Le mythe indo-européen du guerrier impie 9782336302607, 2336302608

Cet ouvrage s'appuie sur les travaux de comparatisme indo-européen initié par Georges Dumézil et plus particulièrem

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Le mythe indo-européendu guerrier impie
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Le mythe indo-européen du guerrier impie
 9782336302607, 2336302608

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Collection KUBABA

Frédéric BLAIVE et Claude Sterckx

Série Antiquité

Le mythe indo-européen du guerrier impie

Le mythe indo-européen du guerrier impie

Reproductions de la couverture : la déesse KUBABA de Vladimir Tchernychev Ilustration Comme avant de Jean-Michel Lartigaud

Directeur de publication : Michel Mazoyer Directeur scientifique : Jorge Pérez Rey Comité de rédaction Trésorière : Christine Gaulme Colloques : Jesús Martínez Dorronsorro Relations publiques : Annie Tchernychev, Sylvie Garreau Directrice du Comité de lecture : Annick Touchard Comité scientifique Sydney Aufrère, Sébastien Barbara, Marielle de Béchillon, Pierre Bordreuil, Nathalie Bosson, Dominique Briquel, Sylvain Brocquet, Gérard Capdeville, Jacques Freu, Charles Guittard, Jean-Pierre Levet, Michel Mazoyer, Alian Meurant, Paul Mirault, Dennis Pardee, Eric Pirart, Jean-Michel Renaud, Nicolas Richer, Bernard Sergent, Claude Sterckx, Patrick Voisin, Paul Wathelet Ingénieur informatique Patrick Habersack ([email protected]) Avec la collaboration artistique de Jean-Michel Lartigaud, et de Vladimir Tchernychev Ce volume a été imprimé par © Association KUBABA, Paris © L'HARMATTAN, 2014 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-336-30260-7 EAN : 9782336302607

Frédéric Blaive et Claude Sterckx

Le mythe indo-européen du guerrier impie

Bibliothèque Kubaba (sélection) http://kubaba.univ-paris1.fr/

COLLECTION KUBABA 1. Série Antiquité Dominique BRIQUEL, Le Forum brûle. Jean-Paul BRACHET Le salut par la traversée de l’eau. Jacques FREU, Histoire politique d’Ugarit. ——, Histoire du Mitanni. ——, Suppiluliuma et la veuve du pharaon. Éric PIRART, L’Aphrodite iranienne. ——, L’éloge mazdéen de l’ivresse. ——, L’Aphrodite iranienne. ——, Guerriers d’Iran. ——, Georges Dumézil face aux démons iraniens. ——, La naissance d’Indra Audrey TZATOURIAN, Yima, structure de la pensée religieuse en Iran ancien. Bernard SERGENT, L’Atlantide et la mythologie grecque. Claude STERCKX, Les mutilations des ennemis chez les Celtes préchrétiens. ——, Mythes et Dieux Celtes Les Hittites et leur histoire en quatre volumes : Vol. 1 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, en collaboration avec Isabelle KLOCK-FONTANILLE, Des origines à la fin de l’Ancien Royaume Hittite. Vol. 2 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, Les débuts du Nouvel Empire Hittite. Vol. 3 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, L’apogée du Nouvel Empire Hittite. Vol. 4 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, Le déclin et la chute du Nouvel Empire Hittite. Sydney H. AUFRÈRE, Thot Hermès l’Égyptien. De l’infiniment grand à l’infiniment petit. Richard-Alain JEAN et Anne-Marie LOYRETTE, La mère, l’enfant et le lait en Egypte ancienne. Daniel GRICOURT et Dominique HOLLARD, Cernunnos, le dioscure sauvage.

Préface Le présent livre fait le bilan de trente-cinq ans de recherches. C'est en effet en 1987 que Frédéric Blaive publia son premier article sur le thème du Guerrier Impie. Il prenait alors conscience qu'un motif, littéraire ou historiographique, est commun à plusieurs peuples de langue indo-européenne - et paraît manquer complètement en dehors de ce domaine linguistique. A sa suite, plusieurs auteurs - Claude Sterckx, Marcel Meulder, Alexandre Tourraix, Dominique Briquel... - ont complété le dossier que F. Blaive avait commencé à réunir. Aujourd'hui, ce sont donc deux participants à cette recherche, et de la première heure, car, outre F. Blaive, Claude Sterckx, non seulement a participé à l'enquête dès 1988, mais a aussi publié nombre des articles sur le sujet dans la revue Ollodagos qu'il avait fondée la même année. Georges Dumézil, interrogé peu auparavant (rappelons qu'il est décédé en 1986) par F. Blaive au sujet de la pertinence de la recherche comparative dont le jeune auteur voyait la possibilité, l'avait écouté avec bienveillance, et lui avait dit : si vous ne trouvez le motif ni en Inde, ni en Iran ancien, ni en Scandinavie médiévale, ni à Rome, laissez tomber. Le défi fut immédiatement relevé : les exemples indiens, iraniens, scandinaves, latins sont nombreux et furent relevés dès le début des publications, souscrivant à l'exigence méthodologique du grand savant. Mais ils ne sont pas seuls : au fil des années, des exemples du même thème ont été relevés dans la plupart des langues indo-européennes, y compris de celles qui ne livrent pas les documents les plus anciens, comme l'Antiquité slave, les ballades ossètes, quelques textes de la littérature médiévale. C'est ainsi l'ensemble du monde de langue indo-européenne qui a alimenté le dossier et, répétons-le, car cela aussi lui confère

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une pertinence, seulement en lui, c'est-à-dire jamais en dehors de lui (pas d'exemples chinois, arabes, berbères, ouraliens, turco-mongol-toungouses connus). Lorsque, d'aventure, des textes d'une langue du groupe ouralien, nommément le Kalevala, œuvre constituée au début du dix-neuvième siècle par la réunion de ballades du peuple finnois, ces textes, donc, livrent un motif apparenté aux thèmes indo-européens, mais absents des autres littératures du même groupe linguistique que le finnois, la conclusion s'impose : les Finnois l'ont emprunté à des voisins de langue indo-européenne (et ils ont été nombreux, des Slaves et Baltes aux Scandinaves). Les auteurs du présent livre notent avec grande justice que le thème dégagé, concernant spécifiquement des comportements guerriers ou, sinon, de personnages sur qui la vilenie du guerrier maudit est transposée, ne se modèle pas sur la structure, dégagée par G. Dumézil, des trois fonctions. Les avertissements et/ou erreurs qui annoncent la fin du guerrier impie sont souvent au nombre de trois. De fait, cela ne suffit pas à les faire se répartir sur les trois fonctions indo-européennes. Les peuples de l'Eurasie, cette fois entière, et aussi largement de l'Afrique, ont accordé une importance considérable à la triade et, dès lors, la tripartition fonctionnelle n'est qu'un cas parmi d'autres. Pensons par exemple à ce qu'on appelait la « triade avestique » parce qu'elle est parfaitement claire et récurrente dans les textes anciens du mazdéisme, mais dont il a été également montré qu'elle a été, dans la Préhistoire, commune à l'ensemble des peuples indo-européens : elle consiste en trois étapes du comportement penser, dire, agir ; c'est rigoureusement une triade, rencontrée des dizaines et des dizaines de fois, mais ce serait terriblement forcer que de vouloir absolument l'interpréter à partir de la tripartition fonctionnelle. Et on pourrait trouver bien d'autres occurrences du nombre trois, des trois géants que rencontre le héros du conte aux trois coups au théâtre, pour être bien sûr que tout trois n'est pas une triade fonctionnelle.

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Cela dit, puisqu'il s'agit d'un motif spécifique au monde indo-européen, et que la répartition du monde en trois aspects, appelés par G. Dumézil des « fonctions », est inhérente à la pensée héritée des Indo-Européens, il arrive, disons, que le deuxième frôle le premier. Ainsi, il existe un autre motif, très proche de celui du Guerrier Impie : c'est celui des trois péchés du Guerrier. Il a été, lui, bien repéré par G. Dumézil, et l'on sait depuis ses travaux que les trois péchés se répartissent sur les trois fonctions (du style : un meurtre, un viol, un sacrilège, qui pèchent, dans cet ordre, sur les deuxième, troisième et première fonctions). Or le motif des trois péchés du Guerrier côtoit celui du Guerrier Impie et cela de la manière la plus simple : c'est souvent, dans les mythes, le même personnage qui, d'abord, accomplit les trois péchés en question, puis, définitivement maudit par eux précisément, voit s'accumuler les signes de la malédiction, et cela aboutit à sa mort. Rāvaṇa, qui fait l'objet du premier chapitre de ce livre, est le type même de héros négatif : il tue un ambassadeur, il enlève une femme, et il s'attaque aux dieux. Puis arrivent les signes annonciateurs de mort : pluie de sang, chevaux qui trébuchent et qui pleurent. Évidemment, cela ne fonctionne que dans le mythe. La particularité du motif du Guerrier Impie est qu'il peut se joindre par exemple à des personnages historiques (c'est le cas en Scandinavie, à Rome, en Iran), sur lesquels l'historiographie a pu broder, mais qu'elle n'a pas pu modifier au point d'en faire un auteur de trois péchés successifs ; et il en est de même lorsque le motif s'attache à des héros épiques, globalement positifs, comme Achille, pour annoncer leur mort précoce. À Rome, les personnages, antérieurs à notre ère, à la biographie desquels le motif a été joint ont été des adversaires de l'aristocratie sénatoriale : l'historiographie, l'histoire officielle, ne pouvaient modifier de part en part les biographies de ces personnages qui ont été des héros de l'histoire de Rome ; elle s'est contentée de noircir leurs derniers instants. Et des phénomènes analogues ont joué au sujet de rois de pays scandinaves ou de l'Iran ancien. 7

Le lecteur s'étonnera peut-être de voir ainsi traité comme légendaires des épisodes de la vie de personnages parfaitement historiques. Nous y sommes pourtant habitués. Depuis les travaux de G. Dumézil sur Camille, vainqueur romain du quatrième siècle avant notre ère, depuis ceux de Dominique Briquel sur la naissance de la République romaine, nous savons combien des conceptions reposant sur l'idéologie ont modelé les « carrières » soi-disant historiques des grands hommes de l'histoire romaine. Il y a certes de l'histoire dans ce que les historiens romains nous racontent mais elle est comme enveloppée d'idées que relèvent des représentations, et les vies des hommes illustres ont servi à illustrer et rendre exemplaires ces représentations. Suétone a écrit la vie de chacun des douze Césars, des douze premiers empereurs romains : le récit de la naissance de chacun d'eux est un mythe. Cet ouvrage-ci porte donc sa pierre à un édifice commencé par Dumézil au début des années « 40 : la réestimation de l'historicité de l'histoire romaine. En réunissant en un ouvrage l'ensemble des travaux consacrés au thème du Guerrier Impie, F. Blaive et C. Sterckx font donc œuvre utile : ils livrent au public des travaux qui étaient jusqu'alors restés celés dans des revues scientifiques et ils fournissent de nouveaux outils pour estimer le poids respectif du mythe et de l'historicité dans les carrières du Perse Cyrus, du roi norvégien Harald ou de bon nombre de personnages de l'histoire romaine. C'est là faire travail utile. Bernard SERGENT

Avant-propos Le sujet du présent ouvrage ne peut être abordé, selon nous, sans qu’au préalable ne soient précisées sa place épistémologique au sein des études indo-européennes et la démarche intellectuelle ayant présidé à sa première conception. La découverte de l’idéologie trifonctionnelle indoeuropéenne en 1938 par Georges Dumézil a été l’acte fondateur de la mythologie comparée des peuples indo-européens comme discipline scientifique. Jusqu’alors, l’analyse des mythes indoeuropéens avait navigué de Charybde en Scylla, des brumes évolutionnistes ou primitivistes dans lesquelles l’avaient plongée les émules de James Frazer et Herbert J. Rose aux rayons brûlants de la mythologie solaire de l’école naturaliste groupée autour de F. Max Müller. Les outrances de ces premiers essais ont jeté longtemps le discrédit sur le comparatisme mythologique indo-européen et nous n’en mesurons que mieux la difficulté de la tâche entreprise par G. Dumézil : redonner ses lettres de noblesse à une discipline dont plus personne ne voulait entendre parler, qui n’était plus qu’un champ de ruines et qu’il fallait reconstruire de fond en comble, y compris au niveau de l’outillage conceptuel, relevait de l’exploit. Si G. Dumézil a pu le réaliser, c’est parce qu’il a su, après dix ans de tâtonnements et d’échecs comme il le reconnaissait lui-même, rompre avec les vieilles théories et porter sur le domaine un regard neuf : celui de l’analyse interne des récits. Jusqu’alors, les mythologues s’obstinaient à comparer les textes pour eux-mêmes, c’est-à-dire qu’ils cherchaient des rapports thématiques entre eux : ce qui se heurtait rapidement à l’obstacle incontournable de la multiplicité des variantes narratives, la plupart du temps incompatibles entre elles. Pour sa

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part, mettant en pratique la judicieuse méthode prônée par Marcel Granet, G. Dumézil a entrepris de décrypter les structures idéologiques qui sous-tendent les mythes et leur fournissent une cohérence interne. Le résultat éclatant en fut la découverte du système trifonctionnel et sa reconnaissance comme idéologie 1 majeure de la pensée indo-européenne ancienne . Les deux progrès décisifs dans cette quête ont été d’abord le décodage en profondeur de l’épopée indienne, ensuite la résolution de l’énigme de la fondation de Rome. Pour le premier, G. Dumézil, élargissant le champ d’analyse ouvert par Stig Wikander, a démontré incontestablement que les cinq frères héros du plus grand poème de l’Inde védique, le Mahābhārata, représentaient les trois niveaux fonctionnels de souveraineté religieuse, de puissance guerrière et de prospérité matérielle communs aux diverses sociétés indo-européennes anciennes, et cela par l’intermédiaire de leurs géniteurs divins respectifs patronnant ces trois niveaux et qui avaient transmis leur personnalité à leurs fils. En conséquence, la terrible guerre engagée par ces cinq fils, les Pāṇḍava, contre leurs cousins Kaurava constitue un doublet épique de la grande lutte eschatologique entre les dieux et les démons. Pour l’autre, reprenant le dossier des quatre premiers rois, G. Dumézil a établi, contre Theodor Mommsen, que le récit annalistique classique n’était pas un tissu de légendes absurdes et, contre André Piganiol, qu’il est illusoire d’espérer trouver dans les pseudo-biographies de Romulus et de ses successeurs ne serait-ce que des fragments d’une histoire authentique. En reprenant un par un les éléments de ces pseudo-biographies, il a démontré que les quatre premiers rois de Rome représentent chacun un niveau de l’idéologie trifonctionnelle : Romulus et Numa la souveraineté sous son double aspect politique et violent pour le premier, pacifique et religieux pour l’autre ; Tullus 1 Dumézil 1958. Cf. Eribon 1992 ; Blaive 1995 ; Miller 1999 ; García Quintela 2001 ; Sterckx 2009:47-54.

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Hostilius, le roi guerrier, occupe le deuxième niveau idéologique de protection militaire de la société ; Ancus Marcius, légendaire fondateur du port d’Ostie, monarque presque exclusivement soucieux d’assurer la richesse de Rome sous toutes ses formes, clôture la série en introduisant le niveau de la prospérité matérielle. La perspective d’isolement de mythes indo-européens étrangers à la structure idéologique des trois fonctions promettait le défrichement d’un champ exploratoire tout aussi vaste. G. Dumézil en était pleinement conscient mais l’énorme travail de décryptage des mythologies à base trifonctionnelle - travail qu’il remit sur le métier tout au long de sa vie car la réfutation des objections dressées contre lui l’a contraint à revenir sur de nombreux points et à affiner à chaque fois son système de preuve - l’a empêché de diriger ses investigations dans cette direction. C’est pourquoi, lors des premiers entretiens que nous avons eus avec lui, il nous a encouragé très vivement à nous lancer sur cette piste. C’est elle qui nous a menés, après de nombreux tâtonnements initiaux, à isoler le mythème indo-européen du Guerrier Impie auquel le présent ouvrage est consacré. Il est apparu que presque toutes les épopées indoeuropéennes comportent un personnage de héros guerrier négatif, un être démesuré pour qui rien ni personne n’est sacré, pour qui aucune loi, même divine, n’est respectable. Un tel guerrier ne peut avoir qu’une vie criminelle, ponctuée d’anti-exploits jusqu’à sa chute finale sous les coups d’un champion de l’autre camp : du Bien et du bon ordre universel. Ayant abordé le sujet avec G. Dumézil, nous lui avons demandé si, à première vue, il considérait notre hypothèse de recherche comme soutenable et il nous a mis alors immédiatement en garde contre le péril d’un enthousiasme trop hâtif et d’une enquête comparatiste conduite sans bases solides. Pour ne pas y succomber, il nous a dès lors donné deux précieux conseils méthodologiques : tout d’abord s’assurer - condi11

tion absolument impérative - de se trouver en présence d’une structure mythologique nouvelle, c’est-à-dire indépendante de l’idéologie trifonctionnelle et, pour ce faire, analyser soigneusement tous les exemples qui peuvent être rassemblés pour essayer d’y repérer certaines étapes immuables et incontournables dans la progression des récits ; ensuite, il nous a recommandé au plus haut point d’éviter, au début de la recherche, de nous disperser en voulant balayer une aire trop vaste, à plus forte raison l’ensemble des cultures indo-européennes. La démarche la plus saine pour entamer l’examen des sources lui paraissait de se concentrer sur trois sociétés particulièrement archaïques et disposant de sources d’accès facile : celles de l’Inde, de Rome et de la Scandinavie. C’est là que lui même puisait alors les éléments les plus probants de sa propre démarche car il y trouvait des strates mythologiques anciennes très fidèlement conservées. Il considérait que si nous n’y trouvions pas de traces de notre Guerrier Impie, nous devrions renoncer à notre hypothèse. Résolu à suive scrupuleusement ces saines recommandations, nous nous sommes d’abord plongé dans l’océan littéraire que représente l’épopée indienne. Le Mahābhārata et le Rāmayaṇa nous ont alors entraîné dans un univers mental si exotique et si luxuriant que, privé à première vue de tout point de repère sérieux, nous avons éprouvé la désagréable sensation d’y perdre pied et de nous égarer dans un labyrinthe sans aucun fil d’Ariane pour nous y guider... Nous avons alors résolu de nous pencher d’abord sur les données scandinaves et romaines, plus faciles à maîtriser. Le personnage du triumvir romain Marcus Licinius Crassus a le premier retenu notre attention car il présente toutes les caractéristiques du Guerrier Impie : il déclenche une guerre contre les Parthes sans aucun motif légitime, uniquement pour assouvir son insatiable cupidité dans les flots de l’or perse qu’il se flatte d’acquérir en se jouant ; au cours de sa campagne, il multiplie les sacrilèges, pillant sans vergogne les sanctuaires les plus 12

sacrés ; enfin, juste avant la désastreuse bataille de Carrhes où il entraîne dans la mort la quasi-totalité des légions de Syrie, Plutarque rapporte la manifestation de phénomènes surnaturels alarmants et constituant un diptyque de présages de mort envoyé par les dieux pour lui signifier sa fin prochaine s’il ne se repent pas. Le premier diptyque du volet a la forme de présages météorologiques sinistres : la foudre fracasse le pont jeté pour traverser l’Euphrate, puis frappe l’emplacement choisi pour dresser le camp. Le second est l’attitude inexplicable du cheval de Crassus qui, pris de folie subite, se jette dans le fleuve et entraîne dans la mort l’écuyer qui le monte. Nous retrouvions alors ce présage du cheval dans les biographies de deux autres Romains célèbres et que leur dossier présentait comme des impies : Flaminius et César. Le premier, consul vaincu et tué à Trasimène par Hannibal, est, au matin de la bataille fatale, à peine monté sur son cheval que celui-ci l’envoie rouler sur le sol. L’autre apprend, peu avant son assassinat, que les chevaux sacrés qu’il avait consacrés au Rubicon en expiation d’avoir déclenché la guerre civile, font la grève de la faim et versent des larmes abondantes. L’affaire commençait à prendre forme et nous avons présenté ces premiers résultats, partiels et provisoires à G. Dumézil dont la réaction se trouva double : d’une part, il approuvait la démarche méthodologique et se déclarait convaincu que nous venions d’isoler un mythème mais il objectait que l’existence de la structure n’était établie que pour Rome : rien ne prouvait que le mythème romain était aussi indo-européen. Pour nous sortir du désarroi dans lequel nous plongeait le matériel indien, il nous a alors donné le bon conseil de concentrer nos efforts sur le plus court des deux poèmes héroïques, le Rāmayaṇa : ses dimensions moindres laissaient plus de chance d’y trouver ce que nous cherchions. D’autant que nous disposions désormais d’un atout maître : nous savions quelle structure mythologique et quels éléments précis devaient être repérés. 13

Nous avons très vite concentré notre attention sur la figure de Rāvaṇa, le monstrueux adversaire du prince Rāma. L’examen attentif des exploits criminels qui lui sont attribués nous a très vite persuadés qu’il présente toutes les caractéristiques du Guerrier Impie : volonté de puissance déchaînée ne respectant rien, guerres injustes motivées uniquement par le désir d’assouvir des appétits personnels, agressions systématiques contre toutes les lois divines et humaines dans le but bien arrêté de bouleverser l’ordre cosmique et de le remplacer par un chaos démoniaque. Le fait que l’histoire de la lutte entre Rāma et Rāvaṇa soit émaillée de scènes à finalité juridique a renforcé notre conviction que le mythème du Guerrier Impie ne remplissait pas une simple fonction narrative mais servait également de moyen de conservation et de transmission du concept de guerre juste par l’exemple inverse du mauvais guerrier subissant à bon droit le châtiment de ses transgressions répétées des principes fondamentaux régissant la pratique des conflits armés. Le mythème se découvrait ainsi singulièrement plus riche et plus complexe qu’il n’y paraissait de prime abord. La découverte ensuite du mythème dans la saga du roi de Norvège Harald III l’Impitoyable a apporté le troisième exemple requis à l’origine par le bon sens de G. Dumézil. Celui-ci, lorsque nous lui avons présenté nos dossiers, nous fit alors l’honneur de considérer nos recherches comme parfaitement légitimes et de nous pousser vigoureusement à ne pas en rester là et à traquer de nouveaux exemples dans les autres cultures indo-européennes. Lui proposant d’explorer pour cela l’épopée grecque, il y opposa d’abord un scepticisme sans équivoque : lui-même en avait été très déçu et il lui paraissait que la Grèce n’avait conservé que des éclats très fragmentaires de son héritage conceptuel indo-européen. Nous étions sur le point de suivre son avis quand, après de multiples lectures et relectures de l’Iliade et de l’Odyssée, la figure d’Achille a accroché notre attention. Certes, 14

le cheval du héros lui prédit sa mort devant Troie s’il tue Hector mais comment imaginer que le plus fameux héros de la mythologie grecque, juste après Héraclès, puisse avoir été mythologiquement un impie ? Ce n’est que l’examen attentif des textes qui a laissé voir en fait un Achille démesuré dans ses colères, d’abord contre Agamemnon, ensuite contre Hector ; un Achille qui ne craint pas à deux reprises de défier et de menacer Apollon... L’hésitation fut néanmoins encore longue. Après avoir proposé notre thèse dans divers articles et dans un premier volume aujourd’hui dépassé et épuisé, nous avons eu le plaisir de convaincre un certain nombre de collègues compétents dans divers domaines du monde indo-européen ancien. Ils ont à leur tour mis en lumière de nouveaux exemples du mythème et renforcé ainsi la crédibilité de son origine dans un héritage conceptuel commun. C’est l’état actuel de nos recherches communes qui est aujourd’hui proposé dans le présent ouvrage. F.B. Notre part dans le présent ouvrage est modeste et le plus grand mérite du beau dossier sur lequel il tente de faire le point revient d’abord, bien sûr, à Frédéric Blaive, ensuite à ceux qui, comme Marcel Meulder et quelques autres, ont contribué à en assurer solidement la crédibilité. Notre propre apport se limite largement à l’exploration du matériel celte et à la mise en lumière du cas très particulier de « l’impie malgré lui » Cúchulainn, ainsi cette fois qu’à l’ébauche générale du présent essai de bilan. Ce n’en est pas moins un immense plaisir de nous associer ainsi à un ami de plus de vingt ans, particulièrement cher, et qui est aussi un collègue dont nous avons toujours admiré l’intelligence et les intuitions pertinentes. Qu’il nous soit enfin permis de rendre hommage au maître qui nous a originellement réunis et qui a toujours suivi et encouragé nos réflexions communes, le Professeur Jacques-Henri Michel, et de remercier

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Bernard Sergent pour ses encouragements et la préface qu’il a bien voulu donner à ce livre. C.S.

I. L’archétype du guerrier impie : RAVAṆA 2

I.1 Les crimes de Rāvaṇa Le catalogue des crimes de Rāvaṇa, dressé par le Rāmāyaṇa avec une complaisance évidente, ne permet pas de douter qu’il 3 offre le modèle même du Guerrier Impie . Il n’est aucun outrage qu’il ne commette contre les dieux ou contre les hommes : rapts et viols, meurtres, profanations, assauts directs contre les dieux... La liste le donne comme l’archétype même de l’impie mettant en péril la sécurité des mondes divin et humain, et la guerre que Rāma entreprend contre lui apparaît inversement 4 comme une guerre juste menée au nom du dharma bafoué . Avec de pareilles références, l’étude du personnage est évidemment malaisée. Vu la pléthore d’exemples qui pourraient être cités comme témoignages de son impiété, un tri s’avère indispensable. Non sans conscience qu’un tel tri reste toujours arbitraire, celui qui est présenté ici suffit sans aucun doute à la démonstration. Qui dit Guerrier Impie dit démesure initiale. Celle de Rāvaṇa se révèle conforme à sa nature profonde, qui est démoniaque. Qu’on en juge : son frère Dhanada lui ayant envoyé un message pour lui reprocher sa mauvaise conduite, il entre dans une fureur incontrôlée et sa réplique au messager dévoile pleinement son projet criminel et la démesure insensée qui en est la base :

2 Sur cette figure ; Dubuisson 1986:50-74. 3 Vielle 1996:106n.125. 4 Sur le concept du dharma, voir Dubuisson 1988-1990.

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Rāvaṇa Daśagrīva, les yeux rouges de fureur, serrant les poings et les dents à la fois, riposta en ces termes : « Je savais, messager, ce que tu viens de me dire. Tu n’es pas mon frère mais il ne l’est pas non plus celui qui t’envoie car ce n’est pas dans mon intérêt qu’il parle, ce chef des trésors. Il est assurément fou de venir me parler de son amitié avec Maheśvara. Non, il n’est pas tolérable le langage que tu me transmets. Jusqu’ici, ô messager, je l’ai supporté. Je ne saurais tuer un gourou : c’est mon aîné, ainsi pensai-je, mais maintenant que j’ai ouï son discours, voici ma résolution. Les trois mondes eux-mêmes je les conquerrai, fort de la valeur de mon bras. À l’instant même et en haine de lui seul, ces quatre gardiens des mondes, je vais les conduire au séjour de Yama ». Ayant ainsi parlé, le maître de Lāṅka, Rāvaṇa, tua le messager d’un coup de sabre et le donna à dévorer aux pervers Rākṣasas, puis, montant sur son char au milieu des acclamations, dans son impatience de conquérir les 5 trois mondes, il s’en alla trouver le maître des trésors .

Rāvaṇa apparaît ici sous son véritable jour de champion de 6 l’adharma , ennemi irréductible des dieux décidé à les renverser et à conquérir les trois mondes grâce au privilège d’invulnérabilité qu’il a arraché à Brahmā pour prix d’un ascétisme exceptionnel : il ne peut être tué par aucun être au monde, 7 pas même par un dieu . Cette démesure insensée constitue la source et le fil conducteur de tous les crimes qu’il commet. Il en commet ici un qui touche à un principe du droit interna8 tional indo-européen : l’inviolabilité des ambassadeurs. Il tue le 5 Rāmāyaṇa VII 133 33-41 = Bhatt – Shah 1963-1975 (trad. Roussel 19031907:III 461). 6 L’adharma est bien entendu le contraire exact du dharma et il symbolise le chaos destructeur de l’ordre du monde. 7 Rāmāyaṇa VII 10 = Bhatt – Shah 1963-1975. Il peut l’être toutefois par un homme car, par mépris pour eux, il ne les a pas mentionnés dans son exigence ! 8 Blaive 2005.

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malheureux messager que son frère lui a envoyé or le droit in9 dien est formel et considère qu’un tel envoyé est sacré . Le principe va si loin que même un messager né dans la plus vile des castes ne peut être tué : le Rāmāyaṇa le rappelle avec insistance lors de l’ambassade de Hanumān chez Rāvaṇa, quand l’allié de Rāma vient fièrement réclamer la restitution de Sītā à son époux légitime. Rāvaṇa est mis en fureur par un tel discours et décide de faire subir à Hanumān le même sort qu’il a infligé au messager de son frère : Au discours du Vānara magnanime, Rāvaṇa, transporté de fureur, commanda de le tuer. Cet ordre, donné par Rāvaṇa dans sa perversité, de mettre à mort quelqu’un qui s’annonçait comme messager ne reçut point l’approbation de Vibhīṣana. En voyant la colère du roi des Rākṣasas et la gravité de la situation, (ce prince), affermi dans les prescriptions du devoir, réfléchit à ce qu’il fallait faire. Sa résolution prise, ce vainqueur de ses ennemis, sur un ton plein de douceur et de respect, adressa à son aîné un discours essentiellement judicieux et habile : « Calme-toi, renonce à ta colère, ô Indra des Rāk-ṣasas. Apaise-toi et écoute ceci. Dans leur science des causes et des effets, les vertueux Indras des rois de la Terre n’ôtent pas la vie à un messager. O prince vaillant, il serait contraire au droit, flétri par la coutume des 10 peuples et indigne de toi le meurtre de ce singe » .

En assassinant le messager de son frère, Rāvaṇa commet non 11 seulement un crime passible de mort en droit pénal indien mais surtout un véritable forfait en droit international, constituant par nature un casus belli légitime pour le roi qui a dépêché l’ambassadeur. Par contre, comme Vibhīṣana le souligne, si le roi qui reçoit le messager trouve son langage insolent et outrageant, il peut le faire mutiler, fouetter, tondre ou marquer au fer 9 Kane 1973:127-129. 10 Rāmāyaṇa VI 52 1-6 = Bhatt – Shah 1963-1975. (trad. Roussel 19031907:II 619). Cf. Meulder 2000. 11 Kane 1973:III 526.

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rouge - le meurtre seul est prohibé - mais il est évident que de tels traitements infligés sans avoir été mérités sont condamnables et fournissent un casus belli aussi légitime que le meurtre. Après la mise à mort de l’envoyé de son frère, Rāvaṇa attaque ce dernier, en première étape de sa conquête des trois mondes constituant l’univers. Il triomphe, terrasse Dhanada et 13 le dépouille de son char aérien , puis il parcourt la Terre, provoquant au combat tous les guerriers de renom. Tous se soumettent, sauf le roi qui, seul, ose lui résister : Rāvaṇa le tue en duel et, tel Achille devant Hector agonisant, l’accable d’insultes et de railleries : Quel avantage retires-tu maintenant de ta lutte contre moi ? Dans les trois mondes, il n’est personne qui puisse lutter avec moi, ô chef des hommes. Je me doute que, plongé dans les plaisirs, tu n’as pas ouï parler de ma force.

Comme Hector à Achille avant de mourir, Anaranya prédit alors à Rāvaṇa sa fin prochaine : À cause de ton mépris pour la race humaine, je te dirai ceci, Rākṣasa : si j’ai fait des offrandes, si j’ai fait des sacrifices, si j’ai pratiqué une bonne ascèse, si j’ai protégé mes sujets, puisse ma parole se réaliser. Il naîtra dans cette race humaine magnanime un héros du nom de Rāma, fils de Daśaratha, qui détruira tes souffles vi14 taux .

Ce dialogue, opposant la dignité du vertueux à la perversité de l’impie, donne une leçon de droit royal et montre les devoirs que doit remplir tout roi digne de ce nom : honorer les dieux par des offrandes et des sacrifices, protéger ses sujets, rendre la

12 Rāmāyaṇa V 52 14-15 = Bhatt – Shah 1963-1975. 13 Rāmāyaṇa VII 14-15 = Bhatt – Shah 1963-1975. 14 Rāmāyaṇa VII 19 24-30 = Bhatt – Shah 1963-1975 (trad. Roussel 19031907:III 475-476).

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justice. Le contraste entre les deux adversaires est manifeste et recherché. Après sa victoire sur Anaranya, Rāvaṇa rencontre l’ascète Nārada qui, cherchant à débarrasser le monde de sa turpitude, l’incite à aller combattre Yama, le roi des enfers, ainsi que sa parèdre Mṛtyu, la Mort, l’assurant que s’il les vainc, l’univers lui appartiendra. Sûr de son triomphe, Rāvaṇa se lance aussitôt dans l’entreprise, tandis que l’ascète s’interroge : Celui qui inflige aux trois mondes, avec leurs Indras, avec les êtres qui se meuvent et ceux qui ne se meuvent pas, un châtiment légal à la fin de leur vie (...), comment peut-il être vaincu ? Lui par la puissance duquel, lorsqu’ils ont pris conscience d’eux- mêmes, s’agitent les mondes, lui devant qui toujours les trois mondes s’enfuient épouvantés, (Yama) : comment cet Indra des Rākṣasas osera-t-il l’aborder en personne ? Lui qui est le distributeur à la fois des biens et des maux, lui (qui est) le vainqueur des trois mondes, comment Rāvaṇa le pourra-t-il vaincre ? Et s’il le vainc, quel autre ordre de choses établira-t-il ? La curiosité m’incite à descendre au séjour de Yama pour assister en personne à son 15 duel .

Ces mots révèlent toute l’importance de l’issue du combat : si le roi des morts succombe, les dieux seront vaincus, l’ordre du monde détruit et plus aucun obstacle ne s’opposera à la toute-puissance de Rāvaṇa. Normalement Yama est invincible : ne possède-t-il pas le bâton de Kāla, l’arme suprême capable d’anéantir toute vie dans les trois mondes ? Mais Rāvaṇa paraît si confiant en sa propre invulnérabilité que Nārada a des doutes sur l’issue de la bataille et n’exclut pas la victoire du Guerrier Impie. Le duel entre Yama et Rāvaṇa reçoit de ce fait un éclairage formidable et apparaît comme le point culminant du défi présomptueux et sacrilège lancé aux dieux. Rendu auprès de Yama, Nārada lui dit : 15 Rāmāyaṇa VII 20 28-32 = Bhatt – Shah 1963-1975 (trad. Roussel 19031907:III 478).

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« Écoute ce que j’ai à t’annoncer et prends tes dispositions. Ce noctambule qui a pour nom Rāvaṇa Daśagrīva descend te soumettre de force à sa volonté bien que tu sois invincible. C’est pour ce motif que je suis accouru en hâte, seigneur. Avec ton bâton pour arme, que vas-tu devenir ? » À ce moment, ils aperçurent de loin le char du Rākṣasa 16 qui s’avançait, brillant comme le Soleil à son lever .

La bataille suprême pour la domination de l’univers s’engage. Pour rendre manifeste sa volonté de détruire l’ordre cosmique, Rāvaṇa ne fait rien moins que de délivrer les morts, ce qui lui vaut d’être immédiatement attaqué par toute l’armée de Yama. La lutte est terrible mais Rāvaṇa, fort de son privilège, est invincible et met l’armée ennemie en déroute. Yama décide alors d’intervenir en personne : il monte sur son char, vole au champ de bataille et le duel commence. Arrivé à portée de son ennemi, Yama, furieux, lui lança des traits et des dards et l’atteignit aux parties vitales. Rāvaṇa de son côté, maître de lui-même, fit pleuvoir une grêle de flèches sur le véhicule de Yama tel un nuage qui épand une ondée (...). Une effroyable lutte s’engagea entre Yama et le Rākṣasa, tous deux impatients de vaincre en héros et ne reculant jamais dans les combats (...) ; on eût dit le cata17 clysme des mondes que ce duel...

Après plusieurs jours de lutte, voyant que toutes ses autres armes ne donnent rien, le dieu des enfers décide d’employer son arme suprême, le bâton de Kāla, mais Brahmā intervient en personne pour l’arrêter, tant il est épouvanté par les conséquences que revêtirait un tel geste : 16 Rāmāyaṇa VII 21 5-8 = Bhatt – Shah 1963-1975 (trad. Roussel 19031907:III 479). 17 Rāmāyaṇa VII 22 12-13 = Bhatt – Shah 1963-1975 (trad. Roussel 19031907:III 482).

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Cependant le dieu s’apprêtait à frapper lorsque l’Aïeul l’aperçut et lui dit (...) : « ô toi dont l’héroïsme est sans mesure, non, non, tu ne dois point frapper de ce bâton le rôdeur de nuit (...). Lancée dans ta colère sur ce qui m’est cher ou ne m’est pas cher, elle ne laisserait subsister aucun être, cette arme terrible qui jette l’effroi 18 dans les trois mondes » .

Cédant à cette supplique, Yama renonce à contrecœur à utiliser son bâton et, rompant le combat, se dérobe à la vue de Rāvaṇa. C’est donc plus qu’une demi-victoire pour ce dernier : il a réussi à détruire son adversaire et il l’a contraint à envisager les destructions du monde pour venir à bout de lui. Aussitôt après, il attaque et défait les fils de Varuṇa, puis décide de retourner à sa capitale Lāṅka. Sur la route, il n’hésite pas à commettre un nouveau crime : Pendant qu’il s’en retournait au comble de l’allégresse, Rāvaṇa à l’âme perverse enlevait, chemin faisant, les jeunes filles des rois, des ṛṣi, des Devas et des Dānavas. Rencontrait-il une jeune fille, une femme d’une beauté remarquable, il exterminait sa famille et la prenait dans son char (...). Toutes ces infortunées versaient des larmes brûlantes comme les flammes dans leur douleur 19 cuisante et sous l’impression de la crainte .

C’est là, encore une fois, une épouvantable violation du droit. Rapt et viol constituent en effet des crimes majeurs pour le droit pénal indien : si l’agresseur s’est emparé d’une femme de la même classe ou de la même caste que lui, il doit être castré, promené attaché à la croupe d’un âne et voir tous ses biens confisqués ; si la victime lui est socialement supérieure, c’est la mort pure et simple avec, là aussi la confiscation des biens ; ce n’est que dans le cas où l’agressée est une femme de classe ou

18 Rāmāyaṇa VII 22 37-41 = Bhatt – Shah 1963-1975 (trad. Roussel 19031907:III 483). 19 Rāmāyaṇa VII 24 1-4 = Bhatt – Shah 1963-1975 (trad. Roussel 19031907:III 487).

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de caste inférieure que les peines sont un peu moins sévères . Et Rāvaṇa aggrave encore son cas en ajoutant le massacre des familles à l’enlèvement des femmes. Il ne tarde pas à récidiver dans le registre de la perversité sexuelle. Reparti à l’assaut des dieux, il fait bivouaquer son armée pour la nuit quand il aperçoit Rambhā, la plus belle des Apsaras, danseuses et courtisanes célestes. Fou de désir, il la presse de lui céder mais elle lui réplique que cela ne se peut pas car elle est sa belle-fille et ils se rendraient coupables non seulement d’adultère mais en plus d’inceste. Il n’en a évidemment 21 cure et la viole . Il parachève son œuvre profanatrice en se lançant avec son armée à l’assaut du ciel pour en déloger les dieux. Il se heurte alors inévitablement à Indra, le dieu de la deuxième fonction. Celui-ci réussit à enfoncer l’armée des Rākṣasas : L’armée des Rākṣasas, pressée vivement par les Devas aidés des troupes des Maruts et armés de toutes pièces, fut tout entière mise en déroute. Dans la mêlée, les uns tombaient mutilés et palpitants tandis que d’autres restaient accrochés à leurs véhicules. Le spectacle de tous ces Rākṣasas gisant pêle-mêle endormis dans la mort sur l’immense champ de carnage tenait du prodige... À la vue de son armée tout entière décimée, Rāvaṇa, soudain, entra dans une violente colère et poussa un grand cri. Furieux, l’invincible héros cria à son aurige qui se tenait sur son char : « Fais-moi traverser l’armée ennemie d’un bout à l’autre. Aujourd’hui même, tous les dieux, sur mon passage, de mes armes puissantes et multiples je les précipiterai en personne du champ de

20 Kane 1973:III 532. 21 Rāmāyaṇa VII 26 = Bhatt – Shah 1963-1975.

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bataille au séjour de Yama. Moi-même, je vais tuer In22 dra, Dhanada, Varuṇa, Yama » .

Rāvaṇa laisse encore une fois éclater sa démesure sacrilège en se vantant de tuer tous les dieux, en même temps qu’il confirme sa volonté criminelle d’anéantir le droit et le sacré, mais sa rencontre avec Indra tourne à son désavantage et il manque de peu d’être capturé par son adversaire. Son fils accourt alors à son aide et utilise un pouvoir magique qui lui permet de devenir invisible, puis de s’emparer d’Indra. Son triomphe, quoique difficile, est alors total et il rentre à Lāṅka en emmenant son prisonnier. Il faut que les dieux au grand complet viennent dans sa capitale pour payer la rançon d’Indra à Rāvaṇi : pour lui aussi, un privilège d’invincibilité et d’invulnérabilité guer23 rières . Continuer l’énumération des crimes de Rāvaṇa serait ici inutile et fastidieux. Il y a déjà assez de preuves de ses crimes contre le droit et le sacré pour que sa nature de Guerrier Impie ne fasse pas de doute. Son ultime forfait, le rapt de Sītā, l’épouse de Rāma, marque enfin le point de non-retour qui aboutit à son châtiment par ce 24 champion du dharma .

I.2 Le châtiment Exilé du royaume de son père suite aux manigances d’une des femmes de celui-ci désireuse de mettre son propre fils sur le trône, Rāma s’est retiré dans la forêt avec son frère Lakṣmaṇa et sa fidèle épouse Sītā qui a refusé de l’abandonner. Rāvaṇa, toujours avide de femmes, forme le projet de s’emparer de Sītā mais, pour cela, il lui faut trouver un moyen d’éloigner Rāma et 22 Rāmāyaṇa VII 28 37-41, 29 3-6 = Bhatt – Shah 1963-1975 (trad. Roussel 1903-1907:III 496-503). 23 Rāmāyaṇa VII 30 = Bhatt – Shah 1963-1975. 24 Sur ses avances et ses menaces envers Sītā, cf. Goldman 2001:225-232.

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Lakṣmaṇa de l’ermitage où ils se sont installés. Il ordonne donc au Rākṣasa Mārīca de se métamorphoser en gazelle pour attirer Rāma au loin par la perspective d’une belle chasse. Mārīca refuse et tente de dissuader Rāvaṇa en lui rappelant ses devoirs de souverain et en fustigeant sa perversité : Toi qui n’obéis qu’à tes passions, qui ne connais pas de frein, puisse la ville de Lāṅka, pour avoir un tel maître, ne pas périr avec toi et les Rākṣasas. Le roi vicieux qui, tel que toi, est esclave de ses désirs et qui dans sa perversité n’écoute que de mauvais conseils se perd ainsi 25 que son peuple et son empire .

Il n’hésite pas plus à prédire à Rāvaṇa sa mort certaine sous les coups de Rāma s’il s’attaque à son épouse : Fréquenter les femmes des autres, il n’y a point de faute plus grande. Tu as des milliers de courtisanes à ta suite, ô prince. Contente-toi de tes épouses, sauvegarde ta famille, les Rākṣasas, ton honneur, ta prospérité, ton royaume et ta précieuse existence. Si tu veux jouir longtemps de la douce société de tes femmes et de tes nombreux amis, ne fais pas d’insulte à Rāma. Si, malgré mes objurgations, tu enlèves Sītā de force, tu descendras avec une armée détruite et tes parents au séjour de Ya26 ma sous les traits meurtriers de Rāma .

Un tel langage met Rāvaṇa en fureur. Il lance alors un véritable ultimatum à Mārīca : Cette parole de Mārīca, opportune et judicieuse, Rāvaṇa la repoussa comme celui qui veut mourir repousse le remède. À ce discours salutaire et utile de Mārīca, le chef des Rākṣasa, poussé par Kāla, fit une réponse brutale, insensée : « Infâme Mārīca, tu me tiens un langage indigne. Tes paroles ne sauraient me détourner de combattre Rāma, vu surtout qu’il n’est qu’un fol et misérable homme (...). Toi qui m’accueilles, dans ta mé25 Rāmāyaṇa III 37 6-7 = Bhatt – Shah 1963-1975 (trad. Roussel 19031907:II 107). 26 Rāmāyaṇa III 38 30-33 = Bhatt – Shah 1963-1975 (trad. Roussel 19031907:II 111).

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chanceté, par de tels outrages, je ne te consulte plus sur ce qui m’est utile, nuisible ou funeste (...). Je ne te demande qu’une chose, ô toi dont l’audace est sans limites : dans cette entreprise il faut m’aider (...). Accomplis cette mission suivant mon désir et va, ô Rākṣasa. Je te donnerai la moitié de mon royaume (...). Si tu ne m’obéis pas, Mārīca, je te tue sur place. Cette mission qui t’incombe, je te forcerais au besoin de la remplir » 27

.

Balayant tous les arguments, les conseils de prudence et les appels au devoir, il ne laisse le choix qu’entre une obéissance absolue ou une mort immédiate. Ce n’est pas la promesse d’une donation de la moitié de son royaume qui peut faire oublier à Mārīca la terrible alternative devant laquelle il se trouve placé : il sait que la mission que Rāvaṇa lui confie équivaut pour lui à une mort certaine mais il n’ignore pas que son roi n’hésitera pas à mettre immédiatement ses menaces à exécution s’il n’obéit pas. Il cède alors à la force, non sans lancer un ultime et prophétique avertissement : Ils périront infailliblement tous, ô Rāvaṇa, les Rākṣasas qui ont un roi tel que toi : dur, pervers, esclave de ses sens. C’est une calamité inattendue qui fond sur moi. Toutefois, tu es à plaindre, toi qui vas périr avec ton armée. Après m’avoir frappé, ce Rāma t’aura vite abattu toi-même. Je mourrai, ma mission accomplie, sous les coups de ton adversaire. L’approche de Rāma me sera fatale, sache-le, mais apprend aussi que Sītā te coûtera 28 la vie ainsi qu’aux tiens .

L’Impie n’en tient évidemment aucun compte et d’ailleurs son plan se déroule comme il l’a prévu. Métamorphosé en gazelle, Mārīca ravit les yeux de Sītā qui lance son époux à sa poursuite. Comme il le pressentait, Mārīca ne peut échapper à 27 Rāmāyaṇa III 40 1-26 = Bhatt – Shah 1963-1975 (trad. Roussel 19031907:II 113-115). 28 Rāmāyaṇa III 40 26 = Bhatt – Shah 1963-1975 (trad. Roussel 1903-1907:II 116).

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ses terribles flèches mais, avant de succomber, il a le temps de lancer un appel au secours en contrefaisant la voix de Rāma. Croyant Rāma en danger, Sītā, par des reproches véhéments, oblige Lakṣmaṇa à la quitter pour courir à l’aide de son frère. Rāvaṇa peut alors approcher Sītā sous le déguisement d’un moine mendiant : sans méfiance, elle lui offre l’hospitalité et l’interroge sur son identité. Rāvaṇa jette le masque : Celui devant qui tremblent les mondes avec les Devas, les Asuras et les hommes, c’est moi, Rāvaṇa. ô Sītā, le général de l’armée des Rākṣasas. Depuis que je t’ai vue, étincelante comme l’or et vêtue de soie, mes épouses ont cessé de me plaire, ô princesse irréprochable. De toutes les nombreuses et très belles femmes que j’ai enlevées de çà et de là, deviens la reine et sois heureuse. Lāṅka, ma capitale, est située au milieu de la mer qui lui sert de ceinture et bâtie sur la crête d’un mont. Là, ô Sītā, tu te promèneras avec moi dans les bois. Tu ne regretteras pas le séjour de cette forêt, ô belle. Cinq mille servantes, parées de toutes sortes de bijoux, t’obéiront, 29 ô Sītā, si tu deviens mon épouse .

À ces propos corrupteurs, Sītā, outrée, fait une réponse méprisante : Je veux rester fidèle à mon époux (...). Chacal, tu me convoites, moi, lionne inaccessible. Tu ne saurais non plus m’atteindre que la lumière du Soleil. La différence qu’il y a entre l’or et le plomb ou le cuivre, celle qui existe entre le santal et la boue, la différence qu’il y a entre l’éléphant et le chat, c’est la différence qu’il y a 30 entre Rāma et toi .

Voyant que sa tentative de séduction reste sans effet, Rāvaṇa recourt à la terreur pour dompter Sītā en narrant ses exploits de Guerrier Impie : 29 Rāmāyaṇa III 47 25-31 = Bhatt – Shah 1963-1975 (trad. Roussel 19031907:II 137-138). 30 Rāmāyaṇa III 47 33-46 = Bhatt – Shah 1963-1975 (trad. Roussel 19031907:II 138-139).

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À ce langage de Sītā, Rāvaṇa, courroucé, fronça les sourcils et répondit d’une voix farouche : « Je suis le frère de Vaiśravaṇa et son rival, femme au teint merveilleux. Rāvaṇa est mon nom, bonheur à toi. C’est moi le puissant Daśagrīva devant qui Devas et Gandharvas, Pīśavas, Patagas et serpents s’enfuient toujours pleins d’effroi comme les êtres devant la mort (...). À l’aspect de mon visage irrité, ô Maithilī, s’enfuient effrayés les Suras, Indra en tête. Partout où je suis, le vent souffle craintif et dans le ciel l’astre aux rayons brûlants, épou31 vanté, devient l’astre aux froids rayons » .

Cette intimidation n’a pas plus de prise que la séduction. Rāvaṇa décide alors d’enlever l’objet de sa convoitise : L’impérieux Rāvaṇa frappa ses mains l’une contre l’autre et donna à sa taille un très grand développement. Il s’adressa à Sītā en discoureur habile : « Dans ta démence, tu n’as pas entendu parler, je le vois, de ma force ni de mon héroïsme. Je soulèverais dans mes bras la Terre, debout dans le ciel, je boirais la mer et je renverserais Mṛtyu en champ clos. Je percerais le Soleil de mes dards aigus et je fendrais le globe. Toi qui te laisses séduire par le caprice et la forme, vois comme je change de forme suivant mon caprice ». À ces mots que prononça Rāvaṇa plein de colère, ses yeux rouges cerclés de noir brillèrent comme la flamme (...). De la main gauche il saisit par les cheveux Sītā aux yeux de lotus et par les cuisses de la droite. Ainsi enlevée par Rāvaņa, l’illustre et infortunée Sītā appela à grands cris « Rāma ! » mais Rāma s’était enfoncé loin 32 dans la forêt...

Rāvaṇa ne s’en tient pas au rapt : comme pour les autres femmes auxquelles il s’est attaqué, il ajoute le meurtre à ce premier crime. En effet, le roi des vautours Jaṭāyus, ami du père 31 Rāmāyaṇa III 48 1-8 = Bhatt – Shah 1963-1975 (trad. Roussel 19031907:II 140). 32 Rāmāyaṇa III 49 1-21 = Bhatt – Shah 1963-1975 (trad. Roussel 19031907:II 142-143).

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de Rāma, est témoin de l’enlèvement et barre aussitôt la route au ravisseur : Voilà soixante mille ans que je suis né, ô Rāvaṇa (...). Je suis vieux, tu es jeune, pourvu d’un arc, d’un char, d’une cuirasse, de flèches. Tu n’en t’en iras cependant pas sain et sauf si tu m’enlèves Sītā (...). Non, certes, moi vivant, tu n’emmèneras point cette belle Sītā aux yeux larges comme des feuilles de lotus, l’épouse aimée de Rāma. De toute nécessité, il me faut rendre service, même au risque de ma vie, à ce magnanime Rāma comme je l’eusse fait à (son père) Daśaratha lui-même (...). Je te provoque à une lutte à outrance, ô rôdeur de nuit » (...). A cette proposition, les yeux rouges de colère, paré d’anneaux en or affiné, l’Indra des Rākṣasas se précipita furieux sur l’Indra des oiseaux. Une lutte formidable s’engagea entre eux sur ce vaste champ de bataille, tel dans le ciel le choc de deux nuages poussés par la tempête (...). Jaṭāyus, le chef suprême des oiseaux, le vainqueur de ses ennemis, s’élança sur Rāvaṇa et déchira de son bec ses dix bras gauches (...). Dans sa colère, le vigoureux Rāvaṇa lâcha Sītā pour frapper le roi des vautours à coups de poing et de pied. La lutte dura quelque temps encore entre les deux ennemis d’une vaillance incomparable, le premier des Rākṣasas et le meilleur des oiseaux. À la fin, Rāvaṇa, tirant son épée, coupa les ailes et les pieds et perça le flanc du champion de Rāma. Les ailes amputées par le Rākṣasa aux terribles exploits, le 33 vautour tomba à terre expirant .

Ayant ainsi abattu son adversaire, Rāvaṇa triomphe mais sa joie est de courte durée et il ne se doute pas encore qu’il vient d’accomplir son dernier forfait. Pour les dieux, la somme de ses crimes à l’encontre du droit et du sacré a dépassé les limites du tolérable : il vient de commettre l’ultime outrage qui annule son 33 Rāmāyaṇa III 50 20-51 2 = Bhatt – Shah 1963-1975 (trad. Roussel 19031907:II 146-148).

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privilège d’invincibilité et met un terme à sa carrière de Guerrier Impie. Combien de fois pourtant ses interlocuteurs ne lui avaient-ils pas prédit que l’enlèvement de l’épouse de Rāma causerait sa perte inéluctable ! C’est là l’une des charnières du mythème : celle où le Guerrier Impie, incapable de s’arrêter sur le chemin de la démesure et grisé par la suite de ses succès, va au-devant de son propre désastre, imperméable à tout avertissement. Rāma, redoutant le pire pour Sītā à la vue de Lakṣmaṇa venu le rejoindre, rentre précipitamment de sa chasse et découvre, comme il le pressentait, que son épouse a disparu de l’ermitage. Complètement désespéré, il parcourt la forêt en tous sens à sa recherche et arrive à l’endroit où Rāvaṇa et Jaṭāyus se sont battus. Il trouve le roi des vautours agonisant qui, avant de mourir, lui apprend le rapt de sa femme. Bien décidé à en tirer vengeance, Rāma s’allie au roi des singes Sugrīva qu’il aide à re34 monter sur son trône en tuant son frère usurpateur Vālin . En remerciement, Sugrīva met à sa disposition toute l’armée des singes pour aller assiéger Rāvaṇa dans sa capitale. Inquiet à l’approche de cette formidable armée, Rāvaṇa convoque son conseil royal, puis l’assemblée des Rākṣasas pour solliciter leurs avis sur la conduite à tenir. Ses généraux, par leurs bravades méprisantes à l’encontre de Rāma qu’ils se vantent tous de pouvoir tuer en un instant, poussent à choisir le parti de la guerre. Seul le frère de Rāvaṇa, 35 Vibhīṣana , ne fait pas écho à ces vantardises et replace le problème sur le plan du droit : « Et quelle offense lui avait donc fait l’illustre Rāma pour que le roi des Rākṣasas s’en allât au Janastahana lui enlever sa femme (...) ? Voilà pourquoi le rapt de Sītā nous met dans le plus grand péril. Il faut la renvoyer. Quel avantage à retirer de cette querelle ? Non, il 34 Cf. Dubuisson 1986:19-33. 35 Le même qui avait sauvé Hanumān de la mort en rappelant les règles du droit international protégeant les ambassadeurs. Cf. Meulder 2000.

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ne sied pas d’engager avec ce puissant et loyal prince 36 une guerre sans profit. Qu’on lui rende Sītā » .

Il établit clairement la responsabilité de son frère dans le conflit en rappelant que le rapt n’était justifié par aucune offense préalable et ne pouvait passer en droit pour un acte de représailles. L’expédition que conduit Rāma pour reprendre son épouse est ipso facto une guerre juste destinée à châtier une atteinte insupportable au droit et au sacré. Défenseur du dharma bafoué, il ne peut que recevoir l’appui des dieux. Dans ces conditions, conclut Vibhīṣana, la seule chance pour Rāvaṇa de sauver sa capitale et sa propre vie réside dans la restitution de Sītā. Rāvaṇa repousse avec fureur cette argumentation et, par des menaces, contraint son frère à aller chercher protection auprès de Rāma. La guerre est devenue inévitable ; le siège est mis devant Lāṅka. Il s’ensuit une interminable succession de duels entre guerriers prestigieux des deux camps, couronnée par un formidable combat entre Rāma, le champion du dharma, et Rāvaṇa, celui de l’adharma. Les deux s’affrontent trois fois, en une éblouissante manifestation de l’opposition manichéenne qui constitue l’un des fondements de l’épopée indo-européenne et qui fournit avec une extrême précision les derniers éléments structuraux du mythème du Guerrier Impie : chaque rencontre introduit l’un des volets du diptyque des présages de défaite et de mort que les dieux envoient à l’Impie pour l’inviter une dernière fois à se repentir. Lors du premier duel, Rāvaṇa vient de perdre ses meilleurs généraux et presque tous ses parents. Il fait une sortie pour tenter de rétablir la situation, réussit à enfoncer l’armée de Rāma mais voit alors ce dernier se porter à sa rencontre : Rāma fit rendre à la corde de son arc un son rauque semblable au fracas du tonnerre qui tombe et, d’une 36 Rāmāyaṇa VI 9 13-15 = Bhatt – Shah 1963-1975 (trad. Roussel 19031907:III 24).

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voix profonde, il dit à l’Indra des Rākṣasas : « Arrête, arrête, toi qui m’as causé un tel déplaisir ! Où donc, tigre des Rākṣasas, iras-tu pour m’échapper ? » (...). Lorsqu’il entendit Rāma parler ainsi, le tout-puissant Indra des Rākṣasas se rua plein de rage sur le fils de Vāyu, (Hanumān), qui transportait Rāma avec une grande célérité à travers la bataille (...). Le char de Rāvaṇa, ses roues, ses chevaux, sa bannière, son parasol, son immense oriflamme, son conducteur, ses dards, ses épieux et ses épées, Rāma, s’approchant, les détruisit de ses flèches à la pointe effilée, puis, l’ennemi d’Indra, il lui lança avec force un projectile semblable au tonnerre et à l’éclair dans sa large et splendide poitrine, tel le bienheureux Indra lançant la foudre sur le Meru. Le prince vaillant, que la chute du tonnerre et le contact avec l’éclair n’auraient pu ébranler ni émouvoir, au choc du trait de Rāma qui lui fit une 37 profonde blessure chancela en lâchant son arc .

Rāma a tôt fait de terrasser Rāvaṇa mais, vainqueur magnanime, il lui fait grâce de la vie. Il est donc sauf mais les dieux viennent de lui signifier par cette défaite que son privilège d’invincibilité est annulé. Il n’en repousse pas moins cet avertissement et poursuit la guerre. La mort de son fils, dont le privilège d’invincibilité a aussi été annulé, ne le détourne pas plus. Voyant son armée au bord de l’anéantissement, il tente une deuxième sortie et n’accorde pas plus d’importance aux présages qui se manifestent à nouveau : Alors, monté sur un char attelé de chevaux rapides, le grand guerrier sortit par la porte où étaient campés Rāma et Lakṣmaṇa. A ce moment, le Soleil perdit sa clarté, les régions s’enveloppèrent de ténèbres, les oiseaux poussèrent des cris horribles et la terre trembla. Le dieu fit pleuvoir du sang. Les chevaux de Rāvaṇa trébuchèrent. Sur la hampe de son étendard s’abattit un vautour. Les sinistres chacals hurlèrent (...). Sans 37 Rāmāyaṇa VI 59 121-137 = Bhatt – Shah 1963-1975 (trad. Roussel 19031907:III 178-179).

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s’inquiéter de ces terribles phénomènes qui se passaient ainsi, Rāvaṇa courait à la mort, poussé par Kāla (...). Cependant, le tigre des Rākṣasas, ayant mis en fuite l’armée des singes, aperçut à ce moment Rāma debout, invaincu. Il s’engagea alors entre ces deux guerriers qui cherchaient réciproquement à se tuer dans une lutte colossale, incomparable, inimaginable : ainsi le duel de Vṛtra et Indra. Tous deux avaient d’excellents arcs, tous deux étaient des guerriers habiles, tous deux apportaient au combat une science supérieure dans le métier des armes (...). Alors des disques brillants, énormes, jaillirent de l’arc de l’habile Rāma à la fougue redoutable : ils embrasèrent le ciel de toute part en tombant et les régions cardinales furent aussi consumées par la chute de ces projectiles brûlants, semblables à la Lune, au Soleil 38 et aux planètes .

Rāvaṇa réussit à blesser grièvement Lakṣmaṇa mais Rāma le contraint à s’enfuir sous une pluie de flèches. Ne s’avouant pas vaincu, il change de char et reprend le duel. Écrasé, il est sauvé par son aurige qui, voyant son état d’épuisement, rompt l’engagement mais, non sans noblesse, il refuse cette fuite : Suis-je donc privé de vaillance et de vigueur, dépouillé de courage, lâche, pusillanime, faible, sans énergie, dépossédé de mes armes magiques et mis hors de combat que tu me manques au point, misérable, d’en faire à ta fantaisie ? D’où vient que, sans égard pour moi, au mépris de mes ordres, en présence de l’ennemi tu détournes ainsi mon char ? Par ta faute, être vil, ce que j’avais conquis depuis longtemps, gloire, vaillance, honneur, estime, je perds tout. Aux yeux d’un ennemi renommé pour sa valeur, qui se vante de ses exploits, tant ami des combats que je suis, tu me transformes en 39 poltron .

38 Rāmāyaṇa VI 95 42-100 8 = Bhatt – Shah 1963-1975 (trad. Roussel 19031907:III 317-331). 39 Rāmāyaṇa VI 104 1-6 = Bhatt – Shah 1963-1975 (trad. Roussel 19031907:III 347).

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Ainsi pressé, l’aurige le ramène au combat et, une ultime fois, les dieux renouvellent le diptyque de présages de mort, dont celui du cheval dans une nouvelle variante : celle des chevaux pleureurs : Alors apparurent des phénomènes terribles à faire dresser les poils : présages de mort pour Rāvaṇa et de succès pour Rāma (...). Une grande bande de vautours volait sur sa tête dans le ciel et suivait son char dans toutes ses évolutions (...). De grands météores, accompagnés de tonnerre, tombèrent avec un immense fracas (...). De la croupe de ses chevaux jaillissaient sans cesse des étincelles et de leurs yeux des larmes : ils répandaient 40 également le feu et l’eau . Rāma prit un dard enflammé, aux sifflements de vipère, que lui avait remis autrefois le bienheureux et puissant ṛṣi Agastya. Présent de Brahmā, ce grand javelot ne manquait point son but dans la mêlée (...). Lorsque Rāma eut ajusté ce projectile excellent, tous les êtres furent épouvantés et la terre trembla. Furieux, il banda fortement son arc et, déployant toute sa vigueur, il lança contre Rāvaṇa ce trait destructeur des organes vitaux. Ce dard, irrésistible comme la foudre, lancé par le bras de l’émule du dieu qui porte le tonnerre, inévitable comme le destin, s’abattit sur la poitrine de Rāvaṇa. Lancé avec une grande violence, le projectile, meurtrier par excellence, perça le cœur du Rākṣasa à l’âme per41 verse .

40 Rāmāyaṇa VI 106 20-32 = Bhatt – Shah 1963-1975 (trad. Roussel 19031907:III 353-354). 41 Rāmāyaṇa VI 108 3-18 = Bhatt – Shah 1963-1975 (trad. Roussel 19031907:III 359-360).

II. Autres impies indiens

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Le Rāmayaņa ne réserve pas le diptyque de présages au seul Rāvaṇa. Il l’applique aussi à deux autres figures démoniaques, ce qui démontre bien qu’il n’y a pas là un motif simplement 43 anecdotique . La concordance presque absolue des présages permet de se convaincre qu’ils forment un véritable mythème bien codifié dans l’épopée védique. En effet, les trois épisodes déroulent exactement de la même façon la suite des phénomènes météorologiques - pluie de sang, éclipse du Soleil, chute de bolides -, des phénomènes zoologiques - chacals qui hurlent ou qui crachent du feu, vautour qui se perche sur l’étendard de l’Impie - et des phénomènes équins.

II.1 Khara Le premier est un frère de Rāvaṇa, Khara, associé à ses crimes et qui s’apprête aussi à combattre Rāma : Alors, prodige effrayant, funeste, une pluie de sang tomba comme une grande nuée formidable, horriblement sombre. Les chevaux attelés au char de Khara, pleins de vitesse, s’abattirent soudain sur la voie royale, dans un endroit uni couvert de fleurs. Un disque noir aux contours sanglants, pareil à un cercle de charbons allumés, masqua l’astre du jour. Puis descendit à plein vol sur l’étendard au bâton d’or un vautour colossal, 44 horrible...

42 Blaive – Sterckx 2010:135-136. 43 Notre enquête s’est limitée à la vulgate du texte mais nous sommes bien conscients que la multiplicité des variantes légitimes (cf. Richman 1991) pourrait révéler bien d’autres cas. 44 Rāmayaņa III 11 1-4 = Bhatt – Shah 1961-1975:III 108. (trad. Roussel 1903-1907:II 65).

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II.2 Prahasta L’autre est l’un des généraux de Rāvaṇa, Prahasta, qui tente une sortie contre l’armée de Rāma pendant le siège de Laṅkā : Au milieu de cette troupe immense comme la mer, Prahasta sortit furieux : on eût dit Yama qui met fin au temps. Au bruit qu’il fit en partant avec ses (démons) Rāksasas qui jetaient des cris dans Laṅkā, tous les êtres répondirent par de sinistres clameurs. Volant dans un ciel sans nuage, des oiseaux se repaissant de chair et de sang tracèrent des cercles de gauche à droite à l’encontre du char. Des chacals affreux vomissaient feu et flammes avec des hurlements. Du ciel tomba un météore et le vent souffla, lugubre. Acharnées les unes contre les autres, les planètes perdirent leur éclat tandis que des nuées aux cris rauques firent pleuvoir sur le char de Prahasta du sang dont elles arrosèrent les gens de sa suite. Perché sur la hampe de son fanion, un vautour, la tête au midi, tout en croassant lui enleva entièrement son lustre des deux côtés. Son cocher Sūta, qui ne reculait jamais dans le combat, laissa souventes fois son aiguillon tomber de sa main malgré son adresse à conduire les chevaux. L’éclat de sa sortie, d’un faste inimitable, s’évanouit en un instant. Ses montures bron45 chèrent en place droite...

II.3 Karṇa Le motif des présages méprisés, dont les pleurs équins, et celui du défi impie des dieux, apparaissent aussi dans la marche à la mort de l’un des héros du Mahābhārata, Karṇa. Voici le résumé qu’en donne Madeleine Biardeau : Dès le départ, Karṇa commence à se vanter de la force de ses bras et parle de tuer les cinq Pāṇḍavas... Les troupes, voyant Karṇa si désireux de se battre, sortent joyeusement au son des tambours et de leurs cris, prêtes 45 Rāmayaņa VI 45 30-38 = Bhatt – Shah 1961-1975:VI 290-291. (trad. Roussel 1903-1907:III 166).

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à se battre jusqu’à la mort. À ce moment-là, la terre tremble et fait entendre un grand bruit. Toutes sortes de signes inquiétants apparaissent : les planètes semblent se battre, des météores tombent et des incendies se déclarent dans toutes les directions de l’espace. La foudre frappe sans donner de pluie et de terribles vents soufflent. Les bêtes et les oiseaux en grande quantité tournent par la droite, annonçant un grand danger. Une pluie d’ossements effrayante s’abat de l’espace intermédiaire, des armes s’en-flamment, les emblèmes tremblent, les montures pleurent.. Tout cela annonce la perte des Kauravas mais aucun, aveuglé qu’il était par le destin, ne prête attention à ces présages... Karṇa, brûlant d’estime de soi et d’orgueil, soupirant et enflammé de colère, dit : « Je ne crains rien, même de la part d’Indra venant avec son foudre à la main et en colère, quand je suis sur mon char avec mes armes... ». Cette rodomontade se prolonge (du vers 13) jusqu’au vers 32. Là, (son aurige) lui coupe la parole, riant d’un rire méprisant et cherchant à l’arrêter : « Tais-toi, taistoi, Karṇa ! Tu es certainement porté à te vanter mais tu 46 y vas trop fort »...

Immanquablement, l’affaire se termine mal et Karṇa est tué par Arjuna, le leader du camp ennemi.

46 Biardeau 2002:II 306-307 (résumé du Mahābhārata VIII 36-37).

III. Impies iraniens Paradoxalement, les deux plus beaux exemples de Guerriers Impies perses ne relèvent pas de la tradition iranienne mais de la tradition grecque. C’est en effet cette dernière qui, très naturellement, a décrit comme figures quasi démoniaques les deux grands rois qui ont agressé l’Hellade et menacé même de détruire totalement sa liberté. Bien au contraire, pour la tradition perse, ces deux rois, tant Cyrus II que Xerxès Ier, comptent par47 mi ses plus glorieux souverains .

III.1 Cyrus II Le portrait que trace Hérodote de Cyrus II, certes rien moins qu’exhaustif, permet de retrouver presque tous les éléments 48 constitutifs du mythème . La démesure initiale du roi l’entraîne de fait à commettre toute une série de crimes jusqu’au moment où les dieux viennent, par un châtiment implacable, mettre un terme à sa carrière 49 de violateur du droit . Cette démesure a deux causes. D’abord, Cyrus se prend pour un surhomme en revendiquant une naissance le mettant, selon lui, au-dessus de l’humanité. Il ne se considère dès lors pas tenu de respecter les règles de la morale humaine dont, plus précisément ici, celles de la morale internationale. Il entreprend une série de guerres contre Babylone, puis contre les Massagètes, en violation complète des principes de la guerre juste dont il n’a que faire. 47 Cf. Briant 1996. 48 Blaive 1996:91-97. Cf. Briquel 1981 ; Desnier 1995:17-22. 49 Cf. Payen 1991:260-264.

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Ensuite, il est grisé par l’ivresse de ses victoires qui lui donne la dangereuse illusion d’être invincible : puisqu’il a toujours triomphé, tout lui semble permis, jusqu’aux entreprises guerrières les plus aventureuses. Pourquoi pas, en dernier lieu, la conquête du monde ? Les raisons qui incitaient (Cyrus) et le poussaient étaient multiples et fortes : d’abord sa naissance, la croyance qu’il avait d’être plus qu’un homme ; ensuite, l’heureux succès qu’il avait dans ses campagnes car, où qu’il désirât porter la guerre, 50 il était impossible au peuple menacé d’y échapper .

Ces deux causes de démesure sont liées. L’invincibilité toute provisoire de son armée affermit sa prétention au surhumain et renforce ses projets de guerres sacrilèges qui susciteront la vengeance divine et son châtiment. Cyrus, d’ailleurs, n’hésite pas lors de sa marche sur Babylone, première expédition contraire aux lois de la guerre juste, à outrager les dieux de manière provocante en se moquant de l’avertissement qu’ils lui donnent. Ce n’est pourtant pas n’importe lequel mais le plus important, le plus terrible pour un Guerrier Impie : celui du cheval : Lorsque Cyrus, marchant sur Babylone, eut atteint les bords du Gyndès - ce fleuve a sa source dans les montagnes des Matiènes, traverse le pays des Dardanes et se jette dans un autre fleuve, le Tigre, qui coule près de la ville d’Opis et se jette dans la mer Érythrée -, lors donc que Cyrus essayait de passer le Gyndès, lequel portebateau, un des chevaux sacrés, des chevaux blancs, s’emporta, entra dans le fleuve et tenta de le traverser mais le fleuve l’engloutit dans ses flots et l’entraîna. Cyrus fut très courroucé par cet outrage du Gyndès et le menaça de le rendre si faible que, à l’avenir, des femmes mêmes le traverseraient aisément sans se mouiller le genou. Après avoir proféré cette menace, il renonça à la marche sur Babylone, divisa son armée en deux parties et, ainsi divisée, la disposa en lignes, indiquant par des cordes 50 Hérodote, Historíai I 204 = Legrand 1932-1954:I 196.

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tendues sur chaque rive du Gyndès le plan de cent quatre-vingts tranchées orientées en tous sens. Puis, les troupes mises en place, il ordonna de creuser. Vu la grande multitude des travailleurs, l’ouvrage fut exécu51 té .

Non seulement Cyrus rejette l’avertissement des dieux mais il ajoute à ce rejet une circonstance aggravante : il manifeste son mépris du sacré en faisant assécher le fleuve, instrument du présage fatidique. Non content d’engager une guerre injuste, sans casus belli légitime, Cyrus pousse la démesure jusqu’à défier directement les dieux. L’assèchement du Gyndès n’a pas d’autre signification. Il ne constitue nullement une tentative de conjurer, d’annuler le caractère funeste du présage du cheval mais bien un défi à la divinité. Cyrus entend montrer aux dieux que lui, le surhomme, n’a que faire de leurs avertissements. Le mythe se présente ici sous la forme d’un puzzle : le diptyque de présages ne suit pas son déroulement habituel. Cela n’a rien d’étonnant. En relatant l’histoire de Cyrus, Hérodote n’a certainement pas conscience d’utiliser un mythe indo-européen et il ne juge donc pas utile d’en regrouper les éléments. Loin d’affaiblir la valeur de l’exemple, ces constatations renforcent au contraire sa force probante : il ne peut pas passer pour une invention d’Hérodote. Ceci dit, quelle interprétation du présage du cheval peut-elle être donnée ici ? Son sens profond n’est en rien modifié : en se noyant, le cheval du roi perse se fait l’interprète des dieux. Il donne clairement à savoir que, si Cyrus persiste dans son désir effréné de domination, sa ruine fatale est proche. Que le présage soit envoyé à Cyrus avant la prise de Babylone, soit au début de sa carrière de Guerrier Impie et non au moment final de la bataille eschatologique constitue simplement une variante du diptyque : les dieux indiquent ainsi au roi le sort qui lui est réservé s’il 51 Hérodote, Historíai I 189 = Legrand 1932-1954:I 184.

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passe outre. Rejetant l’avertissement divin et décidant de s’attaquer aux Massagètes en une nouvelle guerre impie, Cyrus court dès lors délibérément à sa perte. Tomyris, la reine des Massagètes, le lui rappelle d’ailleurs dans le message qu’elle lui envoie : elle lui conseille de se contenter de régner sur ses peuples et de lui laisser sa paisible souveraineté sur les siens, faisant remarquer par là qu’il va entreprendre une guerre illégitime car guerre d’agression sans motif 52 valable . L’enjeu religieux du conflit est ainsi nettement posé : se retrouve encore une fois le lien indissoluble entre droit et sacré dans la pensée antique. Cyrus ne pouvant invoquer un grief légitime pour justifier son expédition contre les Massagètes, son action ne peut pas recevoir l’appui des dieux. Au contraire, leur vengeance est prête à s’abattre sur le roi incapable de maîtriser sa vanité sacrilège de conquérant. Dans son message, Tomyris essaie de faire entendre raison à Cyrus en lui recommandant de cesser ses préparatifs de guerre dont il ne peut pas savoir s’ils tourneront réellement à son avantage, sans pour autant nourrir d’illusions sur l’effet dissuasif de son discours : elle sait que Cyrus « au repos préférera n’importe quoi ». De fait, Cyrus repousse le message de la reine et passe à l’attaque. Les dieux lui envoient alors un dernier présage, ultime mise en garde sous la forme d’un rêve prémonitoire : L’Araxe franchi, la nuit venue, Cyrus, dormant sur la terre des Massagètes, eut une vision que voici : il crut voir pendant son sommeil l’aîné des fils d’Hystaspe avec des ailes aux épaules dont l’une ombrageait l’Asie, l’autre l’Europe. Hystaspe, fils d’Arsamès, était un Achéménide. Son fils aîné était Darius, âgé alors de vingt ans environ. Il avait été laissé en Perse parce qu’il n’avait pas encore l’âge de faire campagne. Cyrus, quand il fut réveillé, réfléchit sur cette vision. Comme elle lui semblait d’importance, il appela Hystaspe, le prit seul à seul et lui dit :

52 Hérodote, Historíai I 206 = Legrand 1932-1954:I 196.

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« Hystaspe, ton fils est convaincu de conspirer contre moi et contre ma puissance. Je le sais de façon exacte, je vais t’expliquer comment. Les dieux prennent soin de moi et m’annoncent à l’avance tout ce qui me menace. Or, la nuit passée pendant que je dormais, j’ai vu l’aîné de tes fils avec des ailes aux épaules, dont l’une ombrageait l’Asie, l’autre l’Europe. D’après cette vision, il est tout à fait impossible qu’il ne conspire pas contre moi. Reprends donc au plus vite le chemin de la Perse et fais en sorte, quand j’y retournerai après avoir soumis ce pays-ci, de me présenter ton fils pour être questionné ». Cyrus parlait ainsi dans la pensée que Darius conspirait contre lui mais ce que la divinité lui annonçait à l’avance, c’est qu’il devait lui-même mourir dans le pays où il se trouvait et que sa royauté était destinée à 53 échoir à Darius .

Hérodote ne laisse planer aucun doute quant à la signification du rêve de Cyrus : le Guerrier Impie est clairement prévenu de ce qui l’attend. Le second volet du diptyque des présages finaux est bien présent. Faisant fi du dernier avertissement divin, Cyrus marche alors à la rencontre de son destin. Après une première victoire sur les Massagètes, triomphe éphémère que les dieux lui accordent afin de mieux le perdre, le grand roi veut écraser définitivement ses ennemis. Tomyris se porte à sa rencontre. La bataille décisive se livre : Tomyris, après que Cyrus eut refusé de l’écouter, rassembla toutes ses forces et en vint aux mains avec lui. Ce combat, de tous les combats qui se sont livrés entre Barbares, fut, à mon avis, le plus violent. D’après mes informations, il se passa de la manière suivante. D’abord, à ce qu’on raconte, les adversaires, se tenant à distance, se lancèrent des flèches avec leurs arcs. Puis, quand leurs armes de jet furent épuisées, ils tombèrent les uns sur les autres avec leurs piques et leurs glaives et engagèrent la mêlée. Longtemps, dit-on, ils demeurèrent 53 Hérodote, Historíai I 209 = Legrand 1932-1954:I 199-200.

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aux prises et combattirent sans qu’aucun des deux partis voulût fuir. Enfin, les Massagètes eurent le dessus. La plus grande partie de l’armée perse fut détruite sur place et Cyrus en personne périt. Il avait régné en tout vingt54 neuf années .

III.2 Xerxès Ier Le formidable affrontement qui oppose au début du cinquième siècle avant notre ère le monde grec au monde iranien, traditionnellement connu sous le nom de « guerres médiques », constitue l’un des évènements majeurs de l’histoire grecque. C’est du moins sous cet angle que les historiens grecs, en tout premier lieu Hérodote, ont perçu et analysé ce conflit. Il est vrai que l’importance de cet épisode dramatique ne saurait être sousestimée. Dans l’aventure, les cités de l’Hellade ont joué non seulement leur liberté mais encore leur existence même contre les forces d’un empire colossal qui ne cachait pas son désir de domination mondiale. Si cet aspect de la lutte pour la vie ne paraît pas immédiatement identifiable lors de la première guerre médique, guerre qui est avant tout un règlement de compte personnel entre Athènes et Darius Ier désireux de faire payer cher à cette cité son soutien à la révolte des Grecs d’Ionie, il est par contre indéniable pour la deuxième guerre médique en 481-479 avant notre ère. L’immense armée rassemblée par Xerxès Ier, regroupant les troupes envoyées par tous les peuples soumis aux Perses, symbolise parfaitement l’engagement total du potentiel guerrier de l’empire achéménide dans une lutte à mort. Les Grecs, habituellement si divisés par leurs querelles intestines, comprennent alors que, s’ils ne veulent pas être rayés de l’histoire par le fils de Darius, ils doivent, eux aussi, unir toutes leurs forces. 54 Hérodote, Historíai I 214 = Legrand 1932-1954:I 201-202.

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Une telle situation confère à la deuxième guerre médique une âpreté sans précédent et contribue à doubler la lutte militaire d’une lutte idéologique tout aussi intense. La célèbre tragédie d’Eschyle Les Perses en est la plus belle illustration. Pour ce combat-là, la Grèce s’en est remise surtout à ses historiens, lesquels ont fait flèche de tout bois. Outre l’exaltation classique des libres hoplites grecs défendant la démocratie communale contre les esclaves en armure qu’un tyran oriental conduisait à coups de fouet sur le champ de bataille, ils n’ont pas hésité à puiser dans le réservoir mythologique le mythème du Guerrier Impie pour l’appliquer à Xerxès Ier. Le portrait que trace Hérodote du souverain achéménide ne 55 laisse aucun doute sur ce point . La démesure initiale du Perse apparaît tellement évidente qu’il ne faut guère insister sur son analyse. Elle réside évidemment dans sa prétention délirante à l’empire du monde et dans sa haine des Grecs coupables de refuser de se soumettre à sa volonté. Les deux thèmes majeurs de la polémique idéologique grecque, l’húbris du Guerrier Impie et la mégalomanie du despote barbare se rejoignent ici et se confondent. Cette húbris éclate d’ailleurs avec une telle violence dans les actes criminels de Xerxès que leur examen offre la preuve la plus solide de la validité de son dossier. La folie sacrilège domine sa conduite pendant toute la durée de la guerre. Un double crime perpétré lors du franchissement de l’Hellespont se révèle particulièrement éclairant : Déjà le passage était établi quand survint une violente tempête qui mit en pièces et disloqua tout ce qui était fait. Lorsque Xerxès en fut informé, il ordonna, furieux, de frapper l’Hellespont de trois cents coups de fouet et de jeter dans la mer une paire d’entraves. Même, j’ai entendu dire que, avec les exécuteurs à ses ordres, il aurait envoyé encore des gens pour marquer au fer l’Hellespont. Ce qui est sûr, c’est qu’il enjoignit que, en 55 Blaive 1995.

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le flagellant, on prononçât ces paroles barbares et insensées : « Onde amère, le maître t’inflige cette punition parce que tu l’as offensé sans avoir souffert de lui aucune offense. Et le roi Xerxès te franchira, que tu le veuilles ou non. Certes, il est bien juste que personne ne t’offre des sacrifices à toi qui n’es qu’un fleuve bourbeux et saumâtre ». Voilà comment il fit châtier la mer et à ceux qui avaient présidé à la construction des ponts 56 sur l’Hellespont il fit trancher la tête .

Xerxès commet là deux violations impardonnables du droit et du sacré. Violation du sacré tout d’abord : la flagellation de l’Hellespont et l’outrage méprisant fait à la divinité constituent des attitudes caractéristiques du Guerrier Impie qui ne craint pas même de défier les dieux. Violation du droit ensuite : l’exécution arbitraire des malheureux architectes qui n’étaient pour rien dans la destruction des ponts par la tempête, constitue l’un des assassinats légaux dont est également coutumier l’Impie, au mépris de toute justice. Une telle entrée en matière criminelle laisse augurer d’un riche catalogue de forfaits mais, paradoxalement, Hérodote ne s’étend pas sur le sujet, comme si, pour lui, tout ce que pouvait faire le roi perse n’était rien en comparaison de ce péché absolu qu’est, à ses yeux, l’invasion de la Grèce. Mais un fait n’en renforce pas moins notre analyse : s’il ne s’intéresse pas outre mesure aux crimes de Xerxès, Hérodote s’attarde par contre longuement sur les présages funestes composant le diptyque final d’avertissement que les dieux envoient au Guerrier Impie pour lui annoncer désastre et mort. Ce diptyque balise de ses sinistres signaux la route suivie par l’armée perse, montrant bien que la guerre contre les Grecs est une guerre impie que les dieux ne peuvent en aucun cas approuver. Le premier présage, météorologique, se manifeste au moment où l’armée perse s’apprête à franchir l’Hellespont sur les ponts reconstruits : 56 Hérodote, Historíai VII 34-36 = Legrand 1932-1954:VII 78. Cf. Briquel – Desnier 1983.

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Déjà elle s’était ébranlée quand le Soleil quitta la place qu’il occupait dans le ciel et devint invisible, bien qu’il n’y eût pas de nuages et que le ciel fût parfaitement serein, et la nuit se substitua au jour. La connaissance de ce phénomène dont il était le spectateur donna à Xerxès de l’inquiétude et il demanda aux mages de quoi il pouvait bien être l’annonce. Ils répondirent que la divinité prédisait aux Grecs l’anéantissement de leurs villes car c’était, disaient-ils, le Soleil qui était pour eux l’annonciateur de l’avenir tandis que pour eux, les Perses, c’était la Lune. Ravi de ce qu’il entendait, Xer57 xès poursuivit la mise en marche .

L’éclipse solaire signifie bien entendu que la défaite attend les troupes perses si elles passent d’Asie en Europe. Les mages donnent une fausse explication : ils savent que Xerxès, en vrai Guerrier Impie, refuserait la vérité. Le Soleil condamne son entreprise par sa soudaine disparition du ciel. Les forces de la nature ne cessent d’ailleurs pas de se déchaîner contre l’expédition. Les Perses n’ont pas encore franchi l’Hellespont qu’un autre avertissement survient : Là tout d’abord, tandis que l’armée stationnait la nuit au pied de l’Ida, un ouragan accompagné de tonnerre et 58 d’éclairs fondit sur elle et fit périr beaucoup de monde .

Xerxès essaie de conjurer le sort en offrant un sacrifice de mille bœufs à Athéna Ilias mais la déesse refuse manifestement cette décuple hécatombe car, aussitôt après sa célébration, une terrible panique, inexplicable, envahit le camp perse. Le roi ne renonçant pas à son projet et ordonnant malgré tout à ses troupes de passer en Europe, le présage décisif, celui du cheval, se produit alors : Quand ils eurent tous passé et comme ils étaient prêts à se mettre en route, un grand prodige leur apparut, dont Xerxès ne tint aucun compte bien qu’il fût facile à interpréter : une jument mit bas un lièvre. Cela signifiait 57 Hérodote, Historíai VII 37 = Legrand 1932-1954:VII 80-81. 58 Hérodote, Historíai VII 42 = Legrand 1932-1954:VII 84.

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clairement que Xerxès allait conduire contre la Grèce une expédition fastueuse et très magnifique mais qu’il retournerait dans son pays en courant pour sauver sa 59 propre vie .

Par ce commentaire sur le présage, le texte d’Hérodote montre bien ici qu’il utilise le mythème en toute connaissance de cause. Il n’est d’ailleurs pas le seul à s’en souvenir. Dans sa tragédie Les Perses, Eschyle met également en scène, quoique différemment, le présage du cheval : juste avant la bataille de Salamine, Atossa, la mère de Xerxès, a un rêve prémonitoire du désastre qui, dit-elle, attend son fils... Deux femmes bien mises ont semblé s’offrir à mes yeux, l’une parée de la robe perse, l’autre vêtue en Dorienne, toutes deux surpassant de beaucoup les femmes d’aujourd’hui aussi bien par leur taille que par leur beauté sans tache. Quoique sœurs du même sang, elles habitaient deux patries : l’une la Grèce dont le sort l’avait lotie, l’autre la terre barbare. Il me semblait qu’elles menaient quelque querelle et que mon fils, s’en étant aperçu, cherchait à les contenir et à les calmer, cependant qu’il les attelle à son char et leur met le harnais sur la nuque. Et l’une alors de tirer vanité de cet accoutrement et d’offrir une bouche toute docile aux rênes tandis que l’autre trépigne, puis soudain, de ses mains, met en pièces le harnais qui la lie au char, l’entraîne de vive force en dépit du mors, brise enfin le joug en deux. 60 Mon fils tombe...

Le sens du présage du cheval est le même chez Eschyle et chez Hérodote. Certes, dans les Perses, il ne figure que sous la 61 forme symbolique de femmes-juments mais Eschyle fait tout 59 Hérodote, Historíai VII 57 = Legrand 1932-1954:VII 93. 60 Eschyle, Hoì Pérsai 181-197 = Mazon 1920-1925:I 69. Cf. Moreau 1992 ; Jouanna 2010:20-21. 61 On soupçonne là un souvenir de la représentation indo-européenne de la souveraineté par une jument et des rituels d’acqui-sition de la royauté par une hiérogamie hippomorphe plus ou moins symbolique (cf. Sergent 1997:335339 ; Adams et al. 1999:278-279 ; Sterckx 1986:52-54, 2010:41-46.

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pour que l’interprétation du symbole soit claire : alors que sa compagne orientale se soumet servilement à Xerxès, son maître tyrannique, la femme-jument représentant la Grèce indomptable avertit le roi, en brisant son char, que sa guerre impie contre les Grecs causera la ruine de sa puissance. Xerxès rejette ce présage comme il l’a fait pour tous les autres : Hérodote le souligne expressément. Fidèle au modèle archétypal du Guerrier Impie, il va au-devant de sa propre perte certaine, refusant de se repentir. Il est dès lors abandonné à son destin. Les quelques victoires qu’il remporte, triomphes illusoires que les dieux lui accordent pour mieux le perdre, le conduisent à s’enferrer toujours plus dans son impiété. Il réussit, grâce à la trahison d’Ephialtès, à briser la résistance héroïque des Spartiates de Léonidas Ier aux Thermopyles et à s’ouvrir ainsi les portes de la Grèce et à parvenir devant les murs d’Athènes. Les habitants de cette cité tant haïe l’ont évacuée et, suivant les conseils de Thémistocle, se sont réfugiés à bord de leurs navires, à l’exception d’une poignée d’entre eux, retranchés dans l’Acropole en espérant que Xerxès épargnerait les sanctuaires. Malheureusement pour eux, le roi ne recule pas devant un nouveau sacrilège. Après quelques attaques repoussées, un détachement perse parvient à forcer les défenses grecques en profitant du fait qu’une partie des retranchements n’est pas gardée : Les Perses qui avaient accompli l’escalade se dirigèrent d’abord vers les portes, qu’ils ouvrirent, et ils massacrèrent les suppliants. Et, lorsque tous les Grecs furent exterminés, ils pillèrent les sanctuaires et mirent le feu à 62 toute l’Acropole . 63

Cet ultime outrage aux dieux signe la condamnation finale de Xerxès. Dans les eaux de Salamine en 480, puis dans la plaine de Platées en 479, les Grecs brisent successivement ses 62 Hérodote, Historíai VIII 53 = Legrand 1932-1954:VIII 59. 63 Sur la nature abominable de ce sacrilège : de Romilly 1968: 213.

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forces marines et terrestres. Xerxès réussit à s’enfuir mais la mort violente, châtiment habituel des Guerriers Impies, l’attend dans son palais : il y est victime d’un de ces innombrables complots de Cour du monde oriental, assassiné dans son sommeil par Artaban, le chef de sa garde personnelle : Artaban, d’origine hyrcanienne et qui jouissait d’une très grande influence auprès du roi Xerxès et commandait la garde, décida de tuer Xerxès et de s’emparer du pouvoir royal. Il demanda à l’eunuque Mithridate de s’associer au complot. Cet homme était chambellan du roi et avait toute sa confiance mais, comme il était parent et ami d’Artaban, il lui donna son accord. Introduit de nuit par son complice dans la chambre à coucher du 64 roi, Artaban tua Xerxès .

III.3 Ğamšīd Si elle ne l’a pas appliqué à Cyrus II ni à Darius Ier, rois pour elle glorieux malgré leurs échecs finaux, la tradition ira65 nienne n’a pourtant pas ignoré le mythème du Guerrier Impie . Sa pseudo-histoire, entièrement mythologique, énumère parmi ses premiers rois un trio composé de Ğamšīd, Ẓaḥḥak et Feridun. Leur succession a été elle-même reconnue comme un mythe majeur, directement comparable à celle d’Uranus, Cro66 nos et Zeus dans la tradition grecque . Parmi eux, Ğamšīd est l’héritier d’un Yima Xšaēta avestique dont la gloire, puis les péchés ont eux-mêmes des parallèles indo-européens remarquables, de l’Inde à l’Irlande, bien 64 Diodore de Sicile, Bibliothe:kè: historiké:XI 69 1-2 = Haillet 2001:90 ; Justin, Epitoma historiarum philippicarum III 1 = Seel 1972:39. 65 Sterckx 1998. 66 Wikander 1952 ; Littleton 1970a:388-390, 1970b:102-106.

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étudiés par G. Dumézil . Sans les reprendre, il suffit ici de relever que ces péchés sont essentiellement les fruits d’une folle démesure : Pendant longtemps, les hommes ne virent en (Ğamšīd) que du bien (...) mais, tout à coup, il fixa son regard sur le trône du pouvoir et ne vit plus dans le monde que luimême. Lui qui avait jusque-là rendu hommage à Dieu devint orgueilleux. Il se défia de Dieu et ne l’adora plus. Il appela de l’armée tous les grands et leur fit beaucoup de discours (...) : « Je ne reconnais dans ce monde que moi-même. C’est moi qui ai fait naître l’art dans l’univers et jamais le trône glorieux des rois n’a connu un maître tel que moi. C’est moi qui ai parfaitement ordonné le monde et la Terre n’est devenue ce qu’elle est que par ma volonté. C’est à moi que vous devez votre nourriture, votre sommeil, votre tranquillité. C’est à moi que vous devez vos vêtements et toutes vos jouis68 sances . Le pouvoir, le diadème de l’empire sont à moi. Qui oserait dire qu’il y a un autre roi que moi ? J’ai sauvé le monde par les médecines et les remèdes de sorte que les maladies et la mort n’ont atteint personne : tant que le monde aura des rois, qui d’entre eux pourrait éloigner la mort si ce n’est moi ? C’est moi qui vous ai doués d’âmes et d’intelligence (...). Maintenant que vous savez que c’est moi qui ai fait tout cela, il faut reconnaître en moi le créateur du monde ». Après cela, de grands tumultes remplirent l’Iran de tous côtés et il n’y eut que combats et discordes. Le jour brillant et pur devint noir. Les hommes brisèrent les liens de Ğamšīd, la gloire de Dieu se retira de lui et il tomba dans la tyrannie et la démence (...). La fortune abandonna Ğamšīd (...). Ẓaḥḥāk le saisit à l’improviste et ne lui 69 accorda pas un long délai : il le fit scier en deux .

67 Dumézil 1968-173:II 272-377. 68 Gouvernement, paix et prospérité : on devine ici une formule trifonctionnelle. 69 Firdausī, Šāhnāme = Mohl 1876-1878:I 62-64 (dont nous suivons la traduction, à l’orthographe des noms propres près).

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Se retrouve ici clairement - et le scénario est confirmé par toute la tradition - le roi exceptionnel mais qui se perd dans sa démesure jusqu’à ce que les dieux décrètent sa perte et l’accomplissent, non sans lui avoir préalablement envoyé l’avertissement de phénomènes météorologiques effrayants. Le présage essentiel - celui du cheval ominal - ne se trouve pas dans ce texte essentiel mais bien dans une version secondaire en arabe, celle d’at-Ta’ālibī, et il assure ainsi la complétion du mythème : Lorsque, possédant en abondance les biens de ce monde, un prestige et un pouvoir immenses, Djem [=Ğamšīd) fut parvenu à l’apogée de sa puissance et que son règne et sa vie se prolongeaient, alors son cœur s’endurcit, il devint hautain et présomptueux, il fut plein d’orgueil et de morgue, altier et impérieux, et il dit : « je suis votre maître suprême ». Il se refusa à rendre hommage à Dieu et arriva à s’attribuer la divinité. Alors sa flamme ne tarda pas à s’éteindre, son coursier tomba, sa puissance s’écroula, son prestige s’évanouit, le reflet de la majesté divine se retira de lui. Des événements graves survinrent dans son empire. Le peuple devint hostile, on se révolta ouvertement contre lui et il fut en proie aux infortunes. Ẓaḥḥāk le Himyarite (...) du pays de Yémen marcha contre lui avec des troupes nombreuses et une force formidable et fondit sur lui comme l’aigle sur le lièvre. Djem s’enfuit sous un déguisement et Ẓaḥḥāk s’empara de son empire, de ses biens, de ses femmes, de ses troupeaux, de ses cavaliers et de ses fantassins, enfin de tout ce que Djem avait possédé. Il ne laissa pas de le poursuivre et de faire surveiller et lui couper toutes les routes jusqu’à ce que, sur quelque rivage, Djem, dans le plus triste état, tomba entre ses mains. Après l’avoir pourchassé comme le chat fait d’une souris, Ẓaḥḥāk 70 le coupa en deux avec une scie .

70 Zotenberg 1900:16-17.

IV. Un impie ossète ambigu

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L’histoire du plus fameux héros ossète, Soslan, apporte la confirmation que les Ossètes, derniers descendants des Scythes de l’Antiquité, ont, eux aussi, enfermé le mythème indoeuropéen du Guerrier Impie dans l’écrin de leur littérature épique. Soslan présente d’étranges affinités avec Achille. D’un côté, comme son homologue homérique, il symbolise l’archétype du parfait guerrier. De l’autre, l’orgueil démesuré qu’il tire précisément de la certitude de sa valeur guerrière le conduit, comme Achille, sur la pente fatale de la démesure criminelle jusqu’à subir finalement le juste châtiment réservé aux Guerriers impies indo-européens. Autrement dit, il peut être versé, comme Achille, dans la catégorie des héros ambigus. Il s’agit de guerriers impies qui, n’étant pas absolument négatifs, finissent par se laisser entraîner par leurs mauvais penchants et par commettre crime sur crime, incapables de maîtriser leurs pulsions violentes. Ils sombrent dès lors irrémédiablement dans une impiété qui leur fait perdre tous les mérites qu’ils ont pu acquérir auparavant et qui attire sur leur tête la vengeance inexorable des dieux outragés. Soslan fait montre d’un autre trait qui renforce ses affinités avec Achille : il possède un corps invulnérable, sauf aux genoux, seule partie de son être que le forgeron céleste Ku72 dalægon n’a pas pu tremper dans le lait de louve . Comme Achille, Soslan commence très jeune sa carrière héroïque mais laisse très tôt libre cours à un orgueil exagéré. Cela manque d’ailleurs de lui coûter très cher : trouvant

71 Blaive 1996:98-110. 72 Dumézil 1965:69-71.

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qu’aucun Narte n’est assez fort pour lui, il décide de parcourir le monde pour rencontrer un adversaire qui lui soit égal ou supérieur. L’expédition tourne court et mal : il a toutes les peines du monde à échapper à trois géants anthropophages très désireux de le dévorer. Il ne doit son salut qu’à l’intervention d’un quatrième géant, manchot, qui met les trois autres en déroute, puis donne un sage conseil : que Soslan ne prétende plus jamais qu’il ne peut y avoir sur la Terre quelqu’un de plus fort que 73 lui . Soslan oublie toutefois très vite d’en tenir compte et, désireux de se distinguer en tout parmi les Nartes, il décide de se faire une pelisse en peau humaine : Il ne parla de la chose à personne mais se mit à tuer des hommes et, leur écorchant le crâne et la lèvre supé74 rieure, réunit ce qu’il fallait pour la pelisse .

Soslan tue ainsi froidement des hommes innocents qui ne l’ont offensé d’aucune façon, uniquement pour assouvir un caprice monstrueux et il récidive bientôt dans le même registre : Pour la fête de juillet qui suivit la naissance de son fils, la Satana des diables Kadzitæ fit venir les plus jolies filles de son peuple et leur dit : « Allez trouver la Satana des Nartes et dites-lui que je prépare la fête de mon fils : elle vous donnera des cadeaux. Revenez à temps ! ». Les jeunes filles partirent mais quelles fantaisies ne pouvait-on attendre de Soslan le Narte aux yeux étince75 lants ? Il les rencontra en chemin et abusa d’elles .

Soslan ne tarde pas à payer cet ignoble péché contre la vertu des femmes : les Kadzitæ le surprennent à la chasse avec son compagnon ; ils les capturent et les emmènent tous les deux. 73 Dumézil 1965:74-77. 74 Dumézil 1965:87. il s’agit en fait d’une pratique signalée comme historique déjà parmi les Scythes (Hérodote, Historíai IV 54 = Legrand 19321954:IV 85) et dont il existe divers parallèles légendaires dans les traditions indo-européennes (cf. Miller 2007 ; Sterckx 2008:20-21). 75 Dumézil 1965:202.

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Soslan ne retrouve alors la liberté que grâce à l’intervention de son grand rival en matière d’exploits, Batradz, et ce dernier n’hésite pas à lui dire sans ménagement ce qu’il pense de lui : Batradz entra dans la chambre. Quand il vit Soslan, ses grands yeux se mouillèrent de larmes. « Quelle polissonnerie t’a fait chasser et finir ta chasse dans cette chambre ? (...). À cause de celui qui est près de toi, le fils du pauvre homme, qu’elle te soit pardonnée ! Autrement je t’aurais bien laissé ici cloué, le dos au 76 mur » .

Batrazd ne se gêne pas pour condamner les agissements de Soslan et pour lui dire que ce qui vient de lui arriver n’est que le juste prix de sa vilenie mais Soslan n’a que faire de leçons de morale : il poursuit sans honte ni scrupule sur la voie du crime. Il tue sans motif apparent le Narte Alymbeg et six de ses fils, puis il poursuit l’extermination de cette famille en recourant à une ruse ignoble. Sachant qu’il n’en reste plus qu’une fille et Totyradz, un garçonnet encore au berceau, il monte le subterfuge suivant pour arriver à ses fins : Il convoqua le crieur et lui dit : « Va annoncer ceci à tous les Nartes : dans une semaine, le prochain vendredi, la jeunesse jouera sur la place des jeux et toute famille qui n’enverra pas de joueur se verra prendre, pour punition, une fille en esclavage ». Le crieur fit son annonce aux trois parties du village (...). Quand la mère de Totyradz, encore vêtue de deuil, entendit la nouvelle, elle versa de lourdes larmes et vint s’asseoir près du berceau où dormait l’enfant : « Que Dieu ne te pardonne pas, Soslan ! Tu sais qu’il n’y a plus dans la maison d’Alymbeg de garçon en état de marcher ! Ce que 77 tu veux, c’est la tête du dernier petit qui me reste ! » .

Soslan agit donc en véritable Guerrier Impie, méprisant tous les principes de la guerre juste puisqu’il ne peut avancer aucune raison pour justifier sa volonté de mettre à mort le dernier des 76 Dumézil 1965:203-204. 77 Dumézil 1965:102.

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fils d’Alymbeg. Par son mandement, alors qu’il n’ignore pas que Totyradz n’est qu’un nouveau-né au berceau normalement incapable de participer aux joutes des Nartes, il espère pouvoir réduire sa sœur en esclavage avec toutes les apparences du bon droit.... mais le piège qu’il a manigancé se referme en fait sur lui : Totyradz fait éclater son berceau, revêt les armes de son père, saute sur son cheval et se rend sur la place des joutes pour y défier Soslan. La rencontre entre l’enfançon et le guerrier confirmé tourne alors au désastre pour Soslan : désarçonné au premier choc, il se voit harponné au bout de la lance de son adversaire : Jusqu’au soir, toujours à cheval, Totyradz promena Soslan suspendu au bout de sa lance sans le laisser une fois toucher le sol : « Tu as tué mon père et mes frères (...). À moi maintenant de te tuer. Tu ne m’échapperas pas ! ». Quand vint le soir, Soslan se mit à le supplier : « Tu dois me tuer, je le sais, mais épargne-moi cette fois et donne-moi le temps de revoir ma famille. Dans une semaine, le prochain vendredi, retrouvons-nous à NordSec, dans l’arrière-village, sur le tertre où l’on rend la justice, et nous nous battrons homme contre homme ». Ils se donnèrent leur parole et Totyradz libéra Soslan : « Je t’accorde ce délai » lui dit-il et, éperonnant son 78 cheval, il rentra chez lui .

Soslan se retrouve dans une situation dramatique. Non seulement il vient de subir une grave humiliation mais il est en plus certain que Totyradz le tuera lors de leur prochaine rencontre. Désespéré, il se confie à sa mère Satana, experte en ruses. Celle-ci met au point un piège diabolique : sachant que le cheval du fils d’Alymbeg a peur des loups, elle fait revêtir à Soslan une pelisse en poils de ces animaux et, en plus, affuble son cheval d’un bariolage de chiffons et d’un assortiment de grelots. Ainsi harnaché, le cheval de Soslan épouvante celui de Totyradz : il fait volte-face et s’enfuit au grand galop. Pendant que 78 Dumézil 1965:105.

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son maître essaie en vain de la maîtriser, Soslan l’abat d’une 79 flèche dans le dos . Soslan triomphe mais son triomphe est celui de l’infamie : tuer un adversaire dans le dos est le fait d’un lâche, pas celui d’un guerrier digne de ce nom. Toutes les traditions indo-européennes flétrissent un tel geste comme il le mérite. Soslan n’en reste pas encore là et ajoute bientôt le sacrilège à la lâcheté quand la malheureuse mère de Totyradz vient porter sur la tombe de ses fils la nourriture funèbre que les Ossètes offrent rituellement à leurs morts : Par un jour de grand froid, Soslan rejoignit la malheureuse et lui dit : « J’ai grand’soif : donne-moi un peu de tes boissons ! ». À travers ses larmes, elle jeta sur son ennemi un sombre regard : « Malheur à ton insolence ! Que ta force soit brisée ! Tu les as dévorés eux-mêmes et tu viens maintenant manger ce que je leur apporte ! ». Du flanc de son cheval, Soslan heurta la femme, renver80 sa les vases, dispersa les mets et s’en alla en riant .

Ne peut-il pas être tracé un parallèle entre cette attitude sa81 crilège et celle d’Achille déshonorant le cadavre d’Hector ? Si les deux héros ambigus manifestent la même volonté d’outrager leur ennemi vaincu au-delà de la mort, l’attitude de Soslan s’avère pire que celle d’Achille car ce dernier a tué Hector en combat face à face. La tradition ossète dénonce d’ailleurs formellement la culpabilité de Soslan : Comme c’est par tromperie que Soslan l’a surpris et tué, un jour viendra où, chez les morts, le duel recommencera entre Totyradz, fils d’Alymbeg des Alægatæ, et le héros d’acier Soslan des Æhsærtæggatæ et ce ne sera pas un duel ordinaire. Les morts se presseront à ce spectacle. Pour mieux voir, ils monteront sur les cibles qu’on aura dressées dans leurs jeux funéraires, sur les

79 Dumézil 1965:106-107. 80 Dumézil 1965:109. 81 Homère, Iliás XXIV :15-21 = Mazon et al. 1937-1938:III 137-138.

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pierres dont on aura orné leurs tombes, sur les chevaux 82 qui auront couru en leur honneur .

Il a pourtant été dit que Soslan était un héros ambigu et qu’il accomplit aussi plusieurs actes nobles. Ceux-là ne suffisent toutefois pas pour compenser les forfaits suscités par sa démesure et ne le détourneront pas d’aller à sa perte. Parmi ses nobles actions, la plus glorieuse est sans doute celle-ci : Un jour, Soslan décida de partir pour une expédition lointaine au levant. Son cheval, rapide comme la nuée, l’emportait entre ciel et terre. Certains Nartes détestaient Soslan. Ils se dirent : « Que pouvons-nous faire qui lui cause le plus de peine ? » et voici la décision qu’ils prirent : « Envoyons sa mère Satana toute vive 83 chez les morts, jetons-la dans le lac des Enfers » .

La malheureuse Satana veut confier un appel au secours à un messager ailé, seul capable de prévenir Soslan à temps, mais successivement le vautour, la corneille et la pie, tous désireux d’assouvir leur ressentiment envers Soslan, refusent d’aller l’avertir du péril mortel qui menace sa mère. Enfin, l’hirondelle, dont Satana avait sauvé les petits de la voracité d’un chat, veut payer sa dette et accepte de partir. Aussitôt alerté, Soslan fait demi-tour et reprend précipitamment le chemin de son village. Chemin faisant, il rencontre un homme mourant de faim et s’arrête pour trouver du gibier et le nourrir, puis il tire des serres d’un aigle le fils d’une pauvre 84 veuve . Ces bonnes actions lui font perdre un temps précieux et il arrive trop tard : sa mère a déjà été précipitée dans le lac : Il revint au village et châtia durement ses ennemis, puis il partit vers le pays des morts, décidé à demander à Barastyr, roi des morts, de lui rendre sa mère. Il frappa à la 82 Dumézil 1965:109. 83 Dumézil 1965:110. 84 Dumézil 1965:112.

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porte. Barastyr lui-même vint à sa rencontre et Soslan lui demanda sa mère. Barastyr répondit : « Tu as commis beaucoup de péchés mais pendant que tu allais au secours de ta mère, tu as sauvé de la mort un homme affamé, puis tu as tiré des griffes d’un aigle le petit d’une pauvre veuve. Pour ces deux bonnes actions, je te rends 85 ta mère » .

Pour que le canevas structurel du mythème soit complet, il faut retrouver le diptyque des présages de mort envoyés par les dieux au Guerrier Impie pour lui signifier que la coupe de ses crimes déborde et que le châtiment céleste va s’abattre impi86 toyablement sur lui, faute de repentir de sa part. De fait ici . Soslan doit épouser Atsyruhs, la fille du Soleil, mais les sept géants qui en ont la garde fixent le prix de cet hymen : Voici notre prix : un château en fer noir au bord de la mer, avec une feuille de l’arbre Aza à chacun des quatre angles, et puis trois centaines d’animaux sauvages : une centaine de cerfs, une centaine de chèvres des mon87 tagnes, une centaine de gibiers de toute espèce .

Soslan se désespère. Il lui paraît impossible de fournir des présents aussi extraordinaires mais, une fois de plus, sa mère Satana apaise ses craintes : les deux premiers, le château en fer noir et les trois centaines d’animaux seront faciles à rassembler. L’arbre Aza n’existe, lui, qu’au pays des morts et seule la première épouse défunte de Soslan, Beduha, peut en obtenir des feuilles en les demandant personnellement au roi des morts. Sans elles, Soslan devra renoncer à son projet de mariage : il se rend donc au royaume de Barastyr, y retrouve Beduha qui accepte de demander les feuilles et les obtient pour lui. Soslan s’apprête alors à regagner le monde des vivants mais le premier présage de mort lui est donné par Beduha qui prophétise :

85 Dumézil 1965:113. 86 Vielle 1996:172n.49. 87 Dumézil 1965:118.

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Tu es un homme d’aventures, Soslan, un homme présomptueux et tu ne saurais vivre une vie tranquille. Jamais tu ne m’as écoutée mais cette fois je te donne un grave avertissement : quand tu partiras d’ici, quelque trésor que tu rencontres, passe ton chemin sans même le 88 regarder !

Soslan suit d’abord fidèlement son conseil. Trouvant par deux fois de l’or sur son chemin, il refuse de le prendre mais la troisième fois, sa nature profonde d’impie reprend le dessus : ayant ramassé devant lui un vieux bonnet, il raille la prophétie 89 et le passe à sa ceinture . Il rejette par là le premier des présages funestes que les dieux lui destinent. Le présage majeur, celui du cheval, se manifeste aussitôt après. (Soslan) mit pied à terre, attacha son cheval à un arbre, le dessella et se mit à le frapper de toutes ses forces avec une branche épineuse, au point que le sang coula de tous côtés. Il lui dit : « Dis-moi vite d’où la mort doit te venir, sinon je continuerai à te tourmenter ». Le cheval ne répondit pas. Furieux, Soslan arracha un grand arbre avec ses racines et le brisa en petits morceaux sur la tête du cheval. Alors, le cheval ne put qu’obéir. Il dit : « La mort ne me viendra que par mes sabots. Si on ne les perce pas de bas en haut, il ne sera pas possible de me tuer car j’ai des sabots élastiques. Et toi, d’où te viendra la mort ? » Soslan répondit : « Tout mon corps est en acier, excepté mes genoux qui sont restés de chair, et c’est la roue de Bælsæg qui me tuera : si elle ne roule pas sur mes genoux, d’aucune autre façon il ne sera possible de me tuer ». Le cheval reprit : « Et maintenant que Dieu te pardonne ! Tu viens de nous perdre toi et moi. Le vieux bonnet que tu as passé dans ta ceinture, vois où il est 88 Dumézil 1965:131. 89 Dumézil 1965:131-132.

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maintenant ! C’était le fils de Gætæ, le rusé 90 don ! ». Soslan regarda se ceinture : le vieux bonnet n’y était plus ! Il comprit alors pourquoi Beduha lui avait prescrit de ne pas ramasser les trésors qu’il ren91 contrerait sur son chemin .

La similitude des destins d’Achille et de Soslan apparaît encore une fois remarquable : comme l’Achéen, le Narte reçoit la prédiction de sa fin prochaine par son cheval doué de voix humaine. De son côté, Syrdon passe à l’action aussitôt qu’il a obtenu les informations secrètes qu’il cherchait. Il fait d’abord périr le 92 cheval de Soslan , puis il attend patiemment de pouvoir faire subir le même sort au maître. Il n’a pas à attendre longtemps : Soslan provoque lui-même sa perte en commettant une dernière infamie. Au cours d’une chasse, il aperçoit un daim d’une extraordinaire beauté : Soslan dirigeait sa flèche vers lui quand le daim se transforma en une jeune fille qui lui dit : « Salut à toi, Soslan ». Soslan répondit : « Que le bonheur soit ton lot, belle jeune fille ». « Soslan, bien des fois je suis descendue du ciel pour te voir et jamais je ne te rencontre. Où vas-tu donc ? Il y a tant d’an-nées que je t’attends ! Prends-moi maintenant pour femme ! » Soslan doit : « Si je prenais pour femmes toutes les filles errantes que je rencontre, le village entier des Nartes n’y suffirait pas ».

90 Syrdon, le Fléau des Nartes, est l’ennemi juré de Soslan. Il contribuera à sa mort de la même façon que Loki provoque celle de Baldr dans la mythologie scandinave : cf. Dumézil 1986:131-232 ; Meulder 2000. 91 Dumézil 1965:132. 92 Dumézil 1965:132-133.

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Elle dit : « Prends garde ! Tu te repentiras de ces paroles ». « Soslan a vu beaucoup de truies comme toi se vautrer dans un lac. S’il les avait prises pour femmes, son bel 93 acier ne serait plus que fer noir » .

Il paie très cher son outrageante vulgarité. La fille qu’il vient si ignominieusement de traiter de truie lui laisse voir aussitôt que c’était là une erreur fatale : La jeune fille tendit alors ses deux bras qui devinrent deux ailes et s’envola. Soslan voulut la saisir mais c’était trop tard. En s’éloignant, elle cria : « Narte Soslan, je suis la fille de Bælsæg. Tu vas voir ce qui t’arrivera ! ». Aussitôt rentrée chez elle, la jeune fille raconta à son père l’injure que lui avait faite Soslan. Bælsæg fit appe94 ler sa roue et lui dit : « Va tuer Soslan » .

Soslan, en Guerrier Impie plein de panache, vend sa vie très cher. Par deux fois, il tient la roue en échec mais, renseignée par Syrdon qui lui indique son point faible, elle finit par avoir raison de lui : Soslan était encore une fois à la chasse sur la plaine de Zilahar. Un jour qu’il rampait sur le ventre pour s’approcher d’une proie, la roue de Bælsæg s’élança sur lui à l’improviste, lui passa exactement sur les genoux 95 (...), puis elle retourna au ciel .

Soslan subit ainsi le châtiment du Guerrier Impie : la mort.

93 Dumézil 1965:134. 94 Dumézil 1965:135. 95 Dumézil 1965:139.

V. Un impie dans l’épopée arménienne

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L’épopée consacrée à David de Sassoun - sans doute le héros le plus populaire de tout le légendaire arménien n’a trouvé sa forme actuelle que vers le dixième siècle et cette date relativement récente a permis l’intrusion d’éléments étrangers à la tradition épique indo-européenne. Elle n’en conserve pas moins de manière très nette l’un des beaux exemples du mythème du Guerrier Impie à travers la figure de Mesramélik, le roi des 97 conquérants arabes de l’Arménie . L’intensité dramatique de la lutte entre cet impie et David de Sassoun est ici encore renforcée par le fait qu’ils sont deux demi-frères, tous deux fils d’un autre héros arménien, Mehèr le 98 Grand . Elle se manifeste dès l’enfance de David, élevé par Ismil Khatoun, la veuve du précédent roi des Arabes devenue un moment la compagne de Mehèr. David, très tôt, fait preuve d’une force surhumaine qui inquiète profondément le mélik qui pressent que David sera celui qui lui fera expier ses crimes en lui prenant son trône et sa vie. Quand David enfant soulève en se jouant son énorme massue et la fait retomber si fort que la capitale du Missir croit à un séisme, Mesramélik décide aussitôt de la faire tuer : Le mélik du Missir détacha la corde de son arc Et la passa au cou de David pour l’étrangler. À ce moment, sa mère entra par la porte Et saisit la main du mélik en lui disant : « Mélik, que fais-tu là ? » Il lui répondit : « Il faut que j’étrangle David. 96 Blaive 1993:257-268. Sur cette figure, voir aussi Sterckx 2010b. 97 Son nom signifie simplement “le roi (melik) du Missir (l’Egypte, ici prise pour symboliquement pour le monde musulman hostile à l’Arménie chrétienne (Feydit 1964:156n.1). 98 Sasna dzrer III 2 14 = trad. Feydit 1964:212.

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Il vient de jouer avec ma massue Et un fracas épouvantable s’est répandu par la ville ». La mère du mélik découvrit sa poitrine, se dressa devant le Mélik. Et lui dit : « Si tu tues David, Que le lait de ces seins te soit funeste ! » Le mélik répondit : « Maman, c’est une engeance de vipère, ce David. S’il m’arrive malheur, cela ne pourra venir que 99 de lui » .

Mesramélik conseille alors à sa mère de renvoyer David chez ses oncles sassouniotes mais lui-même ordonne secrètement à deux hommes de main de le tuer : Le mélik appela deux gaillards, Taureau-de-Bathman et Vent-Tcharpahar, Et il dit à ces gaillards : « Emmenez David du côté des sept cimes, 100 Emmenez-le et, sur le pont du Bathman, tuez-le » .

Cette volonté cruelle de faire tuer un enfant est bien dans la nature d’impie de Mesramélik. Heureusement, le guet-apens tendu contre David est un échec cuisant : arrivé sur le pont du Bathman, le petit héros déjoue la tentative de meurtre des deux tueurs à la solde de son demi-frère : L’un se tourna contre David par devant Et l’autre arriva par-derrière. David leur demanda : « Qu’allez-vous faire ? Ah ! Vous vouliez me jeter à l’eau ». Il abattit sa main sur le collet de l’un, Il abattit sa main sur le collet de l’autre. Il les cogna et les recogna l’un contre l’autre, Les tint suspendus dans le vide des deux côtés du pont Et leur dit : « Vous ne savez pas jeter les gens à l’eau. Je m’en vais vous montrer, moi, comment on jette des

99 Sasna dzrer III 2 18 = trad. Feydit 1964:217. 100 Sasna dzrer III 2 16 = trad. Feydit 1964:214p215.

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gens à 101 l’eau » .

Mais David ne met pas sa menace à exécution car lui, à l’inverse de Mesramélik, est un Guerrier Pieux, antithèse logique du Guerrier Impie et dont une des vertus cardinales est la mansuétude vis-à-vis des ennemis. Il accorde la vie sauve à ceux qui ont cherché à le tuer et les relâche, puis il gagne sans encombre le Sassoun. Il y trouve les Arméniens plongés dans la désolation. Profitant de la mort de Mehèr le Grand, Mesramélik a asservi les Sassouniotes et les oblige à lui payer un tribut écrasant. Le collecteur de ce tribut indigne, Kozbadine, arrive d’ailleurs bientôt à la tête d’une forte armée pour en exiger le versement. Les deux oncles de David, Jean et Vergo, n’ont pas l’héroïsme de leur jeune neveu. Se doutant bien que David n’acceptera jamais une telle exaction, ils décident de l’éloigner Jean, prétextant une irrésistible envie de manger du chevreuil, envoie David chasser dans la montagne : Il trompa ainsi David et l’envoya sur la montagne Afin qu’il ne sût pas qu’on allait payer le tribut. David partit dans la montagne. Pendant ce temps, Vergo et Kozbadine sortirent. Ils rassemblèrent quarante jeunes filles Qu’ils entassèrent dans une grange. Ils rassemblèrent quarante grandes femmes Qu’ils entassèrent dans une autre grange. Ils assemblèrent quarante petites femmes Qu’ils entassèrent aussi dans une grange. (...) Ils emmenèrent des bœufs et des génisses, Ils emmenèrent des taureaux et des vaches Et les enfermèrent dans les étables. (...) Cependant Vergo sortait pour aller mesurer l’or Et emplir les sacs du mélik. 101 Sasna dzrer III 2 23 = trad. Feydit 1964:222.

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De leur côté, les troupes du Missir entraient dans la ville de Sassoun Et se mettaient à voler et à piller, 102 Emportant les femmes et les biens .

Ce passage montre bien les violations du droit de la guerre que commet Mesramélik par l’entremise de son collecteur d’impôts. Livré entièrement à sa démesure, il laisse libre cours à sa cupidité et à sa luxure en exigeant à la fois un impôt énorme et humiliant puisqu’il implique la fourniture d’esclaves sexuelles pour son harem. De plus, il permet à ses troupes de piller, voler et violer les Sassouniotes sans défense. Ce comportement de soudards criminels ne tarde pas à recevoir le châtiment qu’il mérite. David revient plus tôt que prévu et rencontre sur sa route une malheureuse mère dont la fille figure parmi le lot des captives promises au harem. Elle lui dit leur détresse et David entre dans une rage folle. Il commence par massacrer les hommes de Kozbadine, puis à leur chef en personne : Kozbadine se leva précipitamment pour s’enfuir Mais David se jeta à sa poursuite et le rattrapa. Il lui coupa les lèvres Et lui arracha les dents qu’il lui aligna sur le front. Il tordit la lance de Kozbadine et en fit un collier de chien Qu’il lui passa au cou comme un billot, Puis il emporta Kozbadine, le mit sur son cheval, Lui lia les pieds sous le ventre du cheval et lui dit : « Maintenant, va-t’en porter le bonjour à ton roi et dislui Que c’est David, le fils de Mehèr, qui t’a fait cela Et qu’il n’y revienne plus, à emmener les femmes et les filles du Sassoun ! La maison du Sassoun n’est pas encore détruite

102 Sasna dzrer III 5 3 = trad. Feydit 1964:273-274.

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Pour que vous veniez nous réclamer impôts et tri103 buts » .

Le retour de Kozbadine au Missir est tout sauf triomphal ! Quand il voit son lieutenant ainsi mutilé, Mesramélik, au comble de la fureur, rassemble aussitôt une vaste armée pour aller ravager le Sassoun et en finir avec David. Sa nature profonde de Guerrier Impie se manifeste une nouvelle fois par son refus obstiné d’écouter les conseils des êtres de bon sens qui l’entourent et qui ne se gênent pas pour lui rappeler rudement ses torts et lui démontrer que la guerre qu’il veut déclencher, ne reposant sur aucun casus belli légitime, est une guerre sacrilège qu’il ne peut espérer gagner : il repousse d’abord sa mère Ismil Khatoun qui propose sa médiation pour ramener la paix, puis il injurie les sages qui condamnent son entreprise. Il n’est plus que haine et fureur : Le mélik fit le tour de la ville, Rassembla tous les hommes sages Et leur exposa la question. La plupart n’étaient pas partisans des représailles Et il y en avait beaucoup pour lui dire : « Mélik, Quel mal David te fait-il en réalité ? Il restait bien sagement chez lui Et c’est toi qui as été dévaster son pays. Et c’est toi encore qui ne veux pas rester tranquille ! » (...) Le mélik se retourna contre les hommes sages, Cria et tempêta en leur disant : « Je vais au Sassoun. Je le détruirai. J’en ferai disparaître la terre et l’eau et tous les habitants. Je démolirai et j’emporterai tout. Je ferai une nouvelle ville à côté de Missir. Que le nom de Sassoun disparaisse de la surface de la 104 Terre » .

103 Sasna dzrer III 5 5 = trad. Feydit 1964:278-279. 104 Sasna dzrer III 5 10 = trad. Feydit 1964:284-285.

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De même qu’il rejette les conseils des hommes, Mesramélik rejette également les avertissements du ciel. Alors qu’il se met en marche pour attaquer David, le monde divin lui envoie le diptyque de présages de mort pour l’inviter une dernière fois à se repentir. Il prend la forme de trois rêves faits par sa mère et qui synthétisent ses deux volets : les manifestations anormales des forces de la nature et le présage du cheval. Cette nuit-là, Ismil Khatoun eut trois songes. Quand son sommeil fut parti, elle se leva, Alla s’asseoir au chevet de son fils et lui dit : « Mélik, mon fils, je te le redis encore une fois : Ne va pas te battre contre David. Cette nuit j’ai eu un songe : L’astre du Missir s’était obscurci, il s’était éclipsé Et l’astre du Sassoun était lumineux et resplendissant. Puis j’ai eu un autre songe : Notre cheval du Missir s’enfuyait au grand galop Et le cheval du Sassoun le suivait de près. Et j’ai eu un troisième songe : La terre du Sassoun était ensoleillée, claire et chaude, Tandis que la terre du Missir n’était que nuées et ténèbres. Il y avait du brouillard et il pleuvait. Le torrent grossit, son eau se transforma en sang Et il se mit à charrier des cadavres. Crois-moi, ne va pas attaquer David. Prête l’oreille à mes paroles ». Le mélik lui répondit : « Tais-toi, hypocrite ! Pour toi tu dors, hein ? Et pour moi tu as des songes ! 105 J’irai attaquer le Sassoun » .

En refusant d’entendre les avertissements du ciel, Mesramélik se condamne et va à la rencontre de son destin tragique. Puisqu’il persiste dans son projet de guerre impie, dépourvu de toute cause juste, la providence divine l’abandonne et le livre aux coups de David, le champion du bon droit.

105 Sasna dzrer III 6 2 = trad. Feydit 1964:288. Cf. Der MelkonianMinassian 1972:178.

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Seul face à l’armée du Missir, David, armé de l’Épée Fulgurante de son père et chevauchant le merveilleux cheval de celuici, le Poulain Djalali, véritable Pégase de l’épopée arménienne, capable de voler et doué de voix humaine, apporte le carnage 106 dans ses rangs . Mesramélik est contraint d’affronter son demifrère en un duel décisif. Il lui assène trois coups de sa formidable massue mais David est invulnérable et Mesramélik, qui n’ignore rien de sa force surhumaine, prend peur et court se cacher dans une fosse : Et le mélik entra dans la fosse. On amena quarante peaux de buffles et on les étendit dessus. On plaça dessus quarante meules de pierre 107

Et on recouvrit

les pierres d’une couverture .

Cette attitude constitue une exception notoire à la conduite des autres Guerriers Impies des épopées indo-européennes qui tous, en un ultime défi aux dieux, acceptent héroïquement leur destin et se refusent à fuir, même s’ils se savent perdus. Ici, Mesramélik connaît la mort d’un lâche car sa ruse honteuse ne le soustrait pas aux coups de son ennemi : (David) cria de toutes ses forces : 106 L’étalon de David, Poulain Djalali, prévient lui aussi son maître d’un piège mortel tendu par Mesramélik mais qui se révèlera bien sûr vain (Sasna dzrer III 6 14 = trad. Feydit 1964:309) et, lui aussi, a versé des pleurs pour son maître... mais c’étaient des larmes de joie quand il l’a reconnu comme un héros digne de son père (Sasna dzrer III 6 7 = trad. Feydit 1964:295) : sur ces inversions, cf. Meulder 1993b:273-276. 107 Sasna dzrer III 6 17 = trad. Feydit 1964:315.

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« Holà, petite vierge de Marouthas ! Holà, croix des batailles qui te trouves sur mon bras droit ! » Et, tout en criant, il frappa de l’Épée Fulgurante. Il pourfendit les quarante meules de pierre. Il pourfendit les quarante peaux de buffles. Il pourfendit ce monstre de mélik du Missir. L’épée entra par le front et ressortit par les pieds (...) 108

mourut le mélik du Missir .

108 Sasna dzrer III 6 17 = trad. Feydit 1964:317.

Ainsi

VI. Deux impies grecs inattendus

VI.1 Achille Il peut paraître sacrilège de présenter ici Achille, le plus grand héros - avec Héraclès - de la tradition grecque, comme un Guerrier Impie. Pourtant, le recoupement de l’Iliade et de la suite qu’en a donnée Quintus de Smyrne laisse reconnaître, selon nous, que ce héros a fait l’objet d’une double lecture de la 109 part des mythographes grecs . Tout en lui conservant son aspect héroïque de surhomme, ils mettent clairement en relief sa démesure, son mépris du droit et du sacré, jusqu’à en défier les lois les plus élémentaires. On peut ainsi reconnaître que son premier crime, mettant en relief sa démesure foncière, tisse en fait, avec les péchés de première et de troisième fonctions commis juste avant par 110 Agamemnon , toute la trame de l’Iliade. Agamemnon, contraint par Apollon de libérer sans rançon Chryséis, fille du prêtre de ce dieu, décide, pour se venger de cette humiliation et des propos peu amènes que lui a adressés Achille, d’enlever à ce dernier sa part d’honneur, l’autre belle captive Briséis. Furieux, Achille jure qu’il ne se battra plus jamais pour lui. Jusque-là, il est dans son droit : Agamemnon l’a outragé de la manière la plus injuste et il n’a plus aucune raison de poursuivre une lutte qui, après tout, n’est pas la sienne - les Troyens ne lui ont fait aucun tort - mais il dépasse les bornes et il se laisse aller à une démesure criminelle en sup109 Blaive 1996:49-66. 110Le dossier des péchés fonctionnels d’Agamemnon a été développé dans Blaive – Sterckx 1988.

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pliant en plus sa mère Thétis de demander à Zeus qu’il octroie la victoire aux Troyens pour qu’Agamemnon et les Grecs, épouvantés, se jettent à ses pieds pour le conjurer de reprendre le combat : À toi donc, si tu peux, de venir en aide à ton vaillant fils. Va vers l’Olympe et supplie Zeus, si aussi bien tu as jadis par parole ou par acte servi ses désirs. Dans le palais de mon père, souvent je t’ai ouï t’en glorifier. Tu disais comment, seule entre les immortels, tu avais du Cronide à la nuée noire écarté le désastre outrageux. C’était au temps où les dieux de l’Olympe prétendaient tous l’enchaîner, Héra et Poséidon et Pallas Athéna. Mais toi, tu vins à lui. Tu sus, toi déesse, le soustraire à ses chaînes. Vite tu mandas sur les cimes de l’Olympe l’être aux cent bras que les dieux nomment Briarée et les mortels Egéon et qui, pour la force, surpasse son père même. Il vint s’asseoir à côté du Cronide dans l’orgueil de sa gloire. Les bienheureux, à sa vue, prirent peur et plus ne fut question de chaînes. Rappelle-lui tout cela aujourd’hui en t’asseyant à ses côtés, en pressant ses genoux. Ne daignera-t-il pas porter aide aux Troyens et acculer à leurs poupes, à la mer, les Achéens décimés afin qu’ils jouissent tous de leur roi et que le fils d’Atrée lui-même, le puissant prince Agamemnon, comprenne enfin ce que fut sa folie le jour où il a refusé 111 tout égard au plus brave des Achéens .

Pour se venger d’un homme, ce vœu impie condamne froidement l’armée grecque à la destruction. Exaucé, les Achéens sont refoulés et assiégés dans leur camp par Hector et les Troyens. À la nuit, lors d’un conseil de guerre, le vieux et sage Nestor conjure Agamemnon de faire la paix avec Achille en reconnaissant ses torts envers lui afin de le ramener au combat. Agamemnon y consent, en des termes qui ne manquent pas de grandeur :

111 Homère, Iliás I 393-410 = Mazon et al. 1937-1938:I 18-19.

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Ah, vieillard, tu n’as pas menti en énumérant mes erreurs. Ces erreurs, je ne les nie pas. Il vaut à lui seul plus de cent guerriers, celui que Zeus dans son cœur a pris en affection comme il l’a fait pour l’homme à qui il vient de rendre hommage en défaisant l’armée des Achéens. Mais, si j’ai commis des erreurs pour avoir obéi à des pensées funestes, j’en veux faire amende honorable et, pour cela, offrir une immense rançon. Devant vous tous ici, j’énumérerai mes illustres présents : sept trépieds encore ignorants de la flamme, avec dix talents d’or, vingt bassins resplendissants, douze chevaux solides, taillés pour la victoire, dont les pieds ont déjà triomphé au concours. Il aurait bonne part de butin, il pourrait s’acquérir un or précieux, l’homme qui obtiendrait seulement les prix que m’ont valus ces coursiers aux sabots massifs ! Je lui donnerai encore sept femmes habiles aux travaux impeccables : ce sont des Lesbiennes que, au jour où lui-même conquit la belle ville de Lesbos, j’avais choisies pour moi parce qu’elles surpassaient en beauté tout leur sexe. Je les lui donnerai et, avec elles, il trouvera celle que, à l’époque, je lui ai ravie, la fille de Brisès, et je jurerai un grand serment que jamais je ne suis entré dans son lit ni ne me suis uni à elle comme il est normal entre les humains, hommes et femmes. Tout cela, il l’aura sur l’heure. En outre, si les dieux nous donnent de ravager la vaste cité de Priam, qu’il se présente à l’heure où se fera notre partage entre Achéens : qu’il charge alors sa nef d’or et de bronze à foison et qu’en plus il choisisse vingt Troyennes à son gré, les plus belles qui soient après Hélène l’Argienne. Enfin, si nous devons un jour rentrer à Argos d’Achaïe, mamelle de la Terre, qu’il y soit mon gendre et je l’honorerai à l’égal d’Oreste qu’on élève pour moi, tendrement choyé au sein d’une ample opulence. Je possède trois filles en mon manoir solide : Chrysothémis, Laodice et Iphianassa. Eh bien, qu’il emmène celle qu’il voudra dans la demeure de Pélée et sans m’offrir de présents. Je les doterai, moi, de cadeaux à foison, tels que l’homme n’en a encore doté sa fille, et je lui donnerai aussi sept de mes bonnes villes : Cardamyle, Enope,

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Hiré et ses herbages, Phères la divine, Athéia aux grasses prairies, ainsi que la belle Epia et Pédase avec ses vignobles. Toutes sont proches de la mer au bout du territoire de la Pylos des sables. Des hommes y habitent, riches en moutons et riches en bœufs, qui l’honoreront d’offrandes comme un dieu et, sous son sceptre, lui paieront des droits fructueux. Voilà ce que, pour lui, je 112 suis prêt à faire s’il renonce à son courroux .

À lire cette liste de présents, tous plus somptueux les uns que les autres, n’importe quel autre céderait et renoncerait à sa fureur devant cette réparation d’honneur. C’est du moins l’avis unanime de Nestor et des autres chefs achéens : on délègue donc comme ambassadeurs au Péléide ses deux plus chers amis après Patrocle, Ajax et Ulysse, pour lui porter les propositions d’Agamemnon mais Achille repousse tous les présents de l’Atride avec dédain et tient un langage révoltant de cynisme implacable : Divin fils de Laërte, industrieux Ulysse, je dois vous signifier brutalement la chose comme j’entends la faire, comme elle se fera. De la sorte, vous n’aurez pas à roucouler l’un après l’autre assis à mes côtés. Celui-là m’est en horreur, à l’égal des portes d’Hadès, qui dans son cœur cache une chose et sur les lèvres en a une autre. Je dirai, moi, ce qu’il me semble qu’il faut dire. Eh bien, je ne crois pas qu’Agamemnon, le fils d’Atrée, jamais arrive à me convaincre, pas davantage les autres Danaens (...). Demain, un sacrifice une fois fait à Zeus et à tous les dieux, mes nefs, une fois tirées à la mer et chargées, tu pourras voir, si tu le veux et si la chose t’intéresse, mes nefs voguant au petit jour sur l’Hellespont poissonneux et, dans chacune, des hommes ardents à la nage. Et si l’illustre ébranleur de la terre nous accorde bonne traversée, trois jours après je puis être dans la Phtie fertile. J’ai laissé là des biens en nombre lorsque, pour mon malheur, je suis venu ici. J’y joindrai l’or, le bronze 112 Homère, Iliás IX 115-158 = Mazon et al. 1937-1938:II 56-57.

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rouge, les captives à la belle ceinture, le fer gris que d’ici j’emporte et que le sort m’a mis en mains. Je ne parle pas de ma part d’honneur : celui qui me l’avait donnée, pour m’outrager me l’a reprise, le roi Agamemnon, le fils d’Atrée. À celui-là, dis tout ouvertement comme je te l’ordonne afin que, à leur tour, les Achéens lui montrent quelque humeur s’il compte encore jouer un autre Danaen. Il est toujours vêtu d’effronterie mais, pour impudent qu’il soit, il n’oserait me regarder en face. Je ne l’aiderai, moi, de mon conseil ni de mon bras. Il m’a trop berné, offensé. Il ne me jouera pas une fois de plus avec des mots (...). Ses présents me font horreur. De lui je fais cas comme d’un fétu. M’offrît-il dix fois, vingt fois tout ce qu’il possède à cette heure et ce qui peut lui revenir (...), m’offrît-il même des biens aussi nombreux que tous les grains qui sont de sable ou de poussière, non, même alors Agamemnon ne saurait convaincre mon cœur avant d’avoir entièrement payé l’affront dont 113 souffre mon âme .

Épouvanté par la dureté de ces paroles, le vieux Phénix, son précepteur, tente un ultime effort pour faire revenir Achille sur sa décision. En vain. Ajax, comprenant que toute discussion est impossible, éclate en violents reproches contre le Péléide : Ah l’homme sans pitié ! On accepte pourtant du meurtrier d’un frère une compensation. On en accepte même d’un enfant mort et de cette façon chacun reste dans son bourg puisqu’il a largement payé, l’autre retient son âme et son cœur superbe puisqu’il a reçu sa compensation. Toi, c’est un courroux sans fin et méchant que les dieux t’ont mis au cœur et pour une fille, une seule ! Alors qu’aujourd’hui nous t’en offrons sept, parfaites 114 entre toutes, et bien d’autres choses en plus .

113 Homère, Iliás IX 308-316, 358-382, 387 = Mazon et al. 1937-1938:II 6366. 114 Homère, Iliás IX 632-637 = Mazon et al. 1937-1938:II 76.

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Le lendemain, lorsque le combat reprend, c’est un désastre pour les Grecs. Ils parviennent bien d’abord à repousser les Troyens mais Agamemnon est blessé, puis Diomède, Ulysse, Machaon, Eurypyle... La contre-attaque menée par Hector et Sarpédon balaie tout sur son passage. Les Achéens en déroute se replient dans leur camp. Hector fait immédiatement donner l’assaut : Sarpédon, le chef des Lyciens et son principal allié, fait s’écrouler une partie du rempart, Hector enfonce les portes, les Troyens submergent les défenseurs. Il faut que Héra et Poséidon viennent au secours des Achéens : l’un en galvanisant leur volonté de résistance, l’autre en trompant son époux Zeus pour l’empêcher de soutenir les Troyens. Ajax ayant blessé Hector, les Troyens reculent, décontenancés par la mise hors de combat de leur chef, mais bientôt Zeus, furieux d’avoir été joué par Héra, force Poséidon à abandonner les Achéens et envoie Apollon guérir Hector et épouvanter les Grecs. Hector atteint la nef de Protésilas défendue par Ajax, brise la pique de celui-ci d’un coup de glaive et met le feu à la nef. Voyant cela, Patrocle court à la tente d’Achille et le supplie de reprendre le combat ou au moins de le laisser aller au secours des Grecs avec les Myrmidons : Cœur sans pitié ! Non, je le vois, tu n’as pas eu pour père Pélée, le bon meneur de chars, ni pour mère Thétis : c’est la mer aux flot pers qui t’a donné le jour, ce sont des rocs abrupts puisque ton cœur est si féroce. Si tu songes au fond de ton cœur à échapper à quelque avis divin que ton auguste mère t’a fait savoir au nom de Zeus, envoie-moi alors, moi, et sans retard. Et pour me suivre, donne-moi la troupe de tes Myrmidons : je serais 115 peut-être la lueur du salut pour les Achéens .

À contrecœur, Achille se laisse finalement convaincre. Patrocle, revêtu de ses armes, fait une sortie et les Troyens, croyant qu’Achille reprend le combat, s’enfuient en désordre.

115 Homère, Iliás XVI 34-42 = Mazon et al. 1937-1938:III 100.

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Patrocle tue Sarpédon et culbute les Troyens jusqu’aux portes de leur ville mais là Hector met fin à ses exploits en l’abattant. Dès qu’il apprend la mort de son ami, l’attitude d’Achille change. Passant d’un extrême à l’autre son souhait criminel de voir les Achéens massacrés passe à une frénésie d’extermination des Troyens. Son désir de venger Patrocle révèle une autre face de son caractère : une cruauté féroce qui l’amène à manifester ouvertement son mépris du sacré et à bafouer les règles les plus élémentaires de l’humanité. Un premier exemple de son mépris des dieux se manifeste lorsqu’il massacre les Troyens sur les rives du Scamandre : il souille ses eaux de tant de cadavres que le dieu-fleuve se dresse contre lui et l’apostrophe : Achille, tu l’emportes sur tous les humains par ta force mais aussi par tes méfaits (...). Si le fils de Cronos t’accorde d’anéantir tous les Troyens, du moins chasseles loin de moi dans la plaine avant de te livrer à ces atrocités. Mes aimables ondes déjà sont pleines de cadavres et je ne puis plus déverser mon flot à la mer divine, tant les morts l’encombrent. Toi, tu vas toujours tuant, exterminant. Cette fois, fini ! Tu me fais horreur, 116 commandeur de guerriers !

Pour toute réponse, Achille déclare qu’il ne cessera pas son massacre et, joignant le geste à la parole, saute dans le fleuve. Le Scamandre, furieux, essaie de le noyer mais n’y parvient pas. Un deuxième exemple de la démesure d’Achille apparaît lorsqu’Apollon, pour sauver les Troyens en déroute et leur permettre de rallier leur ville, entraîne, sous les traits du héros Agénor, Achille à sa poursuite et ne s’arrête que lorsque les Troyens ont pu se réfugier derrière leurs remparts. Il se fait alors reconnaître mais Achille, exaspéré d’avoir été ainsi joué, éclate en imprécations contre lui et n’hésite pas à le menacer :

116 Homère, Iliás XXI 214-222 = Mazon et al. 1937-1938:IV 53-54.

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Tu m’as joué, préservateur, le plus exécrable des dieux, en m’éloignant des murs pour me mener ici. Bien d’autres guerriers, sans cela, auraient mordu la poussière avant d’atteindre Ilion mais tu m’as voulu ravir une grande gloire en sauvant les Troyens sans risque puisque tu ne redoutes aucun châtiment à venir. Ah ! Je te châtierais bien, moi, si seulement j’en avais les 117 moyens !

Si les Troyens peuvent regagner Ilion, Hector, lui, reste pour affronter Achille car il sent que le duel décisif entre eux doit avoir lieu tôt ou tard et il est décidé à en finir. En dépit des supplications de son père Priam qui pressent le pire, il fait front. D’abord pourtant épouvanté par l’aspect terrible du Grec, il se reprend d’autant mieux qu’Athéna l’y pousse perfidement. Le langage qu’il tient alors met en relief sa grandeur d’âme et sa loyauté : Je ne veux plus te fuir, fils de Pélée. C’est fini. Si j’ai fait trois fois en courant le tour de la grande ville d’Ilion au lieu d’oser attendre ton attaque, cette fois en revanche mon cœur me pousse à t’affronter. Je t’aurai ou tu m’auras. Allons, prenons ici les dieux pour garants : ils seront les meilleurs témoins et gardiens de nos accords. Je ne songe pas, pour ma part, à t’infliger de monstrueux outrages si Zeus m’octroie de tenir et d’arracher ta vie mais au contraire, quand j’aurai pris tes armes illustres, j’entends rendre ton corps, Achille, 118 aux Achéens. Fais donc, toi, de même .

Au contraire, Achille refuse avec mépris cette généreuse proposition et engage le combat. Hector se rend compte qu’Athéna l’a trompé en prenant la forme de son frère Déiphobe et en feignant de l’assister, et que dès lors son trépas est imminent : de fait, blessé mortellement par Achille, il s’écroule dans la poussière et agonise sur le sol. Achille le raille cruellement

117 Homère, Iliás XXII 15-21 = Mazon et al. 1937-1938:IV 73-74. 118 Homère, Iliás XXII 250-260 = Mazon et al. 1937-1938:IV 83.

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et, laissant libre cours à son inhumaine cruauté, il lui révèle le traitement dégradant qu’il réserve à son cadavre : « Tu croyais peut-être, en dépouillant Patrocle, qu’il ne t’en coûterait rien. Tu n’avais cure de moi : j’étais si loin. Pauvre sot ! Mais à l’écart, près des nefs creuses, un défenseur bien plus brave était resté en arrière : moi. Moi qui viens de te rompre les genoux et les chiens et les oiseaux te mettront en pièces outrageusement tandis qu’à lui les Achéens rendront les honneurs funèbres ». D’une voix défaillante, Hector au casque étincelant répond : « Je t’en supplie par ta vie, par tes genoux, par tes parents, ne laisse pas les chiens me dévorer près de nefs achéennes. Accepte bronze et or à ta suffisance, accepte les présents que t’offriront mon père et ma digne mère, rends-leur mon corps à ramener chez moi afin que les Troyens et les femmes des Troyens au mort que je serai donnent sa part de feu ». Achille aux pieds rapides vers lui lève un œil sombre et dit : « Non, chien, ne me supplie ni par mes genoux ni par mes parents. Aussi vrai que je voudrais voir ma colère et mon cœur m’induire à couper ton corps pour le dévorer tout cru après ce que tu m’as fait, nul n’écartera les chiens de ta tête, quand même on m’amènerait, on me pèserait ici vingt fois ta rançon (...). Non, quoi qu’on fasse, ta digne mère ne te placera pas sur un lit funèbre pour pleurer celui qu’elle a mis au monde et les 119 chiens, les oiseaux te dévoreront tout entier » .

Ce dialogue fait irrésistiblement penser à celui entre Rāvaṇa et le roi Anaranya expirant dans le Rāmayaṇa. Là, le Guerrier Impie de l’épopée indienne ne ménage pas non plus les moqueries insultantes à l’adresse de son malheureux adversaire ni la 120 vantardise de sa propre invincibilité mais Achille franchit un degré supplémentaire en avouant des pensées d’anthropophagie et sa volonté de voir le corps d’Hector dévoré par les bêtes.

119 Homère, Iliás XXII 330-355 = Mazon et al. 1937-1938:IV 86-87. 120 Cf. supra.

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Comme le veut le mythème, Achille reçoit des dieux des présages funestes l’avertissant que leur patience est à bout mais il les repousse tous avec dédain. Le plus important d’entre eux lui a été donné par son cheval. Lorsque, revêtu des armes que Héphaïstos a forgées pour lui, il est monté sur son char pour reprendre le combat, il a demandé à ses deux chevaux immortels, Balios et Xanthe, de le ramener sain et sauf mais... De dessous le joug, Xanthe, coursier aux jarrets frémissants, lui répond (...). La déesse Héra vient à l’instant de le douer de voix humaine : « Oui, sans doute encore une fois, puissant Achille, nous te ramènerons mais le jour fatal est proche pour toi (...). Nous saurions, nous, à la course aller de front avec le souffle de Zéphyr, le plus vite des vents dit-on, mais ton destin à toi est d’être 121 dompté de force par un dieu et par un homme » .

Le fait que ce soit Héra, la principale protectrice d’Achille, qui confère exceptionnellement la parole à Xanthe pour prédire au Péléide que sa fin est inéluctable s’il reprend le combat signifie que les dieux qui habituellement le soutiennent ne pourront en aucun cas le soustraire à son destin et à son châtiment. Certes, Achille sait déjà qu’il ne reviendra pas vivant de Troie sa mère Thétis le lui a prédit - mais il y a deux façons pour lui de succomber : en héros irréprochable ou en impie subissant le juste courroux des dieux outragés par sa cruauté et sa démesure sacrilège. Un deuxième avertissement prophétique lui est donné par 122 Hector mourant : Oui, je n’ai qu’à te voir pour te connaître. Je ne pouvais te persuader : un cœur de fer est en toi. Prends garde seulement que je ne sois pour toi le sujet du courroux céleste le jour où Pâris et Phébus Apollon, tout brave

121 Homère, Iliás XIX 404-418 = Mazon et al. 1937-1938:IV 18-19. 122 Ici encore, le parallèle avec le Rāmayaṇa est frappant : Anaranya expirant prédit pareillement la fin de son vainqueur en train de le railler et de l’insulter (cf. supra).

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que tu es, te donneront la mort devant les portes 123 Scées...

Le troisième avertissement de l’imminence de sa fin est donné à Achille lors de son duel avec Memnon, le roi des 124 Éthiopiens . Pour la première et dernière fois de son existence, il rencontre un adversaire à sa mesure sans aucune aide divine. Alors que face à Hector il était aidé par Athéna qui avait pris l’apparence de Déiphobe pour duper le Troyen et le pousser à la mort, cette fois Zeus interdit expressément tout soutien : le destin seul doit choisir le vainqueur, c’est-à-dire que l’éventualité d’une victoire de Memnon n’est pas exclue. Comme Achille, Memnon est le fils d’une déesse, Eos, et, comme lui, il possède des armes forgées par Héphaïstos : il ne cède pas sous ses coups, réussit le grand exploit de le blesser au bras et de le contraindre à se battre à l’épée et au corps à corps. La balance du destin bascule néanmoins en faveur d’Achille qui remporte encore une fois la victoire mais l’absence de secours de ses divinités protectrices devrait lui faire comprendre que les Parques l’attendent et que son châtiment est imminent. Achille n’en a cure. Le lendemain, il repart à l’assaut des Troyens et les met en déroute jusqu’aux portes Scées. Il est près alors de pénétrer dans Troie en entraînant les Grecs à sa suite et d’être ainsi à la base de la chute de la ville, ce que le destin lui refuse absolument. Apollon descend de l’Olympe pour l’arrêter et lui donner un ultime avertissement : Achille le défie et scelle définitivement son destin : « Arrière, Péléide ! Laisse les Troyens. Le destin te refuse désormais de faire fondre sur l’ennemi les Trépas maudits. Ou crains qu’à ton tour quelque immortel ne vienne de l’Olympe te mettre à mal ».

123 Homère, Iliás XXII 356-361 = Mazon et al. 1937-1938:IV 87. 124 Quintus de Smyrne, Hoì met’Hóme:ron lógoi II 390-546 = Vian 19631969:I 70-76.

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Il dit mais Achille ne tremble point à la voix surnaturelle du dieu car déjà les Trépas inexorables planent sur lui. Il n’a pas d’égards pour la divinité et, de toute sa force, il lui crie bien en face : « Phébus, pourquoi donc m’inciter contre mon désir à combattre les dieux en accordant ton aide aux arrogants Troyens ? Naguère déjà, tu m’as écarté de la mêlée, tu t’es joué de moi le jour où tu sauvas de la mort une première fois cet Hector dont les Troyens chantaient si haut la louange en leur ville. Arrière donc ! Va-t-en loin d’ici rejoindre les bienheureux dans leur demeure ou crains que je ne te frappe, tout immortel que tu es ». À ces mots, il s’éloigne du dieu et marche sur les Troyens qui continuaient à fuir pêle-mêle aux abords de la ville mais, tandis qu’il leur donne la chasse, Phébus, la rage au cœur, se dit à lui-même : « Le malheureux ! Comme le délire gagne son âme ! Eh bien soit. Désormais personne, pas même le Cronide, ne souffrira qu’avec une pareille démence il se rebelle contre les dieux ». Il dit et disparaît parmi les nuages. Dans son manteau de brume, il décoche une flèche amère qui va d’un seul trait blesser Achille à la cheville. La douleur pénètre le 125 héros jusqu’au fond du cœur : il tombe à la renverse .

VI.2 Bellérophon Il a aussi été récemment suggéré que les mythes concernant le héros - ou demi-dieu - Bellérophon pourraient conserver des traces du mythème du Guerrier Impie126. De fait, comme Achille, Bellérophon a pu être directement 127 comparé au Guerrier Impie irlandais Cúchulainn et il apparaît

125 Quintus de Smyrne, Hoì met’Hóme:ron lógoi III 40-63 = Vian 19631969:I 97-98. 126 Meulder 2009:304n.2.

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nettement comme tombant dans une démesure impie qui le conduit à sa fin, non sans que son cheval n’ait dénoncé ultimement sa fatale présomption. Avant cette dernière, Bellérophon accumule les fautes, 128 s’inscrivant ainsi dans un autre mythème indo-européen , celui 129 des trois péchés du Guerrier . L’Iliade signale ainsi significativement trois de ses faits d’armes qui constituent chacun un péché contre l’une des trois fonctions idéologiques indoeuropéennes : La Chimère invincible... était de race non point humaine mais divine : lion par-devant, serpent par-derrière et chèvre au milieu, son souffle avait l’effroyable jaillissement d’une flamme flamboyante. Il sut la tuer pourtant, en s’assurant aux présages des dieux. Il eut ensuite à se battre contre les fameux Solymes et ce fut, pensa-til, le plus rude combat dans lequel il fut jamais engagé parmi les hommes. En troisième lieu, il massacra les 130 Amazones, guerrières égales de l’homme...

Bellérophon tue ainsi la Chimère, être divin dont le meurtre est une atteinte à la première fonction ; il détruit les Solymes, meilleurs guerriers lyciens, ce qui est une atteinte à la deuxième ; il massacre les Amazones qui, pour avoir renié leur rôle féminin, n’en sont pas moins des femmes et commet là une 131 atteinte à la troisième . Le massacre des Amazones n’inclut apparemment pas de péché contre la vertu des femmes mais il se pourrait bien que ce thème affleure encore dans l’accusation portée contre Belléro127 Sur celui-ci, cf. infra. Pour les comparaisons entre Cúchulainn et Achille d’une part, Cúchulainn et Bellérophon de l’autre, voir Sergent 1999-2004:I 99-200, 203-227. 128 Sur ce mythème : Dumézil 1985:69-131 ; Blaive 1995a:91-101 ; Meulder 2004. 129 Tourraix 2000:129-135. 130 Homère, Iliás VI 178-195 = Mazon et al. 1937-1938:I 160. 131 Tourraix 2000:132-134.

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phon par Antée, l’épouse de Prœtos, son père de pagerie, même si ces accusations sont présentées comme fausses et euphémi132 sées en ce qu’il est convenu d’appeler le « motif Putiphar » : La femme de Prœtos, la divine Antée, avait conçu un désir furieux de s’unir à (Bellérophon) dans des amours furtives et, comme elle n’arrivait point à toucher Bellérophon, le brave aux sages pensées, elle dit au sage Prœtos : « Je te voue à la mort, Prœtos, si tu ne tues pas Bellérophon qui voulait s’unir d’amour à moi malgré 133 moi »...

L’impiété de Bellérophon culmine enfin lorsqu’il se met en tête de s’en prendre aux demeures mêmes des dieux. Face à une telle démesure, son cheval Pégase - celui-là même dont il comptait profiter des ailes - renâcle et, comme il s’obstine, finit par le 134 faire choir : Le cheval ailé Pégase renversa, quand il voulut aller jusqu’aux demeures du ciel et pénétrer le conseil de 135 Zeus, son maître Bellérophon ... Alors qu’il prétendait voler jusqu’au ciel et qu’il n’en était plus loin, on dit qu’il regarda vers la terre et, pris de frayeur, tomba et y périt. On croit par contre que son 136 cheval continua à voler et fut catastérisé par Jupiter...

132 Sur ce motif : Lévi-Strauss 1964-1971:IV 454-463, 474-475 ; Sergent 1988. 133 Homère, Iliás VI 152-206 = Mazon 1937-1938 et al.:I 159-161. Cf. Kirk 1990:.179-186 134 La mort d’Achille est pareillement associée à une blessure au pied et l’Irlandais Cúchulainn aussi est blessé au pied lorsque le cheval de flèche de son bige renâcle avant sa chute finale (cf. infra). 135 Pindare, Isthmioníka VII 44-47 = Race 1997:II 200. Cf. Tourraix 2000:129-130. 136 Hygin, De astronomia II 18 = Viré 1992:57. Cf. Pindare, Olumpioníkai XIII 91-93 = Race 1997:I 84. Pour des représentations figurées de la mort de Bellérophon : Lochin 1994 :1 229 N°241-242, 2 171 N°241ac.

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Bellérophon s’écrase alors sur la terre : aveugle et boiteux , il erre alors en Cilicie et meurt misérablement : Du jour où Bellérophon eut encouru à son tour la haine de tous les dieux et où il allait seul, errant par la plaine Aléienne, rongeant son cœur et fuyant la route des 138 hommes...

137 Aristophane, Eiré:ne: 146-148, Akhárne:s 426-429 = Coulon et al. 2002:29 ; Euripide, Bellerophónte:s fgm.12 = Jouan – Van Looy 19982003 :II 28 ; etc. Ces atteintes aux yeux et au pied, comparables à celles qui frappent ultimement Œdipe (cf. Brelich 1958:244-246) caractérisent spécifiquement des pêcheurs contre la vertu des femmes (cf. Ferenczi 1913 ; Esser 1961 ; Devereux 1973 ; Pucci 1979 ; Vernant 1982:30 ; Sterckx 2005:147154). 138 Homère, Iliás VI 200-205 = Mazon et al. 1937-1938:I 160. Cf. Hygin, Fabulae LVII = Marshall 1993:60-61.

VII. Romans impies ou dénoncés comme tels Les Romains ont peu gardé ouvertement de leur mythologie originelle. Ils en ont évhémérisé une grande partie en pseudohistoire et adopté en grande partie la mythologie grecque classique dans un grand mouvement syncrétiste à partir du troisième siècle avant notre ère. Leur héritage propre ne s’est toutefois pas entièrement perdu et il apparaît ainsi que le mythème indo-européen du Guerrier Impie s’est suffisamment perpétué dans leurs mémoires pour qu’il puisse régulièrement servir de poncif littéraire pour noircir telles ou telles figures, essentiellement historiques ou politiques, dont on voulait assurer la condamnation.

VII.1 Mézence La plus ancienne, dans l’ordre chronologique, est celle de Mézence, l’adversaire irréductible du demi-dieu auquel Rome faisait légendairement remonter son histoire : le pieux Enée, l’un 139 des survivants du sac de Troie . L’impiété de cet Étrusque est manifeste : Virgile insiste sur son dédain vis-à-vis des dieux Le premier qui marche aux combats, terrible, issu des rivages tyrrhéniens, est le contempteur des dieux Mé140 zence... 141

et ses attitudes sacrilèges

tout comme son sadisme meurtrier

139 Blaive 1990, 1992. Sur le personnage de Mézence en général : Thome 1979. 140 Virgile, Aeneis VII 647-648 = Perret 1977-1980:II 107.

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Te raconterai-je ses monstrueuses tueries ? Ses actes sauvages de tyran ? Que les dieux les fassent retomber sur lui et sur sa race ! Il allait jusqu’à lier des vivants à des corps morts, mains contre mains, bouche contre bouche, et ces suppliciés d’un nouveau genre, ruisselants de sanie et de sang corrompu, dans ce misérable 142 accouplement mouraient lentement...

et de nombreux auteurs répètent cette condamnation. La punition de son impiété ne manque pas de suivre son cours : comme de règle pour de tels impies, son cheval la lui annonce et son trépas, sans repentir, s’ensuit irrévocablement : (Mézence) ordonne qu’on lui apporte son cheval : c’était sa joie, sa consolation ; avec lui il était sorti vainqueur de tous les combats. La bête était triste... (Elle) se cabre tout droit, frappe l’air de ses sabots, désarçonne son cavalier et, tombant sur lui la tête en avant, l’embarrasse et, l’épaule démise, l’accable de son poids... Enée accourt et, tirant son épée du fourreau, dit, penché sur lui : « Où est maintenant Mézence et sa sauvage violence ? » Le Tyrrhénien lève les yeux en l’air, retrouve le ciel et reprend ses esprits : « Ennemi amer, pourquoi ces injures... ? » Ayant ainsi parlé, il reçoit dans la gorge l’épée attendue et il rend l’âme avec un flot de 143 sang qui baigne ses armes .

141 Il ose exiger le premier moût des Rutules alors qu’il revient en fait à Jupiter : Ovide, Fasti IV 879-888 = Schilling 1993:II 36 ; Macrobe, Saturnalia III 5 10 = Willis 1994:175-176; Pline l’Ancien, Naturalis historia XIV 14 88 = André 1958:53. Cf. Dumézil 1975:92-93. Selon Meulder 2003b, Mézence serait en outre originellement un dieu jupitérien étrusco-messapien en guerre avec le champion représentant le Jupiter romain. 142 Virgile, Aeneis VIII 483-488 = Perret 1977-1980:137. 143 Virgile, Aeneis X 858-860, 891-908 = Perret 1977-1980:III 77.

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VII.2 Flaminius Si la figure de Mézence est mythique, le même discrédit est jeté sur la mémoire honnie de Gaius Flaminius Népos, consul désigné responsable, en 217 avant notre ère, d’un désastre histo144 rique près du lac Trasimène, à l’ouest de Pérouse . En 218, Hannibal tient son pari insensé : envahir l’Italie à partir de l’Ibérie, fief de sa famille, en passant par les cols des Alpes. Le consul L. Cornélius Scipion n’a pas pu lui interdire le passage du Rhône et, tentant de lui couper la route à la sortie des cols, il est à nouveau battu et obligé de se replier, tandis que les Gaulois Boïens et Insubres se révoltent contre Rome et se joignent aux Puniques. L’autre consul, Sempronius Gallus rejoint Scipion et, contre l’avis de celui-ci, attaque Hannibal sur les bords de la Trébie mais y tombe dans un piège et voit ses légions mises en déroute. Ce sont alors les consuls désignés qui doivent prendre les choses en main, à commencer par Flaminius dont l’échec cuisant est présenté sous les sombres couleurs du destin promis au Guerrier Impie mythique. Il faut dire que Flaminius est alors le chef incontesté du parti des populares et que, en 232, il a fait voter une loi qui ordonne la fondation de colonies au profit du peuple sur des terres enlevées aux Gaulois Sénons, ce qui lui a valu l’hostilité déclarée des sénateurs et, à leur suite, des grands historiens de Rome, tous de sensibilité aristocratique, en particulier Tite-Live et Polybe. Ce dernier qualifie sa loi Flaminienne de démagogique et de début de la corruption populaire à Rome et il condamne sans appel cet homme « avide de popularité et démagogue ac145 compli » , suivi en cela par toute la tradition historiographique gréco-romaine.

144 Blaive 1996:121-126. 145 Polybe, Historíai II 21 7-9 = Pédech 1970:62 , III 80 = de Foucault 1971:111.

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La pire impiété reprochée à Flaminius est d’avoir, lors de son premier consulat en 223, bafoué les dieux en partant en guerre sans prendre les auspices et sans célébrer les Féries Latines, deux actes que tout bon consul se doit d’accomplir afin que sa magistrature soit sanctifiée par les dieux. En s’en abstenant, Flaminius a rompu la pax deorum et privé son consulat de l’homologation divine et mis en péril la sécurité religieuse de Rome. Persuadé que les dieux ne pardonneraient pas un tel outrage, le sénat avait alors décidé de rappeler Flaminius pour le sommer d’offrir réparation. Il lui avait en plus interdit de livrer bataille, autrement dit l’avait littéralement relevé de son commandement. Sans tenir aucun compte de ces mandements sénatoriaux ni de l’opposition formelle de son collègue, Flamnius n’en avait pas moins attaqué les Gaulois et il avait remporté la victoire 146 malgré une position stratégique périlleuse pour ses légions . Ce succès avait alors renforcé sa haine du sénat et son mépris des dieux. Après l’éclatement de la Deuxième Guerre punique, les défaites du Tessin et de la Trébie le font à nouveau porter au consulat et en charge de la résistance face à Hannibal. Bien que médiocre capitaine, il s’obstine alors à n’en faire qu’à sa tête au mépris de tous les avis, même les plus judicieux tels ceux de Fabius Maximus. Il attire ainsi sans rémission le châtiment des dieux. Hannibal donne de fait libre cours à ses audaces stratégiques. Comme Flaminius et ses troupes lui coupent la route d’Arrétium, il tourne leurs positions en conduisant son armée au travers des marais de l’Arno. Furieux d’avoir été joué, Flaminius se lance à sa poursuite, d’autant plus imprudemment qu’Hannibal se plait à l’enrager en ravageant la campagne partout où il passe, puis lui offre le combat sur le terrain qu’il a soigneusement choisi : le lac Trasimène, véritable piège naturel 146 Plutarque, Fabius Maximus II 3 = Flacelière et al. 1958-1983:III 71.

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car fermé à une de ses extrémités par une série de collines que le Carthaginois a fait occuper par ses troupes. Flaminius se jette tête baissée dans le traquenard, sans égard pour le diptyque de présages que les dieux lui envoient en guise d’ultime avertissement. Rien n’y manque : ni les manifestations zoologiques anormales Le lac de Trasimène fut le troisième coup de foudre d’Han-nibal contre Flaminius, commandant en chef... Et nous ne pouvons pas nous plaindre des dieux : l’imminence du désastre avait été annoncée à un chef téméraire par des essaims fixés sur les enseignes, des 147 aigles refusant d’avancer...

ni surtout le présage du cheval : Puis (Flaminius) ordonna aux tribuns militaires d’emmener l’armée et lui-même sauta sur son cheval qui, sans cause apparente, se mit à trembler de tous ses 148 membres et s’effaroucha tellement qu’il le renversa .

Insensible à toutes les mises en garde, Flaminius s’enferre dans son impiété : (Flaminius) avait levé le camp et conduisait les légions contre Hannibal dans la direction d’Arrétium quand son cheval et lui-même s’abattirent brusquement et sans cause devant la statue de Jupiter Stator. Il ne voulut pas avoir égard à ce signe malgré les experts qui le considéraient comme interdisant d’engager le combat. On prit les auspices par le procédé du tripudium et l’augure observant les poulets déclara qu’il fallait ajourner la bataille. Flaminius leur demanda alors ce qu’il fallait faire si même plus tard les poulets refusaient la nourriture et, quand l’augure eut répondu qu’il fallait attendre encore, le consul s’exclama : « Le belle chose en vérité que ces auspices ! Si les poulets ont faim, on peut marcher ; s’ils sont rassasiés, rien à faire... » Après quoi, il donna 147 Florus, Epitome I 22 = Jal 1967-1968:I 52. 148 Plutarque, Fabius Maximus III 1 = Flacelière et al. 1958-1983:III 71.

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l’ordre d’enlever les enseignes et de le suivre. Alors le porte-enseigne du premier manipule se trouva dans l’impossibilité de retirer la sienne du sol, même avec le concours de plusieurs autres légionnaires. On rapporta le fait à Flaminius qui, toujours animé du même esprit, n’en tint nul compte. Trois heures après, l’armée était 149 taillée en pièces et lui-même était tué ...

Il subit alors le sort de tous les Impies. À l’aube du 21 juin 217, l’armée romaine s’engage dans la passe conduisant au lac. Les Carthaginois attendent patiemment qu’elle soit suffisamment engagée et, favorisés par un épais brouillard, attaquent soudain de toutes les hauteurs les légionnaires interloqués : Du côté de Flaminius, devant une apparition aussi inattendue, la situation était confuse par suite du brouillard. et, les ennemis dévalant et tombant d’une position dominante de mille endroits à la fois, les centurions et les tribuns ne pouvaient non seulement apporter les secours nécessaires mais ils ne savaient même pas ce qui se passait. En tête, en queue et sur les côtés, les ennemis tombaient sur eux si bien que le plus grand nombre d’entre eux furent taillés en pièces dans l’ordre de marche sans pouvoir se défendre et, pour ainsi dire, livrés par avance 150 à l’ennemi par la sottise de leur chef .

L’armée romaine est broyée. Quinze mille hommes restent sur le champ de bataille, dont, bien entendu, l’impie Flaminius tué non sans avoir combattu vaillamment jusqu’au bout.

VII.3 Pléminius En 205, au cours de la Deuxième Guerre punique, Scipion l’Africain reprend la ville de Locres aux Carthaginois et la con-

149 Cicéron, De diuinatione I 35 77-78 = Falconer 1923:306-308. Cf. Meulder 1999b:318-324 (dont nous suivons la traduction). 150 Polybe, Historíai III 84 = de Foucault 1971:III 137.

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fie à un légat Quintus Pléminius qui s’y illustre sinistrement en 151 y accumulant les pires exactions . Sa conduite s’avère telle que Tite-Live le dépeint sous des couleurs telles qu’elles ont suggéré l’hypothèse qu’elles au152 raient été modelées par le mythème du Guerrier Impie . 153 S’il n’y est fait mention d’aucun des présages canoniques , il est bien fait mention du péché contre la vertu des femmes (Pléminius et ses soudards) volent, pillent, frappent, blessent, tuent, déshonorent les femmes, les jeunes 154 filles...

l’impiété à l’égard des dieux Dans leur rapacité, les soldats (de Pléminius) allèrent jus-qu’à piller les objets du culte. Pas plus que les autres temples, ils ne respectèrent le trésor de Proserpine sur lequel personne, à part Pyrrhus (II), n’avait osé porter la 155 main...

ni celle à l’encontre des hommes quand Pléminius refuse une sépulture aux cadavres des tribuns qu’il a fait exécuter - dans 156 des raffinements de tortures - pour s’être révoltés contre lui . C’est la divinité elle-même qui le perd en l’enfonçant dans la folie et sa dénonciation par les Locriens entraîne son arrestation, son emprisonnement et sa mort dans une dernière tentative d’impiété majeure, l’incendie de Rome :

151 Grosso 1952. 152 Meulder 2009. 153 Si la source de Tite-Live est bien ici L. Cælius Antipater, cet annaliste, particulièrement intéressé par les rêves, mentionnait peut-être un présage onirique (Meulder 2009:312n.101). 154 Tite-Live, Ab Vrbe condita XXIX 17 10-20 = François 1994:38-40. 155 Tite-Live, Ab Vrbe condita XXIX 18 1-4 = François 1994:40 ; ValèreMaxime, Facta et dicta memorabilia I 1 21 = Combès 1995-1997:I 109-110 Il s’agit en fait ici de la Perséphone grecque (Sourvinou-Inwood 1978). 156 Tite-Live, Ab Vrbe condita XXIX 18 10-14 = François 1994:41-42. Cf. Meulder 2009:297.

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Pléminius avait essayé, après avoir soudoyé des complices, de mettre le feu à plusieurs endroits de la Ville lors des jeux votifs que Scipion donna quand il fut consul pour la seconde fois, comptant sur l’occasion pour briser les portes de sa prison et s’échapper, mais ce projet criminel fut découvert et Pléminius transféré au Tul157 lianum sur ordre du sénat . Il succomba avant le procès, en prison, à une terrible 158 maladie .

VII.4 Sylla Lucius Cornélius Sylla se présente comme l’une des figures les plus ambiguës et les plus fascinantes de l’histoire romaine : les historiens ne cessent pas de s’interroger sur l’énigme que pose son abdication soudaine et sa retraite volontaire dans l’obscurité de la vie privée. La thèse classique, remontant à Theodor Mommsen, soutient qu’il n’a eu pour but que la restauration de l’oligarchie « sans le concours des oligarques et même malgré eux » et que, une fois la tâche accomplie et les populares écrasés, il a remis tout simplement ses pouvoirs exceptionnels de dictateur au sénat afin que ce dernier pût rétablir 159 l’ordre constitutionnel . Une autre thèse remonte à Jérôme Carcopino et prétend que, loin d’avoir été le champion de la cause oligarchique, Sylla n’aurait été que le prédécesseur de César sur le chemin du pouvoir personnel mais aurait mal choisi son camp en liant son sort à celui des optimates ceux-là l’auraient laissé détruire le parti

157 Tite-Live, Ab Vrbe condita XXIX 22 10 = François 1994:51-52. 158 Valère Maxime, Facta et dicta memorabilia I 1 21 = Combès 19951997:I 109. Meulder 2009:301 rapproche éventuellement cette fin de celle de Sylla, autre Guerrier Impie (cf. infra). 159 Mommsen 1985:I 949-976.

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adverse, puis, n’ayant plus besoin de lui, l’auraient forcé à 160 l’abdication . Les historiens modernes se partagent entre les deux thèses 161 sans pouvoir résoudra le problème de manière définitive et cette perplexité n’est que le reflet de celle des historiens antiques. Eux aussi ont considéré Sylla et ses mobiles psychologiques profonds comme une énigme ; eux aussi ont été stupéfaits par son abdication soudaine. Ce qui intéresse ici est le fait que certains d’entre eux l’ont dépeint sous les traits mythiques du Guerrier Impie, ainsi qu’il 162 apparaît à travers le témoignage de Plutarque . Comme d’autres impies, Sylla attaque simultanément les trois fonctions de l’idéologie indo-européenne : il est à la fois un débauché, un chef sanguinaire, un tyran et un sacrilège. La liste de ses forfaitures est accablante. Ses agressions contre la troisième fonction regroupent deux catégories de crimes. La débauche tout d’abord : Plutarque décrit ses orgies et ses amours homosexuelles avec un comédien parallèles à sa liaison avec une riche hétaïre dont il ne rougit pas 163 de recueillir l’héritage ; la pire désinvolture à l’encontre du mariage ensuite : non seulement il recourt pour lui-même au mariage « utilitaire » mais, devenu dictateur, il s’arroge le pouvoir de faire et de défaire les mariages à son gré. Il force ainsi Pompée à répudier son épouse Antistia pour lui faire épouser 164 Æmilia, fille d’un premier lit de sa propre épouse Métella . Ses crimes de deuxième fonction comprennent sa cruauté envers les Athéniens après la prise de leur ville en 86 avant 165 notre ère et surtout la guerre impie par excellence aux yeux 160 Carcopino 1942. 161 Voir en dernier lieu Hinard 1985 ; Keaveney 2005. 162 Blaive 1988. 163 Plutarque, Súlla II 3-7 = Flacelière et al. 1958-1983:VI 231-232. 164 Plutarque, Súlla XXXIII 1-6 = Flacelière et al. 1958-1983:VI 279-280. 165 Plutarque, Súlla XIV 5 = Flacelière et al. 1958-1983:VI 251.

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des Romains : la guerre civile . En 82, après la bataille de la Porte Colline qui assure son succès, il fait massacrer impitoyablement les survivants de l’armée lucano-samnite de Pontius Télésinus tandis que lui-même discourt imperturbablement de167 vant le sénat . Enfin, ses trop fameuses proscriptions donnent toute la mesure de son inhumanité et de son cynisme, condamnant à mort tous ceux qui secouraient les proscrits et n’hésitant pas à proclamer qu’il proscrirait tous ceux dont il se souvenait et qu’il proscrirait plus tard ceux dont il avait perdu le souve168 nir . Ses crimes à l’encontre de la première fonction dépassent encore les autres en gravité. En ordonnant les proscriptions, il commet une forfaiture impardonnable envers le droit romain, si soucieux de la défense 169 des citoyens . Il abolit tout bonnement les procédures régissant la peine de mort, condamnant des centaines de Romains sans leur laisser le recours consacré de la prouocatio ad populum qui réservait jusque-là le prononcé des peines capitales aux seules 170 comices centuriates . Sa dictature elle-même est inconstitutionnelle. Par l’intermédiaire du princeps senatus L. Valérius Flaccus, il s’est bien fait attribuer le titre de dictator legibus scribendis et rei publicae constituendae mais il ne peut jamais excéder six mois et il 171 ne comporte jamais le pouvoir constituant . Cette fois, sous le couvert du respect des institutions, il instaure en réalité une véritable tyrannie légale. En outre, il se fait voter l’impunité pour tous ses actes passés et le droit de mettre à mort, de con-

166 Cf. Jal 1963. 167 Plutarque, Súlla XXX 3-5 = Flacelière et al. 1958-1983:VI 276. 168 Plutarque, Súlla XXXI 1-8 = Flacelière et al. 1958-1983:VI 276-277. 169 Cicéron, Pro Ligario IV 12 = Lob 1952:.71 170 Cf. Mommsen 1985:I 321-322. 171 Homo 1970:41.

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fisquer, de fonder des colonies et même de donner la royauté à 172 qui il lui plairait de la donner ! Il y ajoute le sacrilège religieux. Ayant besoin de beaucoup d’argent pour soutenir sa guerre contre le roi du Pont, il pille sans vergogne les sanctuaires les plus prestigieux de la Grèce : il confisque les trésors des temples d’Epidaure, d’Olympie et de Delphes. Là, le Phocidien Caphis, qu’il a chargé de s’emparer de tout ce qu’il pourrait trouver, s’épouvante de cette mission impie et verse des flots de larmes en présence des Amphictyons. Pour essayer de fléchir Sylla, il lui écrit que l’on a entendu sonner la cithare d’Apollon dans le temple : Sylla lui répondit par un sarcasme : il s’étonnait que Caphis ne comprît pas que faire de la musique était un signe de joie et non de colère et il lui ordonnait de prendre hardiment puisque le dieu était enchanté de don173 ner...

Par cette attitude, Sylla se montre égal à lui-même : n’avaitil pas déjà, en 88, osé lancer ses légions sur Rome, franchir l’enceinte sacrée du pomerium la torche à la main et jeter sur la 174 Ville, en un geste de coupable impiété, l’incendie et la mort ? Mais Sylla n’est qu’un Guerrier Impie inachevé : loin de mal finir, il meurt paisiblement dans son lit. Sauf que les anti-syllaniens ont imaginé pour lui une variante à la mort violente annoncée par un cheval ominal : ils ont donné à la maladie qui finit par l’emporter un caractère répugnant et ignominieux. Il mit beaucoup de temps à s’apercevoir qu’il avait un abcès purulent à l’intestin dont l’infection gagna toute sa chair et la changea en vermine. Plusieurs personnes étaient occupées nuit et jour à ôter les parasites mais ce qu’elles enlevaient n’était rien auprès de l’invasion 172 Plutarque, Súlla XXXIII 1-6 = Flacelière et al. 1958-1983:VI 279-280. Cf. Cicéron, De lege agraria III 5 = Freese 1930:488. 173 Plutarque, Súlla XII 5-8 = Flacelière et al. 1958-1983:VI 247-248. 174 Plutarque, Súlla IX 10-13 = Flacelière et al. 1958-1983:VI 243-244.

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nouvelle : tous ses vêtements, sa baignoire et sa nourriture étaient infestés de ce flux de poux, tant ils pullulaient ! Plusieurs fois par jour il entrait dans l’eau pour se laver et se nettoyer mais c’était là peine inutile : la pourriture le gagnait de vitesse et la prolifération de la 175 vermine résistait à tout lavage .

Cette affreuse maladie ne dure pas longtemps : l’abcès crève et 176 Sylla est emporté en une nuit . Depuis J. Carcopino, il a été reconnu qu’il y a là pure affabulation. L’affreux mal pédiculaire, tel qu’il est décrit, n’a existé que dans l’imagination maligne des auteurs anciens qui en frappent volontiers les cibles de leur médisance haineuse, tels 177 Sylla ou Eunous, le chef des esclaves révoltés en Sicile . Ainsi, même imparfaite, la présentation de Sylla sous les traits d’un « impie inachevé » a abouti à la falsification de toute une partie de sa biographie.

VII.5 Catilina En 63, Lucius Sergius Catilina ourdit une puissante conspiration pour renverser l’ordre établi et s’emparer du pouvoir. C’est alors le maître orateur Cicéron qui organise la mise en échec et la répression de cette tentative, notamment par ses virulentes Catilinaires et il a pu être suggéré que, sans toutefois y mentionner sa qualité du guerrier ni aucun des présages habituels, ces diatribes pourraient être partiellement colorées par le my178 thème indo-européen ...

VII.6 Crassus

175 Plutarque, Súlla XXXVI 3-4 = Flacelière et al. 1958-1983:VI 283. 176 Plutarque, Súlla XXXVII 4-6 = Flacelière et al. 1958-1983:VI 284. 177 Carcopino 1942:214-216. Cf. Schamp 1991 ; Bondeson 1998. 178 Meulder 2010

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L’histoire du désastre de Carrhes où, le 9 juin 53 avant notre ère, les légions romaines de Syrie sont écrasées par les Parthes et où leur chef, le proconsul Marcus Licinius Crassus trouve la mort, donne une illustration typique de l’utilisation par les Romains du mythème du Guerrier Impie pour expliquer une 179 défaite particulièrement cuisante : Tandis que, par l’entremise de César, il consommait la défaite des Gaulois au nord, le peuple romain reçut à l’est une grave blessure de la part des Parthes. Et nous ne pouvons pas nous plaindre de la Fortune : notre désastre ne saurait avoir de consolation. Alors que les dieux et les hommes lui étaient contraires, le consul Crassus, qui convoitait l’or des Parthes, fut puni de sa cupidité par le massacre de onze légions et la perte de sa 180 propre vie. Le tribun de la plèbe Métellus avait voué le général, dès le départ de celui-ci, aux Furies destinées 181 à venger l’ennemi .

Plutarque rend compte de ce désastre en des termes qui suivent exactement le scénario le plus canonique du mythème. Selon lui, le plus grand des crimes de Crassus, celui qui conditionne et entraîne tous les autres, est la démesure sacrilège qu’il affiche après avoir obtenu le proconsulat de Syrie : D’autre part, à voir la joie de Crassus dès que son lot lui fut échu, il était évident qu’il estimait son bonheur présent comme supérieur à tous ceux qu’il avait jamais connus. C’est au point qu’il se contenait à grand-peine devant des étrangers et en public mais qu’avec ses familiers il se répandait en propos vains et puérils qui ne convenaient ni à son âge ni à son caractère, lui qui, au cours de sa vie, ne s’était jusque-là jamais montré vantard ni fanfaron. Alors, exalté et aveuglé au plus haut point, ce n’était pas la Syrie ni le pays des Parthes qu’il assignait pour bornes à ses succès mais, voulant montrer 179 Blaive 1996:67-78, 1998:67-94, 2002. Pour des analyses concordantes : Desnier 1995:55-60 ; Meulder 1995. 180 En fait Atéius. 181 Florus, Epitome I 46 = Jal 1967-1968:I 106.

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que les exploits de Lucullus contre Tigrane et ceux de Pompée contre Mithridate n’étaient que jeux d’enfants, il s’avançait en espérance jusqu’à la Bactriane, l’Inde et la mer Extérieure. Il est vrai que la loi votée sur les provinces ne faisait pas mention d’une guerre parthique mais tout le monde savait que Crassus était possédé par cette idée... Cependant, le tribun du peuple Atéius voulait s’opposer à son départ et beaucoup de gens se joignaient à lui, mécontents qu’on allât faire la guerre à des peuples qui n’a-vaient aucun tort envers Rome et 182 auxquels on était lié par des traités .

Outre sa soif d’or qui l’a aussi poussé à courtiser la vestale Licinia, en une impiété à la fois majeure contre la religion et contre la vertu féminine En avançant en âge, il fut accusé d’entretenir des relations coupables avec Licinia, une des vestales, et Licinia 183 fut poursuivie en justice par un certain Plotius...

la vanité démesurée de Crassus le fait donc, sans aucune cause juste, entrer en guerre contre un peuple en paix avec Rome. Seuls les comices centuriates auraient d’ailleurs été en droit de 184 déclarer cette guerre de sorte que Crassus viole à la fois le 185 droit moral et le droit constitutionnel . Conscient que le proconsul met en péril l’ordre cosmique défendu par les dieux, le tribun Atéius Capiton tente en vain de l’arrêter, jusqu’à le vouer aux Furies et aux divinités du Styx et annoncer par là l’issue fatale qui l’attend : Mais Atéius, se portant à la rencontre de Crassus, l’arrêta d’abord de la voix et lui défendit au nom des dieux d’avancer, puis il ordonna à son acolyte de mettre la main sur lui et de le retenir. Cependant, d’autres tribuns s’y opposèrent et l’acolyte dut relâcher Crassus. Alors Atéius prit les devants et courut vers la porte, où 182 Plutarque, Krássos XVI 1-4 = Flacellière et al. 1954-1983:VII 225. 183 Plutarque, Krássos I 4-5 = Flacellière et al. 1954-1983:VII 204. 184 Homo 1970:43. 185 Blaive 1998:73-87.

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il dressa un foyer ardent, puis, lorsque Crassus fut arrivé là, il y fit des fumigations et des libations et enfin proféra des imprécations terribles et épouvantables par elles-mêmes en invoquant par leurs noms, pour accomplir ces imprécations, des divinités étrangères et redoutables. Les Romains affirment que ces imprécations antiques et mystérieuses ont une telle efficacité qu’aucun 186 de ceux qui en sont l’objet n’y peut échapper .

Sans ne guère s’en embarrasser, Crassus poursuit ses projets, non sans accumuler les impiétés. Il pille ainsi sans vergogne les temples des dieux : On lui reproche ensuite ses occupations en Syrie, plus financières que militaires car il ne faisait pas de revue ni de dénombrement des armes et il n’organisait pas de concours gymniques mais il supputait les ressources des villes et passa de longs jours à inventorier, au poids ou à la balance, les trésors de la déesse de Hiérapolis ainsi qu’à dresser des rôles de recrutement des troupes pour les peuples et les dynastes, puis à exempter du service 187 ceux qui lui offraient de l’argent... . Crassus, allant faire la guerre aux Parthes, passa par la Judée et prit dans le temple de Jérusalem non seulement les deux mille talents auxquels Pompée n’avait pas voulu toucher mais tout l’or qu’il y trouva, qui montait à huit mille talents. Il prit aussi une poutre d’or massif qui pesait trois cents mines, dont chaque mine pèse deux 188 livres et demie .

Les dieux ne manquent pas dès lors d’envoyer de sinistres présages de défaite et de mort, de plus en plus évidents : Un premier présage lui vint de la déesse (d’Hiérapolis)... : en sortant de son sanctuaire, le jeune 186 Plutarque, Krássos XVI 6-8 = Flacellière et al. 1954-1983: VII 226. Cf. Bayet 1971:353-365 ; Blaive 2002:128-130. 187 Plutarque, Krássos XVII 9 = Flacellière et al. 1954-1983:VII 227-228. La déesse d’Hiérapolis est Atargatis (van Berg 1972). 188 Flavius Josèphe, Ioudaikè: arkheología XIV 105-109 = Marcus 1942:502-504 (trad. Nikiprowetzki).

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Crassus glissa le premier devant la porte et son père 189 tomba sur lui ... Pendant que Crassus faisait passer le fleuve à son armée à Zeugma, de nombreux coups de tonnerre firent un fracas prodigieux, de nombreux éclairs éblouissaient les soldats et une rafale d’orage chargée de foudre s’abattit juste sur le pont qu’elle brisa et fracassa sur une grande longueur. L’endroit où Crassus devait camper fut frappé de deux coups de tonnerre. Un des chevaux du général, magnifiquement harnaché, s’em-balla et entraîna l’écuyer qui le montait dans le courant où il disparut avec lui. On dit aussi que, parmi les aigles des légions, la première que l’on éleva en l’air se retourna d’ellemême. En outre, il arriva qu’après le passage du fleuve, comme on distribuait aux soldats leurs rations, on leur donna d’abord des lentilles et de l’orge, ce que les Romains regardent comme des mets funèbres que l’on 190 offre aux morts ...

Le présage du cheval est encore une fois ici le signal majeur et vain du désastre. Crassus rejette toutes les sommations divines Comme il offrait le sacrifice expiatoire d’usage, (Crassus) laissa tomber de ses mains les entrailles des victimes que le devin lui tendait. Voyant les assistants très affectés par cet incident, il dit en souriant : « Voilà bien la vieillesse ! Mais les armes du moins ne s’échapperont 191 pas de mes mains »... On dit que ce jour-là Crassus sortit non point vêtu de pourpre comme c’est l’habitude des généraux romains mais en manteau noir et qu’il en changea dès qu’il s’en aperçut. On dit aussi que les porte-étendards durent 189 Plutarque, Krássos XVII 10 = Flacellière et al. 1954-1983: VII 228. 190 Plutarque, Krássos XIX 4-6 = Flacellière et al. 1954-1983: VII 230. Desnier 1995:110-111 voit dans la crue de l’Euphrate signalée lors de son franchissement par Crassus un présage ordalique comme tous ceux qui sont attachés au célèbre mythème indo-européen du “Feu dans l’Eau”. 191 Plutarque, Krássos XIX 8 = Flacellière et al. 1954-1983:VII 231.

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faire beaucoup d’efforts pour arracher du sol certaines enseignes, comme si elles y étaient profondément fixées. Crassus se moquait de ces présages et pressait la 192 marche...

et est abandonné à son sort. Il tombe dans le piège que lui tend un traître à la solde de général parthe Suréna et il entraîne son armée dans le désert de Mésopotamie, loin de tout ravitaillement. Quand Suréna estime qu’elle est suffisamment épuisée par la chaleur et la soif, il fait volte-face et engage la bataille. Les légions sont massacrées par les flèches des cavaliers parthes qui refusent systématiquement le corps à corps. Crassus luimême ne fait pas preuve du courage héroïque avec lequel le Guerrier Impie mythique accepte finalement sa mort : il tombe sans gloire dans un pugilat lors d’une dernière entrevue avec Suréna Comme Crassus voulait faire venir un cheval, Suréna dit qu’il n’en avait pas besoin et que le roi lui donnait celui-ci. En même temps, on présentait à Crassus un cheval au frein d’or. Les écuyers l’aidèrent à se mettre en selle et le suivirent en frappant l’animal pour hâter sa marche. Alors, Octavius le premier saisit la bride et après lui l’un des tribuns militaires, Pétronius, puis les autres, se plaçant à l’entour, essayèrent d’arrêter le cheval en tirant en arrière ceux qui pressaient Crassus des deux côtés. Il s’ensuivit une bousculade, puis une bagarre accompagnée de coups. Octavius, arrachant à l’un des Barbares son épée, tua l’écuyer mais il fut tué luimême par un autre Parthe. Pétronius, qui n’avait pu se procurer d’arme, fut frappé sur sa cuirasse et se sauva sans être blessé. Quant à Crassus, il fut abattu par un 193 Parthe nommé Exathrès .

192 Plutarque, Krássos XXIII 1-2 = Flacellière et al. 1954-1983: VII 235. 193 Plutarque, Krássos XXXI 4-6 = Flacellière et al. 1954-1983: VII 250251.

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VII.7 César Vu sa gloire et le fait que tous les pouvoirs impériaux postérieurs se sont donnés pour ses successeurs légitimes, on ne s’attend guère à ce que l’historiographie romaine prête à César le caractère peu enviable de Guerrier Impie. Il semble pourtant 194 bien que cela ne lui a pas été épargné . Favori disgracié de l’empereur Néron, Lucain a en effet cherché à se venger en attaquant le régime impérial et sa tyrannie en brossant un portrait très malveillant de son fondateur : César, dans sa fureur belliqueuse, est heureux de ne se frayer une route qu’en répandant le sang, de ce qu’il ne foule pas le sol de l’Hespéride vide d’ennemis, n’envahit pas les champs déserts, ne chemine pas sans profit et enchaîne les guerres aux guerres... Il lui plait moins d’entrer par les portes ouvertes que de les briser, moins de voir les champs foulés sous l’œil résigné du laboureur que de les ravager par le fer et le feu. Il rougit de marcher par un chemin permis et d’avoir l’air d’un 195 citoyen .

Lucain n’est pas le seul à adopter ce ton. Suétone confirme l’impiété de César en exposant sans ambiguïté que, dès le début de la guerre des Gaules, il ne respecte rien et certains de ses crimes de guerre ont été à ce point avérés qu’il a manqué même subir une condamnation officielle dont seul l’enthousiasme de l’opinion publique pour les « exploits » qui les accompagnent l’a immunisé : Depuis, (César) ne négligea aucune occasion de faire la guerre, même en dépit de la justice et du danger, attaquant sans provocation aussi bien des nations alliées que des peuplades ennemies et sauvages, si bien que le Sénat résolut un jour d’envoyer des commissaires enquêter sur la situation des Gaules et que quelques sénateurs proposèrent de le livrer aux ennemis mais, comme 194 Blaive 1996:110-121, 1998:97-130 195 Lucain, Bellum ciuile II 439-446 = Bourgery - Jal 1996-1997:I 51.

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ses entreprises réussissaient, il obtint des supplications plus souvent et pour un plus grand nombre de jours que 196 jamais un autre général . Tanisius dit que, lorsque le sénat décréta des fêtes et des sacrifices pour célébrer cette victoire, Caton émit l’avis qu’il fallait livrer César aux Barbares afin de purifier la Ville de la violation de la trêve et faire retomber la ma197 lédiction sur le coupable .

Ses mœurs privées sont réputées profondément impies : il s’adonne en effet tout autant à l’adultère qu’à l’homosexualité 198 passive , laquelle a toujours été considérée à Rome comme une monstruosité contre nature et décriée comme telle. Or la réputation de César en ce domaine paraît ineffaçable : Sa réputation de sodomite lui vint uniquement de son séjour chez Nicomède mais cela suffit pour le déshonorer à jamais 199.

et il ne manque pas d’y ajouter l’adultère hétérosexuel le plus éhonté : Tout le monde s’accorde à dire qu’il séduisit un grand nombre de femmes d’une illustre naissance... Il ne respecta même pas les femmes des provinciaux... Il eut aussi pour maîtresses des reines, entre autres celle de Maurétanie, Eunoé, femme de Bogud..., mais sa plus 200 grande passion fut pour Cléopâtre...

Qui dit guerrier impie dit volonté démesurée d’atteindre un but sacrilège. Celui de César est clair : le pouvoir suprême.

196 Suétone, De uita Caesarum I 24 3 = Ailloud 1931-1980:I 16. 197 Plutarque, Kaĩsar XXII 1-4 = Flacelière et al. 1958-1983:IX 170-171. Cf. Plutarque, Káto:n LI = Flacelière et al. 1958-1983:X 123-125. Sur cette procédure : Michel 1980. 198 Blaive 1987:175-178. 199 Suétone, De uita Caesarum I 49 = Ailloud 1931-1980:I 34-35. 200 Suétone, De uita Caesarum I 50-52 = Ailloud 1931-1980:I 35-36.

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Certains pensent qu’il fut grisé par l’habitude du commandement et que, après avoir soigneusement pesé ses forces et celles de ses ennemis, il profita d’une occasion pour s’emparer du pouvoir souverain qu’il avait convoité dès sa prime jeunesse... César avait continuellement sur les lèvres deux vers d’Euripide qu’il traduisait luimême de la manière suivante : « S’il faut en effet violer le droit, que ce soit pour régner ; dans les autres cas, 201 respectez la justice » .

Pour cette conquête du pouvoir absolu, César se lance dans le péché absolu aux yeux des Romains : la guerre civile. Il est vrai que ses adversaires, par leurs provocations continuelles, lui permettent de se poser en victime et d’obtenir un dévouement absolu, prêt à tous les sacrifices et à tous les crimes, de la part 202 de ses soldats . Face à de tels hommes, que pouvaient faire Pompée et le sénat avec leurs légions levées à la hâte, mal entraînées et au moral chancelant ? Comprenant l’inutilité de toute résistance en Italie, Pompée et la plus grande partie du sénat évacuent Rome et s’embarquent pour la Grèce à Brindes. César, maître de Rome sans combat, se fait alors nommer dictateur et se prépare à partir pour l’Hispanie afin d’y combattre les légions pompéiennes mais, pour cette expédition, il lui faut de l’argent et ses caisses sont vides ... Qu’importe ! Il se dirige vers le temple de Saturne où se trouve entreposé le trésor national, bien décidé à en forcer les portes et à confisquer l’or qu’elles protègent. Le tribun de la plèbe Métellus tente de lui barrer le passage pour empêcher un tel sacrilège : Arrêtant le pillage, le tribun atteste au vainqueur d’une voix éclatante : « Ces temples ne s’ouvrent que frappés à travers notre flanc et tu n’emporteras, ravisseur, aucun trésor qu’éclaboussé d’un sang sacré ». Ces mots en201 Suétone, De uita Caesarum I 30 = Ailloud 1931-1980:I 22. 202 Lucain, Bellum ciuile I 356-385 = Bourgery – Jal 1996-1997:I 17-18 prête à l’un d’eux un discours témoignant de leur terrifiant état d’esprit à l’aube de la guerre civile.

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flamment chez le vainqueur une ardente colère. « Tu nourris », dit-il, « le vain espoir d’une mort glorieuse. Ta gorge, Métellus, ne souillera pas notre main. Aucun honneur ne te rendra digne de la colère de César. Le temps n’a pas tellement confondu grandeur et petitesse que les lois, si la voix de Métellus devait les sauver, ne préférassent être abolies par César ». Il dit et, comme le tribun ne s’écartait pas encore des portes, une colère plus vive le saisit. Il cherche des yeux les glaives cruels, 203 oubliant qu’il simule la paix .

César révèle ici sa nature profonde d’impie : non seulement il livre au pillage sacrilège le temple de Saturne mais il se permet de menacer un tribun de la plèbe qui réunit précisément en sa personne inviolable le droit et le sacré. Il est par ailleurs coutumier du pillage des temples : En Gaule, il pilla les chapelles et les temples des dieux qui étaient remplis d’offrandes... Au cours de son premier consulat, il déroba au Capitole trois mille livres d’or et les remplaça par un poids égal de bronze doré. Il vendit à prix d’argent alliances et trônes, extorquant ainsi au seul Ptolémée près de six mille talents. Par la suite, c’est à force de rapines et de sacrilèges manifestes qu’il put supporter les charges des guerres civiles, les 204 dépenses de ses triomphes et de ses spectacles .

Après la défaite finale de ses adversaires à Munda, César commet la faute majeure que les dieux ne pourront lui pardonner : il veut coiffer le diadème royal au mépris absolu de toute la tradition historique et religieuse de Rome. Son dédain de la république est éloquent : Certaines paroles qu’il prononçait publiquement, d’après Titus Ampius, ne révélaient pas moins d’impudence. « La république », disait-il, « n’est qu’un vain mot sans consistance ni réalité. Sylla se conduisait comme un écolier quand il abdiqua la dictature. Il faut 203 Lucain, Bellum ciuile III 114-168 = Bourgery – Jal 1996-1997:I 68-71. Cf. Plutarque, César XXXV 6-11 = Flacelière et al. 1958-1983:IX 185-186. 204 Suétone, De uita Caesarum I 54 2-3 = Ailloud 1931-1980:I 38.

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désormais que l’on me parle avec plus de retenue et que 205 l’on tienne mes paroles pour des lois » .

César ajoute à ces propos les pires outrages à l’encontre des sénateurs et des magistrats. Un jour, tout le corps du sénat vient lui conférer les plus grands honneurs et il l’accueille sans se lever de son siège devant le temple de Vénus Génitrix, entendant ainsi signifier aux Romains qu’il est leur maître, un roi auquel ne manque plus que le diadème mais qu’il tente d’obtenir en forçant le destin : À cet affront si cruel, à ce mépris du sénat, il ajouta un trait d’arrogance beaucoup plus grave. Il revenait des Fêtes Latines, salué par le peuple d’acclamations excessives et inouïes, lorsqu’un homme, sortant de la foule, couronna sa statue d’une branche de laurier que nouait par devant une bandelette blanche. Alors, les tribuns de la plèbe Epidius Marullus et Cæsétius Flavus donnèrent l’ordre d’arracher la bandelette blan-che et de conduire l’homme en prison mais César, furieux que cette allusion à la royauté eût obtenu si peu de succès ou, comme il le prétendait alors, qu’on lui eût ravi la gloire de refuser le trône, blâma sévèrement les tribuns et les priva de leur charge. Depuis ce jour, il ne réussit plus à dissiper 206 le soupçon infamant d’avoir prétendu au titre de roi .

C’est là le sacrilège suprême, même si César ne l’ose que d’une manière indirecte en ne laissant couronner que sa statue. La destitution des tribuns qui avaient ordonné d’arracher le diadème prouve bien que l’acte du trublion répondait bien à son plus cher désir. Il repousse une nouvelle fois le diadème en février 44, quand Antoine veut le poser sur sa tête lors des Lupercales, geste trop provocant et qui ne peut pas obtenir plus de succès que le précédent, mais, par contre, il réussit à faire lire dans les Livres Sibyllins que seul un roi peut triompher des Parthes en Orient : 205 Suétone, De uita Caesarum I 77 1-2 = Ailloud 1931-1980:I 52. 206 Suétone, De uita Caesarum I 79 = Ailloud 1931-1980:I 53.

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alors que se prépare une formidable expédition contre eux, cela revient à dire que le sénat se doit de lui décerner le titre royal pour que les armées romaines puissent être victorieuses. Le vote de cette mesure doit de fait intervenir lors de la séance du sénat 207 aux ides de mars... mais les dieux envoient alors à César leur ultime avertissement, leur diptyque coutumier. Ils avaient déjà lancé une première semonce lors du triomphe sur la Gaule : l’essieu de son char s’étant rompu, Cé208 sar avait failli être précipité à terre . Puisqu’il n’en tient aucun compte, les semonces ultimes, dont celle des chevaux, éclatent : Par ailleurs, les prodiges les plus manifestes annoncèrent à César le meurtre qui se préparait. Quelques mois auparavant, comme les colons conduits à Capoue en vertu de la loi Julia démolissaient des tombeaux très anciens pour construire des maisons de campagne et le faisaient avec d’autant plus d’ardeur qu’ils découvraient en les explorant une quantité de vases d’un travail ancien, on trouva dans le sépulcre où, disait-on, était enseveli Capys, le fondateur de Capoue, une tablette en bronze portant une inscription en langue et en caractères grecs, dont voici le sens : « Quand on aura découvert les ossements de Capys, un descendant d’Iule tombera sous les coups de ses proches et bientôt l’Italie expiera sa mort par de terribles désastres »... Les derniers jours, César apprit que les troupes de chevaux que, en franchissant le Rubicon, il avait consacrées au dieu du fleuve et laissées errer sans gardien, se privaient obstinément de nourriture et versaient d’abondantes larmes. De plus, l’haruspice Spurinna l’avertit de prendre garde à un péril qui ne serait pas reculé au-delà des ides de mars.

207 Suétone, De uita Caesarum I 79-80 = Ailloud 1931-1980:I 53-54. 208 Suétone, De uita Caesarum I 37 3 = Ailloud 1931-1980:I 26.

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La veille de ces mêmes ides, un roitelet portant un rameau de laurier volait vers la curie de Pompée lorsque des oiseaux de différentes espèces, quittant les arbres voisins, le poursuivirent et le mirent en pièces dans cette même salle. Durant la nuit qui précéda le meurtre, César lui-même se vit en songe tantôt volant au-dessus des mers, tantôt serrant la main à Jupiter. De son côté, sa femme rêva que le faîte de leur maison s’écroulait et que son mari 209 était percé de coups entre ses bras...

César est ébranlé mais, sermonné par Brutus, l’un des conju210 rés, qui lui reproche de céder à la superstition , son orgueil et son désir de braver les dieux l’emportent et il va à la rencontre de son destin de mort : Tandis qu’il s’asseyait, les conjurés l’entourèrent sous prétexte de lui rendre hommage... S’apercevant alors que de toutes parts on l’attaquait le poignard à la main, il enroula sa toge autour de sa tête tandis que, de sa main gauche, il en faisait tomber les plis jusqu’au bas de ses jambes pour tomber avec plus de décence, le corps voilé jusqu’en bas. Il fut ainsi percé de vingt-trois blessures, n’ayant poussé qu’un gémissement au pre211 mier coup, sans prononcer une parole .

Le scénario du mythème est suivi jusqu’au bout : César meurt avec courage comme la plupart des autres impies rencon212 trés .

209 Suétone, De uita Caesarum I 81 = Ailloud 1931-1980:I 55-57. 210 Pour être grand pontife, César n’en méprise pas moins dédaigneusement les présages des dieux : il s’en moque en proclamant qu’ils seront favorables chaque fois qu’il le voudra (Suétone, De uita Caesarum I 77 2 = Ailloud 1931-1938 :I 52-53). 211 Suétone, De uita Caesarum I 82 = Ailloud 1931-1980:I 57-58. 212 Pour autant, il ne faut pas prendre la “légende noire” de César comme une vérité historique. Il s’y trouve sans doute beaucoup de calomnie : cf. Blaive 1997.

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VII.8 Pansa Dans le déferlement des haines et des rancœurs qui accompagnent la guerre civile pour la succession de César et qui subsistent après son dénouement, le mythème indo-européen apparaît avoir été cyniquement plaqué par le vainqueur, Octavien Au213 guste, sur la mémoire du consul Gaius Vibius Pansa . La seule impiété matérielle qui lui est explicitement imputée dans les textes conservés semble être son départ en guerre avant les Féries Latines, au mépris de la tradition, mais c’est surtout l’accumulation des présages funestes, dont les phénomènes météorologiques et les chevaux ominaux qui attestent la mise en œuvre du schéma mythique : À l’entrée en charge des consuls Aulus Hirtius et Gaius Vibius..., le sénat se réunit... Bien que troublé par l’immi-nence de la guerre et par le grand trouble et le caractère extraordinaire des prodiges... De fait, la foudre tomba à de très nombreuses reprises et certains de ses traits atteignirent même le temple de Jupiter qui se trouve près du temple de la Victoire. Un grand vent se leva qui brisa et dispersa les plaques fixées au temple de Saturne et à celui de Fides et qui abattit et détruisit la statue de Minerve Custos... Quant aux autres Romains, ils étaient troublés par ces présages et aussi parce qu’un violent tremblement de terre s’était produit et qu’un taureau, sacrifié dans le temple de Vesta pour expier ce prodige, se releva après la cérémonie... Une lueur traversa le ciel du levant au couchant et on vit un astre inconnu pendant plusieurs jours. La lumière du Soleil semblait faiblir et s’éteindre, puis alors se montrer sous la forme de trois cercles et l’un d’eux fut entouré d’une couronne ardente d’épis de blé... De nombreux chiens se rassemblaient la nuit par toute la ville et en particulier près de la maison du grand pontife Lépide et poussaient des hurlements. L’Éridan, qui avait fait une crue loin alentour se retira subitement 213 Meulder 1997a.

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et laissa sur le sol une fois sec une multitude de serpents. Des milliers de poissons vinrent s’échouer sur la terre ferme à l’embouchure du Tibre. Une violente épidémie vint en outre s’abattre sur l’Italie presque tout entière... Néanmoins il semblait que l’effroyable ne s’arrêterait pas là, surtout parce que, au cours du sacrifice que Vibius fit pour son entrée en charge le jour des calendes, un de ses licteurs tomba subitement et mourut... Des prodiges, et non des moindres, se produisirent de nouveau, qui concernaient à la fois la Ville et le consul Vibius lui-même. En effet, au cours de la dernière assemblée après laquelle celui-ci quitta Rome pour se lancer dans la guerre, un homme, parce qu’il avait la maladie sacrée, tomba brutalement alors que le consul prononçait un discours et une statue de ce dernier en bronze, érigée dans le vestibule de sa maison, se renversa toute seule le jour et à l’heure où il partit en campagne. Lors des sacrifices préliminaires à la guerre, les haruspices ne purent lire dans les victimes parce qu’il y avait trop de sang et quelqu’un qui apportait au consul une palme en cet instant glissa dans le sang répandu devant lui et, en tombant, ensanglanta la palme... Il en fut de même de la statue de la Mère des dieux qui se trouvait au Palatin - alors qu’auparavant elle regardait vers le levant, elle se tourna d’elle-même vers le couchant et de la statue de Minerve qu’on honorait à Modène où se livra l’essentiel des combats - il s’écoula d’elle beaucoup de sang, puis aussi du lait - et enfin du départ de Rome des consuls effectué avant les Féries Latines : un 214 tel départ n’a jamais été suivi de succès . Une statue équestre du consul Gaius Pansa s’écroula dans sa maison ; un cheval harnaché tomba mort sous ses yeux ; un homme du peuple glissa dans le sang des victimes et présenta à Pansa, sur le départ, une palme souillée de sang ces présages annonçaient sa mort car il

214 Dion Cassius, Rhomaikaì historíai XLV 17, XLVI 33 1-4 = Fromentin – Bertrand 2008:18-20,124.

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fut bientôt blessé mortellement en combattant An215 toine .

N’en ayant tenu aucun compte, Pansa est mortellement blessé au combat et meurt quelques jours plus tard à Bologne : Les deux adversaires résistèrent obstinément avec un égal succès jusqu’au moment où Pansa fut (mortellement) blessé par une javeline de métal et évacué sur Bo216 logne .

VII.9 Scribonianus Le détail des enseignes militaires que l’on n’arrive pas à déplacer, causant l’échec immédiat de la tentative de conquête de l’empire par Lucius Arruntius Scribonianus en 42 : La guerre civile eut pour promoteur (Lucius Arruntius) Furius Camillus Scribonianus, légat de Dalmatie, mais elle fut étouffée en moins de cinq jours : les légions infidèles à leur serment furent en effet ramenées au repentir par une crainte religieuse parce que, au moment où elles reçurent l’ordre de marcher vers leur nouveau général, par suite d’un hasard providentiel il fut impossible de parer l’une des aigles ni d’arracher et de mou217 voir les enseignes...

a suggéré l’hypothèse qu’il aurait pu être emprunté à une dénonciation de ce dernier comme guerrier impie, peut-être par 218 l’empereur Claude Ier lui-même .

215 Julius Obsequens, Ab anno VC DC prodigiorum librer 69 = Schlessinger – Geer 1959:312-314. Sur les divergences entre cet auteur et Dion Cassius : Manuwald 1979:188-189. 216 Appien, Rho:maikè: historía XV 69 282 = Goukovski – Torrens 2010:64. 217 Suétone, De uita Caesarum V 13 4 = Ailloud 1931-1980:II 121-122 Sur cet échec : Voisin 1998:183. 218 Meulder 2009b.

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VII.10 Pætus Sous le règne de Néron, le général Lucius Cæsennius Pætus est envoyé au Proche-Orient pour prêter main-forte à son collègue Corbulon pour soutenir la guerre que lance le roi parthe Vologèse Ier contre Rome et son allié Tigrane VI d’Arménie. Contre les ordres impériaux, il transforme la politique défensive de Corbulon en guerre d’annexion injuste pour éclipser celui219 là . Sa conduite des opérations s’avère catastrophique et la description navrée qu’en donne Tacite l’impute à son impiété foncière en reprenant encore une fois le schéma traditionnel du 220 mythème indo-européen : Il pénètre en Arménie sous de funestes présages. En effet, au passage de l’Euphrate qu’on traversait sur un pont, le cheval qui portait les ornements consulaires prit peur et s’échappa en reculant. De plus, une victime debout près des travaux entrepris pour fortifier les quartiers d’hiver brisa la palissade à moitié terminée et se sauva hors du retranchement. Enfin, les javelots des soldats lancèrent des étincelles, prodige d’autant plus remarquable qu’un ennemi tel le Parthe combat avec 221 des armes de jet .

Malgré cet avertissement majeur donné par son cheval, l’impie Pætus méprise les présages Quoi qu’il en soit, Pætus méprisa ces présages et, sans avoir assez fortifié les quartiers d’hiver ni pourvu en rien aux approvisionnements, il entraîne l’armée au-delà 222 du mont Taurus...

et la sanction d’une telle attitude ne tarde pas : il doit abandonner l’Arménie, le pont qu’il a fait construire sur l’Euphrate sert 219 Cf. Cizek 1982:325-328. 220 Meulder 1993a. 221 Tacite, Annales XV 7 1-2 = Wuilleumier – Hellegouach 1996:IV 140. 222 Tacite, Annales XV 8 1 = Wuilleumier – Hellegouach 1996:IV 140.

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non pas à ses troupes mais à ses ennemis et son armée en re223 traite subit de ombreux outrages ... mais, preuve selon Tacite 224 que les temps néroniens sont un monde à l’envers , tandis que l’admirable Corbulon est exécuté par haine de ses qualités mêmes, la sanction de l’impie incapable n’est pas la mort mais de simples brocards : À son retour, Pætus craignait un traitement sévère : [Néron] se contenta de lui infliger des railleries, lui disant à peu près ceci : il lui pardonnait tout de suite pour éviter qu’un homme aussi prompt à la peur ne tombât 225 malade si son inquiétude se prolongeait .

VII.11 Vitellius Vitellius, phémère et piteux empereur, est à son tour déprécié selon le scénario du mythème dans les pages que lui consacre 226 Suétone . Ses impiétés sont manifestes : on lui impute les assassinats de sa mère - soit qu’il l’ait empoisonnée, soit qu’il l’ait fait 227 228 mourir de faim - et de son propre fils . Il viole le sol sacré de Rome lorsqu’il y pénètre au son de la trompette, vêtu d’un manteau de général et le glaive à la ceinture, entouré d’enseignes et d’étendards, ses compagnons portant des casques mili229 taires et ses soldats tenant leurs armes découvertes …,

s’attaque aux dieux mêmes, pillant leurs biens

223 Tacite, Annales XV = Wuilleumier – Hellegouach 1996:IV 156. Cf. Aubrion 1985:190-191. 224 Meulder 1993a:100. 225 Tacite, Annales XV 25 4 = Wuilleumier – Hellegouach 1996: IV 156. 226 Meulder 2003a. 227 Suétone, De uita Caesqrum VII 3 14 6-7 = Ailloud 1931-1980:IV 42. 228 Suétone, De uita Caesarum VII 3 6 2 = Ailloud 1931-1980: IV 35.

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il a clandestinement fait enlever des temples des offrandes en argent et en or pour leur en substituer 230 d’autres en étain et en laiton ...

et tournant en dérision le bouclier de Minerve qu’il assimile à une assiette à la mesure de sa propre gourmandise, laquelle l’entraîne par ailleurs à se goinfrer des offrandes mêmes se consumant sur les autels Lui- même surpassa encore cette somptuosité en inaugurant un plat qu’il se plaisait à nommer, à cause de ses dimensions extraordinaires, le « bouclier de Minerve »... Même durant un sacrifice..., il ne put jamais se retenir de manger aussitôt, sur place devant l’autel, les entrailles et les pains de froment qu’il arrachait 231 presque du feu...

Entré à Rome, cet impie se fait élire souverain pontife et cela 232 le jour anniversaire néfaste de la défaite de l’Allia . Enfin, pour comble, il fait mettre le feu au temple de Jupiter Capitolin afin de faire périr traîtreusement le frère de son concurrent Vespasien, Flavius Sabinus : Battu ou trahi de toute part, [Vitellius] se fait garantir la vie sauve et cent millions de sesterces par Flavius Sabinus, le frère de Vespasien. Aussitôt après, il vient sur le perron du Palatium proclamer devant une foule de soldats qu’il abdiquait l’empire dont il s’était chargé à contrecœur mais, comme tous protestent en criant, il remet sa décision et laisse passer la nuit, puis, dès le point du jour, vêtu misérablement, il descend vers la tribune aux harangues et là, au milieu d’un flot de larmes, il fait la même déclaration mais en la lisant. Les soldats et le peuple se récriant de nouveau en l’exhortant à ne point se laisser abattre et en lui promettant à qui mieux mieux 229 Suétone, De uita Caesarum VII 3 11 1 = Ailloud 1931-1980: IV 39. Cf. Fear 1995. 230 Suétone, De uita Caesarum VII 3 5 2 = Ailloud 1931-1980: IV 35. 231 Suétone, De uita Caesarum VII 3 13 4-6 = Ailloud 1931-1980:IV 40. 232 Suétone, De uita Caesarum VII 3 11 2 = Ailloud 1931-1980: IV 39. Cf. Scheid 1984:181-189.

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de le soutenir, il reprend courage et, profitant que Sabinus et les autres partisans des Flaviens sont désormais sans crainte, il les fait soudainement attaquer et refouler dans le Capitole où on les étouffe en incendiant le 233 temple de Jupiter Très Bon Très Grand. .

Les présages funestes préviennent de son dernier sort funeste et cela dès sa naissance, au point que son père prit grand soin d’empêcher que l’on [lui] confiât aucune province de son vivant et que sa mère, quand il fut envoyé aux armées, puis salué empereur, le 234 pleura aussitôt comme s’il était perdu .

D’autres ne manquent pas, dont celui manifesté par ses chevaux : Apprenant tout de suite après le meurtre de Galba, il mit ordre aux affaires de Germanie et répartit ses troupes en deux armées dont l’une prendrait les devants pour combattre Othon et l’autre serait conduite par lui-même. La première armée reçut un heureux présage : tout à coup en effet, un aigle venu de droite vola dans sa direction et, après avoir décrit un cercle autour des enseignes, précéda légèrement les troupes quand elles se furent mises en route. Au contraire, lorsqu’il partit lui-même, les statues équestres qu’on lui dressait en beaucoup d’endroits s’abattirent toutes à la fois, leurs jambes s’étant brisées subitement, et la couronne de laurier dont il avait très pieusement entouré sa tête tomba dans un cours d’eau. Plus tard, alors qu’il rendait la justice à Vienne, un coq se percha sur son épaule et ensuite sur sa tête. Or les événements répondirent à ces présages car ses lieutenants lui assurèrent l’empire mais lui235 même fut incapable de le garder .

233 Suétone, De uita Caesarum VII 3 15 4-5 = Ailloud 1931-1980:IV 42-43. 234 Suétone, De uita Caesarum VII 3 3 4 = Ailloud 1931-1980: IV 34. 235 Suétone, De uita Caesarum VII 3 9 1 = Ailloud 1931-1980: IV 37. Plus loin, Suètone révèle le présage du coq comme l’annonce de la défaite de Vitellius des œuvres d’Antonius Primus, Gaulois de Toulouse - et les mots “Gaulois” et “coq” sont homonymes en latin -, lequel avait été surnommé Bec

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Vitellius méprise bien sûr tous ces présages. À peine salué empereur par les troupes de Germanie, il revient à son quartier général où la salle à manger prend aussitôt feu et comme tous les soldats se montraient bouleversés et tourmentés par ce présage qu’ils considéraient comme funeste, il dit : « Ayez confiance ! C’est un feu de joie 236 pour nous ! » et il ne leur fit pas d’autre harangue .

Le châtiment met un terme à ses fautes, non sans que, à l’inverse cette fois de la plupart des Impies mythiques, il ne se déshonore par la plus honteuse couardise : Il se réfugia dans la loge du portier après avoir attaché un chien devant la porte qu’il barricada d’un lit et d’un matelas. Les coureurs de l’armée ennemie le tirèrent de sa cachette et, ne le connaissant pas, lui demandèrent qui il était et s’il savait où se trouvait Vitellius. Il se déroba par un mensonge mais ensuite, ayant été reconnu..., il fut déchiqueté à tout petits coups, puis achevé 237 et, de là, traîné dans le Tibre avec un croc .

VII.12 Trajan Malgré l’excellente opinion qui s’attache le plus souvent à sa mémoire, il n’est pas impossible que des éléments du mythème du Guerrier Impie aient aussi été timidement appliqués à l’empereur Trajan, du moins sous les plumes de Fronton et de Dion Cassius qui veulent manifestement par là condamner les 238 guerres parthiques en général .

de Coq dans sa jeunesse (Suétone, De uita Caesarum VII 3 18 = Ailloud 1931-1980: IV 45). 236 Suétone, De uita Caesarum VII 3 8 3 = Ailloud 1931-1980: IV 37. 237 Suétone, De uita Caesarum VII 3 16 4-17 4 = Ailloud 1931-1980:IV 4446. 238 Meulder 1993a:102-104.

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Le premier paraît l’accuser d’impiété pour l’assassinat du roi 239 parthe Parthamaspathès qui était venu le trouver en suppliant , tandis que l’autre signale tout au long de son offensive contre les Parthes une série de présages atmosphériques et équins annonçant l’affection mortelle que Trajan contracte finalement 240 lors du siège de Hatra : Vinrent à sa rencontre les satrapes et les roitelets du lieu avec des dons parmi lesquels se trouvait entre autres un cheval instruit à se prosterner : il pliait les pattes antérieures et mettait sa tête aux pieds de celui qu’il sa241 luait... mais il trébucha volontairement... Trajan tomba, si bien que... lui-même, chevauchant au côté de sa cavalerie, faillit de très peu être blessé, bien qu’il eût déposé son manteau impérial afin de ne pas 242 être reconnu... Puis se produisent des coups de tonnerre, des débuts d’arc-en-ciel, des éclairs, un orage, de la grêle ; la foudre tombe à chaque attaque romaine et à tous leurs repas des mouches s’attaquaient à la nourriture et aux boissons au point qu’ils en étaient grandement incom243 modés .

VII.13 Pertinax L’éphémère Pertinax a été associé lui aussi à une série de légendes associant son destin à des présages oniriques mais sur239 Fronton, Principia historiae 15 = Van den Hout 1988:211. 240 Sur la guerre parthique de Trajan : Lepper 1948 ; sur la mort de Trajan : Dion Cassius, Rhomaikè: historía LXVIII 33 2-3 = Cary 1937-1950:VIII 422. 241 Dion Cassius, Rhomaikè: historía LXVII 18 2 = Cary 1937-1950:VIII 358. 242 Dion Cassius, Rhomaikè: historía LXVIII 31 2-3 = Cary 1937-1950:VIII 420. 243 Dion Cassius Rhomaikè: historía LXVIII 31 4 = Cary 1937-1950:VIII 420.

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tout équins, sans pour autant se voir déshonoré d’une réputation d’impiété, sans doute parce que son successeur, SeptimeSévère, justifiait sa prise de pouvoir en se présentant comme 244 son successeur légitime : Pendant que Pertinax était encore en GrandeBretagne..., un cheval du nom de Pertinax remporta la victoire à Rome. Ce cheval appartenait aux Verts et recevait les encouragements de Commode. Alors que ses partisans avaient crié haut et fort « Voilà Pertinax ! », les autres, ceux de la faction adverse, comme s’ils étaient irrités contre Commode, ajoutèrent ce vœu en se référant non au cheval mais au personnage : « Si du moins cela pouvait être lui ! »... Plus tard, Commode le fit chercher et amener dans le cirque après lui avoir fait recouvrir les sabots d’or et orner le dos d’une housse enrichie d’or et la foule, en le voyant paraître tout à coup, s’écria à nouveau : « Voilà Pertinax ! ». Cette parole à elle seule était une sorte de prédiction car aussitôt 245 après le pouvoir échut à Pertinax . Le chef de tous les Pannoniens était Septime-Sévère... (Il) apprit des messagers que le pouvoir était en suspens et que (Didius) Julianus et (Pescennius) Niger se le disputaient. Condamnant la nonchalance de l’un et les incapacités de l’autre, il décida de s’emparer de l’empire. Des songes qui l’avaient incité par avance à former de telles espérances l’y encourageaient, de même que des oracles et en général les présages qui permettent de connaître l’avenir... Le dernier de ces songes, le plus important, celui qui lui a donné l’idée que tous les espoirs lui étaient permis, nous ne pouvons pas le passer sous silence. À l’époque où s’était propagée la nouvelle que Pertinax avait reçu l’empire, Sévère, après avoir prononcé le serment de fidélité à Pertinax, s’en était retourné chez lui et, le soir venu, avait sombré dans le sommeil. Il 244 Meulder 1999a :144-146. 245 Dion Cassius, Rhomaikè: historía LXXIV 4 1-14 = Cary 1937-1950:IX 130. Cf. Rubin 1980:24.

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avait cru voit en songe un grand cheval de race, orné de phalères impériales, qui portait Pertinax et s’avançait à Rome sur la Voie Sacrée. Quand il fut parvenu à l’entrée du Forum..., le cheval, lui avait-il paru, avait secoué Pertinax et l’avait jeté à bas, puis s’était dirigé vers Sévère qui se trouvait plus loin, s’était glissé sous lui, l’avait chargé sur son dos, conduit sans danger au milieu du Forum où il s’était solidement campé et, y maintenant Sévère en position dominante, l’avait offert aux regards et à l’estime de tous. Il reste encore à notre époque, à cet endroit-là, un grand cheval en bronze qui 246 témoigne de ce songe .

VII.14 Julien Ammien Marcellin, à son tour, semble se servir du mythème pour condamner l’expédition fatale menée par l’empereur Ju247 lien contre les Parthes . Alors que toute sa carrière et sa haute philosophie lui ont tracé jusque-là un parcours paradigmatiquement pieux, il est en effet décrit dès lors comme pris de l’ambition démesurée et impie de conquérir le monde entier : Mais Julien, tout exalté par ses succès, avait maintenant des espoirs surhumains, ayant appris d’expérience à travers des dangers incessants, que, tandis qu’il régnait désormais tranquillement sur le monde romain, il ne se voyait offrir par la Fortune, porteuse pour ainsi dire d’une corne d’abondance universelle, que gloire et suc248 cès .

246 Hérodien, Metà Márkon Basileías II 9 2-7 = Lucarini 2005:46-47 (trad. Roques). 247 Meulder 1991. Sur cette expédition, voir en dernier lieu Wolff 2010. 248 Ammien Marcellin, Res gestae XXII 9 1 = Fontaine et al. 1996:119. Cf. Festus, Breuiarium 28 = Eadie 1967:1-3.

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249

Alors qu’il s’y confiait pieusement jusque-là , il méprise maintenant l’avis des haruspices et même celui des livres sibyllins qu’il avait pourtant lui-même ordonné de consulter : Dans les débuts mêmes de l’expédition parthique, on annonça que Constantinople venait d’être ébranlée par un tremblement de terre. Les doctes en ces matières déclaraient ce présage défavorable au souverain qui s’apprêtait à envahir un empire étranger... En ces mêmes jours, on annonça (à Julien) par lettre que les livres sibyllins, consultés à Rome sur son ordre au sujet de cette guerre, avaient donné une réponse sans équivoque interdisant à l’empereur de s’éloigner de ses 250 frontières au cours de cette année ... 251

Contrairement à la loi religieuse , il part en campagne avant les Ecurria du 14 mars, les Quinquatries du 19 et le Tubi252 lustrium du 23 . Il néglige surtout les nombreux présages défavorables qui s’accumulent pour le mettre en garde : il arrive à 253 Antioche le jour des Adonies ; la reconstruction du temple de 254 Jérusalem est interrompue par des boules de feu ; le plus vieux membre du collège sacerdotal et plusieurs membres émi255 nents de son entourage décèdent subitement ; un portique s’écroule et entraîne la mort de cinquante soldats lors de son entrée à Hiérapolis et peu après une meule de paille s’écroule et

249 Ammien Marcellin, Res gestae XXI 2 4, XXII 1 1 = Fontaine et al. 1996:117. 250 Ammien Marcellin, Res gestae XXIII 1 7 = Fontaine 1977: 80. Cf. Meulder 1991:474-476. 251 Pour autant qu’elle n’ait pas été obsolète à son époque : cf. Meulder 1991:460. 252 Ammien Marcellin, Res gestae XXIII 2 2 = Fontaine 1977 :81. 253 Ammien Marcellin, Res gestae XXII 9 14-15 = Fontaine et al. 1996:120121. Sur le présage funeste d’une telle date pour la préparation d’une guerre : Attalah 1966:104, 259 ; Turcan 1989 :142 ; Meulder 1991:459. 254 Ammien Marcellin, Res gestae XXIII 1 3 = Fontaine 1977 :78. 255 Ammien Marcellin, Res gestae XXIII 1 4-5 = Fontaine 1977 :79-80.

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tue cinquante valets d’armée ; ses soldats tuent un lion gigantesque, ce qu’il interprète à tort comme un présage favorable 257

alors qu’en fait c’est sa mort qu’il annonce ... Ce mépris des présages va jusqu’à l’offense ouverte aux 258 dieux : à Ctésiphon, quand neuf des dix taureaux amenés pour le sacrifice s’affaissent spontanément et que le dixième brise ses liens et n’offre que des signes de mauvais augure, À leur vue, Julien se récria sous le coup d’une violente indignation et prit Jupiter à témoin qu’il ne ferait plus 259 aucun sacrifice à Mars .

Conformément au scénario du mythème, des songes ominaux le troublent mais ne l’arrêtent pas : C’est (à Carrhes) que Julien, au cours de son sommeil, eut l’esprit troublé par des songes et commença à présa260 ger quelque funeste issue ... Il eut une vision assez confuse... : la figure du Génie du peuple romain, qu’il avait aperçue dans les Gaules lors de son élévation à la dignité suprême d’Auguste, s’éloignait de lui tout tristement à travers les tentures, tête et corne d’abondance voilées. Sans doute demeurat-il sur le moment interdit, cloué sur place par la stupéfaction. Pourtant, toujours inaccessible à la peur, il re261 mit l’avenir aux décisions du Ciel ...

pas plus que le présage, majeur, donné par des phénomènes atmosphériques - dès son entrée en Assyrie, une tornade déchire 256 Ammien Marcellin, Res gestae XXIII 2 6-8 = Fontaine 1977 :82-83. 257 Ammien Marcellin, Res gestae XXIII 5 8-9 = Fontaine 1977 :92-93. 258 Desnier 1995:161. 259 Ammien Marcellin Res gestae XXIV 6 17 = Fontaine 1977: 159-160. Sur la signification néfaste de tels accidents : Le Bonniec 1969:107-109 ; sur l’impiété que consisterait la volonté d’outrepasser Ctésiphon : Meulder 1991:476-477 ; sur le fait significatif que Mars Ultor est la divinité patronnant spécifiquement les guerres entre Romains et Perses : Fontaine 1977:189-190. Ammien Marcellin, Res gestae XXIII 3 3 = Fontaine 1977: 83. 261 Ammien Marcellin, Res gesae XXV 2 3-4 = Fontaine 1977: 172-173.

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les tentes et renverse des soldats, une crue subite du fleuve fait 262 sombrer les cargos de blé - et par des chevaux, Une légère nuée épaissit soudain l’atmosphère, occulte la lumière du jour et, à la suite de coups de tonnerre et d’éclairs menaçants et multipliés, un soldat du nom de Jovien s’écroula, atteint par le ciel, avec deux chevaux 263 qu’il ramenait du fleuve après les avoir abreuvés...

dont surtout le sien propre : On lui présenta ce cheval, appelé Babylonien : terrassé par une crise de tranchées, la bête, en se roulant dans des douleurs intolérables, fit voler son harnachement rehaussé d’or et de pierreries. À le voir étendu de tout son long, l’empereur s’écria, tout joyeux, aux applaudissements de son entourage, que Babylone, dépouillée 264 de toutes ses parures, s’était écroulée à terre .

L’issue est celle que l’on attend : après un nouveau rejet méprisant d’un augure et de son interprétation correcte par les haruspices Toujours inaccessible à la peur, il remet l’avenir aux 265 décisions du ciel...

La bataille finale s’engage et voit l’empereur, dont l’orgueil démesuré lui a même fait refuser d’endosser une cuirasse, blessé mortellement d’un coup de pique guidé par le dieu Mars qu’il avait défié : Oubliant sa cuirasse, attrapant son bouclier au milieu du branle-bas, il se hâtait de porter secours à son arrièregarde quand il est rappelé par une autre nouvelle alar262 Ammien Marcellin, Res gestae XXIV 1 11 = Fontaine 1977: 129-130. 263 Ammien Marcellin, Res gestae XXIII 5 12 = Fontaine 1977: 94. 264 Ammien Marcellin, Res gestae XXIII 3 6 = Fontaine 1977: 85. Remarquablement, un autre auteur, favorable, lui, à Julien, retourne le présage du cheval contre les ennemis de l’empereur : il compare le séisme qui détruit les villes d’Asie Mineure hostiles à Julien à un cheval qui fait culbuter son cavalier (Libanius, Logoí XVIII 292 = Norman 1969:476 ; cf. Meulder 1991:480). 265 Ammien Marcellin, Res gestae XXV 2 4 = Fontaine 1977:I 173.

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mante selon laquelle l’avant-garde qu’il venait de quitter subissait pareille attaque. Au moment où il s’empresse de redresser cette situation sans considérer le risque qu’il courait (...), une lance de cavalerie lui égratigna la peau de son bras, lui transperça les côtes et se ficha dans le lobe inférieur du foie. Il tentait de l’arracher de sa main droite quand il sentit les muscles de ses doigts coupés par le double tranchant du feu. Roulant à bas de sa monture, il fut ramené au camp (et 266 mourut) .

VII.15 Eutrope Plus tard encore, le poète Claudien semble se servir, lui aussi, du mythème pour décrier Eutrope, premier ministre eunuque de l’empereur Arcadius, mais il modifie le mythème en l’appliquant au portrait de l’esclave-tyran oriental : il n’est plus question d’un guerrier devenu impie mais d’un eunuque impie jouant au guerrier ; le lion d’une déesse orientale remplace le cheval ominal et l’ignominie de l’exil la bravade ultime d’une 267 mort héroïque . Dès son enfance, Eutrope a subi la castration. Dans son esclavage, il a pratiqué de nombreux métiers, dont celui d’entremetteur dans lequel il fait montre d’une habileté de caméléon et révèle en même temps tous ses vices. Renversant les valeurs que sa condition d’eunuque lui donnait à préserver, il pratique l’homosexualité et l’inceste et il favorise l’adultère au lieu de garder les chambres nuptiales à l’abri de toute impudicité. Vieilli et n’apparaissant plus bon à rien, le mépris public dû à ses méfaits lui vaut d’être affranchi. Il s’introduit dès lors à la Cour de Constantinople où, rusé comme un renard, il gravit tous les échelons de la hiérarchie curiale jusqu’à obtenir le con266 Ammien Marcellin, Res gestae XXV 3 3-7 = Fontaine 1977:I 175-176. Sur le rôle de Mars : Camus 1967:226 ; Rike 1987:25 ; Meulder 1991:473474. 267 Meulder 1990-1991.

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sulat. Cette ascension surpasse tous les prodiges et est annoncée par des séismes, des éruptions volcaniques, des cataclysmes, des pluies de couleur étrange, des naissances d’enfants dif268 formes : tous signes que son impiété foncière profane le sol sacré du palais : Qui ne souffrirait pas de voir un corps aussi souvent 269 vendu polluer ainsi le service sacré de l’empereur ? .

Comme tous les Guerriers Impies, Eutrope méprise les présages Sibylle aveugle, je m’étonne que toi qui prophétisais le destin d’autrui, tu restes silencieuse quant au tien 270 propre ....

de sorte que les sinistres présages dont il effrayait le peuple retom271 bent sur lui .

Selon le mythème, le plus puissant des présages envoyés à l’impie est celui qui lui est donné par le cheval. Ici, Claudien remplace Mars et le cheval qui lui est consacré par Cybèle et ses 272 lions de sorte que ce sont ces derniers qui préviennent Eutrope par leurs pleurs, sans que celui-là leur prête attention : Bien que cette terrible révolte se fût étendue partout et que la rumeur eût diffusé en tous lieux la mauvaise nouvelle, Eutrope n’en affectait pas moins de l’ignorer et fermait les yeux sur le danger qui menaçait 273 l’empire . 268 Claudien, In Eutropium I 324-330 = Platnauer 1922 :I 162 en donne comme preuve qu’il n’y a pas de dieu eunuque ! 269 Claudien, In Eutropium I 146-147 = Platnauer 1922:I 148. 270 Claudien, In Eutropium II Préf. 37-38 = Platnauer 1922:I 180. 271 Claudien, In Eutropium II Préf. 11 = Platnauer 1922:I 178. 272 Claudien, In Eutropium I 277-280 = Platnauer 1922:I 158. Sur Cybèle et ses lions : Turcan 1989:37-75. 273 Claudien, In Eutropium II 304-306 = Platnauer 1922:I 206.

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Un autre « lion » devrait le mettre en garde : l’un de ses seconds nommé Léon - il y aurait là un omen/nomen très classique - apparaît en fait comme une sorte de doublet : Eutrope, pendant son esclavage, menait une vie sédentaire où il était adroit à travailler la toile, à filer, à houspiller les jeunes servantes peu empressées à leurs tâches, puis, devenu consul, bâfre et s’enivre à 274 langueur de nuits : Léon, avant de le servir, avait été cardeur de laine et mené une vie sédentaire au milieu des femmes et de 275 leurs quenouilles, s’engraissant par d’interminables repas . À la première rencontre avec l’ennemi, Léon s’enfuit par couardise et son cheval trébuche, l’envoyant tête la première dans un marécage fangeux où il meurt, littéralement de frousse 276 et sans même avoir été blessé , et cette mort préfigure clairement le sort final de son maître. L’armée d’Eutrope, composée de la lie de la société, jeunes effrontés et vieux débauchés de toute sorte, ne peut résister aux Barbares et subit une défaite honteuse et catastrophique. Claudien ne juge même pas son chef digne d’une mort de guerrier : 277 il est condamné à l’exil, autre forme de mort .

274 Claudien, In Eutropium I 84-87, 274-276 = Platnauer 1922:I 144, 158. 275 Claudien, In Eutropium II 388-389 = Platnauer 1922:I 212. 276 Claudien, In Eutropium II 452-455 = Platnauer 1922:I 218. 277 Claudien, In Eutropium préf. II 10-17 = Platnauer 1922:I 184. Sur l’exil comme mort : Bonjour 1975:459-462.

VIII. Impies celtes malgré eux ou pardonnés La tradition celte, l’une des plus vénérables et des plus conservatrices parmi les traditions indo-européennes, mérite une place à part en raison de la singularité remarquable de son trai278 tement du mythème du Guerrier Impie . En effet, si les Impies celtes accumulent bien, comme leurs homologues, toutes les fautes qui les conduisent à leur perte, ils ne les commettent guère qu’à leur corps défendant sous la contrainte absolue d’une 279 obligation supérieure qui ne leur laisse pas le choix .

VII.1 Conaire La version la plus élaborée de ce motif de l’Impie Malgré Lui est certainement celle de la mort du haut-roi irlandais Conaire 280 Mór telle qu’elle est rapportée dans la Togáil bruidhne Dhadhearga. 281 Conaire est soumis à huit geasa ou interdits sacrés : Ton règne sera distingué mais soumis à des geasa que voici : tu ne contourneras pas Tara par la droite ni Breaga par la gauche ; tu ne chasseras pas le gibier de Cear282 na ; tu ne seras pas absent de Tara un neuvième jour ; tu ne passeras pas la nuit dans une demeure dont le feu peut-être aperçu de l’intérieur ou de l’extérieur (de son 278 Sterckx – Blaive 2010. 279 Rees – Rees 1961:326-333. 280 Sur ce roi : Ó hÓgáin 2006:97-98 ; Miller 2010:143-145. 281 Sur ce concept : Sjöblom 2000. 282 Littéralement « une neuvième nuit » : les Irlandais, comme tous les Celtes anciens, comptaient en « nuits » et non en « jours », et il faut ici comprendre un jour de « nones ».

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enceinte) après la tombée de la nuit ; trois rouges ne te précéderont pas dans la maison d’un quatrième ; aucun pillage n’aura lieu sous ton règne ; ni un homme ni une femme seuls ne seront admis dans la demeure (où tu te trouveras) après la tombée de la nuit ; tu n’arbitreras pas 283 une querelle entre deux de tes gens .

mais il est progressivement amené à les transgresser tous jusqu’à ce que l’accumulation de ses fautes débouche sur son anéantissement. Tout d’abord, il est pris entre le geas qui interdit tout pillage sous son règne et la solidarité sacrée qui le lie à deux frères de pagerie qui n’ont pas voulu renoncer à leurs maraudes Les frères de pagerie de Conaire s’enrageaient d’avoir perdu les droits qu’avaient eus leur père et leur grandpère de voler, piller et tuer (impunément). Ils volèrent chaque année à un même paysan un porc et un veau pour voir quelle punition leur infligerait le roi et quel dommage leur vol allait causer à son règne. Chaque année, le paysan allait se plaindre à Conaire et celui-ci lui répondait : « Ce sont les trois fils de Donn Déasa qui sont tes voleurs : va en parler avec eux ». Chaque fois qu’il voulait le faire, les trois essayaient de le tuer et il n’osait pas retourner voir le roi de peur de le fâcher. Les trois s’enragèrent alors de convoitise. Ils rassemblèrent une bande de jeunes nobliaux et se mirent à piller avec eux. Cent cinquante d’entre eux étaient en train de mettre Croghan à sac quand le porcher de Maine Mílscothach les aperçut (...). Il appela à l’aide (...) et ils furent tous pris. On le conduisit à Tara, devant le hautroi mais ce dernier ordonna : « Que le père de chaque (coupable) fasse exécuter son propre fils mais que mes frères de pagerie soient épargnés (...). Cette sentence raccourcira mon règne et ma vie mais qu’ils ne soient pas pendus (...). Qu’ils aillent plutôt piller la Calédo284 nie » .

283 Togail bruidhna Dhadhearga = Knott 1936:5-6. 284 Togail bruidhna Dhadhearga = Knott 1936:6-7.

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Ce sont ensuite deux autres de ses frères de pagerie qui l’obligent à descendre en Munster pour arbitrer un conflit entre eux et le voyage le retient dix jours loin de Tara : La paix régna en Irlande tout au long du règne de Conaire, sauf quand deux autres de ses frères de pagerie, tous deux du nom de Cairbre, voulurent se livrer bataille dans le nord du Munster. Leur dispute ne s’apaisa pas avant que Conaire ne vînt l’arbitrer, alors que pourtant un geas lui interdisait d’arbitrer une querelle si ce n’étaient pas les parties qui venaient le trouver (...). Il resta cinq nuits auprès de chacun des deux protagonistes 285 et cela lui était aussi interdit par un geas .

Son retour s’accompagne des présages les plus funestes hommes-loups et nuées de feu - et le fait passer involontairement à droite de Tara et à gauche de Breaga, puis l’implique à son insu dans une chasse au gibier de Cearna : Conaire prit la route du retour vers Tara. Après avoir dépassé Usnagh, ils virent des attaques lancées de tous côtés (...) par des hommes-loups et le pays des O’Néill n’était qu’une nuée de feu (...). « Par où pourrons-nous passer ? » demanda Conaire. « Par le nord » répondirent ses gens et c’est ainsi qu’ils contournèrent Tara par la droite et Breaga par la gauche. Et Conaire chassa les bêtes de Cearna mais il ne se rendit pas compte de ce qu’il avait fait avant la fin de 286 la chasse .

Le soir, Conaire décide de mander l’hospitalité à un certain Dadhearga, littéralement le « Très Rouge » et il ne peut éviter d’être précédé par deux cavaliers rouges montés sur des étalons rouges et qui prophétisent sa fin proche : Conaire demanda : « Un geas interdit que trois rouges me précèdent dans la demeure d’un Rouge. Qui va les

285 Togail bruidhna Dhadhearga = Knott 1936:7. 286 Togail bruidhna Dhadhearga = Knott 1936:8.

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rattraper pour leur dire de revenir près de moi ? » « Moi », répondit son fils Lé Fearflaith. Lé les poursuivit, cravachant sa monture, mais il ne put rien gagner sur eux (...)

Il leur crie d’attendre, sans autre effet que de voir l’un d’eux se retourner et lui chanter un couplet prédisant un massacre. Deux fois encore, il les interpelle et leur promet une grosse somme pour qu’ils acceptent de s’arrêter et les deux fois n’en obtient qu’un nouveau couplet menaçant, dont le troisième est le pire : Grande nouvelle, mon gars ! Nos chevaux sont fourbus. 287 Ce sont les chevaux de Donn Téathscortach . Bien que vifs, nous sommes morts. Terribles présages : vies tuées, bonheur des corbeaux, festin pour les charognards, bruit de massacre, épées sanglantes, targes aux 288 boucles brisées quand la nuit sera venue .

Dans la nuit, pendant que Conaire dîne - en violant d’ailleurs un autre interdit alimentaire -, une sorcière solitaire demande l’hospitalité et Conaire, auquel son honneur de roi interdit de repousser pareille requête, doit une fois de plus violer l’un de ses geasa personnels... Après la tombée de la nuit, une femme se présenta à l’entrée et demanda à être reçue. Ses jambes étaient pareilles à des ensouples et aussi sales, sa cotte rayée toute pelée, sa barbe lui descendait jusqu’aux genoux, sa bouche s’ouvrait sur un côté de sa figure. Elle appuya son épaule sur le chambranle et jeta un regard venimeux sur le roi et ses compagnons. Conaire la questionna de l’intérieur : « Que vois-tu pour nous, si tu es une voyante ? » et elle répondit « Je vois en vérité que pas un de vous ni même l’un de vos cheveux ne s’en tirera de cette demeure et que n’en sortira que ce que les charognards emporteront dans leurs serres » (...) « Que veux-tu donc ? » demanda Conaire. « A ton gré » répondit-elle. « Un geas m’interdit d’accueillir une 287 Le roi des morts de la mythologie irlandaise. 288 Togail bruidhna Dhadhearga = Knott 1936:9-10.

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femme seule après la tombée de la nuit » avoua Conaire. « Geas ou pas, je ne partirai pas avant d’avoir obtenu l’hospitalité cette nuit dans cette demeure (...). Si le haut-roi ne l’accorde pas, j’obtiendrai quelque chose de tel autre en qui subsiste quelque honneur » rétorque-telle. « Cette réponse est cruelle. Laissez-la entrer en dé289 pit de mon geas » se résigna Conaire .

La coupe est alors presque pleine. Cette même nuit, Conaire et ses gens sont attaqués et, au cours de l’assaut, les agresseurs peuvent voir l’intérieur du bâtiment et le feu qui y brûle : Les maraudeurs débarquèrent et s’avancèrent (...) jusqu’à voir la grande lumière à travers les roues des chars laissés aux sept entrées de la demeure. Íngceol demanda : « Fear Roghain, explique-nous ce qu’est cette grande lumière ». « Je l’ignore, à moins que ce ne soit un feu allumé pour un roi » répondit Fear Rog290 hain...

C’est la fin et Conaire est bientôt massacré : Mac Ceacht vit deux hommes qui coupaient la tête de Conaire. Il décapita l’un d’eux mais l’autre s’enfuit avec la tête du roi. Il y avait là tout près un pilier en pierre : Mac Ceacht le lança sur le fuyard, l’atteignit au creux des reins et lui brisa l’échine, puis il lui coupa la 291 tête....

VIII.2 Cúchulainn La même fatalité se développe à l’aube de son dernier jour contre le plus fameux héros de l’épopée irlandaise : l’Ulate Cúchulainn. Ce jour-là, malgré les objurgations des femmes qui pressentent sa mort et malgré les présages funestes qui s’accumulent 289 Togail bruidhna Dhadhearga = Knott 1936:17. 290 Togail bruidhna Dhadhearga = Knott 1936:18. 291 Togail bruidhna Dhadhearga = Knott 1936:44.

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contre lui - sa propre fibule lui échappe et le blesse au pied en tombant -, Cúchulainn part à la rencontre de l’armée ennemie qui ravage l’Ulster. Il rencontre bientôt trois sorcières qui rôtissent un chien sur un feu de sorbier, l’arrosant de poison et prononçant des maléfices, or c’est un interdit formel (un geas) pour lui de passer près d’un foyer sans partager la nourriture qu’on y cuit et c’en est un autre de manger la viande de son homo292 nyme . Il tente bien de faire comme s’il n’a rien vu mais les sorcières l’interpellent, mettent son honneur en jeu et le contraignent à s’arrêter : elles lui présentent de la main gauche - la senestre maléfique - une part de chien et Cúchulainn la mange en se servant de sa main gauche, ce qui le prive aussitôt de la moitié de sa force. Il n’en attaque pas moins l’armée ennemie mais l’un des chefs adverses imagine un stratagème pour le neutraliser définitivement en le plaçant à nouveau devant un dilemme fatal : il fait disposer trois couples de guerriers, parmi les plus vigoureux, apparemment en lutte l’un contre l’autre mais flanqués à chaque fois d’un satiriste qui exige d’abord que Cúchulainn s’arrête et se fatigue à séparer les prétendus antagonistes, ensuite à se défaire de ses armes sous peine d’être déshonoré luimême, puis l’Ulster, puis toute sa race. Cúchulainn se trouve

292 Le (sur)nom du héros signifie « le Chien de Culann ». Un autre présage de sa mort prochaine est donné au héros lorsque, au cours des combats de son dernier jour, il est blessé et tue, dans un coup de colère, une loutre, animal qui est un “chien d’eau” (dobarchú) pour les Irlandais, autrement dit son homonyme. Il le reconnaît et dit à son aurige : « Hélas ! Laogh, je ne tuerai plus de guerrier après cet animal. C’est un chien qui a été la victime de mon premier exploit et il a été prédit qu’un (autre) chien serait (celle du) dernier... » (Oidheadh Chonchulainn 41 = Van Hamel 1933:111. Sergent 1999-2004:I 198-200 compare cet épisode avec le viol de Polyxène par Achille (Fulgence, Mythologiae III 7 = Helm 1898:72) : dans les deux cas, les héros - dont la similitude est reconnue - tomberaient du fait de leur faute de la deuxième dans la troisième fonction et perdraient ainsi fatidiquement leur statut.

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ainsi désarmé et il peut être abattu par la vertu magique de ses 293 propres traits aux mains de ses ennemis . Plus encore que celui de Conaire Mór, le cas de Cúchulainn révèle sa parenté avec le mythème indo-européen du Guerrier Impie par le fait que, parmi l’accumulation des transgressions fatidiques et des signes ominaux qui annoncent le trépas du héros, le présage du cheval occupe une place de premier plan. Après avoir retiré de son pied la fibule qui lui a sauté des mains, Cúchulainn demande à son aurige de préparer son bige mais celui-ci lui annonce alors que Liath Macha, son premier cheval, refuse de se laisser atteler et que, tout l’Ulster s’y mettrait-il, il ne sera pas possible de l’amener sous le joug. Cúchulainn vient alors lui-même et l’étalon renâcle et lui présente trois fois obstinément son côté gauche, sinistre... Cúchulainn l’admoneste et il accepte enfin de se soumettre, non sans verser de grosses larmes de sang, toutes rondes, sur ses deux pieds. Les étonnantes coïncidences entre les attitudes de LIath Ma294 cha et de Xanthe, le premier cheval d’Achille , se renforcent 295 encore de bien d’autres traits communs à leurs maîtres et ont conduit certains à postuler une dépendance directe, pour le récit 296 irlandais, de l’épopée homérique : ce qui ruinerait évidemment l’insertion du récit irlandais dans le présent dossier. Il est vrai qu’il se trouve par ailleurs bon nombre de convergences entre les traditions grecques et irlandaises, de sorte que s’est longtemps développé entre celtologues un débat sur les connaissances et les emprunts éventuels de l’Irlande médiévale 297 aux auteurs classiques . Trois positions ont été défendues : la 293 Brisleach mhór Maighe Muirtheimhne = Best et al. 1954-1983:442453. Une version plus récente mais en tout point conforme est donnée par l’Oidheadh Chonchulainn = Van Hamel 1933:72-133. 294 Cf. d’Arbois de Jubainville 1899:82 ; Sergent 1999-2004:I 152-159. 295 Sergent 1999-2004:I 99-200. 296 Dillon 1948:11. 297 Cf. Stanford 1970:30-33.

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première croit en une vaste connaissance des thèmes grecs en Irlande et une profonde influence de ces thèmes sur les légendes 298 épiques et mythologiques de cette dernière ; une deuxième, longtemps la plus répandue, penche pour de simples coïncidences entre deux mondes parvenus, à des dates différentes, à des stades similaires de civilisation et dont l’imagination serait 299 dès lors similairement conditionnée ; la troisième enfin, la plus vraisemblable aujourd’hui, défend plutôt en de très nombreux cas la thèse d’un héritage commun reçu de part et d’autre d’un très lointain passé indo-européen. La fréquence de pareils héritages dans la culture irlandaise est en effet de mieux en mieux reconnue, que ce soient des détails ou des structures con300 ceptuelles ou même des faits purement matériels comme les 301 lois de la métrique poétique . Sans doute, la part privilégiée des études classiques (et bibliques) dans le bagage culturel de l’Occident médiéval, moderne et même contemporain est-il à la base de l’illusion de ceux qui s’y opposent. Ainsi l’un des détails les plus remarquables du présage du cheval dans le mythème du Guerrier Impie est le fait que l’animal verse des larmes et pleure à l’avance le trépas du maître qu’il sert fidèlement : est-ce un hasard si le monumental Motif Index of Folk Literature de l’Irlandais Stith Thompson, pourtant souvent éblouissant d’érudition, ne propose comme parallèle aux larmes de Liath Macha que celles de Xanthe et de Balios, les chevaux d’Achille, 302 après la mort de Patrocle ? Certes, la parenté est claire entre l’attelage d’Achille et celui de Cúchulainn dont les chevaux de tête, respectivement Xanthe et Liath Macha, jouent le rôle omi298 Cox 1924:282-284 ; etc. Sur l’éventuelle connaissance du grec en Irlande médiévale : Howlett 1998. 299 d’Arbois de Jubainville 1889:393 ; Hull 1906-1907 ; Jackson 1964 ; etc. 300 Cf. Puhvel 1987 :166-188 ; etc. 301 Watkins 1971 ; Campanile 1977. 302 Thompson 1955-1958:I 382 ; cf. Cross 1952:60.

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nal décrit plus haut et dont bien d’autres parallèles se retrouvent dans les divers dossiers rassemblés ici. En Irlande, où l’on sait combien l’influence des traditions préchrétiennes sur certaines très anciennes vies de saints, se rencontre l’épisode remarquable du dernier voyage de Colomban : Le saint, retournant vers son monastère, s’arrêta à miroute, là où par la suite fut érigée la croix en pierre qui peut encore se voir de nos jours, mais, pendant que l’homme de Dieu se reposait ainsi brièvement à cet endroit, voilà que survint un cheval blanc dont on se servait pour transporter le lait de l’étable au monastère. Passant devant le saint, ce cheval posa sa tête sur ses genoux et, sous l’inspiration de celui qui doua l’âne de Barlaam de la voix de la raison, il se mit, comme un humain, à pleurer et à verser dans son giron des larmes abondantes, devinant que son maître allait bientôt partir et qu’il ne le verrait plus. Voyant cela, son conducteur voulut le faire reculer, de peur qu’il ne blessât l’homme de Dieu, mais saint Colomban lui dit de n’en rien faire, ajoutant ces mots : « Laisse donc mon ami verser ses pleurs dans mon sein. Toi, tout homme et doué de raison que tu sois, tu ne peux rien savoir de mon prochain départ, sinon que je te l’annonce moi-même à l’instant. Mais voilà que le créateur lui-même a voulu révéler à cet animal sans raison que son maître le quitterait bien303 tôt » .

VIII.3 Edelig Si Conaire et Cúchulain sont des « impies malgré eux » et si Colomban est un saint que rien ne qualifie comme guerrier im304 pie , la lecture des plus anciennes vies de saints celtes, trop 303 Vita sanctae Columbae Hiensis 34 = Heist 1965:376. 304 Le présage des pleurs du cheval pour présager la mort d’une telle figure libre de toute impiété est peut-être inspiré par la notule d’Isidore de Séville, Etymologiae XI 1 43-44 = Lindsay 1911:II 43 : « A la mort de leur maître ou à son agonie, nombre de chevaux versent des larmes car seul le cheval, par sa

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souvent négligée par les spécialistes de la religion préchrétienne, révèle encore deux exemples très nets de chevaux ominaux annonçant la fin proche de guerriers impies ayant défié sans excuse la puissance divine. Le premier est Edelig ab Glywys, roitelet d’Edeligion au 305 sixième siècle . La Vita sancti Kebii raconte en effet comment saint Cybi arrive en Edeligion et plante effrontément sa tente dans le pré royal. Surpris, Edelig envoie l’un de ses suivants identifier ceux qui osent se permettre pareille chose. Quand celui-là rapporte que ce sont des moines, Edelig rassemble toute sa troupe et se rue pour chasser les intrus... mais son cheval tombe mort et le roi est jeté à terre tandis que lui-même et tous ses hommes sont 306 frappés d’une cécité qui les réduit à l’impuissance . L’impiété est manifeste : Edelig s’attaque à un saint, un représentant de Dieu sur Terre comme l’atteste son pouvoir de faire des miracles, et c’est là l’une des formes majeures de l’impiété pour l’hagiographie du haut Moyen Âge. Le caractère guerrier est marqué par l’assaut qu’Edelig lance cum omni familia sua, expression qui désigne évidemment sa teulu, c’est-àdire la troupe qui s’attache à un prince, lui jure fidélité et lie son sort au sien en échange d’un entretien complet et généreux.

proximité avec l’homme, pleure et ressent la marque de la douleur (...). Ceux qui vont combattre ont en plus l’habitude de conjecturer l’avenir grâce à la tristesse ou à l’entrain des chevaux » (Meulder 1995b:42) mais cette notule confirme en même temps la généralité de la croyance en un tel présage 305 Cf. Sterckx 1991-1992:189-190. Edeligion est un petit royau-me de la Démétie médiévale. Sur son fondateur éponyme : Bartrum 1993:222. 306 Vita sancti Kebii 6-7 = Wade-Evans 1944:236. La même punition frappe d’autres impies, anonymes ceux-là, qui ont osé violer le sanctuaire de Reine d’Alise, sainte dont il est bien reconnu que le culte christianise celui de l’antique Epona Régina, déesse maîtresse des équidés : Translatio et miraculae sanctae Reginae 19-21 = Marilier 1980:157-158.

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VIII.4 Neachtan Ceannfháda L’autre exemple est plus explicite : il concerne Neachtan Ceannfháda, roitelet des Uí Fidgheinte en Ulster vers le milieu du sixième siècle. Deux textes en racontent l’histoire : l’un en 307 latin, l’autre, plus détaillée, en irlandais . Ce dernier expose que Neachtan rassemble une grande armée pour ravager et piller Corkaguiney, pays voisin de ses terres. À cette nouvelle, les gens de Corkaguiney dépêchent des messagers à saint Finan pour lui demander de leur venir en aide. Finan accepte et, malgré des émissaires du roi qui prétendent lui barrer le passage, il se présente devant Neachtan... mais se voit rebuté et refuser ne serait-ce qu’un mois de trêve. Finan gagne alors Corkaguiney, fait boire à ses hommes de l’eau qu’il a bénie et les encourage à combattre bravement les agresseurs. En dépit de leur infériorité numérique, ils remportent la victoire et tuent plusieurs dizaines des envahisseurs, ce qui, loin d’amener Neachtan à résipiscence, l’enrage encore plus de colère. Finan enfin le maudit : Je somme le cheval du roi de le quitter avec les autres chevaux, et qu’il perde son royaume pour sept années entières, et qu’il en soit réduit à ramasser du bois mort pour d’autres sur son propre dos.

Le jour même, le cheval de Neachtan meurt et, très peu de temps après, il perd son royaume et doit se réfugier auprès du roi de Tara où il connaît la plus affreuse misère. Le texte latin suit à peu près le même scénario. Finan y bénit immédiatement les guerriers de Corkaguiney et leur promet la victoire pour autant qu’ils ne sortent pas de leurs terres propres. Un premier assaut de Neachtan lui coûte trente hommes mais cela ne l’amène pas à concéder la paix lorsque Finan vient la lui

307 Vita sancti Finani de Cenn Etigh XVI = Plummer 1910:II 87-95 ; Beatha naomh Fionáin Locha Laoi VI-VII = MacAlister 1889:556-558.

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demander. Il repart à l’attaque et perd à nouveau trente hommes. Cette fois, Finan lance sa malédiction : Aujourd’hui ton puissant destrier, en qui tu as tant de confiance, mourra et demain ton peuple, enflammé contre toi, te chassera de ton royaume jusqu’à ce que tu aies appris à aimer ceux-là mêmes que tu persécutes aujourd’hui. Tu es venu ici avec tes troupes : leur foule même t’en chassera.

L’impiété du guerrier apparaît cette fois clairement et nous lui verrions volontiers une couleur trifonctionnelle : Neachtan bafoue l’autorité sacrée du saint (première fonction) par son offensive militaire (deuxième fonction) en vue du pillage des richesses du pays (troisième fonction). Certes, ni Edelig ni Neachtan ne paient finalement de leur vie leur impiété. Bien que les accidents de leurs chevaux semblent présager leur trépas, ce sont ces bêtes - non eux-mêmes qui meurent mais c’est évidemment là un gauchissement du mythème dans l’esprit propre à l’hagiographie : le dieu des chrétiens ne veut pas toujours la mort des pécheurs et ses propagandistes tiennent à faire connaître le prix du repentir et de la pénitence. Après les petites morts que représentent l’aveuglement du Gallois et la déchéance sociale de l’Irlandais, l’un et l’autre ressuscitent par la repentance et le retour à la piété qu’ils avaient bafouée. Edelig se prosterne face contre terre et se donne corps et âme à Cybi et à Dieu : aussitôt lui-même et ses hommes recouvrent 308 la vue et son cheval revient à la vie . Neachtan reconnaît la puissance de Finan, vient s’agenouiller en demandant pardon à Dieu et au saint pour ses fautes et, par la prière de Finan, son royaume des Uí Fidhg309 heinte lui est bientôt rendu .

308 Vita sancti Kebii 7 = Wade-Evans 1944:236. 309 Beatha naomh Fionáin Locha Laoi VII = MacAlister 1899:558.

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VIII.5 Graelent, Lanval, Bayard Jusqu’en plein Moyen Âge semblent encore subsister des échos du vieux motif qui attribue la prescience ou la conscience de la mort de leur maître aux chevaux merveilleux de certains hé310 ros . Le très beau lai anonyme Graelent, de la fin du douzième siècle, raconte comment un chevalier breton de ce nom, pourchassant un cerf blanc, rencontre une belle princesse de l’Autre 311 Monde qui recherche son amour . Elle lui promet mille biens mais lui interdit de révéler jamais son existence. Hélas, Graelent est bientôt, comme Conaire Mór ou Cúchulainn, placé devant un dilemme fatal. Le roi de Bretagne est à ce point fier de la beauté de son épouse qu’il l’exhibe nue, une fois par an, devant ses vassaux et qu’il requiert ceux-ci de proclamer qu’elle est sans pareille. Obtempérer serait pour Graelent faillir à la juste vérité et trahir l’amour qui l’unit à son amie : il refuse donc, transgresse son geas en révélant qu’il en connaît une plus belle… et se voit aussitôt condamné à mort pour cette insulte à la reine. Au jour de l’exécution, la belle de l’Autre Monde se révèle pour confirmer ses dires et obtenir son acquittement mais, puisque Graelent a failli au secret juré, elle lui annonce qu’elle le quitte et qu’elle gagne l’Autre Monde, symboliquement séparé de celui des vivants par une rivière infranchissable. Graelent, éperdu d’amour, la suit malgré tout et disparaît à jamais dans l’Au-delà. À ce moment, le cheval, qu’il reçut de la fée comme Achille et Cúchulainn avaient reçu pareillement les leurs du monde des dieux, se lamente en devinant la mort de son maître et ses pleurs peuvent depuis lors s’entendre chaque année au jour anniversaire de cette mort : Ses destriers qu’i donc escapa, 310 Sterckx – Blaive 2010:147-149 311 Graelent 315-317 = Tobyn 1976:107. Cf. Braet 1979:56-57.

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Por son segnor grant dol mena ; En le forest fist son reor, Ne fus en pais ne nuit ne jor, Des piés grata, forment heni, Prendrent cuident et retenir, Oncques nus d’aus nel pot saisir. Il ne voloit nului atendre, Nus ne le puet lacier ne prendre. Moult lonc tans après l’oï on Cascun an en cele saison Que le sire parti de li, Le noise et le friente et le cri Ke li bons cevaus demenot 312

Por son segnor que perdu ot .

Au quinzième siècle encore, la même attitude est attribuée au cheval de Launfal : Every yer, upon a certain day, Me may here Launfales stede nay 313

And him se wyth syght…

312 Graelent 711-716 = Tobin 1976:120-121. 313 Thomas Chestre, Sir Launfal 1024-1026 = Bliss 1960. Cf. Scholfield 1900:157-160.

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et même Bayard, le plus célèbre sans doute de tous les chevaux du légendaire médiéval, pleure pareillement la mort de son maître Doon : Encor i est Baiars, se l’estoire ne ment, Et encore li oit on a feste saint Jehan 314

Par toutes les anees hanir moult clerement…

Ces textes-là semblent bien être issus de la tradition celte : la chose est assurée pour Graelent de même que pour Sir Launfal dont le texte est largement un démarcage du Graelent anonyme et du Lanval de Marie de France, eux-mêmes d’ailleurs claire315 ment apparentés mais on ne peut pas imaginer que, tout celtes qu’ils soient, ils empruntent le motif du cheval qui pleure la mort de son maître aux récits irlandais du trépas de Cúchulainn. La similitude est pourtant évidente et il faut en conclure la reconnaissance de ce motif comme une part du fonds même de la tradition celte commune ainsi que l’invraisemblance de sa définition comme un procédé littéraire fortuit ou comme un emprunt érudit aux traditions homériques.

VIII.6 Grégoire Ier le Grand Pape de 590 à 604, Grégoire Ier le Grand est un Romain et seule la localisation d’un épisode de sa vie en Gaule le fait citer dans le présent chapitre car rien ne permet de rapporter cet épisode légendaire à la tradition celte plutôt qu’à une autre. Nous en devons la connaissance à notre collègue Patrice Lajoye, dans une communication personnelle du 27 juin 2010. Il y traite le pape Grégoire d’anti-guerrier impie car, après avoir fait preuve d’impiété en abusant de la puissance des reliques, puis en en 314 Maugis d’Aspremont 1236-1238 = Chastets 1893 ; cf. Tobin 1976:43. 315 Cross 1914-1915; Williams 2001:134-135; Bruckner – Burgess 2006:202-205.

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tirant une vaine gloire, il perçoit bien les signes météorologiques et le faux pas de son cheval comme des avertissements 316 divins et il demande aussitôt pardon pour ses fautes : Grégoire avait une grande dévotion aux reliques des saints. Il en portait toujours quelques-unes sur lui. Allant une fois de Bourgogne en Auvergne, il fut surpris au milieu des champs d’une tempête de tonnerres, de foudres et d’éclairs si épouvantables que ceux qui étoient avec lui n’étoient guère assurés. Grégoire tira ses reliques et les présenta du côté de l’obscure nuée qui venoit fondre sur eux : à l’instant, elle se sépara en deux en leur laissant le chemin sûr et libre. Grégoire eut un peu de vaine gloire de ce succès mais son cheval trébucha et le blessa en tombant sur lui. Alors il reconnut que c’était une punition divine de cette présomption à laquelle il s’était laissé emporter. Il en demanda pardon à Dieu et vécut depuis avec plus de retenue, donnant toute la gloire à celui à qui elle appar317 tient et qui fait toutes ces merveilles par ces saints .

316 Le même détail se retrouve dans l’histoire d’Alboin : cf. infra. 317 de Ribadeneira 1857:281.

IX. Germains impies

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IX.1 Gunnar Hamundarson 319

La lecture de la Brennu-Njalssaga islandaise présente, dans la triste histoire de Gunnar Hamundarson, un étonnant parallèle avec celle de l’Irlandais Cúchulainn : comme celui-là, Gunnar se trouve, par la fatalité du destin, impie malgré lui, jusqu’à 320 subir le même sort tragique . Tous deux sont soumis à des interdits sacrés dont la transgression entraîne leur trépas. Cúchulainn ne peut ni passer près d’un foyer sans s’arrêter pour y partager la nourriture que l’on y cuisine ni manger de la viande de chien, Gunnar est sous le coup d’une prophétie énoncée par son ami Njall : « Donne-moi de bons conseils » dit Gunnar. « Je vais le faire. Ne tue jamais plus d’une fois dans une même lignée ; d’autre part, ne romps jamais les accords que des hommes de valeur ont passés entre toi et d’autres, surtout pas dans le cas de ma première recommandation » dit Njall. « J’aurais pensé que d’autres auraient été plus enclins que moi à faire cela » dit Gunnar.

318 L’insertion dans ce chapitre des figures des Francs Charlemagne et Roland, du Normand Guillaume le Conquérant et des Anglais Hastings et Richard III est évidemment discutable et, surtout pour les derniers, aurait pu aussi bien être reportée dans un chapitre spécifiquement consacré aux traditions romanesques médiévales. 319 Ed. Sveinsson 1954. 320 Blaive 1988-1990.

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« Ainsi en sera-t-il mais garde bien à l’esprit que si ces deux éléments se réalisent, tu n’en auras plus pour long321 temps à vivre ; autrement, tu vivras vieux » dit Njall .

Pour Cúchulainn, les choses sont simples : les trois sorcières qui méditent sa perte de placent en travers de sa route et font rôtir un chien sur un feu de sorbier. Le guet-apens préparé contre Gunnar est plus raffiné : il faut l’amener à tuer à son insu deux hommes de la même famille et une sombre affaire de vol commis par son épouse, Hallgerd, en fournit l’occasion. Le volé, Otkell, méchamment conseillé par le très perfide Skammkel, a d’abord refusé toutes les offres de réparation de Gunnar, puis l’a assigné au thing d’une manière infamante, enfin - outrage suprême – il l’a blessé d’un coup d’éperon. C’en était trop pour Gunnar : il a tiré de ces affronts une sanglante 322 vengeance en tuant Otkell et Skammkell . Ses ennemis décident dès lors d’exploiter ce drame en échafaudant un plan diabolique : lui faire tuer le fils d’Otkell, Thorgeir, de sorte qu’il ait tué deux fois dans la même lignée Je peux te dire que Njall a vu dans l’avenir de Gunnar et a prédit que si Gunnar tue plus d’une fois dans la même lignée et rompt l’accord passé pour cet homicide, sa mort en sera hâtée. Voilà pourquoi tu dois entraîner Thorgeir Otkelsson dans cette affaire car Gunnar a déjà tué le père de Thorgeir. Puis, s’il vous arrive à tous deux de vous battre contre Gunnar, tu devras t’occuper de te protéger pendant que Thorgeir avancera hardiment et se fera tuer. Gunnar sera ainsi amené à tuer deux fois dans la même lignée et tu peux trouver ton salut dans la fuite. S’il a été écrit que cela l’amènerait à la mort, il continuera et rompra l’accord suivant. Nous n’avons 323 qu’à nous reposer et attendre .

321 Brennu-Njalls Saga 55 = trad. Steffansdottir – Chinotti 1975: 142. 322 Brennu-Njalls Saga 49-54. 323 Brennu-Njalls Saga 67 = trad. Steffansdottir – Chinotti 1975: 166-167.

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L’attente des conjurés n’est pas longue. Ils s’empressent de tendre l’embuscade à Gunnar et leur plan se déroule comme prévu : Gunnar tue Thorgeir et un nouveau procès s’ensuit, qui le condamne à trois ans d’exil. Njall le supplie alors d’accepter la sentence : Prends garde, mon ami, de ne pas rompre cet accord. Rappelle-toi ce dont nous avons déjà parlé. Si ton premier voyage à l’étranger fut un grand succès, celui-ci sera un triomphe. Quand tu reviendras, tu seras un homme de grand renom. Tu vivras vieux et personne ne sera ton égal. Mais si tu romps cette conciliation, si tu ne quittes pas le pays, on te tuera en Islande et ce sera 324 un jour sombre pour ceux qui sont tes amis .

Gunnar répond qu’il entend bien accepter la sentence et, de fait, il fait dès le jour suivant ses préparatifs pour s’embarquer et quitter l’Islande. Alors qu’il chevauche vers le port survient le présage décisif qui gouverne le mythème du Guerrier Impie. Là encore, la con325 cordance avec l’histoire de Cúchulainn est totale : le héros irlandais prend la décision de partir pour son ultime bataille en dépit des larmes de son cheval ; Gunnar, en dépit de l’avertissement du sien qui bronche et le jette à terre, prend le parti fatal de ne pas accepter l’exil : Le lendemain, à la première heure, (Gunnar) se prépara à aller au bateau (...). Prenant appui sur sa hallebarde, il sauta en selle et s’éloigna avec (son frère) Kolskegg. Ils allèrent en direction du Fleuve du Bois. À ce moment, son cheval trébucha et il dut sauter de selle. Il lui arriva alors d’embrasser d’un coup d’œil la maison et les coteaux de l’Orée des Pentes. Il dit « Belles sont les pentes, plus belles qu’elles ne m’ont jamais paru, avec

324 Brennu-Njalls Saga 74 = trad. Steffansdottir – Chinotti 1975: 179. 325 Ce qui n’implique toutefois pas un emprunt de l’un à l’autre.

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les blés dorés et le foin coupé. Je retourne chez moi et 326 ne partirai pas » .

La fin est alors proche. Puisqu’il a bravé la sentence du thing, ses ennemis peuvent le faire proclamer hors-la-loi et monter une expédition pour le tuer. Il se défend héroïquement 327 mais succombe sous le nombre . IX.2 Harald III Le mythème du Guerrier Impie se retrouve dans l’épopée nordique de façon par ailleurs particulièrement probante car appliqué à un personnage historique réel : Harald III Hardráde « l’Impitoyable », roi de Norvège du onzième siècle tué le 25 septembre 1066 à la bataille de Stamfordbridge, en tentant de 328 conquérir l’Angleterre . Ce prince haut en couleur est le protagoniste d’une saga qui le dépeint comme un guerrier assoiffé de sang et d’or, fourbe et cruel, et dont l’impiété se marque d’abord par son despotisme démesuré : Le roi Harald avait un tempérament despotique qui s’accrut au fur et à mesure qu’il s’affermissait dans le pays. L’on en vint au point que mal en prenait à la plupart des gens de le contredire ou d’avancer d’autres propos que ceux qu’il voulait entendre. Voilà ce que dit le scalde Thjodolf : « Les nobles sujets du batailleur devaient se lever ou s’asseoir, par obéissance à leur sire, comme bon lui semblait. Tout le peuple obéit à celui qui engraisse les charognards, rien à faire que d’accepter 329 sans barguigner les ordres royaux » .

Grisé par son pouvoir, il viole impudiquement le droit :

326 Brennu-Njalls Saga 75 = trad. Steffansdottir – Chinotti 1975: 180-181. 327 Brennu-Njalls Saga 75-77 = trad. Steffansdottir – Chinotti 1975: 181-187 328 Blaive 1996:79-90. 329 Haraldar saga Harðraða 42 = trad. Boyer 1979:79.

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Einar Secoue-Panse était le principal chef des paysans dans tout le Tröndelag. C’était lui qui répondait pour eux aux things quand les hommes du roi estaient contre eux. Einar connaissait bien les lois. Il ne manquait pas d’audace pour plaider aux things, même si le roi luimême était présent. Tous les paysans lui prêtaient assistance. Aussi le roi se fâchait fort et il se fit pour finir qu’ils en vinrent aux mots. Einar dit que les paysans ne souffriraient pas illégalité de sa part s’il violait contre eux les droits du pays. Cela se passa de la sorte plu330 sieurs fois entre eux .

Le dénouement arrive bientôt et illustre la fourberie de Harald. À la suite d’un incident plus violent que les autres, on convient d’une rencontre de conciliation entre Einar et le roi dans la salle d’audience du palais : Le roi y entra avec peu d’hommes et le reste de sa troupe resta dehors dans la cour. Le roi fit mettre un volet devant le louvre en ne laissant qu’une petite ouverture. Alors Einar arriva au palais avec sa troupe. Il dit à Eindridi, son fils : « Reste dehors avec la troupe, il n’y aura aucun danger pour moi ». Eindridi resta dehors près des portes de la pièce. Quand Einar entra, il dit : « Il fait sombre dans la salle d’audience du roi ». Aussitôt les hommes se précipitèrent sur lui. Certains le frappèrent d’estoc et d’autres de taille. Ce qu’entendant, Eindridi brandit son épée et bondit dans la pièce. Il fut aussitôt abattu comme son père (...). Après la chute d’Einar, le roi fut tellement détesté pour cette seule action que seule l’absence de chef pour lever l’étendard de la révolte devant l’armée des paysans em331 pêcha barons et fermiers de lui livrer bataille .

Un autre exemple de la fourberie de Harald est donné lorsqu’il prétend s’être réconcilié avec l’exilé Karl Arnason à la 330 Haraldar saga Harðraða 43 = trad. Boyer 1979:79-80. 331 Haraldar saga Harðraða 44 = trad. Boyer 1979:81.

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demande du frère de ce dernier, Finn Arnason. En fait, le roi guette la première occasion de se débarrasser de lui et la trouve lors d’une expédition contre les Danois : Il répartit ses troupes, plaça Kalf Arnason à la tête d’un détachement et lui ordonna de monter le premier à terre. Lui disant où ils devaient se diriger, il ajouta qu’il mon332 terait à terre après eux et leur prêterait main-forte .

On devine aisément la suite. Karl Arnason est attaqué par les Danois. L’infériorité numérique de son détachement fait que sa troupe est écrasée, lui-même tué et, bien entendu, Harald n’intervient pas pour le secourir, attendant que le massacre soit terminé pour s’ébranler avec le gros de son armée. Après cela, Finn Arnason fut rempli de haine pour le roi à cause de la mort de Karl, son frère (...). Mais quand l’on connut ses propos, beaucoup de gens tinrent pour insensé que Finn ait cru que Karl obtiendrait la foi jurée du roi Harald : on estimait que le roi tenait à tirer vengeance de choses plus petites que celles dont s’était rendu coupable Karl envers lui. Le roi laissa chacun en dire ce qu’il voulait, ne confirmant ni ne démentant la chose. On voyait bien qu’il était satisfait de ce qui 333 s’était passé .

Autre trait de sa nature despotique, Harald est également jaloux de tout prestige militaire risquant d’égaler ou à plus forte raison de dépasser le sien. Lors de la grande bataille de la Nissa, gagnée par les Norvégiens sur les Danois, ce n’est pas lui qui est l’artisan majeur de la victoire mais son vassal Hakon qui s’était porté partout où la situation devenait critique et y avait rétabli la situation. Il s’était montré également un guerrier généreux en aidant Svein, le roi danois vaincu, à traverser les lignes 334 norvégiennes pour s’échapper . Les Norvégiens chantaient à bon droit sa louange : 332 Haraldar saga Harðraða 52 = trad. Boyer 1979:89. 333 Haraldar saga Harðraða 53 = trad. Boyer 1979:90. 334 Haraldar saga Harðraða 63-64.

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Ils furent tous d’accord sur une chose : c’est que personne n’avait été l’égal du jarl Hakon : « C’est lui qui fut le plus hardi aux armes et ce fut le plus avisé. C’est lui qui eut le plus de chance car tout ce qu’il fit fut du plus grand secours et c’est lui qui remporta la victoire ». Le roi Harald était dans la cour, en train de parler à quelques-uns de ses hommes, alors il alla aux portes du local et dit : « Voilà que tout le monde ici voudrait 335 s’appeler Hakon », puis il passa son chemin .

La jalousie de Harald tourne à la fureur quand il apprend que Hakon a aidé le roi danois à s’échapper. Il part en pleine nuit avec une petite troupe pour tuer Hakon en traître. Prévenu, celui-ci parvient cependant à s’enfuir et entre aussitôt en rébellion 336 contre le roi . Outre cela, Harald est aussi un pillard cruel qui sème partout 337 la terreur et la mort, emmenant les femmes en esclavage et n’hésitant pas à recourir aux ruses les plus déloyales pour 338 s’emparer des villes trop difficiles à enlever d’assaut . Son despotisme démesuré l’amène enfin à déclencher sa guerre la plus injuste : une tentative de conquête de l’Angleterre qui sera le pas de trop qui va le perdre, la goutte d’eau faisant déborder le vase de la colère divine et aboutira à son châtiment. Tout commence lorsqu’il accueille à sa cour Tosti, le frère rebelle du roi d’Angleterre Harold II Godwinson. Tosti lui propose de l’aider à s’emparer de son pays : « Si tu veux t’approprier l’Angleterre, je ferai en sorte que la plus grande partie des chefs anglais y seront tes amis et t’assisteront. Pour être comme mon frère Harold, il ne me manque rien que le titre de roi. Tout le monde sait qu’il n’est pas né dans les pays du nord un 335 Haraldar saga Harðraða 68 = trad. Boyer 1979:109-110. 336 Haraldar saga Harðraða 69. 337 Haraldar saga Harðraða 19. 338 Haraldar saga Harðraða 10.

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homme de guerre tel que toi et il me semble étrange que tu te sois battu quinze hivers pour avoir le Danemark et que tu ne veuilles pas avoir l’Angleterre qui est à ta portée ». Le roi Harald réfléchit minutieusement à ce que [Tosti] lui avait dit et il comprit qu’il disait vrai en maintes choses. D’autre part, il avait envie de posséder ce 339 royaume .

Harald convoite ainsi un trône sur lequel il n’a aucun droit. Certes, pour lui fournir un alibi juridique, Tosti invoque le traité qu’aurait passé le roi d’Angleterre Édouard III le Confesseur avec le roi de Norvège Magnus Ier, stipulant que l’Angle-terre devait revenir à Magnus avec le Danemark. Comme Harald était le successeur de Magnus, il avait hérité de ses droits et pouvait donc revendiquer héréditairement la couronne anglaise... Sauf que, à cette époque, la couronne anglaise était élective et non héréditaire : c’étaient les barons qui choisissaient librement qui 340 bon leur semblait . Le roi anglais, n’étant pas propriétaire de sa couronne, ne pouvait pas l’aliéner et le traité mis en avant par Tosti n’avait aucune valeur légale. Harald veut donc attaquer un roi absolument légitime pour le dépouiller et cet outrage éhonté au droit fait s’abattre sur lui la vengeance divine, non sans ultimes avertissements l’invitant à renoncer à ses projets criminels et à lui faire prévoir l’inéluctabilité du châtiment qui l’attend s’il refuse. Ces présages prennent la forme de trois rêves prémonitoires. Deux sont rêvés par deux de ses hommes : Quand ils mouillaient dans les Solundir, un homme qui était sur le bateau royal et qui est nommé Gyrd rêva. Il lui sembla qu’il se trouvait sur le bateau royal et qu’il regardait vers l’île où se trouvait une énorme ogresse qui avait dans une main un coutelas et dans l’autre une auge. Il lui sembla aussi voir tous leurs bateaux d’en 339 Haraldar saga Harðraða 79 = trad. Boyer 1979:124-125. 340 Boyer 1979:166n.5.

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haut : sur la proue de chaque bateau des oiseaux étaient posés. C’étaient tous des aigles et des corbeaux. L’ogresse déclama : « Il est certain qu’à l’est le roi s’est laissé inciter à chercher à l’ouest une tombe. C’est tout profit pour moi. Les charognards choisiront leur provende parmi les bateaux du roi. Ils savent qu’ils en auront à foison et je les assisterai » (...) On donne le nom d’un homme, Thord, qui était sur un bateau mouillant à proximité du vaisseau royal. Il rêva pendant la nuit qu’il voyait la flotte du roi Harald se dirigeant vers une terre et que c’était l’Angleterre. Il vit sur le rivage une grande armée disposée en ordre de bataille et il lui sembla que de part et d’autre on se préparait au combat et qu’il y avait maints étendards déployés mais devant les troupes anglaises une énorme ogresse chevauchait un loup qui avait une charogne humaine dans la gueule et le sang dégoulinait de ses mâchoires. Dès qu’il eut dévoré ce cadavre, l’ogresse lui en jeta un autre dans la gueule, et puis cadavre sur cadavre : il les engloutit tous. Elle déclama : « L’être maléfique brandit un écu rouge quand approche la bataille. La femme troll voit clairement la défaite qui attend le roi. D’une mâchoire rapide, elle arrache les chairs des guerriers occis. Elle teint de sang la gueule du loup, la femme carnassière, la femme 341 carnassière » .

Harald lui-même voit apparaître en songe son demi-frère Olaf qui lui annonce qu’il va bientôt rassasier les loups, et la saga d’ajouter : Maints autres rêves furent racontés et des présages 342 d’autres sortes et la plupart sinistres .

Il n’en a cure et, dès son débarquement, commence à massacrer les populations, à piller et à brûler les villes, puis, après 341 Haraldar saga Harðraða 80-81 = trad. Boyer 1979:126-128. 342 Haraldar saga Harðraða 82 = trad. Boyer 1979:128.

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avoir dispersé l’avant-garde anglaise, il fait sa jonction avec les rebelles commandés par Tosti et, avec leur concours, soumet la ville d’York. Tout semble alors se dérouler au mieux pour lui mais, le soir même de la soumission d’York et la veille de son entrée officielle dans la ville, le roi Harold Godwinson arrive par le sud avec toute son armée et les Yorkais, ravis, l’introduisent secrètement dans leurs murs et en ferment toutes les portes de manière à ce que le Norvégien ignore cette arrivée. Le lendemain matin, alors qu’il se prépare à entrer dans York, Harald voit venir à sa rencontre une grande troupe : une partie de la sienne étant de garde près des navires, il se trouve en infériorité numérique et n’a le choix qu’entre deux solutions : battre en retraite ou accepter un combat pour ainsi dire 343 perdu d’avance . Selon un autre trait fréquent du mythème, l’Impie accepte alors, en un ultime défi à la puissance divine, son destin de mort : Harald refuse de fuir, bien que se sachant perdu, d’autant qu’un ultime présage vient lui ôter les dernières illusions qu’il aurait pu encore caresser : la chute de son cheval : Le roi Harald Sigurdarson fit alors le tour de ses troupes disposées en ordre de bataille pour les inspecter. Il montait un cheval noir avec une tache blanche sur le front. Le cheval trébucha sous lui et le roi tomba par344 devant .

Harald est tout sauf lâche et il vend très cher sa vie : Le roi Harald Sigurdarson fut pris alors d’une telle fureur qu’il se rua en tête de toutes ses troupes en frappant des deux mains. Rien ne lui résistait, ni homme ni broigne. Tous ceux qui se trouvaient sur son chemin cédaient. Il s’en fallut de peu que les Anglais ne prissent le fuite. Voici ce que dit Arnor, scalde des jarls : « Le roi au grand cœur n’avait pas grand-chose pour se protéger dans la bataille. Son cœur meurtrier ne tremblait 343 Haraldar saga Harðraða 83-88. 344 Haraldar saga Harðraða 90 = trad. Boyer 1979:135.

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pas. Les guerriers de Norvège contemplaient l’épée ensanglantée du roi plein de vaillance mordant les hommes ». Le roi Harald Sigurdarson fut frappé d’une 345 flèche à la gorge. Cette blessure lui valut la mort .

Tous les éléments du mythème sont réunis en un diptyque parfait : démesure originelle et crimes du Guerrier, avertissements divins et châtiment final.

IX.3 Harold Godwinson Un autre parmi les protagonistes de ces événements a peut-être été présenté comme un Guerrier Impie selon le schéma du mythème : Harold Godwinson. Il a en effet été défendu que la célèbre « tapisserie de Bayeux » relatant son histoire, jusqu’à sa 346 défaite et sa mort, en donnerait une version iconographique . Cette « tapisserie » - en fait une broderie - commémore la conquête de l’Angleterre par le duc de Normandie Guillaume II 347 le Bâtard . Traditionnellement présentée comme un travail de son épouse Mathilde, il s’agit en fait vraisemblablement d’une 348 commande de son demi-frère Odon de Bayeux . La démesure de Harold serait illustrée par la dix-septième séquence de la broderie, qui le représente comme un géant marchant sur l’eau et sauvant deux Normands des flots dangereux. Son caractère impie et criminel, évident aux yeux des Normands qui l’ont combattu, tient aux sept serments qu’il prête successivement au roi Édouard (séq.1), à Guidon de Ponthieu (séq.9), à sa première rencontre avec le duc Guillaume (séq.14), avant l’entrée à Bayeux et à Bayeux même (séq.21-22), sur les

345 Haraldar saga Harðraða 92 = trad. Boyer 1979:138. 346 Dudant 2007. On y a vu aussi une séquence trifonctionnelle : Levy 2002. Cf. toutefois Blaive 2008 et les objections importantes de Dumont-Fillon 2011. 347 Connu dès lors comme roi Guillaume Ier le Conquérant. 348 Sur cette œuvre, voir Lemagnen 2009.

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reliques sacrées des saints (séq.23), au roi Édouard sur son lit de mort (séq.27). Les présages annonçant sa perte s’il ne se désiste pas de son impiété sont bien présents. Les oiseaux dont les têtes débordent du cadre en donnent peut-être un premier (séq.29) ; une comète traverse le ciel au moment où il se laisse indûment couronner (séq.32) ; il rêve de cinq barques flottant à la dérive (séq.33) ; quatre chevaux s’écroulent dont un immense étalon bleu (séq.53)... La mort de l’Impie suit irrémédiablement peu après : il est atteint d’une flèche dans l’œil et achevé d’un coup de sabre 349 (séq.57) . IX.4 Charlemagne 350

Si certains le tiennent pour un saint , la légende de Charlemagne ne le tient pas unanimement pour tel. Bien au contraire sa réputation de pécheur a été longtemps préservée. 351 Selon certains, il n’aurait été qu’un bâtard : Pépin le Bref veut épouser Berthe, fille du roi de Hongrie, mais celle-ci se voit substituée traîtreusement par une serve. Échappant à ceux qui voulaient la tuer, Berthe se cache pendant quatre ans chez un vacher, jusqu’à ce que Pépin l’y retrouve et l’engrosse là du futur Charlemagne, bâtard même si sa mère retrouve plus tard la 352 place qui lui était promise . Il est surtout instamment reproché à Charlemagne d’avoir eu des relations coupables soit avec son épouse décédée, soit avec 349 Dudant 2010 propose une interprétation très “ésotérique” de cette mort. 350 Sa canonisation en 1185 par l’antipape Pascal III n’a jamais été infirmée ni confirmée officiellement par l’Eglise. 351 Ce qui, selon la mentalité du temps, constitue déjà une tare et l’origine de ses impiétés subséquentes. 352 Chronique saintongeaise = Paris 1864:224-225. La bâtardise de Charlemagne semble déjà signalée dans la Chronica regum francorum : Boutet 1992:298-2199 ; Houart 1999:266.

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une fée des eaux, soit avec sa propre sœur qu’il aurait engrossée 353 rien moins que de son « neveu » Roland ! Ce péché est attesté par plusieurs textes de la tradition romane : Tristan de Nanteuil, le Ronsalsvals provençal, la Spagna et le Myreyr des histors de Jean d’Outremeuse et peut-être aussi le fragment de chanson de geste intitulé Ronsasvalles par Raul 354 Menendez Pidal . Il l’est sans doute aussi dans l’iconographie. À la fin du douzième siècle, les fresques du Loroux-Bottereau (Loire-Atlantique) représentent conjointement le pardon accordé à Charles par saint Gilles et Milon d’Angers donnant la main à la sœur de l’empereur, mère de Roland ; les vitraux de la cathédrale de Chartres associent le pardon au combat de Roncevaux, donc le péché au personnage de Roland : pour Rita Lejeune, la leçon est claire et montre que Roland rachète par son martyre une origine honteuse qui lui a valu son redoutable esprit de démesure, tandis que Charlemagne rachète par les larmes 355 et le repentir la faute de sa jeunesse . Le seul récit circonstancié de l’inceste apparaît préservé dans la première branche de la Karlamagnussaga, une traduction en islandais de diverses chansons de geste commandée par le roi Hakon V de Norvège au milieu du treizième siècle. Il s’y trouve de fait un certain nombre d’entre elles perdues dans leur forme romane originelle. Le roi Charlemagne se dirigea vers Aix-la-Chapelle et y trouva Gelem, sa sœur, et l’emmena dans son alcôve. Et comme il ressentait un sentiment amoureux pour elle, il la posséda. Il alla ensuite à l’église et se confessa à Gilles de tous ses péchés, sauf du dernier, et Gilles lui donna l’absolution et alla à la messe. Et tandis qu’il disait la messe basse, vint Gabriel, l’ange de Dieu, et il plaça un écrit sur la patène. Et ce qu’il y 353 Lui aussi Guerrier Impie : cf. infra. 354 Paris 1864:379-385 ; Folz 1950:167-168 ; Houart 1999:253. 355 Lejeune 1961 :II 339-371 ; cf. Payen 1968:132-134 ; Bezzola 1970:104.

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avait dans l’écrit, c’est que le roi Charlemagne n’avait pas confessé tous ses péchés : il avait couché avec sa sœur et elle donnera le jour à un fils qui s’appellera Roland et elle devra être donnée en mariage à Milon d’Angers. Et, sept mois après qu’ils auront cohabité, il devra savoir ceci, que c’est son fils et celui de sa sœur. Qu’il fasse bien garder l’enfant car il aura besoin de lui. Gilles prit l’écrit de la patène et alla immédiatement, revêtu de tous ses parements, vers le roi Charlemagne et le lut en sa présence. Il avoua, tomba à ses pieds, lui demanda pardon et promit qu’il ne commettrait plus un semblable péché. Il prit l’écrit et fit tout ce que celui-ci lui ordonnait : il maria sa sœur à Milon et le fit duc sur 356 la Bretagne .

Il a même été envisagé qu’Eginhard, dans sa biographie de Charlemagne, édulcorerait consciemment ou inconsciemment une vision de l’empereur comme un Guerrier Impie inscrit dans 357 le scénario du mythème indo-européen : il note en effet son impiété lorsqu’il méprise les présages Mais d’aucun de ces présages le roi ne tint compte. Il les traita par le mépris ou affecta de croire qu’ils ne le 358 visaient en rien .

et il signale précisément parmi ceux qui annoncent sa fin les prodiges météorologiques et la chute de son cheval De nombreux présages avaient marqué l’approche de sa fin, ne laissant de doute à personne - à lui-même pas plus qu’à nul autre - sur l’imminence de l’instant décisif. Trois ans de suite, dans les derniers temps de sa vie, il y eut de fréquentes éclipses de Soleil et de Lune. Sept jours durant, on remarqua dans le Soleil une tache de couleur noire. Un portique, que le roi avait fait bâtir à 356 Karlamagnussaga 36 = Æbischer 1972:123. 357 Meulder 1995b:40-43. 358 Eginhard, Vita Karoli Magni imperatoris 32 = Halphen 1947:92.

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grand renfort de matériaux entre la basilique et le palais, s’écroula subitement de fond en comble le jour de l’ascension du Seigneur. Puis, le feu ayant pris par hasard au pont de bois qu’il avait jeté sur le Rhin à Mayence..., l’incendie gagna si vite que, au bout de trois heures, tout était consommé et qu’il n’en restait pas une planche. Charles fut lui-même victime d’un accident significatif au cours de sa dernière expédition en Saxe contre le roi des Danois Godefrid. Un jour qu’il avait quitté le camp et s’était mis en route avant le lever du Soleil, il vit soudain une torche éblouissante descendre miraculeusement d’un ciel serein et traverser l’air de droite à gauche. Et comme l’on se demandait ce que présageait ce phénomène, le cheval qu’il montait baissa brusquement la tête et tomba en le précipitant à terre avec une telle violence que la fibule de son manteau se rompit et que le baudrier de son glaive fut arraché. Quand ses serviteurs, témoins de l’accident, se précipitèrent pour le relever, ils le trouvèrent sans armes, sans manteau et l’on ramassa à au moins vingt pieds de distance un javelot qui lui avait échappé des mains au moment de sa chute. À cela vinrent s’ajouter de fréquentes secousses qui ébranlèrent le palais d’Aix et des craquements continuels dans les plafonds des pièces où il se tenait. Puis la foudre tomba sur la basilique où il fut plus tard enseveli, 359 arrachant la pomme d’or qui surmontait le toit...

Il a été depuis longtemps soutenu qu’Eginhard imite les vies des douze Césars de Suétone, notamment dans son vocabulaire 360 et dans la disposition de sa biographie . Sans en nier l’évidence, il faut noter que le présage du cheval n’apparaît pas sous cette forme chez Suétone, ce qui laisse à penser qu’Eginhard se souvient du mythème et que le sens de la chute

359 Eginhard, Vita Karoli Magni imperatoris 32 = Halphen 1947:88-92. 360 Cf. Townsend 196 :98-110.

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inopinée du cheval était encore connu de lui et de ses lecteurs et contemporains. D’une part, ils croient fermement que le cheval est un animal capable de prédire l’avenir : l’Indiculus superstitionum et paganiarum signale incidemment des présages tirés du crottin de 361 cheval ; la Translatio sancti Alexandri reprend les propos de Tacite selon lesquels les Germains tiennent compte des avertissements prodigués par les chevaux et observent leurs hennisse362 ments et leurs ébrouements ; un peu plus tard, Michel Scot, astrologue de l’empereur Frédéric II, traite aussi le cheval 363 d’animal oraculaire . Surtout, Isidore de Séville l’atteste dans la croyance de son temps, ainsi qu’il a été vu plus haut. Comme Isidore de Séville, Eginhard sait assurément que la chute du cheval concerne le guerrier qui le monte et il est fort probable que c’est par sa culture germanique, et non par sa culture latine, qu’il connaît ce présage et le sens qu’il prend quand 364 il l’applique au belliqueux Charlemagne . Pourtant, Eginhard ne décrit pas comme injuste et impie l’activité guerrière de l’empereur. Pour lui, les torts sont du côté saxon et non carolingiens. Ce sont les pirates saxons qui ont agressé les côtes de l’empire ; c’est leur roi Godefrid qui veut placer toute la Germanie sous sa domination et se flatte d’arriver bientôt à Aix-la-Chapelle où se trouve la Cour de 365 Charlemagne . N’édulcorerait-il pas en fait une autre version, perdue, selon laquelle ç’aurait été l’offensive de Charlemagne qui était injuste et impie au point de le conduire à sa fin ?

361 Indiculus superstitionum et paganiarum 13 = Dierkens 1984:20. 362 Translatio sancti Alexandri 2 = Pertz 1829:675. 363 Michel Scot, Liber de signis 61, 201-202 = Ackermann 2009:188, 246. 364 Sur tout ceci : Meulder 1995b:41-42. 365 Eginhard, Vita Caroli Magni 14 = Halphen 1947:40-42.

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IX.5 Roland Tout comme son oncle et père, Roland aussi apparaît coulé par 366 certains dans le mythème . Si la tradition française en fait le parangon de toutes les vertus héroïques, d’autres le dépeignent beaucoup plus négativement.

L’expédition qu’il conduit avec Charlemagne contre les Maures d’Espagne est décrite par certains comme aussi impie et injuste que celle menée contre les Saxons. Le Cân Rolan gallois s’avance ainsi jusqu’à justifier la traîtrise qui provoque sa perte 367

par l’infériorité numérique des envahis . Ce sont surtout les versions espagnoles de la mort de Roland qui développent la légende noire de Roland, jusqu’à en faire un couard auquel même la conscience de son invulnérabilité au 368 combat n’insuffle guère de courage guerrier ... alors même qu’une démesure foncière le faisait avant cela se vanter d’entrer seul dans Saragosse pour y rencontrer la reine Bramimonde ou de faire couler assez de sang sarrasin pour faire tourner quatre 369

roues de moulins . Il accumule les fautes les plus perverses. D’abord contre son oncle et père l’empereur : bouleversé par un cauchemar où Roland lui est apparu possédé par le démon, Charlemagne le supplie de renoncer à son projet de prendre Saragosse, jusqu’à proposer de lui céder son trône mais il se 370 voit rebuté de manière insultante . Ensuite contre Olivier, dont il refuse l’aide et qu’il humilie en le réduisant au rôle de simple 371 guetteur . Enfin contre sa propre épouse lorsque, tout en proclamant son amour pour elle, il ne rêve que de la tromper avec 366 Houart 2004. 367 Cân Rolan 2 = Rehjon 1984:105. Cf. Houart 2004:187-188 368 Horrent 1951:521-522 ; Moisan 1985:122-123. 369 Cf. Lafont 1990:74. 370 Roland à Saragosse 3-45 = Gouiran – Lafont 1991:40-42. 371 Roland à Saragosse 304-324 = Gouiran – Lafont 1991:56-58.

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Bramimonde, l’épouse du roi Marsile. Ce sont clairement là des péchés fonctionnels à l’encontre respectivement d’un souverain, d’un guerrier et d’une femme, et ils sont respectivement punis sur les trois niveaux fonctionnels : entré dans Saragosse, il doit se résoudre à quémander l’aide d’Olivier qui a beau jeu de lui rappeler ses serments devant Charlemagne, avant de lui-même faire couler assez de sang maure pour faire tourner quatre roues de moulin, de reprendre aux ennemis le cheval de Roland qu’ils lui avaient pris et de conquérir un immense trésor qu’il partage 372 aussitôt avec ses compagnons . Surtout, sa démesure invétérée apparaît comme directement responsable du désastre de Roncevaux et de sa propre mort : c’est elle qui lui fait désigner Ganelon comme ambassadeur promis à la mort et se moque de ses craintes, le déterminant ainsi à trahir les Francs ; c’est elle qui l’empêche de sonner du 373 cor pour appeler à l’aide et sauver son armée . Les présages annonçant le châtiment de ces péchés et de cette démesure suivent le schéma canonique du mythème du Guerrier Impie. Le songe prémonitoire et les phénomènes météorologiques figurent dans toutes les versions de son histoire. Ainsi par exemple Aprés icestre altre avisium sunjat, Qu’il ert en France a sa capele ad Ais. El destre braz li morz uns uers si mals ; Devers Ardene vit venir un leuparz, Son cors demenie mult fierement asalt.

372 Sur ce triple péché fonctionnel de Roland et les succès fonctionnels d’Olivier qui les sanctionnent : Houart 2004;189-192. 373 Le Gentil 1967:124.

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Que vint a Carles lé galops e les salz ; La destre oreille al premer uer trenchat, Ireement se cumbat al lepart. Dient Franceis que grant bataille i ad ; Il ne sevent liquels d’els la veintrat. 374

Carles se dort, mie ne s’esveillat … En France en ad mult merveillus turment : Orez i ad de tuneire e de vent, Pluies e gresilz desmesureement ; Chiedent i fuildres e menut e suvent, E terremoete çp i ad veirement. De Seint Michel del Peril jusqu’az Seinz, Dés Besentum trsqu’as porz de Guitsand, N’en ad recet dunt del mur ne cravent. Cuntre midi tenebres i ad granz ; N’i ad clartet, se li ciels nen i fent. Hume nel veit ki mult ne s’espoant. Dient plusor : « Ço est li definement, La fin del secle ki us est en présent ».

374 La chanson de Roland LVII 725-773 = Moignet 1969:72-74.

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Il ne sevent, ne dient vier nient : 375

Ço est li granz dulors por la mort de Rollant .

Le présage donné par le cheval apparaît, lui, dans une version italienne remarquable : Valentino, le cheval de Roland, refuse par trois fois de se laisser monter par son maître, pose ses antérieurs sur ses épaules, puis meurt subitement. Et là encore, l’Impie comprend bien le message mais refuse d’en tenir 376 compte et se précipite inéluctablement à sa perte .

IX.6 Sigurd Le dossier de Sigurd, héros majeur de la tradition germanique, est peut-être l’un de ceux qui mériteraient d’être reconsidérés. Jusqu’à preuve du contraire, les éléments du mythème du Guerrier Impie ne semblent pas s’être retrouvés dans les diverses versions de son histoire. Toutefois, la version scandinave offre l’un des plus beaux exemples du motif du cheval qui pleure la mort de son maître : Grani revint du rendez-vous au pas de course et fit entendre ses lamentations mais quant à Sigurd, il ne revint pas. Tous les chevaux de selle étaient trempés de sueur : grâce à leur allure rapide, ils avaient échappé aux meurtriers. Toute en larmes, j’allai m’entretenir avec Grani aux joues humides. Je demandai des nouvelles au cheval : Grani baissa la tête et la plongea dans l’herbe. La 377 bête savait une chose : que son maître ne vivait plus .

375 La chanson de Roland LVII 1423-1437 = Moignet 1969:118. 376 Li fatti di Spagna 53-54 = Ruggieri 1951:131-135. Cf. Moisan 1985 120 ; Houart 2004:194-195. 377 Gudhrunarkvidha II 4-5 = Genzmer et al. 1963-1969:I 224-225. Cf. Sterckx – Blaive 2010:147 et, pour une comparaison entre les deux Impies David de Sassoun et Sigurd : Der Melkonian-Minassian 1972:147-148.

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IX.7 Alboin Le roi lombard Alboin connaît, lui, apparemment le mythème et il évite dès lors d’être victime du sort qu’il réserve aux Impies : lors de la prise de Pavie, un écart de son cheval suffit à le persuader de se restreindre : Alors qu’Alboin faisait son entrée par la porte SaintJean, du côté oriental de la ville, son cheval s’effondra au beau milieu du passage. Il eut beau l’éperonner, on eut beau lui donner des coups de lance un peu partout, impossible de le faire lever. Un des Lombards s’adressa alors au roi : « Souviens-toi, ô mon roi, du vœu que tu as fait. Renonce à une promesse si dure et tu entreras dans la ville »... Alboin avait en effet juré de passer au fil de l’épée toute la population qui avait refusé de se rendre. Il brisa alors ce vœu... et aussitôt son cheval se releva. Il pénétra dans la ville et, fidèle à sa promesse, 378 ne fit de mal à personne. .

IX.8 Hastings Le présage du cheval se retrouve encore tardivement, associé à un personnage mineur de l’histoire d’Angleterre mais qui, pour les contemporains, a joué un rôle non négligeable : le comte 379 Hastings, collaborateur et victime du roi Richard III . Divers écrits de l’époque en parlent, notamment Thomas More : Il est certain que, au moment où Hastings se dirigeait vers la Tour de Londres, il s’en est fallu de peu que son cheval, trébuchant trois fois en un bref espace de temps, ne le projetât à terre autant de fois. Cet accident, même s’il n’y a pas un jour où il ne se produit, est dû soit à un défaut du cheval, soit à l’incurie de son cavalier. Ce378 Paul Diacre, Historia Langobardorum II 27 = Bethmann – Waitz 1878:103-104 ; trad. Bougard 1994:50. Cf. Jahns 1872:I 423 ; Meulder 1995b:45-46. 379 Meulder 1995b:46-50.

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pendant, en vertu d’une vieille superstition, on a observé que cet accident annonce, croit-on, quelque grande 380 infortune dont la menace est proche .

Ainsi, l’auteur d’Utopia indique l’origine ancienne et vraisemblablement populaire du présage et réfute tout emprunt littéraire et savant et il peut être déduit qu’il signale ainsi une croyance issue du vieux fonds germanique des Anglo-Saxons. Thomas More veut sans doute montrer ici, par l’introduction des différents présages qui précèdent la mort d’Hastings, que le monde est désordonné et son futur incertain avec la présence à 381 la tête de l’État d’un diable rationnel, à savoir Richard III . Loin de considérer Hastings comme un Guerrier Impie mais bien plus comme la victime du roi, il se différencie de son contemporain Polydore Virgile qui considère, lui, la mort du comte comme une illustration de la loi du juste retour des choses, compensant par sa mort celle du prince Édouard, fils d’Henri 382 VI, à laquelle il a assisté . Les faux pas du cheval d’Hastings sont aussi mentionnés 383 dans la chronique d’Edward Hall , qui mélange les récits de Thomas More et de Polydore Virgile, et surtout par William Shakespeare lui-même dans sa célèbre tragédie King Richard the Third : apprenant sa décapitation prochaine, Hastings s’écrie là Stanley avait rêvé que le sanglier nous arrachait nos heaumes mais j’ai tourné l’avertissement en dérision et dédaigné de fuir. Par trois fois aujourd’hui mon cheval caparaçonné a bronché et il a fait faux bond à la vue de

380 Thomas More, Historia Richardi regis Angliae eius nominis tertii = Sylvester 1963:II 50. 381 Levy 1967:71. 382 Hay 1952:142 ; Levy 1967:66-67. 383 Bullough 1960:IIII 266.

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la Tour, comme par dégoût de me porter à la bouche384 rie !

Le dramaturge conjugue ici trois facteurs pour la mort d’Hastings. 385 Le premier réside dans la destinée implacable : la mort du comte apparaît programmée dès la prédiction de la reine Margaret qui y voit la juste vengeance de l’assassinat du prince 386 Édouard . Le deuxième réside dans le lien qui unit le comte au roi : courtisan naïf, complice servile et aveugle des crimes de Richard, le comte ne se doute pas de la perfidie et du machiavélisme de ce dernier. Sa prétention à connaître les pensées les plus intimes de l’usurpateur et son ambition d’en être l’ami le 387 conduisent au billot . Le troisième est l’aveuglement face au surnaturel : comme 388 les autres protagonistes masculins de la tragédie , Hastings néglige volontairement les rêves et les présages si nombreux dans la pièce. Vivant dans un monde renversé, son rationalisme ne peut appréhender de tels signes, notamment le présage du cheval qui, pour Shakespeare et ses contemporains, porte un 389 sens métaphysique et témoigne de la présence du divin . Le présage du cheval est ici plutôt un avertissement salutaire, adressé certes au complice d’un criminel mais aussi à un homme dépourvu d’envergure et coupable d’une faute plus intellectuelle que morale : ce n’est pas Dieu qui tue Hastings mais le monstrueux Richard III. 384 William Shakespeare, King Richard the Third III 4 = Alexander 1951:725. 385 Levy 1967:72. Mais Shakespeare lui-même croit très fort au destin : Moulton 1901:108-113 ; Milward 1973:257-258. 386 Ornstein 1972:80-81. 387 Ornstein 1972:71. 388 Garber 1974:15-26. 389 Matthews 1962:37-38 ; Sahel 1984:95.

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IX.9 Richard III Remarquablement, le mythème du Guerrier Impie se retrouve bien plus exactement dans la présentation que fait Shakespeare du pire Impie : le roi Richard III lui-même. Son impiété et ses crimes sont patents tout au long de sa vie et la séquence des présages de mort s’aligne cette fois complètement. Le rêve prémonitoire d’abord. Avec son talent théâtral sans pareil, le dramaturge récapitule ses plus grands crimes dans le cauchemar qui épouvante le roi pendant la nuit précédant sa 390 défaite et sa mort , puis, tandis que se manifeste un signe météorologique funeste (Richard) Qui a vu le Soleil aujourd’hui ? (Ratcliff) Pas moi, sire. (Richard) Il dédaigne donc de se montrer car, par la Bible, il aurait dû paraître à l’est depuis une heure. Ce sera un jour noir pour quelqu’un... On ne verra pas le Soleil aujourd’hui. Le ciel menace et pèse sur nos troupes. J’aimerais que ces larmes ne soient que de la rosée sur la terre. Il ne brillera pas ? Et alors, que m’importe... (Norfolk) Aux armes ! Aux armes ! Sire, l’ennemi avance dans la plaine. 391

(Richard) Vite, vite, caparaçonnez mon cheval !

son cheval lui fait fatidiquement défaut et il n’a plus qu’à périr, courageusement mais impie invétéré :

390 William Shakespeare, King Richard the Third V 3 = Alexander 1951:743-744. 391 William Shakespeare, King Richard the Third V 3 = Alexander 1951:745.

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(Catesby) A l’aide ! À l’aide, Lord Norfolk ! Le roi a accompli des exploits surhumains en s’exposant à tous les dangers mais son cheval est mort et il se bat à pied... (Richard) Un cheval ! Un cheval ! Mon royaume pour un cheval ! (Catesby) Fuyez, sire. Je vais vous procurer un cheval. (Richard) Esclave, j’ai joué ma vie et je jouerai le jeu jusqu’à la mort. Je crois qu’il y a six Richmond sur ce champ de bataille : j’en ai déjà tué cinq en croyant en venir à bout. Un cheval ! Un cheval ! Mon royaume 392 pour un cheval !

392 William Shakespeare, King Richard the Third V 4 = Alexander 1951:746.

X. Impies slaves X.1 Vladimir Ier La biographie du prince Vladimir Ier de Kiev le fait mourir ultimement en pieux saint orthodoxe mais elle oppose abruptement cette fin avec une impiété majeure, symboliquement répartie sur les trois fonctions idéologiques indo-européennes, pen393 dant toute la période de sa vie antérieure à sa conversion . Il a été suggéré que le détail de la cécité qui le frappe au terme de ses méfaits et qui le détermine à abandonner son paganisme pourrait être un écho du mythème du Guerrier Impie ici 394 traité .

X.2 Étienne V Le monde slave, serbe en particulier, connaît le présage du cheval envoyé à l’impie. La vie du roi Étienne V signale ainsi que, en témoignage de ses fautes dont notamment celle d’avoir levé la main sur son propre père, Dieu a envoyé au roi divers signes, dont la chute de sa monture, qui le déterminent heureusement à demander le pardon de ses impiétés et à abdiquer au profit de 395 son frère . Et Stefan Hafner, qui a étudié en détail les chroniques royales serbes, souligne l’importance que celles-ci accordent à ce présage donné par le cheval car il le retrouve dans les biographies de plusieurs personnages tenus pour impies par les Serbes : le tsar Bulgare Michel Ier, le roi croate Vladislav, le 393 Meulder 2004. 394 Meulder 2004:289n.18. 395 Hafner 1976:26, 72. Cf. Meulder 1995b:52-53.

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despote Stefan Lazarević, le prince blasphémateur Joachim 396 Sardanaporski...

X.3 Marko Kraljević Ce présage apparaît aussi avant la dernière scène et la mort tra397 gique du plus grand héros serbe, Marko Kraljević . Celui-là, tenu en haute estime dans les traditions populaires serbes et bulgares, n’en est pas moins loin d’être parfait. À côté d’exploits magnifiques accomplis avec une force surhumaine, il fait en effet souvent montre d’une démesure proche de 398 l’impiété : il viole plusieurs fois ses serments , il recourt à des ruses ignobles pour terrasser des ennemis qu’il redoute de ne 399 pas pouvoir vaincre , il fait plusieurs fois preuve de cruauté inhumaine envers des femmes, tuant la fille du roi des Maures alors qu’elle l’a aidé à s’enfuir et se montre prête à se donner à 400 lui ou martyrisant impitoyablement la belle Rosanda qui a rejeté dédaigneusement ses avances en le traitant de mignon 401 turc ... Plusieurs présages annoncent finalement sa mort : une pré402 diction et surtout les pleurs de son cheval Šarac, bête merveil403 leuse née coiffée et douée de la parole humaine Marko Kraljevic était parti de bonne heure un dimanche. Avant le lever du Soleil, il était au pied du mont Ourvina. Tandis qu’il le gravissait, (son cheval) 396 Hafner 1964:121-123 (qui n’y voit pour sa part qu’un poncif imité de la chute de cheval de Paul de Tarse). 397 Sur ce héros : Popović 1988 ; Meulder 1995b. 398 Low 1968:86, 105. 399 Low 1968:25-28, 131. 400 Low 1968:104-106 cf. Miller 2000:248. 401 Low 1968:42-43 ; cf. Miller 2000:112-113. 402 Low 1968:130 ; cf. Pennington - Levi 1984:59. 403 Low 1968 :182 ; cf. Miller 2000:75.

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Šarac, sous lui, commença à glisser, à glisser et à verser des larmes. Cela causa à Marko un grand trouble : « Qu’est-ce cela, Šarac ? Qu’est-ce, mon bon cheval ? Voilà cent cinquante années que nous sommes ensemble : jamais encore tu n’avais bronché et voilà que tu commences à broncher et à verser des larmes ! Dieu le sait, il n’arrivera rien de bon. Il va y aller de quelque tête, soit de la tienne ou de la mienne » dit-il. Marko ainsi discourait, quand la Vila s’écrie du milieu de la montagne, appelant Marko : « Mon frère Marko Kraljevic, sais-tu pourquoi ton cheval bronche ? Šarac s’afflige sur son maître car vous allez bientôt vous séparer... Tu ne peux pas mourir ni de la main d’un guerrier ni sous les coups du sabre tranchant car tu ne crains sur la Terre aucun guerrier mais tu dois mourir, Marko, de la main de Dieu, l’antique tueur »... Marko ôta son dolman vert, l’étendit sur l’herbe en dessous d’un pin ; se signant, il s’assit sur le dolman, rabattit le bonnet de martre sur ses yeux, se coucha et ne se 404 releva plus...

ce qui n’a pas manqué de la faire comparer à Xanthe, le premier étalon d’Achille mais sans que rien ne puisse laisser croire qu’il 405 y aurait là un simple écho de la tradition classique .

404 Dozon 1859:107-111 ; cf. Mazon 1923:127, 191-192. Pour cet étalon surnaturel, né coiffé et doué de la parole : Miller 2000:75. 405 Dozon 1859:68 ; Meulder 1995b:50-52.

XI. L’Impie finnois

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La mythologie finnoise apparaît essentiellement préservée dans le Kalevala, une superbe épopée qui est restée inconnue des mythologues jusqu’à ce que le grand érudit finlandais Elias Lönnrot eût mené à bien son colossal travail de sauvetage de ses traditions nationales en parcourant inlassablement le pays pour collecter les répertoires des derniers bardes authentiques. Il regroupe finalement ses collectes en un long poème - vingtdeux mille vers répartis en cinquante chants -, leur conférant l’unité structurelle que la tradition orale ne lui connaissait plus. La question de l’authenticité - on se souvenait bien de l’imposture géniale des « lais d’Ossian » forgés en fait par MacPherson ! - a trouvé rapidement sa réponse : Lönnrot donnait les noms de ses informateurs et reconnaissait qu’il avait mis de l’ordre dans ce qu’ils lui avaient séparément confié en choisissant parmi leurs multiples versions. L’arrangement était artificiel mais dépourvu de toute falsification. L’autre question se posait quant à la nature du matériel : était-il purement finnois ou avait-il subi des influences extérieures, en particulier celle de la mythologie scandinave importée par les nombreux colons suédois installés dans le pays depuis le huitième siècle ? Certains travaux de G. Dumézil ont notamment conforté cette dernière thèse. Reprenant un dossier établi par Lucien Gerschel, il s’est ainsi penché sur l’épisode de la fabrication du sampo, objet magique apportant la prospérité, sorte de corne d’abondance de la mythologie finnoise, et a conclu qu’une ana407 lyse trifonctionnelle de son histoire apparaît vraisemblable .

406 Blaive 1991. 407 Dumézil 1983:209-218.

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Il nous paraît que le mythème indo-européen du Guerrier Impie ne trouve par contre pas sa place dans le Kalevala, même s’il s’y trouve un parangon d’impiété : Kullervo, le fils supposé posthume d’un Kalervo qu’une rivalité sanglante opposait à son frère Untamo et qui a fini par succomber devant ce dernier : Les héros d’Untamo surgirent, les hommes ceints de leur épée, battant les gens de Kalervo, massacrant la grande famille. Ils brûlèrent les bâtiments, les rasèrent au ras du sol. Une seule femme s’échappa, une femme au ventre pesant. Les hommes armés d’Untamo l’emmenèrent dans leur logis pour laver la petite salle, 408 pour balayer le long plancher .

Cette malheureuse esclave donne alors le jour à Kullervo qui, à peine né, fait montre d’une force si exceptionnelle qu’il brise son berceau dès le troisième jour. Untamo, inquiet de cette force et d’une éventuelle volonté de vengeance du garçon, décide de le faire périr mais, après plusieurs tentatives infructueuses, il y renonce et l’élève comme esclave. N’en tirant aucune satisfaction, il le vend ensuite au forgeron Ilmarinen, le Marteleur Eternel et l’une des figures majeures du Kalevala. L’épouse d’Ilmarinen le charge de son troupeau de vaches et a la malencontreuse idée de vouloir lui jouer une farce : Cette femme malicieuse, cette vieille aux dents grimaçantes, prépara du lait pour le pâtre, lui pétrit un épais gâteau, l’avoine en bas, le blé par dessus. Au centre, 409 elle mit une pierre...

La plaisanterie n’est pas du meilleur goût mais ne justifie en rien l’atroce vengeance qu’en tire Kullervo. Suivant le conseil d’un corbeau maléfique, il livre le troupeau aux loups et aux ours, puis métamorphose ces fauves en vaches et les introduit dans la ferme. Quand l’épouse d’Ilmarinen vient pour les traire,

408 Kalevala XXXI 65-76 = trad. Perret 1978:445. 409 Kalevala XXXII 19-24 = trad. Perret 1978:454.

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ils retrouvent leur forme et se jettent sur elle. Elle supplie Kullervo de la secourir mais celui-ci refuse cyniquement : « Si tu ne me délivres pas, si tu ne m’aides pas rapidement, je tomberai morte bientôt, je deviendrai comme la terre »... « Puisque tu meurs, eh bien meurs donc ! Péris puisque tu vas périr ! La terre a des lieux pour les morts : le tombeau pour les gens défunts, où les plus puissants dormiront, où reposeront les plus larges ». Alors la femme d’Ilmarinen, l’épouse du bon forgeron, ne tarda pas à rendre l’âme, devint blême comme la mort dans la cour de sa propre ferme, dans l’étroit en410 clos du bétail .

Aussitôt son forfait accompli, Kullervo s’enfuit afin d’échapper à la vengeance d’Ilmarinen et en se délectant de sa cruauté : Il s’éloigna tout en chantant, avec la joie, des terres d’Ilmarinen, dans la lande en sonnant du cor, dans la friche en menant grand bruit. Le marais bruit, le sol tremble. La lande renvoya l’écho de la trompe de Kul411 lervo, de l’allégresse du méchant .

Une vieille femme apprend à Kullervo que ses parents, qu’il croyait tués par Untamo, sont vivants et lui indique le moyen d’aller les rejoindre mais la joie de ces retrouvailles inespérées ne dure pas car la nature impie de Kullervo resurgit bientôt. Il rencontre trois jeunes filles et tente de les séduire mais, repoussé dédaigneusement, il enlève et viole la troisième : Kullervo, fils de Kalervo, le jeune garçon aux bas bleus, ravit dans son traîneau la vierge, l’emporta vite sur son char, la déposa sur le tapis, la plaça sous les couvertures. La fille se mit à parler. La broche d’étain protes410 Kalevala XXXIII 251-290 = trad. Perret 1978:476-477. 411 Kalevala XXXIV 11-18 = trad. Perret 1978:478.

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ta : « Laisse-moi partir tout de suite. Rends à l’enfant sa liberté. Épargne-lui tes insolences. J’en éparpille les planchettes. Je réduis ton char en morceaux. En miettes ton vil véhicule ». Kullervo, fils de Kalervo, le jeune garçon aux bas bleus, entrouvrit son coffre d’argent, souleva le couvercle orné. Il étala tout son argent, déploya ses pièces d’étoffe, des bas à broderies d’argent, des ceintures à boucle d’or. L’étoffe séduisit la vierge. L’argent ravit la jeune fille. L’or vainquit toute résistance... Alors il posséda la vierge, viola la gorge d’étain sous le manteau bordé de cuivre, sur la fourrure tache412 tée .

À peine a-t-il assouvi son désir que Kullervo apprend qu’il vient de violer sa propre sœur, disparue toute enfant et que tout le monde croyait morte. La malheureuse, horrifiée et désespérée, se suicide. Kullervo, torturé de remords, se maudit : Malheur à moi, pauvre garçon. Malheur à moi pour mes méfaits ! J’ai déshonoré ma sœurette, violé l’enfant de ma mère. Malheur sur vous, ô père, ô mère ! Malheur sur vous, ô mes parents ! Pourquoi m’avoir donné le jour ? À quoi bon m’avoir enfanté ? Il aurait mieux valu pour moi de ne pas naître ni grandir, de ne jamais voir la lumière, de ne point venir en ce monde. La mort a commis une faute, la maladie a mal agi en ne venant pas 413 me tuer, me prendre à l’âge de deux nuits .

Ce remords qui le ronge pousse Kullervo à chercher la mort dans une guerre contre Untamo pour venger la mort de son père... ce qui est un faux prétexte puisque ses parents n’ont pas été tués. Sa mère ne s’y trompe pas et lui reproche de déclencher une guerre injuste, lui prédisant une mort violente et certaine : Garde-toi, mon pauvre garçon, de partir pour la grande guerre, d’aller au fracas des épées. Qui fait la guerre sans motif, qui se bat de son propre chef, il périra dans

412 Kalevala XXXV 151-188 = trad. Perret 1978:489-490. 413 Kalevala XXXV 267-286 = trad. Perret 1978:492.

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les combats, sera tué dans la bataille, victime des 414 longues épées, abattu par ses propres armes .

Kullervo lui répond par un éloge dithyrambique de la guerre : Il est beau de mourir à la guerre, de tomber au fracas des glaives. La guerre est un superbe mal. Elle emporte soudain les hommes, les enlève sans maladie, les abat 415 sans qu’ils aient maigri .

La mère essaie de le retenir en jouant sur la corde de la piété filiale et se heurte à une impiété sans mesure : « Si tu succombes dans la guerre, qui restera donc à ton père pour l’assister dans ses vieux jours ? »... « Qu’il meure dans la boue des routes ! Qu’il périsse dans son domaine ! » « Qui restera donc à ta mère pour l’assister dans ses vieux jours ? » « Qu’elle succombe sous le faix ! Qu’elle étouffe dans son étable ! » « Qui restera donc à ton frère pour protéger son avenir ? » « Qu’il s’égare dans la forêt ! Qu’il s’affaisse au bout de son champ ! » « Qui restera donc à ta sœur pour protéger son avenir ? » « Qu’elle périsse auprès du puits ! Qu’elle meure sur le 416 sentier ! »

414 Kalevala XXXVI 7-16 = trad. Perret 1978:495. 415 Kalevala XXXVI 31-36 = trad. Perret 1978:496. 416 Kalevala XXXVI 38-56 = trad. Perret 1978:496.

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Sur de tels propos, Kullervo part. Des messagers le rattrapent et lui annoncent successivement la mort de tous les siens, l’adjurant de revenir pour s’occuper des funérailles : il n’en a cure. Même si la disparition de sa mère lui arrache un cri de douleur, rien ne le détourne de sa guerre injuste. Il triomphe d’Untamo, rentre dans sa maison déserte et part à l’aventure. Passant par hasard à l’endroit où il a violé sa jeune sœur, le spectacle de la nature portant le deuil de son forfait le pousse au bout du désespoir et il se suicide en se jetant sur son épée : Le superbe garçon pleurait. Le champ fleuri versait des larmes. Les jeunes herbes gémissaient. Les fleurs des prés se lamentaient sur le viol de la pauvrette, sur le déshonneur de la sœur. L’herbe avait cessé de pousser et la bruyère de fleurir sur le lieu du forfait funeste, à l’endroit où s’était produit le viol de la pauvre fille, l’outrage à l’enfant de sa mère. Kullervo, fils de Kalervo, dégaina son glaive acéré, le tourna, le retourna, lui demanda quelque conseil. Il interrogea son épée : si le glaive avait le désir de manger la chair du coupable, de boire le sang criminel. Le glaive comprit le projet, devina l’idée du héros. Il lui répondit en ces termes : « Pourquoi ne mangerais-je pas avec plaisir la chair du coupable, avec joie le sang criminel ? Je mange la chair innocente. Je bois bien le sang non fautif ». Kullervo fils de Kalervo, le jeune garçon aux bas bleus, planta la garde dans le sol, enfonça la poignée en terre, tourna la pointe contre lui, puis il se jeta sur la pointe pour y ren417 contrer le trépas et pour y recevoir la mort .

On constate ici d’abord ces remords de Kullervo, là où les Impies indo-européens en manifestent normalement aucun. On note aussi l’absence du diptyque des présages qui, canoniquement, annoncent la mort imminente de l’Impie : ici, elle n’est annoncée que par la prophétie de la mère et aucun bouleverse-

417 Kalevala XXXVI 307-42 = trad. Perret 1978:503-504.

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ment des éléments, aucune apparition d’animaux maléfiques, 418 aucun signe donné par la monture de l’Impie .

418 Sur le caractère spécifiquement indo-européen du présage du cheval bronchant ou pleurant : Meulder 1995b:39.

XII. Le mythème et ses avatars Dans sa fondamentale Histoire politique et psycholo logique du monde romain, Jean Bayet remarquait avec son acuité intellectuelle coutumière : La mentalité romaine paraît anti-mythique. En ce sens que le capital mythique indo-européen se révèle parvenu, en son état latin, à un degré de désintégration extrême et que la « remythisation » tardive de la religion romaine fut purement artificielle et sans portée reli419 gieuse .

Il appuyait son jugement sur la découverte magistrale de G. Dumézil concernant le récit de l’annalistique classique sur les origines de Rome : la mise en lumière du caractère pseudo historique des biographies des quatre premiers rois, construites en fait autour de l’idéologie trifonctionnelle pour constituer des séquences de mythologie indo-européenne sous forme historici420 sée . Corroborant cette analyse, les Romains donnent l’ultime niveau du processus de dégradation, pour ne pas dire de désintégration du mythe : celui de sa laïcisation et de sa rationalisation systématique. Nos recherches sur le mythe du Guerrier Impie apportent en effet, selon nous, une confirmation évidente de cette conception anti-mythique des Romains. Sans revenir sur le canevas structurel du mythe ni sur la finalité juridique le gouvernant, nous nous proposons de conclure en démontrant

419 Bayet 1969:45. 420 Dumézil 1968-1973:I 261-284; confirmé par Poucet 1985, 2000. Il semble en outre que les trois derniers rois, en dépit de leur historicité beaucoup plus assurée, doivent être eux aussi intégrés dans le schéma fonctionnel : cf. Sterckx 1992 ; Briquel 2001-2002, 2007: 14-26 ; Allen 2011.

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analytiquement le processus de dégradation du mythe indoeuropéen à Rome. Ce processus laisse voir l’autre aspect de la relation entre histoire et mythologie dans la pensée romaine : celui où le mythe ne se dissimule plus dans la pseudo-histoire originelle par le biais de rois légendaires mais où il apparaît au grand jour en parasitant les biographies de personnages à l’historicité in421

déniable , tels Flaminius, Crassus, César ou encore Julien l’Apo-stat. Un tel emploi historiographique du mythe indoeuropéen n’est nullement un hasard ni une lubie. Il répond au contraire à un objectif précis : le règlement de compte opéré à titre posthume par une certaine annalistique romaine à l’encontre des dits personnages afin de déshonorer leur mémoire. Pour illustrer ce propos et étayer l’affirmation, nous proposons ici l’analyse des deux niveaux de perception du mythe indo-européen correspondant à deux étapes du processus de laïcisation - celui de l’Inde ancienne et celui de la Grèce homérique - avant d’évoquer le problème spécifique de son utilisation à Rome : ceci afin de faire mieux ressortir toute la particularité de la pensée romaine dans son traitement du mythe reçu dans son héritage indo-européen. * L’Inde montre indiscutablement le traitement le plus primitif du mythème : c’est-à-dire qu’elle reproduit le schéma classique du transfert de la mythologie dans l’épopée tel que défini par Stig Wikander et G. Dumézil. En effet, dans le Rāmayaņa, la lutte entre Rāma et le roi des démons Rāvaṇa se situe dans une perspective cosmogonique : celle de la mythologie du dieu de deuxième fonction Indra. Un livre fondamental de Daniel Du422 buisson a mis parfaitement en lumière cette liaison : non seu423 lement Rāma commet comme 0 trois péchés fonctionnels mais 421 Seul l’Etrusque Mézence fait, bien entendu, exception. 422 Dubuisson 1986. 423 Sur ce mythe des trois péchés du guerrier : Dumézil 1985.

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son ennemi mortel Rāvaṇa présente des similitudes troublantes avec l’un des principaux adversaires d’Indra, le démon tricéphale Viśvarūpa. Tous deux sont à la fois d’une double nature brahmanique et 424 démoniaque , ce qui fait de leur meurtre à la fois un acte sacrilège et un acte indispensable au salut de l’ordre cosmique. Rāma, pas plus qu’Indra, ne peut donc échapper à la souillure effroyable que constitue un brahmanicide et, en conséquence, l’application du mythe du Guerrier Impie à Rāvaṇa s’insère dans le contexte de ce brahmanicide afin d’atténuer au maximum la gravité de ce péché. C’est là la raison pour laquelle le Rāmayaņa entreprend la diabolisation systématique de Rāvaṇa en faisant de lui le péril le plus terrible ayant jamais menacé jusqu’alors les dieux et les hommes. Rāvaṇa s’attaque donc à l’ensemble de l’ordre trifonctionnel en enlevant et violant toutes les femmes qui lui plaisent (3) ; en engageant les hostilités sans motif légitime à l’encontre de tous les guerriers auréolés de quelque prestige, pour le seul plaisir de les vaincre et de les tuer (2) ; en se lançant enfin à l’assaut des dieux (1), ce qui confère une dimension eschatologique à son action criminelle. Son activité démoniaque paraît ainsi avoir été orientée dès le départ dans la direction d’une destruction complète des trois niveaux fonctionnels afin de minimiser au maximum la gravité des trois péchés commis par Rāma à l’encontre de l’idéologie fonctionnelle, à commencer par le plus grave : le meurtre sacrilège de Rāvaṇa. Ce travail de minimisation s’avère d’autant plus indispensable que le processus de vishnouisation de Rāma, visant à faire de lui rien moins que l’avatar de Viṣņu, rendait son crime encore plus révoltant.

424 Dubuisson 1986:188-189.

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L’Inde ancienne propose donc bien la variante presque archétypale du mythe : celle où la structure apparaît à l’état pur, 425 enchâssée dans la gangue d’une épopée cosmogonique . Cette variante archétypale n’en est pas moins assortie d’un inconvénient pour la finalité juridique qui gouverne le mythème. Une telle finalité est bien présente dans le Rāmayaņa mais à l’état fragmentaire seulement. Ses éléments épars forment une sorte de puzzle que l’exégète doit reconstituer pièce par pièce. Cela parce que le motif de la guerre juste n’a en fait qu’une importance secondaire : c’est le caractère eschatologique de l’affrontement qui occupe la place centrale. * La Grèce antique a, pour sa part, opéré une dégradation du mythe du Guerrier Impie en proposant dans l’Iliade une version presque historicisée, en tout cas fortement humanisée. Seules la présence et l’intervention des dieux lors des événements rappellent qu’il s’agit d’une épopée. La principale différence distinguant au niveau mythique les deux guerriers impies que sont Rāvaṇa et Achille réside dans leurs natures respectives. L’un est un démon non seulement de naissance mais aussi d’âme : il ne vit que pour anéantir la puissance des dieux et restaurer le chaos primordial. L’autre est possédé par une húbris strictement humaine. Certes, Achille menace une fois Apollon de le châtier mais, 426 en dehors de ce défi exceptionnel , il ne manifeste nulle envie de renverser le pouvoir des dieux ni de mettre fin à la souveraineté des Olympiens. Sa démesure qui le pousse d’une manière irréversible sur le chemin de l’impiété naît de passions strictement personnelles, elles-mêmes dues à son caractère extrême425 Nous nous autorisons l’emploi de l’expression “épopée cosmogonique” du fait de la nature non humaine des principaux protagonistes, à l’exception de Rāma. 426 Dans la version retenue par Quintus de Smyrne, Hoì met’Hóme:ron lógoi III 40-52 = Vian 1963-1969:I 97-98, un second défi à Apollon entraîne sa mort de par la volonté du dieu.

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ment irascible : telle son hostilité viscérale envers Agamemnon qui l’amène d’abord à commettre un acte de haute trahison, puis la haine frénétique qu’il voue à Hector qui le conduit à profaner son cadavre d’une manière particulièrement odieuse. En d’autres termes, Achille conduit une espèce de guerre privée successivement contre Agamemnon et les Achéens, puis contre Hector et les Troyens. Cela explique que la finalité juridique est presque imperceptible dans l’Iliade : le guerre contre Troie est parfaitement légitime puisque c’est Pâris qui l’a provoquée en enlevant Hélène et les actes criminels d’Achille, si répréhensibles qu’ils soient, constituent des impiétés personnelles et non des violations du droit de la guerre. L’Iliade paraît n’utiliser le mythe indo-européen que comme un simple motif littéraire destiné à dessiner la psychologie d’Achille. Il s’y constate de fait une très nette baisse d’intensité par rapport à la puissance du mythème dans le Rāmayaņa, sans pour autant que celui-ci soit laïcisé. * C’est Rome qui franchit ce pas, vidant le mythe de toute substance et le réduisant au rôle de simple poncif explicatif. Explicatif à un double niveau : il procurait une excuse commode pour justifier les déroutes de leurs armées chaque fois qu’un général en entraînait une dans un désastre qui lui coûtait la vie et surtout il servait d’arme de propagande aux diverses factions politiques qui s’affrontaient. Quel moyen plus efficace de discréditer à jamais un ennemi politique que de le faire entrer dans l’histoire sous les traits d’un guerrier impie sans foi ni loi et dont la mort violente n’était qu’un juste châtiment de ses crimes ? Ce déshonneur posthume s’avérait de fait particulièrement redoutable dans une société où l’importance de l’image et du souvenir laissé aux générations suivantes revêtait une importance capitale aux yeux des grands acteurs de la scène politique. Le cas de Sylla est le plus probant. Non seulement ses ennemis ont tissé la trame la plus exhaustive de ses crimes, avec un luxe de détails suspect sur bien des points, mais encore, le mythe ne lui étant pas applicable dans sa totalité puisque Sylla 189

ne périt pas de mort violente, les annalistes anti-syllaniens ont procédé à une falsification éhontée de sa biographie en transformant sa mort naturelle en un trépas honteux sous les coups du fameux « mal pédiculaire », maladie aussi répugnante que totalement imaginaire. César et Crassus, eux, ont été les victimes de la haine que leur vouait l’oligarchie sénatoriale. La confiscation du pouvoir républicain, réalisée par leur entente secrète avec Pompée, leur 427 a valu le même traitement que Sylla . Cela avec d’autant plus de facilité que leurs fins respectives autorisaient à titre posthume la pleine application du mythe à leur encontre. Crassus, par sa guerre irresponsable contre les Parthes, entreprise sans motif légitime ni mandat officiel du peuple romain, uniquement pour lui permettre d’assouvir son insatiable cupidité, par sa désastreuse défaite à Carrhes où il entraîne dans la mort la quasi-totalité de l’armée romaine de Syrie, a vu tous ses ennemis se précipiter pour lui plaquer sur le visage le masque du Guerrier Impie indo-européen. Ce mythe remplit là le double rôle que les Romains lui assignaient : d’une part, il calme la blessure infligée à leur orgueil militaire en les persuadant qu’ils n’avaient pas été vaincus par plus forts qu’eux mais par la faute d’un chef criminel victime de la vengeance des dieux après avoir repoussé les présages de mort qui lui avaient été en428 voyés ; d’autre part, il permet de déshonorer la mémoire de Crassus d’une manière indélébile avec en outre l’avantage annexe d’éclabousser ses complices politiques, César et Pompée. L’assassinat de César est également présenté comme la légitime punition d’un tyran mégalomane, confiscateur et oppresseur de la république. Ce n’est pas un hasard si Suétone - seul historien, avec Plutarque, à avoir conservé nettement la struc427 En toute logique, Pompée aurait dû subir le même sort mais son ralliement à la cause sénatoriale après la mort de Crassus, par jalousie de la gloire militaire de César, le lui a apparemment épargné. 428 Il n’y a aucun doute que, si Crassus avait été vainqueur, le mauvais rôle aurait été attribué entièrement aux Parthes !

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ture du mythe - affirme que par certains de ses actes César passait pour avoir abusé de la toute-puissance et mérité d’être assassiné. La conjuration de Brutus et Cassius se trouve ainsi moralement dédouanée puisque sa victime n’est plus qu’un coupable dont l’exécution s’avère conforme à la volonté divine. Le cas de Gaius Flaminius Népos relève d’une démarche identique. Particulièrement détesté par l’oligarchie sénatoriale, il succombe au piège qui lui est tendu par Hannibal au bord du lac Trasimène et son armée est anéantie. Pour les sénateurs qu’il avait combattus avec acharnement, l’occasion était trop belle de prendre une éclatante revanche : devenu à son tour un Guerrier Impie maudit par les dieux, Flaminius entre dans l’histoire comme un chef démagogue mécréant et séditieux. La Deuxième Guerre punique - on l’oublie trop souvent - a été fatale au parti des Populares et les Optimates ont pu, à l’abri de ses événements, mettre la main sur le pouvoir et le conserver jusqu’à l’écroulement de la république sous les coups de boutoir de généraux victorieux et sous le poids de ses propres contradictions internes. Nul doute donc que le mythe du Guerrier Impie a constitué l’une des propagandes de prédilection de l’oligarchie sénatoriale durant toute sa domination politique. Pour qu’elle acquière toute son efficacité, il fallait établir contre la cible un dossier juridique particulièrement accablant : c’est pourquoi, il ne faut pas s’étonner de constater que ce furent les Romains qui, entre tous les Indo-Européens, ont conservé le mieux la finalité juridique du mythe, à savoir son rôle de conservation et d’illustration des principes régissant la guerre juste. Ce n’est pas un hasard si Plutarque et Suétone, en traitant les biographies de Crassus et de César, insistent aussi lourdement sur leurs multiples violations du droit et du sacré : il fallait que les charges pesant sur eux fussent les plus lourdes afin de justifier pleinement l’utilisation du mythe à leur encontre. L’unique exemple purement mythologique du mythe trouvé dans la littérature latine, celui de Mézence, prouve la justesse de 191

cette analyse, à savoir que pour les Romains le mythe possédait surtout la fonction utilitaire d’arme de propagande politique. En effet, il eût pu être attendu qu’un thème mythologique aussi riche que celui du Guerrier Impie eût inspiré Virgile pour son Enéide or force est de constater qu’il n’en a rien été et que le poète n’a fait de Mézence qu’un contempteur des dieux bien édulcoré, n’employant même pas pour son dossier criminel la totalité de la tradition existant à l’encontre du tyran étrusque, pourtant fort peu fournie au départ. Cette différence de traitement ne peut recevoir qu’une explication : Mézence est une figure légendaire et, de ce fait, il n’a été l’ennemi d’aucune faction politique à Rome de sorte que la tradition annalistique n’a eu aucune raison de flétrir sa mémoire. Virgile a utilisé le mythe du Guerrier Impie dans son sens premier, celui d’un simple thème littéraire propre à meubler son épopée : d’où l’intérêt limité qu’il lui porte. Quelle conclusion tirer de tous ces éléments ? Qu’ils confirment la pertinence de la remarque de J. Bayet citée au début de ce dernier chapitre ; que l’emploi du mythe du Guerrier Impie à Rome constitue bien une dégradation profonde de son essence structurelle ; et aussi que cette dégradation s’avère paradoxale en ce sens que, dans le même temps où elle l’a laïcisé à l’extrême, la tradition historiographique romaine a conservé la structure du mythe dans son intégralité. F.B. Évoquées ci-dessus, l’Inde, la Grèce et Rome offrent l’énorme avantage d’avoir préservé des corpus infiniment riches de documents de première main. Il s’avère souvent plus difficile, voire impossible, d’atteindre à la même profondeur d’analyse face aux autres traditions indo-européennes, plus maigres ou préservées seulement par des sources tardives et sans aucun doute fréquemment réduites à l’état d’héritages culturels. Ne s’y trouve donc le plus souvent que des attestations ponctuelles du mythème, plus ou moins clichées et dont il ne 192

ressort que les preuves de son caractère pan-indo-européen et de son importance première justifiant le maintien de ses attestations. La tradition celte paraît ainsi la seule à en présenter un traitement spécifique à travers ses figures « d’impies malgré eux ». Faut-il s’en étonner quand s’y constate à diverses reprises des inversions totales des mythèmes ou plutôt de l’éclairage qui en est proposé ? Ainsi celui du conflit majeur conté en Inde et en Grèce du point de vue des agresseurs, en Irlande du point de vue des agressés. Là où le Rāmayaņa et l’Iliade célèbrent les exploits et la victoire des agresseurs coalisés, couronnés par la conquête de la 429 Belle enlevée (Sītā ou Hélène ), la Táin bó Cúailnge irlandaise magnifie les exploits des Ulates agressés par les Irlandais coalisés, couronnés par l’échec de l’enlèvement du « Beau » (le taureau brun de Cooley). Et l’inversion se retrouve jusque dans la nationalité du héros majeur : Rāma et Achille sont les champions des agresseurs coalisés, Cúchulainn - leur analogue 430 exact – est le champion de l’Ulster agressé. C.S.

429 Dubuisson 1990-1991. 430 Sergent 1999-2004:I 99-200.

Tableau synthétique Inévitablement, tous les dossiers rassemblés ici ne s’avèrent pas également convaincants. Les analystes modernes ont pu parfois s’avancer imprudemment, même s’ils ont le plus souvent tenté de définir l’impact éventuel du mythème sur les cas qu’ils proposent et s’ils restent normalement conscients que chaque élément du mythème est par lui-même universel et insignifiant : la punition des impies et des méchants, la valeur oraculaire des songes, les présages funestes que sont la chute d’un cavalier, le faux pas ou la bronche d’un cheval, etc. Il faut surtout ne pas perdre de vue que si, comme nous le croyons, il y a bien eu un mythème très ancien dont le souvenir ou l’écho se sont perpétués dans les différentes traditions postérieures, ce n’a pu être qu’à des degrés très divers de compréhension de son sens initial. Tout naturellement, celui-ci s’est affaibli jusqu’à ne plus laisser souvent que des poncifs littéraires et/ou se morceler en motifs de plus en plus insignifiants. Le tableau synthétique proposé ci-dessous espère dès lors aider à faire la part des choses et à situer la valeur respective des différents dossiers envisagés. conventions : 1 démesure : *** démesure superlative ** démesure éminente *démesure en un certain sens 2 crimes : *** crimes universels ** crimes majeurs – * « crimes » en un certain sens 3 impiété : *** impiété générale à l’encontre des dieux **impiété(s) spécifique(s) 195

* impiété à l’encontre des lois morales 4 présages : *** présages multiples et évidents ** présage(s) clair(s) * présage(s) peu clair(s) 5 présage(s) météorologique(s) : id. 6 présages onirique(s) ou visionnaire(s) : id. 7 présage(s) équin(s) : id. 8 fin : *** mort et défaite catastrophique ** mort ponctuelle * équivalent de mort

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nom Achille Alboin Bellérophon Catilina César Charlemagne Conaire Crassus Cúchulainn Cyrus David Edelig Étienne Eutrope Flaminius Ğamšīd Grégoire Gunnar Harald Harold Hastings Julien Karna Khara Kullervo Marko Mesramélik Mézence Neachtan Pætus Pansa Pertinax Pléminius Prahasta Rāvaṇa Richard Roland

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431 L’impiété fondamentale de Mesramélik vis-à-vis de la divinité est évidemment implicite du fait qu’il est musulman, donc « infidèle » aux yeux des Arméniens chrétiens.

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Scribonien Sigurd Soslan Sylla Trajan Vitellius Vladimir Xerxès

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Index des noms propres Atsyruhs, 57 Auguste, 109, 121 Bælsæg, 58, 60 Baldr, 59 Balios, 78, 133 Barastyr, 56, 57 Barlaam, 134 Batradz, 53 Bayard, 140 Beduha, 57, 59 Bellérophon, 80, 81, 82, 83 Berthe, 154 Bramimonde, 159, 160 Briarée, 70 Briséis, 69 Brisès, 71 Brutus, 108, 187 Cæsétius, 106 Cairbre, 128 Camille, 4 Caphis, 95 Capys, 107 Cassius, 187 Catesby, 167 Catilina, 96 César, 9, 92, 97, 102, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 182, 186, 187 Charlemagne, 154, 155, 156, 158, 159, 160 Charybde, 5 Chimère, 81

Achille, 3, 10, 11, 16, 51, 55, 59, 69, 70, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 132, 133, 138, 171, 184, 185, 189 Æmilia, 93 Agamemnon, 11, 69, 70, 72, 74, 185 Agastya, 31 Agénor, 75 Ajax, 72, 73, 74 Alboin, 163 Alymbeg, 53, 54, 55 Ampius, 105 Anaranya, 16, 17, 77 Ancus Marcius, 7 Antée, 82 Antistia, 93 Antoine, 106, 111 Antonius Primus, 115 Apollon, 11, 69, 74, 75, 79, 95, 184 Apsara, 20 Arcadius, 123 Ariane, 8 Arjuna, 35 Arsamès, 40 Artaban, 48 Asura, 24 Atargatis, 99 Atéius, 98 Athéna, 45, 70, 76, 79 Atossa, 46 Atrée, 70, 72, 73 209

Chryséis, 69 Chrysothémis, 71 Cicéron, 96 Claude Ier, 111 Colomban, 134 Commode, 118 Conaire Mór, 126, 132, 138 Corbulon, 112, 113 Crassus, 8, 9, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 182, 186, 187 Cronos, 48, 75 Cúchulainn, 11, 80, 130, 131, 132, 133, 138, 140, 143, 144, 145, 189 Culann, 131 Cybèle, 124 Cybi, 135, 137 Cyrus II, 37, 48 Dadhearga, 128 Dānava, 19 Darius Ier, 42, 48 Daśaratha, 16, 26 David de Sassoun, 61 Déiphobe, 76, 79 Dhanada, 13, 16, 21 Diomède, 74 Djalali, 67 Edelig, 135, 137 Einar, 147 Eindridi, 147 Enée, 85, 86 Eos, 79 Ephialtès, 47

Epidius, 106 Epona, 135 Eunoé, 103 Eunous, 96 Eurypyle, 74 Eutrope, 123, 124, 125 Exathrès, 101 Fabius, 88 Fear Roghain, 130 Feridun, 48 Fides, 109 Finan, 136, 137 Finn, 148 Flaminius, 9, 87, 88, 89, 90, 182 Fortune, 97, 119 Furies, 97, 98 Gabriel, 155 Gætæ, 59 Galba, 115 Ğamšīd, 48, 49, 50 Gandharva, 25 Ganelon, 160 Gelem, 155 Gilles, 155, 156 Godefrid, 157, 158 Grani, 162 Grégoire Ier, 140 Guidon de Ponthieu, 153 Guillaume Ier, 153 Gunnar, 143, 144, 145 Gyrd, 150 Hadès, 72 Hakon, 148, 149 Hakon V, 155 Hallgerd, 144 210

Hannibal, 9, 87, 88, 89, 187 Hanumān, 15, 29 Harald III, 10, 146 Harold II, 149 Hastings, 163, 164, 165 Hector, 11, 16, 55, 70, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 185 Hélène, 71, 185, 189 Héphaïstos, 78, 79 Héra, 70, 74, 78 Héraclès, 11, 69 Hirtius, 109 Hystaspe, 40, 41 Ilmarinen, 174, 175 Indra, 15, 17, 20, 21, 25, 26, 29, 30, 35, 182, 183 Iphianassa, 71 Ismil Khatoun, 61, 65, 66 Jaṭāyus, 25, 26, 27 Joachim Sardanaporski, 170 Jovien, 122 Julien, 119, 120, 121, 122, 182 Jupiter, 82, 89, 108, 109, 114, 115, 121 Kāla, 17, 18, 22, 30 Kalervo, 174, 175, 176, 178 Karl, 147, 148 Karṇa, 34, 35 Kaurava, 6, 35 Khara, 33

Kolskegg, 145 Kozbadine, 63, 64, 65 Kudalægon, 51 Kullervo, 174, 175, 176, 177, 178 Laërte, 72 Lakṣmaṇa, 21, 22, 24, 27, 29, 30 Laodice, 71 Laogh, 131 Lé Fearflaith, 129 Léon, 125 Léonidas Ier, 47 Lépide, 109 Liath Macha, 132, 133 Licinia, 98 Loki, 59 Lucullus, 98 Mac Ceacht, 130 Machaon, 74 Magnus Ier, 150 Margaret, 165 Mārīca, 22, 23 Marko, 170, 171 Mars, 121, 124 Marsile, 160 Mathilde, 153 Memnon, 79 Mesramélik, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67 Métella, 93 Métellus, 97, 104, 105 Mézence, 85, 86, 87, 187, 188 Michel Ier, 169 Milon d'Angers, 155, 156 211

Minerve, 109, 110, 114 Mithridate, 48, 98 Nārada, 17 Néron, 102, 112, 113 Nestor, 70, 72 Njall, 143, 144, 145 Norfolk, 166, 167 Octavius, 101 Odon de Bayeux, 153 Œdipe, 83 Olaf, 151 Olivier, 159, 160 Oreste, 71 Othon, 115 Otkell, 144 Pætus, 112, 113 Pāṇḍava, 6, 34 Pansa, 110, 111 Pâris, 78, 185 Parques, 79 Parthamaspathès, 117 Pascal III, 154 Pataga, 25 Patrocle, 72, 74, 75, 77, 133 Pégase, 67, 82 Pélée, 71, 74, 76 Pépin, 154 Perséphone, 91 Pertinax, 117, 118, 119 Pétronius, 101 Phénix, 73 Pīśava, 25 Pléminius, 91, 92 Plotius, 98 Polyxène, 131

Pompée, 93, 98, 99, 104, 108, 186 Pontius Télésinus, 94 Poséidon, 70, 74 Prahasta, 34 Priam, 71, 76 Prœtos, 82 Proserpine, 91 Protésilas, 74 Putiphar, 82 Rāksasa, 34 Rāma, 10, 13, 15, 16, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 33, 34, 182, 183, 189 Rambhā, 20 Ratcliff, 166 Rāvaṇa, 3, 10, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 33, 34, 77, 182, 183, 184 Rāvaṇi, 21 Reine d'Alise, 135 Richard III, 163, 164, 165, 166 Richmond, 167 Roland, 155, 156, 159, 160, 162 Romulus, 6 Rosanda, 170 Sabinus, 114, 115 Šarac, 170, 171 Sarpédon, 74, 75 Satana, 52, 54, 56, 57 Saturne, 104, 105, 109 212

Scamandre, 75 Scipion, 87, 92 Scipion l'Africain, 90 Scribonianus, 111 Scylla, 5 Sempronius, 87 Septime-Sévère, 118 Sigurd, 162 Sītā, 15, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 189 Skammkel, 144 Soslan, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60 Spurinna, 107 Stanley, 164 Stefan Lazarević, 170 Sugrīva, 27 Suréna, 101 Sūta, 34 Svein, 148 Sylla, 92, 93, 95, 96, 105, 185, 186 Syrdon, 59, 60 Thémistocle, 47 Thétis, 70, 78 Thjodolf, 146 Thord, 151 Thorgeir, 144, 145 Tigrane VI, 112 Tomyris, 40, 41 Tosti, 149, 150, 152 Totyradz, 53, 54, 55

Trajan, 116, 117 Tullus Hostilius, 7 Ulysse, 72, 74 Untamo, 174, 175, 176, 178 Uranus, 48 Valentino, 162 Valérius Flaccus, 94 Vālin, 27 Vāyu, 29 Vénus, 106 Vergo, 63 Vespasien, 114 Vesta, 109 Vibhīṣana, 15, 27, 28 Viśvarūpa, 183 Vitellius, 113, 114, 116 Vladimir Ier, 169 Vladislav, 169 Vologèse Ier, 112 Vṛtra, 30 Xanthe, 78, 132, 133, 171 Xerxès Ier, 37, 42, 43 Yama, 14, 17, 18, 19, 21, 22, 34 Yima, 48 Ẓaḥḥāk, 49, 50 Zéphyr, 78 Zeus, 48, 70, 71, 72, 74, 76, 79, 82

Table des matières Préface................................................................................ 5 Avant-propos...................................................................... 9 I. L’archétype du guerrier impie : RAVAṆA .................. 17 I.1 Les crimes de Rāvaṇa ............................................. 17 I.2 Le châtiment ........................................................... 25 II. Autres impies indiens .................................................. 37 II.1 Khara ..................................................................... 37 II.2 Prahasta ................................................................. 38 II.3 Karṇa ..................................................................... 38 III. Impies iraniens ........................................................... 41 III.1 Cyrus II ................................................................ 41 III.2 Xerxès Ier .............................................................. 46 III.3 Ğamšīd ................................................................. 52 IV. Un impie ossète ambigu............................................. 55 V. Un impie dans l’épopée arménienne ........................... 65 VI. Deux impies grecs inattendus .................................... 73 VI.1 Achille.................................................................. 73 VI.2 Bellérophon.......................................................... 84 VII. Romans impies ou dénoncés comme tels ................. 89 VII.1 Mézence............................................................. 89 VII.2 Flaminius ............................................................ 91 VII.3 Pléminius ............................................................ 94 VII.4 Sylla .................................................................... 96 VII.5 Catilina ............................................................. 100 VII.6 Crassus.............................................................. 100 VII.7 César ................................................................. 106 VII.8 Pansa ................................................................. 113 VII.9 Scribonianus ..................................................... 115 VII.10 Pætus .............................................................. 116 VII.11 Vitellius .......................................................... 117 VII.12 Trajan.............................................................. 120 VII.13 Pertinax........................................................... 121 215

VII.14 Julien .............................................................. 123 VII.15 Eutrope ........................................................... 127 VIII. Impies celtes malgré eux ou pardonnés ................ 130 VII.1 Conaire ............................................................. 130 VIII.2 Cúchulainn ...................................................... 134 VIII.3 Edelig .............................................................. 138 VIII.4 Neachtan Ceannfháda ..................................... 140 VIII.5 Graelent, Lanval, Bayard ................................ 142 VIII.6 Grégoire Ier le Grand ...................................... 144 IX. Germains impies ...................................................... 147 IX.1 Gunnar Hamundarson ........................................ 147 IX.2 Harald III ........................................................... 150 IX.3 Harold Godwinson ............................................. 157 IX.4 Charlemagne ...................................................... 158 IX.5 Roland ................................................................ 163 IX.6 Sigurd ................................................................. 166 IX.7 Alboin ................................................................ 167 IX.8 Hastings ............................................................. 167 IX.9 Richard III.......................................................... 170 X. Impies slaves ............................................................. 173 X.1 Vladimir Ier .......................................................... 173 X.2 Étienne V............................................................. 173 X.3 Marko Kraljević .................................................. 174 XI. L’Impie finnois ........................................................ 177 XII. Le mythème et ses avatars ...................................... 185 Tableau synthétique ....................................................... 195 Ouvrages cités ................................................................ 199 Index des noms propres ................................................. 209

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Le mythe indo-européen du guerrier impie Une intuition encouragée originellement par le maître français du comparatisme indo-européen Georges Dumézil a permis le décryptage d’un mythème de “guerrier impie” s’attaquant obstinément à tous les niveaux du sacré, du droit et du juste, repoussant dédaigneusement les avertissements divins les plus clairs et s’obstinant dans sa démesure jusqu’à succomber dans un anéantissement total. Il a dès lors inspiré plusieurs enquêtes qui ont révélé sa présence dans la plupart des traditions indo-européennes et même, par contamination, dans le légendaire finnois, attaché à des figures aussi célèbres que, entre autres, les Grecs Achille et Bellérophon, les Romains César et Julien l’Apostat, l’Irlandais Cúchulainn, le Scandinave Harald l’Impitoyable, voire l’Anglais Richard III... C’est ici un bilan de ces dossiers, révélant les formes et les motivations propres à chaque culture, qui se trouve proposé.

Claude Sterckx, actuellement chargé de cours à l’Institut des Hautes Etudes de Belgique, a été maître d’enseignement à l’Université Libre de Bruxelles et professeur-doyen, chargé des cours de méthodologie générale de l’histoire des religions et de l’histoire de l’histoire des religions, à la Faculté Ouverte des Religions et des Humanismes Laïques de Charleroi jusqu’en 2010. Frédéric Blaive y a été chargé d’un cours de mythologie comparée du monde indo-européen jusqu’à la même date.

Illustration de couverture : Comme avant de Jean-Michel Lartigaud

22 € ISBN : 978-2-336-30260-7