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French Pages 120 [124] Year 2016
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LA ROUTE DES O ABBAYES EN NORMANDIE
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Notre--Oame du Bec-Hellouin• Sainte-Marie de Montivilliers• La Sainte-Trinité de Fécamp • Notre-Dame-du-Pré-Valmont • Notre-Dame-du-Vœu, le Valasse • Saint-Wandrille de Fontenelle • Jumièges • Saint-Georges-de-Boscherville • Saint-Ouen de Rouen • Fontaine-Guérard • Notre-Dame de Bernay • Notre-Dame de la Trappe à Soligny • Saint-Pierre-sur-Dives • Saint-Étienne du Plessis-Grimoult• Notre-Dame de Lonlay• La Sainte-Trinité de Savigny• Abbaye Blanche à Mortain • Le Mont-Saint-Michel • La Lucerne d'Outremer • Notre-Dame de Hambye • La Sainte-Trinité de Lessay • Saint-Sauveur-le-Vicomte • Notre-Dame-de-Grâce, Trappe de Bricquebec • Saint-Vigor, Cerisy-la-Forêt • Sainte-Marie de Longues • Saint-Martin de Mondaye • Notre-Dame d'Ardenne • Les abbayes de Caen• La Sainte-Trinité de Caen (Abbaye-aux-Dames)• Saint-Étienne de Caen (Abbaye-aux-Hommes) Hauts lieux de l'histoire de France, les abbayes de Normandie ont connu des destinées très singulières : certaines sont aujourd'hui en ruine, d'autres sont toujours très vivantes. Cette route nous évoque leur étroite relation avec l'identité de notre pays, un peu de la vie monastique contemporaine, et au-delà, parfois, une espérance spirituelle.
1carte 220 photos couleur Prix TTC: 15,90€ TVA INCLUSE
Editions O UEST-FR ANCE
TEXTE Passionnée d'histoire et d'architecture, Frédérique Barbut a également publié aux Éditions Ouest-France La Route des abbayes en Bourgogne, La Route des abbayes en Languedoc-Roussillon, Les chemins de l'art roman en Poitou-Charentes et La route des abbayes en Provence. PHOTOGRAPHES
Richard Nourry se consacre depuis plusieurs années au reportage photographique du patrimoine en région. Il a notamment publié pour les Éditions Ouest-France Le Canal de Nantes à Brest, Languedoc-Roussillon et La Route des abbayes en Provence. Il est l'auteur de Les Plus Belles Abbayes de France (Sélection du Reader's Digest).
ITINÉRAIRES DE DÉCOUVERTES
LA ROUTE DES ABBAYES EN NORMANDIE TEXTE
FRÉDÉRIQUE BARBUT RICHARD NOURRY
PHOTOGRAPHIES
Éditions
OUEST-FRANCE
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Prieuré
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Abbaye
Abbaye Abbaye
Abbaye accessible au public Abbaye occupée par des religieux mais en partie accessible au publ ic
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Sommaire Introduction - 5 Notre-Dame du Bec-Hellouin - 13 Sainte-Marie de Montivilliers - 21 La Sainte-Trinité de Fécamp - 25 Notre-Dame du Pré-Valmont - 28 Notre-Dame du Vœu, le Valasse - 30 Saint-Wandrille de Fontenelle - 33 Jumièges - 39 Saint-Georges de Boscherville - 47 Saint-Ouen de Rouen - 50 Fontaine-Guérard - 52 Notre-Dame de Bernay - 54 Notre-Dame de la Trappe à Soligny - 57 Saint-Pierre-sur-Dives - 60 Saint-Étienne du Plessis-Grimoult - 62 Notre-Dame de Lonlay - 65 La Sainte-Trinité de Savigny, à Savigny-le-Vieux - 68 L'abbaye Blanche, à Mortain - 69 Le Mont-Saint-Michel - 71 La Lucerne d'Outremer - 78 Notre-Dame de Hambye - 81 La Sainte-Trinité de Lessay - 87 Saint-Sauveur-le-Vicomte - 90 Notre-Dame de Grâce, Trappe de Bricquebec - 92 Saint-Vigor, Cerisy-la-Forêt - 94 Sainte-Marie de Longues - 96 Saint-Martin de Mondaye - 99 Notre-Dame d'Ardenne -104 Les abbayes de Caen -106 La Sainte-Trinité de Caen Abbaye-aux-Dames -111 Saint-Étienne de Caen Abbaye-aux-Hommes -115 Coordonnées des sites -118 Glossaire - 119 Bibliographie - 120 Remerciments -120
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lntrodudion
L'histoire du monachisme normand commence bien avant la naissance de la province. Dans la seconde moitié du v1° siècle, le moine Colomban, venu d'Irlande, mène sur le continent une « pérégrination pour Dieu » et ses disciples fonderont des monastères sur sa route. Près de deux siècles avant son passage, l'évêque saint Victrice avait tenté de rassembler à Rouen une communauté spirituelle de moines et de moniales. Les invasions barbares du v• siècle ont balayé ces premiers mouvements et les fondations n'ont pris un réel essor qu'au vre siècle, principalement dans l'ouest de la future Normandie : Deux-Jumeaux, Saint-Marcouf, Saint-Vigor ... Ces foyers de prière commune prennent racine dans des ermitages retirés ou sont rattachés à des sièges épiscopaux. Dans un second temps, au vn• siècle,
la vallée de la Seine est le siège d'implantations spectaculaires, principalement sous l'épiscopat de saint Ouen. Saint Wandrille fonde Fontenelle, saint Philibert, Jumièges, Pavilly et Montivilliers et saint Waninge, Fécamp. Les premières règles monastiques sont adoptées, d'abord celle de saint Colomban, rapidement remplacée par celle de saint Benoît, moins
En page de gauche Élévation de la nef de l'abbatiale Saint-Ouen de Rouen (xv'-xv,• siècles).
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La route des abbayes en Normandie
Antiphonaire dans la bibliothèque de l'abbaye de Mondaye.
Saint-Wandrille. Porte de Jarente.
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sévère et d'une grande élévation spirituelle. Sur le mont Tombe, l'évêque d'Avranches installe de son côté en 708 des chanoines réguliers chargés de servir un oratoire dédié à saint Michel. Le développement monastique de la Neustrie carolingienne est brisé net à partir des
années 840 par les attaques des Scandinaves auxquels la richesse accumulée de ces abbayes n'échappe pas. On comprend par là que la Normandie soit particulièrement pauvre en édifices préromans. Les monastères sont ravagés, pillés et incendiés à une ou plusieurs reprises et finalement abandonnés par les moines qui emportent avec eux ce qu'ils ont de plus précieux : leurs manuscrits et leurs reliques. Rollon, le chef de ces hommes du Nord, les Normen, obtient de Charles le Simple, par le traité de SaintClair-sur-Epte en 911, les pays de la basse vallée de la Seine et en 924 le Bessin. Son fils Guillaume Longue-Épée acquiert en 933 le Cotentin et !'Avranchin. Le duché de Normandie est né, les envahisseurs y sont désormais stabilisés. À charge pour eux de pacifier la région et de se convertir au christianisme. Rollon est le premier baptisé. Il est significatif qu'un de ses premiers gestes politiques ait été de rappeler l'archevêque de Rouen et ce qu'il restait de la communauté monastique de SaintOuen : les ducs de Normandie se sont toujours attachés par la suite à favoriser la renaissance et l'expansion de l'institution monastique pour s'appuyer sur la puissance économique et spirituelle qu'elle constituait. Le monachisme renaissant sous leur impulsion aux xe et xrc siècles, et que nous
Introduction
allons découvrir pour une bonne part sur notre route des abbayes, se rattache sur le plan artistique et topographique au passé : les sites dévastés et livrés à la végétation pendant plus d'un siècle sont d'abord l'objet de leur attention. Si Guillaume Longue-Épée échoue dans sa tentative de faire revivre Jumièges, Richard r•r installe des chanoines réguliers à Fécamp et à Saint-Sauveur-leVicomte et fera venir avec succès des moines de Gand pour relever Fontenelle en 960 puis introduire la règle bénédictine au Mont-Saint-Michel en 966. Après l'an mil, l'essor monastique prend toute son ampleur avec le concours de Guillaume de Volpiano, que Richard II (9961027) a fait venir de Saint-Bénigne de Dijon. Les chanoines réguliers sont remplacés par des moines, les monastères bénédictins sont réformés dans l'esprit de Cluny et de nouveaux sont fondés tout au long du siècle. Fécamp, Bernay, Lonlay dans les premières années du xr• siècle, puis Montivilliers, Évreux, Cerisy-la-Forêt, le BecHellouin, Jumièges et enfin, Saint-Pierre-sur-Dives, Lessay et les abbayes de Caen. Après la bataille d'Hastings qui signe en 1066 la conquête de l'Angleterre par Guillaume le Conquérant, les abbayes normandes voient leurs possessions grossir de nombreuses paroisses et prieurés en Angleterre.
Manifestation de cet élan spirituel, le nouveau style architectural, l'art roman, atteindra son apogée sous le règne de Guillaume le Conquérant (1035-1087). Il se
Jumièges. La nef à ciel ouvert et une des tours de façade.
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La route des abbayes en No r mandie
caractérise en Normandie par une extrême rigueur et la sobriété du décor qui privilégie les motifs géométriques par rapport aux sculptures historiées des autres régions. Sont mises uniquement en valeur la beauté des appareils, la grandeur des volumes, la netteté des lignes, la lumière qui inonde le chœur depuis la tourlan terne, invention normande. Autres traits spécifiques, des tribunes occupent les bras du transept et une galerie de circulation permet de faire le tour de l'édifice pour le surveiller et l'entretenir. Les charpentes en bois, dont la légèreté a permis l'élévation des édifices, ont en général été voûtées bien plus tard, à l'heure de la croisée d'ogives. C'est d'ailleurs en Normandie que la voûte sur croisée d'ogives est adoptée pour la première fois, à Lessay.
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Le savoir est jusqu'au xn• siècle concentré dans les monastères où se trouvent les plus complètes bibliothèques et où sont enseignées toutes les disciplines. Les écoles et les scriptoria normands vont rayonner largement au-delà des frontières du duché. Notamment le plus grand théologien du xr• siècle, saint Anselme, enseigne à l'école du Bec, fondée par Lanfranc - comme celle de Caen qui sera à l'origine de l'université d'Oxford. La charnière du xn• siècle est la grande époque des ordres nouveaux qui relèvent le flambeau de la vie monastique, l'élan donné par Cluny à l'ordre bénédictin s'étant peu à peu essoufflé. La majeure partie des maisons créées au xn• siècle que nous trouverons sur notre parcours s'inscrivent dans le sillage de l'ordre de Cîteaux, fondé par Robert de Molesme en
1098 et auquel saint Bernard de Clairvaux donnera un rayonne ment impressionnant: Mortemer, Fontaine- Guérard, le Valasse, l'abbaye Blanche, la Trappe ou de l'ordre de Prémontré créé par saint Norbert en 1121: la Lucerne, Ardenne, puis plus tard Mondaye. À la mort de Richard Cœur de Lion en 1199, Philippe Auguste profite de la faiblesse de la dynastie anglaise pour conquérir la Normandie. La victoire décisive de Château-Gaillard intervient en 1204. Les rois de France prennent alors le relais des ducs pour accorder dons, protections et privilèges aux abbayes de la région. L'aspect architectural des abbayes se modifie à partir du XIIIe siècle avec l'émergence de l'art gothique. Au x111° siècle débute le déclin général des abbayes et de leur rôle dans la société. Elles ont conservé
leur idéal mais l'esprit d'entreprise et le savoir se sont peu à peu déplacés du monastère vers la ville tandis que la flamme qui avait animé leurs fondateurs fait défaut. Ce sont les tout nouveaux ordres mendiants qui attirent à leur tour les ferventes vocations religieuses. Les abbayes subissent alors de plein fouet ce que l'on a appelé les« malheurs du temps » : épidémies, destructions et pillages causés par la guerre de Cent Ans - dont la Normandie est souvent le théâtre depuis le débarquement d'Édouard III dans le Cotentin en 1346 jusqu'à la victoire de Formigny en 1450- puis les guerres de Religion au XVI' siècle, appauvrissement dû aux taxes pontificales écrasantes. Mais le plus grand mal vient du régime de la commende. Dès le xv0 siècle, les communautés perdent le droit d'élire leur
La louange de Dieu et le travai l à la Trappe de Soligny.
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La ro u te des abbayes en Normandie
À la Trappe de Bricquebec, les symboles de la Passion du Christ sont forgés sur l'escalier menant au réfectoire.
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abbé - et cette pratique est institutionnalisée à partir du Concordat de Bologne signé entre François rer et le pape Léon X en 1516. Il est choisi par le roi parmi des clercs séculiers ou des laïcs et bénéficie des revenus de l'abbaye sans y résider. L'observance de la Règle se relâche et la spiritualité décline dans les abbayes privées de l'autorité charismatique des abbés et dirigées par les seuls prieurs claustraux, élus pour trois ans. Dans le même temps les édifices se dégradent faute de moyens financiers car la plus grosse part des revenus est captée par les abbés commendataires. Malgré ce lourd handicap, la plupart des abbayes normandes adhèrent à l'âge classique aux grandes réformes qui ont traduit, depuis le concile de Trente, l'effort de renouvellement interne de l'Église catholique, dans le mouvement de
la Contre-Réforme. Vingt-quatre monastères bénédictins adoptent la réforme de Saint-Maur tandis que les abbayes prémontrées se rallient à la réforme de l'antique rigueur initiée en Lorraine et les abbayes cisterciennes à celle de l'étroite observance. De son côté l'abbé de Rancé soumet son abbaye de la Trappe à une discipline extrêmement dure. Nous rencontrerons de beaux exemples, dont la Normandie est riche, de l'art des architectes mauristes, qui a donné aux abbayes l'apparence de palais (le Bec-Hellouin, Caen...), à l'image de l'art civil. À la fin du xvme siècle, l'esprit philosophique des Lumières a pénétré dans les monastères, si bien que lorsqu'à la Révolution les biens du clergé sont mis à disposition de la nation et les vœux monastiques supprimés, le plus souvent seuls quelques moines doivent être expulsés. La plupart des bâtiments monastiques, achetés par des fermiers ou des industriels, subissent au xrx• siècle de fortes dégradations, souvent irrémédiables et l'utilitarisme à tout crin transforme les églises abbatiales en carrières de pierre. Certaines subsisteront sous forme de ruines dont la beauté n'a pas fini d'exalter les âmes (Jumièges, Saint-Wandrille, Fontaine-Guérard, Hambye) et d'autres seront sauvées de la destruction en remplaçant l'église paroissiale (Boscherville, Cerisy, Montivilliers) .
Introduction
L'institution monastique comme le patrimoine que représentent ses constructions auraient pu ne pas survivre à des mouvements de société aussi importants. Et pourtant le XIXe siècle va connaître un nouvel essor monastique, à travers de nouvelles fondations (Bricquebec, sur notre route) ou des résurrections. Les monastères féminins, qui avaient déjà échappé au déclin général de la fin du xvm• siècle et ont souvent réussi à poursuivre clandestinement leur vie selon la règle, sont autorisés à se reformer les premiers car les sœurs sont appréciées comme enseignantes ou hospitalières (Valmont). Le processus est beaucoup plus lent pour les moines,jugés « moins utiles » et dont les communautés s'étaient quasiment toutes dispersées en 1790: à l'exception des trappistes, ils ne bénéficient d'aucun régime de faveur. Les fragiles renaissances de Mondaye et SaintWandrille seront temporairement compromises par la séparation de l'Église et de l'État. Le XX° siècle voit les communautés se pérenniser et même de nouveaux lieux retrouver leur vocation
première, comme le Bec-Hellouin ou le Mont-Saint-Michel, en marge du tourisme patrimonial. Car en parallèle, l'œuvre immense de restauration des édifices, qu'ils soient publics ou privés, rendus ou non à la vie monastique, menée peu à peu au fil du siècle par les Monuments historiques, a permis de restituer une part de leur beauté primordiale.
La Trappe de Soligny.
En haut à gauche Chapiteau de l'abbaye de Lonlay.
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Notre-Dame du Bec-Hellouin L'abbaye du Bec est née deux fois. Une première fois en 1034, lorsque le chevalier Herluin, qui mène à trente-sept ans une vie agréable à la cour de Gilbert, comte de Brionne, préfère répondre à l'appel de Dieu et se retire dans la solitude, bientôt suivi par quelques compagnons. Une deuxième fois le 29 septembre 1948 lorsque Dom Grammont, entouré d'un petit groupe de moines, y célèbre une première messe après presque cent cinquante ans d'occupation par des militaires. L'emplacement actuel, idéalement situé à l'entrée de la vallée du Bec, est le troisième, les deux premiers s'étant révélés, l'un trop sec, l'autre trop humide, mais l'église a pu être consacrée avant la mort d'Herluin. Le fondateur et le cours d'eau ont ainsi donné leurs noms à l'abbaye et au village, Hellouin résultant de la déformation d'Herluin. Rejoint par Lanfranc dès 1042 puis par Anselme en 1059, Herluin fit de son monastère une des écoles de
la Chrétienté. Presque tout ce que cette fin de xre siècle compte de grands esprits en Occident va étudier ou enseigner au Bec la théologie mais aussi la grammaire, l'histoire, la musique ... En effet, jusqu'à l'émergence des universités - la Sorbonne est créée en 1257 -, la vie intellectuelle de l'Europe est tout entière concentrée dans les monastères. Si la création de l'école du Bec est due à Lanfranc, c'est saint Anselme qui porte à son apogée le rayonnement spirituel et intellectuel de l'abbaye. Second abbé du Bec à la mort d'Herluin, il met la puissance de son intelligence et sa bonté au service de l'éducation des moines et de sa foi. Il devient le penseur religieux le plus influent de son siècle. Dans son Monologium et son Proslogium , il tente de comprendre la foi chrétienne à la lumière de la raison. « Je ne cherche
Sceau de l'abbaye.
En page de gauche La tour Saint-Nicolas (xv• siècle).
Entrée de l'ancien réfectoire mauriste, aujourd'hui nouvelle abbatiale.
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La r oute des abbayes en Normandie
pas à comprendre pour croire, mais je crois pour comprendre.» De l'abbaye du xI•siècle, il ne reste rien aujourd'hui. Des ravages provoqués par les incendies aux xn • et xm• siècles aux destructions dues aux intempéries et aux guerres de Religion au XVI' siècle, en passant par la guerre de Cent Ans, les principaux bâtiments de l'abbaye ont souvent changé de visage. Alors que la richesse foncière de l'abbaye est considérable, comme en témoigne un proverbe normand affirmant que« partout où il vente, le Bec a rente», le régime de la
Lanfranc Originaire de Pavie, il donne d'abord son éclat à !'École épiscopale d'Avranches où il enseigne, avant de la diriger, lathéologie, la philosophie, les belles-lettres et la jurisprudence. En créant une école en 1045, trois ans après son arrivée au Bec, il détermine l'avenir de ce monastère : les gentilshommes comme les maîtres réputés affluent pour y apprendre et enseigner. Doué d'une grande intelligence et lettré exceptionnel. il négocie avec succès auprès du pape (1059), pour Guillaume. alors duc de Normandie, l'absolution de son mariage sans dispense avec Mathilde de Flandres, les deux pénitents devant cepend?nt racheter leur faute en fondant chacun une abbaye Après avoir dirigé celle de Guillaume, l'abbaye Saint-Étienne de Caen, il est contraint par ce dernier, devenu le Conquérant, à accepter la charge d'archevêque de Cantorbéry (1066) puis de primat d'Angleterre. De nombreuses personnalités lui doivent leur formation, aussi bien au Bec qu'à Caen où il eut le temps de fonder une école renommée durant son bref abbatial, telles que le futur pape Alexandre Il, Guillaume Bonne-Âme, archevêque de Rouen, Bernard, abbé du Mont-Saint-Michel, le théologien Guilmond, futur évêque d'Aversa (Italie). Son disciple Thibault d'Étampes compte parmi les fondateurs de l'université d'Oxford. Cependant, son attitude envers l'Église anglo-saxonne ainsi que son rôle politique lorsqu'il aassuré la régence du royaume peuvent lui être aujourd'hui reprochés et sont uneentrave certaine àsa canonisation.
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commende va ensuite largement contribuer à la ruine tant spirituelle que matérielle de l'abbaye. C'est après un siècle de relâchement que la congrégation de Saint-Maur investit en 1626 l'abbaye et entreprend son relèvement en rétablissant l'observance régulière (prière, étude, travail) et en rebâtissant. En 1675 déjà, l'église abbatiale du XIV' siècle, bien qu'amputée d'une partie de la nef, est sauvée, l'infirmerie, le cloître, le dortoir, l'hôtellerie sont reconstruits. Les bâtiments de la cour de France, l'infirmerie, l'actuel atelier decéramique, l'escalier des m atines, le logis abbatial sont réédifiés au xvm•. C'est donc aux mauristes que l'on doit les splendides bâtiments classiques que l'on admire aujourd'hui.
La Révolution n'a pourtant pas épargné l'abbaye. En 1792, les rares religieux souhaitant poursuivre leur vie monacale sont chassés, les cloches sont descendues, l'argenterie envoyée à !'Hôtel de la Monnaie de Rouen, le riche mobilier vendu, la bibliothèque pillée, les titres et cartulaires brûlés... La ruine atteint son comble par l'ordre donné en 1810, par le sous-préfet de Bernay, de faire démolir l'église abbatiale qui devient carrière de pierre, tandis que le vandalisme se poursuit dans la salle capitulaire et la sacristie. Il ne cessera que lorsque le ministère de la Guerre, qui occupe déjà les lieux, transformera l'abbaye en dépôt de remonte pour la cavalerie, non sans avoir exploité tout ce qui était cuivre ou plomb (toitures ...)
pour alimenter les fabriques d'armes et munitions. C'est seulement en 1948 que, grâce à l'intervention de Pierre Mendès France, l'État a rendu ces lieux à leur destination première et a engagé dans le même temps la restauration patrimoniale par les soins des Monuments historiques. Un reste d'arcade de la salle capitulaire du XII" siècle subsiste seul aujourd'hui. La tour SaintNicolas, reconstruite au xV" siècle
Après avoir gravi les 201 marches de la tour SaintNicolas, la vue sur le cloître, les bâtiments abbatiaux et le vallon du Bec.
Le Bec, petite rivière, coule au pied des bâtiments conventuels. La tour SaintNicolas surplombe l'ensemble.
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La r out e des abbayes en Normandie
Le sarcophage du fondateur de l'abbaye, Herluin, sous la grille en fer forgé offerte par les Compagnons du Tour de France.
La bibliothèque.
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et ornée dans un style gothique flamboyant, domine encore l'abbaye de ses 45 mètres. Beffroi à l'origine, elle assure depuis 1950 un rôle plus paisible de clocher. Des fragments de l'église abbatiale du XIV" siècle ont été disposés de façon à en représenter le tracé, un buisson taillé marquant l'emplacement de l'autel. Le visiteur ne peut qu'imaginer son ampleur exceptionnelle, avec ses 130 mètres de longueur dont 42 pour le chœur et une hauteur sous nef de 33 mètres. La chapelle axiale du chœur, dédiée à la Vierge Marie, est à la mesure de cette démesure avec ses 20 mètres de longueur et 8 mètres de largeur. Quelques vestiges du décor du transept sud, de style gothique ogival, sont encore visibles sur le mur du bâtiment attenant. Le jardin à la française de la cour de France, recréé en 1985, met en valeur l'équilibre et la pureté des
façades classiques des bâtiments conventuels XVIII' , de style Régence, qui l'entourent. Les deux cadrans solaires servaient alternativement, le matin et l'après-midi. La sacristie actuelle des moines et leur réfectoire (ancienne galerie mauriste) occupent le rez-de-chaussée de l'aile est et les cellules le premier étage. Du temps de l'occupation par les militaires, tout le rez-dechaussée était transformé en écuries. L'ancienne infirmerie mauriste s'observe en retrait de l'aile est. L'aile nord abrite l'église abbatiale actuelle, magnifiquement voûtée en berceau fractionné, porté par des consoles taillées en voussures. Ancien réfectoire mauriste, son acoustique est excellente : les moines bénédictins partagent le repas dans le silence et l'écoute d'une lecture des Écritures. De remarquables statues en pierre issues de l'ancienne abbatiale sont installées au fond de l'église : du XV" siècle, saint Ambroise, saint Augustin, saint Jérôme et saint Grégoire, docteurs de l'Église et surtout, du XIV" siècle, une très belle Vierge, patronne de l'abbaye. Le sarcophage du fondateur Herluin est déposé devant l'autel dans une fosse éclairée et recouverte d'une grille forgée et offerte par les Compagnons du Tour de France. Déterré dans le chapitre de l'abbaye et enterré dans l'église du village en 1792, il a été ramené à l'abbaye en 1959, à l'occasion du congrès anselmien
Les moniales de Sainte-Françoise-Romaine
célébrant le neuvième centenaire de l'arrivée d'Anselme au Bec. Au pied du sarcophage, un coffr et renferme les chartes des vœux de religion des moines du Bec. L'autel en marbre d'Aoste a été offert par les habitants de cette région dont saint Anselme était originaire. Dom Grammont, second « fond ateur » et quarante-sixième abbé du Bec est inhumé dans le chœur monastique, de même que la Révérende Mère Elisabeth de Wavrechin, première prieure des moniales de Sainte-Françoise-Romaine. Le cloître (xvn•) se singularise par un étage en terrasse à l'italienne (en terre normande !) bordée d'une balustrade et les éléments décoratifs dus à Guillaume de la Tremblaye, moine du Bec. Cet artiste génial, architecte et sculpteur autant que dessinateur, a sculpté notamment, pour l'église abbatiale, la splendide chaire (aujourd'hui dans la cathédrale d'Évreux), l'autel m ajeur (Sainte-Croix de Bernay) et l'autel de la Vierge (Saint-Martin de Brionne). Nous aurons l'occasion d'admirer son œuvre d'architecte pour la congrégation de Saint-Maur, en particulier à Caen. L'escalier des matines est une superbe réalisation de la science autrefois nommée l'art du trait, aujourd'hui la stéréotomie. C'est la science de la taille et de l'assemblage des pierres, qui permet d'élever des voûtes et autres escaliers sans recours au ciment, en utilisant
Les moniales oblates de l'abbaye du Bec ont construit leur monastère dédié à sainte Françoise Romaine à 2 kilomètres. Elles font partie intégrante de l'abbaye du Bec par leur vie de prière avec les moines, dans l'église abbatiale, les dimanches et Jours de fêtes religieuses, ainsi que par leurs vœux de religion qu'elles émettent dans les mains du père abbé, en la présence de la mère prieure Leur autonomie est complète : elles ont un chapitre, elles élisent leur prieure et ont leurs propres activités économiques de ciergerie et de confection de vêtements liturgiques.
la pression que les pierres exercent les unes sur les autres. Cet escalier semble tenir tout seul : excepté un pan soutenu par des consoles, les volées d'escalier ne sont portées que sur le côté du mur extérieur Oes pierres s'y enfonçant de 10 centimètres seulement). De l'autre côté, elles sont en porte-à-faux dans le vide de la vaste cage. C'est un artifice car, en réalité, les volées reposent sur le limon. « La pierre du limon située à l'angle des paliers est une parfaite illustration de ce qu'est une pierre d'angle pour un bâtisseur, à savoir la clef de tout l'édifice : si l'une est retirée, l'édifice s'écroule en totalité. Àla vue de cette pierre et de
À gauche L'escalier des matines. À droite Le cloître.
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La rou t e des abbayes e n No r mandie
La Vierge, patronne de l'abbaye (x,v• siècle).
sa fonction nous comprenons mieux l'image de !'Écriture de la Pierre d'Angle appliquée au Christ pour soutenir l'Église et toute l'œuvre de Dieu pour les hommes. » Le logis abbatial a été construit au xvm • siècle, afin que les abbés commendataires puissent s'entourer de leur cour tout en restant à l'écart de la communauté monastique. Propriété privée jusqu'en 1989, ce bâtiment a été racheté par l'État et fait l'objet d'un vaste projet de réaménagement. Il est prévu de supprimer le mur qui l'entoure et de le transformer en maison d'accueil, suffisamment grande pour recevoirie magasin de céramiques et la librairie et, à l'étage, une exposition d'objets cultuels régionaux. La porterie du xve siècle, ancienne entrée principale de l'abbaye, retrouverait alors sa fonction initiale, remplie aujourd'hui par celle construite auxrxesiècle. Ce projet améliorera à la fois l'accueil des touristes et l'isolement des moines.
La communauté qui anime encore aujourd'hui l'abbaye, quarante-huit ans après sa seconde naissance spirituelle, appartient à la congrégation Sainte-Marie-duMont-Olivet. Comme la plupart des communautés monastiques de l'ordre de Saint-Benoît en France, elle est petite et le père abbé, sur qui repose le fragile équilibre de la famille communautaire, est proche de chacun. La règle de saint Benoît régit la vie et l'esprit de la communauté. Centrée sur l'office divin, prière communautaire de louange à Dieu, et la prière personnelle, chaque journée est équilibrée par le travail manuel et intellectuel, la Zectio divina Oecture de !'Écriture sainte), dans le recueillement et le silence. La matinée est consacrée au travail intellectuel. La théologie, la philosophie, les Saintes Écritures, les Pères de l'Église et la règle de saint Benoît sont étudiés par les moines du Bec dont le savoir va jusqu'à l'érudition pour certains, diplômés de théologie. L'après-midi, les moines fabriquent et décorent des pièces de céramique. La bibliothèque, dont la magnifique salle de lecture entièrement lambrissée est accessible aux étudiants et chercheurs sur demande au frère bibliothécaire, comporte quatre-vingt mille ouvrages de science religieuse et d'histoire générale et locale. L'ancien fonds détruit ou dispersé à la Révolution
Notre-Dame du Bec-Hellouin
est reconstitué pièce par pièce sur microfilms grâce aux emprunts aux grandes bibliothèques. En raison de ses liens historiques étroits aux xr• et xn• siècles avec l'Angleterre, qu'une plaque apposée sur la tour Saint-Nicolas et une croix de Cantorbéry sur un mur de l'abbatiale célèbrent, l'abbaye du Bec est fortement engagée dans le travail œcuménique entre anglicans et catholiques. Cela se traduit notamment par la réception de pèlerins anglicans et par différents travaux visant à rapprocher au plan doctrinal les deux Églises. Le Bec porte également un intérêt particulier au dialogue judéo-chrétien. Fidèle à la tradition bénédictine d'hospitalité, l'abbaye accueille non seulement les visiteurs et les touristes intéressés par les bâtiments et leur histoire, mais également ceux qui, de plus en plus nombreux, viennent dans les monastères pour y chercher une lumière de notre temps et un ressourcement spirituel. Pour un moine du Bec, son devoir est de répondre à ce questionnement. « On ne devient plus, comme au xrx• siècle, moine par mépris du monde et pour atteindre un idéal de vie dans le retrait et l'abstraction du monde.» Dans les prières des moines le monde extérieur n'est ni ignoré ni négligé mais accepté autant sur le plan pratique que dans un sens spirituel.
« Un moine est un chercheur. Il cherche Dieu toute sa vie et cette quête est toujours inachevée, toujours à revivre.» Le visiteur quitte ces lieux avec le sentiment qu'ils offrent un cadre très favorable à cette recherche.
Dans le cloitre, statue de saint André (xv• siècle), reconnaissable à la croix de son supplice.
Dans le cloître, le tympan de la porte est qui menait à l'ancienne abbatiale : la Vierge portant !'Enfant est entourée de deux anges et de
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Sainte-Marie de Montivilliers Le nom de la ville - et de l'abbaye nous indique que le site choisi par saint Philibert au bord de la Lézarde pour son ultime fondation dans la région (vers 684), après Jumièges et Pavilly, était déjà habité : « Montivilliers » est en effet une déformation de Monasterium villare, le « monastère des hameaux». La création de l'abbaye signe d'ailleurs la naissance de la cité. Évoquer cette fondation est aussi l'occasion de rappeler qu'au vn• siècle, les monastères féminins et masculins ont pris part avec la même ardeur à l'incomparable essor monastique favorisé par saint Ouen dans la basse vallée de la Seine : Montivilliers, Pavilly et Fécamp pour les unes, Jumièges ou Fontenelle (Saint-Wandrille) pour les autres. Si les raids à répétition des pirates scandinaves sont fatals à toutes ces fondations, nous constatons que l'extraordinaire renouveau de l'an mil sera plus favorable aux établissements masculins : Pavilly
ne se relèvera pas de ses cendres et ce sont des moines qui restaurent avec le succès que l'on sait la vie monastique à Fécamp, sous la protection de Richard II. Montivilliers aurait dû connaître un sort analogue puisque c'est d'abord en tant que dépendance de l'abbaye de Fécamp que le monastère renaît en 1025. L'intervention intempestive du duc Robert le Magnifique qui, juste avant de partir en Terre sainte en 1035, le retire aux moines de Fécamp (leur cédant en échange
En page de gauche La nef principale de l'église abbatiale.
La nef gothique juxtaposée au xv' siècle.
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La route des abbayes en Normandie
Au fond du chœur, l'autel ajouté au xv11• siècle.
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Saint-Taurin d'Évreux) ety rétablit une communauté féminine, permettra à Montivilliers de survivre en tant que monastère féminin. Excepté quelques éclipses lors de la guerre de Cent Ans ou des guerres de Religion, le destin éclatant de l'abbaye ne se ternira, pour s'achever brutalement, qu'à la Révolution. La réhabilitation des bâtiments conventuels, qui ont résisté près de deux siècles aux usages les plus divers, a permis aux Montivillons de
se rapproprier l'histoire de l'abbaye, intimement liée à celle de la ville. Elle est du reste émaillée de conflits avec cette dernière ou avec l'évêché tant les abbesses ont mis d'énergie, à toutes les époques, à défendre leurs prérogatives et privilèges. L'histoire de l'église nous permet de déchiffrer le surprenant édifice qui se présente à notre attention. Dès le XIII' siècle, les religieuses cèdent à la ville en pleine expansion sept des huit travées de la nef de l'abbatiale Notre-Dame pour permettre la création d'une troisième paroisse, dédiée au SaintSauveur. Un tel partage n'est pas exceptionnel, mais la volonté d'embellissement et d'agrandissement de leur église que concrétiseront au xv• siècle, le succès du commerce du drap aidant, les bourgeois de la ville, a un résultat fort original : la greffe, sur sept travées, d'une nef gothique flamboyante, très belle au demeurant, sur une nef romane, en lieu et place du bas-côté nord. À l'intérieur, l'architecte a su préserver dans la nef initiale une impression d'unité et l'on ne s'aperçoit pas immédiatement que des arcs en plein cintre font face à des arcs brisés. À l'extérieur, la façade surtout affiche son hétérogénéité : une fenêtre ogivale surmonte un portail roman, la tour nord n'est pas équilibrée par une tour au sud, le porche monumental richement sculpté de l'église gothique contraste avec la sobriété de l'entrée romane.
Sainte-Marie de Montiv i lliers
L'abbesse Louise de l'Hospital Des aménagements malheureux effectués par les abbesses au xvn • siècle, comme la t ransfo rmation du chœur ou l'ajout d'une voûte basse sous la tour-lanterne (« pour le soulagement des voix et des chants»), nuisent à la pureté de l'église romane. Elle recè le pourtant dans le bras méridional du transept deux singularités architecturales non seulem ent uniques en Normandie, mais en plus très réussies esthétiquement. D'abord le motif décoratif à bâtons br isés du bandeau qui sépare les deux travées et descend jusqu'au sol, ensuite et su rtout les sculptures en faible relief de l'arc à deux rouleaux surmontant l'accès à une chap elle orie ntée disparue. Le visiteur prévoya nt muni de ses jumelles comprendra t out l'intérêt des animaux du rouleau interne, qui rappellent le style oriental des manuscrits normands des xr• et xn• siècles, et des scènes du rouleau ext erne dont cert aines ont fait l'obj et d'interprétations les plus diverses. À titre d'exemple, le claveau numéro 7 fig ure pour un historien saint Philibert et son loup tandis que pour un spécialiste de l'art roman il s'agit du roi David avec sceptre, couronne et trône orné d'une tête d'aigle. Mag nifiquement r estau rés, les bâtiments conventuels sont désormais rendus aux amateurs d'histoire et d'architecture
Au lieu de participer au déclin de la ville amorcé à la fin du X!f siècle ou de s'abîmer comme tant d'autres sous le coup du régime de la commende, l'abbaye connaît un renouveau éclatant et durable au xv11' siècle, grâce au ministère (1596-1643) de cette femme exceptionnelle. D'origine illustre, puisqu'elle est la nièce du chancelier Michel de l'Hospital, elle reçoit dès l'âge de quatre ans une éducation soignée selon le modèle humaniste. Nommée à vingt-six ans au détriment de l'abbesse élue régulièrement, elle entreprend avec énergie de redonner la priorité à l'observance de la règle de saint Benoît : priorité à l'office divin, obéissance (trois récalcitrantes quittent l'abbaye), étude des textes sacrés, stricte clôture et ouverture d'un séminaire à l'intérieur de l'abbaye pour compenser l'ignorance des jeunes filles. Son influence religieuse dépasse les limites de la communauté : à son exemple, d'autres abbayes sont réformées ou fondées. Gestionnaire hors pair et tenace, elle rétablit les droits et revenus, même les plus anciens, de l'abbaye qui retrouve son opulence financière. Bienfaitrice, elle favorise l'instruction des enfants par la création d'écoles dans les paroisses et développe les œuvres charitables. Il ne faut cependant pas oublier que sa vocation et son œuvre religieuse, sociale et administrative s'inscrivent« dans l'alliance de la Contre-Réforme catholique et de l'absolutisme royal, au nom de laquelle Louis XIV, sous l'invocation de la fameuse formule : Une foi, une loi, un roi, aconduit une politique intolérante et autoritaire dont l'un des aboutissements aété la révocation de l'édit de Nantes, funeste à la fois à l'économie française et aux fondements de l'autorité royale» (L. Lefebvre). À sa mort, l'hommage est général. Il émane même des protestants, dont elle a farouchement combattu l'implantation.
religieuses. Si le logis édifié au xvnr• siècle pour l'abbesse est occupé par la bibliothèque municipale, le cloître, dont on ignore l'aspect primitif, le réfectoire et le dortoir du xvr• siècle, l'austère salle capitulaire du x r• siècle et le réfectoire de pur style gothique du XIII' siècle sont mis en perspective par des expositions mettant en scène l'histoire de la ville, de l'abbaye et de l'architecture des abbayes normandes. Le rétablissement des colorations d'origine de nombreux murs, charpentes ou lambris est d'un effet saisissant.
La tribune d'escalier à façade gothique flambloyante, véritable « morceau de bravoure ».
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La Sainte-Trinité de Fécamp Le long vaisseau de l'abbatiale attire de loin les regards lorsqu'on arrive, sur le plateau cauchois, en vue de la vallée de Fécamp. L'abbaye dédiée à la SainteTrinité est fondée vers 660 par Waninge, gouverneur de la région. La première église est consacrée quelques années plus tard devant le roi Clotaire III, saint Ouen et saint Wandrille et le nouveau monastère se développe si bien qu'il compte bientôt trois cents moniales. Mais le saccage des Vikings en 842 se termine tragiquement : si une partie des religieuses s'enfuit en Picardie avec les reliques de saint Waninge, les À droite Le déambulatoire aux proportions majestueuses.
Page de gauche. en haut La Dormition de la Vierge (détail). Page de gauche, en bas Tombeau de l'abbé Thomas de Saint-Benoît mort en 1307.
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La route des abbayes en Normandie
Le Précieux Sang Grâce à la relique du Précieux Sang, Fécamp fut avant le MontSaint-M ichel le grand pèlerinage de Normandie et aujourd'hui encore, • l'abbaye accueille la foule des pèlerins lors des fêtes du Précieux Sang, le mardi et le Jeudi suivant la Trinité. Les moines des premiers temps légitimaient la possession de cette prestigieuse relique par la découverte, ..., miraculeusement échoué à l'embouchure de la rivière, du tronc de figuier où Isaac, neveu de Joseph d'Arimathie, avait caché le coffret de plomb contenant le sang du Christ En 990 la légende s'étoffe, car au moment même de la consécration de l'abbatiale romane se produisait dans un village voisin, sous les yeux d'un prêtre nommé Isaac, la transformation du vin consacré en sang du Sauveur. Ce sang miraculeux a aussitôt été déposé sous l'autel majeur de l'abbatiale. Un tabernacle délicatement ciselé sur le modèle florentin abrite depuis lexv1• siècle le Précieux Sang. Il est encastré derrière la maître-autel, face à la chapelle de la Vierge.
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autres sont m assacrées p ar les envahisseurs fu rie ux de les trouver, les attendant, sereines et le visage lacéré par leurs propres soin s pour éc h app e r à le ur convoitise. L'église n'est relevée qu'un siècle plus tard et Richard l" y établit d'abord un collège de chanoines. Ils seront re mplacés au tout début du x r• siècle par des moines inst allés à l'instigation de Richard II pour y vivre selon la règle bénédictine réfo rm ée par Cluny. Protégé autant par les rois de France qu'il l'avait été par les ducs normands, le monastère regorgera de richesses et jouira de nombreux privilèges. Par exemple, avec le titre de baro n, l'abbé jouissait à partir de la fin du xrrr• siècle non seulem ent du droit de basse et moye nne justice, m ais aussi
de h aute justice. Il va sans dire qu'une t elle situation a attiré la plus grande noblesse à l'heure de la commende . Les bâtiments claustraux, érigés au xvrrr• siècle au nord, sont occupés aujourd'hui par la mairie, aussi le principal souve nir à Fécamp de cette puissance passée est le grandiose sanctuaire de style gothique primitif, achevé en 1220, qui a re m placé l'église romane (dont il n e res t e que quelques fragments) . Il ne faut pas laisser la fa çade classique, curieusement apposée au xvrrre, empêcher de l'apprécier. Malgré le zèle des sans-culottes pour abattre st atues et vitraux de l'abbatiale tran sformé e en club des Jacobins en 1792, sa visite fer a le bonheur de l'amateur de sculpture qui pre ndra le temps
La Sainte-Trinité de Fécamp
De gauche à droite Dans le chœur, le baldaquin du xv111' siècle. Le tabernacle du Précieux Sang.
de découvrir neuf siècles d'art, du Moye n Âge au baroque t ardif, en passant par la Renaissance. Les œuvres à« ne pas manquer » sont si nombreuses et si variées qu'il est vain de n 'en citer que quelques-unes. Mais comment ne pas au m oins évoquer les superbes hauts-reliefs ro mans ret raçan t les principales scènes de la vie du Christ, prove nant sans doute d'un tombeau et auj ourd'hui exposés dan s le ch œ ur (seconde m oitié du x n • siècle). Et le groupe de la Dormition de la Vierge dan s le tran sept sud, chef-d'œuvre de composition, d'expression et de mouvement (1495). Et les élégantes clôtures pénétrées d'influence italienne des ch apelles donnant sur le déambulatoire (xvre). Et les compositions allégoriques des anciennes stalles des moines qui
lambrissent les murs de la chapelle de la Vierge. Et l'épou stouflant baldaquin du chœ ur en bois doré dont le dôme abrite un archange planant dans le vide (1750). Et...
Page de gauche À la croisée du transept, la tour-lanterne s'élève à 65 mètres.
La réforme de Cluny se diffuse ep Normandie à partir de Fécamp Lorsque Richard 11 le Bon. quatrième duc de Normandie, veut encourager un regain de ferveur de l'Église normande, il parvient en 1003 à convaincre Guillaume de Volpiano, alors abbé de SaintBénigne de Dijon, de diriger l'abbaye de Fécamp. La persévérance a porté ses fruits puisque Mayeul, l'abbé de Cluny même, n'avait pu se résoudre à répondre au même appel. Guillaume de Volpiano est un moine lombard de grande noblesse (il est apparenté aux Ottoniens, la famille impériale allemande, et aux Capétiens) Il est devenu une des personnalités les plus célèbres de l'an mil en fondant ou réformant, selon les règles de l'abbaye mère de Cluny, bon nombre d'abbayes italiennes. bourguignonnes ou françaises. Il finit ses jours à Fécamp après avoir, avec l'aide de ses disciples, rétabli à Jumièges, Saint-Ouen de Rouen. Bernay, Cerisy, le Mont-SaintMichel. .. l'unité d'observance de la règle bénédictine suscitée par Cluny.
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La route des abbay es en Nor mandie
Notre-Dame du Pré-Valmont
Un lieu de calme et de si lence à proximité de la mer.
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Depuis la fondation de l'abbaye en 1011 par Lesceline, veuve du comte d'Eu, si le monastère a changé de vocable ou s'il a changé d'implantation, d'abord dès 1046 de Saint -Pierre-sur-Dives à Lisieux, puis tout récemment de Lisieux à Valmont, s'il a subi les
ravages causés par les malheurs du temps, la pérennité de la vie de prière a toujours été assurée par les bénédictines de Notre Dame-du-Pré. Emprisonnées à la Révolution, pendant huit mois, puis dispersées, elles ne cessent pas pour autant de cé lébrer, à l'insu de leurs geôliers, l'office divin et la mère abbesse maintient l'union de la communauté par ses pérégrinations de l'une à l'autre. Elles reprennent possession (à partir de 1808) des lieux devenus bien national, satisfaisant, grâce au pensionnat, la condition de poursuivre une mission d'éducation. La petite Thérèse Martin, future sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, y est élève de 1881 à 1886. Le bombardement de Lisieux en 1944 a décimé la communauté et détruit intégralement les bâtiments. Les sœurs reconstruisent leur monastère dans les années cinquante sur les décombres de l'ancien.
Notre - Dame du Pré-Valmont
Par l'achat de l'abbaye de Valmont, propriété privée depuis 1791, elles font, en 1994, renaître ces lieux à la louange de Dieu, ce qui n'est pas fréquent en cette fin de siècle. Confrontées au bruit et à l'agitation croissante de l'environnement, entre une nationale de plus en plus fréqu entée, une voie de chemin de fer qui accueillera bientôt le TGV et une école, elles ont en effet dû envisage r de quitter leur monastère de Lisieux. Séduites par la beauté du site de Valmont, les sœurs ont su instantanément qu'il est un de ces lieux de calme et de silence propices à la prière et à la recherche de Dieu. Au pied d'une colline, à la périphérie du bourg, non loin de la prése nce vivifiante de la mer, elles trouve nt, seuls souvenirs de l'abbaye fondée en 1069 par Nicolas d'Estouteville, des bâtim e nts conventuels construits au XVIIe siècle et remaniés au xv m • de fort belle allure, et surtout l'église abbatiale dont les ruines à ciel ouvert s'élevaient alors dans un beau décor de verdure. La nef avait déjà disparu en 1691. Commencée au xv• siècle en style gothique flamboyant comme en témoignent les bas-côtés du transept et du chœur, elle est décorée au siècle suivant dans le plus pur style Renaissance, dont le charmant triforium conservé sur le côté gauche est un exemple. La chapelle d'axe, dédiée à la Vierge,
dite aussi« chapelle des six heures » est une merveille artistique, entièrement de style Renaissance. Les vitraux retracent la vie de la Vierge et une Annonciation attribuée à Germain Pilon figure en persp ective la chambre de la Vierge avec quantité de dét ails. Les gisants et dalles fun éraires (des xv• et xv1• siècles) des sires d'Estouteville et de leurs épouses reposent sous une voûte en pierre très ouvragée. Les Monuments historiques ont magnifiquement mené à bien le projet de couverture de l'église. En greffant des éléments modernes sur les vestiges de l'ancienne abbatiale, ils ont réussi à conjuguer le double impératif de préservation du patrimoine existant et de création d'un lieu de culte adapté à la vie d'une communauté monastique d'une vingtaine de sœurs.
La chapelle des « six-heures» au chevet de l'abbatiale.
La Vierge, patronne de l'abbaye.
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La route des abbayes en Normandi e
Notre-Dame du Vœu, ·le Valasse
Un des salons de l'abbaye transformée en château après la Révolution.
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Le double vœu à l'origine de la fondation de l'abbaye du Valasse explique le nom qu'on lui donna, dès le début, d'abbaye du Vœu. En effet, au retour de la deuxième croisade où il a accompagné Louis VII, Waleran, comte de Meullent, fait le vœu, alors que son navire risque fort de sombrer, de fonder une abbaye de moines
cisterciens s'il en réchappe. De son côté, Mathilde est cernée dans la ville d'Oxford par les troupes d'Étienne de Blois lorsqu'elle fait un vœu analogue si elle arrive à tromper leur vigilance et à fuir. Quelques années plus tard, elle s'adresse à l'archevêque de Rouen qui propose d'associer les deux vœux en une seule fondation (1152) : le Valasse offert par Waleran sera richement doté par Mathilde qui fait don de son domaine de Lillebonne. Après une série d'échecs, une communauté conduite par des moines de Mortemer s'installe de façon durable. Deux grands abbés bâtisseurs ont marqué l'histoire de l'abbaye: Richard de Blosseville au xne siècle a fait élever l'abbatiale romane et Pierre Boutren la relève après sa destruction en 1437 durant la guerre de Cent Ans. Cette église est rasée après la Révolution. Le fonds de la bibliothèque est
Notre - Dame du Vœu, le Valasse
t ransféré à Rouen grâce au même Dom Gourdin qui a sauvé celui de Jumièges. L'aile méridionale des bâtiments conve ntuels, qui ont été réédifiés en 1740, dans le style classique, sur les salles médiévales toujours en place (salle des convers, salle capitulaire ...), est aménagée à partir de 1793 en élégant château pour l'usage de l'armateur qui l'avait acquis : salles de réception, appartements ... Au xx• siècle les locaux sont fortem ent dégradés pour les besoins de la laiterie industrielle qui les occupe. La commune de Gruchet-le-Valasse achète le domaine en 1984 et engage son sauvetage. Un t rait original de l'abbaye réside dans ses bonnes relations tout au long du XVIIe siècle avec les nombreuses familles protestantes implantées alentour. Elles n'en ont pas moins été durement frappées
Mathilde !'Empresse Mathilde est la fille du duc-roi Henri I" que lui-même a désignée pour lui succéder. Veuve de l'empereur germanique Henri Ven 1125, elle agardé à vie le titre d'impératrice devenu dans la bouche des Normands« Empresse». Par son second mariage en 1128 avec Geoffroy Plantagenêt, comte d'Anjou, elle est à l'origine de la dynastie des Plantagenêts qui accède au trône à partir de 1154 avec son fils Henri Il. À la mort d'Henri I", en 1135, Étienne de Blois, cousin de Mathilde, est parvenu à se faire proclamer roi, mais le tempérament de celle-ci ne la prédispose pas à la résignation. Ses efforts pour reconquérir le trône ont plongé l'Angleterre dans une longue et douloureuse guerre civile qui ne cessera, après plusieurs retournements de situation. qu'avec la reconnaissance de son fils Henri comme héritier légitime. L'épisode de sa captivité dans la forteresse d'Oxford en 1142 succède d'ailleurs à la libération, sur les ordres du pape, d'Étienne qu'elle avait elle-même, avec le soutien de Robert de Gloucester. précédemment fait prisonnier dans cette même forteresse. Elle s'échappe par une poterne et traverse à pied la Tamise couverte de glace pour gagner Abingdon. Elle meurt en 1167 et son corps est inhumé dans le chœur de l'abbatiale du Bec-Hellouin. Au x1x' siècle, ses restes sont transférés dans la cathédrale de Rouen.
par la révocation de l'édit de Nantes et ont quitté en grand nombre la France. De gauche à droite Les voûtes du réfectoire. Façade orientale des bâtiments conventuels du xv111• siècle.
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Saint-Wandrille de Fontenelle C'est en 649 que saint Ouen incite Wandrille à fonder une abbaye dans son diocèse de Rouen. La Fontenelle, petit ruisseau au bord duquel la communauté naissante s'établit et qui se jette non loin de là dans la Seine, donnera son nom à l'abbaye. Quatorze siècles plus tard, une trentaine de moines, guidés par la règle de saint Benoît dans leur recherche de Dieu, y forment encore un foyer de spiritualité. Wandrille était un jeune aristocrate de la cour du roi Dagobert promis à un avenir brillant lorsqu'il décida, de même que son épouse, de consacrer sa vie à Dieu. Saint Colomban, qu'il avait alors rejoint à Bobbio, l'initia au monachisme irlandais. Il veillera jusqu'à sa mort sur la communauté qu'il avait animée et où germera une incroyable floraison de saints pendant une centaine d'années : En page de gauche La bibliothèque.
Lantbert, Condède, Vulfran, Bain, Hermeland, Hildebert, Bagga, Ravenger, Austrulf... Mais dès 740, l'abbaye connaît une période de décadence sous la direction d'abbés laïcs, et ne s'en relèvera que quelques années avant le début des expéditions des Vikings dans la vallée de la Seine. La communauté finit par abandonner le monastère, pillé et incendié à plusieurs reprises, et trouve asile dans une abbaye de Flandre.
Dans le cloître, la porte du réfectoire, témoignage de la sculpture de la Renaissance en Normandie.
Les ateliers.
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Les vestiges de l'abbatiale gothique (x,v• siècle).
En 960, la communauté revient relever les ruines sous la conduite de Maynard, celui-là même que Rich ard r•' enverra six an s plus tard au Mont-Saint-Michel pour y introduire la règle bénédictine. C'est à partir de ce moment-là que l'habitude est prise d'appeler l'abbaye de Fontenelle par le nom de son fo ndateur. Victime du régime de la commende au début du xvr• siècle, le monastère en subit les conséquences
La Geste des abbés de Fontenelle Les Gesta abbatum Fontanellensium sont rédigés entre 820 et 840, lorsque l'abbaye connaît un renouveau intellectuel et spirituel sous la direction d'Angésise, le réformateur de Luxeuil. Ce recueil de textes historiques et hagiographiques constitue l'une des plus anciennes chroniques monastiques connues. La vie et les faits notables des abbés de Fontenelle, de Wandrille à Anségise. et de ses nombreux saints y sont retracés. Il contient également le plus ancien témoignage de l'existence d'une salle capitulaire. le « bouleterion » ou salle de délibération.
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bien connues, relâchement dans l'observance de la règle et dégradation de tous les édifices, jusqu'à ce que la congrégation de Saint-Maur introduise en 1636 sa réforme. À la Révolution, la communauté est dispersée, elle cesse d'exister pour la seule et unique fois de son histoire. Après un épisode industriel, le domaine est racheté en 1863 par un baron anglais, lord Stacpoole, qui restaure les locaux conventuels avec une approche postromantique qui choque aujourd'hui. La vie monastique n'est rétablie qu'en 1894, par des moines venus de Ligugé, dans la ligne de la restauration accomplie par Dom Guéranger à Solesmes. Il est impossible de ne pas mentionner Dom Pothier, élu abbé de cette petite communauté en 1897. Éminent auteur d'études sur le chant grégorien, c'est à lui qu'a fait appel Pie X pour restaurer le
Le « chef » de saint Wandrille Lorsqu'en 858 les moines fuient les attaques des Vikings, ils emportent avec eux ce qu'ils ont de plus précieux: des manuscrits, mais surtout les reliques de leurs saints. Le crâne de saint Wandrille en est une, essentielle. De retour cent deux ans plus tard dans la vallée de Fontenelle, ils laissent le vénéré crâne aux soins de leur abbaye d'accueil en Flandre, en attendant d'avoir reconstruit un nouveau sanctuaire. Mais de fait il demeure en Belgique, jusqu'à ce que l'on perde totalement sa trace à la fin du xv1' siècle et ce, pendant trois siècles. Car en 1877, un curé de Namur découvre, au cours de travaux dans son église, un reliquaire contenant un crâne. Un parchemin qui l'accompagne permet de l'identifier sans aucun ambigu1té: il s'agit du chef de saint Wandrille. Mais la communauté s'étant désagrégée à la Révolution, c'est au monastère de Maredsous. à Denée, fondé quelques années plus tôt, que l'évêque de Namur décide de remettre la relique Dès sa refondation en 1894, l'abbaye Saint-Wandrille engage les démarches pour que les restes du saint retrouvent sa vallée, mais jamais le Maredsous ne se résout à accéder à ce désir. Il est vrai que les moines de SaintWandrille ne pouvaient se prévaloir d'un sanctuaire digne d'une relique d'une telle valeur. li leur faudra attendre la construction de la nouvelle église abbatiale en 1969 et l'émergence d'un nouvel état d'esprit pour que. à l'occasion de la première messe solennelle, l'abbé du Maredsous rapporte lui-même la relique mille cent onze ans après son départ.
plain-chant dans la liturgie. La communauté émigre en Belgique en 1901 après la loi sur les associations votée par le gouvernement fortement anticlérical d'alors. Elle regagne la France dès 1924 et réintègre SaintWandrille en 1931, rachetant cette
fois-ci les lieux. Pour l'anecdote, on se souviendra que durant l'intermède, l'abbaye a compté parmi ses propriétaires l'illustre écrivain Maurice Maeterlinck. Depuis son retour, la communauté continue de relever ici le défi d'une vie à l'écart de la société, dans la solitude et le silence où l'on se trouve plus facilement face à soi-même et face à Dieu. Les moines de SaintWandrille, adhérant au message du pape Jean-Paul II, s'attachent à « vivre plus radicalement que jamais le mystère de leur condition tout à fait originale de moine, qui est folie aux yeux du monde et sagesse dans !'Esprit-Saint: l'amour exclusif du Seigneur et de tous ses frères humains en Lui ». De nouvelles vocations viennent régulièrement fortifier la communauté.
De haut en bas Le portail néo-Renaissance ajouté au xix• siècle. L'abbaye au fond de la vallée de la Fontenelle. L'escalier menant aùx cellules des moines.
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La route des abbayes en Normandie
La salle du chapitre. Photo du haut Le cloître gothique flambloyant qui a remplacé au xv' siècle le cloître roman.
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La visite de l'abbaye est assurée par les moines, dans le respect de la clôture. Après avoir passé le grand portail néo-Renaissance, ajout de lord Stacpoole, ou le portail latéral dont l'arc en anse de panier est surmonté du pélican (symbole du Christ qui a donné son sang pour le salut de l'humanité), on découvre la belle ordonnance classique de la porte de Jarente et les magnifiques pavillons de la Grâce et de la Nature qui l'encadrent, aux frontons particulièrement riches en symboles (xvme siècle).
On aborde par la nef l'église Saint-Pierre devenue carrière de pierre en 1835. Le visiteur attentif remarquera les piles de travées qui n'ont jamais été élevées. Les ruines du transept nord ne manquent pas d'allure et donnent une idée du volume de l'église du xme siècle, avec son chœur aux dix-sept chapelles rayonnantes. Autour du remarquable cloître (xrve et xvresiècles), la congrégation de Saint-Maur a rebâti au xvne, en conservant la disposition traditionnelle des abbayes bénédictines, l'aile du dortoir à l'est et l'aile des hôtes à l'ouest. Au nord, le plus ancien réfectoire monastique d'Occident a conservé depuis le xi° siècle le même usage. La galerie Renaissance du cloître qui le longe est justement fameuse pour son lavabo et la porte d'accès au réfectoire. Malgré les restaurations du xrxe siècle, SaintWandrille nous offre un exemple harmonieux de l'architecture mauriste dans sa première période, qui alliait constructions médiévales et classiques. La communauté reçoit le lljuillet 1967, le jour même de la SaintBenoît, l'autorisation inespérée, de la part de la commission des Monuments historiques, d'édifier enfin une nouvelle église abbatiale. Elle avait en effet déjà soumis sans succès, avec ses architectes, une trentaine de projets. Il faut dire qu'il s'agit cette fois-ci, non pas de reconstruire,
Saint-Wandrille de Fontenelle
mais de remonter, en contrebas de l'ancienne église gothique pour en respecter les vestiges, une grange dîmière du xm• siècle, celle de la ferme de Canteloup, dans l'Eure. Le 1er mars 1968, jour anniversaire de la fondation du monastère, la première pierre est posée : elle provient de l'église gothique, elle-même la cinquième édifiée à son emplacement depuis le vn• siècle. L'église dans laquelle les
moines entrent solennellement le 21 décembre 1969 pour y célébrer la première messe est bouleversante par sa sobriété, l'équilibre des proportions, la douceur de la lumière, la chaleur du bois, matériau dominant à l'intérieur. On pénètre en effet dans un superbe vaisseau de charpente allongé, soutenu par des fûts de chêne aux assemblages savants, entre deux murs pignons de pierre calcaire.
Un office à Pâques dans la nouvelle abbatiale, ancienne grange dîmière du x111' siècle.
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Jumièges
On ne saurait trop conseiller au visiteur de découvrir Jumièges des hauteurs de la rive gauche de la Seine : la vision des ruines de l'église Notre-Dame se détachant sur un fond de forêts est saisissante et inoubliable. De la petite route descendant de la forêt de Brotonne sur Heurteauville, il traversera en bac le fleuve à Port-Jumièges où l'abbaye avait autrefois ses chais. L'histoire de l'abbaye de Jumièges remonte à l'époque mérovingienne, où sa fondation s'inscrit dans la continuité des grandes implantations religieuses qui ont contribué, depuis la chute de l'Empire romain d'Occident au V" siècle, à l'évangélisation de nos contrées. Sous l'impulsion de saint Ouen, évêque de Rouen, Philibert fonde Jumièges en 654. C'est une histoire riche qui commence pour plus de mille ans, les périodes de rayonnement considérable et de prospérité alternant avec les périodes
de difficultés et d'abandon. Saint Philibert a voulu son abbaye fortement orientée vers la charité aux pauvres. Elle le sera jusqu'au bout, ne déméritant pas des surnoms de « Jumièges l'Aumônier » ou « Jumièges !'Hospitalier » qu'elle ne tarde pas à acquérir. La règle tout d'abord adoptée par Philibert allie celle de saint Colomban, d'une très grande dureté, à celle de saint Benoît. Dès la fin du vII• siècle, seule cette dernière, plus douce, régit la vie des moines. Comme il est de tradition dans le très ancien monachisme, plusieurs sanctuaires sont construits. Une des particularités de Jumièges est d'être jusqu'au bout restée fidèle à cette multiplicité. Il ne nous reste à admirer aujourd'hui que les ruines de l'église dédiée à Notre-Dame et de celle dédiée à saint Pierre. Mais Philibert avait fait bâtir une troisième église, dédiée à saint Denis
En page de gauche Vue de l'église Notre-Dame, en cheminant depuis le logis abbatial.
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Saint Ouen Ce chancelier du roi Dagobert. une fois devenu évêque de Rouen en 641, entreprend très vigoureusement de faire reculer le paganisme dans son diocèse. C'est ainsi qu'il y encourage sans désemparer de nombreuses fondations monastiques : Fontenelle en 649, Jumièges en 654, Fécamp vers 660. Pavilly vers 662 et Montivilliers vers 684. Le succès de son entreprise est en grande partie dû à deux hommes à la personnalité exceptionnelle, Wandrille et Philibert. deux nobles qu'il a connus à la cour et qui depuis ont pris l'habit. Le premier a fondé F~ntenelle qui porte aujourd'hui son nom et l'on doit au second, outre Jumièges. les deux monastères de femmes de Pavilly et Montivilliers. Après avoir négocié à Cologne la paix entre la Neustrie et !'Austrasie, saint Ouen meurt en 684 sur le chemin du retour. près de Paris, en un bourg qui ne tardera pas à prendre son nom. Son corps est ramené à Rouen et déposé dès 688 sous la basilique de la ville, derrière le maître-autel. Proclamé saint par les Rouennais, il est fêté le 14 août.
et saint Germain, un oratoire à saint Martin, une chapelle SaintClément et sans doute une église Saint-Sauveur. La prédication des religieux attirant vers la nouvelle abbaye de nombreuses vocations et donations, elle joue très vite un rôle économique et culturel de premier plan, qu'elle gardera
Vue méridionale de l'église Notre-Dame. Devant, un if marque l'emplacement du centre du cloître.
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pendant deux siècles. Les quelque mille moines et novices et mille quatre cents frères convers, serfs ou ouvriers non seulement mettent en valeur les bois et terres donnés à l'abbaye, construisent des bateaux et commercent avec l'Angleterre par le port de l'abbaye (Port-Jumièges où l'on prend le bac aujourd'hui, sachant qu'un bras mort de la Seine passait devant l'abbaye), mais aussi lisent et copient des manuscrits. Les attaques et rançonnements répétés, à partir de 841, par les Vikings attirés par le trésor faramineux de l'abbaye ont raison de toute cette organisation : les moines se sauvent pour Haspres, près de Cambrai, n'emportant avec eux que les reliques et les manuscrits les plus précieux, et l'abbaye est livrée à la végétation pendant enviro n un siècle.
Jumièges
Mais les anciens envahisseurs deviennent bientôt, par le traité de Saint-Clair-sur-Epte (911) avec Charles le Chauve, les maîtres officiels de la région, la condition de cette reconnaissance étant leur engage ment à la pacifier et leur conversion au christianisme. Une première tentative de relèvement est engagée vers 940, sous l'impulsion de Guillaume Longue-Épée, second duc de Norm andie, qui avait été marqué par sa rencontre fortuite, au cours d'une partie de chasse, de deux ermites, Beaudoin et Gondoin, qui étaient venus d'Haspres pour vivre sur le site ruiné. L'abbaye ne reprend réellement son essor qu'après l'an mil, avec l'introduction de la réforme clunisienne par Thierry, disciple de Guillaume de Volpiano. La nouvelle église Notre-Dame, dont les travaux
ont été lancés en 1040 par l'abbé Robert Champart (1037-1045) est solennellement consacrée en 1067 en présence de Guillaume, septième duc, surnommé « le Conquérant » depuis son triomphe anglais en 1066. Jumièges est étroitement liée à l'histoire anglaise de la Normandie et c'est d'ailleurs en son sein qu'est écrite vers 1071 la première histoire des ducs de Normandie, les Gesta Norm annorum ducum, dans la série des « défense et illustration » de la conquête. La communauté se développe à nouveau si bien qu'elle peut même envoyer certains des siens relever d'autres abbayes comme Saint-Évroult en 1050, Saint-Sauveur-le-Vicomte en 1080 et Saint-Sever-Calvados en 1085. Les principales ruines que nous voyons aujourd'hui datent de cette époque.
L'abbé Robert Champart li lance en 1040 les travaux projetés par l'abbé Thierry, initiateur de la réforme clunisienne à Jumièges. Le roi d'Angleterre Édouard le Confesseur lui confie peu après l'évêché de Londres, puis l'archevêché de Cantorbéry. C'est lui qui apporte en 1051 au duc de Normandie Guillaume le Bâtard la promesse de la succession au trône d'Angleterre.
'" Jumièges a conservé jusqu'à sa suppression deux sanctuaires juxtaposés: Saint-Pierre (x' -x1v' siècle) et Notre-Dame (x1' -x111' siècle).
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La façade de l'église Notre-Dame est caractérisée par sa sobriété et le massif occidental faisant saillie. Les tours octogonales encadrant le large porche s'élèvent à 43 mètres.
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Le xn• siècle est traversé par quelques crises matérielles (guerres provoquées par Henri re, Beauclerc) et spirituelles (dissensions intestines), surmontées en 1160. L'abbaye se développe normalement dans une région pacifiée depuis sa conquête par Philippe Auguste après la victoire décisive de 1204 à Château-Gaillard. Elle compte une cinquantaine
de moines. Des travaux de construction sont entrepris (le chœur gothique de l'église Notre-Dame, l'église Saint-Pierre, le dortoir), et l'activité de sa célèbre école de copistes est intense : près de la moitié des quatre cents manuscrits de Jumièges date du x111• siècle. La prospérité du monastère est la cause d'un relâchement spirituel sensible dès le xrv• siècle, mais le déclin brutal survient lors de la guerre de Cent Ans, durant laquelle les moines sont obligés à plusieurs reprises d'évacuer leur abbaye pour se réfugier à Rouen. Sous le long régime de la commende, dont est victime l'abbaye dès 1464, deux réformes sont entreprises. La première en 1515, par des moines du Chézal-Benoît, est due à l'initiative, extraordinaire pour un abbé commendataire, de Philippe de Luxembourg. Le pillage de l'abbaye par les protestants en 1562 brisera cet élan. La seconde est engagée dès 1616 par l'illustre congrégation de Saint-Maur. Du vaste programme de reconstruction qui a dès lors accompagné le retour à la discipline régulière, il ne reste aujourd'hui que le logis abbatial et les deux escaliers menant aux terrasses des jardins. Malgré des difficultés financières attestées par l'inventaire général auquel l'Administration a procédé à la Révolution, Jumièges demeure fidèle à la
Ju mièges
Les Énervés de Jumièges
mission charit able assignée par saint Philibert et n ourrit to u s les pauvres qui se présente nt à sa porte pendant les disettes de 1694 et 1740 et le terrible hive r de 1788-1789. Les destructions qui ne tardèrent pas à la suite de la ve nte de l'abbaye comme bien national s'opè rent en deux phases. Le s b âtiments conventuels les plus neufs sont d'abord soigneusement dém ontés et les matériaux ve ndus. La seconde vague transforme le reste en une vaste carrière de pierre. Les murs de Notre-Dame sont si épais qu'il fa ut recourir à la dynamit e. Les ravages de cet affairism e à courte vu e qui m arque le début du x rx 0 siècle sont définit ivement stoppés par l'acquisition du dom aine par la famille Lepel-Cointet qui entreprend de sauver ce qui peut l'être encore. L'État rachète finalement le domaine en 194 7, influencé sans doute par les multiples travaux des archéologues qui ont dessiné,
Cette légende la plus connue de l'abbaye veut que Clovis Il parti en pèlerinage à Jérusalem, ses fils se rebellent contre leur mère sainte Bathilde qui assurait la régence. À son retour il est contraint de lever une armée pour les vaincre. li leur inflige pour châtiment qu'on brûle les nerfs de leurs jarrets et confie ensuite leur sort à Dieu en les laissant dériver sur la Seine dans une barque. Les deux invalides échouent à Jumièges où, recueillis par Philibert, ils finiront humblement et paisiblement leu rs Jours comme moines. La réalité historique est tout autre puisque lorsque Clovis 11, qui n'est jamais allé en Terre sainte, meurt à l'âge de vingtdeux ans, ses trois fils n'étaient pas en âge de se révolter. C'est le tombeau de Tassilon et de son fils Théodon qui a donné corps à la légende, probablement créée au x1' siècle pour Justifier certains biens de l'abbaye alors attribués à la générosité de la reine Bathilde. Charlemagne avait en effet exilé en pénitence à Jumièges. après la rupture de son serment de fidélité. son cousin et vassal Tassilon, duc de Bavière. bientôt rejoint par son fils Théodon.
analysé, fo uillé avec passion ce qui est devenu pour tout le monde« la plus belle ruine de France ». Elle est aussi obj et d'une excellente thèse de !'École nation ale des chartes du futur écrivain Roger Martin du Gard.
Le logis abbatial édifié au xv11' siècle. En haut. à gauche Une des baies des tribunes de la nef.
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La route des abbayes en Normandie
Église Notre-Dame: Le pan occidental de la tour-lanterne, qui a résisté au dynamitage du chœur au xi x• siècle, semble tenir en équilibre.
La nef romane à trois niveaux.
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L'exce pti o nnel fon ds de manuscrits de la bibliothèque a été sauvé, avant sa dispersion à tout ve nt, p ar un ancien moine de Saint-Ouen, Dom Go urdin, devenu le premier conservateur de la toute nouvelle bibliothèque municipale de Rouen. M ais attard on s -n ou s qu elque peu dans les m ajestueuses ruines de l'église Notre-Dame. Sommet et clé de l'art roman normand, elle permet de saisir l'articulation entre l'architecture carolingie nne et l'ar chitecture romane. La sobriété et l'absence tota le de dé coratio n sculptée de la façade, poussées ici à l'extrême, sont caractéristiques du style roman normand alors que le m assif occidental faisant saillie, le large porche et la chapelle h aute au revers sont auta nt de survivances de la t radition carolingienne. La nef à trois niveaux
est très élevée et t rès claire, les fe nêtres hautes mesurent 5 mètres en hauteur. C'est la pratique qu'ont choisie les Normands de couvrir de charpente en bois la nef, en ne voûtant d'arêtes que les bas-côtés,
Jumièges
qui permet cette élévation. La tour-lanterne, dont le seul côté restant semble suspendu dans le ciel, inondait de lumière l'autel à la croisée du transept. À partir du transept, le gothique prend le pas sur le roman.« Grâce» aux destructions, le visiteur attentif, observant par exemple tel chapiteau émergeant sous un pan gothique arraché, comprendra le procédé adopté par les bâtisseurs du xm 0 pour consolider le transept et littéralement rhabiller son décor roman. Le chœur quant à lui a été reconstruit sur le plan de l'ancien chœur roman à déambulatoire et sept chapelles rayonnantes ont été ajoutées. L'église Saint-Pierre est une des premières églises rebâties au x• siècle après les invasions vikings. Bien qu'entièrement reconstruite au xrv• siècle, elle conserve sa façade occidentale et les deux premières travées de sa nef typiques de l'architecture carolingienne, préromane. Des divers bâtiments de l'enclos monastique ne demeurent que quelques vestiges (salle capitulaire, cellier...), de part et d'autre de l'emplacement du cloître. À l'entrée du domaine, le bâtiment de la porterie, du XIV' , qui abritait à l'étage la salle de justice, était prolongé à gauche par l'aumônerie et l'hôtellerie. Une résidence néogothique y a été accolée au xrx• siècle par un élève
rouennais de Viollet-le-Duc, pour la famille Lepel-Cointet. Dans le parc, le logis abbatial est intact, et l'on apprécie l'ordonnance de ses façades classiques. Les jardins à la française disparus ont laissé la place à de vastes pelouses où des arbres splendides mettent en valeur la majesté des ruines.
Arcade et baies romanes du bas-côté sud de la nef.
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Saint-Georges de Boscherville Saint-Georges est le siège d'une très rare continuité d'édifices religieux depuis le premier siècle avant Jésus-Christ, comme l'ont révélé les fouilles archéologiques entreprises dans les années 1970. Aufanum gaulois, modeste temple en planches consacré à une divinité locale, a d'abord succédé unfanum gallo-romain plus solide au r•,siècle après Jésus-Christ. Abandonné vers 120, il est aménagé au vn• siècle en une chapelle funéraire dédiée à saint Georges, au temps de la christianisation des campagnes. Le village, à un quart de lieue, possède sa propre église patronnée par saint Martin. Il a pris le nom du seigneur de l'endroit, Baucher: Balcherii villa. Entre 1050 et 1066, Raoul de Tancarville, précepteur puis grand chambellan du duc Guillaume, fonde une collégiale de chanoines séculiers, qu'il dote largement. Il fait reconstruire l'église Saint-Georges à l'emplacement exact dufanum antique, sur un plan plus vaste et en forme de croix.
Mécontent des chanoines séculiers, Guillaume de Tancarville, cinquième fils de Raoul, fait venir en 1114 dix moines de SaintÉvroult-en-Ouche pour remplacer la collégiale par un monastère bénédictin. Ils entreprennent la construction de l'église qui nous est restée, achevée vers 1125. Le troisième abbé, Richard, obtient du pape Honorius III l'indépendance du monastère par rapport à l'abbaye mère qui souhaitait le maintenir comme l'un de ses prieurés. Il supprime également une communauté féminine qui vivait dans un bâtiment attenant au mur occidental de l'abbaye. Boscherville a toujours été une abbaye modeste, par le nombre de ses moines, qui n'a jamais excédé la trentaine, et par ses possessions. D'une part sa fondation esttardive: elle intervient lorsque de nombreux autres monastères sont déjà implantés dans la région et les terres d'Angleterre, sources de richesses, déjà attribuées. D'autre part, à la
En page de gauche L'abbatiale vue du chevet, l'élévation de la tour-lanterne dominée par une longue flèche.
La voûte de la croisée du transept, supportant la tour-lanterne.
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La route des abbayes en Normandi e
Statues-colonnes. Au premier plan, la Mort se tranche la gorge. Sur sa robe où l'on remarque deux couteaux, le bandeau est sans détour : « Moi, la Mort, j'égorge l'homme et je l'emporte. » Àgauche, saint Benoît en abbé porte l'inscription: « Mon fils, reçois la discipline» (c'est·à·dire la Règle).
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différence de Bernay, Jumièges ou Montivilliers, abbayes ducales, Boscherville n'est, comme Lessay à l'autre bout du duché, qu'une abbaye seigneuriale : son rayonnement et ses terres ne dépassent guère un niveau local. La famille de Tancarville a protégé l'abbaye jusqu'à son extinction au début du XIV" siècle. Le déclin ne commence qu'après la défaite de 1415, avec l'occupation anglaise qui durera une trentaine d'années à la fin de la guerre de Cent Ans. Ses revenus sont annihilés lorsqu'elle est libérée de ce joug et elle s'en relève lentement, jusqu'à l'abbatiat très actif du dernier abbé régulier, Antoine Le Roux (1506-1535), inhumé dans le chœur de l'église. C'est alors le fléau de la commende qui s'abat sur le monastère, puis les saccages perpétrés à trois reprises par les protestants lors des guerres de Religion (1562, 1570, 1590). L'abbaye est réformée à partir de 1659 par des moines de la congrégation de Saint-Maur, qui, comme partout ailleurs, commencent par apurer les finances et rétablir l'observance de la règle pour ensuite engager un vaste programme architectural dont subsiste le logis de la ferme, le pavillon englobant la salle capitulaire et les jardins. La Révolution chasse de l'abbaye les sept moines âgés qui y résidaient encore. Les bâtiments de l'enclos monastique sont d'abord transformés en filature mais bientôt détruits. La salle capitulaire est sauvée en 1822 grâce aux démarches de deux archéologues précurseurs
qui poussent le département de Seine-Maritime à la racheter. L'église quant à elle avait été affectée dès 1791 au service paroissial à la demande des habitants du village dont l'église Saint-Martin menaçait ruine. L'église abbatiale est d'une grande homogénéité architecturale. C'est la seule en Haute-Normandie à donner l'image complète et non remaniée des grands sanctuaires construits à l'apogée de l'école romane normande, aujourd'hui disparus ou transformés, comme Saint-Ouen ou Fécamp. Les ajouts du xme siècle se sont limités à la couverture de la nef sur croisée d'ogives, en remplacement de la charpente primitive. La légèreté de la façade à trois niveaux est due aux fines tourelles qui remplacent des tours plus massives comme à Saint-Étienne de Caen. On accède aujourd'hui par un perron - le sol de la place a été abaissé au XIX' siècle - au large portail principal encadré d'arcatures aveugles qui trouvent leur écho sur les collatéraux. La décoration géométrique particulièrement variée de l'archivolte du porche est de tradition normande mais bien éloignée de la simplicité du XI' siècle. À l'intérieur nous sommes frappés par la clarté qui règne, accentuée par la blancheur de la très crayeuse pierre calcaire à silex. L'harmonie parfaite de la conception éclate dans toute sa splendeur, de la vaste nef flanquée de bas-côtés au chœur illuminé par de larges fenêtres et à
Saint - Georges de Boschervi l le
la voûte en cul-de-four nervurée, en passant par le transept dont les bras ont conservé les tribunes typiques des églises normandes. La tour-lanterne, supportée par quatre arcades au décor de bâtons rompus, illumine la croisée du transept. L'époque romane n'a guère produit de chapiteaux historiés ou autres sculptures en relief méplat, nous sommes donc à Boscherville en présence d'une exception : ils sont nombreux, de la façade à l'abside mais très peu d'entre eux donnent lieu à une interprétation univoque. L'architecture et le décor de la salle capitulaire, très recherchés, se situent, en 1170, à la charnière des styles roman tardif et gothique primitif. Le volume intérieur donne une impression d'ampleur par l'absence de colonnes soutenant les voûtes des trois travées et du chevet. Elles s'appuient sur des consoles prises dans une belle frise arabisante. L'ensemble exceptionnel de chapiteaux historiés des trois baies de l'entrée illustre !'Histoire sainte, des thèmes moraux ou la vie monastique. Les statues colonnes quant à elles évoquent la règle de saint Benoît dont un chapitre était lu chaque jour dans cette salle. Ce décor n'est pas d'inspiration normande mais émane sans doute de Chartres ou d'Ile-de-France. Au chevet de l'église, on admire notamment l'élévation de la tourlanterne et sa flèche, édifiée en charpente et non en pierre, l'une des rares à avoir résisté depuis l'origine à son poids ou à la foudre. Parmi les
nombreux chapiteaux sculptés du chevet, celui, très fameux, du monnayeur de Saint-Georges demeure un mystère puisque cette petite abbaye seigneuriale n'a jamais eu le droit de battre monnaie. Cette représentation pourrait être la figure de saint Éloi, patron des orfèvres. Dans le reste du domaine, on remarquera la chapelle du x111° siècle des Tancarville, restaurée en 1994, et une grange pressoir du xvn esiècle remontée à l'emplacement de la grange dîmière médiévale. Du haut des jardins restaurés selon les plans du xvne siècle, en englobant une belle vue de l'abbaye, on peut s'essayer à imaginer le long bâtiment encadré par deux pavillons qu'avait bâti la congrégation de Saint-Maur. Le pavillon de gauche et la partie centrale ont échappé aux destructions du x rxe siècle. Deux solutions adoptées par les architectes mauristes sont illustrées à Boscherville. La première, pour les petites communautés, consiste à réunir en un seul bâtiment l'ensemble des services de l'abbaye: la salle capitulaire, le promenoir, le réfectoire, la cuisine au rez-dechaussée, et le dortoir à l'étage. La seconde, au nom de l'unité de style, les conduit à« rhabiller» les salles médiévales à l'intérieur de bâtiments duxvne siècle. C'est ainsi que la salle capitulaire est ici encastrée, intacte, à l'intérieur du pavillon de gauche. Il est bien difficile depuis le jardin d'imaginer sa présence.
La crosse de l'abbé Richard L'abbé Richard (12111228) tenait toujours sa crosse à la main lorsqu'il a été découvert dans son tombeau inviolé, au cours des travaux de la salle capitulaire en 1978. L'ornementation poinçonnée de cette crosse est très rare. de même que son iconographie : à l'Agneau de Dieu qui habite presque toutes les crosses « au serpent )) connues est substitué un cerf. autre symbole du Christ à l'époque médiévale. Il se dresse dans la volute. portant sur son dos la croix à double traverse. Celle-ci évoque la vraie Croix puisque c'est cette forme qu'avaient en général les reliquaires des fragments de la Croix du Sauveur. Cette crosse est conservée au musée des Antiquités de Rouen. de même que les chapiteaux du cloître : deux bonnes raisons d'y faire une visite.
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La route des abbayes en Normandie
Saint-Ouen de Rouen Un e basilique mérovingienne dédiée aux apôtres Pierre et Paul est le premier sanctuaire connu à l'emplacement exact où se dresse encore aujourd'hui l'église abbatiale dédiée à saint Ouen. Les restes de ce grand saint y ont en effet été déposés en 688 et une communauté de moines bénédictins s'est implant ée autour plus t ard. L'abbaye
De gauche à droite La nef est surplombée à l'ouest par un orgue d'Aristide Cavaillé-Coll (1890) inséré dans un buffet du XVII' siècle. La rose du bras nord du transept. Le vitrail (xv' siècle) représente la hiérarchie céleste.
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est devenue peu à peu un grand centre de pèlerinage autour de ces reliques. Une absidiole surmontée d'un étage au nord du chœ ur, dite la tour aux Clerc, est le seul vestige de la vaste église romane érigée en conséquence au xr• siècle. L'abbé J ean Roussel dit Marc d'Argent a pris en 1318 l'initiat ive de réédifier sur ses ruines
Saint-Ouen de Roue n
l'incomparable chef-d'œuvre de style gothique rayonnant que nous visitons aujourd'hui mais sa construction s'est ensuite étalée sur plus de deux siècles. Son unité est pourtant remarquable car les dispositions initiales ont été respectées avec constance par les architectes successifs. On devra faire abstraction de la façade qui, restée inachevée, a été complétée au xrx• siècle par un pastiche bien dans le goût d'alors. On accède à l'intérieur par le très beau portail des Marmousets au sud, avec ses voûtes retombant sur deux grandes clefs pendantes d'un effet curieux. Au trumeau figure la statue de saint Ouen dont quarante médaillons quadrilobés, dans la partie inférieure du porche, retracent la vie légendaire. Le tympan à trois registres est consacré à la Vierge: la Dormition, la Mise au tombeau et l'Assomption et enfin la Glorification. Une fois dans la nef, un prodigieux effet d'élancement est produit par son étroitesse par rapport à la longueur de l'édifice et la multiplication des lignes verticales. Mais le plus grand bonheur esthétique est offert par les merveilleuses verrières (XIV" et XV") des quatrevingts fenêtres qui, outre qu'elles procurent une clarté fabuleuse, forment un ensemble remarquablement cohérent par leurunité stylistique et surtout leurs programmes iconographiques. On trouve en effet
sur les fenêtres hautes les figures en pied des patriarches et des prophètes de l'Ancien Testament au nord, des apôtres, des docteurs de l'Église, de grands évêques et de saints abbés au sud. Les chapelles du chœur et les bas-côtés sont consacrés à l'enfance du Christ et aux saints honorés par l'abbaye. Enfin, la rose du bras sud du transept est ornée de l'arbre de Jessé et celle du bras nord de la Hiérarchie angélique. Une Crucifixion moderne due à Max Ingrand fait exception dans la fenêtre d'axe du chœur. De l'ancien jardin de l'abbaye, la vue du chevet et de la tour centrale de l'église, véritable chef-d'œuvre de légèreté et d'équilibre, est la plus belle. On y jouit également des excellentes proportions de la façade du dortoir que les religieux de la congrégation de Saint-Maur ont fait construire au xvm• siècle. Elles font oublier le péristyle, ajouté au xrx• siècle, qui en défigure la façade occidentale. La disposition intérieure de ce bâtiment, qui abrite aujourd'hui l'hôtel de ville, est révélatrice de l'évolution de l'architecture monastique opérée par les mauristes: son étendue est absorbée par des corridors, des vestibules, des escaliers somptueux. En témoignent les dimensions inusitées du vestibule central et la beauté de l'escalier principal, devenu escalier d'honneur de la mairie, à deux volées, digne d'un palais par son extension et son originalité.
La tour-lanterne.
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La r oute des abbayes en Normandie
Fontaine-Guérard Le prieuré fondé pour une communauté féminine par Robert de Leicester à la toute fin du xresiècle est rattaché à l'ordre de Cîteaux en 1218 et érigé en abbaye en 1253. Ce fond de vallon arrosé par !'Andelle, très loin de l'agitation urbaine, n'a pu que plaire à ces premières religieuses. Aujourd'hui les vestiges d'édifices à la sévérité chère aux cisterciens ajoutent au charme de ce site verdoyant et apaisant qui porte à la méditation rêveuse. On se réjouit que la simplicité des lieux, ait été préservée. La« fontaine qui guérit», à laquelle l'abbaye doit son nom, jaillit encore du sol herbeux Dans le dortoir chaque baie éclairait une cellule.
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à dix pas du pin et du marronnier, étroitement enlacés, qui rappellent la légende des deux amants inhumés dans le cloître. La visite de l'église et des divers bâtiments de l'enclos monastique (aile du dortoir avec au rez-dechaussée la salle capitulaire, le parloir, la salle de travail) nous permet d'apprécier quelques traits caractéristiques de l'école gothique normande dans la période primitive : tracé aigu des fenêtres à arc brisé (lancettes), légèreté des colonnettes, jeux de moulurations profondes, tailloirs circulaires. Le chevet plat de l'église, qui n'a ni transept ni
La châsse de saint Taurin, premier évêque d'Évreux L'histoire de cette œuvre exceptionnelle est étroitement liée à celle de l'abbaye fondée à la fin du x' siècle. sous le règne de Richard I". et dédiée à saint Taurin, premier évêque et évangélisateur d'Évreux au 1v" siècle. L'abbatiale est édifiée à l'emplacement même de son tombeau découvert au v1' siècle par l'ermite Landulphe qui y avait fait construire un oratoire. Au x111' siècle. l'abbé Gilbert de Saint-Martin fait exécuter. pour honorer les reliques du saint. cette magnifique châsse. en offrande. après avoir obtenu pour son abbaye l'affranchissement de la tutelle de Fécamp où le duc Robert le Magnifique l'avait placée deux siècles plus tôt (en échange de Montivilliers). De style gothique rayonnant. ce reliquaire figure une église à plan symétrique par rapport à un transept médian. cathédrale idéale symbolisant la Jérusalem céleste. comme la grande châsse de la Sainte-Chapelle de Paris fondue à la Révolution. La châsse de saint Taurin a plusieurs fois. elle, échappé au pire: sauvée des mains d'aventuriers pilleurs du trésor de l'abbaye au xv1' siècle, seulement dépouillée des« pierreries. jacinthes. rubis, escarboucles. perles et diamants» qui l'ornaient par le premier abbé commendataire. elle échappe enfin à la réquisition des objets de métal précieux en 1793. L'éblouissante décoration de ce chef-d'œuvre d'orfèvrerie est source inépuisable de plaisir pour les yeux. plaisir complété par l'enseignement des épisodes légendaires de la vie du saint et de ses miracles évoqués sur le toit et sous les arcades latérales. Sa naissance est annoncée à Euticia sa mère. elle le présente au pape saint Clément, qui le baptise avec saint Denis le recevant pour filleul. Sur la face opposée du toit, saint Clément leconfie à saint Denis. qu'il suit dans les Gaules et qui l'ordonne évêque. Il ressuscite Mari nus. fils du préfet Livinius. miracle qui aentraîné la conversion des ébrofciens. Sous les arcades latérales. on le voit arrivant à Évreux dont les démons. symbolisés par l'ours. le lion et le buffle, sont maîtres et qu'il vainc. li prêche les ébrofciens. les baptise et ressuscite Euphrosia. la fille de Lucius. Les grandes figures du Christ assis et de saint Taurin en évêque occupent naturellement les places d'honneur aux extrémités de la nef et du transept.
collatéraux, est percé d'un triplet : l'arc un peu plus ouvert à droite de la fenêtre du milieu, légèrement plus haute, évoque le Christ mort sur la croix. Sur le mur du fond de la chapelle latérale où repose un gisant du x rV" siècle, le sceau royal de Saint Louis témoigne des dons et droits qu'il a accordés au couvent. Depuis l'emplacement du cloître, trois arcades en tiers-point largement ouvertes donnent accès à la belle salle capitulaire où quatre colonnes au centre portent les ogives de neuf compartiments de voûtes. La chapelle Saint-Michel a été élevée au XV" siècle par Guillaume de Léon, seigneur d'Hacqueville, pour abriter la tombe de son épouse Marie de Ferrières qu'il avait fait assassiner sur les lieux mêmes en 1399. Son expiation, qu'il a vécue
jusqu'au bout, incluait en outre trois pèlerinages et un exil de deux ans. Il est mort à la bataille d'Azincourt en 1415. Le visiteur pourra admirer le magnifique mobilier sculpté du XVII' siècle dans l'église voisine de Pont- Saint-Pierre où il a été transféré à la Révolution. Sous la chapelle, la profonde galerie du cellier du xu • siècle et de ses quatorze alvéoles, creusée sous la colline, est impressionnante.
L'intérieur de la salle capitulaire.
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La r o ute des ab bayes en Normandie
Notre-Dame de Bernay
De gauche à droite Pilier du bas-côté nord de l'abbatiale, dont les chapiteaux corinthiens datent du XVIIe Siècle. La façade sud des bâtiments conventuels.
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C'est vers l'an mil que la duchesse Judith de Bretagne fonde et dote sur son bien propre le monastère de Bernay, dédié à Notre-Dame. Pour achever l'œuvre de sa femme, qui meurt en 1017, Richard II le Bon le confie à Guillaume de Volpiano, qu'il avait appelé à Fécamp quelques années plus tôt pour introduire la réforme clunisienne en Normandie. Le monastère reste modestement dans la dépendance de Fécamp jusqu'à ce que, vers 1060, Vital de Creully en prenne la tête. Son œuvre, accomplie avant que Guillaume le Conquérant ne le nomme abbé de Westminster en
1076, est rapide, mais considérable: non seulement il obtient l'autonomie et le rang abbatial mais il mène à bien la construction de toutes les parties romanes (c'est du moins un des rares consensus qui se dégagent des batailles de spécialistes autour des datations, épineuses à Bernay). Ses archives ayant disparu, la suite de l'histoire de l'abbaye est peu connue, à quelques dates près, jusqu'à ce que la congrégation de Saint-Maur l'investisse en 1628. Les locaux conventuels qu'elle reconstruit intégralement avant la fin du XVII' siècle seront, après la suppression de l'abbaye en 1790, affectés à l'hôtel de ville, au tribunal et autres services administratifs. Leur visite n'est pas systématisée : si l'on ne trouve pas moyen de jeter un œil au réfectoire où siège le tribunal
Notre-Dame de Bernay
ou à la belle salle capitulaire récemment restaurée (l'emplacement du cloître est encore aujourd'hui occupé par la salle des fêtes où prédomine le polyester.. .), on peut toujours admirer depuis le square l'harmonie de la façade méridionale. Parcourue de longues fenêtres cintrées au rez-de-chaussée, elle est rythmée par un attique au centre et deux avant-corps aux extrémités. Et il faudra pousser jusqu'aux abbayes de Caen pour profiter pleinement de l'art du décor et des volumes intérieurs des mauristes. C'est d'ailleurs le même architecte, Guillaume de la Tremblaye, qui a présidé aux travaux de Bernay. Le logis abbatial édifié en pierre et brique à la fin du XVI' siècle abrite l'intéressant musée municipal. L'église, la première de Normandie où est adopté le plan bénédictin si souvent retenu par la suite, n'a, quant à elle, guère inspiré le respect des occupants successifs. Lorsque, en 1963, elle est enfin reprise en main par la Ville de Bernay et les Monuments historiques, elle a servi à tout (halle au blé, garage des pompiers ...) et a subi toutes les avanies: amputation du croisillon gauche du transept en 1810 (pour tracer la rue de !'Abbatiale !) et du chevet en 1827, arasement de la tour centrale à une date inconnue ... Si l'on ajoute à cette énumération la suppression au xvn• siècle des deux premières travées de la nef, qui explique cette
façade sans âme, on comprend que l'extérieur porte plutôt l'amateur des beaux volumes de l'art roman à l'affliction. Le choc n'en est que plus grand, en pénétrant dans l'édifice, devant la beauté des espaces intérieurs. La restauration a restitué l'élancement des arcades en recreusant le sol et rétabli les volumes disparus du chœur en montant un chevet en bois de hêtre et châtaignier. La belle teinte rose des pierres du transept due à un formidable incendie provoqué en 1589 par la révolte paysanne des «Gauthiers » ajoute à l'atmosphère. Le bas-côté nord a été revoûté au XV° siècle mais les coupoles singulières du bas-côté sud n'ont jusqu'à présent pas été sûrement datées. Après l'architecture, la sculpture capte l'attention : passé les chapiteaux de modèle classique, avec angelots, des colonnes nord de la nef, les chapiteaux du XI' siècle sculptés ou gravés de motifs végétaux ou animaliers offrent une grande variété. Trois sculptures énigmatiques du croisillon sud, aux motifs humains purement graphiques, n'ont pas livré le secret de leur inspiration. Il s'agit du chapiteau de l'homme aux serpents, complété en retour par des animaux sculptés, et de la plaque dite« au roi». La duchesse Judith n'a reposé dans le chœur de son église que jusqu'au XIXe siècle, quand ses restes ont été transférés dans l'église suburbaine de la Couture.
Pureté et beauté des espaces intérieurs de l'église romane.
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Notre-Dame de la Trappe à Soligny Le naufrage de la Blanche-Nef échouée en 1120 au large de Barfleur, qui a décimé la noblesse normande, est à l'origine de la fondation de l'abbaye de la Trappe, aux confins de la Normandie et du Perche. Le propre fils du duc-roi Henri!"' ettrois cents jeunes gens y ont trouvé la mort, dont la comtesse du Perche, épouse de Rotrou III. En
mémoire d'elle, ce dernier fonde, au lieu-dit la Trappe, une église votive en 1122. Un monastère y est adjoint en 1140, desservi par des bénédictins de l'abbaye voisine du Breuil-Benoît, et qui ne tarde pas à s'agréger à l'ordre de Cîteaux. Après plus d'un siècle de ferveur et de prospérité, la guerre, les épidémies et enfin l'instauration de la
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L'abbatiale néo-romane construite au xix' siècle.
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commende sont autant de maux qui accablent la communauté à partir du xrv< siècle. Contre toute attente, elle devient à la fin du xvne siècle une des plus nombreuses et ferventes du royaume, sous l'impulsion d'Armand de Rancé, cet abbé commendataire venu après s'être converti à la vie monastique reprendre en main l'abbaye et y instaurer une sévère réforme. À la Révolution, la communauté d'une centaine de moines se disperse en quatre groupes. Un seul garde sa cohésion et s'installe en Suisse sous la direction du père Augustin de Lestrange, qui renforce encore les règles de l'observance. Chassés par les armées révolutionnaires en 1798, ils entament une véritable odyssée à travers l'Europe,jusqu'en Russie et même en Amérique, essaimant dans plusieurs pays. C'est à partir
de ce groupe que l'ordre cistercien s'implantera à nouveau en France. Les monastères qui en sont issus forment l'ordre cistercien de la Stricte Observance et sont depuis appelés communément trappistes, comme par exemple Bricquebec, dans le Cotentin. À son retour à la Trappe en 1815, la communauté entreprend de reconstruire son abbaye sur les ruines de l'ancienne, sur les plans de l'architecte Tessier et dans un style, prisé à l'époque, qui mélange le néogothique et le néo-roman. Seuls quelques bâtiments conservent des vestiges des époques précédentes, notamment le bâtiment des hôtes avec une salle médiévale. Une communauté de moines cisterciens -trappistes habite encore aujourd'hui l'abbaye, fidèle à l'idéal de l'abbé de Rancé, pratiquant le jeûne, le silence, la veille
No t re- Dame de l a Tr appe à Solig ny
et la maîtrise de soi. Tournés vers Dieu, aussi bien dans le travail indispensable à la vie de la communauté (exploitation agricole, fabrication de pâtes de fruits, travaux domestiques ... ) que dans la prière ou l'étude de la Bible et des auteurs spirituels (lectio divina) qui nourrit leur quête spirituelle, ils vivent en communion fraternelle. Point de cellule ni de salle de lecture particulière à la Trappe : « Entré ici pour un coeur à coeur avec Dieu, le moine se retrouve au coude à coude avec ses frères. » Cette vie avec les autres le rapproche de Dieu. Le Salve Regina s'élève chaque soir dans l'église à l'entrée dans la nuit. C'est l'hommage à la Vierge Marie, qui veille sur ses enfants. Elle tient une place spéciale dans le coeur et la vie des moines trappistes. Le véritable sens que ces moines donnent à leur vie est l'amour de
Armand Jean Le Bouthillier de Rancé Armand de Rancé, filleul de Richelieu et brillant abbé de cour pourvu de nombreux bénéfices, prébende ou monastères en commende, est âgé de quelque trente ans quand, en 1657, la mort de son amie intime la duchesse de Montbazon provoque sa conversion. Il fuit Paris. renonce aux dignités, et se défait peu à peu de tous ses bénéfices. à l'exception de l'abbaye Notre-Dame de la Trappe, dont la décadence aatteint son comble. Il s'y retire en 1664, avec quelques cisterciens réformés qu'il a amenés de Perseigne. dans le Perche, où il a fait son noviciat, et la réforme en lui imposant un régime très dur destiné à relever les âmes. en empruntant les pratiques des Pères du désert. Allongement de la prière liturgique. silence. mortification, humiliation et pénitence deviennent de règle à la Trappe Loin de rebuter. ce régime suscite de nombreuses vocations et attire de nombreux visiteurs de la capitale À la mort du père Tempête. comme l'ont surnommé ses disciples. en 1700, l'abbaye compte plus de trois cents moines contre dix à son arrivée.
Dieu et de tous les hommes. S'ils se retirent du monde, c'est pour mieux le servir, comme« les racines de l'arbre que l'on ne voit pas mais qui doivent toujours plus s'enfoncer en terre pour le soutenir dans la tempête».
Le chapitre.
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La route des abbayes en No r mandie
Saint-Pierre-sur-Dives La méridienne Dans la nef de l'église on remarque au sol une ligne, creusée dans le dallage, la traversant obliquement depuis le bas-côté droit jusqu'à la porte de l'escalier de l'orgue. Des signes du Zodiaque l'accompagnent de part et d'autre. Il s'agit d'u ne mérid ienne, tracée en 1776. En se plaçant dans l'allée centrale, on remarque à droite quelques carreaux de fenêtre remplacés par une plaque percée d'un trou. le« gnomon». Cette ouverture laisse passer un rayon qui parcourt deux fois dans l'année, de juin à décembre puis de décembre à juin, toutes les parties de la ligne, au moment où le mouvement de rotation de la Terre l'amène en face du Soleil dans la direction sud-nord. Chaque mid i astral, le point lumineux atteint, sur la méridienne et au fil des saisons, le signe du Zodiaque correspondant.
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Deve nue veuve, la comtesse Lesceline fond e une communauté de religieuses bénédictines sur son domaine de !'Épinay (qui a pris depuis le nom de SaintPierre-sur-Dives). Elle les installe dan s le château que son époux Guillaume, comte d'Eu, frère du duc Richard II, avait fait bâtir sur la rive de la Dives. Les moniales ne trouvant que peu de faveur dans le voisinage, Lesceline les transfère sur ses terres de Saint-Désir de Lisieux Oa suite de leur histoire les a menées à Valmont). Des moines de l'ordre de Saint-Benoît venus de SainteCatherine-du-Mont de Rouen les remplacent vers 1046, conduits par l'abbé Ainard. Celui-ci préside à la construction de l'abbatiale qui est achevée en 1067 pour la dédicace solennelle. Il ne reste pourtant que les fondations du monastère initial, incendié par Henri rer Beauclerc en ll05 afin de débusquer les troupes de son frère aîné Robert Courteheuse. Quelques années plus tard, une fois la couronne ducale ravie à son frère bien ancrée sur sa tête, Henri rcr ordonnera de relever les bâtiments de l'abbaye. Tous les habitants y participent, entraînés par la foi de l'abbé Haimon. Les bâtiments m onastiques seront
e n suite p res que t ot aleme nt reconstruits au XIIIe siècle, puis au XVIIe après l'introduction de la réforme de Saint-Maur. De son côté, l'église a été très souvent restaurée depuis le XIIe siècle, notamment de façon assez radicale aux xmeet XVIe siècles. L'abbaye est supprimée en 1790 et l'église abbatiale devient paroissiale. Les bâtiments conventuels sont utilisés · à des fins diverses jusqu'à leur réhabilitation progressive depuis les années 1990. Les fréquents remaniements de l'église abbatiale nuisent à son unité architecturale. Son allure générale est donnée par deux tours occidentales (des xII• et xve siècles), une tour-lanterne et un vaste chœ ur à déambulatoire et cinq chapelles rayonnantes profondes. La nef compte huit travées mais, anomalie curieuse que le visiteur doté d'un bon sens de l'observation remarquera, les piliers ne sont pas en face les uns des autres. Elle s'élève sur trois étages, le faux triforium aux baies en plein cintre subdivisées en deux lancettes et les grandes arcades en tiers-point du niveau inférieur appartiennent au xm•siècle, tandis que les fenêtres hautes, à meneaux, sont caractéristiques du xvr• siècle. Un splendide
pavement du XIII' siècle, en terre cuite émaillée, a été replacé en 2011 dans le chœur. Le maître-autel en bois sculpté et doré à la feuille date quant à lui du XVII' siècle. La chapelle axiale est consacrée à NotreDame de !'Épinay, dont le culte est encore vivant de nos jours à SaintPierre-sur-Dives. Les restes de la comtesse Lesceline, morte en 1057 et fondatrice de l'abbaye, reposent aujourd'hui sous les dalles de cette chapelle. Les bâtisseurs de la congrégation de Saint-Maur qui ont reconstruit au XVII' siècle l'ensemble des locaux conventuels ont laissé intacte la salle capitulaire datant de la première moitié du XIII' siècle, de style gothique. En contrebas du croisillon sud, elle s'ouvre sur le côté est du cloître par une porte en plein cintre (xn• siècle) encadrée par deux baies dont les arcs brisés reposent sur de nombreuses colonnettes. Les
ogives, portées au milieu par des colonnes cylindriques, retombent sur des pendentifs en cul-de-lampe inscrits dans un bandeau à feuillages. Celui-ci souligne l'étage des fenêtres à lancettes, simulées sur les trois premières travées. Celles du fond, ouvertes, sont profondément ébrasées et surmontées d'oculi. Dernier élément décoratif que l'on peut signaler, l'arcature trilobée à redents qui court à mi-hauteur et surmontait jadis les sièges des moines réunis pour le chapitre. Les restes du cloître, qui ont traversé deux siècles d'abandon et sont aujourd'hui restaurés, offrent un exemple des réalisations des architectes mauristes de la fin du XVII' siècle : une impression d'austérité et d'uniformité se dégage des arcades en plein cintre, des galeries voûtées d'arêtes et des éléments décoratifs se réduisant aux moulurations ou consoles.
La tour-lanterne est du x111' siècle.
Le déambulatoire sud.
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La route des abbayes en Normandie
Saint-Étienne ·du Plessis-Grimoult
Un grotesque caché dans les feuillages d'un chapiteau de la salle capitulaire.
Vers 1120, à une époque où la règle de saint Augustin est populaire et soutenue par Rome, le prêtre Samson décide d'installer des chanoines réguliers à l'église du Plessis, dédiée à saint Étienne et détentrice d'une fiole contenant le sang du martyr. La fondation de la collégiale est
approuvée par Henri r•, Beauclerc. L'emplacement actuel, à l'écart du village, est choisi quelque vingt ans plus tard, pour servir Dieu plus secrètement, selon l'idéal de la fuite au désert très vivace en cette première moitié du xn• siècle. La dénomination d'abbaye est adoptée bien que le monastère n'ait jamais été érigé en abbaye et soit resté de tout temps dirigé simplement par un prieur. La porterie offre une variation très originale du thème de la double entrée: un pilier polygonal sépare la porte charretière et la porte piétonne et supporte leurs deux arcs en tiers-point d'ouverture inégale à leur tour inscrits dans un grand arc en plein cintre. De l'église, seule la tour sud garde son magnifique et improbable équilibre au-dessus du labyrinthe végétal patiemment taillé au fil des ans par les propriétaires (dont il convient de respecter la tranquillité). La salle capitulaire rivalise d'élégance avec Pavés de céramique vernissée du x1v• siècle.
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Sainte-Marie de Villers C'est au cœur du pays de Falaise, au bord d'un vaste étang et d'une ancienne voie romaine, que Roger de Montbray fonde sur ses terres de Villers un prieuré en 1127. On attribue à ce puissant seigneur possédant cent vingt manoirs en Angleterre et autant en Normandie la fondation de trente-cinq établissements religieux. D'abord rattaché à l'ordre de Savigny alors en plein essor, le prieuré s'affilie en 1147 à Cîteaux, comme toutes les maisons savignaciennes. Son développement rapide fait de lui l'un des plus grands monastères cisterciens féminins de l'époque médiévale. En 1327, les moniales parviennent à s'affranchir de l'ingérence de l'abbaye de Savigny dans leurs affaires temporelles Pour le spirituel, quatre moines résideront désormais en qualité de chapelains et confesseurs au prieuré pour y célébrer l'office divin. Détenteur du corps de l'une des onze mille vierges de sainte Ursule massacrées par les Huns à Cologne et de lait de la Vierge Marie, il est aussi un pèlerinage pour les fidèles cherchant la purification de l'âme. Le déclin général de l'ordre cistercien à partir du x1v' siècle n'épargne pas le prieuré. Mais la courbe s'inverse à la fin du xv1' quand Hélène de la Moricière prend la direction de la communauté alors moribonde, quelques moniales à la discipline très relâchée occupant des bâtiments vétustes. Cinquante ans plus tard, le monastère compte
celle de Saint-Pierre-sur-Dives. Son charme tient surtout aux sculptures délicates des clefs de voûte, chapiteaux ou retombées des arcs, ornés de feuillages, miraculeusement conservés à travers tant de transformations, et qui sont un chef-d'œuvre du style gothique normand du début XIV". Le sculpteur a parfois dissimulé des masques ou de petits animaux sous le fe uillage. Mais malgré ces remarquables vestiges, l'intérêt principal du site réside dans le jardin médiéval du xi11• siècle découvert au hasard de travaux agricoles et qui mériterait un vaste programme de fouilles.
près de quarante moniales de chœur, sans compter les sœurs converses : la ferveur et le bon ordre retrouvés y ont multiplié les vocations. De grandes personnalités de la réforme de l'étroite observance entretiennent des rapports étroits avec la communauté. C'est ainsi que dom Dominique Georges, abbé du al-Richer, y reçoit la bénédiction abbatiale. Le prieuré, qui avait assuré une filiation à Torigny dans la Manche en 1630, est érigé en abbaye royale en 1681. Les finances pourtant ne sont restaurées qu'au xv111' siècle et les abbesses entreprennent la reconstruction des bâtiments conventuels terriblement délabrés. Ils sont achevés à la veille de la Révolution mais démolis quelques années plus tard après la vente de l'abbaye comme bien national. Passé de mains en mains peu préoccupées de préservation du patrimoine, le site, qui a conservé cet exceptionnel caractère rural propre aux cisterciens, est réhabilité à la fin du xx' siècle et finalement inscrit à l'inventaire des Monuments historiques en 1994. À l'intérieur des longs murs de clôture, le visiteur découvrira quelques vestiges du cloître du xv111' siècle, la grange aux dîmes (xv'-xv1'), des galeries voûtées, le logis des moines et surtout la porterie médiévale à double entrée (x111' siècle), unique porterie entièrement conservée parmi les abbayes cisterciennes de moniales de France. L'amateur de jardins profitera du somptueux parc paysagé créé dans les années 1980.
Il se présente comme une forteresse miniature que l'iconographie du Moyen Âge nous aide à reconstituer. Au-delà de l'intérêt descriptif de sa mise au jour, ce jardin clos nous plonge à la croisée de multiples symboliques typiquement médiévales, religieuses et profanes, illustrées par ce « simulacre de fortification )) autour d'un jardin. Paradis terrestre inaccessible ? « Lieu fermé » (hortus conclusus) symbole de la chasteté de la Vierge ? Verger enchanté de la littérature comme celui que Dam e Jalousie élève autour de la Rose dans Le Roman de la Rose ?
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Notre-Dame de Lonlay
Guillaume Talvas de Bellême, issu d'une des familles les plus riches de la France de l'Ouest, fait appel aux moines bénédictins de Fleury-sur-Loire pour fonder en 1017 l'abbaye Notre-Dame, au centre d'une clairière arrosée par !'Égrenne. Avec 5 000 hectares de terres, neuf prieurés en France et en Angleterre, l'abbaye prospère
pendant plusieurs siècles. Ravagés périodiquement par des incendies - une attaque anglaise en 1418, un accident en 1533, un débordement huguenot en 1574-, les bâtiments ne furent jamais totalement relevés malgré l'effort de restauration entrepris après l'instauration de la réforme de Saint-Maur en 1657, sous la direction de l'abbé Goth
En page de gauche Le porche du xv• siècle.
Chapiteau roman dit du« lai d'Aristote».
L'église, construite en granit et grès, accroche la lumière hivernale.
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< •
L'abbaye est érigée au cœur du bocage normand.
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d'Albret de Rouillac d'Épernon. L'abbaye ne compte plus que trois moines lorsqu'elle est supprimée en 1790. Les combats de la Libération ont provoqué le dernier - mais non le moindre - incendie qui a mis à bas les bâtiments réguliers ainsi que la voûte et les vitraux de l'église devenue paroissiale. Celle-ci et l'aile sud des bâtiments, où l'on remarque l'entrée intacte de la salle capitulaire, ont depuis fait l'objet d'une restauration complète. La superbe église, qui frappe par la couleur du granit et du grès violacé, constitue le principal
intérêt du site. Le vaste choeur gothique et la nef romane qui le prolonge sont rendus encore plus attrayants par leur décor sculpté: chapiteaux romans très originaux, culots de retombées d'arc en forme de sirène, de chat, de chauve-souris, d'aigle. Le mobilier et la statuaire méritent aussi une visite attentive car l'église réunit de très belles pièces, principalement de belles stalles du xvr 0 siècle, d'exceptionnels retables du xvn• siècle, représentant chacun le mariage de la Vierge, !'Annonciation et la mort de saint Benoît, et une série de sculptures des XIV°,
Notre-Dame de Lonlay
XV" et xvresiècles. Sur un bas-relief
de !'Annonciation (xrv•), l'ange esquisse un mouvement de génuflexion devant la Vierge debout, dont la tête est surmontée de la colombe symbolisant l'action de !'Esprit-Saint. D'un saint JeanBaptiste, reconnaissable à sa peau de bête et à !'Agneau symbole du Christ qu'il tient de la main gauche, se dégage une grande spiritualité. La comète et l'entrave sont des détails remarquables d'un bas-relief de la crucifixion (xve siècle). Dernier exemple, une sainte Marie-Madeleine en pierre polychrome, œuvre d'art
populaire, témoigne de l'expansion du culte de la pécheresse repentante et présente au tombeau au xv• siècle.
Nef romane et chœur gothique s'harmonisent.
Une petite sirène sculptée dans un culot de retombée d'arc.
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La route des abbayes en Normand i e
La Sainte-Trinité de Savigny, ·à Savigny-le-Vieux
la porte Saint-louis. ©Crochet David
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Avant de devenir prédicateur itinérant, Vital est chapelain du comte de Mortain, Robert, puis chanoine de la collégiale de la ville. C'est parce qu'il supporte mal la cour seigneuriale qu'il se retire près des cascades de Mortain. De nombreux disciples l'ayant suivi, il obtient en 1112 de Raoul de Fougères, qu'il a sauvé d'une maladie par ses prières, l'autorisation de fixer la communauté sur ses terres de Savigny. Ainsi naît la Sainte-Trinité, la très grande abbaye-mère de l'ordre de Savigny, qui est donc issu d'un mouvement érémitique. L'ordre
adopte la règle bénédictine légèrement modifiée et essaime rapidement en Normandie (notamment à Villers-Canivet) et surtout dans les Îles Britanniques où il se maintiendra plus longtemps. En 1147, il fusionne avec celui de Cîteaux. Lorsqu'elle est vendue comme bien national en 1993, l'abbaye est systématiquement dépecée, pour en tirer profit, par ses acquéreurs: éléments d'architecture, mobilier, ouvrages d'art sont disséminés dans les demeures et églises des environs. Seule la porte Saint-Louis, qui donnait accès au réfectoire, est encore debout, sauvée par Arcisse de Caumont, le fondateur de la Société française d'archéologie. Autre vestige, la statue de saint Longin a quant à elle, a réintégré les lieux, dans la chapelle des lépreux, dite du Désert. À l'initiative de la communauté de communes de Saint-Hilaire-surHarcouët, les ruines de la SainteTrinité ont été remarquablement mises en valeur dans leur décor naturel. Une maquette reconstituant l'ensemble architectural formé par l'abbaye au xvmesiècle enrichit la visite.
L'abbaye Blanche, à Mortain Cette abbaye doit son nom à la bure blanche des moniales qui s'y sont établies au xn• siècle sous la direction d'Adeline, sœur de Vital. Avant de se fixer à Mortain, la communauté avait d'abord vécu quelques années à proximité de Vital et ses compagnons dans la forêt de Raoul de Fougères. En 1147, elle s'affilie à l'ordre de Cîteaux comme l'ensemble des monastères savignaciens. Hormis les grands bâtiments construits au xrx• siècle pour répondre aux besoins du séminaire installé dans la place, ce site offre un bel ensemble d'architecture cistercienne du xn• siècle. Tout
d'abord l'église, qui suit rigoureusement le plan type cistercien, allie les formes romanes de son chœur au chevet plat, animé d'un grand oculus et de deux baies ébrasées en plein cintre, au gothique naissant des croisées d'ogive et des piles du transept. Mais aussi deux galeries du cloître, dont les arcs retombent sur de très simples colonnettes aux chapiteaux sculptés tous différents, le réfectoire, le cellier et l'ancienne entrée nord de l'abbaye. Au-delà de cette entrée, on peut admirer, en franchissant le charmant petit pont datant du xm• siècle, le clocher insolite de l'église, une tour octogonale recouverte de bardeaux. Un bel ensemble d'architecture cistercienne.
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Le Mont-Saint-Michel
Le mont Tombe, ce rocher granitique désert, exposé aux dangers de la mer, à l'écart de tout, est depuis les temps les plus reculés un lieu de culte. Monument mégalithique ? Culte de Mithra ou de Cybèle ? Religion solaire ? Quoi qu'il en soit, le christianisme a remplacé les cultes païens et chassé les idoles. Dès le v1• siècle des religieux s'établissent sur le mont. Ces ermites édifient des oratoires, l'un au sommet dédié à saint Étienne et l'autre au pied dédié à saint Symphorien. En 708, Aubert, évêque d'Avranches sous le règne de Childebert III, décide de construire un sanctuaire dédié à l'archange saint Michel, pour répondre à la demande expresse
de l'archange qui lui est apparu en songe. Il établit douze chanoines réguliers sur le mont pour assurer le service divin. Le mont Tombe perdra peu à peu son nom pour prendre celui de l'archange, communément mais improprement appelé saint Michel. Les Vikings attaquent le mont en 84 7, mais les clercs n'abandonnent pas leur île. Ils seront délogés plus d'un siècle plus tard par Richard 1•• qui se préoccupe de rétablir la vie monastique en Normandie depuis que les frontières de ce nouveau duché sont stabilisées. Il leur reproche une vie trop fastueuse et souhaite installer une abbaye bénédictine sur le mont. Il confie ce soin à Maynard, qui avait mené à bien l'œuvre de restauration de la vie bénédictine à Saint-Wandrille. Il est ainsi, en 966, le premier abbé du Mont. L'église préromane qu'ils bâtissent en cette fin du x• siècle sur le flanc ouest du rocher, à l'endroit précis de l'oratoire primitif de saint Aubert, nous est connue comme une crypte, Notre-Damesous-Terre. Le mariage du duc
En page de gauche La « Merveille de l'Occident » a défié les invasions et les intempéries tout au long de son histoire.
La lettrine normande romane, ou lettrine habitée. Initiale Pde Paulus. La lutte du bien et du mal (psychomachie). Saint Jérôme, Saint Augustin et Saint Ambroise. Œuvres. Milieu du x,• siècle, scriptorium du Mont-SaintMichel.
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Le cloître est comme suspendu entre le ciel etla mer. De jour comme de nuit le Mont-Saint-Michel est bercé de mille lumières souvent très étonnantes.
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Richard II avec Judith, la fille de Conan, le duc de Bretagne, y sera célébré. Pendant toute la période ducale, les ducs imposeront les abbés de leur choix alors que la communauté aurait préféré les élire parmi ses membres. C'est aux XI' et xn• siècles que l'art d'écrire est porté au Mont à un haut degré de perfection. Par les échanges de livres et de copistes qui se pratiquaient couramment entre les abbayes, le Mont est au carrefour des influences carolingiennes et anglo-saxonnes. Il va développer un style original, créant en particulier la lettrine normande romane, ou lettrine « habitée » , et faire à son tour école. Un extraordinaire fonds de manuscrits parvenus jusqu'à nous est conservé à la bibliothèque d'Avranches.
La réforme de Cluny introduite en Normandie par Guillaume de Vol piano après l'an mil donne une grande part aux processions liturgiques, aussi la construction d'un sanctuaire de dimensions adaptées semble s'imposer. Au sommet du mont, cela semblait peu réaliste. Et pourtant le chantier d'une grande église romane, de près de 80 mètres, est lancé en 1023 et se poursuivra tout au long du XI' siècle. La nef repose sur l'église Notre-Dame-sous-Terre tandis que la crypte Notre-Dame-des-TrenteCierges, la chapelle Saint-Martin et la crypte Notre-Dame-du-Circuit sont bâties pour soutenir les transepts nord et sud et le chœur. La longueur totale de l'édifice était égale à la hauteur du rocher, dont la pointe affleure sous les dalles du transept. L'église est de la sorte
L'archange et saint Aubert
inscrite dans un carré parfait, image de l'harmonie quaternaire de l'univers : les quatre vents, les quatre horizons, les quatre éléments, les quatre fleuves du Paradis, les quatre évangélistes. L'abbatiat de Robert de Torigni, de 1154 à 1186, marque, parallèle à celle du royaume anglo-normand, l'apogée du Mont-Saint-Michel, aussi bien sur le plan politique et matériel que spirituel. Historien, fin diplomate, conseiller du duc-roi Henri II, il a été l'artisan d'une rencontre entre ce dernier et Louis VII de France puis, plus tard, de la pénitence publique du même Henri II pour le meurtre de Thomas Becket. Il aégalementcréé l'écolemontoise demusique etde poésiequiaformé le trouvère Guillaume de SaintPair, agrandi l'abbaye, rédigé une Histoire d'H enri F"... Avec la victoire de ChâteauGaillard en 1204, Philippe Auguste parvient finalement à conquérir la Normandie, qui devient française. C'est la fin de l'ère des ducs et de l'art roman. En finançant l'édification de nouveaux locaux conventuels, le roi de France affirme à la fois sa puissance, sa volonté de réparer les dégâts causés par son allié Guy de Thouars et de se faire accepter par l'abbaye. Cependant, sous l'autorité lointaine des rois de France, le Mont restera indépendant. Ils n'interviendront pas dans la vie interne de l'abbaye, notamment la nomination des
L'histoire officielle de l'établissement du culte de l'archange sur le mont date probablement du milieu du 1x' siècle. Cette belle légende veut que l'archange saint Michel soit apparu la nuit à saint Aubert dormant pour lui enjoindre d'édifier un temple sur le mont Tombe afin qu'il y soit honoré, comme au mont Gargan L'évêque ne se laisse pas convaincre facilement tant il craint que l'esprit malin ne soit à l'origine de cette vision. Ce n'est qu'à la troisième apparition de l'archange qu'il se persuade de la volonté divine. li faut dire que l'archange impatienté lui acette fois-là touché le crâne du doigt et fait « un trou par lequel on voyait la cervelle ». C'est très effrayé qu'il s'enquiert de l'endroit que l'archange a choisi sur le mont pour son oratoire: de révélations en miracles, l'archange précise l'emplacement du sanctuaire. son plan. le lieu de la source d'eau ... et confirme ainsi définitivement aux yeux de saint Aubert la volonté divine I Le crâne de saint Aubert, relique tant vénérée au Moyen Âge et conservée jusqu'à nos jours dans le trésor de la basilique Saint-Gervais d'Avranches, présente bien un trou dans le lobe pariétal gauche, mais il s'agit en réalité d'un crâne trépané au Néolithique entre le If et le Ill' millénaire avant notre ère.
abbés. Ce que l'on appelle depuis la Merveille, chef-d'œuvre de l'art gothique, est édifié rapidement (1211-1228) sur les escarpements abrupts du flanc nord, soutenue par des contreforts puissants. Il s'agit de deux bâtiments de trois niveaux chacun. Le bâtiment de l'est reflète l'organisation de la société médiévale en fonction des rôles de chacun, assignés par la place où la naissance l'a mis, et
À gauche Le promenoir des moines.
....
A droite La grande roue qui montait les marchandises au cellier.
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La route des abbayes en Normandie
Le scriptorium (salle des chevaliers).
Les légères colonnettes du cloître.
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la hiérarchie qui va de pair. En bas l'aumônerie, destinée à l'accueil des pauvres et pèlerins, renvoie à l'ordre inférieur de ceux qui travaillent. À l'étage intermédiaire la salle des hôtes où étaient reçus les hauts personnages renvoie à l'ordre de ceux qui combattent, les chevaliers. À l'étage supérieur, le réfectoire des moines, ceux qui prient. Cette partition de la société perdurera jusqu'à la Révolution sous la forme des trois ordres, le tiers état, la noblesse et le clergé. Le second bâtiment superpose quant à lui les nourritures du corps, de l'esprit et de l'âme, avec le cellier, le scriptorium ou salle de travail des copistes comme de lecture, et au sommet le cloître si gracieux et fabuleusement décoré. Un troisième, prévu dans le prolongement, n'a jamais été édifié. La structure de
la Merveille est en même temps en parfaite adéquation avec la double vocation de prière et d'accueil des pèlerins de l'abbaye. De plus, elle tient compte du rôle de baron féodal de l'abbé, qui devait être à même de mobiliser une troupe de chevaliers pour défendre son suzerain ou son abbaye. Le Mont connaît des heures de gloire pendant la guerre de Cent Ans non pas en tant que haut lieu de la vie spirituelle ou intellectuelle mais en tant que symbole de la résistance aux Anglais. C'est en effet la seule partie de la Normandie qu'ils ne parviennent pas à conquérir, malgré des années de siège (1424-1433) et alors même que l'abbé s'est rangé tout de suite sous leur bannière et qu'ils ont édifié un fort sur l'île voisine de Tombelaine. Le vainqueur du Mont lors de l'ultime tentative anglaise en 1433, Louis d'Estouteville, fort de son prestige, fait nommer son frère, le cardinal Guillaume d'Estouteville, abbé du Mont, qui en devient ainsi le premier abbé commendataire. Ce même cardinal sera quelques années plus tard à l'origine du procès en réhabilitation de Jeanne d'Arc. Le culte de l'archange, dont on connaît par ailleurs l'importance dans les« voix» de celle-ci, est revigoré, à l'issue de la guerre, par la résistance du Mont. Il devient d'ailleurs le saint protecteur du royaume au moment où naît l'idée nationale. L'ordre de
Saint-Michel est créé en 1469. Ses cérémonies se déroulant dans le scriptorium, il prend bientôt le nom de Salle des chevaliers. Mais dans le monastère devenu garnison, la promiscuité avec les soldats a profondément altéré le mode de vie des moines, au détriment de la foi. En 1421, le chœur de l'église romane s'était effondré. Il est reconstruit à la fin du XV" siècle dans la forme que nous pouvons encore auj ourd'hui admirer, dans le style gothique flamboyant, et soutenu par les massives colonnes de la crypte des Gros-Piliers. Pendant les guerres de Religion, le Mont est un bastion de la Ligue dont les protestants chercheront en vain à s'emparer. Les moines de la congrégation .de SaintMaur, arrivés en 1622, sauvent les archives de l'abbaye qui reprend vie
intellectuellement. Mais ils n'ont pu, faute de moyens, engager de travaux d'entretien ou de construction. Les trois premières travées de la nef romane qui s'effondrent au XVIII' siècle ne sont pas remplacées. Une façade classique est apposée à l'église donnant sur ce qui est alors devenu la terrasse de l'ouest. Très tôtles rois de France avaient pris l'habitude de faire emprisonner au Mont, sous la garde des moines, les victimes des lettres de cachet. Cette pratique perdurera jusqu'au xvrne siècle. En 1789, rebaptisé le Mont-Libre, il cesse d'être une
Bas-relief dans le chœur de l'abbatiale.
Dêcor végétal des fines sculptures des arcades du cloître.
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La route des abbayes en Normandie
Pèlerinage au Mont-SaintMichel.
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abbaye et sert aussitôt à l'emprisonnement de plusieurs centaines de prêtres réfractaires àla constitution civile du clergé. De 1810 à 1863 il est transformé en prison centrale, où seront enfermés jusqu'à cinq cents détenus ainsi que des prisonniers politiques célèbres. Les bâtiments subissent des dégradations importantes et le classement Monument historique en 1874 est le point de départ des restaurations. Peu à peu le Mont-Saint-Michel est devenu le site le plus visité de
France, pris d'assaut annuellement par trois millions de touristes, dont il est à noter que seulement un tiers monte jusqu'à l'abbaye. En contrepoint à cette marée humaine, des communautés monastiques ont repris dans ces murs la vocation millénaire de prière et d'accueil de l'abbaye. Les festivités des Grandes heures du millénaire monastique, en 1966, sont le point de départ de cette résurrection spirituelle : à cette occasion, une vingtaine de moines issus de diverses abbayes étaient venus séjourner symboliquement au Mont. Une première communauté, Association publique de.fidèles du Christ installée en 1969, est remplacée depuis 2001 par les Fraternités monastiques de Jérusalem. La communauté d'une dizaine de moines et moniales définit sa mission de prière en quelques mots : prier avec et pour ceux qui passent. Ils font résonner la louange de Dieu dans le sanctuaire et offrent aux visiteurs de passage la possibilité de se joindre à la liturgie. La mission d'accueil est tournée vers les retraitants et les pèlerins, ou encore des groupes scolaires pour des témoignages. Une fraternité laïque regroupant des adultes, couples ou célibataires, vit en union spirituelle avec la communauté tout en poursuivant sa vie dans le monde. Avec son aide, ils souhaitent approfondir leur vie spirituelle et expérimenter la fraternité chrétienne.
De son côté, un recteur est responsable, au sein de la paroisse du village, des pèlerinages et l'église paroissiale en est aujourd'hui le principal sanctuaire, même si quelques gros pèlerinages sollicitent la Fraternité de Jérusalem pour célébrer à l'abbatiale: lorsque le parti clérical a fait renaître cette tradition à la fin du xrxe siècle,
l'église abbatiale était fermée à toute forme de culte religieux depuis la Révolution. Au Moyen Âge, le Mont-Saint-Michel était l'un des plus grands centres de pèlerinage de la Chrétienté. Le pèlerin venait chercher auprès de l'archange, peseur et conducteur des âmes, le salut et un heureux passage dans l'autre monde.
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La Lucerne d'Outremer
L'église abbatiale. La façade date du xu• siècle. Le clocher de plan carré est percé de fines lancettes.
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La Lucerne est la plus ancienne fondation de l'ordre des Prémontrés en Normandie, qui en comptait neuf à la veille de la Révolution. Ardenne , Blanchelande et Mondaye sont sur notre parcours. Silly, Falaise, l'Isle-Dieu, Bellozane et Belle-Étoile n'ont laissé que peu ou pas de traces. L'ordre a un peu plus de vingt ans lorsqu'en 1143 des prémontrés de l'abbaye de SaintJ osse-au-Bois (Pas-de-Calais)
viennent fonder un prieuré dans la forêt de Courbefosse. C'est après deux migrations à peu d'années et de distance d'intervalle que la communauté élit ce bord de la vallée du Thar à l'orée de la forêt de la Lucerne. L'évêque d'Avranches, le bienheureux Achard, veille sur elle et pose la première pierre de l'église abbatiale. Au début du xrr• siècle, l'essentiel des constructions est achevé. Celles qui
La Lucerne d'Outremer
ont échappé aux destructions du xrx• siècle visant à adapter les bâtiments aux nécessités de l'industrie sont toujours sur pied. Nous les visitons aujourd'hui grâce aux restaurations entreprises depuis la fin des années cinquante, à l'initative de l'abbé Marcel Lelégard, acquéreur du domaine en 1959. Des bâtiments conventuels, fortement remaniés au xvn• siècle, seul le gros œuvre remonte aux premiers temps de l'abbaye. Parmi les diverses œuvres que possède la Lucerne, choisissons de nous attarder, dans le croisillon nord du transept et l'église abbatiale, devant le gisant reconstitué - du bienheureux Achard, mort en 1171. Subissant le même sort que celui de Richard de Subligny placé à ses côtés, il a servi de linteau de fenêtre pour un bâtiment neuf au xrx• siècle (l'abbaye était alors une usine) et a échoué en morceaux sur le sol lors de la destruction de ce même bâtiment en 1949... Bien qu'il soit dans un piètre état, on devine toute sa valeur artistique et l'on reste sensible à la noblesse
de l'attitude du gisant, coiffé de la mitre, tenant à la main la crosse et revêtu des vêtements pontificaux. Leurs plis fins et nombreux, encore très proches du graphisme de la sculpture romane, dessinent de belles ondulations autour des coudes, du bassin et des pieds chaussés de sandales. Ces derniers foulent un basilic, animal symbole de l'esprit du Mal, dont la tête a disparu. La promenade à la découverte des différents édifices de l'abbaye nous remet en mémoire une des caractéristiques des abbayes prémontrées qui était de s'ouvrir sur l'extérieur par une porte à chaque point cardinal : cette disposition des lieux était un moyen d'affirmer la vocation d'accueil du prochain, d'où qu'il vienne. La porte ouest était ici celle de l'aumône : trois fois par semaine le pain était distribué sous l'auvent soutenu par les contreforts à encorbellement à l'extérieur. La Fraternité de l'abbaye de la Lucerne anime la vie spirituelle de l'abbaye en lien avec les religieux de Saint-Martin de Mondaye.
Le logis abbatial de style classique.
L'orgue, dont le buffet sculpté est du xv111' siècle, comporte 33 jeux.
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Notre-Dame de Hambye En abordant le monastère, comme tout hôte ou pèlerin au Moyen Âge, par la porterie, le visiteur remarque au-dessus de sa double entrée, piétonne et charretière, le blason à demi effacé des seigneurs de Hambye. C'est en effet l'un d'eux, Guillaume Paynel, qui décide en 1145 de fonder une abbaye sur son fief. Les moines bénédictins de Tiron qu'il sollicite dans ce but ne peuvent qu'être séduits parce vallon reculé en bordure de la Sienne: cette abbaye du Perche abritait alors une communauté d'ascètes très semblable à Cîteaux à ses débuts. Par la force de leur foi ils feront jaillir ici, à flanc de rocher, le splendide sanctuaire dont la ruine dresse encore sa haute et fière silhouette et transfigure ce fond de bocage solitaire. Assourdis par les croassements des corneilles que l'on aurait tort de croire seuls à résonner aujourd'hui dans cette église à ciel ouvert, saurons-nous suspendre nos pas et nos
bavardages pour accueillir en nos cœurs l'appel à la méditation ? La protection des papes et des plus grands seigneurs du duché de Normandie et du royaume d'Angleterre, le duc-roi en tête, s'ajoutant à l'ardeur des frères, l'abbaye est vite florissante, tant et si bien qu'elle essaime à son tour dès 1168, à Longues-sur-Mer puis à Valmont. Son déclin ne commence qu'à partir du xv• siècle et s'accentue sous le règne des abbés commendataires à partir de 1548 et jusqu'en 1794.
L'agneau pascal brodé sur un vêtement liturgique. En page de gauche Les ruines de l'abbatiale vues du déambulatoire.
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• Dans le prolongement du bras sud du transept, l'aile est abritait les religieux. Le chevet de la salle capitulaire avance dans le jardin.
La vente de l'abbaye comme bien national la répartit malheureusement entre diverses propriétés agricoles et voue l'église à la démolition. Les ruines de celle-ci, le logis abbatial et la porterie sont acquis en 1965 par le conseil régional. Mais c'est en réalité le rachat des locaux conventuels en 1956 par le docteur et madame Beck qui a non seulement stoppé leur dégradation mais marqué le début d'un long combat précurseur pour la sauvegarde et la rénovation de cette part de notre patrimoine. L'extraordinaire énergie que seul un amour immodéré du site peut insuffler a permis depuis d'en ressusciter et entretenir peu à peu chaque recoin, tout en luttant contre des restaurations aberrantes ou des activités annexes déplacées. Le bâtiment des convers a été transformé au xvr• siècle en logis abbatial pour l'abbé commendataire. Sa façade, très remaniée au xvm•, a gardé une belle porte à double archivolte, qui s'ouvrait sur un couloir donnant accès au cloître. Au-dessus du réfectoire des convers, leur dortoir est couvert d'une voûte
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en bois. On s'explique mal qu'un architecte en charge de la restauration de cet étage ait tenu à faire déposer ici une cheminée provenant d'une maladrerie des environs tandis qu'il faisait déplacer dans la pièce attenante, jadis chambre du chef des convers, celle d'argile recouverte de plâtre lissé, effectivement ajoutée dans cet ancien dortoir au xvrr• siècle pour le confort de l'abbé. L'absence de façade, une nef courte et étroite, en partie dépourvue de bas-côtés, nous plongent directement dans les hauteurs des ruines de l'église abbatiale. Sobriété et simplicité sont accentuées par l'emploi du schiste et du granit, la pierre de Caen étant réservée aux fenêtres ou colonnes. Le chevet polygonal, partie la plus ancienne de l'église (xn• siècle) englobe cinq chapelles à chevet plat rayonnant autour du déambulatoire s'ouvrant sur celui-ci par un arc en plein cintre, voûtées ultérieurement (xm•). Des contreforts hauts et minces maintiennent le mur du déambulatoire, d'où jaillissent des arcs-boutants fins et simples.
Le chœur, élevé au xm• siècle, offre avec la salle capitulaire un bel exemple de gothique primitif (xn•-xrve siècles). Tout en hauteur (trois niveaux), il n'a que deux travées et ses colonnes se rapprochent dans un rond-point, réunies par des arcs brisés très étroits et très courts. Il paraît miraculeux que les élégantes fenêtres hautes, géminées dans le rond-point ornées de motifs trilobés, et« triples » dans les travées, soient restées en équilibre accrochées en prise directe avec le ciel. Les piles de maçonneries en schiste posées en 1860 à la place des deux colonnes détruites en 1820 en même temps que la façade de l'église déparent ce chœur mais l'ont sans doute aidé à tenir debout. Elles sont
dues à monseigneur Bravard, évêque de Coutances, qui envisageait de rendre l'église au culte. Quant aux stèles de Jeanne Payne! et Louis d'Estouteville, victorieux défenseur du Mont-Saint-Michel contre les Anglais, découvertes en 1933 dans le chœur par le chanoine Niobey, elles rappellent que la baronnie de Hambye a été portée au xve siècle, par leur mariage, dans la maison d'Estouteville. La tour domine de 30 mètres la croisée du transept qui se prolonge au sud par le bâtiment des moines de chœur, parallèle à celui des frères convers. Le quadrilatère du cloître était fermé au sud par le bâtiment du réfectoire. La sacristie, tout en longueur, est sobrement
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La rou t e des abbayes en Nor mandie
décorée par une pietà en bois du xv