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French Pages [361] Year 2022
La promesse démocratique
LA PROMESSE DÉMOCRATIQUE
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FRÉDÉRIC GILLI
LA PROMESSE DÉMOCRATIQUE PLACE AUX CITOYENS !
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Mise en pages : PCA
© Armand Colin, 2022 Armand Colin est une marque de Dunod Éditeur, 11 rue Paul Bert, 92240 Malakoff ISBN : 978‑2-200‑63283‑0
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À Adèle, Romane et Tristan
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introduction
« Quand un pays a confiance dans sa jeunesse et ses citoyens, il ne peut rien lui arriver » (Grand Débat national, 2019, Enquête*).
L
a crise des Gilets jaunes bat son plein au moment où un photographe de Vitry-sur-Seine, prononce ces mots. Nous l’avions rencontré en janvier 2019 pour l’interviewer sur sa vision de la France, comme plus de 200 autres citoyens. Des brasiers s’allumaient à tous les ronds-points, les institutions prenaient peur ; lui soulignait les atouts du pays. Son espoir tranchait avec la France malheureuse, déprimée et fracturée que nous servent quotidiennement les actualités nationales. Chercheur en même temps qu’à la tête d’une entreprise qui, tous les ans, organise des centaines de débats et des milliers d’entretiens à travers le pays, je constate au quotidien cet écart entre l’énergie qui émane des citoyens et le récit quotidien propagé par les médias et dirigeants nationaux. Les Français n’ont pas le bonheur en bandoulière, mais le pays est loin d’être dans l’état de délabrement moral et démocratique qui exhale des plateaux de télévision et des débats politiques. Cette distorsion est problématique : comment gouverner un pays si les décisions sont établies sur la base de problèmes mal posés, de visions tronquées de la réalité ? Partis, syndicats ou médias
* Ce livre est largement émaillé de références à toutes les enquêtes et démarches qui l’ont nourri. Elles sont référencées en fonction du nom de la démarche ou de l’institution commanditaire et de l’année où l’interview a eu lieu avec, le cas échéant, la mention du lieu de la réunion publique où cela se passait. Toutes sont également accessibles en ligne pour ceux des lecteurs qui souhaiteraient visionner directement les témoignages filmés (www.lapromessedemocratique.org). Chacun d’eux est le fruit d’un travail collectif associant plusieurs journalistes, consultants, monteurs, réalisateurs. Celui dont sont extraits ces propos a été réalisé pour le compte de la Commission nationale du Débat public, en amont du Grand Débat national. 211 citoyens ont été interviewés au début du mois de janvier 2019 sur la base d’entretiens semi-directifs ouverts. 80 heures de paroles ont été enregistrées par la quinzaine de journalistes déployés partout en France, puis méthodiquement classées de manière à produire le film final de 26 minutes le plus fidèle possible au matériau de départ.
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semblent œuvrer à l’envers, selon des agendas qui n’appartiennent qu’à eux. Cette situation est d’autant plus délicate que de véritables défis s’entassent sur notre table commune ! Nos démocraties semblent immuables. Elles sont pourtant le fruit de patientes adaptations historiquement cumulées et s’avèrent fragiles. La singularité du modèle « occidental » de démocratie représentative est ainsi d’avoir combiné à un niveau sans précédent un large partage du pouvoir et une grande puissance. Toutefois ces régimes sont aujourd’hui pris dans un tourbillon de contradictions et chaque initiative semble aggraver le problème plutôt que le résoudre. La complexité croissante de nos systèmes économiques et sociaux appelle par exemple des mécanismes permettant d’agir toujours plus vite. Cette même compléxité oblige simultanément à prendre le temps de confronter toutes les visions du monde pour être sûr de ne pas se tromper de diagnostic. Cette exigence en apparence contradictoire, installe une tension très forte sur nos systèmes de décision et trouble les repères sur ce qu’est une bonne démocratie qui fonctionne correctement. Retraites, école, immigration, police, environnement… Le moment que nous vivons appelle des mutations majeures de nos comportements et de nos représentations. Mais peut-on engager ces révolutions de manière démocratique ? Qu’ils soient dans la contestation des institutions ou qu’ils aient accédé aux commandes, dirigeants et militants se plaignent de l’impossibilité de « réformer ». Il faudrait pour cela, redonner du sens aux transformations, poser la question « pourqui » et « pourquoi » sont prises les décisions. Pourtant secondaire, le « comment » avancer prend systématiquement le pas dans les discours. De pseudos débats divisent alors systématiquement la population entre les pro- et les anti-, et l’on crée, méthodiquement, sujet après sujet, de nouvelles divisions par notre simple façon de (dés-) organiser l’espace démocratique. Sauf qu’à la fin, le roi est nu : il est privé de pouvoir et de peuple. Que la France ne se retrouve qu’à l’occasion de communions nationales pour célébrer des anniversaires ou commémorer des disparitions tragiques est en soi symptomatique d’une société qui peine à se trouver un avenir commun. Le même mal ronge toute l’Europe et nous voyons déjà les conséquences de ces difficultés dans les multiples replis identitaires, les violences et les aigreures : le « peuple » menace d’exploser en une myriade de communautés. Nous le constatons aujourd’hui : nos démocraties sont mortelles et, si nous ne repensons pas les enjeux et modalités de nos assemblées
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Introduction
et institutions, elles seront digérées par l’Histoire comme une expérience intéressante et pittoresque à l’image de l’agora athénienne aujourd’hui. L’évolution de nos sociétés, de plus en plus éduquées, la mutation technologique de notre cadre de vie, nous rendent capables de relever ces nouveaux défis. L’état du monde nous y oblige, la promesse démocratique doit être réévaluée.
Un monde à réinventer Ce questionnement n’est ni fortuit, ni uniquement français. Il survient alors qu’une série de mutations majeures bousculent nos modèles et nos modes de vie à l’échelle de la planète, de nos sociétés comme de nos vies personnelles. À l’échelle planétaire, d’abord, le changement climatique et la grande extinction des espèces qui l’accompagne sont engagés et exigent que nous revoyions l’intégralité de nos habitudes : nos façons de construire nos villes et villages, de nous déplacer, de produire notre alimentation et nos outils… À l’échelle de nos sociétés humaines, ensuite, la globalisation économique provoque une redistribution sans précédent des richesses et des inégalités entre les pays et les personnes : nos relations internationales, nos systèmes de solidarité, le partage des responsabilités entre public et privé qui y sont associés et l’ensemble de nos institutions locales, nationales, continentales et globales sont appelées à évoluer. À l’échelle de nos vies personnelles, enfin, le déploiement des réseaux numériques et des intelligences artificielles dans les moindres recoins de nos intimités bouleverse notre rapport à nous-même et aux autres. Outils d’épanouissement et instruments d’une société de contrôle généralisée, les mondes virtuels interrogent notre liberté en tant que sujets et notre maîtrise sur nos propres destins. Ces évolutions bousculent particulièrement les démocraties occidentales, car elles impactent simultanément l’ensemble des piliers sur lesquels nous avons patiemment construit nos civilisations. Pendant le xxe siècle, la dimension sociale de nos démocraties a été difficilement constituée ; la globalisation économique et financière en attaque les racines. Au xixe siècle, les bases politiques de nos démocraties civiques ont été patiemment constituées : les dictatures et les populismes en altèrent quotidiennement les principes fondateurs. Depuis le xviiie siècle et les Lumières, la rationalité et la liberté des individus ont été conçus comme les fondements du sujet citoyen : les dérives terroristes ou sectaires comme les égarements égotiques qui inondent les
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médias et réseaux sociaux questionnent ces a priori. L’anthropocène, enfin, réinterroge les bases du rapport de notre espèce à la nature, posées au xviie siècle à l’issue des débats entre Descartes, Hobbes et Spinoza. La vitesse à laquelle les GAFAM ont pris le pouvoir sur le monde économique souligne la rapidité des redéfinitions en cours. Elles ont des conséquences politiques majeures. En matière environnementale, par exemple, la nécessité d’atteindre la neutralité carbone ne se fera pas sans bousculer les sociétés et leurs économies, avec des gagnants, certes, mais aussi des perdants (entreprises, secteurs, territoires). Cela engendrera, à toutes les échelles, des destructions et des créations d’emplois massives et des mutations profondes des métiers et compétences existants. De tels transferts de pouvoir, de richesses et d’opportunités ne soulèvent pas seulement des questions économiques, sociales ou écologiques. Elles posent aussi des questions de justice car elles emportent une remise à plat des systèmes de valeur au niveau national, européen et mondial. Jusqu’ici, partout dans le monde, la solution a été de combler cette quête de sens par une satisfaction toujours accrue de désirs immédiats1. Fondateur de tout notre mode de développement, ce paradigme, associant depuis la révolution industrielle abondance et liberté, est aujourd’hui dans l’impasse2 et cela change la nature de l’enjeu démocratique. Nous avons en partie dépassée les questions de subsistance grâce à un progrès scientifique et technique fulgurant, adossé à une organisation économique, sociale et industrielle massive. Arrivés au bout de ce modèle, nous assimilons peu à peu qu’il nous a rendus responsables de la dégradation de la planète et nous sommes aujourd’hui confrontés à la finitude de la Terre. Ce défi n’a pas de solution évidente, or les options proposées se résument souvent à des boîtes à outils ou à des injonctions idéologiques. Les agences de communication se démultiplient pour donner un semblant de cohérence aux suites d’événements, mais cela ne fait illusion pour personne. La façon même dont l’État se crispe pour résister aux mutations appelées par une société en perte de repères ajoute au marasme. L’humanité ressemble parfois plus au Radeau de la Méduse qu’à l’Arche de Noé. En France, en Europe et dans le monde, il manque le sens du récit susceptible de nous rassembler. Il y a urgence à trouver de nouvelles politiques publiques, plus adaptées au monde qui vient, mais la question première est plus profonde : il s’agit de savoir à la fois « vers où » l’on souhaite se diriger et « avec qui ». Avant même de définir
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les choix publics, nous devons créer les conditions d’un nouveau contrat social susceptible de faciliter nos choix ultérieurs. Le véritable défi n’est pas de trouver la bonne solution technique en ajustant à la marge les équations économiques et budgétaires qui nous gouvernent mais de rendre politiquement possible la construction des solutions que l’époque appelle. Sinon, la réalité matérielle finira par s’imposer à tous, avec les dégats politiques qu’engendre une telle perte de souveraineté : dans des sociétés démocratiques, il ne peut y avoir d’issue durable, pacifique et garante des libertés sans réponse à la quête de sens des individus. Alors que le climat social se durcit violemment, nos sociétés se désunissent, dévorées de l’intérieur par un sentiment de défiance qui se propage à toutes les relations sociales et nous emmure chaque jour un peu plus. Un sondage publié en août 20193 était symptomatique de la situation : 64 % des Français se disent pessimistes sur l’avenir de la société française quand 62 % des mêmes Français se disent optimistes pour leur avenir personnel. Ce pourcentage grimpe même à 83 % pour les 18‑25 ans ! Pour reprendre les propos du photographe Vitriot cités en tête de cette introduction, les jeunes et les citoyens ont confiance en eux-mêmes. Ce qui est en question, c’est la confiance que nous avons les uns dans les autres. Au-delà des questions économiques, sociales, financières, climatiques ou géopolitiques, nous confronter à tout ce qui altère aujourd’hui les valeurs et institutions historiquement constituées pour les retravailler ensemble est une nécessité vitale. C’est en partie cela qui a porté la révolte des Gilets jaunes en 2018 : l’idée que la France ne nous aide plus à nous réaliser, que les gouvernements oppressent et brident les potentiels de chacun. Nous ne nous sentons plus libres de porter des projets. Nous ne nous sentons pas égaux devant la possibilité de les mener à bien. Nous ne ressentons plus la fraternité des autres. C’est la raison pour laquelle, même si elle a mobilisé moins de manifestants qu’une réforme de la SNCF, cette crise a durablement marqué le pays. Quand une mobilisation engage les enjeux de Liberté, d’Égalité et de Fraternité, elle touche aux fondamentaux de la vie civique.
Des printemps démocratiques L’espérance démocratique n’est pas morte pour autant. Partout dans le monde, des populations se mobilisent pour plus de liberté, plus de
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droits, plus de reconnaissance. Les « printemps » se multiplient : dans les pays arabes, en Amérique du Sud, à Hong Kong, au Soudan, dans les pays occidentaux… Portées par l’émergence d’un monde nouveau, les sociétés humaines bousculent un ordre pluriséculaire déjà maintes fois ébranlé. Les manifestations qui ont secoué la France à partir de l’hiver 2018 ne sont pas un coup de tonnerre dans un ciel serein. Elles s’inscrivent dans un mouvement mondial : Occupy Wall Street et les Tea Party aux États-Unis, les Indignés espagnols, Nuit Debout en France, déjà… partout les peuples se réaffirment face à des pouvoirs jugés déshumanisants, réclamant l’égalité de traitement entre les riches et les pauvres, entre les Blancs et les Noirs, entre les hommes et les femmes… Un printemps des peuples secoue le monde rappelant par de nombreux aspects les grands bouleversements des années 1950 et 1960 où l’ensemble de la planète était en effervescence politique. Comme dans ces années, un vieux monde avec ses vieux modèles politiques, ses vieux schémas de pensée économiques et sociaux et ses vieux réseaux d’influence n’en finit pas de finir. Il s’agrippe au pouvoir, de plus en plus décalé par rapport aux citoyens. Selon le processus décrit en son temps par Vilfredo Pareto, ces élites contestées se cramponnent et mobilisent toutes les ressources possibles pour maintenir leur emprise, par la force ou par la ruse. Dans les années 1960, cette transition avait amené un immense bouleversement de valeurs : décolonisations, mutations familiales, transformations des modèles économiques… Derrière la fin de la domination du modèle occidental-patriarcal s’affirmait une volonté d’émancipation individuelle, positive : « le monde nous appartient ». Une à deux générations après cette révolution, la crise a pris un tour existentiel plus inquiétant : « quel pouvoir nous reste-t-il ? » semblent se demander à la fois ceux qui manifestent pour le climat ou avec des gilets mais aussi une bonne partie des dirigeants. Ces derniers semblent avoir entériné depuis longtemps la relégation des pouvoirs politiques. Confronté à la fermeture d’une usine Michelin, Lionel Jospin, alors Premier ministre de la 5e puissance mondiale, déplorait en 1999 : « L’État ne peut pas tout. » Quelques années plus tôt, François Mitterrand avait déjà conclu : « Contre le chômage, on a tout essayé. » Deux phrases symbolisant le renoncement autant que l’impuissance et qui portent en elles la fragilisation des institutions démocratiques. Quelques années plus tard, le Premier ministre grec Alexis Tsipras prendra son peuple à témoin de la « proposition en forme d’ultimatum » reçue par son gouvernement, évoquant même « une logique punitive » imposée par des puissances extérieures. Perte
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de souveraineté, perte de sens… la promesse démocratique a été largement déçue pour beaucoup de citoyens. Le ressentiment est d’autant plus fort que les élites politiques, économiques, culturelles ont capturé le débat démocratique, marginalisant peu à peu les classes populaires dans la seule opposition qui leur restait, celle au « système4 ». Faute d’accepter la légitimité de la population à discuter voire contester ses points de vue, elle crée les conditions d’un décalage non seulement entre les dirigeants et le pays mais aussi entre les institutions et le monde qu’elles organisent. Cela alimente le sentiment d’une perte généralisée de souveraineté, sapant les fondations mêmes de la démocratie. Il n’y aurait plus ni demos, ni cratos, ni peuple, ni pouvoir pour celui-ci.
Crise de la démocratie ou crise des démocraties ? Ce flottement est particulièrement présent en Europe, où ont été pensés les principaux concepts et outils de ce monde finissant fondé sur l’articulation de la société et de l’État et sur l’émancipation de citoyens conçus comme des sujets politiques. Le continent s’est engagé de manière volontariste dans une réinvention de ses cadres politiques au travers de l’Union européenne, mais la dimension démocratique de l’aventure reste balbutiante : pas assez agile, pas assez efficace, trop bureaucratique, le modèle sur lequel s’est construite l’Europe est en crise. Les manifestations de cette crise sont légion et touchent toutes les institutions de sociétés travaillées par la désunion et les replis identitaires. Aucun cadre collectif n’apparaît suffisamment solide pour incarner un horizon. Si nous ne réglons pas nos problèmes, nous finirons soit par imploser, soit par nous faire écraser économiquement, culturellement ou militairement. Les habitants ne dénoncent d’ailleurs pas tant l’UE que son impuissance et le symbole qu’elle incarne parfois de la capture des décisions par les normes juridiques et économiques en lieu et place de l’ordre politique. L’idéal démocratique fait régulièrement les frais de cette situation critique. D’une part, les mutations environnementales engendrées par l’activité humaine, ce que les chercheurs appellent « l’anthropocène », amènent un nouveau contexte géopolitique marqué par une intrication beaucoup plus poussée de tous nos choix locaux ou nationaux. Pandémies, chute de la biodiversité, montée des eaux, pollution,
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méga-feux : ce que chacun fait dans son pays a des conséquences sur les autres et de plus en plus de chefs d’État s’expriment sur des sujets auparavant considérés comme relevant de la politique intérieure des autres pays. Par exemple, partout sur la planète, les dirigeants s’estiment légitimes à commenter la politique forestière du Brésil car ils considèrent l’Amazonie comme un « bien commun » mondial. Malgré leurs limites, les COP successives, associant États, villes et associations, symbolisent cet avènement d’un multilatéralisme profondément remanié. Une scène mondiale tout autre que celle issue de la Seconde Guerre mondiale où les États jouent un rôle moins exclusif. D’autre part, l’ère numérique dans laquelle nous sommes entrés a des conséquences majeures sur la façon dont s’organisent nos vies et les échanges entre nous comme sur les rapports entre les États, les grandes entreprises ou avec la société civile. Comme souvent, les révolutions technologiques sont l’occasion de changements très rapides dans l’organisation des lieux et réseaux de pouvoir. Internet n’est pas seulement un nouveau canal de discussion, c’est un nouvel espace économique, social et politique en tant que tel. Les intérêts privés ou étrangers se saisissent de manière extrêmement rapide des opportunités ouvertes par ces nouvelles technologies pour en déployer tous les leviers et préempter l’organisation des espaces vécus à l’échelle planétaire : nos communications, nos créations culturelles, nos villes5 en subissent quotidiennement l’emprise croissante. S’il y a urgence, c’est que, parallèlement à la crise du modèle « démocratique » incarné par l’Europe, deux modèles s’affirment comme des alternatives solides. Un modèle autoritaire, assis sur la puissance de l’État, incarné par la Chine, et un modèle ultra-libéral, assis sur l’initiative privée, incarné par les GAFAM. Certes nous ne sommes pas en guerre, mais Maurice Godelier l’explique très bien6 : quand Joe Biden, Vladimir Poutine, Recep Tayyip Erdogan ou Xi Jinping s’expriment, ce ne sont pas seulement des pays qui poussent leurs intérêts, ce sont aussi des systèmes de valeurs et des régimes politiques qui se jaugent. Ainsi, l’efficacité d’un système intégré « à la chinoise » pour assurer les transitions écologiques et économiques perçues comme nécessaires séduit en Europe tous ceux qui se plaignent des difficultés à réformer, y compris dans les sphères du pouvoir dites « progressistes ». De même, la capacité des GAFAM à prendre en main les questions du xxie siècle et à s’approprier des pans de plus en plus nombreux de l’économie classique laisse rêveurs ceux qui trouvent la démocratie européenne trop politisée pour être agile. Pris entre la société de contrôle étatique qu’installent progressivement le gouvernement chinois et la société
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de contrôle marchand dont les États-Unis d’Amérique avancent les ramifications partout en mobilisant y compris les ressources de l’État fédéral, le modèle européen semble paralysé. Nous vivons un moment charnière de l’Histoire européenne et mondiale dont la démocratie est à la fois le problème et la solution. Ce qui se joue en France et en Europe est décisif. La grande vitalité civique qui agite la planète n’est pas absente du « vieux continent », mais elle passe largement sous les radars des espaces médiatiques et politiques classiques. Faute de cultiver un rapport critique au monde, à nos certitudes et à nous-mêmes, nous nous embourbons dans des débats et des oppositions hérités du xxe siècle alors que nous avons face à nous, depuis de nombreuses années déjà, des problèmes du xxie siècle. Jamais dans l’histoire nous n’avons accumulé sur Terre une telle concentration d’intelligences et un tel niveau de compétences. La question est de savoir ce que nous en ferons. À cent lieues du « maître ignorant » érigé en modèle par Jacques Rancière, nos systèmes sociaux et politiques installent souvent la certitude comme principe de gouvernement. Il ne s’agit pas de peindre une grande fresque à la gloire des masses en mouvement. Comme individus et comme foules, les citoyens ne sont pas toujours bienveillants. Les mêmes personnes peuvent aussi bien être, tour à tour, généreuses ou acrimonieuses, progressistes ou conservatrices, accueillantes ou xénophobes. Cela dépend souvent de détails quant à la façon dont s’engagent les discussions et il revient aux sociétés et à ceux qui les dirigent de créer les conditions pour révéler le meilleur de chacun au lieu de flatter le pire. La démocratie est un processus complexe : c’est au cœur de ce qui se joue entre les citoyens ou avec les dirigeants qu’il faut plonger pour en comprendre les difficultés et les dépasser.
Des paroles et des actes Nées de dizaines de milliers de témoignages entendus au cours des dernières années, ces pages sont nourries des nombreux moments de vie politique et démocratique que j’ai observés ou organisés depuis douze ans que j’ai rejoint l’agence fondée en 1984 par André Campana et Jean-Charles Eleb, accompagnés par Laurent Sablic, agence que je codirige désormais avec ce dernier (cf. Postface). Mon itinéraire hybride, associant un parcours de chercheur et une action au contact quotidien des habitants et des décideurs, résulte de la conviction que,
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pour penser la transformation, il faut pouvoir en analyser les rouages et, pour cela, il faut pouvoir se frotter à la réalité du monde en marche. Dans les années 1970, ces espaces de discussion et de transformation étaient directement donnés à voir aux chercheurs qui s’y intéressaient7. Ils se cachent, et les occasions n’existent plus si on ne les crée pas. C’est d’ailleurs l’une des critiques adressées aux travaux sur la démo cratie participative, y compris par ceux-là mêmes qui les produisent : ils sont réduits à parler d’utopies ou à décrire des dispositifs dysfonctionnels. Les tentatives entreprises dans le cadre d’associations comme Démocratie Ouverte ou l’Institut Alinsky sont intéressantes, mais elles peinent à toucher directement le cœur du pouvoir et à peser sur sa transformation. Ma rencontre avec l’agence Grand Public constitue la jonction entre un savoir académique avec ses règles et ses espaces dédiés et des pratiques portées par une visée politique assumée. J’ai aussi pu expérimenter dans ma chair que les enjeux d’identité, de narration, de scénarisation ne sont pas sans lien avec la nature des contenus rationnels mais aussi des sentiments et émotions que nous sommes individuellement et collectivement capables de produire. J’ai ainsi trouvé une entreprise qui s’était donnée pour tâche de faire exister des lieux et des moments particuliers permettant de transformer les organisations et la société, de construire de toutes pièces des espaces publics de confrontation et de discussion entre citoyens et dirigeants à des échelles impossibles à imaginer dans le monde universitaire classique. Les outils et méthodes patiemment accumulés et consolidés respectaient implicitement de nombreuses règles classiques des sciences humaines : entretiens semi-directifs ouverts, panels représentatifs, verbatims systématiques analysés… L’utilisation massive et systématique de l’audiovisuel mérite d’être précisée, étant donné que la majorité des moments cités dans ce livre sont issus de témoignages filmés que l’on peut retrouver et analyser encore aujourd’hui. D’une part, à la différence d’espaces d’expression anonymes, les personnes font attention à formuler leurs points de vue d’une manière qu’elles estiment recevable dans l’espace public. Apparaître non flouté quand tout le monde se cache aujourd’hui derrière des pseudos n’est pas neutre : les personnes savent qu’elles devront assumer leurs propos quand le film sera projeté dans les salles. Cela n’introduit pas de censure, mais installe une certaine tenue et une forme de courtoisie dans la façon de dire ce que l’on pense. Les propos tenus dans ces conditions sont d’ailleurs des indices très nets de l’idée que chacun se fait de ce qui est partageable, ou ne l’est pas, dans l’espace public.
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D’autre part, cette restitution filmée mentionnant le nom, la profession et le lieu d’habitation des interviewés, permet de créditer directement les personnes de leurs paroles, sans la médiation d’un expert. Les mots et intonations de chacun sont ainsi directement invités au centre des débats. Ce procédé a une portée heuristique évidente. Quand les propos des habitants sont rapportés par un tiers, fut-il un socio-anthropologue convaincu de l’intelligence des personnes qu’il a rencontrées, les décideurs comme les citoyens tendent à attribuer l’intelligence des paroles qu’ils entendent à celui qui les énonce : ils ne croient pas spontanément que les citoyens soient réellement capables des fulgurances rapportées… Quand on filme des habitants et que l’on diffuse leur parole brute, leur pertinence se voit, indéniable, autant que leur sincérité. Cela compte aussi dans la façon dont les gens s’inscrivent ensuite dans les processus démocratiques. Ils ne sont plus seulement « acteurs », ils sont « auteurs » de la démocratie. Pour finir, de nombreux témoignages et exemples à venir sont issus de travaux menés en France. Il me semble toutefois que les enseignements valent au-delà, pour l’Europe et, d’une certaine manière, pour le monde. Pays développé, libre, dont les entreprises profitent de la globalisation, qui pèse à l’ONU et dans les institutions mondiales, la France est un pays dont les valeurs et le droit ont inspiré des peuples dans le monde entier. C’est un pays où la population est bien formée et dont les territoires sont bien équipés, avec des petits villages bien entretenus qui regorgent d’associations et de festivités en tous genres. Or ce même pays déprime, se radicalise et voit ses jeunes le quitter pour s’inventer un avenir ailleurs. Si, même dans ce pays, la démocratie est en crise, si les citoyens d’un pays tel que la France ne se sentent plus souverains et doutent de l’importance, pour un peuple, de disposer librement de lui-même, l’idéal démocratique est en danger.
L’énergie que donne le bonheur d’écouter Plaidoyer pour la démocratie, ce livre est surtout un hommage à la parole et l’écoute dans un monde où personne ne parle ni n’écoute plus personne. Les réseaux sociaux ne s’écoutent pas. Ce que disent les dirigeants ne « parle plus » aux gens. Les réseaux associatifs se parlent à eux-mêmes… Les dispositifs participatifs eux-mêmes ne sont pas des lieux où l’on parle librement. S’il y a une crise de la démocratie, et tous les indicateurs l’attestent, c’est avant tout une crise de cette
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parole. La démocratie n’est pas qu’un système électif (comme l’analysent les politistes et les constitutionnalistes), voire un mode de vie (comme le proposent des philosophes et intellectuels comme Hartmut Rosa ou Pierre Rosanvallon) ; ce n’est pas non plus une accumulation de processus (comme le prônent les apôtres des dispositifs de délibération) ; c’est avant tout une certaine manière de partager et de confronter la parole. Le problème auquel nous nous confrontons n’est donc pas tant celui de la confiance dans la démocratie, un grand mot très impressionnant, que celui de la confiance dans la parole partagée et la reliance qu’elle apporte. Entrer dans la question par cette porte dérobée que sont les détails pratiques à mettre en œuvre pour que des gens viennent dans une réunion, y parlent et s’y écoutent est modeste mais nous mène tout droit au cœur de l’idéal démocratique. En même temps qu’une nouvelle théorie de la transformation sociale et politique, le xxie siècle appelle donc une nouvelle théorie du « bon gouvernement ». Historiquement, les systèmes représentatifs ont été pensés comme le moyen de permettre au peuple (peu à peu élargi à toutes ses composantes) de contrôler les leviers des pouvoirs institutionnels qui s’étaient installés au fil des siècles pour encadrer et organiser la société. La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si la population peut non seulement contrôler mais aussi inspirer ces organisations. La bonne nouvelle, c’est que tout ou presque est déjà là. Les citoyens sont disponibles et des initiatives fleurissent d’ailleurs partout sur la planète. Les médias n’en parlent que marginalement ou sous l’angle des curiosités, elles ne sont pas suffisamment portées collectivement et aucun récit n’est entrepris autour de cette envie et cette énergie qui agite les territoires et leurs habitants… mais elles existent. Des paroles libres bruissent partout car, loin des projecteurs, les citoyens débattent. S’ouvrir à ce récit polyphonique serait la meilleure façon de repérer, anticiper et répondre aux événements qui nous percutent. Nous sommes même, ici, au cœur de la promesse que porte la démocratie : la parole est un pouvoir. Parler, c’est déjà agir. Cela invite aussi à l’humilité : la démocratie ne changera pas le monde à elle seule. Pour autant, sans une réflexion critique sur nos processus démocratiques, nous n’avons aucune chance de relever les défis qui se dressent devant nous. Pour changer de trajectoire collective, l’urgence et l’enjeu ne sont pas seulement de savoir que faire, c’est aussi de savoir avec qui et à quelles conditions nous choisissons d’engager ces bifurcations. C’est ici que la promesse démocratique intervient.
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première partie
REPRÉSENTATIONS CONTESTÉES L
e 27 septembre 1946, approchant les 1 200 kilomètres par heure, l’aéronef de Geoffroy de Havilland Jr se désintégra, lui coûtant la vie. Les intenses vibrations subies par l’habitacle avaient eu raison des liens entre les pièces mécaniques, donnant naissance au mythe du « mur du son ». Le rythme de transformation de nos sociétés accélère. Un peu comme les avions se disloquant à l’approche de cette vitesse limite, avant que nous n’en maîtrisions les données physiques, elles manquent aujourd’hui de se désagréger faute d’avoir les clefs des potentialités ouvertes devant nous. Citoyens comme dirigeants, nous sommes happés dans un zapping permanent qui nous empêche d’habiter le monde autrement que dans un rapport excessivement individuel et sous une forme de présenceabsence évanescente. Nos institutions représentatives sont affectées mais nos modes de représentation du réel eux-mêmes sont en crise. Tout cela nous empêche d’appréhender le monde qui vient de façon juste. Cette ère de la vie planétaire marquée par l’empreinte humaine dans laquelle nous sommes entrés n’est pas nécessairement synonyme de catastrophe environnementale et politique. Elle ouvre même de nouveaux horizons pour nos sociétés. Ne pas se fracasser sur le mur environnemental suppose en revanche la construction exigeante de nouveaux imaginaires partagés. La globalisation économique non plus n’est pas nécessairement synonyme d’inégalités croissantes. Elle crée des opportunités de rencontres, d’échanges, de confort même, que l’espèce n’a jamais atteints auparavant. Ce développement emporte toutefois la majeure partie de nos institutions politiques et sociales avec lui et appelle, en contrepartie, un effort de reconstruction de ces cadres communs. Les temps numériques dans lesquels nous entrons
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ne sont, quant à eux, pas forcément synonymes d’une mise en coupe réglée de nos vies personnelles par les GAFAM ou les gouvernements. Internet est aussi un espace extraordinaire pour les créations de l’esprit humain. Mais cela suppose un exercice collectif de responsabilité. Ces bouleversements simultanés de notre environnement, nos repères sociaux et notre rapport intime au monde constituent un formidable défi démocratique. Les conséquences géopolitiques et historiques de ces évolutions mettent les démocraties occidentales sous tension mais, plus largement, ce sont les principes mêmes des gouvernements représentatifs qui sont bousculés. Cette mal représentation du monde nous conduit systématiquement dans des impasses politiques. Il y aurait besoin d’endroits ou d’occasions pour se rassembler, se poser et apprendre tous ensemble à vivre cette nouvelle étape de l’histoire humaine. Réparer la démocratie ne va pas suffire pour sauver la planète. Pour autant, il n’y aura pas de transformation durable sans une prise en main raisonnée de nos conditions de vie comme de nos modes de production. Refonder nos façons de vivre ensemble commence par identifier les obstacles actuels à un plein exercice démocratique.
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Des institutions représentatives décalées « Moi, quand j’ai eu 18 ans, j’étais contente d’aller voter. Et je me suis rendu compte que ça ne servait à rien. Parce que c’est voter pour quelqu’un contre quelqu’un, parce que ce sont des campagnes de communication de plusieurs mois… » (Grand Débat national, 2019, Enquête).
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e témoignage de cette jeune femme de Rouen, interviewée en janvier 2019, synthétise les dizaines de propos similaires entendus au fil des rencontres depuis des années. Elle aime la politique, elle s’intéresse à la chose publique, mais elle ne croit plus au vote. Ses propos ne sont pas juste une remise en cause de la « représentativité » des dirigeants élus. Ils traduisent une plainte plus profonde : l’incapacité de nos régimes démocratiques à nous permettre de nous représenter notre avenir et de l’appréhender ensemble. C’est une panne de notre récit collectif autant que de nos systèmes représentatifs hérités de l’époque moderne. Cette désaffection populaire a des conséquences sur la représentativité et la légitimité des dirigeants élus. Un président élu avec 66 % des suffrages exprimés, comme c’est le cas d’Emmanuel Macron en 2017, est légalement établi, mais sa légitimité pour transformer le pays en profondeur ne tient qu’à un fil. Compte tenu du taux de participation, même s’il est arrivé en tête, il ne peut compter sur le fait qu’une majorité des électeurs lui ait accordé leur confiance : seuls 44 % des inscrits lui ont apporté leur soutien au second tour. Surtout, selon l’adage bien connu, au premier tour on choisit, au second on élimine. Quand il s’agit de passer à l’action, le président peut donc tabler sur l’acceptation passive d’une majorité de personnes mais il ne peut vraiment compter sur le soutien actif que des seuls électeurs l’ayant choisi dès le premier tour, soit 18,2 % des inscrits. Cela lui assure une base de gouvernement très fragile. Il a certes une majorité politique à l’Assemblée nationale mais ne dispose pas d’une majorité démocratique dans le
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pays. Cette situation n’est pas propre au président de la République, elle est partagée à toutes les échelles. En moyenne, les maires élus en 2020 n’ont été choisis que par 21 % des inscrits dans les communes de plus de 2 500 habitants*. Dans de nombreuses communes, même désignés à la majorité des voix, les maires élus en 2020 n’ont ainsi été voulus que par 10 à 15 % des électeurs voire moins1. Entre ceux qui se sont abstenus, ceux qui ont voté pour un autre candidat et ceux qui ne sont pas inscrits sur les listes électorales, cela signifie que plus de 90 % de la population de la ville n’a pas explicitement voté pour le programme du maire. Une fois au pouvoir, toute action volontariste devient un véritable numéro de funambule pour les représentants qui oublieraient ce détail. Cela obère profondément les capacités de transformation de nos institutions démocratiques.
L’abstention, un phénomène incontournable Manifestation la plus visible de cette crise, l’abstention touche tous les scrutins, tous les territoires, toutes les catégories sociales, toutes les générations. En France, le seul rendez-vous qui mobilise encore de manière régulière l’ensemble de l’électorat est la Présidentielle. Depuis 1965 et à l’exception notable de 2002, le premier tour rassemble entre 77 et 85 % des Français. La participation au second tour est déjà plus fragile. De 84 % en 2007, elle a chuté à 81 % en 2012 et 75 % en 2017, plus faible taux de toute la Ve République à l’exception du scrutin de 1969. Tous les autres scrutins ont connu des baisses très nettes de participation. Au premier tour des législatives, le pourcentage de personnes s’exprimant a ainsi inexorablement chuté, passant de plus de 80 % des électeurs dans les années 1960‑1970 à 70 % dans les années 1980‑1990 puis 60 % dans les années 2000, jusqu’à 2017 où, pour la première fois, la majorité des électeurs a choisi de s’abstenir. Cette barre symbolique d’un électeur sur deux ne participant pas au vote a été franchie dès 1989 pour les Européennes, en 2010 dans le cadre des élections régionales et en 2011 pour les Départementales. Même les élections municipales connaissent ce sort. Alors que le maire reste présenté comme une figure politique tutélaire, la participation s’était établie à moins de deux électeurs sur trois aux Municipales * Aurélien Delpirou et Frédéric Gilli, 50 cartes à voir avant d’aller voter, Autrement, 2022.
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de 2014 et de nombreuses communes avaient connu un taux d’abstention supérieur à 50 %. Les élections de 2020 ont confirmé cette profonde désaffection : même si le coronavirus a fortement perturbé le scrutin, à peine plus d’un tiers des électeurs se sont déplacés pour voter pour ce qui est présenté comme l’autre élection fétiche des Français ! A priori moins sensibles au risque sanitaire, trois quarts des jeunes se sont abstenus. En France, s’il y avait un parti de l’abstention, il serait en première position de la quasi-totalité des élections depuis de longues années. Cette abstention reste socialement conditionnée. Certaines parties de la population votent toujours moins que les autres, comme les plus pauvres, les jeunes urbains ou les habitants des quartiers populaires. Pour autant, elle n’est maintenant plus uniquement catégorielle : 79 % des Français trouvent toujours « très important » d’aller voter2, mais 45 % d’entre eux se sont abstenus un jour. Les raisons avancées sont souvent très politiques, avec des habitants qui constatent que les changements de majorité ne semblent pas affecter l’orientation des politiques publiques… Les citoyens notent ainsi la permanence des choix qui leur sont proposés malgré les alternances : « Les Français ne voulaient plus continuer avec le Parti socialiste ou le parti de droite, ils voulaient sentir vraiment un changement du pays, de la France, de leur vie. Ils ont vu en Emmanuel Macron quelqu’un de nouveau, un parti qui n’a jamais existé. Les Français pensaient qu’il y avait une certaine énergie, une certaine possibilité de changer vraiment la façon de gouverner la France. Au bout d’un an, un an et demi, ils ont compris que c’était pas vraiment ce qu’ils attendaient, et c’est pour ça que ça a éclaté de cette façon » (Grand Débat national, 2019, Enquête).
Cette continuité est inscrite dans la mémoire active de la population et se transmet dans les familles. Un lycéen de Valenciennes interviewé au moment du Grand Débat national analyse ainsi la crise des Gilets jaunes comme le résultat d’un processus de longue durée en soulignant : « C’est pas un ras-le-bol qui est là depuis l’élection d’Emmanuel Macron. Avec l’enchaînement des quinquennats de présidents, je pense à François Hollande, Nicolas Sarkozy, Jacques Chirac, et même François Mitterrand, les Français ne se retrouvent plus dans la politique menée en France » (Grand Débat national, 2019, Enquête).
Républiques fédérales, monarchies parlementaires, confédérations, scrutin majoritaire ou proportionnel… quels que soient les
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régimes politiques et le système électoral, la tendance de long terme est partout la même depuis la fin des années 1970. À la faveur d’histoires différentes, certains pays affichent encore des scores de participation élevés, mais ils ne résistent pas mieux que la France, ils partent juste de plus haut. En Italie, le taux de participation aux élections générales qui était encore supérieur à 90 % dans les années 1980 a chuté de dix points au tournant des années 2000 et a encore reculé dans les années 2010 pour flirter aujourd’hui avec les 70 %. Les niveaux et les évolutions sont comparables en Allemagne. Le Royaume-Uni est le pays qui offre le plus de similitudes avec le cas français. Oscillant entre 75 et 85 % dans les années 1970, les taux de participation ont légèrement baissé dans les années 1980‑1990, variant entre 70 et 80 %. La chute a été plus nette à partir des élections générales de 2001, pour lesquelles le sortant Tony Blair a été reconduit avec un taux de participation historiquement faible de 59 %. Si la participation est légèrement remontée depuis, elle n’a jamais retrouvé ses niveaux précédents. Sur une élection aussi mobilisatrice pour l’avenir du pays que le référendum sur le Brexit, un électeur sur trois n’est pas allé voter ! Le même constat peut être fait aux États-Unis. Les présidentielles connaissaient une participation moyenne de 60 % dans les années 1950‑1960. Elle a baissé dès les années 1970 et s’est depuis stabilisée entre 50 et 55 %, avec un creux historique en 1996 où, pour la première fois, moins de la moitié des électeurs s’étaient rendus aux urnes pour élire Bill Clinton. Les élections présidentielles de 2016 qui ont vu l’élection de Donald Trump ont esquissé un léger rebond de la participation que les Mid-Term de 2018 ont légèrement confirmé, mais cela reste toutefois un niveau très bas. Avec 66 % de votants, le scrutin présidentiel de 2020 fait figure d’exception historique : il faut remonter aux élections de 1900 pour trouver un taux de participation équivalent. Peut-être est-ce dû à la dramatisation qui a entouré le scrutin, il n’en demeure pas moins que c’est un signe que la politique n’est pas morte !
Un problème du côté de l’offre politique Premier chiffre annoncé le soir des élections, l’abstention est pourtant aussi le premier chiffre oublié des analyses électorales et le premier élément occulté par les élus et les partis le surlendemain du scrutin. Tout le monde finit par analyser les résultats sur la base de la seule moitié du corps électoral qui s’est exprimée, comme si les 50 %
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restant étaient perdus pour la démocratie, impossibles à reconquérir et pour tout dire un peu parias. Il n’y a qu’à voir les communiqués triomphants édités par les présidentes et présidents de région réélus à l’occasion des élections régionales de 2021 : tous se targuaient d’un succès portant confirmation de leur action politique quand, dans les faits, ils avaient perdu entre un tiers et la moitié de leurs électeurs par rapport à 2015. Que les autres aient fait pire ne devraient pas les rassurer, au contraire. Au lieu de se demander pourquoi les discours politiques ne touchent qu’une partie de plus en plus réduite de la population, beaucoup d’élus se réfugient dans une posture morale. Il leur est plus facile de stigmatiser le comportement déviant de « mauvais citoyen » se désintéressant du sort commun, occultant que ce retrait est devenu la seule façon de témoigner leur défiance vis-à-vis des institutions et des partis. Symbole de cette déconnexion croissante, un ancien député interpellé sur le sujet dans un débat à la veille de l’été 2019 admonestait ainsi les citoyens : « Le premier des actes, la base, c’est de voter. Venez voter, après vous pourrez parler. » Un des participants, artisan de 50 ans qui s’était abstenu pour la première fois de sa vie aux précédentes élections, remarquait en réponse : « C’est vrai, maintenant que je n’ai pas voté, je n’ai plus le droit de me plaindre… Mais avant, quand je me plaignais, personne n’écoutait. Donc, au final ça ne change pas grand-chose. »
Il ne faut pas insister beaucoup pour que les exemples affluent. Le cas du référendum de 2005 sur le Traité constitutionnel européen revient d’ailleurs très vite dans les entretiens, comme une marque au fer rouge illustrant que le fait de voter ne change rien aux politiques menées qu’il neun sertraccourci à rien derapide se déplacer. Pouretprendre emprunté aux économistes, le « marché » des votes sur lequel se rencontrent théoriquement une offre (les programmes et candidats) et une demande (les électeurs) est largement défaillant : c’est un marché « rationné » sur lequel l’offre et la demande ne se croisent pas. Là où le « marché politique » est singulier, c’est que dans toutes les autres circonstances se poserait la question de l’adaptation de l’offre. Les producteurs (de voitures, de jeux ou de fruits et légumes) se remettraient en question en constatant autant d’invendus sur leurs étalages. La politique semble être le seul marché pour lequel, en présence d’un tel niveau de rationnement, l’ensemble des analystes considèrent que le problème vient essentiellement de la demande : les citoyens ne seraient pas assez civiques pour se déplacer.
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C’est sans compter sur le fait que pour beaucoup d’électeurs, la seule façon d’exprimer qu’aucune liste ne leur plaît est de s’abstenir. Sans se sentir coupables, beaucoup disent en souffrir. Ce n’est pas un hasard si la reconnaissance du vote blanc est apparue comme l’une des revendications les plus populaires des Gilets jaunes. Le soir du vote, les bulletins blancs ne sont jamais commentés par les médias ni les politiques : le chiffre de l’abstention, lui, a gagné un statut politique. Le problème est qu’il reste chargé d’une ambiguïté offrant une échappatoire systématique pour les dirigeants élus. D’ailleurs, les Gilets jaunes ne demandaient pas seulement la comptabilisation des votes blancs. En suggérant que les résultats soient invalidés et que des élections soient convoquées à nouveau si les listes et les programmes ne ralliaient pas assez de suffrages hors bulletins blancs, leur demande était que ces votes d’insatisfaction puissent trouver un débouché réel, qu’ils pèsent sur le scrutin et sur l’offre politique. Que la défiance elle-même trouve un espace de représentation nous forcerait, collectivement, à l’affronter. À défaut, jamais la question de l’offre elle-même n’est posée. Ce décalage, devenu structurel, a des effets au moins à trois niveaux. Premièrement cela corrompt l’analyse des résultats et la compréhension des déterminants du champ politique. Deuxièmement, cela conduit à des campagnes et des programmes en partie déconnectés des débats occupant l’esprit des citoyens. Troisièmement, à force de peser sur les politiques et débats publics, ces analyses tronquées finissent malgré tout par créer une réalité à leur image, désarmant encore plus les citoyens restés actifs et engagés.
Une mauvaise représentation de ce qui se passe dans l’élection Occulter la défection de nombreux électeurs biaise massivement l’interprétation des résultats électoraux. En omettant l’effet de la crise démocratique elle-même sur les comportements et en soustrayant la non-participation de leurs périmètres de réflexion, les analystes alimentent la déconnexion entre le contenu des programmes et les attentes des électeurs. Les éditorialistes et stratèges politiques sont par exemple obnubilés par la « montée de l’extrême droite », mais ils oublient que le rétrécissement des bases électorales confère mécaniquement aux votes protestataires une visibilité proportionnellement plus importante dans les scrutins exprimés que leur poids réel dans la population. Quand
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l’ensemble des partis traditionnels perd des électeurs et que les votes extrêmes se maintiennent, le poids relatif de ces derniers augmente mathématiquement. C’est ainsi que, sans forcément gagner des électeurs, les pourcentages réalisés par le RN ont crû, élection après élection, à mesure que les partis plus classiques peinaient à convaincre leurs propres partisans de se rendre aux urnes. Les analyses partagées après les élections régionales de 2015 étaient emblématiques de ce prisme déformant. La presse unanime a alors souligné la forte progression des listes RN (encore dénommé FN à cette date) qui avaient effectivement rassemblé 28 % des exprimés en moyenne nationale. Peu de commentateurs ont toutefois pointé que ces listes avaient finalement rassemblé moins d’électeurs que lors des précédents records électoraux de ce parti. Sans nier la pénétration et l’implantation des idées du RN dans de nombreux territoires, le fait marquant de ces élections qui expliquait la progression en pourcentages du RN était ailleurs. Si ces élections ont un caractère historique, c’est à l’effondrement inédit des partis de gouvernement qu’elles le doivent3 : pour la première fois dans l’Histoire de France, tous rassemblés (de la droite jusqu’au PCF), ils n’ont pas réussi à convaincre plus de 33 % des électeurs ! Le véritable événement de ces élections était ainsi que, en quinze ans, la droite et la gauche avaient chacune perdu 3 à 4 millions d’électeurs ! Une désaffection des partis gouvernementaux plus qu’une lepénisation de l’électorat. Ce pinaillage statistique n’est pas qu’un ergotage universitaire : faute d’un regard critique intégrant ce retrait républicain, toute la reconfiguration de l’offre politique est suspendue. Les résultats du RN sont ainsi interprétés comme le signe d’une droitisation et d’une radicalisation des citoyens et cela entraîne une escalade dans tous les partis de droite et de gauche, savamment entretenue par les médias. Or, lors des mêmes élections régionales de 2015, une analyse en sortie d’urnes au premier tour indiquait que 50 % des électeurs RN n’étaient pas prêts à voter pour un autre parti et que seuls 20 % des 5,8 millions d’électeurs qui restaient autour des listes Les Républicains étaient prêts à voter pour le RN. Entre les électeurs RN « gagnables » par la droite et les électeurs de droite « gagnables » par le RN, on parlait donc d’une porosité qui concerne certes un pan important de la droite dure de l’échiquier politique, mais qui ne représente que 1,2 million de personnes, soit 3 % des électeurs du pays. C’est pourtant ce tout petit pourcentage de Français qui, par proximité, a structuré la recompo sition du débat politique national et a depuis amené la plupart des partis, de droite et de gauche, à durcir leur discours sur les enjeux sécuritaires et l’immigration.
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Les sondages successifs commandés à l’occasion de fortes émotions populaires renforcent ce prisme. Ils suivent à la trace le sentiment d’insé curité et le repli sur soi, alors que les études plus poussées, menées à distance des moments de fièvre, montrent au contraire que les valeurs qui circulent dans la population ne sont pas à l’hostilité. Les analyses longitudinales menées sous l’égide de Vincent Tiberj4 montrent ainsi une réalité différente de celle des sondages « à chaud ». Avec des hauts et des bas, l’attachement des Français aux valeurs sociales progresse fortement, tout comme les indicateurs de tolérance. Il est d’ailleurs symptomatique que, sur les 211 Français rencontrés en pleine crise des Gilets jaunes dans le cadre de l’enquête préparatoire au Grand Débat national, quatre seulement aient spontanément abordé avec nous la question de l’immigration comme une priorité pour l’avenir de la France. Le fait est d’autant plus remarquable que, sur ces quatre personnes, trois étaient des immigrés ou des enfants d’immigrés demandant que l’on règle ce sujet une bonne fois pour toutes. Une de ces personnes, jeune employée du Val-de-Marne, expliquait ainsi : « À chaque fois c’est la même chose, quand il y a un problème dont il faudrait s’occuper, on parle de l’immigration à la place, ça rend les choses plus dures pour les immigrés et surtout ça empêche de parler des vrais problèmes et de les régler » (Grand Débat national, 2019, Enquête).
Seule une personne sur les 211 estimait ainsi que le principal problème pour l’avenir du pays était l’accueil massif de personnes ne partageant pas les traits culturels de la France d’aujourd’hui. Cela ne veut pas dire que cette préoccupation n’était pas éprouvée par d’autres. Cela souligne juste que ce sujet, régulièrement propulsé sur le devant de la scène médiatique, n’est une priorité de tout premier plan concernant l’avenir du pays que pour une infime minorité des personnes rencontrées et pas toujours pour les raisons imaginées. Le problème est que, à long terme, l’offre politique a des effets sur les représentations des citoyens. Dans le suivi réalisé par Vincent Tiberj, il est d’ailleurs symptomatique que la seule période pendant laquelle l’indice de tolérance connaît un net recul coïncide avec le milieu du quinquennat de Nicolas Sarkozy, après que ce sujet a été systématiquement labouré politiquement. La tolérance entre Français est ensuite largement remontée dès 2012 pour retrouver sa tendance de long terme… En se concentrant sur la seule question de l’immigration, la réaction des partis est ainsi doublement contre-productive. D’une part,
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ils aggravent dans la population le sentiment que les élus ont leurs propres visions des priorités, leurs agendas, et qu’ils ne se préoccupent pas des sujets qui concernent la qualité de vie et l’avenir des habitants. D’autre part, ils montent en épingle les oppositions entre citoyens et attisent les tensions au lieu d’apaiser la vie civique. Nous avons sous les yeux un cas typique de ce que décrit la théorie des jeux : l’absence de confiance entre des acteurs ne pensant qu’à un coup et incapables de se coordonner produit le pire choix possible pour tous. Chacun suit alors sa « plus grande pente » plutôt que de s’engager sur un chemin qui, avec un peu de dialogue et beaucoup de travail, permettrait de meilleures solutions : du « gagnant-gagnant ». Comme les appareils politiques et les médias alimentent cette mystification, elle n’a jamais d’espace public où être dénoncée. Elle se propage et pèse sur la façon même dont les priorités sont mises en haut de l’agenda et dont les politiques sont conçues. Elle finit par orienter et déterminer la vie publique, mais aussi par en éloigner un nombre croissant de citoyens. Ces faux débats qui empêchent le pays d’avancer sont légion. Il en va ainsi de l’idée que les Français seraient des « Gaulois réfractaires ». Emmanuel Macron a été critiqué pour avoir exprimé tout haut ce sentiment mais un grand nombre de dirigeants le pensent en leur for intérieur. Pourtant, aux élections présidentielles, ce peuple dit « conservateur » par les éditorialistes a successivement voté pour « la rupture » avec Nicolas Sarkozy en 2007, « le changement » avec François Hollande en 2012 avant de tenter de se mettre « en marche » en 2017 avec un président ayant promis des Révolutions (titre de son livre-programme)… On a connu plus casanier. Les électeurs essaient toutes les options et constatent que les recettes qui leur sont proposées, à l’arrivée, sont toujours les mêmes. Que les Français soient « réfractaires » au changement est donc une idée fausse, mais qui guide depuis des années la conduite des changements dans le pays. Cela nourrit un sentiment très ambivalent dans la population, mêlant l’idée que les habitants ne sont pas entendus par leurs représentants mais aussi que des opportunités sont manqués et les cartes que le pays a entre ses mains ne sont pas jouées. Ils sont inquiets pour leurs enfants que personne ne s’occupe de définir un horizon vers lequel se projeter. Dans ces allers-retours entre espoirs et déconvenues gonfle une crise de souveraineté individuelle et collective qui ne trouve pas de débouchés. Les citoyens se résignent ou explosent, parfois les deux en même temps, avec un sentiment de dégoût croissant. Leur non-participation n’est pas un désinterêt pour la politique, elle reflète simplement leur résignation.
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Un décalage permanent entre les programmes et les débats de la société Cet écart entre l’offre et la demande politiques se cristallise au moment des élections dans les programmes proposés aux suffrages. Les candidats se limitent à certains sujets, focalisés sur l’ultra-quotidienneté ou les sujets à sensation. Au motif qu’ils seraient moins maîtrisables ou s’étendraient au-delà de l’horizon d’un seul mandat, ils délaissent l’instruction des enjeux de moyen terme : « on ne peut rien promettre » disent-ils. À ce compte, on ne construit plus aucun imaginaire partagé ni « représentation » commune. Les élections municipales fournissent de nombreux exemples de ces décalages. Les élus rencontrés nous font régulièrement remarquer, par exemple, que les gens parlent peu de propreté et de sécurité dans nos enquêtes de terrain. La remarque est tout à fait juste alors même que beaucoup de personnes interviewées vivent dans des conditions difficiles et sont sensibles à ces enjeux. À la question de savoir si, dans le quartier, il y a un problème de sécurité, d’ascenseur, d’accessibilité… elles répondront sans doute très largement par l’affirmative. Si on leur demande en revanche quelle est la question décisive pour améliorer l’avenir du quartier dans les prochaines années, leurs priorités changent. Au fil des entretiens, elles répondent plutôt que l’important serait de s’occuper de la réussite des jeunes, de l’accès au centre-ville, de maîtriser les prix des loyers, de créer des moments pour se rencontrer tous ensemble ou pour diversifier les commerces… Accaparés par les remarques permanentes de leurs administrés mécontents, les élus finissent par ne considérer les habitants que sous le seul prisme de l’usager à satisfaire. Voyant un citoyen qu’il connaissait apparaître à l’écran de la salle de montage, un élu s’est ainsi un jour exclamé : « Ah ! lui, je le connais, il va nous parler du trou devant chez lui que je n’ai pas fait réparer et des poubelles du voisin qui traînent à être ramassées. C’est un enquiquineur ! » Quelle surprise quand, appelé non à s’exprimer sur les problèmes qu’il avait à faire remonter au maire mais plutôt à livrer son regard sur la façon dont la ville évoluait, ce citoyen s’est mis à s’interroger sur le modèle de développement de sa ville, disant : « Je me demande, quand je vois la difficulté pour nos jeunes à se lancer dans la vie, ce qu’on pourrait faire pour eux. C’est à eux que la ville doit s’intéresser. » Cet écart entre l’agenda politique et les sujets perçus comme décisifs pour les habitants devient problématique quand les questions simples engageant l’avenir ne trouvent plus de place dans le débat
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public. Ainsi, au moment des campagnes municipales, la plupart des enjeux stratégiques pour l’avenir de la commune sont comme escamotés, implicitement renvoyés à des dynamiques supra-communales sur lesquelles les maires n’ont pas de prise. Les prix des logements, la dynamique urbaine, les liens avec les communes voisines ? Les candidats n’en parlent pas… Comme pour beaucoup de métropoles, la façon dont le sujet du Grand Paris est appréhendé par les élus de la région parisienne est emblématique de ce problème : c’est devenu l’affaire des services techniques de l’intercommunalité ou des promoteurs immobiliers. À l’orée de mandats stratégiques pour l’avenir de la métropole, en 2014 comme en 2020, l’analyse des tracts et programmes électoraux montre que les élus ont saisi prioritairement les sujets hyperquotidiens et, y compris à Paris, ont fait campagne sur la propreté ou la sécurité. Les élus ont beau jeu de souligner que les citoyens ne les évoquent pas, mais c’est inverser la charge de la représentation politique ! Ce manque de confiance dans les vertus du débat démocratique finit par évincer de l’espace public toutes les questions stratégiques et nourrit le désintérêt croissant pour la vie politique. Dans les villes, donc, mais aussi dans les régions ou à l’échelle nationale, les électeurs constatent l’impasse de la politique face aux dynamiques du marché et aux fourches caudines de l’administration. N’ayant jamais d’espaces où être établies politiquement, leurs interrogations sur l’avenir n’apparaissent qu’accidentellement quand des réformes ou des projets d’aménagements les font suffisamment réagir pour qu’ils s’insurgent. Mécaniquement, ces mobilisations se produisent toujours trop tard et de manière défensive, aggravant chez les dirigeants la tentation de ne saisir que le caractère hirsute des événements pour évacuer les questions qu’ils soulèvent. C’est ainsi que, dans un premier temps, les observateurs du mouvement des Gilets jaunes parlaient de « jacqueries » comme ils parlaient des « émeutes » en banlieue, renvoyant ces mouvements à de simples mouvements contestataires. Ces analyses en disaient au moins autant sur les mouvements en question que sur lesdits commentateurs. Les travaux plus détaillés menés par la suite au plus près du terrain ont, au contraire, révélé le contenu très construit des discussions qui se tenaient sur les ronds-points5… en même temps que l’absence d’espace politique pour les accueillir. Une anecdote est révélatrice de ce décalage. Le soir du premier débat télévisé rassemblant les candidats à la Présidentielle de 2017, nous organisions une réunion publique à Angers pour une fédération professionnelle6. Nous avions anticipé un peu l’horaire de la réunion
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pour permettre aux participants le souhaitant de rentrer à l’heure pour regarder le débat et près de 300 personnes étaient venues. Voyant la conclusion s’approcher, je relance l’un des participants qui venait de dire à quel point la soirée avait été intéressante et lui demande ce qu’il aurait à dire aux candidats s’ils pouvaient l’entendre : « Ils ne vont pas parler de tout ça, ça ne les intéresse pas. Ça fait longtemps qu’ils ne s’intéressent plus aux sujets qui, nous, nous intéressent » (Réinvestissons la France, 2017, rencontre d’Angers).
Au fur et à mesure que les crises éclatent, qu’il s’agisse des pesticides, des retraites ou de notre système de santé, c’est comme si l’on découvrait les sujets, mois après mois, alors qu’il suffisait de tendre l’oreille pour révéler qu’ils sont bien installés depuis longtemps dans l’opinion. C’est toute l’ambiguïté du Grand Débat national : si le débat officiel était largement contraint par les thèmes prédéfinis et dominé par les shows présidentiels, dans les réunions d’initiatives locales, les citoyens se sont réapproprié les sujets pour les reformuler. Dans les interstices, ce moment d’écoute large a permis de mettre à jour de grands enjeux politiques sur lesquels la Nation avait matière à discuter7. D’abord, les questions du travail et de notre rapport collectif à la création de richesses économiques et sociales sont systématiquement revenues dans les propos des habitants. Voilà un sujet larvé dans l’opinion qui ressort régulièrement à chaque tentative de réforme des allocations chômage ou de la formation continue et qui explose dans la rue à chaque nouvelle réforme des retraites. Le sujet mine les débats politiques à chaque élection présidentielle, radicalisant toujours plus les votes, et aurait mérité un vaste débat national… Plus qu’une conférence sur la nouvelle réforme des retraites, il y aurait besoin de clarifier collectivement les controverses touchant le rapport de la population française au travail. C’est la seule façon d’assainir durablement le débat et de dégager des perspectives à long terme. De même, les questions relatives à la santé, l’alimentation et l’environnement ont traversé toutes les réunions dans les mairies et sur les ronds-points. Un an après la crise des Gilets jaunes, la crise sanitaire a mis en lumière les liens étroits qu’il y a entre tous ces sujets et la nécessité, passée l’urgence, de les traiter ensemble. Ainsi, ouvrir le débat sur la question climatique comme le gouvernement l’a fait avec la convention sur le climat était fondamental. Toutefois, le sujet aurait peut-être gagné à être inscrit dans une discussion préalable plus globale sur la façon de projeter notre pays dans un nouveau rapport collectif à notre
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santé et notre environnement. Non seulement cela aurait permis d’éviter les critiques adressées à la Convention citoyenne pour le Climat quant à son caractère trop restrictif. Mais cela aurait surtout permis de débattre, à l’échelle nationale, de nos modes de vie et de ce que nous attendons des personnels de santé ou des agriculteurs. En ce début de xxie siècle, ils disent tous être en manque de repères sur ce que la société attend d’eux. Enfin, la même logique de débat national ouvert aurait pu s’appliquer à notre modèle territorial, à la façon dont villes, villages et métropoles s’articulent les uns aux autres et, aussi, à ce que l’on peut attendre de services publics modernisés. Ce débat, central dans la crise des Gilets jaunes, ne peut être réglé par une loi d’orientation sur les mobilités votée par le Parlement : il trouve des échos dans la façon que nous avons de vivre et habiter ensemble, dans l’idée que nous nous faisons des paysages dans lesquels nous voulons que nos enfants grandissent et dans la façon de faire vivre l’égalité en France et en Europe.
Des analyses tronquées qui finissent par créer leur propre réalité Que l’offre politique soit construite sur des visions tronquées de la réalité finit aussi par peser sur la façon même dont le pays évolue : même fausses, quand des représentations s’installent dans l’imaginaire collectif, elles peuvent avoir des effets puissants sur le réel dès lors que tout le monde y croit. L’idée qu’il y aurait une « France périphérique » laissée pour compte est intéressante à analyser de ce point de vue. Selon cette théorie8, très largement reprise dans les médias et les partis politiques, les élites vivant dans les métropoles auraient abandonné les territoires ruraux et périurbains habités par les classes moyennes et populaires. Quoiqu’inexacte9, cette thèse (comme sa réciproque sur la compé titivité métropolitaine10) a de puissants effets sur la réalité : elle crée des repères à l’aune desquels des décisions bien réelles sont prises en matière d’investissements publics ou privés. Ces cadres de pensée diffusent leurs effets dans toute la société : quand un simple conseiller bancaire ou un agent territorial décide de ne pas accorder trop de son temps à l’étude d’un dossier venant d’une petite ville parce qu’il a intériorisé l’idée d’une moindre efficacité des projets qui en proviennent, ce ne sont pas des décisions réalisées en haut lieu. Les discours politiques fondés sur de mauvaises représentations créent des cadres susceptibles de les rendre « auto-réalisateurs ».
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Les projets et dynamiques qui s’inventent dans ces endroits racontent une autre histoire du pays. Ils esquissent un imaginaire commun qui mériterait une somme d’analyses à lui tout seul11. Pourtant, ces réelles dynamiques peuvent être annihilées par l’effet délétère des discours récéssifs. Porter le récit de ces opportunités, chercher à les rendre possibles répondrait en partie à l’attente de perspectives formulées par les électeurs, dans tous les territoires. Cela permettrait aussi de se concentrer sur les véritables défis, qui sont nombreux dans le pays. Utiles au débat public quand elles le stimulent, les grandes idées générales deviennent ainsi problématiques quand les éditorialistes et les dirigeants des partis prennent pour argent comptant des raccourcis caricaturaux au lieu d’engager le débat avec les citoyens eux-mêmes. Ces hiatus accentuent la fracture démocratique et trouvent un écho dans la mise en question de la représentativité des personnes et des institutions démocratiques elles-mêmes.
Si proches, si loin : qui nous représente et au nom de quoi ? Que ce soit pour prendre des décisions ou pour actionner des commandes, il y a besoin d’instances dédiées. Dans les grandes nations, la revendication d’une égale représentation de chacun se heurte vite à la nécessité de déléguer une partie importante des choix à des personnes ou des groupes d’individus. Le principe même du gouvernement représentatif installe une tension aristocratique au cœur de nos démocraties12. Aucune fatalité toutefois ne condamne à ce que cela installe automatiquement une distinction entre la population et des élites auto-reproduites dans un système tournant vite à l’oligarchie. D’abord, ces élites peuvent très bien se renouveler suffisamment grâce aux rotations permises par le vote. Surtout, comme le souligne le philosophe Bernard Manin, même si des notables devaient se dégager, ce ne serait pas forcément un problème car la force du système représentatif est qu’il n’y a pas besoin que les dirigeants nous ressemblent pour nous représenter. La question est simplement de savoir à quelles conditions nous pouvons avoir confiance dans le fait qu’ils représentent bien nos intérêts collectifs. Il y a d’ailleurs une nuance de taille soulignée par Bernard Manin : les élus ne sont pas tenus de mettre en œuvre la volonté du peuple, ils doivent juste la prendre en compte et ne peuvent pas l’ignorer13. Ces écarts ne seraient pas problématiques
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s’ils étaient assumés et partaient d’un diagnostic partagé sur la réalité et les problèmes à traiter. Faute d’être explicitement traité, ce décalage peut toutefois devenir problématique. Du côté des élus, il attise les tentations démagogiques et, du côté des citoyens, il facilite les amalgames et le poujadisme. Dans les deux cas, il est alors facile de jeter le discrédit sur ceux qui portent les critiques alors que le sujet est aujourd’hui systématiquement pointé du doigt par les citoyens qui y voient l’une des causes de la déconnexion démocratique. « Théoriquement, les élus représentent la population. Au bout d’un certain temps, ils perdent l’idée qu’ils sont élus locaux, à la base. Quand ils sont ensemble, ils sont déconnectés du local » (Imaginons notre Île-de-France, 2013, Enquête).
Ces mots, prononcés par un agriculteur de Mitry-Mory, en Seine-etMarne, interviewé en décembre 2013, résumaient largement la pensée de tous les citoyens rencontrés à ce moment-là. Nous étions alors mandatés par le Parti socialiste pour organiser une série de rencontres à travers l’Île-de-France visant à associer les habitants à une large réflexion en amont des élections régionales de décembre 2015. Invitées à identifier les priorités et pistes autour desquelles travailler pour améliorer la vie dans la région, une grande partie des personnes disait que la première des priorités concernait le lien entre les élus et les habitants. Malgré les lois sur le cumul des mandats, le renouvellement des cadres politiques est relativement faible. Cela peut se lire comme l’absence d’attrait pour une fonction demandant beaucoup d’abnégation et de dévouement. Cela peut aussi se comprendre comme une fermeture sur soi du système démocratique et une défense de leurs propres intérêts par les élus déjà en place. Le sujet est hautement inflammable. Une femme l’ayant abordé en présence d’élus avait immédiatement été prise à partie par certains d’entre eux en suscitant une vague de protestations de leur part. Leur réaction avait conduit cette femme à radicaliser son propos, initialement équilibré, en ponctuant sa seconde intervention d’un trait volontairement provocateur : « si la tâche était si difficile que vous le dîtes, vous n’y retourneriez pas ; vous devez bien y trouver quelques avantages ». De fait, malgré toutes les alarmes, deux tiers des sortants étaient à nouveau candidats à leur succession à l’occasion des élections municipales de 2020. À quelques exceptions près, les hommes et les femmes politiques se sont installés dans une logique professionnelle : ils « entrent en politique » et font « carrière ». Le vocabulaire des ressources humaines
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s’est même explicitement invité dans les discours. Certains élus ne disent plus qu’ils « exercent un mandat » : ils considèrent qu’ils sont choisis par les citoyens pour « faire le job » et disent être « en CDD », répétant à l’envi que « si les citoyens ne sont pas satisfaits à la fin du mandat, ils ne reconduiront pas le contrat ». À force, les citoyens ont bien intégré cette logique : ironiquement, c’est à gauche, chez les plus fervents critiques de la précarisation des contrats de travail, que l’on trouve ceux qui plaident pour un mandat révocable en permanence. À ce rythme, les élus seront bientôt en intérim pour s’assurer qu’ils travaillent bien. Ce besoin de contrôle renforcé et permanent se greffe sur l’idée que le problème n’est pas seulement le lien entre les élus et la population, mais que ce sont deux mondes différents, distincts, avec chacun leurs priorités. Dans l’enquête citée plus haut, une lycéenne de Lieusaint déclarait ainsi : « Ils nous imposent des lois, plein de choses mais ils ne vivent pas où on habite, ils ne savent pas tout ce qui se passe. Nous, on y vit tout le temps, H.24, eux, ils sont dans leur monde… Nous, on est là du matin au soir et nos enfants ce sera la même chose » (Imaginons notre Île-deFrance, 2013, Enquête).
Une ouvrière de Seine-et-Marne renchérissait même : « Nous les citoyens on peut pas se mettre à la place des hommes politiques parce qu’à la base on n’est pas des hommes politiques. On connaît pas tout ce qu’ils connaissent sur la politique. Mais maintenant il faut bien se dire que les politiciens connaissent pas notre vie non plus, ils savent pas ce qu’on endure tous les jours… chacun doit rester à sa place mais tout en s’aidant et se conseillant » (Imaginons notre Île-de-France, 2013, Enquête).
Deux catégories de personnes vivraient ainsi sur le même territoire, partageant le même air, mais n’ayant à peu près rien en commun, les uns gouvernant les autres. Ces ressentis tracent un portrait de nos démocraties loin de l’idéal porté depuis les Lumières. Le sentiment, résumé par un photographe de Jouy-en-Josas interrogé dans la même enquête, est que nous serions plus proches d’une ploutocratie : « Ils bouffent dans les mêmes restos ensemble, ils sortent les mêmes conneries ensemble, qu’ils soient de droite comme de gauche ils sont copains. Mais de toute façon c’est normal, ils font le même boulot » (Imaginons notre Île-de-France, 2013, Enquête).
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Cette coupure est attisée par la sociologie très homogène des dirigeants à toutes les échelles du pouvoir. Elle est manifeste dans les exécutifs locaux comme l’ont documenté les travaux de Rémi Lefèvre ou de Michel Koebel14. Elle se voit plus nettement encore, dans le recrutement des cadres dirigeants et des élus des grandes organisations politiques. Une logique presque héréditaire semble s’être installée et le côté quasi exclusivement parisien des dirigeants renforce l’impression d’une oligarchie se recrutant elle-même. Au début des années 2010, l’origine géographique des dirigeants de partis était ainsi presque entièrement circonscrite à Paris et la petite couronne : la famille Le Pen (FN) attachée à Saint-Cloud (92), Nicolas Sarkozy (UMP) maire de Neuilly (92), Jean-Christophe Lagarde (UDI) maire de Drancy (93), Cécile Duflot (EELV) élue de Villeneuve-SaintGeorges (94), Pierre Laurent (PCF) sénateur de Paris (75)… Au même moment, le Parti socialiste était dirigé par Martine Aubry, fille de Jacques Delors, le FN par Marine Le Pen, fille de Jean-Marie Le Pen, le PCF par Pierre Laurent fils de Paul Laurent (dirigeant communiste des années 1980), la CFDT par François Chérèque, fils de Jacques Chérèque, FO par Jean-Claude Mailly, fils de Claude Mailly (cadre historique du même syndicat). Cela ne remet pas en question la compétence de toutes ces personnes, ni les valeurs qu’ils portent ; en revanche, c’est un signal de reproduction des élites que la population a parfaitement reçu. Une enquête réalisée à l’échelle nationale, juste après l’élection présidentielle de 2012, pour la convention nationale d’une association d’élus révélait ce sentiment de coupure : les habitants interviewés mettaient tous les « dirigeants » dans la même case, qu’ils soient conseillers municipaux d’opposition d’une petite ville ou patron de Goldmann Sachs. Se vivant comme des militants de terrain engagés, certains élus avaient réagi de manière virulente à cet amalgame, interpellant les citoyens interviewés présents sur scène pour leur dire qu’ils vivaient « comme eux », voire plus difficilement car ils faisaient l’effort de s’engager pour les autres. Évidemment, plus ils se dédouanaient, plus les habitants prenaient leurs distances, se désolant de constater l’incapacité des élus à accepter d’être contestés. La défiance envers les dirigeants emporte tous les niveaux de la pyramide du pouvoir et concerne autant les élus que les hauts fonctionnaires ou les chefs d’entreprise. Quand Jean-Pierre Raffarin avait lancé pour la première fois, en 2002, qu’il y aurait une « France d’en bas » et une « France d’en haut », cela avait suscité un tollé15. L’idée est aujourd’hui comme admise et la crainte d’une sécession des élites affleure.
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Il faut bien admettre que lesdites élites n’ont rien fait pour atténuer les coupures entre les Français « d’en haut », les Français « d’en bas » et tous ceux du milieu. L’acte de contrition de Raphael Glucksmann sur Arte à l’automne 2018 est un signe troublant de cet entre-soi largement cultivé : « Quand je vais à New York ou à Berlin, je me sens plus chez moi, culturellement, que quand je me rends en Picardie. » Le symbole est d’autant plus violent qu’il vient de quelqu’un qui sera, quelques mois plus tard, tête de liste du Parti socialiste aux élections européennes. Non seulement la circulation des élites reste circonscrite à certains secteurs de la société et la politique16, mais la méritocratie n’y change rien. La fabrique des élites emporte avec elle des processus de normalisation tellement puissants que tous ceux qui passent les barrières érigées à l’entrée des différents corps, cercles et cénacles, ressemblent vite à leurs nouveaux camarades17. Ces écarts nourrissent le sentiment collectif d’un désalignement d’intérêts entre les élites nationales et les populations locales ou, pour être plus juste, entre les élites globales et les populations nationales. Les habitants sont dépités car, face aux désordres du monde, ils disent qu’ils auraient besoin des connaissances et expertises de tous. Ils doutent seulement des intérêts qui animent leurs dirigeants : « On a besoin des élites mais d’élites qui travaillent pour nous » (Grand Débat national, 2019, Enquête).
Cet écart résonne jusqu’au cœur des instances dirigeant le pays : en 2020, un député de l’Aveyron, ancien élu d’un petit village et président d’une communauté de communes de plus de 15 000 habitants déplorait, sur le ton de la confidence, que le préfet ne l’écoutait même pas quand il lui remontait les problèmes de son territoire… embrayant sur le dédain de ses collègues parlementaires plus accaparés par leur propre positionnement dans l’appareil de leur parti que par les problèmes des territoires et de leurs habitants. Le constat est le même chez les directeurs généraux des services des petites collectivités locales : ils témoignent que les instances de l’État ne leur donnent pas de rendezvous et les prennent à peine au téléphone quand ils appellent, alors que les mêmes répondent immédiatement aux convocations de la métropole locale. Le responsable d’un centre d’insertion limougeaud interviewé dans le cadre du Grand Débat national synthétisait le sentiment global de tous ces habitants et édiles locaux d’une sentence : « Ils nous prennent pour des gros ploucs. On est quand même cinquante pour cent de la population, faudrait pas l’oublier » (Grand Débat national, 2019, Enquête).
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La contrepartie de ce processus de captation des représentations par certaines franges de la population est que tout une partie des citoyens se trouve, à l’inverse, privée de visibilité et de représentation, évincée de l’accès aux pouvoirs en dépit des alternances18. Le renouvellement des personnels opéré grâce au succès électoral de LREM en 2017 a certes amené une population plus jeune, plus métissée, mais socialement stéréotypée et cela n’a pas plus ouvert les portes de l’Assemblée nationale aux classes populaires19. Celles-ci n’ont pas non plus de représentation dans les médias et les fictions. Chaque année, les rapports du CSA soulignent que les classes populaires comme les personnes issues de l’immigration non européenne sont largement sous-représentées à l’écran20. Au-delà des critères statistiques et des images, cela signifie que des façons de parler, des visions du monde même, ne sont pas représentées dans l’espace public. La crise des Gilets jaunes a ainsi amené au cœur de l’espace médiatique des expressions jusque-là marginales. L’un des premiers plateaux de télévision sur la crise, réalisé le 4 décembre 2018 sur France 3 en direct de Château-du-Loir, était révélateur des écarts installés. Tous les partis politiques représentés au Parlement étaient là, ainsi que quelques Gilets jaunes. Rapidement, deux registres d’expression très différents sont apparus. Deux langues qui utilisaient la même grammaire mais ne semblaient pas communiquer entre elles. Elles n’opposaient pas la gauche et la droite, ni les partis républicains et le Rassemblement national, ni le « nouveau monde » et l’ancien, mais les dirigeants politiques (de tous bords) et les citoyens. On y découvrait une France qui parle directement et sans langue de bois des problèmes et opportunités de ce pays, tranchant radicalement avec les paroles produites en boucle par les « représentants du peuple » : pour quelques heures, une langue vivante se réinvitait à 20 heures, soulignant la fracture des représentations.
Partis, appareils et apparatchiks Au-delà des parcours et profils individuels, la crise de la représentation engage directement les institutions qui structurent la vie politique et sociale et, au premier chef, les partis politiques, fondamentaux pour la vie démocratique. Leur rôle est souvent résumé au fait de conquérir le pouvoir et, in fine, de servir à constituer des groupes humains dans une seule logique de lutte pour des places. Ils sont aussi des
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acteurs décisifs de l’organisation de l’espace public. Structurer des points de vue autour de causes appelées à être portées au sein de la population pour leur donner de l’ampleur suppose en effet une capacité à s’impliquer dans le débat démocratique, ne serait-ce que pour se rendre audible et fédérer des citoyens. Les partis sont donc tendus entre deux instincts contraires : ouvrir leurs rangs pour renforcer leur influence sur la société ou fermer leurs portes pour limiter la concurrence interne pour les postes à pourvoir une fois en responsabilités. Interfaces entre les idées, le pouvoir et la population, les partis sont ainsi des acteurs décisifs de la vie civique. Selon qu’ils se connectent ou se coupent de l’une ou l’autre de ces polarités, ils préviennent ou alimentent les dérives collectives. Car les débats publics ne sont pas des moments passifs. Dans Vérité et méthode, le philosophe HansGeorg Gadamer souligne très précisément comment la conversation modifie la façon dont chacun comprend le monde21. Par la confrontation aux autres, on vérifie et on forge ses propres idées et ses propres représentations qui, elles-mêmes, contribuent en retour à peser sur le contenu des débats collectifs. Les repères se construisent ainsi de façon collective et évolutive et les partis ont un rôle dans cette dynamique. Historiquement, les partis ont d’ailleurs pu jouer un rôle de gardefous. Quand le Parti communiste était dominant chez les ouvriers, il combattait moralement l’expression publique du racisme dans les quartiers populaires. Cela n’empêchait pas forcément certains ouvriers d’être racistes mais cela modérait très largement les expressions xénophobes et permettait de les résoudre dans le champ politique. Que le RN ait aujourd’hui les faveurs de l’électorat populaire, à l’inverse, a plutôt tendance à attiser ces haines. Cette menace sur l’unité de la société devrait inquiéter les autres partis bien plus que la perte des postes que ces nouveaux candidats menacent de leur ravir. Parce qu’ils organisent les rapports de force politiques, les partis contribuent activement à la construction des repères communs, des idées et des regards que les habitants portent sur le monde. Dans les périodes de grandes transformations, ce rôle est d’autant plus important que les militants et les dirigeants peuvent vite se retrouver euxmêmes dans l’incapacité de savoir ce qu’ils pensent de sujets dont le cours des événements redéfinit en permanence les contours. La désorientation des partis et personnels politiques, notamment à gauche, sur la question du voile et de l’islam est symbolique de cela : faute d’un travail précis avec les habitants, les intellectuels comme les dirigeants et porte-paroles des partis naviguent à vue et courent après les polémiques comme des canards sans tête. On note les mêmes tiraillements
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sur les questions de croissance économique, du nucléaire ou de la réforme de l’État… Tous ces errements sont simplement la conséquence d’une absence d’actualisation des grilles à travers lesquelles les instances politiques lisent et interprètent le monde. Déconnectées de la façon dont les problèmes se posent pour les habitants, artificiellement plaquées sur le fil des événements, les réponses « d’avant » flottent en l’air. Dans ce contexte, le rôle d’un parti devrait être de permettre à ses membres de retrouver leurs bases et de contribuer au débat de telle sorte que les grandes controverses traversant la société soient mises sur la table de manière constructive. Ils devraient être les lieux où se reformulent les questions qui préoccupent les citoyens afin de clarifier les controverses attachées à ces nouveaux enjeux identifiés ensemble et d’ajuster les réponses. Pour les partis, cette mise en discussion n’est pas déconnectée de la problématique de l’accès au pouvoir, bien au contraire : Gramsci a puissamment analysé le rôle des idées et des systèmes de représentation dans la construction des rapports de force politique. Le drame c’est que, dans des partis ravagés par les luttes d’ego, le mot de débat est devenu synonyme soit de clash, soit de divergence à dissoudre le plus vite possible dans le consensus mou : il n’y a pas de place pour la discussion critique sur la façon de comprendre la marche du monde ni sur les enjeux prioritaires pour engager l’avenir d’une ville ou d’un pays. Plus structurellement, le problème est que les partis politiques et leurs dirigeants locaux et nationaux ne sont pas organisés pour que les interpellations remontent dans leurs propres appareils. La plupart des partis sont devenus de simples usines à relayer de manière « descendante » les éléments de langage conçus au siège : le plus souvent, les fédérations et les sections locales sont considérées comme de la maind’œuvre pour distribuer des tracts conçus à Paris et les réunions sont organisées pour permettre aux militants d’écouter les points de vue des dirigeants, non pour faire remonter les questions entendues sur le terrain et en discuter sérieusement dans les instances dirigeantes. En privé, beaucoup de responsables considèrent d’ailleurs les militants comme de braves soldats et méprisent largement leur capacité d’analyse politique. N’ayant plus de considération pour cette fonction de proximité, transformant les militants en simples relais des mots d’ordre arbitrés entre les représentants des différents courants de la direction nationale, les partis n’ont plus, comme unique point d’entrée sur le bruissement du pays, que les remontées normalisées des sondages ou des médias. Les directions ne sont pas nourries par les milliers de
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contacts quotidiens que les militants nouent sur le terrain avec leurs voisins ou collègues. Ce n’est pas nouveau, mais cela se ressent d’autant plus aujourd’hui que les repères sont floutés et doivent être redéfinis. Prétendument « horizontaux » ou « coopératifs », les nouveaux partis ne sont de ce point de vue pas mieux que les anciens22. À force d’installer des repères et des débats déconnectés des préoccupations des citoyens, les élites politiques et médiatiques finissent par peser sur la façon dont se passe le débat public et sur les valeurs autour desquelles se construit la socialisation politique des nouvelles générations. Faute d’organiser une conversation à l’échelle du pays sur les débats qui agitent la population, plus personne n’est aujourd’hui en position de nommer de manière précise les grands enjeux contemporains. In fine, les histrions prospèrent sur cette absence de débat public un tant soit peu organisé. Selon un proverbe chinois, « le poisson pourrit par la tête » : le problème, c’est que la décomposition finit quand même par gagner le poisson tout entier. Un décalage structurel s’installe entre les sujets discutés dans les tracts électoraux et les débats qui animent la population. Le processus électoral dans son ensemble est fragilisé et cela se retrouve directement dans l’abstention. Que le résultat des élections repose sur un socle de plus en plus étroit de citoyens, mettant le scrutin à la merci de n’importe quelle instrumentalisation d’un parti, d’intérêts particuliers ou d’une puissance extérieure devrait être une vraie source de préoccupation pour les partis. Pourtant, le rétrécissement du terrain ne perturbe pas leurs stratégies ni les analyses d’opinion et le marketing politique qui les accompagne. Ils multiplient ainsi les meetings pour « rassembler leur camp », occultant la question décisive qui consisterait à élargir leur audience. Les élections présidentielles de 2017 en France ou de 2020 aux États-Unis ont fourni la preuve que des offres nouvelles peuvent convaincre des citoyens de revenir aux urnes. Au-delà des « prises de guerre » qui ont agité le landerneau politique et médiatique (François Bayrou, Gérard Collomb, etc.), le succès d’Emmanuel Macron a été beaucoup dû au fait qu’il a réussi à mieux mobiliser les électeurs du « centre » et à réintéresser des gens qui n’y croyaient plus. Au même moment, la gauche et la droite ont, elles, continué à voir croître la désaffection de leur électorat. De la même manière, si Joe Biden a battu Donald Trump, ce n’est pas sur les ruines du mandat de celui-ci, puisque le président sortant a progressé de plus de dix millions de voix entre 2016 et 2020. Il se trouve que, dans le même temps, le camp démocrate a rassemblé quinze millions de voix supplémentaires.
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Les « oubliés » de la politique sont aujourd’hui majoritaires : pour un parti souhaitant remporter le maximum de suffrages, l’approche la plus efficace et la plus rationnelle serait d’aller mobiliser cette armée de réserve de la démocratie. Pourtant les abstentionnistes sont considérés comme « inaccessibles » par la plupart des responsables des partis. Les personnes ne se sentant d’aucun « camp » ne sont simplement plus « calculées » (dans tous les sens du terme) par les « stratèges » politiques. Obnubilés par le gain électoral rapide, les appareils politiques ont ainsi de plus en plus tendance à se focaliser sur les seules franges de la population qui présentent un intérêt direct pour eux. Ils s’enferment dans un entre-soi croissant, laissant à l’écart les territoires et les populations qui votent le moins. Constatant que les appareils politiques n’accordent qu’une place réduite aux problèmes tels qu’ils se les représentent, les citoyens sont confortés dans l’inutilité qu’ils prêtent au vote, aux élus et aux partis. Le fonctionnement interne des partis lui-même crée un effet repoussoir. Pour un citoyen, avoir des idées et vouloir les défendre ne suffit plus pour se lancer en politique : il faut également surmonter ses réticences vis-à-vis d’un milieu perçu comme malsain. L’explosion des affaires de corruption ou de harcèlements sexuels et moraux, comme le spectacle des haines recuites entre « amis » politiques livrés par les ouvrages et articles sur les coulisses du pouvoir accélèrent encore la fuite des volontaires, « dégoûtés ». Ce cercle vicieux éloigne même les plus motivés d’entre eux comme le remarque un cadre hospitalier du Val d’Oise, interviewé en 2013 : « J’avais envie de m’impliquer dans la vie politique de mon pays, de ma ville, ce que j’ai constaté c’est que ça ne les intéressait pas. Ce qui était intéressant, bien sûr, c’était l’étiquette : un jeune noir issu de Sarcelles qui s’en est pas trop mal sorti… Mais les idées que je pouvais défendre, si elles différaient de ce qui est défendu par l’appareil politique, ça ne les intéressait pas du tout. Finalement, j’ai… laissé tomber » (Imaginons notre Île-de-France, 2013, Enquête).
Le problème, c’est que cette fermeture sur soi des appareils politiques a des effets directs sur la vie démocratique. Quand il s’agit de faire des listes, c’est parmi leurs membres que les partis se tournent naturellement. C’est donc parmi une partie de plus en plus réduite et triée de la population que s’effectue la désignation des candidats. Les ouvertures vers la « société civile » ne renouvellent pas plus les profils. De la même manière, quand ce n’est pas dans la haute fonction publique, c’est au sein des partis que sont choisis les entourages
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proches des ministres et des élus locaux. Les politiques publiques et la façon de les conduire sont directement le produit de ces tris successifs qui portent aux plus hauts niveaux de responsabilité des personnes qui n’ont comme expérience du monde que les jeux d’appareils et comme préoccupation que l’affirmation de leur « courant » ou leur « clan ». Pour les personnes engagées elles-mêmes, la tentation est forte de limiter la concurrence pour l’accès au pouvoir. Le fonctionnement interne des partis conduit systématiquement à verrouiller les appareils plutôt qu’à ouvrir portes et fenêtres aux nouveaux arrivants. Ce constat froid, un dirigeant du PS le faisait en 2013 à l’issue des Ateliers du changement. Des milliers de Français étaient venus discuter librement, en direct avec les militants et dirigeants du Parti socialiste, de leur vision de la France et des questions selon eux décisives pour réussir le changement promis par le président de la République au moment de son élection. Ce dirigeant concluait la réflexion interne en déplorant ouvertement devant ses camarades : « Cette ouverture massive aux citoyens, voilà ce que nous devrions faire et que nous ne ferons pas à cause de notre fermeture sur nousmêmes… Nous n’avons pas intérêt à nous ouvrir parce que de nouveaux visages bouleversent les équilibres politiques au sein de nos sections et personne ne veut courir le risque de perdre sa place sur la prochaine liste ou de perturber les équilibres entre courants… C’est un constat terrible et cela nous perdra. »
Prémonitoire. Cette séquence, emblématique, n’est pas propre au Parti socialiste et en rappelle d’autres similaires vécues ces dernières années auprès des autres partis. Même pour les militants les plus engagés, l’absence d’espace de débat où créer des convictions communes fait que l’avancement des combats de chacun ne repose plus que sur les perspectives de carrière individuelle. Cela accentue la tendance des partis à n’être que des écuries électorales et aggrave d’autant la fermeture de chaque dirigeant sur son propre avenir, multipliant les mesquineries ou les dérives claniques. L’un des drames du militantisme est ainsi de s’être éloigné de l’esprit fraternel qui animait les collectifs. Sans idéaliser le passé, au fur et à mesure que l’organisation et les passerelles avec le pouvoir se sont institutionnalisées, les luttes d’appareil ont conduit les militants à se spécialiser autour de « causes à défendre » pour exister personnellement. Au lieu de s’unir autour de leur parti, ils sont opposés en interne pour capter et mobiliser les ressources de leur association ou leur parti
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afin de faire avancer « leur » combat. Cela conduit in fine à tenir les membres du parti par la réciprocité des services rendus plus que par les idées : autant de pratiques qui éloignent de la démocratie. Cela favorise aussi la culture du clash et chaque sujet d’actualité devient l’occasion d’un clivage entre courants ou entre partis « proches » dans une lutte à l’infini pour se distinguer du voisin. Plus les appareils sont coupés du terrain, plus ces oppositions formelles prennent de place par rapport aux débats de fond. Les tensions personnelles ou groupusculaires s’accumulent entre des personnes pourtant porteuses de visions à l’origine relativement proches. Les détestations intimes que cela engendre sont au moins aussi violentes que celles qui existent au sein de certains couples obligés de cohabiter malgré la séparation. Ce n’est pas un hasard si l’un des titres parodiques les plus repris à propos du Parti socialiste dans les dernières décennies a été « la guerre des roses » en allusion au film éponyme. Cet enfermement des appareils politiques sur leurs logiques et querelles internes contribue puissamment à la déconnexion entre les préoccupations des citoyens et les agendas des lieux de pouvoir. Cette « mal représentation23 » n’est pas un monopole des partis politiques, loin de là. Tous les appareils syndicaux ou associatifs y sont confrontés.
Une crise généralisée des instances représentatives Pour Pierre Rosanvallon, la défaillance des appareils politiques pourrait aussi bien annoncer le passage d’une démocratie d’élection à une démocratie « civile24 » : si les citoyens s’abstenaient plus parce qu’ils relativisent le vote comme seul vecteur d’intervention dans la société, peut-être s’impliqueraient-ils davantage dans la construction de choix ou initiatives. Cette analyse n’est pas définitivement erronée mais, pour le moment, la baisse de la participation politique n’a pas encore débouché sur l’investissement d’autres scènes institutionnelles. La perte de confiance les affecte toutes : médias, entreprises, syndicats, etc. Selon le baromètre du Cevipof de 2019, à peine 30 % des Français se fient ainsi aux syndicats et 25 % aux médias. Les entreprises s’attirent un peu plus de crédit, mais c’est surtout grâce aux petites entreprises locales qui, comme les associations, restent plébiscitées pour leur ancrage dans la proximité. Toutes les instances représentatives sont en crise.
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Ces difficultés sont accentuées par le manque de respect et de reconnaissance de l’État envers ses partenaires. En dénigrant systématiquement les corps intermédiaires plutôt que de les aider à être plus représentatifs, il ne contribue pas à renforcer leur légitimité, au contraire. Dans une vision descendante plus que dialectique du pouvoir exécutif, les gouvernements successifs considèrent les contestations émanant de la société comme des obstacles plutôt que comme des enrichissements potentiels. Ils voient leurs leaders comme des opposants à réduire plutôt que des interlocuteurs à conforter. Pour compenser la fragilité de leur propre base, les gouvernements discréditent des institutions déjà affaiblies, tirant toutes les instances démocratiques vers le bas, qu’il s’agisse des partenaires sociaux, des mouvements associatifs ou des collectivités locales. Si les appareils syndicaux sont aussi sensibles aux coups portés par les gouvernements, c’est qu’ils sont déjà très fragiles par eux-mêmes : en France, le taux de syndicalisation qui était de 30 % au sortir de la Seconde Guerre mondiale et s’était stabilisé entre 15 % et 20 % dans les années 1960 et 1970 a depuis chuté autour de 10 %. La même tendance s’observe partout en Europe depuis 1960 : en quarante ans, le taux de syndiqués est passé d’environ 35 % à moins de 20 % en Allemagne et de 40 % à moins de 30 % au Royaume-Uni malgré un fort sursaut au début des années 1980. Aux États-Unis, dans la même période, il s’érode de plus de 30 % à 10 %. Même si la participation aux élections professionnelles donne une image plus flatteuse de l’audience des différentes fédérations, elle connaît elle aussi une baisse tendancielle non négligeable. Les syndicats sont travaillés par la même crise interne entre la tête, l’appareil et la population que les partis politiques. À l’occasion des premières élections professionnelles dans les très petites entreprises (TPE, entreprises de moins de 10 salariés) en 2014, nous avions conduit une enquête pour l’Union régionale de la CGT en Bretagne. Quand cette enquête a été diffusée en public, dans des salles où se mélangeaient des syndicalistes aguerris et de nombreux salariés de TPE, les militants se sont vite braqués contre les salariés interviewés, dénonçant leur fraternisation coupable avec le patronat alors qu’ils témoignaient simplement de leur compréhension à l’égard de « patrons » aux côtés desquels ils travaillent au quotidien, pointant d’ailleurs simultanément que cette proximité rendait les rapports à la fois plus cordiaux mais aussi plus violents. Ils disaient même que, dans ce face-à-face, ils se sentaient particulièrement seuls et intimement exposés. Seule l’intervention du secrétaire régional,
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inspirateur de ces rencontres, permit alors de calmer les troupes, faisant qu’un début d’échange soit ensuite possible, mais le mal était fait et une bonne part de ce qu’avaient dit les salariés n’avait pas pu être entendue. Cette coupure et cette incompréhension des syndiqués vis-à-vis d’une partie croissante des salariés sont un problème pour la démocratie sociale dans son ensemble. Le discrédit qui frappe les organisations salariales et patronales, alimenté par les médias, les rend incapables de capter et organiser les nouvelles colères sociales. Au lieu d’apparaître comme des alternatives aux pouvoirs en place, elles sont happées dans la crise institutionnelle générale. Pendant le mouvement des Gilets jaunes, les militants syndicaux fraîchement accueillis sur les ronds-points ont ainsi témoigné de leur incompréhension et de leur énervement à voir des « néoconvertis » à l’activisme social se trouver propulsés du jour au lendemain comme héros de combats qu’eux-mêmes mènent depuis des années dans l’indifférence générale. Ce sentiment exprimé au sein de la CGT ou de la CFDT par les militants qui sont allés au contact des citoyens mobilisés rappelle celui qui travaille de nombreux membres de partis politiques : les Gilets jaunes sont bien sympathiques, mais on n’en serait pas là s’ils avaient milité plus tôt. De fait, le problème n’est pas seulement que les citoyens doutent des institutions, c’est aussi que les institutions et leurs membres finissent par se défier des citoyens qu’elles sont censées représenter. De là à bouder chacun dans son coin en aggravant la fracture, il n’y a qu’un pas. Sous des dehors moins graves, le problème est identique pour les réseaux associatifs. Les pratiques sociales des Français sont spectaculaires : ils fréquentent beaucoup d’associations sportives, culturelles, de loisirs ou sont disponibles pour des actions de solidarité. Une enquête de France Bénévolat menée en 2018 montrait ainsi que 40 % des Français donnaient de leur temps, 25 % des Français étant, eux d’anciens bénévoles. Cela masque toutefois une crise de l’encadrement de ces institutions : les associations ont de plus en plus de mal à recruter leurs responsables bénévoles. Les enquêtes montrent le décalage systématique entre une jeune génération engagée et porteuse de valeurs très ouvertes aux autres et, sur le terrain, des associations et des militants qui vieillissent et sont de plus en plus éloignés des citoyens dits « normaux ». Une fois dépassée la dénonciation facile du caractère « zappeur » de la nouvelle génération, le fonctionnement des instances associatives est pointé du doigt par les Français. Dans le cadre d’une
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enquête qualitative menée en 2019 pour la Ligue de l’Enseignement, les citoyens résumaient ainsi la situation : d’une part les dirigeants de ces associations ne laissent pas la place aux plus jeunes, d’autre part le formalisme associatif lui-même tend à rebuter des citoyens se disant plus flexibles et moins enclins à la bureaucratie administrative. À l’échelle nationale, cela engendre une coupure entre la tête des appareils associatifs et la base militante des fédérations locales, identique à celle vécue par les partis et les syndicats. Un intérimaire d’Alençon, interrogé sur le conseil qu’il aurait à donner aux associations, résume la chose en disant : « Beaucoup de citoyens ont des choses à dire mais, quand ils le disent, la plupart du temps c’est transformé. Ce n’est pas rapporté correctement aux médias ou aux chefs de gouvernements. Il faudrait pouvoir dire les choses comme elles sont : des fois on dit rouge à la base et quand ça arrive chez les gens haut placés ça devient bleu. Les associations elles pourraient aider à ça » (Ligue de l’enseignement, 2019, Enquête).
Ce porte-à-faux amène les grandes fédérations à asseoir leurs positions publiques sur des bases très fragiles, voire à tenir des discours à contre-courant de ce dont leurs bases discutent localement. Vincent Peillon, alors ministre de l’Éducation nationale, en a fait les frais lors de sa réforme des rythmes scolaires en 2012. L’accord négocié en bilatéral avec les directions de la FCPE (fédération de parents d’élèves) et la FSU (syndicat de professeurs) s’est effondré dès que les directions de ces fédérations ont été désavouées par leurs bases militantes25. De même, Myriam El Khomri s’est retrouvée largement en apesanteur quelques années plus tard, lorsqu’il lui a fallu porter sa réforme du Code du travail : alors que les propositions du gouvernement avaient été en partie négociées avec la direction de la CFDT, le syndicat avait finalement dû se retirer des discussions en voyant sa propre base militante manifester aux côtés des autres syndicats contre le texte travaillé par la tête de l’appareil. À l’échelle locale, le problème est le même quand il s’agit de faire vivre la démocratie civique de proximité. Sans les associations et les citoyens engagés sur le terrain, les politiques basées sur la participation des habitants n’auraient pas d’appuis locaux26. Pourtant, l’infrastructure immatérielle de ces réseaux associatifs et politiques est à l’abandon. Le monde du logement symbolise cette situation : les organismes de logement social se font reprocher à bon droit leur absence de dialogue avec les locataires. Mais les grandes organisations de locataires (CNL, etc.) ne sont plus représentatives que
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d’une partie extrêmement marginale de la population des HLM : elles sont largement composées des derniers bataillons de militants issus des années 1970, c’est-à-dire des militants blancs, diplômés, aujourd’hui âgés, quand la population est plutôt métissée, jeune et moins diplômée. Les régies de quartier ou les associations sociales révèlent les mêmes problèmes. Asphyxiées, elles ne parviennent plus à dégager les moyens humains, matériels et financiers massifs dont elles auraient besoin. Les antennes locales finissent par passer plus de temps à remplir des dossiers de financement toujours plus nombreux et éparpillés qu’à agir sur le terrain, éloignant encore plus les potentiels bénévoles. Un militant de la Croix-Rouge participant à une série de rencontres organisée à l’occasion des soixante-dix ans du Secours Populaire constatait froidement : « Le Croissant Vert eux, ils sont sur le terrain pendant que tous les autres on remplit des bordereaux » (Secours Populaire, 2015, réunion de Paris).
Envahies par des logiques administratives auto-alimentées par leurs appareils internes, les grandes associations (notamment celles de l’éducation populaire) ne parviennent plus à renouveler leur ancrage dans la population. Leurs grilles d’analyse de la société en pâtissent : in fine, elles ne parviennent plus à peser sur les débats politiques, ni locaux ni nationaux. Alors qu’elles constatent, sur le terrain et dans les chiffres, que leur fonction sociale serait plus utile que jamais, elles n’ont plus la capacité de renouveler leurs propres systèmes de représentations, ni de peser sur les représentations collectives dans le pays. Tout cela engendre un découragement croissant des propres membres de ces associations, qui finissent par douter de l’efficacité de leur action ou par s’installer eux aussi dans une posture de démission institutionnelle. Cette double crise des instances représentatives politiques et civiques ne prêterait pas à conséquence si, dans le même temps, les cadres d’action historiques restaient parfaitement opérants : le navire avancerait sur son élan et c’est d’ailleurs ce qui s’est largement passé pendant des années. L’incurie de nos démocraties représentatives est particulièrement sensible aujourd’hui car nous sommes au pied du mur. Nous sommes condamnés à changer et il est de plus en plus évident qu’il ne suffira pas de changer de politiques publiques mais qu’il faudra aussi recomposer les imaginaires collectifs qui les sous-tendent.
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e système dont les coutures craquent de toutes parts a été organisé autour d’une vision de l’action publique habitée par la certitude que tout est mesurable, maîtrisable, modélisable. Les modèles d’expertise et d’exercice du pouvoir qui sous-tendent ces approches sont tout autant en crise que nos institutions représentatives. Cette mal représentation du monde est même une des principales raisons pour lesquelles nos représentants ont autant de difficultés à parler avec les habitants et se faire entendre d’eux. Il ne s’agit pas d’abandonner toute mesure pour revenir à un impressionnisme folâtre, mais les défis devant nous appellent des capacités d’anticipation et une habileté à intégrer des nouveaux systèmes de représentation, soit tout l’inverse de ce à quoi sont préparées les technostructures administratives, qu’elles soient publiques ou privées. Nos démocraties libérales, issues des Lumières, sont fondées sur l’usage de la raison, politique et scientifique. Au fil du temps, le déploiement de nos régimes démocratiques est allé de pair avec une extension croissante de l’empire de la raison calculatrice. Nous avons développé des outils et des concepts permettant de décrire le monde, d’en partager des représentations et d’en réduire les singularités. Toute une ingénierie s’est développée sur cette base, gagnant les entreprises et les administrations et engendrant ses propres systèmes de légitimation. Selon des logiques, sur lesquelles Michel Crozier puis Alain Supiot sont largement revenus1, la modernité s’est ainsi caractérisée par l’emprise de la raison technique sur l’espace politique, emprise qui s’est ensuite généralisée à toute la société. La nécessité de normaliser les comportements, les imaginaires et les désirs a progressivement imposé une approche industrielle de la décision et du pouvoir. La place laissée aux débats sur les visions du monde a été peu à peu réduite pour, au contraire, essayer de couler les comportements des habitants dans le moule des modèles théoriques. Le développement de l’économie politique au xixe siècle a par exemple
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conduit à rationaliser progressivement non seulement l’appareil productif mais aussi la façon de lire et penser les politiques publiques. In fine, on attend des choix de vie de chacun qu’ils respectent les modèles théoriques. À mesure qu’ils occupent plus de place dans nos vies, les instruments de pilotage des politiques publiques et les outils statistiques qui les accompagnent sont devenus les juges de paix des débats politiques. Ils permettent aux majorités et aux oppositions de documenter leurs avis sur l’opportunité des décisions et la qualité du travail des équipes en place, remplaçant progressivement les discussions massives avec les citoyens. Les dirigeants finissent même par ne plus être sélectionnés sur leur capacité à nommer les bonheurs et les malheurs du monde vécus par leurs concitoyens mais sur leurs compétences dans le maniement des instruments et des codes bureaucratiques. L’exemple le plus emblématique de ce processus a été offert par François Hollande, alors président de la République, lorsqu’il a fait de « l’inversion de la courbe du chômage » l’indicateur puis l’objectif de son quinquennat : il n’était plus question dans les discours ni de l’avenir de la jeunesse, ni de la vie des chômeurs ou de leurs difficultés, mais de l’évolution d’un indicateur statistique. Dans tous les domaines, la langue des administrations finit par s’imposer au langage de ceux qui vivent dans le monde. Ainsi se font les carrières, propulsant au sommet ceux qui sont les plus habiles à manier les codes bureaucratiques et leur laissant les mains libres pour édicter les normes que chacun devra suivre. Aux habitants, ensuite, d’adapter leurs vies à cette vision réductrice de leurs projets et problèmes et de se forger par eux-mêmes leurs propres repères avec ces mots étrangers. Ce rapport à la décision a composé un espace public dans lequel il n’y a pas de place pour la discussion, encore moins le conflit, juste le calcul froid. La dialectique est évacuée au profit du simple déploiement d’une logique déductive dont les hypothèses ne sont jamais discutées. Cette pensée « paramétrique » alimente la déprise démocratique car ce que les modèles identifient comme des paramètres intangibles dans les équations, correspond précisément à l’ensemble des comportements, repères et imaginaires individuels et collectifs qui relèvent du politique : le rapport aux autres, au temps, à l’espace, voire à soi-même et à la confiance que l’on a dans la réussite de nos projets. Alors que le xxe siècle a usé de la dimension technique de la raison, le xxie appelle à développer l’exercice critique. Le monde change à très grande vitesse, prenant à revers bon nombre des solutions déployées au quotidien par les institutions historiques : dans ces conditions,
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trouver les « bonnes » solutions suppose de se poser les « bonnes » questions.
La raison calculatrice face à l’incertitude généralisée Pour agir, les institutions publiques ou privées ont besoin de normes et de règles objectivant la diversité des cas qui leur sont présentés. Sans représentations partagées des problèmes, on ne peut pas décider. La difficulté c’est que cette ingénierie des choix publics est en crise depuis la fin du siècle dernier. La raison technique se heurte aujourd’hui à la généralisation dans toute l’économie de ce que Keynes appelait l’« incertitude radicale » : une incertitude dont aucun modèle ne permet d’apprécier l’ampleur ni les conséquences et avec laquelle nous devons apprendre à vivre. La multiplication des paramètres, la volatilité des états du monde, la prise en compte des réactions en chaîne font que les risques associés aux modèles d’analyse changent de nature : non seulement il faut composer avec des marges d’erreur croissantes dans les opérations, mais les modèles en tant que tels sont de plus en plus susceptibles d’être pris en défaut. Notre capacité à traiter des masses croissantes d’informations permet de tester des modèles de plus en plus puissants, mais cet approfondissement de nos connaissances lui-même nous confronte, découverte après découverte, à notre incapacité à réduire la complexité du monde. L’ampleur des défis et la masse des informations à traiter rendent impossible pour un individu ou un groupe humain restreint de maîtriser toutes les données relatives à un problème, dès lors que celui-ci ne concerne pas un système clos. Même avec l’aide des outils de l’intelligence artificielle, la tâche est vite insurmontable car, au-delà de la capacité matérielle à traiter les informations, c’est la variabilité des prismes à partir desquels les organiser, les classer et les hiérarchiser qui est en jeu. Au-delà de la capacité à classer plus vite et à produire des actions logiques, décider et agir dans un monde incertain suppose de repérer et faire remonter les informations et connaissances adaptées aux problèmes qu’il s’agit de comprendre2. In fine, cela renvoie à la capacité de chaque institution et de chaque personne à remettre en question ses propres modèles d’analyses et de classement. Cette irréductibilité du monde à une pensée singulière n’est pas une fatalité pour les institutions démocratiques, au contraire : pourvu que l’on s’en donne l’objectif et les moyens, cela ouvre des espaces
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de collaboration inédits. Il faut toutefois apprendre à travailler de manière beaucoup plus décloisonnée, entre disciplines, entre domaines de compétences, entre experts et citoyens. Ces remarques simples sont à la base de toute la littérature sur l’intelligence collective, mais les systèmes verticaux de l’administration économique et politique résistent pour tirer les enseignements de ces travaux. Historiquement construites « en silos » et caractérisées par l’absence de collégialité et de transversalité, ces organisations fonctionnent de manière hiérarchique car elles sont dominées par l’impératif de déploiement. Cela rend ces systèmes très vulnérables face aux imprévus. Quand les problèmes sortent des cadres classiques, les alarmes sonnent mais les systèmes de représentation utilisés ne permettent pas d’interpréter correctement les signaux qui s’affichent. Comme il faut malgré tout répondre, cela déclenche parfois des réactions tout à fait inappropriées. Voire, les systèmes experts étant organisés pour écarter les signaux qui n’entrent pas dans leurs propres grilles de lecture, il n’est pas rare que la réalité soit niée, verrouillant toute possibilité de débats autour des sujets émergents ou non maîtrisés par l’administration. La façon dont le rebond de la pandémie a été abordé, en France, à partir de l’automne 2020 est un bon exemple de la difficulté des acteurs publics, malgré leur courage, à modifier leurs systèmes d’information et d’action : entre la première et la deuxième vague, il y a eu plus de masques, plus de médicaments, plus de protocoles, plus de lits, un peu plus de personnels. Réponse classique d’un État qui s’est « réarmé ». En revanche, l’État ne s’est pas repensé. L’organisation de la réponse sanitaire n’a pas été adaptée3, sans véritable réflexion sur les liens entre l’hôpital et la médecine de ville pour corriger les défauts de coordination identifiés au printemps 2020. La réponse est restée massivement hiérarchique et bureaucratique. Cette déconnexion structurelle entre les normes organisant les systèmes économiques ou administratifs et le monde tel qu’il se déploie interdit toute possibilité de sortir des ornières dans lesquelles les mêmes politiques sont enferrées depuis de longues années. Sauf à ce qu’un accident ou une cause exogène majeure intervienne, les mêmes impasses sont reproduites gouvernement après gouvernement. Penser des alternatives supposerait que les cadres dans lesquels sont posés les enjeux politiques puissent eux-mêmes être discutés, c’est-à-dire que les débats se tiennent hors de prismes définis a priori. Or, le plus souvent, l’expertise officielle se concentre uniquement sur les réponses à donner aux problèmes tels qu’elle-même les a identifiés et se crispe sur sa propre façon de les formuler, au lieu de se remettre
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en « questions » et de s’ouvrir à d’autres façons de se représenter les sujets. Les thèmes soumis à discussion dans les « débats publics » sont eux-mêmes systématiquement ceux des experts : qu’il s’agisse d’urbanisme ou d’enjeux de société, on ne discute que dans le cadre précontraint des représentations portées par la technocratie, qu’elle soit publique, privée voire associative. La réforme des 35 heures est emblématique de ces difficultés. Le dossier a été saisi de manière administrativement « efficace » pour inscrire une avancée sociale ; sauf que, vingt ans après la réforme, le sujet reste clivant et les modalités d’application de la loi continuent de soulever des débats jusque dans les services de l’État, comme à l’hôpital. De plus, la façon même de conduire la réforme, très verticale et paramétrique, a tendu pour longtemps les relations entre gouvernement et partenaires sociaux, rendant plus difficiles les décisions ultérieures liées aux mêmes enjeux. Portant, au xxie siècle, la question du travail est autant, sinon plus, une question anthropologique qu’une affaire d’économie et de droit social. Elle comporte des dimensions sociales indéniables mais engage la façon dont chacun pense ses projets et son équilibre de vie. L’administration rationalisée est incapable de mener une telle réflexion : elle peut traiter de l’âge de départ à la retraite, des conditions d’entrée dans la vie active, de la pénibilité du travail, de sa durée, de la reconnaissance des niveaux de formation, etc. mais pas de la question du sens du travail dans notre société. Cela contribue à une approche figée des problèmes et freine la résolution d’un grand nombre d’entre eux car l’ensemble des solutions, silo par silo, découle de cette interrogation première. Interviewés sur leur rapport au travail à l’occasion d’une enquête menée en 2011 pour la Confédération européenne des Syndicats, les salariés européens ne soulevaient pas d’abord et avant tout la question de « comment » on travaille mais celle du « pour quoi » on travaille. C’est à partir de ce point de vue qu’ils invitaient à remettre en chantier nos institutions et nos règles sociales pour affronter les défis nés de la numérisation des services ou de la globalisation de l’économie. Aborder la réduction du travail par une consultation large, en amont, sur le rapport des Français au travail aurait peut-être perturbé le bon fonctionnement de la raison technique. D’autres sujets, périphériques à la seule durée hebdomadaire, se seraient peut-être invités comme la question des retraites, de la formation professionnelle, voire le sens et le rôle que l’on donne au travail dans la construction de sa vie ou des questions sur le revenu universel, la création d’activité, etc.
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Justement : cela aurait permis d’élargir la question au-delà de la seule question opérationnelle pour aborder le sujet de fond auquel renvoyait la réforme : la place du travail dans notre société et nos vies. Le chantier aurait peut-être été plus long – et encore, ce n’est pas sûr – mais il aurait permis de lier tous les sujets spécifiques entre eux, de casser les « silos administratifs » : la durée hebdomadaire, la formation continue, la sécurisation des parcours professionnels, les retraites, les formes nouvelles de droit social, le soutien à l’innovation, les pratiques salariales, etc. Trente ans plus tard, chacun de ces sujets continue de revenir dans le débat politique sans qu’aucun gouvernement ne s’autorise à saisir la question de manière globale. Des réformes comptables passent au compte-gouttes, dans l’urgence, en misant sur la lassitude des oppositions et de la population. Cela pèse sur les relations sociales dans les entreprises, sur le regard que les citoyens portent sur la solidarité nationale, sur la confiance qu’ils ont dans l’avenir de la France dans une économie mondialisée. Tout cela accentue le sentiment d’un simulacre de démocratie et installe un piège : ne rien faire, c’est ouvrir un procès en incurie contre le gouvernement et réformer, c’est prêter le flanc au déni de démocratie. Finalement, avec le recul, peut-être n’étions-nous pas à un an près, en 1998, pour engager des réformes toujours pas terminées vingt ans plus tard. Peut-être même que consacrer un an, à l’époque, à mettre à plat, de manière globale, la question du travail dans « le monde qui vient » aurait ouvert des perspectives plus larges et offert des marges de manœuvre politiques sur l’ensemble de ces sujets sociaux en dépassionnant assez les débats pour avancer plus sereinement par la suite.
Déni du réel, complotisme et vérités alternatives La crise de la raison experte a aussi une dimension plus personnelle. Le rapport individuel des citoyens à la connaissance n’est plus passif. Que ce soit pendant leurs études, de plus en plus poussées, ou pendant leur vie professionnelle ou citoyenne, ils ont de plus en plus d’occasions de mesurer les limites du savoir et des discours techniques et scientifiques. Contrairement à ce qui se dit souvent, le rapport des citoyens à la connaissance et à l’expertise est particulièrement mûr. Évidemment, il y a des complotistes et ces derniers se voient d’autant mieux que les réseaux sociaux et les médias leur accordent une
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place importante. Mais se focaliser sur quelques milliers de personnes conduit à ne pas regarder, à l’inverse, la grande maturité des millions d’autres. L’épidémie de Covid-19 marque à cet égard une importante évolution dans le rapport public à l’expertise et à ses limites. Les scientifiques invités à témoigner, comme les hauts fonctionnaires prenant la parole tous les soirs ou presque, ont assumé publiquement les limites de leurs connaissances. À la grande surprise des observateurs, une très large majorité de la population n’avait aucune difficulté à construire un rapport serein à cette situation d’ignorance collective. Cette maturité semblant aller de soi, elle n’est ni perçue ni valorisée politiquement. À l’inverse, la moindre suspicion d’irrationalité est montée en épingle. En France, la façon dont les prévenances anti-vaccin ont été surmédiatisées avant de se rendre compte, plus prosaïquement, que le gouvernement n’avait pas assez de doses pour satisfaire tous les Français qui, déjà, voulaient se faire vacciner, est une illustration tragicomique de ce phénomène. Il y a toutefois un corollaire de cette maturité que les dirigeants ne peuvent ignorer : elle rend d’autant plus repérables les entorses des experts au pacte avec la « vérité » qui fonde leur légitimité publique. Ces distorsions ont des conséquences dramatiques pour nos démocraties. Quand la logique administrative opère ce qu’Alain Supiot appelle un « déni du réel » et impose sa propre réalité en dépit de toutes les évidences, les habitants ou les agents travaillant dans les entreprises et administrations concernées le ressentent très bien. Cela met les individus dans des situations intenables qui peuvent les conduire, aussi rationnels soient-ils, dans des impasses. Confrontés à l’écart manifeste entre la réalité des faits qu’ils observent et les discours normatifs auxquels ils sont astreints, ils se trouvent coincés entre la possibilité de « frauder » et la perspective de devenir « fous »4. Ils finissent par n’avoir plus aucune confiance envers ceux qui les installent dans ces situations psychologiques intenables et par leur en vouloir, à commencer par les élus et les experts. Quand ils illustrent la folie de leur quotidien, les habitants partagent spontanément leurs expériences personnelles de l’absurdité des services sociaux. Ce n’est pas un hasard si la scène de « la maison des fous » extraite des Douze travaux d’Astérix fait régulièrement référence dans le débat public. Le décalage croissant entre les difficultés du monde vécu et les règles et objectifs issus de la représentation tronquée qu’en ont les bureaucraties reproduisent les mêmes mécanismes à l’échelle de la société tout entière. L’obsession
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des « problèmes à résoudre » conduit à accumuler les interventions et prises de positions de plus en plus outrancières pour essayer de répondre, sur le terrain de l’administration et de la loi, à des sujets qui relèvent plutôt des façons de vivre ensemble. Il suffit alors d’un événement dramatique pour que cette tension éclate et bouscule jusqu’aux valeurs morales censées poser les bornes du « raisonnable ». La machine politico-administrative s’emballe et se met à édicter des règlements dans l’urgence, parfois en contradiction directe avec la réalité que vivent les propres agents des administrations. Pour ceux qui ont à appliquer les mesures sur le terrain, la multiplication des directives en tous sens accroît plutôt leur désarroi : beaucoup s’habituent à s’organiser en dehors des cadres pour pouvoir continuer à faire leur métier correctement. Les habitants s’alarment aussi des impasses dans lesquelles des secteurs d’activité entiers sont plongés, et laissés seuls face à des normes absurdes ou des injonctions contradictoires. Ils prennent notamment à témoin les dégâts psychologiques que les façons de travailler causent chez les salariés ou les agriculteurs. Ils pointent les dérives de certaines entreprises pour dénoncer « un monde qui devient fou ». Une enquête menée en janvier 2020 auprès d’un échantillon d’agriculteurs français concernant leur vision de l’avenir de l’agriculture en France montrait précisément le type d’impasse auquel un secteur d’activité entier peut être conduit. Ils se disaient pris dans une économie massivement administrée, que ce soit par le public (via les subventions) ou le privé (via les contrats signés avec les coopératives ou les distributeurs). Les agriculteurs rencontrés expliquaient être tiraillés entre des enjeux économiques contradictoires (il faudrait à la fois grossir et diminuer la taille de l’exploitation), des enjeux environnementaux également contradictoires (il faut à la fois anticiper la lutte contre le réchauffement climatique en cherchant de nouvelles espèces et conserver les équilibres et la biodiversité historiques) et des enjeux citoyens eux-mêmes difficiles à concilier (il faut à la fois une agriculture de grande qualité et une agriculture accessible à toutes les bourses)… Comme le résume un maraîcher occitan, la synthèse de toutes ces contradictions n’étant jamais faite nulle part, elles finissent par entièrement retomber sur l’agriculteur, en bout de chaîne : « Je vois bien pourquoi il y a toutes ces normes, mais si je les mets bout à bout, avec le coût de la main-d’œuvre, ça fait cher à produire. Et j’ai bien vu dans la région, les Gilets jaunes, on est une région de classes modestes et les poireaux à deux euros cinquante ça fait trop cher » (Contrat de solution, 2020, Enquête).
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Au cours des entretiens, plus de la moitié des agriculteurs rencontrés se disaient ainsi perdus et confiaient ne plus savoir ni où ils vont, ni où va l’agriculture française, ni ce que le pays attend d’eux. Ces sujets ne concernent pas seulement le résultat économique de leur exploitation : il s’agit directement du sens qu’eux-mêmes donnent à leur vie. Cette incapacité à engager un travail critique collectif sur nos représentations des problèmes à résoudre est un risque majeur pour nos démocraties. Les sciences cognitives décrivent comment, pris dans cet étau, soumis à un stress intense et privés de perspectives d’avenir stabilisées, notre cerveau nous conduit à privilégier les postures de préservation5. Une fois en alerte, nos systèmes de défense renforcent notre vigilance et nous amènent à trier et sélectionner toutes les informations utiles à notre « survie ». Les informations alarmistes sont ainsi surévaluées et les canaux d’information nous les apportant privilégiés. À l’échelle de l’ensemble de la société, l’impasse est programmée faute de savoir mettre à distance les urgences et parler ensemble de nos systèmes de représentation. La deuxième traduction concrète du déni de réalité dans lequel nous plonge la machine administrative est la tentation de frauder, note Alain Supiot. Les citoyens ont eu maintes occasions de le constater à tous les niveaux. S’ils doutent de la science et des experts, si certains sont séduits par les théories complotistes, ce n’est pas tant qu’ils pensent que tout est relatif, c’est que la crédibilité de la parole scientifique a été atteinte par les doutes concernant la rigueur morale des experts. Depuis Tchernobyl jusqu’aux listes de journalistes fichés par Monsanto en passant par les affaires de sang contaminé ou celles des farines animales, les scandales abondent dans lesquels les expertises truquées se mélangent aux mensonges d’État et croisent les publications financées par des lobbys… Les scientifiques ne peuvent pas faire comme si tous ces éléments entachant la crédibilité de la recherche n’existaient pas. Ils ne doivent pas se tromper d’arguments quand ils cherchent à défendre la légitimité de leurs points de vue : ce n’est pas la logique de leurs calculs qui est mise en doute, c’est la probité de leur travail. Il ne suffit plus de claironner un résultat en lui apposant le label scientifique pour que les gens croient à sa véracité. Ce constat n’est pas en soi un recul de la démocratie ni de la raison publique, au contraire. Les chercheurs le savent bien : la vérité tient dans les méthodes et les processus de recherche, pas dans les résultats qui sont précisément changeants et contestables. En aiguisant l’esprit critique des citoyens,
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la hausse du niveau d’éducation et le développement des capacités de communication ont amené un grand nombre de citoyens à ce niveau de sagesse dans leur rapport à la connaissance. Le regard critique de la masse des citoyens envers les autorités historiquement en charge de dire la vérité (l’école, la science, les médecins, etc.) n’est ainsi pas tant l’expression d’un enfermement sur des logiques complotistes qu’une capacité d’analyse critique plus aiguisée. Bon nombre d’experts et de décideurs continuent pourtant d’entretenir un rapport infantilisant aux habitants. L’écart se creuse ainsi entre eux et les citoyens de manière inquiétante. Une tribune publiée dans L’Opinion à l’été 2019 était symbolique de ce fossé. En forme de mise au point, ce texte écrit par le collectif NoFakeScience et signé par 250 spécialistes s’alarmait du relativisme se propageant dans la population. La situation est effectivement alarmante à beaucoup d’égards, mais leur façon de faire la leçon participe, paradoxalement, à alimenter la défiance envers les experts. Ils assenaient collectivement une série de vérités scientifiques sur la santé, les vaccins, l’homéopathie, le glyphosate, les OGM, le changement climatique ou l’énergie nucléaire, sur lesquelles il ne saurait, selon eux, y avoir débat car la science avait parlé. Le drame est qu’ils ne voient pas que leur réaction est en elle-même une partie du problème. Répondant sur le registre de la vérité quand ils sont interpellés sur celui de la légitimité de leur discours, ils se trompent de terrain. Affirmer leur point de vue plus fort auprès d’une population mature mais qui doute de l’intégrité de ceux qui lui parlent n’aide pas à relégitimer la science, cela passe simplement pour de l’autoritarisme. Il est fondamental de redonner à la science toute sa place dans le débat public. Cela suppose toutefois de ne pas mettre sur un même pied les questions techniques et les enjeux démocratiques. Même ceux qui défendent l’importance de débattre en viennent à prendre peur devant l’invasion de contre-vérités scientifiques et finissent par concéder que « la parole d’un médecin vaut plus que celle d’un citoyen » (sur le Covid) ou « la parole d’un physicien vaut plus que celle d’un habitant » (sur la 5 G). Ce genre de glissements ouvre explicitement la porte à une démocratie à plusieurs niveaux où l’accès à la citoyenneté serait conditionné par l’obtention de diplômes. Dans une démocratie, chaque citoyen a le même droit d’expression et débattre ne consiste pas à pondérer les avis des uns et des autres dans un grand mélange où trois citoyens « contre » vaudraient un expert « pour ».
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Les paroles des citoyens et des experts n’ont pas le même statut dans l’espace public car la démocratie n’est pas une affaire de vérité. S’engager sur cette voie est même une rhétorique périlleuse : les exemples abondent de situations dans lesquelles les dirigeants des démocraties occidentales ont laissé entendre qu’ils avaient « raison » contre le peuple. Ces discours renvoient à l’idée qu’une bonne république technocratique vaut mieux qu’une démocratie malade. La façon dont le débat autour de l’usage politique de ces « réalités alternatives » s’est noué aux États-Unis dans le sillage de l’élection de Donald Trump est symptomatique des difficultés d’une partie des élites appartenant au « cercle de la raison » à entendre l’alarme démocratique6. Protester que l’élection de Donald Trump ne lui donnait pas raison pour autant était une mauvaise façon de poser le problème. Trump n’avait pas raison « parce que » il avait été élu : le rapport de la démocratie à la « vérité » est beaucoup plus humble. Son élection sanctionnait simplement le fait qu’il avait mieux ciblé les angoisses et espoirs des Américains que Hillary Clinton. Protester contre la bêtise de celui qui a été élu (et incidemment de ceux qui ont voté pour lui) renvoie l’image de l’élève brillant qui aurait fait un hors sujet et se plaindrait d’avoir une moins bonne note que le mauvais élève ayant baratiné le jury en parlant, lui, du bon sujet.
Pouvoir et utilité du politique Avec des représentants qui ne représentent plus qu’une partie de la population et des modèles qui ne figurent plus qu’une partie de la réalité, nos systèmes représentatifs sont pris en défaut. Le sentiment de dépossession qui en découle est accentué par la mise à distance généralisée des lieux de pouvoir. Alors qu’elle est au cœur de la promesse démocratique, la possibilité pour nos gouvernements de peser réellement sur le cours de nos vies est en question. Les choix qui déterminent les ouvertures et fermetures d’usines, les types de produits distribués, les priorités en matière de recherche et d’innovation sont difficiles à mettre en débat. Ils ne sont jamais le fait d’un acteur en particulier que l’on pourrait aisément nommer ; les lieux, les moments, les circuits même qui président aux arbitrages stratégiques ne sont pas identifiables. Cela débouche sur une dimension supplémentaire de la crise des représentations démo-cratiques, relatives à notre façon de nous représenter le pouvoir.
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Les témoignages recueillis dans les enquêtes et débats organisés ces dernières années abondent de remarques désabusées : « On veut bien faire, mais à notre petit niveau ça ne suffira pas… » Dans une enquête sur l’agriculture et l’alimentation réalisée en 2019 auprès de 65 jeunes de tout le pays, nous avions explicitement posé aux interviewés une question très ouverte sur le sujet précis : « Sur toutes ces questions, qui a le pouvoir ? » Les réponses fusèrent tous azimuts entre ceux pour qui « c’est l’Union européenne qui a le pouvoir », ceux qui nous disaient que « ce sont les agriculteurs » avant de se corriger pour compléter « mais même eux, ils ne peuvent rien faire, en fait, ils sont coincés par les industriels et la grande consommation », ceux qui pointaient ces grandes entreprises, ceux qui renvoyaient la responsabilité globale à l’État, aux élus, voire aux accords internationaux en précisant « tout ça c’est géopolitique, l’agriculture c’est le pouvoir ultime » et ceux qui, en définitive, se retournaient vers euxmêmes et leurs voisins en déclarant « c’est nous qui avons le pouvoir, nous les consommateurs… enfin non ». Le caractère à la fois détaillé et totalement éclaté des réponses témoigne d’un monde devenu trop complexe pour que quiconque maîtrise quoi que ce soit à lui seul. Ce sentiment est résumé par un professeur d’histoire venu participer à l’une des réunions organisées à la suite de cette enquête : « Comme citoyen, je vote mais je me demande quel pouvoir j’ai. J’attends une réappropriation drastique… » (OpenAgrifood, 2019, réunion de Sceaux).
D’une part, la réalité est de plus en plus complexe à déchiffrer. Le changement d’échelle géographique et le changement de dimension de nos systèmes de production instaurent par exemple une distance qui dé-réalise à la fois les produits et les décideurs. Dans le secteur de l’énergie, par exemple, nous dépendions jusqu’à la dernière guerre du charbon extrait de la mine voisine. Il était enfourné dans les usines et les poêles de la région par des ouvriers relevant des mêmes syndicats et travaillant sous le contrôle d’ingénieurs et de patrons de forges vivant à proximité. Le crassier de ces mêmes mines s’entassait à la porte du village. Nos voitures et nos emballages plastiques sont désormais alimentés ou fondus à base d’un pétrole extrait loin de chez nous, par des gens que nous ne connaissons pas au profit d’intérêts que nous n’avons jamais sous les yeux. La matière elle-même ne nous est pas familière7. Cet enchevêtrement et cette mise à distance nous enlèvent tout sentiment de « prise » sur le monde : nous pouvons agir, mais quelle portée imaginer pour nos interventions personnelles
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quand même de grandes institutions ne peuvent rien ? Cela rejaillit sur le sens que nous donnons à notre travail, pourquoi fait-on ce que l’on fait et à qui cela sera-t-il utile ? Les chaînes de contraintes qui pèsent sur chacun de nous sont telles qu’il est de moins en moins possible de retrouver les causes premières de nos actions. Cela pèse in fine sur la détermination et l’engagement des citoyens dans la vie politique, car on ne peut réellement ambitionner de transformer notre cité que si l’on considère pouvoir maîtriser un minimum les tenants et aboutissants des questions en jeu. D’autre part, la mécanique du pouvoir elle-même est devenue beaucoup plus insaisissable. Les décisions résultent de faisceaux plus ou moins convergents de choix réalisés par des comités dont la localisation et la composition ne sont pas identifiées. Comme le note Michaël Foessel8, ce pouvoir diffus est vécu comme une violence et comme une fatalité croissante par les citoyens. Cela alimente le scepticisme quant au pouvoir réel de nos élus et, plus largement, de la démocratie. Il y a bien une matérialité des lieux de décision, mais la réelle influence de chaque acteur est difficile à tracer : même pour les dirigeants les plus puissants, la moindre de nos initiatives dépend de chaînes d’actions collectives d’une profondeur inédite. Le pouvoir politique donne l’impression d’avoir capitulé devant les réalités économiques. L’ambition se résume à gérer au mieux et, quand c’est possible, à améliorer la situation à la marge. Le sentiment général qui domine est résumé par Richard Bohringer, dans une intervention télévisée reprise par Kery James dans l’une de ses chansons : « Le politique, qu’il soit femme ou homme, ne sert plus à rien : c’est un prestataire de services. Cette putain de dette qui met les peuples à plat, qui les met à genoux, vous n’arrivez pas à l’éliminer parce que la banque est plus forte que vous. » Pour nos démocraties, décrire les différents pouvoirs et leur enchevêtrement, leurs relations complexes, leurs espaces et leurs canaux est un travail nécessaire et fondamental. Relevant à la fois des chercheurs et des journalistes d’investigations, il participe à une meilleure représentation collective des circuits de décision et des sphères d’influence de chaque acteur. Malheureusement, ce travail de dévoilement est en permanence contrecarré par une quantité d’écrans. Les mots qui enrobent l’action publique alimentent eux-mêmes ce sentiment de perte de souveraineté : la « finance », « Internet », « Bruxelles », la « catastrophe écologique » sont autant de dispositifs langagiers qui mettent le monde à distance du vécu des citoyens, luimême hétérogène. Ce décalage fait des dégâts car il attaque l’utilité et
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l’intérêt même de la démocratie : si aucun élément du « pouvoir » n’est réellement mis à la décision du peuple par les scrutins, c’est bien que le système dit « démocratique » ne le serait pas tant que cela. Loin de signer une reprise en main citoyenne, la montée des préoccupations écologistes n’atténue en rien ce sentiment : de la dette économique à la dette écologique, la même absence d’alternative est mise en avant. Une nécessité chasse l’autre dans les discours politiques, mais le même schéma de pensée se perpétue, entretenant l’idée d’une absence de prise sur le monde. Beaucoup d’élus sont d’ailleurs aussi désemparés que les habitants. Imaginant échapper individuellement à l’accusation d’inefficacité, les politiques de tous niveaux se renvoient la balle, de la commune à l’intercommunalité, de la région au gouvernement, de l’État à l’Europe… et de l’Europe aux territoires. Par des remarques systématiques sur le fait que « l’État a diminué les subventions » ou que « Bruxelles empêche d’agir », ils instruisent régulièrement leur propre dessaisissement auprès des citoyens. Ces discours politiciens scient malheureusement la branche de la démocratie et entretiennent directement l’abstention : si les élus ne peuvent rien pour eux, il ne sert donc à rien d’aller voter ou de s’impliquer. Dans une association à la rigueur, mais pas en politique. Alors que les problèmes se posent de plus en plus à l’échelle planétaire, les institutions classiques peinent quant à elles à constituer des véritables lieux de pouvoir : il a fallu plus de 20 ans pour passer des accords de Rio à la COP21 et les accords de Paris signés en 2015 ne sont toujours pas mis en œuvre par les principaux pays concernés. Il n’y a pas véritablement d’acteur ni de scène politique pour gérer les biens publics ou les questions globales comme le climat ou la circulation des richesses. En parallèle, on assiste à l’irruption de nouveaux acteurs (notamment les très grandes entreprises mais aussi certaines ONG) qui ont le potentiel pour faire plier des États-nations importants sur certains enjeux politiques et culturels. La prise de parole de Greta Thunberg à la tribune de l’ONU, à l’automne 2019, a marqué un tournant tout à fait significatif dans les relations entre les États et les sociétés civiles : dans cette institution qui, en pleine guerre froide, a vu Nikita Krouchtchev retirer sa chaussure au pupitre pour marteler ses propos, puis Yasser Arafat venir exhiber son étui à revolver dans l’agitation des années 1970, une jeune lycéenne s’est invitée sur le seul élan de manifestations populaires auto-organisées à l’échelle de la planète. Une évolution symbolique de notre époque.
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Face aux réactions des institutions classiques et aux limites de leurs propres interventions, forcément de portée plus réduites, les puissances horizontales n’hésitent plus à passer à l’action directe pour provoquer ou choquer le débat, faute de parvenir à faire bouger les lignes par les seuls discours. Pour l’heure, cette énergie populaire déstabilise les institutions démocratiques car elle n’a pas encore trouvé de débouché officiel. Contestées, les puissances hiérarchiques s’arc-boutent en effet souvent sur leurs prérogatives pour garder un peu de pouvoir, au prix parfois de comportements irrationnels. Les dirigeants politiques traditionnels s’accrochent aux oripeaux de l’appareil d’État et aux leviers d’action qu’ils promettent tandis que la situation dégénère et que des conséquences durables bien réelles de la situation s’accumulent pour les habitants. Dans tous les pays émergent ainsi des personnages médiatiques, souvent recyclés du xxe siècle, qui professent l’idée que le discours sur la complexité n’est qu’un nuage de fumée sciemment organisé et que le problème est surtout lié à une absence de volonté ou de poigne. Les souverainismes qui s’expriment à cette occasion ne font que pousser un cran plus loin la même illusion de maîtrise qui a caractérisé le capitalisme industriel et qui a plongé nos sociétés du xxe siècle dans l’impasse anthropologique actuelle. La grande majorité des citoyens sait très bien que ces incantations sont largement velléitaires. Pour autant, faute d’alternative à ces postures, la farce peut durer longtemps et faire des dégâts considérables. La séduction opérée par les régimes et solutions autoritaires s’applique d’ailleurs tout autant pour la population que pour les dirigeants. Ainsi, malgré les atteintes répétées aux libertés humaines qui y ont cours, la Chine est régulièrement citée en exemple pour sa capacité supposée à avoir intégré les enjeux environnementaux dans ses politiques publiques. La capacité à muter par la contrainte proposée par les régimes autoritaires exerce de fait un attrait indéniable pour ceux qui considèrent que les citoyens sont massivement irresponsables et que la préservation de la planète, érigée en priorité absolue, peut justifier des régimes d’exception. Cette absence de confiance des élus dans leurs concitoyens était déplorée, en 2018, dans un entretien croisé donné à Libération par Edgar Morin et Jane Goodall. Le philosophe concluait ainsi : « La tragédie, c’est qu’au moment où nous avons besoin d’une conscience de la communauté de destin humaine, au contraire les gens se referment. Dans le monde entier, nous […] assistons à une régression de la conscience, de la démocratie. Et nous devons résister fortement à cela9. »
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La situation est troublante car, de leur côté, les citoyens ont de plus en plus d’attentes vis-à-vis des dirigeants politiques. Si la méfiance prospère dans les sondages d’opinion, le diagnostic est donc plus nuancé quand on écoute dans le détail les analyses que les habitants font de la situation mondiale. Ils voient à la fois l’impuissance actuelle des politiques, mais leurs attentes sont beaucoup plus élaborées que les seules demandes d’aides et de subventions que montrent les médias lorsqu’ils exhibent les revendications catégorielles des uns et des autres. Régulièrement, quand des secteurs d’activité sont confrontés à de fortes tensions, les citoyens formulent la demande insistante que l’État prenne ses responsabilités pour mettre tous les acteurs autour de la table. Alors que depuis plusieurs années les propos des citoyens étaient marqués par une défiance massive envers les dirigeants et un repli dans la recherche de solutions individuelles, une évolution s’est produite après le printemps 2019. Comme si les débats ayant parcouru la société pendant la crise des Gilets jaunes avaient installé l’idée selon laquelle l’ampleur des défis et la nature des acteurs en présence rendaient nécessaire une capacité d’action de grande envergure, quelle qu’elle soit. Signe de la maturation de cette controverse démocratique, les personnes rencontrées depuis passent de plus en plus vite sur la critique du système, comme si elles avaient déjà fait le tour de la question et surtout que ce n’était plus vraiment leur sujet. Quelle que soit la question, les citoyens prennent en revanche de plus en plus de temps pour réfléchir aux partenaires locaux ou nationaux, politiques, économiques ou sociaux, avec lesquels ils pourraient reconstruire des espaces de souveraineté. Les enquêtes menées pour diverses organisations et entreprises à l’échelle de la planète (notamment sur le rapport à l’environnement) montrent que cette évolution n’est pas propre aux Français. Si l’on suit la pensée du sociologue Ulrich Beck, ces prises de conscience qu’il appelle des « saisissements » sont à même d’amorcer un ré-engagement démocratique10 à partir d’une représentation renouvelée du rapport des citoyens à la politique et au pouvoir. Concernant la filière agroalimentaire, dont il a été question précédemment, les citoyens interrogés au fil des enquêtes observent par exemple la multiplication de petites initiatives des grandes marques pour capter les tendances sur le bio, le bien-être animal, l’absence de certains additifs, l’origine des produits, les conditions de travail des agriculteurs, etc. S’ils ne sont pas dupes du marketing qui accompagne les différents labels, ils se disent, eux-mêmes, prêts à changer de comportements alimentaires, à modifier leurs habitudes de consommation. Mais en même temps, ils voient que ces évolutions laissent sur
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le bord des pans entiers de la population et qu’elles peinent à peser sur les pratiques des groupes mondiaux. Ils expriment ainsi très souvent la nécessité de trouver les moyens de changer d’échelle dans le déploiement des initiatives pour sortir du face-à-face entre leurs actions individuelles et le système économique et financier. Et ils comptent sur leurs représentants et sur l’État pour cela. Ils leur demandent d’installer tous les acteurs autour de la table et de garantir, par leur présence, que la loi du plus fort ne s’impose pas dans la discussion. Dans leur approche des grandes questions économiques, les citoyens dépassent ainsi la simple relation producteur-consommateur dans laquelle ils tendent à être enfermés par les analystes qui scannent leurs comportements. Qu’il s’agisse d’agriculture et d’alimentation, de bâtiment et travaux publics, de banque ou d’assurances, ils invitent à aborder les mutations de manière politique : les habitants rencontrés à l’occasion de démarches portant sur ces différents sujets ne se cantonnent pas seulement à trouver de meilleures propositions qu’ils pourraient glisser dans une gigantesque boîte à idées. Ils réfléchissent activement aux façons de faire changer le cadre dans lequel les penser. Interrogés au cours d’une enquête sur le rôle des associations, ils déclarent les considérer comme des partenaires de proximité qui pourraient se moderniser pour être les porte-voix fiables qui manquent, les relais des invisibles vers les élus nationaux. Interrogés sur les banques, ils ne renvoient pas à une opposition stérile entre l’argent et l’humain : ils expliquent que, selon eux, la finance a capté les fonds dont ils auraient besoin pour leurs projets et qu’ils attendent des banques qu’elles les aident à récupérer la main sur cette richesse, pour qu’ils en bénéficient, eux, leurs territoires et leurs projets. Interrogés sur l’environnement par de grandes entreprises de services urbains, ils ne manquent pas de pointer les dérives possibles, liées aux intérêts avant tout privés que défendent ces groupes, mais ils les invitent à assumer plus directement leur rôle sociétal et les responsabilités qui vont avec. Ils les poussent même à peser sur les élus pour imposer dans le débat public des enjeux sociétaux qu’ils ne sont pas en mesure de porter seuls. Et dans le même temps, interrogés sur le développement de leurs territoires, ils encouragent leurs élus locaux à jouer pleinement leur rôle de fédérateur des énergies locales et d’aider tout le monde à sortir des égoïsmes. Par rapport à leurs aînés de 1968, le rapport des citoyens, et notamment des jeunes, aux institutions a changé : ils ne font pas la révolution et espèrent plutôt amener les pouvoirs en place à faire, par eux-mêmes, un pas de leur côté. Comme s’ils avaient intégré qu’ils ne pouvaient pas faire évoluer les équilibres actuels par leurs seules
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actions isolées, même éruptives, car elles ne pèseraient pas assez pour changer la donne, ils sont en quête de médiations. Ils se retournent vers les élus mais aussi vers toutes les institutions intermédiaires en leur enjoignant de s’emparer des sujets : associations, entreprises, fédérations, élus locaux… Toute la société est interpellée et invitée à se mobiliser, que ce soit en convainquant les dirigeants de ces différentes institutions ou en les contraignant suffisamment pour qu’ils évoluent. Sans être ultra-mobilisés pour autant, les citoyens comptent sur le fait que ces acteurs institutionnels sauront être assez sages pour mobiliser leurs leviers d’action au service des défis que nous devons relever ensemble. Ils ne sont pas naïfs pour autant et, s’ils tendent la main aux institutions, ils les avertissent en même temps. Un lycéen alsacien invité au forum final d’OpenAgrifood à Orléans, en novembre 2019, inter pellait ainsi les dirigeants rassemblés devant lui : « Nous pouvons y aller plus vite en travaillant ensemble, en mettant en commun notre énergie et nos envies avec vos savoir-faire et votre pouvoir… Mais si vous ne le comprenez pas et si vous ne vous intéressez pas à nous, ce n’est pas grave et ce sera tant pis pour vous. On risque de laisser passer beaucoup d’occasions à cause de cela, on vous en voudra pour ça, mais on ne va pas se battre avec vous : restez dans votre coin avec vos institutions et vos règles vieillissantes, nous, on va avancer » (OpenAgrifood, 2019, rencontre d’Orléans).
Les citoyens expriment une attente d’engagement démocratique de chacun à la hauteur de ses responsabilités. Leur désengagement du jeu politique est donc réel, mais il n’est pas synonyme de dépolitisation. Au contraire. Les citoyens se réfugient dans des mobilisations qui échappent aux radars des institutions et aux cadres classiques des partis, mais leurs actes « infrapolitiques11 » ne sont pas sans implications ni sans collectif.
Une méconnaissance de ce que peut la société À chaque événement, la mobilisation des élus se traduit par une frénésie d’annonces et de réformes. Des actes ! Des actes ! demande le Moloch contemporain. Les gouvernements se démultiplient dans une course effrénée où des lois remplacent d’autres lois dont l’encre est à peine sèche… Et l’on ne sait plus ce que produisent ces actes sinon des
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textes et des commentaires sur ces textes. Le rapport entre les paroles et les actes s’est ainsi insidieusement inversé. L’inanité de ces cumuls d’annonces est écrite par avance car elles actionnent des leviers qui ne sont plus branchés sur le monde réel. C’est là un autre des foyers de la crise de nos régimes. Les institutions que nous avons collectivement bâties au cours des siècles précédents ont permis aux citoyens d’exercer un contrôle accru sur le pouvoir exécutif de l’État (et ses administrations) : nous élisons le « chef de l’État ». De même le maire élu est le « premier magistrat » de la cité. C’est une forme de piège car, par construction autant que par conviction, nos dirigeants finissent par n’appréhender leur pouvoir qu’au travers du prisme des « boutons rouges » et des leviers de contrôle administratifs, sous-estimant totalement l’importance que leur confère leur capacité à fédérer et aligner les visions et les intérêts de collectifs larges et variés. Pire, ils dénigrent régulièrement les initiatives consistant à se positionner davantage comme animateurs d’initiatives civiques au motif que créer des liens ne serait pas « un acte concret ». Ce ne serait pas grave si la puissance d’intervention de l’administration dans la société n’était pas largement mise à mal. Au lieu de se réinventer, les pouvoirs « verticaux » historiques, notamment l’État, se crispent sur les prérogatives qui leur restent. Quitte à largement empiéter sur la capacité d’initiative et d’adaptation de la société, les institutions cherchent à montrer, dès qu’elles le peuvent, qu’elles maîtrisent encore un peu la situation en imposant leurs outils. Obnubilés par leurs fonctions exécutives et largement incités par leurs administrations, nos représentants n’accordent ainsi pas assez d’importance aux autres dimensions du pouvoir qu’ils détiennent malgré tout. Cela freine la recomposition de nos systèmes démocratiques et alimente directement l’idée que nos élus n’ont plus de pouvoir. Sous les aspects d’une crise générationnelle entre « ancien monde » et « nouveau monde », deux conceptions du pouvoir s’esquissent ainsi, deux figures classiques dont on peut tracer la filiation philosophique jusqu’à Spinoza. Nos institutions sont construites autour d’une représentation du pouvoir renvoyant aux logiques d’autorité (potestas) et de force quand le monde de demain demande à faire plus de place à l’énergie et la puissance d’action (potentia). Les élus ont du pouvoir et ils ont une utilité sociale irremplaçable mais, à ne considérer les fonctions électives que sous leur aspect exécutif, ils entretiennent un rapport collectivement archaïque au pouvoir en décalage avec les attentes et les pratiques de la plupart
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de leurs concitoyens. Ce comportement se retrouve dans toutes les sphères du pouvoir politique, des cabinets ministériels aux conseillers municipaux. En 2016, à l’issue d’une démarche d’écoute menée dans une ville de banlieue parisienne qui s’était traduite par un très fort engouement populaire et des engagements très forts des élus, Le Parisien avait titré : « Les élus partagent le pouvoir12. » Très positif sur le fond, l’article avait pourtant nourri un débat intense au sein de l’équipe municipale. Une partie des adjoints dénonçait ce qu’ils voyaient comme un affaiblissement de la politique : « le pouvoir ne se partage pas, parce que le pouvoir ne se concède pas, il se prend » objectaient-ils. Sauf que la plupart des citoyens ne sont pas dans une logique de lutte pour le pouvoir. Ils veulent croire à l’idée que leurs représentants, justement parce qu’ils sont leurs représentants, peuvent mobiliser le pouvoir dont ils disposent pour aider les initiatives citoyennes qui naissent autour d’eux. À ne réserver l’exercice du pouvoir qu’à ceux qui veulent ardemment le prendre, tout une partie de la population, pourtant pas sans idées ni énergie, se retrouve mise à l’écart. Surtout, la confusion que les dirigeants entretiennent entre le fait d’occuper un poste et d’avoir du pouvoir joue un rôle important dans cet aspect de la crise de la représentation. Il faut, pour comprendre le problème, revenir à ce que Léon Blum écrivait en 1947 dans État, exercice et conquête du pouvoir. Constatant la puissance des administrations et leur propension à résister aux réformes, il invitait ses camarades socialistes à exercer le pouvoir malgré tout afin d’en prendre progressivement le contrôle et espérer, un jour, conquérir le vrai pouvoir, celui de transformer. L’exercice avant la conquête. Par un curieux renversement, ses propres mots sont aujourd’hui cités à contresens pour distinguer deux temps politiques : d’abord la conquête du pouvoir – où les promesses et envolées lyriques sont bienvenues, puis l’exercice du pouvoir – où il est important de faire preuve de sagesse et de modération. Ils confondent allègrement l’occupation des bureaux ministériels ou municipaux avec le fait de détenir le pouvoir de transformer la société. Pour véritablement conquérir des marges de manœuvre, la priorité des élus ne devrait ainsi pas être d’agir au plus vite pour appliquer un programme électoral dont la légitimité est amoindrie par les faibles taux de participation. Ils risquent même, en essayant de passer en force, d’alimenter la crise démocratique en apportant de l’eau au moulin de tous ceux qui considéreront qu’ils n’ont pas été véritablement consultés. La priorité devrait être de chercher à élargir au
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maximum le socle de citoyens rassemblés autour d’eux. En gagnant l’élection, ils n’ont pas acquis le pouvoir, ni même l’espace politique pour déployer leur programme : ils ont gagné une légitimité forte pour représenter les habitants, pour aller, en leur nom, et sur la base de leurs propres valeurs, conquérir le pouvoir d’agir et de transformer. Les habitants comptent même sur eux pour cela et ils les créditent quand ils le font, comme cet habitant rencontré en Essonne : « Nous, avec les promoteurs, on est un peu le pot de terre contre le pot de fer. Mais le maire peut nous aider car c’est un peu un pot de fer lui aussi. »
Rien n’a pourtant changé depuis Blum : le pouvoir des institutions est toujours celui d’une force de contrainte ou de soutien par la régulation, pas une force d’emport et de transformation. L’idée, portée par nombre de dirigeants, qu’en ayant conquis les postes ils ont « acquis » le pouvoir relève pourtant d’une forme de pensée magique et d’un rapport exclusif et daté au pouvoir exécutif. Aujourd’hui, l’un des enjeux majeurs pour les élus est de parvenir à fédérer autour d’eux les énergies et envies portées par les citoyens qu’ils représentent. Or il n’y a pas, pendant les campagnes électorales, de réflexion sur la stratégie de mise en œuvre du programme au-delà des décrets et lois à faire adopter dans les cent premiers jours. Comme si le mandat se résumait à cette période inaugurale et ne transitait que par le vote des textes de loi et leur exécution par l’appareil d’État. La conquête du pouvoir ne s’arrête donc pas quand on est assis à un bureau de maire ou de ministre avec des parapheurs en main. La conquête du pouvoir commence précisément là : quand les citoyens ont mis une équipe en responsabilité pour les aider, eux, à regagner du pouvoir. Regagner du pouvoir sur les marchés financiers qui essorent les marges et les capacités d’investissement, regagner du pouvoir sur les grands groupes qui éteignent la concurrence et pèsent sur les politiques publiques, regagner du pouvoir sur les grandes administrations locales et nationales qui bloquent les décrets et arrêtés qui ne leur plaisent pas… Ce n’est pas un espoir vain car le pouvoir étatique n’a pas totalement disparu à la faveur de cette horizontalité accrue. Comme le souligne Alain Supiot13, le paradoxe est que plus d’autonomie n’appelle pas à moins de cadres, au contraire : les normes et les règles peuvent même être particulièrement utiles pour sécuriser certaines évolutions dans les périodes de transition. Dans une société de plus en plus horizontale, le seul moyen pour les élus de retrouver un peu de pouvoir pour eux-mêmes est de mettre en
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mouvement la puissance des initiatives et idées portées par la société et de s’appuyer sur elles en mettant l’autorité de l’État au service de ces envies de transformation. Paradoxalement, quand les élus partagent le pouvoir avec les citoyens, le véritable empowerment n’est donc pas celui de la base par le sommet, mais celui du sommet par la base. Intégrer cette dimension dynamique du pouvoir invite à considérer que, au-delà de leur rôle exécutif à la tête de l’appareil administratif, les représentants ont aussi un pouvoir d’intervention spécifique du fait de leur posture et une fonction sociale tout à fait singulière. À l’échelle nationale, le « président de la République » est certes le « chef de l’État », au sommet de la hiérarchie administrative et de l’appareil d’État (vertical) mais il est en même temps le garant des institutions et du bon fonctionnement de tous les pouvoirs et contre-pouvoirs nécessaires à la bonne marche de la société démocratique (horizontale). De même, dans une ville, le maire est à la fois le chef de l’administration municipale, mais il est aussi le seul à parler à la fois avec le préfet, les chefs d’entreprise, les responsables associatifs, les jeunes, les demandeurs d’emploi, les bibliothécaires, les médecins, les ouvriers, le commissaire, le directeur du théâtre, tout en buvant des cafés au comptoir avec les passants ou les parents d’élèves. Cette configuration fait reposer sur un seul et même individu la gestion des tensions inévitables entre le pouvoir de l’État et la puissance de la société. Une scène survenue au début de la crise des Gilets jaunes symbolise les difficultés et impasses inhérentes à cette situation. Après avoir réagi à l’urgence sécuritaire comme chef de l’État, mobilisant la police, les finances et l’ensemble des services, l’hôte de l’Élysée réunit en urgence l’ensemble des représentants des corps constitués du pays (élus locaux, parlementaires, syndicats…) et partage avec eux le constat qu’il avait fait quelques jours plus tôt devant les Français : « Cette réconciliation entre la base et le sommet, je considère que je n’ai pas réussi à la faire et c’est pour moi au cœur de ce qui m’attend dans les mois à venir » (TF1, 14 novembre 2018). Se posant non plus en « chef de l’État » mais en « président de la République », il en appelle à la société en mobilisant toutes les institutions disponibles (parlementaires, élus locaux, partis politiques, syndicats et associations), mais cet appel est doublement bancal. D’une part, il s’adresse à eux sur un mode hiérarchique en leur disant « aidez-moi ! » plutôt que « que pouvons-nous faire ensemble qui nous aiderait tous ? ». D’autre part, il s’inscrit implicitement dans le tête-àtête entre institutions qui négocient entre elles des bouts de pouvoir. Dans les deux cas, il n’y a pas d’horizontalité : ce n’est pas le président
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qui cherche à rassembler toutes les institutions collectives du pays, plutôt le chef de l’État qui parle à d’autres chefs de pyramides hiérarchiques en leur demandant d’apporter leurs propres troupes. Or, cette accumulation de pouvoirs verticaux en crise ne produit qu’un immense château de cartes. Au final, loin de signer le retour en force de la société, l’incapacité des corps intermédiaires à aider l’État dans la suite de la crise (en dehors des maires) a finalement renforcé au sein de l’appareil d’État le poids de ceux qui les voient comme des vestiges du xxe siècle. Les tensions qui traversent l’écologie politique sont tout aussi emblématiques de la difficulté à réarticuler les pouvoirs horizontaux et verticaux. De fait, les écologistes sont ancrés dans une double culture. Ils se retrouvent autour de la reconnaissance des mouvements citoyens contestataires ou de l’importance des initiatives militantes à base locale. Porto Alegre est le symbole des liens qui existent entre les aspirations démocratiques et environnementalistes. Mais l’histoire des personnes et des partis écologistes est aussi marquée par le fait qu’ils ont gagné leur légitimité dans le champ politique grâce à la mise en avant de leur expertise dans une logique d’opposition qui les conduit, une fois en poste, à vouloir dérouler le programme d’action pour lequel ils se battent depuis longtemps avec conviction. Pressés de « changer les choses », ils attentent en partie à ce que la démocratie suppose de tolérance pour les opposants. De fait, si l’enjeu est simplement de trouver la bonne solution technique aux différents problèmes économiques ou scientifiques qui se présentent à nous, alors l’efficacité relative de nos gouvernements par rapport à ceux de systèmes plus intégrés comme la Chine ou la Russie se discute réellement. Un comité d’experts adossé à une force policière perdra moins de temps en pédagogie et les problèmes seront résolus plus vite, qu’il s’agisse d’augmenter la productivité des usines ou de hâter la conversion écologique de la société. Si l’on considère que la complexité des problèmes invite à construire des diagnostics contradictoires, à démultiplier les regards en associant le plus de points de vue critiques, alors la capacité collective des démocraties est une puissance sans pareille. L’arrivée de nouveaux élus issus de générations et de parcours différents favorise des rapports moins hiérarchiques mais le sujet ne mûrit que très lentement car cette question touche au rapport intime que les décideurs entretiennent au conflit et au dissensus. Surtout en France où les erreurs et les échecs sont très mal vus, accepter d’être remis en cause sans que cela ne soit vécu comme un crime de lèse-majesté ne
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va pas de soi pour les dirigeants. De plus, la généralisation, dans nos instances dirigeantes, des élites technocratiques a largement favorisé ceux qui ne se posent pas la question de la transformation. La dimension humaine des changements comme l’idée que les rapports de force sont évolutifs et que les avis des uns et des autres peuvent évoluer s’ils sont explicitement travaillés ont ainsi été progressivement évacuées du champ politique. Or, ignorer ces enjeux conduit à accumuler les décisions qui n’existent que sur le papier, aggravant le sentiment d’inutilité des pouvoirs publics. Cela incite aussi les « chefs » à passer en force en rejetant en bloc les oppositions, bonnes ou mauvaises, avancées par les opposants qui se dressent face à eux, ignorant les clivages que cela entraîne au sein de la société. Les oppositions sont maltraitées, ceux qui les portent sont alternativement écrasés ou renvoyés aux marges du « cercle de la raison » mais tout cela nourrit le ressentiment des « vaincus ». Compte tenu de l’état de notre démocratie, ces attitudes matamores sont problématiques. Sur le papier, la solution démocratique semble un premier choix évident. Sauf que dans l’urgence et le stress de la décision, les approches délibératives sont mises de côté. Le cas des pandémies est emblématique de cela : quand les problèmes ont une propagation exponentielle, il vaut mieux agir vite qu’attendre d’être parfaitement informés. Un climat de précipitation s’installe qui est favorable à tous les centralisateurs zélés. Or, dans nos systèmes globalisés les situations où la propagation du risque est exponentielle se généralisent : crises financières, risques technologiques, crises sanitaires, à chaque fois, il faut agir vite et dans un contexte où nous maîtrisons de moins en moins de paramètres. Ainsi, paradoxalement, plus les situations sont complexes, plus les dirigeants semblent décider seuls. La gestion de la crise sanitaire par le gouvernement français est emblématique de cette évolution : l’État d’urgence sanitaire a été voté en force et l’essentiel des mesures sont décidées par le pouvoir exécutif réuni en « conseil de défense », sans réellement associer les élus de la Nation (qu’ils soient maires ou parlementaires). In fine, même si les lois sont « bonnes pour les citoyens », la façon même dont elles sont rédigées et votées fait qu’elles ne sont pas forcément « bonnes pour la démocratie ». Surtout, de manière très pragmatique, la plupart des réformes engagées « contre » les citoyens finissent par échouer, même quand l’opposition ne concernait au départ qu’une petite partie d’entre eux. La société finit toujours par faire bloc.
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Des repères en question La dernière dimension de cette crise des représentations concerne la façon même dont nous nous représentons le monde. Par nécessité, les administrations publiques et privées ont industrialisé leur rapport au monde : elles ont multiplié les codes et les normes, créant une véritable « cage d’acier » selon les mots de Max Weber14. Peu à peu, un écart croissant s’est creusé entre leur propre monde et la réalité vécue par les habitants. Or, le moment que nous vivons est singulier, marqué par la convergence de secousses affectant la planète, l’économie, les équilibres sociaux et la démocratie. Au fur et à mesure que ces crises se déplacent du système (crise de la dette publique, bulles spéculatives autour des « .com ») au monde vécu (faillites personnelles dans le cas des subprimes, disparition des services publics dans le cas de la crise grecque, confinement personnel dans le cas du Covid-19), les conditions s’installent pour que soient sciés les barreaux de cette « cage de la modernité » selon l’expression d’Ulrich Beck. Une scène du film The Big Short : le casse du siècle symbolise magistralement cette déconnexion-reconnexion entre réalité et représentations et ses dramatiques conséquences : quittant les salles de trading et les bureaux des agences de notation financière, les héros débarquent en Floride pour confronter leurs modèles à la réalité du monde. Déambulant dans les rues désertes bordées de pavillons à l’abandon, ils réalisent l’ampleur du vide sur lequel ils parient des centaines de milliards. Le même écart vaut en matière environnementale : il y a un vertige, pour l’espèce humaine, à constater qu’au moment où nous pensions avoir conquis une toute-puissance sur la nature (utopie rationaliste industrielle enfin réalisée), nous n’avons finalement rien acquis, voire que notre supposée maîtrise de la nature se retourne contre nous. Ce n’est pas un hasard si la crise de nos démocraties trouve un écho dans la crise plus large de l’idée même de progrès : ce sont deux faces d’une même pièce. Incapables de nous figurer les moyens de maîtriser notre avenir à un moment où les trajectoires s’emballent, nous nous figeons en nous demandant si l’ensemble de la promesse anthropologique sur laquelle nous nous étions construits n’aurait pas été une vaste illusion collective. Autant que notre rythme annuel de croissance, ce sont nos mythologies qui se sont effondrées. Les mutations de l’anthropocène nous obligent à trouver de nouvelles façons de produire les éléments de notre survie et de notre confort. Nous devons, pour cela, inventer de nouvelles solutions, aussi variées que les territoires, les individus,
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les entreprises qui les portent. Mais il faut simultanément concevoir les imaginaires dans lesquels elles vont s’inscrire et en analyser les implications politiques, économiques ou sociales. Or, si le monde dans lequel nous devons apprendre à vivre ensemble est déjà là, il n’existe pas encore dans nos représentations. Ce besoin de narration et d’analyse, les documentaires, le cinéma, la fiction y pourvoient pour une part, car ils préemptent des représentations en même temps qu’ils écrivent le futur. Mais cela ne suffit pas. Pour construire de nouveaux repères, il y a aussi besoin d’une confrontation plus directe et plus intense entre le monde des idées et le monde de l’action. Or la sphère académique, fonctionnant en vase clos sur ses propres agendas de recherche, s’est peu à peu coupée d’une capacité à intervenir dans la société. Le monde politique et économique, centré sur ses logiques comptables, s’est quant à lui coupé des regards critiques. Au final, nous nous retrouvons aujourd’hui avec des idées sans pouvoir et des pouvoirs sans idées. Comme le souligne Christian Salmon, nous n’avons pas le récit de cet « après » car cet « après » n’existe pas15. Il est en germe, tous les imaginaires qui vont le nourrir sont déjà là, mais lui-même est à construire. Dans une démocratie représentative fonctionnant normalement, on pourrait penser que ce serait le rôle des futures élections de permettre ces débats sur l’actualisation de nos représentations : les faire entrer en résonance pour avoir une idée, collective, des perspectives et possibilités qu’esquissent ces représentations non partagées si elles devenaient publiques et nourrissaient la constitution d’un discours collectif. Sauf que le cadre même dans lequel sont inscrits les débats politiques interdit cette remise en question. La période actuelle n’appelle pas seulement une actualisation du « récit » que nous faisons de la marche du monde. Elle secoue profondément les conditions mêmes dans lesquelles nous pouvons forger ces nouvelles représentations individuelles et collectives : nos rapports aux autres, au monde, à l’espace et au temps sont en pleine mutation et les repères collectifs sont d’autant plus fragiles que les cadres individuels dans lesquels nous pensons nos vies sont eux-mêmes flottants. Ils ne sont toutefois pas indépendants les uns des autres et nous serons d’autant plus habiles à construire nos vies que nous pourrons compter sur des cadres sociaux et politiques stables. Et réciproquement. Notre rapport aux autres est profondément bouleversé par les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Internet et le numérique ne sont pas seulement de nouveaux médias, ce sont de nouveaux espaces relationnels qui contribuent à organiser
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différemment nos rapports aux autres. À l’orée du xve siècle, l’imprimerie avait symbolisé le début de la révolution dite « analogique », qui s’est ensuite progressivement déployée, pendant cinq siècles, à toutes les créations humaines permettant l’avènement de la consommation de masse dans les années 1980. Écrits, sons, images, les vecteurs de communication se sont émancipés de la nécessité, pour le consommateur, d’appartenir au cercle proche du producteur pour avoir accès à ses productions. Pour autant, la civilisation industrielle sur laquelle cela a débouché n’était pas égalitaire : tous les créateurs n’avaient pas le même accès au grand public et toutes les paroles n’étaient pas traitées de la même manière. Les canaux de production et de diffusion industrielle restant complexes et coûteux, ils étaient contrôlés par des « producteurs », conditionnant l’accès aux « chaînes » et à la grande masse des consommateurs. Autour de ce déséquilibre initial se sont construites les organisations politiques, économiques et sociales hiérarchiques sur lesquelles toutes nos sociétés contemporaines sont basées. L’ère numérique a brisé en partie cette asymétrie16 en abaissant drastiquement le coût de développement de son propre canal de diffusion, voire en industrialisant la production de ces canaux : c’est le principe des réseaux sociaux, chacun peut désormais avoir « sa » chaîne, avoir accès à quantité d’anonymes et partager ses idées et créations à très grande échelle. La multiplication des plateformes sur Internet, comme le développement des Makers (que l’on pourrait simplement traduire par « les bricoleurs17 ») sont diverses matérialisations de cette évolution. Même minime, cela donne à chacun un espace d’expression et le pouvoir de contribuer à sa façon au récit du monde. Nos institutions représentatives historiques, qui avaient en charge la production de ce discours, se trouvent mises en concurrence au moment même où elles sont en crise. Au tournant du xve siècle, les mutations anthropologiques induites par le déploiement de l’imprimerie avaient engendré plusieurs décennies de guerres de religion qui avaient ravagé le continent européen, mais elles avaient aussi permis l’émergence des Lumières et des sociétés démocratiques modernes. Nous sommes sans doute à l’aube d’une métamorphose similaire. Il nous reste à en penser les contours. Notre rapport au monde est également remis en question, à travers la mise en cause du matérialisme de nos civilisations. Alors que les individus se sont largement libéré de l’emprise sociale des croyances religieuses au cours des derniers siècles, l’organisation rationaliste et matérielle du monde qui s’est déployée peine encore à offrir les espaces où inscrire le dépassement de sa propre vie. La chute des pays communistes, à la fin des années 1980, a marqué un tournant de ce point de
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vue : en dépit des exactions et abus du régime soviétique, l’existence de pays fonctionnant sur un modèle différent entretenait l’idée d’une alternative possible au monde dans lequel nous vivions. Cela mettait l’espace public en tension et dynamisait le débat démocratique. Avec la victoire économique, diplomatique et idéologique du capitalisme libéral s’est déployée l’idée, portée par Francis Fukuyama, que l’on aurait touché « la fin de l’Histoire18 ». Au même moment s’est développé un sentiment de vacuité dans la population : « Si au moins on pouvait en vouloir à quelqu’un, si on pouvait croire qu’on sert à quelque chose, qu’on va quelque part. Mais qu’est-ce qu’on nous a laissé ? Des lendemains qui chantent ? Le Grand marché européen ? On n’a que dalle. On n’a plus qu’à être amoureux comme des cons ! Et ça c’est pire que tout » résume ainsi le héros d’Un monde sans pitié tourné en 1989. Faut-il voir un lien entre cette anomie et la hausse de la consommation de psychotropes en France ou la baisse de la fécondité en Europe ? Il y a un hiatus entre cette capacité accrue d’intervention individuelle offerte par les nouveaux dispositifs technologiques et le sentiment paradoxal que, au même moment, le monde se dérobe à nous. Les objets qui nous entourent sont devenus beaucoup moins « conviviaux », pour reprendre le mot du philosophe Ivan Illich19 : nous les utilisons quotidiennement mais nous n’en maîtrisons plus le fonctionnement, nous ne savons pas les réparer nous-mêmes quand ils tombent en panne, nous les utilisons mais sommes dépendants d’eux. Nos téléphones mobiles ou nos voitures nous rendent le monde accessible mais nous inscrivent dans des systèmes technologiques et industriels qui nous dépassent. Cela concourt à une mise à distance quasi magique des objets mais aussi à une déréalisation du monde. Le pacte faustien que nous avons noué depuis plusieurs siècles, noyant la question du bonheur sous l’abondance de biens, arrive à son terme. Au moment où cette course frénétique se heurte aux limites de notre planète, nous réalisons confusément l’impasse que représente le fait de combler ses désirs par la satisfaction permanente de nouveaux besoins20. Ces mutations sont d’autant plus déstabilisantes qu’elles se produisent à un moment où les révolutions industrielles et les vagues de progrès techniques successives ont massivement affecté notre rapport personnel à l’espace et au temps qui structurent fondamentalement notre rapport intime au monde. Pour ce qui est de notre rapport à l’espace, nous sommes à la fois plus mobiles et à la recherche de racines qui permettraient de nous recentrer. Les faits sont là : nous passons de plus en plus de temps dans les transports et nous nous déplaçons sur des distances plus
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longues. Le nombre de touristes explose et le rapport à l’avion s’est banalisé pour tout le monde dans les pays occidentaux21 : même s’il y a seulement 2 % d’ouvriers dans les passagers français pour 27 % de cadres (contre respectivement 12 % et 9 % dans l’ensemble de la population), un imaginaire global s’est progressivement développé. Une partie de la population voyage à l’échelle de la planète entre les grands centres de commerces et de loisirs standardisés des États-Unis, du Moyen-Orient ou ailleurs dans le monde. Ces hyper-lieux22 sont les symboles de cette promesse d’être partout en n’étant nulle part. Les outils numériques contribuent également à cette ubiquité permanente en même temps qu’ils nous plongent dans un univers culturel, sportif ou musical commun à toute la planète. Cet horizon et l’imaginaire qui l’accompagne structurent déjà nos politiques publiques, en conduisant notamment à l’adoption de programmes de défiscalisation massifs conçus pour fixer les élites globales mobiles ou attirer les auto-proclamées « classes créatives23 ». Même s’il ne concerne toujours qu’un petit nombre de personnes, des structures anthropo logiques majeures sont donc affectées par ce nomadisme global. Symétriquement, à mesure que vacillent les cadres spatiaux des États-nations dans lesquels les démocraties modernes se sont inscrites, ces évolutions engendrent, parfois chez les mêmes personnes, une réaction symétrique de ré-ancrage. Symboliquement, le développement d’un tourisme éthique, promettant des expériences « authentiques » de rencontres avec d’autres cultures illustre cette tension : nous recherchons des liens personnels. De fait, nous sommes très loin de l’avènement d’un humain global nomade. Évidemment, le confinement qu’a connu la planète en 2020 nous a rappelé à notre dimension corporelle très localisée. Mais même en dehors de cet événement exceptionnel, les individus sont bien plus attachés à leur famille, à leurs amis et aux paysages dans lesquels ils ont grandi que ne le supposent les représentations schématiques véhiculées sur la globalisation. Même aux États-Unis, pays de la mobilité s’il en est, deux tiers des gens vivent toujours à moins de 50 km de leurs parents24 et la tendance est même à la baisse de la mobilité dans les dernières décennies25. Le confinement, et avant cela la crise des Gilets jaunes, ont directement invité dans l’espace démocratique les questions de l’assignation territoriale et les injustices spatiales associées26. Cela se traduit dans l’émergence de débats sur la qualité de nos logements et nos espaces publics qui étaient déjà présents de longue date dans les propos des habitants mais qui restaient relégués aux marges de la discussion politique. Quant à ceux que la vie a conduits ailleurs que là où leur famille
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a grandi, ils se construisent des systèmes d’appartenances multiples. Ainsi, notre inscription dans le monde n’est pas suspendue en l’air, elle procède plutôt d’un formidable marcottage. Un jeune francilien interviewé sur son rapport à la région parisienne et à la Seine-SaintDenis explique ainsi : « Le 93, ce ne sont pas mes racines mais c’est l’endroit où je m’enracine » (Europacity, 2015, Enquête).
Pour autant, les discours manquent pour nous aider, tous, à construire les cartes et les itinéraires qui nous aideraient à nous orienter. Enfin, nous explorons simultanément de nouvelles limites dans notre expérience du temps et cela bouleverse tout autant notre façon de nous projeter dans l’exercice démocratique. Nous vivons plus longtemps, plus vite et cela transforme la façon même dont se construisent nos rapports aux autres et à nous-mêmes, invitant des questions inédites et faisant vaciller des représentations admises de longue date dans nos vies comme dans l’ordre social. Ultime rebond de la grande transition démographique qu’a connue l’espèce humaine au cours des deux derniers siècles, l’arrivée au grand âge des générations issues du baby-boom est un défi inédit. Au-delà du poids économique des EHPAD et des dépenses de santé, le vieillissement de la population a aujourd’hui des conséquences directes sur notre rapport à la transmission intergénérationnelle des richesses et des valeurs. Dans nos vies personnelles, la transmission des modèles culturels a changé de dimension : elle ne se fait plus uniquement des plus âgés vers les plus jeunes mais dans les deux sens. Le vieillissement en bonne santé d’une partie croissante de la population retraitée et les rapports que cela autorise entre des grands-parents disponibles et des petits-enfants connectés installent des transferts de compétences et de valeurs inédits. Les relations intergénérationnelles, encore très hiérarchiques il y a quelques décennies, sont ainsi beaucoup plus ouvertes, équilibrées et égalitaires qu’elles pouvaient l’être. D’un point de vue financier, en revanche, cela conduit à un chevauchement de génération qui aggrave les logiques cumulatives des inégalités. Les débats sur l’imposition des successions changent potentiellement de nature quand il ne s’agit plus de transmettre de parents à des enfants un capital accumulé pour assurer la continuité de l’activité artisanale ou de la ferme, mais quand le décès survient alors que les enfants sont déjà à la retraite et que la vie des petits-enfants eux-mêmes est déjà largement engagée. Dans le contexte d’un accroissement vertigineux des
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inégalités de patrimoine, ce débat et ses conséquences en matière de partage des ressources pèsent lourd sur nos démocraties. Pour autant, ces sujets sont tabou dans la mesure où ils renvoient à notre rapport collectif à la vieillesse et à la mort. Le nombre de recherches sur le transhumanisme souligne si besoin était à quel point notre rapport à la mort est bousculé par les évolutions que nous vivons. Corollaire partiel de cette mutation, marquée par une forme d’urgence à cumuler les expériences de vie, nous sommes devenus moins patients. Le culte de la vitesse, théorisé par Paul Virilio, s’est emparé de tous nos actes jusqu’à fracturer le temps en séries d’« immédiatetés27 ». L’avènement des réseaux sociaux et la généralisation des médias personnels ont même invité cette « accélération du monde28 » au cœur de nos relations interpersonnelles, bouleversant les cadres historiques de construction du sujet politique. Cette fuite et l’obligation d’être en permanence disponibles qui l’accompagne ont des effets déflagrateurs pour notre organisation sociale. Nous perdons notamment notre capacité à hiérarchiser les priorités, ce qui augmente le stress induit par chaque sollicitation, alors que précisément l’ampleur des changements appellerait à suivre l’invitation de Hartmut Rosa à nous rendre « indisponibles » pour prendre le temps de nous retrouver. Cette recommandation vaut à titre individuel : il faudrait pouvoir se débrancher du flux. Elle vaut aussi collectivement : la déformation de notre rapport au temps qui est à la fois allongé et fragmenté bouleverse les rythmes démocratiques. Il faudrait pouvoir ménager des temps de pause et de prise de recul pour être en mesure de rétablir une continuité et un horizon dans les récits politiques. Faute de quoi nous n’avons plus le temps d’habiter le monde, ni seuls ni ensemble. *** Les systèmes de croyances partagées, les récits que nous nous faisons du monde, n’ont sans doute jamais eu une place aussi importante dans la marche de nos économies et nos sociétés. Dans un monde aussi intensément anthropisé, les économistes ont montré que les systèmes de représentation et de croyance devenaient plus importants que la réalité concrète (« l’état de nature ») pour déterminer les équilibres généraux induits à l’échelle de l’ensemble de l’économie : les décisions ne sont plus assises sur la disponibilité des biens et services eux-mêmes mais sur l’idée communément partagée de la valeur de ces biens et services. Or, notamment parce que la
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politique ne s’occupe plus que de gestion, nous n’avons plus de lieux ni de moments pour organiser collectivement cette représentation du monde et synchroniser les imaginaires de chacun. C’est le principe à la base des bulles spéculatives évoquées plus haut : j’agis non parce que je crois que c’est ce qui est le plus adapté à la réalité du monde mais parce que ce serait déraisonnable de ne pas suivre le troupeau. Ainsi se déploient des représentations déconnectées de toute matérialité mais qui créent leur propre réalité. Ces effets de système laissent tout le monde démuni. Pour autant, il n’y a pas de fatalité. Le simple fait que nos croyances aient un effet décisif sur la façon dont chacun voit la réalité rétablit d’ailleurs très prosaïquement la politique : dans un monde où le langage retrouve une partie de son caractère performatif, où la façon de construire et énoncer les perspectives joue à nouveau un rôle reconnu dans le cours de l’Histoire, la parole retrouve un réel pouvoir ! Au même titre que changer les lois ou produire des décrets encadrant la vie matérielle, changer les terrains des controverses publiques a des conséquences sur le réel29. C’est en ce sens que Gramsci disait des idées qu’elles mènent le monde. Rien ne garantit que ce récit qui se déploie sur le monde soit « représentatif » du monde vécu par les citoyens et les habitants. Il y a des luttes d’influence pour construire et installer des lectures concurrentes de la réalité, mais c’est précisément l’une des caractéristiques d’une démocratie plus vivante. Dans les systèmes représentatifs, les élus tiennent en théorie une place centrale dans l’actualisation de ces imaginaires : échangeant avec tout le monde, ils peuvent créer les espaces où verbaliser ces états possibles du monde. Réciproquement, si aucun travail politique n’est entrepris pour construire et entretenir les valeurs partagées au sein d’une population, elles se délitent. Nos représentants ne sont pas seulement les délégués que nous choisissons pour contrôler les administrations, ils sont aussi ceux qui portent nos imaginaires et les incarnent. À l’heure où nos systèmes de représentation sont en faillite, reconstruire des référentiels communs qui soient à la fois partagés et en phase avec le monde vécu par les habitants suppose que l’on discute collectivement du regard que chacun porte sur les choses et que l’on débate des fins que l’on poursuit ensemble. Revitaliser la promesse démocratique suppose que tous puissent contribuer : il n’y a pas d’issue à la crise de toutes nos représentations sans que chaque voix compte. Encore faut-il que la parole ne soit pas confisquée.
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La parole confisquée « Ces personnes qui se retrouvent dans les ronds-points, dans des manifestations, ils se sentent revivre, retrouver une identité, c’est quelque chose qui les touche. Toutes les autres revendications, c’est pas ça l’important, l’important c’est d’EX-IS-TER » (Grand Débat national, 2019, Enquête).
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es mots, martelés par un directeur d’usine à la retraite de Rouen interviewé le 11 janvier 2019, résument l’esprit qui animait le pays au début de la crise des Gilets jaunes et que le premier confinement a permis de retrouver en partie un an plus tard, malgré la situation sanitaire dramatique. Des trajectoires individuelles, intimes, sont entrées en résonance avec l’Histoire du pays. Des personnes isolées, ont forgé de nouvelles solidarités, se sont fait de nouveaux copains, ont inventé de nouveaux liens. Des citoyens dont les projets étaient arrêtés, dont les vies étaient empêchées ou lestées par les factures et les bureaucraties de toutes sortes se sont sentis à nouveau humains. Parmi les nombreuses interviews collectées en 2019, sont invoqués les robots, la déshumanisation des guichets, le sentiment d’être devenus des numéros… Symétriquement, les soignants ou les « premiers de corvée » interviewés après le Covid disaient certes leur fatigue mais aussi la libération qu’avait représentée, pour eux, le fait de se trouver un temps affranchis du joug des bureaucraties et d’avoir pu prendre des initiatives. L’élan dont tous ces témoignages sont porteurs invite aussi à reconsidérer le rapport que l’on a intellectuellement et socialement installé entre la politique et la part intime de nos existences : « Tant de Liberté pour si peu de bonheur, est-ce que ça vaut la peine ? », chante France Gall. Nous avons historiquement construit notre ordre public sur la relégation du bonheur dans la seule sphère privée. On le comprend : quand des gouvernements se sont occupés de faire le bonheur des peuples à leur place, cela a souvent mal tourné. Mais cela a eu deux conséquences aujourd’hui problématiques. D’une part, cela a fait le lit d’une approche excessivement gestionnaire des instruments et
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politiques publiques, sans aucune place pour interroger les finalités de nos actions. D’autre part, cela a conduit à un débordement incontrôlé de la sphère privée dans l’espace public. Rousseau écrivait qu’« il faut opter entre faire un homme ou faire un citoyen ; car on ne peut faire à la fois l’un et l’autre ». C’est une distinction que nous devons dépasser aujourd’hui. Sous l’impulsion d’une science économique de plus en plus docte et d’un contrôle managérial de plus en plus abouti, la dimension humaniste qui inspirait le programme politique libéral a disparu. Les enjeux d’émancipation ont été partout marginalisés. Les aspirations individuelles au bonheur elles-mêmes ont été captées dans leurs moindres détails et réduites à un « travailler plus » ou « travailler moins » et à « gagner plus » ou « gagner moins ». Alors que le temps libre est un espace de respiration décisif pour la construction de l’esprit humain, la recherche des gains rapides a conduit les grandes entreprises comme les salariés indépendants des plateformes numériques à mettre entre parenthèses tout temps « mort ». Cette déshumanisation n’est pas fortuite. Qu’elle soit le fait d’agences gouvernementales ou des grands groupes privés, elle enferme les individus dans une impuissance et une passivité qui renforcent d’autant le pouvoir du système administratif et économique. Nous vivons de fait la concrétisation des thèses formulées par toute une lignée de penseurs, de Marx et Weber à Lukacs ou Habermas1, selon lesquelles la rationalisation et la normalisation de nos processus de production tendent mécaniquement à se généraliser à toutes les sphères de la société. Alors que la démocratie était censée nous donner des moyens croissants de maîtriser notre avenir, les politiques de dérégulation menées depuis quarante ans par les différents gouvernements sur la planète le sont ainsi au nom d’une logique rationaliste clamant qu’il n’y a « pas d’alternative » (« There Is No Alternative »). Le comble est que la même ritournelle, serinant qu’« il n’y a pas d’alternative » est reprise par les personnes critiquant le système actuel. L’espèce humaine « doit » agir pour sauver la planète : « no choice ». Les ingénieurs remplacent les gestionnaires mais, au-delà des divergences techniques et idéologiques, le même fond apolitique s’impose : les choix ne se discuteraient pas puisqu’ils sont construits en raison et adossés à des expertises. Le politique disparaît à nouveau à la faveur de cette prise en main technocratique et économique toujours plus poussée. Le « récit » lui-même, qui était une des fonctions majeures du politique, a été capté par la technostructure et ravalé au rang de storytelling2. Il n’y a plus de sens dans les discours politiques, juste de
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l’habillage publicitaire de décisions expertes, tout comme il n’y a plus de maîtrise de l’agenda puisque la hiérarchie des sujets est imposée de manière quasi systémique par les assemblages d’instruments3 pilotant les choix publics. Pas de politique, pas de choix, pas de pouvoir, pas de liberté… Nous avons été historiquement gouvernés en nous canalisant, en pensant pour nous, en imaginant « à notre place » ce qui est « bon pour nous » et en nous privant de l’idée même que des alternatives sont possibles. Le pari de la démocratie, c’est en théorie précisément le contraire : l’idée que miser sur l’intelligence des citoyens est une meilleure option pour gouverner les sociétés humaines. De là vient le profond malaise actuel et le sentiment de dégoût et de rage exprimé par nombre de personnes rencontrées ces dernières années. Chauffé sur les tisons du catastrophisme, cela peut mener à une réelle dépression collective : « À quoi bon, puisque de toute manière quoi que l’on dise ou que l’on fasse cela ne changera rien. » Cela se double de l’impression que les élites dirigeant le pays, au lieu d’œuvrer aux côtés des habitants pour leur permettre de regagner des espaces de respiration, renforcent au contraire l’emprise du système. Le pouvoir est comme confisqué. Quel que soit le sujet sur lequel on les interviewe, les habitants évoquent le sentiment que leur parole n’est pas écoutée, que leur voix ne compte pas. Ces constats répétés, ces appels non entendus, chaque fois agrémentés d’anecdotes significatives de la blessure des citoyens qui les rapportent, nourrissent un ressentiment puissant contre des élites rendues responsables de l’immobilisme général. La multiplication de tribunes et de points de vue pendant le premier confinement était à sa manière significative d’une époque. Les journaux télévisés ont fait une place bien plus grande que d’habitude au vécu des citoyens et cela a offert une fenêtre sans précédent sur la vie des Français. Pourtant, peu d’initiatives pour penser « le monde d’après » se sont portées à l’écoute des citoyens pour profiter de leur vision et de leur analyse du moment. Si certains ont pris la peine d’offrir des espaces d’expression aux habitants, c’était pour se concentrer sur leurs attentes pratiques : des propositions limitées à 240 caractères et un débat résumé à un pouce levé ou baissé. À l’« homme de la rue » on demande des solutions pour sa rue ou son jardin, pas ses analyses sur l’état du monde. Au final, il s’est passé ce qui se passe toujours : les mêmes personnes ont produit les mêmes analyses et les mêmes propositions… dans les mêmes cadres de pensée.
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Une rage qui gonfle Qu’ils soient cheminots, intérimaires ou directrices financières, les citoyens rencontrés au cours de l’hiver 2019‑2020 juste avant le confinement dans le cadre d’une grande enquête menée sur leur vision du « bien vivre » donnaient le sentiment d’être pris au piège d’un modèle économique qui apporte du confort matériel à la plupart d’entre eux mais les amène à dire qu’ils ne maîtrisent pas leurs vies et que leurs enfants vivront moins bien qu’eux. Le même désarroi, qui habite les films de Ken Loach, de Moi, Daniel Blake à Sorry We Missed You traverse les témoignages d’un grand nombre de personnes rencontrées ces dernières années. Elles ne voient pas comment peser sur des évolutions qu’elles déplorent. L’absence de toute prise sur des décisions qu’ils subissent et qui s’appliquent sans égard pour la situation personnelle de chacun et sans possibilité d’appel nourrit un profond sentiment d’injustice et une incompréhension vis-à-vis des pouvoirs et des promesses démocratiques. En même temps que l’on vante les potentiels infinis de notre époque, tout concourt à créer un système qui prive de liberté ceux qui s’y trouvent plongés. Comme le résume une employée de l’hôtellerie espagnole interviewée en 2013 dans le cadre d’une enquête pour la Confédération européenne des Syndicats : « Tout est devenu automatisé. Je passe les journées à faire toujours les mêmes tâches de façon mécanique. Peut-être que au global tout ça a un sens mais, autour de moi, il y a une personne qui passe des appels, une deuxième prépare les commandes, une troisième qui débarrasse les tables… c’est très concret. L’image peut surprendre mais j’ai vraiment l’impression d’être à l’usine : je suis hôtesse d’accueil mais je suis comme Charlot dans Les Temps modernes » (VERBATIM, Enquête).
Les événements de « team building », les conventions de managers, de cadres, de direction, sont de plus en plus nombreux et, dans le même temps, les « managers » ont souvent de moins en moins de marges de manœuvre pour adapter les tâches de leurs équipes aux situations personnelles de chacun. L’utilité elle-même du travail n’est plus définie ni partagée et l’impression d’avoir un « job à la con4 » se généralise à des pans entiers de l’économie : on assiste à des épidémies de « burn-out » et à l’explosion des « risques psycho-sociaux » dans l’entreprise. La situation est paradoxale : jamais la communication n’a été aussi présente et jamais peut-être nous n’avons aussi peu communiqué.
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Cette contradiction est intimement ressentie par chacun, mais le problème n’est jamais traité politiquement. La crise est renvoyée dans le domaine psychologique : c’est une affaire personnelle, à chacun de gérer son malaise individuellement. La dimension sociale de cette rage est pourtant l’un des éléments marquants de l’époque : une expression collective d’impuissance face à la perte de contrôle de sa propre vie et face à des pouvoirs et leurs représentants qui n’écoutent pas. « La violence et l’humiliation du système amènent chacun à être violent et humiliant » écrit Virginie Despentes dans Vernon Subutex5. Dans le même temps, « la bienveillance » s’étale partout, le DalaïLama fait la une des magazines et en propulse les ventes. Nous ne sommes, chacun de nous, ni anges, ni sauvages ; nous naviguons entre les deux. Le confinement lié au Covid-19 a, de ce point de vue, été emblématique du dévouement ultime de certains, tandis que d’autres jouaient les corbeaux. Et il ne tient parfois qu’à un fil que les rôles s’inversent et que les héros d’un jour deviennent agresseurs le lendemain. Le fait d’être pris dans des injonctions contradictoires et de ne plus avoir de maîtrise sur cet équilibre rend la situation intenable. Les problèmes peuvent sembler d’ordre psychologique, mais nos institutions portent une large responsabilité dans la situation. Elles devraient normalement jouer un rôle d’apaisement. Critiquées dans leurs fondements et leur légitimité, elles devraient logiquement chercher à conforter leur propre crédibilité auprès de ceux qui doutent de l’équité du « système ». L’État est contesté dans sa faculté d’exercer le monopole de la violence légitime mais la réaction récurrente de ces institutions et de leurs dirigeants, jusqu’aux ministres, est de se radicaliser : on réaffirme plus fort les arguments d’autorité, on augmente la répression. Cette attitude alimente à la fois le ressentiment contre les forces de l’ordre et le climat général de défiance et de tension qui habite la société. La seule volonté de manifester se heurte à une répression de plus en plus violente et à des mesures administratives de privation de liberté qui laissent aux citoyens le sentiment qu’ils n’ont même plus la possibilité de dire leur désaccord librement. Les morts et blessés graves qui avaient disparu de l’actualité sociale depuis près de quarante ans en France se multiplient et alimentent un trouble qui s’étend bien au-delà des militants les plus engagés. Dans les enquêtes récemment menées à travers le pays, une colère croissante est verbalisée. Le champ sémantique mobilisé par les citoyens a évolué pour passer de la distance à la « colère », la « rage » ou au « désespoir » pour des personnes qui se disent « à bout ». Leurs mots portent la trace de la violence
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croissante qu’ils ressentent. La façon dont le gouvernement a géré les crises sociales et politiques des dernières années inspire ainsi aux interviewés des qualificatifs renvoyant de plus en plus au « dégoût ». Depuis le début de l’année 2019, ce mot – qui n’était pas prononcé spontanément jusque-là – est apparu de plus en plus souvent dans nos entretiens avec les Français. Un éleveur interviewé à La Boulay, dans le Morvan pendant l’été 2019, analysait ainsi la situation : « La Boulay dans l’univers mondial, européen, national, c’est une goutte d’eau dans la mer. Quand on voit les GAFA, Google, Amazon, Facebook et Apple, on a le sentiment qu’il n’y a rien derrière, qu’il n’y a pas d’objectif humain ou altruiste derrière ça. Et c’est frustrant en fait. […] On n’a pas de moyen de peser dessus et quand on proteste comme les Gilets jaunes, on se fait tirer dessus, tout ça m’inspire un profond dégoût » (ADCF, 2019, Enquête).
Les citoyens sont ainsi passés, dans leur rapport aux institutions démocratiques, par tous les types d’engagement possibles décrits par Albert Hirschmann dans son livre Exit, Voice, and Loyalty (Défection, prise de parole, loyauté) : ils ont été loyaux en allant voter, ils ont protesté dans le cadre du système, ils ont fini par se désengager et s’abstenir massivement. Rien n’y a fait. Dans ces conditions, quels types d’engagement peuvent encore faire sens pour la population ? C’est ainsi que la révolte couve désormais contre les modalités d’administration de notre société elles-mêmes, trop rigides, formelles, incapables de s’adapter aux enjeux, problèmes et rythmes de la vie d’aujourd’hui. À ceux qui opposent le légalisme et la nécessité de faire respecter l’ordre républicain, un nombre croissant de voix en appelle au principe de désobéissance civile décrit par Thoreau6. C’est, paradoxalement, une poussée démocratique qui bouscule la République et questionne la légitimité de l’État et de ses représentants. Il ne faut donc pas s’y tromper : l’attachement des citoyens à la démocratie reste très puissant. Comme le souligne Pierre Rosanvallon7, c’est paradoxalement au nom même des principes qui l’animent (le « pouvoir au peuple ») que les populismes attaquent le système actuel de l’intérieur. Ils diffèrent en cela des totalitarismes qui dénonçaient la démocratie de l’extérieur, au nom d’un horizon alternatif. Cela n’atténue pas la crise démocratique, au contraire. Ces critiques touchent un point suffisamment névralgique pour que, faute de leur déclarer la guerre ou de les attaquer économiquement à visage découvert, c’est par cet angle-là que des pays non démocratiques comme la Russie cherchent à déstabiliser les démocraties occidentales.
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Il y a urgence et pourtant, la parole citoyenne reste muselée : les débats n’ont pas d’espace où être menés ! Ni la participation au processus électoral, ni le retrait massif de celui-ci ne changent la façon dont le pouvoir élu exerce son mandat : la défection démocratique ne semble pas avoir d’effet sur les dirigeants. Loin de se remettre en question, la réaction des institutions est de se crisper et camper une posture morale. Imprégnée de bienveillance, l’idée s’est ainsi propagée qu’être un bon citoyen, ce serait respecter les règles plutôt que les critiquer. Normalisés, les processus participatifs ont ainsi eux-mêmes alimenté la défiance globale des citoyens envers les espaces institutionnels autour desquels la démocratie s’organise. L’impasse et l’incapacité chroniques des pouvoirs publics à installer des espaces de communication avec les citoyens, à institutionnaliser les conflits, signent l’urgence de la situation actuelle. Si l’on considère, avec Claude Lefort, que la démocratie est le régime dans lequel les citoyens ont le pouvoir de contester la légitimité même du régime, c’est le cœur même de l’idéal démocratique qui est aujourd’hui menacé. Cela explique que le Grand Débat national ait été accueilli avec un mélange de méfiance et de soulagement par les Français. D’ailleurs, un débat ne suffit pas à résorber les tensions et méfiances accumulées, surtout s’il se déroule dans des cadres eux-mêmes trop fermés, qui donnent le sentiment d’une fausse concertation. Dans le précédent historique que constituent les Cahiers de Doléances des États généraux de 1789, la Nation s’était rassemblée pour actualiser les repères collectifs de la société française et en tirer de grandes réformes emblématiques. Il y a un lien direct entre l’empreinte laissée par les Cahiers et le fait qu’ils ont inspiré l’abolition des Privilèges dans la Nuit du 4 août. En 2019, malgré la numérisation de notre société, le contenu des registres municipaux n’était pas encore analysé six mois après la fin du débat. Quelques semaines après la fin du Grand Débat national, la question à l’ordre du jour n’était déjà plus les conditions de l’utilisation politique des cahiers mais celle de leur mode de rangement dans les archives. Comme un symbole, a contrario du précédent de 1789, de l’inutilité de la parole des citoyens. Les manifestations et les protestations physiques, n’étant pas, elles non plus, prises en considération par les dirigeants au motif que « ce n’est pas la rue qui gouverne », les citoyens n’ont pas non plus l’exutoire que procure un engagement direct dans l’action en dehors du « vertige de l’émeute8 ». Pour les citoyens de moins de cinquante ans, quel que soit leur horizon politique, l’histoire des manifestations de rue est celle de luttes perdues contre le pouvoir. Dans les banlieues, les émeutes de 2005 n’ont pas fait progresser les conditions de vie.
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À l’échelle européenne, la victoire du Non au référendum de 2005 a été annulée par le vote d’un nouveau traité au Parlement. Du point de vue social, les réformes successives des retraites et du Code du travail sous Sarkozy, Hollande puis Macron sont passées « contre » la rue. Pour ce qui est des enjeux sociétaux, la Manif pour tous n’a pas freiné l’adoption du mariage étendu aux couples homosexuels. Enfin, de manière plus globale, les Gilets jaunes n’ont rien changé à la tonalité des politiques menées par le gouvernement. Les « invisibles » de Pierre Rosanvallon9, ceux qui éprouvent « la misère sociale » de Pierre Bourdieu10, « les gens » de Jean-Luc Mélenchon, les « sans-grade » de Marine Le Pen, celles et ceux qui ne se sentent plus représentés par le système démocratique et politique actuel se réfugient dans l’abstention ou la rébellion en enfilant des bonnets rouges ou des Gilets jaunes. Cet enjeu de visibilité est essentiel : être « invisible » rend inacceptables même des situations rationnellement justifiées. Le sentiment que l’on n’est pas écouté ou que nos arguments ou nos problèmes ne sont pas considérés avec attention par le pouvoir porte en soi la violence, que cette violence soit ensuite dirigée contre les autres (insurrection, agression) ou contre soi-même (dépression, suicide). Quand les ronds-points se sont embrasés aux périphéries des villes, les éditorialistes ont cru voir la matérialisation des thèses du RN sur la France périphérique coupée des métropoles… mais les Gilets jaunes ne sont pas alignés sur les valeurs du RN. Quand les revendications ont porté sur les questions de pouvoir d’achat et de justice sociale, LFI s’est réjouie en pensant trouver là une amorce de convergence des luttes… mais il n’y a pas eu de grève générale au printemps 2019, ni de poussée à gauche aux élections européennes suivantes. Quand il s’est rendu à la télévision après les réunions locales, Emmanuel Macron a pu froidement constater que « Jojo le Gilet jaune » et lui voulaient la même chose… mais la population ne s’est pas plus rangée derrière lui. De fait, le parti des Gilets jaunes, c’est avant tout celui de l’abstention. Un mouvement cristallisant un rejet de la politique telle qu’elle se fait plus que de la politique en tant que telle. Comme les Indignados en Espagne, leur refus des partis et des syndicats, comme leur méfiance envers toutes les tentatives de récupération, ont été constitutifs de leur mobilisation.
Une colère rendue invisible Si la pression monte autant dans la population, c’est qu’une chape de plomb est posée sur l’espace public : la parole des citoyens est confisquée
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à tous les niveaux. L’appareil d’État a institutionnalisé le décalage entre sa vision officielle du monde et les réalités vécues par les habitants. Les spécialistes de l’opinion et de la « communication » ont troqué l’objectif de faciliter les échanges pour déployer une approche publicitaire descendante. Les professionnels de la « participation » eux-mêmes se retrouvent prisonniers des logiques expertes. Les associatifs et les collectifs citoyens s’arrogent quant à eux une représentativité qu’ils n’ont pas. Des barrières invisibles s’installent à tous les moments de la vie sociale. Même dans les associations caritatives, une distance – fût-elle infime, involontaire – existe entre les membres et les bénéficiaires de l’association, qui tend à exclure ces derniers du pouvoir de décision. Que les membres des instances de ces associations soient, à bien des égards, dans des situations sociales fragiles par ailleurs ne change rien au constat : partout dans la société, l’accès au pouvoir est bloqué par des hiérarchies qui entravent son partage et engendrent des frustrations à toutes les échelles de la société. Les ouvriers, les jeunes, les chômeurs, les femmes isolées, les personnes très âgées, les artisans, etc. tous ceux dont recueillir et faire exister la parole et les préoccupations représente un véritable effort, parce qu’ils ne s’expriment pas spontanément, ceux-là disparaissent systématiquement des espaces démocratiques : des élections, des médias, des processus participatifs, des représentations artistiques… dans l’indifférence la plus totale, voire avec une forme de condescendance ou de sanction morale pour les accabler pour leur non-participation. Année après année, le rapport du CSA le répète : « une part de la société française reste encore ignorée des médias ». Et d’aligner les chiffres : en 2020, les femmes représentaient 38 % de temps d’antenne ; on comptait 16 % de personnes « non blanches », 5 % de seniors, 10 % de moins de 20 ans, 75 % de CSP+, 4 % d’habitants de banlieues… Il n’est qu’à voir les commentaires suscités par l’irruption de l’accent de Jean Castex le soir de sa nomination pour mesurer l’extrême normalisation du langage dans les médias. Elle se concrétise par une mise à l’écart de l’agenda médiatique de toute une série d’enjeux et préoccupations des citoyens. Pour faire de l’audience ou par pur effet d’auto-aveuglement, les médias se polarisent à outrance sur les sujets identifiés par quelques éditorialistes. Or, ce sont eux qui donnent le la de l’agenda politique en choisissant les invités et les terrains des interviews. C’est l’une des raisons pour lesquelles le contrôle des médias par quelques individus est problématique11. Dans les concertations non plus, il n’est pas possible de dire sa colère. Les réunions commencent souvent par une diapositive
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méthodologique rappelant aux participants qu’ils sont priés de bien se tenir, rester polis et se parler courtoisement. Les participants « tranquillement énervés » ne viennent pas mais leur non-participation non plus n’a aucune conséquence. Comme si leur parole ou leur silence ne changeaient rien aux enseignements des démarches. Cela traduit l’idée que leur participation n’est, au fond, pas importante pour la validité du processus démocratique. Certains citoyens sont ainsi dans une impasse qui les laisse en plein désarroi : voter ne sert à rien, manifester non plus, s’abstenir ne fait pas plus réagir les pouvoirs en place et se déplacer pour le dire dans les réunions organisées à cet effet ne change rien non plus à leur situation. Historiquement attachées à défendre les intérêts de la patrie, les élites de droite sont accusées d’avoir abandonné le peuple de France, la Nation, pour défendre de manière préférentielle les entreprises et intérêts économiques du pays. Elles auraient fait le pari que la libéralisation de l’économie ajouterait à l’abondance avec l’idée que, in fine, ce qui est bon pour les grands intérêts du pays le sera pour la population. Sauf que le ruissellement s’est principalement traduit par une capture des richesses au bénéfice des privilégiés, un creusement des inégalités et une divergence de plus en plus objective entre les intérêts territorialement ancrés de la population et ceux infiniment plus mobiles des détenteurs de capitaux. Historiquement attachées à défendre les droits des travailleurs, les élites de gauche sont quant à elles accusées d’avoir abandonné les masses laborieuses. Elles se seraient concentrées sur des revendications sociétales, avec à l’esprit une logique universaliste selon laquelle, in fine, ce qui est gagné pour une catégorie de citoyens rejaillira sur tous. Les droits des femmes, des jeunes, des homosexuels, des minorités ont progressé et ces améliorations ont effectivement bénéficié aux plus fragiles comme aux plus aisés. Sauf que, pendant ce temps, les conditions de vie et de revenus de la majorité de la population se sont dégradées et que cette priorité-là n’est, elle, pas portée avec la même urgence politique. Cet écart a installé une divergence dans la lecture des urgences politiques entre les couches les plus socialement intégrées de la population et tous ceux pour qui la fin du mois est un enjeu de plus en plus urgent. Les partis et syndicats ne sont pas plus capables de faire face aux défis que représentent les divers mouvements spontanés qui émergent (Gilets jaunes, anti-pass, etc.). Ils sont même souvent dans une attitude de défiance vis-à-vis de la population. Il suffit parfois simplement de vouloir donner la parole directement aux citoyens, de manière non encadrée, pour s’attirer ce reproche. Je l’ai plusieurs fois expérimenté
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à mes dépens : dire que l’on va commencer le travail de concertation par aller demander aux gens ce qu’ils pensent de la situation, sans les former ni les informer au préalable est régulièrement perçu comme une posture démagogique. Au-delà de ce que cette défiance dit de l’absence de considération de certains médias et dirigeants pour l’intelligence de leurs concitoyens, c’est une façon rapide pour tous de se dédouaner d’une analyse précise de ce que disent et pensent les habitants. Quand le citoyen montre la lune, il est moins dérangeant de regarder les défauts de son doigt… Incriminer les électeurs qui seraient devenus irresponsables et influençables au point de voter pour des comiques ou des stars de la télévision est ainsi devenu un sport dans certains milieux. Il ne faut donc pas s’y tromper : l’attachement des citoyens à la démocratie reste très puissant. Comme le souligne Pierre Rosanvallon, c’est paradoxalement au nom même des principes qui l’animent (le « pouvoir au peuple ») que les populismes attaquent le système actuel de l’intérieur. Ils diffèrent en cela des totalitarismes qui dénonçaient la démocratie de l’extérieur, au nom d’un horizon alternatif. Cela n’atténue pas la crise démocratique, au contraire. Ces critiques touchent un point suffisamment névralgique pour que, faute de leur déclarer la guerre ou de les attaquer économiquement à visage découvert, c’est par cet angle-là que les pays voisins comme la Russie cherchent à déstabiliser les démocraties occidentales. Il y a urgence et pourtant, la parole citoyenne reste muselée : les débats n’ont pas d’espace où être menés ! Ni la participation au processus électoral, ni le retrait massif de celui-ci ne changent la façon dont le pouvoir élu exerce son mandat : la défection démocratique ne semble pas avoir d’effet sur les dirigeants. Normalisés, les processus participatifs ont eux-mêmes alimenté la défiance globale des citoyens envers les espaces institutionnels autour desquels la démocratie s’organise. L’impasse et l’incapacité chroniques des pouvoirs publics à installer des espaces de communication avec les citoyens, à institutionnaliser les conflits, signent l’urgence de la situation actuelle. Si l’on considère, avec Claude Lefort, que la démocratie est le régime dans lequel les citoyens ont le pouvoir de contester la légitimité même du régime, c’est le cœur même de l’idéal démocratique qui est aujourd’hui menacé. Cela explique que le Grand Débat national ait été accueilli avec un mélange de méfiance et de soulagement par les Français. Et si le bon citoyen était plutôt celui qui critique les cadres qui ne le satisfont pas ? Et si, justement, il fallait autoriser et même inviter la dispute dans le débat ?
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L’institutionnalisation d’un décalage La fermeture des dirigeants aux remontées de terrain est mortifère car elle élague systématiquement les signaux faibles, en apparence insignifiants, mais porteurs des germes de transformation. Écouter devrait servir à cela : certains signaux résonnent les uns avec les autres et esquissent des organisations collectives alternatives ou des perspectives d’ensemble à recomposer. Ces idées sont comme les bourgeons qui naissent au milieu de branches solides, à des endroits où on avait oublié qu’un nœud existait et qu’une émergence était possible. En horticulture, cela peut offrir l’opportunité de tailles audacieuses. En politique, ils portent en eux les réformes les plus transgressives. Encore faut-il ne pas les nettoyer au racloir sous prétexte qu’ils ne sont pas cohérents avec le reste du flux remonté par les canaux d’information « officiels ». Les dirigeants sont souvent incrédules devant le récit de ce que disent les citoyens que nous rencontrons. Dans le portrait exigeant mais optimiste qu’ils brossent tous ensemble, de réunion publique en réunion publique, les décideurs ne reconnaissent pas l’image du pays qui leur est renvoyée à longueur d’année par les médias, les sondages ou les conseils de quartier. Le plus troublant est que, confrontés au détail des verbatims de ces rencontres, ils y reconnaissent aussi, intuitivement, la réalité sensible dont ils font régulièrement l’épreuve à titre personnel au fil de l’exercice de leur mandat, ponctué de moments d’intense humanité. C’est à la fois le même pays et c’est un pays différent, souvent plus beau que celui des éditoriaux et des sondages. Ces retours d’expériences font souvent écho à un doute intime : si le pays ressemblait vraiment trait pour trait à ce que renvoient les médias ou les réseaux sociaux, nous serions tous déjà en état de guerre. Or, si la France n’est pas totalement sereine, nous ne sommes pas, non plus, tous à surveiller en permanence nos voisins, nos collègues, nos clients ou amis. Il faut donc bien qu’une « autre réalité » existe, plus banale et plus paisible que celle des faits divers et des échanges haineux ultra-médiatisés. Certains dirigeants ont l’intuition de ce décalage, mais ils ne comprennent pas comment le miroir qui leur est usuellement tendu par la vie publique et médiatique peut être autant déformant : « Je lis tous les sondages sur la radicalisation de la société et je lis ce qu’écrivent les chercheurs comme Vincent Tiberj aussi, mais je ne sais quelle est la vérité entre les deux histoires ? » confiait ainsi récemment le président d’une grande métropole française.
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La vérité est sans doute qu’il n’y a pas qu’une seule vérité : la question est celle du prisme avec lequel nous abordons le monde et de la direction dans laquelle nous engageons nos efforts. Nous recevons de plus en plus d’informations sur des quantités de micro-changements qui se produisent partout. Comme nous ne pouvons pas toutes les traiter simultanément et encore moins les assimiler et les hiérarchiser, nous sommes comme en boîte de nuit sous la lumière des stroboscopes : les flashs de lumière révèlent des instantanés parfois cohérents, parfois étonnants. Il est possible de laisser les chaînes d’information en continu faire pour nous la chronique du monde. Mais cela ne fournit pas de grands repères : nous finissons comme les lapins pris dans la lumière des phares, sans recul sur ce qui nous arrive. Faute de démarche collective de mise en ordre, charge est laissée à chacun d’écrire le récit qui relie les événements depuis son propre point de vue… contribuant d’autant plus à la fragmentation du monde. C’est l’objet même de la politique qui est en jeu : créer les conditions pour s’emparer ensemble des choses de la cité. Le paradoxe est que les institutions que nous avons créées pour régler démocratiquement ces affaires-là sont celles qui ont progressivement écarté puis défait la politique. La parcellisation des regards, l’éclatement des pouvoirs, la technicisation des débats, tout participe d’une dépolitisation du monde. Une partie du décrochage des dirigeants tient ainsi aux sources qui alimentent leur représentation de la réalité. Les dires de préfets, les cercles amicaux et les sondeurs, complétés de quelques interpellations sur le terrain par des personnes filtrées ne suffisent pas à prendre le pouls et la mesure d’un pays. Or, l’ensemble des mécanismes institutionnels alimente ce décalage.
Sondages et communication publicitaire Au fil des années, la « communication politique » s’est professionnalisée. Ce faisant, son objet a changé : l’enjeu n’est plus d’améliorer la qualité des échanges entre les personnes mais de diffuser les messages des institutions ou de noyer les sujets décisifs sous une avalanche de faits plus ou moins contradictoires12. Comme le pointe Yves Citton13, on nous abreuve de chiffres et on discute de la véracité de tel ou tel propos à coups d’indicateurs, mais la vraie question n’est pas tant la véracité du chiffre communiqué. Le sujet dont il faudrait pouvoir discuter, c’est le choix du chiffre ou du fait mis en avant lui-même, le cadrage préalable à la mesure et à l’information. C’est précisément
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cette discussion sur la « ligne éditoriale » qui n’est plus possible du fait d’une communication à sens unique, ravalée au rang de publicité. Le lien entre politiques et médias et le recours permanent aux indicateurs et sondages d’opinion ont largement participé de cette évolution. Difficile de blâmer les gouvernements qui multiplient les enquêtes pour savoir comment leurs décisions sont appréciées : dans un monde en recomposition permanente, ils cherchent les balises sur lesquelles régler leur cap. Pour autant, le regard jeté sur l’opinion à travers les sondages est ambigu : ils cherchent moins à comprendre le pays qu’à mesurer la manière dont la population perçoit les questions que se posent les commanditaires. Les méthodologies auront beau être bonnes, une mauvaise question est l’assurance d’une mauvaise réponse. De plus, quand la réponse n’est pas déjà dans la question, il n’est pas rare que les sondés lisent tout de même, en filigrane, ce que l’on attend d’eux comme « bonne » réponse. Indicateurs utiles pour mesurer l’ampleur de tendances qualitatives repérées et établies dans la population, les études d’opinion sont ainsi de piètres boussoles en période de gros temps. Ces indicateurs sont en effet largement déficients si l’on s’intéresse à la réelle disponibilité des personnes à changer d’opinion. Les outils sondagiers sont passifs, ils mesurent un « état de l’opinion ». Dans le meilleur des cas, ils permettent de projeter une évolution mais ils ne permettent pas d’apprécier la probabilité qu’un citoyen change de regard sur un sujet ni surtout les conditions auxquelles ces changements de points de vue seraient possibles. Cela est tout à fait normal. Un sondage d’opinion ne peut tester que ce qui existe : une opinion constituée. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ces outils s’inscrivent si bien dans l’univers de la gestion paramétrique. On ne transforme pas le monde à partir de sondages ; au mieux on le gère, au pire on peut le déconstruire en douce. Pour engager des transformations, il ne faut pas seulement s’intéresser à ce que les gens pensent mais aussi à ce que les points de vue de chacun pourraient devenir. Beaucoup de citoyens ont ainsi un point de vue a priori mais pourraient être « rendus hésitants » ou « convaincus » par l’un ou l’autre des points de vue si toutefois ils étaient formulés. Consulter l’opinion comme une donnée ou un oracle, c’est passer sur le fait que les citoyens réfléchissent « en situation » et qu’ils ne sont pas seulement des usagers-commentateurs mais des sujets politiques. En démocratie, l’« opinion » reste un enjeu de construction plutôt qu’un cadre : par les mots que l’on dit, par notre écoute des autres, nous participons à faire l’opinion. Asséner les sondages comme autant de vérités, c’est
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ainsi volontairement nier la part de dialectique dans la démocratie et le rôle de la parole dans celle-ci. Que les élus se lancent rarement dans la recherche de données complémentaires pour comprendre le regard que les citoyens se forgent sur les politiques à engager et la façon de conduire les réformes s’explique par des raisons économiques : malgré le big data et le développement des IA, le traitement extensif des informations mis au service des outils de pilotage et des technologies de communication reste coûteux. Cela s’explique aussi de manière pratique par le fait qu’ils ont sincèrement l’impression d’avoir toutes les informations nécessaires : les chercheurs en psychologie ont établi depuis de nombreuses années que les décideurs avaient systématiquement une confiance excessive dans leur choix14 comme dans la qualité de leur niveau d’information15. Ils n’ont pas les bonnes remontées du pays mais ils n’ont pas conscience de leur sous-information ni de leur mal représentation des problèmes. Il a même été établi que ce syndrome de confiance excessive était d’autant plus fort que le niveau de responsabilité des personnes augmentait. Cela s’explique enfin, de manière plus triste, par le fait que nombre d’élus ne font pas confiance à l’intelligence des citoyens et ne les pensent pas capables de se forger une opinion par eux-mêmes ou d’en changer.
Les citoyens, dernière priorité d’agendas (délibérément) surchargés La coupure entre les dirigeants et la population est entretenue par le fonctionnement des institutions qui organisent voire théorisent la mise à distance des citoyens. Les entourages y contribuent grandement. Conseillers et membres des cabinets imaginent que leur rôle est de protéger les responsables politiques contre tout contact non maîtrisé, quitte à les enfermer dans une bulle. Les élus ont des personnalités qui les poussent à aller au-devant des gens et des situations. Craignant tout ce qui peut amener de l’imprévu, les entourages préservent à outrance les dirigeants de tout contact non maîtrisé. Les visites sur le terrain sont ainsi scénarisées à l’extrême et les élus rencontrent des personnes triées sur le volet, pour un temps restreint et sur un objet précis, pensant avoir rencontré le pays. Pour un élu, « aller sur le terrain » devrait aussi être un moment où il peut entendre et comprendre la population, sans annonces ni demandes immédiates, juste pour écouter. Or, ils n’ont jamais de temps. Directeurs généraux ou ministres participent par exemple à une quantité de colloques ou séminaires où
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ils pourraient entendre des projets portés par certains acteurs locaux voire des débats entre les participants au lieu de simplement sauter d’allocution en visite officielle. Mais ils courent d’un événement à l’autre, faisant ici l’introduction, là la conclusion et n’ayant jamais un moment pour s’asseoir et écouter les personnes témoigner ou s’interroger. Les propos rédigés par les entourages sont ainsi souvent en décalage avec les avancées des discussions qui ont eu lieu pendant la journée. Il arrive parfois à un élu de résister à la pression de son cabinet et de passer du temps dans un débat. C’est souvent très utile car la seule présence d’un responsable politique aide à faire mûrir les controverses de manière accélérée : d’une part les ministres entendent des choses qu’ils n’entendent pas habituellement et cela fait avancer la façon même de parler des sujets, d’autre part les participants disent des choses qu’ils ne disent pas habituellement et cela fait avancer la façon de réfléchir aux sujets. C’est de cette manière que les débats progressent, mais c’est malheureusement l’exception. Assaillis de demandes de leurs administrés, les élus n’ont jamais d’occasion de rencontrer tous ceux qui n’ont rien à leur demander mais qui, pourtant, vivent aussi dans leur ville. Dans tous les territoires, la phrase qui revient le plus quand on interviewe les administrés sur leurs représentants est ainsi : « On ne les voit qu’au moment des élections. » C’est en partie injuste car les élus sont régulièrement dans leurs permanences ou en visite dans les quartiers de leur ville, mais ce sont à chaque fois des contextes et des publics particuliers. Ne viennent dans les permanences que ceux qui ont des problèmes à régler ou des revendications à faire valoir : c’est un espace de recours et de plainte individuelle. Quant aux déambulations des élus dans leur ville, la façon même dont se déroulent ces rencontres fait que les habitants ne peuvent pas leur parler librement : « Ils viennent à 10, restent en groupe, on ne peut pas leur parler. » Ce n’est donc pas seulement une question de temps disponible, c’est aussi une question de priorités et d’état d’esprit. Pour un élu, « aller sur le terrain » ne peut se résumer au fait de permettre aux habitants de rencontrer leurs représentants. Cela doit aussi être entendu, dans l’autre sens, comme un moment où les élus eux-mêmes peuvent se taire et écouter la population dans toute sa diversité. Or ces temps-là n’existent pas. La priorité donnée au « faire voir et faire savoir » plutôt qu’à la réflexion et à l’échange patient est directement en cause dans cet état de fait. Les élections elles-mêmes sont devenues des campagnes de communication dans lesquelles il faut venir armé de
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réponses et sûr de son fait. Ni pendant les élections, ni pendant le mandat il n’y a donc d’occasion pour les élus d’écouter librement la parole des habitants. Certains s’essaient au changement. En France, les dernières élections municipales ont connu de nombreuses expériences de co-construction des programmes avec les citoyens engagés autour des listes. C’est une avancée indéniable. Pour autant, même co-construit par plus de dix personnes, le travail d’élaboration d’un programme électoral dépasse rarement le cadre militant proche de l’élu. Pour être juste, que ce soit à l’Assemblée nationale ou dans les collectivités locales, des élus tentent d’associer plus étroitement les habitants à leur réflexion. Mais, même quand ils font sincèrement cet effort, les enseignements qu’ils tirent de cette écoute sont rarement visibles et revendiqués. C’est comme si les dirigeants avaient des scrupules à dire qu’ils avaient appris des choses au contact des habitants et que certaines de leurs priorités avaient évolué du fait d’avoir écouté leurs concitoyens… Le meilleur exemple de cet écart entre la démarche entreprise et sa valorisation politique a été donné par Emmanuel Macron : la grande marche organisée à l’été 2016 avait largement contribué à installer son image moderne dans le paysage médiatique. Pour autant, il n’a jamais dit clairement ce qu’il avait appris et retenu de cette vaste campagne d’écoute, ni en quoi elle avait formé et enrichi sa vision de la France, son programme ou sa compréhension des problèmes et des priorités des Français. Le processus de fermeture sur soi du parti présidentiel est en lui-même intéressant. Pendant cette grande marche, LREM avait su rencontrer les Français. L’appareil s’est ensuite refermé sur ses propres logiques internes : il aurait fallu continuer de marcher après les victoires électorales pour entretenir l’élan16. Le principal frein à la remontée de paroles citoyennes n’est donc pas la Constitution de la Ve République. Le blocage vient de la capacité et l’envie des élites d’écouter les habitants. C’est là que le bât blesse. Le principe d’un contrôle maximal des échanges doublé d’une communication ciblée pour en accompagner les productions se retrouve d’ailleurs partout : dans les entreprises, les villes comme au gouvernement. Même quand la communication met les citoyens à l’honneur, la logique d’ensemble des dispositifs reste la même : on retient quelques bonnes idées cosmétiques tandis que le cadre général, lui, n’est pas soumis au questionnement.
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La technostructure et la tentation de domestiquer les citoyens Les citoyens ont repéré que les logiques bureaucratiques avaient pris les commandes des États et des entreprises. Au travers de la haute fonction publique ou des grandes firmes de conseil, les spécialistes de l’administration ont pris le pas sur les militants et les industriels. Ce sont leurs agendas et leur vision du monde qui prévalent. Un conducteur de travaux d’Ivry-sur-Seine invité à réfléchir à ce que les élus pourraient faire pour que la situation s’améliore dans sa région répond ainsi, après un silence : « [Les fonctionnaires] ils sont dans leur monde, c’est à eux d’organiser l’administration. Donc, des fois, même le politique est coincé par les hauts fonctionnaires. On est un pays où c’est dur de bouger les choses, c’est très conservateur » (Imaginons notre Île-de-France, 2013, Enquête).
Le xxe siècle tout entier est marqué par cette industrialisation de la décision publique. L’appareil d’État, ses grandes administrations et ses réseaux d’influence (en France, l’ENA et les grands corps), s’est étendu au fur et à mesure de l’importance prise par l’expertise dans la décision publique et a fini par contrôler en profondeur des lieux de pouvoir. La puissance de l’État n’est pas nouvelle, particulièrement en France. Mais elle agit désormais au grand jour. Même l’ouverture des gouvernements à la « société civile » renforce le plus souvent l’emprise de l’appareil administratif en amenant massivement des personnes issues de la haute fonction publique au rang de ministre, que ce soit directement depuis la tête d’une agence d’État ou après un passage dans le privé. Partout les administrations prospèrent sur les difficultés des régimes démocratiques. Ces dernières années, l’impossibilité de composer des coalitions parlementaires stables a régulièrement conduit les hauts fonctionnaires à temporairement administrer des pays sans gouvernement élu : Belgique, Espagne, Allemagne… Récemment, plusieurs pays européens ont même été directement dirigés par des hauts fonctionnaires que ce soit comme recours (Italie) ou pour court-circuiter les élus et les partis politiques comme en France avec Emmanuel Macron. Une raison supérieure omniprésente. Pendant toutes ces périodes de démocratie « administrée », les pays ont fonctionné comme si de rien n’était. D’une certaine manière, la
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chose est rassurante : heureusement que l’administration est là pour garantir une certaine continuité de l’État. Sauf qu’à force de vouloir rassurer tout le monde en permanence, notamment les marchés, en répétant que l’absence de gouvernement n’est pas préjudiciable à la stabilité du pays, la question pointe de savoir quelle est l’utilité de la politique si l’absence d’élections démocratiques ne change rien. Le sentiment qui prévaut est que, au cœur des institutions démocratiques, le pouvoir est capté, que changer les élus ne change rien, vu que ce ne sont pas eux qui détiennent vraiment le pouvoir. Un agriculteur interviewé dans le cadre du Grand Débat national note ainsi que « Le ministre il ne peut rien, c’est Bercy qui a le pouvoir et ça commence à devenir pénible » (Grand Débat national, 2019, Enquête).
Ces constats sont l’écho d’un vaste corpus théorique plaidant pour une prise en main délibérée des rênes de nos sociétés par une techno structure formée et compétente. À l’appui de ces raisonnements, on trouve paradoxalement un penseur clef de l’économie libérale, Kenneth Arrow, père de la théorie de l’équilibre général. Après avoir mathématiquement prouvé que, sous certaines conditions, le libre jeu des libertés individuelles pouvait garantir un équilibre général décentralisé et l’ordre social qui va avec, il conclut à l’impossibilité pratique de parvenir à une organisation permettant l’accomplissement du programme politique libéral dans sa pureté originelle : imaginer une société humaine reposant sur le seul exercice des libertés individuelles. Arrow pose ensuite que, compte tenu de cette impossibilité majeure, la solution optimale de secours est de se reposer sur un « dictateur bienveillant », centralisant les préférences de chacun et procédant directement aux allocations de biens et de ressources. Dans nos sociétés développées, ce dictateur très bien informé, centralisant les informations, s’appelle l’État : garants de l’intérêt général, prenant les décisions au sein de l’État, les hauts fonctionnaires peuvent légitimement se penser comme les dépositaires de ce lourd fardeau que représente la prise de décisions dans l’intérêt de tous… à la place de chacun. L’idée s’est ainsi diffusée que, une fois intégrés les données et paramètres d’une économie et d’une société, il n’y avait qu’une seule solution optimale rationnelle : pour bien administrer le pays, il suffirait donc de la trouver puis de la déployer. Qu’il s’agisse de règles (les fameux « 3 % » du traité de Maastricht), de pratiques d’encadrement budgétaires (comme l’« Objectif national de dépenses de l’assurance maladie »), ou de l’assignation de missions (comme la LOLF), les administrations se sont dotées de toute une gamme d’instruments pour piloter à distance la mise en œuvre de leurs décisions dans les moindres
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détails17. La raison experte se voit confier la définition des grandes orientations des politiques publiques et le calibrage des modèles opérationnels pour les décliner… Aux élus, ensuite, d’expliquer la logique de ces choix aux habitants puisqu’ils en sont les représentants. Jouant d’être à la fois une science morale et politique et une ingénierie d’aide à la décision, l’économie politique est devenue particulièrement utile pour justifier les choix politiques. Comme l’analyse très précisément Pierre Bourdieu dans La noblesse d’État, la science économique a fourni aux politiques une légitimité alternative à celle du suffrage universel, celle de la raison universelle déclinée en chiffres. Via la mise en équation de la société des hommes, elle apporte à la fois la justification des décisions et le socle théorique de l’intérêt à agir de l’État en lieu et place des élus. Elle évacue par la même occasion la question des conflits : il n’y a pas de place pour les alternatives dans un monde gouverné par les paramètres. Toute contestation du résultat des calculs est simplement insensée. Le slogan ayant accompagné la campagne gouvernementale sur la vaccination anti-Covid illustre parfaitement cet état d’esprit : « on peut discuter de tout sauf des chiffres ». Les citoyens ont très bien repéré ces évolutions. Ils pointent le fait qu’elles contribuent à une perte de sens : « on ne sait plus pour quoi tout cela est fait mais en tout cas pas pour nous » est ainsi une des phrases qui revient le plus dans les entretiens, qu’il s’agisse de projets d’aménagements, de projets d’entreprises ou de politiques publiques. Comme le remarque un agent de gestion de Seine-Saint-Denis, interviewé pendant l’été 2019 : « Faire des réformes, oui, on en a besoin, mais tout ça c’est uniquement pour gagner de l’argent. Je ne dis pas que l’argent n’est pas important, mais je ne pense pas que ce soit le premier critère à avoir. Il ne faut pas penser qu’à faire un tableur Excel, et puis voir combien d’euros on a gagné à la fin de l’année… » (ADCF, 2019, Enquête).
Le problème, c’est que ces administrations qui gouvernent « au nom » du peuple et de l’intérêt général peinent à donner des gages de leur capacité d’écoute. Elles sont même naturellement organisées contre l’idée d’écouter les citoyens puisqu’elles doivent leur pouvoir à leur légitimité technique. Le cas échéant, la parole des « usagers » peut être sollicitée, à la manière de ce que font les entreprises privées qui écoutent les consommateurs, afin d’améliorer « l’expérience-utilisateur » des bénéficiaires des services publics. Aller au-delà en mettant par exemple l’agenda des problèmes à résoudre au menu des discussions ne fait pas partie de l’horizon administratif : les hauts fonctionnaires ne sont
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d’ailleurs pas recrutés pour clarifier les questions à résoudre mais plutôt pour trouver des solutions. Ce sont des administrateurs, voire des ingénieurs, pas des chercheurs.
Un système qui cultive sa fermeture Le caractère intangible des politiques menées dans les entreprises et les ministères n’est pas dû au hasard : par un effet de système, les mêmes personnes, les mêmes réseaux se reproduisent à la tête de toutes les institutions. Cet attelage des technocrates et de la communication a fait système au Royaume-Uni avec Tony Blair. Il a existé à sa manière en France autour de Dominique Strauss-Kahn et, d’une certaine manière, de Nicolas Sarkozy. Avec Emmanuel Macron, ce paradigme se déploie pleinement à la tête du pays18. Toute une génération de dirigeants arrivés au pouvoir dans les années 2000 a choisi, nommé, promu et donc sélectionné ceux qui partageaient ses vues pour les installer et leur confier les manettes : repérés à l’époque, ces ambassadeurs de la nouvelle culture managériale19 ont trusté les postes des cabinets ministériels avant de retourner dans leurs administrations ou d’aller dans les directions opérationnelles des grandes entreprises publiques ou privées. Alors même que le système est en crise, le simple avancement de leur carrière porte aujourd’hui au pouvoir les personnes mises en piste par ceux qui incarnaient les grands principes de l’ordre technicofinancier des années 2000. Le pantouflage n’est pas nouveau20, il a même représenté une façon pour le public de s’immiscer dans le pilotage des entreprises privées. Ce qui se produit de singulier à partir des années 1990 et dont Jean-Marie Messier sera l’un des tout premiers symboles, c’est l’inversion des facteurs : c’est désormais le public qui est géré selon les préceptes du privé et c’est dans ce sens que les transfuges valorisent leurs parcours21. Au-delà de nuances cosmétiques, la même philosophie et les mêmes cabinets ont ainsi accompagné les grands processus de fusionacquisition caractéristiques de la globalisation contemporaine et inspiré les réformes de la fonction publique dans une grande partie des pays occidentaux. En France, ce sont ces cabinets qui ont conçu et formalisé, avec les cabinets des ministres successifs, la « MAP » (pour Modernisation de l’Action publique) qui a succédé à la « RGPP » (Révision générale des Politiques publiques) pour décliner de manière opérationnelle l’esprit de la LOLF (Loi organique relative aux Lois de Finances) et entériner le tournant néo-managérial de l’administration
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française22. Cette activité se retrouve d’ailleurs directement dans le chiffre d’affaires global réalisé par les cabinets de conseil : les administrations sont passées de 8 % de leur clientèle avant 2007 à 17 % en 2009, pour se stabiliser ensuite autour de 13 % depuis 201123. Ce couple infernal liant technostructure et communication s’est constitué dans le monde de l’entreprise, sous le double diktat des grands groupes de conseil en stratégie24 et des agences de publicité. Via les DRH et les directions marketing, il s’est traduit dans toutes les organisations par le déploiement simultané de solutions techniques intégrées et modélisées, accompagnées d’outils de communication pédagogique « descendante ». Ce sont ces règles qui se sont progressivement diffusées dans l’État puis la politique et ont atteint le fonctionnement même de nos démocraties. Par construction, ces stratégies sont hostiles aux démarches d’écoute prônant des approches ouvertes et l’égalité des paroles comme des participants. Qu’ils soient à la direction des entreprises, des ministères ou des villes, les promoteurs de ces approches ont besoin que les démarches valident les orientations préparées par avance : il en va, ensuite, de la capacité de déploiement des solutions intégrées vendues par les groupements de prestataires. Comme ils ne sont pas prêts à faire le pari que les citoyens ou les salariés porteront le même diagnostic qu’eux, ils choisissent les dispositifs les plus maîtrisés possible. Puisque la mode est au « participatif », ils habillent donc le travail classique de temps « contributifs » mais, dans les faits, un projet dit « partagé » est un projet conçu par quelques-uns dont on a partagé les conclusions avec tout le monde et non un projet à la construction duquel tout le monde a participé. Sous la même appellation de « projet d’entreprise » ou de « projet de service », les opérations de « rationalisation des moyens de production » pensées par ces grands cabinets de conseil en stratégie associent ensuite des cabinets d’audit et de restructuration pour la mise en œuvre des recommandations. Des stratégies de communication sont quant à elles conçues en parallèle pour faciliter « l’appropriation » du projet d’abord par la direction générale puis par le « Top 100 » des cadres, puis le « Top 500 » des managers. Un mot franglais a fait son apparition, qui résume le caractère descendant de cette méthode dite participative : le « cascading ». Sans se soucier de la contradiction, on « partage » les projets « en cascade ». Les dirigeants et managers assistent à des réunions pour apprendre les discours justifiant les nouvelles orientations, avec pour mission de les répéter ensuite à leurs équipes. Ces messages sont construits à grand renfort de chiffres
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et d’objectifs, tandis que la direction RH déploie en même temps les instruments de contrôle et d’évaluation de la performance. Ce n’est donc pas l’argent qui manque pour revigorer la démo cratie : des millions sont dépensés tous les ans en conseil stratégique et en séances de « brainstorming collaboratif » fermées. Cet argent ne va simplement pas où il faudrait pour contribuer à faire vivre l’intelligence collective. De séances « post-it » en « ateliers thématiques », les systèmes retenus sont toujours ceux qui laissent le moins d’espaces de liberté. À tous les niveaux, la gestion managériale prend le pas sur la démocratie. Sur le terrain, dans les villes, nombre de managers ou responsables de services administratifs voient très nettement le besoin de parole poindre tous azimuts, mais eux-mêmes sont bloqués dans leurs initiatives par leur chaîne hiérarchique. Ceux qui tiennent aujourd’hui les rênes sont organisés pour ne pas écouter les visions alternatives, jugées a priori moins rationnelles et ceux qui pensent autrement ne doivent pas être « écoutés », ils doivent être « convaincus ».
Des concertations instrumentalisées La crise de confiance qui en découle n’est pas niée. Mais au lieu de changer en profondeur les méthodes de construction des politiques publiques, le réflexe est plutôt d’adapter les techniques de communication en y insérant des mots et codes renvoyant au registre de la concertation. Depuis le début du quinquennat d’Emmanuel Macron, « concertation » est ainsi l’un des mots les plus utilisés par les ministres. La réalité que recouvre cette appellation a pourtant évolué. Dans les premiers mois du mandat présidentiel, « concertation » a désigné le fait, pour le gouvernement, de recueillir les points de vue des parties prenantes, les unes après les autres, pour les écouter toutes avant de faire ses propres choix. L’Élysée s’installait en instance de décision suprême. Véritable incarnation du modèle de dictateur bienveillant pensé par Kenneth Arrow, l’État enregistrait toutes les préférences remontant de la société avant de formuler une solution optimale. C’est indirectement une façon de revendiquer le monopole de l’intelligence légitime, puisque seuls les experts des ministères et des cabinets se trouvent en position de construire le choix portant l’intérêt général. Les partenaires rencontrés dans cette période se disaient d’ailleurs éberlués de ne jamais avoir de moment de discussion collective, de ne recevoir les dossiers que la veille de leur audition par les ministres, de ne jamais savoir ce que les conseillers avaient
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retenu de leurs échanges, découvrant en parlant avec d’autres partenaires qu’ils n’avaient pas tous le même niveau de connaissance ni les mêmes informations. Il n’y a, dans cette approche de la concertation, aucune place pour l’intelligence collective et chacun est organiquement renvoyé à la position d’un porteur d’intérêts particuliers. Les conséquences politiques de cette approche sont immédiates : on dévitalise les corps intermédiaires en ruinant l’idée même qu’ils auraient un possible impact sur la décision. L’efficacité des réformes s’en trouve toutefois immédiatement affaiblie car, ensuite, l’État doit convaincre tout le monde de déployer collectivement des mesures qu’il a conçues tout seul, sans la société et ses divers représentants, voire contre eux. Dans une deuxième partie du quinquennat le mot « concertation » a pris un nouveau sens : aller voir les habitants. Mais, le Grand Débat national étant emblématique de ce tropisme, ce n’était pas aller voir les gens pour les écouter mais plutôt pour « leur parler au plus près ». Les concertations de façade se sont depuis multipliées sur des sujets pourtant particulièrement sujets à controverses animées. Le gouvernement a ainsi lancé un « Grenelle contre les violences faites aux femmes ». Cette grande concertation a été inaugurée le 3 septembre et clôturée le 25 novembre 2019, période incluant le recueil, l’analyse et la synthèse de toutes les propositions. Il n’y a nulle part la trace de ce que les participants de chaque rencontre ont apporté au rapport final. Les rencontres de ce Grenelle laissaient peu de place à la discussion. En exemple, la réunion organisée le 21 octobre à la préfecture de Colmar25 : ouverture à 14 h 30 par Mesdames les procureures de Colmar et de Mulhouse, puis par le directeur du cabinet du préfet, puis « présentation du comité local par la déléguée départementale aux droits des femmes et à l’égalité », puis « présentation par thématique des solutions innovantes et des bonnes pratiques » et enfin seulement « réflexion sur des pistes d’amélioration ». La réunion est programmée pour durer une heure trente tout compris puisque, dès 16 h, sont prévues la « conclusion et la distribution de la nouvelle plaquette départementale de lutte contre les violences faites aux femmes ». Même lorsque l’ambition est aussi vaste que celle annoncée pour la Convention citoyenne pour le climat, les dispositifs participatifs butent immanquablement sur l’appareil technico-politique26. Le principe même des « conférences de consensus » est en lui-même problématique. L’idée, qui a inspiré les organisateurs de la Convention citoyenne pour le climat, est de mettre un panel représentatif de
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citoyens « à la place » des décideurs le temps de quelques soirées ou quelques week-ends, en leur donnant le maximum d’informations pour aboutir à une série de propositions faisant consensus. Ce n’est pas inutile en soi sur des sujets circonscrits et politiquement constitués. Pour les dirigeants, une meilleure écoute des citoyens permet alors d’avoir un avis mieux informé. Observer la façon dont l’avis des citoyens évolue au fil des discussions peut les amener à relativiser les sondages et même infléchir des décisions en dégageant des marges de manœuvre. Le cas largement documenté des assemblées citoyennes réunies en Irlande sur des questions majeures comme la légalisation du mariage homosexuel ou l’avortement le prouve assez efficacement puisque leurs travaux ont permis de faire évoluer la Constitution. Le problème survient quand ce genre de conventions porte sur des sujets à la fois plus ouverts, pour lesquels il n’y a pas, a priori, de réponse binaire à attendre comme la crise écologique, le travail ou les services publics. Pour ce genre de questions, avant même de sérier les différentes solutions techniques, l’enjeu est souvent politique : il concerne la façon même de comprendre le sujet et les périmètres à lui donner. Or les conférences citoyennes sont le plus souvent adossées à un mandat très précis et circonstancié défini et encadré par les experts et les commanditaires. Installer des citoyens avec un mandat prédéfini sans leur donner la possibilité d’en discuter les prémices ou les attendus condamne par avance l’expérience car cela contingente le temps dédié à discuter collectivement du sujet en tant que tel, des valeurs qu’il engage et des principes à l’aune desquels il s’agira d’arbitrer entre les différentes recommandations et les intérêts particuliers qu’elles engageront forcément. Lorsque l’on regarde le détail même des programmes, le biais est limpide : ainsi, à l’image de la convention citoyenne organisée en Occitanie en 2020, les débats commencent souvent par une longue information liminaire (une journée dans le cas occitan) dont l’objectif est de s’assurer que les participants ont « bien compris le mandat qui leur a été assigné ». Loin de l’idée que la démocratie est le régime dans lequel il est légitime de débattre des objets du débat lui-même, le cadre de départ est explicitement « pédagogique ». Voire, le biais technique qui inspire le dispositif peut amener les participants eux-mêmes à devenir plus experts que citoyens. De ce point de vue, les débats ayant émaillé la dernière session de travail de la Convention citoyenne pour le climat sont emblématiques. Alors que les 150 citoyens devaient choisir les modalités de validation de leurs recommandations, un nombre significatif de participants
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se sont exprimés contre le choix d’un référendum au motif qu’il leur avait fallu du temps pour se former et ils craignaient que leurs concitoyens ne soient pas assez « compétents » pour comprendre la logique justifiant la proposition. Ces conventions se heurtent d’ailleurs rapidement à un autre problème, dès lors que leurs recommandations vont contre des intérêts installés : elles ont le même problème que les décisions forgées par les autres instances « officielles » à savoir que la légitimité politique ne se décrète pas. Comme le note Bruno Latour à propos de la Convention citoyenne pour le climat27 : « Les 150 personnes de la Convention citoyenne pour le climat ont fait un travail admirable et sont toutes devenues des écologistes patentés, mais l’idée que leurs solutions seront suivies par 66 millions de Français parce qu’ils sont représentatifs de la population est naïve. Il faut avoir abandonné toute idée de ce que c’est que la vie politique pour croire que ça va marcher. C’est simplement l’opinion de 150 personnes soumises à un traitement admirable et fort coûteux, à qui on a fait prendre conscience des choses. Mais c’est 150 sur 66 millions ! Que fait-on pour les autres ? »
Il est d’ailleurs significatif que les 150 citoyens en question se soient constitués en collectif dès la fin de la convention « officielle » : dépassant le cadre technique de leur mandat initial, ils ont engagé, par eux-mêmes, un rapport de force avec le pouvoir. Ce geste politique est l’un des plus prometteurs pour la suite de cette aventure. Il a immédiatement été suivi d’un second geste politique important : l’opposition parlementaire s’est saisie des recommandations pour les ériger en objectifs politiques. Paradoxalement, ce n’est qu’une fois que la convention a été finie qu’elle a réellement pris sa dimension politique. On peut s’en réjouir à bon droit. Mais il est difficile de s’en satisfaire. Tous ces dispositifs sont guidés par la culture du contrôle et de la prise de risque minimale. C’est précisément la situation de confort cherchée par les bureaucraties. Le drame est qu’ils augmentent d’autant le risque de faillite du système dans son ensemble car ils l’empêchent de se renouveler et aggravent la fracture démocratique à mesure que les occasions manquées se multiplient.
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Débats publics : une technocratie participative sans habitants En 2016, selon le Baromètre de l’opinion des Français sur la concertation locale et la prise de décision publique, 54 % des Français considéraient qu’il n’y a pas assez de participation en France et ce chiffre est en forte hausse année après année. En revanche, les citoyens ont repéré l’inutilité générale (mais largement taboue) des processus participatifs tels qu’ils fonctionnent aujourd’hui. Le sentiment qu’ils disent retirer des dispositifs existants est de participer à une pièce de théâtre. 75 % des personnes interrogées relèvent que, lors de ces réunions, seules quelques personnes s’expriment, que ce sont toujours les mêmes et 64 % de ceux qui déclarent avoir participé à une telle démarche disent avoir eu l’impression que la décision était déjà prise avant la réunion28. Théoriquement conçue pour permettre aux citoyens de se réinviter dans un jeu démocratique monopolisé par les décideurs et les experts, la démocratie participative a elle-même été captée par les experts, qu’ils soient directement issus des services administratifs ou qu’ils viennent du monde professionnel ou du milieu associatif. Ils ont progressivement mis les autres citoyens à l’écart de ces espaces. Un monde à part s’est organisé autour des techniques de participation, qui évacue lui aussi très largement la parole des citoyens de ses préoccupations, voire qui s’en préserve. Depuis les enquêtes publiques jusqu’à la Commission nationale du Débat public, l’ensemble des lois et dispositifs réglementaires créés dans les dernières décennies apporte pourtant indéniablement plus de transparence dans les politiques d’aménagement : il n’est plus possible, aujourd’hui, de construire de grands équipements sans avertir la population. Pour les projets les plus contestés, comme le barrage de Sivens ou le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, l’existence de débats publics a d’ailleurs permis d’ancrer des dynamiques contestataires même si ce n’était pas leur but initial. Pour autant, loin de favoriser une implication plus forte des citoyens et une intensification de la vie démocratique, ces dispositifs ont accentué la polarisation de la vie publique et cautionné la mise à l’écart des publics les plus fragiles. Signe de l’échec de ces dispositifs à faire vivre une parole libre et « sauvage » dans le cadre démocratique29, les luttes et irruptions désorganisées se multiplient dans l’espace public. Nuit Debout,
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Mouvement des Places, Occupy Wall Street, Bonnets rouges, Gilets jaunes, ZAD… Ce n’est pourtant pas faute d’y consacrer beaucoup d’argent30. Seulement, la façon dont cet argent est utilisé est symbolique du hiatus qui s’est installé : la majorité des fonds sont alloués aux documents et outils d’information des publics. Pour beaucoup de décideurs (élus ou chefs d’entreprise), les espaces de « démocratie participative » ne visent pas à changer les idées que les experts et les dirigeants se font des questions proposées à la discussion mais à compartimenter la discussion en la mettant sur le seul terrain des experts. Ce sont des dispositifs de domestication de la parole qui ne disent pas leur nom. Quantité d’obstacles juridiques, administratifs et économiques se dressent d’ailleurs dès que l’on cherche à faire évoluer les pratiques. Les appels d’offres, les référentiels admis dans la profession, la formation même des jeunes voulant travailler dans le secteur : tout concourt à aggraver les problèmes soulignés par les spécialistes du domaine. Les chercheurs travaillant sur ces sujets ont repéré depuis longtemps que la quasi-totalité des dispositifs institutionnels d’écoute citoyenne répondaient à une forme de « démocratie d’élevage31 » : le regard politique des citoyens y est tamisé par de nombreuses heures de formation reçues par les participants ou par des dispositifs d’encadrement de la prise de parole. Certains professionnels parlent à ce sujet de « sas de décompression » pour mettre les citoyens « à niveau ». Le problème est clairement identifié : depuis plusieurs années maintenant, le Groupement d’intérêt scientifique travaillant sur les questions de participation citoyenne se concentre sur l’analyse des dynamiques démocratiques non institutionnelles : créations d’associations, mouvements de résistance ou d’initiatives locales, mobilisations militantes, etc. Celles-ci resteraient le seul refuge des espoirs démocratiques. Le problème que soulignent l’ensemble de ces travaux est que ces démarches citoyennes peinent à déboucher sur des transformations de grande ampleur. Il manque un espace institutionnel servant de pont entre la « démocratie sauvage » débridée et la « démocratie d’élevage ». En l’absence de cet entre-deux, le sentiment global prévaut que le citoyen « lambda » ne peut rien. Même quand la mobilisation citoyenne bloque des projets, comme ce fut par exemple le cas de Notre-Dame-des-Landes, cela se fait en laissant le sentiment que la démocratie ne sort pas grandie, tant les institutions, les débats publics et les référendums ont fait, l’un après l’autre, la preuve de leur incapacité à traiter le sujet correctement pour sortir de l’impasse par le haut.
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Dans le détail, les reproches adressés aux dispositifs de concertation institutionnels sont au nombre de trois : ils ne permettent pas d’élargir le socle démocratique, ils sont essentiellement des outils de communication et ils font la part belle aux approches expertes. Dans les trois cas, ils contribuent activement à la confiscation de la parole des habitants.
Le public : place aux spécialistes Le premier reproche adressé aux dispositifs participatifs concerne la nature des publics auxquels ils s’adressent : les citoyens et les chercheurs observent avec fatalisme que ce sont tout le temps les mêmes qui prennent la parole. À propos des débats publics qu’eux-mêmes organisent, les commissaires enquêteurs de la CNDP observent ainsi régulièrement dans leurs rapports32 « l’absence de publics profanes ». L’expression est en elle-même succulente : elle souligne que les problèmes de la ritualisation excessive et de la codification à l’extrême de ces démarches participatives sont tellement identifiés qu’ils ont été formalisés dans le langage administratif. Il y a ainsi les « habitués » du rituel participatif et les « profanes », citoyens normaux qui n’ont pas encore été touchés par la grâce. Ce problème du « public » s’est à nouveau vérifié dans les réunions d’initiatives locales organisées au moment du Grand Débat national : plus de « profanes » sont venus, mais qui présentaient à peu de chose près le même profil que les participants habituels. Selon les observations du Cevipof menées pendant les réunions, les participants étaient majoritairement des hommes (55 %), âgés (60 ans en moyenne et 84 % de plus de 50 ans), dotés d’un fort capital humain (64 % de diplômés de l’enseignement supérieur) et propriétaires de leur logement (75 %). Nous n’avons donc pas là un miroir fidèle de la société française… Comme toujours dans ces rencontres, dès lors qu’aucun travail spécifique n’est mené pour inviter des publics différents à s’impliquer, il n’y avait quasiment aucun jeune, très peu de chômeurs ou d’ouvriers, peu de chefs d’entreprise, pas de mères célibataires, etc. Pour le dire vite, les grands-parents de la classe moyenne supérieure ont parlé entre eux des priorités qu’ils imaginaient pour l’avenir de leurs petits-enfants et de jeunes qu’ils ne connaissaient pas. À cela s’ajoute que, quand des espaces plus ouverts sont proposés, les plus habitués s’imposent aux micros. Cela part d’une volonté de neutralité des organisateurs, qui assument ne pas avoir à s’immiscer dans la distribution des micros en faisant une quelconque différence
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entre les participants. Mais cette pseudo-neutralité reproduit, à l’intérieur même de la rencontre, des hiérarchies sociales et politiques. Involontairement ou non, la mise en concurrence des paroles est ainsi scénarisée. Ainsi, non seulement les publics populaires ou socialement fragilisés ne viennent pas, mais quand ils viennent ils ne parlent généralement pas33. L’absence d’expression de ces personnes serait moins problématique s’il en était tenu compte dans les conclusions mais ce n’est pas le cas : une fois la remarque de la très faible participation et de l’absence totale de certaines parties de la population faite en introduction, les commissaires et experts déroulent leurs analyses des débats comme si de rien n’était et comme si les propos recueillis auprès des seuls participants valaient pour toute la population. C’est une faute démocratique et une erreur d’analyse. Ce biais de participation a beau être identifié de longue date par les chercheurs34, il n’est toujours pas pointé comme l’un des objectifs prioritaires assignés aux organisateurs de ces débats. Voire, quand l’enjeu de représentativité s’invite explicitement dans les concertations, c’est rarement sous la forme d’une injonction, pour les prestataires de « démocratie participative », à faire vraiment venir ces publics que l’on n’entend jamais ou à créer les conditions de leur expression. Au contraire, c’est le plus souvent sous la forme d’exercices formels très encadrés. On forme les participants puis on les fait réagir sur des sujets prédéfinis. Des socio-experts ayant pré-construit des « profils types d’usagers » interviennent en amont et des spécialistes sont missionnés pour informer ou répondre aux questions des participants. Ces séances ne sont pas forcément inutiles pour améliorer le fonctionnement de tel ou tel service public, mais ce n’est pas à la hauteur des enjeux actuels. Aborder les publics sous l’angle des « usagers » plutôt que des « citoyens » reste une façon d’assigner les participants à des catégories prédéfinies quand, précisément, un des enjeux de leur participation serait d’apprécier les conditions de dépassement de ces jugements a priori pour dégager des espaces de transformation. Il arrive même que les institutions, renonçant par avance à la présence réelle des personnes, déploient des artefacts pour pallier l’absence de certains publics au lieu de lutter pour convaincre les gens de venir « en vrai ». Venue du marketing, la technique des « persona » est ainsi de plus en plus utilisée par les agences : des socio-types fictifs sont construits pour représenter les profils d’utilisateurs (une mère de famille nombreuse, un cadre supérieur célibataire, une jeune famille d’instituteurs, un couple de retraités…) et les participants présents
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sont invités à se mettre chacun à la place des autres et, surtout, des absents pour faciliter le dialogue et inviter malgré tout la diversité des points de vue dans la discussion. C’est, au sens propre, une démocratie participative sans citoyens. Alors que la politique et la discussion sont théoriquement là pour écouter les autres et se laisser surprendre par les expressions inattendues ou les ressentis de chacun, il y a un aspect factice à transformer des citoyens en acteurs et les laisser imaginer ce que serait la vie d’une jeune femme ou d’un ouvrier du territoire dans quinze ans à l’aide de petits scénarios manufacturés. Ces jeux de rôle sont partiels, voire délétères : en l’absence réelle et physique des publics concernés, ils ne font que confirmer chacun dans les préjugés qu’il a sur les autres catégories sociales. Cette approche séduit pourtant jusque dans les partis politiques : LREM invitait ainsi ses équipes locales lancées dans les campagnes municipales de 2020 à jouer des saynètes entre militants pour imaginer les demandes que pourraient exprimer les familles monoparentales des quartiers populaires ou les classes moyennes des lotissements pavillonnaires35.
Une inutilité organisée Un deuxième reproche adressé aux dispositifs de démocratie « participative » explique la désaffection populaire pour les dispositifs participatifs : le fait que ces démarches soient avant tout perçues comme de la communication. C’est un doute que nous entendons très régulièrement sur le terrain quand nous essayons de convaincre les habitants de venir s’exprimer : « Qu’est-ce qui me garantit que ce n’est pas une opération de communication ? » Chat échaudé craint l’eau froide… Les habitants ont le sentiment que les dirigeants viennent simplement faire le geste d’écouter, sans écouter vraiment. Là encore, ce reproche est consubstantiel à la façon dont sont conçus les dispositifs « participatifs ». L’idée de base est que, pour consulter, il faut pouvoir au préalable informer les participants de manière très précise sur ce dont il va être question. Le plus souvent, les habitants ne sont donc consultés qu’une fois que le projet est bien avancé, qu’il y a assez de documentation sur chacun des points pressentis comme potentiellement clivants… c’est-à-dire quand l’essentiel des arbitrages a déjà été effectué. À ce stade du travail des équipes sur le projet, la concertation a donc surtout pour but de vérifier si – et dans quelle mesure – le projet proposé ne porte pas trop préjudice aux citoyens potentiellement concernés. Même si les organisateurs sont de
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bonne foi, l’élaboration du projet est déjà trop avancée, trop de temps s’est déjà écoulé, trop d’argent a déjà été investi dans les études pour qu’il soit aisé de revenir sur les équilibres fondamentaux du projet. Les concertations sont alors condamnées à « faire passer le projet » en mode « ça passe ou ça casse ». Parfois les habitants se mobilisent contre des solutions qu’ils auraient pu adouber si elles avaient été partagées en amont au moment où il était encore possible de les amender… Les organisateurs pourraient sans doute aller voir les habitants plus en amont dans les projets mais cela ne fait pas partie des processus de production classiques. Forts de leurs expériences difficiles, ils cherchent rationnellement à limiter le plus possible ce qui est soumis à la discussion afin d’éviter que les sujets de contestation se multiplient. Cela se traduit dans le déroulé des réunions publiques par le fait qu’elles sont conçues comme des seringues. Elles commencent par de longues présentations dans lesquelles institutions et experts expliquent, les uns après les autres, leur vision du sujet et les réponses qu’ils proposent pour ce qui concerne leur champ de compétence. Les habitants n’ont qu’une part minimale d’expression libre en mode questions-réponses avant d’être invités à travailler sur des choses « concrètes », c’est-à-dire sur les thèmes définis par les urbanistes, les directions de l’urbanisme et les élus. Cette tactique d’évitement est institutionnalisée : le détail des appels d’offres est intéressant de ce point de vue. En mai 2020, une société d’aménagement francilienne cherchait explicitement un partenaire « communication et concertation » pour accompagner un projet sur une porte de Paris. Après un très long préambule sur l’importance de la participation des citoyens dans les projets urbains et l’enjeu démocratique que cela représente aujourd’hui précisant que c’était particulièrement le cas pour le projet en question, venaient les vrais attendus du travail : huit objectifs, tenant en deux lignes chacun, quatre commençant par « informer » et trois par « accompagner », la plupart contenant les mots « communication » ou « valorisation », parfois associés.
Surtout ne pas parler de tout Le troisième reproche renvoie à ce dont il est possible de discuter pendant ces rencontres : les sujets sont partiels, précis, définis à l’avance par les organisateurs. Les participants sont noyés sous les thématiques et les approches expertes : qui, au bout d’une heure sur sa chaise à entendre des discours officiels, peut encore intervenir pour
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partager un simple moment de vie, un ressenti ou une interrogation a priori périphérique dont on pourrait réaliser, après coup, qu’elle est fondamentale ? Le réel est mis à distance des espaces de concertation, la vie y est figée, vitrifiée à l’image des furtifs imaginés par Alain Damasio quand ils sont saisis par le regard humain. Le cas des « maisons du projet » est tout à fait significatif. Accom pagnant tout projet d’aménagement urbain, leur nom seul signale leur fonction et explique leur fréquentation famélique en dehors des publics scolaires ou associatifs. Ce ne sont pas des espaces où les habitants sont au centre, invités à imaginer l’avenir de leur environnement de vie et à concevoir ensemble une perspective pour leur quartier et la place ou le rôle que le projet pourrait y jouer, quitte à être aidés pour cela par des experts ayant les savoirs et compétences requises… Ces dispositifs de concertation sont pensés depuis le point de vue des politiques publiques ou des projets qu’ils servent. Cela se traduit à la fois par le fait qu’ils se concentrent sur le recueil de points de vue particuliers, au lieu de chercher l’intérêt général, et qu’ils visent à améliorer des détails techniques, au lieu de discuter des objectifs globaux assignés aux projets discutés. De fait, ces dispositifs sont captifs de leur fonction légale : ils doivent permettre l’expression de particuliers qui pourraient être lésés par les projets envisagés. Cette possibilité est un progrès indéniable pour la démocratie, mais la façon dont elle est mise en œuvre en fait une victoire à la Pyrrhus : en n’organisant le débat que sous l’angle de la confrontation, elle constitue un espace public immédiatement conflictuel. Par construction, ces débats scénarisent l’opposition entre des intérêts particuliers divergents ou avec les tenants supposés de l’intérêt général : le fait que la méthodologie approche le débat à partir des « parties prenantes » directement impactées (institutions tierces, associations, riverains, etc.) empêche d’enrichir le sujet par le croisement avec les regards d’autres publics réputés a priori moins légitimes. C’est d’ailleurs une façon insidieuse pour les décideurs de garder la main en disant aux participants : « Voyez comme mon rôle va être difficile, vous êtes tellement contradictoires entre vous… Et moi, je vais devoir gérer tout cela ! » On prépare par la même occasion les participants à ne pas être trop exigeants quant au résultat et on décourage par avance la participation de ceux qui sont rétifs à rentrer dans des cases. Greffées sur les obligations administratives nées des différentes lois encadrant les concertations réglementaires, les enquêtes publiques auxquelles tout projet ou schéma d’aménagement est soumis n’ont
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ainsi pas pour but de réfléchir collectivement au meilleur projet possible. L’idée d’améliorer les projets n’est inscrite qu’en filigrane dans la loi Bouchardeau de 1983 qui organise le dispositif des enquêtes publiques en France. La même inspiration apparaît encore plus nettement à la création de la Commission nationale du Débat public, en 1995. Instance neutre, la CNDP est avant tout conçue comme la garante du respect des procédures et doit veiller à ce que chacun a pu s’y exprimer en ayant toutes les informations nécessaires pour permettre son expression « éclairée » sur le projet. Elle n’est en aucun cas responsable du fait que le débat se passe bien ou que le projet soit amélioré sur le fond, autant de considérations qui tendraient à la rendre potentiellement partiale. Ces approches ont pour conséquence que personne n’est responsable du fait que la concertation serve réellement à créer les conditions d’un meilleur développement pour le territoire. Même les débats tenus en amont des décisions et portant sur « l’opportunité » de projets éventuels ne sont pas conçus comme des processus itératifs ouverts. L’enquête ou les débats publics visent ainsi à informer le public, à recueillir les appréciations des participants, à permettre l’expression des réserves. Ils sont perçus comme une aide à la décision d’approbation ou de refus, pas une aide à la conception du projet ni une réflexion ouverte sur la stratégie de développement du territoire ou de la filière concernés. En outre, en abordant la concertation sous l’angle de la perfection des informations diffusées aux parties prenantes, la méthodologie préempte les débats au seul bénéfice des experts, en évinçant le politique. Ce déploiement de technicité ne perturbe nullement les commissaires enquêteurs au contraire. Le plus souvent issus du monde de l’expertise (universitaires, juristes, ingénieurs des ponts et chaussées, préfets…), ils sont eux-mêmes enclins à considérer qu’un bon débat est une réunion où beaucoup d’informations précises ont été partagées. Même si leur goût pour le débat public les distingue, leur formation et leur parcours les conduisent à privilégier les contenus techniques. La question n’est pas d’évacuer l’expertise, il y en a absolument besoin. Mais, dans un fonctionnement démocratique au plein sens du terme, on imaginerait rassembler les publics les plus variés possible afin de constituer collectivement l’objet du débat en discutant des enjeux qui s’y rattachent et des sujets à explorer, charge ensuite aux experts d’en analyser les contenus et de fournir les informations et éléments de cadrage attendus au terme de chaque étape de travail collectif. C’est l’inverse qui se produit. Les experts préemptent ainsi
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les publics en même temps que les sujets et enferment la discussion avant même qu’elle ait commencé : c’est, au sens propre, une technocratie participative qui a été instituée. Là où une discussion ouverte permettrait de dépasser les éventuelles oppositions en reformulant les débats de manière dialectique, les approches techniques condamnent les citoyens à arbitrer entre des plaidoyers pro-domo et des expertises contradictoires. Inscrits dans des dispositifs thématisés, ils ne peuvent pas s’emparer à leurs conditions à eux des sujets qui leur sont proposés. Même quand ils sont invités à se projeter dans l’avenir, c’est sur des scénarios de prospective ciblés où l’on convoque des parties prédéfinies de leur imaginaire. Ces dispositifs éteignent l’imaginaire politique des participants. Pourtant, sans devenir omnicompétents36, les différentes expériences montrent que les citoyens atteignent très vite un niveau d’expertise consistant : les retours des experts auditionnés par la Convention citoyenne pour le climat sont saisissants de ce point de vue. Le problème, au plan démocratique, est que cela se fait au prix d’une canalisation de leur parole : ils ne perdent pas leur identité ni leurs valeurs, évidemment, mais le langage commun institué pour le temps de la concertation normalise l’expression du monde vécu. In fine, cela se traduit par une démission des citoyens « normaux ». La lourdeur des procédures réglementaires décourage à elle seule la participation des habitants. En pratique, d’épais dossiers sont soumis à consultation : souvent plusieurs milliers voire dizaines de milliers de pages. Ils contiennent toutes les informations relatives au projet, charge à ceux que cela intéresse de traduire le vocable technique en langage normal et de rédiger leurs propres cahiers d’acteurs ou leurs propres contre-propositions s’ils en ont. Celles-ci devront évidemment adopter le formalisme administratif, technique et budgétaire attendu… Une mère de famille habitant le quartier des Tours Aillaud, à Nanterre, rencontrée en marge de la concertation officielle résumait ainsi son sentiment sur ces concertations : « Vous parlez avec des sigles… C’est parfois moins clair après que vous vous soyez exprimé qu’avant, à croire que vous le faites exprès pour qu’on ne comprenne pas… » (Nanterre Tours Aillaud, 2019, rencontre).
Beaucoup d’espaces de « démocratie participative » réduisent encore les participants à leur seule « expertise d’usage », cantonnant ces personnes à une partie de leurs caractéristiques plutôt que de les approcher comme des citoyens à part entière. Selon le vieux principe du « diviser pour mieux régner », sont ainsi installés des conseils de
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jeunes, des conseils des anciens, des conseils des étrangers, des conseils de la vie étudiante, des conseils de quartiers… Chacun est renvoyé à l’adjoint au maire « référent » ou à la direction de service correspondante pour faire remonter les revendications catégorielles. Les civic-tech n’échappent pas à cette impasse, voire l’accentuent en lui offrant un nouveau terrain d’expression. Loin du mythe d’une agora athénienne généralisée à la planète entière « grâce à Internet et à la technologie », c’est surtout une démocratie sous contrôle généralisé des experts que nous proposent les outils technologiques : ils reproduisent voire accentuent, à distance, l’effet de spécialisation des dispositifs présentiels. Les plateformes d’interpellation et de proposition, les sites de micro-blogging et les serious games, comme les analyses lexicographiques ou les forums et IA conversationnelles déployés autour des processus participatifs, sont des appuis utiles et efficaces mais ils sont essentiellement conçus pour collecter des points de vue organisés sur des sujets circonscrits. Les obstacles techniques et pratiques qui freinent le déploiement d’outils à la fois totalement ouverts, conversationnels et productifs de débats qualitatifs sont réels. Pour l’heure, ces difficultés à faire vivre de véritables interactions massives ont pour conséquence un renforcement encore plus net des biais de participation, favorisant les plus informés, les plus connectés, les plus diplômés, les plus… experts. Il est symptomatique que le taux de fréquentation des plateformes de contribution en ligne soit souvent très en deçà des espérances et qu’elles permettent surtout de prolonger à distance les propositions et débats que les plus acharnés des participants n’ont pas réussi à épuiser pendant les rencontres physiques. La question primordiale est politique, et si les conférences citoyennes et autres dispositifs participatifs peuvent être utiles pour élaborer des consensus techniques, ils ne permettent pas de construire les rapports de force nécessaires pour installer leurs conclusions dans l’espace public. Cela peut se produire par rebond, si leurs conclusions sont reprises et instrumentalisées par d’autres acteurs du champ politique, mais c’est, d’une certaine manière, à leur corps défendant. La question que se posent les citoyens n’est pas celle de la qualité procédurale du débat : la question, éminemment démocratique, qu’ils se posent est de savoir si le fait qu’ils parlent permet de collectivement mieux prendre en main notre avenir. Quelles que soient les critiques formulées, le juge de paix en matière de participation devrait ainsi être le rôle effectivement joué par la démarche dans la décision finale et dans la façon dont les citoyens apprécient leur contribution à celle-ci. C’est pour cela qu’il est dramatique que les dispositifs de participation
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soient aussi peu évalués. C’est, en soi, un indice de la faible considération des organisateurs pour l’apport véritable de ces opérations, explicitement approchées comme de simples outils de communication publique.
Associations : la bienveillance ne suffit pas Si les démarches participatives se déroulent le plus souvent sans encombre entre « initiés », de manière conflictuelle mais dans des jeux de rôle très installés, c’est aussi que leur scénarisation n’est jamais dénoncée par les différents acteurs de ces dispositifs, notamment du côté des citoyens qui s’y impliquent. Prompts à juger ceux qui ne sont pas aussi sensibilisés qu’eux sur les sujets qui les préoccupent, ils sont les premiers à considérer qu’ils devraient être formés avant de pouvoir parler « en connaissance de cause ». Même si cela doit évincer de la discussion une grande quantité de citoyens, la thématisation des démarches de concertation est ainsi explicitement portée et demandée par les associations qui considèrent que, sinon, on ne parle de rien. Cette convergence de vues entre les experts officiels et militants pèse sur les débats publics. Pendant les réunions de concertation, par exemple, les militants sont les premiers à faire la leçon à leurs voisins au motif qu’ils « ne peuvent pas dire ça ». Il n’est pas rare qu’au cours de rencontres, ils interrompent le fil des discussions, coupant la parole à d’autres citoyens, pour s’imposer dans les échanges en revendiquant que le sujet dont eux veulent parler mérite d’être mis en débat parce que « eux ont quelque chose de vraiment intéressant et important à dire ». Ils privatisent l’exercice démocratique et si, par malheur, quelqu’un évoque le fait que la réunion a pris une tournure bien trop spécialiste pour intéresser tout le monde, la solution est souvent une fuite en avant. Loin de prendre de la hauteur en cherchant les enjeux politiques susceptibles d’articuler les points de vue techniques invités dans le débat général, on prévoit d’organiser des séances complémentaires d’information et de formation pour mettre tous les citoyens « à niveau ». On accentue encore l’écart entre les enjeux débattus dans la concertation et les sujets grand public. Les habitants « normaux » n’étant pas disponibles 7 j./7 ni pendant la journée ni, surtout, intéressés pour approfondir des questions juridiques ou techniques, ils disparaissent vite, facilitant d’autant leur capture par les militants associatifs. Ainsi, dans la plupart des opérations d’aménagements
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urbains, seuls les citoyens les plus engagés s’impliquent durablement et au bout de trois ou quatre séances la concertation retombe sur un entre-soi rassurant… et problématique. En instituant une « expertise citoyenne », les responsables associatifs contribuent à leur manière à la crise démocratique. Que ce soit délibéré ou inconscient, ils s’installent en interlocuteurs privilégiés des organisateurs des débats et s’arrogent un pouvoir démesuré par rapport à leur poids réel dans la population. Les services techniques et administratifs des villes ou des ministères, mais aussi les consultants et prestataires mandatés pour organiser les concertations, trouvent en eux des complices parfaits de la confiscation de la parole des habitants. Ensemble et « en toute bienveillance », ceux que leurs métiers ou leurs compétences mettent en résonance directe avec les sujets techniques institués comme « thèmes de la concertation » écartent systématiquement les enjeux politiques (« trop vagues »). Or, l’a priori technique et thématisé des débats n’est pas adapté à un échange égalitaire. À force de se concentrer exclusivement sur la recherche des bonnes idées pour résoudre les problèmes spécifiques livrés au débat, on finit par ne plus jamais discuter ensemble des valeurs que l’on partage. Au final, on renforce plus le militantisme que la citoyenneté. Le renouvellement de la démocratie, notamment dans les villes, se fait ainsi sur le dos des habitants et des élus autour des seuls experts, qu’ils soient militants ou professionnels. Et les associations y ont une part décisive. Le principe même de l’activisme est de limiter l’ampleur de sa tâche pour lui donner tout son sens, l’accomplir au mieux et se réaliser par la même occasion. Mais cette généralisation des approches techniques plutôt que politiques plonge tout le monde dans l’incapacité à embrasser les problèmes de manière large. Le renfermement sur elles-mêmes des logiques militantes est au cœur du roman de Nathalie Quintane Un œil en moins, qui porte la nostalgie des premiers moments de Nuit Debout, passés à se regrouper sans rien faire, juste réfléchir ensemble au monde : « Sortir de chez soi ; oui, je dirais que s’il fallait retenir quelque chose dans toute cette affaire, ce serait […] de sortir de chez soi et de se montrer dehors avec d’autres à discuter sans rien faire et ainsi de réfléchir ensemble, et précisément, aux raisons pour lesquelles l’acte de se regrouper à plusieurs pour parler est suspect. » Au lieu de quoi, elle constate que la pente naturelle est de se précipiter dans l’action, exactement à l’envers du besoin de parole gratuite : « Il faut s’organiser, faire des choses concrètes et travailler. » La discussion n’est pas absente mais elle est compartimentée :
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« Cette façon de se jeter en assos ou en réus, de se choisir un thème (fleurs en centre-ville, défense de la marmotte, cours gratuits, pour la monnaie locale, etc.) pour boucher le trou de ce thème, occuper de manière angoissante ce qui n’est pas pris en charge […] serait l’un des moyens les plus efficaces pour masquer l’attroupement, d’oublier sa possibilité » (Nathalie Quintane, Un œil en moins, P.O.L., 2018).
Cette radicalisation des positions se comprend : de quelque côté que l’on soit, à force de s’absorber dans un combat, de passer du temps avec les mêmes personnes, d’organiser sa vie intellectuelle et sociale autour d’un sujet précis, il devient vite un élément central de notre construction identitaire37. Le revendiquer comme légitime devient alors une question de reconnaissance personnelle à la fois par la société et par les autres membres du collectif. A minima, les réunions publiques se transforment ainsi en concours entre les porteurs de projets, chacun parlant « au nom de » son association et de « sa » cause. Au pire, quand les sujets sont clivés, les mécaniques du débat transforment des personnes qui ne sont pas d’accord a priori en adversaires résolus. De simples différences initiales deviennent vite de véritables divergences impossibles à concilier car elles sont devenues des oppositions de principes. Les débats sont essentialisés et deviennent des affaires personnelles. La captation du débat public par les logiques militantes a donc des conséquences délétères sur la façon dont s’organise le débat démocratique. Dans l’espace public, certaines questions sont par exemple devenues incandescentes. Aucun responsable politique ne peut y toucher sans risquer de se brûler. Impossible, par exemple, de s’exprimer sur un sujet agroalimentaire sans être happé dans une polémique. Loin de toute bienveillance, il y a des camps bien constitués, organisés autour des extrémistes de chaque bord et qui se toisent. Dès qu’un nouvel événement survient ou qu’un nouvel intervenant s’exprime, la machine à cataloguer se met en route pour le récupérer ou le discréditer. Les citoyens regardent cet emballement de manière circonspecte. Ils attendent des évolutions drastiques concernant leur alimentation et la façon dont elle est produite et ils espèrent que la filière saura se montrer à la hauteur mais ils s’étonnent des conditions dans lesquelles tout cela se passe, renvoyant dos à dos toutes les parties en présence. Une jeune fille interviewée à Lille en 2019 se demande ainsi : « Je ne sais pas pourquoi l’agriculture, c’est toujours un sujet compliqué, ça va jamais, ils n’arrivent jamais à se mettre d’accord. On voit qu’il y a des intentions d’essayer de faire quelque chose mais ça
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n’aboutit jamais et on est toujours dans des situations avec des frictions, c’est toujours tendu » (OpenAgrifood, 2019, Enquête).
Non seulement cette situation ne crée aucun « commun » et complique la résolution des problèmes posés, mais cela détruit de la citoyenneté. Ces joutes violentes éloignent de la parole (et de la réunion suivante) tous ceux qui ne sont pas engagés dans une cause mais qui viendraient simplement témoigner. C’est d’autant plus regrettable pour la démocratie que ces mêmes personnes très militantes apportent énormément dans les débats quand elles s’expriment en leur nom propre, comme simples citoyens, en réinvestissant tout le capital social et politique accumulé dans leur association pour faire grandir le débat général. C’est un formidable gâchis car les mêmes personnes gagneraient énormément à porter l’émergence d’une conscience collective : leurs combats, même, y trouveraient plus de résonance et d’efficacité. La question de la circulation de la parole est d’autant plus décisive que, par beaucoup d’aspects, l’unité des assemblées humaines que nous formons est atteinte. Nous multiplions les diagnostics de fractures, mais la principale menace sur notre unité est notre incapacité à parler de tout cela ensemble. Sous la pression de nouveaux acteurs qui affichent de plus en plus leurs prétentions à les remplacer, les institutions fondatrices de nos démocraties sont fragilisées. Les citoyens expriment un sentiment d’étouffement : ai-je droit à la parole ? Suis-je libre de parler de ce que je veux ? Peut-on parler de tout ? Il y a donc un enjeu en tant que tel à débattre de pour quoi, de quoi et avec qui les décisions sont prises.
Avons-nous confiance en nos jeunes et en notre avenir ? La façon dont la jeunesse est traitée dans l’espace public est emblématique de la difficulté chronique de certains publics à accéder à la parole. Compte tenu du fait que des bascules majeures sont engagées et qu’il s’agit surtout de leur avenir à eux, il paraîtrait naturel que les jeunes soient au centre des intérêts, or ils sont méthodiquement tenus à l’écart des débats. Les tentatives entreprises pour combler ce manque contribuent même régulièrement à l’aggraver. « Je sais que l’on va parler de l’emploi, des retraités, de tout ça, mais nous, malheureusement, la jeunesse, l’éducation, ça sera bâclé. Il y a les
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chercheurs de demain, il y a les ingénieurs, il y a les avocats, il y a les juristes de demain. Si la France elle veut avancer, elle doit investir dans sa jeunesse » (Grand Débat national, 2019, Enquête)
disait une jeune fille d’Aubervilliers interviewée juste avant le Grand Débat national. Son diagnostic était juste : les réunions ont surtout permis l’expression des grands-parents de cette jeunesse. L’Élysée a cherché à corriger cela en improvisant, pendant le débat, une rencontre spéciale « avec les jeunes ». Au-delà du panel très peu représentatif qui a pu s’exprimer ce jour-là, le principal problème est que les jeunes sont restés entre eux à cette occasion, sans publics adultes avec lesquels échanger autres que le président lui-même. Pour compenser l’absence de jeunes dans la vie politique, au lieu de faire les efforts nécessaires à leur participation pleine et entière, des instances parallèles « dédiées » se multiplient. Ces dispositifs fonctionnent comme autant de cages qui compartimentent leur parole autant qu’elle l’autorise. De fait, leur absence dans les réunions comme leur abstention aux élections est un problème évident pour la sincérité du débat public dans son ensemble et biaise la construction de l’intérêt général. D’un point de vue formel d’abord, il est évidemment difficile pour une démocratie de faire l’impasse sur ce que pense une partie aussi importante de la population : le pays a beau vieillir, les jeunes de 15 à 29 ans sont encore près de 12 millions, soit l’équivalent d’une région comme l’Île-de-France. Si l’on ajoute aussi les plus jeunes, le constat est encore plus net : en France, en 2021, les moins de trente ans sont plus de 23,5 millions, soit 35 % de la population. Un Français sur trois a moins de trente ans. Mais ce n’est pas qu’un problème de représentativité formelle : le principal apport de leur parole exprimée en direct est qu’elle change la tonalité et la nature des débats. C’est autant leurs mots que le fait qu’ils soient prononcés au milieu des autres, qui importent. Ainsi, lorsque les jeunes sont absents des réunions, les participants se gobergent souvent d’idées toutes faites sur leurs comportements et leurs attentes supposées : « les jeunes ont perdu le sens de l’effort », « les jeunes ne se prennent pas en main », mâtinés de « moi à leur âge… ». Que les chiffres disent le contraire n’y change rien. Cette mise à l’index est vécue comme une injustice par les jeunes qui sont persuadés que les institutions et leurs ainés leur sont par principe hostiles. Comme le dit un jeune Havrais prenant le micro dans une salle d’Aplemont en 2016 :
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« La vérité on nous aime pas. On le voit bien, les gens nous aiment pas. Ils baissent les yeux, ils nous croisent pas » (Quartier d’Aplemont, 2016, Réunion publique).
Seule la rencontre directe permet de dépasser cette défiance. Pour cette raison, si les dispositifs comme les « conseils des jeunes » sont utiles pour faire remonter des doléances spécifiques, ils sont impuissants du point de vue du nécessaire travail démocratique. D’un point de vue politique, la question est moins de recueillir les desiderata des jeunes (comme pourrait le faire une entreprise de marketing) que de permettre une mise en présence simultanée des jeunes ET des autres citoyens. Parfaite illustration de ce que souligne John Dewey sur le lien qu’il y a entre la composition du public et la façon que les enjeux ont d’être formulés, leur présence dans une réunion a un effet sur les sujets dont on parle et sur la façon dont chacun des participants se projette dans la réunion. D’une part, ils amènent d’autres préoccupations et d’autres façons de parler des priorités qu’ils partagent avec les autres habitants. Les horizons énoncés sont à la fois plus ambitieux et plus modestes que les modèles de réussite portés médiatiquement. Plus ambitieux car, loin du déclinisme étalé sur les plateaux de télévision, ils sont tournés vers l’avenir et sont bien plus positifs que leurs aînés. Une remarque vient régulièrement dans les salles à cette occasion : « Je suis frappé par ce que disent les jeunes, c’est eux qui sont les plus optimistes. » Plus modestes car ils ne sont pas naïfs : ils soulignent l’effort collectif à engager. Mais ils disent leur envie de croire en l’avenir : « Il existe les diplômes, les savoir-faire, la France c’est un grand pays et on a des choses à faire valoir, une économie et des filières… même si 30 % des emplois d’aujourd’hui n’existeront plus et que 30 % des emplois de demain n’existent pas encore » (Grand Débat national, 2019, Enquête).
D’autre part, leur parole a un effet direct sur la façon dont les autres participants s’expriment voire se représentent les sujets abordés. La diffusion des enquêtes réalisées auprès des jeunes fait chaque fois l’effet d’un électrochoc sur les salles et les dirigeants. La population semble découvrir avec ravissement que ces jeunes dont elle pensait le pire sont capables de formuler des pensées complexes, bien articulées et très affûtées sur les questions de la société. Les entendre oblige les adultes présents à aller au-delà des clichés. Ce simple retour forcé sur certains de leurs a priori qui peut les amener
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à comprendre différemment certains de leurs problèmes. Un exemple de ce qui produit l’interaction directe des jeunes et des adultes a été fourni à l’occasion d’une rencontre organisée par le Secours populaire : un débat s’est ouvert dans la salle autour d’une responsable associative stigmatisant le matérialisme des jeunes et l’individualisme de la « génération Z, comme zapping » pour expliquer leur défaut d’implication dans les instances associatives. Plusieurs jeunes étaient présents dans la salle. En entendant ces propos, l’une d’eux s’insurge en rappelant : « Nous serions une génération matérialiste alors que nous partageons tout, nos voitures, nos appartements, nos canapés, mêmes ? S’il y a une génération de propriétaires, c’est plutôt vous » (Les nouvelles solidarités, 2015, réunion publique).
Le débat s’est alors lancé sur les raisons réelles du désinvestissement des jeunes qui, s’ils sont très engagés sur le terrain, sont peu représentés dans les bureaux. Au lieu de les vouer aux gémonies, la réflexion s’est portée sur le caractère trop traditionnel des modes d’organisation sur lesquels étaient calées ces associations. Privilégiant la récurrence des rendez-vous physiques, le papier et les investissements pluriannuels, elles évincent mécaniquement les jeunes. Cela sonne comme une évidence une fois exprimé, mais sans leur présence, le débat n’aurait pas pris cette tournure constructive. La deuxième façon de confisquer la parole des jeunes est de les réduire a priori à une catégorie administrative : « les jeunes », constitue une catégorie à part dans l’esprit des institutions et des dirigeants. Ils ne s’expriment pas comme des citoyens mais comme des « jeunes ». Cela souligne d’ailleurs la façon dont les administrations ignorent plus généralement le citoyen qui existe en chaque usager, jeune ou pas, pour le traiter comme un administré. Un lycéen rencontré en 2014 soulignait ainsi : « Dans le lycée on me dit quoi faire, je n’ai pas le droit de demander ci ou ça, pourtant je suis majeur, j’ai le droit de vote, mais là je suis clairement pas traité comme un citoyen » (Les lycées d’Île-de-France, 2013, réunion).
La façon même dont on compartimente la jeunesse et la tient à l’écart empêche d’entendre la dimension politique de ses aspirations : elle est systématiquement renvoyée à des attentes personnelles, réduite aux besoins ou aux sujets supposés « intéresser les jeunes » (le sport,
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les animations, les sorties, la vie culturelle, les bars, etc.) quand elle attend simplement que sa parole soit entendue dans des espaces « de droit commun ». Cette façon de convoquer les catégories administratives interdit par avance d’entendre ce qu’il y a de général dans les propos tenus en public. Une discussion ayant eu lieu en 2019 au sein des services du Grand Annecy à l’issue d’une rencontre explicitement consacrée aux jeunes est emblématique de cela. Ce rendez-vous avait rassemblé plus de 400 personnes, mélangeant des lycéens ou des étudiants avec des responsables associatifs, des chefs d’entreprise, des parents ou des centres de formation. La rencontre avait été très productive et l’objet de la discussion entre les services était de savoir comment interpréter les échanges qui avaient eu lieu et leur donner des suites. Certains défendaient une approche thématique plaidant pour des ateliers ciblant le public jeune pour traiter les différents problèmes qu’ils avaient mentionné et qui les concernaient spécifiquement : logement des jeunes, formation des jeunes, mobilité des jeunes, animations pour les jeunes… Une autre partie des services soulignait qu’au-delà de ce traitement nécessaire, les débats avaient fait émerger des enjeux plus larges, certes suscités par la question de la jeunesse, mais qui intéressaient toute la population. Selon eux, la parole des jeunes avait servi de catalyseur à un débat plus profond sur le modèle de développement du Grand Annecy et les conditions de sa pérennisation. Confrontés aux questions de la poursuite d’étude, de l’arrivée sur le marché du travail, du niveau des salaires et des loyers, les jeunes, leurs parents, les responsables de l’université comme les chefs d’entreprise, se demandaient en fait si le territoire annécien était prêt pour le xxie siècle. Agglomération ayant construit sa richesse et son dynamisme économique sur la capacité d’adaptation de son tissu industriel à des cycles d’innovation courts, le Grand Annecy fait désormais face à un besoin de compétences en recherche et innovation plus avancées, requérant des cycles de formation plus longs et une adaptation de son système d’enseignement supérieur et d’insertion professionnelle. Derrière la question de la jeunesse, c’était in fine de la façon dont le territoire préparait son avenir dont il était question. Le troisième et dernier enseignement des démarches centrées sur les jeunes concerne la disponibilité de la population pour les sujets relevant de l’intérêt général. Les jeunes sont un sujet fédérateur qui amène les citoyens à dépasser leur propre intérêt particulier. Lors de la soirée de lancement des Assises de la jeunesse, en juin 2019 à Vitry-sur-Seine,
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une mère de famille explique ainsi devant 600 personnes, habitants, entreprises et associations de la ville, qu’elle avait répondu à l’invitation du maire car : « C’est normal que l’on vienne nombreux. La question des jeunes c’est celle du pouvoir du politique » (Je réussis ma vie avec ma ville, 2018, Réunion de lancement).
Réciproquement, lorsque l’effort est fait de les inviter, les jeunes montrent qu’ils ont encore espoir dans les élus et la politique. Dans les dernières années, nous avons ainsi réuni des centaines et des centaines de jeunes dans des communes aussi différentes que Bobigny, ClermontFerrand, Annecy ou Champigny-sur-Marne… Certes les jeunes ne se déplacent pas pour les élections, mais ils prennent des initiatives y compris publiques sur les sujets qui les intéressent. Beaucoup a été écrit sur Greta Thunberg et sa façon de mettre les dirigeants au pied du mur sur un ton à la fois catastrophiste et impérieux. On pourrait à l’inverse se réjouir du fait qu’elle croit encore suffisamment en eux et en la démocratie qu’ils incarnent pour continuer de leur parler. En définitive, la question est moins celle des jeunes que celle de l’attitude des institutions elles-mêmes. Quels que soient les problèmes et les citoyens, il revient aux dirigeants de ne plus accumuler les impairs qui conduisent à éloigner des espaces publics de débat y compris ceux des habitants qui sont les plus attachés à la démocratie.
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LA PROMESSE DÉMOCRATIQUE deuxième partie
IMPAIRS ET IMPASSES D
ans les grandes métropoles comme les plus petits villages, le sentiment général d’une perte de souveraineté traverse toutes les enquêtes menées dans le pays. Les habitants se plaignent de ne plus maîtriser les transformations qui touchent leur vie. Les personnes rencontrées partagent toutes le besoin d’une pause, de se retrouver soi-même, avec les autres et avec leur territoire. Que les dirigeants politiques ne semblent pas en mesure de peser dans la balance pour que ces aspirations soient rendues possibles affecte profondément leur crédibilité. Les citoyens aimeraient y croire et cherchent les occasions pour aider ceux des élus qui leur tendent la main à construire des alternatives, comme ce gérant de centre équestre de Nasbinials, en Lozère. « J’ai l’impression qu’on a enlevé le pouvoir aux élus : c’est au-dessus, à la communauté de communes, et puis au-dessus et au-dessus encore… sauf que ces gens-là, tout en haut, ils ne se rendent pas compte et ils s’en fichent de comment on vit. Nos élus ils sont là tout le temps, quand on a un problème c’est eux que l’on va voir même si ils n’ont pas le pouvoir, et je pense qu’il faudrait leur redonner, justement, les capacités de pouvoir agir. […] Le conseil que je donnerais aux élus, ça serait de s’appuyer sur nous, sur les citoyens qui sont là, sur le territoire : c’est pas en restant à quelques-uns que l’on peut avancer. Il manque un vrai dialogue pour trouver ces solutions » (ANCT, 2021, Enquête).
Sortir de l’impasse que constituent, aujourd’hui, la confiscation de la parole et la mise à distance du monde vécu, découpé en fiches administratives, bordereaux et indicateurs de résultats est une urgence car la crise atteint en profondeur la confiance que les citoyens ont dans leurs institutions et dans les processus démocratiques eux-mêmes.
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la promesse démocratique
Les transformations du monde alimentent une perte de repère sans précédent à l’échelle de l’histoire récente. Les cadres géographiques, sociaux, politiques, économiques, technologiques, éthiques dans lesquels nous avons grandi sont tous condamnés à évoluer. Faute d’espaces pour parler collectivement de ces recompositions, nous sommes laissés à nous-mêmes pour reconstruire nos repères et les liens qui nous unissent en sont fragilisés. Faute d’être capables de se dire ensemble « où l’on va », nous ne sommes plus tenus que par « là d’où l’on vient ». Là où l’intérêt général travaille à rapprocher les histoires et intérêts de chacun, sa dislocation renvoie au contraire chaque citoyen vers des logiques identitaires de plus en plus affirmées. Il suffit que les élus alimentent ce cercle vicieux au lieu de chercher à construire des avenirs communs pour que les fragmentations se multiplient à tout propos. Pour les démocraties, le risque est à la fois d’imploser sous la pression des fractures internes et de se faire remplacer par des institutions de substitution nées dans le sillage des nouveaux géants du numérique. Dans les deux cas, il y a urgence. La démocratie portait la perspective d’une émancipation individuelle par le collectif. Elle portait la promesse de redresser la tête. Elle promettait la dignité, la reconnaissance de soi comme personne capable de penser, de ressentir et méritant le respect. Elle promettait cela par opposition aux autocraties monarchiques ou totalitaires, mais elle a tourné le dos à cet horizon, alors même que les évolutions radicales associées à l’anthropocène bouleversent tous les schémas individuels et collectifs à l’aune desquels nous construisons nos vies. Il y a une attente de changement chez les citoyens dans une période où les chemins empruntés par nos sociétés peuvent connaître de grandes bifurcations. Pour autant, les habitants n’attendent plus des solutions toutes faites de ceux qui les représentent : ils sont à l’affût des signes d’une disponibilité pour construire ensemble la suite de l’histoire. Un agriculteur interviewé en pleine crise des Gilets Jaunes résume ce sentiment général. D’un flegme détonnant par rapport à l’excitation générale des plateaux télévisés, il se montre très mesuré quand il évoque la situation du pays, n’étant pas certain que la crise soit si dramatique pour autant qu’elle ouvre sur autre chose. Il appelle ainsi clairement à ce que ce soit une occasion de prendre de la hauteur et redéfinir la volonté générale qui unit les citoyens. « Si on veut sortir de l’impasse si, c’en est une, on a besoin d’un projet fédérateur qui fasse rêver les générations futures. Partir sur quelque chose de positif, un vrai projet de société, pour réunir toutes
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Impairs et impasses
les générations, et même tous les territoires, fédérer à mon sens, une France qui ne l’est peut-être plus trop… » (Grand Débat national, 2019, Enquête).
L’incapacité actuelle de nos démocraties à accompagner cette aspiration à « bien vivre » conduit à ce paradoxe ultime où les Lumières sont parfois accusées d’aller « contre » les individus ou leur droit à la reconnaissance. Partout dans le monde, les idées démocratiques ont pourtant surgi contre les diverses formes d’assujettissement42. Reconstruire la foi dans l’intérêt général est la partie la plus complexe de ce défi. C’est aussi autour de cet enjeu que se noue l’essentiel des problèmes de l’expérience démocratique contemporaine. Pour cela, il est fondamental de permettre à chacun de se réapproprier les espaces et les mots du pouvoir. La tâche peut sembler colossale, mais il y a un chemin. Dans cette perspective, les discours et initiatives se multiplient pour repenser ou sauver la démocratie. Ils débouchent régulièrement sur deux types de problèmes. D’une part, les impairs s’accumulent sur la façon d’articuler les aspirations individuelles et le cadre collectif dans lequel projeter ces envies d’émancipation… À force de s’entêter à ne pas approcher les habitants comme des êtres intelligents et sensibles, il est de plus en plus difficile de restaurer la confiance dans les autres et dans l’existence même d’un intérêt général partagé. D’autre part, les tentatives débattues sur la place publique pour sortir des différentes dimensions de la crise démocratique sont autant d’impasses programmées. Qu’il s’agisse des approches jupitériennes, des populismes ou des colibrismes de tous types, ils aggravent même à moyen terme les problèmes qu’ils ambitionnent de résoudre faute de miser suffisamment sur les ressorts profonds de la démocratie.
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Une fragile unité « Les dernières années ont été difficiles pour tout le monde. Tout le monde a envie de changer de vie, d’avoir une meilleure vie, d’être plus centré sur soi, plus centré sur les autres, apporter de la douceur. Le monde allait très très vite, tout le monde courait après le succès, il fallait absolument être mieux que son voisin, avoir la dernière voiture, la dernière mode. Finalement on s’oubliait un peu, on se mettait en retrait » (Mieux vivre en France, 2020, Enquête).
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es propos de cette jeune trentenaire, une commerciale en recherche d’emploi de Paris, ont été recueillis quelques semaines avant le premier confinement mais, déjà, les habitants du pays pointaient massivement le besoin de liens et de moments pour se retrouver soi-même et avec ses proches, que ce soient les amis ou la famille. Les besoins matériels, les questions de santé même, étaient relayés au second plan, articulés à une réflexion plus large sur nos modes de vie et le besoin de « ralentir ». Post-Covid, les témoignages renvoyaient aux mêmes sentiments, de manière encore plus explicite. Pendant le pic épidémique du printemps 2020, la société s’est regroupée derrière ses personnels de soins, les parents ont découvert le métier d’enseignant et beaucoup de ces professions permettant que le pays fonctionne au quotidien ont été mises en lumière, qu’il s’agisse des ripeurs, des caissières, des boulangers ou des agriculteurs et agricultrices. L’évidence des inégalités devant la maladie et le confinement a aussi interrogé la façon dont nos villes et notre société sont organisées. Masqués, confinés, chacun a simultanément expérimenté le manque de contacts et ressenti le fait d’être à distance les uns des autres. Face à soi-même, séparées de leurs proches, sensibilisées à l’isolement des plus âgés, des plus pauvres, confrontées au fait que les applications numériques ne remplacent que partiellement le besoin de contacts, un grand nombre des personnes interviewées sur les enseignements qu’elles tirent de cette période expriment l’importance des échanges sociaux et amicaux.
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Ce besoin de plus de convivialité, de fraternité, était présent, de manière larvée, avant la crise du Covid. Il sourd de toutes nos enquêtes locales depuis de nombreuses années. Parmi les mesures annoncées au moment des restitutions de démarches, les plus acclamées sont celles qui rétablissent des moments de partage permettant d’éprouver des liens collectifs (14 juillet, bals, feux d’artifice, banquets, fêtes du printemps, etc.). Souvent, ces moments existaient mais ils ont été supprimés ou réduits à portion congrue, pour des raisons avant tout budgétaires. Loin devant les questions de propreté, de sécurité ou de stationnement, les habitants qui réfléchissent avec leurs élus aux enjeux stratégiques pour leur territoire disent attendre « plus de moments et d’endroits pour vivre ensemble ». Les élus moquent souvent le caractère vide de sens d’un mot happé depuis longtemps par les communicants. La récurrence de cette demande traduit pourtant une faillite de nos pratiques politiques et un malaise des habitants quant à la qualité de leur vie dans leur territoire. Grande métropole, agglomération moyenne, ville de banlieue ou cantons ruraux, la persistance de cette demande surprend toujours. Les élus se récriminent : « Ce n’est pourtant pas ça qui manque, les associations, les occasions de se retrouver ! » D’ailleurs, continuent-ils, « on organise des réunions, mais ils ne viennent pas ». C’est juste, mais ce que les habitants demandent, ce ne sont pas seulement des événements, ce sont des moments leur permettant de rencontrer « des gens qui ne sont pas de [leur] cercle habituel ». Une habitante d’Achères, petite ville des Yvelines, formulait très bien cette attente, suite à la remarque du maire de la ville lui objectant le très grand nombre d’associations et d’événements animant la vie locale : « Bien sûr il y a beaucoup d’associations. Il y en a pour chaque communauté et pour chaque activité. C’est super : dans la ville, si je veux, je peux faire de la salsa, du sport, de la cuisine… Mais ce qui manque ce sont des endroits où pourraient se croiser ceux qui aiment la Zumba et ceux qui sont à la chorale » (Assises d’Achères, 2013, réunion publique).
Le besoin qu’elle pointe, c’est celui d’éprouver l’unité de la commune par-delà les multiples centres d’intérêt de chacun. Interrogée dans un autre cadre, une enseignante explicite la nature profonde du besoin ressenti : « Proposez des groupements entre nous : je vais apprendre à me servir de l’ordinateur, je vais cultiver mon jardin… [il faudrait] nous aider
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à rompre l’isolement parce que l’isolement c’est la pire des choses » (Mieux vivre en France, 2020, Enquête).
Cette attente de liens peut sembler en totale opposition avec le repli sur soi, l’individualisme ou la montée de la radicalité et des violences dont témoignent un très grand nombre d’indicateurs. Le constat est pourtant loin d’être contradictoire : les personnes rencontrées ne font pas le portrait d’un pays uni et fraternel, au contraire. Elles pointent en creux que la menace principale qui pèse aujourd’hui sur nos sociétés est la désunion. En 2016, une jeune femme interviewée aux Mureaux parlait de l’ambiance et des discours racistes qui travaillaient l’opinion en soulignant la propension des débats publics à alimenter les fractures dans la population plutôt qu’à les soigner : « Je trouve qu’on se désunit. C’est comme s’il y avait une forme de jalousie, de discrimination et je pense que si on n’arrange pas ça vite, ça pourrait faire des dégâts, notamment à cause de ce qui se passe en France aujourd’hui, de mettre des gens dans des cases, que ça soit par rapport à la religion, par rapport à la classe de vie… On a vraiment peur de ne pas faire face à ça et de commencer à se taper les uns les autres. On n’a pas du tout envie de ça, on a envie de monter vers le haut et d’avancer, pas de reculer » (Projet de territoire Grand Paris Seine-et-Oise, 2016, Enquête).
Cette demande d’unité est profondément contemporaine. Tout, dans notre vie quotidienne, conduit à segmenter nos fréquentations et à nous isoler. Cela a des conséquences fondamentales sur nos façons de penser, d’agir et de former des projets : nous multiplions les réseaux affinitaires et logiques communautaires ; chacun est tour à tour et simultanément membre de cercles professionnels, de groupes de gamers, de maraudeurs pour le Samu social, du comité des fêtes de son village, du club de judo ou de randonnée, de l’association des parents d’élèves, de cercles de foi, de groupes de parole ou de la chorale, etc. Mais tout se passe comme si nos appartenances étaient segmentées. Chacun a bien en tête les différences qui nous distinguent tous et les multiples logiques d’appartenance qu’elles engendrent mais normalement, comme le note Nicole Lapierre1, « la plupart des sociétés démocratiques instituent un vivre ensemble « malgré » les différences ». Or, aujourd’hui, le mouvement de la société tend à accroître l’éclatement en petits groupes et nos institutions ne jouent plus leurs rôles médiateurs, au contraire. Au
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final, il n’y a plus de ponts : ne se rassemblent plus que ceux qui se ressemblent. Au-delà des liens « entre » les citoyens, c’est la confiance dans un avenir commun qui s’effrite. À la veille du mouvement des Gilets jaunes, à Colombey-les-Deux-Églises, Emmanuel Macron avait été interpellé par des retraitées sur le sujet de leurs pensions et celles de leurs enfants. Il avait répliqué en reprochant aux Français de toujours se plaindre, ajoutant : « On ne se rend pas compte de la chance qu’on a. On vit de plus en plus vieux dans notre pays en bonne santé. » C’est un fait, mais les chiffres macroéconomiques ne suffisent pas à donner confiance à une communauté nationale et à la convaincre de faire preuve d’optimisme. Chaque année, les sondages sur l’état de la confiance des citoyens quant à leur avenir et celui de leur pays en administrent la preuve. En 2017, seuls 50 % des Français se disaient « heureux (par rapport à l’année dernière) » quand c’était le cas de 55 % des Européens, 58 % des Asiatiques, 60 % des Africains, 64 % des Nord-Américains, 69 % des Sud-Américains et 73 % des Indiens ! Pire, seuls 26 % des Français pensaient que 2018 serait meilleure que 2017, quand c’était le cas de 30 % des Européens, 40 % des Sud-Américains, 45 % des Asiatiques et des Nord-Américains, 53 % des Africains et 60 % des Indiens2. Ces chiffres qui semblent accréditer l’idée d’un pessimisme français sont toutefois à nuancer par l’analyse politique que les uns et les autres portent sur les évolutions engagées. Quand on demande aux citoyens de l’ensemble de la planète si, globalement, les choses vont dans le bon sens pour leur pays, les écarts entre pays se font beaucoup plus ténus. Plus de 60 % des personnes interrogées dans le monde considèrent ainsi que les choses ne vont pas dans le bon sens3 et, à part les Chinois, les Saoudiens, les Indiens et les Malaisiens, partout une majorité d’habitants considère que leur pays va dans la mauvaise direction. L’Europe n’y échappe pas et, si les Français sont 74 % à être pessimistes, ils ne se distinguent pas des Allemands (69 %), des Belges (73 %), des Britanniques (77 %), des Espagnols (79 %) ou des Italiens (83 %). Si individuellement ils peuvent être plus heureux, l’analyse que les habitants de la planète font de la situation globale est ainsi beaucoup plus nuancée. Cela souligne l’importance, au-delà des réalités économiques et sociales, de la façon dont les citoyens perçoivent et vivent la course du monde : un même fait peut ainsi alimenter des ressentis différents selon l’imaginaire et la perspective dans lesquels il s’inscrit. Dans les pays européens, le retrait progressif de tous les filets de sécurité
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juridiques et financiers construits par la social-démocratie occidentale au xxe siècle pèse lourd sur le sentiment de perte de maîtrise et de repères. Une DRH de Lyon interviewée à l’automne 2019 disait ainsi : « J’ai l’impression que nos enfants et nos petits-enfants vivront moins bien que nous. On nous dit il n’y a plus d’argent dans les caisses de l’État, la sécu se désengage de plus en plus, les retraites on ne sait pas ce que ça va devenir donc je trouve ça un petit peu inquiétant. »
À l’échelle du pays, les citoyens voient les ventes d’entreprises et les cessions d’usines. Ils sont inquiets à l’idée que l’on brade les joyaux de la République et disent ressentir cela dans leur chair, comme l’exprime un conseiller commercial de Vitrolles à l’occasion du Grand Débat national : « Il n’y a pas si longtemps que ça, on était regardés et enviés par beaucoup de pays. Quand j’entends qu’on vend des aéroports français, quand j’entends qu’on vend des sociétés qui sont françaises et qui ont un savoir-faire, c’est un petit peu comme si on vendait une part de soimême, c’est se séparer un petit peu d’une partie de son pays » (Grand débat national, 2019, Enquête).
Cette inquiétude peine à être rassurée par le simple énoncé que la France soit une puissance mondiale. C’est indéniablement une puissance économique que ce soit du point de vue de ses indicateurs macroéconomiques ou de ses entreprises. En 2019, 31 multi nationales françaises faisaient partie du classement « Global 500 » des plus grandes entreprises mondiales réalisées par le magazine Fortune (soit plus que l’Allemagne par exemple). C’est aussi une puissance financière et une place forte de la mondialisation : si la Bourse de Paris ne concurrence pas Londres ou New York, la France était encore, en 2019, l’un des pays comptant le plus grand nombre d’entreprises parmi 100 plus grosses capitalisations industrielles de la planète (derrière les États-Unis, la Chine et le Royaume-Uni). Diplomatiquement, le pays qui siège au Conseil de Sécurité appartient toujours au cercle de ceux qui gouvernent le monde et il se donne, avec la construction européenne, les moyens de continuer à peser demain. L’apparition régulière de citoyens français dans la liste des lauréats de Prix Nobel dans les vingt dernières années que ce soit en Chimie (2020, 2016, 2005), en Économie (2019, 2014), en Physique (2018, 2012, 2007), en Littérature (2014, 2008, 2000), en Médecine
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(2011, 2008) ou pour la Paix (1999) est, quant à elle, un signe du rayonnement intellectuel et moral du pays. Ces constats reviennent régulièrement comme des éléments de fierté dans la bouche des personnes interviewées. Pour autant, il y a un hiatus, que constate une serveuse de Limoges rencontrée en amont du Grand Débat national, mais qui semble tabou dans le débat public : « La France va bien, mais moi, simple serveuse, c’est quoi mon a venir ? » (Grand Débat national, 2019, Enquête)
De fait, la prestance internationale du pays ne se traduit pas de la même manière selon la position sociale de chacun. Que la France soit toujours une grande puissance a des conséquences personnelles pour les plus diplômés. Cela permet que les grandes écoles françaises restent reconnues et continuent de donner accès à des carrières prestigieuses à ceux qui en sont issus. Ils peuvent ainsi peser sur le cours du monde : à l’envers de tous les discours sur la perte de souveraineté de la France, ce pays qui pèse moins de 1 % dans la population mondiale permet à ses ressortissants de s’imaginer diriger le FMI (5 DG depuis 1946, soit un tiers des dirigeants de l’institution), l’Union européenne, ou les plus grandes entreprises de la planète et ainsi compter parmi les personnes influentes au monde. Mais quelles sont les retombées concrètes de cela pour les salariés français moyens ? Les rachats, les fusions font partie intégrante d’un système économique dans lequel les groupes et consultants français prennent plus que leur part, mais les hommes sont moins malléables que les capitaux. Quand une usine ferme et qu’un laboratoire cosmétique ouvre, les mêmes capitaux sont peut-être passés de l’un à l’autre mais ce ne sont pas les mêmes personnes ni les mêmes endroits qui en bénéficient. Faute d’un discours politique capable de mettre des mots sur ces évolutions, cela attise les divisions à travers le pays.
Divided we stand Les lendemains du 11 septembre 2001 avaient mis à la Une de la presse mondiale une Amérique unie dans la douleur : « United we stand. » À peine quinze ans plus tard, Donald Trump était élu président d’une nation semblant plus divisée que jamais. Dans Hillbilly Elegy4, J. D. Vance décrit intimement un pays parcouru de tensions affectant chaque Américain : certaines catégories de citoyens surnagent et les statistiques parviennent à masquer les troubles de la société mais,
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dans les territoires de l’Amérique blanche, pauvre et rurale, la désillusion s’est installée. Les cartes électorales dessinant les endroits où s’est construit le succès de Donald Trump livrent ainsi l’image de deux Amériques face à face. Les scores des pro-Brexit en 2016 puis ceux de Marine Le Pen face à Emmanuel Macron lors du second tour de l’élection présidentielle française en 2017 ont tour à tour conforté l’idée que les démocraties occidentales étaient traversées par une profonde fracture. Chaque société semble divisée entre les « gagnants » et les « perdants » de la mondialisation. Ce débat, très porteur dans les médias et qui a l’avantage de la simplicité dans un monde complexe, est pourtant mal posé. D’abord, les cartes de second tour, comme celle de l’élection présidentielle française montrant que les métropoles ont voté Emmanuel Macron quand Marine Le Pen réalise ses plus hauts scores dans les zones rurales, sont trompeuses. Elles ne sont pas truquées mais jouent avec la réalité que traduit le vote. À voir les grands à-plats de couleurs, on oublie vite que, dans chaque territoire, les résultats électoraux ne sont pas unanimement en faveur du parti arrivé en tête mais plutôt à 55‑45 un peu partout5. De même, en appliquant une grille de lecture unique sur les résultats au travers de l’étiquette politique, on gomme le fait que les déterminants sociaux et spatiaux du vote sont largement différents en fonction des endroits. Pour prendre deux exemples de départements français, on ne vote pas RN pour les mêmes raisons dans les Ardennes et dans le Var. Surtout, réduire le comportement électoral de territoires entiers au seul partage des points entre les candidats qualifiés au second tour d’une élection est particulièrement simplificateur. Ainsi, lors de l’élection présidentielle française de 2017, le premier tour ne livrait pas deux France appelées à se faire face au second tour mais au moins cinq France dont trois allaient se trouver contraintes à un choix par défaut quinze jours plus tard6. Au soir du 23 avril 2017, Emmanuel Macron, Marine Le Pen, François Fillon et Jean-Luc Mélenchon avaient chacun rassemblé plus de sept millions d’électeurs, auxquels s’ajoutaient les 10 millions d’abstentionnistes, non représentés par un candidat mais bel et bien les plus nombreux dans le scrutin. Ensuite, la question de « qui sont les gagnants ? » occupe les plateaux de télévision et les Unes des magazines alors que nombre de citoyens doutent et se demandent « qui gagne quoi, dans cette histoire ? ».
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Les effets locaux de logiques économiques globales La combinaison d’une réduction drastique de toutes les barrières aux échanges et d’un progrès technologique accéléré a engendré une transformation majeure de l’économie planétaire. Nous assistons à l’émergence de pans entiers d’activités nouvelles. Dans le même temps, la mise en place de montages logistiques et financiers d’envergure planétaire a permis l’avènement d’organisations globales d’une puissance rarement atteinte dans l’histoire. Les éléments de comparaison renvoient en effet à la Compagnie anglaise des Indes orientales, disparue en 1875 après un siècle d’emprise sur l’économie de l’Empire britannique ou à la Standard Oil, dissoute en 1911 et qui dominait à cette époque toute l’économie américaine. La singularité de l’époque que nous vivons est qu’il ne s’agit pas d’une ou deux entreprises dominant un pays mais d’un réseau agile de quelques dizaines de groupes, reliés entre eux par des prises de participation croisées, qui dominent la planète7. Cela donne à ce cœur capitalistique une puissance absolument considérable en même temps que cela le rend inaccessible à la plupart des mécanismes de contrôle démocratiques. Les cadres classiques par lesquels le pouvoir des citoyens s’exprimait sur l’économie et la société, les États et leurs systèmes sociaux patiemment élaborés au cours des deux derniers siècles, sont ébranlés par ces mutations. L’essor des Bourses à partir des années 1980 marque un tournant. La liquidité financière accrue qui en a découlé a eu des conséquences très pratiques dans la fragmentation et l’hyper spécialisation des systèmes productifs. D’un point de vue économique, cela s’est traduit dans la façon dont les entreprises se sont réorganisées : elles ne produisent plus, désormais, un bien ou un service mais s’inscrivent dans des « chaînes de valeur » où chacune concourt à créer une partie du bien ou du service final. La désintégration massive des systèmes productifs et la parcellisation des tâches qui l’accompagnent ont pour conséquence qu’il n’y a plus véritablement de commerce international au sens classique, c’est-à-dire d’échange de produits finis entre pays : aujourd’hui, l’essentiel des flux observés aux frontières des États concerne des échanges entre deux entités d’une même entreprise ou entre une entreprise et ses fournisseurs à l’intérieur d’une même branche d’activité. Il n’est pas rare que les composantes d’un produit passent quatre ou cinq fois la frontière avant d’être commercialisées auprès d’un client final. Cela limite les capacités pour les habitants et acteurs économiques d’un territoire de maîtriser son développement puisque
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la diversification locale des entreprises vers d’autres segments de la filière que ceux déjà présents localement est rendue particulièrement complexe. D’un point de vue politique, le rapport de force entre les grands groupes et les États s’est quant à lui en partie inversé, les groupes s’étant affranchis des frontières nationales. Un peu comme les ligues hanséatiques s’étaient libérées des frontières des différents royaumes à la fin du Moyen Âge, les firmes globales organisent aujourd’hui leurs réseaux d’approvisionnement au gré des opportunités et sans considération pour la nationalité des points d’attaches. Jusqu’aux années 1990, les entreprises multinationales s’appuyaient sur le réseau diplomatique et militaire de leur pays d’origine pour tirer profit des anciens empires coloniaux ou organiser le rayonnement commercial de leurs réseaux de distribution. Les firmes globales sont, elles, directement pensées à l’échelle planétaire. Les groupes ainsi constitués sont largement indépendants de toute base nationale et présents dans suffisamment de pays pour ne pas être sensibles à la pression des uns ou des autres. L’actualité regorge d’exemples d’entreprises devenues « globales » qui mettent leurs choix d’implantation aux enchères, récupèrent exonérations et subventions associées et restent susceptibles de repartir au moindre retournement de conjoncture sans respecter leur parole. Elles tirent même leur pouvoir de leur capacité à s’affranchir des frontières, lobbyisant activement et mettant en concurrence des pouvoirs politiques enserrés dans leurs limites administratives territorialisées. Elles en tirent avantage pour affaiblir toujours plus les règles et les pouvoirs étatiques qui les entravent. À partir des années 1980, cela s’est notamment traduit par une baisse radicale des taux d’imposition sur les hauts revenus8 et une pression politique et médiatique croissante sur les niveaux de dette publique, doublée d’une privatisation massive des différents secteurs économiques, y compris ceux concernant les services d’intérêt général comme la fourniture d’eau, d’énergie, de soins… Pour les pouvoirs publics, c’est un cercle vicieux qui alimente partout le renforcement du pouvoir de contrôle des marchés sur les économies locales. Cela interroge la capacité des gouvernements élus à contraindre les grands groupes et les individus ou les groupes d’individus à leur tête : ils échappent aux pouvoirs démocratiques. Seuls des gouvernements d’envergure continentale comme la Chine, les États-Unis ou l’Europe ont les moyens de peser sur leurs décisions. Malheureusement, l’autorité politique de l’UE n’est pas encore identifiée comme une puissance ni comme une instance pleinement démocratique.
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Au sein de chaque pays, ces évolutions de l’économie planétaire conduisent à une individualisation des trajectoires, qu’il s’agisse des personnes, des entreprises ou des territoires. Selon la dynamique du secteur d’activité présent localement, certains endroits se portent très bien quand, à quelques dizaines de kilomètres de là, le chômage explose. Même si la spécialisation d’un territoire n’est jamais totale, la fermeture d’une ou plusieurs usines peut suffire à déstabiliser l’éco nomie de toute une ville en affectant les réseaux de sous-traitants locaux et tout le tissu commercial tandis que d’autres entreprises voisines accumulent les dividendes.
Des inégalités qui s’accroissent et des trajectoires divergentes La mondialisation se traduit d’ailleurs par un développement général des inégalités, que ce soit entre les territoires ou entre les personnes. Les chiffres et analyses9 montrent que si le xxe siècle avait vu une formidable baisse de ces inégalités dans tous les pays, le xxie siècle se caractérise, lui, par un retour à des niveaux similaires à ceux du xixe siècle et par la disparition progressive d’une classe moyenne dont l’accession à la prospérité avait marqué les Trente Glorieuses. À l’échelle des dernières décennies, la richesse globale de la planète s’est améliorée. Le niveau de vie moyen de l’humanité a augmenté ainsi les revenus comme le confort des plus pauvres tandis que les écarts d’accès à l’école ou d’accès au soin ont diminué. Une partie des tensions qui s’expriment un peu partout sur la planète vient d’ailleurs des perspectives d’émancipation ouvertes par ce développement et des frustrations que génère le conservatisme des pouvoirs locaux. Pour autant, ce développement économique global n’a pas profité à tous avec la même intensité. La façon dont les inégalités progressent pose un problème de fond aux démocraties. À l’échelle mondiale, un rapport des Nations unies publié au début de l’année 202010 soulignait que, si « Les progrès rapides dans des domaines tels que la biologie et la génétique, ainsi que la robotique et l’intelligence artificielle, transforment les sociétés à un rythme soutenu », ces évolutions profitent d’abord et avant tout aux travailleurs hautement qualifiés. Les travailleurs moyennement voire peu qualifiés, aux tâches manuelles ou routinières, voient leurs opportunités diminuer. Ils sont aussi plus dépendants du déplacement des emplois et victimes du changement climatique.
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Surtout, dans les pays occidentaux, les classes populaires et modestes ont connu une trajectoire singulière. Alors que toute la planète voit son niveau de vie s’améliorer, elles constatent au contraire que leur richesse et leurs revenus diminuent11. En France, le niveau de vie moyen augmente mais, pour la première fois depuis l’après-guerre, le niveau de vie des plus pauvres diminue. Ce n’est donc pas seulement que les inégalités augmentent dans une société où tout le monde va vers plus d’aisance : les trajectoires sont devenues divergentes. En dix ans, entre 2003 et 2013, le niveau de vie moyen des 10 % les plus pauvres a baissé de 320 euros quand celui des plus riches a augmenté de 4 300 euros12. Depuis 2002, le taux de pauvreté est, quant à lui, passé de 12,6 à 14,7 % de la population et environ 10 millions de Français vivent aujourd’hui avec moins de 1 000 euros par mois. Le système redistributif continue de pallier mais moins efficacement. Surtout, il ne parvient plus à compenser l’explosion des inégalités dites « primaires » générées par le fonctionnement du système économique avant que la solidarité nationale ne produise ses effets13. Les 10 % de la population touchant les revenus les plus élevés gagnent aujourd’hui un peu plus d’un tiers du revenu national et les 10 % ayant le plus de patrimoine concentrent, eux, plus de la moitié de la richesse nationale. Les classes moyennes ne peuvent plus regarder vers le haut or, quand elles regardent vers le bas, elles constatent que les filets de sécurité sont troués. Il ne faut pas chercher plus loin le sentiment d’injustice et la fébrilité qui se développent : nous sommes assis sur une bombe. C’est un véritable défi pour les démocraties occidentales dans la mesure où, pendant tout le xxe siècle, le soutien des classes moyennes, leur adhésion et leur inscription dans les espaces du pouvoir ont été décisives pour la stabilité politique. Quand les démocraties ont perdu l’adhésion de cette partie de la population, comme ce fut le cas au moment de la toute jeune République de Weimar, les régimes sont tombés. Historiquement, les patrimoines ont toujours été répartis de manière plus inégalitaire que les revenus mais dans les démocraties sociales du xxe siècle, les écarts se réduisaient. La différence s’accroît aujourd’hui à nouveau et elle est tirée par le patrimoine initial des personnes. Surtout, à l’envers de l’idée selon laquelle celui qui travaille dur pourra s’enrichir, l’essentiel de l’accroissement de la richesse provient aujourd’hui du patrimoine déjà accumulé et le travail n’y fait rien. Cette dynamique atteint directement l’idéal méritocratique et l’horizon égalitaire dans lequel s’inscrivent les démocraties. Ces inégalités peuvent nourrir un profond sentiment d’injustice, car elles contribuent au fait que les différences individuelles
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se reproduisent et s’accroissent de génération en génération. Au xxe siècle, le développement de régimes démocrates sociaux couplé à la survenue des deux guerres mondiales et d’une période de très forte croissance économique entre 1945 et 1975, s’était traduit par une réduction inédite des inégalités intergénérationnelles : en 1900, 90 % du patrimoine des ménages provenait des héritages. En 1970, ce ratio était tombé à 40 %. Toutes catégories sociales confondues, la majorité de ce que les gens possédaient avait été acquis « par eux-mêmes » ; ils ne le devaient pour ainsi dire qu’à leur mérite. Depuis, la part des héritages dans la richesse des personnes – et la reproduction directe des inégalités que cela emporte – n’a cessé de remonter : aujourd’hui, plus de 75 % du patrimoine des individus est hérité. Autrement dit, à l’échelle de l’ensemble de la société, moins d’un quart de ce que les gens possèdent est aujourd’hui le fruit de leur propre travail, tout le reste leur a été donné par leurs familles. Ce niveau de reproduction est inédit depuis 1910 dans les démocraties modernes. Cela n’est pas près de s’inverser : comme l’essentiel de la richesse créée va aujourd’hui aux patrimoines plutôt qu’aux salaires et que les patrimoines sont massivement hérités, la spirale inégalitaire s’autoalimente. Platon soulignait qu’un écart trop grand entre les revenus et les richesses des citoyens mettait l’unité de la cité en péril. Au-delà de l’arithmétique des différents indices, ces différentiels de revenus interrogent la hiérarchie des valeurs qui les fondent et questionnent l’unité des nations. À titre individuel, des stars du football comme Neymar Jr ou Kylian MBappé touchent environ deux mille fois plus qu’une infirmière à l’hôpital (2 200 € net par mois après 5 ans de carrière). Dit autrement, ils perçoivent, chaque mois, l’équivalent de ce qu’une équipe entière de quatre aides-soignantes à temps plein gagne sur l’ensemble de sa vie professionnelle : 160 années de SMIC. Bien sûr, ces montants ne prétendent pas refléter la valeur humaine de leur travail, ni leur contribution à la société, juste le potentiel monétaire que leur image génère pour l’entreprise les faisant travailler, et les citoyens ne sont pas dupes. Cela suffit toutefois à perturber les repères moraux. Ces décalages ne concernent d’ailleurs pas seulement les stars du sport et de la musique : d’une certaine manière, ils sont encore plus surprenants quand ils concernent des PDG du CAC40 qui, pourtant, travaillent dans les mêmes entreprises et sur les mêmes standards que les autres salariés. Pourtant, leurs émoluments qui s’affichent à la une des magazines représentent, eux aussi, des niveaux déconnectés des revenus de leurs collaborateurs : en moyenne 350 à 400 fois le salaire de base de leurs salariés. Il reste difficile de ne pas comparer
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ces montants et les styles de vie qui les accompagnent avec ceux d’un urgentiste ou d’un « premier de corvée » sans se dire qu’il y a quelque chose de pourri en nos royaumes. Les cadres actuels du débat démocratique évacuent pourtant ces questions morales et politiques pour se focaliser sur des programmes de gestion. Au moment des élections, les discussions entre candidats portent sur des ajustements de paramètres et les élus se fixent pour objectif d’inverser des courbes tendancielles. Ils regardent ailleurs alors que notre maison brûle… au sens propre.
Deux France qui s’opposeraient Au-delà de l’« égalité des chances », les citoyens demandent une « égale considération ». La déconnexion entre la population et les élites est un problème pour nos démocraties, mais ce n’est pas seulement lié à la croissance des inégalités ni à la distorsion entre la composition sociale du corps politique et la population. Après tout, il y a toujours eu des notables et l’idée même de « représentation » implique une forme de distinction à laquelle les citoyens consentent volontiers du moment qu’elle leur semble juste. La logique méritocratique a même tiré sa puissance politique de l’idée que chacun pouvait grandir dans la société. Le problème actuel est que la circulation des élites s’est grippée et que la notabilisation porte en elle un soupçon de sécession. La Nation ne serait plus unie et tout le monde ne tirerait plus dans le même sens. Il ne faut pas chercher plus loin la raison du profond émoi suscité par le nouveau processus de sélection post-bac, Parcoursup, dans la population française. À travers les réformes de l’accès à l’enseignement supérieur en France, c’est l’angoisse d’une condamnation à la relégation sociale qui a été exprimée par les familles. Par le truchement d’un algorithme de tri administratif, le principe de l’égalité devant l’école et l’idéal méritocratique ont semblé menacés. Or, c’est une chose de savoir qu’il existe de la reproduction scolaire, c’en est une autre que le système donne le sentiment de la favoriser, voire de l’organiser. Dans un pays qui se revendique extrêmement méritocratique, dans lequel les ministres et le président de la République ne cessent de rappeler ce qu’ils doivent à leur parcours scolaire, attenter à l’égalité d’accès à l’université c’est fragiliser le socle démocratique. En fermant des maternités, en concentrant les hôpitaux et en rationnant l’accès aux études, le message envoyé est le même. Symboliquement, tous les aspects fondamentaux de l’existence sont concernés : nous
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ne sommes plus égaux ni devant la naissance, ni devant la mort, ni devant la vie… Cet arrachement s’invite aujourd’hui partout : que l’on interroge les Français sur leur pays, leur ville, leur alimentation, la santé, les banques ou la solidarité, la question du modèle social et de sa pérennité revient chaque fois. Sa mention est couplée à la crainte explicite d’une dualisation de la société et avec l’idée que l’égalité entre tous les citoyens du pays est menacée. Leur regard n’est pas uniquement individuel et social, il est aussi moral et politique : les Français demandent l’égalité pour eux mais aussi pour les autres. Ce qu’ils craignent, c’est que d’une France à deux vitesses, on passe finalement à deux France. Les inégalités territoriales et les trajectoires individuelles sont d’autant plus violemment ressenties dans les villages qu’elles nourrissent l’idée d’une fragmentation du destin national et d’un abandon par les dirigeants de « Paris ». Notre géographie change : il n’y a plus de limites aussi nettes qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale entre les villes et les campagnes, nous nous déplaçons plus et sommes de plus en plus inscrits dans un imaginaire européen, la nature elle-même a changé. Les géographes l’écrivent, soulignent les entrelacements qui caractérisent ce qu’ils appellent l’« interterritorialité14 », sauf que si ces concepts sont très utiles pour définir les politiques publiques, ils ne permettent pas forcément aux citoyens de mieux habiter le monde. Faute de débats publics sur le sujet, nous sommes toujours incapables de produire le récit correspondant à cette nouvelle géographie de la France, de l’Europe et de nous raconter simplement à nous-mêmes les endroits où l’on vit et où ils vont. Si tout allait bien, il n’y aurait pas d’inquiétude. En l’occurrence, cela nourrit une inquiétude et une méfiance profondes. La concentration des richesses installe l’idée que les grandes villes ou les zones touristiques ne seront bientôt plus accessibles qu’aux élites globales. Tout juste un sous-prolétariat fait de migrants ou de saisonniers précarisés sera-t-il maintenu à proximité immédiate, selon le modèle théorisé par Saskia Sassen15. Les « vrais habitants » en seront, eux, progressivement et méthodiquement évincés. Une fois cette grille de lecture installée, chaque signe alimente l’idée que les territoires sont fracturés et que des périphéries sont abandonnées. Tout ceci construit un récit organisé autour de la désunion démocratique et la fin de la société16. Partout une colère sourde monte contre les plus riches qui semblent s’exonérer de leur part de difficultés du monde contemporain : ils sont accusés d’abuser de leur pouvoir pour « accaparer » les richesses monétaires et symboliques. Ce mot, qui renvoie aux heures les plus
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chahutées de l’Histoire de France, est choisi avec soin par une habitante de la banlieue parisienne invitée à réfléchir à l’avenir de sa ville : « Dans l’avenir, Ivry elle sera vraiment accaparée par Paris. La ville, elle a trop d’importance pour Paris, elle est vraiment à côté, donc les gens riches, ceux qui ont une bonne situation, vont pouvoir acheter et louer les appartements et les logements à Ivry et les gens modestes, nous, on va être mis à l’écart » (Assises d’Ivry-sur-Seine, 2017, Enquête).
La réalité sociologique et économique des grandes villes mondiales comme des métropoles régionales dément pourtant ces représentations. C’est une dynamique qui est indéniablement observée localement dans les capitales, notamment en leur centre : des quartiers entiers sont gentrifiés, des populations sont expulsées et cela sert la valorisation rapide d’actifs fonciers et immobiliers pour les fonds patrimoniaux17. Mais, dès que l’on sort de l’hyper-centre de ces mêmes agglomérations, une très grande majorité des quartiers restent mixtes et échappent à ces évolutions. Les métropoles ne sont pas, non plus, plus riches que les zones rurales ou périurbaines. Les niveaux de revenus moyens n’y sont pas plus élevés, les niveaux de revenus médians non plus, les taux de propriétaires sont plus faibles, les taux de pauvreté plus élevés18. Dans le même temps, une partie des territoires qui composaient la « Province » connaissent un très fort développement. Un patient travail d’enquête sur le terrain permet de corriger très largement l’idée d’une France « périphérique » à l’arrêt. À l’occasion de démarches menées dans les Pyrénées-Orientales, en Corrèze, dans le Maine-et-Loire, l’Orne, la Marne ou le Loir-et-Cher, nous avons pu constater que, malgré des difficultés très importantes qu’il ne faut pas nier, il y avait partout de l’énergie, des projets et des perspectives d’avenir. Dans tous ces territoires, des personnes sont en mouvement, se battent et font vivre des associations ou des entreprises. Elles s’insurgent d’ailleurs contre la désespérance entretenue par tous ceux qui ne vivent pas dans le territoire mais le commentent depuis « Paris ». Une habitante des Pyrénées-Orientales analyse ainsi froidement : « Notre département, notre coin, il est d’une très grande richesse. Je vois qu’il y a des forces vives avec des solutions, et ça se gaspille. Il y a des compétences, il y a du courage, il y a de l’énergie, il y a de la créativité, de l’inventivité, de la volonté, et ça le département, je suis désolée, il s’en prive. On est délaissés » (Imagine les PyrénéesOrientales, 2019, réunion publique).
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La réalité est ainsi très différente de l’opposition caricaturale qui est largement propagée entre des élites parisiennes avantagées et le reste d’une population reléguée à la périphérie du monde. Si les salaires sont plus élevés en Île-de-France, c’est en effet essentiellement le résultat d’une différence dans les profils de postes proposés : à travail équivalent, les écarts deviennent négligeables. Les prix, en revanche, y sont plus élevés d’environ 10 %19. Tout coûte plus cher dans la capitale, notamment pour se loger, alors même que les Franciliens ont des logements plus petits et plus contraints que leurs concitoyens20. Au final, la qualité de vie en Île-de-France est par de nombreux aspects largement dégradée21, au point que, en 2018, 84 % des cadres souhaitaient quitter la région capitale selon un sondage pour Cadremploi. Même si leur portée est surévaluée, les intentions de départ à la campagne énoncées par nombre de Franciliens après les confinements soulignent cette insatisfaction générale quant à la qualité de vie dans la région parisienne. Pour autant, dans la population, ces constats ne pèsent rien par rapport au fait que ceux qui vivent et s’enrichissent de la financiarisation de l’économie mondiale ont leurs habitudes à Paris. Les millionnaires recensés par le Crédit Suisse (la France compte 2,5 millions (!) de millionnaires en 2020 selon un rapport de cette banque*) sont présents partout dans le territoire national. Ce qui choque, ce sont toutefois les endroits où ils sont concentrés entre eux : les « ghettos du gotha » dénoncés par Monique et Michel Pinçon-Charlot22. Or, il n’y a que quelques communes très bien identifiées où les plus riches sont surreprésentés23 : ils habitent surtout à Paris et dans quelques villes de la banlieue ouest, ainsi que dans quelques quartiers de Lille, de Lyon ou de Marseille. Quant à ceux qui organisent leur vie entre New York et Singapour, ceux qui pensent, organisent et vivent de la globalisation, ils vivent quasi exclusivement à Paris. Les moyennes statistiques nationales occultent ainsi des singularités symboliques qui alimentent le ressentiment contre les territoires où habitent les plus riches et la méfiance envers ceux où habitent les plus pauvres. Ce n’est pas par hasard que le Fouquet’s a été incendié par les Gilets jaunes manifestant sur les Champs-Élysées. Dans un monde complexe et fragmenté où les repères politiques sont instables, l’opposition entre lesdits « progressistes » et lesdits « populistes » présente l’avantage de la simplicité. Malgré toutes ses limites, elle est montée en épingle par les médias et les dirigeants politiques. * Crédit Suisse, Global Wealth Report, 2021.
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Cette séparation artificielle en deux « camps » mine pourtant de l’intérieur notre vie démocratique : si « deux France » coexistent que tout oppose, autant les histoires vécues et les intérêts de chacune que les attachements et les perspectives d’avenir collectives, alors il n’y a plus entre elles un débat mais une lutte. Il n’est pas anodin que la violence des forces de l’ordre soit perçue comme de moins en moins légitime. De Sivens, aux manifestations de Gilets jaunes, ponctuées par des mains arrachées ou des figures éborgnées, en passant par les bavures répétées à l’encontre des habitants des quartiers populaires, la police est publiquement accusée de prendre parti pour « un camp », « contre » un autre, de ne plus être mobilisée pour la protection des citoyens mais plutôt au service du gouvernement. Ce ne sont pas tant les mutilations qui créent l’émotion de la population que le fait que la police soit soupçonnée d’être partiale, de juger a priori les personnes et leurs intentions. De toutes parts, les comportements des uns et des autres ne sont plus discutés mais essentialisés. Les paroles ne sont plus écoutées mais leurs auteurs désavoués. Disparaissant sous les invectives, le débat politique menace en permanence de basculer dans l’affrontement physique. Cette montée de la violence est inquiétante. L’irruption des corps dans l’espace public est toujours un signe que l’ordre démocratique est menacé. Qu’il s’agisse de simples accrochages à l’Assemblée nationale, de coups de poing dans la rue, ou d’attentats terroristes, c’est le signe que la discussion n’est plus considérée comme la solution des conflits. Que ce soit par autoritarisme ou parce que les oppositions sont vues comme indépassables, la parole est niée : il ne reste plus qu’à vaincre l’autre camp. C’est aussi dans ces moments que les institutions protégeant les droits des plus faibles sont attaquées et ne les préservent plus de l’oppression, d’où qu’elle vient.
Payer « pour les autres » La mise en concurrence des territoires et de leurs habitants couplée à l’explosion des inégalités exacerbe les égoïsmes et met toutes nos institutions sous tension. Cela fragilise certains socles de nos démocraties modernes comme les systèmes redistributifs qui sont un élément historique de la cohésion nationale des pays occidentaux. Faute de pouvoir regarder en haut avec envie, puisque l’on ne peut plus monter, on regarde vers le bas avec acrimonie. À écouter les gens, ils ne sont, pour la plupart, pas heureux des divisions, fractures et discours défaitistes
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sur le pays et sa population. Ils en tirent même une forme de chagrin mais ne voient pas d’issue. Ils se sentent abandonnés par un pays et des institutions auxquels ils sont attachés mais auxquels ils croient de moins en moins car ils voient que ces institutions elles-mêmes sont en partie laissées à l’abandon. Les mots de cette aide ménagère rencontrée en Bretagne pendant la préparation du Grand Débat national sont très clairs de ce point de vue : « Nous, on n’est pas riches, on n’est pas pauvres, on est la classe moyenne et c’est la classe moyenne qui souffre le plus. Parce qu’on a pas d’aide, parce qu’on travaille et qu’on arrive pas à s’en sortir. […] La France, c’était un pays glorieux, qui a son Histoire et qui a fait son Histoire. Je suis française, moi, mais j’ai des origines et j’entendais que la France était un grand pays… C’était un grand pays mais il faut le préserver le grand pays » (Grand débat national, 2019, Enquête).
Interviewé en décembre 2019, un chauffeur routier de quarante ans, locataire d’un petit appartement à Savenay, en Loire-Atlantique, s’inquiète lui aussi de savoir ce qu’il va laisser à ses enfants pour leur garantir un minimum de sécurité. Quand il évoque sa situation, il exprime directement le sentiment d’être oublié par le système : « Je fais partie de la classe moy… de la classe des laissés pour compte ; je gagne trop pour pas avoir et je gagne pas assez pour avoir » (Mieux vivre en France, 2020, Enquête).
Le fonctionnement du système social actuel laisse ainsi à ceux qui sont « au milieu » le sentiment de payer pour les autres sans que leurs problèmes soient regardés avec attention. Pire, il laisse s’installer le sentiment que si quelque chose leur arrive, leurs années passées à cotiser ne leur seront d’aucun secours : ils seront abandonnés jusqu’à ce qu’ils se trouvent dans la situation des plus pauvres, sans aucun filet intermédiaire. Ce sentiment d’impuissance est alimenté par le fait que, malgré les efforts consentis depuis des décennies, les discours sur la dette et les contraintes budgétaires ne changent pas : il semble que la réduction des aides et services publics n’en finira jamais. Une part de l’incompréhension de la population vient d’ailleurs de la contradiction apparente entre les discours sur la croissance de la richesse du pays et le fait que, dans le même temps, malgré toutes les économies réalisées sur les systèmes sociaux, nous ne soyons pas en mesure de simplement maintenir le niveau de base des services publics dans de nombreux
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quartiers et villages. Il faut bien que cette contradiction s’explique et, pour reprendre les catégories définies par Alain Supiot, cela peut signifier soit que nous sommes fous, soit qu’il y a de la fraude quelque part, en haut ou en bas, à droite ou à gauche. Fous ? Le pays est effectivement tiraillé. Pour équilibrer notre budget, il faudrait continuer à diminuer les dépenses que nous faisons dans les commissariats, les écoles, les hôpitaux nous disent certains, quand d’autres se plaignent de ne plus avoir les moyens de travailler décemment… Les points de vue sont totalement contradictoires et pourtant les deux parties ont des arguments chiffrés rationnels ! Cette confusion vient simplement du fait que le débat est mal posé dans l’espace public. Depuis de longues années, l’augmentation des prélèvements est essentiellement due à la progression des dépenses de sécurité sociale, qui sont passées de moins de 25 % du PIB au début des années 1980 à plus de 30 % de celui-ci aujourd’hui. Cette hausse ne vient pas d’une socialisation accrue de nos économies mais de la simple évolution de nos sociétés : partout dans les pays occidentaux, les dépenses de santé ont largement augmenté dans les budgets des ménages et cela s’est mécaniquement traduit par une hausse des prélèvements obligatoires plus forte dans les pays où ces dépenses sont plus socialisées. Le vieillissement de la population a également entraîné une hausse des dépenses de retraite. Ces évolutions n’ayant pas été anticipées ni ouvertement discutées, elles se sont mécaniquement reportées dans les prélèvements sociaux. Ceux qui trouvent que l’on dépense de plus en plus ont donc raison, mais la raison fondamentale de cette évolution n’est pas budgétaire. Il n’y a jamais eu de débat public sur les conséquences économiques ou sociales de l’allongement de notre durée de vie et de l’amélioration de notre santé, ni sur ce que recouvraient ces dépenses croissantes. Aucun choix politique n’a donc été possible ni sur les types de dépenses que nous souhaitions continuer à socialiser, ni sur le niveau de cette couverture sociale, ni sur les modalités de son financement éventuel. Faut-il augmenter les prélèvements, diminuer la couverture sociale, changer les standards de prise en charge, réguler différemment les EHPAD, penser différemment les cotisations et le temps de travail ou réorganiser le système de soin ? En l’absence de débat politique, les rabots budgétaires se sont appliqués de manière mécanique sur toutes les dépenses publiques. Comme il était délicat de rogner sur la santé ou les retraites sans en avoir parlé tous ensemble, les autres dépenses de l’État (école, police, armée, etc.) se sont vues appliquer des contraintes de plus en plus fortes alors que
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les dépenses qui augmentaient étaient en réalité celles… de la sécurité sociale. Faute de pouvoir réformer par le haut, à partir d’une vision partagée de l’avenir, la nécessité de réforme s’est ainsi installée de la pire des manières : en baissant unilatéralement les recettes de l’État pour contenir autant que possible la hausse mécanique des prélèvements obligatoires. Le déficit public ainsi créé s’est accumulé et il a bien fallu le résorber en réduisant les dépenses. Depuis des années, le budget de l’État court ainsi après une dette qu’il a en grande partie créé luimême par la baisse permanente de ses recettes depuis 1987. Comme dans le même temps, les transformations démographiques et sociales du pays ne sont pas plus débattues, la pression fiscale continue de s’accroître tous les ans malgré les efforts de l’État, qui plus est autoalimentée par le remboursement de la dette et des intérêts. Le débat politique finit par ne plus porter que sur le déficit et la dette et escamote définitivement les grands enjeux de société qui sont les causes profondes de la situation budgétaire : comment nous rapportons-nous au vieillissement de la population, à l’importance accrue des questions de santé ou à l’entrée dans une société de la connaissance… Sauf qu’entre-temps, l’État a été déshabillé et ses dysfonctionnements sont devenus criants, nuisant à sa crédibilité, à son efficacité et à la santé de ses agents. Cette gestion par défaut du débat démocratique favorise la propagation des discours anxiogènes, eux-mêmes facteurs de désunion. Les esprits s’échauffent ainsi entre citoyens et l’on cherche chez ses voisins les fraudeurs responsables du fait que les efforts consentis collectivement ne paient pas. Alors que les causes sont macroéconomiques et renvoient aux choix effectués aux plus hauts niveaux politiques, les plus pauvres sont de plus en plus accusés d’abuser du système. Il leur est reproché de s’exonérer des efforts et contraintes du travail qui pèsent sur les autres tout en bénéficiant d’une qualité de vie inaccessible à ceux qui travaillent car, dans le même temps, les conditions de travail se sont dégradées. Les dysfonctionnements chroniques de la puissance publique ouvrent la porte à des discours très violents, stigmatisant les assistés et condamnant notre système social par dépit. Ce point de vue désormais assez répandu était apparu clairement, dès 2013, à l’occasion d’une tournée organisée dans le pays pour le compte d’un parti politique. Alors même que les personnes interviewées exprimaient leur attachement à ce que représentait l’État social, à ce que représentaient les solidarités dans l’idée qu’ils se faisaient de la France, ils demandaient que des mesures de plus en
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plus dures soient prises contre les resquilleurs. Ils aspiraient simultanément à réduire l’emprise d’une administration fonctionnant mal et son caractère bureaucratique. Comme un serpent qui, se mordant la queue, finit par se dévorer tout entier, l’absence de recul collectif a des conséquences dramatiques. Quelques années plus tard, interrogeant des citoyens sur les enjeux de solidarité dans le cadre d’un travail pour le Secours populaire, nous avons à nouveau pu mesurer que les Français étaient très attachés à cette valeur, mais qu’elle renvoyait de plus en plus, pour eux, à la sphère intime, affective, et moins à la sphère sociale ou politique. Dans les interviews, il était ainsi plutôt question des petits gestes d’attention quotidiens ou des réseaux de proches : la sécurité sociale qui organise encore les solidarités à grande échelle n’était spontanément citée par personne comme un vecteur de solidarité. Faute de débat démocratique sur les enjeux qu’elles portent et alors même qu’elles constituent toujours un fort ciment d’unité, les institutions qui organisaient la démocratie sociale ont progressivement été reléguées aux marges de l’espace public. Elles sont aujourd’hui particulièrement fragilisées et nous sommes incapables de les moderniser ou les refonder. Le problème n’est donc pas d’affirmer que les solidarités demeurent fortes car, quand l’idéal de justice s’effrite ou n’est plus partagé, la société dans son ensemble est menacée. La question n’est alors plus de savoir pourquoi on fait les choses, mais qui en profite in fine, individuellement et collectivement. Plus encore que la xénophobie, ce sont ces questions fiscales et sociales et la volonté de dépouiller l’État fédéral au profit des régions qui sont au cœur du nationalisme flamand ou de la Ligue du Nord en Italie : la question de l’unité est politique ! Quand l’unité nationale ne fait plus sens, exhiber les investissements et prestations de solidarité sert finalement à attiser les menées séparatistes de ceux qui protestent contre ces impôts suspects de spolier une partie de la population ou des territoires au profit d’autres. Les arguments comptables sont d’autant plus inutiles que les bénéficiaires, eux, ne tiennent pas la puissance publique quitte pour autant. Une des meilleures preuves est d’ailleurs que, contrairement à une idée reçue, les transferts fiscaux et sociaux depuis les zones les plus riches vers les zones les plus pauvres du pays, supposées « périphériques et abandonnées », ne cessent de progresser. Cela s’explique par l’augmentation des retraités et des personnes âgées dans la population locale : moins de cotisations, plus de prestations. Formellement, les territoires ruraux reçoivent de plus en plus de revenus issus de la solidarité nationale. Pourtant, les milliards d’euros supplémentaires qui
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arrivent dans les villages via les pensions reçues par chaque retraité passent inaperçus en termes de solidarité territoriale. Surtout, dans la vie quotidienne, ils ne compensent pas la perte de vitalité liée au départ de la Poste ou la fermeture d’une école. Une retraitée s’exprimant dans le cadre de l’enquête réalisée en amont du Grand Débat national revenait ainsi sur la disparition du bureau de poste de son village, expliquant qu’elle n’y allait pas pour poster des lettres mais « pour parler à la postière », seul lien avec les institutions qui soit quotidiennement à portée. Se mêlent donc des besoins fondamentaux identifiés comme relevant du socle de droits auxquels un citoyen français doit avoir accès (police, école, santé, eau, énergie, etc.) et des questions de reconnaissance. Ces observations sont tout à fait cohérentes avec celles faites par le Conseil d’analyse économique à propos du mouvement des Gilets Jaunes : l’une des sources statistiques les plus fiables pour expliquer les mobilisations ville par ville renvoie à l’évolution récente des services de proximité (supérettes, garagistes, bureaux de poste, infirmiers et médecins généralistes, etc.) : « Les communes dont certains équipements ont disparu et qui se trouvent éloignées à plus d’une heure de la prochaine ville équipée, ont “[une probabilité] 50 % [supérieure à]” la moyenne de connaître des évènements Gilets jaunes24. » Cette crainte d’une relégation sociale et territoriale larvée explique la sensibilité des participants aux réunions du Grand Débat national sur la question des services publics : plus qu’un service, ils sont le symbole de la continuité du lien avec la communauté nationale. Une des impasses du débat était d’ailleurs de n’aborder la question que sous l’angle budgétaire : « Voulez-vous plus de services et plus d’impôts ou moins d’impôts et moins de services ? » Les Français qui se sont exprimés disaient vouloir plus de services publics, ils déplorent la disparition des maternités de proximité, le regroupement des écoles rurales, etc. Mais en même temps, ils ne voulaient pas payer plus d’impôts. Ce constat a fait dire au gouvernement que les Français étaient contradictoires. En sortant de la logique uniquement comptable ayant présidé à l’énoncé des débats, cette contradiction disparaît d’elle-même. Un sondage mené à l’occasion du Grand Débat national montrait notamment que le consentement des Français à l’impôt était, paradoxalement, proportionnel à leur revenu : la moitié la plus riche de la population considérait à 63 % qu’il était « utile de payer impôts et taxes » tandis que seuls 39 % de la partie la plus pauvre de la population était de cet avis25. Ce résultat est a priori contre-intuitif : on attendrait que ceux censés bénéficier le plus des systèmes sociaux les trouvent plus
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utiles et soient plus enclins à les voir se développer et que ceux payant le plus d’impôts auraient un intérêt particulier à voir leur charge baisser. Quelques questions plus loin, le même sondage fournissait un début d’explication : les plus pauvres sont aussi ceux qui déclarent être les plus privés d’un accès facile aux services fondamentaux et se sentir coincés là où ils sont. Difficile de consentir à payer plus pour quelque chose dont les bénéfices semblent de plus en plus théoriques. Les Français ne s’inscrivent pas dans une logique quantitative. Ils ne souhaitent pas plus ou moins d’impôts, ni plus ou moins d’État, ils attendent des services plus réactifs, plus proches d’eux, plus humains et ils ne sont pas prêts à payer plus pour un État dont ils jugent durement les dysfonctionnements actuels. Cette impasse crée le sentiment d’« impuissance » et de « rage » qui affleure dans les enquêtes menées au moment du Grand Débat national.
Les démocraties au défi de l’archipellisation À mesure que nos économies, nos sociétés, nos cultures sont plus entrelacées, à mesure que nous prenons conscience de l’unité de notre écosystème planétaire, les individus apparaissent atomisés, isolés et nos sociétés semblent de plus en plus poly-fracturées. Là où pour certains les oppositions sont territoriales, elles sont sociales ou religieuses pour d’autres. La seule multiplication des discours identitaires alimente la fragmentation. Dans nos économies et nos sociétés, les dernières décennies ont pourtant créé les conditions pour que de larges convergences s’organisent partout sur la planète. Par rapport aux années 1950, les différences entre les catégories sociales et les pays semblent s’être estompées et être moins irréductibles : nous avons accès aux mêmes sources d’information, regardons les mêmes séries, écoutons les mêmes musiques, suivons les mêmes modes… La diffusion d’un fonds culturel partagé à l’échelle de la planète et la démocratisation de l’accès aux études ou aux voyages facilitent les échanges entre les peuples de tous les pays. Pour chacun, l’explosion des opportunités ouvre la possibilité de construire des personnalités plus riches. Le même mouvement de mondialisation et d’individualisation des références et des destins porte en lui le germe d’une fragmentation de chaque société en autant de bulles avec chacune ses propres valeurs et références, produisant autant de clôtures potentielles. C’est cette évolution que suggère l’idée d’archipellisation de la société française
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développée par Jérôme Fourquet26. Nous serions passés d’une société organisée suivant des principes hiérarchiques bien établis, centrés sur des socles de valeur profondément inscrits en chacun de nous, consolidés par des institutions solides (l’Église, l’État, etc.) et bien articulés les uns aux autres, à une « société en mille-feuilles dans laquelle les différentes strates ne communiquent plus entre elles ». Cela nourrit le repli de chacun dans un espace « préservé » de plus en plus réduit. Le désengagement de l’individu, dont Habermas fait l’un des éléments décisifs pour analyser l’évolution de nos démocraties au cours des dernières décennies, n’est pas que politique : il est aussi social, personnel, intime. Or qu’avons-nous de commun avec nos « concitoyens » supposés si nous ne partageons plus ni solidarités, ni projets, ni présent, ni futur ? Vivons-nous vraiment dans le même monde dans ces conditions-là ? Ces dynamiques séparatistes sont alimentées par le « haut » de la société. Les paroles proférées par ceux-là mêmes qui sont supposés rassembler la nation, facilitent régulièrement les amalgames, jettent l’opprobre sur des pans entiers de la population et attisent les charbons du communautarisme. Nul besoin de convoquer des théories du complot pour comprendre les logiques profondes qui alimentent ces discours. Les élites, prises individuellement, ont un intérêt objectif à ce que les grilles de lecture du monde structurant le débat politique dissolvent et fragmentent les possibles convergences d’analyse entre toutes les classes et strates de la population. Warren Buffet luimême porte ainsi une analyse marxiste très classique sur la situation contemporaine : « Il y a une lutte des classes, c’est très juste, mais c’est ma classe, les riches, qui mène cette guerre et nous sommes en passe de la gagner27. » Ces mots, répétés en boucle, fragilisent toutefois plus profondément nos démocraties que ne l’imaginent ceux qui les instrumentalisent. Ils atteignent ce que le sociologue Mark Granovetter appelle les « liens faibles28 » : tous ces liens qui « servent bien souvent à jeter des ponts locaux entre des ensembles d’acteurs qui autrement seraient isolés, ou encore qui ne pourraient se rejoindre que par des détours beaucoup plus longs29 ». Bien que dits « faibles », ces liens sont la base sur laquelle se construisent les relations personnelles avec des personnes « différentes » de soi, son groupe de proches, son milieu. Ils remplissent ainsi des fonctions de passerelle essentielles en démocratie : ils créent des chemins plus nombreux et plus courts pour que l’information circule mieux dans la société et de manière plus variée. Là où les liens forts caractérisent la cohésion
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d’une communauté, les liens faibles sont les vecteurs de son intégration à la société. Ce sont ces liens dits « faibles » dont nos représentants sont les garants, car ce sont eux qui font la liaison entre les différentes parties de la population. Quand ils convoquent le registre de la cohésion (nationale) contre des « ennemis » désignés et qu’ils surjouent les liens « forts » en espérant souder et rassembler les citoyens entre eux (et derrière eux), ils se condamnent à parler largement dans le vide car ils activent des sentiments qui ont pu servir de ferment social aux xixe et xxe siècles mais qui sont devenus largement inopérants dans la société contemporaine. Pire, ils œuvrent à contre-emploi. En fragilisant davantage le fonds commun intégrant toutes les communautés, les dirigeants se tirent une balle dans le pied car ils démontrent à chaque occasion que, finalement, les liens qui rattachent chacun au reste de la population ne sont pas si solides qu’on le croit. Vu ce que les dirigeants se permettent de dire sur les uns et les autres, ce n’est pas le signe d’une communauté nationale si soudée… Chaque intrusion du pouvoir central consistant à stigmatiser une partie de la population s’aliène ainsi la communauté en question sans pour autant rassembler « les autres ». Non seulement ils n’attendent pas que l’État les soude entre eux mais constatant le déplacement de ces logiques de bouc-émissaires, ils se disent que leur tour viendra sans doute à un moment. Le débat sur la déchéance de nationalité, engagé après les attentats du 13 novembre 2015, est emblématique de ces initiatives politiques qui fragilisent le sentiment d’intégration sans renforcer la cohésion. L’affaiblissement structurel des liens « faibles » se traduit par un repli de chacun sur des liens de plus courte portée et des communautés de plus en plus réduites. À l’échelle collective, cela atteint durablement la capacité de la société à se rassembler autour d’une même volonté générale. Les idées du Bien et du Juste peuvent vite diverger en autant de sphères étanches30. À mesure que ces communautés se construisent de façon juxtaposée, sans valeurs partagées, ces stratégies politiques fragilisent le sentiment démocratique. Elles finissent par peser sur les valeurs de nos sociétés et les débats qui les traversent car les structures du débat public orientent la façon dont chacun se projette personnellement dans le monde, vit et ressent les aléas et opportunités de sa propre existence. Si la société est devenue plus compliquée à analyser en termes d’inégalités de classes, comme c’était la norme au xxe siècle, ce n’est pas seulement que les inégalités sont
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devenues « dynamiques31 » ou multiples32, c’est aussi que la façon de les ressentir et de les retranscrire politiquement a changé de nature, tendant à essentialiser les rapports sociaux et humains. Là où, dans les années 1980, les citoyens appliquaient une grille de lecture de la société en termes d’inégalités, les analyses en termes de discriminations se propagent. Les travaux de Marco Oberti sur le rapport à l’école témoignent de cette évolution33. Les revendications et engagements politiques s’adaptent en retour à ces nouvelles grilles de lecture : ne croyant plus en une amélioration globale possible, chacun se bat pour que sa propre situation soit prise en compte dans un système inégalitaire accepté comme tel. Les logiques utilitaristes et communautaristes convergent ainsi autour du besoin intime de reconnaissance et s’expriment au travers de causes dont chacune finit par réclamer des droits spécifiques que la communauté nationale est sommée de « reconnaître ». L’irruption de revendications catégorielles en lieu et place de mobilisations autour de « conditions à améliorer » souligne ce déplacement dans la façon dont chacun se projette dans le jeu démocratique. Cette fragmentation de l’espace public alimente un doute sur la capacité de nos régimes démocratiques à faire droit à toutes les revendications et in fine sur la légitimité, voire la possibilité même de nos gouvernants à agir pour tous ou au nom de tous34. Si les élus ne sont plus appelés à construire et exprimer la volonté générale mais à départager les plaignants, la politique n’est plus le lieu de la construction de sentiments communs mais un simple juge-arbitre des rapports de force et des priorités sociales. Cela n’écarte pas l’idée qu’un intérêt général existe, mais cela en change la définition : la multiplication des revendications spécifiques éclate la perspective d’un horizon commun entendu comme un bien universel pour le remplacer par un équilibre constant mais précaire entre autant d’intérêts ou visions particulières de ce qu’il faudrait faire. Cette démultiplication des regards sur le monde n’est pas a priori un problème en soi : il peut exister différentes façons de vivre et de s’entendre collectivement dans les sociétés humaines. Le tout est qu’il y ait les lieux pour en parler. Si les sociétés occidentales sont menacées de devenir autant d’îles séparées les unes des autres par de forts courants infranchissables, c’est que, pour le moment, nos institutions démocratiques ne parviennent pas à se saisir de ces sujets de manière apaisée. Requalifier les liens qui nous unissent et nous définissent socialement est pourtant à la fois fondamental et urgent car d’autres institutions sont candidates pour occuper l’espace laissé vacant.
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Du capitalisme global au capitalisme total ? Depuis deux siècles, l’affirmation des démocraties progresse en parallèle de l’intrication économique et sociale liant nos vies aux uns et aux autres. Le passage d’une solidarité mécanique à une solidarité organique décrit par Émile Durkheim se poursuit et s’approfondit. Après nos sphères productives et nos sphères sociales, ce mouvement concerne désormais nos sphères intimes : familles, amis, amours… Au fur et à mesure que nos sociétés et nos vies sont devenues moins linéaires, les liens mécaniques qui nous unissaient à nos proches ont progressivement évolué. Nous ne vivons pas tant un affaiblissement de ces relations que leur transformation. Elles s’organisent différemment et cela s’accompagne d’une recomposition de leur inscription dans les institutions avec un deploiement massif des pouvoirs et des processus de contrôle et de médiation sociale selon des logiques largement décrites par Michel Foucault. Fragilisées et en porte-à-faux par rapport aux attentes qui émergent des individus, les institutions historiques sont des cibles faciles. Les GAFAM naissent sur ce terrain : ils investissent un interstice institutionnel. À mi-chemin du public et du privé, ils semblent simplement offrir des services plus pratiques qui facilitent la vie des habitants mais ils sont, à terme, une menace pour les démocraties elles-mêmes. Si la puissance de ces jeunes entreprises est problématique, c’est qu’elles revendiquent le fait d’être prescriptrices de nos façons de vivre et du monde de demain. Elles se posent ainsi directement en concurrentes des processus et institutions démocratiques. Les masses de données qu’elles ont pu acquérir depuis le début des années 2000 compensent leur inexpérience historique et sociale. Elles leur permettent de considérer n’importe quelle activité ou fonctionnalité humaine comme une extension possible de leur domaine de compétence. Les GAFAM ont une double prime. D’une part, ils incarnent la modernité et sont donc supposés être plus à même de comprendre et esquisser ce que sera l’avenir que les dirigeants des entreprises du xxe siècle. D’autre part, ils construisent les cadres et outils technologiques par lesquels passe l’ensemble des échanges ou transactions et préforment ainsi partiellement nos pensées. Leur tentation hégémonique se traduit d’abord dans la réalité des échanges économiques. Après avoir domestiqué Internet, les GAFAM s’attaquent désormais au reste de l’économie et de la société35. Cela fait longtemps qu’Amazon n’est plus une simple plate-forme virtuelle reposant sur les services postaux et a déployé
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son propre réseau logistique. L’entreprise ambitionne désormais de remplacer la grande distribution jusque dans le cœur des villes où elle s’installe, en concurrence directe avec les magasins de proximité. Cela fait longtemps que Google n’est plus un simple moteur de recherche guidant les internautes dans la jungle des contenus produits et que l’entreprise s’est déployée pour offrir elle-même ces services et contenus en direct. Fort de la relation de confiance nouée avec les internautes et de sa position stratégique dans la circulation des flux de données, le groupe peut remonter la chaîne de valeur de plusieurs secteurs classiques comme l’assurance, via le traitement statistique des données personnelles accumulées dans ses serveurs. À leur échelle, c’est la même stratégie que vise Uber vis-à-vis des services de mobilité, espérant reproduire cette stratégie du coucou avec les grands groupes automobiles, ou encore AirBnB vis-à-vis de l’industrie touristique. L’expansion des GAFAM a aussi une dimension directement politique. D’abord, les technologies numériques (Internet pour la communication, blockchains pour la sécurisation) apportent des alternatives aux garanties de neutralité et de fiabilité que donnaient classiquement les institutions. En matière de transparence, par exemple, il n’y a plus besoin de labels estampillés pour garantir la véracité des affirmations contenues sur une étiquette. Là où l’État manquait parfois à assurer que la viande de bœuf était bien de la viande de bœuf, il n’y aura plus de fraude possible promet la blockchain. Ce qui constituait le monopole de certaines institutions, garantissant les cadres d’action et le respect des règles, serait ainsi passé du registre du droit (et de la politique ou la morale) au registre de la technique. Les discussions sur la neutralité et le contrôle d’Internet sont fondamentales, précisément parce que le réseau d’échange lui-même est devenu une institution à part entière36 : il est le support de nouvelles institutions régulant les rapports humains et sociaux, qu’il s’agisse de règles de discussion (comme pour les codes de bonne conduite édictés par les différents réseaux sociaux) ou des règles d’échange (comme pour les systèmes de certification ou les monnaies numériques). Ces terrains d’expansion, quoique moins visibles, présentent les plus grandes perspectives pour les géants du net. Le projet de Facebook de créer sa propre monnaie avec Libra est symptomatique de cette inclination : le contrôle de la monnaie est le socle du pouvoir économique des États. Symbolique de « qui » est, in fine, dépositaire de la confiance collective, elle confère un pouvoir bien plus puissant que n’importe quelle entreprise privée n’en a jamais détenu. Au-delà, la monnaie a
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une dimension politique : elle véhicule des valeurs et des systèmes de croyance. Ce qui se joue à travers le déploiement tous azimuts de ces géants du numérique engage profondément nos démocraties. Un monde émerge dont tout annonce qu’il sera profondément différent de ce que nous avons connu. Tout le monde, investisseurs en tête, cherche des repères pour anticiper les nouveaux défis qu’il porte en germe. L’activité même des GAFAM et le fait qu’ils incarnent la pointe avancée du progrès les désignent comme des éclaireurs. Leur valorisation financière traduit cette confiance accordée par les investisseurs qui leur remettent les clefs de l’avenir en leur donnant les moyens d’intervenir massivement dans tous les secteurs économiques. Ce choix tacite leur donne les moyens et le pouvoir de définir les orientations et les priorités d’investissement, de recherche et d’innovation pour les années à venir. Ils se trouvent, de fait, dépositaires des choix stratégiques définissant l’avenir de nos sociétés. Conscients de ce pouvoir, ils se posent comme les premières interfaces de nos imaginaires en devenir et ambitionnent de peser sur leur élaboration. Ils les hébergent sur leurs serveurs, accueillent leurs logiciels et leurs contenus mais ils les formatent aussi en retour, ne serait-ce que par le contrôle qu’ils exercent sur les services auxquels ils donnent accès sur leurs plateformes. La politique restrictive d’Apple concernant les applications qu’elle autorise ou pas en est un exemple. Les nombreux débats sur les règles de « politiquement correct » des réseaux sociaux comme la façon dont leurs algorithmes d’appariement affinitaires sélectionnent et orientent pour nous les contenus et les amis auxquels nous avons accès de façon privilégiée montrent le degré auquel ces groupes privés ont pénétré notre intimité. Ils disposent des moyens de canaliser nos représentations du monde. Le cas le plus emblématique est celui de PowerPoint, qui, loin d’être un simple support pratique pour organiser ses présentations, préforme et guide la pensée de celui qui l’utilise37. Tous ces outils mis à disposition nous enferment, en même temps qu’ils nous ouvrent de nouvelles opportunités. Le capitalisme qui se développe autour des GAFAM n’est ainsi pas seulement caractérisé par une organisation « globale » de la production38, il est « total » dans la mesure où il vise à contrôler toute ou partie de nos vies et de nos désirs et à anticiper ces derniers en préformant les cadres dans lesquels ils se constituent. L’enjeu, pour ces groupes, est de peser sur nos systèmes de représentation et de « croyance » dont le rôle économique est désormais bien établi. Le capitalisme financier
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s’opposait à la démocratie sociale parce que les mécanismes publics de solidarité concurrençaient les offres des systèmes par capitalisation qu’il proposait et le nourrissaient. Le capitalisme numérique s’oppose lui plus directement à la démocratie civique car les cadres d’intermédiation matériels et immatériels historiques sont autant d’espaces permettant objectivement aux individus d’échapper à leur emprise. Pour reprendre les catégories d’analyse de Mark Granovetter mentionnées plus haut, ils pallient à la fois le déficit de liens faibles et de liens forts. Ils sont un outil naturel pour souder les communautés « fortes » en permettant d’intensifier les échanges entre leurs membres. Dans le même temps, ils garantissent l’accès aux ressources générales que fournissent normalement les liens faibles. Le big data qui permet aux entreprises d’explorer nos données pour anticiper nos besoins de découvertes et de surprises remplace ainsi pour partie les liens inscrits dans les relations de proximité « banales ». Pour le bon développement de ces entreprises, il faut alors réduire la prégnance des institutions classiques ou les mettre sous tutelle. Ainsi, Facebook n’est pas concurrente des associations locales, au contraire : plus il y a d’associations, plus cela crée d’interactions. Mais Facebook est concurrente du système institutionnel et politique qui crée le cadre dans lequel ces associations sont possibles. Moins ces cadres existent, plus les GAFAM seront des recours immédiats pour tout. Ils ont un intérêt objectif à la fragmentation des liens collectifs et à l’isolement des individus en autant de petites communautés : cela les installe comme les seules institutions susceptibles de faciliter les reconnections de pair à pair. Mais ce faisant, ils sapent les bases mêmes sur lesquelles nos sociétés se sont construites au cours des derniers siècles. Au-delà d’un idéal libertaire et d’une foi dans le progrès continu, les valeurs que portent les GAFAM ne sont pour l’heure pas clarifiées39. Les États ne sont pas non plus sans capacité d’intervention ni de contrainte comme l’a illustré le conflit entre Tik-tok et les ÉtatsUnis. Que le capital soit contrôlé par des sociétés de droit local donne le cas échéant des moyens de pression supplémentaire aux représentants des pays en question. Cela n’atténue toutefois en rien l’influence dans la société des codes et langages des réseaux sociaux et des groupes qui les contrôlent. Suivant une logique très gramscienne, ces institutions émergentes sont en train de gagner une bataille culturelle fondamentale en s’appropriant les cadres dans lesquels se construisent nos rapports individuels et collectifs à l’imaginaire40. Au-delà, c’est le contrôle démocratique de nos espaces de liberté qui est en jeu car
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l’une des raisons d’être des institutions est de nous éviter de nous poser trop de questions secondaires à chaque fois que nous engageons une action : elles « pensent » pour nous41.
Quel avenir commun ? Pour reprendre les mots de Bruno Latour demandant Où atterrir ? la question préalable est plutôt : veut-on seulement atterrir ? À quel prix ? L’ensemble des horizons dans lesquels nos propres vies, mais aussi nos lois, les idées et programmes de nos partis politiques se sont construits sont remis en question. L’époque appelle à redéfinir l’intérêt général, en posant sur le papier les grands objectifs partagés par tous, comme sur une feuille blanche. Le problème identifié par Bruno Latour dans son ouvrage est que nous n’avons pas de boussole pour nous orienter. Comme un symbole, alors que l’un des premiers livres d’Alain Touraine, en 1973, explorait le rôle et l’importance des individus pour Produire la société, l’un de ses plus récents, en 2013, constate impuissant La fin des sociétés. Entre les deux s’est produite la déconstruction systématique des repères spatiaux, temporels, moraux et sociaux traditionnels, sans que se soient stabilisés pour autant les repères alternatifs. Les individus sont restés seuls face à une insécurité croissante concernant leur avenir. À chacun, faute de repères collectifs partageables, d’interpréter ses propres difficultés à construire sa vie comme une réussite ou un échec personnel(s). Faute de cadres pour la penser tous ensemble, la société ne s’est pas seulement fracturée, elle est devenue insaisissable, comme le sable entre les mains.
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Souveraineté, confiance et intérêt général « On a envie d’appuyer sur pause, que toute cette effervescence se calme un petit peu… on a l’impression que Samoëns nous échappe, que ça va trop vite et que finalement les gens de la vallée sont un peu mis de côté. Je pense qu’il faudrait être à l’écoute un peu plus de ce que les gens veulent. On voit des choses aberrantes, transporter de la neige par hélicoptères ou par camions par exemple, c’est n’importe quoi et on a l’impression que tout le monde le pense mais qu’on y peut rien » (Samoëns, 2020, Enquête).
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epuis quarante ans, les pays occidentaux sont pris dans un tourbillon d’aspirations nouvelles, aggravé par le fait que tous nos ancrages traditionnels sont fragilisés. Cette perte de pouvoir sur le monde et sur nos vies crée un malaise en chacun, similaire à celui que Platon décrivait dans le mythe de la Caverne : les peuples sont sortis de l’ignorance et découvrent un théâtre d’ombres. La radicalisation des tensions dans l’espace politique vient en grande partie de ce hiatus entre d’une part le trouble des repères et des capacités d’actions collectives et d’autre part l’urgence globale qui s’impose à tous et que chacun ressent personnellement. Cette tension intime donne prise aux discours de défiance envers tous ceux qui ne placent pas les urgences là où nous-mêmes les mettons. Compte tenu de la gravité ressentie de la situation qui appelle à agir le plus vite possible, ces « autres » deviennent autant de freins ou d’obstacles à neutraliser. Les fractures ne sont plus seulement politiques ou sociales, elles affectent notre rapport personnel aux autres : ils deviennent des ennemis. Comme le souligne Jonathan Coe dont la trilogie s’achève dans Au cœur de l’Angleterre avec l’analyse des effets du Brexit sur la société anglaise, les citoyens sont touchés « au cœur ». La question déborde la politique et divise durablement la population, amorçant un processus de désaffiliation qui traverse les sphères amicales et familiales. Ce mécanisme engendre des angoisses existentielles et
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fragilise affectivement les personnes. À l’échelle des pays, ces mutations fragilisent le sentiment d’unité et d’intégration. Les institutions démocratiques semblent désarmées face à ces évolutions. Les échelles de nos vies se sont dilatées, leurs échos se sont démultipliés mais les cadres de l’exercice démocratique classique n’ont, eux, pas évolué. Nous n’avons plus de lieux ni de moments pour nous retrouver collectivement et nous demander où nous allons. Des élections tous les cinq ou six ans, des réunions de quartier tous les deux mois, des bureaux d’association à heure fixe… Comme le souligne une jeune toulousaine interviewée au printemps 2019, les rythmes du monde d’hier qui guident encore les agendas des dirigeants ne sont plus adaptés au monde qui vient. « On est dans un entre soi qui fonctionne plus ou moins, mais en vase clos et à son rythme. Il faudrait un renouveau des dirigeants, qu’on voit d’autres profils que ceux qu’on voit habituellement. Le fait qu’ils soient là depuis très longtemps et ce que soient les mêmes personnes, qui se côtoient, qui se connaissent, qui sont habitués à travailler sur certains sujets, d’une certaine manière… ils sont tous plus ou moins d’accord entre eux. S’il y avait un renouveau il y aurait la possibilité d’élargir les débats et d’y faire entrer de nouvelles personnes, donc de nouveaus sujets de conversation. » (Ligue de l’Enseignement, 2019, Enquête).
La solidarité ou la volonté d’agir pour les autres n’ont pas disparu mais elles ne trouvent plus de débouché naturel dans l’espace politique organisant classiquement le jeu démocratique. Nos démocraties ont ainsi à s’interroger sur les raisons pour lesquelles ces consciences « infrapolitiques » (selon le terme utilisé par Ulrich Beck1) n’émergent pas au grand jour : comment redonner à chacun une place et une perspective ? C’est un retour de l’histoire puisque la plupart des démocraties se sont précisément construites en articulant la liberté du sujet et l’écriture de nouveaux horizons communs, fondant au passage l’unité des jeunes nations. Cette refondation ne va pas sans efforts. Le problème est que, faute de repères partagés, la confusion règne quant à savoir où va le monde. Où allons-nous ? Nous nous inter rogeons sur notre souveraineté et nous n’avons plus confiance les uns dans les autres. Abandonnés à nous-mêmes, nous sommes cependant condamnés à grandir ensemble. Pourtant, loin de prendre la mesure de ces aspirations, les institutions démocratiques classiques se crispent sur des oripeaux. Elles ouvrent ainsi la voie aux diseurs de bonne aventure.
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Émotion, intime, individus : un statut politique à stabiliser Les citoyens se demandent légitimement si le régime politique dans lequel ils vivent est « bon pour eux », s’il contribue à donner du sens à leurs actes et à faciliter l’accomplissement de leurs projets ou s’il s’avère, au contraire, un obstacle à leur propre épanouissement ou celui de leurs proches. Dans un monde en mutation, les repères et les horizons dans lesquels nous projetons nos vies sont forcément bouleversés. Qu’est-ce qu’une vie réussie : pour soi ? pour ses enfants ? Avons-nous le sentiment de « bien vivre » ? Aujourd’hui, ces questions éminemment politiques ne sont pas traitées démocratiquement dans l’espace public : elles sont renvoyées aux sphères privées, aux côtés de la question du bonheur et de l’équilibre affectif. À mesure que la dépression démocratique progresse, le vide de sens se creuse entre nos aspirations individuelles et les espaces collectifs au sein desquels nous pourrions les vivre. L’incapacité de nos démocraties contemporaines à se saisir de cette question naît d’une double confusion entre l’intime et le privé d’une part, entre l’émotionnel et l’irrationnel d’autre part. Le premier écueil consiste à confondre l’« intime » et le « privé » et à renvoyer tout ce qui relève de l’expérience personnelle, du vécu, dans la sphère privée : il y a une part intime de soi qui a besoin d’un rapport aux autres. Cette part intime a besoin de trouver une place qu’elle ne parvient plus à ménager autrement que sous sa forme compassionnelle2, alors qu’elle est fondamentale à la fois pour les individus, qu’elle aide à se construire, et pour les sociétés, qu’elle préserve d’une trop grande déconnexion entre le monde administré et le monde vécu. Cette nécessité personnelle d’exister pour soi en est souvent réduite à un besoin égotique de faire valoir ses intérêts particuliers ou son narcissisme. La multiplication des pages Facebook et des comptes Instagram permettant à chacun de partager les détails de sa vie en sont l’illustration : sous couvert de confidences et d’ouverture aux autres, on donne ainsi une part prépondérante à ce qu’Alain Damasio nomme l’« ex-time de soi », construisant une image de soi publicitaire plus que relationnelle. Les nouveaux moyens de communication créent de nouveaux espaces de discussion au sens de Habermas, avec leurs règles et leurs normes. Ce qui s’y dit et s’y passe a des conséquences dans l’espace public et pèse sur le contenu et les dynamiques
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des échanges, y compris électoraux. Pour autant, ils ne nourrissent aucun espace politique. Même si des conversations massives s’y déroulent qui déterminent, in fine, une large part des débats politiques, les réseaux sociaux sont encore des extensions du domaine privé sur l’espace public. La pression à partager des moments personnels et la façon dont elle transforme la communication politique participent doublement de ce que Michaël Foessel appelle « la privation de l’intime3 ». D’une part, la nécessité de communiquer ses états d’âme en personne et l’idéo logie de la transparence absolue finissent par nous interdire tout droit à des espaces préservés. D’autre part, un effet de loupe conduit à confondre l’intime et le « privé ». Citant Arendt, Michaël Foessel rappelle que le « privé » est avant tout le « privé de » : privé des autres et du monde, alors que l’intime se construit dans la relation aux autres et au monde. L’intime est ce lieu où la construction de soi entre en résonance avec la société : on y forge l’image de soi, les rêves secrets, les ambitions et les projets existentiels. S’y construisent aussi les conditions de nos relations aux autres et la capacité de nos démocraties à refonder régulièrement ce qui, par-delà les différences, par la reconnaissance de ces différences elles-mêmes, unit les destins de chacun. L’intime est ainsi à la fois plus personnel et caché que le privé mais aussi beaucoup plus politique car plus dépendant du monde que ne l’est le domaine privé. Parce que l’altérité nourrit les questions que l’on se pose à soi-même sur soi, sur les autres et sur le monde, elle est constitutive de soi. La confusion entre le « privé » et l’« intime » ouvre la voie à une événementialisation de la privée de chacun plutôt qu’à la préservation d’espaces où s’interroger et se construire au contact des autres. Les bulles égotiques, les buzz, les clashes chassent ainsi les moments d’émotion plus positifs ou plus fragiles que l’on répugne assez naturellement à mettre en scène. In fine, c’est tout notre rapport aux dynamiques collectives qui est atteint. La difficulté de nos sociétés à accueillir l’étranger, qu’il soit migrant ou simplement différent, est un signe parmi d’autres de cet écueil. Les dysfonctionnements de notre vie politique ne corrigent pas cette tendance, ils l’accentuent. Sous la pression de leurs communicants qui les invitent à « faire plus proche des gens », les élus évoquent les « cas de personnes rencontrées » comme un entomologiste parle de ses papillons. L’intention est louable et pourrait contribuer à incarner leurs décisions. Las, comme ces cas ne sont mentionnés que pour la forme, sans en tirer aucun enseignement publiquement partageable sur la façon dont ces situations individuelles parlent aux autres et
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interrogent la réalité du monde, ils alimentent le sentiment d’une manipulation générale. Il y a urgence, car l’incapacité des représentants à faire droit aux vécus intimes de la population dans la construction des offres politiques attise la colère des citoyens. Le sujet fait écho à un problème installé depuis les années 1970 : les partis ne parviennent pas à saisir la question de l’individu pour en faire un sujet politique. À la suite de Ronald Reagan et Margaret Thatcher, ce sont paradoxalement les partis conservateurs qui se sont saisis en premier de ces aspirations individuelles. Alors que les valeurs traditionnelles de la droite conservatrice prônaient le respect de la famille et l’ordre établi plutôt que leur chamboulement, les courants libéraux se sont largement imposés dans cette partie de l’échiquier politique. Ils se sont notamment saisis du thème de l’individu et de la liberté pour attaquer les cadres étatiques et sociaux jugés trop contraignants. Pour autant, cela n’a pas fourni d’horizon collectif à cette question de l’individu. Ainsi que le note Alain Supiot4, c’est un horizon a-politique qui s’est ainsi imposé comme étape ultime de la démocratie libérale. Le marché comme horizon et dépassement de la démocratie. Les partis de gauche étaient a priori plus à même d’intégrer cet appel à l’accomplissement de soi dans leur corpus théorique : les idéaux d’émancipation sont aux racines des mouvements progressistes et ont marqué les luttes philosophiques, politiques et sociales des derniers siècles. Obnubilée par le risque de dissoudre les acquis sociaux dans les excès de l’individualisme, oubliant progressivement sa propre histoire de l’individu, la gauche a pourtant renoncé à mener cette bataille idéologique. À mesure que s’affirmaient les revendications des personnes à exister, elle s’est retranchée dans une posture défensive autour d’une vision de plus en plus exclusive du collectif, confondant individu et individualisme. Jusqu’à récemment, il était encore tabou de mettre un « Je » ou un « moi » sur une affiche électorale ou une démarche menée par une municipalité « de gauche » : travaillant sur la question de la jeunesse dans de nombreuses villes de banlieue, nous avons systématiquement fait face à des frondes municipales quand, après discussion avec les maires, nous proposions d’appeler la démarche non pas « Assises de la jeunesse » mais, par exemple, « Je réussis ma vie avec ma ville ». Cette incapacité de la droite et de la gauche à faire droit aux dimensions intimes des vies citoyennes pèse sur la façon dont chaque habitant construit son rapport au monde et à la démocratie. Cela empêche de passer du « moi-je » au « moi-nous » et aggrave jour après jour le
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divorce entre le monde vécu et le monde réglementé par le système administratif et économique. Le deuxième écueil auquel se heurtent nos démocraties contemporaines est lié à la confusion entre les émotions et l’irrationalité. Dans les démocraties occidentales, qui se sont construites autour de la raison et des Lumières, une partition stricte a été opérée entre le citoyen éduqué et raisonnable et l’être humain traversé de pulsions et de passions. Tout discours ne relevant pas strictement d’arguments rationnels a été progressivement rejeté hors de la sphère politique, au motif que la gestion des affaires publiques ne pouvait s’accommoder de comportements pulsionnels. De fait, toute expression émotionnelle a finalement été expulsée du champ public jusqu’à en faire un espace sans affect. La place des ressentis est pourtant fondamentale en politique. En France, la campagne présidentielle de 2002 est ainsi célèbre pour l’importance accordée au « sentiment d’insécurité » dans les discours et stratégies des différents candidats : la question n’était plus de savoir s’il y avait – ou pas – plus d’insécurité en France mais comment traiter ce sentiment déclaré croissant. À cette époque, toute une partie de l’état-major socialiste entourant Lionel Jospin recommandait notamment d’asséner la vérité des chiffres, forte de l’idée que la réalité des faits tuerait le sentiment alimenté par les médias. Jacques Chirac de son côté exploitait le trouble public mais son discours était tout autant en décalage : il prétendait lutter contre l’insécurité quand, ce qu’il aurait fallu traiter, c’était précisément le sentiment d’insécurité, puisque celle-ci était objectivement basse et ne constituait pas un problème en tant que telle. En ne prenant au final pas plus en compte que son adversaire ce que signifiait politiquement cet écart entre le sentiment et les faits, il installait durablement dans l’espace public un débat impossible à résoudre car reposant sur une controverse construite à l’envers. Nier le sentiment au motif que les faits sur lesquels il se fonde sont erronés ou se démultiplier pour améliorer encore les indicateurs factuels en espérant que cela finira par atteindre positivement le sentiment sont deux impasses qui tiennent à notre difficulté à considérer que les sentiments peuvent être une composante intégrale de la raison politique. Or, l’une des meilleures façons de traiter un sentiment est d’en parler. Il y a d’ailleurs des moments où la colère monte et où l’explosion est la seule issue possible. C’est notamment le cas quand l’invisibilité ou la confiscation de parole semble systémique et où il semble que
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les arguments, même les plus rationnels et raisonnables, ne suffiront pas à ouvrir une brèche. Confrontée au geste de la comédienne Adèle Haenel ayant ostensiblement quitté la cérémonie des Césars en 2020 pour protester contre la célébration collective de Roman Polanski, Virginie Despentes écrit ainsi dans Libération : « La différence ne se situe pas entre les hommes et les femmes […], mais entre dominés et dominants, entre ceux qui entendent confisquer la narration et imposer leurs décisions et ceux qui vont se lever et se casser en gueulant. » Cette irruption des émotions dans l’espace public, pour croissante qu’elle soit, reste un tabou du débat démocratique. Dans les réunions publiques, il y a toujours une forme de gène à la tribune quand quelqu’un expose des sentiments de peur, de joie ou de colère. Une des difficultés tient au fait que la démocratie s’est historiquement constituée sur la raison, à l’exclusion de la foi ou de la passion. Ses différentes scènes se sont donc instituées en tenant méticuleusement à l’écart l’expression comme la prise en compte des émotions et ce tropisme s’est accentué au fur et à mesure que la réification du monde par les processus administratifs a progressé. Au mieux, l’émotion est traitée comme un affect et elle est renvoyée avec les manifestations violentes dans le registre de l’irrationalité, hors du débat public « raisonnable ». Au pire, elle est exploitée comme un registre de la communication politique. Dans leur ouvrage La démocratie des émotions5 (2018), Loïc Blondiaux et Christophe Traïni reviennent longuement sur les difficultés que les penseurs de la démocratie ont toujours eues à saisir cette dimension particulière de l’espace public. Ils insistent sur le fait que le fonctionnement actuel de nos institutions politiques et médiatiques écarte ce qui n’est pas purement instrumental dans nos relations. Les sentiments exprimés doivent être pris au sérieux : au-delà de vérifier s’ils sont fondés ou pas, il est nécessaire d’analyser les racines conduisant à leur formulation publique. Une femme qui pleure son épuisement et exprime publiquement son sentiment d’abandon ou une mère de famille qui explose de colère en évoquant la situation de son fils sans emploi, pose un problème que les démocraties doivent apprendre à traiter. Pour l’heure, nos systèmes politiques ne fournissent pas ces espaces d’écoute, ou seulement de manière exceptionnelle, alors que notre époque interroge directement la qualité des liens qui nous rassemblent. La capacité de nos sociétés à encore créer et entretenir ces liens avec les autres, à accéder à eux et les comprendre est en jeu.
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Il ne s’agit pas de laisser libre cours aux pulsions et aux idées reçues des uns et des autres au motif qu’il faudrait tout entendre : l’enjeu est de créer un espace pour transformer politiquement les sentiments en énergie démocratique. Il ne s’agit pas non plus de considérer qu’il faudrait « laisser une place aux affects sinon les plus pauvres ne prendront pas la parole » comme on le lit parfois6 : il n’y a pas d’un côté le cercle de la raison experte où les citoyens diplômés et insérés auraient leur rond de serviette et, de l’autre, des foules aux passions desquelles il faudrait bien céder quelques espaces d’expression si l’on veut qu’elles se réintéressent au jeu démocratique. Le besoin de partager des émotions et de leur donner un statut dans la vie publique transcende toutes les catégories de la population. À la manière de l’amour ou de l’art, la démocratie est un espace de rencontre absolu : elle nous confronte à l’énigme d’une altérité partagée. L’expérience démocratique est celle de la rencontre directe avec d’autres visions du monde dont il faut, pourtant, accepter la légitimité. Les émotions y ont donc une part centrale : à l’inverse des dispositifs de délibération froide qui se multiplient partout, intégrer ces dimensions émotionnelles est essentiel. Si les crises que nous affrontons fragilisent autant nos sociétés, ce n’est pas parce qu’elles nous posent des défis technologiques inédits mais parce qu’elles bousculent nos repères les plus intimes. Si nous ne sommes pas capables de créer les espaces de frottement communs grâce auxquels cette part de nousmêmes que nous devons aux autres peut se reconstruire, si nous ne retrouvons pas la confiance dans les autres et les institutions, qui nous permet d’aller vers eux, nous ne pourrons pas mobiliser l’intelligence collective nécessaire pour sortir des impasses dans lesquelles nous nous trouvons.
Écoute et reconnaissance : la constitution des sujets politiques Une large part du sentiment d’injustice contemporain vient du fait que le fonctionnement de nos démocraties maltraite les citoyens, en niant notamment la subjectivité de leur regard sur le monde. Pourtant, la volonté d’être reconnu comme un sujet à part entière est à la source des premiers mouvements démocratiques modernes : un sujet avec des droits fondamentaux et notamment le droit d’être entendu. Il n’est pas neutre que la Révolution française, l’une des premières manifestations historiques de cette volonté d’émancipation des peuples, se
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soit cristallisée autour d’un exercice collectif d’écoute et d’écriture à travers les cahiers de doléances. La coupure installée par les cadres techniques ou administratifs dans lesquelles s’enferrent les dirigeants politiques est le revers de la même médaille : se privant de tout accès aux causes intimes et profondes des espoirs et désespoirs que les citoyens expriment, ils réduisent drastiquement les leviers à leur disposition pour dépasser les problèmes. C’est l’une des difficultés que le gouvernement français n’a jamais véritablement dépassée dans la crise des Gilets Jaunes. Axel Honneth souligne l’importance du mépris ressenti par les individus comme des blessures personnelles dans la constitution des luttes politiques. Les Gilets jaunes ont offert de nombreuses expressions de ce lien entre l’absence de reconnaissance et le sentiment d’injustice comme l’expriment, à leur manière, une infirmière à la retraite d’Angers ou un demandeur d’emploi de Valenciennes : « Ce que je retiens, c’est que c’est un mouvement populaire qui a rassemblé des gens de toute classe qui, à un moment, ont dit : stop, on en a marre, écoutez-nous. On ne veut pas forcément avoir tout, n’importe comment, ce qu’on veut c’est être écoutés. Et on veut construire quelque chose ensemble. » « Pour moi le message qui est exprimé à travers le mouvement des Gilets jaunes, c’est le ras-le-bol, le mal-être et la souffrance de la France. Et le sentiment de ne pas être écoutés. C’est même plus qu’un sentiment, c’est une réalité : on n’est pas écoutés, on n’est pas entendus et on est gouvernés par des personnes, qui ne vivent pas dans le même monde que nous, tout simplement » (Grand Débat national, 2019, Enquête).
La demande des citoyens d’être patiemment écoutés n’est pas juste un besoin égotique, c’est aussi un besoin d’éprouver la solidité du lien aux autres. Cette dimension sociale est fondamentale pour se construire une identité : écouter quelqu’un, c’est le considérer comme un citoyen à l’égal des autres. Cette écoute et la reconnaissance d’autrui qu’elle porte en elle sont fondamentales en démocratie car elles constituent les citoyens en sujets. La perception que les individus ont d’eux-mêmes, en tant que personnes comme en tant que groupes en dépend. La façon dont le pouvoir et les médias traitent des groupes de personnes renforce ou affaiblit ainsi le sentiment qu’ils ont de faire partie d’une même communauté nationale. Emmanuel Macron a ainsi été moqué pour avoir dit découvrir, à l’occasion du Grand Débat national, que des femmes vivaient seules avec leurs enfants, dans des conditions matérielles très difficiles.
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Ce n’est pas tant cette méconnaissance qui a alors suscité l’ire des Gilets Jaunes, plutôt le rapport distant du président avec cette découverte. Il en parlait comme s’il s’agissait d’un chiffre ou d’une statistique (« il y a des Français pauvres qui vivent dans des situations vraiment difficiles »). Même involontaire ou indirecte, une mise à distance conduit ceux qui sont concernés à moins se reconnaître comme appartenant de plein droit à une société qui les ignore en tant que citoyens dotés de volonté et de libre arbitre. Il est d’ailleurs frappant de constater le parallélisme des mots employés par les personnes demandant une meilleure écoute des dirigeants politiques avec ceux des personnes âgées se plaignant d’être infantilisées. Une retraitée de la Banque de France rencontrée dans l’Aisne en décembre 2019 exprimait ainsi son désarroi : « Tenir compte du ressenti des gens. Quand vous arrivez à un bureau et que vous dites votre âge, votre date de naissance, déjà, on sent que le ton change. Dans les questions qu’on vous pose, vous êtes infantilisé : « Mais vous comprenez bien Madame ? » J’ai l’impression, quand c’est comme ça, de ne plus exister. Vous avez tel âge, donc vous êtes automatiquement, comment ils appellent ça, « dépendants ». Mon Dieu, quand j’entends ce mot… Même si on ne peut pas faire, on n’est pas pour autant dépendants » (Mieux vivre en France, 2020, Enquête).
De la même manière, un ancien mineur interviewé en Haute-Saône en 2018. pointait les problèmes dans la programmation des activités en résidences séniors. « Mon libre arbitre… il y a un enjeu de gouvernance dans la question de la programmation des activités, des horaires de sortie, du menu des repas ! » (Habiter en résidence – Bouygues, 2018, Enquête)
Ces attitudes renvoient les personnes concernées hors du champ démocratique. Ainsi, ne pas passer un long moment à s’interroger sur les raisons qui ont conduit les abstentionnistes à ne pas venir voter ou ne pas s’intéresser aux absents des réunions publiques relève du même mouvement. Ils sont confirmés dans l’idée que l’espace démocratique ne les reconnait pas. Incidemment, cela les renvoie vers leurs autres appartenances, qu’elles soient religieuses, sociales, ethniques ou culturelles et oriente la construction de l’identité politique des citoyens7 hors de la démocratie. Ce désintérêt voire ce mépris pour les citoyens se tenant en retrait contribue ainsi doublement à installer les abstentionnistes dans une posture de défiance vis-à-vis du système
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démocratique actuel, stade préalable à la lutte contre celui-ci si l’on suit le raisonnement d’Axel Honneth. C’est donc la matrice même de notre vie civique qui est menacée. La démocratie est une maïeutique collective qui repose sur la capacité à discuter le point de vue de l’autre et commence par accepter et comprendre la pluralité des points de vue sur le monde. Il ne s’agit donc pas d’accepter la diversité des avis de chacun dans une forme de relativisme absolu, mais sur la base d’un respect exigeant de la parole d’autrui. Cela suppose une capacité de compréhension et d’acceptation des intérêts et des valeurs des autres citoyens. Pour cette raison, la démocratie est un régime exigeant. En miroir, cette exigence dit combien le fait d’adopter une attitude ouverte aux critiques n’est pas naturel, ni pour les dirigeants, ni pour les citoyens. De là l’importance de créer et entretenir les conditions de l’acceptation de l’autre. Il revient précisément aux institutions de faire que les citoyens soient attachés à cette diversité : c’est même le meilleur rempart contre les populismes ou les communautarismes. Prévenir que les citoyens se laissent embrigader comme autant de particules d’une masse à mobiliser8 suppose en effet une attention permanente à ce que la responsabilité du sujet puisse s’exprimer pleinement9. Cela appelle, pour toutes les démarches démocratiques, une vigilance de chaque instant envers « qui » à accès à la parole et « qui » formule les questions. Cela implique d’être attentif, aussi, au nombre de personnes réellement associées aux processus démocratiques : se cantonner à quelques centaines de personnes munies de porte-voix numériques pour faire l’écho ne suffit pas pour prévenir le détournement des dispositifs. Cela demande, enfin, un art de gouverner très subtil et un exercice d’humilité permanent. Que l’on « gagne » ou l’on « perde », il faut entendre le droit des opposants à ne pas être d’accord. C’est donc un chemin de crête pour la démocratie car cela expose forcément à entendre des choses qui ne font pas plaisir. Pour reprendre les mots d’une habitante du Havre : « Il faut être prêt à entendre y compris des choses désagréables : ça en passe par là. »(Aplemont, Le Havre, 2016, Enquête).
L’exercice peut sembler frustrant voire contre-intuitif pour des dirigeants qui ont fait d’importants sacrifices personnels afin d’arriver au sommet de la pyramide du pouvoir. Mais c’est la condition même de leur pouvoir démocratique : reconnaître et valoriser ce que l’altérité et la pluralité des points de vue de chacun apportent aux décisions
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collectives et restituer aux citoyens leur statut de sujets politiques. L’alternative précipiterait le règne de l’opinion où l’affirmation de soi se fait au détriment des autres, rendant toute discussion impossible. L’espace public se résume alors à une collection de points de vue n’admettant pas de contestation. La culture du clash est une des conséquences de cette réduction a minima des espaces de débat : on n’émet plus ses avis pour les discuter afin de les enrichir et les faire évoluer au contact des personnes qui pensent différemment. On affirme des opinions, à prendre ou à laisser, en espérant supplanter l’autre en audience. Comme le remarque Bret Easton Ellis avec une forme d’énervement dans White10 : « Il y avait eu autrefois un moment qui aujourd’hui paraît magique où vous pouviez formuler vos opinions, les rendre publiques et entamer une véritable discussion. » Vouloir convaincre quelqu’un est devenu une forme d’outrage équivalent à nier son existence propre. Les opinions ayant été essentialisées, les personnes qui les portent finissent par s’identifier à elles au point qu’en changer équivaut à se renier. Or c’est la condition même d’un débat : s’il n’y a aucune issue envisageable, il ne sert à rien de discuter. Chacun fait sa propre communication à coup de tweets et de posts, mais cela ne construit pas une agora. Pris dans un flux continu d’éternels instants, les citoyens contemplent le fil des opinions les unes après les autres, sans mémoire ni histoire collective, sans cumuler non plus de savoir car sans aucun repère partagé auquel raccrocher ces opinions successives. Cette négation de la complexité de soi et du monde condamne à osciller entre le syndrome du poisson rouge11 et une schizophrénie chronique. Le poids des fake news dans l’espace public est une résultante de cette radicalisation du débat. Le pourrissement devient même une véritable stratégie politique, à la fois pour les adversaires de la démocratie et pour certains défenseurs déclarés de celle-ci. Pour les premiers qui ont bien assimilé que la démocratie s’incarnait dans le débat, attenter à la possibilité de débattre sereinement est une arme stratégique : c’est atteindre la croyance qu’il était possible et utile de discuter avec les autres12. C’est pervertir, à peu de frais, le système démocratique et montrer qu’il est beaucoup plus fragile qu’imaginé. Pour les seconds, qui considèrent que la nécessité d’agir prime sur les méandres de la discussion, ils jouent la carte de la confusion pour faciliter le passage de réformes contestées13. En multipliant les demidéclarations et les fuites maîtrisées dans les médias, ils alimentent un halo de vérités ou de semi-vérités qui empêchent les débats contradictoires dont ils pourraient sortir fragilisés et ralentis. Ces dirigeants
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jouent toutefois avec le feu car de tels comportements nourrissent la défiance des citoyens vis-à-vis des institutions et les rendent disponibles aux discours anti-démocratiques.
Une confiance à refonder S’exposer, lâcher prise sur certains débats ou prendre le risque personnel, intime, de mettre en discussion certains éléments constitutifs de sa propre vision du monde, suppose de faire un minimum confiance à ses interlocuteurs potentiels ou, au moins, aux garants de l’espace public. Les posts désabusés de ceux qui annoncent quitter les réseaux sociaux après avoir subi des avalanches de commentaires déçus de la part de personnes qu’ils pensaient connaître ou violents de la part de concitoyens qu’ils ne connaissaient pas et ne cherchaient visiblement pas la conversation en témoignent : cette confiance est entamée par le climat général tendu dans lequel nous vivons… Un cercle vicieux est amorcé qui conduit au développement d’une Société de défiance14 : les citoyens ne se font pas confiance entre eux, les institutions ne se font pas confiance entre elles, les citoyens ne font pas confiance aux institutions et, pire que tout en démocratie, les institutions ne font plus confiance aux citoyens. Il y aurait besoin d’appuyer sur pause. Entre citoyens, la méfiance a largement été documentée. Elle trouve de nombreux échos dans la vie politique et civique, comme l’illustre la façon dont le débat sur la solidarité évoqué plus haut a progressivement glissé vers une critique de l’assistanat. Entre institutions, la chose est moins communément partagée mais il m’a été donné de le constater dans les dernières années : les grandes fédérations syndicales ou professionnelles font, par exemple, de moins en moins confiance à l’État. À force de retrouver dans la presse des versions « finalisées » de textes encore en négociation ou de découvrir au Journal officiel des textes ne respectant pas les termes d’accords verbaux conclus quelques jours plus tôt, elles ont fini par nourrir une méfiance vis-à-vis des gouvernements successifs. Résultat de la distance accumulée au fil des ans, la plupart des institutions sont confrontées au même défi. Cette situation est problématique car les économistes ont montré à quel point les institutions, garantes des contrats passés entre les personnes ou les collectifs, jouaient un rôle fondamental dans les choix publics. La réaction de ces institutions est souvent de considérer que cette perte de confiance est liée à la trop grande opacité des processus
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décisionnaires et qu’une plus grande transparence résoudra la question. C’est un leurre15. Naturellement, limiter les possibilités de corruption ou d’abus est absolument nécessaire pour recréer un socle de confiance. Les exigences accrues en matière de transparence de la vie publique sont un premier signe en cette direction. Que la justice soit de plus en plus libre de faire son travail correctement doit aussi permettre d’objectiver les enrichissements personnels et d’apurer les conflits d’intérêts et trafics d’influence. Mais un surcroît de transparence ne sera pas suffisant pour rétablir la confiance des citoyens dans leurs dirigeants. Le problème se niche dans la nature de la relation qui s’est nouée entre les citoyens et les lieux de pouvoir. Une course à la limpidité ne serait donc qu’un dérivatif certes utile mais ne prémunissant les institutions ni contre la défiance des citoyens, ni contre la présomption de complot. Un élu local confronté à de fortes oppositions confiait ainsi son désarroi : « Je ne sais plus comment faire. Je viens les voir avec un projet, ils me disent « Comment ! vous avez déjà tout réfléchi sans nous et vous osez venir nous demander notre avis ? » Et quand je les écoute et viens les voir sans projet, les mêmes me disent : « Vous avez forcément un projet, sortez-le que l’on puisse en parler vraiment ! » Comment voulezvous faire… »
Le cas de la filière agricole et alimentaire est emblématique des multiples dimensions de cette crise de confiance et des limites de la seule transparence pour la résoudre. Sans doute que de meilleurs affichages sont nécessaires : le succès d’applications comme Yuka est le signe que les consommateurs attendent de mieux savoir ce qu’ils ont dans leur assiette. Mais même le meilleur système d’information ne préviendra pas la fraude. Or les cas qui ont défrayé la chronique médiatique ces dernières années étaient des fraudes caractérisées, organisées par des personnes ayant délibérément truqué les informations qu’ils partageaient avec les autorités. Comme le remarquait un jeune garçon interviewé en 2019 dans le cadre du forum OpenAgrifood : « On nous a caché pas mal de choses, comme avec les viandes : dans les lasagnes au lieu du bœuf c’était du cheval… Les gens regardent les produits différemment maintenant » (OpenAgrifood, 2019, Enquête).
À bien les écouter, les citoyens rencontrés à l’occasion de cette série de débats ne demandaient pas juste de la transparence. Ils attendaient
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aussi et avant tout une forme de réassurance sur les intentions de la filière. Disant leurs doutes devant les publicités mettant en scène des producteurs locaux, ils exprimaient explicitement qu’ils ne se contenteraient pas de « chartes RSE ». Pour un grand nombre d’entre eux, il est admis que si la santé ou le bien-être de la population rentrent en ligne de compte dans les calculs des entreprises et acteurs de la filière, ils entendent également tous les discours alarmistes sur l’état de la filière agricole. Ils entendent que l’équilibre économique des entreprises est menacé et que la survie de familles d’exploitants est mise en balance avec les normes environnementales. Ils en déduisent que, en cas de coup dur, la profitabilité des unités de production primera toujours. Ils entendent évidemment les enjeux de rentabilité. Mais chaque fois qu’un acteur de la filière leur dit que cet équilibre économique « est une condition pour réussir la transition, il faut bien que les exploitations soient rentables », les citoyens entendent : « à la première urgence, l’économie passera avant toute autre considération ». Ils sont ainsi tout à fait prêts à croire que la filière sera vertueuse tant que tout ira bien, mais ils anticipent que si l’un ou l’autre des maillons de la chaîne se trouve en difficulté, il cherchera avant tout à se sauver par tous les moyens. Ce n’est pas dans la traçabilité qu’ils n’ont pas confiance, plutôt dans un mode de fonctionnement qui amène chacune des parties à dépendre totalement d’un système d’obligations qui la dépassent. Les citoyens doutent et demandent des garanties morales et politiques. C’est pour cette raison que les citoyens cherchent des espaces et des moments pour que l’on entende toutes les tonalités de cette volonté générale : « Il faudrait que tout le monde se mette autour de la table, les agriculteurs, les industriels, l’État aussi, et les citoyens » (OpenAgrifood, 2019, Enquête).
Ces liens de confiance implicites renvoient directement aux liens qualifiés de « faibles » par Mark Granovetter : précisément ceux qu’une société démocratique permet de faire prospérer par la simple multiplication des paroles, échanges et rencontres. De la même manière qu’en théorie des jeux le simple fait de répéter la situation et de savoir qu’elle va se répéter conduit les participants à interagir différemment, à adopter plus facilement des comportements coopératifs que concurrentiels, les réunions et rencontres entre des publics différents permettent d’ouvrir et d’affermir la confiance des personnes les unes envers les autres.
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Il y a un parallèle évident entre les dynamiques économiques et démocratiques. Regarder la confiance comme un enjeu plutôt que comme un indicateur donne les leviers pour briser les a priori sur ses voisins ou sur le territoire dans lequel on vit. C’est toujours un très bon antidote à la défiance et aux tensions qui l’accompagnent. C’est aussi le meilleur remède à la sinistrose engendrée par le sentiment d’être « périphériques » et au désengagement qui peut l’accompagner comme à la perte de sens exprimée par les citoyens. Quels que soient les secteurs et les territoires, retrouver les bases de cette confiance apparaît à beaucoup de personnes rencontrées comme une nécessité pour mieux préparer nos sociétés aux enjeux du monde qui vient. Là où le monde industriel usait et abusait des panels de consommateurs, de nombreuses entreprises ont ainsi entrepris d’associer des citoyens à leur réflexion pour améliorer leur capacité d’innovation16. Pour les dirigeants, débattre en direct avec leurs salariés voire en y associant des citoyens permet d’anticiper des évolutions sociétales qui n’engagent pas seulement leurs produits mais la façon même dont leur activité est globalement perçue. Entendre les raisons de fond qui expliquent ces perceptions et les attentes politiques dans lesquelles elles s’inscrivent est décisif pour leur permettre de s’adapter. Les économistes ont établi de longue date le rôle de la confiance dans la diminution des coûts de transaction et le passage à l’action. Se connaître, avoir foi dans le fait que l’autre ne cherchera pas à nous entourlouper, cela facilite la création d’entreprises et d’emplois. Le décalage qu’apporte le regard des citoyens permet de réinterroger en permanence le « sens » des projets et de réassurer leur utilité auprès des personnes engagées. Explicitement invités à citer ce que le regard des citoyens avait apporté dans leur réflexion, de nombreux lauréats du programme gouvernemental « Territoire d’innovation », lancé en 2019, soulignaient l’imortance des liens informels créés entre eux grâce au fait de s’inscrire dans un projet d’« intérêt général ». Convoquer le regard et les attentes des habitant est ainsi, selon eux, à la fois une garantie de mobilisation collective dans le temps et d’efficacité économique17 : « Les citoyens ont apporté au projet le sens sans lequel aucun des participants n’aurait fait les efforts que chacun a faits » (Territoires d’innovation, 2020, Enquête).
Alors qu’ils sont souvent réduits à leur « expertise d’usagers »l’apport majeur de l’intervention des citoyens n’est finalement pas tant les « solutions » qu’ils pouvaient apporter. Ce serait plutôt les
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« questionnements » que leur parole spontanée invite au cœur des processus industriels ou techniques comme le souligne un des responsables de l’innovation chez Airbus : « La situation critique aujourd’hui, c’est que des GAFA arrivent avec la force de toutes ces big data qu’elles ont collectées : elles proposent leurs algorithmes, qu’elles appliquent sur ces données, pour offrir des solutions à la ville elle-même, aux autorités. On se retrouve dans une situation abracadabrantesque pour la démocratie. C’est une situation qui va inciter les forces économiques et les acteurs privés à peut-être plus collaborer, à plus partager, à l’échelle locale. Les habitants sont décisifs : c’est probablement la clé et la réponse face aux GAFA. C’est par une approche plus citoyenne, bien de chez nous, qu’on va pouvoir définir les règles du jeu qui nous conviennent » (Territoires d’innovation, 2020, Enquête).
Le problème est que cette confiance doit aller dans les deux sens. Or les dirigeants, qui sont les premiers à se plaindre du fait que les citoyens ne leur font pas confiance, ne font pas, eux non plus, beaucoup confiance à leurs concitoyens. Le problème est commun en politique et dans l’industrie, mais le chemin risque bien d’être plus long pour les élus car, si les entreprises ont besoin de la confiance des consommateurs et des citoyens, les partis politiques et les administrations ont un rapport plus complexe aux usagers-électeurs. Or, arguant du temps qu’ils consacrent à leur activité dans des conditions moins confortables que les dirigeants du privé, beaucoup de politiques estiment dans leur for intérieur que ce sont les citoyens qui devraient leur être redevables. « On travaille énormément, on ne compte pas nos heures, ça impacte nos vies de famille… Je peux vous assurer que financièrement, un mandat de conseiller régional, vous travaillez à côté, donc vous doublez les choses, en temps de contraintes, et ce n’est pas pour nous faire plaindre, c’est juste pour dire que votre vie, que vous pensez que nous on ne connaît pas, on vit souvent la même. Si jamais on pense qu’il y a une bande de privilégiés en haut, qui s’engraissent en ne faisant rien et en vous laissant dans vos problèmes, qui sont réels, je pense qu’on ne prend pas la mesure que ce n’est pas ça le sujet » (Imaginons notre Île-de-France, 2013, réunion de Fresnes).
Quand ces sentiments affleurent en pleine réunion publique, cela jette un trouble palpable chez les participants. Ils y voient un signe de plus de cette coupure qu’ils dénoncent et la preuve que, à la tête des institutions, une défiance s’est installée envers les citoyens.
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Arguant de la façon dont se passent les réunions publiques auxquelles ils sont astreints, élus et responsables administratifs soulignent d’ailleurs régulièrement que les citoyens sont toujours dans la plainte et la revendication particulière, oublieux de l’intérêt général. Ils vont à reculons pour les rencontrer, la confrontation citoyenne étant vécue comme une obligation à satisfaire plutôt que comme une chance à saisir. Le responsable d’une grande administration publique confiait ainsi face à la caméra : « Il ne faut pas se cacher, c’est pas facile, les citoyens… L’habitant, il a beaucoup d’avis mais quand vous lui demandez de participer, il a aussi d’autres choses à faire. On attend des habitants qu’ils nous disent leur point de vue mais, évidemment, c’est beaucoup moins technique que le point de vue des acteurs professionnels qui, en fait, connaissent mieux leur métier » (Territoires d’innovation, 2020, Enquête).
Dans les exécutifs locaux ou les cabinets ministériels, les deux mêmes réactions viennent systématiquement lorsque l’on suggère d’aller écouter les citoyens de manière large et ouverte. La première est que les citoyens « ne sont pas compétents ». La seconde est que « cela va ouvrir la boîte de Pandore ». Cette défiance de la part des dirigeants, anticipant l’inconséquence supposée de leurs concitoyens, les habitants disent la ressentir. Elle aggrave encore plus la crise démocratique.
L’intérêt général, cet inconnu Il est devenu difficile pour les institutions officielles de se prévaloir de l’intérêt général simplement en l’assénant et en partant du principe que « tout le monde sait bien ce que cela signifie ». Précisément parce que le terme recouvre des « sens variables » et n’a pas « d’essence fixe », pour reprendre les mots de François Rangeon18, sa force est directement indexée sur la légitimité de l’institution qui l’incarne. Or, cette légitimité ne se décrète pas. Expliciter la volonté générale est ainsi devenu essentiel pour poser les bases d’une confiance collective et prévenir l’accusation que l’intérêt général serait capté au bénéfice d’intérêts particuliers. Nous touchons à des fondamentaux de la question démocratique : la volonté générale, qui la définit ? Qui l’exprime et qui en est exclu ? En théorie, les institutions garantes de l’intérêt général sont censées s’imposer aux intérêts particuliers ; c’est même ce qui les définit et elles
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en jouent19. L’intérêt général est ainsi régulièrement exhibé comme un totem par les autorités20. Depuis longtemps déjà, les appels à la raison succèdent aux cours de morale pour justifier les réformes ou mater des oppositions : les associations et citoyens récalcitrants sont rappelés à l’ordre sur le ton du « essayez donc de penser à l’intérêt général ». Les élus locaux sont quant à eux régulièrement renvoyés par l’État à une supposée absence de hauteur de vue. Tout ceci alimente les tensions entre les institutions et avec les habitants qui, en retour, contestent de plus en plus la légitimité des autorités à incarner l’intérêt général : « au nom de quoi » ces institutions parlent-elles quand elles parlent ?
Intérêt général vs équilibre général Cette idée d’un intérêt général transcendant, surplombant la société et dont les institutions seraient porteuses, s’est nourrie de l’approche rationaliste en partie héritée des débats philosophiques sur le contrat social. À la faveur du développement des outils de modélisation et de calcul de la science économique couplée à l’hégémonie politique du capitalisme de marché, une approche économiste de la politique s’est peu à peu installée, qui a conduit un nombre croissant de dirigeants à confondre l’intérêt général avec l’équilibre général né du libre jeu du marché. L’intérêt général n’est ainsi plus conçu comme une dynamique politique, mais comme le résultat de l’ajustement optimal des préférences de chacun et il est garanti par la main invisible du marché. Alors que les philosophes le concevaient comme le fruit d’une maïeutique, il devient le simple résultat d’un ordre rationnel transcendant opposable aux individus. Il y a pourtant des différences profondes entre les deux notions. Dans le cas de l’approche en termes d’équilibre général, chaque individu doté de préférences et de ressources va rentrer dans l’échange en ayant à l’esprit la maximisation de l’utilité qu’il pourra personnellement tirer de la relation. Il est mû par son intérêt particulier et l’équilibre général n’est que la somme de ces intérêts particuliers. Dans le cas de l’intérêt général, l’individu entre dans la relation en ayant à l’esprit l’idée qu’il se fait du monde dans lequel il peut ou veut vivre mais aussi la conscience que le contenu de l’échange – et la façon dont celui-ci se déroulera – contribue à affermir, tester ou fragiliser cette vision du monde. C’est une notion politique. La première erreur est ainsi d’approcher l’intérêt général comme le fruit d’une négociation ou d’un consensus entre des intérêts particuliers
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sous l’autorité d’un discours officiel. Pierre Lascoumes et Jean-Pierre Le Bourhis21 montrent que, dans la réalité, la légitimité à parler au nom de l’intérêt général n’est plus le monopole de l’État depuis des années. À la faveur de l’élévation générale du niveau d’éducation, l’État doit faire avec la concurrence croissante d’autres sources de légitimité issues de l’expérience et des savoirs accumulés par les citoyens. Paradoxalement, les différents espaces créés par les autorités pour institutionnaliser des approches procédurales et participatives de la construction des choix publics, comme les enquêtes et débats publics ont reproduit le même modèle. Il est d’ailleurs notable que Walter Lippmann22, l’un des inspirateurs de tous ceux qui, au sein des praticiens de la participation, prônent la nécessité de former les citoyens aux expertises, de les « mettre à niveau » pour leur permettre de « vraiment » participer aux débats démocratiques, soit en même temps l’un des pères fondateurs du néolibéralisme23. Si l’on considère la façon dont sont pensés les débats publics en France, leurs modalités même d’organisation tiennent la question de l’intérêt général et de sa définition à l’écart des discussions : il reste une donnée a priori que tout le monde est censé connaître et moralement partager et s’avère de fait impossible à discuter. Les commissaires enquêteurs incarnent l’intérêt général en même temps qu’ils en sont les garants24. Les participants sont, quant à eux, mis en concurrence pour installer leur point de vue ou leur légitimité particulière sous l’égide de l’autorité supérieure incarnée par l’instance organisatrice : en pratique, chaque intervenant est mis dans des conditions où il ne peut véritablement parler que pour lui et pour faire avancer son propre point de vue. C’est même l’esprit dans lequel sont conçues ces « enquêtes publiques » légales : l’enjeu est de permettre l’expression de tous ceux, particuliers, dont les intérêts pourraient se trouver lésés par un projet qui leur serait imposé par plus puissant qu’eux, qu’il s’agisse d’un puissant groupe privé ou de la puissance publique. Sauf que, ce faisant, le dispositif installe un climat délétère : une forme de police des intérêts s’installe à l’encontre des porteurs de projets. Elle ne tarde pas à se doubler du sentiment, chez les élus, que les citoyens et les associations qui viennent s’exprimer défendent avant tout leur vision particulière, sans volonté de discussion ou d’échange. Tous les participants (porteurs du projet comme opposants) finissent par en retirer l’impression que personne n’est vraiment préoccupé par l’intérêt général. Quand les débats dérapent, les élus se lancent dans des exercices autoritaires de régulation de la parole au cours desquels ils parlent
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au nom des absents en invoquant l’intérêt général qu’ils revendiquent incarner. Sinon, ils se retranchent dans des jugements de Salomon en cédant un peu à chaque cas particulier pour sauver la paix du quartier. Créés pour approfondir la démocratie, ces dispositifs participatifs contribuent indéniablement à améliorer les contre-pouvoirs démocratiques mais, en l’état actuel, ils ne donnent aucun espace supplémentaire pour dépasser les contradictions installées. Au contraire, ils tendent à les accentuer et les figer. De là le sentiment que ces dispositifs sont largement inutiles, tout au plus permettent-ils d’abandonner certains projets de temps en temps ou de corriger à la marge certains autres pour les rendre plus acceptables. Ce que nous apprend la crise actuelle des démocraties occidentales, c’est que la somme des intérêts particuliers peut affaiblir l’intérêt général en contribuant à produire une société dans laquelle les antagonismes sont exacerbés, voire où la confiance et le contrat social qui nous lient ne sont plus acquis. La deuxième erreur est de considérer que l’intérêt général n’a pas besoin d’être explicité car il serait permanent et connu de tous. La situation d’incertitude radicale dans laquelle nous sommes rend nécessaire une adaptation permanente des cadres et des références : tout notre processus décisionnaire doit en tirer les conséquences, à commencer par la façon de se représenter le but et le sens vers lequel tend la volonté générale du peuple rassemblé. Cette situation appelle, comme le suggère Dominique Rousseau, à radicaliser la démocratie25, à imaginer une démocratie en continu où les pouvoirs dialoguent plus, et plus efficacement. Constatant que ce que l’on demande au peuple dans la démocratie représentative, « c’est de voter et de se taire, afin de laisser les représentants parler en son nom », il convoque Sieyès pour rappeler que la question primordiale est de redonner concrètement aux citoyens le droit de réclamer, d’agir et de participer à l’élaboration de la volonté générale. La troisième erreur est de considérer que l’intérêt général est assimilable par principe aux intérêts des institutions qui le portent. Le besoin de régulièrement refonder la volonté générale qui sous-tend la confiance dans ces institutions et de clarifier collectivement la façon dont elle s’exprime est d’autant plus affirmée que la coupure entre les habitants et leurs dirigeants est fragile. La logique même du contrat social est que l’institution de règles de justice partagées permet de considérer a priori que les arbitrages du pouvoir ne sont pas des soumissions de certaines parties de la population aux intérêts d’autres parties, qu’il s’agisse d’un voisin, d’une coterie, d’une communauté
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ou d’un prince. Mais quand un voile de suspicion flotte sur les réels intérêts que poursuivent et défendent l’État et les administrations, le contrat lui-même peut être considéré comme léonin. Comme le note Luc Foisneau « (même si) sans institutions, l’intérêt général n’existe guère, […] quand il est institué, il n’existe parfois pas davantage. La fragilité de la souveraineté du peuple est ainsi une fragilité de principe26 », parce que les intérêts particuliers sont en permanence susceptibles de capturer les institutions et de s’imposer « au nom de l’intérêt général » en s’appropriant la toute-puissance de l’État pour cela. C’est la base de l’argument déployé par l’École de Chicago autour de la théorie dite « du choix public ». Que les institutions soient soupçonnées de ne plus servir l’intérêt général alimente un cercle vicieux : plus leur légitimité est attaquée, plus cela invite à traquer dans toute décision les intérêts particuliers qui pourraient s’y trouver servis ou avantagés. C’est le ferment de toutes les thèses complotistes ou plus simplement des nombreux discours de citoyens disant des dirigeants : « Ils ne pensent pas à nous. » Dans une application quasi littérale de la théorie du choix public, les citoyens cherchent alors qui bénéficie de l’action de l’État vu que ce n’est manifestement pas eux. Hauts fonctionnaires, élus, syndicats : les cibles sont ensuite désignées à la vindicte et tout est bon pour alimenter la machine à complot. N’importe quelle conflictualité potentielle entre les intérêts de l’État et les intérêts particuliers de classe ou de caste de ses dirigeants devient ainsi suspecte. Par proximité, la contagion emporte l’ensemble des dirigeants du pays, quel que soit leur secteur d’activité, leur orientation politique ou le niveau de leurs responsabilités. Même si elles se considèrent intouchables et irréprochables, les institutions ne peuvent ignorer qu’elles sont, aussi, pleinement parties prenantes du monde et de ses transactions. Elles doivent au moins prendre en considération que leurs interlocuteurs le savent également et s’attacher, quels que soient les dispositifs qu’elles mettent en place, à désamorcer cet a priori. La quatrième erreur est de penser que cet horizon que représente l’intérêt général est un absolu surplombant le monde et s’imposant dans une forme de transcendance, alors qu’il est le produit même du cadre dans lequel nous interagissons les uns avec les autres. Il est engendré par la façon dont une société et tous ceux qui la composent se formulent les valeurs et les perspectives qui les unissent. Ces perspectives elles-mêmes ne sont pas des données abstraites : ce sont les échanges entre tous les points de vue et tous les citoyens qui contribuent à former et affermir en chacun les cadres dans lesquels
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s’expriment les choix et les préférences de chacun. Comme le note Luc Foisneau, « la souveraineté du peuple n’existe pas à la manière d’une propriété objective dont on pourrait attester l’existence en constatant en elle la présence de certains traits physiques, mais elle existe comme une certaine manière d’être ensemble des êtres humains. Ce qui caractérise cette manière d’être, c’est l’intérêt général27 ». En pratique, cela implique que la présence ou l’absence de certains publics dans les débats a des conséquences importantes non seulement sur la façon dont les intérêts catégoriels de cette partie de la population sont défendus mais aussi sur la façon même dont les autres publics considèrent le sujet qui leur est donné à discuter.
Réinviter la dialectique dans les institutions S’ouvrir à une approche dynamique de l’intérêt général, entrer dans les jeux de pouvoir que suppose la co-définition des sujets et objectifs cela demande un changement radical de paradigme pour les institutions. Depuis plusieurs décennies, l’ensemble de nos modes d’action publics ont été pensés pour éviter d’affronter le caractère conflictuel de notre monde. Cette réserve traditionnelle des institutions résulte d’une double incompréhension. La première incompréhension vient d’une méprise sur l’intelligence dialectique des citoyens. Ce n’est pas parce qu’ils tiennent des propos en apparence contradictoires qu’ils sont inconséquents. Il est inévitable, dans les réunions publiques où des citoyens sont rassemblés, que des oppositions émergent ou que des habitants tiennent des propos paradoxaux. Les dirigeants saisissent souvent ces occasions pour renvoyer les participants à leurs contradictions. Se posant audessus de la mêlée, ils soulignent le caractère très « particulier » des intérêts (enfin) publiquement dévoilés et en profitent pour montrer à tous la difficulté de leur tâche et l’efficacité avec laquelle ils s’en acquittent… Inconsciemment, ils installent à peu de frais la logique du dictateur bienveillant dans l’esprit public. Souvent le propos est à la limite du paternalisme : « Vous voyez bien que vous demandez tous des choses différentes ! Vous ne vous en rendez pas compte… Heureusement que nous sommes là pour mettre un peu d’ordre et arbitrer entre tous. » Or, le plus souvent, toutes ces contradictions exprimées par les habitants sont parfaitement légitimes et ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Instrumentaliser ces tensions qui sont le sel de la démocratie pour de petits calculs politiques est ainsi totalement
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contre-productif car cela affaiblit les débats, les décisions et les élus. La politique est dialectique par définition : il y a des avantages et des inconvénients à tout choix et l’art est de savoir les dépasser. En forçant la pensée à rentrer dans des silos, on fracture les termes de raisonnements complexes, réduits au rang de simples contradictions. Dans les villes, les habitants sont ainsi réputés inconséquents s’ils veulent à la fois plus de logements et moins de béton… Mais ces propos ne sont contradictoires que tant que l’on ne s’autorise pas à considérer la possibilité de construire nos villes différemment. Or cette discussion n’est jamais ouverte dans le cadre des débats thématiques proposés aux habitants et ceux-ci restent renvoyés à l’impuissance de leur indignation. Dans une réunion organisée en Seine-et-Marne à l’occasion de la réflexion sur le modèle de développement du département, les habitants exprimaient par exemple leur souhait de bénéficier du cadre de vie de la campagne et de la qualité de service à laquelle beaucoup avaient été habitués à Paris. Assistant à ces débats, le géographe Philippe Estèbe commentait en direct : « Vous voulez le beurre et l’argent du beurre… et vous avez raison. » Il soulignait ainsi que loin d’être contradictoires, leurs propos mettaient le réel en tension et ouvrait sur la possibilité d’un projet. Le problème est que, suite à cette réunion, une large partie de l’exécutif départemental n’avait retenu que la première partie de la sentence, renvoyant les habitants à leur inconséquence et les services à la nécessité de gérer de manière raisonnable les choix budgétaires devant présider au schéma de développement… De la même manière, ce n’est pas parce qu’ils sont contradictoires que les Français demandent à la fois plus d’autorité et plus d’écoute. Il y a simplement une confusion et un raccourci, parfois liés aux biais idéologiques des sondeurs ou à la forme abrupte des questionnaires, entre l’attente exaspérée des Français que le pouvoir démocratique soit réellement exercé et l’attente d’un chef et d’un régime autoritaires. Ce que les Français attendent, c’est un pouvoir qui s’exerce, mais ils attendent qu’il s’exerce avec eux. C’est une demande d’autorité « pour » les représentants du peuple plus qu’une demande d’autorité « par » les représentants du peuple. Les citoyens ne sont pas incohérents, ils sont simplement, eux aussi, capables de raisonnements complexes. Il y a de ce point de vue un réel paradoxe démocratique. Emmanuel Macron a été publiquement loué pour son usage du « en même temps », comme un signe de sa capacité à saisir et assumer la complexité des choses. Énoncés par le président, les paradoxes de ce monde seraient autant d’indices de
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sa clairvoyance tandis, que dans la bouche d’un simple citoyen, cela deviendrait la preuve même des limites et inconséquences du peuple. Il y aurait au contraire matière à se féliciter que tous les citoyens soient aussi sensibles et accessibles à cette complexité de la pensée. Dans Jojo le Gilet jaune, Danielle Sallenave déconstruit ainsi, pièce après pièce, l’argumentaire selon lequel les Gilets jaunes seraient incohérents. Elle montre au contraire la complexité des discours et la grande convergence des attentes sur de très nombreux aspects. La deuxième incompréhension tient à la piètre idée que les dirigeants se font de l’altruisme de leurs concitoyens. Ce n’est pas parce que des habitants ont des intérêts particuliers à défendre qu’ils sont incapables d’entendre, voire de contribuer à l’intérêt général, y compris quand celui-ci risque de les léser personnellement. Quand on invite les habitants à exprimer leurs réserves potentielles sur un projet ou à réfléchir collectivement à ce qu’ils voudraient faire ensemble, à l’avenir de leur territoire et à la place qu’un projet pourrait y jouer, les mêmes individus qui pourraient se braquer changent souvent de posture. À l’occasion d’une démarche organisée dans la ville de Bry-sur-Marne introduite par le maire en précisant que l’enjeu était d’« imaginer ensemble le centre-ville que nous voulons », un habitant a parfaitement résumé comment lui-même vivait ce déplacement de regard : « J’ai personnellement des intérêts, mais la question c’est : à quel titre est-ce que j’accepte que l’intérêt général s’impose à mes intérêts particuliers ? » (Bry-sur-Marne, 2019, réunion publique)
C’est donc possible. Ce constat ne cesse de surprendre les experts qui se prêtent à l’exercice. Ainsi, à l’issue d’une séance de travail intense autour d’un vaste projet d’aménagement à proximité du centre de Toulouse, sur les terrains historiques du Centre d’essais aéronautiques de Toulouse (le CEAT), l’urbaniste du projet, Christian Devillers concluait le travail en disant aux habitants : « Je voulais vous dire à quel point je suis impressionné par les débats, vous avez toujours fait prévaloir l’intérêt général, c’est si rare ! Je voulais vous dire bravo et merci » (Toulouse Guillaumet, 2018, ateliers).
En démocratie, l’expérience de la construction collective de l’intérêt général est la base du politique. Ce qui la fonde n’est pas une source de légitimité extérieure transférable à un César ou un système mais une expérience : celle de la négociation collective, en confiance,
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de la place de chacun dans l’élaboration en direct de l’intérêt général. C’est, en même temps qu’une méthode de décision collective, la construction des cadres qui la rendent possible. De ce point de vue, la démocratie est à la décision ce que la science est au savoir : ce n’est pas une source d’autorité pour affirmer une vérité mais une méthode de doute et d’exploration des faits pour consolider celle-ci.
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onfrontées à une mutation profonde de nos repères, nous cherchons à retrouver des prises sur nos vies et une pleine souveraineté mais, là où des modèles autoritaires ou libertaires ouvrent des perspectives, le modèle démocratique semble en panne. Porteuses d’analyses critiques de la situation de nos démocraties, différentes alternatives sont sur la table : –– Le « jupiterisme » part de l’idée que nos démocraties souffrent d’un déficit d’efficacité. La capacité, pour les dirigeants, de décider et d’agir serait en question. La solution pour sortir de la crise, serait donc que les dirigeants puissent poser plus d’actes et faire leurs preuves plus rapidement en limitant les obstacles. Ce raisonnement est, aujourd’hui, à la base du gouvernement des experts. –– Le « populisme », de gauche comme de droite, postule que le problème vient d’une capture du pouvoir par des élites qui finissent par l’exercer pour leur propre bénéfice. Pour redonner du sens à la démocratie, il suffirait alors de rendre le pouvoir au peuple, le demos étant la clé de la sortie de crise. Les stratégies de rassemblement et de prise de pouvoir sont centrales dans cet esprit, autant que la définition même de ce que recouvre cette notion de peuple. –– Le « colibrisme », qu’il soit le fait d’associations ou de start-up, considère que la politique, par sa visée trop générale, éloigne les dirigeants des enjeux concrets et urgents du monde et des citoyens qui les vivent. Le nouveau monde serait trop complexe pour être pensé globalement. La défaillance des modèles hiérarchiques classiques appellait ainsi plutôt à multiplier les initiatives ponctuelles, associatives ou entrepreneuriales qu’à définir des orientations et construire des coalitions politiques. Ces pistes réactivent de vieux débats touchant au cœur des questions démocratiques. Pour des raisons distinctes, toutes sont à moyen terme des impasses qui contribuent à fragiliser nos régimes.
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D’abord, la contestation portée par les technocrates ravive le cœur du débat entre Démocratie et République : que la démocratie soit le pouvoir exercé dans l’intérêt du peuple mais à sa place et que des experts ou des dirigeants fassent son bien sans lui, voire malgré lui, n’est pas une façon durable administrer au mieux de ses intérêts. Ensuite, exacerber la crise de légitimité des gouvernements et des élites dans tous les pays démocratiques interroge la ligne de partage entre Démocratie et Démagogie. Cela pose la question de la façon dont « le peuple » est défini ; par qui et comment sont gérées l’altérité et la pluralité, notions clefs dans l’exercice démocratique. Enfin, la remise en question des cadres politiques au profit de solutions auto-organisées rouvre le débat entre Démocratie et Anarchie. Alors, par qui et comment sont régulées les inégalités ou les divergences d’intérêts quand toutes les parties de la population sont en prise directe les unes avec les autres ?
Démocratie et République : le jupiterisme En octobre 2016, Emmanuel Macron alors candidat à la présidence de la République, expliquait dans un entretien au magazine Challenges qu’il croyait au « président jupitérien ». La référence pouvait sembler étonnante venant de lui : à peine quelques mois auparavant, il avait lancé des milliers de partisans de son mouvement dans une « grande marche » à la rencontre des citoyens pour les placer au cœur de sa campagne. Cette apparente contradiction est en fait la traduction d’une analyse de la démocratie et de sa crise que l’on retrouve à tous les niveaux de l’appareil politique, local comme national. Dans sa dimension représentative, la démocratie est entendue comme une délégation de pouvoir décisionnaire. Cela impliquerait que les élus, une fois choisis, agissent selon le mandat qui leur a été confié pour faire ce qu’ils se sont engagés à faire et que, pour cela, ils soient obéis par tous en tant que porteurs de la volonté du peuple. Cette approche peut assez vite conduire à opposer tout ou partie du peuple à ceux auxquels il a « confié les rênes ». Si les élus ont été désignés avec une majorité toute relative et que le projet qu’ils portent n’est pas largement partagé, ce qui est le cas quand il y a beaucoup d’abstention ou que la victoire est obtenue après un premier voire un second tour disputé, la capacité des représentants à agir par délégation peut s’avérer très compliquée, ouvrant la porte à l’immobilisme ou, pour paraphraser Tocqueville, à une délicate dictature de la majorité relative.
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Interpellé sur le Référendum d’initiative citoyenne (le RIC) pendant la crise des Gilets jaunes, à l’occasion d’une des réunions locales tenue le 26 janvier 2019 à Sartrouville, le Premier ministre Édouard Philippe avait réagi d’un mot : « Le RIC, ça me hérisse […] si on fait ça, on rentre dans une mécanique qui est terrible, où on passe son temps à remettre en cause des choses votées. » Il précisera dans un entretien radiophonique sur France Inter le 30 janvier suivant que le caractère citoyen de ce référendum lui « semble aller trop loin dans la remise en cause de la démocratie représentative ». Pour le Premier ministre d’alors, assumer cette distinction est fondamental pour le bon fonctionnement d’une démocratie représentative moderne et efficace. Le raisonnement est le suivant : pour des raisons à la fois symboliques et pratiques, le peuple élit des représentants. Il les choisit sur la base de programmes et, une fois élus, ces représentants sont jugés sur leur efficacité à mettre en œuvre leurs promesses électorales. S’ils n’y arrivent pas, cela atteint la crédibilité des élus et cela affaiblit l’intérêt des citoyens pour les élections. Un des problèmes de nos démocraties serait donc que, une fois élus, les dirigeants ne mettent pas tout leur pouvoir au service de la réalisation de leur programme : ils transigent. Pour redonner confiance dans la démocratie, il faudrait donc plus d’efficacité, plus d’actes après l’élection. Cela passerait par une plus grande autorité, une plus grande verticalité du pouvoir. L’analyse sous-jacente est que, ce qui bloque les réformes, ce sont tous les intérêts constitués et accumulés, qui sont autant de lourdeurs et d’entraves au déploiement des chevau-légers du changement. L’analyse de ces dirigeants, issus de l’appareil d’État mais critiques à son encontre, rejoint les remarques formulées contre l’emprise des systèmes administratifs qui ralentiraient la bonne marche du pays. Beaucoup de ces hauts fonctionnaires siègent d’ailleurs dans des instituts militant pour la réduction de l’État1. Dans l’entretien à Challenges cité plus haut, le futur président de la République mentionnait explicitement la place démesurée prise par « la strate technocratique » et la façon dont l’accumulation de systèmes, de droits, de garanties et d’administrations, finit par peser sur les habitants en alourdissant leur vie quotidienne de nombreux tracas. Devenu trop coûteux par rapport à ce qu’il apporte de quiétude et de qualité de vie, l’État serait en même temps devenu trop rigide pour être réformable en douceur. Dans ses discours, Emmanuel Macron attaquait ainsi explicitement le « vieux monde » pour son incapacité à satisfaire les attentes de changement exprimées par les citoyens. Il rompt d’ailleurs avec le rite de campagnes présidentielles rythmées par les propositions techniques :
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là où les « vieux partis » s’enferrent dans des séries d’annonces validées par des litanies d’experts, il n’est porteur que d’un projet. Il est moqué pour cela2, mais c’est précisément pour cette ouverture que les gens ont voté. La grande efficacité du candidat Emmanuel Macron en 2017 tient à ce contre-pied : il a organisé sa campagne depuis le cœur du système politico-économique contre les élus, les appareils et les pratiques classiques de « l’ancien monde ». À la manière de Nicolas Sarkozy en 2007, prônant la rupture par rapport à une droite dont il était lui-même l’un des représentants éminents, Emmanuel Macron a gagné en 2017 en incarnant la rupture par rapport à un système dont il était l’un des meilleurs éléments. Si les Français l’ont choisi, malgré son passage à l’ENA et chez Rothschild, c’est qu’ils ne sont pas hostiles aux élites. Au contraire, dans un monde qu’ils considèrent très complexe, ils attendent après elles. La « grande marche » a ainsi été à la fois le réceptacle de cette aspiration citoyenne et le témoin d’une pratique différente de la politique, la promesse que quelqu’un pourrait, de l’intérieur, mettre les élites au service d’une volonté générale refondée. Dans le diagnostic original porté par Emmanuel Macron et les experts qui l’entourent, le constat du décalage entre les décideurs et les attentes des citoyens est un point fondamental. Ils considèrent que le système politique dysfonctionnel des dernières décennies est responsable de cet état de fait. En ligne de mire, les institutions héritées des temps anciens et tous les échelons intermédiaires de la société, qu’il s’agisse des syndicats, des associations et même des élus locaux. Cette critique systémique de l’État et de son administration peut sembler paradoxale de la part de personnes issues de la haute fonction publique, mais précisément : forts du « sens de l’État » inculqué aux hauts fonctionnaires et ayant vu le système « de l’intérieur », ils se constituent en garants à la fois de sa modernisation (ils tiennent les coupables) et de son efficacité (ils maîtrisent les rouages). Le président de la République ne dit pas autre chose quand il répond, en pleine crise des Gilets jaunes et dans son style direct : « Jojo le Gilet jaune et moi on veut la même chose. » Là se noue l’incompréhension constitutive de l’impasse du jupiterisme. Voulant dépasser le problème de la captation de l’État par des systèmes partidaires jugés surannés, il aggrave in fine la confiscation de la parole par la technocratie. Si les experts des ministères étaient effectivement perçus par la population comme les porteurs légitimes de l’intérêt général, leur autoritarisme serait un moindre
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mal : ils considéreraient certaines outrances comme des erreurs de parcours mais les accepteraient comme telles. Les citoyens peuvent être tolérants. Le problème est qu’une large partie de la population est désormais convaincue que les hauts fonctionnaires n’agissent pas en fonction de l’intérêt général mais d’une conception particulière de cet intérêt guidée par une logique de caste, la leur. Cela ouvre sur trois impasses constitutives du jupiterisme.
Les institutions intermédiaires, relais démocratiques fondamentaux Premièrement, la mise au ban des corps intermédiaires ne résout rien, bien au contraire, à la crise démocratique. Elle contribue à détruire des relais potentiels qui auraient sans doute besoin d’être revitalisés mais dont l’affaiblissement alimente la perte de légitimité de toutes les institutions. Dominés par les apparatchiks, enlisés dans leurs logiques internes, les syndicats seraient captifs d’intérêts catégoriels et bloqués sur la défense d’acquis datés. Apparaissant coincés dans des visions du monde en décalage par rapport à la réalité des besoins des Français, ils ne sont plus perçus par les gouvernements ou les médias comme des institutions utiles au bon fonctionnement des sociétés. L’appareil d’État ne les regarde plus comme des contributeurs à l’intérêt général mais comme des obstacles à réduire. Les associations seraient de la même manière un obstacle à la modernisation du pays. Cette lecture était déjà présente sous Nicolas Sarkozy ; elle s’assume désormais au grand jour et dans sa pureté. Si les coupes réalisées par Nicolas Sarkozy et Emmanuel Macron dans les budgets des associations locales ont eu le même effet dévastateur dans les territoires et notamment les quartiers populaires, elles répondaient toutefois à des logiques différentes qui soulignent l’évolution du regard des dirigeants sur les corps intermédiaires. En 2003 puis en 2007, ces coupes avaient été menées suivant des logiques plutôt politiques : les associations étaient supposées véhiculer des valeurs socialisantes ou communautaristes. Les priver de financement était un bon moyen de réduire leur rayonnement dans les quartiers. En 2017, ce n’est pas au nom de valeurs morales ou politiques que les contrats aidés et les aides sociales ont été méthodiquement coupés, mais au nom de leur inefficacité supposée. Les discours tenus à ce moment-là sont explicites : associations et élus locaux sont perçus comme des survivances de règles et de modèles d’intervention inefficaces et non
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réactifs, témoignages de temps révolus. Les élus étant « captés » par des intérêts particuliers et les associations défendant leurs propres budgets ou leurs bénéficiaires, l’État central et ses préfets seraient les seuls garants d’un intérêt général construit « en raison » et seraient ainsi légitimes à agir vite et seuls. Dans les deux cas, l’analyse portée par la technostructure sur l’incurie des corps intermédiaires se double de l’idée que la classe politique est défaillante et qu’elle multiplie les consensus en tous genres. Les grands dirigeants du pays, parfois élus locaux eux-mêmes, prennent alors leurs distances avec leurs homologues pour se ranger du côté de leurs administrations. Le dysfonctionnement de notre démocratie conduirait les élus à céder par avance aux demandes de tous les lobbies électoraux déguisés, faute d’oser les combattre. Un propos rapporté d’Emmanuel Macron en 20153 est emblématique du glissement sémantique qui conduit à assimiler écoute et faiblesse, démocratie et démagogie. Alors ministre de l’Économie et des Finances, il reçoit les députés frondeurs du Parti socialiste en pleine discussion sur la loi travail. Pointant certains aspects de la loi trop libéraux à leur goût, ces derniers lui expliquent qu’ils ne peuvent pas le suivre au motif que « leurs électeurs n’accepteront pas ce revirement ». Le futur président interrompt alors ses interlocuteurs pour reformuler leurs propos : « Je viens de comprendre ce que tu me dis. C’est donc par démagogie par rapport aux électeurs ? » Implicitement, cette scène suggère qu’à ses yeux, les députés seraient attentifs aux intérêts particuliers des électeurs par une sorte de faiblesse de caractère quand l’État aurait, lui, le souci de l’intérêt général des citoyens. Dit autrement : en raison des dysfonctionnements électoraux, les élus seraient captifs des derniers électeurs et interlocuteurs qu’ils conservent : ils seraient contraints de céder à toutes leurs revendications particulières, y compris à l’encontre de l’intérêt général voire de majorités devenues silencieuses. La « raison » du ministre supplanterait alors le vote en matière de légitimité démocratique. Cette opposition entre les élus et l’administration fait écho à une très vieille discussion, apparue dès les premiers temps de la démocratie américaine entre les amis, Pères fondateurs et futurs présidents, Thomas Jefferson et James Madison4. Au sein du Parti républicaindémocrate de l’époque, Jefferson soutenait l’idée que la démocratie devait défendre les libertés et l’intérêt du peuple contre l’intérêt de l’État ou de ceux qui se l’approprieraient. Madison, préoccupé par les agitations populaires qui émaillaient çà et là la jeune République, considérait, lui, que l’État devait être pensé et organisé pour protéger
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les minorités au nom de l’intérêt général. La République peut ainsi devoir agir « contre » la majorité du peuple, au nom même de ses intérêts : « contre » lui mais « pour » lui. Madison se penche d’ailleurs en détail sur le fonctionnement de la machine fédérale pour en codifier les règles et le fonctionnement. Athènes avait en son temps réduit cette tension en privant les experts publics de citoyenneté : ils étaient recrutés (parfois à prix d’or) pour formuler les meilleures solutions techniques et administratives aux questions et problèmes soulevés par les assemblées démocratiques, mais ils n’avaient pas de pouvoir, les citoyens discutant et choisissant en dernier ressort5. Par la suite et encore aujourd’hui, ce qui fonde la légitimité des agents de l’État, c’est ainsi leur expertise et leur impartialité, croisées avec la nécessité de préserver le pays des abus que produiraient les fameuses logiques « dictatoriales » des majorités démocratiques telles qu’analysées par Tocqueville. Suivant cette logique, les corps intermédiaires, élus locaux ou représentants de la démocratie sociale, seraient devenus des éléments bloquants. Dans un moment qui appelle urgemment de grandes transformations, où les majorités électorales sont toujours très relatives et où la complexité et l’éclatement des responsabilités sont devenus la règle, mais elle conduit à vouloir réduire, contrôler ou évincer les oppositions. Une forme de dictature des minorités est invoquée, appelant l’État à intervenir pour réduire l’influence des (autres) institutions représentatives afin de protéger et défendre l’intérêt général dont il serait le seul garant en dernier ressort. Ce raccourci produit un court-circuit démocratique évident : parce que les élus seraient rendus captifs des faibles majorités qui les élisent, il faudrait mettre leur pouvoir sous un contrôle administratif plus strict quitte à gouverner par ordonnances. Ce raisonnement alimente en direct le sentiment d’inutilité de l’élection et donc l’abstention. Un piège administratif se referme ainsi sur la démocratie.
Les actes ne parlent pas (bien) par eux-mêmes La deuxième impasse du jupiterisme est qu’en s’arc-boutant sur le cercle de la raison, en précipitant les actions guidées par cette seule raison technique, la technostructure enferme plus encore les citoyens dans un tourbillon de réformes où la logique administrative semble primer sur les rapports humains. La frénésie d’action des différents exécutifs va à l’encontre d’un sentiment largement partagé par les citoyens rencontrés ces dernières années et que le confinement du
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printemps 2020 a accentué : le besoin de faire une pause, de prendre le temps de s’interroger sur le sens même des évolutions engagées et le besoin d’une réappropriation par chacun du rythme des transformations. En multipliant les actes comme autant de preuves du fait qu’ils sont « sur le coup », les exécutifs nationaux et locaux font ainsi un énorme contresens démocratique. Loin d’accumuler les signes d’une « reprise en main », la normalisation généralisée de nos vies que cela entraîne aggrave le sentiment général de perte de souveraineté. La même logique s’impose pourtant partout : agir vite par décrets ou ordonnances doit permettre aux élus de gagner en vitesse de réaction et de redonner ainsi confiance aux citoyens dans le pouvoir de leur vote. On retrouve les mêmes raisonnements à Paris, à Bruxelles, dans les grands groupes ou dans de nombreuses collectivités locales. Des parlementaires nouvellement élus considèrent même qu’en renonçant à discuter des lois ils participent à regénérer la democratie. L’idée dominante est que si les choix des électeurs se traduisent rapidement dans des transformations visibles, cela rendra du crédit à la démocratie. Ce raisonnement n’est pas absurde en tant que tel : prendre des mesures symboliques est un des enjeux du politique et agir ou disposer d’un bilan solide sont des bases sans lesquelles il n’est pas possible de parler avec crédibilité. Mais l’action en elle-même ne suffit pas pour apporter la preuve de l’efficacité du pouvoir. Le problème est de savoir ce qui fait symbole et quel est le sens des actes qui ont été décidés : des séries d’actes ne créent pas automatiquement leur propre sens et ne suffisent pas par elles-mêmes à rassurer les citoyens sur leur souveraineté, pas plus qu’elles ne les aident à tracer des perspectives dans le monde où ils vivent. Si elles s’enchaînent les unes aux autres de manière effrénée, les décisions peuvent même contribuer à la désorientation générale en alimentant le sentiment d’urgence et de panique dans lequel nous vivons. Un slogan de 1968, période de transformations accélérées s’il en est, proclamait : « Assez d’actes, des mots ! » Loin de produire du réconfort dans la capacité de l’action publique à peser sur le monde, l’accumulation d’actes après laquelle court le jupiterisme ouvre ainsi un risque démocratique. La crise est aggravée par le fait que, même quand les élus agissent, leur action ne fait pas sens pour la majorité des citoyens. Les entourages politiques (conseillers, cabinets, etc.), comme les agences de communication mis à disposition des dirigeants, les incitent à maximiser l’exposition médiatique en prenant le minimum de risques possible. Tout pousse ainsi les dirigeants dans le sens de la plus grande pente. Les singularités et cas particuliers sont ainsi largement ignorés
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et ceux qui, dans la population ou parmi les opposants, demandent de la considération sont considérés avec stupeur, voire mépris. Ils sont systématiquement catalogués comme les survivances d’un monde ancien ou les représentants de minorités agissantes visant à fracturer l’unité nationale. Portée par les mêmes hauts fonctionnaires et grands cabinets de conseil formés à administrer l’État et les affaires, cette crispation sur les actions visibles et rapidement valorisables se retrouve partout. Ce sont les mêmes personnes et les mêmes méthodes dans les ministères, à la tête des métropoles comme dans les grandes entreprises. Pour les citoyens qui sont à la fois des habitants, des consommateurs et des salariés, les parallélismes sont évidents et ils font explicitement le lien entre la crise démocratique et l’affaiblissement des grandes entreprises industrielles. Le monde économique est d’ailleurs intéressant à analyser pour comprendre les effets de cet abandon des réflexions stratégiques ancrées dans le monde. La SNCF ou EDF sont des exemples emblématiques de ce que produisent la disparition des approches industrielles du développement et leur remplacement par des logiques de valorisation à court terme et des stratégies de positionnement marketing. Dans ces secteurs très capitalistiques, un sous-investissement chronique dans les activités non valorisables à court terme finit par générer des risques industriels majeurs et mettre en danger la pérennité des entreprises. À l’occasion d’un travail d’écoute de très grande ampleur réalisé en 2004 au sein de la SNCF, les premières alertes avaient été dressées par de nombreux participants : « La question décisive, pour une entreprise comme la SNCF, c’est le projet industriel et on sent qu’on risque d’en perdre le sens. »6 Las, la parole des agents, des clients et la volonté du PDG n’avaient alors pas suffi à contrebalancer la puissance des intérêts et des réseaux à l’œuvre au sein de l’entreprise. Quelques mois après le départ de Louis Gallois, l’ensemble de ces éléments étaient remisés pour déployer une savante approche techno-communicationnelle. L’intérêt de regarder de près le monde économique, c’est que l’efficacité ou l’inefficacité des méthodes s’y repère plus vite que dans la politique. Cela ne conduit pas forcément à changer les dirigeants, ni à infléchir les stratégies quand elles sont prises en défaut, mais cela se retrouve dans les résultats des entreprises en question. En l’occurrence, si la France continue à produire de grands ingénieurs, la majorité de ses grandes entreprises industrielles sont à la traîne faute d’investissements et de stratégies de développement à long terme.
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En politique, les effets néfastes de cette frénésie du court terme sont plus dilués. Pire, les preuves abondent que, même quand la raison se déploie de manière sensée (cela arrive !), même quand les politiques menées améliorent sensiblement la vie des citoyens et qu’ils sont contents du bilan d’une équipe, rien n’est résolu de la crise politique : les citoyens sont satisfaits de la gestion mais ne sont toujours pas convaincus par la dimension politique de ce qui leur est proposé. In fine, cela se retrouve dans les urnes. Avec Michel Rocard, Lionel Jospin a été le Premier ministre français dont les sondages disent que son passage à Matignon a été le plus apprécié dans la durée. Pourtant ses cinq années d’exercice du pouvoir se sont conclues par une élimination sèche au premier tour des élections présidentielles de 2002. De même, aux États-Unis, Barack Obama a été un président américain charismatique et aimé. Il a pourtant laissé le pays dans une situation politique telle qu’elle a conduit à l’élection de Donald Trump. De bons bilans ou un exécutif charismatique ne suffisent pas à assurer le succès d’une approche technocratique. Quand, en plus, la gestion et le bilan eux-mêmes sont critiqués, la facture n’est que plus amère pour la démocratie. Pris entre une crise d’efficacité et une crise de sens, le jupiterisme tend à perdre sur les deux tableaux : pas assez de sens et pas assez efficace.
La raison gagne à s’ouvrir aux critiques La troisième impasse du jupiterisme est que son mode de fonctionnement le rend incapable de s’amender car tous les moyens de remontée d’informations sont structurellement biaisés : les logiques de réseaux, le fonctionnement des carrières, l’organisation des appareils conduisent à ne recourir qu’à des sources concordantes ou affidées. Quand bien même ils voudraient entendre la disponibilité de la population pour le changement, les chemins de celui-ci resteraient largement inaudibles aux dirigeants. Cette situation installée par l’omniprésence de la technostructure dans les décisions publiques est frustrante pour tout le monde. Citoyens, experts, élus, chacun voit les limites imposées à sa propre expression. Dans un monde complexe, les citoyens mesurent l’intérêt de pouvoir compter sur des expertises solides. Les experts voient l’intérêt personnel et professionnel qu’il y aurait à ce que leur travail soit plus en prise sur la réalité vécue par leurs concitoyens. Les élus, quant à eux, cherchent des solutions pour renouer le contact avec les citoyens et leurs attentes. Et pourtant rien ne bouge.
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Cette impasse est largement explicable, sans avoir besoin de recourir à la théorie du complot, par des logiques à la fois psychologiques et sociologiques. Pour un dirigeant éduqué au xxe siècle, accepter de ne plus se poser comme un recours apportant les solutions mais (au contraire) comme un médiateur appelé à faire exister les autres et leurs idées, revient à scier la branche sur laquelle il est installé et à clamer que le modèle dans lequel il a excellé n’est pas le bon. On conçoit que ce soit très déstabilisant. Au-delà, la puissance des réseaux d’influence constitués au fil des années, voire des décennies, rend toute greffe difficile, même quand la volonté existe. En France, cela se mesure par exemple à la difficulté de la haute fonction publique, essentiellement composée de gestionnaires et d’ingénieurs, à faire une place aux travaux des chercheurs dans ses directions. Même quand cette volonté existe, comme cela a été le cas dans certaines directions de Bercy, le regard critique apporté par les chercheurs peine à s’installer à côté d’une culture de l’action publique très imprégnée de la logique de solutions. Un bon chercheur cherche des questions, un ingénieux ingénieur trouve des solutions… Inutile de dire que si l’écart est souvent trop grand pour que les questions des chercheurs ou les alertes des experts parviennent à faire évoluer les grilles d’analyse administratives, c’est un gouffre qu’il faudrait combler pour que le regard de simples citoyens soit considéré comme légitime par les décideurs. Pourtant, c’est précisément de chercheurs critiques et de « regards profanes » comme les appelle Rancière7 dont l’État aurait besoin pour se réinventer. Ce dont Jupiter manque, c’est de voies et moyens permettant de décaler et de reformuler les problèmes sur lesquels butent nos sociétés. Il y aura largement assez d’experts pour fournir, ensuite, des solutions aux problèmes une fois que ceux-ci auront été reconnus. Il y a urgence car la méfiance réciproque se renforce à chaque décision. L’avalanche d’actes aggrave la situation en mettant tout le monde sous tension. Les citoyens s’énervent, les experts se retranchent derrière leurs savoirs et les élus campent sur leurs compétences légales en se sentant mis en permanence au banc des accusés. L’impasse est constituée.
Démocratie et démagogie : le populisme Toutes les démocraties sont concernées par l’essor des partis dits « populistes ». Au Royaume-Uni, cela a débouché sur le Brexit, en Hongrie l’élection de Victor Orban, en Italie l’accession au pouvoir
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conjointe de Matteo Salvini et Cinque Stelle, aux États-Unis celle de Donald Trump, en Inde cela se retrouve dans les victoires du BJP, au Brésil dans l’élection de Javier Bolsonaro, au Venezuela dans celle de Nicolas Maduro etc. Même quand ils ne sont pas au pouvoir, les alternatives se revendiquant populistes pèsent dans le jeu démocratique : en France, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon ont ainsi rassemblé respectivement 21,3 % et 19,6 % à l’élection présidentielle de 2017. La diversité des projets politiques est évidente : difficile de définir de manière précise ce qui caractérise ces populismes en dehors du fait que tous ces dirigeants s’en revendiquent peu ou prou. Au pouvoir, ces mouvements ne donnent ni des lignes claires, ni des coalitions faciles à tenir. Au Royaume-Uni, il a ainsi fallu trois ans aux « Brexiters » (dont Nigel Farage et Boris Johnson) pour se mettre d’accord dans la douleur sur un accord partiel de sortie de l’Union européenne. En Italie, Cinque Stelle a fini par chercher une nouvelle alliance avec les très classiques sociaux-démocrates suite à la scission du gouvernement présidé par Matteo Salvini. Pour autant, ces leaders font régulièrement la preuve de leur capacité d’initiative à coups d’éclat orchestrés médiatiquement. Ils font des émules dans la population. À l’occasion d’une enquête réalisée en 2018 dans le canton de La Ferté-SaintAubin, plusieurs personnes avaient ainsi suggéré une posture assez martiale en matière économique au moment d’évoquer les solutions pour préserver l’agriculture française : tout en dénonçant les méfaits de l’unilatéralisme de Donald Trump, ils le prenaient en modèle pour les rétorsions attendues. Au-delà des leaders charismatiques qui les inspirent, ces mouvements puisent leur énergie dans les révoltes qui se multiplient partout sur la planète. Les personnes qui se sont mobilisées au début des Gilets Jaunes étaient porteuses d’un élan qui trouvait beaucoup d’écho dans le pays : les Français y ont vu une figure du peuple en mouvement. Cette idée que les citoyens peuvent, ensemble, changer le cours du monde est enracinée dans l’Histoire. Il est pourtant difficile de décrire et caractériser ce que recouvre ce « peuple » : c’est une notion impressionniste au sens premier du terme. Ce qui définit le mieux les Gilets jaunes, c’est qu’ils étaient… Gilets jaunes. Ils se sont constitués comme une catégorie en se mettant en mouvement. Revendiquant égalité et dignité, ils ont remis de la tension, des affects, du conflit dans un ordre devenu trop lisse, bénéficiant longtemps d’un halo de sympathie dans toute la population. C’est aussi cet élan qui souffle sur les printemps arabes, qui agite les habitants de Hong Kong ou les citoyens sud-américains au Chili, en Colombie, au Venezuela.
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En france, cet imaginaire insurrectionnel est enseigné dans les écoles, y compris dans sa dimension violente : la Liberté guidant le peuple monte à l’assaut d’une barricade sous la mitraille des forces de l’ordre, l’hymne de la République appelle explicitement à verser le sang… Cette violence et l’imaginaire politique qui l’entoure sont explicitement mobilisés par les populistes contre la tyrannie dénoncée du « système ». L’idée, très démocratique, que l’union fait la force rejoint le constat que des catégories de la population, castes ou aristocraties, semblent truster les postes et confisquer la parole des habitants. Mais l’union avec qui ? Ces mouvements clament simplement une volonté d’exister mais ils peinent à créer les conditions d’un débouché démocratique. De la même manière que Marx soulignait la distinction qu’il y avait entre une « classe en soi » et une « classe pour soi », la notion de peuple appelle la création de catégories politiques. Pour autant, le processus de définition est différent. Chantal Mouffe et Ernesto Laclau qui posent les bases du « moment populiste8 » contemporain le voient comme « un mode de construction du politique qui se base sur le fait de diviser la société en deux et d’appeler à la mobilisation de « ceux d’en bas » contre le pouvoir existant9 ». Les populismes sont ainsi assez largement auto-définis : s’en réclamer est quasi consitutif de la catégorie d’analyse. Compte tenu de la diversité des horizons politques, le « peuple » dont il est question n’est, quant à lui, pas défini à partir de ses dimensions économiques ou sociales mais à partir d’une mise en mouvement autour d’une injustice ressentie. Ce peuple est donc une catégorie morale et politique avant tout, qui naît du constat que les classes sociales telles qu’elles existaient au xixe ou au xxe siècle ont disparu. Du fait du fonctionnement de l’économie et de la société contemporaines, il n’y a plus de « classes en soi » : il ne peut donc plus y avoir de « classes pour soi » ni, a fortiori, de « luttes de classes ». Les inégalités, les injustices et les conflits ne disparaissent pas pour autant de l’horizon d’action : le populisme est précisement une perspective devant permettre au peuple de reconstituer un rapport de force objectif dans l’espace démocratique autour de nouvelles oppositions qu’il s’agit de faire émerger. Ceux qui dénoncent ces régimes pointent les dérives liberticides et les incohérences des mesures prises dans les pays ayant choisi des dirigeants populistes : c’est sur cette base qu’a été constitué le concept de démocratie illibérale. Moralement fondée, la portée politique de cette critique est toutefois d’un effet politique limité car ceux qui l’énoncent sont prisonniers de l’endroit d’où ils le font. Représentants des élites intellectuelles et politiques qui ont occulté ou continuent à confisquer
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la parole populaire, ils sont immanquablement suspects de chercher à conserver ou retrouver leur influence perdue. Si, de leur propre point de vue et pour ceux qui les soutiennent, leurs discours sont tout à fait satisfaisants, ils ne peuvent pas toucher ceux qui les considèrent illégitimes de ce simple fait. Cette critique est destinée à ne parler qu’à la partie de la population largement insérée dans le jeu démocratique actuel, c’est-à-dire la partie des élites prête à se laisser convaincre. En se concentrant sur la critique des discours et régimes populistes, ces dénonciations émanant des « cercles de la raison » font comme si elles pouvaient évacuer les entorses manifestes du fonctionnement actuel de nos régimes à l’idéal démocratique : ce qui fait, précisément, l’audience des populismes. Il n’est pas possible de taxer les populismes d’illibéralisme sans entendre que c’est précisément parce que toute une partie de la population considère que les libertés auxquelles elle a droit sont socialement contraintes, voire publiquement bafouées (cf. pressions et violences exercées sur les Gilets jaunes) qu’elle est prête à rogner une part de celles-ci pour un système qui ne serait plus celui de « la liberté du renard dans le poulailler ». La critique des populistes est menée sur le terrain de la morale et du droit. Or, pour que la dénonciation des dérives liberticides contenue dans les populismes soit entendable, peut-être est-ce moins une question de droits qu’une question de pouvoir qu’il faut faire valoir : qu’il s’agisse de souveraineté nationale ou de remettre l’humain au centre pour reprendre sa vie en main, ils placent la critique des démocraties sociales sur ce terrain et c’est sur ce terrain qu’ils font mouche. Ils redonnent aux citoyens la perspective de maîtriser un peu plus leur avenir. Aucun discours moralisateur ne sera assez puissant pour endiguer la houle profonde qui s’est créée au fil des années car elle est fondée sur une critique largement légitime. Aller contre est voué à l’échec, il faut toutefois aller au-delà car les pistes proposées sont des impasses pour quiconque est attaché à la démocratie.
Se rassembler « contre » ne suffit pas pour faire peuple Une première difficulté des populismes, qui n’est pas une impasse en tant que telle, concerne cette capacité à constituer le peuple qu’ils prétendent représenter. La notion de peuple suppose un unanimisme dont Pierre Rosanvallon rappelle qu’il est toujours multiple et en perpétuelle mutation : ce « peuple » est « introuvable »10. Dans les enquêtes que nous menons, la demande de ne plus être invisibles s’exprime systématiquement. Pour autant, elle reste le plus
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souvent la manifestation d’émotions individuelles. À l’occasion, un « nous » est formulé mais il ne recouvre jamais de réalité concrète récurrente à laquelle se raccrocher. Il est le plus souvent très englobant. Les lignes de tension identifiées et exploitées par les uns et les autres des mouvements n’étant pas les mêmes, les identités individuelles et collectives se recomposent en permanence. Cette difficulté pour trouver un débouché commun tient en partie à la façon même dont nos vies sont aujourd’hui organisées. L’usine et la cité ouvrière créaient une coalition objective d’intérêts entre la masse des salariés qui vivaient et travaillaient ensemble, au même endroit. L’éparpillement de nos grandes villes, avec leurs zones industrielles, leurs zones commerciales et leurs « zones d’urbanisation prioritaire » ou leurs lotissements fait que l’on ne travaille plus au même endroit que nos voisins et qu’on ne vit plus au même endroit que nos collègues. Chacun est désormais renvoyé dans de multiples sphères individuelles que seule sa propre existence réunit. Nous allons rarement au même club de sport que nos collègues du travail, nos enfants ne sont pas dans les mêmes écoles que les amis avec qui nous buvons un verre et nous ne faisons pas nos courses aux mêmes endroits que nos voisins de bureau. Nos pratiques sociales sont ainsi éclatées et la reconnaissance sociale qui va avec subit le même sort : qui se soucie, dans le quartier, que l’on soit un employé sérieux à la tâche et respecté par ses collègues ? Ils vivent à des kilomètres de là ! Une inflexion de vocabulaire dit beaucoup de cette évolution : nous vivions dans des « communes » où nous étions tenus par des enjeux « communs ». Dans nos « agglomérations », nous sommes agglomérés et peinons, justement, à définir les enjeux communs qui nous lient. Dans ce contexte, les repères véhiculés par les médias, les politiques et les intellectuels sont décisifs : ils installent les controverses et les représentations que la population subit mais à l’aune desquelles elle construit malgré tout ses propres cadres d’action. Si des espaces publics existaient pour créer des collectifs politiques, cette multiplication des appartenances et des ressentis ne serait pas un problème : au contraire, elle enrichirait le débat. A défaut, les différentes colères sont vouées à rester parcellaires. Dans l’avant-propos à son Histoire populaire de la France, Gérard Noiriel revient sur le fait que « la définition du « populaire » a été un enjeu de luttes constant. L’identité collective des classes populaires a été en partie fabriquée par les dominants et, inversement, les formes de résistance développées au cours du temps par « ceux d’en bas » ont joué un rôle majeur dans les bouleversements de notre histoire
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commune ». Il y a une multitude de regards sur ce qui constitue le peuple, en perpétuelle discussion. Un moment vécu à l’automne 2018, pendant les assises de la ville de Cachan était symptomatique de cela. Une femme voilée se lève, prend la parole et dit : « La municipalité, c’est son devoir d’aider les jeunes, qui ont leurs études, leurs diplômes en poche, et qui n’ont rien du tout. À notre époque, on avait notre bac, on avait une école. Là en 2018, ils ont le bac et après on n’est pas tous égaux au niveau des écoles. Par rapport peut-être à la ville, peut-être par rapport également au nom de la famille, peut-être par rapport à beaucoup de choses qu’ils prennent en compte, je ne sais pas comment ça se passe leur sélection au niveau des écoles publiques. Je dis publiques, parce que nous, en tant qu’ouvrières, on ne peut pas se permettre de prendre des écoles privées » (Parlons ensemble de Cachan, 2019, Réunion publique).
Quel que soit son rapport à la foi, cette dame se définissait publiquement avant tout comme « ouvrière ». L’étonnement qu’affichaient les visages de toute une partie de la salle en l’entendant dire « nous les ouvriers » était notable. Comme un signe que, pour beaucoup, la religion s’était implicitement imposée aux classes sociales comme grille de lecture privilégiée des appartenances. Les travaux sur l’intersectionnalité soulignent explicitement le mélange de convergence et de divergence qu’il y a entre les différentes composantes des identités individuelles quand elles cherchent à s’agréger à d’autres. Quand cela se termine dans un grand discours unificateur, cela permet que plusieurs visions concurrentes du même peuple existent au sein de la même population. Mais un peuple peut se délier. Le « peuple » de Jean-Luc Mélenchon n’est pas le « peuple » de Marine Le Pen, même s’ils ont la même population en partage, la même qu’Emmanuel Macron ou que celle qui s’abstient. Ce sont les mêmes personnes qui peuvent, selon les circonstances, se retrouver du bon ou du mauvais côté du « peuple ». Revenant sur la période de la Résistance et de la France de Vichy pendant laquelle De Gaulle incarnait « une certaine idée de la France » tandis que Pétain vouait aux gémonies une « anti-France », Gérard Bras souligne d’ailleurs l’importance de « nommer l’ennemi11 » pour constituer un peuple. Le problème est que le rejet et la mise à l’écart de ceux qui ne sont pas « du » peuple peuvent rester cantonnés aux imaginaires mais, en pratique, cela peut vite devenir des têtes que l’on coupe. Dans les partis populistes, cet éclatement des identités sociales pose la question des points d’accrétion autour desquels lancer le processus
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de cristallisation politique. Même si une visée totalisante sous-tend la dynamique politique, plusieurs définitions du peuple coexistent en cours de route et, avant que les chemins ne se réunissent, chaque mouvement a la sienne avec ses propres marqueurs inaliénables. La « convergence des luttes » est d’ailleurs devenue un leitmotiv en même temps qu’une arlésienne de toutes les luttes sociales : la façon même dont chaque groupe se constitue rend difficile l’agrégation des revendications. À cela s’ajoute le fait que la société elle-même est en transformation permanente, conduisant mécaniquement à une mise en tension du contenu même du projet entre les nouveaux publics visés et les valeurs fondatrices du mouvement. L’adhésion d’une partie des populations immigrées aux discours du RN s’explique ainsi par une dynamique : l’assimilation qui conduit des familles issues de l’immigration à se reconnaître dans la logique nationale, repoussant la responsabilité du stigmate qu’ils subissent sur d’autres immigrés plus récents ou moins intégrés, et, symétriquement un mouvement d’ouverture du RN dans ses discours pour faciliter la convergence avec ces nouvelles populations, notamment via une insistance croissante sur la différence entre les bons immigrés et les autres ou par la dimension de plus en plus sociale présente dans ses discours. Ces différentes considérations soulignent la difficulté intrinsèque à laquelle sont confrontés les mouvements populistes dès lors qu’ils envisagent de conquérir le pouvoir et cherchent à atteindre une majorité d’électeurs. Ce n’est toutefois qu’une difficulté politique « interne » : rien de cela ne met en danger la démocratie.
Sortir du nihilisme Le deuxième problème, plus consistant, sur lequel débouchent les populismes concerne le fait qu’ils s’inscrivent dans le sillage d’analyses niant la solidité de la société contemporaine et des éléments qui la constituent mais peinent eux-mêmes à dépasser ce constat, voire le nourrissent. Nés sur les décombres des rapports de classe, les populismes sont le produit de l’individualisation de la société. Que ce soit dans une logique marxiste ou dans les analyses des socio-démocrates, les classes sociales étaient définies de manière positive : le « nous » qu’elles recouvraient renvoyait à certaines valeurs et caractéristiques auxquelles s’identifier. À l’inverse, le « nous » auquel se réfèrent les populistes est défini en négatif : par rapport à « eux ». Que ce refus ou cette
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dénonciation peinent à être qualifiés autrement que par défaut rend la formulation d’une alternative non seulement délicate mais problématique. Dans leur quête du pouvoir, ils attisent précisément des logiques identitaires qui rendent les processus d’agrégation politique de plus en plus difficiles. Le nihilisme dans lequel s’inscrivent des thèses comme celles de Christophe Guilluy contribue ainsi à déstabiliser une situation parfois fragile sans esquisser aucune porte de sortie : « No society ». Toutes ces analyses évoquent le mouvement de protestation inspiré par John Ludd au tout début du xixe siècle en Angleterre : pour contrer l’arrivée des premiers métiers à tisser dans les campagnes, Ludd invitait les petits artisans ruraux à saccager les usines. Aujourd’hui comme alors, les postures médiatiques dénonçant certains problèmes le font depuis un point de vue qui nie l’évidence des changements du monde plutôt que dans une forme de dépassement qui chercherait les moyens de le transformer. Face à l’impossibilité d’un retour en arrière consistant seulement à nier ce qui advient, un sentiment de dégoût s’impose, englobant tout, y compris les populistes eux-mêmes dans une sorte de « à quoi bon ? » généralisé. Les frustrations s’accumulent et l’idée qu’aucune issue collective n’est possible se renforce : dans la population, la situation étouffe tout espoir de construire des horizons alternatifs ou des capacités d’action à la hauteur des défis devant nous… Là où ces tendances posent un réel problème aux systèmes démocratiques, c’est que personne ne peut anticiper ni maîtriser un tel désespoir. Le mouvement des Gilets jaunes est un bon exemple de cette impasse. L’impossibilité des partis populistes à se faire accepter sur les ronds-points, leur incapacité à formuler un débouché politique à l’élan populaire qui s’était levé dans le pays est un échec lourd de sens. En miroir, la difficulté des Gilets Jaunes à s’inventer un horizon institutionnel est un des ferments du pourrissement et de la radicalisation du mouvement. Le pouvoir peut ainsi se réconforter en imaginant avoir dépassé la crise, la situation globale n’est, en fait, satisfaisante pour personne et surtout pas pour la démocratie.
Une élite chasse l’autre Une autre impasse constitutive des populismes est le rapport à la notion d’élite. Construits sur la dénonciation d’une capture de la démocratie par quelques-uns, la façon dont ces mouvements fonctionnent en interne, la façon dont ceux d’entre eux qui prennent le
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pouvoir l’exercent, montrent plutôt qu’ils visent un remplacement des élites qu’une suppression de celles-ci. Comme le rappelle Gérard Bras12, définir un peuple c’est tracer une frontière entre « ceux d’en bas » et « ceux d’en haut ». La revendication de cette dichotomie est l’une des caractéristiques distinctives du populisme. Mais le clivage « eux »-« nous » n’est pas dépassé, il est juste actualisé autour de nouvelles élites, de nouveaux principes et de nouveaux dirigeants qui se prétendent simplement plus représentatifs des besoins et attentes du peuple. C’est une ambiguïté que les populistes se gardent bien de lever. Certains essaient de dépasser cette difficulté. Le mouvement le plus cohérent avec ses principes de ce point de vue est sans doute LFI qui prône le tirage au sort, la révocation des élus et la formation des citoyens. Toutefois, il n’est qu’à voir la chronique des conflits de direction dans ce parti pour mesurer combien la question hiérarchique est loin d’y être résolue, même formellement. Invoquant des raisons d’efficacité pour la prise du pouvoir, même un parti prônant le tirage au sort ne suggère pas que son candidat à la présidentielle soit choisi au hasard, ne serait-ce que parmi ses propres militants. Dans les faits, les populistes proposent avant tout un changement des têtes en promettant simplement que les nouvelles têtes seront « vraiment à l’image du peuple », et qu’elles mettront en place un programme « vraiment respectueux des intérêts du peuple ». Déjà sous Napoléon pointait Bonaparte… L’arrivée au pouvoir de Victor Orban en Hongrie ou celle de Recep Tayyip Erdogan en Turquie se sont ainsi traduites par l’installation d’oligarchies encore plus fermées que les précédentes. Une fois au pouvoir, ils installent des lois et rhétoriques excluantes (comme Matteo Salvini en Italie) et des restrictions aux libertés individuelles et collectives (Comme Victor Orban en Hongrie), autant de tentatives pour réduire la société à leur vision du « bon » peuple. Ces atteintes au principe démocratique fondamental selon lequel les citoyens sont légitimes à critiquer le pouvoir et le système sont assez logiques : elles permettent à ces nouveaux régimes de ne pas se trouver critiqués sur les incohérences et difficultés nées de leur pratique du pouvoir. Ils renvoient d’ailleurs tous ceux qui les critiquent dans le camp des ennemis du peuple. La démocratie est le régime qui refuse la confiscation du pouvoir par une élite, un clan ou une caste quelle qu’elle soit, y compris celle se revendiquant « du » peuple. Si les populismes sont une impasse, c’est qu’en pratique leur promesse de redonner le pouvoir au peuple n’est pas tenue par ceux qui se sont retrouvés en situation de gouverner.
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Ils ne redonnent pas le pouvoir au peuple mais à une élite aussi peu soucieuse de l’intérêt général, voire encore moins. Ce sont des critiques que les défenseurs proclamés des démocraties pourraient aisément adresser, encore faut-il, pour tenir ces discours, être soimême à l’écoute de toute la population, faute de quoi sa légitimité est nulle. Le défi pour ceux qui prétendent critiquer les populistes est ainsi de quitter les postures morales pour engager une inflexion de leurs propres pratiques.
Unis dans la diversité La dernière impasse dans laquelle les populismes conduisent les démocraties renvoie à la place et à l’importance de l’altérité dans l’espace public. Les populismes ont comme principe moteur la réduction de celle-ci et la relégation aux marges de tout ce qui n’est pas « nous » quand les régimes démocratiques reposent sur la dynamique politique et sociale produite par la reconnaissance de l’altérité et l’acceptation de la diversité. Cette faiblesse intrinsèque des régimes populistes est rarement mise en exergue parce que la façon dont nos démocraties fonctionnent aujourd’hui ne s’attarde pas non plus sur le rôle moteur des différences dans l’avancement du monde. Tout au plus souligne-t-on la nécessité de les tolérer mieux pour arriver à vivre ensemble. Les discours et pratiques stigmatisantes ou excluantes des populistes vis-à-vis de pans entiers de la population sont antithétiques des principes fondamentaux de la démocratie. L’idée fondatrice pour la constitution du « moi démocratique » est que le « nous » exprimé par la volonté générale n’est ni donné ni fondé sur une logique de ressemblance : il est constitué sur la base d’une altérité acceptée et reconnue. On retrouve cela dans la devise américaine : « e pluribus unum » (unis dans la diversité). Accepter les différences et ce qui les fonde, pour les dépasser. Là où les populistes cherchent la définition d’« un » peuple, la démocratie se conçoit comme la capacité d’une assemblée diverse à construire son unité sur la base de sa diversité même. L’enjeu des démocraties est de se rendre collectivement capable de projet commun en dépassant la diversité des expériences et intérêts de toutes les composantes de la population. Plus encore, le fait de reconnaître ces différences et malgré tout de traiter chacun comme égal des autres et libre en cela d’agir et de penser n’est pas une concession mais un moteur pour la démocratie. Or, c’est la base même du populisme de rejeter un « eux » déclaré a priori différent du « nous ».
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Le rapport exclusif des populismes aux appartenances et aux identités, qu’elles soient politiques, sociales, ethniques ou religieuses pose la question de toutes les populations qui se trouvent dans les zones grises entourant la façon dont chaque individu trouve sa place dans « le » peuple. Faut-il choisir un camp, à quelles conditions et à quel moment le faire ou ne pas le faire devient rédhibitoire ? Lorsqu’ils sont excluants ou racistes, les dégâts de ces discours sont immédiats : cela se traduit par une hausse des violences au sein de la population dont sont victimes les catégories stigmatisées. Ces populismes réinvitent des catégories dont l’Histoire a maintes fois prouvé qu’elles finissaient par apporter la guerre, le malheur et la souffrance dans les populations. En cherchant à réduire l’écart entre le « moi » et le « nous », les dynamiques de rassemblement reviennent à des logiques unitaires datées, inspirées du « qui se ressemble s’assemble ». Ces solidarités « mécaniques » ne correspondent plus aux liens de plus en plus « organiques », aux solidarités et aux appartenances plurielles qui guident nos vies, nos attaches et nos pratiques sociales. Réduire les individus à la partie d’eux-mêmes qu’ils ont de semblable à certains de leurs voisins conduit à la fois à réduire leurs horizons de vie et à multiplier les fractures au sein de la population comme en chacun de nous. La démocratie repose sur l’idée, inverse, que l’on s’assemble parce que l’on s’accorde sur l’idée que nos horizons pourront (malgré tout) en partie se ressembler. C’est un projet plus qu’une identité et c’est la raison principale pour laquelle les alternatives populistes conduisent les démocraties dans une impasse.
Démocratie et autonomie : le colibrisme Face au sentiment mêlé d’urgence et de perte de souveraineté qui habite les citoyens, beaucoup cherchent les voies et moyens d’agir concrètement, à leur mesure, sur le monde qui les entoure. Quantité d’associations, pour beaucoup très récentes, œuvrent ainsi dans tous les territoires, en « circuit court », pour faciliter l’essor d’une autre agriculture, l’accueil de migrants, la réparation et le recyclage d’objets usagers et quantité d’autres actions pragmatiques. Elles cherchent à résoudre les problèmes locaux, nationaux, voire planétaires pour la partie qui s’invite à leur porte, en inventant pour cela des solutions plus ou moins bricolées et en s’inscrivant délibérément dans une forme de distance par rapport aux grandes institutions politiques classiques.
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C’est la même énergie et le même rapport à l’action qui porte les start-up de la nouvelle économie, qu’elle soit numérique ou sociale et solidaire. De fait, nos moyens de communication, nos modes de déplacement dans les villes, notre rapport à la consommation, à la restauration, au voyage ont évolué de manière radicale sous leur effet. La même éthique de responsabilisation se retrouve aussi dans la multiplication des « lanceurs d’alerte ». Qu’il s’agisse de la surveillance de masse des citoyens britanniques et américains organisée par la CIA et dénoncée par l’informaticien Edward Snowden, des exactions et tortures de l’armée américaine dénoncées par l’analyste Chelsea Manning, des pratiques du laboratoire Servier dénoncées par la médecin Irène Frachon ou des nombreuses sources anonymes qui renseignent WikiLeaks sur les paradis fiscaux ou sur des affaires politico-militaires, l’idée s’installe qu’un individu que rien ne distingue des autres sinon son courage peut faire trembler un empire économique ou politique. Ces trois types d’interventions dans le monde sont différents, les populations auxquels ils renvoient sont différentes, mais ils concourent tous à esquisser le même approfondissement de la démocratie par l’initiative citoyenne, sans l’implication des institutions ou même contre leur gré. Cela s’accompagne souvent d’un doute profond sur la capacité du système à se réformer par lui-même et d’une défiance vis-à- vis des dirigeants quant à leur volonté de le changer : « tout ça, c’est tenu par les lobbies ». En matière de justice, par exemple, la pratique du « name and shame » est un marqueur de cette évolution vers une société horizontale où, anticipant les lenteurs et blocages des circuits institutionnels classiques, les citoyens eux-mêmes se font enquêteurs, juges et exécuteurs de la sanction. Au-delà des citoyens engagés, l’idée que la responsabilisation individuelle est porteuse de vertu collective s’étend à toute la société à travers la culture des « petits gestes ». Les consommateurs deviennent ainsi des « consomm’acteurs » en impulsant des règles d’achat qui permettent l’émergence de labels éthiques ou incitent les marques à changer leurs processus de production pour sauver ou améliorer leur distribution. « C’est nous qui pouvons changer les choses, nous les consommateurs, avec notre petit bout de plastique bleu qui nous sert à payer ou pas… » (OpenAgrifood, 2019, réunion publique).
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Dans ces conditions, l’acte de consommation est un moyen de reprise en main pour beaucoup d’entre eux. Tous soulignent dans le même mouvement qu’ils ne sont pas naïfs pour autant, sachant que « la publicité nous formate » comme le dit un participant intervenu dans une réunion sur l’alimentation à Chartres. En choisissant un producteur local quand c’est possible, en mangeant « bio » quand ils le peuvent, ils disent trouver là, au moins, un petit levier pour peser, même marginalement, sur la filière agroalimentaire. Comme, dans le même temps, les effets des annonces politiques peinent à se traduire concrètement, l’idée progresse que le changement viendra plus sûrement d’initiatives ponctuelles, associant les actions militantes et les actions innovantes. Dans la filière agro-alimentaire, par exemple, coexistent les associations activistes dénonçant les pratiques de production et la marque « C’est Qui le Patron ? » ou les applications comme Yuka qui cherchent à redonner aux citoyens des leviers pour maîtriser les effets de leur consommation. Cette idée que le changement du système ne passera pas par une révolution mais par les actions concrètes de chacun se retrouve dans tous les secteurs : agriculture, déplacements, banlieues, climat, gaspillage, etc. Un film comme Demain ! est emblématique de l’idée que si nous sommes tous responsables de ce qui arrive à notre planète, nous avons aussi tous la possibilité de faire un geste ou une action pour essayer d’inverser la tendance. Ce mouvement d’ensemble est résumé par l’image du colibri, rendue populaire dans les ouvrages de Pierre Rabhi : quand la savane brûle, le colibri, même tout petit, fait sa part et contribue à lutter contre les flammes à sa mesure, en transportant quelques gouttes d’eau dans son bec. Le succès de ces approches est compréhensible. Dans une époque qui dégage un profond sentiment d’absurdité, elles offrent une respiration : c’est la perspective d’articuler le sens social et personnel de nos actions. D’un point de vue social, le colibrisme répond à la quête de souveraineté exprimée par les citoyens. Quand le monde nous échappe, agir à une échelle que l’on peut raisonnablement maîtriser est toujours plus satisfaisant que de ne rien faire. Cela rejoint le besoin de se sentir utile, quand l’action militante au niveau national n’a plus de sens visible et que beaucoup de salariés font quotidiennement l’expérience de la perte de sens dans leur travail. Dans les villes, cette tendance se voit physiquement dans l’espace : la multiplication de « tiers lieux » au milieu des chantiers en attente d’aménagement matérialise ainsi la rencontre entre les animateurs des recycleries alternatives et les tenants du vieux capitalisme
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du BTP. En plein cœur des métropoles, des espaces citoyens temporaires sont créés avec force fêtes, brocantes, foyers d’hébergement, ateliers de création artisanale, guinguettes, etc. La bière y est souvent hors de prix mais les univers se mélangent. Ground Control ou Les Grands Voisins, à Paris, sont devenus emblématiques de ce genre de lieux temporaires où des conseillers du Premier ministre en famille frayent leur chemin le temps d’un après-midi avec des groupes de sans-papiers. Cela produit indéniablement du sens social, même si la question se pose de la nature et de la durabilité de ce fameux sens qui est produit13. La multiplication de petites actions permet aussi à chacun de se retrouver dans une posture de « faire ». Dans un monde devenu très immatériel, où le sens du travail s’apprécie plus dans sa dimension sociale que matérielle, l’Homo Faber qui veille en chacun de nous peine à trouver ses repères. Ces actions concrètes, dont on voit le début, la fin et dont on connaît le bénéficiaire ultime sont une réponse bricolée à l’individualisation du rapport au monde qui caractérise notre temps. Dans Éloge du carburateur14, Mathew Crawford, ancien directeur d’un think tank à Washington devenu réparateur de motos à Richmond, décrit précisément la différence qu’il fait entre son nouveau « métier manuel » et le « savoir-faire de l’artisan ». Ce n’est pas dans la parfaite réalisation de l’objet qu’il se réalise. Ce dont il fait l’éloge, ce sont les tâches et relations sociales banales qui lui donnent l’occasion d’une « prise » sur sa vie personnelle et sur le monde qui l’entoure.
Anarchie ou démocratie ? Ce rapport au « faire » explique au passage la grande proximité philosophique entre les colibris associatifs et les start-upers abonnés des fab-lab. Le même rapprochement est observé par Michel Lallement dans la Silicon Valley entre les tenants de la contre-culture libertaire et les jeunes entrepreneurs15 : il souligne par exemple comment, dans la communauté des hackers, se mêle un rapport très concret au travail, qui tient à son caractère objectivable (même immatérielles, il y a des actions dont les résultats sont observables), un sens du bricolage qui permet d’expérimenter hors du système et un idéal libertaire fournissant un horizon dans lequel inscrire ses actions. Même si cela renvoie à des environnements politiques et des valeurs très différentes, il y a ainsi une grande proximité anthropologique entre les expériences des zadistes et les projets de la start-up Nation vantés par Emmanuel Macron.
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Ce rapport au changement naît à la fois d’une méfiance vis-à-vis du pouvoir et des contre-pouvoirs et d’une confiance dans la capacité des humains à coopérer et s’orienter eux-mêmes, de manière autonome, dans un monde complexe. Par de nombreux aspects, c’est une version à peine remaniée de ce que les économistes appellent la « main invisible ». L’éloge de la part du colibri porte la même utopie teintée d’anarchisme que, si chacun fait sa part, cela permettra d’atteindre les objectifs communs plus sûrement qu’en essayant de se mettre d’accord au préalable sur des règlements et des objectifs détaillés. Les fins sont différentes – on ne vise pas à maximiser le profit pour assurer l’abondance de tous, plutôt le bien-être social et l’équilibre de la planète –, mais la logique est la même. On trouve d’ailleurs des échos directs de ces approches décentralisées de la contribution au bien-être social dans les théories économiques qui se sont développées ces dernières décennies, qu’il s’agisse de Amartya Sen, Muhammad Yunus ou Esther Duflo : on teste et imagine des initiatives pragmatiques plutôt que de concevoir les conditions d’une solution générale. Alors que le rôle économique et social structurant des institutions a été souligné par de nombreux travaux scientifiques des précédentes décennies, une course à l’informel et au B-to-B semble se généraliser à tous les espaces sociaux. La politique n’y échappe pas. À leur manière, beaucoup d’élus locaux se vivent eux-mêmes comme des colibris qui appuient et relaient les initiatives de leurs concitoyens pour retrouver des moyens de changer leur commune. Il n’est pas jusqu’à l’État qui ne fasse de ces micro-actions partenariales le cœur de son programme de transformation sociale. Cette inflexion de l’action publique est à la fois intéressante et inquiétante. Avec de nouveaux intervenants, elle amène une façon plus dynamique de porter les politiques. Elle invite, souvent, des problématiques nouvelles, des réponses que les habitants attendaient mais pour lesquelles les services des villes ou de l’État étaient réticents à avancer. Elle permet ainsi des approches expérimentales, plus réactives et plus ouvertes à l’innovation. Cependant, elle traduit aussi un renoncement inquiétant des exécutifs locaux et nationaux à s’attaquer aux racines économiques et sociales des problèmes en s’abritant parfois derrière les actions concrètes entreprises ici ou là pour apporter des correctifs à la situation, mais qui sont cantonnées à la marge. Ce faisant, on ne s’attaque qu’à la surface locale des choses, voire on attise les conflits entre usagers au lieu de construire collectivement des solutions alternatives soutenables à grande échelle. Pour certains,
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susciter ou accompagner des petites initiatives symboliques permet même de s’acheter à bon compte une conscience et une opération de communication. La multiplication des budgets participatifs est emblématique de ce risque : beaucoup de communication est accumulée sur le fait de laisser 5 % du budget d’investissement à des projets citoyens et ceux qui les portent sont les premiers à se poser en exemple de la démocratie locale active et contributive. C’est très bien, et ces initiatives doivent se pérenniser et s’amplifier, mais ne soyons pas dupes. Alors que la pression monte pour imposer un contrôle démocratique plus large sur l’action des élus, cela recouvre parfois une habile manœuvre de diversion. Concéder 5 % du budget d’investissement et occuper les citoyens à la réalisation du square ou la gestion du compost collectif permet aux élus de conserver la plus grande emprise possible sur les 95 % restants du budget d’investissement, tandis que les 100 % du budget de fonctionnement échappent, eux, à l’idée d’une discussion citoyenne. Tout au plus y a-t-il un compte rendu de mandat annuel… Au vu des montants concernés, les budgets participatifs sont une opération de diversion politique très efficace ! Qui plus est, le gain démocratique que portent ces initiatives est en tant que tel discutable : si les budgets participatifs bénéficient d’une aura citoyenne, ils la doivent en partie au fait de procéder d’expériences altermondialistes sud-américaines où ils représentaient une réelle avancée pour les habitants. De Porto Alegre à Curutiba, les pouvoirs politiques et économiques auxquels ils répondaient étaient profondément hiérarchiques et corrompus. Dans le contexte très différent des démocraties locales européennes, ce fut un formidable vivier de pratiques citoyennes originales et intéressantes, mais les effets sociaux de ces projets sont plus discutables. Du point de vue démocratique, ce n’est toutefois pas la même chose d’arracher un espace associatif à l’emprise de la mafia ou de permettre à des associations de gagner 5 % sur le budget d’un pouvoir démocratiquement élu. La représentativité de ce dernier peut légitimement être discutée au vu du niveau de l’abstention, l’importance d’impliquer directement les habitants n’est pas non plus à dénigrer dans la perspective de sensibiliser les citoyens au fait qu’ils ont du pouvoir sur leur environnement de vie. Mais, dans les faits, là où cela permettait, dans les pays moins avancés, d’orienter les budgets municipaux vers les populations les plus pauvres, c’est souvent l’effet inverse qui se produit spontanément dans les pays européens : les budgets sont captés par les populations les mieux organisées techniquement pour faire avancer
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leur cause16. Au final, les budgets participatifs bénéficient proportionnellement moins aux plus pauvres que le reste des crédits municipaux17, selon une logique que l’école du Public Choice n’aurait pas reniée. Sans dispositifs d’accompagnement spécifiques dédiés explicitement à résoudre la fracture démocratique, en amont et pendant les démarches, le colibrisme en politique tend ainsi à aggraver les biais et fractures démocratiques constatés par ailleurs et à maintenir les citoyens à l’écart des lieux de décision qui comptent vraiment. La volonté des colibris de transformer le monde débouche ainsi sur trois impasses démocratiques. D’abord, ils alimentent une fragmentation de l’espace social qui fragilise la capacité de la démocratie à construire l’intérêt général. Ensuite, la mise à distance revendiquée des institutions aggrave la défiance démocratique. Enfin, à la fois les différentes initiatives comme le modèle de société porté par le colibrisme butent sur la question du « passage à l’échelle ». Faute de traitement effectif de la question démocratique, le risque, pour reprendre les mots de Murray Bookchin, est finalement de « changer sa vie sans changer le monde18 ».
La bienveillance ne suffit pas La première impasse sous-jacente au colibrisme tient à l’écart qu’il y a entre la somme des initiatives personnelles et la construction de l’intérêt général. La question n’est pas tant de savoir si les actions sont bien intentionnées. La fermeture des approches militantes ou localistes à ce qui n’est pas « elles » ou qui menace de les freiner renvoie au comportement classique des « avant-gardes » qui veulent faire le bonheur des gens malgré eux voire contre eux. C’est oublier qu’une multitude de bonnes actions citoyennes ne produit pas mécaniquement un bon équilibre général. La science économique a depuis longtemps montré les limites et difficultés de prévoir les effets de système produits par l’agrégation des comportements individuels. Il ne suffit pas de proclamer la bonne volonté des colibris pour que la main invisible soit mieux inspirée. La façon dont nos villes évoluent aujourd’hui est un bon exemple de cela : la ville bienveillante pour les individus et la planète s’affiche partout, mais l’effet premier est une relégation non dite (et non assumée) des catégories les plus pauvres, comme cela a pu être observé dans le cas de Seattle, emblématique de ces contradictions19. La création d’habitats alternatifs en cœur de ville et de mobilités plus respectueuses de la planète, une alimentation bio-sourcée ou
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l’usage de matériaux moins polluants sont absolument nécessaires pour préserver notre planète. Le faire sans une attention précautionneuse aux effets pervers que cela induit sur le prix des logements, des biens et services de consommation courante et tant d’autres éléments que l’on ne peut identifier que si l’on écoute les (autres) habitants reporte souvent les effets collatéraux de cette politique à d’autres échelles et sur d’autres populations. Charge aux responsables politiques de ces autres territoires de faire avec la responsabilité morale et matérielle de la bonne conscience de la ville-centre. Sur les questions de mobilité et de logement qui sont emblématiques, des décisions unilatérales symboliques peuvent produire des changements locaux visibles voire bénéfiques mais avoir des effets dévastateurs sur la qualité de vie des villes voisines ou l’équilibre global du système quand elles ne sont pas concertées. On peut se réfugier derrière le fait que cela oblige les voisins eux-mêmes à engager ces transformations, dans une forme assumée de rapport de force politique, mais c’est oublier que les ressources dont dispose les mairies et les populations des banlieues ne sont pas les mêmes que celles du centre. Même justifiées, les décisions intempestives de ce dernier ne produisent pas un ordre métropolitain durable : le renoncement des institutions à penser collectivement et globalement la mutation de leur territoire entre collectivités coûte énormément d’un point de vue démocratique. Sans parler des conséquences économiques de l’absence de coordination. Les résultats des dernières élections municipales dans les principales métropoles françaises ouvrent de ce point de vue des questions intéressantes : la victoire de listes progressistes et écologistes dans les centres-villes de Lyon, Marseille, Strasbourg, Montpellier ou Grenoble s’est accompagnée d’un taux d’abstention record, notamment des couches populaires, et d’une consolidation des positions acquises par la droite dans toutes les périphéries. Elles portent de nouvelles coalitions au pouvoir, pour beaucoup forgées dans le militantisme associatif, avec la double responsabilité d’engager les mutations pour lesquelles elles se sont battues et de prendre soin du fragile équilibre démocratique qui les a portées au pouvoir. Rien n’est écrit sur la façon dont ces nouveaux élus se saisiront de leur mandat, mais l’ordre des priorités sera révélateur de leur rapport à la question démocratique : la priorité sera-t-elle de faire montre de célérité vis-à-vis de leur propre électorat, quitte à passer en force pour entériner des avancées symboliques, ou d’aller chercher des terrains de rassemblement vers les autres parties de la population, pour élargir
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les conditions démocratiques dans lesquelles les idées portées par ces listes pourront se déployer ? Les participants engagés dans ce genre de projets revendiquent souvent que leurs actions s’inscrivent dans un horizon collectif, fut-il de courte distance. Ils insistent même sur l’importance du récit global du monde utopique dont ils sont la traduction locale, et cela vaut autant pour les « alternatifs » que pour les « geeks ». Toutes ces volontés personnelles sont sympathiques et nécessaires : le monde ne changera pas sans les actions de chacun. Pour autant, la capacité de ces initiatives à revitaliser la démocratie autour d’elles est sujette à caution. Le risque d’enfermement sur soi est important, même quand les démarches se connectent les unes aux autres dans des réseaux associatifs ou militants. En renforçant l’importance existentielle du projet pour celui qui la porte, la démarche n’invite pas à la discussion générale : la préoccupation première de celui qui s’est investi risque même de s’y dissoudre. Cela se termine en une belle collection d’initiatives qui font sens pour ceux qui les ont portées et leurs proches mais qui ne touchent pas ceux qu’elles ne concernent pas directement. Chacun dans sa bulle peut ponctuellement apporter au voisin ; individuellement, ces initiatives peuvent être utiles mais elles ne participent pas du renouvellement démocratique dans la mesure où elles restent le fait d’un public précis, constitué par avance. Pour le dire en reprenant les concepts formés par Granovetter, intensifier les liens « forts » qui structurent ces groupes comme le font les colibris ne permet pas automatiquement de renforcer les liens « faibles » qui les brancheraient sur la société. Or, ce sont surtout ces derniers qui sont vitaux dans les démocraties. Le « global » peut être présent dans les imaginaires portés par les colibris ; le fait de se recentrer sur le « local » en se focalisant sur l’aboutissement de son projet ou sa lutte sans autre contact avec les autres citoyens qu’à l’occasion de démarches pédagogiques de « sensibilisation » ne contribue pas à l’approfondissement de l’espace démocratique. Cela peut même détruire du lien, car les militants les plus engagés aggravent le risque de confiscation de la parole citoyenne : investis dans la défense de leur cause, ils peuvent ne plus s’intéresser du tout à l’intérêt général qui la sous-tend initialement, jusqu’à le subordonner à celle-ci. Parmi les citoyens intervenant dans les rencontres publiques, les plus engagés sont souvent ceux qui se désintéressent le plus des phases de discussion plénière, celles dans lesquelles les citoyens se saisissent activement de la définition de l’intérêt général. Très actifs
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dans les ateliers, ils y portent généralement leurs propres mots d’ordre, plus qu’ils n’écoutent les préoccupations des autres pour s’insérer dans le collectif. À l’inverse du progrès démocratique que l’on pourrait attendre de ces mobilisations civiques, l’accumulation d’actions bienveillantes ne produit pas forcément un résultat globalement positif et marque souvent une régression dans la pensée politique. Cette dépolitisation observée dans les associations se retrouve aussi, et c’est encore plus problématique, dans les appareils politiques. En butte au désengagement de l’État, soutenus ou contrôlés « à distance » par des agences et des services centraux avec lesquels ils ont de moins en moins de relations en dehors des « appels à projet » qui les enferment dans des logiques de guichet, les élus locaux adoptent les mêmes comportements que les citoyens ou les PME : un réflexe de « petits » contre les « gros », qui consiste à se trouver un espace sous les radars où développer leur propre agenda, le plus souvent inscrit dans un horizon de temps assez court. Dans cette quête de repères et d’espaces d’action, leurs partis ne leur sont d’aucun secours. Prisonniers de dogmes et de logiques d’appareils, ils sont incapables d’organiser des espaces de discussions où les uns et les autres pourraient s’interroger ouvertement sur le monde et les problèmes qu’ils voient surgir dans leur territoire. Abandonnés à eux-mêmes, les élus se replient sur l’opérationnel. Certains finissent même par refuser explicitement les approches trop déconnectées du quotidien au motif que « cela n’intéresse pas les gens » : ils n’osent plus porter de discours sur les valeurs qui motivent leur engagement, le sens moral et politique des choix qu’ils décident, l’horizon dans lequel ils inscrivent leur territoire et leur mandat. Ils se positionnent en chefs de file des colibris de leur territoire. Compte tenu des difficultés qu’il y a pour faire exister les initiatives locales auprès de l’État ou des grands acteurs associatifs ou économiques, cette prise de recul est compréhensible. D’ailleurs, il vaut mieux accompagner les petites initiatives locales que ne rien faire. Toutefois, en abandonnant le terrain des choix et valeurs transversale qui les portent, en renonçant à faire de la politique, ils fragilisent doublement la démocratie. À l’échelle locale, ils fragilisent le socle commun entre les habitants en n’instruisant pas les enjeux d’intérêt général susceptibles de les rassembler. La focalisation des attentions sur les conseils locaux d’habitants ou les actions initiées au sein du quartier participe de cet enfermement de la population en autant de publics bien précis, susceptibles de faire remonter des besoins ou initier des actions
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concrètes. Un nombre croissant de collectivités multiplient ces initiatives « participatives », mais une somme d’actions, même individuellement intéressantes, ne constitue pas ipso facto des repères communs ni une lecture partagée des enjeux du monde contemporain. Il y a besoin, pour cela, de les inscrire dans un même récit partagé. De plus, additionner les initiatives spécifiques n’oblige pas les habitants à se confronter avec des voisins avec lesquels ils pourraient ne pas être d’accord, cela ne crée pas les espaces pour entendre leur point de vue et le discuter. Cela peut donc être utile à l’économie, la solidarité locale ou la planète, mais l’effet sur la regénération de la fibre démocratique est très discutable. À l’échelle nationale, dans leurs partis ou mouvements respectifs, les mêmes élus ne viennent plus discuter et partager les enseignements politiques qu’ils tirent des initiatives et des questions auxquelles ils sont confrontés dans leur pratique politique. Sans doute la déliquescence desdits partis n’aide pas, mais la déconnexion que cela induit entre leur engagement local – concret – et leur engagement national – politique – est problématique à la fois pour ce qu’elle dit de la nature de leur approche du local (dominée par la quotidienneté) et ce qu’elle dit de leur vision de la politique nationale (verbeuse et polémique). Au mieux ils se retrouvent, hors partis, entre élus proches partageant les mêmes problématiques, mais ils ne viennent pas se frotter à d’autres regards politiques, pas plus qu’aux intellectuels et ils ne viennent pas nourrir le débat public à d’autres échelles que les leurs. Cela empêche les partis de se ressourcer et de renouveler leur regard ou les idées qu’ils portent sur le monde et cela limite leur capacité à élaborer des offres politiques nationales en phase avec les enjeux qui préoccupent les citoyens.
Le risque de la marginalité La deuxième impasse majeure du colibrisme est qu’il peine à s’inscrire dans des rapports de force politiques plus larges, voire les occulte délibérément. L’une des figures de proue des collectifs zadistes aux États-Unis, Hakim Bey, déclare ainsi : « Pourquoi se soucier d’affronter un « pouvoir » qui a perdu toute signification et qui n’est plus que pure simulation ? […] Le démocrate, le socialiste, l’idéologue rationaliste… sont sourds à la musique et manquent de tout sens du rythme. Le réalisme veut non seulement que nous cessions d’attendre la “ Révolution” mais que nous cessions de tendre vers elle, de la vouloir20. »
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Par un curieux retournement, les libertariens de gauche, de droite et les anarchistes se retrouvent ainsi côte à côte avec les experts et les défenseurs du retour à la terre pour prôner la dépolitisation active de tous les sujets. Or, pendant que s’écrivent quelques belles histoires individuelles, le cadre d’ensemble de la société reste gouverné par les lois des acteurs économiques ou étatiques. Pendant que les colibris se développent, le gouvernement français passe en force des lois sur le travail qui encadreront de manière beaucoup moins protectrice les salariés. Pendant que les initiatives se multiplient pour revigorer telle ou telle campagne, les règles de gestion et d’administration des services publics sont revues et vident ces mêmes campagnes de dizaines de milliers de fonctionnaires. Et pendant que la vallée de la Drôme retrouve ses abeilles sous l’effet des actions volontaristes menées par les communautés de communes locales, le climat continue de changer sous l’action conjuguée de la Chine et des États-Unis avec des effets négatifs beaucoup plus évidents sur la biodiversité des Alpes. Soyons clairs : il est utile et important que de telles actions continuent. Le problème survient quand elles se posent comme des alternatives aux initiatives politiques nationales. L’idée que chacun doit faire sa part se diffuse très largement mais elle s’accompagne, dans la population, de questions quant à l’efficacité de cette approche. Que ce soit à propos de la filière agro alimentaire, de la redynamisation des territoires ou de la préservation de la planète, les personnes ne contestent pas l’idée de prendre leur part : elles demandent juste que ce soit suivi à une échelle plus large et elles cherchent les leviers ou les relais pour ce changement d’échelle. « On veut bien changer les ampoules pour mettre des lampes à basse consommation, on veut bien rouler en vélo pour aller au travail, mais les grands groupes ils font quoi eux ? » (Grand Débat national, 2019, Enquête)
Ces remarques n’invalident donc en rien les démarches engagées ni la nécessité de les multiplier : la crise de sens dont nos démocraties occidentales sont victimes oblige à réinterroger les modèles de développement autour desquels la prospérité actuelle s’est construite. Seulement, il est nécessaire de garder à l’esprit les rapports de force extérieurs sinon d’autres puissances auront tôt fait de prendre le contrôle, direct ou indirect, de nos économies et de nos ressources. Il sera alors beaucoup plus difficile d’imposer un aggiornamento des modèles de développement. Il faut ainsi veiller à ce que la réaction
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face à l’affaiblissement de la démocratie ne soit pas le prélude d’un repli sur soi qui affaiblirait durablement les démocraties, les privant in fine, elles et leurs citoyens, des moyens politiques et de la souveraineté économique nécessaires à leur réinvention. Le retrait revendiqué des colibris de la scène politique « officielle » ouvre aussi un risque de sympathique marginalisation. À long terme, ils est impossible de faire l’impasse sur les grands déterminants du monde dans lequel ils déploient leurs ailes. Or, l’énergie d’engagement n’est pas illimitée : les semaines de chacun ne font que sept jours de vingt-quatre heures et la multiplication des actions infra-politiques occupe énormément de temps. Ce sont autant de personnes accaparées par des initiatives ponctuelles qui ne contribuent plus que marginalement aux débats politiques locaux et nationaux. Un peu à la manière de certains délégués du personnel qui constatent l’augmentation des moyens financiers dont bénéficie leur comité d’entreprise suite aux lois El-Khomri, sans se préoccuper outre mesure des volets sociaux du texte au motif que « la politique ne les intéresse pas ». Les dirigeants actuels trouvent ainsi, à bon compte, une façon de compartimenter les oppositions. Il faut ajouter à cela que ni la démultiplication des actions ni leur parcellisation ne font disparaître les jeux de pouvoir au sein de chacune des instances qui les portent. Le risque existe au sein des mouvements qui portent les démarches. Pendant Nuit Debout puis à l’occasion de la crise des Gilets Jaunes, beaucoup de débats théoriques et pratiques ont eu lieu sur ce sujet pour tenter de gérer les interventions et les décisions des assemblées citoyennes. Très vite, ces questions renvoient à des enjeux qui dépassent le cadre des sujets en discussion dans l’agora pour questionner le fonctionnement de l’agora en luimême. La question de l’agenda devient celle de savoir « qui » maîtrise l’agenda et in fine de « qui » maîtrise ce qui se dit et se décide dans la rencontre et le devenir même du mouvement.
Bricoler à grande échelle ? La troisième impasse du colibrisme concerne les difficultés inhérentes à ce mode d’action quand il s’agit de changer d’échelle. Cela concerne autant chacune des actions que le modèle politique même qui les soustend : un chapelet de propositions de plus en plus long ne produit pas un changement de paradigme. Pour le dire autrement, la fable raconte que les colibris participent à la lutte contre l’incendie de la forêt et c’est touchant. Il n’est dit nulle part que leur écot contribue de manière décisive à l’éteindre.
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Les colibris sont intéressants dans une perspective politique car ils créent du bricolage et amènent du jeu dans les rouages administratifs. Autant d’éléments qui peuvent nourrir, s’ils sont analysés et replacés dans une critique plus large, une stratégie de déconstruction du pouvoir : en documentant des options alternatives ou en montrant des systèmes d’engendrement perturbés par le pouvoir installé comme autant de leviers pour le faire bouger. Mais cela ne tient qu’à la condition de ne pas laisser complètement de côté la construction du rapport de force démocratique par-delà chacune des actions. Or, cet espace dans lequel les paradigmes sociaux et les modèles politiques se « constituent », au sens propre, n’est pas saisi comme un enjeu démocratique en tant que tel par les mouvements colibris. Le récit des belles histoires inspirant les succès des initiatives locales est révélateur de l’analyse, souvent biaisée, de l’impact réel des colibris et collectifs locaux. Obnubilés par les initiatives, on ne regarde plus l’évidence, à savoir le rôle des grandes institutions dans la constitution des cadres d’action qui ont permis leur avènement. Si une réflexion spécifique n’est pas menée, en parallèle de ces démarches, sur les conditions de leur pérennisation et leur appropriation, non seulement par les citoyens mais aussi par une partie des institutions ayant des moyens de démultiplication, les velléités locales trouvent rarement les cadres plus larges dans lesquels s’épanouir. Or, le problème des colibris est, précisément, de ne pas s’occuper explicitement de la transformation de ces cadres. Le cas de la politique de la ville américaine est emblématique. Les observateurs sont nombreux à souligner avec justesse la vigueur des associations de quartiers et l’importance de leur rôle dans la redynamisation des banlieues américaines21. Toutefois, ce pouvoir constitué localement ne tombe pas du ciel. Certes, les initiatives partent d’associations enregistrées dans le quartier et il est juste de parler de « bottom up ». Certes, cela traduit une prise en main de leur propre avenir par les communautés locales et il est pertinent de parler d’« empowerment ». Mais toutes ces initiatives, lancées à peu près à la même époque et dans le même pays, s’appuient sur des réseaux associatifs très puissants organisés à l’échelle du continent, nourris d’approches théoriques à la fois sur les buts à poursuivre et sur les façons d’amorcer localement des actions « auto-organisées » et qui ont réussi à orienter d’importantes ressources fédérales vers les actions de ces communautés locales. Une analyse détaillée des crédits fédéraux alloués à ces programmes22 montre ainsi l’importance du lobbying des acteurs institutionnels
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nationaux, à la fois dans la consolidation des lignes budgétaires dévolues à la revitalisation des quartiers populaires et dans la conception même des dispositifs nationaux permettant la mise en œuvre des logiques « bottom-up » au niveau local. Ce réseau de puissantes associations elles-mêmes structurées à l’échelle fédérale crée le cadre dans lequel les initiatives locales s’épanouissent. Ces grands réseaux sont même souvent à l’origine des communautés locales, qu’ils stimulent en s’appuyant sur des personnes actives dans le quartier, repérés et formées à l’action locale par ces associations : le « community organizing » lui-même s’organise. Il est d’ailleurs intéressant de s’arrêter sur ce qui est au cœur des formations de « community organizing » dédiées aux habitants de ces quartiers : ce n’est pas tant la conception architecturale ou les compétences techniques que la capacité à organiser un réseau d’influence, à recruter des personnes, à mobiliser des relais et des soutiens. À la différence des ateliers participatifs initiés en marge des concertations urbaines en France, on y parle de pouvoir, pas d’expertise. La question de savoir s’il faut former ou politiser les participants23 est ainsi résolue de manière pragmatique : l’enjeu primordial y est de construire la convergence des espérances locales, alors que les actions ciblées menées pour elles-mêmes éclatent les collectifs. Cette infrastructure politique est apparue au grand jour avec l’élection de Barack Obama : parfois présenté à tort comme un animateur de quartier de Chicago, il était le produit de ces réseaux associatifs fédéraux, de leur capacité à attirer et former des jeunes issus des plus grandes universités et à tisser des liens étroits avec les partis politiques et l’ensemble des grands réseaux institutionnels locaux et nationaux. L’incapacité revendiquée des colibris à s’impliquer politiquement pour penser le changement d’échelle se retrouve dans la difficulté à peser sur le « modèle de société » autrement que par une contribution personnelle à l’effort de changement En clair, la question des conditions permettant la bifurcation du modèle « standard » vers un modèle « alternatif » comme la capacité des modèles alternatifs à remplacer le modèle standard dans le quotidien de la vie des habitants, et pas juste à ses marges, sont des questions non résolues : comment rendre politiquement acceptable des changements radicaux de modes de vie et les instituer comme nouveaux cadres de référence ? Or c’est à cette aune que s’apprécie la réelle portée démocratique d’un paradigme politique, faute de quoi cela constitue une impasse.
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Une souveraineté à reconstruire ensemble À leur manière, jupiterisme, populisme et colibrisme s’inscrivent tous trois dans une déconnexion entre le récit politique et les actions concrètes, comme entre les fins et les moyens. Ces différentes approches inscrivent les actions et décisions concrètes dans un horizon défini a priori. Or, face à la perte de souveraineté, au sentiment de ne plus avoir de prise sur sa propre vie, le pouvoir dont il est question en démocratie est celui de peser réellement sur l’organisation de la société : ce n’est pas le « pouvoir d’agir » qui est essentiel, mais le « pouvoir de transformer ». Il ne peut être durablement celui de quelques-uns. La transformation dont il est question ne peut non plus se résumer à une collecte d’initiatives intéressantes à dupliquer alors que, bien souvent, ce qui les rend intéressantes c’est moins leur résultat pratique que les échanges qui les ont permis et la tension qu’ils ont mise dans le monde. C’est le cœur du débat qui s’était noué, au milieu du xixe siècle, entre Marx et Proudhon sur la façon de concevoir et articuler un horizon politique et des initiatives éparses. La question contemporaine serait plutôt de savoir comment un horizon commun naît de toutes les initiatives et perspectives portées par les différentes parties de la population et de construire les chemins permettant une mutation collective mais la tension est la même. Dans une démocratie, les représentations, les champs de débats, la structure des controverses sont aussi des espaces faisant partie du réel, auquel il faut se confronter si l’on ne veut pas juste s’y « cogner ». Pour défricher le monde qui vient, pour comprendre à quels défis techniques mais aussi politiques nous devons répondre, il faut donc prendre le temps de créer entre nous les résonances qu’éveillent ces formes de bricolage qui s’inventent partout. Écrire ce récit n’est pas seulement un enjeu poétique ou un défi pour communicants. Cela suppose un soin particulier à écouter tous les citoyens, y compris voire surtout ceux qu’il faut aller chercher pour les entendre.
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L’ESPÉRANCE DÉMOCRATIQUE « La démocratie, ça ne se résume pas à un vote. C’est pas possible. Le vote, c’est la sanction du débat, dans les partis politiques, même dans les syndicats, dans les communes, etc., il n’y a pas de débat. [C’est important de] revivifier un peu la démocratie, à différents niveaux » (Grand Débat national, 2019, Enquête).
À
leur manière, ni les technocrates jupitériens, ni les populistes ni les activistes de la « colibri Nation » ne sont prêts à discuter de leurs agendas, comme y appelle ce cadre à la retraite d’EDF. Agrémenter leur point de vue de quelques remarques glanées de-ci de-là, concéder du co-design participatif sur une parcelle, un dossier ou un objet précis, pourquoi pas, mais dès que l’on commence à proposer de véritablement ouvrir les discussions, les portes se ferment. D’accord pour parler, mais pas de tout. Pas de « n’importe quoi », « il faut un sujet, sinon… ». Sinon quoi ? Sinon on risquerait de parler des sujets importants ? Les habitants ne s’y trompent pas. Le conflit fondateur de la plupart des ordres politiques est celui de l’accès à la parole et à la maîtrise des agendas. Cela laisse les citoyens songeurs. Un jeune employé d’une association d’insertion culturelle de Charleville-Mézières assène ainsi : « J’ai l’impression qu’ils font ça un petit peu en interne ; […] ça discute entre eux, mais nous, petites gens, citoyens, on n’est pas vraiment au courant de ce qui se passe. Alors après, il y a deux solutions : soit ils se disent que les citoyens, excusez-moi hein, ils sont un peu trop cons pour comprendre, […] soit ils se disent que leur projet il est impeccable et qu’il n’y a pas besoin de demander » (ADCF, 2019, Enquête).
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la promesse démocratique
L’absence de confiance des institutions en leurs citoyens ruine toute tentative pour sortir des impasses actuelles. Il y aurait besoin d’augmenter l’ambition des dispositifs déployés, mais les initiatives restent trop timides, frileuses. Quand on donne un exemple de projet d’aménagement réussi grâce au fait que les habitants ont pesé sur le cahier des charges, on nous affirme : « ok, ça marche pour un aménagement, mais c’est parce que le sujet est bien circonscrit. Ça ne vaut pas pour un projet de territoire ». Quand on produit un exemple de projet stratégique sur un territoire ou un grand groupe, on nous répond : « ok ça marche à cette échelle mais ça ne vaut pas pour une politique publique nationale ». Et quand on donne l’exemple de lois imaginées et permises par ce pari démocratique (comme la loi SRU*), on nous renvoie au fait que « c’était un contexte particulier, ça ne vaut pas pour tout ». Des espaces apparaissent parfois au cœur même du pouvoir : le Grand Débat national ou la Convention citoyenne pour le climat en témoignent. Mais c’est toujours avec une prudence extrême et une réserve maximale de la part des décideurs, anxieux à l’idée de perdre la main. La coalition entre ceux qui ont des intérêts à défendre et ceux qui ont simplement peur de ne pas savoir faire face suffit à empêcher les initiatives ouvertes. Comme les tensions avec la population sont devenues telles qu’il n’est plus possible de réformer de manière ouvertement unilatérale, les différents pouvoirs font des concessions. Ces concertations de façade ne font jamais la preuve de la capacité réelle du débat démocratique à reconfigurer les problèmes et à permettre de nouvelles solutions : ce sont des espaces démocratiques domestiqués et cela se voit. La démocratie suppose de l’air, de l’ouverture, elle oblige à admettre un peu de vie sauvage. C’est précisément ce potentiel de liberté qui effraie. Individuellement et collectivement, il y a des intérêts évidents à la situation actuelle : des situations acquises, des rentes, des pouvoirs installés qui craignent le changement. Les groupes industriels qui ont investi des milliards en recherche et développement pour acquérir des situations de monopole ne veulent à aucun prix d’évolutions qui les menaceraient. Les corporations, associations et réseaux d’influences qui, chacun à leur manière, garantissent à leurs membres des
* Francis Rol-Tanguy et Laurent Sablic, « Loi SRU : quand l’implication citoyenne permet une loi audacieuse », Métropolitiques, 10 mai 2021 (https://metropolitiques. eu/Loi-SRU-quand-l-implication-citoyenne-permet-une-loi-audacieuse.html).
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raccourcis vers le pouvoir ne sont pas non plus prêts à des ouvertures qui les fragiliseraient. Allons-y ! Ouvrons grand les portes et les fenêtres. Demandons aux gens de venir définir collectivement quels sont les sujets qui comptent pour inventer un avenir meilleur. Cela semble utopique mais il faut bien, à un moment, réfléchir de manière large. C’est ce que les directions des partis politiques sont censées faire avant chaque élection : elles se réunissent pour se demander ce qu’elles vont proposer aux citoyens. C’est ce que les directions des grands groupes font dans leurs séminaires prospectifs : elles s’interrogent sur ce que sera l’avenir fait et comment préparer au mieux leur entreprise. Quel paradoxe, en démocratie, que le fait de discuter de ces enjeux stratégiques avec les citoyens eux-mêmes semble toujours inutile : « ce sera des propos de café du commerce », nous rétorque-t-on régulièrement quand on émet l’idée. Pourtant, il y a besoin de discuter. Cela peut même sembler paradoxal, mais plus les sujets sont complexes, plus ils sont des terrains favorables à la mise en débat démocratique. Le moment que nous vivons n’est donc pas seulement propice à la démocratie, il l’appelle. La conviction qui traverse ces chapitres est qu’il est possible de sortir de la situation de pis-aller qui est la nôtre actuellement où de pseudos concertations achètent mal la paix sociale. Il va d’ailleurs y être beaucoup question de « concertations » : sauf mention contraire, il ne faut pas entendre par ce raccourci les seuls dispositifs de démocratie participative classiques mais, plus largement, une façon de faire vivre et partager largement au quotidien l’ensemble des choix et décisions à engager par les institutions. Il est tout à fait possible de renverser ces dispositifs institutionnels pour en faire autant d’occasions d’attaquer, ensemble, la réification du monde grâce aux espaces que les dirigeants ouvriraient. Nous ne parlons pas de « faire feu sur le quartier général » comme le suggérait l’idée de « jurys populaires » proposés par Ségolène Royal lors de sa campagne présidentielle de 2007, même si son intuition était juste. Pas plus qu’il ne s’agit de vouer les experts aux gémonies quand on appelle à les faire réfléchir « à partir » du terrain. L’idée serait, au contraire, de remettre élites et population du même côté du « nous », en cherchant collectivement une issue au malaise qui nous saisit tous. Ensemble, du même côté de la barrière, le temps d’une démarche où l’on partagerait le même vécu et les mêmes objectifs. Cette ambition n’est pas irréaliste. Je la vis personnellement au quotidien, sollicité par des institutions et des décideurs qui souhaitent
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entendre le bruit du monde. Que ce soit sous l’impulsion de leurs dirigeants ou grâce à l’insistance d’une petite voix qui trouve un interstice pour faire progresser son idée, nous allons à la rencontre des citoyens, ouvrons des brèches et observons des opportunités extraordinaires jusque-là invisibles. À chaque fois, salariés ou habitants sont au rendez-vous. Pourquoi les citoyens viennent-ils ? Pour la promesse démocratique, nous disent-ils, de pouvoir parler librement sous le regard d’élus venus pour les écouter. À l’image de ce professeur d’histoire de Cachan, ils demandent juste en retour que leur parole soit utile d’une manière ou d’une autre : « J’ai vécu cette démarche avec beaucoup de joie, la mobilisation dont les habitants ont pu faire preuve [était] remarquable. J’ai adoré faire œuvre de législation, ce que moi j’ai vraiment apprécié, c’est que chaque fois qu’on se réunissait, je n’étais pas juste un, Philippe, citoyen lambda, père de famille, j’étais un citoyen réfléchissant à ce que deviendrait sa société, j’étais vu comme tel et j’étais invité à me positionner comme tel. […] Ça créait un lien civique qui, autrement, n’aurait pas eu lieu. J’ai aussi vécu ces moments avec de la gravité. […] J’ai réalisé, en échangeant à plusieurs, qu’on n’avait pas la même position politique, pas les mêmes trajectoires, et qu’être législateur c’était beaucoup moins simple que ça en avait l’air. C’est-à-dire qu’on sait tous ce qu’on veut, mais chacun a sa vision de la traduction de l’égalité, de la mixité, du mieux vivre ensemble. Et oui, ça rend humble, aussi, par rapport à la manière de concilier toute cette différence » (Parlons ensemble de Cachan, 2018, rencontre de restitution).
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La démocratie augmentée « Monsieur le maire, je voulais vous dire merci. Quand, avec mes collègues, on a monté le comité de Défense, on pensait que ça serait le pot de terre contre le pot de fer. On est là quatre ans après et on voulait vous dire qu’on est fiers de ce que nous avons fait ensemble. Alors on voulait vous dire merci de nous avoir fait confiance » (Aplemont, Le Havre, 2016, rencontre de restitution).
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. Lachèvre, qui s’exprime, est le représentant du Comité de défense d’Aplemont, quartier résidentiel du Havre. Le maire, Édouard Philippe, vient de présenter le nouveau schéma d’aménagement du quartier, co-conçu avec les habitants à l’issue d’une concertation de dix-huit mois. Salué par les applaudissements des 450 personnes présentes, le travail avait pourtant commencé dans un climat particulièrement tendu. Rapidement reconstruit après le bombardement de la ville pendant la Seconde Guerre mondiale, le quartier en question est une citéjardin, composée de petits pavillons vieillissants auxquels les habitants sont particulièrement attachés. Locataires du bailleur social ou propriétaires, ils font tous partie du même village mais les nouvelles législations imposent une rénovation thermique pour tous les pavillons et un grand chantier est devenu nécessaire. Quatre ans plus tôt, une agence était venue aider le bailleur à présenter le projet de rénovation imaginé pour le quartier. La soirée avait été interrompue par les habitants en colère et, le lendemain matin, un comité de défense du quartier était créé. Le 13 novembre 2012, Paris Normandie titrait « La Cité des fleurs fait bloc au Havre ». Deux ans plus tard, nous sommes appelés à reprendre le dossier. Le travail de concertation recommence en décembre 2014, dans une ambiance toujours difficile. Le maire, ayant introduit la rencontre tout en retenue, annonce que « celles et ceux qui sont venus voir un plan vont être déçus ». Tout en réaffirmant qu’il y aurait un projet pour le quartier, il précise que celui-ci sera élaboré avec les habitants. Une dame se lève alors dans la salle et l’interrompt : « Pas besoin de
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concertation, Monsieur le maire, on est tous là ce soir. Il suffit de faire un vote. Qui est pour un projet ? » Trois mains timides se lèvent dans l’assistance et la même dame de conclure aussi sec : « Voilà, elle est finie la concertation, pas besoin de dépenser plus d’argent, on n’en veut pas de votre projet, vous pouvez retourner dans votre mairie. » Appelé à prendre la parole à la suite de cette intervention, je prends la salle à témoin du fait que le dialogue est manifestement rompu entre les décideurs et les habitants. C’est précisément pour cela, dis-je, que les élus et le bailleur ont fait appel à nous : pour rétablir le dialogue car ils sont convaincus que, quel que soit le projet, il n’y aura pas d’avenir pour Aplemont s’il est impossible de se parler sereinement. J’explique que nous allons simplement réfléchir ensemble à l’avenir du quartier et que notre rôle sera de faire en sorte que toutes les voix puissent se faire entendre : les élus, les associations mais aussi tous les habitants y compris ceux que l’on n’entend jamais. Je précise que c’est même leur parole à eux que l’on va mettre au centre de nos préoccupations, en allant les interviewer à leur domicile, en les invitant personnellement aux réunions qui seront organisées dans et autour du quartier dans les mois suivants. Ces réunions se sont faites sans sujet préétabli et n’ont pas porté sur des questions techniques, mais sur l’idée que les habitants se font de l’avenir de leur quartier. Il avait fallu argumenter auprès des services qui craignent que, faute de thèmes, ces réunions soient vides de contenu : ils souhaitaient qu’une première réunion se tienne sur les questions de logement, une seconde sur les enjeux de transport, une troisième sur les espaces publics, etc. Nous avons finalement convenu ensemble que les habitants seraient d’autant plus créatifs et disponibles que le sujet serait ouvert. Nous les avions aussi rassurés : ce n’est pas parce que les six réunions portaient toutes sur « l’avenir du quartier » que ce seraient toutes les mêmes. La démarche devait se concevoir comme un processus comprenant des échanges et des discussions entre chaque réunion publique, afin d’identifier les éventuels écueils, les abcès de fixation du débat, les idées et les envies inexprimées aussi, tout ce qu’il faudrait creuser de rencontre en rencontre. Sur les 7 000 habitants du quartier, plus d’un millier est venu aux réunions tenues entre avril et mai 2015. Une petite centaine a continué de s’impliquer dans la série d’ateliers de travail conduits avec les urbanistes entre septembre et décembre. Nous avons toujours veillé à conserver la représentativité des publics à chaque réunion et à chaque étape. L’équipe de quatre personnes installées à demeure dans le
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quartier pendant les mois de concertation a ainsi multiplié les rappels ciblés pour s’assurer que les plus jeunes ou les plus occupés seraient malgré tout présents. Ce travail de précision a été fondamental car il garantissait que la discussion reste ouverte et que les débats ne soient jamais captés par un point de vue particulier. Cela supposait d’analyser en permanence la composition des ateliers et qui s’y exprimait pour toujours permettre que les regards potentiellement minoritaires puissent s’exprimer. L’enjeu était de veiller à ce que la discussion soit assez critique pour être réellement constructive. C’est à ce prix que le bailleur, les urbanistes, le comité de défense et les participants ont inventé une solution que ni les uns ni les autres n’imaginaient possible. Augmenter la démocratie, c’est déjà faire venir ceux qui ne participent pas, ne pas se résigner à leur absence et, au terme de ce processus d’enquête collective, des centaines de personnes ont pu prendre la parole et formuler des propositions. Les principaux verrous ont sauté très vite. Dès que l’incompréhension manifeste entre les habitants et les décideurs a pu être levée et que les uns et les autres ont pu exprimer qu’ils voulaient que le quartier et ses habitants actuels vivent mieux, la concertation a été remise sur pied. Les débats « sans sujets préétablis » ont permis aux urbanistes de comprendre beaucoup mieux la façon que les habitants avaient de s’approprier leur quartier avec des conséquences majeures, ensuite, sur les orientations qu’ils ont proposées. Fortes de ces éléments, les équipes du bailleur et de la ville ont conjointement élaboré plusieurs scénarios, très différents les uns des autres, pour les proposer à la discussion collective. Tous respectaient les contraintes économiques et techniques du bailleur et de la ville, mais ils se traduisaient par des orientations très différentes tenant toutes compte de ce qui avait été exprimé par les habitants : certains rasaient les deux tiers du quartier pour reconstruire le maximum de maisons individuelles, d’autres démolissaient un peu moins de la moitié des maisons mais proposaient plus de logements collectifs, en faisant le choix de les éparpiller ou au contraire de les concentrer ; certaines options conduisaient à les regrouper plutôt autour du quartier quand d’autres densifiaient plutôt le centre de celui-ci… À peine dix-huit mois après la relance de la concertation, le schéma de réaménagement était massivement salué et, le lendemain, Paris-Normandie titrait : « Au Havre, le quartier d’Aplemont va se repeupler. » Il a suffi pour cela d’aller voir les gens et de les écouter : mettre chacun en situation de dire ce qu’il pensait, même ceux qui n’avaient jamais réfléchi expressément à leur quartier auparavant1. En somme,
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nous avons respecté la règle énoncée dès le début par une infirmière à la retraite livrant son conseil aux décideurs : « Qu’ils viennent nous écouter mais nous écouter vraiment. Et qu’ils n’aient pas peur de nous entendre tous. Y compris pour dire des choses qui fâchent » (Aplemont, Le Havre, 2016, Enquête).
C’est parce que tout le monde est venu et que chacun s’est livré avec franchise que des marges de manœuvre ont émergé, là où tout semblait bloqué. Mais ce qui a été décisif fut le sentiment de ne plus être abandonnés. Il explique grandement la satisfaction des 450 participants à la soirée de mars 2016. Loin de toute virtuosité à base de visualisation en 3D et autres artifices numériques, augmenter la démocratie, c’est déjà très prosaïquement faire des efforts pour augmenter le nombre de participants, la diversité des publics, l’ouverture des débats et l’attention aux propos de ceux qui parlent. Il est surtout décisif d’augmenter l’ambition que l’on se donne pour les démarches citoyennes, en commençant par considérer qu’elles débordent largement les seules questions techniques pour toucher aux enjeux réellement constitutifs de la vie en commun des habitants.
Une approche plus efficace, plus ambitieuse et plus robuste Aller sonner chez les gens ne suffit pas à les convaincre de venir participer à une réunion. Il faut que l’ambition de la démarche soit crédible. Seule une réelle occasion de changer les choses peut motiver les personnes à faire l’effort de se déplacer. Ce n’est pas pour autant que les moments propices sont rares, au contraire. Pour qui veut vraiment écouter, toute occasion peut être bonne. Avant de devenir des acronymes et de réifier totalement nos regards sur le futur, les PADD, PLUI, PLH, PDUI, SCOT, SRDEI, SRADET étaient d’ailleurs prévus pour être des espaces de réflexion sur l’avenir2. Leur captation par la bureaucratie n’est pas une fatalité. Ces documents peuvent même retrouver le pouvoir politique qu’ils ont progressivement perdu s’ils sont réinvestis démocratiquement. Pourvu que la volonté politique d’associer les citoyens soit ouvertement affichée et que ces derniers soient assurés que leur parole pèsera, pourvu que la démarche ne soit pas engluée dans des considérations techniques, elle occupera l’espace politique et des citoyens répondront présents.
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Rien n’interdit d’organiser la contre-attaque du réel : les institutions volontaires ont simplement besoin de hacker les processus réglementaires pour en faire des espaces ouverts, sans sujet, tout en respectant l’ensemble des procédures légales. La seule question qui se pose est donc celle de l’utilité que les dirigeants voient au fait de se lancer dans de telles aventures. Une expérience particulièrement intéressante de ce point de vue nous a été donnée dans le cadre d’une concertation organisée à l’initiative de la Communauté urbaine « Grand Paris Seine et Oise ». À l’issue de la loi sur le Grand Paris, plus de soixante-dix communes s’étaient vues regroupées par décision préfectorale, contre l’envie de nombreux élus locaux ; un territoire unifié par la Seine mais regroupant, sur 50 km de long, des communes riches comme Orgeval et d’autres très populaires comme Mantes-la-Jolie ou Chanteloup-lesVignes, des villes industrielles comme Les Mureaux et des dizaines de petits villages ruraux… L’histoire même du collectif communautaire, compliquée et traversée de fortes oppositions politiques, empêchait tout processus administratif normé puisque les intérêts des différentes collectivités n’étaient pas alignés. Légalement, il fallait concerter, or il n’y avait pas d’accord administratif sur la base duquel aller concerter. En allant directement à la rencontre des citoyens, pour les écouter d’abord sur leur vision de l’endroit dans lequel ils vivent, son caractère, son avenir, ses problèmes, puis pour échanger avec eux sur la base de ce qu’ils nous avaient dit dans le cadre de réunions publiques généralistes, il est apparu que les habitants portaient un regard commun sur l’endroit où ils vivaient ensemble. Cette vision était d’ailleurs très proche de celle formulée par les experts ayant travaillé depuis des années à des schémas théoriques sur le devenir de cette partie de la vallée de la Seine. Les services et quelques élus moteurs se sont alors retroussé les manches pour se saisir de toutes les paroles qui remontaient. En quelques mois, un projet cohérent a pu être élaboré. Surtout, comme les habitants en étaient la source, il devenait difficile pour tel ou tel élu de s’en désolidariser unilatéralement. Une avancée avait été rendue possible grâce à l’immixtion fortuite des habitants, au cœur de la machine. Ces situations où la population est prête et, par bien des aspects, en avance sinon sur les élus du moins sur le débat politique, sont loin d’être isolées. Les responsables de services ou les élus prêts à sauter le pas n’osent cependant pas, la plupart du temps, le faire : « On ne peut pas concerter sur rien… » Si, justement. Car ce « rien » administratif n’est pas un « rien » politique, au contraire : il crée des ponts
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entre des personnes n’ayant aucune raison de se croiser, il ouvre des discussions entre des points de vue qui s’ignoraient. Il crée des liens faibles au sens de Granovetter, de l’unité. Ces concertations-là sont précisément celles qui ouvrent sur les plus beaux moments de vie démocratique. Pour les élus qui, ensuite, doivent prendre des décisions engageant la collectivité, cela ne change rien au fait qu’il y aura toujours des gens opposés aux décisions. Mais cela change grandement la façon dont elles s’expriment : le rapport de force est installé DANS l’opinion et non ENTRE l’opinion et les dirigeants. Associer les citoyens à la décision publique ne peut donc pas simplement signifier que l’administration devrait collecter les remarques des usagers grâce à un site « interactif » permettant de signaler plus efficacement les trous dans la chaussée ou les situations atypiques au regard de l’administration sociale. Il doit être possible de véritablement ouvrir à tous les questionnements sur l’enjeu et l’objectif des politiques publiques. En matière d’urbanisme et d’architecture, par exemple, s’appuyer sur les citoyens ne peut se résumer au fait de mieux documenter leurs usages et leurs pratiques du territoire, même si ce travail peut être utile. Leur regard est aussi et surtout nécesssaire pour mieux comprendre les grands enjeux auxquels le territoire doit faire face, les valeurs et objectifs que cela engage et mobilise : ces pistes d’atterrissage passent souvent par des détails insignifiants qu’il faut relever et faire entrer en résonance les uns avec les autres. On entend parfois, après les réunions « c’était très intéressant ! Bon… je n’ai rien appris, mais c’était vraiment très, très intéressant, je ne voyais pas les choses comme ça ». On peut comprendre cela comme une forme d’habillage poli pour évacuer la question. On peut aussi prendre l’oxymore au sérieux et se demander alors : qu’est-ce qu’on apprend quand même, quand on n’apprend rien ? Qu’est-ce qui était intéressant ? Il y a un apport décisif et souvent négligé dans ces échanges entre experts et citoyens qui a trait à la posture même des acteurs engagés : le regard du regardeur est transformé par la confrontation à un point de vue inattendu dans sa formulation. Écouter les analyses et les points de vue des participants sur le sujet d’une réunion produit un changement dans la façon dont l’expert va se rapporter à la question. Plus qu’une production brute de connaissance, ce qui se joue de plus utile dans la rencontre entre le politique, l’expert et le citoyen, c’est cette interférence dans le processus de production de la connaissance lui-même.
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Les documents historiographiques montrent notamment à quel point Marx a nourri une grande partie du regard critique qu’il porte sur l’économie politique classique du travail qu’il a mené à partir des « rapports de santé publique » rédigés par les inspecteurs enquêtant sur les conditions de travail dans les usines de son compère Engels. Aujourd’hui que l’enjeu est de penser les imaginaires susceptibles d’organiser les débats propres à l’anthropocène, l’urgence est de documenter et travailler collectivement sur la façon dont les rapports au monde évoluent. C’est précisément pour « faire atterrir » les controverses scientifiques, techniques et politiques contemporaines que Bruno Latour appelle de ses vœux des recueils de visions de ce qu’est le territoire, dans toutes ses dimensions : des « cahiers de doléances3 ». C’est à partir des mots et du vécu des gens eux-mêmes que les chercheurs et experts pourront produire les outils de demain plutôt qu’à partir des modèles, chiffres, instruments et langages datant de l’époque moderne4.
Un décentrement des regards L’un des premiers bénéfices de la co-construction des décisions est de prévenir le syndrome de confiance excessive, principal risque associé aux cercles d’experts. Notre monde n’est pas seulement caractérisé par l’urgence à agir, il est aussi empreint de l’« incertitude radicale » qui impose que nos actes soient réfléchis différemment. Or, la meilleure façon d’agir dans un monde incertain selon les conclusions de l’ouvrage éponyme de Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe est d’augmenter la diversité des points de vue convoqués et d’ouvrir le plus possible le champ de la discussion à des regards tiers. Pas forcément pour suivre leur avis, mais simplement pour nous prévenir d’erreurs d’appréciation grossières. Alors que nos capacités de collecte et de traitement sont devenues presque infinies, nos systèmes d’action publique butent sur nos capacités d’analyse et de compréhension des problèmes. En permettant que des vécus et des rapports au monde différents se confrontent, la démocratie ouvre la possibilité de regards alternatifs sur des sujets a priori connus et bien cernés. C’est ce qui fait dire à Amartya Sen que, même si c’est un système de décision fragile car complexe, la démocratie est à la fois le moins vulnérable et le plus efficace5. À l’heure où la Chine professe une approche autoritaire du développement et de la transition, il est décisif de considérer que les concertations ne sont pas de coûteux détours mais bien un avantage
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comparatif des régimes démocratiques et des organisations qu’ils inspirent. Pour cette raison, l’enjeu de la concertation ne peut pas être de simplement récolter des expériences d’usagers autour d’objets circonscrits, définis par avance : elle doit permettre de définir le sujet même dont il est question pour se donner une chance de fixer par euxmêmes les cadres de pensée. Ce faisant, les réponses et les modèles de décision eux-mêmes doivent être élaborés en chemin. Cela suppose toutefois que notre appareil technico-administratif passe du mode « ingénieur » au mode « chercheur ». La concertation doit être conçue comme une véritable enquête démocratique au sens de Dewey6 : elle doit permettre d’actualiser le regard de chacun sur le monde et sur les autres, experts compris. Dans cette perspective, augmenter la diversité des publics et la capacité d’échange et de contribution des citoyens n’est pas qu’un impératif moral, c’est aussi un but en soi : c’est le moyen de rendre cette enquête productive. Inviter directement des mères isolées, des chefs d’entreprise, des SDF, des jeunes du territoire, des gens de toutes conditions sociales, à s’exprimer librement et parler ensemble de leur vision et leurs envies relatives à la question en discussion aura mécaniquement des effets sur la façon de re-définir les sujets du débat. Dans la dynamique d’une rencontre, par exemple, le point de vue exprimé par l’un des participants peut faire vaciller les représentations d’une grande quantité de personnes. Quand elles se produisent, ces bascules sont rarement le fait de tribuns improvisés, plutôt de personnes dont la participation est totalement inattendue et dont le propos simple et direct change la façon dont les intervenants suivants prennent la parole. Il faut savoir y être attentifs : analysés et repris par les élus dans les rencontres suivantes, ils peuvent faire évoluer la maturation de certains débats dans l’opinion. Un exemple intéressant de ce point de vue est survenu pendant la démarche « Parlons ensemble de Cachan ». Depuis plusieurs années, cette ville du Val-de-Marne à cinq kilomètres au sud de Paris est traversée par un débat entre ceux qui veulent stopper les constructions (une large majorité des habitants) et ceux (notamment dans les services et certains élus) qui considèrent que la ville doit continuer à construire pour remplir les objectifs assignés par le préfet d’Île-deFrance en réponse au manque de logements attesté par tous les experts dans la région. Cette opposition est exprimée de manière frontale dans les rencontres jusqu’à ce qu’une mère de famille, inquiète, interpelle
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la nouvelle maire, Helène de Comarmond, en lui faisant part d’une considération personnelle : « Moi je trouve que la ville devient trop bétonnée. Mais après je me demande comment faire je vous demande aussi, Madame la maire, comment je fais pour mon fils qui a un emploi mais ne gagne pas assez pour partir de la maison et ça l’empêche de se lancer dans la vie, il ne peut pas recevoir sa copine et il a vingt-cinq ans ! » (Parlons ensemble de Cachan, 2018, Réunion publique)
Son intervention marque les esprits et change la nature du sujet discuté : d’un débat quantitatif, il devient un débat qualitatif, portant sur les caractéristiques sociales des logements, la capacité de la ville à garder ses jeunes et les moyens de garder un cadre paysager agréable dans l’agglomération parisienne. Plusieurs participants, de tous âges, réagissent à l’intervention de cette dame en y faisant référence : le sujet s’est constitué et a trouvé son public, commençant immédiatement à se préciser et se redéfinir au fil des interventions suivantes. Cela aurait pu s’arrêter là mais, dans les rencontres ultérieures, la maire a repris les propos de cette dame, la citant et demandant aux autres habitants ce qu’ils pensaient du débat qui avait commencé après son intervention. Au final, à partir de cette première intervention, la question de la quantité de logements aura été complètement revisitée pour devenir celle du rythme de transformation de la ville. La conséquence concrète de ces échanges sera l’écriture et l’adoption par les habitants et les élus, quelques mois plus tard, d’une charte des promoteurs associant directement les citoyens au suivi de l’aménagement de la ville. Cette dame ne serait jamais allée renseigner un registre d’enquête publique et n’aurait vraisemblablement jamais posté un tel commentaire sur un site en ligne. L’eût-elle fait, cela n’aurait vraisemblablement pas marqué l’intégralité des échanges et des posts ultérieurs sur le forum jusqu’à constituer le nouvel équilibre de la politique du logement de la ville. Les dispositifs de concertation doivent donc avant toute chose créer les conditions pour que des personnes et des publics qui n’ont pas l’habitude de se côtoyer puissent partager le plus librement possible leur propre vision des enjeux attachés au débat du moment : là où les citoyens sont les plus utiles, ce n’est pas en apportant une idée de plus aux décideurs mais quand leurs propos amènent experts et décideurs à regarder différemment les prémisses de leurs raisonnements.
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Pour décisif qu’il soit, ce décentrement est pourtant tout sauf naturel aux décideurs. Nos modèles institutionnels doivent donc muter pour permettre aux institutions de « penser contre elles-mêmes ». C’est un mode de travail dont les chercheurs sont familiers mais qui est inédit à l’échelle de systèmes de gouvernement et a fortiori de sociétés humaines entières. Le format classique du « cahier d’acteurs » – qui oblige chacun à s’instituer expert pour avoir le droit de s’exprimer dans une concertation – n’est par exemple pas adapté à une forme évolutive de débat dont l’objet serait, précisément, de réinviter le réel. Il y a besoin d’expertises portant sur des sujets concrets, mais la lecture des « cahiers d’acteurs » rédigés par chacune des institutions « partie prenante » n’est le plus souvent qu’une longue litanie où chaque organisation semble justifier son existence en revendiquant sa légitimité à écrire. Inviter ces mêmes institutions à intervenir plus directement dans le débat, en même temps que les autres citoyens, non par leurs représentants mais par le biais de témoignages de certains de leurs membres, est plus utile pour contribuer à « constituer » le sujet. Cela les humanise et rend simultanément possible la constitution de « publics » aux contours spécifiques signalant l’intérêt manifeste de certaines investigations complémentaires. Ainsi stimulés, les collectifs d’experts et de citoyens, comme les décideurs, accumulent des informations potentiellement stratégiques qui auraient facilement échappé à l’une ou l’autre des parties. Les scientifiques le savent bien : souvent, les solutions ne sont pas dans l’exploration de nouveaux enjeux mais se cachent simplement dans les plis de la pensée. C’est à cela que sert le doute critique. Il en va de même pour les concertations : prendre le temps de réfléchir de manière ouverte et contradictoire sert à déplier la pensée collective et à mieux appréhender tous les contours de la réalité.
S’autoriser à être plus audacieux Le deuxième avantage majeur d’une approche exigeante de la concertation pour un décideur, est que cela augmente le spectre des solutions accessibles pour rendre possible des issues a priori inenvisageables. Les travaux de Daniel Kahneman et Amos Tversky7 ont montré que la simple démultiplication des regards transforme la façon dont chacun perçoit la réalité et anticipe les réactions des autres. Cela augmente mécaniquement les options qui s’offrent à lui. Pour le décideur, et pour parler en langage économique, concerter change les paramètres des équations, c’est-à-dire que cela transforme
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précisément ce que les théories tiennent pour intangible : organiser des espaces pour se parler permet de changer le cadre même dans lequel les modèles se déploient. À l’inverse des processus délibératifs « froids » qui visent principalement à faire jouer le rôle d’expert à des citoyens sans disputer la place centrale accordée à la raison calculatrice, l’objectif d’une concertation doit être de susciter l’interaction directe entre les participants en ciblant les dissensus pour produire une transformation des espaces de choix. L’enjeu des organisateurs ne peut donc être que chacun attende sagement son tour en écoutant chaque participant énoncer sa solution mais de permettre que l’on sorte des cadres. Les concertations doivent contribuer, en direct, à l’éclosion de perspectives que personne n’aurait imaginées avant, mais pour que la rencontre tienne ses promesses, il faut donc la laisser s’emballer un peu : faire en sorte que la jeune mère de famille puisse répondre à l’ouvrier quand il réagit à ce qu’a dit le chef d’entreprise. D’ailleurs, si l’on ne compte pas sur ce qui se passe entre les participants pendant les débats eux-mêmes, il est inutile de les réunir : un simple site Internet où chacun donnera son idée et son avis suffit. Cette dynamique des échanges est porteuse de nouveauté en tant que telle car nos décisions dépendent à la fois de nos préférences et des a priori que nous avons sur les préférences des autres. C’est un autre résultat classique des travaux de Kahneman et Tversky : une mauvaise représentation des perspectives envisagées par les autres participants nous conduit à sous-estimer la probabilité de certaines possibilités en apparence marginales et risquées mais pourtant tout à fait atteignables et qui pourraient être bénéfiques pour tout le monde. Ce qu’ils appellent un effet de pseudo-dominance. Dans un article fameux de Foreign Policy8, ils expliquent de cette manière pourquoi, en politique internationale, les « faucons », partisans des lignes dures, tendent à peser plus que leur poids réel dans les débats tandis que les pacifiques « colombes » pèsent, elles, relativement moins : les pacifistes se tiennent sur la réserve, craignant d’être considérés comme naïfs, si les faucons venaient à s’imposer dans le pays d’en face. Les faucons, eux, font feu de tout bois. Ce double phénomène entraîne une surreprésentation des propos bellicistes qui accentue encore la marginalisation ressentie par les colombes. Le débat public se trouve pris dans un cercle vicieux qui éloigne chaque jour d’avantage d’une solution pacifique pourtant souhaitée par la majorité et tout à fait atteignable si les ressentis « intimes » étaient plus libres de s’exprimer. L’un des enjeux des concertations est précisément
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de réévaluer ces options jugées a priori non pertinentes pour corriger les effets du dérèglement du débat public sur la prise de décision et les politiques engagées. Parler collectivement de manière très ouverte permet à chacun de mieux appréhender les systèmes de représentation des autres participants. Cela autorise des politiques mieux ajustées et plus ambitieuses. Cela vaut autant pour les citoyens que pour les dirigeants. Si l’on prend le cas des projets d’aménagement, l’un des problèmes classiques des démarches de co-construction est la faible culture économique d’une grande partie des décideurs publics. Cela les amène à penser, à tort, que les choix présentés par les aménageurs et les promoteurs sont « à prendre ou à laisser ». Certains s’autorisent une négociation, mais il est rare que des collectivités imaginent qu’un projet puisse être substantiellement amendé dès lors qu’il a été rendu public. Pourtant les professionnels du secteur sont disponibles pour des processus plus ouverts : ils connaissent leurs comptes d’exploitation, savent que retravailler les plans est coûteux, mais ils savent aussi bouger un schéma ou un taux de marge, voire l’agencement global d’un quartier si la question vient sur la table au début de leur réflexion. D’ailleurs, avant d’être rendus publics, tous les plans présentés ont fait l’objet de dizaines de variations en interne ; retravailler sur une orientation ou un projet revient souvent à ressortir des variantes qui avaient été mises de côté. Ce n’est donc pas forcément long ni coûteux si c’est fait suffisamment tôt dans le processus de travail pour que les crédits d’études nécessaires soient encore disponibles. En pratique, quand les projets sont sensibles ou complexes, ouvrir la discussion avant que les arbitrages internes aient été effectués s’avère plus efficace pour les aménageurs puisque cela sécurise les décisions et évite des conflits inutiles. Il y aurait ainsi un gain immense à augmenter l’espace de discussion avant même que des pré-choix aient été arrêtés. De même, à l’échelle nationale, mettre en discussion de grandes politiques publiques avant que les solutions paramétriques aient été stabilisées permet d’éviter que les choix ne soient trop captifs de fausses bonnes idées. Si l’on prend l’exemple de la réforme des retraites voulue par le gouvernement d’Édouard Philippe, elle a été définie jusque dans ses moindres détails au sein des services ministériels avant d’être mise en discussion. C’est donc un projet « optimisé » par l’administration qui a été mis en débat. Toute modification, même marginale, éloigne alors mathématiquement de la solution idéale imaginée dans les bureaux : aux yeux des services et des ministres, le débat public ne pouvait donc que dégrader la solution trouvée par les
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experts. Même inconsciemment, ils renvoient alors l’idée que le débat démocratique est une concession qu’ils font à leur projet de départ mais que c’est nécessairement un facteur d’inefficacité : le projet en sortira forcément « moins optimal » que celui concocté avant les débats et les interventions perturbatrices des uns et des autres : ils avancent méfiants. Pour les citoyens, cela renforce le sentiment que les gouvernants ne sont pas vraiment ouverts. Au lieu de cette impasse programmée, une discussion inaugurale large et ouverte aurait permis d’explorer des alternatives plus globales qui n’ont, de fait, jamais été mises sur la table ni par le gouvernement, ni par les partenaires sociaux, les uns et les autres étant occupés à négocier ou défendre les retouches autour du projet initial qui avait déjà coûté tant d’effort à équilibrer. Pourtant, l’un des corollaires des travaux des mêmes Kahneman et Tversky est que, élaborées à partir d’espaces de choix plus larges et intégrant plus de points de vue, les décisions co-construites sont plus robustes. C’est d’ailleurs l’une des raisons très pratiques pour lesquelles les professionnels de l’urbanisme s’ouvrent à ce genre de travaux itératifs. De plus en plus souvent, promoteurs et aménageurs prennent les devants des élus et organisent pour eux-mêmes, en marge des concertations « officielles », des échanges avec les habitants pour affiner leur réflexion avant de répondre à des concours. Pour reprendre les mots de Thierry Lajoie, alors PDG de Grand Paris Aménagement : « Concerter, ce n’est pas juste parce qu’on est obligés ; j’ai la ferme conviction que cela fait de meilleurs projets, des projets mieux pensés, dans lesquels on vit mieux et des projets qui se vendent mieux » (réunion publique, Fort d’Aubervilliers, 2016).
Interactif, le travail est plus exigeant mais aussi plus intéressant Le troisième avantage à inviter des publics et des paroles différentes dans les concertations est que cela oblige tout le monde à travailler différemment. À l’heure où les défis qui nous sont présentés nous condamnent à innover, sortir délibérément des routines est une forme de garantie pour les dirigeants que les anciennes solutions ne seront pas facilement réintroduites en sous-main. En s’engageant à instruire des scénarios alternatifs et en poussant plusieurs options simultanément, chacun est conduit à porter l’attention sur d’autres aspects que les seules dimensions techniques pour s’attacher à des
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détails plus humains. Les experts deviennent moins ingénieurs et plus anthropologues. Là où les bureaucraties et les processus industriels tendent à normaliser, écouter les gens force à sortir des paramètres qui encadrent a priori les réflexions des techniciens et les oblige à ne pas reproduire de classiques plans copiés-collés de territoire en territoire ou d’une entreprise à l’autre. L’exemple des discussions engagées à l’initiative de l’équipe municipale entre les habitants et les aménageurs du centre-ville de Sceaux est emblématique de cela. Un premier travail avait été lancé avant même que les aménageurs et les promoteurs soient désignés. Sur la base d’une enquête menée auprès d’habitants et usagers du centre-ville, des dizaines de débats rassemblant plus de deux mille habitants se sont tenus en continu tous les soirs entre février et mars 20179. Ils ont fourni le cadre du travail pour les aménageurs et promoteurs candidats10. Auditionnés publiquement en septembre devant 450 personnes, interrogés par un panel de rapporteurs, deux groupements ont été choisis par les élus qui les ont invités à se regrouper et à faire évoluer leurs offres en conséquence. Un patient travail de plusieurs mois a alors commencé, associant aménageurs, promoteurs, architectes et citoyens, sous l’égide des élus et des services de la ville. Les experts n’étaient pas là pour expliquer leurs solutions mais pour recueillir les commentaires, réactions et questions des dizaines d’habitants constituant un collectif de rapporteurs de la démarche et les réinterpréter. À chaque étape ils préparaient des scénarios alternatifs et présentaient les différentes hypothèses sur lesquelles ils avaient réfléchi : une solution a émergé en quelques mois pour un projet qui était politiquement ensablé depuis de très nombreuses années. Si les situations se débloquent dans la discussion, ce n’est pas parce que les citoyens se feraient avoir par leurs promoteurs, c’est parce qu’à l’occasion du travail collectif associant les élus, les experts et des collectifs d’habitants vastes et diversifiés, les positions de tous ont évolué : la perception des enjeux et perspectives attachés au projet comme le contenu de ces derniers se sont trouvés augmentés par le débat démocratique.
Construire des choix plus justes Les dirigeants doivent aussi augmenter le niveau d’ambition qu’ils donnent aux débats citoyens pour leur conférer un véritable statut
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politique. Ils ne peuvent ignorer le niveau de défiance atteint dans les démocraties occidentales quand ils engagent des projets, même quand ils le font de manière participative. Sans doute est-ce malheureux d’en être là, mais l’a priori général quand ils s’adressent à la population ou proposent un projet, est qu’ils n’ont pas de crédit auprès des citoyens. Il leur revient d’intégrer cette nouvelle dimension de l’action politique et de construire les choix publics de telle manière que chacun ait le juste sentiment d’avoir été pris en compte.
(Re-)constituter la légitimité des institutions Qu’ils soient maires, ministres ou présidents, qu’ils soient élus de longue date ou fraîchement désignés par les citoyens, aucun n’est exempt de cette défiance. Ce constat s’applique y compris aux nouveaux élus : les citoyens les jaugent très vite et leur reprochent tout aussi vite les travers associés à leurs prédécesseurs au motif que les élus sont « tous les mêmes ». Être élu, c’est immédiatement basculer « de l’autre côté ». Là encore, il revient aux nouveaux élus d’en avoir pleinement conscience et de commencer par faire la preuve qu’ils ont une pratique de la politique différente. Paradoxalement, ceux qui ont fait des campagnes « participatives » sont les plus exposés au risque de ne pas prendre ce temps nécessaire. Ayant passé du temps à écouter des habitants pendant leur campagne, ils sont persuadés que leur programme répond à une réelle demande et s’empressent de le dérouler. Sauf que ce n’est pas parce qu’ils ont identifié un besoin auprès de quelques citoyens que la population est pour autant prête à les créditer d’avoir écouté et considéré tout le monde. Même si leur campagne a été très ouverte et leur a permis de rencontrer des centaines de personnes en dehors des cercles militants, ce n’est jamais qu’une minorité d’habitants, croisés dans un cadre et un contexte très politiques. Pour la grande masse des gens qui ne s’est pas intéressée à la campagne des nouveaux élus, peu importe que le programme ait été écrit par une, dix ou cent personnes : quand il s’agit de passer à la mise en œuvre, cela reste a priori les idées que quelques-uns veulent imposer aux autres. Ce n’est pas parce qu’ils ont été méthodologiquement co-construits qu’ils répondent pour autant à une demande politiquement constituée pour les citoyens. L’un des enjeux des démarches participatives est de répondre à cet enjeu, explicitement démocratique, de reconnaissance collective des problèmes dont les élus sont appelés à se saisir.
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L’un des risques auxquels s’exposent les élus « participatifs » est même de verser dans une forme de césarisme : « eux » auraient écouté et compris mieux que les autres les attentes des citoyens. Concerter longuement à peine élus et prendre le temps de revisiter collectivement les diagnostics et les enjeux est fondamental car cela permet de mettre en perspective l’ensemble de l’exercice du mandat. Les élus lancent bien des audits budgétaires quand ils arrivent aux commandes, pourquoi ne pas systématiser les audits démocratiques ? Cela peut certes contredire le besoin d’envoyer rapidement des signes symboliques à ses propres électeurs. D’une part, rien n’interdit que ces mesures soient prises in fine et que le calendrier d’adoption soit garanti voire accéléré par le fait que le débat ait renforcé leur prégnance dans la société. D’autre part, l’urgence démocratique doit être considérée comme prioritaire car elle conditionne les marges de manœuvre des nouveaux élus pour toute la suite de leur mandat. Ils ne peuvent pas tenir pour acquis ni se satisfaire du fait qu’ils n’auraient que les « cent jours » de leur début de mandat pour lancer leurs réformes. Ce serait accepter a priori que notre régime démocratique est défaillant et irréformable. Ils ont l’obligation de chercher les moyens de s’inscrire dans le temps long et se recréer les espaces et les marges de manœuvre pour cela. La démarche qui consiste, pour un élu, à aller consulter les citoyens et mettre ses choix en débat doit ainsi s’appréhender autant de manière technique (qu’allons-nous décider ?) que politique (qu’est-ce qui nous tient ensemble dans cette décision ?). Ce décalage est décisif car partager une décision politique, ce n’est pas comme partager une opinion : on peut très bien accepter une décision que l’on n’approuve pas dès lors que l’on en partage le sens. C’est même précisément parce que les citoyens peuvent très bien considérer que les orientations proposées sont justes même s’ils ne sont pas eux-mêmes personnellement en accord avec les choix engagés que la démocratie revêt un caractère éminemment dialectique. Il faut toutefois pour cela que les décisions fassent « sens » pour les citoyens, qu’elles leur semblent justes et qu’ils puissent faire les liens entre les décisions prises et les valeurs qui ont été exprimées et dont ils ont pu apprécier par eux-mêmes qu’elles étaient plus ou moins partagées par tous. À l’heure où chacun tend à s’enfermer dans des bulles d’auto-confirmation de ses propres opinions, renforcé dans ce tropisme par la plupart des canaux d’information numériques, c’est à cela que peuvent servir les concertations : clarifier en amont le sens des réformes souhaitées, y compris pour ceux qui les entreprennent, et contribuer ainsi à plus de justice grâce au rétablissement d’espaces de discussion plus larges que ceux des médias ou des réseaux sociaux.
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Être écouté, un principe de justice Ces dernières décennies, les services administratifs ont pris l’habitude de caler les paramètres fondamentaux des grands choix politiques puis de se lancer dans de savants calculs d’optimisation intégrant toutes les variables qu’ils ont sous la main pour trouver une solution pratique à présenter au politique. Sous couvert de réalisme économique et budgétaire, les choix publics sont ainsi implicitement basés sur des logiques qui mélangent plusieurs règles et principes de choix issus des différentes théories de justice. Le planificateur technocratique, supposé bienveillant, cherche à maximiser le bien-être social issu de sa réforme (principe utilitariste classique) en essayant à la fois de sauvegarder les bénéfices reçus par ceux qui toucheront le moins (principe plus ou moins rawlsien) et à minimiser la population concernée par les traitements les plus durs (réalisme politique). Au final, le couperet tombe sur des cas marginaux que le planificateur espère compenser par ailleurs (principe dérivé de Pareto), ces arbitrages devant lui permettre d’envisager une solution globale satisfaisant le plus grand nombre (principe du jugement majoritaire). Cette approche produit de beaux rapports mais ne fait pas pour autant des réformes ressenties comme justes par les citoyens. Faute de partager les valeurs et intentions qui ont présidé aux différents arbitrages dans le secret des réunions interministérielles ou paritaires, faute de mettre en débat l’articulation de ces différents principes de justice, les décisions semblent tomber comme autant de couperets sacrificiels. À force de débats et de discussions interindividuelles au café, au travail, en famille, certaines situations périphériques se trouvent investies d’une charge symbolique très forte. Elles représentent un arrondi après la virgule dans les calculs de l’expert mais s’imposent dans le débat politique. Les grandes réformes sociales sont emblématiques de cette tension : quand un socle universel de la société est affecté par une réforme, tout le monde est par définition concerné et voit sa situation évoluer. À supposer même que les crédits augmentent pour adoucir les effets des réformes engagées, il est malgré tout obligé que certaines catégories de personnes soient moins bien traitées que d’autres et que tout le monde se sente menacé d’être le prochain « sacrifié ». Il en va de la politique comme de l’esthétique selon Duchamp : « C’est le regardeur qui fait l’œuvre11. » Plus encore que les conditions objectives des personnes, l’acceptabilité du projet dépendra de l’appropriation, par la population, de la norme de justice qui aura présidé à la réforme.
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Réduire le décalage entre la réforme « calculée » et la réforme « vécue » est un des bénéfices directs de la concertation quand elle est menée de manière très large auprès du plus grand nombre de personnes. Intégrer l’appréciation et le regard de tous les publics sur la décision à prendre, c’est donc une façon de construire des projets plus équilibrés, mais cela conditionne également le regard des citoyens sur la justice des politiques engagées. Le principe de justice imaginé par Rawls doit ainsi être appliqué non seulement au choix public mais à la procédure de choix elle-même : une concertation doit maximiser le niveau minimum du sentiment d’avoir été écouté tel qu’il est vécu par la population. C’est pour cela que consulter massivement est fondamental : ce n’est pas une simple question de communication ou de propagande, c’est un principe de justice à part entière. Si les décisions semblent injustes, non démocratiques, aux citoyens, ce n’est pas forcément qu’elles créent plus ou moins d’inégalités, c’est que la légitimité au nom de laquelle sont définis des traitements différenciés entre les individus n’est plus reconnue. Ouvrir largement les sujets à la discussion pour permettre qu’ils soient redéfinis par les citoyens n’est pas un risque insurmontable. Au pire, les dirigeants s’évitent une erreur s’ils réalisent qu’ils ont fait un diagnostic partiel. Au mieux, le gain politique est assuré par une meilleure appropriation citoyenne des débats et réformes engagés. L’effet pour la démocratie est, quant à lui, plus qu’appréciable. Que le sujet se constitue de lui-même dans la population et plus seulement à partir des questions formulées par les dirigeants change tout dans la justesse ressentie du débat. Cela se retrouve dans la dynamique globale de la concentration. D’une part un public spécifique s’est constitué à l’occasion de la définition du sujet qui n’existerait pas autrement et qui pourra exister dans le débat public si jamais la discussion se poursuit. D’autre part le rapport entre la population et les dirigeants est rendu égalitaire par le procédé lui-même. Les dirigeants peuvent ainsi se trouver une place parmi d’autres acteurs solidaires entre eux, plutôt que d’être automatiquement rejeté à l’opposé des intérêts de la population. À ces conditions, des réformes exigeantes, voire difficiles, sont possibles.
Co-construire les critères de choix C’est toute la différence entre un panel et une réunion publique. Un panel a certes une vertu analytique mais, par définition, ce n’est
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pas un acte public ouvert. Il n’a donc aucune portée transformatrice sur la nature et le contenu du débat public. La réunion, elle, est un moment explicitement politique : l’un des enjeux est d’y apprécier comment chacun réagit aux propos et comportements des autres. Une des limites de tous les outils numériques déployés autour des processus participatifs pour massifier et fluidifier la contribution des citoyens est d’ailleurs leur manque d’interactivité. Les civic-tech sont des appuis utiles pour l’analyse et la prolongation des échanges, mais ils ne remplacent pas ce que la présence physique de personnes différentes dans un même espace produit sur elles-mêmes. Les « webinars » qui se sont multipliés pendant les confinements sont emblématiques de cette fadeur. On retrouve, dans leur caractère normé et la litanie de prises de paroles qu’ils installent toute la différence qu’il peut y avoir entre une salle publique et un conseil d’administration dans lequel chacun vient avec un mot d’ordre. La période de confinement a montré l’importance de la « coprésence » dans la construction des espaces sociaux : en visioconférence, la possibilité d’entrer ou sortir d’un débat à loisir, de ne pas être physiquement au contact des participants permet à ceux qui le souhaitent de se soustraire au débat. Or, ce sont le plus souvent ceux dont la présence est fondamentale à la bonne tenue de celui-ci qui se désengagent les premiers, qu’il s’agisse de dirigeants que le débat mettrait dans une position inconfortable ou de populations démocratiquement fragiles. Dans une salle, les premiers ne pourraient pas se dérober au débat et les seconds ne pourraient pas se rendre invisibles. Les plateformes, parfois accompagnées d’espaces de discussion ouverts, présentent les mêmes problèmes : ne changeant pas les conditions d’élocution, ces espaces ne font que collecter, en plus grand nombre, les solipsismes de chacun sans créer d’espace politique. À la marge, l’un ou l’autre des contributeurs pourra éventuellement changer de point de vue, mais cela même ne suffira pas à faire événement. De ce point de vue, il y a bel et bien une neutralité technologique : l’outil ne fait que reporter et amplifier des incapacités à dialoguer inhérentes à nos sociétés contemporaines. Ce sont des médias mais ils ne créent pas de dimension sociale propre à la démarche qu’ils accompagnent. Il y aurait pourtant un enjeu à créer, dans ce « média de média12 » qu’est Internet, les espaces permettant d’organiser ces paroles collectives. Pour l’heure, l’incapacité des institutions à sortir, dans ces espaces ouverts, de leurs attitudes rigides et descendantes dilue la
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parole politique et la rend inaudible. Oscillant entre le clash et les discours technocratiques, il semble qu’il n’y ait aucune place pour un récit incarné alors que les institutions auraient intérêt à s’appuyer sur ces nouveaux médias pour multiplier les canaux de remontée du réel. Donner la parole au terrain de manière médiatisée permettrait qu’existent les débats apaisés auxquels tout le monde aspire : des espaces où faire vivre les expériences et débats actuellement invisibles tels qu’ils sont portés par les habitants. Cela supposerait que les dirigeants acceptent la contradiction et reconnaissent la valeur politique des moments de discussion plutôt que de multiplier les communications publicitaires. Une concertation doit donc intégrer le fait que le sentiment de justice attaché à un projet est un construit politique et que l’un de ses rôles doit précisement être de permettre que cette question pas du tout technique, soit publiquement traitée. En la matière, l’important n’est pas le résultat mais le processus qui y conduit. Pour cette raison, à l’inverse de ce que préconisent les tenants d’une neutralité procédurale qui confine à la naïveté, il est fondamental de mener ce genre de réflexion non pas entre citoyens seulement, mais le plus possible en présence des dirigeants eux-mêmes. L’enjeu est à la fois qu’ils entendent – ce qui est toujours bénéfique à leur représentation du monde –, mais aussi qu’ils donnent à voir la façon dont leur propre pensée évolue au fil des rencontres. Le défi n’est pas de remplacer la démocratie « représentative » par l’expression directe des citoyens mais de remettre plus de fluidité et de simplicité dans les relations politiques. La démocratie en continu est un processus d’appropriation réciproque entre citoyens et dirigeants.
Assurer des tâtonnements Les concertations doivent ainsi assumer un rapport différent au temps et à la durée. Quand des réserves s’expriment sur des projets d’aménagement, par exemple, le réflexe classique des élus et des services est de s’enfermer pour retravailler jusqu’à ce qu’une solution alternative soit trouvée. Une réunion est alors organisée pour la présenter. Sauf que si personne dans la population n’a été associé au retour détaillé sur le diagnostic, ni aux tâtonnements qui ont accompagné la résolution du problème, le grand public ne voit pas tout le travail mené ni les questions qui se sont posées, ni les raisons pour lesquelles les choix présentés ont finalement été faits par rapport à d’autres options possibles. Le grand public ne voit
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que le temps qui s’est écoulé entre deux versions différentes d’un même projet. Là où les équipes ont pris le temps d’étudier les différents scénarios, de renoncer à certaines choses qui leur tenaient à cœur parce qu’elles étaient manifestement impossibles, d’en découvrir de nouvelles avec joie, on demande aux citoyens d’accepter en deux heures le résultat final et d’en être aussi contents que les experts et décideurs… L’écart est souvent trop grand entre des experts qui testent hypothèses sur hypothèses depuis des semaines et ont parfois travaillé encore toute la nuit précédant la réunion pour être prêts, et des habitants qui n’ont plus réfléchi au sujet, ou de manière seulement ponctuelle, depuis plusieurs semaines voire plusieurs mois. On demande en effet aux habitants d’être « raisonnables », mais sans leur avoir donné le temps dont les dirigeants ont pu bénéficier, eux, pour parcourir le chemin vers la décision, sans avoir eu l’occasion de passer par les mêmes étapes qu’eux. Comme les citoyens n’imaginent pas tout le travail accompli, cela nourrit aisément les théories du complot ou la démagogie : « ils nous cachent quelque chose » ou bien « c’est vraiment des incapables ». En retour, les décideurs sont frustrés de constater l’écart entre leurs efforts et ce qui en est perçu et ils s’époumonent sur le ton du « c’est plus compliqué que vous ne le pensez ». Il est donc important de créer les espaces pour partager régulièrement les obstacles et accompagner le travail des équipes techniques, y compris dans sa dimension laborieuse, en faisant la démarche d’expliquer les raisons du piétinement et de se donner une chance de les dépasser. Les citoyens peuvent trouver que le temps est long alors même que tout le monde dans l’administration aura sué sang et eau pour trouver une solution. Cela procure à chacun une tension émotionnelle importante et inutile à l’approche de la réunion. Restituer la part laborieuse du travail réalisé dans les services est aussi une façon de réhumaniser les administrations et de rétablir une forme d’égalité démocratique : en démythifiant certes la toutepuissance rationnelle des institutions, mais en restituant la part humaine des décisions politiques. L’écart culturel n’est pas si large qu’il ne puisse être comblé si l’on en discute tous ensemble. Au passage, cela permet de relativiser plus encore le coût d’une bonne concertation. Un projet arrêté coûte cher. Une consultation trop tardive des habitants ou une mauvaise écoute de ce qu’ils disent peut aussi coûter cher, alors que les problèmes auraient pu être anticipés à moindres frais si les habitants avaient été écoutés en amont et
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avaient pu exprimer non seulement un avis technique mais aussi un regard politique sur le projet, les logiques et les valeurs qui le motivent. Intervenant dans le cadre des rencontres organisées à travers la France pour le compte de la Fédération nationale des Travaux publics, une habitante de Caen expliquait ainsi : « Je suis militante pour les crapauds, donc a priori on ne s’aime pas, les travaux publics et moi. Mais je suis tout autant que vous attachée au développement de ma région. Ce que je demande, c’est que vous preniez nos points de vue en compte dès le début de vos travaux. Parce qu’après, c’est trop tard et on vous fait démolir vos routes et les reconstruire pour faire les passages pour nos amies les bêtes alors que si vous aviez écouté au début ça se serait bien passé » (Réinvestissons la France, 2017, rencontre de Caen).
La parole ne fait pas miraculeusement disparaître les conflits, en revanche elle permet de les prévenir et les rend plus gérables. En intégrant l’expression des ressentis et des potentielles injustices dans les contraintes de départ des projets de réformes ou d’aménagement, aux côtés des problématiques économiques, financières, environnementales ou techniques, il devient possible de travailler dessus avant qu’il ne soit trop tard pour que les choix puissent être inversés. Tisser les continuités entre les discussions, le travail réalisé et les décisions finales est d’autant plus important qu’il faut souvent du temps pour que des réalisations concrètes découlent d’une concertation. Ceux qui participent aux concertations n’en voient pas la traduction ; ceux qui arrivent ensuite dans le territoire ou l’entreprise ne voient pas ce que les réalisations qu’ils ont sous les yeux doivent à la parole de leurs prédécesseurs. Souligner tout ce qui peut activer cette fragile confiance dans l’attention des dirigeants à ce que disent les citoyens est utile : à court terme, les seules preuves auxquelles les citoyens peuvent se fier, ce sont souvent des mots et des attitudes. Les temps de concertation gagnent ainsi à être considérés comme un élément à part entière de la parole politique. Cela suppose, pour les dirigeants comme pour les organisateurs, de comprendre et accepter que des émotions s’expriment et de les prendre au sérieux : les écouter pour identifier, par-delà l’expression du sentiment lui-même, les raisons profondes auxquelles il fait écho. Par-delà les aspects techniques discutés, il y a souvent des enjeux de reconnaissance qui se jouent : les entendre aide à restaurer un peu de confiance entre les citoyens et les élus, et accrédite l’idée que chaque voix compte.
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L’esprit critique n’est pas un défaut Un de ces moments de démocratie vivante m’a été donné en juin 2019, à Vannes en Bretagne. 150 personnes étaient venues à la chambre d’agriculture du Morbihan pour débattre de « Quelle alimentation voulonsnous ? » dans le cadre de rencontres organisées à l’échelle mondiale. La demande se voulait délibérément ouverte et un effort conséquent avait été fait pour s’assurer de la présence de nombreux citoyens qui, en temps normal, n’auraient jamais poussé la porte d’une institution réputée acquise à la cause du modèle agroalimentaire dominant. En plus des proches de la filière (agriculteurs, éleveurs, industriels, distributeurs, etc.) étaient ainsi présents des artisans, un chauffeur routier, des enseignants, des chômeurs, des femmes de ménage, des lycéens, quelques étudiants, des agents administratifs, un ingénieur, quelques cadres, un patron de PME, etc. Des opposants aux pratiques agricoles et alimentaires conventionnelles étaient également venus, certains en voisin depuis Notre-Dame-des-Landes. Au lieu de commencer le débat par le bilan des bonnes actions de la filière, nous diffusons alors une enquête audiovisuelle réalisée en amont de la rencontre auprès d’une soixantaine de jeunes Français. Ils livrent leurs questions et leurs doutes sur l’alimentation de demain. Le débat commence de manière très constructive mais, assez vite, plusieurs personnes interviennent pour prendre à partie les représentants de la filière, les accusant de n’avoir rien fait de tangible jusqu’ici, de « continuer à polluer ». Dans la salle, l’ambiance flotte : chacun se demande si la réunion va se tendre désagréablement. Les dirigeants présents vont-ils traiter ces interventions comme celles de gêneurs ou vont-ils bien considérer qu’elles font, elles aussi, partie de ce qu’il faut entendre si l’on veut avancer collectivement ? Nous laissons le débat continuer entre les participans plutôt que donner la parole aux organisateurs qui la demandent pour répondre. Ce n’est pas qu’il s’agisse de noyer le poisson mais, précisément, l’un des enjeux de la rencontre est de sortir de cette logique de face-à-face : autant laisser la salle réagir par elle-même à ce qui est dit dans ce moment précis, il y a suffisamment de points de vue différents présents pour que le débat sur le débat lui-même soit instructif. Le débat continue donc. Un représentant des Gilets jaunes de Vannes se lève notamment et souligne que la question du prix appelle des réponses sociales, sans liens avec les pratiques de culture. Une autre personne réagit en soulignant que la question du prix appelle des réponses sociales, sans liens avec les pratiques
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des cultures. Une troisième rebondit en soulignant le problème des quartiers populaires ou des familles qui travaillent pour accéder malgré tout à de l’alimentation de qualité… Le public se forme en même temps que les sujets évoluent et, comme dans une partition musicale, plusieurs débats se croisent et se répondent dans le même espace démocratique. Les échanges se poursuivent ainsi jusqu’à ce que d’autres personnes du même groupe interrompent les échanges une nouvelle fois, énervées que la filière ne prenne pas le micro pour répondre frontalement aux accusations formulées contre elle en début de rencontre. Un léger malaise s’installe dans la salle du fait de son ton véhément. Sa voisine ayant déjà coupé la parole à plusieurs personnes, certains des participants commencent à se demander s’ils vont rester : après tout, ils ne sont pas venus pour participer à un pugilat. Plusieurs des organisateurs eux-mêmes sont mal à l’aise. Le directeur RSE du groupe de grande distribution ayant introduit les débats reprend alors la parole. Il ne se place pas en redresseur de torts ou en professeur et ne vante pas les « bonnes » solutions mises en place par son enseigne pour essayer de se justifier. Il insiste plutôt sur les questions qu’ils se posent, à la direction de son groupe et dans les magasins, et décrit comment son groupe est confronté aux difficultés de mise en œuvre de ces bonnes intentions. À la suite de son intervention, la tonalité des échanges change. Les participants s’animent moins pour ou contre la filière agroalimentaire mais pour discuter entre eux de « comment » on aide ceux qui, dans la filière, se posent les questions partagées par les citoyens. Il n’y a pas de naïveté dans l’attitude des participants : la grande distribution n’est pas lavée de tous les soupçons qui l’entourent par la seule grâce de l’intervention du directeur RSE. Simplement, les citoyens se sont mis eux-mêmes au centre du débat et s’interrogent mutuellement sur l’organisation de la filière et sur les questions qu’elle doit, selon eux, se poser pour avancer. Ainsi, un participant d’une trentaine d’années, ayant préalablement pris la parole pour expliquer qu’il ne mangeait que les plantes de son jardin et qu’il défendait une agriculture et une alimentation plus respectueuses de la nature, demande à nouveau le micro pour interpeller la partie de la salle la plus réservée : « On a là des représentants de la grande distribution, des agriculteurs, ils viennent pour nous parler, ils nous tendent la main, ce n’est pas possible de ne pas faire un pas » (OpenAgrifood, 2019, rencontre de Vannes).
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La fin du débat a esquissé des rapprochements de points de vue inédits montrant, à l’échelle d’une salle, les avancées possibles d’un débat bloqué à l’échelle nationale. Il n’y avait plus de camps, ni de certitudes qui s’opposent, juste des intentions, des doutes et des envies d’amélioration. Cette réunion de Vannes témoigne du fait qu’un débat peut toujours basculer du bon ou du mauvais côté mais que, souvent, la méfiance des dirigeants crée par elle-même la réaction de défiance des citoyens. En l’occurence la confiance dans le fait que le débat serait interessant et que toutes les questions, même les plus dures, pouvaient être abordées sereinement a permis une discussion musclée, mais particulièrement interessante et productive. Un des enseignements principaux de ce débat concernait ainsi le rapport des habitants aux dogmatismes des uns et des autres. La population vit dans l’idée que nous traversons une période de grandes transformations. Tenant qu’aucune certitude n’est établie et qu’il faut se préparer à imaginer d’autres choses que ce que nous faisons déjà, l’opinion penche ainsi par défaut du côté de ceux qui critiquent plutôt que vers ceux qui savent sans se remettre en question. Dans le débat évoqué ici, le retournement de la discussion s’opère en faveur des organisateurs au moment où leurs opposants se font eux-mêmes intransigeants tandis que les institutions se mettent précisément du côté de ceux qui doutent et se questionnent. Constatant la sincérité apparente des organisateurs, le point de vue initial des participants change à la fois sur ceux qui s’expriment et sur le crédit qu’ils peuvent accorder à ce qu’ils disent. On pourrait s’en réjouir, puisque l’esprit critique est l’un des principes moteurs du débat démocratique. Le problème est que, dans le cœur des institutions, la règle est plutôt de se méfier a priori de toute critique.
Débattre en temps de complotisme et technoscience Le doute croissant de la population envers les experts ne signifie pas que les gens nourrissent une méfiance absolue vis-à-vis de toute forme de pouvoir ou de savoir, ni qu’ils préféreraient des dirigeants ne sachant pas où ils vont. Ils expriment même explicitement le contraire quand on les interviewe. À l’image de ce gestionnaire d’espaces publicitaires rencontré à Saint-Étienne en pleine crise des Gilets Jaunes, ils considèrent que
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« Nous avons besoin de gens qui sont spécialisés en géopolitique, en économie, en stratégie militaire, je sais pas…Il y a des gens qui sont des pointures là-dedans ! Mais il faut pouvoir les contrôler et une fois qu’ils sont élus il faut pouvoir faire qu’ils respectent leurs engagements parce que, au final, on est leur patron, l’État c’est nous » (Grand Débat national, 2019, Enquête).
Le problème est que, lorsqu’ils expriment leurs doutes, les citoyens ne trouvent personne, au sein des « élites » qui soit résolu à les entendre, à les prendre au sérieux et à considérer que cet esprit critique soit un signe positif de vitalité de notre démocratie. Au contraire, ceux qui les portent sont régulièrement ravalés au rang d’irresponsables ou d’adversaires de la raison. Le doute fait pourtant partie de la base de l’exercice cartésien ! L’usage critique de la raison devrait donc, a priori, être perçu positivement par les dirigeants : ils devraient se rejouir d’avance des concitoyens qui doutent. Le feraientils qu’ils réaliseraient les effets positifs de leur attitude plus ouverte sur la méfiance des habitants vis à vis d’eux : la façon même dont la notion de complot est construite et conviée dans l’espace public est souvent abusive1 et accentue la propension de certains citoyens à la défiance systématique. Si une petite partie de la population seulement saisit le monde à travers une vision essentiellement complotiste2, la plupart des personnes sont poreuses aux soupçons que véhiculent ces thèses. Cela tient au fait que, avec les lanceurs d’alertes, les personnes identifiées comme complotistes comptent parmi les seuls émetteurs à ouvertement douter au sein de l’espace public. Les débats entre experts et scientifiques existent, certes, mais qui les connaît ? Les débats entre services ou entre adjoints existent dans les villes et les ministères, mais qui y a accès ? Alors que la population considère massivement que l’époque appelle aux remises en question, qu’il y a des cas avérés de manipulation des chiffres ou de maquillage des faits par des firmes ou des gouvernements, les mécanismes du pouvoir sont, eux, organisés autour de la nécessité de partager des réponses. Plutôt que de recueillir et d’explorer des questions, les débats publics eux-mêmes sont pensés pour compartimenter les critiques. Le problème est que, ce faisant, les dirigeants laissent l’espace du doute aux seuls « complotistes » de la même manière que leur prévention à l’égard des affects les conduit à abandonner leur exploitation aux seuls « populistes ». La façon dont ces deux populations sont amalgamées est en soi révélatrice d’un déficit de pensée critique.
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Une des vertus de la crise sanitaire est d’avoir mis sur la place publique les frontières du savoir médical. Les frontières, plus que les limites car, ce qui a été publiquement discuté, ce ne sont pas les impuissances de la médecine mais les chemins de son avancée. Au-delà des débats sur la chloroquine autour du professeur Raoult, et même à travers ces débats-là, les scientifiques intervenant à la télévision ont été interrogés sur les évolutions de leurs recherches plutôt que sur des réponses qu’ils n’avaient pas encore. Le travail d’enquête propre à toute démarche scientifique s’est trouvé sur le devant de la scène démocratique qui, elle-même, est devenue un espace beaucoup plus ouvert. Assez vite, pourtant, la tentation d’instrumentaliser les réticences d’une partie de la population à des fins politiques a pris le dessus. En janvier 2021, les préventions anti-vaccin de la population ont ainsi été la montée en épingles avant même la survenue de réticences : une partie de la population est bel et bien rétive mais les freins initiaux à la vaccination tenaient plus aux difficultés d’approvisionnement qu’à la masse des « anti-vaccin » dans la population. Que ce soit par tactique politique ou par un pur effet de propagande médiatique, la caisse de résonance accordée à ces questions déporte le débat médiatique sur des questions largement artificielles. Le piège est redoutable car, face au développement de théories débridées, la tentation de la censure ou du passage en force revient régulièrement. Or, elle est toujours problématique dans un régime démocratique : cela alimente mécaniquement les critiques sur les dérives autocratiques et les suspicions qui entourent le pouvoir. Ce n’est jamais un hasard quand la population s’embrase sur un sujet, mais ce n’est pas en traitant les symptômes que le problème disparaît : il faut chercher, collectivement, les causes profondes de l’émoi. Il revient donc aux institutions de faire plus confiance à ce que l’intelligence critique des citoyens peut leur apporter en assumant des débats larges. Il ne s’agit pas de donner deux minutes aux complotistes et deux minutes aux experts mais de permettre que les habitants euxmêmes définissent les enjeux sous-jacents sur lesquels ils attendent des discussions. L’ère « numérique » et les mutations qu’elle entraîne dans nos sociétés rendent l’époque propice aux fausses informations. Les canaux d’information et de pouvoir ne sont plus uniquement descendants et l’asymétrie entre producteurs et consommateurs qui caractérisait l’ère « analogique » est rompue, ouvrant des opportunités immenses dans tous les domaines3. Il est d’usage de souligner les effets de cette démultiplication des sources d’information sur la
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propagation des rumeurs infondées. Pourtant, l’exact inverse pourrait être plaidé avec une profusion de témoignages et de ressources accessibles à tous pour contester les expertises ou les récits fallacieux. À l’heure où nous explorons chaque jour de nouvelles dimensions de cette libération créatrice, nos pratiques politiques et notre rapport au pouvoir restent toutefois bloqués dans une modalité « descendante ». Ce retard empêche les citoyens comme les gouvernements de saisir l’énergie et les opportunités qu’ouvre l’esprit à la fois critique et constructif de la population. Que ce soit en matière de vaccins, de nucléaire, de pesticides ou de 5G, les scientifiques ont beau clamer à coups de tribunes que, les vrais critiques, ce sont eux, les citoyens ne sont plus prêts à accepter que l’on décide à leur place de ce dont on peut parler ou non. Les décideurs ou experts qui fixent a priori les règles et les limites en excluant par avance certaines alternatives du champ du débat nuisent à la bonne tenue de celui-ci. De telles attitudes jouent même la plupart du temps contre ceux qui se drapent dans leur vertu. Les règles régissant le débat scientifique ne sont pas a priori incompatibles avec le débat démocratique, seulement elles répondent à des registres de légitimité différents. Il faut à la fois traiter la question de leur position dans le débat (qui doit être moins péremptoire) et celle de l’acculturation de la population aux méthodes scientifiques. À défaut, les seules occasions où l’on entend parler publiquement des règles internes au monde académique sont les moments où elles font la Une de manière spectaculaire : lorsque les chercheurs sont surpris en train de frauder pour le compte d’intérêts économiques ou quand ils mettent au ban certaines figures populaires mais contreversées comme dans le cas du professeur Raoult. Les chercheurs et les experts ont une part de responsabilité dans cet état de fait. À titre personnel, ils ont souvent tendance à professer plutôt qu’à débattre avec le grand public. Quant aux institutions académiques, elles sont largement défaillantes quand il s’agit de réguler la profession. En revanche, il ne leur revient pas de prendre à leur charge la façon dont s’organise le débat public sur les sujets dont ils sont les spécialistes. La pacification des espaces de discussion est, normalement, une prérogative des politiques. Malheureusement, alors qu’il en va de la vitalité de nos démocraties et que tout le monde serait prêt à cette réinvention, ils sont eux-mêmes parmi les plus rétifs à ouvrir largement les débats.
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Se réunir pour se re-trouver Une démocratie augmentée, c’est enfin une démocratie faisant toute sa part à la dimension non verbale de la communication entre les êtres humains. L’espace public classique – qu’il soit politique, médiatique ou économique – tend à nous séparer les uns des autres, à nous réduire nous-mêmes en nous assignant des rôles a priori et nous demandant de les jouer et nous y tenir, nous privant ainsi de notre part intime. À condition d’en faire autre chose qu’un moment pénible à écouter des discours devant un power-point, une rencontre est une occasion de rapprocher les individus. Plus encore, dépasser ces obstacles permettrait que l’espace démocratique contribue pleinement à la très contemporaine quête de soi. Pour chaque participant, un débat public est en effet susceptible de mettre simultanément en résonance les trois dimensions constitutives de la reconnaissance, telles que les distingue Ricœur : reconnaissance de soi, reconnaissance mutuelle et reconnaissance sociale13. Inviter les émotions en politique ne signifie pas qu’il faille aller chercher des larmes devant les caméras ou monter en épingle des cas personnels : il s’agit plutôt de tenir compte de ce que les décisions engagent de ressentis personnels pour les citoyens au moment de faire des choix. L’exercice du débat démocratique en tant que tel devient alors une expérience de reconnaissance de soi, des autres et du monde. Loin d’une démocratie jouant sur les affects afin de manipuler les masses, autoriser ce partage de ressentis est le moyen le plus sûr de rétablir la confiance dans la légitimité de l’intérêt général et de ceux qui le portent. C’est aussi une condition pour qu’il existe des alternatives à l’agitation des émotions sur lesquelles jouent les populistes. Loin de tout narcissisme, sortir le vécu de la seule sphère du privé permet d’offrir à chaque participant l’opportunité de se re-trouver. Ainsi conçues, les concertations constituent des expériences permettant de stimuler le sujet politique qui sommeille en chaque participant. C’est un espace où le Je trouve de quoi nourrir la construction de son propre rapport au monde, où les individus ne sont ni assignés à la pression d’une demande d’exposition narcissique, ni soumis à répondre d’un intérêt particulier ou à se taire. Autoriser chacun à témoigner de son vécu et à en tirer des enseignements devant les autres permet de réinviter l’intime dans le débat démocratique. Le fait même de prendre du temps avec les habitants, avant les rencontres, pour les interviewer patiemment et leur permettre d’exprimer des choses qui les touchent, les fait rayonner. Cela passe par un
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travail d’accouchement de la pensée de chacun. S’ils apparaissent d’ailleurs toujours plus « beaux » dans les films que nous réalisons que dans les micros-trottoirs menés à la hâte et réalisés à l’emporte-pièce pour les journaux télévisés, c’est simplement que nous autorisons cette beauté à exister. Cette maïeutique, nous la faisons au nom du débat démocratique, dans le cadre de la démarche de concertation que nous menons. Mais c’est une personne dans son entièreté que nous rencontrons et non une parcelle de son identité, réduite à l’une de ses « qualités » au sens où les économistes utilisent ce terme : nous n’interviewons pas un usager des transports publics ou un consommateur de produits bios ou un riverain de la rue des Lauriers, mais un habitant du monde dans toutes ses dimensions… un Homme sans qualité dirait Musil. Quand nous revenons vers les personnes qui se sont exprimées dans les enquêtes audiovisuelles préalables aux débats ou dans le fil des rencontres, elles se disent le plus souvent fières à deux titres. D’une part, les citoyens parlent en considérant que « leur » façon de voir les choses peut être utile. Si les habitants sont attachés au fait d’exprimer leur propre point de vue, ce n’est pas par envie de se montrer. D’ailleurs ils sont souvent à la fois volontaires mais timides à l’idée de s’exposer. Quand on leur demande pourquoi ils acceptent de nous répondre et de consacrer une heure ou deux de leur temps à cette démarche d’écoute et d’enquête, ils disent souvent : « C’est important de faire entendre notre voix, on a tous un point de vue différent et peut-être que ce que je dirai pourra être utile. » Ils parlent moins comme individus particuliers que comme citoyens singuliers. Nous sommes donc très loin de l’hubris qui les amènerait à vouloir exister devant les caméras. Mais se faisant, chacun se situe en parlant publiquement. « Je » deviens un sujet à part entière parce que je contribue à la définition du sujet collectif en discussion. J’existe parce que je parle. D’autre part, le moment de l’expression lui-même est un temps de jubilation. Que ce soit pendant les interviews préparatoires ou pendant les rencontres, les personnes qui prennent la parole et n’auraient jamais pensé le faire sont rayonnantes. Elles nous disent souvent, ensuite, « je ne pensais pas avoir autant de choses à dire ». Leur joie est directement indexée sur le plaisir simple qu’elles ont d’avoir pu dépasser le stade du « je n’ai rien à dire » et d’avoir découvert des parties d’elles-mêmes qu’elles ne connaissaient pas parce que rien dans leur vie, sinon la question que nous leur adressons au nom de l’espace démocratique, ne les avait amenées à les explorer. Le processus est identique pendant les réunions publiques. Il arrive que l’on force des participants à prendre la parole pendant
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une rencontre : parce que l’on a discuté avec elle en aparté avant la rencontre, on sait que la personne a dit des choses passionnantes mais qu’elle se taira pendant la réunion. Peu importe que cette réserve soit due au fait que la personne soit timide ou qu’elle soit convaincue que ses propos n’ont pas de valeur : si on ne fait pas le pas vers elle qui l’amène à s’exprimer, sa parole manquera. Quand elles se rassoient après avoir parlé, elles sont heureuses. Dans la conception des démarches de concertation cette dimension testimoniale et affective doit être vue comme une part intégrante de la réunion : elle n’a pas de concrétisation matérielle, elle ne concourt pas à la résolution à court terme d’un problème techno-politique, mais elle permet de faire vivre l’espace démocratique comme un espace au sein duquel chaque citoyen peut affirmer son identité ne serait-ce que pour lui-même. Loin de la logorrhée saturant parfois les réseaux sociaux, il y a dans la parole livrée à l’occasion d’une démarche démocratique un engagement personnel qui donne une tout autre tournure au fait de s’exprimer et une autre intensité aux mots prononcés.
Se réunir pour se re-connaître Le deuxième registre de reconnaissance auquel renvoie la pratique de la démocratie et dont les approches « participatives » devraient tenir compte est le sentiment de reconnaissance mutuelle. Non contingentées à la seule dimension technique de la vie moderne, les concertations peuvent reproduire, sous une forme élargie à tout l’espace public, le dialogue entre Je et Tu tel qu’analysé par Martin Buber14. Cette relation à l’autre est fondamentale pour la constitution du sujet or, dit-il, elle ne se maîtrise pas : elle survient dans la rencontre. Cette rencontre avec autrui, fondamentale pour la définition du sujet est pourtant de plus en plus difficile à ménager compte tenu de l’hostilité qui règne dans l’espace public. Un nombre croissant d’interviewés déplorent d’ailleurs explicitement que les personnes ne s’écoutent plus les unes les autres, à commencer par les décideurs. Cette attente ne s’exprimait pas aussi fortement auparavant. Difficile de ne pas voir son avènement comme le signe des difficultés de notre société à faire vivre des espaces de discussion où règne un respect mutuel. Le débat démocratique est pourtant l’un des lieux par excellence dans lesquels cet aller-retour devrait pouvoir s’instituer.
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Pour commencer, il n’est pas rare que des personnes s’expriment dans les rencontres parce qu’elles viennent très prosaïquement chercher une reconnaissance de leur situation par d’autres. Cela nourrit de nombreux malentendus avec les dirigeants. À l’occasion d’une rencontre organisée dans la ville de Malakoff, une femme s’était ainsi levée pour interpeller les élus sur ses conditions de logement qu’elle jugeait indignes. Très émue, elle avait commencé à décrire par le menu tous ses sujets d’énervement, avant de reprocher aux élus de l’avoir abandonnée. Pourtant, elle était locataire des HLM du département, pas de la ville. Fort heureusement, la maire interrompt son adjoint au moment où il s’apprêtait à corriger l’erreur de cette dame et la renvoyer à son bailleur. Alors que la réunion se termine, elle vient d’elle-même voir la maire de la ville et lui dit : « Madame la maire, merci de m’avoir écoutée et de m’avoir laissé parler. Je sais bien que vous n’y pouvez rien mais j’avais besoin que les autres habitants entendent » (Malakoff et moi, 2016, Réunion publique).
Plus largement, dans l’expression, devant d’autres personnes, de son point de vue personnel, chacun est attentif à la façon dont les autres reçoivent le propos. L’important n’est ainsi pas tant de dire que de dire devant témoin : parce que ces autres donnent un statut au fait que ce que je dis a de l’importance ou, plus simplement, que moi qui dis cela, j’ai de l’importance. J’existe parce que je suis écouté. Cette attitude n’est d’ailleurs pas à sens unique. Dans le même mouvement, les citoyens disent venir pour être écoutés mais aussi (et parfois principalement) pour écouter les autres. Cette idée est même revendiquée de plus en plus explicitement dans les enquêtes. Une commerciale de Rouen interrogée sur le Grand Débat national disait ainsi : « Le président, il a été élu pour cinq ans, laissons-le agir. Après, bien sûr, c’est important de se parler et je viendrai pour m’exprimer. Et aussi pour écouter les autres » (Grand Débat national, 2019, Enquête).
Cela se traduit d’ailleurs par une attention prononcée à la qualité et la diversité des publics assemblés. Invités à donner leur sentiment sur les conditions de réussite d’une concertation, les citoyens insistent de plus en plus sur la nécessité pour les organisateurs d’aller chercher les gens que l’on n’entend pas habituellement afin que l’on puisse les entendre, eux aussi. Les habitants n’abordent pas l’arène
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démocratique comme un lieu de rapports de force où il faudrait que plus de gens « comme eux » parlent, pour que leurs propos pèsent plus : ils ont des points de vue méthodologiques très avancés sur le débat qui font écho aux thèses de Dewey déjà mentionnées sur le lien entre la diversité du public et la qualité de la définition des sujets. Interrogée sur l’enjeu primordial pour les intercommunalités dans les années à venir, une employée de bureau de tabac d’Épinac (HauteSaône) déclare ainsi : « On doit participer au projet commun, il ne faut pas que quelqu’un se sente délaissé, faut même pousser, je pense, les gens, il faut tout le monde ! Il faut les jeunes, les moins jeunes, les gens qui ont du travail, les chômeurs, faut que personne ne se sente délaissé » (ADCF, 2019, Enquête).
Les personnes rencontrées ont pleinement conscience que c’est une tâche difficile, mais ils identifient l’expression des différents points de vue comme une base fondamentale de la démocratie. L’idée sousjacente est que le fait de « les entendre tous » dessine la possibilité d’un espace mutuellement partagé, amorce d’un intérêt général dépassant les intérêts particuliers. J’existe parce que j’écoute et que, par mon écoute, je fais exister les autres. Dans cette reconnaissance mutuelle, se joue l’appropriation par chacun de parts d’humanité qui ne sont pas naturellement siennes, mais auxquelles il a accès par le biais de l’échange ouvert que seul permet l’espace démocratique. Ce n’est possible que parce que la concertation n’est pas domestiquée par l’outillage technocratique. Le fait de ne pas chercher, immédiatement, à faire atterrir le débat sur des propositions concrètes est donc fondamental : cela permet à la fois que les différences ne se cristallisent pas immédiatement en oppositions. Dans ce temps d’exploration, où les autres, assis à côté de moi ne cherchent ni à capter la parole pour s’adresser uniquement aux décideurs en ignorant la salle, ni à convaincre les autres que leurs sujets sont importants en se servant de la salle comme d’une tribune. Chacun s’exprime sur des sujets importants pour lui, constitutifs du problème à résoudre à ses yeux et guette, dans le regard des autres, s’ils les concernent autant que lui. Une réunion publique n’est pas pour autant un groupe de parole pour personnes psychologiquement fragiles : on ne vient pas y chercher une simple empathie pour l’autre. La réunion se tient sur un sujet vers lequel converge l’attention de tout le public et cela crée une responsabilité à la fois pour celui qui parle et pour celui qui écoute
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– au premier rang desquels les élus. Dans la façon dont chacun prend le micro et s’exprime se produit un mouvement de l’ordre de la compassion, au sens que Levinas donne à ce mot : quand l’autre s’exprime, on ne l’écoute pas uniquement pour lui-même mais en se demandant pour quelle raison il considère important de partager ce témoignage précis avec autrui. Cette appropriation du raisonnement de l’autre ne conduit pas nécessairement au partage de son point de vue, mais cela emporte l’acceptation qu’il existe. Il suffit d’ailleurs de tenir compte de cet enjeu pour que, pendant les rencontres, des participants disent : « nous ne sommes pas d’accord avec vous, mais c’est bien de nous avoir écoutés ». Dans ces propos, la relation est explicitement mise en avant, plus que l’objet de la discussion ou les points de vue de chacun dans l’échange. Cette reconnaissance interindividuelle est décisive dans le fait de considérer que chacun est « irremplaçable » pour reprendre les mots de Cynthia Fleury15 : irremplaçable non seulement pour soi-même mais aussi pour les autres et par les autres. Dans le débat médiatique et politique, l’importance de cette attention à l’autre s’est traduite par l’irruption des termes de « bienveillance » et de « care » portés par Martine Aubry à la fin des années 2000. Ces mots ont pu inspirer des politiques publiques, une attention soutenue voire une réorientation des moyens vers les métiers du soin, mais ils n’ont pas réussi à s’étendre au cadre même dans lequel se pense la construction des politiques publiques. Même quand on s’intéresse aux soignants, on leur donne rarement la parole pour partager dans un débat large et ouvert les sujets auxquels il faudrait être les plus attentifs. On les pense et les définit pour eux. Une scène survenue pendant une tournée du Secours Populaire sur « La solidarité demain ? » est emblématique de l’importance de cette dimension non « technique » et pourtant essentielle des débats publics. Partageant sa situation personnelle dramatique, une jeune mère de famille interviewée dans les Deux-Sèvres témoignait en vidéo de l’abandon des pouvoirs publics auquel elle se trouvait confrontée, avant d’enchaîner par un commentaire acerbe : « Moi ce qui me préoccupe, c’est ma maison : ne plus pouvoir la payer et du coup de devoir la quitter et mettre mes enfants à la rue. […] On se sent seuls, un peu démunis de tout. Cette situation tient de la crise, tout ce qu’on retire aux ménages, aux patrons aussi, parce qu’avec tout ce qu’on leur oblige maintenant à payer, ils peuvent pas forcément embaucher… À mon avis ce qui manque le plus à la société aujourd’hui c’est l’entraide, la solidarité entre les gens. Moi j’ai la
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chance d’avoir mes parents derrière, ma famille qui me soutient. Il y a des gens qui n’ont plus rien, personne derrière eux… Ça va être violent ce que je vais dire, mais pour moi on aide les étrangers, on n’aide plus les Français » (Les nouvelles solidarités, 2016, Enquête).
Cet extrait a été systématiquement diffusé dans toutes les réunions organisées à travers le pays. Rencontre après rencontre, il provoquait le même silence gêné dans les salles. Les participants étaient à la fois choqués par le propos xénophobe mais interdits par la situation personnelle de la dame en question. Personne ne parvenait à dépasser ce trouble et ce passage du film était systématiquement tabou pendant les rencontres, jusqu’à ce qu’une mère de famille voilée des quartiers nord de Marseille s’étonne que personne ne parle de la situation de cette personne, s’en émouvant pour conclure que : « Cette dame, c’est terrible ce qu’elle vit. Elle a besoin de consolation » (Les nouvelles solidarités, 2016, réunion publique).
La consolation ne sauvera pas le monde mais on aurait tort de négliger ce que ces appels récurrents à se reconnaître les uns les autres comme des êtres humains disent de la demande de fraternité. Ce n’est pas comme si nos sociétés croulaient sous les occasions de se rassembler et de se lier. De ce point de vue, les réunions publiques que j’ai le bonheur de vivre quasi quotidiennement sont une réponse en actes aux questions que posent beaucoup de chercheurs sur la façon dont la compassion peut être invitée dans le débat public de manière productive : sortir de la sphère personnelle et gagner un statut politique16. Ce qui se noue dans la matérialité de la salle, dans la coprésence des corps, c’est une brèche dans les intimités : chaque témoignage véhicule des mots, des imaginaires, des raisons d’être et d’agir singulières, des expériences de joies et de peines. L’expérience collective de cette éloquence individuelle ouvre sur le ressenti personnel du « socle humain » que l’on tient en partage. Souvent, les personnes qui s’expriment n’ont ni les mêmes appartenances sociales, ni les mêmes intérêts économiques, ni les mêmes opinions politiques. Ce besoin de se re-connaître des citoyens et les ressources qu’ils mobilisent pour cela sont exacerbés par le caractère unique de notre époque à l’échelle de l’histoire de l’humanité : ces personnes aux histoires si différentes partagent un espace de parole. Il n’est pas rare que cohabitent dans la même salle, un soir de rencontre, au moins quatre générations venues de partout dans le monde et qui pourtant
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ont les codes culturels et langagiers leur permettant de parler entre elles. Quand, dans des réunions à Cachan, Aubervilliers ou ailleurs, une discussion s’amorce entre une dame de 85 ans arrivée de Bretagne à l’âge de 15 ans et un jeune de 19 ans dont les parents sont venus d’Afrique, ce sont 4 générations, des références et des horizons de vie différents qui se parlent avec les mêmes mots, partageant une expérience unique. Des démarches similaires mettent régulièrement en présence des PDG de grands groupes et des mères célibataires ou des petits artisans, simplement parce qu’ils habitent ou travaillent aux mêmes endroits. Ce sont des expériences exigeantes qui partent de la conviction que les participants acceptent les différences voire recherchent cette altérité. Cette hypothèse est à l’évidence à rebours de l’ambiance que l’on peut classiquement observer dans l’espace public, que ce soit sur les plateaux de télévision ou les réseaux sociaux. Il est pourtant extrêmement rare que les élus soient obligés de demander à certaines personnes de quitter la salle. Cela ne se produit, à l’échelle de notre agence, qu’une fois tous les trois ou quatre ans, soit à peine 0,5 % des rencontres. Dit autrement, et compte tenu de l’affluence moyenne des réunions, cela représente un participant sur 25 000. À rebours de tous les « personas » imaginés dans les cabinets de design-thinking qui invitent les participants à se décentrer en jouant artificiellement des rôles pendant quelques minutes, les citoyens sont attentifs aux écarts entre les idées fausses qui ont court et la réalité qu’ils vivent. Quand ils sont, eux-mêmes, présents physiquement, ils sont autrement plus efficaces qu’un jeu de rôle pour sensibiliser les décideurs ou les autres citoyens à une situation précise. Ils exploitent avec précision les images communément partagées qu’ils portent avec eux comme autant de stigmates pour les retourner, les casser ou les dépasser : c’est précisément à cela que sert le débat public, à provoquer ces surprises. Sinon, ils ne « produisent » aucune connaissance nouvelle. Dans une forme de mise en abîme parfaitement maîtrisée, les participants jouent de cette dimension personnelle des échanges collectifs. Ainsi, à Malakoff, une jeune femme voilée se lève, saisit le micro en laissant s’installer un silence pour laisser chacun des participants regarder son voile et projeter ce qu’il pense être son propos à venir. Elle commence par parler de la question du compost avant de monter en généralité pour convoquer les questions climatiques et revenir, in fine, sur l’enjeu démocratique qui la préoccupe… dans un retournement digne des meilleurs rhétoriciens :
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« Malakoff est une ville vivante, qui a des habitants qui font vivre cette ville. [Après], je rejoins les gens qui ont parlé d’écologie, de, d’énergie propre etc. C’est des choses que l’on peut faire développer : avoir des composts, des jardins, on peut vraiment faire des belles choses. L’école Henri Barbusse, fait des choses merveilleuses, comme des potagers, des composts dans la cour de récréation pour que les enfants bah, voient que des tomates ça pousse dans la terre […] Et dernière chose, il y a une dame qui parlait de laïcité. Moi je sens une certaine crainte quand je descends dans le nord de Malakoff, de par mon voile, etc. J’ai envie de rassurer les gens, les inviter à ne pas avoir peur : mon foulard reste ce qu’il est, un bout de tissu, il ne fera jamais de mal, pas plus de mal que la casquette qu’il y a sur la tête de mon voisin, donc essayez d’apaiser les cœurs » (Malakoff et moi, 2016, réunion publique).
Au-delà du seul discours, les signes de ces processus de reconnaissance mutuelle s’invitent ainsi dans les jeux de langues, les postures corporelles, les attitudes auxquels tout le monde est sensible… Nous sommes en pleine démocratie des émotions mais très loin de la seule logique des « affects ». Si la concertation sait organiser cette coprésence et que les organisateurs n’en cassent pas les bénéfices par une approche trop normée, les participants créent par eux-mêmes l’espace pour écouter ce que les autres disent et construire avec eux les horizons dans lesquels se projeter collectivement. Charge aux organisateurs, ensuite, de faire en sorte que ces débats aient un débouché politique.
Se réunir pour se ré-unir Le troisième registre de reconnaissance qui se joue pour les citoyens dans l’exercice pratique de la démocratie est celui de la reconnaissance sociale. Dans l’expérience de la rencontre se précisent à la fois la constitution du collectif, avec les conflits qui le traversent, et la construction du rapport de chaque individu à ce collectif. Évoquant les réunions des ouvriers auxquelles il assistait au xixe siècle, Marx écrivait : « Lorsque les ouvriers communistes se réunissent, c’est d’abord la doctrine, la propagande, etc. qui est leur but. Mais en même temps, ils s’approprient par là un besoin nouveau, le besoin de société, et ce qui semble être un moyen est devenu le but. On peut observer les plus brillants résultats de ce mouvement pratique lorsque l’on voit réunis des
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ouvriers socialistes français. Fumer, manger, boire, etc. ne sont plus là comme des prétextes à réunion ou des moyens d’union. L’assemblée, la conversation qui, à son tour, a la société pour but leur suffit ; la fraternité humaine n’est pas chez eux une phrase vide mais une vérité et la noblesse de l’humanité brille sur ces figures endurcies par le travail17. »
Ce besoin d’échanges est l’une des choses qui ont le plus marqué les habitants pendant le confinement. Les premières réunions publiques organisées, avec masques, après la levée des interdictions de rassemblement, ont été de réels succès. On a beaucoup glosé sur les queues à la réouverture des Mc Donalds mais, à Samoëns, village de 2 500 habitants, ce ne sont pas moins de 600 personnes qui ont fait la queue pour venir parler ensemble de l’avenir de leur vallée dès que cela a été possible18 ! Ils voulaient parler ensemble mais aussi se réunir. Si la participation citoyenne est une façon de construire des collectifs d’expertise ou d’action, c’est aussi, de manière moins immédiate, la condition pour éprouver par soi-même que l’on fait partie d’un collectif social. En démocratie, cette expérience de l’en commun n’est pas celle de l’unisson (des populistes) ni du consensus (espéré par les technocrates) mais de l’être ensemble. Cet aspect, décisif, est massivement occulté lorsque l’on évalue les différents processus participatifs. La constitution de collectifs devrait pourtant être l’un des enjeux des démarches participatives. Souvent, dans les démarches participatives, on éclate ainsi les groupes de travail au motif que « c’est impossible de travailler sérieusement à 30 ou 40 personnes ». Mais, à trop réduire la taille de ces groupes, on dispose d’ateliers qui n’ont jamais la taille critique pour que des débats pluralistes s’ouvrent. Ce n’est pas un hasard si les ateliers de création dédiés à faire accoucher les participants d’idées et solutions pratiques sont directement inspirés du marketing. Il y a de fait une tension entre les objectifs politiques et les objectifs opérationnels des démarches, presque systématiquement arbitré par la technocratie au détriment des espaces dans lesquels se constitue la dimension civique du propos collectif. D’un point de vue politique, produire du sens, ce n’est pas produire du consensus à tout prix : c’est avant tout s’accorder sur des significations. Ce qui rassemble, c’est le langage, pas les mots. Cet écart entre les mots et le langage n’est jamais aussi net que dans les « ateliers post-it » où chacun est appelé, parfois à l’issue d’un petit conciliabule avec quatre ou cinq voisins de table mais le plus souvent de manière isolée, à inscrire quelques mots sur des papiers de couleurs qui sont
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ensuite collés côte à côte sur un tableau et entourés au stylo-feutre par un animateur. Il n’y a plus de langage donc plus de pensée : juste des mots d’ordre. Cela éloigne de l’en-commun que l’on éprouve dès lors qu’il y a un espace et du temps pour discuter des termes mêmes des controverses mises en débat. À travers l’expérience du désaccord sur le sens des mots employés, à travers cet exercice sur le langage, il y a une réappropriation par les participants des questions mises à l’agenda. C’est ainsi que, parfois, une conférence de dissensus permettant de s’accorder sur les termes d’un désaccord sera plus utile à la démocratie qu’une séance de recherche de consensus à base de mots-valises. Une autre conséquence fondamentale de cette dimension sociale de la participation massive aux exercices démocratiques est que cela permet d’affermir le lien singulier de chacun à ce collectif en train de se constituer. Dès lors que l’un des enjeux de la concertation est de définir collectivement le sujet dont on parle, l’expression de tous devient nécessaire dans la constitution du collectif. Cela confère une dimension explicitement politique à la présence de chaque participant : il ne s’agit pas de se fondre dans une masse derrière des mots d’ordre conçus par d’autres mais de participer activement à un collectif qui émane en partie de « moi » et dans lequel « je » me reconnais en tant qu’il est le signe de ma contribution à une puissance sociale en cours de constitution. C’est l’un des constats récurrents faits au début du mouvement des Gilets jaunes : « Ils sont ensemble et ils sont heureux d’être ensemble. » Que la réunion publique ait pour fonction de constituer le sujet qui la motive aux yeux des participants eux-mêmes distingue radicalement le public démocratique de la foule, dans laquelle l’individu n’existe que parce qu’il disparaît. À la fin, « Je » me retrouve dans l’issue des débats au moins autant parce que je suis d’accord avec le résultat de la discussion que par ce que le fait de contribuer à faire exister un collectif m’a reconnu une part de souveraineté. Dans les concertations, il n’est pas rare que les experts ou les élus tiennent compte des remarques des uns et des autres mais oublient de les créditer au moment de présenter leurs travaux. Ils estiment que c’est secondaire compte tenu de la quantité d’information qu’ils ont à faire passer. Ils pensent aussi que les habitants feront les rapprochements d’eux-mêmes. C’est une double erreur. Les citoyens abordent la restitution des travaux avec une forme de méfiance : leur a priori est qu’ils n’auront pas été entendus et qu’il pourrait bien y avoir une entourloupe. Les exposés doivent donc à la fois démontrer que ce n’est pas le cas et faire explicitement exister ce que la démarche leur a apporté
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de singulier : pas seulement citer les « bonnes idées » mais en quoi ces idées sont le fruit de ce collectif spécifique auquel chacun a participé. Ces principes ne sont pas nouveaux, ils sont même à la base de la discipline de groupe dans les partis et les parlements : parce que je fais partie d’un collectif, je peux être amené à donner la voix y compris à des décisions sur lesquelles j’ai des réserves, du moment que la cohésion du collectif auquel j’appartiens m’est plus chère que la défense de mon point de vue sur un sujet isolé. Lacan ferait sans doute remarquer que tout est déjà écrit : on se réunit pour se ré-unir. Pas besoin d’aller chercher plus loin. L’acte même de se rassembler serait-il un projet politique suffisant pour justifier l’organisation de séries de rencontres, quels que soient les sujets retenus ? « Maintenir des réunions sans objet, juste pour se réunir ce serait profondément subversif » note Nathalie Quintane dans Un œil en moins (2018). Même des sujets prétextes seraient alors satisfaisants du moment qu’ils permettraient aux participants de se sentir exister tous ensemble. Las, remarque-t-elle, « ceux qui prospèrent sur l’exploitation de la désorientation individuelle et sur l’isolement de sphères communautaires fragmentées comme ceux qui ne portent qu’un regard utilitariste sur le monde et pour lesquels tout doit être directement utile ne laisseront pas faire ! » En réduisant les citoyens à des usagers (y compris quand elle leur concède le titre d’« expert de sa rue ») la technostructure occulte les enjeux associés au « nous » qui est politique (Marx) en même temps qu’affectif (Levinas). Dans nos sociétés de plus en plus techniques et administrées, les institutions ont peu à peu dissocié ces deux dimensions du lieu entre les ressentis des citoyens et les collectifs qu’ils peuvent former. Chacune d’elles a été progressivement reduite à portion congrue en commençant par la dimension affective qui a été mise à distance dès le xviiie siècle, pour ensuite réduire la capacité politique. Ces dynamiques ne sont pas forcément voulues ni délibérées, en revanche augmenter la démocratie suppose de saisir explicitement cette dimension du problème et de la traiter en tant que telle. Ce souci de valoriser la dimension politique des concertations a des conséquences évidentes sur la façon de concevoir les processus citoyens. La quantité, le nombre des participants dans une réunion doit être pris au sérieux, car elle a des effets directs sur la dynamique des prises de parole. Elle joue même un rôle décisif dans la dimension corporelle de l’expérience démocratique. Analysant les effets de la foule sur l’individu, Jung note l’impact des conditions
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physiques de l’expérience du collectif sur les vécus personnels et sur leur expression19. Ces dynamiques qui engagent corporellement l’individu sont des clefs pour comprendre les types de relations collectives qui peuvent alors s’amorcer. De fait, ce n’est que dans certaines conditions de température et de pression que peuvent émerger des processus différents de ceux observés dans de simples réunions de voisins. Le brouhaha de fond ou au contraire le silence religieux de 400 personnes réunies, le nombre de personnes demandant à prendre la parole ou rebondissant sur des propos précédents, tout cela crée une pression positive sur celui qui parle. Le nombre de 200 personnes revient régulièrement dans la littérature comme un référentiel pour la taille des groupes humains (c’était d’ailleurs le nombre optimal de « citoyens » théorisé par les Athéniens et ce serait aussi un gabarit récurrent à l’échelle de l’espèce humaine20). D’expérience, au-delà de 70 personnes dans une salle sans gradins et adaptée au public qui s’y réunit, la dynamique des échanges n’est plus la même : les participants parlent de manière plus brève, plus intense. Y compris pour les dirigeants, l’aspect intime, quasi charnel, de la concertation ne peut être occulté. L’ampleur des défis devant nous emporte une actualisation de nos représentations individuelles et collectives susceptible de bousculer les systèmes de valeurs de chacun, à commencer par ceux des dirigeants : il faut donc que les processus puissent les changer eux aussi. Invité par le leader national de son parti à partager ce qu’il retenait de la démarche faite avec nous dans sa ville, le maire d’une municipalité de banlieue parisienne prit ainsi un temps de réflexion et dit : « L’expérience intime que j’ai vécue. Cela m’a personnellement bouleversé. Jamais de ma vie je n’avais ressenti un sentiment politique aussi intensément. » En s’obstinant à ne pas intégrer les dimensions affectives et politiques de la démocratie dans les processus de concertation, les dirigeants se condamnent à l’échec car ils luttent sur le mauvais terrain : ils font comme si c’était de solutions que nous manquions quand le besoin est de réaffirmer des liens. Enfermés dans des approches procédurales et des dispositifs techniques, ils se rendent incapables de ré-unir les citoyens. Si les populismes sont un problème si difficile pour nos systèmes politiques traditionnels c’est qu’ils leur posent de bonnes questions. Sortant du cadre auto-imposé dans lequel les offres politiques classiques s’enferment, ils offrent de véritables bouffées d’oxygènes à des citoyens qui étouffent. Ils ouvrent la possibilité de réconcilier deux termes, le politique et l’affectif, que nos régimes administrés s’évertuent à cloisonner.
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Si l’on souhaite que la démocratie réponde à l’enjeu de reconnaissance sociale énoncé par Paul Ricœur, il faut que les conditions du débat permettent d’éprouver cette dynamique de création du collectif. Rassembler un grand nombre de personnes et d’expressions ne devrait donc pas être un résultat observé après coup, mais un objectif explicite et conditionnel de la démarche… et un critère d’évaluation. Qu’il s’agisse de scrutins électoraux ou de démarches participatives, les processus devraient ainsi être considérés comme nuls quand ils n’ont pas accueilli assez de personnes. Les concertations où le nombre de participants a été trop faible ne devraient pas être réputées valides : au « qui ne dit mot consent », il faudrait retourner la charge de la preuve en posant que « celui qui n’a pas réuni assez de monde ne peut pas considérer avoir accompli un exercice démocratique ». Radicalement augmentée, la démocratie ouvre sur une promesse, concurrente du populisme : elle permet de constituer un « nous » divers fait des paroles et analyses critiques de chacun sur le monde vécu. Si l’objectif est complexe, la logique pour y arriver est simple : massifier les publics, diversifier les regards, accentuer le sens critique à l’intérieur des dispositifs, les augmenter de réel jusqu’à les faire éclater. Alors que l’énergie de la société est devenue décisive pour les mutations appelées par le xxie siècle, il y a donc une alternative au fait, pour un dirigeant, de « dérouler son programme » quitte à passer en force. Il est possible de « cheminer avec » cette énergie, de la mobiliser, de lui donner un statut, de l’analyser et l’accompagner. La promesse que porte une intensification de nos pratiques démo cratiques, c’est que la métamorphose attendue de notre système politique pourrait être endogène. S’ils saisissent cette chance, les acteurs institutionnels eux-mêmes sont les mieux placés pour lancer le mouvement. Tous les espaces de concertation existants sont « détournables » et toutes les procédures administratives peuvent être démocratiquement augmentées. Moins d’étalage de pouvoir, pour plus de puissance. Il suffit pour cela d’accepter de ne plus toujours tenir le manche du début à la fin et de rechercher les expressions critiques et absentes plutôt que de se féliciter de leur silence. Lâcher prise. C’est un petit pas pour chacun mais ce serait un grand pas pour nos démocraties.
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Liberté – Égalité – Fraternité 2.0 « Depuis la Révolution de 89, on a le droit de dire ce que l’on pense. On doit participer aux projets communs, il ne faut pas que quelqu’un se sente délaissé, il faut même pousser, je pense, les gens, parce que sinon ils laissent tomber facilement. Ils disent “ça nous regarde pas, du moment que l’on a notre petite vie tranquille”… mais en fin de compte on est impactés, donc il faut quand même dire son mot. Et il faut tout le monde, il faut les jeunes, les moins jeunes, les gens qui ont du travail, les chômeurs, il faut que personne ne se sente délaissé, il faut que tout le monde participe » (ADCF, 2019, Enquête).
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insi s’exprimait une employée de bureau de tabac interviewée à proximité d’Autun pendant l’été 2019. Les références à 1789, à la Révolution française et à la devise républicaine reviennent régulièrement dans les entretiens que nous faisons. Ceux qui les mentionnent le font très rarement portés par un élan révolutionnaire. Ils rappellent, avec dans la voix une envie intacte, la grandeur des idéaux et la haute idée de l’humanité auxquels cette période renvoie dans leur esprit. Ce sont manifestement des idées toujours vivantes, c’est-à-dire travaillées par le réel, questionnées et redéfinies en permanence. Qu’il s’agisse de la politique du pays, de l’Union européenne, de la santé ou de l’aménagement de leur centre-ville, les Français considèrent que leur parole est utile. Ils valorisent le fait de parler et, plus largement, tout ce qui facilite l’expression des autres. Ce rapport tolérant aux autres, à la fois pacifique et ouvert à la discussion, est très répandu dans la population. Sous-évalué par les médias et mécaniquement marginalisé par les appareils militants qu’ils soient politiques ou associatifs, son expression surprend régulièrement les décideurs. Que ce soit sur les réseaux sociaux ou les plateaux de télévision, la difficulté actuelle à débattre, à s’écouter les uns les autres est indéniable. De fait, le problème vient moins des dispositions d’esprit des
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habitants que des cadres mêmes du débat public. Les citoyens, eux, attendent un apaisement. Les concertations devraient être l’espace dans lequel ces paroles invisibles peuvent se faire entendre et où les désaccords peuvent vivre. Hélas, les personnes que nous rencontrons partout sont un public démocratique en jachère. Assortir Liberté, Égalité et Fraternité d’un « 2.0 » ne signifie pas qu’il soit urgent de déployer la République sur Internet, mais plutôt qu’il est temps, pour nos démocraties, de construire un rapport actif à ces valeurs. Ne plus considérer que l’État républicain aurait pour seul rôle de préserver et l’encadrer des principes définis une fois pour toutes, des fondamentaux permettant de sauver les individus et la société de leurs propres débordements : une telle approche, défensive, est vouée à être balayée par le vent des populismes, le réalisme autoritaire de la Chine et la Russie ou le pragmatisme des grandes entreprises. Si elles veulent perdurer, les démocraties doivent considérer que ces valeurs ne sont pas seulement des remparts, elles sont aussi des leviers. Il ne suffit pas de les garantir, il faut aussi en faire les moteurs de nos sociétés. Cela se traduit très concrètement dans la façon dont les concertations sont construites au quotidien : l’attention que l’on accorde à toutes les paroles, la place qu’on leur donne, la façon dont les décisions sont prises et dont leur concrétisation est suivie… C’est par le menu détail de ses débats quotidiens que se révèle la grandeur d’une démocratie.
Liberté Au cœur de tous les textes fondateurs des démocraties modernes, la liberté des individus est partout menacée. À mesure que les situations d’urgence se multiplient, ce principe fondamental est régulièrement présenté comme une entrave à l’efficacité des pouvoirs publics. Chaque événement est ainsi devenu l’occasion de rogner les droits des citoyens. Urgences climatiques, sanitaires, terroristes… Alors qu’elles en sont normalement les garantes, les autorités se comportent comme si elles concédaient des libertés publiques aux citoyens. Elles se montrent promptes à les réduire si le moindre problème survient ou si les habitants se tiennent moins sages. Ainsi, alors que les défis contemporains appellent une libération des idées et des initiatives, le réflexe de tous les pouvoirs est encore et toujours de contrôler la société au lieu de tirer parti de l’énergie créatrice qu’elle recèle.
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Imaginer un système démocratique articulé autour d’une conception active de la Liberté, une Liberté 2.0, est à la fois un enjeu d’émancipation individuelle et de souveraineté collective. Cela suppose évidemment que la liberté de s’exprimer sans risque pour soi ni pour ses proches et les droits fondamentaux attachés à la conception historique de la Liberté, la Liberté « 1.0 », sont garantis.
Des libertés fondamentales toujours fragiles Commencer par le droit de s’exprimer sans entrave n’est pas un vain rappel : les régimes autoritaires chinois et russe comme les démocraties « illibérales » qui émergent en Turquie ou en Europe de l’Est montrent à des degrés divers que la Liberté tient toujours à un fil. En dépit des discours alarmistes sur les tendances liberticides des pays occidentaux, l’Union européenne reste d’ailleurs une terre d’asile privilégiée pour les réfugiés politiques. C’est en soi un indicateur de la liberté qui y règne relativement à d’autres endroits sur la planète. Cela n’empêche pas que s’y développent des formes insidieuses de contraintes du débat démocratique. Les intimidations et la récurrence des gardes à vue préventives qui se sont généralisées à l’occasion de manifestations6, la façon dont les migrants sont traités en Méditerranée comme la multiplication des atteintes aux personnes de la part des forces de l’ordre qui les interpellent7 sont autant d’alertes évidentes. Toutes ces menaces sont perçues par les citoyens : un sondage conduit au début de l’année 2020 soulignait que 67 % des Français considéraient la Liberté menacée en France. Ce sentiment se concentre autour de la liberté d’expression, notamment dans les médias classiques. Il n’y a pas de censure explicite, mais le sentiment d’un débat cadenassé prédomine (seulement 47 % des sondés s’inquiétaient d’ailleurs des restrictions sur les réseaux sociaux). De fait, les entraves à la Liberté dans les démocraties contemporaines passent rarement par une censure directe : il arrive encore qu’un élu interdise à ses opposants de s’exprimer en leur confisquant le micro, mais cela se fait rare. Les tensions sur la liberté se traduisent plutôt de manière insidieuse par la mise en concurrence de différents types de libertés dans l’espace démocratique. Le terme est d’ailleurs toujours problématique quand il apparaît au pluriel : on divise les libertés pour mieux régner. La liberté d’expression est ainsi opposée à la liberté d’entreprendre : de plus en plus de groupes publics et privés attaquent les journalistes et amènent les libertés sur le terrain de la justice commerciale comme dans les affaires engageant Bayer et Monsanto8. La liberté d’expression est
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aussi opposée à la liberté d’opinion : cette tension est au cœur de tous les mouvements dits de la « Cancel Culture ». Des créationnistes aux mouvements de la gauche radicale, les campus américains deviennent des terrains minés où les professeurs ne peuvent plus émettre de critiques au motif que l’expression de certaines idées « choque » l’opinion ou l’identité de certaines catégories de la population9. La multiplication de polices des mots dans les sphères politiques, académiques, professionnelles voire amicales installe un climat de terreur sourde.
Délivrer les débats Mais il ne suffit pas d’assurer les libertés fondamentales pour permettre à nos démocraties d’être à la hauteur des rendez-vous historiques qui sont devant nous. Il s’agit, aujourd’hui, de réellement appuyer nos politiques sur ce que permet le plein exercice de cette liberté. La base même des régimes démocratiques est de permettre la remise en question des pouvoirs et de ceux qui les exercent, d’accepter « la légitimité du conflit sur le légitime et l’illégitime », comme l’écrit Claude Lefort10. Pour les autorités, cela veut dire qu’elles ont à susciter les espaces les plus ouverts et les plus contradictoires possible pour permettre le recueil d’un maximum de points de vue les plus diversifiés. Basculer dans ce nouvel âge de la Liberté suppose de considérer que la contradiction est une force de nos démocraties parce que c’est la meilleure garantie d’une constitution robuste à la fois des sujets et du public qui aura à les porter. Les débats menés dans les concertations sont à la fois un symptôme et un levier de changement. Les rencontres publiques ne sont plus là seulement pour améliorer l’acceptabilité des projets après coup : elles peuvent s’avérer utiles au cœur même de la fabrique des politiques publiques. Il faut voir ces temps d’échanges comme le moyen d’enrichir les décisions, voire comme un levier pour que la politique marche sur ses deux jambes : que la puissance de la société soit mise en branle grâce à l’autorité de l’État, et vice versa. L’espace public dans lequel s’inscrivent les paroles des citoyens n’est pas une abstraction : il renvoie à des personnes, des lieux, des codes, des moments. Tous ces éléments ont des assises théoriques, mais ils ont aussi des traductions très opérationnelles. C’est l’accumulation de circonstances spécifiques qui finit par donner la tonalité du débat public. Or la démocratie suppose, pour chacun, une capacité de mise à distance de ses propres problèmes pour préserver la masse de son propre égarement à soi : « un havre sûr intérieur comme meilleure
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garantie pour l’homme en société », comme l’écrit Jung. Chacun y contribue à sa manière. Le défi pour les élus est donc de créer les conditions qui permettent l’expression de cette liberté. Cela passe par le respect de quelques règles simples : ne pas restreindre implicitement l’accès aux débats en les cantonnant à des thématiques expertes qui les réservent de fait aux spécialistes les plus motivés, ne pas non plus limiter a priori le droit d’expression en infantilisant les participants ni avoir d’approche castratrice pendant les échanges. Il faut laisser vivre les débats et même relancer les personnes quand elles ont parlé pour les inviter à développer plus librement leurs critiques. Trop souvent, quand une intervention déborde le cadre imparti par les organisateurs, les animateurs prennent vite le micro pour expliquer que « ce n’est pas le sujet »… Peut-être n’est-ce pas le cas pour les organisateurs, mais cela n’empêche pas que ce le soit pour certains participants. La liberté de parole voudrait au moins que l’on entende les raisons pour lesquelles ils considèrent que leur intervention est fondée. La puissance organisatrice doit aussi rester le plus possible en retrait des débats. Quand un point de vue s’exprime avec lequel les décideurs sont en désaccord, la question qu’ils doivent se poser n’est pas « comment je vais répondre ? » : en réagissant ainsi ils réinvitent, même sans le vouloir, une logique d’autorité au sein des échanges. S’ils ne sont pas isolés dans leur point de vue, mais dans ce cas ils devraient justement se poser la question de leur représentativité, leur préoccupation doit plutôt être de se demander « qui, dans la population, est susceptible de rebondir sur cet argument pour amener le débat un cran plus loin ? ». Se demander, pour reprendre les termes de Dewey, quel public complémentaire est susceptible d’être le plus utile pour approfondir le sujet. Ils ne doivent pas se poser en autorités surplombantes mais plutôt comme les meilleurs connaisseurs des capacités et ressources de leur territoire. Loin d’être un collecteur passif des points de vue, l’animateur ou l’organisateur doit s’impliquer : il doit veiller à la fois à ce que la parole ne soit pas captée par les plus habiles et à ce que le débat lui-même ne soit pas préempté par les sujets de quelques-uns des participants ou par ceux qui ont intérêt à le noyer. C’est l’un des enjeux auxquels sont confrontés les démarches respectant scrupuleusement les règles de la CNDP : ils privilégient la neutralité axiologique du débat à sa productivité sur le fond. Compte tenu de la défiance structurelle qui traverse l’espace démocratique, les organisateurs ne doivent pas seulement garantir que le débat ait lieu, mais qu’il soit réellement utile. Quitte
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à confier à des citoyens ou à un panel d’acteurs de la société civile le rôle de garant de la neutralité, l’organisateur qui est, de toute manière, suspect d’être de parti-pris doit, lui, s’engager dans une promotion active de toutes les paroles susceptibles de s’exprimer autour du sujet considéré. Cela suppose une capacité d’analyse et de repérage des sujets. Cela suppose aussi une capacité à réaliser et ajuster en direct une cartographie dynamique des controverses actives et des habitants et acteurs du territoire susceptibles de reformuler le sujet à partir de leurs propres enjeux ou leur propre compréhension du débat. C’est à cette condition que toutes les paroles seront véritablement libres de s’exprimer : en ayant également une action volontariste pour émanciper certaines d’entre elles.
Grandeur et misère du participatif Pour pallier le déficit d’intérêt des habitants pour les réunions publiques, on essaie souvent de les attirer en les rémunérant ou avec des formes ludiques de participation au lieu d’en renforcer le sérieux et l’utilité politique. C’est prendre la question à l’envers et se leurrer sur ce qui fait l’attrait de ces débats. Pour ce qui est de s’amuser un samedi après-midi ou un mardi soir, la plupart des habitants n’ont pas besoin que les collectivités leur fournissent des kits pour architectes amateurs. Ils n’ont en revanche pas beaucoup d’occasions où leurs élus en appellent à eux pour les aider à mieux réfléchir aux choix qu’ils ont à faire. Cela peut suffire à rendre l’expérience attractive. La première chose à laquelle penser pour rendre la réunion plus intéressante pour les participants serait ainsi, tout simplement qu’elle soit utile à leurs yeux, que les habitants soient autorisés à y discuter « en vrai » des sujets qui leur semblent importants. Il est souvent opposé que « déjà les gens ne viennent pas donc si la réunion est trop sérieuse, cela les fera encore plus fuir ». Mais on peut tout à fait « être sérieux » sans tomber dans ce que Nietzsche appelait « l’esprit de sérieux », marqué par la lourdeur cérémoniale. Et, à l’inverse, on peut être dans le ludique interactif et faire montre du plus grand « esprit de sérieux ». La tentation d’infantiliser les habitants s’exprime ainsi tous azimuts : animations 3D, maquettes, serious games, jeux de rôle à base de « persona », cubes, legos, crayons et couleurs… avec le plus grand sérieux. Ce pas de côté n’est pas neutre : pour une technocratie jalouse de son pouvoir, ces séances sont un des moyens de priver les citoyens des espaces qui leur permettraient de s’exprimer sur les sujets essentiels. Ils ont été divertis au sens pascalien : occupés de manière à
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ne pas se préoccuper des grandes questions avec lesquelles nos sociétés ne sont pas en paix… Les institutions font diversion mais les citoyens ne sont pas dupes. Une anecdote est révélatrice de ce malentendu. Elle se passe dans le cadre d’un atelier de travail sur l’aménagement d’une des portes de Paris, la future « porte de Malakoff », au pied de l’ancienne tour de l’INSEE. Il n’y a, à ce moment de la consultation, aucun projet. Des habitants de Malakoff, Vanves et du XIVe arrondissement de Paris sont réunis nombreux4. Après un temps de réunion plénière animée par un débat passionnant sur les relations entre Paris et la banlieue, les échanges se prolongent sur la charge symbolique d’une porte de Paris, vue depuis la banlieue. Les architectes pressent alors les participants pour installer des maquettes afin de passer à la suite de la réunion et « rentrer enfin dans le concret ». Ils sont stoppés dans leur élan par les citoyens qui leur demandent de remiser leurs maquettes afin de continuer la discussion plénière. « Pour une fois qu’on discute de choses intéressantes ! » s’exclament-ils avant de poursuivre : « on n’est pas à l’école pour jouer avec des maquettes et des crayons de couleurs ». Ils avaient bien compris que la clef du débat n’était pas tant du côté de celui qui cherchait à les faire travailler sur les maquettes, mais bien du côté du décideur politique qui aurait à défendre des choix stratégiques devant l’État. Discutant, avec le plus grand sérieux mais dans la plus grande liberté de l’avenir de « leur » porte de Paris, ils s’imaginaient plus utiles et efficaces pour le commanditaire final… et revendiquaient le droit de contribuer à cette discussion stratégique sans être cantonnés aux marges du pouvoir. Tordre le cou au ludique demande une abnégation permanente car les réflexes sont bien ancrés. Dans le cadre de mes activités d’enseignement, je retrouvais ainsi un groupe d’étudiants. Après un important travail de terrain, ils avaient organisé une rencontre associant des publics très divers pour réfléchir collectivement à l’avenir d’un quartier de la ville en pleine transformation. Les invitant à analyser cette expérience, j’interroge l’une des étudiantes impliquées dans le projet : « Que faudrait-il faire si tu avais un conseil à donner pour la suite, pour que les gens continuent à venir ? –– Il faudrait que ce soit amusant, qu’ils ne s’ennuient pas en venant. On pourrait mettre en place des moments un peu ludiques… j’ai vu des choses comme ça avec des maquettes amovibles ou des ateliers avec des legos où ils peuvent s’amuser à construire leur quartier avec divers éléments mis à leur disposition.
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–– C’est intéressant, mais revenons un instant sur ces dernières semaines. Toi, est-ce que tu t’es amusée pendant ce travail avec les habitants ? –– Oui ! Je me suis régalée. C’était intéressant, on a découvert plein de choses que pensaient les gens, ils ont partagé des analyses passionnantes et on a tous fait des rencontres humaines formidables. –– Alors si ce qui a rendu ce moment amusant à tes yeux c’était son intérêt intellectuel et humain, pourquoi faudrait-il des jeux pour continuer à faire venir les gens ? Pourquoi ne pas réfléchir aux façons de prolonger et approfondir cet échange libre et ouvert qui vous a tant plu, à toi comme à eux, qui te l’ont confié ? »
Assez paradoxalement, alors que nos démocraties sont théoriquement fondées sur l’idée d’une liberté de parole et d’égalité des intelligences, aucun des espaces démocratiques organisés par les institutions ne donne à une dimension critique la moindre chance de s’exprimer, d’exister, de se révéler. Les débats peuvent toutefois forcer cette dimension critique en invitant la logique des décisions à se confronter à la réalité du « monde vécu » et à la façon dont chacun les analyse. Ils aident alors chacun – intellectuels, experts, élus ou citoyens – à se sentir un peu moins sûr de lui-même, un peu plus ignorant, c’est-àdire un peu plus philosophe5. Par la diversité de leurs interpellations, les citoyens ouvrent ainsi un espace pour que l’imagination des élus et des experts ait une chance de se libérer, elle aussi, des cadres réifiant des pratiques administratives qui s’imposent à eux, parfois à leur corps défendant. Les débats permettent ainsi une décision publique bien plus efficace car ils aident directement les dirigeants comme les experts à « penser contre eux-mêmes ».
Capacitation plutôt que pédagogie Miser sur l’expression de la Liberté pour favoriser l’émancipation démocratique, c’est aussi être attentif à ce que tout le monde puisse éprouver ce qu’elle apporte et y contribuer. Parfois, cela passe par, un effort d’éducation populaire : les travaux d’Amartya Sen sur les logiques de capacitation ont démontré la nécessité, pour qu’un cadre démocratique fonctionne harmonieusement, que les citoyens disposent des savoirs minimaux leur permettant d’éprouver leur liberté. Il faut toutefois être attentif à ce que cette approche pédagogique ne finisse pas par prendre le pas, elle aussi, sur la libérté de parole de ceux qu’elle est censée aider à s’emanciper.
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Trop souvent, le souci d’outiller le citoyen se retraduit dans les démarches de concertation par le fait qu’il faut former les participants pour les mettre « à égalité » de compétence avec les porteurs de projets. Entretenant une confusion entre compétence technique et compétence politique, c’est de fait la liberté de leur expression qui est rognée. À l’instar des initiatives lancées par Saul Alinsky, l’enjeu est de donner aux citoyens les armes institutionnelles pour investir efficacement les espaces du débat public. Les codes et savoirs minimaux dont il est question sont ainsi ceux qui permettent à tout citoyen de faire valoir son point de vue, en aucun cas un « sas » les habilitant à s’exprimer en public. Cela suppose que certains soient aidés pour accéder à la parole, y compris dans le fil de la démarche elle-même, mais pas en les formant : on leur ménagera une place plus centrale dans le débat, on permettra qu’ils parlent au début sachant qu’ils n’oseront plus parler dès lors que les « professionnels de la participation » se seront exprimés, etc. L’irruption de ces paroles dans l’espace public traditionnel demande simplement à être organisée, sinon leur expression reste inaudible. Il faut évidemment que les dirigeants le souhaitent et le demandent explicitement pour que les publics les plus éloignés de l’espace public (qu’il s’agisse des enfants, des femmes, des exclus etc.) aient accès à la parole et participent à la vie démocratique. Il faut aussi que toutes les sphères techniques le rendent possible. Dans les faits, tout ceci est souvent l’objet d’âpres négociations avant et pendant le cours même des débats, tant donneurs d’ordres et prestataires cherchent à encadrer et à préempter les logiques d’énonciation. Le drame est que, ce faisant, on se prive de l’élan de toute une partie des citoyens dont nos démocraties auraient particulièrement besoin. Les expériences menées avec les enfants sont sidérantes de ce point de vue. Par défaut, les institutions supposent qu’ils ne sont pas assez mûrs, ni informés pour que leur voix compte dans les débats. Partant de cet a priori, tout au plus leur réservent-elles des espaces dédiés comme le sont les conseils des jeunes ou les conseils des enfants. Elles ne leur donnent jamais la parole dans une réunion publique « classique » partant du principe qu’ils ont des scènes « à eux ». Mais cela conduit à se priver d’un regard d’une finesse remarquable qui apporte un éclairage singulier aux discussions « entre adultes ». Les enfants ont en effet des analyses saisissantes à partager sur les mêmes questions que celles qui occupent les « grandes personnes » : la géographie de la ville, les coupures entre les quartiers, le rapport aux élus… Quand ils s’expriment dans une soirée de débat, leur simple prise de parole change la nature des échanges entre les autres citoyens présents.
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Confrontée à la mise en place de la réforme des rythmes scolaires, la ville de Bobigny nous avait confié la conduite d’une démarche expérimentale associant l’ensemble des personnes concernées : enfants, parents, enseignants, animateurs, personnels de services, directeurs, etc. sous le regard des responsables académiques et d’experts chrono-biologistes, mais en partant du regard des enfants. Alors que les experts souhaitaient commencer par présenter les rythmes biologiques des enfants et les enjeux associés en matière de calendriers scolaires, « afin de bien cadrer le débat et que les gens ne parlent pas de n’importe quoi », nous sommes plutôt partis de la parole des enfants eux-mêmes. Nous avons ainsi réalisé une enquête audiovisuelle auprès de cinquante élèves de CE2, CM1 et CM2 de la ville sur « l’école de leurs rêves ». Leurs propos, diffusés en leur présence et en public en ouverture de la concertation ont amené les débats sur des sujets dépassant très largement la seule question des jours et des horaires d’ouverture, pour traiter la question plus globale du rôle et de la façon d’apprendre dans les quartiers populaires : « Pourquoi est-ce que sous prétexte que notre rue est moche notre école aussi doit être moche ? » (Mon école et moi, Bobigny, 2014, Enquête)
Un débat pédagogique s’est même installé, pendant le tournage, entre un garçon soulignant « à Paris, les enfants ils vont au musée, leurs parents les y emmènent. Nous on n’y va pas, il faudrait que l’école nous fasse faire des sorties parce que sinon on n’est pas à égalité » et une fille répliquant « nous, on a plus de mal en Français et en math, il faut vraiment se concentrer sur les matières fondamentales ». Un échange auquel Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron auraient eu plaisir à assister. Il était aussi question de cette jeune élève de CM2 racontant comment, le matin, elle avait du mal à arriver à l’heure parce que, sa maman faisant des ménages dans les bureaux à Paris, c’est elle qui devait amener son petit frère à l’école maternelle avant de rejoindre son école à elle et que, souvent, l’ascenseur était en panne et qu’il fallait descendre les douze étages à pied. Cette façon d’entrer dans le débat a permis à chacun de participants de recontextualiser une question technique (les jours et heures de classe) dans des enjeux politiques et urbains lui donnant une dimension plus directement démocratique. Cet exemple est riche d’enseignements sur deux points. Première ment, les institutions manifestent chaque fois des réserves a priori sur la capacité des enfants – et plus largement celle de tous les publics fragiles – à considérer les questions avec la bonne hauteur de vue.
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Deuxièmement, ces débats montrent que l’art d’écouter les autres s’apprend et… se désapprend. C’est une question d’éducation et cela concerne tous les citoyens. Faute d’organiser ces espaces d’échanges ouverts, faute d’organiser ces confrontations entre tous, c’est une partie de notre culture démocratique qui se perd en chemin. Cela favorise la généralisation de la culture du clash. Une dimension civilisatrice du débat doit être entretenue, c’est le rôle de chacun et l’une des tâches fondamentales de nos élus. Comme représentants, il leur revient de montrer l’exemple. Comme dirigeants, ils doivent créer le maximum de moments et d’expériences offrant, pour les citoyens, cette liberté de parler et s’écouter. La démonstration doit être faite que les valeurs fondamentales de la démocratie ne sont pas des entraves mais des leviers. Il est décisif de faire la preuve de ce que la liberté de parole apporte aux débats qui animent les sociétés contemporaines. Cette praxis amène d’ailleurs à revisiter les débats théoriques sur l’équilibre entre Liberté et Égalité. Loin de s’opposer, comme c’est systématiquement le cas sur les échiquiers politiques, ces deux valeurs se renforcent l’une l’autre dès lors qu’elles sont abordées de manière concrète.
Égalité Les questions sociales étaient au cœur de la crise des Gilets Jaunes. Pour autant, le fait que le président de la République concède plus de 10 milliards d’euros en mesures fiscales dès le mois de décembre 2018 n’a rien changé à la dynamique d’un mouvement qui a duré plusieurs mois encore. Ce n’est pas que les problèmes de précarité n’existaient pas, seulement la crise était le symptôme d’un sentiment d’inégalité et d’injustice bien plus profond. À force de n’être pas entendus quand ils demandaient une société plus juste, les citoyens ont fini par douter que leur parole soit prise en compte à égalité dans le débat. Au-delà des restrictions portant sur la liberté de manifester, c’est ce doute qui nourrit les premières accusations de « dictature » formulées à l’endroit du gouvernement français renforcées pendant l’année 2021 par les mesures liées à la situation sanitaire. L’idée prospère que, quoique disent ou fassent les citoyens, l’attitude et les lignes politiques des gouvernants resteront les mêmes. Les questions de redistribution, de répartition, comme les différences d’opportunités sociales et territoriales ne sont donc pas du tout effacées, elles restent même particulièrement d’actualité.
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Mais la question se pose avant tout sur un registre proprement politique : à travers la demande de considération, il est question du modèle de justice qui sous-tend notre fonctionnement institutionnel et l’égale légitimité de chacun à être entendu : « On a autant le droit de parler les uns que les autres » ne cessent de répéter toutes les personnes rencontrées, même quand il a fallu batailler pour les convaincre de s’exprimer.
Une demande répétée d’égalité politique Traiter la question de l’Égalité sous l’angle des impôts et des services publics ou des cotisations et prestations sociales est essentiel mais réducteur. Il ne suffit pas uniquement de corriger des inégalités économiques et sociales pour résoudre le problème du sentiment d’injustice qui colore les différentes mobilisations populaires de ces dernières années. Leur ressort est proprement démocratique, comme le remarque un employé de Charleville-Mézières de 25 ans interviewé pendant l’été 2019 : « Nous, on doit aussi être autour de la table avec les aînés et participer aux instances décisionnaires. L’implication de la jeunesse apporte un autre regard. C’est pas pour dire qu’il est toujours juste ce regard-là ou qu’il est toujours bon, mais ça ramène aussi un regard plus frais. C’est pas parce qu’on n’a pas été à l’ENA ou qu’on a pas Bac+7 ou Bac+15 qu’on n’a rien à dire ou qu’on raisonne pas » (30 ans de l’Assemblée des Communautés de France – AdCF, 2019, Enquête).
Il revendique ainsi que l’égalité dans la prise de parole est utile pour sortir le pays de ses impasses actuelles. Elle ne doit donc pas être concédée mais pro-active parce que nos institutions en seront plus efficaces. Il ne s’agit pas de nier qu’il y a, dans la société, des compétences et des expertises différentes, tout le monde en est conscient. Par pudeur et par humilité, les personnes commencent d’ailleurs souvent leur propos par « j’ai pas fait l’ENA ou Polytechnique » quand on leur demande ce qu’il faudrait changer ou améliorer dans le pays ou dans leur ville. Les inégalités sont là, installées, palpables. Tant que cela ne se traduit pas dans d’implicites hiérarchies morales, ce n’est d’ailleurs pas un problème en soi. La difficulté des discussions installées a priori sur des registres relevant du savoir académique ou technique est qu’elles se font sur des modalités qui sont, par construction, profondément inégalitaires. Même le recours à l’« expertise d’usage »
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est problématique de ce point de vue car, en prétendant accorder aux citoyens une forme d’expertise, il les relègue à une forme de savoir certes fondamental pour la décision mais explicitement parcellaire, apolitique et en position de sujétion par rapport à l’approche englobante que saura proposer l’expert. Cette inégalité civique est partout présente. Elle se traduit au quotidien quand les élus prennent la parole dans les réunions publiques au lieu de la laisser aux citoyens. Quand on les revoit ensuite, ces derniers nous demandent « pourquoi nous ont-ils fait venir si c’est pour ne pas nous écouter ? ». Un artisan d’Évry, invité à analyser l’impasse actuelle des relations entre les élus et les habitants, souligne à quel point la mise en scène, le déroulé, le ton des prises de paroles pèsent aujourd’hui sur notre vie démocratique : « Aujourd’hui, sur une réunion formelle où untel est sur un pupitre et moi assis sur une chaise, déjà, la hiérarchie, elle est placée : cette personne-là est déjà sur une estrade, donc elle est au-dessus de moi, et moi, je suis sur une chaise et je suis là à écouter, alors que c’est peutêtre à eux de nous écouter. […] Dans les sociétés que je peux diriger, je donne toujours des responsabilités à des salariés pour pouvoir les intéresser. Aujourd’hui, je pense que donner des responsabilités aux citoyens, ce serait les intéresser » (Évry, 2013, Enquête).
Activer les leviers de cette Égalité 2.0 n’est pas évident. Pour les citoyens, cela suppose de les aider à vaincre leur timidité ou le sentiment qu’ils n’ont rien d’interessant à dire. Pour les décideurs, sortir des tours d’ivoire et faire ces pas vers les citoyens suppose d’être prêts à faire des erreurs et à admettre que c’est humain. Ce « lâcherprise », comme disent les psychologues, implique un réel changement de posture de la part de dirigeants qui se sont construits dans une représentation souvent hiérarchique du pouvoir. La tâche est d’autant plus complexe que si la société a largement évolué, les institutions et administrations qu’ils commandent comptent parmi les organisations les plus hiérarchisées. Nombre d’élus s’inquiètent ainsi de « banaliser la fonction d’élu » en se mettant à égalité des citoyens. Mais c’est précisément ce qu’attendent les citoyens. Que l’avenir de notre planète soit le défi majeur de demain peut aider à ce saut démocratique en créant les conditions de fait d’une égalité inédite. Certains peuvent être plus fragiles ou plus exposés que d’autres, mais face au changement climatique ou à l’attaque d’un virus, nous sommes également impuissants si nous agissons seuls. Les citoyens cherchent ainsi majoritairement ceux qui leur font crédit,
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qui viennent les voir non pour les évangéliser mais parce qu’ils considèrent qu’ils ont besoin d’eux. Pour autant, alors même que cette aspiration égalitaire et bienveillante est spontanément majoritaire, l’absence d’espaces où lui permettre de s’exprimer politiquement alimente quotidiennement une spirale dévastatrice pour nos démocraties. Les dynamiques amorcées sont devenues si puissantes que le simple bon fonctionnement de nos institutions ne suffira pas pour les inverser. Toutes les politiques et tous les services publics ont besoin d’être imprégnés de cette intention pour que de nouvelles relations de confiance soient possibles.
Ces multiples détails qui entravent le sentiment d’égalité Les institutions doivent envoyer des signes puissants pour permettre que, pendant les débats, les paroles des uns et des autres soient entendues à égalité par les salles comme par les dirigeants. Il est nécessaire de constituer l’espace de parole de telle manière qu’il désamorce au maximum les inégalités véhiculées a priori par l’espace public : il en va autant de l’espace physique du débat que de sa dimension immatérielle. D’un point de vue matériel, il faut ainsi être vigilant à la scénographie, au déroulé, aux attitudes, car les citoyens sont de redoutables sémiologues, mâtinés d’experts en analyses politiques : tout signe inégalitaire ou hiérarchique est immédiatement interprété. Cela se joue avant même la première prise de parole officielle, dans la forme des invitations, dans la disposition de la salle, dans l’ordre des prises de parole. Ainsi, un préau d’école dans lequel on a installé une tribune, un écran et des rangées de chaises reproduit le cadre scolaire dans lequel chacun a baigné. Cela installe inconsciemment des mécanismes qui activent des barrières invisibles à l’expression. Pour ceux qui organisent ces rencontres, ils n’y voient pas malice : ils ont souvent bien réussi leurs études… Pour la part conséquente des Français qui ont un souvenir plus ambivalent de l’école, cela peut être préjudiciable. La pédagogie a largement évolué et nos écoles sont plus ouvertes à la possibilité pour les élèves de débattre avec leurs enseignants, mais ces schémas mentaux structurent encore les souvenirs de la majeure partie de la population. Ces moments vécus, dans lesquels ils n’avaient jamais la légitimité de questionner les savoirs enseignés, pèsent d’autant plus dans les réunions qu’elles reproduisent les mêmes schémas scolaires en commençant par des exposés faits par les anciens
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premiers de la classe. En installant implicitement les citoyens dans une situation infantilisante et hiérarchisée, le dispositif ne les met pas en position de contribuer « à égalité ». D’un point de vue immatériel, le simple énoncé des sujets de débat peut induire une rupture d’égalité. Commencer une démarche participative par un travail d’écoute, par une véritable enquête auprès des habitants, est une façon d’établir le sujet à partir de leur point de vue. Partir des regards et propos des participants est à coup sûr une forme plus adaptée pour leur donner une chance d’exister « à égalité » que de partir d’un long exposé introductif. Cela rétablit également la légitimité de regards extérieurs aux cénacles ayant institué le sujet du débat. Bien sûr, cela frustre tous ceux, parmi les associations et les services, qui objectent que l’« on ne peut pas parler d’un projet que l’on ne connaît pas ». On comprend que, tant pour le porteur de projet que pour ceux qui sont mobilisés contre lui, seule la question du « projet » soit centrale. Mais, pour les habitants, la question est celle de leur territoire, de leur avenir et des valeurs ou enjeux autour desquels ils se construisent. Ce n’est qu’à ce titre que le projet est légitime à être discuté. Si l’on veut véritablement réussir un projet, l’enjeu n’est pas seulement de travailler sur les détails de celui-ci : il faut l’« environner » comme disent les enquêteurs de police. Ce n’est pas un détour. Qu’il s’agisse d’aménagement ou de politiques publiques plus larges, cet acte d’écoute égalitaire restaure, le temps du débat, la crédibilité des puissances invitantes et confère aux autorités un surcroît de légitimité qui peut s’avérer très utile par la suite : quand il s’agira de mettre en œuvre les décisions, ce sera au nom de collectifs plus larges et d’intérêts plus partagés que ceux des seuls porteurs du projet considéré. L’effet de cette approche à la fois ouverte et égalitaire est encore renforcé si les participants de l’enquête sont mis en situation, d’une manière ou d’une autre, de faire valoir par eux-mêmes le contenu de leur parole plutôt que de confier cette expression à un expert parlant pour leur compte. À titre personnel, j’ai pu mesurer toute la différence entre la restitution orale d’une enquête auprès des habitants d’une ville selon qu’elle est faite par le biais d’un expert citant les propos retenus ou par la diffusion directe de ces paroles dans un film offrant aux habitants le même accès à la scène que les décideurs. L’incarnation des paroles via l’audiovisuel a de ce point de vue une force indéniable. Cela est particulièrement tangible dans le cas de publics socialement fragiles. Mandatés pour préparer une convention anniversaire pour l’Association Pour Adultes et Jeunes Handicapés, nous étions allés
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recueillir leur parole sur le handicap, sur la façon dont ils imaginaient l’avenir et ce qu’il faudrait changer pour améliorer leur situation. À l’écran, des visages défilent, des émotions s’expriment, des intelligences se déploient. Pris dans le flux des paroles, il n’était bientôt plus possible de faire la différence entre les mots prononcés par une personne en situation de handicap mental, physique ou un aidant. Diffusé en introduction des débats, le film permettait de casser en direct tous les a priori envers les personnes en situation de handicap, notamment mental, qui pouvaient subsister dans la salle, pourtant sensibilisée sur ces questions : nous étions tous à égalité visiblement capables d’une analyse et d’un regard citoyen sur le sujet. Que la réunion commence, ensuite, par les réactions de plusieurs des personnes interviewées a fini de rétablir cette égalité. Au-delà des experts et dirigeants, les organisateurs eux-mêmes jouent souvent un rôle décisif dans les ruptures d’égalité. Combien d’animateurs bien intentionnés réservent ainsi plutôt des questions pratiques pour les pauvres et des questions stratégiques pour les cadres, plutôt des questions sur l’égalité et les discriminations pour les descendants d’immigrés et des questions sur l’économie aux chefs d’entreprise ? Les organisateurs doivent avoir pour mission de garantir que tous les publics s’expriment. Un espace public retraduit toutes les inégalités sociales, pas seulement les différences de statut institutionnel entre les dirigeants et les citoyens. Il faut donc être vigilant à ce que les normes sociales latentes n’envahissent pas trop les débats, qu’il s’agisse des asymétries de genre (prises de parole plutôt masculines, interruptions plus fréquentes des femmes, etc.) ou des inégalités sociales au sens large. Il doit aussi savoir résister à la pression conjointe des élus, services et associations.
Une exploration plus efficace des plis du réel Construire un espace égalitaire ne signifie donc pas évincer la parole des dirigeants mais changer sa nature. L’exercice du « questionréponse » a par exemple montré ses limites pendant le Grand Débat National. Quelle égalité dans une salle où l’un des participants, fût-il président de la République, parle la moitié du temps et a réponse à tout ? Loin de rassurer les citoyens, le fait que leurs élus aient réponse à tout tendrait plutôt à confirmer leurs doutes sur le fait qu’ils ne les écoutent pas avec attention. Car même si la question de la salle est simple, y répondre à la va-vite c’est faire peu de cas de ce qui a pu pousser la personne en question à vaincre ses réticences pour
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s’exprimer publiquement. C’est surtout se priver de ce qu’apportent les remarques directes des us et des autres à la compréhension collective du sujet. Cette dimension est sans doute l’un des avantages comparatifs les plus puissants des démocraties sur les autres formes de régimes. Quelle utilité à ce frottement des intelligences si c’est la simple exhibition publique d’un déséquilibre manifeste entre ceux qui ont des questions et ceux qui ont des réponses ? Pour être véritablement utile, la remontée des questions, analyses et enjeux stratégiques repérés par les citoyens ne peut pas faire l’objet de simples « questions-réponses » mêmes détaillées. À la rigueur un « questions-questions » où décideurs et experts relanceraient les citoyens qui viennent de parler pour comprendre plus précisément leur point de vue ou leur regard sur le sujet abordé. Les questions pratiques et les situations les plus urgentes ne doivent évidemment pas être proscrites, mais les aspects personnels sont à traiter à part, pendant ou après la réunion, sans monopoliser l’espace et le temps de la discussion. L’enjeu d’un débat public devrait ainsi être de déplier chaque question posée et de les saisir toutes comme autant de remarques dont il s’agirait d’explorer, collectivement, les tenants et les aboutissants. La revendication de cette égalité ne signifie donc pas que les statuts des uns et des autres soient identiques dans le débat. Tout le monde a bien conscience que la participation des citoyens aux débats n’annule pas la nécessaire délégation d’une partie des décisions. Les citoyens eux-mêmes, dans leur immense majorité, ne souhaitent pas « remplacer » les experts ni les élus. De même que l’on imagine mal une thérapie sans analyste pour stimuler et accueillir la parole du patient, les citoyens souhaitent parler « à quelqu’un » qui, par son écoute, les reconnaît citoyens. Cette ambiguïté entre « demande d’égalité » et « attente d’actions » n’est pas contradictoire et se gère assez facilement pour les dirigeants, du moment qu’elle est identifiée. Ainsi, à l’occasion de la grande démarche d’écoute et refondation du projet de la SNCF mené sous sa présidence, Louis Gallois disait, au début de chaque rencontre : « Je suis le PDG et je le redeviendrai juste après la réunion, mais pendant 2 heures je suis un cheminot comme les autres. » Ce n’est donc pas parce qu’ils ne donnent dès le début beaucoup d’informations aux habitants sur les projets qui les concernent que les dirigeants sont inutiles dans les réunions, au contraire. La parole des décideurs est même d’autant plus attendue par les citoyens qu’elle survient après que ceux-ci les ont écoutés avec attention. Seul ce
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processus égalitaire et respectueux des ressentis et intelligences de chacun permet que la décision finale se nourrisse de toute la variété des points de vue singuliers précieusement recueillis et analysés.
Fraternité Souvent relégué après la Liberté et l’Égalité, parfois remplacée par Solidarité ou Laïcité, la Fraternité est au cœur de la question démocratique. Comme le rappelle Hélène L’Heuillet, « les Grecs de l’Antiquité avaient codifié les deux grands droits en démocratie, l’isègoria, égalité devant le droit de prendre la parole, et parrhèsia, liberté de dire sans crainte ce qu’on a à dire11 ». Elle remarque aussi, avec Aristote, que cela considère toutefois comme acquis que quelque chose existe qui tient le peuple ensemble : la parole permet de se découvrir une dimension commune. Cette altérité partagée est à la fois le débat et la condition du débat. C’est pour cette raison que la démocratie n’est jamais seulement procédurale. Elle doit aussi s’aborder comme quelque chose qui survient : l’expérience que chacun peut ressentir, personnellement, de moments de vie démocratique contribue à faire exister concrètement la possibilité d’une idée plus large. C’est pour cette raison que la façon dont se déroulent nos échanges politiques aujourd’hui est problématique : alimentant en permanence une expérience négative de la discussion, ils contribuent à la destruction méthodique de l’espace de fraternité normalement permis par le langage. En imposant la logique du face-à-face à toute autre manière de penser ou d’agir, en attisant la haine, ils installent la peur et l’affrontement comme règle de base de l’espace public. Face au ressentiment qui monte de toutes parts, face à la radicalisation des pouvoirs et des oppositions, Hélène L’Heuillet conclut que les remparts à construire ramènent au fait de pouvoir se parler : l’opposé de la haine n’est pas l’amour mais le langage. Une interview d’Ariane Mnouchkine résume ce sentiment de manière limpide : « On se parle à coups de kalachnikovs, aujourd’hui. Un jour, je participais à une réunion, sur le sujet des femmes, justement. J’ai commencé : « J’aimerais bien, si on pouvait, ne pas débattre… » Je n’avais pas terminé ma phrase qu’un de mes très grands amis m’interrompt : « Comment, toi, tu peux dire : ne pas débattre ? » Je lui ai répondu : « Voilà, c’est exactement ce que je voulais dire : si on pouvait ne pas se parler sur le ton que tu emploies, avant même que j’aie fini ma
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phrase. » J’aimerais, j’avoue, que nous arrivions à avoir des assemblées où la confiance serait telle qu’on pourrait converser. Où l’on s’écouterait vraiment, où l’on ne serait pas en train de préparer la réponse pendant que l’autre parle, où l’on admettrait qu’il faut parfois un silence, après, pour réfléchir à ce que l’autre vient de dire. On a perdu l’art de se parler, on s’ostracise immédiatement. C’est dangereux, dans une société. Et triste12. »
Bienfaits de la franchise que permet la fraternité Les élections, comme les dispositifs de démocratie participative classique, sont autant de scènes organisées sur le registre de la confrontation plus que de la réelle conversation démocratique : les slogans, les mots d’ordre, comme les concertations sur des objets circonscrits cristallisent les conflits voire les instituent. Chacun étant obligé de se positionner pour ou contre, les autres deviennent autant d’obstacles potentiels à la réalisation de mes intérêts. La scène médiatique fonctionne elle aussi sur ce principe et c’est en grande partie parce que le déni de l’autre s’est érigé en règle sociale que les complotistes prospèrent aussi facilement. Dans les espaces de discussion dérégulés, « la mauvaise monnaie chasse la bonne » selon une loi bien connue des économistes. Adoucir le débat ne signifie pas qu’il faille affadir les positions de chacun, cela permet même d’aborder les différends de manière plus précise dans un esprit fraternel. C’est une dimension fondamentale de la concertation que la techno cratie participative élude et sur laquelle il faut poser de nouvelles bases. La façon dont les émotions comme la colère ou la peur sont évacuées de ces espaces est notamment une des causes même des dysfonctionnements classiquement observés. Nombre de réunions commencent ainsi par un diaporama méthodologique rappelant que « on se respecte », « on se parle courtoisement ». C’est, en soi, un signe de la méfiance des organisateurs vis-à-vis de la capacité des participants à « bien se tenir » : c’est bien mal débuter pour installer un climat constructif ! La condescendance implicite de ces rappels installe un rapport plus paternaliste que fraternel entre citoyens. Car certains citoyens viennent précisément dans une réunion publique pour exprimer une colère : commencer par leur demander de rester sages et leur faire comprendre qu’ils n’auront pas la possibilité de la dire, vouloir mettre à distance le sentiment qu’ils ressentent, c’est participer de ce « déni du réel » dont parle Alain Supiot et qui fait le lit du déni de justice. Il ne s’agit pas de céder un temps d’expression
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aux passions comme on ferait la part du feu, en déplorant que les habitants soient, décidément, « trop humains » pour se tenir en bons citoyens. Il faudrait au contraire accepter cette colère : elle fait partie du sentiment d’injustice, il faut pouvoir la purger. Souvent, un simple rappel par les décideurs, en ouverture, qu’ils savent que des colères existent et qu’on est là « pour tout se dire » suffit d’ailleurs à ce qu’elles s’expriment de manière constructive. On constate souvent, après coup, que les réunions sont d’autant plus productives que des sentiments ont pu s’y exprimer, comme si ces irruptions brutes du « vécu » dans les rencontres tendaient à responsabiliser tous les participants. Je suis toujours surpris par le temps que les habitants, élus et acteurs économiques ou sociaux passent, après la fin des rencontres, à rester parler ensemble. Alors que certains manifestent les uns contre les autres par ailleurs, ils restent en petits groupes mélangés à parler ensemble et refaire le monde et la rencontre. On assiste ainsi à des discussions inattendues entre une productrice de pesticides et des militants écologistes, entre une activiste engagée contre la LGV Bordeaux-Toulouse et des entrepreneurs locaux de Travaux Publics, comme à d’innombrables discussions entre citoyens dont certaines se prolongent jusque sur le parking après la fermeture de la salle. Ils parlent de tous sujets avec des personnes qu’ils ne connaissaient pas deux heures plus tôt et qu’ils n’avaient aucune raison de rencontrer en dehors de cette réunion. Ce n’est pas que tous soient du même avis : la politesse n’interdit pas le conflit, au contraire ! Plus la discussion a été vive, plus les contradictions se sont exprimées, plus la parole s’est libérée plus les participants se sont mutuellement reconnus et respectés comme dignes de debattre, et plus les gens restent. Autant de discussions à bâtons rompus rendues possibles en toute… Fraternité.
Partir de nos racines communes : elles existent Les citoyens ne se voilent pas les yeux sur la conflictualité de la société ni sur l’importance des intérêts en présence ou sur la réalité des enjeux politiques. Ce qui les rebute dans la façon dont les débats fonctionnent, est que, là où la démocratie devrait aider à dépasser les conflits, la vie politique tend plutôt à les mettre en scène et à les aggraver. Paradoxalement, assumer plus ouvertement la possibilité du désaccord, inviter à nouveau la dialectique dans l’espace public est le meilleur moyen de sortir des logiques du face-à-face pour esquisser des échanges plus fraternels.
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Il revient aux organisateurs d’anticiper que les sujets puissent être conflictuels. Une fois ceux-ci précisément identifiés, il ne faut pas chercher à tout prix à désamorcer ou évacuer les désaccords mais proposer au contraire le terrain de débat qui rendra possible, pour les participants, d’échanger et de redéfinir leurs oppositions. Tout débat ponctuel, même clivé, s’inscrit dans des controverses plus larges : il suffit de les chercher. Recouper des publics de plus en plus divers au fur et à mesure que l’enquête collective progresse permet de cerner le « vrai » sujet du débat, et de dégager des préoccupations communes, y compris entre des personnes a priori opposées. Si l’enjeu de la rencontre n’est pas de donner son avis pour ou contre un projet de réforme ou d’aménagement mais de résoudre ensemble un même problème, les conditions de travail rendent en effet possible l’expression de divergences : elles concourent même à la constitution de la solution à laquelle tout le monde aspire. Reformuler les problèmes avec ceux qui les vivent crée simultanément de nouvelles solutions et facilite les conditions de déploiement de celles-ci, là où les approches séquentielles de la politique et la participation « classique » butent systématiquement sur la mise en œuvre des transformations discutées. Cela appelle un léger glissement dans la façon d’approcher le rôle du débat public dans la vie politique. La discussion est historiquement regardée comme un moyen de trancher entre des points de vue plutôt que comme une façon d’explorer des possibilités. Dans le dé-bat, on retient le fait que la parole est une alternative au com-bat mais c’est comme si l’on avait simplement changé les armes en conservant les mêmes règles et les mêmes enjeux. Les épées ou les colts ont été remplacés par des mots, mais l’objectif final est de ramener l’autre à la raison. Il y a pourtant une autre façon de comprendre le dé-bat : le considérer comme un pas de côté par rapport à la logique d’affrontement et de partition des choses pour s’engager plutôt dans une tentative d’élucidation collective des questions. Revenant sur les différences profondes qu’il observe entre la façon de réfléchir des penseurs occidentaux et chinois13, François Julien suggère ainsi que, face aux défis contemporains qui nous sont donnés, nous aurions intérêt à moins chercher les logiques causales univoques pour explorer plutôt les configurations, les fractures qui travaillent le réel comme des promesses d’un rapport moins tranché au monde et aux autres. Chercher les racines et leurs prolongations est une approche plus évasive peut-être mais aussi plus perméable aux apports de chacun. Quel que soit le sujet, ces « racines » communes aux participants, ces points à partir desquels
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les clivages s’organisent existent. Cela est vrai pour la création d’une salle de spectacle dans un village, comme pour un centre de stockage pour déchets industriels, une réglementation gouvernementale sur les pesticides ou une réforme des retraites… Il faut juste vouloir chercher. Dans certains cas, ce point de clivage (et non de consensus) peut être difficile car plus le débat s’est enlisé, plus les positions deviennent irréconciliables mais, à condition d’identifier les publics susceptibles d’enrichir les échanges, le débat démocratique redevient possible et, avec lui, des politiques publiques plus efficaces et plus ambitieuses. Les habitants sont pris dans une tension entre leurs intérêts particuliers et la qualité des liens qu’ils peuvent construire avec leurs concitoyens. Si l’on mise sur la consolidation de cet esprit de Fraternité en sachant qu’il n’est pas naturel mais en ayant la conviction qu’il peut être stimulé, un formidable gain démocratique peut être espéré. Cela rejoint certains débats en cours dans les neurosciences. Il en va ainsi de l’hypothèse selon laquelle les structures fondamentales de notre cerveau qui nous ont permis de survivre pendant des centaines de milliers d’années seraient précisément celles qui font que nos comportements menacent aujourd’hui la planète14. Si certaines parties de nos mécanismes cérébraux ancestraux nous poussent à l’hyperconsommation et la prédation, ils coexistent toutefois avec des circuits valorisant l’altruisme et la dépendance à la bienveillance qui ont permis que notre espèce survive en s’organisant socialement. Le philosophe Philippe Simay, ayant participé à quelques démarches que nous avions organisées, a un jour eu ce commentaire saisissant : « Dans les rencontres que vous organisez se joue le fait que chacun peut observer en direct non seulement le point de vue des autres mais les réactions de chacun aux points de vue des autres. Vous donnez de la matérialité concrète à l’idée d’intérêt général en permettant à chacun de reconnaître et accepter les raisons de l’autre. » Le fait de donner accès à cette reconnaissance-là crée des mouvements d’empathie et de compréhension réciproque. Évidemment, il est toujours possible pour certains d’en jouer, il y a des personnes plus ou moins douées pour la prise de parole en public, etc. Mais c’est précisément le travail d’un médiateur dans ces circonstances : son rôle est de réguler les prises de paroles de manière à créer les conditions qui rendent chacun légitime à s’exprimer, quitte à brider pour cela les plus envahissants. Rousseau considérait que le contrat social devait permettre de dépasser la simple « fraternité de la fête ». L’enjeu est que cela se fasse au bénéfice d’une Fraternité plus constituée. Il ne s’agit donc pas de poser la devise républicaine comme une valeur morale surplombante
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devant encadrer nos actions. La Fraternité ne peut pas être une injonction : « Soyez tous frères et sœurs ! » Elle doit être abordée par nos gouvernants comme une fin en même temps qu’un moyen pour la constitution de nos espaces politiques et démocratiques. Mieux, les rencontres doivent se donner comme but explicite de réancrer les participants dans l’espace démocratique. Il s’agit de miser sur la Fraternité du débat pour dépasser les impasses politiques. Permettre aux participants de réaliser et sentir la raison pour laquelle ils sont là, à chercher ensemble l’expression d’un intérêt général leur permet d’éprouver qu’ils sont une assemblée : en lieu et place d’une logique marchande qui conduit à ce que ne s’assemblent que ceux qui se ressemblent, miser sur la fraternité des échanges permet que, même à travers nos différences, on se ressemble un peu plus parce que l’on s’est rassemblés.
La part humaine L’industrialisation de nos processus administratifs a fini par faire perdre toute réalité aux injonctions que la machine institutionnelle nous adresse. Elle nous dresse. Nous nous rebellons. C’est humain. Nous avons aujourd’hui les moyens intellectuels, politiques et techno logiques pour sortir de cette situation par le haut. Cela suppose toutefois de dépasser le reproche permanent que nous serions « trop humains ». Au-delà d’une confiance absolue dans la raison, que les Lumières ont installée au-dessus de l’ordre social comme puissance surplombante, la démocratie est un pari sur l’humain. Or, nos gouvernants nous renvoient parfois l’idée que nous les décevons tels que nous sommes : pas assez constamment productifs, souriants, bienveillants, communicatifs, impliqués… Eux nous déçoivent en retour parce qu’ils ne semblent pas comprendre leur responsabilité dans cet immense divorce entre les peuples et leurs élites auto-proclamées et auto-entretenues. Sortons collectivement de cet état de guerre interne. Assumons que, y compris pour ceux qui ont la charge de prendre des décisions, notre esprit humain a des limites, cela nous rendra tous plus humbles, dirigeants, opposants comme citoyens. Nous ne pouvons pas tout savoir ni tout maîtriser et ce n’est pas grave. Ce qui est grave, c’est de faire « comme si », c’est-à-dire de ne pas tenir compte de ces limites intrinsèques. Nous vivons de ce point de vue une bascule anthropologique et il y a une convergence entre l’exigence de refondation démocratique et l’acceptation de nos propres limites et de celles de l’espèce avec toutes les conséquences économiques et sociales que cela emporte.
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Réinviter cette part humaine dans nos sociétés et nos espaces politiques ne signifie pas qu’il faille se résigner à l’impuissance. Au contraire, l’enjeu est de se rendre capables de mieux appréhender les défis auxquels nous sommes confrontés en nous donnant de réels moyens pour les affronter collectivement. Dépasser les injonctions, les coups de menton ou les lois de circonstances réduirait l’emprise des discours complotistes, qui ne sont que le miroir du récit organisé de notre illusoire toute-puissance sur le monde. Les détours que nous impose cette exigence sont même le seul chemin qui permette à nos sociétés humaines, d’affronter solidairement les défis qui se présentent. C’est un double pari qu’il s’agit de faire : un pari sur la démocratie et un pari sur nous-mêmes, avec toutes nos fragilités : après tout, comme le dit la chanson de rag’n’Bon Man, « nous ne sommes que des humains, arrêtons de nous blâmer ». Pour se réconcilier, car c’est de cela qu’il s’agit, il faut donner des gages et du temps. Dans Du contrat social, Rousseau écrivait que « s’il y avait un peuple de Dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes ». Laurence Hansen-Løve livre une interprétation intéressante de cette phrase16. Ce que Rousseau pointe là, selon elle, c’est que la démocratie est un régime qui doit assumer sa fragilité, son imperfection et prévenir, dans la mesure du possible, sa tendance à dégénérer. Elle conclut son propos en citant Aron dans sa Préface du Savant et du politique : « La démocratie est le seul régime au fond qui avoue, que dis-je qui proclame, que l’histoire des États doit être écrite non en vers, mais en prose »… C’est cela la politique et c’est cela l’enjeu du xxie siècle.
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n jour d’automne 1998, André Campana, Jean Charles Eleb et Laurent Sablic, alors dirigeants de l’agence Grand Public et qui allaient devenir mes associés et amis dix années plus tard, sortent du bureau de Jean-Claude Gayssot, ministre du gouvernement Jospin, aux côtés de Georges Mercadal, alors vice-président du Conseil général des Ponts et Chaussées, qui rassemble les hauts fonctionnaires en charge des infrastructures et de l’équipement de la France. Le ministre vient de décider de lancer une réflexion dans tout le pays sur la façon d’« habiter, se déplacer… vivre en ville ». Une série de rencontres aura lieu, sous l’égide du gouvernement, dans six grandes villes, associant citoyens, élus des territoires et experts des ministères, pour permettre au gouvernement d’adapter les cadres juridiques et réglementaires du pays aux nouvelles façons de vivre des habitants1. Orléans, Perpignan, Nîmes, Lille, Dijon, Lyon, les soirées vont s’enchaîner tout le printemps. Partout la même méthode : chaque réunion commence par la diffusion d’une enquête audiovisuelle réalisée auprès de leurs habitants, pour comprendre le fond de leur façon d’habiter et de vivre ensemble. Un temps de débat est ensuite organisé dans la salle, entre citoyens. Les experts sont là, mais ils n’interviennent que ponctuellement pour mettre le débat en perspective à partir de leurs connaissances. Les ministres s’expriment eux aussi de manière concise, à peine quelques minutes au total avant que l’un d’entre eux conclue. Six fois. Et le lendemain, à la préfecture, les hauts fonctionnaires, experts et membres des cabinets, présents la veille mais restés silencieux, échangent autour de ce qu’ils ont entendu et compris du débat. Six fois. Une loi emblématique est née de ces échanges : la loi SRU2. Mesure emblématique de cette loi, l’obligation pour les communes de proposer au moins 20 % de logements sociaux à leurs habitants est directement née de ces débats. En pleine phase de décentralisation et alors que le gouvernement s’apprête à lancer une vague de privatisations, la décision a de quoi surprendre !
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Ce résultat est indissociable du processus qui l’a vu naître3. Comme le concluait Georges Mercadal en aparté à l’issue de cette démarche : « Avec vos méthodes de saltimbanques et nos méthodes cartésiennes, nous sommes allés plus loin qu’aucun de nous n’aurait pu espérer aller tout seul. » Sans le considérable travail d’analyse réalisé par les experts qui ont pris au sérieux les rencontres avec les habitants, les fruits de ces débats n’auraient pu être cueillis. En revanche, ce que ni les experts ni les spin-doctors des cabinets ministériels n’avaient réalisé, c’est que les Français aspiraient à une régulation forte et interventionniste de l’État et que cette demande venait à la fois des quartiers populaires et des centres-villes bourgeois. Les maires des villes hôtes eux-mêmes, de Raymond Barre à Pierre Mauroy en passant par Jean-Paul Alduy, étaient saisis par cette convergence. Les rencontres citoyennes ont suffisamment bousculé les idées que les dirigeants se faisaient des attentes des citoyens, des possibilités politiques du moment et de leurs marges de manœuvre, pour qu’ils y gagnent de l’ambition et de l’audace.
Les débats, comment on y entre… et comment on en sort Sans aller jusqu’à une théorie de la réunion publique, quelques règles simples émergent des pages précédentes qui devraient être systématiquement vérifiées : que les participants soient nombreux, que les publics soient diversifiés, que la salle soit connue et facilement accessible à tous, que les chaises y soient déployées sans tribune, que l’ordre du jour permette explicitement à chacun de s’exprimer et qu’enfin le débat se fasse aux conditions des participants et ne soit accaparé par personne. Surtout, le travail ne s’arrête pas à la fin de la réunion ni à la fin de la démarche d’écoute. Parfois, il semble que, pour les dirigeants, le « travail » consiste à venir à la réunion publique pour montrer qu’ils écoutent les habitants. Or l’essentiel commence après la rencontre, quand il faut analyser et comprendre les dires des participants. Ce travail d’analyse lui-même gagne à faire l’objet de discussions : que les dirigeants reviennent, après les rencontres, partager non seulement leurs décisions mais, avant toute chose, ce qu’ils ont compris des attentes des citoyens. La pratique consistant à récupérer une liste de demandes puis à revenir aux élections suivantes en présentant un bilan et en montrant
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combien, dans l’ombre des bureaux, tout ce qui a été dit par les habitants a été entendu et traduit en actes peut rassurer les élus. Elle respecte formellement les attendus démocratiques : les gens parlent, les élus promettent, ils exécutent et les citoyens peuvent constater les actes et juger les résultats. Malheureusement, dans les faits, les doutes demeurent. De même, les élus ou les chefs d’entreprise rechignent souvent à détailler ce que le fait d’avoir écouté a changé dans leurs décisions. Ils imaginent sans doute que cela passera pour de la faiblesse ou que les citoyens leur tiendront rigueur d’une erreur initiale plus qu’ils ne leur seront reconnaissants de les avoir entendus. Or, les citoyens attendent précisément de savoir si leur parole a pesé et de mesurer que, dans les actes suivants, elle n’est pas travestie. Il ne s’agit donc pas de « faire une démarche participative » comme on donne des gages ou parce qu’il est de bon ton d’en afficher une ou deux à la fin de son mandat : les habitants ne sont plus dupes. Il est question de travailler différemment dans la durée pour développer des modes de fonctionnement plus fluides et plus concertés. Une politique continue, faite d’allers-retours avec les citoyens, rendant quasi cosmétique l’exercice du « bilan » puisque le processus démocratique est permanent : chaque initiative ponctuelle contribue alors à crédibiliser et incarner la refondation politique entreprise. C’est ce que faisait remarquer un citoyen du Grand Annecy, interrogé plus d’un an après le travail entamé par l’ensemble des élus du territoire dans le cadre de « Imagine le Grand Annecy » : « Je me disais que c’est déjà une très bonne initiative de nous demander nos avis en direct. Après, au-delà de ça, effectivement, notre impact reste très limité. […] Ma place, pour moi, c’est du contrôle des objectifs, voilà. Il y a des professionnels qui vont travailler sur ces objectifs, mais on a besoin de savoir comment ils pensent les choses et comment ils vont les réfléchir parce que ce qui est écrit sur le papier peut très bien être détourné. Ça peut même partir d’une bonne intention et finir à faire des choses où on se dit : « Pourquoi ils ont fait ça ? » Et arriver à une situation de quiproquo où les élus disent : « Mais c’est vous les citoyens qui nous avez dit de… c’est vous qui vouliez ça ? » alors que ce n’était pas du tout l’objectif au départ » (Point d’étape Imagine le Grand Annecy, 2019, Enquête).
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Évaluer en continu, renouveler les habitants Les dispositifs participatifs sont parmi les politiques publiques les moins évaluées. En tant que tels, ils semblent échapper à tout jugement sur leur capacité à permettre un réel accès de tous les citoyens à l’expression publique. En tant qu’outils au service des politiques publiques, le suivi dans le temps des décisions engagées à leur suite n’est pas non plus assuré. Il est donc décisif d’instituer, à l’issue des concertations, les principes et dispositifs de leur suivi. Il ne s’agit pas d’installer seulement des indicateurs chiffrés permettant de vérifier de manière comptable la mise en œuvre des décisions : l’évaluation ellemême doit être participative. Le spectre des « jurys citoyens » est régulièrement agité quand sont évoquées ce type d’instances, comme la perspective de réinstaurer la Terreur de 1793 en plein xxie siècle. Inviter les habitants au cœur des décisions, ce n’est pas mettre l’administration sous surveillance, au contraire. Suivant une logique d’enrichissement permanent des politiques publiques, l’enjeu est de permettre aux habitants d’être réellement partie prenante de la réflexion stratégique sur le travail des services et des experts. Travailler avec eux et pas contre eux. Évidemment, il faut aussi que le travail finisse par avancer, faute de quoi il faut donner des explications aux citoyens pour expliquer le sur-place. Mais dans les observatoires que nous avons pu accompagner après des démarches citoyennes, les agents sont souvent surpris de constater la bienveillance des habitants. Ils ne viennent pas jouer les procureurs. À l’inverse, les citoyens ne viennent pas non plus recevoir des leçons d’urbanisme et les services doivent en tenir compte dans leur façon de s’adresser à eux. Dès que les directions partagent le cheminement de leur travail, les citoyens se montrent à la fois plus intéressés et plus compréhensifs. Au sein des administrations elles-mêmes, la façon de travailler évolue sous l’impulsion de tels espaces. Les agents peuvent être réticents au départ mais ils constatent assez vite que ces temps d’échanges avec les citoyens redonnent du sens à leur travail. Le suivi est également décisif pour l’efficacité même des politiques publiques : il est une façon, pour les dirigeants, de régulièrement dénouer et renouer le pacte et les promesses qui les engagent. Car il faut être attentifs à ne pas remplacer les carcans programmatiques par de nouveaux engagements qui seraient eux aussi intangibles parce que décidés avec les citoyens. Pas plus que les programmes électoraux, les objectifs élaborés en concertation ne doivent donc être regardés
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comme des tables de la Loi. Dans les faits, pratiquer une évaluation participative en continu permet de retrouver de la fluidité dans les engagements : ce travail permet de faire évoluer ou d’annuler collectivement les grandes orientations comme les petites décisions prises par les autorités et redonne des marges de manœuvre au politique : si la démocratie vit en continu, elle peut aisément défaire ce qu’elle a fait. Invités, un an après la fin des rencontres « Malakoff et moi », à observer la façon dont chacun des 25 engagements pris par l’équipe municipale avait été suivi d’effets, les citoyens de la ville sont ainsi revenus sur plusieurs des engagements en considérant que l’absence d’avancée était principalement due au fait que la proposition n’était pas adaptée : certaines ont été reformulées, d’autres ont été simplement annulées. Les habitants eux-mêmes sont ensuite venus témoigner devant leurs concitoyens pour présenter leur travail. En dernier ressort, il revient aux élus de décider et expliquer s’ils conservent certains objectifs ou choisissent d’en modifier ou abandonner d’autres. Loin d’être une façon de se dédouaner, cette approche évolutive des processus participatifs est une garantie que, à l’échelle des territoires comme des pays, les décisions restent malléables. Cet aspect est devenu fondamental car les contextes décisionnels changent très vite et demandent une adaptabilité permanente des autorités. Si l’on ne veut pas que chaque période d’accélération, chaque crise économique ou sanitaire se traduise par des reculs démocratiques, il est impératif d’intensifier les pratiques démocratiques en continu. Si les échanges sont réguliers entre citoyens, élus et services, des métamorphoses sont possibles, même si les actions initialement entreprises ne vont pas à leur terme pour quelque raison que ce soit. Non seulement les habitants ont moins tendance à blâmer les dirigeants puisqu’ils ont partagé en amont leurs difficultés et leurs efforts mais, surtout ces actions auront toutes les chances d’avoir amorcé, en chemin, d’autres idées, d’autres projets, d’autres collectifs d’action. Quelques règles simples permettent de faciliter cette pulsation démocratique : installer des séquences relativement courtes de manière à pouvoir régulièrement renouveler les participants et prévenir la sclérose de groupes gagnés par la routine. Revenir régulièrement vers des assemblées élargies pour socialiser les avancées et réinscrire en permanence un public le plus large possible dans le processus. Reformuler le moins possible les enjeux en langage technique et prendre soin d’inscrire les travaux menés en lien direct avec ce que les citoyens ont discuté. Enfin, suivre dans le temps la mise en œuvre des engagements portés par les dirigeants.
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La démocratie ? Ce n’est pas un état, c’est un processus disait Vaclav Havel. Elle doit donc être pensée de manière non seulement « transparente » mais aussi « ouverte » à ce qui advient. Cela suppose toutefois de faire vivre activement les démarches et les collectifs qui les composent, de les renouveler et les raccorder en permanence les uns aux autres. Dès qu’un processus participatif n’est pas entretenu, il se fige et se fixe autour de symboles. Les élus ne peuvent alors plus y toucher sous peine de voir fleurir les manifestations et les accusations d’attenter à la démocratie… Faute de cultiver efficacement le lien aux citoyens ils créent des légitimités nouvelles et cette impasse est tout aussi mortifère. De même, si une fois les annonces faites, la politique recommence à s’exercer dans les bureaux loin des habitants, il y a toutes les chances que les mêmes fonctionnements reproduisent très vite les mêmes résultats.
Institutionnaliser des processus plutôt que des instances Inscrire les concertations dans le temps long oblige à se prémunir activement contre l’usure des participants aux démarches. Le risque est de créer très vite une couche supplémentaire de démocratie représentative faite de « citoyens plus », composée de ceux qui se sont engagés et ont accaparé les instances « participatives ». Or l’enjeu est précisément de compléter les espaces de démocratie « représentative » par des espaces de démocratie plus ouverte. Ainsi, quand nous sommes intervenus sur le projet d’aménagement du fort d’Aubervilliers à la demande de Grand Paris Aménagement, une démarche était en cours depuis plus de dix ans. Commencée avec un groupe qualitatif de quelques habitants, le collectif de participants s’est progressivement amenuisé pour finir au bout de dix ans par ne plus compter que… deux citoyens ! Sortir ces espaces de la logique de « représentation » qui envahissent y compris les démarches « participatives » implique de se méfier de toute personnalisation des dispositifs. Si l’institutionnalisation de démarches collectives est à promouvoir, il faut donc la dissocier de la création, dans son sillage, de fonctions institutionnelles attachées à des individus. Que ce soit en installant de réelles différences de compétences ou un simple privilège d’antériorité dans les débats, la sédimentation des démarches réinvite de profondes inégalités entre les participants. Ainsi les conseils de quartiers et les comités citoyens créés au fil des années tendent à devenir autant de nouvelles institutions
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représentatives parallèles, dotées de porte-parole pérennes. L’esprit « participatif » et horizontal originel disparaît si l’institution est capturée par les présidents et bureaux dont elle s’est dotée. De fait, ces conseils devraient être dissous si leur assemblée ne se renouvelle pas assez. Que des associations locales se créent à leurs périphéries et les investissent, c’est tout à fait légitime, voire c’est heureux. Mais ces espaces tirent leur force et leur légitimité du flux d’entrants et de sortants qui l’animent en permanence. Plutôt que se rassurer sur le fait qu’ils existent « malgré tout », il faut en permanence s’interroger sur leur agenda ou leurs moyens. Sans doute faut-il accorder plus d’attention à leur animation, esquisser des formes plus souples de fonctionnement et investir dans l’activation démocratique de la vie locale, à la manière de ce que prônait Saul Alinsky. Il faut surtout créer les conditions permettant à chacun d’aller et venir au sein du dispositif. La participation individuelle des habitants elle-même doit donc être dédramatisée : il ne faut pas en faire un sacerdoce. Le biais injonctif et moral à la « participation » qui imprègne les discours conduit les salles à n’être garnies que de ceux qui sont prêts à en faire une activité à temps plein. Beaucoup d’habitants ne sont pas prêts à s’investir énormément dans la vie démocratique et ce n’est pas grave : ils ont leurs propres préoccupations et délèguent volontiers cet engagement à leurs voisins. Cela peut être relié à des traits de caractère, cela peut simplement correspondre à des phases de vie, parfois on veut, parfois non. Cela peut aussi renvoyer au fait qu’ils ont choisi de contribuer différemment à la société. Constatant qu’un dispositif de concertation de plus en plus encadré s’engageait dans son quartier, un ami urbaniste me demandait récemment, inquiet : « Mais est-ce que j’aurai de temps en temps le droit de faire la gueule à mes voisins et de ne pas avoir envie de venir ? Ou bien est-ce que cela me condamnera définitivement comme mauvais citoyen ? » Les dispositifs au long cours installent des logiques de responsabilité citoyenne louables mais ils rétablissent aussi des mécanismes de contrôle social rédhibitoires pour certains habitants. On peut se plaindre de l’anonymat de nos villes mais nos sociétés nous ont aussi libéré du jugement de nos voisins sur nos vies et nos humeurs ! L’obsession de la participation érigée en dogme installe un ordre moral implicite qui contribue à évincer ceux des habitants qui seraient les plus rétifs. Au lieu de faciliter leur implication en allégeant au maximum les conséquences pour eux, on les effraie à coups de règles en les sermonnant sur ce qu’est un « bon citoyen ». Il y a besoin de pragmatisme.
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C’est aussi pour cela que les publics des rencontres et démarches participatives doivent être assez nombreux et variés. Il revient aux organisateurs de s’assurer que la représentativité d’une catégorie de population dans le temps ne repose pas entièrement sur « le » jeune ou « la » mère isolée qui a participé à tout le processus depuis la première réunion. Outre que cela donne personnellement aux participants un pouvoir de représentation disproportionné et en partie usurpé, cela fait retomber sur eux une responsabilité qu’ils n’ont pas nécessairement souhaitée.
Des processus plus ouverts, plus humains Instaurer une « démocratie de l’expérience » suppose que nos institutions et nos entreprises laissent une place au « bricolage » et ne soient pas effrayées par le fait de s’engager dans des processus dont l’issue n’est pas connue d’avance. Le fonctionnement normatif et bureaucratique a horreur des imprévus. Cela crée beaucoup de problèmes pour le monde codifié des administrations, en demandant sans cesse d’adapter objectifs et moyens. Cela implique de modifier le mode de gestion des ressources internes. Qu’il s’agisse des personnels comme des moyens techniques, leur mobilisation, le sens de leur engagement, ne peuvent plus être gérés de manière hiérarchique, verticale, cloisonnée et séparée des citoyens. Cela engage forcément de nouvelles pratiques en interne. On ne peut pas demander aux agents des collectivités territoriales ou de l’État d’aller plus sur le terrain et d’être plus à l’écoute du monde et des usagers alors que, dans leurs propres administrations, le même travail d’écoute n’est pas mené avec eux par leurs directions. Les administrations peuvent évoluer et le moteur de ces changements n’est pas que budgétaire. On ne peut pas changer les façons de travailler des gens, toucher à des composantes aussi importantes dans leur vie, que le sens de leurs tâches ou leurs horaires et leurs amplitudes de travail, sans leur témoigner du respect et une égale attention. C’est d’abord une question de considération. C’est aussi une question d’efficacité : de même qu’écouter les habitants fait de meilleures politiques publiques, écouter les agents et les associer aux réflexions sur l’organisation du travail permet de meilleurs services publics15. Il est d’ailleurs notable que, par comparaison avec d’autres entreprises le fonctionnement interne des administrations est souvent moins démocratique. L’inscription dans le temps du travail collaboratif concerne également les élus et l’ensemble du personnel politique. Pour que des
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bifurcations soient possibles, cela suppose que des changements d’objectifs puissent advenir en cours de route, même s’ils ne figuraient pas dans les programmes électoraux ou les schémas de développement initiaux. Revenir sur des propositions sans se renier ni se faire accuser de retourner sa veste est tout à fait possible dès lors que les liens entre les actions prévues et ce qui est décidé se voient et si les citoyens eux-mêmes ont été pleinement associés à ces évolutions, s’ils ont pu accompagner de près les différents rebondissements de l’affaire. Il faut aussi assumer plus naturellement la part d’échec qu’il y a dans toute réussite et installer un rapport plus humain à l’action publique. Que les élus ne se posent plus les mêmes questions au fil des rencontres peut même être bienvenu, c’est le signe qu’ils prennent les échanges au sérieux et que leur propre travail progresse. C’est sans doute la seule circonstance où un élu peut changer de point de vue et où les habitants en seront reconnaissants. La concertation est alors vraiment utile à l’exercice démocratique en tant que tel : elle augmente la qualité de l’analyse collective des sujets, la qualité des liens entre les personnes composant les différents publics et facilite la prise de décision. Le système démocratique dans lequel nous vivons depuis la fin du xviiie siècle a été conçu pour permettre aux citoyens, via leurs représentants, de contrôler les leviers du pouvoir, notamment exécutif et tout particulièrement l’appareil d’État. Il y a aujourd’hui besoin de s’émanciper des formes institutionnelles figées issues de cette période, c’est-à-dire les compléter par des institutions dont la propriété première serait non pas d’industrialiser des décisions politiques mais de catalyser les métamorphoses permanentes de nos sociétés. Cette mutation ne commande pas une réforme constitutionnelle. Elle suppose avant tout une évolution majeure des us et coutumes de tous les corps intermédiaires et des administrations. Chaque institution, qu’il s’agisse des syndicats, associations, fédérations professionnelles ou des partis doit repenser ses priorités pour les ajuster au monde qui vient. Mais, plus encore, chacune doit changer sa façon de construire et hiérarchiser lesdites priorités. C’est en travaillant différemment, avec d’autres publics, que la refonte des priorités s’installera comme une nécessité et que le rapport à la société et au pouvoir de chacune de ces instances contribuera à rendre du pouvoir à tous. De la même manière, il est impératif de rouvrir nos dispositifs techniques aux questions politiques et réinviter de la dialectique dans les chaînes paramétriques. Ne pas chercher tout de suite la solution techniquement optimale mais explorer collectivement le chemin pour emmener plus de monde. Refaire de la politique.
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Citoyens-experts-élus : sortir du triangle des Bermudes Rouvrir le champ des débats a des conséquences sur le rôle respectif des citoyens, des experts et des élus. Alors que nous devons inventer des façons différentes d’habiter le monde, la captation du terrain par les discussions techniques arrange évidemment les experts : qu’ils soient dans les administrations ou les cabinets d’étude-conseil, ils pilotent les décisions. Les élus se retrouvent alors doublement fragilisés. Ils sont exposés sur des terrains mal maîtrisés et leurs inter ventions dépendent largement des informations et orientations rédigées par leurs services. Les citoyens, eux, se trouvent face à un couple élus-experts qui dysfonctionne du point de vue démocratique : ceux sur lesquels ils ont une prise (les élus) ne sont pas ceux qui ont véritablement le pouvoir. Cela alimente directement l’idée que les élections ne changent rien. Il tient pourtant à peu de chose que cet équilibre délétère soit inversé, que le pouvoir change de main et revienne du technique vers le politique. Il suffit de déplacer le terrain des discussions et le moment où elles ont lieu. Au moment de la définition des enjeux stratégiques, le point de vue des citoyens n’a pas besoin d’être techniquement argumenté : il suffit de culture, de curiosité et de sens politique pour qu’ils aient un avis argumenté et stimulant à partager. Les élus se posent alors plutôt en position de médiateurs des différents points de vue qui s’expriment. Même si leur légitimité est aujourd’hui trop faible pour imposer des réformes sans consulter, ils sont en revanche parfaitement légitimes pour organiser le débat autour des grands choix de la cité. Les citoyens attendent aussi qu’ils expriment un point de vue sur les débats qui les auront animés, mais ils leur demandent, pour commencer, de se taire et de les écouter. Ce n’est pas une déchéance politique pour les dirigeants : le seul fait de mettre en débat un sujet plutôt qu’un autre, de fixer l’agenda, est déjà un pouvoir important sur le cours des choses. D’autant que c’est à eux qu’il revient, en tant que représentants, d’orienter le travail collectif, de tirer les conclusions et de mandater les experts, afin qu’ils réfléchissent aux solutions possibles. Dans le cadre d’une concertation, le rôle des élus n’est pas de prendre systématiquement le parti de l’administration ou des experts pour défendre les projets ou les politiques menées mais plutôt de
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faciliter l’instruction collective du sujet. Rappelant, le cas échéant, des propos tenus par des voix isolées ou minoritaires dont l’expression leur semble essentielle, ils font résonner les propos importants d’une réunion sur l’autre. Les rôles sont alors redistribués : élus et citoyens définissent les orientations et objectifs, les experts sont quant à eux mandatés pour livrer leur analyse des différentes pistes possibles au couple éluscitoyens reconstitué. Ils peuvent ainsi assister et participer aux débats mais plutôt comme observateurs et commentateurs. L’essentiel de leur travail se concentre ainsi plutôt après et entre les échanges : il consiste à retraduire et documenter les enseignements qu’ils en tirent pour les réinscrire dans les questionnements scientifiques et techniques dont ils ont l’expertise. Plutôt que recopier des éléments de langage ou de doctrine de territoire en territoire, ce travail ad hoc permet de produire une pensée opérationnelle branchée sur le monde vécu par les habitants du territoire considéré. C’est un positionnement plus engageant pour les experts, qui demande plus de travail mais qui est aussi plus intéressant. Pour enthousiasmants qu’ils soient, ces changements de pratiques sont aussi difficiles pour beaucoup de personnes ou d’entreprises. Ils permettent certes un travail plus créatif et requièrent plus d’intelligence situationnelle de la part de chacun, mais c’est au prix de délais plus resserrés dans le temps et de rythmes plus intenses. Les concertations sont régulièrement accusées de ralentir les projets mais ce n’est le cas que si l’on rajoute le temps de la concertation à l’issue de toutes les autres étapes, dans le cadre d’une approche mécanique des arbres de décision. Si l’on concerte en parallèle, cela n’ajoute aucun délai voire cela force à tenir les calendriers et conduit à accélérer certaines étapes.
Le coût de la démocratie Créer les espaces pour de véritables débats démocratiques nécessite un important travail de terrain pour s’assurer que la démarche sera massive et diversifiée : appeler les personnes, les rappeler, les rencontrer, une par une et à très grande échelle, discuter avec les responsables des associations, des collèges, des centres sociaux, des pépinières d’entreprises… Rien qu’à Aplemont, une équipe de quatre personnes s’est installée dans le quartier pendant plusieurs mois, week-ends compris : son travail était simplement de discuter avec les habitants, aller à leur rencontre, les sensibiliser, les écouter, faire du porte-à-porte et
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démultiplier cet effort partout dans le quartier et autour du quartier, que ce soit à la sortie des écoles, dans les supermarchés, autour des stades le mercredi après-midi, aux portes de Pôle emploi, dans les médiathèques… en allant voir toutes les forces vives du territoire (associations ou entreprises, pour les convaincre chacune de venir et faire venir leurs membres, voisins et amis). Rencontrer plusieurs milliers de personnes dans un territoire pour en convaincre quelques milliers de venir. Il y a un problème de coût évident. Le simple salaire de quatre personnes au SMIC, présentes 6 mois en permanence sur le terrain pour convaincre les publics de participer, représente déjà plus de 40 000 euros, hors frais… et les plus expérimentés des consultants faisant ce travail sont loin d’être au SMIC tant ce travail requiert de compétences et de savoir-faire. Si l’on ajoute les coûts associés à l’accompagnement et la réalisation d’enquêtes. On pourrait imaginer que les explorations de terrain soient effectuées par les services des collectivités eux-mêmes. Mais si nous sommes dans la situation actuelle, c’est que les exigences de ce type de travail ne sont plus au cœur des pratiques et de la culture des administrations. Peu d’agents sont enclins ou formés à faire des séances de porte-à-porte en horaires décalés pour aller au-devant des citoyens les plus éloignés de leurs services. En l’état, les administrations n’y sont pas sensibilisées et les cahiers des charges ne demandent presque jamais aux prestataires les méthodes et moyens qu’ils mettront en place pour faire venir les différents publics. Aucun objectif chiffré non plus pour ce qui est de la présence des habitants, ni quantitatif, ni qualitatif. La question des publics est le plus souvent absente dans les appels d’offres qui se concentrent sur l’accompagnement des services dans la réalisation des power-points, l’animation des ateliers thématiques demandés par la ville, le compte rendu des réunions et la vérification que toutes les informations légales sont bien transmises à la population. Faire de la participation de tous les types de publics un objectif explicite, rendrait les commanditaires légitimes, ensuite, à apprécier le travail des agences selon les objectifs atteints. Il ne suffit que de quelques lignes à rajouter dans les cahiers des charges et cela aurait un effet direct sur le marché de la concertation : en instituant de telles règles, les acteurs publics amèneraient l’ensemble de leurs prestataires à chercher de nouvelles méthodes pour convaincre les citoyens absents de venir. Les règles de la concurrence étant ce qu’elles sont, ils multiplieraient les idées et les gains de productivité en élaguant dans
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les prestations ce qui n’est pas immédiatement dédié à la mobilisation quantitative et qualitative des publics ou à l’analyse détaillée de leurs propos. L’économie de marché serait, pour l’occasion, directement mise au service de la démocratie. Même avec des processus optimisés, réunir les gens dans de bonnes conditions représentera toujours un coût spécifique. La question décisive est donc celle de l’ambition des démarches participatives en regard de ce coût : sont-elles des suppléments d’âme ou sont-elles partie intégrante d’une panoplie de leviers pour prendre de meilleures décisions dans un monde devenu trop complexe ? Le problème n’est pas tant l’argent dépensé dans les démarches que le rapport entre le prix qu’elles coûtent et ce qu’elles apportent réellement comme transformations. Il serait possible de dépenser plus si leur apport était réel et démontré. Tout coût est relatif ; il s’apprécie à l’aune de ce qu’il a permis de créer ou d’éviter. Combien nous coûte socialement et économiquement le fait d’avoir construit des villes sans écouter leurs habitants ? Abordons les dépenses de concertation comme des dépenses d’investissement plutôt que de les inscrire dans les budgets de communication : cela inviterait explicitement la démocratie au cœur des décisions, là où cela « compte » vraiment. Le cas de la rénovation des centres-villes historiques est à l’inverse emblématique des gaspillages causés par le fait de ne pas écouter assez les personnes qui y vivent. On dépense des millions d’euros pour paver un trottoir au motif que cela embellira le cœur de ville et permettra que les habitants y reviennent. Mais cette stratégie est calée sur le point de vue de ceux qui sont déjà là, pas de ceux qu’il faudrait attirer, puisque ces derniers n’ont pas été explicitement et activement conviés à la discussion préalable. Pourtant, revitaliser un centre-ville, c’est précisément faire venir les autres. Quand on va chercher l’ensemble des habitants de l’agglomération, que l’on va dans les petits villages, les lotissements pavillonnaires et les quartiers populaires, que l’on multiplie les rencontres dans les collèges et les lycées, comme nous avons pu le faire à Tulle5, la priorité que mentionnent les habitants, pour revitaliser leur cœur de ville n’est pas la réfection des trottoirs mais l’urgence d’y faire revenir les jeunes. Il se trouve que ce n’est pas en investissant massivement dans des pavés de granit que l’on recrée un espace public où les jeunes se plaisent à venir. Une concertation ambitieuse peut ainsi coûter légèrement plus cher qu’une enquête publique classique, on passe de 30 000 ou 40 000 euros à 80 ou 100 000 euros. Sauf qu’ouvrir le débat permet des investissements différents, plus
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efficaces et que l’on évite régulièrement ainsi des centaines de milliers d’euros de travaux superflus. Beaucoup d’entreprises dites « libérées4 » se sont engagées dans de telles transformations en donnant la parole à leurs collaborateurs. Elles doivent y trouver un intérêt objectif. Au-delà de la seule responsabilité sociale de l’employeur, leurs parcours démontrent, chiffres à l’appui, qu’ouvrir largement les discussions stratégiques aux salariés, leur laisser plus d’espace d’initiative, permet une plus grande capacité d’innovation, plus de créativité et une plus grande adaptabilité aux remous du marché. Les mathématiciens diraient que cela rajoute des degrés de liberté dans l’équation complexe que représente le pilotage quotidien d’une collectivité ou une entreprise. Si, pour reprendre le titre d’un ouvrage fameux de John Dewey6, « le public et ses problèmes » deviennent la principale préoccupation des décideurs, alors la véritable question associée au coût des concertations est celle de leur évaluation. De fait, il n’y a pas beaucoup de secteurs d’activité moins évalués que le marché de la participation7. La non-participation des citoyens ayant été installée comme un fait contre lequel on ne peut rien, les agences payées pour organiser les rencontres ne sont pas tenues pour responsables s’ils ne viennent pas. Systématiquement, comme il n’est pas attendu que le débat fasse réellement bouger les projets, les évolutions « sur le fond » ne sont pas non plus évaluées. Or, la bonne tenue d’une concertation ne peut raisonnablement s’apprécier à partir de la simple lecture du rapport d’un commissaire enquêteur racontant la démarche qu’il a lui-même conçue et pilotée. Cela permet de vérifier que les procédures ont été respectées mais ce n’est pas un document d’évaluation au sens propre. Évaluer c’est aussi se poser la question de ce que les débats ont changé dans la décision : il faudrait ainsi analyser pourquoi certaines populations ne sont pas venues et comment leur non-participation a pu affecter l’équilibre des publics et le contenu des débats. Cela suppose toutefois que les organisateurs sortent du principe de neutralité axiologique dans lequel ils se réfugient. Ils doivent avoir un point de vue sur le débat dont ils ont la charge et l’assumer. Pas un point de vue « pour » ou « contre » le sujet du débat, mais un point de vue « pour » le débat : identifier et analyser les questions qui émergent, comment elles modifient le sujet et, en permanence, déplacer les terrains pour élargir les publics aux nouvelles façons dont le sujet a été discuté. Ils doivent adopter une approche critique, quitte à heurter certains attendus du client qui les paie.
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Les termes de la transaction devraient ainsi être clarifiés dans les contrats : on paie une agence parce qu’elle nous donne accès à des populations et des débats que l’on ne pourrait pas atteindre sans elle, pas pour vérifier des a priori et les faire valider par des publics captifs. De même, en matière de grands débats publics, une première réforme simple et rapide à mettre en œuvre serait que la loi exige des rapports d’enquête non seulement formels mais aussi sur le fond des dossiers. Qu’ils ne décrivent pas seulement ce qui a été fait en matière de concertation pour pouvoir cocher la case du dossier administratif mais qu’ils expliquent en quoi cela a été utile pour consolider ou faire évoluer le projet présenté et les raisons qui ont conduit à retenir ou à écarter les remarques exprimées par les participants. Il s’agirait simplement de faire état du processus de co-construction plutôt que des moyens mis en œuvre pour partager le projet et de donner un statut non seulement au fait que les citoyens ont pu parler mais aussi à ce qu’ils ont dit.
Recréer des marges de manœuvre Le coût des démarches est ainsi un faux débat. Il y a surtout un problème de marges de manœuvre au sein des directions des villes et des entreprises. On m’oppose souvent, dans les discussions entre professionnels de la « participation », que « les clients, ont leurs idées et, même si on veut être exigeants, on n’a pas toujours le choix ». C’est vrai : beaucoup d’entreprises de concertation ont vu le jour ces dernières années, portées par de jeunes urbanistes volontaires et innovants. Le problème auquel se heurtent beaucoup de ces entreprises engagées dans ces démarches ambitieuses est très matériel : la faiblesse de leur trésorerie les met insidieusement dans les mains des services techniques qui les rémunèrent. Il suffit à ces derniers de payer les prestations avec plusieurs mois de retard, ce qui arrive très souvent, et l’entreprise se retrouve en péril. Très vite, un responsable de service administratif se trouve en situation de priver ses interlocuteurs de tout revenu. Il a donc un moyen de pression extrêmement efficace, quoique tout à fait implicite, pour faire valoir son point de vue dans les discussions. L’argent reste une arme redoutable quand on veut contraindre un prestataire. De ce point de vue, la liberté se gagne chèrement. Les mêmes remarques valent à l’échelle locale ou nationale. Beaucoup d’argent est dévolu à la démocratie et la question du financement des partis et des institutions est à n’en pas douter décisive
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pour la fluidité et la sincérité de notre système électif8. Augmenter la démocratie, c’est instiller les réflexes et attendus de la démocratie dans tous nos actes économiques et sociaux, en amont de tous nos choix d’investissements ou d’organisation. Pour les acteurs de la société civile, le financement de la démocratie ne peut d’ailleurs plus se limiter au soutien d’un candidat une fois par mandat comme on mise sur un bon cheval aux courses : ce sont ces logiques, que l’école du Public Choice a décrites et théorisées, proches de la corruption, et qui détruisent la confiance des citoyens dans la démocratie et la politique. Il est au contraire nécessaire de dépasser le simple temps de l’élection pour généraliser les pratiques démocratiques, tous azimuts. Les habitants y sont prêts. La mobilisation large et spontanée de toute une partie de la population dans le cadre du Grand Débat national l’a prouvé à sa manière à l’échelle du pays : il y a un fort désir de citoyenneté. Dans les entreprises aussi, la participation est appelée de leurs vœux par les salariés qui cherchent le sens de leur engagement professionnel. C’est donc partout et au quotidien que la possibilité de s’exprimer sur les enjeux stratégiques de son existence doit être rendue possible. Quand les dirigeants se prêtent au jeu, cela fonctionne : sans mentionner de cas trop récents, les deux tiers des salariés de la Maif, soit 4 800 personnes, avaient participé aux rencontres organisées peu après l’arrivée de Pascal Demurger à la tête de l’entreprise9. Cette démarche a inauguré la grande transformation qui a propulsé l’entreprise aux sommets qu’elle connaît aujourd’hui10. Quelques années plus tôt, le modèle et l’organisation de la Fnac ont été revus de fond en comble grâce à la participation active des salariés de tous les magasins. En remontant encore, à EDF, 80 % des salariés avaient été mobilisés autour de François Roussely qui souhaitait faire des agents les « acteurs du changement11 ». Il y avait alors, à la tête de ces entreprises, de véritables projets industriels comme il y a parfois, à la tête de nombreux territoires, des projets de transformation. Dans chacun des cas cités, de l’avis même des participants, les démarches ont marqué des moments importants dans leur vie, celle de leur entreprise ou de leur territoire. Toutes n’ont pas été des succès, loin de là. Accumuler les participants et les bonnes idées ne suffit pas systématiquement à transformer l’essai. Ce ne sont pas non plus les débats qui ont produit à eux seuls ces métamorphoses. Mais, dans les cas où l’impulsion initiale a été entretenue au gré des changements de direction, des métamorphoses sont advenues qui auraient semblé inimaginables à l’origine du travail.
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La perpétuation des salles vides et des débats ennuyeux n’est pas une fatalité : elle est directement la conséquence du fait que pas assez de dirigeants disent « Chiche ! » et que pas assez de prestataires disent « Non ! ». C’est souvent faute d’audace ou de courage par conformisme, par confort intellectuel ou matériel, ou du fait de pressions économiques qu’il y a si peu d’espaces de discussion possibles sur le contenu, les enjeux ou le timing des concertations. Car les marges de manœuvre économiques ou politiques n’existent pas, a priori : elles se créent à chaque dossier, voire plusieurs fois par dossier. Pour les dirigeants, les services, les prestataires, les participants même, faire exister une parole libre au cœur d’une concertation est un défi perpétuel.
Des inflexions en cours, des réformes à engager Les initiatives se multiplient. Beaucoup d’élus réfléchissent de manière très critique aux impasses de l’action publique. Dans les administrations, on voit de plus en plus de jeunes directeurs et directrices très innovants. Longtemps chefs de projets sur le terrain, ils ont été confrontés aux limites des politiques institutionnelles classiques et cherchent à inventer de nouvelles façons de travailler. Chez les promoteurs et les aménageurs, la même mue est engagée : même dans des groupes comme Bouygues, Vinci, Suez ou Cogedim, les jeunes apportent une fraîcheur et une exigence de sens dans leur travail quotidien qui se retrouvent dans les actions qu’ils mènent ou l’énergie qu’ils redonnent à certains de leurs aînés. Évidemment, les intérêts économiques restent présents, évidemment il y a toujours des requins12, mais les pratiques professionnelles changent. À condition que tous ces jeunes ne se fassent pas bloquer l’accès aux postes de décision par des repousses de l’ancien monde, cela esquisse la possibilité de construire de véritables mutations dans les prochaines années. La démocratie dans son ensemble s’en portera mieux. Ces évolutions ne s’imposeront pourtant pas d’elles-mêmes : un surcroît d’efforts est nécessaire, au moins dans les premiers temps, pour inverser les représentations et tester de nouveaux outils et de nouvelles méthodes adaptées à ces exigences. C’est possible, à condition d’hybrider les dispositifs institutionnels, de les « ensauvager » en y faisant la place nécessaire pour une démocratie plus libre. Qu’il s’agisse des citoyens ou des personnes travaillant dans les différents services d’études, les principaux acteurs y sont disposés. Il reste encore à créer les cadres administratifs et économiques pour généraliser ces pratiques.
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Réinventer le pouvoir exécutif Dans les périodes mouvementées, les grands dirigeants tiennent à flot les valeurs fondamentales et évitent que la communauté nationale ne se disloque quand elle est menacée. Faire vivre ces valeurs suppose de les porter auprès des citoyens en justifiant le fondement des grands choix quand il y en a. Prendre ce temps, au moment d’annoncer des décisions, est utile pour les citoyens, mais aussi pour les dirigeants qui sont obligés d’être tout à fait clairs avec eux-mêmes et avec leurs concitoyens sur les raisons qui les motivent. Collectivement, enfin, cela garantit que quand un coup dur arrive, la société est moins déboussolée par les événements et tient plus facilement le cap. Pour les élus, rester dans la seule démonstration de leur fonction exécutive à l’heure où les mécaniques du pouvoir se grippent, c’est se condamner à l’inaction, surtout que ce tropisme se fait au détriment de deux fonctions politiques décisives dans une époque aussi changeante que la nôtre : la fonction de médiation et celle de boussole. Construire les alternatives politiques ou permettre aux autres d’inventer des solutions techniques et économiques nouvelles prend plus de temps et s’avère souvent plus discret. Or, en quatre, cinq ou six ans, le monde évolue : des projets s’interrompent, d’autres sont amenés à changer, des problèmes s’invitent qui n’étaient pas prévus… La politique renvoie à la maîtrise du temps et un élu ne peut se satisfaire de simplement disposer des cent premiers jours de son mandat pour déclencher la mise en œuvre de ses promesses de campagne. À long terme, la capacité à passer quelques décrets en force et en vitesse compte moins que la capacité à rassembler une société tout au long d’un mandat. On ne peut pas consulter sur tout et tout le temps, mais être en permanence à l’écoute des citoyens permet de faire en sorte que tout le monde tire dans le même sens : cela permet aux élus de ne pas seulement s’appuyer sur l’État ou les administrations pour agir mais de laisser des initiatives émerger de la société qui se confortent les unes les autres. En faisant cela ils donnent du courage à tout le monde. Poser et affirmer des valeurs et représentations est l’un des rôles spécifiques du pouvoir politique. La particularité du moment que nous vivons est que les institutions censées être les supports de ces récits partagés sont en crise. Il n’est plus seulement question, pour les dirigeants, de trouver le bon récit à plaquer sur le monde, il s’agit aussi de créer les conditions pour que ces récits émergent et fassent sens pour leurs concitoyens, et que les grands sujets qui travaillent la
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société ne soient pas laissés orphelins de débats démocratiques sur le sens des politiques engagées. On se plaint de la place que les histrions ont pris dans le débat public, on déplore la chronique du déclin qui se propage dans la France de ce premier xxie siècle et on se plaint qu’elle soit en décalage avec ce qu’est réellement la France d’aujourd’hui… Mais on ne se donne pas les moyens de produire un imaginaire concurrent crédible. Or, quand une société n’a plus de repères, elle ne peut plus interpréter le sens des transformations que l’on perçoit et se rend disponible aux explications les plus farfelues. Les dirigeants se tournent dans tous les sens en cherchant qui serait aujourd’hui en mesure de produire et porter un tel récit, ils commandent des campagnes de marketing et de publicité, alors qu’ils ont la solution sous la main : prendre du temps avec les citoyens démocratiquement réunis. Ce temps n’est pas forcément plus long et ce n’est pas non plus du temps « perdu ». Cette démocratie en continu a des conséquences sur les rythmes de la démocratie représentative et entérine le fait que la participation des citoyens à la vie démocratique n’est pas concurrente de la démocratie représentative : les citoyens permettent aux élus de viser plus haut. « En définitive, le concept fondamental d’une démocratie fondée sur la délibération est le concept du débat en soi. Lorsque les citoyens débattent, ils échangent leurs opinions et discutent de leurs propres idées sur les principales questions d’ordre public et Politique » écrit John Rawls, cité par Amartya Sen, qui continue « en réalité, les élections sont seulement un moyen – bien que, de toute évidence, très important – de rendre efficaces les discussions publiques13 ». Partager le pouvoir, c’est en avoir plus. Cette approche est indissociable du rôle de repère que jouent les grands récits dans la vie de chaque membre de la société. Essentiels à la dimension politique de nos existences14, ils ne peuvent plus être simplement imaginés par des agences de communication politique : les citoyens veulent en être les « auteurs » au moins autant qu’ils souhaitent être des « acteurs » de leur vie. Il en va ainsi de la démocratie comme du théâtre : la pièce n’existe pas avant d’avoir été jouée et, alors que les personnes dans la salle n’ont a priori rien en commun, le public se constitue parce que tout le monde regarde au même endroit. En l’occurrence, à la manière de la grande tradition théâtrale pré-moderne et de certaines pièces contemporaines, il n’y a plus désormais une scène avec des acteurs attitrés pour donner la représentation : le spectacle est partout. Les acteurs « officiels » ne sont que des points de repère d’un déroulé dans lequel les spectateurs ont tous un rôle. La pièce n’est
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pas morte pour autant, elle demande juste à être jouée autrement, de manière collective. Les experts comme les intellectuels peuvent aller sur le terrain, travailler à décrire mieux la réalité de nos sociétés voire corriger des contre-vérités. Dans ce monde où les repères changent en permanence, on ne peut qu’insister sur la nécessité pour les sciences humaines de multiplier les exercices pratiques de collecte de paroles et de regards sur le monde. C’est à ces exercices qu’invitait Foucault quand il suggérait de ne plus réfléchir aux utopies de demain mais aux hétérotopies d’aujourd’hui15 : glaner les bricolages, les analyser, les mettre en résonances. C’est ce qu’ont fait Pierre Bourdieu dans La misère du monde (1993) ou Pierre Rosanvallon avec Le parlement des invisibles (2014). C’est ce que tente Bruno Latour à travers son Enquête sur les modes d’existence (2012). Ces initiatives sont à renouveler et multiplier. Les quantités d’analyses produites par les chercheurs autour de la crise des Gilets jaunes, notamment les ateliers des ronds-points initiés par la Maison des Sciences de l’Homme, sont des signes positifs en ce sens – l’urgence aura permis de passer outre les lourdeurs administratives et académiques qui pèsent habituellement sur les projets de recherche. Mais si cette fonction de dévoilement n’est pas réservée aux élus, mais une part leur revient qui n’appartient qu’à eux. Laissés seuls, les intellectuels ne sont pas en mesure d’installer les conditions de production de ce récit ni de lui donner une vertu performatrice. Même s’ils peuvent rassembler des citoyens, ce n’est pas leur rôle d’énoncer et porter la narration qui résulte de leurs échanges. De même, les citoyens aussi peuvent s’engager dans des actions mais ils ne peuvent produire par eux-mêmes des espaces politiques alternatifs ayant une envergure suffisante pour concerner toutes les sphères de la société et installer des contre-récits nationaux. C’est le rôle même des « représentants » de porter ces représentations. Cette approche extensive du rapport entre les élus et les citoyens trouve des retombées dans de nombreux domaines de la vie politique sans que cela emporte une nouvelle Constitution, simplement une nouvelle façon d’habiter nos institutions. La responsabilité qui pèse sur nos dirigeants est donc colossale. Il leur revient de permettre que cette transition soit une métamorphose plutôt qu’une rupture radicale. Ils ne sont pas sans prises ni pistes. Ils peuvent commencer, déjà, par changer leurs méthodes de travail. Au sein du gouvernement, il y aurait par exemple vraiment besoin que les ministres aillent écouter les Français en direct, accompagnés de chercheurs et de hauts fonctionnaires, pour se donner les moyens
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de collectivement reconstruire le récit des territoires, entreprises, universités et même de notre État qui permette à chacun de se projeter dans la France et l’Europe de demain. Se fixer cet objectif les amènera aussi à se poser la question de les rendre véritablement utiles et intéressants, sauf à gaspiller leur temps. Nous aimerions parfois dire aux décideurs : vous ne pouvez pas être partout et prendre le temps d’entendre, en chaque lieu, ce que les personnes ont à vous dire. Déléguez, travaillez plus collectivement… à être partout, vous finissez par être nulle part ! Le travail parlementaire pourrait lui-même être démocratiquement enrichi de l’expression des citoyens. La fin du cumul des mandats pourrait ainsi être mise à profit pour que les députés organisent dans leurs circonscriptions de vastes débats autour des rapports ou des lois sur lesquels ils travaillent. Certains députés ont déjà commencé, mais leurs initiatives restent marginales et sans réel statut. Ces démarches pourraient être institutionnalisées : lors de la mise à l’agenda d’un sujet, plusieurs rapporteurs issus de territoires pourraient être collectivement mandatés. Ils auraient pour tâche, en plus du travail classique d’audition des experts nationaux et locaux, d’organiser une série de débats citoyens « non experts » en s’invitant les uns les autres dans leurs circonscriptions respectives pour écouter les citoyens débattre entre eux et prendre ainsi le pouls de la société à divers endroits du pays. Si le travail d’auditions de l’Assemblée était ensuite organisé à partir de leurs retours de terrain, cela donnerait une utilité immédiate aux réunions dans les circonscriptions et en renforcerait l’attrait pour les citoyens. Ceci permettrait aussi aux représentants de la nation, quand ils s’expriment, de restituer les propos entendus auprès des Français et de parler avec leurs mots. En étant eux-mêmes une source d’information de première main pour les journalistes, cela leur conférerait par la même occasion une légitimité supplémentaire sur les plateaux de télévision et ce serait aussi une façon de s’extraire du seul commentaire d’actualités qui lasse nos concitoyens.
La question des élections et le renouvellement des partis Le rôle historique des partis est de permettre que toutes les intelligences se frottent les unes aux autres pour rallier des majorités d’opinion autour d’idées et des groupes de citoyens qui les portent.
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Ils n’ont pas vocation à disparaître dans le monde qui vient, mais les technologies et les pratiques sociales obligent à repenser leur rôle et leur fonctionnement.
Ouvrir les appareils au bruit du monde Tous les appareils font face au même défi : rester le plus ouverts possibles pour attirer de nouveaux membres et faire entrer en permanence le bruit du monde pour rester en prise avec la société, tout en restant suffisamment constants et organisés pour s’instituer comme des repères sûrs de l’espace politique. Il faudrait que les citoyens puissent entrer et sortir des partis sans que la dynamique collective ne s’en ressente. C’est après cela que courent les différents « mouvements » créés ces dernières années, sans pour autant renoncer aux logiques d’appareil très classiques qui, systématiquement, redonnent la main aux apparatchiks spécialistes es-bureaucratie. Ce n’est pas une fatalité, il suffirait que les partis misent sur des fonctionnements plus ouverts. En interne, les règles de fonctionnement doivent assurer une permanence des débats et des valeurs par-delà les personnes qui font vivre le collectif de manière à ce que l’appareil ne soit capté ni par les plus anciens ni par les plus assidus : penser le collectif comme garant du récit et du travail collectif, plutôt que la seule commission administrative d’une section ou d’une fédération. Cela suppose également une évolution dans la façon de gérer les conflits internes. Au lieu de les éradiquer à coups d’exclusions, ou de chercher à les noyer dans des consensus de façade, il faudrait au contraire les assumer comme autant de révélateurs de potentielles bifurcations du monde et en tenir compte dans la façon d’anticiper et gérer les décisions. Dans ces conflits d’interprétation sur la marche du monde, il y a des querelles d’appareil mais également les sources d’une réinvention permanente des institutions. Peut-être alors les partis redeviendront-ils des intellectuels collectifs capables de penser le monde et le transformer. Concevoir les partis comme des processus démocratiques passe aussi par un travail de terrain intense et parfois ingrat, mais qui est sans doute la seule solution pour se confronter à la réalité vécue ou ressentie par tous ceux avec lesquels le contact a été perdu. Ce travail ne peut être réduit au fait d’aller sur les marchés pour diffuser les tracts et la bonne parole de l’organisation centrale. Aller sur le terrain, c’est organiser les moments permettant aux militants d’écouter et dialoguer avec le reste de la population : des moments d’échanges pensés sur un mode remontant. Pour que la vie locale des partis soit tournée
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vers les citoyens, les instances des partis doivent elles-mêmes être plus à l’écoute des remontées locales rapportées par les militants de terrain et en faire les briques de bases des discussions, projets et programmes. Peut-être, d’ailleurs, les « grands élus » reviendront-ils alors dans les séances de travail des partis nationaux qu’ils ont déserté ou qu’ils ne fréquentent plus que pour gérer les postes de leurs affidés. S’ils y trouvaient de quoi stimuler leur compréhension de ce qui se passe à la fois dans le pays et dans leur territoire, s’ils pouvaient y recueillir de nouvelles clefs de lecture à tester auprès de leurs concitoyens, les instances nationales seraient utiles à la réflexion politique des partis et de leurs membres. Au lieu de quoi les débats locaux restent spécifiques et captés par le partage des bilans et les débats nationaux sont de plus en plus déconnectés de la réalité des habitants.
Sortir de l’alternance « campagnes électorale/ gestion quotidienne » Ces évolutions interpellent directement le rôle des partis pendant les élections et les campagnes qui les précèdent. Régulièrement, l’espace public se transforme en arène. Accepter une critique devient impossible car ce serait admettre des « erreurs » qui seront récupérées sans mansuétude par des opposants ravis. Les démagogies prospèrent sur cet effondrement de la parole politique qui vient directement de la confusion entretenue entre la conquête des postes et la conquête du pouvoir. Pour les partis eux-mêmes, il serait utile de ne plus voir les élections comme l’aboutissement d’un processus de sélection mais comme une étape importante dans la prise en main de ses destinées par une société. La façon de préparer la mise en œuvre des programmes une fois en responsabilité doit intégrer le fait que le rapport de force a évolué entre l’État et la société. Pour bousculer les différentes formes de pouvoirs et contre-pouvoir (voisins, Europe, entreprises, médias, associations, etc.) les partis doivent s’appuyer sur la société tout entière et non sur les seuls rouages de l’État ou l’administration locale maîtrisés par leurs membres. Cela permet d’aller plus vite à la prise de fonction, mais cela va souvent de pair avec l’abandon de toute ambition pour la suite du mandat car ces modes de fonctionnement brutalisent la société. Sans compter que cette pratique est de moins en moins efficace à mesure que les « états de grâce » se font plus courts et plus rares. Au-delà de la campagne, la victoire se gagne dans la mobilisation à long terme des relais sur lesquels compter. C’est ce qui rend possible
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l’élargissement des majorités et le déclenchement de grandes transformations. En travaillant largement avec la population en amont, en fédérant des réseaux de toute nature, en essayant de gagner le mandat après avoir gagné l’élection, les futurs élus se préparent les conditions d’un socle de soutien plus large et plus solide à leurs actions. Dans ce contexte, loin de fragiliser le pouvoir du politique en le bousculant, la discussion le renforce en ouvrant les espaces sur lesquels il peut ensuite s’appuyer. L’approche des élections elles-mêmes doit être repensée dans cette perspective. Comme les alternances politiques, elles ont un rôle fondamental dans la vie démocratique car elles sont des temps communs à tous qui permettent de régulièrement resynchroniser les débats et les enjeux entre les différentes parties de la population. Elles ne font pas que renouveler les équipes dirigeantes, elles créent des références partagées par tout le monde. Comme les guerres ou les grands événements qui, à l’image de ce même confinement, font vivre une expérience collective à une nation, les élections sont une façon (pacifique et ritualisée) de prendre collectivement rendez-vous pour réfléchir sur notre avenir. Le rôle spécifique des campagnes a fait momentanément irruption dans le débat public au moment du premier confinement quand s’est posée la question non seulement des modalités pratiques du vote dans un pays confiné mais aussi des conditions dans lesquelles les différents candidats pouvaient aller à la rencontre des citoyens : une élection ce n’est pas qu’un vote, cela demande de pouvoir rencontrer et discuter avec des gens que l’on ne connaît pas a priori. Le problème est qu’elles se résument aujourd’hui à une course aux armements publicitaires. Les campagnes pourraient jouer un rôle beaucoup plus revigorant pour nos démocraties. Les mois précédant le dépôt des candidatures pourraient être envisagés comme des moments d’élargissement maximum, pour permettre aux partis et aux candidats de se ressourcer, de s’assurer que leurs débats sont bien toujours ceux qui intéressent les citoyens et de toucher de nouveaux publics avec lesquels ils n’auront plus la possibilité de discuter aussi librement quand les campagnes se seront emballées et que les programmes seront ficelés. En 2014, quelques villes avaient expérimenté des campagnes électorales de ce type, très ouvertes, prenant le temps, très en amont et bien avant la désignation des listes et des programmes, de mener de larges débats avec les habitants. Ces stratégies se sont multipliées en 2020, souvent gagnantes pour les listes qui les ont conduites. Organisées par les partis mais ouvertes à tout citoyen sans avoir à montrer
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d’appartenance politique a priori, cela renvoie à des pratiques habituelles dans les années 1970 mais qui doivent aujourd’hui être repensées en tenant compte de la faiblesse des partis.
Imaginer des primaires participatives Une rénovation du processus des primaires pour les élections présidentielles pourrait tout à fait être envisagée sur la base de cette aspiration démocratique. Indiscutable avancée par rapport à l’époque où seuls quelques apparatchiks choisissaient le champion de leur parti, les primaires telles qu’elles fonctionnent aujourd’hui accentuent encore le phénomène. Pensées comme une course à l’élimination entre candidats, elles augmentent les clivages et la personnalisation. Un processus en deux temps pourrait ainsi être conçu qui valoriserait la parole des citoyens et son appropriation par les candidats potentiels. Une élection pensée à partir des électeurs plutôt que des partis, en somme. Il s’agirait de commencer par une vaste écoute des habitants, menée de manière large et décentralisée relayée par de très nombreuses réunions publiques explicitement ouvertes à tous. Pour les partis, il y aurait un premier enjeu de participation : que les réunions soient un succès suppose qu’elles soient précédées d’un travail de terrain pour inviter les « non-militants » et « non sympathisants » à venir discuter. L’enjeu des débats serait de donner accès aux militants et aux candidats aux représentations et aux rapports de force qui traversent les sociétés, ils ne doivent donc pas être orientés en fonction des a priori idéologiques des militants qui les organisent faute de quoi ils ne seraient que des meetings dégradés. Concrètement il s’agirait d’aller discuter, directement auprès des Français, des sujets prioritaires du mandat. L’enjeu serait de permettre aux citoyens de discuter de la France et de son avenir, et de le faire entre eux, sous l’égide d’un ou de plusieurs partis mais déconnecté de toute logique de carte ou d’adhésion. Mener une large consultation pour mesurer ce que souhaitent les Français à l’image de la grande marche organisée par Emmanuel Macron à l’été 2016 serait déjà positif mais cela ne suffit pas : d’abord cette dynamique était pensée au bénéfice d’un seul homme, ensuite réduire la démarche à la seule administration d’un questionnaire la cantonne dans une approche consumériste de l’élection. Les partis pourraient véritablement donner une dimension politique à cette écoute des citoyens en organisant des centaines de débats dans tout le pays avec pour objectif de nourrir la réflexion collective des organisateurs à partir de ces débats. Lancée
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un an avant l’élection, une telle démarche permettrait d’espérer des milliers de rencontres locales en quelques mois. Cela peut paraître énorme, c’est à peine plus d’une vingtaine par département. Le Grand Débat National a apporté la preuve que cette ambition n’était pas démesurée. Les enseignements de ces rencontres analysés collectivement et partagés entre tous les candidats potentiels, permettraient de dégager les grandes controverses structurant le débat national et la série de sujets et d’orientations sur lesquels les candidats seraient ensuite attendus pour prendre, chacun, des positions de fond. Le rôle des militants s’en trouverait revalorisé d’autant au sein des partis puisque, présents sur le terrain, ils détiendraient les matériaux bruts à partir desquels partager les analyses dans les fédérations départementales ou les bureaux nationaux. À ce stade, ils n’auraient, en effet, pas de lignes à défendre, juste la volonté de leur parti d’écouter les citoyens, puisqu’il s’agirait juste, pour les organisateurs de caractériser les grands enjeux identifiés dans la population et les termes des discussions en cours. Pour mener ce travail d’analyse, les intellectuels, experts et cadres militants qui se mobilisent régulièrement autour des différents partis pourraient alors se rendre particulièrement utiles. Ils n’auraient pas pour mission d’extraire un best of des solutions souhaitées par « le peuple », plutôt d’identifier les grandes controverses qui travaillent le pays et les différentes alternatives ouvertes dans la population autour de chacune de ces questions. Une fois conduite cette première écoute large et ouverte, un deuxième temps pourrait alors commencer. Les candidats aux primaires auraient à présenter leur programme (et leurs experts) avec, comme unique condition, de devoir prendre position sur chacun des débats issus de la démarche commune d’écoute en indiquant, controverse par controverse, laquelle des alternatives ils privilégient et comment ils comptent engager les transformations qu’ils jugent nécessaires : à la fois un but et une stratégie de transformation. Plutôt que des oppositions frontales entre personnes, les débats dans le pays puis entre les candidats offriraient ainsi aux mouvements politiques une opportunité pour clarifier régulièrement leur propre lecture des grands enjeux nationaux et proposer une offre politique actualisée, plus en adéquation avec la demande des citoyens. Cela aiderait à ce que les élections parlent réellement des sujets intéressant les citoyens et s’adressent à tous. L’avantage d’une telle approche séquencée enchaînant une primaire des idées et une primaire des candidats est double. Sur le fond, cela permettrait de limiter les faux-fuyants. Cela permettrait également
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que les débats et les programmes portent sur les sujets qui préoccupent les Français plutôt que sur ceux choisis par les éditorialistes et les appareils des partis. Sur la forme, mettre ainsi les controverses et leur hiérarchisation au centre de la vie politique permet aux partis d’insister sur le commun des diagnostics et de forger un cadre de discussion avant de permettre aux candidats de se différencier. C’est donc réaffirmer un espace partagé sur lequel collectivement s’accorder, plutôt que pousser chaque candidat à s’engager à titre individuel sur des solutions dont le succès dépendra de collectifs bien plus larges. Tous les partis pourraient mener ce genre de démarches. Même conduites en parallèle, elles ne seraient pas en concurrence et n’aboutiraient pas forcément aux mêmes analyses : ce n’est pas parce que l’on écoute les mêmes paroles que l’on entend la même chose et l’analyse qu’un parti en fera dépendra de ses propres valeurs.
Nous ré-emparer des pouvoirs démocratiques Nos institutions sont en crise et seule, une évolution des pratiques pourra les sortir de l’impasse. Les ressorts à activer pour concrétiser cette promesse démocratique reposent sur l’exercice de leur sens civique par les citoyens. L’une des conditions de la démocratie est qu’il existe des sujets libres et exerçant leur sens critique en toute indépendance et sur tout sujet. Le cadre social, l’éducation, ont leur importance mais l’attitude des citoyens ne saurait dépendre d’une quelconque catéchèse, fut-elle républicaine. Liberté et Égalité ont d’ailleurs ceci de particulier que ce sont à la fois des conditions morales et politiques en même temps qu’elles renvoient à l’éthique personnelle de chacun. On peut se construire comme un être libre dans un régime illibéral ou être servile dans un régime libéral. On peut traiter l’autre en égal dans une société hiérarchique comme on peut le considérer en inférieur y compris en étant le représentant d’un régime démocratique. L’enjeu, ne peut pas être que les habitants deviennent les arbitres informés des guerres entre les expertises officielles et militantes. Ce serait plutôt de « former » des sujets politiques dont la capacité à douter sera suffisamment aguerrie pour se repérer dans le monde et interroger les expertises. La « capacitation » des citoyens, leur empowerment doit
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être une école d’émancipation leur apprenant à hacker ces processus pour les repolitiser. Les parcours de vie des lanceurs d’alerte sont intéressants de ce point de vue. Ce ne sont pas des rebelles s’étant trouvés une cause et la plupart ne sont pas des « militants acharnés » au moment de se trouver happés par l’affaire qui les propulsera sur le devant de la scène. Ce sont pour l’essentiel des citoyens « normaux », mus par la nécessité morale de dénoncer un abus qu’ils constatent et trouvent révoltant16. Qu’il s’agisse d’Edward Snowden ou d’Irène Frachon, ce sont plutôt des « natifs choqués », des « Hommes révoltés » qui se mobilisent parce qu’ils sont heurtés par des faits auxquels ils se trouvent confrontés. Leur engagement esquisse un monde où les pouvoirs seraient de plus en plus contraints à la transparence grâce aux initiatives décentralisées des citoyens, mais la clef de voûte de cette évolution est moins une affaire de transparence absolue que de sens civique des citoyens. Chacun a le choix. Pour autant, la charge des responsabilités n’est pas partagée également entre tous. La façon dont vit la société, les inégalités qui la traversent, les discours qu’on y propage, ce que l’on y enseigne, tout cela contribue à renforcer les valeurs démocratiques ou, au contraire, à les détruire ou à passivement accompagner leur décomposition. Selon la place que l’on occupe dans chaque système de pouvoir, la capacité à peser sur chacune de ces dimensions, les responsabilités qui s’ensuivent, ne sont pas égales. Les dirigeants et notamment les élus ont ainsi une part primordiale et absolument essentielle dans la façon de préparer, ralentir voire défaire la réalisation de la promesse démocratique. On aurait envie de dire aux dirigeants : « N’ayez pas peur ! » Invitez les citoyens à redéfinir les cadres de pensée, stimulez l’appareil critique avant, pendant et après les élections, ne laissez pas les experts aux commandes, même et surtout quand il s’agit de préparer des décisions éminemment techniques. On voudrait demander aux administrations qu’elles arrêtent de voir la société comme une concurrente ou une solution d’appoint et la conçoivent plutôt comme un réservoir d’idées et d’énergies. Plus performant et plus rentable, le modèle des entreprises « libérées » se diffuse lentement. L’appareil d’État se tient éloigné de ces évolutions, donnant parfois le sentiment d’une bulle étanche au monde, et à ses propres agents. C’est pour cela que toutes les pratiques favorisant l’évaluation indépendante et citoyenne doivent être facilitées de manière urgente.
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Les institutions ont donc un immense travail à engager. Il leur faut parvenir à se réinventer en permanence pour rester ouvertes aux interpellations des mouvements et initiatives citoyennes en prenant ellesmêmes l’initiative de faire vivre les sujets et même les débats qui les fondent. Cela suppose de sortir de l’obsession de formes institutionnelles figées pour inventer des organisations ouvertes aux expérimentations et à leurs évaluations. Ces institutions pourraient être qualifiées de « furtives », comme les figures du roman éponyme d’Alain Damasio, dans la mesure où elles resteraient toujours elles-mêmes mais en changeant tout le temps de forme et en se nourrissant de tout. Dans les entreprises comme les administrations, ces aspirations sont de plus en plus largement partagées notamment chez les jeunes : ils ne sont pas encore en responsabilités mais ils sont, pour le moment, plus sensibles à l’importance d’écouter les autres et à l’intérêt d’agir de manière coopérative que la majorité de leurs aînés et leurs supérieurs. Cette culture collective a toutefois énormément de mal à progresser dans les appareils, les élus et leurs cabinets, puisque ceux-ci tendent mécaniquement à sélectionner et reproduire ceux qui s’adaptent le mieux aux moules anciens. La culture de l’exposition personnelle et le culte de la représentation individuelle continuent de gangrener les institutions, conséquence des crispations sur un pouvoir toujours pensé de manière centralisée et hiérarchique. Une démocratie adaptée aux défis du xxie siècle ne sera pas une société où tout le monde serait suffisamment compétent pour que l’on puisse mettre partout des citoyens à la place des experts ou des décideurs. Au contraire, plus la technique devient omniprésente dans nos sociétés, plus il y a besoin d’organiser les espaces politiques pour en discuter les enjeux entre « non-techniciens ». La démocratie ne s’enseigne pas, elle s’expérimente. C’est pour cette raison qu’engager ce renouveau démocratique est compliqué. D’ailleurs, nous avons un monde à réinventer mais il ne sera pas le produit d’un seul bloc de pensée. Il sera largement bricolé car ce n’est que chemin faisant que nous saurons mieux les questions auxquelles nous devons répondre. Certaines idées se propageront et ouvriront de nouvelles perspectives. La démocratie n’est pas la solution à la crise climatique, au terrorisme, à la dette publique, ni aux multiples crises migratoires ou sanitaires. Des enjeux politiques évidents sont associés à chacun de ces défis. Mais faire de la politique, ce n’est pas seulement décider des lois : c’est aussi perpétuellement créer les conditions de leur légitimité et permettre le déploiement efficace des décisions et le bon gouvernement des peuples.
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conclusion
« Nous avons toutes les cartes en main, alors jouons-les » (Ateliers du changement, 2013, réunion d’Aix-en-Provence).
Q
u’il s’agisse de l’adaptation de nos systèmes de production aux enjeux écologiques, de la redéfinition de notre agriculture, du déploiement des IA ou des progrès du génie génétique, avant même de nous heurter à des barrières technologiques, nous butons sur notre capacité à définir des objectifs et des cadres partagés. Nous avons besoin de trouver un langage commun pour nous représenter le monde et discuter de nos visions de l’avenir, de ce que nous souhaitons pour nous et nos enfants. Il n’y a pas de raccourcis qui éviteraient de commencer par regarder en face le monde tel qu’il va : écouter les citoyens, mesurer, analyser ce qui se dit et travailler, toujours en commun, à la construction de façons différentes d’habiter, de vivre. En démocratie, la parole est ainsi à la fois un but et un moyen. Libérons les citoyens et les salariés et misons sur cette liberté. Considérons-nous en égaux et appuyons-nous sur notre diversité. Installons un climat fraternel pour permettre à chacun, en confiance, de donner la meilleure part de lui-même. Il s’agit de belles intentions mais surtout de choix très rationnels pour assurer que la démocratie demeure plus efficace que les autres régimes. Un intense travail est nécessaire en amont pour recréer les conditions d’un débat libre et ouvert. Un intense travail d’analyse et de documentation est nécessaire ensuite pour comprendre les tenants et aboutissants de ce qui a été partagé. Un intense travail de suivi est nécessaire, enfin, pour assurer le débouché opérationnel de ce qui a été discuté. La première condition est d’avoir le courage de se lancer, s’engager. Ce n’est pas toujours évident, mais nous le devons à nos enfants. La deuxième condition est de faire confiance à l’intelligence collective de nos concitoyens, et nous le devons à tous ceux qui, parmi nos ancêtres, ont fait le pari de la démocratie. Ceux pour qui cet engagement ressemble le plus à un saut dans le vide sont sans aucun doute les dirigeants actuellement en place : ils sont les fruits du monde qu’ils
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ont la responsabilité de transformer. Fort heureusement, la société mûrit et les preuves s’accumulent tous les jours que des bifurcations sont possibles. Les transformations qui sont devant nous mettent en jeu de l’argent, du pouvoir, des positions institutionnelles, des carrières, des choix de vie passés qu’il faut assumer… Changer est, à chaque fois, une prise de risque personnelle qui engage pour chacun ses priorités, son avenir et, aussi, son confort de vie. À propos des hauts fonctionnaires collaborateurs en 1940, ceux qui avaient refusé de suivre De Gaulle, Romain Gary écrit dans La promesse de l’aube : « ils étaient trop installés dans leurs meubles ». Aucun mépris sous sa plume… juste le constat froid qu’il a fallu des siècles pour permettre aux sociétés d’accéder au niveau de confort moderne et observe qu’il est compliqué, pour des individus isolés, de prendre le risque d’y renoncer. Cette dimension « petite-bourgeoise » de l’histoire est largement sous-estimée. Aujourd’hui, les espaces d’expérimentation existent, des entreprises, des élus font le pari de libérer la parole et d’ouvrir les espaces de pouvoir. Impliqué dans ces débats, je mesure toutes les contradictions qui traversent notre monde. Comme citoyen, je déplore l’entêtement des décideurs à ne pas écouter mais je vois leur intelligence collective. Je constate aussi que les occasions de rebond ne manquent pas. Expert et chercheur, j’ai vu de près comment l’organisation du travail académique conduit à la bureaucratie, à la fermeture des champs disciplinaires sur eux-mêmes, mais j’ai également pu apprécier la grande compétence de nos ingénieurs et de nos scientifiques. En politique, j’ai observé de près le poids des appareils et l’isolement des décideurs, mais j’ai pu mesurer la détermination et le dévouement d’un grand nombre d’élus. Au plus près du terrain je côtoie des maires, des habitants, des entreprises, des responsables syndicaux ou associatifs ou des militants. J’y observe des richesses formidables, un potentiel. L’énergie et l’envie existent ! J’en ai la preuve sous les yeux tous les jours. Je veux partager ces enthousiasmes. Se réunir avec d’autres habitants pour parler de la vie de sa ville, son pays, de l’Europe ne doit plus être vu comme un sacerdoce. Les rites démocratiques ne sont pas un fardeau. Ils peuvent ouvrir sur des surgissements grisants si l’imagination parvient à s’y infiltrer. À chacun de nous, aussi, de rechercher et d’expérimenter ces conditions qui rendront à nouveau la démocratie intéressante. Nous avons un monde à construire… Au travail !
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L’histoire d’une rencontre
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ette histoire a commencé un soir de mars 2008 dans les salons de l’hôtel de ville de Paris. Chercheur travaillant sur l’économie et la géographie de la région parisienne, j’étais invité à participer à une réunion publique sur l’avenir de Paris avec les élus de la ville et des habitants. Ce soir-là, j’ai reçu un uppercut démocratique qui a changé mon regard sur la société et ma façon de concevoir mon métier. Entrer dans une salle où se tient un rassemblement public, est une expérience sensorielle. Chacune dégage une ambiance particulière. Il y a le bruit sourd des conversations, ponctué de claquements de voix, les raclements des pieds et les chaises qu’on déplace, les habits qui se frôlent, les odeurs de la foule mêlée. Ce soir-là, la salle était pleine, plus de six cents personnes réunies, et un état d’esprit particulier planait dans l’air. Ce n’était pas une salle de meeting politique surchauffée où l’exaltation des militants est palpable. Ce n’était pas non plus la salle de réunion publique conflictuelle dans laquelle on sent la tension entre les associations et les pouvoirs publics. Ce n’était pas non plus le ronron d’un conseil de quartier, de ces réunions entre habitués. Rien de tout cela en ce soir de mars : c’était une salle traversée par une tension positive, comme si les participants étaient étonnés de se découvrir là, de constater leur diversité, de voir tous ces inconnus rassemblés autour du même sujet. Sous les lustres se mélangent des riches et des pauvres, des jeunes et des moins jeunes, des femmes et des hommes, des Blancs, des Noirs, des Arabes ou des Asiatiques, des Parisiens et des Banlieusards… Beaucoup de gens se retrouvent là, qui n’ont jamais participé à une réunion publique de leur vie. Et puis aussi des élus, des acteurs économiques ou associatifs et des chercheurs. Un résumé de la société française dans toute sa richesse, sa diversité et son énergie. Le moment est singulier pour chacun et cela s’entend dans le bruissement de la salle alors que l’attente monte… une conversation à grande échelle commence. Ce que l’on va entendre ensuite est enthousiasmant : un moment de démocratie.
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Nous étions alors en plein débat sur le PLU, le Plan Local d’Urbanisme, de la capitale. L’espace médiatique était saturé de positions partisanes « pour » ou « contre » les tours à Paris. Élus et associations alimentaient, à tour de rôle la Une des journaux. Il était devenu impossible de s’exprimer tranquillement sur sa ville. Aux côtés des deux autres experts mandatés pour suivre ces débats, je ne savais pas trop à quoi m’attendre et ma première surprise ce soir-là était le ton courtois du débat. Pendant deux heures, les propos des uns et des autres se répondent, se complètent, se contredisent, apportant chacun leur pierre à la construction d’un espace de discussion et d’un début de vision partagée. Le fond du débat, c’est l’intérêt général de la capitale, son avenir et celui de ses habitants. Les habitants parlent ensemble des rapports de Paris et de sa banlieue. Ils débattent de l’âme de Paris comme des enjeux du développement économique et urbain de la capitale, de sa durabilité, de ce que la diversité des cultures, des activités, des quartiers lui apporte. Dans leurs échanges, je retrouve une à une toutes les grandes controverses qui traversent les débats entre les experts, mais organisées différemment, incarnées, reformulées. Je suis vraiment au spectacle d’une intelligence collective qui s’ignorait et qui se déploie. C’est une chose que je dis à tous mes étudiants lors des premiers cours : le secret d’un bon expert comme d’un bon chercheur, c’est de savoir douter. Il est donc important de saisir toutes les occasions pour mieux penser « contre » soi-même. Ce soir-là, j’avais un accès direct à une pensée critique et dialectique collective : les citoyens s’avéraient être une source intarissable de nouvelles perspectives pour mieux penser le monde. L’expérience a été reproduite plusieurs soirs de suite, avec des personnes différentes et à chaque fois le même engouement politique. Au moment de conclure la démarche, quelques mois plus tard, je quittai ma casquette d’économiste pour saluer les moments que nous venions de vivre : nous n’avions pas encore trouvé les solutions pratiques aux multiples problèmes de la capitale mais, collectivement, citoyens, élus et experts avaient vérifié la possibilité de discuter sereinement de leur avenir. Nous nous étions ré-unis. Sorti du moule des grandes écoles, frotté à la rigueur du monde universitaire, imprégné des réflexes et codes de l’administration de l’État après plusieurs années à l’Insee et à Bercy, je n’étais pas préparé à cette expérience. Comme tout citoyen, je suis confronté à la défiance envers notre système politique. Comme militant, j’ai pu mesurer l’écart entre l’envie ou les valeurs présentes sur le terrain et les discours compassés des chefs de partis à la télévision. Comme économiste ou urbaniste,
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je ne pouvais que constater la multiplication des projets en panne et la défiance croissante dans notre société. Au début de cette aventure, j’avais trente ans. Mortifié par les blocages de ce pays, je pensais alors, du haut de mes certitudes, que ces réticences, ces méfiances, étaient le fruit d’un déficit de pédagogie et de courage : même issu d’une famille de militants, dix ans d’études post-bac finissent par convaincre que la raison a raison et qu’il serait bien qu’elle s’impose. J’ai donc fait un grand plongeon. Sans totalement quitter l’univers académique, je me suis engagé professionnellement pour vivre, faire vivre et analyser la démocratie au quotidien. Pour comprendre le monde différemment et pour le transformer pas à pas : changer les choses, ni à coups de rapports d’information ou de décrets, ni en faisant la révolution, mais en essayant de créer les conditions du dialogue. Quelques mois après ces rencontres, je rejoignais ainsi le trio formé par André Campana, Jean-Charles Eleb et Laurent Sablic, à la tête de l’agence qui avait conçu et animé toute cette démarche. Ce que j’ai vécu pendant cette séquence est devenu mon pain quotidien depuis plus de dix ans, partout en France, sur les sujets les plus divers. Dans le cadre de cette entreprise, ils multipliaient tous trois depuis trente ans de véritables expériences de laboratoire vivant, en travaillant à transformer concrètement de grandes entreprises, des villes, des régions, des gouvernements. Au fil des ans, ils avaient stabilisé des savoir-faire et des méthodes spécifiques dans lesquels je me retrouvais tout à fait comme statisticien économiste : des enquêtes qualitatives massives et des échantillonnages précis, notamment. Issus du monde des médias et de la télévision, où André avait fondé À Armes Égales dans les années 1970 puis avait dirigé avec Jean Charles le magazine Vendredi, ils avaient su croiser ces règles méthodologiques avec les outils de l’audiovisuel et un regard politique sur le monde. De tout cela, ils avaient fait une entreprise. Cet endroit est un poste d’observation singulier sur la société. Je suis aux premières loges pour suivre en direct des démarches jusque dans leurs moindres détails politiques, techniques ou opérationnels. Cela me permet aussi de multiplier et varier les conditions d’expériences pour appréhender la démocratie dans toutes ses dimensions et à toutes les échelles. C’est aussi une capacité à mobiliser des outils et des moyens qui autorise une grande réactivité et permet d’être en prise directe et permanente sur le terrain et la commande. Une partie importante de la recherche produite sur la démocratie participative constate ainsi, texte après texte, les limites des dispositifs qui lui sont
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donnés à observer. Je me suis décidé à passer de l’observation à l’expérimentation pour, à ma mesure, défricher des pistes et explorer des solutions. Ce livre est en quelque sorte un retour d’exploration de cette jachère démocratique, devenue friche puis jungle à force de ne pas être entretenue. Qu’un chercheur s’appuie sur une logistique d’entreprise pour déployer un travail d’analyse in situ, la chose est relativement courante en médecine ou dans les sciences dites « dures ». Ce n’est pas banal en sciences humaines. C’est même vite suspect aux yeux de certains universitaires qui imaginent sans doute que l’argent engagé dans les contrats signés pour permettre les démarches corrompt forcément l’analyse et empêche tout jugement critique tant sur le travail mené que sur les clients avec lesquels la démarche a été engagée. Mais tout chercheur est pris dans des conflits d’intérêts, qu’il s’agisse de défendre sa carrière, ses travaux, son laboratoire, sa discipline. Le fait de travailler dans le privé semble entacher par avance l’objectivité des résultats. Désamorçons donc cela tout de suite : l’entreprise présente beaucoup de contraintes opérationnelles mais est aussi un formidable vecteur d’indépendance par rapport aux cadres institutionnels classiques. Depuis ses origines, André Campana et Jean-Charles Eleb – qui l’ont créée, avec Laurent Sablic pour commencer – puis Laurent et moi qui la dirigeons ensemble depuis dix ans, avons toujours tenu cette liberté comme le bien le plus précieux. C’est elle qui nous permet de traiter publiquement des dossiers les plus conflictuels et c’est elle qui me permet aujourd’hui d’écrire ces lignes. Avec mon associé, avec tous les salariés de l’agence qui passent leur vie dans les quartiers ou sur les routes, nous multiplions les occasions de débat. Je parle d’ailleurs souvent de « nous » dans ces pages car c’est une aventure collective. C’est une œuvre collective car, derrière la spontanéité des propos, il y a des jours de préparation et des semaines de travail. Il ne faut pas se leurrer : si la démocratie est libre, elle n’est pas naturelle. Produire une parole demande beaucoup de patience, d’abnégation et de travail de conviction. Au lieu de se lamenter sur une supposée disparition de l’esprit civique ou du sens citoyen, il faut créer les conditions de leur expression à chaque fois et partout où c’est possible. Ce que j’ai compris dans ces soirées passées à écouter des habitants discuter de l’avenir de leur ville, de leur village ou de leur entreprise, c’est que la démocratie est évidemment une question de rationalité, mais c’est aussi une question de corps, de ressentis et d’émotions… Je ne parle pas des affects dont on jouerait, ni des foules que l’on
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manipule. Je parle de ces rares moments où nos certitudes intimes sont ébranlées, de ces moments capables de changer l’idée que l’on se fait des autres et du monde en même temps que le rapport que l’on a avec eux. Ces moments précieux, susceptibles de nous faire vaciller sur nos bases et de bousculer durablement nos façons de voir les choses, il faut les cultiver et les rechercher. J’avais retenu, de mes années passées à l’Insee, la grande prudence avec laquelle manier les chiffres, « petits êtres fragiles qui, sous la torture peuvent tout avouer » comme le soulignait Alfred Sauvy. Mesurer, objectiver est nécessaire si l’on veut comprendre le monde. Mais l’obsession du chiffre, qui s’est généralisée partout sans précaution d’usage, conduit, elle, à une course folle où l’on énonce des résultats sans aucun recul et où l’on ne parle plus que de ce que l’on peut chiffrer. Toute une partie des problèmes de ce monde restent ainsi invisibles faute de trouver un chiffre pour parler en leur nom. Dans ces conditions, travailler à partir de la parole brute et chercher à la recueillir de manière massive est une tâche de salubrité publique. C’est un travail qui, par beaucoup d’aspects, s’approche de celui que mènent les anthropologues. Au fil des démarches à travers le pays, on s’ouvre à des visions du monde singulières et on découvre beaucoup d’initiatives formidables. On rencontre également beaucoup de personnes égarées qui cherchent, elles aussi, des issues à la situation. Que ce soit parmi les élus, chez les experts ou au sein de la population, on croise des citoyens qui auraient envie d’être heureux ensemble et qui constatent que le récit qui nous est proposé ne fait qu’aggraver les tensions. Au rythme de cinq à six débats par semaine j’assiste ainsi au « contrerécit » d’une France qui se bat pour elle-même, ses enfants, ses projets et qui jette un regard extrêmement lucide sur ce pays, ses habitants, ses dirigeants et sur l’état de sa démocratie. Ce livre vise à partager quelques cartes de ce nouveau monde dessinées au gré des centaines de rencontres publiques. *** L’histoire commencée dans les salons de l’Hôtel de Ville de Paris s’est ainsi poursuivie dans les endroits les plus insoupçonnés : sur des bottes de paille dans un poney club de Vitry-sur-Seine, dans la patinoire d’Épinal, dans des centres techniques municipaux ou des halls de supermarchés partout en France, dans des villages et dans des métropoles, dans des quartiers populaires ou des zones pavillonnaires.
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Chaque rencontre, chaque démarche est un point de plus sur cette carte du monde qui vient où il s’agit de tracer un chemin. Certains de ces chemins ne mènent nulle part, d’autres semblent des impasses et, au hasard d’un détour, découvrent de nouveaux horizons… Tout ceci ne vient pas de nulle part. En ce début de xxie siècle bien entamé, j’écris depuis Paris, grande capitale économique et diplomatique, qui compte parmi les épicentres de la globalisation, concentre les prix Nobel en même temps qu’elle peut s’enorgueillir d’un service public parmi les plus performants de la planète. Je suis le produit d’une histoire française. J’ai grandi dans un village du midi de la France, dans une famille de fonctionnaires militants imprégnés de culture ouvrière. Exemple parmi d’autres de ce que produit la méritocratie française avec ses grandes écoles publiques et son élitisme théoriquement ouvert à tous. Je garde aussi le souvenir de mon arrivée dans cet univers parisien où beaucoup de mes nouveaux condisciples retrouvaient des camarades avec lesquels ils étaient déjà en classe de maternelle : ils avaient été séparés quelques années, le temps d’une scolarité à Louis-le-Grand, Henri-IV ou dans un lycée privé, pour mieux se retrouver dans l’antichambre de l’élite économique du pays. Parce que j’ai des souvenirs de mon enfance et parce que mon parcours scolaire a été un peu sinueux, je vois l’injustice de cette reproduction et je sais aussi les concours de circonstances et les hasards dont dépend cette méritocratie. Cela m’a rendu particulièrement sensible au fait que la position sociale ne dit rien de la capacité à agir et penser en citoyen. Comme beaucoup de Français, « j’ai des origines ». Cela construit un rapport singulier à l’accueil. Je suis toujours étonné de voir à quel point les images familiales imprègnent le rapport au monde. Dans la famille de mon père, après trois générations passées dans le pays, les souvenirs restent vivants de l’arrivée en France de nos aïeux, à travers les montagnes d’Italie, comme la mémoire des cabanes dans lesquelles ils ont vécu à leur arrivée. Les images des migrants bloqués dans la neige aux mêmes cols que ceux empruntés quelques dizaines d’années plus tôt par mes arrière-grands-parents ravivent douloureusement ce souvenir. En France, nous restons un pays où le rapport à l’autre est à la fois ouvert et difficile. Pour chacun, cela compose des histoires avec des trous béants, impossibles à combler. Je me souviens par exemple, enfant, du cortège du 11 novembre qui conduisait le maire et les anciens combattants du village au monument aux morts. J’étais dans une école encore rurale – cela a changé en quelques années quand le village a commencé à grandir très vite. Avec mes quelques camarades
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de classe, nous étions désignés pour porter les drapeaux et ouvrir la marche. C’est une image qui me rattache à ces Lieux de mémoire au travers desquels se construit l’inscription dans l’histoire de la Nation. Pourtant, je n’ai jamais cherché mon nom sur ce monument ni sur aucun autre : même si je savais qu’un aïeul maternel était mort des suites des gaz reçus dans les tranchées, mon nom n’était pas au panthéon de la Patrie. Comme une marque à l’envers. C’est en Italie que, pour la première fois et avec stupéfaction, j’ai vu mon patronyme gravé dans la pierre. Ce sentiment de flotter dans une Histoire trop grande me rend sensible à tous les témoignages que j’entends au fil des salles sur l’identité et l’appartenance à un pays ou une communauté. Je garde ainsi le souvenir ému d’une jeune femme, prenant la parole devant une salle pleine, à Argenteuil. Une salle où le racisme et la peur de l’autre affleuraient. Après que plusieurs personnes ont commencé à confier publiquement les craintes et le rejet que leur inspiraient les jeunes et les immigrés qui avaient « changé l’ambiance du quartier », disant qu’ils ne se sentaient plus chez eux, elle se lève. Les lèvres tremblantes, elle explique : « En France, on me dit que je ne suis pas chez moi. Quand je vais en Algérie, dans la famille de mon père, on me dit que ce n’est pas chez moi ; je croyais que, au moins à Argenteuil, c’était chez moi… mais si je ne suis même pas d’ici, je suis d’où moi ? » Ce déchirement qu’elle livrait à tous, provoquant l’émoi y compris chez ceux qui disaient leur peur quelques secondes plus tôt, souligne à quel point l’intime et le politique sont liés. Je viens également d’une région particulière, le midi rouge et protestant, au pied des Cévennes. Il suffit de se pencher sur les cicatrices encore présentes dans les familles et les villages, plusieurs siècles après les guerres de religion entre catholiques et protestants, pour savoir les extrémités auxquelles nous conduisent les fanatismes. De l’autre partie de ma famille, je garde ainsi les récits de l’exode de juin 1940 et des guerres de religion, le souvenir des massacres qui ont ravagé la France et l’Europe. Qu’il s’agisse de foi, d’identité ou de traditions, les expressions de haine laissent des traumatismes durables. C’est aussi dans ces terres de mon enfance que les scores des partis nationalistes et populistes sont aujourd’hui les plus élevés. Cela crée une tension entre l’histoire longue et l’histoire récente qui invite à toujours chercher les conditions d’un dialogue collectif. Accueillir la parole de l’autre, l’écouter même si ses propos peuvent nous révulser personnellement, pour se donner une chance de transformer ensemble le monde que l’on a en partage. Les défis sont trop larges pour y aller séparés.
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Depuis, les campagnes où j’ai grandi se sont couvertes de lotissements et perdent leurs hirondelles et leurs coquelicots. Dans cette garrigue posée entre Nîmes et Montpellier, les températures grimpent toujours plus haut, dépassent régulièrement les 45 degrés à l’ombre et font littéralement exploser les thermomètres d’extérieur construits dans les années 1970. À Paris, terrorisme oblige, j’ai appris à accompagner mes enfants à l’école en croisant des militaires en armes dans les rues, la gueule du fusil pointée vers le bas pile à hauteur de leurs yeux de bambins. J’entends les actualités politiques ou économiques et je suis les réseaux sociaux, emporté dans un monde qui change à très grande vitesse, pour le meilleur et pour le pire. Je vois la montée des extrêmes, la radicalisation de certains jeunes, l’abstention qui progresse et je mesure la désaffection croissante de mes concitoyens pour les scrutins et la vie politique et médiatique. Le paradoxe est que, si l’on prend vraiment le temps d’écouter les femmes et les hommes de ce pays, ils nous parlent et ils en disent du bien. Face au sentiment que tout s’effondre, existe ainsi, en France, un autre constat beaucoup moins désespéré de la situation. La question n’est pas de savoir si les citoyens ont raison ou tort : à côté des faits eux-mêmes, que l’on peut caractériser et analyser, les opinions existent par elles-mêmes. Ce sont des faits supplémentaires. L’important est de prendre ce qu’ils expriment comme de la glaise fraîche dont on bâtit les récits, les statuaires et les colonnes qui encadrent nos réflexions et bordent nos chemins. En analyser l’esprit et le contenu. Humbles mais résolus, avec nos caméras et nos réunions, nous sommes un peu les écrivains publics des cahiers de doléances du xxie siècle. Nous ne recueillons pas des cris de désespoir individuels, nous collectons des récits collectivement constitués par la parole des gens eux-mêmes. Le monde qu’ils esquissent est source d’espoir. Leurs propos sont des boussoles, alors que le débat public « officiel » porte rarement cette énergie collective. Parler d’eux, parler à partir d’eux, de ce qu’ils disent et portent d’espoir, car ce sont eux qui portent le mieux les enjeux démocratiques et le monde qui vient ne se fera pas sans eux.
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À la mémoire d’André Campana
C
et ouvrage doit énormément à toutes les personnes rencontrées, partout dans le pays, depuis plus de dix ans. Ils sont plusieurs centaines de milliers, je ne pourrais pas tous les citer. Certains sont nommés au fil de ces pages mais j’aurais aimé pouvoir tous les mentionner : ils sont à la fois l’âme de ce livre et, à titre plus personnel, ils me sont une bouffée d’oxygène permanente dans un monde parfois étouffant. L’ensemble des salariés, journalistes et consultants qui ont croisé le chemin de l’agence ces dernières années aussi, mériteraient de tous être cités. Amel, Ana, Angelos, Anna, Antoine, Aurore, Axel, Brigitte, Camille, Charifa, Christelle, Christophe, Clémentine, David, Dorothée, Éric, Faïza, Fanny, Florent, Franck, Frédéric, Gilles, Hugo, Jonathan, Josepha, Julia, Julie, Khaled, Lionel, Lisa, Louis, Louise, Lucie, Marie, Mathilde, Naïche, Narguesse, Patricia, Paul, Quentin, Renan, Sara, Sarah, Sophia, Thierry, Vanessa, Vincent, Viviana… Un travail d’écriture est toujours long et parfois fastidieux, y compris pour les relecteurs, notamment ceux qui, comme Brigitte Fouilland, François Lerouxel ou Philippe Simay, m’ont fait la très grande amitié de défricher un manuscrit très loin d’être abouti. Merci également à Alain Cugno, Dominique Desjeux, Patrice Lamothe, Patrick Le Galès, Philippe Lemoine, Jacques Lévy, Olivier Mongin, Thierry Pech et Philippe Subra pour leurs retours et commentaires précieux ainsi qu’à Aurélien Delpirou, Marc Desforges, Michel Lussault, Martin Vanier et Pierre Veltz pour leurs encouragements. Merci également à Éliane Dutarte et Michele Wertheim pour la grande précision et la mansuétude de leur relecture. Sans l’accueil chaleureux et amical d’André Campana, Jean-Charles Eleb et Laurent Sablic il y a dix ans et leur invitation à partager avec eux une formidable aventure entamée trente ans plus tôt, ce livre n’existerait tout simplement pas. J’espère qu’André aurait aimé ces pages. L’œil incisif de Jean-Charles leur doit beaucoup. Je ne saurais dire la gratitude que j’éprouve pour Laurent, sa patience, son exigence
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et son soutien comme associé, lecteur et ami pendant les années d’écriture de cet ouvrage. Évidemment, mes parents comme mes enfants sont pour beaucoup dans les valeurs et la motivation qui ont porté ce projet depuis le début. Je leur devais à tous que ce livre existe. Comme fils, pour ce qu’ils m’ont apporté. Comme père pour la dette que j’ai envers elles et lui. Cela ne m’empêche pas de les remercier tout de même pour leur affection permanente. Comment ne pas terminer sans un mot pour Lucie, qui a su m’accompagner tout au long de ce chemin. Merci.
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Daniel Cohen, Le monde est clos et le désir infini, Albin Michel, 2015. Pierre Charbonnier, Abondance et liberté, Une histoire environnementale des idées politiques, La Découverte, 2020. Institut Elabe, Politique : la rentrée de l’exécutif face à l’attente de résultats, 28 août 2019. Amory Gethin, Clara Martinez-Toledano et Thomas Piketty (dir.), Clivages politiques et inégalités sociales : une étude de 50 démocraties (1948‑2020), EHESS-Gallimard-Le Seuil, 2021. Antoine Courmont et Patrick Le Galès, Gouverner la ville numérique, PUF, coll. « La vie des idées », 2019. Au-delà de son œuvre, Maurice Godelier avait donné en 2013 un entretien au JDD dans lequel il revenait en quelques mots sur son analyse de la crise actuelle traversée par l’Occident : « L’Occident vit une refondation, comme pendant la Renaissance », Le Journal du Dimanche, 29 décembre 2013. Pierre Rosanvallon, Notre histoire intellectuelle et politique, 1968‑2018, Le Seuil, 2018.
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Frédéric Gilli, « 2022, élection utile ? », AOC, 16 février 2021 (aoc.media/ opinion/2021/02/15/2022-election-utile/). Anne Muxel, « Le retour de la participation électorale ? », in Pascal Perrineau, Le vote de rupture, Presses de Sciences Po, 2008, p. 99‑117. Frédéric Gilli, « Il n’y a pas de vague Bleu marine », Le Monde, 11/12/2015. Voir pour une synthèse : Vincent Tiberj, « Une France moins xénophobe ? », La vie des Idées, 6 juin 2017 ; et pour une analyse plus approfondie : Nonna Mayer, Guy Michelat, Vincent Tiberj et Tommaso Vitale, « Évolution et structures des préjugés : Le regard des chercheurs – Section 2. L’indice de tolérance », in La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, La Documentation française, 2019, p. 86‑92. Voir notamment Raphael Challier, « Rencontres aux ronds-points, La mobilisation des Gilets jaunes dans un bourg rural de Lorraine », La vie des Idées, 19 février 2019 ; Collectif de chercheurs, « Gilets jaunes : une enquête pionnière sur la révolte des revenus modestes », Le Monde, 12 décembre 2018 ; ou encore Florence Aubenas, « La révolte des ronds-points, journal de bord », Le Monde, 16 et 17 décembre 2018. Bruno Cavagné, Nos territoires brûlent, Cherche Midi, 2017. Frédéric Gilli et Laurent Sablic, « Pourquoi les Français sont entrés dans le « nouveau monde » avant Macron », Huffington Post, 6 mai 2019. Christophe Guilluy, La France périphérique, Flammarion, 2014.
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Aurélien Delpirou et Achille Warnant, « La France périphérique un an après : un mythe aux pieds d’argile », AOC, 12 décembre 2019. Le débat est notamment structuré par les publications de Thierry Pech et Laurent Davezies (La nouvelle question territoriale, note Terra Nova du 2 septembre 2014) et d’Olivier Bouba-Olga et Michel Grossetti (« La métropolisation, horizon indépassable de la croissance économique ? », Revue de l’OFCE, 2015, vol. 7, n° 143, p. 117‑144, puis « La mythologie CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence) : comment s’en désintoxiquer ? », 2018 (https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01724699v2). Olivier Bouba-Olga, Dynamiques territoriales. Éloge de la diversité, Éditions Atlantique, 2017. Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Calmann-Lévy, 1995. Ibid. Michel Koebel, « Les élus municipaux représentent-ils le peuple ? Portrait sociologique », Métropolitiques, 3 octobre 2012 (https://metropolitiques.eu/ Les-elus-municipaux-representent.html). Didier Hassoux, « « France d’en bas » : la récup’ de Raffarin », Libération, 17 mai 2002. Camille Peugny, Le destin au berceau. Inégalités et reproduction sociale, Le Seuil, coll. « La république des idées », 2013. Jean-Michel Eymeri-Douzans, « La machine élitaire. Un regard européen sur le “modèle” français de fabrication des hauts fonctionnaires », in Formation des élites en France et en Allemagne, Éditions du CIRAC, 2005, p. 101‑128. Amory Gethin, Clara Martinez-Toledano et Thomas Piketty (dir.), Clivages politiques et inégalités sociales : une étude de 50 démocraties (1948‑2020), EHESS-Gallimard-Le Seuil, 2021. Observatoire des inégalités, « L’Assemblée nationale ne compte quasiment plus de représentants des milieux populaires », 29 novembre 2018 (www.inegalites.fr/L-Assemblee-nationale-ne-compte-quasiment-plus-derepresentants-des-milieux). CSA, Baromètre de la diversité de la société française – résultats de la vague 2019. Hans Georg Gadamer, Vérité et Méthode. Les grandes lignes d’une hermé‑ neutique philosophique, Le Seuil, 1996 (édition originale 1960). Il y a eu de nombreuses analyses sur la déterritorialisation du RN, de LREM et de LFI, notamment Rémi Lefebvre, « Municipales 2020 : La République en marche au défi de l’ancrage politique local », Métropolitiques, 6 février 2020 (https://metropolitiques.eu/Municipales-2020-La-Republique-en-marcheau-defi-de-l-ancrage-politique-local.html). Pierre Rosanvallon, Le bon gouvernement, Le Seuil, 2015. Pierre Rosanvallon, La société des égaux, Le Seuil, 2011. Voir notamment, Mattea Battaglia et Aurélie Collas, « École : la réforme des rythmes divise la FCPE, première fédération de parents d’élèves », Le Monde, 18 mai 2013. Renaud Epstein, « Gouverner à distance. Quand l’État se retire des territoires », Esprit, novembre 2005.
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Notes
chapitre 2 1 Michel Crozier, Le phénomène bureaucratique. Essai sur les tendances bureaucratiques des systèmes d’organisation modernes et sur leurs rela‑ tions en France avec le système social et culturel, Le Seuil, 1971, et Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Fayard, 2015. 2 Yannick Barthe, Michel Callon et Pierre Lascoumes, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Points, 2001, p. 437. 3 Henri Bergeron, Olivier Borraz, Patrick Castel et François Dedieu, Covid-19 : une crise organisationnelle, Presses de Sciences Po, 2020. 4 Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Fayard, 2015. 5 Voir notamment les synthèses écrites par Sébastien Bohler, Le bug humain, Robert Laffont, 2019, et Gérald Bronner, Apocalypse cognitive, PUF, 2021. 6 Bret Easton Ellis, White, Robert Laffont, 2019. 7 Voir dans Où atterrir ? le résumé très synthétique que Bruno Latour fait du livre de Timothy Mitchell, Carbon Democracy, le pouvoir politique à l’ère du pétrole, La Découverte, 2013. 8 Michaël Foessel, « Du lieu à l’événement », in Pierre Birnbaum (dir.), Où est le pouvoir ? Folio essais, 2016. 9 Jane Goodall et Edgar Morin, « Nous devons résister », Libération, 9 septembre 2018. 10 Frédéric Vandenberghe, « Introduction à la sociologie (cosmo) politique du risque d’Ulrich Beck », Revue du MAUSS, 2001, vol. 1, n° 17, p. 25‑39. 11 Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, trad. de l’allemand par L. Bernardi, Aubier, 2001. 12 La version numérique de l’article titre différemment mais l’esprit est le même : « Malakoff donne le pouvoir aux habitants » (www.leparisien. fr/hauts-de-seine-92/malakoff-92240/malakoff-donne-le-pouvoir-auxhabitants-01-07-2016-5931883.php). 13 Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Fayard, 2015. 14 Michael Löwy, La cage d’acier. Max Weber et le marxisme wébérien, Stock, 2013. 15 Christian Salmon, « Le coronavirus ou l’impossibilité du récit ? », entretien pour la revue Ehko (https://ehko.info/le-coronavirus-ou-limpossibilite-du-recitinterview-de-christian-salmon/). 16 Bernard Stiegler, La technique et le temps. La faute d’Épiméthée, Galilée, 1994. 17 Isabelle Berrebi-Hoffmann, Marie-Christine Bureau et Michel Lallement, Makers. Enquête sur les laboratoires du changement social, Le Seuil, 2018. 18 Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le Dernier Homme, Flammarion, coll. « Histoire », 1992. 19 Ivan Illitch, La convivialité, Le Seuil, 1973. 20 Daniel Cohen, Le monde est clos et le désir infini, Albin Michel, 2015. 21 Yoann Démoli et Jeanne Subtil, « Boarding Classes. Mesurer la démocratisation du transport aérien en France (1974‑2008) », Sociologie, 2019, vol. 10, n° 2, p. 131‑151. 22 Michel Lussault, Hyper-lieux. Les nouvelles géographies politiques de la mondialisation, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 2017. 23 Richard Florida, Cities and the Creative Class, Routledge, 2005.
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Quoctrung Bui et Claire Cain Millerdec, “The Typical American Lives Only 18 Miles from Mom”, New York Times, 24/12/2015 (www.nytimes.com/ interactive/2015/12/24/upshot/24up-family.html). Raven Molloy, Christopher L. Smith et Abigail Wozniak, “Internal Migration in the United States, Finance and Economics”, Discussion Series, Federal Reserve Board, 2011. Jean-Nicolas Fauchille, Jacques Lévy et Ana Póvoas, Théorie de la justice spatiale. Géographie du juste et de l’injuste, Odile Jacob, 2018. Paul Virilio, Le grand accélérateur, éditions Galilée, 2010. Hartmut Rosa, Rendre le monde indisponible, La Découverte, 2020. Jean-Paul Nicolaï, Être ensemble et temporalités politiques, thèse de doctorat, 2020.
chapitre 3 1 Frédéric Vandenberghe, « La notion de réification. Réification sociale et chosification méthodologique », L’Homme et la société, 1992, n° 103, p. 81‑93. 2 Christian Salmon, Storytelling, La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, La Découverte, 2007. 3 Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès (dir.), Gouverner par les instruments, Presses de Sciences Po, 2004. 4 David Graeber, Bullshit jobs [Bullshit Jobs: A Theory] (trad. de l’anglais), Les liens qui libèrent, 2018. 5 Virginie Despentes, Vernon Subutex, Grasset, 2015. 6 Henry David Thoreau, La désobéissance civile (1849, trad. Guillaume Villeneuve), Mille et Une Nuits, 1997. 7 Pierre Rosanvallon, Le parlement des invisibles (manifeste pour « raconter la vie »), Le Seuil, 2014. 8 Romain Huët, Le vertige de l’émeute, de la Zad aux Gilets jaunes, PUF, 2019. 9 Pierre Rosanvallon, Le parlement des invisibles…, op. cit. 10 Pierre Bourdieu (dir.), La misère du monde, Le Seuil, 1993. 11 Julia Cagé et Benoît Huet, L’information est un bien public. Refonder la propriété des médias, Le Seuil, 2021. 12 Pierre Lascoumes, « Retraites, une anarchie organisée ? », AOC, mis en ligne le 20 février 2020 (https://aoc.media/opinion/2020/02/19/retraitesune-anarchie-organisee/). 13 Yves Citton, Mythocratie. Storytelling et imaginaire de gauche, Éditions Amsterdam, 2010. 14 Lyle A. Brenner, Derek J. Koehler, Varda Liberman et Amos Tversky, “Overconfidence in Probability and Frequency Judgments: A Critical Examination”, Organizational Behavior and Human Decision Processes, 1996, 65(3): 212‑219. 15 Hillel J. Einhorn et Robin M. Hogarth, “Judging Probable Cause”, Psychological Bulletin, 1986, 99(1): 319. 16 Frédéric Gilli, « Comment Macron va convaincre les Français qui ne font pas partie comme lui de la France qui va bien », Huffington Post, 10 mai 2017. 17 Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès (dir.), Gouverner par les instruments, Presses de Sciences Po, 2004.
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François Krug, « McKinsey, un cabinet dans les pas d’Emmanuel Macron », Le Monde, 5 février 2021. Luc Rouban, « Les élites de la réforme », Revue française d’administration publique, 2010/4, n° 136, p. 865‑879. Luc Rouban, « L’État à l’épreuve du libéralisme : les entourages du pouvoir exécutif de 1974 à 2012 », Revue française d’administration publique, 2012/2, n° 142, p. 467‑490. Antoine Vauchez et Pierre France, Sphère publique, intérêts privés : enquête sur un grand brouillage, Presses de Sciences Po, 2017. Philippe Bezès, « Le tournant néomanagérial de l’administration française », in Olivier Borraz et Virginie Guiraudon, Politiques publiques 1. La France dans la gouvernance européenne, Presses de Sciences Po, 2008. Fabien Gélédan, « Les cabinets de conseil dans la Révision générale des politiques publiques (RGPP) », in Nicolas Matyjasik et Marcel Guenoun (dir.), En finir avec le New Public Management, Institut de la gestion publique et du développement économique, 2019, p. 77‑93. Christopher McKenna, The World’s Newest Profession, Management Consulting in the Twentieth Century, Cambridge University Press, 2010. www.haut-rhin.gouv.fr/Politiques-publiques/Droits-des-femmes-et-egalite/ La-lutte-contre-les-violences-faites-aux-femmes-dans-le-Haut-Rhin/ Grenelle-des-violences-conjugales/Grenelle-contre-les-violences-conjugalesla-concertation-dans-le-Haut-Rhin Frédéric Gilli et Laurent Sablic, « La convention citoyenne bute, comme il était prévisible, sur l’appareil politico-administratif », Le Monde, 14 octobre 2020. Libération, 13 mai 2020. www.idea-link.eu/wp-content/uploads/2017/09/barometre-res-publicaharris-2017.pdf Voir notamment le numéro spécial consacré par la revue Esprit (janvierfévrier 2019) à la pensée de Claude Lefort et notamment les articles d’Arthur Guichoux (« La démocratie ensauvagée ») et Antoine Chollet (« L’énigme de la démocratie sauvage »). Alice Mazeaud et Magali Nonjon, Le marché de la démocratie participative, Éditions du Croquant, coll. « Sociopo », 2018. Loïc Blondiaux et Jean-Michel Fourniau, « Un bilan des recherches sur la participation du public en démocratie : beaucoup de bruit pour rien ? », Participations, 2011/1, n° 1, p. 8‑35. www.debatpublic.fr Pierre Lefébure, « La CPDP sur l’extension du tramway à Paris (2006) comme occasion d’interroger les ambiguïtés du débat public », in Martine Revel, Cécile Blatrix, Loïc Blondiaux, Jean-Michel Fourniau, Bertrand HériardDubreuil et Rémi Lefebvre (dir.), Le débat public : une expérience française de démocratie participative, La Découverte, 2007, p. 167‑177. Cécile Blatrix, « La démocratie participative en représentation », Sociétés contemporaines, 2009/2, n° 74, p. 97‑119. Nathalie Segaunes, « La campagne des municipales pour les nuls (par LREM) », 24 septembre 2019 (www.lopinion.fr/edition/politique/ guide-lrem-2020-campagne-municipales-pour-les-nuls-198426).
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Walter Lippmann est souvent résumé aux positions qu’il a prises dans le débat qui l’a opposé à Dewey. Sa pensée est bien plus complexe et intéressante. Voir Le public fantôme, Éditions Demopolis, 2008. Voir Erik Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, La Découverte, 2011, notamment le chapitre 6.
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Nicole Lapierre, Faut-il se ressembler pour s’assembler ? Le Seuil, 2020. BVA, Baromètre international de la confiance en l’avenir dans 57 pays, 2017. Ipsos, What Worries the World, septembre 2019. James D. Vance, Hillbilly Elegy, Globe, 2017. Frédéric Gilli, Bruno Jeanbart, Thierry Pech et Pierre Veltz, Élections 2017 : pourquoi l’opposition métropoles-périphéries n’est pas la clé, note de la fondation Terra Nova, 13/10/2017. Frédéric Gilli, « Deux France se feraient face ? C’est un peu rapide ! », Le Monde, 27 avril 2017. Voir notamment le document de travail de Jon Cloke, The Evolution of Ultracapital and Actor-Network Capitalism, 2013, analysant l’émergence d’un capitalisme très centralisé fonctionnant plus sur le modèle des acteursréseaux proposés par Michel Callon, Bruno Latour et Madeleine Akrich, que sur un modèle hiérarchique centralisé (www.academia.edu/6039517/ The_Evolution_of_Ultracapital_and_Actor_Network_Capitalism). Thomas Piketty, Le capital au xxie siècle, Le Seuil, 2013. Thomas Piketty, Facundo Alvaredo, Lucas Chancel, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, Rapport sur les inégalités mondiales 2018, Le Seuil, 2018. ONU, Rapport social mondial 2020. Branko Milanovic, Global Inequality. A New Approach for the Age of Globalization, Harvard University Press, 2016. Insee première n° 1566. Insee première n° 1813. Martin Vanier, Le pouvoir des territoires – Essai sur l’interterritorialité, Paris, Economica/Anthropos, 2008. Saskia Sassen, The Global City – New York, London, Tokyo, Princeton UP, 1991. Christophe Guilluy, No Society : la fin de la classe moyenne occidentale, Flammarion, 2018. Voir à ce sujet le documentaire de Fredrik Gertten, Push (2019). Sur tous ces sujets, on lira avec bonheur l’excellente et pédagogique synthèse-dessinée d’Enzo et Xavier Mollenat dans Alternatives écono‑ miques, 11 mai 2016. Insee première n° 1590. Insee Île-de-France n° 17. Insee Île-de-France n° 107. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Les ghettos du gotha. Comment la bourgeoisie défend ses espaces, Le Seuil, 2007. Insee, « Les très hauts revenus en 2015 : 1 % de la population perçoit 7 % des revenus et 30 % des revenus du patrimoine déclarés », in Les revenus et le patrimoine des ménages, 2018.
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Yann Algan, Clément Malgouyres et Claudia Senikc, « Territoires, bien-être et politiques publiques », Les notes du Conseil d’analyse économique, 2020, n° 55. Sondage Elabe du 19 février 2020. Jérome Fourquet, L’archipel français, Le Seuil, 2019. “In Class Warfare, Guess Which Class Is Winning”, New York Times, 26 novembre 2006 (www.nytimes.com/2006/11/26/business/yourmoney/ 26every.html). Mark Granovetter, “The Strength of Weak Ties”, The American Journal of Sociology, 1973, 78: 1360‑1380. Mark Granovetter, Sociologie économique, Le Seuil, 2008. Michael Walzer, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’éga‑ lité, Le Seuil, 2013. Pierre Rosanvallon et Jean-Paul Fitoussi, Le nouvel âge des inégalités, Le Seuil, 1996. Voir notamment l’entretien de François Dubet, « Nous vivons aujourd’hui dans le régime des inégalités multiples », Horizons publics, 28 octobre 2019 (www.horizonspublics.fr/territoires/francois-dubet-nous-vivons-aujourdhuidans-le-regime-des-inegalites-multiples). Marco Oberti, L’école dans la ville. Ségrégation – mixité – carte scolaire, Presses de Sciences Po, 2007. François Dubet, « Inégalités, injustices, ressentiment », AOC, 12 septembre 2018. Voir notamment Olivier Ertzscheid, L’appétit des géants. Pouvoir des algo‑ rithmes, ambitions des plateformes, C&F éditions, 2017. Delphine Dulong, « Les femmes face au pouvoir », in Pierre Birnbaum (dir.), Où est le pouvoir ? Gallimard, folio essais, 2016. Frank Frommer, La pensée PowerPoint. Enquête sur ce logiciel qui rend stupide, La Découverte, 2010. Charles Duhigg et Keith Bradsher, “How U.S. Lost Out on iPhone Work”, The New York Times, 21 janvier 2012. Voir notamment le numéro que la revue Esprit a dédié à « L’idéologie de la Silicon Valley », en mai 2019. Voir notamment le numéro de Socialter dirigé par Alain Damasio, « La bataille des imaginaires », Socialter HS, n° 8, mars 2020. Mary Douglas, Comment pensent les institutions, La Découverte, 2004. Amartya Sen, La démocratie des autres. Pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’Occident, Payot et Rivages, 2004.
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Ulrich Beck, La société du risque, Aubier, 2001. Myriam Revault d’Allonnes, L’homme compassionnel, Le Seuil, 2008. Michaël Foessel, La privation de l’intime, Le Seuil, 2008. Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Fayard, 2015. Loïc Blondiaux, et Christophe Traïni (dir.), La démocratie des émotions, Presses de Sciences Po, 2018. L’interview de Christophe Traïni dans Télérama le 6 juin 2018 était étonnante de ce point de vue, compte tenu du contenu de l’ouvrage qu’il venait de publier.
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Charles Taylor, Multiculturalisme : différence et démocratie, Aubier, 1994. Voir notamment la discussion sur public, peuple et masse dans Joëlle Zask, « Le public chez Dewey : une union sociale plurielle », Revue tracées, 2008, p. 169‑189. On lira notamment les passages écrits par Carl Gustav Jung relatifs au rapport à la citoyenneté dans L’âme et la vie (Le Livre de poche, 1995, p. 185‑188). Bret Easton Ellis, White, Robert Laffont,2019. Bruno Patino, La civilisation du poisson rouge. Petit traité sur le marché de l’attention, Grasset, 2019. Andras Huyssen, “Breitbart, Bannon, Trump, and the Frankfurt School”, Public Seminar, 28 septembre 2017 (https://publicseminar.org/2017/09/breitbartbannon-trump-and-the-frankfurt-school/). Voir, entre autres, Pierre Lascoumes, « Retraites, une anarchie organisée ? », AOC, 20 février 2020 ou, sur le même sujet, Christian Laval, « La réforme des retraites ou l’art de se dissimuler », AOC, 12 décembre 2019. Yann Algan et Pierre Cahuc, La société de défiance : comment le modèle social s’autodétruit, Éditions de la Rue d’Ulm, 2007. Myriam Revault D’Allonnes, « Le pouvoir : entre secrets, mensonges et réalités », in Pierre Birnbaum (dir.), Où est le pouvoir ? Gallimard, Folio essais, 2016. Isaac Geitz et Brian M. Carney, Liberté &Co, Quand la liberté des salariés fait le bonheur des entreprises, Fayard, 2012. Marc Desforges, Frédéric Gilli et Vanessa Cordoba, Territoires et innovation, La Documentation française, 2013. François Rangeon, L’idéologie de l’intérêt général, Economica, 1986. On en trouve l’analyse par exemple dans Le démantèlement de l’État démo‑ cratique de Ezra Suleiman (Le Seuil, coll. « L’Histoire immédiate », 2005) ou de manière plus spécifique dans « De l’administration démocratique à la démocratie administrative » de Jacques Chevallier (Revue française d’admi‑ nistration publique, 2011/1‑2, p. 217‑227). Jean-Pierre Worms, « Le préfet et ses notables », Sociologie du travail, 1966, n° 8‑3, p. 249‑275. Pierre Lascoumes et Jean-Pierre Le Bourhis, L’environnement ou l’adminis‑ tration des possibles. La création des Directions régionales de l’environne‑ ment, L’Harmattan, 1997. Auteur notamment, en 1925, de Le public fantôme (Démopolis, 2008). François Denord, « Aux origines du néolibéralisme en France – Louis Rougier et le colloque Walter Lippmann de 1938 », Le Mouvement social, 2001. Voir la thèse de Xavier Piechaczyk, Les commissaires enquêteurs et la fabrique de l’intérêt général : éléments pour une sociologie politique des enquêtes publiques, 2000. Dominique Rousseau, Radicaliser la démocratie. Propositions pour une refondation, Le Seuil, 2017. Luc Foisneau, « Gouverner selon la volonté générale : la souveraineté selon Rousseau et les théories de la raison d’État », Les études philosophiques, 2007, vol. 4, n° 83, p. 463‑479. Op. cit.
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Par exemple, cette note publiée par le site CaféPédagogique, spécialisé sur les questions d’éducation, selon laquelle le directeur de cabinet et JeanMichel Blanquer, Ministre de l’Éducation nationale, siègent au conseil d’administration de l’IFRAP, lobby militant pour une plus grande privatisation… de l’enseignement (www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2020/05/ 11052020Article637247793272742622.aspx). Un meeting au cours duquel le futur président, bras en croix, lançait « Parce que c’est notre projet » est vite devenu un mème sur les réseaux sociaux. Gérard Davet et Fabrice Lhomme, « Les frondeurs du Parti socialiste, traîtres et héros », Le Monde, 27 août 2019 (www.lemonde.fr/politique/article/ 2019/08/27/les-frondeurs-du-parti-socialiste-traitres-et-heros_5503455_ 823448.html). Voir notamment Annie Lechenet, Jefferson-Madison, Un débat sur la République, PUF, coll. « Philosophies », 2003 et Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Calmann-Lévy, 1995. Paulin Ismard, La démocratie contre les experts. Les esclaves publics en Grèce ancienne, Le Seuil, 2015. Voir par exemple, pour le récit de cette démarche, « Le projet industriel de la SNCF en débat », L’Humanité, 24 octobre 2002 (www.humanite.fr/node/ 273547). Jacques Rancière, Le maître ignorant, Cinq leçons sur l’émancipation intel‑ lectuelle, 10/18, 2004. Chantal Mouffe, Pour un populisme de gauche, Albin Michel, 2018. Ernsto Laclau, « Les Gauches du xxie », in Jean-Louis Laville et José-Luis Coraggio (dir.), Les gauches du xxie siècle. Un dialogue Nord Sud, Le Bord de l’eau, coll. « Diagnostics », 2016. Pierre Rosanvallon, Le peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1998. Gérard Bras, Les voies du peuple : éléments d’une histoire conceptuelle, Amsterdam Éditions, 2018. Op. cit. Raphaël Besson, « Rôle et limites des tiers-lieux dans la fabrique des villes contemporaines », Territoires en mouvement, 2017, n° 34. Matthew Crawford, Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, La Découverte, coll. « Poche/Essais », 2016. Michel Lallement, L’âge du faire. Hacking, travail, anarchie, Le Seuil, 2015. Voir notamment Alice Mazeaud et Julien Talpin, « Participer pour quoi faire ? Esquisse d’une sociologie de l’engagement dans les budgets participatifs », Sociologie, 2010, n° 3, vol. 1, p. 357‑374. Héloïse Nez, « Les budgets participatifs européens peinent à lutter contre la ségrégation », Mouvements, 2013, vol. 2, n° 74, p. 123‑131. Murray Bookchin, Changer sa vie sans changer le monde, L’anarchisme contemporain entre émancipation individuelle et révolution sociale, Éditions Agone, 2019. Benoît Bréville, « Grandes villes et bons sentiments », Le Monde diploma‑ tique, novembre 2017.
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Hakim Bey, TAZ: The Temporary Autonomous Zone, Ontoogical Anarchism, Poetic Terrorism, Autonomedia, 1985, cité par Murray Bookchin, op. cit., notes 22‑23. Jacques Donzelot, Catherine Mével et Anne Wyvekens, Faire société. La politique de la ville aux États-Unis et en France, Le Seuil, 2003. Frédéric Gilli, « La politique de la ville aux États-Unis », La revue Tocqueville, 2007, vol. XXVIII, n° 2. Julien Talpin, « Former ou politiser les participants ? Comment se fabriquent les savoirs citoyens dans un quartier populaire de Séville », in Agnès Deboulet et Héloïse Nez (dir.), Savoirs citoyens et démocratie urbaine, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 117‑124.
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Pierre Bourdieu, La misère du monde, Le Seuil, 1993. Dominique Alba, Christian Brunner et Frédéric Gilli, « Pour une approche ouverte des projets urbains », Métropolitiques, 30 mars 2017 (www.metropolitiques. eu/Pour-une-approche-ouverte-des.html). Bruno Latour, « Les nouveaux cahiers de doléances. À la recherche de l’hétéronomie politique », Esprit, mars 2019. Pierre Charbonnier, Abondance et liberté, Une histoire environnementale des idées politiques, La Découverte, 2020 Amartya Sen, La démocratie des autres. Pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’Occident, Payot et Rivages, 2004. John Dewey, La théorie de l’enquête, PUF, 1993. Daniel Kahneman, Paul Slovic et Amos Tversky (dir.), Judgment under Uncertainty, Cambridge University Press, 1982. Daniel Kahneman et Jonathan Renson, “Why Hawks Win”, Foreign Policy, 13 octobre 2009 (https://foreignpolicy.com/2009/10/13/why-hawks-win/). « Sceaux donne un élan à son centre-ville », Les Échos, 5 juin 2018 (www. lesechos.fr/2018/06/sceaux-donne-un-elan-a-son-centre-ville-991829). « Sceaux : l’aménagement du centre-ville condensé dans une charte », Le Parisien, 14 mai 2017 (www.leparisien.fr). Charles Floren, Esthétique radicale de John Dewey, Presses universitaires de Rennes, 2018. Christian Vandendorpe, « Internet, le média ultime », Le Débat, mars-avril 2006, n° 139, p. 135‑145. Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance. Trois études, Stock, 2004. Martin Buber, Je et Tu (1923), Aubier-Montaigne, 1996. Cynthia Fleury, Les irremplaçables, Gallimard, 2015. On pense par exemple aux recherches menées par Cynthia Fleury ou par Pauline Bégué et Zona Zaric sur les enjeux démocratiques du soin et de la compassion (voir notamment Soin et compassion, PUF, 2019). Jonathan Sperber, Karl Marx. Homme du xixe siècle, Piranha, 2017. « Samoëns : constat, concertation et dialogue pour donner la parole aux habitants », Le Messager, 28 juillet 2020 (www.lemessager.fr/12518/article/ 2020‑07‑28/samoens-constat-concertation-et-dialogue-pour-donner-laparole-aux-habitants). Carl Gustav Jung, L’âme et la vie, Le Livre de poche, 1994, p. 185‑188.
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Yuval Noah Harari, Sapiens, une brève histoire de l’humanité, Albin Michel, 2015.
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Sur ce sujet, on ne peut que recommander la lecture de l’article de Pierre France, « Méfiance avec le soupçon ? Vers une étude du complot(isme) en sciences sociales », Champ pénal/Penal field [En ligne], 2019, n° 17. Selon une enquête conduite pour le compte de la Fondation Jean Jaurès et Conspiracy Watch, « Deux Français sur trois sont relativement hermétiques au complotisme, mais 21 % des personnes interrogées se déclarent cependant « d’accord » avec 5 énoncés complotistes parmi les 10 qui leur ont été soumis » (Rudy Reichstadt, Enquête complotisme 2019 : Les grands ensei‑ gnements, Fondation Jean-Jaurès, 06/02/2019). Bernard Stiegler, Mécréance et discredit. Tome 1 : La décadence des démo‑ craties industrielles, Galilée, 2004. « Pour construire la “Porte de Malakoff”, les habitants rivalisent d’idées », Le Parisien, 14 février 2018 (www.leparisien.fr/hauts-de-seine-92/malakoff-92240/pour-construire-la-porte-de-malakoff-les-habitants-rivalisent-didees-14-02-2018-7558833.php). Jacques Rancière, Le maître ignorant, Cinq leçons sur l’émancipation intel‑ lectuelle, 10/18, 2004. « Arrestations préventives, un étouffoir à manifs ? », L’Express, 10 décembre 2018 (www.lexpress.fr/actualite/societe/arrestations-preventives-un-etouffoir-amanifs_2052707.html). Voir notamment les recensements systématiques initiés par David Dufresnes via #AlloPlaceBeauvau ou la base de données sur les violences policières létales établie par Bastamag (www.bastamag.net/Pourquoiune-base-de-donnees-sur-les-violences-policieres-letales-notre). « L’arsenal déployé par Monsanto contre ses détracteurs, y compris des journalistes », Le Monde, 12 août 2019 (www.lemonde.fr/big-browser/article/2019/ 08/12/une-journaliste-americaine-raconte-comment-monsanto-a-tente-dedetruire-sa-reputation_5498781_4832693.html). “A Letter on Justice and Open Debate”, Harper’s Magazine, 7 juillet 2020 (https://harpers.org/a-letter-on-justice-and-open-debate/). Claude Lefort, L’invention démocratique. Les limites de la domination tota‑ litaire, Fayard, 1981. Hélène L’Heuillet, « Quand la haine gagne l’espace public », AOC, 7 juin 2019. Le Monde du 22 février 2018. François Jullien, Ce point obscur d’où tout a basculé, Éditions de l’Observatoire, 2021. Voir l’ouvrage de vulgarisation de Sébastien Bohler, Le bug humain : pour‑ quoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l’en empêcher, Robert Laffont, 2019. Ce constat rejoint tous les travaux menés notamment par le professeur Colombat autour des pratiques participatives au sein de l’hôpital et qui connaissent un regain d’intérêt après la pandémie (www.lemonde.fr/sciences/ article/2021/08/28/a-l-hopital-les-services-s-en-sortent-mieux-quand-les-
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manageurs-font-confiance-a-leurs-equipes-pour-construire-le-soin_ 6092640_1650684.html#xtor=AL-32280270-[mail]-[ios]). Laurence Hansen-Love, « La démocratie (Rousseau commenté par LHL) », Hansen-Love overg-blog, 9 octobre 2018 (http://hansenlove.over-blog. com/2018/10/la-democratie-rousseau-commente-par-lhl.html).
chapitre 9 1 « Une ville plus verte, plus sûre, avec moins de voitures », Le Monde, 23 juin 1999. 2 Bernard Ecrement, Urbanisme, habitat, déplacement. L’expérience de la France. 1950‑2000, Centre de documentation de l’Urbanisme, 2002 (voir p. 17). 3 Francis Rol-Tanguy et Laurent Sablic, « Loi SRU : quand l’implication citoyenne permet une loi audacieuse », Métropolitiques, 10 mai 2021 (https:// metropolitiques.eu/Loi-SRU-quand-l-implication-citoyenne-permet-une-loiaudacieuse.html). 4 Brian M. Carney et Isaac Getz, Liberté & Cie. Quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises, Flammarion, 2013. 5 « Quels projets pour le Tulle de demain ? Les habitants ont la parole », La Montagne, 13 mars 2019 (www.lamontagne.fr/tulle-19000/travaux-urbanisme/ quels-projets-pour-le-tulle-de-demain-les-habitants-ont-la-parole_ 13516010/). 6 John Dewey, Le public et ses problèmes, traduction Joëlle Zask, Gallimard, « Folio Essais », 2010. 7 Alice Mazeaud et Magali Nonjon, Le marché de la démocratie participative, Le Croquant, 2018. 8 Julia Cagé, Le prix de la démocratie, Fayard, 2018. 9 www.argusdelassurance.com/social/face-a-la-camera.40458 10 Pascal Demurger, L’entreprise du xxie siècle sera politique ou ne sera plus, L’aube, 2019. 11 Le Monde du 23 juin 2001. 12 Dominique Lorrain, L’urbanisme 1.0. Enquête sur une commune du Grand Paris, Raisons d’agir, 2018. 13 Amartya Sen, La démocratie des autres. Pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’Occident, Payot et Rivages, 2004. 14 Paul Ricœur, Temps et récit. Tome 1, Le Seuil, 1983. 15 Michel Foucault, Le corps utopique. Les Hétérotopies, Defert Daniel Paru, 2019. 16 Florence Hartmann, Lanceurs d’alerte. Les mauvaises consciences de nos démocraties, Don Quichotte, 2014.
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table des matières
INTRODUCTION7
Un monde à réinventer9 Des printemps démocratiques11 Crise de la démocratie ou crise des démocraties ?13 Des paroles et des actes15 L’énergie que donne le bonheur d’écouter17 première partie
REPRÉSENTATIONS CONTESTÉES 1 Des institutions représentatives décalées 21
L’abstention, un phénomène incontournable22 Un problème du côté de l’offre politique24 Si proches, si loin : qui nous représente et au nom de quoi ?34 Partis, appareils et apparatchiks39 Une crise généralisée des instances représentatives45
2 Crise de la raison et pertes de repères 51
La raison calculatrice face à l’incertitude généralisée53 Déni du réel, complotisme et vérités alternatives56 Pouvoir et utilité du politique61 Une méconnaissance de ce que peut la société68 Des repères en question75
3 La parole confisquée 83
Une rage qui gonfle86 Une colère rendue invisible90 L’institutionnalisation d’un décalage94 La technostructure et la tentation de domestiquer les citoyens100 Débats publics : une technocratie participative sans habitants109 Associations : la bienveillance ne suffit pas119 Avons-nous confiance en nos jeunes et en notre avenir ?122
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deuxième partie
IMPAIRS ET IMPASSES 4 Une fragile unité 133 Divided we stand138 Deux France qui s’opposeraient145 Payer « pour les autres »149 Les démocraties au défi de l’archipellisation155 Du capitalisme global au capitalisme total ?159 Quel avenir commun ?163
5 Souveraineté, confiance et intérêt général 165
Émotion, intime, individus : un statut politique à stabiliser167 Écoute et reconnaissance : la constitution des sujets politiques172 Une confiance à refonder177 L’intérêt général, cet inconnu182 Intérêt général vs équilibre général183 Réinviter la dialectique dans les institutions187
6 Jupiterisme, populisme et colibrisme 191
Démocratie et République : le jupiterisme192 Démocratie et démagogie : le populisme201 Démocratie et autonomie : le colibrisme211 Une souveraineté à reconstruire ensemble226 troisième partie
L’ESPÉRANCE DÉMOCRATIQUE 7 La démocratie augmentée 231
Une approche plus efficace, plus ambitieuse et plus robuste234 Construire des choix plus justes244 L’esprit critique n’est pas un défaut253 Se réunir pour se re-trouver259 Se réunir pour se re-connaître261 Se réunir pour se ré-unir267
8 Liberté – Égalité – Fraternité 2.0 273
Liberté274 Égalité283 Fraternité290
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Table des matières
9 Refaire de la politique 297 Les débats, comment on y entre… et comment on en sort298 Citoyens-experts-élus : sortir du triangle des Bermudes306 Réinventer le pouvoir exécutif314 La question des élections et le renouvellement des partis317 Nous ré-emparer des pouvoirs démocratiques323
CONCLUSION327 POSTFACE329 REMERCIEMENTS337 NOTES339
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