La population de l'Irlande [Reprint 2019 ed.] 9783110802757, 9789027975829


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Table of contents :
Introduction générale
PREMIÈRE PARTIE. Les données fondamentales: au sein d'un milieu difficile, la population irlandaise a été façonnée par les mouvements migratoires
Introduction de la première partie
CHAPITRE I. Le milieu géographique: des marges atlantiques de l'oekoumène à la Méditerranée britannique
CHAPITRE II. La mise en place des populations irlandaises: le temps de l'immigration
CHAPITRE III. Le temps de l'émigration et de la dépopulation
CHAPITRE IV. Aspects régionaux de la dépopulation
DEUXIÈME PARTIE. Un héritage structurel en rapide transformation
Introduction de la deuxième partie
CHAPITRE I. La répartition de la population
CHAPITRE II. Les modes de peuplement. Dispersion de l'habitat rural: un fait récent?
CHAPITRE III. Les modes de peuplement. Villes et organisation urbaine
CHAPITRE IV. Emploi, chômage et revenus
CHAPITRE V. Sexes et âges: violence des contrastes régionaux et locaux
CHAPITRE VI. Le problème de l'identité nationale. Langues et religions, frontière et divisions
TROISIÈME PARTIE. D'une transition démographique à l'autre
Introduction de la troisième partie
CHAPITRE I. Problèmes méthodologiques d'ensemble: indices et statistiques démographiques
CHAPITRE II. Tableau de la situation démographique actuelle
CHAPITRE III. Tableau de la situation démographique actuelle
CHAPITRE IV. Tableau de la situation démographique actuelle
CHAPITRE V. Mise en place et évolution du système démographique restrictif en Irlande
CHAPITRE VI. Propagation régionale de la vague malthusienne et de la vague néo-malthusienne en Irlande (1820-1970)
CHAPITRE VII. L'émigration a-t-elle été le fléau et le mal fondamental de l'Irlande?
Conclusions de la troisième partie
Conclusions générales
Bibliographie
Table des figures dans le texte
Table des cartes hors-texte
Table des tableaux
Table des matières
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La population de l'Irlande [Reprint 2019 ed.]
 9783110802757, 9789027975829

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La p o p u l a t i o n de l'Irlande

Interaction

L'homme et son environnement social 8

JACQUES VERRIÈRE Docteur

es lettres et sciences

humaines

La population de l'Irlande

MOUTON ÉDITEUR • PARIS • LA HAYE • NEW YORK

Cet ouvrage a été publié avec le concours du Ministère de l'Education Nationale

Cet ouvrage est une présentation condensée d'une thèse de doctorat d'Etat (géographie) soutenue en juin 1973 à l'Université de Caen et dirigée par M. Pierre Brunei, professeur à l'Université de Caen.

ISBN: 90 279 7582 5 © 1979, Mouton Éditeur, La Haye, Pays Bas Printed in Great Britain

Introduction générale

C'est l'attrait de l'insolite qui nous poussa, en 1964, à entreprendre l'étude de la population de l'Irlande. Assez mal connue en France, cette île nous apparaissait, en plein Occident européen, comme une authentique curiosité démographique. A contre-courant des pays voisins, et du fait d'une formidable émigration, l'Irlande avait perdu, de 1845 à 1961, 50 % de sa population. Elle n'en conservait pas moins une natalité qui lui valait de figurer dans le peloton de tête des Etats européens. Le paradoxe se compliquait du fait que cette natalité de bon niveau tranchait avec une nuptialité si basse qu'elle constituait le record absolu de faiblesse de tout l'hémisphère occidental. L'illégitimité étant négligeable, c'était donc une exceptionnelle fécondité des ménages qui avait permis à l'Irlande de jouer, pendant près d'un siècle et demi, le rôle d'un réservoir de population jamais tari, et qui lui permettait encore de conserver un dynamisme démographique supérieur à la moyenne européenne. Cette singularité démographique était liée à des traits sociologiques eux-mêmes bien particuliers, l'ensemble formant un système sociodémographique d'une cohérence frappante. La sous-industrialisation entraînait à la fois une médiocre urbanisation, un chômage chronique et un sous-emploi féminin très prononcé. Du fait de l'anémie urbaine, les comportements ruraux paraissaient s'imposer au pays tout entier: grande circonspection devant le mariage, religiosité démonstrative, conformisme social, subordination de la femme, censure rigoureuse de toute manifestation extérieure de la vie sexuelle. Plusieurs de ces caractères étaient beaucoup moins évidents en Irlande du Nord que dans la République ; mais, simultanément, le Nord était démographiquement moins original que le reste de l'île. Ainsi se confirmait la solidarité des structures socio-économiques et des comportements démographiques ; du même coup, l'existence de violents contrastes régionaux donnait un surcroît d'intérêt à une étude géographique de la population de l'Irlande.

6

Introduction

générale

Dès nos premiers contacts avec le milieu irlandais, nous avons été frappé par le caractère exagérément statique de l'image d'une Irlande demeurée à l'écart des grands courants du monde, essentiellement paysanne, religieuse et féconde. Partout se lézardaient les vieilles structures. Partout s'étiolaient les vieux stéréotypes. Un profond changement affectait la société irlandaise dans sa masse, changement couramment et sommairement perçu par les Irlandais eux-mêmes comme 'une lutte entre religion et "matérialisme", entre campagne et ville, entre paroisse et banlieue-dortoir, entre "culture nationale" et "cosmopolitisme". 1 Or, le rythme de ce changement n'a cessé de s'accélérer depuis 1964. Tous les domaines de la vie irlandaise sont affectés. Dans l'ordre économique, la République d'Irlande a définitivement tourné le dos à l'idéal protectionniste et autarcique du Sinn Fein pour abattre ses barrières douanières, faire appel au capital étranger et, finalement, entrer avec la Grande-Bretagne dans la Communauté économique européenne. Le pays a enregistré, depuis 1959, une croissance économique inconnue auparavant. L'industrie et les services se sont étoffés aux dépens du secteur agricole. L'industrie offre désormais plus d'emplois que l'agriculture et les exportations industrielles dépassent en valeur les exportations agricoles. La population urbaine s'est fortement accrue. Le pays s'est habitué à l'inflation et à de fréquents conflits du travail. Avec près d'un siècle de retard sur l'Irlande du Nord, la République d'Irlande est entrée dans le groupe des pays industrialisés. Dans le domaine politique, le statut de l'Irlande du Nord a été remis en cause de façon violente et, déjà, en partie modifié; simultanément, les nouvelles équipes, surtout soucieuses de progrès économique, qui avaient relayé à Dublin les vieux leaders nationalistes dans les années 1950, ont voulu manifester le caractère lai'c de la République d'Irlande en faisant abroger par référendum l'article de la constitution qui reconnaissait à l'Eglise catholique une position spéciale dans l'Etat. Les moeurs mêmes ont changé, dans le sens d'une beaucoup plus grande liberté d'allure. Les interdits et les disciplines de naguère s'affaiblissent, au Sud comme au Nord; la censure a été assouplie; les femmes prennent une part accrue à la vie sociale et à l'activité économique. Les traits propres à la 'société de consommation' se sont accusés : la République d'Irlande a désormais autant de récepteurs de télévision pour 1 000 habitants que l'Autriche ou la Suisse et l'Irlande du Nord autant que le Canada ou la Suède ; elles possèdent respectivement deux fois et trois fois et demie plus d'automobiles privées pour 1 000 habitants que l'Espagne ou le J a p o n . Moins spectaculaires et moins aisément discernables, de profonds changements affectent aussi l'évolution démographique. De 1960 à 1970, l'émigration au départ de la République a régressé des trois

Introduction

générale

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quarts, de sorte que la population irlandaise s'accroît désormais au Sud comme au Nord. Dans le même temps, la nuptialité a accompli de remarquables progrès : par son taux brut de nuptialité, l'Irlande du Nord a dépassé l'Italie ou l'Espagne et rattrapé la France; plus en retard, la République d'Irlande a cependant cessé de se singulariser et arrive maintenant à égalité avec le Luxembourg, après avoir dépassé la Suède. Le rajeunissement dû à la moindre émigration et la plus grande fréquence des unions devraient se traduire par une brusque augmentation du taux brut de natalité. Or, il n'en est rien : la situation est, à cet égard, à peu près étale en République d'Irlande et en lente dégradation en Irlande du Nord. S'il en est ainsi, c'est que la fécondité des ménages s'affaisse rapidement, dans la mesure où se répandent et s'accentuent les comportements néo-malthusiens. Incontestablement, la tendance est à l'homogénéisation de l'évolution démographique entre République et Irlande du Nord, et à l'alignement sur les comportements propres aux sociétés industrielles. Parti de l'idée d'étudier dans ses aspects géographiques un système démographique fortement original, nous avons donc été amené à observer son progressif démantèlement et à mettre l'accent sur les modalités de la mutation en cours. Aussi avons-nous dû, tout au long de ce travail, à la fois dégager ce que la situation irlandaise avait de particulier et même d'insolite, tout en montrant le caractère très provisoire de cette singularité et en analysant les tendances de l'évolution. Pour comprendre et interpréter cette géographie en transition, nous avons- choisi de mettre en place d'abord les éléments les plus fondamentaux qui sous-tendent la combinaison démographique irlandaise : l'insularité dans le cadre britannique, la rigueur inégale du milieu naturel, mais aussi les mouvements migratoires qui, depuis le 16 e siècle surtout, ont abouti à la formation d'une population à la fois hétérogène et résiduelle. La connaissance de ce fond de tableau rendra plus aisée ensuite la compréhension des structures actuelles de la population irlandaise, mais à son tour, l'analyse des structures permettra de mettre en évidence nuances et contrastes régionaux et de déceler de nombreux cas de transformation récente ou actuelle. L'étude dynamique de la population irlandaise, par laquelle nous terminerons, sera éclairée par les contrastes structurels ; elle fournira en même temps l'explication de certains faits de structure. Surtout, nous pourrons, dans cette dernière partie, rechercher les conditions dans lesquelles le régime démographique restrictif s'est mis en place au 19 e siècle, ainsi que les facteurs qui président actuellement à son démantèlement et qui aboutissent à une banalisation des comportements démographiques irlandais. 1.

D. Thomley [529], p. 7.

8

Introduction

générale

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Cape Clear N. B I Ont éré omises, à la périphérie de BELFAST, les petites villes de LAMBEG, MOSSLEY, MUCKAMOR E. et. é la périphérie de DUBLIN, celles de CLONDALKIN, LUGAN, ROR TRA NE, RA THCOOL EJALLAGHet BLA NCHA RDS TOWN. 2 Abréviations a) villes d'Irlande du Nord : BALLINAHINCH (BAL). CARRIDUFF (CARI. CASTLEWELLAN (CAS). CRUMLIN (CR). GREENISLAND (GR), HOL YWOOD (HO), (CA), DONAGHADEE ÎDO). BESSBROOK (BE). CARRICKFERGUS NEWTOWNABBEY (NE). NEWTOWNARDS (NEW). TANDERAGEE (TA); b) districts ruraux Castlereagh (C). Hillsborough (H). Moira (M). East-. North- et South-Down (E D.. N.D., S.D.), Rathdown (R), North• et South-Dublin (N.D.. S.D.).

Fig. 0.

Carte de repérage

PREMIÈRE PARTIE

Les données fondamentales: au sein d'un milieu difficile, la population irlandaise a été façonnée par les mouvements migratoires

Introduction de la première partie

La singularité irlandaise tient d'abord à deux séries de données fondamentales: — La première est d'ordre géographique. De par sa situation à la périphérie nord-atlantique de l'Europe, l'Irlande pâtit de conditions climatiques assez difficiles qui y limitent sérieusement les possibilités d'installation humaine, surtout dans les régions les plus occidentales. Cette position marginale accroît encore l'isolement qui découle naturellement de l'insularité ; mais cet isolement est surtout sensible par rapport au continent européen. L'île de Grande-Bretagne forme en effet écran entre l'Irlande et lui : aussi, coupée du continent. l'Irlande a-t-elle été précocement intégrée dans la mouvance britannique. Des rapports exclusifs en ont résulté qui ont profondément marqué l'histoire, mais aussi la géographie de l'île. — La seconde tient au rôle majeur joué par de grandes migrations tardives dans le façonnement de la population. Jusqu'au 17 e siècle, l'Irlande se comporte comme un cul-de-sac, un réceptacle terminal où s'accumulent les vagues migratoires, le plus souvent venues de l'est. Par juxtaposition ou par superposition, elles finissent par s'amalgamer en une population irlandaise homogène. La dernière vague, écho lointain des invasions germaniques auxquelles l'Irlande avait échappé, fait cependant exception. Toute une population de provenance britannique et de religion réformée s'installe dans l'Est de l'île, la principale concentration étant réalisée en Ulster au cours du 17 e siècle. Cette minorité ne s'est jamais totalement intégrée à la population indigène catholique et de délicats problèmes de coexistence continuent de se poser dans le Nord-Est de l'île. Ce sont d'ailleurs ces tard-venus en Irlande qui ont frayé, dès le 18 e siècle, les voies de l'émigration irlandaise vers l'Amérique. Les crises agraires et agricoles du siècle suivant devaient transformer cette émigration en un exode d'une rare ampleur. De manière inégale selon les régions, l'île tout entière en a été diminuée et appauvrie: avec une

12

Les données

fondamentales

population réduite de moitié en cent vingt ans, l'Irlande n'est plus aujourd'hui que l'ombre d'elle-même. L'exposé de ces faits fondamentaux fait l'objet de cette première partie. Le constat auquel il donne lieu permettra de poser les principaux problèmes relatifs à la population de l'Irlande.

CHAPITRE I

Le milieu géographique: des marges atlantiques de l'oekoumène à la Méditerranée britannique

INTRODUCTION La discontinuité de l'occupation du territoire est le trait le plus frappant de la géographie de la population irlandaise. Interminables déserts de l'Ouest océanique, larges vides déterminés par les montagnes du Sud et du Nord-Est, plates solitudes des grandes tourbières du Centre, interruptions plus menues dues aux petites tourbières de l'Est : partout s'interposent parmi les champs enclos des étendues ouvertes et rases. Partout, lacs, marécages, tourbières, landes ou rocaille contraignent les hommes à cantonner leurs travaux et leur habitat à une portion plus ou moins limitée de l'espace. L'Irlande appartient en effet aux marges mêmes de l'oekoumène, en raison d'un climat hyperocéanique causé par la conjonction de latitudes déjà élevées et d'une exposition de plein fouet aux trains de cyclones venus de l'Atlantique. L'excès d'humidité a des conséquences biogéographiques dont le résultat est de stériliser une bonne partie du pays. Fort heureusement, ces conditions extrêmes ne s'étendent pas avec une égale rigueur à la totalité de l'île. Les régions les plus orientales, sauf lorsque leur altitude est forte, doivent à leur position d'abri d'être moins humides et moins lourdement pénalisées. De surcroît, leur avantage a été renforcé par l'évolution historique, dominée par les rapports avec la Grande-Bretagne voisine. D'une rive à l'autre de la mer intérieure des contacts et des courants d'échanges intenses ont été établis. Villes et ports se sont épanouis tout le long du littoral oriental de l'Irlande, entraînant les régions contiguës dans une évolution économique marquée par une spécialisation et une productivité croissantes. L'essentiel des énergies nationales a été progressivement attiré vers les parages de cette Méditerranée britannique, conformément à un implacable tropisme. Au total, les contrastes dus à l'évolution économique ont eu une tendance constante à se superposer à ceux que déterminent les fac-

14

Les données

fondamentales

teurs naturels. Il en résulte que le milieu géographique irlandais, partout marqué par ses tares physiques, est pourtant caractérisé par une dégradation croissante des conditions d'installation et d'activité offertes à l'homme au fur et à mesure que l'on quitte les rivages intérieurs pour s'avancer vers les finistères atlantiques.

I.

LES DIFFÉRENTS DEGRES DE L'INHOSPITALITÉ DU MILIEU

Plus que l'abondance des précipitations proprement dites, l'humidité est la tare climatique de l'Irlande : elle résulte de l'étalement des pluies et des bruines sur la plus grande partie de l'année, du degré hygrométrique presque constamment élevé de l'air, et de la forte nébulosité. Cette dernière limite le temps d'ensoleillement et réduit ainsi les possibilités d'évaporation, de sorte que l'humidité s'entretient d'elle-même. Par l'asphyxie ou le lessivage, l'excès d'eau favorise la dégradation des sols (gleys, podzols, tourbières). Conjugué avec le vent, il assigne au peuplement humain des limites altitudinales très basses (300 à 350 mètres au maximum, moins de 100 mètres bien souvent). C'est dans l'extrême Ouest que ces facteurs adverses, combinés à des conditions géologiques difficiles, créent les situations les plus défavorables à l'installation humaine. a)

Les'terres

de difficulté'^

hyperocéaniques

Les montagnes donnent lieu jusque dans l'Est à de très mauvaises conditions d'installation (massifs de Wicklow et de Mourne), mais ces zones de franche inhospitalité sont isolées au milieu de régions plus amènes. Sur plus de 400 kilomètres, au contraire, des péninsules sudoccidentales à l'estuaire de la Foyle, la frange atlantique plante un décor aussi grandiose qu'hostile (fig. 1-1). Tous les facteurs adverses sont ici rassemblés en une combinaison particulièrement défavorable. La fragmentation du territoire est extrême, en raison de l'irrégularité du littoral et de l'abondance des reliefs montagneux discontinus. Vers l'intérieur, l'horizon est souvent barré par la silhouette hérissée d'une sierra quartzitique ou par celle, plus molle, d'un plateau gréseux ou calcaire. Vers le large, îles et archipels, presqu'îles et péninsules font écho aux profondes échancrures que dessinent partout baies, estuaires, fjords et rias. Les distances sont comme multipliées par l'émiettement sans fin de l'espace et l'isolement en est accru. Cet univers déchiqueté a longuement alimenté les glaciers quaternaires qui en ont arraché le sol par raclage. Si elle n'était pas recouverte de tourbe, la roche en place affleurerait largement, encombrée de blocs erratiques abandon-

Le milieu

géographique

zones situées 500 m

à plus

15

de

d'altitude

MILIEUX

HYPEROCEANIQUES

MILIEUX

PRIVILÉGIES

ET

DE

MILIEUX ET

CONTRASTÉS DU

DU

SUD

L'EST DU

CENTRE

NORD

d ru m I i n s

revêtement morainique et d i s c o n t i n u grandes tourbières topog raph iques

Fig.I-l.

Schéma

des principaux

types de milieux

naturels en

Irlande

rare

16

Les données

fondamentales

nés par la glace, et émaillée de petits lacs logés dans les moutonnements glaciaires. Seules quelques parties basses ont bénéficié de dépôts morainiques abondants et fins : ainsi Clew Bay où les drumlins immergés déterminent un pullulement d'îles minuscules. Au contraire des Highlands d'Ecosse, l'Irlande occidentale est dépourvue de plages soulevées, sans doute parce que, en périphérie d'inlandsis, la charge glaciaire a été insuffisante pour provoquer d'importants mouvements isostatiques. La terre arable est une rareté : 'Il n'y a pas de terre en Connemara', constatait Patrick Kelly 2 . Si peu de terre que, créé pour venir en aide aux régions pauvres de l'Ouest, le Congested Districts Board estimait en 1913 ne pouvoir rien faire pour y améliorer l'agriculture et se résignait à concentrer son action sur les activités annexes et l'habitat 3 . L'hyperhumidité et l'excès de vent achèvent de rendre difficile le peuplement de l'extrême Ouest. Là où les rochers n'affleurent pas, la tourbière climatique règne en maîtresse ; l'arbre est exceptionnel et se réfugie dans les replis les mieux abrités ; le paysage est désespérément ras ; les petits champs sont enclos de murets de pierre. L'île de Tory, la plus exposée de toutes les îles d'Irlande, à 12 kilomètres de la côte septentrionale du Donegal, ne possède pas le moindre buisson : jetés en 1825 sur le littoral de la Grand-Terre par une tempête, des marins de Tory rapportèrent chez eux, en guise de souvenir, quelques feuilles d'arbre 4 . La tourbière descend jusqu'au niveau de la mer et n'offre à l'entreprise humaine que ses sols acides, dépourvus de substances minérales et gorgés d'eau. Les hommes se sont pourtant employés à tirer le meilleur parti possible d'un milieu aussi hostile. Calquant leur attitude sur la configuration même du pays, ils ont fait de la discontinuité le principe de la mise en valeur du sol. Tout l'effort d'aménagement a été concentré sur de petits terroirs choisis au milieu de la tourbière en fonction de leurs aptitudes naturelles (abri, placage morainique, etc.). C'est dans ces oasis minuscules que les hommes ont installé leurs champs permanents et leur habitat. Alentour, le désert amphibie offrait de maigres, mais immenses pâquis pour les moutons. Les marges immédiates de l'îlot de culture permanente faisaient l'objet d'une exploitation quasi continue. Au-delà, les pâquis n'étaient utilisés que l'été, lorsque la moindre humidité les rendait plus accessibles, selon un système de transhumance souvent décrit (booleying)s . Par une sorte de 'transfert de fertilité' 6 , le fumier produit était accumulé sur les champs cultivés et permettait de récolter chaque année pommes de terre et avoine. Ce système est en tous points analogue à celui encore en vigueur en Ecosse occidentale et connu sous le nom A'infield-outfield farming1. L'utilisation des sols tourbeux est grandement facilitée par la proximité de la mer, inépuisable pourvoyeuse d'amendements. Partout où

Le milieu

géographique

17

elle est disponible, on recourt à la tangue pour sa richesse en chaux ; mais l'amendement le plus fréquemment employé est le varech qui apporte aux sols trop acides le précieux antidote de ses sels de potassium et de sodium 8 . La culture du fucus, décrite par E. E. Evans sur la côte des Mourne 9 , était naguère répandue en mainte région d'Irlande : Achill Sound, Clew Bay, Lough Swilly, morbihans du sud-ouest du Connemara, etc. A tout le moins sa récolte était-elle sur tous les littoraux une occupation essentielle. A la limite, certains sols peuvent être fabriqués de toutes pièces à partir d'éléments pris sur les grèves. Ainsi aux îles d'Aran, constituées d'une table calcaire rapidement décapée d'un revêtement tourbeux qui n'a jamais dû être très épais. Pour fabriquer un champ, on entasse sur le lapiès des couches alternées d'algues et de sable, le sable étant toujours au-dessus car il est plus facile d'y planter. Chaque année, le champ — si petit qu'on l'appelle un jardin — est amélioré par l'adjonction d'algues et de sable supplémentaires. Pour fabriquer un bon jardin à partir de la roche nue, dix années de patient travail sont parfois nécessaires 10 . Malédiction de ces régions extrêmes, la tourbe fournit cependant aux hommes l'un des éléments principaux de leur équilibre physiologique : le combustible. L'humidité et la fraîcheur obligent à entretenir le feu d'un bout de l'année à l'autre. Au cœur même de l'été, il n'est pas un cottage dont la cheminée ne laisse échapper la fumée presque transparente de la tourbe. Son odeur âcre et forte s'ancre partout ; elle imprègne maisons et vêtements ; elle annonce l'approche de lieux habités avant même qu'ils soient en vue. L'extraction de la tourbe est une des principales activités de l'été : elle fait partie des droits reconnus à chacun sur les parties communes du finage. Les tranchées d'exploitation à la bêche et les tas de mottes laissées à sécher au vent sont d'ailleurs un des traits caractéristiques du paysage au long des routes et des chemins. Les réserves sont généralement inépuisables, et en perpétuel renouvellement. Il arrive cependant que, dans certaines îles, toute la tourbe ait été râpée. Les îliens d'Aran importent depuis longtemps leur combustible du Connemara. A Tory, la pénurie est aiguë et la dénudation quasi totale de l'île a fait reculer d'autant le pâturage 1 1 . Seuls les chemins ont été épargnés et la chaussée qui mène du phare à West Town est aujourd'hui perchée au-dessus de granité impitoyablement raclé. La concurrence s'établit même entre l'espace cultivé et la recherche du combustible, l'extraction ayant tendance à mordre sur les champs de pommes de terre 12 . Il en est de même dans les parties les plus peuplées du Donegal occidental. De toute évidence, l'extrême limite de l'équilibre écologique paraît atteinte. Etant donné la précarité de la vie humaine dans ce milieu exceptionnellement rude de l'extrême Occident, le peu de ressources demandées

18

Les données

fondamentales

à la pêche en mer est un motif majeur de surprise. Même aux pires moments de famine, il ne semble pas que la pêche soit apparue comme l'instrument du salut. 11 existe certes des pêcheurs tout le long du littoral atlantique, mais le total des prises reste très faible malgré les efforts déployés par le Congested Districts Board, puis par le gouvernement de Dublin. Contrairement aux Norvégiens, les Irlandais n'ont pas su compenser les insuffisances d'un sol ingrat par l'exploitation systématique de la mer. Espagnols et Français pèchent au large de Dingle ou de Galway sans pâtir le moins du monde de la concurrence des indigènes. Bien des auteurs du 19 e siècle ont souligné le paradoxe que constituait la coexistence de populations sous-alimentées et d'une mer poissonneuse si peu exploitée 13 . Les raisons de cette étrange abstention ne sont pas simples, mais il ne fait pas de doute que la dureté du milieu y joue un rôle essentiel. Tempêtes et gros temps sont beaucoup plus fréquents en Irlande qu'en Bretagne ou en Norvège. La pêche exigerait de gros moyens, des bateaux solidement pontés et des ports bien aménagés. Or, les Irlandais ont toujours été doublement démunis devant ces nécessités. L'absence de bois les a contraints à se contenter de frêles canots non pontés — les curraghs — faits d'une peau de vache tendue sur un bâti de tiges d'osier attachées ensemble par du crin de cheval. Depuis quelques décennies, la toile goudronnée et les lattes de chêne importées ont remplacé les matériaux d'antan, mais les curraghs sont toujours beaucoup trop fragiles pour affronter la haute mer, surtout de nuit ou par vent fort. De surcroît, le dénuement pécuniaire des communautés littorales les a toujours privées des capitaux qui eussent permis de surmonter le handicap naturel. Il y a là, au fond, un problème de sous-développement. Ainsi considéré, le paradoxe irlandais est beaucoup moins surprenant : il existe encore aujourd'hui, de par le monde, bien des populations faméliques à proximité de mers poissonneuses. Et si de grandes sociétés s'avisent d'exploiter les richesses de ces mers, ce n'est pas nécessairement pour calmer la faim des indigènes riverains 1 4 . Au total, l'extrême Occident irlandais ne laisse que peu de place à l'homme. Le pays est surtout remarquable par ses immensités vides et ses collines rases. Une humanité sporadique s'y disperse pourtant au hasard des moyens versants, des placages morainiques et des littoraux accueillants. Isolée en taches infimes et en liserés ténus, elle représente l'ultime emprise du peuplement aux avant-postes océaniques de l'Europe. b)

Milieux contrastés du Centre et du Nord

Nulle part dans l'extrême Ouest la friche n'occupe moins de la moitié de la superficie totale ; elle s'étend même sur plus de 80 % du terri-

Le milieu géographique

19

toire dans les régions les plus exposées et les plus rocailleuses du Donegal (district rural de Dunfanaghy: 86 %), du Connacht (les districts ruraux de Clifden et Belmullet accusent respectivement 83 et 81 %) ou du Kerry (district rural de Kenmare: 82 %). Les médianes s'établissent autour de 75 % 1 5 . Au fur et à mesure que l'on s'avance vers l'est, la friche recule devant l'herbe et les cultures. Au-delà d'une ligne Galway-Londonderry, un nouveau domaine s'annonce, qui s'étend à toute la partie centrale et septentrionale de l'île. Sauf dans les zones montagneuses où réapparaissent les paysages rébarbatifs de l'extrême Occident, la friche ne couvre jamais plus de 35 à 40 % de la surface totale ; il est même des districts privilégiés où elle est réduite à moins de 20 %. Dans l'ensemble, ce sont 25 à 30 % du territoire qui lui sont dévolus : prairies et cultures occupent donc près des trois quarts de l'espace disponible. Le changement n'est d'ailleurs pas seulement de nature quantitative : la répartition même des friches et des zones utiles est d'un type nouveau. L'espace vivant, où les haies sur talus prennent progressivement la place des murets, devient plus continu. Les immensités désertes cèdent le pas à des vides plus disséminés. Le paysage prend l'allure d'un manteau d'Arlequin fait de la succession répétée d'étendues bocagères verdoyantes et de taches brunes ou grises où s'interrompt le lacis des haies vives. Encore convient-il de distinguer entre diverses variétés de milieux contrastés. Les plus remarquables correspondent aux régions dont la topographie est déterminée par les drumlins. La plus vaste prend en écharpe l'île entière depuis les baies de Sligo et du Donegal jusqu'au lac Ree vers le sud et aux environs de Belfast vers le nord-est. Des régions de drumlins moins vastes correspondent au couloir de la Bann en Irlande du Nord, ou à celui du Fergus au nord-est de l'estuaire du Shannon. Le moutonnement sans fin de ces essaims de petites collines régulières provoque un émiettement menu du paysage. Chaque drumlin joue le rôle d'un refuge auquel s'accrochent champs et maisons. Les dépressions intermédiaires sont envahies par les fonds tourbeux et les marécages. Comme dans toute l'Irlande centrale, les moindres nuances de la topographie dictent de manière tyrannique les possibilités d'occupation du sol, mais ici la succession kaléidoscopique des creux et des bosses est quasi frénétique, chaque butte ayant rarement plus de 200 à 300 mètres de longueur maximum. Dans le comté de Fermanagh, l'identification est telle entre bosses et zones cultivées que les champs sont couramment appelés hills 16 . Dans plusieurs régions, et notamment dans le comté d'Armagh, les drumlins portent des noms suggestifs: The Island, Moore's Island, Cran Island, e t c . 1 7 . Dans les secteurs les plus déprimés, les drumlins sont effectivement isolés : ainsi ce qu'il est convenu d'appeler le Lough Erne Upper n'est-il en fait qu'un dédale extravagant d'îles, de péninsules et de caps en miniature entre

20

Les données

fondamentales

lesquels le cours incertain de l'Erne se subdivise en bras et diramations multiples. Des environs de Cavan à Enniskillen, cette zone amphibie s'étire sur une cinquantaine de kilomètres tout en conservant une largeur de 5 à 8 kilomètres. L'espace y est comme atomisé. Encore la mise en valeur des drumlins implique-t-elle généralement un travail incessant. La moraine qui les constitue est souvent riche en calcaire, mais de texture très fine et passablement argileuse ; elle s'égoutte difficilement et la nappe qui affleure dans les fonds marécageux imprègne fréquemment les basses pentes des drumlins, dont elle asphyxie les sols. Des gleys s'y développent, caractérisés par les teintes bleuâtres de l'oxyde ferreux élaboré dans un milieu déficient en oxygène. Un drainage attentif de ces basses pentes est indispensable, afin d'enrayer une évolution qui mènerait vite à la tourbière. Les drumlins constitués par une moraine dérivée des grès, notamment des vieux grès rouges du dévonien, bénéficient d'une texture plus aérée et sont moins sujets à l'engorgement ; mais ils sont chimiquement appauvris et nécessitent l'application d'engrais. A cet égard, les kames de l'Irlande du Nord leur sont comparables. Ils déterminent entre Omagh et Dungannon un paysage également bosselé, mais de façon plus irrégulière et plus ample. De surcroît, la perméabilité des sables et des graviers exclut généralement lacs et marécages des fonds où la tourbière règne seule. Immédiatement à l'ouest du Shannon moyen, c'est la minceur et la discontinuité du revêtement morainique qui sont responsables de l'irrégularité de l'occupation humaine. Les lacs Corrib et Mask forment une ligne de démarcation entre les hauteurs du Connacht et un vaste plateau calcaire qui ménage une transition vers la dépression centrale. Cet avant-pays est particulièrement pauvre en moraine. Les calcaires y affleurent en vastes dalles grisâtres parsemées de cailloux et à peu près stériles. Là où les sols sont plus épais, les murettes de pierre enclosent de grandes parcelles où paissent les moutons. Pelé et chauve, le paysage acquiert une ampleur qui surprend lorsque l'on vient des régions bocagères de Ballinasloe ou même de Roscommon. Tourbières et petits lacs se conjuguent d'ailleurs avec les calcaires nus pour rendre ce milieu plus hétérogène encore. Aux environs de Castlerea, de Tuam, d'Athenry ou de Loughrea, 30 % environ du pays doivent être laissés à la friche, au gré de la distribution, fort irrégulière, de la moraine. Les conditions s'aggravent encore vers le sud. Dans le corridor qui sépare les hauteurs du Burren de celles du Slieve 18 Aughty, le va-et-vient des langues glaciaires a raclé la surface calcaire avec plus d'acharnement encore. Les signes d'activité karstique se multiplient : pertes de rivières des environs de Gort ou de Corrofin, lacs intermittents occupant des sillons ouverts par la glace, lapiès finement dentelés même. De Gort à Tulla, l'homme a dû s'adapter à un paysage morcelé à l'extrême,

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compliqué encore par l'intervention de drumlins isolés : les deux cinquièmes de la surface restent vides. Sur l'autre rive du Shannon, la zone la plus déprimée d'Irlande occupe un quadrilatère délimité par le fleuve à l'Ouest et une ligne Trim-Kildare à l'est. Les Midlands ont été empâtés par un lourd revêtement morainique, mollement ondulé et fâcheusement imperméable. De surcroît, cette cuvette centrale est affligée d'un drainage indigent. Le Shannon coule tout à fait en marge et se comporte, de toute manière, comme un piètre instrument d'écoulement. De sa source au Lough Derg, antichambre de l'estuaire, il parcourt plus de 200 kilomètres sans même s'abaisser de 17 mètres (pente : 0,08 p. 1 000). Avec une pente aussi infime, le fleuve s'attarde longuement dans les lacs et les marécages, noie l'hiver des milliers d'hectares de callows et se présente comme un obstacle que peu de ponts franchissent. Les Midlands jouent bien le rôle de centre de dispersion hydrographique : les Brosna s'en échappent vers le Shannon, la Boyne vers la mer d'Irlande et la Barrow vers le sud. Mais le partage des eaux se réalise imperceptiblement au sein de plates étendues tourbeuses : Boyne et Barrow confondent presque leurs eaux, à l'est de Tullamore, avant de s'extirper à grand-peine du Bog of Allen d'où elles divergent enfin. Les vallées se perdent dans l'indécision des grands marécages, et passent à peu près inaperçues. Aussi l'eau est-elle partout à fleur de sol, prête à s'étaler en nappes lacustres ou à imbiber les fonds. La sensibilité de la végétation à la topographie est extrême : sournoise et brunâtre, la tourbière se manifeste dès que survient le moindre creux ; les bombements de la moraine de fond mettent hors d'atteinte de l'eau les champs dont le vert franc et les haies vives se remarquent de loin. L'alternance de l'une et des autres est le leitmotiv et le trait géographique majeur de la dépression centrale. Les routes sautent d'un bombement de la moraine de fond à l'autre, 'de telle sorte que le voyageur voit les tourbières tout comme un navigateur voit, en traversant un archipel, les îles semées çà et l à " 9 . Nous retrouvons une fois d é p l u s un milieu sporadique qu'évoquent bien, là encore, les fréquents toponymes en island qui servent à désigner les émergences de terrain sec. Il arrive pourtant que cette marqueterie s'interrompe pour faire place à d'immenses tourbières d'un seul tenant. Tel est le cas dans l'Est des Midlands, là précisément où le drainage est le plus indécis, aux sources de la Boyne et de la Barrow. C'est la région des grands bogs, dont la désolation évoque l'extrême Ouest. L'impression de vide qu'ils donnent est cependant bien moindre. On peut même, si l'on ne quitte pas les grandes routes, ne pas prendre conscience de leurs dimensions. C'est que, à la faveur des chaussées qui les traversent, les hommes ont grignoté les grandes tourbières et installé leurs maisons et leurs champs. De loin en loin aussi, se dressent les silhouettes des centrales

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thermo-électriques où l ' o n brûle la t o u r b e , extraite industriellement. La vie dispute p a r t o u t l'espace au désert b r u n ; la p r o x i m i t é des zones vitales du pays est sensible : Dublin est à 50 kilomètres à peine du sinistre Bog of Allen. c)

Milieux privilégiés

de l'Est et du Sud

Le long des rivages de la mer d'Irlande, au sud-est du Slieve B l o o m , du Lough Derg et des b o u c h e s d u S h a n n o n , s ' é t e n d e n t les meilleurs terroirs d u pays. J a m a i s , dans les plaines de l'Est et d u Sud-Est, dans les vais et les bassins d u Sud, la friche n ' o c c u p e 15 % de la superficie et, dans l'ensemble, sa part est d'environ 5 %. On p e u t parler ici de milieux quasi continus : on y roule entre les talus d u bocage de manière à peu près i n i n t e r r o m p u e . Les villages se multiplient ; les fermes, généralement plus vastes qu'ailleurs, y o n t un air de prospérité. Elles voisin e n t avec les demesnes de la gentry anglo-irlandaise, cernés de hauts murs au-dessus desquels s'agitent les frondaisons des parcs ; au f o n d des avenues bordées de hêtres centenaires, se dissimulent les manoirs à colonnes. S'il subsiste des fonds de vallées t o u r b e u x , la p l u p a r t des lits mineurs o n t ici des limites franches et p o r t e n t de riches prairies de fauche. On pourrait, à la rigueur, se croire quelque part dans le Shropshire ou le Cheshire. Cette m é t a m o r p h o s e d u paysage s'explique s i m p l e m e n t . Ce sont des pays de moraine déjà ancienne et bien nivelée. Les rivières, aux réseaux convenablement organisés et aux vallées n e t t e m e n t incisées aux approches de la mer, y assurent un drainage efficace. S u r t o u t , le climat est sensiblement moins excessif et moins h u m i d e qu'ailleurs. Dublin ne reçoit q u e 700 millimètres d'eau par an, mais il est vrai que Waterford en recueille 1 2 0 0 , Cork ou Limerick 1 3 0 0 . La véritable cause de m o d é r a t i o n du climat est le plus grand ensoleillement de l'été. L'évap o r a t i o n ainsi stimulée est d ' a u t a n t plus efficace q u e la part des pluies annuelles reçues au cours d u p r i n t e m p s et de l'été c r o f t d ' o u e s t en est. Ainsi u n e p r o p o r t i o n élevée des précipitations est-elle c o m m e neutralisée, et l'obsédante menace de la tourbière largement conjurée. La cohésion de ces b o n s pays est plus grande dans le Leinster, à l'est et au sud-est, q u e dans le Munster, au sud. Dans le premier cas, la continuité est totale : seule, la masse des m o n t s Wicklow, avec leur p r o l o n g e m e n t des Blackstairs Mountains, s'interpose. A l e n t o u r , les vallées de la Boyne, de la L i f f e y , de la Barrow et de la Slaney drainent des bocages i n i n t e r r o m p u s . Vers le sud, les vais verdoyants alternent avec les arêtes sombres et nues des c h a î n o n s de vieux grès rouge dégagés par évolution appalachienne dans une structure hercynienne plissée. Bassins et synclinaux, évidés dans les calcaires, bien que largement reliés les uns aux autres, f o r m e n t a u t a n t de petites unités : bassin de

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Tipperary, Glen of Aherlow, val de Mitchelstown, vallée de la Blackwater, etc. Entre eux, les échines gréseuses se hissent à plus de 700 mètres (Silvermines, Knockmealdowns) et exceptionnellement à plus de 900 mètres (Galtees). Un tel milieu est, a priori, propice à une vie régionale plus différenciée et plus variée que celle des plaines centrées sur Dublin. Dans les deux cas, cependant, l'homme est en grande partie responsable du caractère hospitalier de l'environnement : pour avoir été les plus précocement et les plus intensément pénétrées par la colonisation britannique et par l'économie de marché, les régions orientales de l'Irlande ont bénéficié de siècles de travaux attentifs et d'aménagements féconds. Elles doivent ce privilège à leurs qualités naturelles, sans doute, mais aussi à leur situation à proximité immédiate de la Grande-Bretagne.

II.

L'ÉVOLUTION HISTORIQUE A ACCENTUÉ LE PRIVILÈGE NATUREL DE L'EST

La mer d'Irlande est un étroit boyau. A l'endroit où elle est le plus large, entre Liverpool et Dublin, la distance n'excède pas 200 kilomètres, tandis que Dublin n'est qu'à 95 kilomètres des côtes galloises d'Anglesey. Au sud, dans le canal Saint George, 90 kilomètres à peine séparent le Pembrokeshire de la baie de Wexford. Le canal du Nord est plus étroit encore : par temps clair on voit très nettement, depuis F air Head, le promontoire écossais de Kintyre, situé à 25 kilomètres, et l'on distingue bien, depuis le donjon du château de Carrickfergus, le Mull of Galloway. Les effets de la proximité sont encore renforcés par la très large ouverture à l'est de la plaine centrale. Comme en réponse à cette suggestion de la topographie irlandaise, le bassin de Londres débouche vers l'ouest, par l'intermédiaire de deux couloirs d'accès facile, sur les estuaires de la Mersey et de la Severn où devaient croître les ports de Liverpool et de Bristol. Enfin, circonstance alléchante entre toutes, ce sont les parties les mieux douées de l'Irlande qui s'offrent ainsi aux appétits venus de l'est. Les relations de voisinage sont donc aisées. C'est ainsi que le roi du Leinster f u t conduit en 1166 à faire appel aux barons anglo-normands des marches galloises pour l'aider à arracher à Rory O'Connor la dignité de haut-roi d'Irlande. C'était introduire le loup dans la bergerie : en moins de cinq ans, le chef des barons normands, Richard de Clare, dit Strongbow, avait épousé la fille du roi de Leinster et hérité de son beau-père la couronne du plus riche royaume irlandais, ville de Dublin comprise. Inquiet de ces succès, Henri II Plantagenêt débarquait luimême, en 1171, à la tête d'une armée redoutable, obtenait l'hommage

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de Strongbow pour le Leinster et celui de Hugues de Lacy pour le Meath, tandis que les chefs indigènes lui faisaient tour à tour allégeance. Dès lors, le schéma de la domination anglaise était établi pour plusieurs siècles : une solide tête de p o n t centrée sur Dublin, directement contrôlée par Londres ; au-delà, un vaste territoire théoriquement laissé aux mains des clans irlandais, mais où la soif de conquête des barons, avec des fortunes variables, pourrait se donner libre cours. Dilaté au maximum au 13 e siècle jusqu'en Ulster par les entreprises des de Courcy et jusqu'en Connacht par celles des de Burke, le domaine anglais finit par se réduire au 15 e siècle, au fort de la guerre des Deux-Roses, à une étroite bande de 35 kilomètres de large étirée de Dublin à Dundalk. Parce que ce mince territoire prit l'allure d'un camp retranché hérissé de châteaux, de fortifications et de palissades, on en vint à le désigner sous le nom d'English Pale. C'est à partir de cette base que les Tudors devaient reprendre la conquête de l'Irlande 20 . Les régions les plus imprégnées par la féodalité anglo-normande ont été profondément transformées. Dans toute l'étendue du Pale, mais aussi dans les domaines des Fitzgeralds de Kildare ou des Butlers d'Ormonde (pays de Kilkenny) par exemple, les grands barons avaient réparti leurs possessions entre leurs vassaux. Partout, châteaux et villes étaient construits ; baronnies et comtés étaient constitués ; juges et shérifs mis en place. La campagne était redivisée selon les canons du système manorial : assolement triennal, openfield, et regroupement des paysans en villages. Déjà rompus à l'art difficile de la colonisation par l'expérience des marches galloises, les compagnons de Strongbow étaient arrivés en Irlande avec un corps de doctrines tout constitué. Partout où ils s'installaient, le pays était dûment arpenté et aménagé : les régions d'Irlande qui étaient déjà les plus douées par la nature étaient ainsi dotées en supplément de structures régionales propres à y favoriser la vie et les activités. La soumission de toute l'Irlande au 17 e siècle aurait pu avoir pour résultat d'étendre à la totalité du territoire les bienfaits de l'urbanisation. En fait, la nature insulaire du pays et la domination extérieure favorisaient essentiellement l'urbanisation du littoral ; mais il s'en fallait de beaucoup que tous les secteurs côtiers fussent également fécondés. Colonie anglaise, l'Irlande était soumise à la règle de l'exclusif colonial : le commerce avec l'étranger était le monopole des seuls marchands métropolitains. De cette manière, les ports anglais finirent par être les intermédiaires obligés de tout le commerce irlandais. Que les marchandises vinssent d'Angleterre comme le charbon ou la quincaillerie ou qu'elles vinssent de fort loin comme le grain russe, le vin français, le sel ou le fer espagnols, le sucre des Iles ou le tabac des colonies d'Amérique, elles devaient transiter par les ports anglais. Dès le 17 e siècle, tout le tabac de Virginie qui arrive à Youghal vient de

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Bristol 2 1 . Comme, dans l'autre sens, la laine, principal article d'exportation irlandais, est réservée d'autorité à la métropole, les liens directs avec les ports anglais en sont renforcés. Seuls peuvent donc se développer les ports bien placés vis-à-vis de l'Angleterre : de toute évidence, le littoral irlandais de la Méditerranée britannique est lourdement privilégié. J . H. Andrews 2 2 a pu évaluer la part de chacun des ports d'Irlande dans le trafic anglo-irlandais au cours des trois années 1715, 1716 et 1717. Le déséquilibre en faveur des rivages orientaux est écrasant et le commerce se concentre à peu près totalement à l'est d'une ligne Londonderry-Cork (fig. 1-2). Galway, qui avait, au 16 e siècle, développé un trafic intense avec l'Espagne 2 3 , est reléguée au dernier rang des villes marchandes du 18 e siècle, en raison de la rigidité de l'exclusif et de sa position excentrique.

Fig. 1-2.

Dissymétrie

de l'activité portuaire

dans l'Irlande du 18e siècle

La carte représente le volume annuel du commerce maritime entre l'Angleterre et l'Irlande (Noël 1714 à Noël 1717). La destination de nombreux bateaux quittant Londres pour l'Irlande n'étant pas précisée, le tonnage correspondant a été figuré par un cercle grisé placé au centre de l'île, (d'après J.H. Andrews [210], p. 115).

La Méditerranée britannique fonctionnait donc comme une véritable caisse de résonance commerciale et urbaine. A une série de ports et de villes nés sur la côte occidentale de l'Angleterre faisait écho une série de ports et de villes éclos sur la côte orientale de l'Irlande. Il y avait même une véritable zonation des courants d'échanges : les ports de l'Irlande méridionale commerçaient surtout avec les ports du canal de Bristol, tandis que les ports de la Dee, de la Mersey, des baies de

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Morecambe et de Solvay travaillaient surtout avec leurs vis-à-vis de la région de Dublin. Plus tard dans le 18 e siècle, une troisième zone d'échanges apparut, entre l'Irlande du Nord et les ports de la Clyde. Mais il fallut attendre pour cela que la réalisation du Royaume-Uni en 1707 eût produit toutes ses conséquences commerciales. Le déséquilibre Est-Ouest ne devait cesser de s'aggraver depuis. La part croissante prise au 19 e siècle dans les exportations irlandaises par les produits alimentaires fragiles était une prime supplémentaire donnée aux ports bien outillés et situés à courte distance de la GrandeBretagne. Le bétail sur pied ne pouvait sans dommage passer plus de quelques heures en bateau : aussi les ports de l'Est, et singulièrement Dublin, monopolisèrent-ils ce trafic. Le beurre pouvait supporter de plus longs délais : pas assez cependant pour que Limerick pût efficacement concurrencer Cork. On crut un instant que le développement du trafic avec l'Amérique, au 19 e siècle, pourrait rendre leurs chances aux havres atlantiques. L'Irlande occidentale, projetée en proue face à l'Amérique, n'était-elle pas bien placée pour la fondation d'un grand port de vitesse transatlantique ? On pensa à Valentia, à Foynes, à Berehaven, à Ballina ou à Bantry 24 . On fit même une tentative à Galway. Mais tous ces projets firent long feu : les ports occidentaux étaient décidément trop mal équipés, trop dangereux et trop excentriques. Cork et son avant-port de Cobh finirent par jouer le rôle un instant promis à Galway, jusqu'au moment où, la vitesse des navires croissant, les grandes compagnies se mirent à griller l'étape. La télégraphie et l'aviation, tant qu'elles furent dans l'enfance de l'art, suscitèrent les mêmes espoirs, fondés sur la nécessité d'une ultime escale occidentale ; mais la progression des techniques eût tôt fait de rendre superflus ces points d'appui éphémères 2 5 . Le sort en était donc jeté : l'Irlande des grandes villes et des ports actifs tenait son privilège de la proximité de la Grande-Bretagne. L'Irlande atlantique demeurait en dehors des courants majeurs du commerce et de l'urbanisation. Le résultat de cette longue évolution est fort clair. Fécondée par l'ombre portée de la Grande-Bretagne, convenablement urbanisée, précocement anglicisée, peuplée d'appréciables minorités — et parfois de majorités — protestantes, dotée d'une économie de marché relativement dynamique, l'Irlande orientale fait figure d' 'Irlande Heureuse'. Comme, à la même époque, le Nord-Est américain, la disposition de sa façade littorale lui a permis de jouer le rôle de zone de transit obligée des impulsions venues de la métropole, et de concentrer l'essentiel des fonctions de direction du pays tout entier. Au-delà du Shannon et de la Bann, on pénètre au contraire dans un pays profondément rural, où la tradition celtique demeure encore vivante, où la population, répartie irrégulièrement, est massivement catholique, où l'agriculture est peu spécialisée et peu orientée vers les

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échanges et le profit. Cette Irlande déshéritée a été moins efficacement contrôlée par l'occupant britannique. Les structures de la vie de relation y sont lâches. Dès la fin du 18 e siècle, il existait une Irlande policée où l'alcool de grain était fabriqué dans des distilleries urbaines patentées, seules habilitées à produire du whiskey noble ; dans l'Ouest et le Nord-Ouest du pays au contraire, tourbières et montagnes rendaient inefficace l'action de la maréchaussée et une multitude d'alambics clandestins distillaient un alcool de grain illicite, plus râpeux et plus fruste : le poteen 26. Lors de la Famine, le réseau commercial ordinaire était si déficient, dans cette même Irlande du poteen, que le gouvernement dut y ouvrir des magasins publics pour y vendre le mais importé d'Amérique : ces magasins n'eurent pas à être créés à l'est de la ligne Londonderry-Cork 2 7 .

CONCLUSION D'une manière générale, par un effet cumulatif remarquable, avantages naturels et avantages dus à l'évolution historique ont tendance à se superposer dans les mêmes régions, tandis que d'autres sont pénalisées à tous égards. La coïncidence n'est cependant pas rigoureuse. La principale disharmonie apparaît en Irlande du Nord. Ce pays, pourtant compartimenté par les montagnes et le Lough Neagh, criblé de drumlins, encombré de kames, et gratifié de pluies plutôt copieuses, a dû à l'effet fécondateur du phénomène de Méditerranée de devenir un des mieux développés de l'île. Le voisinage quasi immédiat des Lowlands d'Ecosse a été particulièrement bénéfique et a permis de surmonter la plupart des handicaps physiques. Jusqu'en 1939 au moins, Belfast a vécu au rythme de Glasgow. Encore est-il vrai que seul l'Est de l'Irlande du Nord est densément urbanisé et industrialisé : la dégradation du milieu et des conditions de vie est sensible à l'ouest de la Bann et du Lough Neagh. Il y a bien deux Irlandes, mais la limite qui les sépare ne coïncide pas avec la frontière entre la République et l'Irlande du Nord : elle la recoupe perpendiculairement. De sorte que la région de Belfast, noyau de l'Irlande du Nord, n'est qu'un aspect particulier de cette frange orientale de l'île favorisée par huit siècles de symbiose avec l'autre rive de la Méditerranée britannique.

NOTES 1. 2. 3. 4.

Fleure [ 151 ], passim. Kelly, Dublin Magazine, mars 1 9 2 5 , cité par Colum [ 2 3 2 ] . Congested Districts Board [ 2 1 ] , '20th Report', p. 11. Williams [ 5 4 3 ] , p. 184.

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5. Evans [ 2 7 2 ] , chap. V I , Douglas [ 2 6 2 ] , p. 11, et Graham [ 2 8 8 ] , passim. 6. Sautter [ 1 8 7 ] , p. 8 3 . 7. Evans [ 2 7 0 ] et [ 2 6 6 ] , Flatres [ 2 0 1 ] , Sautter [ 1 8 7 ] et Uhlig [ 1 9 3 ] , [ 1 9 2 ] , [191]. 8. Mason [ 3 2 9 ] , p. 1 7 1 . 9 . Evans [ 5 8 5 ] , p. 1 3 6 . 10. Ward [ 5 4 1 ] , p. 18-19. 11. Mason [ 3 3 0 ] , p. 2 2 . 12. Williams [ 5 4 3 ] , p. 1 8 6 et 1 8 8 . 13. Coulter [ 4 2 9 ] , p. 8 8 . 14. Dumont et Rosier [ 7 7 ] , p. 5 3 - 6 2 . 15. Ministry of Agriculture [ 3 4 ] , 16. Mogey [ 6 3 8 ] , p. 4 5 . 17. Graham [ 2 8 9 ] et Blair [ 5 5 6 ] , p. 3-4. 18. Le mot slieve est la forme anglicisée de sliabh, la montagne. 19. Freeman [ 4 5 3 ] , p. 1 3 6 . 2 0 . Beckett [ 2 1 6 ] , p. 18-39. 2 1 . Orme [ 5 1 6 ] , p. 1 3 3 . 2 2 . Andrews [ 2 1 0 ] , p. 1 1 4 - 1 1 6 . 2 3 . Freeman [ 4 5 7 ] , p. 1 9 6 . 2 4 . Brookefield [ 2 2 3 ] , p. 6 9 - 7 6 . 2 5 . Verrière [ 5 3 1 ] , p. 1 7 5 - 1 9 7 . 2 6 . Connell [ 2 4 2 ] , p. 3 1 - 4 2 , fig. 2, 3, 4 . 2 7 . O'Neill, in Edwards et Williams [ 2 6 5 ] , p. 2 2 4 .

CHAPITRE II

La mise en place des populations irlandaises: le temps de l'immigration

INTRODUCTION Si l'on admet que l'humanité s'est propagée à partir d'un seul ou de deux ou trois foyers, dire que la population de tel ou tel pays s'est mise en place par immigration tient évidemment du truisme. De ce point de vue très général, le cas de l'Irlande n'a rien, en effet, de bien particulier. Son originalité tient aux modalités historiques des grandes migrations de peuplement : à leur déclenchement tardif d'abord, à leur prolongement jusqu'au 18 e siècle ensuite. Dans beaucoup de pays du Vieux Monde, le souvenir des vagues migratoires successives n'a d'autre réalité qu'archéologique : l'ancienneté du peuplement a favorisé l'amalgame et l'apparition de caractères nationaux syncrétiques. Ce processus de fusion a effectivement joué durant la première phase, la plus longue, de la formation de la population de l'île. Après bien des conquêtes et des conflits, et malgré la survivance d'une classe de non-libres, héritiers des vaincus, il a permis l'éclosion d'une nation celtique dont l'âge d'or correspond aux 6 e , 7 e et 8 e siècles de l'ère chrétienne. Cessant de jouer le rôle de réceptacle terminal pour les vagues migratoires, l'Irlande s'est même comportée un temps comme un foyer de rayonnement et de colonisation d'où partirent conquérants, savants et missionnaires. Les incursions scandinaves brisèrent ce bel élan et ouvrirent la voie aux Britanniques. Du 12 e au 18 e siècle, l'histoire de l'Irlande n'est faite que d'invasions, de conquêtes, de spoliations et d'entreprises de colonisation. Après l'avènement des Tudors en Angleterre, commence une politique systématique de perfusion humaine dont le but est de faire de l'Irlande une terre britannique et d'en extirper tout ferment national. L'anglicisation n'a que partiellement réussi, mais les tensions et les conflits qu'elle a engendrés sont trop présents à la mémoire de chacun pour avoir permis la cicatrisation des plaies et l'élaboration d'un parfait syncrétisme national. A la vérité, les dissensions et les

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divisions de l'Irlande actuelle sont largement le résultat de cette colonisation de peuplement violente et tardive. Des peuples des mégalithes aux ultras de l'orangisme, l'opposition des conquérants et des vaincus, des maftres et des tributaires est le leitmotiv de l'histoire irlandaise. A u fil des siècles, les vagues d'envahisseurs se sont superposées ou juxtaposées sans toujours se fondre complètement. Aussi la situation de l'Irlande est-elle aujourd'hui intermédiaire entre celle des grandes nations homogènes de l'Europe occidentale et celle des anciennes colonies de peuplement à forte population indigène : la minorité est suffisamment enracinée pour avoir acquis droit de cité, pas assez pour avoir perdu ses traits distinctifs et ses préjugés.

I.

L A CONSTITUTION DU S T O C K HUMAIN

FONDAMENTAL

a)

L'émergence

irlandais

de l'Irlande celtique

et 'l'âge d'or'

L ' h o m m e est un tard-venu en Irlande, puisque les premières populations mésolithiques n'y apparaissent qu'au septième millénaire avant J.-C. Durant plus de six mille ans, l'île est successivement occupée par des populations de pêcheurs postmagdaléniennes (dites lamiennes) arrivées par le nord-est, puis par des agriculteurs d'affinités campiniennes, également venus par l'est, et qui apportent l'usage du bronze. Issus de la Méditerranée et abordant par l'ouest, les célèbres peuples des mégalithes arrivent au début du deuxième millénaire. L'amalgame de ces différentes strates préhistoriques paraît largement réalisé lorsque se manifestent les C e l t e s 1 . Il est très difficile de savoir c o m m e n t l'Irlande de l'âge de bronze est devenue partie intégrante du monde celtique dans les débuts de l'âge du fer. Le problème est l'un des plus obscurs de la protohistoire. Les recherches assidues menées depuis près d'un siècle n ' o n t pas permis de l'élucider de manière satisfaisante ; parfois m ê m e , des savants trop passionnés n'ont fait que brouiller les pistes. Schématiquement, les uns sont portés à croire à une véritable invasion, assortie d'une conquête : la population irlandaise aurait été largement renouvelée dans ses caractères physiques et le m o t de celtisme prendrait alors une signification en grande partie raciale. A l'opposé, d'autres imaginent plus volontiers une lente imprégnation culturelle et linguistique, assortie d'emprunts considérables à la civilisation indigène ; dans cette hypothèse, la conquête n'aurait été le fait que d'une poignée de guerriers et le celtisme serait un caractère moins racial que culturel. La plupart des travaux des linguistes et des archéologues apportent plutôt des arguments aux tenants de la seconde thèse. Bien des indica-

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tions convergent et permettent de penser que la pénétration en Irlande des techniques et de l'art de la Tène s'est d'abord faite par le biais de relations commerciales ordinaires 2 . Des conquérants sont certainement venus après, entre le 5 e et le 3 e siècle, mais il n'a pu s'agir que de 'petits groupes' 1 4 constituant une 'aristocratie assez clairsemée' 4 . L'anthropométrie confirme les indications de l'archéologie. Des mesures ont été réalisées dans la population actuelle de l'Ulster : bien qu'il s'agisse là de la province la plus 'celtisée', puis la plus anglicisée du pays, 60 % de ses habitants peuvent encore être considérés comme appartenant au vieux fond pré-celtique 5 . On s'explique alors les lenteurs de la conquête, d'autant plus que les envahisseurs n'étaient pas toujours unis. Le faible nombre des conquérants explique encore le caractère hétérogène de la culture irlandaise de l'âge du fer, résultat d'emprunts aux cultures extérieures, mais aussi d'une évolution sur place. Ainsi ne trouve-t-on pas en Irlande de ces sépultures celtiques où les chefs étaient enterrés dans un char de guerre, tandis que les fermes fortifiées de circonvallations et perchées en haut des collines, les raths, si nombreuses dans les plaines irlandaises, sont inconnues ailleurs. De même, les Celtes d'Irlande n'ont-ils jamais bâti de villes comparables aux oppida gauloises, tandis qu'ils ont conservé la forme monarchique de gouvernement, vite abandonnée en Gaule au profit d'une autorité aristocratique. En somme, les Irlandais de l'âge du fer ont fait la synthèse d'une nouvelle culture nationale qu'il est bien difficile de considérer comme essentiellement celtique : l'expression d'Irlande celtique est un raccourci commode qu'il serait abusif de prendre à la lettre. C'est cette période que beaucoup considèrent comme l'âge d'or de l'Irlande. Tandis que l'Europe occidentale était soumise à Rome, puis dépecée en royaumes barbares, l'Irlande, tirant bénéfice de son isolement, restait exempte de tout soubresaut majeur. Aussi les Irlandais purent-ils tout à leur aise développer les lettres et les arts, grâce aux nombreux druides et bardes entretenus à la cour de chacun des roitelets locaux. Ils se lancèrent même dans des entreprises moins pacifiques, et ne tardèrent pas à harceler les marges de l'Empire romain. C'est au cours de l'une de ces expéditions, au 5 e siècle, que Saint Patrick, d'abord capturé comme esclave, prit contact avec l'Irlande avant d'en entreprendre l'évangélisation. Son succès f u t spectaculaire. En quelques décennies, le pays se couvrit de monastères où étaient étudiés, copiés et enluminés les textes sacrés. Ainsi, tandis que la vague barbare s'appesantissait sur l'Europe, l'Irlande devint-elle le conservatoire de la tradition chrétienne et latine. Lorsque le calme reviendra en Europe, c'est d'Irlande, pays 'des saints et des savants', que seront appelés moines, missionnaires et autres lettrés pour ranimer partout la vie monastique et l'étude.

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L'âge d'or irlandais portait en lui de graves germes de faiblesse et de dispersion. Redoutable était l'extrême émiettement du pouvoir politique en une soixantaine de petits royaumes élémentaires. En théorie, trois ou quatre de ces minuscules Etats formaient une unité supérieure dominée par un suzerain. Plusieurs de ces suzerains faisaient allégeance à un roi provincial tandis qu'au sommet de cette construction pyramidale trônait le haut-roi d'Irlande, dont la 'capitale' était en principe la colline de Tara, avec ses circonvallations et ses constructions de bois. Le système était en réalité extrêmement lâche et inconsistant. L'autorité de chaque roi reposait moins sur un domaine territorial précis que sur les liens personnels entretenus avec ses clients et clans alliés. Or ces liens n'avaient ni la force émotionnelle ni le caractère d'obligation légale de ceux que devait produire la féodalité classique. Les allégeances variaient, sans qu'il y ait félonie, au gré des intérêts et des humeurs. Il en résultait une structure politique fluide et 'décentralisée' à l'extrême 6 . Le droit successoral achevait de vouer à l'instabilité ce mouvant agrégat : le successeur du souverain défunt était élu dans un groupe d'héritiers constitué par les quatre générations issues d'un arrière-grand-père c o m m u n 7 . Il semble bien qu'un pays aussi divisé n'a pu échapper à Rome et aux Germains que grâce à sa situation excentrique : l'âge d'or celtique pourrait bien être surtout une conséquence inattendue de l'isolement. Le rempart de l'éloignement perdait pourtant toute réalité devant des agresseurs précisément spécialisés dans les expéditions au long cours. Ainsi s'explique la furie avec laquelle les Vikings vont se ruer sur l'Irlande et le succès de leurs entreprises. b)

L'apport

Scandinave

La chronique a surtout retenu le côté négatif des invasions Scandinaves. Les Norvégiens arrivèrent les premiers et furent toujours plus nombreux que les Danois, qui apparurent plus tard. Les raids commencèrent dès 793 et, désormais, ils se reproduisirent chaque printemps. Depuis leurs bases des Shetlands et des Orcades, les Vikings mettent à sac les prestigieux monastères irlandais : Clonmacnoise, sur le Shannon, est pillé dix fois, le siège primatial d'Armagh neuf fois, Kildare seize fois 8 .. Partout, les moines érigent les sveltes tours rondes, si fréquentes encore en Irlande, et qu'ils utilisent à la fois comme miradors et comme refuges. A en croire les Annales de l'Ulster 9 , 'la mer vomissait sur Erin des flots d'étrangers ; aucun port, aucun mouillage, aucun château, aucune forteresse qui fût à l'abri des flottes vikings'. Petit à petit, des groupes Scandinaves installent des bases permanentes dans les estuaires ou sur le Lough Neagh. Les hommes du Nord s'implantent. En 839 même, l'un d'eux réussit la conquête de l'île

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entière et f o n d e une capitale au d é b o u c h é de la D o d d e r dans l'estuaire de la Liffey, à l'aval immédiat d ' u n gué facile : ainsi n a î t Dublin, la ville de la mare noire (Dubh Linn). Les Irlandais réagissent et un équilibre s'élabore qui durera plus de cent c i n q u a n t e ans : le gros du pays reste entre les mains des Gaëls, mais les Scandinaves conservent cinq petits royaumes maritimes, constitués a u t o u r des estuaires de la Liffey, de la Lee, du S h a n n o n , de la Suir et de la Slaney. Avec un sens aigu des sites, ils y f o n d e n t et y développent les villes portuaires de Dublin, Cork, Limerick, Waterford et Wexford. Le r o y a u m e de Dublin a été le plus vaste et le plus stable : il a englobé les ports de Wicklow et d ' A r k l o w ainsi q u ' u n petit district rural, situé au n o r d de la capitale, le Fingall (Fine Gall : la tribu des étrangers) 1 0 . L'influence noroise paraît s'être limitée à ces actifs c o m p t o i r s et à leurs abords immédiats ; le n o m de Donegal (Dun nan Gall: le fort des étrangers) ne p e r p é t u e vraisemblablement q u e le souvenir d ' u n e péripétie éphémère. Il ne fait pas de d o u t e que l ' a p p o r t de sang neuf à la p o p u l a t i o n insulaire a été faible. Les Scandinaves o n t s u r t o u t d o n n é à l'Irlande ce d o n t elle était jusqu'alors é t r a n g e m e n t dépourvue : des villes. Les Gaëls ont d'ailleurs fait preuve à l'égard des n o u v e a u x venus d ' u n e grande capacité d ' a b s o r p t i o n . Les Scandinaves ont eu t ô t fait d ' a d o p t e r la religion chrétienne et les mariages mixtes sont devenus f r é q u e n t s . Les jeunes r o y a u m e s maritimes n ' o n t guère tardé à entrer dans le j e u subtil des alliances et des conflits traditionnels. Le danger Scandinave disparaissait progressivement et l'Irlande r e t o u r n a i t à ses luttes claniques. Dans le m ê m e temps, les rois d u Wessex, b i e n t ô t relayés par les dynastes normano-angevins, t r a n s f o r m a i e n t l'Angleterre en un r o y a u m e unifié, policé et puissant. Une nouvelle invasion menaçait, d o n t les effets devaient être a u t r e m e n t durables et p r o f o n d s .

II.

LA C O L O N I S A T I O N B R I T A N N I Q U E : P R I N C I P A L E S PHASES

a)

Vers une doctrine

de l'anglicisation

(12e-16e

siècles)

Il ne semble pas que l'anglicisation de l'Irlande ait été recherchée dès le d é b u t de la c o n q u ê t e anglo-normande. L'objectif eût d'ailleurs été bien a n a c h r o n i q u e à une é p o q u e où l'idée nationale n'émergeait pas encore, o ù une aristocratie de langue française contrôlait l'Angleterre et o ù un m o n a r q u e angevin régnait sur un empire é t e n d u de la Garonne a u x m o n t s Cheviot. Plus que d ' u n e volonté délibérée de colonisation, la vague de p e u p l e m e n t anglo-normand des 12 e et 13 e siècles résulta du souci de chaque b a r o n d'assurer la défense et la prospérité de son fief. Ainsi s'explique l'accent mis sur la création de villes, généralement constituées a u t o u r d u château et du marché, et associant

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Les données

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fonction militaire et fonction commerciale. Aux ports de création Scandinave viennent s'ajouter de nombreux boroughs, situés sur les côtes (Coleraine, Carrickfergus, Dundalk et Drogheda dues, l'une et l'autre, à Bertram de Verdon, Wicklow, New Ross, Dungarvan, Youghal, Tralee, Dingle, Galway, Sligo, etc.) ou établis pour contrôler ponts et passages à l'intérieur du pays (Athlone, Kilkenny, Roscrea, Kildare, etc.). Toutes ces fondations nouvelles reçoivent des chartes communales calquées sur la coutume de Breteuil 1 1 . L'appât du privilège de bourgeoisie suffit à attirer de nombreux Anglais en Irlande : à telle enseigne même que le pouvoir que détient tout baron de fonder des villes finit par être utilisé comme un artifice propre à faire accourir les colons. Beaucoup de pseudo-boroughs voient le jour, qui n'ont jamais été autre chose que de simples villages, peuplés de paysans ; mais partout où des listes de 'bourgeois' ont été conservées, on y découvre une grande majorité de patronymes anglais 12 . A ces bourgeois sans beffrois, se sont ajoutés des colons-soldats, dont la rente était payable en prestations militaires, et d'authentiques fermiers à bail, tels ceux recrutés par William Marshal pour ses domaines du Leinster. Tous ont dû se couler dans le cadre rigide du système manorial anglo-normand, fondé sur l'habitat en villages à l'ombre des châteaux, et la culture de champs ouverts et allongés, répartis en trois soles. Partout, ces 'libres' ont coexisté avec des betaghs, descendants de la classe servile des temps celtiques, mais sans se mélanger avec eux. Les betaghs paraissent avoir été maintenus en marge de l'économie manoriale et avoir continué à exploiter des secteurs distincts du domaine seigneurial, où ils vivaient en petits groupes familiaux 1 3 . Dès l'origine donc, le principe du cantonnement des indigènes et de la ségrégation ethnique semble avoir prévalu. Le nombre total des immigrants n'a certainement jamais été très élevé. Au plus fort du mouvement et dans les régions les plus solidement tenues par les Anglo-Normands, la masse de la population n'a pas cessé d'être formée par les indigènes 1 4 . Le danger de submersion ne fit que s'aggraver par la suite, et surtout au 14 e siècle. La Grande Peste décima durement la population des villes. Plus encore, déçus par la pauvreté du pays, accablés d'impôts, éprouvés par l'insécurité et les guerres seigneuriales, bien des colons reprirent le chemin de l'Anglet e r r e 1 5 . Ces événements furent ressentis avec d'autant plus d'acuité que la conscience nationale anglaise commençait à s'affirmer et que le désir se faisait jour d'angliciser l'Irlande. Plusieurs souverains anglais avaient même cru pouvoir pratiquer une politique d'assimilation vis-àvis des indigènes. Ainsi Edouard I e r , puis Edouard III voulurent-ils étendre aux betaghs le bénéfice de la loi anglaise, primitivement appliquée aux seuls colons. En fait, si assimilation il y avait, c'était celle des Anglais par les Irlandais, du moins dans les campagnes. Isolés parmi les

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indigènes, les colons finissaient, après plusieurs générations, par épouser des f e m m e s du pays, par parler gaélique, par s'habiller à l'irlandaise et par p o r t e r les cheveux rasés sur le devant et longs derrière. Les plus grands seigneurs anglo-normands eux-mêmes n ' é c h a p p a i e n t pas à la contamination 16. Le risque d ' a b s o r p t i o n était réel et d ' a u t a n t plus grave que, sur le plan militaire, le 14 e siècle m a r q u a le d é b u t de la r e c o n q u ê t e irlandaise. C'est dans cette a t m o s p h è r e que doivent être comprises les mesures de ségrégation e t h n i q u e absolue connues sous le n o m de Statuts de Kilkenny. Il s'agit en fait d ' u n e politique défensive destinée à endiguer la crue gaélique. Le p a r l e m e n t réuni à Kilkenny en 1366 prétendait d o n c interdire le mariage mixte, l'usage par les Anglais et les Irlandais vivant parmi eux de la langue, des noms, des costumes et des lois indigènes ; les chevaliers ne devaient plus chevaucher à cru, selon la manière locale ; sous peine d ' e x c o m m u n i c a t i o n , les clercs irlandais étaient exclus des chapitres c a t h é d r a u x , des bénéfices ecclésiastiques et m ê m e des couvents dans les régions contrôlées par les Ang l a i s 1 7 . Des mesures aussi draconiennes étaient difficiles à appliquer par u n e autorité de plus en plus affaiblie. Aussi injonctions et admonestations se multiplièrent-elles au cours des années, c o n t r e les 'Anglais dégénérés' qui se laissaient aller à vivre c o m m e les indigènes. En 1 4 6 5 encore, alors que le pouvoir royal n'était plus exercé que dans les limites exiguës d u Pale, E d o u a r d IV signa u n e loi qui exigeait de tous les Irlandais des comtés de Dublin, Kildare et Meath qu'ils se choisissent un n o m anglais... Sans d o u t e constituaient-ils encore, aux abords mêmes de la capitale, u n e grave menace de c o n t a m i n a t i o n . Lorsque les T u d o r s d o n n e n t le signal de la reprise de la c o n q u ê t e , au 16 e siècle, c'est avec la conviction q u e l'Irlande ne p o u r r a être efficac e m e n t et d u r a b l e m e n t contrôlée q u e si elle peut être c o n v e n a b l e m e n t anglicisée. Le b u t est m a i n t e n a n t clairement perçu. Diverses m é t h o d e s sont c e p e n d a n t possibles p o u r l'atteindre : p e n d a n t près de d e u x siècles, elles seront t o u t e s définies, mais jamais intégralement appliquées. Le p r o c é d é le plus radical p o u r neutraliser l'Irlande eût consisté à la vider de sa p o p u l a t i o n . C'est ce que préconisait Sir William P e t t y 18 en 1687, à la veille de la c o n q u ê t e williamite. L'Irlande, estimait-il, pourrait être t r a n s f o r m é e en une gigantesque ferme d'élevage, susceptible de nourrir six millions de bêtes à cornes ; p o u r prendre soin de ce t r o u p e a u , une p o p u l a t i o n de trois cent mille personnes suffirait largement. Il ne resterait q u ' à transférer en Grande-Bretagne, o ù il fournirait de la m a i n - d ' œ u v r e , l'excédent ainsi dégagé. Cette vue des choses est l'expression d ' u n p o p u l a t i o n n i s m e conçu au seul b é n é f i c e de l'Angleterre, d o n t Petty escomptait qu'elle tirerait d ' u n surplus d ' h o m m e s un regain d'activité é c o n o m i q u e . Le parlement de Londres ne l'entendit pas de cette oreille et refusa de sacrifier

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Les données

fondamentales

l'élevage anglais, dont il renforça au contraire la protection par la série des Cattle Acts. D'ailleurs, l'émigration vers l'Angleterre, libre en principe depuis 1608 pour tous les sujets de Sa Majesté, était en fait fortement empêchée par la rigueur des Seulement Laws 19 . Il s'agissait de règlements très sévères limitant les possibilités d'installation des immigrants dans les paroisses, et dictés par le souci de réduire au maximum le nombre de personnes susceptibles de bénéficier de la Loi des Pauvres. Un flux non négligeable d'Irlandais se dirigeait bien chaque année vers les ports anglais, mais il était surtout composé de travailleurs saisonniers. Beaucoup d'entre eux cherchaient à s'attarder et motivaient ainsi la promulgation périodique d'ordonnances visant à l'expulsion hors du royaume des mendiants et vagabonds irlandais (par exemple en 1413 ou 1629) 2 0 . Restait la possibilité d'évacuer les Gaëls vers d'autres lieux. La philosophie mercantiliste ne préparait guère les responsables à ce genre de solution où l'on voyait surtout un risque d'appauvrissement. D'ailleurs, les propriétaires fonciers, soucieux de recruter la main-d'œuvre nécessaire au travail de leurs terres, n'eussent pas manqué d'y faire obstacle. Aussi l'émigration lointaine conserve-t-elle, jusque vers 1750, un caractère isolé. De véritables vagues d'émigration n'apparaissent qu'à l'occasion d'événements particuliers et gardent, quelle que soit leur ampleur, un aspect exceptionnel. Ainsi, à chaque fois qu'une révolte irlandaise est écrasée, voit-on officiers et soldats fuir à l'étranger. La conquête cromwellienne détermine une semblable fuite : entre 1651 et 1654, quelque trente quatre mille soldats vont, avec l'accord des autorités, offrir leurs services aux rois catholiques d'Espagne et de Pologne et au prince de Condé 2 1 . De même, la victoire de Guillaume d'Orange sur les armées jacobites à Limerick, en 1690, déclenche-t-elle la célèbre fuite des 'Oies Sauvages' (Wild Geese). Quoiqu'il ait porté sur plusieurs dizaines de milliers d'hommes, cet exil volontaire des vaincus fut plus lourd encore de conséquences par son aspect sélectif : avec lui, c'est la majorité de ce que le pays comptait encore de noblesse nationale qui disparut. Désormais, face à l'occupant britannique, le peuple irlandais se présentera dépourvu de tout encadrement, à la seule exception d'un clergé catholique d'ailleurs durement traqué. En dehors de ces pulsations brutales, les quelques années de la conquête cromwellienne sont les seules où l'on assiste à une véritable déportation organisée des Irlandais. Encore s'agit-il, pour un gouvernement de plus en plus attentif à l'essor du grand commerce colonial, de favoriser le développement des îles à sucre anglaises d'Amérique. Cromwell accepte que l'on expédie aux Barbades des veuves, des filles, des orphelins et des pauvres. Il autorise les marchands de Bristol à envoyer des agents recruteurs en Irlande. Prisonniers de guerre ou de droit commun, pauvres et vagabonds — nombreux en ces temps d'ex-

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propriation frénétique — se retrouvent pêle-mêle dans les cales des navires en partance pour la Jamaïque. Les abus se multiplient : on dénonce çà et là les chasses à l'homme et tous les ordres de réquisition doivent être suspendus dès la fin de 16 5 5 2 2 . Au total, une dizaine de milliers de personnes, des femmes et des enfants surtout, auront été touchées par un mouvement dont il n'existe pas d'autre exemple digne de mention. Faute de pouvoir éliminer les Irlandais, certains ont proposé de faire subir à leur pays une véritable perfusion. C'est encore dans l'esprit fertile de Sir William Petty qu'a pris forme une proposition visant à l'anglicisation scientifique de la malheureuse île. Le célèbre chirurgien aux armées de Cromwell raisonnait ainsi : 'Il n'y a [sur 800 000 papistes irlandais] pas plus de 20 000 femmes célibataires ayant l'âge du mariage ; leur nombre ne s'accroît guère de plus de 2 000 unités par an. Si donc, la moitié des dites femmes une première année, et l'autre moitié l'année suivante, étaient transportées en Angleterre et réparties à raison d'une par paroisse, et si un nombre égal d'Anglaises étaient amenées ici et mariées aux Irlandais... , toute la tâche de transmutation naturelle et d'union serait accomplie en l'espace de quatre à cinq ans. Le coût de l'échange n'excéderait pas 20 000 livres par an... 23 ' La 'transmutation' ainsi suggérée ne fut jamais tentée. Les gouvernements anglais lui préférèrent les solutions plus économiques préconisées par les pré-malthusiens. L'idée était en effet fort répandue que l'Angleterre 'était surpeuplée : le grand nombre des pauvres créés par une mutation agraire précoce suffisait à l'étayer. Dès lors, un remède simple existait, que le chancelier Bacon exposait ainsi à Jacques I e r : 'La divine Providence offre à propos à Votre Majesté un préservatif contre ces calamités en Lui donnant l'occasion de coloniser l'Irlande... , ce qui déchargera d'autant l'Angleterre et l'Ecosse et détournera beaucoup d'éléments de trouble et de sédition 2 4 .' Telle était aussi, à la même époque, l'opinion de W. Raleigh, colonisateur du Munster et de la Virginie. La couronne trouvait son avantage à ce mouvement de colonisation, car, outre l'éloignement d'indésirables et le renforcement de l'empire, il procurait, grâce à la vente des terres alloties, d'appréciables rentrées de fonds. Aussi est-ce la méthode d'anglicisation que choisirent, de Marie Tudor à Ann Stuart, tous les gouvernements anglais. De vastes superficies étaient confisquées à leurs propriétaires antérieurs, divisées en domaines loués ou vendus à des 'entrepreneurs de colonisation', à charge pour ceux-ci d'y installer des colons britanniques. Les nouvelles colonies constituaient autant de foyers d'expansion de la langue et de la culture anglaises. Alentour, les indigènes devaient être tenus à distance respectueuse, mais regroupés en villages, scolarisés, convaincus de se vêtir à l'anglaise, etc. Greffe ethnique et rayonnement par contiguïté devaient être les fondements

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Les données

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de l'anglicisation : c'est ce que l'Histoire désigne sous l'expression de 'politique des plantations''. b)

Les 'plantations'

(16e et 17e siècles)

Inaugurée par Marie Tudor dans les deux comtés d'Offaly et de Laoighis, reprise par Elizabeth dans la région de Cork, la politique des plantations fut d'abord appliquée en Irlande centrale et méridionale. Ces deux tentatives se soldèrent par des échecs cuisants. Les territoires à 'planter' furent découpés en domaines bien trop vastes et les opérations insuffisamment surveillées : les undertakers se soucièrent plus de faire de l'argent en toute hâte (par la vente du bois surtout) que de financer l'installation de colons britanniques. Les leçons de ces expériences malheureuses furent retenues lorsque Jacques I e r entreprit en 1610 la plantation de l'Ulster. Il s'agissait d'ouvrir à la colonisation les immenses territoires de l'Ulster intérieur dévolus à la couronne lors de la défaite, puis de la fuite des chefs nord-irlandais en septembre 1607. La province d'Ulster était alors dans une situation passablement contrastée. Toute sa partie intérieure, garantie par le Lough Neagh et la zone des drumlins contre toute pénétration britannique, avait fini par devenir le bastion par excellence de la résistance celtique. L'entreprise de plantation promettait donc d'y être particulièrement délicate. En revanche, elle bénéficiait d'une base arrière toute préparée car, en raison de la proximité, les régions orientales de la province avaient été, depuis des siècles, l'objet d'une continuelle infiltration écossaise. Sans même remonter aux temps héroïques du royaume de Dal Riada, il suffit d'évoquer ici le mariage par lequel, en 1399, le clan écossais des MacDowells avait pris pied sur les côtes d'Antrim : c'est alors que les neuf vallées débouchant sur le chenal du nord — les Glens of Antrim — furent colonisées par les Highlanders catholiques. A la même époque, les chefs irlandais, pour soutenir la lutte contre les Anglo-Normands, recrutaient des mercenaires dans les Hébrides et dans les péninsules d'Argyll. Pendant trois siècles, ces 'Gallo-glasses' afflueront en Irlande et s'y fixeront, principalement de part et d'autre du Belfast Lough, où les MacCabes, MacSheehys et MacRorys sont encore nombreux. Enfin, au 16 e siècle, les mêmes régions jouaient spontanément le rôle de refuge pour les Covenanters des Lowlands 2 5 . Il y avait donc là un peuplement écossais abondant, où les presbytériens anglophones prenaient progressivement le pas sur les catholiques de langue gaélique. C'est pourquoi les deux comtés d'Antrim et de Down ne furent pas inclus dans la plantation. On se contenta d'y encourager le processus de peuplement spontané en y dotant les serviteurs de la couronne de vastes domaines : ainsi Sir Arthur Chichester au nord du Lough où il fonda Belfast en 1613, Sir

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Hugh Montgomery et Sir James Hamilton au sud du Lough où, respectivement, Newtownards et Bangor leur doivent l'existence. La zone d'application de la plantation proprement dite s'étendait aux six comtés d'Armagh, de Cavan, de Donegal, de Fermanagh, de Londonderry et de Tyrone (fig. 1-3). Le neuvième comté ulstérien, celui de Monaghan, fut surtout, pour un temps du moins, réparti entre des aristocrates indigènes ayant fait preuve de loyauté 2 6 . Dans tout cet ensemble, un véritable plan d'aménagement régional fut imaginé par l'Etat et réalisé par des particuliers sous le contrôle de l'autorité publique et, notamment, de Sir Arthur Chichester, lord-deputy pour l'Irlande dans la période de mise en route de la plantation. Le territoire fut soigneusement arpenté et divisé en domaines ou proportions de petite étendue (400, 600 et 800 hectares), de manière à décourager la spéculation et à adapter les surfaces distribuées aux possibilités réelles d'aménagement des acquéreurs. Ces lots furent ensuite affermés à des entrepreneurs de colonisation (undertakers). Selon la qualité des bénéficiaires, on prévoyait des types variés de peuplement : les undertakers ordinaires anglais et écossais avaient obligation de n'installer sur leurs terres que des colons britanniques, auxquels ils devaient accorder des fermes à bail ; les servitors ou soldats ainsi récompensés des services rendus, pouvaient accepter des tenanciers indigènes, mais ils auraient à verser une rente foncière d'autant plus lourde que la proportion de ceux-ci serait plus élevée ; l'Eglise établie et les allocataires irlandais enfin avaient tout loisir de recruter des fermiers indigènes. Les différents types de bénéficiaires étaient regroupés spatialement en petites régions (precincts) afin de réaliser des îlots de peuplement britannique homogène dont les indigènes seraient totalement exclus, et qui constitueraient autant de foyers d'irradiation de l'anglicisation. Enfin, par une dérogation exceptionnelle, la plantation du comté de Londonderry était confiée aux douze corporations londoniennes (épiciers, poissonniers, saulniers, marchands de vins, etc.) qui bénéficiaient de douze proportions géantes. L'action des Londoniens est rappelée par le nom même de Londonderry, symbole et bastion occidental de la plantation 27. Pour étayer l'entreprise, un réseau très solide de villes nouvelles avait été prévu (fig. 1-3). La plupart d'entre elles prenaient appui sur d'anciennes forteresses des clans gaéliques, mais il était entendu qu'outre la fonction de défense, elles assureraient l'animation commerciale et administrative des régions environnantes. Pour permettre l'édification de ces centres, des terrains avaient été réservés par l'Etat et soustraits à la division en proportions. L'Etat, cependant, n'assumait pas lui-même la réalisation des projets : celle-ci était à la charge des undertakers voisins, ceux-là mêmes qui pouvaient attendre de l'apparition d'un marché urbain les plus grands bénéfices pour leurs domaines.

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La nouvelle armature de villes devait reposer d'ailleurs sur un réseau de villages : en principe, chaque proportion devait constituer une paroisse et dans chaque paroisse, les maisons des colons devaient être groupées, afin de garantir la protection culturelle, la défense militaire et l'efficacité économique. Force est bien de constater pourtant que, si la construction des villes fut menée à bien, le nombre de villages édifiés resta très en deçà des prévisions. Il est certain que le plan élaboré à Londres ne fut pas exécuté avec une parfaite fidélité ; mais la conception d'ensemble de la plantation était si solide que l'opération se solda par un succès. Lorsque les Gaëls se soulevèrent en 1641, ils purent bien massacrer des milliers de colons 2 8 , ils ne réussirent pas pour autant à faire échouer l'entreprise. Aussi la plantation de l'Ulster est-elle demeurée le modèle par excellence d'une colonisation britannique réussie. Cromwell voulut s'en inspirer lorsque, nouveau maître de l'Irlande après les luttes civiles de 1641-1652, il fit adopter par le Parlement un nouveau plan de colonisation de l'Irlande, YAct of Seulement (août 1652). Le but annoncé était d'exproprier tous les propriétaires qui avaient pris fait et cause pour le roi et d'en profiter pour relancer la colonisation par des Britanniques de toutes les terres ainsi acquises à l'Etat. En fait, cette nouvelle croisade était, dans son principe même, entachée d'impureté : pour mener la guerre, le Lord Protecteur avait dû faire maints appels à des bailleurs de fonds, les adventurers, qui n'avaient avancé leur argent que sur la promesse de cession de terres en Irlande. Malgré cela, bien des soldats n'avaient pu être régulièrement payés en espèces, et l'on s'était engagé à les rémunérer également en biens-fonds 2 9 . Aussi l'Irlande était-elle comme hypothéquée avant même d'être totalement soumise : on s'orientait de toute évidence vers une opération commerciale, une mise en coupe réglée de l'île, difficilement compatible avec le minimum de désintéressement qu'eût exigé l'installation massive de colons. Cette ambiguïté fondamentale contraste fortement avec l'ampleur de l'objectif recherché. Il ne s'agissait de rien moins que de refondre entièrement la géographie humaine du p a y s 3 0 . Tandis que Sir W. Petty était chargé de lever un cadastre complet (dit Down Survey), YAct de 1652 prévoyait la division du territoire sur la base de la ségrégation ethnique. Tous les propriétaires spoliés étaient expulsés au-delà du Shannon, dans le Connacht et le comté de Clare, où ils auraient la faculté de recourir à des fermiers indigènes. A l'autre extrémité de l'île, à l'est de la Barrow et du Bog of Allen, était créé un autre réduit, purement britannique celui-là : adventurers, soldats et possesseurs confirmés de la terre étaient invités à refouler tous les Irlandais à l'ouest du Shannon pour ne conserver que des fermiers britanniques. Entre ces deux bastions, une large bande médiane était

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Les données

fondamentales

vouée à un régime mixte : les propriétaires pourraient y amodier la terre à des indigènes, mais à condition de s'engager à les faire parler anglais et à leur faire abandonner leurs noms gaéliques dans un délai limité ; en outre, les enfants irlandais seraient confiés à des instituteurs protestants anglais. On misait donc sur l'anglicisation rapide de ces territoires, en continuité avec l'Ulster déjà 'planté'. A terme, on entrevoyait l'émergence d'une Irlande totalement anglicisée, à l'exception d'une île comprise entre le Shannon et l'océan, où les indigènes seraient cantonnés. Le temps, sans doute, permettrait un jour la résorption de cet ultime vestige de l'ordre gaélique. Le transfert foncier fut effectivement énorme : on estime que royalistes et catholiques, qui possédaient les trois cinquièmes des terres irlandaises en 1641, n'en gardaient plus que le cinquième en 1665 après que Charles II restauré les eût cependant partiellement dédommagés 3 1 . Le bouleversement ethnique fut, lui, beaucoup moins radical que prévu. Les autorités eurent beau faire appel à tous les protestants britanniques susceptibles de venir s'installer en Irlande — y compris les puritains de Nouvelle-Angleterre. Trop incertains du lendemain, les nouveaux propriétaires ne déployèrent qu'un zèle colonisateur modéré et se montrèrent surtout soucieux de tirer au plus vite le profit maximum de leurs domaines. L'antagonisme classique entre peuplement et exploitation se manifestait une fois de plus. Au total, les villes paraissent avoir le plus bénéficié d'arrivées nombreuses. Beaucoup d'entre elles s'étaient rendues coupables de sympathies royalistes. Aussi leurs notables irlandais et surtout 'vieux-anglais' furent-ils déchus de leurs droits, dépossédés et, dans beaucoup de cas, expulsés. Des cromwelliens fidèles les remplacèrent. Kilkenny, Waterford ou Galway furent ainsi soumises à la purge et prises en main par des municipalités protestantes 3 2 . Plus que jamais, les villes apparaissaient comme les points forts de la plantation. Le Seulement cromwellien fut la tentative de plantation la plus ambitieuse. Ce devait être la dernière. Au-delà, les péripéties politiques et militaires de l'histoire irlandaise se soldèrent surtout par des transferts de propriété : ainsi la victoire de Guillaume d'Orange sur Jacques II déclencha-t-elle la 'confiscation williamite', qui acheva de laminer la propriété catholique en Irlande (environ un quinzième du total vers 17 00 ) 3 3 . La colonisation proprement dite fut réduite et surtout de caractère individuel. Les deux seules vagues dignes de mention furent d'origine continentale : les huguenots et les Palatins. Il y avait dans l'armée de Guillaume d'Orange nombre de protestants français, à commencer par son général en chef, le duc de Schömberg. Devenu roi d'Irlande en même temps que d'Angleterre, Guillaume ouvrit largement l'Irlande aux huguenots, après la révocation de l'édit de Nantes.

La mise en place des populations

irlandaises

43

Une dizaine de milliers s'y établirent, et se fixèrent surtout dans les villes de l'Est : l'un d'entre eux, Louis Crommelin, introduisit même en Irlande du Nord, à Lisburn, l'industrie du lin 34 . Les protestants du Palatinat, fuyant leur pays ravagé par la guerre de succession d'Espagne, furent appelés en Irlande par la reine Ann Stuart. Trois mille purent être installés dans la région de Limerick où ils formèrent des communautés agricoles très fermées qui surent préserver leur originalité pendant un siècle et demi 3 5 . c)

L'effet

cristallisaieur des Lois Pénales

Dans le façonnement ethnique de l'Irlande, la phase post-cromwellienne compte moins par les apports de colons que par la coupure radicale que devait provoquer entre les communautés l'introduction des Lois Pénales. Ce sont les propriétaires anglicans qui imposèrent à Guillaume d'Orange, spontanément porté à la souplesse, un arsenal législatif dirigé contre les éléments de la population du pays qui ne pouvaient se réclamer de l'Eglise établie. Bien des mesures visaient les non-conformistes, à commencer par les presbytériens du Nord, mais les plus graves d'entre elles, connues sous le nom de Lois Pénales, s'appliquaient à la majorité catholique. Le but recherché n'était d'ailleurs pas l'extirpation de la religion catholique en tant que telle : on s'efforça seulement de la contrôler en exigeant l'enregistrement de tous les prêtres, d'affaiblir ses structures hiérarchiques en expulsant tous ses prélats, et de distendre ses liens avec Rome en proscrivant les ordres réguliers. Ce que voulaient les vainqueurs de la Boyne, c'était anéantir à tout jamais le pouvoir politique de l'élite catholique afin de se prémunir contre tout risque d'insurrection jacobite et de s'assurer ainsi la jouissance paisible des biens acquis au long des luttes civiles du 17 e siècle. Aussi les catholiques furent-ils exclus du Parlement, de la magistrature, des municipalités, de l'administration et de la police. Pour empêcher le renouvellement de l'élite catholique, il était interdit aux jeunes papistes d'aller étudier à l'étranger, ce qui ne leur laissait d'autre possibilité que la fréquentation des écoles contrôlées par l'Eglise établie. Surtout, l'on cherchait à éliminer totalement ce qui restait aux catholiques de puissance foncière car là se trouvait la source du pouvoir politique. Le droit d'acquérir des terres nouvelles, par achat, héritage ou don, était dénié aux familles catholiques, ainsi que la possibilité de louer à bail de plus de trente et un ans ; quant aux domaines qu'elles possédaient déjà, leur amenuisement était organisé grâce à l'interdiction de l'héritage par droit d'aînesse — privilège de l'aristocratie protestante — et à l'obligation de procéder à des partages entre les héritiers, sauf conversion de l'un d'entre eux 36 . Elaborées entre 1692 et 1705, ces Lois Pénales sont d'une impor-

44

Les données

fondamentales

tance fondamentale pour la compréhension de la physionomie ethnique et culturelle de l'Irlande actuelle. Jusqu'à la fin du 17 e siècle, la possibilité d'une nouvelle fusion des divers éléments de la population irlandaise n'était pas totalement impensable. Aucune ségrégation légale n'avait été instaurée et les oppositions religieuses ne coïncidaient pas avec les clivages sociaux. La politique des plantations n'avait-elle pas été inaugurée par Marie Tudor, épouse du très Catholique Philippe II ? Et les aristocrates indigènes ne se mêlaient-ils pas, dans les armées jacobites, à la gentry des 'Vieux-Anglais' et aux marchands des villes ? Avec la confiscation williamite et les Lois Pénales, la césure s'accuse brutalement et irrémédiablement au sein de la société irlandaise, tandis que le critère religieux remplace le critère linguistique jadis retenu par les Statuts de Kilkenny comme signe distinctif de l'infériorité. D'un côté, Vascendancy protestante, une minorité de propriétaires terriens et de marchands, détient seule le pouvoir, de fait et de droit. En face d'elle, la masse catholique de la population est réduite à une condition quasi servile, contrainte à une pratique religieuse quasi clandestine, et surtout, privée de ses chefs traditionnels : l'absence de ces interlocuteurs possibles ne cessera d'aggraver l'incompréhension et la division entre les deux communautés, en même temps qu'elle fera des prêtres catholiques les seuls leaders de la nation opprimée. Entre ces deux antagonistes, les colons anglais et écossais étaient bien mal placés pour constituer un facteur d'unité et d'équilibre. Même lorsque leur non-conformisme, comme dans le Nord-Est, leur valait de sérieuses tracasseries, ils ne pouvaient oublier qu'ils n'étaient en Irlande que par droit de conquête, et une solidarité de fait les liait à Yascendancy. Surtout, et plus encore que l'aristocratie terrienne, ils vouaient aux papistes un mépris teinté de crainte qui les rejetait inexorablement dans le camp des dominateurs. L'esprit d'intolérance et la peur étaient décidément plus forts qu'une certaine communauté d'intérêts économiques : les Lois Pénales avaient irrémédiablement cristallisé une division dont le principe religieux ne devait cesser de s'accentuer.

III.

LA COLONISATION BRITANNIQUE: BILAN ET CONTRECOUPS

a)

Un échec relatif : l'apport

global

Il est irritant de ne pouvoir répondre que par des approximations à la question : combien de Britanniques sont-ils venus s'installer en Irlande à la faveur de la politique des plantations ? Historiens et chroniqueurs ne sont guère prolixes de détails sur ce point essentiel. Par Th. Phil-

La mise en place

des populations

irlandaises

45

l i p s 3 7 , nous savons qu'il n'y avait pas plus de 6 0 0 0 Britanniques dans les six comtés de la plantation d'Ulster, une quinzaine d'années après le lancement du mouvement. Il est vrai que Phillips ne compte pas ici les deux comtés d'Antrim et de Down qui, bien que non officiellement 'plantés', ont reçu le plus grand nombre de colons. Il est possible aussi que le chiffre avancé soit volontairement sous-estimé, puisqu'il s'agit pour Phillips, dans un rapport adressé à Charles I e r , de convaincre le roi de l'absolue nécessité d'une colonisation massive. Cité par J . G . L e y b u r n 3 8 , l'historien S.R. Gardiner estimait, lui, que les Ecossais étaient 4 0 0 0 0 dans tout l'Ulster après trente années de plantation ; mais cette opinion a l'inconvénient d'être doublement partielle, puisqu'elle ne concerne qu'une province et puisqu'elle ignore l'élément anglais. Aussi les chiffres globaux les plus sûrs dont nous disposions sont-ils ceux donnés par Sir W. Petty pour 16 7 2 3 9 , après le Settlement cromwellien, et pour l'île entière : Catholiques romains Episcopaliens Non-conformistes Population irlandaise totale

800 000 100 000

200 000 1 100 0 0 0

Signe des temps, la distribution de la population est fournie non selon les origines ethniques, mais selon les religions : on ne commettra cependant aupune erreur majeure en estimant que l'Irlande d'alors comportait 3 0 0 0 0 0 habitants d'origine britannique, pour 8 0 0 0 0 0 indigènes. Ce même rapport de trois à huit est mentionné à nouveau en 17 3 2 4 0 , de telle manière qu'il est légitime de considérer que l'immigration a été faible entre 1 6 7 2 et 1 7 3 2 , à moins d'admettre pour les protestants une natalité très inférieure à celle des catholiques, hypothèse qui serait bien prématurée. Il y a donc lieu d'accueillir avec circonspection les remarques des auteurs de YAbstract de 1 7 3 2 4 1 , concernant les 'nombreux protestants [qui] viennent chaque année en Irlande d'Angleterre, d'Ecosse et du pays de Galles' ou le 'grand nombre de protestants qui, après la Révolution et sans cesse depuis, sont venus de Grande-Bretagne en Irlande pour s'établir parmi nous'. Sans doute sont-ils moins nombreux que les témoins de l'époque n'en ont l'impression. Tout aussi peu vraisemblable apparaît le passage où L. Paul-Dubois 4 2 , se référant à l'historien Th. Wyse, affirme que ' 8 0 0 0 0 familles écossaises s'établirent en Ulster sous Guillaume III et ses successeurs immédiats'. Les deux évaluations dont nous disposons justifient au contraire l'opinion de K . H. Connell qui estime que 'passé le 17 e siècle, l'immigration en Irlande, bien qu'elle fût culturellement et économiquement importante, était numériquement insignifiante' 4 3 .

46

Les données

fondamentales

Si l'on se fonde sur la présence de 300 000 protestants en Irlande en 1672, et même en tenant compte des massacres provoqués par la révolte indigène de 1641, on ne peut guère estimer à plus de 250 000 personnes l'apport britannique total à l'Irlande. L'étoffement ultérieur de la colonie a été assuré par l'accroissement naturel. Ce raisonnement n'est évidemment admissible que si la colonie britannique n'a pas été ou bien affaiblie par absorption au profit de la population indigène ou, au contraire, renforcée par des gains dus à l'anglicisation et au prosélytisme. Ce problème d'une éventuelle osmose est surtout intéressant à l'époque des plantations : c'est là en effet que le clivage entre immigrants protestants et indigènes catholiques se durcit ; mais c'est aussi, paradoxalement, l'époque où, interdit par les Statuts de Kilkenny, le mariage mixte est à nouveau autorisé (1610). L'attitude des communautés à l'égard de l'inter-mariage a été variable selon les conditions. Lorsque, par exemple, l'armée cromwellienne des Round Heads fut débandée, nombre de soldats puritains s'installèrent en Irlande et certains épousèrent des femmes irlandaises. Le caractère purement masculin de cette immigration, ainsi que la dispersion des nouveaux colons expliquent assez bien leur attitude. Les enfants nés de telles unions furent 'non pas anglo-irlandais mais irlandais' 4 4 . Au contraire, l'immigration familiale dirigée vers l'Ulster et le regroupement géographique des nouveaux arrivants ont été des facteurs peu favorables aux mariages mixtes. Et lorsqu'il s'en est produit, 'presque invariablement, le partenaire irlandais a été absorbé par l'élément presbytérien' 4 5 , comme en témoignent aujourd'hui encore les quelques O'Neills, MacMahons ou Kennedys de religion réformée. Au total, les préjugés ethniques et religieux, l'orgueil et la pression du groupe ont fortement limité la possibilité de mariages mixtes, tandis que le prosélytisme simple, malgré les Lois Pénales, a été insignifiant. Il est clair que la ségrégation a été la règle de vie ordinaire et que le rapport numérique entre les communautés n'a pratiquement pas été affecté par les glissements de l'une à l'autre. b)

Inégale efficacité régionale de l'immigration

britannique

Numériquement limitée, l'immigration britannique a surtout dû son efficacité à sa concentration régionale. Différentes méthodes permettent de mettre en lumière l'inégale répartition régionale de la colonisation. On peut d'abord faire appel à des documents de nature historique. Le plus synthétique que nous ayons trouvé est l'indication selon les comtés et les bourgs-comtés du nombre de protestants pour 100 catholiques que fournit YAbstract de 17 3 2 4 6 (fig. 1-4). Ce comptage a l'avantage d'être donné à une époque où l'on peut considérer l'immigration comme achevée. Sans doute n'est-il pas au-dessus de toute

La mise en place des populations

100 km

irlandaises

47

• • •

300

425 %

a —

100 à 200 %

pFFFpj 33 à 60 % d l

14 a 25%

| l [ ¡I 9 a 12 % \' •

Fig. 1-4.

Nombre de protestants pour 100 catholiques comtés irlandais (d'après Abstract [272])

en 1732-33,

6 a 8 %

selon

les

48

Les données

fondamentales

critique. Il repose sur les indications fournies par les percepteurs de l'impôt. Aussi ne prend-il pas en compte 2 000 foyers misérables et expressément exemptés ; sans doute aussi faut-il faire la part, dans un pays hostile, de l'appréhension des percepteurs à s'avancer jusqu'aux hameaux les plus isolés. Il est clair que ces imperfections aboutissent à la sous-estimation des familles catholiques, surtout dans les régions les moins accessibles. A titre de contre-épreuve, on peut encore étudier la géographie actuelle de certains patronymes d'origine anglaise (Wilson, Robinson) ou écossaise (Stewart). Des index alphabétiques annuels de naissance, selon le district d'état civil, sont établis tant dans la République qu'en Irlande du Nord ; il est aisé d'en déduire des cartes de distribution régionale des patronymes (fig. 1-5 A, B et C, établies d'après les index de 1964-1965). Là encore, les documents obtenus ne sont pas sans défaut. Les pressions officielles, puis l'anglicisation, ont pu conduire des indigènes à adopter des noms britanniques ; surtout, la répartition actuelle des patronymes résulte certes de l'immigration ancienne, mais aussi de l'émigration et des migrations intérieures récentes. Ces réserves ne rendent que plus frappante l'identité des conclusions que suggèrent les différents documents. On constate que l'immigration britannique a été efficace dans les villes, dont beaucoup lui doivent d'ailleurs leur existence même. En accueillant les colonies de marchands et de militaires, les personnels de l'administration et des professions libérales, les villes ont formé la trame fondamentale de la présence britannique en Irlande. Souvent même, comme dans l'Ouest et le Sud-Ouest, elles faisaient figure de têtes de pont totalement isolées (Galway). Dans les campagnes, le succès de la colonisation a été, au contraire, extrêmement inégal. Une double dissymétrie s'affirme, entre le Nord et le Sud, et plus encore, entre l'Est et l'Ouest. Les colons sont massivement concentrés en Ulster, et en particulier dans les comtés du Nord-Est. Leur semis devient plus léger vers le Sud où un modeste maximum n'apparaît qu'aux environs de Dublin, grâce au voisinage de la capitale, et grâce au repeuplement sous Cromwell et Charles II des monts Wicklow, qui étaient devenus, aux 14 e et 15 e siècles, 'une formidable citadelle indigène' 4 7 , tenue par les O'Tooles et les O'Byrnes. L'Ouest est à peu près indemne : l'anomalie du comté de Limerick (fig. 1-4) est due à la ville elle-même et, plus modestement, à l'installation tardive des colonies palatines. Il est nécessaire de tenir compte de l'évolution qui s'est produite de 1732 à 1965 : émigration différentielle et migrations intérieures ont certes renforcé la concentration sur le Nord-Est. Il n'empêche : on peut affirmer que jamais le peuplement britannique n'a été très dense dans les campagnes ; seul l'Ulster a connu une colonisation massive. Comment expliquer cette singularité ? On doit sans doute évoquer

La mise en place des populations

irlandaises

49

le soin avec lequel la plantation d'Ulster a été préparée, la densité du réseau de villes et de bourgs, la volonté d'éviter les échecs du passé. Force est pourtant de constater que les deux comtés les plus solidement colonisés, Antrim et Down, sont restés en dehors du domaine de la plantation. La véritable cause du succès doit donc être cherchée ailleurs : elle paraît être la prééminence des Ecossais parmi les colons. Cette situation elle-même résulte de la proximité géographique qui a beaucoup facilité les mouvements, mais aussi de l'union personnelle entre les deux couronnes d'Ecosse et d'Angleterre réalisée en 1603, lors de l'intronisation à Westminster de Jacques VI Stuart. Dès lors, le Nord-Est irlandais, déjà quasi contigu à l'Ecosse, s'ouvrait officiellement à la colonisation écossaise. A la vérité, tous les Ecossais n'étaient pas invités à passer en Irlande : Jacques I e r avait expressément écarté les Highlanders, catholiques et gaélisants, des plans de colonisation de l'Ulster et il entendait peupler l'Irlande de colons de mœurs et de langue britanniques exclusivement. Aussi la plupart des Ulster Scots sont-ils venus des régions écossaises de Galloway (Dumfriesshire) et de la Clyde (Ayrshire, Dumbartonshire, Lanarkshire, Renfrewshire). Un moindre contingent est arrivé des Lowlands de l'Est (Lothians) et des Borders (Berwickshire) ; dans les Highlands, seuls les environs anglicisés d'Aberdeen et d'Inverness ont fourni une infime minorité de migrants 4 8 . Il s'agissait donc de Lowlanders, et encore provenaient-ils des régions occidentales des Lowlands, les plus tardivement soustraites aux raids des clans gaéliques des montagnes septentrionales. Ces Ecossais qui accouraient en Ulster apportaient donc avec eux l'ardeur combative, 'les préjugés et les antipathies ancrés par des siècles de conflits'. Ils les reportèrent tout naturellement contre les Irlandais, réputés comme les Highlanders 'batailleurs, pillards, voleurs de bétail et assassins'. Les Lowlanders d'Ulster n'avaient donc pas le moindre scrupule à se livrer à d'impitoyables représailles : 'C'était un peuple dur et la loi était dure. C'était une époque de fer 4 9 . ' L'habitude de la lutte n'était pas le seul avantage des Ecossais sur les Anglais lorsqu'il s'agissait de jouer le rôle de pionniers dans un pays hostile et difficile. Les affinités du milieu physique de l'Ecosse occidentale avec celui de l'Irlande préparaient les Lowlanders à travailler dans un environnement dont la rudesse rebuta plus d'un Anglais. L'habitude d'une vie fruste et la dureté des conditions imposées par les lairds écossais avaient mis les colons à rude école. La foi messianique des Lowlanders presbytériens, leur indépendance intellectuelle, leur esprit de corps exigeant et orgueilleux — vivifié encore par les persécutions dont ils furent l'objet en Irlande comme en Ecosse —, leur donnèrent cette ténacité et cette persévérance qui garantirent le succès de leur émigration 5 0 .

50

Fig. 1-5.

Les données

Répartition 1965)

fondamentales

de huit patronymes selon les Registrar's Districts (1964-

La mise en place des populations

Me

DONAGH

1%et 1% -

moins 3%

irlandaises

51

BYRNE /O'BYRNE

,

}%

A

150 h \ ribre de ces agglom. Population rurale totale

L ± J

o O C 0

25

Fig. I I - l .

50 km

Concentration

à 5 000 h

F S

de 23 à 51

de 5 0 0 0

à 15 000 h

m

de 54 à 8 2

de 15 0 0 0 à 50 000 h de 5 0 0 0 0 à 30 000 h

en

rurale

(1966)

de 84 à 122

M

de 130 à 215



plus de 2 5 0

plus de 300 0 0 0 h

de la population

moins de 22

de 1 500

i

140

Un héritage structurel

en rapide

transformation

une population totale de 10 000 personnes, soit à la présence de dix groupements de 200 habitants, soit encore à celle de cinq groupements de 800 habitants. Elle implique que 80 % de la population restent dispersés dans le premier cas, et 60 % dans le second. Ce sont pourtant là des records que peu de régions irlandaises atteignent. La zone de concentration relative la plus nette et la plus massive est le Nord du pays, au-delà d'une ligne tirée de Donegal à Armagh et Newcastle : elle correspond à l'Ulster, les régions de drumlins exceptées. Le Sud de l'île se signale ensuite, dans son ensemble, par un degré moyen de concentration, mais deux foyers en émergent particulièrement, le Munster central, de Cork à Limerick et Listowel, et les environs de Dublin, vers le sud-sud-est surtout. Entre ces deux ensembles, la quasitotalité de l'Irlande moyenne possède des indices inférieurs à 50. Cette zone d'intense dispersion englobe tout le Connacht et l'essentiel du drumlin-belt : elle se prolonge même loin dans le Leinster vers Drogheda et Dundalk, et dans le Munster oriental en direction de Kilkenny et Waterford. Ce n'est là qu'une première approche. Elle permet de désigner comme les plus marquées par la dispersion les régions d'au-delà du Shannon. Elle est cependant fort incomplète, car elle repose sur une appréhension purement statistique de la situation : elle vaut donc ce que valent les critères de l'appréciation statistique de la concentration et de la dispersion. b)

Incertitude

des critères et variété des types de

dispersion

Les critères de distinction entre population agglomérée et population éparse sont, en Irlande, affectés de sérieux flottements. Une large zone d'indétermination subsiste dans l'appréciation des groupements. D'une part, nombre d'entre eux sont de taille infra-statistique 4 . Ainsi, dans la péninsule de Dingle (Kerry), la population des district électoral divisions de Dunurlin et de Marhin (conque de Ballyferriter, fig. II-3) est présentée comme totalement éparse dans les fascicules relatifs au recensement de 1966. En fait, il s'agit d'un cas remarquable de peuplement en petits groupements de trois à quinze feux, que l'on retrouve dans la péninsule de Beara (Kerry) 5 ou, en Donegal, dans la presqu'île d'Inishoven. Ailleurs, l'indétermination provient de l'absence de règle concernant l'espacement admissible entre les maisons considérées comme groupées. On a ainsi la surprise de voir les 247 îliens d'Inishbofin (comté de Galway) présentés comme habitants d'un groupement unique : ils sont en fait répartis en une dizaine de petits noyaux élémentaires qui jalonnent, sur 3 kilomètres, une gouttière centrale tapissée d'argile morainique (fig. II-2). De la même manière, Inisheer et Inishmaan, dans les îles d'Aran (345 et 342 habitants), sont comptés

Dispersion de l'habitat rural: un fait récent ?

141

comme groupements : en réalité, leur population se disperse en nébuleuses sans noyaux clairement définis 6 . De toute évidence, l'insularité explique ces anomalies : c'est le vide ambiant et non la contiguïté des constructions qui a fait considérer ces populations isolées comme groupées. La contre-épreuve est fournie par le littoral de Gweedore, en Donegal nord-occidental (fig. II-4). Du cap de Bloody Foreland à l'estuaire de la Gweedore River, la route s'insinue entre la montagne tourbeuse et un massif dunaire : sur ses deux bords, les constructions se pressent en foule, la densité atteint des chiffres très élevés ; l'animation et la couleur donnent fréquemment au voyageur l'impression de parcourir une rue de village. La notion même de dispersion perd son sens. Çà et là, des noyaux s'esquissent autour de quelques boutiques, d'un bureau de poste, d'une école ou d'une église : Derrybeg, Middletown, et surtout Bunbeg, tous mal dégagés du semis d'habitations alentour. Aussi la statistique ignore-t-elle Derrybeg et Bunbeg ; seul Middletown (180 habitants) a le privilège d'être considéré comme groupement. Paradoxalement, la contiguïté généralisée a pour conséquence la dilution des agglomérations. A ces anomalies, correspond un vocabulaire d'une rare imprécision. Un seul m o t Irlandais, baile (traduit en anglais par town), sert à désigner tous les degrés imaginables du groupement, depuis les deux fermes accolées, jusqu'à la métropole (Dublin est appelée en irlandais Baile Atha Cliath) 7 . En irlandais moderne, on utilise volontiers le mot cathair(caher) pour parler d'une ville de quelque substance, mais il s'agit là d'un ajustement a posteriori du vocabulaire à une réalité moderne, puisque de très modestes groupes de fermes sont dénommés caher et que la capitale est un baile... La confusion est décidément fondamentale : elle ne fait qu'exprimer une réalité fort complexe où l'on cherche vainement des lignes de démarcation entre la dispersion franche et totale, la dispersion structurée et les premières ébauches de groupement. Le cas le plus simple de dispersion correspond à un semis régulier de fermes et de maisons uniment étendu à la quasi-totalité du territoire. Un tel dispositif exige une structure foncière homogène, ce qui est généralement le cas en Irlande ; il implique surtout des conditions d'occupation uniformes. Aussi le rencontre-t-on soit dans les bons pays de l'Est et du Sud-Est, soit dans les régions où le compartimentage de l'espace exploitable est menu et relativement régulier. Il en est ainsi dans les zones encombrées de drumlins où chaque bosse porte en moyenne une à trois fermes : tout au plus l'élongation des collines selon une direction privilégiée a-t-elle pour conséquence un réseau de chemins grossièrement parallèles qui transparaît çà et là dans la structure du peuplement. Partout ailleurs, l'hétérogénéité de l'espace est telle qu'elle interdit cette régularité dans le peuplement : elle se tra-

142 j^x

Un héritage

^ routes principales et secondaires

Fig. II-2.

0

structurel

650

Fig. II-3.

en rapide zones

transformation

d'altitude > 60 m

¡ v

lieux

habités

Structure du peuplement: Inishbofin (Co. Galway) — d'après carte d'Irlande au 1/127.000 et T. Jones-Hugues [483]

1300

2600 m

Structure du peuplement: Conque de Ballyferriter d'après carte d'Irlande au 1/127.000

(Co. Kerry) —

Dispersion de l'habitat rural: un fait récent?

1

DERRYBERG

2

MIDDLETOWN

du peuplement: Gweedore — d'après carte d'Irlande au

3

Fig. II-4.

Structure tourbière

Fig. II-5.

Structure du peuplement: Cois Fhairrge carte d'Irlande au 1/127.000

143

BUNBEG

(Co. Donegal) 1/127.000

(Co.

entre

Galway)

dune

et

— d'après

144

Un héritage structurel en rapide

transformation

duit généralement par une structure linéaire ou ponctuelle de la dispersion. Les dispositifs linéaires sont très fréquents en Irlande. Ceux qui correspondent aux vallées n'ont rien de très remarquable. En revanche, dans ce pays de circulation difficile, beaucoup sont dus à l'attrait exercé par les routes sur les installations humaines. Particulièrement intéressants sont les cas de dispersion en linéaments que l'on rencontre sur les marges des grandes tourbières du Centre : E. R. R. Green note qu'au 19 e siècle, 'la construction d'une chaussée à travers la tourbière préludait toujours à l'apparition de squatters'8. Nombre des actuelles fermes du Centre sont les héritières de ces établissements pionniers : on les retrouve au long des chaussées qui étaient, pour les premiers squatters, le seul moyen de pénétrer la tourbière et aussi l'unique lien avec le monde extérieur. Le peuplement en liseré des littoraux est aussi une variante très répandue de dispositif linéaire. Nous avons déjà évoqué l'exemple de Gweedore, en Donegal, où les fermes se pressent entre la dune et la montagne (fig. II-4). Très souvent les liserés littoraux ont une structure en échelle, comme dans le Cois Fhairrge du comté de Galway (fig. II-5). La trame du peuplement est formée par de courts chemins perpendiculaires au littoral (les boreens) qui permettaient à la fois d'accéder aux pâquis de l'intérieur et d'acheminer les amendements marins vers les champs. Fermes et groupes de fermes s'accrochent à ces sentiers rocailleux. Cette dispersion se retrouve par exemple le long du littoral du comté de Sligo, en avant du Ben Bulben ou des Ox Mountains 9 . Toutefois, la construction de la route côtière au 19 e siècle dans le Cois Fhairrge et le développement de la vie de relation ont entraîné le lent glissement des maisons des boreens vers la route, de sorte que le peuplement prend une allure linéaire de plus en plus simplifiée, et tend à évoquer, en moins dense et en moins continu, celui de Gweedore 1 0 . L'hostilité et la discontinuité du milieu peuvent aussi se traduire par des formes de dispersion en poquets. Au niveau le plus élémentaire, il peut s'agir de fermes totalement isolées ou groupées par deux ou trois au sein de la tourbière : tel est le cas dans le Connemara, en arrière du Cois Fhairrge. Lorsque ce type de dispersion s'accompagne d'une densité suffisante, comme dans les Rosses du Donegal, on obtient un dispositif qui évoque sur la carte le semis régulier caractéristique des plaines de l'Est. Si, au contraire, les fermes sont rassemblées à raison de trois ou quatre au maximum et si les poquets sont assez distants les uns des autres, on obtient un peuplement sporadique en mini-groupements particulièrement fréquent dans les péninsules du Sud-Ouest (fig. II-3) ou dans les plaines calcaires de l'Est du comté de Galway. Dispersion linéaire et dispersion en poquets sont donc les cas les

Dispersion de l'habitat rural: un fait récent ?

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plus répandus de peuplement. L'une comme l'autre sont particulièrement propices au développement de formes hybrides, intermédiaires entre la dispersion dense et le groupement lâche. Des condensations locales au sein d'une traînée dense d'habitat dispersé pourront, à bon droit, être considérées comme des villages lâches. De la même manière, le bourgeonnement de poquets pourra donner lieu à l'apparition de formes élémentaires de groupement. On le voit, les incertitudes de la statistique et les flottements du vocabulaire sont largement l'expression d'une réalité plus riche de nuances que de contrastes. c)

Une forme de micro-concentration le 'clachan'

caractéristique

de l'Irlande :

L'Irlande possède des agglomérations rurales classiques, dotées d'une fonction de service importante au niveau local. Commerces sédentaires, foires et marchés, écoles et collèges, églises et centres sociaux, bureaux de poste et agences bancaires, cabinets médicaux ou juridiques, cinémas et stades : selon la façon dont ils se groupent et selon leur développement ou leur degré de spécialisation, ces services permettent de distinguer toute une hiérarchie de hameaux (Cashel en Donegal ou Leenane en Mayo), de villages (Kinnegad en Westmeath ou Baltinglass en Wicklow) ou de bourgs de service (Kiltimagh en Mayo ou Dingle en Kerry). Villages et surtout bourgs possèdent parfois une fonction industrielle, mais les vrais villages industriels, quoique non inconnus dans la République (Slane, Prosperous), sont surtout caractéristiques de l'Irlande du Nord (Cloughmills, Cullybackey, ...). Ces agglomérations de service sont remarquables en Irlande par leur rareté, surtout au niveau moyen des villages. Et pourtant que de newtowns furent fondées du 12 e au 19 e siècle ! Chaque génération de nouveaux maîtres a tenu à marquer le pays d'une strate supplémentaire de fondations : l'Irlande est un étonnant cimetière de villages. Si tant de projets ont avorté, c'est fondamentalement parce qu'ils ne répondaient pas aux besoins de la population rurale : repliée sur ellemême, celle-ci est très tardivement entrée dans le cycle de l'économie monétaire ; massivement catholique, elle n'était pas attirée par l'église paroissiale, généralement anglicane. Le culte catholique était célébré à la sauvette ; lorsque, vers la fin du 18 e siècle, les progrès de la tolérance permirent sa célébration au grand jour, les landlords autorisèrent rarement la construction d'une église près du temple réformé. Ils accordèrent plutôt un terrain de localisation écartée et de site parfois incommode, peu propre à polariser habitat et services : le clocher n'est guère en Irlande le symbole du village. En outre, cette médiocre intégration du village traditionnel à la vie rurale explique encore l'autre grande caractéristique des centres de service irlandais : ils sont

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restés strictement spécialisés dans leur fonction de service et ne comportent pas de fermes. Encore, une proportion appréciable des boutiques, des écoles et des églises, isolées en rase campagne, échappe-telle aussi aux villages. En fait le type le plus répandu et le plus humble d'agglomération rurale est celui que P. Flatres appelle le village agricole 1 1 , simple réunion de fermes — trois à quatre en moyenne —, dépourvu de tout service collectif. C'est à son propos que se posent les problèmes d'identification et de classement les plus délicats. En dehors de l'Ulster, la langue irlandaise ne possède d'ailleurs pas de mot pour le désigner 12 . L'habitude a été prise, à la suite d'E. E. Evans, de l'appeler clachan, conformément à l'usage des comtés d'Antrim et de Down, mais c'est là un vocable d'importation, introduit par les colons écossais, ainsi que ses équivalents de close ou onset13. Il serait hâtif d'en inférer que ce type de groupement soit lui-même d'origine étrangère car on le rencontre bien au-delà des territoires soumis à l'influence écossaise. Il s'agit en fait d'une forme d'habitat caractéristique de la frange occidentale de l'Europe 14 et notamment conservée dans les régions les plus archaïques d'Ecosse et d'Irlande. L'absence d'un mot irlandais pour la désigner est cependant une preuve parmi d'autres de la médiocre individualisation et de la fréquente modestie des clachans d'Irlande. C'est E. E. Evans qui a le premier attiré l'attention des géographes sur ces villages agricoles irlandais en décrivant Meenacreevagh et Glentornan, au pied du mont Errigal (Donegal) 1 5 . Le grand mérite d'E. E. Evans est d'avoir montré le lien qui existait entre ces groupements et de petits openfields isolés dans la tourbière (infields) et dont l'exploitation donnait lieu à des pratiques communautaires. On appelait rundale la façon d'exploiter Yinfield et les pâquis environnants : l'ensemble était d'ailleurs loué collectivement par les habitants du clachan, fréquemment représentés par leur 'roi'. E. Wakefield décrivait ainsi, en 1812, le fonctionnement d'un de ces micro-openfields dans le comté de Galway 16 : '[Les tenanciers] partagent la terre en comptant des portions pour leurs enfants, égales au quart ou au cinquième de ce qu'ils appellent une 'part d'homme'... Une certaine partie de la surface totale de la ferme, ou take comme ils disent, est destinée à la culture et divisée en lots, environ vingt ou trente. Ces lots sont à leur tour subdivisés en champs qui sont enfin découpés en petites unités, chaque partenaire obtenant un ou deux billons ; mais ces billons ne restent pas entre les mains du même occupant au-delà du temps d'une récolte. Les pâquis sont communs ; les anciens du village font office de législateurs, établissant les règlements qu'ils estiment utiles à la communauté et tranchant les différends qui peuvent survenir. Les maisons sont construites les unes contre les autres et forment ce qu'on appelle ici un village.'

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Il semble que la redistribution périodique des lots ait été précocement abandonnée. La vaine pâture de Vinfield, générale de septembre à mars 1 7 , a ensuite disparu devant la marée montante des enclosures : P. Flatres a décrit les derniers vestiges d ' o p e n f i e l d s irlandais 1 8 . La transhumance a longtemps survécu au rúndale 19 ; actuellement, l'exploitation en commun des pâquis reste pratiquement le seul témoin des anciennes pratiques communautaires. Beaucoup de clachans ont néanmoins survécu, surtout dans l'Ouest, mais leur spectacle est généralement bien décevant. Ils relèvent en gros de trois types. Ou bien il s'agit d'un rassemblement de trois à quatre fermes, bien compact et individualisé, mais petit, croulant et hirsute, d'une incroyable humilité. Tel se présente par exemple Beenacouma à l'extrême pointe de la péninsule de Dingle : contemplées du versant du mont Eagle, ses constructions faites de pierres grossières, coiffées de chaume et entremêlées de ruines, se distinguent à peine du lacis de murettes qui enclosent alentour les petits champs d'avoine prêts pour la faucille. Au contraire, des clachans peuvent s'étaler sur une surface considérable, des champs s'intercalant largement entre des constructions de disposition si lâche qu'elles se différencient à peine de la trame ambiante d'habitat dispersé. Lorsque, sur les rives du Lough Corrib, on traverse Menlough, on a quelque peine à imaginer qu'il y a là les vestiges d'un village de 2 000 habitants dont Foster affirmait, en 1846, qu'il était 'le plus grand [qu'il] ait jamais v u ' 2 0 . Les responsables du recensement continuent de considérer Menlough comme une census town (127 habitants en 1966) : on admire leur audace car l'ancien clachan a fondu sur place et s'est distendu en dépérissant. Seule la tradition peut faire considérer comme un village ce qui n'est plus, à la sortie du Lough Corrib, qu'une imperceptible condensation au sein du semis de l'habitat dispersé environnant. Finalement, les clachans les plus nets sont ceux qui ont fait l'objet d'une réorganisation systématique récente qui leur a donné la forme d'une rangée simple de constructions ou d'une sorte de village-rue. Les plaines calcaires de l'Est du comté de Galway comportent beaucoup de micro-clachans de quelques fermes alignées sur un côté de la route par la volonté de quelque landlord du 19 e siècle. Ailleurs, ce genre de dispositif finit par ne plus présenter de différence avec la simple dispersion en ligne le long de la chaussée : toujours dans le comté de Galway, mais cette fois dans l'Ouest, près de la baie de Cashla, le vieux clachan de Keeraunnagark a ainsi été redistribué de part et d'autre de la route de Rossaveel et a perdu tout caractère focal. A voir l'insignifiance de la plupart de ces localités, il est permis d'hésiter à les considérer comme des spécimens à part entière d'habitat groupé. Aussi l'absence de véritables centres de service transforme-telle trop de campagnes en zones amorphes, protoplasmiques. On ob-

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jectera que les clachans qui s'offrent aujourd'hui à l'observation ne sont que des survivances plus ou moins abâtardies. La question doit donc être reprise sous un angle évolutif : la carence en centres des campagnes d'Irlande est-elle le résultat d'un attentat généralisé contre les clachans, qui eussent pu offrir la base d'une organisation plus efficace de l'espace rural ? Doit-on, au contraire, invoquer une insuffisance intrinsèque de l'espèce clachan ?

II.

DES STRUCTURES DE PEUPLEMENT TRADITIONNELLEMENT FLOUES ET INSTABLES

a)

La pulvérisation

des 'clachans' au 19e siècle

Plusieurs auteurs 21 ont proposé des cartes de l'habitat groupé en Irlande fondées sur la première édition des feuilles au 1/10 360 publiées de 1837 à 1841 par VOrdnance Survey. Tous aboutissent à des conclusions convergentes : les groupements étaient beaucoup plus nombreux vers 1835 qu'aujourd'hui, surtout en Connacht et dans les péninsules du Sud-Ouest. Du fait de l'évanouissement de ces paléo-groupements, le sous-équipement des campagnes occidentales a certainement été aggravé. S'il y a des raisons de croire que des clachans nouveaux sont encore apparus après 18 3 0 2 2 , il n'en est pas moins certain que la récession de ce type de groupement — et du rúndale qui lui était associé — a commencé très antérieurement. Les plaines du Nord du comté de Londonderry ont été remembrées avant la fin du 18 e siècle 2 3 ; un témoin affirme que, dès 1803, les clachans du Donegal cédaient de jour en jour la place à des fermes isolées 24 ; et D. McCourt peut écrire, dans sa synthèse sur le rúndale en Irlande, que la distribution de cette coutume, jadis générale dans le pays, n'avait déjà plus au 18 e siècle et au début du 19 e siècle qu'un 'caractère résiduel' 2 5 . Pourquoi ce recul du système rundale-clachan, à partir de la fin du 18 e siècle ? De toute évidence, le point le plus faible et le plus critiqué de la combinaison était le rúndale. Sa vulnérabilité était en partie due à l'évolution spontanée des systèmes de culture ; la place croissante prise par la pomme de terre tout au long du 18 e siècle gênait la pratique de la vaine pâture car la maturation très tardive des tubercules obligeait à laisser indûment les moutons dans les collines 2 6 . L'apparition de prairies de fauche était encore moins conciliable avec la tradition. Surtout, le rúndale était l'objet d'attaques en règle des tenants de l'individualisme agraire. Les champions du navet et du trèfle reprochaient à la vaine pâture d'interdire les cultures fourragères interannuelles ; ils voyaient dans les disciplines collectives un obstacle irréductible à l'initiative individuelle, source du progrès agronomique ;

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ils stigmatisaient l'imbrication des lopins, source d'inépuisables conflits, de disputes, de bagarres et de procès ; ils pleuraient sur le temps perdu et l'argent gaspillé devant les tribunaux ; ils invoquaient enfin la routine et l'improductivité du s y s t è m e 2 7 . Il ne fut bientôt plus un landlord qui ne criât haro sur le rundale. Sur l'Est d'abord, puis progressivement sur tout le pays s'abattit une formidable vague de remembrement et d'enclôtures. Les openfields aux lopins entremêlés firent place à des fermes d'un seul tenant. La Famine, en favorisant les évictions, se traduisit par une accélération du mouvement. Contre le clachan lui-même, les griefs étaient moins vifs. On lui reprochait certes son entassement qui favorisait la promiscuité et nuisait à l'hygiène ; on l'accusait d'être un 'nid à p o u x ' 2 8 ; mais sa suppression ne fut souvent qu'une conséquence de celle du rundale. Il est fréquent que le remembrement des fermes et la dispersion de l'habitat soient menés de pair ; les habitations s'alignent alors le long de la route, à l'extrémité de la nouvelle exploitation remembrée (fig. II-6 A et A 1 ) ; nombre de cas de dispersion en ligne n'ont pas d'autre origine, spécialement le long des versants. Souvent, néanmoins, l'habitat groupé manifeste une grande inertie et survit longtemps à la disparition du rundale : tandis que le Laggan, en Donegal oriental, avait été remembré dès le début du 19 e siècle, beaucoup de clachans y subsistaient lors de la Famine 2 9 . Le clachan n'a pas toujours été détruit délibérément : c'est bien souvent la dégradation de la vieille demeure et le désir d'habiter sur ses terres remembrées qui ont poussé le fermier à s'isoler. Le Congested Districts Board ne reconstruisait systématiquement de maisons nouvelles que pour les fermiers que le remembrement contraignait à quitter les leurs ; les autres n'étaient qu'incités financièrement à rebâtir hors du clachan30. La dilution du clachan s'est même parfois produite en l'absence de toute réorganisation foncière. Ainsi, le long du Cois Fhairrge, les clachans accrochés aux chemins (boreens) dépérissent lentement du fait de la dépopulation et, surtout, du glissement de l'habitat vers la route côtière. Le nouveau site garantit une meilleure accessibilité, de plus grandes chances de desserte en électricité ou en eau courante ; il permet aussi de bénéficier de la manne touristique en accueillant, lors de la saison, des estivants de passage 31 . En somme, le clachan n'a pas été seulement victime de la manie réorganisatrice des landlords et des organismes officiels. Sa capacité de résistance semble avoir été si faible que son étiolement s'est souvent réalisé spontanément. En choisissant de vivre seule le long d'une route, la famille paysanne irlandaise rompait paradoxalement avec l'isolement du clachan ; elle optait pour l'accès à des services et à des équipements dont le clachan était totalement dépourvu.

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Fig. II-6. A et A' B et B

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Réorganisation foncière et dispersion de l'habitat en Irlande Pulvérisation totale du Clachan sur l'initiative d'un Landlord au 19 e siècle (d'après Hall, repris par E.E.R. Green, in Edwards and Williams [265] p. 112). Dispersion partielle de l'habitat à Cloonkeen (Co Mayo) sur l'initiative du Congested Districts Board en 1909 (d'après F.A.O. [64] p. 73).

Dispersion de l'habitat rural: un fait récent? b)

Le 'clachan ' était une forme très rudimentaire

de

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groupement

Toute agglomération de ruraux en un point quelconque de l'espace ne mérite pas le nom de village. Le village ne saurait être réduit à une collection d'habitations, ni même à un atelier de production agricole... Il est essentiellement le centre et l'expression d'une vie sociale élaborée. La présence de commerces, de lieux de culte de rassemblement ou de récréation est déterminante ; l'existence d'une certaine structure, caractéristique et permanente, reflet de la stratification sociale et des activités — voire d'une religion ou d'une cosmogonie — est essentielle. C. Lévi-Strauss a pu écrire, à propos d'un village en rond bororo: 'Ce qui fait le village n'est donc ni son terroir ni ses huttes, mais une certaine structure... que tout village reproduit 3 2 .' Vu sous cet angle, le clachan apparaît comme un organisme bien embryonnaire. Sa petitesse, d'abord, le désavantage. Lorsque P. Flatres a dessiné sa carte des villages d'Irlande vers 1840, il a pris en compte tout groupement de quatre fermes et p l u s 3 3 . V. B. Proudfoot et T. D. Vaughan ont abaissé le seuil jusqu'à trois fermes et plus 34 : les plus petits de ces clachans ne devaient donc pas comporter plus de 10 à 12 habitants... Il ne semble pas que ces valeurs inférieures aient été très éloignées de la moyenne. Pour V. B. Proudfoot et T. D. Vaughan celle-ci était de six à sept feux vers 1835 en Irlande du Nord 3 s (20 à 35 personnes) ; pour B. S. MacAodha, les plus gros groupements du Cois Fhairrge n'ont jamais dû contenir plus de 10 à 20 familles et les plus nombreux ne comportaient que trois à dix feux (10 à 50 personnes) 36 . Les évaluations les plus élevées sont dues à D. MacCourt qui a attribué au Donegal une moyenne de vingt à trente feux (80 à 150 personnes) 3 7 . Les très gros clachans, avec plusieurs centaines d'habitants, étaient l'exception : Menlough dans le comté de Galway, Rathlacken en Mayo ou Ballywhoriskey en Donegal. L'ancienneté des toponymes en -bally (= groupement, mot dérivé de l'irlandais baile) prouve que les clachans ont pu avoir une grande permanence. Il n'en demeure pas moins que beaucoup de groupements ont eu une existence éphémère et instable. R. H. Buchanan 38 a compté 62 clachans sur les plans figurant les terres du manoir de Down en 1710 ; en 1834, il y avait encore 62 clachans dans ce domaine, mais 27 de ceux de 1710 avaient totalement disparu, remplacés par 27 autres. Plusieurs études conduisent à souligner le caractère inconstant et fugitif du clachan 39 . On voit indifféremment des fermes isolées évoluer en clachans et des clachans se contracter en fermes isolées, au hasard des successions. L'apparition et la vie des clachans paraît si aléatoire que B. S. MacAodha émet des réserves sur la 'dichotomie' établie en Irlande entre habitat groupé et habitat dispersé 4 0 . Le développement de beaucoup de clachans à partir d'une ferme

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unique est attesté encore aujourd'hui par leur homogénéité patronymique. A Inishmore (fies d'Aran), la plupart des Hemans vivent à Kilmurvy, et les Cookes à Bungowlla 4 1 . Les clachans des montagnes de Moume s'appelaient typiquement Hanna's close, Flanigan's close, MacCartan's close, Bradley's close, etc. 4 2 . Le clachan était 'essentiellement une communauté soudée par les liens du sang et coopérant selon la méthode du rundale'*3, une cellule agricole vivant sur elle-même plutôt que le centre de la vie sociale locale. Aléatoires et dépourvus d'équipement de services, les clachans étaient aussi amorphes et prodigieusement désordonnés. 'Un village d'Achill consiste en une accumulation de taudis jetés pêle-mêle les uns contre les autres comme s'ils étaient tombés du ciel en averse', notait C. Otway en 1 8 3 9 4 4 . Envoyé par le Times pendant la Famine, T. C. Foster écrivait de Menlough (2 000 habitants), près de Galway, le plus grand village qu'il ait jamais vu, qu'il était aussi 'le plus pauvre, le plus mal construit, le plus étrangement irrégulier et le plus dépourvu de cœur ou de centre'. Il précisait : 'Le chemin qui traverse le village est le plus tortueux, mais aussi le plus étroit et le plus sale qui se puisse concevoir. Il n'y a pas de maisons alignées ni quoi que ce soit qui se rapproche d'un alignement : au contraire, chaque cottage est planté de façon indépendante en formant un angle aigu, obtus ou droit, selon les cas, avec le cottage voisin. L'irrégularité est frappante : il n'y a pas deux cottages qui soient sur le même plan, de même hauteur, de même dimension ou de même façon 4 5 .' Tant de misère et d'humilité évoque les descriptions que J . Weulersse donnait du village alaouite, 'simple agrégat de demeures individuelles bâties sans aucun plan ni ordre', où 'les maisons s'en vont à la débandade dans tous les s e n s ' 4 6 . Une commune absence de charrois, l'utilisation de l'âne comme animal de bât expliquent sans doute qu'il n'y ait pas de rues. Le clachan est cependant infiniment plus démuni que le village alaouite. Le passé politique irlandais l'a privé d'église, donc de cimetière ; du fait de l'absence de structure communale, il n'a ni mairie, ni bureau d'état civil. Bien que Menlough eût une population 'comparable à celle de bien des villes anglaises', Foster n'y relevait 'ni église, ni chapelle..., ni maître d'école, ni docteur, pas le moindre magistrat', pas davantage de magasin ou de marché 4 7 . Le clachan n'a jamais été un centre d'échanges et de relations, une cellule sociale de plein exercice. Les clachans étaient tellement en marge de la vie de relation que l'ouverture de routes dans le Connacht occidental ne provoqua pas leur éveil ; les nouveaux centres qui apparurent alors furent créés de toutes pièces par des landlords : Clifden en 1815, Roundstone en 1820 et Belmullet en 1822... La 'dévotion au clachan'** ne doit pas égarer jusqu'à le faire considérer comme un village de plein exercice, comparable à ceux des

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plaines céréalières de l'Europe continentale. Le clachan n'est pas un centre : il n'attire personne et sa principale fonction est d'héberger ses propres habitants. Il n'a pas davantage de structure caractéristique et son amorphisme est le résultat de sa vocation exclusivement paysanne : Foster disait de Menlough que c'était une 'démocratie proliférante' où personne n'était 'mieux loti ni plus riche que son voisin' 4 9 . La seule fonction éminente que l'on pût reconnaître au clachan traditionnel était son rôle de foyer d'un finage organisé en rundale et exploité selon des pratiques communautaires. De toute évidence, la pulvérisation des clachans ne saurait faire considérer que l'Irlande est passée d'un régime franc d'habitat en villages à la dispersion intégrale. D'abord parce que les clachans ont toujours coexisté avec les fermes isolées, héritières des raths celtiques. Ensuite parce que les clachans ont toujours été des formes si instables et si élémentaires de groupement qu'il y a souvent passage de la ferme isolée à la petite concentration par coalescence 50 ou bourgeonnement 51 et vice versa. Il faut se résoudre à transgresser les catégories traditionnelles et à admettre que l'Irlande est un pays où groupements menus et dispersion dense coexistent, se chevauchent ou se succèdent dans la mixité, le flou et l'instabilité ; il faut reconnaître avec D. MacCourt que 'nous n'avons pas affaire à deux types opposés d'économie agricole et de peuplement, mais à un seul système souple au sein duquel fermes individuelles et collectives étaient des possibilités alternatives et coexistentes' 5 2 , et avec P. Flatres que 'fermes isolées et villages moyens ou gros ne forment pas... deux types d'habitat absolument distincts et opposés comme les villages communaux et les grandes fermes isolées du Bassin parisien' 53 . Sans doute y a-t-il là l'expression d'un fait de civilisation 'atlantique' ; mais l'indécision des formes de peuplement est aussi la conséquence de la modestie des groupements humains. Or, l'impossibilité pour les villages de bourgeonner librement et l'obligation, au contraire, d'essaimer, résultent de l'hostilité et du fractionnement du milieu exploitable. Il est remarquable que les clachans soient particulièrement rares dans les zones à drumlins : chaque colline est en effet susceptible d'accueillir une ou deux fermes, mais pas davantage, et l'atomisation de l'espace habitable est un encouragement évident à la dispersion. Les clachans du Cois Fhairrge ont rarement dépassé une dizaine de fermes 'parce que la pauvreté du sol rendait [leur] croissance impossible' 5 4 . Les villages manoriaux ne se sont épanouis que dans les plaines homogènes de l'Est. Peut-être n'est-ce pas faire preuve d'un déterminisme indu que de rappeler le caractère tyrannique des conditions naturelles aux limites océaniques de l'oekoumène : cette lourde sujétion a des répercussions sur tous les aspects de la vie des hommes.

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III. INCIDENCES DE L'ISOLEMENT SUR LA VIE ET L'ÉQUIPEMENT DES CAMPAGNES a)

Ampleur et limites de l'effort des services

d'amélioration

de l'habitation

et

La chaumière est un élément caractéristique du paysage irlandais. Tapie au sol pour échapper au vent, coiffée de chaume pour abriter de l'humidité, elle est toujours du type 'maison-bloc à terre' ; il n'y a pas d'étage, le plan est rectangulaire et les pièces, généralement au nombre de deux, occupent toute la largeur du bâtiment. Les murs, blanchis à la chaux, sont percés de petites fenêtres à l'avant et à l'arrière, mais jamais sur les côtés. Le chaume constitue parfois le plafond des pièces, mais il existe généralement un grenier grossièrement parqueté et ouvrant sur la cuisine. L'adjonction de pièces par allongement de la maison n'est pas rare. Pittoresque et inconfort sont longtemps allés de pair et, en 1912 encore, un rapport du Congested Districts Board qualifiait de 'huttes infectes' les chaumières du C o n n e m a r a s s . Un énorme effort de rénovation a été accompli, soit par les particuliers (grâce, notamment, aux envois des émigrés), soit par le Congested Districts Board, soit enfin par les gouvernements de Dublin et Belfast. Les vieilles chaumières ont été assainies, dotées de planchers et d'ouvertures plus nombreuses et plus larges. Au chaume ont trop souvent été substitués l'ardoise, puis le zinc et la tôle ondulée. Le cottage traditionnel a fréquemment cédé la place à des maisons d'un étage, rectangulaires, sans grâce ni fantaisie. Le bien-être des habitants a certainement plus gagné à ces transformations que l'esthétique. Et pourtant, beaucoup resterait à faire pour que la situation soit satisfaisante en matière de confort. Près de 25 % des maisons d'habitation de la République sont centenaires ; à peine 20 % ont moins de vingt ans 5 6 . L'électrification rurale est à peu près terminée en Irlande du Nord, mais la République est très en retard. Le taux d'électrification varie avec la dispersion, le niveau de vie et les mentalités. Il est fréquemment supérieur à 80 % dans les comtés de l'Est, mais il est inférieur à 75 % dans tout le Nord-Ouest et il tombe à 50 % en Leitrim, le plus rural des comtés d'Irlande et celui où l'habitat est le plus dispersé. Plus d'un écolier du Connacht doit encore travailler à la bougie. Encore l'électrification est-elle plus facile à réaliser que l'adduction d'eau. L'éparpillement de l'habitat et les faibles densités en rendent le coût fort lourd. Aussi la desserte est-elle encore très insuffisante. Les taux ne dépassent 70 % que dans trois comtés de l'Est. L'incidence de la dispersion est ici déterminante : le comté de Meath, au revenu moyen honorable, mais au peuplement dispersé, possède le même taux

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de desserte que le Donegal, moins fortuné, mais au peuplement plus concentré (fig. II-7). Les distances à couvrir découragent bien des bonnes volontés : encore les travaux réalisés n'aboutissent-ils parfois qu'à amener l'eau courante dans une zone condamnée par l'émigration ! Le débat n'est pas simple, car l'eau peut aussi être un facteur de maintien... C'est pour limiter le coût des équipements que les conseils de comté, dans le Nord comme dans la République, ont pris pour principe de ne plus construire de logements sociaux isolés : les cottages ainsi édifiés et loués, souvent en accession à la propriété, aux personnes de revenus modestes, sont systématiquement agglutinés à des groupements déjà existants. C'est là un facteur efficace de concentration du peuplement mais son incidence est encore discrète. L'isolement reste largement prédominant : s'il pèse lourdement sur l'installation des équipements fixes, il répugne aussi aux spécialistes chargés du fonctionnement des services sociaux. Il devient de plus en plus difficile de trouver des instituteurs qui acceptent d'exercer dans les îles : dès la fin du 19 e siècle, l'école des Blaskets était victime de fréquentes fermetures et les institutrices s'y succédaient à un rythme rapide. De plus en plus rares sont aussi les médecins prêts à résider dans les dispensaires ruraux les plus écartés. Le Nord-Ouest du comté de Mayo est à cet égard le plus cruellement éprouvé : les logements neufs construits il y a quelques années à Bangor-Erris et à Glenamoy pour les médecins restent vides et se détériorent rapidement. En 1969, un candidat aux élections législatives fit sa campagne dans la région sur le thème : 'Un docteur pour Bangor ! '... Il ne fait pas bon être malade quelque part entre Belmullet et Crossmolina 5 7 ! b)

Anémie de la vie sociale

Les Irlandais forment un peuple naturellement sociable et friand de rencontres et de loisirs de groupe. L'habitat en clachan ou la dispersion dense ont longtemps permis de donner libre cours à cette inclination. Les veillées ont eu, jusqu'à une date encore proche, un rôle social essentiel : ce sont elles qui ont développé en Irlande l'art du récit, le goût du conte et du merveilleux. Patrick Gallagher explique comment, dans les Rosses du Donegal, 'tous les voisins se réunissaient dans une des maisons, chaque soir, pour un airneal, vieux hommes et vieilles femmes, jeunes gens et jeunes filles. Après que les jeunes aient dansé, on commençait à raconter des histoires, et Peggy Manus chantait à chaque fois quelques chansons 5 8 ...' Ce genre de réunion impromptue où l'on parle, joue, chante et danse est couramment appelé un ceilidh en Irlande. Toutes les occasions étaient bonnes pour donner aux ceilidhe plus de relief encore : travaux en commun — extraction de la tourbe, construction d'une

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EEO

Fig. II-7. Sources:

37

Proportion des foyers possédant l'eau courante dans chaque et bourg-comté d'Irlande (1961) Census [23] 1961, vol. VI; Census [48] 1961, County Reports.

*46

comté

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maison ou d'un bateau, réfection d'un chaume, battage, etc. —, mariage, départ d'un émigrant. Des circonstances plus inattendues étaient le prétexte à d'autres joyeux moments. Ainsi les veillées funèbres étaient-elles des réunions prisées entre toutes et courues par tous les habitants du townland où résidait le défunt. De même, la coutume était, pour les prêtres irlandais, de tenir des stations dans des maisons privées et destinées à une dizaine de familles du voisinage. Le prêtre arrivait vers neuf heures le matin, confessait, célébrait la messe, percevait l'équivalent du 'denier du culte' ; on partageait ensuite un copieux petit déjeuner et le prêtre prenait congé ; alors commençait une aprèsmidi de réjouissances, qui se prolongeait tard dans la nuit. Il résultait de toutes ces pratiques des communautés très soudées, et d'autant plus qu'elles étaient déjà unies par la consanguinité : 'Il était contraire aux coutumes Au glen qu'une famille possédât quelque chose qui ne fût point à la disposition de toutes les autres. N'était-ce pas l'habitude du glen que l'homme qui avait une échelle la m î t à la disposition de ses voisins ? Que la forme de chaussure possédée par un autre passât de maison en maison ? De même, une femme détenait un cadre à contrepointer, une famille avait une scie et une autre les chandeliers dont on se servait lors des visites du p r ê t r e 5 9 . ' Du reste, cette solidarité avait ses mauvais côtés : chacun épiait chacun, tout se savait et les commérages étaient le lot quotidien du clachan. Le poids des conventions était paralysant : nouvelle arrivée au glen, Brigid 'doit croire ce que le glen croit, et agir comme le glen agit' 6 0 . La coloration de la vie a bien changé dans les campagnes d'Irlande. La pulvérisation des clachans, la dépopulation massive, le vieillissement et les progrès de l'individualisme ont distendu les liens. Les stations ne sont plus suivies, les mariages sont fêtés à l'hôtel de la ville voisine, les travaux en commun sont devenus rares, les veillées funèbres ont le plus souvent perdu leur côté joyeux, et la radio incite chacun à rester chez soi le soir. Les sociologues parlent de 'déstructuration' et d' 'anomie' 6 1 . Il était difficile de se résigner à voir disparaître une vie sociale aussi riche ; il était difficile d'admettre que chaque famille puisse vivre repliée sur elle-même en gardant comme seuls contacts avec l'extérieur, l'office dominical, les visites au pub voisin et, lorsque l'électrification et les revenus le permettaient, la radio ou la télévision. Outre les syndicats agricoles, de nombreux mouvements sont nés qui se préoccupent de l'animation sociale des campagnes : Young Farmers' Club of Ulster, Young Farmers' Club of Ireland, Macra na Tuaithe, Macra na Feirme... Tous multiplient les concours agricoles, les compétitions locales, cherchent à former des animateurs et des cadres, suscitent rencontres et cycles de formation ; certains organisent des cercles dramatiques, des classes d'hiver, etc. Le Women's Institute, d'inspira-

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tion protestante, et Ylrish Countrywomen's Association, d'obédience catholique, s'efforcent d'attirer les femmes à des conférences, des réunions locales ou des thés. L'Eglise presbytérienne est spécialement active dans ses paroisses d'Irlande du Nord : les social evenings avec chants et jeux, fréquemment suivis d'un thé, se multiplient un peu partout. Mais l'effort le plus systématique et le plus vaste de rénovation a été entrepris par l'Eglise romaine avec la fondation en 1931 à Tipperary de Muintir na Tire par le père J . M. Hayes. Il s'agit d'un 'mouvement communautaire rural fondé sur les principes chrétiens dans le cadre de la paroisse, et fédéré à l'échelon national' pour développer la coopération agricole, améliorer la formation professionnelle, élever le niveau de vie et élargir l'activité culturelle des r u r a u x 6 2 . Dans chaque paroisse, se tient annuellement une réunion générale, le Parish Guild, qui élit un conseil de paroisse présidé par le curé. Chaque 'guilde' élabore son plan de progrès agricole. Mais surtout, l'accent est mis sur l'organisation des loisirs, notamment pour les jeunes. La salle paroissiale est devenue le centre des activités : réunions, conférences, ceilidhe et bals, séances de cinéma et de théâtre, concerts modestes s'y succèdent. On vient aussi y regarder la télévision. En outre, les 'guildes' s'efforcent de multiplier les terrains de sports et, lorsqu'elles sont fortunées ou lorsque les bailleurs de fonds irlando-américains sont généreux, elles pensent à l'aménagement d'une piscine. L'Eglise catholique irlandaise est, dans son ensemble, très attachée au maintien d'une forte population rurale et à la préservation des valeurs morales qu'elle représente. Mais elle se heurte aux mêmes difficultés fondamentales que les responsables de l'adduction d'eau ou de l'électrification. Faut-il disperser partout halls et terrains de sports, au risque de ne les voir utiliser que par une population trop faible pour garantir durablement leur fonctionnement ? Faut-il au contraire concentrer les activités en quelques points privilégiés au risque de condamner de vastes territoires à l'abandon ? L'ambition de tout sauvegarder ne conduira-t-elle pas à la débandade générale ? Ce dilemme se pose aussi à propos des écoles primaires rurales. c)

La nécessaire révision de la carte scolaire

L'institution de l'école primaire en Irlande remonte à la loi de 1831, laquelle faisait obligation à l'Etat d'apporter son concours financier à toute école comportant au moins vingt-quatre élèves, et d • le lui conserver tant que le nombre d'élèves ne tombait pas au-dessous de huit. Le semis des écoles primaires rurales s'est progressivement mis en place à compter de cette date : dans l'Ouest, la plupart des écoles ont été ouvertes entre 1870 et 1900. Le système adopté a favorisé l'apparition

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et l'homologation d'une multitude de toutes petites écoles, bien adaptées à une population dispersée, mais encore dense, et à de médiocres conditions de transport. Du fait du dépeuplement, toutefois, la population scolaire a subi un redoutable éclaircissement. Des classes ont dû être supprimées et celles qui restaient ont dû fonctionner avec des effectifs réduits. Pour l'année scolaire 1963-1964, 66 % des écoles primaires de la République étaient des écoles à une ou deux classes. Telle paroisse du Sud-Ouest, étendue sur 220 kilomètres carrés (la taille d'un canton français) mais peuplée de 1 500 habitants seulement, ne possédait pas moins de neuf écoles primaires ! Or, les exigences croissantes en matière de niveau scolaire devenaient de moins en moins compatibles avec ce système démultiplié à l'excès. Les micro-écoles rurales, aux classes squelettiques, engluées dans la routine, ignorant l'émulation, étaient de bien médiocres instruments de formation ; elles étaient, au contraire, éminemment favorables au retard scolaire et à l'interruption précoce des études. En gros, plus la proportion de population rurale des comtés est élevée et plus le temps de scolarisation est court (fig. II-8). En outre, on s'accommodait de plus en plus difficilement de conditions matérielles médiocres. Le long chemin, accompli à pied par tous les temps pour gagner l'école isolée dans la lande au croisement de deux routes de campagne, était de moins en moins conforme aux nouveaux idéaux de confort. Les locaux scolaires eux-mêmes laissaient fort à désirer, et l'entretien de si nombreux bâtiments eût englouti des sommes inconsidérées. La réaction contre ce piteux état de choses vint d'abord d'Irlande du Nord, dès 1947. Les plus fortes densités rurales dont bénéficie la Province pourraient faire penser que l'urgence y était moindre. En réalité, la dualité confessionnelle qui caractérise les populations du Nord-Est réduit gravement les densités spécifiques : enfants protestants et enfants catholiques fréquentent en effet des écoles différentes. Les écoles protestantes sont gérées par l'autorité publique ; les écoles catholiques sont au contraire généralement privées, mais elles bénéficient de subventions publiques : dans les deux cas, les conseils de comté possèdent donc de solides moyens d'intervention. La loi de 1947 oblige les conseils de comté à établir un plan de révision de la carte scolaire, prévoyant les concentrations, les fermetures et les créations d'écoles (development schemes). Ces plans ont été publiés et les intéressés ont pu, pendant deux mois, faire connaître leurs observations, leurs objections, leurs propositions. Depuis, la réorganisation du réseau scolaire se poursuit activement. Plus du tiers des écoles ont été supprimées et le mouvement est loin d'avoir atteint son terme. Le but est de faire disparaître, dans la mesure du possible, toutes les écoles de moins de trois classes : les élèves

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.] 32% à 35% I'. • .1 21% à 27%

Proportion des hommes ayant poursuivi leurs études au-delà de 14 ans, dans les comtés et bourgs-comtés d'Irlande N.B. Les chiffres concernant la République sont relatifs à 1966; ceux concernant l'Irlande du Nord remontent à 1961 Sources: Census [23], 1966, vol. VII; Census [48], 1961, County Reports. Fig. II-8.

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sont gratuitement conduits en classe en minibus ou en taxi s'ils habitent à plus de eux miles de l'école. En principe, le rayon maximum de 'ramassage' n'excède pas huit miles (13 kilomètres). Le plus souvent, les écoles choisies pour concentrer les élèves des établissements condamnés sont localisées dans des villages ou des bourgs. Ainsi, les écoles catholiques du Nord-Antrim sont à Armoy, Ballycastle, Ballymoney, Cloughmills, Dunloy, Portglenone et Rasharkin, dont les populations s'échelonnent entre 401 et 3 520 habitants (1966). De même, celles du comté de Fermanagh sont à Belcoo, Beleek, Tempo,... (140 à 278 habitants). Rien de brutalement doctrinaire dans cette réorganisation : on consent aux minorités religieuses très ténues le maintien de toutes petites écoles. Ainsi, les douze enfants protestants des Glens of Antrim, massivement catholiques, ont-ils pu conserver leur école. De même, une école protestante subsiste dans l'extrême Sud du comté d'Armagh, tout près de la frontière : elle n'a que cinq élèves et encore deux viennent-ils chaque matin de la République 63 ... Le mouvement de concentration des écoles primaires dans la République n'a été amorcé qu'en 1966. Annoncée par un discours du ministre de l'Education, la nouvelle politique a soulevé des tonnerres de protestations, notamment de la part de la hiérarchie catholique. L'évêque de Galway, Mgr Browne, s'est distingué à cette occasion par des déclarations particulièrement vigoureuses. Il est vrai que le système scolaire de la République donne aux Eglises — en fait, à l'Eglise romaine — une position très forte : les écoles primaires relèvent de l'Etat, mais elles sont gérées dans chaque paroisse par les prêtres, éventuellement par les ministres protestants. Aux yeux de l'évêque de Galway, la fermeture des petites écoles rurales allait 'intensifier la désertion des campagnes et accélérer l'émigration' ; elle allait priver les populations rurales d'un foyer social essentiel ; elle allait contraindre les élèves à des voyages harassants en car ou en taxi ; elle allait enfin faire perdre aux enfants le bénéfice de classes peu chargées où l'on peut s'occuper individuellement de chacun, pour les noyer dans l'anonymat de classes surchargées 6 4 . D'autres opposants craignaient les méfaits du contact avec les enfants des villes ou faisaient objection à la mixité des classes. Malgré ce tollé, les nouvelles normes sont progressivement appliquées : au 31 mars 1969, 563 écoles à une et deux classes avaient été fermées sur les 3 192 existant en 1963-1964. Un seul diocèse a fait l'objet d'un plan d'ensemble, celui d'EIphin-Sligo : chaque paroisse y possédait en moyenne 6 écoles ; la réorganisation en cours réduira cette moyenne à 2,5 ; alors que 20 % seulement des écoles étaient situées dans des hameaux, villages ou bourgs, la proportion passera à 50 %. Ailleurs, on pratique la politique du coup par coup, paroisse par paroisse. Lorsque les autorités ecclésiastiques font preuve de compré-

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hension, les choses évoluent vite : la concentration est à peu près achevée dans les comtés de Kilkenny, de Wicklow ou de Wexford. Au contraire, l'évolution est plus lente dans les régions de Galway et Sligo où les évêques résistent, à Cork aussi, où l'évêque s'oppose à la création de classes mixtes. Il n'empêche : inéluctablement, les écoles primaires sont concentrées dans les villages et les bourgs qui gagnent ainsi en centralité. C'est là une expérience discrète de réaménagement des campagnes : elle est cependant intéressante car elle vise, en dehors de toute doctrine préconçue, à apporter une solution empirique à un aspect capital du problème de l'animation rurale 6 5 .

CONCLUSION : V E R S UNE RESTRUCTURATION DES CAMPAGNES IRLANDAISES ? L'équipement et l'animation des campagnes irlandaises sont en somme gênés par la conjonction de trois circonstances. D'une part, le peuplement, de structure traditionnellement lâche et indécise, a évolué vers la dispersion extrême du fait de la pulvérisation des clachans. D'autre part, l'émigration a considérablement amenuisé la population ; les densités sont parfois tombées à des niveaux très bas sur de vastes surfaces ; lorsqu'elles conservent des valeurs élevées, c'est trop souvent sur des territoires discontinus et fragmentés en lambeaux étroits, séparés les uns des autres par d'immenses espaces vides. Enfin, les revenus médiocres de la majorité des ruraux ne leur permettent pas de compenser par un effort financier suffisant les impedimenta de la distance et de l'isolement. Aussi les campagnes irlandaises sont-elles, dans l'ensemble, victimes d'un étiolement qui s'étend aux aspects matériels et sociaux de la vie des hommes. Un effort très sérieux de réflexion a été entrepris pour imaginer le moyen de juguler cette crise. Muintir na Tire a cru pouvoir fonder ce renouveau sur une simple revitalisation de la paroisse (environ 100 kilomètres carrés et 1 5 0 0 à 2 0 0 0 habitants). Le pays s'est couvert depuis 1931 de halls paroissiaux et de terrains de sports : il n'est plus de hameau qui n'aspire à profiter de cette manne à laquelle contribue l'argent d'outre-Atlantique. D'aucuns ont critiqué ce saupoudrage excessif. Le révérend J . Newman a pris la tête d'une école de pensée qui voit dans une refonte des structures du peuplement et de la vie de relation le seul moyen de réanimer les campagnes. Il s'agirait d'en finir avec la dispersion des investissements et de concentrer les équipements sur 150 bourgs ou 'villes rurales' qui seraient ainsi consacrés dans leur vocation d'animer les campagnes alentour dans un rayon d'une quinzaine de kilomètres. Le centre — qui ne devrait jamais avoir moins de 1 0 0 0 habitants —

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répondrait aux besoins commerciaux, sociaux, et culturels des ruraux, et spécialement des jeunes. En outre, il offrirait des emplois industriels à la main-d'œuvre rurale qui se déplacerait chaque jour vers ses petites usines, comme en Grande-Bretagne ou en Belgique. Bref, il faut cesser de planifier à propos de chaque village, pour s'élever au niveau de la petite région rurale dans son ensemble ; il faut adapter à l'Irlande la théorie des villages-centres 6 6 . Les tenants de la centralité rurale ont d'ailleurs fait de nombreux adeptes : en 1969 même, le congrès de Muintir na Tire, réuni à Ennis, adoptait un plan d'aménagement en tout point conforme aux vues de J . Newman : chaque petite région (on en prévoit 100 à 120) aurait son conseil qui se superposerait aux conseils des paroisses 6 7 . Cette vue des choses est raisonnable. Elle a notamment pour elle d'être bien adaptée à un caractère spécifique de la géographie urbaine de l'Irlande : l'existence d'un semis relativement régulier et dense de bourgs ou petites villes. Pourtant, la solution proposée nous paraît susciter deux observations. 1° Les campagnes irlandaises sont remarquables par leur faible densité de population — et il serait sans doute sage de prévoir une certaine aggravation de ce trait dans le futur. Dès lors, toute référence à la Grande-Bretagne, à la Belgique ou aux Pays-Bas est inadéquate. Les petites villes peuvent prospérer dans ces pays au centre de zones de chalandise exiguës grâce à la densité élevée de la population rurale. Au contraire, il serait nécessaire en Irlande de compenser l'insuffisance de la densité par une plus grande superficie desservie. De surcroît, les discontinuités de l'espace géographique irlandais, l'existence de nombreux et vastes promontoires maritimes naturellement isolés, contraindront à opter pour de 'petites régions rurales' relativement étendues. Dès lors un problème d'accessibilité se posera à propos de certains services. Est-il imaginable que l'école élémentaire soit à plus de 5 kilomètres de la résidence des élèves ? N'est-ce pas alors condamner les ruraux à ne jamais pouvoir fréquenter les classes maternelles et les mettre d'emblée en position d'infériorité ? Est-il concevable qu'une population au niveau de vie généralement modeste puisse dépendre, pour le moindre achat alimentaire, d'un magasin situé à plus de quelques kilomètres ? Pour toutes ces raisons, il nous semble qu'un relais s'impose entre le plat pays et la petite ville : il faut conserver ou fortifier un réseau de modestes villages où seront localisés l'école élémentaire, la poste, le dispensaire et une boutique de première nécessité — au besoin de nature coopérative si le secteur privé fait défaut. 2° L'observation de l'évolution démographique des différents groupements irlandais depuis quelques décennies confirme empiriquement ce point de vue. T. W. Freeman avait déjà noté que, dès 1891 et plus encore dès 1926, une tendance se faisait jour à la concentration de la

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transformation

100

100 '/.

91 78

80

77

87

75.5 66

60

60

0 100 Fig. II-9.

200

500

1000 1500

3000

Proportion, dans chaque catégorie croissance (Républiques d'Irlande,

5000

15 000

de taillle (1966), 1951-1966)

100 000 h des centres

en

population rurale irlandaise 6 8 . Une étude menée sur la période 1951-1966 permet de conclure à la continuation de ce mouvement. Le nombre de groupements élémentaires — les census towns groupant plus de vingt maisons — ne cesse de s'accroître dans la République. Entre 1951 et 1966, 78 % des plus petits centres (moins de 200 habitants) sont en croissance. La proportion des centres en croissance diminue légèrement dans les catégories supérieures (200 à 500 et 500 à 1 000 habitants), pour s'effondrer brutalement à 50 % au niveau des bourgs de 1 000 à 1 500 habitants. Les comportements s'améliorent ensuite progressivement jusqu'aux villes les plus grandes (fig. II-9). La mauvaise position des bourgs s'explique aisément : insuffisamment équipés pour être nécessairemment préférés aux villages comme centres de service, mais durement concurrencés par les villes, ils paraissent souffrir de la désaffection de leur clientèle traditionnelle. Au contraire, la bonne tenue des centres les plus humbles — et ce, depuis au moins un demi-siècle — est la preuve qu'ils correspondent à un besoin réel. Leur fonction commerciale a beau être dévalorisée, ils ont pour eux d'offrir une facile desserte en électricité ou en eau à leurs résidents, ainsi qu'une gamme modeste, mais indispensable, de services 'au jour le jour'.

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récent?

165

Réflexion et observation s'accordent en somme pour faire souhaiter que le renforcement du relais villageois ne soit pas oublié dans l'effort de réaménagement des campagnes d'Irlande.

NOTES 1. 2. 3. 4.

5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14. 15. 16. 17. 18. 19. 20. 21.

22. 23. 24. 25. 26. 27. 28. 29. 30. 31. 32. 33. 34. 35. 36. 37. 38. 39.

Meitzen [177], Evans [266], p. 28. MacCourt [319], p. 90-91. Rappelons que, p o u r le recensement de 1971, le seuil minimum de 50 maisons habitées a été adopté en République d'Irlande comme en Irlande du Nord (il était auparavant de 20 maisons). O'Sullivan [518], p. 31. Ward [541], p. 29. Flatres [201], p. 219-221. Green, in Edwards et Williams [265], p. 97. Freeman [451], p. 261 et 267. MacAodha [493], p. 20-28. Flatres [201], p. 233 sq. Ibid., p. 223 et MacCourt [319], p. 89. Evans [585], p. 118. Flatres [201], passim. Evans [266], Wakefield [395], p. 256. MacCourt [319], p. 59. Flatres [201], p. 4 3 4 sq. Douglas [262] ; Graham [287] note qu'elle existait encore à Achill en 1945 ; MacCourt [319], p. 215 sq. Foster [277], p. 292-293 ; Flatres donne un plan de Menlough [201], fig. 48. Flatres [201], carte hors-texte (les villages d'Irlande vers 1840) et fig. 35, p. 290, Freeman [282], fig. 5, p. 32, et Proudfoot et Vaughan [656] (pour la seule Irlande du Nord). P r o u d f o o t et Vaughan [656], p. 22. MacCourt [631], MacParlan, cité par MacCourt [498], p. 49. MacCourt [319], p. 250. Mogey [638], p. 18. Coulter [429], p. 199-200. Congested Districts Board [21], ' 1 6 t h Report'. MacCourt [498], p. 51. Micks [335], p. 145-146. MacAodha [493], p. 26 et carte D. Lévi-Strauss [175], p. 201. Flatres [201], p. 224. P r o u d f o o t et Vaughan [656], p. 22. Ibid., p. 24. MacAodha [493], p. 24. MacCourt [498], p. 49. Buchanan [561], p. 109-120. Evans [266], p. 28, P r o u d f o o t [372], p. 116 et [371], p. 338, et J o h n s o n

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Un héritage structurel en rapide

[ 3 0 2 ] , p . 1 6 7 utilisent le m ê m e m o t d e 40. M a c A o d h a [493], p. 23. 4 1 . G a i l e y [ 4 5 8 ] , p. 7 1 .

transformation

flexibility.

42. Evans [ 5 8 5 ] , p. 118. 43. MacCourt [319], p. 93. 4 4 . O t w a y , cité par C u r r y [ 4 3 2 ] , p . 1 2 . 45. 46. 47. 48. 49. 50. 51.

F o s t e r [ 2 7 7 ] , p. 2 9 2 - 2 9 3 . Weulersse [ 1 9 6 ] , p . 2 4 6 - 2 4 8 . Foster [277], p. 292-293. A a l e n , in B o a l et B u c h a n a n [ 2 2 1 ] . Foster [277], p. 292-293. De Paor [ 3 6 4 ] , p . 8 2 . M a c C o u r t [ 3 1 9 ] , p . 3 1 0 sq.

52. 53. 54. 55. 56. 57. 58. 59. 60. 61.

Ibid.,-p. 319. F l a t r e s [ 2 0 1 ] , p. 2 2 8 . M a c A o d h a [493], p. 24. C o n g e s t e d Districts B o a r d [ 2 1 ] , ' 2 0 t h R e p o r t ' , p . 1 1 . C e s c h i f f r e s et c e u x q u i suivent s o n t tirés d e s r e c e n s e m e n t s d e 1 9 6 1 . Sunday Independent, 5 avril 1 9 7 0 . G a l l a g h e r ( P a d d y the C o p e ) [ 2 8 4 ] , p . 8 4 - 8 5 . O'Donnell [352], p. 39. Ibid., p . 7 2 . Cresswell [ 4 3 0 ] , p . 5 2 6 - 5 2 7 . B l a n c h a r d [ 2 1 9 ] , p . 1 4 9 , et H a y e s , in O ' B r i e n [ 3 4 8 ] , p . 1 3 7 - 1 3 8 . R e n s e i g n e m e n t s a i m a b l e m e n t c o m m u n i q u é s p a r le D e v e l o p m e n t O f f i c e r d u ministère de l'Education d'Irlande du Nord ( 1 9 6 9 ) . Sunday Independent, 6 février 1 9 6 6 . R e n s e i g n e m e n t s a i m a b l e m e n t c o m m u n i q u é s p a r la Primary S c h o o l B r a n c h du m i n i s t è r e d e l ' E d u c a t i o n d e la R é p u b l i q u e d ' I r l a n d e ( 1 9 6 9 ) . N e w m a n [ 5 0 9 ] et [ 5 1 0 ] , c h a p . III. Irish Times, 1 4 a o û t 1 9 6 9 . F r e e m a n [ 4 4 6 ] , p . 9 3 , [ 4 4 8 ] , p . 3 0 , et [ 4 4 9 ] , p. 8 7 .

62. 63. 64. 65. 66. 67. 68.

CHAPITRE III

Les modes de peuplement. Villes et organisation urbaine

INTRODUCTION Par sa sous-urbanisation encore, l'Irlande fait figure d'exception en Europe du Nord-Ouest. C'est une nouvelle fois parmi les Etats danubiens et balkaniques que l'on pourrait trouver des situations comparables (55 % environ de population urbaine). L'insuffisance quantitative globale est aggravée par une répartition géographique très déséquilibrée des villes. Les deux agglomérations de Dublin et de Belfast rassemblent 60 % des citadins irlandais ; 25 % seulement d'entre eux habitent à l'ouest d'une ligne Coleraine-Waterford (75 % du territoire) et 5 % à l'ouest d'une ligne Londonderry-Limerick (30 % du territoire). En gros, l'urbanisation est donc de moins en moins intense au fur et à mesure que l'on s'éloigne des parages de la Méditerranée britannique en direction de l'ouest ; ce schéma ne rend cependant pas compte de l'irrégularité de la distribution des villes (fig. 11-10). Les littraux sont très avantagés par rapport à l'intérieur du pays : toutes les villes de plus de 25 000 habitants sont des ports. Encore la pénurie de centres intérieurs est-elle inégalement répartie. On peut, à partir de Dublin, tracer deux lignes qui divisent l'île en trois secteurs fort différents quant à l'urbanisation. Au nord-est d'un axe Dublin-Londonderry s'isole le réduit urbanisé par excellence de l'Irlande ; c'est la seule région que la révolution industrielle ait véritablement transformée en y faisant éclore Belfast et l'essaim des petites villes qui se pressent à ses abords ; le semis se raréfie vers le nord-ouest et Londonderry n'est que le bastion avancé du front urbain face au vide du Donegal. L'Irlande méridionale, au sud d'une ligne Dublin-Galway, est encore convenablement pourvue ; pas de véritable grappe ou d'essaim ici, mais une trame régulière de petits centres qui jalonnent les itinéraires menant de la capitale vers Cork, Limerick, Waterford et Galway ; encore Galway est-elle déjà bien solitaire. Enfin, entre ces deux

168

Un héritage structurel en rapide

transformation Si

c

AGGLOMÉRATIONS URBAINES 6 5 0 0 0 0 habitants



espaces bâtis

560 0 0 0 h

O

de 1500 à 1949 habitants

O

de 1 9 5 0 à 3 0 4 9 h

AGGLOMÉRATIONS RURALES o de 100 à 2 9 9 habitants o de 300 à 6 9 9 h G de 7 0 0 à 1099 h O de 1 1 0 0 à 1499 h

Fig. 11-10. Agglomérations

urbaines et rurales

(1966)

O

de 3 050 à 6 4 9 9 h

O

de 6 500 à 7 9 9 9 h

O

de 8 0 0 0 à 9 9 9 9 h

Villes et organisation urbaine

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ensembles, toute l'Irlande du Centre-Ouest et du Nord-Ouest est gravement démunie : aucune agglomération intérieure n'y atteint 10 000 habitants et six seulement dépassent le cap des 5 000 ; le port de Sligo (14 456 habitants) ne doit son incontestable primauté qu'à la médiocrité ambiante. Les deux régions métropolitaines exceptées, l'Irlande est ainsi victime d'une sorte d'allergie à la ville et tout ce qui est urbain y est comme frappé de nanisme. Avec 1 854 habitants, Carrick-on-Shannon est le chef-lieu et l'agglomération principale du comté de Leitrim. Dix mille habitants suffisent à conférer à une ville stature et prestige ; Galway est un centre régional majeur, consacré par la notoriété internationale, avec 29 000 habitants. Cette miniaturisation de la perpective fait problème en elle-même, mais elle incite en outre à considérer les rapports des villes entre elles : une aussi faible différenciation quantitative au sein du semis urbain est-elle compatible avec une nette hiérarchisation fonctionnelle des centres ? Chacun de ces organismes nains, règne-t-il exclusivement sur le pays environnant ou s'intègre-t-il à un réseau urbain régional organisé autour d'une capitale ? Hypertrophie relative des métropoles et rachitisme de la majorité des villes, congestion et atonie : de graves déséquilibres résultent d'une situation malsaine, héritage d'une trop longue période d'anémie généralisée et, pour le Nord-Est, d'une croissance brutale et incontrôlée. Cette situation a suscité de nombreuses tentatives de réorganisation urbaine, dont les résultats sont jusqu'à présent surtout sensibles en Irlande du Nord.

I.

TARD VENUE, L'ARMATURE URBAINE RESTE CHETIVE ET DÉSÉQUILIBRÉE

La vocation d'une ville est toujours le service des territoires adjacents. 11 n'est donc pas de ville qui ne soit, d'une manière ou d'une autre, pourvue d'un rayon d'action, c'est-à-dire d'une région. Dans la Gaule romaine, le même mot de civitas avait fini par désigner indifféremment la ville et sa région, souvent dénommées, l'une comme l'autre, d'après l'ethnie locale. Un minimum d'emprise et de stabilité territoriales est donc nécessaire à l'apparition et à l'essor des villes. Or, il semble bien que cette condition nécessaire ait fait défaut à la société irlandaise ancienne. On traduit habituellement le mot tuath par 'royaume', mais il signifiait à l'origine la tribu 1 et non le territoire qu'elle occupait. De même la 'province' était-elle constituée par un ensemble de tribus 2 : le système de référence politique reposait donc sur les liens de sang et non sur des entités dotées de frontières stables. En échappant à la conquête romaine, l'Irlande perdit une occasion

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Un héritage structurel

en rapide

transformation

d'entrer en contact avec une civilisation fortement marquée par la ville. L'Eglise ne put y plaquer ses structures episcopales sur un réseau de centres administratifs préexistants. Il semble bien pourtant qu'en évangélisant le pays, saint Patrick ait eu la volonté de le doter de diocèses territoriaux 3 ; il dut cependant tenir compte de son extrême atomisation politique et il passe, selon les traditions, pour avoir sacré 350 ou 365 évêques 4 ! Sans doute en plaça-t-il un dans chaque tribu convertie ou en voie de l'être 5 . Il n'est donc pas sûr que chaque évêque ait été affecté à un siège précisément localisé ; en admettant que tel ait été le cas, le nombre même des évêchés aurait suffi à les empêcher de devenir des centres bien significatifs. Une déviation se produisit d'ailleurs rapidement, au terme de laquelle l'Eglise d'Irlande acheva de s'éloigner du strict modèle romain. Déjà dépourvus de substance, les diocèses territoriaux disparurent bientôt au profit des monastères claniques. L'habitude était que chaque 'roi' converti fît don d'une terre destinée à la construction d'un monastère qui ne recrutait que parmi les hommes du clan 6 . L'Irlande se couvrit ainsi d'une poussière de monastères dont les abbés accaparèrent, mais de manière purement formelle, les fonctions épiscopales : loin d'être un facteur de permanence territoriale et d'organisation politique, l'évêque-abbé Irlandais n'était donc rien d'autre que l'homme d'un clan. Sans doute les monastères purent-ils éventuellement donner naissance à des villes. Beaucoup rassemblaient, à l'intérieur d'une enceinte semblable à celle des raths, des églises de bois et les huttes d'osier des moines 7 . Armagh, dont la tradition attribue la fondation à saint Patrick, ne comptait pas moins de sept églises : autour d'elles, moines, étudiants, marchands et artisans représentaient sans doute de 3 000 à 4 000 personnes. Kells avait une population équivalente ; Cashel, Clonmacnoise, Cork, Durrow, Glendalough, Kildare, Kilmacduagh ou Lismore étaient aussi, semble-t-il, des agglomérations de quelque importance 8 . Toutes ces localités étaient cependant essentiellement tournées vers la vie monastique et non vers la vie de relation ; beaucoup avaient été volontairement situées à l'écart des courants de circulation. Des sièges épiscopaux, moins introvertis, conçus en fonction de l'administration d'un évêché, auraient certainement mieux résisté à l'épreuve du temps et auraient pu donner lieu à des villes authentiques. Les cités monastiques devaient avoir, au demeurant, une bien modeste apparence. Si l'on en croit la relation de sa vie écrite par saint Bernard de Citeaux, la construction par saint Malachie d'une église de pierre à Bangor (vers 1 120) suscita surprise et émerveillement parmi les indigènes 9 . Le vieil irlandais ne possède d'ailleurs aucun mot pour traduire maçon et, lorsque de tels artisans apparurent au 10 e siècle, ils furent désignés par une périphrase (constructeurs en bois et en pierre) ; de même, les anciennes lois irlandaises, les Brehon Laws, qui

Villes et organisation

urbaine

171

déterminaient avec soin les privilèges de chaque catégorie de travailleurs, ignoraient-elles les m a ç o n s 1 0 . Les 'villes' profanes, s'il en exista jamais, n'étaient pas plus soignées que les cités monastiques : même la 'capitale' des hauts-rois d'Irlande à Tara (comté de Dublin) ne mérite pas ce nom. Les sagas suggèrent que ses circonvallations de terre ne contenaient, en fait de palais, que des cabanes de bois, aussi vite détruites que reconstruites : au temps des chevaliers de la Fianna, Tara fut, vingt années de suite, rebâtie et à chaque fois brûlée 'jusqu'au ras du sol' par intervention m a l é f i q u e 1 1 . L'archéologie a confirmé les faits : les fouilles de S. P. O'Riordain ont démontré qu'il n'y avait à Tara que des constructions de bois entourées de palissades et de fossés 1 2 . Il fallut attendre la fondation des comptoirs Scandinaves pour qu'apparaissent en Irlande des villes dignes de ce nom — et encore s'agissait-il d'agglomérations de bois. J . Otway Ruthven affirme avec netteté que, 'dans l'Irlande celtique, aucune ville véritable n'avait jamais existé, à l'exception des établissements norois de Dublin, Wexford, Waterford, Cork et Limerick' 1 3 . Force est d'admettre que la ville est essentiellement, en Irlande, la marque de la conquête étrangère. Comptoir ou forteresse, la ville irlandaise est toujours à l'origine une fondation coloniale destinée soit à dominer commercialement le pays, soit à le contrôler militairement, les deux fonctions étant souvent réunies. Il s'agit immanquablement d'un greffon, artificiellement enkysté au sein de campagnes peuplées d'indigènes souvent hostiles. Création anglo-normande, Galway a toujours redouté la 'férocité' des O'Flahertys, et une loi municipale de 1518 stipulait qu'il était interdit 'aux O' et aux Mac' de crâner et de se pavaner dans les rues' de la ville 1 4 . En 1750 encore, les bourgeois de Limerick faisaient fermer chaque nuit les portes de leur ville 'par peur de l'ennemi irlandais' 1 5 . Les Lois Pénales accusèrent le clivage entre occupants citadins et indigènes paysans. Les catholiques furent exclus de la vie municipale et les privilèges de bourgeoisie furent réservés aux seuls protestants. Certaines villes, comme Bandon près de Cork, interdirent même aux catholiques d'habiter intra muros 16 ... Dans certaines régions, la quasi-totalité du semis urbain remonte à une phase bien distincte de la conquête de l'île. Ainsi les villes du Nord-Est ont-elles surtout été mises en place lors de la plantation de l'Ulster. Ailleurs, au contraire, les étapes successives de la conquête ont déterminé autant de générations de villes. Dans la région de Cork, on repère ainsi une couche Scandinave (Cork, Waterford, Youghal), une couche anglo-normande (Caher, Carrick-on-Suir, Clonmel, Dungarvan, Kilmallock, Kinsale, New Ross), une couche correspondant à la plantation élisabéthaine et à ses prolongements au 17 e siècle (Bandon, Castlemartyr, Lismore, Mallow, Midleton, Rathluirc, Tallow), une

172

Un héritage structurel

en rapide

transformation

couche hanovrienne enfin, due à l'initiative de landlords 'éclairés' (Fermoy, Mitchelstown) 1 7 . Pour autant, il serait excessif de n'attribuer qu'à l'apparition tardive de la ville la sous-urbanisation actuelle de l'Irlande. Bien des villes de la Baltique, cependant apparues aux temps de la Hanse, n'en ont pas moins brillamment prospéré depuis. C'est la longue sujétion politique qui, en contrariant l'essor économique du pays, a contraint la plupart de ses villes à végéter dans la médiocrité. Les entraves directes à la vie économique de l'Irlande coloniale sont les plus évidentes. Nous avons eu l'occasion déjà d'évoquer les Actes de Navigation qui empêchaient l'Irlande de commercer avec les colonies ou l'étranger. L'arsenal de la législation mercantiliste élaborée à Londres limitait en outre sévèrement les ventes irlandaises à la GrandeBretagne : par les Cattle Acts était proscrite l'exportation de viande séchée, salée ou sur pied ; des droits de douane prohibitifs interdisaient l'absorption par le marché britannique des laines et lainages irlandais. Ce régime d'asphyxie eut tôt fait de miner l'élevage irlandais et de ruiner l'industrie lainière. Celle-ci se trouva fort démunie lorsque l'union avec la Grande-Bretagne (1800) et la suppression totale des droits de douane entre les deux îles (1824) mirent brutalement en concurrence les deux économies. Ainsi l'industrie irlandaise a-t-elle été tour à tour victime du protectionnisme mercantiliste et du libre-échange intégral. 1 8 Les entraves indirectes au développement économique, quoique plus discrètes, n'en furent pas moins lourdes de conséquences. Toutes les conditions se trouvaient réunies pour empêcher la constitution en Irlande même d'un capital susceptible de financer l'industrialisation. Dès 1770, on estimait que les pensionnés et les titulaires de sinécures vivant en Grande-Bretagne coûtaient au royaume d'Irlande près de 100 000 livres par an ; dans le même temps, l'exportation de la rente foncière par les landlords absentéistes représentait déjà 730 000 livres. Ces sommes étaient énormes, à une époque où le budget total annuel du royaume ne dépassait guère un million de livres. 19 L'hémorragie s'accentua encore lorsque la suppression du parlement irlandais en 1800 augmenta le nombre des landlords absentéistes. C'est à six millions de livres que l'on évaluait en 1 842 le montant de la rente foncière exportée en Grande-Bretagne 20 ! En même temps qu'elle déterminait cet extraordinaire drainage de richesse, la fuite de l'aristocratie privait le pays d'un marché appréciable et d'un utile stimulus économique. Mr. Pierce Mahony, déposant en 1823 devant une commission parlementaire d'enquête, affirmait ainsi que 'le comté de Kerry paie chaque année, rien qu'aux absentéistes, plus de 200 000 livres, dont pas un shilling n'est dépensé ici' 2 1 . En 1888 encore, le voyageur français Ph. Daryl remarquait : 'Il n'y a pas d'aristocratie à Dublin... Les

Villes et organisation urbaine

173

maîtres du sol... n'ont pas un fournisseur à Dublin et le revenu qu'ils tirent de leurs biens ne fait que s'accumuler chez le banquier pour s'en aller en bloc vers les marchés étrangers. 22 La meilleure preuve que l'on puisse fournir a contrario de l'effet nocif sur les villes de toutes ces entraves à la vie économique du pays est le bref âge d'or qui marqua la période de relative autonomie dont bénéficia l'Irlande de 1782 à 1800. La liberté commerciale avait été rendue au pays dès 1779 ; partout revivaient les industries et notamment celle de la laine ; à nouveau le commerce animait ports et marchés. Le prestige du parlement d'Irlande, enfin habilité à légiférer pour le royaume, retenait à Dublin nombre d'aristocrates qui lui eussent, en d'autres circonstances, préféré Londres. Toutes les villes connurent alors une phase d'extension et d'embellissement encore très reconnaissable dans les paysages urbains actuels, car elle correspond au climax de l'urbanisme et du style néo-classiques dits 'géorgiens'. Partout apparurent les avenues à longue perspective, les 'terrasses' de résidence disposées autour des frondaisons d'un vaste jardin carré ou rectangulaire (square), les escaliers monumentaux, les portiques à colonnes doriques, les façades à trois étages sobrement ornées de balcons en ferronnerie et de portes à imposte cintrée. C'est alors que Dublin s'enrichit des belles artères qui font la grandeur et l'élégance de son centre, que Belfast vit surgir Donegall Square et le quadrillage d'avenues qui y conduisent, que l'on dessina à Cork Grand Parade et le Mail, que Limerick prit son visage actuel avec l'apparition du nouveau centre de Newton Pery... Il n'est quère de petite ville et même de village où l'oeil exercé ne décèle, parmi la gangue des constructions ultérieures, quelque porte cintrée à colonnettes ou quelque balcon de bon goût qui sont le legs discret de cette période fortunée. L'âge d'or géorgien fut de courte durée. La menace française et l'agitation nationaliste en Irlande convainquirent le second Pitt de la nécessité de mettre fin à une autonomie qui devenait dangereuse pour la Grande-Bretagne. L'Union fut réalisée en 1800 : dès lors, la vie de l'île fut dirigée de Whitehall et la concurrence de l'industrie britannique put se donner libre cours. Le marasme reparut partout, les chantiers se raréfièrent, palais et maisons cossues, délaissés par l'aristocratie, se détériorèrent. L'émigration de masse consacra et accéléra la décadence générale : la plupart des villes connurent un déclin numérique accentué. Seul le Nord-Est ulstérien dut à sa forte population protestante et à la proximité de l'Ecosse d'attirer l'industrie. Ce fut l'unique région d'Irlande qui connut la révolution industrielle, aussi prompte à urbaniser que propice à l'insalubrité et à l'anarchie des quartiers ouvriers. Belfast surgit brusquement de la pénombre, flanquée d'une cohorte de satellites industriels. Partout ailleurs la vie urbaine entra en hibernation.

174

Un héritage structurel en rapide

transformation

DUNDONALD

Quartiers à forte

ouvriers victoriens densité (slums)

Quartiers pavillons

périphériques dont :



Résidence

riche

-

Résidence

riche

de

du

centre

villas actuelle déchue

Routes

majeures

Antrim

Road

et

Crumlin

Road

Shankill

Road

Springfield Artères -daires

centrales suburbains

et

centres

Zone portuaire , principales industrielles , u s i n e s isolées Principaux

Fig. 11-11.

espaces

Belfast

verts

sec on zones

Falls

Road

Road

Ballymacarrett Terre-plein Victoria

de

Q u e e n ' s Island

Channel

Villes et organisation

urbaine

175

BALLSBRIDGE

OUNLAOGHAIRE

DALKEY

KiLLINEY

Slums

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avec

Résidence

I Classes

I Zone

Fig. 11-12.

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à

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à 1850

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zones

à

l'interieur

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géorgienne

moyennes

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¡lots

Rivieres *

C h â t e a u (site 0

1

2

anglo-normand ) 3

4

5km

176

Un héritage

structurel

en rapide

transformation

Tout se passe comme si le développement urbain avait été figé au stade infantile. Ce rachitisme quasi général explique l'abondance et la faible vitalité des petites villes d'Irlande : groupant chacune de 3 0 0 0 à 8 0 0 0 habitants, semées dans la campagne à des distance de 15 à 5 0 kilomètres, elles ont, avec leur cohorte de petites boutiques, leur longue rue principale aux façades plates et monotones et leur square assoupi, un air de famille fortement prononcé. On s'explique de même la rareté et la discrétion des villes moyennes. A l'unique exception de Londonderry (75 0 0 0 habitants pour l'agglomération en 1 9 7 1 ) , toutes ne sont sorties que vers 1 9 3 0 d'un long siècle de dépérissement : Galway et Waterford n'ont atteint qu'à grand-peine la trentaine de milliers d'habitants, Limerick n'a que 63 0 0 0 habitants malgré l'essor de la toute proche zone industrielle de l'aéroport de Shannon, et Cork triomphe à peu de frais avec ses 1 3 4 0 0 0 habitants. Par contraste, Belfast et Dublin font figure de métropoles écrasantes : la première, grande ville industrielle victorienne devenue capitale par accident, forme une agglomération de quelque 6 0 0 0 0 0 habitants (fig. 11-11); la seconde est au contraire, avec près de 8 0 0 0 0 0 habitants, la plus petite des grandes capitales européennes (fig. 11-12). L'armature urbaine irlandaise est donc à la fois déficiente et déséquilibrée. Cette situation n'est pas propice à une organisation urbaine harmonieuse.

II.

I N C E R T I T U D E S E T I N S U F F I S A N C E S DE L ' O R G A N I S A T I O N URBAINE

a)

Une hiérarchie

urbaine

incertaine

L'intensité et l'ampleur du rayonnement régional d'une ville — ou, si l'on préfère, son degré de centralité — peuvent être appréciées de manière directe. On peut ainsi recenser avec soin les divers commerces ou services offerts par chaque ville afin de connaître le niveau qu'elle occupe dans la hiérarchie urbaine. C'est cette méthode que préconisait A. E. Smailes en 1 9 4 4 2 3 . Elle a été utilisée en Irlande même par D. A. Clerk, dans l'étude qu'il a consacrée à l'organisation urbaine de l'Irlande du Nord 24 . Elle nous eût conduit ici à des recherches dont la longueur était hors de proportion avec une étude d'ensemble de la population de l'Irlande. Nous avons également écarté, pour des raisons analogues, la méthode appliquée par H. J . Nelson 2 5 et G. Alexanderss o n 2 6 aux villes américaines en 1 9 5 5 - 1 9 5 6 , et ensuite utilisée en France par G. Le Guen 2 7 . Nous avons opté pour la méthode indirecte et synthétique du diagramme de centralité telle que l'a utilisée et préconisée M. Rochefort 2 8 . Il s'agit de prendre en considération l'ensemble des personnes

Villes et organisation urbaine

177

qui, dans chaque ville, sont employées dans le commerce et les services (administration, enseignement, santé, banque et assurance, etc.), car ce sont elles qui permettent à la ville d'avoir un rayonnement régional. L'effectif brut des actifs du secteur tertiaire d'une ville ne fournit cependant pas un élément d'appréciation suffisant : un secteur tertiaire équivalent en nombres absolus peut être le fait d'une grande ville sans rayonnement régional mais dont la population requiert des services à sa mesure, ou bien d'une ville plus modeste ayant des besoins intrinsèques limités mais desservant des milliers de ruraux. Pour corriger ce biais, il convient d'envisager à côté de l'effectif brut du secteur tertiaire de chaque ville, la proportion qu'il représente dans la population active totale de la ville : cette proportion sera faible dans la grande ville vivant en vase clos et beaucoup plus élevée dans la ville plus modeste au rôle régional intense. Si l'on porte sur les deux axes d'un diagramme l'effectif brut du secteur tertiaire de chaque centre (en abscisses) et son poids relatif (en ordonnées), on obtient une série de points. Les villes de centralité x équivalente se répartissent selon des droites d'équation y = — + b ayant toutes la même pente (fig. 11-13). Les points situés vers le haut d'une droite représentent des villes modestes mais fortement tournées vers les activités tertiaires ; les points situés vers le bas de la même droite figurent des villes plus peuplées, mais à rayonnement proportionnellement plus faible. La série des droites parallèles ainsi déterminées permet en principe de distinguer des lignes de clivage entre les nuages de points et de regrouper les villes en ensembles homogènes du point de vue de la centralité. On débouche alors sur un classement des centres en fonction de leur rayonnement régional, c'est-à-dire sur une expression graphique de la hiérarchie urbaine irlandaise. On ne saurait dire que l'interprétation du diagramme de centralité de l'Irlande aille sans difficulté. La disposition des points obéit clairement à deux styles : dans la partie gauche du graphique, apparaît un essaim de villes si serré que des clivages y sont difficiles à repérer ; dans sa partie droite, il est également malaisé de regrouper les points en catégories bien nettes, en raison cette fois de leur grande dispersion, reflet de personnalités urbaines tranchées. Au moins cette dualité fondamentale permet-elle de fixer la ligne de démarcation entre le peloton des petites villes et le semis plus rare des organismes majeurs (droite A). A l'extrême droite du graphique, Dublin et Belfast se détachent suffisamment de Cork, qui vient ensuite, pour que leur soit reconnue la qualité de centres de premier niveau. Il convient pourtant d'ajouter aussitôt que la centralité de Dublin est beaucoup plus nette que celle

178

Un héritage structurel en rapide

Fig. 11-13. Diagramme

de centralité

transformation

des villes d'Irlande

(1966)

Villes et o rgan isa tion urbaine

_]

Fig.

11-14.

de

région

correspondant

a

Limite

de

région

correspondant

à

une

capitale

Limite

de

région

correspondant

a

une

ville

de

Limite

de

région

correspondant

a

une

ville

de

Zone

organisée

au

niveau

des

Réseaux urbains en Irlande

une

métropole ( 1 e r

Limite

bourgs

niveau)

régionale

seulement

( 2 e niveau)

3 e ou 4 e n i v e a u

3 e ou

4e niveau

(mal

affirmée)

179

180

Un héritage structurel

en rapide

transformation

de son émule, dont la population active employée dans le secteur tertiaire est presque deux fois plus faible. Cette disparité exprime plus qu'une nuance. Dublin possède bien des attributs d'une capitale qui font défaut à Belfast ; avec ses deux universités, son Abbey Theatre, ses musées, ses monuments et son passé, elle fait figure de foyer national. Dublin a aussi l'avantage sur Belfast d'avoir une stature internationale : capitale d'un Etat indépendant, elle abrite une quarantaine d'ambassades, de légations ou de consulats ; elle accueille chaque année plusieurs dizaines de congrès internationaux et son aéroport dessert une dizaine de pays. On résumera la situation des deux villes en disant de Belfast qu'elle est une métropole provinciale dans le cadre du Royaume-Uni, comme Cardiff, Edimbourg, ou Manchester 2 9 , et de Dublin qu'elle est une métropole nationale. Encore reste-t-il que, dans plusieurs domaines (finance, spécialités hospitalières rares,...), Dublin est aussi tributaire de Londres. De la même manière, le groupe des cinq centres de second niveau (Cork, Limerick, Galway, Londonderry et Waterford) s'individualise davantage par contraste avec ce qui précède ou ce qui suit que par son homogénéité interne. On y retrouve toutes les villes de plus de 25 000 et de moins de 130 000 habitants, à l'exception de Bangor qui a été écartée en raison de son rôle traditionnel de centre balnéaire et, surtout, de son rôle croissant de ville-dortoir pour les cadres travaillant à Belfast. Il n'y a d'ailleurs aucun lien systématique entre la population de ces agglomérations et leur centralité. Cork possède sans doute à la fois le plus grand nombre d'habitants et le rayonnement le plus intense ; Waterford, déjà désavantagée sur le plan numérique, est aussi le moins efficace de ces cinq centres ; mais Galway, pour être presque trois fois moins peuplée que Londonderry, n'en jouit pas moins d'une meilleure centralité. C'est que Galway a pour raison d'être le service de sa région tandis que Londonderry est d'abord une ville industrielle. Les petites villes forment sur le graphique un essaim mal différencié. Encore avons-nous éliminé a priori toutes celles dont la population active travaillant dans le commerce et les services était inférieure à 500 personnes : cette option revient à exclure les agglomérations de moins de 2 000 à 3 000 habitants suivant les cas 3 0 . Parmi les quelque quatre-vingts villes qui demeurent, figure la poussière des centres élémentaires comme Roscommon, Skibbereen ou Limavady et quelques centres un peu plus complexes et plus étoffés, dépassant fréquemment la dizaine de milliers d'habitants, comme Wexford, Sligo ou Armagh. A y regarder de plus près, ces centres plus substantiels donnent sur le graphique un semis moins dense que le tout-venant des petites villes ordinaires. La droite (A°) sépare assez bien les deux séries. En faire une limite systématique eût cependant conduit à des assimilations gênantes : il eût alors fallu ranger Ballyshannon (2 325 habitants) ou

Villes et organisation urbaine

181

Fermoy (4 033 habitants) dans la même catégorie qu'Armagh ou Dundalk. De toute évidence, le type de graphique utilisé avantage de toutes petites villes très gravement sous-industrialisées : grâce à leur proportion record de population tertiaire, elles sont définies par la même fonction linéaire que ces centres à la fois plus substantiels et plus équilibrés. Nous avons corrigé cette imperfection en fixant à 1 500 personnes travaillant dans le secteur tertiaire l'effectif minimum en deçà duquel une ville serait rejetée dans la catégorie des centres élémentaires (droite Aj ). Ces règles conduisent à admettre une quinzaine de villes dans la catégorie des centres de troisième niveau. Bray et Killarney ont été exclues en raison de leur spécialisation touristique et, pour la première, de son rôle croissant de ville-dortoir satellite de Dublin. La République possède donc neuf de ces centres : Athlone, Clonmel, Dundalk, Ennis, Kilkenny, Mullingar, Sligo, Tralee et Wexford ; sept sont en Irlande du Nord : Armagh, Ballymena, Coleraine, Enniskillen, Newry, Omagh et Portadown. On retrouve surtout dans ce groupe des villes de 10 000 à 15 000 habitants. Là encore cependant, on ne saurait parler de stricte corrélation entre taille et centralité, la proximité d'une grande ville ou l'importance de la fonction industrielle ayant pour effet de gonfler la première sans toujours intensifier la seconde. Ainsi Carrickfergus, Lame, Lisbum et Newtownards sont-elles en dehors du groupe en Irlande du Nord. En revanche, certaines villes industrielles fortes d'une vingtaine de milliers d'habitants sont incluses (Dundalk, Portadown) tandis que d'autres doivent à un rayonnement plus modeste encore de n'apparaître que dans la catégorie inférieure (Lurgan, Drogheda). A ces exceptions près, la catégorie des centres de quatrième niveau rassemble une bonne soixantaine de petites villes (2 500 à 10 000 habitants) et passe insensiblement à l'échelon des bourgs. Le centre de quatrième niveau moyen possède un millier de personnes travaillant dans le tertiaire et représentant 60 à 70 % de sa population active totale. Les mieux pourvus (Castlebar, Ballina, Enniscorthy) possèdent 5 000 à 8 000 habitants et talonnent de près dans la hiérarchie les centres de troisième niveau. Les plus démunis ne sont pas nécessairement beaucoup plus petits (Arklow, Strabane, Youghal), mais la moitié seulement de leur population active est affectée au commerce et aux services. Au total pourtant, ces agglomérations relativement industrialisées sont rares, surtout dans la République : nous vérifions par là que la petite ville irlandaise est avant tout un marché et un centre de services. Nous aboutissons ainsi à une hiérarchie urbaine à quatre échelons. Certains regroupements paraîtront contestables dans les catégories supérieures et certaines démarcations arbitraires aux niveaux inférieurs.

182

Un héritage structurel

en rapide

transformation

Çà et là, sans doute, des partis légèrement différents — mais non moins discutables — auraient pu être adoptés : la limite est particulièrement incertaine entre les deux derniers groupes. Ces indéterminations dans le classement ne sont que le reflet des faits eux-mêmes : la continuité beaucoup plus que les sauts qualificatifs caractérise la série des villes irlandaises de moins de 20 000 habitants ; à l'inverse, les cas d'espèce frappent plus que les véritables ensembles parmi les villes majeures. Peut-être est-ce faire quelque peu violence à la réalité que de distinguer des niveaux hiérarchiques étanches ? Le médiocre agencement en réseaux de toutes ces villes confirme cette impression, du moins pour ce qui concerne les deux échelons inférieurs de la hiérarchie urbaine. b)

Inégal achèvement

et déficiences

des réseaux

urbains

Plusieurs tentatives ont déjà été faites pour déterminer les zones d'influence des villes d'Irlande. La plus récente, fondée sur l'étude de la diffusion des journaux, du recrutement des établissements d'enseignement secondaire, des services d'autobus et de la zone de chalandise des commerces de détail est due à D. A. Clerk et concerne l'Irlande du N o r d 3 1 . Elle reprend un travail de F. H. W. Green 32 . J . P. Haughton avait, de son côté, cartographié les aires de diffusion des journaux locaux dans la République en 19 5 0 3 3 . Enfin, F. H. W. Green avait étendu à toute l'Irlande une enquête rapide visant à la délimitation des zones d'influence des villes d'après les services d'autobus 3 4 . Il nous a paru opportun de reprendre cette étude de manière systématique, et à la lumière du classement hiérarchique des villes, de manière à aboutir à une idée correcte de l'organisation géographique de la vie urbaine irlandaise 3 5 . L'étoile dessinée autour d'une ville par les services locaux d'autobus est l'expression la plus synthétique de sa zone d'influence. Nous avons donc adopté ce critère pour la délimination des régions et sous-régions. La documentation était facile à réunir pour l'Irlande du Nord puisque tous les transports publics routiers sont assurés par la compagnie Ulsterbus, avec le seul concours de la Londonderry and Lough Swilly Bus Co. Pour ce qui concerne la République, au contraire, une quarantaine de petites entreprises privées subsistent à côté de la société nationale Côras Iompair Eireann : un patient inventaire des horaires a donc été nécessaire. La mise en œuvre de cette documentation est simple. Elle consiste à reporter sur une carte toutes les lignes qui, à partir d'une ville, 'ne desservent pas d'autre ville aussi ou plus importante qu'elle', en prenant la peine d'éliminer au préalable les liaisons express, qui n'ont pas de signification régionale. Lorsque apparaît autour d'un centre une

Villes et organisation

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étoile caractérisée, on obtient, 'en joignant les agglomérations-terminus, une carte qui figure approximativement les limites de [sa] zone d'influence' 3 6 . On peut parler de réseau urbain bien constitué lorsque les foyers de régions élémentaires sont reliés de manière nette et privilégiée à un centre de niveau supérieur. Dans certains cas, les différents points d'une région élémentaire sont reliés au centre local, mais en même temps, directement, à la ville de niveau supérieur. Une sérieuse tendance à la dépossession du centre local apparaît alors. Lorsque l'étoile élémentaire demeure cependant nette, même si les liens avec le centre supérieur sont parfois les plus intenses, on considérera que la région élémentaire existe, mais qu'elle est ou mal affirmée ou affaiblie. Si au contraire les lignes centrées sur la ville de niveau supérieur l'emportent au point qu'aucune étoile de liaisons n'apparaît plus autour du centre élémentaire, aucune zone d'influence ne sera dessinée autour de ce centre, entièrement dépossédé de son rôle polarisateur. Le réseau urbain proprement dit tend alors à disparaître pour faire place à une région hyperpolarisée par une ville de rang supérieur et où les petites villes sont à peu près totalement satellisées (fig. 11-14). Le schéma idéal serait que les deux métropoles se superposent à des capitales régionales, coiffant elles-mêmes des centres sous-régionaux, à leur tour relayés par des centres locaux. La hiérarchie urbaine serait en somme transposable en réseaux urbains si les villes de premier niveau étaient des métropoles, si les villes de second niveau étaient des capitales régionales, si les villes de troisième niveau équivalaient aux centres sous-régionaux et si enfin les villes de quatrième niveau se confondaient avec les centres locaux. Qu'en est-il en réalité ? Les deux métropoles irlandaises sont dans leur rôle dans la mesure où, à elles deux, elles étendent leur influence éminente à la totalité de l'île. Si l'on laisse de côté la fonction de 'foyer national' de Dublin, on constate que les limites de leur rayonnement coïncident avec la frontière, sauf en Donegal. De ce côté, en effet, relayée par Londonderry, l'influence de Belfast déborde largement sur la République, grâce à l'activité de la Londonderry and Lough Swilly Bus Co. On perçoit à travers cette survivance, et malgré les obstacles opposés aux échanges économiques par l'établissement de la frontière, la force des liens régionaux établis entre Londonderry et le Donegal septentrional. On mesure du même coup le préjudice causé au rayonnement de Londonderry par l'apparition et le maintien de cette frontière internationale. Chacune des deux métropoles est simultanément capitale régionale dans un territoire plus restreint, et, de ce fait, tête de réseau urbain. La symétrie s'arrête là car la structure des deux réseaux est fort différente. Celui de Belfast est solidement structuré ; chacun des alvéoles élémentaires y est fortement individualisé, à la seule exception des

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plus rapprochés de la métropole elle-même (Bangor, Newtownards, Banbridge, Lurgan, Lisburn,...). On remarque que la taille de ces alvéoles tend à croître vers l'ouest, au fur et à mesure que s'espace le semis des villes et que diminue la densité de la population : la zone d'influence d'Enniskillen, qui forme une lointaine apophyse de la région de Belfast, s'étend à la totalité du comté de Fermanagh. Il est cependant patent que la distinction entre centres de troisième et de quatrième niveaux ne correspond à rien de très clair dans le réseau urbain. Les centres mineurs abondent surtout dans l'Est et le Nord ; ou bien ils se subordonnent effectivement à des villes de troisième niveau (ainsi Ballycastle et Ballymoney par rapport à Coleraine), ou bien leurs zones d'influence voisinent indifféremment avec celles des villes de niveau supérieur )c'est le cas de Carrickfergus, Ballyclare, Ballynahinch, Banbridge, Dungannon, Cookstown,...). On perçoit ainsi ce qu'a d'arbitraire la distinction entre deux niveaux inférieurs de centres ; elle ne se répercute pas clairement sur le plan des réseaux urbains ; il y a rarement emboîtement, mais généralement juxtaposition des sous-régions et des cellules élémentaires. En somme, les centres de quatrième niveau sont simplement un peu moins bien étoffés que les centres de troisième niveau : ils présentent avec eux plus une différence de degré qu'une différence de nature. Le réseau urbain de Dublin apparaît, par contraste, comme typiquement amorphe et presque réduit à l'état de région exclusivement polarisée par sa capitale. Les échelons interme'diaires se sont évanouis et Navan, Kells, Naas, Carlow, Athy, Portlaoighise ou même Tullamore ont été dépouillées de leur pouvoir de polarisation par Dublin. Seuls les secteurs les plus éloignés de la région ont gardé quelque autonomie. Il existe ainsi une sous-région de Dundalk assez bien venue, puisque le centre sous-régional s'est subordonné un centre de quatrième niveau (Monaghan). Aux autres extrémités, on ne distingue que des cellules élémentaires mal individualisées correspondant indifféremment à des centres de troisième (Athlone, Mullingar) ou de quatrième ordre (Birr, Drogheda, Enniscorthy, Longford). Ce réseau atrophié jusqu'à un quasi-anéantissement résulte certainement de la tradition centralisatrice dublinoise, de la disproportion numérique entre Dublin et les autres villes de sa région (hormis Dundalk et Drogheda, Athlone vient en tête avec 11 611 habitants ! ) ; il est aussi la conséquence d'une densité de population trop faible pour soutenir, malgré son pouvoir d'achat assez élevé, un réseau cohérent et nombreux de centres de plein exercice. Des cinq centres de second niveau, quatre jouent sans conteste le rôle de capitales régionales têtes de réseaux urbains : Cork, Limerick, Londonderry et Galway. Le réseau de Londonderry est le plus structuré, avec les alvéoles d'Omagh, Strabane, Letterkenny (en Donegal) et

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Limavady. Celui de Cork, le plus vaste, présente déjà des signes évidents d'atrophie : si Killarney, Bantry et Skibbereen doivent à leur éloignement vers l'ouest de conserver des zones d'influence bien nettes, Macroom, Mallow, Mitchelstown, Fermoy et Youghal sont en partie supplantées par Cork, tandis que Bandon, Clonakilty et Kinsale sont clairement court-circuitées. La situation est plus grave encore autour de Limerick où Tipperary et Nenagh paraissent maintenir à grand-peine un reste d'autonomie et où Ennis — qui s'est cependant subordonné Kilrush — ne joue pas pleinement son rôle de relais. Le 'réseau' de Galway enfin est totalement atrophié, Ballinasloe, Loughrea et Tuam étant dépourvues de toute zone d'influence qui leur soit réellement propre, au profit de la capitale régionale. Ces observations recoupent celles déjà faites à propos des régions de Belfast et de Dublin : la structuration des réseaux diminue avec l'intensité du semis et la vigueur des organismes urbains ; elle s'abârtardit d'autant plus que les densités de population sont plus basses. On constate en outre que se confirme l'incertitude de la hiérarchie urbaine dans ses niveaux inférieurs. Les centres de troisième ordre ne se présentent guère comme des capitales sous-régionales auxquelles seraient systématiquement subordonnés les centres élémentaires : les uns et les autres ne sont que des éléments plus ou moins étoffés d'une série continue de villes mineures. Les centres de troisième niveau sont ou bien des centres élémentaires de belle venue (Athlone, Enniskillen, Wexford), ou bien des capitales régionales avortées (Sligo, Tralee) : ils ne sont qu'exceptionnellement des centres sous-régionaux réels (Dundalk, Ennis). Un bon tiers du territoire irlandais — mais dans la République exclusivement — échappe à l'organisation en réseaux urbains classiques, pour se constituer en zones directement subordonnées à Dublin. Ces zones ressortissent à trois types bien distincts. Certaines se présentent comme de micro-réseaux organisés autour d'une capitale régionale faible (Waterford) ou d'une ville de troisième ordre (Sligo, Tralee, Clonmel). Sligo possède le re'seau le plus vaste avec, comme relais, Ballyshannon et Donegal. Waterford n'a réussi à se subordonner que Tramore et New Ross ; Wexford, Kilkenny, Clonmel, Dungarvan et même Enniscorthy sont pour elle des rivales et non des relais 3 7 . Tralee conserve son autonomie dans l'angle mort où se neutralisent les influences de Cork et de Limerick. Des zones d'un second type se réduisent à des cellules élémentaires formées autour de centres de troisième (Kilkenny, Wexford) ou de quatrième niveau (Dungarvan, Thurles, Roscrea, Cavan, Roscommon, Castlebar-Wesport, Ballina). Enfin, tout un secteur intérieur étiré des environs de Castlebar à ceux d'Enniskillen et correspondant à une partie du drumlin-belt échappe totalement à l'emprise urbaine pour s'organiser autour d'une pléiade de bourgs : Ballaghadereen, Ballyhaunis, Carrick-on-Shannon, Castlerea, Clare-

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morris, Kiltimagh et Swinford ont entre 900 et 1 900 habitants. La vie urbaine est ici totalement diluée : on n'a recours à d'autre grande ville que Dublin, distante de 170 à 220 kilomètres. Il est aisé de remarquer la situation géographique très particulière de cet ensemble de zones rétives à l'intégration dans les réseaux urbains régionaux. Il se dispose en une écharpe qui traverse l'île du sud-est au nord-ouest : largement dilatée au sud-est, elle s'efface vers Athlone pour s'élargir à nouveau ensuite et englober tout le territoire compris entre Clew Bay et le Donegal. Tout se passe comme si les réseaux urbains irlandais s'étaient constitués par accrétion régressive à partir des grandes villes littorales et aux dépens des petits centres élémentaires jadis autonomes. Parties de l'est et de l'ouest, les deux vagues ont progressé à la rencontre l'une de l'autre. Elles ne se sont rejointes qu'au centre de l'île, au long du Shannon. Partout ailleurs, subsiste un large no man's land qui est le conservatoire des autonomies urbaines d'antan. La constitution des réseaux urbains est donc inachevée. Mais les réseaux existants sont eux-mêmes très imparfaits. On constate d'une part le fréquent escamotage des centres sous-régionaux : les villes ne se répartissent guère qu'en deux échelons, les capitales régionales et les centres locaux, plus ou moins bien venus. Il n'y a pas de place pour l'échelon intermédiaire, à la fois parce que l'attraction de la capitale régionale est trop irrésistible et parce que l'armature urbaine est trop inconsistante. D'autre part, les centres locaux eux-mêmes sont fréquemment dépouillés de leur vocation polarisatrice par les capitales régionales et les réseaux sont minés de l'intérieur et réduits à l'état de super-zones d'influence indifférenciées. Le contraste entre l'Irlande du Nord où ce mal est discret et la République où il sévit avec vigueur suggère que cette atrophie des réseaux est surtout le résultat de densités de population insuffisantes pour soutenir une gamme de centres forts et bien hiérarchisés. L'aspiration centralisatrice est d'autant plus redoutable que la population est plus clairsemée. Elle s'exerce à partir de Dublin aux dépens des petites villes des environs, mais elle contrecarre gravement aussi le développement des capitales régionales ellesmêmes. Le danger justifie, surtout dans la République, l'intervention des pouvoirs publics en faveur d'un réaménagement raisonné des réseaux urbains : c'est pourtant en Irlande du Nord que la volonté de remodèlement paraît la plus ferme.

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III.

L'INÉGALE VIGUEUR DES TENTATIVES ACTUELLES DE RÉORGANISATION URBAINE

a)

L'émergence d'une région urbaine de Belfast

Ce n'est pas le souci d'assurer l'équilibre régional qui a conduit l'autorité politique à intervenir pour orienter le développement urbain de l'Irlande du Nord. Il s'agissait plutôt d'empêcher que la croissance anarchique de Belfast ne conduise au congestionnement et à l'asphyxie ; dans le même temps, il fallait prévoir le relogement des populations que la rénovation du centre de la ville contraindrait à transférer. L'objectif était en somme de corriger les principaux méfaits de l'excessive concentration urbaine et industrielle héritée de l'époque victorienne : cette préoccupation plus urbanistique que proprement régionale est celle-là même qui présida au vote du fameux New Towns Act de 1946 par le parlement de Westminster. Ce vote, cependant, n'engageait pas la province autonome d'Irlande du Nord ; l'inspiration dirigiste de la nouvelle loi y suscitait même de sérieuses répugnances. Aussi est-ce avec un retard considérable que le parlement de Stormont se lança sur la voie de l'aménagement urbain : le New Towns Act pour l'Irlande du Nord ne date que de 1965... Il est vrai qu'il constitue l'aboutissement d'une prise de conscience de six à sept ans plus précoce. Les limites du bourg-comté de Belfast ont été fixées en 1896 : la population municipale, qui était alors de 310 000 personnes, atteignit en 1951 le maximum de 444 000 habitants. Surtout, l'agglomérat i o n 3 8 est passée simultanément de 340 000 à 527 000 personnes, pour se hisser à 583 000 lors du recensement de 1966. Bloquée vers l'ouest par la corniche d'Antrim, la ville s'épanchait en nappe vers le sud-est, s'étirait vers le nord et le nord-est jusqu'à déborder vers le plateau d'Antrim par le Cammoney Gap et vers Newtownards par le Dundonald Gap. Allait-on étendre son territoire ? Une proposition faite en ce sens en 1947 fut repoussée par le parlement de Stormont 3 9 . La prolifération anarchique des banlieues devenait pourtant intolérable et elle ne pouvait être efficacement organisée par des demimesures comme la création en 1958 d'un borough de Newtownabbey rassemblant indistinctement au nord de la ville l'ancien village de Glengormley, les vieux centres textiles de Whitehouse et de Whiteabbey, le grand ensemble résidentiel de Rathcoole et quelques autres de moindre importance 4 0 (fig. 11-11). Dans le même temps, le centre de l'agglomération éprouvait durement les méfaits de la vétusté, de l'entassement et de l'absence de zoning entre usines et quartiers de résidence populaire. En 1951, le tiers du capital immobilier était antérieur à 1857 4 1 . En 1961, dans les

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trois districts centraux (wards) de Court, Dock et Smithfield, la densité moyenne d'occupation était de 1,01 par pièce habitée et 43 % de la population vivaient à raison d'1,5 personnes et plus par pièce habit é e 4 2 . En outre, la pollution atmosphérique par la fumée et le dioxyde sulfureux a toujours durement affecté les quartiers ouvriers : les taux de mortalité par bronchite y sont encore beaucoup plus élevés qu'à la périphérie de la ville 4 3 . La charte fondamentale de l'aménagement urbain en Irlande du Nord est le Matthew Report44, repris à son compte par le gouvernement. Le premier objectif est de bloquer l'expansion démographique de Belfast et de contenir son étalement spatial à l'intérieur d'un périmètre (stopline) correspondant à une 'ceinture verte'. Chemin faisant, l'élimination des slums du centre doit être accélérée, les mornes alignements de maisons basses étant remplacés par des bâtiments à étages disposés de manière à abaisser les densités. Déjà des abords de Divis Road, dans le quartier de Smithfield, surgissent les silhouettes insolites d'immeubles de vingt étages et, d'une manière générale, tous les slums qui jouxtent vers l'ouest les artères centrales doivent être rasés. La population métropolitaine stricto sensu est d'ailleurs en diminution r a p i d e : 444 000 habitants en 1951, 416 000 en 1961, 398 000 en 1966, 360 000 en 1971. Comme dans les grandes agglomérations britanniques, la population ainsi dégagée — à laquelle s'ajoutent croît naturel et croît migratoire — doit être redistribuée à l'extérieur de la métropole, soit dans des villes nouvelles, soit dans des villes anciennes remodelées et agrandies. Les principaux réceptacles sont le nouveau centre régional (new city) de Craigavon, le complexe d'Antrim-Ballymena et la conurbation de Coleraine-Portrush-Portstewart. La construction de la ville nouvelle de Craigavon a été décidée en juillet 1965. L'agglomération prévue s'allongera à faible distance de la rive sud du Lough Neagh, du borough de Portadown à celui de Lurgan, qui seront l'un et l'autre englobés. La population totale atteindra 100 000 habitants en 1981 et pourra être portée à 150 000 en 2000 4 5 . L'Antrim and Ballymena Development Commission date de septembre 1967. L'objectif est, ici encore, de donner naissance à une agglomération composite, puisque Ballymena sera portée de 16 000 à 70 000 habitants et Antrim de 5 500 à 30 000. Actuellement distantes de 14 kilomètres, les deux villes formeront donc un complexe de 100 000 habitants (69 000 en 1981) à orientation principalement industrielle. Là également, la proximité du Lough Neagh est à la fois un élément esthétique important et un atout majeur du développement industriel à venir. Les plans publiés en 1965 (Antrim) et 1967 (Ballymena) laissent prévoir, comme à Craigavon, des villes spacieuses et aérées, où les industries seront rejetées à la périphérie, les parcs et zones de récréation nombreux, et les centres

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fondés sur le principe de la ségrégation de la circulation des piétons et des automobiles 4 6 . La promotion de Coleraine a été plus empirique. Elle résulte de la décision, annoncée inopinément en 1965 par le gouvernement de Belfast, de créer là la seconde université d'Irlande du Nord. Placée au cœur d'une petite conurbation triangulaire, et ouverte en 1967-1968, la nouvelle université doit être à la fois le ciment d'un nouveau centre régional et le principe de sa croissance. La population prévue pour l'ensemble est de 60 000 habitants en 2 0 0 0 4 7 , contre 22 000 en 1966. D'autres villes proches de Belfast bénéficieront de cette redistribution générale des effectifs urbains, mais à un moindre titre : Bangor et Newtownards, Lame et Carrickfergus, Downpatrick et Newry même, doivent croître dans des proportions appréciables. La plupart ont déjà enregistré, entre 1961 et 1971, des taux de progression élevés. La géographie urbaine de la Province est donc en pleine transformation. La vieille métropole, proportionnellement énorme, frappée de vétusté et de congestion, mue progressivement et fait place à une vaste région urbaine bien structurée qui s'étend des rives du Belfast Lough à la totalité du couloir de la Lagan et à l'est du bassin du Lough Neagh. Cet essaim de villes, parcouru par un réseau d'autoroutes rapidement mis en place, regroupe environ les deux tiers de la population totale de l'Irlande du Nord (fig. 11-15). La dilatation de la région urbaine de Belfast à tout l'Est du territoire provincial fait contraste avec la croissance plus routinière des villes de l'Ouest. Londonderry a beau avoir été dotée de son plan d'aménagement (1968), la rénovation de Bogside a beau y progresser de façon spectaculaire, le gouvernement a beau annoncer des projets pour Omagh et Strabane, le déséquilibre est patent : du moins a-t-il l'intérêt de se manifester au profit d'une vaste région désormais fécondée dans sa masse, et non pas, comme dans la République, au profit d'une métropole ponctuelle. b)

Dublin : la fascination

du

nombre

Dublin (fig. 11-12) a partagé de 1850 à 1900 le marasme, sinon le dépérissement, éprouvé par la plupart des villes d'Irlande. Un redressement s'est manifesté dès le début du 20 e siècle, fortement accentué entre 1911 et 1936, phase pendant laquelle la ville est devenue la capitale d'un Etat quasi indépendant. Ralentie ensuite, la croissance a repris de plus belle depuis 1961. La population de l'agglomération 4 8 a augmenté de 373 000 unités entre 1901 et 1966, réalisant ainsi un gain de 89 %. Ce chiffre pourra paraître modéré en lui-même, mais il prend un relief saisissant si l'on rappelle que, dans le même temps, la population totale du pays a décru de 10 % et que le groupe des quatre capitales régionales de Cork, Limerick, Galway et Waterford n'a pro-

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gressé que de 42 %. La capitale, qui ne représentait que 13 % de la population nationale, a vu, chemin faisant, son poids relatif doubler exactement (26 % en 1971) ; elle s'attribue plus de 40 % du chiffre d'affaires du commerce de détail réalisé dans l'ensemble du p a y s 4 9 , elle possède 37 % de la main-d'œuvre industrielle totale 5 0 et son port accapare plus de 62 % du trafic de marchandises de tous les ports de la République 5 1 . Position centrale, hégémonie portuaire et concentration politique ont favorisé la convergence vers la ville des routes, des canaux et des chemins de fer, dont les réseaux sont typiquement radiaux. Dès lors, Dublin ajoutait à tous ses avantages antérieurs celui d'une nodalité incomparable qui ne pouvait que favoriser son développement. Circonstance aggravante, le nouvel Etat créé en 1921 était cruellement dépourvu de bourgeoisie et de capitaux privés : comme dans les pays sous-développés actuels, l'autorité publique dut se substituer partout à l'initiative individuelle. Une floraison de sociétés nationales acquirent ainsi pignon sur rue dans la capitale même, à l'ombre des ministères, favorisant l'inflation du nombre de fonctionnaires. L'équipement de la ville lui permit aussi, malgré les incitations à la décentralisation industrielle, de tirer le principal profit de la politique de promotion industrielle suivie par le gouvernement : de 1955 à 1969, Dublin a attiré 24 % des firmes étrangères venues s'installer en Irlande 52 , s'adjugeant quelque 40 % des nouveaux emplois ainsi créés. Le problème de l'hypertrophie relative de la capitale se pose donc d'abord dans la République en termes d'équilibre régional. C'est ce souci qui a motivé le vote par le Dail du Local Government (Planning Act en 1963 et la création en 1964 d'un Institut and Development) d'aménagement régional (An Foras Forbartha). Dès 1964, le pays était divisé en neuf régions de planification. Tandis que les collectivités locales étaient invitées à proposer des plans d'aménagement pour les territoires dont elles sont responsables, le gouvernement commandait à des spécialistes des plans couvrant l'ensemble des régions de planification de Limerick et de Dublin. C'est le professeur H. Myles Wright, de Liverpool, qui dirigea l'élaboration du plan pour la région de Dublin, publié en 1966 et 1967. Quels que soient ses mérites intrinsèques 5 3 , ce document est extrêmement décevant du point de vue de l'équilibre national irlandais. Bien loin en effet de partir de la nécessité politique d'un ralentissement de la croissance de la capitale, l'auteur pose comme postulat que le rythme de croissance de Dublin entre 1961 et 1966 se maintiendra, la ville gagnant quelque 300 000 habitants d'ici à 1985 et doublant ainsi le cap quasi mythique du million. Dès lors le plan Myles Wright consiste surtout à prévoir logements et emplois pour cet excédent qui, la remarque n'est pas anodine, est bien supérieur à la population totale

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actuelle des quatre capitales régionales (260 000 habitants). Pour arrêter la croissance en tache d'huile, Dublin aura sa 'ceinture verte' : son étalement sera bloqué au nord et au sud, mais canalisé vers quatre 'villes nouvelles' fondées vers l'ouest (fig. 11-16). Pourtant, si l'on observe que la zone verte prévue entre Dublin et ces quatre villes n'aura pas plus d'un à deux kilomètres de large, on peut légitimement douter du degré d'autonomie que pourront avoir les nouveaux organismes. C'est jouer sur les mots que de baptiser du nom de 'villes nouvelles' des excroissances qui ne pourront jamais être que des banlieues améliorées. Il est dérisoire de lire que l'on recommande en outre le choix de quatre points de croissance extérieurs à l'agglomération : Drogheda, Navan, Arklow et Naas-Droichead Nua-Kilcullen. Le doublement prévu de leur population ne leur vaudra qu'un surcroît de 40 000 habitants au total... H. Myles Wright peut bien monter en épingle les avantages quant à la circulation routière d'une agglomération devenue moins compacte et plus 'articulée' : ce document ne contribue en aucune manière à la solution du problème des déséquilibres régionaux irlandais — bien au contraire. Le mal ne serait pas grand s'il n'y avait là qu'un ensemble de propositions parmi d'autres. Or, il n'en est rien. M. O'Brien, l'un des auteurs du plan de développement de la ville de Dublin élaboré sous les auspices de la municipalité et en application de la loi de 1963, insiste sur le fait que son plan est conforme aux principes définis par H. Myles Wright. Lui aussi prévoit des 'développements majeurs' à l'ouest de l'agglomération 5 4 . Aucune voix responsable ne s'est fait entendre pour dénoncer la fascination du gigantisme. Une telle option peut être fondée en raison : dans un pays où sévit l'émigration, il est possible de soutenir que le premier impératif est de créer des emplois et, par conséquent, de ne pas gêner l'expansion des rares zones dynamiques du territoire ; on peut estimer en somme que mieux vaut la santé économique dans le déséquilibre régional que l'équilibre des régions dans le marasme. Sans doute n'est-ce d'ailleurs là qu'un faux dilemme. Pour beaucoup, le souhait de ne pas entraver la croissance de Dublin relève simplement de l'irrationnel. Par une redoutable confusion entre taille d'une ville et qualité de ses équipements, on s'imagine que seule une ville millionnaire, 'de stature internationale', pourra jamais constituer un pôle d'attraction et d'animation efficace. La contre-épreuve de Zurich ou de Genève est pourtant éclatante ! Ce mythe du nombre est d'autant plus répandu que bien des Irlandais voient dans l'entrée de leur pays dans la Communauté économique européenne le signal d'une compétition assez sommaire. En fin de compte, dans un pays qui n'a longtemps connu que marasme et dépérissement, ils trouvent dans le succès spectaculaire de leur capitale un incomparable moyen d'assouvir un vieux complexe d'infériorité.

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Dublin demeure ainsi une manière de monstre sacré : faute d'attenter à sa croissance, l'Etat fait preuve de sollicitude à l'égard des centres régionaux, mais avec quelle ambiguïté et quelles hésitations ! c)

Difficile gestation de capitales régionales

fortes

Le problème des centres régionaux se pose différemment au nord et au sud de la Frontière. Le réseau urbain de l'Irlande du Nord est solidement structuré ; Belfast joue le rôle de capitale régionale pour les deux tiers du territoire, le tiers restant étant dévolu à Londonderry. Londonderry, pourtant, doit une large part de son rayonnement régional à l'éloignement de Belfast et au rôle de glacis défensif joué par l'arc des Sperrins. La ville est par ailleurs assez mal équipée et la partition du pays en 1921 lui a fait perdre toute la partie occidentale de son hinterland. Il y a tout lieu de prévoir que le remodèlement urbain actuellement en cours modifiera sensiblement cette situation précaire. Le fait majeur est la démultiplication au bénéfice de trois villes au moins des fonctions régionales jadis concentrées à Belfast. Coleraine a déjà son université, Craigavon aura la sienne, ainsi qu'un grand hôpital régional ; Ballymena aura également un hôpital de niveau supérieur. Dans ces conditions, le concept de capitale régionale tend à devenir caduc. Sans doute d'ailleurs n'a-t-il jamais été très adapté aux régions densément peuplées et intensément urbanisées, où les fonctions régionales sont fréquemment exercées conjointement et complémentairement par plusieurs villes. Les exemples du Randstad Holland, de la Rhénanie ou de Wurtemberg-Bade sont assez clairs pour ne pas nécessiter de longs commentaires. Dans tous ces cas, la notion de solidarité urbaine tend à faire contrepoids à celle de hiérarchie. Par l'éclatement de sa capitale, la région de Belfast prendra peu à peu l'aspect d'une région polynucléaire à la hiérarchie urbaine plus subtile. Il est fort possible aussi qu'elle tende à se dilater vers l'ouest. Il n'est pas certain que le rayonnement de Craigavon atteigne Omagh, mais il est plus que probable que celui de Coleraine gagnera aux dépens de Londonderry. La ville de la Foyle a eu longtemps un collège universitaire dépendant de la Queen's University de Belfast. L'établissement est passé sous la coupe de l'université d'Ulster créée à Coleraine en 1967-1968 et il a perdu beaucoup de sa raison d'être du fait de la proximité de ce nouvel établissement de plein exercice. Déjà amputée à l'ouest, Londonderry doit maintenant se garder à l'est. Sans doute la ville conservera-t-elle des fonctions régionales, avec notamment un hôpital de niveau supérieur, mais on peut s'attendre à ce qu'elle cède du terrain. Aussi bien la lecture du plan d'aménagement de Londonderry publié en 1968 s s donne-t-elle l'impression que la ville est surtout vouée à un avenir de foyer industriel.

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Les faibles densités de population de la République, la rareté de ses villes majeures, donnent au contraire toute sa valeur et toute sa nécessité au concept de capitale régionale. Le problème est ici celui de l'effacement des centres régionaux et de leur faible capacité de résistance à l'aspiration dublinoise. Il s'agit, en somme, en les renforçant, de créer ce que l'on appellerait en France des 'capitales d'équilibre'. Par le phénomène d'animation et de fécondation par contiguïté, l'existence de capitales régionales vigoureuses serait la meilleure chance de promotion des petites villes. Rien que sur le plan des principes, cette idée a mis de longues années à émerger. Il a fallu attendre 1965 pour que le gouvernement fasse sienne l'idée que chaque région de planification devrait posséder un pôle de développement qui en soit le foyer 'commercial, financier, culturel, hospitalier, social et a d m i n i s t r a t i f 5 6 . En plus de Dublin, Cork et l'ensemble Limerick-Shannon-Ennis S7 , considérés comme des centres régionaux confirmés, le gouvernement fixait son choix sur Waterford et Galway, où deux grandes zones industrielles seraient aménagées. D'autres centres régionaux pourraient être choisis ultérieurement, lorsque les différents plans régionaux seraient achevés ; mais leur nombre total serait au maximum de six, en plus de Dublin et Cork 5 8 . Il était expressément confirmé que ces choix n'avaient rien d'exclusif, que les centres sélectionnés ne monopoliseraient pas les investissements publics et que l'aide de l'Etat était maintenue aux petites villes désireuses d'attirer des industries. Tout cela était raisonnable et mesuré. Et pourtant, quel tonnerre de protestations à l'annonce de ces décisions ! Quel tintamarre d'anathèmes fracassants et de vitupérations vengeresses ! N'était-ce pas sonner le glas de l'Irlande rurale au bénéfice de quelques monstres (sic) urbains ? Condamner les petites villes à un prompt dépérissement ? N'était-ce pas en fin de compte vouer à la dégénérescence la nation tout entière 59 ? Toute la force d'inertie de l'Irlande rurale surgissait soudain ; de la foule des petites villes constituées en lobby, s'élevait une formidable aspiration au conservatisme et au malthusianisme. Les préjugés d'un autre âge contre la grande ville, considérée comme une cause de dépeuplement et d'appauvrissement de ses environs, alors que l'évolution contemporaine du monde industrialisé prouve à l'évidence qu'elle est un facteur de fécondation, refaisaient surface. Obligées de défendre leur position face à Dublin, les capitales régionales devaient maintenant compter avec l'opposition ouverte des petits centres. Chacun voulait sa quote-part de la manne publique : l'idée même de sélection et de compétition était insupportable. Le fort de l'orage passa ; mais il était difficile au gouvernement de ne pas compter avec ses possibles implications électorales... Aussi les dernières années ont-elles été marquées par une étonnante politique de

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dispersion des faveurs publiques. Les engagements ont été tenus vis-àvis des centres régionaux sélectionnés : Galway et Waterford ont été dotées de leur zone industrielle, Limerick aura son institut supérieur d'études techniques. Mais à côté de cela, quel subtil saupoudrage ! Un rapport est-il publié sur la réorganisation des services hospitaliers ? Des hôpitaux 'généraux' y sont prévus pour Dublin, Cork et Galway, mais des hôpitaux régionaux reviendront à Limerick, Waterford, Sligo, Drogheda, Tralee, Tullamore, Castlebar, Cavan et L e t t e r k e n n y 6 0 . Annonce-t-on une répartition rationnelle des collèges techniques régionaux ? Outre la capitale, Cork, Limerick, Galway et Waterford, sont aussi choisies pour recevoir des collèges Carlow, Athlone, Dundalk et L e t t e r k e n n y 6 1 . Le ministère de l'Education nationale décide-t-il en 1967 de déconcentrer une partie de ses bureaux vers une villç de province ? C'est Athlone (12 000 habitants) qui est élue. Le ministère des Terres prend-il le parti d'essaimer lui aussi ? C'est cette fois sur Castlebar (6 500 habitants) que le choix se porte. Rien de surprenant à ce que Portlaoighise (6 500 habitants) puis Birr (3 900 habitants) posent officiellement leur candidature auprès du gouvernement pour accueillir quelques centaines de fonctionnaires 62 ! Cette dispersion est grave dans un pays trop pauvre pour se permettre de gaspiller les investissements. Elle entretient en outre la confusion des esprits et gêne l'émergence de capitales régionales solides. Un choix courageux, net et restrictif s'impose. L'évolution spontanée semble le solliciter : entre 1961 et 1971, Limerick, Galway et Cork ont enfin bénéficié de taux d'accroissement comparables à celui de Dublin. Il serait impardonnable de tirer argument de ces résultats encourageants — mais combien fragiles ! — pour justifier l'attentisme.

CONCLUSION Avec la carence urbaine, nous saisissons une des faiblesses fondamentales du système irlandais. L'insuffisance globale de l'urbanisation explique l'ampleur passée de l'émigration : faute de villes suffisamment dynamiques dans le pays même, l'exode rural irlandais s'est épanché vers des villes étrangères. De même, l'inégale sévérité de l'émigration récente reflète fidèlement les déséquilibres régionaux de l'urbanisation. A l'inverse, l'émigration, en éclaircissant les densités et le marché, a créé un climat économique chroniquement dépressif et défavorable à la croissance urbaine. Médiocre urbanisation et émigration se sont donc entretenues l'une l'autre. Cette liaison profonde peut être perçue de façon plus concrète encore par l'analyse des déséquilibres structurels qu'ont provoqués, conjointement, l'émigration et la sous-urbanisation, notamment dans la

Villes et organisation

urbaine

197

répartition professionnelle de la population et dans sa répartition selon les sexes et les âges. Ces déséquilibres sont en effet d'autant plus aigus que les régions sont moins urbanisées, ou, ce qui revient au même, plus affectées par l'émigration.

NOTES 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14. 15. 16. 17. 18. 19. 20. 21. 22. 23. 24. 25. 26. 27. 28. 29. 30.

31. 32. 33. 34. 35.

Joyce [304], p. 39. Gougaud [286], p. 5-6. De Paor [364], p. 33, et Otway-Ruthven [363], p. 17. Joyce [304], p. 388. Gougaud [286], p. 215. Ibid., p. 74. De Paor [364], p. 53. Curtis [253], p. 23, et Henry [295], p . 39-42. Saint Bernard de Cîteaux, Vie de saint Malachie, cité par Camblin [566], p. 3. O'Connor, Sunday Independent, 21 novembre 1965, dans un compte-rendu de Henry [294], O'Faolain [354], p. 135. O'Riordain, 1952, cité par Henry [294], p. 5. Otway-Ruthven [363], p. 123. Prendergast [370], p. 302. Maxwell [333], p. 279. Ibid., p. 278-279. Orme [516], p. 122. O'Brien [346], p. 356-358. Beckett [217], p. 171. Woodham-Smith [401], p. 18. 'Report from the Select Committee' [3], p. 29. Daryl[257], p. 15. Smailes [188], p. 42-44. Clerk [570]. Nelson [179], Alexandersson [123]. Le Guen [174], Rochefort [184], p. 229-230 et 339. Smailes [188], Carruthers [131] et Smailes, Towtis, in Watson et Sissons [208]. Skibbereen, t o u t entière tournée vers le service des campagnes environnantes, possède 518 travailleurs du tertiaire pour 2 028 habitants et Ardee, plus industrielle, 487 pour 2 919. Clerk [570], Green [600]. Haughton [470]. Green [202] et [161], Très en vogue dans les années 1950, la méthode d'étude des zones d'influence des villes par les réseaux d'autobus serait aujourd'hui difficilement applicable dans beaucoup de régions, notamment en raison du développement des moyens de transport individuels. Le relatif retard de l'Irlande en cette matière

198

36. 37. 38. 39. 40. 41. 42. 43. 44. 45. 46. 47. 48. 49. 50. 51. 52. 53. 54. 55. 56. 57. 58.

59. 60. 61. 62.

Un héritage structurel

en rapide

transformation

laisse aux transports collectifs un rôle important et justifie l'application de la m é t h o d e utilisée. Il y avait, en 1969, 130 automobiles pour 1 000 habitants en République d'Irlande contre 215 en République Fédérale d'Allemagne, 231 en France, 311 au Canada et 4 2 6 aux Etats-Unis (O.C.D.E. [65], 1972). Rochefort [184], p. 340. O'Farrell [513], Cf. définition au chapitre IV de la première partie. J o n e s [621], p. 71-73. Gallagher [594], Le nouveau borough comportait 47 000 habitants en 1966 et 58 000 en 1971. J o n e s [621], p. 62. Census of Population of Northern Ireland [48], 1961, fasc. Belfast CB, tableau 7. Carey [569], p. 53. Professeur Sir Robert Matthew [636]. Verrière [394], 1966, p. 693-696, et 1967, p. 696-697. Antrim Steering Committee [549] et Northern Ireland Information Service [53], Facts and Figures, n° 40. Irish Times, 29 juin 1967. Cf. définition au chapitre IV de la première partie. Census of Distribution and Services [41], p. 4. Census of Population of Ireland [23], 1966, vol. Ill, tableau VI. Statistical Abstract [38], tableau 300. Industrial Development Authority [42]. Myles Wright [544]. Pour une analyse plus précise de ce d o c u m e n t , cf. Verrière [394], 1968, p. 579-583. O'Brien [511], p. 292. Munce [644]. Déclaration gouvernementale, citée par Newman [510], p. 26-27. La région de Limerick a fait l'objet d ' u n très intéressant plan d'aménagem e n t : Lichfield [489], Le rapport de Buchanan [421], c o m m a n d é par l'Institut national d'aménagement p o u r faciliter la coordination des différents plans régionaux recommande, en plus de Dublin et de Cork, le choix de sept centres régionaux de développement : Limerick-Shannon, Waterford, Galway, Dundalk, Sligo, Athlone et Drogheda. Il insiste en outre f o r t e m e n t sur la nécessité de freiner l'accroissement de Dublin (§ 81). Cf. par exemple J . R. W. Mason, Irish Times, 9, 10, 11 et 12 juillet 1968. Outline of the Future Hospital System [43], Report to the Minister for Education on Regional Technical Colleges [44]. Sunday Independent, 19 novembre 1967 et 10 novembre 1968.

CHAPITRE IV

Emploi, chômage et revenus

INTRODUCTION 'Le fléau de l'Irlande est le manque généralisé d'emplois pour ses habitants' : tel était le diagnostic, formulé dès 1832, par la Quarterly Review d'Edimbourg 1 . Le 18 e siècle n'était pas achevé que, déjà, de Latocnaye allait plus loin dans le diagnostic en remarquant : 'Il est décevant de ne voir nulle part trace d'industrie. Il n'y a pas de manufactures 2 .' Le même leitmotiv revient aujourd'hui dans les déclarations des responsables irlandais. 'L'emploi, affirmait en 1968 le titulaire du ministère du Travail nouvellement créé dans la République, doit être la priorité des priorités dans nos politiques et dans nos pratiques... et nous devons... à notre peuple de subordonner tous les autres objectifs à ce besoin vital et urgent 3 .' Plus d'un siècle après les cris d'alarme lancés bien avant la Famine, cette persistance du chômage ne laisse pas d'être paradoxale. L'émigration n'était-elle pas alors invoquée comme un remède infaillible ? Et l'émigration n'a-t-elle pas chassé d'Irlande des millions d'hommes et de femmes ? N'est-il pas surprenant, dans ces conditions, de voir le chômage sévir chroniquement maintenant comme jadis ? Nous nous attacherons d'abord à caractériser la population active avant d'aborder les aspects géographiques du chômage et du sousemploi, lesquels déterminent de violents contrastes dans les niveaux régionaux des revenus. I.

LA POPULATION ACTIVE : FAIBLESSE, ARCHAÏSMES, CONTRASTES

a)

Faiblesse de la population

active

Considérée dans l'absolu, la population active irlandaise représente des effectifs m o d e s t e s : 1 118 204 personnes dans la République,

200

Un héritage structurel

en rapide

transformation

611 456 en Irlande du Nord, 1 730 000 au t o t a l 4 . C'est là, opinerat-on, la conséquence toute normale de l'effectif réduit de la population totale. En réalité, les actifs forment une part anormalement faible de la population totale : 38,7 % dans la République et 41 % dans les Six-Comtés. Le premier de ces taux d'activité paraît constituer le minimum absolu des pays industrialisés. Le second est moins spectaculaire : il est pourtant tout juste égal au taux français, connu pour sa faiblesse (41,07 % en 1968). Il est sensiblement inférieur au taux de l'Allemagne fédérale (43 %) et, plus encore, à celui de la Grande-Bretagne (45 %). La première cause de cette faiblesse relative est à chercher dans la structure par âges de la population, caractérisée par une proportion d'adultes inhabituellement basse. Le groupe de 20-59 ans ne compte que pour 46,9 % du total en Irlande du Nord et pour 44 % dans la République. Ces indices sont inférieurs à ceux des autres pays ouesteuropéens, y compris la France, l'Autriche ou la République démocratique allemande (48,8 49,9 et 50,1 %). La forte fécondité irlandaise a quelque responsabilité dans cette modicité de l'effectif relatif des adultes, mais celle-ci doit surtout à l'émigration son caractère extrême. Les émigrants sont principalement âgés de 20 à 35 ans, de sorte que leur départ se solde par une amputation qui joue sélectivement aux dépens des classes d'âges correspondant aux adultes. Or, l'émigration est ellemême la conséquence du chômage en Irlande. Ainsi la faiblesse de la population active est-elle l'expression indirecte de l'intensité du chômage structurel. Compte tenu de cette situation, les taux d'activité masculins sont normaux et même assez élevés : 57,3 % de la population masculine totale et 83,8 % de la population masculine de plus de 15 ans dans la République (57,5 et 83,5 % en Irlande du Nord). En revanche, les taux d'activité de la population féminine sont, modestes en Irlande du Nord (26 %) et très bas dans la République (20,2 %) 5 . Cette faible activité professionnelle des femmes contribue encore à réduire les effectifs de la population active. Certes, la forte fécondité des femmes mariées irlandaises les prive souvent de la possibilité d'exercer une profession et les force à rester au foyer : à moins que la relation ne soit de sens inverse — ou qu'elle ne s'exerce simultanément dans les deux sens... La forte proportion de la population rurale et agricole a les mêmes effets, la statistique irlandaise ne comptant pas comme actives, en règle générale, les épouses d'agriculteurs. Mais là encore, la non-intervention des femmes dans la vie professionnelle est en partie un effet de l'intensité du chômage structurel. En Irlande du Nord comme dans la République, les femmes mariées (sauf si elles deviennent veuves) sont exclues de la fonction publique, à la seule exception de l'enseignement. Pour une femme fonctionnaire irlandaise, le mariage équivaut donc à

Emploi,

chômage

et revenus

201

un arrêt de licenciement. Cet ostracisme, connu sous le n o m de Marriage Bar, existait jadis p o u r l'ensemble du R o y a u m e - U n i : aboli en 1 9 4 2 en Grande-Bretagne, il a été maintenu en Irlande d u N o r d , o ù , c o m m e dans la R é p u b l i q u e , il constitue un m o y e n de réduction du c h ô m a g e masculin. Les e f f e t s du Marriage Bar sont limités en Irlande d u N o r d dans la mesure où, en dehors de la f o n c t i o n publique, de larges secteurs restent ouverts à l'emploi féminin. Tel est spécialement le cas de l'industrie textile et vestimentaire qui a b s o r b e encore, en 1 9 6 6 , 13 % de la p o p u l a t i o n active totale : or, sa main-d'œuvre est féminine à 6 3 , 5 %. D e plus, l'intensité de la vie urbaine multiplie les possibilités d ' e m p l o i féminin. Le terrain est moins favorable dans la R é p u b l i q u e , à la fois par déficience urbaine et par insuffisance de l'industrie textile et vestimentaire (cette dernière n ' a b s o r b e q u e 4 , 8 % de la p o p u l a t i o n active totale). Aussi la p r o p o r t i o n des f e m m e s dans la p o p u l a t i o n active des villes de la R é p u b l i q u e est-elle rarement supérieure à 3 5 %. E n c o r e cette p r o p o r t i o n est-elle s o u t e n u e par la 'persistance de différences exceptionnellement fortes entre les salaires versés aux h o m m e s et ceux versés a u x f e m m e s ' 6 . Rien q u e dans l'administration et les services publics, l'abolition des discriminations salariales fondées sur le sexe se traduirait p o u r le budget par un débours annuel supplémentaire de neuf millions de livres : ce sera là une des conséquences de l'entrée de l'Irlande dans la C o m m u n a u t é é c o n o m i q u e e u r o p é e n n e 7 . b)

Les structures

de la population

active : archaïsmes

et

évolution

En apparence, les structures de la p o p u l a t i o n active de l'Irlande du N o r d diffèrent f o r t e m e n t de celles de la R é p u b l i q u e . Avec moins de 10 % de ses actifs dans le secteur primaire, les d e u x cinquièmes dans l'industrie et près de la moitié dans le c o m m e r c e et les services, l'Irlande du N o r d s'apparente aux sociétés développées à nuance industrielle. Avec près d u tiers de ses actifs dans l'agriculture, à peine plus du quart dans l'industrie et plus des d e u x cinquièmes dans le c o m m e r c e et les services, la R é p u b l i q u e d'Irlande p a r a î t p l u t ô t se rattacher au groupe des p a y s semi-développés à fort secteur tertiaire, c o m m e le Venezuela (tableau I I - l ) . En fait, si de sérieuses différences existent bien, le contraste entre les d e u x entités irlandaises n'est pas tel q u e le suggèrent ces chiffres. L a singularité de l'Irlande d u N o r d doit b e a u c o u p à l'exiguïté du territoire de la Province : l'agglomération capitale à elle seule y regroupe 4 0 % de la p o p u l a t i o n totale et la région urbaine dont elle devient le f o y e r en concentre environ les d e u x tiers. Dans ces conditions, la faible p r o p o r t i o n de p o p u l a t i o n agricole n ' a rien de surprenant, n o n plus q u e l'intensité de l'activité de l'industrie, du c o m m e r c e

202

Un héritage structurel

Tableau II-l.

en rapide

transformation

Répartition de la population active selon les trois grands d'activité en 1961 et 1966 (en %)

Irlande du Nord République d'Irlande

secteurs

Agriculture Forets — Peche 1961 1966

1961

1966

Commerces et Services 1961 1966

13,1 36,0

40,3 23,7

41,8 26,0

46,6 40,3

9,9 31,1

48,3 42,9

* Y compris l'extraction minière et le bâtiment.

et des services. En vérité, la comparaison des chiffres bruts est un exercice passablement aléatoire et les contrastes apparents masquent certains traits communs. Le premier de ces traits est le poids conservé par la population active agricole. Le fait est évident dans la République où 200 000 exploitations agricoles accaparent le travail de plus de 330 000 personnes. Encore ce chiffre est-il sous-estimé, les femmes d'exploitants n'étant pas recensées comme actives. Il résulte des données officielles que 1 000 hectares de surface agricole utile (S.A.U.) emploient en moyenne 71 personnes actives, ce qui est beaucoup pour un pays où 88 % de la S. A. U. est en herbe. L'Irlande du Nord comporte quelque 40 000 exploitations agricoles à plein temps, qui fournissent du travail à 53 000 actifs. Bien que ce chiffre soit, là encore, sous-estimé, il permet de déduire que 1 000 hectares de surface agricole utile sont travaillés par 66 personnes : ce coefficient est fort voisin de celui de la République, mais les systèmes de production y sont, il est vrai, plus intensifs dans l'ensemble. Des deux côtés de la Frontière, le recul de la population active agricole est manifeste, mais il est nettement plus rapide au nord qu'au sud : par rapport aux effectifs de 1961, ceux de 1966 sont en baisse de 22 % en Irlande du Nord, contre 12 % seulement dans la République, où la diminution est régulière depuis 1950, mais assez modérée. Le second trait commun aux deux entités irlandaises est l'importance de la population employée dans le commerce et les services. Divers facteurs contribuent à cet état de choses, par exemple l'autonomie interne ou l'indépendance politique qui ont pour effet de gonfler, par rapport à la population active totale, la proportion des personnes employées dans l'administration ou l'armée (4,1 % dans la République et 6,2 % en Irlande du Nord). Pourtant, la cause principale de cette inflation du secteur tertiaire paraît tenir à l'hypertrophie du commerce et notamment du commerce de détail : 14,0 % de la population active de la République travaillent dans le commerce et 9 % dans le commerce de détail ; les chiffres sont respectivement de 12,9 et 9,2 % en Irlande du Nord. Près d'un Irlandais actif sur dix passe sa

Emploi, chômage et revenus

203

vie derrière un comptoir : il y a là, pour une population au pouvoir d'achat modeste, une anomalie remarquable, qui s'exprime par la médiocrité de bien des échoppes. Beaucoup de boutiques d'épicerie, ou de confiserie, nombre de pubs (bars) ne sont que de minuscules et piteux réduits où la pratique est rare. Une enquête menée dans la République en 1966 a prouvé qu'il existait un magasin de détail pour 110 habitants, et que plus de 1 6 % des établissements commerciaux avaient un chiffre d'affaires annuel inférieur à mille livres 8 ... Dans ces conditions, on comprend l'absence de spécialisation de beaucoup de commerçants, le grand nombre d'articles proposés étant censé compenser la rareté de la clientèle. Les caractères de l'Irlande rurale expliquent en partie cette situation : la dispersion de la population entraîne l'éparpillement commercial, tandis que l'inertie favorise la permanence d'une forte densité commerciale héritée du passé et que la dépopulation ne justifie plus. Pourtant, l'intensité du chômage et du sous-emploi reste la principale explication de cette prolifération commerciale. Le maintien — ou l'ouverture — de bien des petits commerces est souvent le résultat de l'absence d'alternative en matière d'emploi, du manque de qualification professionnelle, d'initiative ou de capital. On observe actuellement une nette tendance à la concentration : le nombre de personnes employées dans le commerce va plutôt en augmentant, mais le nombre de boutiques diminue. Il faut voir là le résultat de la plus grande mobilité de la clientèle et des progrès de l'urbanisation d'une part, et, d'autre part, l'effet de la concurrence des super marchés dont les réseaux s'étendent rapidement. C'est la structure industrielle qui différencie le mieux les deux Irlandés. Le Nord possède à cet égard une très solide tradition dont les origines sont doubles. Depuis le 17 e siècle, la pratique de la coutume d'Ulster, en donnant aux fermiers de cette province la 'sécurité' de leur tenure, les avait incités à s'équiper pour travailler à domicile le lin qu'ils produisaient. Tout en habituant la population rurale au travail industriel, cette organisation avait favorisé la naissance d'une classe de blanchisseurs-marchands installés dans les villes, et qui concentraient le commerce des toiles de lin. La proximité de l'Ecosse et les contacts étroits entre cette bourgeoisie marchande nord-irlandaise et les milieux industriels de la Clyde devaient faire le reste : dans le milieu particulièrement réceptif du Nord-Est irlandais, l'apport technique et financier de l'Ecosse déclencha le seul mouvement spectaculaire d'industrialisation massive qu'ait connu l'Irlande. L'industrie textile se diffusa à toute la province, animant Dungannon, Lurgan, Portadown, Ballymena ou Strabane, mais elle se concentra principalement dans les deux grands estuaires, là où arrivait le charbon et où les contacts avec l'Ecosse étaient les plus faciles : la fabrication des tissus de lin devint

204

Un héritage structurel

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transformation

la spécialité de Belfast, et la chemiserie celle de Londonderry. La construction navale se fixa également dans ces deux foyers industriels pour ne persister finalement qu'à Belfast. Ainsi naquit la grande région industrielle du Nord-Est, centrée sur Belfast et fondée sur deux activités majeures : le travail du lin et la construction navale. A elles seules, ces deux branches fournissaient encore 55 % des emplois industriels de l'Irlande du Nord en 1949. Pareille spécialisation faisait de la région industrielle de Belfast une proie particulièrement vulnérable lorsque survint la grande crise de structure de l'industrie britannique au 20 e siècle, bientôt aggravée par la crise mondiale de 1929. Le textile et les chantiers navals furent sévèrement secoués. Le chômage s'étendit, un instant masqué par l'effort de guerre. La structure industrielle, trop vieillie et trop spécialisée, n'était plus de nature à procurer les emplois nécessaires : il fallait reconvertir, réorganiser les vieilles industries et, surtout, les remplacer par d'autres, plus modernes et plus diversifiées. Tel fut l'objet de la série de lois d'aide à l'industrie que vota le parlement de Belfast, de 1932 à 1968. Point de tradition industrielle dans la République. A de rares exceptions près (ainsi le Donegal : mais il est situé en Ulster et il a bénéficié de la coutume propre à cette province), l'insécurité de la tenure n'a jamais permis aux fermiers de développer une vigoureuse industrie textile rurale. Aucune bourgeoisie n'a pu voir le jour. Point ici de contacts privilégiés et fondés sur la communauté de religion, avec les milieux industriels de Grande-Bretagne. Au contraire : une commission parlementaire imputait en 1823 'la difficulté qu'il y a à convaincre les capitalistes britanniques d'investir en Irlande aux désordres qui ont malheureusement prévalu dans ce pays et qui ont donné l'impression, très répandue, que la propriété n'y est pas sûre' 9 . Quelques entreprises mises à part (par exemple les brasseries Guinness de Dublin), l'industrie est ici récente et due à l'initiative du gouvernement de l'Etat libre, à partir des années 1930. L'industrialisation fut d'abord menée dans le cadre d'une politique protectionniste : elle donna de bons résultats, notamment dans le domaine des fabrications alimentaires et vestimentaires. Mais le protectionnisme, déjà peu vivifiant par nature, ne tarda pas, appliqué à un marché de consommation aussi exigu que celui de la République d'Irlande, à déterminer d'incontestables symptômes d'asphyxie. Il fallut, pour redonner souffle à l'industrialisation, changer de politique économique. Balayant la philosophie autarcique du Sinn Fein, le gouvernement s'y résolut en 1958 en élaborant le premier Plan de développement économique et social (1959-1963) : pour s'ouvrir aux dimensions d'un vaste marché international, le pays s'orientait vers la libération des échanges, encourageait l'expansion des industries exportatrices, faisait largement appel

Emploi, chômage et revenus

205

au capital étranger, signait un accord de libre-échange avec le Royaume-Uni (1965) et posait sa candidature à la Communauté économique européenne. Avec des situations de départ bien différentes, l'Irlande du Nord et la République se trouvent donc confrontées à la même nécessité d'attirer des industries, de provenance britannique ou plus lointaine, sur leur territoire : il s'agit pour la première, de remédier au chômage provoqué par la constriction des industries traditionnelles et, pour la seconde, de lutter contre le chômage dû à la sous-industrialisation. L'arsenal des moyens utilisés, d'abord mis au point en Irlande du Nord, est analogue ici et là. Il comporte la série habituelle des incitations financières : subventions d'installation, aides à l'équipement et à l'apprentissage, dégrèvements fiscaux. Il est facilité par l'amélioration de l'équipement téléphonique, routier et portuaire — qui permet d'atténuer les 'stigmates de l'isolement' 1 0 — et par l'aménagement de parcs industriels où sont bâties des usines prêtes à l'emploi. Surtout, on s'efforce de vaincre le très grave inconvénient que constitue l'insuffisante qualification professionnelle de la main-d'œuvre proposée aux industriels. En étroite liaison avec les syndicats et les employeurs, le gouvernement de Belfast a mis sur pied des Training Boards, spécialisés chacun dans une grande branche industrielle, et qui contrôlent, depuis 1966, le fonctionnement d'une dizaine de centres de formation professionnelle (pour adultes et pour jeunes), convenablement répartis sur le territoire. L'ensemble est coiffé par une autorité centrale, le Northern Ireland Training Executive. En quelques années, la proportion des garçons abordant la vie professionnelle avec une qualification est passée de 16 à 40 % 1 1 . La République n'a pas tardé à suivre cet exemple, en se dotant en 1967 d'une Industrial Training Authority qui a ouvert trois centres pilotes de formation pour adultes sans qualification à Shannon, Waterford et Galway. Le résultat de toutes ces initiatives est franchement positif. En Irlande du Nord, textiles et construction navale se sont contractés au point de ne plus employer que 26 % de la main-d'œuvre industrielle. Ce repli n'a pas empêché les chantiers navals Harland and Wolff, à Belfast, de se moderniser, de se spécialiser précocement dans la construction de super-pétroliers et de rester la plus grande unité de construction navale d'Europe. Simultanément, 250 firmes environ, venues surtout de Grande-Bretagne, ont créé dans la Province plus de 60 000 emplois nouveaux, surtout dans la chimie et les fibres synthétiques, la mécanique, l'électromécanique, les pneumatiques 1 2 . Dans la République, 50 000 emplois industriels ont été créés depuis 1959 par 300 firmes venues pour moitié de Grande-Bretagne et pour moitié des Etats-Unis, d'Allemagne, des Pays-Bas et d'une dizaine d'autres pays. Les industries très diversifiées (des cosmétiques aux parapluies et aux

206

Un héritage structurel

en rapide

transformation

montures de lunettes) sont les mieux représentées, avec l'appareillage électrique et la mécanique 1 3 . La main-d'œuvre industrielle est passée de 22,5 % du total de la population active en 1951 à 26 % en 1966 et 30 % en 1972. c)

Contrastes régionaux de la population

active

Il s'en faut de beaucoup que la population active ait une répartition uniforme. Les structures précédemment définies sont en fait des abstractions arithmétiques qui recouvrent de grands contrastes régionaux ou locaux 14 . Pour mettre ces contrastes en évidence, nous avons établi une carte de la répartition de la population active selon les grandes branches d'activité dans les villes, dans les districts ruraux (Irlande du Nord 15 ) ou dans les comtés, villes exclues (République). Aucune difficulté ne résulte du classement des activités, qui est identique d'un côté de la Frontière à l'autre. En revanche, la définition des villes diffère sensiblement : en Irlande du Nord, la répartition des activités urbaines n'est donnée que pour les circonscriptions administratives urbaines, de sorte que les banlieues développées au-delà des limites municipales sont considérées comme rurales et comptabilisées avec les districts ruraux. Le recensement de la République fournit au contraire la répartition des activités urbaines pour toutes les agglomérations de 1 500 habitants et plus en incluant les banlieues développées au-delà des limites municipales quand il y en a. La conséquence de ces choix divergents est claire : les campagnes d'Irlande du Nord sont créditées d'activités qui sont en réalité urbaines tandis que celles de la République, amputées des excroissances urbaines, sont, de ce seul fait, plus agricoles. Nous n'avons pu résoudre cette difficulté qui enlève à la carte une partie de son intérêt comparatif : pour éviter toute confusion, nous avons cependant dissocié avec netteté les deux territoires (Fig. 11-17). La nature des activités et certaines contraintes techniques de représentation cartographique nous ont amené à traiter de manière différente villes et campagnes. Nous examinerons leur cas séparément et successivement du double point de vue de la méthode d'analyse et de l'interprétation géographique. Les activités urbaines Nous sommes parti d'un graphique triangulaire sur lequel la population active des villes (actifs agricoles exclus 16 ) est répartie entre activités industrielles, commerciales et autres activités tertiaires — soit, en fait, les services de toute nature. La difficulté de faire figurer des bandes ou des secteurs proportionnels sur les cercles représentant les villes à une échelle moyenne nous a contraint à choisir une méthode

Emploi, chômage et revenus

207

de représentation synthétique et, par conséquent, à distinguer un nombre limité de types de structures d'activité (fig. 11-18). — Le type moyen (n° 1 sur le graphique), le plus nombreux, correspond à des villes dont 35 à 40 % de la population active est employée dans l'industrie, 40 à 45 % dans les services et 20 à 25 % dans le commerce : ce sont des organismes à forte prédominance tertiaire. Sur 43, 9 seulement sont situées en Irlande du Nord et il s'agit toujours de villes petites (Ballymoney, Keady, Kilkeel, Warrenpoint, Limavady) ou moyennes (Bangor, Newry, Coleraine, Dungannon). Au contraire, on trouve dans cette série les principales villes de la République (Dublin, Dun Laoghaire, Cork, Limerick) et une trentaine d'organismes moyens et mineurs surtout situés dans l'Est et le Sud du pays. De toute évidence, ces villes, peu industrielles, surtout tournées vers le commerce et les services, sont essentiellement caractéristiques de l'Irlande indépendante. — Les déviations les plus nombreuses sont réalisées à l'avantage du secteur tertiaire (types 2 à 6 sur le graphique). Tous les cas de relative hypertrophie du commerce (types 2 et 4 sur le graphique) appartiennent à la République, tandis que, de toutes les villes où le commerce et les services sont également sur-représentés (type 5), seule Portrush, station balnéaire proche de la Chaussée des G é a n t s 1 7 , est située en Irlande du Nord. Ces villes hyper-commerciales, souvent petites, sont surtout localisées dans le Nord et le Nord-Ouest du pays, dont la sous-industrialisation et la pléthore commerciale sont ainsi confirmées. Au contraire, les villes où ce sont les services qui tiennent une place exceptionnelle (types 3 et 6 du graphique) sont surtout situées en Irlande du Nord. Il s'agit ou bien de centres de villégiature comme Ballycastle, Killamey ou Newcastle 18 , ou bien surtout de petites villes faisant fonction de centre administratif de leur comté. Telles sont A r m a g h 1 9 , Castlebar, Enniskillen 2 0 , Omagh 2 1 ou Downpatrick : cette dernière, chef-lieu du comté de Down, évêché anglican, possède les bureaux du Down County Council (justice, santé,...), ceux de son district urbain et de son district rural, une Bourse de l'emploi, les services régionaux du ministère de l'Agriculture, les directions locales de la police, des postes, de l'électricité, un centre téléphonique, trois hôpitaux qui fournissent plus de 800 emplois et neuf écoles secondaires qui emploient 180 personnes et attirent 3 000 élèves ; tous ces services absorbent 61 % de la population active contre 12 % et 27 % seulement au commerce et à l'industrie 22 ! — Les déviations réalisées au profit du secteur industriel sont moins nombreuses mais plus strictement localisées. Les villes à prépondérance industrielle modérée (45 à 60 % de leur population active : type 7 sur le graphique) sont également réparties de part et d'autre de la Frontière ; mais celles qui appartiennent à la République sont ou

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V

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11-18.

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Structure de la population active des villes irlandaises (districts 1966). Cf. carte (fig. 11-17)

Agrie. *

Forêts

+

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Pêche

Structure de la population active des campagnes ruraux, 1966). Cf. carte (fig. 11-17)

irlandaises

(districts

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bien proches de la Frontière (ainsi Buncrana 2 3 , en Donegal, véritable satellite industriel de Londonderry), ou bien étroitement localisées dans l'Est et le Sud-Est du pays, souvent à moins de 80 kilomètres de Dublin. De surcroît, en dehors de Waterford (à la limite de la série avec 45 % de ses actifs dans l'industrie), de Drogheda ou de Dundalk, 'avant-poste de la région industrielle du Nord-Est' 2 4 , il s'agit de centres urbains mineurs. Au contraire, les principales agglomérations d'Irlande du Nord appartiennent à ce type : Belfast—Newtownabbey, Londonderry, Lisburn, P o r t a d o w n 2 5 . . . Les cas d'hyper-industrialisation (60 à 70 % des actifs dans l'industrie) concernent trois tout petits centres de la République — les centres textiles de Clara et de Balbriggan et la zone industrielle de Shannon —, mais surtout des villes proches de Belfast, dont certaines sont fort substantielles : ainsi le centre textile rénové de Lurgan (24 000 habitants), désormais inclus dans la ville nouvelle de Craigavon. Les villes industrielles ne sont donc puissantes et concentrées qu'à proximité de Belfast ; elles sont, ailleurs, souvent modestes, dispersées et presque toujours situées dans la moitié orientale de l'île. Les activités rurales Comme pour les villes, nous avons commencé par établir un graphique triangulaire sur lequel la population active rurale est répartie entre activités agricoles, industrielles et tertiaires (commerces et services). Le graphique a permis de distinguer onze grands types de structures (fig. 11-19): chacun de ces types a été représenté sur la carte par des bandes proportionnelles dont la largeur a été déterminée en fonction de la situation moyenne dans chaque type. Il serait fastidieux de reprendre, dans l'interprétation, chacun de ces cas. En fait, les campagnes se différencient surtout en fonction de l'importance du secteur agricole : il y a des campagnes paysannes, des campagnes moyennement agricoles et des campagnes très peu agricoles. Il importe de garder en mémoire que la statistique nord-irlandaise donne une prime de fait aux activités non agricoles. En outre, la taille des circonscriptions administratives de référence peut fausser l'impression donnée par telle ou telle structure : ainsi, par le truchement des migrations quotidiennes de travailleurs, une ville peut fortement modifier ou non la structure d'activités de la zone rurale voisine, selon que celle-ci est petite (cas général des districts ruraux d'Irlande du Nord) ou vaste (cas de Cork, dans le comté homonyme). Une telle carte donne donc plutôt des indications de tendance que des résultats absolus. — Les campagnes paysannes sont le propre de l'Ouest et du Nord de la République (type 1, 2 et 2' sur le graphique). On peut introduire une nuance entre les cas extrêmes, où la population active est agricole à plus de 70 % (Galway, Leitrim, Roscommon, Mayo), et ceux où la

Emploi, chômage et revenus

211

population est comprise entre 60 et 65 % (Nord-Ouest, Sud-Ouest). Ce que perd l'agriculture dans ce second cas est généralement récupéré par l'industrie, principalement sous la forme de migrations quotidiennes vers des villes un peu plus nombreuses (comtés de Laoighis, Tipperary, Monaghan, Cork, Kerry, Clare,...). Ces régions, qui couvrent la moitié de l'île environ, sont aussi celles où la population rurale est la plus dispersée. — Les campagnes moyennement agricoles ont de 25 à 55 % de leur population active employée dans l'agriculture : leur population active agricole n'est jamais sensiblement plus faible que celle travaillant dans l'un ou l'autre des deux secteurs restants. On peut distinguer d'abord des régions encore fortement agricoles (40 à 55 % des actifs : types 3 et 4 sur le graphique). Elles sont toutes situées dans la République (Centre-Est, comtés de Limerick, de Waterford, de Wicklow) ou dans les parties périphériques de l'Irlande du Nord (comtés de Fermanagh et de Tyrone, Glens d'Antrim) : bien que situé dans la République, le comté de Donegal se rattache plutôt à ce dernier ensemble. Les régions moins agricoles (25 à 40 % de travailleurs du primaire : cas 5 à 7 du graphique) sont, au contraire, toutes situées en Irlande du Nord, à l'exception du comté de Louth qui la jouxte au sud-est et des comtés péri-métropolitains de Dublin et de Kildare. Dans les types 3 et 4, le terrain perdu par l'agriculture est gagné simultanément par l'industrie et par le tertiaire : il s'agit de campagnes mieux équipées ; l'industrie y est diffuse et effectivement rurale (tissages du Donegal) ou présente à la faveur des migrations quotidiennes ouvrières vers les villes (Irlande du Nord). Dans les types 5 et 6, l'industrie l'emporte beaucoup plus nettement : elle est à la fois de localisation rurale (villages textiles d'Irlande du Nord) et urbaine. La région de Dublin fait exception, avec une prédominance marquée du secteur tertiaire déterminée par la résidence rurale de nombreux white-collars (type 7). — Les campagnes très peu agricoles (1 à 25 % de population active agricole) sont toutes situées en Irlande du Nord, où elles caractérisent les environs de Belfast, dans un rayon de 50 kilomètres environ, ainsi que le district rural de Londonderry. Il y a lieu de distinguer entre une couronne externe, semée de gros centres industriels, et où le secteur secondaire tend à l'emporter, parfois très nettement (districts ruraux d'Antrim, Ballymena, Lame, Moira, Lurgan), et une auréole interne, jouxtant immédiatement les grandes villes, où le secteur tertiaire est prépondérant (district rural de Londonderry et, autour de Belfast, districts de Hillsborough, Lisburn ou Castlereagh). Dans ces deux derniers cas, ouvriers et surtout white-collars sont prépondérants au point que le secteur agricole n'absorbe plus que 4 % et 1 % de la population active : la nature rurale de ces périphéries métropolitaines est évidemment en question...

212

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La répartition régionale de la population active se solde donc par un contraste majeur entre une Irlande de l'Est — et surtout du Nord-Est — où sont concentrées les villes les plus industrielles au sein de campagnes bien diversifiées, et une Irlande occidentale où des campagnes profondément paysannes ne sont semées que de centres de commerce ou de services de faible population. La géographie du chômage et du sous-emploi ne fait que confirmer cette infériorité de l'Ouest irlandais.

II.

GÉOGRAPHIE DU CHÔMAGE ET DU SOUS-EMPLOI

Nous avons eu déjà l'occasion d'évoquer les causes fondamentales, historiques, de ce mal endémique qu'est le chômage irlandais. Qu'un siècle et demi d'émigration intense n'ait pas suffi à faire disparaître le déficit d'emplois peut déjà paraître étonnant. Mais que le chômage se soit maintenu ou aggravé depuis 1960 est plus paradoxal encore : l'énorme effort d'industrialisation et de création d'emplois consenti depuis dix à quinze ans n'aurait-il pas dû faire disparaître ce fléau ? S'il n'en a rien été, c'est que le bienfait des emplois créés dans certaines branches est largement estompé par le grand nombre d'emplois perdus dans d'autres. En Irlande du Nord, l'objectif même de la reconversion industrielle est de compenser le recul des activités traditionnelles et l'exode rural par le développement de spécialités nouvelles : les 60 000 emplois créés depuis 1945 n'excèdent que de peu le nombre des emplois disparus. Dans la République, tandis que, de 1961 à 1966, 62 000 emplois nouveaux étaient offerts dans l'industrie et les services, l'agriculture et la pêche perdaient 46 000 travailleurs et les secteurs industriels en crise 2 000 : aussi le solde positif est-il réduit à 14 000 emplois ! En poussant au délestage des campagnes, la vague actuelle de modernisation aggrave la situation de l'emploi : ainsi, paradoxalement, une amélioration des structures peut-elle avoir, passagèrement, des effets négatifs sur le marché du travail. Géographiquement, d'ailleurs, les effets les plus heureux de la politique de promotion de l'emploi ne se manifestent pas nécessairement dans les régions où les déséquilibres sont les plus graves. Le chômage demeure donc très fort. Dans la mesure où il est entretenu par l'exode rural, il est lié à un très net sous-emploi agricole. Certes, il n'est pas en Irlande de sous-emploi qu'agricole : ce que nous avons vu de la pléthore du petit commerce suffit à le prouver. Pourtant, l'agriculture est le domaine d'élection du sous-emploi. Aussi nous arrêterons-nous à cet aspect capital de la vie irlandaise avant d'analyser la géographie du chômage proprement dit.

Emploi, chômage et revenus a)

Géographie du sous-emploi

213

agricole

Il y a sous-emploi agricole lorsque le nombre de travailleurs par unité de surface utile excède les besoins sans déterminer de chômage franc. La mesure du sous-emploi est donc délicate car elle dépend non seulement de la densité des actifs agricoles, mais aussi des conditions naturelles et de la plus ou moins grande intensivité du système de production. Le nombre de travailleurs agricoles pour 100 hectares de surface utile (crops and pasture des statistiques irlandaises) est de 7,1 dans la République et de 6,6 en Irlande du Nord. Déduits des indications du recensement de 19 6 6 2 6 , ces chiffres doivent être considérés comme très sous-estimés, car les épouses d'agriculteurs ne sont pas prises en compte comme actives et les exploitants à temps partiel ne sont pas répertoriés parmi les travailleurs de la terre. Ils n'en expriment pas moins la forte densité des actifs agricoles, surtout dans la République. Le désavantage de cette dernière est d'autant plus marqué que ses systèmes de production agricole sont, en moyenne, beaucoup plus extensifs que ceux d'Irlande du Nord : 12 % de la surface utile en labours contre 15 % ; 70 % en pâturages permanents contre 58 % ; à peine 1,5 unité de gros bétail à l'hectare (compte non tenu des pâquis sur lande ou tourbière) contre plus de 2 ; 2 250 litres de lait par vache laitière et par an contre 3 9 0 0 27 . Pour mesurer le sous-emploi agricole, les services spécialisés irlandais ont appliqué à l'Irlande des modèles d'emploi considérés comme optimaux en Grande-Bretagne. Ce calcul fait ressortir que la main-d'œuvre agricole irlandaise équivaut à 161 % du niveau idéal 2 8 , ce qui revient à dire que le surplus est égal à 38 % des effectifs recensés. Ce genre de calcul a nécessairement un aspect arbitraire. Il peut être repris sur la base de critères plus proprement irlandais : si l'on choisit comme critère de référence une charge de 5 actifs pour 100 hectares de S. A. U. (moyenne des comtés de Kildare et de Dublin où la charge est faible), l'excédent ressort à 30 % de l'effectif actuel dans la République et à 24 % en Irlande du Nord. Objectera-t-on que les comtés de référence (Dublin et Kildare) ne sont pas eux-mêmes exempts d'une certaine surcharge en main-d'œuvre agricole ? Il est alors possible de fonder le calcul sur les chiffres considérés comme correspondant à un seuil de rentabilité dans des régions qui, par l'orientation de leur économie, peuvent être rapprochées de l'Irlande. Ainsi le seuil de rentabilité est-il estimé par les services agricoles entre 20 et 30 hectares dans les bocages du département français de la Manche, et dans l'hypothèse d'une exploitation conduite par un ménage agricole (soit 1,5 Unité-Travailleur-Homme). Les épouses d'exploitants étant exclues dans les statistiques irlandaises d'emploi agricole, une exploitation familiale de 25 hectares correspond en Irlande à 4 actifs à plein temps pour

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100 hectares de surface utile ; sur cette base, le surplus de maind'œuvre agricole est de 44 % dans la République et de 40 % en Irlande du Nord. Nous aboutissons donc à deux fourchettes d'excédents : 24 à 40 % pour l'Irlande du Nord, et 30 à 44 % pour la République. Cette dernière encadre exactement l'évaluation de 38 % due aux services agricoles irlandais. Il ne s'agit pourtant là que d'une donnée moyenne. Dans la réalité, la densité de la main-d'œuvre agricole est très inégalement répartie selon les comtés irlandais (fig. 11-20). Si l'on retient pour base de référence optimale une densité de 4,5 actifs pour 100 hectares de S.A.U., l'excédent équivaut à 10 % environ des effectifs actuels dans la région de Dublin et 32 % en Irlande du Nord ; il monte à 45 % dans la majeure partie du drumlin-belt, à 55 % en moyenne dans les comtés les plus chargés de l'Ouest, pour culminer à 60 % en Mayo ! Ces évaluations sont certes bien théoriques 2 9 . Du moins permettent-elles de définir une zone de sous-emploi accentué qui, étirée le long des rivages océaniques, comporte vers l'est une apophyse qui atteint presque la Méditerranée britannique. Cette zone déborde sensiblement l'ancien domaine des Congested Districts, de localisation strictement atlantique. Le législateur a d'ailleurs reconnu implicitement son existence en consentant un régime spécial d'allocation de chômage 30 aux petits fermiers du Connacht (comtés de Galway, Leitrim, Mayo, Roscommon et Sligo), de la partie de l'Ulster incluse dans la République (Cavan, Donegal, Monaghan), des comtés de Clare et de Kerry ainsi que de l'Ouest de ceux de Cork et de Limerick en Munster. Trois éléments sont susceptibles de déterminer le volume du sousemploi : la main-d'œuvre salariée, les assistants familiaux et la structure foncière. Les statistiques très détaillées fournies pour la République permettent de préciser le diagnostic 3 1 . On peut d'emblée écarter le salariat agricole comme élément d'explication. Les salariés agricoles ne sont nombreux que dans l'Est et le Sud-Est du pays, c'est-àdire dans les régions les moins surchargées (fig. 11-21). Même lorsque le salariat est important dans des comtés dont la situation d'ensemble est moins bonne (Kerry par exemple), il ne touche que les exploitations les plus vastes, et donc les plus aptes, en principe, à utiliser rentablement un surcroît de main-d'œuvre. Faut-il alors incriminer les assistants familiaux, descendants ou collatéraux, qui, en restant en plus grand nombre à la ferme dans les régions les plus attardées, aggraveraient encore leur marginalité économique ? Cette explication n'est pas beaucoup plus convaincante (fig. 11-22). Il y a en fait une certaine logique économique dans la densité des assistants familiaux, surtout nombreux dans le Sud-Est et dans le Sud du pays, là où les labours sont, proportionnellement, les plus étendus. Lorsque les assistants familiaux sont nombreux dans des comtés cependant surchargés

Emploi, chômage et revenus

215

(Kerry, Galway), les données du recensement permettent de vérifier qu'on les rencontre surtout dans les exploitations les plus vastes. La structure foncière, c'est-à-dire, en fin de compte, la taille moyenne des exploitations, est donc bien le principal facteur du sous-emploi ; la carte de la surface agricole utile moyenne des exploitations (fig. 11-23) 32 est la réplique fidèle de la carte du sous-emploi (fig. II20). Le sous-emploi agricole irlandais est donc avant tout la conséquence de l'excessif morcellement de la terre, qui contraint les familles agricoles à vivre sur des surfaces trop exiguës pour rentabiliser pleinement leur travail. Outre l'intensification des systèmes de production, c'est l'amélioration des structures foncières qui permettra de l'éliminer. Celle-ci est en cours, mais en déterminant le départ des agriculteurs en surnombre vers des villes hors d'état de leur fournir du travail, elle a pour conséquence paradoxale de réduire le sous-emploi tout en aggravant le chômage ! b)

Géographie du

chômage

Toutes les apparences sont, en matière de chômage, défavorables à l'Irlande du Nord'. Tandis que le recensement de 1966 faisait ressortir, pour la République, un taux de chômage de 4,7 % 3 3 , le même recensement, en Irlande du Nord, trahissait un taux de 8,2 % 3 4 . L'Irlande du Nord achève d'ailleurs d'attirer l'attention sur elle par une législation anti-chômage assez curieuse, le Safeguarding of Employment Act, adopté en 1947. Par cette mesure, les étrangers à l'Irlande du Nord 35 ne peuvent être admis à s'y faire embaucher. Il s'agit en somme d'une mesure de protection régionale de l'emploi. La République ne s'est pas dotée d'une semblable garantie : il est vrai que les 'étrangers' y sont moins nombreux que dans le N o r d 3 6 . Au demeurant, comment la République pourrait-elle concilier une législation d'exclusion à l'égard des ressortissants d'Irlande du Nord avec sa prétention à étendre sa souveraineté à la totalité de l'île ? On invoque généralement l'intensité plus grande de l'émigration pour expliquer la meilleure situation apparente de la République : les taux de chômage y resteraient relativement limités pour la simple raison que les chômeurs quittent le pays en grand nombre. Cette explication n'est pas à rejeter, en effet, mais elle est loin d'être la seule. C'est la comparabilité même des taux de chômage calculés dans les deux pays qui est en cause. Quelles sont, dans le calcul de ces taux, les personnes considérées comme étant en chômage ? A quelle population de référence les effectifs de chômeurs sont-ils rapportés pour obtenir les taux ? La meilleure organisation de la Sécurité sociale dans le Nord fait que les salariés sont couverts par l'assurance contre le chômage dans la

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Fig. 11-20.

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D'une transition démographique

à l'autre

la République en 1961) et, dans une association paradoxale, de sa prospérité matérielle jointe à sa désintégration culturelle. Comme souvent les très petites minorités 8 1 , les protestants du Sud ont eu tendance à calquer leurs attitudes sur celles de la majorité au sein de laquelle ils vivent. La religion est donc, plus que le statut socio-culturel, le grand facteur de différenciation de la fécondité légitime. Elle intervient par le biais des différences confessionnelles proprement dites, mais aussi en fonction du type de combinaison inter-communautaire réalisé dans chacune des deux entités politiques irlandaises. Elle intervient encore par le truchement des politiques de population pratiquées au nord et au sud de la Frontière. c)

Politiques de population

et attitudes face à la

contraception

Pour ce qui est de la prévention des naissances, la pratique courante est, dans la République comme en Irlande du Nord, en constante anticipation sur la politique officielle. On perçoit de ce fait le caractère plutôt épiphénoménal et le rôle assez limité des politiques de population. Le fait est d'ailleurs général dans les sociétés de type industriel. L'attitude très souple que les Eglises protestantes ont adoptée précocement sur cette question explique que l'Irlande du Nord ait largement devancé sa voisine sur le plan de la politique de prévention des naissances. Il s'en faut pourtant que les autorités de Belfast aient fait preuve d'audace et d'esprit pionnier ! Sans doute les divers appareils et produits contraceptifs sont-ils vendus depuis des années dans les pharmacies et autres surgical stores de la Province et la 'pilule' est-elle délivrée sur ordonnance depuis son introduction sur le marché en 1963 ; mais on n'avait pas jugé utile, à Belfast, d'adopter une attitude plus active en offrant au public des consultations sur le planning familial. Plus encore qu'à propos du divorce, le parlement de Stormont a observé une attitude réservée et il s'est bien gardé d'acclimater en Irlande du Nord la loi très libérale sur la contraception votée en 1967 à Westminster. C'est par une procédure quasi clandestine qu'un progrès décisif a été suscité, sous la forme d'une circulaire adressée par le ministère de la Santé et des Affaires sociales, en décembre 1967, aux autorités locales (conseils de comtés et de bourgs-comtés) et leur 'conseillant' de favoriser l'ouverture de consultations régulières de planning familial en fournissant locaux et crédits. Tous les conseils ont obtempéré et, moins d'une année après, quinze consultations fonctionnaient sur l'ensemble du territoire des Six-Comtés. C'est dire à quel point cette initiative répondait aux voeux d'une bonne partie du corps médical et du public. Certains médecins, d'à-

La situation démographique

actuelle: Le mouvement

naturel

389

bord, émus par les conséquences médicales ou sociales qu'avaient parfois les maternités répétées, avaient pris l'initiative de conseiller leurs patientes. Dès 1940, une consultation avait été ouverte au Royal Maternity Hospital de Belfast, pour donner des conseils aux femmes qui avaient des raisons médicales sérieuses de souhaiter éviter de nouvelles grossesses. Par sa situation au milieu des quartiers populaires du centre-Ouest de Belfast, cette consultation permit d'atteindre des couches sociales peu familières de la pratique de la contraception, notamment parmi les catholiques de Falls Road. Les médecins responsables de la consultation purent constater le grand défaut d'information et le grand dénuement technique des classes populaires : la méthode de prévention la plus communément répandue était le coïtus interruptus ; le condom était courant, surtout chez les protestants ; plus tard, la 'méthode Ogino', plus ou moins déformée, eut son heure de gloire. Un autre hôpital ouvrit une semblable consultation en 195 1 82 . Ces expériences montraient l'utilité d'une généralisation du système. L'Association pour le planning familial d'Irlande du Nord, tardivement créée en 1965, militait pour cela : la circulaire de 1967 lui a donné satisfaction. Les consultations sont maintenant entrées dans la pratique courante. Elles permettent de faire connaître aux femmes et aux couples des procédés de limitation pratiques et efficaces. En 1968, la pilule contraceptive était adoptée par 26 % des femmes consultantes au Royal Maternity Hospital ; 62 % avaient opté pour le stérilet (introduit en 1965) et 12 % pour d'autres méthodes — notamment la continence périodique, admise par l'Eglise romaine. Contrairement à ce que certains adversaires des consultations avaient avancé, la population catholique, bien que plus réservée que la population protestante, se montre assez réceptive. Souvent, à l'issue d'une consultation, les femmes catholiques souhaitent, pour se décider, prendre l'avis de leur prêtre ; mais celui-ci les laisse généralement libres de leur choix. II est clair que la généralisation des consultations a une grande incidence sociale ; elle permet d'accélérer la pénétration dans les milieux qui en ont le plus besoin de pratiques longtemps réservées aux privilégiés et aux classes m o y e n n e s 8 3 . Dans cette mesure, une telle politique de la population peut, dans un pays encore aussi fécond que l'Irlande, se traduire par un fléchissement rapide et sensible de la fécondité. La République a, par rapport à sa voisine, un retard énorme. La vente et l'importation de produits ou appareils contraceptifs — a fortiori toute forme de publicité — sont sévèrement punis par la loi. Lorsqu'en 1965, I'I. N. E. D. envoya dans douze pays, dont l'Irlande, un questionnaire sur la contraception, l'organisme compétent irlandais refusa catégoriquement de répondre 8 4 . On aurait tort, pourtant, de s'arrêter à cette apparente rigueur, car le feu couve sous la cendre. Deux facteurs d'évolution sont en effet à l'oeuvre.

390

D'une transition démographique

à l'autre

Le plus puissant est incontestablement la pression du monde extérieur et de l'opinion : 'société de consommation', presse, cinéma, télévision... Si l'on en croit Mgr Browne, évêque de Galway : 'Les femmes sont sensibilisées à la question [de la prévention des naissances] par les articles de journaux. Comme beaucoup d'entre eux sont écrits en Amérique, elles trouvent cela très bien. Et puis, bien sûr, beaucoup d'entre elles travaillent pour se payer la télévision et le reste, de sorte que certaines souhaitent peu d'enfants 8 5 .' La presse nationale ellemême a, depuis quelques années, fortement contribué à démythifier le thème naguère tabou de la contraception. Avec l'avidité que l'on a pour les fruits longtemps défendus, elle aborde maintenant le sujet avec une fréquence et une délectation complaisantes. Même le très catholique Sunday Independent, pourtant fort proche des milieux ruraux, s'est, pendant l'été de 1966, livré à un véritable festin du genre. Chaque semaine, trois mois durant, le journal a titré en lettres énormes, sur la contraception, la pilule et les 'mères oubliées', le tout à grand renfort de placards publicitaires affichés à la devanture des marchands de journaux. Commencée par la publication d'une enquête sur la condition des mères de famille, la série s'est poursuivie sous la forme d'une controverse à rebondissements, menée en termes vifs, entre un prêtre et un médecin. Cependant, le courrier des lecteurs — où les lettres d'encouragement étaient bien plus nombreuses que les protestations indignées contre cet étalage inoui' — montrait éloquemment l'écho rencontré dans l'opinion par ce débridement libérateur : le temps n'était pas très lointain où YObserver de Londres avait été saisi en Irlande pour avoir abordé ces questions indécentes. Parallèlement, une partie du corps médical irlandais menait une action moins spectaculaire, mais tout aussi efficace. Une Marriage Guidance Clinic (centre de consultation sur les problèmes matrimoniaux) avait été ouverte en 1963 au National Maternity Hospital de Dublin. Or, par un article publié dans une revue médicale en 1967, ses responsables révélaient que, non seulement les problèmes du planning familial formaient l'essentiel du travail du centre, mais que les patientes — de jeunes accouchées déjà chargées de famille pour la plupart et auxquelles le centre offrait ses services à l'issue de leurs couches — avaient peu confiance, pour prévenir les naissances, dans les méthodes de la continence périodique, et que le centre était fréquemment amené à leur prescrire l'usage de la pilule contraceptive. Ils indiquaient aussi que les pratiques antérieures à leur intervention se répartissaient ainsi : coïtus interruptus 40 %, diverses méthodes de continence périodique (de la méthode Ogino à l'utilisation de la courbe de température) 24 %, continence totale 3 %, aucune restriction 33 % 86 . La mollesse des réactions à ces révélations est plus significative encore que les faits révélés eux-mêmes. Incontestablement, un vent nou-

La situation démographique

actuelle: Le mouvement

naturel

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veau soufflait sur l'Irlande. Le porte-parole d'un laboratoire britannique pouvait révéler à Cork, en juin 1967, que 3 % des femmes irlandaises de 16 à 45 ans utilisaient couramment la pilule contraceptive (contre 1 0 % en Grande-Bretagne à la même é p o q u e ) 8 7 . Qu'il y eût des catholiques parmi elles n'est pas douteux. Il est même probable qu'elles agissaient avec le sentiment de n'être pas en opposition avec l'enseignement de l'Eglise romaine. Ne laissait-on pas entendre que le rapport remis au pape Paul VI en juin 1965, par la commission pontificale sur la population, était favorable à une libéralisation ? L'interminable mûrissement de l'encyclique annoncée sur la question n'étaitil pas aussi le signe qu'une profonde révision de la position de l'Eglise se préparait ? Dans ces conditions, la publication en juillet 1968 de l'encyclique Humanae Vitae provoqua une douloureuse déception chez beaucoup d'Irlandais, pourtant fervents catholiques. Certes, la Hiérarchie trouvat-elle utile d'applaudir et de renchérir sur le texte pontifical. Sans doute, beaucoup de catholiques irlandais dirent-ils leur satisfaction devant la continuité rassurante du magistère romain. Pourtant, un groupe de jeunes chrétiens 'occupa' l'église saint-André, à Dublin, pour marquer sa désapprobation. Çà et là, les associations de médecins manifestèrent leur désaccord 8 8 . Un théologien irlandais renommé, le révérend J . Good, fut l'objet d'une sanction pour avoir publiquement critiqué l'encyclique. De toutes parts parvenaient les échos du regret et de la déception. Pour avoir spéculé sur le contenu supposé de l'encyclique, pour s'être enhardie, de 1965 à 1968, sur le terrain de la contraception, l'Irlande a incontestablement franchi le point de non-retour. Loin de mettre un terme à la tempête, la publication de l'encyclique n'a fait qu'exciter la contestation. En 1970, s'est formée une 'Association irlandaise pour le droit au planning familial' qui s'est fixé comme objectif de 'changer la loi sur les contraceptifs et le planning familial, de sorte que les Irlandais puissent librement choisir le nombre de leurs enfants'. Faut-il préciser que 90 % des membres de l'association sont catholiques 89 ? Parallèlement, était fondé un 'Mouvement irlandais de libération de la femme'. L'un de ses premiers hauts faits fut d'organiser un commando de quarante-sept femmes qui reçurent mission d'aller à Belfast faire ample moisson de contraceptifs. Lorsqu'elles revinrent en gare de Dublin, chargées de cartons et de cabas, elles furent appréhendées par les douaniers et la police. Mais un nombreux comité d'accueil vociférait et scandait 'Laissez-les passer' ! Quelques identités furent relevées, quelques paquets saisis, mais la plupart échappèrent aux douaniers et furent jetés en pluie à la foule enthousiaste. Ce fait est lourd de signification. La progression incessante du nombre des Irlandaises qui utilisent la pilule ne l'est pas moins : 3 %

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en 1967, plus de 5 % en 1969 9 0 . Que dire aussi de cette publicité relevée dans Campus, le journal des étudiants d'U. C. D., l'université 'catholique' de Dublin : 'Tests de grossesse... résultat par retour du courrier ou par téléphone... prix : 2 livres' 91 ? Sans aucun doute, l'histoire démographique de la République d'Irlande a amorcé un tournant décisif. Seules les attitudes et les pratiques changent, tandis que la loi demeure, dans sa rigueur et son intransigeance. A coup sûr, la loi suivra un jour l'évolution des mœurs. Déjà, en 1971, plusieurs initiatives en ce sens ont été esquissées par les partis politiques ; une femme sénateur a même présenté un projet très libéral. Une lettre pastorale péremptoire de l'archevêque de Dublin a étouffé ces velléités dans l'œuf. Gageons que ce n'est que partie remise. Décidément, le célibat massif et la fécondité légitime exceptionnelle formaient, avec l'émigration, un ensemble cohérent : l'affaiblissement du premier et de la troisième ne peuvent aller sans une modification profonde de la seconde.

CONCLUSION Malthus n'a pas été prophète en son pays et l'Angleterre est devenue la terre d'élection de la 'permissive society'. C'est au contraire en Irlande que l'habitude s'est installée de limiter la natalité par le célibat, tandis que la fécondité de ceux qui gardaient le privilège de se marier demeurait très élevée. Etonnant système, qui suppose une rare discipline sociale. Dans les pays néo-malthusiens, en effet, il revient à chaque ménage de limiter le nombre de ses enfants : l'évolution globale de la natalité est le résultat d'une infinité d'initiatives individuelles prises, en principe, librement. Le système irlandais est autrement discriminatoire, puisqu'il tranche entre les élus, promis à la vie de famille, et les laissés-pour-compte, voués au célibat, ou, traditionnellement, à l'émigration. Ici, la contrainte restrictive s'impose égalitairement à chaque ménage ; là, elle n'a de sens qu'au niveau de la société prise dans son ensemble. Comment l'Irlande a-t-elle pu en arriver là ? Pourquoi ce système, après l'Irlande du Nord, est-il aujourd'hui ébranlé jusque dans la République ? Quelles sont les contraintes, naguère encore impérieuses, dont la disparition permet aujourd'hui à la nuptialité de croître et à la fécondité des ménages de fléchir ? Seule une rétrospective pourra permettre d'apercevoir les conditions historiques qui ont conduit jadis à la mise en place du système démographique irlandais et qui déterminent actuellement son lent démantèlement. Avant de tenter cette rétrospective, il est nécessaire de caractériser l'autre élément majeur de la démographie irlandaise actuelle : les mouvements migratoires. On pense à cet égard plus à l'émigration qu'aux

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migrations intérieures. Certes, celles-ci sont, traditionnellement, modérées et les villes irlandaises ont un médiocre pouvoir d'attraction : 20 % seulement des Dublinois sont nés ailleurs en Irlande. Pourtant, en termes absolus, cette modeste proportion représente 150 000 personnes. C'est l'équivalent de cinq fois la population des comtés de Leitrim ou de Longford en 1970 ; c'est autant que celle du comté de Galway tout entier et bien près de la moitié de celle de la province de Connacht. Surtout, ces migrants sont jeunes en majorité : leur départ constitue pour les comtés occidentaux un appauvrissement continuel tandis que leur afflux vers la moitié urbanisée de l'île lui vaut un perpétuel surplus de jeunesse. Avec les différences de nuptialité, ces migrations déterminent les contrastes régionaux du dynamisme démographique. Le paradoxe d'un Connacht, où l'accroissement naturel est médiocre alors que le risque-mortalité est le plus faible de l'île et que la fécondité légitime est plus élevée que partout ailleurs trouve ici son explication. Quelque singulière que soit la répartition régionale des paramètres du mouvement naturel en Irlande, elle ne fournit plus aujourd'hui la clé des variations régionales du dynamisme démographique.

NOTES 1. L'âge moyen à la maternité était, en 1968, de 30 ans en République d'Irlande et l'âge médian de 29 ans (âge médian au Danemark en 1966 : 24 ans). 2. Knaggs [486], p. 43. 3. O.N.U. [62], 1969, tableau 46. 4. Jones [621], p. 213-215. 5. Armstrong [550], p. 245 et 259. 6. Deeny et Murdock [574], p. 229. 7. Shannon et Millin [381], p. 308-309. 8. Lawson [310], p. 493. 9. Deeny et Murdock [574], p. 222-223. 10. Geary [460], p. 95-97. 11. Kidney [306], p. 656. 12. Counihan et Dillon [248], p. 178. 13. Thompson [390], p. 601. 14. Deeny [259], p. 144-146. 15. Ces calculs sont tirés des tableaux concernant les causes de décès publiés dans les Annual Reports of the Registrar General en Irlande du Nord [49] et dans les Reports on Vital Statistics de la République [24], Les calculs ont été faits pour la période 1963-1967. 16. Park [649], notamment p. 32 et 33. 17. Pour la Suède, les valeurs de l'espérance de vie à la naissance sont de 76, 5 ans pour le sexe féminin et de 72 ans pour le sexe masculin (1968). 18. En France, l'espérance de vie à la naissance est de 75,4 ans pour les femmes et de 68,2 ans pour les hommes (1966). 19. Bigger et O'Meara [415] et Mullingan [99], p. 12-13.

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20. Knaggs [486], p. 43. 21. O.N.U. [62], 1969, tableau 45. 22. Pour les niveaux de la fécondité dans ces différents ensembles, cf. fig. III-II, 12.

23. 24. 25. 26. 27. 28.

Barry [414], p. 1-18. Coulter [429], p. 82-83. O.N.U. [62], 1968, tableaux 23 et 25. Leser [488], Murphy [505], p. 6. Sauf cas particuliers (Ballinasloe, Castlebar, Letterkenny, Monaghan) dus à la présence de c o m m u n a u t é s religieuses et, surtout, d'établissements hospitaliers : par exemple, l'hôpital psychiatrique de Ballinasloe (comté de Galway). 29. Cf. deuxième partie, fig. 11-27, et chapitre V. 30. Walsh [537], 31. Connell [235], n o t a m m e n t chap. III. 32. J . Hajnal 'European marriage patterns in perspective', in Glass, Eversley et al. [83], On peut d'ailleurs s'interroger sur la réalité de ce modèle de faible nuptialité dans les campagnes de l'Europe archaïque. Il est certes vérifié par J . Houdaille à Boulay [164] et dans ses environs [165] avec des taux de célibat de 15 à 25 % parmi les femmes de 50 ans au 18 e siècle ; mais ces taux sont triples de ceux enregistrés avant 1700. P. Goubert estime, quant à lui, qu'en Beauvaisis, au 17 e comme au 18 e siècle, 'la p r o p o r t i o n des filles restées célibataires dut très rarement dépasser 15 %' ([160], p. 66). R. Deniel et L. Henry ont trouvé, à Sainghin-en-Mélantois de faibles proportions de célibataires âgés à la fin du 18 e siècle [140]. Ph. Wiel avance un taux de célibat définitif de 4 % seulement, p o u r les h o m m e s comme pour les femmes, en 1793, à Tamerville, dans la Manche [197], etc. 33. Cf. troisième partie, chapitre V; 34. B l a n s h a r d [ 4 1 6 ] , p . 141 et 153. 35. O'Brien [348], p. 98 et 100. 36. Connell [242], p. 113-114. 37. Cf. troisième partie, chapitre V ; 38. Les recensements de 1966 ne fournissent pas de renseignements quant à la répartition religieuse de la population. 39. E. J . Murray, in O'Brien [348], p. 76-77. 40. P. B. Noonan, ibid., p. 57-58. 41. E. J . Murray, ibid., p. 79. 42. Cresswell [430], p. 482 et 190. 43. P. B. Noonan, in O'Brien [348], p. 58. 44. Connery [243], p. 167. 45. Henry [88], p. 837-839. 46. Ces chiffres résultent de l'analyse des registres de mariages (et des registres de naissances p e r m e t t a n t d'identifier le lieu de naissance des conjoints) de 1963 à 1965 dans les Superintendent Registrar's Districts suivants : Ouest-Mayo : Belmullet et Wesport. Nord-Donegal : Inishoven et Letterkenny. Sud-Ouest du comté de Meath : Trim. Antrim : Ballycastle, Ballymena et Ballymoney (villes exclues). 47. Buchanan [562], p. 55-56. 48. L'âge minimum en Irlande du Nord est de 16 ans p o u r les d e u x sexes, c o m m e en Grande-Bretagne. 49. Ages moyens au mariage en France, en 1967 également : 24 ans 9 mois p o u r les h o m m e s et 22 ans 5 mois pour les femmes.

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Le mouvement

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50. Seule, la République fournit des données sur l'âge au mariage selon les secteurs d'activité des conjoints (pour 1967, Report on Vital Statistics [24], 1967, tableaux 47 et 48). 51. P. MacNabb in Newman [508], p. 222. 52. Cresswell [430], p. 190 et 218. 53. Goubert [160], p. 55. 54. Houdaille [164], p. 1063. 55. Deniel et Henry [140], p. 572-573. 56. Connell [235], n o t a m m e n t chap. III. 57. Cité par E. J . Murray, in O'Brien [348], p. 74. 58. Sunday Independent, 29 janvier 1967. 59. Sunday Independent, 19 mars 1972. 60. P. MacNabb, in Newman [508], p. 222. 61. Irish Times, 16 juillet 1969, et Sunday Independent, 31 octobre 1971. 62. Sunday Independent, 31 juillet 1968, et Irish Times, 30 juillet 1969. 63. Walsh [538] et [536], p. 4. 64. Le taux d'hospitalisation p o u r aliénation mentale est en Irlande du Nord de 4,5 p. 1 000 (France : 2,1 ; Italie : 2,2 ; République fédérale allemande : 1,7 ; Pays-Bas : 2,3; Suède : 4,8 ; Angleterre et Galles : 4,6 — ces chiffres datent de 1961). 65. Nolan [342], p. 25-26. On notera à cet égard que les naissances illégitimes ne représentent, dans la République, que 2,6 % du total des naissances et 3,8 % en Irlande du Nord, contre 8,5 % en Angleterre et Galles ou 6,1 % en France (1968). 66. Les chiffres sont tirés de Commission of Inquiry on Mental Illness [39], appendices I et G. 67. W. Browne, professeur de psychiatrie à University College, Dublin, Irish Times, 28 août 1968. 68. Brown [224], p. 21. 69. Ibid., p. 129. 70. Mattelart [97], p. 129. 71. Les services de l'état civil nord-irlandais ne fournissent aucune information sur la natalité selon l'âge de la mère à la maternité. Pour tous les calculs nécessitant ces données, nous avons donc dû recourir au recensement de 1961 [48] qui comportait une enquête de fécondité (Fertility Report) et fournissait des informations précises sur la natalité dans l'année immédiatement antérieure au recensement. Dans la mesure où la fécondité a fléchi depuis, le rapprochement des données de l'année 1961 p o u r l'Irlande du Nord et de celles des années 1966, 1967 ou 1968 pour la République avantage donc la première. Pour permettre de rectifier la comparaison, nous avons porté sur la plupart des tableaux et figures les données de l'année 1961 p o u r la République. 72. Census of Population of Ireland [23], 1961, vol. VIII (Fertility of Marriage) et Census of Population of Northern Ireland [48], 1961, Fertility Report. 73. Utilisé par exemple par Robinson [659]. 74. Utilisés par Park [650], p. 2. 75. Cette m é t h o d e nous a été suggérée, dans son principe, par R. Pressât (lettre du 5 mai 1965). Nous avons retrouvé, après coup, une m é t h o d e apparentée dans J o h n s o n [613], p. 14. 76. Pressât [103], p. 164. 77. Pour plus de perfection, il aurait fallu prendre en compte la mortalité dans le

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groupe 0-4 ans, afin de remonter aux naissances : nous avons estimé que le caractère assez homogène de la mortalité infantile et enfantine actuelle en Irlande nous dispensait de ce raffinement. Census of Population of Ireland [23], 1961, Fertility Report, tableau 9 A. C'est ce genre d'ambiguïté qui rend aléatoire le classement selon leur fécondité des principales dénominations protestantes d'Irlande du Nord réalisé par J o n e s ([621], p. 157-158) ou par Cooke [247]. L'ordre serait le suivant pour l'ensemble de la Province : 1 presbytériens ; 2 anglicans ; 3 méthodistes. Bouthoul [70], p. 123. Krotki et Lapierre [172], p. 830. Adams et Fulton [405]. Beaucoup de renseignements nous ont été fournis par Mme le Dr. J . G. Neill, chef de la consultation du Royal Maternity Hospital et présidente de l'Association du planning familial d'Ulster. F abre et Sutter [79], p. 51. Interview à 1 'Irish Independent, 22 mai 1968. Meagher et MacDonald [500]. Irish Times, 29 juin 1967. Irish Times, 21 août 1968, et Sunday Independent, 8 septembre 1968. Sunday Independent, 7 février 1971. Sunday Independent, 14 décembre 1969. Cité par le Sunday Independent, 21 avril 1968.

CHAPITRE I I I *

Tableau de la situation démographique actuelle B.

Faiblesse des migrations intérieures

INTRODUCTION Tout indique que les migrations intérieures irlandaises sont de faible intensité. Le recensement de 1 9 6 1 1 révélait que 8 5 , 4 % de la population résidant dans le bourg-comté de Belfast étaient nés dans le bourgcomté ou dans les deux comtés adjacents d'Antrim et de Down 2 . De même, 75 % des personnes habitant Dublin et le comté homonyme en 1 9 6 1 avaient vu le j o u r sur p l a c e 3 . Une enquête effectuée en 1 9 6 3 sous l'égide du ministère du Travail d'Irlande du Nord confirmait qu'en dix ans, 11 % des habitants de la Province avaient changé de localité de résidence, ce qui suggère un taux de migration de l'ordre de 1 % par an seulement 4 . Pourquoi cette faiblesse ? L'étude des modalités géographiques de ces migrations intérieures est des plus malaisées. Sans doute les recensements fournissent-ils, depuis 1 8 6 1 , des indications sur le lieu de naissance des habitants de chacun des comtés et bourgs-comtés d'Irlande. Ces indications sont malheureusement d'une finesse très insuffisante : les lieux de naissance comme les lieux de résidence ne sont donnés que sur la base des comtés ou bourgs-comtés, circonscriptions trop vastes pour permettre d'effectuer des analyses précises. De surcroît, les renseignements fournis sont cumulatifs, ils embrassent indistinctement en un seul et même effectif tous les natifs d'un comté survivant dans un autre comté à la date du recensement : cet effectif résulte donc de la somme des mouvements migratoires qui ont porté sur des dizaines de générations, sans donner une idée précise des tendances qui prévalent au moment du recensement. Nous avons recherché le moyen d'obtenir une image à la fois plus précise et plus actuelle des migrations intérieures irlandaises. Les sources documentaires disponibles étaient rares. Les listes électorales se sont révélées inutilisables ; les fichiers de la sécurité sociale offraient en revanche une riche source de renseignements sur les migrations de

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la population active d'Irlande du Nord, et l'autorisation de les utiliser nous avait été libéralement donnée ; hélas, cette documentation était, pour la République, à la fois moins précise, moins complète et, surtout, inaccessible. Fort heureusement, les registres de l'état civil — et surtout les registres de mariages —, quoique d'exploitation fort lourde, contenaient la matière première d'une étude systématique des migrations intérieures. Mieux encore, au sud comme au nord de la Frontière, les directions centrales de l'état civil nous ont très aimablement ouvert sans aucune restriction tous les registres dont elles avaient le dépôt. Nous avons donc choisi de travailler sur ces documents. La méthode utilisée comporte des contraintes. Le traitement manuel de registres manuscrits, tout d'abord, ne pouvait permettre de considérer plus de quelques milliers de cas, répartis en une quinzaine d'échantillons. Surtout, partir des registres de mariages afin de remonter aux naissances obligeait à envisager les migrations par référence au lieu d'arrivée et à renoncer à en donner la description d'ensemble qu'eût permise une étude générale par référence aux lieux de d é p a r t 5 . Du moins nous sommes-nous efforcé de choisir ces points de chute de manière à offrir un panorama aussi varié et aussi complet que possible des migrations. Nous commencerons par préciser la méthode utilisée avant d'en analyser les résultats.

I.

LA MÉTHODE DE RECHERCHE

Le principe de collecte de la documentation est simple. Le registre de mariages fournit l'identité des conjoints ainsi que celle de leurs parents, l'âge des conjoints (leur date de naissance en République d'Irlande), leur profession (celle de leur père aussi en Irlande du Nord) et leur adresse. Aucune indication n'est donnée sur le lieu de résidence des parents lors de la naissance des conjoints. Cependant la connaissance de l'identité des conjoints et de leur âge permet, au prix de quelques tâtonnements, de remonter au registre de naissances où ils figurent et d'obtenir ce renseignement avec la plus grande précision. On peut donc ainsi connaître, d'une même personne, où résidait sa famille lors de sa naissance et où elle habite elle-même au moment de se marier. Dans les registres de la République, on trouve même un troisième jalon : sous la rubrique 'intended residence after marriage', le nouveau ménage indique l'adresse ou la localité où il compte s'établir. Cette méthode d'investigation présente l'avantage de permettre de déceler avec précision une migration éventuelle et ses modalités géographiques. En outre, du fait que les mariages de référence sont ceux des années 1963-1965, les migrations observées sont celles de la période récente exclusivement. Mieux même : les conjoints appartenant

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actuelle: Migrations intérieures

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essentiellement au groupe d'âges 18-35 ans, les migrations étudiées caractérisent bien un ensemble homogène de générations. Les inconvénients de la méthode ne sont pas moins clairs. Certains tiennent à l'événement choisi comme point de départ de la recherche : le mariage. On sait que le mariage est en lui-même une cause importante de migration, surtout chez les jeunes filles 6 . Dans cette mesure, le rôle des migrations risque d'être quelque peu surestimé dans nos résultats. Encore est-il vrai que ce biais n'apparaît que lorsque l'on prend en considération les migrations suscitées par le mariage, ce qui n'est possible que dans la République, grâce à l'utilisation de la rubrique 'intended residence after marriage' : il y a donc là une cause possible de sous-estimation de l'importance des migrations en Irlande du Nord par rapport aux résultats obtenus pour la République. De même, un mariage ne nous est connu que dans la mesure où il est porté sur le registre du lieu d'aboutissement d'une éventuelle migration. Si donc une jeune fille d'origine rurale mais habitant en ville retourne, comme il est fréquent, dans sa paroisse d'origine pour y faire célébrer son mariage, nous ne trouverons aucune trace de ce mariage, et, par conséquent, de la migration qui l'a précédé. Un risque de sous-estimation des migrations est ainsi introduit. Il serait surtout grave si nous fournissions des résultats par sexe. Dès lors que nous y renonçons, les effets de ce genre de situation sont compensés, dans les résultats globaux, par les cas inverses de jeunes hommes d'origine rurale, établis dans une ville et épousant, dans une paroisse de cette ville, une citadine. Surtout, la méthode utilisée ne permet guère de saisir, pour chaque personne, que la résidence de naissance et la résidence lors du mariage. Lorsqu'il y a eu migration de l'une à l'autre, l'itinéraire a pu comporter plusieurs étapes intermédiaires dont le détail nous échappera nécessairement. La taille des échantillons, enfin, doit inciter à la prudence dans l'interprétation des résultats. Par son caractère indirect et tortueux, par sa lourdeur, la méthode de recherche utilisée nous a contraint à limiter à quelque 7 500 le nombre des personnes examinées (soit 3 750 mariages). Une partie importante de ces personnes identifiées à l'occasion de leur mariage n'ont pu être retrouvées sur les registres de naissances, en raison de cas très nombreux d'enregistrement tardif 7 des naissances, de déclarations inexactes du prénom ou de l'âge lors du mariage, du grand nombre des homonymes et aussi du flottement dans l'orthographe des patronymes — pour ne rien dire des cas de transcription de patronymes de l'anglais à l'irlandais et parfois de l'irlandais à l'anglais... Finalement, nous n'avons pu établir l'itinéraire migratoire que d'un peu plus de 5 000 personnes, dont 1 538 n'étaient pas nées dans leur localité de résidence 8 au moment de leur mariage (tableau I). Cet échantillon total résulte de la somme de dix-sept sous-échantil-

400

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Tableau 111-15. Répartition de l'échantillon retenu pour l'étude finitives et importance relative des migrants

Zones étudiées

Dublin Cork Limerick Waterford Gal way Drogheda Sligo Athlone Tullamore 4 petites villes* Trim S.R.D.** Inishoven et Letterkenny S.R.Ds Belmullet et Westport S.R.Ds

Echantillon initial

Partie utile de l'échantillon

Nombre de migrants

des migrations

dé-

% migrants dans l'échantillon utile

676 434 418 380 386 352 382 424 370 302 354

511 261 236 256 145 228 197 119 182 154 270

102 76 59 67 79 37 78 37 56 93 137

20% 29% 25% 26% 54% 16% 39% 31% 31% 60% 51%

360

248

101

41%

308

250

86

34%

Belfast Londonderry Omagh Ballycastle, Ballymena et Ballymoney S.R.Ds

1 070 612 334

933 540 259

127 113 135

14% 21% 52%

324

254

155

61%

Totaux

7 486

5 043

1 538

30,5%

* Trim (comté de Meath), Westport (comté de Mayo), Buncrana et Letterkenny (comté de Donegal). * * S . R . D . = Superintendent Registrar's District (district d'état civil de second niveau).

La situation démographique

actuelle: Migrations intérieures

401

Ions qui concernent treize villes ou ensembles urbains et quatre districts d'état civil (Superintendent Registrar's Districts) ruraux. Nous avons délibérément gonflé les échantillons correspondant aux plus grandes agglomérations de manière à disposer d'un lot de migrants suffisamment nombreux pour que l'étude des migrations, complexes, vers ces gros centres, soit possible. En revanche, la proportion de personnes nées en dehors de telle ou telle ville étant inconnue au départ, il était difficile de calculer chaque échantillon de manière à ce qu'il comprenne toujours en fin de compte un nombre de migrants suffisant pour faire une analyse indiscutable des migrations vers cette ville. C'est ainsi que le nombre des migrants tombe au minimum de 37 pour Athlone ou Drogheda (tableau 111-15). Incontestablement, notre analyse sera donc fondée sur une base fragile. Pourtant, la cohérence générale des résultats entre eux et leur conformité aux indications comparables du recensement de 1961 9 permettent de les considérer comme valables et d'en déduire les principales caractéristiques des migrations intérieures irlandaises.

II.

LES MIGRATIONS SONT RARES, DE FAIBLE AMPLEUR ET MAL HIÉRARCHISÉES

a)

La menue turbulence

des zones rurales

Les zones rurales sont plus volontiers considérées comme des pourvoyeuses d'hommes que comme des réceptacles et constituent pour beaucoup l'image même de la stabilité et de l'enracinement. Contre toute attente, leur population comporte pourtant une proportion élevée de migrants (34 à 61 %) : proportion sensiblement supérieure en moyenne à celle que l'on relève dans les villes. Les campagnes d'Irlande seraient-elles des zones de forte immigration ? Nullement. L'observation de la distance parcourue par les ruraux non nés là où ils habitent permet de résoudre ce paradoxe : la très grosse majorité d'entre eux (77 à 91 %) sont nés à moins de 10 kilomètres de leur lieu de résidence (tableau 111-16). La mobilité interne de la population rurale se résout donc en un mouvement de turbulence de très faible amplitude. La population rurale est en fait la plus stable, et les hommes plus que les femmes. J . M. Mogey relevait qu'en Fermanagh (environs de Lisbellaw) 69 à 83 % des exploitants agricoles étaient nés dans la maison qu'ils occupaient 1 0 . Le même auteur notait que 84 % des agriculteurs de la région d'Hilltown (Sud du comté de Down) étaient nés sur place, tandis que 79 % de leurs épouses n'avaient pas changé de townland 11 . Ceci confirme donc à la fois que le choix du conjoint se fait à très

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402

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