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French Pages 142 [140] Year 2020
Le progrès est le propre de l’homme
Le progrès est le propre de l’homme Le regard de Victor Hugo
PIERRE JOUVENCEL ET FABIEN DWORCZAK
17, avenue du Hoggar – P.A. de Courtabœuf BP 112, 91944 Les Ulis Cedex A
Composition et mise en pages : Patrick Leleux PAO Imprimé en France ISBN (papier) : 978-2-7598-2420-5 ISBN (ebook) : 978-2-7598-2466-3
Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinés à une utilisation collective », et d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute repré sentation intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du code pénal. © EDP Sciences, 2020
« Toute la ruse des bonnes consciences revient à donner au pauvre comme une gracieuseté ce qui lui est dû comme un droit. » Vladimir Jankélévitch
SOMMAIRE
Présentation....................................................................................
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Partie 1 « Ego Hugo, moi Hugo » 1. L’art et la science ..................................................................... 17 L’art pour l’art et l’art engagé ...................................................... 17 Relativité de la science et immuabilité de l’art ............................... 21 2. Le progrès de l’homme par l’avancement des esprits ................... 25 L’instruction pour tous ................................................................ 25 Un nouveau contrat social ........................................................... 29 La République et la Démocratie .................................................... 34 3. Pour les États-Unis d’Europe ...................................................... 39 C’est le désir de paix qui nous guide ............................................. 39 Pour une politique au service des progrès humains ......................... 41 4. Pas de progrès sans foi ............................................................. 45 Religion et religions ................................................................... 45 Religions et sciences................................................................... 50
Partie 2 « Prenez-moi dans vos mains et je serai un levier » 5. L’art vaut de l’or........................................................................ 55 6. Le progrès n’est pas un but mais un mouvement ......................... 59 L’homme asservi par la technique ou la technique au service de l’homme ................................................................ 59 Croître ou décroître .................................................................... 63 7. Pensée plurielle ou pensée uniforme ......................................... 67 L’identité culturelle en question ? ................................................. 67 Internet et la culture pour tous : espoir ou enfer ........................... 71 Démocratisation culturelle ou culture pour chacun .......................... 78 Le spectacle vivant comme acte de résistance................................. 82 7
SOMMAIRE
8. La nature en danger................................................................... 93 9. Citoyen du monde : espoir ou réalité.......................................... 81 Le règne de l’État-nation ............................................................. 81 L’agonie des utopies ................................................................... 109 10. Le vingt-et-unième siècle sera mystique ou ne sera pas ............ 111 Science et mysticisme : le jeu du chat et de la souris ..................... 111 Raison, religions et technologie ................................................... 117 11. Lutter contre l’ignorance : le premier des devoirs....................... 121 Ôter au corps et donner à l’âme.................................................... 121 Une République sans démocratie .................................................. 123 Conclusion Victor Hugo un philosophe d’avenir ?................................................. 129
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Note au lecteur..............................................................................
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Bibliographie ................................................................................
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LE PROGRÈS EST LE PROPRE DE L’HOMME
PRÉSENTATION
Les journalistes et les spectateurs qui viennent voir mon spectacle « Victor Hugo Un géant dans un siècle » me demandent souvent : pourquoi Hugo ? Et la réponse s’impose pour moi comme une évidence. Parce que Hugo ! et non pas « Victor Hugo hélas » comme l’a exprimé avec regret et un brin de mépris un André Gide représentatif de l’intelligentsia française de ce début du vingtième siècle qui voulait en finir avec ce qu’on appelait alors les « vieilles barbes ». L’Homme-siècle par excellence, comme l’a décrit Michel Winnock dans son ouvrage « Le Monde selon Victor Hugo » fut à la fois un artiste de génie, un acteur politique majeur de la vie politique française du dix-neuvième siècle mais aussi un penseur qui a éclairé son temps et dont les rayons gardent aujourd’hui encore une magnifique intensité. Tout dans le génie a sa raison d’être écrit Hugo dans son « William Shakespeare ». Tout dans Hugo respire le génie, pourrait-on ajouter. Que ce soit dans la poésie, le théâtre, le roman, les essais, la peinture, le mouvement des idées, l’évolution du monde, le progrès scientifique, il a marqué son temps en apposant sa griffe. Il n’y a guère que dans la musique qu’il s’est sans doute moins épanoui, encore qu’il ait écrit de très belles pages sur Beethoven, ce sourd qui entendait l’infini, 9
Présentation
un livret d’opéra « La Esmeralda » et qu’il garda toute sa vie, de sa rencontre avec Paganini, une immense admiration. Il fut en outre durablement l’ami de Liszt. Comme tout génie, Hugo fut précurseur. Lui qui admirait les héros politiques et les génies intellectuels fut sans aucun doute, les deux à la fois et c’est ce qui fait qu’aujourd’hui encore il nous parle, pour peu que l’on prenne le temps de l’écouter en sortant des sentiers battus. Il fut précurseur au théâtre, et personne n’oublie ce 25 février 1830 où les grisâtres académiques durent supporter la nouvelle vague romantique venue soutenir bruyamment son héros dans les travées surchauffées du « Théâtre français » pour la première d’« Hernani ». Il fut précurseur en poésie et même Baudelaire, qui ne fut pourtant pas toujours tendre avec lui, dut se rendre à l’évidence : Quand on se figure ce qu’était la poésie française avant qu’il apparût… il est impossible de ne pas le considérer comme un de ces esprits rares et providentiels qui opèrent, dans l’ordre littéraire, le salut de tous. Celui qui a « disloqué ce grand niais d’alexandrin » comme il l’écrira dans « Les Contemplations » fut là aussi un chef de guerre et chacun, quels que soient les ressentiments qu’il peut entretenir à son égard, est bien forcé de reconnaître que si Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Mallarmé ont apporté des frissons nouveaux, ils n’auraient sans Hugo, tout simplement pas existés. D’où la déférence de Verlaine à son égard, malgré son retentissant : O sublime et doux roublard et l’aveu de Valéry considérant qu’Hugo avait acquis par son travail inlassable une manière singulière de penser que des critiques superficiels ont jugée comme ils pouvaient. Il fut aussi précurseur en tant que romancier, en s’engageant dès ses premiers romans, dans des œuvres où l’actualité politique et sociale, la misère ouvrière et le petit peuple étaient les héros. Contrairement à ses contemporains, Balzac entre autres, Hugo dépeint le peuple plutôt que la bourgeoisie. « Han d’Islande », « Notre Dame de Paris » ou bien sûr « Les Misérables » en sont des exemples éclatants. 10
LE PROGRÈS EST LE PROPRE DE L’HOMME
Présentation
Dans le domaine des idées, il aura embrassé tous les courants politiques, mais servi les mêmes causes, expliquant que l’opinion d’un homme peut changer honorablement, pourvu que sa conscience ne change pas. Progressif ou rétrograde, le mouvement est essentiellement vital, humain, social. C’est ainsi qu’il combattra toute sa vie pour l’abolition de la peine de mort quelle que soit la place qu’il occupât sur l’échiquier politique et qu’il s’élèvera plus généralement contre toutes les répressions : en 1848 contre l’intervention sanguinaire de Cavaignac, en 1851 pour dénoncer avec vigueur et au péril de sa vie, le coup d’État de LouisNapoléon Bonaparte ou en 1879 et 1880 pour réclamer l’amnistie complète des communards. Ce combat pour les libertés individuelles et publiques est symbolique de sa volonté de fer lorsque la cause est juste. Il écrit dans « L’Année Terrible » en 1872 : « Car le péril croissant n’est pour l’âme autre chose Qu’une raison de croître en courage, et la cause S’embellit et le droit s’affermit, en souffrant, Et l’on semble plus juste alors qu’on est plus grand. » Il combattra avec la même force et une foi inébranlable pour l’égalité à partir de 1849 et son fameux « Discours sur la Misère », mais aussi par ses discours et ses interventions pour l’instruction gratuite et obligatoire, pour l’égalité entre les hommes et les femmes. Il écrira à ce sujet : Il est douloureux de le dire, dans la civilisation actuelle, il y a une esclave… il y a un être, un être sacré qui nous a formés de sa chair, vivifiés de son sang, nourris de son lait, remplis de son cœur, illuminés de son âme, et cet être souffre, et cet être saigne, pleure, languit, tremble… Avant peu, n’en doutons pas, justice sera rendue et justice sera faite. L’Homme à lui seul n’est pas l’Homme. Il se fera enfin le chantre de la fraternité qu’il considère comme un principe absolu en lançant au Congrès de la paix, l’idée des États-Unis 11
Présentation
d’Europe ou en synthétisant sa conception des Droits de l’Homme le 17 juillet 1851, devant l’Assemblée législative : « C’est après les siècles de l’esclavage, du servage, de la théocratie, de la féodalité, de l’inquisition, du despotisme sous tous les noms, du supplice humain sous toutes les formes, la proclamation auguste des Droits de l’Homme. » Ce Républicain tardif finira Républicain déterminé car il aura compris les colères du peuple pour lesquelles il n’aura de cesse de réclamer les droits à la vie matérielle et intellectuelle. Mais ce qui sous-tend, et tout particulièrement à partir de l’exil, la pensée hugolienne, c’est bien la foi dans l’idée de progrès. Il y voit l’enjeu majeur du dix-neuvième siècle : Notre siècle s’appelle le siècle du progrès. Et ce progrès est multiforme. Hugo croit au progrès qu’il soit scientifique et technique, mais aussi au progrès moral, individuel et collectif. Dans « William Shakespeare », « Les travailleurs de la mer » ou « Les Misérables », le progrès est envisagé dans ses aspects techniques et pratiques mais aussi bien sûr, car Hugo sans cela ne serait pas Hugo, il ne peut y avoir pour lui de progrès matériel sans progrès social et moral et sans rapprochement avec l’art puisque l’art constitue avec la science les deux roues du progrès. Hugo donne déjà à entendre ce qui n’existe pas encore et ces « Entretiens » avec Victor Hugo sont l’occasion par l’entremise du théâtre1 mais aussi grâce aux technologies du vingt-et-unième siècle de prolonger cette pensée dont les racines sont ancrées dans le dixneuvième mais qui ne demande qu’à prendre son envol. Marcher, courir, voler, planer, c’est la loi universelle écrit-il dans « William Shakespeare. »
1. Compagnie Elégie.
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LE PROGRÈS EST LE PROPRE DE L’HOMME
Clodelle © Claudine barat
Présentation
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Présentation
Avec le recul que procure l’histoire, qu’en est-il aujourd’hui du « progrès hugolien » ? Les superstitions, la lâcheté, la foi en Dieu et la foi en l’homme, l’art pour l’art et l’art engagé, les religions, les utopies, le progrès technologique et le progrès social, autant de questions que se posait Hugo en homme de son temps et auxquelles, je vais tenter, en rentrant dans son personnage, comme je le fais au théâtre, d’apporter des réponses pour les femmes et les hommes d’aujourd’hui. Scannez et découvrez ! Les vidéos de la Compagnie Elégie
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LE PROGRÈS EST LE PROPRE DE L’HOMME
Partie
1
« Ego Hugo, moi Hugo » Le dix-neuvième
1 L’art et la science
L’ART POUR L’ART ET L’ART ENGAGÉ Le monde de l’art en général vous a toujours intéressé. Mais ce terme « l’art » est inséparable chez vous de la notion de progrès. Vous avez écrit dans votre « William Shakespeare » « l’art pour l’art peut être beau mais l’art pour le progrès est plus beau encore. » Vous vous différenciez en cela de vos amis tels que Théophile Gautier sur ce sujet. Pouvez-vous nous éclairer sur cette différence que vous faites entre l’art au service du beau et l’art au service du vrai ?
Dès 1835, dans la préface de « Mademoiselle de Maupin », son roman épistolaire, Gautier va proclamer le caractère inutile et indépendant de l’art. En somme, pour ce cher Théophile, tout ce qui n’est pas beau n’est pas de l’art et cela va inspirer tout le courant parnassien et Baudelaire qui se fera le chantre de la modernité et de la beauté dans la laideur ou dans le mal. Lorsque je reçois les « Fleurs du Mal », je lui 17
Partie 1. « Ego Hugo, moi Hugo »
écris d’ailleurs que l’art est comme l’azur, c’est le champ infini. Je suis donc convaincu de cela. Oui le Beau est vrai de droit. En revanche, ce qui me différencie notamment sur ce plan de ces chères âmes, c’est que je suis convaincu que l’art est avant tout émotion et si l’art émeut, il a alors une puissance civilisatrice. J’ai écrit et j’affirme que l’art, à la seule condition d’être fidèle à sa loi, le Beau, civilise les hommes, par sa puissance propre, même sans intention, même contre son intention. Je suis convaincu et je m’en suis expliqué que l’idéal correspond à l’idée et la beauté à la forme et que l’œuvre d’art qui civilise par sa puissance propre, participe ainsi à une action indépendante au besoin de la volonté de celui qui la reçoit. La vertu de l’art rayonne au-delà même de celui qui la crée. La Fontaine qui était chacun le sait immoral, a civilisé, Aristophane inique et cynique, a civilisé. Le beau, comme le bien, fait partie de l’immense vision de l’idéal, qui rayonne au-dessus de l’homme. Ce qui me différencie encore plus fondamentalement de Gautier et de ses disciples, c’est que pour moi l’art pour le progrès est plus beau encore que l’art pris dans sa seule acception de beauté. À quoi servirait un génie s’il n’était pas fait pour l’homme ? Je suis évidemment convaincu que l’utile non seulement ne déforme pas le beau, mais que bien au contraire, il le grandit. J’ai écrit à Baudelaire, que oui l’art c’est l’azur mais c’est l’azur qui rejaillit sur les hommes et qu’un service de plus, c’est une beauté de plus. Vous savez que j’ai une tendresse particulière pour Eschyle, qui est pour moi le poète des poètes. Et bien que dit Eschyle ? Il dit ceci : Dès l’origine, le poète illustre a servi les hommes. Orphée a enseigné l’horreur du meurtre, Musée les oracles et la médecine, Hésiode l’agriculture et ce divin Homère, l’héroïsme. Et moi, après Homère j’ai chanté Patrocle et Teucer au cœur de lion afin que chaque citoyen tâche de ressembler aux grands hommes. Toute l’histoire des hommes, depuis l’antiquité, constate la collaboration de l’art au progrès. Cela est un fait. Alors quoi ? Devrionsnous désormais fermer les yeux ? Point du tout. Je crois bien au 18
LE PROGRÈS EST LE PROPRE DE L’HOMME
L’art et la science
contraire, que l’horizon étant plus vaste depuis 1789, l’art a plus à faire. Il est plus que jamais nécessaire de montrer aux hommes l’idéal, ce miroir où est la face de Dieu. Peut-on dire de vous que vous êtes un homme révolté ?
Je suis un homme engagé et je crois que le monde est partagé en deux visions possibles. Il y a le bien et il y a le mal. Je suis donc et je serai toute ma vie du côté des bons, des vrais, des justes. Mon rôle est d’éclairer l’avenir, précipice pour les uns, délivrance pour les autres. Aller, éveiller, hâter, parler, marcher, courir, penser, vouloir. Cela vaut la peine d’être poète, ne pensez-vous pas? Les colères, quand elles sont justes sont bonnes. Pour vous, l’artiste doit donc être aussi un combattant ?
Un jour « une plume fort autorisée » a écrit : le plus grand service que puissent nous rendre les poètes, c’est de n’être bons à rien. Nous ne leur demandons pas autre chose. Quand l’aplomb d’un idiot arrive à ces proportions, il mérite enregistrement. À l’inverse de cette imbécilité, citons Agrippa d’Aubigné : « Pro populo poeta ». C’est pour le peuple qu’est le poète. Le poète, donc l’artiste, ne peut être autre chose qu’un nourrisseur d’âme. C’est la gloire du poète de mettre un mauvais oreiller au lit de pourpre des bourreaux. Il fait à chaque instant fonction de philosophe. Vous notez que rien dans cela n’est l’art pour l’art. Parce qu’il a pris fait et cause pour Prométhée, l’homme progrès crucifié sur le Caucase par la force et rongé vivant par la haine, Eschyle n’est point rapetissé ; parce qu’il a desserré les ligatures de l’idolâtrie, parce qu’il a dégagé la pensée humaine des bandelettes des religions nouées sur elle, Lucrèce n’est point diminué. Le beau n’est pas dégradé pour avoir servi à la liberté et à l’amélioration des multitudes humaines. 19
Partie 1. « Ego Hugo, moi Hugo »
Pour répondre directement à votre question, je répondrai que oui l’artiste en général et le poète en particulier est un combattant qui doit dénoncer les injustices de ce monde. Ainsi pour vous, le poète, l’artiste se doit d’être engagé dans son temps et dans son époque afin de dénoncer les injustices et de montrer aux hommes les voies du progrès, mais quel lien faitesvous entre la science et l’art dans cette marche pour le progrès, qu’il soit technologique ou social ?
Pour moi, l’art constitue avec la science, les deux roues du progrès. Prenons si vous le voulez bien la poésie. Eh bien, comme la science, elle a une racine abstraite ; la science sort de là chef-d’œuvre de métal, de bois, de feu et d’air, machine, navire, locomotive, aéroscaphe ; la poésie sort de là chef-d’œuvre de chair et d’os, « Illiade », « Cantique des cantiques », « Romancero », « Divine comédie », « Macbeth ». À la base de la pensée de l’homme il y a le mot Nombre. Il signifie harmonie aussi bien que mathématique. Le nombre se révèle à l’art par le rythme qui est le battement du cœur de l’infini. Sans le nombre, pas de science, sans le nombre, pas de poésie. Mais comme je l’ai écrit dans mon poème « À propos d’Horace » paru dans « Les Contemplations » : « Un jour quand l’homme sera sage, Lorsqu’on n’instruira plus les oiseaux par la cage, Quand les sociétés difformes sentiront Dans l’enfant mieux compris se redresser leur front, Que, des libres essors ayant sondé les règles, On connaitra la loi de croissance des aigles Et que le plein midi rayonnera pour tous, Savoir étant sublime, apprendre sera doux. »
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L’art et la science
Apprendre c’est le salut, lire c’est se nourrir. De là l’importance de l’école, mais encore faut-il que cet enseignement, contrairement à ce que j’ai pu vivre dans ma jeunesse et que je traduis dans ce poème, ne soit pas donné par des maîtres ignorants, mauvais et méchants, pédants et bornés mais par des êtres emplis de bienveillance et de loyauté tant il est vrai que l’aube vient en chantant, et non pas en grondant. Le progrès ne peut exister que par l’avancement des esprits et il n’y a point de salut hors de là. Il faut remettre de l’idéal dans l’âme humaine et prendre cet idéal où il est : dans Eschyle, dans Isaïe, dans Juvénal, dans Alighieri, dans Shakespeare. Versons tous les esprits depuis Esope jusqu’à Molière, toutes les intelligences depuis Platon jusqu’à Newton, toutes les encyclopédies depuis Aristote jusqu’à Voltaire. De la sorte, en guérissant la maladie momentanée, vous établirez à jamais la santé de l’esprit humain. L’idéal est générateur de l’art, le progrès est moteur de la science. Idéal, progrès, art, science sont les points cardinaux permettant à l’humanité d’atteindre la lumière.
RELATIVITÉ DE LA SCIENCE ET IMMUABILITÉ DE L’ART Nous avons bien entendu la complémentarité qu’il y a dans votre esprit entre l’art et la science, mais pensez-vous qu’ils progressent de concert et qu’ils doivent être analysés sur un même plan?
Il y a, savez-vous, une différence fondamentale entre l’art et la science, une différence irrémédiable amenant à la complémentarité et en aucun cas à la similitude. La beauté de l’art n’est pas susceptible de perfectionnement. Un chef-d’œuvre existe une fois pour toutes. Vous n’irez jamais plus haut que Dante, jamais plus haut qu’Homère. 21
Partie 1. « Ego Hugo, moi Hugo »
Le progrès, moteur de la science est en déplacement perpétuel. L’idéal, générateur de l’art est immuable. Ses créations demeurent. Un savant fait oublier un savant ; un poète ne fait pas oublier un poète. Le relatif est dans la science ; le définitif est dans l’art. Une fois l’absolu atteint, tout est dit. Cela ne se dépasse pas. Dans l’artiste, il y a de l’infini et c’est l’infini qui donne au génie sa grandeur irréductible. Et cette quantité d’infini, qui est dans l’art, est extérieure au progrès. Elle ne dépend pas de lui. Elle est aussi pure, aussi complète, aussi sidérale, aussi divine en pleine barbarie qu’en pleine civilisation. Avec la science, c’est le relatif qui gouverne. Les choses ont été chefsd’œuvre et ne le sont plus. La science est complètement en mouvement. Ce que l’on acceptait hier est remis à la meule aujourd’hui. La science fait des découvertes, l’art fait des œuvres. La science va sans cesse se raturant elle-même. Elle cherche le mouvement perpétuel. Elle l’a trouvé ; c’est elle-même. L’art n’est sujet ni à diminution, ni à grossissement. La science quant à elle, est l’asymptote de la vérité. Elle approche sans cesse et ne touche jamais. Pascal savant est dépassé, Pascal écrivain ne l’est pas. Tout est là. La science est relative, l’art est définitif. Mais dans le monde qui se construit chaque jour, de quoi avons-nous le plus besoin ? D’idéal, générateur de l’art et de son caractère définitif ou de progrès, moteur d’une science en perpétuel mouvement ?
Une seule phrase pourrait résumer ma pensée sur ce sujet et cette phrase la voici : c’est par le réel qu’on vit ; c’est par l’idéal qu’on existe. Les animaux vivent, l’homme existe. Exister, c’est comprendre, c’est sourire du présent, c’est regarder l’avenir par-dessus la muraille. Exister, c’est conscience. Et je crois que l’âme humaine, a plus besoin encore d’idéal que de réel. 22
LE PROGRÈS EST LE PROPRE DE L’HOMME
L’art et la science
Au fond quel est le but ? faire le peuple ! Et à qui sont les génies s’ils ne sont au peuple ? Ceci posé, je suis convaincu bien sûr que la technique améliore les conditions de vie. J’ai consacré tout un chapitre des Misérables intitulé « Histoire d’un progrès dans les verroteries noires » dans lequel je raconte comment Monsieur Madeleine fait sa fortune et celle de Montreuil-sur-Mer grâce à une invention technique qui diminue le coût de la matière première dans la fabrication des verroteries noires et des bracelets qui leur sont destinées. Pour moi le mot progrès doit être entendu dans le sens des progrès agissant de concert pour le bien-être des peuples et cela nécessite bien entendu la complémentarité des différents progrès. La technique améliore les conditions de vie, et l’invention de Monsieur Madeleine est bénéfique à la fois pour la main-d’œuvre, puisqu’en abaissant les coûts de la matière première, elle permet d’augmenter les salaires ; pour le consommateur, elle permet de bénéficier de produits de meilleure qualité, et enfin le manufacturier s’y retrouve lui aussi, puisqu’en baissant ses prix, il augmente ses ventes et voit croître ses bénéfices. Mais ce progrès technique est indissociable d’un progrès social et dans « Les Misérables », vous constaterez que les bénéfices obtenus par Monsieur Madeleine sont réinvestis dans le développement du pays, dans la dotation de l’hôpital et la construction de deux écoles. Parce que pour moi il n’y a pas de progrès des techniques qui ne soit possible, sans que son corollaire, le progrès social n’avance d’un même pas. Et tout cela ne peut passer que par l’instruction gratuite et obligatoire. J’ai écrit et j’affirme avec toujours autant de force et de conviction : le progrès de l’homme par l’avancement des esprits ; point de salut hors de là.
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2 Le progrès de l’homme par l’avancement des esprits
L’INSTRUCTION POUR TOUS Il ne peut donc y avoir pour vous de progrès matériel et social sans progrès moral. Il s’agit d’un thème que vous avez développé dès 1850 lors de la discussion sur le projet de loi sur l’Enseignement. Vous y avez tenu des propos particulièrement forts. Expliquez-nous les raisons pour laquelle vous faites de cette question de l’Enseignement gratuit et obligatoire un Absolu incontournable et qui ne souffre aucune discussion ?
Afin de bien comprendre mon intervention le 15 janvier 1850 devant l’Assemblée dans la discussion du projet de loi sur l’Enseignement, il faut commencer par un rappel historique. Le 30 octobre 1849, un remaniement ministériel est opéré, qui amène aux responsabilités des hommes qui ne sont guidés que par 25
Partie 1. « Ego Hugo, moi Hugo »
une seule ambition : l’épuration ! La révolution de 1848 a, comme vous le savez, amené l’émergence de la Seconde République, mais l’insurrection ouvrière du mois de juin 1848, a entrainé un sérieux coup de barre réactionnaire, qui a redonné des couleurs aux catholiques et donc à l’Église. Or, des hommes, fidèles aux idées de 1848 restent bien présents dans la population et notamment parmi les fonctionnaires, avec une belle proportion d’instituteurs. Aussi, dans les derniers jours de 1849, près de 20 000 instituteurs sont réprimandés, suspendus ou révoqués sur ordre des préfets. Le pouvoir remplace par des hommes à lui, dans l’ensemble des corps de fonctionnaires, administration, enseignement, magistrature, tous ceux qui de près ou de loin, rappellent les journées de 1848. Le pouvoir veut tourner la page. L’Église va profiter de ce moment pour revendiquer l’indépendance totale des écoles privées catholiques par rapport aux programmes de l’État, mais aussi, ce qui est encore plus grave, le contrôle clérical de l’enseignement donné dans les écoles publiques. Le comte Alfred de Falloux, ministre de l’instruction publique et des cultes jusqu’à la fin octobre 1849, va mettre en chantier une nouvelle loi, avec la mise en place d’une commission spéciale, dans laquelle on ne trouvera aucun républicain, mais des ecclésiastiques comme Monseigneur Dupanloup et Monseigneur Sibour et des leaders du parti clérical comme Montalembert. Même ceux qui, comme Thiers, ne croient guère en Dieu, souhaitent le retour du clergé dans l’éducation, pour mettre de l’ordre dans la société. Falloux quant à lui pense que le premier devoir du prêtre consiste à enseigner aux pauvres, la résignation. Vous le voyez, le débat ne porte point sur la pédagogie mais bien sur la volonté d’un retour à l’ordre, afin de créer les conditions d’une contre-révolution. Pour ma part, vous le savez, je suis profondément croyant, et en tant que croyant, je reste donc un fervent défenseur de la liberté de l’enseignement et du pluralisme scolaire. Mais je considère 26
LE PROGRÈS EST LE PROPRE DE L’HOMME
Le progrès de l’homme par l’avancement des esprits
comme étant indispensable, qu’il existe, à côté des réseaux d’éducation contrôlés par l’Église, un vaste secteur public, sans aucun contrôle clérical et qui soit ouvert sans restriction aux progrès des sciences et des technologies avec un enseignement des idées ouvert et pluraliste. Voilà où nous en sommes le 15 janvier 1850 au moment où s’ouvre la discussion et je suis résolu à en découdre. J’interviens après l’évêque de Langres et suis déterminé. « L’idéal de cette question de l’enseignement : le voici : l’instruction gratuite et obligatoire. Obligatoire au premier degré, gratuite à tous les degrés. L’instruction primaire obligatoire, c’est le droit de l’enfant qui, ne vous trompez pas est plus sacré encore que le droit du père et qui se confond avec le droit de l’État. » Je suis convaincu, et je réponds donc à votre question, qu’il faut une séparation la plus stricte et la plus absolue entre l’Église et l’État pour permettre l’émergence des idées de progrès car seul l’État peut être le garant du pluralisme idéologique. La grande mission du ministère de l’instruction publique consiste avant tout à relever l’esprit de l’homme, le tourner vers la conscience, le beau, le juste, le désintéressé et le grand. Cela signifie pour vous que seul l’enseignement permet de faire accéder le peuple au progrès moral ?
Au fur et à mesure de mon avancée en âge s’est révélé à moi comme une évidence que l’homme nait innocent. Les maux qui corrompent l’âme humaine s’appellent ignorance et circonstances. Tous les hommes sont la même argile. Même ombre avant, même chair pendant, même cendre après. Mais l’ignorance mêlée à la pâte humaine, la noircit. J’ai écrit « La Légende des siècles » parce que j’ai voulu écrire l’Évangile terrestre du progrès. J’ai voulu montrer l’homme montant des ténèbres à l’idéal, l’éclosion lente et suprême de la liberté. 27
Partie 1. « Ego Hugo, moi Hugo »
Le progrès est une progression dans l’espace, le progrès moral fait coïncider l’être avec son devenir. L’essence du progrès c’est le mouvement. Il faut donc marcher, s’instruire, comprendre, découvrir des théories inconnues, ne se donner aucune limite pour atteindre la lumière. J’ai écrit dans « La Fin de Satan » que l’ange liberté plane en l’azur spacieux… d’une aile que le vent même ne peut courber. Cela est d’autant plus nécessaire et je dirai même vital que le monde dans lequel nous vivons n’est que superstition, lâcheté, surdité, cécité, imbécilité. C’est bien parce que j’ai conscience que la société est au bord de l’abîme que nous avons l’impérieux besoin de faire lever toutes les têtes vers le ciel, de diriger toutes les âmes, de tourner toutes les attentes vers une vie ultérieure où justice sera faite, où justice sera rendue car oui, la loi du monde moral, c’est l’équité. Ce qui allège le labeur, ce qui sanctifie le travail, ce qui rend l’homme fort, bon, sage, patient, bienveillant, juste, à la fois humble et grand, digne de l’intelligence, digne de la liberté, c’est d’avoir devant soi la perpétuelle vision d’un monde meilleur rayonnant à travers les ténèbres de cette vie. J’ai toujours voulu, je veux aujourd’hui ce monde meilleur, et ce monde meilleur ne peut venir que par l’instruction des masses, non par une éducation confisquée par un parti ou un clan, mais par une éducation donnée avec la volonté de faire rayonner l’intelligence nationale. Comme on allume des réverbères tous les soirs, il faut allumer des flambeaux pour les esprits.
UN NOUVEAU CONTRAT SOCIAL Vous avez évoqué un certain nombre de maux qui frappent la société du dix-neuvième siècle, mais toute pensée sur la société sous-tend une certaine vision de la cohésion sociale. Que faudraitil mettre en œuvre, selon vous pour redonner de l’espérance, pour mettre la société sur la voie du progrès ? 28
LE PROGRÈS EST LE PROPRE DE L’HOMME
Le progrès de l’homme par l’avancement des esprits
Permettez-moi de revenir en quelques mots sur ce combat qu’il faut gagner coûte que coûte contre l’ignorance. Dès 1848, je considérais que l’ignorance, encore plus que la misère, constituait le péril majeur de l’humanité. C’est bien à la faveur de l’ignorance que certaines doctrines fatales passent de l’esprit impitoyable des théoriciens dans le cerveau confus des multitudes. Ce combat, il faut donc le gagner, car il est le plus impérieux, à l’échelle nationale bien sûr, mais aussi à l’échelle de l’humanité. Le peuple a besoin en premier lieu d’être éduqué, car c’est avant tout encore une fois le mal moral qui nous tourmente et nous travaille. Il a besoin également et il a droit à une vie matérielle décente avec un travail assuré, des libertés respectées, une assistance organisée. Il a droit aussi à une vie intellectuelle pour laquelle seraient garanties a minima les libertés de conscience, d’expression et de presse. Il a besoin enfin d’une République forte, garante d’harmonie sociale et de tranquillité publique. J’ai montré dans « Les Misérables » que le capitalisme ne peut avoir de légitimité que s’il est social. Grâce au libéralisme, Jean Valjean réussit à créer une entreprise et offrir des emplois mais c’est bien à cause du même libéralisme que Fantine est licenciée et va mourir. Et c’est là que l’État doit intervenir. Car sans l’État, il n’y a pas de droit du travail et il appartient à l’État de permettre à chacun et à chacune de mener une vie matérielle décente, de combattre le fléau du chômage et de détruire la misère. Le droit au travail est d’ailleurs une conquête de 1848. Je me sens sur ce sujet-là proche des idées de Saint-Simon, car même si j’ai défendu et je défends encore des idées libérales, je suis favorable à un interventionnisme de l’État également, pour favoriser le développement de la consommation par le développement du crédit public. Je suis de la même manière, favorable à ce que l’on organise, pour les plus pauvres, un système de prêts sans intérêt 29
Partie 1. « Ego Hugo, moi Hugo »
qui soit assuré par des institutions de crédit financées par l’État. Le mont de piété, tel qu’il fonctionne aujourd’hui, ne fait qu’entretenir la misère. Pour sortir de ce cercle infernal, il faut arrêter de demander des intérêts à celles et ceux qui n’ont rien. C’est pour moi à la fois une mesure économique et une mesure sociale car cela redonnera du souffle à la consommation et contribuera par là-même à combattre le chômage. Il faut enfin porter aide et assistance aux personnes privées d’emploi. C’est tout le sens de mon discours du 9 juillet 1849. Je vais, si vous le voulez bien vous en relater la genèse. Le 18 juin, le député catholique Armand de Melun dépose sur le bureau de l’Assemblée une proposition visant à hâter l’élaboration de lois relatives à la prévoyance et à l’assistance publique. Je fais partie de la commission parlementaire, car vous le savez, il s’agit là d’une cause majeure pour moi : c’est parce qu’il y a de la souffrance qu’il y a de la haine ; je suis donc convaincu qu’il faut détruire la misère ! Or, je constate, dès la première réunion de la commission, que mes collègues sont aux antipodes de mes idées ; Thiers arguant même que la notion d’assistance publique implique la négation de la propriété et ouvre par conséquent la voie au communisme. Je crois rêver ! On entend encore que par excès de sensiblerie, il y a un risque de susciter la méfiance des épargnants, que toute faiblesse peut entraîner une prise de pouvoir par l’ennemi. Finalement, le projet finira vidé de tout contenu et le 9 juillet, je suis le premier orateur à intervenir. Au bout du compte, je suis applaudi par une gauche gênée et vilipendé ou pire raillé, par une droite scindée en deux camps : ceux que j’exaspère et ceux que j’amuse. De ce jour date en tous les cas le moment symbolique de ma rupture avec la droite libérale. Rendez-vous compte qu’un dénommé Benoist d’Azy ira jusqu’à prononcer cette phrase d’une bêtise incommensurable. Je cite : Si vraiment la richesse de quelques-uns était un obstacle à la prospérité 30
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des plus pauvres, croyez-vous que la richesse ne viendrait pas elle-même se sacrifier? On aura donc tout entendu et j’écris le 10 juillet dans mon journal : Élu de cette majorité ? Préférer la consigne à la conscience ? Non ! Je plaide donc avec force pour une assistance organisée, garantie par l’État. Au fond, la principale question sociale vous savez, c’est la misère ! et cela n’a rien à voir dans ma bouche avec la charité. Bien au contraire, elle est une conviction politique intime et profonde. Je hais le désordre et j’aime le peuple. La violence populaire n’est rien d’autre qu’une impasse politique. Les émeutes populaires ont toujours tort dans la forme mais ont souvent raison sur le fond. Voilà pourquoi j’ai condamné la Commune de Paris et pourtant soutenu les communards en réclamant l’amnistie. Alors oui quand le peuple va dans la rue, il y a danger et menace pour la société, mais si ce peuple va dans la rue c’est parce que lui-même se sent en danger. La misère est donc bien le fléau d’une classe et le péril de toutes. J’ai côtoyé la misère, j’ai même été raillé pour cela, que ce soit en 1846, à l’occasion de la visite de la Conciergerie, ou en 1851, en visitant les caves de Lille, et à chaque fois, je suis ressorti avec la conviction que la misère est une maladie qu’il faut coûte que coûte, terrasser. Mais je ne voudrai pas que l’on se méprenne. Lorsque je parle de misère, je ne parle pas de pauvreté, qu’il faut combattre certes, mais je ne crois pas possible une société sans classes. Je me distingue en cela des utopistes socialistes qui souhaitent une société sans classes et sans conflit qui serait le fruit d’une révolution. La misère pour moi est au-delà de la pauvreté. Je me suis fait rabrouer en 1849 lorsque j’ai dit que la misère n’avait pas de nom. Ce qui m’a valu cette réplique cinglante : elle a un nom, puisqu’elle s’appelle la misère. Au fond, le vrai fondement de la société, et je n’invente rien, Rousseau l’a dit avant moi, quel est-il ? Eh bien ! il faut que le peuple devienne peuple ! 31
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Je sais que dans votre bouche, le mot « peuple » a un sens bien particulier. En quoi se différencie-t-il d’un autre poète que vous avez bien connu, Alphonse de Lamartine en l’occurrence ?
Vous savez que nous avons été des amis très proches avec Lamartine qui est devenu républicain bien avant moi. Nos âmes sont diverses, mais nos cœurs se touchent. La différence qu’il y a me semble-t-il, s’il fallait en trouver une, entre Lamartine et moi sur ce thème, c’est que pour Lamartine, le peuple s’incarne en un individu. Quand Lamartine parle à la Chambre, c’est le peuple qui parle à travers lui. Il est le peuple. Il est une pythie. Il y a dans ses discours un caractère épique. Pour moi, le peuple est une énergie. Quand une foule fait une révolution, cette foule qui pourrait n’être qu’une vulgaire populace, est un peuple. La populace fait des émeutes mais pour faire une révolution, il faut un peuple. Et j’affirme que le suffrage universel fait le peuple, car il transforme la masse en sujet politique. En janvier 1849, j’ai dit à Guizot que ne pas croire au peuple c’était être athée en politique. Le peuple, en tant qu’entité politique, c’est la société qui se constitue en communauté parce qu’il prend conscience de lui-même. Qu’est-ce que l’idéal républicain, si ce n’est le peuple qui s’administre par sa seule volonté ? Pour arriver à cela, il faut encore et toujours éduquer, éduquer, éduquer encore et toujours, la populace. J’ai dit en 1830 : il faut faire faire au peuple ses humanités. Qu’est-ce que j’entendais par-là ? Eh bien que l’on doit agir sur deux fronts : le front culturel et le front politique, faute de quoi, vous aurez l’ochlocratie, la populace imposant sa volonté, le désordre, les gueux attaquant le droit commun. C’est donc par la conjonction de l’idéal républicain et du principe démocratique qu’un peuple s’affirme comme un peuple ?
La démocratie c’est le pouvoir du peuple, par le peuple. Rousseau l’a dit avant moi. La République c’est la chose commune à tous, 32
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c’est la « Res publica », la société romaine nous a légué ce concept. Je considère que la République ne peut qu’être démocratique et sociale. Vous savez, j’ai dit dans un discours en 1849 que je n’étais pas de ceux qui avaient fait la République mais que je ne l’avais pas trahie. Chacun sait que je ne suis pas un républicain de la première heure. J’ai été monarchiste, mais je considère aujourd’hui qu’aucune monarchie ne peut être de droit, car il n’y a pas d’autre droit que le droit de l’homme qui est la liberté. Pareillement, je considère qu’une monarchie de gloire, comme ont voulu l’imposer les bonapartistes, n’existe pas. On ne gouverne pas, parce que l’on a gagné des batailles, seraient-ce celles de Marengo ou d’Austerlitz, qui plus est n’est-ce pas, si vous me permettez ce trait d’humour, celle de Satory. Je considère en effet que la liberté et la souveraineté du peuple, ne peuvent être assujetties à aucune condition.
LA RÉPUBLIQUE ET LA DÉMOCRATIE Pouvez-vous nous dire à quel moment vous, qui êtes né d’un père bonapartiste et d’une mère royaliste, avez ressenti l’appel démocratique ?
Dans un discours de 1848, j’ai expliqué que je déniais à quiconque le droit de dire que je n’avais pas de sentiment démocratique, que je faisais remonter à vingt ans auparavant. Mais vous savez, en 1830, à la Chambre, personne ne brandissait le drapeau de la démocratie. Ce n’est que vers 1840 seulement, que le mot « démocratie » commence à être employé, et encore il est plutôt employé dans un sens péjoratif, voire démoralisateur. Pour la plupart des libéraux à l’époque, le terme « démocratie » entraîne une idée de nivellement, d’absence de hiérarchie, de perte d’énergie et donc de transmission avec à terme la fin de la civilisation. 33
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Je crois véritablement aujourd’hui que c’est surtout la vision de la misère qui m’a convaincu de la nécessité de la démocratie. Et la République ?
Pendant longtemps c’est l’obsession des années terribles qu’ont été 1793 et 1794 qui m’ont rattaché aux conservateurs. Mais ensuite, la terrible répression de Cavaignac en 1848 et surtout le coup d’État du 2 décembre 1851, m’ont ouvert les yeux. J’ai admis et compris que le conservatisme pouvait aussi conduire aux révolutions. J’ai d’abord contesté les révolutions par refus de la violence qu’elles entraînent, mais j’ai malgré tout lancé un appel à la résistance armée en 1851 pour combattre le crime du 2 décembre, et j’ai soutenu la violence révolutionnaire de John Brown pour mettre un terme à l’esclavage dans le sud des États-Unis. Je considère que la lutte armée ne peut cesser que par l’installation d’une République qui a pour socle le suffrage universel. J’ai par ailleurs fait l’analyse, avec d’autres, des échecs de la Seconde République, à cause de dysfonctionnements profonds de l’État et de la représentation politique. Dans « Napoléon le Petit », j’affirme que la République authentiquement républicaine devra automatiquement en finir avec quatre piliers de l’État qui s’opposent à l’avenir : – l’armée permanente ; – l’administration centralisée ; – le clergé fonctionnaire ; – la magistrature inamovible. Je réclame la commune souveraine, régie par un maire élu ; le suffrage universel partout, subordonné seulement en ce qui concerne les actes généraux, à l’unité nationale. Les syndicats et les prud’hommes réglant les différents privés des associations et des industries ; le juré, magistrat de fait, éclairant le juge, magistrat de droit ; le juge élu. 34
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Le prêtre hors de tout, excepté de l’église, vivant l’œil fixé sur son livre et sur le ciel, étranger au budget, ignoré de l’État, connu seulement de ses croyants, n’ayant plus l’autorité, mais ayant la liberté. La guerre, bornée à la défense du territoire, la nation garde nationale, divisée en trois bancs, et pouvant se lever comme un seul homme. La loi toujours, le droit toujours, le vote toujours ; le sabre nulle part. Voilà l’idéal démocratique que je défends avec l’ambition de voir naître dans un avenir proche la Fédération européenne, projet de refonte radicale des pouvoirs publics qui remettra en cause l’édifice centralisé de l’État-nation. Quant à la République : Liberté, Égalité, Fraternité. Rien à ajouter, rien à retrancher. Ce sont là les trois marches du perron suprême. La liberté c’est le droit, l’égalité, c’est le fait, la fraternité, c’est le devoir. Tout l’homme est là. Vous dites la loi toujours, le droit toujours, vous avez écrit un livre sur ces questions, dans lequel vous opposez le droit et la loi, l’un étant du côté de l’idéal moral, l’autre de l’injustice aveugle. Pouvez-vous nous éclairer sur ce que vous entendez par-là ?
J’ai écrit en effet que toute l’éloquence humaine dans toutes les assemblées de tous les peuples et de tous les temps peut se résumer en une querelle du droit contre la loi. Et cette querelle tend de plus en plus à décroître, c’est là tout le phénomène du progrès, car le jour où elle cessera, alors la civilisation touchera à son apogée, la jonction sera faite entre ce qui doit être et ce qui est, la tribune politique se transformera en tribune scientifique. Le droit et la loi sont deux forces. De leur accord naît l’ordre. De leur antagonisme, naissent les catastrophes. Le droit parle et commande du sommet des vérités, la loi réplique du fond des réalités ; le droit se meut dans le juste, la loi se meut dans le possible, le droit est divin, 35
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la loi est terrestre. Ainsi la liberté c’est le droit, la société c’est la loi. De là deux tribunes, l’une où sont les hommes de l’idée, l’autre où sont les hommes du fait, l’une qui est l’absolu, l’autre qui est le relatif. De ces deux tribunes, la première est nécessaire, la seconde est utile. Et vous savez d’où vient l’agitation sociale ? Elle vient de la persistance du droit contre l’obstination de la loi. Car la loi est du côté des dogmes, de l’oppression, de l’arbitraire, avec ses deux serviteurs : le policier et le juge. Le droit en revanche est un idéal moral. Il est le granit de la conscience humaine. L’équité et l’humanité sont ses phares. Vous aspirez à l’éclosion d’une fédération européenne remettant en cause l’édifice centralisé de l’État-nation. Cela veut-il dire qu’il faut à terme en finir avec l’État-nation ? et par la même occasion dites-nous ce que recouvre pour vous cette idée de nation ?
Pour moi, l’idée de nation se dissout dans l’idée d’humanité, mais pour être plus précis, je dirai qu’il y a trois choses qui constituent un peuple : son unité qui fait qu’il est lui-même et non un autre ; sa forme qui se complique nécessairement de haut et de bas et qui fait qu’il a des sommets toujours lumineux ; sa vie enfin, c’est-à-dire le mouvement de ses idées, la lutte de ses passions, la circulation de ses intérêts. Le terme « Nation », évoque étymologiquement la naissance ; c’est donc un ensemble de personnes qui, nées dans un même lieu, ont adopté des repères communs. La nation peut être considérée comme étant avant tout une terre, celle que l’on appelle la patrie. Il y a pourtant une différence entre ces deux termes : la nation, c’est un cadre socio-politique ; la patrie, c’est un sentiment d’appartenance. La nation, ce sont des lois communes, la patrie c’est un amour filial. Regardez ce qu’en dit l’abbé Sieyès dans « qu’est-ce que le tiers état ? » Il dit ceci : la nation est un corps d’associés vivant sous une loi commune et représenté par la même législature. 36
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La Révolution française a fusionné ces deux termes, nation et patrie, pour n’en faire qu’un. Pour les révolutionnaires, la nation n’est pas la seule terre des ancêtres, c’est-à-dire la patrie aimée, c’est aussi la communauté de droit qui assure la liberté, l’égalité, le bien commun, grâce aux lois. Un peuple ne peut être libre s’il n’est pas souverain. Il y a une autre notion qu’il me parait indispensable d’évoquer à ce stade ; c’est celle du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Quand un peuple se trouve contraint de vivre sous une loi qui lui est imposée par un autre peuple, il a toute légitimité à se défendre et doit être soutenu. C’est tout le sens de mon engagement auprès du peuple grec et dont j’ai abondamment parlé dans « Les Orientales ». C’est cette même conviction qui a poussé Byron à combattre en Grèce et à mourir en martyr. C’est le congrès de Vienne puis la Révolution de 1848 qui ont entrainé dans toute l’Europe, un élan d’insurrections patriotiques et révolutionnaires. Kossuth a proclamé l’indépendance de la Hongrie. En Prusse, les libéraux ont renversé le pouvoir ; en Autriche, Metternich est contraint de fuir la Cour. En Italie, Mazzini et Garibaldi ont proclamé la République et chassé le pouvoir pontifical. Rappelezvous de Metternich déclarant que l’Italie n’est pas un pays, mais un terme de géographie. Ce à quoi je répondrai aux italiens qu’ils ne doivent avoir qu’une seule pensée, vivre chez eux de leur vie à eux. Ce printemps des peuples qui finalement n’a épargné que la Russie et l’Espagne n’aura été que de courte durée, puisque les monarchies un temps écartées, sont revenues en force, mais il aura entrainé partout en Europe un fort sentiment national chargé d’aspirations d’émancipation sociale, s’appuyant sur une langue, une culture, une histoire, des traditions communes. Moi qui, comme vous le savez, voue une haine profonde à la guerre et à la violence, qui suis au plus profond de mon être, un pacifiste convaincu, je me suis par deux fois senti contraint de justifier la guerre : lors de la guerre gréco-turque des années 1820 que j’ai déjà évoquée et lors de la guerre franco-prussienne de 1870-1871. Dans 37
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un premier temps, dès mon retour d’exil, j’ai exhorté la Prusse à cesser les hostilités, mais la guerre a continué, les prussiens étaient dans Paris. J’ai alors lancé l’Appel aux Français dans lequel l’homme de paix que je suis, a incité le peuple français à la guerre à outrance. Défendez la France avec héroïsme, avec désespoir, avec tendresse. Soyez terribles, ô patriotes. Quand un peuple est broyé et n’a plus d’espoir, quand la diplomatie a échoué, alors il faut se battre. La paix proposée par Bismarck, en échange de l’abandon de l’Alsace et de la Lorraine n’était pas acceptable. Je m’en suis expliqué dans le discours que j’ai prononcé devant l’Assemblée nationale, le 1er mars 1871. J’ai été de ceux qui, avec Gambetta, au nom du patriotisme et au nom du droit, ont refusé le traité de paix inique de mars 1871, négocié par Thiers. Je dis alors devant l’Assemblée que l’Alsace et la Lorraine veulent rester France et qu’elles resteront France malgré tout, parce que la France s’appelle République et Civilisation. La conquête est la rapine, rien de plus. Et si elle est un fait, le droit lui, ne sort pas du fait. Au fond, je ne vois qu’une solution qui permette l’avancement du progrès, l’émancipation des peuples, la diversité des cultures, sans passer par la violence. C’est la République universelle. Et il n’y a aucune contradiction entre d’une part cet idéal que je porte de République universelle et d’autre part, le soutien aux peuples en lutte contre les empires. Je suis favorable à un internationalisme de la fraternité et prêt à me battre contre un internationalisme de la domination. Cette République universelle doit être fondée sur la souveraineté de chaque nation, mais avec des limitations justifiées parce qu’elles sont nécessaires à l’intérêt de l’humanité et qu’elles sont acceptées démocratiquement par les peuples. C’est la raison pour laquelle je prône la mise en place d’un grand parlement démocratique des différentes nations qui ne pourra advenir qu’à partir du moment où chaque nation sera indépendante, tant il est vrai qu’on ne décrète pas plus la paix qu’on ne décrète l’aurore.
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3 Pour les États-Unis d’Europe
C’EST LE DÉSIR DE PAIX QUI NOUS GUIDE À vous entendre, on sent à la fois chez vous ce sentiment qu’il faut de la diversité entre les peuples, faire reconnaitre toutes les nationalités, restaurer l’unité historique des peuples, en même temps, construire une fédération européenne basée sur la fraternité, et enfin une République universelle. Comment parvenez-vous à combiner tout cela et qu’est-ce qui guide au premier chef ce souhait universaliste ?
Lors de mon discours d’ouverture au Congrès de la paix à Paris, le 21 août 1849, je dis que la loi du monde n’est pas et ne peut pas être distincte de la loi de Dieu. Or, la loi de Dieu, ce n’est pas la guerre, c’est la paix. C’est donc bien en premier lieu le désir de paix qui me guide et qui doit guider les hommes et les femmes de la terre. Les hommes ont commencé par la lutte, comme la création, par le chaos. 39
Partie 1. « Ego Hugo, moi Hugo »
D’où viennent-ils ? De la guerre ; cela est évident. Mais où vont-ils ? À la paix ; cela est non moins évident. Mon souhait le plus profond pour ce vingtième siècle qui pointe à la porte de ce siècle finissant quel est-il ? Eh bien je voudrai que le continent ne soit qu’un seul peuple, les nationalités vivant de leur vie propre dans la vie commune. L’inévitable avenir de l’homme, c’est la liberté ; l’inévitable avenir des peuples, c’est la république. Je suis convaincu de cela au plus profond de mon être. Libertés individuelles et République universelle. Voici l’avenir ! Pour parvenir à cela, il y a des passages obligés : d’abord la souveraineté des peuples exercée par des régimes démocratiques ; ensuite les États-Unis d’Europe dans lesquels il n’y aura plus de frontières, plus de douanes, plus de guerres, plus d’armées, plus de prolétariat, plus d’ignorance, plus de misère ; toutes les exploitations coupables supprimées, toutes les usurpations abolies, la richesse décuplée ; le problème du bien-être résolu par la science ; le travail, droit et devoir ; la concorde entre les peuples, l’amour entre les hommes ; la pénalité résorbée par l’éducation ; le glaive brisé comme le sabre ; tous les droits proclamés et mis hors d’atteinte ; le droit de l’homme à la souveraineté ; le droit de la femme à l’égalité, le droit de l’enfant à la lumière. La pensée, moteur unique, la matière, esclave unique ; le gouvernement résultant de la superposition des lois de la société aux lois de la nature, c’est-à-dire pas d’autre gouvernement que le droit de l’Homme : voilà ce que sera l’Europe demain peut-être. Ces États-Unis d’Europe doivent sortir du suffrage universel de tous les peuples du continent. J’envisage un parlement européen, établi à Paris qui serait déclarée « ville d’Europe », parce que la France des Lumières doit répandre sa liberté. Cela savez-vous, n’est pas un but réalisable. Je dis que cela est un but inévitable ; on peut en retarder ou en hâter l’avènement, voilà tout. 40
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Pour les États-Unis d’Europe
Pour cela, il faut avant tout que l’Europe des peuples renverse l’Europe des rois. Les peuples doivent donc lutter pour l’indépendance nationale. Pour moi, voyez-vous, la fédération n’est pas la fusion. Il faut donc créer un sentiment d’appartenance au peuple européen avant de faire fusionner les nations. Si nous ne réalisons pas cela, je pose la question : qu’adviendrat-il des peuples d’Europe ? L’avenir doit-il appartenir à une Europe empire dominée par l’Allemagne ou à une Europe république inspirée par la France et enfantée par la démocratie ? Au fond, ce qui peut sans doute dérouter, c’est que je suis à la fois patriote par fidélité affective et culturelle à mon pays, mais je suis un patriote républicain et avant tout fraternel, persuadé que la République est la seule formation politique d’émancipation des hommes face aux États. Je suis donc à la fois nationaliste et universaliste, mais les deux termes ne sont pour moi aucunement incompatibles et j’espère être parvenu quelque peu à le démontrer.
POUR UNE POLITIQUE AU SERVICE DES PROGRÈS HUMAINS Finalement, ce grand rêve universaliste que vous portez n’a qu’un seul but : amener l’humanité sur la voie du progrès. Cette conception n’est-elle pas quelque peu utopique ? Je dirais même, n’avezvous pas au fond de vous une vision idéale voire idyllique de la société ? Ainsi cette République universelle est-elle réellement possible, la nature humaine étant ce qu’elle est ?
Je n’ai jamais dit que la route du progrès était linéaire et chaque peuple, chaque nation peut osciller entre barbarie et lumière. Je suis évidemment conscient de cela, mais je n’ai jamais pu me satisfaire du monde comme il va. Je dis aux hommes que des choses dépendent d’eux et qu’il leur appartient donc de les faire évoluer favorablement. Marc Aurèle a bien distingué ce qui dépend de nous et ce qui ne 41
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dépend pas de nous. Eh bien, prenons en charge ce qui dépend de nous. J’ai écrit dans « La Civilisation » que l’homme progresse. Une partie de la marche étant latente et profonde, même quand on croit qu’il s’arrête, même quand on croit qu’il recule, il progresse. Rétrograder à la surface n’empêche pas d’avancer souterrainement. Le mouvement superficiel n’est quelquefois qu’un contre-courant… Ce qui était rêve hier est réalité habitable aujourd’hui et sera masure demain. Rien n’est étrange à examiner comme une utopie dépassée. L’impossible se déforme en banal. Ce qui, devant nous, était escarpement, mur à pic, escalade effroyable, folie, derrière nous est aplatissement, lieu commun, vieille mode, routine, et se confond avec la vaste plaine obscure traversée et oubliée. Voilà ce que je crois. Aucun des maux de ce monde, la misère, l’injustice, le manque de liberté, l’inégalité des droits politiques, la peine de mort, ne mérite qu’on se contente du monde tel qu’il est. Les progrès techniques dont nous avons parlé, ouvrent des perspectives magnifiques et rendent possible aujourd’hui ce qui n’était pas possible hier. Mais le progrès, contrairement à ce que vous énoncez dans votre question, n’est pas le but ; le progrès est le processus ; il est associé en cela à la partie et à l’incomplétude, distinct du Tout et de l’Idéal. Celui qui médite dans l’histoire de Paris sur les avancées de la civilisation peut adopter deux points de vue distincts : s’il est tourné vers le relatif, il admire et, s’il est tourné vers l’absolu, il adore. Pourquoi ? parce que dans le relatif, il constate le progrès ; parce que dans l’absolu, il constate l’idéal. En présence du progrès, loi des faits, et de l’idéal, loi des intelligences, le philosophe aboutit au respect. Croire au progrès, c’est pour moi postuler que l’histoire possède une fin, non au sens de terme, mais au sens de finalité. Je reprends ainsi quelque peu la finalité sans fin, chère à Kant. Le progrès est une progression dans l’espace, il change, il se meut, il évolue. L’essence du progrès consiste dans le mouvement. Regardez 42
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Pour les États-Unis d’Europe
notre pays, j’ai évoqué cela dans la conclusion de mon ouvrage « Le Rhin » en 1842 ; voilà ce que j’écris : « Dans le demi-siècle qui vient de s’écouler, la France a suivi une pente dangereuse, mais elle a fini par remonter vers le vrai. En 1789 elle a rêvé un paradis, en 1793, elle a réalisé un enfer ; en 1800, elle a fondé une dictature, en 1815, une restauration, en 1830, un état libre. Elle a composé cet état libre d’élection et d’hérédité. Elle a dévoré toutes les folies avant d’arriver à la sagesse ; elle a subi toutes les révolutions avant d’arriver à la liberté. » Il y a bien une scansion du progrès de la civilisation. Vous me parlez d’utopie. L’utopie est le nom du pays de nulle part et de la contrée qui n’existe pas. Est-ce utopique de penser que la civilisation ira s’éloignant chaque jour de cette Charybde qu’on appelle guerre et de cette Scylla qu’on appelle révolution ? Utopique pensez-vous de demander l’abolition de la peine de mort ? En 1865, dans « Actes et Paroles », j’ai expliqué que Dante couvait au treizième siècle l’idée éclose au dix-neuvième. Il savait qu’aucune réalisation ne doit manquer au droit et à la justice. Il savait que la loi de croissance est divine, et il voulait l’unité de l’Italie. Son utopie est aujourd’hui un fait. Les rêves des grands hommes sont les gestations de l’avenir. Les penseurs songent conformément à ce qui doit être. Dans « Les Misérables », je vais jusqu’à employer le mot « édénisation », vous me pardonnerez ce néologisme mais qui traduit l’événement qu’attend l’humanité et qu’ont porté les hommes du faubourg Saint-Antoine : ils voulaient la fin des oppressions, la fin des tyrannies, la fin du glaive, le travail pour l’homme, l’instruction pour l’enfant, la douceur sociale pour la femme, la liberté, l’égalité, la fraternité, le pain pour tous, l’idée pour tous, l’édénisation du monde, le progrès ; et cette chose sainte, bonne et douce, le progrès, poussés à bout, hors d’euxmêmes, ils la réclamaient terribles, demi-nus, la massue au poing, le 43
Partie 1. « Ego Hugo, moi Hugo »
rugissement à la bouche. C’étaient les sauvages, oui ; mais les sauvages de la civilisation. Je crois vous savez, que la libre circulation des personnes et des biens, le pacifisme des échanges, le développement des transports, vont permettre le développement des idées et ce que j’appelle le service rapide des intérêts. La production de l’ordre humain par la maîtrise de l’élément, c’est-à-dire la force aveugle de la nature, constitue le premier moment du progrès. Le deuxième moment du progrès, c’est le progrès des lumières qui doit triompher d’une part de l’obscurantisme religieux et d’autre part contribuer à la démystification des dominations. Le troisième moment du progrès, c’est celui de la justice et du droit, c’est l’ordre juste. Alors, au fond, utopiste, sans doute je le suis, mais comme je l’ai écrit dans « William Shakespeare », l’avenir presse. Demain ne peut pas attendre. L’humanité n’a pas une minute à perdre.
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4 Pas de progrès sans foi
RELIGION ET RELIGIONS Vous êtes un homme profondément religieux et vous évoquez Dieu abondamment dans plusieurs de vos ouvrages que ce soit « La Légende des siècles », « Religion et religions », « La Pitié suprême », « Le Pape », « L’Âne », mais également dans de nombreux poèmes. Vous parlez sur Dieu, vous parlez à Dieu, vous parlez de l’homme à cause de Dieu. Pourtant comme chacun le sait, votre mère était voltairienne et votre père franc-maçon. Pourriez-vous nous dire comment vous êtes arrivé à cette foi tenace qui vous habite et qui va de pair avec un anticléricalisme viscéral ?
Ma mère croyait à Dieu et à l’âme : rien de moins, rien de plus. Elle n’entrait jamais dans une église, non à cause de l’église, mais à cause des prêtres. Quant à mon père, il avait jeté aux orties la religion de 45
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ses ancêtres. Toutefois, lorsque nous habitions aux Feuillantines, il y avait au grenier une Bible : « Nous grimpâmes un jour jusqu’à ce livre noir Je ne sais pas comment nous fîmes pour l’avoir Mais je me souviens bien que c’était une Bible » Ce vieux livre noir infusera en moi durant toute la période bénie de l’enfance et quels que soient les lieux d’habitation, les départs, les exils, je ne me séparerai jamais du livre premier. Et à tous les âges de ma vie, je côtoierai Dieu. Vous savez, je ne le cherche pas ; il vient à moi. Et voyez-vous, le meilleur endroit pour lui parler, c’est face à l’Océan. C’est véritablement à Guernesey, en écoutant le fracas des vagues, que je suis pleinement entré en communication avec lui. Chacun comprendra également je pense, qu’après la mort de notre chère Léopoldine, je suis sorti différent de ce que j’étais auparavant. J’ai vécu, juste après la mort de cette chère enfant une crise mystique, par laquelle je me suis senti relié physiquement à Dieu. C’est là que j’ai découvert le Coran, la Bible ne parvenant plus à répondre à mes questionnements. Là je décèle que l’homme est de toutes parts environné de Dieu. J’ai découvert ensuite avec Delphine de Girardin, durant deux années, le spiritisme. Petit à petit, mon œuvre se tournera le plus souvent vers la « Bouche d’ombre ». « Ô passant, comprends-tu ce mot : Rien ! Ce qu’on nomme le mal est peut-être le bien ? » Dieu est pour moi tout ce qui est bien, tout ce qui est beau, tout ce qui est bon. C’est aussi simple que cela. Oui, Dieu est en tout mais tout est en Dieu. Quant à la religion que voulez-vous, je constate qu’il y a toujours contradiction entre la liberté de conscience qu’une véritable action spirituelle réclame, et le souci des religieux de disposer d’instances 46
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Pas de progrès sans foi
de pouvoir temporel qui font défense à la science et au génie d’aller au-delà du missel et qui cloîtrent la pensée dans le dogme. L’Église catholique a trahi les Évangiles, abandonné l’absolu pour les compromissions, combattu la liberté, intronisé le prêtre à la place de Dieu. Alors que moi, je crois en un Dieu vivant, en un Dieu amour et j’affirme de ce fait que « Les Misérables » est à ce titre un livre religieux par son humanité. Dans le discours de 1850 contre la loi Falloux, je démontre me semble-t-il assez bien, l’opposition entre religion et cléricalisme. Je n’aurai pas alors de mots assez durs pour ceux que j’appelle les metteurs en scène de la sainteté. Oui l’Église peut se passer du parti clérical, il faut la laisser en repos dans la solitude, l’abnégation, l’humilité. L’enseignement religieux, le seul devant lequel il faut se prosterner, c’est la sœur de charité au chevet du mourant. C’est le frère de la Merci rachetant l’esclave. C’est Vincent de Paul ramassant l’enfant trouvé. C’est l’évêque de Marseille au milieu des pestiférés. C’est l’archevêque de Paris abordant avec un sourire ce formidable faubourg Saint-Antoine, levant son crucifix au-dessus de la guerre civile, et s’inquiétant peu de recevoir la mort, pourvu qu’il apporte la paix. Voilà ce qu’est pour moi la Religion, c’est-à-dire l’aboutissement des religions qui ont successivement marqué l’histoire de l’Humanité. Or, comme vous le savez, la liste est longue des attentats à la liberté commis au nom des religions. Des bûchers de l’Inquisition aux persécutions contre les protestants, du droit divin, c’est-à-dire le droit du glaive, à la condamnation des livres non conformes à l’orthodoxie, on pourrait, paraphrasant en cela Manon Roland sur l’échafaud, crier : « Religions, que de crimes, on commet en ton nom » ! Vous avez écrit : les sciences sont des fouilles faites dans Dieu : pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez par là ?
J’ai dit en février 1855, lors du banquet anniversaire de la Révolu tion de 1848, que le progrès, c’est le même pas que Dieu. J’entends 47
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par là qu’il n’y a pas de progrès réel si l’humanité ne sort pas grandie en chaque homme. Le pas de Dieu, c’est celui des droits de l’homme et de la femme, c’est celui des droits de l’enfant, ce sont les révolutions qui émancipent. Cela est pour moi le christianisme originel. Tous ceux qui, au cours des siècles ont posé pour base la fraternité entre les hommes, ont été condamnés, car les églises officielles n’ont jamais œuvré dans le sens du progrès. C’est la raison pour laquelle, je me réfère à l’Évangile contre l’Église, j’en appelle au Christ contre le pape. Si je dis que Dieu est en tout, c’est parce qu’il est la vie et il est au chevet de celles et de ceux qui souffrent. Dans « L’Art d’être grand-père », j’ai écrit un poème intitulé « Encore Dieu, mais avec des restrictions. » « La férule à Batteux, le sabre à Galifet Ne tolèrent pas Dieu sans quelque impatience ; Dieu trouble l’ordre ; il met sur les dents la science ; À peine a-t-on fini qu’il faut recommencer ; Il semble que l’on sent dans la main vous glisser On ne sait quel serpent tout écaillé d’aurore Dès que vous avez dit : assez ! il dit encore! » Dieu est aussi et avant tout « conscience », immanent à tout être humain. Cette conscience peut être remords et poursuivre Caïn jusque dans la tombe ou lumière, comme chez Baudin, tombant sur les barricades. Mais je voudrai à ce stade vous dire un mot de l’intuition, puisque nous évoquons Dieu et donc cette part surhumaine qui est en l’homme. Eh bien je suis persuadé que c’est parce que l’intuition est surhumaine justement que nous devons la croire ; c’est parce qu’elle est mystérieuse, qu’il faut l’écouter ; c’est parce qu’elle semble obscure, qu’elle est lumineuse. L’intuition est à la raison ce que la conscience est à la vertu : le guide voilé, l’éclaireur souterrain, l’avertisseur inconnu, mais renseigné, la 48
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vigie sur la cime sombre. Là où le raisonnement s’arrête, l’intuition continue. L’escarpement des conjectures ne l’intimide pas. Elle a de la certitude en elle comme l’oiseau. L’intuition ouvre ses ailes et s’envole et plane majestueusement au-dessus de ce précipice, le possible. Elle est à l’aise dans l’insondable ; elle y va et vient ; elle s’y dilate ; elle y vit. Son appareil respiratoire est propre à l’infini. Par moments, elle s’abat sur quelque grand sommet, s’arrête et contemple. Elle voit le dedans. Le raisonnement vulgaire rampe sur les surfaces ; l’intuition explore et scrute le dessous. L’intuition vient plus loin que l’homme ; elle va au-delà de l’homme ; elle est dans l’homme et dans le mystère ; ce qu’elle a d’indéfini finit toujours par arriver. Le prolongement de l’intuition, c’est Dieu. La science quant à elle, doit raturer le savoir et faire de cette menace de néantisation de la connaissance, la rature du savoir, son point d’appui. La science doit réaliser un travail de creusement sur elle-même. C’est ce que l’âne dit à Kant : « Hélas ! Rien n’est pour toi saisi ; Tu ne tiens pas le temps, tu ne tiens pas l’esprit. Tous les faux biens rêvés par ton instinct rapace, S’en vont, derrière tous la tombe, âpre fossé Se creuse... » Le savoir tombe lui-même dans le trou que creuse la science. Et si je fais une distinction entre le savoir et la science, c’est parce que je considère que le savoir n’est jamais que la fin d’un travail et en ce sens il anéantit la connaissance. La science quant à elle doit donc combattre le savoir, elle s’affronte au su ; c’est ce que je résume dans « William Shakespeare » par cette phrase : la science va sans cesse se raturant elle-même. Ratures fécondes ! La science cherche à connaitre le réel mais elle ne peut être que déçue dans cette quête, puisque la connaissance ne trouve dans son 49
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objet que le démenti d’un savoir. L’histoire de la science n’est donc que l’histoire d’une erreur.
RELIGIONS ET SCIENCES Vous nous avez fait part des liens qui unissent Dieu et la science et comment la foi en Dieu prolonge par son humanité, l’incomplétude de la science. Mais qu’en-est-il de la Religion qui n’a me semble-t-il, jamais fait bon ménage avec la science ?
Ce sont les religions qui font croire que la Religion ne s’accorde pas à la science, parce qu’elles-mêmes en sont l’ennemi. Ces deux mots expriment pourtant les deux versants du même fait, qui est l’infini. Je crois au contraire que la religion-science, c’est l’avenir de l’âme humaine. La science voyez-vous ne se heurte jamais à la Religion comme à un obstacle externe, mais toujours aux religions, comme à un obstacle interne qui est le résultat de la conversion de la religion en superstition ; c’est l’oubli de l’obstacle interne, c’est-à-dire la superstition, qui chez les savants rétablit l’extériorité de l’obstacle, sous une forme divine. Le propre du savoir scientifique est non seulement d’accepter la rature, mais surtout de la chercher, car elle est le moyen par lequel le savoir prouve à lui-même son caractère scientifique. Dieu l’exige et l’âne l’explique ainsi à Kant : « Toi qu’une heure vieillit et qu’une fièvre abrège, Comment t’y prendrais-tu dans ton abjection, Pour feuilleter la vie et la création ? La pagination de l’infini échappe À chaque instant lacune, embûche, chausse-trappe, Rature, sens perdu, doute, feuillet manquant… » 50
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Ainsi va la science, procédant par épreuves superposées l’une à l’autre et dont l’obscur épaississement monte lentement au niveau du vrai. Et que pensez-vous alors de l’athéisme ? Pour être un bon scientifique, est-il préférable de croire ou de ne pas croire au-delà de la vie terrestre ?
Vous savez, je crois qu’on associe à la science le plus souvent athéisme et agnosticisme pour leur donner un fond de vérité. J’ai dit que l’athéisme dresse contre Dieu un procès-verbal de carence. Croyez-vous qu’il soit suffisant de dire aux hommes : tu viens du vide et tu retourneras au vide ? Je sais bien qu’il est de bon ton, avec le développement de la science moderne et de la capacité de plus en plus importante de l’homme à dominer et comprendre la nature par l’usage de la raison, de se dire athée dès que l’on explore le domaine scientifique. Certains allant même jusqu’à dire que l’athéisme serait la seule option scientifique, voire philosophique défendable ? Je crois pour ma part que la démarche scientifique ne peut se prononcer sur le contrôle transcendant de Dieu dans les événements naturels. Je ne crois pas, que dans les siècles futurs la science chassera de l’homme la foi en un être transcendant, que j’appelle pour ma part Dieu, et savez-vous pourquoi ? Eh bien tout simplement, parce que la science ne peut pas trancher entre le matérialisme philosophique et le créationnisme philosophique. Elle n’est pas faite pour cela. Il appartient donc à chacun, replié sur lui-même, plongeant ses yeux dans son propre mystère, de trouver sa voie. Pour ma part, je crois à la fois à l’infini et à l’éternel qui sont les deux aspects de Dieu.
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Partie
2
« Prenez-moi dans vos mains et je serai un levier » Le vingt-et-unième
Victor Hugo nous a quittés le 22 mai 1885, il y a presque cent cinquante ans. Pourrait-il aujourd’hui tenir les mêmes discours ? Les combats qu’il a menés et dont il nous a parlé dans la première partie sont-ils toujours actuels ? Victor Hugo a écrit pour le vingtième siècle qu’il imaginait radieux et qui s’est soldé par la plus grande boucherie et le triomphe le plus monstrueux de la barbarie qu’ait connu l’histoire de l’humanité. Alors Hugo s’est-il trompé ? A-t-il eu raison trop tôt et peut-on faire confiance au vingt-et-unième siècle pour racheter les erreurs du vingtième ?
Partie 2. « Prenez-moi dans vos mains et je serai un levier »
Pourtant bien sûr, il y a eu au vingtième siècle des aurores porteuses d’espoir, des progrès immenses ont été accomplis dans le domaine médical, les progrès techniques ou les progrès sociaux, mais malgré tout, il reste des amertumes, des goûts de fiel dans la bouche. Alors avons-nous encore avec Hugo des raisons d’y croire et de croire ? Que pourraient être les réponses d’Hugo, face aux grands défis qui se dressent devant nous ? Je vous invite à prendre Victor Hugo dans vos mains afin qu’il soit un levier pour les femmes et les hommes d’aujourd’hui.
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1 L’art vaut de l’or
En 2015, un tableau de Modigliani intitulé « Nu couché » a été vendu aux enchères à New York pour 170,4 millions de dollars, un record mondial pour ce peintre magnifique et talentueux, ayant vécu dans la misère et mort d’une méningite tuberculeuse le 24 janvier 1920 à Paris. L’acheteur est un homme d’affaires chinois, ayant fait fortune en bourse. Ainsi donc, le monde de l’art est en effervescence et les acheteurs sont souvent des néophytes, enrichis par Internet, et qui arrivent sur le marché de l’art, parce que l’art c’est chic. On se trouve donc en face d’un phénomène de mode dans lequel l’achat d’une œuvre d’art permet de se doter d’une image sociale haut de gamme. Quel rapport alors l’art entretient-il avec le beau, avec le vrai, si celui-ci s’apparente désormais plus à un placement qu’à l’éclosion d’une émotion ? Et que penserait selon vous Victor Hugo de ce 55
Partie 2. « Prenez-moi dans vos mains et je serai un levier »
marché de l’art qui permet, comme on vient de le voir récemment, de vendre une banane scotchée sur un mur réellement au prix d’une œuvre d’art ?
Ce marché de l’art qui va naitre avec la chute du Second Empire, Hugo en connaitra les balbutiements, car auparavant existait un monopole de l’art officiel, mais ce qui est fascinant c’est que l’on est passé d’une réflexion sur l’idéal à une réflexion sur le fait de savoir si l’on fait, quand on en a les moyens, un bon ou un mauvais placement. Heureusement et bien évidemment, la question de l’art telle que la posait Hugo, ne se résume pas à une question économique. Les artistes, hier comme aujourd’hui sont toujours des femmes et des hommes qui voient mieux que les autres car ils regardent comme l’a dit Bergson la réalité nue et sans voiles. Et les artistes du vingtième siècle n’ont pas été en reste dans leurs engagements, ce qui aurait plu à Hugo. Personne ne peut se dire innocent face aux violences perpétrées et reconnaissons que nombre d’artistes, loin d’ignorer le monde, ont pris leurs responsabilités tout au long du vingtième siècle. À la lumière de l’histoire, avec le privilège que nous avons de posséder le recul nécessaire pour forger notre opinion, nous pouvons considérer que certains se sont trompés, que d’autres ont vu clair et furent des phares dans la nuit, mais bien peu sont les artistes qui sont restés cloîtrés et murés dans le silence. Aucun art, durant tout le vingtième siècle ne fut socialement inactif, ou purement décoratif. C’est sans doute là une des grandes victoires de Hugo envers les tenants de l’art pour l’art, car si, à l’art engagé tel qu’il l’a prôné, s’est substitué parfois un art militant, il n’en demeure pas moins que l’engagement des poètes, des musiciens, des peintres, des sculpteurs qui se sont succédés, ne s’est jamais fait au détriment de leur œuvre, laquelle, sauf à de rares exceptions, s’en est trouvée plutôt accrue, qu’amoindrie. 56
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L’art vaut de l’or
Souvenons-nous simplement pour ne citer qu’eux, des engagements pour la liberté de Paul Eluard, de René Char, de Robert Desnos, des peintures de Picasso contre le franquisme, ou plus près de nous, de Victor Jara, chanteur et artiste chilien, assassiné par les sbires de Pinochet en 1973. Des militants certes, mais dont certains ont payé cet engagement de leur vie. Rappelons-nous de la lettre à son éditeur Hetzel au moment d’éditer « Les Châtiments », dans laquelle Victor Hugo propose de réveiller le peuple. Il écrira : « Ce livre-ci sera violent. Ma poésie est honnête, mais pas modérée. J’ajoute que ce n’est pas avec de petits coups qu’on agit sur les masses. J’effaroucherai le bourgeois peut-être. Qu’est-ce que cela me fait si je réveille le peuple ? »
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2 Le progrès n’est pas un but mais un mouvement
L’HOMME ASSERVI PAR LA TECHNIQUE OU LA TECHNIQUE AU SERVICE DE L’HOMME Victor Hugo, comme nous l’avons vu, a fermement défendu les progrès technologiques, porteurs, pour l’homme du dix-neuvième siècle, d’espoir en une vie meilleure et plus douce. Aujourd’hui où la technologie est omniprésente, quel regard porterait-il sur cet emballement technologique ?
Les machines et la technique devaient permettre pour l’homme du dix-neuvième que fut Hugo, de créer une nouvelle forme de travail, une nouvelle culture ouvrière, sensible notamment chez Zola, de transformer la société en profondeur. Il y avait donc une âme dans l’éloge de la technique car celle-ci permettait en libérant du temps, 59
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d’affranchir les hommes de leur joug et de leur donner l’instruction grâce à laquelle le peuple parviendrait enfin à s’émanciper. Dans « Les Châtiments », Hugo écrit : « La matière, aujourd’hui vivante, jadis morte, Hier écrasait l’homme et maintenant l’emporte. » Il n’y a pas que Hugo, loin de là, pour vanter les mérites de la technique et de l’industrie, Maxime du Camp allant même jusqu’à proposer un avenir industriel et technique à la poésie. Selon lui, la littérature aura à diriger l’industrie, car j’en suis fâché pour les rêveurs, le siècle est aux planètes et aux machines. D’autres moins avant-gardistes sentiront venir le danger, comme le sage Théodore de Banville qui écrira dans un bel élan, possiblement prémonitoire : Dans l’âge des chemins de fer, de la photographie, du télégraphe électrique et du câble sous-marin, les amusements littéraires sont finis. Il n’y a plus que le langage vulgaire ou scientifique et l’ode. Comment s’écrirait-on en vers quand, grâce au ciel, la lettre écrite disparaît déjà devant la dépêche télégraphique ? On pourrait ajouter… et le SMS ! Cependant le progrès technologique tel qu’il l’a vécu et qu’il l’a imaginé, s’intègre dans une vision religieuse du monde. Comme nous l’avons vu, pour lui, le progrès, contrairement à nombre de ses contemporains, suppose un Dieu et une essence. Progrès vient après Avenir, Humanité, Liberté, Égalité et vient clore l’énumération des mots extraordinaires qui composent le « verbe » divin dans « William Shakespeare. » Sans doute, compte tenu de l’inflation technologique que nous connaissons, Hugo se demanderait si le développement technique a encore un sens humaniste. Ce progrès est-il bien au service des fins supérieures de l’humanité ? Nous amène-t-il vers plus de liberté, permet-il d’envisager une paix durable, est-il générateur d’égalité entre les hommes, entre les peuples, entre les genres ? Ne devient-il pas 60
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Le progrès n’est pas un but mais un mouvement
lui-même sa propre fin en entrainant, ce qu’Hugo ne pouvait imaginer à l’époque, mais dont il aurait indubitablement une conscience aigüe aujourd’hui, la mort programmée de notre planète ? La technique semble-t-il n’est pas en cause. Les usages qui sont faits en revanche de cette technologie interpelleraient sans doute fortement Victor Hugo qui relèverait l’asservissement, voire l’abêtissement que « le tout technologique » peut entraîner dans son sillage. Hugo a vécu la première révolution industrielle avec le développement des moyens de transport, du textile, de la métallurgie et le début de la seconde révolution industrielle qui démarre approximativement dès son retour d’exil avec l’invention des machines produisant de l’électricité, du téléphone et du moteur à explosion. Nous vivons quant à nous, le début d’une troisième révolution industrielle, avec Internet et les technologies de l’information et de la communication, qui bouleversent notre quotidien de façon considérable. Pour chacune de ces révolutions, il s’agit d’un réseau qui vient irriguer l’économie : le chemin de fer, l’électricité et Internet. Il s’agit à chaque fois d’un bouleversement de notre manière de produire et de consommer. C’est l’émergence lente d’une technologie qui se diffuse d’abord dans les marges et qui explose. Le chemin de fer a relié les hommes entre eux. Hugo dira qu’il « a fait passer d’un monde où tout était parqué, coupé, divisé à un monde où tout est vivant, accompli, confondu ». On retrouvera le même enthousiasme avec la fée électricité qui combat l’obscurité et l’insalubrité. Aujourd’hui, que fait Internet ? Il crée de nouveaux liens sociaux dans une société de plus en plus individualiste. La différence avec les deux premières révolutions, n’est pas un changement de nature, mais de dimension. La troisième révolution industrielle intervient dans une société mondialisée. Tout va plus vite, plus loin. Mais paradoxalement, alors qu’au siècle d’Hugo, on imaginait que les progrès technologiques ouvriraient largement la porte au temps libre, on constate que l’envie de consommer davantage conduit à 61
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travailler plus, et la seconde révolution industrielle a certes permis d’augmenter l’offre de travail, mais en diminuant par contre coup les salaires, qui n’ont recommencé à augmenter que plus tard, avec la diminution de la main d’œuvre, les femmes quittant progressivement le marché du travail, et avec les gains de productivité. Aujourd’hui, on constate également une augmentation des heures travaillées et la stagnation des salaires avec l’internationalisation des échanges malgré une forte volonté issue pour notre pays de mai 68, qui réclamait à corps et à cri, une société du temps libre. Finalement, c’est sans doute Jeremy Rifkin qui ouvre la voie vers l’avenir en prophétisant que la troisième révolution industrielle pourrait sauver le monde en se fondant sur les énergies renouvelables décentralisées avec une vision coopérative de la société et en partant du principe que toute grande ère économique se caractérise par l’introduction d’un nouveau régime énergétique. Hugo et avec lui, l’ensemble des penseurs humanistes du dixneuvième siècle pensaient : citons la célèbre phrase d’Hugo – la liberté commence où l’ignorance finit – que les siècles à venir seraient porteurs de mouvement, de progrès, de lumière, d’intelligence. Que pour parvenir à cela, il convient d’éduquer le peuple en lui donnant l’espérance d’une vie meilleure, en faisant lever toutes les têtes vers le ciel… en permettant d’améliorer dans cette vie le sort matériel de ceux qui souffrent… et de répandre, prodiguer, sous toutes les formes, toute l’énergie sociale pour combattre et détruire la misère… Pour Hugo, ils n’étaient pas tous dans ce cas, Dieu se retrouve à la fin de tout, mais ce à quoi ils croyaient tous, qu’ils soient penseurs, philosophes, écrivains, matérialistes ou chrétiens, c’était en l’avènement d’un monde meilleur. Il ne suffit pas que les générations nouvelles nous succèdent, j’entends qu’elles nous continuent écrit Hugo. Peut-on dire que ce monde est meilleur aujourd’hui, dans le sens où il l’entendait ? Sommes-nous, en parcourant ce long chemin emprunté par nos ainés depuis des siècles, dans une succession ou une continuité ? 62
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Le progrès n’est pas un but mais un mouvement
Cet emballement technologique, qui implique qu’une machine est désormais dépassée sitôt le moment où elle a été achetée, nous permet-il d’ouvrir les yeux, de nous rendre plus humains, moins individualistes, moins compétiteurs et plus solidaires, nous amènet-il vers plus d’équité, de justice ? Cette technicisation, nous en sommes tous convaincus au fond, n’est pas essentielle, et si nous sommes conscients de notre conditionnement, il existe malgré tout un danger non négligeable de subir un emballement techniciste, nous promettant de combattre les problèmes créés par la technologie en utilisant encore plus de techniques et en les développant. Je pense qu’Hugo serait conscient de cela et appellerait à réorienter le mouvement, non qu’il faille l’arrêter bien sûr, mais il nous inviterait sans doute à garder notre sens critique et voir plus loin que la souris de notre ordinateur. Il nous enjoindrait aussi de garder notre libre-arbitre, de nous méfier de la publicité qui envahit tellement notre quotidien, des dogmatismes et de tous les fanatiques qu’ils soient religieux ou technicistes.
CROÎTRE OU DÉCROÎTRE En faisant adopter en 1992 par tous les États le concept de développement soutenable, les Nations-Unies ont permis de faire intégrer une préoccupation d’ordre social à travers l’impératif de satisfaire les besoins du présent et une préoccupation d’ordre écologique à travers l’impératif de ne pas compromettre la satisfaction des besoins des générations futures. Le rapport Butland avait été clair en précisant que nous avions besoin d’une nouvelle ère de croissance, à la fois vigoureuse et en même temps socialement et environnementalement soutenable. Le pari consistait à voir dans le progrès des techniques, la 63
Partie 2. « Prenez-moi dans vos mains et je serai un levier »
possibilité de substituer du capital manufacturé aux ressources naturelles épuisées. Quel serait le message, que pourrait apporter Victor Hugo, face à un tel défi, qui concerne finalement la survie de l’humanité ?
Je pense très sincèrement que Victor Hugo ne pourrait en aucun cas être un partisan de la décroissance, car les tenants de cette thèse critiquent radicalement à la fois le développement et le progrès. Or, comme j’ai essayé de le démontrer tout au long de ces pages, Hugo croyait fermement en ces notions, héritier qu’il était de la philosophie des Lumières. En revanche, Hugo serait extrêmement sensible, me semble-t-il, aux formidables écarts entre riches et pauvres, qui sont toujours autant d’actualité qu’à son époque, mais dont il aurait sans doute imaginé et souhaité, que par notamment le biais des progrès techniques, ceux-ci aient pu être fortement réduits. Il aurait surement critiqué avec virulence le néo-libéralisme qui laisse tant de personnes sur le chemin et qui favorise les multinationales, tirant profit d’une main d’œuvre bon marché, sans répondre aux besoins des populations locales. Il aurait souhaité, n’en doutons pas, des services publics implantés harmonieusement sur le territoire et une protection sociale à la hauteur car s’il mettait la liberté en avant de toutes les valeurs, il avait aussi l’égalité et l’équité chevillées au corps. Lui qui croyait à la diversité des cultures et à l’internationalisation des grandes causes, supporterait sans doute très mal que les grands défis, comme la survie de la planète, ne puissent être traités à l’échelle internationale, faute d’accord sur ce point, notamment de la part des plus gros pollueurs, et qu’a contrario, nous soyons de plus en plus confrontés à une uniformisation culturelle dominée par le modèle anglo-saxon. L’humanité avance dans ce domaine aux antipodes de ce qu’il souhaitait et qu’il imaginait. Au dix-neuvième siècle, l’amélioration 64
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Le progrès n’est pas un but mais un mouvement
des conditions de vie du peuple, passait par la création de richesses, c’est ce que développe Hugo dans « Les Misérables », mais pour lui cela ne suffit pas bien entendu, il faut aussi que cette richesse puisse être distribuée et si possible bien distribuée. C’est le crédo de la social-démocratie européenne qui tend petit à petit à s’essouffler car nous sommes entrés dans un nouveau paradigme avec la crise écologique qui vient montrer d’autres limites à une croissance à tout prix. Nous sommes bien conscients désormais que si nous ne prenons pas des mesures drastiques, face à l’empire de la croissance, c’est bien la survie des hommes sur la terre qui est en jeu avec des déserts remplaçant des forêts, une pollution incommensurable entrainant dans son sillage tout un cortège de maladies, et comme toujours ces fléaux s’abattront avec d’autant plus de force que les populations seront les plus pauvres et les plus démunies. Et, le plus dramatique, c’est que ce sont ceux-là même qui vont le plus souffrir de la crise écologique à cause d’une croissance débridée produite par les plus riches, qui aspirent le plus à rentrer avec force dans la cour des gros pollueurs pour bénéficier eux-mêmes de cette croissance, synonyme, selon un schéma quelque peu éculé, de développement. Comment pourrait-on les empêcher de vouloir échapper à la misère, même si cela les amène à la déforestation qui leur offre une alimentation à court terme, en les condamnant et nous avec eux, à un moyen terme de plus en plus rapproché ? Sans doute que les indicateurs de progrès qui ont marqué l’économie jusqu’à présent comme le produit intérieur brut notamment, ne répondent plus à la nouvelle donne. Les Trente Glorieuses qui ont porté l’économie française et dont certains d’entre nous attendent un hypothétique retour, sont devenues obsolètes à la lumière de l’histoire, car nous en mesurons aujourd’hui les effets dévastateurs : pollution illimitée et alimentation conjuguant épuisement des ressources et dangers sanitaires. Sans doute, le facteur humain a-t-il été, porté par cette ferveur en une croissance à tout prix, trop délaissé, et je suis enclin à penser 65
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que Victor Hugo, parmi nous, réclamerait d’autres indicateurs de progrès, comme l’indice de santé sociale par exemple, plus à même d’encadrer nos pratiques et nos politiques afin de nous amener vers une vie plus humaine. Aux gains de productivité et de croissance, on peut me semble-t-il, avancer, qu’il privilégierait gains de qualité et durabilité et qu’il serait attentif à observer les comparaisons entre les performances sociales des États par l’intermédiaire de l’indice de progrès social qui mesure la capacité d’une société à satisfaire les besoins de base de ses citoyens – nutrition, eau, logement, sécurité personnelle –, à construire les bases de leur bien-être sur la durée – accès aux connaissances, accès à l’information, santé et bien-être, qualité environnementale – et à leur donner l’opportunité de s’accomplir – droits personnels, liberté personnelle, accès à l’éducation, tolérance et inclusion –. Si l’on regarde les choses de plus près, on constate que dans les premières phases du développement, la croissance du produit intérieur brut par habitant est corrélée à celle du progrès social mais cette relation tend à s’affaiblir au fur et à mesure que les pays se développent et entre les pays détenant le produit intérieur brut par habitants le plus élevé, la corrélation avec le progrès social est pratiquement inexistante. L’un des points marquants de ces études, c’est que les meilleurs élèves sont des pays à faible densité de population, ce qui nous amène là aussi à réfléchir sur le diktat de la croissance démographique avec son cortège de mégapoles de plus en plus violentes et pour tout dire invivables.
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3 Pensée plurielle ou pensée uniforme
L’IDENTITÉ CULTURELLE EN QUESTION ? Victor Hugo, comme nous l’avons vu dans la première partie, ne souhaitait pas une société uniforme, mais des peuples fiers de leur identité, de leur culture et de leur langue et qui, portés par la volonté du bien commun, se fondraient à terme dans une République universelle. Ne faudrait-il pas opérer, pour bien comprendre la société d’aujourd’hui, une distinction entre l’universel et le bien commun, et à bien préciser ce que recouvre l’identité culturelle ?
L’occident judéo-chrétien de culture et de tradition gréco-latine s’est historiquement forclos dans la croyance que son monde était l’universel et par contre-coup, il constate aujourd’hui qu’en perdant une bonne part de son hégémonie, il érode quelque peu le crédit que l’universalisme prétendait incarner. La pensée judéo-chrétienne se trouve de ce fait malmenée, dans une société mondialisée, tant il est vrai qu’il ne peut y avoir de 67
Partie 2. « Prenez-moi dans vos mains et je serai un levier »
culture dominante, sans que ne surgisse par contre-coup de culture dissidente. Les principaux écueils de cette situation s’appellent le communautarisme et l’uniformisation d’un modèle de société. L’absence de prise de conscience de cet état de fait nous amène là encore aux antipodes de la pensée hugolienne qui imaginait des pensées plurielles reliées entre elles par une volonté commune, ayant pour horizon, une République universelle dédiée au bien commun, alors que la société dans laquelle nous vivons se caractérise par des cultures dissidentes sans aucune volonté de coopérer entre elles et se trouvant absorbées par une « sous-culture » de masse mondialisée, dominée par le modèle anglo-saxon, en perte de repères. Que recouvre donc désormais ce terme d’identité culturelle ? Définir une identité culturelle c’est définir un contenu idéologique qui fait obligatoirement la part belle à l’arbitraire, et d’autre part il est bien difficile de caractériser l’identité d’une culture qui est par essence, mouvante, diverse, variée. Que signifie par exemple l’identité culturelle française ? Quel rapport entre Hugo, Rabelais, Duchamp, Debussy, Ronsard ou Prévert ? Pourrait-on parler d’une école de pensée française héritière des Lumières, mais ce serait faire l’impasse sur de Maistre, Chateaubriand ou Baudelaire ? Par ailleurs, la langue française, à force d’évolutions et d’assimilations anglo-saxonnes, dues pour une grande part au langage technique de plus en plus présent, est malmenée, de moins en moins « bien » parlée, de plus en plus mal écrite et assimilée. Faut-il s’en alarmer ou a contrario considérer cela comme une évolution inévitable et plutôt salutaire ? Au dix-neuvième siècle, Ludwig Lejzer Zamenhof imagina une langue véhiculaire, qui ne serait la langue d’aucun État et qui permettait d’établir un pont entre les cultures. La volonté de ce juif polonais était de faire en sorte que les hommes puissent se comprendre, dans un désir de paix, mais en gardant intactes leurs cultures et leurs langues 68
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originelles. L’espéranto connut un immense succès au début du vingtième siècle puis fut freiné par la Première Guerre mondiale, car les désirs de paix se trouvèrent balayés par les désirs de revanche ; dans les années vingt, la volonté d’oublier et les aspirations à l’universel redonnèrent à l’espéranto un regain de popularité mais que pèse aujourd’hui le rêve espérantiste dans notre société mondialisée dominée par une langue véhiculaire, qui est l’apanage de la « sous-culture » dominante ? Bien entendu, tout cela a une explication : on estime qu’aujourd’hui, près de 1,8 milliard de personnes parlent anglais dans le monde et même si l’anglais n’est toujours pas reconnu comme langue officielle aux États-Unis, il ne fait aucun doute que la langue anglaise, est dans les faits, la langue dominante. Au début du vingtième siècle, l’Empire britannique représentait près d’un quart de la surface de la planète, sans compter bien entendu les États-Unis qui ne faisaient pas partie de l’Empire. Dans la plupart de ces pays, l’objectif était de faire des affaires et la langue anglaise est avant tout resté cela, la langue du commerce, de l’administration, de l’éducation, avant d’être la langue du peuple. Après l’indépendance, de nombreux pays sous ancienne domination britannique, sont devenus multilingues, mais leurs différentes communautés avaient besoin d’une langue pour communiquer entre elles et avec les autres nations et elles ont évidemment choisi l’anglais. Entre les deux guerres mondiales et surtout après la deuxième guerre, les États-Unis connurent une apogée économique et les entreprises américaines, grâce à la puissance de leur économie et à l’influence de l’anglais dans les anciennes colonies britanniques, permirent à la langue anglaise de devenir la première langue du secteur des affaires. Aujourd’hui, les plus grandes écoles de commerce ou d’ingénieurs proposent leurs formations en anglais, les curriculumvitae pour les emplois de cadres sont rédigés en anglais, les publicités en France pour vendre des produits français sont truffées de phrases en anglais. L’anglais est devenu la langue étrangère la plus parlée dans dix-neuf des vingt-sept pays membres de l’Union européenne. 69
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Et les États-Unis ne se sont pas contentés d’envoyer de l’argent outre-Atlantique, ils ont aussi exporté leur musique : rock and roll, jazz, disco, hip hop, leur cinéma, leurs séries télévisées. La culture américaine a envahi le vieux continent en s’appuyant sur sa langue qui n’est pas autre chose que le reflet de sa culture, en imposant petit à petit ses valeurs : confiance, succès, libre entreprise, jusqu’à son alimentation. Et c’est là un des paradoxes incroyables, car si chacun s’accorde en toute bonne foi et toute objectivité, à considérer que la cuisine française est une des meilleures au monde et la cuisine américaine une des pires, eh bien force est de constater que dans ce domaine-là aussi, les États-Unis sont en train d’imposer à la vieille Europe ses habitudes alimentaires, pourtant fort contestables sur le plan du goût et de la diététique. La langue anglaise est devenue aussi la langue véhiculaire des sports extrêmes, des sciences, de la technique puisque tout ce qui touche aux ordinateurs est rédigé en anglais. L’anglais est donc devenu la langue indispensable. Indispensable ne signifie cependant pas pour autant « universelle » car bien que dominante, la langue anglaise est confrontée à des poches de résistance et notamment par le fait que nombre de pays ayant adopté la langue anglaise parlent un anglais mâtiné de langues régionales. Par ailleurs, les langues de la vieille Europe (français, allemand, espagnol, italien) résistent comme elles peuvent et le chinois étend son influence toujours plus loin. Le latin est resté la langue qui a prédominé en Europe pendant plus de mille ans et les gens apprenaient le latin pour les mêmes raisons que l’on apprend l’anglais aujourd’hui : monter dans l’échelle sociale, avoir accès au savoir, paraître. Nul ne sait ce qui adviendra dans mille ans et cela dépasse largement le cadre de cet ouvrage. Ce qui n’est pas contestable en revanche, c’est que la pratique d’une langue n’est pas un sujet neutre. Outre la fonction utilitaire que nous venons d’évoquer, la langue constitue les archives d’un groupe humain, son identité, son intimité. La langue est au centre de la culture d’un peuple, mais elle représente 70
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aussi un climat humain et psychologique qui a façonné ce peuple au cours des siècles. Elle est un instrument d’intégration collective et d’affirmation individuelle. Si le bilinguisme ou le multilinguisme me parait être fort salutaire dans un monde ouvert et transnational, tel qu’Hugo a pu le souhaiter, la domination par la langue anglaise d’un modèle économique et culturel invasif me parait beaucoup plus contestable et mérite que l’on s’interroge sur notre vision du monde. Le linguiste et anthropologue américain Benjamin Lee Whorf a montré que chaque langue construit une vision du monde différente. Elle ne se réduit pas à un simple outil de communication, elle est une conceptualisation du monde ; la communication s’inscrit donc dans le culturel. La question est donc de savoir : Quel monde voulons-nous pour demain, de quelle culture sommes-nous les héritiers, quelle culture voulons-nous transmettre aux générations futures ?
INTERNET ET LA CULTURE POUR TOUS : ESPOIR OU ENFER Avec l’avènement d’Internet, nous sommes, semble-t-il, rentrés dans le monde de la rencontre, de la proximité, de la liberté de parole qu’un défenseur acharné des libertés comme l’était Hugo aurait sans aucun doute défendu et promu. Pourtant ce monde, nous le savons contient son lot de servitudes. Quelle serait sa position, face à ces bouleversements de nos modes de vie et de pensées ?
Il est clair qu’Internet a ouvert pour tout un chacun des horizons nouveaux en nous permettant de nous mettre en relation avec plus de personnes qu’auparavant que ce soit par les courriels ou les réseaux sociaux et en nous ouvrant l’accès à un savoir quasi illimité et instantané. Nous pouvons communiquer avec le monde, et alors qu’il fallait à l’époque de Victor Hugo des semaines pour correspondre, il suffit désormais de quelques secondes, quand tout 71
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fonctionne bien, pour converser avec une personne vivant à l’autre bout du monde. Toutefois, sur Internet comme au dix-neuvième siècle, la censure existe encore. Il y a quinze ou vingt ans, nous pensions qu’Internet enfin allait nous en protéger. Puis nous avons compris qu’un État organisé et déterminé pouvait agir dans ce domaine de façon sournoise et radicale et aujourd’hui nous savons, l’exemple des dernières élections américaines est à ce titre révélateur, qu’un État ou un parti politique fortuné, peuvent bloquer l’accès à certains sites, agir sur les votes des électeurs, filtrer ou fermer des comptes. Alors liberté bien sûr, mais liberté contrôlée. De la même manière, cette liberté s’accompagne d’une dépendance de plus en plus préoccupante aux écrans que ce soit dans la vie privée ou dans le domaine professionnel. De très nombreux cadres se sentent obligés de rester connectés à leur entreprise, qu’elle soit publique ou privée le soir, voire même le week-end. Évidemment, personne ne vous oblige, mais il serait sans doute très mal vu qu’un cadre ne puisse être réactif en cas de besoin. Nous vivons, donc, de plus en plus notre vie privée et professionnelle sous tension, ce qui entraîne fatigue excessive, manque de sommeil, irritabilité et épuisement professionnel. Alors que les technologies nouvelles devaient nous amener, outre une meilleure productivité, un gain de temps appréciable pour « profiter de la vie », on constate que la pression des délais, la vitesse d’exécution, l’adaptabilité, la flexibilité sont devenus les maîtres mots de nos organisations et de nombreux salariés ont, au bout du compte, le sentiment que les activités s’enchaînent sans discontinuer. Il est désormais difficile d’oublier le bureau sitôt la porte de ce dernier fermée, car votre messagerie vous rattrape. Et tout cela advient dans un monde dans lequel les échanges de biens et de personnes n’ont cessé de croître en volume et en rapidité. Nous vivons dans une société qui va si vite et qui accélère avec une telle rapidité que nous avons semble-t-il de plus en plus de mal à nous concentrer sur une tâche. Comme l’explique très bien Jean-Philippe 72
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Lachaux, directeur de recherche à l’INSERM, il existe deux types d’attention, l’une volontaire, que nous pouvons diriger sur une cible, l’autre automatique, plus archaïque mais vitale : c’est elle qui nous alerte de l’arrivée d’une voiture alors que nous allons traverser. Or, les vibrations de notre téléphone portable ou l’apparition de notifications sur nos écrans sollicitent sans arrêt notre attention automatique. Programmée pour nous prémunir des dangers et nous aider à prendre des décisions rapides, notre attention automatique est submergée par ces stimulus. Ce qui crée une sensation de surcharge et rend plus difficile la mobilisation de notre attention volontaire. Mais cela est vrai dans tous les domaines et notamment dans celui de l’information. Les chaines spécialisées dans l’information en continu nous abreuvent de nouvelles en même temps par le biais de l’image montrant un journaliste qui parle et par un bandeau nous amenant à lire une autre information en même temps. Comme s’il fallait engloutir l’information en quelques secondes chrono. Nous pouvons aussi dans notre vie quotidienne regarder une vidéo, répondre à un SMS en écoutant une chanson en fond sonore. Nous jonglons d’une tâche à l’autre sans répit, sans repos. Victor Hugo écrit dans « Littérature et philosophie mêlées » : on a remis en circulation un certain nombre d’anciens mots nécessaires ou utiles. Pour Hugo, la nouveauté d’une langue n’est ni dans les mots, ni dans la grammaire mais elle est dans les idées qui sont les véritables faiseuses de langues. Parler une langue, c’est aussi parler une pratique littéraire. Il écrit encore : L’idée sans le mot serait une abstraction ; le mot sans l’idée serait un bruit ; leur jonction est leur vie. Pour Hugo, le langage est donc le discours. Que penserait-il alors du discours actuel, lui qui a toujours eu au plus haut point le sens de l’évolution, mais qui en même temps se sentait si parfaitement bien dans sa peau, dans son pays, dans son époque et dans sa langue ? Lui qui disait : j’admire mon pays et j’aime mon temps et écrivait avec un bel enthousiasme : L’avenir est une porte, le passé en est la clé ; il était donc à fois 73
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prisonnier de son temps et ouvert sur l’avenir. Hugo avait des rêves, des utopies : la paix universelle, l’Europe unie, un monde ouvert à la libre circulation, qui a banni les superstitions et les fanatismes, une ville phare qui serait Paris, une langue, le français qui depuis le dix-neuvième siècle connait une nouvelle renaissance, qui intègre Révolution et tradition, qui se ressource dans ses origines, mais pour les conserver en utilisant pour elle-même leurs ressources. Il écrit dans « William Shakespeare » La langue universelle est trouvée. Par toute la terre, la civilisation parle français. À quoi chez tous les peuples reconnaît-on une intelligence ? À ce signe : parler français. Hugo était tout cela à la fois. Il est donc particulièrement difficile de l’imaginer dans un monde aussi rapide, aussi éloigné des valeurs et des combats qu’il a défendus, dans lesquels Paris et la France, la langue française, ne sont pas à leur place, dans le concert du monde qu’il avait rêvé. En même temps, on peut tout à fait penser qu’il se serait adapté et qu’il aurait endossé les habits du vingt-et-unième comme il avait fait siennes les redingotes et les hauts de forme du dix-neuvième. Il continuerait à prôner que le but de la civilisation, c’est que l’homme soit « peuple » et que le peuple soit homme, que l’homme fait peuple, c’est la liberté, que le peuple fait homme, c’est la fraternité et que les deux amalgamés s’appellent harmonie. Les hommes en harmonie, c’est l’état actif : oui, je suis certain que Victor Hugo serait un homme de son temps, actif, bien dans son siècle, lucide sur les enjeux, défenseur de sa culture, inquiet sur les dérives de notre société, mais un homme de bonne volonté, un génie à l’écoute, comptant sur le progrès et sur le génie humain pour permettre au peuple de s’élever. Le progrès étant une grossesse perpétuelle, il se battrait pour l’éclosion d’un nouvel enfantement, pour une aube nouvelle, pour l’épanouissement des valeurs et des idées qu’il n’a cessé de clamer et de porter tout au long de sa vie. Il écrit encore dans le chapitre sur la civilisation dans « William Shakespeare » : Pas moyen de se soustraire au progrès qui est le jour 74
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levant… Ceux-là mêmes qui trouvent l’avenir impossible n’ont qu’à se retourner et le passé leur semblera plus impossible encore… C’est fini, il faut progresser, il faut apprendre, il faut s’améliorer, il faut penser, il faut aimer. Il faut vivre. Les portes du retour sont fermées… Peut-on considérer que les scientifiques ont un rôle à jouer dans ce monde où la pensée semble de plus en plus formatée ? Les régimes démocratiques dans lesquels nous vivons permettent-ils véritablement aux scientifiques de critiquer et d’améliorer tous les pans de la vie moderne ? Autant de questions qui ne manqueraient sans doute pas d’interpeller le défenseur acharné de la République et de la démocratie que fut Hugo.
Dans la République, les connaissances, et notamment les connaissances scientifiques doivent pouvoir respirer et se répandre. La connaissance, comme la République est affaire publique. Connaitre c’est penser ce qui est, c’est un certain rapport entre l’esprit et le monde. La République, c’est la Res publica, c’est-à-dire la chose publique. C’est une organisation de la société dans laquelle le pouvoir appartient à tous, au moins en droit et s’exerce au bénéfice de tous. Quant à la démocratie, comme l’a joliment dit Régis Debray, c’est ce qui reste de la République, lorsqu’on éteint les lumières. Elle est la condition de la République, elle en permet son fonctionnement. Dans notre société fugace, insipide à force d’être trop rapide, la question que l’on doit se poser est effectivement de savoir comment permettre une meilleure circulation des idées scientifiques et comment certaines de ces idées peuvent-elles permettre à la démocratie de se fortifier ? La rapidité des évolutions scientifiques amène le citoyen, celui qui est censé participer étymologiquement au pouvoir souverain, à penser que rien n’est maîtrisé et que malgré les alertes, les discours, les circonvolutions des uns et des autres, l’humanité va dans le mur. Il en va donc de la démocratie de combler le fossé 75
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d’incompréhension qui se creuse entre les experts scientifiques, les politiques et les citoyens. Développer la culture scientifique apparait donc d’une impérieuse nécessité en ce vingt-et-unième siècle désespéré et parfois désespérant, qui semble ne plus pouvoir échapper au malheur, ni espérer en des lendemains enchanteurs. Comme nous l’avons vu dans la première partie, Victor Hugo évoquait la science progressant par ratures fécondes, la qualifiant d’échelle, chaque nouvelle théorie permettant de comprendre un monde nouveau. Mettre en valeur les rapports entre l’histoire des idées et les progrès de la science, c’est prémunir la société contre les tentations obscurantistes qui fleurissent sur le terreau des frustrations. Les scientifiques du dix-neuvième siècle pensaient, et Hugo avec eux, que les progrès de la science apporteraient le bonheur aux hommes et qu’une certaine abondance matérielle règlerait progressivement les problèmes sociaux. Hugo parlait aussi de la paix, non comme moyen mais comme but, pour parvenir au bien-être des hommes. L’ère des révolutions se ferme, l’ère des améliorations commence. Le perfectionnement des peuples quitte la forme violente pour prendre la forme paisible ; le temps est venu où la Providence va substituer à l’action désordonnée des agitateurs l’action religieuse et calme des pacificateurs. Dans tous les cas, et aujourd’hui plus que jamais, le travail scientifique implique à la fois qu’il puisse être mené de manière autonome et qu’en même temps il soit en lien avec la société dans laquelle il se réalise. De ce fait, les rapports entre la science et la société se transforment continuellement sous l’influence conjointe de l’évolution des sciences et de celle de la société. Après la Seconde Guerre mondiale, l’idée qui prévaut portée par les États-Unis, est qu’il convient d’accorder une pleine autonomie aux scientifiques et, grâce aux découvertes ainsi engendrées, l’évolution scientifique permettra l’épanouissement, grâce au progrès technique, des générations futures. Dans cette conception, l’idéal de recherche pure dégage les scientifiques de toute responsabilité sur les implications découlant de ces découvertes. La période des 76
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Trente Glorieuses en France s’inscrit aussi dans cette conception, avec de grands programmes technologiques dans des domaines stratégiques et la création du CNRS, chargé de porter la recherche fondamentale. Depuis la fin des années soixante-dix, le développement des biotechnologies, des technologies de l’information et de la communication, mais aussi des nanotechnologies, a conduit à des changements importants puisque les scientifiques doivent tenir compte avant tout, des bénéfices escomptés de leurs recherches dans le cadre de l’économie de la connaissance. Ce concept d’économie de la connaissance est à la base des politiques de la science de l’Union européenne depuis le Conseil européen de Lisbonne en 2000 et sous-tend une compétition entre les personnes, les équipes, les universités. Ce sont désormais les choix stratégiques des grands groupes multinationaux qui orientent la recherche et l’évolution scientifique. De ce fait de nombreux scientifiques reprochent à la classe politique l’orientation utilitariste étroite de la science et aspirent à l’éclosion de mouvements citoyens permettant un meilleur contrôle démocratique. Mais cela est-il forcément la panacée tant il est avéré que les controverses scientifiques ne se sont jamais résolues par des votes ? Il n’en reste pas moins vrai que l’assujettissement indéniable de la science aux groupes industriels et à leur manne financière implique une intervention plus étroite de la société en lien avec les scientifiques, qui ne peuvent plus se targuer de rester dans leur tour d’ivoire face à un monde dans lequel les implications sociales des connaissances produites peuvent avoir des effets absolument gigantesques dans un sens positif comme négatif. Plutôt que de parler de neutralité, faudrait-il avec le philosophe Hugh Lacey, parler d’impartialité de la science relevant d’une pensée rationnelle. Les sciences s’opposent en cela à l’opinion en se développant comme l’a si bien formalisé Hugo, par conjectures et réfutations en se basant sur des données empiriques et non morales. L’impartialité est la norme de la scientificité. 77
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Cependant si les scientifiques qui connaissent mieux que quiconque le monde dans lequel nous vivons, se doivent d’être impartiaux, ils doivent également composer sur la scène internationale avec des États autocratiques qui critiquent ouvertement les conclusions scientifiques et qui s’assoient sur les traités internationaux. L’exemple du traité de Paris sur le climat est à ce sujet malheureusement fort révélateur et laisse mal augurer de l’avenir avec des dirigeants climato-sceptiques, plus obnubilés par des résultats économiques à court terme que par la survie de l’humanité. Les scientifiques doivent dans ce domaine éviter un double écueil : Ils doivent s’appuyer sur les citoyens du monde, en rappelant les enjeux, en permettant de faire bouger les lignes, en détricotant les infox, mais en restant comme nous l’avons vu impartiaux, c’est-àdire en évitant autant que faire se peut, les partis, les chapelles, les courants. Ils doivent également se méfier de ce monde ultra-rapide, fugace, instantané. Aucune pensée n’est immunisée contre les risques de la communication disait Adorno. Comme il avait raison ! Avec un monde de plus en plus complexe et qui tend à aller au plus urgent, au plus rapide et souvent au plus offrant, garder la rigueur scientifique, permettre la vulgarisation, offrir une pensée claire et compréhensible pour tout un chacun relève de l’exploit.
DÉMOCRATISATION CULTURELLE OU CULTURE POUR CHACUN Le 27 octobre 1966, André Malraux, lors de la présentation de son budget, alors qu’il était ministre de la culture du général de Gaulle, distinguait deux façons de concevoir la culture : la « soviétique » où il s’agit, en aidant tout le monde, de faire que tout le monde aille dans le même sens ; et la « démocratique » où il s’agit que tous ceux qui veulent une chose à laquelle ils ont droit puissent l’obtenir. Malraux disait avoir choisi la seconde forme. 78
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De ces deux conceptions, laquelle aurait les faveurs de Victor Hugo, lui qui entendait au plus haut point combiner liberté individuelle et émancipation collective ?
Dans l’esprit d’André Malraux, n’en doutons pas, il y avait bien deux conceptions de la culture qui s’affrontaient, l’une despotique et l’autre républicaine et si l’on regarde les choses sous cet angle-là, Hugo n’aurait pu qu’adopter la même position que Malraux. Mais on peut aussi prendre ces deux conceptions avec un autre prisme qui est celui des politiques de démocratisation culturelle qui sont à l’œuvre dans notre pays depuis plus de cinquante ans. Que recouvre ce terme de « démocratisation culturelle » ? Eh bien si les populations défavorisées, celles qui sont les plus éloignées du monde culturel, par l’argent, par la distance, par le milieu social ne vont pas à la culture, c’est la culture qui doit aller vers elles. L’idée est donc de permettre à tous d’élever son esprit en faisant en sorte que les œuvres, les artistes aillent au-devant des gens, dans les salles des fêtes des villages, dans les maisons de quartier, avec des tarifs réduits, voire gratuitement grâce aux financements du secteur public. Antoine Vitez parlait à la suite de Jean Vilar « d’élitisme pour tous ». Et cela est une idée que Victor Hugo bien sûr n’aurait pu qu’approuver et qu’applaudir car si le peuple doit s’émanciper, cela passe bien évidemment et d’abord par l’instruction, mais aussi par l’élévation des esprits, par l’expérience de la sublimation. Malraux comparait d’ailleurs les maisons de la culture aux cathédrales, non pour dire que la culture devait remplacer les religions mais parce que ce sont des lieux où les femmes et les hommes se retrouvent, échangent et élèvent leurs esprits. Il faut cependant bien reconnaître que ces politiques n’ont pas toujours obtenu les résultats à la hauteur des attentes. Pour le sociologue Olivier Donnat, dans une enquête parue en 2012, il y avait alors plus de français à n’avoir lu aucun livre au cours des douze derniers mois qu’il n’y en avait en 1997 et ceux qui n’avaient pas délaissé le monde du livre avaient réduit leur rythme de lecture 79
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d’environ cinq livres par an. Sur 100 personnes de quinze ans et plus, 52 % ne fréquentaient pas, ou seulement de manière exceptionnelle les équipements culturels et parmi les 48 % qui les fréquentaient, on notait un vieillissement du public. Alors, comment expliquer cela, comment admettre que cette idée ambitieuse, généreuse, on pourrait rajouter onéreuse, se solde par il faut bien le dire un semi-échec qui a amené le ministère de la culture il y a quelques années à remettre sur le devant de la scène, le concept de culture pour chacun, mais pris dans le sens où la culture pour tous est la culture élitiste et la culture pour chacun, la culture des diversités. Au fond, je crois que les deux conceptions sont menacées et ces clivages paraissent désormais dépassés. La culture élitiste ou la culture dite savante (littérature, musique, beaux-arts) est menacée et la culture dite populaire (chanson, métiers d’art, littérature orale, arts traditionnels) n’est pas non plus au mieux de sa forme. La démocratisation de la culture n’a pas tenu toutes les promesses qu’elle avait suscitées, car les tenants de cette thèse étaient persuadés que les œuvres, le talent des artistes, l’émotion perçue par le public seraient suffisants. Et je pense qu’Hugo aurait bien été dans ce camp, lui qui écrivait : « Nous ne connaissons rien de trop haut pour le peuple. C’est une grande âme. Etes-vous jamais allé un jour de fête à un spectacle gratis ? Que dites-vous de cet auditoire ? En connaissez-vous un qui soit plus spontané et plus intelligent ? Connaissez-vous-même dans la forêt une vibration plus profonde ? La Cour de Versailles admire comme un régiment fait l’exercice : le peuple, lui se rue dans le beau éperdument. Il s’entasse, se presse, s’amalgame, se combine, se pétrit, dans le théâtre ; pâte vivante que le poète va modeler… Tout à coup, le sublime passe, et la sombre électricité de l’abîme soulève subitement tout ce tas de cœurs et d’entrailles, la transfiguration de l’enthousiasme opère, et maintenant, l’ennemi est-il aux portes ? La patrie est-elle en danger ? jetez 80
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un cri à cette populace, elle est capable des Thermopyles. Qui a fait cette métamorphose ? La poésie. » Il rajoute : l’approche du grand art leur plait (aux multitudes), elles en frissonnent… La foule est une étendue liquide et vivante offerte au frémissement. Mais là où je pense qu’Hugo aurait eu raison, c’est qu’il a toujours considéré que tout devait passer par l’éducation, par l’instruction. Et c’est bien là que le bât blesse, car l’école a un immense rôle à jouer dans la transmission de la culture et dans ce domaine, malgré quelques tentatives, il y a énormément de chemin encore à accomplir. Hugo n’avait pas tort quand il affirmait que les génies appartiennent au peuple. Nous voudrions voir dans les villages une chaire expliquant Homère aux paysans. Belle et noble vision, sans doute nécessaire mais non suffisante, car il ne s’agit pas seulement de fournir des œuvres au peuple. Pour qu’il en perçoive toute la saveur, encore faut-il que dès le plus jeune âge, l’appétit lui soit ouvert par un enseignement pluriel, par des rencontres avec des artistes, par des visites de salles de théâtre, de concert. Il faut aussi permettre aux enfants de développer leur création artistique. L’imagination, cette grande plongeuse disait Hugo est une voie d’accès à la vérité. Il faut continuer à croire en Hugo quand il affirmait : il s’agit de remettre de l’idéal dans l’âme humaine. Nous avons besoin d’idéal, de culture offerte, expliquée, inculquée aux enfants. L’éducation ne peut pas se contenter d’ouvrir la voie aux diplômes et à la vie professionnelle. Elle doit aussi et peut-être avant tout ouvrir les esprits, aider à comprendre, à réfléchir, philosopher, créer. Tel est le message de Victor Hugo terriblement actuel et terriblement oublié !
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LE SPECTACLE VIVANT COMME ACTE DE RÉSISTANCE Le théâtre est un géant qui blesse à mort tout ce qu’il frappe, affirmait Beaumarchais dans sa préface au « Mariage de Figaro ». Le théâtre a toujours été une menace contre l’autorité en place et il est un espace d’expression des libertés individuelles. Hugo ne s’y est pas trompé puisqu’il fut un auteur de théâtre rebelle et prolifique. Quelle place peut et doit tenir le théâtre aujourd’hui, dans cette société que l’on dit déshumanisée et individualiste et quelle mission Victor Hugo confierait-il au théâtre pour agir sur l’esprit du peuple ?
À toutes les époques et chez tous les peuples, et notamment quand ceux-ci sont soumis à des régimes autoritaires, le théâtre est un espace d’expression, de liberté, de luttes. Le théâtre est sans doute aussi ancien que la vie en communauté elle-même et on peut penser que les discussions au coin du feu que se livraient les premiers hommes furent les prémices de cet art dont le premier texte connu est sans doute « La Poétique » d’Aristote vers 330 avant notre ère. C’est à Thespis, un choreute du sixième siècle avant notre ère qu’on attribue l’invention de la tragédie et donc de l’art dramatique car il fut semblet-il, le premier à avoir introduit en scène un personnage indépendant du chœur lors d’un dithyrambe, c’est-à-dire un hymne à la gloire de Dionysos, dans lesquels se répondent deux voix, celle du chef de chœur seul et celle du chœur entier. Eh bien pour la première fois, Thepsis aurait récité un monologue auquel aurait répondu le chœur. Et deux siècles plus tard, Aristote va amener dans sa « Poétique » d’autres personnages et acteurs et créer ainsi le théâtre. Depuis Aristote, toute l’histoire du théâtre jusqu’à nos jours restera marquée par le spectre de l’engagement politique. De la révolte des femmes contre la domination des hommes dans « Lysistrata » d’Aristophane, en passant bien sûr par Shakespeare qui a peint mieux que 82
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personne dans ses tragédies, la violence et le désordre contre lequel l’ordre politique tente d’imposer ses lois, jusqu’à Hugo qui dans la préface de « Marion Delorme » écrit : le théâtre peut ébranler les multitudes et les remuer dans leurs dernières profondeurs. Le moment présent attend un théâtre vaste et simple, un et varié, national par l’histoire, populaire par la vérité, humain, naturel, universel par la passion. On sait bien aujourd’hui à quel point les drames théâtraux de Hugo furent critiqués, sifflés, hués. Pour ne citer que ceux-là, « Marion Delorme » fut interdite par la Restauration et « Le Roi s’amuse » par la Monarchie de Juillet. Plus près de nous, Bertolt Brecht, Jean-Paul Sartre ou encore Jean Vilar ont mis au centre de leurs œuvres la notion d’engagement et de résistance à un ordre établi. Qu’en est-il aujourd’hui des relations entre le théâtre et la politique ? L’époque actuelle et les politiques culturelles mises en œuvre par les ministres successifs depuis un bon quart de siècle vont plus dans le sens d’une dépolitisation des œuvres théâtrales que l’inverse. Et cela est finalement assez nouveau car le théâtre est par excellence le lieu du débat, celui où le spectateur, contrairement au cinéma, ou au monde de l’image en général, ne peut être passif mais est invité à se positionner, l’art sans doute avec lequel la société interagit avec le plus de force. Les années postérieures à la Seconde Guerre mondiale et la Libération vont notamment voir s’opérer des bouleversements incroyables avec le développement de la décentralisation théâtrale, des maisons de la culture et des compagnies provinciales avec des personnalités comme Jean Dasté à la compagnie de Saint-Etienne, Hubert Gignoux à la compagnie de l’Ouest ou encore Roger Planchon avec le Théâtre national populaire de Villeurbanne. Ce mouvement de décentralisation s’accompagnant avec Antonin Artaud d’un nouveau langage ; pour Artaud le théâtre doit bouleverser le repos des sens, libérer l’inconscient comprimé, pousser à une sorte de révolte virtuelle et il remet en même temps en question la validité du langage. Aujourd’hui le théâtre doit continuer à déranger mais il doit veiller aussi à être compris par les spectateurs et il est primordial que le 83
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spectacle ait un sens pour eux. Rien n’est pire, me semble-t-il, que de décevoir des primo-spectateurs qui ne comprennent pas ce qui leur a été donné de voir, alors qu’ils ont fait l’effort de se déplacer. Le théâtre doit fabriquer une conscience collective et cela nécessite une adaptation du public au spectacle mais une prise en compte également par les auteurs, les metteurs en scène et les comédiens, des publics auxquels ils s’adressent. Si le théâtre est un art de résistance, il doit avant tout émouvoir, interpeller, susciter l’envie, le questionnement. Il n’est en aucun cas un exercice de consommation culturelle mais il doit agir comme un supplément d’âme et la limite n’est pas forcément simple à établir entre l’ambition de démocratisation culturelle et l’exigence de création. Je reste persuadé que Victor Hugo continuerait à défendre « l’exception française » pour laquelle l’État reste fortement présent et soutient des projets ambitieux tout en veillant à ce que le théâtre privé et les « petites compagnies » puissent jouer leur rôle en allant au-devant du public et en permettant de donner à voir et à entendre une offre culturelle conséquente. Agir sur l’esprit du peuple, c’est montrer certes, les grands spectacles du répertoire mais c’est aussi offrir une variété de pièces irrévérencieuses, audacieuses, émouvantes, drôles, littéraires, engagées. Quand je parle de Victor Hugo ou de Baudelaire dans mes spectacles, je mets un point d’honneur à donner à entendre une belle langue et à susciter l’envie, du moins je l’espère, de lire et relire de la poésie, qui est le plus souvent reléguée dans les troisièmes sous-sols de nos librairies. C’est effectivement, en ce qui me concerne un acte militant car je considère, à tort ou à raison, avec René Char que la poésie est l’amour réalisé du désir demeuré désir, qu’elle est indispensable à nos vies qu’elle contribue à rendre plus belles. Le théâtre permet aussi cela : offrir une parenthèse à l’agitation extérieure tout en restant connecté au monde, susciter des interrogations et proposer parfois des réponses aux grandes questions que chacun se pose, offrir loin du tumulte, une zone inaccessible où se tient sagement l’allégresse d’exister. 84
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Pensée plurielle ou pensée uniforme
Dans un monde de plus en plus « inféodé » à l’image, pensez-vous que le théâtre doive rester le lieu du spectacle vivant ou doit-il s’adapter, pour rester en connexion avec la société, aux technologies de l’image, de l’immédiateté, s’il ne veut pas à terme devenir un spectacle mourant?
Shakespeare fait dire à Hamlet s’adressant à un comédien, que l’objet du théâtre a été dès l’origine et demeure encore d’être le miroir à la nature, de montrer à la vertu ses propres traits, à l’infamie sa propre image, et au temps même sa forme et ses traits dans la personnification du passé. Il doit donc être en phase avec la société de son temps tout en se servant de l’illusion pour approcher du vrai. En même temps, puisque vous évoquez le terme de spectacle « mourant », je pense évidemment à Camus qui explique dans « Le Mythe de Sisyphe » que l’acteur règne dans le périssable de toutes les gloires mais que la sienne est entre toutes, la plus éphémère. L’acteur a trois heures pour être Lago, Phèdre ou Glocester et dans ce court passage, il les fait naître et mourir sur cinquante mètres carrés de planches. Comment l’acteur s’identifie-t-il à ces vies irremplaçables? Il arrive qu’il les transporte avec lui, qu’ils accompagnent l’acteur qui ne se sépare plus très aisément de ce qu’il a été. Pour Camus, il n’y a pas de frontière entre ce que l’homme veut être et ce qu’il est. Tout l’art de l’acteur est là : feindre absolument d’entrer le plus avant possible dans des vies qui ne sont pas les siennes. Il doit se perdre pour se retrouver. Dans ces trois heures, il va jusqu’au bout de son chemin sans issue que l’homme du parterre met toute sa vie à parcourir. Encore Camus qui confiera à Maria Casarès, je me retrouve innocent au théâtre, le plus haut des genres littéraires parce qu’il est ce mélange étonnant de réel et d’illusion, de solitude et de fraternité où auteur, acteurs et public vivent ensemble les mêmes émotions. Ainsi rien n’est plus vrai que le théâtre et pourtant rien n’est plus factice que ces décors de carton ou même cette absence de décor, ce 85
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rideau noir et ce parterre de planches. Au théâtre, les mises en scène les plus dépouillées sont souvent les plus pertinentes, et comme pour les mélodies de Gabriel Fauré, elles gagnent en pureté et en beauté au fur et à mesure qu’elles progressent dans l’ascétisme. Le théâtre est le royaume de la créativité avec une économie de moyens. Jusqu’à aujourd’hui, le cinéma représentait le lieu de la technologie, des effets spéciaux, des grandes fresques et le théâtre, le lieu du sobre, du vivant, du funambulisme, où comment chaque jour remettre sur le métier son ouvrage. Et voilà que tout cela est en train de changer, puisque les technologies ont là encore, investi les planches. D’abord de nouvelles technologies sont apparues sur scène avec la réalité virtuelle et des effets 3D toujours spectaculaires. On peut désormais aller au théâtre, comme on va au cinéma en se dotant de lunettes spéciales. On peut voir également dans des salles, du théâtre interactif ou immersif avec des images de synthèse, de la réalité augmentée ou des hologrammes. La différence avec le cinéma repose malgré tout sur la « toujours » réalité des acteurs, mais sans doute bientôt le public pourra donner son avis et modifier, pourquoi pas, un spectacle en direct si cela lui chante. Faut-il s’en réjouir, ou faut-il craindre cela ? Évidemment, en tant que spectacle vivant, on peut toujours redouter qu’un jour, peut-être pas si lointain, les robots remplaceront les comédiens. Ce jour-là assurément, le théâtre aura muté et sera rentré dans une nouvelle dimension, ce que je ne souhaite évidemment pas. Cependant, sans arriver à ces extrémités, l’inclusion de nouvelles techniques, peut être un atout pour toucher un nouveau public, toujours plus féru de technologies de pointe et cela peut également permettre de faire vivre au public de nouvelles sensations. Le théâtre, comme le reste de la société a dû également adapter sa communication et désormais toutes les compagnies ont leur site Internet et parviennent à toucher le public sans intermédiaires, et utilisent comme tout un chacun, tant il est vrai que ces nouveaux moyens de communication font partie de nos vies, les sites de vidéos 86
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tels que « YouTube » ou « Dailymotion » en permettant au public de se projeter sur la scène avec les comédiens. Le théâtre est donc rentré, j’allais dire sans résistance, ce qui semble quelque peu paradoxal, compte tenu de l’image véhiculée par le théâtre depuis des siècles, dans la société du marketing et de l’image. Mais les acteurs culturels qui font vivre le théâtre avaient-ils le choix ? Et cela au fond n’est-il pas salutaire ? Après tout, ces nouveaux procédés de communication ont abouti à des formes plus personnelles de rapport au spectateur en l’impliquant plus dans l’entreprise théâtrale et en permettant une véritable interactivité. Cela permet aussi de toucher d’autres publics par le biais des réseaux sociaux avec un spectre très large et donc de favoriser une forme de démocratisation culturelle. Je reste toutefois assez mesuré sur la capacité à toucher par les réseaux des publics très éloignés de l’offre culturelle théâtrale car s’il suffisait de publier sur « Facebook » pour remplir les salles, ce serait magnifique, mais hélas, nous savons tous que ce n’est pas le cas. En revanche, je pense qu’il y a moyen de toucher plus largement un jeune public par le biais des capsules vidéo. C’est la raison pour laquelle, à titre personnel j’utilise ce moyen pour rendre mes représentations accessibles aux jeunes en leur permettant d’écouter à travers la vie des poètes, une langue qu’ils n’ont plus guère loisir de savourer. Cela permet aussi, de manière ludique de découvrir des textes qu’ils peuvent avoir vus ou appris en classe et cela peut leur donner à entendre et à découvrir une autre manière de les appréhender. Les adolescents sont attentifs et, pour la grande majorité d’entre eux, ne perdent pas une miette des spectacles, si l’on sait les captiver, même si au premier abord la vie de Victor Hugo ou de Charles Baudelaire semble assez loin de leurs préoccupations immédiates. Quant à la critique, dont Hugo eut parfois à souffrir dans son théâtre, elle est là encore souvent utilisée en direct. Le festival d’Avignon est à ce titre un exemple fort révélateur, car outre le bouche à oreille qui fonctionne toujours, le mouvement est désormais amplifié par les réseaux qui peuvent très rapidement encenser ou éreinter un spectacle. 87
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Quant à Victor Hugo, il a toute sa vie voulu innover, chahuter les styles, mêler la grande ou la petite histoire avec le monde contemporain. Il fut précurseur et on peut sans peine imaginer qu’il le serait encore, que ce soit dans les mises en scène, ou dans la communication. Lui qui a rarement trouvé grâce aux yeux de la critique qui trouvait son théâtre trop poétique, trop grotesque, il avait trouvé comme parade la publication en volume qui lui permettait d’insérer des « avant et après-textes » grâce auxquels il pouvait égratigner les critiques et leurs entreprises de démolition de son édifice théâtral. Il ne citait d’ailleurs jamais les noms de ses détracteurs. L’Abbé Ragon, auteur d’une anthologie des prosateurs et poètes français dira de lui que le goût français fera des réserves sur ses défauts. Quant à Désiré Nizard, il qualifiera les drames hugoliens de littérature facile et de débauches d’imaginations en délires indignes d’occuper les esprits sérieux. Mais Hugo, comme Eschyle, n’en aura cure. Il consacrera ses œuvres au temps et pensera avec raison que seul celui-ci fera son œuvre. Et il vrai que la postérité est cruelle. Qui se souvient aujourd’hui de Désiré Nizard ? Pourtant, alors que le théâtre profite depuis toujours des ressources portées par d’autres disciplines artistiques, afin de représenter ce que l’on appelle l’intermédialité, c’est-à-dire les échanges qui dans le cadre d’une même œuvre peuvent renvoyer d’un art ou d’un média à l’autre, on constate que dans ce domaine, il a fait office de parent pauvre. Qualifié d’«hypermédia » ou de « média combinatoire et intégrateur », il pourrait bien représenter, historiquement parlant, la pratique intermédiale par excellence. Comment expliquer alors cette rencontre si lente et si tardive entre le théâtre et l’approche intermédiale ?
La réponse à cette question réside à mon sens en partie dans l’élaboration et la prégnance d’un discours de résistance médiatique qui 88
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fait de la présence de l’acteur et du spectateur un trait distinctif et originel de la pratique théâtrale. Suivant cette logique essentialiste, les technologies de reproduction sont présentées comme des dangers et le recours à certaines d’entre elles, comme une trahison de la promesse ontologique du théâtre. La pratique intermédiale a donc longtemps été boudée, par ceux-là même qui créaient et qui mettaient en scène des spectacles de théâtre, car elle représentait une menace au discours essentialiste qui a marqué le champ du théâtre jusqu’à la fin du vingtième siècle. Pour Hugo, le théâtre a toujours représenté un combat et très tôt, dès la préface de « Cromwell » en 1827, il a vingt-cinq ans, il va envoyer balader la règle des trois unités qui corsète le théâtre classique et il va se prononcer pour un mélange des genres. Il va sans doute être le premier à fabriquer un théâtre visuel, nous pourrions presque dire, « cinématographique » bien avant l’arrivée du cinéma et de la technologie qui a permis son éclosion : « Disons-le donc hardiment. Le temps est venu, et il serait étrange qu’à cette époque, la liberté, comme la lumière, pénétrât partout, excepté dans ce qu’il y a de plus nativement libre au monde, les choses de la pensée. Mettons le marteau dans les théories, les poétiques et les systèmes. Jetons bas ce vieux plâtrage qui masque la façade de l’art ! Il n’y a ni règles ni modèles ; ou plutôt il n’y a d’autres règles que les lois générales de la nature, qui planent sur l’art tout entier, et les lois spéciales, qui, pour chaque composition, résultent des conditions propres à chaque sujet. » Finalement ce n’est qu’avec l’avènement du théâtre contemporain que l’intermédialité va réellement se développer. Comme le dit très bien Marie-Christine Lesage dans « Théâtre et intermédialité : des œuvres scéniques protéiformes », c’est Bernard Dort, écrivain et professeur d’université qui a si bien écrit sur le théâtre, 89
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qui a dans « La Représentation émancipée », identifié cette tendance de la scène théâtrale contemporaine qu’il a associée à l’émancipation de la représentation. « L’affirmation de la mise en scène a fait prendre conscience du rôle signifiant des éléments de la représentation. Le metteur en scène fut d’abord le seul à décider de leur organisation sémantique. Maintenant, les autres praticiens du théâtre réclament une responsabilité parallèle et une relative autonomie. Texte, espace, jeu... s’émancipent. Ainsi s’esquisse une nouvelle conception de la représentation. Elle ne postule plus une fusion ou une union des arts. Elle mise au contraire sur leur relative indépendance. » Marie-Christine Lesage poursuit : l’autonomisation des langages scéniques entraîne à sa suite celle de chacune des pratiques qui y est potentiellement associée, et le théâtre devient de plus en plus un lieu de dialogue entre des artistes de différents horizons et d’interaction entre des médiums distincts. Aussi est-il devenu difficile de prescrire « ceci est du théâtre et ceci n’en est pas » d’autant que le théâtre surgit parfois là où on l’attend le moins. Voilà qui aurait sans doute amusé et satisfait Victor Hugo, qu’Ionesco, grand auteur de théâtre s’il en est, considérait comme un affreux rhéteur. Retenons si vous le voulez bien, qu’il a fallu de l’énergie, des combats menés, des théoriciens du théâtre et des praticiens engagés, pour permettre la multidisciplinarité et l’intermédialité dans le théâtre. Désormais les metteurs en scène ont le choix et la technologie a permis d’interconnecter les arts. L’important pour moi, ce qui sous-tend toute ma démarche, c’est qu’au fond, la seule chose qui importe, au-delà des classiques, des romantiques, du nouveau théâtre et des auteurs contemporains, au-delà des monologues, des tribunes, du théâtre philosophique, du théâtre nu ou bardé d’effets spéciaux, c’est l’émotion. L’œuvre d’art quelle qu’elle soit, doit être capable de susciter l’émotion envers 90
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celui qui la reçoit, qu’il soit lecteur, spectateur ou auditeur. Voici la base. En amoureux du théâtre et du spectacle vivant, que je considère sans doute avec Camus comme le plus haut des genres littéraires, je reste très attaché à la célèbre phrase d’Antoine Vitez faire du théâtre de tout, car tout est « théâtralisable » et le théâtre peut s’adapter à tout. Cela implique cependant pour l’ensemble des acteurs présents entre cour et jardin, en parodiant Peter Brook, une insincérité sincère car le théâtre est l’art où l’on doit être à la fois sincère et ne pas l’être et tout l’art de l’acteur consiste à n’être pas sincère avec sincérité ou à mentir avec franchise. Ainsi, sur scène je suis moi, tout en étant un autre, qui n’est surtout pas moi. Magie du théâtre où l’impossible devient possible et où ce qui est impossible devient essentiel !
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4 La nature en danger
Dans ses carnets en 1870 Victor Hugo écrit : « C’est une triste chose de songer que la nature parle et que le genre humain n’écoute pas ». Sans doute serait-il atterré aujourd’hui de constater les dégâts irréversibles commis par l’homme à cette nature qu’il vénérait ?
Il est tout à fait évident en effet de dire qu’Hugo vénérait la nature. Il l’a célébrée maintes fois dans ses poèmes : « Arrière ! Hommes, tuez ! ouvriers du trépas, Soyez sanglants, mauvais, durs ; mais ne venez pas, Ne venez pas traînant des cordes et des chaînes, Vous chercher un complice au milieu des grands chênes ! Ne faites pas servir à vos crimes, vivants, L’arbre mystérieux à qui parlent les vents ! Vos lois portent la nuit sur leurs ailes funèbres. 93
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Je suis fils du soleil, soyez fils des ténèbres. Allez-vous-en ! Laissez l’arbre dans ses déserts. À vos plaisirs, aux jeux, aux festins, aux concerts, Accouplez l’échafaud et le supplice ; faites. Soit. Vivez et tuez. Tuez entre deux fêtes Le malheureux chargé de fautes et de maux ; Moi, je ne mêle pas de spectre à mes rameaux. » La nature est constamment présente dans son œuvre. Elle se relie à ses sentiments. Il fait d’ailleurs souvent apparaitre la nature comme l’espace privilégié de la fusion entre le poète et l’amour, qu’il soit celui d’une femme ou son amour pour la petite Jeanne. « La nature est pleine d’amour, Jeanne, autour de nos humbles joies » ; Oui, pour Victor Hugo, le poète ne doit avoir qu’un seul modèle, la nature, et qu’un guide, la vérité. Il croit profondément que le monde n’existe que si on lui donne un sens. Il veut approcher la vérité et estime que l’homme peut percevoir l’infini dans l’horizon comme dans les petites choses, dans les beautés mais aussi dans les horreurs de la nature. Il écrit dans « William Shakespeare » : C’est en-dedans de soi qu’il faut regarder le dehors. En 1843, lors de ce fameux voyage dans les Pyrénées qui se terminera par la mort tragique de Léopoldine, le 4 septembre, mort qu’il apprendra cinq jours plus tard par les journaux, il écrit : Il fallait civiliser l’homme du côté de l’homme. La tâche est avancée déjà et fait des progrès chaque jour. Mais il faut aussi civiliser l’homme du côté de la nature. Là tout est à faire. Et on pourrait ajouter : Tout est toujours à faire, et encore plus car les choses ont empiré. Pourquoi Hugo était-il à ce point atterré que le genre humain n’écoute pas la nature ? Sans doute et avant tout parce qu’il considérait que la nature c’est le 94
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La nature en danger
monde réel et que nous avons tous pour tâche de devenir humains, par l’instruction, la culture, les sciences, par les progrès que nous devons accomplir pour nous élever. Mais la nature existe et existera encore indépendamment de nous. Nous devons l’écouter et en prendre soin. Il était bien conscient que l’homme du dix-neuvième siècle était fort peu capable de le faire. L’homme du vingt-et-unième, après les désastres écologiques et guerriers du vingtième, ne l’est pas plus. Hugo avait bien perçu, comme nous l’avons souligné, que les progrès technologiques et la science permettaient, s’ils étaient mis au service de l’homme, d’améliorer ses conditions d’existence mais il avait également pleinement conscience que dans le domaine de la protection de la nature, on ne parlait pas encore à son époque dans le langage courant d’écologie, le terme sera créé en 1866 par Ernst Haeckel, la technologie créée par l’homme, détruisait la nature : pollution de l’air par le charbon, pollution des sols, des eaux. Plus près de nous, souvenons-nous du club de Rome qui, dans les années 1970, affirmait que les technologies modernes allaient épuiser les ressources naturelles ou du professeur René Dumont qui, en 1974, lors de la campagne pour les élections présidentielles, alertait les électeurs sur la raréfaction de la ressource en eau à brève échéance. D’où les partisans de la croissance zéro, puis de la décroissance convaincus qu’un modèle basé sur la technique ne pouvait mener qu’à un effondrement global. Pour sortir de cette spirale de l’épuisement des richesses naturelles et du drame écologique annoncé, on parle désormais de croissance verte, c’est-à-dire la foi pour les tenants de cette thèse que l’humanité n’a jamais cessé de progresser et qu’elle progresse encore de façon rapide, que technologie et écologie sont compatibles et que si la technique a permis de pallier l’épuisement du charbon par le pétrole, puis du pétrole, par le nucléaire, elle permettra bientôt de remplacer le nucléaire par les énergies renouvelables. 95
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Cependant, à moins d’avoir la foi du charbonnier, on est bien obligé de constater que la plupart du temps, lorsqu’une technologie se développe, elle ne le fait pas pour résoudre un problème écologique, mais bien pour répondre à des enjeux économiques qui continuent à régir l’humanité et, malheureusement, le temps de l’écologie et de l’économie sont incompatibles. La terre, donc la nature, a besoin de réponses fermes et ultra-rapides de la part des États et notamment des gros pollueurs ; la perte de la biodiversité se produit à un rythme alarmant, les glaciers fondent, l’Amazonie brûle, la pollution est intenable dans les mégapoles, mais si la nature parle, elle ne crie pas et les hommes sont sourds. Comme l’a si bien dit Albert Camus : La nature a horreur des trop longs miracles. Si Dieu est en tout, comme le croyait Hugo, peut-être est-il encore temps de prier.
« Mais là où est le péril croit aussi ce qui sauve » écrit un autre grand poète romantique Hölderlin. On a pourtant le sentiment que la seule fin que se propose le monde dans lequel nous vivons est la multiplication des moyens. Peut-on croire réellement à l’idéologie du bonheur par le progrès ?
Je crois que malheureusement, la planète s’uniformise. Tout est sommé de prouver son utilité ou de disparaitre en cas d’impossibilité à le faire. Nous vivons à un point jamais encore atteint, dans un monde de l’efficacité, de la rentabilité, de la compétition dans tous les domaines, sport, cuisine, études, culture, beauté. Comme l’a bien montré Heidegger qui fut malgré sa face sombre un immense penseur, ce ne sont pas les machines ou leur utilisation qui sont cause de danger, mais c’est l’essence de la technique, c’est-à-dire le rapport à l’être sur lequel elle se fonde. Pour Heidegger, le rapport technique à l’être est destructeur de l’essence de l’homme, qui réside dans l’ouverture à la contemplation du mystère de l’existence, en dehors de toute 96
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utilité. Autrement dit la libération ne peut venir que de la pensée. Il faudrait donc, tout en vivant dans un monde technique, ne pas avoir un rapport technique à l’être ; que le monde soit et qu’il y ait une conscience pour le savoir. Quel rapport me direz-vous entre la pensée d’un philosophe comme Heidegger, apologue du nazisme, et d’un humaniste social comme Victor Hugo ? Eh bien sans doute dans cette idée que pour ces deux immenses penseurs, il y a un appel au « Dieu qui sauve ». Heidegger, en rouvrant la question des fins, en appelle à une révolution spirituelle, de même que Victor Hugo prône en auteur romantique une spiritualisation de l’idée de progrès. Bien sûr, la réalité est sans doute conditionnée par une adéquation entre les moyens que nous nous donnons et les fins que nous nous fixons mais il me plait de penser que sans tomber dans la « technophobie », nous nous posions la question de l’homme face à ce défi et dans le rapport de l’homme au monde dans lequel il vit. Dès le dix-septième siècle, Descartes ou Bacon voyaient dans le progrès technique la condition de notre bien-être matériel et la source de nos plaisirs. Cette idée, portée par les philosophes des Lumières, « L’homme doit se rendre comme maître et possesseur de la nature », voulait que l’humanité progresse linéairement vers le mieux en consacrant la victoire de l’homme sur les servitudes de la vie quotidienne. Ce n’est finalement que depuis quelques dizaines d’années que la technologie nous apparait comme potentiellement dévastatrice. On peut citer Tchernobyl et son fameux nuage en 1986, le débat sur les OGM, le clonage humain, le réchauffement climatique, l’utilisation des pesticides et l’agriculture intensive, les pollutions chimiques, le plastique dans les océans, autant de technologies qui ont entamé la confiance des citoyens au fur et à mesure de l’emprise qu’elles ont exercées sur nos vies. En ce qui concerne la phrase d’Hölderlin, elle correspond à une vision « Hegelienne » du changement qui implique que toute action provoque sa réaction contraire, mais n’oublions pas qu’Hölderlin était l’ami de Hegel, donc cela s’explique. Sur le fond, croire que 97
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les contradictions d’un système secrètent les bases de leur propre dépassement, comme le pense Edgar Morin est une idée alléchante et j’ai envie de dire : on aimerait y croire en s’appuyant sur les crises du capitalisme qui ont entrainé en réaction, la création des syndicats ou des mutuelles ou en se disant comme Hubert Reeves que les réactions citoyennes face à la crise écologique que nous vivons sont des signes qu’un changement est en cours et qu’il faut rester optimiste, rien n’étant pire, face à une telle situation que de s’avouer d’ores et déjà vaincus. Sans doute, finalement, est-il salutaire, face au désastre prévisible, que ceux qui le peuvent fassent preuve d’optimisme et se battent pour faire changer les choses. Après tout, il y eut dans d’autres circonstances, je pense à la Seconde Guerre mondiale, où il y avait également des raisons de se résigner, ô combien, des femmes et des hommes qui se sont levés, ont résisté et ont permis de modifier le cours d’une histoire déjà écrite. Alors, bien sûr, je n’en doute pas, Hugo serait dans ce camp-là, aux côtés de ceux qui se battent pour faire changer les choses, se lèvent, exhortent, croient en un avenir meilleur, peut-être avec une sorte d’énergie du désespoir, mais pris dans le sens où il convient de se battre dans le monde réel, et qu’il est vain d’espérer en des lendemains hypothétiques. La vie est là, aujourd’hui, ici et maintenant, et elle est le plus souvent belle. Il importe de rester lucide face aux enjeux, mais rien ne serait pire que la résignation, laquelle, comme l’a si bien dit Balzac est un suicide quotidien. Les hommes ne veulent pas, sauf un petit nombre heureusement, se suicider. Ils ont besoin de croire au progrès et au bonheur. Vivre c’est : ne pas se résigner disait Bergson et la pulsion de vie, heureusement pour nous, est bien la plus forte. Ce n’est pas cet amoureux de la vie que fut Hugo qui me démentira, lui qui a embrassé la vie en jouisseur impénitent. Le 30 décembre 1870, alors que la guerre fait rage, Hugo écrit dans ses carnets : Les Prussiens nous ont envoyé depuis trois jours plus de douze mille obus. 98
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La nature en danger
Hier j’ai mangé du rat, et j’ai eu pour hoquet ce quatrain : « O mesdames les hétaïres Dans vos greniers je me nourris Moi qui mourais de vos sourires Je vais vivre de vos souris. » Gardons le moral et le sens de l’humour et suivons son exemple !
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5 Citoyen du monde : espoir ou réalité
LE RÈGNE DE L’ÉTAT-NATION Le vingtième siècle a été celui de la prolifération des États-nations. Victor Hugo, comme on l’a vu, militait pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et souhaitait voir émerger des nations fortes, fières de leurs ancrages ethniques, culturels et territoriaux et en même temps il souhaitait ardemment l’émergence d’une République universelle, seule à même de résoudre les grands défis de l’humanité. Cette conception de l’État-nation est-elle toujours d’actualité au vingt-et-unième siècle ou allons-nous assister, selon Hugo, à une recomposition des unités politiques entre les États, les citoyens et les organisations internationales ?
Victor Hugo était avant tout, je crois un patriote. C’est-à-dire qu’il considérait la France comme le « flambeau des nations », mais il n’a à mon sens jamais été ce que l’on pourrait appeler un « nationaliste », 101
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car il a toujours appelé à la réconciliation des peuples. Ainsi le 1 mars 1871, à la tribune de l’Assemblée : « Allemagne, me voilà ! Suis-je ton ennemie ? Non, je suis ta sœur. Je t’ai tout repris et je te rends tout, à une condition : c’est que nous ne ferons plus qu’un seul peuple, qu’une seule famille, qu’une seule République. Plus de frontières ! le Rhin à nous ! Soyons la même République ; soyons les États-Unis d’Europe. » On voit bien qu’on est assez loin de la glorification de l’Étatnation, car s’il défend effectivement les peuples, s’il défend la patrie, lorsqu’elle est en danger, il dépasse ce cadre aussitôt pour se projeter dans un futur dans lequel c’est grâce à la fraternité entre les peuples que seront résolus les grands problèmes qui se posent à l’humanité. Victor Hugo fut certes un patriote qui aimait par-dessus tout son pays, sa culture, l’héritage de la Révolution, l’esprit des Lumières, mais il fut me semble-t-il avant tout, un patriote européen et en aucun cas un nationaliste replié sur lui-même comme purent l’être Déroulède, Barrès, Maurras ou les membres de l’Action française après 1900. Il ne serait pas plus aujourd’hui, j’en suis convaincu, dans le camp des Trump, des Orban ou des Salvini mais bien dans celui des femmes et des hommes qui travaillent encore et toujours à tisser des ponts et non à dresser des murs entre les peuples. Aujourd’hui qu’en est-il ? On pourrait effectivement penser que le concept d’État-nation puisse être affaibli par l’effet de la mondialisation. Or, il n’en est, j’allais dire malheureusement, rien pour l’instant. En effet, l’État-nation est toujours le seul compétent pour exercer, partout dans le monde, les fonctions régaliennes des États : ordre public et sécurité intérieure, sécurité extérieure et défense, justice. Il n’y a guère que dans le domaine de la souveraineté économique et financière qu’un certain nombre d’États comme les États européens ayant adopté l’euro, ont accepté un transfert de souveraineté. 102
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Citoyen du monde : espoir ou réalité
L’idéologie libérale a effectivement permis, grâce à la circulation des capitaux, de la technologie et des facteurs de production, une mondialisation des échanges. Ainsi dans ces domaines, le marché, si j’ose dire, fonctionne à plein et écorne le vieux concept d’État-nation et son corollaire, le protectionnisme. En revanche, dans le domaine international, les espoirs nés après les deux grands conflits mondiaux avec l’émergence de la Société des Nations et de l’Organisation des Nations-Unies qui avaient pour but de faire régner la paix entre les peuples, sont restés déçus. Je cite le Secrétaire Général des Nations-Unis Boutros Ghali affirmant : La pierre angulaire de l’édifice est et doit demeurer l’État… le respect de la souveraineté et de son intégrité constitue les conditions de tout progrès international. Ainsi, donc, il ne peut y avoir de salut hors l’État, le Secrétaire général visant notamment les divers mouvements ethniques, religieux ou linguistiques prétendant au statut d’État et qui ne feraient que morceler un peu plus le puzzle mondial, déjà fort enchevêtré, s’ils parvenaient à se constituer en États. Mais d’un autre côté, cette conception annihile tout espoir d’un transfert de souveraineté dans le domaine international, vers des organisations supranationales, seules à même de répondre aux grands défis de l’humanité : guerres, péril climatique, enjeux écologiques, misère, éducation, droits des femmes et des enfants, lutte contre la peine de mort... Dans la lignée de Victor Hugo, après la fin de la Seconde Guerre mondiale, un mouvement mondialiste s’est créé reprenant les idées de l’Américaine Lola M. Lloyd et de la hongroise Rosika Schwimmer qui avaient proposé dès 1924 un plan pour la mise en place d’une Assemblée constituante mondiale dont les membres, élus par les peuples du monde entier, rédigeraient une constitution mondiale. On n’était pas très loin de l’idée de République universelle chère à Victor Hugo. En 1945 à l’université de Chicago, s’est réuni un comité pour la promotion d’une Constitution du Monde et en 1946, le député 103
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travailliste anglais Henry Usborne s’est fixé pour but de convoquer cette Constituante mondiale. Du 13 au 16 octobre 1946, les « fédéralistes internationaux » réunis à Luxembourg ont pris le nom de « Mouvement pour un Gouvernement Fédéral Mondial. » En France, Robert Sarrazac, ancien résistant, fonde le « Centre de Recherches et d’Expression Mondialiste » et initie le « Front Humain des Citoyens du Monde ». Ainsi, depuis l’immédiate après-guerre, des mouvements mondialistes, n’aspirant qu’à la paix et à la concorde entre les peuples se créeront un peu partout. On peut citer encore en 1947 la fondation, à Montreux en Suisse, du Mouvement Universel pour une Confédération Mondiale auquel adhère notamment l’abbé Pierre. Garry Davis, pilote américain de la guerre, annoncera le 25 mai 1948 qu’il abandonne la nationalité américaine pour se placer sous la protection de l’ONU. Installé sous une tente, palais de Chaillot, siège provisoire des Nations-Unies, il recevra la visite des intellectuels de l’époque : Camus, Gide, Sartre, Breton, l’abbé Pierre. Quelque chose me dit que si Victor Hugo avait été en vie, il aurait sans nul doute rendu lui aussi visite à l’aviateur américain ! Le 1er janvier 1949, Garry Davis annoncera officiellement l’ouverture d’un registre des citoyens du monde dans quarante pays. On peut citer encore en 1949, la ville de Cahors qui devient le 30 juillet la première ville mondialisée en adoptant la charte de la mondialisation par la volonté de son Conseil municipal. La guerre froide sera un vrai catalyseur pour les idées pacifistes. À l’époque du « coup de Prague », du blocus de Berlin, du Pacte Atlantique, va dominer l’angoisse d’un nouveau conflit que l’on prédit bien plus terrible encore que les précédents. L’aspiration à la paix devient très forte. C’est l’époque du fédéralisme mondial et du renouveau des idées pacifistes qui avaient été mises à mal suite aux accords de Munich en 1938. Le fil conducteur de toutes ces initiatives est la paix et la conviction que sous le règne des États-nations, il y aura toujours la volonté pour 104
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les gouvernants de faire primer les intérêts nationaux de leur pays et d’entraver ainsi l’action internationale nécessaire pour répondre aux grands défis planétaires. En 1966 sera créé un Conseil Mondial pour la Mondialisation dont le siège sera implanté, ce n’est évidemment pas un hasard, à Hiroshima. Les participants à ce Conseil Mondial précisent dans leur charte : « En l’absence d’une loi supranationale, les États sont obligés de compter sur la force pour défendre leurs intérêts. Conséquence : la guerre, voulue ou accidentelle, devient depuis la désintégration de l’atome et le développement des armes bactériologiques, l’absurde « solution finale », le génocide étendu à toute la race humaine. En l’absence d’institutions mondiales capables d’assurer la satisfaction des besoins fondamentaux communs à tous, la personne humaine est bafouée. Tandis que d’immenses richesses sont gâchées, les deux tiers de l’humanité souffrent de la faim. Les progrès de la science et de la technique rendent possible l’organisation d’une communauté mondiale où règneraient la paix et l’abondance, où les libertés fondamentales seraient garanties aux individus, aux peuples, aux nations. Pourquoi n’en est-il pas ainsi ? parce que les gouvernements hypnotisés par leur devoir de faire primer les intérêts nationaux de leur pays, loin d’accepter les transformations nécessaires, entravent même l’action des institutions internationales pour défendre la paix universelle et servir l’homme. Le salut alors, ne peut venir que du peuple du monde, des individus qui le forment, de chacun de nous. Le premier acte simple mais efficace que nous invitons chacun de vous à accomplir, c’est de vous enregistrer comme Citoyen du Monde. Le second pas, sera d’organiser sur une base transnationale l’élection de délégués chargés de défendre la cause de l’homme, d’exprimer les revendications du peuple du monde et finalement d’élaborer la loi du monde pacifique et civilisé. » 105
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Ce terme de mondialisme est désormais dévoyé par les idées d’extrême droite qui depuis les années 1980 considèrent qu’il existe un complot mêlant intérêts économiques et lobbies, dans le but d’instaurer un gouvernement mondial. Jean-Marie Le Pen parlait en 1989 d’idéologie mondialiste visant « la Maçonnerie, la Trilatérale (organisation privée créée en 1973 avec notamment David Rockfeller, Henry Kissinger et Zbigniew Brzezinski, regroupant des hommes d’affaire d’Europe occidentale, d’Amérique du Nord et d’Asie du Pacifique pour promouvoir et construire une coopération politique et économique entre ces zones clés du monde) et l’« internationale juive ». Nauséabondes réminiscences d’un passé que l’on voudrait révolu, mais malheureusement, force est de constater, que l’on assiste bien dans ce premier quart du vingt-et-unième siècle à une flambée des nationalismes que l’on croyait sans doute à tort appartenir au siècle précédent, du fait de la globalisation des échanges qui était censée aller de pair avec un affaiblissement des sentiments nationaux. Pour l‘extrême droite, le postulat de départ réside dans le fait que tout ce qui arrive a été voulu par des puissances invisibles et il faut désigner des coupables dont le profil est conforme à leurs attentes idéologiques. Mais on peut trouver des théories « complotistes » également dans d’autres sphères que l’extrême-droite. Dans la rhétorique islamique par exemple, on parle d’alliance « judéo-croisée » et dans certains courants gauchistes, on visera l’axe americano-sioniste. On voit cependant bien que l’antisémitisme est toujours bien présent lorsqu’il s’agit d’identifier des puissances occultes qui manipulent et orchestrent une conspiration internationale. De la même manière, les francs-maçons sont accusés d’avoir ourdi avec les Encyclopédistes une conspiration destinée à préparer la Révolution française et l’imaginaire conspirationniste est tout imprégné par cette fusion entre les juifs et les francs-maçons dans le seul but d’instaurer un capitalisme financier mondial. Pourtant, l’exigence d’une gouvernance mondiale ne s’est sans doute jamais autant fait sentir qu’aujourd’hui. Alors pourquoi ce 106
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mouvement fait-il autant peur et pour quelles raisons les idées qui ont conduit, comme nous l’avons vu, après la Seconde Guerre mondiale, à susciter des mouvements prônant le « transnationalisme » n’ontelles pas trouvé d’écho ? En fait, et Hugo l’admettrait sans doute, la gouvernance mondiale actuelle, sommets des G8, G20, ONU, repose sur des règles héritées de l’après-guerre, qui, malgré les mouvements mondialistes dont nous avons parlé, ont été portées par des gouvernements qui ont profité, dans les pays occidentaux principalement, du développement sans précédent du commerce international et d’une croissance économique exceptionnelle dans l’histoire universelle. Cette période des Trente Glorieuses est une période de progrès et d’évolution dans tous les domaines. Elle restera pour l’Histoire un marqueur de paix et de prospérité dans le monde malgré les blocs américain et soviétique et leurs armes de destruction massive. Ce fut la victoire de Jules César : Si tu veux la paix prépare la guerre sur les pacifistes, quelque peu inaudibles dans cette ère de progrès universel. Aujourd’hui, les Trente Glorieuses et la prospérité sont bien loin. De nouveaux enjeux, démographiques, écologiques, climatiques, économiques, géopolitiques sont devant nous. Si l’Europe a dominé le dix-neuvième siècle et l’Amérique le vingtième, nous savons que le vingt-et-unième risque fort d’être dominé par l’Asie et notamment par la Chine avec deux grandes inconnues : le monde arabe connait depuis 2011 de profondes mutations et nul ne sait ce qui adviendra des républiques islamiques comme l’Iran dans le contexte de tensions actuelles avec les États-Unis ; l’Afrique enfin, dont la population ne cesse de croître mais dont le décollage économique reste à un niveau extrêmement bas. La mise en place d’une véritable gouvernance mondiale dépassant le cadre étriqué des États-nations devient dans ce contexte de plus en plus prégnant. Si l’État-nation rassure, car on le connait, l’idée d’une gouvernance mondiale inquiète, car l’idée d’un État mondial parait une tâche à ce 107
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point ardue qu’elle en devient irréalisable. Comment concilier en effet la démocratie représentative dans le cadre de nos espaces politiques traditionnels à l’échelle du monde ? L’humanité, chacun en est bien conscient, est en train de changer d’ère, mais les conceptions, les institutions, les manières d’envisager la gouvernance n’ont pas évolué depuis le vingtième siècle. La fameuse théorie du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a donné aux États un blanc-seing pour exercer une souveraineté pleine et entière sur un territoire, ce qui a entrainé des conflits multiples et meurtriers. Ce sont bien des intérêts nationaux qui s’affrontent alors que dans chaque État national cohabitent des diversités de peuples et de cultures. L’État doit bien entendu continuer à exister mais il serait sans doute intéressant de réfléchir à ce que les États cessent d’être le seul niveau de gouvernance à l’échelle internationale mais qu’ils deviennent un niveau parmi d’autres articulés aux autres avec des instances supra et infra régionales. Si le monde bouge, les institutions doivent elles aussi s’adapter car la planète terre est en danger et les réponses apportées sont indigentes face aux problèmes posés. « Ô République universelle Tu n’es encore que l’étincelle Demain, tu seras le soleil ! » – Lux « Les Châtiments » Déjà, donc, chez Hugo cette idée qu’il faut concevoir le bien des hommes, le bien du peuple et qu’il faut élaborer pour cela le mode d’organisation adéquat. Les États-nations sont incapables désormais d’assurer, s’ils ne l’ont jamais été, le bien des peuples. Il est temps de construire l’avenir. Il y a urgence !
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L’AGONIE DES UTOPIES Dans une citation devenue célèbre, Victor Hugo écrira que « l’utopie est la vérité de demain ». Or, la fin du vingtième siècle a engendré, après le grand élan de mai 1968, l’épuisement des grands récits d’explication du monde : le marxisme n’est plus et la chute du mur de Berlin a peut-être signé la fin du rêve. D’autres utopies sont-elles encore possibles aujourd’hui et quelles leçons peut-on tirer de l’œuvre de Victor Hugo pour nous donner des raisons d’espérer et de croire en cet « avenir qui s’efforce de naître ? »
C’est Thomas More, grand chancelier d’Angleterre et humaniste qui fera paraître en 1516 : De optimo rei publicae statu, deque nova insula Utopia, c’est-à-dire « De la meilleure forme de gouvernement et de la nouvelle île d’Utopie » ; l’Utopie est donc le nom du pays de nulle part. Pendant la Révolution française, le nom prendra un sens politique en opposant les valeurs et les principes au pragmatisme et au dix-neuvième siècle, les partis politiques s’accuseront d’être des utopistes, le nom étant devenu synonyme d’irréaliste, d’inatteignable. Il s’agit alors d’une chimère, une construction imaginaire dont la réalisation semble hors de portée. Hugo aura été de ceux qui pensent qu’il faut réformer l’ordre existant et que les utopies d’un siècle sont les faits du siècle suivant. Dans le Centenaire de Dante, il écrit : Les rêves des grands hommes sont les gestations de l’avenir. Les penseurs songent conformément à ce qui doit être. D’autres penseurs et philosophes du vingtième siècle suivront la même voie, comme Théodore Monod pour qui l’utopie ne signifie pas l’irréalisable mais l’irréalisé. Il pense comme Victor Hugo que l’utopie d’hier peut devenir la réalité. Doit-on considérer comme certains qu’il y a une fin de l’histoire et que nous vivons la fin d’une ère, voire d’une civilisation, ou au 109
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contraire nous plaçons-nous dès à présent dans un renouveau des perspectives cycliques ? Peut-être devons-nous aussi, suivant en cela les leçons de Paul Ricoeur, rechercher l’intrication entre idéologie et utopie ? Les idéologies regardent en arrière, les utopies regardent en avant écrit Ricoeur. Pour lui, idéologie et utopie ne peuvent fonctionner qu’à l’intérieur d’une société qui avance et qui a confiance dans ses acquis. Pour pouvoir rêver d’un ailleurs, il faut déjà avoir conquis. Aujourd’hui, nul ne conteste que les idéologies se sont effondrées. Alors quel avenir s’offre à nous lorsqu’autant de catastrophes nous sont prédites par les esprits les plus qualifiés dans un avenir de moins en moins lointain ? Si l’utopie est un exercice de l’imagination pour penser autrement, il doit bien y avoir, sans tomber dans le prophétisme, des raisons d’espérer et de proposer des sociétés alternatives ? Avec le développement des technologies de l’information et de la communication, la société civile possède désormais, Hugo en serait me semble-t-il convaincu, un pouvoir et des moyens de pression qu’elle n’avait pas il y a vingt ans. Sans doute faut-il moins à présent raisonner par stratégie de rupture ou de réforme et plus par une adaptation du peuple, c’est-àdire de la société, aux changements du monde. Ces îlots de luttes existent et la démocratie directe pourrait bien être au cœur des nouvelles utopies du vingt-et-unième siècle. Hugo savait bien d’ailleurs que le processus de civilisation, en raison notamment des découvertes technologiques, rendait possible aujourd’hui ce qui ne l’était pas hier. L’histoire est sans fin mais il existe bien une finalité qui consiste en la volonté des hommes de vivre ensemble de façon harmonieuse et dans la paix. Il appartient donc aux femmes et aux hommes d’aujourd’hui de trouver les chemins conduisant à l’égalité, la justice, la liberté, la démocratie, la solidarité, la sauvegarde des richesses naturelles. Comme nous l’avons vu, le progrès chez Victor Hugo n’est pas linéaire, mais il est un mouvement. Si le mouvement se crée en marchant, il y a des espaces à défricher, des voies nouvelles à trouver. Hugo en aucun cas, face aux périls qui nous guettent, n’aurait baissé les bras ! 110
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6 Le vingt-et-unième siècle sera mystique ou ne sera pas
SCIENCE ET MYSTICISME : LE JEU DU CHAT ET DE LA SOURIS L’irruption de la modernité, avec l’accélération des progrès scientifiques et technologiques depuis le dix-neuvième siècle, a bousculé toutes les grandes religions établies. Comment Victor Hugo, vivraitil de tels changements, lui dont la foi en Dieu, comme nous l’avons vu est restée jusqu’au bout chevillée au corps ?
Je crois que nous assistons depuis la fin des années soixante à une forte baisse de la pratique religieuse du catholicisme, notamment dans les classes moyennes dans les pays occidentaux, même si dans certains pays, comme l’Italie, l’Espagne, la Pologne, celui-ci demeure encore profondément ancré. L’Islam en revanche, manifeste une vitalité surprenante et même les théoriciens les plus radicaux du monde musulman manifestent une contamination de leur 111
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pensée par les conceptions et les techniques occidentales les plus avant-gardistes, alors même qu’ils se réfèrent, pour certains d’entre eux, comme les théoriciens salafistes, à un islam ancestral, un islam des origines. Mais d’autres religions sont en constante progression. Sur 1,9 milliard de chrétiens dans le monde, on compterait plus de 200 millions d’évangéliques et au-moins un demi-milliard de pentecôtistes. Un pays comme la Chine est à ce titre fascinant, puisqu’il est le pays où le nombre de convertis augmente le plus vite, ce qui fait de cet immense pays, le troisième pays chrétien de la planète, après les États-Unis et le Brésil. On assiste donc à l’échelle des continents, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, compte tenu de l’essor technologique sans précédent que nous vivons, à une permanence, voire une explosion du phénomène religieux avec des terres de mission, comme l’Afrique et l’Asie. L’évangélisme américain profite pour sa part de l’expansionnisme économique et culturel des États-Unis à l’échelle du globe. Même le bouddhisme, longtemps resté cantonné à ses terres d’élection, le Tibet et plus largement l’Asie, ne cesse de s’occidentaliser et a permis aux occidentaux, en mal de sagesse, de trouver des réponses aux influences néfastes de la modernité. Victor Hugo a toujours été convaincu que le spirituel se nourrit de la modernité et le marque de son empreinte et qu’il n’y a aucune raison de penser qu’avec l’essor de la science, la croyance en un Dieu, appelons-le ainsi, disparaitrait, mais serait au contraire, confortée. Aurait-il prévu en revanche l’ampleur du mouvement et je dirai sa mondialisation ? Chacun connait la fameuse formule, faussement attribuée, semble-t-il à André Malraux : Le vingt-et-unième siècle sera spirituel ou ne sera pas qui semble néanmoins se vérifier. Contrairement à certaines idées reçues, force est de constater en effet, que dans un monde dominé par l’envahissement technologique, les religions s’adaptent, voire même prolifèrent. La phrase de Nietzsche 112
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Le vingt-et-unième siècle sera mystique ou ne sera pas
Dieu est mort non seulement ne se vérifie pas dans les faits et est à tout le moins largement prématurée. Hugo, que les philosophes se gardent bien de considérer comme leur pair, a au moins sur ce point raison sur Nietzsche, qui pensait que ce qui frappe chez Victor Hugo, qui a l’ambition de vouloir passer pour un penseur : c’est l’absence de la pensée. Les vérités théologiques sont inaccessibles à la raison humaine et sans doute Hugo considérerait encore aujourd’hui que la lumière vient de plus haut que la raison et si le cœur ne peut saisir Dieu, Dieu en revanche peut se rendre sensible au cœur. Il aurait aussi sans doute été d’accord avec la célèbre phrase d’Albert Einstein : La science, sans la religion est boiteuse, la religion sans la science est aveugle et il aurait surement continué à combattre tous les dogmatismes, quels qu’ils soient ; il aurait sans doute considéré que le fanatisme qui va à l’encontre de la morale commune est à bannir. Lui qui estimait que l’Église catholique avait trahi les Évangiles, qu’elle avait fait son lit sur les compromissions, intronisé le prêtre à la place de Dieu, serait sans doute particulièrement préoccupé de la montée extrêmement sensible des fondamentalismes religieux de toute nature et notamment, puisqu’il s’agit d’un sujet d’actualité de l’islam fondamentaliste. Lui qui a combattu après Voltaire tous les dogmes, porteurs de guerres, de dictatures, d’atrocités verrait sans doute d’un mauvais œil et soulignerait les dangers d’un monde dans lequel le fanatisme et la foi se trouvent à ce point entremêlés. Il écrira dans « William Shakespeare » : Rien n’égale la puissance de surdité volontaire des fanatismes. Lors de son dernier message de vœux aux français en janvier 1995, François Mitterrand lançait son fameux : « je crois aux forces de l’Esprit ». Cette volonté pour un Président de la République de se projeter au-delà du politique est assez inhabituelle mais nous savons tous que l’aspiration à l’universel et les interrogations sur la transcendance sont pour chacun de nous plus présentes à 113
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mesure que coule le temps. François Mitterrand disait qu’il avait une âme mystique et un cerveau rationaliste et comme Montaigne, il était incapable de choisir. Ne pensez-vous pas au fond, que nous sommes très nombreux à nous trouver, sans le dire, dans cette entre-deux, proche de l’agnosticisme et en quoi la position de Victor Hugo est-elle originale, sa foi en Dieu étant située hors de l’Église, et sans doute plus sociale ?
Je pense vraiment qu’un agnostique est au fond de lui un athée qui ne dit pas son nom et je m’explique. Qu’est-ce qu’un agnostique ? C’est une sorte d’intégriste du doute et qui se drape dans une soidisant rigueur scientifique (nul ne peut prouver l’existence de Dieu, mais nul ne peut prouver le contraire), rigueur qui n’a cependant rien à voir dans l’affaire, car comme l’a très bien expliqué Hugo, ce dont il s’agit n’est pas objet de science. L’agnostique refuse donc de croire ce qu’il ignore. Cela peut sembler respectable, mais s’en tenir à un aveu d’ignorance, c’est croire qu’on ne croit pas comme le dit si bien André Comte Sponville. Il s’agit donc d’une espèce de foi, mais seulement négative, une sorte de démission de l’esprit, excusable, mais bien trop passive et défaitiste pour être enthousiasmante. Les positions de l’athée et du croyant me semblent plus intéressantes. L’athée répond « non » au grand sondage métaphysique ; il se rattache à l’histoire. Il préfère le vide du ciel au trop plein des temples et des églises. Le croyant quant à lui est en général toujours situé dans une religion, même s’il dit prendre ses distances avec. Être partie prenante d’une religion, c’est croire mais c’est aussi accepter des rites, mêlés à la vie sociale, structurant les bases des civilisations et disparaissant avec elles. Il y a toujours eu des religions et dans chacune d’elles, la vérité est révélée par Dieu même et la raison n’a plus qu’à exploiter cette certitude ; cela s’appelle la théologie. L’histoire des religions a malheureusement souvent été celle de 114
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l’intolérance et des persécutions. Elles ont cloisonné les hommes au lieu de les unir, nul besoin ici de citer les massacres perpétrés dans l’histoire au nom des religions, massacres et guerres qui se poursuivent encore aujourd’hui, même si la question politique a souvent pris le pas sur la question religieuse proprement dite. Mais a contrario, on ne peut évidemment pas soutenir que les religions n’ont été que néfastes, puisque l’homme tel qu’il vit aujourd’hui, tel qu’il est, tel qu’il est organisé socialement, ne serait pas celui-là, sans les religions. Art, morale, mystique ont été véhiculés depuis la nuit des temps par les religions et c’est bien parce que les hommes ont eu espoir au-delà de la vie terrestre qu’ils ont bâti les Pyramides, les cathédrales ou le Taj Mahal... Mais une religion comporte autre chose que des interdits et des rites. S’il y a un Dieu, comme le pense Hugo, il n’y en a qu’un et c’est le même pour tous. C’est en quoi la position d’Hugo est encore une fois porteuse d’espérance car elle est en concordance avec la loi de l’Évolution, à savoir qu’il n’y a pas de progrès sans convergence. On peut citer Teilhard de Chardin dans « Christianisme et Evolution » : Non, le monde moderne n’est pas irréligieux, bien au contraire. Seulement, en lui, par brusque afflux, à dose massive, d’une sève nouvelle, c’est l’esprit religieux, dans sa totalité et son étoffe mêmes, qui bouillonne et se transforme. Et Hugo de crier dans « Religions et Religion » cette ultime supplique : « Invisible ! Ai-je dit invisible ? Pourquoi ? Il est ! mais nul cri d’homme ou d’ange, nul effroi, Nul amour, nulle bouche, humble, tendre ou superbe, Ne peut balbutier directement ce verbe ! Il est ! il est ! il est ! il est éperdument ! Tous les feux, les clartés, les cieux, l’immense aimant, Les jours, les nuits, tout est le chiffre, il est la somme. Plénitude pour lui, c’est l’infini pour l’homme. 115
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Faire un dogme et l’y mettre ! ô rêve ! inventer Dieu! Il est ! contentez-vous du monde, cet aveu ! Quoi ! des religions ! c’est ce que tu veux faire, Toi, l’homme ! ouvrir les yeux suffit ; je le préfère. Contente-toi de croire en lui ; contente-toi De l’espérance avec sa grande aile, la foi : Contente-toi de boire, altéré, ce dictame ; Contente-toi de dire : Il est … » Si Dieu existe, il est le vouloir, il est, pense Hugo dans l’univers, en tout et partout, il est à la fois immanent, c’est à dire intérieur à nous, ou pour les phénoménologues, intérieur à la conscience et transcendant, c’est-à-dire supérieur au monde et pour les phénoménologues, extérieur à la conscience. Dieu est donc, pour Hugo, hors de nous et en nous, à la fois transcendant et immanent et nul besoin de religions, de rites, de dogmes. Il faut choisir le bien, pense Hugo, et donc choisir la vie. Charles Combaluzier, scientifique et religieux, écrira en 1972 dans son essai « Dieu demain » que choisir Dieu, c’est choisir le monde. Croire en Dieu, dit-il, c’est croire en même temps que, d’une part, le résultat du conflit permanent de l’immanence divine et de notre liberté ne peut être finalement que positif pour l’évolution du monde et, que d’autre part, il dépend de chacun de nous qu’il le soit, phrase qu’aurait sans doute approuvé Victor Hugo. Pour Hugo, souvenons-nous que la liberté, n’est jamais synonyme d’égoïsme individuel, mais elle est inséparable d’une éthique morale. C’est la leçon des « Misérables » ou de « L’Homme qui rit ». Si vous saviez ce qui se passe en bas, aucun de vous n’oserait être heureux, s’écrie Gwynphaine devant la Chambre des Lords. La souffrance et la mort des autres sont au-delà de nos propres misères ; si j’accepte assez volontiers de mourir, dit Blondel, je ne me résigne pas à la mort des autres. Cet amour infini qui fait que l’homme est homme et lui permet, parfois, de passer au-delà de ses propres souffrances, est pour l’athée que je suis seulement humain et cela suffit. Pour les croyants comme 116
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Hugo, peu importe ou non qu’à l’heure du jugement dernier, Dieu existe ou non, car finalement, l’important c’est le message de l’amour et de la vie, au-delà de nous-mêmes. Oui, la foi de Victor Hugo est une foi sociale : la première sainteté est de penser à autrui écrira-t-il dans « Les Misérables » et c’est le message que nous devons garder de Victor Hugo par-delà notre foi ou notre absence de foi, à savoir que la vraie religiosité et la vraie morale exigent le sacrifice total de nous-même et de notre propre liberté.
RAISON, RELIGIONS ET TECHNOLOGIE Depuis l’avènement du vingt-et-unième siècle, la révolution numérique a changé la donne y compris dans le domaine religieux. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que les religions se sont vite et bien adaptées car elles ouvrent de nouveaux possibles dans la conversion, l’échange mais aussi la méditation ou la prière. Contrairement à une idée reçue, nouvelles technologies et religions font donc plutôt bon ménage et cela est-il un fait réellement nouveau ou bien une constante des religions à constamment s’adapter au monde dans lequel elles évoluent tout en gardant des bases anciennes pour ne pas dire « archaïques » ? En quoi le message d’Hugo dans sa croyance en Dieu « sans intermédiaire » est-elle actuelle ?
Malgré les apparences réelles ou supposées, les religions ont de tous temps su s’adapter aux évolutions technologiques, que ce soit l’imprimerie, la radio, la télévision ou désormais le numérique. On peut rapidement citer les « télé-évangélistes » américains comme Jerry Falwell, James Robinson ou Pat Robertson qui se sont fait connaitre pour leurs prêches mais également pour leur parole politique. Aujourd’hui, le pape François invite les fidèles à investir le territoire du numérique et cela amène à l’émergence de startups qui permettent la géolocalisation 117
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afin de mettre en connexion des prêtres et des fidèles et d’envoyer des messages spirituels à ses proches. L’islam utilise dans sa version la plus radicale, les technologies numériques comme outil de propagande en se fondant sur une stratégie médiatique très sophistiquée afin de recruter et d’enrôler des sympathisants du monde entier. Pour toutes les religions, Internet et les technologies du numérique, ont permis la communicabilité et la rapidité d’action. Comme l’a très bien expliqué le philosophe Patrick Laude : L’aplatissement et l’externalisation du religieux ouvrent la voie à une transformation subreptice de la religion en idéologie. Les nouveaux médias de communication jouent un rôle important dans ce reformatage en produisant un message religieux purifié des toutes les scories historiques. Il existe, ainsi, un christianisme global, un islam mondialisé, un bouddhisme globalisé et cet aplatissement et cette externalisation du religieux, lesquels se manifestent dans le recours fréquent aux signes ostentatoires d’identité confessionnelle, ouvrent la voie à une transformation subreptice de la religion en idéologie. Ainsi, revenir à la source « impolluée » de la religion est un des thèmes favoris des salafistes ou des prêcheurs pentecôtistes. Il n’y a plus de filtre et les fondamentalismes religieux utilisent la religion dans un sens idéologique et en font un système partiellement ou totalement clos (Waardenburg, Des Dieux). Nous assistons donc à l’émergence, penserait certainement Hugo, d’une nouvelle culture religieuse face à laquelle nous devons nous adapter, mais la foi, de quelque religion quelle provienne et quelle que soit sa force, n’autorise ni tout, ni n’importe quoi. Il serait cependant intéressant de s’interroger sur le fait de savoir si Victor Hugo, n’a pas été là encore, un précurseur effectivement, lui qui a toujours refusé toute intercession de qui que ce soit, entre Dieu et les hommes ! Hugo, comme j’ai essayé de le démontrer, considérait les hommes, quelles que soient leurs origines, quels que soient les actes qu’ils avaient commis, comme ses frères, et n’avait pas besoin de croire en Dieu pour ressentir cela. Mais en revanche, croire en Dieu lui donnait 118
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Le vingt-et-unième siècle sera mystique ou ne sera pas
sans doute une raison objective de vivre et de l’affirmer. S’il croyait en l’humain, il savait aussi en voir et en disséquer les failles et son Dieu était avant tout un Dieu réparateur. L’homme, comme il l’écrit dans « L’Âne », c’est l’impuissant fécondant l’inutile : « Ce monde est un brouillard, presqu’un rêve ; et comment Trouver la certitude en ce gouffre où tout ment ? Oui, Kant, après un long acharnement d’étude, Quand vous avez enfin un peu de plénitude, Un résultat quelconque, à grands frais obtenu, Vous vous sentez vider par quelqu’un d’inconnu. Le mystère, l’énigme, aucune chose sûre, Voilà ce qui vous boit la pensée, à mesure Que la science y verse un élément nouveau ; Et vous vous retrouvez avec votre cerveau Toujours à sec au fond des problèmes funèbres, Comme si quelque ivrogne effrayant des ténèbres Vidait ce verre sombre aussitôt qu’il s’emplit. O vain travail ! science, ignorance, conflit ! Noir spectacle ! un chaos auquel l’aurore assiste ! L’effort toujours sans but, et l’homme toujours triste De ce qu’est le sommet auquel il est monté, Comparant sa chimère à la réalité, Fou de ce qu’il rêvait, pâle de ce qu’il trouve ! » Pour Hugo, le Dieu des philosophes, qu’ils s’appellent Kant ou Spinoza, est insuffisant. Seul un Dieu créateur peut être sauveur. « Et l’âne disparut, et Kant resta lugubre. » Hugo n’a pas la foi aveugle dans le progrès, et même s’il considère que celui-ci est le propre de l’homme, il sait aussi que la science est 119
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souvent malheureusement fort éloignée de la bonté et de l’humanité. Il nous met en garde de confondre la bête (l’âne) et la bêtise qui sont deux choses fort différentes. Les savants, fussent-ils philosophes, peuvent au même titre que les ignorants ou les innocents, se tromper ! Hugo aura cherché Dieu et parlé de Dieu toute sa vie et il prend position. Les derniers vers de « Religions et Religion » sont sans ambigüité : « Il est ! il est ! Regarde âme. Il a son solstice, La Conscience ; il a son axe, la Justice ; Il a son équinoxe, et c’est l’Égalité ; Il a sa vaste aurore, et c’est la Liberté. Son rayon dore en nous ce que l’âme imagine. Il est ! il est ! il est ! sans fin, sans origine, Sans éclipse, sans nuit, sans repos, sans sommeil. Renonce ver de terre à créer le soleil. » Fermez le ban et que chacun reste à sa place. Ainsi, sans utiliser les technologies du numérique qu’il ne pouvait évidemment pas connaitre, Hugo écrira dans la nuit du 4 au 5 mars 1847, ce quatrain dans « Ecrit au bas d’un crucifix » qui reflèterait assez bien cette quête d’un Dieu omniscient, bon, fraternel, incréé : « Vous qui pleurez, venez à ce Dieu, car il pleure. Vous qui souffrez, venez à lui, car il guérit. Vous qui tremblez, venez à lui, car il sourit. Vous qui passez, venez à lui, car il demeure. » Victor Hugo a fini, peut-être, par trouver réellement Dieu, mais il avait, sûrement, trouvé entre sa foi en Dieu et son raisonnement, un équilibre, une sorte « d’âge de raison » qui nous fait bien défaut et dont les tenants de toutes les « fois » qui sévissent sur la toile feraient bien de s’inspirer. 120
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7 Lutter contre l’ignorance : le premier des devoirs
ÔTER AU CORPS ET DONNER À L’ÂME « La philosophie est la science qui nous apprend à vivre » dit Montaigne. Il entend par philosophie, le mouvement de la pensée vivante quand elle se confronte à l’essentiel que sont la mort, l’amitié, l’éducation des enfants, la solitude, l’expérience mais également quand elle se confronte à soi. Qu’est-ce que vivre heureux ? Qu’est-ce même que vivre ?
Le 11 novembre 1848, lors de la séance de discussion du budget, Victor Hugo va lancer à l’Assemblée nationale un vibrant plaidoyer afin de lutter contre l’ignorance, grand péril de la situation actuelle… l’ignorance qui nous déborde, qui nous assiège, qui nous investit de toutes parts. 121
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« Oui, messieurs j’y insiste. Un mal moral, un mal profond nous travaille et nous tourmente ; ce mal moral, cela est étrange à dire, n’est autre chose que l’excès des tendances matérielles. Eh bien comment combattre le développement des tendances matérielles ? Par le développement des tendances intellectuelles. Il faut ôter au corps et donner à l’âme ». Hugo souhaitait bien évidemment l’amélioration du sort matériel du peuple mais il voulait avant tout que celui-ci s’élève, réfléchisse. Il faut, disait-il redresser l’esprit de l’homme. Ainsi Hugo, le bourgeois, Hugo critiqué pour son avarice auprès des siens, lui qui sut si bien compter et si bien négocier ses contrats avec ses éditeurs, n’en restait pas moins convaincu qu’il fallait avant tout multiplier les écoles, les chaires, les bibliothèques, les musées, les théâtres, les librairies, les maisons d’études pour les enfants, les maisons de lecture pour tous les hommes, qu’il fallait faire pénétrer de toutes parts la lumière dans l’esprit du peuple, car c’est par les ténèbres qu’on la perd. Pour Hugo il faut penser mieux et penser plus et il rejoint en cela Montaigne dans le sens où l’âme et le corps sont indissociables. La réflexion appuyée sur la connaissance n’impose rien mais elle propose à chacun un chemin lui permettant de satisfaire sa recherche du mieux vivre. Penser mieux pour vivre mieux, voici sans doute le secret de la vraie vie ici et maintenant, que l’on ait la foi ou qu’on ne l’ait pas ; cela importe peu, si au fond, l’homme est en capacité de penser sa vie, pour lui-même mais aussi dans la société, dans le monde dans lequel la providence l’a fait naître et cette vie pensée ne saurait être qu’une vie active, puisque rien ne serait pire que de la subir. Quant aux biens matériels indispensables à la vie, on peut raisonnablement penser que l’accumulation dont nous faisons preuve dans nos sociétés développées ne peut conduire qu’à la désillusion, puisqu’ils sont illimités, excédant sans mesure ce qui nous est nécessaire, et s’aiguisant à l’infini par l’impossibilité de les satisfaire tous. Ce qui entraîne chacun de nous à désirer toujours d’avantage et à demeurer perpétuellement insatisfait. 122
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Lutter contre l’ignorance : le premier des devoirs
La plupart des luxes, nous dit Thoreau, et nombre des soi-disant conforts de la vie, sont non seulement non indispensables, mais agissent qui plus est comme des obstacles à l’élévation de l’humanité. En ce qui concerne le luxe et le confort, les humains les plus sages ont toujours vécu une vie plus simple et plus pauvre que les autres. Elever les esprits pour penser ce qui est, relativiser les biens matériels, accepter la mort pour, comme le dit Montaigne, aimer la vie qui y mène, voilà sans doute la clé d’une vie bonne vers laquelle plus de sagesse devrait nous conduire. Nul, mieux que Montaigne ne sut sans doute aimer la vie comme elle est, nous dit André Comte Sponville, dans ses difficultés, dans ses contradictions, dans ses à-peuprès et l’approuver toute ? La vie pour Montaigne est un mouvement matériel et corporel, action imparfaite de sa propre essence, et déréglée. Je m’emploie à la servir selon elle… La vie est délicieuse par elle-même et au-dessus des inconvénients. Pour Hugo, plus grandiloquent bien sûr, l’ignorance est un crépuscule ; le mal y rôde. Songez à l’éclairage des rues, soit ; mais songez surtout à l’éclairage des esprits. Le mal n’est pas une fatalité. Le secret réside dans l’instruction, dans le combat contre la bêtise, les dogmes. Il considère que l’histoire est en marche. Combattre l’ignorance est donc le premier des devoirs.
UNE RÉPUBLIQUE SANS DÉMOCRATIE Dans le « Discours sur la servitude volontaire » Etienne de La Boétie remet en cause la légitimité des gouvernants qu’il appelle « maîtres » ou « tyrans » et il considère que les gouvernants ont plutôt tendance à se distinguer par leur impéritie. Plus que la peur de la sanction, c’est d’abord l’habitude qu’a le peuple de la servitude qui explique que la domination du maître perdure. Ensuite viennent les religions et les superstitions, mais le secret de toute domination consiste à faire participer les dominés à la 123
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domination. S’approcher du tyran, est-ce autre chose que s’éloigner de sa liberté et pour ainsi dire, embrasser à deux mains sa servitude ? Dans « Angelo, tyran de Padoue », Hugo a aussi abordé ce thème du pouvoir exercé par un tyran en mettant en exergue la question de l’anonymat du pouvoir. Ce thème intemporel suscite encore bien des interrogations aujourd’hui ? Qui détient réellement le pouvoir ? La démocratie est-elle garante de l’absence de tyrannie ? République et démocratie sont-elles indéfectiblement liées ? Que peut nous apporter la pensée d’Hugo sur ce sujet ?
Pour La Boétie, les opprimés jouent un rôle dans la domination qu’ils subissent et c’est parce qu’ils l’acceptent qu’elle peut se mettre en place et se perpétuer. Il considère que la liberté est naturelle bien que le désir de liberté puisse parfaitement s’accompagner d’une volonté de servitude. C’est l’ignorance dans laquelle les sujets sont entretenus, en en cela il est en parfaitement connexion avec Hugo, qui permet aux tyrans de garantir leur pouvoir. Dans « Les Misérables » Hugo écrira : Je veux dire que l’homme a un tyran : l’ignorance. La Boétie développe une chaîne de soumission : le tyran est soutenu par quelques hommes, eux-mêmes soutenus par une centaine d’autres et ainsi de suite jusqu’à ce que la totalité d’un territoire soit soumise à son autorité. Ainsi, si l’homme est privé de liberté, c’est qu’il la délaisse. Vaste question d’une incroyable actualité. N’avons-nous pas le sentiment de voir nos libertés de plus en plus restreintes, rognées et en même temps que faisons-nous pour les défendre ? N’y a-t-il pas une forme de soumission à l’ordre établi ? Où est la masse, le peuple dans les manifestations ? N’avons-nous pas les dirigeants que nous méritons ? et que dire de l’abstention? Autant de questions éternelles qui doivent nous interroger sur notre rapport au pouvoir. Dans « Angelo, tyran de Padoue », pièce jouée pour la première fois en 1835, Hugo aborde une autre question qui est celle de l’anonymat. 124
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C’est, comme l’appelle Franck Laurent dans « Victor Hugo espace et politique », l’anonymat du pouvoir réel qui est mis en avant. C’est le pouvoir immanent de l’État qui est dénoncé. Les têtes tombent non au nom du Roi mais de la République qui tient dans sa main toutes les têtes y compris celle du doge. On est bien dans une République sans démocratie. Et cela est d’autant plus important d’en prendre conscience, que nous vivons dans un siècle où pour nombre de nos compatriotes, il n’y a pas de différence entre les deux termes qui ont fini par se confondre. Si nous sommes en République, nous sommes en démocratie. L’inverse en revanche est plus simple à admettre puisqu’il existe autour de nous des monarchies constitutionnelles avec des régimes démocratiques que chacun connait, Royaume-Uni, Pays Bas, etc. Hugo n’a pourtant pas toujours pensé seulement ainsi. Fasciné longtemps par Napoléon, il écrit dans son discours d’entrée à l’Académie française en 1841 un éloge au génie de Napoléon qui provoquait des découvertes, fondait des monuments grandioses, rédigeait des codes dans un salon des Tuileries, querellait ses conseillers d’ État jusqu’à ce qu’il eût réussi à substituer, dans quelque texte de loi, aux routines de la procédure, la raison suprême et naïve du génie. Il va donc osciller entre cette idée de l’homme providentiel, à la fois génie et tyran en distinguant dans le souvenir, explique Franck Laurent, la symbolique mémorielle et la rupture politique. Il écrit dans « À la colonne » dans « Les Chants du Crépuscule » : Car nous t’avons pour Dieu sans t’avoir eu pour maître. Après le coup d’État du 2 décembre, il considèrera que « Napoléon le Petit » n’a qu’une obsession, c’est celle de contraindre le peuple au sommeil et c’est la raison pour laquelle il appellera dans « Les Châtiments », comme il l’a fait au cours des journées qui ont suivi le coup d’ État, à exhorter le peuple à se soulever, car explique Franck Laurent ce ne sont pas des individus qui soutiennent Louis-Napoléon Bonaparte, ce sont des groupes unis par l’égoïsme collectif de leurs habitudes, de leurs hiérarchies, et surtout de leurs intérêts communs. 125
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C’est bien par la généralisation de l’égoïsme que cette tyrannie impersonnelle peut perdurer, voire se fortifier. Franck Laurent distingue trois termes qui pour Hugo symbolisent l’alternative à la tyrannie et la personnalisation du politique, qui sont : la résistance de la personne face à l’oppression ; la justice, terme hugolien s’il en est et surtout la justice politique ; Hugo vise des coupables et les cite, ceux qui devront comparaitre lorsque tombera la tyrannie et répondre de leurs actes ; et enfin la démocratie ; Hugo ne cessera de rappeler que l’idéal politique de la démocratie se définit d’abord par sa capacité à permettre et susciter la personnalité de tous et de chacun. Quels enseignements peut-on retenir au moment où nous vivons une défiance de plus en plus aigüe vis-à-vis de nos élites politiques, où la rue gronde sans que le peuple ne se soulève, où la justice passe mais où perdurent et s’accentuent les inégalités, où la démocratie représentative est critiquée, sifflée, huée, vilipendée mais que la masse, par désespoir ou par paresse finit toujours par renouveler ? Dans « Les Misérables », Hugo fait dire à Enjolras : « Au point de vue politique, il n’y a qu’un seul principe : la souveraineté de l’homme sur lui-même. Cette souveraineté de moi sur moi s’appelle Liberté. Là ou deux ou plusieurs souverainetés s’associent commence l’État. Mais dans cette association, il n’y a nulle abdication. Chaque souveraineté concède une certaine quantité d’elle-même pour former le droit commun. Cette quantité est la même pour tous. Cette identité de concessions que chacun fait à tous s’appelle Égalité. Le droit commun n’est pas autre chose que la protection de tous rayonnant sur le droit de chacun. Cette protection de tous s’appelle Fraternité. Le point d’intersection de toutes ces souverainetés qui s’agrège s’appelle Société. Cette intersection est un nœud. De là ce qu’on appelle le lien social. » 126
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Et si le lien social est désormais à ce point distendu, c’est sans doute parce que les assauts du libéralisme impersonnel ont fait leur œuvre et que cette concorde qu’Hugo appelait de ses vœux s’est évaporée sous les coups de butoir de la finance anonyme. François Hollande, alors candidat à la présidence de la République avait eu en 2012 cette phrase, restée célèbre et qui l’a fortement desservi, tant il s’est éloigné par ses actes de son discours : mon ennemi c’est la finance. Il signifiait par là qu’il entendait que les politiques, avec lui, devaient reprendre le pouvoir sur le tyran mondialisé du siècle, la finance et son cortège de suppressions d’emploi et d’inégalités de plus en plus creusées. Car la finance, comme Venise dans « Angelo, tyran de Padoue », représente aux yeux du peuple une sorte de fascination, par sa puissance, son pouvoir, mais aussi par le fait qu’on ne peut mettre un visage sur cette domination. Rien en tous les cas ne nous garantit, aujourd’hui comme hier, que la République, ni que les États démocratiques, protègent les citoyens de la tyrannie et de ses avatars. Pire, je pense personnellement avec Rousseau que tous les gouvernements quels qu’ils soient, finissent par dégénérer : Telle est la pente naturelle et inévitable des Gouvernements les mieux constitués dit Rousseau. Si Sparte et Rome ont péri, quel État peut espérer durer toujours ? La dégénérescence ne serait-elle pas au fond inscrite dans la nature même des institutions ? Le corps politique écrit Rousseau, aussi bien que le corps de l’homme, commence à mourir dès sa naissance et porte en lui-même les causes de sa destruction. Ainsi donc, les États seraient comme nous-mêmes de simples mortels et le destin politique des gouvernants sages et éclairés, comme celui des tyrans et des despotes, voué à disparaitre. Le tragique écrit encore Rousseau est renforcé par l’idée que nous sommes la cause de l’État, et donc, en un sens, qu’il peut ne dépendre que de nous et de le prolonger dans son existence artificielle. La limite est donc la nature de l’homme social et sa responsabilité dans l’existence et le maintien de l’institution politique. 127
CONCLUSION
Victor Hugo un philosophe d’avenir ?
Bien que Victor Hugo ne puisse être qualifié de philosophe, et même s’il a estimé que certaines de ses œuvres avaient un caractère philosophique, « Littérature et philosophie mêlées », « Religions et Religion », voire « William Shakespeare », chacun conviendra à la lecture de cet ouvrage, que les thèmes et l’idéal qu’il a portés toute sa vie ont un fondement philosophique. Comme l’a si bien dit Jean Maurel dans « Victor Hugo philosophe », il n’y a peut-être pas de philosophie portant ce nom mais une pratique vivante de philosophe franc-tireur en personne. Et cela personne, pas même son vieil « ennemi » Barbey d’Aurevilly, n’aurait pu le contester. Car Victor Hugo avait, malgré ce qu’ont pu en penser ses détracteurs, une vision du monde. Ce monde est pour lui en permanence l’objet de forces antagonistes qui s’affrontent, c’est le combat du bien contre le mal et le bien finira par triompher grâce à l’instruction, l’éducation pour tous, grâce au rayonnement des idées des Lumières, grâce au progrès partout, grâce au « génie français ». 129
Conclusion
« Adieu Peuple ! salut, Homme ! subis ton élargissement fatal et sublime, ô ma patrie, et de même qu’Athènes est devenue la Grèce, de même que Rome est devenue la chrétienté, toi, la France, deviens le monde ». Il s’agit de la dernière phrase de « Littérature et philosophie mêlées » écrite à Hauteville House en mai 1867. Puissions-nous quelque peu nous inspirer de ce message pour cesser de douter, pour rester fiers de ce que nous sommes, pour défendre notre histoire, notre culture, notre langue. Il ne s’agit évidemment plus aujourd’hui de « devenir le monde » mais sans doute de résister un peu plus à ce monde qui nous échappe et qui n’a parfois, qu’un lointain souvenir avec ce qui fonde encore, pour un grand nombre d’entre nous, nos valeurs. Bien sûr comme nous n’avons pas cessé de le rappeler dans cet ouvrage, Hugo c’est l’homme des combats pour la liberté, pour l’égalité et pour la fraternité, pour la République, mais je voudrai au moment où s’achèvent ces entretiens, terminer par ce qui caractérise pour moi d’abord Victor Hugo, à savoir l’Homme qui a combattu sans relâche, toute sa vie, en dehors de toute idéologie, mais en conscience, l’injustice. Hugo, contrairement à ce qui a pu être écrit ou dit, n’est pas pour moi un stratège politique, il a toute sa vie, brouillé les pistes et ce qui caractérise avant tout sa vie publique, c’est me semble-t-il d’abord, le fait qu’il ait suivi sa conscience, au risque de déplaire, de heurter, de perdre. Mais il n’a jamais varié, jamais failli. Il est venu en aide aux condamnés, aux pauvres, aux laissés pour compte, aux femmes et aux enfants : « Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ? Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ? Ces filles de huit ans qu’on voit cheminer seules ? Ils s’en vont travailler quinze heures sous des meules ; Ils vont de l’aube au soir, faire éternellement Dans la même prison, le même mouvement. Accroupis sous les dents d’une machine sombre, Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l’ombre, 130
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Conclusion
Innocents dans un bagne, anges dans un enfer, Ils travaillent. Tout est d’airain, tout est de fer. Jamais on ne s’arrête et jamais on ne joue. Aussi quelle pâleur ! la cendre est sur leur joue. Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las. Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas ! Ils semblent dire à Dieu : « Petits comme nous sommes, Notre père, voyez ce que nous font les hommes ! » O servitude infâme imposée à l’enfant ! Rachitisme ! travail dont le souffle étouffant Défait ce qu’a fait Dieu ; qui tue, œuvre insensée, La beauté sur les fronts, dans les cœurs la pensée, Et qui ferait – c’est là son fruit le plus certain ! D’Apollon un bossu, de Voltaire un crétin ! Travail mauvais qui prend l’âge tendre en sa serre, Qui produit la richesse en créant la misère, Qui se sert d’un enfant ainsi que d’un outil ! Progrès dont on demande : « Où va-t-il ? que veut-il ? » Qui brise la jeunesse en fleur ! qui donne, en somme, Une âme en la machine et la retire à l’homme ! Que ce travail, haï des mères, soit maudit ! Maudit comme le vice où l’on s’abâtardit, Maudit comme l’opprobre et comme le blasphème ! O Dieu ! qu’il soit maudit au nom du travail même, Au nom du vrai travail, sain, fécond, généreux, Qui fait le peuple libre et qui rend l’homme heureux ! » Tout Hugo est là dans cet extrait de « Melancholia », poème des « Contemplations » si criant de vérité, si actuel dans ce monde où l’injustice ne fait jamais de trêve. Dans ma pensée, écrira-t-il à Lamartine, « Les Misérables » ne sont autre chose qu’un lien ayant la fraternité pour base, et le progrès pour cime. 131
Conclusion
Ce progrès, propre de l’homme, nous avons défini ce qu’il représentait pour Hugo, nous en avons exploré les différentes dimensions. Nous avons vu qu’il y avait chez Hugo une dimension religieuse du progrès. Le dix-neuvième siècle a oscillé, il suffit de lire « Les Fleurs du Mal » pour s’en convaincre, entre spleen et idéal, et le Victor Hugo d’avant l’exil trouve dans le progrès une sorte d’idéal qui épouse si bien la pensée romantique avec toujours chez lui l’aspiration à un mieux-être matériel ayant pour corollaire une élévation spirituelle. Dans « Les Voix intérieures » en 1837, il écrit : « Mais parmi ces progrès dont notre âge se vante Dans tout ce grand éclat d’un siècle éblouissant Une chose en secret, ô jésus m’épouvante, C’est l’écho de ta voix qui va s’affaiblissant. » Puis petit à petit, au fur et à mesure de l’avancée en âge, la vision spirituelle voire mystique prend le pas. Dans « Le verso de la page », écrit en 1857 et 1858, le progrès devient le bien qui fait du mal. Toujours cette opposition chez lui. Comme l’a si bien décrit Katherine Lunn-Rockliffe en 2011 dans « Le progrès dans la poésie de Hugo », le progrès est une force dévoratrice, nourrie à la fois par la science et les luttes historiques et faisant de l’histoire et la science un seul matériau. « Mal, bien, tel est le triste et difforme mélange Le bien est un linceul en même temps qu’un lange Si le mal est sépulcre, il est aussi berceau ; Ils naissent l’un de l’autre et la vie est leur sceau. … C’est en fraternité que tout doit se dissoudre ; Et Dieu fera servir le calcul, la raison, L’étude et la science à cette guérison. … 132
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Conclusion
Peuples. Demain n’est pas un monstre qui nous guette Ni la flèche qu’Hier en s’enfuyant nous jette Ô peuples ! l’avenir est déjà parmi nous. Il veut le droit de tous comme le pain pour tous ; Calme, invincible, au champ de bataille suprême, Il lutte ; à voir comment il frappe on sent qu’il aime ; Regardez-le passer, ce grand soldat masqué ! Il se dévoilera, peuples, au jour marqué ; En attendant il fait son œuvre ; la pensée Sort, lumière, à travers sa visière baissée ; Il lutte pour la femme, il lutte pour l’enfant, Pour le peuple qu’il sert, pour l’âme qu’il défend, Pour l’idéal splendide et libre ; et la mêlée, Sombre, de ses deux yeux de flamme est étoilée. … Son bouclier, où luit ce grand mot : Essayons ! Est fait d’une poignée énorme de rayons. Il ébauche l’Europe, il achève la France ; Il chasse devant lui, terrible, l’ignorance, Les superstitions où les cœurs sont plongés, Et tout le tourbillon des pâles préjugés, Oh ! ne le craignez pas, peuples ! son nom immense C’est aujourd’hui combat et c’est demain clémence. » Ce combat ou ces combats sont toujours et plus que jamais d’actualité. Et notre époque est-elle si différente ? Le président de la République déclarait récemment : Peut-être que j’arrive trop tard dans un monde trop vieux plagiant Alfred de Musset qui a si bien parlé de ce « mal du siècle », caractéristique des années 1830, au moment où la révolution romantique allait balayer l’ancien monde. Il y a en tous les cas en ce vingt-et-unième siècle qui éclot des prémices d’années 30, qu’on les emprunte au dix-neuvième ou au vingtième, qu’on l’observe avec le prisme baudelairien, le spleen, ou 133
Conclusion
qu’on le surveille par le judas des nationalismes et des extrémismes des quarante premières années du vingtième. Victor Hugo en homme de combat, en conscience, a l’immense mérite de tracer un chemin. Certains s’y reconnaitront, d’autres partageront certains points de vue sans embrasser la totalité de sa pensée, d’autres enfin détesteront le démiurge, le tribun, le poète ou le romancier, mais personne je crois ne peut rester indifférent. Être contesté c’est être constaté disait Hugo et il avait ô combien raison ! « À l’heure où nous sommes, toute critique est possible mais l’homme sage doit avoir pour l’époque entière un regard bienveillant… Les hommes actuels semblent peu de chose sans doute ; cependant quiconque pense, doit fixer sur l’ébullition sociale actuelle un regard attentif. Certes, nous avons ferme confiance et ferme espoir. Eh ! qui ne sent que dans ce tumulte et dans cette tempête, au milieu de ce combat de tous les systèmes et de toutes les ambitions qui fait tant de fumée et tant de poussière, sous ce voile qui cache encore aux yeux de la statue sociale et providentielle à peine ébauchée, derrière ce nuage de théories, de passions, de chimères qui se croisent, se heurtent et s’entre-dévorent dans l’espèce de jour brumeux qu’elles déchirent de leurs éclairs, à travers ce bruit de la parole humaine qui parle à la fois toutes les langues par toutes les bouches, sous ce violent tourbillon de choses, d’hommes et d’idées qu’on appelle le vingt-etunième siècle, quelque chose de grand s’accomplit ? Dieu reste calme et fait son œuvre… »
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NOTE AU LECTEUR
Je demande à Victor Hugo au moment où s’achève cet ouvrage, de bien vouloir me pardonner d’avoir, dans cet ultime paragraphe de « Sur Mirabeau » dans « Littérature et Philosophie mêlées », remplacé son siècle par le mien. Quant à toi lecteur, je te demande ton indulgence pour m’être immiscé tout au long de ces lignes dans la peau de Victor Hugo. Je ne doute pas que cela puisse choquer, heurter, agacer. Très modestement, j’ai essayé de traduire le plus simplement du monde une pensée, laquelle dans l’époque des peurs paniques que nous vivons, me parait essentielle. Je termine ce livre au moment où la France est confinée, où la peur envahit les esprits. Puisse l’esprit de Victor Hugo nous éclairer, nous guider ; j’aurai atteint mon objectif si, à la fin de cette lecture, tu connais mieux lecteur, sa pensée, et que cela te donne envie de lire ou relire ses livres. Tout au long de ce livre, j’ai fait référence aux auteurs dont je me suis inspiré et aux écrits sur lesquels je me suis appuyé. Afin que cela donne moins de lourdeur à l’ouvrage, je n’ai pas souhaité remettre en note de bas de page les références des livres ou des articles cités. Les ouvrages et les auteurs à qui je fais référence sont listés dans la bibliographie. 135
BIBLIOGRAPHIE
OUVRAGES CONSULTÉS Charles Combaluzier, Dieu demain, Seuil, 1972. Jean-François Kahn, L’extraordinaire métamorphose ou 5 ans de la vie de Victor Hugo, Seuil, 1984. André Comte Sponville, Impromptus, Presses Universitaires de France, 1998. Jean-Paul Scot et Henri Pena-Ruiz, Un poète en politique : les combats de Victor Hugo, Flammarion, 2002. Pascal Melka, Victor Hugo un combat pour les opprimés, Compagnie Litt., 2008. Franck Laurent, « Victor Hugo Espace et politique », Presses Universitaires de Rennes, 2008. Jean-Philippe Lachaux, Le cerveau attentif, Odile Jacob, 2013. André Comte Sponville, Dictionnaire philosophique, Presses Universitaires de France, 2013.
ŒUVRES DE VICTOR HUGO 1827 – Cromwell 1829 – Les Orientales 1834 – Littérature et Philosophie mêlées 1835 – Les Chants du crépuscule 1837 – Les Voix intérieures 137
Bibliographie
1852 – Napoléon le Petit 1853 – Les Châtiments 1856 – Les Contemplations 1859, 1877 & 1883 – La Légende des siècles 1862 – Les Misérables 1864 – William Shakespeare 1869 – L’Homme qui rit 1872 – L’année terrible 1875 & 1876 – Actes et Paroles 1877 – L’art d’être grand-père 1878 – Le Pape 1879 – La Pitié Suprême 1880 – Religion et Religions 1880 – L’Âne 1886 – La Fin de Satan 1887 & 1900 – Choses vues
ARTICLES Paul Ricoeur, « L’idéologie et l’utopie : deux expressions de l’imaginaire social », Autres Temps 2, 53-64 (1984). Jean-Claude Fizaine, « La cuisinière et son maître : Religions et Philosophies chez Victor Hugo », Romantisme 50, 5-26 (1985). Myriam Roman, « Ce cri que nous jetons : le progrès selon Hugo », Romantisme 108, 75-90 (2000). Jean-Marie Haribey, « Que faire croître et décroître », Contretemps 21, 85-95 (2008). Marie-Christine Lesage, « Théâtre et Intermédialité : des œuvres scéniques protéiformes », Communications 83, 141-155 (2008). Patrick Brunel, « Démocratisation de la culture », Etudes (mai 2012). Mark Esposito et Patrick O’Sullivan, « L’indice de progrès social, un nouvel indicateur de bien-être », Chroniques d’experts, https://www. hbrfrance.fr/chroniques-experts/2016/07/11642-lindice-de-progressocial-un-nouvel-indicateur-de-bien-etre/ (2016). Franck Laurent, « La tyrannie de l’impersonnel », communication au Groupe Hugo le 18 juin 2016, http://groupugo.div.jussieu.fr/Groupugo/16-0618Laurent.htm (2016). 138
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Bibliographie
Slate, « L’identité culturelle n’existe pas », http://www.slate.fr/story/134915/ identite-culturelle-existe-pas (2017). Patrick Laude, « Quand la modernité transforme les identités religieuses », FigaroVox/Tribune, https://www.lefigaro.fr/vox/religion/2017/11/02/ 31004-20171102ARTFIG00204-quand-la-modernite-transforme-lesidentites-religieuses.php (2017). Dominique Dupart et Franck Laurent, « Éloquences de la démocratie », vacarme 48, https://vacarme.org/article1777.html (2009).
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