Laïcité - démocraties : des relations ambiguës 2503521762, 9782503521763


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Laïcité - démocraties : des relations ambiguës
 2503521762, 9782503521763

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Laïcités-démocraties Des relations ambiguës

BIBLIOTHEQUE DE L'ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES SCIENCES RELIGIEUSES

VOLUME

116

@j BREPOLS

LAÏCITÉS-DÉMOCRATIES DES RELATIONS AMBIG UËS

Actes du Colloque organisé par le Groupe de Sociologie des Religions et de la Laïcité, (UMR 8582 CNRS-EPHE) Les 7 et 8 décembre 1998 à l'IRESCO

Publiés sous la direction de Fabienne RANDAXHE et Valentine ZUBER

@j BREPOLS

La Bibliothèque de l' École des Hautes Études, Sciences Religieuses La collection Bibliothèque del' École des Hautes Études, Sciences Religieuses, fondée en 1889 et riche de plus de cent volumes, reflète la diversité des enseignements et des recherches qui sont menés au sein de la Section des Sciences Religieuses de l' École Pratique des Hautes Études (Sorbonne, Paris). Dans l'esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pratiquées : philologie, archéologie, histoire, droit, philosophie, anthropologie, sociologie. Avec le haut niveau de spécialisation et d'érudition qui caractérisent les études menées à l'E.P.H.E., la collection Bibliothèque de l' École des Hautes Études, Sciences Religieuses aborde aussi bien les religions anciennes disparues que les religions contemporaines, s'intéresse aussi bien à l'originalité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes - judaïsme, christianisme, islam - qu'à la diversité religieuse en Inde, au Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie et l'Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection n'oublie pas non plus l'étude des marges religieuses et des formes de dissidences, l'analyse des modalités mêmes de sortie de la religion. Les ouvrages sont signés par les meilleurs spécialistes français et étrangers dans le domaine des sciences religieuses (chercheurs enseignant à l'E.P.H.E., anciens élèves de l'École, chercheurs invités, ... ).

© 2003 Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. Ail rights reserved. No part of this book may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2003/0095/6 ISBN 2-503-52176-2 Printed in the E. U. on acid-free paper

INTRODUCTION Fabienne RANDAXHE, Groupe de Sociologie des Religions et de la Laïcité, Université de Saint-Étienne. Que font les processus dits de globalisation, de colonisation/décolonisation et de transnationalisation sur les rapports entre religion, laïcité et démocratie? Comment se représente-t-on l'articulation de ces trois dimensions dans un monde où semble s'accélérer le changement social, politique et religieux? Ces dynamiques et les changements d'échelle - temporelle et spatiale - qu'elles induisent, réactivent ces interrogations, faisant ressortir les incertitudes des principes de laïcité et de démocratie ainsi que de leur coordination. La mise en question des frontières entre l'étatique et l'international, entre les sphères privée et publique, entre l'ordre traditionnel et l'ordre moderne bouleverse non seulement les situations nationales historiques mais aussi les angles d'analyse. S'impose, parallèlement au contexte de la mondialisation, un élargissement des perspectives qui invite à une démarche comparatiste. Telle est l'approche retenue pour le colloque, «Laïcités, religions et démocraties», organisé par le Groupe de Sociologie des Religions et de la Laïcité en 1998 et dont est issu ce livre. Sous-jacent au mouvement de mondialisation, la diffusion des principes inhérents au modèle de l'État moderne commande de revenir sur les processus d'autonomisation du politique par rapport au religieux. La dissociation de ces domaines, inaugurée en Italie au XVIe siècle avec Machiavel et tenue pour fondatrice de la modernité politique, amorce une transformation des rapports entre la religion, l'État et l'espace public émergeant. Au plan théorique, Hobbes et Spinoza concourent en Europe de façon déterminante à la construction de ce principe nouveau d'un champ politique affranchi de la puissance divine et des visées transcendantes. La figure du peuple se précise comme source d'une souveraineté immanente et l'idée de servitude s'oriente vers l'Etat, redevable du bien commun et de la liberté des hommes. Si le chemin est ouvert pour concevoir un Etat au fondement non religieux, le lien étroit qui a pu par la suite être pensé entre le principe de la démocratie et celui du «politique profane» demande à être réexaminé au regard tant des réalités historiques et contemporaines que des présupposés plus idéologiques qui, trahis par les termes de «laïcisme» et de « sécularisme », peuvent être associés aux notions de laïcisation et de sécularisation. Les contributions ici rassemblées vont dans le sens d'un tel réexamen. En ouverture du présent ouvrage, la communication de F. Champion vient introduire, à partir d'un balisage historique des rapports entre les modèles de démocratie et de laïcité qui se sont développés dans les différents pays européens, la distinction conceptuelle, avancée en sciences sociales des religions, entre logique de laïcisation et logique de sécularisation. La thèse défendue retient comme paramètre clé de la distinction entre ces deux logiques la nature de la subordination des appareils d'Eglises aux appareils d'Etats instituée historiquement dans chaque pays. En résulterait une typologie possible soulignant deux affinités symétriques, l'une entre les pays catholiques et la laïcisation, V

Introduction l'autre entre les pays protestants et la sécularisation, dont seraient respectivement emblématiques la France et le Danemark. Une Église érigée en institution hors de l'Etat, une situation conflictuelle potentiellement frontale entre ces deux dernières instances, l'extension tendancielle des querelles à une mise en question de la religion même sont présentées comme caractéristiques de la première logique; la sécularisation traduisant plus particulièrement une situation où l'Église constitue une institution dans l'Etat en« association» avec celui-ci, où se transforment conjointement les sphères del' activité sociale et de la religion, et où, finalement, le déclin du rôle public et de la signification sociale de la religion procéderait plus d'un «évidement progressif» que d'une fracture brutale, rejetant le religieux aux confins de la société. Comme Max Weber l'a montré, la valeur heuristique de l'idéal-type est aussi de révéler les écarts entre le modèle construit et la réalité. Le propos de J.-P. Martin le rappelle indirectement. Bien que de tradition catholique comme la France, la Belgique paraît avoir échappé au processus de laïcisation dont le cas français est tenu pour être exemplaire. Exception à la règle, la situation belge témoignerait d'une configuration hybride entre les idéaux-types de la laïcisation et de la sécularisation: l'émancipation à l'égard de la religion reposerait en fait sur une sécularisation de la société et du catholicisme belges; la laïcité échouant à s'imposer «par le haut» au niveau d'un Etat central fort. Telle est l'hypothèse de l'auteur qui souligne l'importance du «rapport originel de l'Etat et de la société au sacré» dans l'émergence ou non d'une dynamique de laïcisation. Au cœur de ces perspectives, la question du statut des groupes religieux, mais aussi du croyant et du citoyen est plus particulièrement saisie par J. Baubérot et J.-P. Willaime. Avec J. Baubérot, la laïcité française perd en fausses évidences et rejoint, en référence à M. Weber, les «faits inconfortables» comme en rend compte la perspective, revisitée, d 'A. Leroy-Beaulieu concernant l'antisémitisme, l' antiprotestantisme et l' anticléricalisme ayant cours au début du XXe siècle. Est ici prolongé le débat sur l'équivalence de ces trois « anti » au plan des modes d'expression employés, de la perception de la nation française légitime et aussi des effets sociaux produits. Le propos distingue l'anticléricalisme comme mouvement social dont le vis-à-vis historique n'est ni l'antisémitisme, ni l'antiprotestantisme mais le cléricalisme et dont la vision de la nationalité soutient une conception discriminatoire de la citoyenneté. Pour autant et contrairement aux représentations convenues, la «laïcité à la française» ne résulterait pas d'une laïcisation purement anticléricale. La perspective défend que l'anticléricalisme est traversé par une tension interne entre attitudes discriminante et libérale permettant au conflit virulent opposant cléricaux et anticléricaux au sujet des fondements de l'Etat-nation d'évoluer et de se retourner en un pacte dit laïque. La France apparaît alors moins exemplaire d'une logique de laïcisation que d'un principe de «pacte» proposé comme notion sociologique qui correspond à la recherche de dépassement d'une controverse radicalisée nécessitant, faute de pouvoir parvenir facilement à un consensus par transaction, des concessions importantes des camps opposés, au risque d'un déplacement de la dispute par une polarisation interne entre intransigeants et accommodants. Et, loin de singulariser radicalement le cas français, la logique du pacte et la loi de séparation de 1905, qui permet à la religion de fonctionner ad intra en institution, conduisent l'auteur à envisager des convergences entre un modèle français validant a priori un droit plus individuel de la religion et les conceptions communautaristes des traditions anglo-saxonnes. Toute particularité française n'en disparaît pas pour autant dans le concert des nations européennes. La logique d'exclusion de la nation française que manifestent les trois VI

Introduction formes «d'anti» à l'encontre des groupes religieux qu'ils combattent semble bien particulière au regard de l'exemple allemand. J.-P. Willaime le souligne: «Alors que la Révolution a suscité un débat récurrent en France sur la place et le rôle de la religion dans la société, débat ayant engendré la fameuse «guerre des deux France», le problème central en Allemagne a moins été celui de la place du religieux dans la société que celui posé par la coexistence de deux confessions religieuses : la catholique et la protestante». L'Allemagne illustre un modèle de société où, tout en restant dans le cadre d'une séparation des Églises et de l'Etat, prédomine l'idée d'une collaboration possible entre ces deux instances, principe d'entente et de cohabitation qui s'étend aux groupes religieux eux-mêmes. L'analyse présentée du moment de changement social que constitue la réunification de !'Allemagne montre que ce sont alors plus les transformations culturelles et religieuses de la population que des positions idéologiques tranchées qui viennent questionner le modèle établi des rapports Églises/Etat. Le propos qui s'attache à trois sujets clés de divergence entre l'Est et l'Ouest - l'impôt ecclésiastique, l'enseignement religieux à l'école, l'avortement - témoigne d'une capacité des forces sociales en présence à éviter les blocages partisans et institutionnels. Si la législation de la R.F.A. tend à prévaloir avec la réunification, elle ne s'impose pas de façon autoritaire. Des aménagements sont élaborés qui résultent du jeu recomposé d'une dynamique sociale et religieuse redistribuée entre catholiques, protestants et «sans religion». La portée historique de la chute du mur de Berlin dépasse l'Allemagne. Elle s'étend dans ses implications politico-religieuses, notamment à l'Italie, pays où la religion catholique a été étroitement associée au projet d'une nation républicaine et démocratique. E. Pace l'observe : la chute du mur vient questionner le mythe qui identifie le mouvement catholique aux forces anti-fascistes et anti-communistes et l'unité nationale à l'unité catholique. A partir des données d'une enquête nationale sur la religiosité, l'auteur émet l'hypothèse que l'avancée de la démocratie en Italie repose maintenant moins sur la force catholique historique, traduite et incarnée politiquement par le parti de la Démocratie chrétienne, que sur le progrès de la dissociation amorcée du politique et du religieux que fait valoir, en matière de religion, l'expérience nouvelle du pluralisme. Si !'Allemagne et l'Italie posent la question du rapport de la religion aux régimes de dictature et illustrent des situations où les Églises ont su historiquement accompagner la sortie de tels régimes ainsi que l'entrée en démocratie, la Russie offre une perspective toute autre de liens possibles entre la culture religieuse d'un peuple et la logique totalitaire d'un gouvernement. A partir de l'analyse du discours de la résistance de la paysannerie au pouvoir établi, Cl. lngerflom soutient que la sacralisation extrême du tsar, enracinée dans les représentations populaires, a contribué à ce que le mécontentement reste, dans le temps, fidèle à un registre religieux et trouve à s'exprimer durablement suivant ce même mode par le truchement d'inversions lexicales: figure démiurgique, le tsar n'aurait pu être contesté sans être reconnu comme Antéchrist. Le propos rend compte d'une cristallisation, qui traverse les siècles, de ce renversement des identifications pour penser les alternatives politiques. Tributaire des dichotomies Christ-Antéchrist, tsar juste-faux tsar, cette traduction de la contestation n'aurait pas permis de sortir de la sémantique religieuse et de concevoir l'Etat sous un mode dépersonnalisé et abstrait. L'adhésion au principe de la représentation politique aurait alors été inhibée de même que la constitution du politique en sphère autonome, émancipée des influences religieuses. La perspective rapporte l'usage fait de la violence en URSS à cette vision manichéenne réactualisée du monde et renforcée par les conflits VII

Introduction sociaux qui soutient une logique d'éradication des «non-nôtres» contre toute entreprise de négociation. C'est en ces termes, et dans une conception différente de la transcendance du monarque, qu'apparaît l'altérité historique de la Russie face aux nations de l'Europe occidentale. L'altérité n'est cependant pas exclusivement russe. Elle connaît aussi d'autres visages. Les éclairages sur les rapports au politique et au sacré del 'islam au Proche et MoyenOrient apportés respectivement par P. -J. Luizard au sujet des empires et royaumes musulmans ottomans et par A. Kian-Thiebaut, de manière plus circonscrite, à propos de l'instauration en Iran de la République islamique le montrent : la laïcité et la démocratie présentent en terre d'islam des rapports d'une ambiguïté singulière qui tient à la fois à la diversité des traditions philosophiques et religieuses musulmanes, à la logique des acteurs et de leurs interactions, et à la rencontre de l'Europe à travers l'expérience de la colonisation. Prenant la réception controversée de l'ouvrage du théologien et juriste Ali Abd arRâziq, L'islam et les fondements du pouvoir, paru en 1925, comme analyseur des diverses représentations du pouvoir au sein de la tradition ottomane ainsi que des tensions et reconceptualisations liées à la colonisation, le propos de P.-J. Luizard souligne que l'islam n'est pas par essence étranger aux idées de la démocratie et de la laïcité. L'évolution des systèmes politiques au sein de l'empire ottoman et les sources de légitimation del' autorité, rendraient compte, à travers le mode du sultanat, de la défense d'un équilibre voulu entre le détenteur du pouvoir politique, les docteurs de la Loi et les maîtres de l'exégèse des textes sacrés, lequel aurait permis, jusqu'au xvnre siècle, une distance entre la religion et le pouvoir plus grande que celle opérée par certains pays chrétiens d'Europe à la même époque. Le panislamisme apparaît comme une réponse à la colonisation et aux risques d'acculturation et de bouleversement des institutions politiques de l'islam. L'exposé analyse la recomposition des forces sociales induite par le colonialisme européen. Il insiste sur l'émergence de nouveaux acteurs qui investissent l'islam comme marque identitaire et dont les revendications soutiennent la constitution de sociétés civiles favorables à une certaine démocratisation des systèmes politiques. L'accent est mis sur les transformations du jeu des forces sociales et sur le déplacement des tensions. En ressort une dynamique qui peut paraître paradoxale : les nouvelles identifications auxquelles procède la confrontation entre les États post-coloniaux et les sociétés arabes concourent à percevoir les mouvements islamistes comme les meilleurs défenseurs des pratiques démocratiques et, éventuellement, d'une laïcité autre que celle que ces États ont pu imposer de façon autoritaire. Comme le souligne l'auteur, l'issue de cette dynamique dépend de la transformation ou non des mouvements islamistes en partis politiques, évolution exigeante qui commande une certaine dissociation des dimensions religieuse et politique et qui pourrait conduire, dans un effort de synthèse faisant valoir un contexte culturel et symbolique musulman, à une «laïcité musulmane». Ce paradoxe d'une laïcité émergeant des mouvements islamistes est précisément le propos d' A. Kian-Thiebaut au sujet de l'Iran. Moment de retournement sociétal, ! 'instauration de la République islamique en 1979 est venue réactiver la réflexion dans le domaine de la philosophie politique. L'auteur en fait le constat et reprend les controverses suscitées pour analyser la crise qu'elles traduisent des représentations des rapports entre l'islam et la politique. Elle observe que «l'échec de l'islam politique à satisfaire les exigences d'une société devenue moderne» a concentré, dans les années 1990, les débats sur la question de la séparation entre la religion et l'Etat ainsi que sur la source de la légitimité du pouvoir - celle des Guides opposée à celle du peuple - parVIII

Introduction ticipant ainsi au progrès d'une laïcité et d'une modernisation autres que celles promues jusque là de façon autoritaire par l'Iran impérial où n'étaient reconnues ni la diversité d'opinion ni la liberté d'expression. Le propos souligne le rôle des femmes et des étudiants dans la consolidation d'une société civile attachée à la représentation politique contre le principe de tutelle et qui défend, en définitive, une forme de démocratie à l'occidentale contre les partisans d'une autocratie religieuse. A Dieckhoff prolonge ce parcours dans la complexité des rapports entre religion, laïcité et démocratie au Proche-Orient à partir d'Israël dont la définition même de l'Etat comme «Etat juif» associe étroitement, et non sans ambiguïtés, dimensions publique et religieuse. Le clivage laïcs/religieux est ici revisité en référence à une enquête de l'institut Guttman qui au début des années 1990 mettait en doute une telle polarisation. Tout en convenant d'un certain continuum dans la pratique religieuse entre «observants stricts» et « non-observants », l'auteur soutient l'existence d'un écart social grandissant entre les laïcs et les juifs orthodoxes. Il envisage les tensions particulières que génère le renforcement parallèle de logiques sécularisantes et de réaffirmations religieuses au regard de la judéité de l'Etat qui confère au judaïsme une position privilégiée dans la sphère publique. Le propos retient qu'une sécularisation progresse au plan culturel alors que la laïcisation au niveau des institutions semble bloquée, et ce malgré le débat qui s'est ouvert sur la neutralité religieuse de l'Etat qui permettrait à Israël de devenir «l'Etat de ses citoyens, juifs et arabes». Sous-jacente à l'ensemble de ces perspectives, la question des fondamentalismes religieux est au cœur du propos d'Y. Lambert. Dans une approche quantitative fondée sur les données de l'international Social Survey Programme, l'auteur s'emploie à définir en quoi consiste les attitudes fondamentalistes et sécularistes en Europe, en Amérique du Nord et en Israël. La comparaison entreprise de ces conduites et de leurs significations locales souligne l'intérêt de contextualiser les phénomènes religieux, d'autant plus que les croyances et les obédiences s'exportent, essaimant hors de leur territoire d'origine. Deux communications abordent directement ces derniers aspects, celle de J. Césari à propos de l'islam dans le cadre de l'Europe et celle d'H. Maupeu qui traite du pentecôtisme en terrain africain (Kenya). Elles viennent clore l'ouvrage sur les enjeux politico-religieux que représente la transnationalisation de ces courants en plein essor dont le processus constitue de nouveaux défis au regard des représentations du pluralisme et de la laïcité.

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INTERFÉRENCES DE LA LAÏCITÉ ET DE LA DÉMOCRATIE, FRAGMENTS D'HISTOIRE EUROPÉENNE Françoise

CHAMPION,

CNRS, Centre de recherche psychotropes, santé mentale, société. En France, laïcité et démocratie sont, en général considérées comme allant nécessairement de concert, du moins de manière implicite puisque, au terme de démocratie, est bien souvent préféré celui de République: République «à la française» qui aurait particulièrement réussi l'osmose entre laïcité et démocratie. Cette idée faisait sans aucun doute l'unanimité chez les anticléricaux, les laïques et les républicains au temps où la lutte contre le camp clérical avait un sens fort et répondait à la nécessité de constituer tout à la fois la laïcité et la démocratie. Elle ne va plus autant de soi aujourd'hui. Le camp de la laïcité s'est en effet scindé, pour faire (trop) court, entre démocrates et républicains. Pour ceux-ci «la laïcité est l'attribut central de la République, l'élément qui différencie l'idée républicaine du modèle démocratique anglo-saxon 1 >>. Dans le même temps où diverses questions d'actualité, notamment l' «affaire du foulard islamique», provoquaient ce clivage, l'histoire de la laïcité et de la République françaises faisaient l'objet de nouvelles mises en perspective à travers lesquelles la complète superposition laïcité-démocratie était mise à mal. Ainsi a-t-il été souligné que la République n'avait pu se pérenniser qu'en écartant les femmes du suffrage universel. Ce rappel de quelques éléments connus de notre histoire française montre combien les liens entre laïcité et démocratie sont complexes, plus qu'on n'avait pu le penser. Cet article se propose, à travers quelques fragments d'histoire de l'Europe et de chacun des pays qui la composent, de donner à penser plus avant les interférences entre les deux termes, interférences qui peuvent aller dans le sens de la conjonction ou au contraire de la contradiction. Je ne présenterai pas d'emblée les repères en termes de définitions et de questionnements qui orientent l'examen de ces quelques fragments : ils se préciseront au fur et à mesure de mon exposé permettant ainsi que transparaisse quelque chose du travail dont ils résultent. 1) DES IDÉES CONTRACTUELLES ET DE L'EXCEPTION ANGLAISE

La pensée politique moderne s 'inaugure avec l'idée du pouvoir politique fondé sur un contrat social. De manière balbutiante et confuse, l'idée d'un engagement contractuel entre le souverain et son peuple - d'un contrat de gouvernement- commence à poindre, au xv1e siècle, du côté des monarchomaques, tant protestants que catholiques, lorsqu'ils expriment, plus ou moins nettement, les raisons qu'a le peuple - et l'Église, côté catholique - de déposer les rois, la légitimité du tyrannicide, l'inanité de la prétendue hérédité de la Couronne, le refus de la théorie du droit divin des rois. La théorie selon

1

BAUBÉROT Jean, «Les avatars de la culture laïque», Vingtième siècle, oct.-déc. 1994.

Interférences de la laïcité et de la démocratie,fragments d'histoire européenne laquelle le pouvoir ne saurait se passer du consentement des gouvernés, que le «peuple» - le terme subit alors de profondes «mutations sémantiques »2 - , est le fondement de l'autorité politique s'affirme véritablement avec Hobbes, Pufendorf, Locke, Rousseau. Concevoir ainsi le principe de légitimé de l'autorité politique de manière horizontale et non plus verticale, dans un pacte humain, plutôt que dans une transcendance, est une révolution: la révolution de l'immanence, laïque, mais aussi, dans le même mouvement, démocratique, en ce sens que le peuple choisit, décide, exprime sa volonté. Sur ce fond général, l'idée de contrat social a été spécifiée dans plusieurs directions, avec de profondes divergences. Le plus souvent d'orientation démocratique, elle a néanmoins, avec Hobbes, été conçue comme fondement d'une théorie de l'absolutisme. En tant que signification démocratique, elle a été affirmée de façon diverse: du droit de la résistance (qui apparaît comme un concept de transition) à la souveraineté populaire de Rousseau en passant par le trust3 de Locke, méfiant, quant à lui, vis-à-vis de la souveraineté populaire. Le point de vue démocratique renvoie également à la question des droits subjectifs de l'homme, de leur protection par le gouvernement civil, et de l'égalité. Cette question est, on le sait, au centre des préoccupations de Locke. Dans la perspective de la constitution de la laïcité, de la dynamique de l'immanence, la référence à une «loi naturelle» au fondement du contrat social moderne et la définition de celui-ci le rend plus ou moins «laïque», plus ou moins dégagé de la dépendance à l'égard de la loi divine. Ainsi, pour n'évoquer encore ici que Hobbes et Locke, à lire leurs interprètes, il apparaît que le premier, plus encore que le deuxième, a travaillé à un approfondissement de la problématique de l'immanence4 .

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GOYARD-FABRE Simone, Philosophie politique, Paris, PUF, 1987, 130. «Trust» qui signifie chez lui que les liens entre le peuple et les pouvoirs publics n'est pas un «contrat» mais une «mission de confiance ou une charge que le peuple confie à ceux qui le représentent», RAYNAUD Ph., Article «Locke», in RAYNAUD Ph., RIALS S., Dictionnaire de Philosophie politique, Paris, PUF, 1996, 363. Le terme trust n'est en général pas traduit par les auteurs ou traducteurs français. Il a néanmoins été traduit par «mandat» dans l'article «Locke» (dû à TULLY James, 559-592) dans l'édition française de !'Histoire de la pensée politique moderne, 1450-1700, sous la direction de HENDERSON BURNS J.-H., Paris, PUF, 1997. 4 Ainsi, par exemple, J.-F. Spitz, à propos de Hobbes: « ... désormais, il n'y a qu'une seule voix, un seul porte-parole du peuple, et une seule interprétation possible de la loi de nature, en sorte que la loi de nature se trouve confondue avec la loi civile: c'est ce que dit le souverain que les sujets doivent tenir pour le texte de la loi de nature». Egalement S. Goyard-Favre: «L'Etat est, chez Hobbes, une construction purement humaine» (de ce fait il est «courant» de parler du Leviathan comme «athée»); sur Locke, elle écrit: « .. .la souveraineté des pouvoirs temporels n'exclut en rien la sagesse divine ( ... ).La philosophie politique de Locke est élaborée tout entière sous le signe de la reasonableness qui exprime l'alliance des lois civiles et de la loi primordiale de la nature( ... ), Locke affirme que la politique n'est pas de Dieu, mais il ne dit jamais que la politique est sans Dieu», op. cit. 260-261. On notera aussi l'interprétation de Ph. Raynaud à propos de Locke car elle ne va pas exactement dans le même sens puisque selon lui Locke: «affirme à la fois la dépendance ultime des hommes à l'égard de l'ordre naturel institué par Dieu et leur capacité à établir librement et conventionnellement les normes de leur action. De là découle une tension interne de la doctrine ... » mais poursuit: «Le jusnaturalisme de Locke ne l'empêche pas de défendre une doctrine morale et politique profondément artificialiste ( ... ), [les] restrictions à!' arbitraire humain ont en commun d'être strictement immanentes: ni !'une ni !'autre ne requiert, pour être pensée, de fondation dans la loi divine ou naturelle», Dictionnaire de Philosophie politique, op. cit., 237-238 et 351. 3

2

Interférences de la laïcité et de la démocratie,fragments d'histoire européenne La spécification du contenu du contrat social repose aussi sur la définition du peuple5 : quels sont les individus qui constituent le peuple acteur appelé à constituer le pouvoir? Les individus-acteurs peuvent être définis socialement - avec notamment la question du suffrage censitaire - mais aussi religieusement. A la lumière de ce qui précède, la lecture du «cas anglais» permet une mise en perspective intéressante. Le pouvoir fondé sur un contrat entre un peuple mu par ses fortes convictions religieuses, intolérant, et un roi choisi comme le plus susceptible de défendre ces convictions est au principe même de la Glorieuse Révolution anglaise qui a conduit à l'institution du premier Etat européen fondé sur la volonté de la nation exprimée par le Parlement. En effet, c'est pour éviter un roi catholique que les Anglais firent appel à un monarque protestant- Guillaume d'Orange - et remirent en cause la monarchie absolutiste de droit divin. Cette monarchie avait déjà été spectaculairement désinstituée avec le régicide légal de Charles 1er (janvier 1649). Et, tant avant, pendant la Guerre Civile, qu'après, pendant l 'Interrègne, une prodigieuse effervescence religieuse, intellectuelle, politique, avait mis en cause (différemment6) la légitimité du pouvoir mêlant étroitement fondement coutumier et religieux. A bien des égards, pendant toute cette période, la poussée vers une «sortie de la religion» fut plus intense que lors de la Glorieuse Révolution; mais avec celle-cil' Angleterre fut le premier pays à se donner de manière stable un pouvoir à fondement immanent, s'engageant la première «dans le sens de la laïcité», par là même, s'engageant aussi la première sur la voie « démocratique» en Europe. Cependant, tout ceci allait de pair, pour le dire de façon anachronique, avec le refus du droit à la liberté religieuse, le refus de la reconnaissance civile quelle que soit l'appartenance religieuse. Ceci alla aussi de pair avec la réaffirmation d'un pouvoir politique appuyé sur le protestantisme et plus précisément sur l'anglicanisme, religion de la nation anglaise. Le contenu religieux du «contrat» au principe de la Glorieuse Révolution fit que l'Angleterre eut du mal à accorder une pleine liberté religieuse, et encore plus une pleine liberté de croyance, le pouvoir politique gardant une forte référence chrétienne. En 1867 encore, un jugement réaffirmait - à propos d'une affaire de propagande agnostique - le principe selon lequel le christianisme faisait partie intégrante «de la loi» du pays. Et ce n'est qu'en 1886 qu'un assouplissement du règlement du Parlement obligeant tous les parlementaires à prêter serment sur la Bible permit à un athée militant d'y siéger. Aujourd'hui encore, l'Angleterre possède une identité politique à référence religieuse qui la distingue, de manière sensible, de tous les pays d'Europe occidentale. Autrement dit, pour la question posée ici, l'Angleterre apparaît singulière en Europe, beaucoup plus que la France. A l'origine de cette singularité anglaise, se trouvent à la fois la tradition parlementaire anglaise et un type particulier de rapports Eglise-Etat, type qui a résulté des violentes luttes religieuses qui eurent lieu, aux xv1e et xvne siècles, en Angleterre comme presque partout en Europe. Il faut évoquer ici cette histoire pour mettre en perspective

Les points-problématiques successivement évoqués posent des problèmes considérables et les auteurs qui les ont constitués et travaillés ne cessent d'être lus et relus, interprétés et réinterprétés, bien sûr, de manière sensiblement différentes: il s'agit pour moi ici de souligner les divers aspects de la question des dynamiques croisées de la laïcité et de la démocratie. 6 Voir notamment dans POCOCK, J. G. A, L' Ancienne Constitution et le droit féodal ( 1957), le long réexamen effectué par l'auteur en 1986 et en particulier le chapitre II, «La Guerre Civile et l'Interrègne», Paris, PUF, 2000. 5

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Interférences de la laïcité et de la démocratie, fragments d'histoire européenne comparatiste les types de rapports Eglise-Etat qui se sont constitués en Europe après les guerres de religion. 2) DE L'ETAT SUBORDONNANT L'EGLISE À L'ETAT NEUTRE-LIBÉRAL OU À L'ETAT DÉMOCRATISATEUR

Depuis le XIe siècle (pour le moins), l'enjeu de la lutte entre les deux pouvoirs le temporel et le spirituel - était: quel pouvoir subordonnera l'autre? La subordination (subordination-union conflictuelle) del 'Eglise au pouvoir temporel est nettement et irrévocablement établie à partir du XIVe siècle. Vers le milieu du XVIe siècle, cette subordination-union sembla voler en éclats du fait des luttes confessionnelles. Elle fut en fait réaffirmée, sauf dans les Provinces-Unies. Cependant, les fondements en étaient différents, avec des politiques - notamment, en France, avec la politique des «Politiques» - où la paix civile et l'intérêt de l'Etat primaient sur la vérité et l'unité religieuses: un Etat-nation non religieusement homogène devenait possible, et la distinction entre appartenance religieuse et appartenance nationale commença à s'opérer. L'affirmation de la suprématie de l'Etat sur la religion - qui intervient également là où n'a pas été choisie la tolérance religieuse, c'est-à-dire la solution «politique», comme en Angleterre - s'accompagna presque partout du développement de l'absolutisme, avec une subordination accrue de l'Eglise d'Etat à celui-ci. L'absolutisme s'accompagna de la transformation de la théorie du droit divin des rois en théorie de la monarchie de droit divin signifiant la volonté d'autosuffisance de l'Etat à travers un transfert de sacralité de l'Eglise à l'Etat. L'absolutisme soutenant l'intérêt de l'Etat a pu aussi se développer, il faut s'en rappeler, sans l'appui de cette théorie de la monarchie de droit divin; le cas de la Prusse est ici exemplaire. Son extension et sa montée en puissance sont directement liées à une politique de tolérance maximale pour l'époque (XVne et XVIIIe siècles) guidée par le strict intérêt de l'Etat. Cette politique de tolérance s'accompagnait d'une étroite tutelle politique sur les groupes religieux et le refus de leurs composantes «démocratiques» Cl 'Etat prussien a ainsi empêché la constitution des synodes des Huguenots). De la fin du XVIe siècle à l'émergence des Etats-nations «modernes» à partir de la fin du XVIIIe siècle, l'affirmation de la souveraineté de l'Etat a signifié partout - ou presque 7 - subordination de l'Eglise à l'Etat. Plusieurs cas de subordination de l'Eglise à l'Etat sont à distinguer. L'un correspond à une incorporation de l'appareil de l'Eglise dans l'appareil d'Etat laissant les mains libres à celui-ci pour œuvrer dans le sens de ses intérêts : c'est là le cas des terres d'Allemagne et des pays scandinaves. Le deuxième correspond à une subordination à la fois moins forte et peu ou prou conflictuelle dans les pays catholiques où l'Eglise n'est pas incluse dans l'Etat mais reste une institution indépendante dont le rattachement à Rome est source de tension avec les exigences de l'Etat national; dans ce cas, l'ampleur de la subordination de telle ou telle Eglise catholique nationale est variable selon les moments, les alliances et les rapports de force. Un troisième cas correspond à la subordination-association caractéristique de l'Angleterre : l'Eglise d'Angleterre instrument du pouvoir royal et subordonnée à ce

7 La République des Provinces-Unies représente un cas de figure très différent: il y a une indépendance (relative) des deux pouvoirs, politique et religieux (découlant du processus de constitution de la République sans constitution d'un Etat à proprement parler).

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Interférences de la laïcité et de la démocratie,fragments d'histoire européenne pouvoir (ce que, en Angleterre, on appelle « érastianisme » 8) est, en même temps, son associée. Il faut ici souligner que cette subordination-association signifie le maximum d'union de l'Eglise et de l'Etat. D'une part, l'Eglise d'Angleterre participe véritablement en tant que telle au pouvoir politique. D'autre part, il y a ici intervention maximum du pouvoir politique dans les affaires religieuses de l'Eglise: celui-ci intervient en effet, non seulement dans l'organisation de l'Eglise mais également dans ses contenus religieux (dogmes, liturgie) 9. Au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, commencèrent de se dérouler, partout en Europe, des révolutions plus ou moins tranquilles ou violentes où fut remis en cause le pouvoir d'ordre divin. Le pouvoir acquit alors un fondement immanent; la liberté religieuse fut garantie, ce qui signifie égalité de tous les citoyens quelle que soit leur religion et donc dissociation de droit entre appartenance religieuse et appartenance civile. La religion, objet du droit à la liberté religieuse, acquiert alors une définition devenue dominante à ce tournant des XVIIIe et du XIXe siècles. Cette définition réduisait les anciennes prétentions sociales de la religion pour la considérer avant tout comme croyance personnelle et, au niveau collectif, comme culte. A noter que, depuis le xv1e siècle, ce qui avait été conquis de haute lutte par les groupes religieux était moins la possibilité de croire, dans son for intérieur, aux doctrines professées - ce qui a souvent été toléré - que de pouvoir pratiquer, surtout publiquement, le culte et les rites qui lui correspondent. La définition sociale de la religion ouvrant droit à la liberté religieuse considère aussi que la religion constitue une communauté sociale. Elle ne peut pas être, en revanche, une communauté politique, ce qui renvoie à la distinction du spirituel et du temporel. La communauté religieuse n'est pas non plus une communauté ethnique, ce qui interdirait la possibilité de quitter cette communauté. Autrement dit: les hommes ne sauraient avoir d'identité assignée dont ils ne pourraient se dégager. Le cas des «nations» juives del' Ancien Régime en France, devenues «culte israélite», est ici exemplaire. S'institue donc, dans les sociétés européennes, un même modèle de société: de fondement immanent, laïque, et de pluralisme religieux. Leur «approfondissement laïque», l'arrachement continué à leurs dépendances religieuses 10 s'opérera néanmoins,

8 La défense de l'Etat-nation (en cours de constitution) et l'affirmation d'une raison d'Etat, loin de s'inscrire dans la prise de distance à l'égard de la religion sont passées ici, en particulier sous le règne d'Elisabeth rere (1558-1603), par l'instrument de la religion établie. L'anglicanisme correspond, en quelque sorte, à un jusqu'au-boutisme dans le refus des prétentions papales à imposer partout une Église universelle, une chrétienté. Les politiques régaliennes ou gallicanes composaient «encore» avec Rome. L'Eglise d'Angleterre est, elle, constituée dans la soumission au seul pouvoir royal: l' Acte de suprématie (1534) oblige à reconnaître le monarque comme chef de l'Église. 9 De plus (et même largement «parce que») ce n'est en fait qu'en Angleterre qu'a été pleinement appliqué le principe cuius regio, eius religio. En effet, en terres d'Allemagne (Cf dans le Wüttemberg et en Prusse) les princes n'imposèrent pas toujours leur religion à leur peuple, Cf FULBROOK Mary, «Religion, Revolution and Absolutist Rule en Germany and England», European Studies Review, Sage, 1982, vol. 12. IO Je n'envisage ici que les religions «classiques» sans considérer les recompositions séculières de la «forme religieuse» (avec notamment les fameuses «religions séculières»). Sur cette question la pensée de Marcel Gauchet est essentielle, Çf. GAUCHET Marcel, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité. Paris, Seuil, 1998.

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Interférences de la laïcité et de la démocratie,fragments d'histoire européenne tout au long du x1xe siècle et des deux premiers tiers du xxe siècle, selon des logiques contrastées, résultant pour l'essentiel des rapports Eglise - Etat antérieurement institués dans chaque pays. Dans les pays catholiques, là où l'Eglise unie et subordonnée au pouvoir politique était néanmoins restée une puissante institution, relativement indépendante de ce pouvoir, régulée par le magistère de la tradition et de l'Eglise, transnationale, en dépendance à l'égard de Rome, l'approfondissement laïque s'opéra selon une logique de laïcisation. L'Eglise catholique y a revendiqué son indépendance à l'égard du pouvoir politique et sa liberté de manœuvre. Elle est, de plus, devenue au cours du XIXe siècle toujours plus ultramontaine, anti-modeme et monolithique. Estimant avoir vocation à une prise en charge globale de la vie sociale, elle s'est posée comme une puissance en vis-à-vis et en concurrence, de l'Etat. En a résulté un violent conflit entre cléricaux et anticléricaux. Le processus de dégagement de la société à l'égard de son organisation (au sens large) religieuse passa par la mobilisation du pouvoir politique lorsque celui-ci était détenu par les anti-cléricaux, pour soustraire, complètement ou partiellement, les personnes et les différentes sphères de l'activité sociale à l'emprise de l'Eglise. A la limite, la religion s'est trouvée reléguée dans la sphère privée. La logique de sécularisation correspond aux pays protestants, là où l'Eglise protestante (en situation de monopole ou de dominance) n'est pas une puissance telle l'Eglise catholique inscrite en vis-à-vis de l'Etat, mais une institution dans l'Etat, constitutive du lien social, et assumant des responsabilités particulières, dans la subordination plus ou moins acceptée (par certains) ou contestée (par d'autres) au pouvoir politique. L'émancipation de la société à l'égard de la religion s'est opérée par l'évidement du rôle de l'Eglise et par sa transformation simultanée à celle de l'ensemble de la société. Ces transformations ne sont pas allées sans conflits mais, dans ces conflits, ce n'était généralement pas l'Eglise, encore moins la religion, qui étaient en jeu. Les conflits, de manière générique entre conservateurs et libéraux, traversaient aussi bien l'Eglise que l'Etat moderne. N'opposant pas deux camps aussi irréductibles qu'en pays catholique, l'émancipation de la religion s'est opérée selon une logique moins radicalement conflictuelle que la logique de laïcisation. Dans cette logique de sécularisation, la transformation des différentes sphères de l'activité sociale et de la religion est conjointe. D'autre part, l'Etat pouvait œuvrer à la transformation de l'Eglise puisque celle-ci n'était pas indépendante. Les situations nationales les plus caractéristiques des deux logiques qui viennent d'être définies 11 sont pour la logique de laïcisation, la France, pour la logique de sécularisation, le Danemark. Au Danemark, en 1849, l'Ancien régime a été destitué par une révolution fort paisible. La religion luthérienne a cessé d'être religion d'Etat pour devenir «religion nationale du peuple danois». Les rapports Eglise-Etat ont alors été instaurés en continuité avec ce qu'ils étaient sous l'Ancien régime. L'Eglise est dans l'Etat. Sa direction générale est assurée par le Ministre des Affaires ecclésiastiques. Le Parlement et

11 Çf. CHAMPION F., «Entre laïcisation et sécularisation. Des rapports Eglise-Etat dans l'Europe communautaire», Le Débat, nov.-déc. 1993, et dans une optique à la fois proche et différente, BAUBÉROT Jean, «Laïcité, laïcisation, sécularisation», dans DIERKENS Alain, dir., Pluralisme religieux et laïcité dans l'Union européenne. Bruxelles, Editions de l'Université de Bruxelles, 1994.

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Interférences de la laïcité et de la démocratie,Jragments d'histoire européenne la Cour suprême du Danemark sont respectivement investis du pouvoir législatif et judiciaire de l'Eglise nationale. Le pouvoir politique (assuré par les libéraux puis par les sociaux-démocrates) a considéré qu'il lui revenait d'organiser et de faire évoluer l'Eglise dans un sens démocratique. Ainsi des mesures furent-elles prises pour, par exemple, que les pasteurs soient élus et assistés par un conseil paroissial également élu avec droit de vote et éligibilité accordés aux femmes (1903). Celles-ci peuvent accéder à la fonction de pasteur depuis 1947. De telles mesures furent, en général, prises contre la majorité des clercs et des fidèles les plus engagés. Le pouvoir politique avait néanmoins de solides alliés dans l'Eglise; ils comptèrent d'autant plus quel 'Eglise n'a pas de direction centrale. Avec la logique de laïcisation, on a abouti, notamment en France, à une séparation de l'Eglise et de l'Etat et donc finalement à une solution plus libérale qu'en pays protestant, au sens où l'Etat ne subordonne pas la religion: de manière particulièrement évidente et significative, l'Eglise (dominante) jouit de la liberté d'organisation. Le «libéralisme» de cette solution apparaît clairement maintenant que la lutte entre cléricaux et anticléricaux a cessé, que la religion catholique et la laïcité ont changé et que la séparation signifie «seulement», de manière neutre, incompétence réciproque de l'Eglise et de l'Etat. En pays protestant, la logique de sécularisation fait que l'Etat a joué un rôle « démocratisateur » et que l'ensemble de la société et l'Eglise (les diverses structures ecclésiales plutôt puisqu'il n'y a pas d'appareil centralisé) se sont démocratisés conjointement. Il y eut ainsi un évidement du rôle traditionnel de l'Eglise comme support et symbole du monde ancien, celui de la loi venue d 'Ailleurs, de la tradition, des hiérarchies et de l'autorité patriarcale, des appartenances organiques. Débarrassée de cet ancien rôle, l'Eglise est devenue une des institutions de l'Etat-providence pourvoyeuse de rites et de «sens »12 .

3) LE DÉVELOPPEMENT SINUEUX DES SOCIÉTÉS «LAÏQUES» Après les bouleversements révolutionnaires - plus ou moins violents - qui ont radicalement transformé les pays européens et les ont constitués en sociétés politiquement modernes, «déjà laïques et démocratiques», la deuxième moitié du XIXe siècle voit tout à la fois leur transformation se continuer dans un même sens et leur différenciation. Les sociétés se différencient en raison, on l'a vu, des logiques différentes selon lesquelles elles s'arrachent à leurs dépendances religieuses, mais aussi en raison des interférences, positives ou négatives, entre les deux dynamiques d'approfondissement de la laïcité et de la démocratie. Il y a alors un considérable développement de la démocratie: développement de l'éducation populaire, des syndicats, de la presse, élargissement du corps électoral et institution du suffrage universel, constitution des partis politiques au sens moderne. Lorsque ce sont les «libéraux», les «laïques», les «républicains» (désignations diverses du parti de la liberté et de l'autonomie humaine dans les différents pays) qui l'emportent, l'approfondissement de la laïcité et de la démocratie sont souvent allés de concert. Ainsi en France. Il en alla parfois différemment. J'évoquerai ici le cas des Pays-Bas.

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RUS Ole, «Trends in Danish Religion» Social Compass, 1988, 35, 1, 45-55, et DAVIE Grace, HERVIEU-LÉGER Danièle, éd., Identités religieuses en Europe. Paris, La Découverte, 1996.

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Interférences de la laïcité et de la démocratie,fragments d'histoire européenne Les Pays-Bas se caractérisent par une diversité religieuse originelle. Depuis la fondation de la nation, les deux grandes traditions chrétiennes, protestante et catholique y coexistent en effet, celle-là fermement dominante sans que jamais, néanmoins, celleci ait été réduite à une étroite minorité comme ce fut le cas en France, pour les protestants, après la révocation de l'Edit de Nantes. La diversité religieuse tient aussi, depuis les origines, à la division protestante. Division tout d'abord entre gomaristes et arminiens, qui n'a cessé au fil des siècles de se recomposer et de se déployer dans tous les domaines. Encore plus qu'en d'autres pays protestants, se sont ici confrontés et affrontés un protestantisme libéral et un protestantisme orthodoxe. Ils se sont d'autant plus affrontés qu'il s'agissait de protestantismes calvinistes, politiquement actifs. Aux Pays-Bas le jeu politico-religieux s'est donc fait à trois, aucun de ces groupes n'étant assujetti à l'Etat. Pendant les deux premiers tiers du XIXe siècle, les catholiques ont soutenu les libéraux. Après avoir obtenu d'eux tout ce qu'ils pouvaient en attendre - le rétablissement de la hiérarchie catholique et la liberté de l'enseignement 13 -, les catholiques firent alliance avec les protestants orthodoxes, pourtant vigoureusement anti-papistes. Jusqu'alors, il y avait toujours eu des catholiques qui adhéraient aux idées nouvelles, essentiellement en Hollande - le «parti patriote», lors de la révolution batave, avait rencontré des sympathies actives chez pas mal de catholiques-, mais, au cours du siècle, l'Eglise néerlandaise dans son ensemble n'a cessé de devenir toujours davantage ultramontaine. Avec Rome, elle est devenue, dans la deuxième moitié du siècle, violemment anti-modeme. Les protestants orthodoxes ont, quant à eux, au cours des deux premiers tiers du XIXe siècle, dû renoncer à leur idéal théocratique. Ainsi, en matière d'enseignement, à partir du milieu du siècle, ils ne revendiquent plus un enseignement public dûment confessionnel, calviniste, mais la liberté d'enseignement. Kuyper est leur nouveau leader, prédicateur, tribun, écrivain, homme de presse, redoutable polémiste et organisateur infatigable, en même temps que penseur influent. Il prône la souveraineté autonome des divers domaines de la vie sociale afin que puisse y régner la «souveraineté de dieu», l'Etat étant devenu un Etat sans Dieu. Il y a là une certaine convergence avec les catholiques qui développent, eux, le principe de subsidiarité selon lequel il faut accorder toute son importance aux divers échelons de la hiérarchie des communautés et régler ce qui peut l'être au niveau des communautés d'échelons inférieurs. Différentes, les deux «idées», catholique et protestante orthodoxe, se croisent dans la vision de communautés naturelles d'appartenance régies par l'autorité divine transcendante. Catholiques et protestants orthodoxes sont hostiles au suffrage universel fondé sur une vision individualiste: un homme, une voix. Les catholiques prônent une représentation corporative et les protestants orthodoxes le suffrage du chef de famille 14 (Kuyper, !3 Votée en 1857. Les catholiques ne s'y sont ralliés qu'en 1868. Entre cette date et 1887, le nombre des écoles catholiques passa de 42 (certains catholiques n'avaient pas attendu le mandement épiscopal) à 266. 14 ZWART Rutger S., «Christian Democracy and political order in the Netherlands », in LAMBERTS Emiel, éd., Christian Democraty in the European Union, Leuven University Press, 1997, 243. Sur les Pays-Bas, et pour la période envisagée ici, je me réfère également, dans ce même volume, aux analyses de TEN NAPEL Hans-Martiens, «Christian democracy in the Netherlands» et KOOLE Ruud A., «The Societal Position of Christian Democracy in the Netherlands». Cf. également, D.-E. VOOGD Christophe, Histoire des Pays-Bas, Paris, Hatier, 1992 et MARTIN Jean-Paul, «Courants religieux et humanisme aux Pays-Bas:-> dans BAUBÉROT Jean, éd., Religion et laïcité dans l'Europe des Douze, Paris, Syros, 1994.

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Interférences de la laïcité et de la démocratie,fragments d'histoire européenne sur cette base, est favorable à un élargissement du corps électoral). Catholiques et protestants rigoristes se retrouvent donc dans une commune opposition à la souveraineté du peuple, à une société individualiste, aux idéaux de liberté et d'égalité, et dans leur conception d'une société de communautés naturelles et organiques, soumises à l'autorité hiérarchique et à la tradition. Ces conceptions ne les empêchèrent pas d'entrer avec audace et vigueur dans la politique démocratique qui s'institue alors pleinement. Les protestants orthodoxes fondent ainsi le premier parti véritablement moderne de l'histoire néerlandaise - un parti de masse-, l 'ARP, le parti contre-révolutionnaire (1879). La première déclaration de ses principes programmatique s fut élaborée par Kuyper. Il y est clamé haut et fort que la source de l'autorité n'est pas la volonté du peuple mais celle de Dieu seul. Il faut noter que la CHU (Christelijk-Historische Unie), formée en 1908 à partir d'une scission del' ARP et de libéraux conservateurs, partageait largement ces idées, même si elle les exprimait un peu plus modérément. Ces conservateurs chrétiens, protestants et catholiques unis, gagnèrent les élections de 1917. Fut alors reconnue la complète égalité entre les enseignements public et privé, égalité qui constituait depuis des années un enjeu majeur, si ce n'est l'enjeu principal, de l'opposition entre conservateurs et libéraux. Se multiplièrent alors, à tous les niveaux d'enseignement, les écoles confessionnelles financées par l'Etat. Pour les catholiques et les protestants orthodoxes, cette victoire déboucha sur la (re)constitution des communautés structurées religieusement selon le système des piliers structurant toute la vie des individus, de leur naissance à leur mort et ce dans tous les domaines de leur vie. Il s'agit d'une structuration «à l'ancienne» dans la référence à la loi et à l'autorité divines, aux appartenances organiques, à la hiérarchie. Du point de vue de la laïcité, la poussée démocratique induisit une régression laïque. Pourtant, derrière cette volonté de reconstituer le modèle du monde ancien la société ainsi construite n'était pas, ne pouvait pas être la reconduction de l'ancienne. Aussi autarcique que voulaient être les piliers, du moins les piliers conservateurs, catholique et protestant orthodoxe, ils participaient d'un Etat-nation moderne, démocratique. Leur processus de constitution - dans une dynamique démocratique - a produit des effets. Ainsi, sur le long terme, le masque a triomphé du visage. De façon souterraine, la laïcité avait été, de fait, alimentée puisque, brutalement, à partir des années 1960, la nouvelle poussée démocratique - celle de la culture de masse avec l'allongement de la scolarité et peut-être encore plus la diffusion de la télévision - a fait céder, somme toute très rapidement, le système des piliers. Et, aujourd'hui, peut-être n'est-il pas abusif de considérer que la société néerlandaise est la société européenne la plus profondément détachée de ses anciennes adhérences religieuses. Les Pays-Bas sont ainsi le pays de l'innovation éthique, ce qui signifie, de fait, particulièrement dégagée de l'influence chrétienne «traditionnelle» sur les problèmes des mœurs sexuelles, de la vie, de la mort. En conclusion, on peut dire que lors de ces quarante dernières années, l'approfondissement laïque a été prodigieux. En témoigne, de toute évidence, la laïcisation/sécularisati on des mœurs: la morale sexuelle et familiale qui, jusque dans les années 1970, était encore très largement sous la dépendance des préceptes religieux est devenue complètement autonome. L'idée de l'autonomie humaine et de la puissance d'auto-invention de l'homme qui peut même aujourd'hui sembler sans limites ne va pas forcément sans poser de problèmes, y compris aux «plus laïques». En témoigne aussi de façon moins spectaculaire mais, par là même, très significative le fait que, dans les pays scandinaves et en Grande-Bretagne, un processus de distanci9

Interférences de la laïcité et de la démocratie, fragments d'histoire européenne ation entre l'Eglise et l'Etat est en cours, de manière plus ou moins affirmé. Ainsi, par exemple, la séparation est consommée en Suède. En Angleterre, depuis 1977, l'Eglise anglicane dispose d'un pouvoir considérablement accru en matière de nominations épiscopales ; désormais, sa doctrine et sa liturgie relèvent de l'autorité du synode et non plus du Parlement. Ce sont souvent les Eglises nationales ou établies qui revendiquent davantage d'indépendance : elles ont conscience, notamment leurs membres les plus engagés, qu'être liées à l'Etat dans un monde devenu totalement autonome par rapport à la religion, ne les sert plus, et que, en revanche, leur dépendance est source pour elles de servitudes. Cette prise de distance entre l'Eglise et l'Etat dans ces pays protestants se fait généralement dans la discrétion, la question de la religion n'étant plus de celles qui soulèvent les passions. Il en va de même à cet égard dans les pays catholiques. Le temps où cléricaux et anticléricaux se déchiraient apparaît bien révolu. Dans la compétitivité démocratique, l'Eglise catholique reste, aujourd'hui, plus que d'autres courants de pensée, attachée à l'idée d'ordre naturel, non plus en matière d'organisation sociale mais sur les «choses» de la vie et de la mort. Mais elle défend ces conceptions en participant au jeu démocratique sans arrière-pensées : en considérant les procédures démocratiques, non pas seulement comme des «instruments» au service d'autres fins, mais comme dotées de valeur en soi. L'approfondissement démocratique marque lui le pas et serait même, selon nombre d'analystes, en état d'affaissement. On peut se demander si ceci n'est pas, au moins pour une part, lié à cela: le projet d'émancipation à l'égard de la religion ne soutenaitil pas une vigueur démocratique qui s'est affaiblie dès lors que les sociétés européennes se savent vraiment faites par les hommes? J'estime la question d'autant plus intéressante que la réponse est, pour moi, complètement ouverte.

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LAÏCITÉ, RELIGION, POLITIQUE: PERSPECTIVES SUR L'HISTOIRE DE DEUX NATIONS EUROPÉENNES, LA BELGIQUE ET LA FRANCE. Jean-Paul

MARTIN,

Université de Lille III, Groupe de Sociologie des Religions et de la Laïcité. L'émancipation des sociétés européennes à l'égard du religieux, qui aboutit au XIXe siècle à désintriquer le pouvoir politique de ses fondements religieux et à assurer l'autonomie réciproque du politique et du religieux est un processus hautement complexe et qui a revêtu des modalités diversifiées selon les pays. Les sociologues opposent, de façon idéal-typique, modèle de la laïcisation et modèle de la sécularisation. Le premier, caractéristique des pays catholiques repose sur l'existence d'un conflit central structurant entre une Eglise à vocation «universaliste» et «englobante», solidaire en outre de conceptions politiques et de représentations du monde «réactionnaires», à un courant anticlérical incarnant aussi bien le progrès de la Raison et de la Science que celui de la Démocratie, ce dernier cherchant à contrôler l'Etat pour le soustraire à l'influence de l'Eglise. Le second modèle, dont relèvent les sociétés de culture protestante, se caractérise par une moindre conflictualité du fait d'une évolution globalement concomitante des religions et de la société. On assiste à une démultiplication des conflits qui n'opposent pas en général la sphère religieuse et la sphère politique, mais traversent toutes les sphères. L'émancipation du religieux ne s'effectue pas par ruptures brutales mais par «évidement progressif» (F. Champion). A première vue, la Belgique et la France, nations catholiques où le conflit entre un camp laïque et un camp confessionnel a été contemporain de l'avènement de la modernité politique, relèvent toutes deux du type «laïcisation» et la série sémantique formée à partir des termes «laïque», «laïcité», «laïcisation» y est du reste parfaitement comprise socialement. Je voudrais pourtant questionner cette appartenance exclusive au modèle de la laïcisation dans le cas de la Belgique (alors qu'elle ne fait pas problème à mes yeux en ce qui concerne la France). En effet, bien que ce modèle sociologique n'ait aucun caractère prédictif quant au résultat du conflit, on peut partir ici synthétiquement du processus historique lui-même et de son aboutissement actuel. La laïcité en Belgique n'a jamais triomphé «par le haut» - c'est-à-dire au niveau de l'Etat, et ni l'Etat ni !'Ecole officielle ne peuvent être qualifiés de laïques au sens français de ce terme. En revanche elle n'a pas été écrasée, et a finalement négocié sa place au sein d'un système pluraliste, dont elle constitue de façon originale en Europe une composante «reconnue» au même titre que les principales religions. Quel est le sens de cette variante importante par rapport à la situation française? Ne recoupe-t-elle pas, au moins en partie, une logique de sécularisation de la société et du catholicisme en Belgique? Telle est l'hypothèse que je souhaite argumenter ici. Mais auparavant, il me semble nécessaire de mettre l'accent sur les conditions historiques plus anciennes qui expliquent la réussite de la laïcité «par le haut» en France 11

Laïcité, religion, politique: perspectives sur la Belgique et la France et son échec en Belgique. A cet égard, les modalités de constitution respective des Etats-Nations sur la longue durée apparaissent essentielles. Selon Marcel Gauchet (1998), «la laïcité, en France, vient de très loin» et a comporté une phase absolutiste. Au modèle de l'Etat-nation centralisé et à forte consistance symbolique à la française s'oppose, pour la Belgique, non pas une «nation introuvable», mais une nation et un Etat faibles, dont la constitution territoriale elle-même a été difficile, et dont la seule consistance pendant plusieurs siècles paraît avoir été d'ordre religieux. Notre hypothèse sera ici que le rapport originel de l'Etat et de la société au «sacré» constitue une variable majeure pour le mode d'émergence du conflit central susceptible de déboucher ou non, lors d'une étape ultérieure, sur une dynamique de laïcisation victorieuse. 1) ETAT-NATION, SACRÉ RELIGIEUX ET «SACRÉ LAÏQUE»

Etat fort, Etat faible L'Etat-nation à la française peut être appréhendé comme une entreprise multiséculaire de conquête et de rassemblement territorial, d'unification linguistique et d'administration centralisée, commencée par les Capétiens, poursuivie par la monarchie « absolutiste», achevée par la Révolution et le XIXe siècle. «La nation est le fruit d'un projet politique, porté par une élite endogène au départ, visant la construction d'un Etat fort et bénéficiant à la longue d'un certain consensus de la part des populations en cause» (H. Dumont, 1995). C'est le type même de la construction volontariste «par le haut», où l'Etat central se forge lui-même comme un Etat «universel», en homogénéisant la nation à son image au fur et à mesure que sa surface territoriale s'agrandit. Rien de tel dans les provinces qui formeront l'Etat belge de 1830. Le processus de formation ne présente pas ici l'allure dominante d'une création continue et volontaire, mais résulte apparemment d'une série de contingences dynastiques ou politiques. Depuis le Moyen Age, ces territoires furent encastrés dans des constructions politiques plus vastes, souvent de type impérial, qui ont longtemps offert une contexture de liens assez lâche, et leur destin fut déterminé en partie de l'extérieur. Rattachés d'abord à l'Etat bourguignon puis à l'Empire de Charles-Quint, les Pays-Bas se scindèrent à la fin du XVIe siècle entre une partie septentrionale, formant les Provinces-Unies protestantes, et une partie méridionale, matrice de la future Belgique, restée fidèle au catholicisme et au roi d'Espagne Philippe II. De 1585 à la fin del' Ancien Régime ces Pays-Bas catholiques ont eu des institutions communes, sous l'autorité de souverains non résidents (Monarchie espagnole, Habsbourg d'Autriche). L'autorité extérieure était fort bien acceptée tant qu'elle restait respectueuse des libertés locales et des particularismes communaux et provinciaux (J. Stengers, 1989). La situation à cet égard se transforma sensiblement dès les réformes de Joseph II ( 1781) et surtout à partir de la Révolution française, lorsque les Etats Belges et Liégeois (pour la première fois réunis) furent annexés à la France thermidorienne et impériale (1795-1815) puis par les Pays-Bas orangistes (1815-1830). Le trait commun à ces trois moments est d'avoir produit une modernisation politique indéniable (comportant des aspects sécularisants), mais au prix de l'imposition autoritaire de la centralisation étatique et du sacrifice des «libertés traditionnelles». C'est ce trait qui permettra au sentiment national belge de cristalliser, au nom de la défense des libertés outragées, et de déboucher en 1830 sur la révolution contre Guillaume d'Orange et sur l'indépendance du pays, finalement reconnue par les grandes puissances. 12

Laïcité, religion, politique: perspectives sur l'histoire Aucune de ces expériences, on le voit, ne prédisposait le nouvel Etat à devenir un Etat fort à la française, bien qu'il se définisse en 1831 comme «unitaire» (et non comme fédéral). La conscience d'un destin commun semble s'être forgée ici par opposition constante à l'idéologie de l'Etat fort.

Sacré religieux et «sacré laïque» A cela s'ajoute une différence quant au statut historique du religieux: statut dans la société et vis-à-vis de la puissance publique. En France prévaut, à travers le gallicanisme, une tradition de subordination du religieux qui traverse les siècles. Le fait que, sous l'Ancien Régime, le catholicisme soit religion officielle n'a pas empêché l'Etat monarchique d'acquérir une consistance symbolique distincte du «sacré religieux», de recycler à son profit un type de sacralité autonome. Cette sacralité autonome tient à la nécessité où s'est trouvée la monarchie «très chrétienne» d'affirmer sa légitimité face aux prétentions «théocratiques» de la Papauté. D'où l'invention d'une symbolique - du «mystère de la sainte ampoule» au «droit divin» des rois, guérisseurs des écrouelles etc. - destinée à rehausser son prestige, à faire des souverains l'objet d'une élection divine et à reporter cette faveur sur la nation gouvernée devenue ainsi un «peuple élu» (C. Beaune). Sans doute, on ne peut parler encore ici de sacré laïque, puisque cette symbolique reste, pour l'essentiel à fondement religieux, il s'agit néanmoins d'une sacralité «désacralisante», de type intermédiaire (J.-M. Lacrosse, 1997). Avec les Lumières et surtout la Révolution Française, cette sacralité étatique va définitivement se laïciser (fin du «droit divin» ... ), mais on assiste parallèlement à un formidable transfert de sacralité sur le politique, lequel se trouve investi d'une charge symbolique considérable. En somme, c'est l'absolutisme qui continue mais inversé, dans le culte d'une mystique unitaire de la Nation et de la Volonté générale, dans la quête d'une citoyenneté universelle à distance de tous les particularismes locaux, sociaux ou religieux (M. Gauchet, 1998). La Belgique n'a pas connu - ou pas sous la même forme - cette opposition entre sacré laïque et sacré religieux. La brisure originelle avec le protestantisme a donné aux Pays Bas du Sud l'allure d'un bastion catholique fortement marqué par l'influence des Jésuites et par la ContreRéforme, face au «refuge huguenot» des Provinces-unies. Un historien n'hésite pas à parler pour cette période d '«Etat fédéral catholique romain», dans lequel l'Eglise jouerait un rôle d'identification et de protection du sentiment national comparable à ce qu'il a pu être dans les cas irlandais ou polonais ... (Lode Wils, 1996)». Ce catholicisme populaire n'était pas, au reste, sans complexité. Parfois intolérant, hautement ritualisé, on peut se demander s'il ne secrétait pas aussi, à travers une dimension festive insistante, un anticléricalisme qui lui était propre. La culture carnavalesque si caractéristique des manifestations populaires en Belgique s'inscrirait dans une «latence de la religion catholique», pas forcément encouragée par les autorités religieuses (J.-M. Lacrosse, 1997). La culture laïque d'aujourd'hui, en reprenant à son compte les rites de passage chrétiens et en les laïcisant, ne s'inscrit-elle pas aussi dans une telle latence ? Quant au sacré laïque, au sens évoqué précédemment d'une «religion politique>> née avec la Révolution, il apparaît d'abord comme un produit d'importation.

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Laïcité, religion, politique: perspectives sur la Belgique et la France

L'intensité du conflit Le conflit laïque ne revêt donc pas la même intensité en France et en Belgique. La France connaît une forte conflictualité due à la mise en concurrence directe du sacré laïque et du sacré religieux. Il s'est produit alors une véritable scission du champ symbolique (le catholicisme contre l'anticléricalisme des Lumières) porteur d'une possible logique de guerre civile, dans la mesure où chaque protagoniste prétendait représenter à lui seul la totalité de l'espace symbolique national. C'est ce qui permet de comprendre l'acharnement de la guerre des deux France. En Belgique, le conflit a revêtu longtemps l'allure d'un conflit externe, où l'opposition aux Pays-Bas protestant recoupait l'opposition protestantisme/catholicisme. C'est entre 1789 et 1830, que le conflit externe commence à devenir interne, dominé par l'opposition - pour schématiser - de l'élite urbaine, éclairée et francisée, acquise aux valeurs politiques de la Révolution Française, à des masses rurales, rivées à leurs dialectes et encadrées par le clergé. Mais il s'agit encore plutôt d'un clivage en formation, trop faible pour remettre en cause la prééminence d'une Eglise qui occupe le centre du champ symbolique et jouera de son identification à la nation pour tenir tout son rôle dans le processus de l'indépendance et capter à son profit les nouvelles règles du jeu social et politique.

Des enjeux politico-religieux opposés La distinction Etat/société civile qui va de pair avec le libéralisme politique au XIXe siècle (à partir de 1830 pour la Belgique) ne s'accomplit pas de la même manière dans les deux pays. La tradition française correspond à une forte séparation entre Etat (ou société politique) et société civile qui est aussi hiérarchisation des termes: l'Etat est en surplomb et il assure l'unité politique de l'ensemble, la société civile est subordonnée, et en quelque sorte «octroyée» par le premier qui juge de sa marge d'existence et d'autonomie. En Belgique au contraire il y a une faible autonomisation de l'Etat par rapport à la société civile, elle même dominée par le religieux. Le contraste retentit en matière associative : une grande liberté règne en Belgique, d'après la Constitution de 1831, ce qui permet à l'Eglise de se constituer en corps intermédiaire dominant. Avec la Révolution s'est instaurée en France au contraire, la proscription des corps intermédiaires qu'aménage le Code civil en créant un régime d'autorisation préalable : c'est donc l'arbitraire des pouvoirs publics qui prévaut sur fond de méfiance à l'égard de toute organisation collective de l'espace privé, cette dernière étant perçue comme menaçante pour l'unité politique nationale. Même contraste pour le statut des religions, alors même que dans la logique du premier seuil de laïcisation les deux pays ont un système de religions «reconnues». En France c'est l'Etat qui «reconnaît» les religions comme partie prenante à la gestion symbolique de la société civile et qui leur confère une fonction officielle, mais en même temps il les contrôle étroitement. En comparaison, la législation belge (qui abroge la plupart des dispositions du Concordat de 1801) est beaucoup plus favorable à la liberté religieuse. L'Eglise reçoit tous les avantages de la reconnaissance, et elle peut poursuivre ses activités religieuses, enseignantes ou caritatives pratiquement sans contrôle. L'enjeu est donc, dans le cas français, à partir d'une tradition d'«absolutisme étatique», de construire une société civile, et d'y loger un religieux toujours fortement «conflictuel». Dans le cas belge, il ne s'agit rien moins que de construire un Etat, plus 14

Laïcité, religion, politique: perspectives sur l'histoire exactement de déterminer sa marge d'autonomie par rapport aux forces qui travaillent la société civile, notamment l'Eglise. Mais venons-en aux processus par lesquels les deux pays sont «sortis du religieux» au cours du XIXe siècle et de la première partie du xxe siècle. Cette sortie a été aussi une entrée dans la modernité politique, en deux phases successives, la première libérale et élitiste, la seconde démocratique.

2) FRANCE: LA RÉUSSITE DE LA «LAÏCISATION» En France, la victoire de la laïcité est en partie liée à la précocité du stade démocratique, dont nous prendrons comme critère central le suffrage universel (masculin). L'année 1848 est importante, et plus largement toute la période de la Seconde république qui a vu se nouer ensemble la question religieuse et la question démocratique (qui est aussi celle de la République). Deux camps se constituent alors. Le contexte démocratique est essentiel car il permet de donner le maximum d'ampleur et d'envergure symbolique à cette reprise du conflit des deux France. La radicalisation des critiques adressées à la religion dominante par les héritiers de la France révolutionnaire - mise en cause qui trouvera désormais sans cesse de nouveaux mobiles (Syllabus, Infaillibilité pontificale, Ordre Moral, etc.) - appelait une réponse de nature politique, si on voulait éviter le risque de guerre civile, et pas simplement « sociétale » ou «culturelle». C'est la laïcité qui a été cette réponse, mais sous la forme d'un «pacte», sans s'identifier à la victoire d'une France contre l'autre (J. Baubérot). En quoi la laïcité a-t-elle contribué à apaiser le conflit? En quoi a-t-elle infléchi la pente de la tradition française, et proposé une nouvelle formulation symbolique des relations entre religieux et politique capable de pacifier le rapport Eglise/Etat, et d'intégrer les catholiques à la République? Je me bornerai ici à quelques remarques, en m'inspirant librement des propos récents de Marcel Gauchet (1998). La laïcité a été «séparatiste» (1880-86, séparation de !'Ecole et de l'Eglise; 1905, séparation des Eglises et de l'Etat). En ce sens, elle inverse une tradition de subordination du religieux à l'Etat, mais en même temps elle semble redoubler la structure séparatiste générale de l'organisation socio-politique (séparation Etat/société civile, ou privé/public); les religions ne font plus partie de la sphère publique étatique et n'ont plus à y interférer, elles se trouvent logées dans son vis à vis et sont «désinstitutionnalisées». L'Etat a donc acquis suffisamment de légitimité symbolique par lui-même pour pouvoir se passer de la caution ou de l' auxiliarité symbolique des religions. Cela pourrait signifier, dans une certaine version «jacobine», une extension de la dimension «sacrale» de l'Etat, du «sacré laïque» risquant de marginaliser le sacré religieux (en le réduisant par exemple à la sphère privée des opinions individuelles). En réalité la question est plus complexe. Il faut percevoir dans la laïcité une double dimension. Elle a été simultanément « requalification » de la société civile et réévaluation du sacré laïque, que M. Gauchet appelle refondation de l'étatisme républicain. Mais à mon sens, il faut ajouter ici que c'est la première qui a entraîné la seconde, ou plus exactement qui en a déterminé la portée et les limites. - La requalification de la société civile consiste en ce qu'elle ne se réduit plus à de l'individuel, mais inclut désormais une dimension collective. C'est le sens des lois de 1884 (sur les syndicats), de 1901 (sur les associations) et de 1905 (sur la séparation). Toutes ces lois du tournant du siècle ont un air de famille et vont de pair avec l'émer15

Laïcité, religion, politique: perspectives sur la Belgique et la France gence d'une nouvelle sociabilité associative au sens large (incluant les partis politiques qui connaissent leur premier essor). Le religieux ne se réduit pas à du privé-individuel, il relève comme tout le reste, du privé-collectif: à ce titre l'Etat respectera l'organisation hiérarchique de l'Eglise catholique (loi de 1905 et avis du Conseil d'Etat de 1923 sur les associations diocésaines), et ne cherchera pas à lui imposer une «constitution civile». Il y a ici autolimitation du sacré laïque. Le contexte incite d'autre part ! 'Eglise à adopter la forme associative pour l'ensemble de ses activités. Mais en adoptant une liberté d'organisation collective, les composantes de la société civile ne sont pas pour autant institutionnalisées comme composantes de l'espace public; elles restent du côté du privé. L'Etat conserve une position de surplomb. Celle-ci se précise même doctrinalement en rapport avec la laïcité. Tout se passe comme si l'Etat laïque ne pouvait accorder la liberté à son adversaire sans «signifier la supériorité de ses propres fins par rapport à l'ensemble des autres forces sociales « (M. Gauchet). D'où un idéal républicain conçu de façon très paradoxale à la fois comme unanimiste et comme «militant», au sens où il a besoin d'un adversaire digne de lui: c'est ce que Marcel Gaucher appelle le «parti de l'autonomie» opposé au «parti de ! 'hétéronomie». A ce niveau plusieurs questions et commentaires s'imposent. a) Quelle est la portée exacte de la distinction autonomie/hétéronom ie? Elle signifie qu'il y a des conditions à la citoyenneté républicaine, mais qui sont à géométrie variable, dans la mesure même où elles se situent sur le plan de l'idéalité politique, de la symbolique et non de la politique concrète. Visant explicitement le «cléricalisme», l'idée d'autonomie peut atteindre aussi d'autres cibles dès lors que la Raison, la liberté de pensée sont en cause (dans la tradition républicaine, le soupçon d'hétéronomie a visé les socialistes et même les partis politiques en général). Son usage pratique demeure ambigu, elle peut aboutir tantôt à exclure, tantôt à rapprocher. En tout cas elle ne peut avoir pour fonction d'assigner aux uns et aux autres des positions figées. Le problème est plutôt de savoir à quelles conditions les catholiques (ou certains d'entre eux) pourraient appartenir au parti de l'autonomie. b) La République laïque a comporté une version «de combab> qui a eu des aspects discriminatoires, à certains moments, ou peut-être pour des raisons structurelles. La nécessité de former des « mœurs républicaines» conduisait à disposer de relais associatifs pour pénétrer la société civile, investis d'une mission d'intérêt général (exempletype à cette époque: la Ligue de l'enseignement). On pourrait déceler aussi une hiérarchisation clandestine des statuts juridiques des associations suivant leur degré de conformité implicite avec l'idéal républicain (congrégations, Eglises, associations d'utilité publique, etc.), hiérarchisation impliquant avantages ou pénalisations en termes notamment financiers. Le pluralisme n'est pas vraiment assumé dans toutes ses implications. L'Etat ne pouvait pas être entièrement neutre entre toutes les composantes de la société civile. c) Mais il s'est présenté aussi une autre version del' autonomie qui aboutit à un remaniement du «sacré laïque», tel qu'on pouvait l'appréhender auparavant, mettons dans la séquence «Révolution Française». Elle procède de la distinction des plans, car si la conception républicaine du politique contient une «métaphysique» de l'autonomie, cette métaphysique se limite désormais au «politique», distingué clairement d'un autre ordre de fins, que chacun peut vivre (ou ne pas vivre) librement. Tout en affirmant sa prééminence spirituelle, l'Etat accepte de la situer sur un autre terrain que son adversaire. Il s'agit de poser «une alternative non religieuse à la religion, dans laquelle la religion puisse entrer» (M. Gaucher), ce qui implique l'acceptation par l'Etat d'une 16

Laïcité, religion, politique: perspectives sur !'histoire autolimitation symbolique. La formule en pourrait être : «A chacun, individuellement ou en groupe, de hiérarchiser ses fins, de distinguer le spirituel et le politique; et la République reconnaîtra les siens ! ». La réussite de la laïcité vis-à-vis des catholiques s'est à mon avis jouée sur une formule de ce genre, qui laissait les interprétations ouvertes (à l'intérieur de certaines limites). Les formes de «laïcisation» et d'entrée en République chez les catholiques, on le sait bien, ont été multiples : catholiques «selon le suffrage universel», démocratie chrétienne, laïques chrétiens ....

3) BELGIQUE: DE LA LAÏCISATION À LA SÉCULARISATION? Au cours du demi-siècle qui suit l'indépendance le projet des libéraux belges sera de construire un Etat autonome, appuyé sur un sentiment national et civique à la française, donc nécessairement distinct de l'Eglise et de son contrôle. Celle-ci au contraire, ne devait cesser d'identifier la nation au catholicisme et afficher un anti-étatisme fervent nourri par la conviction qu'un Etat trop puissant ne pouvait que la menacer. Se met ainsi en place une logique de «laïcisation». Un enjeu essentiel en est la création d'un enseignement public, relevant exclusivement de l'autorité civile, ce que l'Eglise au départ refuse. Le congrès libéral de 1846 déclare vouloir repousser«! 'intervention des ministres du culte, à titre d'autorité, dans l'enseignement organisé par le pouvoir civil».

L'échec de la laïâsation L'affrontement laïques/ confessionnels ne présente cependant pas la même virulence que la «guerre des deux France». La Constitution de 1831 a réglé le problème juridique du statut des Eglises par un régime de séparation/reconnaissance que personne ne songe à mettre réellement en cause. Les affrontements politiques ont souvent lieu à fleurets mouchetés dans ce régime parlementaire libéral, où le suffrage censitaire réduit la participation aux élites, et où les compromis ordinairement l'emportent. Les premiers gouvernements libéraux ne songent d'ailleurs pas à imposer une alternative symbolique globale au catholicisme, qu'ils considèrent (à la manière de Portalis ou de Guizot) comme une instance de socialisation morale utile au maintien du lien social. Ils ne se radicaliseront que sous la pression des associations laïques de base (librepensée, loges maçonniques, ligue de l'enseignement), ce qui les conduira de 1878 à 1884 à mettre en œuvre un programme de laïcisation de ! 'Ecole primaire, proche - en plus modéré - de celui de J. Ferry. Mais la volonté de rendre le catéchisme facultatif, ou d'exiger la formation des instituteurs dans des Ecoles Normales d'Etat (entravant ainsi leur libre recrutement par les communes) provoque une levée de bouclier contre l'Etat «centralisateur» et« impie». La laïcité va au-delà du consensus supportable par la société, et la guerre scolaire tourne à son détriment.

Naissance des partis et de la pilarisation De 1884 à 1914, les catholiques détiennent, seuls, la direction de l'Etat. Cette période est complexe. La guerre scolaire a révélé la force de mobilisation de l'Eglise, mais aussi sa fragilité relative que traduit un début de «déchristianisation cléricale» (J. Lory, 17

Laïcité, religion, politique: perspectives sur la Belgique et la France 1964). Les forces laïques continuent à détenir des bastions urbains et régionaux, ou associatifs, importants. La question sociale se pose dans toute son ampleur sur fond d'industrialisation rapide, ainsi que, dans une certaine mesure, la question «nationale» avec l'essor des revendications linguistiques et culturelles flamandes. De façon plus large c'est la capacité du système politique à élargir la participation des masses, à entrer dans l'âge démocratique qui est posée (le suffrage universel masculin est conquis de haute lutte avant la fin du siècle). Pour se maintenir au pouvoir et préserver leur influence, les catholiques doivent donc entrer dans une dynamique créatrice. Leur longue hégémonie sur l'Etat jusqu'à la première guerre mondiale n'est pas réductible à une simple «revanche» cléricale. Face à l'enchevêtrement complexe des clivages (philosophiques, sociaux, linguistiques), la réponse essentielle est la naissance de partis politiques, conçus au moins tendanciellement comme des «mondes sociologiques» cloisonnés, encadrant un secteur de la société civile: ce qu'on nomme des «piliers» et le système général formé par eux la «pilarisation ». Lorsque les clivages s'entrecroisent, ils apparaissent comme «le principal ciment des conglomérats sociaux» (P. Delfosse, 1994), permettant de souder des enjeux divers, mais engendrant aussi certaines asymétries. Le parti libéral était né en 1846. Vers 1884-85 un processus de concurrence mimétique verra l'émergence des deux principales formations qui allaient dominer le xxe siècle, le parti socialiste, reposant sur une gamme d'associations ouvrières, et le parti catholique, parti inter-classiste qui présente la formule la plus achevée du «pilier» avec sa myriade d'organisations sociales (paysannerie, classe ouvrière, classes moyennes) et d'institutions variées (des écoles aux institutions de soin). Le pilier catholique est conçu comme un système hiérarchique pyramidal mais souple, capable d'intégrer des sensibilités diverses. Il répond avant tout au souci de «tenir la société civile» et de la préserver de l'ambiance délétère de la sécularisation. Telle est la condition pour «tenir l'Etat» qui reste de toute façon conçu comme un «Etat minimal». Comment interpréter cette pilarisation de la vie politique par rapport à la logique de laïcisation? A priori pilarisation et laïcisation ne sont pas incompatibles. Le parti socialiste baigne lui aussi dans la culture anticléricale, d'où la possibilité d'une alliance sur cette base avec les libéraux («double pilier laïque») pour contrer le parti catholique. Le terrain scolaire reste un terrain de mobilisation privilégié au XXe siècle, à la fois pour défendre une école officielle contre les assauts de l'école confessionnelle, mais aussi pour promouvoir une capacité d'initiative proprement laïque, qu'elle soit d'origine associative privée, ou liée à des pouvoirs locaux et régionaux. Le conflit demeure vif sur ce plan au moins, et il est susceptible de connaître des rebondissements spectaculaires, comme la seconde guerre scolaire des années 1954-58. La laïcisation était cependant vouée à l'échec en raison des désaccords entre socialistes et libéraux sur les questions sociales, et surtout, à cause de la nécessité après 1919 de pratiquer des coalitions entre partis pour constituer les gouvernements. La logique politique du système pilarisé impliquait donc un «gel» permanent du débat et de la mobilisation sur l'enjeu laïque (conçu comme un conflit central). Ceci créera un malaise récurrent entre les partis laïques de gouvernement d'une part, leur propre base et les associations anticléricales d'autre part. En réalité la logique du système pilarisé reposait sur deux ressorts. Le premier était le compromis entre élites politiques. Le système ne pouvait tenir que par des tractations ou des arbitrages entre les élites de chaque pilier (démocratie consociationnelle dont le Pacte scolaire de 1958 est un exemple). D'où l'impression que les partis dominent l'Etat, ou plutôt qu'ils se le partagent. La seconde caractéristique du système est 18

Laïcité, religion, politique: perspectives sur l'histoire en effet d'institutionnaliser les clivages socio-idéologiques ou socio-religieux, ce que l'essor des politiques redistributives renforcera. Les partis deviennent à ce niveau des relais clientélistes et de «privatisation de la chose publique». Au total la citoyenneté individuelle est donc principalement vécue ici à travers l'appartenance à un pilier. Il ne s'agit pas d'une obligation juridique mais de la condition d'accès à certains «biens» ou services collectifs gérés directement par les piliers : ce qu'on appelle la «liberté subsidiée». Le parti catholique sera le premier à en bénéficier pour ses écoles, mais l'Etat-Providence a vu la généralisation du système. On peut se demander si cette logique de pilarisation n'est pas porteuse de transformations fondamentales pour la gestion du religieux et pour le religieux lui-même, ce qui !'apparente à de la sécularisation.

Le catholicisme entre sécularisation et hégémonie On distinguera ici plusieurs étapes dans l'évolution du catholicisme belge depuis l'indépendance. Avant la pilarisation, et malgré le ralliement de l'Eglise à la Constitution libérale (qui inaugure une voie belge dans le catholicisme), celle-ci est encore tributaire de traits d' Ancien Régime: volonté de monopoliser de fait le champ symbolique, refus d'un droit à l'existence d'une école publique; liaison avec les notables traditionnels; «cléricalisme» des évêques qui interviennent en direct dans la vie publique pour soutenir les intérêts de l'Eglise. Pendant longtemps ils seront, pour conserver ce leadership, hostiles à l'idée d'un parti catholique (J. Delfosse, 1988). Avec la création de celui-ci et, par conséquent, l'avènement d'un «monde» catholique, on passe à une régulation par des élites autoproduites ; les évêques y conservent une capacité d'intervention pour colmater les divisions entre catholiques, qui recoupent en partie les divisions générales de la société (entre conservateurs et démocrates, «libéraux» ou «sociaux», constitutionnels ou ultramontains, etc.). De retour au pouvoir en 1884, le parti catholique ne remet pas en cause tous les acquis de la politique libérale. Les cimetières restent sécularisés. Le souci de respecter la neutralité del 'Etat, et dans une certaine mesure, de l'enseignement officiel commence à se manifester. Au cours du xxe siècle on verra s'accentuer cette option à travers la caution donnée à un système pluraliste de reconnaissance juxtaposée des courants de pensée, dans l'école et dans la société. On en trouverait des exemples dans la mise en place du cours de morale laïque et dans la validation par le Pacte scolaire de la légitimité de l'Ecole officielle. Ou encore dans la reconnaissance récente (1993) de la laïcité comme courant de pensée. Mais ceci s'accompagne toujours d'une vision «hégémoniste» par laquelle le monde catholique et l'Eglise veillent à garder la plus grande avance possible dans la conservation de leurs positions institutionnelles. De fait les compromis se soldent toujours, compte tenu de la configuration des forces, par des avantages supplémentaires considérables pour ces derniers, en matière scolaire notamment, même si le camp d'en face perçoit lui aussi des bénéfices et a donc intérêt à jouer le jeu (J. Tyssens, 1997). Ainsi la promotion du cours de morale laïque aété «chèrement» payée. De même la «reconnaissance» de la laïcité ou de l'Islam n'a pas été suivie d'une révision du système de financement des cultes, lequel avantage l'Eglise catholique. Mais, sur ce point, la situation pourrait peut-être changer (impôt philosophique). Cette évolution a donc permis à la fois le maintien d'une hégémonie catholique relative et la sortie d'un religieux englobant. Le catholicisme belge est devenu très différent de l'ancienne conception ecclésiale, verticale et unitaire, entendue comme une 19

Laïcité, religion, politique: perspectives sur la Belgique et la France conception globale de la vie individuelle et sociale. On pourrait en voir une confirmation dans le développement du «catholicisme culturel» que K. Dobbelaere (1989) oppose au« catholicisme ecclésial», marquant par là la tendance des institutions catholiques à se légitimer en termes de valeurs «qui n'ont rien de spécifiquement chrétien» même si elles gardent un «fondement chrétien». De façon plus générale, cette évolution a tendu à transformer les conflits philosophico-religieux en un système pluraliste intégrant (en les juxtaposant) les familles de pensée. En ce sens l'ancien adversaire est devenu partenaire, et la laïcité, devenue «petit pilier» est entrée dans la logique distributive du système de la liberté subsidiée (J. Tyssens, 1994). Cette évolution est cohérente avec l'histoire, dès lors que les partis politiques laïques traditionnels renonçaient à leur rôle de relais pour une stratégie de laïcisation. Il s'agit cependant d'une pilarisation «par défaut». Les débats entre les laïques belges montrent que cette «reconnaissance» est toujours peu ou prou vécue comme un «combat», et que certains n'ont pas renoncé à adapter l'ancienne stratégie. Au total, le modèle de la laïcisation a été historiquement relayé par le modèle de la sécularisation, qui l'a emporté, mais en réalité ils se sont superposés ; de sorte que la Belgique présente une formule «mixte», assez complexe, entre laïcisation et sécularisation. Aujourd'hui le déclin du catholicisme comme ciment culturel (Cf loi sur l'IVG) ne conduit pas à bouleverser cette interprétation (prédominance de la logique de sécularisation) pas plus que l'autonomisation croissante de l'évolution des deux moitiés du pays depuis la «fédéralisation» de l'Etat. En Wallonie et à Bruxelles, la relance de la laïcisation, suite au déclin très sensible du parti social-chrétien, n'est qu'une hypothèse d'école, qui est encore moins d'actualité en Flandre. En revanche, la dé-pilarisation rampante tend, à mon sens, par certains côtés, à rapprocher la situation belge - au moins dans la partie francophone ? - à celle de la France. Le besoin de passerelles entre les réseaux cloisonnés, la croissance d'un secteur politique et associatif non pilarisé, les dialogues et échanges de toutes natures entre laïques et chrétiens se placent sous le signe d'une laïcité ouverte ou «délibérative» et d'une ré-appropriation par l'individu de son rôle de citoyen. Cette tendance rejoint des démarches qui ont opéré depuis plus longtemps dans la laïcité française, devenue cadre organisateur du pluralisme. A cet égard, une différence historique majeure entre les deux expériences tient à l'institutionnalisation des clivages socio-idéologiques et philosophiques. En Belgique, cette institutionnalisation a longtemps bloqué les rapprochements ou les évolutions idéologiques communes entre milieux catholiques et milieux de la laïcité. En France, on pourrait dire que la non-institutionnalisation de ces clivages a permis une évolution plus libre des catholiques dans l'espace laïque.

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Laïcité, religion, politique: perspectives sur l'histoire

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LA LAÏCITÉ FRANÇAISE ENTRE CITOYENNETÉ ET NATIONALITÉ OU LE CONFLIT DES «DEUX FRANCE» REVISITÉ Jean

BAUBÉROT,

Ecole Pratique des Hautes Etudes, Groupe de Sociologie des Religions et de la Laïcité·. Mon texte est un texte problématique non seulement, comme les autres textes, parce qu'il comporte une problématique sociologique, mais il est également problématique selon le sens commun du mot et un de mes collègues m'a téléphoné pour me demander où je voulais en venir. Il est problématique dans ce second sens parce que j'essaie une prise de distance à l'égard d'idées reçues sur la laïcité française qui apparaissent souvent des évidences communes et qui pourtant, à mon avis, n'affrontent pas ce que M. Weber (1919) appelait «les faits inconfortables». Transportons nous intellectuellement en 1902, juste après la crise de l'affaire Dreyfus. Un intellectuel de cette époque, Anatole Leroy-Beaulieu, publie un livre qui s'appelle Les Doctrines de la haine. Cet ouvrage décrit, décrypte et compare antisémitisme, antiprotestantisme et anticléricalisme. Pour l'auteur, dans les trois cas, il existe une conception de la nation, une vision de la France qui se trouve en jeu. Elle est différente dans son contenu mais identique dans ce qu'il appelle son «protectionnisme moral». Alors voilà comment il résume les trois «anti» qu'il décrypte. Que dit l'antisémite : il dit «la France est aryenne, la France est chrétienne, arrière les juifs, l'esprit sémitique dénationalise l'esprit français et détruit l'unité nationale». Que dit l'antiprotestant : il dit «la France est latine, la France est catholique, arrière les huguenots et le protestantisme, l'esprit germanique ou genevois qui fausse l'esprit français». Que dit enfin l'anticlérical : il dit «la France moderne est fille de la Révolution et de la Libre Pensée, arrière Rome, les jésuites, les cléricaux qui osent opposer la France du passé à la France moderne». Voilà comment Leroy-Beaulieu fait parler ses personnages typiques. Il me semble qu'il s'agit là, effectivement, d'un remarquable résumé synthétique de l'argumentaire de base de l'époque et la conclusion de Leroy-Beaulieu me semble juste : chacun exclut de la nation française légitime le groupe qu'il combat. Au-delà de cette comparaison, l'auteur estime équivalent les trois « anti » et pour lui, par exemple, l'anticléricalisme ne procède guère autrement que l'antisémitisme. Tous les deux recourent aux mêmes méthodes de propagande, aux préjugés et aux passions des foules, aux insinuations calomnieuses, aux légendes mensongères, et grossissant la fortune ou la force de leur adversaire. Chacun voit, par exemple, l'un le col blanc du jésuite et l'autre l'or du juif, partout dans la vie sociale. Leroy-Beaulieu termine en disant que, comme l'antisémite ou l'antiprotestant, l'anticlérical prétend libérer le sol français de la domination étrangère et «rétablir parmi nous l'unité morale de la nation». Cette thèse des équivalences des antis et notamment de l'équivalence entre antisémitisme et anticléricalisme divise les historiens. Certains comme P. Cabanel (1996) ou R. Rémond (1998) la trouvent pertinente, d'autres comme P. Birnbaum (1993) la récuse en remarquant qu' antisémitisme et anticléricalisme ne produisent pas les mêmes effets historiques. A mon sens, il est possible de trouver une perspective théorique qui permette de dépasser cette alternative. Dans un premier temps je donnerai raison à P. 23

La laïcité française entre citoyenneté et nationalité Cabanel et R. Rémond: si la nation est, pour paraphraser Ernest Renan, une volonté commune de vivre ensemble et d'accomplir ensemble de grandes choses dans le futur, alors les anticléricaux ne considèrent pas plus qu'ils forment la «nation France» avec leurs adversaires cléricaux que les antisémites ne le considèrent avec les juifs. Par exemple, le «bestiaire de la haine» anticléricale ne cède en rien à son homologue antisémite et emprunte au règne animal ses figures les plus répulsives (J. Lalouette, 1997). P. Birnbaum ne nie pas ces haines «presque identiques», selon sa formule, mais il ajoute «le recours à la violence dans le cas comme dans l'autre n'est en rien historiquement comparable, seules, dans certaines circonstances, les forces de l'ordre au nom de l'Etat se heurtent aux militants catholiques pour faire respecter les lois votées à la chambre des députés». Il s'attire alors la réplique de P. Cabanel lui reprochant, je cite, «de revêtir d'un brevet de démocratie une très moderne violence d'Etat et de minimiser la période combiste del' anticléricalisme français avec les fermetures et les expulsions des établissements congréganistes, avec l'exil de plusieurs dizaines de milliers de congréganistes». Un exil planétaire, précise Cabanel avec la loi de juillet 1904 qui leur interdit l'enseignement. On peut ajouter à cette critique une autre que P. Cabanel ne mentionne pas mais qui va dans le même sens, le refus opposé par les républicains à leurs adversaires catholiques de donner une valeur juridique et constitutionnelle à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, la Chambre prétendit compenser son refus en votant l'affichage de la Déclaration dans les écoles (J.-P. Machelon, 1976). Pourquoi une telle contradiction entre l'idéal affiché, au sens littéral du terme, et la réalité empirique? C. Nicolet ( 1982, 1992) nous l'explique clairement: «les républicains laïques développaient l'idée selon laquelle en se soumettant aux règles absolues de l'obéissance à leur ordre, les membres des congrégations avaient abdiqué leur qualité de citoyen actif». C. Nicolet cite F. Buisson, le créateur de l'école laïque avec Ferry, qui déclarait «il faut choisir, ou être l'homme du Syllabus ou être l'homme de la Déclaration des Droits». C. Nicolet indique que, dans cette perspective, l' expression Droits de l'homme et du citoyen marque une gradation. Il existe, à la base, une sphère de droits civils propres à tout individu et, au-dessus, une sphère de droits civiques impliquant «l'adhésion à une profession de foi républicaine incompatible avec certains engagements ou certaines doctrines». Si on prend au sérieux le propos, et notamment la déclaration «il faut choisir entre être l'homme du Syllabus ou être l'homme de la Déclaration des droits», ce ne sont pas seulement les congréganistes, mais potentiellement tout catholique militant qui peut se trouver dépossédé des droits d'un citoyen français. Et R. Rémond ne se prive pas de rappeler qu'à cette époque les catholiques, qui avaient toutes les raisons de se sentir Français, étaient considérés comme des suspects ; des civils et des militaires se voyaient, de fait, interdire l'accès à de hautes fonctions. Un favoritisme explicite ou inavoué constituait un principe de gestion de la fonction publique et l'attachement à une confession était sanctionnée souvent comme une manifestation d'hostilité au régime. La conception anticléricale de la nation conduisait donc la République à une pratique discriminatoire de la citoyenneté. Je renverse donc l'ordre de mon titre : je pars de la nationalité et je vais vers la citoyenneté pour rappeler que cette conception de la nationalité anticléricale a parfois conduit, la République notamment au début du XXe siècle, à une pratique discriminatoire de la citoyenneté dont «l'affaire des fiches» est un exemple célèbre mais non unique. On peut rattacher, en partie même si ce n'est pas la seule raison, à cette conception anticléricale de la nation, le déficit de citoyenneté subi si longtemps par les femmes. Certes dans l'émergence de la démocratie moderne, il existe toujours un différentiel 24

La laïcité française entre citoyenneté et nationalité entre l'instauration du suffrage masculin et l'instauration du suffrage universel. En moyenne, il est d'environ un tiers de siècle. En France, l'écart est quasiment d'un siècle, sont trois fois plus. Une des raisons importantes est la suivante: les femmes sont alors suspectes d'être soumises à l'influence de l'Eglise catholique. En fait, me semble-t-il, il existe sociologiquement une répartition des rôles dans le cadre d'une stratégie familiale. Elle allie une prise de distance, rôle des hommes, qui permet de ne plus être englobé par la religion et le maintien de liens, rôle des femmes, qui permet d'assurer la socialisation religieuse des enfants et la cérémonialisation des grands moments de la vie. Mais en deçà de ce fait social, quand bien même les femmes se seraient toutes montrées soumises aux prêtres, on ne peut pas prétendre que les républicains de la Troisième République avaient une conception universaliste de la citoyenneté alors qu'ils privaient des droits de citoyens actifs la moitié de la population. Donc la devise républicaine, «Liberté, Egalité, Fraternité» revêtait un sens précis. L'égalité était celle des citoyens dits «libres» et les limites de citoyenneté de droit ou de faits' appliquaient pour ceux que l'on ne considérait pas comme des citoyens libres, qu'il s'agisse des congréganistes, de certains catholiques ou des femmes. Une citation d'un philosophe du républicanisme d'alors est significative: «les femmes sont naturellement conservatrices, esclaves de l'opinion et de la coutume. Elles ont besoin d'être gouvernées. Les meilleures d'entre elles d'ailleurs le reconnaissent» (H. Marion, 1900). Au bout du compte existait donc une conception de la citoyenneté non universaliste entachée par l'idéologique et même par le biologique et nous voilà loin de la légende républicaine t Il faut aller jusque là à mon avis pour décrypter la vision anticléricale de la nationalité et de la citoyenneté et pour prendre au sérieux la perspective de Leroy-Beaulieu. Cependant, en dépit de cela, l'équivalence entre antisémitisme, antiprotestantisme d'une part et anticléricalisme de l'autre ne m'apparaît pas complètement pertinente. Cela pour deux raisons qui concernent précisément mon propos sur la laïcité entre nationalité et citoyenneté. La première raison vient du fait que le vis-à-vis historique premier de l'anticléricalisme n'est ni l'antisémitisme ni l'antiprotestantisme mais le cléricalisme. Tout au long du XIXe siècle, il existe un conflit frontal qui oppose ces deux mouvements sociaux, précisément sur la question de la nationalité française. La question se pose dans les termes suivants: quelle culture morale va assurer, de façon légitime, le lien social et politique del 'Etat-nation France issu de la Révolution et du recentrage napoléonien ? Il existe deux visions que beaucoup tenteront en vain d'arriver à concilier: la première vision dit que l'Etat-nation doit se fonder à un niveau symbolique sur le catholicisme qui, en tant que «religion de la grande majorité des français» (Concordat de 1801), doit rester le fondement de la culture morale nationale. La seconde vision veut construire un Etat-nation post-révolutionnaire, dont la culture morale reposera sur des fondements émancipés à l'égard du catholicisme et de la religion. La stabilité de la Troisième République et la réalisation de l'école laïque marque la victoire de la seconde perspective. F. Buisson peut crier victoire en disant que les Français tentent, les premiers, cette grande expérience de construire un pays qui n'a plus qu'une morale et des institutions laïques. Donc il s'agit d'un combat entre deux mouvements sociaux et même sociétaux. En revanche, on ne trouvera alors aucun mouvement social qu'on pourrait qualifier de «sémitisme» et qui donnerait à l'antisémitisme la signification historique d'être un groupe de combat dans un conflit entre deux mouvements sociaux. Telle est la première raison mais peut-être reste-elle mineure. Il existe, en effet, une deuxième raison encore plus importante puisque, nous l'avons vu, ce conflit autour de

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La laïcité française entre citoyenneté et nationalité la nationalité n'en conduisait pas moins à une conception discriminatoire de la citoyenneté et légitimait des restrictions prises envers certains groupes de citoyens. Tout le problème consiste à savoir si la séparation des Eglises et de l'Etat fut une nouvelle conséquence de ce même principe anticlérical. On peut répondre par l'affirmative d'une certaine manière, puisqu'elle constitua en la rupture du Concordat et du système des cultes reconnus. Pourtant elle ne fut pas que cela et certains en parlent comme étant finalement un compromis entre les deux camps (J.-M. Mayeur, 1997). Il semble que cela aille beaucoup plus loin qu'un compromis et qu'il s'agit en fait, d'un changement de cap structurel. En effet, la loi de séparation signifie une double rupture avec l'anticléricalisme dominant. La première ruptures' effectue par rapport à l'anticléricalisme combiste dont la radicalisation progressive produisait un relatif malaise chez certains républicains attachés aux libertés. Il y a loin du malaise à l'opposition ... Or, ce pas est franchi quand Combes dépose un projet de séparation qui soumet les Eglises à une étroite surveillance et rend leur existence particulièrement difficile. Combes est désavoué par la commission parlementaire ad hoc et, significativement, Clemenceau réclame contre ce projet «la liberté entière pour tous les citoyens». On décide alors que les associations pour l'exercice du culte, dites «associations cultuelles», qui se formeront dans le cadre de la nouvelle loi entreront dans le droit commun associatif tel qu'il résultait de la loi de 1901. Logique républicaine, cette fois libérale, où, et on nous le redit souvent aujourd'hui, l'individu est premier par rapport à sa communauté. Pourtant cette première rupture n'a historiquement pas suffi. Il se produit une seconde rupture plus radicale encore. En effet, pour l'Eglise catholique romaine, sa structure hiérarchique est un élément constitutif fondamental. Les évêques le rappelèrent alors, toute réduction au droit commun associatif était - pour eux - quelque chose d'intolérable. Des républicains répliquèrent aussitôt qu'il serait dangereux pour la démocratie de cautionner officiellement la hiérarchie de l'Eglise catholique au moment précis où on se séparait d'elle. La République, ajoutaient-ils, garantit la liberté de culte à tous. Rien n'empêcherait les associations catholiques de se placer sous la direction des évêques et même du Pape si cela leur convenait. Pour les évêques, le «si cela leur convenait» était de trop, mais la République pouvait-elle accepter l'optique du «que cela leur convienne ou non» sans renier ses propres principes ? Pourtant, après une forte crise interne au camp républicain, la loi de séparation constitua une réponse affirmative à cette difficile question. L'article 4 déclare, en effet, que les édifices du culte et les biens cultuels reviendront aux associations qui se conformeront aux règles générales du culte dont elles se proposent d'assurer l'exercice. En conséquence de cet article 4, la jurisprudence considérera, en cas de conflit entre deux associations rivales, qu'une association est catholique qu'à la condition d'accepter l'autorité de l'évêque et d'être en communion avec le Saint Siège. Elle considérera ainsi que, dans ce cas, la liberté des Eglises supplante la liberté des fidèles. En effet, le droit d'une minorité d'une association cultuelle peut prévaloir contre le droit de la majorité de cette association si la minorité paraît mieux respecter la règle d'organisation générale de son culte. Voilà le changement de cap structurel que l'on cherche à cacher (la liberté des Eglises qui supplante celle des fidèles) parce qu'évidemment cela ne s'intègre pas dans la légende républicaine. Et sans se lasser, des théoriciens du républicanisme opposent la conception française de la citoyenneté au «communautarisme» anglo-saxon. Or, précisément la formule de l'article 4 a été trouvée en examinant la législation américaine et britannique (M. Larkin, 1974). En fait, il n'est pas question de nier les différences entre les deux modèles, de façon différente le modèle anglo-saxon comme le modèle

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La laïcité française entre citoyenneté et nationalité français visent à assurer les droits du citoyen. Mais il est sociologiquement erroné de prétendre qu'ils fonctionnent dans une relation directe individu-Etat. Certes, le modèle français de l'Etat-nation comporte traditionnellement la méfiance à l'égard d'associations secondaires fortement structurées mais la séparation de 1905 induit que, parfois, le respect des droits du citoyen oblige à une prise en compte structurelle du collectif. Plus précisément de l'appartenance de l'individu citoyen à une communauté autre que l'Etat et autonome par rapport à l'Etat. Sociologiquement, le problème me paraît plus clair encore sil' on raisonne en terme d'institutions plutôt que de communautés. On peut dire que les institutions (la médecine, l'école, etc.) ne fonctionnent pas forcément selon des critères démocratiques et qu'elles comportent des obligations qui limitent la liberté individuelle. Or, depuis 1905, si la religion doit fonctionner de manière associative ad extra, elle a le droit de rester une institution ad intra et d'imposer à ses membres volontaires des limitations internes à leurs libertés. Cela parce que la loi de séparation, qui parachève la victoire républicaine dans le conflit des «deux France», le fait de manière telle qu'elle constitue un élément clé d'un autre processus, celui où les «deux France» peuvent avoir des gloires communes dans le passé, peuvent avoir une volonté commune dans le présent, peuvent avoir fait de grandes choses ensemble et vouloir en faire encore. C'est à dire, avoir pour commun, comme horizon, la notion idéale, au double sens d'idéalisée et d'idéaltypique de la nation selon E. Renan. C'est ce processus que je qualifie de pacte laïque, pacte en partie indirect et implicite encore en 1905, clairement explicite en 1946 lors de l'inscription de la laïcité dans la Constitution. Le retournement du conflit en pacte montre, qu'en amont, l'anticléricalisme -malgré ses outrances- comportait une ambivalence qui n'existe pas dans l'antisémitisme, une tension interne entre attitude discriminante et attitude libérale. La notion sociologique de pacte prend sens dans une typologie qui distingue trois cas de figures : dans certaines sociétés, le consensus prédomine. Ce consensus est obtenu par des transactions qui règlent de façon récurrente les tensions inhérentes à toute vie sociale et qui maintiennent en deçà d'un certain seuil les désaccords, les rivalités, les jeux d'influence. Au niveau des rapports entre la religion et l'Etat, ces sociétés, par exemple les pays scandinaves, ont privilégié un processus de sécularisation où il n'a pas existé de dissonances frontales entre les mutations internes du religieux et les autres changements sociaux. La relative perte d'emprise sociale du religieux qui, au bout du compte, a été moins grande, s'est effectuée par le jeu de la dynamique sociale (J. Baubérot, 1994). Dans d'autres sociétés au contraire, l'affrontement prédomine. La vision de la nation est conflictuelle. On n'arrive pas à sortir d'une histoire traumatique où on considère que l'ennemi est dans la place et, dans ces sociétés où se développent de tels antagonismes, il ne peut pas y avoir miraculeusement de consensus par transaction. Cependant, une société ne peut pas vivre indéfiniment en état de conflit frontal: ou elle se disloque, ou une partie en présence est écrasée, ou elle trouve un mode de dépassement du conflit. La notion de «pacte» tente de rendre compte de ce dernier cas de figure qui peut être temporaire ou qui peut, au contraire, façonner peu à peu une situation nouvelle et durable. La logique du pacte suppose des concessions importantes de part et d'autre. C'est pourquoi, elle a tendance à redistribuer les cartes en induisant un conflit interne dans chaque camp en partisans du pacte et jusqu'au-boutistes de l'affrontement. Cette logique peut viser soit un quasi équilibre des concessions ou, si le rapport de force est asymétrique, simplement limiter la victoire d'un camp sur l'autre et c'est ce 27

La laïcité française entre citoyenneté et nationalité qui s'est passé avec la laïcité. Le camp vaincu doit renoncer à ses objectifs, et le camp catholique a dû renoncer à sa vision de la nationalité, mais il obtient des garanties sur les valeurs qui le fondent, c'est à dire sur ce qui était non négociable pour lui. Ce qui était non négociable c'était être catholique selon ce que dit l'Eglise catholique romaine, c'est à dire une Eglise où la structure hiérarchique fait partie de l 'ethos doctrinal. Cela conduit des membres réalistes, comme Ferdinand Brunetière, au moment de la séparation a estimer qu'il vaut mieux payer le prix de la paix que de poursuivre un combat à l'issue aléatoire (J.-M. Mayeur, 1972). C'est selon ce schéma qui a prévalu que s'est déroulé l'établissement du pacte laïque où le conflit frontal a fait place à des tensions internes, plus fortes que dans d'autres pays, mais malgré tout dans la moyenne d'une société démocratique. Ainsi en est-il de l'école où s'est canalisé et focalisé le conflit. En conclusion, il est possible de dire que le modèle de laïcité française, s'il comporte ses spécificités propres, ne constitue pas une exception française. Il s'inscrit, au contraire, à sa manière, dans le cadre général de statut social et légal de la religion tel qu'il s'est constitué progressivement dans l'Occident moderne. C'est d'ailleurs pourquoi la France a pu ratifier la Convention européenne des Droits de l'homme (même si, pendant un temps, s'est posé le problème du protocole additionnel sur l'enseignement): sa vision de la liberté de religion et de conviction n'est pas structurellement différente de celle de nombreux autres pays européens. Par rapport à une hypothétique différence française, c'est à dire, à un droit plus individuel de la liberté religieuse, on peut dire, paradoxalement, que les dits intégristes de Saint-Nicolas du Chardonnet, dans leur occupation illégale d'une église, ont permis, en partie, de corriger ce qui dans la loi de 1905 pouvait, pour assurer les droits de la majorité, restreindre du droit des minoritaires. Mais le problème majeur, dont les conséquences sociales peuvent être lourdes, est que la logique de la loi de séparation reste très largement un impensé culturel. Cette logique va à l'encontre de schèmes qui restent dominants dans les mentalités. S'il existe une certaine exception française, à mon avis elle est là et là seulement: dans le décalage entre le type de laïcité qui s'est politiquement et juridiquement établi en France comme construction historique et dans les croyances communes dominantes en matière de laïcité. Ces croyances rattachent implicitement la laïcité bien davantage à une laïcisation anticléricale qui, si elle s'était imposée, aurait sans doute conduit la France à avoir au XXe siècle une histoire bien différente que celle qui a résulté du pacte laïque. Or, c'est à ce mythe politico-historique que beaucoup demandent aujourd'hui aux musulmans français et à d'autres membres d'autres religions de s'intégrer sans retard. Cela consiste, en fait, à leur refuser les mêmes droits que ceux des membres des religions historiquement présentes depuis longtemps dans l'hexagone. Bien entendu le problème s'avère beaucoup plus complexe, ne serait-ce que parce que la République a eu dans certains territoires d'outre-mer une stratégie proche de celle des empires multinationaux et que certains des nouveaux immigrants peuvent souhaiter le rétablissement en Métropole du modèle impérial d' outre-mer. Mais on a vu ce mythe politico-historique rendre inintelligible à une couche sociale ayant de fortes responsabilités culturelles, i.e. le corps enseignant, divers avis récents du Conseil d'Etat sur le port de signes religieux à l'école. Ces avis ne faisaient qu'appliquer à des minorités religieuses, autant que faire ce peut, les principes de liberté, d'égalité des religions tels qu'ils existent dans le modèle français de laïcité. En démocratie chacun est libre de ses opinions. Mais l'historien ou le sociologue garde le droit de dire quand il estime que, par rapport à la véracité scientifique, il y a tromperie sur la marchandise. En effet, on fait comme si la tendance qui historiquement avait été vaincue avait

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La laïcité française entre citoyenneté et nationalité en fait triomphé. A mon sens, si elle a été battue, c'est notamment à cause des incompatibilités qui existaient entre ce à quoi conduisait le républicanisme et la démocratie libérale. Il a fallu changer de cap pour ne pas évoluer vers un régime autoritaire et discriminatoire. Voilà ce que l'on veut ignorer ou sous-estimer. Les tenants du néo-républicanisme ont des positions qui sont les leurs, fort bien. Il faut simplement savoir qu'elles visent à tirer la laïcité vers d'autres modèles, soit celui que J.-P. Willaime ( 1985) nomme une «religion civile à la française», soit celui, plus radical encore, que F. Khosrokhavar (1997) qualifie de «communautarisme majoritaire». Par cette dernière expression, le sociologue veut signifier qu'en fait un groupe dominant organise la vie commune selon des critères issus de son histoire et de sa culture propre (par exemple, les fêtes d'obligation catholiques, jours fériés et chômés), en entretenant la fiction d'un universel abstrait qui ne tiendrait compte d'aucun particularisme.

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La laïcité française entre citoyenneté et nationalité

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LA RÉUNIFICATION DE L'ALLEMAGNE ET SES INCIDENCES RELIGIEUSES 1 Jean-Paul

WILLAIME,

Ecole Pratique des Hautes Etudes, Groupe de Sociologie des Religions et de la Laïcité.

1) EDIFICATION DE LA DÉMOCRATIE ET RELIGIONS EN ALLEMAGNE Si c'est une révolution politique, la Révolution Française, qui est un point cardinal de l'histoire française, c'est une révolution religieuse, la Réforme protestante, qui constitue un point de repère fondamental de l'histoire allemande. Alors que la Révolution de 1789 a suscité un débat récurrent en France sur la place et le rôle de la religion dans la société, débat ayant engendré la fameuse «guerre des deux France», le problème central en Allemagne a moins été celui de la place du religieux dans la société que celui posé par la coexistence de deux confessions religieuses : la catholique et la protestante. Dans des temps où religion et politique interféraient étroitement, la question essentielle fut de savoir comment organiser l'exercice de la souveraineté politique en présence de deux confessions dont aucune n'avait réussi à vaincre l'autre. Comme le souligne l'historien Etienne François 2 , le pluralisme confessionnel est une «réalité structurelle et existentielle» constitutive «de la spécificité allemande et de sa modernité», une réalité qui, bien qu'ayant moins d'importance que par le passé, reste cependant une donnée fondamentale del' Allemagne d'aujourd'hui. De même le fait que l'Allemagne, nation constituée d'une mosaïque de territoires dont l'unification politique fut tardive (1871), reste un pays où l'échelon régional est extrêmement important, ce qui se traduit aujourd'hui par une structure fédérale qui, dans le cadre de la République, délèguent aux différents Lander un certain nombre de prérogatives (en matière éducative par exemple). Le pluralisme confessionnel et l'importance des régions sont des données qui ont profondément marqué l'histoire politique de l'Allemagne. Rappelons-en quelques étapes essentielles pour notre propos. La paix d' Augsbourg de 1555 entérina le partage confessionnel de l'Empire germanique selon le principe cujus regio, ejus religio formulé peu après (en 1579), principe aboutissant à une territorialisation de l'appartenance confessionnelle : la liberté religieuse était accordée aux Etats mais non aux individus, ces derniers ayant le droit d'émigrer s'ils étaient d'une autre confession que le prince de leur territoire (jus reformandi des princes et jus emigrandi des individus). Les territoires allemands devinrent ainsi des Etats confessionnels dans lesquels les évolutions religieuses et politiques interférèrent étroitement. Après la Guerre de Trente Ans (1618-1648), conflit aux multiples dimensions qui opposa l'Allemagne protestante et l'Allemagne catholique, les Traités de Westphalie (1648) stabilisèrent la situation confessionnelle et étendirent à la confession réformée la reconnaissance officielle auparavant réservée aux seuls cultes 1

Nous remercions vivement Matthias Kèinig pour ses remarques et suggestions. FRANCOIS Etienne, «L'Allemagne du XVIe au XXe siècles», in DAVIE Grace, HERVIEU-LEGER Danièle, dir., Identités religieuses en Europe, Paris, La Découverte, 1996, 8586. 2

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La réunification de l'Allemagne et ses incidences religieuses catholique et luthérien. Le pluralisme confessionnel devenait un pluralisme structurel, les institutions de l'Empire étant partagées entre catholiques et protestants et les affaires confessionnelles étant gérées en deux corps séparés (le Corpus Catholicorum et le Corpus Evangelicorum). Il faut également se souvenir de l'antagonisme austro-prussien et du fait que l'unification allemande de 1871 s'effectua sous l'égide de la Prusse protestante après que l'Autriche catholique eut été, en 1866, chassée de la Confédération germanique. Une Allemagne unie qui, composée de 64 % de protestants et de 35 % de catholiques en 1871, mena sous Bismarck une lutte ouverte contre l'Eglise catholique.Celle-ci, qui venait de publier le Syllabus (1864) et de définir l'infaillibilité pontificale (1870), apparut en effet de plus en plus rétrograde aux protestants et aux esprits éclairés de l'époque (de là le nom de Kulturkampf, c'est-à-dire de «combat pour la défense de la civilisation» donné à cet épisode de 1873-1875). De là cette alliance forte, de 1871à1919, entre l'Etat et l'Eglise protestante tant au plan juridique (Staatskirchentum) qu'au plan idéologique avec le nationalisme allemand des Eglises protestantes. Mais la minorité catholique allemande, qui apprit à s'organiser face aux empiètements du pouvoir politique sur les prérogatives del 'Eglise romaine, finira par sortir vainqueur de ce conflit qui marqua le début de son intégration définitive dans l'Allemagne unie. Avec la République de Weimar (1919-1933) et sa Constitution de 1919, l'égalité religieuse fut reconnue. La Constitution de la République Fédérale de 1949 reprendra d'ailleurs les articles sur la religion de la Constitution de Weimar (articles 136 à 141). Si, comme les courants socialistes et communistes d'autres pays, la social-démocratie allemande lutta contre l'influence des Eglises, il faut souligner deux particularités essentielles : d'une part, l'importance historique du courant réformiste qui s'affirma très tôt dans les expressions allemandes du socialisme (avec Bernstein notamment); d'autre part, la mutation effectuée après 1945 et qui aboutit au programme de Bad Godesberg en 1959 marquant la dé-marxisation du socialisme allemand et son acceptation définitive de la démocratie pluraliste et du réformisme social. Confrontés au nazisme, puis à la domination communiste en R.D.A., les socialistes allemands furent d'autant plus amenés à réexaminer leur position à l'égard des Eglises. Voici la façon dont Gesine Schwan, spécialiste de la social-démocratie allemande, rend compte de cette évolution : « ( ... ) les socialistes réalisèrent que la foi religieuse n'était pas simplement une superstition qu'il faut vaincre pour permettre les progrès du genre humain. Et ils perdirent leur foi naive dans ce progrès, reconnaissant que le mal restera une dimension dans la vie des hommes même dans des conditions matérielles nettement améliorées et que ce mal gardera son poids. Gerhard Weisser, l'un des économistes les plus importants du SPD après 1945, constata qu'aucune société, même pas la société sans classes, ne peut éviter ou exterminer le mal une fois pour toutes. C'était la fin de cet optimisme promothéen qui avait marqué l'attitude de la plupart des sociaux-démocrates au moins jusqu'à la Première guerre mondiale et qui avait été une des causes de leur dédain visà-vis de la religion chrétienne3 ».

3 SCHWAN Gesine, «L'influence religieuse dans l'histoire de la social-démocratie allemande», Revue d'Allemagne et des pays de langue allemande, Tome XVI, numéro 2, avril-juin 1984, 169.

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La réunification de l'Allemagne et ses incidences religieuses Au sortir de la Seconde guerre mondiale, les Eglises catholique et protestante, malgré les compromissions d'une partie de leurs dirigeants et de leurs membres, jouèrent un rôle important dans la reconstruction de l'Allemagne. Les Alliés les reconnurent comme des institutions crédibles dans une Allemagne qui, effondrée moralement et politiquement après le désastre de 1945, vit dans les valeurs chrétiennes des valeursrefuges sur la base desquelles la société démocratique pouvait se reconstruire. Dans la révolution pacifique et démocratique qui se produisit en R.D.A. dans les années quatre-vingt et qui aboutit à la réunification de l'Allemagne le 3 octobre 1990, les Eglises furent une nouvelle fois au rendez-vous. Elles furent les seules organisations à avoir, cette fois encore, préservées leurs structures et elles réussirent à maintenir des liens, au-delà du rideau de fer, avec les coreligionnaires de l'Ouest. Il est indispensable, pour bien comprendre les relations Eglises-Etat dans l'Allemagne actuelle, de prendre en compte le fait que les «deux dictatures» de l'histoire allemande contemporaine, la nazie et la communiste, ont, toutes les deux, été hostiles aux religions et que les Eglises ont été au rendez-vous de la sortie de ces deux dictatures. Autrement dit, la défense des libertés et la protection contre les dangers de la dictature et du nationalisme sont allées de pair, en Allemagne, avec la consolidation de la position institutionnelle des Eglises et de leur magistère moral. Tout en proclamant qu' «il n'y a pas d'Eglise d'Etat» (art. 137.1 de la Constitution de Weimar maintenu par l'article 140 del' actuelle Loi fondamentale), « l'Etat allemand cède ( ... )une partie del' espace public aux institutions religieuses issues des institutions religieuses historiques »4 . Ces institutions sont en fin de compte reconnues comme des institutions politiques qui participent au bien commun. Loin de réduire l'action publique à la seule action de l'Etat et des collectivités territoriales, en Allemagne, on reconnaît une mission d 'intérêt public aux Eglises et ce, d'autant plus qu'elles ont été partie prenante de la fondation de la République et sont apparues comme des garantes fondamentales de la démocratie dans des moments cruciaux de l'histoire allemande. Sur la façon de concevoir les relations Eglises-Etat, il est frappant de constater que le protestant Helmut Schmidt, Chancelier SPD de la République Fédérale de 1974 à 1982 et le catholique Helmut Kohl, Chancelier CDU de 1982 à 1998, ne différaient pas fondamentalement 5 . Tous deux développaient une conception reposant sur une autolimitation du politique et laissant une place à la mission publique des Eglises. Au fondement d'une telle philosophie politique, la conviction que l'Etat est impuissant à définir les options fondamentales de sens et que l'homme n'est pas sa propre mesure. L'Etat séculier et libéral, selon la thèse de Ernst-Wolfgang Bockenfürde 6, vit de pré-

4 ZYLBERBERG Jacques, «Laïcité, connais pas: Allemagne, Canada, Etats-Unis, RoyaumeUni», in Pouvoirs n°75, «La laïcité», 1995, n°4, 39. 5 Nous nous réfèrons ici à une analyse faite dans l'une de nos conférences à l'E.P.H.E. à partir de deux textes: KOHL Helmut, «Eglise et Etat en République fédérale d'Allemagne», Conscience et Liberté, n°27, 1984, 10-15; SCHMIDT Helmut, Un chrétien face aux choix politiques, Paris, Le Centurion, 1980. 6 BÔCKENFÔRDE Ernst-Wolfgang, «Die Entstehung des Staates ais Vorgang der Sak.ularisation», Siikularisierung (Heinz-Horst SCHREY Herausgeber), Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1981. Plus récemment, Cf. BÔCKENFÔRDE Ernst-Wolfgang, Staal, Nation, Europa: Studien zur Staatslehre, Verfassungstheorie und Rechtsphilosophie, Frankfort am l\lain, Suhrkamp, 1999.

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La réunification de l'Allemagne et ses incidences religieuses suppositions qu'il ne peut pas garantir lui-même. Cette thèse est à l'arrière-plan du droit civil ecclésiastique allemand (Staatskirchenrecht). Tout en restant dans le cadre d'une séparation Eglises/Etat, en découle une approche positive d'un partenariat avec les Eglises se traduisant par une reconnaissance politique du rôle public de celles-ci. Le FDP, le petit parti libéral, est le seul parti à réclamer, mais de façon modérée, un réaménagement des rapports Eglises/Etat allant dans le sens d'une séparation plus prononcée. Par contre une opposition plus franche au système allemand des relations Eglises/Etat s'est développée dans la mouvance des Verts, milieu où l'on rencontre le plus de personnes se déclarant «sans religion». Reste qu'en Allemagne, ce sont les évolutions culturelles et religieuses de la population plus que des options partisanes idéologisées qui viennent bousculer le dispositif des relations Eglises-Etat. La réunification des deux Allemagnes fait partie de ces nouvelles données venant questionner le dispositif sans pour autant entraîner, comme on s'y serait peut-être attendu en France, une violente querelle philosophico-politique. 2) L'UNIFICATION POLITIQUE ET L'UNIFICATION ECCLÉSIASTIQUE. LA NOUVELLE DÉMOGRAPHIE RELIGIEUSE

L'unification des deux Allemagnes de l'Ouest et de l'Est était formellement possible selon deux scénarios. Le premier, s'appuyant sur l'article 146 de la Loi fondamentale, aurait consisté à ouvrir une négociation entre les deux Etats allemands et à définir un nouveau cadre constitutionnel qui aurait dès lors dû être ratifié par référendum. Le second, qui a été choisi, représentait la continuité constitutionnelle de la R.F.A : s'appuyant sur l'article 23 de la Loi Fondamentale7 , il permettait de créer de nouveaux Lander et d'étendre à la partie orientale de l'Allemagne les lois et les institutions de la R.F.A. La réunification du 3 octobre 1990 fut ainsi précédée le 22 juillet de la même année d'une loi re-fédéralisant la R.D.A. en cinq Lander: le Brandebourg, le Mecklenbourg-Poméranie, la Saxe, la Saxe-Anhalt, la Thuringe qui, dès lors pouvaient rejoindre les Lander de l'Ouest au sein de la République Fédérale. Protestants et catholiques de la R.D.A. furent, très tôt, des partisans convaincus de la réunification alors que leurs concitoyens sans confession firent preuve d'une attitude plus mitigée 8 . Les fidèles des deux confessions ayant souffert d'ostracismes et de diverses persécutions sous le régime communiste, leur attitude se comprend aisément. En tout cas, l'unification ecclésiastique suivit de très près l'unification politique. L'E.K.D., «l'Eglise Protestante en Allemagne» qui regroupait les différentes Eglises protestantes régionales de l'Allemagne de l'Ouest, a été réunifiée le 27 juin 1991 après une unification votée en février 1991 lors d'une session commune des synodes de l'E.K.D. et de la «Fédération des Eglises Protestantes en R.D.A.» (cette dernière étant dès lors dissoute). Les huit Eglises protestantes de l'Est qui, en 1969, avaient été

7 Selon !'Article 23, la Loi fondamentale doit être mise en vigueur «dans les autres parties de!' Allemagne après leur déclaration d'intégration (Beitritt) ».C'est sur ce fondement que l'intégration de la Sarre à la R.F.A. fut réalisée en 1956-1957. 8 Cf. LE GRAND Sylvie, TALANDIER Catherine, «L'unification des Eglises évangéliques: le choc de deux identités?», Autrement, n°89, septembre 1995 (référence est faite à un sondage d'opinion de 1990).

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La réunification de l'Allemagne et ses incidences religieuses

contraintes de quitter l'E.K.D. sous la pression de l'Etat, ont été réintégrées dans l'E.K.D. selon le modèle de l'intégration (BeitrittlOsung) qui avait prévalu dans le domaine politique. On notera quel 'Eglise Protestante en Allemagne avait subsisté dans son unité au-delà du rideau de fer de 1961 (érection du mur de Berlin) à 1969 (création de la Fédération des Eglises protestantes de R.D.A.). Du côté catholique, seul le diocèse de Dresden-Meissen n'avait pas été touché par la frontière entre les deux Allemagnes. Bien que le gouvernement de R.D.A. avait eu pour objectif de remodeler les diocèses catholiques dans le but de couper toutes relations avec des évêques de l'Ouest, il se heurta à l'opposition du Saint-Siège qui, avec l'appui du Gouvernement Fédéral, réussit à maintenir la structure antérieure des diocèses: l'unité de l'évêché de Berlin fut en principe conservée malgré le mur. Mais il se constitua tout de même en 1976 une conférence épiscopale est-allemande qui, par le biais de l'évêque de Berlin, put maintenir des relations avec la Conférence épiscopale de l'Allemagne de l'Ouest. Cette conférence épiscopale est-allemande fut dissoute par le pape après la chute du mur de Berlin. Comme on va le voir, la situation religieuse des deux Allemagnes est très contrastée et la réunification del' Allemagne aboutit à une nouvelle configuration socio-religieuse. La R.D.A., qui a existé quarante et un ans du 7 octobre 1949 au 3 octobre 1990, comptait 80 % de protestants en 1950; en 1987, à la veille de la réunification, elle n'en comptait plus que 39 %. Dans l'Allemagne communiste, la sécularisation ne fut pas principalement un phénomène socio-culturel entraînant certaines évolutions dans le comportement religieux de la population, elle fut une sécularisation d'Etat qui, au nom de l'athéisme proclamé de l'idéologie officielle, fit tout pour réduire l'influence de la religion et soustraire la population, particulièrement la jeunesse, à l'influence des Eglises9• Le fait que, malgré tout, les Eglises aient pu jouer un rôle positif dans la révolution pacifique ayant précipité la chute du régime communiste vérifie que les régimes totalitaires rencontrent toujours une limite dans leur tentative d'annexer les religions. Le régime nazi en avait déjà administré la preuve avec l'Eglise confessante. Reste que l'athéisme d'Etat et les multiples restrictions limitant l'influence des Eglises ont abouti à une véritable déchristianisation del' Allemagne de l'Est, une Allemagne de l'Est qui compte aujourd'hui plus de 70 % de personnes se déclarant sans confession. Le climat religieux général qui domine une société exerce une influence forte sur la capacité de transmission du christianisme. Une enquête de 1991 a ainsi permis de constater une différence importante entre l'ex-Allemagne de l'Ouest et l'ex-Allemagne de l'Est en ce qui concerne la transmission religieuse. Tout d'abord parmi les personnes ayant reçu une éducation religieuse: alors qu'à l'Ouest, 85 à 92 % des personnes éduquées dans le catholicisme ou dans le protestantisme ont gardé leur confession d'origine, ce n'est le cas que de 63 % des catholiques et de 53 % des protestants à l'Est. Enfin, en ce qui concerne les personnes non-éduquées religieusement, alors que 50 % d'entre elles sont restées sans religion à l'Ouest, c'est le cas de 95 % à l'Est 10 . 9 Cf. notamment: TALANDIER Catherine, Au delà des murs. Les Eglises évangéliques d'Allemagne de l'Est, 1980-1993, préface de von THADDEN Rudolf, Genève, Labor et Fides, 1994. La première partie, des pages 22 à 58, retrace l'histoire des relations entre l'Eglise protestante et l'Etat entre 1949 et 1980. 10 POLLACK Detlef, «Zur religios-kirchlichen Lage in Deutschland nach der WiederYereinigung. Eine religionssoziologische Analyse», in Zeitschriftfür Theologie und Kirche, 93. Jahrgang, Heft 4, Dezember 1996, 604-607.

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La réunification de l'Allemagne et ses incidences religieuses En 1991, l'Allemagne réunifiée de 80 millions d'habitants comptait 35 % de catholiques (28,2 millions), 37 % de protestants (29,44 millions) et plus de 25 % de personnes se déclarant «sans religion » 11 . A la bipartition traditionnelle entre catholiques et protestants a donc succédé une tripartition avec une part importante de «sans religion» et un protestantisme redevenu majoritaire alors que, dans l'ex-R.F.A., le catholicisme était devenu légèrement majoritaire depuis 1985. La répercussion de l'unification politique sur la démographie religieuse aurait été bien plus forte si le poids démographique de la R.D.A. avait été plus important: avec, en 1991, 16 millions d'habitants en Allemagne de l'Est et 64 millions en Allemagne de l'Ouest, la répercussion fut forcément atténuée. Reste qu'au lendemain de l'unification en 1991, on note sur deux points une différence importante de configuration socio-religieuse entre Allemagne de l'Ouest et Allemagne de l'Est: le pourcentage de personnes se déclarant «sans religion» d'une part, le pourcentage de catholiques d'autres part. Ex-Allemagne de l'Ouest

Ex-Allemagne de l'Est

Catholiques

42 %

4%

Protestants

42 %

27 %

Sans religion

12 %

66 %

Différences dans les taux d'appartenance, différences dans les pratiques et croyances religieuses de façon générale. Les données des enquêtes ALLBUS 12 manifestent ainsi clairement d'importants contrastes dans le comportement religieux des Allemands de l'Ouest et des Allemands de l'Est. Sur ce plan comme sur d'autres, c'est comme si l'on avait affaire à deux sociétés différentes. On trouvera dans le tableau ci-après quelques données de l'enquête ALLBUS de 1991 rapportées par Detlev Pollack 13 : Ex-Allemagne de l'Ouest

Ex-Allemagne de l'Est

Ne pratiquent jamais

21 %

60 %

Croyance en Dieu Croyance en une vie après la mort Se considèrent comme «non-religieux»

70% 54 %

33 % 14 %

13%

50 %

11 Selon les indications données par HARTWEG Frédéric, in LE GLOANNEC Anne-Marie, L'Etat de!' Allemagne, Paris, La Découverte, 1995, 262. 12 ALLBUS = « Allgemeine Bevêilkerungsumfrage der Sozialwissenschaften » (»Enquête générale de la population des sciences sociales»). 13 POLLACK Detlef, «Zur religiêis-kirchlichen Lage in Deutschland nach der Wiedervereinigung. Eine religionssoziologische Analyse», Zeitschrift für Theologie und Kirche, 93. Jahrgang, Heft 4, Dezember 1996, 592-593.

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La réunification de l'Allemagne et ses incidences religieuses

3) LE STATUT DES CULTES EN ALLEMAGNE Avant de voir quelles ont été les incidences religieuses de la réunification, il est nécessaire de rappeler les principales caractéristiques du statut des cultes en Allemagne 14 . Notons tout d'abord que l'article 4 de la Loi Fondamentale sur la liberté de croyance se réfère, selon la jurisprudence des Cours, non seulement à la liberté religieuse de l'individu, mais aussi à la liberté des collectivités religieuses, qu'elles soient ou non des «corporations de droit public». Contrairement à ce que l'on pense souvent, lestatut de «corporation de droit public» n'est pas réservé aux seules deux grandes Eglises, la catholique et la protestante. En bénéficient également à l'échelle fédérale: l'Eglise méthodiste, l'Eglise néo-apostolique, les Adventistes du 7e Jour et la communauté juive. A l'échelle de quelques Lander, voire d'un seul, d'autres groupes religieux, comme les Eglises orthodoxes, baptistes ou pentecôtistes, les Mormons, l 'Armée du Salut et la Science Chrétienne bénéficient également de cette reconnaissance comme «corporations de droit public». Ce statut est caractéristique du partenariat avec les Eglises que l'Etat allemand veut entretenir, un partenariat qui repose sur la prise en compte de l'Ôffentlichkeitsauftrag (la mission publique) reconnue aux Eglises. Actuellement, des discussions ont lieu pour que l'islam bénéficie de ce statut, la difficulté rencontrée par les pouvoirs publics allemands étant la même qu'en France, à savoir la question de la désignation d'une instance représentative des musulmans de R.F.A. Mais si aucun obstacle de principe n'existe pour que ce statut soit étendu à l'islam, cela ne signifie pas qu'il soit ipso f acta étendu à tout groupe en faisant la demande, qu'il s'agisse d'une collectivité religieuse ou d'une collectivité représentant une conception donnée de l'univers (Weltanschaungsgemeinschaften). Ainsi, selon un arrêt de la Cour administrative Fédérale en 1997, ce statut de corporation de droit public a été refusé aux Témoins de Jéhovah aux motifs que ce statut étant une offre faite par l'Etat aux communautés religieuses de promouvoir leur action et de s'engager dans une coopération mutuelle, il présuppose un respect réciproque, ce qui implique que la communauté religieuse qui en bénéficie ne peut pas, en même temps, mettre en question l'existence même de l'Etat 15 . Parce que les Témoins de Jéhovah refusent la participation aux élections, ils entrent en conflit, a estimé la Cour, avec la démocratie. Ne manifestant pas une loyauté suffisante vis-à-vis del 'Etat démocratique, les Témoins de Jéhovah ne peuvent dès lors pas être reconnus comme corporation de droit public, ce qui ne les empêche pas de constituer un groupe religieux pleinement légal. Le problème a néanmoins rebondi fin 2000 avec la décision de la Cour Constitutionnelle Fédérale d'annuler la décision de 1997 au prétexte que, juridiquement, on ne pouvait pas lier l'attribution du statut de corporation de droit public à un groupe religieux à sa loyauté à l'égard de l'Etat. L'Etat devant aussi respecter, au nom de la liberté religieuse, les groupes religieux qui voient en lui le monde de

14 On trouve une présentation de ce statut au début de l'étude de MESSNER Francis, «Peuton définir juridiquement la religion? L'exemple de la République Fédérale d'Allemagne», L'année canonique, 31, 1988, 321-342. 15 Richard PUZA, «Le droit des religions allemand en 1997 », European Journal for Church and State Research/Revue Européenne des relations Eglises-Etat, Volume 5, 1998, Leuven, Editions Peeters, 14.

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La réunification de l'Allemagne et ses incidences religieuses Satan 16 . Reste que l'extrême méfiance manifestée par les autorités allemandes vis-àvis de l'Eglise de Scientologie témoigne aussi de cette crainte d'un manque de loyauté vis-à-vis de l'Etat démocratique : autant le système allemand est très ouvert à une reconnaissance des groupes religieux dès lors qu'ils s'inscrivent positivement dans l'ordre démocratique et contribuent à son maintien, autant il réagit vigoureusement contre les groupes religieux dont la loyauté à l'ordre démocratique ne lui paraît pas garantie. En tant que corporations de droit public, ces collectivités religieuses peuvent, avec l'aide de l'Etat, prélever un impôt (l'impôt ecclésiastique fut introduit en Prusse en 1875 et inscrit dans la Constitution de Weimar en 1919; il sera repris en 1949 dans la Loi fondamentale de la R.F.A.). Cet impôt ecclésiastique (Kirchensteuer), qui est prélevé par l'Etat pour les Eglises, représente 8 % de l'impôt sur le revenu. Les personnes ne payant pas d'impôt sur le revenu ne paient donc pas cet impôt; en réalité, c'est plus de la moitié de la population allemande qui ne paie pas l'impôt ecclésiastique. En 1995, sur les 27,7 millions de catholiques allemands, seuls 33 à 35 % payaient ainsi l'impôt ecclésiastique 17 . Autres particularités de la situation des religions en Allemagne: l'existence d'un enseignement religieux confessionnel à l'école publique (Cf. infra), l'existence de Facultés de Théologie dans les Universités, ainsi qu'une présence marquée des Eglises dans les médias 18 et dans le domaine de l'action sociale. L'accès des Eglises aux médias s'inscrit dans le cadre de la «reconnaissance du caractère public de leur mission et de leur place dans la société», les Eglises ont non seulement accès aux médias, mais elles participent également à la gestion du service public de radio-télévision: elles font partie des «groupes sociaux significatifs» représentés dans les organes collégiaux des chaînes de télévision. Dans le domaine de l'action sociale et éducative (jardins d'enfants - Kindergarten -, hôpitaux, maisons de retraite, établissements sociaux, centres de conseils), les Eglises représentent de gros employeurs. Dans les années 1990, 250 000 personnes travaillaient pour Caritas, l'organisation catholique tandis que 200 000 travaillaient pour le Diakonische Werk, l'organisation protestante. Ce qui fait dire à Karl-Fritz Daiber 19 que les institutions sociales des Eglises représentent en Allemagne, le deuxième gros employeur après l'Etat. Exemple particulièrement frappant du véritable service public que les Eglises remplissent en Allemagne.

16 Jens

JETZKOWITZ, « «An ihren Früchten sollt ihr sie erkennen ». Das Urteil des Bundesverfassungsgerichts zu den Zeugen Jehovahs und ihrem Status ais Korperschaft des offentlichen Rechts», Franlifurter Rundschau, Samstag, 13 Januar 2001, N° 11, Seite 7. Il est également important de rappeler, comme le fait cet article, que les Témoins de Jéhovah furent persécutés sous le régime nazi et interdits en DDR. 17 Selon une estimation d'experts citée dans Tag des Herrn, Katholische Wochenzeitung, 24. August 1997, Nr 34, Jahrgang 47, 5. 18 MESSNER Francis, «L'accès des religions aux médias audiovisuels dans certains pays de l'Union européenne. Perspectives juridiques», in BRECHON Pierre, WILLAIME Jean-Paul, dir., Médias et religions en miroir, Paris, P.U.F., 2000, 123-138. 19 DAIBER Karl-Fritz, Religion unter den Bedingungen der Moderne. Die Situation in der Bundesrepublik Deutschland, Marburg, Diagonal-Verlag, 1995, 86.

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La réunification de l'Allemagne et ses incidences religieuses 4) LES PROBLEMES POSÉS PAR LA RÉUNIFICATION AU PLAN DES RELATIONS EGLISES/ETAT/SOCIÉ TÉ.

Le préambule de la Loi fondamentale du 23 mai 1949 de la République Fédérale comporte une référence générale à Dieu ainsi libellée : «Conscient de sa responsabilité devant Dieu et devant les hommes, animé de la volonté de servir la paix internationale en tant que membre à part entière d'une Europe unie, le peuple allemand a, en vertu de son pouvoir constitutionnel, adopté la présente Loi fondamentale». Il était dès lors intéressant de voir comment Allemands de l'Ouest et Allemands de l'Est réagissaient à cette mention de Dieu dans le texte constitutionnel et quelle avait été l'attitude de chaque nouveau Land tenu de rédiger sa propre constitution. Selon une enquête effectuée en 1994 20 , seulement 26 % de la population allemande étaient favorables à la suppression de la mention «devant Dieu», 20 % de la population des Lander de l'Ouest mais 48 % de celle des Lander de l'Est. On retrouve ici sans surprise la différence entre les deux Allemagne. Dans l'ex-R.D.A., cette mention a cependant été reprise dans les préambules des Constitutions de Saxe-Anhalt et de Thuringe tandis qu'elle a été remplacée par une autre formulation dans l'Etat fédéré de BerlinBrandebourg. Les colorations politiques des Lander n'ont pas été sans incidences sur ce sujet comme sur d'autres. Alors que, dans le Brandebourg dirigé par une coalition SPD-FDP-Verts, la mention de Dieu n'a pas été maintenue, elle l'a été dans l'Etat de Thuringe dirigé par une coalition CDU-FDP à partir de 1990 (la Constitution de ce Land a en plus été signée, le 25 octobre 1993, dans un lieu allemand hautement symbolique: le château de la Wartburg, là où, comme l'on sait, Luther séjourna et traduisit la Bible en allemand). Trois questions très différentes furent particulièrement épineuses suite à la réunification. Celles de l'impôt ecclésiastique et de l'enseignement religieux à l'école, ainsi que celle de l'avortement.

a) L'impôt ecclésiastique L'extension à l'ex-R.D.A. du système de l'impôt ecclésiastique a soulevé des polémiques et a été un des éléments motivant des «sorties d'Eglises » (Kirchenaustritte): en Allemagne de l'Est, 11 172 personnes sont sorties de l'Eglise en 1989, 82 761 en 1991, 106 745 en 1992, 81 732 en 1993 et 58 148 en 1994 d'après les chiffres indiqués par Klaus Hartmann et Detlef Pollack qui se sont particulièrement intéressés, non seulement aux sorties d'Eglises, mais aussi aux entrées dans l'Eglise (Kircheneintritte), ces dernières étant cependant loin de compenser les premières 21 . Le système del 'impôt ecclésiastique ne pouvait que heurter la mentalité des Allemands de l'Est habitués à une séparation stricte de l'Eglise et de l'Etat et qui s'étaient accoutumés à une Eglise subvenant à ses besoins sans l'aide de l'Etat. Le propos provocateur d'un responsable de l'Eglise protestante de Saxe rapporté par Catherine Talandier22 est ici hautement

20 Il s'agit d'un sondage Allensbach de 1994 dont les résultats sont présentés par Karl-Fritz DAIBER, op. cit., 98. 21 HARTMANN Klaus, POLLACK Detlef, Gegen den Strom. Kircheneintritte in Ostdeutschland nach der Wende, Opladen, Leske + Budrich, 1998, 28. 22 TALANDIER Catherine, op. cit., 179.

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La réunification de l'Allemagne et ses incidences religieuses significatif: «Comme ancien chrétien de R.D.A., j'ai cru jusqu'à maintenant que ce qui comptait, c'était que nos noms soient inscrits dans le ciel. Et pourtant dans l'Etat dont je fais maintenant partie, j'apprends que la seule chose qui importe c'est que ces noms soient inscrits sur la déclaration d'impôts». Catherine Talandier mentionne par ailleurs le cas de personnes étant sorties de l'Eglise par refus du système de l'impôt ecclésiastique et non par refus de l'Eglise (ces personnes continuant à verser directement leurs dons à l'Eglise sans passer par l'intermédiaire de l'Etat). Une femme pasteur de Halle qui avait adopté cette solution dut cependant revenir sur son attitude car elle risquait de ne plus pouvoir exercer ses fonctions de pasteur après s'être déclarée «sans confession» pour les impôts. En Allemagne de l'Ouest, les sorties d'Eglises ont également été nombreuses ces dernières années : 1% des protestants ont ainsi, dans la première moitié des années 1990, quitté chaque année leur Eglise, ce qui représente annuellement plus de 200 000 personnes ; le rythme s'est ralenti depuis et, fin 1997, la Frankfurter Allgemeine Zeitung attirait l'attention sur la baisse des sorties d 'Eglise dans l'Eglise protestante allemande23 . Les Allemands de l'Ouest devant acquitter une taxe de solidarité exigée par l'Etat pour la reconstruction à l'Est, certains, trouvant que la charge d'impôt devenait trop lourde, ont pu décider de l'alléger en ne payant plus l'impôt ecclésiastique. En tout cas, les sorties d'Eglises ne sont pas sans incidences sur les finances des Eglises allemandes: à cause des sorties d'Eglises, l'Eglise catholique a ainsi reçu, entre 1970 et 1990, environ 5,5 milliards de mark en moins 24 .

b) L'enseignement religieux à l'école L'enseignement religieux à l'école est la seule discipline scolaire garantie constitutionnellement selon l'article 7 .3 de la Loi fondamentale qui stipule que: « L'instruction religieuse dans les écoles publiques est une discipline obligatoire». Comme l'explique le juriste Alexander Hollenbach, «la R.F.A. n'est pas un Etat laïc et la culture religieuse fait nécessairement partie du patrimoine culturel qui est un des objets de l'activité scolaire25 ». Il y a des Lander, comme le Bade-Wurtemberg où l'école publique est elle-même définie comme «école commune chrétienne» («christliche Gemeinschafts-schule » ), l'article 16 de la Constitution du Bade-Wurtemberg précisant que« les enfants sont élevés sur la base des valeurs éducatives et culturelles chrétienne et occidentale». L'introduction de l'enseignement religieux à l'école dans l'exR.D.A. n'était pas du tout évidente alors même que les mentalités s'étaient habituées à ce que la socialisation chrétienne relève des paroisses et non d'une école étroitement contrôlée par l'Etat qui y enseignait une idéologie marxiste antireligieuse. Un exemple: c'est seulement en 1989 que l'Eglise protestante fut mentionnée dans un

23 « Weniger Austritte aus der evangelischen Kîrche », Frankfurter Allgerneine Zeitung, Freîtag, 19. Dezember 1997. 24 Selon une estimation de l'Institut de l'Economie Allemande (das Institut der Deutschen Wirtschaft) cité dans Tag des Herm, Katholische Wochenzeitung, 24.August 1997, Nr 34, Jahrgang 47, 5. 25 HOLLERBACH Alexander, «La situation en Allemagne», MESSNER Francis, dir., La culture religieuse à l'école, Paris, Cerf, 1995, 187.

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La réunification de l'Allemagne et ses incidences religieuses manuel scolaire de la R.D.A. 26 . Comme le rappellent Helmut Hanisch et Detlef Pollack27 , l'école en R.D.A. était considérée comme une institution de l'Etat socialiste devant transmettre la conception marxiste-léniniste du monde. Dans cette perspective, le christianisme était présentée comme une idéologie au service des classes dominantes. On comprend que, dans ces conditions, la distance entre l'Eglise et l'école fut particulièrement grande en R.D.A., l'école étant considérée comme un lieu hostile par les milieux ecclésiaux. Si quatre des cinq nouveaux Lander ayant rejoint la R.F.A. ont introduit l'enseignement religieux confessionnel à l'école, on remarque néanmoins certaines particularités. D'une part, dans ces Lander, enseignement religieux et éthique se trouvent mis sur le même plan, ce qui n'est pas le cas dans l'article 7.3 de la Loi fondamentale qui considère l'enseignement religieux comme obligatoire pour tous les élèves appartenant à une confession et l'enseignement de l'éthique, seulement comme une discipline de substitution pour les élèves ne suivant pas l'enseignement religieux; d'autre part, en ouvrant l'enseignement religieux aux élèves sans confession et en permettant aux élèves appartenant à une confession d'opter éventuellement pour un enseignement religieux en dehors de l'école, les Lander de l'Est ont manifesté une interprétation particulière de l'article 7 .3 de la Loi fondamentale qui va dans le sens d'une véritable alternative entre enseignement religieux et enseignement de l'éthique. Si une telle alternative ne correspond pas stricto sensu aux textes constitutionnels, reste qu'elle correspond à une situation où l'appartenance ecclésiale est minoritaire parmi la population. De fait, on constata, en Thuringe par exemple 28 , que les élèves choisissant l'enseignement del' éthique étaient en moyenne deux fois plus nombreux que les élèves ayant opté pour l'enseignement religieux. On observe d'ailleurs que, dans les Lander de l'Ouest, un enseignement del' éthique est introduit dans un nombre croissant d'école. La situation del' ex-R.D.A. rencontre ici les évolutions socio-religieuses générales et permet d'y faire face, l'ancien dispositif se trouvant quelque peu bousculé et mis dans la nécessité de s'adapter. Mais les dispositions prévues dans les quatre Lander précités n'ont pas posé de problèmes constitutionnels majeurs et n'ont pas suscité de polémiques. Ce ne fut pas le cas en Brandebourg où une véritable alternative au cours confessionnel de religion a été proposée. En Brandebourg fut en effet introduit, en 1996, un enseignement alternatif au cours confessionnel de religion, un enseignement intitulé « Lebensgestaltun g, Ethik, Religionskunde » (L.E.R.), ce qu'on peut traduire par «Formation à la vie, Ethique, Science des religions». Cet enseignement, dont le projet s 'origine dans des groupes ecclésiaux oppositionnels de l'ex-RDA et dont l'idée émergea au sein même de l'Eglise

26 HOFFMANN-DIE TERICH Thomas, Die Entkonfessionalisierung einer Gesellschaft. Über den Wandel der gesellschafltlichen Integration religioser Organisationen in der ehemaligen DDR und in den neuen Bundesliindern, Tübingen, MVK Medien Verlag, 1997, 185. 27 HANISCH Helmut, POLLACK Detlef, Religion - ein neues Schulfach. Eine empirische Untersuchung zum religiosen Umfeld und zur Akzeptanz des Religionsunterrichts aus der Sicht von Schülerinnen und Schülern in den neuen Bundesliindern, Stuttgart/Leipzig, Calwer Verlag/ Evangelische Verlagsanstalt, 1997, 26. 28 HOFFMANN-DIE TERICH Thomas, op. cit., 190-191.

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La réunification de l'Allemagne et ses incidences religieuses protestante29 - il fut en particulier porté par Marianne Birthler, protestante membre de B ündnis 90 («Alliance 90 ») et Ministre de ! 'Education du Land de Brandebourg jusqu'en octobre 1992 - fut introduit suite à un vote majoritaire au Landtag de Brandebourg où le SPD a la majorité absolue. L'Eglise protestante de Brandebourg, trois diocèses catholiques, des parents et la fraction CDU au Bundestag ont introduit un recours à la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe arguant du fait qu'un tel enseignement était anticonstitutionnel. Dans l'année scolaire 1996/1997, 12 000 élèves fréquentaient l'enseignement L.E.R. et 12 000 l'enseignement religieux traditionnel. Les Eglises ont critiqué le L.E.R. en arguant du fait que l'Etat ne pouvant pas produire lui-même des valeurs et les imposer, il devait s'en remettre aux Eglises et à l'enseignement religieux qu'elle dispense à l'école publique. Avec le L.E.R., estiment les Eglises, l'Etat prétend avoir le monopole de la compétence dans le domaine de l'éducation aux valeurs, or «ni l'Etat, ni une communauté de conception du monde ne doivent avoir le monopole d'une Weltanschauung à l'école publique». Si les discussions sur le L.E.R. furent vives, elles restèrent, comme le remarque Christian Connan30 , limitées au Brandebourg et n'engendrèrent pas un vaste débat national sur l'enseignement religieux à l'école. En 2001, la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe a adopté une position de compromis en réintroduisant l'enseignement religieux confessionnel dans les horaires normaux des écoles de Brandebourg tout en reconnaissant en même temps le L.E.R. Les élèves suivant ce dernier enseignement peuvent également suivre l'enseignement religieux confessionnel. Les deux enseignements ne devant pas être organisés en même temps, le L.E.R. n'apparaît donc pas, de cette façon, comme une alternative absolue au cours traditionnel de religion. Les évolutions sensibles qui sont en cours dans les grandes villes de l'Allemagne de l'Ouest contribuent à relativiser l'exceptionnalité de ce qui se passe dans le Brandebourg. Non seulement en effet parce que le système de l'enseignement religieux confessionnel connaissait déjà à l'Ouest d'autres exceptions en vertu de la clause de Brême de la Loi Fondamentale (à Brême, à Hambourg, à Berlin-Ouest), mais aussi parce que, surtout, des évolutions sensibles s'effectuent à l'Ouest avec des élèves catholiques et protestants préférant le cours d'éthique au cours de religion et des élèves musulmans suivant, soit le cours d'éthique, soit le cours de religion protestante. L' extension du système de l'enseignement religieux à l'école à la religion musulmane est un autre problème. Différentes expériences d'un tel enseignement ont lieu dans les écoles de plusieurs Lander, notamment en Rhénanie du Nord-Westphalie31 , mais comme cette question n'est pas consécutive à la réunification, nous n'en traitons pas ici.

29 BIRTHLER Marianne, «Antwort auf die Anfragen von Richard Schri:ider. Die Frage des Werteunterrichts im Rahrnen der heutigen multikulturellen Demokratien», in SAUZAY Brigitte, von THADDEN Rudolf (herausgegeben von), Eine Welt ohne Gott? Religion und Ethik in Staat, Schule und Gesellschaft, Gi:ittingen, Wallstein Verlag, 1999, 175 et 182: «Die ldee dieses integrierten Unterrichts ist innerhalb der evangelischen Kirche entstanden, und in der Mehrheit waren es Christen, die die Konzeption für LER vorbereitet und in die Praxis umgesetzt haben ». 30 CONNAN Chrisian, «Fünfte Diskussionsrunde», Eine Welt ohne Gott ?, op. cit., 195. 31 STEHLY Ralph, «L'enseignement religieux islamique en Rhénanie du Nord-Westphalie et en Alsace», Le Supplément, n°181, juillet 1992, 53-60.

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La réunification de l'Allemagne et ses incidences religieuses c) L' avortement3 2 Les dispositions plus libérales de l'ex-Allemagne de l'Est en matière d'avortement suscitèrent également des difficultés. Depuis 1972 en effet, en R.D.A., !'Interruption Volontaire de Grossesse (I.V.G.) était permise jusqu'à la douzième semaine de grossesse sans qu'il soit besoin de fournir une quelconque justification. Alors qu'en R.F.A., l'I.V.G. était sévèrement condamnée à travers le § 218 du code pénal de 1871 prévoyant des peines de prison pour les auteurs d'avortement et les femmes y ayant recours, paragraphe modifié en 1976 par une loi autorisant l'I.V.G. dans certains cas (danger pour la mère, viol, cas de détresse). En R.F.A. même, avant la réunification, laquestion fut l'objet de violentes controverses et de divers procès (notamment celui du docteur Horst Theissen et de deux cents de ses patientes en Bavière en 1988). Après un bref temps de cohabitation des deux législations entre 1990 et 1993 et, en 1992, une tentative d'extension à l'Ouest de la législation est-allemande (vote au Bundestag, en juin 1992, d'une loi libéralisant l'avortement jusqu'à la douzième semaine de grossesse), la Cour Constitutionnelle Fédérale a finalement déclaré, en 1993, l'l.V.G. «contraire au droit» (en 1975 déjà, la Cour Constitutionnelle de Karsruhe avait annulé une loi libéralisant l'avortement). Mais, dans sa décision de 1993, la Cour a spécifié que, sur l'ensemble del' Allemagne, l'I.V.G. n'était cependant pas «passible de sanctions pénales», ce qui revenait à une tolérance de fait. Une nouvelle loi votée le 29 juin 1995 à Bonn a, dans le même sens, confirmé le caractère illégal de l'avortement (même si l'embryon présentait un handicap) tout en le dépénalisant s'il était pratiqué au cours des trois premiers mois de grossesse et si la décision d'avorter avait été prise après consultation de centres de conseil délivrant un certificat, l'l.V.G. ne pouvant être pratiquée que si la femme pouvait attester qu'elle avait visité un tel centre de conseil. Le fait que des centres de conseil catholiques (270 sur les 1 700 centres) délivrent de tels certificats fut remis en cause par le pape en 1998, ce qui provoqua une vive polémique dans l'opinion publique allemande et mis dans l'embarras plusieurs évêques allemands qui trouvaient ce système acceptable (dans la mesure où les centres catholiques faisaient tout pour dissuader la femme d'avorter). Le souvenir du nazisme et la crainte de l'eugénisme contribuent à renforcer une sensibilité forte sur tout ce qui a trait au respect de la vie en Allemagne. L'article 2 de la Loi fondamentale précise d'ailleurs que «chacun a droit à la vie et à l'intégrité physique». Le poids de la CDU/CSU se fait également sentir: après le vote de 1992, et avant même que la Cour Constitutionnelle se soit prononcée 241 députés CDU et CSU avaient déposé une plainte empêchant l'entrée en vigueur des dispositions votées au Bundestag. Sur ce sujet comme sur d'autres, l'on constate donc que c'est la loi de la R.F.A. qui a prévalu. Mais, dans ce cas, l'évolution des mentalités et le fait même qu'une demande de libéralisation s'exprimait aussi dans la population ouest-allemande ont contribué à l'élaboration d'un compromis qui, sans être une extension de la légis-

32 Cf. notamment EICHELBERGER Hanns-Wemer, «Konfession und Ethik am Beispiel der Einstellung zum Schwangerschaftsabbruch», in DAIBER Karl-Fritz (Herausgeber), Religion und Konfession. Studien zu politischen, ethischen und religiOsen Einstellungen von Katholiken, Protestanten und Konfessionslosen in den Bundesrepublik Deutschland und in den Niederlanden, HannoYer, Lutherisches Verlagshaus, 1989, 72-92.

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La réunification de l'Allemagne et ses incidences religieuses lation est-allemande aux Lander de l'Ouest, constitue néanmoins une évolution allant dans le sens d'une certaine libéralisation de l'I.V.G.

d) L' Aumônerie Militaire Un autre point de tension fut !'Aumônerie Militaire. Le 22 février 1957, il y avait eu un accord entre l'E.K.D. et le Gouvernement Fédéral sur l' Aumônerie militaire. Cet accord instituait en particulier un Evêque militaire protestant. Dans les Lander del 'Est, on refusa une collaboration aussi étroite entre l'Etat et ! 'Eglise et vit dans ce traité une instrumentalisation de la religion par l'armée. Comme l'écrit Catherine Talandier33 , «l'unanimité avec laquelle les Eglises évangéliques de l'ex-RDA ont refusé d'adopter, dans le cadre de leur ralliement à l'Eglise évangélique d'Allemagne, le traité d'aumônerie militaire en vigueur depuis 1957 en RFA, est significatif d'une sensibilité pacifiste qui leur est propre». Avant la réunification, en mars 1990, le gouvernement de Lothar de Maizière avait d'ailleurs émis une loi favorable à l'objection de conscience. Axel Noack, membre de la conférence des directions des Eglises rappelait ainsi, en 1990, la position de l'Eglise protestante de R.D.A. en matière d'indépendance à l'égard du pouvoir politique : «La liberté de l'annonce de ! 'Evangile inclut nécessairement la liberté de la remise en question de l'armée, de son armement et de ses stratégies militaires( ... ). Le traité d'aumônerie militaire transforme en fait la possibilité du «oui» d'un chrétien à l'égard du service militaire en un oui de l'Eglise à l'égard de l'armée comme institution. Après toutes les expériences de ce siècle, une Eglise ne peut plus faire aussi simplement un chèque en blanc qui serait une légitimation de principe de l'armée34 ». Le Synode de l'E.K.D. s'est en fin de compte rallié, dans une résolution adoptée le 10 novembre 1994, à une solution différenciée selon les Eglises membres, chacune des 24 Eglises membres de l'E.K.D. étant autorisée à régler le problème selon ses propres idées. Observons au passage que cette épineuse question au sein de ! 'Eglise protestante allemande a été résolue grâce à la structure fédérative de cette Eglise. Du côté catholique, il n'y eut pas de problème, !'Evêque militaire catholique ayant, selon son statut pontifical du 23 novembre 1989, juridiction sur toute la Bundeswehr. Pour la première fois dans l'histoire de la République Fédérale, un Chancelier, le Chancelier SPD Gerhard Schrüder, a prêté serment lors de son investiture en octobre 1999 en omettant la formule symbolique «Et que Dieu me vienne en aide ! »,formule prévue de façon facultative par l'article 56 de la Loi fondamentale pour l'entrée en fonction du Président de la République, du Chancelier Fédéral et des différents Ministres de son Gouvernement. Rupture symbolique indiquant une remise en cause du traditionnel partenariat Eglises-Etat? Ce serait aller bien vite en besogne que de conclure ainsi. En effet, même si la coalition SPD-Verts dirigée par Gerhard Schrüder rompt avec l'ère Kohl dans l'approche de certains problèmes de société qui mobilisent les Eglises (pilule abortive, statut des homosexuels, enseignement musulman à l'école), reste que Gerhard Schroder manifeste aussi une continuité dans la pratique des rela-

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TALANDIER Catherine, op. cit., 181. Cité par TALANDIER, Catherine, op. cit., 182.

La réunification de l'Allemagne et ses incidences religieuses tions Eglises-Etat. Il fut ainsi présent au culte d'ouverture du Synode de l'Eglise Protestante en novembre 1999 et y prit la parole sur des questions de solidarité et de justice sociale. Comme l'avait fait d'ailleurs le Président de la République Johannes Rau qui, se présentant «comme Président de la République fédérale et comme membre responsable d'une Eglise de l'E.K.D. »(l'Eglise protestante de Rhénanie), avait parlé du «long chemin de prière qu'avait choisi l'Eglise pour une révolution pacifique en 1989». Même s'il y a des évolutions, non seulement suite à la réunification mais surtout en raison des mutations dans les comportements religieux des individus, les Eglises restent, en Allemagne, des institutions socialement et politiquement importantes bien qu' affaiblies démographiquement et financièrement. La «distanciation des Allemands de leurs Eglises n'annule pas le poids historique et institutionnel des religions »35 et les responsables politiques semblent jusqu'ici vouloir faire perdurer le partenariat Eglises/Etat et le défendre dans le cadre de l'Union Européenne 36 .

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ZYLBERBERG Jacques, «Laïcité, connais pas: Allemagne, Canada, Etats-Unis, RoyaumeUni», Pouvoirs n°75, «La laïcité», n°4, 1995, 41. 36 On note à ce sujet une forte mobilisation allemande à l'échelle européenne. Cf. Les relations entre l'Etat et l'Eglise au regard de l'Union européenne. Observations communes sur la question du processus d'unification européenne, Hannover/Bonn, Service Central de l'Eglise Evangélique en Allemagne/ Secrétariat de la Conférence épiscopale allemande, 1995. Dans notre contribution au colloque de Rennes sur la laïcité les 29 et 30 septembre 1999 (dans le cadre du Congrès de !'Association Française de Science Politique), nous avons accordé une large place à l'Allemagne dans notre exposé sur« Unification européenne et religions» in BAUDOUIN Jean, PORTIER Philipe, dir., Laïcité, une valeur d'aujourd'hui? Contestations et renégociations du modèle français, Rennes, PUR, Collection Res Publica, 133-144.

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LA CHUTE DES DIEUX: LE NOUVEAU PLURALISME RELIGIEUX EN ITALIE Enzo

PACE,

Université de Padoue.

1) LA CHUTE DU MUR DE BERLIN EN ITALIE

La chute du Mur de Berlin a représenté pour l'Italie un vrai événement historique. La fin d'un mythe collectif qui fait partie de la fondation même de la Première république issue du fascisme et de la Seconde guerre mondiale. Il s'agit du mythe de l'unité socio-religieuse d'abord, politique ensuite et par conséquent, des catholiques. L'unité des catholiques a été le grand capital dans lequel l'Eglise a su s'investir au début de la Première république et qu'elle a géré avec sagesse, une fois les premiers fruits recueillis, jusqu'à la chute du Mur et celle du parti politique Démocrate chrétien (DC). L'unité des catholiques a été de toute façon le moyen à travers lequel la majorité du peuple italien a accepté de souscrire au pacte éthico-politique du nouvel état républicain (E. Pace, 1998). Le mythe a constitué une croyance collective dans la légitimation de la légalité démocratique de l'état national. Tout s'est passé comme si, parallèlement à la rédaction de la nouvelle constitution démocratique et républicaine qui voit converger toutes les forces antifascistes (laïques, socialistes, communistes, catholiques) issues du conflit et de la lutte de libération nationale, l'Eglise catholique s'était en Italie appliquée à rédiger sa propre constitution matérielle, fondée sur les valeurs catholiques et sur l'équation entre unité nationale et identité collective catholique. Une unité de la nation catholique, défendue dans le champ politique au moins jusqu'au Concile Vatican II par un parti des catholiques (DC). Pour cette raison, il faut rappeler que la relation entre religion et politique en Italie a su unir les deux aspects qui mobilisent d'habitude l'action collective: d'un côté, l'adhésion à un idéal collectif capable d'alimenter l'identité sociale, de l'autre, la satisfaction des attentes individuelles (trouver un emploi, avoir plus de chances de mobilité sociale, acquérir des avantages dans la compétition des adjudications publiques, entrer dans un circuit d'opportunités dont celui qui militait dans le camp adverse - les communistes - ne pouvait pas bénéficier de la même façon). Il s'agissait enfin d'un mythe qui parvenait à unir, grâce à la médiation de l'Eglise, ethos et ethnos: renvoi à des valeurs sacrées et appel à l'unité de la conscience nationale dans une fonction anti-communiste, contre un modèle de civilisation perçu comme radicalement antagoniste. L'entreprise collective de l'Eglise catholique était certainement ambitieuse: il s'agissait de faire décoller une démocratie «à souveraineté protégée» par une autorité extérieure à l'état - celle de l'Eglise même - sur la base de l'appartenance supposée au catholicisme de la majorité des Italiens, donc sur la base de la construction d'un type de catholicisme militant, vécu surtout de façon publique, comme prolongement de la religion dans le politique. En Italie, la volonté de transférer sur le terrain politique un projet de société chrétienne intégrale a existé. Jusqu'au Concile Vatican Il, on a assisté en Italie non pas à

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La chute des dieux: le nouveau pluralisme religieux en Italie l'éclipse du sacré (dans la société industrielle, comme l'affirmait le titre d'un livre écrit au début des années soixante par Sabino Acquaviva (S. Acquaviva, 1961), mais à l'éclipse de toute forme de pluralisme religieux, soit à l'intérieur du monde catholique - qui existait -'soit à l'extérieur - la présence de la communauté juive ou des Eglises protestantes classiques ou des Témoins de Jéhovah. On retrouve dans cette généalogie du modèle socio-religieux italien, les origines lointaines de la crise même du mythe. Une institution de salut qui tend à remettre à la sphère politique le destin de son projet utopique de société chrétienne - la civitas Dei in terra - va inévitablement dans les sociétés complexes modernes, vers de dramatiques démentis et de pénibles désillusions. Le parti politique - la DC - a fonctionné très peu et bientôt comme un parti capable de se charger de la réalisation du projet utopique: il a accepté les règles du jeu démocratique et a bien vite compris qu'il ne pouvait gérer le pouvoir sans le partager avec d'autres forces politiques, culturellement non catholiques. Quand un sociologue italien (F. Garelli, 1991) a mis en évidence que les données de la recherche empirique montraient un écart évident entre les catholiques de nom (à peu près 85%) et les différentes formes de pratiques religieuses (30% vont à la messe chaque dimanche, mais seulement 10% militent dans les associations catholiques), l'écart entre la religion du décor et la religion militante a justement montré l'échec du grand projet nourri par l'Eglise dans l'immédiat après-guerre. Un échec, pour elle encore majeur, si on réfléchit à deux faits: la crise, entre autre, de la Démocratie chrétienne en 1992 et sept ans après, à cause de la corruption politique, la nomination à la place de président du conseil, du leader d'un parti politique considéré par l'Eglise catholique comme son ennemi historique, celui de l'ex-parti Communiste. Le type d'Etat dessiné par les «Pères fondateurs» de la république italienne se fondait sur un compromis entre laïcité et légitimation de la fonction de la religion catholique en tant que source de l'identité nationale. Il y a eu une sorte de cession politique de la souveraineté de l'Etat en faveur de l'Eglise catholique. Elle a été chargée par le parti catholique dominant et aussi par les partis politiques de tradition laïques et anti-communistes d'une mission culturelle précise: battre l'Ennemi symbolique, le communisme, et le bouter hors de la civilisation occidentale. Cette mission historique s'est accomplie en 1948 avec la victoire de la DC. L'Eglise catholique a réussi à lier l'affirmation de la démocratie tout court en Italie avec l'hégémonie d'un parti catholique comme la DC. Cette hégémonie s'est prolongée jusqu'aux années 90. La démocratie en Italie a toujours été une démocratie imparfaite, à cause du compromis historique originaire dont nous avons parlé. Ce compromis a bien fonctionné: soit dans le sens que le plus grand parti d'opposition - le parti communiste avec ses 30% de voix- ne pouvait pas aspirer à gouverner, étant lié à l'Union Soviétique, soit dans le sens que les parties de tradition laïque pensaient que «Rome vaut bien une messe», c'est-à-dire qu'en fonction de la lutte contre le communisme quelques sacrifices par rapport aux idéaux du libéralisme laïque pouvaient être acceptés. Pendant plus de trente ans, en effet, les principaux partis laïques - c'est-à-dire le parti Républicain, Libéral et Social-démocrate ont stipulé des accords avec la Démocratie chrétienne pour gouverner l'Italie afin de constituer l' «armé de complément» du grand parti catholique: cela a réussi à un certain moment - dans les années 50 - et a permis de rassembler 40% des votes, pendant que les autres n'arrivaient pas tous ensemble au 10%. Au moment où se détermine le fait nouveau de !'«ouverture à gauche», l'alliance entre la DC et le parti Socialiste, qui avait définitivement coupé avec le parti Communiste en 1965, la logique du compromis entre catholiques et laïques a continué à fonctionner sans différences remar48

La chute des dieux: le nouveau pluralisme religieux en Italie quables avec le passé. Le résultat le plus évident de ce compromis permanent est la signature du nouveau Concordat, voulu en 1984 par le premier ministre Bettina Craxi, alors qu'il était au maximum de son succès politique. Le nouveau Concordat confirmait le rôle historique de l'Eglise catholique, même s'il cassait la formule de la religion catholique comme religion d'Etat. De cette reconnaissance ont dérivé de nouveaux privilèges donnés à l'Eglise catholique, comme la déduction d'impôt (8 pour mille) ou l'enseignement de la religion catholique à l'école publique (facultative mais organisé de manière à rendre presque impossible des heures de religion alternatives). Un parti de tradition laïque comme le parti socialiste a donc accepté de s'adapter pour des raisons stratégiques liées à l'accès et à la conservation du pouvoir à la logique du compromis historique original. C'était la seule manière de faire accepter aux responsables de l'Eglise catholique que des anciens alliés du Parti communiste puissent gouverner un pays de tradition catholique à hégémonie DC. La religion catholique en Italie, après la chute du Mur extérieur (Berlin) et du Mur intérieur (Rome, symbole du pouvoir politique de la DC), est apparue alors comme une religion du décor, mais à cause de la fonction qu'elle a revêtue dans le passé, elle reste encore et sans doute dans l'imaginaire collectif un point de référence culturelle, mais non plus religieux. Une religion - comme le catholicisme d'après-guerre en Italie - qui se met en scène au nom d'exigences politiques, ne réussit plus, à la longue, à transformer l'effervescence collective et la mobilisation des sentiments en adhésions de foi convaincues. Mais puisqu'il n'est pas possible de maintenir en permanence une température élevée (Durkheim, 1912), la «sainte face» présente vite des fissures, dès lors que la phase originelle de fondation des normes étant achevée, on passe à la gestion de la réalité concrète, à leur mise en pratique : c'est alors qu'elles commencent à être interprétées et vécues de façon différenciée. La sainte face s'use et, à la fin se déchire.

2) L'ICÔNE BRISÉE L'Eglise pense être l'icône de l'unité ethno-culturelle d'un peuple entier, mais la réalité qu'elle a en face d'elle après la chute du communisme et l'effondrement du parti catholique montre que les prémisses à une adhésion convaincue à l'Eglise de la majorité des Italiens n'existent plus comme par le passé. La désunion actuelle des Italiens qui se disent encore catholiques dans le champ politique, reflète une différenciation qui concerne le sentiment d'appartenance même à l'Eglise, les façons de croire et les choix éthiques qui en découlent. On imagine encore uni ce qui dans la réalité se présente comme divisé (N. Luhmann, 1977). S'il est encore vrai aujourd'hui qu'on naît catholique, il est tout aussi vrai qu'être croyant et militant catholique résulte toujours plus d'un choix. En Italie, la socialisation primaire (de l'enfance jusqu'à 13 ou 15 ans) est encore aujourd'hui un phénomène de masse (90% de la population est concernée). Le catholicisme constitue toujours une base pour des générations entières qui continuent à le considérer comme un genre de réconfort qu'on découvre dans le monde vital primaire et qui peut constituer, selon les parcours biographiques ultérieurs, un petit capital destiné à croire dans le temps ou une petite rente de situation qu'il est bon d'avoir à sa disposition à certains moments particuliers de la vie. Mais cette socialisation religieuse de masse aurait besoin, pour être effective, de lieux réels et de liens sociaux où ce qui est appris puisse se traduire en expérience réelle de vie individuelle et collective. Tout cela apparaît au contraire disjoint, peu ou pas en harmonie avec la 49

La chute des dieux: le nouveau pluralisme religieux en Italie socialisation religieuse qui a été vécue dans la prime enfance. Tout cela a encore récemment fait l'objet d'une réflexion au sein de la Conférence des évêques italiens ; un sociologue prêtre a expliqué que, parmi les jeunes Italiens, la référence à la figure du Christ perd des positions par rapport à celle de Dieu (sur cent jeunes de 15 à 25 ans qui affirment prier au moins une fois par jour, seulement 17 d'entre eux s'adressent directement au Christ); l'image qu'ils ont de Dieu est, de plus, très vague; elle ne coïncide pas avec l'idée du Dieu personnel du christianisme et surtout elle n'est pas définie comme une source de vérité absolue, du moment que la plupart des personnes interviewées tendent à penser que la vérité adorée dans les différentes religions est la même et que le fait d'être catholiques ou chrétiens n'est que le résultat conjoncturel de la naissance en Italie (M. Pollo, 1997). Ces observations sont confirmées par la récente enquête nationale sur la religiosité en Italie (V. Cesareo, 1995), par la donnée macroscopique du maintien des frontières symboliques du système de croyance catholique. Les frontières ne sont plus solides, non tant parce que l'institution de salut ne réussit plus à les garantir de façon stable, mais bien parce que la perception qu'elles peuvent être franchies facilement s'est consolidée dans les consciences de la plupart des Italiens. On peut observer à titre d'exemple, deux données tirées de la recherche en question: la première concerne les motivations que les sujets interviewés fournissent de leur adhésion à la foi chrétienne, la seconde se réfère à la perception des différences entre le système de croyance de «naissance» et les autres systèmes de croyance. Tableau n°1 Les raisons pour lesquelles on continue à croire, si croyants (valeurs en% des réponses par tranches d'âge et par genre) (n = 4125) moyenne Ayant vécu dans un milieu catholique Ma religion est l'unique vraie religion Parce que Jésus me fascine Parce que croire en Dieu est un besoin humain

M

F

18-29

50-74

68.9 37.7 11.1

71.9 37.3 13.2

66.0 38.1 9.1

65.0 36.0 9.9

74.0 42.6 11.5

58.5

59.6

57.4

56.8

55.8

Tableau n°2 La vérité et les religions (valeurs en% des réponses par tranches d'âge et par genre) moyenne nationale

M

F

18-29

50-74

2.1

3.2

1.0

2.9

1.1

32.8

35.9

29.7

32.3

27.1

32.5

29.5

35.5

30.3

35.4

12.0 20.6

9.9 21.4

14.0 19.8

8.5 25.0

19.0 15.0

Toutes les religions sont fausses Il y a quelque chose de vrai dans toutes les religions Il n'y a qu'une seule vraie religion, les autres ne contiennent que des vérités partielles Il n'y a qu'une seule vraie religion, les autres sont fausses

NR -------

50

------~--~--·~

·----------·--

La chute des dieux: le nouveau pluralisme religieux en Italie Les deux tableaux montrent comment à l'intérieur d'un pays formellement catholique comme l'Italie, dans lequel le poids de l'Eglise catholique dans la sphère publique est encore apprécié par la majorité des Italiens (le taux de confiance dans l'Eglise s'est stabilisé autour de 60% ces dix dernières années, ce qui est en partie confirmé par la souscription annuelle qui destine un pourcentage du revenu- 8 pour mille - à l'Eglise, ce qui équivaut à 48% des contribuables, pour un total de 1 326 milliards de lire en 1997), commence à prendre pied une forme de croyance dans le relatif (P. Michel, 1994; E. Pace, 1997) qui rend compte d'une croissante mobilité religieuse des Italiens (que l'on peut évaluer à environ 40% de la population, si l'on s'en tient à l'enquête nationale de 1995 sur la religiosité). Ces derniers ne se fient plus avec certitude au système de croyance de naissance» ou à celui qui leur a été transmis à travers la socialisation infantile mais ils se répartissent dans une gamme idéale de comportements et d'attitudes de croyance-non croyance qui peuvent se résumer de la façon suivante: Les fidèles depuis toujours j, Le noyau stable des catholiques fidèles à l'Eglise j, 30% des pratiquants réguliers ou 10% de militants actifs catholique

Les convertis

j, Les minorités des born-again des mouvements j, Catéchumènes pentecôtistes cursillos

Les non engagés

Les explorateurs

Catholiques «séparés» Formes alternatives avec une tendance au bricolage éthique de spiritualité j, j, 30% des croyants «New-Agers» avec des réserves éthiques sur la doctrine

Nous attirons l'attention sur les convertis et les explorateurs en partant de quelques données pour avoir une meilleure idée de l'ampleur du phénomène. Les adhérents au mouvement des cursillos (un mouvement né en Espagne dans les années 60) se sont répandus dans 85 diocèses ce qui équivaut à 197 cellules citadines de coordination (qui organisent des rencontres périodiques de retraite spirituelle - «les ultreyas » - pour les adhérents qui appartiennent à différents groupes de prière éparpillés dans le diocèse), tandis que le mouvement catéchuménal, en forte expansion dans les paroisses, compte environ 4 000 communautés (3 956) avec une présence plus consistante dans les régions du Latium, de la Campanie et de la Sicile: chaque communauté a en moyenne 20/25 membres, on peut donc compter dans leur totalité environ 1OO000 unités; les néo-pentecôtistes enfin, sont environ 30 000 (il est plus difficile d'évaluer leur consistance vue la fluidité de leur organisation, on ne peut donc se fier qu'avec prudence aux données déclarées par les responsables du mouvement). Au sein de ces mouvements, on peut trouver à côté de catholiques «re-nés à la foi» et qui cherchent donc à donner de nouvelles bases subjectives à leur appartenance socio-religieuse traditionnelle, dont ils ne s'étaient par ailleurs jamais détachés (la conversion comme valeur ajoutée à la religion de naissance), d'autres personnes qui depuis longtemps avaient abandonné toute forme de pratique religieuse et qui en substance commencent un nouveau parcours de recherche spirituelle et communautaire qui ne faisait pas partie de leur vécu quotidien jusqu'au moment de l'adhésion aux mouvements en question. Ces mouvements offrent un modèle de spiritualité radicale (au sens évangélique) qui valorise les charismes et la responsabilité de l'individu au détriment de la division traditionnelle entre clergé et 51

La chute des dieux: le nouveau pluralisme religieux en Italie laïques. De ce point de vue, ils se constituent comme l'expression d'une différenciation interne au système de croyance catholique, une différenciation que l'on ne peut plus recomposer selon le schéma de l'organisation qui avait dominé dans l'Eglise italienne jusqu'aux années du Concile Vatican II : le principe de l'obéissance comme vertu, c'est-à-dire l'adéquation à un style de conduite imposé par le haut et contrôlé par le management ecclésiastique, donc l'obéissance comme performance organisatrice. Les mouvements de réveil catholique qui ont été mentionnés jouissent au contraire d'une relative autonomie cachée par un acte d'hommage formel à l'autorité du Pape et des évêques. Il peut être intéressant de noter au passage, que dans les deux autres religions «historiques» présentes en Italie, bien que sous des formes minoritaires, dans le judaïsme et dans le protestantisme (qui comptent respectivement 35 000 membres le premier et 400 000 le second) la reprise ou le réveil religieux se vérifie grâce aux mouvements qui ne peuvent pas être considérés dans la lignée avec la tradition qui s'est consolidée dans les communautés religieuses dont on parle: la redécouverte de l'identité juive est aujourd'hui promue par le mouvement Loubavitch (surtout dans la communauté de Milan), tandis que les seules réalités effectivement en croissance au sein du protestantisme sont celles qui font référence à l'Assemblée de Dieu (200 000 adhérents).

3) LES EXPLORATEURS DE SALUTS ALTERNATIFS Si les mouvements cités précédemment représentent les voies de salut internes au catholicisme, le phénomène des groupes et des mouvements qui se situent en dehors de la tradition catholique est en augmentation. L'inventaire de ces groupes peut être synthétiquement reconstruit en considérant trois aspects : a) les zones socio-culturelles au sein desquelles ils sont davantage présents, b) la structure du système de croyance qu'ils proposent, c) le type d'organisation socio-religieuse qui soutient le système de croyance. En ce qui concerne le premier point, les recherches les plus récentes, aussi bien celles de type quantitatif avec un vaste échantillonnage national (V. Cesareo, 1995; D. Pizzuti, 1998) que celles plus circonscrites au niveau local qui utilisent des méthodologies également de type qualitatif (L. Berzano, 1998; F. Perocco, 1996; M. Cardano, 1997; M.1. Macioti, 1997; L. Berzano, M. Introvigne, 1994) montrent que: - ce sont surtout des personnes de la tranche d'âge centrale (30-49 ans) et de la tranche plus jeune (22-29 ans) qui sont attirées par les nouveaux mouvements religieux, donc des personnes qui, pour les premières, appartiennent à une génération qui a vécu les années de la rupture «of the sacred canopy » (P. Berger, 1967) religieuse en Italie, c'est-à-dire l'affirmation d'un pluralisme des choix dans le domaine religieux et l'introduction de nouveaux cultes et de nouvelles formes de religiosité non catholiques et pour les secondes, des personnes qui correspondent à la génération que l'on peut définir post-catholique traditionnelle, donc plus mobile et indéfinie pour ce qui est de la socialisation religieuse vécue en famille et dans les paroisses ; - ces personnes possèdent de plus un niveau d'instruction moyen et supérieur et elles demeurent dans de grands ou de moyens centres urbains ; - enfin - et tout au moins pour ce qui concerne les mouvements religieux néo-orientaux et dianétiques d'un côté, et del' autre, les groupes néo-syncrétiques (quel' on peut plus ou moins ramener à la spiritualité du New Age) (L. Berzano, 1999a; F. Champion, 1999; E. Pace, 1999; F. Perocco, 1999) qui s'unissent souvent et se divisent conti52

La chute des dieux: le nouveau pluralisme religieux en Italie nuellement dans les nombreux centres de services spirituels qui sont offerts dans les villes italiennes - la plupart de ces personnes demeurent dans les zones du territoire les plus modernes et économiquement développées aussi bien du Nord que du Centre de l'Italie. Les données reportées dans le tableau ci-dessous confirment ces derniers points: Tableau n°3 «Autres» croyances par rapport à la croyance officielle catholique en Italie, par zones géographiques (valeurs en% sur le total des réponses valables)

Influence des astres (n=4492; valeur moyenne: 31.6) Spiritisme (n=4491; valeur moyenne: 28.2) Télépathie (n=4477; valeur moyenne :38.0) Cartomancie (n=4487; valeur moyenne: 16.6) Magie (n=4488; valeur moyenne: 8.7) Communication avec les esprits des défunts (n=4491 valeur moyenne: 28.2)

Nord

Centre

Sud

34.8

33.6

26.5

26.8

30.1

27.0

40.4

41.7

32.5

16.0

17.4

16.7

8.8

8.7

8.5

26.9

30.l

27.5

Les croyances auxquelles on fait référence dans le tableau n°3 sont en partie liées à une vision du monde enracinée dans la mentalité et dans la culture des populations méridionales, mais elles peuvent être en partie interprétées comme les signes indicateurs d'une attention plus générale tournée vers les thèmes et les formes expressives de la spiritualité du New Age. Cette dernière (F. Champion,1993) a connu une phase d'expansion qu'il est difficile de délimiter avec la même approximation statistique utilisée pour évaluer l'incidence des autres croyances dans la population italienne, simplement parce qu'il est difficile de documenter le nombre des personnes qui fréquentent les nombreux centres de services qui s'inspirent de la philosophie New Age éparpillés sur le territoire, de même qu'il est difficile de considérer les très nombreux lecteurs des œuvres de P. Cœlho comme des experts de cette philosophie (consacré lors du dernier festival du parti des Démocrates de gauche, comme un «auteur recommandé» par son secrétaire - devenu depuis président du Conseil). En appliquant la célèbre classification de Stark, un chercheur de l'Université de Turin a catalogué la multitude de groupes et centres de services spirituels qui existent dans la ville et dans le proche hinterland de Turin (L. Berzano, 1998; 1999b). Si on reprend les termes utilisés par Stark qui distingue les cult movements (de véritables agrégations religieuses que l'on ne peut faire coïncider ni avec le type église ni avec 53

La chute des dieux: le nouveau pluralisme religieux en Italie le type secte), les audience cuits (des sociétés de type religieux qui agissent à travers les réseaux modernes de communication: sites internet, radio, chaînes télévisées, circuits de librairies et magasins de musique spécialisés, revues spécialisées etc.) et les client cuits (des agences qui offrent des services magico-religieux avec un rapport direct individualisé, en payant un honoraire, entre mage et client), le cadre général qui en résulte est significatif et il a été reporté dans le tableau suivant: Tableau n°4 Membres des groupes religieux ou de nouvelle spiritualité non conventionnels dans la ville de Turin Groupes de matrice judaïco-chrétienne Groupes de matrice orientale Groupes potentiel humain Groupes New Age Total

16.939

1.331

1.406

19.676

3.430

5.107

4.093

12.630

970

6.430

18.070

25.470

160 21.499

3.990 16.858

9.907 33.476

14.057 71.83

A Turin, 7 % des habitants tournent autour de groupes et de mouvements qui n'appartiennent certainement pas au noyau catholique traditionnel et qui interceptent pour cette raison des personnes qui ont commencé un parcours d'exploration spirituelle de «sites et de lieux» différents par rapport à leur religion de naissance. Il peut être intéressant, à ce propos, de voir qui sont les adhérents du mouvement néo-bouddhiste de la Soka Gakkai qui en Italie compte environ 19 000 membres (K. Dobbelaere, 1998) et à propos desquels il nous est permis d'en savoir aujourd'hui davantage grâce à une récente recherche empirique (M.-1. Macioti, 1997). Le panorama socio-religieux en Italie, se présente donc, en conclusion, comme beaucoup plus différencié et mouvementé qu'il y a seulement quelques décennies. Si on tient compte du fait que désormais la seconde religion - en forte croissance, si ce n'est parce que liée au phénomène des flux migratoires - en Italie est l'islam (alors qu'il y a seulement dix ans, c'était encore les Témoins de Jéhovah qui occupait cette position) avec environ 450 000 croyants (mais avec une variété de pratiques religieuses discontinue selon les zones de provenance, le genre et l'âge (S. Allievi, F. Dassetto, 1994; S. Allievi, 1998; C. Saint-Blancat, 1999), le catholicisme italien connaît un processus de transformation interne et externe important: à l'intérieur, du moment qu'un pluralisme de choix religieux, éthiques et politiques a pu se consolider à tel point qu'il est difficile de reconnaître de façon uniforme et unitaire l'identité catholique actuelle au sein d'une société hautement différenciée comme la société italienne; à l'extérieur, parce que de nouveaux mouvements religieux, centres de recherche spirituelle et formes modernes de sociétés religieuses qui ont diversifié le marché des offres religieuses, se sont répandus, parfois plus lentement et dans d'autres cas beaucoup plus rapidement, par rapport à d'autres sociétés européennes. A tel point que plusieurs barrières idéologiques et autant de frontières symboliques ont disparu et la plus grande partie de la population italienne n'attribue plus une valeur absolue au système de croyance de «naissance» (le catholicisme) et s'ouvre à l'exploration d'autres systèmes, sans trop de problèmes et sans plus avoir la préoccupation de devoir en répondre à une autorité 54

La chute des dieux: le nouveau pluralisme religieux en Italie religieuse constituée. Dans un cas pareil, on pourrait paraphraser un célèbre adage de la période des Communes en Europe: «l'air de la ville rend libre», «l'air du pluralisme religieux rend libre», même dans un pays, comme l'Italie, qui continue à se penser comme catholique. Le pluralisme religieux représente en Italie une question centrale par rapport au processus de démocratisation de la société civile et politique en même temps. Au fur et à mesure que la société italienne prend conscience de n'être plus une société religieusement homogène, cela lui permet de s'imaginer comme une société plurielle du point de vue religieux et de commencer à distinguer finalement les sphères autonomes du politique et de la vie sociale de l'influence du religieux. Ce n'est pas par hasard que récemment, l'Etat italien a signé des ententes avec des communautés religieuses qui traditionnellement étaient jugées soit avec hostilité (comme dans le cas des Témoins de Jéhovah) soit avec méfiance (comme dans le cas del 'Union des Bouddhistes italiens) de la part de l'Eglise catholique. Les Italiens sont en train de s'adapter à l'idée que le futur religieux de la société italienne ne sera plus uniquement dominé par la religion catholique. Ils commencent à se préoccuper surtout de la croissance et de la présence organisée des musulmans. Mais en tout cas ils commencent à se rendre compte que le panorama religieux change et va continuer à changer très vite. Commencer à refouler l'ancien adage d'un philosophe de tradition laïque, Benedetto Croce, qui a joué un rôle culturel remarquable entre les deux guerres mondiales en Italie (Gramsci lui-même a été influencé par ses idées), selon lequel en Italie «non possiamo non dirci cristiani» (nous ne pouvons pas ne pas nous dire chrétiens) n'est pas facile pour une société où la présence d'une organisation religieuse comme l'Eglise catholique est encore puissante et bien enracinée dans le territoire; mais la pensée d'un futur habité par différentes confessions religieuses qui ont en commun les pleins droits d'exister et de s'organiser en n'étant plus subordonnées comme avant à l'Eglise catholique commence à s'insinuer dans la tête des gens : le doute de n'être plus demain tous catholiques avance. Le doute est le sel de la démocratie.

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La chute des dieux: le nouveau pluralisme religieux en Italie

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EN RUSSIE : LA VIOLENCE ENTRE LA RELIGIOSITÉ ET LA DÉMOCRATIE Claudio Sergio INGERFLOM, CNRS, Maison française d'Oxford. LES DÉBATS HISTORIOGRAPHIQUES

Alors que l'idée et la pratique de la représentation politique caractérisent la démocratie, elles furent arrachées en Russie à l'autocratie par des révolutions populaires, en 1905-1907 et en 1917, au milieu de contradictions sociales et culturelles extrêmement aiguës rendant bancals ces épisodes «démocratiques», suivis par la répression et trop courts pour infléchir les mentalités politiques 1. Le but de ces pages est d'approcher ce parcours pluriséculaire ayant ignoré la démocratie en nous arrêtant sur deux de ses composantes principales: la religiosité et la violence 2 . On comprend qu'il n'est pas ici question d'une tentative d'explication prenant en compte tous les aspects de la religiosité et de la violence en Russie. Le propos est bien plus modeste : identifier le rôle joué par quelques éléments d'une conception religieuse du monde dans le développement de la violence politique, sociale et symbolique de la Russie moderne et contemporaine, ainsi que dans la non-constitution du politique. Ces éléments ne sont pas propres à une seule étape de l'histoire russe. Certes, ils se manifestent de manière différente, toute tentation historiciste nous est étrangère, mais leur récurrence exprime ce qu'on pourrait appeler dans le sillage de Gadamer et Ricœur un réinvestissement sémantique du passé. Celui-ci est au cœur de l'articulation passé/présent vécue et réalisée par les acteurs 3 . Entre la religiosité dominant la Russie moderne et contemporaine et l'histoire ignorant la démocratie se situe un troisième élément, pivot, articulé au premier et agissant sur le deuxième : la violence. Devant ce terme récurrent dans les propos sur la Russie, il faut dire pour commencer, que ces pages ne se reconnaissent pas dans une littérature qui, d'un côté, ontologise «la violence russe», l'évoquant par une révérence rituelle,

1

La période soviétique est comprise dans l'histoire russe. Je m'abstiens ici de raisonner en termes de «laïcité» non seulement à cause de l'énorme difficulté pour traduire correctement ce concept en russe, mais avant tout pour éviter une analyse «négative» à partir des catégories issues de notre histoire: «la Russie ne connaît pas la laïcité», «la Russie n'est pas la France», etc. Cependant il est légitime de penser que la réflexion sur un «cas» sans laïcité permettrait en retour - ce n'est pas mon objectif, mais on pourrait le retrouver au cours du débat - de tracer les frontières et de mieux comprendre ce qui est en jeu dans la ou les laïcité(s). Quant au raisonnement sur l'échec du politique, il n'est pas «négatif»: il y a eu tentative pour le construire à l'intérieur de la Russie et ce sont précisément les raisons de son échec qui méritent analyse. 3 J'ai tenté une réflexion sur les mécanismes de ce réinvestissement dans «Les Représentations religieuses du pouvoir dans la Russie soviétique et post-soviétique», Sociétés Contemporaines, n°37, 2000, eten collaboration aYec KONDRATEVA Tamara, dans «Pourquoi la Russie s'agiteelle autour du corps de Lénine», in JULLIARD Jacques, dir., Le Corps du Roi, Gallimard, 1999. 2

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En Russie: la violence entre la religiosité de la démocratie pur acte d'étiquette rhétorique dont la fonction est de déshistoriciser ce qui apparaît ainsi comme une sorte de disgrâce en soi, donc de laisser inexpliqué ce qui par un mirage discursif semble être l'objet d'analyse. De l'autre côté, la violence soviétique est coupée de l'histoire et inscrite avant tout dans le phénomène communiste : à l'orée de notre siècle, la Russie se serait éloignée de sa tradition pour se soumettre aux normes occidentales, ce processus aurait été interrompu de l'extérieur par la guerre; les bolcheviks en profitèrent et, alors que la révolution de février promettait une évolution pacifique, ils firent «basculer le pays dans la violence généralisée». La violence communiste doit être examinée hors de l'histoire politique du pays renvoyée pour le coup «au second plan», le chercheur doit s'intéresser aux seules prétentions idéologiques bolcheviques et laisser «dans l'ombre les comportements sociaux» 4 : les sciences sociales s'arrêtent aux frontières de l'URSS (a-t-on remarqué que le pouvoir soviétique fut le premier à leur interdire l'entrée ?) 5 . Parlons clair: on ne conteste ici ni le droit de choisir la violence comme angle d'analyse de l'histoire de l'URSS, ni le degré incomparablement plus élevé de la violence pratiquée par les dirigeants soviétiques en comparaison avec celle du tsarisme, ni enfin que la violence extrême y compris la liquidation collective découlait de la vision du monde de Lénine. Bien que sortir la violence communiste de l'histoire russe apporte de l'eau aux idées conservatrices 6, les divergences ne s'épuisent pas dans le clivage entre une historiographie «de droite» et une autre «de gauche». Mais l'argument qui consiste à identifier la tentative de faire appel à l'histoire pour expliquer la violence communiste avec une quelconque complicité à l'égard du pouvoir communiste relève de la polémique sans objectif cognitif. Pour que le débat ne perde pas de vue cet objectif-là, on pourrait partir de la méfiance de François Furet à l'égard des sciences sociales et le placer au niveau des fondements épistémologiques assumés dans chaque recherche. Car les divergences sont aussi le résultat des différentes prémisses théoriques, du choix et du traitement des sources qui s'en suit, de la décision de faire une histoire fondée prioritairement sur les discours et les agissements émanant des élites et du pouvoir ou une histoire également attentive au «bas» de la société: aux représentations (croyances, mémoire) et aux actions collectives.

4 Approche de la soviétologie dominante aux Etats-Unis jusqu'aux années 1980, représentée en France par les travaux d'Alain Besançon et réactualisée aujourd'hui; voir par exemple COURTOIS Stéphane et a/li, Le Livre Noir du communisme. Crimes terreur, répression, Paris, 1997,290,295, 803. 5 FURET François, Le Passé d'une illusion. Essai sur l'idée communiste au XXe siècle, Paris, 1995, 798 (édition de poche). A observer que F. Furet ne s'oppose pas ici à une interprétation, mais aux capacités heuristiques en soi des sciences sociales à propos de l'URSS. 6 Au programme de ce livre, il y a donc la volonté de réaffirmer la primauté del 'idéologique et du politique sur le social et l'économique pour comprendre le phénomène soviétique. Il s'agit de réhabiliter une histoire «d'en haut» aux dépens d'une histoire «d'en bas» comme force motrice du développement du communisme soviétique[ ... ] Ainsi le concept de base de la présente enquête n'est-il-pas celui de modernisation, voire de totalitarisme, c'est celui de socialisme. Aucun autre «modèle» n'est nécessaire pour comprendre cette histoire», MALIA Martin, La Tragédie soviétique, Paris, 1995, 29-30. Même conception dans son dernier livre Russia under western eyes: from the Bronze Horseman to the Lenin Mausoleum, 1999.

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En Russie: la violence entre la religiosité de la démocratie LE POLITIQUE DANS LE RELIGIEUX

Le renouveau historiographique concernant la collectivisation permet d'avancer quelques hypothèses sur un terrain concret. La paysannerie fut l'un des acteurs principaux de l'histoire russe. Elle subit et exerça la violence sans discontinuité depuis le début du xvne siècle (première grande révolte avec la participation massive des serfs et autres secteurs) et jusqu'à la période soviétique. Catégorie sociale longuement majoritaire dans la population, son histoire est inséparable du non-affranchissement du politique à l'égard du religieux. Les paysans ont opposé à la collectivisation divers types d'arguments: économiques - les fermes collectives allaient ruiner le pays, tandis que les exploitations individuelles étaient plus efficaces -, moraux - la rumeur affirmait que les femmes et les enfants seraient aussi collectivisés-, sociaux - ils craignaient d'être soumis à une exploitation au profit des tiers. Ils réagissaient également contre l'ingérence des envoyés urbains dans la vie et l'économie rurale et contre leurs méthodes brutales. Parallèlement, la destruction massive des églises qui accompagne la collectivisation renforça les motifs religieux du discours paysan. Au milieu de cette diversité, le langage apocalyptique fut, selon Lynne Viola, auteur d'une récente et brillante monographie sur la révolte paysanne contre la collectivisation, l'idiome dominant de la protestation7 . C'est lui qui fournit le contenu des rumeurs les plus répandues: l'Etat soviétique c'est l'Antéchrist qui a commencé à gouverner sur terre à travers les fermes collectives. La paysannerie compare celles-ci avec la «vieille corvée» et désigne la collectivisation à travers une formule lapidaire, «le deuxième servage», faisant ainsi appel à son souvenir le plus négatif. Le discours de la résistance révèle que l'offensive du pouvoir a heurté la culture, au sens large, soit le monde spirituel de la paysannerie autant que ses intérêts matériels. Cette «centralité» de l'attaque culturelle, selon l'expression de Lynne Viola, est perceptible dans et par un réseau de concepts familiers aux paysans, qui exprime leur profond désarroi. Ils dénoncent l'étrangeté de la culture de l'Etat-Antéchrist, opposé terme à terme à celui du Christ paysan: amoralité - moralité, athéisme - croyance, débauche sexuelle - pureté de l'âme et du corps, etc. «Le pouvoir soviétique n'est pas le nôtre» : voilà ressuscitée la vieille antithèse «nous et les autres» - rendue plus forte par la langue russe «les nôtres et les non-nôtres» où les autres sont tour à tour ou à la fois les païens, les chrétiens non orthodoxes, les étrangers, l'autre social, le sans-dieu. Dans la représentation paysanne de la collectivisation, dans ce combat de l'Antéchrist contre le Christ, ce sont deux mondes qui s'opposent. Deux constats effectués par Lynne Viola doivent ici être retenus, à la fois par leurs enjeux et parce qu'ils sont familiers à l'historien de la Russie d'Ancien régime. Le premier est quel 'idiome de la résistance révèle une vision manichéenne du monde, parallèle à celle des communistes. Le second est que pour la paysannerie des années 19201930, le monde politique et le monde spirituel sont devenus un seul: la politique séculière est filtrée par le prisme de l'apocalypse 8 . Ce dernier n'est pas un simple moyen de lecture de la réalité, mais un guide pour l'action. Puisque le dilemme est

7 VIOLA Lynne, Peasant rebels under Stalin. Collectivization and the Culture of Peasant Resistance, New York, Oxford University Press, 1996. 8 Ibid., 61.

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En Russie: la violence entre la religiosité de la démocratie entre le salut et la damnation, le croyant engagé dans un conflit social et économique agit contre l'Antéchrist. Ainsi est réactualisé un tableau connu en Russie depuis le début du xvne siècle. Nous avons au moins deux façons distinctes d'interroger ce discours. L'une est de le considérer comme un vestige véhiculé par des acteurs «arriérés», témoignage d'un passé révolu, d'une pensée utopique et millénariste. Bref, le disqualifier au nom de cette compréhension rationaliste du communisme contemporain qui s'exprime si bien dans une historiographie ou dans une science politique préoccupées par «le haut» et faisant fi des croyances. L'autre est de reconnaître à l'utopie populaire - pensée et action dictées par l'espoir - la capacité de questionner le présent au nom de ces mêmes espoirs. Cela ne veut pas dire reprendre de manière simple et anachronique le discours des siècles passés pour le confronter à la contemporanéité, mais concevoir le rapport entre les époques comme une réactualisation sémantique et penser comme d'autres l'ont déjà fait, que le temps physique de l'événement et son temps social ne coïncident pas, ce dernier étant le lieu où se réalise la part de signification de l'événement restée en suspens pendant le temps physique. La première question pertinente me semble être celle-ci : les associations - comparaisons établies par les paysans témoignent-elles de l'insertion de la violence qu'ils subissaient dans le passé collectif de la Russie? La réponse ne peut venir que d'une plongée dans l'histoire russe à partir du discours de la paysannerie en 1930, en prenant une par une ses composantes. Ces dernières peuvent être groupées derrière les deux constats évoqués plus haut - la vision religieuse du politique et la vision manichéenne du monde. La seconde question sera: quelle est la nouveauté bolchévique en matière de violence? Ces deux questions structurent les pages qui suivent. LE RENVERSEMENT SYMÉTRIQUE

Nous connaissons aujourd'hui relativement bien la perception religieuse de la réalité qui caractérise les représentations collectives de la politique dans la Russie moderne et contemporaine. À l'égard du tsar, cette perception se traduit, en haut, par une conception de son origine transcendante qui n'est pas celle de l'Occident chrétien, où le roi possédait deux corps, l'un mystique et politique assurant la pérennité de l'institution, l'autre physique témoignant de sa condition humaine. Cette théologie politique ne fonctionne pas en Russie, où elle cède la place à une sacralisation extrême du tsar, qui exige et obtient un statut qui le rend quasiment isomorphe avec Dieu. Les deux monarques qui ont façonné le régime autocratique, Ivan le Terrible et Pierre le Grand ne sont pas seulement assimilés au Christ, mais plus encore, se voient attribuer, surtout le dernier, une fonction démiurgique à l'égard de la réalité. On constate aisément ce que fut l'ambition officielle pendant plus de trois siècles de tsarisme : faire apparaître le tenant suprême du pouvoir dans une position plus proche de Dieu que des hommes, plus ancré dans le monde de l'au-delà que dans celui-ci. Le «petit peuple» démontre une excellente connaissance de la théologie officielle et une compréhension fine des visées de la cour. En Occident, dans la mesure où le roi a deux corps, il peut être considéré comme un mauvais roi, sans pour autant cesser d'être le vrai roi. Ce n'est pas le cas du tsar qui ne peut pas être mauvais parce que son corps a basculé tout entier du côté du divin 9 . Dans ces conditions, penser le tsar comme pouvant être mauvais équivaut à penser Dieu comme étant mauvais. Le mécon-

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En Russie: la violence entre la religiosité de la démocratie tentement prend alors une voie inconnue de l'Occident: on anthropologise le tsar, on le déclare faux, l'accusant d'avoir pris la place du vrai. Puisque le vrai tsar est assimilé au Christ et à Dieu, l'usurpateur n'est autre que l'Antéchrist. Pratiquement tous les monarques de la dynastie Romanov ont été ainsi disqualifiés. L'adhésion réclamée par le monarque était de type religieux. La résistance opposée fit appel à la même dimension pour refuser toutes les mesures qui allaient contre les intérêts économiques ou qui heurtaient la culture populaire. Chacune de ces mesures fut désignée par le discours populaire comme une action de l'Antéchrist. Les alternatives politiques sont pensées dans l'histoire russe dans le cadre de ce renversement symétrique. Cette logique fut exposée publiquement par la cour, en particuliers à deux moments clés del 'histoire russe: sous le premier tsar, Ivan IV le Terrible et sous le premier empereur, Pierre le Grand. Dans la version tsarienne du «monde à l'envers», le modèle est la figure du Fol en Christ, ascète dont les origines remontent au christianisme oriental antique et aux cyniques. À Moscou, il était habilité à transmettre la parole de Dieu (avec lequel il est en communication directe sans intermédiaire ecclésiastique) en inversant toutes les normes (ce qui n'est censé être qu'une illusion: le Fol est dans le monde droit, mais il semble transgresser les normes seulement aux yeux des autres mortels qui, eux, vivent dans le vrai monde inversé, celui du péché). À partir du moment où Ivan le Terrible prétend à cette spécificité du Fol en Christ et, comme l'atteste le folklore, l'obtient, les critères de légitimité du pouvoir sont insaisissables pour la société. Au même moment sont aussi plantés les cadres de l'arbitraire, du despotisme et de la violence : puisque personne en dehors du tsar ne connaît la vraie parole de Dieu, et que celui-ci autorise l'inversion, personne ne peut juger les moyens mis en œuvre pour l'accomplir. Parce que les monarques se gardent de maintenir cette logique occulte, au contraire, ils la théâtralisent, ils réussissent dans une large mesure à abolir les critères visibles permettant de distinguer le vrai du faux. À son tour, le peuple se prend au jeu. À l'Antéchrist sur le trône répond l'attente et la recherche du vrai tsar. Apparaissent ou plutôt «se révèlent», ces centaines d'individus «auto-nommés» tsars. Les grandes insurrections populaires se rangent derrière la bannière d'un «auto-nommé». Une histoire qui commence avec le faux Dimitri au début du XVue siècle et ne finit pas avec les faux Nicolas Il, dernier Romanov : la direction du Parti va prévoir que tous les candidats à jouer au théâtre le personnage de Lénine doivent recevoir une autorisation des organismes de sécurité, lesquels espéraient ainsi pouvoir identifier les faux Lénine dans les années 1920-1930. Cette même logique antithétique est perceptible dans les rumeurs populaires à propos des changements de pouvoir. Ainsi, en 1826, le soldat Ivan Sokolov véhiculait la rumeur sur l'insurrection de la noblesse décembriste dans les termes suivants : le comte Vorontsov aurait accusé l'empereur Nicolas 1er d'être un «auto-nommé» 10, il voulait devenir «roi de la république» et avait fait coudre des nouveaux drapeaux avec les têtes d'aigle de la couronne, mais renversées 11 . En 1877, un paysan raconte dans son village qu'il y a à la ville où il travaille un «parti de jeunes» mécontents de la situation de la paysannerie ; «si l'un d'entre eux devient tsar», tous pourront alors vivre richement sans besoins aucun: le militant socialiste urbain, parce qu'il est dans une

9 INGERFLOM Claudio S., «Entre le mythe et la parole: l'action. La naissance de la conception politique du pouvoir en Russie», Annales, Histoire, Sciences sociales, n° 4, 1996.

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En Russie: la violence entre la religiosité de la démocratie opposition radicale au tsar, n'est pas perçu comme véhiculant une conception du pouvoir non monarchique, mais comme un possible «tsar juste» 12 . Le renversement symétrique s'exprime sur le plan social également. Un paysan qui en 1765 se faisait passer dans les villages pour le vrai-faux Pierre III, promettait à ceux qui se plaignaient de leur pauvreté, de leur« donner des serfs» s'il retrouvait son trône, tandis qu'une participante à la révolte de Pougatchev s'exprimait sans aucune ambiguïté devant ses juges : «si nous avions triomphé, nous serions à présent les seigneurs avec notre tsar et les seigneurs seraient dans la soumission dans laquelle ils nous tiennent13 ».En 1930, en pleine collectivisation, on pouvait entendre certains paysans qualifiés de «pauvres» dans les rapports officiels, mais aussi des cadres locaux du Parti tenir les propos suivants : «Il faut mettre le koulak dans de telles conditions que dans quelques années il devienne pire qu'un paysan pauvre»; «Que faut-il faire avec les koulaks ? Il faut les obliger à travailler pour nous, les déplacer vers des mauvaises terres pour qu'ils les labourent 14 ». La vision que véhiculent ces cadres envoyés par le parti collectiviser les campagnes est celle du parti. Elle est à peine moins millénariste que celle des paysans. Entre les dichotomies Christ-Antéchrist, tsar juste-faux tsar et paysan-seigneur, il y a une homogénéité que les acteurs rendaient explicitement manifeste. La logique du renversement dont la fonction est de garder un système de domination n'est pas surprenante. Elle rappelle cependant quel' ordre soviétique s'insère dans ce qui était sous la Russie tsariste une vision d'avenir véhiculée par les exclus. LE DOUBLE ÉCHEC DE L'ETAT ET DU POLITIQUE

Deux autres processus vont de pair avec la logique du renversement. Comme cette der-

10 «Autonommé» (samozvanets) désigne en russe les centaines de «faux» (tsars et tsarévitchs avant tout, mais le phénomène se généralise par la suite: faux émissaires de l'empereur, faux fonctionnaires, fausse hiérarchie ecclésiastique, faux révolutionnaires et héros de guerre, etc.) que connaît l'histoire russe entre les XVIIe et xxe siècles. La traduction courante - «imposteur» - dénature le phénomène, car le concept russe désigne dans le cas des tsars, ceux qui s' autonomment, à la différence de ceux qui ont été nommés par une instance transcendante, Dieu en particulier. Cf INGERFLOM C.S., «Chacun peut devenir Tsar: religiosité et politique dans la Russie moderne et contemporaine», Politica Hermetica, numéro spécial «Le souverain caché», L'Age