants, nous ne cessons pas de lui refuser pareille création, nous nous efforçons de prendre sa place et en raisonnant nous le renvoyons au vestiaire. Il n’est même plus l’arbitre de la rencontre entre la matière et l’esprit. L’objectivité, que nous qualifions de scientifique, comme si c’était nécessaire, n’est que le contraire de toutes nos croyances et c’est pourquoi je ne cesse de dire que l’homme qui sait objectivement s’oppose à l’homme qui croit en ajoutant que, pour la majorité d’entre-nous, nous nous comportons comme des croyants chaque fois que nous n’apportons pas nous-mêmes la preuve de ce que nous exprimons. La mythologie présente cette relation complexe en faisant référence à la peau : la peau du lion de Némée pour Héraclès ou la peau d’Amalthée pour Zeus et Athéna. Héraclès n’a que faire de la chair du lion, il fait de sa peau une cuirasse ! N’agissons-nous pas de la sorte bien souvent ? Lorsque nous parlons de l’océan, sommes-nous conscients de ses vagues ou même de leur écume, des profondeurs abyssales qui cachent encore d’autres formes de vie ? Dans sa globalité le mot néglige ce qu’il représente ! Il faut marquer une pause, perdre du temps pour retrouver tout ce qu’il contient. Serions-nous pressés ? L’homme est un croyant qui se veut savant et qui affirme comme vrai tout ce qu’il croit, en refusant de croire ! Un aveugle perçoit mieux son chemin que ce type d’homme. Si les hommes entre eux ne sont plus en mesure de trouver un sens
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commun à la vie, c’est bien parce que la Tour de Babel n’a fait que grandir et que la parole a pris le dessus sur l’écoute au point que nous cultivons de plus en plus ce que nous appelons un langage de sourds, ce qui n’est surtout pas le langage des signes. Le paraître est dans les mots qui accompagnent toutes nos croyances habituellement confondues avec une parcelle de vérité. En fait, l’homme a peur ! Il a peur d’être pris à son propre piège, c’est-à-dire d’avouer qu’il ne sait pas et c’est pourquoi il s’efforce de faire illusion en disant qu’il sait, tout en cachant qu’il ne sait pas. Il se refuse lui-même de peur d’être trop différent le celui que les autres voudraient qu’il soit ou de celui qu’il croit que les autres veulent voir en lui ! Je reviendrai plus longuement sur nos croyances et sur l’existence de Dieu, mais, déjà, nous pouvons nous demander si l’esprit et la matière peuvent établir un dialogue entre eux, si Dieu et les sciences peuvent échanger quoi que ce soit. Il me semble difficile de prouver l’existence de Dieu, car si Dieu devait dépendre d’une preuve il ne serait pas Dieu ! Je voudrais utiliser ma propre vie pour essayer d’illustrer cette opposition entre l’être et le paraître. Il me semble que ce que j’ai vécu peut éclairer à sa façon ces deux mots qui résument les deux principales caractéristiques de la vie. Je n’établirai pas de distinction entre ma vie privée et mon métier parce qu’ils forment un tout qui manifeste l’être que je suis. J’associerai mon vécu et ma réflexion sans les isoler en laissant ainsi percevoir comment mon esprit fonctionne. J’ai appris avec mon père à monter un mur avec des briques ou des parpaings, à le crépir et je peux dire que cela ne s’est pas fait en un jour. Si vous n’avez pas le coup de main, coup droit et revers, si vous ne savez pas faire le bon mélange, celui qui peut coller sur la pierre ou la brique, si vous n’acceptez pas d’apprendre, vous pouvez parler de l’art de monter un mur, mais ce mur n’existera jamais si ce n’est dans votre imagination. J’ai connu un maçon qui enseignait dans un lycée professionnel et qui n’avait jamais construit une maison
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de sa vie ! Comment peut-on enseigner sans un minimum d’expérience ? Une autre image instructive. Il y a plusieurs vingtaines d’années, mes étudiants devaient montrer des gestes techniques devant un jury pour passer leurs examens. La préparation de cette épreuve demandait un effort d’attention qui n’est pas soupçonnable. Pour bien montrer il faut bien faire et il n’est pas possible de mimer un geste qui n’a pas été préalablement vécu et compris. Prenons un détail. Dans le lancer du disque, on parle par exemple de l’avancée du bassin, d’une anticipation du bassin par rapport au bras lanceur. S’il est possible d’analyser les couples de forces, de démontrer mécaniquement la nécessité d’un tel détail dans l’acte global, il est pratiquement impossible de le mimer correctement sans l’avoir longuement expérimenté sur le terrain. Que dire d’un trajet moteur en natation lorsque l’on ne sait pas nager ? Mimer un geste juste demande une longue expérimentation préalable et lorsque les mimes nous entraînent dans leurs spectacles sans paroles, c’est bien parce qu’ils ont méticuleusement observé et vécu ce qu’ils nous font voir. Je suis musicien et je peux parler de Vivaldi comme un critique musical, mais je peux aussi parler du concerto intitulé Le Chardonneret et souligner des difficultés d’interprétation, là où je les ai rencontrées avant de le jouer en public. Pour moi, l’art est certainement l’acte humain qui montre le mieux ce qu’est l’être parce que le paraître ne peut interpréter une œuvre, qui plus est un chef-d’œuvre. Je pourrais écrire un livre sur cette simple impossibilité à faire semblant devant celui qui sait. Il suffit de lire un journal quelconque, un article de presse pour s’apercevoir que, par omission ou par abus d’orientation, la vérité offerte au lecteur n’est qu’une vérité partielle lorsqu’elle n’est pas un mensonge délibéré. Par boutade, mon oncle qui dirigeait le Midi Libre à Montpellier, il y a bien longtemps, qualifiait son journal de menteur. Nous vivons dans le mensonge parce que nous préférons croire plutôt que de chercher à contrôler ce qui est dit. Nous ne prenons plus
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le temps de lire, nous survolons et sautons de titre en titre avec la hargne d’un futur combattant prêt à en découdre sur tout ce qui semble faire la vie, car de la sienne il n’en est pas question. Qui prend le temps de croiser les informations qu’il reçoit avant de se forger sa propre opinion ? Qui prend le temps d’écouter tous les sons de cloche ? Je voudrais rappeler que l’acte précède la pensée, mais que plus l’acte est complexe, plus l’art de penser le devient et peine à s’exprimer clairement. À l’extrême, l’art est une pensée qui s’exprime totalement dans l’acte. Je crois même que l’artiste ne pensera jamais aussi bien que son œuvre. Comment qualifier tous les discours savants qui accompagnent les œuvres d’art ? Chacun propose sa chanson, mais il n’y a qu’une chanson et elle est tout entière dans l’œuvre. Alors ? Dites tout ce que vous voudrez sur l’ouverture de Lohengrin de Richard Wagner, mais laissez-moi l’écouter loin de tout discours parasite. Laissez-moi regarder une sculpture de Rodin ou bien encore le sommet de la Meije. S’il est difficile d’isoler l’être et le paraître tout au long de notre vie, il est peut-être plus difficile encore de définir la vie. En disant que la vie est un chemin sur lequel nous marchons plus ou moins bien, plus ou moins vite, un chemin qui, pour chacun d’entre-nous, est borné à ses deux extrémités par la naissance et par la mort, je voudrais garder à la vie sa dimension matérielle le plus longtemps possible. Pour parler de la monstruosité et de la déité, on ne peut pas se situer seulement au niveau des mots. Les mots ne font-ils pas que formuler des réalités qui appartiennent moins à l’existence en soi qu’à l’idée que nous nous en faisons ? Je reviendrais plus longuement sur chacun de ces caractères de la vie, mais je crois bien qu’il n’est pas nécessaire de faire un inventaire pour dire que l’homme se comporte très souvent comme un monstre, certainement plus souvent qu’il n’agit comme un dieu. Il fallait bien que l’homme soit son propre prédateur et c’est pourquoi, probablement, il ne cesse de se comporter monstrueusement !
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Il est vrai que la monstruosité demande à être étudiée par rapport à la normalité. N’allons pas chercher des excuses dans la tératologie qui n’est pas une science si âgée que cela. Laissons de côté les monstres de foire qui justifient l’origine latine du mot. Si être un monstre c’est ne pas être un individu normal, alors aucun d’entre nous ne peut se dire entièrement normal ou, ce qui est pire, personne ne peut prétendre fixer à jamais la norme qui s’opposerait à la monstruosité. Si l’on dit vrai en montrant que même les jumeaux homozygotes changent en vieillissant, nous pouvons dire qu’il n’y a pas sur terre deux individus entièrement semblables et qu’il y aura toujours un monstre sur les deux. Il est même probable qu’il y aura deux monstres puisque chacun verra la monstruosité dans l’autre. Faudrait-il imaginer que l’homme est un monstre dans ses actes et seulement un dieu en puissance dans sa pensée ? Dans ce cas, nous retrouverions la dualité de la vie, la vieille opposition entre la matière et l’esprit. Il faudrait croire alors que seul le corps est doué de monstruosité alors que la pensée est pleine d’aspiration au divin. Restons sérieux ! L’actualité elle-même nous incline à refuser cela. Notre pensée n’est-elle pas en première ligne pour combattre tout ce qui ne lui convient pas en détruisant tous les obstacles qu’elle rencontre ou en dressant les siens pour perdurer ? Il semble certain que la nature même de ce que nous appelons divin est entièrement dépendante de l’art de penser. À vrai dire, la notion de monstruosité l’est aussi de façon corollaire ! Nous pourrions, en faisant référence à la mythologie grecque, dire que les monstres sont les enfants de Gaia, la Terre, alors que Zeus représente la déité en gouvernant l’Olympe et, à travers elle, l’idée qui devient le contraire de l’acte. Il s’agirait là d’un simple résumé de la Théogonie d’Hésiode3.
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HÉSIODE poche, 1993.
Théogonie. La naissance des dieux. Paris, Rivages
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Est-il possible d’expliquer le fait d’exister en utilisant l’art de penser, d’utiliser le langage et donc des mots ? La difficulté ne provient-elle pas d’un mauvais usage des mots ou d’un mauvais ancrage des mots dans la matière ? À force de dire que l’homme est intelligent, nous avons oublié que cette intelligence nous servait à utiliser la matière au mieux de nos intérêts, disons d’une forme de vie. Nous avons surtout oublié que cette matière nous informait préalablement et que sans elle il serait difficile de penser. Nous vivons de plus en plus en pensant, ce qui n’engendre pas souvent le bonheur. Il est probable que, l’âge aidant, l’homme puisse éprouver le besoin de revenir à une vie moins pensée, plus concrète, j’aimerais dire plus intériorisée, moins dépendante des autres ou des idées reçues, de revenir à des sensations. Pourquoi le ferait-il ? La mort qui s’approche de lui, lui ferait-elle entendre raison ? Avouons que ce serait un comble, mais il faudrait se pencher sur cette possibilité. Nous avons tant de fois refoulé nos sensations sous prétexte qu’elles pouvaient nous tromper ! Les psychologues ont essayé d’expliquer comment nous pouvions être plongés dans l’erreur à partir de mauvaises sensations, mais nous avons tant détruit nos organes des sens que nous ne pouvons plus nous en servir naturellement. Dans bien des cas, il faudrait envisager une rééducation ! Pourquoi nos ancêtres, qui naissaient et vivaient dans des grottes, pouvaient voir la nuit comme en plein jour ? En donnant à nos yeux une responsabilité de plus en plus grande, nous avons perdu la possibilité de connaître le monde autrement qu’à partir d’images. Comment expliquer qu’un homme devenu manchot par accident puisse jouer aux cartes et les distribuer avec ses pieds et avoir encore la sensation d’avoir des bras ? Les exemples sont nombreux pour montrer que notre façon d’être ne saurait s’enfermer dans un usage normalisé de notre personne. Ne jugeons pas de l’homme sain à partir du malade ! C’est pourtant ce que nous faisons à longueur de journée. Parce que nous avons accepté que les médecins définissent l’homme sain, nous en avons déduit que l’absence de maladie était un idéal. L’athlète est devenu une exception alors qu’il était autrefois l’homme normal, celui qui servait de
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référence aussi bien dans les arts que dans la vie courante et dans l’éducation de la jeunesse. Prenez les premiers livres de psychologie, ils ne partent pas de l’homme ordinaire, mais de l’homme malade. C’est son examen clinique qui sert de base à l’analyse de l’homme en général. Lisez les livres de Théodule Ribot sur l’attention volontaire ! Nous avons donné à l’analyse médicale, aujourd’hui aux neurosciences, trop de pouvoir pour nous dire ce que devrait être la norme. En réalité, cette norme évolue constamment depuis que l’homme a découvert le feu et ses rapports dans l’art de survivre, ou de dominer son prochain. Depuis plus d’un siècle, nous avons pris conscience que l’homme était un capital pour une société, un groupe, et nous l’avons même chiffré en monnaie locale. Il suffirait de reprendre des discours de médecins au moment où l’on commençait à penser que le soleil était un remède contre la tuberculose. La musique ne consiste pas à jouer plus ou moins bien d’un instrument. Au-delà de la technique instrumentale, de la capacité à lire une partition, ou à l’écrire, du rythme qu’un orchestre apprend à respecter en suivant d’un œil le chef d’orchestre, il y a les nuances. Ce sont ces nuances qui sont à l’origine des sensations chez l’auditeur, autant que chez le musicien. On nous parle beaucoup des appareils pour lutter contre les effets de la surdité, mais ne sommes-nous pas responsables d’une certaine surdité ? Si nos semblables apprenaient à respecter leur système auditif, à l’éduquer aussi, peut-être existerait-il moins de sourds et plus de mélomanes. Il suffit d’ouvrir un poste de radio pour s’apercevoir que nous sommes encouragés à consommer du bruit en attendant d’aller trouver un prothésiste. Je comprends que dans un monde troublé, il soit utile de meubler tous les vides qui donnent naissance à l’angoisse. Comme il est impossible de connaître tous ces vides, j’ai bien peur qu’une angoisse existentielle se développe au sein des vides insoupçonnés sans oublier les espaces qui séparent les vides, étant donné qu’il ne s’agit pas ici de parler du vide, mais du contraire du plein. L’homme a peur du vide parce qu’il représente l’inconnu et qu’il ne peut le circonscrire alors que le
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vide est plein de cet inconnu qui échappe à l’ordre décidé par l’homme. C’est probablement parce qu’il ne sait plus aimer que l’homme est angoissé. C’est parce qu’il ne sait plus regarder les autres, le monde avec son cœur qu’il éprouve la peur que seul son esprit peut distiller. La vie se décline sur deux plans qui semblent s’opposer, du moins qui ne sont pas forcément ni systématiquement associés : celui du rapport aux autres et celui du rapport à soi-même. Cette séparation est peut-être artificielle, elle n’en est pas moins une façon pratique de distinguer le vécu du relationnel. Jean Lerède reprendrait cette dualité en parlant d’un double plan de conscience, ce que le célèbre Pavlov traduisait en parlant du cerveau de savant et du cerveau d’artiste. Notre cerveau n’est pas coupé en deux, il est seulement organisé sur deux registres, celui de l’intuition et celui de la raison. Les deux hémisphères sont reliés par une passerelle qui n’est pas infranchissable. Si la raison nous met en rapport avec le relationnel, l’intuition nous met en rapport avec nous-mêmes. Nous passons spontanément d’un registre à l’autre, mais notre volonté de puissance nous incline à rechercher la meilleure utilisation de l’ensemble au point que nous avons pris l’habitude de lutter contre tout ce qui pourrait diminuer l’impérialisme de la raison. C’est ce que l’on fait en sport en apprenant à se relaxer par exemple ou à faire de la méditation qui est alors sortie de sa propre nature. J’ai passé une grande partie de ma vie à développer le rapport aux autres. Je l’ai suffisamment expérimenté pour comprendre qu’il tient une place importante dans notre quotidien et notre choix de vie. Lorsque je fais appel à ma mémoire, je constate que cela a commencé avec l’enfance et n’a cessé de prendre de l’importance en vieillissant. Oh, je ne tiens pas à faire ici des procès à tous ceux qui m’ont guidé vers leurs choix personnels ou qui m’ont orienté en pensant à mon bonheur futur. Les premiers à m’orienter selon leur sagesse et non la mienne furent mes parents. Je ne suis pas le seul. Je ne peux pas leur en vouloir, ils ont fait ce qu’ils pouvaient faire de
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mieux. Mais j’aimerais souligner qu’ils ont agi de façon traditionnelle en poursuivant un raisonnement qui était celui de tout le monde, qui avait du sens pour eux-mêmes bien plus que pour moi qui n’avait probablement pas encore compris que la vie peut avoir un sens. Je suis devenu enseignant et j’ai connu tous les niveaux d’enseignement. J’ai été professeur d’École Normale et circulé dans les écoles primaires, j’ai enseigné l’éducation physique dans les collèges et les lycées, j’ai préparé de futurs professeurs dans des écoles régionales de cadre et à l’Université, j’ai donc reproduit à mon tour ce que mes parents avaient fait pour moi. J’ai appris à respecter des normes et j’ai enseigné le respect de ces normes. Entraîneur d’athlétisme je les ai enseignées au moment où on les appelait des progressions ! Je me souviens que j’ai connu des regrets quant à l’orientation que prenait ma vie, mais je n’ai pas appris à temps qu’il était possible de donner son avis en matière de choix. J’ai suivi, comme d’autres le font en grand nombre, je n’ai pas su dire « je » lorsqu’il aurait fallu le faire. Il me semble que tout s’est inversé depuis et que la jeunesse a tendance à dire « je » un peu trop facilement ! Tout le monde n’est pas Edi Menuhin pour refuser, alors enfant, un instrument qui n’avait que le nom et n’était qu’un simulacre de violon. Un jour, au sein de l’enseignement, on s’est mis à parler de projet éducatif, je me suis vite aperçu que le projet était accompagné d’une évaluation ce qui annulait tout ce qu’il pouvait avoir de réellement personnel. En faisant partie d’un Conseil National d’Évaluation, j’ai, là encore, participé à un effort de normalisation et donc servi le relationnel à un niveau plus politique que professionnel ! Chaque fois, j’ai laissé le vécu aux vestiaires de la société, là où l’individu se change pour pratiquer l’acte codifié, encadré, noté, justifié, vulgarisé. C’est en préparant et en soutenant une thèse d’État que j’ai commencé à percevoir la difficulté de dire « je », de parler de soi. Dans un contexte historique, j’étudiais les rapports de l’homme et de la force. Cela ne posait pas de problèmes à la fin du XVIIIe siècle ou tout au long du XIXe siècle. Les difficultés commençaient avec le XXe siècle et surtout la seconde moitié,
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celle où je pouvais apporter un peu plus de moi-même. Pour être plus précis, je dois dire que j’avais structuré mon travail en trois grands chapitres : Être fort, Être sain et Être soi. L’ensemble de ma recherche portait sur les techniques de gymnastique qui permettaient à l’homme de cultiver la force, qu’elle soit purement physique, organique ou psychologique. Parler des muscles ou des organes profonds était permis, parler du cerveau l’était moins. J’avais pourtant dans mon jury le docteur Paul Chauchard ! Rien n’a été dit sur ce troisième chapitre, qui parlait de yoga, de méditation, et de relaxation. C’est pourtant là que je m’étais investi en suivant une formation de professeur de yoga, en m’initiant aux principales techniques de relaxation et en apprenant la méditation zen avec le docteur Schnetzler à Grenoble. Tout cela n’était pas très universitaire, très formel ! Il m’est arrivé alors de douter de la qualité de mon métier ! Sur le papier, j’étais enseignant-chercheur, autrement dit j’enseignais et je cherchais à promouvoir des idées neuves en les étayant par des actes vérifiables. J’ai ressenti de plus en plus une sorte de discrédit pour ne pas dire d’interdit qui s’estompait un peu lorsque j’abordais la dimension esthétique des activités physiques et sportives. Il serait possible de croire que seule la nature énergétique de l’activité pouvait être abordée, mais je me suis rapidement aperçu que tout dépendait de la façon dont l’énergie était envisagée. À la manière occidentale, pas de problèmes, à la manière extrême-orientale je rencontrais chez mes collègues le poids d’une culture qui se croit chargée d’interdire toute intrusion dans sa façon de penser. Il m’arrive souvent d’opposer deux façons de tirer à l’arc, celle de nos champions qui briguent des médailles internationales et celle d’un moine zen. Il suffirait de lire le petit livre édifiant du philosophe allemand Eugen Herrigel Le zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc4 pour voir immédiatement la différence ou mieux encore l’abîme qui sépare deux cultures qui refusent trop souvent le dialogue.
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HERRIGEL E. Le zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc. Paris, Dervy-Livres, 1970.
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J’en suis arrivé à penser que toute forme de recherche n’était pas permise dans le sérail, qu’il valait mieux suivre les grandes rivières que de s’aventurer dans de petits cours d’eau. Le plus grave c’est que nos cours d’eau sont des océans pour d’autres ! J’ai souvent médité, au sens cartésien du terme, sur les propos de Claude Bernard dans son Introduction à la médecine expérimentale. Je comprends que les idées préconçues puissent avoir une grande place dans la recherche, mais je pense, aujourd’hui, qu’il y a là un piège au niveau du langage et qu’il faut ajouter officielles à préconçues. Et pourtant elle tourne ! Rien n’a changé depuis Galilée ! J’ai été sportif, je suis devenu entraîneur d’athlétisme autrement dit j’ai développé l’efficience motrice et psychomotrice des jeunes athlètes qui me faisaient confiance. Je ne me suis jamais préoccupé de savoir pourquoi ils venaient faire du sport, pourquoi ils avaient choisi telle activité plutôt que telle autre, je m’efforçais de les faire progresser, il me semblait que je leur apportais ce qu’ils me demandaient sans rien dire. Peut-être aurai-je pu comprendre que leur plaisir, leur joie, leur bonheur résidaient dans le fait de devenir meilleur ? Ou bien se retrouvaient-ils eux-mêmes dans la victoire éphémère, mais oh combien attirante, motivante ? Ce que je peux ajouter c’est que je n’ai jamais cherché personnellement la victoire à tout prix. J’ai participé à des championnats de France en natation, à des compétitions internationales au Cercle des Nageurs de Marseille, à des traversées d’été et d’hiver, j’ai toujours ressenti l’envie de bien faire avec cette pointe d’inquiétude qui parfois vous handicape. Je n’ai jamais confondu le plaisir de nager, d’être dans l’eau et le plaisir de gagner. Je le dois probablement à mon enfance. Habitant la Corniche à Marseille, j’ai vite appris à nager, plus souvent sous l’eau qu’en surface, à aimer la mer plus que la victoire. Je respectais jadis les conseils d’un homme merveilleux qui nous considérait comme ses enfants, d’ailleurs nous l’appelions « tonton ». Je ne pouvais pas imaginer que ses conseils
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pouvaient être discutés, ils n’étaient pas que techniques, ils étaient d’abord humains, c’est-à-dire portés par l’affectivité plus que par l’enjeu de la compétition. Cela ne l’empêchait pas d’être un représentant de la norme et de l’imposer sous prétexte qu’il n’y avait pas mieux. Il est d’ailleurs devenu entraîneur national ! Lorsque je suis rentré au Centre Régional d’éducation physique et sportive de Voiron, j’ignorais totalement ce qu’était mon futur métier. Certes, j’avais apprécié mes professeurs du secondaire, mais je ne connaissais pratiquement rien dans l’art d’enseigner. J’ai donc été un étudiant comme tant d’autres pendant trois ans. La quatrième année, j’ai choisi de préparer le concours en devenant professeur délégué, autrement dit en prenant en charge, comme un vrai professeur, des élèves de tous les âges. C’est cette année-là que j’ai compris ce qu’était un professeur, que j’ai aimé le travail que j’allais faire toute une vie avec de multiples nuances qu’il serait trop long de rappeler ici. C’est probablement la première fois que j’ai pensé "je", car il n’y avait rien à dire : j’avais l’impression de faire ce que j’avais décidé de faire. Je n’avais pas dit non moi-même en arrêtant la musique, je disais oui en prenant le chemin de mon premier poste. J’en acceptais toutes les contraintes, toutes les difficultés, parce que j’y trouvais aussi une sorte de bonheur que personne ne pouvait me ravir. Dans l’alternance de jours fastes et de jours néfastes, je n’ai jamais cessé d’aimer ce que je faisais et je peux ajouter que le faire l’emportait largement sur la représentation que je pouvais en avoir. Il me semble que notre monde actuel est surtout marqué par un travail qui se vit sans plaisir, sans désir, sans amour. L’homme aime de moins en moins ce qu’il fait. L’argent qu’il reçoit en échange permet de vivre autre chose. Les sociologues nous ont appris que les loisirs étaient importants, ils ont oublié de nous faire comprendre que ce plaisir nouveau allait détruire l’amour du travail bien fait. Nous sommes loin de la vie des artisans du Moyen Âge qui devaient terminer leur travail à la vue de tous sous peine de perdre la vie !
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Je voudrai juste donner une image toute simple qui me semble parler d’elle-même. Lorsque j’étais à Voiron, j’ai fait construire une maison. Pour amener une eau de source j’avais une canalisation de quatre-vingts mètres à faire, suffisamment profonde pour que l’eau ne gèle pas l’hiver. J’ai constaté que je creusais la tranchée sans même penser à ce que je faisais, le mieux possible, et que j’étais entièrement absorbé par cet acte simple, mais respectueux de quelques impératifs. Chaque geste avait son importance, leur économie aussi, l’ensemble avait un sens. Je n’étais pas distinct de l’acte, j’étais l’acte autant que ma pelle ou ma pioche, autant que la terre qui s’accumulait sur le bord de la tranchée, autant que le vide qui grandissait derrière moi. Parfois, je me demande si cette façon de vivre mes actes n’est pas une constante. Aujourd’hui encore, pour tout ce que je fais, je suis dans l’acte ! Ne peut-on pas dire que le je, que j’oppose aux autres préalablement, n’est qu’une absence d’échange, de collaboration, de partage ? Mais le « je » correspond-il simplement au besoin d’exprimer une différence ? Ce « je » qui veut exister ne serait-il pas plutôt l’être qui n’a jamais appris à se connaître et qui, de temps en temps, demande timidement la parole ? En distinguant le vécu et le relationnel, je sens que je dois tenir compte d’une autre expérience que celle de ma scolarité. Mon père était premier prix de chant du conservatoire de Montpellier, ma mère adorait la musique et surtout le violon. Elle avait pour voisin le père du futur violoncelliste qui devait faire naître le quatuor Pasquier et qui jouait du violon dans l’arrière-boutique de ses parents. Ils s’amusaient ensemble, et je comprends aujourd’hui que l’amour que ma mère avait pour son fils ait été associé à l’envie de jouer d’un instrument. En arrivant à Marseille, j’ai finalement appris la flûte traversière avec un professeur merveilleux, lui aussi, Joseph Rampal. J’ai obtenu mon premier prix au conservatoire de Marseille, mais le plus important à mes yeux, aujourd’hui, est que j’ai appris à construire une mélodie, à vivre un concerto, à émouvoir un auditoire en recherchant le meilleur de moi-même. Si l’apprentissage d’un instrument impose de le connaître et de le
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respecter pour en extraire le meilleur effet, l’interprétation d’une œuvre, quelle qu’elle soit, demande une implication personnelle qui dépasse grandement le bon usage de l’outil utilisé. C’est lorsque la technique est dépassée que le meilleur commence à apparaître. Je l’ai appris pendant des années et je ne l’ai jamais oublié. La musique, mais tous les arts y conduisent probablement, guide le musicien au plus profond de lui-même, au-delà des notes et des phrases musicales, au-delà même des nuances, vers une sorte d’absolu difficilement atteignable par un seul effort de volonté. Mon père était-il le même homme lorsqu’il lançait le disque, il y a presque cent ans, et lorsqu’il chantait Rigoletto ? Je crois bien qu’il était le même homme à la recherche d’un résultat capable de le combler et de combler ceux avec qui il pouvait le partager. L’acte n’était pas le même, mais sa motivation profonde était la même dans les deux. Je suis persuadé qu’il ne cherchait pas la victoire d’abord, mais la perfection, et si j’en suis convaincu c’est que je l’ai entendu chanter jusqu’à la fin de sa vie avec la même préoccupation pour le meilleur placement de sa voix, le meilleur échange d’émotion. Dans tous les compartiments de la vie, il restait le même. Il n’est pas interdit de penser que ma sensibilité et ma réflexion actuelle sont le fruit de ce que j’ai été, de ce que j’ai fait dans différents domaines. Je crois qu’un certain nombre de mes incompréhensions provient d’une fausse opposition entre deux types d’apprentissages et de savoir-être. La vie semble interdire toute réflexion sur la façon dont nous la dirigeons ou l’observons, comme un voyageur qui serait dans un train. Nous regardons le paysage qui ne cesse de changer, mais nous oublions que nous sommes dans le train ! Il faut s’immobiliser physiquement et mentalement pour commencer à regarder la vie autrement et découvrir qui nous sommes et où nous allons. Dans le brouhaha permanent que les autres tissent autour de nous comme un cocon, il est très difficile de se percevoir, d’entendre la voix intérieure qui parfois nous
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interroge et voudrait bien nous instruire à sa façon. Encore une fois, ce ne sera certainement pas la dernière, je voudrais dire que je ne tiens pas à faire disparaître tout ce qui participe à la fabrication du cocon, je voudrais seulement prendre assez de distance pour l’étudier, en sortir, pour être et non paraître. Reprenons un autre exemple. J’ai fait ce que font tous les universitaires et pendant dix ans, pour préparer ma thèse, j’ai lu, je me suis efforcé de comprendre d’autres hommes, à des époques différentes de la mienne, mais des hommes tout de même, c’est-à-dire réagissant physiquement, intellectuellement pour trouver des solutions aux problèmes qu’ils se posaient ou qui se posaient à eux. J’ai usé d’un regard critique pour essayer d’expliquer leurs œuvres, aussi objectivement que possible, ce qui n’était pas toujours évident. J’ai appris à ne pas juger à partir de connaissances qui n’existaient pas toujours et j’ai compris que tout devait être lié au temps, ce temps linéaire qui nous domine tous. Je reviendrai sur ce temps que nous avons rendu souverain parce que nous n’avons pas voulu le concevoir autrement. En me comportant comme un policier qui conduit son enquête pour trouver le coupable, j’ai oublié que nous étions prisonniers du couple infernal que représentent la cause et l’effet. Trop souvent, nous avons tendance à évaluer les effets avant de tenir compte de toutes les causes possibles. J’ai oublié aussi que l’objectivité ne pouvait être que relative et que le chercheur le plus attentif ne pouvait nier ses implications inconscientes dans toutes ses recherches. En disant que l’on ne cherche que ce que l’on aimerait trouver, je crois que l’on commence à percevoir les limites de la raison, les supports subjectifs qui la portent sans que notre conscience en soit informée. J’ai surpris un certain nombre de grands chercheurs en disant que je préférais, avant de juger, adopter spontanément ce que d’autres pensaient ! Je crois qu’il faut aller au bout de l’acceptation avant de prendre le recul qui peut permettre une analyse critique. Je tiens peut-être cette attitude de ma carrière d’entraîneur d’athlétisme. Les individus qui ne travaillent que sur les idées ont parfois du mal à me rejoindre. L’autre, celui qui n’est pas nous, doit avoir le droit de
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penser autrement, d’affirmer autrement, d’être différent et avant de s’opposer à lui, il me semble préférable d’adopter sa pensée en s’efforçant de lui conserver toute sa valeur et avant d’étudier la différence des idées. Je crois que c’est la différence qu’il faut s’efforcer d’analyser. L’autre n’est pas de l’argile que l’on peut pétrir. Dans le monde du sport, l’acte peut paraître simple, du moins analysable sur le plan biomécanique ou psychologique, il n’en demeure pas moins vrai qu’on comprend vite qu’il existe autant de compréhensions du geste qu’il y a de sensibilités. Avec des mots il est possible d’aller à la rencontre de l’autre, mais il reste toujours une distance difficilement franchissable. Il faut comprendre l’autre avant de pouvoir le guider vers un nouveau comportement ou bien alors, il faut installer des automatismes différents, mais l’homme n’est pas une machine ! Prenons le lanceur de disque à l’entraînement. L’objectif est bien de lancer le disque le plus loin possible. Pour le lancer, l’individu utilise son corps et possède pour l’utiliser au moins deux registres. La mémoire des sensations, des résultats passés, une suite d’informations corporelles qui dépassent largement la technique du lancer et intègrent toutes sortes d’affects, y compris l’angoisse d’un mauvais résultat, correspondent au premier registre. Je placerai dans le second toutes les analyses intellectuelles, les décisions qui précèdent l’acte lui-même. Il est certain que ces deux registres sont artificiellement séparés et qu’ils réagissent en permanence l’un sur l’autre, et réciproquement. L’entraîneur est cet autre avec lequel l’athlète réfléchit quant aux résultats de ses actes, du pourquoi de chaque effet donc des causes susceptibles de les avoir engendrés. Le propre du maître, en sport comme en art, est de rendre l’élève, pour ne pas dire le disciple, indépendant, autonome, et même meilleur que n’a jamais été le maître. L’entraîneur s’efforce de comprendre l’athlète et j’oserai dire que la meilleure attitude qui devrait être la sienne consisterait à faire comme Socrate. Peut-on parler de réminiscences en sport ? Cela paraît difficile, mais le rapprochement n’est pas dénué de sens. Il ne s’agit pas d’imposer l’art de lancer loin, mais de faire trouver à l’athlète lui-même ce qu’il doit faire pour lancer loin.
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C’est en lui-même que se trouve une performance qui ne peut être que personnelle. Faire confiance à l’autre, lui faire découvrir l’idéal qu’il porte en lui et ne demande qu’à être exprimé, tel est l’enjeu éducatif. Le lancer, diffère peu de la danse et si la beauté du geste n’est pas première dans les deux cas, il n’en demeure pas moins vrai que tout est lié étroitement. Si le geste est beau dans l’espace et dans le temps, s’il est bien rythmé, s’il a l’amplitude voulue, il a des chances d’être efficace. Je sais que ce fut l’idéologie du Bauhaus en Allemagne avec Gropius, mais lorsque nous sommes confrontés à l’efficacité d’un geste ou d’un art, nous ne pouvons ignorer cette conception du beau. Dans le monde du bel canto que je connais bien, grâce à mon père, je fais souvent la différence entre des ténors qui s’égosillent ou poussent le contre-ut sans pouvoir offrir à celui qui écoute cette émotion qu’un beau sublimé peut donner. Le placement de la voix permet les performances vocales, mais c’est bien le chanteur qui perçoit ce placement et doit le cultiver à la fois pour perdurer, à la fois pour donner le meilleur de luimême. Parce que nous jugeons à travers des records, comme à travers des académismes, nous oublions trop l’homme qui recherche le meilleur rendement de sa machine humaine, pour ne pas dire sa machine animale comme l’écrivait le professeur Étienne Jules Marey en 1873. Nous avons trop souvent l’habitude d’isoler la machine du cerveau et nous imaginons volontiers ce dernier comme un écuyer monté sur son cheval. Lorsque Rodin sculptait le Penseur, il ne faisait que traduire dans le marbre une idée dominante : on ne peut bien penser qu’en cessant tout mouvement, Le Penseur est un homme volontairement immobile, je dirai même crispé, tendu musculairement, autrement dit l’inverse de ce qui se passe dans la méditation. Je crois que nous en sommes restés là. À la fin du XIXe siècle, la notion de volonté a certainement orienté bien des façons de penser. L’homme volontaire différerait de l’animal chez qui l’instinct dicte le comportement. En faisant de l’homme un animal volontaire, nous avons tissé un cocon dans lequel nous sommes aujourd’hui
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enfermés. Qui dit volonté, dit maladies correspondantes, dit attention volontaire et bien d’autres inventions de la psychologie, dit définition de l’homme volontaire. Nous en sommes arrivés à ce lanceur de disque qui reproduit volontairement les gestes des autres champions, qui respecte les lois de la mécanique, qui fait de la relaxation ou de la sophrologie pour calmer ses affects négatifs et ne se connaît qu’à travers les autres, sauf parfois, lorsqu’il se surprend luimême. Il ne pense qu’à la victoire et ne peut plus penser à lui. Il est devenu un objet dirigé par une idée. Les skieurs de descente ont essayé de pratiquer du yoga pour être plus performants, avant les jeux de Grenoble en 1968, disons que cela n’a pas été très efficace. La concentration n’est pas la même chose que la méditation, sauf si nous nous accordons pour dire que méditer c’est penser intensément. Lorsque l’on pratique la méditation zen, le vide mental qui suit l’oubli de son corps ne saurait lui ressembler. Je retrouve nos soucis commerciaux et nos discours à la mode dans le développement d’une « méditation dite de pleine conscience ». Les savants auraient réussi à analyser ce qui se passe dans le cerveau ! C’est vrai que les adeptes du yoga ont toujours attiré l’attention des chercheurs et je sais qu’en 1952, à Marseille, les frères Gastaud ne comprenaient pas pourquoi un individu continuait à bien vivre avec un électrocardiogramme entièrement plat et un électroencéphalogramme entièrement plat aussi ! Aujourd’hui, nous semblons découvrir, grâce à de savantes recherches, qu’il serait bon de pratiquer une « méditation de pleine conscience » ! Permettez-moi de douter des avancées scientifiques qui ne comprennent rien à la méditation et ne veulent surtout pas remettre en question leur façon d’interroger la vie. Il a fallu un demi-siècle pour que l’on découvre, dans la 7e traduction du Training autogène de Schulz, qu’il s’était inspiré du yoga et de la méditation. Combien de vies encore, ferons-nous l’impasse sur la culture des autres ? Ces cultures sont-elles si mauvaises ? Ne serions-nous pas enfermés dans une volonté de puissance qui nous ridiculise ? Bien entendu, lorsque je parle de culture, je continue de penser à des actes autant qu’à des idées. Pour moi il ne peut pas
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y avoir de culture si, préalablement elle ne s’appuie pas sur des actions. Je reste convaincu que l’homme ne saurait être assimilé à ce qu’il pense ; encore moins à ce qu’il digère, car s’il ne se nourrissait plus il n’existerait plus. L’homme n’est pas une voiture dans laquelle il faut mettre de l’essence pour faire tourner le moteur. En prenant l’habitude de traduire en images, puis en mots ce que nous éprouvions en vivant, nous avons fini par oublier le vécu pour mieux nous concentrer sur des mots ou des idées. Nous avons fini également par croire que nous étions surtout cela et nous avons progressivement perdu l’amour de notre corps, le bon dosage de nos actes ou de nos sensations. À force de vouloir tout expliquer, nous avons oublié de vivre simplement à l’aide de nos sens qui se sont progressivement abâtardis. Je crois qu’il existe une expression de cette évolution morbide dans le mythe de Narcisse. L’homme qui s’aime n’est pas digne d’appartenir à notre société, il est un malade qui relève d’une thérapie alors que par d’autres biais cette même société lui demande de prendre soin de son être afin de diminuer la charge qu’il représente lorsqu’il ne s’aime plus assez ! Il faudrait bien que les hommes cessent de se morceler de façon ridicule et d’opposer deux façons d’être, autrement dit en confondant être et paraître et en associant aux mots des discours qui ne trompent que les moutons de Panurge. Faudrait-il aimer la machine et faire taire l’homme qui ne la prend qu’épisodiquement en considération ? Faudrait-il aimer l’esprit au point d’oublier le corps ? Peut-être faudrait-il s’interroger aussi sur l’idée que nous avons de l’amour5 ! Dans les années 1970, j’ai connu, comme bien d’autres enseignants, les conséquences d’une psychologie de l’enfant qui plongeait ses racines dans des années bien antérieures. Je me souviens d’un livre écrit par Henri Wallon De l’acte à la pensée. En éducation physique la psychomotricité s’est efforcée 5
ANDRIEU G. A la recherche de Dionysos. Paris, L’Harmattan, 2014.
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de suivre les psychologues et on en est arrivé à faire penser les enfants au lieu de les faire agir. Il aurait été intéressant de poursuivre cet effort en demandant aux professeurs de français ou de mathématiques de faire de la gymnastique pour apprendre à résoudre des équations du premier degré ou des règles de grammaire. J’ai participé à des cours communs avec le professeur de psychologie de l’École Normale de Grenoble : il enseignait la psychologie de l’enfant et je poursuivais avec de la psychomotricité ! Je crois bien que cette mode a amorcé le déclin de l’activité physique à l’école, les enfants ne trouvant plus cet attrait que représentait l’acte joué, quel qu’il soit. Au début des années 1980, j’enseignais l’éducation physique à des sixièmes, des cinquièmes et des troisièmes. Je m’efforçais de respecter les programmes d’établissement qui traduisaient localement les programmes nationaux. Grâce à un élève de troisième 5, autrement dit des enfants en difficulté sociale et qui n’allait pas poursuivre une scolarité qu’ils subissaient, je me souviendrai toujours d’une réflexion spontanée, le jour de la sortie de fin d’année, après quelques expériences d’escalade dans un base de plein air : « M’sieur, c’est bon d’avoir peur ! ». Je découvrais que tout discours était inutile et que l’acte suffisait pour faire réagir des élèves rarement motivés par des enseignements normalisés. Lorsque j’enseignais la psychologie de l’enfant à Voiron dans les années 1970, nous avions décidé, mes étudiants et moi-même d’observer d’autres étudiants pendant un cours d’agrées, plus particulièrement de barre fixe. Quelle n’avait pas été notre surprise de voir que certains d’entre eux paraissaient motivés, intéressés au plus haut point par les exercices proposés et ne se suspendaient jamais à la barre. Ils passaient leur temps à la regarder, à faire le tour des deux poteaux verticaux qui la maintenaient à sa hauteur, à encourager leurs camarades, mais ils ne faisaient pas les exercices. J’avoue qu’un inspecteur aurait pu faire des remarques désobligeantes au professeur qui dirigeait la séance, mais l’observation aurait été certainement moins fructueuse. La barre fixe est un engin autour duquel il faut apprendre à tourner en tenant compte de la force centrifuge, là est l’origine de la peur. Alors, pourquoi apprendre aux
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débutants à se pendre et à faire des rétablissements, autrement dit à expérimenter la verticale et non la rotation ? Il en est de même en ski : pourquoi apprendre le « chasse-neige » puis le « christiania » au lieu d’apprendre tout simplement des traces avec des skis parallèles et des virages correspondants ? Je pourrais traiter plus longuement du sujet, mais le plus important, à mes yeux, était alors d’imposer à l’enfant, au débutant, des progressions qui étaient le fruit du mental, plus que d’une simple logique, à enfermer les individus dans des manières d’être qu’il suffirait de corriger ou tout bonnement d’oublier. L’éducateur ne devrait-il pas être celui qui permet à l’individu de trouver, tout en progressant, la meilleure synthèse entre lui et les autres, entre la norme et son besoin spontané de l’interpréter ? Ce qui est vrai en éducation physique à l’école ou en sport est vrai dans la vie de tous les jours. L’homme est enfermé dans un nombre incroyable d’automatismes et on veut ensuite qu’il fasse preuve d’initiative ! Tout jeune, on lui impose une façon de voir, de sentir, de vivre avec des sensations qui sont celles des autres et on l’habitue à penser comme les autres, sans s’apercevoir que le génie dont le monde a besoin se trouve chez celui qui échappe à la normalisation ! C’est probablement pourquoi je suis sensible au monde des arts, aux artistes lorsque leurs œuvres me ravissent au sens le plus traditionnel du terme. La nature aussi peut me pétrifier, du moins m’immobiliser dans un état sans conscience, juste pour communier avec un beau qui n’a rien d’académique. Pour ma part, je suis plus émerveillé par la montagne que par la mer, mais je comprends que d’autres puissent éprouver des sentiments différents des miens. Je me souviens de la première fois où je me suis trouvé sur le balcon du refuge devant le glacier de la Pilate. Lorsque l’extase vient recouvrir de son voile candide la connaissance, il n’est plus possible de penser ou bien alors nous pensons autrement et cette pensée ne nous est même pas accessible avec la conscience. Lorsque je dis que nous pensons autrement, c’est pour tenter d’expliquer qu’au cours du ravissement nous sommes tout de même en relation
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étroite avec l’objet qui nous captive. Que nous devenions soudainement prisonniers d’un spectacle naturel ou d’un objet merveilleux, que nous devenions prisonniers d’une façon d’être inattendue et inexplicable rationnellement, nous restons toujours en contact avec ce qui modifie notre conscience d’être. L’image qui me semble la mieux appropriée est la sortie du corps. Il est dit que l’on reste en rapport avec son corps, même si on s’en éloigne grâce à une sorte de cordon ombilical qui peut s’étendre à l’infini et assure la réintégration dans le corps après en être sorti. J’ai connu cette sortie sans pouvoir parler de ce cordon. C’était en écoutant le largo du second concerto pour piano de Chopin. Autres expériences vécues : les implosions que je peux connaître en écoutant de la musique. La sensation est différente et, cette fois, on a l’impression de sortir de soi sous la forme d’une projection de bonheur et d’énergie comme si tout son être se répandait dans le milieu ambiant. Cela ressemble un peu à un feu d’artifice. Dans tous les cas, l’individu est relié à l’origine de la cause, il n’y a pas d’effet sans cause. Passé le temps d’une telle expérience, l’individu revient à son état ordinaire, un peu désemparé tout de même. C’était agréable, extraordinaire, merveilleux, mais toujours trop court, inexplicable. Alors, de retour à la case départ, pour ne pas dire à la case prison du fameux jeu de l’oie, l’individu s’interroge. Et si c’était cela la vraie vie ? Quand pourrons-nous retrouver cet état ? On sent bien que la volonté n’y est pour rien et que ce n’est pas avec nos raisonnements ordinaires que l’on pourra retrouver ce bonheur inattendu. Alors on cherche et on s’aperçoit que nos sciences sont incultes en la matière, qu’elles sont dans l’incapacité de proposer une stratégie quelconque. Ce qui change, entre l’être et sa pensée, entre le vécu et l’idée que l’on pourrait s’en faire, a posteriori il faut le redire, c’est que pour penser il faut un minimum de temps alors que ce type d’expérience se vit dans l’instant ou mieux encore dans une autre catégorie de temps. Pendant la durée de l’extase, du ravissement, de l’implosion, le temps perd sa nature rationnelle et l’individu éprouve la sensation d’échapper au temps. C’est certainement après de tels moments que l’individu comprend
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mieux ce que veut dire penser ou ne plus penser. C’est dans l’instant qu’il découvre une façon d’être que sa raison ne lui avait jamais révélée. Je crois que l’impression la plus saisissante, dans ces moments, est de ne plus penser, d’être tout simplement, mais autrement que la pensée nous y avait habitués. Je reviens sur la « méditation de pleine conscience ». Découverte s’il en est, car, à bien y regarder, le docteur Vittoz avait déjà conçu une thérapie en 1911 qui consistait à être présent à soi-même et qui lui ressemble fort au niveau de la pleine conscience. J’en ai parlé il y a plus de vingt ans avec le docteur Paul Chauchard qui en était un défenseur, en même temps qu’il défendait la méditation zen. Il faut se méfier des découvertes commerciales qui mélangent un peu tout et utilisent des mots pour vendre plus que pour soigner. La méditation, comme l’a écrit le lama Guendune consiste à ne rien chercher et à demeurer dans cet état de nonrecherche. Ce n’est pas facile et c’est en méditant que l’on découvre la difficulté de calmer à la fois le corps et le mental. C’est en méditant que l’on s’aperçoit que le mental n’est pas seul à penser et que l’ensemble du corps pense autant qu’il mémorise. Être sans penser, du moins rationnellement, n’est pas facile et il faut du temps pour le vivre. On comprend mieux alors que le conscient et l’inconscient ne sont que des repères, des formulations qui s’arrêtent là où la science marque le pas avec ses méthodes refermées sur elles-mêmes. Dire qu’une cellule pense peut surprendre, mais pour aller plus loin que la boutade, il faut dépasser la biologie élémentaire. Entrer en relation avec des êtres qui n’ont pas le même langage, comme des végétaux ou des minéraux, semble relever de la folie, et pourtant ! D’autres le font, pourquoi pas nous ? Notre folie ne serait-elle pas d’accorder tant de crédit à un positivisme qui nous fait croire qu’en dehors de lui rien n’est vrai ? Le corollaire d’une telle interrogation porterait-il sur les religions ? Lorsque nous remettons en question les sciences pour donner du sens à la vie, pouvons-nous les remplacer par des croyances ?
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Connaître la vie à partir d’un laboratoire et la connaître à partir d’une expérience personnelle, d’un vécu, fût-il incompréhensible momentanément ou intraduisible dans un langage savant, sont deux choses bien différentes. Cette différence ne peut être écartée au moment où nous nous interrogeons sur un possible passage de la monstruosité au divin pour donner du sens à la vie. La monstruosité et la déité relèvent bien de ces deux attitudes qui consistent à expérimenter et à penser. Si j’ai longuement parlé de moi, c’est surtout pour montrer que mon interrogation part d’un ensemble d’expériences et d’observations dont je crois avoir retenu la leçon. Il s’agit d’une réflexion en grande partie personnelle qui s’efforce d’élargir le débat. La musique et le sport y tiennent une grande place parce que ce sont deux activités humaines qui ne peuvent pas se contenter de mots ou d’idées. Être, c’est certainement plus que ressembler à l’image que l’on projette devant soi en essayant de lui ressembler. C’est certainement plus que tout ce que l’on a acquis comme étant des certitudes, comme étant les bonnes réponses à des interrogations qui ressurgissent d’une génération à l’autre. C’est probablement accepter de perdre ses habitudes et voyager au plus profond de soi-même, mais cela ne s’improvise pas à vingt ans, ni sans avoir rencontré des guides ou vécu des expériences significatives que l’observation classique ne connaît pas. Il arrive souvent que l’homme passe l’essentiel de sa vie en restant à l’abri des connaissances des autres, rares sont ceux qui s’aventurent dans la lumière éclatante de l’inconnu. Le mythe de la caverne de Platon nous en parle à sa façon et, une fois encore, je le perçois autrement. L’homme ordinaire, sans que ce soit péjoratif, est habitué à l’obscurité, il est habitué à vivre avec des ombres, les vérités des autres. Lorsqu’il découvre le soleil, il est ébloui, mais cette lumière éclatante, qui diffère des ombres, n’est-elle pas la découverte de soi, de l’être ? L’homme qui découvre la vérité de l’être en soi ne peut qu’être ébloui, en perdre la raison ! Mais ce n’est qu’une interprétation du mythe !
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LA FORME ET LA MATIÈRE
Ce deuxième thème de réflexion, prélude à la recherche du sens de la vie, est indispensable pour faire apparaître ce qui est sous-jacent dans ma démarche. Depuis quelque temps, j’ai l’habitude de poser comme préalable à mes observations le primat de la matière sur la forme et l’existence de la vie au sein de la matière. Ce n’est peut-être pas aussi évident et je voudrais redonner ici quelques repères pour mieux me faire comprendre par la suite. En partant des mots et de l’Au-delà des mots, puis de la pensée et de l’Au-delà de la pensée, j’ai pris l’habitude de dire que l’homme, tel que nous le considérions en tant qu’espèce et même en tant qu’individu, n’était qu’un ensemble de mots, autrement dit un ensemble de qualités que notre culture n’a cessé d’approfondir, d’accumuler au point qu’il nous faut envisager des hiérarchies de valeurs pour ordonner ce qui m’apparaît comme un immense coffre à malices. L’homme dont nous parlons n’est finalement que l’homme tel que nous le définissons à l’aide de notre pensée, rarement à travers un vécu personnalisé. Lorsque je tente de répondre à la question : « Qui suis-je ? », je m’aperçois très vite que je décline mes papiers d’identité, les empreintes digitales en moins. Je suis ce que la société a fait de moi, un homme d’une certaine taille et d’un certain poids, de telle sorte, vous me voyez venir, qu’à partir de ces seuls critères je peux être normal ou monstrueux, autrement dit géant ou obèse, nain ou squelettique, brun ou blond, jovial ou taciturne... Nous pourrions passer en revue toutes les particularités de l’homme, objet d’étude par excellence, nous garderions les mêmes impressions. L’homme dont nous parlons n’est qu’une image savante, une ombre comme celles de la caverne au tout début du mythe de Platon. Pour la suite de l’exposé, disons que la réalité s’impose : Platon nous a
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construits et nous n’avons jamais cessé de poursuivre ses efforts avant de nous prendre pour le Soleil qui voit tout. Si l’homme est un mot, il faut alors se demander ce qu’est l’individu. Sans aller très loin dans la définition du mot, nous pouvons dire qu’individu vient d’indivisible, qu’il s’agit surtout ici de considérer l’homme comme particulier au sein de ses semblables. Il serait la plus petite unité de son espèce ce qui nous amènerait à l’opposer à la société. Je ne crois pas que cela soit suffisant pour lui redonner sa véritable nature. En traitant l’homme d’individu nous continuons à le considérer comme un objet de société, la plus petite parcelle du collectif qui, depuis des millénaires, dicte les lois qui nous dirigent. Inutile de revenir à Zeus, aux Olympiens, encore moins aux premiers dieux, enfants de la Terre, pour voir que l’ordre est ce qui domine la pensée des hommes et qu’il ne paraît pas possible de considérer une société sans ordre. L’individu doit se plier aux règles de la société, il n’existe guère autrement ! La majeure partie des problèmes que nous rencontrons ne sont pas dus à l’opposition entre l’ordre et le désordre, le désordre étant suspecté de mettre en péril l’espèce humaine, mais à l’existence d’un nombre inimaginable d’ordres dont les contradictions pourraient être pires que le désordre. L’individu, comme l’homme, subit l’idée qu’il n’est que de la matière animée et se doit de respecter l’esprit qui seul se dit capable de gérer la situation, autrement dit la vie de l’homme sur notre planète, cette dernière étant considérée comme l’origine de la matière. Ce n’est pas l’homme qui est un dominateur, un despote plus ou moins éclairé, c’est son esprit, sa pensée, ses idées, tout compte fait les mots qu’il invente pour donner un sens à la vie. Il m’arrive de penser que l’homme s’est laissé déposséder de lui-même par son esprit qui s’est émancipé au point de ne plus entendre raison quant à ses origines. Comment ne pas faire ici un parallèle entre Gaia qui symbolise la matière originelle, avant qu’elle ne se manifeste à
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l’aide d’une multitude de formes, et notre esprit qui se manifeste à travers une multitude de façons d’être ou de règles ? À l’origine de Gaia se trouverait Chaos, ce que nous traduisons intellectuellement par confusion ou désordre le tout sous l’influence du hasard. Mais, c’est nous qui avons donné cette définition au mot en écartant l’idée que le chaos pouvait aussi représenter une multitude d’ordres différents placés sous le contrôle d’une force inconnue ou invisible qui pourrait bien être le premier Éros, né de Chaos. Parce que nous avons voulu rendre visible l’invisible, nous avons dû choisir un sens approprié. Si Chaos manifeste une multitude d’ordres et enfante la matière, ne faut-il pas admettre qu’à son tour la matière se manifeste par une multitude de formes sans y ajouter un ordre quelconque ? Ce serait bien l’homme qui aurait inventé un ordre à l’aide de la raison ! Lorsque je regarde le monde aujourd’hui, les exemples sont nombreux, je retrouve dans la guerre que se livrent les hommes, toujours pour de bonnes raisons, une variété infinie d’objectifs en ce qui concerne la volonté de détruire l’autre, parfois même sous prétexte d’un amour bafoué. Tous les guerriers devant Troie font la guerre pour de bons motifs et c’est cette guerre qui leur permet de devenir des immortels ! Le problème que j’aborde aujourd’hui était aussi celui d’Hésiode, même s’il ne le dit pas clairement. Il suffit de relire la Théogonie pour s’apercevoir que les guerres entre divinités et le mythe de Prométhée, établissant la séparation entre les dieux et les hommes, ont pour finalité d’indiquer un sens de la vie aux mortels, les dieux immortels n’ayant pas les mêmes besoins, en dehors d’une soumission définitive à Zeus qui représente l’Idée pure, celle qui doit prendre le pas sur tout ce qui n’est pas pensé. Athéna est son double féminin, encore qu’elle apparaisse, sortant de sa tête, comme une farouche guerrière. Athéna est rusée et le mortel qui lui ressemble le plus est Ulysse ce qui en dit long sur la ressemblance entre un mortel et une divinité ! Homère aurait-il déjà envisagé la question du sens de la vie en prenant Ulysse comme exemple ?
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Or, l’idée, comme le dirait le Petit Larousse, est la représentation abstraite d’un objet, un aperçu élémentaire, approximatif de cet objet, une manière de voir les choses. Platon, en mettant au sommet de sa pyramide l’intelligible aurait peut-être ajouté comme d’autres philosophes après lui : ce qui est connu par l’entendement. Or l’entendement correspond à une faculté de comprendre distincte de l’expérience sensible. Descartes aurait apporté sa contribution en précisant qu’une idée claire est fondée sur la déduction en allant du plus simple au plus compliqué. Sa métaphysique devait être écartée par Auguste Comte qui donna naissance à la philosophie positive, autrement dit sans relation avec le divin, et qui donna aussi naissance, d’une certaine façon, à la sociologie. Ce rappel trop court, il faut le reconnaître, suffit pour souligner que l’idée n’a fait que progresser en tant qu’autorité, en tant que force dominante vis-à-vis de la matière. Je crois que nous ne porterons jamais assez attention à la poésie antique qui fait de Zeus la manifestation de l’esprit, mais d’un esprit qui contient deux volets : l’idée et la ruse. Oublions-nous que la ruse est faite pour tromper, qu’elle est l’art de dissimuler ? Zeus nous a-t-il trompés en nous faisant miroiter une immortalité fondée sur la souveraineté de l’idée ? Ou bien les aèdes sont-ils à l’origine de cette tromperie ? Le plus important, aujourd’hui, c’est que nous éprouvons de grandes difficultés à penser l’homme autrement. Nous n’arrivons plus à concevoir que l’homme n’est pas qu’un objet, qu’il se distingue seulement des autres par un certain nombre de particularités observables intellectuellement bien plus que par l’intermédiaire d’expériences sensibles. J’ai pu lire les détails d’une controverse entre William James et Marcel Mauss à propos de l’extase. La conclusion en était troublante et montre ce que nous avons dans la tête, sans le savoir, à longueur de journée. Pour James il s’agissait d’une expérience religieuse, pour Mauss, d’un simple état cataleptique. Qu’en peu de mots les choses sont dites !
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Ne passons-nous pas notre temps à situer les faits réels, concrets, vécus, ressentis, à partir de deux possibilités toujours opposables : le sensible et l’intellectuel ? Notez au passage qu’il est difficile d’imaginer d’autres repères pour étudier l’homme ! L’intellectuel, pour le rester de façon pure ne doit-il pas se méfier, combattre le sensible ? Comment ne pas comprendre les guerres de Zeus contre les enfants de Gaia ou pour mieux dire l’inquiétude d’Hésiode au moment où le respect que les hommes avaient pour les dieux diminue et où il n’est pas encore remplacé par de la morale, comme celle qu’il fait à son frère dans Les travaux et les jours ? Que dire des guerres de religion qui sont une actualité plus que troublante ? Les dieux de première génération, les enfants de la Terre, sont des manifestations du sensible dont Zeus et les dieux de seconde génération, les enfants de Cronos, les manifestations de l’idée, ne veulent plus. Le civisme ne s’est pas modelé en un jour ! Il n’a pas enchaîné l’homme dès le premier jour, il l’a d’abord rassuré, il lui a confié ensuite la tâche ingrate d’inventer les lois et comme il s’agissait d’une ruse divine, il a divinisé les lois en suscitant chez l’homme le besoin de leur faire des sacrifices de plus en plus grands. L’ordre imposait que l’homme devienne l’esclave des lois, dire qu’il voulait aller vers la divinité pourrait bien être une fausse piste, un leurre supplémentaire qui l’enfermait plus encore dans les filets d’un esprit retors, pour employer un mot fréquent chez Hésiode. La difficulté que nous rencontrons dans l’évaluation intellectuelle d’un fait, d’un objet observable quelconque, l’homme y compris, ne consiste pas à manquer de précisions, de détails, de sous-idées ou de mots, mais à donner à l’idée une place qu’elle ne mérite pas, pire encore à remplacer l’objet par une idée ou seulement un mot. Reconnaissons que nous vivons la plupart du temps à travers l’image que nous projetons de nous sur les murs non pas de la caverne de Platon, mais contre les murs de la société qui est la caverne dans laquelle nous sommes enchaînés. Les ombres que nous prenons pour la réalité sont les mots qui
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défilent constamment devant nos yeux, à nos oreilles, dans notre tête. Nous ne connaissons de la vie que les images que crée la société. La lumière qui les projette n’est rien d’autre que notre intelligence, celle que Prométhée a donnée aux hommes en croyant les aider à mieux vivre. Certes, il ne s’agit plus de l’intelligence de Dédale, mais l’intelligence du Soleil, Prométhée l’a prise au Soleil dit la légende, n’est guère plus efficace pour faire sortir l’homme de sa monstruosité. Zeus semblerait accepter finalement la transcendance des hommes en laissant Héraclès délivrer Prométhée du supplice qu’il lui imposait, mais Zeus est rusé, ne l’oublions pas, et pourrait bien avoir, une fois encore calculé son coup. L’homme étant écarté du ciel, là où se trouve l’idée, puisque Zeus la manifeste, est obligé de lutter pour vivre en demeurant à la surface le la Terre qui représenterait l’origine de la monstruosité. Pour rendre son ascension et sa conquête de l’idée plus difficiles, Zeus à imaginé la femme et envoyé Pandore à Épiméthée. Mais, il n’a pas rendu la conquête de l’immortalité impossible, de sorte que nous la percevons dans la mythologie, dans les mythes qui parlent des héros qui sont autant de leçons pour les humains, un sens de la vie traduit par les poètes, autrement dit des hommes possédant une certaine sagesse. Ce sont eux qui ont imaginé les dieux et nous pourrions honnêtement nous demander si les dieux ne sont pas des monstres supérieurs, des êtres à peine différents des hommes, mais principalement immortels ! En réalité, Zeus se soucie peu des mortels. Au moment où il prend le pouvoir, chez Hésiode, ils ne sont pas de taille à le lui ravir. Ce qui lui importe le plus est de rester monarque absolu. Afin de soumettre les mortels à sa puissance, il en fera des dévots, des êtres attachés à des pratiques d’adoration, soumis aux rites, leur accordant quelques gratifications s’ils lui offrent les sacrifices demandés. Or le sacrifice opéré par Prométhée nous le montre, Zeus ne veut que les odeurs de la viande et laisse les mortels cultiver la terre et soigner le bétail. Tout ce qui est matériel est pour les hommes, tout ce qui est immatériel est pour lui.
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Des siècles sont passés et nous sommes restés influencés par cette idée du sens de la vie, un sens que les scientifiques positivistes se sont efforcés d’oublier, de dépasser, de distancer, mais qu’ils n’ont pu éliminer de notre imagination. Lorsque l’homme redevient momentanément ce qu’il est concrètement parlant, matériellement parlant, il retrouve ses racines qui ne sont pas toutes intellectuelles, mais il ne peut s’empêcher de penser que les dieux existent encore, qu’il peut vivre comme eux. Autant dire que, dans un premier temps, il ne fait que retrouver une autre forme de vassalisation, celle de ses ancêtres ! Toutefois, d’autres pensées viennent le faire douter de tout ce qu’il a coutume de dire ou d’imaginer, il sent alors profondément, sans que cela se traduise en idées ou en mots, qu’il est aussi une matière sensible capable d’apprécier le monde et lui-même autrement, de vivre sans dépendre d’une puissance étrangère. Il lui arrive aussi de s’apercevoir que cette matière sensible n’est pas que le fruit d’une éducation, d’une adaptation guidée dans un monde défini par les autres. Ce que l’homme a du mal à comprendre c’est qu’il ne connaît de lui qu’une forme, qu’un aspect qu’il peut mettre en relation avec celui des autres à l’aide d’un langage commun, de règles communes, de tout ce que les hommes ont codifié pour se faciliter la vie. Les mots et les idées ne pouvaient prendre que le dessus dans ce genre de relation. Nous pouvons comprendre que chacun de nous ayant sa propre sensibilité, sa propre expérience de la vie, il fallait concevoir un plus petit dénominateur commun pour échanger des informations compréhensibles. Le problème ne se trouvait pas alors dans la traduction en plusieurs langues d’un même mot, mais bien dans l’impossibilité de traduire en mots et en idées ce qui était profondément personnel. Progressivement, le plus difficile fut d’écarter ce qui n’était pas commun, ce qui, à la limite de l’intraduisible, devenait de la folie. Les fous, on les brûlait, on les enchaînait, on les maintient toujours à l’écart des autres, mais qui protégeons-nous de la sorte ?
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Nombreux sont les héros qui sont frappés de folie à un moment ou un autre de leur parcours initiatique, ne doivent-ils pas affronter la folie pour la dépasser ? Héra n’envoie pas la folie à Héraclès sans raison et s’il tue symboliquement ses enfants c’est à la fois son passé et les chaînes qui le retenaient qu’il fait disparaître avant de s’engager sur le chemin de l’Olympe. Dionysos n’envoie pas la folie à Lycurgue ou à la mère de Penthée sans raison ! Nous distinguons habituellement le fond de la forme. Le fond serait l’essence d’une chose, ce qui serait caché, profond, fondamental, alors que la forme correspondrait aux apparences. Lorsque je relis le mythe d’Héraclès, en particulier les travaux initiatiques, je m’aperçois que l’initiation consiste à lutter contre la matière sans laquelle il n’y aurait pas de forme, que cette lutte n’a pas véritablement pour but de détruire la matière, mais de changer de forme. Non seulement Héraclès terrasse le Lion de Némée, mais il lui prend sa peau et s’en fait une cuirasse qu’il portera jusqu’à la fin de ses combats. Il change de nature et devient lion ! C’est au moment de faire un sacrifice à son père qu’il demande à Déjanire, sa dernière épouse, de lui donner une autre tunique que celle qu’il portait. Elle enduit la tunique du philtre d’amour qu’elle tenait du centaure Nessos et, sans le vouloir, conduit Héraclès à s’arracher sa propre peau, ce qu’il n’avait jamais fait si ce n’est de façon symbolique. La souffrance le conduit à la mort, mais sans l’intervention de son père il n’aurait jamais épousé la jeunesse éternelle. Il est clair qu’Héraclès n’a jamais pu accéder de luimême à l’Idée pure, se libérer de sa monstruosité terrestre et dépasser l’état de forme que nous qualifions de nos jours d’herculéen. Il faut qu’il abandonne sa propre peau pour devenir immortel ! Héraclès fait partie de tous les demi-dieux qui sont des hommes aspirant à devenir des dieux, pour tout dire une autre forme de centaure, moins monstrueuse dans son apparence, mais tout aussi énigmatique. Œdipe a su répondre aux énigmes de la sphinge et libérer Thèbes de sa présence aux
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portes de la ville, mais l’énigme traitant de l’homme ne lui a pas permis d’éviter la tragédie qui fera de lui un exilé. L’homme est confronté, depuis son origine, à l’énigme de sa vie ! Je veux bien qu’une énigme soit une chose difficile à comprendre, qu’elle soit un jeu d’esprit, à la limite un mystère, mais ne sommes-nous pas responsables de ce qu’elle a de mystérieux ? N’oublions pas que ce sont les aèdes qui ont inventé toutes les images légendaires ! Le problème d’un passage de la monstruosité à la déité n’aurait-il pas été compliqué par l’effort des hommes à devenir des surhommes ? Ne seraient-ils pas à l’origine de la mort des dieux, ou de leur disparition, déjà envisagée par Hésiode ? En se voulant supérieurs à ce qu’ils étaient, les hommes n’ont-ils pas remplacé la déité par une supériorité dont ils n’ont toujours pas évalué la complexité, mais dont ils espéraient rester les maîtres ? Parce que l’homme n’est pas qu’un mot, il souffre de ne pas pouvoir être totalement l’idée qu’il se fait de lui-même. Cette souffrance l’invite à transcender sa vie, autrement dit à donner à la vie un sens particulier, celui d’un perfectionnement qui ne cessera qu’après avoir obtenu la déité, à condition que cela soit possible. Si la déité est une invention des hommes pour traduire ce que l’homme peut espérer de mieux dans sa façon d’être, elle est, comme les dieux euxmêmes, un besoin humain qui a pour origine l’impérialisme de l’idée, et l’attente, sans cesse prolongée, d’un réel changement. Anne ma sœur Anne ne vois-tu rien venir ? Les contes symbolisent souvent nos espoirs et nos craintes. Ils disent ce que nous n’osons pas traduire autrement de peur de nous faire exclure du navire sur lequel l’espèce humaine a pris place. Comment ne pas voir une dimension symbolique dans l’abandon d’Héraclès dans le mythe des Argonautes et de la Toison d’Or ? Héraclès, dit le mythe, ramait plus fort que les autres et avait besoin de se fabriquer une nouvelle rame. L’Argo reprendra la mer sans lui. En fait, il ne lui était pas utile d’accompagner les cinquante héros qui partageaient l’épreuve
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imposée à Jason. Fils de Zeus, il n’avait pas besoin d’aller au bout de ce voyage ! Le sien dépendait de son père, celui de Jason dépendait d’Héra ! Mais pourquoi l’homme serait-il attiré par la déité ? C’est parce que l’homme imagine sa double nature de monstre et de divinité qu’il aspire à donner la priorité à la déité, d’où le sens unique du voyage initiatique. Tous les héros mythiques n’éprouvent pas le même besoin, Thésée est l’un de ceux qui diffèrent d’Héraclès, même si, jeune encore, il rêvait d’égaler celui qu’il considérait comme un idéal. Pour faire simple, il y a deux catégories de héros : ceux qui veulent atteindre le Ciel et font confiance à l’Idée, ceux qui restent les amants de la Terre et se donnent à elle au moment de la mort. Entre les deux, l’homme poursuit sans relâche ses efforts qui lui servent surtout à survivre. Incinération d’un côté, ensevelissement de l’autre ! Immortalité d’un côté, acceptation de la mort de l’autre avec retour aux origines ! Les origines ou l’origine de la vie sont probablement à la racine de nos angoisses et de nos batailles d’idées. Tant que nous considérons l’homme comme une forme qui vit, nous considérons la mort comme une fin de vie, comme la fin d’un effort d’élévation aussi. L’homme qui meurt perd la possibilité de poursuivre ses efforts d’ascension, de progrès. Il n’est plus rien ! Serait-ce la forme qui évoluerait vers un état divin, se métamorphoserait comme Narcisse en découvrant la divinité qu’il cherche et le lui fait savoir ? Si l’homme est défini par sa forme, comme les autres espèces, c’est donc la forme qui penserait et qui transcenderait sa vie. C’est elle qui aspirerait au changement ! Mais alors, il faudrait se demander quel est le lien qui unit l’esprit à la forme ! Si, au contraire, nous considérons que l’homme est de la matière qui a pris forme et que c’est la matière, sous cette forme, qui manifeste la vie, alors tout change. D’abord ne faut-il pas ajouter que l’homme n’est pas la seule forme à manifester la vie, même si l’observation en est parfois difficile comme dans le cas des minéraux ? Quelle que
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soit la façon dont la matière s’agglomère pour inventer une forme et manifester la vie, elle manifeste à la fois la capacité de sentir et de penser. Le dauphin, pour ne prendre que son exemple, est doué de sensibilité et de raison, les militaires s’en sont aperçus depuis longtemps en lui faisant poser des mines sous-marines. Il serait bon de remettre en question l’idée selon laquelle l’homme serait une espèce caractérisée par la pensée. Si elle n’a pas cessé d’évoluer vers les deux extrêmes, la monstruosité et la déité, elle ne peut prétendre à une originalité et négliger la matière. Pour moi, la matière qui manifeste la vie dans ses plus petits éléments est capable de penser, de prévoir, de s’adapter autant que de se reproduire et de s’associer. La première société fut une société essentiellement matérielle, la cellule telle que nous la connaissons en l’observant au microscope est une société qui, en dehors ou dans la maladie, sait gérer ses forces sans que notre intelligence y soit pour quelque chose. La cellule est un monde dont la composition et l’organisation ne dépendent pas de notre volonté ! Ce n’est pas notre intelligence qui a inventé la société, elle est née d’elle-même pour répondre à des besoins, de la même façon que les hommes ont inventé les dieux. Autant dire que les dieux sont autant dans la matière que dans les idées. D’ailleurs c’est ce que nous dit Hésiode tout en proposant une hiérarchie. Les premiers dieux sont les enfants de la matière, des enfants qui n’étaient pas dénués d’intelligence et de raison, mais qui n’avaient pas la même conception de la vie. Il est vrai qu’en devenant un émule de Zeus, il ne peut que traiter de monstres les premiers enfants de la matière. Le choix que fait Hésiode est un choix qui se situe au début de l’existence des cités et au début du passage du religieux au politique. On ne peut rien en dire d’autre sur le plan de l’homme. Hésiode est un poète, mais il est aussi un petit paysan qui gère l’héritage de son père et garde son troupeau en écoutant chanter les Muses. Notre folie des grandeurs et notre volonté de puissance ne doivent pas nous amener à dire ce qu’il ne dit pas, nous ne pouvons que tenter une explication de texte
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en sachant bien que nous le faisons aujourd’hui, dans un monde différent et à partir de préoccupations différentes. Par contre, la matière n’a pas attendu que naisse Hésiode pour exister et pour s’organiser en donnant des formes dont certaines ne sont plus observables aujourd’hui. Parce que la matière précède la forme, et qu’il a toujours été difficile de distinguer la vie de la forme elle-même, nous avons cru longtemps que la vie était une force qui pouvait entrer et sortir de la forme. Elle l’animait puis l’abandonnait au moment de la mort. Hésiode lui-même a recours à cette association en faisant émerger de Chaos distinctement Gaia, la matière, et Éros, l’amour en tant que force de vie, en tant que force de cohésion. Si l’amour était cette force de cohésion elle ne pouvait qu’accompagner la matière dès les premières manifestations, la première étant Ouranos qui, une fois castré, deviendra le Ciel, séjour des divinités par opposition à la surface de la Terre, séjour des hommes. N’est-ce pas la vision d’Hésiode lorsqu’il fait émerger de Chaos la Nuit, Gaia ou Éros ? Éros ne sera jamais le partenaire de Gaia pour engendrer de bonne entente. Il vient avant Ouranos, sans être le premier partenaire de l’histoire si l’on veut, et reste une force de cohésion pour les prochaines manifestations de la vie, qu’elle soit divine ou mortelle. Gaia, la Terre ou la matière, peut engendrer toutes les formes qu’elle veut, Ouranos sera la première du genre tandis qu’Éros se contente de l’assister. Il disparaît lorsque Cronos sépare la Terre du Ciel. Or les dieux de première génération vivent, s’accouplent, ont des enfants. Hélios qui connaît la séparation est bien le fils du Titan Hypérion et de la Titanide Théia ! La matière en s’agglomérant pour donner toutes les formes n’a pas en elle ce besoin d’ordre qui semble hanter notre poète et lui fait mettre Zeus au sommet de la hiérarchie divine. La matière, née de Chaos garde en elle le bonheur de tous les ordres possibles et c’est bien à l’issu d’une rivalité pour le pouvoir que Zeus change la donne et place Gaia sous contrôle en quelque sorte. Pourquoi Gaia n’a-t-elle pas continué à enfanter seule comme elle l’avait fait avec Ouranos ? La logique mythique est
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seule à répondre, il fallait que Zeus ait les pleins pouvoirs, autrement dit que l’esprit prenne l’ascendant sur la matière. C’était la conception de la vie sept siècles avant notre ère, une conception déjà différente ou nuancée autrement que celle d’Homère. Nous pourrions imaginer une étude mettant en évidence les différentes conceptions de la vie depuis cette époque, ce qui ne changerait pas grand-chose à la question qui est ici posée en ce qui concerne le sens de la vie. Reconnaissons simplement que parler de la vie est une chose, du sens de la vie une autre. La principale difficulté dans ce genre d’analyse n’estelle pas de savoir si le besoin de déité est propre à l’esprit humain ou s’il est déjà inscrit dans la matière avant qu’elle ne prenne forme ? Parce que l’homme n’est pas un pur esprit, qu’il est toujours, pour longtemps encore, de la matière, il se trouve placé sous une double influence : celle de la matière qui n’est pas foncièrement passionnée d’ordre et celle de l’esprit qui ne cesse de vouloir mettre de l’ordre partout. En réalité, le désordre de la matière lui permet d’exister encore, fort heureusement, et de ne pas subir toutes les fantaisies déréglées de notre raison. Si la matière n’a que faire du pouvoir puisqu’elle ne connaît pas d’ordre, à tous les sens du mot, la raison étant étroitement liée à l’impérialisme d’une idée sur toutes les autres, nous comprenons mieux que l’homme puisse aspirer à certains moments à se comporter comme Dionysos le lui conseille. Mais les orgies dionysiaques ont-elles uniquement un sens qui se rapporterait au désordre que l’homme voudrait retrouver pour être plus heureux ? Lorsque nous cherchons inconsciemment à donner du sens à la vie, à notre vie surtout, nous pouvons donc agir sur deux choses : la forme et le fond, l’esprit et la matière, l’image que les autres nous donnent de nous et notre propre sensation d’être au monde. Si nous donnons un sens à la vie de la forme, nous donnons un sens politique à notre façon d’être, nous
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disciplinons une fois de plus la forme qui n’est pas nous, mais qui se trouve en relation avec les autres. Si nous donnons un sens à la vie de la matière, alors il faut s’interroger pour savoir si nous pouvons le changer, comment et pourquoi nous le ferions tout en prenant des responsabilités qui ne peuvent être que personnelles et ne sauraient être commandées par les autres. Faudrait-il envisager un combat titanesque ? Le fait est que ceux qui envisagent cette seconde formule s’attendent à un nécessaire isolement, quelle qu’en soit la nature. Tout le monde ne rentre pas dans un couvent ou une secte, mais il faut comprendre que l’homme déçu par le désordre intellectuel des autres et attiré par le désordre originel de la matière puisse être contraint de s’isoler pour vivre son ascension comme il le désire. Certains sont allés en Inde ou en plein désert, d’autres sont allés au fond de leur jardin. La fuite semble souvent nécessaire parce que la discussion est rendue impossible à la suite d’une castration que Cronos n’avait pas prévue lui-même. L’homme qui pense se trouve castré une seconde fois justement parce qu’il ose penser seul ou, ce qui semble pire, ne plus penser ! La pensée non officielle, non académique fait de l’homme un malade pour la société qui l’expulse pour ne pas disparaître. Une pensée nouvelle est comme un cancer, il faut la traiter rapidement et énergiquement en évitant qu’elle ne se répande et tourne à l’épidémie. Or, cette pensée nouvelle est en rapport avec l’incarcération dans le Tartare de nos idées personnelles. J’ai seulement peur que nous n’ayons pas vraiment progressé en ce qui concerne les rapports entre les hommes et les dieux ! Si la pensée nouvelle n’est qu’une évasion, si elle ne répond qu’à un besoin de liberté, il est peu probable qu’elle débouche sur l’être véritable, autrement dit qu’elle dépasse le stade des formes. Comment ne pas comprendre que la castration d’Ouranos nous a conduits à vivre dans un Ciel immatériel, celui de la pensée gouvernée par Zeus ? Nous risquons seulement de nous y perdre ! Nous croyons fermement que l’avenir de l’homme dépend de sa capacité à penser le changement. Tout son savoir lui sert à imaginer un futur qui devrait faire de lui un homme
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supérieur et c’est bien cet espoir de progrès constant qui devient l’obstacle le plus incontournable qu’il construit lui-même pierre à pierre. Parce que l’homme considère son individualité comme un objet modulable, de la matière qu’il peut travailler comme on travaillerait de l’argile ou du marbre pour en faire un objet d’art, il perd, chaque jour un peu plus, ce que la matière pourrait lui apprendre s’il lui accordait la possibilité de se faire entendre. Certes, la matière n’utilise pas le même langage que nous, et nous sommes tellement convaincus de notre vérité que nous nous réjouissons de son silence. Le silence des organes est une preuve de santé ! Lorsque nous entendons leurs cris, il est souvent trop tard pour intervenir. Parce que nous avons fait de notre corps une machine, nous la traitons comme un moteur à explosion. Nous nous comportons comme des mécaniciens, uniquement lorsque notre véhicule ne nous conduit pas là où nous voudrions aller. La forme que nous dirigeons plus ou moins bien n’est qu’un maillon d’une grande chaîne et notre sagesse se limite trop souvent à respecter des lois d’usage, comme si nous en étions dépositaires jusqu’au jour où il faudra la remiser. L’homme est invité à en prendre soin, mais en même temps il est conduit à s’en servir en refusant d’entendre ses lamentations. Le plus grave n’est pourtant pas son mauvais usage, mais l’absence quasi générale d’une écoute attentive à ce qu’elle pourrait nous dire pour nous apprendre tout ce qu’elle sait de la vie. La matière, qui manifeste la vie dans une forme, celle que nous habitons, est mieux placée que notre intelligence pour nous expliquer ce qu’est la vie, nous expliquer ce qu’est l’homme en soi. Si je distingue l’intelligence de la matière, c’est pour mieux isoler sa capacité à assurer la vie à partir d’une cohésion, qui reste limitée dans le temps, d’une capacité à raisonner sur la vie. La matière est à l’origine de la vie et sans elle il n’existerait pas de forme, pas de pensée non plus. La pensée n’est pas autre chose qu’une production de notre cerveau et notre cerveau n’est rien d’autre que de la matière ! Il est clair qu’il est plus facile de parler ou de penser que d’écouter ce que dit notre corps.
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Nous oublions que la matière est à l’origine des changements qui nous ont permis de naître et de dominer le monde. Sans elle et sans ses transformations, nous ne serions pas ce que nous sommes, ce que nous voulons devenir. Inutile de revenir à Darwin ou à Lamarck pour justifier ce propos, ou pour rappeler que l’homme n’est pas la première forme vivant sur terre et que la vie n’est pas une particularité humaine. Il n’est pas nécessaire non plus d’appeler la mythologie à la barre pour montrer que les hommes s’ingénient depuis des millénaires à justifier leur supériorité sur les autres espèces, qu’elles soient ou non jugées monstrueuses. Or, toutes les formes sont de la matière et la matière qui se retrouve dans l’homme ne diffère pas de celle qui se retrouve dans les autres espèces. Seules les associations diffèrent et donc la forme qui en dépend. Comment ne pas reconnaître que la monstruosité et la déité sont toutes les deux dans la matière sous forme de forces complémentaires et que c’est notre intelligence qui s’est efforcée de les distinguer avant de chercher à les gouverner ? Inutile d’aller plus loin pour dire que la monstruosité ou la déité sont des mots qui se rapportent essentiellement aux idées que nous nous faisons de la matière lorsqu’elle a pris forme et non de la matière elle-même. Nos jugements sont exclusivement des choix qui relèvent d’observations utilitaires ou seulement esthétiques et qui varient à l’infini dans l’espace et dans le temps. Ces choix de valeur n’ont rien à voir avec la matière elle-même et montrent comment nous avons oublié d’être nous-mêmes. L’être que nous sommes, autrement dit de la matière sous une forme particulière, ne sait plus qu’il est d’abord des parcelles de matière qui s’aiment et que c’est cet amour qui manifeste la vie. Lorsque nous réfléchissons au sens que pourrait prendre la vie, nous le faisons comme si la matière pouvait répondre à toutes nos fantaisies. La transcendance en est une, mais sommes-nous certains que la matière acceptera de suivre notre idéologie du moment ? Si la matière changeait, ne serions-nous pas amenés à constater un changement au niveau de la forme,
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car la forme dépend de la matière et non l’inverse ? Nous avons pris l’habitude de considérer les formes parce que nous avons refusé d’admettre que la matière avait aussi la capacité de décider seule de sa propre évolution. Notre difficulté à percevoir ce que veut la matière, ou notre incapacité à l’entendre, est à l’origine de l’idée que nous pouvons décider de la nature du changement en ce qui concerne le sens de la vie et notre croyance aveugle dans la manipulation sans limites de cette matière que l’on croit soumise à tous nos caprices. Pour aller plus loin encore dans cet effort de libération ou de rencontre avec la matière, je voudrais rappeler les recherches de Sri Aurobindo et de Mère à l’Ashram de Pondichéry. Satprem nous a transmis ces recherches dans des livres qui devraient nous aider à mieux envisager le changement. Le mental des cellules est l’un de ces livres qui relatent pas à pas les découvertes de Mère. Satprem nous raconte comment Mère est descendue dans son corps, comment elle a perçu ce mental qui diffère fondamentalement de notre mental ordinaire. Il nous livre les impressions de Mère et nous permet de vivre son expérience : « Pour arriver à percevoir la cellule ou à éprouver la cellule, il faut d’abord traverser tout ce qui la recouvre : des couches et des couches opaques et bourdonnantes. La première de toutes les couches est notre couche intellectuelle – celle dans laquelle nous vivons. C’est le haut du bocal. Il est évident que toutes les idées, les philosophies, les religions et le reste n’ont rien à voir avec le corps. » Elle ajoute aussi cette précision : « Elle n’a l’air de rien, cette couche-là, c’est comme l’air que l’on respire, mais c’est un énorme grouillement. Il faut que tout cela se décante. Première opération : le silence mental6. »
6 SATPREM Le mental des cellules. Paris, Robert Laffont, 1981, p.56.
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Certes, les images diffèrent, mais je ne peux qu’être conforté par de tels propos. L’homme a construit autour de la matière une succession d’habits, de cuirasses, qui ne pouvait conduire qu’à l’oubli de la matière, qu’à l’impossibilité de la connaître et d’apprendre ce qu’elle pense, ce qu’elle vit. Satprem résume alors les étapes de la descente vécue par Mère : après le silence mental, il faut traverser le mental émotif qui n’a rien à voir avec le corps. Il faut le pacifier et ce n’est pas facile. Vient ensuite une troisième couche, celle du mental sensoriel qui gouverne les réactions qui sont dictées par nos habitudes, par l’éducation, le milieu dans lequel on vit. Il faut la traverser ou la rendre transparente pour aller vers une quatrième couche : le mental physique. Il rapporte alors les impressions de Mère et je retiendrai cette expression : « Pour moi, le chemin le plus rapide a été – comment dire – le sens croissant de mon inanité – l’inexistence. Ne rien pouvoir, ne rien savoir, ne rien vouloir. Seulement, il ne faut pas avoir peur – si l’on a peur, cela devient effroyable. Heureusement mon corps n’a pas peur. » (p.62) Faut-il préciser que Mère est morte à 95 ans après de longues années de recherche et après avoir dirigé l’Ashram que Sri Aurobindo avait fait naître à Pondichéry ? Comment ne pas retenir cette observation qui met en lumière l’impérialisme du mental ordinaire ? « Mais dès que l’on descend dans ce domaine-là, le domaine des cellules et même de la constitution des cellules, comme cela paraît moins lourd ! Cette espèce de lourdeur de la matière disparaît : ça recommence à être fluide, vibrant. Ce qui tendrait à prouver que la lourdeur, l’épaisseur, l’inertie, l’immobilité, c’est une chose qui est ajoutée, ce n’est pas une qualité essentielle de la matière. » (p.120) En lisant certaines remarques de Mère je ne peux m’empêcher de faire des comparaisons avec la mythologie. « C’est un nouveau mental ! La façon de percevoir le temps et l’espace devient très différente, c’est en train de changer totalement. Et alors, pour la vue, par exemple, je vois plus clair les yeux fermés qu’avec les yeux ouverts, et pourtant
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c’est la même vision ! C’est la vision physique, purement physique, mais un physique qui paraît plus complet. » (p.138) Je pense alors à Œdipe qui se dirige seul vers le lieu de sa mort à Colone alors qu’il est aveugle. Il voit autrement ! Ne voit-il pas comme Mère 7? Par la méditation, Mère est arrivée à pénétrer en elle et à passer sous toutes ces couches qui nous imposent une impression particulière de vie et de mort ! Faut-il s’en étonner ?
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Mère était née en 1878 à Paris. Après avoir rencontré Sri Aurobindo en rêve vers l’âge de dix ans, elle s’était mariée d’abord avec un peintre, puis avec un philosophe, et fréquentait Rodin, Monet, Moreau avant de se rendre à Pondichéry. Là, elle vivra trente ans auprès de Sri Aurobindo. Elle prendra la direction de l’Ashram puis s’intéressera de plus en plus intensément à l’évolution de l’homme et plus particulièrement au yoga, comprenant que le progrès qu’elle cherche se situe au niveau de la matière. Incomprise, elle confiera ses découvertes à Satprem que l’on peut considérer comme un confident. Elle meurt en 1973. Il serait préférable de la considérer comme une matérialiste prenant son corps pour lieu de recherche. Elle se disait elle-même positiviste.
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LA DÉITÉ
Commençons par étudier la déité. Il serait possible d’entendre ici au moins deux choses : une divinité mythologique ou bien la nature divine d’un être, telle que nous pouvons la concevoir à partir des religions. Nous sommes écartelés entre les mythologies et les religions comme si elles pouvaient s’opposer. Je crois que pour comprendre le rapport, qui peut exister entre la monstruosité et la déité il est préférable de nous situer, au moins dans un premier temps, dans la mythologie. Je ferai ici référence à la mythologie grecque. Dans cette mythologie, il apparaît clairement que nous serions passés de la monstruosité des premiers dieux, les enfants de Gaia et d’Ouranos, la Terre et le Ciel, à une déité moins monstrueuse avec les dieux de seconde génération, autrement dit les enfants de Rhéa et de Cronos, c’est-à-dire les Olympiens. C’est l’analyse que nous propose Hésiode en écrivant la Théogonie avant de nous faire comprendre que cela doit servir d’exemple aux hommes, mais en particulier à son frère Persès qui lui attire des ennuis dans une cité dominée par des aristocrates en mal de pouvoir. La Théogonie nous fait passer des premiers dieux aux seconds à la suite de combats extraordinaires : la Titanomachie et la lutte contre Typhon, l’enfant de Gaia et de Tartare. Elle néglige la lutte contre les Géants, racontée par d’autres poètes, mais c’est sans importance, car l’essentiel est la conquête du pouvoir par Zeus à son obtention à la demande de ses frères et de ses sœurs. La domination que Zeus représente n’est autre que celle de l’esprit sur la matière, la victoire de l’idée et nous pouvons penser que nous ne sommes pas les premiers à valoriser la force de la pensée au détriment de celle de la matière. À la fin du VIIe siècle avant notre ère, Hésiode nous enseigne que l’idée est
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supérieure à la violence, qu’il faut être respectueux des dieux, surtout les Olympiens. Mais le plus important, dans la Théogonie, reste le mythe de Prométhée qui se place avant les combats et situe les hommes par rapport aux dieux. Sous le règne de Cronos, les hommes et les dieux faisaient bon ménage, ils partageaient le nectar et l’ambroisie, ils ne mourraient pas, du moins ils s’endormaient paisiblement et devenaient des bienheureux sous la surface de la Terre. Il faut ici se référer à la présentation des quatre races qui ont précédé la nôtre et qui se trouvent au début d’un second poème Les travaux et les jours. Mais revenons à la Théogonie. Zeus ayant chargé Prométhée de faire un sacrifice qui devait départager les hommes et les dieux, le fils de Japet avait fait deux parts inégales : les os dépouillés de toute viande et recouverts de graisse blanche, d’un côté, la viande cachée dans la panse du bœuf et recouverte de la peau de l’animal, de l’autre côté. Zeus ne pouvait ignorer la ruse de Prométhée et il est probable qu’il l’a utilisée pour mieux distinguer les hommes des dieux. En fait, en admettant qu’Hésiode nous décrive le premier sacrifice, il est clair que les hommes savaient manger la viande en la faisant cuire tandis que les odeurs de la graisse et des os, eux aussi posés sur le feu suffisaient à nourrir les dieux immortels. Zeus décida de compliquer les choses. Il refusa de continuer à donner le feu aux mortels, ce qui conduisit Prométhée à un vol qui aurait pu lui coûter son immortalité. En fait, le plus important à mes yeux, Zeus condamna son cousin à être attaché à une colonne tandis qu’un aigle lui rongeait le foie, ou si l’on préfère son immortalité. La nuit le foie se reformait et cela aurait pu durer longtemps si Héraclès n’avait pas tué l’aigle de son père. Pendant ce temps, en contrepartie du feu volé par son cousin, Zeus avait imaginé Pandore, la première femme, de sorte qu’elle était un fléau pour les mortels. Non seulement elle était toujours affamée et poussait les hommes au travail, mais elle les attirait pour faire des enfants et engendrer une descendance. Le symbolisme de la colonne nous permet de situer Prométhée attaché entre la Terre et le Ciel. Or, Héraclès ne pouvait aller à l’encontre de la volonté de Zeus et nous pouvons
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dire que c’est le père qui a permis à son fils de mettre un terme au supplice de l’ami des mortels. Pour que Prométhée rejoigne l’Olympe, il devra d’abord bénéficier de la mort de Chiron, le meilleur des Centaures, mais un centaure tout de même, et il devra accepter de porter au doigt une bague faite d’un maillon de la chaîne qui le liait à la colonne et d’un morceau de la colonne ou de la montagne qu’elle représentait. La montagne pourrait bien être aussi la matière ! Cette bague symbolise donc le lien que le fils de Titan continue à avoir avec la Terre-Mère, mais aussi montre que l’esprit souverain de Zeus domine le retour à la déité. Nous avons là un modèle de déification qu’il faut prendre en considération. Entre les dieux de la première génération et ceux de la seconde, il n’y a pas d’opposition véritable. Il y a conquête du pouvoir par les seconds. Les guerres entre divinités ne peuvent se terminer par des morts et la défaite correspond davantage à une domination lorsqu’elle ne se traduit pas par une vassalisation. Zeus ne condamne pas sa grand-mère la Terre, il lui impose ses lois et il le fait en demandant à son fils de prendre le pouvoir sur Python et en dominant l’oracle de Delphes. Désormais, ce sera la parole des Olympiens qui sera donnée et non celle de la Terre. Il en sera de même lorsqu’Athéna mettra les Érinyes au silence en leur accordant de nouveaux privilèges et en leur imposant une nouvelle forme de justice. En fait c’est la version des tragiques plusieurs siècles après ! Sur ce plan particulier, nous sommes encore loin d’une justice humaine avec des juges et des lois. La justice de Zeus est encore celle d’un monarque absolu et Hésiode nous le fait comprendre avec la fable de l’épervier et du rossignol. Inutile de crier lorsque l’on est dominé par un plus fort que soi, c’est le plus fort qui décide. Homère nous le montre autrement avec la vengeance d’Ulysse et l’extermination des prétendants sans qu’il y ait le moindre jugement ou le moindre débat sur l’agora. Si nous suivons Hésiode, il n’y a pas à se tromper, la déité que l’homme doit conquérir à son tour est celle des Olympiens, elle n’est surtout pas celle des premiers enfants de
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Gaia. D’ailleurs les héros mythiques nous le font comprendre. Il y a ceux qui accèdent à une sorte de vie éternelle en se comportant comme des dieux, et ils vont finir leur vie dans l’Ile des Bienheureux. Il y a aussi ceux qui finissent leur vie en revenant dans le ventre de leur mère et ne cherchent pas l’immortalité à travers un comportement tel que le demande Zeus, maître de l’Idée et manifestation de l’Esprit. La mythologie n’est pas qu’un livre rempli de légendes simplement pour distraire. Elle est un enseignement plus ou moins voilé qui fait savoir aux mortels qu’en vivant d’une certaine façon, ils peuvent devenir immortels. Si nous pouvons lire chaque mythe comme on lirait une fable, il est aussi possible de percevoir, à travers les symboles nombreux qui sont utilisés par les aèdes, une invitation à transcender la vie, à dépasser le travail et la procréation, pour retrouver l’immortalité des premiers hommes. S’il est possible d’être enfermé dans le Tartare, comme les Titans et dans le plus mauvais des cas, l’homme est enterré comme le réclament les Grandes Mères qui surveilleront le monde avant que Zeus n’en devienne le monarque absolu. Il est aussi possible de devenir immortel en suivant l’exemple d’Héraclès, et de finir dans le feu du bûcher et plus symboliquement dans le feu de Zeus lorsque ce dernier le délivre des flammes dans un roulement de tonnerre. Mais, n’oublions pas qu’avant d’être les armes de Zeus, le tonnerre, la foudre et l’éclair étaient les armes des Cyclopes. Autrement dit le feu de Zeus, est un feu qui vient de la terre, un cadeau des yeux ronds. La Terre et Zeus ne sont pas opposés, mais complémentaires. Le Ciel ne compte pas, il n’est qu’un territoire et, ne l’oublions pas, il est le double parfait de la Terre et n’a connu son apparente autonomie qu’après sa castration. Nécessaire pour engendrer les premiers dieux, il ne représente rien par la suite et c’est Zeus qui, par la ruse et par l’idée, prend le dessus sur l’ensemble des divinités. Il existe donc bien un déplacement, un changement, qui ne sont pas dépendants du temps tel que nous le concevons. La mythologie nous montre, par des biais différents, la possibilité
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de devenir immortel, mais surtout la difficulté de le devenir. Nous avons tendance à tout rapporter à notre façon de penser, à nos repères d’espace et de temps, mais la mythologie va plus loin, elle n’épouse pas notre logique et nos constructions savantes. Les naissances et les morts ne sortent pas du même moule et ne correspondent pas à ce que nous en savons. Il suffit de suivre Zeus dans ses rencontres amoureuses pour voir qu’il ne s’agit pas de faire simplement des enfants, on pourrait en dire autant de la mort. N’oublions pas Dionysos qui fut d’abord conçu par un Zeus-serpent avec une Perséphone crétoise, avant de poursuivre sa gestation grâce à Sémélé et finalement mis au monde par Zeus lui-même qui achèvera sa gestation dans sa cuisse. Dionysos est un dieu qui disparaît et réapparaît, qui voyage aussi bien en Enfer que sur Terre ou dans le Ciel où séjournent les Olympiens. Il est chez lui dans les trois mondes, il est à la fois mortel et immortel. S’il nous dérange, ce n’est peut-être pas pour ses orgies, mais bien plutôt pour son étrange liberté à l’égard de tous les dualismes ! Une remarque en ce qui concerne le symbole de la castration d’Ouranos. Dire qu’il n’est plus rien, ne suffit pas pour comprendre ce qui change. Ouranos faisait des enfants, des dieux monstrueux et Cronos met un terme à cette production qui déplaît aux nouveaux dieux. Pour le moment, elle ne déplaît pas à Cronos qui prend le pouvoir à la place de son père. Ce sont les aèdes qui construisent l’enchaînement et font d’Ouranos un lieu particulier, distinct de la Terre où les nouveaux dieux vont se retrouver. Ouranos ne fera plus d’enfants à Gaia et ne peuplera plus le monde de dieux monstrueux. Il continue à exister mais sans sexe. Or le sexe est certainement ce qui représente le mieux la matérialité de la vie. Il devient virtuel, l’idée même d’un monde qui n’existe pas, mais qui abrite tout ce qui est divin. Les aèdes nous montrent bien que l’opposition entre les dieux se traduit par des assauts répétés de ce domaine, autrement dit mettent en lumière le risque de voir l’idée, la pensée, le vrai divin disparaître. Ouranos reste un idéal et les Olympiens le protègent ou en contrôlent l’entrée. Il manifeste à lui seul la différence
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entre les hommes qui vivent sur Terre et les dieux qui vivent au Ciel, les mauvais dieux qui ne pensent pas se trouvant plus bas que l’Enfer. Comment ne pas prendre le Ciel pour référence lorsque les hommes sont invités à s’élever, à dominer tout ce qui est monstrueux en eux ? La verticalité s’impose et toute la mythologie consiste à montrer le danger de descendre de plus en plus bas, jusqu’au Tartare, le mérite de monter jusqu’au Ciel pour devenir l’équivalent des dieux ! Mais, vouloir se comporter comme une divinité, si c’est bien le sens que nous voudrions donner à la vie, laquelle choisir ? Faut-il se laisser posséder par la ruse de Zeus qui veut que l’on adopte l’ordre qu’il impose à tous, hommes et dieux, faut-il refuser de se soumettre et revenir vers la Grande Mère, celle qui continue à nous donner la vie, mais nous la reprend pour enfanter à nouveau ? Faut-il apprendre à danser avec Dionysos et boire la vie sans se soucier d’une morale de principe ? Avec les dieux de la légende, rien n’est simple. Notre habitude à tout couper en deux, le bien et le mal, le bas et le haut, ce qui est mortel et ce qui est immortel, oriente notre façon de penser. Comment parler de réincarnation lorsque l’on oppose simplement la vie et la mort ? D’ailleurs, il vaudrait mieux opposer la naissance et la mort. C’est parce que les hommes font des enfants qu’ils meurent si l’on suit la logique du mythe de Prométhée et de Pandore. Il faudrait y rattacher le mythe de Perséphone pour comprendre que la procréation est ce qu’il y a de plus matériel, mais nous pouvons aussi penser que le mythe nous encourage à concevoir ensemble mort et renaissance. Perséphone est la mère de Dionysos et, comme lui, connaît les trois mondes, celui des morts, des mortels et des dieux. Parler de déité n’est pas la même chose que parler d’un dieu grec antique ou chrétien. Ici, il s’agit bien de parler d’une qualité que l’on peut acquérir ou que l’on possède et qui n’est pas réservée à un seul être mis à part. On dira d’un individu qu’il est divin ce qui revient approximativement au même ou
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bien nous ajouterons qu’il s’agit d’une personne qui possède les plus grandes qualités reconnues parmi les hommes. Cela suffit pour nous alerter sur le sens que nous pouvons donner au titre de cet essai. À travers le mot déité, il ne s’agit pas de faire référence à Dieu, tel que la religion chrétienne le présente, mais à des hommes perçus à partir de leurs qualités et de leurs défauts. Toujours est-il que ce qui est divin est relatif à des dieux. En réalité, cela peut être relatif aux dieux ou à une divinité en particulier. Nous sommes donc plus à l’aise dans le monde de la mythologie que dans celui des religions pour aborder cette expression qui semble donner un sens unique, une sorte de finalité qui serait, en quelque sorte, le sens caché de la vie. Depuis que l’homme existe, il a certainement constaté que ses actes ou ses pensées ne produisaient pas les mêmes effets. Cela s’est précisé à partir du moment où s’est accentuée la vie en collectivité. Parce que les hommes étaient contraints de cohabiter, de vivre ensemble, ils ont dû s’imposer des règles de vie commune ce qui n’a pas interdit aux oppositions de naître, aux conflits d’exister. Nous pourrions penser que les dieux ont peuplé le monde avant les hommes, mais il semble plus logique d’envisager le contraire et de penser que ce sont les hommes qui ont imaginé les dieux pour projeter aussi loin et aussi haut que possible les règles de vie dont ils avaient besoin. En inventant les dieux, du moins des êtres immortels, l’homme s’est doté d’un ensemble de gendarmes capables de faire régner l’ordre, et c’est bien contre le désordre que Zeus a lutté en ne faisant plus référence à Chaos. Il ne faut pas être surpris de voir qu’il peut exister autant de divinités que de besoins et cela n’est pas propre à la mythologie grecque. Ce que nous avons vu rapidement en rappelant la Théogonie d’Hésiode c’est que cette invention, fort utile au bien-être des plus pauvres au sein des cités, avait tout de même une grande ressemblance avec le régime monarchique du moment. La mythologie, lorsque nous la considérons comme un enseignement, devient vite un complément de l’histoire des religions et de l’histoire politique tout court.
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Quelques siècles plus tard, les tragiques accentueront la dimension morale des mythes et les philosophes s’élanceront vers une analyse de plus en plus éloignée de ce que Platon appelle des fables. Reconnaissons que Platon lui-même ne néglige pas d’utiliser des symboles et de construire des mythes qui ne se veulent pas moins éducatifs que ceux d’Hésiode. En inventant les dieux pour se discipliner, les hommes n’ont pu les imaginer autrement qu’en partant d’eux-mêmes et en dehors du fait qu’ils ne subissaient pas la mort, ils les ont fait se comporter comme des mortels. Il suffit de relire l’Iliade d’Homère pour faire la comparaison. Très honnêtement, peut-on considérer qu’Achille, boudeur et violent, courageux certes, mais pas très intelligent, comme Arès d’ailleurs, souvent moins intéressant que son ami Patrocle, est digne d’éloges et mérite d’être qualifié de divin ? Il l’est par sa mère surtout et il n’est pas véritablement le type d’homme qui se rapproche de la déité. Qu’en est-il du rusé Ulysse ? S’il combat intelligemment devant Troie, comment se comporte-t-il tout au long de son retour ? S’il perd tous ses navires et tous ses hommes, n’est-ce pas par négligence ou par égocentrisme ? En nous amusant de la sorte, nous pourrions passer en revue tous les héros de la quatrième race, celle des demi-dieux, celle qui devait mourir devant Thèbes et devant Troie selon Hésiode. Les poètes s’efforcent de nous montrer des hommes qui ont des comportements extrêmes afin de bien mettre en valeur des qualités humaines qui devraient être conservées ou écartées. Notons bien que les dieux sont souvent mélangés aux mortels et n’ont pas toujours pour eux les qualités que l’on aimerait voir chez les mortels. En étudiant de près la mythologie grecque, mais il en irait de même pour toutes les mythologies, il est difficile d’isoler les qualités particulières qui correspondent à cet état de déité. Par contre, ce qui est visible à tout instant c’est l’effort des aèdes ou des poètes pour mettre en relation les hommes et les dieux, pour mettre en lumière ce que les Grecs appellent la démesure. Toutefois, ce qui est vrai pour les mortels l’est moins pour les divinités. Les dieux se permettent des actes qui seraient inacceptables chez les mortels, souvent sous prétexte de
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démesure. Nous le voyons tout au long des combats entre Troyens et Achéens auxquels participent activement les dieux dans chaque camp. Depuis que l’homme parle de déité, il est clair que le mot n’a pas toujours gardé le même sens. Toutefois, le plus important reste cette dimension divine qui lui est attachée. Pour parler de déité, il faut préalablement admettre la notion de divinité, distinguer les hommes et les dieux. Or ce qui me semble important, n’est pas tant l’existence en elle-même d’un dieu quel qu’il soit, mais le besoin de penser qu’il existe une divinité et que l’homme peut s’en rapprocher, devenir lui-même un dieu en suivant un choix de vie, d’où l’idée que la vie pourrait être utilisée pour conduire jusqu’à cette métamorphose. L’homme n’a pas attendu que les mots s’écrivent pour envisager une telle conduite, son besoin de déité pourrait bien exister sous des formes différentes avant même que les divinités prennent forme et se combattent comme dans la mythologie. La symbolique mythique ne saurait nous cacher une antériorité dont il est difficile d’envisager l’origine. Ayant l’habitude de penser la vie ou l’homme à travers une culture, à partir de ce que les autres ont pu dire ou écrire plus qu’à partir d’un sentiment personnel, il nous est difficile de remonter le temps au-delà des idées ce qui ne nous fait pas revenir très loin en arrière. Or le temps est un obstacle ou plus encore une prison dans laquelle la raison s’est trouvée enfermée. Toutes les définitions que nous pouvons donner d’une divinité et toutes les traductions en mots de ce que représente un dieu pour l’homme sont étroitement liées au temps. Cela ne veut pas dire que la déité n’existe pas hors du temps. Cela ne veut pas dire que l’homme ne peut pas se situer, lui aussi, hors du temps. Lorsque l’homme cherche à donner du sens à sa vie, à la transcender, à passer de la monstruosité à la déité, sa recherche se situe dans le temps, tel que nous le concevons intellectuellement. Toutefois, ses efforts ne sont pas dus au déroulement d’un temps linéaire et s’il existe un point de départ
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au voyage qu’il veut entreprendre de même qu’un temps zéro à son aventure, c’est bien parce qu’avant de penser il existe, qu’avant d’être un élément de la société il a une nature indépendante et matérielle. Le besoin de déité dont parlent les poètes ou les sages est d’abord un besoin intérieur qui surgit dans l’homme sans référence au temps. C’est la raison pour laquelle je m’efforce de remonter jusqu’à la matière, de considérer que la vie lui appartient et j’en arrive à penser que le besoin de déité lui appartient aussi ou du moins que c’est la matière qui l’induit et le fait germer dans l’homme. Je crois qu’il faut éviter de confondre ce besoin avec toutes les explications que nous pouvons en donner intellectuellement en utilisant la raison ou toutes nos croyances. Parce que l’homme éprouve le besoin de se connaître, il cherche, mais cette recherche est également un piège, car il ne le fait trop souvent qu’à l’aide de son cerveau, c’est-à-dire de son intelligence, et ne le fait que rarement avec ses sensations. Même lorsqu’il s’intériorise assez pour ne plus être lié à des savoirs qui l’enchaînent, à des valeurs communément admises, l’homme ne fait que scruter dans sa propre caverne ce qu’il a appris à distinguer. Pour voir l’inconnu, qu’il soit relatif au monstrueux ou au divin, il faudrait ne plus chercher, ne plus vouloir, certainement ne plus voyager et ne plus être confronté à un carrefour quel qu’il soit. La déité que l’homme cherche en lui, parce qu’il s’en fait une idée préalable, parce qu’il croit qu’elle existe, n’est-elle qu’un mot ? Là se trouve certainement la plus grande difficulté d’analyse et d’explication. L’analyse ne peut que morceler, détruire, avant de reconstruire. C’est elle qui nous pousse à retrouver en l’homme le dieu qu’il était préalablement. Mais, pourquoi faudrait-il imaginer cette dualité, cette présence, comme dans un miroir, entre un homme et une divinité qu’il découvrirait dans l’image que le miroir lui renvoie ? Le mythe de Narcisse nous y invite, mais celui qui a inventé ce mythe n’a fait que symboliser ce qu’il avait perçu, ressenti profondément
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avant de le communiquer à d’autres. La fusion entre les deux entités qui donne naissance à une fleur n’est finalement qu’une explication à dimension didactique. Le mythe veut nous apprendre que l’homme porte en lui un double divin et qu’il peut fusionner avec lui en se métamorphosant, mais ne nous laisse-t-il pas entendre que Narcisse est puni pour ne pas avoir aimé la nymphe Écho ? L’écho, c’est le double, l’image, l’autre en soi, celui que l’on est sans le savoir. Faudrait-il en avoir peur ? Ne faut-il pas s’efforcer de dépasser cette image plutôt que de s’enfermer dans son histoire ? Autrement dit, vouloir devenir un dieu, comme le veut Héraclès, n’est-il pas une mauvaise décision ? Par boutade, il serait possible de dire qu’il existe seulement deux états possibles : ou bien l’homme est différent des dieux qu’il honore ou bien il est un dieu et il n’a pas à chercher la moindre transformation. Ce que la mythologie nous enseigne c’est l’effort, la possibilité d’un changement, la transcendance, tout comme les religions qui l’ont remplacée. Lorsque nous parlons de déité, nous parlons de cet autre qui n’existe pas si ce n’est dans notre esprit, à moins que ce ne soit un réel besoin, mais un besoin qui ne proviendrait pas de notre intelligence. Ce serait la matière, qui se manifesterait dans la forme humaine, dans notre forme, qui ferait éclore en nous ce besoin de dépassement, de perfection, de pureté, autrement dit tout ce que nous avons l’habitude d’imaginer à sa place. L’homme a certainement perçu en lui-même le besoin de positionner devant lui une image divine, ou bien un dieu, mais il est difficile d’en trouver le pourquoi. Les religions, comme les mythes, nous proposent des origines, mais elles ne sont que des efforts d’explication sans pouvoir répondre au pourquoi du besoin. Ce pourquoi ne peut pas se trouver dans une explication collective, dans un dogme ou une explication rationnelle, et l’homme ne peut le découvrir que s’il abandonne tous ses savoirs, s’il disparaît à sa vue pour « être » tout simplement, sans chercher à découvrir qui il est. Nous en avons probablement un symbole dans la folie d’Héraclès, envoyée par Héra, au moment où il tue ses enfants
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avant de se soumettre à son cousin et de s’engager dans la recherche de la déité. Il est évident que cette question de la connaissance de soi est une question qui revient en permanence d’une génération à l’autre, d’un millénaire à l’autre, d’une culture à l’autre, mais n’est-elle pas un piège de la pensée, n’est-elle pas le corollaire d’une volonté de puissance ? N’avons-nous pas fait des dieux des hommes supérieurs en leur accordant des forces que nous voudrions acquérir, comme l’immortalité en particulier ? Lorsque nous opposons la déité à la monstruosité, nous montrons clairement que nous faisons un choix qui porte sur une façon d’être, que nous voulons changer et tous nos savoirs, finalement, ne sont que des formules plus ou moins magiques pour vivre ce changement. Il n’en reste pas moins vrai que les deux options sont les fruits de notre intelligence et n’ont de réel que les mots que nous utilisons pour les spécifier. Au fur et à mesure de l’évolution des hommes, les images de la monstruosité et de la déité ne pouvaient qu’évoluer avec leur façon de vivre en société. Même l’idée de se retirer en soi est tributaire de cette vision de l’homme vivant en collectivité. Dire que la déité dépend d’un retour sur soi reste encore une explication relative aux autres, au tout social, à une sorte d’enchaînement à la monstruosité. Mais alors ! L’homme peut-il se rapprocher de la déité en refusant la mort ou avant de mourir ? Tant qu’il reste un homme, ou de la matière qui a pris forme, ne resterait-il pas un monstre et ne deviendrait-il pas une divinité seulement en perdant sa nature d’homme. ? Une telle solution ne montrerait-elle pas que le voyage que représente la vie conduit, quoi que l’on fasse, à cette métamorphose ? Toutes nos hypothèses sont liées à notre observation de la vie, à nos difficultés et surtout à l’espoir. L’espérance était ce que Pandore ne devait pas donner aux hommes. C’est elle, pourtant, qui nous permet d’accepter la monstruosité de la vie. Espérer devenir une divinité, espérer que la déité remplace la monstruosité, c’est espérer diminuer la souffrance et tous les
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sages du monde, toutes les religions du monde se sont efforcées d’apporter des solutions pour que l’espoir devienne une réalité. L’homme passe l’essentiel de sa vie à penser qu’il est possible de mieux vivre en faisant des choix et en exerçant sa volonté pour combattre des choix contraires. Or, tout ce qui peut diminuer ses souffrances provient de ses connaissances et nous comprenons vite que ces connaissances peuvent être remises en cause par la mort. Parce que l’homme est mortel, l’espoir le plus grand qu’il puisse connaître est l’immortalité. Comment n’aurait-il pas fait de l’immortalité la caractéristique principale des dieux puisqu’elle est la seule qualité qui distingue les hommes des dieux ? Faire du sens de la vie un passage de la monstruosité à la déité est devenu depuis des siècles un effort de moralisation, mais comme chacun, ou chaque société, a sa morale on voit que notre lutte contre la souffrance que procurent nos illusions est plutôt mal engagée. Une fois de plus, nous trouvons devant nous l’esprit qui se veut supérieur à la matière et qui nous berce d’illusions en nous invitant à rechercher ce qui peut être considéré comme divin. N’est-ce pas la préoccupation des bouddhistes ? Si les dieux sont supérieurs aux hommes, si la déité est supérieure à la monstruosité, pourquoi ce changement est-il si difficile, si improbable, si proche du merveilleux ? Je répondrai sans hésitation : parce que notre esprit qui n’est que de la ruse est ce qui nous éloigne le plus de la réalité qui se trouve dans la matière, avant même qu’elle ne prenne forme. En voulant gérer la matière à partir d’intérêts divers et contradictoires, l’esprit ne peut que faire la guerre à ceux qui ne pensent pas comme lui. Nous le voyons tous les jours, aussi bien sur le plan politique que sur le plan religieux. Les philosophes ne sont pas plus sages sur ce point ! La déité n’existe pas davantage que la monstruosité. Toutes les deux ne sont que le reflet de nos désirs, désirs qui orientent nos observations, nos savoirs ou nos prises de conscience. J’en arrive à penser que la remarque d’Aristote concernant la nature divine du monde n’est pas seulement une
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attitude des anciens. Lorsqu’il dit : « Une tradition qui nous est venue de l’antiquité la plus haute, et qui a été transmise à la postérité sous le voile de la fable, nous apprend que les astres sont des dieux, et que le divin enveloppe la nature tout entière. Tout ce qu’on a pu ajouter de fabuleux à cette tradition n’a eu pour but que de persuader la multitude, afin de rendre plus facile l’application des lois et de servir l’intérêt commun 8», nous sentons bien que cela n’a pas cessé de s’appliquer à toutes les générations qui ont succédé celle du philosophe. Comme le souligne Jean Louis Poirier qui introduit la traduction de La Métaphysique : « Les idées ne se distinguent pas véritablement des représentations mythologiques des Anciens » et il cite Aristote qui dit : « C’est à peu près commettre la faute de ceux qui, tout en croyant à l’existence des Dieux, leur donnent une figure humaine ; et de même que ces Dieux prétendus ne sont absolument pas des hommes à qui l’on accorde l’éternité, de même les Idées ne sont que des objets sensibles qu’ils font également éternels. » (p.14) En utilisant son intelligence, l’homme n’a-t-il pas poursuivi et même aggravé cette méprise ? Le seul fait de penser qu’il est possible de vivre une autre forme de vie, en isolant la volonté de changement de l’être qui voudrait bien changer, ne sommes-nous pas dans le droit fil de la pensée de nos ancêtres ? Si la connaissance de soi peut permettre de sortir de l’impasse dans laquelle nous nous trouvons, encore faudrait-il que ce soi existe, qu’il soit perceptible, ne serait-ce que pour guider le changement. Si le soi est totalement immatériel, comment pourrait-il nous aider à moins qu’il ne soit un absolu qui disparaît au moment où nous l’atteignons et au moment où nous disparaissons nous-mêmes ? Comme nos ancêtres, nous avons déifié la perfection. Si nous ne lui avons pas donné un visage, une apparence, une forme d’être, nous en avons fait une divinité en cherchant à l’imposer à l’homme en soi, plus peut-être qu’aux hommes socialement regroupés. Cette orientation, fruit de nos idées et
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ARISTOTE La métaphysique. Paris, Pocket, 1991, p.421.
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d’un certain nombre de choix de vie, nous l’avons, nous aussi, immortalisée pour mieux l’imposer. En quelque sorte, le besoin qui, à l’origine, était individuel, propre à l’être en soi, nous en avons fait la racine d’un comportement collectif, nous en avons fait un objet politique au sens large du terme. C’est pour cela qu’il est difficile d’avancer dans cette analyse concernant le sens de la vie. Spontanément l’homme est à la recherche non d’un plus, mais d’un mieux-être. Il aspire à la déité, non parce qu’il sait qu’il était un dieu autrefois, mais parce qu’il sent, intérieurement, profondément qu’il peut améliorer son existence au-delà de toutes les limitations ordinaires. Les idées qui tentent d’expliquer ce besoin ne sont en fait qu’un effort pour préparer une action en faveur d’un mieux, un mieux qui reste éclairé par l’attrait du divin. Non seulement le divin se rapporte à ce qu’il y a de mieux dans tous les domaines de la vie observable, mais, surtout, il se rapporte à l’existence des dieux. L’homme n’aspire pas à devenir un dieu, mais à ressembler à un dieu, à développer en lui les qualités qu’il attribue ou reconnaît chez lui. Lorsque les hommes divinisaient les forces de la nature, ou tout ce qui leur semblait inabordable, incompréhensible, insaisissable, le rapport entre l’homme et les dieux pouvait être précisé, matérialisé. La ressemblance entre les dieux et les hommes que l’on perçoit dans la mythologie, par exemple, permettait de comprendre que l’effort des humains consistait à rechercher l’état extrême du beau ou du bien, de toutes les qualités découvertes chez l’homme et portées à leur degré supérieur. À partir du moment où le divin a perdu son ancrage matériel, sa dimension humaine pour devenir de plus en plus ésotérique, c’est-à-dire obscure ou cachée, il est devenu difficile de préciser ce que signifie le besoin de déité. En s’éloignant de plus en plus des hommes, les dieux ont perdu toute ressemblance et, lorsque nous évoquons le besoin de déité, nous sentons qu’il correspond à une aspiration à un autre statut, à une autre forme de vie. Au-delà du mieux en toute chose, l’homme aspire à sortir de ce qu’il est ; autrement
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dit de sa forme et de la vie telle qu’elle se manifeste dans cette forme. Rien n’a véritablement changé depuis l’Antiquité. Il s’agit toujours de conquérir l’immortalité, de sortir de l’état de mortel pour devenir immortel, de tout entreprendre pour mériter une telle métamorphose, métamorphose qui dépend, bien entendu, de l’idée que l’on se fait du dieu auquel on pense. L’immortalité va de pair avec toutes les qualités attribuées à ce dieu par les mortels. La difficulté devient de plus en plus grande à partir du moment où ces qualités deviennent de plus en plus imprécises, de plus en plus sujettes à interprétation. Vers où aller si l’on ne sait pas ce que l’on cherche ? Il semble alors que les hommes, en dépassant la personnalisation symbolique des dieux, en les rendant de plus en plus immatériels, se sont engagés sur un nouveau chemin. Ils ne cherchent plus à rejoindre l’Olympe, ils veulent créer leur propre Ciel, leur propre idéal et comme dirait Nietzsche, ils ont tué les dieux pour prendre leur place. Notons alors que ce besoin de changement est essentiellement relatif au savoir, donc à des représentations des dieux, ce qui nous ramène à l’origine de l’idée que les hommes ont eue lorsqu’ils ont voulu se placer sous la protection d’êtres supérieurs. C’est donc un effort très intellectuel qu’il faudrait observer ici. Par contre, si nous considérons que ce besoin est entièrement indépendant de notre intelligence, de nos savoirs objectifs ou subjectifs, si nous en faisons une sorte de force intérieure en provenance de la matière elle-même, une sorte de désir incontrôlable et spontané, rien ne dit qu’il s’agit d’une sortie de soi, d’un combat contre la matière, tel que nous le montre le mythe d’Héraclès. Nous pouvons penser qu’il s’agit d’un simple besoin de la matière, qui manifeste la vie dans la forme que nous habitons, d’un besoin de perfection que nous ne savons pas entreprendre intellectuellement. Nous nous sentons comme lancés dans une aventure dont notre conscience ordinaire ne peut prévoir ni le déroulement, ni l’aboutissement. Nous sommes invités à faire confiance à cette force tout en éprouvant la sensation d’un choix qui s’impose à nous. Ce que
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nous percevons, et qui n’est plus pensé est une sorte de conscience différente, la conscience d’un état qui ne dépend plus de notre raison, de nos sensations ordinaires, de notre logique habituelle. Il faut donc envisager au moins deux démarches particulières, l’une dépendant de notre cerveau en tant que siège de la pensée et de tous les savoirs, scientifiques aussi bien que religieux, l’autre dépendant de notre entité matérielle, celle que nous avons pris l’habitude de négliger et finalement que nous avons oubliée, mais qui semble se réveiller et nous interpeller. La déité peut se définir dans le premier cas, même si le dieu auquel on pense reste indéfinissable. Dans le second cas elle échappe à toute définition, à tout effort de rationalisation ce qui ne permet pas d’en nier l’existence.
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LA MONSTRUOSITÉ
Même si cela peut surprendre nous la trouvons aussi chez les dieux. En fait, ce qui est monstrueux pour Hésiode, c’est la force, la violence, le type même de l’être violent étant représenté par les Hécatonchires, ces enfants de Gaia et d’Ouranos qui possèdent cent bras et peuvent envoyer sur les Titans autant de rochers que peuvent saisir leurs mains. Mais les Titans, les Géants, Typhon, plus encore, sont des êtres qui excellent dans la violence parce qu’ils ont un corps à la mesure de leur acharnement. Il serait même possible de voir que cette violence grandit en fonction de l’origine matérielle qui leur donne naissance : les Titans avec Ouranos et Gaia, les Géants avec le sang du sexe d’Ouranos et la Terre, Typhon avec Gaia et Tartare, la partie la plus obscure et la plus profonde de la Terre. C’est cette force que nous retrouvons chez Polyphème et qu’Ulysse aveuglera. Mais, si nous prenons un peu de recul, avant d’établir des comparaisons, nous voyons que Poséidon est très fort, que Zeus l’est plus encore et cela ne peut pas nous surprendre puisqu’ils sont des petits enfants de Titans. Poséidon n’est-il pas nommé l’ébranleur de la terre ? Lorsque Polyphème veut se venger d’Ulysse, ce sont des morceaux de montagne qu’il envoie en direction de son navire, puisqu’il ne voit plus. On imagine les blocs énormes en tenant compte des navires d’alors, faits pour au moins quarante rameurs ! Il serait possible de multiplier les références légendaires, mais le plus important dans les combats que se livrent les dieux reste que ce qui vient de la Terre est monstrueux. Ce qui vient du Ciel est divin. L’opposition ne se situe pas seulement entre les hommes et les dieux, mais entre les dieux eux-mêmes.
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Toutefois, nous devrions être attentifs au discours d’Hésiode qui considère qu’hommes et dieux sont d’essence commune à l’origine. Au moment où Cronos fait apparaître les hommes, ils sont semblables aux dieux, mais aux premiers dieux, ceux qui sont encore considérés comme des monstres, c’est-à-dire des dieux obscurs et sans esprit. Ces dieux sont capables de se battre sans jamais arrêter le combat et il faudra toute la force intelligente de Zeus pour les maîtriser avant de les enfermer dans le Tartare. Ne pourrions-nous pas imaginer que les premiers hommes étaient des monstres, des êtres plus proches des géants que des mortels que nous côtoyons aujourd’hui ? En fait, toute la différence entre les premiers hommes et les demi-dieux repose dans une sorte de prise de conscience et dans la recherche d’une victoire honorifique et glorieuse pour les derniers. La guerre entre les demi-dieux n’est plus une guerre sauvage, mais une sorte de compétition entre aristocrates, un combat d’homme à homme avec une lance, une épée et un bouclier. Il est vrai que dans l’engagement, lorsque tout semble perdu, les guerriers redeviennent de simples mortels et peuvent se servir de pierres. Homère nous le dit, mais son récit met surtout en lumière les états d’âme de ses héros. Si Zeus a fini par envoyer la guerre sur terre, les hommes ont hérité des deux caractères divins : la monstruosité et la déité, la sauvagerie dans l’opposition ou la ruse et l’intelligence. Il y a donc comme un transfert de rôles, de qualités fondamentales. Les hommes peuvent être ou monstrueux ou divins. Peut-être faudrait-il inverser le transfert si nous posons comme principe de base que les dieux sont des inventions des hommes ! Lorsque nous nous posons le problème du sens de la vie, nous ne faisons que reprendre celui que se posaient nos ancêtres. Pour lui trouver une explication, ils avaient inventé les combats entre les dieux et montré que la victoire revenait à l’intelligence, non à la sauvagerie, à la brutalité, à la violence. Au moment où apparaît l’écriture, la solution leur est connue depuis bien longtemps. Que ce soit Prométhée qui ait donné le feu aux hommes, ou qu’ils l’aient trouvé eux-mêmes
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en observant la nature, les hommes n’ont pas attendu les récits d’Homère ou d’Hésiode pour faire un choix. En attribuant à des divinités ces deux caractères extrêmes, ils n’ont fait que leur donner plus d’importance et se sont donné le moyen d’imposer ce qui leur apparaissait indispensable pour mieux vivre. L’histoire montre clairement que la violence était à l’origine de la vie des hommes, mais a-t-elle disparu ? C’est peut-être cette question qui se trouve sous l’éternel problème que pose le sens de la vie. La première violence est certainement la mort que nous ne pouvons pas contrôler, que nous subissons individuellement, car chacun redevient seul au moment de mourir. Bien avant que les philosophes n’essayent d’expliquer la vie et la mort, les hommes ont observé la nature, la leur en particulier et imaginé des causes et des effets qui pouvaient les aider à comprendre et à contourner les obstacles qu’ils rencontraient. On pourrait lire la mythologie dans son ensemble pour mieux comprendre leurs difficultés et les solutions qu’ils proposaient pour les surmonter. Ce qui se passe au niveau des dieux ou des hommes supérieurs que sont les demi-dieux nous instruit sur le sens que nos ancêtres voulaient donner à leur vie. Notre questionnement n’est pas nouveau, il est certainement lié à la vie elle-même plus qu’à notre soif de progrès. Parce que la vie se termine avec la mort qui est un énorme point d’interrogation, parce que la vie a une fin, l’homme est amené à la regarder comme un objet, un tout sur lequel il lui semble possible de débattre. En prenant le ton de la parodie, on pourrait se poser la question : « Ai-je bien monté les marches qui vont au Ciel pour ne pas mourir ? » ce qui nous conduirait à une évaluation, ce que la mythologie prévoit également avec Minos et Rhadamanthe. Il est clair que l’escalier, l’échelle, la colonne, tout ce qui relie la Terre au Ciel est un symbole d’élévation de transcendance, de divinisation et surtout de passage. La monstruosité est en rapport avec la matière que représente la Terre. Il est permis de penser que l’homme n’a pas pris conscience immédiatement qu’il avait un esprit, disons une
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intelligence capable de l’aider à mieux survivre dans un milieu qui pouvait lui paraître hostile. Avant de connaître la vie en collectivité, avant de se sédentariser, il a dû, pendant longtemps, subir le monde qui ne pouvait lui paraître qu’hostile et peuplé de monstres, tous aussi terrifiants les uns que les autres, sans oublier les événements naturels, chacun pouvant entraîner la mort. Se mettre à l’abri a certainement été sa première réaction, à une époque où il mangeait de la viande crue et où il ne connaissait pas l’usage du feu. La mythologie évoque cette époque en la situant en amont du mythe de Prométhée, une époque qu’elle peuple de centaures au corps fait d’une moitié d’homme et d’une moitié de cheval. La tête et le poitrail étaient déjà humains. Pourquoi Chiron, le plus célèbre d’entre eux, le meilleur aussi, fut-il reconnu comme l’éducateur d’un grand nombre de demi-dieux ? N’est-il pas l’éducateur d’Asclépios, le dieu de la médecine ? Pourquoi mettre côte à côte dans cette espèce en voie de disparition, – Héraclès devait l’anéantir – quelques centaures de qualité et une horde de centaures sauvages aussi bien monstrueux par leur physique que par leur comportement ? Ne faut-il pas penser que les inventeurs de mythes ont voulu montrer une différence, non pas dans le corps, mais dans l’esprit ? Il en irait de même entre la viande mangée crue et la viande mangée cuite. La cuisson de la viande serait un progrès, mais encore insuffisant aux yeux de certains. Le plus important n’est-il pas de comprendre que l’ancêtre des hommes, le Centaure, ayant pour origine le cheval étroitement lié à la Terre, est aussi porteur d’une aspiration à devenir pleinement homme et pourquoi pas dieu ? Les Centaures, nous dit la mythologie, aiment le vin qui les rend fous, ce qui provoque une grande mêlée lorsqu’Héraclès demande à son ami Pholos de déboucher la jarre de vin apportée par Dionysos. Le vin de Dionysos ne permet-il pas de s’approcher de la divinité ? Comment oublier Pégase le cheval qui monte directement au Ciel en sortant de la tête de Méduse ? Tous les mythes nous font savoir que la vie a des racines matérielles, mais aussi des potentialités divines. Les héros sont ces mortels qui transcendent leur nature en risquant leur vie, autrement dit en dominant leur nature terrestre.
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Dans Les travaux et les jours, Hésiode ne semble pas satisfait d’un tel progrès et se lamente du travail qu’impose la recherche de la nourriture que les dieux ont cachée dans la terre. Certes, il est possible d’être partiellement heureux en cultivant raisonnablement la terre et en soignant ses récoltes, mais le mythe de Prométhée le dit bien, le travail n’est pas ce qui préoccupe les dieux puisqu’ils ne mangent pas de viande, ni crue, ni cuite. Ne mangeant pas de la nourriture substantielle ils peuvent vivre en se contentant des odeurs du festin que leur offrent les mortels. Pas de nourriture, pas de travail, seulement le plaisir de déguster le nectar et l’ambroisie ! Mais, ce qui caractérise les dieux, ce qui les distingue des mortels, c’est l’absence de la mort. Parce qu’ils ne meurent pas, ils n’ont pas à se soucier de la conservation de la vie ou de sa reproduction. Il faudrait comprendre distinctement la procréation chez les dieux et chez les hommes ! Mais alors, pourquoi certains d’entre eux sont-ils considérés comme violents et d’autres pas ? Cela ne tient pas aux dieux eux-mêmes, mais aux mortels qui les ont imaginés. À l’origine, les hommes ont probablement valorisé les forces de la nature, des forces monstrueuses, comme l’éclair, la foudre et le tonnerre, des forces comme le feu des volcans et la lave en fusion, comme la mer lorsqu’ils ne naviguaient pas encore, les fleuves, les torrents qui emportaient tout sur leur passage, la neige et la glace, le soleil, parfois trop fort pour être supporté. Contre ces forces, ils étaient sans pouvoir, ils ne pouvaient que fuir, se cacher, ils ne pouvaient pas faire face. Que dire vis-à-vis des animaux monstrueux avec lesquels ils partageaient la Terre ? Lorsqu’ils échappaient à la mort, ils méditaient sur le danger encouru et cherchaient des solutions pour ne plus la subir. Les premiers hommes n’ont pas eu l’intelligence de Dédale tout de suite et n’ont pas inventé de labyrinthe spontanément. Cette intelligence concrète et utile viendra progressivement les rendre de plus en plus responsables de leurs choix ou de leurs actes et leur permettra de prévoir, autrement dit d’anticiper sur le vécu. C’est ce genre de pensée que nous avons développée inlassablement en devenant de moins en moins dépendants de l’expérience personnelle.
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Toutefois, l’intelligence, ou la ruse de Zeus n’est pas l’intelligence de Dédale. Elle est différente, car elle n’est pas liée à une transformation de la matière ce qui la rendrait terrestre quelles que fussent ses créations. Je crois que cette intelligence s’est orientée au même moment dans deux directions : la recherche de plus en plus fine d’une analyse des faits et la recherche d’explications moins objectives et plus mystiques. Les dieux, en quelque sorte, sont venus au monde en même temps que la volonté de l’observer et d’échapper à ces monstruosités. L’homme a utilisé ce double registre en privilégiant de plus en plus cet objectif, au fur et à mesure qu’il devenait autonome et contrôlait son environnement. En même temps, il a développé une pensée sans production, une pensée que nous pourrions qualifier d’intelligence pure. C’est cette pensée qu’utilise Platon pour distinguer deux Éros et deux Aphrodites. C’est la sédentarisation qui a accentué l’importance des regroupements humains et a conduit à leur organisation. Pour vivre en grand groupe, sans s’entretuer, il fallait imaginer des règles de vie commune. Les lois vont se développer avec les premières agglomérations autour des palais où résidaient les monarques, puis au cœur des cités, de plus en plus gouvernées par des conseils faisant respecter les lois essentielles. La mort de Socrate montre que cela ne s’est pas fait en un jour ! Hésiode, plusieurs siècles avant, nous laisse entendre qu’un tel embryon de gouvernement est loin d’être parfait. Nous sommes les descendants de ceux qui firent évoluer les cités et les états. Nous sommes les descendants de ceux qui donnèrent à la pensée ses lettres de noblesse. Sommes-nous plus avancés pour autant ? Ne sommes-nous pas restés inquiets et indécis entre deux orientations, entre deux attitudes devant la vie ? Devant ce délicat problème, nous ne pouvons pas invoquer Cinquante millions de consommateurs ! Ce qui arrive ordinairement, peutêtre parce que nous abordons l’essentiel, c’est que nous sommes
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seuls à prendre une décision et ne pouvons faire appel à aucune aide. Tout ce que nous trouvons autour de nous n’est que littérature. La mythologie est un récit qui peut distraire, mais c’est aussi le message d’individus plus sages, plus respectueux des valeurs de leur temps, des dieux qu’ils avaient la conviction de côtoyer ou de porter en eux dans des moments difficiles. Si je prends la mythologie comme premier repère, c’est parce qu’elle représente une proposition de choix avec de multiples justifications. Si nous sommes invités à choisir le chemin du Ciel, c’est parce que sur Terre tout n’est pas merveilleux. Hésiode se plaint et regrette déjà de voir partir les dieux, de les voir abandonner les hommes, les uns après les autres. Il sait que sans eux la vie deviendra de plus en plus difficile. Il nous fait partager son choix, il le précise en faisant la leçon à son frère qui en veut à son héritage. En écrivant son premier poème, il ne fait pas que mettre de l’ordre entre les dieux, il nous montre qu’il est préférable de choisir Zeus plutôt que Gaia, l’esprit plus que la matière. L’esprit n’était pas ce que nous en pensons aujourd’hui, il symbolisait la ruse dont l’homme avait besoin pour l’emporter sur la matière. Cette ruse, c’est celle de Zeus, mais aussi celle d’Athéna cette vierge guerrière intrépide et maîtresse, comme son père, de l’idée. Zeus aurait pu inventer cette autre formule : « Je pense, donc je gouverne le monde ». Nous ne sommes pas encore dans la perspective de se gouverner soi-même. Zeus n’a que faire d’une autocritique. Il est le plus fort, il le fait savoir, il a le pouvoir et il en abuse. C’est lui qui fait les lois et les impose. Nous sommes très loin de l’homme qui voudrait gouverner son microcosme ! Ne sommes-nous pas les dignes descendants de Zeus ? J’ai étudié le cas d’Ulysse9 et son long retour vers Ithaque. L’immortalité lui est proposée par Calypso, Circé aurait pu l’aider à l’obtenir également, mais Ulysse refuse, il 9
ANDRIEU G. Le choix d’Ulysse. Paris, L’Harmattan, 2013.
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reste un monarque. Dans son choix peut se lire un entre-deux. Il se situe entre la monstruosité et la déité. Il combat des monstres comme Polyphème et utilise la ruse. Athéna reconnaît en lui le plus rusé des mortels et c’est probablement pour cette raison qu’elle l’accompagne partout, qu’elle s’associe à lui. Ulysse est un monarque achéen, non encore influencé par les invasions doriennes. Il revient à Ithaque et rend la justice comme cela se faisait alors sans jugement. Les prétendants n’ont pas respecté les lois de l’hospitalité, ils ont pillé ses richesses, fait mourir sa mère, poussé son père à quitter son palais, ils seront punis par la mort tout simplement. Ulysse rend la justice comme Zeus la rendrait chez les dieux, ou bien c’est l’inverse qu’il faut considérer… Nous pourrions faire référence également à Agamemnon ! Pour revenir à Hésiode, ce ne sont pas les dieux qui quittent la Terre pour séjourner loin des hommes, ce sont les hommes qui négligent les dieux, croient pouvoir s’en passer, et se retrouvent seuls pour décider. Cet oubli des dieux, ce désir d’émancipation, ce besoin de domination par l’esprit sont proprement mortels. Zeus s’oppose à la monstruosité grâce à ses idées, à sa ruse, et nous comprenons bien qu’il a piégé son cousin Prométhée pour mettre un terme à la confusion des genres entre mortels et immortels. N’a-t-il pas rusé avec son père pour lui prendre le pouvoir ? La monstruosité pour Hésiode est tout ce qui s’oppose au règne de l’idée. Nous entrons dans le domaine de la philosophie et c’est pourquoi l’œuvre d’Hésiode diffère fondamentalement de celle d’Homère. Hésiode est l’ancêtre de Platon en quelque sorte ! Ce qui est monstrueux ce n’est pas seulement ce qui est matériel, pour ne pas dire terrestre, c’est ce qui n’émane pas d’un raisonnement, ce qui n’est pas construit par la pensée. Les hommes vont se trouver hiérarchisés, comme les dieux, à partir de leur capacité à s’élever au plus haut niveau de la pensée. Les dieux sont là pour évaluer les qualités de chacun et reconnaître, ou pas, le droit de faire partie des Bienheureux après l’instant de la mort. Athéna refusera cette consécration à un merveilleux
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guerrier parce qu’elle le surprendra à manger la cervelle de son adversaire avant de mourir ! Elle était crue ! Mais ce sont les hommes qui s’évaluent entre eux. En fait ce sont les hommes les plus intelligents qui donnent la mesure d’une vie réussie, d’une vie divine. Ils exhortent leurs semblables et, pour mieux se faire entendre, ils font intervenir des dieux. La monstruosité va devenir, à des degrés progressifs, l’incapacité à se conduire en homme de raison, en homme qui pense avant d’agir, mais aussi qui pense pour bien agir. L’acte est abandonné à l’être mal dégrossi, qui suit ses instincts, qui ne sait pas prévoir, qui ne respecte pas le divin qu’il soit dilué dans un ensemble de dieux ou concentré dans une unique divinité ou qu’il soit ressenti en lui-même. Si nous regardons bien autour de nous, depuis des générations, ne poursuivons-nous pas la même attitude à l’égard de la pensée ? Au sommet de l’échelle sociale, nous trouvons plus facilement les penseurs, ceux qui raisonnent, ceux qui agissent peu alors qu’au bas de l’échelle nous trouvons les manuels, ceux qui ont du mal à suivre des études longues, à penser ? La violence, du moins la violence visible, concrète, physique, est toujours associée aux pauvres en esprit, à ceux qui n’ont pas d’intelligence au sens théorique du mot, avec au bas de l’échelle les analphabètes, ceux qui ne savent même pas signer un quelconque papier administratif ! En donnant aux connaissances théoriques une place de choix, nous avons organisé la discrimination dont on parle beaucoup trop sans voir d’où elle provient. Nous ne sommes plus tout à fait au temps où l’on parlait de la guenille corporelle, mais nous n’avons fait qu’accentuer une sorte d’ostracisme à l’égard du corps. Le corps vaut de l’argent et même coûte de l’argent à la société lorsqu’il est maltraité. Mais, loin de réclamer le bonheur, nous revendiquons un corps utile, un corps intégrable, un corps entretenu comme un moteur pour qu’il puisse rendre les services que l’on attend de lui. On le soigne, on le répare, mais avant cela il doit être suivi pour éviter tout incident technique prématuré.
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La mort importe peu, sauf si elle démontre que l’individu n’a pas bien suivi les recommandations du monde du travail, moins souvent si la société s’interroge sur sa façon de gérer les humains. Ne parle-t-on pas de ressources humaines, comme si l’on parlait d’une ressource en pétrole ou en minerai ? Nous n’avons pas progressé depuis Hésiode sur le plan humain et je dirai même que nous avons régressé en admettant que, notre intelligence évoluant, nous aurions pu éviter cette dérive. Je ne remettrai pas en question la mise en place d’une école publique, d’un désir d’instruire tout le monde, en fait d’apprendre au plus grand nombre à devenir républicain. Les intentions n’étaient pas les meilleures et cette instruction a surtout servi à nous donner bonne conscience avant d’exploiter une main-d’œuvre sous-qualifiée, juste capable de lire et de compter pour travailler et consommer afin que d’autres s’enrichissent, comme le faisaient les aristocrates des cités au temps d’Hésiode. Cette intelligence a-t-elle permis d’éviter la boucherie humaine de la Grande Guerre supportée en majeure partie par des hommes de faible instruction ? Que penser des idées lumineuses qui ont fleuri tout au long de sa seconde Guerre mondiale, et aujourd’hui encore ? Les hommes qui gouvernent ne le font-ils pas davantage en usant de la ruse ? Cette ruse ne conduit-elle pas à toujours plus de monstruosité dont nous percevons chaque jour les effets ? Inutile de donner des exemples ! Les sciences servent à tuer plus qu’à diviniser et l’art de penser qui sert à mieux dominer les autres est devenu le foyer de toutes les folies. Que penser de celle déclenchée par Héra et qui pousse Héraclès à tuer ses propres enfants ? Faut-il que l’homme connaisse la plus horrible des monstruosités pour s’interroger sur l’existence de la transcendance ? Ne pourrait-on pas ajouter que l’homme doit détruire l’homme pour accéder à la déité ou à la surhumanité ? Pour devenir dieu, l’homme ne doit-il pas commencer par tuer l’homme qui est en lui ?
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Si nous voulons comprendre ce que représente la monstruosité, il faut aussi tenir compte de l’actualité. Cette dernière ne contredit pas le passé, loin de là, elle l’aggrave même. Nous sommes restés des peuples agraires pendant très longtemps et ce n’est que depuis peu que nous avons donné des privilèges au développement industriel, aujourd’hui à l’argent. Sous prétexte que l’industrie répondait à des besoins nouveaux, nous avons laissé la terre en friche et perdu en même temps le sens du travail. Avec l’industrie, nous avons découvert la chaîne à tous les sens du mot, le travail émietté, le travail inhumain en ce sens qu’il fait de l’homme un moteur sans âme. Le paysan du siècle passé pensait plus que le travailleur d’usine, tout simplement parce qu’il n’avait pas de contremaître pour lui dicter ses actes, parce qu’il ne tenait qu’à lui de récolter ce dont il avait besoin pour vivre. En donnant plus de valeur à l’argent qu’au travail, nous avons détruit tout ce qu’il y avait d’artisanal, pour ne pas dire d’art, dans les actes quotidiens et cette absence de valorisation de la tâche est à l’origine d’une perte constante d’intérêt, de motivation, de bonheur et en même temps d’énergie. Nous avons cru pouvoir supprimer la monstruosité, nous lui avons seulement donné un nouveau visage. À la monstruosité physique nous avons substitué la monstruosité de l’idée. Hésiode ne pouvait le prévoir, mais nous aurions pu l’éviter ! Les premiers dieux étaient difformes, que dire des Hécatonchires, ils étaient géants, tellement grands qu’ils pouvaient toucher le Ciel avec leurs mains et leurs bras au nombre de cent. Comme les Cyclopes ils avaient un corps de cheval sous une tête et un torse d’homme, mais ils étaient surtout doués d’une force inimaginable. La force a diminué de génération en génération, mais l’esprit a pris sa place et s’il était alors question d’idées retorses, autrement dit tordues plusieurs fois, utilisant la ruse pour permettre l’action, nous avons surtout développé la ruse au détriment de la sagesse. Ce faisant, nous avons toujours gardé cette distinction entre la monstruosité et la déité, entre la brutalité de l’acte et le raisonnement sensé la faire disparaître. Je crois qu’il faudrait relire la Théogonie d’Hésiode pour s’apercevoir que Zeus est
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tout aussi violent que les dieux de première génération, plus violent même puisqu’à lui seul il vient à bout du plus terrible des monstres à savoir Typhon. Les héros d’Homère sont-ils plus violents ou monstrueux lorsqu’ils combattent avec la lance ou avec les pierres qu’ils trouvent à même le sol ? Pourquoi l’arc apparaît-il, sauf dans les mains des dieux, comme l’arme des lâches ? Existerait-il une violence qui se voit et une violence plus discrète qui ne correspond pas à un comportement de héros ? Zeus s’est efforcé de mettre un terme à sa guerre contre des monstres qui étaient ses cousins, il n’a pas écarté la guerre des hommes. N’aurait-il pas laissé aux mortels la possibilité d’agir comme lui, autrement dit la possibilité d’enfermer profondément sous terre les plus monstrueux d’entre eux ? Dans ce cas, Zeus, le plus rusé des dieux, n’aurait fait que réduire les mortels à la mendicité spirituelle des dieux, à la guerre permanente pour vivre, contre la nature et entre eux ! Le quotidien ne le démontre-t-il pas ? C’est peut-être là que nous retrouvons le sens de la vie, le passage de la monstruosité à la déité. Mais, avouons que nous préférerions retrouver de véritables qualités matérielles et non de la ruse. Sans faire du freudisme, ne serait-il pas possible de dire que Zeus a laissé l’homme enfouir dans son inconscient tout ce que son conscient ne supportait pas, tout ce qui lui paraissait monstrueux ? Dans cette comparaison qui saute les millénaires, n’est-il pas possible en effet de comparer le Tartare et l’inconscient, l’attitude de Zeus qui refoule les premiers dieux monstrueux selon lui et notre attitude qui consiste à emprisonner dans l’obscurité de notre individualité, dans la matière, tout ce qui n’est pas digne de figurer au registre de l’intelligence ? Notre raison n’aurait-elle pas pour finalité première d’écarter de notre chemin tout ce qui nous semble monstrueux, autrement dit physique, instinctif ? Comment ne pas évoquer le Minotaure, autrement dit le monstre né d’une union entre la femme de Minos, roi de Crète et le taureau blanc de Poséidon ? Une mortelle s’éprend de la beauté d’un taureau divin et lui fait un enfant, grâce à
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l’intelligence de Dédale. Cet enfant est un monstre ! Ne peut-on pas dire qu’il y a danger à vouloir aimer ce qu’il y a de divin dans la nature ? L’intelligence de Dédale peut cacher le monstre, elle ne le fait pas disparaître. Il faudra la venue d’un héros pour mettre un terme à sa vie et Dédale sera enfermé dans le labyrinthe ! C’est alors l’ingéniosité qui est refoulée plus que la faute ! La définition du monstrueux s’inscrit dans une démarche intellectuelle et pour la cerner il faut tenir compte de l’idée que l’on s’en fait. Zeus était le maître de l’idée. Nous avons seulement pris sa place, mais nous avons considérablement morcelé l’idée au point que les idées entre elles s’opposent autant qu’elles s’opposent, ensemble, à l’absence d’idée. En fait, le monstrueux n’est pas le contraire de la pensée, il en est la racine, les fondations, et ce n’est pas une suppression du monstrueux qui est envisagée de nos jours, comme au temps d’Hésiode, c’est le dépassement du monstrueux, autrement dit sa transcendance. La matière doit être dépassée et c’est par l’intermédiaire de l’idée qu’il serait possible de le faire ! Nous avons là l’ébauche d’un sens qui n’a fait jusqu’ici qu’être remanié pour arrivée à l’idée dominante qui est la nôtre au début du XXIe siècle et que je considère comme un échec. Si je remonte au plus lointain passé, avant même l’existence des mythes qui symbolisent les rites religieux qui les précèdent, c’est parce que la complexité du clivage actuel nous fait oublier l’essentiel qui est la maîtrise de la matière par l’intelligence. Nous avons tellement pris l’habitude de penser, de valoriser l’intelligence que nous en avons oublié ce rapport de force qui justifie les guerres de Zeus et des Olympiens. Notre Dieu n’a-t-il pas été à l’origine un dieu guerrier, un dieu combattant, certainement pas contre une monstruosité purement matérielle, mais contre des comportements jugés inacceptables au moment où il prenait la place des Olympiens et de Zeus ? Nous n’avons jamais assez fait le rapprochement. En considérant que le changement correspondait à une coupure,
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nous avons cru à une création ex nihilo. En ce qui concerne le rapport entre la monstruosité et la déité, il n’y a pas eu de coupure, juste une reformulation relative à un mode de vie différent, à une évolution sociologique et politique. La distance entre le monstrueux et le divin n’a fait que grandir dans la conscience des meilleurs et donner naissance à d’autres règles de vie mieux adaptées à celle d’un autre temps. Ne soyons pas aveugles. Ce qu’Auguste Comte veut abolir dans sa philosophie positive se rapporte probablement plus au désir de mieux penser et au besoin de ne plus croire que certaines règles suffisent pour écarter ce qui ravale l’espèce humaine au rang le plus bas, à savoir la matière. L’homme ne saurait être un objet, même pensant, il faut encore élever la pensée en l’éloignant le plus possible des dieux, dans leur ensemble et de la métaphysique qui les remplace. Les philosophes et les croyants sont proches les uns des autres pour tenter l’aventure d’une explication qui se limite à des idées. C’est certainement ce qui fait leur faiblesse. Parce qu’ils ont écarté la matière, ils ne peuvent plus en parler qu’en formulant des hypothèses ou en imposant des révélations. Si la vie a un sens, du moins nous aimerions qu’elle en ait un, les philosophes et les croyants ne sont pas les seules personnes à nous en donner un. Cela dit, le problème reste entier, celui d’une destruction permettant une reconstruction. Nous nous approchons de la destruction du monde et de l’homme, mais cette fois la cause n’en sera pas un déluge ! La monstruosité paraît être l’obstacle permanent qui, depuis des millénaires, semble interdire la toute-puissance de l’idée, de l’intelligence conceptuelle, de la pensée pure, de la raison. Nous ne pouvons comprendre qu’elle puisse être un obstacle qu’en la prenant en considération. Il ne faut pas confondre la matière et l’idée de la matière si nous voulons aller de l’avant. À partir du moment où Gaia, la Terre, donne naissance à Ouranos, son double indispensable pour engendrer les premiers dieux, il n’est plus nécessaire d’en revenir à Chaos et de penser que les guerres de Zeus sont organisées contre lui,
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l’ordre contre le désordre. Certes, il semblerait que le désordre règne au moment où Cronos castre son père, engendrant à son tour le temps et l’espace dans lesquels vont pouvoir se tenir les guerres de succession. Mais Cronos castre son père pour délivrer sa mère des enfants qu’Ouranos cache dans son ventre. Il ne s’agit pas de remplacer le désordre par l’ordre, mais de changer d’ordre. Cronos cachera à son tour ses enfants dans son propre ventre, c’est plus sûr dirons-nous, et Zeus cachera Athéna et Dionysos dans son corps, Athéna dans sa tête, Dionysos dans sa cuisse. Nous pourrions penser qu’il s’agit d’une maladie de famille, en fait ce sont des mâles qui cachent leurs progénitures pour éviter qu’elles ne réclament le pouvoir. Dans cette succession de règnes, ce qui apparaît nettement c’est que les Titans sont cachés dans la Terre, les Olympiens dans le ventre de Cronos, et ces deux enfants de Zeus, qui ne feront pas d’enfants, sortent de la tête et de la cuisse du monarque. Autant dire que la matière, la Terre comme la Mer, perd de l’importance à chaque changement de règne. Cronos manque totalement de ruse ou d’idée et c’est pourquoi Zeus est remplacé par une pierre emmaillotée. Faut-il préciser qu’il s’agit bien d’une pierre avalée à la place de Zeus ! Cronos fait disparaître la matière en laissant l’idée grandir en Crète avant qu’elle ne revienne lui demander des comptes, lui faire avaler une drogue qui permet à ses frères et ses sœurs de revoir la lumière du jour, mais aussi la terre symbolisée par la pierre. À ce moment, Zeus n’est pas encore tout puissant, il a bien besoin de Métis pour déposséder son père. Comme Jason pour ramener la Toison d’Or, il utilise la magie. Ce n’est qu’après qu’il peut lutter contre les enfants de la Terre, tout ce qui représente la matière sans esprit, sans ruse, sans intelligence. C’est lorsque les guerres sont finies que ses frères et ses sœurs lui donnent le pouvoir. Rappelons que son fils Arès passe pour un guerrier dépourvu d’intelligence, qu’il est souvent rabroué par son père qui ne le plaint jamais et préfère mille fois sa sœur Athéna, une guerrière rusée sortie tout armée de sa tête. Comment ne pas accepter que ce fils soit le modèle de la troisième race, celle que Zeus anéantira pour la remplacer par celle des demi-dieux. La logique ne servirait à rien pour le justifier !
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Remarquons, puisque nous parlons d’elle, qu’Athéna est toujours à côté des demi-dieux qui s’efforcent d’obtenir l’immortalité. Héra, la femme de Zeus serait plutôt celle qui complique la transcendance des héros, Athéna celle qui les protège. Toujours une affaire de famille ! Si la Terre n’enfante que des monstres, aux dires d’Hésiode, il s’agit bien d’une différence d’intensité et non de nature lorsque nous les comparons avec les nouveaux dieux. Que dire des mortels considérés comme des demi-dieux ? En lisant Homère, nous avons l’impression que les Olympiens et les demi-dieux sont de même nature, se valent en tant que guerriers puisque certains dieux se font blesser et ne doivent leur salut qu’à leur retour dans le Ciel. Ils ont beau ruser ou manipuler l’idée mieux que les hommes, ils sont vulnérables dans le face à face qui les oppose. Ce qu’Homère met en lumière, et c’est probablement là que se tient la différence, c’est que les demi-dieux ont des états d’âme. Il leur arrive d’avoir peur, de s’interroger sur la mort qui les guette, et surtout de décider d’un comportement louable, correspondant à la justice des dieux, correspondant au destin qui fut décidé pour chacun d’eux. En ce qui concerne le destin, nous pourrions, une fois encore, être surpris par l’existence de deux séries de Moires : celles qui viennent de la Terre, sont antérieures aux Olympiens qui ne peuvent remettre en question leurs arrêts, et celles qui sont les enfants de Zeus, donc susceptibles de tenir compte des arrêts du grand monarque. Il y a là un changement radical. Les origines matérielles sont remises en cause dans ce qui pourrait passer pour une tradition séculaire, une vérité incontournable qui place la mort dans une sorte de continuum avec la vie sous la forme de naissances et de morts qui s’enchaînent. Désormais, placée sous l’autorité de l’idée, donc de la raison, d’un choix, la mort n’a plus la même valeur, elle dépend d’un jugement, elle est l’effet qui correspond à une cause. L’homme devient responsable de sa mort, du moins de l’après-mort.
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Pour que la vie ait un sens, et surtout que l’homme en ait conscience, il fallait que ce dernier devienne responsable de ses actes et cette responsabilité lui est apportée en même temps que la lumière de l’esprit, cette force que Platon appellera l’intelligible. Nous comprenons mieux que cette intelligence ne soit pas celle d’un Dédale. Elle ne peut qu’être le cadeau que Prométhée fait aux hommes en volant une parcelle du feu à la roue du Soleil, le dieu qui voit tout. Prométhée ne pouvait pas donner aux hommes, uniquement, le feu qui permet de faire cuire la viande. Il ne pouvait que leur donner le feu de l’intelligence, celle qui permet de faire des choix de vie, mais qui ne permet pas de s’élever jusqu’au Ciel. Cette intelligence plus conceptuelle que matérielle était nécessaire pour vivre sur Terre. Les Titans n’en avaient pas besoin, les Hécatonchires non plus de même que les Géants ainsi que toutes les créatures produites pas la Terre, avec Ouranos, avec Océan. Dans la différence que nous observons, il faut noter essentiellement une obscurité propre aux reproductions de la matière elle-même et une lumière propre aux reproductions des mortels. Il n’est pas nécessaire de jouer sur les mots. Lorsque Zeus fait l’amour en plein jour, pendant la guerre de Troie, il commet une faute et se laisse dominer par Héra qui veut soulager les Achéens. Je dis une faute parce que les dieux comme les hommes ne font jamais l’amour le jour. On pourrait même se demander si les lois concernant la vertu ou l’attentat à la pudeur ne viennent pas de cette époque ! Le Soleil qui voit tout ne doit pas voir les hommes ou les dieux s’enlacer de « bonne entente ». En parlant de lumière, il faut plutôt se reporter au mythe de la caverne de Platon et à la découverte de la vérité sous l’influence du Soleil. N’oublions pas que Zeus est né dans une grotte en Crète et qu’il y a grandi avant de venir en Grèce en passant par Olympie. Lorsqu’il fait rendre gorge à son père, il le fait dans la lumière du Jour et les Olympiens sont bien des enfants du Jour, non de la Nuit. La Nuit pourrait correspondre au ventre de Cronos, le Jour accompagnerait la seconde naissance des Olympiens.
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Nous verrons plus tard que les flèches d’Apollon peuvent donner une mort initiatique, mais aussi une lumière qui permet de suivre le bon chemin, de ne pas faire naufrage. C’est bien ce qui arrive à Jason à la fin de son voyage sur l’Argo. Pour en revenir aux hommes, ils possèdent le feu qui fait cuire la nourriture et permet d’offrir des sacrifices aux dieux, ils possèdent aussi l’intelligence qui permet d’inventer, de progresser dans le monde matériel ordinaire et qui permet de ne pas rester indépendant des forces de la matière. Ils n’ont pas encore, les demi-dieux non plus même s’ils savent qu’ils sont élus, l’intelligence qui leur permet de trouver seuls le chemin du Ciel. Celle-ci se mérite et si l’homme doit livrer combat c’est contre lui-même désormais. Il doit lutter contre ce qu’il y a de matériel en lui et développer ce qu’il y a de spirituel. Il ne s’agit plus seulement de respecter et d’honorer les dieux, il s’agit de se comporter comme un dieu. L’exemple de Bellérophon le montre. C’est bien ce que tentent les héros d’Homère devant les murs de Troie, et c’est peut-être pourquoi il ne nous parle que d’eux, les autres guerriers étant sans grande valeur initiatique. Ajoutons qu’à ce moment, les héros passent tous un examen, et le jury est composé des dieux de seconde génération. Ce serait bien si tous les dieux se comportaient de la même façon, si les dieux eux-mêmes n’abusaient pas de leur pouvoir comme Apollon vis-à-vis de Patrocle ! Zeus le voulaitil ? Le plus important, dans la mythologie, c’est que nous pouvons percevoir assez clairement une évolution physique et morale, un passage d’un statut à un autre. Parce que les dieux ne sont pas encore un idéal définitif, du moins parce que les hommes n’arrivent pas à le concevoir et à se l’imposer pour qu’ensuite il se répande sur terre, nous comprenons que les hommes n’ont pas immédiatement imaginé un idéal divin et donné un sens à la vie, un sens qui leur permette de ne plus avoir besoin de se comporter comme des monstres pour survivre.
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La mythologie nous enseigne la difficulté de progresser, de devenir meilleur, de passer du stade de mortel à celui de demi-dieu puis d’immortel et le mythe d’Héraclès nous fait connaître les pires difficultés rencontrées pas le héros. Or Héraclès n’est pas n’importe quel mortel, il est le fils de Zeus. Autrement dit, il est un fils de la matière représentée par sa mère mortelle Alcmène et un fils de la lumière et de l’idée représentée par Zeus. Aujourd’hui, nous aurions tendance à penser qu’il est un élu. Et pourtant, même avec l’aide des divinités, il a du mal en s’en sortir. Comme pourrait le souligner Hésiode, qui ne semble pas porter les femmes dans son cœur, ce sont les femmes qui font le plus souffrir Héraclès et c’est bien sa dernière épouse qui lui impose ce qu’il n’arrivait pas à faire seul, s’arracher sa propre peau pour en finir avec la matière. En montant sur le bûcher pour ne plus souffrir à cause du poison qu’il a lui-même extrait de l’Hydre de Lerne, Héraclès succombe devant l’amour d’une femme : Déjanire. Mais c’est son père qui le sauve et l’enlève pour le conduire au Ciel où il épouse sa sœur, en quelque sorte, Hébé, la jeunesse éternelle. Ne fallait-il pas que, là encore, les dieux agissent autrement que les déesses et que prévale leur autorité ? La vie des autres héros montrerait que la transformation est difficile, toujours écartelée entre deux forces qui ne cessent d’intervenir : les forces matérielles et les forces spirituelles. Nous aurions tendance aujourd’hui à parler des forces du mal et des forces du bien. La substitution n’est pas correcte. Rien ne dit que les forces du mal puissent être assimilées aux forces matérielles, aux forces de la nature ou de la Terre. En moralisant le combat, nous lui avons enlevé ses origines et nous en avons changé la nature. Nous l’avons aussi laïcisé depuis peu ce qui lui a fait perdre une grande partie de sa valeur. Retenons ici que l’idée de monstruosité est bien le fruit d’un ensemble d’observations, un choix concret de vie, du moins de comportements. La monstruosité, telle que nous la définissons n’est pas une donnée de la nature, mais une qualité que l’homme a plaquée sur ce qu’il rencontrait tout au long de
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son existence. La monstruosité ne fait que traduire la dimension négative de ses expériences, tout ce qui conduit à la souffrance et à la mort. Comment l’homme ne tenterait-il pas de lui échapper, de s’en éloigner ? Il reste qu’un tel effort ne peut être qu’essentiellement subjectif, même s’il est repris, amplifié, légalisé par le pouvoir en place qu’il soit politique ou simplement culturel. Il est enfin permis d’envisager le choix que l’homme doit faire entre les deux extrêmes comme une sorte de carrefour dans lequel l’homme, tout au long de sa vie, doit faire effort d’orientation. Si la mythologie parle d’Hermès comme d’une divinité que l’on rencontre à chaque carrefour, il est facile d’imaginer qu’Hermès accompagne l’homme tout au long de son existence. Or ce fils de Zeus, qui passe aussi pour le roi des menteurs ou des voleurs, est aussi celui qui permet à Ulysse d’échapper à la magie de Circé et d’en faire son plus fidèle compagnon puisqu’il lui donnera un fils. Hermès n’aurait-il pas facilité l’accession du héros à l’immortalité en le trompant ? Ulysse n’a-t-il pas choisi au contraire la poursuite de son chemin pour revenir à Ithaque ? La ruse aurait-elle sa place dans l’obtention de la déité ?
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UN ALLER SIMPLE
La première des choses que nous pouvons constater c’est qu’il n’est fait mention, ordinairement, que d’un aller simple. Le sens que j’ai donné pour titre semble s’imposer à nous. Il va de la monstruosité à la déité et ne fait pas référence à un quelconque retour. Dans notre contexte culturel actuel, cela peut sembler normal. La monstruosité ne saurait être une valeur recherchée et nous admettons aisément qu’elle soit oubliée en étant dépassée. Mais c’est peut-être aller un peu trop vite et négliger ce qu’elle représente en dehors d’un contexte moral plutôt réducteur. Jusqu’ici, j’ai surtout tenté d’éclairer les deux concepts extrêmes. Il faut maintenant nous pencher sur le trajet entre ces deux points, le point de départ et le point d’arrivée. Il est évident que de nombreux autres détails pourraient être pris en compte, mais le plus important est certainement l’effort entrepris pour faire la traversée, pour rejoindre le but espéré. L’homme tel qu’il se perçoit est sans cesse en mouvement et il est dominé par le temps au point que tous ses actes en dépendent. De la naissance à la mort, il chemine sur l’axe du temps et, aujourd’hui, nous n’avons plus un temps circulaire pour nous permettre un retour périodique aux origines. Nous dépendons d’un temps linéaire, celui de nos montres bien plus que celui de la nature. Cet arrangement, purement intellectuel, nous permet d’organiser la vie sur tous les continents et de bénéficier de repères stables permettant toutes sortes d’échanges. N’oublions pas que c’est en castrant son père que Cronos a commencé à faire tourner les horloges si l’on peut dire. En donnant vie à un espace qui n’existait pas entre la Terre et le Ciel, il a rendu
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possible la course du Soleil et de la Lune, le Soleil étant précédé de l’Aurore en robe de safran selon Homère. Cronos a mis en place un temps linéaire en l’accompagnant d’une volonté de conserver le pouvoir comme le montre son attitude envers ses propres enfants. Zeus ne fera pas mieux et nous pourrions observer que rien n’a changé sur le plan politique aussi bien que religieux. Ce temps linéaire ne s’est pas toujours imposé et pendant longtemps les hommes ont imaginé un temps circulaire, plus proche de celui de la nature et nous pouvons dire que, dans les mythes, nous percevons les deux formes de temps. Celui de Perséphone, nous rappelle ce temps circulaire propre à l’agriculture, plus indirectement celui d’Œdipe revient à l’origine de la vie en mourant à Colone. De son côté, Jason accumule les épreuves sans jamais revenir en arrière et trouve la mort à la fin de sa vie en se faisant écraser par une partie du chêne prophétique de Zeus, celui qui avait servi à fabriquer la proue de l’Argo. Aujourd’hui, si, en marge de nos réflexions ordinaires, quelques individus s’interrogent sur l’après-mort en imaginant d’autres vies, rares sont les personnes qui abordent le problème de l’éternel retour. Retour vers quoi me dira-t-on ? Pourtant ce retour hante nos esprits et, tant que la mort ne bénéficiera pas d’une explication rassurante, nous chercherons ce qu’il y avait avant de naître ou ce qui peut exister après la mort tandis que la vie apparaîtra comme un continuum que cette dernière fait disparaître. Ne pourrions-nous pas imaginer qu’entre la mort et la renaissance existe un autre continuum qui baignerait dans l’obscurité, l’invisibilité, autrement dit une observation traduisible en mots ? Pour le moment, considérons le temps comme un fil qui se déroule, comme un chemin sur lequel nous marchons sans pouvoir revenir sur nos pas. Le passé est le passé et nous ne pouvons rien y changer. Ce qui est fait est fait ! Les expressions ne manquent pas pour nous le rappeler. Il est évident que l’homme adulte ne redevient pas enfant, seule sa mémoire peut
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lui permettre de se souvenir de cette époque où il ne marchait pas encore. Ce que nous pouvons déjà noter c’est que nous sommes coupés en deux par rapport au temps : une partie de nous ne cesse d’avancer, une autre partie n’arrête pas de scruter le passé comme un simple spectateur. Il est dit, par ceux qui ont fait des expériences de mort imminente, que l’individu revoit le film entier de sa vie sans état d’âme, comme si c’était la vie d’un autre. En vérité, il vaudrait mieux partager la vie en trois parties, la troisième représentant un temps intermédiaire, celui durant lequel l’individu s’ingénie à construire le futur. Il ne marche pas il construit des plans ! Personnellement, je dirai que seules deux parties sont actives : notre intelligence reste orientée vers le futur tandis que la mémoire est soucieuse du passé. L’instant n’est jamais vécu, j’en ai un peu parlé à propos de la méditation de pleine conscience. L’homme, parce qu’il est intelligent et qu’il pense est rarement là où il est physiquement. Il ne vit pas souvent l’instant parce qu’il est obnubilé par un futur chargé de tous les espoirs ou de toutes les menaces. Il se comporte en permanence comme un chercheur qui n’arrêterait jamais ses recherches et qui veut tout mettre en équation. En fait, l’homme s’interroge surtout sur un passé proche et un futur immédiat, rarement sur l’instant qu’il est en train de vivre, encore moins celui de sa naissance ou l’instant de sa mort. C’est si loin et est-ce bien utile ? Il n’est pas fréquent de dialoguer avec d’autres individus sur un sens de la vie qui se rapporterait à un temps beaucoup plus long et forcerait les esprits à quitter la sécurité d’une objectivité souvent factice. C’est sur le plan de la subjectivité que nous découvrons la longueur du chemin. Il est vrai que nous avons conscience d’un temps plus long que celui de la vie, telle que nous la découvrons entre notre naissance et notre mort et il suffirait de parler des archétypes, tels que Yung les définit, pour amorcer un inventaire qui pourrait aller beaucoup plus loin. Nous pourrions aussi parler des trois temps de l’historien Fernand Braudel : un temps court et un temps
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long encadrant un temps moyen, mais sans que l’instant ne soit envisagé ! L’homme se questionne plutôt discrètement sur sa mort, et par là sur la mort en général, à moins qu’il ne préfère parler de la mort des autres, c’est tellement plus facile ! Étant donné qu’il est en chemin au moment où son intelligence peut vagabonder sur ce sujet, le point le plus reculé derrière soi compte moins que le point le plus avancé devant soi. Il est clair qu’en prenant de l’âge, autrement dit en se rapprochant de ce dernier, une sorte d’angoisse grandit avec l’approche de l’échéance. Le mur contre lequel la vie va se briser avance vers lui de plus en plus vite et l’expérience ordinaire montre que personne ne l’a traversé. Nous voyons aussi que si le temps des horloges est un temps régulier, le temps de la vie ressenti ne l’est pas. Je ne parle pas ici d’une quelconque réaction intellectuelle, mais de l’impression entièrement subjective de l’espace qui reste à parcourir et du temps disponible pour le faire. Notre intelligence est, là encore, coupée en deux : une partie qui raisonne et mesure le temps, une autre partie qui ne raisonne plus et découvre que le temps peut connaître des ralentissements ou des accélérations qui dépassent l’entendement. Cet espace de temps est en rapport avec le sens de la vie que nous cherchons. Ce n’est pas le temps qui nous pousse à connaître le sens de notre vie, la nature du trajet, mais l’espace qui se situe entre deux rives, comme la mythologie nous l’apprend aussi. Qu’il s’agisse d’une rivière ou d’un fleuve, de la mer dans son ensemble, l’espace correspond au voyage que nous voulons entreprendre et que nous négocions plus ou moins bien. Le mythe le plus évocateur est certainement le voyage des Argonautes partis à la recherche de la Toison d’Or. Il faut noter ici que le sens du voyage est double, politique et symbolique. Jason doit ramener à Iolcos la Toison pour reprendre le trône qui lui revient de droit et qu’usurpe Pélias. Le voyage est tel qu’il faut construire un navire particulier et regrouper cinquante héros dont Héraclès fera partie un moment. Le voyage sera long
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et imprécis, car il s’agit d’aller à l’autre bout de la Mer Noire. Il est dangereux et il faudra probablement guerroyer chemin faisant. Mais le plus important reste la dimension initiatique du voyage. La proue du navire peut parler, Orphée donne la cadence et chantera pour ne pas subir le chant des Sirènes, ils devront porter le navire pendant neuf jours avant que le dieu Triton ne les aide à retrouver la mer. Inutile de raconter tout le voyage, nous comprenons vite que Jason et les autres héros sont tous à la recherche d’un idéal qui pourrait bien être la déité, un idéal placé sous la surveillance d’Apollon. Le politique et le symbolique s’interpénètrent sans jamais se confondre. Jason reviendra avec Médée puis se retrouvera seul avant de mourir par décision de Zeus. Le voyage peut changer les hommes, mais il n’est pas toujours programmé à l’avance. Un autre symbole et non des moindres nous est donné par la distance qui sépare chacun des trois mondes et que la légende évalue à l’aide de la chute d’une enclume qui durerait neuf jours et neuf nuits. Lorsque nous lisons les légendes qui concernent Jason, nous sommes emportés par le déroulement du temps. Une fois qu’il a quitté le port, on suit le navire au jour le jour, on connaît le but du voyage, on espère que tout ira bien, on est dans le matériel le plus ordinaire, on rame avec les héros. C’est après l’entrevue avec Aeétès que l’on découvre l’autre partie de l’enjeu, lorsqu’il faut atteler deux taureaux crachant le feu au même joug pour labourer la terre, y semer les dernières dents du dragon, fils d’Arès, celui qu’avait tué Cadmos avant de construire Cadmée puis Thèbes. Les dents semées se transformeront en soldats qu’il faudra éliminer par la ruse, enfin avec l’aide de Médée et de sa magie, Jason viendra à bout du dragon et volera la Toison d’Or. Nous ne sommes pas dans un simple voyage à but politique, encore moins commercial comme les Grecs auraient pu l’évoquer à cette époque. Ici nous sommes dans un voyage initiatique, une épreuve collective comme peut l’être la guerre de Troie ou la chasse au sanglier de Calydon.
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Il est facile de comprendre que le sens de la démarche, pour ne pas dire le sens de la vie pour tous ces héros, est un sens fondamentalement divin. Nous sommes bien ici dans la quête de la déité. Nous pouvons penser qu’ils ont tous le désir de dépasser la monstruosité que représente la matérialité de la vie et que la dimension politique importe peu. Le mythe laisse entendre qu’Héra l’avait suggérée à Jason pour des raisons strictement personnelles. Elle voulait en effet faire venir Médée de Colchide afin de punir Pélias qui n’avait pas respecté son autorité. Du mythe à la réalité de tout un chacun, il n’y a pas une grande distance. Le mythe donne de l’ampleur à la quête, ne serait-ce que pour nous inviter à devenir des héros à notre tour. Toutefois, le quotidien, par certains côtés, ressemble parfois à ce type de voyage, sans que nous en ayons conscience, sans que nous ne le voulions. Tout ce que nous vivons n’est pas rigoureusement mathématique et c’est dans l’inconnu, dans le mystère d’un résultat inattendu que nous découvrons le voyage, là aussi avec au moins deux enjeux, le symbolique n’étant que rarement perceptible. Il est clair que le maçon qui construit une maison est essentiellement conduit pas la science de la construction, par son aptitude à planifier son travail et à persévérer dans son effort. Il n’en est pas de même chez l’artiste qui peut perdre de vue son projet, dépasser sa technique pour produire un chefd’œuvre auquel il ne s’attendait pas lui-même puisqu’il ne devient chef-d’œuvre que dans un rapport à l’autre. Certes, il y a l’image des tailleurs de pierre qui ont construit les cathédrales, il y a aussi l’idée de tailler sa vie comme une pierre, mais il y a surtout celle d’une œuvre qui ne serait pas précise au tout début de l’action et qui n’est que le fruit d’un effort personnel. L’espace est donc différent pour chacun de nous de même que le temps qu’il faut pour le parcourir. Mais c’est l’espace qui prime et c’est vers lui qu’il faut tourner toute notre attention. Entre deux points, il ne peut passer qu’une seule droite ! Cela nous conduit à considérer les deux points et la droite ou
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bien la ligne qui les unit. Dans la réalité des faits, cette ligne n’est jamais droite, elle peut zigzaguer, elle peut hésiter, rebrousser chemin, contourner ce qu’elle prend pour un obstacle, et le temps qu’elle utilise subit lui aussi tous les changements possibles. Ne pourrait-on pas reprendre l’image d’une courbe qui serait en fait la suite indéterminée d’une suite de tangentes ? L’homme prendrait sans cesse le meilleur chemin puis constaterait son erreur et changerait de direction, toujours animé par le même besoin de découvrir un monde meilleur ! En principe nous savons, du moins approximativement, d’où l’on part et nous imaginons, plus ou moins bien, où nous allons. Nous choisissons le chemin qui nous paraît le plus approprié pour nous y rendre. Tout cela se complique lorsqu’il ne s’agit plus d’un lieu que nous pouvons matérialiser, mais d’un lieu virtuel, idéologique, uniquement fruit de notre pensée et sans le moindre repère observable. Ce lieu peut également échapper à tout effort d’imagination. Reconnaissons que si la monstruosité peut se regarder, s’étudier, se mesurer, s’évaluer, il n’en est pas de même de la déité. Les dieux ne sont pas des objets observables, ils ne sont pas non plus des personnes, mais des qualités auxquelles nous avons donné un nom, une forme pour mieux en parler, pour mieux les interpeller, pour mieux leur proposer des échanges de service. Autrement dit, lorsqu’un mortel, comme nous, veut se diriger vers la déité, il n’a que des repères entièrement subjectifs. Il se dirige en aveugle à moins que sa cécité soit celle de Tirésias. Une fois encore la mythologie nous aide à comprendre. Tirésias était un homme comme nous et possédait une vue normale. Rencontrant des serpents qui s’accouplaient, il eut l’idée de les séparer et il devint une femme. Peu après devant la même scène, il eut la même réaction et redevint un homme. La suite de son aventure montre qu’il ne s’agissait pas seulement d’un fait totalement matériel. Zeus et Héra se disputant pour savoir qui de l’homme ou de la femme avait le plus de plaisir dans l’acte sexuel, ils eurent l’idée de demander à Tirésias son avis, vu qu’il avait été homme et femme. Tirésias
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ayant soutenu que la femme éprouvait neuf fois plus de plaisir et Héra découvrant que son secret était découvert aveugla Tirésias pour le punir car un mortel ne peut connaître sans conséquence une vérité divine. Pour sa part, Zeus le dédommagea de son aveuglement en lui donnant la possibilité de connaître l’avenir. Le mythe nous fait comprendre qu’il y a deux façons de regarder la vie : comme un homme et comme un dieu. Les vérités observées ne sont pas les mêmes. La vérité divine ne se perçoit pas avec notre regard binoculaire. Il suffit de noter qu’avec les yeux de l’intelligence, de la raison, on voit certaines choses, avec ceux du cœur, de son inconscient, on peut découvrir des vérités divines ce qui n’est pas sans danger. Chacun de nous peut user de ces deux regards, mais, le plus souvent, nous n’utilisons que le premier. Quelques rares mortels accèdent à des connaissances que nous classons dans la rubrique des révélations pour mieux les distinguer des autres. Nous parlons peu ordinairement de l’intuition, surtout depuis que tout est fait pour que nous restions les adeptes des nouveaux dieux que représentent les sciences. Il n’y a plus aujourd’hui de vérité que démontrée, même si la démonstration est devenue un leurre commercial qui s’affiche sur nos écrans de télévision aux heures de grande écoute. J’ai indiqué qu’il existait un autre regard, celui de la matière, et si cela peut surprendre ou même déranger, il ne faudrait pas l’oublier, même si nous ne sommes pas capables de le définir rationnellement. Je ne crois pas que le plus important soit la nature du regard évoquée dans le mythe, mais la découverte d’une vérité qui ne peut être connue que des meilleurs, de ceux qui sont capables d’en supporter les conséquences. Toute initiation a ses propres dangers et les initiés doivent se taire parce que toute révélation peut être difficile à vivre. Autrefois, en Égypte on faisait attendre celui qui voulait être initié, on le laissait jeûner, on l’éprouvait avant de l’introduire dans le sein du sein. Son cheminement lui donnait envie de revenir en arrière, il fallait qu’il soit prêt pour accepter
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le feu de la vérité qu’on allait lui donner. Ce feu n’était pas celui de Prométhée, il n’était pas non plus celui du Soleil imaginé par Platon, il était un feu beaucoup plus subtil et il brûlait intérieurement, l’âme bien davantage que la chair. Nous pourrions aussi parler des Mystères d’Éleusis. Nous sommes loin des mystères aujourd’hui et lorsque nous éprouvons le besoin de nous diriger vers la déité, nous nous efforçons de le faire doucement, sans perdre nos racines matérielles, sans prendre le risque d’un impossible retour dans notre matérialité mieux connue, en allant questionner ceux qui disent savoir. Notre voyage est programmé comme si nous allions sur Mars, juste pour regarder et non pour changer. Car le plus important dans ce voyage, d’une rive à l’autre, reste le changement profond que l’individu peut vivre, beaucoup plus que celui qu’il peut connaître comme un simple touriste. Habituellement, lorsque nous voyageons, nous prenons un billet aller-retour, ou bien nous effectuons une croisière, un périple qui nous ramène à notre point de départ. L’explorateur est un individu qui se découvre peut-être en voyageant, mais dont la fonction est de découvrir le monde et de le faire connaître aux autres. Nous sommes tous des explorateurs à plus ou moins grande échelle. L’homme se sait mortel et ne prétend pas à l’immortalité, il se sait vulnérable et prend toutes ses précautions pour ne pas attenter à sa vie. L’une des premières préoccupations de l’homme est certainement de conserver sa vie le plus longtemps possible. C’est certainement pourquoi les dieux n’ont pas à se soucier d’une quelconque invasion de leur royaume. Dans son esprit, la mort est un arrêt, une fin, non un changement d’état, de mode de vie. Même s’il croit à l’au-delà, à la réincarnation, il ne fait qu’y croire, il n’en est pas certain, il n’abandonnera jamais la proie pour l’ombre. La mythologie évoque souvent ce genre de traversée. Jason traverse une rivière en portant Héra sur son dos, grimée en vieille femme, il revient sur ses pas, une sandale en moins, celle du pied gauche. Héraclès traverse une rivière tandis que sa femme Déjanire doit être transportée sur l’autre rive par le centaure Nessos. Lui seul peut traverser par ses propres
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moyens. Déjanire qui n’est pas initiée comme lui doit utiliser les services d’un passeur. Nous avons là des symboles qui montrent bien que pour passer sur l’autre rive, il faut préalablement connaître un changement et il ne s’agit pas ici d’apprendre à nager. Cela suffit, déjà, pour nous faire comprendre que si l’homme a conscience d’une possible transcendance elle ne peut être qu’une recherche plus ou moins poussée d’excellence, loin d’une connaissance objective, loin de l’expérimentation qui rassure, loin de ce que la pensée lui fait savoir. Tant que son regard l’assiste, l’homme accepte de tenter l’aventure, les yeux fermés il devient un infirme. Comment prendrait-il le risque de poursuivre un but dont il ignore la nature ? Tant qu’il garde les pieds sur terre, son imagination peut le faire monter au Ciel, mais il sait qu’il ne prend aucun risque. Il est alors concevable que l’homme, refusant la monstruosité qu’il connaît, mais dont il ne mesure que certaines limites, puisse aspirer à s’en éloigner, à cheminer loin d’elle, à connaître un monde où elle n’existerait plus, mais en pensant seulement à un monde souhaitable qu’il ne connaîtra jamais tellement il est merveilleux. La mythologie, toujours elle, lui dit qu’il existe, qu’il est le lieu où l’on vit de nectar et d’ambroisie, mais comme il est lui-même l’auteur de ce rêve, il sait aussi que la croyance seule ne lui permet pas de s’y rendre. Dans le mythe de Tirésias, il faut l’intervention des dieux pour qu’il découvre leur existence et la vérité qu’ils tiennent cachée. N’oublions pas que les serpents symbolisent la terre, autrement dit la matière. Si les dieux sont des inventions des hommes, si la conscience les remplace, il n’en reste pas moins vrai que l’homme porte en lui cette aspiration au divin et la force, plus ou moins grande, de s’engager sur le chemin qui permet de les rejoindre ou de vivre comme eux. Si le sens de la vie se résume souvent à aller de la monstruosité à la déité, les étapes ou les degrés étant innombrables, c’est bien parce qu’en dehors de la pensée qui nous aide à bien vivre, une force différente et personnelle nous
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pousse à mieux vivre. Le bien est une qualité humaine, le mieux serait davantage une qualité divine ! L’homme posséderait les deux en lui, il suffirait qu’il se mette en marche et décide de dépasser le bien pour tenter de trouver le mieux. Mais le mieux est indéfinissable ! S’embarquer pour découvrir le mieux tel est le programme du voyage que nous avons tous envie de vivre inconsciemment, parfois sous l’effet d’un éveil fulgurant de la conscience, un éveil qui ne dure pas longtemps et ne fait que nous inviter à partir. Si les Argonautes sont des rameurs, ils devront marcher aussi, mais le plus important n’est pas le moyen que nous choisissons pour aller d’un point à un autre. Nous pouvons marcher sur un sentier caché, sauter ou plonger dans l’abîme que nous avons imaginé, nous envoler vers le ciel, tout se passe au plus profond de nous et c’est dans l’obscurité de notre propre caverne que nous cherchons la lumière que notre intelligence ne nous donnera jamais. Platon nous propose un mythe pour nous faire comprendre comment il était possible d’aller vers le vrai. En situant les hommes enfermés dans une caverne, en les y enchaînant pour tourner le dos à l’entrée, il en déduit qu’ils ne peuvent voir que les ombres qui se projettent sur le mur opposé à son entrée, des ombres qu’ils prennent pour la réalité étant donné qu’ils ne voient rien d’autre. Nous connaissons tous ces projections anciennes faites à l’aide d’une lanterne que nous appelions lanterne magique. Il suffirait, selon Platon, que l’on sorte un prisonnier pour le mettre devant le soleil et, qu’après un temps d’éblouissement, il puisse reconnaître les objets dont il ne voyait que les ombres pour qu’il découvre la vérité. Il s’agirait donc de sortir de la caverne pour regarder la vérité en face, à la lumière du soleil pour se délivrer d’une fausse connaissance, autrement dit de l’ignorance qui ressemble fortement à une croyance. Je crois que Platon peut nous conduire vers le bien, mais il ne peut pas nous conduire vers le mieux. D’ailleurs, telle n’est pas sa préoccupation. Si le sens de la vie se limitait à prendre connaissance de la vérité que nous pouvons observer à la lumière du jour, il y a longtemps que l’homme aurait
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découvert la vérité grâce à sa raison. En fait, il ne peut découvrir par la pensée que des vérités relatives et traquer un bien qui peut changer de nature à toute heure du jour ou de la nuit ! L’aigle de Zeus dévorait le foie de Prométhée pour qu’il ne perçoive plus la vérité des dieux, mais le foie se reformait la nuit. Le mythe nous permet de comprendre que notre raison, qui s’exprime le jour, à la lumière du soleil et représente notre sortie de la caverne obscure, est responsable de nos limites dans l’accession à la vérité divine. Si nous voulons la trouver, il faut revenir dans la caverne et la chercher autrement qu’avec des yeux dirigés par l’intelligence. L’intelligence est certainement l’obstacle le plus puissant à tout cheminement vers la déité. Elle a besoin de la lumière du jour et elle a peur de la nuit ! Si le jour l’homme poursuit la recherche du vrai à l’aide de son intelligence et des outils qu’il a inventé pour la servir, la nuit, pendant son sommeil, il retrouve cette force que les mythes nous rappellent et qui pourrait bien être celle de la matière dont l’immortalité précéderait sa manifestation dans la forme que nous observons. Vouloir se diriger de la monstruosité vers la déité à la lumière du jour est une erreur. La lumière du soleil ne peut nous aider à voir ce qui est inobservable et ne peut nous montrer le but que nous cherchons que s’il s’agit d’un objet précis que nous pourrions situer loin devant nous, peu importe la direction. Certes, il est toujours possible de parler du Ciel, par opposition à la Terre, mais le Ciel et la Terre sont de même nature puisque Gaia a conçu le Ciel comme une réplique parfaite d’elle-même. Le mythe nous prévient, il nous explique pourquoi il n’est pas possible d’objectiver un idéal. Le but que nous cherchons n’est pas semblable à ce que nous sommes, nous ne cherchons pas un autre homme, non plus un dieu semblable à un homme, non plus un dieu différent des hommes, car lui accorder une existence en ferait un objet observable. Comment cheminer sans savoir quel est le but de notre voyage ? Ce voyage est un voyage intérieur, au plus profond de nous-mêmes et c’est pourquoi il ne semble pas y avoir de
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retour. En fait, le retour fut rendu difficile ou même impossible par Zeus, maître de l’idée. Nous passons notre temps à sortir de nous-mêmes pour comprendre la vie, pour la maîtriser et il nous faudrait faire marche arrière, revenir en amont du point de départ de notre espoir de progrès. La difficulté réside aussi dans le fait que nous ne connaissons pas le point de départ, nous n’en avons qu’une connaissance intellectuelle, non une connaissance vécue. Nous ne pouvons donc aller que d’une connaissance à une autre et c’est pourquoi nous avons inventé les dieux qui représentent la fin du chemin comme ils en représentent le début. Si les dieux, comme je le pense, sont ce que notre intelligence nous montre avant d’en faire le but de notre voyage, nous comprenons bien que nous irons vers tout ce qui peut être considéré comme leur identité, vers ce qui peut être imaginé à leur sujet – il n’existe rien que notre imagination ne puisse envisager –, mais nous ne trouverons que des images à la fin du chemin. Parler de voyage intérieur ne suffit pas non plus, ne permet pas d’imaginer un trajet permettant d’arriver à destination. Qu’il voyage hors de lui ou en lui, l’homme le fait souvent comme un chercheur qui veut trouver une solution à son problème. Or la solution ne peut être trouvée à l’aide d’une attention volontaire fut-elle extrême. Tant que la déité reste une valeur définie par notre intelligence, elle garde une nature objective qui fait d’elle une représentation sujette à toutes sortes d’évaluations. Le mieux est alors enfermé dans des nuances et dans un désir d’obtention qui ne peut que faire naître tous les dangers qui accompagnent l’exploration. Tant que l’homme se comporte comme un explorateur, il ne peut que rester enchaîné au monde qu’il envisage de retrouver après son exploit ! Pour aller vers la déité, l’homme doit abandonner toute idée de retour et c’est ce que la légende nous invite à découvrir ! Peut-être faudrait-il souligner que le mieux est un objectif qui ne comporte pas de limites ! Ne connaissant que ce que nous voyons clairement, comme autant d’évidences, selon les termes de Descartes, nous
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sommes étroitement liés aux vérités démontrables, aux connaissances des autres, surtout pas les nôtres dont la plus importante est nous-mêmes que nous ne connaissons qu’à partir de ce qu’en disent les autres. Comment pourrions-nous passer d’une rive à l’autre en négligeant le fait que nous sommes les deux rives en même temps ? Le problème ne proviendrait-il pas du fait qu’il n’y a ni aller ni retour ? Ne sommes-nous pas le meilleur et le pire, le monstrueux et le divin, ne sommes-nous pas sans cesse entre deux rives ? Sans faire de l’homme le centre du monde, ne faut-il pas cesser d’explorer le lointain pour commencer à chercher une vérité que nous portons en nous ? Peu à peu, nous comprenons que ce chemin n’est pas un vrai chemin, pur et dur, semé de cailloux autrement dit vulgairement terrestre. Il est un symbole et c’est pourquoi on l’intitule souvent « sentier caché ». Il représente bien plus une prise de conscience qu’un déplacement dans l’espace, mais c’est toujours l’individu qui doit faire l’essentiel et doit le faire sur place, sans bouger, sans penser non plus. Nous avons vu que l’art de penser ne pouvait que le conduire vers des objectifs qui se rapportaient essentiellement à un savoir-être, à une image idéalisée de la vie. Aussi, permettez-moi de considérer que la méditation, comme on peut la pratiquer en faisant zazen, est la seule pratique qui permette de partir à la rencontre d’une déité inexplicable et que l’on ne peut chercher volontairement. Vous allez réagir et me dire que méditer, c’est ne rien chercher et qu’il est impossible d’entreprendre un voyage sans savoir où l’on va. Oui, il n’y a rien à chercher puisque si vous cherchez vous ne trouverez que des objets observables, la confirmation de votre pensée. La méditation, telle que nous l’enseigne l’Extrême-Orient, n’a rien à voir avec notre concentration mentale, notre effort de focalisation qui est nécessaire dans une recherche purement intellectuelle. Si notre méditation est en rapport avec notre conscience, avec notre cerveau rationnel, le gauche, elle ne peut que nous guider vers une évaluation de la monstruosité, vers un dépassement voulu, contrôlé, maîtrisé de l’idée que nous nous en faisons.
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Il ne peut en aller de même avec la déité, non parce qu’elle n’existe pas, mais parce qu’elle est d’une autre nature. L’homme qui cherche ne peut trouver que ce que sa raison peut concevoir. S’il rencontre un objet inimaginable par elle, il sera comme effacé à ses yeux, il ne le verra pas ou ne lui accordera aucune importance s’il n’en fait pas un élément perturbateur dans sa recherche. Dans la méditation, celle qui réclame l’oubli de son corps et de son esprit, celle qui nous fait revenir dans notre caverne, à la fois silencieuse et obscure, il n’y a rien à trouver donc rien à chercher. Vous pourriez penser que l’on va retrouver l’homme en soi, ce soi qui serait prisonnier de sa peau, il n’en est rien. Si nous trouvions quoi que ce soit, ce serait la preuve que nous n’avons pas encore amorcé le chemin que nous voulions prendre, que nous sommes toujours en direction d’un ailleurs qui serait comme hors de nous puisque ce nous n’est pas lui. Tant que nous méditons avec une attention volontaire comme le disait T. Ribot, éveillés par tout ce qui est nouveau, nous surprend, nous transporte, nous ne méditons pas véritablement, nous restons éveillés au sens ordinaire du terme. C’est si vrai que chaque fois que notre attention se focalise sur un détail pendant la méditation, nous perdons la possibilité de cheminer au plus profond de nous-mêmes, c’està-dire vers l’inconnu. Nous revenons immédiatement à notre rationalité pensante, nous cherchons à comprendre, nous réintégrons la monstruosité ou la matière que nous espérions abandonner, au moins pour un certain temps. Si je me méfie de la déité, ou des dieux, considérés comme des idéaux transférés au Ciel par les mortels, c’est bien parce qu’il s’agit de mots ou de notions qui sont en rapport direct avec la connaissance ordinaire, avec un savoir purement intellectuel. Il serait tentant d’en rester là, car, sous cette forme, la déité serait un objectif plus facilement envisageable. Il deviendrait facile de passer de l’un à l’autre et d’envisager un cheminement idéal, comme nous essayons de le faire pour tout. Il n’en est rien. Il faut donc trouver une sorte de méthodologie appropriée pour vaincre la difficulté et tant que nous utiliserons la pensée pour l’inventer nous ferons fausse
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route. Il se pourrait bien que la plus adaptée serait celle qui n’existe pas ! Il est évident que les religions ne participent pas mieux à notre entreprise. Elles sont tout aussi dépendantes de l’esprit que l’ensemble des philosophies. Elles peuvent agiter l’étendard de la révélation, elles n’en sont pas moins tributaires, dans leurs efforts pour nous conduire vers un dieu souverain, du fonctionnement de notre cerveau ou de notre cœur qui serait notre cerveau affectif. Ce dieu, qui n’est pas le même pour l’ensemble des religions, aurait une histoire donc un vécu semblable au nôtre ce qui ne nous change pas considérablement des hommes politiques qui se sont succédé sous tous les régimes. Loin de moi la volonté de ridiculiser les religions que je respecte en tant que telles, mais, dans la recherche du sens de la vie, elles ne sont qu’une réponse culturelle et donc intellectuelle qui ne doit pas nous tromper. Le fait de croire ne signifie pas échapper aux limites de la pensée. Croire c’est avoir une pleine conviction en ce qui concerne un fait religieux, philosophique ou politique autrement dit une adhésion personnelle et totale à la chose dite. Si l’homme de la rue n’assiste pas à l’ensemble des expériences qui sont menées en laboratoire, il n’assiste pas non plus aux expériences personnelles qui servent à l’établissement des révélations religieuses. Nous sommes donc dans une situation similaire en ce qui concerne la prise de conscience individuelle. Les curés ne sont guère différents des médecins sur un plan purement intellectuel ! Je ne dis pas qu’il ne faut pas les croire, je dis seulement qu’ils ne peuvent pas nous conduire vers la déité, pas plus que les philosophes, tout particulièrement parce que nous ne sommes pas en mesure de vivre nous-mêmes la vérité aussi bien révélée que scientifique. En les écoutant et en les croyant, nous sommes toujours à la périphérie de nous-mêmes, même si nous avons l’intention de changer. En réalité, c’est le fait de changer qui pose problème. Comme je le disais plus haut, nous ne changeons pas pour faire le bien davantage, pour être plus respectueux de notre prochain,
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pour honorer Dieu ou les saints, ce qui diffère peu des sacrifices anciens, nous voulons changer et notre volonté reste enfermée dans l’idée même du changement. Nous ne savons pas vouloir sans un but précis, sans un combat en quelque sorte et le mythe d’Héraclès est là pour nous rappeler que l’homme doit lutter avec la plus grande énergie pour n’être plus un homme. Mais, un tel changement peut-il donner du sens à la vie ? Si à la fin du combat, l’homme qui change disparaît, comment peut-il instruire ses semblables ? À moins que sa disparition ne soit l’enseignement lui-même ! Est-il possible qu’il change sans changer, qu’une partie seulement de lui se modifie, qu’une autre partie reste identique ? Je crois que jusqu’à la mort, l’homme garde sa physionomie, sa nature matérielle. Ce qui change c’est son comportement plus que l’idée qu’il se fait désormais de luimême. Sa transformation ne lui fera pas éviter la mort, il reste un mortel. Mais alors, quel intérêt trouvons-nous à nous battre contre nous-mêmes en faveur de la déité ? L’intérêt serait bien de se comporter comme un dieu, mais alors nous retombons dans les observations qui précèdent. Un comportement divin n’est rien d’autre qu’un comportement humain idéalisé, dépouillé de toute trace de monstruosité. Dans cette vision du changement, nous voyons que la vie possède encore une dimension raisonnable, compréhensible pour un mortel, puisqu’il s’agit de préférer le bien au mal, d’enlever toutes les scories de la pépite que nous sommes sans le savoir ou en le décidant comme un préalable. La déité serait en nous, il suffirait de la vivre ! Notre effort, devenu conscient, il ne resterait plus qu’à nous mettre à la tâche, à marteler la pierre brute pour retrouver le joyau qui est en elle. Ce serait bien si, effectivement, la matière pouvait donner naissance à une œuvre qui ne soit plus de la matière, car tant qu’une parcelle de matière subsistera dans la forme il restera une part de monstruosité, telle que nous la visualisons. L’homme est emporté par sa volonté de puissance comme par un tourbillon dans une rivière. Sa préoccupation permanente est de changer le monde et de se changer lui-même,
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comme s’il était un objet et pouvait intervenir sur sa forme comme bon lui semble. Parce qu’il a de lui-même une mauvaise idée, du moins parce qu’il en a une idée qui ne peut être qu’approximative, il ne peut imaginer son voyage qu’à partir d’un ensemble d’approximations. Nous n’avons pas encore eu la sagesse de considérer la matière autrement. Nous sommes toujours enfermés dans l’opposition qui justifiait les guerres de Zeus : la matière doit céder le pas à l’esprit ! Une telle attitude à l’égard de la matière est un choix. Certes, depuis que nous l’avons fait nous l’avons accentué et il est devenu de plus en plus difficile de le remettre en question. À l’origine du choix nous avons placé la monstruosité de la matière et la déité de l’esprit ce qui ne pouvait induire qu’un déplacement en direction de la déité. Serait-il interdit ou impossible de changer ce choix avant d’essayer de nous changer ? Si la matière n’est pas l’origine de la monstruosité peutêtre que la déité n’est pas son contraire et que le sens de la vie entrevu n’est pas aussi justifié qu’il le paraît. Dans ce cas, les notions de trajet et de transcendance devraient être reconsidérées. Il reste que le désir de changement n’est peut-être pas uniquement le produit de notre esprit !
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LA MANIFESTATION DE LA VIE
La première chose qui peut attirer notre attention est la confusion que nous faisons souvent entre la manifestation de la vie telle que nous pouvons la penser et la manifestation de la vie sous la forme d’une dégradation de la matière jusqu’au moment de la mort. L’examen clinique de la mort nous conduit à valoriser ce qui a le plus d’importance pour nous en négligeant ce qui reste caché à l’intérieur de la forme. Cette conception de la mort se rapporte essentiellement au fonctionnement du cerveau comme si la matière qui est à l’origine de la forme se limitait à cet organe. Certes, il s’agit du plus noble de nos organes, mais c’est bien nous qui en avons décidé ainsi, pas la matière elle-même. Quand je dis que nous en avons décidé ainsi c’est pour rappeler que nous avons progressivement placé l’intelligence au-dessus de tout après avoir constaté qu’elle nous permettait de trouver des solutions à de nombreux problèmes. Puis, peu à peu, nous avons donné à la pensée plus de poids et l’intelligence conceptuelle a pris le dessus sur tout ce qui pouvait être considéré comme utilitaire. L’homme qui meurt est d’abord un homme qui semble ne plus pouvoir penser. Il ne parle plus, mais rien ne dit qu’il ne pense plus, du moins avec d’autres organes que son cerveau gourmand en oxygène. S’il est vrai que notre cerveau s’est complexifié considérablement, la croissance de cet organe est bien antérieure aux légendes qui en font l’apologie. La mort pèse lourdement sur notre façon de penser et c’est probablement parce qu’il est difficile d’en parler
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doctement que nous éprouvons également de la difficulté à parler de la déité et de la façon de l’obtenir. Dans notre acharnement à vouloir être des penseurs, nous oublions que la mort s’oppose à la naissance plus qu’à la vie, que la disparition d’une forme ne correspond pas à celle de la vie, et que la naissance elle-même n’est pas assimilable à l’apparition de la vie dont les sciences cherchent toujours l’origine. La naissance d’un enfant ne fait que prolonger la manifestation de la vie avec l’apparition d’une forme qui évoluera approximativement pendant un siècle. En réalité, l’homme se soucie peu de la matière ellemême et se préoccupe surtout de la forme qui est la sienne. La mort remet surtout en question l’existence de cette forme. Cela ne permet pas de dire que la mort d’un homme, ou de tous, remet en question la manifestation de la vie. S’il a conscience que sa forme est faite de matière, il ne s’en soucie ordinairement que lorsque cette matière lui pose problème. Parce que nous jugeons de la vie à partir de la pensée, nous oublions la matière qui ne participerait pas à l’élaboration de cette pensée ! Si nous entretenons notre corps c’est essentiellement pour pouvoir penser, plus rarement prendre un peu de plaisir. Il est évident que la verticalité a changé le rapport des hommes avec les autres espèces, mais ce n’est pas la verticalité qui a fait naître l’art de penser. Nous donnons l’impression d’être encore sous l’influence du mythe des Centaures, et si notre corps n’est plus celui d’un cheval, il est toujours un animal portant notre tête. Il n’est pas inintéressant de noter à ce propos qu’il y a à peine plus d’un siècle, Pierre de Coubertin, le rénovateur des Jeux olympiques, considérait l’homme comme un cheval, le cerveau représentant l’écuyer, celui qui conduit le cheval à l’aide de la cravache et des éperons ! Entre la naissance et la mort, nous effectuons une sorte de voyage, tout aussi dangereux que celui des Argonautes, mais nous l’effectuons sans trop nous interroger sur ce voyage, son comment et plus encore son pourquoi.
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Pourquoi vivons-nous est une question rarement posée ! Après une enfance plus ou moins longue et heureuse, l’âge adulte nous contraint à des adaptations constantes au point que notre attention est concentrée sur un devenir en permanente évolution. À quel moment pourrions-nous nous questionner sur le sens de la vie, la nôtre, mais aussi celui de la vie en général ? Quoi qu’il en soit, ce questionnement est contourné dès l’origine parce que nous minimisons le rôle de la matière, considérant qu’elle est à la base de tout, mais sans importance pour ce qui concerne la définition de la vie ou celle de la mort. L’homme se situe au-dessus d’elle et c’est certainement ce qui lui fait connaître plus d’une difficulté dans la gestion de sa vie. Je voudrais essayer de dépasser cette négligence. En séparant la matière de la vie, nous avons probablement rendu nos interrogations plus complexes. Déjà, la matière représentée par Gaia provient de Chaos, dont on ne sait rien si ce n’est qu’il fallait bien à Hésiode un point d’origine. Le plus important c’est d’avoir isolé la matière de la force qui l’assistera pour toutes les manifestations de la vie à savoir Éros, non pas le fils d’Arès et d’Aphrodite, mais le dieu émergeant lui aussi de Chaos. C’est cette divinité distincte de la matière qui semble apporter la vie et qui permet à la matière, la Terre, de faire naître Ouranos, le mâle dont la terre aurait besoin pour mettre au monde les dieux de première génération. Or Gaia n’a que faire d’un partenaire pour procréer puisqu’elle crée seule Ouranos. Enfin, elle n’est pas seule puisqu’Éros est là aussi ! Ce dieu n’est pas un partenaire et il n’aura aucune relation de « bonne entente » avec Gaia, il est une force nécessaire à la manifestation de la vie et il n’est pas négligeable de l’avoir appelé Amour. C’est l’Amour qui va permettre la manifestation de la vie en général et de toutes les vies en particulier, même si des dieux mâles et femelles semblent nécessaires bien avant que les hommes connaissent les descendantes de Pandore. N’oublions pas qu’il s’agit là d’une présentation du monde en même temps que la genèse des dieux par un poète. En oubliant de tenir compte du symbolisme de sa poésie, nous serions amenés à croire que cela s’est passé ainsi !
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L’Amour n’est pas une personne, c’est une force de cohésion, une force de manifestation qui permet à la matière de prendre forme et de connaître une sorte d’autonomie. Il pourrait paraître surprenant de voir qu’il existe plusieurs générations de dieux alors qu’ils ne connaissent pas la mort ce qui ne nécessite pas leur renouvellement comme ce sera le cas chez les mortels. Il fallait que des dieux existent et s’unissent pour peupler le Ciel et surtout donner un support individuel aux différentes lois que les hommes devront respecter. Zeus n’engendre pas des enfants, mais des règles de vie commune. Il fallait que les dieux précèdent les hommes pour que les hommes se sentent dominés par un idéal plus réconfortant que les réalités d’un monde particulièrement agressif. Pour comprendre l’esprit de cette présentation du monde, il faut partir des hommes, d’Hésiode en particulier, et non des dieux. Ce faisant, il est plus facile de comprendre que dans un effort d’explication, de mise en scène, il soit nécessaire de diviser le monde entre plusieurs dieux et de les opposer pour montrer que l’homme ne peut que progresser, comme les dieux. Mais, ce ne sont pas les dieux qui ont créé le monde, ils l’ont pris en charge pour l’organiser et surtout permettre aux mortels de mettre de l’ordre dans leurs affaires. Les dieux grecs sont là pour guider les mortels, leur montrer par l’exemple ce qu’ils doivent faire, comment ils doivent imaginer leur vie. On pourrait penser que les dieux se sont multipliés sans avoir besoin de la matière, or ce n’est pas le cas. Avec Ouranos Gaia a des enfants qui à leur tour en auront d’autres et il s’agit bien d’une sorte de démultiplication sans fin de la Terre, sous la surveillance d’Éros. Les hommes et les femmes seront également des produits de la matière, le fils d’Aphrodite et d’Arès servant, pour sa part, à provoquer les accouplements de bonne entente. Rappelons que Zeus a demandé à Deucalion et Pyrrha de jeter les os de leur mère par-dessus leur épaule pour avoir des enfants mâles et femelles après le déluge. Il s’agissait bien de pierres autrement dit d’éléments de la Terre. Si la matière est indispensable pour donner des formes, il faut agréger cette matière et c’est l’Amour qui s’en charge. On peut donc penser que l’Amour est la force qui assure la manifestation de la matière depuis celle d’Ouranos,
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autrement dit le Ciel. Si le Ciel est aussi de la matière nous pouvons dire que tout est matière, les dieux aussi et nous pouvons alors admettre qu’ils peuvent ressembler aux mortels avec des formes ou des qualités qui leur sont propres. Les dieux grecs, à proprement parler, ne sont pas des abstractions. Zeus fait sortir Athéna de sa tête et Dionysos de sa cuisse, Athéna essuie le sperme d’Héphaïstos qu’elle avait sur sa cuisse avec de la laine avant de le jeter par terre où il donne naissance à Érichthonios, premier roi d’Athènes, Perséphone rompt le jeûne en mangeant des grains de grenade, Aphrodite et Arès sont blessés pendant la guerre de Troie, Hermès joue de la lyre et de la flûte après s’être chaussé habilement pour effacer ses traces en volant une partie du troupeau que gardait Apollon… Toutefois, il serait préférable de dire qu’ils ont une apparence de forme puisqu’ils sont invisibles comme peut l’être Apollon sur le champ de bataille devant Troie. Il est possible d’ajouter que ce sont les conteurs, les aèdes qui les ont représentés comme des hommes pour mieux capter l’attention de leurs auditoires. Toutefois, le plus important reste que les dieux et les hommes sont des produits de la matière et qu’ils manifestent la vie grâce à l’Amour. Par contre, l’homme conçu par Cronos et la femme imaginée par Zeus et réalisée par Héphaïstos sont mortels, donc susceptibles de désagrégation, ou de fin d’agrégation. Les formes des hommes et des femmes ne durent qu’un temps, soit qu’ils s’endorment, soit qu’ils soient anéantis par un déluge, soit qu’ils s’entretuent devant Thèbes ou devant Troie, soient enfin qu’ils meurent en travaillant. C’est toujours l’Amour qui est la cause de leurs rencontres, mais c’est bien, cette fois, un amour qui rompt les membres et rend fou. À partir du moment où Cronos castre son père et sépare la Terre du Ciel, on peut dire qu’Éros passe la main, laissant aux dieux leurs responsabilités en matière de manifestation de la vie. En réalité, les dieux se soucient peu de la manifestation de la vie des mortels, seule Gaia s’y intéresse vraiment, pendant les guerres conduites par Zeus et surtout après. J’ai déjà dit que les dieux étaient des créations des hommes. Les associations que rapporte Hésiode sont de son
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invention et l’ordre qu’il propose n’est que le fruit de son imagination pour traduire ce qu’il connaît de la religion, des mythes et de la politique, pour envisager le type de société dans laquelle il lui serait plus agréable de vivre. Aussi, lorsque nous essayons de donner un sens à la vie, il faut éviter de rester enfermés dans des légendes, à moins de n’en retenir que la nature symbolique. En les lisant vite, j’ai l’impression que les premiers hommes ont divinisé les forces de la nature qui étaient pour eux incompréhensibles. Ils se sont ensuite rapproché les dieux en les plaçant au Ciel et en leur donnant une vie semblable à la leur. Aujourd’hui, nous les avons incorporés au point qu’ils n’existent plus que sous la forme d’un idéal sans forme et sans matière. Seuls les mortels sont restés liés à la matière ce qui ne leur interdit pas de fantasmer sur un idéal qui ne peut qu’exciter leur imagination puisqu’il n’est qu’une idée. Toujours est-il que la matière reste bien une affaire d’homme et que sans elle nous n’existerions pas. Il nous est seulement agréable de retenir que l’Amour est la force d’union qui se trouve à l’origine de la vie dans chaque forme. Nous pouvons ajouter que la matière était là dans la forme, mais qu’il lui manquait la vie et que c’est l’Amour qui lui a donné la possibilité de vivre, de s’exprimer, de coopérer, de concevoir l’acte sexuel de bonne entente. Sans l’amour, les hommes ne se reproduiraient pas, mais sans l’Amour, ils n’existeraient pas non plus. Nous avons étrangement limité le pouvoir de l’Amour à la reproduction de l’espèce, or ce pouvoir dépasse largement cette étape indispensable, mais limitée de la vie. Nous ne savons pas pourquoi Cronos a inventé les hommes. Peut-être voulait-il régner sur un peuple fait d’hommes et pas seulement de quelques dieux qui représentaient sa famille. On connaît mieux les motivations de Zeus au moment de demander à Héphaïstos de construire Pandore. On sait qu’Aphrodite a donné à Pandore la capacité d’éveiller le désir et que c’est ainsi qu’elle a fait d’Épiméthée une sorte d’esclave. Cela ne nous aide pas beaucoup pour comprendre comment la vie s’est manifestée dans une forme éphémère puisqu’elle devait être bornée par la mort. En fait,
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nous pourrions nous demander si les hommes ne sont pas responsables de leur mort puisque ceux qui furent conçus par Cronos ne mourraient pas et s’endormaient seulement à la fin d’une longue jeunesse. Aurait-il été possible, comme Faust peut le faire, de vendre son âme au diable pour retrouver la jeunesse ? D’une part le diable n’existait pas, d’autre part une autre solution semblait possible puisqu’Héraclès finit par épouser la jeunesse éternelle à la suite de ses travaux demandés par Eurysthée qui est sous les ordres d’Héra. Pendant longtemps nous avons cru que la vie était une force, qu’elle pénétrait dans l’homme fait de matière et qu’elle en ressortait au moment de la mort. D’une certaine façon nous n’étions pas si loin de la mythologie en parlant de force vitale. Il fallait bien trouver une explication pour répondre à nos questions existentielles ! Avec le positivisme nous avons écarté cette conception de la vie et nous avons abandonné aux croyants le souci d’expliquer l’origine de la vie, nous réservant la recherche scientifique de l’origine du monde ! D’une certaine façon, la raison a abdiqué devant la difficulté, ou devant son incapacité à poser le problème dans des termes adéquats. La volonté de retrouver l’origine de la vie ne permettra jamais de donner une explication du phénomène, elle permettra peut-être de dater le jour de son apparition, ce dont je doute, car, en remontant le temps, les chercheurs ne savent pas ce qu’ils cherchent ou ne cherchent qu’une expression particulière de cette vérité ! L’apparition de la vie ne saurait correspondre à celle de la matière manifestée et c’est, pourtant, ce que nous cherchons en rejetant l’idée traditionnelle qu’il faudra bien une cause pour produire un effet, si l’on en reste à nos habituelles démonstrations. Dans cet ordre d’idées, Hésiode était plus à l’aise et n’avait pas tort de faire tout partir de Chaos, de faire naître la matière d’une sorte de non-matière, d’une sorte de désordre porteur de tous les ordres possibles, d’une sorte de vide qui pourrait bien nous faire penser aux trous noirs des astrophysiciens. Nous pouvons comprendre que ce problème soit plus à la portée des croyants ou des philosophes qui peuvent jouer plus
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facilement avec les mots et ne sont pas tenus d’établir des preuves concrètes. Auguste Comte ne nous a pas facilité la vie ! Pour sortir de l’impasse dans laquelle nous nous trouvons, ne serait-il pas préférable de considérer que cette force, au lieu de pénétrer dans la forme à un moment donné, appartiendrait à la matière elle-même, qu’il n’existerait pas de dissociation entre la matière et une force de vie qui lui serait étrangère ? Hésiode a cru bien dire en distinguant Gaia et Éros, mais il a parlé de Gaia en tant que Terre et d’Éros en tant que force d’union en ajoutant qu’ils étaient sortis séparément de Chaos. Certes, il aurait pu les associer immédiatement, mais il était difficile de le faire puisqu’il s’agissait de deux entités de nature différente. Rien n’interdit de penser que Gaia et Éros ne font qu’un, ce qui pourrait, d’ailleurs, justifier la naissance d’Ouranos sans partenaire mâle. Encore une fois, essayons d’admettre que notre erreur fut de penser que l’amour était contraire à la sagesse – Hésiode le dit clairement. – Partant de là, nous avons toujours tenté de le circonscrire, de le dominer en opposant différentes formes d’amour sans jamais imaginer que la matière pouvait être dépositaire de cette force qui nous faisait peur. Si nous associons la vie à la matière, la mort change alors de nature, du moins d’explication, comme la naissance. Il faudrait parler de manifestation de la vie et non plus de vie seulement, pour comprendre que tout individu qui manifeste la vie le doit à la matière qui le compose et non à une force particulière surajoutée. Ordinairement, il n’est pas possible de déceler la vie dans la matière elle-même. Il faut qu’elle s’organise en prenant une forme pour que nous puissions l’observer. Ce que nous prenons pour de la vie n’est que la mise en évidence d’une propriété de la matière. De là provient notre méprise sur la mort et toutes nos angoisses existentielles. Certes, il est nécessaire de pousser l’hypothèse de plus en plus loin. Une forme, aussi complexe soit-elle, n’est qu’un conglomérat de matière. En ce qui concerne l’individu, chacune de ses parties a sa vie propre, l’ensemble fonctionnant comme pourrait le faire un orchestre sous la baguette d’un chef qui
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pourrait être une de ses parties, comme le système nerveux par exemple à certains moments de la vie, ou le foie à d’autres occasions. – Ce qui est le cas dans la légende de Prométhée. – Aucun besoin de recourir à une force extérieure, qui ne serait pas matérielle, pour justifier d’un fonctionnement harmonieux. Nous parlons souvent de maladies, de destructions d’organes et de mort. Si nous admettons cette image et ce fonctionnement des formes, nous pouvons comprendre que la matière n’étant pas privée de vie peut, à tout moment, se détériorer, tomber malade, se nécroser, s’affoler, perdre le sens de sa propre identité, perturber le fonctionnement de la forme et même la détruire. Il y aurait, dans un temps relatif, disparition de la forme et dissolution du conglomérat. Pourquoi ne parlerions-nous pas de la matière pour expliquer tous les progrès que nous pouvons observer dans cette forme qui ne fait pas que régresser pendant qu’elle se transforme ? Ne serait-il pas possible de se demander quel est le véritable agent de destruction de ce que nous appelons la vie ? Il va de soi que si nous faisons de notre cerveau le grand responsable de tout ce qui nous arrive, bon ou mauvais peu importe, nous ne pouvons pas accéder à une autre explication de la santé ou de la maladie, du changement, de la transformation de l’individu qui se connaît presque exclusivement comme un objet. Il suffirait de redonner à la matière la gestion du comment de la vie pour que nous puissions découvrir que notre cerveau n’est pas une divinité ! Nous savons qu’il n’existe pas deux individus semblables. Comment une ressemblance pourrait-elle exister à partir d’éléments de matière qui seraient dissemblables ? Or, nous concevons mal deux molécules d’eau différentes, deux atomes d’oxygène différents. Comment pourrions-nous expliquer que des conglomérats puissent afficher des différences ? Ne faudrait-il pas remettre en question cette constante, cette immuabilité des formes qui manifestent la matière ? Lorsque la forme meurt, ses éléments constitutifs se séparent, mais ils ont enregistré un vécu, ils l’ont mémorisé si l’on préfère, ils ne sont plus les mêmes en revenant à l’état de
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matière originelle ! Reconnaissons que notre effort pour définir la vie conduit à de nombreuses questions qui ne sont pas sans liaison entre elles. Autant dire qu’en reprenant le chemin d’une nouvelle forme, ses éléments chargés d’un passé particulier ne peuvent qu’infléchir la nature de cette forme. Les différences sont probablement minimes, mais elles sont suffisantes. N’est-ce pas le changement vécu par la matière et non la forme qui se transmet ? Comment soutenir que le changement dépend exclusivement de notre volonté, de notre intelligence ? De la même façon que nous pouvons expliquer les différences, il est possible d’expliquer les continuités, ce que nous considérons comme des renaissances, des réincarnations. Si la matière garde le souvenir du changement qu’elle a subi, si elle mémorise ce qui s’est passé pendant qu’elle se manifestait dans une forme, il est permis de penser qu’une autre forme se souviendra du passé et sera capable de le revivre, au moins partiellement. Or, de plus, les formes d’une même espèce ne repartent pas de zéro, elles sont en continuité avec les parents qui les font naître. De la même façon que les Titans ne pouvaient pas mettre au monde des êtres totalement différents, les mortels ne le peuvent pas non plus. Cela n’interdit pas les différences ou les ressemblances qui parfois nous surprennent. Si l’on peut intervenir sur le sexe d’un enfant pendant la grossesse, comment pendant des millions d’années les hommes n’auraient-ils pas changé, en force comme en intelligence. Ne dit-on pas qu’ils ont en dessous du cortex un cerveau reptilien ? Pourquoi parlerait-on d’un néocortex ? La difficulté dans nos analyses repose sur des vérités incontournables, ou presque, sur le plan rationnel, pour ne pas dire scientifique. Les sciences évoluent, mais elles ne cernent qu’une partie de la réalité, à leur façon, et ne peuvent contredire ce qui échappe au champ de leurs investigations. Lorsque Mathieu Ricard et Jean François Revel échangent des idées entre moine bouddhiste et philosophe, ils restent dans le même registre, il ne peut pas y avoir discordance. Ce n’est pas toujours le cas, hélas, et le dialogue devient souvent impossible. Je veux bien admettre qu’une idée neuve soit passée au
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crible de la critique, que tout soit fait pour la détruire et, si elle résiste à tout, lui accorder droit de cité, en faire un nouveau point de départ pour une recherche savante. Mais, la critique n’est-elle pas refermée sur elle-même, n’interdit-elle pas d’autres regards parce qu’elle ne peut pas les prendre en compte ? La remise en cause systématique des idées anciennes que les scientifiques s’efforcent de faire pour évaluer une nouvelle idée n’est-elle pas inféodée à une conception relativement étriquée de la recherche ? En admettant que la vie et la matière ne fassent qu’un, que la mort n’est pas la fin de la vie, mais la fin d’une manifestation de la vie par l’intermédiaire de la forme, ne sommes-nous pas plus proches de la réalité, une réalité probablement moins angoissante ? Il est plus que certain que toutes nos difficultés d’analyse partent d’une idée que l’on n’a pas encore formulée sur la mort. Il n’y a pas une seule idée, mais des myriades. La mort nous hante et tous nos efforts pour savoir ce qu’elle cache dictent nos hypothèses de recherche et nos angoisses en même temps. En opposant la mort à la vie, nous avons accentué nos peurs ancestrales. Or, dans le droit fil de ce que je disais plus haut, si la mort n’est pas la fin de la vie, mais la fin d’une des innombrables manifestations de la vie, ne pouvons-nous pas envisager une forme de vie au-delà de la mort ? Le dire n’implique pas un style de renaissance ou de forme de réincarnation, mais laisse la porte ouverte à ce que nous pourrions qualifier de poursuite de la vie et plus largement de lieux de vie. Il est évident que cette hypothèse était bien plus acceptable au moment où, après la mort, on ne faisait que recouvrir les défunts avec de la terre, on les ensevelissait et la matière redevenait directement de la matière. Avec la crémation, nous avons compliqué le transfert de matière, un peu comme nous le rappelle le mythe de Prométhée. Il ne resterait plus de la forme que les fumées qui s’échappent du feu et montent vers le Ciel.
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Homère fait état de cette nouvelle façon d’honorer les morts. Or, à cette époque, nous sommes déjà sous l’influence d’une idéologie nouvelle, celle des dieux de seconde génération, et le retour à la terre n’est plus acceptable puisque l’esprit doit l’emporter sur la matière. Rien n’a véritablement changé depuis dans nos sociétés modernes. La matière n’a pas de valeur et même si nous ne faisons pas effort pour la dominer, notre style de vie et notre culture se suffisent à eux-mêmes pour l’éliminer ! S’il est surprenant de situer la vie au même niveau que la matière, de les associer étroitement en disant que la matière contient la vie, il peut paraître plus surprenant encore de dire que la matière contient l’amour, celui du premier Éros bien entendu. Nous avons l’habitude de traiter subjectivement de l’amour et il nous semble incongru de dire que l’amour n’est ni plus ni moins qu’une attirance matérielle comme cela se voit entre la limaille de fer et un aimant. Nous avons décliné le mot amour avec toutes les enluminures possibles et nous acceptons mal qu’il ne soit plus cela. Or, au temps de Gaia, il n’était rien d’autre qu’une force de cohésion. Si nous faisons de l’amour une force d’attraction, si nous continuons à penser que l’amour et la vie sont inclus dans la matière, il devient raisonnable de penser que les parcelles de matière s’aiment assez pour prendre forme et pour manifester la vie lorsque la forme est conçue. Hésiode nous trouble lorsqu’il confond les attributions des deux Éros, ce que ne fera pas Platon plusieurs siècles après. Si le joli petit Cupidon à inspiré de nombreux peintres, il ne pouvait en aller de même d’Éros. Le mythe de Psyché, d’époque chrétienne, est d’ailleurs assez éloquent à ce propos. Psyché réveille Éros, le mari qui passait pour un monstre, et ne peut apercevoir dans la faible clarté de sa lampe que Cupidon, Éros étant invisible. L’opposition entre Éros et le terme de monstre, dérivé du latin monstrare, est aussi significative. La seule identité visible ou perceptible reste l’image que les mortels se font de leur divinité, or l’Amour originel est une force sans image, une force dont nous ne
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pouvons toujours pas imaginer une forme quelconque, une existence en soi. La conséquence d’une telle vision de la vie consiste à penser que la mort serait l’équivalent d’un divorce, les parcelles de matière ne s’aimant plus assez pour rester unies au sein d’une forme. Certes, avec l’usure du temps elles ont changé et peuvent ne plus s’aimer comme au premier temps de leur rencontre. Il se peut aussi que ce soit la maladie qui les sépare. Toujours est-il que l’effet reste le même et que la forme subit ce désamour plus ou moins rapide. C’est ce que nous observons sans pouvoir lui donner parfois la moindre explication en restant près de ceux qui s’approchent de la mort. Les hommes sont-ils responsables de ce qui se passe sur le plan de la matière ? Il semblerait que nous ne puissions pas intervenir d’une façon ou d’une autre ! Je crois pourtant que ce serait possible si nous pouvions communiquer davantage avec elle, si nous ne la considérions pas comme un objet avec ou sans âme, selon l’expression des poètes. Si la matière contient la vie et l’amour, elle est, tout aussi bien que nous, douée d’une pensée et d’une conscience, d’une sensibilité propre, il serait même possible de dire qu’elle éprouve du plaisir et du déplaisir. Comme à la fin du XIXe siècle les médecins n’arrivaient pas à concevoir que l’oxygène était l’ennemi numéro un du bacille de Koch, nous agissons de même en refusant de voir qu’il est possible de guérir le cancer en parlant à ses cellules et en leur faisant confiance. Hélas rares sont ceux qui savent le faire et ce n’est pas au dernier moment que l’on apprend à le faire. En voulant tout contrôler, nous avons perdu l’habitude de confier à notre corps la possibilité d’aller lui-même vers le mieux. Visualiser ses tissus malades peut permettre de les aider à se régénérer. Il n’est pas interdit de penser que notre orientation culturelle est en partie responsable de nos lacunes puisque nous découvrons ces autres thérapies et ces autres aptitudes dans d’autres cultures. Il suffirait peut-être que la mort ne soit plus une angoisse pour que nous puissions imaginer la vie autrement. Je
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reste convaincu que tout commence avec cette angoisse et que nos acharnements intellectuels ne font qu’en découler. Si la matière ne meurt pas, Lavoisier disait bien qu’elle se transformait, si la vie ne meurt pas, si l’amour ne meurt pas non plus, seule la forme change profondément de nature et notre plus grande difficulté consiste à suivre sa transformation. Ordinairement, nous ne la suivons pas après l’instant de la mort, nous la cachons dans des tombes ou dans des urnes. Tous les efforts qui ont été faits pour conserver la matière comme la momification des êtres chers et importants comme en Égypte ou des repris de justice, comme à Palerme, n’ont fait que nous laisser les traces d’un paraître. La photographie a fait mieux depuis ! Sur le plan de la matière, cela ne nous apprend rien. Je suis conscient de revenir en arrière et d’être davantage en harmonie avec les divinités de première génération. Mais il ne suffit pas de parler du retour à la terre, de redevenir poussière, et finalement plus rien pour avancer dans ce sujet. Le retour à la terre n’est pas matériel au sens ordinaire du terme, c’est-à-dire second, insignifiant, il est fondamental. Il est le retour à la matière en soi, la fin de la forme uniquement. Le retour à la terre c’est l’abandon de tout ce qui se passe entre Terre et Ciel, c’est l’abandon du temps et de l’espace, c’est l’abandon d’une identité au profit d’une matière indifférenciée sur le plan de la manifestation de la vie. L’homme qui meurt n’est qu’un être de passage dont le voyage prend fin, mais qui ne meurt pas sans laisser de traces aussi bien au milieu des siens qu’au sein de la matière ellemême. D’une certaine façon, nous pouvons considérer que la vie d’un homme sert à modifier la matière, à faire naître de nouvelles formes. C’est sur ce plan que le sens de la vie peut être cherché, que le passage de la monstruosité à la déité peut acquérir une valeur de sens. Alors que nous donnons de l’attrait au voyage que nous faisons de la naissance à la mort, il semble bien que ce voyage soit sans importance. Il ne serait qu’un intermède entre deux
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moments particuliers qui structurent l’évolution de la matière. Elle se servirait de la forme pour expérimenter une adaptation au reste du monde sans la moindre inquiétude puisqu’elle pourrait à tout moment détruire ce qu’elle a construit pour envisager une nouvelle production ! Ce retour à la matière est ordinairement envisagé après la mort. La matière reprendrait ses droits ! En fait, ce retour peut se concevoir à tout moment, tout au long de la vie et sans avoir besoin de mourir. Dialoguer avec la matière, avec nos organes, nos cellules, est possible à tout âge. Il faut seulement user d’un autre langage et apprendre, comme on le ferait avec un animal, un moyen de communication. Si j’ajoute que les cellules qui possèdent l'amour et la vie possèdent aussi la capacité de penser, de prévoir, de décider, je ne peux qu’ajouter que vivre ne signifie pas régresser ou s’enfermer dans un monologue jugé morbide, mais apprendre à dialoguer et partager les responsabilités quant au devenir de la matière. Si la monstruosité reste tout ce qui n’est pas raisonnable, tout ce qui n’est pas transformable en idée, tout ce qui n’est que matière, alors il faut se demander si cette opposition entre l’idée et la matière n’est pas une pure chimère, un réel danger pour l’homme. Si la matière et la vie ne font qu’un, si l’amour et la vie appartiennent à la matière avant d’appartenir à la forme, rien n’interdit de concevoir que la matière est capable de penser, rien n’interdit d’ajouter qu’elle peut se transformer sans que notre intelligence soit obligée d’intervenir. Nous sommes tellement enfermés dans des vérités de biologistes que nous ne pouvons pas sortir de l’idée que le nonfonctionnement de notre cortex cérébral, dû à un manque d’oxygène au moment de la mort, implique l’arrêt de toute forme de pensée. Rien ne peut infirmer le fait que les cellules continuent à penser tandis que la mort est déclarée officiellement. Tout l’individu ne meurt pas au même moment. La mort de la forme prend du temps et rien ne peut infirmer non plus que l’individu, autrement dit la forme, ne garde pas une certaine qualité de conscience. Nous avons fait du
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cerveau une véritable divinité et c’est certainement là notre pire erreur d’interprétation. Nous l’avons fait pour des raisons culturelles bien plus que pour des raisons scientifiques. Pourquoi le cerveau serait-il plus important que le foie, en dehors du fait qu’il était l’organe immortel chez Prométhée ? Tout simplement parce que nous avons fait prévaloir l’intelligence sur la matière. Nous avons fait du « cerveau centrisme » si vous acceptez ce néologisme ! Il serait possible de lire la mythologie en classant les mythes pour ou contre le cerveau, pour ou contre la matière. Nous pourrions refaire les guerres de Zeus à notre façon, mais le résultat est déjà obtenu puisque nous avons, comme lui, condamné la matière et enfermé ses défenseurs dans le Tartare ! Que représente la psychanalyse si ce n’est la théorie d’un tel enfermement ? Aujourd’hui je comprends mieux les écrits de ma mère qui, à la fin de sa vie, se sentait invitée à pénétrer dans la terre que mon père venait de labourer. Cette terre rouge sombre du Var, encore humide en fin de journée, l’invitait comme les Érinyes invitaient Œdipe à les rejoindre à Colone, aux portes d’Athènes. Après toute une vie passée à chercher la vérité que les multiples religions qu’elle approchait prétendaient posséder, elle découvrait l’appel de l’éternel retour. Parce qu’elle était proche de la nature et que je m’en étais éloigné, je ne la comprenais qu’en partie et ce n’est qu’aujourd’hui que je perçois la qualité des instants qui ont précédé sa mort. Intellectuellement, tout ce qui précède est certainement difficile à prendre en considération, mais l’expérience m’a montré que les idées n’apportaient pas la claire lumière, celle de l’Aether ou du Ciel supérieur comme l’écrit Hésiode. Il est possible d’aller plus loin encore dans l’analyse d’un choix qui ressemble de plus en plus à une descente aux Enfers. Lorsque Cronos a séparé la Terre et le Ciel, Gaia et Ouranos, il a engendré simultanément la dualité et le temps, deux modes d’analyse de la vie et la mort. Les dieux étaient
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immortels et vivaient dans le ventre de Gaia. En donnant naissance aux hommes, Cronos, le premier monarque de l’histoire, voulait garder le pouvoir et avalait ses propres enfants jusqu’au moment où Zeus le détrôna et donna naissance à un ordre nouveau. Cronos était encore un enfant de la Terre et donc un représentant de la monstruosité, Zeus est alors devenu le premier monarque défenseur de l’esprit. Hésiode n’est pas le premier à décrire une telle situation et avant qu’elle ne soit évoquée par écrit elle l’était oralement par d’autres aèdes. Ce que nous pouvons retenir de cette conception du monde et de la vie c’est que les hommes, en inventant les dieux, se sont placés dans une situation particulière qui ne connaît que deux formes de progrès possible : l’accession à la déité et au monde des dieux ou le retour à la monstruosité et à la Terre, autrement dit la matière. Quel que soit le choix il faut du temps pour assurer le changement et nous pouvons penser que l’origine du temps est cette séparation entre l’esprit et la matière, entre Gaia et Ouranos, provoquée par le plus jeune des Titans. Tout le reste se rapporte aux choix que les hommes pouvaient faire entre les deux extrêmes, choix qui devait se concevoir dans un temps limité puisque l’homme était mortel. Retenons que les deux extrêmes étaient divins. Cette simple observation me conduit à penser que nous sommes toujours prisonniers de la castration d’Ouranos, disons, plus simplement, de la séparation de la matière et de l’esprit. En les isolant l’un de l’autre, car la mythologie n’est que la traduction de ce choix proprement humain, nous nous sommes engagés dans une impasse, dans une fuite inutile devant la mort. Toutes nos explications sont faussées par cette séparation artificielle. Cela dit, nous avons donné au temps une importance qu’il n’aurait pas pu avoir si la séparation n’existait pas et si nous n’étions pas constamment entre deux rives, entre le bien et le mal, la monstruosité et la déité. Il suffirait d’admettre que la matière pense, même si elle le fait autrement, pour ne plus accorder au temps cette force qui nous effraie et nous rend effectivement mortels.
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Certes, supprimer le temps ne permet pas de supprimer la mort, mais la mort est un mot et ce mot pourrait se rapporter à autre chose que la fin de la vie. Hésiode a fait émerger les premiers dieux de Chaos. Le Chaos peut passer pour une absence d’ordre, mais il peut aussi passer pour le lieu où tous les ordres sont rassemblés, où tout est possible et où tout ce qui est possible ne dépend pas du temps. En faisant sortir le monde de Chaos, Hésiode précise un choix qui existait avant lui et qui sera repris sous des formulations diverses, mais qui nous enferme dans seulement deux directions opposées ce qui est singulièrement limité par rapport aux possibilités innombrables que Zeus n’a pas su apprécier. L’homme respectueux des dieux, ne pouvait pas, et ne peut toujours pas, choisir un autre devenir que celui d’un retour au passé ou celui d’un dépassement de cette vie limitée par la mort. Dans l’opposition entre le retour au monstrueux des premiers dieux et la fusion avec les dieux de seconde génération qui défendent la suprématie de l’esprit, l’homme s’est enchaîné au temps sans s’en apercevoir. Comme le dit Nietzsche dans La volonté de puissance10 : « Le monde existe, il n’est pas quelque chose qui devient, quelque chose qui passe. Ou plus exactement, il devient, il passe, mais il n’a jamais commencé à devenir, il n’a jamais cessé de passer, - il se conserve sous les deux formes. » (p.431) Pour Nietzsche, ce monde qui serait « un monstre de force sans commencement et sans fin », « à la fois un et multiple », serait « le monde dionysien de l’éternelle création de soi-même, de l’éternelle destruction de soi-même. » (p.434) Comment sortir des apparences ? Comment remettre en question cette vision du devenir qui confond la vie et le temps de vivre tout en refusant le temps de mourir ? Certes, l’homme est confronté à cette apparence de création et de devenir avec la naissance et la mort, mais cela ne suffit pas pour définir la vie et 10 NIETZSCHE F. La volonté de puissance. Paris, Le livre de Poche, 1991, p.120.
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lui donner des bornes. Parce que nous expliquons tout à l’aide du temps, que ce soit un temps linéaire qui ne revient jamais sur lui-même ou un temps circulaire plus archaïque et plus attaché aux archétypes, nous sommes contraints de donner du sens à la vie. Ce faisant, nous devenons responsables du devenir, mais tout cela est enraciné dans la castration du Ciel. Faut-il perdre comme lui tout ce qu’il y a de matériel en nous ? Faut-il naviguer par gros temps entre les écueils qui se sont détachés de la Terre pour nous inviter à revenir sur nos pas, à réintégrer cette Grande Mère dans le sein de laquelle tout effort pour devenir serait oublié ?
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LE BESOIN DE DÉITÉ
Il faut se demander quelle est la cause d’un tel besoin qui dépasse largement le clivage entre la laïcité et la religion. Rappelons que l’homme est considéré comme déiste lorsqu’il croit en l’existence de Dieu sans croire pour autant aux révélations qui pourraient émaner de Dieu lui-même ou d’un homme inspiré. La révélation serait le dévoilement d’un mystère et nous comprenons aisément que la vérité révélée ne peut pas être comparable à la vérité démontrée. L’homme est-il contraint de choisir entre ces deux formes de connaissance ? Ne peut-il pas penser en dehors du révélé et du démontré ? Il serait possible de se demander aussi s’il ne peut pas vivre sans réfléchir ! Le fait est que nous avons lentement privilégié ces deux approches de l’inconnu pour expliquer la vie et qu’il nous arrive de nous sentir assis entre deux chaises. Certains ont voulu soutenir un certain laïcisme chez Claude Bernard, j’ai découvert en étudiant les écrits du Père Didon, un dominicain qui fut son élève et peut-être même un ami, qu’ils avaient dialogué juste avant sa mort. Mais tout cela est du détail et ne sert qu’à montrer le désir souvent exacerbé des uns et des autres à rester dans des catégories. Le plus important ici est le fait que l’homme, le plus naturellement du monde, puisse être amené à rechercher un changement qui serait l’équivalent moderne de celui d’Héraclès il y a bien longtemps. Pourquoi ce besoin de changement ou de voyage ? Pourquoi l’homme ne se satisfait-il pas de ce qu’il est et décide un jour de devenir différent et même meilleur, car là est aussi l’essentiel de l’enjeu ?
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En faisant la morale à son frère, Hésiode ne nous aide pas vraiment pour répondre à ces questions. Il faut trouver la réponse ailleurs. Ce qui est plus qu’évident c’est que l’homme ne cesse de poursuivre des guerres contre des monstres, étant donné que les monstres sont les autres, et qu’il n’a cessé, depuis l’Antiquité, de justifier ses combats en les décidant en faveur de l’obtention du bien. Chaque guerre pour avoir bonne conscience évoque en effet une cause, mais ce que nous devons aussi observer c’est que toutes les causes font des millions de morts. Autant dire que la déité, si tel était l’objectif premier, coûterait cher en vies humaines et qu’il serait permis de douter de la formule choisie pour l’atteindre. Zeus a semble-t-il obtenu la victoire sur le monstrueux de ses ancêtres en leur faisant la guerre, mais il ne faut pas oublier que les dieux étaient immortels et que les effets de la guerre ne pouvaient pas être ceux des guerres modernes entre mortels. Essayons de rester à l’échelle de l’individu. Il semble difficile de prétendre que l’homme moderne aspire à la déité. Je crois plutôt qu’il aspire à connaître une vie aussi paisible que possible, la moins perturbée possible, la plus longue possible lorsque rien ne la rend trop lourde à porter. Je crois que, naturellement, l’homme a envie d’aimer et d’être aimé. L’amour, dont nous venons de parler, est au cœur de son existence et une vie sans amour n’est pas ce qu’il recherche. L’amour est au centre de ses préoccupations parce qu’il en est imprégné par l’intermédiaire de la matière qui se cache dans sa forme. Tous les âges montrent que l’amour est au cœur de ses relations, qu’il soit enfant avec sa mère, qu’il soit adulte avec ses enfants ou son conjoint, qu’il soit vieillard avec la vérité qu’il espère trouver avant de mourir. Pourquoi donc, au lieu d’aimer tout simplement, il passe son temps à lutter, à blesser ou à tuer, écartant le meilleur de sa vie comme pour se donner en sacrifice ? Disons le simplement, l’homme est coupé en trois ce qui diffère de ce que nous avons dit plus haut. Une partie de lui représente la matière, une autre l’amour qu’il voudrait cultiver
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largement, mais qui se transforme vite en jardin secret, une autre enfin qui serait uniquement l’idée qu’il se fait de sa propre vie, de ce qu’il est, de ce qu’il fait. L’essentiel de sa vie est en rapport avec la matière, la sienne et celle qui l’entoure. Il passe son temps à grandir ou à développer ses forces pour faire face aux difficultés qui ne cessent de le harceler. Il veut gagner chaque combat, quel qu’il soit, et le rapport aux autres est une compétition permanente. Non seulement son corps est en première ligne dans toutes les batailles, mais son esprit ne cesse d’envisager des stratégies de victoire. Il est facile de comprendre que le sport soit devenu le symbole de ses luttes aussi bien aujourd’hui que dans l’Antiquité. Il s’y prépare psychologiquement, s’entraîne et se bat jusqu’à la ligne d’arrivée, pas toujours en respectant les règles qu’il a lui-même édictées. Le sport ignore l’amour. Il connaît le désir de la victoire, le plaisir qui l’accompagne, mais il est dominé par la volonté de dominer aussi bien sa propre matière que celle des autres. Le sport est un théâtre de mort sublimée ! Autrement dit, une partie de l’homme qui n’est pas vraiment comblée. C’est probablement le seul lieu ou moment où il trouve de la volupté à donner la mort, mais sur un plan symbolique. Parce qu’il ne peut pas aimer ou être aimé autant qu’il le voudrait, l’homme en arrive à méditer sur le sens de la vie et comme le rationnel le renvoie au combat contre les autres, il s’accorde parfois du temps pour vivre l’irrationnel, le spirituel, la recherche d’une manifestation différente de la vie. Ce faisant, il ne s’aperçoit pas qu’en suivant sa propre nature, il serait tout amour alors qu’en suivant les lois du grand nombre il n’est que l’ombre de lui-même et passe son temps à s’autodétruire. Il serait un élan d’amour parce que toute sa matière en est imprégnée alors que le rapport aux autres, en dehors du désir voulu par Zeus il y a longtemps déjà, se traduit le plus souvent par des comparaisons, des surenchères, des oppositions ou des agressions. Ce qu’il ne comprend pas, souvent parce qu’il ne cherche pas à comprendre, c’est que ces lois du grand nombre ont remplacé les lois de la matière et se limitent à une seule chose : devenir ce qu’il doit être.
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Nous retrouvons ici l’opposition entre l’être et le paraître et il faut surtout retenir que si l’être aspire à l’amour, le paraître est la cause de tous les combats, de l’action de deux forces complémentaires : l’amour-reproduction et la guerre, la construction et la destruction. C’est ailleurs, dans le déroulement quotidien de son existence, qu’il cherche cet amour dont il a besoin et qu’il ne trouve pas, tout en sentant le temps qui passe de plus en plus vite en prenant de l’âge. Il est certain qu’il y a encore un demi-siècle peut-être, l’homme trouvait dans le travail bien fait, une sorte d’amour qui le reliait à sa véritable nature. Il apprenait à aimer la matière, il découvrait le plaisir de l’aimer et il pouvait même le transmettre à d’autres. J’ai eu le bonheur d’avoir un père qui toute sa vie et dans chacun de ses actes aimait le beau, aimait le bien au point qu’il en dégustait tous les détails. C’était un athlète au bon sens du terme, il respectait les règles aussi bien sportives que sociales et il aimait que les autres soient heureux. Je ne l’ai jamais vu douter de l’amour qui l’animait. C’est probablement pourquoi il n’aspirait pas à rechercher dans la philosophie ou les religions ce complément d’âme qui manque cruellement à de nombreux individus aujourd’hui. Nous nous sommes aimés sans avoir besoin de le dire, sans avoir à en parler, à traduire en mots des sentiments qui se percevaient dans nos différents échanges. Il nous suffisait d’être l’un et l’autre, côte à côte ou d’agir tous les deux en pure symbiose. Il n’était même pas nécessaire de penser l’un à l’autre, la vie traduisait notre amour réciproque. L’absence d’amour au travail, peu importe l’explication qu’il est possible d’en donner, est la cause de souffrances de plus en plus nombreuses que l’on peut observer dans la société moderne. Souffrances physiques ou psychologiques, ce sont toujours des souffrances de la matière et celle-ci finit par se laisser détruire entraînant toutes sortes de maladies ou même la mort. Si notre société comprenait qu’en négligeant l’amour de ses membres elle compromet son existence, ou seulement son évolution matérielle, elle aurait vite fait de retrouver dans une
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joie de vivre spontanée et partagée l’efficience qu’elle n’a jamais cessé de perdre. Il y a dans ce face à face entre la matière manifestée par notre forme et l’idéal humain que nous corrigeons sans cesse une sorte d’opposition dont l’origine est essentiellement notre esprit. C’est lui qui cherche à imposer son idéal et il est facile de comprendre que toutes les illusions qu’il génère en silence ne peuvent conduire qu’à de la souffrance, voire la mort. Lorsque je pense à l’invitation qui nous demande de nous aimer les uns les autres, je trouve qu’il manque un préalable : il faut commencer par s’aimer soi-même. Or nous ne nous aimons pas ! Oh, je veux bien que le mythe de Narcisse soit récupéré pour justifier la nécessité de ne pas vivre un tel amour, mais il a été mal compris et la psychologie savante n’en a pas perçu le symbolisme. Si l’homme s’aime lui-même, comment pourrait-il accepter d’aimer les fantasmes d’une société qui passe son temps à fomenter la révolte et le combat ? Comprenons bien que l’absence d’amour ne permet pas à la matière de suivre ses penchants, ne permet pas à l’homme d’être heureux. Comme tous les hommes se ressemblent, à part quelques exceptions, le climat social ne peut être que morose et entretenir cette sensation de malaise individuel. Comment ne pas avoir envie de fuir l’obscurité, de trouver la lumière que porte en lui le véritable amour, non pas celui de la reproduction qui se limite souvent au désir, mais celui qui permet de sortir de soi, de monter au ciel, de renaître ? Lorsque nous disons que l’homme se souvient du Ciel, en dehors de la poésie qui l’exprime souvent, la réalité nous le montre avec plus ou moins d’insistance. L’homme malade de ne pas aimer sent profondément qu’une force en lui s’inquiète, voudrait bien lui parler, lui tendre la main, le conseiller, lui montrer qu’il peut aimer sans passer par une école de savoirêtre. Cet amour originel, qui ne dort en lui que d’un œil, ne cesse de l’interpeller tant que sa forme manifeste la vie. C’est lorsque sa cuirasse culturelle se fendille et laisse passer l’amour que l’homme découvre qu’il a aussi un cœur en plus du
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cerveau. Hélas, cela n’arrive pas souvent, ou bien trop tard, ou sous forme de cris désespérés. En fait, ce n’est pas un souvenir du Ciel qui le porte à chercher, c’est l’amour qu’il porte en lui qui voudrait bien ne pas être oublié. Cet amour s’inscrit dans la nature même de la matière et c’est souvent lorsque la forme éprouve de la fatigue, doute d’elle-même, que le besoin d’aimer se fait sentir. C’est lorsque l’individu n’a plus envie de lutter, qu’il subit la fatigue accumulée, qu’une porte s’ouvre et qu’il découvre qu’il existe autrement, qu’il n’est pas seulement ce qu’il croyait être, qu’il se dirige vers cette mer intérieure qui l’invite à nager, à voyager, peut-être même à se noyer, car la mort, à cet instant, n’est plus ce que l’on croit d’ordinaire. Tant que l’homme est téléguidé par des idées, souvent celles qu’il récupère chez les autres, tant qu’il s’efforce de penser pour gagner, pour correspondre à l’idéal qu’il s’est fabriqué pour subir son existence, tant que son vernis ne craque pas, il fait illusion et se fait illusion à lui-même. Dans la tourmente, son être véritable manque d’air, manque de force, veut en finir et parfois se donne la mort. Il n’a pas alors le temps de comprendre que cette mort ne lui apportera pas l’amour qui lui fait défaut. Il détruit la forme que son esprit a malmenée et ne fait que rendre la liberté à la matière pour engendrer une nouvelle forme. L’observation m’a montré que le suicide était souvent dû à un désespoir, un manque d’amour pour soi-même, une fausse évaluation de sa propre existence. On peut aimer les autres, mais il est certain que si l’on n’aime pas la forme que l’on habite, on fera tout pour la quitter ! Parce que l’homme ne connaît pas son corps, parce qu’il s’en est fait une image déformée par la pensée, il ne s’aime plus, non pas parce que son corps est malade, mais parce que l’image qu’il en a n’est pas conforme à ses désirs. Ne jamais oublier qu’il est possible de réapprendre à s’aimer ! Cet amour que l’homme ne trouve plus dans le monde du travail, qu’il n’aperçoit plus dans les relations qui ressemblent toutes à des combats, les religions vont le lui
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proposer, ou bien des lectures plus ou moins ésotériques, quand ce ne sont pas des sectes qui trompent leur monde à l’aide d’un langage mystificateur. En fait, il faudrait se demander si tout langage n’est pas trompeur, s’il ne faut pas se méfier des jolis mots, des phrases apaisantes, des conseils d’amis, de tout ce qui n’est qu’un amour de façade. C’est parce que l’homme refuse d’être seul, d’être vraiment lui, qu’il se retrouve prisonnier des autres, plus encore de leurs idées, de leurs idéaux et qu’il repart à la guerre contre lui-même. Son égocentrisme lui fait croire qu’il est responsable de tout. Le danger survient avec la facilité que l’homme recherche pour accéder à son manque d’amour. Il n’a plus la force de chercher par lui-même, il n’a pas de temps à perdre pour découvrir le chemin où il fera bon marcher seul ou à plusieurs. Alors il se fie à ceux qui savent ou disent savoir. Parfois le remède est pire que le mal. Là encore l’expérience m’a confirmé que l’amour ne se vend pas, qu’il se donne. Lorsqu’un mantra coûte le tiers du salaire mensuel, je crois qu’il faut y regarder à deux fois ! Surtout lorsque vous êtes en présence de personnes qui semblent avoir reçu le leur la veille au soir ! Quand l’argent est en jeu pour apporter le bonheur, il vaut mieux douter du résultat et de la personne qui vous le propose. Un véritable maître ne vend pas son amour, il le donne ! Lorsqu’il n’y a pas d’argent en jeu, il reste que le dire doit être en rapport avec le faire. Faites ce que je dis, mais ne faites surtout pas ce que je fais, reste hélas trop souvent la règle. Là encore il faut savoir attendre et vérifier la qualité du rapport. Partout dans le monde se trouvent des hommes et des femmes de qualité qui donnent de leur présence, de leur cœur, de leur force pour soulager la misère humaine. Ils ne font pas de longs discours, ils se contentent d’être et de se laisser approcher. Ils ne parlent pas, ils font. J’aime cette image symbolique de deux individus front contre front et qui ne parlent pas comme si leurs corps se comprenaient dans une paix retrouvée. Lorsque l’homme veut communiquer avec un animal, quel qu’il soit, il ne peut que se donner jusqu’à ce que l’animal se donne à son tour en percevant l’amour qu’il reçoit.
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Personnellement, je trouve dans la mythologie un enseignement similaire à celui des religions. Il n’a peut-être pas le même âge, mais il cultive les mêmes symboles et celui qui s’aventure dans l’un ou l’autre registre trouve des réponses à ses questions pour peu qu’ils apprennent à interpréter les symboles. Dans les deux cas, il s’agit bien d’encourager l’individu à vivre un dépassement, une élévation spirituelle, une transcendance, et surtout, me semble-t-il, une pénétration indispensable au plus profond de soi-même. Je ne crois pas qu’il soit irrévérencieux de comparer les religions et les mythologies. Leurs histoires ne diffèrent que par le résultat final et surtout la date de leurs publications. Pour moi, tous les livres religieux sont écrits pour être traduits dans une langue personnelle, interprétés par chaque individu pour être assimilés profondément. Tant que l’on reste prisonnier des mots et de leur explication officielle, cela reste une recette de bonheur qui n’atteint pas l’homme en soi. Les religions comme les légendes sont surtout les révélateurs d’un besoin. C’est en pénétrant au cœur de son entité que l’homme retrouve l’amour que le reste du monde lui cache. Or cette pénétration est d’autant plus éprouvante qu’elle n’est précédée d’aucune expérience similaire, d’aucune information pratique. L’individu surpris par l’appel qui vient de nulle part, si ce n’est de lui-même, hésite à s’engager dans ce qui passe à ses yeux pour de l’inconnu, de l’obscurité à tous les sens du mot et, comme chacun sait, on a peur de la nuit plus que du jour. C’est d’ailleurs pour cela que l’homme, tout imbu de sa personne en temps ordinaire, a besoin d’un guide dès qu’il pénètre sur le terrain de ce qui peut être qualifié d’ésotérique ou de spirituel au sens premier du terme c’est-à-dire de tout ce qui relève de l’esprit. Alors qu’il ne cesse de penser, mais de penser à ce qu’il va ou doit faire à partir de ce qu’il a appris, l’homme n’est pas habitué à penser par lui-même, pour observer sa vie, la comprendre, l’imaginer autrement. Avant de s’engager dans le tunnel il voudrait bien voir une lumière, même lointaine, il voudrait bien qu’on lui prenne la main.
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Par certains côtés, nous retrouvons la descente aux Enfers de la mythologie. Cette descente qui est une phase de l’initiation, souvent après de longues luttes physiques ou psychologiques, est l’étape ultime, celle qui montre que l’individu est capable d’effectuer le voyage au-delà de la vie ordinaire, de traverser la mort puisque l’Enfer est d’abord le royaume des ombres, gouverné par Hadès et Perséphone. Ce passage par l’au-delà est un classique de toutes les initiations et montre que l’individu est capable de ne plus s’en remettre uniquement à des vérités démontrées ou même révélées. Lorsque l’individu revient des Enfers, la lumière n’est plus la même, il ne voit plus le monde comme avant. N’oublions pas, ici, que l’Enfer n’est pas, du moins dans la mythologie, un lieu de souffrance systématique et qu’il est possible d’en ressortir si l’on respecte les dieux. Orphée ressortira seul des Enfers, sans Eurydice, parce qu’il a douté de la parole des dieux. Il s’est retourné avant de sortir entièrement de l’obscurité et Eurydice est restée au royaume des morts. Il est clair que tous les récits ne peuvent exister sans un partage du monde en territoires bien délimités qu’il faut imaginer symboliquement. Il faudrait dépasser cette image du doute d’Orphée. Nous la retrouvons avec Ulysse lorsqu’il choisit de vivre mortel et non de mourir immortel, juste avant d’arriver chez les Phéaciens qui l’aideront à passer d’un monde à l’autre. Il faut peut-être souligner que les légendes nous font connaître de nombreuses punitions sans jamais nous dire qu’elles se déroulent en Enfer. Rien ne permet de dire que Tantale est puni au royaume de Perséphone. Comme nous l’avons vu, Éros n’a pas de forme et Psyché ne peut le voir, ou bien alors ce n’est plus lui. L’Amour que j’ai distingué du désir, plus aisément entreprenant, n’est pas une denrée palpable, saisissable, un objet que l’on peut situer dans un contexte matériel ordinaire. S’il est étroitement lié à la matière et à la vie, il n’en demeure pas moins vrai que cette liaison n’est pas davantage observable, quantifiable. L’homme alerté par son inconscient peut-être, son for intérieur, son corps ou son intériorité, se rend compte qu’il est sur le point de voyager, de passer d’une rive à une autre, d’abandonner, pour
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un moment, une sécurité toute rationnelle afin d’aller vers un ailleurs qu’il ne situe pas, qu’il ne connaît pas, mais dont il perçoit l’existence. Cet appel se fera probablement plus pressant, peut-être même que, sans bien comprendre ce qu’il lui arrive, l’homme interpelé se sentira malgré lui projeté dans cet ailleurs. Le plus souvent, il commencera par chercher autour de lui tout ce qui peut le rassurer, l’aider à faire le point sur ce qui se passera en lui et risque d’être très différent de son fonctionnement cérébral habituel. Il ne lui est pas demandé de partir pour gravir une montagne, de traverser la mer à la nage, de sauter en parachute, non il lui est seulement demandé de s’ouvrir en esprit à une réalité qu’il ne soupçonnait pas ou à laquelle il ne pensait plus depuis très longtemps. La petite enfance s’est achevée sans qu’il puisse conserver une sensation précise de l’amour de sa mère, Il ne connaît qu’un monde construit par la raison, un amour institutionnalisé. Il ne peut en imaginer un autre ! Ce n’est pas dans l’amour vulgaire, comme le dirait Platon, qu’il peut trouver une référence utile. Je ne crois pas non plus que ce soit en s’élevant jusqu’à l’amour des idées. Ce n’est pas une idée qui l’appelle, mais l’Amour et l’Amour ne fait que manifester sa présence. Il ne demande rien de précis, n’exige rien non plus, il révèle sa présence et comme nous avons pris l’habitude de chercher du regard un objet ou un autre nous-mêmes, nous ne trouvons rien, nous ne voyons rien. La difficulté vient en fait de la nature de notre regard. Il ne peut pas voir l’invisible, du moins ce qu’il n’a jamais appris à regarder. Il est facile de comprendre que le guide dont l’homme a besoin en cet instant n’est pas un enseignant traditionnel, un instructeur chevronné, un érudit. Il doit être un « être de lumière », comme le dit Marie-Madeleine Davy, un de ces êtres qui ont commencé ou fait le voyage vers la déité. Lorsque nous rencontrons l’un de ces individus que rien ne différencie physiquement des autres, nous sentons immédiatement que nous sommes devant un être particulier. C’est ainsi que j’ai fait la rencontre de Jean Pierre Schnetzler à Grenoble. J’en ai rencontré d’autres, en Inde plus particulièrement, mais pas dans
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les ashrams où j’ai pourtant séjourné. Il est permis d’en rencontrer partout, il suffit d’être ouvert à ce type de rencontre. Je suis de plus en plus convaincu que nous sommes plus réceptifs certains jours et que, de la même façon, nous sommes plus aptes à donner de l’Amour, là encore certains jours. Parce que la rencontre n’est pas affaire de volonté ou de décision, le non-dit prend de l’importance, l’être vrai, et non le paraître, retrouve toute sa force pour donner du sens à l’échange. N’allons pas trop vite. Peut-on aspirer à devenir monstrueux ? Comme nous l’avons vu, tout dépend de ce que nous mettons derrière le mot. À partir du moment où le monstrueux n’est que du matériel, le contraire de l’idée que nous avons divinisée avec Zeus et les premiers élans philosophiques d’Hésiode, nous comprenons que pour un grand nombre d’entre nous l’idéal puisse être la déité, une abstraction faite pour nous attirer comme un miroir aux alouettes. Si nous acceptons que la matière soit porteuse d’amour, le monstrueux ne peut qu’être aimé bien plus que l’idée qui n’a plus rien de matériel ! Nous nous trouvons devant un changement d’orientation par rapport à des valeurs inacceptables. Comment la matière pourrait-elle être aimée plus que nos idées ? Nous voyons alors le piège concernant le sens de la vie s’ouvrir devant nous. Notre effort pour penser la vie et dominer la matière n’a jamais cessé depuis que des hommes se sont mis à réfléchir sur l’être et le non-être. Il y eut des sophistes à toutes les époques et ceux qui voulaient s’en démarquer ne l’étaient pas moins. Nous ne connaissons plus de la réalité que l’image que nous nous en faisons à l’aide de mots, à l’aide d’idées que notre intelligence conceptuelle façonne à longueur de journée et de vie. Il faut accepter l’antériorité des hommes qui vivaient dans des cavernes et peignaient sur les murs, pour des raisons qui n’étaient pas qu’esthétiques, pour comprendre que les abus de notre pensée ne datent pas de l’écriture.
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Le jour où nous reconnaîtrons que la pensée ne diffère en rien de la bile ou de l’urine, nous ferons un pas en avant et peut-être serons-nous moins sourds à l’Amour originel, celui dont dépendent toutes les formes. En nous saoulant de mots, nous avons perdu ce qu’il y a d’essentiel en nous. En attendant, il faut poursuivre le voyage que nous avons commencé en naissant et avec les moyens que nous offre la forme. Devant le vide noir, l’absence de repères sonores ou visuels, l’homme qui entend son être véritable l’appeler, commence par douter de cet appel puis cherche d’où il vient avant de s’orienter vers cet autre qui est en lui. Il suffit de méditer pour s’apercevoir que nous sommes envahis d’idées et que nous sommes incapables de savoir d’où elles viennent. Il se peut qu’elles proviennent du cerveau, mais il se peut aussi qu’elles proviennent tout simplement de notre forme dans son ensemble. On a l’habitude de considérer l’autre qui est en nous comme une conscience, comme une âme, comme une partie noble qui chercherait à se libérer de ses chaînes. Mais là encore attention. Si les chaînes sont la matière, et s’il faut livrer combat, comme le fils de Cronos, nous retombons dans l’opposition bien connue entre la matière et l’esprit, sans oublier la tyrannie de l’idée. Ce serait, selon le mythe, lorsque l’âme serait délivrée de tout ce qu’il y a de matériel en elle qu’elle pourrait retrouver le dieu qui l’aime et convoler en juste noce en disparaissant aux yeux des mortels !Mais, ce n’est pas psyché qui aime Éros, mais Éros qui aime Psyché, ne l’oublions pas. Dans le contexte du mythe d’Apulée, il suffirait de s’endormir, de ne plus penser, de ne plus agir, de ne plus exister matériellement parlant pour que le dieu qui nous aime se saisisse de nous et nous assure le transport jusqu’au Ciel, nous fasse connaître la déité. Il suffirait de gommer tout ce qui fait de nous des hommes, des mortels, pour devenir immortels ! L’évolution de l’homme, commandée par la vie en collectivité plus que par une quelconque survie alimentaire, a engendré un renforcement du mythe et les croyances actuelles
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n’ont rien modifié aux croyances antiques si ce n’est que Dieu, chez les chrétiens, a remplacé Zeus, que les saints ont remplacé les enfants de Zeus ou les autres divinités. Par le truchement des mots, nous avons crus progresser, en fait nous nous sommes enfermés dans un spirituel qui n’a jamais réhabilité la matière. Les religions n’ont fait que prolonger les mythes en reprenant des rites religieux plus anciens. Il est certains que tous les penseurs réunis et de tous les temps n’ont rien fait pour changer la donne. Seul Frédéric Nietzsche a tenté de le faire et il suffit de lire Ainsi parlait Zarathoustra pour comprendre la difficulté de l’entreprise. Encore faut-il lire Nietzsche en respectant sa pensée et ne pas se confondre avec ceux que Nietzsche critique dans Ecce Homo : « Le mot « surhumain », par exemple, qui désigne un type de perfection absolue, en opposition avec l’homme « moderne », l’homme « bon », avec les chrétiens et d’autres nihilistes, lorsqu’il se trouve dans la bouche d’un Zarathoustra, le destructeur de la morale, prend un sens qui donne beaucoup à réfléchir. ». Il ajoute comme pour préciser sa pensée : « Presque partout, en toute innocence, on lui a donné une signification qui le met en contradiction absolue avec les valeurs qui ont été affirmées par le personnage de Zarathoustra, je veux dire qu’on en a fait le type « idéaliste » d’une espèce supérieure d’hommes, à moitié « saint », à moitié « génie ». » (p.72) Que faire alors ? Remettre en cause l’espoir d’une métamorphose ? Pourrions-nous nous inspirer de Narcisse ? Certes, les psychanalystes ont rapidement détruit son amour en le considérant comme une régression, un refus de vivre sa vie d’homme. Que dit le mythe ? Narcisse était beau, rappelons qu’il ne s’est jamais vu dans aucune glace et que c’est seulement à la fin de l’histoire qu’il voit un visage merveilleux dans l’eau d’une fontaine et en tombe amoureux fou au point de vouloir l’embrasser et de se noyer. Donc Narcisse était beau, il était aimé par les filles de son âge, par des garçons aussi, ce qui ne surprend pas, mais il refusait toutes les avances amoureuses.
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Il devait même refuser les avances des nymphes et lorsqu’Écho fut refusée il ne resta plus d’elle que sa voix. Les dieux vengeurs, pour répondre aux plaintes de la nymphe, auraient entraîné Narcisse vers sa perte. Un jour qu’il chassait, il avait soif et, pour se désaltérer, il s’était penché pour boire l’eau pure d’une fontaine. C’est alors qu’il devait voir son visage et en tomber amoureux. Écartons tout de suite l’idée que Narcisse contrairement aux normes des humains de l’époque se mit à s’aimer follement. Cela ne pouvait pas durer longtemps et je ne vois pas comment, en trempant ses lèvres dans une source, il est possible de se noyer. La mort de Narcisse est symbolique et déjà Gaston Bachelard en a longuement parlé. Disons que Narcisse ne peut s’aimer lui-même à moins que ce ne soit son double divin, ce double qui était en lui et refusait à sa place toutes les avances amoureuses. Narcisse ne pouvait aimer vulgairement, il ne pouvait qu’aimer divinement. Ce que Narcisse voit dans l’eau, ou le miroir, c’est ce double divin qui, comme pour Psyché le ravit tout simplement, à tous les sens du mot. La métamorphose n’est pas quelconque non plus puisqu’il s’agit de la fleur qui porte cette double couleur : le blanc et le jaune, elles aussi couleurs symboliques du passage et de la sagesse divine. Ce mythe remet-il en question la cohésion qui permettait à la matière de donner une forme à Narcisse ? Mais cette cohésion ne donne-t-elle pas une fleur ? Faut-il ajouter que le narcisse, en tant que fleur, endort et que Perséphone aurait respiré un narcisse avant d’être enlevée par Hadès ? En faisant du narcissisme une maladie, nous en avons transformé le sens ou du moins nous lui en avons donné un qui nous satisfaisait mieux dans un contexte plus scientifique ou rationnel. Toutes nos interventions pour donner du sens à la mythologie ont souvent tendance à justifier un fait originel en faveur de la raison, de l’intelligence conceptuelle, de l’idée que l’on se fait de l’homme entre deux rives. Comment pourrionsnous l’utiliser pour sortir de cet espace entre deux mondes ? Notre effort pour effectuer un voyage dont le sens est donné d’avance, par la morale ou par la religion, nous conduit à valoriser l’esprit et à refouler la matière. Ce faisant nous nous
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enfermons dans nos pensées et refusons d’entendre l’appel de l’Amour qui est en nous. Ce que nous recherchons est une image de l’idéal que nous avons appris à construire, un idéal que nous avons inventé à partir d’un besoin, ne l’oublions pas. C’est parce que l’homme avait besoin de se projeter dans une sorte de quatrième dimension inviolable, de monde merveilleux, de vie au-delà de toute contrainte, qu’il a conçu un ailleurs idyllique, divin, dans lequel il pourrait oublier toutes ses souffrances, ses inquiétudes, ses angoisses. Sans être un grand savant, il ne pouvait qu’observer ses faiblesses, ses difficultés pour survivre, le poids du temps et surtout la mort qu’il pouvait apercevoir de tous côtés. C’est parce qu’il voulait échapper à ses misères physiques et mentales qu’il a imaginé une fuite, une autre forme de vie, et qu’il l’a, finalement, attribuée à des puissances suprêmes, à des divinités. Nous pouvons penser aussi que l’homme porte le sens du divin en lui, mais cela reviendrait à dire que la forme le portait avant lui, et que, la forme n’étant que la manifestation de la matière vivante, cette dernière le portait aussi. En considérant que l’homme est à la recherche de la déité, sans voir qu’il serait déjà porteur de ce qu’elle représente, nous ne ferions que fausser la réalité en la subordonnant à notre esprit. L’esprit n’est pas premier, c’est la matière qui le devance et c’est elle qui lui donne naissance avant qu’il ne cherche à devenir totalement indépendant et maître de son devenir. En occultant un passé qui nous dérange, nous ne soldons pas nos dettes vis-à-vis de la matière. Toute l’adresse d’Hésiode pour ordonner cet ensemble merveilleux que sont les mythes ne doit pas nous faire oublier que tout n’a pas commencé avec le mythe de Prométhée. Longtemps avant que nous puissions penser un ensemble, les hommes ont subi leur vie et survécu grâce à leurs instincts, comme les animaux, comme les plantes. Il a fallu qu’ils sortent de cette situation précaire et que leur cerveau se développe pour que, lentement, des idées apparaissent. L’homme ne s’est pas comporté en philosophe en venant au
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monde ! Il se pourrait même que le monde ait connu avant lui ou sans lui cet effort de progrès ! Nous pouvons admettre que la cellule, quelle que soit l’espèce à laquelle elle appartienne, est capable d’adaptation et peut imaginer son avenir. Il n’est pas impossible qu’elle puisse penser à sa façon et qu’elle puisse encore penser au moment de la mort, comme je l’ai dit plus avant. L’homme est d’abord un ensemble de cellules et il n’est pas interdit d’imaginer que les cellules entre elles se sont organisées pour mieux s’adapter au monde devant lequel elles se trouvaient. Si nous sommes capables de nous organiser entre hommes, pourquoi les cellules ne pourraient-elles pas le faire entre elles ? Nous avons préféré imaginer qu’une puissance divine en était responsable, qu’elle avait tout créé et tout organisé. Autant dire que cette puissance n’avait pas tout prévu, à moins d’être perverse et d’imposer aux hommes rassemblés toutes les misères que leur intelligence retorse, aurait dit Hésiode, ne pouvait prévoir et maîtriser. Il est permis de penser que l’homme, objet créé par une puissance, se serait fait mal voir en abusant de son hospitalité et se serait trouvé éloigné d’une forme de vie idéale dont elle se souviendrait. Ce serait l’allusion d’Hésiode ! L’homme porterait lui-même la responsabilité de ses souffrances et son voyage ne servirait qu’à revenir vers ce qu’il avait connu avant de subir les conséquences de ses actes. Autant dire que l’homme était dès l’origine un mauvais produit, un être doté du bon et du moins bon, de la déité et du monstrueux ! Reconnaissons que cet enchaînement est une construction typique de notre logique. Nous avons bien un effet et une cause. Mais, si la puissance qui a donné la vie au monde et à l’homme, ou lui a donné son ordre n’a pas prévu que l’homme ne se comporterait pas toujours selon son idéal, alors elle n’est pas cette puissance telle que nous l’imaginons. Il aurait fallu une pensée machiavélique pour prévoir ce qui se passerait ! Notre volonté de tout penser ne peut que subir les conséquences de son impérialisme. Ou cette pensée a toujours été souveraine, ou bien elle n’a pas toujours été là pour
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ordonner la vie et la vie n’a pas attendu qu’elle existe pour se manifester. Si l’homme éprouve aujourd’hui un besoin de déité, s’il cherche à quitter ce qui lui apparaît de plus en plus comme de la monstruosité, ce n’est peut-être pas parce qu’il a connu le monde des dieux avant de vivre sur Terre, loin de l’Olympe neigeux. L’observation quotidienne l’invite à changer de rive, à traverser le fleuve qui lui permettra de connaître un bonheur totalement indépendant de la matière qui semble engendrer tous ses malheurs. Or, nous baignons dans un monde, relativement nouveau par rapport aux millions d’années qui nous précèdent et nous avons pris l’habitude de penser que notre intelligence pouvait nous aider à trouver ce bonheur. Nous ne sommes plus au temps d’Hésiode ni de Platon ou d’Aristote et nous restons persuadés que notre intelligence est notre particularité, notre marque de fabrique en quelque sorte, la force qui nous permet de gérer le monde et de nous gérer aussi. Nous avons du mal à admettre que cette intelligence ne cesse pas de nous plonger dans le malheur ! C’est l’intelligence que Prométhée a donné aux hommes et, si elle peut faire de nous des descendants de Dédale, elle ne peut pas nous faire devenir ou redevenir des dieux, si tant est qu’ils existent. Il faut accepter l’idée que cette intelligence n’a rien de divin et qu’il nous faut trouver quelque chose de supérieur, quelque chose qui soit totalement différent de cette illusion de pouvoir qui disparaît au fil du temps. Parce que l’homme n’est pas qu’un être intelligent, qu’il est aussi un être sensible que le corps continue de l’informer, il doute de son intelligence ou du moins de sa toutepuissance. C’est pourquoi il cherche une voie ou une force qui ne passerait pas par elle et qui pourrait l’aider à rompre les amarres de son navire, comme Ulysse cherchant à échapper aux géants qui harponnaient ses marins comme s’ils étaient des thons. Cette force pourrait être une croyance ! Mais, croire c’est encore penser, c’est penser autrement ! L’homme expérimente la souffrance et en observe les effets et les causes, il veut croire qu’une autre façon de vivre peut l’aider à lui échapper. En fait,
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ce qu’il cherche est une autre vérité, une vérité capable de lui apporter une autre qualité de vie. Il imagine cette nouvelle existence et cherche le chemin pour y accéder, croyant qu’il peut mettre un terme à la monstruosité qu’il croit percevoir dans ce qu’il est matériellement parlant. Ce qu’il ne voit pas, dans sa détresse, c’est que la pensée l’éloignera toujours de la matière sans pour autant la détruire. C’est bien parce que sa pensée lui a appris que la matière induisait la monstruosité qu’il cherche à partir sur la rive opposée, là où il n’y aurait plus de matière, là où la déité serait seule à le recevoir. Le défaut de cette possible réponse à son besoin, c’est qu’il est dangereux de voyager en esprit et que, dans la pensée de l’homme, ce voyage se situe entre deux extrêmes qui sont de même nature, l’antimatière étant encore de même nature que la matière. Dans sa tête, l’homme peut entreprendre tous les voyages que son imagination fera naître et il pourra même choisir les moyens de locomotion pour arriver au but. Mais tout cela reste virtuel et, même lorsqu’il fait effort pour changer concrètement, il ne peut que modifier des comportements. Cela revient à plaquer de l’argent ou de l’or sur du cuivre ! Le nouveau recouvre l’ancien sans l’éliminer. Mais le plus important n’est-il pas le besoin de changer, la force qui conduit l’individu à entreprendre son voyage ? Toute la vie d’Héraclès se passe dans le monde de la matière. Il combat inlassablement et finit par se donner la mort pour ne plus souffrir. La mort ne lui permet pas de changer de rive, de quitter la matière, de devenir pur esprit. Il faut l’intervention, magique en quelque sorte, de Zeus, du divin, pour le soustraire définitivement à l’influence de la matière qui même en feu reste de la matière. La mythologie dans son ensemble ne nous aide pas vraiment à faire le voyage. Elle ne nous fait pas connaître la bonne formule pour passer de la monstruosité à la déité. Aucun héros ne devient un dieu à part entière. Les aèdes n’avaient probablement pas fait le voyage eux-mêmes, ou bien ne voulaient-ils pas ou ne pouvaient-ils pas en parler ?
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Mais alors ! Ne disons pas que croire c’est ne plus penser, disons que c’est ne plus raisonner logiquement, faire confiance à des évidences, rechercher des causes aux effets observables. Or, penser, dans notre esprit et pour la majorité des hommes, c’est surtout cela. Pourquoi ne pas rester dans le domaine de la matière et concevoir que c’est l’usage de la pensée et non la pensée ellemême qui induirait la monstruosité ? Dans ce cas le voyage changerait de nature, le sens de la vie aussi. Il se pourrait bien que la réalité soit plus simple à trouver. Si la matière est dotée de vie et d’Amour, si elle donne naissance à des formes qui manifestent la vie et si elle permet le développement de l’idée dans la forme, alors il n’est pas interdit de penser que les idées peuvent aussi progresser à l’intérieur de la forme en ayant un autre rapport avec la matière. Si la matière ne pensait pas, il serait impossible de lui attribuer une détermination en faveur de la monstruosité ou du divin, un besoin de choix. Il faudrait bien qu’une force quelconque intervienne pour engendrer une opposition entre la matière et les idées pures, des idées entièrement indépendantes de la matière, en admettant qu’elles existent. Étant donné que l’homme est avant tout, pour un bon bout de temps encore, de la matière, il paraît difficile de lui faire rencontrer des idées pures en dehors d’une philosophie qui peut s’exempter de tout enchaînement à la matière. L’homme étant ce qu’il est, il est donc préférable de le considérer comme seulement intelligent et espérer que son intelligence puisse trouver le sens de la vie auquel il aspire. Parce que la matière qui le compose est intelligente et amoureuse, plus qu’il ne l’est aujourd’hui de lui-même, l’homme peut imaginer un monde meilleur et entreprendre d’organiser son voyage. Il le fera d’autant plus facilement qu’il le fera sans chercher ailleurs qu’en lui-même ce qu’il faut pour réussir son entreprise. Oui, mais ! L’homme n’est pas qu’amour, il est aussi désir et c’est probablement là que se situe la difficulté majeure qu’il devra surmonter.
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Le désir et l’amour sont deux sentiments différents dont les effets sont loin d’être complémentaires. Il est bien possible que toutes nos difficultés pour imaginer un changement de vie, une recherche de sens, soient dues à une confusion regrettable. Hésiode la faisait en son temps, il est permis d’espérer que l’homme d’aujourd’hui puisse éviter de la faire à son tour. Le désir est, si l’on veut, le sentiment qui empêche l’amour de se développer, de croître en direction d’un amour qui se passerait de tout support objectif. Je ne dis pas qu’il deviendrait une simple idée, il deviendrait un sentiment, une sensation de volupté délivrée d’une prise de conscience objective. Lorsque l’extase survient, lorsque l’individu est ravi, qu’il perd tout contact avec le monde de la réalité tel que nous la concevons, il connaît un amour dont l’intensité interdit toute recherche de justification. L’individu retrouve spontanément, en dehors de toute prise de position volontaire, sa véritable nature d’être, de conglomérat de matière amoureuse et débordante de vie. À ce moment-là, aucune trace du désir ne peut être décelée. Pour donner une image plus physique, on peut dire que si le désir est centrifuge l’extase est centripète. Cela montre que la force qui intervient change totalement de sens. Alors que dans le désir le sentiment est orienté vers l’objet d’amour et son appropriation, dans l’extase, le sentiment, dépassant l’objet luimême, est réinvesti dans l’être qui se fige et perd tout contact avec le monde. Encore une fois, je voudrais revenir à ce qu’écrit Nietzsche dans Ecce Homo11. « Pour peu que l’on ait gardé en soi la moindre parcelle de superstition, on ne saurait en vérité se défendre de l’idée qu’on n’est que l’incarnation, le porte-voix, le médium de puissances supérieures. » En parlant de la révélation, il la considère comme la plus simple expression de la réalité et la rapporte à ses propres pensées : « On entend, on ne cherche pas ; on prend on ne demande pas qui donne. Tel un éclair, la pensée jaillit soudain 11
NIETZSCHE F. Ecce Homo. Clamecy, Laballery, 2011.
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avec une nécessité absolue, sans hésitation ni recherche. Je n’ai jamais eu à faire un choix. » (p.120) Je le rejoins personnellement lorsqu’il écrit : « C’est un ravissement où notre âme démesurément tendue se soulage parfois par un torrent de larmes, où nos pas, sans que nous le voulions, tantôt se précipitent tantôt ralentissent, c’est une extase qui nous ravit entièrement à nousmêmes. » (p.121) Mes propres expériences dans le domaine musical me permettent de retrouver les mêmes sensations, d’éprouver le besoin d’exprimer avec la même force ce qui se passe en moi lorsque je suis ravi par une mélodie : « C’est une plénitude de bonheur où l’extrême souffrance et l’horreur ne sont pas éprouvées comme un contraste, mais comme parties intégrantes et indispensables, comme une nuance nécessaire au sein de cet océan de lumière. » (p.121) Cette longue citation me permet d’éviter la recherche des mots justes. Mes propres expériences m’ont appris ce qu’était ce type de révélation et de ravissement. Lorsque cela survient, surprend, envahit, transporte, il n’existe plus de séparation entre moi et l’autre, entre moi et le monde, entre un avant et un après, il n’y a plus de temps linéaire ou circulaire, il n’y a plus de devenir. L’homme qui est ravi, qui se découvre sans avoir le temps ni le désir de se connaître, qui implose souvent sous un torrent de larmes en effet, n’éprouve pas le besoin de donner du sens à sa vie, il la vit tout simplement, mais si différemment de ce qu’il prenait pour la vérité ! La mythologie, du moins le mythe d’Apulée, nous dit que Psyché, en revenant de l’Enfer et après avoir répandu l’eau de jouvence, s’est endormie. Éros la cherche toujours, c’est alors qu’il l’aperçoit et l’enlève pour qu’elle s’unisse à lui définitivement. C’est donc pendant le sommeil que l’être est susceptible de connaître une autre forme de vie, un autre sens de la vie. Le sommeil est aussi une sortie de notre monde relationnel. Pendant le sommeil la conscience semble mise au
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repos. Mais le sommeil ne change pas notre nature, nous restons de la matière. Se pourrait-il que la matière fonctionne différemment le jour et la nuit ? Nous pourrions vivre alors une forme de vie le jour, une autre la nuit, comme le proposent certains contes. Ne serait-il pas préférable de dire que notre cerveau, la nuit, se trouve au repos ? Faut-il ajouter que ce serait à ce moment qu’il serait possible de monter au Ciel ou, tout simplement, d’être soi-même ? L’extase ou le sommeil sont des moments où l’activité du cerveau rationnel diminue pour laisser la place au cerveau intuitif, notre cerveau de base, si l’on peut dire, notre cerveau le moins enfermé dans des équations conjoncturelles. C’est à ce moment que nous sommes nous-mêmes, moins sollicités par des obligations culturelles, des académismes, des principes, de la morale et je ne sais quoi encore. C’est à ce moment que l’homme brut de fondation apparaît et nous avons pris l’habitude de l’enfermer dans des états surprenants, à la limite du morbide. Des médecins experts, il y a plus de cent ans, ont regroupé des comportements extatiques visionnés dans l’art et les ont comparés à des états cataleptiques. L’extase dérange parce que l’individu est isolé entièrement, que nous ne communiquons plus avec lui et qu’il ne nous dit pas ce qu’il ressent. Il nous échappe ! La réalité aussi ! Que dire de la méditation véritable ? Lorsque le corps reprend ses droits, comme dans l’extase, y a-t-il danger ? Et pourtant, on ne peut pas dire que dans ces moments là nous retrouvons la monstruosité ! Nous avons pris l’habitude de qualifier les états anormaux ou peu fréquents de paranormaux. Ils sont tout simplement des états ordinaires qui peuvent se vivre au grand jour lorsque la pression des autres s’estompe, disparaissent pour laisser l’individu seul devant lui-même ou en présence d’êtres ou d’objets aimés. C’est à ce moment-là que nous ne cherchons plus l’autre rive, tout simplement parce que nous sommes déjà rendus, que le voyage est terminé. Le seul malheur, dans cette
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situation, c’est qu’assez rapidement il faut revenir, le retour est alors plus ou moins brutal et laisse des regrets. Ne serait-ce pas ce retour au raisonné qui représente le retour au monstrueux que je distingue d’un retour à la matière puisque l’homme ne fait que revenir à un état de conscience englué dans les fantaisies de son mental ? Je pense très sincèrement que si les hommes pouvaient plus souvent connaître l’extase qui les délivrerait de leurs obligations, ils seraient moins crispés sur le futur immédiat et plus confiants dans leurs capacités à se changer et à changer le monde. Ce n’est pas en allant voir des expositions en file indienne et en ayant à peine le temps de regarder les œuvres qui sont exposées, ce n’est pas en allant écouter un concert parce qu’il faut absolument connaître tel ou tel musicien que la critique vient de monter au sommet d’une hiérarchie de salon, que l’individu peut découvrir le bonheur de l’extase. Il faut accepter d’être seul, et même de laisser le monde disparaître pour commencer à baigner dans une situation propice. Le satori ne s’obtient pas en se positionnant dans un dojo les jambes croisées, et ne s’obtient pas en quelques méditations avec le meilleur des maîtres. Parfois, l’extase survient et nous n’avons rien fait pour en faciliter la venue, elle est courte et spontanée, mais elle a toujours le même effet : nous soustraire au monde environnant, nous ramasser en nousmêmes et nous faire imploser de bonheur. Elle peut subvenir dans la foule également et je fais souvent référence à des sportifs au sommet de leur gloire et qui, l’espace d’un instant, perdent le contrôle d’un bonheur appris en recevant leur médaille ! Ce besoin de déité pourrait bien correspondre à notre besoin de redevenir nous-mêmes, ne serait-ce qu’un moment. Il est possible que cela dérange les autres qui se sentent abandonnés, comme si nous devions tous ramer ensemble et en cadence, la cadence d’Orphée peut-être ! Être revenu au plus profond de soi, ne plus être réceptif à toutes les agressions du monde économique, politique et humain n’est-ce pas lutter
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contre le stress qui laisse sa place au harcèlement aujourd’hui ? Lorsque l’on parle du stress, une notion qui a mon âge, on oublie de dire qu’il a plusieurs seuils d’intensité : en dessous d’un certain seuil il est constructif, au-dessus il devient destructeur. Nous avons dépassé la cote d’alerte et il nous détruit peu à peu, le harcèlement ne faisant que l’amplifier et le rendre mortel si l’on en juge par le nombre des suicides qu’il provoque. Devant le stress, l’extase pourrait bien apparaître comme un disjoncteur naturel. Elle détournerait de toutes les obligations néfastes que nous avons inventées pour devenir meilleurs, au sens rationnel ou religieux du terme. Je voudrais ajouter que ce besoin qui semble isoler l’individu du groupe dans lequel il se trouve ne peut se faire contre les autres, mais avec eux. Il est même dit qu’à partir d’un certain pourcentage de population pratiquant la méditation, l’ensemble du groupe ne peut qu’en bénéficier. Si l’on diffusait plus souvent des musiques relaxantes sur les ondes, tout le monde s’en porterait mieux ! Ce n’est pas parce que le besoin de voyager apparaît chez l’individu qu’il doit être considéré comme un combat, une réaction défensive aux turbulences du monde environnant. Un tel besoin ne s’accompagne pas d’une demande d’autorisation pour le vivre. En le vivant, l’individu ne peut qu’offrir aux autres le mieux qu’il découvre chemin faisant. Parce que l’homme ne s’aime plus assez pour atteindre ce qu’il qualifie de bonheur, il croit dans le miracle, il espère dans ce qui n’est pas rationnel, il veut changer, mais vite et sans se remettre en question par un effort de longue durée. Son besoin de voyage est sincère, sa façon de l’envisager l’est moins ou alors elle est prisonnière des idées reçues.
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IL FAUT DU TEMPS
Il faut du temps pour entendre l’appel et pour le comprendre. Il faut du temps pour se décider et agir. Il faut du temps pour atteindre l’objectif après l’avoir imaginé. Il faut du temps, beaucoup de temps pour changer. Bien entendu je me situe dans le contexte d’une volonté purement intellectuelle de changement, la monstruosité et la déité n’étant que deux images que l’homme se donne pour donner du sens à sa vie, telle qu’il est capable de la comprendre. Ce serait un tout autre sujet s’il sortait des idées reçues, s’il découvrait une autre façon d’être que sa raison ne peut pas évaluer. Trouver la déité est certainement ce qu’il y a de plus difficile à vivre. Nous avons pris l’habitude de penser depuis notre plus jeune âge parce que nous devions apprendre à le faire, à exister dans un monde qui s’imposait à nous d’une certaine façon et nous avons d’énormes difficultés à concevoir une façon d’être autrement que par l’intermédiaire des idées. Il est probable que pendant neuf mois de vie, dans le ventre de sa mère, l’enfant commence déjà à sentir le poids des autres, l’attention qui est portée sur lui. La véritable naissance ne coïncide pas avec le premier cri de l’enfant découvrant une première agression, celle d’un monde où l’on respire de l’oxygène ! Ce temps particulier semble réservé à la mère, mais le père peut aussi connaître des dialogues énergétiques avec son enfant comme je l’ai appris avec Itsuo Tsuda. Se fait-il déjà des idées ? Nous ne le savons pas, mais ce n’est pas impossible et si
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les cellules peuvent prévoir et penser il n’a pas attendu de se trouver à l’air libre pour en avoir. Certains médecins sont capables de dialoguer avec l’enfant alors qu’il est encore dans le ventre de sa mère et de lui imposer certaines positions plus favorables à son développement et au bien-être de celle qui le porte, plus encore pour faciliter sa venue au monde des adultes. Nous avons tellement l’habitude de penser à partir des mots qui facilitent les échanges entre individus que nous oublions que d’autres échanges peuvent se produire, sans les mots, peut-être même plus directement et plus intensément. Par les mains posées sur le ventre de la mère, le père peut communiquer avec son enfant, se faire connaître et établir une communication non verbale, mais tout aussi efficace. Il suffit de communiquer énergétiquement. Le problème avec le mot c’est qu’il est un raccourci pour découvrir, au moins virtuellement, l’énoncé d’un problème et qu’il n’apporte que les précisions que nous sommes capables de lui faire endosser comme un habit souvent mal taillé. Le mot est une sorte de peau extensible dans laquelle nous pouvons mettre tout ce que nous avons appris à son sujet et c’est d’ailleurs pour cette raison que nous avons parfois du mal à nous comprendre. Lorsque les mots remplacent des objets simples et peu déformés par l’imagination de chacun, ils peuvent être utilisés rapidement, mais lorsque les mots ont un lointain rapport avec une réalité objective, ils peuvent compliquer la phrase et l’idée qu’elle s’efforce de représenter. Il faut comprendre qu’il en va de même entre différents individus ou entre un individu qui écoute et son double logé dans sa forme qui tente de lui faire savoir ce qu’il n’a pas l’habitude d’entendre. Je dis souvent que si les silences n’existaient pas en musique il n’y aurait pas de musique tout simplement. Ce ne sont pas les notes qui font une mélodie. Des notes bout à bout ne donnent pas une mélodie et les violons respirent comme les instruments à vent pour laisser des espaces sans lesquels elle n’existerait pas.
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Ce qu’il faudrait ajouter c’est que le mot n’est pas une note de musique, il n’est plus un son. Il peut mentir ! Combien de fois pouvons-nous percevoir que les mots contredisent des attitudes, des mouvements involontaires. Je conseille souvent, lorsque quelqu’un nous dit bonjour et nous tend la main, de regarder aussi ses pieds. S’ils nous font face, alors un dialogue peut commencer. Si les pieds sont orientés dans une autre direction, cela signifie que le corps n’accompagne pas le mot, l’individu est déjà ailleurs… Nous retrouvons la coupure entre le corps et l’esprit, entre la spontanéité de l’individu et ses obligations relationnelles. Quelle tristesse de voir quelqu’un vous tendre la main de cette façon ! Mais, essayons d’approfondir le manque de temps apparent ou ressenti qui dérange celui qui voudrait partir à la recherche de la déité. Il vient d’entendre l’appel de son être profond et ne peut plus l’ignorer. Pourtant il hésite, il ne sait pas quelle direction prendre, il ne sait même pas s’il va répondre à cet appel. Au moment de choisir un chemin et avant de l’emprunter, l’homme veut savoir pourquoi et comment il va le faire. Si le pourquoi relève d’une analyse personnelle qui s’est probablement forgée à l’aide de lectures ou de rencontres, à l’aide d’expériences peut-être aussi, le comment demande de dépasser les mots, lus ou entendus, et c’est certainement lui qui bloque l’action. Nous pouvons considérer que le pourquoi est le fruit d’une sorte de méditation inconsciente, d’influences diverses et cumulatives, de déceptions aussi qui finissent par faire émerger un possible changement. Le pourquoi correspond à un espoir de vie meilleure, concrètement ou moralement, à un désir de mieux vivre ou seulement de mieux être. Très souvent, ce changement apparaît comme une rupture de contrat avec les autres, ses amis, ses proches, sa famille, avec en prime l’inquiétude de les perdre, de tout perdre. On sait ce que l’on a, mais on ne sait absolument pas ce que l’on va découvrir en changeant ! Plus que les connaissances, l’amour que l’on porte à ses proches apparaît comme un frein aux besoins d’indépendance. L’individu comprend qu’il est responsable des choix qu’il a pris jusqu’ici et refuse un
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comportement qui ressemblerait à un abandon. Autant dire qu’avant de prendre une décision, il va se donner le temps de comprendre ce qui risque d’advenir. Cela suffit souvent à faire oublier le voyage un instant entrevu ! Un autre délai semble s’imposer en ce qui concerne le comment. Si l’individu ne sait pas véritablement où il veut aller, il sent confusément, mais de façon prégnante que le but de son voyage est important, qu’il ne sera plus comme avant lorsqu’il l’aura atteint, qu’il ne reviendra peut-être pas ce qui signifierait qu’il doit tout abandonner. L’inconnu est souvent producteur d’angoisses. Or l’inconnu est ici recouvert d’une auréole ! Il est imaginé tellement merveilleux que l’idée de retour peut en être exclue. L’homme sait ce qu’il laisse derrière lui, mais il croit que ce qu’il trouvera sur l’autre rive lui permettra de mieux vivre. Lors d’une régression, j’ai compris que l’homme voyageait toujours avec de nombreuses valises et qu’il avait de grandes difficultés pour s’en séparer. J’étais dans un train qui arrivait dans une gare et j’étais attendu sur le quai par un lama. Son visage m’apparaissait nettement dans la foule. Je garde en mémoire cette vision très claire de ce lama souriant et plein d’amour qui m’attendait tandis que des valises étaient à côté de moi et que j’étais debout dans le couloir du train, comme on peut l’être lorsque l’on arrive dans une gare. Je voyais à la fois le quai, le lama, le couloir et mes valises. J’ai découvert, avec l’amie qui me servait de guide, qu’il s’agissait du sage Guendune. Il était mort depuis plusieurs années. Chacun de nous peut vivre la même situation avec des images très différentes, mais la base reste la même. L’appel était clair et le but immédiat évident. Les valises montraient, de façon symbolique, que je n’avais pas encore pu me libérer de l’acquis pour effectuer le changement auquel je pensais de temps en temps. Il aurait fallu que je descende du train sans mes valises pour rencontrer ce lama souriant. L’opposition était claire : rejoindre le lama qui m’attendait ou rester dans le train avec mon passé. L’image que je venais de voir était simple et je n’ai pas eu d’autres précisions sur le moment. Le monde que me proposait ce lama est celui du bouddhisme en France avec
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des centres où l’on peut méditer et vivre des retraites spirituelles, mais aussi avec des écrits, en particulier celui que je devais découvrir, un livre semblable à sa personne : Mahamudra. Cette vision de courte durée ne m’apportait pas le comment qui répondait à un besoin lancinant de changement, elle m’apportait un élément fondamental qui confirmait l’utilité de la méditation pour continuer à marcher sur le sentier caché sur lequel ma mère m’avait invité à cheminer ! Depuis, je suis descendu du train sans mes valises, mais le lama n’était plus là ! Ces valises existent encore et il m’arrive de les percevoir dans mes rêves. Elles correspondent davantage aux idées que je continue à forger sur le voyage. Si je donne cette expérience, c’est parce qu’elle éclaire, en partie tout au moins, ce qui se passe dans la tête d’un individu qui finit pas recevoir un appel au milieu de ses recherches et de ses habitudes de vie. Il n’était pas le premier à m’inviter à entreprendre le voyage, il ne sera certainement pas le dernier, mais il m’avait invité à faire un pas de plus sur le chemin que je commençais à suivre et je ne l’oublierai jamais parce qu’il m’a révélé deux actions importantes : ne rien chercher et demeurer dans cet état de non-recherche. C’est ce qu’il avait fait intensément au Tibet avant de venir en France. Toutes les valises que nous traînons avec nous ne sont pas attachées les unes aux autres et ne forment pas un tout homogène permettant une compréhension d’ensemble de la vie à un moment donné. Elles peuvent être reliées par des fils invisibles, du moins certaines d’entre elles et c’est nous qui devons nous en dessaisir tout en dénouant les fils qui s’enchevêtrent. Cela me fait penser au mythe de la marionnette de Platon. Cette marionnette peut être actionnée par plusieurs fils, mais un seul de ces fils est d’or. C’est celui-là qu’il faut actionner. Les autres fils sont de moindre importance et je peux admettre plus facilement aujourd’hui que ce fil d’or est en rapport avec le sens de la vie. Avant de pouvoir l’actionner, il faut le trouver et ce n’est pas facile, cela demande du temps. Même lorsque nous
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brûlons des étapes ou marchons plus vite sur le bon chemin, il reste que l’arrivée est encore loin et voilà pourquoi il faut demeurer dans son comportement de marcheur sans penser, sans scruter l’horizon. Une contradiction pourrait apparaître entre le fait de marcher encore et toujours et le fait de ne rien chercher. Pourquoi marcher et vers où si l’on ne cherche rien de précis, si l’on ne vise pas un objectif avec la volonté de l’atteindre quelle que soit la distance. Il me semble que le philosophe Eugène Herrigel répond à notre interrogation en nous apprenant à tirer à l’arc selon la méthode zen. Il voulait apprendre la philosophie bouddhiste en se rendant au Japon, il n’a pas trouvé le maître qu’il cherchait et n’a pas ajouté à son répertoire une philosophie de plus, à la manière d’un Occidental. Il a appris à tirer à l’arc et ce n’est qu’en oubliant la cible, l’arc, la flèche, enfin tout ce que nos archers olympiques surveillent, qu’il a découvert ce qu’il ne cherchait plus. Il a atteint la cible sans la voir, en apprenant à ne plus la regarder, à ne plus la viser, en devenant lui harmonieusement : son physique son mental et tout ce que nous oublions ordinairement de situer dans l’homme. Son livre Le zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc est un précis d’initiation et je le considère comme l’une des pierres du Petit Poucet que je sème en marchant. Je retiendrai de son petit livre deux précisions qui peuvent nous aider à poursuivre notre réflexion. La première est celle de son maître. « L’art véritable est sans but, sans intention. Plus obstinément vous persévérez à vouloir apprendre à lâcher la flèche en vue d’atteindre sûrement un objectif, moins vous y réussirez, plus le but s’éloignera de vous. Ce qui pour vous est un obstacle, c’est votre volupté trop tendue vers une fin. » (p.46) La seconde est en rapport avec un autre maître zen, spécialiste d’escrime, et traite du détachement et de l’indifférence qui accompagnent la perfection de l’esquive. « De même qu’en celle-ci il n’y a pas « l’épaisseur d’un cheveu » entre la parade et la perception imminente d’un coup,
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de même maintenant les choses se passent entre celle-ci et la riposte. » Après avoir réduit le temps qui sépare la parade de la riposte, retrouvé l’épaisseur invisible de l’instant, il montre que le coup ne dépend pas de la conscience et ajoute : « On dirait que l’épée travaille d’elle-même et, comme dans le tir à l’arc, on peut dire que « Quelque chose vise et touche le but »… Et ici encore, ce « Quelque chose » n’est qu’un nom désignant une puissance qu’on ne peut ni comprendre, ni forcer à volonté, et qui se révèle uniquement à celui qui en a fait lui-même l’expérience. » (p.99) Comment ne pas retrouver ici le dépassement de la volonté, de la prévision, du but à atteindre et, surtout, de la découverte de ce moi profond qui retrouve sa plénitude grâce à l’abandon de tout ce que notre mental dispose, sans le comprendre, comme une suite d’obstacles. Comme nous faisons des phrases avec des mots, nous construisons le monde avec des images et, finalement, chacun construit son propre monde dans lequel il tente de mener sa propre vie. Toutes les idées que nous créons avec notre cerveau se croisent dans une sorte de carrefour géant où nous piétinons souvent avant de décider une nouvelle orientation. Le symbole du carrefour est fréquent dans les mythes, mais il reste important dans la vie courante. Nous passons notre vie à lire des cartes routières, à lire des panneaux de signalisation qui nous permettent d’aller vers un lieu précis dont nous ne connaissons souvent que le nom. Comment s’orienter, choisir un chemin lorsque nous ne connaissons même pas le nom de notre destination ? Aller vers la déité n’est pas plus simple et les cartes ne nous donnent pas le moindre itinéraire. Comment ne pas hésiter ? Hermès pourrait-il nous aider ? Toutefois, derrière les images, il y a le sens que l’on peut leur donner. Nous apprenons tous les jours, mais nous apprenons surtout lorsque nous ne posons pas de question et n’attendons pas de réponse. Tant que nous posons des questions, nous sommes dans le désir d’apprendre et nous cernons essentiellement l’homme tel que nous voudrions qu’il soit. Nous le fabriquons, pierre après pierre, nous voulons être
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fiers du résultat final. Nous avons tant de questions à poser que nous ne nous apercevons pas qu’au fond de nous, il existe un autre personnage qui ne veut pas de cette construction, qui en voudrait une autre. Les deux personnages ne se parlent jamais, ou si rarement qu’ils s’ignorent ou ne cherchent pas à se comprendre. L’un tire sur une corde de fer, par exemple, l’autre sur une corde d’or, mais si faiblement encore que rien ne change. L’image serait plus instructive ou plus utile si nous pouvions imaginer cette corde avec ses deux bouts, celui que l’on peut saisir et celui qui devrait être relié à un point plus lointain et certainement extérieur à nous. Ou bien cet autre bout serait relié à la monstruosité, ou bien il se serait à la déité. Comme le veut l’usage ordinaire, nous pourrions alors, en tirant sur la corde, nous rapprocher du but ou l’amener à nous. Demandons-nous au soleil de briller dans le ciel ? Pouvons-nous l’attirer jusqu’à nous ou nous rapprocher de lui, même symboliquement ? Il brille sans notre permission, sans que nous en éprouvions le désir, parce que sa nature ou son destin est d’éclairer notre monde sans avoir à se justifier. Il y a dans la vie ce qui nous est donné lorsque nous ne demandons rien et c’est ce que nous ne savons pas atteindre parce que nous sommes toujours pressés. Nous voulons tout et si possible tout de suite ! C’est parce que nous voulons que nous ne pouvons pas avoir ce qui nous est donné. Se pose immédiatement la question de savoir qui donne si généreusement ! Il faut simplement être soi, et même ne plus avoir conscience d’être pour que nous puissions recevoir des cadeaux que nous nous empressons a posteriori de faire venir du ciel. C’est quand l’individu se dépouille de toutes ses peaux qu’il devient transparent au monde, qu’il trouve ce qu’il ne cherchait pas et cela dans l’instant qui le happe. La peau est ce qui nous protège, oui, mais d’une certaine façon ! Elle nous protège contre les agressions du monde extérieur, des agressions qui proviennent de tous les
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monstres que nous n’avons pas su enfermer dans le Tartare, mais elle est aussi un écran par rapport à tout ce qui vient de l’intérieur et voudrait bien sortir, s’échapper en quelque sorte. La peau joue donc dans les deux sens un rôle de barrière. Elle interdit l’intrusion de connaissances perturbatrices et la transmission de vérités incontrôlables au monde extérieur. C’est lorsque ces deux mondes n’existent plus ou fusionnent que les guerres de Zeus n’ont plus de raison d’être ! C’est lorsque nous ne posons plus de questions aux autres et ne savons plus qu’un autre nous en pose de l’intérieur de nous-mêmes que la paix s’installe et que nous pouvons être pleinement nous-mêmes sans nous demander ni comment ni pourquoi. Nous commençons alors à nous demander si le besoin de donner du sens à la vie n’est pas un leurre. Vouloir donner du sens à la vie c’est nous donner un objectif et s’efforcer de l’atteindre. Encore faut-il qu’il existe et nous avons vu qu’il n’existe que dans notre imagination ! Même si je considère que donner du sens à la vie est un leurre, je veux explorer ici le comportement d’un individu animé par le besoin de changer. Bien entendu, cela n’arrive pas toujours dans l’instant et il faut du temps pour connaître cette paix profonde. Ce que l’on perçoit pendant un temps très bref n’est que le prélude d’une grande symphonie. Il ne faut pas croire qu’il suffit d’attendre sans rien chercher pour trouver une vérité qui s’imposerait d’elle-même. Il faut associer deux modes d’apprentissage si l’on veut ; un mode qui ne peut se concevoir sans recherche et un mode qui n’a que faire d’un tel effort. S’il faut chercher pour vivre et trouver ce que l’on cherche, il faut savoir découvrir dans des instants particuliers ce que la non-recherche permet de percevoir. Nous plaisantons souvent sur des chercheurs qui passent leur vie à chercher sans rien trouver, nous oublions que c’est aussi lorsqu’ils ne cherchent plus qu’ils découvrent ce que leurs efforts assidus leur masquaient. Qui a oublié le fameux Eureka d’Archimède ?
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Il faut donc chercher et surtout savoir que ce que nous cherchons n’est pas essentiel, mais utilitaire et impersonnel. On parle beaucoup d’humanisme, mais souvent en lui imposant un contre-sens. L’humanisme tel que l’a imaginé la renaissance et non l’Antiquité, ne peut valoriser l’homme en soi, mais une sorte d’homme, surtout pas celui qui doit prendre soin de son fil d’or. Nous commençons à percevoir que c’est entre les mailles du filet de la recherche que nous pouvons trouver ce que nous ne cherchons pas. Lorsque nous le découvrons, cela ne dure pas longtemps, mais le cadeau qui nous est fait, grâce au silence de notre mental, nous marque à tout jamais et nous change en profondeur. Les pas que nous faisons sur la grande route, celle de tout le monde, nous font avancer vers des buts nombreux et divers qui finalement nous masquent la monotonie du cheminement. Ceux que nous faisons, moins nombreux et moins glorieux peut-être, sur un sentier caché, car il ne s’agit pas d’un sentier balisé de grande randonnée, nous font avancer au plus profond de nous-mêmes, là où il n’y aura plus rien à changer, là ou l’obscurité et la lumière se confondent parce que la dualité n’y existe pas. Si je parle de sentier de montagne, c’est parce que j’ai longtemps fréquenté la montagne et que j’y ai connu certains de ces cadeaux qui ne s’oublient pas. Un sentier de montagne serpente et s’élève lentement dans la pente en offrant sans cesse un paysage qui change et qui absorbe peu à peu le marcheur. Rejoindre un refuge en prenant son temps, sauter par-dessus des torrents, contourner des névés, admirer les sommets qui donnent à l’ensemble une impression de cirque, entendre par moment le cri d’une marmotte, apercevoir un chamois sautant de rocher en rocher et finalement s’oublier pour n’être plus qu’un regard perdu sur un monde qui se laisse regarder, telle peut être l’expérience d’un marcheur solitaire qui ne demande rien d’autre que de faire corps avec le monde. Si votre esprit se calme, si vos pensées se font moins pressantes, si vous ne cherchez plus ou si vous êtes présents à vous-mêmes comme l’aurait dit le docteur Vittoz, il y a plus de cent ans, il est alors possible que vous soyez gratifié d’un de ces cadeaux que votre individualité vous réserve.
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Il nous arrive de vivre des expériences totalement incontrôlables, indépendantes de notre volonté, qui semble provenir d’un monde inconnu et dans lequel nous sommes projetés soudainement et sans violence. Faudrait-il s’en étonner ? Pour avoir vécu certaines d’entre elles, je ne crois pas ! Elles sont des enseignements qui surviennent lorsque nous sommes prêts à les exploiter. Elles traversent le corps comme des fantômes, on ne les voit pas venir, on ne les voit pas partir et pourtant elles laissent une trace qui ne s’effacera pas et nous accompagnera le restant de nos jours. Elles sont intraduisibles en langage ordinaire et c’est tout juste si en évoquant des sentiments, en trouvant des formules plus poétiques que scientifiques nous pouvons en rendre compte. Il s’agit alors de dévoiler ce que personne d’autre n’a pu observer au même moment. Or chacune de ces expériences pourrait bien se résumer en disant qu’il s’agit d’abandonner soudainement un monde connu pour se retrouver aussi soudainement dans un monde totalement inconnu. Ce Nouveau Monde n’est plus un monde observable, mais un monde dans lequel toute forme de dualité a disparu qu’il s’agisse du temps ou de l’espace. Il est compréhensible qu’une partie de notre temps soit accordée à la recherche. La vie n’est pas un simple carrefour de voies et nous effectuons des changements de direction en permanence avec plus ou moins d’effets positifs ou négatifs sur notre devenir qui se construit au jour le jour. Mais, certains choix sont surprenants. Par exemple, vous choisissez de pénétrer dans une bibliothèque, vous choisissez un secteur, un rayon, mais vous ne choisissez pas toujours le livre qui tombe presque dans vos mains. Il y aurait bien d’autres exemples de cette complémentarité. Au moment où vous ne cherchez plus, vous êtes sur le point de trouver ce qu’une force en vous voulait vous faire découvrir. Vous accompagnez quelqu’un et la personne qu’elle rencontre vous dévoile un mystère, sans vous parler, juste en étant ce qu’elle est en face de vous.
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Nous ne sommes pas mentalement responsables de tout. Une partie de nous marmonne constamment à nos oreilles et nous n’y prêtons pas attention, mais nous ne sommes pas insensibles. Là aussi, il faut du temps pour que cette voix devienne audible et nous pousse à l’action ou à l’inaction. Un athlète ne devient pas un champion sans un entraînement qui peut être long, il se peut même que la victoire ne dépende pas seulement de ses efforts. Dans tous les domaines, il y a un temps de préparation et un temps d’exécution. Ici, le temps de préparation correspond à une sorte de lente évolution du moi qui apprend, plus ou moins vite, qu’il n’est pas uniquement ce que les autres veulent qu’il soit. Il suffit que sa conscience s’éveille à une autre dimension de la vie pour que la recherche d’un but, comme celui de la déité, devienne prépondérante. Tandis que la vie ordinaire se poursuit, une autre vie devient de plus en plus lumineuse et c’est elle qui conduit l’homme vers un choix de voyage sans bagages. C’est à ce moment que se ressent le besoin de changer de rive, de traverser et ce moment, lorsqu’il est amené par une claire conscience, devient irréversible et spontané. Il n’est pas dit que l’autre rive puisse être atteinte au même instant, mais désormais ce n’est plus la volonté qui intervient, ce n’est plus le désir d’aller voir ailleurs, ce n’est plus le mental qui organise le passage, tout est pris en charge de l’intérieur même de l’être. À partir de cet instant, le temps n’a plus la même importance, tout se passe comme si la fin était programmée, comme si les Moires étaient de nouveau responsables de notre destin, non les filles de Zeus, mais celles de la Nuit. Désormais, il suffit d’être sans chercher à paraître, tout devient facile, l’homme est sorti du torrent dans lequel il s’efforçait de surnager. Peut-être peut-on dire que ce besoin de changement se fait connaître par étapes, que l’homme perçoit à des moments successifs de sa vie un besoin de réorienter le sens de sa vie, son utilité et même sa compréhension. Lentement le but se précise en disparaissant autant de fois qu’il apparaît ! L’expression peut surprendre, mais signifie que plus le but est précis, moins l’esprit peut le formuler, moins le mental a de
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prise sur lui. Lorsqu’il perd sa qualité de but, on n’est pas loin de l’atteindre ! Pour que l’objectif ne soit plus le fruit du mental, il faut du temps ! Ce raccourci ne peut qu’encourager les incrédules, ceux qui continuent à rapporter leurs décisions à la raison. Combien de temps faut-il, en se laissant flotter sur le fleuve qui descend lentement jusqu’à l’océan, pour atteindre l’étape ultime où la dilution sera totale, où il ne restera plus rien de l’illusion d’être particulier, différent du monde, supérieur au monde ? L’image peut surprendre tant nous sommes poursuivis par l’idée d’une verticale ascendante, par un ciel qui serait le domaine du divin, par tous les symboles qui accompagnent l’idée de transcendance. Nous voulons être le torrent, et même remonter à sa source parce que nous gardons en nous l’idée d’une divinité dominant tout, la vie en particulier. Ne faudrait-il pas accepter l’idée inverse, à savoir que nous sommes cette eau qui revient à la mer après avoir longuement voyagé, avec les nuages d’abord, la pluie ensuite puis le torrent transformé en rivière, en fleuve et en mer ? Pour atteindre la déité, il faut naviguer sans se préoccuper du temps. Irons-nous au bout du voyage, cela est sans importance, l’essentiel est de l’entreprendre, de vivre le voyage pour lequel aucune éducation classique n’a pris soin de nous former. Ce voyage nous le faisons tous, consciemment ou pas. Il nous arrive parfois de sentir que nous changeons, mais nous sommes souvent repris en main par notre intelligence qui refuse d’abandonner son pouvoir. Le tout est de ne pas être inquiet par rapport au temps qui passe. Se pose, ou du moins semble se poser le problème de la mort. Et si la mort stoppait notre voyage ? Qu’adviendrait-il de nous ? Resterions-nous entre deux rives ? Inutile de se poser un tel problème. Si l’on a vraiment abdiqué au profit d’une vérité qui ne s’apprend pas, si l’on n’a plus cette hantise du temps qui passe pour aller d’un point vers un autre alors la mort ne compte pas. Quoi qu’il en soit elle viendra à son heure, mais,
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maintenant, elle peut venir à toute heure elle n’aura plus d’effet sur un choix qui ne peut pas être remis en question. S’il existait une angoisse du temps et de la mort lorsque nous faisions l’effort de tout analyser, de tout programmer, cela n’est plus le cas ; la mort, pas plus que le temps, n’a d’influence sur ce qui se poursuit de soi-même. Il est clair que plus nous prenons du temps pour écouter notre voix intérieure, pour suivre ses consignes, pour être et ne plus paraître, plus nous écourtons le voyage qui permettra de changer de rive. Mais une fois le voyage amorcé, conscient ou pas, nous continuons à cheminer jusqu’à cet au-delà de la mort après avoir traversé la vie ordinaire que nous n’osons pas évoquer tellement nous nous sentons incapables de le faire en raisonnant. Bien entendu, l’échéance de la mort semble donner au projet une date limite de consommation. Mais, peut-être est-il temps de prendre en considération une succession de vies et non une seule vie. Une telle succession aurait au moins l’avantage de nous faciliter la tâche, à condition toutefois que nous n’en profitions pas pour remettre sans cesse à plus tard. La mythologie nous encourage à penser la vie sous la forme d’une suite d’existences permettant de bonifier à chaque étape en préparant l’étape ultime. Lorsqu’Héraclès va combattre un terrible lion chez Thespios, avant de commencer ses travaux d’initiation, il fait l’amour pendant cinquante nuits avec les cinquante Filles du roi sans savoir que chaque nuit son hôte met une fille différente dans son lit. Il est très fatigué dit la légende, mais enfin, il est difficile d’être aveugle à ce point dans pareille situation. Le fait est que la légende nous fait savoir qu’Héraclès a vécu cinquante vies préparatoires en luttant contre un monstre et en faisant l’amour avant de passer sous les ordres d’Eurysthée et d’Héra. La période d’initiation est relativement plus courte, du moins elle est la dernière vie de mortel que doit subir le héros. L’histoire du bouddha nous présente sa vie comme la dernière d’une longue série, celle pendant laquelle il combat toutes les illusions qui tentaient de le retenir et pendant laquelle
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il enseigne la cessation de la souffrance avant de ne plus se réincarner. Je crois que nous ne sommes encouragés à prendre en compte ces suites de vies ni par les scientifiques, ni par les responsables des religions. Dans un cas, la réincarnation n’est qu’une idée, une hypothèse invérifiable, dans l’autre elle est une voie d’égarement, une remise en question d’une forme de responsabilité qui fait de l’homme un vassal du divin. Quoi qu’il en soit, la réincarnation n’est pas une simple idée et de plus en plus de chercheurs travaillent sur les signes évidents de son existence. Nous sommes confrontés à des faits troublants et observables avec assez de rigueur pour être pris en compte, ces faits étant en rapport avec les souvenirs de vies antérieures et laissant penser que certaines traces de la vie passent au-delà de la mort. La résurgence de souvenirs vérifiables conduit inévitablement à s’interroger sur le mode de transmission et remet en question notre conception de la mort. Dans le cadre de notre aspiration au changement, reconnaissons que cela ne fait que nous rendre plus responsables de nos choix et du moment où nous passons à l’acte. Ce que je retiendrai ici c’est la difficulté à ne plus tenir compte du temps, à vivre l’instant, encore que l’instant est la plus petite parcelle du temps. Vivre en dehors de l’influence du temps c’est surtout vivre en dehors des images que notre mental nous donne de la vie, du monde et de nous-mêmes. La difficulté résulte de la possibilité de ne plus dépendre du temps. Elle résulte de la capacité à changer de plan de conscience. Se contenter d’être n’est pas une simple affaire et ne dépend pas seulement de notre décision. Lorsque je dis qu’il faut du temps pour vivre ce que, symboliquement, j’ai appelé un besoin de déité, c’est parce que cela dépend souvent d’un ensemble de circonstances, d’influences, aussi bien familiales que culturelles, de rencontres, souvent inattendues, d’actions diverses et multiples. En fait, il n’y a pas d’âge pour éprouver l’envie de changer.
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SE COMPORTER AUTREMENT
Vouloir aller vers la déité en échappant à la monstruosité ne signifie pas, forcément, vouloir se comporter comme un dieu ? Ne faudrait-il pas se demander comment un dieu se comporte, s’il a un comportement particulier et si ce n’est pas une fantaisie de notre intelligence qui ferait naître en nous une pareille idée ? Peut-être faut-il considérer qu’un tel désir prend racine dans la monstruosité et que l’un ne peut pas se comprendre sans l’autre ? Nous retrouverions là, une fois encore, le principe des oppositions : le noir et le blanc, le fort et le faible, la monstruosité et la déité, les hommes et les dieux ! Rechercher la déité en soi ne serait-il pas, tout simplement, chercher à vivre autrement, à changer de regard sur la vie que l’on mène, à gommer tout ce qui peut paraître monstrueux, physiquement, psychologiquement, socialement parlant ? Mais le regard que nous portons sur nous-mêmes n’at-il pas ses racines dans la forme que nous habitons autrement dit notre corps ? Le corps n’est-il pas à l’origine d’un besoin de paraître dès lors qu’il se sait regardé, apprécié ou dégradé par les autres ? Avant de changer de comportement, de se conduire sous l’influence du regard des autres, l’homme n’a-t-il pas envie de changer tout simplement, ce qui impliquerait qu’il puisse se connaître ou se reconnaître à travers une autre image qui serait une nouvelle approche de soi ? Le rapport aux autres serait-il un obstacle ou une raison de changement ? Sans aller trop loin dans le détail, nous pouvons évoquer certaines monstruosités ou simples laideurs physiques qui conduisent certaines personnes à se cacher ou à faire intervenir la chirurgie esthétique. Il n’y a pas que le nez ou la bouche, qui font l’objet d’interventions considérées comme vitales par ceux qui aspirent au changement. Nous ne leur
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donnons pas toujours raison sur le plan esthétique, mais nous comprenons que leur image puisse leur paraître monstrueuse. Que dire des changements de sexe qui posent des problèmes plus complexes et sont en rapport avec une souffrance encore plus profonde ? Nous pouvons toujours opposer l’être et le paraître, il est certain qu’un changement dans l’ordre du paraître peut permettre de changer le sens que l’on aimerait donner à sa vie. Une telle opposition ne se limite pas à ce qui relève du physique, mais on trouve dans la mythologie l’exemple d’Héphaïstos, l’enfant boiteux, qui, bien que maître des forgerons et habile artisan si l’on en juge par les armes d’Achille, est un être à part dans le monde des dieux, une sorte de bouffon qui aurait été jeté de l’Olympe avant d’être secouru par Thétis et d’y revenir amuser les Olympiens. Ne faut-il pas saisir, dans la boiterie, un symbole qui nous ferait comprendre que la monstruosité peut avoir un autre sens que celui de la beauté ou de la force brutale attribuée aux premiers dieux comme aux premiers hommes ? Le bouffon, boiteux, moqué de tous, n’est-il pas aussi celui que l’on respecte et qui peut montrer ce que les autres cachent, dire la vérité qui dérange ? Que dire aujourd’hui des individus atteints d’obésité et qui pèsent des centaines de kilos ? Nous n’osons plus les qualifier de monstres, comme nous l’aurions fait il y a moins d’un siècle, mais la banalisation de la monstruosité dans le contexte de la santé ne permet pas de supprimer ce rapport aux autres ! Il faut comprendre la souffrance des individus hors normes pour mieux comprendre leur besoin de changement. Sommes-nous si loin de la déité en survolant certains de ces problèmes ? Je ne le pense pas. La déité ne représente-t-elle pas avant tout un idéal : une beauté extrême, des forces physiques extrêmes, une intelligence extrême, une sagesse extrême, autrement dit tout ce qui dépasse les limites de la norme, ce que les anciens appelaient l’excellence ? Or, les individus ne pensent qu’à repousser toutes les limites comme s’ils subissaient une sorte d’emprisonnement dans un monde qui leur impose ses valeurs. Aspirer au changement ne serait-ce pas d’abord ne plus avoir de contrainte, ne plus subir des
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normes qui se multiplient plus souvent qu’elles changent de nature ? Mais aspirer à la déité n’est-ce pas davantage ? Si l’homme éprouve un tel besoin, tout en sachant que le voyage sera long et dangereux, c’est parce qu’il connaît la monstruosité et qu’il veut s’en éloigner, ne plus la fréquenter, vivre autrement quels qu’en soient les risques. Au premier stade de l’analyse, il est facile de le comprendre. Le monde dans lequel nous vivons ressemble trop à un monstre dans lequel se multiplient toutes ses manifestations pour ne pas avoir envie de s’en échapper puisqu’il ne semble pas possible de le transformer. Il faut toutefois comprendre que cette transformation du comportement reste considérablement guidée par le mental et que c’est au niveau des idées que se situe essentiellement le besoin de déité. C’est parce que l’homme pense et croit gérer le monde à l’aide de sa pensée qu’il évalue ses difficultés croissantes pour faire disparaître ce qu’il ne voudrait plus voir ou cautionner. Comme tout se passe dans sa tête et qu’il ne peut pas imaginer qu’un retour vers son corps serait peut-être utile, il fantasme ou du moins imagine qu’il pourrait mener une vie d’Olympien. Car, même le plus chrétien des hommes, conscient que Dieu n’est surtout pas un être semblable à l’homme, cherche une ressemblance pour orienter sa fuite. Il ne fera pas de Dieu un exemple, mais il se fabriquera une vie divine comme s’il existait des dieux tels qu’Hésiode ou Homère pouvaient les imaginer. À ce stade du besoin, il gomme le temps, il va au plus pressé, il ne prend pas la peine de méditer sur Dieu, il lui donne des substituts et les associe à son projet. Si les symboles ne font pas partie de la réflexion ordinaire, il est par contre compréhensible que le fils ayant un père, le père est aussi un être que l’on peut imaginer dans le temps et dans l’espace. Il a donné naissance, son fils lui a demandé d’accorder son pardon à ceux qui le crucifiaient, il est remonté s’asseoir à sa droite, autant de détails qui encouragent
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l’homme simple à imaginer une sainte famille qui pourrait bien ressembler à celle de Zeus mettant au monde Héraclès avec Alcmène. Chacun sait que Joseph est le père mortel comme Amphitryon fut le père d’Héraclès en son temps ! La situation est trop semblable pour que les esprits ne soient pas perturbés et que l’amalgame ne se fasse pas. Il serait possible d’étudier de plus près cette ressemblance et d’approfondir le sens que peut revêtir l’esprit donnant naissance à un être particulier qui vient sauver le monde, un monde qui est toujours sous l’influence de la monstruosité. Ce serait dépasser l’objet de cet essai. Retenons surtout que rien n’a changé superficiellement et que les dieux sont toujours un modèle de perfection, l’image de ce que l’homme pourrait atteindre s’il ne se comportait plus comme un monstre ! Si les sciences peuvent nous apprendre ce que serait notre perfection sur le plan matériel, et encore, les religions nous l’apprennent sur le plan spirituel. Autant dire que les hommes ne découvrent pas la perfection, ils découvrent l’envie de l’atteindre ce qui n’est pas du tout la même chose. L’homme qui ne supporte plus la monstruosité décide donc de la fuir et recherche son contraire en quelque sorte : la déité. Il ne fait pas demi-mesure et se projette dans la peau d’une divinité. Mais comment vit une divinité ? Peut-il, lui mortel, vivre comme un immortel ? Peut-il vivre comme un dieu au sein de la société, car il n’est pas question de quitter les autres, d’abandonner la société ? D’ailleurs, cela serait-il possible ? Quel serait le lieu où il pourrait vivre loin de la monstruosité et, en admettant que ce lieu existe, pourrait-il le partager sans voir réapparaître la monstruosité ? Il y aurait encore beaucoup de questions, mais il n’est pas utile d’en faire une liste exhaustive. L’ermite peut-il personnaliser un tel idéal ? L’homme qui recherche la déité n’est pas épris de l’adage : pour vivre heureux, vivons cachés. Il ne veut pas se cacher, il veut seulement changer et même, s’il le faut, changer le monde avec lui, car il ne recule pas devant l’énormité d’un tel programme. Il est possible de se demander s’il n’est pas déjà en train de se prendre pour un dieu ! Il est clair que nous avons là
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une première réponse à nos questions : en voulant changer le monde et supprimer la monstruosité qui est sa tare depuis l’origine il se donne les pleins pouvoirs comme s’il était le grand architecte de l’univers ! Mégalomane ou inconscient, je crois qu’il faut pencher pour l’inconscience avant tout. Lorsque le désir de changer son comportement de monstre pour un comportement de divinité apparaît, l’homme ne peut pas imaginer qu’un tel changement demande des étapes, qu’il ne peut pas connaître l’excellence en un claquement de doigt. Ce que je voudrais dire pour commencer c’est que l’avènement de la religion chrétienne et son développement depuis à peine plus de deux mille ans n’a pas effacé une sorte de logique primitive en faveur de divinités proches des hommes. Les mortels ont toujours souhaité établir une relation de confiance et d’échange avec des êtres supérieurs qui pouvaient les protéger, les guider parfois, leur assurer une meilleure qualité de vie. Ce besoin de se placer sous la protection d’êtres supérieurs est typiquement mortel et cela ne remet pas en question toutes les révoltes qui ont pu exister, ne serait-ce que pour changer la nature de la soumission. Lorsque nous survolons notre histoire nationale, pour simplifier, nous voyons bien que les régimes politiques ont changé, mais nous voyons aussi que la nature des rapports humains est le fondement même de tous les genres de vie en société. Il n’est pas utile de remonter jusqu’à Charlemagne en traversant Versailles au temps de Louis XIV ! Le citoyen a besoin d’une vassalisation et si le paysan a besoin d’un noble, le noble a besoin d’un plus noble que lui, ce dernier ayant un dieu auquel il doit allégeance, pour ne pas dire hommage. À tous les niveaux de l’échelle il y a quelqu’un en dessus et quelqu’un en dessous de lui. La religion ne change rien à un tel rapport entre les hommes. La hiérarchie religieuse n’est pas moindre que celle de l’armée et c’est peut-être ce qui justifie le fait d’être qualifié de soldat du Christ. Il faut bien admettre qu’au sommet de la hiérarchie, au niveau de la perfection, celui qui est parfait ne peut plus être en admiration devant un être plus parfait que lui. La perfection perdrait alors tout son sens.
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La perfection ne serait-elle pas la dernière frontière entre la vie et l’au-delà de la vie, telle que nous la connaissons ? L’homme qui n’est pas un spécialiste des religions, se perçoit-il comme un vassal du dieu qu’il place au-dessus de lui comme un souverain à qui il rend hommage, sans faire véritablement de distinction entre un monde politique et un monde religieux ? Il est alors compréhensible que dans son désir de changement il puisse tourner son regard vers son seigneur et maître afin de lui demander de l’aider à s’élever jusqu’à lui en l’éloignant de la monstruosité qu’il situe ordinairement sous lui. Ne faut-il pas retenir que les règles essentielles des chrétiens ont une origine politique si l’on tient compte de l’Ancien Testament ? Les lois apparaissent au cours de l’exode et sont données à un peuple qui vient de fuir la domination égyptienne. Nous sommes à une époque où le dieu des Juifs est un dieu qui se comporte comme un monarque mycénien, qui cherche à dominer son peuple, du moins à lui éviter de nouvelles souffrances. Disons qu’il est alors un dieu guerrier plus qu’un dieu amour, ce qu’il deviendra après la mort de son fils. Il est probable que les hommes avaient besoin, pour aller au bout de leur fuite, de connaître une autre façon d’envisager la vie, de respecter un certain nombre de règles communes. Platon avait mis à l’étude le problème de la République depuis plusieurs siècles et nous pouvons penser que les hommes n’étaient pas encore capables de vivre ensemble. Il fallait travailler pour satisfaire aux besoins quotidiens, mais il fallait aussi faire la guerre contre d’autres peuples et il fallait rendre la justice ce qui n’était pas une mince affaire. En se référant à un passé mythique, l’Ancien Testament nous place dans la situation générale que connaissent tous les peuples qui vont passer du nomadisme à la sédentarité, qui vont se mettre à cultiver la terre après avoir poussé leurs troupeaux toujours devant eux. En cherchant à imposer des lois, le dieu des Juifs se comporte bien comme un responsable de peuple, un être audessus de l’ensemble que forment hommes et femmes et, comme tous les monarques de l’époque, il juge nécessaire d’ordonner, disons de mettre de l’ordre, comme Zeus avait
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voulu le faire. Imposer des lois ne pouvait se concevoir sans l’accompagnement de sanctions et nous sommes bien dans une tradition ancestrale qui n’a cessé de se perpétuer. Son autorité était finalement accompagnée par une terrible sanction qui pouvait être pire que l’esclavage. Loin d’être une abstraction pour les mortels de l’époque, le dieu des Juifs était donc une autorité proche des hommes, une autorité qui menace et peut sanctionner, une autorité qui gouverne et qui se veut seule à détenir le pouvoir. Certes, il faudrait tenir compte du contexte, mais il y a là une situation qui ressemble fortement à de la tyrannie ! Sans revenir en détail sur l’ensemble des lois édictées, reconnaissons qu’un grand nombre se rapporte à ce que nous appellerions aujourd’hui de la morale : honorer père et mère, ne pas tuer, ne pas voler, ne pas médire, éviter la haine et la colère, rester pur dans ses pensées et ses désirs, ce qu’Hésiode notait déjà en évoquant les descendantes de Pandore, ne pas convoiter le bien d’autrui… Il n’y a là rien de très nouveau, du moins dans les interdits promulgués. La seule règle, qui coiffe d’ailleurs le tout et qui apporte la dimension religieuse nouvelle tout en dominant ces lois, c’est la demande expresse de n’adorer et de ne respecter qu’un seul dieu. En quelque sorte, la domination politique et la domination religieuse allaient de pair. Si les Juifs n’ont pas pu résister à l’adoration du Veau d’Or, il n’en reste pas moins vrai que certains d’entre eux, les plus sages, se sont trouvés devant les mêmes difficultés que les Grecs des cités. Il fallait ordonner une vie qui se fixait peu à peu sur des territoires et il suffirait de lire l’Ancien Testament pour voir comment allait être envisagé le partage des terres. On peut comprendre que cela ne suffisait pas et demandait du temps pour qu’une prise de conscience apparaisse et change profondément les habitudes. Cette prise de conscience ne verra le jour qu’après la crucifixion de Jésus. Il est clair que l’écriture de la Bible n’est pas de la même époque que celle de la Théogonie, mais les événements qui sont évoqués sont de même nature, autrement dit symboliques. Sans que cela puisse être irrévérencieux, ils sont
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comparables et permettent de nous faire comprendre les réels besoins des hommes à un certain moment de leur évolution. Là encore, même si ce n’est pas détaillé avec autant d’insistance, le monstrueux est à l’origine des temps les plus anciens et le plus important est d’éviter tout retour en arrière, de l’oublier tandis que la voie du salut passe par la déification des comportements. L’Ancien Testament, autrement que la mythologie, nous parle des hommes et de leur lutte pour dépasser des comportements jugés néfastes, pour ne pas dire monstrueux. Le crime de Caïn qui tue son frère Abel ne doit plus se reproduire ! Il est vrai que d’un siècle à l’autre ce qui peut paraître monstrueux peut ne plus l’être. Nous le voyons déjà dans la mythologie avec l’évolution des légendes qui ne mettent pas l’accent sur les mêmes comportements évalués ou non comme des coportements héroïques. Ce qui pourrait donner une illusion de nouveauté est que le changement semble décidé d’en haut, par celui qui sait et qui prévoit, par celui qui dicte et sanctionne, par celui qui aime et qui n’hésite pas à punir. Les Juifs de cette époque reculée ont choisi le pouvoir d’un seul qui leur semblait préférable pour éviter les rivalités entre tribus, entre les douze fils de Jacob si l’on préfère. Comme il fallait mettre un terme aux rivalités entre les cités de la Grèce ancienne, il fallait mettre un terme entre les rivalités des tribus juives. Seul un gouvernement fort pouvait avoir quelque chance de faire évoluer la situation. Ce gouvernement fort ne pouvait être que religieux. Dans le texte de l’Exode, il est même prévu que ce gouvernement divin est tenu par un dieu jaloux qui peut punir les contrevenants jusqu’à la quatrième génération ! Comment ne pas penser à la malédiction de Pélops ? Comment ne pas rester admiratif devant tant d’ingéniosité chez les hommes au moment d’affronter le pire danger qui soit : vivre ensemble ? Mais, comment ne pas être également déçu lorsque l’on observe la réalité aujourd’hui ? Pas plus que le veau d’or, la monstruosité n’a été enfermée dans le Tartare ou ailleurs. Elle est partout dans le
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monde et tandis que les guerres dominent le monde, les sages qui voudraient les arrêter se comptent sur les doigts d’une seule main. Nous pourrions dire simplement que les hommes en faisant confiance aux dieux se sont profondément trompés, non que les dieux soient impuissants pour mettre de l’ordre chez les humains, mais parce que les hommes ont oublié depuis longtemps de respecter les ordres qu’ils ont eux-mêmes murmurés à l’oreille des dieux. Ils n’ont pas voulu se comporter comme les dieux le leur demandaient et la parcelle de monstrueux qui était enfouie en eux n’a cessé de ressurgir. Il est toujours possible de dire que la monstruosité fut remise au goût du jour par les dieux eux-mêmes, mécontents du peu d’adoration dont ils faisaient l’objet ! Une fois encore, je trouve l’occasion de défendre mes idées en ce qui concerne l’invention des dieux par les hommes. C’est parce que les hommes ont inventé les dieux qu’ils leur ont offert la perfection, mais c’est aussi parce qu’ils les ont inventés, et qu’ils n’étaient que des idéaux projetés très haut dans le Ciel qu’ils n’ont jamais pu s’élever jusqu’à eux, leur ressembler suffisamment pour ne plus se comporter comme des mortels attirés par le monstrueux ou dominés par lui. Si les dieux avaient réellement existé, ils n’auraient jamais pu supporter que les hommes soient si friands d’affabulations. Ils auraient mis réellement de l’ordre et toute démesure aurait été sévèrement sanctionnée. Nous constatons hélas le contraire, un contraire qui donnerait raison à Hésiode inspiré par les Muses. En passant de la mythologie à la religion monothéiste, rien n’a changé, peut-être même que cette adoration en un seul dieu a conduit les hommes à s’opposer plus cruellement que jamais. Lorsque tous les dieux étaient honorés, chacun y trouvait son compte et les hommes ne s’entretuaient pas pour défendre leur champion, la seule divinité capable de gouverner leur parcelle de monde. Nous n’avons pas évolué depuis les guerres entre les Titans et les Olympiens, nous sommes toujours enrôlés dans des guerres entre monarques divins et ce ne sont plus les dieux qui se battent entre eux, mais les mortels au nom des dieux !
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Ne serions-nous pas encore dans le contexte du sacrifice de Prométhée et de la colère de Zeus ? Non seulement les mortels devinrent distincts des dieux, mais ils durent vivre à part, sur la Terre, là où Zeus allait bientôt refouler la guerre. Les mortels ne seront plus les amis des dieux, seulement des vassaux réclamant justice et protection. Ils auront une intelligence pour mieux survivre, mais pas pour redevenir des dieux. Pour changer de statut, ils n’auront que la possibilité de se battre selon des normes imposées par une politique divine et pour ne plus trop y penser, ils feront l’amour de bonne entente avec les descendantes de Pyrrha, la fille de Pandore. Comme au temps du monde ancien, les hommes se sont éloignés des dieux et se sont rapprochés de la monstruosité qu’ils combattaient en mettant l’esprit au-dessus de la matière. Rétrospectivement, nous pouvons ajouter qu’en enfermant les monstres dans le Tartare, ils ont permis la prolifération de nouveaux monstres, ceux de l’esprit qui ne sont pas moins violents ni moins repoussants. Comment ne pas comprendre que le monstrueux, tout autant que le divin, est une vue de l’esprit, une qualification que les hommes projettent devant eux comme s’ils n’en étaient pas la principale source ? Il leur serait d’autant plus facile de s’en éloigner qu’ils n’en seraient pas directement responsables. Quoi qu’il en soit, le plus important reste la compréhension du besoin de déité qui pousse l’homme à demander à des divinités de le prendre en charge ou, dans le meilleur des cas, de pouvoir leur ressembler pour sortir des difficultés qu’il rencontre. Si nous survolons des millénaires de vie sédentaire, ce n’est pas tant la monstruosité qui fait problème, mais l’impossibilité de s’en éloigner, de s’en défaire. L’homme a pris conscience depuis longtemps qu’il devait changer profondément, non seulement changer le monde, mais se changer lui-même. Or, changer le monde était plus facile.
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Lorsque l’homme veut devenir un dieu, après avoir fait confiance aux dieux pour l’aider dans son entreprise, c’est parce qu’il comprend qu’il est responsable de lui-même et que les dieux interpellés ne le sont pas. Il les a invités sur terre pour prendre sa place, le temps qu’il fallait pour mettre de l’ordre, pour commander, mais il a vite senti qu’ils voulaient aussi le pouvoir et il les a remerciés. En les renvoyant au Ciel, ce que nous fait entendre Hésiode dans Les travaux et les jours, il a découvert non pas la monstruosité, mais son incapacité à y mettre un terme. Aujourd’hui, il veut avoir les qualités qu’il espérait trouver dans les dieux pour régler ses difficultés, mais il ne comprend toujours pas que ces qualités n’appartiennent pas à un monde qui lui serait extérieur. S’il veut que le changement se produise, il doit se changer lui-même. C’est bien pour cela que je pensais qu’il lui fallait du temps, beaucoup de temps. L’homme est peut-être conscient de sa nature monstrueuse, mais a-t-il véritablement envie de changer ? Entendre une voix timide qui lui suggère la déité pour mettre fin à ses erreurs passées ne suffit peut-être pas. Certes, c’est déjà un progrès certain que d’inverser le sens des responsabilités. Mais entre l’idée, l’image si l’on préfère, et la réalité il y a un abîme, ou plutôt une distance qu’il faut franchir. Il n’y a rien à redire aux choix qui étaient proposés par Zeus et que la mythologie traduit souvent sous forme de naissances, il n’y a rien à redire à la morale chrétienne qui dérive de l’ordre voulu par un dieu juif, la nationalité du dieu choisi importe peu puisqu’il s’agit, dans les deux cas, d’une projection de l’esprit humain. Que ce soient des Grecs ou bien des Juifs qui pensent, c’est toujours un cerveau humain qui travaille et cherche une solution à un problème que l’homme en soi se pose. À l’origine de ce besoin, il faut placer l’évaluation d’une différence. L’homme n’est pas un aveugle, du moins il ne l’est pas encore comme Tirésias. Il voit très clairement que ses actes et ses pensées, peu importe l’ordre devant leur concrétisation, donnent naissance à des souffrances multiples
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dont la taille grandit de façon exponentielle. Il est inquiet et a raison de l’être. En regardant le passé, il voit clairement que ce qu’il a tenté est resté infructueux, que la monstruosité dont il est issu domine toujours son existence. Tous les dieux qu’il a cru bon d’imaginer et à qui il a donné la lourde tâche d’ordonner la métamorphose n’ont pas réussi un tel contrat. Il les a honorés, leur a fait des sacrifices, s’est prosterné devant eux comme s’ils existaient, rien n’y a fait. Il semble qu’il ait maintenant compris que la création d’une image ne suffit plus. Si nous reprenons le symbole du miroir, auquel on peut faire dire beaucoup de choses, nous voyons que l’image renvoyée par le miroir ne peut être que celle de celui qui le regarde. Narcisse ne pouvait voir que son visage. Mais le plus important reste la nature du regard que l’on porte en direction du miroir. Si nous avons envie de voir un dieu dans le miroir, nous verrons un dieu et l’illusion correspondra à la nature de notre imagination. Si nous avons peur de voir un monstre, nous le verrons probablement aussi. Le miroir ne fait que traduire nos désirs profonds. « Dis-moi si je suis la plus belle » disait la reine jalouse avant de faire croquer la pomme empoisonnée à Blanche Neige. Lorsque de jeunes moines tibétains apprennent à dépoussiérer le miroir pour découvrir la vérité et que le plus sage d’entre eux se dit qu’il ne peut pas y avoir de poussière sur un miroir qui n’existe pas, nous sommes loin de l’attitude de l’homme qui commence à réagir et pense encore qu’il doit changer l’objet qu’il croit être. Quand l’homme veut changer de comportement, il pense encore à lui comme s’il était un être qu’il observait et qu’il pouvait changer. Il n’a pas encore pris le chemin de son intériorité parce que c’est certainement celui que personne ne lui a montré jusqu’ici, ou bien parce qu’il est conscient des difficultés qu’il va rencontrer. Ce chemin, il va bientôt le découvrir et se demander aussi qui est cet homme qui aspire à le prendre. Toujours guidé vers des sentiers largement éclairés par la science des autres, il ne sait pas qu’il existe un sentier caché où il peut cheminer à son rythme en apprenant, pas à pas, qu’il n’est pas qu’une simple image renvoyée par le miroir qui n’est
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autre que son mental. Les autres l’ont aidé à se déplacer à grande vitesse sur de larges autoroutes du savoir-vivre, il va devoir prendre un petit chemin non carrossé où il n’aura plus l’éclairage habituel. Comment ne serait-il pas inquiet, n’éprouverait-il pas de l’angoisse ? Aussi n’a-t-il pas encore décidé de prendre le virage. En bon mortel qu’il est, il voudrait le négocier pour ne pas perdre sa vie. Alors il questionne, il cherche, il veut savoir où il va, il voudrait bien connaître quelques recettes pour ne pas s’aventurer l’esprit vide. Il ne sait pas encore que l’esprit ne peut changer sans que le corps ne change. L’habitude de concevoir son corps comme un véhicule doté d’un frein et d’un accélérateur ne lui a pas appris à le considérer autrement, ne serait-ce que sous la forme d’un ami. Aller vers la déité lorsqu’il s’agissait de partir à la recherche d’une ou plusieurs divinités ne semblait pas lui poser trop de difficultés, mais aller vers la déité en elle-même, revenir au plus profond de sa grotte obscure pour y trouver le monstre qui s’y cache probablement ne peut lui apporter que des doutes et même l’effrayer au point de le faire reculer. Combien de fois reculera-t-il ? Il arrivera bien un jour où il comprendra que reculer ne sert à rien pour partir à la recherche d’un vrai bonheur, celui que l’on ne fabrique pas dans sa tête et que l’on découvre subitement dans son être tout entier. En fait, partir à la recherche de rien est ce qu’il y a de plus surprenant et de plus inquiétant. Comment ne pas se souvenir du mythe de Thésée et du fameux fil d’Ariane ou de la couronne de lumière qu’elle lui aurait donnée ? Thésée, pour venir à bout du monstre que représente le Minotaure doit aussi combattre le labyrinthe dans lequel il ne doit pas rester enfermé sous peine d’y mourir à son tour, en admettant qu’il ait terrassé le monstre. Ariane est une envoyée des dieux, elle est la providence, la chance qui sourit au héros. Le mythe nous fait comprendre que Thésée doit faire ce retour sur lui-même sans lequel il ne peut progresser et monter au Ciel. Mais ce retour, il ne le fait pas seul, comme Jason, il est aidé, et en échange de l’aide il doit épouser Ariane, autrement dit le divin qu’elle manifeste. On sait que Thésée
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abandonnera Ariane et perdra toute chance de divinisation. Thésée a tué un monstre, mais il n’a pas tué celui qui reste en lui et qui le conduira à n’être que le roi d’Athènes. Si nous voulons être plus précis, il faut poursuivre. Thésée sera un bon roi, il accueillera Œdipe à Colone avant sa mort et on se rend compte avec sa propre mort, une chute en montagne, qu’il est un mortel différent d’Héraclès. Son père spirituel est Poséidon ! Thésée est un héros qui reste un enfant de la Terre et se donne à elle à la fin de sa vie, il est un fils de la matière non de l’esprit, il meurt en terre pas sur un bûcher. Bien avant notre ère il y a donc eu un changement important dans la façon de concevoir la vie ou la mort, la monstruosité et la déité. Un tel changement, pensé par les hommes, pas seulement par Hésiode, ne semble pas avoir porté ses fruits. Nous pourrions nous demander s’il est possible d’en penser un nouveau pour échapper au développement contemporain de la monstruosité. Il est permis d’imaginer que l’appel entendu en grand secret par l’individu provienne d’informations furtives, de rencontres sans importance sur le moment, de lectures surprenantes et trop vite abandonnées, d’expériences plus ou moins troublantes et vite refoulées, de tant d’autres petites choses encore. Il n’y a pas d’appel entendu sans qu’il y ait une sorte d’encouragement inexplicable. Cela dit, il est aussi permis d’envisager que la nature même de l’homme puisse jouer un rôle important. L’homme est matériellement une forme qui manifeste la vie incluse dans la matière. La matière vit et connaît l’amour à son échelle, l’union des parcelles de matière pour engendrer une forme suffit à en rendre compte. La matière ne passe pour monstrueuse que dans l’esprit de la forme et seulement sous l’influence des autres qui en ont décidé ainsi. L’homme ne s’est jamais posé la question de savoir si ce qu’il croyait était vrai, il a suffi que les autres le confirment. Aujourd’hui il doute et s’aperçoit que la matière n’engendre pas que du monstrueux, qu’elle peut lui offrir du bonheur et pourquoi pas la déité dont il n’avait jamais pensé qu’il puisse la détenir au même titre que l’esprit. Il ne
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comprendra que peu à peu que cette matière n’a que faire de son ingéniosité pour faire émerger en elle la déité. Tant que l’homme se comportera comme Dédale, soumettra sa forme à des modifications raisonnées, il n’obtiendra que peu de résultats, quand il n’obtiendra pas de révolte au sein de la matière. Un jour, il fera confiance à la matière, simplement parce qu’il ne peut en aller autrement. Pour que la matière change, il faut d’abord l’aimer, lui rendre sa liberté, sa force, lui faire confiance. Tout le reste viendra ensuite et comme naturellement. Il est important que l’homme, sur le point de s’engager sur le sentier qu’il commence à percevoir sans le voir, se défasse de tout modèle objectif du bonheur, de toutes les images culturelles qui n’étaient que des prisons. L’image la plus terrible qui peut se dresser devant lui et lui apparaître comme un monstre hideux et sanguinaire est la mort, sa propre mort. Elle lui impose l’épreuve de la vérité comme au temps des mystères lorsque l’individu, pour être initié, devait subir l’épreuve de la mort avant de renaître. Tant que la mort se dresse devant l’homme qui veut changer, tant qu’il n’a pas compris qu’elle n’était qu’une sorte d’épouvantail destiné à le faire reculer, tant qu’il n’est pas passé au travers de sa propre mort pour découvrir celui qu’il voulait devenir il piétine sur place ou bien il abandonne. L’image de la mort est certainement l’image qui s’interpose le plus entre la réalité et la fiction, entre ce que nous sommes et ce que les autres ont fait de nous. Or c’est bien en participant à la vie des autres, en adoptant leurs règles de vie que nous avons contribué à développer les monstruosités que nous cherchons à fuir. Je dis les, parce que l’homme sur le point de s’engager vers la déité s’aperçoit que la monstruosité est multiple, qu’elle n’est pas, comme il l’a cru trop longtemps, dépendante de la matière. De la même façon qu’il a inventé les dieux et le Ciel, de la même façon qu’il a cru bon de donner à l’esprit le gouvernement du monde, il voulait faire la guerre contre une cause qui ne le méritait pas. Ce n’est pas la matière qui donne
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naissance à des monstres, comme le laissait entendre la mythologie, mais l’esprit des hommes qui n’est jamais parvenu à la perfection qu’il a brandie comme un étendard avant de le rendre divin. Comme Apollon secouant l’égide pour faire peur aux guerriers devant Troie, l’homme brandit la raison devant ses semblables. Notre esprit, nous le voyons chaque jour, est bien la cause première de toutes les perversions de la vie. Toutes les règles de morale, tous les dogmes religieux n’ont pu mettre un terme à ce développement du monstrueux qui s’oppose à l’ordre qui semble seul pouvoir contenir le désordre. Ce que nous n’avons pas encore compris c’est que le désordre est une puissance indéterminée qui ne peut être dominée par aucun ordre rationnellement imaginé. La forme que nous habitons est un ordre et en même temps elle aspire au désordre qu’elle retrouve au moment de la mort. Si nous admettons que la mort ne s’oppose pas à la vie, nous pouvons commencer à comprendre que la mort se rapporte seulement à la forme et non à la matière. Lorsque la mort survient, la forme ne domine plus la matière qui reprend ses droits et retrouve le plaisir d’exister librement, sans ordre en se mettant à danser comme Dionysos le lui a appris. L’homme qui n’a conscience que de sa forme subit la mort, lorsqu’il prend conscience de sa matière il se réjouit avec elle. Ce n’est qu’à ce moment qu’il peut alors commencer à changer, à se diriger vers la déité. Notre esprit n’est maître que de ses idées, pas de leur concrétisation. L’homme peut imaginer toutes les possibilités de se perfectionner, il sera toujours rattrapé par la matière qui le compose et par son envie de jouer. Lorsque les mythes parlent du Tartare, je crois qu’il existe toujours et que ce n’est pas en y enfermant tout ce qui nous dérange que l’on pourra vivre le changement dont notre conscience a compris la nécessité. L’homme est responsable de ses idées, en particulier de la monstruosité et de la déité qu’il imagine comme son contraire. Pour lutter et changer, il s’est donné des dieux auxquels il a confié la déité, ce trésor qu’il convoite et qu’il
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pourrait bien utiliser à des fins personnelles autre qu’une recherche d’excellence. Le problème pourrait se poser autrement ! L’homme ne s’est-il pas enfermé dans un rapport que seule son imagination a pu construire ? Atteindre l’un des extrêmes serait-il suffisant pour sortir d’un dualisme qui ne disparaît qu’avec la mort ? L’objectif, si objectif il y a, ne serait-il pas de ne plus en avoir et de sortir de cette prison de mots ? Ne faudrait-il pas commencer par oublier que l’homme pourrait devenir un dieu ? Ne faudrait-il pas dépasser toute forme de déité, aller non plus vers la déité, mais vers ce qui précède toutes les manifestations de la vie à l’aide de formes ? Le voyage que nous cherchons ne serait-il pas essentiellement le fruit de notre volonté de puissance plutôt qu’un besoin d’excellence ? Je crois que le changement vers la déité n’est qu’une tromperie dès lors qu’il est cherché à l’aide de notre raison de notre vécu quotidien, des normes culturelles ou morales de la société dans laquelle nous nous disons enfermés. Le comportement tel que nous le désirons ne peut-être qu’un comportement appris, maîtrisé, ordonné autrement, mais tout aussi fragile et peut-être plus monstrueux que celui dont il veut prendre la place. L’homme peut-il se comporter autrement sans subir l’influence de son mental ?
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LE SENTIER CACHÉ
J’ai pris connaissance de ce sentier au lendemain de la mort de ma mère en lisant les livres qu’elle m’avait laissés. L’un d’eux s’intitulait Le sentier caché. Méthode pour la découverte spirituelle de Soi-même. Écrit par un Anglais, Paul Brunton, il était adressé à Son Altesse le Maharajah de Burdwan12. Paul Brunton rapportait alors le résultat de ses recherches en Inde, autrement dit ses observations sur les yogis encore mal connus en Occident. Il faudrait lire aussi de lui, préalablement, L’Inde secrète dont la traduction et la publication chez Payot date de 1949. Peut-être trouve-t-on une première précision dans la présentation de la traductrice Gabrielle Godet. « Nous rappelons que, toutes les fois que le texte de cette traduction mentionne le « Moi », il s’agit du moi réel et supérieur de l’homme, par opposition à son moi physique et personnel. Certains traducteurs l’appellent plutôt le « Soi ». (Le sentier caché, p.10) Pour mener à bien son enquête, Paul Brunton ne s’est pas contenté de regarder, il a recherché lui-même ce moi caché en fréquentant les yogis. Je retiendrai cette réflexion qui précède la mienne depuis des dizaines d’années. « La philosophie a perdu son prestige parce qu’un excès d’intellectualisme l’avait réduite à de simples controverses ; elle reprendra sa place légitime lorsqu’au fond des âmes sophistiquées du temps présent, surgira le besoin de points de vue plus éclairés … » (p.51) C’est par l’apprentissage « du repos du mental » qu’il apprendra à se connaître autrement et nous pouvons retenir cette simple affirmation : 12 BRUNTON P. Le sentier caché. Méthode pour la découverte spirituelle de soi-même. Paris, Victor Attinger, 1949.
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« Il n’y a qu’un seul chemin pour opérer ce changement et découvrir, en même temps, qui nous sommes réellement. Ce chemin va du dehors au-dedans… Il faut laisser tomber le fil à plomb de notre esprit dans les profondeurs du Moi. » (p.60) Exercices respiratoires, apaisement de l’agitation mentale, éveil de l’intuition, Paul Brunton fait partie de ceux qui se posent la question « Qui suis-je ? » et se demande quel est l’ « être qui habite son corps ». La méditation le persuade que « la pensée, telle que nous la connaissons, est un voile épais jeté sur la face admirable de la divinité qui est en nous. » (p.112) La méditation lui permet alors de dire : « Quand vous pénétrerez au centre le plus intime de votre esprit, vous toucherez à ce plan où la pensée elle-même est suspendue, où il semble tout d’abord qu’il n’y ait plus rien, excepté la conscience bienheureuse de l’Être, le sublime repos de l’Existence Infinie. Vous aurez rejoint ce que vous êtes en réalité : le Moi Supérieur. » (p.115) Il est évident que Paul Brunton a pratiqué la méditation, mais qu’il est resté prisonnier des mots et des idées qui n’ont pas cessé de jeter un voile sur une connaissance qui surprend. En parlant de moi et de soi, il s’efforce de nous faire comprendre que nous ne sommes pas l’être que nous croyons être, mais il reste défenseur d’un soi qui se logerait, lui aussi, dans la forme. Il ne la dépasse pas pour aller vers la matière qui restera longtemps encore l’oubliée des recherches volontaires d’un moi supérieur. Ma mère avait vécu cette recherche en 1970 et l’avait écrit en marge du texte, je l’ai trouvé beaucoup plus tard en découvrant que j’avais volontairement refusé de l’entendre alors que je reprenais des études universitaires ! Je ne peux pas rejoindre intégralement Paul Brunton lorsqu’à la fin de son livre il ajoute : « S’il doit devenir un jour semblable à dieu, l’homme doit y parvenir par sa propre et libre volonté. Et la meilleure
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garantie qu’il le fera, c’est la présence en lui d’une étincelle divine… Cet instinct divin, qui habite l’homme, est quelque chose d’indéracinable ; il peut être momentanément assoupi, mais il se réveillera certainement un jour. » (p.166) Je pourrais le rejoindre lorsqu’il parle de l’art, et de bien d’autres choses, mais le plus important ici est de prendre en considération cette intériorisation qui représente le sentier caché puisque personne ne peut le connaître en dehors de celui qui l’emprunte. Mais revenons à des idées plus générales. Le plus important n’est pas tant de connaître le sentier caché sur lequel nous aimerions marcher, mais de le prendre et pour le prendre il faut le trouver. Un sentier n’est pas un boulevard emprunté par de nombreuses personnes, éclairé la nuit, mais plus souvent un passage entre terre et cailloux, plantes diverses, arbustes de toutes natures, juste éclairé la nuit par un rayon de lune. C’est un chemin qui gravit la montagne et sert aussi bien aux animaux qu’aux hommes et qui possède une histoire, car il ne date pas seulement d’hier. Il est une trace à peine perceptible, mais aussi un passage emprunté par d’autres qui ne sont plus là, Ici il faut se demander si c’est la nature qui, reprenant ses droits, l’a fait disparaître sous un feuillage épais ou si c’est l’homme qui l’ayant abandonné à la nature ne sait même plus qu’il existait. Il suffit aujourd’hui de parcourir la campagne pour retrouver des chemins qui ne sont plus entretenus pour en assurer la fréquentation ou qui ont été annexés et ont perdu leur nature de chemin. Nous pouvons aussi penser que ce sentier est une voie beaucoup plus spirituelle et que c’est notre esprit qui en a perdu la trace. Nous l’avons caché sous des idées de plus en plus touffues et nous ne savons même plus qu’il existait il n’y a pas si longtemps. Nous pouvons imaginer enfin que nous l’avons caché dans notre inconscient pour ne plus avoir à nous en soucier. Autant dire que les raisons de le faire disparaître sont multiples et relèvent du physique comme du psychologique, du
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sociologique, du politique, du religieux et de tant d’autres justifications qui ne sont pas toutes, loin s’en faut, individuelles. Lorsque l’homme perçoit un besoin de changement, besoin qui prétend se servir de ce sentier, il faut bien admettre qu’il n’est pas vraiment rassuré et qu’il est en droit de s’interroger ayant toujours fait confiance à des avis autorisés et ne s’étant jamais trouvé seul au beau milieu d’un carrefour. La vie est faite d’une multitude de sens interdits et lorsque l’individu se trouve amené à décider d’un trajet pour lequel les indications ordinaires font défaut, il hésite et peut même angoisser. Ce chemin n’est pas défini une fois pour toutes, il change lui aussi en fonction du marcheur et il est rare que l’individu mette ses pas exactement dans les pas d’autres marcheurs. C’est un chemin virtuel que l’homme prend seul ou c’est une suite de chemins, de portions de chemins qui peuvent se prendre à des moments différents comme peuvent le faire les pèlerins du Chemin de Saint Jacques de Compostelle. On l’imagine souvent dans un contexte spirituel. Ce sentier ne conduit nulle part si ce n’est au plus profond de soi-même. Il faut donc apprendre à lire des cartes de circulation qui ne sont pas imprimées. Chacun de nous est maître d’un territoire dont il ne connaît ordinairement ni l’étendue ni la nature. Il doit donc se préparer à vivre une véritable aventure d’explorateur tout en restant sur place, du moins en apparence. L’homme n’a pas appris à se connaître, a connaître le corps qui est le sien, la forme qu’il habite. Alors qu’il développait son esprit, qu’il multipliait ses pensées, il n’a rien appris ou presque sur son être si ce n’est l’image qu’il en donne. C’est plutôt regrettable parce que cela lui permettrait de mieux le guider dans ses différentes entreprises. Aujourd’hui, nous développons des stages de pleine nature, dans le style des commandos militaires, pour éprouver non pas notre corps, mais notre psychisme ce qui nous ramène à la case départ : l’esprit dominant la matière. Nous sommes toujours dans une même complémentarité : un cerveau ordonnateur et un corps machine, proche d’une machine animale.
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Depuis longtemps le corps de l’homme est considéré comme un objet, et il suffirait de lire, par exemple, la petite histoire de la danse ou des danseuses pour voir comment les maîtres à danser formaient les futures étoiles de la danse théâtrale. Le « dehors » faisait alors l’objet de toutes les attentions et pour y préparer les danseuses, il existait des boîtes spéciales qui différaient peu, en tant que supplice, des pieds bandés des Chinoises ou des cous cerclés des femmes girafes. Dès leur enfance, les danseuses se retrouvaient les pieds en position anormale et déformante. Que ce soit pour une beauté conventionnelle ou pour un effet théâtral, le corps devait subir la règle, se plier aux conventions. Il n’y a pas si longtemps les médecins partaient en guerre contre les corsets qui comprimaient le thorax des femmes. Faut-il noter que la mode étant à la minceur du sexe féminin, ou à la maigreur, nous voyons de nouveaux accessoires arriver sur le marcher pour permettre de paraître en public selon les définitions de la mode ? Il semble que l’homme échappe davantage que la femme à ce genre d’enfermement. Il n’en connaît pas mieux son corps. Si nous prenons le monde du sport, où nous pouvons imaginer que le corps est connu, il l’est effectivement dans les gestes utiles, dans les actions qui doivent être préparées pour vaincre. Leur complexité est telle que cela demande de la part des athlètes, des gymnastes, des plongeurs et de tant d’autres sportifs, une meilleure connaissance de la mécanique humaine. Mais cette connaissance mécanique n’apporte pas une véritable connaissance de la matière qui se manifeste dans la forme. Comme pour le malade qui perçoit ses organes lorsqu’ils souffrent et les oublie lorsque tout va bien, le sportif perçoit autrement ses muscles ou ses articulations lorsqu’elles posent problème, subissent un défaut de fonctionnement, deviennent un handicap. Une entorse à la cheville, par exemple, permet de percevoir la cheville autrement que pendant la course ou le saut. Ordinairement l’individu en action fait fonctionner des ensembles de muscles, utilise de nombreuses articulations, de nombreux organes, le cœur et la respiration n’étant pas les seuls à intervenir. La finesse du geste sportif est telle que les contractions ou les relâchements musculaires doivent être
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contrôlés au millimètre près et dans des temps très brefs qui mettent à rude épreuve la vigilance du sportif. Si nous ajoutons à cela tous les paramètres du fonctionnement du système nerveux, nous comprenons que le sportif bénéficie, par rapport au sédentaire, d’une meilleure image de son corps. Pourtant ce n’est pas elle qui peut vraiment l’aider dans le projet dont nous parlons. Connaître son corps en le situant dans l’espace n’est pas connaître son corps en dehors de toute mobilité et de toute souffrance. Il est bon de faire la distinction, car elle met en évidence les difficultés que nous avons à nous voir tels que nous sommes. Apprendre à connaître son corps c’est apprendre à observer ce qui se passe au niveau des organes, voire des cellules ce qui n’advient qu’avec une longue pratique d’observation et reste fort rare. Sans aller jusque-là, les méthodes de relaxation, celle de Schulz en particulier, permettent de commencer cette approche et de se doter d’une image nouvelle de son corps en état de repos. Lorsqu’il est demandé de se sentir de plus en plus lourd, il est déjà possible d’avoir dans ses muscles des sensations de volume, de poids, de détente et de faire le tour de son corps dans son entier à partir d’elles. Les grosses masses musculaires sont souvent plus faciles à percevoir et l’on est surpris de faire le tour de chaque muscle en suivant l’approfondissement du relâchement. On est également surpris de sentir que l’on se promène dans son corps juste en suivant l’augmentation de la sensation de poids ou d’écrasement par rapport au plan dur sur lequel on repose. Nous ne sommes pas ici dans la méthode inventée par Coué et il n’est pas question de faire intervenir la volonté ou l’imaginaire, mais il est facile de comprendre que les sensations perçues pourraient être en rapport avec le désir de lourdeur. Il est préférable de prendre son temps et d’observer son corps en le laissant se détendre seul et en ne faisant que suivre son abandon progressif. Il ne faut pas vouloir être lourd, mais seulement observer ce qui se passe dans un corps qui ne cherche plus à se mouvoir. Cette circulation, organisée ou pas, finit par entraîner d’autres observations et lorsqu’il est demandé de percevoir la
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chaleur dans son corps en reprenant la visite, nous découvrons que cette chaleur augmente avec la détente. Une fois encore, disons que ce n’est pas notre volonté qui met le feu à notre organisme et l’observation laisse bien comprendre que ce dernier, en se relâchant, modifie sa façon d’être. D’ailleurs nous en suivons l’évolution, les changements qui n’interviennent pas de façon globale, mais par partie parfois infimes. On peut comprendre que la fraîcheur ressentie sur le front signifie que le sang n’y est plus en aussi grande quantité, que le cerveau s’est mis à son tour au repos. Il serait possible de poursuivre ce rappel de méthode, mais l’essentiel est de la vivre et de prendre l’habitude de circuler dans son corps. Il est possible de poursuivre en suivant l’air qui entre et qui sort de notre corps. S’il est possible de le sentir à l’orifice du nez, il est aussi possible de le suivre jusqu’aux bronches, aux poupons, non pas en imaginant ce qui se passe, mais en suivant de mieux en mieux ce qui se déroule pendant que nous respirons. En prenant certaines postures de hâta yoga il est aussi possible de voir comment le corps respire en oubliant la cage thoracique et en prenant conscience que tout le corps respire et pas seulement les poumons. Il est peut-être plus facile de suivre la circulation du sang en partant de l’observation du cœur, plus particulièrement de ses contractions qui expédient le sang dans tout l’organisme. Une impression simple résulte de la décontraction du corps et permet de percevoir l’ensemble de l’organisme suivre les pulsations cardiaques. Il est possible qu’une connaissance théorique des emplacements de nos différents organes dans le corps puisse être utile à ces premiers voyages. Une anatomie au moins succincte peut aider à ne rien oublier et à dresser un inventaire complet des sensations observées. Toutefois, les informations ne sont pas dues à cette connaissance que l’on peut qualifier d’objective, puisqu’elle est étroitement liée à la réalité physique de notre corps, mais à une approche personnelle, sensitive de notre forme qui se laisse déchiffrer petit à petit. Nous prenons conscience de notre individualité par l’intermédiaire des sensations et non par celui de la pensée. S’il
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n’y a pas contradiction entre les deux, il ne saurait y avoir confusion non plus. En abordant la question du sentier caché de cette façon, j’ai voulu montrer que cette introspection n’était pas une démarche impossible, insolite en apparence puisqu’elle peut commencer à s’apprendre à partir de simples techniques de relaxation. Cette méthode n’est pas la seule et l’essentiel n’est pas ici de se relâcher, mais d’apprendre à se connaître. Pour partir à la recherche d’un soi idéal, il est souhaitable que notre esprit ne soit pas uniquement guidé par des images sans prise sur la réalité. Nous fantasmons beaucoup sur ce que pourrait être l’homme, sur ce qu’il devrait être, et nous appuyons nos certitudes intellectuelles sur des connaissances livresques pour la plupart d’entre-nous. Les médecins, par l’intermédiaire de l’examen clinique, les chirurgiens, les kinésithérapeutes sont certainement les mieux informés sur l’anatomie de notre personne. Sur le plan physiologique, ils connaissent certains symptômes de la souffrance, ils les apprennent par les livres, mais aussi par l’intermédiaire de leurs malades qui peuvent décrire leurs souffrances. Ils ne le sont pas forcément par une approche personnelle et en dehors de toute maladie. L’homme sain, l’homme qui ne ressent aucun malaise dans son corps, se soucie peu de lui et s’en sert sans lui porter la moindre attention en dehors des ordres qu’il peut lui donner et de ses réactions qu’il peut observer. Nous retrouvons alors le cas typique du sportif qui ne découvre son corps, tout au moins une partie, que lorsqu’il doit corriger un mouvement ou contrôler une action délicate. Comment l’individu qui aspire au changement pourraitil intervenir s’il ne sait pas qui il est avant de tout entreprendre pour y arriver ? Comme je l’ai déjà souligné, il faut connaître le point de départ et le point d’arrivée si nous voulons nous faire une idée claire du déplacement dans un espace relativement petit puisqu’il s’agit de notre corps. Lorsqu’il s’agit de changer son nez, c’est encore plus petit, mais la personne peut visionner son nez, tel qu’il est, et son nez tel qu’il sera après l’opération.
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Notons bien qu’il ne s’agit pas de changer par soi-même, mais par l’intermédiaire des autres, ce qui n’est pas encore le propre de notre questionnement. Le besoin de changer est personnel et si nous voulons en connaître les limites, il faut se placer dans le cadre d’un changement lui aussi personnel. Un exemple extrême nous est donné par les Apollons des temps modernes, ces personnes, hommes ou femmes qui se fabriquent une apparence de forme en développant une musculature extrême. Si, à l’origine de cette compétition, puisqu’il s’agit d’une compétition qui fait rêver nombre d’individus, il s’agissait de redonner la santé à des êtres rachitiques ou incomplètement développés, il faut bien voir que l’exagération a fini par l’emporter. Nous pouvons dater du milieu du XIXe siècle le besoin de se doter d’un corps athlétique en pratiquant de la gymnastique avec des massues et des barres de fer, un peu comme les funambules. Les aristocrates de cette époque trouvaient de bon ton d’avoir un corps réellement viril et pas seulement anobli par le costume. La force physique était alors une qualité recherchée par ceux que des journalistes appelaient des « descendants de croisés ». Lorsque les notions d’hygiène furent ajoutées à ce besoin de force, la gymnastique, jusque-là militaire, devint un commerce important au même titre que les salles de concert, les cirques, les théâtres, les salles de bal. De l’idée généreuse de mettre de la chair autour des os, comme le disait Demeny dans son autobiographie, on est passé à la culture physique de Desbonnet, qui existe encore, et au body-building. Nous sommes là dans une démarche qui n’ignore rien du point de départ et du point d’arrivée, si ce n’est que ce point d’arrivé est un idéal dont les limites sont repoussées constamment. Ce sont bien des hommes ou des femmes qui se connaissent, mais dont l’objectif reste exclusivement un changement d’apparence. Cette apparence se mesure en centimètres de tours de muscles, de poitrine ou de taille, le changement n’est que musculaire, peu importe si le reste de l’organisme a du mal à supporter le régime que l’Apollon s’impose pour devenir un Monsieur Univers éphémère.
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Nous pourrions nous demander où nous situons la monstruosité et la déité. L’Apollon des temps modernes ne pourrait certainement pas décocher ses flèches qui permettent l’accession à l’immortalité ! La déité n’est ici qu’un aspect du divin, celui qui se rapporte à une forme qui montre que l’homme moderne, comme l’homme ancien, n’a pas cessé de donner un corps à ses dieux. Nous observons alors que le divin, dans une telle recherche, reste une préoccupation humaine pour ne pas dire une production, certains voulant se prendre pour des sculpteurs et pouvant parler de création. Je crois que nous trouvons là des limites en ce qui concerne le sens des mots. Par contre, ce que nous comprenons mieux c’est que le besoin de déité ne saurait se laisser enfermer dans un besoin idéologique de spiritualité, dans un besoin qui nous enfermerait dans le choix d’une divinité et nous ferait oublier qu’il s’agit d’un problème humain. Si l’homme éprouve un tel besoin, non de spiritualité, mais de mieux-être, il ne peut l’imaginer que dans un contexte culturel qui pèse lourdement sur son esprit. Son intelligence ne peut que lui rappeler d’où il vient, socialement et matériellement, mais aussi culturellement. S’il est difficile de se reporter dans les temps anciens, disons avant l’écriture, il est possible tout de même de remonter trois mille ans de changements successifs qui ont été inspirés par des besoins collectifs plus que par des besoins individuels. Une société se soucie peu des états d’âme de ses membres parce qu’elle ne peut prendre en compte leur diversité et surtout leur nombre. La sociologie n’est pas une science bien vieille, mais la réalité s’impose et l’histoire ne saurait prétendre le contraire : nous connaissons mieux l’histoire des peuples que celle des individus. En m’interrogeant sur l’aspiration au changement chez l’individu, j’ai voulu sortir du tout social et politique, ne pas parler du citoyen et tenter de comprendre l’homme tout simplement. Or cet homme n’ayant jamais eu la parole, ou si peu, il est difficile de lui demander pourquoi il veut changer,
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s’il ne le veut pas en tant que membre d’une collectivité. L’homme, ne se percevant qu’à partir de son éducation ou de son intégration à une culture, ne sait pas qu’il peut être différent de l’image qu’il a de lui. Son besoin de changement, s’il est véritablement personnel, ne peut être qu’une surprise, ne peut que faire naître de l’incompréhension dans son esprit. Il émane d’une partie de lui qu’il ne connaît pas vraiment. Il faut donc qu’il prenne le temps de comprendre d’où vient ce besoin, cet appel au changement. Il lui faut le temps d’apprendre qui il est et pourquoi il veut être autrement en dehors de toute pression sociale, de toute sollicitation culturelle. C’est certainement à cet instant qu’il prend également conscience qu’il peut dialoguer avec un autre qui lui est propre. Lorsque la matière, à travers la forme, lui rappelle qu’il n’est pas qu’une image construite qui lui sert de peau, au sens symbolique, alors il s’aperçoit que ce qu’il y a d’originel en lui vient de se faire entendre. Ce n’est plus la monstruosité qui lui fait peur et le pousse au changement, c’est le besoin de renaître en faisant éclater le cocon culturel. Comme Héraclès en fin de parcours initiatique, il veut sortir de sa peau, il veut marcher en toute liberté, mais il est plus proche du bonheur d’Icare avant que le Soleil ne fasse fondre la cire qui maintenait les ailes que son père industrieux avait placées sur son dos. Icare découvre la déité en montant vers le Soleil, et sa mort correspond à un changement qu’il ne maîtrise pas, qui le dépasse en le ravissant. Sa mort ne met qu’un terme à ce qu’il était avant de monter vers ce dieu qui le brûle pour le faire renaître en le faisant plonger dans la Mer ! Le mythe nous fait connaître une fois encore le retour aux sources de la vie. Il est bon, je crois, de suivre tout de même le conseil de Dédale et de ne pas aller trop vite en besogne, de ne pas aller trop vite vers la fin du trajet tant que l’on ne s’est pas assuré de la base de départ. Ce besoin de changement est le fruit d’une longue maturation inconsciente et de l’éclosion consciente, cette fois,
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d’une possibilité de ne plus être celui que l’on croyait être. Les yeux s’ouvrent sur un individu libéré, au moins partiellement, qui aimerait bien se prendre en charge et décider du sens de sa vie. On disait autrefois qu’Achille avait pu choisir entre une vie courte et glorieuse et une vie sans éclat mais plus longue. Il avait choisi la version courte ! Ce n’est pas la gloire qui est l’enjeu de la situation présente, mais la possibilité de devenir un être lumineux, comme le sont les divinités et, surtout, un être qui ne subit plus les lois du nombre. Cette prise de conscience peut être due aussi à des expériences personnelles, troublantes, mais captivantes, des expériences qui ouvrent la porte à une nouvelle vision du monde et de l’homme que l’on est, sans passer par un livre, une image, un discours, une idée. Sortir de son corps est une de ces expériences surprenante et formatrice et, une fois revenu dans ce corps que l’on vient de quitter, on ne peut s’interdire de penser qu’il existe une autre façon de vivre avec et la possibilité de connaître la vie d’une façon tout à fait nouvelle. Cela dit, l’individu se rend bien compte qu’il n’a pas un comportement exemplaire tous les jours et qu’il est loin de ressembler à certains individus qui semblent marcher sur un autre chemin, le fameux sentier qui reste encore caché pour lui. C’est à partir d’une évaluation de la différence qu’il commence à se faire une idée de la nature de son besoin. Il se forge une nouvelle idée, mais ce genre d’idée ne permet pas facilement de passer à l’acte. Ce n’est pas ce que les autres peuvent dire qui l’attire, mais ce qu’ils sont et pour être comme eux il faut travailler. En principe, ces individus que l’on apprécie particulièrement ne parlent pas de ce qu’ils sont devenus, ils parlent seulement de la façon de le devenir ! Lorsque nous regardons un sage méditer, cela ne nous est pas d’un grand secours. Nous voulons faire comme lui, mais nous découvrons vite que ce n’est pas facile et que l’apparence de paix n’est pas seulement due au fait de s’asseoir dans une posture adaptée. En réalité il en est de même devant un artiste ; on ne peut l’égaler ou le dépasser qu’en apprenant d’abord à faire comme lui.
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Si une simple imitation est utile, elle ne suffit pas pour progresser sur le sentier caché. Pour tailler une pierre il faut d’abord apprendre à se servir d’outils, en particulier un maillet et un ciseau. Vouloir changer la pierre en œuvre d’art demande la maîtrise des outils et surtout du temps pour apprendre l’art du tailleur de pierre. Il faut aussi connaître la matière que l’on désire sculpter. Il n’y a pas de voyage sans apprentissage de la marche qui sera nécessaire pour l’effectuer. Mais attention ! Il n’existe pas de pierre idéale, unique par sa beauté, qu’il faudrait reproduire. La taille que chacun de nous doit entreprendre conduit à la réalisation d’une pierre qui ne ressemble en rien à celle des autres. Nulle copie ne peut être envisagée ! L’homme qui veut changer, ne cherche pas à troquer la monstruosité contre la déité, il comprend que ce n’est pas faisable. Il ne doute pas qu’il faille passer par un certain nombre d’étapes avant d’arriver au but extrême, mais il ne fait plus partie des individus qui croient aux contes de fées. Il a ouvert ses yeux du cœur et il n’est plus un Ulysse prétentieux ou imbu de sa personne qui ruse comme les dieux, mais qui finira stupidement tué par le fils qu’il a eu avec Circé. Pour reprendre l’image des valises, disons que l’individu qui se sent attiré par la déité sait maintenant qu’elles sont une charge inutile et qu’il n’en aura pas besoin pour faire le voyage qu’il entrevoit. J’aime bien le récit fait par l’historien G. Duby en ce qui concerne la mort de Guillaume le Maréchal. Il meurt entièrement nu après avoir tout donné. Cette image doit être un symbole de dépouillement au moment du grand voyage, mais aussi de tous les voyages qui impliquent l’homme lorsqu’il n’est plus un pantin articulé et soumis à tous les fils sauf le bon. Quand l’individu se prépare à changer pour atteindre la déité, il se doit de tout abandonner de ce qui n’est pas à lui. Tant qu’il garde une valise à proximité, il n’est pas en partance. Peut-être a-t-il l’impression de se trouver devant un abîme, au sommet d’une falaise, peut-être a-t-il peur de sauter, mais ce qui le retient n’est pas la réalité du voyage, c’est l’idée qu’il s’en
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fait encore et qui est faussée par tout ce qu’il a appris, par tout ce qu’il doit abandonner. C’est pourquoi il faut apprendre à être soi, à se connaître loin des images officielles pour ne plus avoir peur de l’abîme, du vide qui n’est vide qu’à travers le mot. Il est probable que la plus grande difficulté se trouve dans cette idée du « soi », dans cette image que l’on commence par inventer en croyant qu’elle facilitera le début du voyage. L’homme qui ne veut plus être les autres, ou seulement semblable aux autres, se dote intellectuellement d’une personnalité nouvelle, distincte, autonome et ne s’aperçoit pas qu’il fabrique un idéal tout aussi virtuel que l’idée qu’il se faisait de lui préalablement. C’est ce soi qu’il se prépare à faire voyager ou qu’il envoie en éclaireur sur un chemin qu’il lui demande de découvrir et d’explorer. La méditation est certainement une bonne démarche pour connaître cette nature particulière du soi et un bon moyen de faire disparaître la peur du vide. Là encore il faut du temps et comme le dit si bien Guendune, il faut demeurer pour s’aventurer de plus en plus loin dans l’être véritable. Mais le méditant doit oublier le « soi » comme tout le reste s’il veut progresser sur le sentier caché. Ce que je pourrais ajouter et que m’inspire la relecture du livre de Paul Brunton, annoté par ma mère, c’est que cette étude sur la méditation reste amorcée dans la lecture de Maître Eckart ou celle de Saint Augustin. Il est compréhensible que la présence de Dieu y soit fréquente et que l’auteur ne puisse pas dépasser cet instinct du divin qu’il puise tout de même dans sa culture. Les annotations de ma mère me font comprendre aujourd’hui qu’après de nombreuses expériences religieuses, une rencontre attentive avec différentes interprétations du divin, elle avait su écarter non seulement les vérités purement intellectuelles, mais les vérités révélées et, au-delà de l’hindouisme et du bouddhisme, avait trouvé sa propre façon de méditer.
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En marge des conseils de Paul Brunton elle a laissé la trace de sa propre expérience. « Le meilleur moment serait alors celui du coucher du soleil, car, à cette heure-là, l’esprit peut retrouver le repos plus facilement qu’au milieu des activités du jour. Il y a, dans le crépuscule une propriété mystérieuse qui le relie aux grands courants spirituels libérés, selon son rythme régulier, par la Nature. » (p.69) « Je n’oublierai jamais cette sensation agréable de paix. C’est ce que j’ai ressenti lors de ma méditation après le labour de papa avec la terre fraîche, le silence dans les arbres et le coucher du soleil. »
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AU-DELÀ DE LA DÉITÉ
La déité n’est pas un but, elle est même un obstacle qu’il faut franchir. Le dire ainsi peut surprendre, mais l’explication est pourtant simple. La déité n’est pas que l’opposé de la monstruosité, ce que l’homme voudrait bien partager avec les dieux, elle est aussi et surtout une idée et l’homme ne peut pas vivre uniquement avec des idées. La vie est une action qu’il faut assumer du début à la fin et il ne suffit pas de bien penser pour bien agir. Nous avons trop tendance à croire que ce qui est énoncé clairement peut se mettre en pratique sans difficulté, mais ce n’est pas toujours le cas, surtout lorsqu’il s’agit d’actions aussi complexes que la vie. Nos raisonnements sont souvent enfermés dans des mondes séparés qui s’ignorent ou ne veulent pas se connaître : le monde de la médecine, le monde de l’hygiène, le monde de l’éducation, le monde de la politique ou du commerce, le monde des loisirs, le monde de la mode, etc. Les normes des uns ne sont pas celles des autres et il est rare que l’on puisse véritablement penser en commun. Les exemples de notre erreur sont nombreux. Prenons le cas de la respiration. Déjà respirer n’est pas si facile et nous avons appris méticuleusement depuis des générations à faire l’inverse de ce qu’il faut faire. Je précise. L’homme ne diffère pas de l’animal sur ce point. Si la respiration était un acte volontaire, il y a longtemps que nous ne serions plus de ce monde. Heureusement, la respiration est un acte indépendant de notre volonté, mais nous avons voulu
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intervenir là aussi et nous avons imposé un ordre qui n’est pas sans conséquence. En mettant l’accent sur l’inspiration et en la rendant volontaire, ce qui semblait s’imposer pour lutter contre la tuberculose il y a près d’un siècle, nous avons négligé l’expiration qui sert à éliminer ce qui est contraire à la vie autrement dit le gaz carbonique que nos cellules produisent en assurant leurs combustions nécessaires. Pour bien respirer académiquement nous avons donné de l’importance à des muscles secondaires au détriment du muscle essentiel qui est le diaphragme. Or, par sa position stratégique entre la cage thoracique et le ventre, le diaphragme joue un rôle sur la respiration et sur l’ensemble des actions nécessaires à l’entretien des forces énergétiques indispensable à notre bon fonctionnement. Tous nos viscères en dehors du cœur et des poumons se situent dans le ventre. En dressant une carte sommaire de l’homme, on peut dire qu’il est composé de trois étages : le ventre, la poitrine et la tête, le reste représentant la structure de la machine, même s’il s’agit d’une machine qui pense. En mettant l’essentiel de l’acte respiratoire au niveau de la poitrine et en la gonflant volontairement à chaque inspiration, nous négligeons le fait que nous comprimons inutilement le cœur puisque l’essentiel de l’apport d’oxygène peut se faire à l’aide du diaphragme. Or l’action du diaphragme ne se limite pas à soulager le cœur, elle produit en même temps un massage régulier de notre ventre. Ce massage ne se limite pas à faciliter le transit intestinal, il a une action bien plus utile sur le plan psychologique : il masse le plexus solaire, responsable de notre équilibre nerveux, en luttant contre nos angoisses à répétition. Le plexus solaire que nous ne situons pas en temps ordinaire est ce petit point sensible qui se situe juste en dessous du diaphragme, à l’emplacement de ce que nous appelons vulgairement le creux de l’estomac, au-dessus du nombril pour faire simple. Les boxeurs le connaissent bien et savent le protéger, mais nous ne savons pas qu’il peut entraîner la syncope ou juste un cri de douleur en posant le doigt dessus ! En mésestimant la respiration abdominale, celle que l’on observe chez les chats, mais aussi chez le petit enfant nous avons rendu l’homme vulnérable au stress, aux difficultés de la
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vie et nous avons surtout diminué sa puissance énergétique, aussi bien pour faire que pour penser. Comme quoi, nos idées ne sont pas toujours lumineuses et surtout nous ne savons pas éviter de tomber dans le travers des modes, aussi bien vestimentaires qu’hygiéniques. Parce que nous croyons bien faire, nous négligeons la critique qui pourtant aurait pu, dans le cas cité, nous ramener à la raison. Pour information, comment ne pas parler des observations du père Amiot qui avait étudié la gymnastique des prêtres taoïstes pendant sa mission en Chine ? Disons qu’il avait observé ce qui l’intéressait sans véritablement chercher à comprendre et surtout sans voir qu’ils avaient une façon particulière de respirer qui accompagnait leur gymnastique. Nous pourrions nous demander pourquoi des techniques comme le massage-réflexe ou l’auriculothérapie par exemple ne sont pas mieux étudiées et pratiquées. Je les ai personnellement expérimentées pour éliminer une sciatique invalidante et elles n’ont pas été sans effet sur ma guérison. J’ai parlé de la relaxation en prenant comme exemple la méthode de Schulz. J’aurais pu dire que ce n’est que dans la septième traduction en français que nous avons appris que son auteur était allé en Inde et s’était inspiré du yoga. Quel mal y avait-il ? Inutile de poursuivre pour mettre en évidence notre façon de penser, pour douter de nos idées, trop souvent guidées par des motivations particulières ou des préoccupations économiques pour ne pas dire commerciales. Si j’ai amorcé une promenade dans le corps c’était pour en avoir une autre connaissance que toutes celles qui sont enfermées dans des idées. Pourquoi parle-t-on de la température ressentie en la différenciant de celle du thermomètre ? Tout simplement parce que toutes nos mesures, toutes nos études objectives de la réalité ne sont qu’une évaluation approchée, elles ne font que remplacer des évaluations que nos sens devraient être en mesure de faire quotidiennement. Pour prendre un bonnet ou des gants faut-il écouter le poste ou bien ouvrir sa fenêtre ? Lorsque j’étais maître nageur à Marseille, je donnais la
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température de l’eau aux clients du bain où je travaillais, juste en trempant ma main dans l’eau. Comment faisaient les repasseuses pour ne pas brûler le linge qui leur était confié avec des fers qui n’étaient pas à vapeur ? Tout le monde peut vivre ce genre d’approche du réel, mais le plus important reste de s’approcher de soi-même et de ne pas attendre qu’un médecin généraliste ou un psychiatre fasse un diagnostic que nous aurions pu faire avant d’avoir besoin de leurs services. Cela ne veut pas dire qu’il faut remettre en question tous les spécialistes dont nous avons besoin puisque le partage des tâches est la loi fondamentale de la vie en collectivité. Toutefois, il faut regretter de ne pas avoir entretenu les qualités que nous avons parce qu’elles appartiennent à la matière. L’esprit n’a fait que les développer à partir d’intérêts professionnels tandis que d’autres les négligeaient pour des intérêts personnels. Pour moi, l’homme est son propre médecin et tous les spécialistes ne font que le placer sur des courbes pour évaluer son degré d’anormalité. Ils n’interviennent pas sur l’individu qu’ils ignorent, mais sur l’homme malade, comme le vétérinaire intervient sur un chat ou sur un cheval ! Et encore ! Nous ne devons pas oublier, dans toutes nos analyses effectuées à l’aide de notre intelligence, que cette dernière est précédée par nos organes des sens sans que nous ne puissions rien y changer. C’est nous qui, rapidement, écartons ces organes originels pour utiliser notre mental et décider les suites à donner qui ne sont pas toujours les meilleures réponses aux questions posées à notre individualité. C’est bien nous qui avons offert à notre intelligence les pleins pouvoirs sur la vie de tous les jours et nous en payons les frais en oubliant que cet abus de pouvoir est de notre responsabilité. Pour en revenir à la déité, il faut admettre qu’elle est exclusivement une idée et que cette idée varie avec les générations, autrement dit avec le temps, et avec les cultures, c’est-à-dire les différents pays qui les font naître. Pour aller plus loin dans une approche de la déité, disons plus honnêtement du divin, il faudrait relire Maître Eckhart. La méditation que nous utilisons pour avancer sur le
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sentier caché n’est pas un acte facile et Maître Eckhart nous en donne une explication simple et précise. « Rien ne gêne tant l’âme pour connaître dieu que le temps et l’espace ! Temps et espace sont toujours fragmentaires, mais Dieu est un. 13» Le plus difficile est certainement de revenir à l’unité, autrement dit avant la castration d’Ouranos, mieux encore avant la naissance d’Ouranos par dédoublement de Gaia la Terre ! Je retiendrai plus particulièrement cette présentation en six degrés de l’approche du divin. Elle résume la démarche et le premier degré nous rappelle symboliquement ce que vit l’homme au tout début de sa quête. « Le premier degré de l’homme intérieur ou nouveau – c’est saint Augustin qui parle – est que l’homme vit d’après l’image des gens de bien et saints : il fréquente encore les chaires, se tient aux murs et se rassasie avec le lait. » Il ajoute aussitôt : « Le second degré est qu’il ne regarde plus dorénavant les modèles extérieurs… il tourne le dos aux hommes et le visage vers Dieu : il se sèvre du lait maternel et rit au Père céleste. » (p.237) Au troisième degré, l’homme échappe à la sollicitude et n’a plus peur, Dieu l’a installé dans la joie et le ravissement. Au quatrième degré il prend racine dans l’amour, au cinquième dans la paix. Enfin, au sixième degré Maître Eckhart nous dit : « Le sixième degré est quand l’homme est dépouillé et sublimé dans l’éternité de Dieu : quand il est arrivé au sommet de la perfection et a perdu le souvenir de tout passé de la vie temporelle et est élevé et transporté dans la similitude avec Dieu ; quand il est devenu un enfant de Dieu ». (p.238) Loin de moi le désir de la moindre controverse. Pourquoi critiquerais-je les avis de Maître Eckhart ? Si je ne trouve pas dans sa démarche ce que je ressens profondément, 13
ECKHART Œuvres de Maître Eckhart. Paris, Gallimard, 1987, p.93.
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cela ne signifie en aucune façon qu’il se trompe. D’ailleurs, il le dit lui-même et il faut en tenir compte : « Par là les gens devraient aussi comprendre combien ils ont tort quand par hasard ils font la connaissance d’un homme remarquable, mais qui ne partage pas leur façon de voir ou entendent des récits sur son compte… Parce que sa méthode ne leur plaît pas, aussitôt il faut aussi que sa façon de voir ne vaille pas grand-chose. Ce n’est pas juste ! » (p.180) De même que le sentier caché est individuel, de même l’effort de recherche doit l’être. Cela dit, il semble bien qu’audelà de la recherche les chemins convergent, qu’il s’agisse de Dieu, d’une Force surhumaine, de quoi que ce soit de supérieur à ce que nous sommes au moment du départ. Mais, la recherche du sentier caché, la rencontre avec Dieu, le dépouillement de tout le monstrueux en soi et la sublimation de la vie, la découverte de l’unité, tout cela peut être obtenu de multiples façons. Lorsque l’homme se retrouve dans « la similitude avec Dieu », lorsqu’il devient « un enfant de Dieu », n’est-il pas d’abord un individu délivré de son mental, une personne qui a retrouvé sa nudité originelle : une forme qui perçoit son origine matérielle n’est ni divine ni monstrueuse, tout simplement matérielle ? Disons que la recherche s’achève au moment où l’individu s’engage sur le sentier caché. Il ne s’agit plus alors de chercher quoi que ce soit puisqu’il ignore entièrement ce qu’il va trouver. Rechercher la paix, la sagesse ou même Dieu serait une erreur, autrement dit emporter dans ses bagages des idées qui ne peuvent qu’orienter le voyage. Le mental ne peut guider l’individu qui se retrouve sur le sentier caché, car il ne le connaît pas. Je veux bien suivre les propos de Maître Eckhart, mais à condition de mettre à la place de Dieu une force qui ne serait pas traduisible en mots ou en idées, qui ne serait pas enfermée dans une quelconque dogmatisation de la vérité. L’homme ne peut trouver qu’une similitude entre l’idée qu’il se fait de lui-même et l’idée que les mortels se font de l’immortel.
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L’expérience n’est que traduite en mots, donc isolée du vécu qui est d’abord matériel. Le moine tibétain qui médite peut devenir semblable à un Bouddha, il ne sera jamais le Bouddha qui est un être particulier, un homme de son temps, un sage qui a sa propre histoire, un enseignant qualifié aussi de « Grand médecin ». Je crois que nous pouvons placer l’homme ordinaire devant ces deux symboles de la déité, puisque le bouddhisme est aussi, à tort, considéré comme une religion. L’homme ne fait que chercher à vivre selon un idéal et peut y arriver dans le meilleur des cas en devenant un « enfant de Dieu » pour reprendre l’expression de Maître Eckhart. La mythologie montre clairement que la notion de déité dépend surtout de ceux qui veulent s’en servir et la façonnent en fonction de leurs besoins. Lorsque j’isole la déité de la monstruosité, c’est pour montrer qu’à un moment donné il peut sembler qu’une opposition s’élève entre elles. Une telle opposition n’est pas une constante et nous le comprenons bien en survolant les mythes et avant même que les philosophes ne s’en saisissent. La monstruosité doit être considérée comme une forme de déité puisqu’elle appartient en propre aux dieux de la première génération c’est-à-dire aux enfants de la Terre. Si nous envisageons une opposition entre la monstruosité et la déité, c’est uniquement parce que, préalablement, nous avons pris position en faveur de Zeus et de l’esprit, parce que nous défendons l’esprit contre la matière. C’est nous qui combattons et non Zeus. N’oublions pas que ce sont les hommes qui projettent dans le monde divin les idéaux qu’ils voudraient imposer à leurs semblables. Il n’y a donc pas de point de départ, pas plus qu’il n’y a de point d’arrivée pour manifester un chemin fut-il caché. Tout se passe dans notre tête, tout est formulé sous forme d’idées et si chemin il y a c’est seulement pour passer d’une idée à une autre. Il est alors facile de comprendre que tout dépend de nous à tout instant puisque nous sommes à l’origine de l’idée et l’accompagnons jusqu’à sa pleine mise en œuvre. Si nous
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voulons ressembler à des dieux, nous devons d’abord avoir l’idée que nous nous en faisons et nous devons être capables de saisir la différence entre eux et nous avant de décider du changement que nous voulons nous imposer. Il faut donc, si tel est notre objectif, aller plus loin que l’idée et agir en conséquence, l’idée n’est qu’un projet, une image que nous voudrions vivre, rien de plus. Nous ne sommes pas très loin de la chirurgie esthétique ! Certes, nous pouvons toujours dire que cette image est en rapport avec des images plus anciennes, peut-être même des souvenirs et par eux avec des expériences personnelles. Mais, au moment où nous construisons le nouvel idéal qu’il faudra concrétiser, nous sommes toujours dans l’idée de ce qu’il faudrait faire et non dans l’action, dans le changement. Le plus grand intérêt en ce qui concerne l’idée, c’est de nous obliger à penser non pas au résultat final, mais à la façon de l’obtenir, c’est de penser aux modalités de l’action nécessaire. Cela suffit pour nous aider à comprendre que tout se passe sur terre et que la déité dont nous imaginons la nature n’est qu’une dimension particulière de la vie sur la terre et non de la vie au ciel, considéré comme un royaume divin. Il s’agit donc, tout compte fait, de ramener les dieux sur terre et de continuer à nous comporter comme des hommes. Se changer soi-même en tant que forme n’est possible que sur le plan du paraître. Il en va de même de l’ensemble de nos comportements qui sont le produit d’une lente incubation, d’un apprentissage qui peut être imaginé sur des générations. Il ne nous est pas possible de changer la matière alors que nous pouvons en changer la forme qui la manifeste. C’est parce que nous jugeons que certains actes ou certains propos peuvent être qualifiés de monstrueux que nous voulons les changer, les faire disparaître pour les remplacer par des plus vertueux. Mais sommes-nous capables d’intervenir sur ces deux caractères lorsqu’ils appartiennent à la matière ? Nous ne pouvons agir que sur la prise de conscience que nous en avons ce qui ne permet pas de transformer notre personne en profondeur, d’agir sur l’inconscient, sur le naturel qui reviendra au galop !
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La mythologie ne nous dit-elle pas que les dieux existent et vivent chez Ouranos, en consommant du nectar et de l’ambroisie, tandis que les mortels leur envoient la seule nourriture acceptable pour de purs esprits à savoir les odeurs des sacrifices ? Si les dieux se sont battus comme des truands, c’est pour établir une différence essentielle entre la Terre, séjour des monstres, et le Ciel, séjour des Olympiens. En réalité, la Terre était le seul territoire observable, un lieu de souffrances diverses, d’inquiétudes constantes, un lieu où s’imposait la mort et les hommes ont fait eux-mêmes la distinction entre les deux catégories de dieux, considérant que ceux qui vivaient comme eux ne pouvaient être qu’inférieurs et surtout moins utiles à leur devenir. Essayer de retrouver une ambiance plus proche de la vérité peut paraître trivial, manquer de poésie, mais ne faut-il pas, de temps en temps, voir la vérité en face ? N’est-il pas particulièrement orgueilleux de notre part de vouloir ressembler à des dieux, de prétendre posséder la capacité de se changer au point de devenir ce qu’il y a de mieux en tant que manifestation de la vie ? Je ne dis pas de devenir immortel, car alors il ne s’agirait plus d’orgueil, mais simplement de folie, autrement dit d’une absence totale de raison ! Si nous gardons l’idée d’un possible progrès, d’un idéal qui pourrait apparaître comme divin, peut-être serait-il préférable de le situer dans le cadre moins évasif d’un souci d’éducation ? Lorsque nous envisageons un tel changement, nous le pensons surtout, me semble-t-il, comme un effort de perfectionnement humain. Si nous divinisons l’extrémité du parcours éducatif, c’est parce que nous avons conscience que ce parcours n’a pas de limites et que tout individu peut espérer progresser sans limites. Mais, c’est oublier que l’éducation est affaire d’hommes et que c’est l’homme qui fixe la nature de cette éducation. Si, sur un plan général, je dis qu’éduquer consiste à donner la possibilité à un individu de sortir de l’obscurité pour aller vers la lumière, vous comprenez vite que nous nous retrouvons dans la symbolique de la lumière, pour ne
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pas dire dans le mythe de la caverne de Platon. Si l’obscurité représente l’ignorance, ou la croyance se rapportant à des ombres, et si la lumière représente l’intelligence éveillée par la clarté du Soleil, nous oublions d’ajouter l’essentiel à savoir que le Soleil n’y est pour rien et que l’intelligence est un produit essentiellement matériel et humain. Notre intelligence n’est pas celle des abeilles ni celle des termites et pourtant, nous leur ressemblons souvent. Nous ressemblons aussi au ver à soie, mais nous n’avons encore jamais poussé la ressemblance jusqu’à celle du papillon. Henri Laborit a comparé l’homme au rat ce qui lui a attiré de nombreuses critiques, mais il a seulement froissé notre ego. Que penser des dauphins ? Tout cela ne nous permet pas de dire que notre intelligence est supérieure, elle est surtout différente et ce qui la rend probablement plus vulnérable ou dangereuse c’est qu’elle ne connaît pas de frein à sa boulimie de pouvoir. On comprend aisément que son objectif puisse être de ressembler à des dieux. Personnellement, je craindrais le pire si cela s’avérait possible. Je crois bien que si des hommes devenaient l’égal des dieux, ils deviendraient plus violents que Zeus et ses frères réunis, ils deviendraient plus monstrueux que les enfants de Gaia, parce qu’ils n’auraient plus d’autorités capables, ne seraitce que symboliquement, de contrôler ce que nos ancêtres appelaient modestement la démesure. Voilà bien le revers de la médaille : d’un côté la déité, de l’autre la démesure. Je crois que nos ancêtres de la Grèce ancienne avaient encore une idée des limites à ne pas dépasser, car si leurs dieux étaient des géants, des êtres doués de force et de ruse, ils savaient que tout ne pouvait pas être permis. Même les dieux pouvaient être punis et Prométhée n’est pas seul à subir la justice divine. L’homme en est arrivé à utiliser une parodie de justice que n’aurait pas supportée Ulysse en entrant chez lui à Ithaque. Les demi-dieux connaissaient leurs limites, mais ils
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connaissaient aussi le fruit de la gloire lorsqu’ils avaient combattu noblement et lorsqu’ils mouraient dignement. Mais alors quelle éducation pouvons-nous envisager ? Ce que l’homme en général ne sait pas, on ne le lui a peut-être pas dit, il ne peut pas en avoir fait l’expérience non plus, c’est que plus on s’élève de long de la colonne qui va de la terre au ciel, plus la chute devient grave si elle survient. Tous les rites initiatiques le font savoir et mettent en garde ceux qui veulent grimper en prenant des risques. Je crois que le romancier le plus instruit et qui nous fait vire une telle aventure est René Frisons Roche. La montagne n’autorise pas l’improvisation et pour être guide il ne suffit pas de l’aimer. Chaque fois que l’homme entreprend de s’élever, il doit se méfier de la cire qui maintient ses ailes et la « démangeaison des ailes », comme le dit si bien Marie-Madeleine Davy, ne suffit pas pour atteindre la sagesse des dieux. En faisant du passé un livre d’images, l’homme a oublié qu’il le portait en lui et ne pouvait pas l’effacer. Le besoin de monter est dans sa nature, mais l’intelligence ayant pris son autonomie par rapport à la matière, la chute est devenue encore plus dangereuse. En voulant ressembler à des dieux, l’homme ne doute pas de ses capacités à le faire, mais il ne se soucie pas assez des conséquences d’une transformation qui donnerait encore plus de pouvoir à l’idée au détriment de la matière. La robotisation de la vie, toujours plus perfectionnée laisse croire aux savants que les humanoïdes seront bientôt des hommes à part entière. Si tel était le cas, il ne faudrait pas s’étonner qu’un jour les robots, devenus plus intelligents que les hommes, finissent par nous enfermer à notre tour dans le Tartare pour vivre librement selon leur propre conception de la vie. Nous deviendrions alors l’équivalent des enfants de Gaia et si nos aptitudes physiques ne soutiennent pas la comparaison, force est de reconnaître que notre imagination en faveur de la destruction de nos semblables fait de nous des monstres nettement supérieurs.
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Restons donc ce que nous sommes avant tout, autrement dit un composé de meilleur et de pire. Comprenons qu’en ressentant un besoin de déité ce que nous cherchons inconsciemment c’est à devenir meilleur. Chacun de nous se trouve à un stade plus ou moins avancé entre la monstruosité et la déité et comme je l’ai fait comprendre plus avant, il faut commencer par connaître son degré de monstruosité avant de rechercher la déité ou tout simplement ce que l’on est et non ce que l’on croit être à partir les évaluations des autres. Notre besoin de perfection, lorsqu’il est un besoin très personnel, non un besoin de concurrence dans un monde conventionnel, est fort simple et ne demande pas l’impossible. Il suffit de préciser un point de départ et une première étape. Il faut ensuite savoir si nous pouvons faire ce premier voyage et il ne reste plus qu’à le commencer après avoir choisi le moyen de locomotion le mieux approprié. J’écarterai pour commencer le monde du sport. Cela ne veut pas dire qu’il soit sans intérêt. J’en ai parlé longuement dans deux essais déjà publiés Sort et spiritualité et À la conquête de soi14. Je voudrais prendre un autre chemin que je connais aussi. Lorsque j’ai ressenti le besoin d’apprendre à méditer, cela signifiait que j’avais déjà amorcé une réflexion qui diffère des réflexions habituelles. Nous savons que la méditation est une pratique qui est en rapport avec un autre monde que celui de la thérapie ou de l’hygiène par exemple et dont l’origine remonte à une sagesse ancestrale, sagesse qui existait avant l’apparition du Bouddhisme puisqu’elle n’est pas une invention du Bouddha. Personnellement, pourtant, je suis venu à la méditation après avoir pris connaissance du Bouddhisme. Ma curiosité s’est affirmée après la mort de ma mère qui avait ellemême approché cette sagesse, tout comme l’Hindouisme. Ces quelques détails suffisent pour indiquer que bien avant de projeter devant moi un idéal de vie, j’avais envie de comprendre certains écrits en les expérimentant moi-même. Comme tout 14
Ces deux ouvrages ont été publiés chez L’Harmattan en 2O12.
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enseignant, j’allais à la découverte de nouvelles techniques en m’efforçant de les situer dans leur contexte pour mieux les pratiquer avant de les faire pratiquer à d’autres. C’est d’ailleurs pourquoi je suis allé en Inde, quatre fois, et fréquenté les Indiens aussi bien dans les ashrams que dans leur vie ordinaire. J’avais suivi pendant deux ans la formation de professeur de yoga, mais c’est la rencontre d’un psychiatre bouddhiste qui devait me faire comprendre que le moment était venu de méditer autrement et c’est ainsi que j’ai commencé à apprendre à faire zazen. Automatiquement, j’ai ciblé mes lectures, j’ai voulu m’instruire et n’ayant pas le temps ou le courage d’aller méditer dans un dojo, j’ai reproduit chez moi ce que j’avais appris tout en suivant les conseils de Taisen Déshimaru que je n’avais pu rencontrer avant sa mort. Je préparais ma thèse d’État et méditais en même temps. Il serait possible de penser que le plus important restait l’acquisition d’une technique, mais comme toujours il faut tenir compte des motivations conscientes et des motivations inconscientes. Ces dernières ne deviennent compréhensibles que plus tard. S’asseoir en posture de lotus ou de héros n’est pas toujours facile, mais il est possible d’utiliser des coussins pour surélever les fesses et se retrouver dans une position assez confortable pour la tenir un moment. Aujourd’hui n’ayant pas la possibilité de rester longtemps assis, même avec des coussins, je pratique assis sur une chaise. Si le yoga diffère fondamentalement de la gymnastique acrobatique parce qu’il n’y est pas question de compétition et qu’une posture ne se prend qu’une fois dans une séance, parce que le plus important n’est pas le déplacement du corps dans l’espace, mais ce qui se passe dans le corps pendant qu’on l’immobilise, la méditation diffère encore davantage de la gymnastique par l’absence totale de mouvement. Au contraire du penseur de Rodin, tous les muscles bandés à l’extrême, l’adepte de la méditation prend une posture droite, mais relâchée en ce sens qu’aucune tension musculaire ou articulaire ne doit venir perturber la posture.
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Le docteur Schnetzler donne de nombreux conseils pour faciliter la démarche du débutant. Cela dit, la respiration reste l’élément facilitateur le plus efficace et cela je l’avais appris dans mes lectures purement historiques. Je pouvais donc suivre ses conseils éclairés par une longue pratique personnelle. Je retrouvais, dans une posture qui mettait en valeur la rectitude de la colonne vertébrale, la promenade que j’avais appris à faire avec le training autogène. En y ajoutant les exercices respiratoires, et les exercices de convergence oculaire, je commençais à ressentir une autre façon d’être qui ne me déplaisait pas. Le plus important ici est de comprendre que cette approche de la méditation avait un sens caché, du moins à ses débuts. Il importait que je médite correctement pour franchir l’étape de la découverte qui devait me permettre de commencer le voyage vers un ailleurs qui me faisait rêver. Ce que je tiens à souligner, c’est que le besoin de voyager n’était pas le fruit de mes recherches universitaires, pas davantage l’envie d’imiter un certain nombre de sages idéalisés. Il y eut en moi une force qui se fit entendre et parce que je l’ai entendue j’ai essayé de mieux l’écouter. J’en suis toujours à essayer ! Je commençais à ressentir le poids de plus en plus lourd d’une culture officielle, de discours académiques, mais je ne voulais pas rompre avec mon passé sans comprendre pourquoi j’étais attiré par d’autres sens de la vie, d’autres pratiques, d’autres idées. J’avais besoin d’explorer d’abord l’autre monde, celui que m’offrait l’Extrême Orient : l’Inde, la Chine et le Japon. En fait, comme je l’ai déjà dit, j’aimais approcher les autres mondes à l’aide de mon corps autant que de mon esprit et la méditation m’apportait une réponse qui n’était pas que livresque. Elle représentait le voyage qui correspondait le mieux à ma sensibilité, un voyage à la fois intérieur et extérieur par les précisions qu’elle apportait à mes lectures. Dans le prolongement de mes méditations, j’ai connu ce que d’autres appelleraient des révélations, en ce sens que ce que je vivais, et n’était absolument pas programmé, m’était donné à vivre sans qu’il me soit possible d’envisager la moindre origine. Il suffisait de prendre, de vivre, mais l’esprit reprend ses droits
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dès que cesse une de ces expériences et si l’on n’y prend garde on est tenté de s’enfermer dans un effort d’explication qui ne peut pas satisfaire. Un jour vient où il devient plus simple et plus agréable de vivre ce qui survient sans se poser de questions. Je ne crois pas être à la recherche de Dieu comme pouvaient l’être Saint Augustin ou Maître Eckhart, mais peutêtre que là encore il faut s’éloigner des explications intellectuelles des meilleurs pour vivre la sienne avant de la formuler. Bien entendu il est difficile d’extrapoler à partir d’un petit exemple, mais il me semble que nous passons notre vie à faire des petits voyages en souhaitant en faire un plus grand par la suite. Nous tentons de petites expériences qui nous rapprochent non du but recherché, mais du moment où nous allons pouvoir entreprendre ce que nous cherchons profondément et inconsciemment, à moins de parler d’une autre conscience : celle du corps ou plus exactement celle de la matière. Comme les sportifs, nous nous préparons pour une compétition en comprenant que le résultat n’est pas gagné d’avance. Il est permis de rêver devenir un bouddha, il n’est pas bon de le rêver longtemps. Le rêve nous conduit trop vite à la fin d’un voyage dont on ignore la véritable destination, là où nous ne pouvons pas aller sans l’avoir mérité après une ascension longue et parfois périlleuse. Il faut du temps, beaucoup de temps et seuls les magiciens peuvent nous tromper. Lorsque nous sentons le besoin d’aller dans une direction, vers un but plus ou moins perceptible, il faut se demander de quelle façon on va pouvoir se diriger vers un objectif pour lequel il est désormais interdit de rêver. À chaque pas vers un monde inconnu, fut-il juste à côté, nous avons l’impression de bondir dans l’espace, de sauter par-dessus un précipice et nous avons peur de tomber dans un gouffre béant qui ne demande qu’à nous engloutir. Parce que notre savoir est pris en défaut, nous comprenons que changer n’est pas qu’une affaire de volonté. Parce que nous ne
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connaissons pas celui qui aspire au changement, nous avons peur qu’il se trompe et nous ne le laissons pas faire. Alors, si percevoir le besoin de la déité c’est d’abord percevoir le besoin de changer, c’est aussi celui de se donner les moyens de changer et s’accorder la confiance nécessaire parce que personne, au moment d’agir, ne prendra notre place. La déité n’est pas un but lointain, n’a rien de véritablement divin. Elle manifeste simplement ce qu’il y a de plus important dans la vie, autrement dit l’élan qui nous pousse à progresser, à devenir meilleur, non pas une divinité, mais un être toujours sur le chemin du progrès. Cet élan n’est rien d’autre que la volonté de survivre qui se trouve dans la matière et qui utilise les deux forces complémentaires que sont la construction et la destruction. C’est avec elles qu’elle tente en permanence de corriger la forme qui se trouve en première ligne pour s’adapter au milieu dans lequel elle se trouve. Or, l’homme a développé l’art de transformer le milieu pour en supprimer au maximum toutes les agressions dont il était e réceptacle tout en oubliant qu’il pouvait aussi se transformer lui-même. Il a seulement oublié qu’il ne différait en rien du milieu dans lequel il était plongé. Le sens de la vie n’est pas l’obtention d’une façon d’être, mais le sentiment que nous pouvons progresser en nousmêmes et faire progresser ceux qui vivaient avec nous. Le sens de la vie est le contraire d’une satisfaction béate d’un état dans lequel on s’enliserait en se croyant chez les dieux. Cela tiendrait plus de la folie que de la sagesse. À l’opposé d’une satisfaction plus ou moins voluptueuse de ce que l’on est, à un moment donné, s’interroger sur le sens de la vie et vouloir atteindre un comportement de divinité c’est refuser de n’être qu’une machine qui se reproduit. Si l’homme peut penser, il lui reste à utiliser cette faculté pour obtenir le bonheur qui est un état de parfaite satisfaction intérieure. Mais peut-on connaître une telle satisfaction lorsque nous prenons conscience des réalités contraires à l’obtention de ce bonheur ? Nous voyons vite que le sens de la vie n’est pas qu’une simple aspiration à devenir
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meilleur, elle est aussi un combat permanent pour faire cesser tout ce qui est contraire au bonheur. Il est clair qu’il ne s’agit pas seulement de combattre les autres qui seraient responsables des malheurs de l’humanité, mais de combattre à l’intérieur de soi-même pour éliminer toutes les traces d’impureté qu’il nous importe de détruire. C’est parce que nous ne sommes pas uniquement celui que les autres ont voulu voir en nous que nous pouvons agir personnellement, encore faut-il commencer par se voir tels que nous sommes et cela ne se fait pas en un jour. Dans cette optique de lutte, nous comprenons mieux les combats d’Héraclès et nous saisissons mieux pourquoi ils ne sont pas tous centrés sur sa personne. Si Héraclès doit d’abord combattre la matière au profit de l’esprit, il doit aussi devenir un pasteur, un meneur d’âmes, autrement dit il ne combat pas pour sa satisfaction personnelle, son immortalité, mais pour faire comprendre aux autres que le changement est possible et même pour les aider à prendre le bon chemin. Par certains côtés, Jésus agit de la même façon : il montre et il aide les hommes à changer pour un état supérieur, un état qui n’engendrerait plus la moindre parcelle de monstruosité. Ce que ces deux êtres particuliers font de mieux c’est de nous enseigner le changement, de nous encourager à progresser à tendre vers l’idéal que nous avons qualifié de déité pour mieux l’isoler de l’état ordinaire qui ne cache même pas sa nature qui est la monstruosité. Peut-on associer Bouddha à Jésus ? La démarche me semble être la même. Comment ne pas voir que la mort, dans tous les cas, assure le changement ? Il ne faut pas comprendre la mythologie comme un ensemble de récits mettant en exergue la nature de héros des personnages évoqués, et de nous-mêmes si nous admettons qu’elle est un enseignement caché. Elle nous invite aussi à vivre entre nous de la meilleure façon qui soit et les tragiques l’ont bien compris en accentuant la morale dans leur formulation des mythes.
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Notre vie diffère peu de celle des héros et le sens de la vie qu’ils nous montrent, en servant de modèle, est avant tout le chemin de la perfection. En évoquant le sens de la vie, parce que nous sommes souvent persuadés qu’il en existe un, j’ai voulu dépasser la simple notion de sens qui ne veut pas dire grand-chose si on ne le rapporte pas à l’homme en soi, un homme qui doit avoir conscience de son être et de son devenir. À quoi pourrait servir notre intelligence, notre faculté de penser la vie, si elle ne conduisait pas vers une véritable domination de l’esprit sur les difficultés que la matière fait naître en nous ? Comme je l’ai dit, à quoi bon posséder une intelligence si elle ne permet pas d’abolir la monstruosité qui est en nous et que nous attribuons trop vite à la matière. En voulant corriger la matière, supprimer tout ce qu’il y a de monstrueux en elle, en réalité notre mental aussi, il ne faut pas oublier qu’elle est un composé de monstrueux et de divin et que ce composé est sa nature propre, sa force d’existence. Si notre intelligence est véritablement supérieure en tout ne devrait-elle pas transformer la matière de telle sorte qu’il ne lui soit plus possible de détruire la vie ? Nous en sommes très loin il faut bien l’admettre ! Ne faudrait-il pas rendre à la matière son immortalité plus qu’à l’esprit ? Comparée à la forme qui change plus souvent que nous le voulons, les Chinois disaient à chaque respiration, la matière ne serait-elle pas déjà immortelle ? Or la matière est justement immortelle. Elle se transforme, lentement à nos yeux peut-être, mais assez pour survivre à travers toutes les formes qui la manifestent. Comme l’atome, elle est invisible et immortelle et ses forces restent indispensables pour que nous existions. Reste une dernière question qui pourrait nous aider à mieux comprendre notre besoin de sens. Zeus est bien le maître de l’Idée et de la Ruse, sa fille Athéna le seconde utilement et elle passe son temps à aider les mortels qui lui ressemblent. Ulysse bénéficie de son aide, non parce qu’il veut rentrer chez lui, mais parce qu’il est aussi rusé qu’elle. La ruse et l’intelligence vont de pair à cette époque où
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notre morale n’existait pas encore. Or, si nous prenons en considération la chronologie d’Hésiode, la première du genre sous forme écrite, nous comprenons qu’après la castration d’Ouranos par Cronos, Éros n’apparaît plus comme indispensable, un dieu sorti du Chaos comme Gaia. D’ailleurs, pour bien établir la différence, Zeus laisse sa fille tromper son mari Héphaïstos, la belle et la bête première version, avec son fils Arès qui n’a pas grand-chose dans la cervelle dit-il luimême. Si Athéna est une guerrière intelligente, il n’en est pas de même d’Arès que son père ne supporte pas. En fait, Zeus ne supporte pas grand monde si ce n’est lui-même et sa fille. Parce qu’elle est rusée, elle finit toujours par obtenir satisfaction. Zeus, l’Idée, est un nouveau roi, il succède à Cronos qui succédait à Gaia. Cronos n’avait fait que répondre aux lamentations de sa mère et c’est Gaia qui lui avait donné l’arme indispensable. Cronos sans le vouloir avait amorcé le temps des guerres, des révoltes, des prises de pouvoir, en quelque sorte du politique. Zeus enfant passait pour l’amant de sa mère, pendant la civilisation minoenne, adulte et de retour en Grèce il n’est qu’un monarque tout puissant et ses différentes épouses ou concubines montrent qu’il utilise les femmes pour donner suite à ses projets, qu’il les fréquente non par amour, mais par intérêt. Zeus n’aime pas, mais on peut se demander si Ouranos aimait Gaia et si Cronos aimait Rhéa. L’amour serait bien une particularité de Gaia, celui d’une mère qui met au monde toutes les formes, autrement dit toutes les manifestations de la vie. Gaia donne naissance à des divinités alors que les dieux Cronos et Zeus seraient responsables de la naissance des hommes. Il est clair que nous touchons là au raisonnement des aèdes et à l’idée que l’esprit doit dominer la matière, autrement dit Gaia, la Grande Mère. Lorsque les cités commencent à s’organiser, l’esprit semble plus utile que la matière elle-même. Le seul amour dont Zeus gratifie les hommes est l’amour vulgaire, pour Platon, celui de sa fille qui passe son temps à faire l’amour et à désirer. La première Aphrodite, celle qui naît de la rencontre du sexe tranché d’Ouranos et de la mer, est un amour de première
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génération et Zeus ne peut que le combattre en même temps que les enfants de Gaia. L’amour toléré est alors celui de Pandore ! En prenant un peu de recul, nous voyons que la rivalité entre Gaia et Zeus, les autres comptent peu, se résume à penser ou à Aimer : la matière renferme l’Amour, l’esprit renferme le pouvoir de penser et de gouverner. Il y a donc là une difficulté quant au sens de la vie et le besoin d’aller vers la déité. Laquelle ? Faut-il perfectionner l’art de gouverner ou bien retrouver l’art d’Aimer ? Nous voyons clairement que pour l’esprit l’Amour peut passer pour une monstruosité, tandis que pour l’Amour l’esprit ne peut enfanter que des idées plus ou moins monstrueuses ! Comment ne pas saisir dans cette opposition une source d’indécision, une contradiction qui nous bloque dans notre élan ? Pour faire bonne mesure ou nous tromper plus encore, Zeus a trouvé le moyen de nous proposer une autre forme d’amour. En se métamorphosant en serpent, il a fait l’amour avec Perséphone, la femme de son frère tout de même, sa fille aussi, et a enfanté Zagreus. Cet enfant poursuivi par Héra, il n’est pas le seul, sera mis en pièce par les Titans et mangé cru sauf son cœur qui échappe à la vengeance de l’épouse du grand roi. Zeus ayant récupéré le cœur de son fils le fera avaler à Sémélé pour donner naissance à Dionysos. Héra, toujours elle, trompera alors Sémélé et lui fera demander à Zeus de lui apparaître dans toute sa splendeur. Il est tellement éblouissant que Sémélé est carbonisée et que Zeus est contraint de finir la croissance de son fils en le plaçant dans sa cuisse. Ce fils qui sera initié par Cybèle, qui deviendra un dieu sans avoir à vivre le parcours d’Héraclès, deviendra un immortel troublant qui engendre la folie en même temps que l’Amour, un Amour sans désir, sans recherche de plaisir. Dionysos est une divinité qui se promène dans les trois mondes : celui des dieux, celui des hommes et celui des morts. Est-ce lui qu’il faut prendre pour modèle ? Zeus ne l’a-t-il pas fait naître pour tromper les mortels et leur offrir un Amour qui
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ne peut conduire que vers la mort tout en prétendant représenter la seule immortalité possible ? En ce qui concerne la monstruosité, nous ne pouvons oublier de quoi Dionysos est capable lorsque l’on refuse de l’honorer. Lorsque Penthée, sur son conseil, vient espionner les ménades en folie et qu’il est décapité par sa mère qui le prend pour un lion, il est difficile de ne pas trouver cela monstrueux, du moins au premier degré. Nous comprenons très bien que la réalité est autre et qu’il faut tenir compte du symbole que le mythe utilise pour nous faire comprendre, par l’horreur de l’acte lui-même, qu’il s’agit d’un comportement voulu par la divinité et donc caché. Il ne suffit pas de penser que la mère a droit de vie et de mort sur son fils, il faut dépasser l’amour maternel ou filial pour saisir un autre Amour, un Amour extrême qui ne recule pas devant l’horreur et considère la mort comme secondaire. Avec Dionysos, que nous avons jugé avec notre morale en l’abandonnant à ses orgies, l’amour dépasse largement nos sentiments traditionnels et devient véritablement divin c’est-àdire hors de portée de toutes nos analyses intellectuelles. Dionysos étant le dieu des trois mondes par excellence, il nous invite à vivre un dépassement tel que nous ne pouvons pas l’imaginer. Comme Lycurgue, comme Penthée, l’homme qui a peur de Dionysos ne peut que trouver la mort dans ce qu’elle a de plus étriqué, de plus quelconque, elle ne peut pas le conduire à renaître et Dionysos est justement le dieu qui vient, qui disparaît puis revient inlassablement comme pour nous subjuguer et nous encourager à briser toutes les chaînes que notre pensée a pu forger. La mort vue, par l’esprit est inacceptable alors que vue par Gaia ou Dionysos elle est une étape vers la renaissance. N’est-ce pas Dionysos qui piège Narcisse et le fait renaître sous la forme d’une fleur ? Convenons que la mort peut difficilement passer pour une étape agréable lorsque nous faisons confiance à l’esprit, par contre ce n’est plus le cas lorsque nous retrouvons à l’égard de la matière un Amour sans désir et totalement inconscient.
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Le sens de la vie ne serait-il pas caché dans cet Amour absolu, inhumain probablement ou seulement divin ? C’est ce qu’écrivait à sa façon F. J. Alexander dans son petit livre également inspiré par les yogis : « De tous les sentiers qui mènent à Dieu, le plus court est celui de l’Amour. 15» Une dernière pensée pourrait éclairer cette réflexion et lui offrir un rebondissement. Si la méditation apprend à ne rien chercher, que ce soit sur un plan objectif ou religieux, l’expérience ne conduirait-elle pas à ne plus penser à un quelconque changement ? Quelle que soit la recherche que nous pouvons entreprendre en ce qui concerne celui que nous voudrions être, le plus important n’estil pas d’échapper à toute comparaison, à tout objectif et donc à ne plus nous préoccuper du changement ? Dans ce cas, le sentier ne conduirait nulle part, du moins vers aucun idéal. Il permettrait seulement d’être simplement celui que nous sommes, avec nos qualités et nos défauts inhérents à la matière qui nous a donné notre forme. Je dis simplement, sur le plan de l’idée, mais c’est probablement ce qu’il y a de plus difficile à vivre. Non pas devenir soi, mais être soi ! Tant que le soi est un mot, une image, un objectif, nous ne touchons pas au but, nous restons des chercheurs de sens, nous voulons détruire et construire et ne vivons que par personnage interposé. Se libérer de tout modèle, même de l’idéal que l’on voudrait être, ne plus combattre des images, être soi-même sur tous les plans, celui de l’idée et celui de l’action, n’est pas ce qu’il y a de plus difficile ? Vittoz disait « Être présent à soimême » ! Nous ne le sommes pratiquement jamais ! Être présent à soi-même ne consiste pas à faire n’importe quoi, mais à vivre pleinement ce que l’on fait ou ce que l’on pense sans avoir à conduire un fantôme par la main !
15 ALEXANDER F.J. Le Royaume Intérieur. Paris, Maisonneuve, 1948, p.56.
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L’AMOUR SOUS DES MOTS INUTILES
L’image suffit-elle pour comprendre que les mots, avec leur sagesse ou leur folie, ne peuvent pas nous aider à parler du sens à la vie ? Vouloir lui donner du sens est une résultante de notre bavardage incessant qui joue avec les mots comme si ces derniers pouvaient résoudre tous les problèmes. Les mots sont comme un costume qui nous habille, qui enferme notre forme et l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes dans une sorte de cocon invisible, mais terriblement étanche à tout ce qui ne provient pas de la pensée ! Si la vie était un mot, comment ce mot pourrait-il engendrer un sens en dehors de celui que l’homme lui a donné en le créant ? L’homme se limite bien souvent à un tissu de mots, tissu plus ou moins à la mode et qui porte en lui la racine des désirs que les autres nous inculquent. Certes, l’homme n’est pas qu’un habit de mots, mais, le plus souvent, il n’est pas grandchose d’autre. Il se connaît à travers des mots, s’évalue à partir d’eux, trouve la joie ou la tristesse dans leur évocation, reste leur esclave sans le comprendre. Il est une forme caractéristique fragilisée par son savoir ou encore un individu particulier dont les différents éléments ne peuvent être que rationnellement établis. Même lorsqu’il croit échapper à la raison en devenant l’adepte d’une religion, il est encore enchaîné à des idées et ne se connaît qu’à travers des images forgées à son intention. Tous les dieux ne sont que des idées auxquelles les hommes se sont efforcés de trouver des racines matérielles. Les mots sont utiles, je veux bien l’admettre. Ils servent à nous faire comprendre ce que les autres veulent nous faire savoir, mais ils passent rarement sous la peau et lorsque nous voulons exprimer un ressenti, il est difficile d’en user
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simplement. Ils nous apparaissent brutalement comme inaptes, incorrects, inadéquats, impropres à l’échange que nous aimerions avoir. Les mathématiques en inventant un langage particulier semblent avoir échappé à cette distanciation entre l’objet et sa représentation, mais il s’agit d’un langage d’initiés, réservé à une élite, autrement dit inutile à l’homme ordinaire. Chaque signe conventionnel a son sens caché, connu seulement par ceux qui s’en servent et les religions, comme les sciences en sont friandes. Il est permis de penser que les dessins retrouvés dans les grottes sont plus riches de sens que tous les signes que nous avons inventés depuis. Nous pourrions en dire autant des hiéroglyphes égyptiens ou de tout autre dessin pouvant servir à transmettre un message. L’artiste ne tente pas une analyse de l’objet qu’il représente, il fixe ce qu’il ressent profondément à son égard. Plus généralement, disons que l’art est un langage qui ne discrimine pas, qui n’émiette pas, qui ne fait pas exploser la manifestation de la vie, mais tente d’en redonner une impression unitaire. C’est pourquoi, je suis plutôt opposé à toute analyse de l’art. Je l’ai vécu assez longtemps au conservatoire. Ce qui était bon probablement pour devenir professionnel allait à contre courant d’un ressenti mettant directement en liaison le créateur et le mélomane. Je crois que l’on peut dire la même chose pour tous les arts. J’aime écouter de la musique avec la sensation de l’écrire moi-même. Il faut pour cela oublier totalement l’interprète et se laisser porter par les sons au point que ce sont eux qui font naître la mélodie. Je crois bien que Samson François fut le pianiste idéal pour vivre Chopin de cette façon là. Les mots ne sont-ils pas utiles essentiellement pour vivre en société, autrement dit pour fixer des règles de comportement ? Sans tomber dans la vulgarité, disons a contrario, les mots sont inutiles aux meilleurs moments de l’acte d’amour. Lorsque deux amants s’approchent de la jouissance, ils n’ont plus besoin de mots pour éprouver un plaisir qu’ils recherchent et vont partager. Je me souviens d’un film très suggestif où le silence de la chambre n’était troublé
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que par le vol d’un moustique alors que nous percevions la chaleur qui dominait la scène ! Le plaisir intense n’a que faire de mots ! N’oublions pas que l’amour est une force contenue dans la matière et que sans cette force qui s’impose à nous, l’espèce à laquelle nous appartenons n’existerait plus. Faire l’amour pour se reproduire est un besoin naturel certainement bien plus vieux que l’homme et ce dernier, en voulant dominer le monde n’a pu que tenter de le discipliner, d’en faire un acte volontaire, de lui enlever sa qualité première et de le cacher derrière un mot. C’est notre intelligence qui a plaqué sur cet acte spontané toutes les banalités que nous sommes sensés combattre aujourd’hui ! Il est évident que cela va de pair avec l’éloge de la pensée et le choix de l’ordre imposé par les idées. Si nous faisons référence à la mythologie, nous devons comprendre qu’Hésiode a choisi d’enfermer l’amour dans une conception morale et qu’il lui a enlevé sa qualité première. En oubliant la première Aphrodite, la fille de la Mer ou en lui donnant les qualités de la seconde, il ne fait qu’enfermer l’amour dans des normes qui sont le fruit d’un ordre politique et social déjà nécessaire en son temps. Il gomme la matière et fait de l’amour une force qui s’oppose à la pensée, au contrôle de soi. Nous n’avons pas cessé de poursuivre cet effort de mise en cage, de dénigrement, de dénaturation. Aujourd’hui, nous ne savons plus que les critiques que l’on formule à l’égard de l’amour ne sont que des idées. Tout ce qui est inacceptable, comme la pornographie, dérive d’un abus d’idées à propos d’un acte qui n’est surtout pas une idée lorsqu’il est vécu naturellement. C’est parce que nous avons fait de l’amour un mot, un acte soumis à la pensée, à l’image que l’on peut s’en faire, que toutes les dérives ont pu s’emparer de lui. Ce n’est pas l’acte originel qui porte en lui tout ce que nous lui refusons de façon hypocrite, c’est notre façon de penser. Il suffit de prendre le désir pour interprète. Le désir est une force d’attraction qui accompagne l’amour le plus naturellement du monde. Pour que deux êtres éprouvent le besoin de faire l’amour et de pro,créer il faut qu’une force les
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attire l’un vers l’autre et c’est cette force que nous avons détournée de sa fonction. À l’origine, on peut penser qu’il suffisait d’avoir envie de faire l’amour pour s’accoupler. Il suffisait d’être un homme et une femme, un mâle et une femelle si l’on parle au nom de l’ensemble des espèces. C’est cette force qui a été pervertie de plus en plus et je voudrais souligner que c’est notre esprit qui en est responsable. La beauté, dont parle la légende pour justifier l’enlèvement de Ganymède, n’était déjà plus en rapport avec le besoin de procréation, il faut bien l’admettre ! Comment ne pas voir qu’elle est devenue une idée qui met en lumière cette autre façon de désirer, strictement dépendante de l’esprit ? Il reste que le désir sans justification est toujours à l’origine de l’acte d’amour. Or, le désir pourrait bien être le premier Éros, né de Chaos et c’est justement lui qui disparaît après la castration d’Ouranos. Si l’amour doit être caché, comme le montre Homère dans l’Iliade, c’est bien parce que déjà il n’est plus de l’amour, mais de la ruse et qu’il est utilisé à d’autres fins que sa fin naturelle. Or, l’Aphrodite sensuelle, ne l’oublions pas, est une force engendrée par Zeus pour détourner les hommes de l’immortalité. Elle correspond bien au domaine des idées et n’a plus rien d’originel en matière d’amour. Elle manifeste l’amour tel que Zeus veut qu’il soit compris et pratiqué. Disons que nous sommes toujours prisonniers de cette soif de pouvoir de l’idée sur la matière. Le comble c’est que ce type d’amour le piège lui-même et que son épouse Héra n’aura pas de difficultés à le tromper, d’autant qu’elle a pris soin de demander à Aphrodite sa ceinture magique qui enlève toute forme de sagesse. Le roi des idées est pris à son propre piège et il ne sert à rien de cacher cette union faussement amoureuse pour voir que l’idée ne contrôle pas tout ou que l’amour perverti est devenu plus fort que l’idée qui lui a donné naissance. En quittant la matière au profit de l’idée, en oubliant l’objet et en préférant le mot qui le remplace, nous avons pu imaginer différentes sortes d’amour comme Platon le suggère. En fait la mythologie le suggérait bien avant. Toutes les
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conceptions de l’amour qui sont nées dans le cadre symbolique du règne de Zeus font de l’amour la conséquence d’un projet, disons qu’il n’est plus une cause ! L’homme n’est plus commandé par l’amour, c’est lui qui le gouverne ! En démultipliant le mot à l’aide d’images suggestives, nous avons appris à considérer l’amour comme une prise de décision et nous ne sommes pas très éloignés du comportement de Zeus qui va jusqu’à violer sa fille parce qu’il le faut pour engendre un dieu particulier ! Où pourrait bien être l’amour originel dans un tel acte ? S’il reste une trace visible d’un élan vers la procréation, d’un amour sans justification, sans espoir de résultat, le plus souvent sans attente du plaisir, c’est bien dans l’amour d’une mère pour son enfant. Or, si nous revenons encore vers la légende, nous pouvons parler du refus d’Héra qui aurait jeté son fils de l’Olympe parce qu’il boitait et qu’elle avait honte de le montrer aux autres divinités. Au premier degré, un tel acte met en lumière une absence d’amour maternel. Mais dans sa dimension symbolique, ce n’est peut-être pas le cas. Ou bien elle veut cacher la punition qui lui est imposée au moment où elle voulait enfanter seule pour montrer à Zeus qu’il n’était pas seul à agir de la sorte. Elle échoue et c’est d’elle qu’elle aurait honte, s’empressant d’en supprimer la cause. Mais elle ne le jette pas sans intention ! Elle le jette dans l’Océan où son amie Téthys le recueille pour l’éduquer pendant neuf ans, faire de lui un orfèvre, effacer ce qu’il y avait de monstrueux en lui. Les légendes nous invitent à nuancer nos conclusions et surtout à nous méfier des idées que colportent les mots. Gardons en mémoire que l’amour d’une mère est un amour sans contrepartie, sans marchandage, juste un don de soi. Nous pouvons même envisager que l’amour de la mère soit la suite naturelle du désir de procréation ! C’est un amour que ne peuvent avoir Cronos ou Zeus lorsqu’ils redonnent vie à leurs enfants.
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Je veux bien que l’on puisse aimer des idées, mais je ne peux pas mettre, sur le même plan, deux façons d’aimer totalement distinctes. C’est parce que nous avons isolé l’acte du plaisir qui l’accompagne que nous avons pu distinguer différentes façons d’aimer, sans pouvoir leur donner des noms différents. C’est le plaisir qui a perverti le désir ou qui a fait naître, dans l’esprit des humains, un ensemble de comportements possibles auxquels il était séduisant de garder le mot générique d’amour. En confondant le désir et le plaisir, nous commettons une erreur fondamentale. Nous avons fait du plaisir l’objectif essentiel de l’amour et nous avons complètement oublié qu’il n’était qu’un effet secondaire auquel nous avions donné trop d’importance. Le plaisir a fini par cacher la reproduction ! Prenons d’autres images. Je crois bien que l’homme qui parle en travaillant est un homme qui n’aime pas ce qu’il fait, qui se donne une musique de mots pour oublier qu’il travaille. Nous observons le contraire dans une salle de concert lorsque le silence est total et laisse les sons ravir les auditeurs. La différence s’impose avec les salles où le bruit remplace la musique et où la transe collective est due essentiellement au rythme et à l’absence de mélodie. Dans l’écoute musicale, une écoute qui n’attend pas la performance ou l’évaluation de l’interprétation, dans laquelle le corps s’abandonne, à l’inverse total du Penseur de Rodin, les sons pénètrent directement chacune de nos cellules et je défie nos savants de me montrer qu’elles ne prennent pas du plaisir. En opposant ces deux comportements, je veux juste indiquer que pour revenir à un ravissement quelconque il faut d’abord retrouver le silence. L’homme ne peut pas aimer son travail parce qu’il le faut, cela n’aurait aucun sens. De même un mélomane ne peut aimer la musique qu’il écoute en la disséquant, en l’étudiant, en tenant compte de toutes les histoires que l’on raconte à son sujet. La vraie musique n’a que faire d’un discours, elle parle elle-même et directement à celui qui l’écoute. Dire que Beethoven était sourd à la fin de sa vie ne change rien à mon écoute de ses dernières créations.
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Les mots ne sont plus des sons depuis longtemps. Le son parle à l’intelligence du cœur, les mots ne parlent qu’à notre intelligence, à notre cerveau gauche si l’on préfère ! C’est peutêtre pourquoi nous n’avons plus beaucoup de poètes aujourd’hui pour nous faire voyager à l’aide de nos sentiments. Les mots du poète ne sont pas les mots du langage ordinaire, leurs agencements créent une musique que les mots eux-mêmes ne possèdent pas. Les aèdes qui récitaient des vers, avant qu’ils ne bénéficient de l’écriture, avec une lyre pour les scander et leur donner plus de force de pénétration étaient les précurseurs d’une philosophie qui s’émancipera de la musique ! Le vrai poète diffère de l’homme de science. Le premier nous fait rêver, le second nous impose le fruit de ses expériences de laboratoire. Le premier se situe dans l’affectif, le second dans le rationnel. Si sa poésie atteint le sublime, alors elle nous ravit ! Lorsque je dis qu’il faut quitter son costume de mots, je parle des mots qui remplacent des actes ou les précèdent. Mais les mots de tous les jours et les mots des poètes sont les mêmes ! La différence porte surtout sur la façon de s’en servir. Dans un cas ils servent à remplacer un objet ou un acte utile, à les situer dans le temps, à leur donner du sens, dans l’autre cas, ils servent à faire sortir du monde des obligations, à faire voyager et surtout à permettre ce retour sur soi-même que nous nous autorisons rarement. Ils nous font sortir d’un espace et d’un temps ordinaires. Autant dire que nous retrouvons l’instant qui précède la dualité jour et nuit, mortel et immortel ! Plus que les savants, les poètes nous montrent à leur façon un sentier caché sur lequel nous aimerions marcher plus souvent, un sentier qui conduit à l’unité, au Tout et finalement au Rien. En rappelant que les amants ne parlent plus lorsqu’ils s’approchent du moment où ils échangeront le plus grand des plaisirs, j’ai voulu montrer que l’amour ne saurait être contenu dans un mot. L’amour est probablement le mot le plus imprécis de tous, celui qui est le plus éloigné de la réalité qu’il représente. Vouloir le définir est tout aussi trompeur et nous pouvons disserter des heures sans éprouver le moindre frisson
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d’amour, sans même faire référence à une expérience sensible. Platon est certainement le premier philosophe à disserter sur l’amour, et porte en grande partie la responsabilité d’avoir éveillé en nous des amours qui n’ont plus la matière pour origine, mais notre imagination débordante. Avec l’idée, tous les amours sont possibles et restent surtout sous contrôle. Nous ne faisons plus l’amour, nous pensons l’amour ! L’acte d’amour est certainement l’acte le plus originel, le plus naturel, le plus ancien de tous. Il est aussi celui qui montre le mieux que nous sommes toujours de la matière, une matière qui éprouve le besoin de retrouver l’unité perdue. L’acte d’amour, lorsqu’il est vécu spontanément, naturellement, est l’acte qui nous fait connaître l’unité au moment ou le désir, qui est encore dans la division, disparaît pour laisser la place au plaisir des sens. Alors que les mots divisent, ou dispersent pour mieux expliquer, l’amour n’a plus rien à justifier lorsqu’il arrive à son terme. Il n’y a plus toi et moi, il n’y a même plus nous, il n’y a rien d’autre qu’une extase simultanée dans le meilleur des cas. Dans l’extase qui représente le meilleur de l’amour, l’instant où tout disparaît pour ne laisser percevoir que l’émotion qui vient de nous ravir, il n’est plus possible de penser, de dire, de remplacer par un mot un vécu qui s’impose dans un silence intérieur intraduisible. Les mots ne viendront que plus tard, après ! Ils tenteront de retrouver l’instant sans jamais y parvenir entièrement. L’individu qui connaît pareille extase et n’éprouve aucun besoin de l’échanger avec des mots, se souviendra longtemps de son expérience. Il ne lui sera jamais possible de l’exprimer avec toute sa charge émotionnelle. Il ne lui sera jamais possible de la retrouver telle qu’il l’a vécue ! Mais alors ! Les mots qui servent en principe à tout définir ne montrent-ils pas leur limite ? Cette limite n’est-elle pas le fruit des hommes qui ont inventé les mots pour pouvoir communiquer ? Ils ont communiqué la vie de tous les jours, ils n’ont pas traduit, ou si peu souvent, le moment où la vie devient
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expérience personnelle. Si le vécu est alors totalement étranger à tout ce qui doit être connu de tous, comment ne pas éprouver de la difficulté à mettre des mots derrière des impressions intenses, mais immédiatement stoppées par un retour à la vie normale ? L’acte en lui-même reste inobservable et la mythologie nous le fait savoir. Nous éprouvons à son égard de la gêne pour en parler et nous avons fini par le rendre amoral. L’érotisme a perdu sa signification première, mythique, et, quel que soit l’Éros envisagé, aucun des deux ne peut se reconnaître dans une commercialisation du sexe qui nie le retour à l’unité. Je crois bien que la seule véritable interprétation d’un tel vécu se limite à la sensation de ne plus être dans le même monde, de ne plus être dans un espace et un temps ordinaire, un espace et un temps qui s’évaluent ! L’individu a la sensation que tout a changé. Il perçoit le monde autrement, il vit dans le monde autrement ! Il n’est plus le même ! Aucune information habituelle ne lui parvient, et pourtant il vit intensément tout ce qui se passe. Il est tellement absorbé par ce qu’il vit qu’il ne cherche plus à tout traduire en mots pour essayer de comprendre. Il n’y a plus en lui ce dédoublement de la personne qui expérimente d’une part et s’efforce d’analyser ce qu’elle vit d’autre part. Tout est devenu simultané : il voit et fait en même temps ! Il ne pense plus comme il en a l’habitude, il agit sans réagir, il sent qu’il existe sans avoir à se projeter sur un écran afin de s’observer. Il est cet écran. Il voit et se voit simultanément ou du moins se perçoit dans un tout qui ne cesse de vivre intensément. Je crois bien que la jouissance représente le moment où l’individu découvre le changement dont je parlais plus avant. Elle lui enlève les notions de temps et d’espace qui lui interdisaient de changer de monde, d’atteindre l’inconnu et de s’y trouver pleinement heureux. En qualifiant la jouissance amoureuse de petite mort, l’homme a rendu merveilleusement par un couple de mots cette sensation éphémère. Nous retrouvons alors cette équivalence entre l’amour et la mort qui pourrait bien nous aider à mieux la comprendre et à revenir intellectuellement sur nos angoisses.
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Lorsque nous vivons des instants pareils, des instants privés de mots, où les mots sont inutiles et ne peuvent pas trouver de place, nous découvrons subitement que dans ce monde nouveau pour nous, inconnu, merveilleux, l’essentiel n’est pas de parler de quoi que ce soit, mais de vivre l’instant. En fait nous ne décidons plus rien, nous ne choisissons plus rien, nous nous laissons faire autant que nous faisons. Nous baignons dans le monde du vécu et non de l’idée du vécu ! Je crois que là réside la différence, la surprise et le regret qui suit l’aventure. Il me semble que les aèdes antiques ont essayé de traduire de tels instants et de les rendre intelligibles en les formulant avec des images et des symboles. Ils ne cherchaient pas à imposer un vocabulaire particulier, ils voulaient laisser une trace affective au-delà des mots qu’ils utilisaient, du moins des images qui accompagnaient leur enseignement Les premiers hommes ont peint leurs impressions sur les murs des cavernes en les symbolisant, les aèdes ont inventé les dieux pour impressionner leurs auditoires, mais aussi pour traduire ce qu’ils savaient, ce qu’ils avaient vécu. Depuis, nous avons pris de plus en plus de recul par rapport à l’expérience personnelle et même nous l’avons finalement jugée négligeable. Les hommes ont inventé des costumes de mots et nous les avons endossés ? Je dis souvent que l’homme a disparu au bénéfice du citoyen ! Ce n’est plus la même personne ! Les légendes et l’histoire nous montrent que cela fait plus de trois mille ans que cela dure ! Je voudrais parler aussi du regard. Les yeux parlent peut-être plus que notre bouche. De plus, ils offrent à celui qui les regarde une profondeur inhabituelle. Ils permettent un voyage silencieux dans un monde inconnu, celui que la personne ne connaît pas elle-même. C’est pourquoi les yeux sont aussi des portes qui se ferment lorsqu’ils sentent qu’un intrus veut pénétrer dans ce monde réservé. Lorsque deux êtres se laissent pénétrer mutuellement, nous pouvons dire qu’ils font l’amour. Ils unissent leur moi profond, se donnent simultanément et peuvent ressentir un sentiment qui leur fait
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dire qu’ils s’aiment ou se sont aimés. J’ai connu ce sentiment qui n’avait pas pour origine un besoin de procréation. Il n’avait pas non plus pour origine un quelconque désir porté par un attrait physique. Il ne s’est jamais traduit par une bonne entente comme l’aurait dit Hésiode. Au début de la rencontre, il y avait un jeu et ce jeu imposait que l’on se regarde dans les yeux tout en reproduisant les mouvements de l’autre. Sur la musique de Pachelbel, son célèbre canon, les regards se sont pénétrés, les mouvements sont devenus de la danse, l’unité s’est imposée d’elle-même sans avoir été souhaitée, sans être désirée, sans être pensée. Je peux dire que ce jour-là j’ai découvert que l’amour pouvait exister autrement. Alors, par rapport au sens de la vie ? Peut-on vraiment parler d’un sens de la vie ? La monstruosité et la déité sont des mots avec lesquels l’homme s’est habillé jadis et s’habille encore de nos jours. Changer de costume ne le changera pas profondément et il est à craindre qu’il ne vivra jamais l’idéal qu’il brandit depuis des millénaires. Je ne fais pas de différence entre le mot écrit et le mot parlé : ce sont toujours des mots. Mais je suis devenu conscient qu’il faudrait dépasser les uns et les autres pour commencer à découvrir que la vie n’est pas un costume plus ou moins bien ajusté. J’en arrive à sentir que la vie ne dépend pas de notre intelligence et que cette dernière ne peut pas lui donner de sens. Si notre volonté s’efforce de justifier le contraire, c’est parce que l’homme en soi, l’être fait de matière et dont l’essentiel est enfoui sous les mots réclame une remise de peine. Il voudrait sortir du cocon et laisser son être vivre sa vie sans avoir à l’expliquer ou la contrôler en dehors de tout ce qui est du domaine sociopolitique ou économique. Il veut plus de liberté ou moins d’asservissement. Pourquoi faudrait-il attendre la fin de la vie pour commencer à s’éveiller à ce qui est la vraie vie, celle qui n’est pas dictée par des mots ?
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En allant plus loin, je dirai que la vie ne peut avoir de sens que pour celui qui se laisse prendre au jeu de la dualité. Depuis que l’homme s’est mis à la recherche d’une vérité, il n’a jamais cessé de morceler la vie pour essayer de mieux la dénicher. Mais, ce faisant, il a fini par vivre en étant morcelé lui-même. Si je voulais le dire avec une image, je dirai qu’il passe son temps à rassembler les morceaux d’un puzzle et n’y arrive qu’en mourant ou en cessant de vouloir être ce qu’il n’aura jamais été. En fait, ce n’est pas Cronos qui est à l’origine de la division et qui porte la responsabilité de nos malheurs. C’est Gaia, la Terre, à partir du moment où elle a engendré Ouranos. C’est elle qui a créé la dualité, mâle et femelle, obscurité et lumière, mort et immortalité ainsi que tant d’autres choses. Mais, c’est avec notre esprit que nous avons émietté l’unité originelle, espérant trouver dans l’analyse et la synthèse le pourquoi de la vie. La dualité n’est que le fruit de notre intelligence conceptuelle. Cette vision de poète pour expliquer la naissance des premiers dieux est déjà une interprétation de la vie due à son mental ! La mort est le moment où nos analyses ne peuvent plus nous guider dans cette recherche et nous découvrons alors que nos savoirs n’avaient d’importance que dans un monde fabriqué, un monde de raison et peut-être aussi de folie. C’est au moment de la mort que nous découvrons qu’il est préférable de ne rien chercher. Car chercher c’est utiliser des moyens purement intellectuels pour tenter de comprendre une vérité qui ne le deviendra qu’avec des mots. Au moment de la mort, nous retrouvons l’unité de la matière avant qu’elle ne se divise en deux pour engendrer des manifestations de sa puissance, mais aussi toutes les comparaisons qui donneront à leur tour des choix de vie. En restant dans la légende, ne peut-on pas dire que la matière, en voulant se reproduire, soit à l’origine de la dualité et de tout ce qui en découle, en premier la recherche du pouvoir de l’une sur l’autre ? Si nous parlons de sens de la vie, c’est bien dans un contexte de pouvoir, pouvoir à l’échelle des idées, mais
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aussi pouvoir de l’homme sur l’homme sans oublier le pouvoir d’une divinité sur une autre puisqu’elles dépendent des hommes ! En revenant à l’acte d’amour, nous comprenons mieux que le plaisir ait pu piéger le désir, mais le désir qui était une particularité de la matière était déjà en soi un piège et nous continuons à en être prisonniers. Toutes les légendes, tout l’effort d’Hésiode pour concevoir un tout organisé, font l’éloge du piège dans lequel nous nous débattons. Faut-il ajouter que lorsqu’un sage nous invite à retrouver notre soi, il nous trompe sans le savoir ? Il oppose le soi et tout ce qui n’est pas lui, ce qui nous éloigne de la seule attitude qui mériterait notre attention, à savoir ne rien chercher. Il nous éloigne de l’unité véritable : celle qui ne distingue pas le soi du reste du monde. J’entends déjà la critique ! Cela conduirait à faire n’importe quoi, à oublier nos fameux péchés capitaux ! Ne sontils pas le fruit de notre raison, de notre volonté de tout savoir et de choisir volontairement en refusant à la matière ses propres choix. Certes, nous avons tellement appris à vivre à partir de nos idées qu’il me semble difficile de vivre autrement ! Il fallait que notre mental soit surveillé, contrôlé et les religions ont essayé d’y parvenir de même que toutes les morales, mais sans jamais permettre de revenir à l’origine du mal ! Pourtant, la méditation, la véritable, pas celle des commerçants de techniques ou des marchands de sommeil, peut nous aider à rebrousser chemin vers l’unité. Pendant l’instant où nous ne cherchons plus, où nous nous mettons à l’abri des idées, aussi bien celles qui proviennent de notre raison que celles qui proviennent de notre matière manifestée par notre forme, nous pouvons percevoir que la vie existe en dehors d’un éclatement que nous lui avons imposé. J’aimerais renvoyer à l’expérience de la méditation zen et à celle de Jacques Brosse16. 16 BROSSE J. Satori. Dix ans d’expérience avec un maître zen. Paris, A. Michel, 1984.
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La méditation est le contraire d’un mot. Elle est un acte simple, la prise d’une posture dans laquelle on oublie le soi et surtout son mental. En ne cherchant plus rien à l’aide de son cerveau, en ne voulant plus chercher à comprendre ce que notre mental ne pourra jamais expliquer, en demeurant dans une paix totale, on peut sortir du cocon qu’il a tissé jour après jour. Nous avons tellement l’habitude de chercher que ne plus rien chercher nous endort. Mais, si au lieu de dormir nous restons éveillés, alors nous pouvons espérer traverser l’obscurité qu’a fait naître le morcellement de la vie. Prenons encore du recul. Dire que la vie peut avoir un sens, c’est admettre que l’homme peut agir sur la vie, décider de sa trajectoire. Ne serions-nous pas prétentieux ? Notre petite vie n’est pas la vie en général et il ne faudrait pas les confondre. Nous n’aurons toujours qu’une image réduite de la vie et vouloir lui imposer un sens relève de notre inconscience ou de notre volonté de pouvoir. Imaginer un sens, c’est imaginer une trajectoire, un déplacement d’un point vers un autre, si possible d’un point bas vers un point haut, disons du pire vers le meilleur ! Cela suffit pour nous montrer que nous ne pouvons pas imaginer un sens quelconque sans donner à la vie au moins deux états distincts, ces deux états étant évalués par la raison ou les croyances de sorte qu’il est alors possible d’associer au sens la notion de progrès. Je crois bien que l’homme est hanté par l’idée de progrès ! En observant tout ce qui se passe dans le monde n’estil pas possible d’écrire comme sur les bulletins scolaires : « Peut mieux faire » ! Il est évident que c’est parce qu’il a morcelé la vie que l’homme peut envisager de lui donner un sens. Il est tout aussi évident que tous les hommes ensemble ne seront pas d’accord sur le sens qu’il faut lui donner ! Allons encore plus loin. L’homme passe sa vie à aller d’un point à un autre, concrètement ou même spirituellement. Sauf la nuit, lorsqu’il dort profondément, il passe son temps à émettre des idées ou à produire des actions qui en entraîneront d’autres en cascade. Sa
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vie est pleine de projets, d’observations, d’analyses et de critiques et il arrive à la fin de son existence comme s’il n’avait jamais cessé d’avancer, mais sait-il véritablement vers quoi ? Qu’il se trouve hésitant, ne serait-ce qu’un instant, entre deux idées, entre deux projets, entre deux actions ou réactions, il est comme perdu, il s’angoisse, il est comme un lion en cage. Dès lors qu’il ne progresse plus vers un but quelconque, qu’il ne donne plus de sens à sa modeste vie, il est désemparé, inquiet, a l’impression de se débattre dans une sorte de néant qui l’engloutit. Or c’est à ce moment-là qu’il pourrait commencer à comprendre que la vie n’a pas de sens, que c’est lui qui s’efforce de lui en trouver un. Lorsqu’il n’en a plus à lui imposer, il a la sensation de ne plus exister. Il a tant vécu dans la division ou la multiplication qu’il ne sait plus que l’unité n’est pas le résultat d’une addition. Les deux extrémités de son voyage semblent devenir des murs infranchissables, des portes comme celle de l’Enfer, il a peur d’être bientôt écrasé s’il ne sort pas de ce piège infernal. Pourtant il touche presque au but ! Il suffirait qu’il réduise l’espace entre les deux rives pour commencer à sentir renaître en lui l’unité que sa raison a fait éclater en mille parcelles. Il retrouverait la paix dans le même temps et n’aurait plus cette angoisse existentielle qui n’est que le résultat d’une recherche impossible, toujours inachevée. Si les deux rives n’en font plus qu’une, si le point d’arrivée et le point de départ se confondent, alors il n’y a plus deux mondes dont il faudrait choisir le meilleur, mais un seul monde dans lequel tout et rien se confondent et dans lequel on vit. En diminuant progressivement l’espace entre deux états ou deux fausses réalités, disons deux rêves, l’individu peut découvrir qu’il s’est trompé et qu’il s’est angoissé pour rien. Le plus souvent on passe de la situation où l’on se sent oppressé entre deux mondes à celle où ces deux mondes ont disparu de façon plutôt brutale, spontanée, inattendue, involontaire. Disons que nous recevons un tel cadeau lorsque nous arrivons à oublier les deux mondes isolés et le voyage entre les deux.
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C’est ce qui se passe dans l’extase, ou l’enstase dont parle Mircea Eliade. L’homme retrouve son unité et celle du monde dans lequel il se situe. L’expérience montre alors que la vie ne disparaît pas pour autant, mais qu’elle se présente différemment, sans qu’aucune comparaison ne soit possible. Dans l’instant, aucune comparaison n’est recherchée par un esprit qui ne fonctionne plus comme avant. Ce qui est remarquable c’est qu’il n’est d’ailleurs plus dérangé par l’avant et l’après, qu’il vit tout simplement. Alors, cessons de vouloir donner du sens à la vie ! Mais alors, que devient l’homme qui cesse de voyager dans sa tête ? Si les deux mondes qu’il imaginait n’existent plus, il n’existe plus lui aussi ! Il se trouve plongé dans l’unité, le tout, peut-être le rien ! Il ne peut connaître cet état nouveau pour lui qu’en vivant cette expérience, mais il ne le connaîtra durablement qu’avec la mort. Pour le moment, il sait que cet état n’est pas une chimère puisqu’il l’aura vécu. Revenu à l’ordinaire, au statut d’objet observable, il retrouvera deux états entre lesquels il pourra voyager, mais ce ne sera plus pour monter vers un ciel qui restera à jamais inaccessible puisqu’il n’existe que sous la forme d’un lieu idéalisé par notre folle sagesse ! Vous comprendrez que si j’ai insisté sur l’acte d’amour, c’est bien parce que le rapprochement de deux êtres qui désirent s’unir spontanément permet, lui aussi, d’aller vers l’unité. Ils la trouvent dans l’extase amoureuse qui correspond à l’oubli de deux individualités. Or, en dehors d’un tel bonheur, il ne peut exister que la guerre !
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TABLE DES MATIÈRES
POURQUOI ? .................................................................... 5 ÊTRE ET PENSER .......................................................... 21 LA FORME ET LA MATIÈRE ...................................... 49 LA DÉITÉ ....................................................................... 69 LA MONSTRUOSITÉ .................................................... 87 UN ALLER SIMPLE ..................................................... 107 LA MANIFESTATION DE LA VIE ............................ 125 LE BESOIN DE DÉITÉ ................................................ 145 IL FAUT DU TEMPS .................................................... 169 SE COMPORTER AUTREMENT ................................ 185 LE SENTIER CACHÉ ................................................... 203 AU-DELÀ DE LA DÉITÉ............................................. 219 L’AMOUR SOUS DES MOTS INUTILES ................. 241 BIBLIOGRAPHIE ......................................................... 257
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L’histoire aux éditions L’Harmattan Dernières parutions
Mais comment en est-on arrivé là ? La terre de 4 000 à 4,5 milliards d’années
Rouffet Michel
De l’Ancien Testament aux derniers calculs pour déterminer l’âge de la Terre, les chiffres varient considérablement : 4 000 ans, 75 000 ans, 4,5 milliards d’années... L’auteur raconte et démontre non seulement comment l’estimation de l’âge de notre planète a évolué au cours des siècles, mais également comment des points de vue si divergents peuvent converger et se retrouver complémentaires. Avec lui, nous découvrons que science et religion ne sont pas forcément aussi opposées que l’on pourrait le croire. (Coll. Acteurs de la Science, 23.50 euros, 236 p.) ISBN : 978-2-343-10343-3, ISBN EBOOK : 978-2-14-002270-8 Archéologie de la pensée sexiste L’Antiquité
Labrecque Georges
Les œuvres de l’Antiquité révèlent à la fois le mépris et l’éloge adressés à la femme dans des domaines fort différents (théologie, morale, littérature, droit, philosophie, etc.), qui se sont développés dans diverses régions du monde. L’humanité a ainsi hérité d’une multitude de manuscrits très riches, encore qu’ils soient presque tous rédigés par des hommes bien souvent sexistes avant la lettre. Cet ouvrage propose une relecture des œuvres principales de l’Antiquité et montre que les préjudices et les maux subis par les femmes en ce début du XXIe siècle plongent leurs racines dans un passé très lointain. (37.50 euros, 368 p.) ISBN : 978-2-343-10502-4, ISBN EBOOK : 978-2-14-002249-4 Histoire des Huns
Daniarov Kalibek
L’Histoire des Huns dresse un tableau saisissant de l’histoire de ce peuple mystérieux, les Huns, depuis leur apparition à la chute de leur empire, survenue après la guerre menée par Attila en Europe (453 apr. J-C). Chercheur kazakh de renom, l’auteur présente ici une nouvelle analyse et synthèse de la culture hunnique. Il s’appuie sur des sources rares et inédites qui le conduisent à affirmer notamment que les Huns étaient des ancêtres probables du peuple kazakh. (25.00 euros, 276 p.) ISBN : 978-2-343-09492-2, ISBN EBOOK : 978-2-14-001332-4
1789 : les colonies ont la parole Anthologie Tome 1 : Colonies ; Gens de couleur Tome 2 : Traite ; Esclavage
Biondi Carminella Avec la collaboration de Roger Little
Cette anthologie regroupe tous les écrits et les discours de l’année 1789 au sujet des colonies, des gens de couleur (tome 1), de la traite et de l’esclavage (tome 2). Voici un ensemble de controverses passionnées et passionnantes de l’époque où aucun Noir n’est admis (comme à la Conférence de Berlin, un siècle plus tard). ((Tome 1 – Coll. Autrement Mêmes, 25.50 euros, 218 p.) ISBN : 978-2-343-09854-8, ISBN EBOOK : 978-2-14-001623-3 (Tome 2 – Coll. Autrement Mêmes, 23.00 euros, 280 p.) ISBN : 978-2-343-09855-5, ISBN EBOOK : 978-2-14-001622-6 Antiquité, Art et Politique
Sous la direction de Bouineau Jacques
Le lien entre ces différentes contributions se trouve dans l’utilisation de l’œuvre d’art comme vecteur politique, l’Antiquité sert de fil directeur et de multiples domaines artistiques sont concernés. Les domaines couverts sont les mondes anciens, l’Antiquité classique, le monde musulman, le monde slave et la culture européenne de l’époque moderne et contemporaine. (Coll. Méditerranées, 33.00 euros, 318 p., Illustré en noir et blanc) ISBN : 978-2-343-09346-8, ISBN EBOOK : 978-2-14-001407-9 L’espace dans l’Antiquité
Sous la direction de Patrick Voisin et Marielle de Béchillon
L’espace est un thème permanent de la littérature antique, d’Homère au Ve siècle ap. J.-C. Il s’impose comme une préoccupation partagée, de l’habitant le plus humble à l’intellectuel le plus illustre. Les écrits antiques s’intéressent aux expériences et aux représentations de l’espace et nous invitent à un voyage au sein des mentalités antiques : c’est d’une ouverture de nature anthropologique dont il sera question, l’espace révélant également les valeurs, le mode de vie, les croyances ou les besoins de ces différentes civilisations. (Coll. Kubaba, 38.00 euros, 378 p.) ISBN : 978-2-343-05822-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-37353-9 Héphaïstos le Dieu boiteux
Andrieu Gilbert
Presque toutes les mythologies possèdent un dieu boiteux, souvent forgeron : le cas d’Héphaïstos n’est pas unique et doit correspondre à un signe particulier qu’il faut trouver. Pourquoi ce dieu est-il si différent des autres et que représente cette singularité ? La singularité de cette divinité, qui semble à la fois immortelle et cependant particulière au point d’être presque rejetée, interroge. Homère nous en donne une image assez réductrice qu’il faut dépasser si l’on veut comprendre ce que les aèdes cachaient derrière leurs légendes. (17.00 euros, 170 p.) ISBN : 978-2-343-05974-7, ISBN EBOOK : 978-2-336-37490-1
Pourquoi ? Les Lumières à l’origine de l’Holocauste
Valdman Edouard
Et si la grande tentation pour les Juifs était d’oublier leur identité ? Et si l’assimilation faisait le lit de l’antisémitisme ? Et si la laïcité exacerbait les antagonismes religieux ? Et si les origines de l’Holocauste étaient à chercher aussi du côté des Lumières ? La réflexion de l’auteur, loin des préjugés bien pensants, est une contribution essentielle dans un contexte de résurgence de l’antisémitisme en Europe et dans le monde. (10.50 euros, 78 p.) ISBN : 978-2-343-04928-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-36942-6 Les tondues Un carnaval moche
Brossat Alain – Préface de Geneviève Fraisse
La tonte de milliers de femmes soupçonnées de «collaboration horizontale» avec l’ennemi est un phénomène qui a longtemps filé entre les doigts des historiens professionnels. Partant de cet embarras, l’auteur tente de saisir ces violences comme un phénomène «total» dont chaque facette ne s’éclaire qu’au prix de la mobilisation des savoirs et d’hypothèses infiniment variées. Le développement tardif, mais désormais bien ancré, en France, des études de genre souligne l’intérêt de la réédition de ce livre paru la première fois en 1992. (Téraèdre, Coll. [Ré]édition, 36.00 euros, 348 p.) ISBN : 978-2-36085-060-0, ISBN EBOOK : 978-2-336-37022-4 Un « malgré-nous » dans l’engrenage nazi Les sacrifiés de l’Histoire
Cantinho Pereira Pedro
Ce livre constitue un humble hommage aux Alsaciens et Mosellans incorporés de force dans les armées allemandes lors de la Seconde Guerre mondiale et qui vivent dans l’ambiguïté de leur destin. Dans ce cataclysme, les agresseurs ont souvent été victimes de leurs propres actes. En racontant l’histoire vraie de Paul Freundlich, jeune Alsacien dont la vie a été bouleversée par la Seconde Guerre mondiale, le narrateur revient sur son propre passé. (Coll. Mémoires du XXe siècle, série Seconde Guerre mondiale, 21.50 euros, 216 p.) ISBN : 978-2-343-05059-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-36992-1 troupes (Les) coloniales d’Ancien Régime Fidelitate per Mare et Terras
Lesueur Boris – Préface de Michel Vergé-Franceschi
«Le désavantage des colonies qui perdent la liberté de commerce est visiblement compensé par la protection de la Métropole qui les défend par ses armes ou les maintient par ses lois». Cette phrase de Montesquieu résume les liens compliqués entre une métropole et ses colonies sous l’Ancien Régime. La prospérité apportée par les colonies devait être souvent défendue avec acharnement. Des compagnies détachées aux régiments coloniaux, l’aventure des soldats au temps de la NouvelleFrance et des Iles demeure singulière et mal connue. (SPM, Coll. Kronos, 45.00 euros, 534 p.) ISBN : 978-2-917232-28-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-36549-7
Les âges de l’humanité Essai sur l’histoire du monde et la fin des temps
Bolton Robert
Comment, quand et pourquoi le monde a-t-il commencé ? Et quand toucherat-il à son terme ? Les deux mille dernières années sont analysées en termes de cosmologie traditionnelle, à l’aide de la science des nombres afin de permettre le calcul de la position de notre époque dans l’ère à laquelle elle appartient. L’auteur arrive à la conclusion qu’il y a de fortes probabilités pour que son terme coïncide avec la fin des temps. (Coll. Théôria, 28.00 euros, 272 p.) ISBN : 978-2-343-03921-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-36288-5 divination (La) dans la Rome antique Études lexicales
François Guillaumont et Sophie Roesch (éds.)
Les Romains vivaient dans un monde peuplé de signes de la volonté des dieux. Savoir lire ces signes, par le biais de la divination, permettait aux hommes de s’assurer le succès de leurs entreprises. L’objet de ce recueil est de compléter par une approche lexicale les nombreuses publications déjà consacrées à ce domaine de la religion antique, afin de mieux définir les croyances et les pratiques divinatoires des Romains. (Coll. Kubaba, 15.50 euros, 150 p.) ISBN : 978-2-343-04273-2, ISBN EBOOK : 978-2-336-36431-5 droit (Le) des Noirs en France au temps de l’esclavage Textes choisis et commentés
Boulle Pierre H., Peabody Sue
En France entre le XVIe siècle et le XIXe siècle, la vision de l’individu doté d’une liberté formelle fut confrontée à l’existence de l’esclavage aux colonies, en particulier lorsqu’à partir de 1716 une exception au principe du sol libre fut octroyée aux planteurs qui souhaitaient amener en métropole leurs esclaves domestiques. Tout un appareil juridique dut être créé pour accommoder cette exception. Le présent ouvrage cherche à illustrer les différentes étapes que prit cette recherche d’un équilibre entre liberté et esclavage. (Coll. Autrement Mêmes, 29.00 euros, 291 p.) ISBN : 978-2-343-04823-9, ISBN EBOOK : 978-2-336-36295-3 disparition (La) du Dieu dans la Bible et les mythes hittites Essai anthropologique
Nutkowicz Hélène, Mazoyer Michel
Drames et tragédies se succèdent qui voient les destructions de la nature, de l’homme et du cosmos dans les royaumes tant hatti que judéen, témoins de la rupture entre le monde terrestre et le monde divin. Quelles explications les peuples touchés par ces situations de crises apportent-ils ? Quels sont les points partagés et les divergences développées par ces deux peuples ? (Coll. Kubaba, série Antiquité, 22.00 euros, 214 p.) ISBN : 978-2-343-04876-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-36434-6
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Le sens de la vie
De la monstruosité à la déité Les mythes sont aussi un regard sur l’histoire des hommes. Ce n’est pas brutalement qu’ils ont éprouvé le besoin de transcender leur vie. En rejetant la monstruosité au bénéfice de la déité, les aèdes antiques ont amorcé la recherche d’une surhumanité. Ils ont commencé un voyage qui ne finira probablement jamais ! En donnant trop d’importance aux idées, n’ont-ils pas choisi un douloureux cheminement ? Enfermé dans ses pensées, l’homme peut-il faire confiance à son intelligence pour donner du sens à sa vie tout en négligeant la matière sans laquelle il n’existerait pas ? Les mots ne le trompent-ils pas ? Gilbert Andrieu, professeur des Universités à la retraite, ne cesse de poursuivre ses recherches sur la mythologie grecque. La raison l’a conduit jusqu’à la soutenance d’une thèse d’État, les légendes lui confirment le sens de la vie qu’il a découvert dans ses propres expériences et dans le quotidien qu’il retrouve avec amour.
Illustration : Le temple d’Apollon. Kourion, Chypre. ISBN : 978-2-343-12351-6
27,50 e