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French Pages [234] Year 2023
La révolution trahie : Deleuze contre Hegel Comment comprendre le rapport critique que Gilles Deleuze a entretenu toute sa vie avec la philosophie de Hegel ? Est-il possible de penser ce rapport agonistique sans pour autant reconduire l’image simpliste d’une opposition irréductible ? C’est là le pari de La révolution trahie : Deleuze contre Hegel. En revenant aux textes de jeunesse et en parcourant l’ensemble de son évolution philosophique jusqu’au travail en commun avec Félix Guattari et aux derniers écrits, l’ouvrage montre comment Deleuze a formé son projet intellectuel en dialogue avec la philosophie hégélienne et n’a cessé de s’entretenir avec elle. Plutôt que l’image stéréotypée du grand adversaire de l’hégélianisme, il en ressort la vision plus nuancée d’une pensée deleuzienne qui a tenté d’accomplir la révolution philosophique que Hegel avait amorcée mais qu’il n’était pas parvenu à accomplir véritablement. Jean-Baptiste Vuillerod est postdoctorant au Centre Arcadie (université de Namur) et chercheur associé au laboratoire Sophiapol (université de Nanterre). Son travail porte sur la réception de la philosophie de Hegel dans les pensées critiques du XXe siècle. Il a notamment publié : Hegel féministe, les aventures d’Antigone (Vrin, 2020) ; Theodor W. Adorno, la domination de la nature (Amsterdam, 2021) ; La naissance de l’anti-hégélianisme : Louis Althusser et Michel Foucault, lecteurs de Hegel (ENS éditions, 2022).
15 € ISBN 978-2-7574-3920-3 ISSN 1242-6326 (imprimé) ISSN 2780-9897 (en ligne) Maquette de couverture : Chloé Gaillard. Illustration de couverture : Tatiana Gorgievski, « Fading », huile sur toile, 180 x 120 cm, 2022.
La collection
Philosophie est dirigée par Patrice Canivez Fondée en 1972, la collection est aujourd'hui dirigée par Patrice Canivez, Université de Lille. La collection se donne pour mission d’interroger notions, concepts et idées philosophiques. Relatifs aux topiques de la réflexion ou, au contraire, à des domaines encore peu explorés, les ouvrages s'inscrivent dans des problématiques diverses qui promeuvent l’ouverture aux autres disciplines qu’elles soient d’ordre artistique, linguistique, historiographique…
Cet ouvrage est publié après l’expertise éditoriale du comité
Savoirs et Systèmes de Pensée et une double expertise externe. Le comité est composé de : Thomas Bénatouïl (coordinateur) Christian Berner Anne-Isabelle Bouton Manon Brouillet Pauline Clochec Jean-Philippe Cobbaut Anne de Cremoux Charles Delattre Jacqueline Fabre-Serris Cécile Lavergne Philippe Sabot Sequoya Yiaueki
Université de Lille Université Paris Nanterre Université de Lille Université de Picardie – Jules Verne Université de Picardie – Jules Verne Université Catholique de Lille Université de Lille Université de Lille Université de Lille Université de Lille Université de Lille Université de Lille
Jean-Baptiste Vuillerod
La révolution trahie : Deleuze contre Hegel
Publié avec le soutien du Laboratoire de sociologie, philosophie et anthropologie politiques (Sophiapol – EA 3932), Université Paris Nanterre et de l’Université de Namur
Presses universitaires du Septentrion 2023
Table des matières Introduction. Un itinéraire philosophique.......................................................................9 Chapitre I. Un jeune dialecticien.......................................................................................15 1) Une dialectique opératoire ......................................................................................... 16 2) Entre Sartre et Hyppolite ...........................................................................................19 3) Critiquer Sartre en hégélien : un dialogue avec Michel Tournier ....................... 22 Chapitre II. À l’école d’Hyppolite ....................................................................................31 1) Deleuze lisant Hyppolite lisant Hegel ......................................................................32 2) Premières objections ....................................................................................................35 3) Hyppolite lisant Hegel ............................................................................................... 39 4) Deleuze élève de Jean Wahl ..................................................................................... 46 Chapitre III. L’alternative bergsonienne .........................................................................53 1) Aux côtés de Platon..................................................................................................... 54 2) Les mailles trop lâches de la dialectique hégélienne .............................................. 56 3) Différence interne et différence externe ................................................................... 59 4) Le positif contre le négatif ..........................................................................................61 5) Virtualités hégéliennes ............................................................................................... 65 6) Dans les marges de Logique et existence ................................................................. 71 7) Un pavé dans la mare dialectique............................................................................74 Chapitre IV. L’abandon nietzschéen ...............................................................................79 1) Dramatiser l’enjeu.......................................................................................................81 2) Sauver la philosophie : un dialogue avec Foucault ................................................86 3) De la théorie à la pratique.........................................................................................90 4) L’homme, l’histoire et le nihilisme ......................................................................... 95 5) La stratégie nietzschéenne .........................................................................................99 6) D’un Hegel l’autre ...................................................................................................104 7) Un anti-hégélianisme politique ? ............................................................................ 112
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Chapitre V. Contre l’identité ........................................................................................... 115 1) Le même et l’autre .....................................................................................................117 2) Vers une philosophie de l’événement : Bergson hégélien...................................... 124 3) La leçon d’Althusser ..................................................................................................128 4) Un grand récit anti-hégélien ................................................................................... 131 5) « Il faut bien que quelqu’un tienne le rôle de traître » .......................................136 6) Le dédoublement de la dialectique ........................................................................140 7) Hegel, seul contre tous ..............................................................................................144 8) Concurrencer Hegel sur son propre terrain ...........................................................149 Chapitre VI. Un anti-hégélianisme politique ...............................................................159 1) Du nietzschéisme éthique au spinozisme politique ...............................................161 2) Hegel en habit du président Mao........................................................................... 168 3) La machine de guerre contre l’État hégélien........................................................ 174 4) Les nomades aux marges de l’histoire ................................................................... 181 5) Portrait de Hegel en sédentaire de la pensée ......................................................... 187 Chapitre VII. Un point (d’interrogation) final ........................................................... 197 1) Pédagogie contre encyclopédie ................................................................................. 198 2) Histoire de la philosophie et philosophie de l’histoire......................................... 204 3) Philosophie et révolution .......................................................................................... 211 Conclusion .......................................................................................................................... 217 Bibliographie ...................................................................................................................... 221 Index .....................................................................................................................................229
Introduction. Un itinéraire philosophique Gilles Deleuze a participé pleinement à l’anti-hégélianisme de la philosophie française des années 1960. Avec Foucault, Althusser, Derrida, Levinas, Lyotard et d’autres, il a présenté sa pensée comme une alternative radicale à la philosophie hégélienne. Il a ainsi milité en faveur du grand rejet de l’œuvre de Hegel, alors que celle-ci avait constitué l’une des bases les plus solides de la philosophie française des années 1930 aux années 1950. Aussi bien par le biais de quelques grands commentateurs (Alexandre Kojève, Jean Wahl, Jean Hyppolite) que par celui des philosophes qui ont discuté l’œuvre hégélienne et qui ont utilisé une conceptualité dialectique (des marxistes aux phénoménologies de Sartre, Merleau-Ponty ou Beauvoir), Hegel avait acquis dans le contexte intellectuel français une importance prépondérante avec laquelle Deleuze a voulu rompre. À Maurice Merleau-Ponty, qui considérait en 1946 que « Hegel est à l’origine de tout ce qui s’est fait de grand en philosophie depuis un siècle1 », Deleuze répond très clairement et sans ambages en 1968, dans l’avant-propos de Différence et répétition, en affirmant qu’un « anti-hégélianisme généralisé » souffle dans « l’air du temps2 ». Comment mieux faire comprendre que l’époque avait changé ? Seulement Deleuze ne s’est pas contenté d’enregistrer ce changement, de le constater, il l’a provoqué tout aussi bien. C’est à la compréhension de ce changement, centré sur la figure de Deleuze en tant qu’il en est un acteur majeur, que la présente étude est consacrée. Le pari est double : la philosophie de Deleuze servira de fil conducteur pour saisir certains traits 1.– M. Merleau-Ponty, « L’existentialisme chez Hegel » (1946), in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2010, p. 1324. 2.– G. Deleuze, Différence et répétition (1968), Paris, PUF, 2011, p. 1. Deux ans plus tard, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, Michel Foucault fait écho au constat deleuzien en posant que « toute notre époque […] essaie d’échapper à Hegel » (L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 74). 9
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fondamentaux de l’anti-hégélianisme français, mais, à l’inverse, l’antihégélianisme constituera une porte d’entrée, sinon dans toute l’œuvre, du moins dans une part considérable de l’œuvre deleuzienne et nous permettra ainsi de la mieux comprendre en en proposant une lecture singulière. L’idée qui sous-tend ce travail est que la critique de Hegel nous offre un accès privilégié à la pensée de Gilles Deleuze, jusqu’en certaines de ses limites, on le verra, et que cette pensée polémique, en retour, nous renseigne grandement sur le sens et l’histoire de l’anti-hégélianisme en France – avec également ses limites, ses points aveugles sur lesquels nous serons amené à conclure. Pour y parvenir, il nous faut reprendre la question depuis le début, indépendamment de ce que l’on sait, ou de ce que l’on croit savoir, de cette séquence philosophique ; il nous faut réécrire patiemment et avec le moins de présupposés possibles l’itinéraire philosophique de Gilles Deleuze. Il a souvent été remarqué que Hegel était le seul philosophe discuté par Deleuze qui, au cours des années 1960, n’était jamais sauvé par lui et ne faisait l’objet d’aucune récupération positive, contrairement à Platon, Descartes ou Kant3. Mais il faut aller au-delà de ce simple constat. Il faut saisir la raison suffisante de ce rejet radical et comprendre la nécessité de cette opposition frontale. Habituellement, Deleuze aime les trajectoires brisées et les sorties de route, préférant un « système ouvert4 » et « une pensée qui fait des plis5 » aux grandes systématicités homogènes. Nul mieux que Deleuze n’a thématisé cette pensée qui se relance sans cesse sous la poussée de l’événement, nul autre n’a plus milité pour une perpétuelle remise en question de l’image de la pensée. Et pourtant, lorsqu’il s’agit de son rapport à Hegel, Deleuze relit son parcours de manière unitaire, dans la continuité parfaite d’un refus originaire. Ici finissent les déviances et les soubresauts. On est plus proche de la psychanalyse existentielle d’un Sartre, qui réduit la vie au tournant d’une décision originaire, ou de l’idée de Bergson selon laquelle un philosophe, sa vie durant, ne ferait que développer une intuition primordiale. Lorsqu’il s’agit de Hegel, la différence laisse sa place à l’identité6. Ainsi, en 1973, dans sa lettre à Michel Cressole, évoquant ses premiers travaux d’historien de la philosophie, Deleuze affirme que ce qu’il 3.– S. Žižek, Organes sans corps. Deleuze et conséquences (2003), tr. fr. C. Jaquet, Paris, Éditions Amsterdam, 2008, p. 65 ; J. Simont, Essai sur la quantité, la qualité, la relation chez Kant, Hegel, Deleuze. Les « fleurs noires » de la logique philosophique, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 292 ; M. Antonioli, Deleuze et l’histoire de la philosophie, Paris, Kimé, 1999, p. 79 ; I. Krtolica, Le système philosophique de Gilles Deleuze (1953-1970), thèse pour le doctorat de philosophie effectuée sous la direction de P.-F. Moreau, Lyon, 2013, p. 15. 4.– G. Deleuze, « Entretien sur Mille plateaux » (1980), in Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 48. 5.– G. Deleuze, « Sur la philosophie » (1988), in ibid., p. 206. 6.– C. Malabou, « Who is Afraid of Hegelian Wolves? », in P. Patton (dir.), Deleuze: A Critical Reader, Oxford, Blackwell, 1996, p. 114-138.
Introduction. Un itinéraire philosophique
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détestait avant tout, « c’était l’hégélianisme et la dialectique7 ». Et en 1977, avec Claire Parnet, c’est d’un certain étouffement qu’il fait part en se remémorant l’enseignement d’Hyppolite qui « rythmait de son poing les triades hégéliennes, en accrochant les mots8 » : À la Libération, on restait bizarrement coincé dans l’histoire de la philosophie. Simplement on entrait dans Hegel, Husserl et Heidegger ; nous nous précipitions comme de jeunes chiens dans une scolastique pire qu’au Moyen Âge. Heureusement il y avait Sartre. Sartre, c’était notre Dehors9.
Se préparant à devenir historien de la philosophie, il ne supportait pas « Hegel, les triades et le travail du négatif10 ». Tout se passe comme si, dès le début, Deleuze avait eu l’intuition, encore obscure certes, mais déjà bien présente, des apories de la philosophie hégélienne et de la nécessité de s’y opposer frontalement. Le chemin qui l’aurait mené à la formulation première de son système, dans Différence et répétition, serait en quelque sorte le déploiement et l’explicitation de cette idée première. Prenant acte du fait qu’un « Hegel antipathique est une pièce indispensable du dispositif deleuzien11 », le commentaire a principalement cherché à déployer cette idée sous toutes ses modalités : à partir de Bergson12, de Nietzsche13, de Spinoza14, de Simondon15, de Leibniz16. Ces recherches sont importantes en ce qu’elles révèlent chacune un morceau du puzzle de l’anti-hégélianisme de Deleuze. Elles admettent cependant des limites qui 7.– G. Deleuze, « Lettre à un critique sévère » (1973), in Pourparlers, op. cit., p. 14. 8.– G. Deleuze, C. Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 1996, p. 18. 9.– Ibid. 10.– Ibid., p. 21. 11.– J. Simont, Essai sur la quantité, la qualité, la relation chez Kant, Hegel, Deleuze, op. cit., p. 292. 12.– A. Badiou, Deleuze. « La clameur de l’Être » (1997), Paris, Arthème Fayard, 2010, p. 49-63 ; voir aussi D. De Pretto, « Differenza e contraddizione. Deleuze critico di Hegel », in G. Rametta (dir.), L’ombra di Hegel. Althusser, Deleuze, Lacan e Badiou a confronto con la dialettica, Monza, Polimetrica, 2012, p. 57-103. 13.– J. Butler, Sujets du désir. Réflexions hégéliennes en France au xxe siècle (1987), tr. fr. P. Sabot, Paris, PUF, 2011, p. 246-259 ; S. Marton, « Deleuze et son ombre », in É. Alliez (dir.), Gilles Deleuze, une vie philosophique, Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo, 1998, p. 233-243 ; M. S. Roth, Knowing and History. Appropriations of Hegel in Twentieth-Century France, Ithaca, Cornell University Press, 1988, p. 189 sq. ; O. Tinland « Portrait de Nietzsche en anti-hégélien : retour sur le Nietzsche et la philosophie de Gilles Deleuze », Klesis, octobre 2007, p. 31-47. 14.– S. Duffy, The Logic of Expression. Quality, Quantity and Intensity in Spinoza, Hegel and Deleuze, Hampshire-Burlington, Ashgate, 2006. 15.– A. Sauvagnargues, « Hegel and Deleuze: Difference or Contradiction? », in K. Houle et J. Vernon (dir.), Hegel and Deleuze. Together Again for the First Time, Evanston, Northwestern University Press, 2013, p. 38-53. 16.– H. Somers-Hall, « Hegel and Deleuze on the Metaphysical Interpretation of the Calculus », Continental Philosophy Review, no 42, 2010, p. 555-572 ; S. Duffy, « The Role of Mathematics in Deleuze’s Critical Engagement with Hegel », International Journal of Philosophical Studies, vol. 17, 2009, p. 563-582.
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tiennent, d’une part, à leur dispersion, et, d’autre part, à leur manque de problématisation de l’anti-hégélianisme deleuzien. Rares sont en effet les études qui cherchent à comprendre la critique deleuzienne de Hegel sous tous ses aspects et en prenant en compte son évolution. Cette dispersion à la fois diachronique et synchronique empêche de comprendre la complexité et le caractère évolutif du rapport de Deleuze à Hegel. On ne parvient pas de ce fait à saisir comment et pourquoi Deleuze a fait de l’hégélianisme l’ennemi principal de sa philosophie. Cette insuffisance repose sur l’absence de questionnement quant au présupposé d’un anti-hégélianisme originaire chez Deleuze. Le commentaire reste trop souvent prisonnier du grand récit deleuzien et prend l’anti-hégélianisme comme un point de départ qu’il faudrait au mieux expliciter dans son contenu, mais dont il ne s’agirait en aucun cas de rendre compte en expliquant sa genèse et les raisons multiples de son apparition. Il est vrai que parfois l’exégèse se fait plus critique et souligne les excès de l’acharnement deleuzien, le plus souvent pour esquisser un horizon de réconciliation entre Deleuze et Hegel17. Mais comme l’autre approche, celle-ci continue à prendre l’anti-hégélianisme de Deleuze comme un point de départ qui, cette fois, n’est plus à expliciter mais à dépasser. Dans les deux cas, on ne comprend pas comment Deleuze en est arrivé à critiquer Hegel de manière si virulente et l’on s’en tient à la relecture unitaire qu’il a donnée de son œuvre. C’est uniquement en adoptant une perspective génétique sur le rapport que Deleuze entretient à la philosophie hégélienne que l’on aura une chance de comprendre les raisons de cet anti-hégélianisme viscéral18. Il faut rappeler, en effet, avec Igor Krtolica, « tout ce que Deleuze doit à Hegel » ainsi que « l’importance de Jean Hyppolite dans la formation deleuzienne19 ». L’anti-hégélianisme de Deleuze n’est donc pas un point de départ, mais un point d’arrivée dont il convient de retracer l’émergence. Force est d’admettre que durant l’élaboration du « premier système » de Gilles Deleuze – élaboration qui s’étend sur une vingtaine d’années, commençant après la guerre et trouvant son aboutissement en 1968 dans 17.– C’est le cas des études de S. Žižek, de J. Simont et de C. Malabou citées précédemment, ainsi que, par exemple, des textes de P. Verstraeten, « La question du négatif chez Deleuze », in I. Stengers et P. Verstraeten (dir.), Gilles Deleuze, Paris, Vrin, 1998, p. 175-188, ou de S. Lumsden, « Deleuze, Hegel and the Transformation of Subjectivity », The Philosophical Forum, vol. XXXIII, no 2, 2002, p. 143-158. 18.– Sur la nécessité d’une lecture génétique de Deleuze, cf. A. Sauvagnargues, Deleuze. L’empirisme transcendantal, Paris, PUF, 2009, notamment sa lecture de l’évolution de Proust et les signes. Voir aussi G. Bianco, « L’inhumanité de la différence. Aux sources de l’élan bergsonien de Deleuze », Concepts, octobre 2003, et, du même auteur, « Jean Hyppolite et Ferdinand Alquié », in S. Leclercq (dir.), Aux sources de la pensée de Gilles Deleuze, Mons, Sils Maria, 2005, p. 91-101 ; ainsi que J.-B. Vuillerod, « Enrôler. Le Hegel de Gilles Deleuze », in D. Antoine-Mahut, S. Lézé (dir.), Les classiques à l’épreuve, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2018, p. 373-392. 19.– I. Krtolica, Le système philosophique de Gilles Deleuze (1953-1970), op. cit., p. 15.
Introduction. Un itinéraire philosophique
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Différence et répétition – l’opposition à Hegel n’a pas toujours la même visibilité, la même intensité, le même contenu ni la même finalité. Avant de devenir ce « traître20 » si décrié par Deleuze, Hegel était pour lui cet innocent qui suscitait, au pire, l’indifférence. Comment est-on passé dès lors de l’innocence à la traîtrise ? Si l’on devait résumer la trajectoire des textes, il faudrait dire que l’antihégélianisme de Deleuze, entre l’immédiat d’après-guerre et l’après Mai 68, n’a cessé de s’amplifier jusqu’à faire de l’hégélianisme l’ennemi principal et unique de sa philosophie, et cela jusque dans les derniers textes de l’œuvre. C’est à suivre pas à pas les variations infinitésimales de cette courbe hyperbolique que la présente étude s’attache. Nous insisterons sur sept moments qui rythment les grandes étapes de cette odyssée anti-hégélienne. Nous verrons que, dans l’immédiat d’après-guerre, le jeune Deleuze employait les grands concepts de la dialectique hégélienne tout en restant indifférent à l’égard de la philosophie de Hegel en tant que telle (chapitre I). C’est son maître, Jean Hyppolite, qui l’a amené à discuter Hegel dans le détail de sa doctrine. Une discussion qui, dès le départ, en 1954, était emplie de doutes et se déployait avec réserve, mais qui n’en était pas moins admirative envers la philosophie hégélienne, allant même jusqu’à y reconnaître une dette et à reprendre son projet philosophique (chapitre II). Les textes sur Bergson, entre 1954 et 1956, permettent à Deleuze d’investir pleinement la perspective critique esquissée dans sa discussion avec Hyppolite et de proposer une alternative ontologique et épistémologique à la philosophie de Hegel qui, cependant, n’est pas encore vouée aux gémonies (chapitre III). C’est le livre de 1962 sur Nietzsche qui constitue la véritable césure. En fondant la critique épistémico-ontologique sur une critique éthique, Nietzsche et la philosophie fait passer Hegel au rang de principal ennemi de la philosophie moderne (chapitre IV). Différence et répétition, en 1968, accentue la charge en synthétisant les critiques épistémico-ontologique et éthique dans une critique de l’identité. Toute l’histoire de la philosophie, des Grecs jusqu’à nous, est alors ressaisie comme histoire du triomphe de l’identité sur la différence, et la philosophie hégélienne devient le résumé, le symbole et l’acmé de cette histoire. Hegel n’est alors plus uniquement considéré comme l’ennemi de la philosophie moderne, il devient l’ennemi intemporel de toutes les pensées qui, au cours de l’histoire, ont tenté d’échapper au primat de l’identité (chapitre V). Une ultime relance s’opère alors dans les années 1970, grâce au travail avec Guattari et à une lecture renouvelée de Spinoza et de Nietzsche : c’est désormais à un anti-hégélianisme politique que se risque Deleuze, en polémique directe avec le maoïsme français de l’époque 20.– G. Deleuze, « Gilles Deleuze parle de la philosophie » (1969), in L’île déserte, Paris, PUF, 2002, p. 200.
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et dans la perspective d’une critique de l’État qui fait prendre à la critique de Hegel un nouveau tour inattendu (chapitre VI). Cette politisation de l’antihégélianisme deleuzien pose les bases d’une dernière explication avec Hegel dans Qu’est-ce que la philosophie ? La critique de la philosophie de l’histoire s’articule alors à une critique de l’histoire de la philosophie, et Deleuze et Guattari se proposent de rapprocher le devenir révolutionnaire et le concept philosophique pour penser une véritable rupture de la logique historique telle que Hegel l’avait thématisée. L’idée même d’une révolution philosophique trahie s’en trouve éclairée et le statut de « traître » donné à Hegel délivre toute sa signification (chapitre VII). Une fois parcourus ces différents moments, on aura mieux compris comment Hegel est devenu cet étrange épouvantail que Deleuze a construit avec tant de soins et d’efforts pour lui donner l’allure la plus antipathique qui soit. Nous serons aussi parvenu à rendre à l’anti-hégélianisme deleuzien toute sa contingence en montrant qu’il n’était pas tracé d’avance et qu’il s’est bien plutôt élaboré de manière discontinue, dans la brisure d’événements imprévisibles dont aucun n’était appelé dès le départ. Suivre dans la fabrique du traître une véritable fabrique de la pensée, c’est là l’objectif de ce livre.
Chapitre I. Un jeune dialecticien Le jeune Deleuze, celui qui avait vingt ans au sortir de la guerre, avait-il déjà l’anti-hégélianisme chevillé au corps, comme il tend lui-même à nous le faire croire ? Et si non, était-il à l’inverse un hégélien maniant la dialectique de manière virtuose qui aurait par la suite expié ? À vrai dire, les textes dont nous disposons1 ne font aucunement mention de Hegel et il est bien plus probable que le jeune Deleuze ait été indifférent à la philosophie hégélienne, d’une indifférence qui est au moins textuelle. Contrairement à Althusser et à Foucault par exemple, qui ont tous les deux fait leur mémoire de fin d’études sur Hegel2, Deleuze ne lui a jamais consacré un travail de recherche. Par contre, ce que l’on trouve dans ces textes de jeunesse, c’est l’usage systématique des catégories dialectiques. Ce qui prouve que, si Deleuze n’a pas été marqué par la figure philosophique de Hegel lui-même, il n’en a pas moins été profondément immergé dans une atmosphère intellectuelle où les catégories dialectiques issues de la philosophie hégélienne étaient reines. Au regard de son évolution ultérieure, on ne peut s’empêcher de sourire quand on voit le jeune Deleuze manier les notions de négation, d’opposition, de synthèse, d’identité – ces notions contre lesquelles plus tard il ne trouvera jamais de mots assez durs pour les condamner. D’une certaine façon, Deleuze était alors un hégélien malgré lui, restant indifférent à Hegel mais reprenant une conceptualité issue de l’hégélianisme. Il faudra par conséquent nous intéresser à la dimension opératoire que le jeune Deleuze accorde à la dialectique (1). Cela était dû, bien évidemment, à l’importance de Hegel et de Marx dans l’immédiat d’après-guerre, mais, plus spécifiquement, cet 1.– On trouve désormais les premiers textes publiés par Deleuze entre 1945 et 1947 dans Lettres et autres écrits, Paris, Gallimard, 2015. 2.– Voir J.-B. Vuillerod, La naissance de l’anti-hégélianisme : Louis Althusser et Michel Foucault, lecteurs de Hegel, Lyon, ENS éditions, 2022. 15
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hégélianisme latent s’explique par l’enseignement de Jean Hyppolite ainsi que par l’influence de Jean-Paul Sartre, qui reprenait librement la terminologie hégélienne et dont on sait que Deleuze l’avait lu attentivement3 (2). Nous verrons également que le jeune Michel Tournier, alors proche ami de Deleuze, a sans doute compté à l’époque pour lui dans l’usage de ce vocabulaire hégélien (3). On comprendra alors que Hegel était là sans être là dans ces travaux de jeunesse, qu’il était présent par le langage et les catégories mobilisées, mais absent par les textes et la théorie. Du jeune Deleuze, on peut donc dire qu’il était dialecticien, sans pour autant être hégélien.
1) Une dialectique opératoire En 1945, dans son premier texte publié, intitulé « Description de la femme4 », Deleuze propose une description phénoménologique d’autrui dans une perspective sartrienne, mais qui, à l’inverse de Sartre, se veut une phénoménologie d’autrui sexué. Alors que Sartre n’aurait sexué que l’amant, Deleuze se propose de sexuer l’aimé5. Dans la perspective ici adoptée d’un phénoménologue masculin, c’est à cette condition que l’on ne dissout pas le problème d’autrui en ne faisant pas d’autrui un autre moi-même, c’est-àdire un autre mâle, mais en en faisant une altérité radicale : une femme. Pour ce faire, Deleuze commence par décrire un autrui masculin, pour pouvoir ensuite mieux saisir par contraste la spécificité de l’autrui féminin. Mais quel que soit l’autrui en question, c’est au travers des catégories centrales de la dialectique hégélienne que la description phénoménologique s’opère. Au départ vient la description du monde et de ses objets, un monde épuré de toute subjectivité, un monde d’avant l’avènement du sujet. Mais le propre de ce monde purement objectif est d’enfermer « en lui-même le principe de sa propre négation, de son propre anéantissement6 ». C’est qu’il y a en lui un objet qui n’est pas tout à fait comme les autres, il y a en lui un objet qui se révèle être un sujet et qui, par conséquent, doit être compris comme un autrui. Toute la signification du monde change alors. Prenant l’exemple de la fatigue, Deleuze montre que dans le monde purement objectif, j’ai l’impression que c’est le monde lui-même qui est fatigant, et non moi qui suis fatigué. J’ai l’impression que c’est cette route 3.– Cf. G. Deleuze, « Il a été mon maître », in L’île déserte, op. cit. ; G. Deleuze, C. Parnet, Dialogues, op. cit., p. 18-19. 4.– Le texte parut dans le no 28 de la revue Poésie 45, d’octobre-novembre 1945. Il est aujourd’hui réédité dans G. Deleuze, Lettres et autres textes, op. cit., p. 253-265. 5.– Ibid., p. 253 : « Les philosophies d’Autrui sont étranges, on y est mal à l’aise. Et pour une raison bien simple : le monde qu’elle nous propose est un monde asexué. […] Et Sartre lui-même consacre un chapitre au désir, un autre à l’amour. Mais le progrès n’est qu’apparent. Ce qui est sexué, alors, c’est celui qui fait l’amour, c’est l’amant et pas du tout l’aimé ». 6.– Ibid., p. 254 (nous soulignons).
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pentue qui est fatigante, mais que, moi, je n’y suis pour rien. Or autrui surgit et il n’est pas fatigué. Autrui se fait ainsi « expression d’un monde possible », Deleuze reprenant ici l’expression à son ami Michel Tournier7. Autrui exprime un autre point de vue dans le monde, il ouvre en quelque sorte une brèche dans le plein de l’être et fait signe vers un autre monde, un monde où je ne serais pas fatigué. Il me rappelle ainsi que ce que j’attribue au monde, en l’occurrence la fatigue, n’est en réalité que quelque chose de subjectif, puisqu’il n’est pas partagé par lui. Alors je prends conscience que c’est moi qui suis fatigué et non le monde qui est fatigant, puisque d’autres individus arpentent ce monde sans fatigue. « Transformation magique du fatiguant en fatigué8 ». C’est par une telle dialectique, prenant pour opérateur logique l’auto-négation du monde objectif, que Deleuze rend compte phénoménologiquement de l’autrui masculin. Peut maintenant être saisie la spécificité de la femme, qui va se révéler tout autre que celle de l’homme. Pour décrire phénoménologiquement la femme, Deleuze adopte « l’image naïve » – dont on lui pardonnera ou non le caractère phallocentrique9 – de « la femme maquillée, qui tourmente l’adolescent tendre, misogyne et sournois10 ». Le propre d’une telle femme, c’est de ne pas exprimer autre chose qu’elle-même, d’être une pure « présence ». Saisi par la beauté de cette femme, l’adolescent la dévore des yeux plutôt que d’être entraîné vers d’autres mondes possibles, il est diaboliquement absorbé par elle. Si bien que la femme est « intermédiaire entre l’objet pur, qui n’exprime rien, et Autrui-mâle, qui exprime autre chose que lui, un monde extérieur11 ». En tant qu’autrui, la femme est plus qu’un simple objet, elle a bel et bien une conscience, mais contrairement à autrui-mâle elle est privée de transcendance, elle ne fait pas signe vers autre chose qu’elle-même. « En tant que chose, elle est consciente, et en tant que consciente, elle est chose12. »
7.– Sur la théorie d’autrui comme expression d’un monde possible, voir le commentaire qu’a fait Deleuze du roman de Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique : « Michel Tournier et le monde sans autrui », in Logique du sens (1969), Paris, Minuit, 2009, ainsi que Différence et répétition, op. cit., p. 334-335. 8.– G. Deleuze, « Description de la femme », art. cit., p. 254. 9.– Il est vrai que la description deleuzienne de la femme est tellement stéréotypée et misogyne que l’on aurait tendance à y voir un trait ironique et une dénonciation par hyperbolisation. On n’oubliera pas, néanmoins, que les descriptions que Sartre faisait de la femme dans L’être et le néant étaient dans la même veine. Au premier rang desquelles celle de la jeune amoureuse qui abandonne sans s’en rendre compte sa main à l’amant, dans le fameux passage sur la mauvaise foi. Sur la critique du phallocentrisme dans les descriptions phénoménologiques de cette époque, voir la critique de Levinas par Simone de Beauvoir dans Le Deuxième sexe I (1949), Paris, Gallimard, 2008, p. 17-18. 10.– G. Deleuze, « Description de la femme », art. cit., p. 255. 11.– Ibid. 12.– Ibid., p. 256.
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Ce basculement réciproque de la choséité et de la conscience, Deleuze la pense dialectiquement comme « union des contraires, une stricte identité du matériel et de l’immatériel13 ». Dans la femme, toute la transcendance du possible qu’exprimait l’autrui masculin est rabattue sur la choséité de l’être, il y a en elle une étrange « synthèse de l’être et du possible14 » qui fait apparaître sa présence comme nécessaire. Après que le concept dialectique de négation a servi à la description phénoménologique d’autrui-mâle, la femme se voit définie à son tour par les concepts dialectiques de synthèse, d’identité et de réconciliation des contraires. Ce sont donc bien les grandes catégories de la dialectique hégélienne qui sont mises en œuvre dans le texte de Deleuze. Reste enfin à penser la relation entre ces deux autruis, entre l’autrui masculin et l’autrui féminin. Si autrui-mâle, qui ouvre les mondes possibles, est pensé comme un ami, la femme qui absorbe et vampirise l’adolescent ne saurait être pensée sur le même mode : « jamais de la femme on ne fera une amie15 ». Pour Deleuze, et de manière toute sartrienne, il n’y a donc nulle réconciliation possible entre l’ami et l’aimée. La description phénoménologique nous a en effet mené vers deux modalités de l’existence qui n’ont rien à voir entre elles, qui sont absolument irréconciliables. Il faut donc poser « une contrariété profonde entre l’ami et l’aimé », une « opposition de la femme et d’Autrui-mâle16 ». C’est à une opposition non résolue dans l’identité que nous avons affaire ici entre les deux autruis. La conceptualité dialectique joue ici à plein, bien que, comme chez Sartre, elle ne fasse pas signe vers une réconciliation finale des contradictoires. On notera que le caractère dialectique du texte sur la « Description de la femme » n’est nullement un hapax dans la production deleuzienne de l’immédiat d’après-guerre. Un autre texte intitulé « Du Christ à la bourgeoise », paru en 1946, utilise la même conceptualité hégélienne. Nous n’étudierons pas ce texte en détail mais il est intéressant de noter qu’il y est de nouveau question de la « négation17 » immanente du monde objectif, de la « médiation » entre ces « deux extrêmes18 » que sont la vie privée et l’État, des communistes qui « nient la bourgeoisie » et de la bourgeoisie qui « se nie elle-même19 », de multiples « oppositions20 » ainsi que de « l’identité de l’opposition religieuse et de l’opposition politique21 ». Bref, 13.– Ibid. (nous soulignons). 14.– Ibid., p. 257 (nous soulignons). 15.– Ibid., p. 258. 16.– Ibid. (nous soulignons). 17.– G. Deleuze, « Du Christ à la bourgeoisie » (1946), in Lettres et autres textes, op. cit., p. 267. 18.– Ibid., p. 270. 19.– Ibid., p. 271. 20.– Ibid., p. 273. 21.– Ibid., p. 274.
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les concepts traditionnels de la dialectique hégélienne constituent bien, à cette époque, des catégories opératoires aux yeux de Deleuze. Les grandes catégories de la dialectique hégélienne sont en quelque sorte pour lui un arrière-fond conceptuel à partir duquel il est possible de penser.
2) Entre Sartre et Hyppolite Les concepts de la dialectique hégélienne jouent donc à différents niveaux du texte deleuzien, qui s’en trouve imprégné de toutes parts. Cet usage opératoire de la dialectique s’éclaire si on le rapporte à ses deux sources que sont Sartre et Hyppolite. Non seulement ces deux référents philosophiques constituent des influences majeures pour le jeune Deleuze, mais la confrontation de leurs approches nous permet d’expliquer en partie le sens du recours à la dialectique chez celui-ci. La « Description de la femme », notamment, se présentant comme un dialogue avec Sartre, il est naturel que ce soit sur le terrain de la conceptualité sartrienne que s’opère la discussion. On sait que, dans L’être et le néant, Sartre discute à deux reprises explicitement et en détail la philosophie hégélienne22. On sait aussi que la description phénoménologique de l’amour dans la troisième partie de L’être et le néant opère avec un langage hégélien, et cela non pas tant en raison du rapprochement lointain et limité que Sartre esquisse avec la dialectique de la domination et de la servitude du chapitre IV, A, de la Phénoménologie de l’esprit23, qu’en raison de la centralité des catégories logiques de la négativité qui innervent son texte. En témoigne ce passage qui décrit l’irréductible déchirement des consciences amoureuses : C’est que, en effet, les consciences sont séparées par un néant insurmontable puisqu’il est à la fois négation interne de l’une par l’autre et néant de fait entre les deux négations internes. L’amour est un effort contradictoire pour surmonter la négation de fait tout en conservant la négation interne24.
Le jeune Deleuze n’avait donc nul besoin d’être un fervent lecteur de Hegel pour être immergé dans la conceptualité de sa dialectique. Il lui suffisait de lire Sartre qu’il admirait. François Matheron n’a pas écrit sans 22.– Cf. J.-P. Sartre, L’être et le néant (1943), Paris, Gallimard, 2008, « La conception dialectique du néant » (première partie) et « Husserl, Hegel, Heidegger » (troisième partie). 23.– Ibid., p. 410 : « Cette description cadrerait assez, jusqu’ici, avec la fameuse description hégélienne des rapports du maître et de l’esclave. Ce que le maître hégélien est pour l’esclave, l’amant veut l’être pour l’aimé. Mais l’analogie s’arrête ici, car le maître n’exige, chez Hegel, que latéralement et, pour ainsi dire, implicitement, la liberté de l’esclave, au lieu que l’amant exige d’abord la liberté de l’aimé ». 24.– Ibid., p. 416 (nous soulignons).
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raison, selon nous, et aussi étrange que cela puisse nous paraître aujourd’hui, qu’en France, à l’époque, « Hegel devient un familier, connu au moins à travers la lecture de L’être et le néant de Jean-Paul Sartre25 ». Il est certain que, dans l’immédiat d’après-guerre, le pour-soi, l’en-soi, la négation, la contradiction, la lutte des consciences, etc. sont autant de traces hégéliennes qui, par la philosophie sartrienne, passent dans le langage courant de la philosophie et deviennent des catégories opératoires. Rappeler, avec François Dosse26, que Sartre a beaucoup compté dans le développement intellectuel de Deleuze n’est alors pas anodin, car cela nous permet de comprendre, au moins en partie, d’où viennent les catégories dialectiques qu’utilisent Deleuze. Cela ne veut pas dire que Deleuze ferait un usage technique des concepts sartriens, pas plus que Sartre ne faisait un usage technique des concepts hégéliens. On aurait d’ailleurs bien du mal à trouver une correspondance conceptuelle précise entre L’être et le néant et la « Description de la femme » ou « Du Christ à la bourgeoisie ». Mais Deleuze manie les catégories dialectiques comme le langage opératoire de la description phénoménologique, ce dont Sartre avait été le premier à montrer la fécondité. Dans cette perspective, le texte de 1945 doit être lu comme un dialogue avec Sartre dans lequel Deleuze tire toutes les conséquences de la sexuation du rapport à autrui que L’être et le néant n’avait pas menée à son terme, et hérite par là même de toute la conceptualité dialectique qu’employait Sartre dans son grand œuvre. Le texte de 1946 doit être compris comme une tentative pour vérifier la valeur de cette conceptualité en la confrontant à d’autres objets ou d’autres situations qui ne sont plus sartriens. L’absence de référence à Hegel dans ces textes de jeunesse, l’indifférence évidente de Deleuze pour la philosophie hégélienne à l’époque, n’empêche donc en aucune façon de le considérer comme un jeune dialecticien. Au contraire, il l’est malgré lui, pourrait-on dire, en faisant usage des catégories de négation, de synthèse, d’identité, de contraire et d’opposition. De cette indifférence, on ne conclura pas trop vite à une totale méconnaissance de Hegel chez le jeune Deleuze. Il faut rappeler que dès son entrée en classe terminale, en 1943, Deleuze a fréquenté les décades organisées par Marie-Madeleine Davy. Il y retrouvait notamment Jean Hyppolite, qui devait devenir son professeur en hypokhâgne et khâgne au lycée Louis-le-Grand en 194427. Lorsqu’il écrivit ses textes « Description de la femme » et « Du Christ à la bourgeoisie », Deleuze avait donc déjà suivi les cours du grand professeur hégélien et s’était familiarisé avec la philosophie hégélienne. 25.– F. Matheron, « Présentation », in L. Althusser, Écrits philosophiques et politiques. Tome I, Paris, Stock/IMEC, 1994, p. 14. 26.– F. Dosse, Gilles Deleuze, Félix Guattari. Biographie croisée (2007), Paris, La Découverte, 2009, p. 115-120. 27.– Ibid.
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Hyppolite eut donc sans doute une importance au moins aussi grande que celle de Sartre quant à la prédominance des catégories dialectiques dans ces textes de jeunesse. Cette hypothèse permet en particulier d’expliquer pourquoi Deleuze fait un usage plus objectif ou plus ontologique que Sartre des concepts dialectiques, comme l’a mis en évidence Giuseppe Bianco28. Chez Sartre, en effet, la négativité vient de l’homme qui introduit le néant dans l’être : « L’homme se présente […] comme un être qui fait éclore le néant dans le monde, en tant qu’il s’affecte lui-même de non-être à cette fin29 ». Or il n’en va pas ainsi dans les descriptions de Deleuze qui, si elles restent phénoménologiques, attribuent la négativité à l’objectivité du monde. Tout se passe comme si les catégories hégéliennes venaient déplacer le subjectivisme sartrien vers une description dont la logique échappe à l’arbitraire de la conscience, et dont l’objectivité se refuse à la seule contingence de l’intériorité du vécu. Bien sûr, pour le Sartre de L’être et le néant, l’interrogation sur le regard cherche à penser l’objectivation de la liberté et à thématiser la réification de la liberté subjective à travers le prisme de la perception d’autrui30. Mais cette objectivation n’est pas un mouvement objectif en lui-même, elle garde comme source la subjectivité d’une conscience et ne supprime jamais tout à fait la liberté en l’autre. Nous en restons donc à un rapport entre consciences à l’intérieur duquel les tendances à l’objectivation sont elles-mêmes le fait de l’activité consciente. Or tel n’est pas le mouvement logique, c’est-à-dire strictement objectif, appartenant au monde lui-même et non à la conscience, que cherche à penser Deleuze. Dans la « Description de la femme », c’est le monde lui-même qui bascule et qui se nie. De même, la femme, bien qu’elle se rapproche de l’en-soi et ne néantise pas le monde, fait malgré tout l’objet d’une dialectique puisqu’elle constitue l’identité des contraires que sont la chose et la conscience. Et s’il est vrai que l’impossibilité de réconcilier l’ami et l’aimée rappelle la lutte sartrienne des consciences, chez Deleuze, néanmoins, l’opposition de ces deux autruis ne vient pas de la capacité néantisante de chacun d’eux, mais de l’incompatibilité objective de leurs descriptions respectives. Cette objectivation de la négativité ne pouvait lui venir de Sartre et c’est sans doute à Hyppolite qu’il doit le maniement logique et ontologique des 28.– Cf. G. Bianco, « L’inhumanité de la différence. Aux sources de l’élan bergsonien de Deleuze », art. cit., p. 54 : « Si le mépris de l’intériorité vient de Sartre, toutefois la dialectique de l’interne et de l’externe (qu’on retrouve d’ailleurs présent dans un autre essai de Deleuze qui date de 1946) manifeste l’influence des études hégéliennes d’Hyppolite, alors professeur de Deleuze ». 29.– J.-P. Sartre, L’être et le néant, op. cit., p. 58. 30.– C’est dans le chapitre sur le regard que Sartre développe l’idée selon laquelle « ma chute originelle c’est l’existence de l’autre » (ibid., p. 302), puisque, faisant de moi un objet, le regard d’autrui fige dans l’être ma liberté comme puissance de néantisation.
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catégories hégéliennes. De ce point de vue, la recension que fera Deleuze de Logique et existence en 1954, livre dans lequel Hyppolite propose une lecture proprement ontologique de la Science de la logique de Hegel, n’apparaît que plus évidente. Elle se trouve être en parfaite continuité avec ses préoccupations de jeunesse, dans lesquelles l’intérêt pour la conceptualité dialectique était déjà d’ordre ontologique.
3) Critiquer Sartre en hégélien : un dialogue avec Michel Tournier Nous avons remarqué en passant que la thématisation conceptuelle d’autrui comme expression d’un monde possible relevait d’un emprunt, ou du moins d’un dialogue de Deleuze avec son ami Michel Tournier. Avant de devenir un écrivain reconnu, ce dernier se rêvait en philosophe et c’est durant la guerre, à Paris, où Deleuze était monté pour poursuivre ses études au lycée Carnot, que les deux hommes se sont rencontrés31. Si cette amitié compte pour le sujet qui nous intéresse, c’est parce que l’on trouve chez Tournier, dans un texte de la même période, une relecture hégélienne de Sartre plus explicite qu’elle ne se présente chez Deleuze. En effet, dans un article intitulé « L’impersonnalisme », paru dans le premier (et unique) numéro de la revue Espace en 194632, quelques mois après la parution du texte de Deleuze sur la « Description de la femme », Tournier propose une correction de la philosophie sartrienne à partir d’une dialectique qui tente, comme chez Hegel, de dépasser l’idéalisme subjectif et l’idéalisme objectif. De cette période et du texte d’Espace, Le vent Paraclet garde le témoignage et rappelle la perspective théorique : J’oubliais que notre seule manifestation collective devait prendre la forme d’un numéro unique de la revue Espace – elle ne lui survécut pas – dont Alain Clément a été le maître d’œuvre – tout entier dirigé contre la notion de vie intérieure et qui devait s’ouvrir sur la photographie d’une cuvette de w.-c. légendée par cette citation : Un paysage est un état d’âme. Il n’en reste pas moins que Gilles Deleuze donnait le ton et entretenait notre ardeur33.
Cette proximité avec Deleuze, ce désir de rejoindre le mouvement du monde par-delà la vie intérieure de la conscience et le sous-texte hégélien des analyses de Tournier nous renseignent grandement sur l’atmosphère intellectuelle, teintée d’hégélianisme, dans laquelle Deleuze évoluait à cette 31.– M. Tournier, Le vent Paraclet, Paris, Gallimard, 1977, sur le rapport à Deleuze, voir notamment p. 151-158. 32.– M. Tournier, « L’impersonnalisme », Espace, no 1, 1946, p. 49-66. Nous remercions Igor Krtolica de nous avoir fait prendre connaissance de ce texte et de nous l’avoir communiqué. 33.– M. Tournier, Le vent Paraclet, op. cit., p. 152.
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période. Le texte « Du Christ à la bourgeoisie » est d’ailleurs paru dans le même numéro de la revue Espace que celui de son ami Tournier, et révèle une grande accointance intellectuelle entre les deux jeunes gens. Le texte de Tournier s’ouvre sur une définition de la philosophie : « La philosophie est la description systématique de l’expérience, c’est-à-dire, la justification du plus concret par le plus abstrait34 ». L’articulation que Tournier instaure entre le concret et l’abstrait situe tout à fait l’ancrage hégélien de son discours, puisqu’en exigeant de la pensée abstraite qu’elle rejoigne la concrétude de l’expérience, il se place dans le droit sillage du philosophe d’Iéna35. Plus encore, la définition qu’il donne de l’activité philosophique comme description de l’expérience est bien sûr d’allure phénoménologique, mais la référence paraît pencher davantage du côté de la phénoménologie hégélienne que du côté de la phénoménologie husserlienne. Le terme « systématique », en effet, fait immédiatement penser à la Phénoménologie de l’esprit, qui se présentait chez Hegel comme une « science de l’expérience de la conscience » – science qui devait, selon lui, prendre la forme du système. Cette perspective hégélienne se vérifie par la suite, puisque la description de la conscience (de) soi sartrienne se trouve réinscrite dans un mouvement dialectique plus fondamental censé en révéler le sens véritable. Dans son écrit, Tournier prend pour point de départ la radicalisation sartrienne de la conscience intentionnelle chez Husserl36. Sartre a montré que si la conscience n’est pas une substance mais une pure intentionnalité dirigée vers l’objet, une conscience de…, comme le soutient Husserl, alors cela signifie que la conscience est immédiatement et avant toute réflexivité projetée dans le monde, et qu’il faut par conséquent la penser comme une conscience (de) soi37. Le texte de Tournier en prend acte – « Si la conscience est son objet, que reste-t-il du sujet38 ? » –, mais il ressaisit le mouvement sartrien à partir de la distinction hégélienne entre différents types d’idéalisme. 34.– M. Tournier, « L’impersonnalisme », art. cit., p. 49. 35.– Pour Hegel, la pensée abstraite hypostasie certaines caractéristiques de l’expérience au détriment des autres. La pensée philosophique, au contraire, pourtant réputée pour être la plus abstraite, est en réalité la plus concrète, parce qu’elle aborde l’expérience dans sa totalité. Cf. G. W. F. Hegel, « Qui pense abstraitement ? », tr. fr. O. Tinland, in Lectures de Hegel, Paris, Librairie Générale Française, 2005, p. 28-35. 36.– M. Tournier, « L’impersonnalisme », art. cit. : « On me dit bien, pour m’aider, […] que la conscience n’est pas quelque chose mais que toute conscience est conscience de quelque chose et que c’est dans ce “de” que repose tout le problème de la connaissance ». 37.– C’était le grand acquis de La transcendance de l’ego (1936). Les catégories de cogito préréflexif, de conscience non-thétique et de conscience (de) soi dans L’être et le néant en constituent le prolongement (cf. J.-P. Sartre, L’être et le néant, op. cit., p. 16-23). 38.– M. Tournier, « L’impersonnalisme », art. cit., p. 50.
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Partant de l’idée selon laquelle « on peut en effet définir l’idéalisme comme l’affirmation de la nécessité du sujet à l’existence du monde, et le formuler : il n’y a rien qui ne soit pour un sujet39 », il désigne comme idéalisme subjectif toute théorie qui pense l’organisation de l’expérience et la constitution de l’objet à partir du sujet : « l’objet se résorbe tout entier dans le sujet, est une hallucination du sujet ; ce sera l’idéalisme subjectif40 ». Cependant, s’il est exact que la conscience est projetée dans le monde avant toute activité constituante de sa part, alors l’idéalisme subjectif se renverse en idéalisme objectif, qui soumet entièrement le sujet connaissant à l’objet connu : Pour sortir des métaphores, identifions la conscience et la chose dont elle est conscience, posons que la conscience est son objet et le problème de la connaissance sera résolu, il ne se posera même plus puisque le sujetconnaissant sera aboli. […] Il ne peut être ici question que d’idéalisme objectif, le monde n’étant pas une hallucination du sujet, mais le sujet au contraire n’étant rien de plus qu’une hallucination qui vient parfois au monde41.
L’idéalisme objectif semblant abolir le sujet, il doit lui-même être dépassé dans un troisième niveau, que Tournier, de manière significative, se garde de nommer idéalisme absolu. Cette synthèse de l’idéalisme subjectif et de l’idéalisme objectif pense le monde comme identique au sujet, et pense autrui comme simple manière par laquelle les consciences apparaissent au sein du monde : « Pour le sujet, nous le voyons se disjoindre. Ce qu’on appelait en lui la conscience retourne aux objets, et dans ce sens le sujet c’est le monde. Il reste l’aspect extérieur du sujet et comme sa coquille : pour lui donner un nom nous l’appellerons autrui et nous dirons de lui qu’il ne conditionne pas le monde mais qu’il le peuple, qu’il est un sujet contingent et historique42 ». Avant d’expliciter ce troisième modèle tel que le comprend Tournier, il nous faut voir que cette conception de l’idéalisme, ou plutôt des idéalismes, s’ancre pleinement dans une inspiration hégélienne. On sait que Jean Hyppolite présentait dans ces années-là comme un acquis l’idée selon laquelle l’idéalisme allemand aurait évolué d’un idéalisme subjectif (la philosophie transcendantale de Kant et de Fichte) à un idéalisme objectif (la philosophie de la nature de Schelling), pour enfin se conclure magistralement dans l’idéalisme absolu de Hegel, comme synthèse des deux formes précédentes43. Ainsi, en 1948, dans son Introduction à la philosophie de l’histoire de Hegel, il écrit : 39.– Ibid. 40.– Ibid. 41.– Ibid., p. 52. 42.– Ibid., p. 53. 43.– Cette présentation est en réalité discutable, puisque Schelling avait lui-même dépassé l’idéalisme objectif de la philosophie de la nature au profit d’une philosophie de
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En considérant rétrospectivement cet admirable mouvement philosophique que constitue l’idéalisme allemand, Hegel peut se donner lui-même comme le philosophe qui a dépassé toutes les acquisitions de cet idéalisme philosophique, qui les a conduites à leur terme logique, et en exprime pour ainsi dire le résultat dialectique. Fichte représenterait l’idéalisme subjectif, l’éternelle opposition du Moi et du Non-Moi, une opposition non résolue, mais qui doit seulement se résoudre, une philosophie de l’action morale ; Schelling, l’idéalisme objectif, l’identité dans l’absolu du Moi et du Non-Moi, une philosophie de la contemplation esthétique ; Hegel l’idéalisme absolu conservant au sein même de l’Absolu la dialectique de la réflexion propre à Fichte, une philosophie de la synthèse concrète44.
Hyppolite se réfère en note ici au livre de Richard Kroner, Von Kant bis Hegel, mais il faut remarquer que ce dernier dresse un portrait bien plus fin et nuancé que ce qu’en dit Hyppolite. Kroner, en effet, discerne chez Fichte, non pas un idéalisme subjectif, mais une tension entre un « idéalisme pratico-spéculatif » et un « idéalisme théorique-spéculatif45 », c’est-àdire une tension entre l’insistance fichtéenne sur la pratique et la vocation scientifique de son entreprise. De même, chez Schelling, il ne perçoit pas un idéalisme objectif, mais un « idéalisme fini » et un « idéalisme esthétique », sur lesquels repose une philosophie de la nature qui n’arrive pas encore à saisir l’unité différenciée du sujet et de l’objet, et qui s’oppose en cela à « l’idéalisme absolu » et à « l’idéalisme religieux » de Hegel – ce dernier parvenant à penser cette unité différenciée grâce à une pensée dialectique qui trouve son modèle dans la religion chrétienne46. Il semble donc bien que, malgré sa référence à Kroner, la triade idéaliste, dans ce qu’elle a de relativement réductrice, ou du moins de schématique, soit l’œuvre d’Hyppolite et de la réception française de l’idéalisme allemand. Récemment, Olivier Tinland a proposé une salutaire mise au point sur cette question. Il a rappelé à quel point cette reconstruction était infidèle à la lettre du texte de Hegel, qui n’attribue pas en propre le terme d’idéalisme absolu à sa philosophie, mais l’applique aussi bien pour parler de certaines réalités objectives que pour désigner les pensées de Spinoza ou de Schelling47. l’identité pour laquelle la nature est l’une des deux manifestations de l’absolu, cf. F. W. J. Schelling, Exposition de mon système de la philosophie (1801), tr. fr. E. Cattin, Paris, Vrin, 2000. Hegel reconnaît explicitement la singularité de ce geste schellingien dans son écrit sur La différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, tr. fr. B. Gilson, Paris, Vrin, 1986. 44.– J. Hyppolite, Introduction à la philosophie de l’histoire de Hegel (1948), Paris, Seuil, 1983, p. 11. 45.– R. Kroner, De Kant à Hegel. Tome I (1921), tr. fr. M. Géraud, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 363-370. 46.– R. Kroner, De Kant à Hegel. Tome II (1924), tr. fr. M. Géraud, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 141-159. 47.– O. Tinland, L’idéalisme hégélien, Paris, CNRS éditions, 2013, p. 182-183.
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On serait bien en peine, d’ailleurs, de chercher chez Hegel une conception unifiée de l’idéalisme, puisqu’il affirme, d’un côté, que « toute vraie philosophie est […] un idéalisme48 », en tant qu’elle idéalise le fini et parvient à l’universel à partir de l’être-là particulier. Mais il critique par ailleurs, dans la Phénoménologie de l’esprit, « l’idéalisme » sous prétexte qu’il en reste à « la certitude de la conscience d’être toute réalité49 ». Cette position philosophique, qui s’énonce dans l’énoncé fichtéen du « Moi, je suis Moi », oublie l’objectivation de la raison dans le monde et constitue de ce fait le « mauvais idéalisme, unilatéral50 ». Il ne faudrait donc pas attribuer trop vite à Hegel une formalisation rigoureuse des différents idéalismes, et c’est sans doute davantage à l’esprit d’Hyppolite qu’à la lettre hégélienne que l’on doit la diffusion, en France du moins, de la tripartition des idéalismes entre subjectif, objectif et absolu. Michel Tournier est pleinement dépendant de cette conceptualité hyppolitienne lorsqu’il rédige son article. Néanmoins, il prend avec elle une certaine liberté, puisqu’il ne pense pas le dépassement de l’unilatéralité de l’idéalisme subjectif et de l’idéalisme objectif dans les termes d’un idéalisme absolu. Ce dernier vocable est en effet absent de « L’impersonnalisme ». Il n’est pas certain, néanmoins, que ce soit par souci de fidélité à la lettre du texte hégélien que Tournier se passe du terme. En effet, si Tournier se passe de l’idéalisme absolu, c’est sans doute parce que, selon lui, chez Hegel, le dépassement de l’idéalisme subjectif et de l’idéalisme objectif se fait au bénéfice du sujet, au sens où l’esprit absolu est avant tout un « savoir51 », le savoir que l’esprit prend de lui-même à travers l’art, la religion et la philosophie. Un tel savoir, Tournier paraît le comprendre comme l’ultime maîtrise du sujet sur le monde, alors que la nécessité, qui se fait jour dans « L’impersonnalisme », de refuser le point de vue du sujet et de son intériorité, exige un dépassement qui s’opère plutôt au bénéfice de l’objet, de sorte que le sujet se trouve englué dans la choséité sans jamais parvenir à la ressaisir ou à la maîtriser dans la stabilité de la connaissance. Autrement dit, il se pourrait que l’on ait affaire ici à une marque de respect involontaire envers la philosophie hégélienne, Tournier croyant bifurquer de la voie hégélienne en refusant l’idéalisme absolu, au moment même où, en réalité, il continue de suivre sa trace – au moins au niveau du vocabulaire employé, puisque Hegel ne revendique pas pour lui-même le terme. Par-delà l’enjeu du vocabulaire hégélien, la question que pose Tournier est de savoir comment retrouver la singularité de cette chose qui apparaît 48.– G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, tr. fr. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2012, § 95 sq., p. 182. 49.– G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, tr. fr. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2006, p. 236. 50.– Ibid., p. 239. 51.– Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, op. cit., § 554, p. 577.
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comme une conscience au sein du monde52 ? Cette chose qui apparaît comme conscience, il faut la nommer « autrui », et parce qu’autrui ne doit plus renvoyer à une conscience constituante, il faut penser cet autrui comme « expression » du monde53. Ainsi en va-t-il de ce visage effrayé, qui doit être compris comme expression d’un monde effrayant et non comme signe extérieur d’une intériorité terrorisée. La difficulté n’est cependant que partiellement réglée, car persiste « un des autruis du monde [qui] possède un primat ontologique » : « l’autrui que je suis » et que Tournier nomme « Autrui 54 ». Par quel biais faire rentrer ma propre intériorité dans l’extériorité du monde ? Pour y parvenir, il faut revenir au cogito cartésien, mais en le relisant à l’aune de la dialectique hégélienne, pour en dégager la systématicité logique et montrer que le cogito de Descartes, qui est aussi celui de Sartre dans l’esprit de Tournier, n’a aucune intériorité : Cette brusque apparition de la pensée est l’articulation principale de l’itinéraire de Descartes, et elle a été décomposée par lui de la façon suivante : « je pense donc je suis : que suis-je ? une chose qui pense ». Nous allons reprendre les trois mouvements de cette dialectique pour les expliquer, mais nous les ferons précéder d’une évidence première : la présence du monde55.
La préséance du monde implique que le premier temps du cogito (le « je pense »), soit immédiatement une pensée du monde. C’est le moment de l’idéalisme objectif. Dans un deuxième temps, le cogito fait retour à soi (« je pense donc je suis »), c’est le moment de l’idéalisme subjectif. Mais le troisième temps retrouve le monde dont nous étions partis et ressaisit le sujet comme chose parmi les choses (« je suis une chose qui pense », la res cogitans de la Deuxième méditation). Cet Autrui que je suis n’est plus que le monde qui s’exprime lui-même. Tel est l’acquis de l’exposition dialectique du cogito : « Et le cogito apparaît à son terme dialectique, comme la venue au monde d’une pensée du monde, comme l’acte par lequel le monde s’exprime56 ». Cette exposition dialectique démontre que celui 52.– M. Tournier, « L’impersonnalisme », art. cit., p. 53-54 : « Or l’expérience m’enseigne qu’il y a un hiatus infranchissable entre ce journal et le passant qui le lit, mon bras et la table où il repose. Il faut donc pour respecter cette donnée, qu’après avoir démontré que le monde n’est pour personne, nous posions qu’au contraire l’objet est la condition du sujet, et tout le secret de la nature d’autrui résidera alors précisément dans cette mystérieuse dépendance de lui au monde ». 53.– Ibid., p. 54 : « Or il est une notion commune qui semble réaliser le passage d’autrui au monde, c’est celle d’expression. Quand je dis en effet d’un visage qu’il est terrifié, qu’il exprime la terreur, je veux dire qu’il est l’indication d’un monde terrifiant inactuel auquel il renvoie comme un symbole. […] Autrui est une expression, rien de plus ». 54.– Ibid., p. 56. 55.– Ibid., p. 58 (nous soulignons). 56.– Ibid., p. 59 (nous soulignons).
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que je pensais comme absolument libre et détaché par rapport au monde, soi-même comme conscience, n’est que le monde qui s’exprime lui-même. Tournier se livre à une explication, elle-même dialectique, de l’illusion dont est victime l’idéalisme subjectiviste lorsqu’il fait échapper l’intériorité du Soi et la liberté de la conscience à la choséité du monde. Il montre que l’ipséité n’est que la perception que le monde a de lui-même au passé57. On peut le comprendre à partir de l’idée très simple selon laquelle, dès que je fais retour sur moi-même par la réflexion, je saisis toujours un moi passé, puisque le moi présent se confond avec le mouvement même de la réflexion ; mais, étant donné que le « je » est une partie du monde et qu’il n’est que cette activité de retour à soi au passé, dénuée de toute intériorité, il doit être compris comme le monde qui se perçoit lui-même au passé. Ce mouvement introduit selon Tournier une « contradiction58 » entre le monde ancien et le monde présent. Le mouvement même du cogito, tel qu’il l’a exposé, c’est-àdire non comme intériorité de la conscience, mais comme retour au monde après le surgissement de l’activité subjective, est le rétablissement harmonieux du nouvel état du monde qui a intégré comme moment passé l’ancien état du monde : « Nous voyons que le cogito se définit comme le retour du monde à l’harmonie rationnelle, par l’éjaculation d’une erreur, l’Autrui, qui n’est à tout prendre qu’un excrément épistémologique, et l’histoire de la pensée comme les démarches successives du monde en quête d’une organisation intérieure, d’une logique toujours plus exquise59 ». De manière hégélienne, la contradiction se trouve dépassée dans le mouvement dialectique qui a compris l’articulation logique des différents moments opposés qui le constituent. Dans « L’impersonnalisme », Hegel est celui qui permet de tirer Sartre au-delà de lui-même. Il faut prendre Tournier au mot lorsqu’il affirme « piller M. Sartre60 » en définissant le sujet comme « une aventure qui vient au monde », car c’est précisément ce qu’il fait : il lui prend quelque chose 57.– Ibid., p. 60-61 : « Le cogito est la succession à un monde ancien d’un monde nouveau habité par une expression du monde ancien, l’Autrui, qui en est comme le dernier vestige ; et ce qui distingue Autrui des autres autruis, c’est qu’il n’est pas un monde possible mais un monde passé, et que l’erreur qu’il est n’est pas seulement possible mais nécessaire, car le passé, par cela seul qu’il est passé, est toujours inadéquat au présent. On peut donc dire du cogito qu’il temporalise l’existence et qu’il est la venue de l’erreur au monde ». 58.– Ibid., p. 65. Tournier prend l’exemple d’un individu qui était athée en 1935 et qui s’est converti en 1940 : « Mais la contradiction va devenir intolérable, si j’observe, d’une part, qu’en 1935, non seulement Dieu n’est pas, mais qu’il se donne comme ne devant jamais exister dans l’avenir, en particulier en l’année future 1940, et d’autre part, qu’en 1940 non seulement Dieu est, mais qu’il se pose comme ayant existé de tout temps, notamment en l’année passée 1935. […] C’est pour surmonter une telle incohérence que le monde a eu recours au cogito ». 59.– Ibid., p. 66. 60.– Ibid., p. 58.
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– son analyse de la conscience (de) soi – mais le déplace malgré lui dans un lieu qui lui est étranger et qui est l’abandon du primat de la subjectivité. Dans Le vent Paraclet, Tournier raconte quelle admiration avait été la sienne et celle de ses amis d’alors, dont Deleuze bien évidemment, lorsque L’être et le néant était paru61, et quelle déception avait été celle du petit groupe lorsque Sartre, le 28 octobre 1945, prononça sa conférence sur L’existentialisme est un humanisme, qui réintroduisait les préjugés de la vie intérieure, de la conscience souveraine, du sujet humain là où les jeunes disciples pensaient, tout au contraire, que sa philosophie en était l’abandon radical62. S’ensuit ce que Tournier lui-même interprète comme le meurtre du père63. Nul doute que, dans cette mise à mort, la logique dialectique ait été décisive pour celui qui affirme que, après la guerre, « c’était vers la philosophie allemande – Fichte, Schelling, Hegel, Husserl, Heidegger – que ma soif de savoir, de comprendre et de construire me poussait64 ». De manière tout à fait semblable chez Deleuze et chez Tournier, on voit donc que la conceptualité hégélienne est pensée comme un moyen de reprendre les descriptions phénoménologiques de Sartre, mais depuis un point de vue ontologique et objectiviste qui ne doit plus rien au subjectivisme existentialiste. C’est dans cette perspective qu’il faut lire la « Description de la femme » du jeune Deleuze, dont la différence avec son ami réside dans le fait qu’il recourt de manière plus lâche aux catégories dialectiques, sans laisser transparaître une lecture véritable du texte hégélien, contrairement aux références de Tournier à différents types d’idéalismes, tels qu’ils avaient été plus ou moins discutés par Hegel et systématisés par Jean Hyppolite. Deleuze est assurément plus indifférent à l’hégélianisme, mais il n’en reste pas moins, par son cercle d’amis, habité par un vocabulaire lointainement issu de la philosophie hégélienne. • Il était important de nous attarder sur cette jeunesse dialecticienne pour rejeter la thèse d’une haine originaire de Deleuze à l’égard de la dialectique et de la négativité. C’est à remettre plus d’étrangeté dans la décision philosophique de Deleuze que sert l’étude de ces textes de jeunesse, à nous inquiéter 61.– M. Tournier, Le vent Paraclet, op. cit., p. 155 : « Un jour de l’automne 1943, un livre tomba sur nos tables, tel un météore. L’être et le néant de Jean-Paul Sartre […]. Aucun doute n’était permis : un système nous était donné ». 62.– Ibid. : « Nous étions atterrés. Ainsi notre maître ramassait dans la poubelle où nous l’avions enfouie cette ganache éculée, puant la sueur et la vie intérieure, l’Humanisme, et il l’acculait comme également sienne à cette absurde notion d’existentialisme ». François Dosse revient sur l’épisode dans Gilles Deleuze, Félix Guattari. Biographie croisée, op. cit., p. 119. 63.– M. Tournier, Le vent Paraclet, op. cit., p. 157 : « Il faut prendre cette réaction à l’égard de Sartre pour ce qu’elle était : une sorte de liquidation du père par des adolescents attardés auxquels pesait la conscience de tout lui devoir ». 64.– Ibid., p. 86.
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davantage sur ce qui, trop souvent, paraît une évidence et la traversée tranquille d’une route tracée d’avance. Par l’enseignement d’Hyppolite et par l’échappatoire à la « scolastique » universitaire que représentait Sartre, Deleuze a baigné dans l’univers langagier de la dialectique. C’est sans réticence qu’il employait les concepts hégéliens et faisait de la dialectique son langage naturel en philosophie. On sait bien que les choses vont changer et que l’hégélianisme latent du jeune Deleuze, en 1945-1946, n’en a plus pour très longtemps. Mais il lui a fallu épouser cette conceptualité avant de la rejeter. Contrairement à ce qu’a voulu faire croire Deleuze, la dialectique hégélienne ne lui a pas toujours été quelque chose d’étranger. C’est pourquoi il lui faudra beaucoup de temps et d’efforts pour se défaire de ce langage. C’est aussi pourquoi la critique de Hegel prendra une forme si obsessionnelle dans son œuvre. Il s’agira pour Deleuze de s’arracher à ses racines, de ne plus penser dans sa langue natale. On comprend que l’entreprise ait pris du temps et que ce soit seulement petit à petit, progressivement, que Deleuze ait abandonné l’hégélianisme, prenant de plus en plus conscience de ses limites et de ses errements. Mais il y a là un chemin escarpé, en aucun cas tracé d’avance, et non le simple et continu déploiement d’une animosité instinctive et primordiale. En 1945-1946, la trajectoire de Deleuze n’a encore rien d’évidente, son anti-hégélianisme n’est dessiné ni de près ni de loin, il n’est même pas esquissé. On lira désormais avec moins de perplexité la recension que Deleuze fait de Logique et existence d’Hyppolite en 1954, une recension qui, bien qu’émettant déjà de sérieuses réserves sur la philosophie hégélienne, n’en reconnaît pas moins sa dette envers Hegel. Commentant le livre de son professeur, Deleuze n’aborde pas un objet étranger, il réfléchit sur lui-même.
Chapitre II. À l’école d’Hyppolite En 1952 paraît l’un des grands livres de Jean Hyppolite, Logique et existence. Deleuze, dont il fut le professeur, en fait la recension en 1954 dans la Revue philosophique de la France et de l’étranger. Une recension qui ne manque pas d’ambiguïté puisque Deleuze y souligne l’incontournable valeur de la philosophie hégélienne tout en commençant à émettre des critiques et des doutes à son égard. Cette ambiguïté a favorisé deux lectures opposées du texte de Deleuze. Certains ont considéré que Deleuze était déjà anti-hégélien en 1954 et qu’il convenait d’insister sur la conclusion de la recension, dans laquelle est esquissée une critique de la philosophie hégélienne1. D’autres ont considéré que Deleuze était, sinon pleinement hégélien, du moins pro-hégélien et qu’il n’avait pas encore basculé dans l’anti-hégélianisme2. La première interprétation fait preuve d’une lecture téléologique de ce texte, elle le lit à l’aune des textes des années 1960 profondément anti-hégéliens. La seconde, en revanche, minore les remarques critiques de la recension et tend à faire une lecture étiologique du texte, le rabattant d’une certaine manière sur les textes de jeunesse dont les catégories opératoires étaient issues de la tradition hégélienne. Assurément ces deux interprétations sont insuffisantes, car on ne saurait réduire un texte ni à ceux qui lui sont postérieurs, ni à ceux qui lui sont antérieurs. Pour saisir toute la spécificité de cet écrit de 1954, sans doute faut-il plutôt le considérer comme un moment charnière et admettre l’idée que Deleuze est à cette époque en pleine réflexion quant à la pertinence de la dialectique hégélienne, qu’il reconnaît pleinement la valeur de la philosophie de Hegel
1.– A. Beaulieu, Gilles Deleuze et ses contemporains, Paris, L’Harmattan, 2011, chapitre 3 ; D. De Pretto, « Differenzia e contraddizione. Deleuze critico di Hegel », art. cit. 2.– S. Žižek, Organes sans corps, op. cit., p. 106. 31
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mais qu’en même temps il en perçoit les limites3. Ce n’est pas un hasard si « La conception de la différence chez Bergson », un texte publié en 1956, mais qui avait fait l’objet d’une conférence le 24 mai 1954 devant l’Association des amis de Bergson, élabore une conception non hégélienne de la différence dans la même période où Deleuze travaille sur la recension de Logique et existence, publiée en juillet 1954. À l’évidence nous nous situons ici à un tournant de la pensée de Deleuze, à un point critique qui va la conduire vers une voie qui lui est propre. Mais nous ne sommes ni avant ni après ce point critique, nous sommes précisément au point précis où la courbe s’inverse. C’est cette tension même que nous donne à voir ce texte, une tension qu’il ne faut pas réduire et dont il faut accepter toute l’ambiguïté et la complexité. Pour saisir tous les enjeux de cette recension, nous commencerons par restituer la manière dont Deleuze lit l’interprétation que donne Hyppolite de la philosophie hégélienne, dans sa dimension positive d’abord (1), puis dans sa dimension critique (2). Ce mélange d’approbation et de rejet n’est cependant compréhensible que si l’on revient au texte même de Logique et existence, un détour qui nous permettra de voir, d’une part, que Deleuze retient du Hegel d’Hyppolite un projet philosophique global et qu’il diverge sur les moyens de le mettre en œuvre, mais aussi, d’autre part, que cette inflexion quant aux moyens tient à la manière profondément singulière dont Deleuze lit le projet hégélien lui-même (3). Nous verrons enfin quel rôle a pu jouer Jean Wahl dans la position à la fois de prolongement et de critique par rapport à la philosophie hégélienne qui est celle de Deleuze à l’époque (4). S’explicitera par là une démarche de critique immanente qui singularise cette période de l’œuvre deleuzienne dans son rapport à Hegel et qui est décisive pour la formation de son propre projet philosophique ainsi que pour l’importance, bien que déniée, de l’hégélianisme dans l’orientation de sa pensée.
1) Deleuze lisant Hyppolite lisant Hegel Avant de faire fond sur les objections que Deleuze adresse, dès 1954, à la philosophie hégélienne, il nous faut souligner ce que Deleuze relève de profondément positif dans Logique et existence et qui constitue en quelque sorte la base de son projet philosophique. Du Hegel d’Hyppolite, Deleuze retient les trois éléments suivants : le renouveau de l’ontologie, la logique du sens et la pensée de l’être comme différence. 3.– Pour un commentaire du texte de Deleuze qui tient compte de cette ambiguïté, on pourra se référer à G. Bianco, « L’inhumanité de la différence. Aux sources de l’élan bergsonien de Deleuze », art. cit.
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Deleuze insiste sur la dimension ontologique de la philosophie hégélienne qu’Hyppolite a bien su mettre en évidence. La force du projet hégélien est d’avoir rendu de nouveau possible l’ontologie après Kant et d’avoir ainsi lutté contre une tendance anthropologique de la philosophie : « Que la philosophie soit une ontologie signifiera d’abord qu’elle n’est pas anthropologie4 ». L’anthropologie fait de l’homme à la fois le sujet et l’objet de son discours, elle perd ainsi tout rapport à l’être. En elle, « la réflexion est d’une part, et l’être est d’autre part. La connaissance ainsi comprise est un mouvement qui n’est pas un mouvement de la chose, elle demeure en dehors de l’objet5 ». Cette scission de la pensée et de l’être s’ancre dans l’empirisme et se prolonge dans le kantisme6. Kant fondait la connaissance objective, certes, mais il limitait cette connaissance à n’être qu’une connaissance des phénomènes, un savoir relatif à l’homme et non un savoir absolu. Au contraire, « il s’agit pour Hegel de s’élever jusqu’à la véritable identité de la position et du présupposé, c’est-à-dire jusqu’à l’Absolu7 ». Faut-il y voir une rechute dans la métaphysique pré-kantienne, dans le dogmatisme qui prétend connaître l’essence des choses ? Rien de cela, et c’est là que le geste hégélien, ou plutôt le double geste hégélien, fascine Deleuze. Ce double geste consiste à lier une logique du sens à une ontologie de la différence. Si Hegel ne retombe pas dans l’ancienne métaphysique, c’est parce qu’il fait le choix du sens contre celui de l’essence : « La philosophie doit être ontologie, elle ne peut pas être autre chose ; mais il n’y a pas d’ontologie de l’essence, il n’y a d’ontologie que du sens8 ». Cela signifie qu’il n’y a pas d’essence à saisir au-delà de la multiplicité phénoménale, qu’il n’y a qu’un seul monde qui porte et produit en lui son propre sens : L’Être, selon M. Hyppolite, n’est pas l’essence, mais le sens. Dire que ce monde-ci suffit n’est pas seulement dire qu’il nous suffit, mais qu’il se suffit à soi, et qu’il renvoie à l’être non pas comme à l’essence au-delà de l’apparence, non pas comme à un second monde qui serait l’Intelligible, mais comme au sens de ce monde-ci9.
La différence de l’essence et de l’apparence s’effondre au profit d’un monisme du sens ou de l’être comme sens. L’immanence a chassé toute transcendance. Le sens désigne cette unité de l’essence et de l’existence que 4.– G. Deleuze, « Jean Hyppolite, Logique et existence » (1954), in L’île déserte, op. cit., p. 18. 5.– Ibid. 6.– Ibid., p. 19 : « Que, avec Kant, la subjectivité devienne un droit, ne change rien à l’essentiel. […] Kant dépasse le psychologique et l’empirique, mais en restant dans l’anthropologique ». 7.– Ibid. 8.– Ibid., p. 18. 9.– Ibid., p. 20.
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la métaphysique classique refusait ; il est le nom de ce qui, dans Différence et répétition, sera thématisé sous la forme de l’univocité de l’être10. Mais à cette ontologie de l’immanence qui nous a ramené au monisme de l’être s’adjoint un second geste fondamental qui ressaisit l’être comme différence. C’est qu’il faut bien de nouveau rendre compte de la différence observable entre l’être et la pensée. Comment, dès lors, retrouver cette différence maintenant que l’on est plongé tout entier dans l’être ? La réponse qu’apporte Hegel à cette question consiste à penser l’être, non pas comme un bloc unitaire, mais comme une différence originaire, une différenciation interne. La scission dualiste entre l’être et la pensée, propre à l’anthropologie, devient une différence interne à l’être, en tant que celui-ci n’est que cette différence : « la différence empirique externe de la pensée et de l’être a fait place à la différence identique à l’Être, à la différence interne de l’Être qui se pense11 ». On voit très bien comment s’agence le double geste hégélien. Dans un premier temps, il s’agit de refuser le dualisme anthropologique de l’être et de la pensée dans le but de rendre de nouveau possible une connaissance de l’absolu. On aboutit alors à un monisme de l’être car c’est au prix d’une réunion de l’être et de la pensée qu’un savoir absolu redevient possible. Un tel monisme interdit de penser l’être comme une essence située au-delà des apparences et exige de le penser comme une production immanente du sens. Mais une fois arrivé à ce stade, il faut encore expliquer la différence de l’être et de la pensée. Le seul moyen d’expliquer la différence est alors de faire de l’être lui-même cette différence12. Il n’y a que de l’être, mais l’être se pense lui-même, il est donc en tant que tel cette différence interne de l’être et de la pensée. Dans la recension de Deleuze, le renouvellement de l’ontologie, la logique du sens et la pensée de la différence apparaissent comme le cœur théorique de Logique et existence. Hegel est présenté comme celui qui a forgé le projet de la philosophie moderne, un projet que Deleuze défend et qu’il entend poursuivre : la lecture d’Hyppolite « crée le chemin d’une 10.– La thèse de l’univocité de l’être est notamment exposée au premier chapitre de Différence et répétition, ainsi que dans Spinoza et le problème de l’expression. Elle s’oppose à l’idée d’une différence de teneur ontologique entre les étants – certains êtres, au premier rang desquels Dieu, ayant plus d’être, plus de réalité que d’autres – et affirme la stricte équivalence ontologique des différents étants. Cf. F. Zourabichvili, Le vocabulaire de Deleuze, Paris, Ellipses, 2003, p. 81-84. 11.– G. Deleuze, « Jean Hyppolite, Logique et existence », art. cit., p. 21. Voir aussi p. 19-20 : « La différence extérieure de la réflexion et de l’être est d’une autre façon la différence interne de l’Être lui-même, autrement dit l’Être identique à la différence, à la médiation ». 12.– Ce double mouvement qui va du dualisme au monisme, et du monisme au dualisme sera repris dans les textes sur Bergson, cf. « Bergson, 1859-1941 » (1956), in L’île déserte, op. cit., p. 36 : « si le dualisme est dépassé vers le monisme, le monisme nous donne un nouveau dualisme, cette fois-ci maîtrisé, dominé ». Voir aussi Le bergsonisme (1966), Paris, PUF, 2008, p. 96.
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ontologie13 ». C’est pourquoi les trois éléments que retient Deleuze constituent la base de sa propre philosophie et se retrouvent pleinement dans Différence et répétition et Logique du sens, dont les titres soulignent d’euxmêmes leur dette envers le Hegel d’Hyppolite. Pourtant, la philosophie deleuzienne des années 1960, bien que son projet semble très proche de celui de Hegel tel que Deleuze le comprend dans sa recension, se présentera comme une critique radicale de l’hégélianisme. Or, ce qu’il faut souligner, c’est à quel point une réception positive de Hegel dans la philosophie deleuzienne est encore possible en 1954. Deleuze n’a pas encore rompu à cette date avec la philosophie hégélienne. Nous allons voir qu’il émet déjà des réserves à son encontre, mais il souligne avec force toute la valeur de son projet philosophique. Rien n’interdit encore d’en faire un usage positif, d’en proposer une actualisation originale comme Deleuze l’a fait pour Spinoza, Leibniz, Nietzsche ou Bergson. Le pas n’a pas encore été franchi et Hegel n’est pas encore le grand traître qu’il deviendra quelques années plus tard. Cela n’empêche pas, nous allons y revenir, une prise de distance critique avec la philosophie hégélienne, mais interdit par contre de survaloriser ce moment critique par rapport au moment positif de la réception. Comme nous l’avons indiqué précédemment, nous sommes ici exactement à la croisée des chemins.
2) Premières objections Le profond accord quant à la direction générale que doit prendre la philosophie moderne n’empêche pas Deleuze d’émettre, dès 1954, des réserves quant aux moyens conceptuels mis en œuvre par Hegel pour atteindre son objectif. Mais il s’agit encore d’un dialogue fructueux, et il ne faut pas oublier que même Spinoza fait l’objet de critiques dans la philosophie deleuzienne14. Il est en effet tout à fait possible de critiquer un philosophe tout en retenant des éléments essentiels de sa philosophie et seule la lecture du texte de 1954 à partir des textes ultérieurs de Deleuze permet de faire des critiques adressées à Hegel dans la recension de Logique et existence le signe d’un anti-hégélianisme déjà à l’œuvre. Or une telle lecture téléologique empêche de saisir la spécificité du texte de Deleuze tout autant que les étapes réelles de l’évolution de sa pensée. Nous devons bien avoir cela présent à l’esprit en abordant les premières objections que Deleuze formule à l’encontre de Hegel. Ces objections concernent trois points : la téléologie historique, l’assimilation de la différence à la contradiction, la persistance d’une anthropologie latente. 13.– G. Deleuze, « Jean Hyppolite, Logique et existence », art. cit., p. 22. 14.– Dans Différence et répétition, Deleuze reproche à Spinoza de maintenir une forme de transcendance de la substance par rapport à ses modes, ce qui le pousse à prolonger le geste spinoziste par une lecture originale de l’éternel retour chez Nietzsche. Cf. Différence et répétition, op. cit., p. 59.
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Dans la conclusion de sa recension, Deleuze commence par émettre de profondes réserves face au rapport que Hegel instaure entre la logique et l’histoire : si l’on doit considérer comme décisive la distinction que fait M. Hyppolite entre la Logique et la Phénoménologie, la philosophie de l’histoire n’a-t-elle pas avec la Logique un rapport plus ambigu ? M. Hyppolite le dit : l’absolu comme sens est devenir ; et sans doute n’est-ce pas un devenir historique, mais quel est le rapport du devenir de la Logique avec l’histoire, historique désignant ici tout autre chose que le simple caractère d’un fait15 ?
Ce qui pose problème à Deleuze, c’est la possibilité d’appliquer les catégories de la Science de la logique, non pas uniquement à l’existence, mais aussi à l’histoire. Dans Logique et existence, Hyppolite avait montré que la logique hégélienne donnait les structures du sens dans lesquelles l’existence humaine se meut. Ce geste hégélien qui subordonne l’homme à des structures ontologiques, nous avons vu que Deleuze lui attribue une grande pertinence. Il devient cependant problématique à partir du moment où la logique s’étend au sens de l’histoire, car il fait entrer cette dernière dans la téléologie et le déterminisme. Dans cette perspective, la logique ne se limiterait plus à la manière dont l’existence hasardeuse ressaisit le sens de son aventure, mais à la détermination du cours de l’histoire par un mouvement rationnel qui la dépasse et la dirige malgré elle. Appliquée à l’histoire, la logique enlèverait à cette dernière toute sa contingence et son imprévisibilité pour l’orienter malgré elle vers une fin déterminée à l’avance. Cette critique de la téléologie historique de Hegel, Deleuze la reprend en réalité de Jean Hyppolite lui-même qui, dans la conclusion de Logique et existence, soulignait déjà les limites de la philosophie hégélienne de l’histoire16. Hyppolite avait en effet déjà indiqué que, dans sa philosophie de l’histoire, « l’hégélianisme nous offre des difficultés presque insurmontables17 ». Chez Hyppolite, cette réserve anti-hégélienne visait essentiellement le marxisme dogmatique dont il avait profondément critiqué la téléologie utopiste18. Deleuze reprend à son compte cette critique des philosophies de 15.– G. Deleuze, « Jean Hyppolite, Logique et existence », art. cit., p. 22. 16.– J. Hyppolite, Logique et existence (1952), Paris, PUF, 2002, p. 246 : « Ce passage de l’histoire au savoir absolu, passage du temporel à l’éternel, est la synthèse dialectique la plus obscure de l’hégélianisme ; l’histoire est créatrice de soi, comme le Logos, mais cette création est là temporelle, ici elle est création éternelle ». Catherine Malabou a analysé la tension entre logique et histoire au cœur du commentaire hégélien à cette époque, notamment chez Hyppolite, dans son article « Négatifs de la dialectique. Entre Hegel et le Hegel de Heidegger : Hyppolite, Koyré, Kojève », Philosophie, no 52, décembre 1996, p. 37-53. 17.– J. Hyppolite, Logique et existence, op. cit., p. 243. 18.– Cf. J. Hyppolite, Études sur Marx et Hegel, Paris, Rivière, 1955, en particulier le texte sur « La conception hégélienne de l’État et sa critique par Karl Marx ».
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l’histoire hégélienne et marxiste. Cela lui permet notamment de s’engouffrer dans la brèche ouverte par son professeur au sujet de la philosophie de l’histoire pour ouvrir une discussion critique plus générale avec la philosophie hégélienne. Il fait jouer en quelque sorte ici Hyppolite contre Hegel et inscrit ainsi une tension au cœur même de l’hégélianisme, qui ouvre sur la nécessité de sa critique. Cette ouverture critique permet à Deleuze d’enchaîner sur deux autres critiques adressées à Hegel, qui, elles, n’étaient pas présentes chez Hyppolite. Ces deux critiques concernent la dimension anthropologique de la philosophie hégélienne et sa conception trop rationaliste de la différence. Cette fois, le texte hégélien et l’interprétation hyppolitienne ne sont plus joués l’un contre l’autre, mais se trouvent ne faire qu’un dans une confusion mêlée des textes qui permet d’élargir l’horizon des objections adressées à l’hégélianisme. D’une part, Deleuze considère que la philosophie hégélienne accorde encore trop de place à l’homme et y voit la persistance d’une anthropologie latente. La raison en est que, dans la dialectique hégélienne, ce qui est nié est conservé, selon le principe de l’Aufhebung, et que par conséquent toute négation de la finitude humaine au profit de l’infinité de l’absolu maintient, d’une certaine manière, la finitude, au moins comme un moment du procès global. Hegel aurait ainsi amorcé une critique de l’anthropologie qu’il n’aurait pas su mener à son terme : « Et, si M. Hyppolite suggère qu’il faut dans l’Absolu réintroduire la finitude elle-même, ne va-t-on pas risquer sous une nouvelle forme un retour de l’anthropologisme19 ? » Cela pourrait paraître paradoxal étant donné que tout Logique et existence vise à arracher Hegel aux lectures anthropologiques pour en donner une lecture ontologique. Mais sans doute que, pour Deleuze, l’idée selon laquelle « l’homme est un carrefour20 » du sens, comme le dit Hyppolite, le médiateur par lequel l’absolu se pense lui-même, cette idée donne encore trop de crédit à l’anthropologie. C’est vers une figure de la pensée de l’être par lui-même qui ne fait plus intervenir le concept d’homme que Deleuze s’oriente ici. Croyant s’opposer aux interprétations anthropologiques de Jean Wahl ou d’Alexandre Kojève, Hyppolite resterait finalement enfermé dans ces discours et la philosophie hégélienne se verrait réinscrite malgré elle dans l’anthropologie. À l’insuffisance hégélienne, de n’avoir su véritablement dépasser l’homme, s’ajoute ici l’insuffisance hyppolitienne de s’être illusionné sur ce dépassement et de n’avoir pas vu que Hegel restait pris malgré lui dans une pensée de l’homme. D’autre part, Deleuze critique chez Hegel le fait d’avoir pensé la différence comme contradiction : « Après le livre si riche de M. Hyppolite, on 19.– G. Deleuze, « Jean Hyppolite, Logique et existence », art. cit., p. 22. 20.– J. Hyppolite, Logique et existence, op. cit., p. 243.
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pourrait se demander ceci : ne peut-on faire une ontologie de la différence qui n’aurait pas à aller jusqu’à la contradiction, parce que la contradiction serait moins que la différence et non plus21 ? » Dans le chapitre IV de la deuxième partie de Logique et existence, Hyppolite avait en effet montré comment la logique hégélienne avait pour opérateur la négation et que celle-ci devait être poussée jusqu’à l’opposition et, in fine, jusqu’à la contradiction. De cette primauté du négatif, Deleuze doute déjà en 1954, et c’est vers une autre ontologie de la différence qu’il dirige ses exigences. Cette critique n’est d’ailleurs pas séparable de la précédente concernant l’anthropologie. Car c’est uniquement d’un point de vue humain que le négatif et la contradiction apparaissent comme quelque chose de premier : « La contradiction n’est-elle pas seulement l’aspect phénoménal et anthropologique de la différence22 ? » C’est seulement pour la représentation humaine que la différence se présente comme une négation oppositionnelle dont l’intériorisation produit la contradiction. Seule une pensée capable d’abandonner totalement le point de vue anthropologique pourrait penser la différence autrement. Et de nouveau, Hyppolite manque cette limite de l’hégélianisme, qui en reste à un niveau encore superficiel de la différence. Ces premières objections inscrivent Deleuze dans une relation à la philosophie de Hegel qu’il abandonnera par la suite : celle de la critique immanente, impliquant un dépassement de l’hégélianisme qui passe par la philosophie hégélienne dont elle souligne les inconséquences et qu’elle cherche à tirer au-delà d’elle-même à partir de son propre mouvement. Que ce soit en jouant Hyppolite contre Hegel ou en superposant les deux dans une même critique de l’hégélianisme, Deleuze travaille le projet hégélien de l’intérieur, il en épouse les traits pour tenter de l’emmener plus loin, vers une ligne de fuite qui emporte avec elle la pensée dont elle s’échappe. Bien qu’il identifie la plupart du temps Hegel et Hyppolite et que jamais il ne revienne directement au texte de Hegel pour éventuellement le confronter avec l’interprétation qu’en donne son professeur, le fait même que surgisse dans son texte un écart interne à l’hégélianisme et une disjonction, même infime, entre Hyppolite et Hegel, de façon à faire jouer l’un contre l’autre, constitue l’indice d’une véritable critique immanente qui cherche à rejoindre un au-delà de l’hégélianisme à partir de lui-même. Un tel geste n’est d’ailleurs pas particulièrement étonnant compte tenu de ce que nous avons vu précédemment, car les objections adressées à Hyppolite sont en réalité pour Deleuze l’occasion d’une explication avec la conscience philosophique de sa jeunesse, avec ce vocabulaire dialectique qui était le sien. Elles lui permettent de réfléchir ses propres catégories avec 21.– G. Deleuze, « Jean Hyppolite, Logique et existence », art. cit., p. 23. 22.– Ibid.
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la distance critique que permet la discussion respectueuse de Logique et existence. Se fait jour la nécessité de changer de langage compte tenu des difficultés qu’il pose, mais sans qu’à aucun moment il ne soit question encore d’une alternative radicale. Il s’agit au contraire de réaliser l’objectif même que l’hégélianisme poursuit, mais que ses propres catégories semblent entraver, comme si Hegel n’était pas parvenu à élaborer la philosophie à la hauteur de son ambition.
3) Hyppolite lisant Hegel Pour mieux saisir dans le détail ce que Deleuze retient et ce qu’il rejette de la philosophie hégélienne, et pour comprendre exactement ce qui se joue dans cette lecture du Hegel d’Hyppolite pour le projet philosophique ultérieur qui sera le sien, il nous faut revenir sur la manière originale dont Hyppolite lit Hegel dans Logique et existence, car ce livre trace une voie dans laquelle s’engagera la philosophie deleuzienne tout en revendiquant l’emprunt de chemins de traverses sinueux dans lesquels la logique hégélienne ne saurait s’engager. À un certain niveau, on peut considérer que Deleuze en retient les fins, mais pas les moyens ; qu’il conserve l’objectif général qu’Hyppolite met au jour dans sa lecture de la philosophie hégélienne, mais qu’il n’est pas convaincu par les outils conceptuels mis en œuvre pour l’atteindre. Cette distinction fins/moyens se double cependant d’une distinction interne aux fins elles-mêmes et qui touche à la manière même dont Deleuze comprend l’objectif du projet hégélien. Ou, pour le dire autrement, c’est parce que Deleuze opère déjà une bifurcation dans sa compréhension du projet hégélien, tel qu’Hyppolite le présente, qu’il peut proposer une rupture quant aux moyens à utiliser pour le réaliser. Logique et existence consiste en un commentaire profond de la Science de la logique de Hegel. Hyppolite n’aborde pas cette œuvre dans la perspective transcendantale, fortement valorisée par ceux qui veulent redonner à la logique hégélienne une actualité en des temps post-métaphysiques23. Dans cette interprétation, la logique hégélienne ne parle nullement de l’être, mais des catégories par lesquelles l’être fait sens pour nous. À la manière des jeux de langage chez Wittgenstein, la logique de Hegel nous donnerait les concepts et les règles qui les régissent – les « coups » que ces concepts peuvent jouer dans le jeu langagier –, et cela à l’intérieur d’une reconstruction systématique qui ne déduit plus les catégories à partir des jugements empiriques, comme c’était encore le cas chez Kant, mais de manière 23.– Voir notamment deux articles de Terry Pinkard particulièrement clairs sur ce point : « Hegel’s Idealism and Hegel’s Logic », Zeitschrift für philosophische Forschung, vol. 33, 1979, p. 210-226 ; « The Logic of Hegel’s Logic », Journal of the History of Philosophy, vol. 17, no 4, October 1979, p. 417-435.
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strictement immanente aux concepts eux-mêmes24. À la différence de ces lectures plus contemporaine inscrites dans le sillage de la philosophie analytique25, Hyppolite propose à l’époque une interprétation ontologique de la Science de la logique. Néanmoins, il ne prend pas position en faveur de ce qu’on pourrait appeler une hypothèse ontologique « forte », qui penserait la logique comme le mouvement même de l’être se pensant lui-même en se différenciant26. Contre cette voie ontologique « forte », Hyppolite prend en compte les acquis kantiens de l’analyse hégélienne et considère que l’être est le sens lui-même, qui se maintient dans une distance infranchissable avec l’existence et la nature qu’il sert à éclairer et à comprendre27. Seulement, à la différence des lectures proprement kantiennes de la Science de la logique28, il souligne que le sens renvoie à une région ontologique autonome, qui n’a rien à voir avec une entreprise de connaissance liée de près ou de loin à l’esprit humain, mais avec l’absolu. À ses yeux, l’être logique ne désigne ni le mouvement du monde, ni les catégories de l’esprit humain, mais la sphère ontologique du sens dans lequel l’homme se meut pour donner signification à son existence. On pourrait donc dire, pour singulariser l’approche hyppolitienne, que pour lui la Science de la logique nous livre l’être pensé en sa vérité selon trois sens distincts et complémentaires : 1° l’être pensé en sa vérité, ce qui signifie que la logique hégélienne est une ontologie ; 2° l’être pensé en sa vérité, ce qui exige de thématiser une sphère autonome du penser ; 3° l’être pensé en sa vérité, ce qui nous oblige à distinguer cette sphère du penser de toute pensée strictement humaine pour que l’absolu de la vérité soit atteint 24.– Sur l’analogie avec Wittgenstein et sur le développement strictement conceptuel des catégories, qui défait le rapport à l’être et arrache Hegel à la tradition métaphysique, cf. aussi G. Lebrun, La patience du concept. Essai sur le discours hégélien, Paris, Gallimard, 1972. 25.– Lectures qui culminent dans l’interprétation inférentialiste qu’en donne Robert Brandom, pour qui la logique hégélienne nous détourne du rapport simpliste de signification entre les mots et les choses, et inscrit le sens dans un système de cohérence entre concepts ; ces concepts se déterminant réciproquement en fonction d’une situation donnée, tout changement dans la situation implique une modification dynamique du contenu sémantique de ces concepts eux-mêmes et de leur agencement. Cf. R. Brandom, « Esquisse d’un programme pour une lecture critique de Hegel : comparer les concepts empiriques et les concepts logiques », Philosophie, 2008/3, no 99, p. 63-95. 26.– B. Bourgeois, « La métaphysique réformée », in J.-F. Kervégan et B. Mabille (dir.), Hegel au présent. Une relève de la métaphysique, Paris, CNRS éditions, 2012 ; R.-P. Horstmann, Wahrheit aus dem Begriff, Francfort-sur-le-Main, Anton Hain, 1990. 27.– Hypothèse poursuivie par exemple par Bernard Mabille dans une perspective ontologique qui fait dialoguer Hegel avec Heidegger. Cf. Hegel, Heidegger et la métaphysique. Recherches pour une constitution, Paris, Vrin, 2004, p. 69 : « Le concept, c’est la présence du Sens, l’être du rationnel, de la pensée au sens du Noûs ». 28.– B. Longuenesse, Hegel et la critique de la métaphysique (1981), Paris, Vrin, 2015 ; R. Pippin, Hegel’s Idealism. The Satisfaction of Self-Consciousness, Cambridge, Cambridge University Press, 1989.
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par-delà tout relativisme subjectif. Hyppolite affirme, d’une part, en faveur de l’ontologie et contre Kant, l’« identification de la pensée et de la chose pensée29 ». Il soutient, d’autre part, et contre tout retour à une métaphysique pré-kantienne, que cette identité se fait au profit de la pensée et que par conséquent l’ontologie est une logique du sens – le savoir absolu étant « la lumière de l’être comme sens30 ». Il défend, enfin, que cette logique du sens n’a rien d’une logique humaine et que l’homme n’est pas la source du sens, mais son point de transition, son « carrefour » : « C’est sans doute dans le savoir humain qui s’interprète et se dit, qu’apparaît le Logos, mais l’homme ici n’est que le carrefour de ce savoir et de ce sens31 ». C’est ce dernier point qui le démarque des lectures anthropologiques, existentialistes et humanistes de l’hégélianisme de son époque, celles de Jean Wahl32 et d’Alexandre Kojève33 notamment. Sans doute fortement influencé par Heidegger et par la polémique autour de la Lettre sur l’humanisme34, Hyppolite prend le parti de l’ontologie contre l’humanisme et l’anthropologie. Il ouvre par là une voie herméneutique singulière qui a fortement marqué la pensée de Deleuze et les trois éléments fondamentaux qu’il a retenus de l’hégélianisme. Dans Logique et existence, Hyppolite met parfaitement en évidence le geste hégélien qui chasse toute transcendance au profit de l’immanence radicale de « l’être qui est sens et [du] sens qui est être35 ». Un tel monisme du sens interdit de penser un au-delà de la connaissance et « prolonge la logique transcendantale de Kant en exorcisant le fantôme d’une chose en soi36 ». Ce monisme du sens est cependant profondément paradoxal puisque le sens est différencié, il est à la fois savoir de lui-même et savoir de son autre, de l’être. Le sens est cette différenciation interne qui le fait réflexion et médiation : « La médiation entre nature et Logos est le seul Absolu, puisque les termes ne sauraient exister indépendamment de cette médiation même37 ». La logique hégélienne est ainsi pensée comme ontologie de la différence parce que l’absolu du sens se différencie pour parvenir à penser son autre, la nature 29.– J. Hyppolite, Logique et existence, op. cit., p. 3. 30.– Ibid., p. 24. 31.– Ibid., p. 25. 32.– J. Wahl, Le malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel (1929), Paris, PUF, 1951. 33.– A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel (1947), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2008. 34.– G. Bianco, « Le Bergson de Deleuze entre existence et structure », in A. Jdey (dir.), Gilles Deleuze. Politiques de la philosophie, Genève, MētisPresses, 2015, p. 110. On remarquera cependant, pour nuancer l’influence de la Lettre sur l’humanisme de 1946, que Jean Hyppolite accorde bien plus d’importance au sens que Heidegger, et que l’identité du logos et de l’être, qui chez Heidegger se fait au bénéfice de l’être, comme chez Deleuze d’ailleurs, se fait chez Hyppolite au bénéfice du logos. 35.– J. Hyppolite, Logique et existence, op. cit., p. 5. 36.– Ibid., p. 3. 37.– Ibid., p. 27.
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ou l’être. Autrement dit, tout est médiatisé par l’esprit, mais l’esprit est aussi bien savoir de lui-même que savoir de la nature qui lui fait face : « la nature est seulement esprit pour l’esprit qui la connaît38 ». Le projet de Hegel tel que le lit Hyppolite tient par conséquent en ces quelques mots : une logique du sens qui redonne ses droits à l’ontologie et pense cette dernière comme une ontologie de la différence. Ce projet, on l’a vu, correspond exactement à ce que Deleuze retient de la philosophie hégélienne. On notera toutefois une légère inflexion dans la manière dont Deleuze rapporte ce projet dans sa recension. En effet, Deleuze insiste sur « la différence interne de l’Être39 », s’appuyant chez Hyppolite sur des formulations de ce type : « Le langage humain, le Logos, est cette réflexion de l’être en soi-même qui reconduit toujours à l’être, qui se referme toujours sur soi indéfiniment40 ». Deleuze propose donc ce que nous avons appelé plus haut une interprétation métaphysique forte de la logique hégélienne. Or, comme nous y avons insisté, Hyppolite montre certes que l’être se pense lui-même, mais que l’être est sens spirituel, et que par conséquent c’est l’esprit qui se différencie pour sortir de soi et parvenir à se penser lui-même et son autre. Cela est parfaitement clair lorsqu’Hyppolite identifie le « discours de l’être » dans la dialectique hégélienne à « une certitude absolue de soi dans ce qui ne se révélait explicitement que comme l’autre du savoir41 ». Selon l’interprétation d’Hyppolite, c’est donc bien la pensée, le savoir, l’esprit qui se différencie, et non l’être brut. C’est pourquoi il insiste sur l’opposition de la logique comme sens et de la nature comme non-sens, une opposition qui, certes, est ressaisie par le sens lui-même, mais qui pour autant ne disparaît pas : « Le Savoir universel sait donc aussi sa propre limite, il mesure les limites de la signification ou du sens, la part du non-sens qui investit encore la signification, ce que Hegel envisageait comme le rapport du Logos et de la Nature, le jeu de leur identité et de leur différence42 ». Quelque chose de décisif se joue dans ce déplacement, qui contient toutes les critiques que Deleuze adresse à l’époque au Hegel d’Hyppolite. Tant chez Deleuze que chez Hyppolite, l’absolu se différencie et admet deux bords, l’être et la pensée, mais alors que, pour Hyppolite, c’est la pensée qui se différencie afin de rejoindre l’être, pour Deleuze c’est au contraire l’être 38.– Ibid., p. 18 : « Il n’y a dans la nature qu’une esquisse de cette singularité vraie qui est la médiation réfléchie, donc le Logos comme conscience de soi universelle ; la nature est seulement esprit pour l’esprit qui la connaît ; elle est en soi Logos, elle ne l’est pas pour soi ; elle est immédiatement l’être-là du Logos, mais elle n’est posée comme telle que par l’esprit ». 39.– G. Deleuze, « Jean Hyppolite, Logique et existence », art. cit., p. 19. 40.– J. Hyppolite, Logique et existence, op. cit., p. 4. 41.– Ibid., p. 24. 42.– J. Hyppolite, « La structure du langage philosophique d’après la préface de la Phénoménologie de l’esprit » (1966), in Figures de la pensée philosophique, tome I, Paris, PUF, 1990, p. 351-352.
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qui opère cette différenciation interne dans le but de retrouver la pensée43. Cette divergence entre Deleuze et Hyppolite quant à l’interprétation de Hegel dictera la lecture que Deleuze fera de Bergson deux ans plus tard, mais contre Hegel cette fois. Dans ses textes sur Bergson, en effet, Deleuze choisira l’intuition directe et immédiate de l’être pour ensuite retrouver la différence entre l’être et la pensée, alors que la dialectique hégélienne refuse cet accès non médiatisé à l’être et nous inscrit directement dans la pensée pour rejoindre à partir d’elle la nature des choses. Pour le dire dans le langage qui sera celui de Différence et répétition, Deleuze prétend que la pensée peut « éprouver des forces pures, des tracés dynamiques dans l’espace qui agissent sur l’esprit sans intermédiaire, et qui l’unissent directement à la nature et à l’histoire, un langage qui parle avant les mots44 ». Or, c’est ce que n’admet pas la philosophie de Hegel dont le premier chapitre de la Phénoménologie de l’esprit nous explique que la médiation conceptuelle est présente dès la certitude sensible et qu’il est par conséquent impossible de s’abandonner au « mythe du donné45 », puisque tout rapport au monde, même localisé dans la plus frêle aventure de l’ici et du maintenant, se trouve dès le départ ressaisi par l’universalité du concept46. C’est du moins ce que n’admet pas la philosophie hégélienne parvenue à maturité, à partir de la période d’Iéna, car il est vrai que le jeune Hegel se tenait dans une perspective très proche, en réalité, de celle revendiquée par Deleuze. Dans la période francfortoise notamment, selon les mots de Bernard Bourgeois qui pourraient tout à fait s’appliquer à la pensée deleuzienne, Hegel « ne fait qu’emprunter la forme du concept pour poser un contenu qui n’a rien de conceptuel47 ». C’est ainsi que L’esprit du christianisme et son destin affirme vouloir « penser la vie pure48 ». Cette série de notes, jamais publiées par leur auteur, développent l’idée selon laquelle « la vie pure est l’être49 » : rejoindre cet être exige alors une sorte de communion mystique dont les concepts doivent rendre compte tout en 43.– Sur les deux bords de l’absolu et sur le chemin qui va de l’être à la pensée chez Deleuze, cf. A. Gualandi, Deleuze, Paris, Les Belles Lettres, 2003, p. 25-27 ; voir aussi l’introduction de la thèse d’Igor Krtolica, Le système philosophique de Gilles Deleuze (19531970), op. cit., qui réinscrit les réflexions de Deleuze dans le problème du rapport entre esprit et nature propre à l’idéalisme allemand. 44.– G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 19. 45.– J. McDowell, « Hegel et le mythe du donné », Philosophie, 2008/3, no 99, p. 46-62. 46.– G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, op. cit., p. 142-143 : « je fais monstration de ce morceau de papier comme d’un ici qui est un ici d’autres ici, ou qui est, en luimême, un ensemble simple de beaucoup d’ici, c’est-à-dire un universel ; je le prends tel qu’il est en vérité, et, au lieu de savoir un immédiat, je prends selon le vrai, je perçois (nehme ich wahr) ». 47.– B. Bourgeois, Hegel à Francfort. Judaïsme, christianisme, hégélianisme, Paris, Vrin, 2000, p. 26. 48.– G. W. F. Hegel, L’esprit du christianisme et son destin, tr. fr. O. Depré, Paris, Vrin, 2003, p. 179. 49.– Ibid., p. 180.
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se tenant à la lisière de cette expérience inexprimable : « La cohésion de l’infini et du fini est à vrai dire un mystère sacré, car elle est la vie, et donc le mystère de la vie50 ». Il faut attendre l’évolution décisive de la période d’Iéna pour que Hegel parvienne à thématiser un absolu qui ne se situe plus dans la dynamique vitale d’un être extérieur au concept. Assurément, Deleuze aurait pu se retrouver dans les œuvres de jeunesse de Hegel, il aurait pu y voir une tentative proche de la sienne, visant à redescendre la pente du concept à l’être plutôt qu’à la remonter. Mais sa lecture est tout entière orientée par le Hegel de Jean Hyppolite, dont le portrait qu’en brosse Logique et existence se loge dans la relation entre la Phénoménologie de l’esprit et la Science de la logique, laissant peu de places aux textes antérieurs. Cela conduit Deleuze à marquer le désaccord plutôt qu’à chercher les points d’entente. Néanmoins, il ne s’agit pas tant d’une divergence quant au projet général que Deleuze retient de Hegel, que d’une différence quant à la manière d’interpréter ce projet. On aurait tort pourtant de n’y voir qu’un détail insignifiant, car c’est toute la manière de mettre en œuvre ce projet philosophique commun à Hegel et à Deleuze qui se joue ici et qui fait bifurquer les deux auteurs vers des directions en partie incompatibles. C’est ce petit lapsus dans la lecture qui introduit la possibilité de maintenir un projet hégélien légitime – sous condition de la lecture singulière que Deleuze propose du Hegel d’Hyppolite – tout en inventant d’autres moyens pour le mettre en œuvre. On peut comprendre dorénavant pourquoi Deleuze concentre ses attaques sur les catégories de l’opposition et de la contradiction. Partant d’une différenciation interne à la pensée, Hyppolite montre que le projet hégélien d’une ontologie de la différence consiste en une logique qui progresse dans la détermination du sens de la différence. Selon Hegel, c’est en pensant la différence comme opposition et contradiction que l’ontologie de la différence est fidèle à la logique du sens, c’est-à-dire à une logique qui cherche à générer le sens et à progresser en lui. Commentant les catégories de la réflexion présentées dans la Doctrine de l’essence, Hyppolite nous rappelle que le progrès du sens exige le dépassement du concept de diversité. La simple diversité empirique est en effet peu signifiante, c’est le simple il y a du divers sensible. Si l’on prend le fameux tableau de Van Eyck La vierge au Chanoine Van der Paele, par exemple, on y voit une femme adulte assise sur un trône, un enfant sur ses genoux, deux religieux, un soldat. Cette description, sans être totalement pure, puisqu’elle est médiatisée par des catégories de pensée, en reste malgré tout à la simple représentation du divers de l’intuition sensible. Elle nous présente, certes, une pluralité d’objets, mais reste insuffisante si l’on demande le sens de chacun des objets ainsi présentés. La négation est 50.– Ibid., p. 181.
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déjà à l’œuvre, mais vise simplement à différencier le divers : la femme n’est pas l’enfant, n’est pas le chanoine, n’est pas le soldat, etc. La négativité nous renseigne peu sur ce qu’est la femme, ce qu’est l’enfant, ce qu’est un chanoine, ce qu’est un trône. C’est la raison pour laquelle il faut passer de la simple diversité à l’opposition, dans laquelle chaque être est lié à son autre, à son contraire au sein du genre : « La diversité se réduit à l’opposition dans la mesure où elle se réduit à la dualité, dans laquelle chaque terme se relie essentiellement à son autre, et la différence devient leur différence51 ». La négation est désormais porteuse de plus de sens. L’opposition entre le fait d’être enfant et le fait d’être adulte, entre le pouvoir spirituel et le pouvoir terrestre, entre la station assise et la station debout, entre la masculinité et la féminité – c’est-à-dire l’opposition de chaque terme à son autre au sein du genre, et non à un autre parmi l’ensemble des êtres – contient plus de sens que la simple description indéfinie du divers intuitionné. Le rapport enfant-adulte a plus de sens que le rapport femme-enfant-chanoinesoldat-etc., parce que l’idée même de l’enfance se définit en opposition au fait d’être adulte, et non en opposition au pouvoir spirituel ou à la féminité. L’opposition du négatif et du positif prend donc le pas sur la simple diversité dans le domaine du sens, dont le progrès est précisément l’objet de la Science de la logique. Mais l’opposition elle-même doit passer à la contradiction, car si chaque terme de l’opposition se définit en référence à son autre, alors l’essence de chacun des termes comprend celle de l’autre. Ce qu’est l’enfant n’a de sens que par ce qu’il n’est pas, l’adulte, et inversement. Par conséquent, chaque terme est ce qu’il est et n’est pas ce qu’il est, autrement dit chaque terme est contradictoire : « Chaque terme se montre en lui-même le contraire de soi. Le positif est négatif en soi, “il est la contradiction en soi”, le négatif est positif, tout autant que le positif, mais en lui se réfléchit l’opposition comme opposition52 ». Dans la contradiction, comme le dit Hegel dans la Doctrine de l’essence, les termes de l’opposition « richten sich zu Grunde53 », ce qui signifie à la fois qu’ils disparaissent, c’est-à-dire qu’ils « vont au gouffre » (zugrunde gehen), et qu’ils se fondent l’un l’autre, qu’ils font retour dans le « fondement » (Grund). Les termes en opposition perdent effectivement leur substantialité propre et autonome pour n’être plus définis que par la relation à leur autre, en cela ils disparaissent. Mais ce rapport à l’autre, qui les fait disparaître, est aussi bien ce qui les fonde et ce qui leur donne du sens. C’est la raison pour laquelle la contradiction se résout dans le fondement, comme l’indique Hyppolite : « La dialectique du réel développe donc la 51.– J. Hyppolite, Logique et existence, op. cit., p. 149. 52.– Ibid., p. 156. 53.– G. W. F. Hegel, Science de la logique. Livre deuxième. L’essence, tr. fr. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2016, p. 63.
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diversité en opposition, l’opposition en contradiction, puisque chacun des termes, le positif et le négatif est le contraire de soi ; et la contradiction se résout dans le fondement54 ». Il faut donc bien aller « jusqu’à la contradiction55 », pousser la différence jusqu’à la contradiction pour que le sens progresse et n’en reste pas au simple constat de la diversité empirique. Telle est la logique du sens qui se fait ontologie de la différence pour Hyppolite lisant Hegel. Mais telle n’est pas la voie que Deleuze empruntera pour mener à bien un projet qu’il a pourtant trouvé chez Hegel lui-même. C’est que, pour lui, il ne faut pas partir de la pensée de la différence, mais de l’être même auquel l’intuition non médiatisée par les catégories de la pensée doit nous donner accès. Cet infime déplacement est lourd de conséquences, puisqu’il implique que Deleuze retienne du Hegel d’Hyppolite un projet philosophique qu’il juge légitime dans la perspective propre avec laquelle il le comprend, mais qu’il abandonne les moyens utilisés pour le mener à bien. Ce moyen, qui n’est autre que la pensée de la différence comme opposition et contradiction, non seulement ne rejoint pas la vraie nature de la différence, mais implique aussi, comme on l’a vu, la persistance de l’anthropologie et une philosophie de l’histoire. Or ce sont ces catégories logiques trop larges, qui dépendent d’un point de vue humain et qui, de ce fait, seraient applicables à une théorisation historique, que Deleuze refuse. Le retour à Logique et existence nous permet ainsi de préciser parfaitement ce qu’il en est de la critique immanente de l’hégélianisme chez Deleuze en ce début des années 1950. Le triple projet d’un retour à l’ontologie, d’une logique du sens et d’une philosophie de la différence s’inscrit bel et bien dans le prolongement de la compréhension proprement hyppolitienne de la philosophie de Hegel, mais elle comprend ce projet de telle façon que les moyens mis en œuvre pour l’accomplir s’avèrent inadéquats. L’attitude que Deleuze adopte à cette époque ne saurait par conséquent ni se limiter à une orthodoxie hégélienne qu’il n’a jamais revendiquée, ni se risquer à une rupture complète, mais renvoie à un travail qui, de l’intérieur même de la philosophie hégélienne, devrait nous amener vers une pensée nouvelle.
4) Deleuze élève de Jean Wahl La question qui se pose, cependant, est celle des interactions qui ont pu amener Deleuze à élaborer cette critique immanente et qui l’ont amené à douter des catégories dialectiques qu’il employait naturellement en 1945-1946. Nous verrons au prochain chapitre l’importance du travail sur Bergson que Deleuze menait en même temps qu’il écrivait sa recension. Mais si Deleuze connaissait et admirait Bergson à l’époque, l’ayant eu au 54.– J. Hyppolite, Logique et existence, op. cit., p. 156. 55.– Ibid., p. 145.
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programme de l’agrégation en 1947-194856, là n’est pas la seule source de ses réflexions critiques sur Hegel. D’autant qu’en 1954, comme nous l’avons souligné, Deleuze n’a pas encore abandonné la philosophie hégélienne et qu’il n’a donc pas encore pleinement adopté Bergson contre Hegel. Nous avons insisté sur le fait que, en 1954, Deleuze est au milieu du gué. Il n’a pas complètement abandonné l’impulsion dialectique de sa jeunesse, mais s’oriente déjà vers une critique de Hegel. La recension d’Hyppolite nous montre sur le vif le cheminement d’un tel parcours, nous présentant un Deleuze qui se situe exactement entre la rive hégélienne et la rive bergsonienne. Dans cette dérive à mi-chemin, Jean Wahl a pu jouer un grand rôle. On sait que Deleuze, n’étant pas parvenu à entrer à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, a suivi les cours à la Sorbonne et y a reçu l’enseignement de Jean Wahl dès la licence57. On sait aussi que c’est Wahl qui lui a fait découvrir l’empirisme de la philosophie anglo-saxonne, ce qui conduira Deleuze à faire son mémoire de fin d’études sur Hume58. Mais, plus fondamentalement, Wahl entendait produire une critique précise et minutieuse de la philosophie hégélienne. Celui qui était passé par la philosophie de Hegel dans Le malheur de la conscience, en 1929, a construit un parcours original qui l’a mené vers Kierkegaard, vers Bergson et vers la philosophie américaine pour pointer les limites de l’hégélianisme tout en poursuivant son projet en d’autres lieux, dans d’autres contextes, avec d’autres concepts, de sorte à atteindre ce que Jean-Louis Vieillard-Baron, dans son article sur Jean Wahl, a nommé « une expérience métaphysique du devenir59 ». Les premières lignes de la préface de son grand livre de 1932, Vers le concret, visent à réfuter ce que Hegel dit de la certitude sensible dans le premier chapitre de la Phénoménologie de l’esprit. Wahl y rappelle que, pour Hegel, l’homme n’a pas accès à l’immédiat, mais qu’il doit toujours en passer par la médiation du langage et du concept. Pour cette raison, dans la philosophie hégélienne, « ce qui passe pour être le particulier et le concret est en réalité le plus abstrait et le plus général, que ce à quoi l’empiriste et le réaliste attribuent la plus grande richesse est en réalité ce qu’il y a au monde de plus pauvre60 ». Au contraire, Wahl, au nom du concret, s’oppose à la position hégélienne et s’interroge de manière rhétorique : Faut-il en conclure avec Hegel, que le langage révèle ainsi la non-réalité du concret, que le concret n’est qu’une intention destinée à n’être jamais réalisée, et qu’ici dans le langage comme partout pour Hegel, l’œuvre 56.– Cf. F. Dosse, Gilles Deleuze, Félix Guattari. Biographie croisée, op. cit., p. 123. 57.– Ibid., p. 122. 58.– Mémoire qui donnera lieu à Empirisme et subjectivité, Paris, PUF, 1953. 59.– J.-L. Vieillard-Baron, « Jean Wahl : le devenir de la métaphysique et la métaphysique du devenir », Revue de métaphysique et de morale, 2014/1, no 81, p. 91-101. 60.– J. Wahl, Vers le concret. Études d’histoire de la philosophie contemporaine. William James, Whitehead, Gabriel Marcel (1932), Paris, Vrin, 2004, p. 29.
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constituée par l’homme donne un démenti à l’aspiration indéfinie, présente dans ses intentions purement subjectives ? Ne faut-il pas plutôt dire que le langage, loin de révéler le réel, s’est révélé lui-même, mais comme impuissant61 ?
Si Wahl oppose à Hegel les pensées de William James, de Gabriel Marcel et de Whitehead, c’est précisément parce que ceux-ci « revendiquent les droits de l’immédiat62 ». Contre les concepts grossiers de la dialectique hégélienne, plaqués de force sur le réel, Wahl propose un accès immédiat à l’être qui n’en passe pas, ou du moins pas dès l’abord, par la médiation conceptuelle. Deleuze a été sensible à cet argument et au refus de plaquer une logique abstraite, proprement humaine, sur le monde et sur l’histoire. On retrouvera d’ailleurs dans son œuvre de nombreuses allusions à ces premières lignes de la préface de Vers le concret qui critiquent le premier chapitre de la Phénoménologie de l’esprit63. Dans Différence et répétition, Deleuze affirmera que « toute l’œuvre de Jean Wahl est une profonde méditation sur la différence […] ; sur les rapports non hégéliens de l’affirmation et de la négation64 ». Et dans une lettre de 1972, Deleuze écrira : « c’est [ Jean Wahl] qui a mené la réaction contre la dialectique quand Hegel a dominé l’université65 ». Il nous semble donc pertinent de comprendre les premières objections formulées à l’égard du Hegel d’Hyppolite comme les effets de l’enseignement de Jean Wahl sur le jeune Deleuze. Enseignement qui l’a conduit vers une philosophie de l’intuition, celle de Bergson, dont on notera que Wahl l’avait explicitement rapprochée des auteurs qu’il étudiait dans Vers le concret, notamment de William James66. Wahl serait donc peut-être celui qui a donné une impulsion décisive à Deleuze dans sa prise de distance critique à l’égard de l’hégélianisme. 61.– Ibid. 62.– Ibid., p. 31. 63.– Dans Nietzsche et la philosophie, Deleuze écrit : « Hegel voulut ridiculiser le pluralisme, en l’identifiant à une conscience naïve qui se contenterait de dire “ceci, cela, ici, maintenant” – comme un enfant bégayant ses plus humbles besoins. Dans l’idée pluraliste qu’une chose a plusieurs sens, dans l’idée qu’il y a plusieurs choses, et “ceci et puis cela” pour une même chose, nous voyons la plus haute conquête de la philosophie, la conquête du vrai concept, sa maturité, et non pas son renoncement ni son enfance » (G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962, rééd. 2005, p. 4-5). Et dans Différence et répétition : « On a souvent remarqué ce qui se passe au début de la Phénoménologie, le coup de pouce de la dialectique hégélienne : l’ici et le maintenant sont posés comme des identités vides, des universalités abstraites qui prétendent entraîner la différence avec elles, mais justement la différence ne suit pas du tout, et reste accrochée dans la profondeur de son espace propre, dans l’ici-maintenant d’une réalité différentielle toujours faite de singularités » (G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 73). 64.– G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 81. 65.– Cité par F. Dosse, Gilles Deleuze, Félix Guattari. Biographie croisée, op. cit., p. 138. 66.– J. Wahl, Vers le concret, op. cit., p. 109 sq.
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Cette impulsion décisive de Wahl ne pouvait cependant pas conduire immédiatement à l’anti-hégélianisme des textes sur Bergson. On sera sur ce point plus nuancé que Deleuze qui, a posteriori, tend à faire de Jean Wahl un anti-hégélien convaincu. Pour nuancer cette lecture rétrospective, il faut se rappeler que Wahl est aussi l’un de ceux qui ont contribué à redonner à la philosophie hégélienne ses lettres de noblesse en France grâce à son livre de 1929, Le malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel67. C’est en 1931, dans un article sur « Hegel et Kierkegaard » que Wahl commence à critiquer la philosophie hégélienne. L’articulation de ces deux textes est complexe, mais elle n’implique aucunement un anti-hégélianisme radical. Dans Le malheur de la conscience, Wahl donnait une interprétation pré-existentialiste de Hegel en ancrant le système hégélien dans l’expérience tragique de la souffrance. Il maintient cela en 1931 puisqu’il continue d’affirmer que « l’hégélianisme est né lui aussi d’une expérience ». Mais il en souligne désormais les limites en montrant que Hegel a tout fait pour tourner le dos à cette expérience : « Pendant quelque temps, Hegel avait songé à l’abîme de la nuit mystique. Mais il vint un moment où à la nuit il préféra le grand jour de la connaissance68 ». Kierkegaard apparaît alors comme celui qui a su jouer l’expérience contre le concept, le particulier contre l’universel, la partie contre le tout, le pluriel contre l’un69. Au nom d’une expérience concrète irrécupérable dans quelque forme de savoir que ce soit, Wahl joue désormais Kierkegaard contre Hegel : « Ne serait-ce pas une sorte de Don Juanisme, que cette volonté d’épuiser toutes les beautés particulières pour arriver à la beauté totale, ou même d’amasser toutes les vérités particulières, pour les intégrer, transformées, dans une vérité totale70 ? » Cette critique kierkegaardienne de Hegel consiste cependant moins à abandonner ce dernier qu’à tirer en lui la ligne existentialiste, c’està-dire à opérer une critique immanente de sa philosophie qui fasse valoir l’existence contre le système. Les limites que Wahl souligne chez Hegel ne sauraient signifier un abandon. C’est du sein même de sa philosophie qu’est née cette exigence pour le concret qui oblige de dépasser l’hégélianisme. C’est sans doute la raison pour laquelle, lorsque Jean Wahl recensera le Nietzsche et la philosophie de Deleuze, il nuancera les critiques unilatérales qui y sont adressées à Hegel et prendra une position bien moins tranchée 67.– J. Wahl, Le malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel, op. cit. 68.– J. Wahl, « Hegel et Kierkegaard », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, t. 112, juillet-décembre 1931, p. 378. 69.– Dans sa recension des Études kierkegaardiennes de 1938, Alphonse de Waelhens écrit : « Ce que Kierkegaard entend défendre contre Hegel, c’est l’irréductibilité de l’individu au concept et, d’une manière plus générale, l’hétérogénéité de l’existence à la pensée » (A. de Waelhens, « Les “Études kierkegaardiennes” de M. Jean Wahl », Revue philosophique de Louvain, 1938, no 58, p. 302-303). 70.– J. Wahl, « Hegel et Kierkegaard », art. cit., p. 379.
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à l’égard de la philosophie hégélienne que son ancien élève : « il y a certainement chez l’auteur une sorte de ressentiment vis-à-vis de la philosophie hégélienne qui parfois lui dicte des pages pénétrantes, mais parfois aussi risque de le tromper71 ». La démarche de Wahl, en impulsant une critique de l’hégélianisme qui n’implique cependant pas son abandon total, constitue exactement cet entredeux où se trouve Deleuze en 1954 et explique ainsi en partie sa position. La soif d’un contact immédiat et concret avec la différence, sans la médiation de catégories subjectives et humaines, que Deleuze hérite de Wahl, est éclairante pour comprendre les premières objections que Deleuze formule contre Hegel dans sa recension de Logique et existence. Il y a là, assurément, une dynamique qui contribue à l’orienter vers Bergson et à l’éloigner de Hegel, sans que cet éloignement vaille rupture. Mouvement complexe en lequel se mêlent le rejet et l’approbation, dont la subtilité cependant tranche avec les postures radicales qui seront prises dans les années 1960. • Nous avons vu que, en 1954, Deleuze reprend à son compte le projet philosophique de Hegel tout en refusant les moyens que ce dernier emploie pour le mettre en œuvre. Cette divergence, qui refuse la philosophie hégélienne de l’histoire, le maintien d’une perspective anthropologique et la pensée de la différence comme contradiction, repose sur deux manières de comprendre ce projet commun. Alors que Hegel part de la pensée pour rejoindre l’être, Deleuze se propose le chemin inverse et part de l’être pour rejoindre la pensée. De là la nécessité, pour Deleuze, d’aller chercher une philosophie qui nous plonge immédiatement dans l’être grâce à l’intuition et qui, ainsi, propose une alternative à la dialectique hégélienne. Nous avons essayé de montrer que l’exigence d’une telle alternative ne signifie pas encore, dans les années 1950, un abandon radical et une critique unilatérale de la philosophie de Hegel. Entre les commentaires qui privilégient dans la recension de 1954 les aspects anti-hégéliens et ceux qui privilégient les louanges adressées à Hegel, nous avons choisi de ne pas choisir. La tension présente à même le texte deleuzien n’est pas à niveler ou à supprimer, elle est à prendre en compte pour elle-même comme le lieu exact d’un retournement. Deleuze est en train de se détacher de la conceptualité dialectique de sa jeunesse, mais ne prétend pas encore rompre purement et simplement avec Hegel dont il retient le projet d’une philosophie à venir. 71.– J. Wahl, « Nietzsche et la philosophie », Revue de métaphysique et de morale, 68e année, no 3, juillet-septembre 1963, p. 353, et p. 370-371 : « Le lecteur a l’impression que dans ces pages, G. Deleuze donne libre cours à une certaine mauvaise humeur, que nous nous permettons d’ailleurs de trouver justifiée, contre l’hégélianisme ; et cependant, malgré notre approbation, nous ne pouvons pas le suivre complètement dans le détail de sa critique ».
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Plus même que les textes de jeunesse des années 1940 où il n’était pas directement question de Hegel, la recension de Logique et existence prouve que Deleuze n’a pas toujours adopté la posture anti-hégélienne radicale qui a été la sienne pendant les années 1960 et que, au contraire, il a même été profondément influencé par la philosophie hégélienne. On sera attentif au fait que les points de rupture qui se dessinent à cette époque concernent déjà les conceptions hégéliennes de la raison, du sujet et de l’histoire. Ce que Deleuze reproche au final à Hegel, c’est, premièrement, d’avoir pensé la différence avec les catégories trop abstraites de la logique rationaliste, c’est-à-dire de n’être pas parvenu à penser par la raison le mouvement non logique du réel ; c’est ensuite, et conséquemment, d’avoir maintenu la suprématie d’un regard humain sur le monde, un regard qui justement ne peut que plaquer sur celui-ci des catégories qui masquent tout ce qui, de l’être, échappe à la représentation humaine ; c’est enfin d’avoir appliqué cette logique trop grossière à l’histoire et d’en avoir ainsi extirpé toute contingence au profit d’un déterminisme téléologique qui en supprime le devenir hasardeux. Il est vrai qu’en creux s’annonce ici la philosophie à venir de Gilles Deleuze, qui opposera le devenir à l’histoire, le sujet larvaire ou les machines désirantes au sujet humain, ainsi que l’intuition à la raison réflexive. Mais il ne faut pas perdre de vue que la recension de 1954 reconnaît sa dette envers le projet hégélien et qu’il y a un équilibre parfait entre ce que Deleuze retient de Hegel et ce qu’il en rejette. Rien n’indique encore, à cette date, le rejet radical et unilatéral de la philosophie hégélienne qui sera celui de Deleuze dans les années 1960. Il faut nous en souvenir pour lire les textes sur Bergson de la même période.
Chapitre III. L’alternative bergsonienne « La conception de la différence chez Bergson » est un texte qui, avant d’être publié dans les Études bergsoniennes, consistait en une conférence prononcée par Deleuze le 24 mai 1954 devant l’Association des amis de Bergson1. Il s’agit donc d’une réflexion légèrement postérieure à la recension de Logique et existence, paru la même année. Les textes sont par conséquent contemporains, mais le rapport à Hegel y est profondément différent puisque la conception que Deleuze propose de la différence à partir de Bergson constitue une critique de la philosophie hégélienne. C’est d’ailleurs ce geste critique qu’il reprend deux ans plus tard, en 1956, dans un autre texte sur Bergson qui paraît dans le dictionnaire des Philosophes célèbres dirigé par Merleau-Ponty2. Comment comprendre qu’au moment même où il reprend à son compte le projet philosophique de Hegel, Deleuze en fasse la critique ? Il est fréquent de saisir toute la critique deleuzienne de Hegel à partir des textes sur Bergson3. Pourtant, comme nous allons le voir, la critique qui s’élabore dans les années 1950 à l’aide de Bergson n’a rien à voir avec la critique nietzschéenne des années 1960, et ce serait de nouveau courir le risque d’une lecture peu rigoureuse de l’œuvre que de lire ces textes sur Bergson à l’aune de textes ultérieurs. Assurément, Bergson joue un rôle fondamental dans la critique de Hegel que Deleuze élabore à ce moment-là, mais, à proprement parler, dans les années 1954-1956, nous ne sommes pas encore dans l’antihégélianisme. Il serait plus juste de parler d’un « non hégélianisme » de Deleuze durant cette période, au sens où Bergson lui permet d’élaborer une conception non hégélienne de la différence, sans que cette conception ait déjà pour sens la diabolisation de Hegel qui aura lieu par la suite. 1.– G. Bianco, « Le Bergson de Deleuze entre existence et structure », art. cit., p. 108. 2.– G. Deleuze, « Bergson, 1859-1941 », art. cit. 3.– A. Badiou, Deleuze. « La clameur de l’Être », op. cit., p. 49 sq. 53
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Nous verrons, en effet, que la critique de la philosophie hégélienne n’a pas encore la radicalité qu’elle aura dans les années 1960 et que Hegel, dans les textes sur Bergson des années 1950, est critiqué au même titre que Platon pour avoir mal pensé la différence, sans pour autant que sa philosophie soit particulièrement dépréciée (1). Les attaques, pour l’instant, sont d’ordre épistémologique et ontologique, l’éthique ne s’en est pas encore mêlée pour favoriser un rejet intégral de l’hégélianisme. Il s’agit pour Deleuze de recourir à Bergson pour critiquer les catégories trop grossières de la dialectique hégélienne (2) afin de parvenir à penser la différenciation singulière des êtres (3) et chasser toute négativité hors de l’ontologie (4). Mais cette voie non hégélienne omet un certain nombre de virtualités hégéliennes, de potentialités du texte hégélien que Deleuze met de côté et qui témoignent ainsi de son entière dépendance à Logique et existence pour son interprétation de Hegel, aux dépens de certains développements de l’œuvre hégélienne qui aurait sans doute été plus conciliables avec la philosophie de Bergson (5). C’est que Deleuze écrit dans les marges d’Hyppolite, il discute moins avec Hegel qu’avec son professeur dont il renverse en quelque sorte les thèses (6). Par là, il s’inscrit avec provocation dans le paysage hégélien des années 1950 et jette, si l’on peut dire, un pavé dans la mare dialectique de son temps (7).
1) Aux côtés de Platon Les textes de 1954-1956 sur Bergson présentent tous les deux les notions de durée, de mémoire et d’élan vital à partir d’une défense de la méthode bergsonienne de l’intuition. Ils constituent en cela les ébauches de la monographie de 1966 sur Le bergsonisme. La pensée de Bergson, fondée sur la méthode intuitive, est présentée en opposition à la méthode dialectique. Hegel est alors attaqué en tant que dialecticien, certes, mais il n’a pas encore le statut qu’il aura dans les années 1960, celui du Grand Autre, de l’ennemi ultime de la philosophie deleuzienne. Dans les années 1950, la philosophie hégélienne de la différence se trouve rejetée au même titre que les autres philosophies dialectiques, au premier rang desquelles celle de Platon. Grâce à Bergson, Deleuze devient non-hégélien, mais pas encore anti-hégélien. À l’évidence, dans les textes sur Bergson des années 1950, Hegel ne bénéficie pas encore du rôle central que lui accordera Deleuze dans Nietzsche et la philosophie et dans Différence et répétition. Hegel n’a encore aucun statut privilégié dans l’histoire de la dialectique. Il siège d’égal à égal aux côtés de Platon, tous les deux ayant pensé la différence de manière indue, comme altérité pour Platon et comme contradiction pour Hegel. Ainsi, après avoir distingué l’altération bergsonienne, conçue comme différence interne, de l’altérité et de toute négativité en général, Deleuze écrit :
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C’est là que la méthode et la théorie bergsoniennes de la différence s’opposeront à cette autre méthode, à cette autre théorie de la différence qu’on appelle la dialectique, aussi bien la dialectique de l’altérité de Platon que la dialectique de la contradiction de Hegel, impliquant toutes deux la présence et le pouvoir du négatif4.
C’est le « aussi bien » qui nous importe ici, car il met sur un pied d’égalité les errances platonicienne et hégélienne. Cette citation est suivie, quelques pages plus loin, d’une critique de Platon et de Hegel, mais sans que la critique de l’un soit privilégiée par rapport à l’autre. Cette posture d’un parmi d’autres est d’ailleurs confirmée par le fait que peu de pages, au final, sont consacrées à Hegel dans les textes sur Bergson (cinq pages tout au plus5). On irait donc trop vite et on lirait téléologiquement ce texte à partir des textes postérieurs si l’on pensait que Hegel y occupait la même place, eu égard à l’histoire de la philosophie, que celle qu’il occupera dans les années 1960 où il aura le rôle du grand « traître », celui du grand ennemi qui n’est pas un dialecticien parmi d’autres, mais qui est l’acmé et le symbole de toute la dialectique, le représentant de tout ce qu’il faut détruire en philosophie. En 1956, en revanche, Hegel n’a encore aucun statut privilégié par rapport à cet autre grand dialecticien qu’est Platon. Comment l’expliquer ? Nous avons vu que Deleuze, dans sa recension de Logique et existence, distinguait implicitement le projet hégélien, qu’il juge légitime, des moyens que Hegel met en œuvre pour le réaliser, qui sont, eux, rejetés. C’est à l’aune de cette distinction qu’il faut comprendre les textes sur Bergson de 1954-1956, car ceux-ci ne mettent pas en œuvre une autre stratégie : il s’agit bien, grâce à Bergson, d’accomplir cette philosophie de la différence promise par Hegel, mais réalisée par lui de manière insatisfaisante. C’est la raison pour laquelle la critique de Hegel ne prend pas, dans les années 1950, la forme virulente qu’elle aura dans les années 1960 : la critique de Deleuze ne constitue pas encore un rejet unilatéral et sans reste de la philosophie de Hegel, elle veut seulement souligner les limites de la philosophie hégélienne pour en proposer une alternative quant à la manière de penser la différence. Bergson permet à Deleuze de proposer une autre voie que celle de Hegel pour mettre en œuvre un projet qui, néanmoins, trouve sa source dans la philosophie hégélienne. Deleuze élabore ainsi une alternative non hégélienne, mais pas encore anti-hégélienne. Il suit en quelque sorte une ligne de fuite à partir de l’hégélianisme, à partir d’un projet philosophique que Hegel a formulé et qu’il entend reprendre. Le bergsonisme lui sert à 4.– G. Deleuze, « La conception de la différence chez Bergson », art. cit., p. 53 (nous soulignons). 5.– Ibid., p. 57-60 ; « Bergson, 1859-1941 », art. cit., p. 32-33.
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manier des concepts plus fins et moins grossiers que ceux du rationalisme dialectique pour parvenir à passer outre le voile logique sous lequel Hegel avait recouvert l’être. La critique, par conséquent, se veut à la fois épistémique et ontologique, comme le souligne Deleuze après avoir indiqué que Bergson avait produit « la plus grande contribution à une philosophie de la différence » : « Une telle philosophie joue toujours sur deux plans, méthodologique et ontologique6 ». Ce sont ces deux dimensions de la critique que nous allons respectivement expliciter maintenant.
2) Les mailles trop lâches de la dialectique hégélienne La critique épistémologique que Deleuze adresse à Hegel par l’intermédiaire de Bergson vise la dimension abstraite des catégories hégéliennes, et notamment de la contradiction. La contradiction, en tant qu’elle est l’intériorisation de l’opposition entre l’être et le néant, l’un et le multiple, l’essence et l’apparence, etc., ne permettrait pas de saisir les nuances singulières de l’être : l’être ne peut se composer avec deux points de vue contradictoires : les mailles seraient trop lâches. L’être est un mauvais concept tant qu’il sert à opposer tout ce qui est au néant, ou la chose même à tout ce qu’elle n’est pas : dans les deux cas l’être a quitté, déserté les choses, n’est plus qu’une abstraction7.
La critique deleuzienne est double ici. Elle vise, d’une part, la trop grande généralité des catégories de la Science de la logique. D’autre part, elle prend pour cible le faux mouvement de la contradiction qui ne fait que redoubler l’abstraction des catégories logiques. Précisons chacun de ces points. Pour Deleuze, penser un étant à partir des catégories générales de l’être, du néant, de l’un, du multiple, de l’essence, de l’apparence, etc. laisse inévitablement filer la singularité de cet étant8. En recourant à une doctrine des catégories, Hegel détermine de grands concepts généraux préexistants aux étants qu’ils sont censés penser et se rend impossible la tâche de les appréhender tels qu’ils sont réellement : des étants singuliers. Les catégories ne sont que des constructions grossières et générales de l’esprit humain plaquées sur les choses. Par conséquent, loin de parvenir à la connaissance de l’étant, elles lui font bien plutôt violence. Dans la connaissance catégoriale, l’homme réfléchit son propre savoir, l’étant devient le simple miroir des concepts de l’esprit. 6.– Ibid., p. 43. 7.– G. Deleuze, « Bergson, 1859-1941 », art. cit., p. 33. 8.– Alain Badiou a bien remarqué que le recours deleuzien à Bergson consistait, contre Hegel notamment, à rejeter toute doctrine des catégories. Cf. Deleuze. « La clameur de l’Être », op. cit., p. 54-55.
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On remarquera que Deleuze reprend ici une critique fréquemment adressée à Hegel et l’on se rappellera que Marx déjà reprochait à Hegel d’aborder tous les différents domaines d’objets à partir des mêmes catégories logiques9. Marx, cependant, n’a pas formulé sa critique du seul point de vue de la logique hégélienne, mais en s’intéressant à un point précis du système – la philosophie du droit –, ce que Deleuze, précisément, ne fait pas ; Marx s’est tourné vers la singularité des objets pensés par Hegel et lui a reproché, à partir de là, un certain logicisme, quand Deleuze, au contraire, suivant en cela le recentrage opéré sur la Science de la logique par Hyppolite, se contente d’une critique de la seule logique, sans voir comment celle-ci permet de penser les objets spécifiques de la nature et de l’esprit. Nous verrons plus loin que ce léger changement de perspective est lourd de sens pour la critique deleuzienne de l’hégélianisme et qu’il empêche Deleuze de percevoir certains points de convergence entre l’orientation hégélienne et la sienne. Un autre point de divergence entre les deux critiques se situe dans le fait que Marx n’est pas allé jusqu’au second reproche épistémologique que Deleuze adresse à Hegel : la critique de la contradiction. L’originalité de Hegel est d’avoir introduit, grâce à la contradiction, un mouvement immanent dans le concept. Mais loin de balancer l’abstraction des catégories, le mouvement contradictoire que Hegel introduit en leur sein augmente d’autant plus leur abstraction. En effet, qu’est-ce que la contradiction ? Comme nous l’avons expliqué plus haut en commentant Logique et existence, la catégorie de la contradiction a son développement dans la Doctrine de l’essence. Hegel y discute les catégories de la réflexion et montre que la seule diversité (des autres) a en elle-même peu de sens10. C’est uniquement le passage à l’opposition (son autre) qui fait progresser le sens. Dans l’opposition, une chose n’est que par la relation à son autre (l’adulte et l’enfant, ou le nord et le sud, par exemple). Dès lors, chaque chose porte en elle son autre et il faut dire qu’elle est à la fois ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas. L’opposition mène ainsi à la contradiction. L’impasse et en même temps la nécessité de la contradiction impose le passage au fondement qui unifie les opposés et relance par là le procès logique du sens. On peut dès lors saisir pourquoi Deleuze estime que la contradiction ne fait que pousser la trop grande généralité des catégories à un stade supérieur. L’opposition entre deux catégories – disons A et B – ne fait que redoubler 9.– Cf. K. Marx, Critique de la philosophie politique de Hegel, in Œuvres III, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 1982, p. 880 : « Il ne s’agit donc pas de l’idée politique, mais de l’Idée abstraite dans l’élément politique ». 10.– La diversité est considérée par Hegel comme le stade le moins élaboré de la différence, simple « différence immédiate » dans laquelle chaque terme reste en grande partie indifférent aux autres avec lesquels il entre en rapport – une relation qui, pour cette raison, est caractérisée de « relation extérieure ». Cf. G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, op. cit., § 117, p. 195.
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l’abstraction de la première catégorie. En effet, si A est une catégorie abstraite, son contraire, B, l’est tout autant. Mais l’intériorisation du contraire qui produit la contradiction porte à l’infini l’abstraction, puisque le contradictoire (non-A) est encore plus abstrait et plus indéterminé que le contraire11. Ce que la chose n’est pas ne nous dit rien de positif sur elle. La synthèse d’une catégorie abstraite et de tout ce qu’elle n’est pas, telle qu’elle s’opère dans le fondement, porte donc à l’extrême le vide épistémologique des catégories logiques. Pour Deleuze, il est évident que ce n’est pas avec de tels outils conceptuels que l’on pourra saisir les nuances singulières de l’être. Ce double recours à la généralité des catégories et au mouvement de la contradiction empêche Hegel de saisir les nuances singulières de l’être, ou plutôt des êtres. Les mailles de la dialectique hégélienne sont trop lâches, comme le dit Deleuze, pour saisir la singularité des existants. Les mailles trop lâches des concepts hégéliens deviendront, en 1966, des vêtements trop flottants, mais c’est la même idée qui sera reprise à dix ans d’intervalle : « [Bergson] a l’impression que, dans une telle méthode dialectique, on part de concepts beaucoup trop larges, comme de vêtements qui flottent12 ». De 1956 à 1966, on retrouve donc exactement la même critique destinée à prouver « l’incompatibilité du bergsonisme avec l’hégélianisme13 ». Là est le fond de la critique de la dialectique comme « faux mouvement, c’est-àdire un mouvement du concept abstrait, qui ne va d’un contraire à l’autre qu’à force d’imprécision14 ». La dialectique est le mouvement abstrait par excellence : elle commence à penser l’être à partir de concepts trop larges et introduit ensuite le mouvement dans l’être à partir de la contradiction qui ne fait que décupler la trop grande généralité du concept. Seule une nouvelle pensée de la différence nous fera dépasser une telle abstraction et nous rendra l’être en sa singularité. Une différence qui ne sera plus approchée aux moyens de catégories immuables et du mouvement contradictoire, mais qui nous livrera la nuance de l’étant : « C’est dire que l’être est la différence, et non pas l’immuable ou l’indifférent, ni la 11.– Hegel suit fidèlement la terminologie aristotélicienne en ce qui concerne l’usage des notions de contraire et de contradiction. Pour Aristote, en effet, « on définit comme contraires les termes qui sont le plus éloignés l’un de l’autre parmi ceux qui appartiennent à un même genre » – par exemple la grandeur et la petitesse, la maladie et la santé (Catégories, VI, 6a, éd. P. Pellegrin, Paris, Flammarion, 2007, p. 139). La contradiction, par contre, est définie comme le fait « qu’il est impossible que le même appartienne et n’appartienne pas en même temps à la même chose et du même point de vue » (Métaphysique, tr. fr. P.-P. Duminil et A. Jaulin, Paris, Flammarion, 2008, livre Γ, 1005b15-25, p. 153). En logique moderne, le principe de non-contradiction s’énonce de la manière suivante : p v -p. L’originalité de Hegel par rapport à Aristote consiste essentiellement à affronter la pensée de la contradiction pour en faire, non pas l’ennemi de la raison, mais un moment nécessaire dans le procès du sens. 12.– G. Deleuze, Le bergsonisme, op. cit., p. 38. 13.– Ibid. 14.– Ibid.
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contradiction qui n’est qu’un faux mouvement. L’être est la différence même de la chose, ce que Bergson appelle souvent la nuance15 ». Toute l’originalité de Bergson tient au fait qu’il a tenté de percer la singularité des choses : « La question bergsonienne n’est donc pas : pourquoi quelque chose plutôt que rien, mais : pourquoi ceci plutôt qu’autre chose16 ? » Contre la dialectique, l’intuition bergsonienne nous fait retrouver la singularité du réel, la manière propre qu’a toute chose de durer, cette temporalité propre que possède, par exemple, le morceau de sucre qui fond dans un liquide. Le propre de l’intuition bergsonienne est d’abandonner toutes les catégories préfabriquées pour se confronter directement à l’être et à ses nuances chatoyantes et changeantes. Seule la méthode intuitive nous donnera une telle nuance, elle seule nous fera rencontrer l’être sans médiation catégoriale, nous jettera violemment à la face de l’être pour enfin le rencontrer dans toute sa singularité. Mais quelle est cette singularité ? Comment la penser ? À quel type d’être aura-t-on affaire une fois écartés les catégories et leur mouvement contradictoire ? Ces questions nous font passer d’une problématique épistémologique à une question ontologique.
3) Différence interne et différence externe Au niveau proprement ontologique, la négativité ne fait pas retour. C’est même à une pleine et entière positivité de l’être que l’ontologie bergsonienne aboutit, et cela dans une perspective profondément non hégélienne : « parvenir à la conception d’une différence sans négation, qui ne contienne pas le négatif, tel est le plus grand effort de Bergson17 ». Comment le comprendre ? C’est à partir d’une différence introduite dans le concept même de différence que Deleuze cherche à penser cette positivité ontologique atteinte par le bergsonisme. Si Hegel a pensé la différence à partir du négatif, c’est qu’il en est resté à une compréhension spatiale et externe de la différence, c’est parce qu’il a pensé la différence entre les choses. Il en est resté à une différence pensée comme détermination, celle-ci impliquant « une extériorité subsistante18 ». Pour Hegel, une chose est déterminée par autre chose qu’elle-même, c’est dans la relation à l’autre qu’elle trouve son sens : relation aux autres, relation à son autre, et intériorisation de cette altérité qui l’amène à la contradiction. Diversité, opposition et contradiction sont les voies négatives de la différence hégélienne. L’objection que Deleuze adresse alors à Hegel, par l’intermédiaire de Bergson, est la suivante : pour que les choses diffèrent entre elles, 15.– G. Deleuze, « Bergson, 1859-1941 », art. cit., p. 33. 16.– Ibid., p. 32. 17.– G. Deleuze, « La conception de la différence chez Bergson », art. cit., p. 59. 18.– Ibid., p. 55.
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il faut d’abord qu’elles soient singulières, qu’elles aient une positivité qui leur permette ensuite de se rapporter aux autres choses de manière négative. On n’en déduira pas cependant que cette objection nous ferait retomber dans un essentialisme classique. Traditionnellement, on affirme que les choses se différencient entre elles parce qu’elles ont chacune une essence positive : l’adulte n’est pas l’enfant parce qu’il est avant tout un adulte. Mais ce n’est pas du tout ce que veut dire Deleuze. Loin de subordonner la différence à l’identité de l’essence, il va subordonner la différence négative hégélienne à une autre différence, une différence plus positive et plus fondamentale. C’est le génie de Bergson que d’avoir élaboré une conception de la différence non plus externe et spatiale, mais interne et temporelle. Ainsi, les choses ne diffèrent entre elles que parce que chacune diffère d’abord en elle-même. La différence est intériorisée et cela signifie que la chose diffère d’abord avec soi avant de différer avec les autres choses. Il y a une autodifférenciation de tout être qui précède sa divergence d’avec les autres êtres. C’est pourquoi l’intériorisation de la différence est inséparable d’une temporalisation de la différence. En effet, si la chose diffère avec elle-même, ce ne peut être que dans le temps, que parce qu’elle est prise dans un devenir qui l’altère en permanence. Les choses changent avec le temps, dans le temps, et c’est pour cette raison qu’ensuite elles peuvent diverger entre elles. L’altération désigne cette différence temporelle et interne qui vient fonder ces différences externes et spatiales que sont l’altérité platonicienne et la contradiction hégélienne : Mais qu’est-ce que la nuance, la différence de la chose, qu’est-ce que la différence du morceau de sucre ? Ce n’est pas simplement sa différence avec une autre chose : nous n’aurions là qu’une relation purement extérieure, nous renvoyant en dernière instance à l’espace. Ce n’est pas non plus sa différence avec tout ce qu’il n’est pas : nous serions renvoyés à une dialectique de la contradiction. C’est déjà Platon qui ne voulait pas que l’on confondît l’altérité avec une contradiction ; mais pour Bergson, l’altérité ne suffit pas encore à faire que l’être rejoigne les choses et soit vraiment l’être des choses. Au concept platonicien d’altérité, il substitue un concept aristotélicien, celui d’altération, pour en faire la substance elle-même19.
La nuance, la singularité que les catégories hégéliennes ne pouvaient pas ressaisir, Bergson la pense en intériorisant et en temporalisant la différence. L’altération renvoie à la notion bergsonienne bien connue de la durée, en tant que « la durée est ce qui diffère ou ce qui change de nature, la qualité, l’hétérogénéité, ce qui diffère avec soi20 ». La singularité d’un être est tout 19.– G. Deleuze, « Bergson, 1859-1941 », art. cit., p. 33. 20.– Ibid., p. 34.
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simplement son devenir propre, sa manière de durer, de changer, de devenir – cette même singularité qui, selon Deleuze, échappe à Hegel. Ainsi du morceau de sucre plongé dans le liquide et dont la singularité consiste à fondre plus ou moins vite. Ainsi d’Achille dont la durée propre n’est pas celle de la tortue et qui peut, pour cette raison, la dépasser21. C’est donc la durée, en tant que différence temporelle, qui fait la singularité de toute chose : « Le propre de la différence temporelle est de faire du concept une chose concrète, parce que les choses y sont autant de nuances ou de degrés qui se présentent au sein du concept22 ». Mais qu’est-ce qui empêche le négatif de se réintroduire dans la durée ? Qu’est-ce qui fait de l’ontologie bergsonienne une ontologie profondément positive et non hégélienne ? La notion de virtuel répond à cette interrogation.
4) Le positif contre le négatif Il ne s’agit pas pour nous de présenter le concept bergsonien de virtuel pour lui-même, mais de montrer comment Deleuze le thématise de sorte à extirper hors de l’être la négativité hégélienne. Le virtuel tire toutes les conséquences de la conception proprement bergsonienne de la différence pour repousser loin de l’être, et comme une couche superficielle de celui-ci, le négatif. Chez Bergson, tel que le lit Deleuze du moins, la notion de virtuel vient expliciter celle de durée. Ce qui fait que la durée différencie l’être, l’altère, plonge du passé vers l’avenir pour créer du nouveau plutôt que de répéter l’ancien, est sa dimension virtuelle. Chez Bergson, « la durée même est la virtualité23 ». Si le virtuel est nécessaire à l’explicitation de la durée, c’est parce qu’il faut bien expliquer la dynamique interne de l’être qui se transforme dans le temps. Il faut bien qu’il y ait une force interne capable d’introduire la temporalité créatrice dont a besoin la différence bergsonienne. Le virtuel a précisément cette fonction. Il va s’agir de penser l’altération comme « réalisation d’un virtuel24 ». Le virtuel sert donc à penser deux choses : d’une part, ce qu’est l’être pour pouvoir se différencier, pour pouvoir se projeter vers un avenir créateur ; d’autre part, ce qu’est ce mouvement de création, en quoi il consiste. Il s’avère que, pour rendre possible la différenciation, il faut penser l’être comme mémoire, et que ce mouvement de différenciation, pour lui-même, doit être pensé comme élan vital. Le virtuel ne doit pas être confondu avec le possible. Le possible n’a pas d’existence et n’a par conséquent aucune efficience sur l’être. Au contraire, 21.– Cf. H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience (1927), Paris, PUF, 2011, p. 84-85. 22.– G. Deleuze, « La conception de la différence chez Bergson », art. cit., p. 61. 23.– G. Deleuze, « Bergson, 1859-1941 », art. cit., p. 37. 24.– Ibid.
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le virtuel a une indéniable existence et agit dans l’être puisqu’il opère le mouvement de différenciation propre à la durée. Pour autant, le virtuel n’est pas actuel, il ne fait pas partie du monde des objets présents actuellement et disponibles pour la représentation. Selon le mot de Proust qu’aime citer Deleuze, il faut dire que les êtres virtuels sont « réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits25 ». Or, cette caractérisation du virtuel est le propre de la mémoire, en tant qu’elle désigne des choses qui sont, puisqu’elles sont conservées, mais qui pourtant ne sont pas actuelles, puisque seul le présent à proprement parler est actuel. Le virtuel est donc avant tout mémoire. Mais cette mémoire n’est pas simplement tournée vers le passé, elle est également dirigée vers l’avenir. Le virtuel mémoriel vient doubler les êtres de leur propre passé, certes, mais il constitue ainsi un halo de potentialités indéterminées dont l’actualisation est véritablement créatrice. Seule la mémoire propulse l’être vers la nouveauté. La création ne surgit pas ex nihilo, elle n’est pas œuvre divine ; il faut plutôt la penser comme une variation, une répétition transformatrice d’un motif passé, pré-donné26. Il faut que l’être plonge dans son passé pour se propulser vers son avenir, il faut qu’il pioche dans sa mémoire pour créer quelque chose de nouveau en répétant ses souvenirs sur un mode original, la plupart du temps à la petite différence près. La différenciation apparaît ainsi comme une sélection, et donc comme une séparation, de ce qui coexiste dans la mémoire virtuelle : « la différenciation est seulement la séparation de ce qui coexistait dans la durée27 ». Une telle répétition du passé est nécessairement créatrice car quand bien même le souvenir se répéterait à l’identique, il ne serait pas tout à fait le même du fait que sa répétition serait grosse d’un plus gros passé. Si bien que toute persistance de l’objet dans l’espace masque en réalité sa transformation continue le séparant de lui-même par cette différence, même minimale, qui distingue l’instant t et l’instant t+1. C’est la force de la philosophie bergsonienne que d’avoir fondé la puissance de créativité sur la capacité mémorielle : « Bergson a vu que la mémoire était une fonction de l’avenir », « car s’il est vrai que les exigences du présent introduisent quelque ressemblance entre nos souvenirs, inversement le souvenir introduit la différence dans le présent, en ce sens qu’il constitue chaque moment suivant comme quelque chose de nouveau28 ». L’élan vital est 25.– Cité in G. Deleuze, Le bergsonisme, op. cit., p. 99. 26.– Sur ce point, voir Différence et répétition, op. cit., notamment p. 224. Le concept de minorité élaboré par la suite avec Guattari dans le Kafka rend bien compte de cette idée de variation : « Ce qui est intéressant encore, c’est la possibilité de faire de sa propre langue, à supposer qu’elle soit unique, qu’elle soit une langue majeure ou l’ait été, un usage mineur. Être dans sa propre langue comme un étranger : c’est la situation du Grand Nageur de Kafka ». Cf. G. Deleuze, F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure (1975), Paris, Minuit, 2010, p. 48. 27.– G. Deleuze, « La conception de la différence chez Bergson », art. cit., p. 62. 28.– Ibid., p. 63.
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précisément le nom que Bergson donne à ce mouvement par lequel le passé s’élance vers l’avenir. Le virtuel a donc deux dimensions : la mémoire et l’élan vital, la coexistence et la succession ou, ce qui revient au même, la multiplicité et le devenir29. Le virtuel est cette mémoire en laquelle coexistent tous les souvenirs et à partir de laquelle le présent se jette vers l’avenir pour créer du nouveau et se faire élan vital. Dans chacune de ces dimensions, le négatif ne fait pas retour, mais, au contraire, se trouve banni de tout droit de cité ontologique. La mémoire, avons-nous dit, est coexistence des multiples souvenirs de l’être, cohabitation de tous les degrés, de toutes les nuances de son passé, mais cette multiplicité ne comporte, d’après Deleuze, aucune négativité. C’est que les nuances sont trop proches pour qu’on puisse dire qu’elles se « nient » les unes les autres. Nous avons affaire ici à des différences qui s’impliquent les unes les autres, appartenant à la même durée, à la continuité d’une même vie. La durée n’est pas faite d’instants radicalement séparés les uns des autres. Les instants sont toujours au présent, mais on a montré que le présent n’était que le point par lequel le passé se prolongeait vers l’avenir. Tout instant retient son passé et anticipe sur l’avenir, il est en tension avec lui-même30. Cette conception du temps empêche de distinguer radicalement les instants les uns des autres et oblige, par conséquent, à imbriquer, à impliquer les souvenirs les uns dans les autres au sein de la mémoire. À peine ai-je tiré un fil de ma mémoire que c’est toute ma vie qui, de proche en proche, refait surface. À propos de cette multiplicité positive des degrés31, de cette variation continue d’un même thème sans négativité aucune, Bergson écrit : Ma mémoire est là, qui pousse quelque chose de ce passé dans ce présent. […] L’apparente discontinuité de la vie psychologique tient donc à ce que notre attention se fixe sur elle par une série d’actes discontinus […]. Mais la discontinuité de leurs apparitions se détache sur la continuité d’un fond où ils se dessinent32.
La multiplicité pure qu’est la mémoire tisse un fil continu sur lequel la négativité disparaît au profit de nuances imbriquées les unes dans les autres, constituant autant de degrés positifs du virtuel. La meilleure image 29.– Deleuze ressaisit parfois le couple mémoire-élan vital par le couple coexistencesuccession (Le bergsonisme, op. cit., p. 56) ou par le couple multiplicité-devenir (Dialogues, op. cit., p. 17 sq.). 30.– C’est ce que Deleuze, dans Logique du sens, désigne par l’Aiôn (cf. Logique du sens, op. cit., 23e série, p. 190 sq.). 31.– Cette relation d’imbrication mutuelle des éléments de la mémoire renvoie à la multiplicité virtuelle, à distinguer de la multiplicité numérique faite d’éléments partes extra partes. Deleuze approfondira le statut de ces deux multiplicités dans Le bergsonisme. Cf. F. Zourabichvili, Le vocabulaire de Deleuze, op. cit., p. 51-54. 32.– H. Bergson, L’évolution créatrice (1907), Paris, PUF, 2009, p. 2-3.
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du virtuel, à cet égard, est sans doute celle du spectre optique dans lequel les différentes couleurs sont liées entre elles par une infinité de nuances qui font qu’il est impossible de savoir précisément quand commence l’une et où finit l’autre33. Mais si tout est continuité et qu’il n’y a que des degrés positifs au sein du virtuel, alors comment expliquer que l’on perçoive du négatif, de l’opposé ? Il faut éviter tout contresens. Deleuze ne nie absolument pas qu’il y ait du négatif, mais celui-ci n’a d’existence que dans l’actuel, c’est-à-dire au niveau le plus superficiel de l’être. Au contraire, à un niveau plus fondamental, celui du virtuel, de la coexistence mémorielle des degrés, il n’y a que du positif. Il est donc tout à fait naturel que l’on perçoive des choses opposées, mais on ne doit pas oublier qu’entre ces opposés, au niveau du virtuel, il y a tous les degrés positifs qui les relient et annulent ce rapport de négativité : « les deux termes qui s’opposent ainsi sont seulement les deux degrés extrêmes qui coexistent. L’opposition n’est jamais que la coexistence virtuelle de deux degrés extrêmes34 ». Le négatif de l’opposition actuelle n’est donc que le résultat d’une différenciation au sein du virtuel qui, lui, est entièrement positif : « nous savons que les degrés intermédiaires entre deux extrêmes sont aptes à restituer ces extrêmes comme les produits mêmes d’une différenciation35 ». On voit alors en quel sens l’être est avant tout positif. Le virtuel étant une pure continuité, il est empli d’éléments positifs qui se compénètrent et se prolongent les uns les autres. Le négatif n’est que le résultat d’un mouvement de séparation au sein de cette continuité virtuelle, ou, pour le dire avec Patrice Maniglier, il consiste en « une intégration de l’opposition dans la différence36 ». Ce mouvement de différenciation, on l’a vu, est effectué par l’élan vital. L’élan vital, s’il est producteur de négativité, n’en est pas pour autant une opération négative en elle-même. Au contraire, il est un acte absolument positif et créateur, puissance d’affirmation sans négation. En effet, la négativité ne concerne que les choses créées, comment donc pourrait-il y avoir de la négativité dans le mouvement qui crée ? Le négatif est produit par l’élan vital, il ne saurait donc le caractériser puisqu’il lui est postérieur. L’acte de réalisation qui plonge dans le passé pour produire l’actuel est pleinement positif, quand bien même son produit serait marqué du sceau du négatif. Deleuze admire Bergson pour avoir montré que « la négation d’un terme réel par l’autre n’est que la réalisation positive d’une virtualité qui contenait 33.– G. Deleuze, « La conception de la différence chez Bergson », art. cit., p. 60. Voir aussi Différence et répétition, op. cit., p. 266. 34.– G. Deleuze, « La conception de la différence chez Bergson », art. cit., p. 68. 35.– Ibid., p. 68-69. 36.– P. Maniglier, « L’ontologie du négatif », Methodos, 2007, no 7, p. 9 [URL : http:// methodos.revues.org/674].
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à la fois les deux termes37 ». L’élan vital vient sélectionner et séparer dans le passé des éléments impliqués afin de constituer l’actuel dans lequel s’inscrit la négativité. C’est alors, mais alors seulement, que ces éléments peuvent s’exclure. Mais ni la mémoire ni l’acte même de réalisation opéré par l’élan vital ne sont porteurs de négativité, celle-ci n’émerge qu’au bout de la chaîne de l’être, dans la pointe actuelle du virtuel agissant. On comprend désormais pourquoi Deleuze peut dire que « le virtuel définit maintenant un mode d’existence absolument positif38 ». Bergson lui a permis d’expulser la négativité de l’ontologie fondamentale et ainsi de montrer que « la différence est plus profonde que la négation, que la contradiction39 ». Ce que Bergson permet à Deleuze de penser, c’est une primauté du positif sur le négatif au niveau ontologique. Ce qui ne veut pas dire que le négatif n’existe pas, mais qu’il est seulement le résidu d’un processus ontologique plus profond et plus décisif. Le virtuel est donc bien ce qui permet de rendre compte de la conception bergsonienne et non hégélienne de la différence, comme différenciation de soi et non comme contradiction entre déterminations extérieures les unes aux autres. Il est la catégorie qui permet par conséquent de renverser l’ontologie hégélienne : « Chez Bergson, et grâce à la notion de virtuel, la chose diffère avec soi d’abord, immédiatement. Selon Hegel, la chose diffère avec soi parce qu’elle diffère d’abord avec tout ce qui n’est pas elle, si bien que la différence va jusqu’à la contradiction40 ». Là est le grand partage, ici se situe la différence des différences. Hegel, parce qu’il n’a pas thématisé le virtuel, a mal pensé la différence, ou plutôt il n’a pensé que la différence la plus superficielle, la différence actuelle, spatiale, externe, la seule accessible à la représentation. L’intuition bergsonienne a permis de penser une différence plus fondamentale : différence virtuelle, temporelle et interne qui, elle, est toute positivité. C’est ainsi que Bergson, quand bien même il poursuit d’une certaine manière le projet hégélien d’une philosophie de la différence, est présenté par Deleuze comme une alternative à Hegel.
5) Virtualités hégéliennes La notion de virtuel condense à elle seule l’ensemble des critiques adressées à Hegel. Elle est précisément cette catégorie subtile qui permettrait de saisir la singularité positive des êtres dans leur durée propre, c’est-à-dire dans la mémoire qui élance chaque être vers ses potentialités créatrices. Il faut 37.– G. Deleuze, « La conception de la différence chez Bergson », art. cit., p. 59 (nous soulignons). 38.– Ibid., p. 62. 39.– Ibid., p. 60. 40.– Ibid., p. 58.
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cependant être bien conscient des conditions qui rendent possible une telle opposition entre Bergson et Hegel. Notamment, il nous faut être vigilant à tout ce qui, dans le texte hégélien, n’est pas discuté par Deleuze et qui, pourtant, pourrait donner lieu à des rapprochements féconds entre les deux auteurs, plutôt qu’à la position d’une alternative41. C’est à ces virtualités hégéliennes, que la compréhension deleuzienne du virtuel omet, que nous voudrions brièvement faire droit ici, dans le but de mettre en lumière les opérations constitutives du montage deleuzien. On se concentrera sur cinq points particulièrement pertinents à nos yeux, pour montrer que Deleuze s’est montré sourd à un certain nombre de thèmes hégéliens du fait de sa dépendance presque totale aux analyses de Logique et existence, qui l’ont conduit à négliger certains aspects de la Science de la logique non mis en évidence par Hyppolite, et à laisser de côté le système encyclopédique. 1. Il existe chez Hegel une catégorie proche de celle du virtuel42. Il s’agit de la catégorie de possibilité réelle, que Hegel développe dans la dernière partie de la Doctrine de l’essence, consacrée à l’effectivité, c’est-à-dire à la plus haute catégorie destinée à penser la réalité : la Wirklichkeit concrète, qui ne désigne ni l’être (Sein), ni l’essence (Wesen). Ces dernières catégories relèvent de l’ontologie classique, qui aborde les choses à partir de catégories générales et abstraites et qui manque pour cela le réel dans toute sa singularité et sa concrétude. L’effectivité, au contraire, permet de penser la réalité, non comme une substance, à la manière d’Aristote, mais comme processus. Celui-ci ne se réduit pas à la simple actualisation de la forme dans la matière, au passage de la puissance à l’acte, mais désigne le devenir comme réalité ultime de l’être43. Comme Bergson, Hegel refuse de penser un tel devenir à partir d’un concept abstrait de la possibilité, que ce soit au sens logique du non-contradictoire, ou bien au sens de la seule possibilité pensée44. Il cherche à thématiser un concept du possible qui, par 41.– Sur la proximité entre Hegel et Bergson, on pourra lire B. Mabille, « Éloges de la fluidité : Hegel, Bergson et la parole », Les Études philosophiques, 2001/4, no 59, p. 499-516 ; J.-L. Vieillard-Baron, Hegel et l’idéalisme allemand. Imagination, spéculation, religion, Paris, Vrin, 1999. 42.– Ce point doit beaucoup à la conférence d’Emmanuel Renault, « En repartant de Hegel : l’effectivité comme processus d’actualisation », Colloque « Le marxisme et le possible : ontologie, histoire, politique », université Paris Nanterre, 11 mars 2016. On pourra aussi consulter B. Longuenesse, Hegel et la critique de la métaphysique, op. cit., p. 209-223. 43.– Idée qui est au centre notamment de la thèse de Herbert Marcuse sur L’ontologie de Hegel et la théorie de l’historicité (1932), tr. fr. G. Raulet et H. A. Baatsch, Paris, Minuit, 1972. 44.– G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, op. cit., § 143 sq., p. 212-213 : « En particulier, il ne peut pas être question en philosophie, de montrer que quelque chose est possible, ou que quelque chose d’autre encore est possible, et que quelque chose, comme on l’exprime aussi, est pensable. L’historien est de même immédiatement averti de ne pas employer cette catégorie qualifiée pour elle-même aussi déjà de non-vraie ; mais la subtilité de l’entendement vide se complaît le plus dans l’invention creuse de possibilités, et de possibilités très nombreuses ».
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définition, ne se réduit pas à la réalité donnée et immédiate, mais qui, en même temps, n’est pas une simple possibilité abstraite sans lien avec le réel45. Autrement dit, Hegel souhaite penser la possibilité comme potentialité du réel, c’est-à-dire une possibilité qui ne soit pas simplement formelle, mais qui prenne en compte le contenu même du réel dont elle est le possible46. La possibilité réelle d’un être prendra donc en compte non seulement les conditions contingentes qui agissent de l’extérieur sur l’être, mais elle inclura en outre l’activité même de cet être, en tant qu’il fait siennes ses propres conditions et se les approprie de manière inventive pour poser a posteriori leur nécessité. Tel est le « cercle » dynamique de la possibilité réelle, comme potentialité par laquelle l’être s’ouvre à sa propre processualité et se double d’un halo d’indétermination créatrice47, rejoignant ainsi dans une certaine mesure cette puissance de créativité réelle que le concept de virtuel sert à penser chez Bergson grâce à une même critique de la possibilité abstraite. 2. Il existe chez Hegel une conception non logique du devenir. Il serait vain d’opposer à l’argument deleuzien, selon lequel la dialectique hégélienne ne parviendrait pas à véritablement penser le devenir singulier des êtres, la catégorie du devenir qui apparaît dès les premières pages de la Science de la logique. Deleuze répondrait sans doute, dans une veine bergsonienne, qu’il s’agit là d’une catégorie abstraite, résultant elle-même d’une contradiction abstraite entre l’être et le devenir, sans aucune effectivité réelle. Il faut bien voir, cependant, que les catégories de la logique hégélienne sont reconnues, de la part de Hegel lui-même, comme des catégories formelles dont la spécification ne peut se faire qu’au contact de la réalité de la nature et du monde spirituel. Ainsi, dans la Philosophie de la nature, le devenir n’est nullement défini comme simple passage de l’être au non-être, comme c’est le cas dans la Logique, mais comme articulation dialectique des trois moments du temps : le présent, sa négation dans l’avenir, et la négation de cette 45.– Alors que la possibilité formelle définit « tout ce qui ne se contredit pas » et étend le royaume de la possibilité à « la multiplicité variée illimitée » (G. W. F. Hegel, Science de la logique. Livre deuxième. L’essence, op. cit., p. 191), la possibilité réelle intègre les « conditions et circonstances » d’une chose et a par conséquent une « existence immédiate » (ibid., p. 196, p. 199). 46.– Les Leçons sur la logique de 1831 sont parfaitement claires sur ce point : « On peut dire qu’il s’agit d’une possibilité réelle quand le contenu est pris en considération, et la possibilité réelle est nécessité ; ce qui est réellement possible est effectif et nécessaire » (G. W. F. Hegel, Leçons sur la logique. 1831, tr. fr. J.-M. Buée et D. Wittmann, Paris, Vrin, 2007, p. 149). 47.– G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, op. cit., § 147 : « Cet automouvement de la forme est activité, manifestation active de la Chose comme du fondement réel qui se supprime en direction de l’effectivité contingente, des conditions, à savoir leur réflexion-en-soi et leur autosuppression en direction d’une autre effectivité, en direction de l’effectivité de la Chose ».
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négation dans le passé48. Comme Bergson, par conséquent, Hegel refuse de penser le rongement de l’être par le temps comme une pure succession d’instants abstraits et prend en compte la fuite en avant qui caractérise toute existence, ce que, en termes bergsoniens, on pourrait nommer la durée : « le temps lui-même est ce devenir, ce naître et disparaître, l’abstraire sous la forme de l’être, le Chronos qui engendre tout et détruit les créatures qu’il a engendrées49 ». Néanmoins, à la différence de Bergson, Hegel considère que la dialectique du temps reste très imparfaitement réalisée dans la nature et qu’elle ne trouve véritablement à s’établir que dans le monde humain, dans lequel la mémoire conserve le passé et permet de se projeter vers l’avenir50. La grande divergence entre les deux auteurs tient donc au fait que Bergson adopte une conception ontologique et naturaliste de la mémoire, l’attribuant à tous les êtres et pas seulement aux êtres humains, alors que Hegel s’en tient à une conception plus anthropologique et historique. Pour autant, malgré cette différence, ils s’élèvent l’un et l’autre à une pensée du devenir réel, à un même « éloge de la fluidité51 », que Deleuze va chercher dans le bergsonisme, mais qui n’est pas étranger à l’hégélianisme. 3. Il y a chez Hegel une pensée de la singularité. Celle-ci est thématisée dans la logique et trouve à se concrétiser dans le reste du système encyclopédique. La Doctrine du concept montre en effet que le concept, chez Hegel, n’est pas une universalité abstraite qui, certes, pourrait habiter l’être particulier, mais qui ne serait pas transformée par lui. Il atteint au contraire la singularité, c’est-à-dire la manière dont la particularité transforme l’universalité : « Le concept comme tel contient les moments de l’universalité, en tant que libre égalité à elle-même dans sa déterminité, – de la particularité, la déterminité dans laquelle l’universel demeure, inaltéré, égal à lui-même, et de la singularité, en tant qu’elle est la réflexion-en-soi des déterminités et de la particularité52 ». La logique hégélienne exige donc d’elle-même son dépassement et la confrontation des catégories universelles à la particularité des concepts, qui ne sont pas leur simple exemplification, mais qui,
48.– Sur la conception hégélienne de la temporalité, voir C. Bouton, « Éternité et présent selon Hegel », Revue Philosophique de la France et de l’étranger, t. 188, no 1, janviermars 1998, p. 49-70. 49.– G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, op. cit., § 258 sq., p. 291-292. 50.– Ibid., § 259 sq., p. 293 : « Du reste, dans la nature, où le temps est le maintenant, on ne parvient pas à la différence subsistante de ces dimensions dont il a été question ; elles ne sont nécessaires que dans la représentation subjective, dans le souvenir ainsi que dans la crainte ou l’espoir ». 51.– B. Mabille, « Éloges de la fluidité : Hegel, Bergson et la parole », art. cit. 52.– G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, op. cit., § 163, p. 225.
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au contraire, les enrichissent de leur déterminité53. Les deux autres parties du système de l’Encyclopédie, la Philosophie de la nature et la Philosophie de l’esprit, sont précisément consacrées à penser cette spécification des catégories logiques, une spécification qui ne se réduit pas à la subsomption du particulier sous le général, mais qui transforme la généralité conceptuelle elle-même au contact du particulier. Comme Bergson, par conséquent, et loin de tout logicisme rationaliste exacerbé, l’objectif de la philosophie de Hegel est de parvenir à saisir ce qui fait la singularité des êtres. Adorno a pointé avec justesse cette proximité, en remarquant que « Hegel n’était pas si éloigné de Bergson, qui révéla comme lui l’insuffisance de la science bornée et réifiante et son inadéquation au réel54 ». Ainsi, s’il est vrai que ce que reproche Deleuze à Hegel, par l’intermédiaire de Bergson, c’est d’avoir fait une doctrine des catégories, on peut aussi bien rétorquer que la philosophie hégélienne est sans doute, de toutes les doctrines des catégories depuis Aristote, celle qui est allée le plus loin dans cette tentative, au point d’exiger, du sein même de l’entreprise catégoriale, un dépassement de cette dernière et l’impossibilité d’exercer la dialectique comme un « schéma » fixiste – ce que la préface de la Phénoménologie de l’esprit critique explicitement55. 4. Il existe chez Hegel une pensée de la différence positive. Elle trouve notamment sa place dans la Philosophie de la nature, où la nature est pensée de manière non dialectique comme un ensemble de niveaux qui ne s’articulent pas entre eux par un rapport de négativité, mais par une juxtaposition ou une superposition de degrés positifs56. Hegel définit en effet la nature comme l’autre de l’Idée, mais pense ce rapport comme « contradiction non résolue57 », au sens où elle reste toujours pour l’esprit un mystère, quelque chose qui échappe, au moins en partie, à la logique que l’esprit plaque sur elle. C’est pourquoi il lui manque nécessairement la labilité dialectique qui s’épanouit au mieux dans la 53.– Comme le souligne Terry Pinkard, la grande originalité de la logique hégélienne est d’être parvenue à penser une singularité qui n’est pas la simple subsomption d’un concept sous un concept supérieur, mais qui prend en compte véritablement ce que la singularité des êtres transforme dans l’universalité du concept. Cf. T. Pinkard, « Hegel’s Idealism and Hegel’s Logic », art. cit. Cette thèse est également au centre du livre de Bernard Mabille, Hegel. L’épreuve de la contingence, Paris, Aubier, 1999. 54.– T. W. Adorno, « Le contenu de l’expérience », in Trois études sur Hegel, tr. fr. Collège de Philosophie, Paris, Payot, 2003, p. 74. 55.– Hegel y attaque en effet le « schéma sans vie » et le « formalisme » de la triplicité du concept introduite par Kant et poursuivie par Fichte et Schelling, cf. Phénoménologie de l’esprit, op. cit., préface, p. 92. On pourrait sans mal montrer que de nombreux développements hégéliens ne fonctionnent pas en trois temps, comme le rappelle JeanFrançois Kervégan dans Hegel et l’hégélianisme (1998), Paris, PUF, coll. « Que saisje ? », 2005, p. 14-16. 56.– E. Renault, Hegel. La naturalisation de la dialectique, Paris, Vrin, 2001, p. 64. 57.– G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, op. cit., § 248 sq., p. 281.
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logique et qui s’exprime de manière plus adéquate dans la société et dans l’histoire, lorsque l’esprit façonne son propre monde. De là ces « degrés » qui s’agencent mal entre eux et qui, s’ils peuvent être organisés de manière systématique par l’esprit qui les comprend à l’aune de l’Idée logique, ne se déduisent pas les uns les autres par un mouvement de négativité aussi pur que dans les autres parties du système : « La nature est à considérer comme un système de degrés dont l’un provient nécessairement de l’autre et forme la vérité la plus prochaine de celui dont il résulte, toutefois, non pas de telle sorte que l’un serait engendré à partir de l’autre de façon naturelle, mais dans l’Idée antérieure qui constitue le fondement de la nature58 ». Ces degrés positifs, Hegel les nomme des « existences indifférentes59 », marquant par là l’absence de relation négative qui les lie entre eux et s’approchant au plus près de la multiplicité pleinement positive de Bergson. Il est en tout cas certain que la Philosophie de la nature ne laisse pas libre champ à une négativité toute-puissante, mais cherche à penser, à l’instar de la tentative bergsonienne, le droit d’une positivité propre à la naturalité des êtres. 5. Il existe chez Hegel une conceptualisation dynamique de la mémoire. Dans la section « Psychologie » de la Philosophie de l’esprit, Hegel différencie une « mémoire mécanique60 », caractérisée par la « faculté de retenir par cœur des séries de mots61 », d’une mémoire (Gedächtnis) « en immédiate parenté avec la pensée (Gedanke)62 », selon un rapprochement que la langue allemande autorise. Cette mémoire pensante ne se contente pas d’une répétition aveugle, mais a un lien avec l’activité intelligente de l’esprit63. Dans cette perspective, la mémoire doit être comprise comme la face objective de l’esprit, c’est-à-dire comme la mise à disposition pour l’intelligence d’un contenu qui lui fait face et que son activité subjective peut s’approprier pour lui donner sens : « La mémoire est, de cette manière, le passage dans l’activité de la pensée, laquelle n’a plus de signification, c’est-à-dire est telle que, de son objectivité, ne diffère plus ce qu’elle a de subjectif, de même que cette intériorité est, en elle-même, quelque chose d’étant64 ». La mémoire n’est donc pas une faculté contingente, bien qu’utile, de l’activité spirituelle ; elle en est au contraire constitutive, puisque c’est grâce à son matériau que le sens est créé par l’esprit et que l’activité intellectuelle peut progresser. Comme la mémoire bergsonienne, elle est donc bien cette retenue spirituelle du passé qui 58.– Ibid., § 249, p. 282-283. 59.– Ibid., sq., p. 283. 60.– Ibid., § 464, p. 505. 61.– Ibid., § 463 sq., p. 504. 62.– Ibid., § 464 sq., p. 505. 63.– Ibid., § 463 sq., p. 505. 64.– Ibid., § 464, p. 505.
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rend possible la créativité. Il est vrai que, à la différence de Bergson, Hegel n’accorde pas de statut proprement ontologique à la mémoire, mais la restreint à une faculté de l’esprit humain. Cette divergence de vues n’empêche cependant pas une certaine proximité quant au lien instauré entre mémoire et créativité spirituelle. Il s’avère donc possible de dépasser ce que Bernard Mabille nomme « la thèse scolaire d’une antinomie Hegel/Bergson65 ». En insistant sur ces éléments de potentielles convergences, nous n’avons cependant pas l’intention d’identifier les philosophies de Bergson et de Hegel, et par là de donner tort à Deleuze dans sa lecture non hégélienne du bergsonisme. L’enjeu est tout autre et réside dans la mise au jour des conditions à partir desquelles Deleuze peut construire son opposition. Ce que les rapprochements mis en évidence révèlent, c’est que l’hégélianisme et le bergsonisme pourraient être bien moins opposés qu’ils ne le paraissent dans les textes de Deleuze, mais que pour cela il aurait fallu s’intéresser à d’autres parties du texte de Hegel que ceux consacrés à la dialectique et aux catégories de négation, d’opposition et de contradiction. Pour le dire d’une autre façon, il aurait fallu que Deleuze discute autre chose, chez Hegel, que les analyses fournies par Hyppolite dans Logique et existence et qui l’amènent inévitablement à interroger le rôle de la négativité dans les catégories ontologiques ; il aurait fallu qu’il s’intéresse à la Philosophie de la nature et à la Philosophie de l’esprit, ainsi que, au sein de la Science de la logique, aux catégories sur lesquelles Hyppolite n’avait pas ou peu insisté, notamment celles de possibilité réelle et d’effectivité ; il aurait fallu, enfin, qu’il ne limite pas la philosophie hégélienne à une pensée de la dialectique, elle-même conçue sur un modèle particulièrement schématique. Nous comprenons ainsi en creux, par ce que Deleuze ne voit pas chez Hegel, l’importance du texte d’Hyppolite là même où il semble absent et où Deleuze ne s’y réfère pas explicitement, comme si tout son rapport à Hegel se déployait dans les marges de Logique et existence, et nulle part ailleurs.
6) Dans les marges de Logique et existence On aurait bien du mal à trouver chez Bergson lui-même une discussion approfondie de la philosophie hégélienne. Il convient en effet de rappeler que « Bergson ne lisait pas Hegel66 », ou très peu, et ne le mentionnait que très rarement. C’est Deleuze qui, délibérément, entreprend de confronter les deux auteurs. Ainsi, après avoir critiqué Platon à partir de Bergson, qui l’avait explicitement discuté, Deleuze écrit : « On peut de même, à partir de certains textes de Bergson, prévoir les objections qu’il ferait à une dialectique 65.– B. Mabille, « Éloges de la fluidité : Hegel, Bergson et la parole », art. cit., p. 501. 66.– L. Trabichet, « La ponctuation de l’absolu. Nature, saisie et expression de l’absolu chez Hegel et Bergson : éléments de confrontation », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 2008/4, tome 92, p. 775.
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de type hégélien67 ». La polémique est donc fictive et posthume. Pour autant, Deleuze ne l’invente pas. Il la reprend directement de Logique et existence où Hyppolite avait déjà amorcé une telle confrontation, mais pour la faire tourner à l’avantage de Hegel. Dans cette perspective, et comme l’a souligné Giuseppe Bianco68, il est possible de lire les textes de 1954-1956 sur Bergson comme un dialogue poursuivi avec Hyppolite. Cela nous renseigne, d’une part, sur la nécessité qu’il y avait à réinvestir Bergson pour proposer une alternative à l’hégélianisme, mais aussi, d’autre part, sur le rapport qu’entretient Deleuze à la philosophie de Hegel. C’est Jean Hyppolite lui-même qui a organisé le duel entre Bergson et Hegel, donnant bien sûr l’avantage à ce dernier. En présentant la conception hégélienne de la négativité, il avait éprouvé le besoin de la défendre contre l’objection bergsonienne d’une pleine positivité de l’être. Il avait alors porté son attention sur deux types de critiques : une critique d’ordre épistémologique et une critique d’ordre ontologique. D’un point de vue épistémologique, il avait tenté de répondre à « cette critique trop souvent formulée contre l’hégélianisme, de négliger les nuances qualitatives pour s’enfoncer arbitrairement dans l’opposition : la traduction arbitraire de l’altérité en contradiction69 ». Du point de vue ontologique, il se confrontait au primat bergsonien du positif : « Bergson, il est vrai, pense que pour un esprit qui suivrait purement et simplement le fil de l’expérience, il n’y aurait pas de vide, pas de néant, même relatif ou partiel, pas de négation possible70 ». À la première objection, Hyppolite répondait par le fait que, certes, la philosophie hégélienne accepte en son sein la diversité empirique des multiples nuances de l’être, mais que cette dernière est seconde par rapport à la négativité qui relie les choses entre elles, tant dans leur genèse que dans leur détermination71. Et à la seconde, il objectait que la positivité n’est qu’une couche secondaire et superficielle des êtres, et que ce qui est premier ontologiquement est une négativité primordiale : « La négation appartient aux choses et aux déterminations distinctes, en tant qu’elles sont distinctes ; mais cela signifie que leur positivité apparente s’avère une négativité réelle72 ». C’est alors l’altérité platonicienne qui venait soutenir Hegel. Selon Hyppolite, dans le Sophiste, Platon aurait découvert le rapport de négativité qu’entretiennent les étants entre eux et l’originalité de Hegel aurait consisté à introduire le mouvement de la contradiction dans la dialectique immobile 67.– G. Deleuze, « La conception de la différence chez Bergson », art. cit., p. 58 (nous soulignons). 68.– G. Bianco, « Jean Hyppolite et Ferdinand Alquié », art. cit., p. 101. 69.– J. Hyppolite, Logique et existence, op. cit., p. 147-148. 70.– Ibid., p. 139. 71.– Ibid., p. 148-149. 72.– Ibid., p. 145.
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et éternitaire de Platon73. Les deux dialecticiens se retrouvent ainsi dans le même camp des adversaires de la positivité bergsonienne. Ce n’est donc pas un hasard si, dans les années 1950, Deleuze entreprend de défendre Bergson contre Platon et Hegel. Avant lui, Hyppolite avait proposé de les confronter et avait monté ce petit théâtre dans lequel les philosophies platonicienne et hégélienne de la négativité affrontaient la pensée bergsonienne du positif. Ce n’est pas un hasard non plus si la critique deleuzienne de Hegel a à la fois une dimension épistémologique et une dimension ontologique. Ce sont les deux terrains sur lesquels Hyppolite avait installé le champ de bataille et c’est là que Deleuze était contraint de répondre s’il voulait proposer une alternative à Hegel. La source de la confrontation bergsonienne avec des pensées adverses se révèle donc bien être Logique et existence. Cette place fondamentale du livre d’Hyppolite et de ses analyses nous donne une information importante sur le rapport qu’entretient Deleuze au texte même de la philosophie de Hegel. En effet, s’il est vrai que le rapport à Hegel se loge, chez Deleuze, dans les marges de Logique et existence, alors cela nous amène à interroger l’idée même selon laquelle Deleuze aurait lu – ou du moins véritablement lu, lu en profondeur et avec attention – le texte hégélien. Il ne s’agit pas de dire que Deleuze n’a jamais ouvert la Science de la logique ni la Phénoménologie de l’esprit de sa vie, loin de là. Mais il s’agit de remettre en cause le fait que Deleuze aurait produit une lecture personnelle et approfondie de la philosophie hégélienne, qu’il aurait travaillé patiemment et minutieusement sur le texte hégélien pour en produire une réception originale. Cela se confirmera à la lecture de Nietzsche et la philosophie et de Différence et répétition, mais il est intéressant de souligner dès maintenant que, dans sa discussion avec Hegel, Deleuze ne fait finalement que broder autour de Logique et existence, il ne fait que répondre au Hegel d’Hyppolite. On sait que, contrairement à Foucault et à Althusser, par exemple, il n’a pas fait son mémoire de fin d’études supérieures sur Hegel. Et par la suite il n’a pas proposé une lecture originale de la philosophie hégélienne au même titre qu’il l’a fait pour Platon, Spinoza, Leibniz, Hume, Kant, Nietzsche, Bergson… Lire, pour Deleuze, cela signifie transformer et actualiser une pensée74. Or, un tel travail de réception, il ne l’a jamais fait pour Hegel. Il 73.– Ibid., p. 146 : « L’altérité platonicienne permet une dialectique immobile, une dialectique qui n’a pas encore le soi pour moteur ; mais la dialectique hégélienne approfondit l’altérité dans l’opposition, et l’opposition dans la contradiction ». 74.– Voir par exemple la manière dont Deleuze définit sa propre pratique de l’histoire de la philosophie dans la « Lettre à un critique sévère » : « Je m’imaginais arriver dans le dos d’un auteur, et lui faire un enfant, qui serait le sien et qui serait pourtant monstrueux. Que ce soit bien le sien, c’est très important, parce qu’il fallait que l’auteur dise effectivement tout ce que je lui faisais dire. Mais que l’enfant soit monstrueux,
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ne l’a pas fait en tout cas en 1956 où le duel qu’il instaure entre Bergson et Hegel est exactement le même que celui d’Hyppolite, au vainqueur près évidemment. Nous verrons que cela ne sera toujours pas fait dans Nietzsche et la philosophie et dans Différence et répétition. C’est en ce sens qu’il est possible de dire que Deleuze n’a pas lu Hegel, mais seulement les commentateurs français de Hegel.
7) Un pavé dans la mare dialectique Le dialogue avec Hyppolite révèle en outre que Deleuze est parfaitement conscient d’intervenir, par son texte sur Bergson, dans le paysage hégélien de son temps. Jouer le bergsonisme contre l’hégélianisme en 1956, c’est prendre le contrepied de certaines tendances hégémoniques d’alors. Le texte « Bergson, 1859-1941 » de 1956, notamment, paraît dans le Dictionnaire des philosophes célèbres dirigé par Maurice Merleau-Ponty, qui faisait la part belle à Hegel. Il n’est pas inutile d’y revenir brièvement pour comprendre que Deleuze a pu, à certains égards, comprendre son texte comme un pavé jeté dans la mare dialectique de son époque. Dans son « Avant-propos » au Dictionnaire, Merleau-Ponty présente à partir de Hegel la nécessité qu’il y a de relire incessamment les auteurs du passé à la lumière du présent : Hegel savait cela aussi. « L’histoire de la philosophie, dit-il, est toute au présent ». Cela signifie que Platon, Descartes, Kant ne sont pas vrais seulement dans ce qu’ils ont vu, réserve faite de ce qu’ils n’ont pas vu. Les détours ne sont pas révolus par lesquels s’est préparée la philosophie hégélienne ; ils restent permis, davantage : nécessaires ; ils sont le chemin, et la Vérité n’est que la mémoire de tout ce que l’on a trouvé en chemin. Hegel referme son système sur l’histoire, mais les philosophies passées continuent d’y respirer et d’y bouger ; il a enfermé avec elles l’inquiétude, le mouvement, le travail de la contingence75.
L’histoire des philosophes du passé se trouve ainsi placée sous le sceau de Hegel qui, pour Merleau-Ponty, représente le point culminant de la philosophie occidentale. Parce qu’il nous a appris que le concept n’était pas seulement l’unité signifiante d’un mot se rapportant à une chose, mais le long parcours fait d’avancées et de reculs, de bien et de mal, de « vrai » et c’était nécessaire aussi, parce qu’il fallait passer par toutes sortes de décentrements, glissements, cassements, émissions secrètes qui m’ont fait bien plaisir » (G. Deleuze, Pourparlers, op. cit., p. 15). Sur la pratique inventive de l’histoire de la philosophie chez Deleuze, on pourra consulter M. Antonioli, Deleuze et l’histoire de la philosophie, op. cit. 75.– M. Merleau-Ponty, « Avant-propos », in Les philosophes de l’Antiquité au xxe siècle. Histoire et portraits (1956), rééd. J.-F. Balaudé, Paris, Librairie Générale Française, 2006, p. 36.
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de « faux », de positif et de négatif, bref de contradictions intériorisées dans la mémoire du savoir qui s’écrit toujours à la pointe la plus avancée de l’histoire, c’est-à-dire au présent – Hegel rend possible l’écriture d’une histoire de la philosophie qui permet de dialoguer avec les auteurs du passé comme s’ils étaient nos contemporains, au moins à titre de moment dans la longue chaîne de raisons qui a conduit jusqu’à nous. Ce n’est cependant pas uniquement au niveau général de l’écriture de l’histoire de la philosophie que Merleau-Ponty met au premier plan le rôle de Hegel. Plus déterminante encore s’avère être sa présentation de la philosophie du xxe siècle, intitulée de manière significative « L’existence et la dialectique », où il fait du contenu même de la dialectique hégélienne le point de départ pour toute compréhension de la philosophie présente : « Nous aurons plus de peine peut-être à convaincre le lecteur que le siècle, allant vers l’existence, allait aussi vers la dialectique. […] C’est l’histoire contemporaine de la dialectique et celle du renouveau hégélien qu’il faudrait évoquer pour répondre à ces questions76 ». La philosophie de Hegel apparaît ainsi comme l’actualité souterraine de l’existentialisme, mais sans doute aussi du marxisme, c’est-à-dire de toutes les philosophies d’après-guerre qui ont mobilisé le vocabulaire de la dialectique. Car c’est précisément ce vocabulaire qui, pour Merleau-Ponty, donne à Hegel cette présence au cœur des années 1950 et qui contraint toute pensée parlant cette langue à s’expliquer avec Hegel et à y revenir pour réfléchir ses propres catégories. Il n’est pas anodin qu’Éric Weil, auteur de l’article « Hegel 1770-1831 » dans le Dictionnaire, retrouve tout à fait le constat merleau-pontien et fasse de la philosophie hégélienne la pensée la plus contemporaine de son temps. La raison, à ses yeux, de cette contemporanéité tient au fait que les problèmes et conditions historiques seraient restés sensiblement les mêmes entre l’époque où Hegel a écrit et le xxe siècle. Le monde décrit par la philosophie hégélienne au début du xixe siècle n’aurait pas fondamentalement changé dans ses principes par rapport au monde des années 1950 : La philosophie de Hegel est, jusqu’à nouvel ordre, la dernière des grandes philosophies. Elle est par conséquent aussi la première philosophie contemporaine, en ce sens qu’elle n’a été remplacée par aucune autre. […] Hegel n’est pas seulement moderne par le fait qu’il n’appartient pas à une époque que nous sentons comme révolue : il est contemporain, et sa philosophie parle encore de notre monde et ne parle pas tant à nous qu’elle ne parle de nous. C’est une tout autre question que de savoir si nous nous déclarons d’accord avec cette philosophie77.
76.– M. Merleau-Ponty, « L’existence et la dialectique », in ibid., p. 1021. 77.– É. Weil, « Hegel 1770-1831 », in ibid., p. 906.
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On pourrait bien sûr discuter ce constat dressé par Weil – le monde de Hegel est-il réellement encore le nôtre ? –, mais il converge avec l’idée de Merleau-Ponty selon laquelle « Hegel est à l’origine de tout ce qui s’est fait de grand en philosophie depuis un siècle ». Il faut noter aussi que Deleuze pourrait tout à fait s’accorder avec la fin de cette citation, à cette date du moins, puisqu’il considère encore dans les années 1950 qu’il faut s’inscrire dans le sillage hégélien pour le faire dévier de sa voie originelle et en réaliser le projet par d’autres moyens en substituant la positivité bergsonienne à la négativité spéculative. Éric Weil, d’ailleurs, s’il accorde peu d’importance dans son article à la Phénoménologie de l’esprit, en attribue beaucoup, par contre, à l’idée de système et à la dialectique, ainsi qu’à toutes les notions qui lui sont liées, notamment la négation et la contradiction : « Hegel a toujours montré une sorte de vénération pour la contradiction78 », écrit-il, et « l’histoire est cela : négativité et discours et réalisation du sens dans la négation pensante et agissante79 ». À côté de telles propositions, l’éloge deleuzien de la positivité dans l’article sur Bergson ne pouvait qu’offrir un contraste saisissant aux lecteurs de l’époque. La critique que Deleuze propose de la dialectique hégélienne, venant se mêler aux éloges de Merleau-Ponty et de Weil, doit ainsi être comprise dans toute sa dimension de provocation et d’intervention dans un champ intellectuel qui, à l’évidence, accorde une place centrale à Hegel et, plus généralement, au vocabulaire de la dialectique. Dans ce contexte, le recours à Bergson a pu apparaître à Deleuze comme une voie nécessaire dans l’invention d’un autre langage, moins stéréotypé et plus subtil que celui – passe-partout à l’époque – de la dialectique, donc plus à même de saisir la singularité des choses du monde. Battant en brèche l’hégélianisme triomphant d’alors, il a assurément cherché dans le bergsonisme le contrepoint qui sonne juste tout en créant une disharmonie d’ensemble à l’intérieur du champ philosophique de l’époque. Grincement subtil qui ne va pas cependant jusqu’à la dissonance complète, puisque Deleuze ne prétend pas encore rompre frontalement avec l’hégélianisme, mais simplement proposer une voie non hégélienne pour accomplir mieux que la philosophie hégélienne elle-même les objectifs qu’elle se donne. • Les textes sur Bergson des années 1950 permettent à Deleuze d’élaborer une philosophie non hégélienne qui, néanmoins, n’est pas encore antihégélienne. Fidèle à sa recension de Logique et existence, Deleuze reprend le projet d’une ontologie de la différence, mais refuse la manière dont Hegel a 78.– É. Weil, « Hegel 1770-1831 », art. cit., p. 912. 79.– Ibid., p. 914, Weil s’intéresse particulièrement dans son article à la philosophie de l’histoire et à ses implications politiques dans l’hégélianisme, dans le sillage de son livre Hegel et l’État (1950), Paris, Vrin, 2002.
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prétendu la réaliser. Inversant le rapport de force qu’Hyppolite avait instauré entre Hegel et Bergson, Deleuze fait fond sur ce dernier pour proposer une alternative à la fois épistémologique et ontologique à l’hégélianisme. Il inscrit par là un sillon singulier dans un champ intellectuel qui valorise fortement la philosophie de Hegel et qui recourt abondamment au langage de la dialectique. Si l’on reprend les trois critiques adressées à la philosophie hégélienne dans la recension de 1954 – la critique de la rationalité contradictoire, la critique du sujet humain, la critique de la philosophie de l’histoire –, force est de constater que le recours à Bergson ne propose une alternative que sur le plan de la critique de la raison hégélienne. Les questions de l’anthropologie et de l’histoire ne sont pas abordées en tant que telles dans les textes sur Bergson. Grâce à ce dernier, Deleuze propose une conception non hégélienne de la pensée, intuitive et non plus rationnelle, dont découle une conception non hégélienne de l’être, positif et non plus négatif. Nietzsche et la philosophie poursuivra l’entreprise critique en attaquant cette fois Hegel sur sa conception anthropologique du sujet et sur sa philosophie de l’histoire. Mais ce changement de problématique ira de pair avec un changement plus profond encore : le passage d’un non-hégélianisme nuancé à un antihégélianisme radical, c’est-à-dire l’abandon de la critique immanente au profit de la critique externe.
Chapitre IV. L’abandon nietzschéen On sait à quel point Nietzsche a critiqué Socrate, le père de la dialectique1. Mais, chose étrange, il est peu question de Socrate dans Nietzsche et la philosophie2. Par contre, il est beaucoup question de Hegel et de la prétendue critique par Nietzsche de la philosophie hégélienne. La dialectique mise en cause dans cet ouvrage est la dialectique hégélienne, ou « moderne3 » dit aussi Deleuze, et non la dialectique socratique. À cet égard, Michael Hardt a parfaitement souligné l’enjeu de Nietzsche et la philosophie : arracher Nietzsche à toute descendance hégélienne pour faire de lui le chantre d’une nouvelle époque de la pensée et non un post-hégélien4. C’est là que se situe le changement de perspective par rapport aux textes sur Bergson. Alors que dans les années 1950, la philosophie bergsonienne constituait une alternative non hégélienne destinée à réaliser le projet hégélien de la philosophie, le livre sur Nietzsche de 1962 dessine un anti-hégélianisme radical qui prétend rompre de manière unilatérale avec Hegel. En ce sens, l’abandon de Deleuze à la philosophie nietzschéenne marque pour lui un abandon de la philosophie hégélienne. On ne saurait donc, comme on le fait parfois5, mettre sur le même plan les critiques de Hegel, de Husserl et de Heidegger dans Nietzsche et la philosophie. C’est à l’évidence la critique de Hegel qui est privilégiée 1.– Cf. F. Nietzsche, Le crépuscule des idoles, « Le problème de Socrate », in Œuvres, t. II, tr. fr. H. Albert et J. Lacoste, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2009, p. 956 sq. 2.– Quelques rares passages sont consacrés à la critique de Socrate, mais celle-ci n’est ni déterminante, ni structurante dans la logique de l’ouvrage. Cf. G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 66-67, p. 86-87. 3.– Ibid., p. 21. 4.– M. Hardt, Gilles Deleuze. An Apprenticeship in Philosophy, Londres-New York, Routledge, 2003, chapitre 2. 5.– I. Ginoux, « Friedrich Nietzsche », in S. Leclercq (dir.), Aux sources de la pensée de Gilles Deleuze, op. cit., p. 122-132. 79
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et qui structure l’ensemble de l’argumentation de Deleuze. Comme l’a souligné Olivier Tinland, Nietzsche et la philosophie est tout entier consacré à démontrer l’absolue nocivité de la philosophie hégélienne et constitue à cet égard une véritable « propagande philosophante6 ». Dans ce texte, Hegel change de statut. Contrairement aux textes sur Bergson, il n’est plus un adversaire parmi d’autres. Hegel est devenu le grand et unique adversaire de Nietzsche, celui contre lequel toute la pensée nietzschéenne se serait élaborée. Sa discussion occupe désormais une place centrale dans Nietzsche et la philosophie et sa critique est dénuée de toute nuance. Sur les cinq chapitres du livre, un chapitre est explicitement consacré à la critique de l’hégélianisme, il s’agit du chapitre V intitulé « Le surhomme : contre la dialectique ». Mais on ne saurait réduire la confrontation avec Hegel à cette seule annonce explicite. Le premier chapitre, consacré au tragique, ainsi que le quatrième, qui relit dans une perspective anti-hégélienne la Généalogie de la morale, mettent eux aussi en scène le grand combat de la volonté de puissance nietzschéenne contre la dialectique hégélienne. Hegel encadre ainsi de son ombre maléfique le déploiement d’un livre tout entier destiné à l’achever pour donner un nouveau souffle à la philosophie. Comment expliquer ce changement d’attitude à l’égard de Hegel, qui coïncide avec le passage de la décennie 1950 à la décennie 1960 ? Nous montrerons que c’est le passage d’un questionnement purement épistémicoontologique à un questionnement éthique chez Deleuze qui provoque ce geste décisif. Par éthique, il faut entendre ici non pas une théorie du bien et du mal qui serait centrée sur les impératifs moraux et sur le devoir, mais, en un sens que Deleuze juge commun à Spinoza et à Nietzsche, une théorie du bon et du mauvais dans le but de favoriser l’augmentation des puissances d’agir : Il n’y a pas de Bien ni de Mal dans la Nature, mais il y a du bon et du mauvais pour chaque mode existant. L’opposition morale du Bien et du Mal disparaît, mais cette disparition ne rend pas toutes les choses égales, ni tous les êtres. Comme Nietzsche le dira, « Par-delà le Bien et le Mal, cela du moins ne veut pas dire par-delà le bon et le mauvais ». Il y a des augmentations de la puissance d’agir, des diminutions de la puissance d’agir. La distinction du bon et du mauvais servira de principe pour une véritable différence éthique, qui doit se substituer à la fausse opposition morale7.
C’est ce recentrement éthique sur les manières d’exister qui introduit un déplacement dans la critique deleuzienne de Hegel, en même temps que 6.– O. Tinland, « Portrait de Nietzsche en anti-hégélien : retour sur le Nietzsche et la philosophie de Gilles Deleuze », art. cit., p. 31. 7.– G. Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression (1968), Paris, PUF, 2002, p. 233.
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sa radicalisation. Autrement dit, c’est le passage d’une critique de la raison hégélienne à la critique de l’histoire et du sujet, qui est, pour Deleuze, la source du passage du non-hégélianisme des années 1950 à l’anti-hégélianisme des années 1960. Il ne suffit donc pas de faire une lecture épistémique et ontologique de Nietzsche et la philosophie pour ressaisir dans cette perspective les accents pratiques de l’ouvrage. Au contraire, il faut apercevoir le changement d’attitude à l’égard de Hegel qu’induit l’apparition des questions éthiques en 1962, car ce sont elles qui marquent la spécificité de ce texte et qui appellent à rompre sans nuances avec Hegel. Nietzsche et la philosophie met ainsi en scène une véritable dramatisation de la critique de Hegel (1), qui a désormais pour enjeu rien de moins que le salut de la philosophie elle-même (2). Cette dramatisation reste incompréhensible si l’on ne saisit pas le changement de problématique à l’œuvre dans ce texte, qui consiste dans le recentrement de la critique de l’hégélianisme sur un terrain pratique et non plus seulement théorique (3). Ce déplacement fait que ce n’est plus seulement la rationalité hégélienne qui se trouve mise en cause, mais la conception de l’histoire et du sujet humain qu’elle implique (4). À partir de ce nouveau point de départ de la critique de Hegel, Deleuze met en œuvre une stratégie dévastatrice qui consiste, grâce notamment aux travaux d’Henri Arvon et de Karl Löwith, à raccrocher à leur racine hégélienne commune le marxisme et l’existentialisme, pour que ces positions prédominantes dans le paysage intellectuel français d’après-guerre soient balayées en même temps que la base hégélienne qui les soutient (5). Deleuze abandonne à cette occasion le Hegel ontologue et logicien d’Hyppolite au profit d’un Hegel chrétien, marxiste et existentialiste, celui de Jean Wahl et d’Alexandre Kojève, qui ne peut que tomber sous les coups de boutoirs de la Généalogie de la morale (6). La puissance fascinante de ce nouveau dispositif anti-hégélien ne doit cependant pas masquer la difficulté intrinsèque qui le hante et que les travaux des années 1970, en collaboration avec Félix Guattari, chercheront à pallier : le statut ambigu de la politique dans cette éthique anti-hégélienne d’obédience nietzschéenne (7).
1) Dramatiser l’enjeu Dans la conclusion de Nietzsche et la philosophie, il est question des « amalgames » de la « pensée moderne » qui « comportent aussi des dangers pour l’esprit8 ». Tout le but du livre est de « rompre des alliances dangereuses » et cette rupture consiste à séparer Nietzsche et Hegel : « Il n’est pas de compromis possible entre Hegel et Nietzsche ». Cette opposition, pour nous, aujourd’hui, semble presque aller de soi. Elle n’a pourtant rien 8.– G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 223.
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d’évident et ce n’est pas sans efforts que s’est construit un anti-hégélianisme nietzschéen. La dramatisation de l’opposition entre les deux philosophies n’est en tout cas pas l’œuvre de Nietzsche, qui certes a pu critiquer Hegel et certains hégéliens dans quelques textes et en fonction d’enjeux bien déterminés, mais qui n’a jamais fait de ce duel le centre de son cheminement intellectuel. C’est à Deleuze que l’on doit cette mise en scène tragique, et ce n’est pas sans raison qu’il a lui-même thématisé explicitement l’idée d’une dramatisation de la pensée9. Dans l’affrontement violent et surjoué qu’il instaure entre nietzschéisme et hégélianisme, le livre de 1962 constitue un exemple particulièrement frappant de cette méthode de dramatisation qui fait de ce duel un enjeu de premier ordre pour la philosophie. Stephen Houlgate a souligné le peu d’importance que Nietzsche accordait à la philosophie de Hegel10. On ne s’étonnera pas, dès lors, si ce n’est pas sans peine que Deleuze parvient à faire dialoguer les deux auteurs. Pour orienter toute la philosophie de Nietzsche contre la philosophie hégélienne, il est en effet obligé d’en appeler à une discussion indirecte dont la médiation serait constituée des différents courants de l’école hégélienne : On a dit que Nietzsche ne connaissait pas bien Hegel. Au sens où l’on ne connaît pas bien son adversaire. Nous croyons en revanche que le mouvement hégélien, les différents courants hégéliens lui furent familiers ; comme Marx, il y prit ses têtes de turc. C’est l’ensemble de la philosophie de Nietzsche qui reste abstraite et peu compréhensible, si l’on ne découvre pas contre qui elle est dirigée. […] L’anti-hégélianisme traverse l’œuvre de Nietzsche, comme le fil de l’agressivité11.
Nietzsche n’aurait pas directement critiqué Hegel ? Soit, nous dit Deleuze, mais il l’a fait indirectement en critiquant les divers courants hégéliens de son temps, et notamment le Jeune hégélianisme de Feuerbach, Bauer, Stirner et Marx – qui sont les noms retenus par Deleuze12. On peut cependant s’interroger sur ce qu’il en est réellement de cette critique indirecte. Le dossier se résume à quelques indices en réalité. Il est vrai que Nietzsche a pu dire de Bruno Bauer qu’il fut « un de [ses] lecteurs les plus attentifs13 » et l’on trouve bien chez lui quelques pointes anecdotiques contre Feuerbach lorsqu’il s’agit de critiquer Wagner14. On peut aussi 9.– G. Deleuze, « La méthode de dramatisation » (1967), in L’île déserte, op. cit. 10.– S. Houlgate, Hegel, Nietzsche and the criticism of metaphysics, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, chap. 2. 11.– G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 9. 12.– Il n’est étonnamment pas question de D. F. Strauss de manière centrale dans Nietzsche et la philosophie, alors qu’il s’agit, comme on va le voir, de l’un des rares interlocuteurs directs de l’école hégélienne chez Nietzsche. 13.– F. Nietzsche, Ecce homo, in Œuvres, t. II, op. cit., p. 1159. 14.– Cf. F. Nietzsche, La généalogie de la morale, III, 3, in Œuvres, t. II, op. cit., p. 839 : « Qu’on se rappelle avec quel enthousiasme Wagner a marché jadis sur les traces de
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considérer que la critique nietzschéenne du socialisme de son temps permet d’instaurer un dialogue indirect avec Marx et Stirner, hypothèse qu’avait d’ailleurs formulée Albert Lévy en son temps15. C’est cependant dans les Considérations inactuelles que l’anti-hégélianisme de Nietzsche se discerne le mieux, puisque le dépeçage moqueur du philistinisme allemand y passe notamment par la critique de David Friedrich Strauss, un membre éminent de la Gauche hégélienne, et va jusqu’à attaquer directement la philosophie hégélienne de l’histoire. Certains passages de ce texte ne laissèrent assurément pas Deleuze indifférent. Dans la Première considération, Nietzsche essaye de montrer que le recours à l’histoire a été l’un des symptômes du manque de vitalité et de culture des philistins allemands16. Cette critique du philistinisme, on la trouvait déjà dans l’école hégélienne, mais Nietzsche semble la retourner contre celle-ci en considérant que les hégéliens légitiment comme rationnel un état de fait historique marqué par l’absence d’enthousiasme et de créativité vitale propre à la culture, ou plutôt à l’absence de culture allemande17 : « Cette philosophie qui s’ingéniait à envelopper de phrases contournées la profession de foi philistine de son auteur, inventa de plus une formule pour la définition de la vie quotidienne. Elle affirma que tout ce qui est réel est rationnel (sie sprach von der Vernünftigkeit alles Wirklichen)18 ». L’insistance de l’école hégélienne sur l’histoire paraît ainsi comme un moyen par lequel le philistin légitime son propre mode de vie – un mode de vie essentiellement négatif, comme ne manque pas de le souligner Nietzsche : « Même dans ses haines et ses inimités, il demeure un être négatif. Mais il ne détestera personne autant que celui qui le traite de philistin et lui dit ce qu’il est : il est l’obstacle qui arrête les créateurs et les forts19 ». Les Considérations intempestives présentent le projet de l’école hégélienne comme étant celui d’une sacralisation du présent et de son absence de culture au nom de l’histoire : « [David Strauss] admet, sans plus, que tout ce qui arrive possède la plus haute valeur intellectuelle, que tout est donc absolument raisonnable, ordonné en vue des causes finales et qu’une révélation de la Feuerbach. Le mot de Feuerbach sur “la saine sensualité” retentit pendant les années trente et quarante de ce siècle, pour Wagner comme pour beaucoup d’Allemands (ils s’appelaient les “jeunes Allemands”) comme la parole rédemptrice par excellence ». 15.– A. Lévy, Nietzsche et Stirner, Paris, Alcan, 1904. 16.– Dans le vocabulaire de l’époque, le philistin est un terme péjoratif pour désigner le petit bourgeois faussement cultivé, celui dont la culture de salon n’est plus que le vernis superficiel pour un mode de vie utilitariste. 17.– F. Nietzsche, Considérations inactuelles, I, in Œuvres, t. I, op. cit., p. 161 : « Par la conscience historique, ils se sauvèrent de l’enthousiasme, car ce n’était plus, comme l’avait pensé Goethe, l’histoire qui provoquait l’enthousiasme. Non, le but de ces admirateurs antiphilosophiques du ni admirari, lorsqu’ils cherchent à comprendre toute chose du point de vue historique, c’est d’arriver à émousser les facultés ». 18.– Ibid., p. 161 (traduction légèrement modifiée). 19.– Ibid., p. 159.
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bonté éternelle y est incluse20 ». Le tort de Strauss, ce « philistin-type », est finalement d’avoir été hégélien et de n’avoir su en guérir : « Quand il arrive à quelqu’un d’être malade de la maladie hégélienne ou schleiermacherienne, il ne pourra jamais en guérir complètement21 ». La Seconde considération vient en quelque sorte, sinon fonder, du moins justifier cette critique de la conception hégélienne de l’histoire, en y consacrant explicitement un passage. Nietzsche écrit en effet : S’il y a eu des fluctuations et des tournants dangereux dans la civilisation allemande de ce siècle, je crois qu’il n’y en a pas eu de plus dangereux que celui qui fut provoqué par une influence qui subsiste encore, celle de cette philosophie, la philosophie hégélienne. La croyance que l’on est un être tard-venu dans l’époque est véritablement paralysante, mais quand une pareille croyance, par un audacieux renversement, se met à diviniser cet être tard-venu, comme s’il était véritablement le sens et le but de tout ce qui s’est passé jusqu’ici, comme si sa misère savante équivalait à une réalisation de l’histoire universelle, alors cette croyance apparaîtrait terrible et destructive22.
Ces paroles ont assurément rencontré l’attention de Deleuze, en ce qu’elles annoncent une critique proprement pratique, et non plus seulement théorique, de l’hégélianisme. Nietzsche affirme en effet que « celui qui a appris à courber l’échine et à incliner la tête devant la “puissance de l’histoire”, celui-là aura un geste approbateur et mécanique, un geste à la chinoise, devant toute espèce de puissance, que ce soit un gouvernement, ou l’opinion publique, ou encore le plus grand nombre23 ». Il y a donc bien, dans le texte nietzschéen, une critique de l’hégélianisme qui touche les membres de l’école hégélienne et remonte au fondateur. Elle se limite cependant à quelques phrases, à quelques textes disséminés et bien localisés du point de vue thématique (la critique du philistinisme cultivé en Allemagne). On a en réalité bien plus affaire à une critique de l’esprit allemand et de sa compréhension biaisée de l’histoire qu’à une critique de Hegel qui viendrait discuter le détail des arguments et leur soubassement philosophique24. Il n’y a pas là en tout cas de quoi relire l’ensemble de l’œuvre de Nietzsche à l’aune de son anti-hégélianisme. Rien n’indique en outre que Nietzsche connaissait en profondeur Hegel et ses épigones, ni qu’il y accordait une importance particulièrement grande. 20.– Ibid., p. 182. 21.– Ibid., p. 177. 22.– Ibid., p. 263-264. 23.– Ibid., p. 264. 24.– Ibid. : « De pareilles considérations ont habitué les Allemands à parler du “processus universel”, et à justifier leur propre époque, en y voyant le résultat nécessaire de ce processus universel ».
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Le geste de Deleuze est donc à considérer avec certaines précautions. Il semble d’ailleurs être tout à fait conscient des largesses qu’il prend ici avec l’histoire de la philosophie, puisqu’il infléchit parfois légèrement son discours pour ne plus parler que de « thèmes » hégéliens présents dans le discours nietzschéen : Nous avons toutes raisons de supposer chez Nietzsche une connaissance profonde du mouvement hégélien, de Hegel à Stirner lui-même. Les connaissances philosophiques d’un auteur ne s’évaluent pas aux citations qu’il fait, ni d’après des relevés de bibliothèques toujours fantaisistes et conjecturaux, mais d’après les directions apologétiques ou polémiques de son œuvre elle-même. On comprend mal l’ensemble de l’œuvre de Nietzsche si l’on ne voit pas « contre qui » les principaux concepts en sont dirigés. Les thèmes hégéliens sont présents dans cette œuvre comme l’ennemi qu’elle combat25.
Si Deleuze parle ici de « thèmes », c’est parce qu’il s’agit du seul moyen qu’il a pour relire la philosophie nietzschéenne à l’aune de la critique de Hegel. En plaçant la discussion sur un plan thématique, il évite la question des références textuelles et conceptuelles pour se concentrer sur le plan indéfini d’une proximité d’objets – nous verrons par la suite que ces objets sont l’histoire, la morale d’esclave, la souffrance, le christianisme. Apparaît alors l’étrange paradoxe d’une « connaissance profonde » qui ne se traduit dans les textes que par la présence de thématiques vaguement communes censées désigner les adversaires de la philosophie nietzschéenne. Force est d’admettre que le dialogue entre Nietzsche et Hegel instauré par Deleuze fait violence à la pensée nietzschéenne et que c’est à cette condition uniquement qu’il peut dramatiser son anti-hégélianisme de sorte à faire de la critique de Hegel le principal objectif de la philosophie de Nietzsche. Ce qui nous paraît une évidence après l’œuvre de Deleuze ne l’était pas avant qu’il ne construise, presque de toutes pièces, l’anti-hégélianisme nietzschéen. Mais pourquoi ce procédé de dramatisation extrême qui tort les textes et instaure des dialogues fictifs ? Il est selon nous l’indice d’un déplacement au niveau des enjeux de la critique de l’hégélianisme. Dorénavant il ne s’agit plus seulement, pour Deleuze, de diverger quant aux moyens et de continuer à s’inscrire d’une façon ou d’une autre dans le prolongement du projet de Hegel, quand bien même il comprendrait celui-ci de manière singulière, mais de véritablement rompre avec tout ce que la pensée doit à la philosophie hégélienne et de donner à la nécessité de cette rupture un enjeu majeur, qui n’est rien de moins que de sauver la philosophie.
25.– G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 187 (nous soulignons).
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2) Sauver la philosophie : un dialogue avec Foucault À partir de 1962, Deleuze voit en Hegel la source de toutes les dégénérescences de la philosophie moderne. Contrairement aux textes des années 1950, aucune reconnaissance de dette envers le projet hégélien n’est plus reconnue et la critique de Hegel a largement pris le pas sur la critique d’autres dialecticiens, en particulier Platon. Avec le tournant hégélien se joue non plus l’amorce d’un parcours à poursuivre, mais le renversement de l’attitude critique légitime de la philosophie moderne. Cela suppose, bien sûr, de déplacer le point de départ de la modernité philosophique. Alors qu’en 1954, dans la recension d’Hyppolite, Hegel était salué pour avoir donné sa voie à la philosophie et être parvenu à dépasser les limites du kantisme, désormais, le rapport entre Hegel et Kant s’inverse, et celui-ci s’avère loué au détriment de celui-là. Dans Nietzsche et la philosophie, c’est donc en Kant que la pensée moderne prend son envol, et avec Hegel qu’elle retombe dans une déviation malheureuse, que seul Nietzsche pourrait rétablir dans ses droits. La proximité qu’entretient cette lecture de l’histoire de la philosophie des derniers siècles avec les analyses de Foucault nous amènera à souligner la convergence ainsi que la possibilité d’un dialogue entre les deux philosophes. Dans Nietzsche et la philosophie, la philosophie kantienne est présentée comme celle qui a formulé un projet critique méritant d’être défendu. L’hégélianisme – c’est-à-dire la philosophie de Hegel lui-même, et celle de tous ceux que l’on peut considérer comme hégéliens –, au contraire, aurait dénaturé le projet kantien. Cette dénaturation, bien sûr n’est pas le fruit d’un hasard et vient d’une insuffisance de la critique kantienne. Mais c’est Hegel qui fait bifurquer dans la mauvaise direction ce qui restait ambigu chez Kant. Le rôle de Nietzsche dans cette affaire est d’avoir mis fin aux errements hégéliens en poussant la critique jusqu’au bout, en réalisant le projet que Kant avait formulé mais qu’il n’avait pas su mener à son terme : Pour Nietzsche, les avatars dialectiques ne viennent pas du dehors et ont, pour cause première, les insuffisances de la critique. Une transformation radicale du kantisme, une réinvention de la critique que Kant trahissait en même temps qu’il la concevait, une reprise du projet critique sur de nouvelles bases et avec de nouveaux concepts, voilà ce que Nietzsche semble avoir cherché26.
Kant, pour sa part, a eu le mérite de concevoir la philosophie comme critique, mais en réinstaurant des instances transcendantes non soumises à celle-ci – la connaissance et le sujet transcendantal en ce qui concerne la raison théorique, la morale dans le domaine de la raison pratique –, il « ne 26.– G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 59.
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réalise pas son projet de critique immanente27 ». Dans son entreprise critique, Kant a eu tort, aux yeux de Deleuze, de prétendre fonder la connaissance et la morale en même temps qu’il en interrogeait les limites : « Il semble que Kant ait confondu la positivité de la critique avec une humble reconnaissance des droits du critiqué. […] La critique de Kant n’a pas d’autre objet que de justifier, elle commence par croire à ce qu’elle critique28 ». La philosophie kantienne a ainsi confondu un projet critique et un projet fondationnaliste. C’est dans cette insuffisance de la critique que s’est engouffré l’hégélianisme, qui se serait évertué à justifier toutes les valeurs en cours : « Et de Kant à Hegel, on a vu le philosophe demeurer, somme toute, un personnage très civil et très pieux, aimant à confondre les fins de la culture avec le bien de la religion, de la morale ou de l’État29 ». La philosophie hégélienne ne retient de Kant que la justification de l’existant et abandonne le projet critique. Au contraire, Nietzsche accomplit la critique car il abandonne l’entreprise de justification du donné en proposant une « nouvelle image de la pensée30 » où il n’est plus question ni de vérité, ni de moralité31. La critique, enfin, est allée jusqu’au bout, jusqu’à la destruction créatrice qui lui permet de se désolidariser de toute entreprise fondationnelle. Nous reviendrons plus loin sur l’importance du livre De Hegel à Nietzsche de Karl Löwith – ou plutôt de quelques articles qui en résument les analyses, Deleuze ne lisant pas l’allemand – pour le dispositif de Nietzsche et la philosophie. Mais il importe de souligner dès maintenant que Löwith considère cet abandon des fondements de la connaissance et de la morale comme étant l’œuvre des Jeunes hégéliens et estime que Nietzsche ne ferait que poursuivre le mouvement amorcé par Feuerbach, Marx, Stirner, ainsi que Kierkegaard qu’il rapproche des tendances jeunes-hégéliennes32. Il est d’ailleurs tout à fait légitime de considérer que cette remise en cause radicale de l’idée de fondement ainsi que la critique de l’ordre existant ont bel et bien été au centre du Jeune hégélianisme. Mais Deleuze éprouve à peine le besoin de discuter l’hypothèse et, condamnant en bloc Hegel, il condamne également tous ceux qui, de près ou de loin, s’en sont revendiqués par la suite. Les « avatars dialectiques », nous le verrons, ne peuvent pas échapper à leur modèle. 27.– Ibid., p. 104 : « Il manquait à Kant une méthode qui permît de juger la raison du dedans, sans lui confier pour autant le soin d’être juge d’elle-même. Et en fait, Kant ne réalise pas son projet de critique immanente. La philosophie transcendantale découvre des conditions qui restent encore extérieures au conditionné ». 28.– Ibid., p. 102. 29.– Ibid., p. 119. 30.– Ibid. 31.– Ibid. : « Les catégories de la pensée ne sont pas le vrai et le faux, mais le noble et le vil, le haut et le bas, d’après la nature des forces qui s’emparent de la pensée elle-même ». 32.– Cf. K. Löwith, De Hegel à Nietzsche (1941), tr. fr. R. Laureillard, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2003.
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On ne manquera pas de remarquer que l’interprétation que Deleuze propose de l’histoire de la philosophie des deux derniers siècles converge fortement avec celle que développe Foucault à la même époque dans sa thèse secondaire sur l’Anthropologie du point de vue pragmatique de Kant. Dans l’introduction à sa traduction du texte de Kant, à laquelle il travaille en 1959-1960, Foucault insiste sur l’ambiguïté du projet kantien par rapport à l’anthropologie, puisque s’il faut bien admettre « le caractère marginal de l’Anthropologie par rapport à l’entreprise kantienne33 », Kant n’en a pas moins écrit une anthropologie qui rendait possible une interprétation de sa philosophie transcendantale ouvrant la voie à toutes les anthropologies philosophiques au xixe et au xxe siècles. Cette « confusion », que Foucault nomme « dialectique ou phénoménologique34 », va de Hegel aux phénoménologies contemporaines qui se revendiquent de Husserl (au premier rang celles de Sartre et de Merleau-Ponty). À partir de la dialectique hégélienne, l’ambiguïté du kantisme aurait pris résolument le chemin de l’anthropologie, dans lequel « l’homme se donne comme dialectisé d’entrée de jeu ou dialectisable de plein droit35 » : une dialectique pour laquelle la nature humaine fait l’épreuve d’une « aliénation » fondamentale et cherche le « retour à soi » pour faire de nouveau coïncider l’essence de l’homme avec son existence. Foucault considère alors que « l’entreprise nietzschéenne pourrait être entendue comme point d’arrêt enfin donné à la prolifération de l’interrogation sur l’homme36 ». Comme chez Deleuze, Nietzsche est présenté comme celui qui aurait rompu avec une tradition d’origine hégélienne, qui elle-même trouve sa source dans les insuffisances du projet kantien. Cette lecture, Foucault l’avait en réalité méditée dès le début des années 1950, dans un cours qu’il avait donné à l’université de Lille au milieu des années 195037, où il développait déjà l’équivoque du projet kantien, le tournant opéré de Kant à Hegel et les diverses anthropologies, notamment celles de Feuerbach et de Dilthey, que cette torsion rendait possibles, ainsi que le geste salvateur de Nietzsche qui serait parvenu à se libérer de cette emprise anthropologique. Il ne pouvait par conséquent que retrouver certaines de ses intuitions dans le travail de Deleuze au début des années 1960 et dans l’idée selon laquelle la philosophie hégélienne doit être comprise comme la bifurcation tragique d’un projet qui, chez Kant, restait certes ambigu, mais n’en était pas moins légitime et ne saurait se redresser que sous l’impulsion 33.– M. Foucault, Introduction à l’« Anthropologie », Paris, Vrin, 2008, p. 76. 34.– Ibid., p. 67. 35.– Ibid., p. 78. 36.– Ibid. 37.– M. Foucault, La question anthropologique. Cours. 1954-1955, Paris, Seuil-Gallimard, 2022 ; pour un commentaire détaillé de ce cours, voir J.-B. Vuillerod, La naissance de l’anti-hégélianisme, op. cit., chapitre 7.
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nietzschéenne. Dans un entretien sur Nietzsche de 1966, signé en commun, à la question selon laquelle « apparemment, Marx et Hegel, par exemple, ont exercé une influence plus décisive » que celle de Nietzsche sur la philosophie, les deux philosophes répondent d’un commun accord : « Nietzsche a ouvert une blessure dans le langage philosophique. Malgré les efforts des spécialistes, elle n’a pas été refermée38 ». La pensée nietzschéenne rassemble ainsi Deleuze et Foucault dans une même lecture de la modernité philosophique résolument anti-hégélienne. On verra d’ailleurs que, chez Deleuze, la philosophie nietzschéenne de Hegel est également au service d’un antihumanisme et d’une critique de l’anthropologie. Cette proximité ne doit pas être réduite à l’influence de l’un sur l’autre. Si les deux hommes ont fait connaissance à Lille en octobre 195239, au moment justement où Foucault travaillait à son cours sur l’anthropologie, puis ont commencé à devenir proches à partir de 1962, alors que Deleuze venait de publier son Nietzsche et la philosophie et que les deux hommes collaborent à la publication des œuvres complètes de Nietzsche chez Gallimard, ils n’ont jamais véritablement travaillé ensemble à proprement parler, du moins pas au sens où Deleuze a pu travailler avec Guattari40, et cela même lorsqu’ils participent tous les deux activement au Groupe d’Information sur les Prisons au début des années 1970. Les deux philosophes, à l’évidence, sont parvenus à des idées proches par des voies qui leur sont propres. Néanmoins, ne pas se risquer à voir en l’un le précurseur de l’autre, ne doit pas nous amener à négliger les dialogues qui ont eu lieu entre les deux hommes et qui ont pu être l’occasion d’une réflexion partagée ou, à tout le moins, de la reconnaissance d’une visée commune qui les rassemblait dans une même perspective intellectuelle, profondément anti-hégélienne et passionnément nietzschéenne. Nous sommes maintenant loin de la lecture que Deleuze faisait de la modernité philosophique en 1954 lorsqu’il recensait Logique et existence. Hegel, désormais, n’est plus le philosophe qui a défini un programme à suivre, quand bien même ce programme serait à réaliser par d’autres voies, non hégéliennes. Il est devenu le nom d’une catastrophe dont il faut se détourner à tout prix pour le salut de la philosophie. Tel est l’enjeu crucial de la dramatisation qu’opère l’anti-hégélianisme deleuzien en construisant de 38.– « Michel Foucault et Gilles Deleuze veulent rendre à Nietzsche son vrai visage » (1966), in M. Foucault, Dits et écrits I, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001, no 41, p. 579. 39.– F. Dosse, Gilles Deleuze, Félix Guattari. Biographie croisée, op. cit., chap. 17. 40.– G. Deleuze, « Fendre les choses, fendre les mots » (1986), in Pourparlers, op. cit., p. 117 : « Mes rapports avec Félix Guattari sont forcément tout différents, puisque nous avons un long travail commun, tandis que je n’ai pas travaillé avec Foucault. Je crois pourtant à l’existence de beaucoup de points correspondants entre notre travail et le sien, mais comme maintenus à distance par une grande différence de méthode, et même de but ».
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toutes pièces un dialogue entre Nietzsche et Hegel et en faisant de l’hégélianisme un grand épouvantail qui aurait fait bifurquer la philosophie moderne vers le pire. Mais pourquoi ce renversement ? Que s’est-il passé au tournant des années 1960 susceptible d’expliquer un tel durcissement ?
3) De la théorie à la pratique La raison de la dramatisation du duel qui se joue entre Hegel et Nietzsche, ainsi que de son enjeu, le sauvetage de la philosophie, est à chercher dans un déplacement décisif qui s’opère à l’époque dans la manière dont Deleuze aborde l’hégélianisme. Si le ton s’est durci, si c’est désormais avec une grande sévérité, avec violence même, que Hegel est attaqué, c’est que le problème a changé : il n’est plus théorique, mais pratique ; il n’est plus épistémique et ontologique, mais éthique ; ou, pour le dire encore autrement, il ne s’agit plus uniquement d’une critique de la raison hégélienne, mais d’une remise en cause de la conception hégélienne du sujet et de l’histoire. Pour Deleuze, au début des années 1960, il ne s’agit plus simplement de connaître l’être, mais de vivre. La question est devenue vitale, dans tous les sens du terme. De sorte que si la critique de Hegel a désormais pour enjeu la survie de la philosophie, c’est qu’il en va maintenant de la vie et de la mort, d’une manière de vivre authentiquement ou de vivre faussement. Non pas qu’il ne soit plus du tout question d’épistémologie et d’ontologie dans la critique nietzschéenne de Hegel, mais cette problématique théorique est subordonnée à une problématique pratique qui déplace la critique et la renforce. Avec Nietzsche, le problème n’est plus seulement de savoir ce que dit le dialecticien, mais ce qu’il veut, il s’agit de questionner sa volonté de puissance : « nous devons demander : qu’est-ce que veut le dialecticien lui-même ? Qu’est-ce qu’elle veut, cette volonté qui veut la dialectique41 ? » En interrogeant le dialecticien sur sa volonté de puissance, il s’agit de subordonner la question de l’essence (qu’est-ce que… ?) à la question de la volonté (qui veut… ?). Le problème de la dialectique, selon Deleuze, c’est précisément « l’ignorance de la question : Qui42 ? » au profit de la question de l’essence. Toute l’originalité de Nietzsche tient au fait d’avoir demandé qui était le dialecticien, car c’est en demandant qui il est que l’on peut savoir ce qu’il veut. C’est ce profond déplacement de la question qui nous fait passer d’un terrain théorique à un terrain pratique. Il ne s’agit plus seulement de donner raison à une conception de la différence contre une autre à l’intérieur d’un projet commun. Il s’agit de savoir pourquoi la philosophie hégélienne s’est trompée en pensant la différence comme contradiction, et c’est en 41.– G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 10. 42.– Ibid., p. 182.
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remontant à la volonté du dialecticien, à sa manière de vivre, que l’on pourra trouver une réponse à cette question. Derrière les erreurs épistémologiques et ontologiques se trouve une erreur plus fondamentale qui les sous-tend, une erreur pratique qui touche à l’existence, aux modes du ressentir, à la manière dont on conçoit la morale, la culture, l’État, l’histoire, la religion. Si l’enjeu, en 1962, est désormais de sauver la philosophie en l’extirpant de l’hégélianisme, c’est que la question n’est plus celle d’une conception du monde, mais d’un mode de vie qui met en jeu l’intégralité de l’existence. Là est la grande avancée entre les textes sur Bergson de 1956 et Nietzsche et la philosophie, et cela modifie profondément le rapport à Hegel. Le déplacement de l’épistémico-ontologique vers l’éthique dans Nietzsche et la philosophie est particulièrement sensible dans le texte suivant qui juxtapose les deux problématiques et témoigne ainsi de la nouveauté de l’approche nietzschéenne de la philosophie hégélienne. Il se trouve au tout début de l’ouvrage, au § 4 du premier chapitre, intitulé « Contre la dialectique » : Le négatif n’est pas présent dans l’essence comme ce dont la force tire son activité : au contraire, il résulte de cette activité, de l’existence d’une force active et de l’affirmation de sa différence. Le négatif est un produit de l’existence elle-même : l’agressivité nécessairement liée à une existence active, l’agressivité d’une affirmation. Quant au concept négatif (c’està-dire la négation comme concept), « ce n’est qu’un pâle contraste, né tardivement en comparaison du concept fondamental tout imprégné de vie et de passion » [Généalogie de la morale, I, 10]. À l’élément spéculatif de la négation, de l’opposition ou de la contradiction, Nietzsche substitue l’élément pratique de la différence : objet d’affirmation et de jouissance43.
Dans ce texte, la critique de la dialectique hégélienne porte sur l’« essence » de la négativité, sur son « concept » et sur la « pratique » qu’elle appelle en retour. On voit ainsi s’opérer le glissement entre des questionnements ontologique et épistémique, d’un côté, et une interrogation éthique, de l’autre. Précisons chacun de ces éléments. Deleuze commence par réfuter la négation d’un point de vue ontologique44. La mémoire et l’élan vital, qui caractérisaient le virtuel chez Bergson, ont laissé leur place aux forces actives et à l’affirmation, mais ces notions ont les mêmes fonctions et aboutissent toutes à la thèse d’une positivité fondamentale de l’être. La multiplicité positive de la mémoire bergsonienne devient la multiplicité positive des forces qui constituent le corps chez
43.– G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 9-10 (nous soulignons). 44.– Sur ce point, on pourra consulter O. Tinland, « Portrait de Nietzsche en anti-hégélien : retour sur le Nietzsche et la philosophie de Gilles Deleuze », art. cit.
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Nietzsche45. Ces forces positives entrent dans des relations de domination et deviennent des forces réactives, si elles sont dominées, ou des forces actives si elles sont dominantes. On ne confondra pas, par conséquent, les forces réactives et la négativité46, car au niveau de la seule multiplicité des forces, le négatif n’a nulle part où se loger. La négation, pour être comprise, suppose un second niveau d’analyse. En effet, de même que, chez Bergson, il ne fallait pas confondre la mémoire et l’élan vital, il ne faut pas confondre, chez Nietzsche, les forces et le devenir affirmatif qui fait advenir ces forces. Un tel devenir est produit par l’affirmation en tant que celle-ci est « ratio essendi de la volonté de puissance en général47 ». Le devenir, l’acte de création lui-même consiste en une affirmation qui n’a en elle aucune négativité, de même que l’élan vital consistait en une activité absolument positive. La négation n’est que le produit secondaire de cette affirmation, elle renvoie au devenir qui s’est figé, et le nihilisme n’est que la manière de louer et de glorifier ce donné coupé du devenir qui l’a fait advenir48. La grande erreur de la dialectique hégélienne a été de croire qu’il fallait deux négations pour faire une affirmation, alors qu’en réalité la négation n’est qu’un résultat dérivé de l’affirmation49. C’est là le sens de l’éternel retour, tel que le lit Deleuze : double affirmation en tant qu’il est l’affirmation qui se prend elle-même pour objet afin d’affirmer le devenir et d’expulser le négatif de l’être50. On retrouve bien là le geste bergsonien qui, contre Hegel, rejette toute négativité hors de l’être, ou plutôt la rétrocède à un niveau second de l’être. D’une certaine manière, Deleuze lit ici Nietzsche en bergsonien. Pour qui aurait lu les textes des années 1950 sur Bergson, la conceptualisation deleuzienne de l’œuvre dispersée de Nietzsche dans Nietzsche et la philosophie a un air de familiarité. Notons au passage que cette perspective nous permet 45.– G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 45 : « Le corps est phénomène multiple, étant composé d’une pluralité de forces irréductibles, son unité est celle d’un phénomène multiple, “unité de domination” ». 46.– Ibid., p. 60 : « actif et réactif désignent les qualités originelles de la force, mais affirmatif et négatif désignent les qualités primordiales de la volonté de puissance ». 47.– Ibid., p. 199. 48.– Ibid., p. 198 : « Ainsi le nihilisme, la volonté de néant, n’est pas seulement une volonté de puissance, une qualité de volonté de puissance, mais la ratio cognoscendi de la volonté de puissance en général. Toutes les valeurs connues et connaissables sont par nature des valeurs qui dérivent de cette raison ». 49.– Ibid., p. 206-207 : « À une telle pensée [du négatif ], il faut deux négations pour faire une affirmation, c’est-à-dire une apparence d’affirmation, un fantôme d’affirmation. […] Zarathoustra lui oppose l’affirmation pure : il faut et il suffit de l’affirmation pour faire deux négations, deux négations qui font partie des puissances d’affirmer, qui sont les manières d’être de l’affirmation comme telle ». 50.– Ibid., p. 217 : « La leçon de l’éternel retour est qu’il n’y a pas de retour du négatif. L’éternel retour signifie que l’être est sélection. Seul revient ce qui affirme, ou ce qui est affirmé. L’éternel retour est la reproduction du devenir, mais la reproduction du devenir est aussi la production d’un devenir actif : le surhomme, enfant de Dionysos et d’Ariane ».
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de comprendre les « contresens » ou les « erreurs » dont on accuse fréquemment Deleuze à propos de son interprétation de l’éternel retour comme devenir et de son interprétation ontologique des forces actives et réactives51. Rapporter la lecture deleuzienne de Nietzsche à son orientation anti-hégélienne et l’inscrire dans le sillage de la critique qu’il avait déjà menée grâce à Bergson, c’est comprendre la raison des distorsions herméneutiques de Nietzsche et la philosophie et saisir pourquoi Deleuze privilégie l’esprit par rapport à la lettre dans l’œuvre nietzschéenne. La deuxième thèse du texte concerne la critique épistémologique de la négativité et l’on retrouve, de nouveau, l’idée élaborée à partir de Bergson selon laquelle les catégories négatives sont de mauvais concepts qui nous font manquer la positivité de l’être. La négation, l’opposition et la contradiction sont des mauvais concepts qui nous font perdre les nuances de l’être. Les concepts de la dialectique nous font perdre la singularité du réel, leur grossièreté manque d’une délicate attention à l’étant : « c’est le métier et la mission du dialecticien d’établir des antithèses, partout où il y a des évaluations plus délicates à faire, des coordinations à interpréter52 ». C’est tout l’enjeu du chapitre I de Nietzsche et la philosophie, consacré au « Tragique », que d’arracher Nietzsche à ces oppositions dialectiques. La raison en est que L’Origine de la tragédie met en œuvre un schéma étrangement dialectique qui sied mal à la lecture que Deleuze voudrait proposer de Nietzsche. Nietzsche lui-même, dans Ecce homo, disait de sa première œuvre qu’« elle sent l’hégélianisme d’une façon assez scabreuse53 ». L’opposition entre le dionysien et l’apollinien, entre le drame de la souffrance individuelle d’un côté, et la représentation artistique apaisée de l’autre, se trouvait résolue chez Nietzsche par la tragédie qui mêle les deux en résorbant la souffrance de l’individu dans le plaisir de la désindividuation originelle. Après Nietzsche, Deleuze accorde donc que « l’Origine de la tragédie se développe à l’ombre de ces catégories dialectiques chrétiennes54 » que sont la contradiction et la réconciliation, la souffrance et la rédemption. Il faut donc bien admettre une « évolution de Nietzsche55 », évolution dont le 51.– Voir, par exemple, P. D’Iorio, « L’éternel retour. Genèse et interprétation », in M. Crépon (dir.), Nietzsche, Paris, Éditions de l’Herne, 2005, p. 235 sq. 52.– G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 17. 53.– F. Nietzsche, Ecce homo, in Œuvres, t. II, op. cit., p. 1153 : « Une “idée” – l’opposition entre dionysien et apollinien – y est traduite métaphysiquement ; l’histoire elle-même y est considérée comme le développement de cette idée ; dans la tragédie, l’antithèse avec l’unité est surmontée ; sous cette optique, des choses qui ne s’étaient jamais vues face à face sont brusquement opposées l’une à l’autre, éclairées et comprises l’une par l’autre ». 54.– G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 13. 55.– Ibid., p. 14. Évolution d’ailleurs nuancée puisque Deleuze précise que, dès sa première œuvre, Nietzsche avait le pressentiment d’un dépassement de la dialectique : « Mais déjà, dans l’Origine de la tragédie, mille choses pointent, qui nous font sentir l’approche d’une conception nouvelle peu conforme à ce schéma ».
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principal acquis serait l’abandon de la dialectique. Après sa première œuvre, selon Deleuze, Nietzsche n’a plus tenté de réconcilier l’homme avec la vie, il n’est plus parti de la souffrance contradictoire pour ensuite la justifier. Le rôle de Dionysos n’est pas celui du Christ qui rachète le péché des hommes et qui apaise leurs souffrances, c’est « l’affirmation de la vie au lieu de sa solution supérieure ou de sa justification56 ». C’est d’avoir succombé aux catégories simplistes de la dialectique qui a trompé le jeune Nietzsche et l’a conduit à penser la vie à partir d’une contradiction à résoudre. Parvenu à une pensée plus mature, Nietzsche aurait atteint une fine typologie des volontés de puissance, détachée des schémas grossiers de la dialectique hégélienne qui nous fait plaquer sur les choses des concepts dont les mailles trop lâches laissent échapper les singularités du réel. Ces critiques ontologique et épistémologique de la négativité dialectique ne constituent cependant pas l’originalité de Nietzsche et la philosophie et ne sont, à bien des égards, que des reformulations de la critique bergsonienne de Hegel. C’est seulement en abordant la troisième thèse du texte que nous pouvons saisir la spécificité nietzschéenne de la critique anti-hégélienne. Car Nietzsche est celui qui introduit l’élément « pratique » dans la critique du négatif. Ce qui signifie que, dans Nietzsche et la philosophie, les notions mises en œuvre n’ont plus seulement un sens ontologique et épistémologique, mais un sens éthique. L’affirmation nietzschéenne ne désigne pas seulement une caractéristique de l’être, elle est objet de jouissance et rend possible une augmentation de la puissance d’agir. Toute l’analyse prend alors un nouveau sens. Le dialecticien sera celui qui souffre de la vie alors même qu’il faudrait l’affirmer pour en jouir. Il part de la souffrance et cherche à partir de là une solution rédemptrice. Le zélateur de la dialectique est le philosophe des passions tristes, qui rumine en permanence la difficulté qu’il a à supporter la vie et qui légitime les valeurs établies – tout le contraire de celui qui mène sa vie sous la houlette de Dionysos et qui affirme la création joyeuse de nouvelles valeurs. On a alors la réponse à la question qui ? Car qui veut le négatif, si ce n’est le faible, l’homme triste, le souffrant, le conservateur réactionnaire ? En tant que penseur du négatif, c’est à la volonté de puissance nihiliste des faibles qu’il faut rattacher Hegel. On comprend que, dans cette nouvelle perspective, Deleuze puisse employer le terme vague d’« hégélianisme57 ». Bien sûr, le terme « hégélianisme » peut renvoyer, en un sens restreint, à la philosophie de Hegel lui-même. En un sens plus étendu, cependant, il peut renvoyer à l’ensemble de l’école hégélienne (aux hégéliens de Gauche et de Droite, aux Jeunes et aux Vieux hégéliens) ainsi qu’à ceux qui, dans l’histoire de la philosophie, 56.– Ibid., p. 15. 57.– Ibid., p. 223.
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se revendiquent de Hegel. Mais le « -isme » peut aussi impliquer un sens plus large encore, qui rattache à Hegel des pensées ou des attitudes qui ont peu de choses à voir avec lui, du moins explicitement. C’est précisément ce que cherche à faire Deleuze : rattacher à une source hégélienne tout ce qui dévalorise la vie. Il est certain que la critique de Deleuze se concentre sur Hegel et l’école hégélienne, mais cette critique vise à faire de la philosophie hégélienne et de ses prolongements la traduction d’une entreprise nihiliste générale que le nom d’« hégélianisme » viendrait résumer. Or, c’est le passage à une problématique pratique qui, dans Nietzsche et la philosophie, permet cette extension, car quiconque aborde la vie de manière nihiliste devra être rattaché à l’hégélianisme, quand bien même il ne se référerait pas explicitement à la philosophie de Hegel. C’est une manière de vivre et de s’inscrire dans l’histoire qui fait de nous des hégéliens ou des nietzschéens, et non le fait de nous rapporter à des doctrines. De là la dimension tout à fait centrale, dans Nietzsche et la philosophie, d’un rejet radical des conceptions hégéliennes du sujet et de l’histoire, qui équivaut, à bien des égards, au rejet du sujet et de l’histoire tout court comme symboles du nihilisme.
4) L’homme, l’histoire et le nihilisme En développant sa critique de la philosophie hégélienne de l’histoire et en fustigeant la persistance d’une anthropologie latente chez Hegel, Deleuze suit les pistes qu’il avait indiquées lors de sa recension de Logique et existence en 1954, mais qu’il n’avait pas explorées alors, ne se doutant peut-être pas à l’époque que suivre ces voies radicaliserait à ce point sa critique de l’hégélianisme. Cette nouvelle critique, Deleuze la met en place, d’une part, en mettant sur un même plan l’histoire du monde et l’histoire de la philosophie hégélienne, et, d’autre part, en faisant de l’homme le sujet de l’histoire pour faire jouer contre lui le surhomme nietzschéen. Nietzsche et la philosophie développe une virulente critique de l’histoire ainsi que du sujet humain, et élabore cette critique grâce à un parallèle avec l’histoire de la philosophie hégélienne. L’histoire du monde et l’histoire de l’hégélianisme suivraient la même voie nihiliste, aux yeux de Deleuze, car les deux seraient animées d’un même mouvement dialectique : L’histoire en général et l’hégélianisme en particulier trouvaient leur issue, mais leur plus complète dissolution, dans un nihilisme triomphant. La dialectique anime et contrôle l’histoire, mais elle a elle-même une histoire dont elle souffre et qu’elle ne contrôle pas. Le sens de l’histoire et de la dialectique réunies n’est pas la réalisation de la raison, de la liberté ni de l’homme en tant qu’espèce, mais le nihilisme, rien d’autre que le nihilisme58. 58.– Ibid., p. 186.
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L’histoire de l’hégélianisme n’est donc qu’un cas « particulier » de l’histoire « en général ». Cas particulier, certes, mais paradigmatique puisqu’il a réfléchi en son sein le mouvement dialectique qui habite toute histoire. La thèse de Deleuze est, d’abord, que l’histoire est habitée par un mouvement dialectique conduisant au nihilisme ; ensuite, que l’histoire de l’école hégélienne, en tant qu’histoire, est habitée par ce même mouvement à la fois dialectique et nihiliste ; enfin, que le propre de l’hégélianisme aurait été de réfléchir philosophiquement cette dialectique historique pour la justifier et la défendre. Si bien que, comme le dit Alain Beaulieu, « vaincre le nihilisme signifie aussi [pour Deleuze] porter un assaut final au nihilisme hégélien et à toute dialectique idéaliste qui étouffent les forces de la vie59 ». Comment justifier une telle thèse ? À partir d’une lecture de la Généalogie de la morale, Deleuze distingue différentes phases du nihilisme dans l’histoire : un nihilisme négatif, un nihilisme réactif et un nihilisme passif ou extrême. Le premier, le nihilisme négatif, correspond à la conscience judaïque et chrétienne qui hait la vie au profit d’un Dieu transcendant, qui déprécie les forces actives et créatrices tout en glorifiant les forces réactives du ressentiment. Le nihilisme réactif, pour sa part, est celui de l’athéisme européen qui met Dieu à mort, mais qui, restant étouffé par les forces réactives, ne retrouve pas pour autant l’affirmation de la vie. Le troisième revient à la conscience bouddhiste et constitue l’aboutissement extrême du nihilisme puisqu’il consiste à se laisser passivement mourir, à faire accepter par l’homme sa propre disparition. En résumé, le nihilisme négatif déprécie l’homme en posant Dieu, le nihilisme réactif affirme la mort de Dieu et sanctifie l’homme, et l’aboutissement du nihilisme est finalement l’affirmation de la mort de l’homme lui-même. L’histoire, telle que la lit Deleuze, n’est que la succession de ces trois nihilismes : une dépréciation de la vie au profit de la divinité transcendante, la mise à mort de cette divinité, et enfin la lente agonie de l’homme sans Dieu. Le geste de Deleuze consiste à ressaisir le développement de l’école hégélienne à partir de ces trois temps du nihilisme. C’est ainsi qu’il souligne « l’impuissance de cette philosophie à sortir de la perspective nihiliste (nihilisme négatif de Hegel, nihilisme réactif de Feuerbach, nihilisme extrême de Stirner)60 ». Dans Nietzsche et la philosophie, Hegel est présenté comme le penseur chrétien qui réconcilie l’homme et le divin, Feuerbach comme le penseur athée qui supplante le divin par l’homme, et Stirner comme le penseur nihiliste qui révèle la vérité de la dialectique en sacralisant l’individu aux dépens de toute autre valeur :
59.– A. Beaulieu, Gilles Deleuze et la phénoménologie, Mons, Sils Maria, 2004, p. 91. 60.– G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 187.
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On nous annonce à la manière hégélienne que l’homme et Dieu se réconcilient, et aussi que la religion et la philosophie se réconcilient. On nous annonce à la manière de Feuerbach que l’homme prend la place de Dieu, qu’il récupère le divin comme son bien propre ou son essence, et aussi que la théologie devient anthropologie. […] Stirner est le dialecticien qui révèle le nihilisme comme vérité de la dialectique. Il lui suffit de poser la question : Qui ? Le moi unique rend au néant tout ce qui n’est pas lui, et ce néant est précisément son propre néant, le néant même du moi61.
Dans cette histoire, Hegel est celui qui légitime les valeurs transcendantes en les réconciliant avec l’homme, Feuerbach adopte le rôle de celui qui continue de légitimer ces valeurs transcendantes en les transférant à l’homme, et Stirner prolonge ce mouvement en refusant l’abstraction de l’humanité au profit du seul individu dénué de toute valeur. Par là, Stirner retrouve la fameuse question Qui ? qu’il faut poser à la dialectique et y répond en sacralisant l’individu, renvoyant tout le reste au néant. La position de Stirner, aux yeux de Deleuze, révèle le nihilisme de l’école hégélienne dans son ensemble qui, dès le départ, que ce soit par l’homme ou par Dieu, a déprécié la vie et la créativité des forces actives62. Marx lui-même, en faisant une philosophie de l’histoire qui donne le beau rôle à la souffrance et au ressentiment du prolétariat, appartient à l’histoire de la dialectique et ne ferait par conséquent que prolonger son mouvement nihiliste63. C’est ainsi la critique du sujet hégélien qui se dessine à travers la critique de l’histoire. L’interrogation sur qui est le dialecticien paraît centrale pour déterminer le mouvement de l’histoire, tant celle du monde que celle de l’école hégélienne. Ce sujet à critiquer est le sujet bassement humain dont Deleuze esquissait la remise en cause dès sa recension de Logique et existence, lorsqu’il supposait que la dialectique hégélienne restait prise dans l’anthropologie. Deleuze participe ici pleinement de l’antihumanisme et de la critique de l’anthropologie de Foucault et d’Althusser dans les années 1960. Grâce à Nietzsche, il cantonne la dialectique hégélienne à la manière dont le sujet humain se représente le mouvement de l’histoire et agit en elle ; et il en appelle au surhumain pour dépasser le point de vue de la subjectivité humaine. 61.– Ibid., p. 182-186. Voir aussi p. 185, où les figures de Hegel, de Feuerbach et de Stirner sont inscrites dans la même continuité historique. 62.– Ibid., p. 183 : « La dialectique nous annonce le remplacement de Dieu par l’homme. Mais qu’est-ce que ce remplacement, sinon la vie réactive à la place de la volonté de néant, la vie réactive produisant maintenant ses propres valeurs ? À ce point, il semble que toute la dialectique se meuve dans les limites des forces réactives, qu’elle évolue tout entière dans la perspective du nihilisme ». 63.– Ibid., p. 182 : « Marcher les pieds en l’air n’est pas une chose qu’un dialecticien puisse reprocher à un autre, c’est le caractère fondamental de la dialectique elle-même. Comment dans cette position garderait-elle un œil critique ? »
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Le sujet humain, pour Deleuze, ne peut que justifier ce qui est, il ne peut que sacraliser l’existant. C’est la dialectique hégélienne, en tant qu’elle a oublié le projet critique de Kant, qui marque cette sanctification du donné, de ce qui est, dans la philosophie moderne : Depuis Hegel, la philosophie se présente comme un bizarre mélange d’ontologie et d’anthropologie, de métaphysique et d’humanisme, de théologie et d’athéisme, théologie de la mauvaise conscience et d’athéisme du ressentiment. Car, tant que l’affirmation est présentée comme une fonction de l’être, l’homme lui-même apparaît comme le fonctionnaire de l’affirmation : l’être s’affirme dans l’homme en même temps que l’homme affirme l’être64.
L’affirmation, dans la dialectique, ne serait qu’une manière de prendre en charge l’être, de le recueillir et de le justifier, mais en aucun cas de créer quelque chose de nouveau65. Le projet critique et créateur de la philosophie, tel que Kant en avait formulé l’entreprise sans le mener à son terme, aurait été évacué par Hegel. L’affirmation créatrice de Nietzsche, au contraire, serait parvenue à dépasser le point de vue humain pour détruire les valeurs existantes et en créer de nouvelles : « affirmer, dans toute sa puissance, affirmer l’affirmation elle-même, voilà ce qui dépasse les forces de l’homme66 ». C’est que l’homme, ainsi que le montre Nietzsche, est un être essentiellement réactif : « Ce qui constitue l’homme et son monde n’est pas seulement un type particulier de forces, mais un devenir des forces en général. Non pas les forces réactives en particulier, mais le devenir-réactif de toutes les forces67 ». Le surhomme apparaît alors comme la solution du problème de l’histoire. Mais on comprend qu’il ne s’agira pas de créer une nouvelle race d’hommes, de créer une nouvelle civilisation dans l’histoire. Il s’agit de tout autre chose que d’une entreprise historique, l’histoire étant le lieu où les forces réactives l’emportent immanquablement sur les forces actives. Le surhomme, c’est celui qui vient doubler les aventures historiques de sa joie profonde et créatrice68. Le surhomme pose la question de ce que devient l’homme à côté 64.– Ibid., p. 210. 65.– Ibid. : « Tant que l’affirmation est définie par une assomption, c’est-à-dire une prise en charge, elle établit entre l’homme et l’être une relation dite fondamentale, un rapport athlétique et dialectique ». 66.– Ibid., p. 212. 67.– Ibid., p. 192. 68.– Deleuze est très clair sur ce point dans un entretien sur Nietzsche d’avril 1967 : « L’intempestif, dont nous parlions tout à l’heure, ne se réduit jamais à l’élément politique-historique. Mais il arrive parfois, dans de grands moments, qu’ils coïncident. Quand des gens meurent de faim en Inde, ce désastre est historique-politique. Mais quand un peuple lutte pour sa libération, il y a toujours coïncidence d’actes poétiques et d’événements historiques ou d’actions politiques, l’incarnation glorieuse de quelque chose de sublime ou d’intempestif » (G. Deleuze, « L’éclat de rire de Nietzsche », in L’île déserte, op. cit., p. 180-181).
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ou en dehors de ce qu’il réalise dans l’histoire. Cette création irréductible à l’histoire, c’est ce que Nietzsche nomme l’intempestif. Là est l’élément propre de la philosophie, selon Deleuze : « C’est pourquoi la philosophie a, avec le temps, un rapport essentiel : toujours contre son temps, critique du monde actuel, le philosophe forme des concepts qui ne sont ni éternels ni historiques, mais intempestifs et inactuels69 ». On comprend, dans ce cadre nietzschéen, que la critique de la philosophie hégélienne de l’histoire implique une critique de l’anthropologie et de la subjectivité humaine. Le passage à la problématique éthique implique donc bien un déplacement des objets critiqués par Deleuze au sein de la philosophie de Hegel. Il ne s’agit plus seulement de critiquer sa conception de la raison, mais aussi sa conception de l’histoire et du sujet. Comme on l’a vu, ce déplacement suppose de relire l’histoire de l’école hégélienne de manière très particulière. Non seulement elle suivrait le mouvement de l’histoire du monde, mais ce mouvement serait celui du nihilisme qui, à force de sacraliser les valeurs établies, s’avère incapable d’en créer de nouvelles et laisse lentement mourir l’homme. Cette importance que Deleuze accorde à l’histoire de l’école hégélienne s’éclaire cependant davantage à l’aune du champ philosophique des années 1950-1960.
5) La stratégie nietzschéenne Si la critique radicale et unilatérale de la philosophie de Hegel correspond chez Deleuze à un changement de problématique, le passage à l’antihégélianisme correspond également à une prise de position dans le champ philosophique français de l’après-guerre. C’est tout le génie de Deleuze que d’avoir su agencer sa critique de l’hégélianisme pour attaquer à leur racine les positions dominantes du paysage intellectuel de son temps : l’existentialisme, le marxisme et peut-être aussi, dans une certaine mesure, l’institution universitaire elle-même comme haut lieu de l’hégélianisme à l’époque. Dans Nietzsche et la philosophie, Deleuze rattache ces différentes positions à leur fondation hégélienne commune pour que, celle-ci supprimée, l’ensemble de l’édifice philosophique d’après-guerre s’effondre. Cette portée stratégique, si elle n’était pas tout à fait absente des textes des années 1950 sur Bergson – comme en témoigne l’intervention dans le Dictionnaire dirigé par Merleau-Ponty, par exemple –, fait dorénavant l’objet d’une construction globale et parfaitement réfléchie qui marque une nouvelle étape dans la radicalisation de l’anti-hégélianisme de Gilles Deleuze. Il devient tout à fait clair, à partir de 1962, que les attaques contre Hegel visent, dans une perspective stratégique, les principales positions de la philosophie française de l’époque. 69.– G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 122.
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Dans le livre de 1962, Deleuze se réfère à Henri Arvon70 qui, en plus d’insister sur les origines hégéliennes du marxisme, avait fait de Feuerbach et de Stirner des précurseurs de l’existentialisme athée71. Sous la plume d’Arvon, les Jeunes hégéliens Feuerbach, Stirner et Marx auraient donné lieu à ces deux grands courants philosophiques du xxe siècle que sont le marxisme et l’existentialisme. Arvon s’appuyait notamment sur les travaux de Karl Löwith qui avait cherché à démontrer la continuité qui relie Hegel aux courants marxiste et existentialiste72. Si Deleuze ne lisait pas l’allemand et n’avait vraisemblablement pas pu lire De Hegel à Nietzsche, il avait sans doute connaissance des grandes thèses de cet ouvrage et avait probablement lu l’article de Löwith qui était paru dans les Recherches philosophiques en 193573. Il n’est d’ailleurs peut-être pas anodin que, en raison de la barrière de la langue, Deleuze ait eu accès à cet article plutôt qu’à l’œuvre monumentale de Löwith, car le texte des Recherches prend bien moins de précautions et sa concision permet moins de nuancer les affirmations péremptoires par des analyses de détail : Cependant la puissance et la profondeur de l’esprit compréhensif de Hegel peuvent s’évaluer par ce fait que même les adversaires les plus étrangers et les plus opposés les uns aux autres, ceux qu’il apparaît quasi absurde de réunir, ont été des hégéliens et le sont restés plus qu’ils ne le voulaient : Marx et Kierkegaard, l’un dialecticien « matérialiste », l’autre « existentiel ». […] Tout un monde de la langue spirituelle, de concepts et de culture finit avec l’achèvement du savoir de Hegel et nous sommes encore au début de cette fin. […] Ce dernier grand événement de l’histoire de la philosophie allemande n’est pas dépassé, pas même encore rattrapé74.
Cet enracinement des grands courants de la philosophie du xxe siècle dans la philosophie de Hegel, cette histoire qui prend sa source dans le philosophe d’Iéna et qui se retrouve jusque dans le marxisme et l’existentialisme, engage par conséquent toute prise de position à l’égard de la philosophie hégélienne comme une prise de position par rapport au présent. Grâce à Arvon et à Löwith, Deleuze était donc fondé à considérer que Hegel, Feuerbach, Stirner et Marx appartiennent à la même histoire. 70.– Ibid., p. 184, note 1. 71.– H. Arvon, Aux sources de l’existentialisme : Max Stirner, Paris, PUF, 1954 ; Ludwig Feuerbach ou la transformation du sacré, Paris, PUF, 1957. 72.– K. Löwith, De Hegel à Nietzsche, op. cit., p. 13 : « Le thème proprement dit [des études qui constituent De Hegel à Nietzsche] en est la transformation et déviation que firent subir à la philosophie hégélienne de l’Esprit absolu Marx et Kierkegaard, sa mutation en marxisme et existentialisme ». Arvon note l’importance de Löwith à la première page de son Ludwig Feuerbach et mentionne De Hegel à Nietzsche en bibliographie. 73.– K. Löwith, « L’achèvement de la philosophie classique par Hegel et sa dissolution chez Marx et Kierkegaard », Recherches philosophiques, no 4, 1934-1935, p. 232-267. 74.– Ibid., p. 233-235.
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Attaquer l’hégélianisme, par conséquent, c’était faire s’effondrer tout l’édifice qu’il soutenait, c’était attaquer les racines de l’existentialisme et du marxisme. C’est pourquoi Deleuze peut critiquer Marx en affirmant qu’il est le « dernier avatar, l’avatar socialiste avant l’aboutissement nihiliste75 » et le petit livre sur Nietzsche de 1965 peut attaquer frontalement l’existentialisme76. Dans Nietzsche et la philosophie, Deleuze semble parfois réserver un sort à part à quelques analyses subtiles. En particulier, il souligne que « Merleau-Ponty écrivit un beau livre sur Les aventures de la dialectique77 », dans lequel se trouvaient critiqués le marxisme dogmatique et la philosophie de Sartre. Mais Merleau-Ponty lui-même commet la faute de sauver la dialectique dans une pensée de l’intersubjectivité dont la perspective anthropologique masque mal son nihilisme latent : « Mais, à vouloir maintenir la dialectique sur le terrain d’une subjectivité et d’une intersubjectivité mouvantes, il est douteux qu’on échappe à ce nihilisme organisé. Il y a des figures de la conscience qui sont déjà les fonctionnaires du négatif. La dialectique a moins d’aventures que d’avatars78 ». Pas plus que l’existentialisme de Sartre, celui de Merleau-Ponty n’échappe donc pas au nihilisme qui le caractérise. Son tort est d’avoir continué à penser l’homme et l’histoire, l’homme dans l’histoire. La philosophie de Merleau-Ponty, dans la dernière partie de la Phénoménologie de la perception consacrée à l’histoire, dans ses textes de circonstance que sont Humanisme et terreur et Les aventures de la dialectique, mais aussi par l’« hyperdialectique79 » qu’il a développée par la suite, n’est donc qu’une incarnation de plus, un « avatar » de l’hégélianisme. On comprend mieux pourquoi Deleuze insiste sur la continuité entre Hegel, Feuerbach, Stirner et Marx. Insister sur l’unité de cette tradition, c’est faire en sorte que la critique de l’hégélianisme passé atteigne ses rejetons présents. C’est à l’aune de cette généalogie qui mêle passé et présent, fondateurs d’antan et épigones actuels, qu’il faut lire certains passages de Nietzsche et la philosophie : Chez Hegel, il s’agissait d’une réconciliation : la dialectique était prompte à se réconcilier avec la religion, avec l’Église, avec l’État, avec toutes les forces qui nourrissaient la sienne. […] Avec Feuerbach, le sens de « réapproprier » change : moins réconciliation que récupération, récupération humaine des propriétés transcendantes. Rien n’est conservé, sauf toutefois l’humain comme « être absolu et divin ». Mais cette conservation, cette dernière aliénation disparaît dans Stirner : l’État et la religion, 75.– G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 186. 76.– G. Deleuze, Nietzsche (1965), Paris, PUF, 2008, p. 22 : « l’existentialisme a gardé de nos jours un goût effarant de porter, d’assumer, un goût proprement dialectique qui le sépare de Nietzsche ». 77.– G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 186, note 1. 78.– Ibid. 79.– M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, in Œuvres, op. cit., p. 1722.
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mais aussi l’essence humaine sont niés dans le Moi, qui ne se réconcilie avec rien parce qu’il anéantit tout, pour sa propre « puissance », pour son propre « commerce », pour sa propre « jouissance ». Surmonter l’aliénation signifie alors pur et froid anéantissement, reprise qui ne laisse rien subsister de ce qu’elle reprend : « le moi n’est pas tout, mais il détruit tout ». […] Difficile, en vérité, d’arrêter la dialectique et l’histoire sur la pente commune où elles s’entraînent l’une l’autre : Marx fait-il autre chose que marquer une dernière étape avant la fin, l’étape prolétarienne80 ?
La dialectique désigne ainsi cette grande lignée qui nous conduit d’un trait de Hegel aux grandes pensées du xxe siècle et qui embarque dans le même mouvement de l’histoire du nihilisme le marxisme et l’existentialisme – dont la Critique de la raison dialectique, parue en 1960, soit deux ans avant Nietzsche et la philosophie, représentait la plus parfaite réunion. L’ambition de Deleuze est de tarir la source hégélienne de ces courants pour que leur base théorique et le vocabulaire dialectique qu’ils manient s’épuisent d’euxmêmes et laissent la place à une philosophie nouvelle. Il faudrait sans doute ici inclure dans ce fracas martelé des idoles d’alors les grands noms de l’hégélianisme universitaire de l’époque. La valorisation de Nietzsche contre Hegel, dans les années 1960, n’a en effet pas seulement un sens eu égard au marxisme et à l’existentialisme, mais elle se trouve constituer également une prise de position radicale par rapport aux figures reconnues dans l’université française d’après-guerre. C’est du moins ainsi que Deleuze, dans ses Dialogues avec Claire Parnet, en 1977, semble relire son anti-hégélianisme, en faisant de Jean Hyppolite, son ancien professeur, une cible privilégiée. Sous couvert d’anecdotes personnelles, Deleuze se livre à une critique sévère de l’hégémonisme universitaire. Il rappelle dans les Dialogues qu’il avait beaucoup aimé et admiré Hyppolite, puis qu’ensuite « tout a mal tourné81 », qu’Hyppolite « rythmait de son poing les triades hégéliennes » mais que, lui, il ne « supportai[t] » pas « Hegel, les triades et le travail du négatif82 ». Il semblerait donc que son anti-hégélianisme soit à mettre au compte d’une simple aversion psychologique et que l’éloignement avec son maître soit à mettre au compte de péripéties biographiques83. Pourtant, si l’on resitue ces considérations dans leur contexte, elles prennent une autre portée. En effet, à ce moment des Dialogues, Deleuze fait tout un développement contre l’histoire traditionnelle de la philosophie, qu’il rattache à une pratique d’État et qu’il considère 80.– G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 185-186. 81.– G. Deleuze, C. Parnet, Dialogues, op. cit., p. 18. 82.– Ibid., p. 21. 83.– Sur les raisons biographiques de la rupture avec Hyppolite, peut-être en raison d’une rumeur sur l’homosexualité de Deleuze, voir F. Dosse, Gilles Deleuze, Félix Guattari. Biographie croisée, op. cit., p. 148-149.
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comme une véritable censure des capacités créatrices de la pensée84. Il affirme s’être retrouvé « coincé » par cette discipline, dont Hyppolite était alors l’un des grands représentants85. L’histoire « scolastique » de la philosophie ici attaquée désigne deux choses. D’une part, au niveau de la forme, il s’agit d’une pratique scolaire qui fait primer l’érudition sur la création et la compréhension d’un sens éternel des textes sur leur actualisation. D’autre part, au niveau du contenu, il s’agit d’une histoire de la philosophie qui valorise certains auteurs, et notamment Hegel, au détriment d’autres jugés moins importants. Deleuze considère s’être sauvé en commentant « des auteurs qui avaient l’air de faire partie de l’histoire de la philosophie, mais qui s’en échappaient de toutes parts : Lucrèce, Spinoza, Hume, Nietzsche, Bergson86 ». Par une pratique hétérodoxe de l’histoire de la philosophie, Deleuze affirme avoir tenté de subvertir la norme de l’intérieur en valorisant des auteurs, sinon mineurs, du moins marginalisés par rapport aux grandes références du champ philosophique de l’époque, et en introduisant une pratique plus subversive de l’histoire de la philosophie capable de lui donner une fonction dans la construction d’un système philosophique actuel. La critique de l’hégélianisme, dans Nietzsche et la philosophie, devrait donc être également comprise comme une critique du fonctionnement universitaire et de son organisation hégémonique : rompant de manière plus tranchée avec son ancien professeur qu’il ne le faisait dans les années 1950, Deleuze a aussi rompu avec une certaine pratique de l’histoire de la philosophie. On restera cependant prudent vis-à-vis de cette posture adoptée dans les Dialogues pour relire Nietzsche et la philosophie. Certes, le livre de 1962 souligne déjà l’opposition nietzschéenne à une philosophie institutionnalisée qui n’aurait d’autre voie que de légitimer les valeurs en cours. Parce que « la philosophie ne sert pas à l’État ni à l’Église87 », elle doit au contraire lutter contre les valeurs établies défendues par l’institution. Dans le Nietzsche de 1965, Deleuze développe la biographie de Nietzsche et s’attache notamment à montrer comment ce dernier a découvert « l’incompatibilité du penseur privé et du professeur public88 ». Néanmoins, lorsqu’il insiste sur ce point dans les Dialogues, il a connu l’aventure de l’université de 84.– G. Deleuze, C. Parnet, Dialogues, op. cit., p. 19-20 : « L’histoire de la philosophie a toujours été l’agent de pouvoir dans la philosophie, et même dans la pensée. Elle a joué le rôle de répresseur : comment voulez-vous penser sans avoir lu Platon, Descartes, Kant et Heidegger, et le livre de tel ou tel sur eux ? » 85.– On peut rappeler ici ce passage déjà cité dans notre introduction : « À la libération, on restait bizarrement coincé dans l’histoire de la philosophie. Simplement on entrait dans Hegel, Husserl et Heidegger ; nous nous précipitions comme de jeunes chiens dans une scolastique pire qu’au Moyen Âge » (ibid., p. 18). 86.– Ibid., p. 21. 87.– G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 120. 88.– G. Deleuze, Nietzsche, op. cit., p. 7.
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Vincennes, il a vécu Mai 68 et rédigé L’anti-Œdipe avec Félix Guattari, un livre non universitaire s’il en est89. Il parle donc d’un autre lieu, et force est d’admettre, comme il le reconnaît lui-même, que ses textes des années 1960 restent pris dans le fonctionnement classique du système universitaire90. Il ne faut donc pas être totalement dupe de la reconstruction à laquelle se livre Deleuze et qui lui fait plaquer sur les années 1960 des enjeux qui n’étaient pas au cœur de son entreprise à cette date. D’autant qu’il ne faudrait pas non plus exagérer le caractère cadenassé de l’université des années 1950 et 1960 : Ferdinand Alquié et Martial Gueroult, qui avait une chaire au Collège de France, travaillaient sur Spinoza, par exemple ; Jean Wahl tenait en haute estime la tradition empiriste et la pensée de Nietzsche, qui elle-même faisait l’objet d’une grande attention, notamment depuis les études que lui avaient consacrées Jaspers et Heidegger et qui, pour certaines, avaient été traduites en français dans les années 1950. Qu’il y ait eu une certaine hégémonie hégélienne en France est indéniable ; que ce fut un règne sans partage n’est cependant pas une évidence. Cette nuance ne doit pourtant pas nous faire manquer l’ambition stratégique qui est celle de Deleuze dans Nietzsche et la philosophie : attaquer en Hegel la racine de la philosophie de son temps. Derrière la lecture d’une grande technicité que Deleuze propose de l’œuvre de Nietzsche, se cache en réalité une partie souterraine dans laquelle l’attaque nietzschéenne permet d’atteindre toutes les positions. C’est là un point auquel les textes sur Bergson, qui maintenaient la critique de l’hégélianisme à une échelle locale et restreinte, ne s’élevaient pas et qui s’avère l’une des grandes avancées du livre de 1962. Cette dimension stratégique modifie du tout au tout le visage de la philosophie hégélienne qui s’y trouve discutée, comme si la question pratique, désormais au centre des enjeux, exigeait de passer d’un « Hegel » à l’autre.
6) D’un Hegel l’autre Nous avons étudié, au chapitre précédent, l’importance de Logique et existence dans le dialogue instauré par Deleuze entre Bergson et Hegel. Le Hegel d’Hyppolite convenait parfaitement à la problématique épistémologique et ontologique qui était celle de Deleuze dans les années 1950. Mais l’interprétation hyppolitienne n’est plus aussi mobilisable dans le cadre 89.– Sur la volonté de changer le fonctionnement de l’université et la manière dont procède la philosophie institutionnalisée, voir le livre de François Châtelet, La philosophie des professeurs, Paris, Grasset, 1970. 90.– G. Deleuze, « Note pour l’édition italienne de Logique du sens », in Deux régimes de fous, Paris, Minuit, 2003, p. 59 : « Même si, pour mon compte, je n’étais plus satisfait par l’histoire de la philosophie, mon livre Différence et répétition aspirait cependant encore à une sorte de hauteur classique et même à une profondeur archaïque ».
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de la problématique éthique des années 1960. Deleuze s’appuie alors sur deux autres lecteurs de Hegel : Jean Wahl et Alexandre Kojève. En ce qui concerne Wahl, Deleuze y fait explicitement référence dans Nietzsche et la philosophie91. Quant à Kojève, bien que son nom ne soit pas cité, il est certain que l’importance que Deleuze accorde à la dialectique de la domination et de la servitude du chapitre IV, A, de la Phénoménologie de l’esprit lui est redevable92. Il nous faut donc aborder la lecture de Hegel que Deleuze fait dans Nietzsche et la philosophie à l’aune de ces deux prismes herméneutiques qui ont tant compté dans la réception française de Hegel. Le geste virtuose de Deleuze consiste à relire le Hegel chrétien de Jean Wahl et le Hegel marxiste de Kojève, tous les deux existentialistes, à partir de la critique du christianisme et de la morale d’esclave présente dans la Généalogie de la morale de Nietzsche. En 1929, dans Le malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel, Jean Wahl remontait aux écrits théologiques du jeune Hegel pour faire de la philosophie hégélienne un « christianisme rationnel93 ». Dans le christianisme, la souffrance produite par la contradiction entre l’homme et Dieu, entre l’individu et l’absolu, entre le fini et l’infini, serait dépassée grâce à la réunion de l’humain et du divin en Jésus Christ. Cette souffrance serait celle du Juif séparé d’un Dieu lointain et violent. En ce sens, le Juif serait la figure exemplaire d’une conscience malheureuse que la mort du Christ aurait intériorisée, dépassée et apaisée en alliant la souffrance à l’union harmonieuse avec Dieu94. Le Christ, rachetant le péché des hommes sur la croix, est le symbole d’une existence qui doit en passer par le malheur avant d’être apaisée dans la foi95. Dans cette perspective, « il n’y a de réconciliation parfaite que si l’on est passé par les états du plus complet déchirement et de la douleur infinie96 ». 91.– G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 180, note 2. C’est aussi à Wahl que se réfère implicitement Deleuze lorsqu’il parle des écrits de jeunesse de Hegel, cf. ibid., p. 21 : « Ce qu’on a découvert dans les écrits de jeunesse de Hegel est aussi bien la vérité finale de la dialectique : la dialectique moderne est l’idéologie proprement chrétienne ». 92.– Cf. O. Tinland, « Portrait de Nietzsche en anti-hégélien : retour sur le Nietzsche et la philosophie de Gilles Deleuze », art. cit., p. 42 ; sur l’importance de l’interprétation de Hegel par Kojève dans la philosophie française, voir V. Descombes, Le Même et l’Autre : Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978), Paris, Minuit, 1979. 93.– J. Wahl, Le malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel, op. cit., p. 18. 94.– Ibid., p. 36 : « Si le Juif est la première personnification de la conscience malheureuse, Jésus, au moment même où il personnifie la conscience heureuse, est encore la conscience malheureuse. Rien d’ailleurs qui soit plus conforme à l’hégélianisme que cette idée. La religion pour opérer une union infinie suppose une séparation infinie ; la réconciliation suppose une douleur antérieure ; la reconstruction de l’harmonie, une différence profonde ». 95.– Ibid., p. 71-72. 96.– Ibid., p. 14.
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La conscience malheureuse, une figure parmi d’autres de la Phénoménologie de l’esprit – celle du chapitre IV, B –, devient alors le prisme à travers lequel il est possible de relire tout l’ouvrage de Hegel97. La conscience étant à chaque fois prise dans les contradictions de l’expérience, elle éprouve ce malheur que seule la réconciliation finale avec Dieu, symbolisée par la mort du Christ sur la croix, peut venir soulager. Telle que la lit Wahl, la philosophie hégélienne se rapproche, voire se confond avec la théologie : « Au début de sa vie, comme vers la fin, Hegel s’affirme théologien. D’un bout à l’autre de son œuvre, un motif court, celui de la division, du péché, de la douleur, et peu à peu il se transforme en celui de la réconciliation et de la béatitude98 ». Ainsi, dans son texte de 1929, Wahl abordait la philosophie hégélienne sous deux angles complémentaires : l’angle religieux, ancrant la philosophie de Hegel dans le christianisme, et l’angle de la souffrance, centrant toute la lecture de la philosophie hégélienne sur la figure de la conscience malheureuse. On notera aussi que cette double approche de la philosophie hégélienne était solidaire d’un anthropologisme revendiqué99 et d’une coloration pré-existentialiste du texte hégélien. Quatre ans après le live de Jean Wahl, à partir de 1933, lors de ses fameux cours à l’École pratique des hautes études, Alexandre Kojève avait gardé cette interprétation anthropologique et existentialiste – teintée cette fois de philosophie heideggérienne – de la pensée hégélienne100. Mais à la différence de Wahl, Kojève n’accordait pas une importance fondamentale à la figure de la conscience malheureuse et subordonnait cette dernière à la dialectique du maître et de l’esclave du chapitre IV, A de la Phénoménologie de l’esprit101. Il relisait ainsi toute l’œuvre dans la perspective marxiste d’une philosophie de l’histoire ayant pour moteur la lutte entre le maître et l’esclave : « si la réalité humaine révélée n’est rien d’autre que l’histoire universelle, cette histoire doit être l’histoire de l’interaction entre Maîtrise et Servitude : la “dialectique” historique est la “dialectique” du Maître et de l’Esclave102 ». 97.– Ibid., p. 94 : « La Phénoménologie sera l’étude des différents aspects que prend la conscience ; et comme en chacun de ces aspects il y a un conflit, on peut dire qu’en chacun d’eux nous trouverons cette conscience malheureuse qui s’est manifestée sans doute plus nettement à telle ou telle époque, mais qui se renouvelle sous une forme ou sous une autre à toutes les époques de la vie de l’humanité ». 98.– Ibid., p. 14. 99.– Ibid., p. 111 : « Chaque homme est lumière et flamme brûlante. Pour aimer Dieu il faut être son égal. Il y a dans l’homme une étincelle divine comme l’avaient vu les antiques stoïciens et les mystiques allemands ». 100.– A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, op. cit., p. 39 : « La Phénoménologie de Hegel est donc “existentielle” comme celle de Heidegger. […] Indépendamment de ce qu’en pense Hegel, la Phénoménologie est une anthropologie philosophique. Son thème, c’est l’homme en tant qu’humain, l’être réel dans l’histoire ». 101.– Ibid., p. 66 et p. 75. 102.– Ibid., p. 16.
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L’histoire prenait ainsi le pas sur la religion et Marx devenait la vérité de Hegel. La première phrase du Manifeste du parti communiste, selon laquelle « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes103 », devenait dans le vocabulaire hégélien de la reconnaissance prôné par Kojève : « L’histoire est l’histoire des luttes sanglantes pour la reconnaissance (guerres, révolutions) et des travaux qui transforment la Nature104 ». Sans doute la position de Kojève est-elle en réalité éloignée de la pensée de Marx, puisqu’elle substitue aux classes une pensée de la lutte interindividuelle et qu’elle ne tient aucunement compte de la fonction – fondamentale et structurante pour le marxisme – des modes de production dans son explication de l’histoire. Néanmoins, l’originalité de Kojève, par rapport à Wahl, est d’avoir mis l’accent sur deux dimensions de la philosophie hégélienne que l’insistance sur la conscience malheureuse ne permettait pas de mettre en évidence : la lutte de l’esclave contre le maître et l’histoire comme scène centrale de cette bataille. Tant chez Wahl que chez Kojève on retrouve une dimension existentialiste et anthropologique qui a caractérisé les lectures françaises de Hegel dans les années 1930, celles-ci se concentrant alors naturellement sur la Phénoménologie de l’esprit et quelques autres textes de jeunesse. Mais alors que l’un mettait en avant la souffrance malheureuse et la religion, l’autre insistait davantage sur la dialectique domination-servitude et sur l’histoire. Nous avons là tous les éléments qui nous permettent de comprendre pourquoi Deleuze s’est emparé de ces deux réceptions de Hegel pour en produire la critique. Wahl et Kojève donnaient une interprétation pratique de la philosophie de Hegel, qui plaçait en son centre les questions de l’homme et de l’histoire, profondément critiquées par Deleuze, et qui, fournissant un Hegel existentialiste et marxiste ou pseudo-marxiste, donnait au rejet de ce dernier une portée stratégique fondamentale dans le paysage intellectuel français d’après-guerre. Il nous reste à ressaisir brièvement comment Deleuze mobilise les thèses de la Généalogie de la morale en faveur de cette nouvelle critique de Hegel qui est la sienne en 1962. Alors même que la Généalogie de la morale se prête difficilement à une lecture systématique de la philosophie nietzschéenne et semble bien plutôt constituer une pluralité de perspectives prises sur la morale105, Deleuze propose de la lire comme un traité anti-hégélien unifié par sa volonté polémique. Les notions nietzschéennes de ressentiment (première dissertation), de mauvaise conscience (deuxième dissertation) et d’idéal ascétique 103.– K. Marx, F. Engels, Manifeste du Parti communiste, tr. fr. C. Lyotard, Paris, Librairie Générale Française, 1973, p. 51. 104.– A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, op. cit., p. 55. 105.– Cf. W. Stegmaier, Nietzsches « Genealogie der Moral », Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1994, p. 88-93.
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(troisième dissertation) sont ainsi articulées de manière cohérente pour les diriger contre l’hégélianisme. À partir de l’idée nietzschéenne selon laquelle les maîtres créent les valeurs en affirmant leur puissance, alors que les esclaves ne font que réagir à cette création première par le ressentiment106, Deleuze cherche à montrer comment la théorie hégélienne de la reconnaissance, que Kojève avait mise en valeur, est tout entière enfermée dans la morale d’esclave, c’est-àdire dans une conscience réactive guidée par le ressentiment à l’égard des maîtres et de toute création de valeur en général. Telle qu’elle est présentée dans Nietzsche et la philosophie, la dialectique hégélienne « est la pensée de l’esclave, exprimant la vie réactive en elle-même et le devenir-réactif de l’univers. Même l’athéisme qu’elle nous propose est un athéisme clérical, même l’image du maître, une figure d’esclave107 ». Comment le comprendre ? Deleuze cherche à saisir ce qu’est la volonté de puissance chez Nietzsche. Pour ce faire, il tente de la distinguer de la manière dont la philosophie a traditionnellement pensé la puissance, s’attardant notamment sur Hobbes et Hegel. Il met en évidence trois caractères fondamentaux de cette conception traditionnelle. Premièrement, la puissance a été considérée comme quelque chose à représenter et à reconnaître, elle a été conçue comme l’objet d’une reconnaissance108. Les individus voudraient faire reconnaître leur puissance par autrui afin de pouvoir accorder une valeur à leur propre puissance. Deuxièmement, la reconnaissance de la puissance s’est faite au nom des valeurs établies, de valeurs en cours qui ne sont en aucun cas remises en cause mais, au contraire, sacralisées109. Reconnaître la puissance d’autrui et vouloir être reconnu, ce serait reconnaître la possession d’argent, de pouvoir, de prestige, de qualités, etc. Dès lors, la création de valeurs nouvelles se serait trouvée exclue du schème de la reconnaissance, et seule aurait eu droit de cité la sanctification des valeurs existantes. Troisièmement, la puissance a été perçue comme l’enjeu
106.– F. Nietzsche, Généalogie de la morale, in Œuvres II, op. cit., I, 10, p. 787 : « Tandis que toute morale aristocratique naît d’une triomphale affirmation d’elle-même, la morale des esclaves oppose dès l’abord un “non” à ce qui se situe “en dehors”, à ce qui est “différent” d’elle, à ce qui est son “autre-que-soi” : et ce non est son acte créateur ». 107.– G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 224. 108.– Ibid., p. 91 : « Chez Hobbes, l’homme à l’état de nature veut voir sa supériorité représentée et reconnue par les autres ; chez Hegel, la conscience veut être reconnue par un autre et représentée comme conscience de soi ». 109.– Ibid., p. 93 : « toute la conception de la volonté de puissance, de Hobbes à Hegel, présuppose l’existence de valeurs établies que les volontés cherchent seulement à se faire attribuer. Voilà ce qui semble symptomatique dans cette philosophie de la volonté : le conformisme, la méconnaissance absolue de la volonté de puissance comme création de valeurs nouvelles ».
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d’une lutte110. En effet, puisqu’il s’agit de s’approprier des valeurs existantes, et non d’en créer de nouvelles, alors ces valeurs existantes sont elles-mêmes l’enjeu d’une « lutte pour la reconnaissance » de la part des individus qui veulent se les approprier. Pour Deleuze, ces trois caractéristiques traditionnelles de la volonté de puissance sont portées à leur acmé par la philosophie hégélienne et traduisent une conception servile de la puissance et de sa volonté : Ce que les volontés veulent chez Hegel, c’est faire reconnaître leur puissance, représenter leur puissance. Or, selon Nietzsche, il y a là une conception totalement erronée de la volonté de puissance et de sa nature. Une telle conception est celle de l’esclave, elle est l’image que l’homme du ressentiment se fait de la puissance. C’est l’esclave qui ne conçoit la puissance que comme objet d’une recognition, matière d’une représentation, enjeu d’une compétition, et donc qui la fait dépendre, à l’issue d’un combat, d’une simple attribution de valeurs établies111.
Dans la manière hégélienne de concevoir la puissance, il y a pour Deleuze « un tour de passe-passe éminemment dialectique112 » qui nous fait considérer la puissance du point de vue de l’esclave, le maître lui-même étant vu depuis ce point de vue servile113. Au contraire, le mérite de Nietzsche aurait été de prendre le point de vue du maître et de concevoir la volonté de puissance comme une activité vitale, affirmatrice de soi et créatrice de valeurs nouvelles. Il ne s’agit donc pour la puissance ni de se faire reconnaître, ni de justifier des valeurs établies, ni d’être l’enjeu d’une lutte, mais au contraire de s’affirmer et de créer de nouvelles valeurs hors de tout ressentiment. Contre la lettre du texte nietzschéen qui parle de Wille zur Macht et qui nous oblige à interpréter la volonté de puissance dans le sens d’un génitif objectif – une volonté qui veut la puissance –, Deleuze affirme qu’il s’agit d’un génitif subjectif et que c’est la puissance qui veut, qui s’affirme elle-même dans le vouloir114. Il y a là bien sûr une torsion peu honnête qui n’est pas réductible au fait que Deleuze ne maîtrisait pas l’allemand, mais qui s’explique, à défaut de pouvoir se justifier, si on la resitue dans la visée polémique qui est celle de Nietzsche et la philosophie : il s’agit de placer Hegel du côté d’une philosophie du négatif et du ressentiment qui déprécie la vie et à laquelle il faudrait opposer le remède nietzschéen du libre déploiement des 110.– Ibid. : « De Hobbes à Hegel, la volonté de puissance est engagée dans un combat, précisément parce que le combat détermine ceux qui recevront le bénéfice des valeurs en cours ». 111.– Ibid., p. 11. 112.– Ibid., p. 92. 113.– Ibid. : « Ce qu’on nous présente comme le maître, c’est l’idée que s’en fait l’esclave ». 114.– Ibid., p. 96 : « Volonté de puissance ne veut pas dire que la volonté veuille la puissance. […] Volonté de puissance doit s’interpréter tout autrement : la puissance est ce qui veut dans la volonté ».
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puissances vitales. Deleuze ne manque d’ailleurs pas de relever que le prêtre juif, qui instaure le ressentiment dans l’âme des esclaves, est un « maître en dialectique115 ». Dans cette critique éthique de la dialectique hégélienne, l’opposition de la première dissertation de la Généalogie de la morale entre la morale des esclaves, comme morale du ressentiment qui brime la vie, et la morale affirmatrice et créatrice des maîtres joue à plein pour discréditer une philosophie hégélienne relue à travers le prisme kojévien du chapitre IV, A, de la Phénoménologie. C’est au tour du Hegel de Jean Wahl d’être mobilisé lorsqu’il s’agit cette fois de relire la deuxième dissertation de la Généalogie de la morale. Pour expliquer comment la morale d’esclave est devenue la morale des maîtres eux-mêmes, c’est-à-dire pour expliquer le triomphe du ressentiment, il faut aborder le christianisme et recourir non plus au Hegel de la dialectique de la domination et de la servitude, mais aux écrits sur la religion du jeune Hegel. Le propre du prêtre chrétien, à la différence du prêtre juif, n’est pas d’introduire le ressentiment dans les âmes serviles, c’est de l’amener à contaminer les âmes fortes. Mais ce transfert des faibles aux forts provoque un profond bouleversement au sein même du ressentiment. Chez les maîtres, en effet, qui n’abordent jamais le monde à partir d’autrui, le ressentiment ne saurait être tourné vers l’extérieur, il doit donc prendre une autre forme : celle de la haine contre soi-même. « S’intérioriser, se retourner contre soi, telle est la façon dont la force active devient réellement réactive. […] C’est en ce sens que la mauvaise conscience prend le relais du ressentiment116 ». Comme le dit Deleuze, « le ressentiment ne serait rien s’il n’amenait l’accusé lui-même à reconnaître ses torts, à “se retourner en dedans”117 », c’est pour cela qu’il doit être secondé par la mauvaise conscience qui est précisément la conscience du tort, l’acceptation par le maître de la haine que l’esclave lui voue. C’est le processus de civilisation, tel que l’analyse Nietzsche dans la deuxième dissertation de la Généalogie de la morale, qui explique comment cette haine de soi a pu naître chez les maîtres. Nietzsche nous montre que plus la société se développe, plus les règles sociales, les lois et les mœurs, empêchent les instincts de s’exprimer, de sorte que ceux-ci en arrivent à s’intérioriser et à se déchaîner contre leurs possesseurs118. C’est alors que le prêtre chrétien s’empare de cette intériorisation douloureuse pour l’interpréter comme une culpabilité, une dette envers le créateur impossible à 115.– Ibid., p. 144. 116.– Ibid., p. 146. 117.– Ibid., p. 147. 118.– F. Nietzsche, Généalogie de la morale, II, 16, in Œuvres II, op. cit., p. 826 : « L’hostilité, la cruauté, le plaisir de persécuter, d’attaquer, de changer, de détruire – tout cela se dirigeant contre le possesseur de tels instincts : c’est là l’origine de la “mauvaise conscience” ».
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racheter, c’est-à-dire comme mauvaise conscience119. Dans cette perspective chrétienne, toute l’existence humaine est ainsi pensée à partir de la souffrance que ressent la mauvaise conscience. Deleuze ne manque pas de rapprocher la mauvaise conscience que critique Nietzsche de la conscience malheureuse de la Phénoménologie de l’esprit, celle-ci étant un « symptôme120 » historique de la mauvaise conscience chrétienne : « toute sa théorie de la mauvaise conscience doit être comprise comme une réinterprétation de la conscience malheureuse hégélienne121 ». Le Hegel de Jean Wahl, celui de la conscience malheureuse, est ainsi réinvesti pour faire de la critique nietzschéenne de la mauvaise conscience, de la conscience qui souffre d’elle-même, une critique de la philosophie hégélienne. L’analyse que Deleuze fait de l’idéal ascétique tire les conséquences des deux premières dissertations dans la perspective du nihilisme. Hegel, tel qu’il a été lu par Alexandre Kojève et Jean Wahl, et relu à travers le prisme polémique de la Généalogie de la morale, s’avère être le grand penseur de l’idéal ascétique tout entier guidé par un horizon nihiliste. L’idéal ascétique, pour Nietzsche, donne un sens à la souffrance de l’homme en rendant celui-ci coupable de son propre mal-être122. Interprétant tout à partir de la faute, l’idéal ascétique déprécie la vie et s’en détourne au profit d’un au-delà idéal, Dieu ou l’Être. Le nihilisme est ce mouvement par lequel l’homme en arrive à vouloir rejeter son existence jusqu’à ne plus vouloir du tout, jusqu’à sombrer dans un pur néant de volonté et de vitalité. Or, pour Deleuze, « il semble que toute la dialectique se meuve dans les limites des forces réactives, qu’elle évolue tout entière dans la perspective nihiliste123 ». Là vient se loger la lecture nihiliste qu’il fait de l’école hégélienne, avec le nihilisme négatif de Hegel, le nihilisme réactif de Feuerbach, et le nihilisme extrême de Stirner et de Marx. La dialectique hégélienne parle contre la vie, contre la création, contre la joie, elle n’est qu’une pensée chrétienne qui défend la morale d’esclave : La dialectique est l’idéologie naturelle du ressentiment, de la mauvaise conscience. Elle est la pensée dans la perspective du nihilisme et du point de vue des forces réactives. D’un bout à l’autre, elle est pensée fondamentalement chrétienne : impuissante à créer de nouvelles manières de penser, de nouvelles manières de sentir124. 119.– G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 151 : « le christianisme apporte une note nouvelle. Il ne se contente pas d’achever le ressentiment, il en change la direction. Il impose cette invention nouvelle, la mauvaise conscience ». 120.– Ibid., p. 152. 121.– Ibid., p. 181. 122.– F. Nietzsche, Généalogie de la morale, op. cit., III, 15, p. 862 : « “C’est vrai, ma brebis, quelqu’un doit porter la faute de cela : mais tu portes toi-même la faute de tout cela, – tu portes toi-même la faute de toi-même !” » 123.– G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 183. 124.– Ibid., p. 183.
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Qui voudrait d’une telle philosophie ? Qui prétendrait, après ce verdict implacable, se mettre du côté des souffrants qui exècrent la vie et la création ? L’hégélianisme s’avère discrédité sans autre forme de procès, car c’est le salut même de la philosophie qui se joue dans ce rejet. La hauteur de l’enjeu ne permet ni le compromis, ni la tergiversation : il faut rompre les liens malheureux qui entraînent l’existence vers le néant. Si nous reprenons l’hypothèse élaborée plus haut selon laquelle Deleuze n’aurait pas proposé une interprétation singulière et propre de Hegel, force est d’admettre que le passage d’une problématique épistémico-ontologique à une problématique éthique n’a pas amené Deleuze à produire une lecture davantage personnelle et approfondie de Hegel. De même qu’auparavant il reprenait le commentaire d’Hyppolite, il fait désormais fond sur les lectures de Wahl et de Kojève pour transformer la Généalogie de la morale en une machine de guerre anti-hégélienne.
7) Un anti-hégélianisme politique ? Avant de quitter Nietzsche et la philosophie, il nous reste cependant à statuer sur la dimension proprement politique de l’anti-hégélianisme que Deleuze met en œuvre dans ce texte. Nous avons insisté sur le fait que, des textes sur Bergson à celui sur Nietzsche, la critique de Hegel s’était déplacée d’un terrain théorique à un terrain pratique. La question de la pratique, cependant, dans la philosophie moderne du moins, est tiraillée entre son acception kantienne – versant moral, mais qui trouve ses prolongements dans divers courants éthiques indépendamment du cadre proprement kantien de son élaboration – et son acception marxiste – versant politique de la fameuse praxis des Thèses sur Feuerbach. Il est certain que Deleuze, en 1962, essaye d’articuler ces deux dimensions, mais l’enjeu politique qu’il donne à son anti-hégélianisme à l’époque n’en reste pas moins ambigu et limité. Il ne fait pas de doute que l’objet de la critique anti-hégélienne est politique : il concerne l’histoire, le devenir global du nihilisme qui touche toutes les sphères de la société, de l’État aux institutions religieuses. Ce ne sont pas seulement des manières de vivre qui sont impliquées dans la critique nietzschéenne de Hegel, mais également un mode d’organisation sociale : la domination qu’exercent les faibles, les tristes et les haineux, tous ces hommes du ressentiment qui ont triomphé dans l’histoire. Et lorsque Deleuze fait participer le marxisme à cette aventure nihiliste, on peut se douter qu’il a en vue le socialisme étatique en Union soviétique, qui est l’exact pendant, à ses yeux, des régimes capitalistes de l’Ouest125. Nous avons donc bien affaire à une critique de la politique. Mais s’agit-il d’une critique politique de la 125.– Cf. I. Krtolica, « Deleuze, entre Nietzsche et Marx : l’histoire universelle, le fait moderne et le devenir-révolutionnaire », Actuel Marx, 2012/2, no 52, p. 71-74.
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politique ? Autrement dit, si l’objet de la critique nietzschéenne de l’hégélianisme est bien la politique, les outils pour mettre en œuvre cette critique sont-ils, eux aussi, de nature politique ? On peut en douter. On remarquera d’abord que, dans Nietzsche et la philosophie, la critique s’opère depuis le point de vue éthique de l’individu et qu’à aucun moment la question proprement politique de l’organisation collective susceptible de remettre en cause le fonctionnement de la société n’est envisagée. Il faudra attendre le travail avec Félix Guattari, dans l’après-Mai 68, pour que la pensée des groupes militants soit mise au cœur des analyses de Deleuze. Ce sera tout l’enjeu de la schizo-analyse, dans L’anti-Œdipe, que de définir la possibilité d’une réflexion critique des militants révolutionnaires sur leur désir réactionnaire inconscient. Il y aura alors, comme y a insisté Guillaume Sibertin-Blanc, « la nécessité de faire passer la schizo-analyse et ses tâches dans des pratiques politiques ou militantes déjà en mouvement126 » – une tâche qui n’est à aucun moment thématisée dans Nietzsche et la philosophie. On soulignera aussi, dans Nietzsche et la philosophie, le rejet sans concession de Marx – et pas seulement du marxisme –, qui se voit d’un revers de main relégué au rang d’étape supplémentaire du nihilisme. Il est possible de voir dans ce geste assez désinvolte le signe d’une sous-détermination de l’enjeu proprement politique, la marque d’une certaine mise à l’écart de cette question, ou du moins d’une mise en attente. Une réflexion politique approfondie aurait au moins dû amener Deleuze, sinon à revendiquer son attachement à la philosophie de Marx, du moins à engager avec elle une discussion véritable. Ce sera d’ailleurs le cas lorsqu’il collaborera avec Félix Guattari dans les années 1970 et 1980 pour rédiger les deux tomes de Capitalisme et schizophrénie. Il suffit d’ouvrir ces textes et de les comparer avec l’ouvrage de 1962 sur Nietzsche pour saisir à quel point le recentrement politique est allé de pair avec un regain d’intérêt pour Marx et avec une analyse serrée de ses principaux concepts127. « Je crois que Félix Guattari et moi, nous sommes restés marxistes128 », dira Deleuze en 1990. Il y a dans ce revirement du rapport à Marx un symptôme qui témoigne, dans l’ordre des références théoriques, du primat de la perspective éthique dans le livre sur Nietzsche et d’un inaboutissement d’une pensée du politique en 1962. La critique de Hegel, en 1962, peut par conséquent être considérée sans doute comme une critique de la politique, mais sous d’importantes réserves et en gardant bien à l’esprit que c’est l’éthique qui domine l’enjeu 126.– G. Sibertin-Blanc, Deleuze et l’Anti-Œdipe. La production du désir, Paris, PUF, 2010, p. 150. 127.– Tout L’anti-Œdipe, pour ne citer que cet ouvrage, repose sur la minutieuse analyse des concepts marxiens de production, de mode de production, de plus-value, de classes sociales, d’histoire universelle. 128.– G. Deleuze, « Contrôle et devenir », in Pourparlers, op. cit., p. 232.
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pratique désormais attaché à la critique de l’hégélianisme. Sans doute cette éthique, en tant qu’elle vise le bon et le mauvais, l’augmentation joyeuse des puissances d’agir, n’est-elle pas incompatible avec la politique, voire même l’exige ou l’appelle, mais la politique en tant que telle n’est pas thématisée. Il faut ainsi assumer le paradoxe, en 1962, d’une critique pratique dans laquelle l’éthique prend le pas sur la politique au point de la rendre difficilement pensable. Comme en témoigne son rapport à Hegel à l’époque, l’insistance sur la libération individuelle, la valorisation d’un devenir qui n’aurait aucune chance de s’inscrire dans l’histoire et la fin de non-recevoir adressée à Marx, sont autant d’indices des limites que connaît Deleuze, au début des années 1960, pour penser l’émancipation collective. • Nietzsche et la philosophie marque la véritable rupture de Deleuze avec la philosophie hégélienne. Plus rien n’est sauvé de Hegel dont la critique unilatérale et sans nuances fait de la lutte contre l’hégélianisme le premier objectif de toute philosophie à venir. La violente polémique du livre de 1962 fait donc plus que prolonger la critique menée à partir de Bergson dans les années 1950. Elle en déplace les arguments : de la théorie à la pratique ; de la raison au sujet et à l’histoire ; de la discussion de Logique et existence à celle de Malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel et de L’introduction à la lecture de Hegel. Ces déplacements font passer Deleuze d’un non-hégélianisme à un anti-hégélianisme viscéral qui attaque à leur source les principales positions philosophiques de son temps. Se fait jour en même temps une impasse dans l’ordre de la politique, que le livre sur Nietzsche essaie pourtant de situer au cœur de ses enjeux. Il faudra une dizaine d’années, la rencontre avec Guattari et l’aventure soixante-huitarde pour que Deleuze parvienne à résoudre cette difficulté dans laquelle son anti-hégélianisme nietzschéen l’amène de manière presque inéluctable, comme si Nietzsche ne suffisait pas à thématiser pour elle-même la question politique et qu’il fallait revenir à Marx, ainsi qu’à Spinoza et à une autre lecture de Nietzsche, on le verra, pour élaborer une conceptualité à la hauteur des enjeux de la fin des années 1960 et des années 1970. Quoi qu’il en soit, la violence nouvelle de l’anti-hégélianisme de Deleuze, qui se fait jour en 1962, ne le quittera pas de la décennie. Le même ton acéré se retrouve six ans plus tard dans Différence et répétition. Mais les cartes, de nouveau, sont rebattues. Ce sont d’autres scènes, d’autres acteurs, d’autres répliques qui se donnent à voir dans le petit théâtre deleuzien. Une constante du scénario persiste cependant : nous avons toujours affaire au même ennemi en cette figure hégélienne qui, encore et toujours, représente l’adversaire.
Chapitre V. Contre l’identité Différence et répétition s’ouvre sur l’affirmation selon laquelle « l’air du temps » appartient à un « anti-hégélianisme généralisé1 ». Le livre constitue le plus radical argumentaire anti-hégélien qu’ait jamais écrit Deleuze. De manière générale et plus particulièrement lorsque l’on s’intéresse au rapport de Deleuze à Hegel, on présente Différence et répétition, le grand livre de 1968, comme l’aboutissement et la synthèse des différentes études qui occupent Deleuze depuis une quinzaine d’années2. Il est vrai que, à bien des égards, Différence et répétition s’inscrit dans le droit fil des études précédentes. Dans le droit fil, notamment, de l’anti-hégélianisme de Nietzsche et la philosophie dont on retrouve le même argumentaire, la même radicalité et le même ton virulent. Il faut néanmoins nous rendre attentifs aux nouveautés, et notamment au fait qu’il ne s’agit pas des mêmes types de textes – commentaires pour les uns, ouvrage proprement philosophique pour l’autre. Cette divergence a des conséquences importantes quant à l’anti-hégélianisme de Deleuze. Conséquences qui, on va le voir, le conduisent à pousser encore plus loin sa critique de Hegel, à augmenter encore d’un cran son minutieux démantèlement de la philosophie hégélienne – ce qui constitue en soi un défi à part entière après la violence et la radicalité de Nietzsche et la philosophie. Les études sur Bergson et sur Nietzsche tenaient du commentaire, il s’agissait de produire une lecture de philosophes, certes très originale et créatrice, mais malgré tout ancrée dans la marge des auteurs discutés. Il n’en va pas de même pour Différence et répétition, qui date de 1968 et qui constitue la thèse de Deleuze. Bien que relativement sage et universitaire par 1.– G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 1. 2.– Le travail le plus abouti sur ce point est sans doute la thèse d’I. Krtolica, Le système philosophique de Gilles Deleuze (1953-1970), op. cit. 115
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rapport à ses œuvres ultérieures, le livre marque l’entrée de Deleuze en philosophie, il est son premier écrit qui ne fait pas œuvre exégétique et où il parle « en son propre nom3 ». Cela signifie que la critique de Hegel ne saurait se mener uniquement à partir des concepts bergsoniens et nietzschéens. Elle doit désormais prendre place dans une conceptualité nouvelle qui n’est plus celle de la volonté de puissance ou de la mémoire et de l’élan vital, mais de l’Idée et du problème. Pour mettre en évidence quel rôle ces nouveaux concepts entendent jouer dans l’histoire de la philosophie, le montage de Nietzsche et la philosophie ne suffit plus. D’une part, Deleuze doit situer son projet sur une échelle plus large que la seule modernité, il doit dialoguer avec l’ensemble de la tradition philosophique. La critique d’une morale servile et religieuse propre à la modernité philosophique est, de ce point de vue, insuffisante. D’autre part, la leçon de Nietzsche et la philosophie avait quelque chose de problématique. En effet, la critique de Hegel apparaissait sur le fond d’une critique de la philosophie moderne, alors même que la lecture de la Généalogie de la morale faisait de la philosophie hégélienne l’expression d’un mouvement historique bimillénaire. Il y avait là une tension entre deux temporalités : une temporalité proprement moderne et une temporalité historique plus générale. Or, dans Différence et répétition, comme l’a souligné Alain Beaulieu, « Hegel est considéré comme celui qui incarne à lui tout seul tous les usages de la représentation4 ». On quitte donc le champ encore restreint des textes antérieurs, et les difficultés qu’il impliquait, pour s’ouvrir à l’horizon d’une histoire plus englobante, bien que non unifiée, de la philosophie. À cela s’ajoute le fait que, dans Nietzsche et la philosophie, les critiques épistémico-ontologique et éthique restaient peu unifiées. Certes, la critique pratique venait fonder la critique théorique, mais nul concept ne réunissait les deux critiques. Nietzsche était venu se joindre à Bergson dans la joute contre Hegel, mais aucun concept ne venait encore véritablement fonder l’unité de la critique. Malgré tous les efforts de Deleuze, il restait dans Nietzsche et la philosophie un écart difficilement réductible entre les errances théoriques de Hegel – des concepts grossiers, la négativité dans l’être – et la prétendue morale du dialecticien promouvant la souffrance contre la vie et la défense servile des valeurs établies. Un besoin d’unification était dès lors exigé pour asseoir de manière stable la critique de Hegel. C’est en modifiant encore une fois sa problématique que Deleuze, en 1968, pense résoudre ces difficultés et entretenir un dialogue avec l’ensemble de la tradition philosophique tout en consolidant sa critique de Hegel. Cette nouvelle problématique développée dans Différence et répétition consiste à penser la différence 3.– G. Deleuze, « Préface à l’édition américaine de Différence et répétition », in Deux régimes de fous, op. cit., p. 280. 4.– A. Beaulieu, Gilles Deleuze et la phénoménologie, op. cit., p. 84.
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via la critique de l’identité. C’est la question de l’identité qui permet à Deleuze de développer ses nouveaux concepts. C’est elle aussi qui réorganise tous les arguments anti-hégéliens que Deleuze avait produits auparavant. Ainsi, la réflexion deleuzienne sur la catégorie d’identité réinscrit un argumentaire anti-hégélien déjà établi dans un dispositif nouveau (1), orienté vers une philosophie de l’événement marquée par un dialogue plus critique avec Bergson (2) et auquel il est possible qu’Althusser ne soit pas tout à fait étranger, puisqu’il avait, dans Pour Marx, concentré sa critique de la dialectique hégélienne autour de cette question de l’identité (3). Cette nouvelle perspective accorde un nouveau rôle à Hegel au sein de la tradition philosophique, un rôle qui ne se limite plus à la seule modernité, mais qui rayonne sur l’ensemble de l’histoire de la philosophie, celle-ci étant désormais pensée par Deleuze comme le panthéon des penseurs de l’identité, dont Hegel serait la synthèse finale (4). Hegel ne peut plus être pensé que comme le grand « traître » de cette histoire (5) et le seul recours, dès lors, est de mobiliser contre lui tout ce qui, dans l’histoire de la philosophie, peut échapper à son emprise (6). Hegel, seul contre tous (7), se voit alors opposer une dialectique alternative à même de le concurrencer sur son propre terrain (8). Finalement, l’histoire de la philosophie se révèle être, sous la plume de Deleuze, la scène d’un combat intemporel entre deux dialectiques dont Hegel est le grand perdant. Alors peut sonner le glas de cette philosophie hégélienne pour laquelle il aura fallu une quinzaine d’années, plusieurs livres et plusieurs articles, avant de l’achever.
1) Le même et l’autre Le lecteur de Différence et répétition qui ne s’attache qu’au contenu isolé des arguments anti-hégéliens n’est absolument pas surpris. Il s’agit à première vue du même argumentaire que dans les études sur Bergson et sur Nietzsche. Mais le lecteur plus consciencieux voit que l’agencement global qui les met en œuvre n’est plus le même. C’est que le même argumentaire est ressaisi dans une autre perspective qui modifie la critique que Deleuze fait de Hegel. Le nouveau problème est celui de la critique de l’identité, qui modifie non pas tant le contenu que le sens et la portée de l’anti-hégélianisme de Deleuze. Ce dernier ne reproche plus à Hegel d’avoir mal pensé la différence, comme c’était le cas précédemment, mais de ne pas l’avoir pensée du tout. C’est ce profond déplacement de la critique de Hegel qui se produit dans Différence et répétition et qu’il nous faut saisir. La critique épistémico-ontologique émise à partir de la philosophie bergsonienne se maintient dans Différence et répétition. D’une part, dans l’ordre épistémologique, il est toujours question de la critique des catégories hégéliennes qui ont le tort d’être des catégories de l’esprit préexistant à ce
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La révolution trahie : Deleuze contre Hegel
qu’elles doivent penser : « Il faut voir comme Hegel trahit et dénature l’immédiat pour fonder sa dialectique sur cette incompréhension, et introduire la médiation dans un mouvement qui n’est plus que celui de sa propre pensée, et des généralités de cette pensée5 ». D’autre part, ces catégories se basent sur l’opposition et la contradiction qui sont des concepts trop abstraits pour saisir les singularités du réel : « Les oppositions sont grossièrement taillées dans un milieu fin de perspectives chevauchantes, de distances, de divergences et de disparités communicantes, de potentiels et d’intensités hétérogènes6 ». Comme dans les textes sur Bergson, la critique épistémique se double d’une critique ontologique qui exige de chasser le négatif du niveau le plus fondamental de l’être : « Les limitations, les oppositions sont des jeux de surface, dans la première et la seconde dimensions, tandis que la profondeur vivante, la diagonale, est peuplée de différences sans négation7 ». L’être virtuel est toujours conçu comme une multiplicité positive qui, comme la mémoire bergsonienne, est dénuée de toute négativité. Et la différenciation créatrice du virtuel est saisie comme une pure affirmation sans négation, à la manière de l’élan vital8. Les critiques épistémiques et ontologiques ont bel et bien perduré depuis les années 1950, bien que ce ne soit plus le commentaire du texte de Bergson qui soit l’occasion de leur mise en œuvre. Deleuze est resté constant dans son rejet d’une dialectique abstraite se limitant au « faux mouvement9 » de l’être, incapable de rendre compte des nuances chatoyantes du réel. La critique éthique, menée à partir de Nietzsche, n’a pas changé non plus. De nouveau, c’est la perspective pratique qui vient fonder les errements théoriques de la dialectique hégélienne. Car qui peut vouloir le négatif dans l’être et la négation dans l’esprit ? Qui, sinon le faible, l’homme fatigué, le souffrant ? « Il y a un goût terrible de la responsabilité chez cet âne et ce bœuf dialecticien, et un arrière-goût moral, comme si l’on ne pouvait affirmer qu’à force d’expier, comme s’il fallait passer par les malheurs de la scission et du déchirement pour arriver à dire oui10. » Le dialecticien est celui qui souffre 5.– G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 19. On retrouve dans Différence et répétition des formules similaires à celles des textes sur Bergson. Il en va ainsi, par exemple, des mailles trop lâches des filets conceptuels de la dialectique : « L’un et le multiple sont des concepts de l’entendement qui forment les mailles trop lâches d’une dialectique dénaturée, procédant par opposition. Les plus gros poissons passent à travers. Peut-on croire tenir le concret quand on compense l’insuffisance d’un abstrait avec l’insuffisance de son opposé ? » (Ibid., p. 236). 6.– Ibid., p. 71. 7.– Ibid., p. 343. 8.– Ibid. : « C’est en ce sens que nous pouvons établir une distinction entre le positif et l’affirmatif, c’est-à-dire entre la positivité de l’Idée comme position différentielle, et les affirmations qu’elle engendre, qui l’incarnent et la résolvent ». 9.– Ibid., p. 19. 10.– Ibid., p. 75-76.
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de la vie, qui a besoin de beaucoup de souffrance, de négativité, pour arriver à affirmer la moindre chose. De nouveau la philosophie hégélienne est réduite à la figure de la conscience malheureuse. Et de nouveau les conséquences politiques en sont la consécration et le maintien des valeurs établies par l’esclave qui en fait l’enjeu d’une lutte. Comme en 1962, Deleuze assume parfaitement le fond nietzschéen de sa critique : « Ainsi Nietzsche définit Kant et Hegel comme des “ouvriers de la philosophie”, qui amassent et conservent une masse énorme de jugements de valeurs établis, même s’il s’agit pour eux de triompher du passé ; en ce sens, ils sont encore esclaves du négatif11 ». De nouveau, donc, le Hegel de Kojève vient seconder le Hegel de Jean Wahl pour mêler l’esclave à la conscience malheureuse. Et de nouveau l’image véhiculée de la philosophie hégélienne est peu flatteuse : conservatrice, réactionnaire, grande défenseuse de l’ordre établi. Dans Différence et répétition, Deleuze reprend tel quel le montage particulièrement dévastateur de Nietzsche et la philosophie, mais sans reprendre tout le commentaire de la Généalogie de la morale qui l’accompagnait. Quelque chose dans la critique nietzschéenne de Hegel lui semble acquis sur lequel il ne reviendra pas. L’argumentaire anti-hégélien est donc bien resté le même dans tous les domaines investis par la critique. Et pourtant Différence et répétition a un intérêt propre du point de vue de l’anti-hégélianisme de Deleuze. Le livre de 1968 reprend l’argumentaire anti-hégélien dans une nouvelle perspective, celle d’une critique de l’identité. C’est ce nouvel horizon qui permet de comprendre l’originalité de l’anti-hégélianisme de Deleuze à la fin des années 1960. On notera que ce déplacement est peu souligné par le commentaire qui voit le plus souvent la critique de l’identité à l’œuvre dès les premiers travaux de Deleuze et qui considère que sa philosophie n’aurait, dès le départ, fait « aucun compromis avec l’identité12 ». Le commentaire fait alors comme si l’importance accordée au concept de différence dès les textes sur Bergson des années 1950 était nécessairement solidaire d’une critique de l’identité. Or, il n’en va pas ainsi chez Deleuze qui, avant Différence et répétition, ne faisait pas de la critique de l’identité un point central de sa philosophie. Les textes des années 1950 sur Bergson n’en faisaient aucunement mention. Et si la critique de l’identité commençait à poindre en 1962, dans Nietzsche et la philosophie, c’était à un niveau très localisé. En effet, la critique de l’identité intervenait seulement lorsqu’il s’agissait de discuter la science physique dont Nietzsche était contemporain et d’opposer l’éternel retour, qui fait revenir la différence, à 11.– Ibid., p. 75. 12.– C. V. Boundas, « Les stratégies différentielles dans la pensée deleuzienne », in A. Beaulieu (dir.), Gilles Deleuze, héritage philosophique, Paris, PUF, 2005, p. 15.
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la thermodynamique, qui annule les différences de quantité dans l’état final du système physique13. Nous sommes loin de l’importance que lui accorde le texte de 1968. Il convient donc de ne pas relire téléologiquement et rétrospectivement les textes sur Bergson et sur Nietzsche à partir de Différence et répétition. Cette rigueur est essentielle pour comprendre la nouveauté qui survient dans la critique de Hegel. Auparavant, Deleuze voyait en Hegel un penseur de la différence qui l’aurait mal pensée. Il acceptait que Hegel ait pensé la différence, mais refusait de la faire aller jusqu’à la contradiction. Ce n’est plus le cas désormais. Hegel, tel qu’il est présenté dans Différence et répétition, n’est plus un penseur de la différence mais de l’identité, et s’il a mal pensé la différence, c’est parce qu’il l’a pensée à partir de l’identité. Les textes sur Bergson montraient que Hegel s’était fourvoyé en concevant la différence et qu’il fallait lui opposer une alternative pour la conceptualiser de manière plus adéquate. La lecture de Nietzsche radicalisait la critique en en tirant des conséquences éthiques, mais Hegel y restait présenté comme un théoricien de la différence. Ce qui structurait les commentaires de Bergson et de Nietzsche était l’opposition entre une bonne et une mauvaise différence. Mais Différence et répétition modifie les termes du problème. Il ne s’agit plus seulement pour Deleuze de penser la bonne différence, mais de penser la différence « en elle-même14 », entendons : la différence sans l’identité. La mauvaise différence est devenue une différence subordonnée au principe d’identité. Tout l’objet de Différence et répétition est de faire échapper la différence à l’identité du concept : penser non plus « la différence dans le concept », mais « le concept de la différence15 ». Dès lors, Hegel n’est plus seulement un mauvais penseur de la différence, il est un penseur de l’identité, et c’est parce qu’il a pensé la différence à partir de l’identité qu’il s’est mépris sur la différence : On dit que la différence est la négativité, qu’elle va ou doit aller jusqu’à la contradiction, dès qu’on la pousse jusqu’au bout. Ce n’est vrai que dans la mesure où la différence est déjà mise sur un chemin, sur un fil tendu par l’identité. Ce n’est vrai que dans la mesure où c’est l’identité qui la pousse jusque-là. La différence est le fond, mais seulement le fond pour la manifestation de l’identique. Le cercle de Hegel n’est pas l’éternel retour, mais seulement la circulation infinie de l’identique à travers la négativité16.
13.– G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 52-55. 14.– C’est le titre du chapitre I de Différence et répétition, op. cit. 15.– Ibid., p. 41. 16.– Ibid., p. 70-71. Voir aussi p. 338 : « Ainsi la contradiction hégélienne a l’air de pousser la différence jusqu’au bout ; mais ce chemin, c’est le chemin sans issue qui la ramène à l’identité, et qui rend l’identité suffisante pour la faire être et être pensée ».
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Il faut bien prendre conscience de la nouveauté que constitue ce passage dans l’évolution de la pensée de Deleuze, car il y a là une bifurcation qui place désormais en son cœur la question de l’identité et sa critique. Hegel n’est plus uniquement celui qui a proposé des concepts grossiers préexistant à ce qu’il y a à penser. Il n’est plus seulement celui qui a défendu la morale d’esclave et la dépréciation chrétienne de la vie. Il est désormais celui qui nous a empêchés de penser la différence, il est celui qui nous a fait croire de manière illusoire qu’il pensait la différence alors qu’il pensait l’identité. Est hautement significatif, à cet égard, l’usage nouveau que Deleuze fait de Logique et existence dans Différence et répétition. Nous avons déjà souligné que Deleuze reprenait à Hyppolite son explication des catégories de la réflexion dans la Doctrine de l’essence de Hegel. Hyppolite avait en effet parfaitement montré comment, chez Hegel, le progrès du sens impliquait de dépasser la simple diversité empirique (les autres) au profit de l’opposition (chaque terme étant lié alors à son autre) dont l’intériorisation conduit chaque terme à la contradiction (puisqu’il est ce qu’il n’est pas en tant qu’il se détermine par son autre). On se rappelle que Deleuze reprenait l’exposé d’Hyppolite dès sa recension de 1954, où il soulignait les limites d’une différence qui va jusqu’à la contradiction, puis dans ses textes sur Bergson où il proposait une conception alternative de la différence. Mais il faut bien voir la divergence de perspective entre Différence et répétition et les textes antérieurs quant à l’usage que Deleuze fait du commentaire d’Hyppolite. Avant Différence et répétition, Deleuze se contentait de reprendre les catégories d’opposition et de contradiction sans mentionner la catégorie logique qui suit la contradiction : le fondement. C’est seulement en 1968 que Deleuze reprend l’intégralité du procès du sens exposé dans Logique et existence et fait se prolonger la contradiction dans le fondement17. La raison en est que le fondement devient un autre nom de l’identité et permet de classer Hegel parmi les penseurs, non de la différence, mais de l’identité. Pour bien saisir cette évolution, on peut citer deux textes de Deleuze écrits à plus de dix ans d’intervalle. D’abord, « La conception de la différence chez Bergson » de 1956 : Selon Hegel, la chose diffère avec soi parce qu’elle diffère d’abord avec tout ce qui n’est pas elle, si bien que la différence va jusqu’à la contradiction. Peu nous importe ici la distinction du contraire et de la contradiction, la contradiction n’étant que la présentation d’un tout comme le contraire. De toute façon, dans les deux cas, on a substitué à la différence le jeu de la détermination18. 17.– G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, op. cit., § 121, p. 199 : « Le fondement est l’unité de l’identité et de la différence ». 18.– G. Deleuze, « La conception de la différence chez Bergson », art. cit., p. 58-59.
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Comparons maintenant avec ces deux passages de Différence et répétition : Il apparaît que la « contradiction », selon Hegel, fait fort peu problème. Elle a une tout autre fonction : la contradiction se résout et, se résolvant, résout la différence en la rapportant à un fondement. La différence est le seul problème19. Supporter, soulever la contradiction, est l’épreuve sélective qui « fait » la différence (entre l’effectivement-réel et le phénomène passager ou contingent). Ainsi la différence est poussée jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au fondement qui n’est pas moins son retour ou sa reproduction que son anéantissement20.
L’évolution est ici parfaitement visible. Alors que, en 1956, Deleuze s’arrêtait à la contradiction pour souligner que Hegel avait mal pensé la différence (comme « détermination » extérieure), en 1968, il va jusqu’au fondement, pour souligner que Hegel est un penseur de l’identité. Le fondement, pour Deleuze, devient un autre nom de l’identité : « Mais si le fondement n’est pas l’identique lui-même, il n’en est pas moins une manière de prendre particulièrement au sérieux le principe d’identité, de lui donner une valeur infinie, de le rendre coextensif au tout, et par là de le faire régner sur l’existence elle-même21 ». En poursuivant l’exposé des catégories de la réflexion de la Doctrine de l’essence jusqu’à la catégorie de fondement, Deleuze entend montrer que Hegel n’est pas un penseur de la différence, que chez lui la différence fait problème et qu’il la fait disparaître dans l’identité du fondement. Ainsi, s’il renvoie explicitement à l’ouvrage d’Hyppolite lorsqu’il présente, dans Différence et répétition, les catégories hégéliennes22, Deleuze n’en fait plus le même usage qu’auparavant. À l’évidence il n’a toujours pas lu Hegel, il ne l’a toujours pas reçu, il n’en propose toujours pas une lecture originale. Il ne fait que reprendre, comme avant, la lecture qu’Hyppolite avait proposée dans Logique et existence. Mais sa propre lecture du livre d’Hyppolite s’est modifiée et affinée. Elle prend désormais en compte l’ensemble de l’exposé hyppolitien des catégories de la réflexion pour faire passer Hegel du mauvais côté de la barrière, du côté des penseurs de l’identité et non de la différence. Deleuze tire même des conséquences très concrètes de cette critique dans ses textes de l’époque, en particulier lorsqu’il s’intéresse à Sacher-Masoch en refusant de lier le masochisme au sadisme dans ce qu’il nomme « une injuste unité dialectique » qui aboutirait à « la grande 19.– G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 64. 20.– Ibid., p. 65. 21.– Ibid., p. 70. 22.– Ibid., p. 64, note 1.
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unité des contraires23 », comme si le masochisme était le versant passif de l’activité sadique, alors qu’en réalité une symptomatologie clinique fine, telle que celle dont est capable la critique littéraire, plus peut-être que les médecins eux-mêmes, montre qu’il s’agit de deux agencements tout à fait différents du plaisir, de la douleur, du commandement24. Il est certain en tout cas que le nouveau dispositif critique de Différence et répétition, la critique de Hegel comme philosophe de l’identité, devient centrale à l’époque pour Deleuze et trouve des prolongements dans l’ensemble de ses écrits à la fin des années 1960. Que Hegel ait lui-même fait de la critique de l’identité le cœur de sa philosophie – comme en témoignent les attaques lancées contre Schelling dans la préface à la Phénoménologie de l’esprit, moquant cette fameuse « nuit dans laquelle, comme l’on a coutume de dire, toutes les vaches sont noires25 » –, ne semble pas gêner Deleuze, qui se contente, avec une certaine bonhomie, de dénoncer le caractère fallacieux du reproche hégélien, faisant comme si, par là, Hegel avait voulu nous placer devant l’alternative trompeuse entre l’identité et le vide indifférencié26. Dans Différence et répétition, c’est la philosophie de Schelling, rapatriée du côté d’une pensée de la différence, qui se trouve retournée contre celle de Hegel, cantonnée à la rumination de l’identité. En outre, Deleuze ne semble guère accorder d’attention à la critique de l’identité que Hegel mène dans la Science de la logique. Le début de la Doctrine de l’essence, en effet, montre que la catégorie de différence est plus riche que celle de l’identité, parce qu’elle constitue un enrichissement du contenu pensé que la tautologie de l’identité (A = A) manque complètement. Cela a pour conséquence que la catégorie de fondement, chez Hegel, ne doit pas être comprise comme un retour de l’identité, mais comme la saisie articulée des différences à l’intérieur de l’objet pensé27. En 23.– G. Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch (1967), Paris, Minuit, 2007. 24.– Ibid., p. 13 : « Et au lieu d’une dialectique qui réunit hâtivement les contraires, il faut tendre à une critique et à une clinique capables de dégager les mécanismes vraiment différents autant que les originalités artistiques ». 25.– G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, op. cit., p. 68. 26.– Dans le cours qu’il consacre aux polémiques de l’idéalisme allemand, et notamment à la polémique avec Schelling, Adorno montre bien que le but de Hegel n’est nullement de rétablir l’identité, mais, au contraire, de maintenir la différence articulée de l’objet et du sujet. Cf. T. W. Adorno, Einführung in die Dialektik, Berlin, Suhrkamp, 2010, p. 58-73. 27.– Béatrice Longuenesse décrit dans ce sens le passage de l’identité au fondement dans la Doctrine de l’essence : « L’identité, en tant que détermination de réflexion, est le mouvement par lequel la pensée ramène à soi l’autre que constitue la multiplicité non pensée. Si elle a un sens, c’est donc de pousser l’unité de pensée vers la multiplicité qui lui donne contenu, en même temps qu’elle transforme cette multiplicité en objet de pensée » (B. Longuenesse, Hegel et la critique de la métaphysique, op. cit., p. 129, nous soulignons).
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outre, le fondement lui-même ne doit pas être hypostasié. Il introduit à une ontologie relationnelle dont les catégories plus riches produisent son dépassement : la relation entre la forme et la matière, entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’essence et l’existence, entre la cause et l’effet – jusqu’à ce que cette ontologie relationnelle se dépasse elle-même, à la fin de la Doctrine de l’essence, en une ontologie processuelle dans laquelle l’être est pensé à partir de la catégorie d’action réciproque. Toute transcendance disparaît alors et l’être n’est que son devenir articulé de manière dynamique, une perspective qui, si elle se déploie dans un langage et dans un horizon bien différents de celui de Deleuze, n’est néanmoins pas sans rapport avec sa propre tentative. Si Deleuze n’a pas vu cela chez Hegel, s’il n’a même pas pris la peine de le discuter et s’est contenté de poursuivre son dialogue avec Hyppolite, c’est parce qu’il a voulu nous rendre la philosophie hégélienne encore plus étrangère et plus antipathique que ne le faisait Nietzsche et la philosophie. Dans Nietzsche et la philosophie, comme dans les textes sur Bergson d’ailleurs, l’interrogation se déployait dans l’élément de la différence, et c’est du sein de ce questionnement légitime que Hegel était violemment critiqué. Mais avec Différence et répétition, Hegel se voit retiré le droit d’avoir pensé la différence ; il passe du côté des penseurs de l’identité. Bien que ce léger déplacement de la critique puisse paraître minime, c’est ce geste qui permet à Deleuze d’amplifier encore davantage sa critique de l’hégélianisme en radicalisant l’altérité de celui-ci, une altérité avec laquelle il n’a plus rien en commun, pas même une pensée de la différence. Il était difficile d’effectuer une critique de la philosophie hégélienne plus violente et plus radicale que celle déployée dans Nietzsche et la philosophie. C’est pourtant l’exploit que réalise Deleuze dans Différence et répétition en recentrant le débat sur la question de l’identité.
2) Vers une philosophie de l’événement : Bergson hégélien De ce fait, c’est également la lecture deleuzienne de Bergson qui se modifie en contrecoup de cette nouvelle question de l’identité et de la nouvelle interprétation de l’hégélianisme. En effet, tout se passe comme si l’accusation portée contre la philosophie hégélienne de l’identité et son goût pour le fondement rejaillissait sur la pensée bergsonienne elle-même. De manière tout à fait étonnante quand on compare aux textes déjà étudiés sur Bergson, le chapitre II de Différence et répétition présente le bergsonisme comme une pensée du fondement et exige son dépassement au profit d’une pensée de l’événement attribuée principalement à Nietzsche. L’enjeu n’est autre que la question du temps : le seul moyen de sortir de la philosophie hégélienne de l’histoire, dont Nietzsche et la philosophie avait montré le caractère nihiliste, est de s’adonner à la créativité intempestive de l’événement, mais cela n’est
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possible – tel est l’apport de Différence et répétition – que si l’on abandonne toute pensée du fondement, qui rabat toujours sur l’identité la multiplicité créatrice des êtres. Bergson n’étant pas parvenu à abandonner véritablement un projet fondationnel, il reste pris malgré lui dans l’hégélianisme et s’interdit de penser l’événementialité pour elle-même. Le deuxième chapitre de Différence et répétition porte sur « La répétition pour elle-même » et expose les trois synthèses passives du temps, telles que Deleuze les appréhende à partir essentiellement des œuvres de Hume, de Bergson et de Nietzsche. La première synthèse est celle du présent : elle repose sur la théorie humienne de l’habitude28, qui renvoie non pas tant, selon Deleuze, à une habitude suscitée par l’action consciente, qu’à une habitude opérant malgré nous, en deçà de toute représentation – de là sa dimension de passivité –, dans la liaison inconsciente des différents moments du temps, qui suscite l’attente et le besoin que la chose se répète29. Dans ce premier moment, c’est depuis le présent de l’habitude que se déploient le passé et l’avenir, en tant que l’habitude contractée au présent dans la synthèse des instants temporels implique que ce qui a eu lieu devra se répéter. Deleuze fait fond ici sur les résultats d’Empirisme et subjectivité, son livre sur Hume, mais il souligne également la nécessité qu’il y a de dépasser la première synthèse humienne par une deuxième synthèse du temps : « La synthèse constitue le temps comme présent vivant, et le passé et le futur comme dimensions de ce présent. Toutefois, cette synthèse est intratemporelle, ce qui signifie que ce présent passe30 ». Il convient donc d’expliquer comment et pourquoi le présent passe : « il faut un autre temps dans lequel s’opère la première synthèse du temps31 ». D’où le recours à la théorie bergsonienne du passé pur. La deuxième synthèse passive du temps s’enracine dans les analyses de Matière et mémoire. On ne reviendra pas ici sur ce que notre analyse des textes sur Bergson des années 1950 avait montré : l’exigence, pour que le présent passe et que les instants ne se figent pas dans leur éternité figée, de recourir à un passé ontologique qui vient toujours doubler le présent, qui se conserve et qui grossit à mesure que la ligne du temps continue d’avancer et de l’enrichir de nouveaux contenus. Il nous suffit d’indiquer que Deleuze, en 1968, rapporte la théorie bergsonienne de la mémoire à une pensée du fondement : « Passer, c’est précisément la prétention du présent. Mais ce qui fait passer le présent, et qui approprie le présent et l’habitude, doit être déterminé comme fondement du temps. Le fondement du temps, c’est la 28.– G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 100. 29.– Ibid., p. 101 : « Telle est la synthèse passive, qui constitue notre habitude de vivre, c’est-à-dire notre attente que “cela” continue, qu’un des deux éléments survienne après l’autre ». 30.– Ibid., p. 105. 31.– Ibid., p. 108.
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Mémoire32 ». Pas plus que la première synthèse, cette synthèse de la mémoire n’est vécue ou représentée par le sujet, c’est pourquoi elle est également dite passive ; mais son avantage sur la première est qu’elle donne la raison du passage du présent, qui puise dans le passé mémoriel pour s’élancer vers l’avenir. C’est en ce sens que le passé pur bergsonien vient fonder le temps. Là est le point précis où Bergson rejoint Hegel. Ce n’est sans doute pas un hasard si son nom apparaît sous la plume de Deleuze à cette occasion : « même chez Leibniz ou chez Hegel, c’est encore Mnémosyne qui fonde le déploiement de la représentation dans l’infini33 ». Ce rapprochement avec Hegel est tout sauf anodin, puisqu’il implique que Bergson, en proposant une pensée du fondement, serait également resté du côté de l’identité. Or tel est le reproche que Deleuze fait à la philosophie bergsonienne du temps : à penser le temps à l’aune du passé, de la mémoire, elle ne serait pas véritablement parvenue à penser l’absolument nouveau, la créativité pure, l’événement – c’est-à-dire qu’elle conçoit toujours le présent dans son identité avec le passé, et inversement le passé est conçu comme identique au présent qu’il fonde34. La circularité propre à l’entreprise fondationnelle35 – le fondement ressemblant nécessairement à ce qu’il fonde – a pour conséquence le déni de toute création, de toute événementialité véritable36. De là une exigence nouvelle chez Deleuze, qui n’avait pas son équivalent dans ses textes avant Différence et répétition : la nécessité qu’il y a de dépasser Bergson par Nietzsche et de penser une troisième synthèse du temps, celle de l’éternel retour. Cette troisième synthèse opère, non pas depuis le présent de l’habitude, ni depuis le passé de la mémoire, mais depuis l’avenir. Il s’agit, comme le dit 32.– Ibid. 33.– Ibid., p. 119. 34.– Ibid. : « Il n’en reste pas moins que l’Idée [platonicienne] est le fondement à partir duquel les présents successifs s’organisent dans le cercle du temps, si bien que le pur passé qui la définit elle-même s’exprime nécessairement encore en termes de présent, comme un ancien présent mythique. Telle était déjà toute l’équivoque de la seconde synthèse du temps, toute l’ambiguïté de Mnémosyne. Car celle-ci, du haut de son passé pur, dépasse et domine le monde de la représentation : elle est fondement, en-soi, noumène, Idée. Mais elle est encore relative à la représentation qu’elle fonde ». 35.– David Lapoujade a justement insisté sur la critique deleuzienne de la circularité du fondement, en tant que le fondement est toujours et par principe à l’image, et d’une certaine manière identique, à ce qu’il fonde – sans quoi il ne le fonderait pas. Cf. D. Lapoujade, Deleuze, les mouvements aberrants, Paris, Minuit, 2014, chapitre II, p. 45-61. 36.– Cette critique de Bergson a bien été relevée par Anne Sauvagnargues : « De la définition bergsonienne de l’élan vital, et de la durée, Deleuze conserve donc cette valeur que l’actualisation est une création. Mais il conteste l’accent continuiste qu’il juge téléologique, trop proche d’une conception théologique de la création, d’une “évolution” créatrice, et substitue à l’élan et à sa poussée créatrice une discontinuité oscillante, une involution, qui fait du virtuel un plan coprésent aux individuations qui l’affectent et se défont avec rapidité, au lieu d’évoluer en faisant boule de neige sur elles-mêmes » (A. Sauvagnargues, Deleuze. L’empirisme transcendantal, op. cit., p. 351).
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François Zourabichvili, d’une « temporalité où le futur aurait le primat37 », au sens où elle serait liée à l’élancement imprévisible et inarrêtable du temps vers l’inconnu, à une fuite en avant du temps qui défait toujours les choses de leur identité et les ouvre à la différence. Deleuze présente la troisième synthèse à partir de la perpétuelle déprise du sujet par rapport à lui-même – une déprise qui n’est pas liée à sa liberté, mais à son devenir incessant, qui produit une distance et une forme d’étrangeté de la conscience par rapport à ce qu’elle devient. « Le Je, écrit-il, est comme traversé d’une fêlure : il est fêlé par la forme pure et vide du temps38. » Le sujet devient et par conséquent ne s’apparaît à lui-même que depuis l’avenir, comme quelque chose de passé : toute réflexion sur soi exige une distinction entre le Je qui perçoit et le Moi perçu, une distance de soi à soi qui permet au Je de percevoir le Moi, mais qui interdit au Je d’être lui-même perçu – à moins de redevenir un Moi pour un nouveau Je, qui sera toujours en avance sur le Moi qu’il perçoit, et ceci à l’infini39. L’avancement continu et incontrôlé du temps fait que le sujet est toujours séparé de lui-même par une temporalité affolée et déconcertante, qui conduit Deleuze à reprendre le mot de Rimbaud, « Je est un autre », ou celui de Shakespeare : « le temps est hors de ses gonds ». Il est par conséquent nécessaire de faire droit à la « césure », c’est-à-dire à l’« événement unique40 », qui vient rompre en deux la chaîne du temps et qui, à la différence de la mémoire-fondement de Bergson, permet de thématiser la nouveauté absolue. Comme l’écrit David Lapoujade : « L’avenir n’est plus l’avenir d’aucun passé ; il a rompu avec tout passé personnel, il ne se conclut pas de lui. Si tel était le cas, la mémoire jouerait encore le rôle de fondement : l’avenir serait la reprise ou l’intégrale de notre passé, comme chez Bergson. Ici, c’est plutôt le passé qui se conclut de l’avenir comme temps d’“avant”, temps fini ou temps mort41 ». La philosophie événementielle de Deleuze reste donc une philosophie de la variation, mais cette variation n’est plus bergsonienne : c’est après-coup et depuis l’avenir, c’est-à-dire depuis la création absolument nouvelle, que l’écho avec le passé est posé. Prenant l’exemple de la révolution, Deleuze dit bien que « c’est d’abord pour eux-mêmes que les révolutionnaires sont déterminés à se vivre comme des “romains ressuscités”42 ». 37.– F. Zourabichvili, Deleuze. Une philosophie de l’événement (1994), in F. Zourabichvili, A. Sauvagnargues, P. Marrati, La philosophie de Deleuze, Paris, PUF, 2004, p. 72. 38.– G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 117. 39.– C’est ainsi que Deleuze interprète la critique kantienne de Descartes : il voit dans la dissociation entre le sujet transcendantal et le moi psychologique la marque d’une apparition de soi à soi séparée par le temps, au sens où le moi n’apparaît au sujet que dans le temps, et que le sujet est par conséquent toujours en avance sur la manière dont il s’apparaît à lui-même dans le sens intime. Cf. ibid., p. 116-117. 40.– Ibid., p. 120. 41.– D. Lapoujade, Deleuze, les mouvements aberrants, op. cit., p. 78. 42.– G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 121.
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C’est du côté de Nietzsche que l’on trouve un tel primat de l’avenir créateur. Ce sont en effet les concepts nietzschéens de surhomme et d’éternel retour qui permettent de penser cela : le sujet fêlé par le temps est ouvert à la transformation continue de lui-même, il devient « l’homme sans nom, sans famille, sans qualités, sans moi ni Je, le “plébéien” détenteur d’un secret, déjà surhomme43 » ; et la nouvelle synthèse du temps est une répétition infinie de l’éternel retour, que Deleuze comprend comme un pur devenir : « Et ce qui est produit, l’absolument nouveau lui-même, n’est rien d’autre à son tour que répétition, la troisième répétition, cette fois par excès, celle de l’avenir comme éternel retour44 ». On comprend ici que Nietzsche n’incarne plus seulement l’envers éthique d’une ontologie bergsonienne – comme c’était en partie le cas en 1962 dans Nietzsche et la philosophie, où l’ontologie nietzschéenne s’avérait très proche, dans l’exposé de Deleuze, de l’ontologie de Bergson. Dans Différence et répétition, au contraire, l’accent est mis sur ce qui les distingue du strict point de vue de l’ontologie, car la critique de Hegel a évolué, elle s’est placée sur le terrain du fondement et de l’identité. Pour cette raison, elle se trouve obligée d’inclure en elle la pensée bergsonienne de la mémoire comme fondement du temps et de trouver ailleurs, chez Nietzsche, une temporalité de l’avenir, affolée et sans fondement. Bergson reste pris dans les travers hégéliens et son passé pur ne permet pas de penser véritablement l’événementialité et le devenir – pas plus, finalement, que la philosophie hégélienne de l’histoire. Entre l’histoire hégélienne et la durée bergsonienne, malgré tout ce qui les distingue, on aurait affaire à un même primat du fondement, qui fait peser l’identité sur toute chose et qui empêche de penser une différence créatrice. Ce sera Logique du sens, en 1969, qui tentera d’exposer de manière plus complète la pensée deleuzienne de l’événement45. Différence et répétition ne fait qu’en exposer le cadre anti-hégélien et introduit surtout à une critique encore inédite de Bergson, qui résulte directement de la nouvelle lecture que Deleuze propose de Hegel autour des questions du fondement et de l’identité.
3) La leçon d’Althusser Pour comprendre ce qui a poussé Deleuze à ressaisir l’ensemble de sa critique de Hegel à l’aune de la critique de l’identité, on peut tout d’abord penser à un besoin d’unification. On a vu, en effet, que Nietzsche et la philosophie maintenait séparées les critiques théoriques et pratiques. Par là, le livre 43.– Ibid., p. 121. 44.– Ibid., p. 122. 45.– La 21e série de Logique du sens est consacrée à l’événement, mais l’ensemble du livre, en réalité, y est dédié.
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créait un écart entre la critique de la conception que Hegel se faisait de la raison, d’une part, de l’histoire et du sujet, d’autre part. Le grand gain de Différence et répétition est d’unifier la critique en faisant de la valorisation de l’identité le péché originel dont les errances théoriques et pratiques découlent. Deleuze ne manque pas de souligner que l’identité qui, dans le domaine théorique, amène à plaquer des concepts abstraits sur les choses a pour corolaire, dans le domaine pratique, l’instauration de partages rigides et de hiérarchies entre les individus46. Il ne s’agit donc pas seulement d’identifier des objets pour les connaître, mais d’identifier des individus pour les exclure, les discipliner, les organiser, les dominer. La négation de la différence est bien sûr fâcheuse parce qu’elle biaise notre rapport au monde, mais il ne faut pas oublier « les implications pratiques et les présupposés moraux d’une telle dénaturation47 ». Si Hegel a pensé une raison abstraite incapable de rendre les nuances singulières de l’être, s’il a pensé un sujet humain servile et plein de ressentiment, et si sa théorie de l’histoire dessine le triomphe d’un nihilisme qui nie toutes les forces vives et créatives, c’est parce qu’il a toujours rabattu la différence sous l’identité. L’écart qui persistait dans Nietzsche et la philosophie entre les différents ordres de la critique est maintenant comblé. Mais la place centrale qu’a désormais l’identité doit peut-être aussi au dialogue, au moins théorique, que Deleuze a pu entretenir à l’époque avec Louis Althusser. Igor Krtolica a souligné ce point et a mis l’accent sur le rôle potentiel d’Althusser dans le bouleversement problématique qui pousse Deleuze à réinscrire sa critique de Hegel dans une critique de l’identité48. Althusser, dans Pour Marx et Lire le Capital, avait centré sa critique sur la simplicité de la dialectique hégélienne, à laquelle il opposait la complexité de la dialectique marxiste. Contre l’histoire hégélienne, selon lui réductible au déploiement d’un unique principe qui unifie chaque époque et l’ensemble de l’histoire du monde, Althusser montrait l’existence d’une « surdétermination » des événements historiques. Contre le « cercle de cercles49 » de Hegel qui réduit tout à l’unité d’un principe originel, il faudrait faire valoir les « cercles décentrés » de Marx, qui ouvrent l’histoire à la pluralité contingente. Deleuze n’a sans doute pas été insensible à cette critique de Hegel et, s’il est exagéré de dire que c’est Althusser qui a fait basculer Deleuze dans la critique de l’identité, il faut au moins admettre que les deux penseurs se sont rencontrés sur ce point. 46.– G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 53-54. 47.– Ibid., p. 344. 48.– I. Krtolica, Le système philosophique de Gilles Deleuze (1953-1970), op. cit., p. 125 : « L’objection s’enrichit à la fin des années 1960 des critiques formulées entre-temps par Althusser à l’encontre de la dialectique hégélienne. Dans “Contradiction et surdétermination”, Althusser montre en effet que le procès de la contradiction hégélienne, aussi complexe soit-il en apparence, repose sur un principe essentiel simple et identique à lui-même ». 49.– L. Althusser, Pour Marx (2005), Paris, La Découverte, 2005, p. 101.
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On sait que Deleuze a lu Pour Marx dès sa sortie et qu’il a adressé une lettre à Althusser pour lui dire toute son admiration. Dans cette lettre50, il insiste sur la communauté intellectuelle qui les lie et, remerciant le philosophe de la rue d’Ulm pour l’envoi de ses livres, il le félicite pour son « élucidation du concept de “problème”, souci qui m’est commun avec toi », puis mentionne sa critique du « fétiche, et l’analyse du rôle exact de l’aliénation, tout cela me paraît tellement important que j’en sens l’influence ». Deleuze dit à son ami que « ces livres sont d’une grande profondeur et beauté » et qu’il aimerait passer le voir prochainement pour en parler. Il a donc lu avec attention et estime le travail d’Althusser, et il est probable qu’il ait été marqué par sa critique de la simplicité hégélienne. Différence et répétition porte très explicitement la marque d’une réappropriation des thèses althussériennes. Ainsi, à la suite d’Althusser, Deleuze insiste sur le « monocentrage des cercles chez Hegel51 » et il se réfère explicitement au Pour Marx pour critiquer la simplicité de la dialectique hégélienne, qu’il assimile à la valorisation excessive de l’identité chez Hegel : « Louis Althusser dénonce dans la philosophie de Hegel la toutepuissance de l’identité, c’est-à-dire la simplicité d’un principe interne […]. C’est pourquoi il reproche au cercle hégélien de n’avoir qu’un seul centre, où toutes les figures se réfléchissent et se conservent52 ». On trouve le même geste dans Logique du sens lorsque Deleuze écrit que « pour Hegel, on a récemment montré – Althusser est cité en note – à quel point les cercles de la dialectique tournaient autour d’un seul centre, reposaient sur un seul centre53 ». Deleuze reprend donc bien à Althusser sa critique de la simplicité hégélienne pour ranger Hegel du côté des penseurs de l’identité. Il a d’ailleurs toujours témoigné son profond intérêt pour la manière dont Althusser avait réussi à arracher Marx à Hegel54. L’analyse qu’Althusser a faite de la dialectique hégélienne en termes de simplicité a ainsi pu contribuer au déplacement grâce auquel Deleuze a replacé Hegel dans les pensées de l’identité. Pourquoi, cependant, Deleuze parle-t-il d’identité et pas de simplicité ? Ce n’est pas là uniquement une question de mots et l’on sera vigilant à ne pas confondre la critique deleuzienne et la critique althussérienne. En effet, si Althusser oppose la complexité marxiste à la simplicité hégélienne, 50.– Lettre de Deleuze à Althusser du 28 février 1966, Archives IMEC, fonds Althusser, ALT2. 16-05.02. 51.– G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 70. Voir aussi p. 338-339 : « Les ivresses et les étourdissements sont feints ; l’obscur est déjà éclairci dès le début. Rien ne le montre mieux que l’insipide monocentrage des cercles dans la dialectique hégélienne ». 52.– Ibid., p. 73. 53.– G. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 300. 54.– G. Deleuze, « Gilles Deleuze parle de la philosophie », art. cit., p. 200 : « cette libération de Marx à l’égard de Hegel, cette réappropriation de Marx, cette découverte des mécanismes différentiels et affirmatifs chez Marx, n’est-ce pas ce qu’Althusser opère admirablement ? »
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il continue cependant à penser une dialectique de la contradiction. Or, comme nous l’avons vu, Deleuze estime que la contradiction est un concept hégélien qui reste pris dans l’identité du fondement, et cela quels que soient le changement et la complexité avec lesquels on pense ce concept. La complexité althussérienne, parce qu’elle continue à mobiliser la contradiction, se maintient donc dans l’identité. La critique qu’Althusser a faite de la simplicité n’a pas été jusqu’à critiquer l’identité, sinon elle aurait abandonné le concept de contradiction. Les commentaires qui estiment qu’il n’y a pas, chez Althusser, de contradictions à proprement parler, mais seulement des antagonismes55, ne sont à cet égard pas véritablement convaincants, du moins en ce qui concerne les textes des années 1960. Ils vont contre la lettre et l’esprit du texte althussérien, qui continue à insister sur la dimension contradictoire du réel pour penser sa dynamique et la possibilité du passage au communisme. Deleuze est donc fondé, dans la perspective qui est la sienne, à reprocher à Althusser son usage de la contradiction et à émettre une réserve à l’égard du geste althussérien : « Reste que, selon L[ouis] A[lthusser], c’est encore la contradiction qui se trouve surdéterminée et différentielle, et c’est l’ensemble de ses différences qui se fondent légitimement dans une contradiction principale56 ». Tout se passe comme si Althusser n’avait pas été assez loin dans sa critique de Hegel, se contentant d’une critique de la simplicité qui aurait dû le mener, s’il avait été conséquent avec lui-même, à une critique de l’identité. D’une certaine manière, Deleuze prétend mener Althusser jusqu’aux conséquences extrêmes de sa critique de la philosophie hégélienne. Ayant critiqué la simplicité de la contradiction hégélienne, il aurait dû voir que sa simplicité lui venait d’un principe d’identité inhérent à la contradiction elle-même, à toute contradiction, qu’elle soit hégélienne ou marxiste. Nous voyons donc comment, outre le besoin d’unification entre critique pratique et critique théorique, la critique althussérienne de la simplicité hégélienne a pu contribuer, à sa manière et malgré certaines limites, à donner de nouvelles armes à Deleuze dans son entreprise anti-hégélienne et à faire de l’identité un enjeu primordial de celle-ci.
4) Un grand récit anti-hégélien En reformulant les critiques adressées à Hegel dans la perspective d’une critique de l’identité, Deleuze a encore radicalisé d’un cran son rejet de 55.– Y. Vargas, « L’horreur dialectique (description d’un itinéraire) », in J.-C. Bourdin (dir.), Althusser : une lecture de Marx, Paris, PUF, 2008, p. 147-192. 56.– G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 73. La « contradiction principale » fait ici référence à la contradiction « en dernière instance » chez Althusser, qui est la contradiction économique entre les forces productives et les rapports de production.
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l’hégélianisme en faisant de la critique de Hegel l’enjeu, non seulement de la philosophie moderne, mais de toute l’histoire de la philosophie. La philosophie, depuis ses commencements, se serait méprise sur la différence. Elle l’aurait pensée depuis l’identité quand il aurait fallu la penser pour elle-même, sans que l’identité intervienne dans sa compréhension. Ce constat est l’occasion pour Deleuze de parcourir les grands moments de la tradition philosophique pour écrire sa propre vision de celle-ci et accorder en son sein une place de choix à Hegel. Le rôle de ce dernier n’est plus restreint à la scène moderne de la philosophie, comme cela était le cas dans Nietzsche et la philosophie, mais rayonne désormais sur l’ensemble de la tradition. La philosophie hégélienne apparaît dorénavant comme la vérité de toute l’histoire de la philosophie : en tant que dernier grand représentant de la tradition, Hegel en révélerait le sens en portant à son acmé le primat de l’identité. Différence et répétition présente ainsi l’hégélianisme comme la fin de la philosophie, au double sens du mot fin : à la fois son achèvement et son accomplissement, son terme et sa finalité. C’est ce nouvel agencement de l’histoire de la philosophie, qui aggrave davantage la faute de Hegel, qu’opère Deleuze en 1968. On notera pour commencer que si le premier chapitre de Différence et répétition, intitulé « La différence en elle-même », est le plus historiographique de l’ouvrage, puisqu’il parcourt les grandes pensées de la différence au sein de la tradition philosophique, sa lecture est insuffisante pour comprendre le rôle privilégié qu’acquiert Hegel à cette époque dans la philosophie de Deleuze. En effet, dans ce chapitre, Deleuze discute Platon, Aristote, Leibniz, et Hegel pour montrer que ces penseurs de la différence sont, en réalité, des penseurs de l’identité, et il leur oppose quelques philosophes qui ont su échapper au primat de l’identité – il s’agit de Duns Scot, de Spinoza et de Nietzsche. On ne reviendra pas sur le détail des arguments deleuziens57, mais il importe de remarquer que dans cette brève reconstruction de l’histoire de la philosophie, relue à l’aune de la question de l’identité, Hegel semble n’avoir qu’une place restreinte et déterminée. Dans cette histoire, Aristote est présenté par Deleuze comme le penseur de la différence « finie ». Penseur de la différence spécifique qui vient différencier le genre, la différence consiste chez lui en un juste milieu entre une différence trop grande, qui excéderait l’identité du genre, et une différence trop petite, qui échapperait à l’identification par la perception58. Leibniz et Hegel, pour leur part, sont parvenus à penser une différence « infinie » ; infiniment petite pour le premier, infiniment grande pour le second. Les petites perceptions de Leibniz portent la différence à un 57.– Cf. P. Montebello, Deleuze, Paris, Vrin, 2008, chap. II. 58.– G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 45-52.
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niveau infinitésimal59, tandis que la contradiction de Hegel constitue le plus haut degré possible de la différence. Pourtant aucun des deux ne parvient à arracher la différence à l’identité, puisque Leibniz continue de fonder la différence en Dieu à partir du principe du meilleur, et Hegel fonde la différence dans l’identité de l’essence. Toujours le fondement réintroduit l’identité là où la différence semblait l’emporter et Platon lui-même, d’ailleurs, n’avait fait que retrouver l’identité du fondement dans l’Idée60. Nous verrons plus loin comment Deleuze sauve aussi certains aspects des philosophies de Platon, d’Aristote et de Leibniz, mais ce qui nous importe, pour le moment, c’est de noter à quel point Hegel semble à ce niveau n’être qu’un élément parmi d’autres de l’histoire de la philosophie. Il semble retrouver ce statut d’un parmi d’autres qui était le sien dans les textes sur Bergson des années 1950. Ce n’est pourtant pas son statut véritable dans Différence et répétition, qui présente Hegel comme celui qui clôt et en même temps accomplit la tradition philosophique, la portant à une acmé qui en révèle le sens. La compréhension véritable de la conception deleuzienne de l’histoire de la philosophie qui se dégage de l’ouvrage de 1968 doit donc élargir ses vues au-delà du seul chapitre I et saisir ce double statut d’achèvement et d’accomplissement. Un premier ensemble de texte présente Hegel comme le dernier terme d’une série de philosophes qui ont placé la réflexion sur la différence au cœur de leur pensée. Il en va ainsi dans le texte suivant qui clôt la longue introduction de l’ouvrage de 1968 : « Ce fut peut-être le tort de la philosophie de la différence, d’Aristote à Hegel en passant par Leibniz, d’avoir confondu le concept de la différence avec une différence simplement conceptuelle, en se contentant d’inscrire la différence dans le concept en général61 ». De même qu’Aristote, dont la différence spécifique ne pense la différence qu’à partir de l’identité du genre, et de même que Leibniz, qui a rabattu sur l’identité divine la pluralité des mondes et des monades, Hegel aurait réinscrit la différence dans l’identité du concept au lieu de penser la différence pour elle-même. Le passage de la contradiction au fondement, dans la Doctrine de l’essence, montrerait que la différence hégélienne se réduit à un moment dans le déploiement du concept d’essence. Le chapitre IV de Différence et répétition, pour sa part, tire les conséquences de cette philosophie de l’identité en ce qui concerne la conception traditionnelle du raisonnement, qui a toujours privilégié les solutions aux problèmes, les résultats aux hypothèses. De nouveau, Hegel apparaît comme le dernier maillon d’une longue tradition : 59.– Ibid., p. 61-71. 60.– Ibid., p. 82-89. 61.– Ibid., p. 41.
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Il n’est donc pas illégitime de résumer ainsi le mouvement de la philosophie, de Platon à Fichte ou à Hegel, en passant par Descartes, quelle que soit la diversité des hypothèses de départ et des apodicticités finales. Au moins y a-t-il quelque chose de commun : le point de départ trouvé dans une « hypothèse » […] et le point d’arrivée, trouvé dans une apodicticité ou un impératif d’ordre éminemment moral62.
Comme toute la tradition, Hegel aurait subordonné, dans l’argumentation, le moment provisoire de l’hypothèse au moment final du résultat, moment apodictique dans lequel le jugement affirme le vrai dans toute sa nécessité et fait ainsi triompher l’identité sur la différence. La division platonicienne du genre, le syllogisme aristotélicien qui conclut à partir de ses prémisses, les longues chaînes de raisons de la déduction cartésienne, la déduction à partir du Moi transcendantal chez Fichte, et bien sûr le savoir absolu de Hegel aboutissent tous à un résultat qui défait la nature problématique du point de départ du raisonnement au profit de l’identité du résultat, qu’il s’agisse de l’identité d’un jugement de type « S est P », de l’identité d’une doctrine de la science ou bien de l’identité du processus de l’esprit. Le fait que Hegel soit désigné comme le dernier grand philosophe de la tradition n’en fait pas un philosophe parmi d’autres. Deleuze ne revient pas ici à la manière dont il voyait les choses dans les textes sur Bergson des années 1950 lorsqu’il plaçait Hegel sur un pied d’égalité avec Platon. Une deuxième série de textes nous montre que, dans Différence et répétition, Hegel n’est pas seulement un énième élément de la tradition. Arrivant à la fin, il en révèle aussi le sens. C’est alors toute l’histoire de la philosophie qui est orientée par son terme hégélien et qui peut être relue de manière téléologique à partir de cette orientation. Hegel apparaît comme l’aboutissement, le point paroxystique d’une histoire au long cours qui a fait triompher l’identité sur la différence. Il en va toujours ainsi lorsque Deleuze parle de la dégénérescence de la dialectique dans l’histoire de la philosophie. Ainsi, au chapitre III de Différence et répétition, Deleuze parle d’une « longue dénaturation qui commence avec la dialectique elle-même, et trouve sa forme extrême dans l’hégélianisme63 ». Il dit sensiblement la même chose au chapitre IV où la philosophie hégélienne apparaît comme le sommet d’une tradition qui a toujours réduit la positivité des éléments problématique à leur dimension négative, censée se résoudre dans l’identité de l’essence comme solution du problème : Hegel, de ce point de vue, est l’aboutissement d’une longue tradition qui prit au sérieux la question qu’est-ce que ?, et qui s’en servit pour déterminer 62.– Ibid., p. 254. 63.– Ibid., p. 213 (nous soulignons).
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l’Idée comme essence, mais qui, par là, substitua le négatif à la nature du problématique. Ce fut l’issue d’une dénaturation de la dialectique64.
Deleuze y revient une dernière fois et enfonce le clou dans la conclusion de Différence et répétition : « Commence la longue histoire d’une dénaturation de la dialectique, qui trouve son aboutissement avec Hegel, et qui consiste à substituer le travail du négatif au jeu de la différence et du différentiel65 ». Ces dernières citations sur la dialectique mettent en œuvre une même structure argumentative fondée sur le topos de la dégénérescence : il est à chaque fois question d’une « dénaturation de la dialectique » et Hegel apparaît comme la « forme extrême », « l’issue » et « l’aboutissement » de cette dégénérescence historique. Le terme hégélien révèle ainsi de manière hyperbolique la pente funeste qu’a prise la tradition dès ses débuts en subordonnant la différence à l’identité. Il y a une parfaite complémentarité entre ces deux séries de textes qui présentent la philosophie hégélienne à la fois comme un terme et comme la finalité de la tradition. C’est parce qu’il vient à la fin que Hegel révèle le sens de la tradition, il en est la juste conclusion. Aux yeux de Deleuze, il y a une parfaite équivalence entre le fait, pour Hegel, d’arriver en dernier et le fait d’être celui qui a porté le primat de l’identité à son acmé : « L’audace hégélienne est le dernier hommage, et le plus puissant, rendu au vieux principe66 ». Le point hégélien final révèle les tendances profondes de la tradition philosophique. Telle est la manière dont Deleuze aborde l’histoire de la philosophie dans Différence et répétition. Il faut bien saisir ce que cette nouvelle écriture de l’histoire de la philosophie change dans la critique deleuzienne de Hegel. Contrairement à ce qu’il en était dans Nietzsche et la philosophie, l’hégélianisme n’est plus une bifurcation malheureuse de la philosophie moderne, qui nous obligerait à revenir au projet critique de Kant et à l’accomplir grâce à Nietzsche. Hegel n’est plus le point de départ d’une erreur récente, mais le point d’arrivée d’une erreur originelle. La catastrophe que constitue la philosophie hégélienne n’est nullement un accident contingent, mais le révélateur du sens téléologique de la tradition – aussi étrange qu’une telle écriture téléologique de l’histoire de la philosophie puisse paraître chez un penseur comme Deleuze qui n’a cessé de s’opposer à la téléologie. Ce changement d’échelle, qui nous fait passer de la perspective locale de la modernité philosophique à la perspective globale de la tradition philosophique en son entier, est précisément ce qui permet de charger davantage le fardeau hégélien. Hegel porte désormais sur ses épaules toutes les erreurs de la tradition, tout ce que 64.– Ibid., p. 243 (nous soulignons). 65.– Ibid., p. 344 (nous soulignons). 66.– Ibid., p. 71 (nous soulignons).
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l’histoire de la philosophie a de mauvais peut dorénavant lui être attribué, si bien que la lutte contre l’hégélianisme apparaît comme l’enjeu central pour qui veut lutter contre les errements millénaires de la philosophie. Le seul nom de Hegel doit suffire pour désigner tout ce qui, dans la tradition philosophique, n’est pas rachetable. En tension peut-être avec la propre éthique spinoziste et nietzschéenne qu’il défend, dans laquelle les notions de bien et de mal s’effacent au profit des notions de bon et de mauvais, Deleuze semble bien faire de Hegel une forme d’incarnation du mal dans l’histoire de la philosophie. Ce qui s’est transformé entre 1962 et 1968, c’est la nature du mal dont est porteuse la philosophie hégélienne : il ne s’agit plus d’un mal local dont le remède nietzschéen pourrait nous soigner, mais d’un mal général et intemporel qui, venu du fond des âges, implique le plus grand et le plus difficile des combats. Le passage à la critique de l’identité accroît ainsi considérablement le mal que représente la philosophie de Hegel et rend d’autant plus nécessaire la radicalité de son rejet. Nous avons souligné, dans l’introduction de cette troisième partie, que Hegel était le seul philosophe à ne jamais être sauvé par Deleuze, le seul dont il n’ait pas tiré une lecture originale qui rachète ses torts et le fasse échapper pour une part à la tradition. Nous comprenons maintenant pourquoi : Hegel ne pouvait pas échapper à la tradition parce qu’il est la tradition, il est la métonymie de tout ce qui doit être affronté dans l’histoire de la philosophie.
5) « Il faut bien que quelqu’un tienne le rôle de traître » Ce regain d’intensité critique se traduit par l’apparition d’un nouveau sobriquet pour désigner Hegel. Celui-ci devient le « traître » de l’histoire de la philosophie. La notion de traître a deux fonctions dans le discours deleuzien de la fin des années 1960 : elle donne à la critique de Hegel une dimension antéchristique qui fait de l’hégélianisme un mal absolu, et cette dimension antéchristique permet de faire le lien entre l’histoire de la philosophie et l’histoire du monde – un lien qui manquait dans la critique de Hegel que déployait Nietzsche et la philosophie. La traîtrise pose en outre la question de ce qu’est l’histoire de la philosophie pour Deleuze, car il n’y a rien d’évident dans l’idée de faire d’un philosophe un traître à l’égard de ses semblables67. Dans une interview accordée à La Quinzaine littéraire en mars 1969, peu après la parution de Différence et répétition, Deleuze précise son rapport à l’histoire de la philosophie et affirme : 67.– Dans le dernier chapitre de ce livre, nous analyserons un autre sens encore de la traîtrise hégélienne qui, paradoxalement, sera l’occasion d’un rachat et d’un salut de la philosophie de Hegel.
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il me semble permis de dégager d’une philosophie conservatrice dans son ensemble certaines singularités qui ne le sont pas : ainsi pour le bergsonisme et son image de la vie, de la liberté ou de la maladie mentale. Mais pourquoi je ne le fais pas pour Hegel ? Il faut bien que quelqu’un tienne le rôle de traître. L’entreprise de « charger » la vie, de l’accabler de tous les fardeaux, de la réconcilier avec l’État et la religion, d’y inscrire la mort, l’entreprise monstrueuse de la soumettre au négatif, l’entreprise du ressentiment et de la mauvaise conscience s’incarnent philosophiquement dans Hegel. Avec la dialectique du négatif et de la contradiction, il a inspiré naturellement tous les langages de la trahison, aussi bien à droite qu’à gauche (théologie, spiritualisme, technocratie, bureaucratie, etc.)68.
On retrouve dans ce texte les éléments critiques que nous avons déjà soulignés. D’une part, le déplacement de la critique théorique à la critique pratique opéré par Nietzsche et la philosophie se maintient et la dialectique de la négativité se trouve coïncider avec l’apologie des valeurs établies, le ressentiment et la mauvaise conscience. D’autre part, l’idée selon laquelle la philosophie de Hegel révèle la vérité d’une histoire qui la dépasse s’exprime ici par le rapport d’incarnation qui lie l’hégélianisme aux symptômes nihilistes. En effet, ces symptômes nihilistes – charger la vie, la soumettre au négatif, la réconcilier avec les institutions étatiques et religieuses, etc. – « s’incarnent » dans la philosophie hégélienne, ce qui signifie qu’ils lui préexistent et que la philosophie de Hegel est seulement celle qui les exprime le mieux, qui leur donne leur langage en quelque sorte. On perçoit ici le nouveau rapport que Deleuze instaure entre Hegel et l’histoire de la philosophie dans Différence et répétition. Mais dans cet entretien il va encore plus loin puisque, à l’évidence, cette histoire dont la philosophie hégélienne ne fait que révéler le sens nihiliste n’est plus seulement l’histoire de la philosophie, elle est l’histoire tout court. Cet élargissement de la réflexion à l’histoire mondiale est dans la continuité de Différence et répétition dont cet entretien est contemporain. Lorsque Deleuze dit que Hegel a « inspiré naturellement tous les langages de la trahison », il ne pense pas à une inspiration directe qui, à la limite, ne pourrait valoir que pour les expériences technocratiques et bureaucratiques du xxe siècle – si Deleuze entend par là les récupérations fascistes ou totalitaires de Hegel en Allemagne, en Italie ou en URSS –, mais en aucun cas pour la théologie et le spiritualisme. La philosophie de Hegel devient plutôt une sorte d’inspiratrice intemporelle, une muse éternelle de toutes les entreprises nihilistes de l’histoire humaine. Elle est d’une certaine manière propulsée hors du temps pour incarner l’ensemble des maux qui se déploient tant dans l’histoire du 68.– G. Deleuze, « Gilles Deleuze parle de la philosophie », art. cit., p. 200 (nous soulignons).
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monde que dans l’histoire de la philosophie. C’est en ce sens que Hegel peut tenir le « rôle du traître », car il est celui qui a trahi la vie et par là même toute pensée créatrice et intempestive. Élevée au rang de symbole de toute trahison des puissances vitales dans l’histoire, Hegel est traître de tout temps et en tout lieu, il est le grand traître depuis toujours, tapi au fond de l’histoire. Les conséquences de cette hyperbolisation sont importantes pour l’anti-hégélianisme de Deleuze. D’abord, en faisant de Hegel un traître, Deleuze lui donne une dimension antéchristique indéniable. Hegel apparaît comme le Judas de la philosophie, celui qui, plus que tout autre, a trahi le salut de la pensée et de la vie en les vouant à l’État et aux puissances nihilistes. S’il est possible de racheter une part de Platon, une part d’Aristote, une part de Descartes, une part de Kant, etc., il est impossible de sauver la moindre parcelle de philosophie hégélienne. Tous les penseurs de l’histoire de la philosophie sont en partie tirés de la bourbe de l’histoire par Deleuze, sauf Hegel qui s’y enfonce toujours plus à mesure que progressent les atrocités du monde. C’est pourquoi il est cette figure de l’Antéchrist à laquelle, plus de vingt ans après, Deleuze et Guattari opposeront la figure de Spinoza, couronné « Christ des philosophes69 ». Spinoza, le Christ ; Hegel, le traître, son Judas. C’est cette opposition biblique du bien et du mal – et cela malgré le rejet de ces notions dans ses textes sur Nietzsche ou Spinoza – qui structure l’histoire de la philosophie chez Deleuze et qui explique la violence avec laquelle il attaque Hegel. Deleuze, n’écoutant pas Marx sur ce point, refait de Hegel le « chien crevé » de la philosophie, celui qu’on laisse derrière soi. Ensuite, en abordant désormais Hegel depuis la figure de la traîtrise, Deleuze comble l’écart entre l’histoire du monde et l’histoire de la philosophie que nous avons relevé dans Nietzsche et la philosophie. On se rappelle que, dans le livre de 1962, la critique de Hegel était l’enjeu de la philosophie moderne, et qu’en même temps l’hégélianisme était assimilé à l’histoire du monde, sans que le rapport entre ces deux temporalités soit explicité. C’est chose faite au moment de Différence et répétition puisque, Hegel devenant le traître de toute la tradition philosophique, sa critique n’est plus seulement l’enjeu de la modernité, mais l’enjeu intemporel de toute l’histoire de la philosophie et, à la limite, de toute l’histoire du monde. C’est de tout temps que l’affirmation de la vie contre le nihilisme a lutté contre la philosophie hégélienne sans le savoir. Paradoxalement, ce passage invraisemblable à un Hegel intemporel est ce qui donne sa cohérence temporelle à la critique de la philosophie hégélienne que Deleuze cherche à étendre à l’ensemble de l’histoire, tant philosophique que mondiale. Là où l’usage de la Généalogie de la morale de Nietzsche donnait à Hegel un rôle au regard de l’ensemble 69.– G. Deleuze, F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ? (1991), Paris, Minuit, 2005, p. 59.
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de l’histoire du monde et où, à l’inverse, Deleuze situait l’enjeu philosophique uniquement dans la modernité, la radicalisation hyperbolique de la critique de Hegel dans Différence et répétition étend l’enjeu philosophique à l’ensemble de l’histoire et réduit ainsi cette tension. On comprend comment Différence et répétition, en radicalisant de manière hyperbolique la critique de Hegel, parvient à résoudre les tensions qui subsistaient dans Nietzsche et la philosophie et à accroître davantage l’enjeu et la dramatisation de sa critique de la philosophie hégélienne. Mais comment croire à cette hyperbolisation qui semble plus être du ressort du fantasme que du réel ? Comment croire à ce Hegel intemporel qui aurait inspiré toutes les atrocités de l’histoire et toutes les méprises de la philosophie ? Deleuze n’est-il pas allé trop loin, au point qu’on ne pourrait plus le suivre ? En réalité, cette exagération, cette pratique de l’hyperbole et de l’emphase est au centre de l’histoire de la philosophie telle que l’écrit Deleuze70. En effet, Deleuze ne dit pas seulement que Hegel est un traître, dans le passage de l’entretien que nous avons cité, il dit qu’il lui a donné le « rôle du traître ». C’est que, pour lui, l’histoire de la philosophie est une affaire de rôle et de fonction à jouer dans un agencement. Dans l’avant-propos à Différence et répétition, il développe l’idée selon laquelle « l’histoire de la philosophie doit jouer un rôle assez analogue à celui d’un collage dans une peinture71 ». Cela signifie qu’il faut agencer les différents rôles, les différentes pièces du puzzle, de sorte à écrire l’histoire de la philosophie à la manière d’un « roman policier » ou d’un roman de « science-fiction72 ». Les auteurs sont comme des personnages qui ont un rôle à jouer, et bien évidemment on retrouvera les héros (Spinoza, Nietzsche…) et le grand méchant, le traître : Hegel. Deleuze cherche moins à écrire une histoire vraie de la philosophie, qu’une histoire fantasmée où l’imagination a un rôle fondamental : « Il faudrait arriver à se raconter un livre réel de la philosophie passée comme si c’était un livre imaginaire et feint73 ». Ce n’est dès lors pas un hasard si Deleuze mentionne ici la nécessité d’imaginer « un Hegel philosophiquement barbu », c’est-à-dire vieux, conservateur, réactionnaire, dépassé, bref ce traître qu’il s’évertue à critiquer. C’est pourquoi sa critique de Hegel peut paraître si injuste parfois, si incroyablement emphatique et exagérée, si hyperbolique, car à l’évidence Deleuze ne recherche pas la vérité ici, pas même la vraisemblance. Ce qui est recherché, dans la critique deleuzienne de Hegel, c’est la constitution d’un épouvantail qui aurait un 70.– Sur l’écriture deleuzienne de l’histoire de la philosophie, cf. M. Antonioli, Deleuze et l’histoire de la philosophie, op. cit. 71.– G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 4. 72.– Ibid., p. 3. 73.– Ibid., p. 4.
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rôle de traître à jouer dans l’histoire de la philosophie, afin de condenser en lui le mal et de permettre à d’autres auteurs d’endosser les rôles de héros. La figure du traître a donc un certain nombre de fonctions décisives au moment de Différence et répétition. Elle est en outre à rapporter à la manière profondément virtuose et originale dont Deleuze pratique l’histoire de la philosophie. Il nous reste à comprendre ce que le livre de 1968 oppose à la philosophie hégélienne, qui n’est plus réductible à une réactualisation des philosophies bergsonienne et nietzschéenne. Ce que Deleuze oppose désormais à la dialectique, c’est la dialectique elle-même.
6) Le dédoublement de la dialectique Si Hegel résume à lui tout seul la face sombre et dominante de l’histoire de la philosophie, alors la dialectique hégélienne désigne tout ce que la tradition a de condamnable. Mais comment nommer dès lors la face lumineuse de cette histoire, celle qui s’oppose à la dialectique hégélienne ? Comment faire se rejoindre les penseurs minoritaires ou marginaux glorifiés par Deleuze – Lucrèce, Duns Scot, Spinoza, Hume, Nietzsche, Bergson, Simondon – ainsi que la part rachetée de Platon, d’Aristote, de Leibniz ou de Kant ? Alors que dans Nietzsche et la philosophie, la dialectique renvoyait uniquement à Hegel, le coup de maître de Deleuze dans Différence et répétition consiste à opposer à la dialectique hégélienne une autre dialectique que le livre de 1968 cherche à élaborer en se réappropriant tout ce qui, dans la tradition, échappe à l’hégélianisme. Dialectique contre dialectique, donc, dédoublement de la dialectique qui vise à distinguer deux grandes orientations dans l’histoire de la philosophie : une orientation hégélienne et une orientation qui lui serait opposée et que Deleuze serait parvenu à exhumer. Ce dédoublement a pour objectif, non seulement de récupérer positivement une part de la tradition philosophique, mais aussi, plus fondamentalement, d’arracher à Hegel la dialectique à laquelle son nom est toujours attaché et ainsi, comme nous le verrons, de le concurrencer sur son propre terrain. L’ultime critique de Hegel lancée par Deleuze consiste par conséquent à lui opposer un projet positif : l’élaboration d’une dialectique qui lui serait supérieure. Ainsi, contrairement à ce qui est parfois dit74, Deleuze ne rejette pas en bloc la dialectique. Selon les mots de David Lapoujade, « on a tort d’affirmer que le projet de Deleuze est anti-dialectique sous prétexte qu’il rejette toute médiation75 ». Ce que cherche à faire Deleuze, c’est de retirer à l’hégélianisme le monopole de la dialectique et cela, comme l’a remarqué Anne Sauvagnargues, pour diviser l’histoire de la philosophie en 74.– Cf. par exemple A. Badiou, Deleuze. « La clameur de l’Être », op. cit., p. 49 sq. 75.– D. Lapoujade, Deleuze, les mouvements aberrants, op. cit., p. 97.
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deux axes : l’axe hégélien et l’axe anti-hégélien76. Pour comprendre ce geste, nous verrons dans ce sous-chapitre comment Deleuze remonte à l’origine platonicienne de la dialectique pour en ressaisir la part légitime et montrer que l’axe anti-hégélien, bien que minoritaire, existait dès la naissance de la dialectique. Dans le sous-chapitre suivant, nous verrons comment toute une série de penseurs (Aristote, Kant, Leibniz, Simondon) se voient ralliés à l’axe anti-hégélien de sorte à isoler Hegel, à faire de ce traître un philosophe seul contre tous. Lors d’une conférence intitulée « La méthode de dramatisation », prononcée par Deleuze devant la Société française de philosophie le 28 janvier 1967 et dans laquelle il expose les principales thèses de Différence et répétition, la critique de l’identité se fait à partir de la critique de la question de l’essence, la question Qu’est-ce que ? : Dès que la dialectique platonicienne devient une chose sérieuse et positive, on la voit prendre d’autres formes : qui ? dans le Politique, combien ? dans le Philèbe, où et quand ? dans le Sophiste, en quel cas ? dans le Parménide. Comme si l’Idée n’était positivement déterminable qu’en fonction d’une typologie, d’une topologie, d’une posologie, d’une casuistique transcendantales. Ce qui est reproché aux sophistes, alors, c’est moins d’avoir utilisé des formes de question inférieures en elles-mêmes, que de ne pas avoir su déterminer les conditions dans lesquelles elles prennent leur portée et leur sens idéels. Et si l’on considère l’ensemble de l’histoire de la philosophie, on cherche en vain quel philosophe a pu procéder par la question « qu’est-ce que ? ». Aristote, surtout pas Aristote. Peut-être Hegel, peut-être n’y a-t-il que Hegel, précisément parce que sa dialectique, étant celle de l’essence vide et abstraite, ne se sépare pas du mouvement de la contradiction. La question Qu’est-ce que ? préjuge de l’Idée comme simplicité de l’essence ; il est forcé, dès lors, que l’essence simple comprenne l’inessentiel, et le comprenne en essence, donc se contredise77.
La philosophie, selon Deleuze, aurait tort de demander à l’être ce qu’il est, c’est-à-dire de vouloir identifier les choses en enfermant leur essence dans l’identité d’un concept. À la question de l’essence, Deleuze oppose les questions Qui ?, Où ?, Comment ?, Dans quel cas ?, Combien ?, Pourquoi ?, etc., c’est-à-dire une analyse pluraliste et casuistique qui ouvre l’être à toutes les nuances singulières, à la contingence empirique et à toutes les différences irrécupérables par l’identité d’un concept. On retrouve là l’idée bergsonienne, défendue par Deleuze dès les années 1950, d’une saisie intuitive de l’être singulier. Mais, à la différence des textes sur Bergson, l’intuition ne s’oppose plus à la dialectique, puisque la 76.– A. Sauvagnargues, Deleuze. L’empirisme transcendantal, op. cit., p. 332. 77.– G. Deleuze, « La méthode de dramatisation » (1967), in L’île déserte, op. cit., p. 133.
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casuistique et la question de l’essence dessinent désormais deux dialectiques différentes. La dialectique de l’identité et de l’essence, bien entendu, est attribuée à Hegel, et à lui seul ! On connaît la raison de cette surprenante affirmation78 : Hegel est, pour Deleuze, le seul vrai méchant de l’histoire de la philosophie, le seul dont rien dans l’œuvre n’est à sauver. Platon, lui, au contraire, n’aurait pas posé la question de l’essence, ou du moins pas uniquement. Deleuze mentionne des textes platoniciens dans lesquels la dialectique se fait « sérieuse » et abandonne la question Qu’est-ce que ? Sans doute Platon n’est-il pas toujours fidèle à cette dialectique légitime, mais une partie de son œuvre peut être mobilisée pour la penser. Deleuze rejette les dialogues aporétiques79 – Hippias, Ion, Lachès, Charmide, Protagoras, Euthyphron – qui, procédant par la méthode de la réfutation, ne parviennent jamais à saisir l’essence et achoppent sans véritable dénuement. Dans l’Hippias majeur, par exemple, Socrate interroge l’essence du beau et réfute toutes les propositions d’Hippias qui ne sont que des exemples particuliers de beauté (la belle jeune fille, l’or, la vie humaine réussie), mais pas le beau en soi, l’identité du beau toujours égal à lui-même. Le dialogue se clôt cependant sans que Socrate soit parvenu à nous livrer l’essence de la beauté. C’est là le signe, pour Deleuze, que la question de l’essence, comme chez Hegel, ne peut mener qu’à la contradiction. Mais il voit dans les dialogues platoniciens non aporétiques – Philèbe, Parménide, Politique, Sophiste – l’émergence d’autres questions plus pertinentes. Alors Platon se serait détaché de la réfutation socratique pour produire une dialectique pluraliste et casuistique. Dans le Sophiste, par exemple, Platon se demande, non pas ce qu’est le beau, le bien, la justice, etc., mais qui est sophiste, et dans quels cas il l’est. C’est la raison pour laquelle il donne plusieurs définitions du sophiste : un chasseur de jeunes gens riches, un marchand de connaissances, un maître en polémique, un purificateur des âmes. L’Idée du sophiste, telle que Deleuze la comprend, est le parcours de ces différences, le cheminement des points singuliers qui constituent la multiplicité, l’universel concret. Dans les deux cas, tant dans les dialogues de jeunesse que dans les derniers dialogues, la dialectique se veut donc connaissance de l’Idée. Mais l’Idée est déterminée différemment dans chaque cas : identité de l’essence 78.– L’affirmation a surpris l’auditoire de Deleuze. En témoigne l’intervention de Ferdinand Alquié : « Mais je regrette le rejet, un peu rapide, de la question Qu’est-ce que ?, et je ne saurais accepter ce qu’il [= Deleuze] nous a dit, en nous intimidant un peu, au début, à savoir qu’aucun philosophe ne s’était posé cette question, sauf Hegel. Je dois le dire, cela m’étonne un peu : je connais en effet beaucoup de philosophes qui se sont posé la question Qu’est-ce que ? » (« La méthode de dramatisation », art. cit., p. 147-148). 79.– Ibid. : « Car la question Qu’est-ce que ? n’anime finalement que les dialogues dits aporétiques. Se peut-il que la question de l’essence soit celle de la contradiction, et qu’elle nous jette elle-même dans des contradictions inextricables ? »
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dans le premier cas, multiplicité de différences dans le second. La dialectique promue par Deleuze est un art de « parcourir l’Idée comme une multiplicité80 », et, contre Hegel qui aurait été le seul à avoir limité l’Idée à l’identité, il crédite le vieux Platon d’avoir découvert un tel art. Il y a là, bien sûr, une double torsion du texte platonicien. D’une part, la réfutation socratique des dialogues dits aporétiques ne visait pas tant à saisir l’essence, justement, qu’à faire prendre conscience à l’interlocuteur de la vacuité de son savoir81. D’autre part, les dialogues non aporétiques sont loin de rejeter la question de l’essence. Le Sophiste, notamment, n’interroge « qui est sophiste ? » et ne donne les multiples définitions du sophiste que pour répondre à la question d’essence : « qu’est-ce que le non-être ? ». Et dans le Philèbe, la dialectique est définie par Socrate comme « la connaissance de ce qui est, de ce qui est réellement et par nature toujours identique à soi82 ». L’identité de l’essence reste donc bien le principal souci de Platon. Ce n’est cependant pas ce que retient Deleuze, qui inverse la lecture traditionnelle de l’œuvre platonicienne pour y trouver des éléments qui échapperaient à l’hégélianisme et qui seraient appropriables par la nouvelle dialectique qu’il entend promouvoir. Arracher Platon à l’axe hégélien de l’histoire de la philosophie, c’est remonter aux sources de la dialectique pour montrer que rien ne la prédestinait à prendre la voie hégélienne, mais que, au contraire, il existait dès son commencement une voie positive et légitime pour la dialectique. L’origine n’est donc pas simple et unitaire, elle se dédouble et constitue déjà une différence entre deux orientations de la philosophie que la tradition n’a fait que poursuivre. Ce dédoublement de la dialectique permet à Deleuze, non seulement de répartir les grandes pensées de la tradition dans les deux axes qu’il a tracés, mais de couper en deux chaque doctrine pour voir ce qui, en elle, appartient à l’orientation hégélienne (le fondement comme identité) ou bien à l’orientation qu’il souhaite défendre (la productivité de la différence). Il peut ainsi réécrire l’ensemble de l’histoire de la philosophie en sauvant une part de tous les penseurs de la tradition. Sauf Hegel, qui se retrouve alors seul contre tous.
80.– G. Deleuze, « La méthode de dramatisation », art. cit., p. 133. 81.– Voir Ménon, 80d, lorsque Socrate dit à Ménon : « Tu vois bien qu’à présent, parlant de la vertu, je ne sais pas ce qu’elle est, tandis que toi, qui le savais sans doute avant d’entrer en contact avec moi, tu ressembles tout de même maintenant à quelqu’un qui ne le sait pas ! » (Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2011, p. 1064). 82.– Platon, Philèbe, 57e-58a, in ibid., p. 1354. Voir aussi République, VII, 533c, p. 1699 : « le parcours dialectique est le seul à progresser de cette manière, en supprimant les hypothèses pour atteindre le premier principe lui-même » (ibid., p. 1699). Sur la question de la dialectique chez Platon, on pourra se reporter à M. Dixsaut, Métamorphoses de la dialectique dans les dialogues de Platon, Paris, Vrin, 2001.
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7) Hegel, seul contre tous Après avoir résumé sous le nom de « Hegel » tout ce qu’il y a de mauvais dans l’histoire de la philosophie, Deleuze est remonté à Platon pour réhabiliter un versant anti-hégélien de cette histoire et proposer une dialectique alternative. Il devient alors possible de relire les grands auteurs de la tradition philosophique pour en dégager la part non hégélienne. Un des résultats de cette entreprise est d’isoler toujours plus Hegel dans l’histoire de la philosophie, d’en faire un paria qui, certes, aurait triomphé, mais qui, parce qu’il a trahi la philosophie, se retrouve solitaire. Après avoir résumé en son nom tous les penseurs de la tradition, Hegel se retrouve seul contre tous. Deleuze cherche alors à faire se révolter l’histoire de la philosophie contre l’hégélianisme. Pour cela, il dégage la part lumineuse de chaque pensée, cette part qui peut venir alimenter la dialectique anti-hégélienne. La scission entre l’axe hégélien et l’axe anti-hégélien traverse et fracture chaque philosophie, séparant en deux tous les grands auteurs de la tradition. À la limite, seuls Hegel et Deleuze (avec peut-être Nietzsche et Spinoza) constituent des éléments purs et sont traversés chacun par un seul axe – l’axe du mal pour Hegel, l’axe du bien pour Deleuze. Mais en ce qui concerne les autres penseurs, il faut opérer une sorte d’extraction chimique pour séparer les éléments purs et retrouver ce qui, chez chacun, appartient à l’axe hégélien et à l’axe anti-hégélien de la philosophie. C’est cette opération qui permet à Deleuze de constituer une tradition alternative de la dialectique qu’il peut tout entière opposer à Hegel, et ainsi faire se révolter la tradition contre celui qui est censé la porter à son acmé. Nous devons, pour notre part, chercher à comprendre la manière dont Deleuze construit cet axe anti-hégélien. Pour ce faire, nous ne viserons ni l’exhaustivité, qui nous emmènerait vers une fastidieuse énumération, ni la retranscription fidèle de la manière dont Deleuze présente l’histoire des philosophies de la différence au chapitre I de Différence et répétition, dont on a déjà souligné l’insuffisance en ce qui concerne la compréhension de l’anti-hégélianisme deleuzien. Nous avons choisi d’organiser l’axe anti-hégélien constitué par Deleuze en fonction de la manière dont les auteurs y sont mobilisés. Il y a ainsi ceux qui, comme Aristote et Kant, sont mobilisés implicitement contre Hegel. D’autres qui, comme Leibniz et Simondon, sont mobilisés explicitement dans la guerre anti-hégélienne que mène Deleuze. Deleuze n’oppose pas directement Aristote et Kant à Hegel. Mais il distingue au sein de leurs philosophies deux orientations dont l’une est légitime et l’autre est illégitime. Chacune de ces orientations est implicitement à raccorder à l’axe hégélien et à l’axe anti-hégélien qui structurent la conception deleuzienne de l’histoire de la philosophie dans Différence et
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répétition. Ainsi, pour la philosophie du Stagirite, Deleuze regrette que « la dialectique apparaisse dévaluée chez Aristote, réduite aux simples vraisemblances de l’opinion83 ». Aristote rompt en effet avec Platon et ne considère plus que la philosophie s’identifie à la dialectique. La dialectique aristotélicienne se contente de raisonner à partir des opinions communément admises sur un sujet donné84. Art des opinions et non science de la vérité, la dialectique se voit réduite à un rôle de propédeutique dans la recherche philosophique. Elle est là pour faire commencer la discussion sur de bonnes bases, pour bien poser les problèmes à partir de ce qui a déjà été dit sur eux. Mais dans l’esprit d’Aristote, elle doit ensuite laisser sa place à la philosophie qui, elle, va rechercher la vérité, l’essence ou la substance (ousia)85. On voit dès lors ce qui a pu intéresser Deleuze dans la conception aristotélicienne de la dialectique : celle-ci consiste en une position de problèmes non encore résolus. Ce qui, pour Aristote, est une faiblesse, devient une force pour Deleuze86. Le tort d’Aristote, c’est d’avoir voulu dépasser le niveau des problèmes pour celui des solutions. Ce tort, comme on l’a vu, c’est précisément celui de la philosophie hégélienne, celui que Hegel résume de son nom et qui fait qu’une partie de la philosophie aristotélicienne reste ancrée dans l’axe hégélien. Mais une fois purgé de ses fautes, Aristote devient mobilisable par Deleuze pour penser sa dialectique de l’Idée-problème en opposition à la dialectique hégélienne. Il en va de même pour Kant qui a bien vu la dimension problématique de l’Idée, mais qui a ramené cette dimension à une illusion, à des faux problèmes que pose la raison87. La dialectique, chez Kant, désigne en effet une « logique de l’apparence88 ». Dans l’ordre de la connaissance, ces apparences surgissent inévitablement du fait de la tendance qu’a la raison 83.– G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 207. 84.– Aristote, Topiques, tr. fr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1987, 100a30-100b25 : « Est dialectique le syllogisme qui conclut de prémisses probables. […] Sont probables les opinions qui sont reçues par tous les hommes, ou par la plupart d’entre eux, ou par les sages, et, parmi ces derniers, soit par tous, soit par la plupart, soit enfin par les plus notables et les plus illustres ». Sur la dialectique chez Aristote, voir P.-M. Morel, Aristote. Une philosophie de l’activité, Paris, Flammarion, 2003, p. 80-89. 85.– Aristote, Métaphysique, livre E, 1026a30-35, op. cit., p. 226 : « s’il existe une certaine substance, la science de cette substance est antérieure, elle est la philosophie première ». 86.– G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 207 : « Aristote assignait à la dialectique sa tâche réelle, sa seule tâche effective : l’art des problèmes et des questions. Tandis que l’Analytique nous donne le moyen de résoudre un problème déjà donné, ou de répondre à une question, la Dialectique doit montrer comment on pose légitimement la question ». 87.– Ibid., p. 218 : « Kant ne cesse de rappeler que les Idées sont essentiellement “problématiques”. Inversement, les problèmes sont les Idées elles-mêmes. Sans doute montret-il que les Idées nous précipitent dans de faux problèmes. Mais ce caractère n’est pas le plus profond ». 88.– E. Kant, Critique de la raison pure, éd. F. Alquié, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2006, p. 318 (AK III, p. 234).
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à vouloir unifier les connaissances produites par l’entendement à partir de l’intuition89. Pour cela, la raison cherche à remonter à « l’inconditionné90 ». Or, un tel inconditionné susceptible d’unifier le savoir n’est pas présent dans l’expérience, il faut donc que la raison produise des idées, le propre de l’idée étant qu’elle « dépasse la possibilité de l’expérience91 ». Hors des limites de l’expérience, le critère de l’intuition n’est plus disponible et par conséquent les concepts de la raison ne peuvent plus être que problématiques et hypothétiques92. L’idée n’est donc pas constitutive d’une connaissance, mais tient seulement un rôle de régulateur. Quand nous pensons que l’idée désigne un objet réel, l’esprit humain s’empêtre dans des problèmes insolubles et il faut parler de dialectique. Quant à la dialectique, ce qui a séduit Deleuze chez Kant est sa conception hypothétique de l’idée, cette prise en compte des problèmes et pas seulement des solutions : la dialectique repensée comme art des problèmes93. Certes, les problèmes en question sont de faux problèmes et cela a pour conséquence que « la critique kantienne reste sous la domination de l’image dogmatique ou du sens commun94 ». C’est d’ailleurs cela qui est hégélien chez Kant. Car bien que Hegel affirme, contre Kant, que la dialectique est réelle et non pas simplement idéelle, Hegel en reste aussi à la négation des différences dans l’identité, à l’oubli des problèmes au profit des solutions. Mais le geste kantien, aux yeux de Deleuze, échappe en partie à la dialectique hégélienne en faisant de la dialectique un art des problèmes et non, à la manière hégélienne, une recherche de l’essence et des solutions. Si la mobilisation d’Aristote et de Kant contre la dialectique hégélienne reste implicite, celle de Leibniz et de Simondon est tout à fait explicite. Dans Différence et répétition, Leibniz est placé aux côtés de Platon et de Kant au sein du petit panthéon de ceux qui ont compris que penser l’Idée revenait à penser le problème comme multiplicité différentielle : « Bref, dx, c’est l’Idée – l’Idée platonicienne, leibnizienne ou kantienne, le “problème” et 89.– Ibid., p. 327 (AK III, p. 241). 90.– Ibid., p. 328 (AK III, p. 242). 91.– Ibid., p. 337 (AK III, p. 250). 92.– Ibid., p. 556 (AK III, p. 429) : « L’usage hypothétique de la raison, qui se fonde sur des idées admises à titre de concepts problématiques, n’est proprement pas constitutif […]. Cet usage n’est donc que régulateur, c’est-à-dire qu’il sert à mettre, autant qu’il est possible, de l’unité dans les connaissances particulières et à rapprocher ainsi la règle de l’universalité ». 93.– G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 209 : « Plus que tout autre, pourtant, Kant réclamait que l’épreuve du vrai et du faux fût portée dans les problèmes et les questions ; c’est même ainsi qu’il définissait la Critique. Sa profonde théorie de l’Idée, comme problématisante et problématique, lui permettait de retrouver la vraie source de la dialectique, et même d’introduire les problèmes dans l’exposé géométrique de la Raison pratique ». 94.– Ibid., p. 209.
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son être95 ». Ici, dx renvoie au calcul différentiel dont Leibniz est l’un des grands théoriciens96. Leibniz est ainsi enrôlé dans le bataillon du bon axe de la dialectique. Son mérite est d’avoir pensé l’Idée comme multiplicité positive97. Certes, comme les autres, Leibniz a sa part d’errance. Son tort est d’avoir subordonné les multiplicités à des possibles dans l’entendement de Dieu, ce dernier devant choisir quel monde il doit créer en fonction du principe du meilleur. Mais débarrassé de ses tendances théologiques qui l’amènent à refouler la différence au profit de l’identité en Dieu, il devient possible d’opposer Leibniz à Hegel. Deleuze oppose ainsi ce qu’il nomme la « vice-diction » leibnizienne, qui désigne la méthode à même de parcourir le continuum des petites différences, à la contradiction hégélienne, qui subsume le réel sous des concepts abstraits. Dans « La méthode de dramatisation », cette opposition est clairement énoncée : Un tout autre procédé (tel qu’on le trouve esquissé dans la philosophie de Leibniz) doit être entièrement distingué de la contradiction : cette fois, c’est l’inessentiel qui comprend l’essentiel, et qui le comprend seulement en cas. La subsomption sous « le cas » forme un langage original des propriétés et événements. Nous devons appeler vice-diction ce procédé tout à fait différent de celui de la contradiction. Il consiste à parcourir l’Idée comme une multiplicité98.
Leibniz, contrairement à Hegel, n’aurait pas pensé une essence qui se mouvrait par la contradiction, mais une multiplicité de petites différences qui constitueraient l’essence comme un résultat. La vice-diction apparaît 95.– G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 222. 96.– S’appuyant sur Maïmon, Wronski et Bordas-Demoulin, Deleuze reprend la théorie mathématique du calcul infinitésimal pour penser l’Idée-problème. Pour le dire brièvement et schématiquement, Deleuze distingue dans l’Idée le niveau du rapport entre les éléments qui diffèrent et le niveau des singularités qui correspondent à ces rapports. Dans le calcul différentiel, le rapport entre éléments renvoie au rapport différentiel et la singularité qui correspond à ce rapport renvoie à la dérivée en un point de la courbe, dont ce rapport est l’équation. On sait que, dans le calcul différentiel, la courbe primitive est l’intégrale des dérivées, ce qui renvoie chez Deleuze à l’actuel, à l’actualisation de l’Idée dans un état de choses. (Sur ces différents points, cf. G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 221 sq. ; « La méthode de dramatisation », art. cit., p. 139 ; ainsi que le texte « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? », in L’île déserte, op. cit., p. 246-247.) 97.– G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 275 : « Car, chaque fois que Leibniz parle des Idées, il les présente comme des multiplicités virtuelles faites de rapports différentiels et de points singuliers, et que la pensée appréhende dans un état voisin du sommeil, de l’étourdissement, de l’évanouissement, de la mort, de l’amnésie, du murmure ou de l’ivresse… » 98.– G. Deleuze, « La méthode de dramatisation », art. cit., p. 133. Voir aussi Différence et répétition, op. cit., p. 245 : « C’est pourquoi le procédé de la vice-diction, propre à parcourir et à décrire les multiplicités et les thèmes, est plus important que celui de la contradiction qui prétend déterminer l’essence et en préserver la simplicité ».
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ainsi comme un art dialectique en ce qu’elle consiste à parcourir la multiplicité différentielle de l’Idée, le problème et non ses solutions. La vicediction n’est autre que la dialectique au sens deleuzien. Elle désigne cet art, ce régime de pensée par lequel on saisit le virtuel plutôt que l’actuel, par lequel on plonge dans l’être par l’intuition pour saisir les multiplicités différentielles qui le constituent en autant de problèmes. Comme Leibniz, Simondon est explicitement convoqué contre la négativité hégélienne. Dans sa recension de L’individu et sa genèse physico-biologique, en 1966, Deleuze souligne que « dans la dialectique de Simondon, le problématique remplace le négatif99 ». Contre la dialectique qui procède par contradictions et synthèses, Simondon élabore une dialectique pour laquelle le problème constitue une multiplicité positive dont la résolution n’est pas l’effacement de la différence dans l’identité. Ce qui intéresse Deleuze, chez Simondon, c’est qu’il ait saisi l’état problématique qui précède toute individuation, toute solution. Il a vu que le problème constituait une « disparation100 », un état métastable dans lequel les différences se rassemblent en séries de sorte à constituer un champ en tension. Un tel état métastable est une multiplicité différentiée virtuelle, qui n’est pas encore actualisée dans une entité individuée. L’individuation « résout le problème posé par les disparates, en organisant une dimension nouvelle dans laquelle ils forment un ensemble unique de degré supérieur101 ». La catégorie du problématique acquiert ainsi un statut ontologique, « elle ne désigne plus en effet un état provisoire de notre connaissance, un concept subjectif indéterminé, mais un moment de l’être102 ». Contre Hegel qui fait s’enchaîner des négations qui sont autant de solutions identifiables, Simondon perçoit la valeur du problématique. Sans doute Simondon retrouve-t-il l’axe hégélien lorsqu’il fait de l’identité du moi humain la finalité de la chaîne des êtres103. Mais cela est compensé par la dimension anti-hégélienne du concept de problématique104. 99.– G. Deleuze, « Gilbert Simondon, L’individu et sa genèse physico-biologique », in L’île déserte, op. cit., p. 122. On notera que le livre de Simondon n’est que la première partie, parue en 1964, de sa thèse de doctorat intitulée L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, dont la deuxième partie paraîtra en 1989 sous le titre L’individuation psychique et collective. 100.– G. Deleuze, « Gilbert Simondon, L’individu et sa genèse physico-biologique », art. cit., p. 121 : « Singulier sans être individuel, tel est l’état de l’être pré-individuel. Il est différence, disparité, disparation ». 101.– Ibid., p. 122. 102.– Ibid. 103.– Ibid., p. 124 : « Le lecteur se demande toutefois si, dans son éthique, Simondon ne restaure pas la forme d’un Moi qu’il avait pourtant conjurée dans sa théorie de la disparité, ou de l’individu conçu comme être déphasé et polyphasé ». 104.– Soulignons qu’il est exagéré d’affirmer qu’il n’y a pas de négativité dans le problématique simondonien. Simondon explique que la transduction, en tant qu’elle désigne la résolution de la situation problématique, « opère l’inversion du négatif en positif : ce par quoi les termes ne sont pas identiques les uns aux autres, ce par quoi ils sont
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Deleuze pioche ainsi dans l’histoire de la philosophie ce dont il a besoin pour élaborer sa dialectique anti-hégélienne. L’appartenance ou non à un hégélianisme intemporel devient en quelque sorte le critère pour trancher, à l’intérieur de chaque philosophie, ce qui peut être retenu et ce qui doit être rejeté. Cette histoire de la philosophie que Hegel était censé couronner lui échappe et la dialectique, ce qui lui est le plus cher, lui est arrachée. Indirectement, Deleuze se présente ainsi lui-même comme le nouveau couronnement de la tradition philosophique, non plus le couronnement majoritaire de Hegel, mais le couronnement minoritaire d’une dialectique alternative qui a toujours été présente, mais qui a toujours été refoulée et ne l’a jamais emporté.
8) Concurrencer Hegel sur son propre terrain Il nous reste à caractériser plus avant cette philosophie alternative que promeut Deleuze et par laquelle il entend supplanter Hegel. Parce qu’elle se veut dialectique, elle vient concurrencer Hegel sur son propre terrain, comme s’il s’agissait de lui arracher ce qu’il a de plus propre. Deleuze va très loin dans ce sens puisque, comme Hegel, il considère que la dialectique est solidaire d’une critique de la représentation. Cette volonté de venir au plus près de Hegel pour se confronter à lui, nous rappelle que Deleuze oppose à la philosophie hégélienne un projet constructif profondément original. Différence et répétition oppose la négativité, qui caractérise la dialectique hégélienne, au problématique, qui est l’objet de la dialectique deleuzienne : Quand l’ironie socratique fut prise au sérieux, quand la dialectique tout entière se confondit avec sa propédeutique, il en résulta des conséquences extrêmement fâcheuses ; car la dialectique cessa d’être la science des problèmes, et, à la limite, se confondit avec le simple mouvement du négatif et de la contradiction. Les philosophes se mirent à parler comme les jeunes gens de la basse-cour. Hegel, de ce point de vue, est l’aboutissement d’une longue tradition qui prit au sérieux la question qu’est-ce que ?, et qui s’en servit pour déterminer l’Idée comme essence, mais qui, par là, substitua le négatif à la nature du problématique105.
On retrouve ici la critique deleuzienne de l’ironie socratique préoccupée par l’essence. Mais cette fois cette critique vise la pratique négative de la réfutation et cherche à atteindre la négativité hégélienne qui, selon Deleuze, disparates (au sens que prend ce terme en théorie de la vision), est intégré au système de résolution » (G. Simondon, L’individuation à la lumière des notions de formes et d’information, Grenoble, Million, 2013, p. 34). Voir aussi G. Simondon, « Pour une notion de situation dialectique », in Sur la philosophie. 1950-1980, Paris, PUF, 2016, p. 101-105. 105.– G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 243.
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a manqué la nature problématique du réel. C’est la notion de problème qui permet en effet d’opposer à Hegel une nouvelle dialectique. Le problématique a deux fonctions principales chez Deleuze. La première est positive et consiste à reformuler les conditions du passage du virtuel à l’actuel, tel que l’avait théorisé Bergson, mais sans les présupposés continuistes et théologiques de ce dernier. Bergson pensait le cours du temps comme une ligne continue dont la création surgissait de manière spontanée et quasi divine. Or, le propre de Deleuze est de montrer que les différences virtuelles qui cohabitent dans le temps, à l’intérieur de la mémoire virtuelle, sont constitutives de problèmes qui appellent des solutions inventives dans l’actuel. La créativité du monde n’est donc pas un long fleuve tranquille, elle est exigée par les problèmes qui surgissent en lui. Tel est le gain théorique de la notion de problème. Mais celle-ci a aussi une fonction négative et polémique, qui vise à faire de Hegel celui qui n’a pas pensé les problèmes, mais seulement des négations qui enchaînent les solutions préconçues sans jamais atteindre le stade du problématique. Parcourons brièvement ces deux versants du problématique. Le problématique constitue chez Deleuze la base d’une ontologie de la multiplicité. La multiplicité désigne un ensemble d’éléments absolument positifs qui n’ont pas de sens en eux-mêmes, mais qui prennent sens par la relation qu’ils entretiennent les uns avec les autres – ou, pour le dire dans le langage de l’époque, une structure106. Cette mise en relation constitue des séries qui entrent en tension et font de cette multiplicité un champ problématique qui appelle des résolutions inventives107. La vision binoculaire, par exemple, résout le problème que constitue la différence de parallaxe des deux yeux108. Le langage et ses mots constituent des solutions à la multiplicité problématique d’une langue faite de purs phonèmes qui, par eux-mêmes, ne veulent rien dire109. La société est elle aussi un ensemble de tensions qui appellent des solutions juridiques, politiques ou idéologiques110. La notion de problème vient chez Deleuze fournir la base d’une ontologie générale qui fait de la nature problématique d’un réel multiple et positif le point central de sa philosophie. C’est précisément cette problématicité du monde que Hegel n’aurait pas comprise. 106.– Ibid., p. 262 : « L’Idée, en effet, est faite de rapports réciproques entre éléments différentiels, complètement déterminés dans ces rapports, qui ne comportent jamais aucun terme négatif ni relation de négativité ». 107.– Ibid., p. 274 : « S’actualiser, pour un potentiel ou un virtuel, c’est toujours créer des lignes divergentes qui correspondent sans ressemblance à la multiplicité virtuelle. Le virtuel a la réalité d’une tâche à remplir, comme d’un problème à résoudre ; c’est le problème qui oriente, conditionne, engendre les solutions, mais celles-ci ne ressemblent pas aux conditions du problème ». 108.– Ibid., p. 272. 109.– Ibid., p. 262-263. 110.– Ibid., p. 241.
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Pour Deleuze, la philosophie hégélienne ne serait intéressée que par les solutions. Selon lui, Hegel part de l’identité du concept, c’est-à-dire d’une solution toute faite, et pense la dialectique comme négation et négation de la négation, de sorte à retrouver, dans une synthèse finale, l’identité de départ. Dans ce schéma, on va de solution en solution et le monde ne fait jamais problème. Même dans la négation, il s’agit seulement de plaquer sur le monde un concept abstrait et de manquer ainsi sa multiplicité qui fait problème. Le négatif est ce qui laisse échapper la problématicité multiple du monde. Chez Hegel, on aurait seulement une mécanique abstraite et bien huilée, qui court d’identité en identité, de solution en solution, sans que le champ problématique différencié soit pris en compte : « Le négatif est une illusion parce que la forme de la négation surgit avec les propositions qui n’expriment le problème dont elles dépendent qu’en le dénaturant, en en cachant la véritable structure111 ». La négativité hégélienne, en niant la multiplicité positive de l’être, manque en même temps sa problématicité en plaquant sur lui des solutions toutes faites. Le problème, dès lors, en tant qu’il est point de départ et prend la forme d’une solution, devient simple « hypothèse112 », c’est-à-dire solution provisoire que le parcours du concept va confirmer. On retrouve ici la critique bergsonienne que Deleuze avait adressée à Hegel, ainsi que son recoupement par la critique nietzschéenne de l’identité, mais le tout est ressaisi ici à l’aune de la théorie du problème qu’élabore Deleuze113. Le problème doit être conçu comme une multiplicité pleinement positive et ses solutions comme des affirmations114, sans que jamais on ne retrouve la négativité hégélienne qui, trop grossière, nous ferait manquer la problématicité du réel : « Un hégélien n’y retrouverait pas son petit, c’està-dire l’uniformité de la grande contradiction115 ». Contre le négatif et la négation, Deleuze oppose la multiplicité positive et l’affirmation créatrice, élaborant ainsi une dialectique alternative à la dialectique hégélienne qui procède par solutions toutes faites. 111.– Ibid., p. 261. 112.– Ibid. : « Dès que le problème est traduit en hypothèse, chaque affirmation hypothétique se trouve doublée d’une négation, qui représente maintenant l’état du problème trahi par son ombre ». 113.– Ibid., p. 262 : « Partout, la complicité du négatif et de l’hypothétique doit être dénouée au profit d’un lien plus profond du problématique avec la différence. […] Combien grossiers paraissent les oppositions, les conflits, les contradictions dans le concept, lourdes pesées, lourdes mesures approximatives, par rapport aux fins mécanismes différentiels qui caractérisent l’Idée – la légère ». 114.– Ibid., p. 343 : « C’est en ce sens que nous pouvons établir une distinction entre le positif et l’affirmatif, c’est-à-dire entre la positivité de l’Idée comme position différentielle, et les affirmations qu’elle engendre, qui l’incarnent et la résolvent. […] Quant au négatif, il est seulement l’ombre du problème sur les affirmations produites ; à côté de l’affirmation, la négation se tient comme un double impuissant, mais qui témoigne pour une autre puissance, celle du problème efficace et persistant ». 115.– Ibid., p. 263.
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Deleuze vient par là concurrencer Hegel sur son propre terrain en proposant une dialectique alternative. Ce projet concurrent de la philosophie hégélienne va si loin que, comme Hegel, il fait de la dialectique le corolaire d’une critique de la représentation. On sait en effet que Hegel liait aussi son projet philosophique à une critique de la représentation116. La représentation, pour Hegel, constitue un rapport cognitif et intellectuel au monde qui, certes, est nécessaire, mais qui appréhende ses objets à partir de leur contenu sensible, ce qui a pour conséquence de maintenir séparées les différentes déterminations qui les caractérisent. En ce sens, la représentation reste tout entière une pensée d’entendement117. La philosophie spéculative, au contraire, « pose à la place des représentations des pensées, des catégories, mais plus précisément des concepts118 ». Ce passage de la représentation au concept permet de considérer les objets par la seule pensée et de réintroduire les différentes déterminations des choses dans une même unité processuelle. La représentation se voit ainsi reléguée à un stade inférieur, bien que nécessaire, de connaissance. Cette critique hégélienne de la représentation est précisément ce que Deleuze refuse à Hegel lui-même en le ramenant à une pensée traditionnelle de la représentation119. Pour Deleuze, la représentation désigne la manière dont la pensée réduit la différence à l’identité et à des solutions toutes faites120. Cela lui permet de réintroduire la philosophie spéculative de Hegel au sein des pensées représentatives et de concurrencer le projet hégélien également sur ce point. En ce sens, Foucault avait été plus juste avec Hegel lorsque, dans Les mots et les choses, il avait considéré que sa philosophie marquait l’abandon de la représentation au profit de l’histoire, comme principe organisateur du savoir121. Mais Deleuze, dans une intention polémique, n’en tient pas compte et semble considérer que c’est 116.– Sur la critique de la représentation chez Hegel, cf. E. Renault, Hegel, la naturalisation de la dialectique, op. cit., p. 106-119 ; cette idée est aussi au centre des analyses de Gérard Lebrun dans La patience du Concept. Essai sur le discours hégélien, op. cit., notamment le chapitre II, où se trouve expliqué en quel sens la représentation, chez Hegel, désigne une pensée mêlée de sensibilité qui sépare et fixe les déterminations en les juxtaposant. 117.– G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, op. cit., § 80, p. 168. 118.– Ibid., § 3, remarque, p. 88. 119.– G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 338. 120.– La représentation, pour Deleuze, met en œuvre quatre procédés complémentaires qui permettent de réduire la différence à l’identité du concept : 1° la subsomption de la chose sous un concept qui permet de l’identifier ; 2° la spécification du concept en déterminations opposées, qui permettent de le diversifier sans pour autant perdre l’unité générique qu’il constitue ; 3° la perception sensible des ressemblances, qui vise à récupérer n’importe quelle singularité sensible dans la conceptualité ; 4° l’analogie du jugement qui permet de rendre commensurable à des fins d’identification des choses qui, pourtant, semblent incommensurables (ibid., p. 44-45, p. 341-345). 121.– M. Foucault, Les mots et les choses (1966), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2001, p. 231-232.
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la plus grande des illusions de la philosophie de Hegel que de nous faire croire qu’elle abandonnerait la représentation, alors que le primat qu’elle accorde à l’identité est indissociable d’une pensée représentative. Il apparaît en réalité fortement influencé ici par Heidegger, qui, comme l’a expliqué Bernard Mabille, avait dressé le portrait d’un « Hegel cartésien122 » en voyant dans le sujet hégélien le point d’aboutissement d’une « noétisation de l’ontologie » qui aurait identifié l’être et la pensée dans la représentation : « De Descartes à Hegel se joue donc, aux yeux de Heidegger, une sorte d’apothéose du sujet pensant123 ». Selon Heidegger, en effet, Hegel incarne l’élévation à l’absolu du cogito cartésien, ce dernier étant lui-même compris à l’aune de la théorie kantienne du sujet transcendantal et de la représentation124. Deleuze emboîte le pas à cette lecture, qu’il semble faire sienne sans aucune distance critique, selon un principe qui semble aussi simple qu’efficace : tout est bon pour faire de Hegel le grand Autre, le frère ennemi par rapport auquel le plus proche doit aussi se donner comme le plus lointain pour mieux marquer, justement, le caractère illusoire et trompeur de cette proximité. Il s’agit de se démarquer à tout prix de celui qui, par bien des points, avait approché au plus près la pensée non représentative de la différence. Cependant, quand bien même Deleuze marquerait trop sa distinction avec Hegel et irait jusqu’à ignorer ou minorer la critique de la représentation dans l’hégélianisme, tant et si bien qu’il y aurait peut-être malgré tout une certaine proximité entre les deux projets, on se gardera pour autant de conclure qu’il n’y aurait aucune différence entre les deux dialectiques. En réalité, il faut plutôt y voir deux manières inconciliables de critiquer et de dépasser la conscience représentative. Comme le note Gérard Lebrun dans La patience du concept, « M. Deleuze situe Hegel à la même étape du “déploiement de la représentation” que Leibniz […]. Mais nous leur demandons simplement : […] pourquoi ne soupçonnerait-on pas, à vous lire, que Hegel, lui aussi, a élaboré un concept critique de la “représentation”125 ? » Comme y insiste également Lebrun, la philosophie spéculative de Hegel en passe par la représentation, elle travaille en elle et la considère comme un passage obligé vers le concept. Les éléments de la représentation doivent par conséquent moins être abandonnés que « réinscrits dans le cycle de la signification qu’ils prétendent figurer ou dire, et dont ils sont, en réalité, un 122.– B. Mabille, Hegel, Heidegger et la métaphysique, op. cit., p. 36. 123.– Ibid., p. 29. 124.– M. Heidegger, « Hegel et les Grecs » (1958), tr. fr. J. Beaufret et D. Janicaud, in Questions I et II, Paris, Gallimard, 1990, coll. « Tel », p. 354-355 : « Par cette image, Hegel veut dire : l’ego cogito sum, le je pense, je suis, est le sol ferme sur lequel la philosophie peut s’installer dans sa vérité et sa plénitude ». 125.– G. Lebrun, La patience du concept, op. cit., note 55, p. 371-372, Lebrun s’adresse également à Althusser ici.
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moment126 ». Or là s’opère la disjonction avec Deleuze, qui refuse une telle réinscription de la représentation dans la pensée dialectique et qui prétend pouvoir commencer immédiatement par une expérience pure et directe du réel, en se passant des médiations représentatives. Lorsqu’il présente la dialectique127, Hegel insiste sur la nécessité qu’il y a à commencer par les déterminations fixes de l’entendement, dans lesquelles règnent les tendances séparatrices de la représentation128, pour s’élever, dans un second temps, au mouvement proprement conceptuel, qui nie la fixité des pensées d’entendement et révèle leur passage les unes dans les autres. Vient ensuite un troisième moment, proprement « spéculatif ou positivement rationnel », qui restaure « l’unité des déterminations dans leur opposition » et instaure une synthèse créatrice qui donne lieu à de nouvelles déterminations. Si le deuxième moment est nommé « le dialectique » par Hegel, le mouvement d’ensemble du procès logique a pour nom « la dialectique129 ». Mais l’essentiel pour nous, ici, est qu’il insiste sur l’immanence de la dialectique aux déterminations d’entendement : « La dialectique, par contre, est ce dépassement immanent dans lequel la nature unilatérale et bornée des déterminations d’entendements s’expose comme ce qu’elle est, à savoir comme leur négation130 ». Le passage à la spéculation n’est par conséquent rien d’autre que l’analyse proprement conceptuelle, déliée de la représentation sensible, des pensées d’entendement : c’est du sein même de celles-ci, une fois purifiées, que surgit le mouvement du concept, comme l’explicitation de ce qui est réellement pensé en elles. Et parce que ce mouvement est spécifique pour toute chose, alors il faut dire, selon l’expression d’André Stanguennec, qu’il n’y a pas « une », mais toujours « des » dialectiques épousant la singularité de leur objet. On comprend par là ce qu’il faut entendre lorsque Hegel pense la dialectique comme une méthode131 : non pas un schéma figé, élaboré par avance puis plaqué de l’extérieur sur les choses, mais une manière spéci126.– Ibid., p. 106. 127.– Cf. G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, op. cit., § 80-82, p. 168-169. 128.– Que les réflexions de l’entendement soient liées à la représentation, en tant que celleci consiste en un mélange de pensée et d’intuition sensible, c’est ce qui est clairement établi par la remarque du § 3 de l’Encyclopédie : « Dans notre conscience habituelle, les pensées sont revêtues d’une matière courante sensible et spirituelle, et unies à elle, et quand nous méditons, réfléchissons et raisonnons, nous mêlons les sentiments, intuitions et représentations avec des pensées » (Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, op. cit., p. 88). 129.– Sur les usages du terme « dialectique » chez Hegel, voir A. Stanguennec, « Le dialectique, la dialectique, les dialectiques chez Hegel », in O. Tinland (dir.), Lectures de Hegel, op. cit., p. 86-112. 130.– G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, op. cit., § 81, remarque, p. 168. 131.– Ibid., § 238, p. 273.
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fique, logique, d’aborder les déterminations d’entendement et de les intégrer dans une totalité processuelle. On saisit également pourquoi une telle méthode est pensée comme une reconstruction, c’est-à-dire, selon les termes de la Differenzschrift, « une totalité des connaissances organisée dans la pensée132 » : la philosophie spéculative n’opère pas dans un rapport immédiat au réel, elle travaille sur l’entendement qui a déjà élaboré le réel et son rôle est d’organiser de manière logique, dans une totalité systématique, les différentes pensées d’entendement. Tout autre est la dialectique de Deleuze, telle que le chapitre IV de Différence et répétition l’expose. Parce qu’il prétend pouvoir contourner les catégories figées de la représentation, Deleuze considère que la dialectique ne peut commencer qu’à partir d’une confrontation pure avec le réel, c’est-àdire avec le virtuel, avec le problématique ou avec la multiplicité non encore domptée par le carcan représentatif : c’est le niveau de la « différentiation ». Le premier moment de la dialectique consiste par conséquent à repérer les différences dans la multiplicité virtuelle de l’Idée. Le moment dernier de la dialectique, en revanche, renvoie à l’actuel, en tant qu’en lui la singularité et la complexité des choses se trouvent réduites par la pensée représentative. Deleuze nomme ce niveau « différenciation » et explique ainsi le passage d’un niveau à l’autre : « Tandis que la différentiation détermine le contenu virtuel de l’Idée comme problème, la différenciation exprime l’actualisation de ce virtuel et la constitution des solutions133 ». Entre ces deux niveaux, il y a la « dramatisation » de l’Idée comme mouvement processuel qui fait passer du virtuel à l’actuel et qui consiste en une phénoménalisation de l’Idée, seule manière qu’a la multiplicité virtuelle pour apparaître à la conscience représentative134. « Le rôle du drame, écrit Deleuze, est de spécifier le concept, en incarnant les rapports différentiels et les singularités de l’Idée135 ». Ainsi, en permettant le passage du virtuel à l’actuel, la dramatisation rend l’Idée pensable par le concept et la représentation. La dialectique deleuzienne, par conséquent, nous plonge dans la dramaturgie d’une réalité faite de multiplicités problématiques, dans laquelle il précise bien que l’on est au bord de l’impensable et qu’il s’agit, à la limite, de « vivre l’invivable136 », puis s’élève jusqu’à la forme organisée, et inévitablement tronquée, de la représentation. Ce n’est pas dire que le langage soit abandonné pour exprimer cette limite, cette bordure de l’invivable ; il s’agit plutôt pour Deleuze de travailler dans la langue, de travailler la langue elle-même, pour qu’elle parvienne à rendre le 132.– G. W. F. Hegel, La différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, op. cit., p. 116. 133.– G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 270. 134.– I. Krtolica, Gilles Deleuze, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2015, p. 48. 135.– G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 282. 136.– Ibid., p. 277.
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niveau sub-représentatif de la réalité, à travers ce qu’il appelle des « notions phantastiques137 » dans Différence et répétition. De là le fait que Deleuze ne parle pas de méthode, mais d’un art : « la dialectique est l’art des problèmes et des questions…138 » Parler de méthode est encore trop rassurant pour décrire l’aventure de la dialectique, c’est encore s’imaginer le penseur comme quelqu’un maître de lui-même et maître de l’objet grâce à une série de règles à appliquer – et là encore Deleuze prend ses distances avec Bergson, et fait d’une certaine manière de ce dernier un hégélien139. Or ce qui se joue ici est bien plus radical et met contact la pensée avec la folie pure, au bord de l’impensable et au risque de s’y perdre. Perdre la représentation revient à perdre la raison, ou du moins à courir le risque de ne plus pouvoir la retrouver une fois en prise avec le monde sauvage, non médiatisé par quelque fonction organisatrice, quelle qu’elle soit. Dans Logique du sens, Deleuze mettra particulièrement l’accent sur cette « profondeur schizophrénique140 » atteinte dans l’expérience-limite, qui lie indissociablement la pensée véritable et le danger, la proximité avec la mort : « Si l’on demande pourquoi la santé ne suffirait pas, pourquoi la fêlure est souhaitable, c’est peut-être parce qu’on n’a jamais pensé que par elle et sur ses bords, et que tout ce qui fut bon et grand dans l’humanité entre et sort par elle, chez des gens prompts à se détruire eux-mêmes, et que plutôt la mort que la santé qu’on nous propose141 ». C’est pourquoi, selon Deleuze, « les ivresses et les étourdissements sont feints142 » chez Hegel, qui avait pourtant affirmé, dans la préface de la Phénoménologie de l’esprit, que « le vrai est ainsi le délire bachique dans lequel il n’y a aucun membre qui ne soit ivre143 ». Partant de l’entendement représentatif, Hegel ne pouvait pas s’élever au-delà, quels que soient ses efforts ; il ne pouvait pas se perdre et retrouver le dynamisme profond de la vie et du monde. Telle serait la schize qui sépare sans compromis les dialectiques hégélienne et deleuzienne. Ce n’est pas le moindre des paradoxes que ce soit Hegel qui, en un sens, promeuve la dialectique la plus immanente. Car la dialectique hégélienne est immanente au savoir : on peut certes lui faire le reproche de travailler à l’intérieur des pensées d’entendement et de fluidifier dans le concept un matériau déjà élaboré par la représentation, mais on ne 137.– Ibid., p. 365. 138.– Ibid., p. 204. 139.– Deleuze insiste toujours pour rappeler qu’il y a une méthode chez Bergson : « L’intuition est la méthode du bergsonisme » (Le bergsonisme, op. cit., p. 1). Dans le livre sur Nietzsche, il oppose très clairement la culture, comme « violence subie par la pensée » à travers une série de forces fluctuantes, à la méthode conçue comme « bonne volonté du penseur » (Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 123-124). 140.– G. Deleuze, Logique du sens, op. cit., 22e série, « Porcelaine et volcan », p. 183. 141.– Ibid., p. 188. 142.– G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 338. 143.– G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, op. cit., p. 90.
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saurait l’accuser de recourir à aucune transcendance. L’esprit absolu n’est rien d’autre que l’esprit qui prend conscience de lui-même, c’est-à-dire de l’ensemble de ses productions diverses et variées, par l’art, la religion et la philosophie. Ce n’est nullement une réalité transcendant l’esprit humain et qu’il s’agirait de rejoindre : « Le concept de l’esprit, dit Hegel, a sa réalité dans l’esprit144 ». Or il en va différemment chez Deleuze, qui pense la dialectique comme la rencontre déconcertante avec une extériorité pure par rapport à l’esprit. C’est pourquoi Deleuze revendique un sens platonicien pour l’Idée – en partie médiatisé par Lautman145 –, au sens où celle-ci a une réalité indépendamment de la pensée. Il dit tout à fait clairement : « Le “problématique” est un état du monde, une dimension du système, et même son horizon, son foyer : il désigne exactement l’objectivité de l’Idée, la réalité du virtuel146 ». Il est vrai que ce platonisme doit être nuancé sur plusieurs points. D’une part, Deleuze affirme que la tâche de la philosophie moderne a été le « renversement du platonisme147 », et cela justement parce que, à ses yeux, l’Idée n’est plus une entité métaphysique située dans un quelconque arrièremonde, mais le réel lui-même, tel qu’il peut être expérimenté. C’est la raison pour laquelle il parle d’un « empirisme de l’Idée148 », au sens où elle est le monde lui-même en deçà de la représentation subjective. D’autre part, l’objectivité de l’Idée, chez Deleuze, renvoie à une transcendance moins radicale que celle de Platon149, puisque si elle transcende effectivement l’esprit humain, elle ne transcende pas pour autant le monde réel lui-même, dont elle constitue en quelque sorte le niveau fondamental : « Le virtuel doit même être défini comme une stricte partie de l’objet réel – comme si l’objet avait une de ses parties dans le virtuel, et y plongeait comme dans une dimension objective150 ». Néanmoins, même minimale, la transcendance de l’Idée est absolument nécessaire au projet deleuzien, qui vise tout entier à rejoindre une réalité non médiatisée par des catégories de pensée préétablies et rigides – à la différence de Hegel, qui accepte la médiatisation représentative et choisit de travailler en elle, pour la dépasser de manière immanente à la pensée. Ce conflit des dialectiques, on le comprend, est le point d’aboutissement de la discussion autour de Logique et existence menée en 1954 : déjà il s’agissait 144.– G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, op. cit., § 553, p. 577. 145.– A. Sauvagnargues, Deleuze. L’empirisme transcendantal, op. cit., p. 333. 146.– G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 359. 147.– Ibid., p. 82. 148.– Ibid., p. 356. 149.– Alain Badiou, sur ce point, paraît aller trop loin lorsqu’il affirme que « Deleuze s’est attaché à un platonisme du virtuel », de sorte que « le fondement virtuel de Deleuze reste une transcendance » (Deleuze. « La clameur de l’Être », op. cit., p. 69). 150.– G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 269.
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de critiquer le fait que Hegel n’affrontait pas un réel qui échappe à la pensée. Mais on voit en même temps à quel point les choses ont changé entre 1954 et 1968. À l’époque, Deleuze revendiquait un projet commun avec Hegel, mais divergeait quant aux moyens de le mettre en œuvre. Désormais, en 1968, Deleuze continue de formuler un projet philosophique qu’il situe au plus près de Hegel – une philosophie dialectique solidaire d’une critique de la représentation –, mais qu’il considère comme un projet radicalement alternatif au sien. Deleuze vient concurrencer Hegel sur son propre terrain, non seulement pour arracher à ce dernier ce qu’il a de plus propre, mais pour qu’il n’y ait plus de confusion ou d’ambiguïté possible : rien n’est récupérable dans la philosophie hégélienne et il convient de lui opposer une dialectique radicalement étrangère. • Différence et répétition vient ainsi conclure quinze années de réflexion autour de Hegel. Le passage à la problématique de l’identité permet à Deleuze d’hyperboliser le mal hégélien, de sorte à faire de Hegel le seul adversaire de la philosophie et de l’histoire du monde. Hegel devient le nom de ce qui, depuis toujours, a trahi les puissances créatrices et vitales de l’existence. Le duel est intemporel, c’est un combat entre le bien et le mal qui a toujours déjà commencé et qui ne finira jamais. Les tensions de Nietzsche et la philosophie quant à la critique de Hegel (entre modernité et histoire du monde, entre théorie et pratique) disparaissent au profit d’un mal unique dont tout découle. Mais à l’inverse des textes sur Bergson et sur Nietzsche, Deleuze développe en 1968 sa critique de Hegel à partir d’une philosophie qui lui est propre. Il invente une nouvelle pensée en développant une philosophie originale de la différence et de la multiplicité, qui aboutit à une ontologie du problématique censée concurrencer la dialectique hégélienne. Alors qu’en 1954, Deleuze s’accordait avec Hegel sur un programme commun pour la philosophie à venir, il pense avoir trouvé une voie qui n’a plus rien à voir avec la philosophie hégélienne. Celle-ci peut donc se trouver définitivement congédiée. Nous sommes alors à la veille de Mai 68 ; à la veille, aussi, d’un ultime rebond de l’anti-hégélianisme deleuzien.
Chapitre VI. Un anti-hégélianisme politique Après Différence et répétition, une fois passées les années 1960, Hegel occupe une place moins importante dans la philosophie de Gilles Deleuze. Non seulement il perd sa place d’interlocuteur privilégié – Deleuze le discutant beaucoup moins dans ses livres des années 1970 et 1980 –, mais aussi le rapport à sa pensée semble parfois s’apaiser quelque peu. La philosophie hégélienne reste critiquée, bien sûr, mais l’anti-hégélianisme de L’antiŒdipe ou de Mille plateaux est moins virulent, et moins central, que celui de Nietzsche et la philosophie ou de Différence et répétition. Tout se passe comme si quelque chose, dans la critique anti-hégélienne, avait été acquis et que la « question Hegel » avait été réglée : Deleuze ne revient jamais sur son rejet sévère, mais il le prend comme un résultat qu’il ne convient plus de discuter pour lui-même. La mort de Jean Hyppolite, en 1968, a peut-être compté dans ce changement d’attitude : l’ancien professeur, le grand représentant de l’hégélianisme en France, ayant disparu, la discussion avec la pensée hégélienne perdait de son enjeu et de son importance, et poursuivre le combat avec un mort avait sans doute quelque chose de déloyal et de peu élégant. Le délaissement des interrogations purement théoriques des années 1960 au profit de problèmes principalement politiques après Mai 68 a également eu une importance décisive dans cette mise au second plan du dialogue avec l’hégélianisme : la discussion avec les grands auteurs de la tradition prenait désormais l’allure de disputes scolastiques dans la France qui avait connu les événements des mois de mai et de juin 1968 ainsi que la création, dès janvier 1969, de l’université de Paris Vincennes ; une France qui voyait se développer les luttes pour la révolution sexuelle (avec le Mouvement de Libération des Femmes, MLF, et le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire, FHAR) et s’affronter les divers groupuscules gauchistes 159
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(situationnistes, maoïstes, trotskystes, anarchistes, etc.), et pour laquelle il est certain que le statut de la différence dans la Doctrine de l’essence comptait moins que l’orientation qu’il fallait donner à une politique émancipatrice. Il n’est pas étonnant, dès lors, dans ce contexte, de voir Deleuze suspendre quelque peu son démantèlement de la pensée hégélienne. Certains textes se montrent même plus généreux envers Hegel. Dans les livres sur le cinéma, par exemple, la dialectique hégélienne est mobilisée pour penser le dispositif d’Eisenstein dans la perspective neutre d’une typologie des images cinématographiques1. Le dernier Deleuze se montre ainsi davantage magnanime envers son ennemi de toujours. Pour autant, malgré cette attitude nouvelle qui détrône l’enjeu hégélien de son caractère central dans l’élaboration de l’œuvre deleuzienne, il serait inexact de considérer que l’anti-hégélianisme de Gilles Deleuze arrête de progresser après 1968. En réalité, bien que moins essentiel par la suite, la critique de Hegel prend un ultime tournant au début des années 1970 : un tournant politique, dont le maître d’œuvre n’est plus Bergson, ni même Nietzsche, mais Spinoza. Il convient donc de prendre acte de ce nouveau rebondissement dans l’anti-hégélianisme deleuzien en essayant d’en saisir toute la spécificité. Nous chercherons ainsi à comprendre le passage d’un nietzschéisme éthique à un spinozisme politique (1) et nous le resituerons dans les enjeux proprement politiques de l’époque en insistant notamment sur l’opposition de Deleuze et Guattari au maoïsme, qui s’avère centrale pour saisir l’usage anti-hégélien de Spinoza à cette époque (2). Se dessinera alors le lieu principal de la critique politique de Hegel : la question de l’État, auquel Deleuze et Guattari opposent la machine de guerre, comme capacité pour les groupes révolutionnaires de s’organiser et de s’institutionnaliser de manière non étatique (3). Le duel des dialectiques mis en scène dans Différence et répétition se prolonge ainsi en un duel des stratégies de luttes et d’organisations politiques quant au rôle de l’État, de son mode d’organisation et de sa prise de pouvoir, dans la politique révolutionnaire. Face à l’État hégélien, ce sont les nomades qui sont valorisés par Mille plateaux, en tant qu’ils incarnent une alternative absolue au principe de sédentarité et d’historicité propre à l’État, tel que Hegel l’avait thématisé (4). Nous verrons alors que si Nietzsche a encore un rôle à jouer dans les années 1970 pour la critique anti-hégélienne, c’est essentiellement au niveau de 1.– Cf. G. Deleuze, L’image-mouvement (1983), Paris, Minuit, 2010, p. 50-61. L’image dialectique d’Eisenstein présente l’opposition comme « force motrice interne par laquelle l’unité divisée reforme une unité nouvelle à un autre niveau », elle est « au service de l’unité dialectique dont elle marque la progression ». Deleuze caractérise même Eisenstein de « Hegel cinématographique » sans nuance péjorative. Cf. G. Deleuze, L’image-temps (1985), Paris, Minuit, 2009, p. 273.
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l’élaboration de ce concept de nomadisme et de sa capacité à critiquer une image de la pensée inféodée à l’État (5). L’anti-hégélianisme prend finalement pour enjeu la définition de la tâche qu’il faut accorder à la philosophie dans un contexte de politique révolutionnaire.
1) Du nietzschéisme éthique au spinozisme politique Dans un entretien avec Toni Negri de 1990, intitulé « Contrôle et devenir », Deleuze confie : « Une sorte de passage à la politique, je l’ai fait pour mon compte, avec Mai 68, à mesure que je prenais contact avec des problèmes précis, grâce à Guattari, grâce à Foucault, grâce à Elie Sambar2 ». Bien qu’il soit nécessaire de ne pas surinvestir ce « passage » sous la forme d’une coupure dans l’œuvre de Deleuze, il importe néanmoins de prendre en compte les nouvelles questions, les nouveaux champs d’investigation, ainsi que les nouvelles références ou le remaniement d’anciennes références qui surviennent dans l’après-Mai 68. Il est d’ailleurs particulièrement révélateur que Deleuze lie ce passage à la politique à une série de rencontres : Guattari, qui a été très actif durant les événements de Mai (Mouvement du 22 mars à Nanterre, occupation du théâtre de l’Odéon…) et que Deleuze rencontre en juin 1969 ; Foucault, avec le Groupe d’Information sur les Prisons (GIP) en 1971-1972, dans lequel Deleuze a été très investi ; et Elie Sambar, pour la question palestinienne. Ces rencontres sont déterminantes pour l’évolution de la pensée deleuzienne. Elles sont également décisives pour comprendre la transformation de son anti-hégélianisme durant cette période. Si le refus de l’hégélianisme propre à Deleuze change dans les années 1970, c’est précisément en raison de ce « passage à la politique ». Or le principal philosophe sur lequel Deleuze s’appuie pour opérer cette nouvelle pensée de la politique n’est autre que Spinoza. Non plus tout à fait celui de Spinoza et le problème de l’expression – où la question politique n’était certes pas complètement absente, mais était reléguée au second plan par rapport au questionnement ontologique –, mais celui qui voit le jour à travers les différentes versions de son petit livre sur Spinoza, dont une première version paraît en 1970 avant d’être rééditée avec des textes inédits en 1981, et où la problématique politique devient tout à fait déterminante3. Le spinozisme renouvelé que Deleuze élabore durant la décennie 1970 sous-tend également les grands textes de philosophie politique qu’il écrit avec Guattari à ce moment-là : L’anti-Œdipe en 1972, Mille plateaux en 1980. Spinoza devient véritablement pour lui à l’époque une figure révolutionnaire, le grand 2.– G. Deleuze, « Contrôle et devenir » (1990), in Pourparlers, op. cit., p. 230. 3.– Sur ces différents textes, ainsi que sur le rôle central de Spinoza dans la pensée politique de Deleuze, voir I. Krtolica, « Philosophie politique et philosophie critique », Archives de philosophie, 2021/3, t. 84, p. 31-50.
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penseur de la politique4. On comprend par conséquent que la critique politique de l’hégélianisme soit dorénavant menée prioritairement par Spinoza. Le combat anti-hégélien, qui est conçu désormais en résonnance avec les luttes sociales de l’après-Mai 68, passe principalement par cette interprétation renouvelée du spinozisme. Il s’agit pour nous ici de mettre l’accent sur ce que cette critique spinoziste de Hegel a de véritablement novatrice par rapport à ce que Deleuze avait dit du spinozisme et de l’hégélianisme durant les années précédentes. Lorsque Deleuze fait paraître la première édition de son petit livre sur Spinoza en 1970, il semble que la critique qu’il adresse à Hegel doive beaucoup aux attaques qu’il lui avait précédemment adressées par l’intermédiaire de Nietzsche en 1962 : Le reproche que Hegel fera à Spinoza, d’avoir ignoré le négatif et sa puissance, c’est la gloire et l’innocence de Spinoza, sa découverte propre. Dans un monde rongé par le négatif, il a assez confiance dans la vie, dans la puissance de la vie, pour mettre en question la mort, l’appétit meurtrier des hommes, les règles du bien et du mal, du juste et de l’injuste. Assez de confiance dans la vie pour dénoncer tous les fantômes du négatif5.
On retrouve ici, au premier abord, les mêmes reproches que dans Nietzsche et la philosophie : Hegel promoteur d’une morale d’esclave nihiliste et réactionnaire, guidé par la négativité, la haine, le ressentiment, les passions tristes. Déjà dans Spinoza et le problème de l’expression, en 1968, Deleuze avait rapproché Spinoza de Nietzsche sur la question éthique6. On pourrait donc se fonder sur ce que Deleuze lui-même a nommé « la grande identité Spinoza-Nietzsche7 » pour souligner la continuité entre les analyses des années 1960 et celles des années 1970. Pour autant, il faut rappeler que la polémique entre Spinoza et Hegel est absente de l’ouvrage de 1968 : dans Spinoza et le problème de l’expression, de manière significative, le nom de Hegel n’est pas mentionné dans l’index ; ce qui ne l’empêche pas d’apparaître quatre fois dans l’ouvrage8, mais de manière positive, puisqu’il s’agit pour Deleuze de souligner la proximité entre les deux auteurs pour avoir cherché à penser l’automouvement de l’absolu par-delà les représentations 4.– À propos des lectures politiques de Spinoza dans l’après-Mai 68, voir l’introduction que nous avons rédigée avec Juan Manuel Ledesma Viteri au dossier « Spinoza révolutionnaire ? La lecture de Gilles Deleuze », Archives de philosophie, 2021/3, t. 84, p. 5-11. 5.– G. Deleuze, Spinoza, Paris, PUF, 1970, p. 18 – repris dans la réédition augmentée de l’ouvrage, cf. G. Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique (1981), Paris, Minuit, 2003, p. 22. 6.– G. Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 233. 7.– G. Deleuze, « Sur la philosophie » (1988), in Pourparlers, op. cit., p. 185. Cf. aussi P. Zaoui, « La “grande identité” Nietzsche-Spinoza, quelle identité ? », Philosophie, no 47, septembre 1995, qui insiste sur la critique de Hegel qui rassemble le nietzschéisme et le spinozisme chez Deleuze (p. 68-69). 8.– G. Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 14, p. 16, p. 17, p. 302.
Chapitre VI. Un anti-hégélianisme politique
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figées de l’entendement. Assurément, le livre sur Spinoza n’a pas pour objet la critique de l’hégélianisme, à la différence, on l’a vu, des textes sur Bergson dans les années 1950, et des textes sur Nietzsche dans les années 1960. Dès lors, il faut questionner pourquoi c’est désormais Spinoza qui devient le vecteur de l’anti-hégélianisme de Deleuze au début des années 1970. Pourquoi recourir au spinozisme, et non plus au bergsonisme ou au nietzschéisme, pour mener la fronde anti-hégélienne ? La raison de cet anti-hégélianisme spinoziste, absolument nouveau si l’on compare le Spinoza de 1970 avec la thèse complémentaire de 1968, vient de la signification politique nouvelle de l’anti-hégélianisme chez Deleuze, et du fait que Spinoza devient central dans la réflexion politique qui est menée avec Guattari dans l’après-Mai 68. Parce que Spinoza endosse la réflexion politique deleuzo-guattarienne, il est tout naturel qu’il endosse également la critique de Hegel. Dans L’anti-Œdipe, co-écrit avec Guattari et publié en 1972, Spinoza est précisément celui qui permet de poser le problème politique qui structure l’ensemble de l’ouvrage et qui constitue la principale préoccupation des deux auteurs dans l’après-Mai 689 : Il n’y a que du désir et du social, et rien d’autre. Même les formes les plus répressives et les plus mortifères de la reproduction sociale sont produites par le désir, dans l’organisation qui en découle sous telle ou telle condition que nous devrons analyser. C’est pourquoi le problème fondamental de la philosophie politique reste celui que Spinoza sut poser (et que Reich a redécouvert) : « Pourquoi les hommes combattent-ils pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut ?10 »
Deleuze et Guattari attribuent ainsi à Spinoza – et non à La Boétie11 – le problème central de la philosophie politique : la question du désir de servitude. C’est la préface du Traité théologico-politique, dans laquelle Spinoza interrogeait les mécanismes par lesquels le régime monarchique parvenait à faire en sorte que les hommes « combattent pour leur servitude, comme s’il s’agissait de leur salut12 », qui fournit son problème à L’anti-Œdipe. 9.– Pour un exposé détaillé de l’ontologie spinoziste des machines désirantes dans L’antiŒdipe, on pourra se référer à G. Sibertin-Blanc, Deleuze et l’Anti-Œdipe. La production du désir, op. cit. 10.– G. Deleuze, F. Guattari, L’anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972/1973, p. 36-37. 11.– Chez La Boétie, la servitude est dite « volontaire », et par conséquent consciente, calculée, réfléchie. À l’inverse, chez Spinoza puis chez Wilhelm Reich (dans La psychologie de masse du fascisme), il est question d’un désir inconscient de servitude, qui peut parfois s’exprimer au cœur même des formations les plus révolutionnaires et les plus progressistes. Or tel est précisément le problème que souhaitent poser Deleuze et Guattari : le retour de la servitude au sein même des groupuscules révolutionnaires de l’après-Mai 68. 12.– Spinoza, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 1954, p. 609.
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Cette question est absolument centrale dans le contexte français de l’époque, puisqu’elle renvoie très directement à la manière dont les groupes militants de cette période post-soixante-huitarde ont réintroduit dans leur politique révolutionnaire des instances de domination. Tous les entretiens et textes d’archives autour de L’anti-Œdipe soulignent ce constat d’un renversement du désir d’émancipation en désir de servitude. Dans un entretien de 1973 avec le magazine Actuel, Félix Guattari expose très clairement la tension entre, d’un côté, la libération du désir qui a surgi en Mai 68, et, de l’autre, le rebroussement paranoïaque du désir sur lui-même et son auto-répression au sein des groupuscules gauchistes : Il faudrait décrire le rôle de ces machines à écraser le désir que sont les groupuscules, ce travail de meule et de tamis. C’est un dilemme : être brisé par le système social ou s’intégrer dans le cadre préétabli de ces petites églises. En ce sens, Mai 68 fut une étonnante révélation. La puissance désirante parvint à une telle accélération qu’elle fit éclater les groupuscules. Ceux-ci se sont ensuite repris, ils ont participé à la remise en ordre avec les autres forces répressives, CGT, PC, CRS ou Edgar Faure. Je ne dis pas ça pour jouer les provocateurs. Bien sûr, les militants se sont courageusement battus contre la police. Mais si l’on quitte la sphère de la lutte d’intérêt pour considérer la fonction du désir, il faut reconnaître que l’encadrement de certains groupuscules abordait la jeunesse dans un esprit de répression : contenir le désir libéré pour le canaliser13.
Le grand constat de l’après-Mai 68, au centre du problème de L’antiŒdipe, est précisément la tension qu’il peut y avoir entre le niveau idéologique et le niveau du désir, au sens où un groupuscule doté d’une idéologie révolutionnaire peut parfaitement fonctionner en son sein de manière répressive et retrouver ainsi au niveau du désir inconscient des processus réactionnaires qui sont pourtant contraires à son idéologie. Guattari insiste sur « la définition du leader, de la propagande, une conception de la discipline, de la fidélité, de la modestie, de l’ascétisme du militant14 », autant de questions qui concernent le fonctionnement et l’organisation des groupuscules gauchistes et qui leur font retrouver des rapports de pouvoir équivalents à ceux que ces mêmes groupuscules contestent par ailleurs dans la société étatique capitaliste. Dans sa préface à Psychanalyse et transversalité, le livre de Guattari paru en 1972 chez Maspero, Deleuze revient sur le parcours de son ami et met également l’accent sur ce point : « La méconnaissance et la répression des phénomènes de désir inspirent les structures d’assujettissement et de bureaucratisation, le style militant fait d’amour haineux qui décide d’un certain nombre d’énoncés dominants exclusifs. La 13.– F. Guattari, « Sur le capitalisme et le désir », in G. Deleuze, L’île déserte, op. cit., p. 370. 14.– Ibid., p. 369.
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manière constante dont les groupes révolutionnaires ont trahi leur tâche est trop connue15 ». La répression du désir au sein des groupuscules gauchistes se révèle tout particulièrement dans la manière dont ces derniers restent focalisés sur les enjeux économiques, sur la lutte du prolétariat, et évacuent les enjeux liés à la sexualité en rejetant comme « petite-bourgeoises » les luttes féministes et homosexuelles. C’est la raison pour laquelle, dans L’anti-Œdipe, il est dit que « c’est la sexualité qui constitue les indices16 » d’une libération profonde, et non superficielle, du désir. Dans sa « Lettre à un critique sévère », Deleuze va jusqu’à affirmer que ce sont les militants du MLF et du FHAR qui ont « rendu possible L’Anti-Œdipe17 », et le livre de 1972 rappelle que « les mouvements de libération féminine portent à l’état plus ou moins ambigu ce qui appartient à tout exigence de libération : la force de l’inconscient lui-même, l’investissement du champ social par le désir, le désinvestissement des structures répressives18 ». Ces propos sont à mettre en relation avec ce que dit par exemple Martine Leibovici lorsqu’elle revient sur la naissance du Mouvement de Libération des Femmes : « C’est d’une telle contradiction que naquit le Mouvement de Libération des Femmes : des jeunes femmes émancipées par le mouvement révolutionnaire prennent au sérieux le discours de l’émancipation pour questionner la forme du pouvoir à l’intérieur de ce même mouvement19 ». Ou encore avec ce qu’affirme Guy Hocquenghem, l’un des leaders du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire, dans Le désir homosexuel : « Les mouvements homosexuels ont pu jouer ici avec d’autres le rôle de faille par où s’est brutalement révélé le sens réactionnaire de l’attente d’un bouleversement dû à un prolétariat viril, bourru et roulant des épaules20 ». C’est au point précis de cette « faille » que Deleuze et Guattari inscrivent leur propos dans l’après-Mai 68, en la thématisant depuis le problème spinoziste de l’auto-répression inconsciente du désir. 15.– G. Deleuze, « Trois problèmes de groupe », in L’île déserte, op. cit., p. 278. 16.– G. Deleuze, F. Guattari, L’anti-Œdipe, op. cit., p. 419. 17.– G. Deleuze, « Lettre à un critique sévère », in Pourparlers, op. cit., p. 18 : « Nous, notre dehors à nous, du moins un de nos dehors, ç’a été une certaine masse de gens (surtout jeunes) qui en ont marre de la psychanalyse. Ils sont “coincés”, pour parler comme toi, car ils continuent plus ou moins à se faire analyser, ils pensent déjà contre la psychanalyse, mais ils pensent contre elle en termes psychanalytiques. (Par exemple, sujet de rigolade intime, comment des garçons du FHAR, des filles du MLF, bien d’autres encore, peuvent-ils se faire analyser ? Ça ne les gêne pas ? Ils y croient ? Qu’est-ce qu’ils peuvent bien faire sur le divan ?) C’est l’existence de ce courant qui a rendu possible L’anti-Œdipe ». 18.– G. Deleuze, F. Guattari, L’anti-Œdipe, op. cit., p. 72. 19.– M. Leibovici, « L’appel du temps ? Retour sur le Mouvement de Libération des Femmes », Tumultes, 2003, no 20, p. 123. 20.– G. Hocquenghem, Le désir homosexuel, Paris, Éditions universitaires, 1972, p. 104.
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Spinoza ne sert cependant pas seulement à poser le problème politique de L’anti-Œdipe, il permet également d’esquisser la solution à ce problème. L’éthique spinoziste permet en effet de proposer un contre-modèle politique et existentiel au mode de vie répressif du militant révolutionnaire de groupuscule : Les révolutionnaires, les artistes et les voyants se contentent d’être objectifs, rien qu’objectifs : ils savent que le désir étreint la vie avec une puissance productrice, et la reproduit d’une façon d’autant plus intense qu’il a peu de besoin. […] Le vivant voyant, c’est Spinoza sous l’habit du révolutionnaire napolitain21.
La figure quasi-mythique d’un Spinoza en « habit du révolutionnaire napolitain », en Masaniello22, promeut l’émancipation véritable du désir, la libération de la joie par rapport à toute haine et à tout penchant négatif. Il est certain que ce Spinoza révolutionnaire s’oppose en tout point à un Hegel réactionnaire, hanté par le nihilisme et les passions tristes. Tout ce que dénonçait Nietzsche et la philosophie dans l’hégélianisme – le ressentiment, la morale d’esclave, la souffrance ascétique –, tout cela trouve désormais son contre-modèle, non plus dans le surhomme nietzschéen, mais dans le révolutionnaire spinoziste. Il s’agit de faire valoir ce que Guattari appelle dans son journal « une autre race de militants23 » : joyeuse, créatrice, ouverte à la pluralité des enjeux et des fronts de lutte, afin de prolonger la lutte idéologique sur le terrain du désir inconscient. Cette éthique passe par l’expérimentation de nouveaux rapports, par les rencontres et les aventures collectives nouvelles. C’est en ce sens que, à la différence de l’éthique nietzschéenne de 1962 développée dans Nietzsche et la philosophie, l’éthique de Spinoza est directement politique, tournée vers l’augmentation collective (et non individuelle) des puissances d’agir. Dans son petit livre sur Spinoza, Deleuze met en avant l’art des rencontres joyeuses au centre de ces expérimentations : « Chez Spinoza, il y a un rôle très particulier de l’expérimentation, non seulement dans l’Éthique, mais sous forme de pressentiment qui surgit à la fin des pages rédigées du Traité de la réforme : un appel rapide, mais intense, aux expérimentations24 ». Cette logique expérimentatrice des rencontres, Deleuze et Guattari la
21.– G. Deleuze, F. Guattari, L’anti-Œdipe, op. cit., p. 35. 22.– G. Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, op. cit., p. 14-15 : « son ancien biographe Colerus rapporte qu’il s’était dessiné lui-même dans l’attitude et le costume du révolutionnaire napolitain Masaniello ». Pierre-François Moreau revient en détail sur l’interprétation douteuse de ce fameux portrait de Spinoza par Colerus dans son article « Amsterdam-Naples. Aller et retour », Archives de philosophie, 2021/3, t. 84, p. 65-77. 23.– F. Guattari, Écrits pour l’Anti-Œdipe, Paris, Lignes, 2012, p. 453. 24.– G. Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, op. cit., p. 158.
Chapitre VI. Un anti-hégélianisme politique
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nommeront « éthologie25 » à la fin des années 1970 et au début des années 1980, au moment de Mille plateaux, en tant que l’éthologie désigne un art de composition affective et dynamique des corps entre eux, capable de relancer les potentialités créatrices de la vie au niveau collectif. Une telle éthologie accomplira le programme de la schizo-analyse, annoncé à la fin de L’antiŒdipe comme combination d’une tâche négative – détruire les instances de répression du désir – et d’une tâche positive – relancer les puissances de la vie, agencer de nouveaux dispositifs de désir créateur26. Cette double tâche est résolument anti-hégélienne, si par « hégélien » on entend, comme le faisait Nietzsche et la philosophie, et comme le répète le court livre sur Spinoza de 1970, un goût haineux et doloriste pour la répression nihiliste des puissances vitales. Seulement, là où Nietzsche représentait en 1962 un contre-modèle éthique à l’hégélianisme, Spinoza incarne un contremodèle qui est de nature politique : son art des rencontres vise à constituer des collectifs révolutionnaires qui relancent en permanence les aventures créatrices du désir plutôt que de s’enliser dans la répression paranoïaque de celui-ci. Nietzsche avait certes permis de critiquer comme aucun autre la négativité de la dialectique hégélienne, mais il n’était pas parvenu à poser le problème politique de la répression du désir, ni à l’articuler à la solution schizo-analytique d’une constitution de nouveaux agencements collectifs. L’éthique nietzschéenne – chez le Deleuze des années 1960 du moins, celui de Nietzsche et la philosophie – était essentiellement solitaire, centrée sur les figures mirifiques de l’artiste et du philosophe : « L’activité générique de la culture a un but final : former l’artiste, le philosophe27 ». Lorsqu’il répond, en 1967, aux questions du Nouvel observateur, Deleuze reconnaît qu’il y a chez Nietzsche une forme d’« individualisme28 » : un « individualisme bizarre », certes, parce qu’il se passe des notions de Moi et de Je, mais un individualisme malgré tout. Et s’interrogeant sur la possibilité d’une véritable politique nietzschéenne, ce sont les noms de grands individus, et non de collectifs politiques, qui sont prononcés : Nasser, Castro, Giap29. 25.– Ibid., p. 168, voir aussi G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 314. 26.– G. Deleuze, F. Guattari, L’anti-Œdipe, op. cit., 458 : « Nous avons vu comment la tâche négative de la schizo-analyse devait être violente, brutale : défamiliariser, désœdipianiser, décastrer, déphalliciser, défaire théâtre, rêve et fantasme, décoder, déterritorialiser – un affreux curetage, une activité malveillante. Mais tout se fait en même temps. Car, en même temps, le processus se libère, processus de la production désirante suivant ses lignes de fuite moléculaires qui définissent déjà la tâche mécanicienne du schizo-analyste ». 27.– G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 125. 28.– G. Deleuze, « L’éclat de rire de Nietzsche », art. cit., p. 180. 29.– Ibid. : « Faut-il dire que le retour à Nietzsche implique un certain esthétisme, un certain renoncement à la politique, un “individualisme” dépolitisé non moins que dépersonnalisé ? Peut-être pas. La politique aussi est affaire d’interprétation. L’intempestif, dont nous parlions tout à l’heure, ne se réduit jamais à l’élément politique-historique. Mais
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Avec Spinoza, à partir des années 1970, tout au contraire, ce sont les collectifs du FHAR ou du MLF, c’est aussi le collectif du Groupe d’Informations sur les Prisons avec Foucault. Par le décentrement qu’il a opéré de l’individuel vers le collectif, Spinoza a su poser la question politique et montrer le chemin de sa solution par son éthique des créations collectives. À la différence de Nietzsche, son éthique est directement politique, elle ne consiste pas seulement en une libération de la créativité contre la négativité, mais en une éthologie des rencontres à partir desquelles seulement la créativité devient possible au niveau des agencements collectifs. Nous verrons plus loin qu’il y a bien un retour de Nietzsche dans les années 1970 et 1980 au sein de l’œuvre deleuzienne, mais il ne s’agit plus tout à fait de celui présenté dans Nietzsche et la philosophie : la question politique, portée notamment par Spinoza, est passée par là et a changé le sens même qu’il convient de donner au nietzschéisme. Ce n’est pas dire que Deleuze n’ait pas parlé de politique avant Mai 68 et les années 1970 : il en est question dans son livre sur Hume, Empirisme et subjectivité, dès 1953, également dans sa réflexion de jeunesse sur les institutions30, et la thèse complémentaire, Spinoza et le problème de l’expression, mentionne déjà le problème posé par la préface du Traité théologicopolitique31. Mais jamais avant sa collaboration avec Guattari, jamais avant L’anti-Œdipe, il n’avait fait de la politique le problème crucial d’un livre et n’avait orienté toute sa réflexion autour de cet enjeu. L’approfondissement de son spinozisme à cette époque, le passage d’un spinozisme ontologique à un spinozisme politique, au sein duquel l’éthique se lie de manière immédiate à l’action collective, marque ainsi une évolution notable. L’anti-hégélianisme se répète alors sous la plume de Deleuze, mais ne saurait prendre exactement le même sens que dans les années 1960, puisqu’il doit prendre désormais une signification proprement politique. C’est cette signification qu’il nous reste à définir de manière plus précise.
2) Hegel en habit du président Mao Si Spinoza se présente en Masaniello, en habit du révolutionnaire napolitain, alors Hegel, pour sa part, se présente en habit du président Mao et incarne la figure ascétique du militant maoïste pourfendu à l’époque par Deleuze et Guattari32. Les textes préparatoires pour L’anti-Œdipe ne laissent aucun il arrive parfois, dans de grands moments, qu’ils coïncident. […] Les grandes coïncidences, c’est par exemple l’éclat de rire de Nasser nationalisant Suez, ou surtout les gestes inspirés de Castro, et cet autre éclat de rire de Giap interviewé à la télévision ». 30.– G. Deleuze, « Instincts et institutions » (1955), in L’île déserte, op. cit., p. 24-27. 31.– G. Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 249. 32.– Nous reprenons ici pour l’essentiel les éléments de notre article « Spinoza contre les Maos : une nouvelle étape dans l’anti-hégélianisme de Gilles Deleuze », La Deleuziana, no 12, 2020, p. 107-120.
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doute sur le fait que « l’ennemi principal » est le maoïsme, et notamment la Gauche Prolétarienne (GP). Guattari y voit le paroxysme d’une organisation révolutionnaire qui pourtant s’avère répressive dans son fonctionnement : L’ennemi principal ce sont alors les sécrétions anti-productives du mouvement ouvrier qui sont là comme mises en place à l’avance pour récupérer les choses (un peu comme on place, en début de partie, un pion au jeu de go, dans un territoire où l’on aura à revenir). Pour l’heure, mon cher Gilles, le futur ennemi principal ce sont les GP, car ils sont plus proches de la faille à venir. Ce sont eux qui seront les agents de la récupération dans la schize qui touche les jeunes travailleurs. Ce sont eux les gens sérieux qui [illisible] dans les usines où ils sont implantés un courant contestataire ouvrier. Toute leur idéologie les met à distance d’une conjonction réelle avec ces jeunes types qui aiment le Pop, la came, qui ne sont pas hostiles à l’homosexualité, etc.33
Guattari met en avant le culte de la personnalité qui règne dans la GP autour de leur chef Victor (Benny Lévy), ainsi que la discipline particulièrement ascétique et sectaire de son fonctionnement, conduisant à l’exclusion de tous les enjeux non directement liés à l’émancipation du prolétariat, au premier rang desquels les questions de sexualité. Dans son journal, il écrit que « ces maos sont les ennemis irréductibles du mouvement révolutionnaire dans ce qui est son essence : la libération de l’énergie désirante…34 » Et L’anti-Œdipe moque ces « colonels fascistes [qui] se mettent à lire Mao35 ». Le révolutionnaire maoïste correspond tout à fait au mode d’existence hégélien, triste et répressif, que dénonce Deleuze dans son petit livre sur Spinoza et auquel il oppose, avec Guattari, le révolutionnaire spinoziste. Mais ce qui nous intéresse tout particulièrement ici est que Hegel et l’usage de la pensée dialectique de manière générale étaient des références centrales pour les maoïstes français, toutes tendances confondues. Tout se passe par conséquent comme si la politique spinoziste prônée par Deleuze et Guattari déplaçait le combat contre l’hégélianisme sur le terrain proprement politique de la lutte contre le maoïsme. On le comprend si l’on resitue l’antihégélianisme spinoziste dans le contexte de l’époque et si on le confronte aux écrits maoïstes de cette période. Il peut être instructif à cet égard de nous tourner vers le numéro « Nouveau fascisme, nouvelle démocratie » des Temps modernes de 1972, dans lequel les maoïstes de la Gauche Prolétarienne avaient particulièrement voix au chapitre. On y trouve notamment le fameux entretien entre Foucault 33.– F. Guattari, Écrits pour L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 252. 34.– À la date du 1er avril 1972, cité par F. Dosse, « L’Anti-Œdipe : gestation d’une œuvre et réception controversée », in N. Cornibert, J.-C. Goddard (dir.), Ateliers sur l’AntiŒdipe, Mimesis/MētisPresse, Milan/Genève, 2008, p. 268. 35.– G. Deleuze, Félix Guattari, L’anti-Œdipe, op. cit., p. 454.
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et les maoïstes « Sur la justice populaire », dans lequel on voit Benny Lévy employer abondamment le langage hégéliano-marxiste de la dialectique. La situation sociale et politique se trouve analysée en termes de contradictions au sein des masses, et la constitution d’une Armée rouge à la chinoise, comme avant-garde du prolétariat, se voit érigée en élément de résolution de ces contradictions : Bref, tout ne passe pas par le mouvement de masse seul. Cela veut dire qu’il existe dans les masses des contradictions. Ces contradictions au sein du peuple en mouvement peuvent parfaitement faire dévier le cours de son développement, dans la mesure où l’ennemi s’appuie sur elles. Tu as donc besoin d’une instance qui normalise le cours de la justice populaire, qui lui donne une orientation. […] Dans l’exemple de la révolution chinoise l’instance qu’a permis de résoudre ces contradictions – et qui a encore joué ce rôle après la prise du pouvoir d’État, au moment de la Révolution Culturelle, c’est l’Armée Rouge36.
Dans le même volume, André Glucksmann consacre un article aux « Fascismes : l’ancien et le nouveau », et thématise cette fois la dialectique entre le peuple et la bourgeoisie : « Cette dynamique n’est achevée dans aucune des métropoles impérialistes, elle est dialectique, c’est-à-dire qu’elle est fonction de la bataille qui oppose le peuple et la bourgeoisie dominante dans chaque pays37 ». Cette dialectique le conduit à prôner la guerre ouverte et frontale entre le peuple et l’État, ce dernier ayant pour fonction d’intensifier les contradictions au sein du peuple pour le diviser et permettre ainsi à la bourgeoisie de maintenir sa domination de classe. Par cette pensée des dialectiques à l’œuvre dans la société, il s’agit, comme pour Benny Lévy, de conclure que l’« unité du peuple ne se forge pas d’un coup, ni spontanément38 », et qu’il convient donc de l’orienter grâce à l’avant-garde maoïste. C’est bien sûr le Mao-Tsé-Toung du traité De la contradiction ou du texte sur La juste solution des contradictions au sein du peuple qui est sous-jacent à cette articulation entre des dialectiques secondaires internes aux masses, d’un côté, et de l’autre une dialectique principale entre les masses et l’État bourgeois. Mao écrivait lui-même : Comme les contradictions entre nous et nos ennemis et les contradictions au sein du peuple sont de nature différente, elles doivent être résolues par des méthodes différentes. En somme, il s’agit, pour le premier type de contradictions, d’établir une claire distinction entre nous et nos ennemis, et, pour le second type, entre le vrai et le faux39. 36.– Victor, « Sur la justice populaire », Les Temps Modernes, no 310 bis, 1972, p. 343. 37.– A. Glucksmann, « Fascismes : l’ancien et le nouveau », ibid., p. 277. 38.– Ibid., p. 332. 39.– Mao-Tsé-Toung, « De la juste solution des contradictions au sein du peuple », in De la pratique et de la contradiction, éd. S. Žižek, Paris, La Fabrique, 2007, p. 202.
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Mao concluait également sur l’idée d’une avant-garde éclairée susceptible de discipliner et d’éduquer le peuple pour résoudre les contradictions en son sein et parvenir ainsi à triompher de la bourgeoisie : « Dans la solution des contradictions au sein du peuple, les ordres administratifs et les méthodes de persuasion et d’éducation se complètent mutuellement40 ». Tout le Petit livre rouge y était d’ailleurs consacré, puisqu’on y trouvait l’éloge d’un « parti discipliné, armé de la théorie marxiste-léniniste41 », où chacun se penserait « serviteur du peuple42 », « responsable envers le peuple43 », prêt à tous les « sacrifices » nécessaires. Mao vantait ainsi l’« esprit d’abnégation », il mettait en avant l’« homme aux sentiments nobles, intègres, un homme d’une haute moralité44 ». Cet ascétisme au service de la cause prolétarienne a été repris de la manière la plus sévère par les maoïstes français qui maniaient eux aussi abondamment le langage de la dialectique. La référence explicite à Hegel, et non plus seulement à la dialectique en général, se trouve cependant à l’époque, non pas dans la Gauche Prolétarienne, mais dans l’Union des Communistes de France marxisteléniniste (UCFml), une autre filière du maoïsme français. Alain Badiou, qui y militait, proposait une lecture véritablement maoïste de la Science de la logique de Hegel. Alors qu’il entretenait des relations difficiles avec Deleuze à Vincennes au début des années 197045, Badiou donnait des cours sur « La contradiction chez Hegel », et cela dès 196946. Aidé de Joël Bellassen et de Louis Mossot, il a fait paraître en 1978 des traductions du philosophe chinois Zhang Shiying sous le titre Le noyau rationnel de la dialectique hégélienne. Les notes qui accompagnent les traductions montrent la manière dont Badiou lisait Hegel durant cette période. Il y aurait chez le Hegel de la Science de la logique un primat du Deux qui le fait rejoindre le principe marxiste-léniniste de la lutte des classes et qui permet de dépasser les tendances idéalistes de la dialectique hégélienne : « La vérité de l’Un est, mais ne peut être dite en entier, puisque l’entier existe en tout point comme l’acte d’une partition, d’un Deux47 ». Le Deux nomme l’excès, le surplus et le surnuméraire par rapport à toute tentative de totalisation ; il nomme le vide qui, toujours, excède le tout : « ce qui fait que le réel est simultanément à sa place et en excès sur cette place, à l’intérieur et à 40.– Ibid., p. 207. 41.– Mao-Tsé-Toung, Citations du président Mao Tse-Toung, Pékin, Éditions en langues étrangères, 1966, p. 3. 42.– Ibid., p. 190. 43.– Ibid., p. 191. 44.– Ibid., p. 189-190. 45.– F. Dosse, Gilles Deleuze et Félix Guattari. Biographie croisée, op. cit. 46.– C. Soulié, « Histoire du département de philosophie de Paris VIII. Le destin d’une institution d’avant-garde », Histoire de l’éducation, no 77, 1998, p. 51. 47.– A. Badiou, J. Bellassen, L. Mossot, Le noyau rationnel de la dialectique hégélienne, Paris, Maspéro, coll. « Yenan », 1978, note b, p. 38.
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l’extérieur, réside dans son déploiement comme force qualitative. C’est ainsi par exemple que la classe ouvrière est à la fois une pièce interne de la société capitaliste (en tant que force productive exploitée) et une force hétérogène à cette société, au point de ne véhiculer essentiellement que sa destruction (en tant que classe politique révolutionnaire)48 ». Un tel excès vise à thématiser le dépérissement du pouvoir totalisant de l’État bourgeois, non pas depuis la prise directe de ce pouvoir grâce à un Parti organisé sur un mode étatique, comme cela a été le cas en Union soviétique, mais depuis une révolution culturelle au sein des masses elles-mêmes, en tant que ces dernières excèdent toute forme d’organisation étatique49. De là la défense de « la thèse philosophique du primat stratégique de la loi de la division (la lutte politique de classe) sur la loi de totalité (de stabilité étatique)50 ». Hegel, débarrassé de la logique de la totalité51 peut servir de caution théorique à une politique maoïste qui, contre le Parti Communiste Français, et contre la stratégie soviétique du Parti-État, se détourne de l’enjeu étatique et prétend mener la révolution au niveau de l’idéologie des masses. On comprend, dès lors, qu’il puisse être question d’une « filiation Hegel → Mao52 », qui est certes nuancée, mais qui ouvre la voie à une interprétation matérialiste de la dialectique hégélienne : Il y a donc à l’œuvre dans Hegel, une voie matérialiste (et dialectique), qui est proprement ce que désigne le noyau rationnel, dimension « critique et révolutionnaire » de son œuvre. Cette voie est contrecarrée, de façon interne au propos dialectique, par son contraire idéaliste. Et cette contradiction est à l’œuvre partout, dans chaque temps de la dialectique hégélienne53.
Ainsi, malgré la reconnaissance de tendances idéalistes chez Hegel, Badiou et ses amis maoïstes sauvent sa part matérialiste et se font les promoteurs d’un Hegel révolutionnaire. On comprend que Deleuze et Guattari ne pouvaient que s’opposer aux hégélianismes maoïstes de leur temps, aussi bien du fait de leurs outils théoriques – le recours constant à la catégorie de contradiction – que du fait 48.– Ibid., p. 39. 49.– Ibid., note f, p. 49-50 : « Est-ce la pratique étatique d’organisation de tout le peuple qui condense l’expérience socialiste, ou les révolutions culturelles, comme formes politiques suprêmes de la lutte des classes ayant pour cible le dépérissement de l’État ? Le maoïsme tranche sur ce point : c’est bien la politique prolétarienne et révolutionnaire qui demeure la clé des phénomènes tout au long de la transition socialiste. L’État doit être évalué à partir de la lutte des classes du prolétariat, et non l’inverse ». 50.– Ibid. 51.– Une lecture critique de Hegel qui persiste aujourd’hui chez Alain Badiou, voir notamment Logiques des mondes. L’être et l’événement 2, Paris, Seuil, 2006, p. 153-164. 52.– A. Badiou, J. Bellassen, L. Mossot, Le noyau rationnel de la dialectique hégélienne, op. cit., note l, p. 81. 53.– Ibid., note m, p. 89.
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de leurs modes d’organisation pratique – la rigueur ascétique, la discipline, l’exclusion des problèmes « petits-bourgeois » traîtres à la cause prolétarienne, la structure centralisée et avant-gardiste. C’est même précisément contre les maoïstes dialecticiens qu’ils mobilisent une politique spinoziste joyeuse et créatrice, ouverte aux nouveaux enjeux et refusant de réintroduire des pratiques répressives au sein des collectifs militants. Hegel ou Spinoza, Mao ou Masaniello : telle était l’alternative politique de l’époque. Alain Badiou ne s’y est pas trompé, puisque dans un texte virulent de 197754, il a violemment critiqué L’anti-Œdipe et répondu aux attaques antimaoïstes de Rhizome que Deleuze et Guattari venaient de publier55. Badiou y considère que les « formidables dialectiques » de l’histoire échappent totalement à Deleuze et Guattari, qu’il nomme « les petits professeurs de l’embuscade désirante ». Il voit dans leur valorisation du désir et dans la pluralisation des fronts de luttes qu’ils prônent un stratagème bourgeois destiné à étouffer la lutte des classes en disséminant les percées révolutionnaires : « Ce que les gens abominent, et entendent noyer, selon les cas, dans l’absoluité de l’Un ou la pulvérulence du Multiple, c’est la division en deux, c’est la dialectique »56. La politique émancipatrice de Deleuze et Guattari se trouve assimilée à une forme de liberté kantienne, alors que le maoïsme, lui, se voit placé du côté de la dialectique hégélienne : « La Liberté, au fait, quelle Liberté ? “Groupe-sujet”, la Liberté comme Sujet. Deleuze et Guattari ne s’en cachent guère : retour à Kant, voilà ce qu’ils ont trouvé pour conjurer le fantôme hégélien ». L’hégélianisme est lié à la dialectique, et la dialectique renvoie au rôle du parti maoïste comme vecteur d’orientation de la lutte entre les masses et l’État : « Le parti dirige toujours la transition prolétarienne. Il est la dialectique. Son effet propre, c’est la scission créatrice des masses et de l’État comme processus dirigé, comme dictature du prolétariat ». D’un côté le parti, son organisation, sa discipline, son savoir, de 54.– A. Badiou, « La situation actuelle sur le front de la philosophie. Contre Deleuze et Guattari », 1977, texte disponible en libre accès sur internet. 55.– Une première version de Rhizome était parue aux Éditions de Minuit en 1976. Elle fut rééditée dans Mille plateaux : « Un devient deux : chaque fois que nous rencontrons cette formule, fût-elle énoncée stratégiquement par Mao, fût-elle comprise le plus “dialectiquement” du monde, nous nous trouvons devant la pensée la plus classique et la plus réfléchie, la plus vieille, la plus fatiguée » (G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 11). 56.– Voir aussi : « Il n’y a pas la bourgeoisie d’un côté, le prolétariat et le peuple révolutionnaire de l’autre. Voilà pourquoi tout est tubercule informe, pseudopodes du multiple. Pour le coup, l’Un prend sa revanche au régime de l’interconnexion universelle. En vérité, c’est la dialectique maoïste qui pense la faiblesse antagonique de l’Un, parce qu’elle appréhende qu’il y a du non connectable, que, dans l’unité de leur mouvement conflictuel, chaque terme de la contradiction ne cesse de trancher ce qui le connecte à l’autre » (A. Badiou, « La situation actuelle sur le front de la philosophie. Contre Deleuze et Guattari », art. cit.). Cette critique de Deleuze comme faux adversaire de l’Un se poursuit, de manière apaisée, jusque dans A. Badiou, Deleuze, La clameur de l’être, op. cit.
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l’autre les flux irrationnels du désir, dispersés et multiples certes, mais luttant toujours contre la répression. Nous saisissons maintenant pourquoi ce détour par le maoïsme français était nécessaire pour comprendre le nouveau sens de l’anti-hégélianisme de Deleuze au début des années 1970 et la nécessité, pour lui et Guattari, de recourir à une alternative spinoziste. C’est que le terrain est désormais politique, il s’agit de lutter contre les groupuscules gauchistes qui entravent l’émancipation du désir sous couvert d’une idéologie révolutionnaire, au premier rang desquels les divers courants maoïstes de cette période ; il s’agit de faire valoir la politique spinoziste contre cet ascétisme mortifère qui se revendique de Hegel et de la dialectique pour prôner l’ordre, la hiérarchie, la contrainte, l’exclusion de tout ce qui n’entre pas dans la ligne du parti. Sans doute le maoïsme s’est-il pensé comme une alternative au Parti-État soviétique et à ses tendances bureaucratiques qui reproduisaient un mode d’organisation bourgeois au sein même du socialisme ; sans doute a-t-il prétendu se contenter d’orienter la spontanéité des masses dans leur lutte contre l’État ; pourtant, aux yeux de Deleuze et Guattari, ils reproduisent les mêmes tendances répressives du désir que cette organisation étatique qu’il conteste. Tel est finalement l’enjeu de la critique de Hegel dans les années 1970 : le mode d’organisation des collectifs politiques, la possibilité pour un groupe révolutionnaire de ne pas réintroduire la répression et la domination. Le concept de machine de guerre va très exactement servir à penser ce nouveau type de groupe politique.
3) La machine de guerre contre l’État hégélien Il est important de remarquer que Deleuze insiste sur le concept guattarien de machine de guerre dès 1972, dans sa préface à l’ouvrage de Guattari Psychanalyse et transversalité, au moment fort du spinozisme anti-hégélien et anti-maoïste de L’anti-Œdipe, et qu’il y insiste dans la perspective d’une réflexion sur l’organisation des groupes révolutionnaires – autrement dit, au sujet de la question qui fait véritablement problème avec le maoïsme hégélien français : Il est évident qu’une machine révolutionnaire ne peut pas se contenter de luttes locales et ponctuelles : hyper-désirante et hyper-centralisée, elle doit être tout cela à la fois. Le problème concerne donc la nature de l’unification qui doit opérer transversalement, à travers une multiplicité, non pas verticalement et de manière à écraser cette multiplicité propre au désir. C’est dire en premier lieu que l’unification doit être celle d’une machine de guerre et non d’un appareil d’État (une Armée rouge cesse d’être une machine de guerre dans la mesure où elle devient rouage plus ou moins déterminant d’un appareil d’État). C’est dire en second lieu que
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l’unification doit se faire par analyse, doit avoir un rôle d’analyseur par rapport au désir de groupe et de masse, et non pas un rôle de synthèse procédant par rationalisation, totalisation, exclusion, etc.57
La machine de guerre intervient donc pour penser une nouvelle forme de groupe révolutionnaire, une forme qui est à la fois organisée et dont pourtant l’organisation ne réintroduit pas des phénomènes de domination sur le modèle d’une organisation étatique. À la verticalité du pouvoir – un pouvoir qui vient d’en haut : gouvernement d’un État, dirigeant d’un parti, leader de groupuscule – ainsi qu’à son horizontalité – division rigide et figée du travail, entre manuels et intellectuels, entre tâches spécifiques –, la machine de guerre doit substituer une transversalité qui combine les exigences d’organisation avec des procédures ouvertes de décision d’une part, et d’autre part une souplesse, une alternance, une circularité dans l’accomplissement des tâches. La schizo-analyse a justement pour fonction de connaître et de transformer le fonctionnement du groupe révolutionnaire pour détruire tout renversement paranoïaque et répressif du désir sur lui-même, et pour ainsi relancer la créativité du collectif. Comme le souligne Guillaume Sibertin-Blanc au sujet de la machine de guerre, il s’agit pour Deleuze et Guattari d’hériter du problème marxiste non résolu de l’institution révolutionnaire : leur problème est « l’invention d’une forme de centralisme capable de concilier la cohérence unitaire de la lutte révolutionnaire et la diversification maximale des expérimentations politiques, théoriques et pratiques, de manière à éviter tant la hiérarchisation bureaucratique des appareils de parti, que le sectarisme des groupuscules d’ultragauche, et que l’isolement sectoriel de luttes “spécifiques” toujours menacées de se couper de tout soutien extérieur58 ». La machine de guerre définit donc une institution émancipatrice, c’est-à-dire une organisation instituée capable de toujours relancer le potentiel de joie et de créativité du collectif plutôt que de le réprimer, de le canaliser ou de l’orienter dans des directions restreintes ou prédéfinies de manière dogmatique. Ce n’est certes pas un hasard si l’Armée rouge maoïste vient sous la plume de Deleuze lorsqu’il met l’accent sur le concept de machine de guerre. Non seulement, dans la Chine de Mao, l’Armée rouge retrouve le centralisme étatique qu’elle était pourtant censée combattre au moment de la Révolution culturelle, mais les groupuscules maoïstes français eux-mêmes retrouvent dans leur organisation une forme de structure étatique – une organisation étatique sans État, si l’on peut dire –, puisqu’ils fonctionnent de manière excluante et rigide, de manière centralisée et bureaucratique. C’est pourquoi il faut thématiser une tendance étatique inhérente à des 57.– G. Deleuze, « Trois problèmes de groupe », art. cit., p. 278-279. 58.– G. Sibertin-Blanc, Deleuze et l’Anti-Œdipe. La production du désir, op. cit., p. 147.
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institutions qui ne sont pas uniquement des États à proprement parler. Deleuze et Guattari développent pour cela le concept d’Urstaat qui désigne non seulement l’État archaïque tel qu’il semble avoir hanté l’histoire de tout temps, mais aussi la tendance à l’étatisation qui précède tout État existant et qui définit une tendance générale de toute organisation lorsque celle-ci n’est pas réfrénée par une activité rigoureuse de schizo-analyse qui la combat en permanence. « Urstaat originel, écrivent-ils dans L’anti-Œdipe, éternel modèle de ce que tout État veut être et désire59. » L’Urstaat ne désigne donc pas une réalité historique sans désigner en même temps un désir qui traverse toute l’histoire, précisément ce désir qui se retourne contre lui-même et désire sa propre répression : « Désir de l’État, la plus fantastique machine de répression est encore désir, sujet qui désire et objet de désir. Désir, telle est l’opération qui consiste toujours à ré-insuffler de l’Urstaat originel dans le nouvel état de chose60 ». Dans le contexte du début des années 1970, qui opposait l’État aux groupuscules gauchistes, en particulier aux maoïstes qui revendiquaient la « guerre civile61 », le concept d’Urstaat permet de renvoyer dos à dos les adversaires : l’État tout autant que les groupuscules gauchistes participent d’une même tendance à l’ordre, à l’organisation rigide, un goût semblable pour le dogmatisme et pour tous les pouvoirs qui entravent les puissances de la vie. Les groupes maos sont d’une certaine manière la face inversée de l’État répressif, le simulacre gauchiste du pouvoir étatique. Ce sont là les deux adversaires de la machine de guerre62, laquelle désigne toute organisation d’un collectif non orienté par le désir d’État. La machine de guerre décrit ainsi l’organisation qui lutte contre la tendance à l’étatisation, à la manière dont Pierre Clastres avait thématisé dans les sociétés primitives la lutte constante contre la forme-État de l’organisation du social63. L’enjeu propre à la machine de guerre est donc celui d’une critique de l’État, au sens non seulement des États empiriquement existants, mais aussi de la tendance étatique propre à toute organisation collective. La machine de guerre renvoie à tout agencement collectif qui fissure l’organisation horizontale et verticale de la structure étatique au profit d’une organisation transversale véritablement révolutionnaire, c’est-à-dire une organisation 59.– G. Deleuze, F. Guattari, L’anti-Œdipe, op. cit., p. 257. 60.– Ibid., p. 262. 61.– A. Geismar, S. July et E. Morane, Vers la guerre civile, Paris, Éditions et publications premières, 1969. 62.– Sans compter cet autre adversaire qu’est le refus anarchiste de toute forme d’organisation, tel qu’on pouvait le trouver à l’époque dans les groupes révolutionnaires dits « spontanéistes ». La machine de guerre ne critique pas l’institutionnalisation du désir en soi, elle cherche au contraire à penser l’institutionnalisation du désir révolutionnaire. 63.– P. Clastres, La société contre l’État (1974), Paris, Minuit, 2011. La référence à Clastres est essentielle, en particulier dans Mille plateaux (op. cit., p. 441-446).
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capable de faire triompher la créativité sociale sans trahir cette créativité à travers des cadres rigides qui, à plus ou moins long terme, parviennent à la brimer et à la restreindre. C’est la raison pour laquelle dans Mille plateaux l’inventivité artistique, scientifique ou technique constitue un modèle pour la machine de guerre : celle-ci « témoigne au plus haut point de son irréductibilité, elle essaime dans des machines à penser, à aimer, à mourir, à créer, qui disposent de forces vives ou révolutionnaires susceptibles de remettre en question l’État vainqueur64 ». Cette opposition de la machine de guerre à « l’État vainqueur » est solidaire d’une nouvelle attaque portée à l’encontre de Hegel et de l’hégélianisme. Hegel est en effet présenté comme le grand penseur de l’État dans Mille plateaux. La philosophie hégélienne, c’est là son mérite en quelque sorte, a bien compris la manière dont l’État cherche à jouer le rôle de fondement du corps social et à fonctionner comme une instance à la fois d’unification et de finalité de la société dans son ensemble. « S’il y a même une vérité dans la philosophie politique de Hegel, c’est que “tout État porte en lui les moments essentiels de son existence”65 », écrivent Deleuze et Guattari. Quelles que soient les raisons de son apparition historique, quelles que soient les volontés individuelles qui ont présidé à l’émergence de l’État, celui-ci doit être considéré comme « fondement véritable66 », ainsi que l’affirme Hegel dans les Principes de la philosophie du droit : il est le fondement qui pose et qui garantit « les lois et institutions67 » à partir desquelles la famille et la société civile peuvent se déployer et rendre objective la liberté de tous les individus à travers les règles de la vie éthique. Sans doute ces lois et ces institutions résultent-elles d’une construction historique contingente – ce que Hegel ne nie pas –, mais pour les individus elles valent comme quelque chose de substantiel, quelque chose qui vaut en et pour soi indépendamment des circonstances qui en sont à l’origine. Même les théoriciens du contrat manquent selon Hegel cette dimension substantielle lorsqu’ils font de la volonté individuelle le fondement du pacte social : un tel fondement se ruine lui-même et se fragilise en enracinant la volonté générale de l’État dans des volontés particulières. S’il faut au contraire penser que « l’État est le rationnel en soi et pour soi68 », c’est parce qu’il faut que sa rationalité ne repose sur rien d’autre que lui-même, sans quoi les individus ne peuvent parvenir à élaborer une disposition d’esprit éthique et adopter « l’obligation suprême d’être membre de l’État69 ». 64.– Ibid., p. 441. 65.– Ibid., p. 478. 66.– G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, tr. fr. J.-F. Kervégan, Paris, PUF, 2011, § 256, remarque, p. 332. 67.– Ibid., § 144, p. 252. 68.– Ibid., § 258, p. 333. 69.– Ibid.
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L’État, en tant qu’il définit et garantit les règles du vivre ensemble, ne saurait souffrir d’un quelconque fondement en dehors de lui-même sans s’abolir du même coup70. On se gardera de penser que ces règles du vivre ensemble se font uniquement au profit de l’État et au détriment des individus. Hegel ne nie jamais « le droit des individus à leur particularité71 », c’est à ses yeux un acquis majeur du monde moderne et un témoignage profond du progrès historique de l’idée de liberté accompli par rapport au monde antique. Mais le paradoxe est que les individus ne peuvent se réaliser eux-mêmes que s’ils prennent l’État pour le fondement absolu de leur existence. Deleuze et Guattari dénoncent dans Mille plateaux le caractère circulaire d’une telle argumentation, non pas à titre de pure illusion, mais à titre de fonctionnement réel de l’État qui instaure lui-même le cadre dans lequel il exerce le pouvoir et qui empêche de ce fait toute tentative pour parvenir à agir et à penser hors de ce cadre. La justification hégélienne repose sur l’idée selon laquelle l’organisation rationnelle ou raisonnable de la vie sociale suppose la rationalité de l’État, mais elle n’interroge jamais cette rationalité elle-même dans son contenu et sa finalité. Il y aurait là une forme de pétition de principe qui a pour point de départ et pour point d’arrivée le présupposé de la nécessité de l’État. C’est là ce que Hegel, d’après les auteurs de Mille plateaux, a su le mieux exprimer philosophiquement : avec son État qui ne repose sur rien d’autre que lui-même, pas même sur un pacte social ou sur le résultat contingent de l’histoire, la philosophie hégélienne pose l’État comme un absolu indiscutable. C’est pourquoi l’hégélianisme politique est nécessairement un « hégélianisme de droite » : Il y a un hégélianisme de droite qui reste vivant dans la philosophie politique officielle et qui soude le destin de la pensée et de l’État. Kojève (Tyrannie et sagesse, Gallimard) et Éric Weil (Hegel et l’État, Philosophie politique, Vrin) en sont les représentants récents. De Hegel à Max Weber s’est développée toute une réflexion sur les rapports de l’État moderne avec la Raison, à la fois comme rationnel-technique et comme raisonnable-humain. Si l’on objecte que cette rationalité, déjà présente dans l’État impérial archaïque, est l’optimum des gouvernants eux-mêmes, les hégéliens répondent que le rationnel-raisonnable ne peut pas exister sans un minimum de participation de tous. Mais la question est plutôt de savoir si la forme même du rationnel-raisonnable n’est pas extraite de l’État, de manière à lui donner nécessairement « raison »72.
Les cas d’« hégélianisme de droite » désignés par Deleuze et Guattari sont significatifs. Dans Hegel et l’État, Éric Weil remettait en cause la thèse 70.– Voir les analyses de J.-F. Kervégan, L’effectif et le rationnel. Hegel et l’esprit objectif, Paris, Vrin, 2007, p. 124-131. 71.– G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, op. cit., § 258, p. 258. 72.– G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., note 36, p. 465-466.
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de Franz Rosenzweig selon laquelle Hegel – du moins le dernier Hegel, le Hegel du système et des Principes de la philosophie du droit – aurait été le théoricien de l’État-puissance du xixe siècle73. Il montrait que, en réalité, Hegel n’a nullement été un partisan de la disparition de l’individualité dans le tout de l’État, mais, au contraire, a cherché à penser le rôle central des libertés individuelles dans l’État74. Le texte de Weil visait ainsi à rendre compatible la nécessité du primat de la rationalité étatique avec l’expression de la liberté individuelle propre à nos démocraties libérales. Parce que l’un des contenus de cette rationalité étatique est la violence policière et militaire, ce n’est pas un hasard si Deleuze et Guattari mentionnent ici également Max Weber, dont on sait qu’il avait donné à l’État le monopole de la « violence légitime75 » dans son fameux écrit sur La profession et la vocation de politique. Le contexte de répression politique des années 1970 en France révèle de manière exemplaire le problème posé par la sanctification hégélienne de la rationalité étatique : il devient alors impossible de discuter et de critiquer les actions (et notamment les actions répressives) que l’État juge nécessaires pour maintenir l’ordre social, puisqu’il est le seul détenteur des contenus et des fins de cet ordre. La mention de Tyrannie et sagesse d’Alexandre Kojève est tout à fait révélatrice ici de la manière dont une certaine lecture de l’hégélianisme pouvait conduire à justifier n’importe quelle action étatique. Ce texte de Kojève est une réponse à l’écrit que Leo Strauss avait consacré au Hiéron de Xénophon, un dialogue qui prenait place entre le tyran Hiéron et le poète Simonide76. À partir de ce dialogue, Strauss s’appuyait sur la philosophie politique antique pour dénoncer la tyrannie comme mauvais régime politique et pour souligner que la philosophie politique moderne, historiciste et relativiste à ses yeux, était incapable de condamner véritablement un tel régime. Face à cela, Kojève se propose de défendre la possibilité d’une bonne tyrannie et il le fait en se référant à Hegel et à sa dialectique du maître et de l’esclave. Reprenant l’anthropologie hégélienne de la reconnaissance qu’il avait développée dans l’Introduction à la lecture de Hegel, Kojève affirme que le désir de reconnaissance est précisément ce qui anime le tyran Hiéron : « En exposant sa situation, Hiéron décrit la tragédie du Maître qui a été analysée par Hegel dans la Phénoménologie de l’Esprit (chap. IV, section A). Le Maître engage un combat à mort afin de faire reconnaître par son adversaire sa dignité humaine exclusive77 ». Kojève affirme ainsi 73.– Cf. F. Rosenzweig, Hegel et l’État (1920), tr. fr. G. Bensussan, Paris, PUF, 1991. 74.– É. Weil, Hegel et l’État, op. cit., la préface prend très clairement position contre Rosenzweig, p. 8. 75.– M. Weber, Le savant et le politique, tr. fr. C. Colliot-Thélène, Paris, La Découverte, 2009, p. 123. 76.– L’ensemble des textes de Xénophon, de Strauss et de Kojève sont réunis dans le volume De la tyrannie (1954), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1999. 77.– A. Kojève, « Tyrannie et sagesse », in L. Strauss, De la tyrannie, op. cit., p. 227.
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clairement que « le tyran (et Hiéron lui-même) recherchera avant tout la “reconnaissance” hégélienne78 ». La possibilité même de la bonne tyrannie se loge dans le désir de reconnaissance. Comme chez Hegel, ce désir n’est pas comblé si le maître a affaire à des esclaves qu’il ne reconnaît pas comme des êtres humains à part entière, c’est-à-dire des êtres dont la reconnaissance ne lui importerait pas. Par conséquent, le tyran sera porté « à “affranchir” les esclaves, à “émanciper” les femmes, à réduire l’autorité des familles sur les enfants79 ». Le bon tyran cherchera donc à abolir le rapport de domination et de servitude pour être véritablement reconnu par un peuple éclairé et émancipé, et non par une population servile. Par ailleurs, l’illimitation présupposée de ce désir de reconnaissance chez Kojève fait que le tyran voudra nécessairement élargir son pouvoir à l’ensemble de la Terre. Comme le résume Kojève : « Ainsi, en dernière analyse, le chef de l’État ne sera pleinement “satisfait” que lorsque son État englobera l’humanité tout entière. Mais au sein même de l’État il voudra également étendre son autorité le plus possible, en réduisant au minimum le nombre de ceux qui ne sont capables que d’une obéissance servile80 ». L’Empire d’Alexandre le Grand peut alors servir de paradigme, dans Tyrannie et sagesse, à la bonne tyrannie81. Et le nom de Napoléon est également mentionné pour donner corps à ce que cherche à exprimer Kojève ici82. La finalité de la tyrannie impériale n’est cependant pas la glorification de l’Empereur, mais la réalisation de « l’État socialement homogène ou de la “Société sans classes”83 ». On retrouve ainsi la même conclusion que celle de l’Introduction à la lecture de Hegel : la valorisation d’un État le plus englobant possible où règnent l’égalité et la liberté des citoyens grâce au dépassement de la lutte des classes à travers la lutte pour la reconnaissance. À l’aune de cette compréhension hégélienne de l’État, Kojève peut soutenir contre Strauss la possibilité d’une tyrannie légitime et en faire même le paradigme de l’État. Et à qui lui rétorquerait qu’une telle tyrannie n’a pas d’existence dans le monde contemporain, il fait référence (sans s’en expliquer outre mesure) à Salazar au Portugal, lequel est cité comme un exemple de bon dirigeant contemporain qui n’est pourtant pas arrivé au pouvoir par des voies démocratiques84. 78.– Ibid., p. 228. 79.– Ibid., p. 232. 80.– Ibid. 81.– Ibid., p. 269, il est vrai cependant que, selon Kojève, la persistance du rapport de servilité dans l’empire d’Alexandre exige son propre dépassement par la doctrine universaliste chrétienne de l’égalité absolue entre tous les êtres humains. 82.– Ibid., p. 275. 83.– Ibid., p. 272. 84.– Ibid., p. 222.
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La réponse de Strauss à l’argumentation kojévienne est intéressante parce qu’elle annonce en un sens le reproche adressé à l’hégélianisme de droite par Deleuze et Guattari. Il écrit que Kojève « n’hésite pas à proclamer que les dictateurs actuels sont des tyrans, sans prendre cela pour une objection à leur gouvernement85 ». Et Strauss de souligner que l’hégélianisme de Kojève permet in fine de justifier n’importe quelle politique, y compris la politique stalinienne la plus terrible en URSS86. Le texte de Kojève incarne finalement parfaitement la tendance propre à la politique moderne selon Strauss : l’impossibilité de distinguer entre les bons et les mauvais régimes, entre les États légitimes et les États iniques. L’absolutisation du pouvoir du tyran dans l’État hégélien – relu par Kojève – aboutit à une divinisation aveugle de celui-ci. C’est là une critique que l’on retrouve contre l’hégélianisme de droite dans Mille plateaux : la circularité d’une rationalité étatique qui, en s’absolutisant, se justifie par une pétition de principe. On peut dire sur ce point que Deleuze et Guattari s’accordent avec Strauss dans leur critique de l’hégélianisme de Kojève. Seulement, là où Strauss continue de valoriser le bon État et le bon gouvernement, dans la lignée des théoriciens antiques de la politique, Deleuze et Guattari s’écartent radicalement de cette solution étatique. La machine de guerre ne cherche pas à faire jouer un bon État contre un mauvais État – ce qui n’empêche certes pas de distinguer plusieurs formes d’État (archaïque, moderne, totalitaire, social-démocrate, etc.) –, elle cherche à penser une organisation collective qui échappe à la logique même de l’État. Là se situe la véritable alternative anti-hégélienne que Mille plateaux souhaite construire à l’aide du concept de machine de guerre.
4) Les nomades aux marges de l’histoire Dans Mille plateaux, le concept de machine de guerre est lié au concept de nomadisme, et son exposition prend d’ailleurs place logiquement dans le douzième plateau : le « Traité de nomadologie ». La raison de cette alliance entre les deux concepts semble venir de l’hypothèse même qui anime la réflexion de Deleuze et Guattari dans ce texte. De fait, si la machine de guerre désigne l’agencement collectif qui échappe et qui s’oppose à l’État et à toute tendance à l’étatisation, alors elle ne saurait trouver son lieu d’origine dans la sphère étatique. « Quant à la machine de guerre en elle-même, elle semble bien irréductible à l’appareil d’État, extérieure à sa souveraineté, préalable à son droit : elle vient d’ailleurs87. » Cet « ailleurs », c’est le nomadisme. Les nomades des steppes ou des déserts sont ceux qui, en refusant la civilisation sédentaire, refusent du même coup la structure étatique qui s’est articulée 85.– L. Strauss, « Mise au point », in De la tyrannie, op. cit., p. 297. 86.– Ibid., p. 302-303. 87.– G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 435.
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dans l’histoire à des formes déterminées de sédentarité. Cela ne signifie pas que les États ne puissent pas reprendre à leur compte les machines de guerre des nomades ; au contraire, ils ne cessent de tenter de se les approprier88. Mais ce sont les nomades qui, dans leur lutte même contre l’État, sont les véritables maîtres et inventeurs des machines de guerre. L’opposition entre la machine de guerre et l’État recoupe donc celle entre le nomadisme et la sédentarisation, c’est-à-dire entre deux manières d’occuper l’espace et le territoire. Le développement de l’État est lié à la gestion territoriale pour laquelle le principe de propriété rend possible « un surcodage de la terre89 ». Que la terre soit la propriété directe de l’État, ou que celui-ci garantisse l’appropriation du sol par des propriétaires privés, c’est bien la fixation sédentaire propre à l’appropriation de la terre, c’est-à-dire son surcodage par la propriété, qui s’avère être l’une des conditions historiques fondamentales de la gestion territoriale étatique. Deleuze et Guattari n’ont cependant pas tant en vue l’idée d’une naissance consubstantielle de l’État, de la propriété et de la sédentarisation au néolithique – puisque, pour eux, selon « l’hypothèse de l’Urstaat », il y a « toujours eu » des formes d’État90 – que l’idée d’une gestion proprement étatique de l’espace. Si l’État est lié à la fois à la sédentarité et à la propriété, c’est qu’il met en forme un « espace strié91 », c’est-à-dire un espace rigidement découpé et contrôlé92. L’espace de l’État est cloisonné, il introduit des divisions et des partages entre le public et le privé, entre les propriétaires et les non-propriétaires, entre les hommes et les femmes, entre les nationaux et les étrangers. Le nomadisme propose au contraire un autre type d’espace, un « espace lisse » qui s’oppose aux découpes sédentaires de la terre en rendant possibles les déplacements et les relations imprévues ou imprévisibles. Le libre déplacement des nomades par-delà les frontières des États incarne une puissance antinomique par rapport à toute forme de sédentarisation étatique. Le nomadisme, en ce sens, c’est ce qui cherche à échapper au surcodage étatique de la terre en opposant l’espace lisse à l’espace strié. De ce lien construit par Deleuze et Guattari entre les nomades et la machine de guerre, on retiendra pour ce qui nous intéresse ici que l’anti-hégélianisme virulent que représente la machine de guerre sur le plan politique conduit également à valoriser le nomadisme contre l’étatisme hégélien. Et cela au sens où l’État hégélien n’est pas pensable 88.– Ibid., p. 439 : « L’État n’a pas par lui-même de machine de guerre ; il se l’appropriera seulement sous forme d’institution militaire, et celle-ci ne cessera pas de lui poser problème ». 89.– Ibid., p. 483. 90.– Ibid., p. 445. 91.– Ibid., p. 437. 92.– Sur les différents types d’espace dans Mille plateaux, voir G. Sibertin-Blanc, Politique et État chez Deleuze et Guattari, Paris, PUF, 2013, p. 71-110.
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indépendamment du principe de sédentarité et hors du refoulement des nomades qui s’en déduit immédiatement. Les textes hégéliens vérifient d’ailleurs tout à fait cette proposition. Dans ses leçons sur la Philosophie de l’histoire, Hegel affirme au sujet du monde oriental antique : « En Babylonie comme à Ninive, nous apercevons le double besoin d’abandonner la vie nomade, le simple élevage du bétail et de passer à l’agriculture, à l’artisanat et au commerce, de parvenir à une vie réglée par des lois, à une vie civile, et en second lieu de se protéger contre les peuples demeurés à l’état nomade. La tradition antique dit à ce propos que ce pays de plaines a été parcouru très tôt par des nomades que refoula ensuite la vie urbaine93 ». Plus loin dans ses leçons, à propos du monde grec, Hegel parle aussi de « l’édification de forteresses [comme d’un] élément important, qui permet aux nomades instables de se fixer94 ». Il souligne à cette occasion que la sédentarisation n’est pas un processus naturel et qu’il ne suffit pas d’avoir de bonnes terres fertiles pour que les individus développent l’agriculture : la fixation sédentaire et le développement de la vie dans l’État supposent un véritable progrès de la culture qui marque une rupture décisive dans l’histoire des civilisations et un abandon du mode de vie nomade. Selon Hegel, la réunion des citoyens sous des lois communes, seules garantes d’une vie éthique dans laquelle l’égoïsme individuel ne l’emporte pas sur le bien commun, présuppose l’État et le passage d’une vie nomade à une vie sédentaire. C’est ce présupposé contre le nomadisme – qui trouve son expression privilégiée chez Hegel, mais que l’on retrouverait dans l’ensemble de la philosophie politique – qu’entendent remettre en cause Deleuze et Guattari. Selon eux, l’État n’est pas l’unique condition de la vie en commun et il constitue même un instrument de domination potentiellement nocif auquel il faut le plus souvent se dérober et contre lequel il faut même parfois lutter. La forme de vie nomade donne consistance à la possibilité d’un collectif qui existe indépendamment de l’État, un collectif qui fait société hors du cadre de la sédentarité étatique. Les nomades, refoulées par Hegel hors de l’histoire du monde, représentent une ligne de fuite qui donne forme à une existence collective alternative à la marge de la grande histoire. Pour cette raison, Deleuze et Guattari font du nomadisme une forme de vie plus géographique qu’historique : « C’est vrai que les nomades n’ont pas d’histoire, ils n’ont qu’une géographie. Et la défaite des nomades a été telle, tellement complète, que l’histoire n’a fait qu’un avec le triomphe des États95 ». Une telle phrase est notamment tournée contre le lien essentiel instauré par Hegel entre l’État et l’histoire. D’un point de vue hégélien, 93.– G. W. F. Hegel, La philosophie de l’histoire, éd. M. Bienenstock, Paris, Librairie Générale Française, 2009, p. 311. 94.– Ibid., p. 373. 95.– G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 490.
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il n’y a d’histoire que d’histoire de l’État, parce que c’est avec l’État qu’apparaît la liberté qui se fait monde et qui progresse96. Contre l’histoire hégélienne comme scène de réalisation de la liberté dans l’État, Deleuze et Guattari jouent le déplacement géographique des nomades qui se déplacent en permanence et qui sont, de ce fait, refoulés aux marges de la grande Histoire officielle : l’histoire des États, des grands hommes, des batailles et des conquêtes. Les nomades, eux qui ne laissent pas de trace dans les déserts qu’ils traversent, eux les grands oubliés de l’histoire, désignent à l’inverse la possibilité de faire collectif hors du cadre indissociablement étatique et historique auquel s’était attaché Hegel. Ce n’est pas dire que l’histoire n’ait aucune existence, ou qu’elle ait une existence moindre aux yeux de Deleuze et Guattari. Tout au contraire, son existence et sa logique ont un tel poids et exercent une telle force de contrainte qu’il est difficile d’en sortir. Rompre avec la marche de l’histoire, parvenir à créer un devenir qui bifurque par rapport à la logique historique, c’est là une tâche des plus délicates. Cette réalité contraignante de l’histoire, L’anti-Œdipe avait déjà tenté de l’approcher à travers une nouvelle « histoire universelle97 » qui reprenait de manière ironique le triptyque sauvages-barbares-civilisés de Lewis H. Morgan – lui-même discuté par Engels dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État –, mais qui engageait également un dialogue critique avec l’histoire universelle de Hegel et de Marx. On se contentera d’indiquer ici que, comme Adorno98, Deleuze et Guattari proposent moins un rejet pur et simple du projet hégélien d’histoire universelle qu’un renversement ou une inversion de son orientation et de son sens. Là où, chez Hegel, l’histoire est le lieu de réalisation de la raison et de « l’Idée de la liberté humaine99 », elle devient dans L’anti-Œdipe un approfondissement des différentes manières de coder et de décoder les flux du désir. Autrement dit, on passe d’une histoire structurée par le progrès de la liberté à une histoire orientée par l’intensification du décodage des flux qui, dans le capitalisme, est loin d’avoir une signification émancipatrice. L’histoire universelle n’est par conséquent pas impossible à 96.– G. W. F. Hegel, La philosophie de l’histoire, op. cit., p. 95 : « La liberté consiste seulement à savoir et vouloir des objets universels et substantiels comme le droit et la loi, et à produire une réalité effective qui leur soit conforme – l’État. Avant de réussir à atteindre cette destination qui est la leur, les peuples peuvent avoir vécu et vivre longtemps sans État, cette vie peut même avoir eu un développement important dans certaines directions. Mais comme nous l’avons indiqué, cette préhistoire est en dehors de notre propos ». 97.– G. Deleuze, F. Guattari, L’anti-Œdipe, op. cit., p. 163. 98.– Cf. T. W. Adorno, Dialectique négative (1966), Paris, Payot, 2003, p. 363-436, ainsi que notre analyse de la critique immanente de la philosophie hégélienne de l’histoire par Adorno dans l’article « Adorno et la critique de la philosophie hégélienne de l’histoire », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2021/2, p. 203-222. 99.– G. W. F. Hegel, La philosophie de l’histoire, op. cit., p. 130.
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écrire d’un point de vue philosophique : il y a totalisation de l’histoire du monde, et cette totalisation à un sens, mais ce sens n’est précisément pas celui que lui avait donné Hegel. C’est pourquoi on ne saurait penser l’histoire du monde sous la forme d’une « théodicée100 » comme le faisait Hegel pour indiquer que, dans l’histoire, le mal était justifié à titre de moment en vue de l’avènement d’un plus grand bien. Cette dimension non critique de l’histoire universelle est très exactement ce avec quoi Deleuze et Guattari entendent rompre : « L’histoire universelle n’est qu’une théologie si elle ne conquiert pas les conditions de sa contingence, de sa singularité, de son ironie et de sa propre critique101 ». On comprend dès lors que ce soit Nietzsche qui soit invoqué pour écrire la généalogie des sociétés capitalistes modernes102, car Nietzsche avait bien vu que l’histoire était orientée par l’avènement du nihilisme et qu’il fallait, non pas abandonner purement et simplement le projet hégélien, mais le renverser. C’est pourquoi, si l’histoire universelle se revendique certes de Marx dans L’anti-Œdipe compte tenu de l’importance centrale du capitalisme – « c’est le capitalisme qui détermine les conditions et la possibilité d’une histoire universelle103 » –, il faut aussi recourir à Nietzsche pour comprendre pourquoi « une histoire des formations sociales à la lumière du capitalisme » est aussi « une histoire du nihilisme104 ». Pour résumer brièvement la manière dont Deleuze et Guattari réécrivent une histoire universelle dans une perspective nietzschéenne et non hégélienne105, on rappellera que les sociétés dites primitives sont caractérisées selon eux par le marquage des corps. La première manière de structurer une société en codant les flux du désir consiste en un « mouvement de la culture qui s’opère dans les corps et s’inscrit sur eux, les labourant106 ». Comme Nietzsche dans la Généalogie de la morale107, Deleuze et Guattari considèrent que les règles sociales ont à l’origine été intériorisées en s’inscrivant à même le corps des individus, à travers des rituels, des châtiments corporels, des cultes sacrificiels. Ce système de la cruauté se transforme lorsque l’on passe aux sociétés despotiques où ce sont désormais la loi et 100.– Ibid., p. 61. 101.– G. Deleuze, F. Guattari, L’anti-Œdipe, op. cit., p. 323. 102.– Ibid., p. 224 : « Le grand livre de l’ethnologie moderne est moins l’Essai sur le don de Mauss que la Généalogie de la morale de Nietzsche ». 103.– Ibid., p. 164. 104.– I. Krtolica, « Deleuze, entre Nietzsche et Marx : l’histoire universelle, le fait moderne et le devenir-révolutionnaire », art. cit., p. 63 ; sur la critique nietzschéenne de la théodicée hégélienne de l’histoire, on pourra aussi lire le premier chapitre de G. Lebrun, L’envers de la dialectique. Hegel à la lumière de Nietzsche, Paris, Seuil, 2004. 105.– Voir aussi G. Sibertin-Blanc, Deleuze et l’Anti-Œdipe. La production du désir, op. cit., p. 76 sq. 106.– G. Deleuze, F. Guattari, L’anti-Œdipe, op. cit., p. 170. 107.– F. Nietzsche, La généalogie de la morale, op. cit., II, 3, p. 805-807.
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la terreur qui organisent la communauté de manière bien plus rigide. Aux codes des sociétés primitives auto-organisées se substitue le surcodage des sociétés despotiques dans lesquelles tout est agencé autour de la volonté omnipotente du souverain. Dans une logique qui de nouveau est profondément nietzschéenne108, Deleuze et Guattari estiment que la transcendance de la loi du despote produit une forme de ressentiment de la part des sujets, et ils soutiennent que ce ressentiment en arrive à structurer les consciences au point que les sujets finissent par aimer la loi, à ne plus pouvoir vivre sans elle, à ne plus pouvoir s’en passer109. Le génie des despotes, c’est de parvenir à faire aimer la loi et la logique de terreur qui accompagne sa mise en œuvre. Il en va tout autrement lorsque nous parvenons à la dernière étape de l’histoire universelle, l’étape capitaliste. Le propre du capitalisme est le « décodage des flux110 », il abolit les codes primitifs et les surcodages despotiques pour « laisser faire » le flux des marchandises. Et pourtant le capitalisme, pour fonctionner, a lui aussi besoin de formater les corps et les esprits, il ne peut pas aller jusqu’au bout du décodage des flux sur lequel, pourtant, il s’appuie. C’est encore Nietzsche qui apporte la solution à ce problème en permettant de suggérer que, dans le capitalisme, c’est la « mauvaise conscience111 » qui rend possible un contrôle intériorisé du désir qui n’en passe plus par le marquage des corps, ni même par la loi, mais par une relation mortifère à soi-même, une culpabilisation du désir qui finit par s’autoréprimer par honte de lui-même – une tâche dont la psychanalyse, avec le désir d’inceste qu’elle perçoit en chaque individu, est particulièrement représentative. Ainsi, le capitalisme a beau décoder les flux, il est l’apogée du nihilisme puisqu’il repose sur la complète intériorisation de la répression du désir. Paradoxalement, alors même qu’il devrait représenter la plus grande chance pour la libération du désir étant donné le décodage qu’il opère, il marque aussi la plus grande impasse historique. C’est pourquoi, d’une certaine manière, il faut dépasser le capitalisme à partir de sa propre logique, en allant plus loin dans le processus de décodage des flux. « Car peut-être les flux ne sont pas encore assez déterritorialisés […]. Non pas se retirer du procès, mais aller plus loin, “accélérer le procès”, comme disait Nietzsche112 ». Notre propos n’est pas d’entrer dans le détail de chacune des étapes de cette histoire universelle ironique et inversée que développe L’anti-Œdipe. On se contentera de relever qu’il s’agit là encore une fois d’une opération 108.– Ibid., I, 10, p. 787-789. 109.– G. Deleuze, F. Guattari, L’anti-Œdipe, op. cit., p. 252-254. 110.– Ibid., p. 265. 111.– Ibid., p. 397, sur la mauvaise conscience chez Nietzsche, voir La généalogie de la morale, op. cit., II, 16, p. 825-826. 112.– G. Deleuze, F. Guattari, L’anti-Œdipe, op. cit., p. 285.
Chapitre VI. Un anti-hégélianisme politique
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anti-hégélienne de la part de Deleuze et Guattari, qui s’emparent du thème hégélien de l’histoire du monde pour le subvertir intégralement. En inversant grâce à Nietzsche le sens même de l’histoire universelle hégélienne, ils fondent l’exigence d’une sortie de l’histoire. Le travail sur les concepts de nomadisme et de machine de guerre, qui commence à s’élaborer dès le début des années 1970 et qui culmine dans Mille plateaux, vise précisément à thématiser cette alternative à la logique historique dans laquelle ne triomphent que les forces réactives et nihilistes. Les nomades sont ceux qui « accélèrent le procès » pour expérimenter des bifurcations collectives en rupture avec le développement historique de nos sociétés.
5) Portrait de Hegel en sédentaire de la pensée Ce que nous venons de dire quant à l’importance de Nietzsche dans le renversement de la philosophie hégélienne de l’histoire suggère un nouvel usage de la philosophie nietzschéenne à partir des années 1970. Nous avons vu pourtant que la perspective strictement éthique de Nietzsche et la philosophie avait été largement remise en question par Deleuze lui-même après Mai 68. C’est bel et bien Spinoza qui, comme on l’a vu, apparaît comme l’auteur décisif pour penser le « passage à la politique » de Deleuze. Et pourtant la référence à Nietzsche persiste dans L’anti-Œdipe et dans Mille plateaux pour accompagner la nouvelle politique spinoziste qu’il défend avec Guattari. Le nietzschéisme est à vrai dire décisif, non seulement pour penser l’histoire universelle, mais aussi pour penser le nomadisme qui entre en tension avec elle. Que signifie par conséquent ce retour de Nietzsche pour penser le nomadisme contre Hegel ? Pour parvenir à y voir clair, il faut nous attarder sur un texte que Deleuze a écrit en 1972, à l’occasion de la décade de Cerisy-la-Salle consacrée à « Nietzsche aujourd’hui » et organisée par Maurice de Gandillac et Bernard Pautrat113. Il s’agit du texte « Pensée nomade114 » dans lequel Deleuze affirme la présence d’une nouvelle forme de nietzschéisme en ce début des années 1970 en France, un nietzschéisme qui, dit-il, n’est pas réductible à ce que sa propre génération avait cru trouver chez Nietzsche. « Qu’est-ce qu’un jeune homme actuellement découvre dans Nietzsche qui n’est sûrement pas ce que ma génération y a découvert, qui n’était sûrement pas ce que les générations précédentes y avaient découvert115 ? » La réponse à une telle question ne va 113.– Les actes de ce colloque ont été édités dans les deux tomes de Nietzsche aujourd’hui ? (1973), Paris, Hermann, 2011. 114.– G. Deleuze, « Pensée nomade » (1972), in M. de Gandillac et B. Pautrat, Nietzsche aujourd’hui ? I. Intensités, op. cit., p. 159-174 ; ce texte est également édité dans L’île déserte, op. cit., p. 351-364 ; je donne par la suite la pagination des actes du colloque de Cerisy-la-Salle. 115.– G. Deleuze, « Pensée nomade », art. cit., p. 159.
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nullement de soi. Karl Löwith, dans ce même colloque de Cerisy-la-Salle, se trouve tout étonné de voir un tel intérêt pour Nietzsche en France à l’époque, étant donné que, en Allemagne, sa pensée est largement délaissée par les forces progressistes. Lors de son intervention, Löwith commence par dire qu’il ne pouvait « imaginer que dix jours durant on pût aujourd’hui encore parler et discuter de Nietzsche. Et j’étais réellement stupéfait qu’il y eut encore ou à nouveau en France un si grand intérêt pour Nietzsche116 ». Poser la question de l’actualité de Nietzsche, la pertinence de « Nietzsche aujourd’hui », n’est donc pas une évidence. La réponse que Deleuze donne à cette question est qu’il y a, chez Nietzsche, une véritable politique nomadique de la pensée qui se connecte à l’incroyable créativité vitale, intellectuelle et pratique qui a lieu en France dans le contexte de l’époque. La centralité de Nietzsche apparaît alors comme très claire : ce qui est en jeu, c’est le rôle même de la philosophie et sa critique d’une image de la pensée au service de l’État. Le nomadisme de Nietzsche, c’est un nomadisme de la pensée qui vient détruire les idoles de tous les philosophes qui asservissent la pensée en la faisant bénir l’organisation étatique des sociétés. Or Hegel, bien qu’il prolonge sur ce point selon Deleuze une longue tradition de la philosophie depuis l’antiquité, est l’un des noms emblématiques de ces philosophes qui ont pensé et justifié l’État. La pensée nomade de Nietzsche doit dès lors servir d’arme pour affranchir la philosophie de l’image étatiste de la pensée que l’on trouve tout particulièrement représentée dans l’hégélianisme. Elle cherche à faire éclater l’État, y compris lorsqu’il se trouve dans nos têtes à titre de désir d’État et de désir d’organisation rigide. C’est pour cela que le nomadisme nietzschéen est solidaire d’une application particulière de la machine de guerre : il incarne en quelque sorte cette machine de guerre sur le terrain spécifique de l’image de la pensée. L’intervention de Deleuze sur la « Pensée nomade », à Cerisy-la-Salle, se positionne comme une alternative à deux autres attitudes possibles qu’il est possible de prendre à l’égard de Nietzsche à l’époque dans le contexte français. La première est celle du commentateur. Deleuze ouvre sa conférence en disant très clairement « qu’il n’est pas question de commenter Nietzsche comme on commente Descartes, Hegel117 ». La philosophie nietzschéenne ne doit pas devenir quelque chose d’institutionnalisé, elle ne saurait faire l’objet d’un commentaire en bonne et due forme, comme on le fait avec les « grands » auteurs, ceux auxquels on consacre des ouvrages universitaires – comme Jean Hyppolite avait pu le faire, en France, avec Hegel. Avec beaucoup de mauvaise foi, Deleuze met la déconstruction de 116.– K. Löwith, « Nietzsche et l’achèvement de l’athéisme », in M. de Gandillac et B. Pautrat, Nietzsche aujourd’hui ? II. Passions, op. cit., p. 207. 117.– G. Deleuze, « Pensée nomade », art. cit., p. 159-160.
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Jacques Derrida dans le camp des commentateurs : « Quant à la méthode de déconstruction des textes, je vois bien ce qu’elle est, je l’admire beaucoup, mais elle n’a rien à voir avec la mienne. Je ne me présente en rien comme un commentateur de textes. Un texte, pour moi, n’est qu’un petit rouage dans une pratique extra-textuelle118 ». À la manière de Michel Foucault qui, en cette même année 1972, répond à Derrida à propos de la polémique autour de l’Histoire de la folie que la déconstruction n’est qu’une « pédagogie qui enseigne à l’élève qu’il n’y a rien hors du texte » et qui « donne à la voix des maîtres cette souveraineté sans limites qui lui permet indéfiniment de redire le texte119 », Deleuze affirme aussi que ce qui le distingue de la déconstruction derridienne n’est autre que cette attention aux pratiques politiques extra-textuelles qui empêchent de restreindre son rapport à Nietzsche à un rapport de commentateur universitaire. L’intervention de Derrida à ce même colloque de Cerisy-la-Salle aurait pourtant pu nuancer un tel verdict sévère contre la déconstruction. En discutant de « La question du style » chez Nietzsche120, Derrida se livre certes à une lecture attentive et précise des textes nietzschéens, mais il le fait dans la perspective d’une remise en question de la différence des sexes et d’une mise en connexion de la philosophie de Nietzsche avec les luttes féministes contemporaines, ce « hors texte » que Deleuze comme Foucault lui reprochent pourtant de ne pas prendre en compte. Mais quoi qu’il en soit de cette sévérité largement exagérée à l’encontre de l’apolitisme de Derrida, la déconstruction permet à Deleuze de situer sa propre pratique de lecture de Nietzsche : la nécessité de lier celui-ci au monde social, de trouver « la relation avec le dehors121 ». C’est là ce qui distinguerait Nietzsche des auteurs institutionnalisés de la tradition : la nécessité d’en faire, non pas une lecture interne et fidèle à une quelconque « vérité » du texte, mais au contraire une lecture pour laquelle le texte s’ouvre à autre chose qu’à lui-même, à ce qui est extérieur au discours philosophique proprement dit. L’horizon du commentaire n’est cependant pas le seul travers que Deleuze souhaite éviter en s’interrogeant sur l’actualité de Nietzsche. L’autre écueil qu’il souhaite contourner est celui de l’abandon complet du texte. Cette position, lors du colloque de 1972, est représentée par Jean-François Lyotard. La démonstration de son intervention tend à faire du nietzschéisme une pratique sociale plutôt qu’un rapport maintenu au texte 118.– Ibid., p. 186. 119.– M. Foucault, « Mon corps, ce papier, ce feu » (1972), in Dits et écrits I, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001, no 102, p. 1135. 120.– J. Derrida, « La question du style », in M. de Gandillac et B. Pautrat, Nietzsche aujourd’hui ? I. Intensités, op. cit., p. 235-287. 121.– Ibid., p. 165, l’ouverture de la pensée à son « dehors » est une référence à Maurice Blanchot et au texte que lui avait consacré Michel Foucault, « La pensée du dehors », in Dits et écrits I, op. cit., no 38, p. 456-567.
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de Nietzsche. Il s’accorde avec Deleuze sur la critique du gauchisme, mais il adopte une posture radicale quant à l’abandon même de l’attachement au texte. Tant et si bien que le texte de Nietzsche disparaît lui-même au profit des « nietzschéens » qui n’ont jamais lu Nietzsche : Plus important que le gauchisme politique, plus proche d’un rapprochement des intensités : un vaste mouvement souterrain, hésitant, plutôt un remuement par lequel la loi de la valeur est désaffectée. Freinages à la production, saisies sans contrepartie (vols) à la consommation, refus de « travailler », communautés (illusoires ?), happenings, mouvement de libération sexuelle, occupations, squattings, rapts, productions de sons, de mots, de couleurs sans « intention d’œuvre ». Voici les « hommes de surcroît », les « maîtres » d’aujourd’hui : marginaux, peintres expérimentaux, pop, hippies et yippies, parasites, fous, internés. Il y a plus d’intensité et moins d’intention dans une heure de leur vie que dans trois cent mille mots d’un philosophe professionnel. Plus nietzschéens que les lecteurs de Nietzsche122.
Face à cette posture qui aboutit presque à un refus de la lecture des textes, Deleuze paraît moins radical. Bien sûr, il admet lui aussi qu’un individu, « volontairement ou involontairement peu importe, produit des énoncés singulièrement nietzschéens dans le courant d’une action, d’une passion, d’une expérience123 ». En ce sens, il rejoint Lyotard pour dire qu’il y a des personnes qui sont nietzschéennes sans le savoir. Mais il donne plus d’importance à la démarche qui consiste à lire Nietzsche, à « celui qui prépare un travail sur Nietzsche ». Du point de vue de Deleuze, il ne faut pas opposer ces deux perspectives. « Les deux ne s’excluent peut-être pas. Peut-être qu’on peut écrire sur Nietzsche, et puis produire dans le courant de l’expérience des énoncés nietzschéens124 ». Ce maintien d’un intérêt pour le texte même de Nietzsche s’explique chez Deleuze par le nomadisme de l’écriture nietzschéenne. Toute l’intervention sur la « Pensée nomade » vise à montrer que, « au niveau de ce qu’il écrit et de ce qu’il pense, Nietzsche poursuit une tentative de décodage », il cherche à « faire passer quelque chose qui ne soit pas codable, brouiller tous les codes125 ». En cela, comme Kafka qui « monte en allemand une machine de guerre contre l’allemand », Nietzsche conçoit « le style comme politique126 ». Le style nietzschéen apparaît ainsi comme la marque de ce que le livre sur Kafka de 1975, co-écrit avec Guattari, nomme une « littérature 122.– J.-F. Lyotard, « Notes sur le retour et le Kapital », in M. de Gandillac et B. Pautrat, Nietzsche aujourd’hui ? I. Intensités, op. cit., p. 157. 123.– G. Deleuze, « Pensée nomade », art. cit., p. 160. 124.– Ibid. 125.– Ibid., p. 163. 126.– Ibid.
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mineure », laquelle repose sur une « déterritorialisation de la langue » qui, en creusant de l’intérieur une langue majeure, ouvre le texte sur le social et parvient à rendre possible un « branchement sur l’immédiat-politique127 ». C’est pourquoi le style politique de Nietzsche se situe très exactement au point de connexion du texte et du hors texte. Pour parvenir à produire un texte qui ne se laisse pas recoder par les normes sociales dominantes, il faut que le texte soit traversé « d’un mouvement qui vient du dehors », il faut que « quelque chose saute du livre, entre en contact avec le pur dehors128 ». C’est très exactement le rôle de la forme aphoristique, chez Nietzsche, que de rendre possible une telle ouverture du texte sur le dehors : Un aphorisme ne veut rien dire, ne signifie rien, et n’a pas plus de signifiant que de signifié. Ce seraient des manières de restaurer l’intériorité d’un texte. Un aphorisme est un état de forces, dont la dernière, c’est-à-dire à la fois la plus récente, la plus actuelle et la provisoire-ultime est toujours la plus extérieure. Nietzsche le pose très clairement : si vous voulez savoir ce que je veux dire, trouvez la force qui donne un sens, au besoin un nouveau sens, à ce que je dis129.
Par ses aphorismes, dont le sens n’est jamais univoque et jamais transparent à la lecture, Nietzsche a rendu possible, de l’intérieur même du texte, une ouverture de la pensée sur le dehors, sur les forces en lutte dans le champ social et politique. C’est pour cela qu’il a pu être récupéré par les fascistes, ce que Deleuze ne nie pas130. Mais c’est aussi pour cela qu’il peut servir les diverses luttes d’émancipation qui fleurissent dans la France de l’aprèsMai. Il s’agit par conséquent de « trouver la force révolutionnaire131 » qui va donner à Nietzsche son sens émancipateur pour le temps présent. D’où l’intérêt de Deleuze pour le texte nietzschéen, et pas uniquement pour les pratiques nietzschéennes : c’est dans la connexion des deux, de l’intériorité du texte et de l’extériorité des pratiques sociales, que le style comme politique peut être pensé, c’est-à-dire qu’une philosophie peut trouver la forme d’écriture à partir de laquelle elle peut se connecter aux forces révolutionnaires actuelles. C’est cela le nomadisme de la pensée de Nietzsche, un « appel du dehors132 ». Or cette connexion de la philosophie avec son dehors existe aussi en partie pour n’importe quel philosophe, y compris pour Hegel. Mais Deleuze cherche à expliquer que cette connexion se fait alors avec l’État, de sorte 127.– G. Deleuze, F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, op. cit., p. 33. 128.– G. Deleuze, « Pensée nomade », art. cit., p. 166-167. 129.– Ibid., p. 167. 130.– Ibid. : « Et puisqu’il s’agit de Nietzsche aujourd’hui, nous devons reconnaître que Nietzsche a nourri et nourrit encore bien des jeunes fascistes ». 131.– Ibid., p. 168. 132.– Ibid., p. 172.
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qu’elle rend presque impossible toute relation avec des forces nomades antiétatiques. Depuis la cité grecque, les philosophes ont construit une image de la pensée dans laquelle le but du philosophe était de dessiner l’horizon d’un bon gouvernement, d’un bon État ; le philosophe s’est imaginé en conseiller du prince, du tyran, du despote éclairé. Toute l’histoire de la philosophie est structurée par ce désir d’État : Le discours philosophique est né de l’unité impériale, à travers bien des avatars, ces mêmes avatars qui nous conduisent des formations impériales à la cité grecque. Même à travers la cité grecque, le discours philosophique reste dans un rapport essentiel avec le despote ou l’ombre du despote, avec l’impérialisme, avec l’administration des choses et des personnes (on en trouverait toutes sortes de preuves dans le livre de Leo Strauss et de Kojève sur La Tyrannie)133.
Cette citation montre que c’est dès la « Pensée nomade » de 1972, donc bien avant Mille plateaux, que Deleuze s’intéresse à l’échange entre Leo Strauss et Alexandre Kojève autour du Hiéron de Xénophon. L’intérêt de cet échange sur la tyrannie entre Strauss et Kojève tient à ce qu’il révèle parfaitement que, depuis la Grèce ancienne jusqu’aux plus récents développements de la philosophie politique, le philosophe s’est occupé de l’État et s’est rêvé en conseiller des despotes éclairés. Kojève pousse d’ailleurs le trait jusqu’à la caricature. Il affirme que la grandeur de l’empire d’Alexandre tenait à l’influence de son instruction philosophique : « Alexandre a peut-être lu les dialogues de Xénophon. Il a certainement été l’élève d’Aristote, lui-même élève de Platon, élève de Socrate. Sans nul doute, Alexandre a donc indirectement profité du même enseignement dont a bénéficié Alcibiade. Politiquement mieux doué que ce dernier, ou simplement venu “au bon moment”, Alexandre a réussi là où Alcibiade a échoué134 ». Le désir de reconnaissance qui anime le tyran ne peut ainsi déboucher sur une bonne tyrannie que si l’homme d’État est lui-même instruit du philosophe qui s’est attaché à penser l’État. Il n’y a pas de bonne politique étatique sans philosophie politique de l’État. Sans doute l’enseignement des philosophes n’a-t-il « jamais pu être appliqué directement ou “immédiatement” », mais il y a toujours des « médiateurs intellectuels135 » qui ont produit des passages entre la théorie philosophique de l’État et la pratique politique des gouvernements. Tel est, selon Kojève, « du point de vue hégélien basé sur la compréhension de l’histoire, les rapports entre la Tyrannie et la Sagesse136 ».
133.– Ibid., p. 173. 134.– A. Kojève, « Tyrannie et sagesse », art. cit., p. 269. 135.– Ibid., p. 275. 136.– Ibid., p. 276.
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On notera que si Hegel a bel et bien réfléchi « l’idée de l’État137 », l’État rationnel conformément aux impératifs de son époque, il n’a cependant jamais accordé d’importance au rôle de conseiller du prince, contrairement à ce que suggère Kojève en prétendant mener ses arguments d’un « point de vue hégélien ». Mais fidèle ou non à la lettre même du texte hégélien, Kojève incarne aux yeux de Deleuze l’expression la plus caricaturale et la plus radicale du lien entre les philosophes et l’État depuis la philosophie grecque jusqu’à l’époque moderne et contemporaine : une philosophie qui se donne pour tâche de penser l’État et qui dans son expression la plus extrême débouche sur le rêve d’un gouvernement éclairé par la philosophie elle-même. Nietzsche, lui, a refusé cette image de la pensée philosophique, il a refusé cette tâche de serviteur de l’État. Non seulement il n’a pas développé une philosophie politique dans laquelle l’État (ce « monstre froid ») aurait un rôle central, mais il a inventé un style qui permettait à sa pensée de se connecter à des mouvements révolutionnaires plutôt qu’à des pratiques de gestion étatique. En cela Nietzsche échappe à une très longue tradition de philosophie politique, de Platon et Aristote jusqu’à Machiavel, Hobbes, Rousseau, Hegel et bien d’autres (y compris Marx, lorsqu’il théorise la dictature du prolétariat et l’accaparement du pouvoir d’État en vue de son dépérissement). « Or si Nietzsche n’appartient pas à la philosophie, c’est peut-être qu’il est le premier à concevoir un autre type de discours comme une contre-philosophie. C’est-à-dire un discours avant tout nomade, dont les énoncés ne seraient pas produits par une machine rationnelle administrative, les philosophes comme bureaucrates de la raison pure, mais par une machine de guerre mobile138. » Parce que Nietzsche a échappé à l’image traditionnelle de la pensée philosophique, il a produit des textes capables de venir rencontrer les préoccupations révolutionnaires du début des années 1970 : On sait bien que le problème révolutionnaire aujourd’hui, c’est de trouver une unité des luttes ponctuelles sans retomber dans l’organisation despotique et bureaucratique du parti ou de l’appareil d’État : une machine de guerre qui ne referait pas un appareil d’État, une unité nomadique en rapport avec le dehors, qui ne referait pas l’unité despotique interne. Voilà peut-être le plus profond de Nietzsche, la mesure de sa rupture avec la philosophie, telle qu’elle apparaît dans l’aphorisme : avoir fait de la pensée une machine de guerre, avoir fait de la pensée une puissance nomade139.
137.– G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, op. cit., § 258, p. 334. 138.– G. Deleuze, « Pensée nomade », art. cit., p. 173. 139.– Ibid., p. 174.
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Il y a une double dimension dans l’image nietzschéenne de la pensée : un contenu et une forme, bien que ces deux dimensions s’articulent en permanence l’une à l’autre et qu’on ne puisse pas les séparer (ce qui n’empêche pas de les distinguer). Au niveau même du contenu de sa pensée, Nietzsche n’est pas un penseur de l’État, il ne s’inscrit pas dans la tradition de la philosophie politique qui cherche à penser le bon gouvernement ; il y a même chez lui un certain anti-étatisme qui refuse explicitement de soumettre la philosophie à cette tâche. Au niveau formel, c’est le style aphoristique qui est central, un style qui permet à la pensée nietzschéenne d’être réinvestie de manière anarchique et nomade dans des contextes profondément différents de l’époque qui l’a vue naître. Ces deux dimensions, matérielle et formelle si l’on peut dire, expliquent que Nietzsche puisse rencontrer l’émulation politique qui a lieu en France dans la période post-soixante-huitarde. Telle est la conclusion que Deleuze tire en 1972 dans son intervention sur la « Pensée nomade ». En 1980, Mille plateaux revient sur le caractère profondément antihégélien de cet aspect de la pensée de Nietzsche. C’est le lien profond entre le kantisme et l’hégélianisme qui est alors mis en évidence. Hegel aurait emboîté le pas à Kant dans son goût pour la fausse critique, c’est-à-dire pour une critique qui vise finalement à fonder et à justifier ce qu’elle prétend critiquer : l’État, la morale, la religion. « Ce fut notamment la grande opération de la “critique” kantienne, reprise et développée par l’hégélianisme. Kant n’a pas cessé de critiquer les mauvais usages pour mieux bénir la fonction. Il n’y a pas à s’étonner que le philosophe soit devenu professeur public ou fonctionnaire d’État. Tout est réglé dès que la forme-État inspire une image de la pensée140. » On croit retrouver ici, presque mot pour mot, les propos de Nietzsche et la philosophie, où déjà Nietzsche était crédité d’avoir rompu avec l’image traditionnelle de la pensée et d’avoir opéré, par-delà Kant et Hegel, une véritable critique, une critique qui n’est pas au service de la justification rationnelle de ce qu’elle critique. On retrouve également la critique d’une certaine institutionnalisation universitaire des grands auteurs de la tradition et en particulier de Hegel, dont on a vu qu’elle était déjà à l’œuvre en 1962. Que s’est-il donc passé entre les écrits sur Nietzsche du début des années 1960 et les énoncés de la « Pensée nomade » ou de Mille plateaux ? Rien n’a-t-il changé dans l’analyse anti-hégélienne du Nietzsche de Deleuze ? Dans le petit livre sur Nietzsche de 1965, par exemple, on trouvait déjà parfaitement exprimé le lien entre l’aphorisme et la nouvelle image de la pensée : « Nietzsche intègre à la philosophie deux moyens d’expression, l’aphorisme et le poème. Ces formes mêmes impliquent une nouvelle conception de la 140.– G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 466.
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philosophie, une nouvelle image du penseur et de la pensée141 ». Force est d’admettre que la lecture deleuzienne de Nietzsche, en elle-même, a relativement peu évolué. Mais c’est à l’extérieur des textes que tout s’est transformé, c’est au dehors que tout a remué. Entre 1962 et les années 1970, il y a eu Mai 68, il y a eu le MLF, le FHAR et l’ensemble des tentatives révolutionnaires pour changer la vie. C’est par conséquent l’extériorité du politique, le dehors du social qui introduit un changement dans le sens même de la philosophie de Nietzsche. Et c’est tout le mérite de la lecture deleuzienne que d’avoir, dès les années 1960, rendu possible de l’intérieur même du texte nietzschéen cette ouverture vers le hors-texte. Deleuze avait très tôt saisi dans la philosophie nietzschéenne une potentialité critique, une connexion avec le dehors de la philosophie que le style même devait rendre possible. Après Mai 68, cette potentialité a trouvé une actualisation possible dans les pratiques collectives qui, de manière inédite et nouvelle, ont été capables de réinvestir le texte nietzschéen pour lui donner un nouveau sens, pour l’actualiser dans un horizon au sein duquel la question politique était devenue centrale. La critique nietzschéenne a pu alors être reprise sur de nouvelles bases, dans un nouveau contexte davantage politisé. • La politisation de l’anti-hégélianisme de Gilles Deleuze dans l’aprèsMai 68 débouche ainsi, grâce à Nietzsche et à Spinoza, non seulement sur une critique de l’État et du désir d’État (y compris dans les groupuscules gauchistes), mais aussi sur une critique de l’image traditionnelle de la pensée qui donne à la philosophie la tâche de justifier et de fonder l’État, de réfléchir au bon gouvernement et aux principes de la société bien organisée. Hegel, en raison notamment de la réactualisation de sa philosophie politique chez Éric Weil ou chez Alexandre Kojève dans son dialogue avec Leo Strauss, incarne au plus haut point cette image de la pensée du point de vue des auteurs de Mille plateaux. Deleuze et Guattari en font le grand promoteur de l’État auquel viennent se confronter les machines de guerre des nouveaux collectifs révolutionnaires, et contre l’hégélianisme ils défendent une image renouvelée de la pensée philosophique : une image nomadique où la philosophie pourrait produire des discours libérés de l’impératif étatique et capables de se brancher sur les mouvements révolutionnaires. Ce lien entre la politique concrète et l’idée que l’on se fait de la philosophie sera au cœur de Qu’est-ce que la philosophie ?, en 1991. Pour Deleuze et Guattari, la politique révolutionnaire n’est pas seulement un thème pour la philosophie, elle est aussi un enjeu pour la manière dont la philosophie se représente à elle-même ses tâches, ses objectifs, sa façon de procéder. C’est 141.– G. Deleuze, Nietzsche, op. cit., p. 17.
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donc fort logiquement que les livres sur la politique des années 1970 et du début des années 1980 conduisent à une discussion sur la philosophie. Notre dernier chapitre sera par conséquent consacré à cette dernière étape de l’œuvre de Deleuze, qui est également la dernière étape d’une discussion avec Hegel qu’il aura conduite toute sa vie.
Chapitre VII. Un point (d’interrogation) final Qu’est-ce que la philosophie ? vient clore l’œuvre de Deleuze et de Guattari sur une question dont le point d’interrogation est à la fois le signe d’une fermeture – celle produite par la réponse à la question – et le signe d’une ouverture infinie, laquelle provient de la possibilité inépuisable de reprendre la question, de lui apporter de nouvelles réponses dans d’autres contextes. Parce que chaque philosophe repose à nouveaux frais la question : « qu’est-ce que la philosophie ? », le caractère apparemment définitif et solidement établi de la réponse est nécessairement battu en brèche dès que l’interrogation se relance. C’est cette même incertitude, cette même ouverture qui est au cœur du rapport à Hegel que Deleuze et Guattari instaurent dans Qu’est-ce que la philosophie ? À la question posée par le titre du livre, nos deux auteurs répondent que la philosophie invente des concepts, et ils s’attachent à montrer ce que signifie, selon eux, cette création conceptuelle. Mais ils cherchent aussi à souligner que la philosophie, telle qu’ils la pratiquent, n’est pas hégélienne. En effet, à la conception encyclopédique que Hegel se fait de la philosophie, Deleuze et Guattari opposent une conception « pédagogique » dans laquelle la singularité créatrice de l’invention des concepts, dans chaque philosophie, est respectée (1). Derrière cette divergence entre pédagogie et encyclopédie se joue en réalité une divergence plus fondamentale quant à l’histoire de la philosophie, Hegel cherchant à la penser dans la totalité de son déploiement conceptuel à partir de son origine grecque, là où les auteurs de Qu’est-ce que la philosophie ? entendent remettre en cause ce grand récit et mettent en avant le paysage mental, toujours singulier, sur fond duquel émerge chaque philosophie véritablement créatrice (2). De ce point de vue, l’histoire de la philosophie chez Hegel est indissociable de sa philosophie de l’histoire, et c’est tout naturellement que l’ouvrage de Deleuze et Guattari en arrive à 197
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discuter le lien entre philosophie et révolution, c’est-à-dire entre l’invention conceptuelle et l’histoire concrète (3). Leur ultime critique de l’hégélianisme consiste alors à affirmer que, de la même façon que les concepts échappent à la logique de l’histoire hégélienne de la philosophie, de même l’expérience révolutionnaire se soustrait à la logique historique. Se dessine ainsi un devenir commun à la philosophie et à la révolution à partir d’un anti-hégélianisme radical. Que dans cette radicalité anti-hégélienne se noue encore un lien indissoluble de Deleuze à l’hégélianisme, c’est ce que nous tenterons de suggérer à la fin de ce chapitre. Paradoxalement, nous verrons que c’est en pensant l’hégélianisme à travers le prisme d’une révolution trahie que nous est livré le caractère le plus profond de Hegel aux yeux de Deleuze : un révolutionnaire et, indissociablement, un traître – le traître de sa propre révolution philosophique. Le sens même que prend la philosophie de Gilles Deleuze peut se donner alors à voir sous un nouveau jour : celle d’une reprise de la révolution qu’avait opérée Hegel en philosophie.
1) Pédagogie contre encyclopédie Dès l’introduction de Qu’est-ce que la philosophie ?, Deleuze et Guattari distinguent trois types de philosophie qui renvoient à trois manières de penser la création philosophique de concepts : « l’encyclopédie, la pédagogie et la formation professionnelle commerciale1 ». La dernière est immédiatement mise hors de cause, puisqu’elle renvoie à une pratique commerciale et médiatique de la philosophie qui est celle des « nouveaux philosophes » (André Glucksmann, Bernard Henri-Lévy et quelques autres). Dès 1977, Deleuze avait écrit un texte pour dénoncer ces « nouveaux philosophes » qui, sous prétexte de lutter contre le totalitarisme, proposaient une dénonciation sommaire et simpliste du marxisme : « Ils procèdent par gros concepts, aussi gros que des dents creuses, LA loi, LE pouvoir, LE maître, LE monde, LA rébellion, LA foi, etc. Ils peuvent ainsi faire des mélanges grotesques, des dualismes sommaires, la loi et le rebelle, le pouvoir et l’ange2 ». En même temps qu’il percevait dans ces nouveaux philosophes un « retour massif à un auteur ou à un sujet vide très vaniteux3 », Deleuze notait aussi qu’ils « ont introduit en France le marketing littéraire ou philosophique4 ». La pensée particulièrement simpliste des nouveaux philosophes conduit à une pratique médiocre de la philosophie, où celle-ci répète la doxa commune pour faire bonne figure 1.– G. Deleuze, F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 17. 2.– G. Deleuze, « À propos des nouveaux philosophes et d’un problème plus général » (1977), in Deux régimes de fous, op. cit., p. 127. 3.– Ibid. 4.– Ibid., p. 129.
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sur les plateaux de télévision, à la radio ou dans les journaux, et où l’enjeu de la philosophie n’est plus tant la création de concepts que l’audience et la rentabilité. Cette commercialisation de la philosophie-marketing est immédiatement discréditée par Deleuze et Guattari. Ne reste donc que l’opposition entre la philosophie comme pédagogie (qui est celle que défend Qu’est-ce que la philosophie ?) et la philosophie comme encyclopédie. Par « pédagogie », Deleuze et Guattari n’entendent pas uniquement un apprentissage subjectif de la pensée. Il ne s’agit pas de dire que le concept doit former l’esprit de l’élève, qu’il a pour tâche d’éduquer une conscience5. Le parcours pédagogique auquel Deleuze et Guattari lient la production philosophique des concepts est de nature objective, c’est-à-dire qu’il renvoie à un apprentissage immanent au concept, comme si le concept devait passer par différentes étapes, qu’il devait parcourir une pluralité de niveaux pour se former et se constituer. Autrement dit, la pédagogie philosophique renvoie au concept comme multiplicité : « Partout nous retrouvons le même statut pédagogique du concept : une multiplicité, une surface ou un volume absolus, auto-référents, composés d’un certain nombre de variations intensives inséparables suivant un ordre de voisinage, et parcourus par un point en état de survol6 ». C’est dire que le concept n’est jamais uniquement un mot qui viserait une chose du monde ; il renvoie à un processus, un parcours dans lequel plusieurs éléments sont mis en jeu et articulés les uns aux autres. Deleuze et Guattari prennent de nombreux exemples de cette pédagogie objective qui renvoie à la multiplicité dynamique du concept. L’Idée platonicienne, par exemple, est objective et indépendante du sujet connaissant, elle exige de penser sa participation avec les phénomènes en même temps que la possibilité de distinguer entre les différents prétendants qui affirment connaître ce qu’elle est (la justice, le beau, le vrai…). Le cogito cartésien, à l’inverse, a une tout autre manière de comprendre l’idée : celle-ci prend un sens subjectif, elle se trouve certes liée à la vérité mais par la médiation de Dieu7. Dans l’Idée platonicienne et dans l’idée cartésienne, le concept parcourt des multiplicités distinctes, il ne mobilise pas les mêmes éléments et agence de manière profondément différente le rapport entre le subjectif et l’objectif, entre l’essence et l’existence, etc.
5.– G. Deleuze, F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 205 : « Il ne s’agit pas de dire seulement que l’art doit nous former, nous éveiller, nous apprendre à sentir, nous qui ne sommes pas artistes – et la philosophie à nous apprendre à concevoir, et la science à connaître ». 6.– Ibid., p. 36. 7.– Ibid., p. 34.
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On se gardera de penser que la différence entre ces deux conceptions de l’idée serait purement arbitraire. En réalité, c’est le problème posé par chaque philosophe qui engendre la nécessité de développer dans telle ou telle direction la multiplicité du concept. La pédagogie du concept est en ce sens profondément dépendante du problème dans lequel elle s’inscrit : « Mais même en philosophie on ne crée de concepts qu’en fonction de problèmes qu’on estime mal vus ou mal posés (pédagogie du concept)8 ». Conformément à ce que nous avons dit de la dialectique telle que la définissait Différence et répétition, la pensée philosophique doit être avant tout appréhendée comme art de poser les problèmes et d’inventer les solutions qui leur correspondent. Cette conception reste au cœur de Qu’est-ce que la philosophie ? pour venir soutenir la compréhension objective de la pédagogie philosophique, laquelle repose sur une redéfinition du concept comme multiplicité au sein d’un champ problématique déterminé. On comprend aisément que le concept ne soit pas un mot qui se réfère à une chose dans le monde : il est une composante complexe qui articule différents éléments et doit être saisi de ce fait comme une multiplicité mouvante, un véritable chemin de la pensée qui n’est pas arbitraire mais qui se dessine de lui-même en fonction des problèmes posés par le philosophe. C’est très exactement cette conception pédagogique de la philosophie que Deleuze et Guattari entendent défendre dans Qu’est-ce que la philosophie ? La grande difficulté qui se pose alors est de savoir ce qui distingue cette pédagogie des philosophies postkantiennes. Outre que Hegel lui-même a conçu la Phénoménologie de l’esprit comme une introduction à la science, à la manière de la paideia antique, et a ainsi véritablement thématisé une partie de sa philosophie comme relevant de la pédagogie, il a lui aussi mis en mouvement le concept en concevant l’automouvement de l’Idée et en affirmant que la vérité n’était pas uniquement « substance », mais aussi « sujet9 ». Ce sujet, chez Hegel, n’est pas seulement à comprendre au sens de la conscience, il désigne bien plutôt un mouvement objectif, l’activité et la logique immanente au concept. La proximité est donc très forte avec la proposition pédagogique de Qu’est-ce que la philosophie ?, ce que Deleuze et Guattari reconnaissent d’ailleurs, puisqu’ils attribuent à Hegel lui-même le mérite d’avoir introduit le mouvement et la processualité dans la pensée philosophique : Hegel a défini puissamment le concept par les figures de sa création et les Moments de son autoposition : les figures sont devenues des appartenances du concept, parce qu’elles constituent le côté sous lequel le concept est créé par et dans la conscience, à travers la succession des 8.– Ibid., p. 23. 9.– G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, op. cit., p. 68.
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esprits, tandis que les moments dressent l’autre côté suivant lequel le concept se pose lui-même et réunit les esprits dans l’Absolu du Soi. Hegel montrait ainsi que le concept n’a rien à voir avec une idée générale ou abstraite, pas plus qu’avec une Sagesse incréée qui ne dépendrait pas de la philosophie même10.
Un tel éloge de Hegel est suffisamment rare sous la plume de Deleuze et de Guattari pour qu’on y insiste. Il semble y avoir ici un retour, comme un clin d’œil, à la recension de Logique et existence de Jean Hyppolite où Deleuze créditait Hegel d’avoir formulé le programme légitime d’une ontologie de la différence. La philosophie hégélienne a pensé l’universalité concrète du concept, c’est-à-dire la détermination réelle du concept qui ne subsume pas les différences sous un terme générique de manière abstraite, mais qui pense le concept depuis sa différenciation immanente – les différences n’étant alors pas subsumées sous la généralité du concept mais devenant les composantes mêmes du concept. Elle a ainsi tenté ce que Deleuze, finalement, a toujours voulu faire : penser le mouvement, penser la multiplicité différenciée du monde. C’est pourquoi Hegel n’est pas seulement l’ennemi, il est aussi celui qui a opéré une véritable révolution philosophique sans laquelle la philosophie deleuzienne elle-même n’aurait pas pu voir le jour. Mais cette révolution, Hegel lui-même l’a trahie. C’est la raison pour laquelle Qu’est-ce que la philosophie ? enchaîne immédiatement avec la manière dont Hegel a saboté son propre projet en participant à l’entreprise systématique des philosophies postkantiennes : Mais c’était au prix d’une extension indéterminée de la philosophie qui ne laissait guère subsister le mouvement indépendant des sciences et des arts, parce qu’elle reconstituait des universaux avec ses propres moments, et ne traitait plus qu’en figurants fantômes les personnages de sa propre création. Les postkantiens tournaient autour d’une encyclopédie universelle du concept, qui renvoyait la création de celui-ci à une pure subjectivité, au lieu de se donner une tâche plus modeste, une pédagogie du concept qui devrait analyser les conditions de création comme facteurs de moments restant singuliers11.
Ce que Deleuze et Guattari nomment ici « encyclopédie », c’est la conception de la philosophie comme système qui était commune à l’ensemble de l’idéalisme allemand, en particulier chez ses principaux représentants qu’étaient Fichte, Schelling et Hegel. Non pas que l’idée de système soit mauvaise en soi. Deleuze défend lui-même l’idée d’un « système ouvert » dans lequel les concepts sont à rapporter à des « circonstances » 10.– G. Deleuze, F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 16. 11.– Ibid., p. 16-17.
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et non plus à des « essences12 ». C’est uniquement l’idée du système encyclopédique, tel qu’il définissait l’horizon spéculatif des représentants de l’idéalisme allemand postkantien, qui est visé dans Qu’est-ce que la philosophie ? Le mouvement de l’Idée, chez ces philosophes, devait conduire à penser les différentes étapes du parcours du concept comme autant de moments d’un système qui était censé englober l’ensemble de la réalité rationnelle. L’Encyclopédie des sciences philosophiques de Hegel, en ce sens, a accompli le programme de l’idéalisme allemand en réalisant ce qui, chez Fichte ou chez Schelling, était resté à l’état de projet jamais entièrement finalisé. Conformément aux thèses développées dans Différence et répétition, Deleuze pense toujours qu’un tel programme encyclopédique soumet le multiple à l’Un, qu’il rabat la différence sous l’identité et nie ainsi la diversité du réel et des manières de le penser. La façon dont l’encyclopédie de Hegel aborde l’art et la science n’est finalement qu’un cas particulier de cette dénégation face à la complexité du monde. Le projet encyclopédique hégélien, en pensant les pratiques artistiques et scientifiques comme de simples moments du déploiement de l’Idée plus générale, ne parviendrait pas à penser leur singularité. Au contraire, Qu’est-ce que la philosophie ? s’attache à différencier avec rigueur les pratiques artistique, scientifique et philosophique, sans considérer qu’il s’agit là de trois manières de penser la même chose (en l’occurrence l’Idée). Il est difficile de voir ce que Deleuze et Guattari ont en tête en ce qui concerne les sciences concrètes dans l’encyclopédie hégélienne. Dans la Philosophie de la nature, en particulier, Hegel entre dans la discussion détaillée des différentes sciences naturelles de son époque et reconnaît la diversité irréductible des différents niveaux de réalité étudiés par les scientifiques13. En raison notamment du fait que la nature est « l’Idée dans la forme de l’être-autre14 » et qu’elle n’est donc jamais parfaitement adéquate à la logique du concept, il est difficile de faire des sciences de la nature de simples discours creux qui s’effaceraient devant le discours conceptuel de la philosophie. Sans doute la nature est-elle appréhendée à la lumière de l’Idée logique, chez Hegel, ce qui l’amène par exemple à faire de « la vie de l’animal » la réalisation concrète de « l’idéalisme absolu15 ». Mais la spécificité de chaque mode d’existence étudié par les sciences naturelles est reconnue à part entière. Il en va de même en ce qui concerne les arts. Il est vrai que l’art, en tant qu’il appartient au moment encyclopédique de « L’esprit absolu » et qu’il 12.– G. Deleuze, « Entretien sur Mille plateaux » (1980), in Pourparlers, op. cit., p. 48. 13.– Cf. E. Renault, Hegel, la naturalisation de la dialectique, op. cit. 14.– G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, op. cit., § 247, p. 281. 15.– G. W. F. Hegel, La Philosophie de la nature, tr. fr. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2004, addition au § 350, p. 638.
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constitue un « savoir de l’Idée absolue16 », est assimilé à un moment de la vie de l’esprit, par lequel celui-ci prend conscience de lui-même en s’extériorisant sous une forme sensible. Les différents moments de l’art (symbolique, classique, romantique) et les différentes formes d’art (architecture, sculpture, peinture, musique et poésie) sont dès lors compris comme des progrès dans la manière dont l’esprit parvient à se ressaisir lui-même dans l’extériorité d’une œuvre. Pour autant, Hegel insiste sur le fait que l’art ne saurait se contenter d’exemplifier une idée philosophique générale17 et que chaque œuvre doit être animée d’une manière singulière, de sorte qu’aucune règle générale ne saurait présider à l’avance à ce qui fait la magie d’une œuvre d’art réussie18. Chaque œuvre est en cela unique, elle constitue une réalisation sensible absolument singulière de l’absolu, c’est-à-dire de l’esprit qui se fait monde et qui se reconnaît dans le monde qu’il a créé. Seule une lecture peu charitable de l’Esthétique hégélienne peut faire des œuvres d’art et des pratiques artistiques les simples « figurants fantômes » de l’Idée. C’est cependant au prix de cette lecture peu flatteuse de la philosophie encyclopédique (qui trouve son aboutissement chez Hegel) que la philosophie pédagogique de Deleuze et Guattari cherche à se positionner comme une alternative. À la différence de l’horizon encyclopédique, la philosophie pédagogique souhaite comprendre la singularité de chaque démarche, que ce soit entre les différentes pratiques (philosophique, artistique, scientifique) ou que ce soit au sein de chaque pratique (entre les différentes philosophies, entre les différentes œuvres d’art, entre les différentes sciences). Ainsi, en histoire de l’art, le baroque n’est pas une étape ou un moment nécessaire en vue de l’avènement du classicisme puis du romantisme : il a sa logique propre qu’il convient de cerner avec le plus de précision possible. De même, la philosophie platonicienne n’est pas un simple moment dans une longue histoire qui nous mènerait nécessairement de la philosophie grecque à la philosophie moderne, et dans laquelle Descartes s’inscrirait lui aussi comme moment nécessaire du déploiement du concept. La conception de l’Idée, chez Platon, est tout aussi singulière que celle de Descartes, et il convient de reconnaître cette singularité. La philosophie platonicienne n’annonce rien, elle n’est pas une première étape nécessaire d’un long parcours dont on pourrait retracer la logique en montrant comment chaque philosophie participe à l’élaboration d’une grande vérité qui la dépasse. Il faut au contraire chercher à voir ce qui fait l’irréductibilité de chaque pensée. La pédagogie se présente comme une tâche « modeste », chez Deleuze et Guattari, parce qu’elle préfère investir la singularité de chaque philosophie plutôt que de 16.– G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, op. cit., § 553, p. 576. 17.– G. W. F. Hegel, Esthétique. Tome I, tr. fr. C. Bénard revue par B. Timmermans et P. Zaccaria, Paris, Livre de Poche, 2021, p. 376. 18.– Ibid., p. 388.
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placer chaque système de pensée sur une ligne chronologique permettant de penser la progression de l’ensemble. De ce point de vue, on retrouve dans Qu’est-ce que la philosophie ? l’attention au singulier et à la pluralité qui a toujours animé Deleuze et qui a toujours nourri son animosité à l’encontre de Hegel.
2) Histoire de la philosophie et philosophie de l’histoire Dans Qu’est-ce que la philosophie ?, l’un des enjeux principaux de l’attention de Deleuze et de Guattari à la singularité des pensées philosophiques n’est autre que la conception que l’on se fait de l’histoire de la philosophie elle-même. Comment penser les philosophies antiques autrement que comme des étapes nécessaires pour l’avènement des philosophies médiévales et modernes ? Comment thématiser la logique qui relie Parménide, Platon et Aristote, ou bien encore celle qui relie Descartes, Leibniz et Spinoza autrement que sous la forme d’un évolutionnisme qui soumet cette succession à une logique qui la dépasse ? Poser la question : « qu’est-ce que la philosophie ? », c’est par conséquent aussi interroger la manière dont nous pensons l’histoire de la philosophie, la manière dont nous nous figurons sa processualité qui lie entre elles les différentes philosophies dans l’histoire. Hegel, de nouveau, a ici le mauvais rôle. La philosophie hégélienne avait en effet résolu la tension apparente entre la visée philosophique de la vérité et la diversité des systèmes philosophiques en affirmant que les diverses philosophies n’étaient que le développement du concept logique qu’il s’agit d’appréhender dans sa processualité, c’est-à-dire dans son déploiement temporel : « Les philosophies ne sont pas contingentes au sens où elles relèveraient de la nécessité extérieure, mais leur succession obéit à la nécessité intérieure du concept lui-même. Une philosophie ne peut se faire jour plus tôt ou plus tard qu’elle n’apparaît19 ». Ainsi, d’un point de vue hégélien, la réfutation d’une philosophie par une autre doit être comprise comme une négation déterminée par laquelle ce qui est nié est en même temps conservé à l’échelle du processus total que constitue l’histoire de la philosophie. La réfutation n’est finalement que le moyen par lequel la détermination du concept progresse au cours de l’histoire, elle « se présente en tout développement, ainsi également dans le développement de l’arbre à partir du germe20 ». Et le propre de l’histoire de la philosophie écrite par Hegel est précisément de saisir le tout de ce développement, la totalité du déploiement du concept saisie à travers les différentes philosophies historiques qui se réfutent mutuellement sans savoir qu’elles participent toutes à l’expression d’une même vérité. 19.– G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie. Introduction, bibliographie, philosophie orientale, tr. fr. G. Marmasse, Paris, Vrin, 2004, p. 109. 20.– Ibid., p. 110.
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Ce processus d’historicisation du concept logique qui passe par diverses philosophies semble avoir pour commencement la philosophie grecque et pour fin la philosophie germanique, c’est-à-dire, pour Hegel, la philosophie du monde chrétien. « La philosophie à proprement parler n’advient qu’en Occident […]. En Occident, nous sommes sur le terrain propre de la philosophie, et nous avons désormais ici deux grandes époques, deux grandes configurations qui nous frappent – l’une est la philosophie grecque et l’autre est la philosophie germanique, la philosophie qui se situe à l’intérieur du christianisme21 ». Le commencement grec de la philosophie est en réalité un point ambigu chez Hegel, puisqu’il consacre également ses leçons à la « philosophie orientale », qu’il qualifie de « philosophie religieuse » ou de « représentation religieuse » de la philosophie22. Le primat qu’il accorde à la Grèce ne vient donc pas du fait que les anciens Grecs auraient été les premiers à penser conceptuellement le monde. Il provient en réalité de leur capacité à thématiser le concept en tant que concept, c’est-à-dire à appréhender les concepts sous forme de catégories à l’intérieur d’un discours rationnel et non imaginatif. Dans ses leçons sur l’Histoire de la philosophie, Hegel pense le passage de la philosophie grecque à la philosophie chrétienne à partir de la différence entre l’idée et l’esprit. « Le monde grec a développé la pensée jusqu’à l’idée, tandis que le monde chrétien ou germanique a saisi en revanche la pensée de l’esprit23 ». L’idée renvoie à la détermination rationnelle de l’être, laquelle se détermine à partir de catégories comme l’universel ou l’infini qui sont capables de comprendre la totalité du monde comme une totalité rationnelle. Les Grecs sont ainsi parvenus à saisir l’être sous la modalité de la pensée, ils ont su donner à l’activité de la pensée toute sa dignité : « c’est le noûs d’Anaxagore et encore plus celui de Socrate. Là commence une totalité subjective, où se saisit la pensée ; la détermination du noûs est d’être une activité pensante24 ». Mais la philosophie grecque n’a pas reconnu explicitement cette centralité du sujet pensant, elle n’a pas reconnu l’esprit. Contemplant la rationalité du monde, les Grecs se sont comme enfoncés dans l’être et n’ont pas pleinement reconnu la valeur infinie de la subjectivité en tant qu’elle est libre. « Ce principe plus élevé de la liberté absolue est le principe de la religion chrétienne25 ». La spécificité du monde chrétien et de ses philosophes tient au fait qu’ils ont accordé toute sa valeur, non seulement à la totalité rationnelle de l’être, mais au sujet qui pense l’être et qui retrouve sa propre rationalité dans l’effectivité du monde qu’il cherche à connaître. 21.– Ibid., p. 145. 22.– Ibid., p. 159. 23.– Ibid., p. 146. 24.– Ibid. 25.– Ibid., p. 148.
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Deleuze et Guattari rejettent ce récit qui fait débuter la philosophie en Grèce et qui pense son approfondissement à travers l’Europe chrétienne. Ils refusent de concevoir l’histoire de la philosophie comme une grande marche qui, sur un mode évolutionniste, serait capable d’appréhender l’enchaînement nécessaire et logique des différentes philosophiques au sein de la totalité depuis leur origine grecque jusqu’à la modernité : Il est vain de chercher, comme Hegel ou Heidegger, une raison analytique et nécessaire qui unirait la philosophie à la Grèce. Parce que les Grecs sont des hommes libres, ils sont les premiers à saisir l’Objet dans un rapport avec le sujet : tel serait le concept, selon Hegel. […] Ce qui reste commun à Heidegger et à Hegel, c’est d’avoir conçu le rapport de la Grèce et de la philosophie comme une origine, et ainsi comme le point de départ d’une histoire intérieure à l’Occident, telle que la philosophie se confond nécessairement avec sa propre histoire. […] Hegel et Heidegger restent historicistes, dans la mesure où ils posent l’histoire comme une forme d’intériorité dans laquelle le concept développe ou dévoile nécessairement son destin. La nécessité repose sur l’abstraction de l’élément historique rendu circulaire. On comprend mal alors l’imprévisible création des concepts26.
Si Hegel est ici mentionné aux côtés de Heidegger, la raison en est que la source de Deleuze et Guattari pour comprendre l’histoire hégélienne de la philosophie n’est vraisemblablement pas le texte hégélien lui-même, mais la conférence que Heidegger avait consacrée au thème « Hegel et les Grecs » en 1958, à Heidelberg. Dans cette conférence, Heidegger rappelait que « l’histoire de la philosophie est pour Hegel le processus portant en soi son unité et, pour cette raison, nécessaire, du progrès de l’Esprit jusqu’à lui-même27 », et il revenait sur le commencement grec de la philosophie chez Hegel. Il soulignait à cet égard que Hegel aurait relu l’ensemble de l’histoire de la philosophie depuis son origine grecque à partir de l’identité proprement moderne de l’être et de la pensée, c’est-à-dire à partir de Descartes et de Kant28. De manière téléologique, l’histoire de la philosophie serait alors comprise comme un processus d’avènement de la subjectivité au rang d’absolu et les Grecs auraient participé de manière inconsciente, malgré eux en quelque sorte, à poser les premières bases de ce parcours : L’être, et par suite ce qui est représenté dans les paroles fondamentales, n’est pas encore déterminé, pas encore médiatisé par et dans le mouvement dialectique de la subjectivité absolue. La philosophie grecque est le degré de ce « pas encore ». Elle n’est pas encore l’accomplissement, mais
26.– G. Deleuze, F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 90-91. 27.– M. Heidegger, « Hegel et les Grecs », art. cit., p. 353. 28.– Ibid., p. 355.
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pourtant elle n’est comprise qu’à partir de cet accomplissement qui s’est déterminé comme le système de l’idéalisme spéculatif29.
Contre cette démarche hégélienne, Heidegger propose une lecture des « paroles de l’origine30 » et donne une interprétation des penseurs présocratiques dans le but de déjouer l’entreprise totalisante de Hegel. Ce qui est en jeu, selon lui, dans la parole des anciens Grecs, c’est la vérité (alètheia) non pas en tant que connaissance de l’être par le sujet, mais en tant que « non-retrait » et « désabritement31 » de l’être lui-même. Ce que Hegel a négligé, dans son histoire de la philosophie, c’est la nécessité pour l’être lui-même de se dévoiler et de se donner pour faire exister la pensée, de sorte que l’époque de la subjectivité absolue est elle-même à saisir comme une époque de l’être – une époque qui est aussi celle de la « calculabilité totale32 », du « monde technique33 ». Or c’est uniquement en se mettant à l’écoute des présocratiques que, selon Heidegger, il est possible de redécouvrir cette pensée de l’être par-delà son long oubli dans l’histoire de la métaphysique. On voit que Heidegger, bien qu’il revendique une autre direction que celle de Hegel dans son appréhension de l’histoire de la philosophie, ne remet nullement en question l’origine grecque de la philosophie présupposée par Hegel. Bien au contraire, il perçoit dans les paroles originaires des Grecs le fond d’une approche oubliée de la vérité qui serait à retrouver par-delà le grand oubli qu’a constitué l’histoire de la philosophie comme métaphysique. Heidegger ne remet pas même en cause la possibilité de penser l’histoire de la philosophie comme un destin, même si ce destin n’est plus chez lui référé à un progrès de l’esprit mais à un long oubli de la parole des origines. La philosophie heideggérienne ne fait finalement que répéter le travers de Hegel qu’elle cherche pourtant à éviter. C’est du moins la lecture qu’en font Deleuze et Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie ?, ce qui les conduit à proposer une même critique des deux philosophes. Chez Hegel comme chez Heidegger, l’histoire de la philosophie apparaît comme une totalité hantée par une logique nécessaire à partir d’une origine grecque primordiale, elle s’avère par conséquent incapable de faire droit au caractère singulier et événementiel des philosophies, à « l’imprévisible création des concepts ». L’histoire de la philosophie, depuis Hegel, est une histoire téléologique, déterministe et totalisante qui laisse dans l’ombre le geste singulier de chaque philosophie lorsqu’elle parvient à créer un concept, et Heidegger n’échappe en rien à cette démarche bien qu’il la développe différemment. 29.– Ibid., p. 365-366. 30.– M. Zarader, Heidegger et les paroles de l’origine, Paris, Vrin, 1990. 31.– M. Heidegger, « Hegel et les Grecs », art. cit., p. 372. 32.– Ibid., p. 358. 33.– Ibid., p. 352.
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Par là, on manque ce qui échappe à l’histoire dans chaque philosophie, son devenir. C’est pourquoi la question de l’histoire de la philosophie, chez Deleuze et Guattari, est inséparable de la question de la philosophie de l’histoire dont elle n’est qu’une application particulière. C’est la manière hégélienne de penser l’histoire qui pose problème dans l’histoire hégélienne de la philosophie. Se rejoue ici la critique deleuzo-guattarienne de l’histoire. L’opposition du devenir à l’histoire est ainsi au cœur du premier chapitre de Qu’est-ce que la philosophie ?, parce que le concept philosophique doit être pensé comme un devenir plutôt que comme un moment historique : Mais le devenir est le concept même. Il naît dans l’Histoire, et y retombe, mais n’en est pas. Il n’a pas en lui-même de début ni de fin, mais seulement un milieu. Aussi est-il plus géographique qu’historique. […] L’histoire n’est pas expérimentation, elle est seulement l’ensemble des conditions presque négatives qui rendent possible l’expérimentation de quelque chose qui échappe à l’histoire. Sans l’histoire, l’expérimentation resterait indéterminée, inconditionnée, mais l’expérimentation n’est pas historique, elle est philosophique34.
Nous retrouvons ici ce que nous avons déjà vu précédemment : la singularité créatrice du devenir, irréductible à quelque cause historique que ce soit, échappe à l’histoire qui lui donne sa condition d’existence. De la même manière qu’un événement politique comme Mai 68 est « libre de toute causalité normale ou normative35 », un concept n’est pas réductible à l’état historique de la philosophie au moment où il est créé. Il y a une part d’inventivité qui est absolument singulière et qui ne se laisse pas réduire à des causes ou à un contexte social et historique. Le devenir désigne cette échappée qui se soustrait aux déterminations de la grande histoire et permet de redonner aux concepts philosophiques leur contingence propre, leur part d’événementialité. Cela n’empêche pas de penser des connexions entre différentes pensées philosophiques, mais ces connexions ne suivent pas la logique de l’histoire, elles sont incompréhensibles du point de vue du développement de l’histoire de la philosophie. Déjà dans les années 1960, Deleuze dressait le portrait d’une étrange lignée de philosophes que rien, ou peu de choses, ne permettait de lier du point de vue traditionnel de l’histoire de la philosophie. Il s’agissait de la lignée naturaliste qui rassemble Lucrèce, Spinoza et Nietzsche (auxquels Deleuze rajoutait parfois Hume et Bergson36). Reconnaître la singularité de chaque pensée, ce n’est donc 34.– G. Deleuze, F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 106. 35.– G. Deleuze, F. Guattari, « Mai 1968 n’a pas eu lieu » (1984), in Deux régimes de fou, op. cit., p. 215. 36.– G. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 323.
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pas nécessairement l’isoler et la prendre comme un fragment incapable de communiquer et d’entrer en résonance avec d’autres philosophies. Au contraire, la singularité d’un concept ou d’une philosophie est précisément ce qui lui permet de résonner avec d’autres mais selon une logique qui n’est pas celle de l’histoire. Rien, du point de vue de l’histoire de la philosophie, ne permet de saisir avec rigueur la logique qui rassemble Lucrèce, Spinoza et Nietzsche, et pourtant Deleuze montre qu’ils possèdent en commun la défense d’une pensée naturaliste : « Avant Nietzsche, [Lucrèce et Spinoza] conçoivent la philosophie comme la puissance d’affirmer, comme la lutte pratique contre les mystifications, comme l’expulsion du négatif37 », écrit-il dans le petit livre sur Nietzsche de 1965. Un tel rapprochement, ce n’est pas une histoire de la philosophie qui peut la faire, car Lucrèce n’est assurément pas aussi important pour Spinoza, d’un point de vue historiographique, que ne l’est Descartes, et Spinoza lui-même compte bien moins dans la formation historique de la pensée de Nietzsche que, par exemple, Schopenhauer. Et pourtant un lien souterrain peut être construit entre ces philosophies, à condition de faire un travail sur la singularité de chacune de ces pensées et de voir ce qui, dans leur devenir, par-delà ou en deçà l’histoire, les relie les unes aux autres. C’est en ce sens que l’on peut dire que les devenirs ont une logique de connexion et de communication entre eux, mais une logique non historique. Ce contrepied effectué par rapport à la logique de l’histoire n’est possible qu’à travers la revalorisation d’une compréhension spatiale et géographique de la philosophie. L’originalité de Qu’est-ce que la philosophie ?, en prolongement des réflexions sur l’espace de Mille plateaux, est d’opposer à la conception hégélienne de l’histoire de la philosophie une « géo-philosophie38 » capable de contrer l’historicisme hégélien. Ce lien entre la géographie et la philosophie vise à maintenir l’ancrage des concepts dans un certain milieu, un paysage intellectuel, tout en redonnant ses droits à la contingence : La géographie ne se contente pas de fournir une matière et des lieux variables à la forme historique. Elle n’est pas seulement physique et humaine, mais mentale, comme le paysage. Elle arrache l’histoire au culte de la nécessité pour faire valoir l’irréductibilité de la contingence. Elle l’arrache au culte des origines pour affirmer la puissance d’un « milieu » […]. Elle l’arrache aux structures pour tracer les lignes de fuite qui passent par le monde grec à travers la Méditerranée. Enfin, elle arrache l’histoire à elle-même pour y découvrir les devenirs, qui ne sont pas de l’histoire même s’ils y retombent : l’histoire de la philosophie en Grèce ne doit pas cacher que les Grecs, chaque fois, ont d’abord à devenir philosophes, 37.– G. Deleuze, Nietzsche, op. cit., p. 34. 38.– G. Deleuze, F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 91.
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autant que les philosophes à devenir Grecs. Le « devenir » n’est pas de l’histoire : aujourd’hui encore l’histoire désigne seulement l’ensemble des conditions si récentes qu’elles soient, dont on se détourne pour devenir, c’est-à-dire pour créer quelque chose de nouveau39.
Si l’approche géographique de la philosophie permet de saisir le devenir de chaque concept, la raison en est qu’elle permet de nous attacher aux éléments qui composent la multiplicité du concept, que ces éléments soient philosophiques ou extra-philosophiques, sans pour autant réfléchir en termes d’origine et de finalité. Ainsi, chez Platon, il y a des éléments qui viennent de la philosophie (de Parménide, par exemple) et d’autres qui viennent de la société de son époque (les sophistes, la démocratie athénienne, etc.), et l’ensemble forme un milieu, un paysage dans lequel la philosophie platonienne essaye de créer ses propres concepts. La philosophie platonicienne n’aurait pas pu voir le jour, telle qu’on la connaît, indépendamment d’un paysage philosophique et extra-philosophique propre à la Grèce de son temps. En même temps, elle ne s’y réduit pas, et la singularité de la philosophie de Platon se trouve précisément dans la manière dont, en s’emparant des éléments qui composent ce paysage, elle crée quelque chose d’absolument nouveau, qui n’était ni annoncé par ce qui la précédait, ni uniquement appréhendable à partir de ce qui la suivra dans l’histoire de la philosophie. C’est pourquoi il faut penser la Grèce de Platon d’un point de vue géographique plutôt qu’historique. Si on l’aborde du point de vue de l’histoire, on est trop rapidement reconduit à penser que la Grèce a plus ou moins rendu nécessaire l’apparition de la philosophie, qu’elle en constitue par conséquent le premier moment, l’origine, et qu’ensuite il y a eu une progression plus ou moins nécessaire qui a conduit des Grecs aux Romains, puis des Romains à la philosophie chrétienne médiévale, puis enfin de celle-ci à la philosophie moderne et contemporaine. Contre cela, l’approche géographique nous permet de nous en tenir au milieu dans lequel Platon pense et crée ses concepts, sans avoir immédiatement en vue la grande histoire dans laquelle on imagine devoir l’inscrire. C’est seulement à cette condition que l’on peut saisir la force de son geste philosophique, le fait qu’il ait créé « quelque chose de nouveau ». Chaque philosophie doit ainsi être lue comme un geste de création en lien avec un espace dans lequel elle se meut, et non comme un moment plus ou moins nécessaire de la grande histoire du concept ou de l’oubli de l’être40. 39.– Ibid., p. 91-92. 40.– Cela n’empêche pas, on l’a dit, la possibilité de percevoir des liens souterrains et non historiques entre les différentes philosophies. En cela, la dimension géographique de la conception deleuzo-guattarienne de la philosophie se double d’une dimension géologique, dans laquelle les pensées entretiennent entre elles des relations inédites de manière souterraine.
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Cela permet de faire droit à la spécificité des philosophes grecs indépendamment de toute forme d’ethnocentrisme qui restreint la philosophie à un développement européen que l’on fait remonter à la Grèce antique. Il y a de ce point de vue un enjeu véritablement politique dans la manière dont Deleuze et Guattari refusent de faire de la Grèce l’origine de la philosophie et empêchent en même temps de nous considérer comme les héritiers des Grecs. Par là, il s’agit de reconnaître la possibilité même de cette « philosophie orientale » à laquelle Hegel accordait un statut ambigu et déprécié. « Peut-on parler d’une “philosophie” chinoise, hindoue, juive, islamique ? Oui, dans la mesure où penser se fait sur un plan d’immanence qui peut être peuplé de figures autant que de concepts. Ce plan d’immanence toutefois n’est pas exactement philosophique, mais pré-philosophique. Il est affecté par ce qui le peuple, et qui réagit sur lui, de telle manière qu’il ne devient philosophique que sous l’effet du concept41. » Il n’y a pas que les Grecs et leurs héritiers européens qui pensent. Tous les peuples du monde et de l’histoire sont capables de penser, à condition qu’ils s’emparent des éléments de leurs paysages respectifs pour créer des concepts. Ce n’est pas là une exclusivité propre à l’Europe et à son ancêtre fantasmé, la Grèce antique. Le dernier mot de ce grand duel que Deleuze, toute sa vie, a orchestré contre l’hégélianisme consiste donc à arracher la philosophie à l’histoire pour remettre en cause une histoire de la philosophie qui non seulement empêche de penser le devenir créateur des concepts, mais qui, en outre, a la fâcheuse tendance ethnocentriste de limiter la philosophie à une aventure européenne et à refouler tous les peuples non européens hors de la pensée. Pour cette raison, la critique de l’histoire hégélienne de la philosophie est inséparablement une critique de la philosophie hégélienne de l’histoire. C’est dans la manière dont Hegel a pensé le déploiement historique du concept que se logent les raisons pour lesquelles il préfère comprendre les philosophies comme des moments nécessaires dans un processus plus général qui remonterait aux anciens Hellènes. La position radicalement anti-hégélienne de Qu’est-ce que la philosophie ? consiste à désolidariser l’histoire et la philosophie pour lier celle-ci à la géographie et pour éviter les écueils de l’historicisme hégélien.
3) Philosophie et révolution La critique de l’histoire de la philosophie étant indissociable de la critique de la philosophie de l’histoire, c’est tout naturellement que, dans Qu’est-ce que la philosophie ?, Deleuze et Guattari sont conduits à se prononcer sur les rapports entre révolution et philosophie – la révolution représentant dans l’histoire du monde une rupture semblable à celle du concept dans 41.– Ibid., p. 89.
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l’histoire de la philosophie. Comme le dit à juste titre Didier Eribon dans l’interview qu’il fait avec eux pour Le Nouvel Observateur à l’occasion de la sortie du livre, en septembre 1991 : « Dans cette “géophilosophie”, vous en appelez au philosophe “révolutionnaire” et à la nécessité des “révolutions”. C’est presque un manifeste politique que vous proposez42 ». Et Deleuze et Guattari de répondre que « la philosophie reste liée à un devenir révolutionnaire qui ne se confond pas avec l’histoire des révolutions43 ». Comment comprendre ce devenir révolutionnaire de la philosophie ? Et qu’est-ce que cela peut nous apprendre de la relation que Deleuze, toute sa vie, a noué avec la philosophie de Hegel ? Il faut comprendre le rapport entre philosophie et révolution dans les deux sens : un devenir-révolutionnaire de la philosophie, mais aussi un devenir-philosophique ou conceptuel de la révolution. Dans la première perspective, il s’agit d’assigner à la philosophie une tâche critique vis-à-vis des pouvoirs, de l’État, de toute forme de dogmatisme. La philosophie de Deleuze et Guattari se présente comme une « création » qui vise une « résistance au présent44 ». Cette résistance peut bien sûr être comprise du point de vue du contenu de la pensée philosophique lorsque la politique est explicitement thématisée comme telle : la critique de l’État, la valorisation des machines de guerre anti-étatistes. Mais du point de vue même de la forme conceptuelle de l’activité philosophique, il y a une résistance à la doxa, une résistance au sens commun préformé par la communication et le consensus social. Par son travail de la langue et de la pensée à travers l’invention de concepts – ce qui fait que, souvent, on entend dire de la philosophie qu’elle est « difficile à lire », « difficile à comprendre » –, la philosophie vaut comme forme de résistance à la bêtise. Deleuze et Guattari la rapprochent en cela de la dialectique négative d’Adorno et de ce que, plus généralement, dans l’École de Francfort, on nomme l’utopie45. La philosophie, en effet, « atteint à la forme non propositionnelle du concept où s’anéantissent la communication, l’échange, le consensus et l’opinion. C’est donc plus proche de ce qu’Adorno nommait “dialectique négative”, et de ce que l’école de Francfort désignait comme “utopie”46 ». En cela, aussi bien du point de vue de son contenu critique que de sa forme conceptuelle, la philosophie se doit d’être une « philosophie politique47 », et en un sens elle l’est toujours 42.– D. Eribon, dans G. Deleuze, F. Guattari, « Nous avons inventé la ritournelle » (1991), in Deux régimes de fou, op. cit., p. 355. 43.– Ibid. 44.– G. Deleuze, F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 104. 45.– Sur le rapport entre Deleuze et Adorno en ce qui concerne leur conception de la philosophie, voir notre article « Deleuze avec Adorno : Philosophie, pensée critique et écologie politique », Revista Portuguesa de Historia do livro, dossier « 25 années sans Deleuze », 2021, no 47-48, p. 7-48. 46.– G. Deleuze, F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 95. 47.– Ibid., p. 96.
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même lorsqu’elle ne traite pas directement de politique : l’inventivité même du concept vaut comme geste politique de résistance à l’opinion. Parce qu’il excède les manières communes de penser qui circulent dans le champ social, le concept est en quelque façon révolutionnaire par lui-même. Nous sommes conduits par là au second niveau de la relation entre philosophie et révolution. Car si le concept, dans sa forme même, est révolutionnaire, alors la révolution, à l’inverse, a quelque chose de conceptuel, au sens où, elle aussi, elle est un devenir irréductible à son inscription dans l’histoire : Il n’est pas faux de dire que la révolution « c’est la faute aux philosophes » (bien que ce ne soit pas les philosophes qui la mènent). Que les deux grandes révolutions modernes, l’américaine et la soviétique, aient si mal tourné n’empêche pas le concept de poursuivre sa voie immanente. […] À titre de concept et comme événement, la révolution est auto-référentielle ou jouit d’une auto-position qui se laisse appréhender dans un enthousiasme immanent sans que rien dans les états de choses ou le vécu puisse l’atténuer, même les déceptions de la raison48.
La révolution se comporte comme un concept, c’est-à-dire qu’elle est un devenir qui crée et qui résiste à la marche de l’histoire. Dans la révolution se crée quelque chose qui, même s’il y a trahison, même s’il y a retombée et déception, a une valeur en soi et survit, en quelque sorte, à son échec historique. « Telles sont les révolutions et les sociétés d’amis, sociétés de résistance, car créer, c’est résister : de purs devenirs, de purs événements sur un plan d’immanence. Ce que l’Histoire saisit de l’événement, c’est son effectuation dans des états de choses ou dans le vécu, mais l’événement dans son devenir, dans sa consistance propre, dans son auto-position comme concept, échappe à l’Histoire49. » La dimension utopique de la révolution ne se loge pas du tout dans la société idéale à venir qu’elle annonce, mais dans le présent des luttes et dans ce qu’elle invente au cœur de l’action révolutionnaire. La trahison de la révolution a beau avoir lieu, cela ne retire rien à la valeur des expériences révolutionnaires, puisque l’enjeu même de la révolution est ce qui s’invente au cœur de celle-ci : Mais justement, dire que la révolution est elle-même utopie d’immanence n’est pas dire que c’est un rêve, quelque chose qui ne se réalise pas ou qui ne se réalise qu’en se trahissant. Au contraire, c’est poser la révolution comme plan d’immanence, mouvement infini, survol absolu, mais en tant que ces traits se connectent avec ce qu’il y a de réel ici et maintenant dans la lutte contre le capitalisme et relancent de nouvelles luttes chaque fois que la précédente est trahie50. 48.– Ibid., p. 96-97. 49.– Ibid., p. 106. 50.– Ibid., p. 96.
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À la question de la « faillite51 » des révolutions, Deleuze et Guattari répondent que cela ne discrédite nullement l’expérience révolutionnaire comme expérience, c’est-à-dire comme moment de création en rupture avec la logique de l’histoire. La révolution comme devenir, de même que le concept, renvoie à ces failles qui fissurent l’ordre historique et qui, même si elles sombrent en faillites, n’ont pas moins une valeur d’ouverture. C’est cette brèche, cette ouverture qui fait que la révolution est toujours relancée ailleurs et que tous les révolutionnaires, à toutes les époques, sont liés entre eux par ce que Walter Benjamin nommait la « tradition des opprimés52 » qui prend l’histoire à rebrousse-poil. Ainsi que le formule Deleuze à la fin de ses Dialogues avec Claire Parnet : « La question de l’avenir de la révolution est une mauvaise question, parce que, tant qu’on la pose, il y a autant de gens qui ne deviennent pas révolutionnaires, et qu’elle est précisément faite pour cela, empêcher la question du devenir-révolutionnaire des gens, à tout niveau, à chaque endroit53 ». Outre que cette conception de la révolution prend appui sur une critique de la philosophie de l’histoire hégélienne, il y a peut-être quelque chose de plus, en ce qui concerne Hegel, dans ce lien réversible entre philosophie et révolution. Hegel n’a-t-il pas, du point de vue de Deleuze, opéré une révolution en philosophie ? N’est-il pas le traître qui, de lui-même, a trahi sa propre révolution ? Deleuze ne s’est-il pas représenté sa tâche comme un devenir qui, en partant de la révolution hégélienne, a refusé cette trahison et a cherché à prolonger la percée révolutionnaire amorcée par l’hégélianisme ? N’a-t-il pas essayé de sauver ce qui, dans la philosophie hégélienne, relevait de cette expérimentation révolutionnaire qui, bien qu’elle retombe dans les échecs de l’histoire, survit néanmoins à sa propre déchéance ? Hegel, pour Deleuze, c’est la révolution trahie, sa faillite, son échec. Mais une révolution trahie reste une révolution, et l’œuvre entière de Deleuze est peut-être à lire comme une tentative pour assumer le devenir-révolutionnaire de la philosophie hégélienne. Le fait même qu’il y ait dans Qu’est-ce que la philosophie ? un dernier hommage rendu à la philosophie hégélienne, en reconnaissant que Hegel avait introduit le mouvement et la multiplicité dans le concept, témoigne d’une forme de dette à l’égard de la révolution hégélienne en philosophie. C’est dire que Hegel lui-même, à un moment donné, a introduit un devenir dans l’histoire de la philosophie. Et peut-être Deleuze n’a-t-il finalement, toute sa vie, que cherché à approfondir ce devenir-révolutionnaire qui, 51.– G. Deleuze, « Bartleby, ou la formule », Critique et Clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 113. 52.– W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire », thèse VIII, in Œuvres III, tr. fr. M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2012, p. 433. 53.– G. Deleuze, C. Parnet, Dialogues, op. cit., p. 176.
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par la suite, à cause de Hegel lui-même, est retombé dans l’histoire et s’est trahi. Que l’ensemble de la philosophie deleuzienne puisse être appréhendée depuis son combat contre la trahison hégélienne signifierait alors, paradoxalement, que Deleuze n’a cessé de tenter de sauver Hegel de lui-même, de sauver la part de devenir de sa philosophie contre sa trahison historique. • « Mais qu’est-ce que c’était, ce que j’ai fait toute ma vie54 ? », demande Deleuze au tout début de Qu’est-ce que la philosophie ? La réponse que l’ensemble de notre étude suggère est que toute sa vie, il s’est débattu avec la philosophie hégélienne, toute sa vie il a élaboré sa propre pensée, créé ses concepts dans un rapport conflictuel avec l’hégélianisme. Nous nous interrogions plus haut sur la manière dont Deleuze avait construit sa propre pensée en donnant à Hegel la figure du « traître55 ». Nous comprenons désormais mieux ce que cela signifie. Bien sûr, il s’est agi pour Deleuze de construire une figure de l’ennemi et de s’en servir en quelque sorte comme un appui ou un repoussoir pour fabriquer ses propres concepts. Il y a là quelque chose d’analogue à ce que Nietzsche, dans l’avant-propos de la Généalogie de la morale, expliquait au sujet du livre du Dr Paul Rée sur l’origine des sentiments moraux : « Ce petit livre m’attira avec cette force attractive que possède tout ce qui nous est opposé, tout ce qui est à nos antipodes56 ». Nietzsche posait ainsi la force heuristique de l’ennemi, l’impulsion intellectuelle que constitue toute pensée que l’on cherche à affronter. On pourrait dire en ce sens que Hegel a été d’une certaine manière à Deleuze ce que le Dr Paul Rée a représenté à un moment donné pour Nietzsche : l’adversaire face auquel, et grâce auquel, la pensée parvient à s’élaborer. Mais nous saisissons aussi que les choses ne sont pas si simples. Si Hegel est le traître de l’histoire de la philosophie, c’est aussi parce qu’il a trahi sa propre révolution philosophique, telle que Deleuze avait pu la comprendre grâce au livre Logique et existence de Jean Hyppolite, dès le début des années 1950. Hegel est finalement son propre traître, celui qui a trahi sa propre révolution. Et toute l’œuvre de Deleuze peut être lue comme une manière pour récupérer et pour reprendre sur un autre plan l’expérimentation révolutionnaire de l’hégélianisme, ce projet d’une ontologie de la différence que Hegel avait su formuler mais qu’il n’est jamais parvenu à véritablement mener à son terme. Parce que la trahison hégélienne ne s’est pas opérée uniquement contre la philosophie en général, mais contre elle-même, contre sa propre philosophie, l’adversité de Deleuze à l’encontre de Hegel peut tout 54.– G. Deleuze, F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 7. 55.– G. Deleuze, « Gilles Deleuze parle de la philosophie » art. cit., p. 200. 56.– F. Nietzsche, La généalogie de la morale, op. cit., Avant-propos, § 4, p. 771.
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autant être comprise comme une ultime manière de sauver Hegel, c’est-àdire de le sauver contre lui-même. Pour cette raison, si Hegel est certes le Judas Iscariote de la philosophie, il ne suffit pas de lui opposer avec Spinoza un « Christ des philosophes57 » comme Deleuze et Guattari le font dans Qu’est-ce que la philosophie ? Il y a en réalité une équivocité bien plus fondamentale de la philosophie hégélienne chez Deleuze : car s’il est nécessaire de penser contre elle, il n’est pas possible en revanche de penser sans elle. Hegel est à la fois Jésus et Judas, le sauveur et le traître, celui qui donne une orientation à la philosophie et celui qui met à mort son propre projet, obligeant ainsi à reprendre, contre lui, la tâche de la pensée.
57.– G. Deleuze, F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 59.
Conclusion Nous avons voulu réintroduire de la complexité dans le rapport que Deleuze a entretenu avec la philosophie de Hegel en montrant qu’il n’a pas toujours adopté une attitude radicalement critique à l’égard de l’hégélianisme et qu’il a même inscrit son projet philosophique dans son sillage avant de s’en affranchir. Dans l’évolution de ce rapport, il n’y a à chaque fois aucune continuité, aucune évolution homogène, mais un ensemble de saccades et de ruptures qui, pour une part, sont dues à des réflexions proprement philosophiques (la lecture de Bergson, de Nietzsche, de Spinoza), mais qui, pour une autre part, sont dues à des rencontres (Tournier, Hyppolite, Wahl, Foucault, Althusser, Guattari…) et à un paysage bien spécifique de la vie intellectuelle française de l’époque (l’existentialisme, le marxisme, le contexte politique de l’après-Mai 68). De multiples petits déplacements ont éloigné toujours davantage Deleuze de la philosophie hégélienne. C’est le lent cheminement de ces nombreuses variations que nous avons tenté de suivre. L’anti-hégélianisme nous a ainsi permis de dessiner un parcours dans l’œuvre de Gilles Deleuze et d’en proposer une genèse. Qu’en conclure ? D’abord que Deleuze doit beaucoup plus à la philosophie hégélienne qu’il ne le dit. Le passage de la critique immanente de jeunesse, au moment de la recension de Logique et existence d’Hyppolite en 1954, à la critique externe des années 1960 est trompeur en ce qu’il laisse dans l’ombre tout ce que le projet philosophique de Deleuze – son ontologie de la différence – doit à Hegel. Rappeler l’inscription hégélienne de la pensée deleuzienne était le premier objectif de ce livre. C’est ce à quoi nous a notamment conduit notre réflexion sur le rôle de « traître » assigné à Hegel dans l’histoire de la philosophie : un traître qui doit certes être considéré comme un adversaire contre lequel il s’agit d’élaborer une philosophie nouvelle, mais cela uniquement
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parce que cet adversaire a trahi sa propre révolution et que c’est finalement son propre projet qu’il s’agit de mener à bien. Nous avons aussi vu que ce dédoublement interne à la philosophie hégélienne se redoublait à son tour au niveau de ce qui sépare le texte hégélien et ses commentaires. Un autre enseignement de notre parcours est en effet que Deleuze a principalement lu Hegel à travers le prisme d’une série de commentaires et de discussions (Hyppolite, Kojève, Wahl, Löwith, les maoïstes français, Heidegger…) qui recouvrent largement le texte initial du philosophe et qui en médiatisent l’accès. Mettre en évidence à chaque fois le contexte et les médiations à partir desquelles Deleuze a eu accès au texte hégélien constituait l’autre finalité de notre étude. Cela permet en particulier de nuancer l’anti-hégélianisme de Deleuze en aidant à comprendre qu’il a finalement moins cherché à combattre Hegel que ses exégètes et épigones. On ne déduira pas de tout cela que l’anti-hégélianisme de Gilles Deleuze serait dénué de tout sens philosophique. Bien qu’il demande à être nuancé, il y a cependant un indéniable apport théorique de cet anti-hégélianisme. On peut résumer cet apport en disant qu’il en va ici de la critique des conceptions hégéliennes de la raison, du sujet et de l’histoire. Hegel a été lu comme le chantre de la raison dominatrice, le théoricien d’une rationalité qui fait violence à la richesse différenciée du monde et qui reste tout entière orientée vers une pensée de la vérité et du fondement. Il a été perçu comme le défenseur d’une compréhension à la fois cartésienne et anthropologique de la subjectivité : cartésienne, parce que Deleuze enferme la dialectique spéculative dans une pensée de la représentation et de la conscience que pourtant Hegel rejette explicitement ; anthropologique, parce que toute la philosophie hégélienne resterait embourbée dans un point de vue humain et une pensée de l’homme, dont Nietzsche aurait dévoilé le caractère nihiliste. Hegel, enfin, a été compris comme le défenseur d’une écriture téléologique et déterministe de l’histoire, dont l’orientation vers une finalité posée dès le départ annule toute événementialité véritable et enserre le parcours de l’histoire du monde dans une logique inflexible et donnée d’avance. Contre Hegel, il s’est agi de retrouver une rationalité capable de discerner les nuances du réel et de prendre ses distances par rapport à une conception traditionnelle de la vérité ; de repenser le sujet par-delà une conscience identique et transparente à elle-même, et par-delà toute essence de l’homme ; et de réinvestir l’histoire en tentant d’inscrire en elle l’événementialité du devenir, de thématiser ensemble le processus historique et l’événement créateur. Le rejet sans concession de Hegel aura été l’un des moyens privilégiés pour parvenir à formuler ces exigences philosophiques qui sont encore les nôtres aujourd’hui. En cela, il n’est pas question de les remettre en cause, elles forment encore le sol sur lequel nous nous mouvons. On doutera
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simplement que ce programme philosophique doive absolument en passer de nos jours par l’anti-hégélianisme. Que l’on pense aux travaux d’Axel Honneth en philosophie sociale, à ceux de John McDowell ou de Robert Brandom dans une perspective néo-pragmatiste, ou à certains représentants de ce qu’il est convenu d’appeler le « post-structuralisme » : Judith Butler, Slavoj Žižek, Étienne Balibar, Catherine Malabou, Jean-Luc Nancy et d’autres qui, tous, pensent avec Hegel et non uniquement contre lui. On se convaincra alors que la critique de Hegel, depuis les années 1990, est moins assurée de ses fondations et que nombre de pensées contemporaines participent à de nouvelles thématisations de la raison, du sujet et de l’histoire en mobilisant la philosophie hégélienne plutôt qu’en la rejetant. Pour autant, le duel que Deleuze a mené toute sa vie contre Hegel dessine encore un enjeu philosophique pour notre temps. La recherche d’une multiplicité et d’une différence qui se soustraient à la loi de la totalité et de l’identité renvoie très concrètement à l’exigence de penser des brèches événementielles dans le cours de l’histoire universelle, des brèches dans lesquelles naissent des subjectivités individuelles ou collectives qui sont en rupture avec les sujets institués. Qu’est-ce que le féminisme, sinon une tentative pour comprendre la longue histoire du patriarcat et pour expérimenter dans l’histoire, passée et présente, des formes de vie minoritaires dans lesquelles se réinvente, hors du cadre patriarcal, ce que signifie être une « femme » ? Les luttes écologiques ne sont-elles pas, elles aussi, des manières de comprendre notre histoire depuis la perspective d’une domination croissante sur la nature et d’essayer d’échapper à cette logique destructrice en promouvant d’autres formes de subjectivités collectives dans lesquelles humains et non-humains entrent dans des relations inédites ? Il en va vraisemblablement de même dans les luttes des travailleurs ou dans les luttes antiracistes. À chaque fois, la grande histoire est convoquée comme histoire de la domination et résister consiste à introduire dans l’histoire un devenir-minoritaire qui la conteste de l’intérieur et qui produit de nouveaux sujets, lesquels ne préexistent pas à l’événement révolutionnaire dans lequel ils voient le jour. L’histoire de la philosophie elle-même se trouve concernée. On recherche aujourd’hui chez les grands auteurs de la tradition, dans une perspective critique, les tendances masculinistes, colonialistes et dépréciatives à l’égard de la nature afin de problématiser la rationalité occidentale en montrant le rôle qu’a pu avoir la philosophie dans la légitimation des diverses formes de domination. À l’inverse, on exhume des auteurs et des autrices oubliées ou marginalisées qui, dans l’histoire de la pensée, ont su s’émanciper de la justification du patriarcat ; on découvre des traditions non occidentales qui sont riches d’enseignement pour inventer un nouveau rapport aux êtres de la nature ou un nouveau rapport à l’autre, à l’étranger. De l’intérieur même
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de la grande histoire officielle de la philosophie, on suit les traces de ce qui pourrait faire entrer les « grands » auteurs dans des devenirs minoritaires : des devenirs-féministes, des devenirs-écologiques, des devenirs-décoloniaux. Cette démarche, qui était celle de Gilles Deleuze, est plus que jamais la nôtre. Était-il nécessaire d’élaborer cette nouvelle manière de faire de la philosophie en refusant toute pertinence à la philosophie de Hegel ? Pour la génération de philosophes à laquelle appartenait Deleuze, c’était peut-être le cas. Il n’en va plus de même pour notre époque. La question, pour nous, aujourd’hui, serait plutôt de savoir ce qui, dans la philosophie hégélienne, peut nous aider à poursuivre le projet philosophique que Deleuze, ironie de l’histoire, avait pourtant formé contre elle.
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Index A Adorno, Theodor W. – 69, 123, 184, 212. Althusser, Louis – 9, 11, 15, 20, 73, 97, 117, 128, 129, 130, 131, 153, 217. Antonioli, Manola – 10, 74, 139. Aristote – 58, 66, 69, 132, 133, 138, 140, 141, 144, 145, 146, 192, 193, 204. Arvon, Henri – 81, 100.
Brandom, Robert – 40, 219. Butler, Judith – 11, 219.
C Châtelet, François – 104. Clastres, Pierre – 176. Cornibert, Nicolas – 169. Crépon, Marc – 93.
D
B Badiou, Alain – 11, 53, 56, 140, 157, 171, 172, 173. Beaulieu, Alain – 31, 96, 116, 119. Beauvoir, Simone – 9, 17. Bellassen, Joël – 171, 172. Bergson, Henri – 10, 11, 13, 32, 34, 35, 41, 43, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 53, 54, 55, 56, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 76, 77, 79, 80, 91, 92, 93, 99, 103, 104, 112, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 124, 125, 126, 127, 128, 133, 134, 140, 141, 150, 156, 158, 160, 163, 208, 217. Bianco, Giuseppe – 12, 21, 32, 41, 53, 72. Boundas, Constantin V. – 119. Bourgeois, Bernard – 26, 40, 43, 45, 202. Bouton, Christophe – 68.
De Pretto, Davide – 11, 31. Descartes, René – 10, 27, 74, 103, 127, 134, 138, 153, 188, 203, 204, 206, 209. Dixsaut, Monique – 143. Dosse, François – 20, 29, 47, 48, 89, 102, 169, 171. Duffy, Simon – 11.
E Engels, Friedrich – 107, 184.
F Fichte, Johann Gottlieb – 24, 25, 29, 69, 134, 155, 201, 202. Foucault, Michel – 9, 15, 73, 86, 88, 89, 97, 152, 161, 168, 169, 189, 217.
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La révolution trahie : Deleuze contre Hegel
G
L
Goddard, Jean-Christophe – 169. Gualandi, Alberto – 43. Guattari, Félix – 13, 20, 29, 47, 48, 62, 81, 89, 102, 104, 113, 114, 138, 160, 161, 163, 164, 165, 166, 167, 168, 169, 171, 172, 173, 174, 175, 176, 177, 178, 181, 182, 183, 184, 185, 186, 187, 190, 191, 194, 195, 197, 198, 199, 200, 201, 202, 203, 204, 206, 207, 208, 209, 211, 212, 214, 215, 216, 217.
Lapoujade, David – 126, 127, 140. Lebrun, Gérard – 40, 152, 153, 185. Leibniz, Gottfried Wilhelm – 11, 35, 73, 126, 132, 133, 140, 141, 144, 146, 147, 148, 153, 204. Leibovici, Martine – 165. Lévy, Albert – 83. Longuenesse, Béatrice – 40, 66, 123. Löwith, Karl – 81, 87, 100, 188, 218. Lumsden, Simon – 12.
H Hardt, Michael – 79. Heidegger, Martin – 11, 19, 29, 36, 40, 41, 79, 103, 104, 106, 153, 206, 207, 218. Hocquenghem, Guy – 165. Horstmann, Rolf-Peter – 40. Houlgate, Stephen – 82. Hyppolite, Jean – 9, 11, 12, 13, 16, 19, 20, 21, 24, 25, 26, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 41, 42, 44, 45, 46, 47, 48, 54, 57, 66, 71, 72, 73, 74, 77, 81, 86, 102, 104, 112, 121, 122, 124, 159, 188, 201, 215, 217, 218.
K Kant, Emmanuel – 10, 11, 24, 25, 33, 39, 41, 69, 73, 74, 86, 87, 88, 98, 103, 119, 135, 138, 140, 141, 144, 145, 146, 173, 194, 206. Kervégan, Jean-François – 40, 69, 177, 178. Kojève, Alexandre – 9, 36, 37, 41, 81, 105, 106, 107, 108, 111, 112, 119, 178, 179, 180, 181, 192, 193, 195, 218. Kroner, Richard – 25. Krtolica, Igor – 10, 12, 22, 43, 112, 115, 129, 155, 161, 185.
M Mabille, Bernard – 40, 66, 68, 69, 71, 153. Malabou, Catherine – 10, 12, 36, 219. Maniglier, Patrice – 64. Mao-Tsé-Toung – 168, 169, 170, 171, 172, 173, 175. Marcuse, Herbert – 66. Marrati, Paola – 127. Marton, Scarlett – 11. Marx, Karl – 15, 36, 57, 82, 83, 87, 89, 97, 100, 101, 102, 107, 111, 112, 113, 114, 117, 129, 130, 131, 138, 184, 185, 193. McDowell, John – 43, 219. Merleau-Ponty, Maurice – 9, 53, 74, 75, 76, 88, 99, 101. Montebello, Pierre – 132. Moreau, Pierre-François – 10, 166. Morel, Pierre-Marie – 145. Mossot, Louis – 171, 172.
N Nietzsche, Friedrich – 11, 13, 35, 48, 49, 50, 54, 73, 77, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 104, 105, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 124, 125, 126, 128, 129, 132, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 144, 156, 158, 159, 160, 162, 166, 167, 185, 186, 187, 188, 189, 190, 191, 193, 194, 195, 208, 209, 215, 217, 218.
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Index
P Pinkard, Terry – 39, 69. Pippin, Robert B. – 40. Platon – 10, 54, 55, 60, 71, 72, 73, 74, 86, 103, 132, 133, 134, 138, 140, 142, 143, 144, 145, 146, 157, 192, 193, 203, 204, 210.
R Renault, Emmanuel – 66, 69, 152, 202. Rosenzweig, Franz – 179. Roth, Michael S. – 11.
S Sartre, Jean-Paul – 9, 10, 11, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 27, 28, 29, 30, 88, 101. Sauvagnargues, Anne – 11, 12, 126, 127, 140, 141, 157. Schelling, Friedrich Wilhem Joseph von – 24, 25, 29, 69, 123, 155, 201. Sibertin-Blanc, Guillaume – 113, 163, 175, 182, 185. Simondon, Gilbert – 11, 140, 141, 144, 146, 148. Simont, Juliette – 10, 11, 12. Somers-Hall, Henry – 11. Soulié, Charles – 171. Spinoza, Baruch – 11, 13, 25, 34, 35, 73, 80, 103, 104, 114, 132, 138, 139, 140, 144, 160, 161, 162, 163, 166, 167, 168, 169, 173, 187, 195, 204, 208, 216, 217.
Stegmaier, Werner – 107. Strauss, Leo – 179, 180, 181, 192, 195.
T Tinland, Olivier – 11, 23, 25, 80, 91, 105, 154. Tournier, Michel – 16, 17, 22, 23, 24, 26, 27, 28, 29, 217. Trabichet, Luc – 71.
V Vargas, Yves – 131. Verstraeten, Pierre – 12. Vieillard-Baron, Jean-Louis – 47, 66. Vuillerod, Jean-Baptiste – 12, 15, 88.
W Waelhens, Alphonse de – 49. Wahl, Jean – 9, 32, 37, 41, 46, 47, 48, 49, 50, 81, 104, 105, 106, 107, 110, 111, 112, 119, 217, 218. Weil, Éric – 75, 76, 178, 179, 195.
Z Zaoui, Pierre – 162. Žižek, Slavoj – 10, 12, 31, 170, 219. Zourabichvili, François – 34, 63, 127.
Les Presses universitaires du Septentrion sont une association de cinq universités : • Université de Lille, • Université du Littoral – Côte d’Opale, • Université Polytechnique Hauts-de-France, • Université Catholique de Lille, • Université Picardie Jules-Verne.
La politique éditoriale est conçue dans les comités éditoriaux. Cinq comités et la collection « Les savoirs mieux de Septentrion » couvrent les grands champs disciplinaires suivants : • Acquisition et Transmission des Savoirs, • Arts et Littératures, • Savoirs et Systèmes de Pensée, • Sciences Sociales, • Temps, Espace et Société.
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Ouvrage composé par Chloé Gaillard Ouvrage réalisé avec La chaîne d’édition XML-TEI Métopes Méthodes et outils pour l’édition structurée avec la/les police(s) : Garamond Premier Pro Dépôt légal juin 2023 2 201e volume édité par les Presses universitaires du Septentrion 59654 Villeneuve d’Ascq – France