La planète financière: Capital, pouvoirs, espace et territoires 2200601298, 9782200601294


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French Pages 256 [254] Year 2015

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Table of contents :
Introduction
Production, mobilisation et circulation des richesses : pavages et réseaux
Le régime d’accumulation financière et sa crise systémique
Les acteurs et marchés financiers au coeur de la planète financière
Les territoires de la planète financière
Les enjeux politiques et géopolitiques
Conclusion
Index thématique
Liste des cartes
Bibliographie
Table des matières
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La planète financière: Capital, pouvoirs, espace et territoires
 2200601298, 9782200601294

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Laurent Carroué

La planète financière Capital, pouvoirs, espace et territoires

Collection U Géographie Boulanger Philippe, Géographie militaire et géostratégie, 2011. Carroué Laurent, La France. Les mutations des systèmes productifs, 2013. Carroué Laurent, Géographie de la mondialisation, 2007, 3e éd. Claval Paul, Les espaces de la politique, 2010. Giblin Béatrice (dir.), Les conflits dans le monde. Approche géopolitique, 2011. Grataloup Christian, Géohistoire de la mondialisation, 2010, 2e éd. Lasserre Philippe, Gonon Emmanuel, Manuel de géopolitique, 2008.

Illustration de couverture : © 237/Adam Gault/Ocean/Corbis Maquette de couverture : L’Agence libre Mise en pages : Style Informatique

© Armand Colin, 2015 Armand Colin est une marque de Dunod Editeur, 5 rue Laromiguière, 75005 Paris www.armand-colin.com ISBN 9782200602130

Introduction

Alors que la crise économique et financière mondiale ouverte en 2006 ne cesse de rebondir, rarement le système financier n’aura occupé une telle place dans l’actualité journalière et fait l’objet de tant de commentaires, d’articles, d’ouvrages, de critiques, de débats passionnés et d’affrontements majeurs. Mais, paradoxalement, malgré son importance grandissante, il demeure encore largement sous-étudié par les géographes, même si de récents travaux sont disponibles avec l’arrivée d’une nouvelle génération de chercheurs. Cette situation n’a rien d’exceptionnel à la vue des difficultés rencontrées pour en mener l’évaluation et l’analyse dans ses dimensions spatiales. Ce déficit d’étude ne serait pas très important s’il ne constituait pas aujourd’hui un réel handicap pour comprendre et analyser de manière opératoire les bouleversements actuels, c’est-à-dire rendre intelligibles les mutations du monde contemporain. À côté de l’histoire, de l’économie ou de la science politique, la géographie a en effet toute sa place dans l’étude de la planète financière. Pour une raison très simple : la mondialisation financière est un phénomène d’essence éminemment géographique.

La planète financière, une construction politique et géopolitique Le sauvetage du système financier et des banques par les États, l’envolée des dettes publiques, les politiques des banques centrales, le statut du dollar, la crise de l’euro ou la lutte annoncée contre les paradis fiscaux etc., sont autant d’éléments qui nous informent chaque jour d’une chose essentielle, mais trop souvent oubliée : la planète financière n’est pas un deus ex machina descendant comme par magie des cieux, mais une construction idéologique, politique, géoéconomique et géopolitique dans lesquels les rivalités de pouvoirs et de puissances jouent un rôle essentiel. Le déploiement du nouveau régime d’accumulation financière depuis quarante ans, puis sa crise aujourd’hui, répondent et s’expliquent par des choix politiques, législatifs, juridiques et fiscaux d’autorités souveraines (dérégulations, déréglementations…). Ceux-ci ont permis l’internationalisation accélérée d’acteurs de plus en plus nombreux, la mondialisation de marchés

4  La planète financière

financiers complémentaires, articulés et intégrés et, enfin, l’interconnexion croissante des différentes places financières métropolitaines, mais bien sûr sans réelle gouvernance mondiale du fait d’une longue domination anglosaxonne. Pour autant, la planète financière n’est ni totalement mondiale, ni totalement globale, ni totalement homogénéisée : les degrés d’ouverture et d’intégration demeurent très différents selon les populations, les régions, les États et les continents, comme le montre encore aujourd’hui la relative fermeture de la Chine, de l’Inde ou de la Russie. Les capitaux financiers et bancaires ne peuvent se déplacer comme ils le souhaitent, n’importe où et n’importe quand. D’abord, cela peut être dangereux (cf. risque-pays), ensuite il faut être accepté, enfin, ce n’est pas toujours rentable. Et lorsque les États-Unis veulent faire céder la grande banque suisse UBS pour obtenir des listings de fraudeurs du fisc, ils menacent de lui retirer sa licence bancaire sur le marché étasunien. Rappeler cela n’a rien de banal au vu des affrontements géopolitiques qui se déploient concernant la réforme du FMI et de la Banque mondiale, la recherche d’une nouvelle gouvernance mondiale ou la mise en place de nouvelles régulations. L’ampleur des débats actuels d’ordre géopolitique et géoéconomique témoigne de l’importance des questions posées par la mutation des équilibres internationaux Nords / Suds et Suds / Suds ainsi que la nécessaire redéfinition de l’architecture du monde. L’un des enjeux, c’est bien que chaque citoyen soit en état de peser sur les choix réalisés, actuels et futurs, en se réappropriant ces questions dans une logique démocratique.

La finance, au cœur des économies, des sociétés et des territoires Loin de constituer une « sphère » éthérée et désincarnée, coupée de l’« économie réelle », la finance et la banque plongent leurs racines au plus profond des économies, des sociétés et des cultures constituant les territoires du monde. Car le capital est d’abord et avant tout le fruit de la création d’une richesse et d’une épargne par le travail des hommes, ensuite drainées, mobilisées, prêtées, transformées en produits financiers et (ré)investies sur les marchés par les banques et autres acteurs financiers. Localisées très concrètement dans les quartiers d’affaires des grandes places métropolitaines, les infrastructures de marché sont indispensables aux financements des économies, à la mobilisation de l’épargne, à la fixation des prix des actifs. Loin d’être anonymes et déterritorialisés (cf. « la main invisible des marchés »), les marchés financiers sont organisés juridiquement, techniquement et économiquement en systèmes par de grands acteurs (États, banques, assurances, fonds…). Par leurs pouvoirs de décision, leurs exigences, leurs critères et, au final, leur action, ils contribuent à remodeler en permanence à

Introduction

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leur profit l’espace mondial en intervenant sur les différents marchés spécialisés des capitaux (monnaies et devises, actions, dettes, matières premières minérales et végétales…). Au total, ils pilotent et organisent largement et très concrètement par leurs stratégies la vie quotidienne et l’action journalière de milliards d’individus, parfois jusque dans les espaces les plus reculés de la planète. Dans cette approche systémique, il convient de souligner que loin d’uniformiser l’espace mondial, la logique du capital financier est de survaloriser systématiquement les différenciations entre territoires, parfois les plus infimes (salaires et coût du travail, taux d’intérêt des emprunts, parités des monnaies, valeur des marchés actions…). C’est précisément de cette mobilité géographique dans l’espace et dans l’espace-temps – quitte à jouer sur des nanosecondes entre places financières avec les automates du trading haute fréquence – qu’il tire rentes et profits. On comprend alors le choc et l’impact que peut représenter a contrario un projet de taxe sur les transactions financières transfrontalières en Europe, qui comporte donc une dimension géographique évidente, en particulier pour savoir tout simplement où et comment la prélever. Les acteurs financiers sont ainsi des agents à la fois éminemment politiques, c’est-à-dire reconfigurant en permanence les conditions de la vie et du travail en société (la polis), et éminemment géographiques, à savoir producteurs de territoires. C’est d’ailleurs bien parce que la finance est au cœur des économies, des sociétés et des territoires qu’elle exerce des responsabilités particulières et qu’elle ne doit pas pouvoir faire n’importe quoi.

Dualisme, intégration, fractionnement et durabilité Comme le soulignent en particulier les travaux de l’économiste Thomas Piketty [Piketty, 2014], la question des inégalités est souvent revenue avec la crise au cœur des débats. Pour une raison toute simple  : depuis plus de quarante  ans maintenant, le nouveau régime d’accumulation financière repose sur l’extraordinaire explosion des inégalités économiques, financières, patrimoniales et sociales (revenus du travail et du capital, pyramide de la richesse patrimoniale…). La planète financière est largement organisée au point de vue du drainage, de la mobilisation et de la répartition de la richesse sur un système quasi oligarchique de captation rentière. À l’échelle mondiale, 9 % de la population mondiale accapare 85 % de la richesse mondiale, ne laissant que quelques miettes, soit 3 % de celle-ci, à 3,3 milliards d’hommes. En Europe, les 1 % les plus riches possèdent à eux seuls 25 % de la fortune totale. En France, selon l’INSEE, les 10 % les plus riches captent 80 % des revenus du capital. Ce système redistributif inversé est particulièrement efficace et performant puisque l’on retrouve là des niveaux d’inégalités inconnus depuis la fin du xixe et le début du xxe siècle.

6  La planète financière

Alors que le monde n’a jamais produit autant de richesse, globale et par habitant, cette dynamique d’accumulation de la richesse et du capital – économiquement et socialement de plus en plus inefficace – explique en retour le caractère de plus en plus inégal, fractionné, dual et polarisé des territoires du monde, et ce à toutes les échelles géographiques y compris des îlots urbains que sont les gated communities, en pleine floraison. Car ces logiques débouchent sur une mise sous tension croissante, aux Nords comme aux Suds, et un mal-développement.

Espace et territoires : pavages et réseaux, nœuds et pôles, centres et marges… Dans son analyse de la planète financière, le géographe dispose d’une large boîte à outils conceptuelle, notionnelle et méthodologique qui participe pleinement d’une analyse opératoire de la planète financière. Loin d’être uniforme, la planète financière demeure pavée de territoires très divers offrant de fortes résistances ou rugosités, qui contraignent en retour les acteurs financiers à mobiliser une véritable «  intelligence territoriale  » qui est un gage de leurs succès ou de leurs échecs dans leur internationalisation. Les pavages des territoires par les banques s’articulent à une mise en réseaux exceptionnelle : le système Swift interconnecte ainsi plus de 10 000 institutions financières dans 215 pays par un système puissant et ultra-sécurisé, car on ne fait pas circuler, dans des réseaux de fibres optiques de centaines de milliers de kilomètres, des ordres d’achat ou de vente de millions de dollars sans quelques précautions élémentaires. Des Nords aux Suds, des mondes aux antimondes, l’architecture de la planète financière est organisée – selon un modèle hiérarchique très puissant – par des nœuds et des pôles, en des centres, des périphéries et des marges. Dans son analyse, le géographe recourt systématiquement aux emboîtements d’échelles, en allant de l’espace local à l’espace mondial. Pendant trente ans, l’échelle mondiale a été survalorisée et surévaluée dans les travaux sur la planète financière, avant que la crise ouverte en 2006, l’intervention déterminante des États et l’affirmation spectaculaire des grands pays émergents ne réhabilitent brutalement l’échelle nationale. À la vue de cette expérience, il semble raisonnable de concevoir que dans le cadre d’une démarche systémique, tous les niveaux scalaires doivent être mobilisés, car ils jouent tous leur rôle (quartiers, villes, régions, États, sous-continents et continents…). C’est en emboîtant et en articulant de manière efficiente les échelles scalaires et les jeux et les stratégies d’acteurs que l’on peut comprendre les jeux d’interactions qui apparaissent entre des territoires parfois très éloignés par la distance mais fonctionnellement associés (cf. crise des subprimes des foyers étasuniens qui dégénère en crise mondiale).

Introduction

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Enfin, contrairement à de nombreuses idées reçues, loin d’abolir l’espace, les distances et les territoires, la mondialisation financière et le vaste déploiement de la finance de marché se construisent sur des logiques survalorisant toujours plus la proximité et la connectivité dans des espaces très restreints où se concentre l’essentiel des pouvoirs de commandement.

Les choix ayant guidé cet ouvrage Si le système financier international est largement étudié par les économistes ou les politistes, on ne dispose pas encore d’un travail de synthèse en géographie. L’objectif de cet ouvrage est donc de participer au travail collectif développé ces dernières années par les universitaires géographes pour combler cette lacune en mobilisant les concepts, les outils, les démarches et les méthodes propres à cette science sociale. Le chapitre 1 analyse la géographie de la production puis de la circulation de la richesse. Fonctionnant dans une démarche systémique, il articule en permanence les logiques de pavage des territoires (production et mobilisation de la richesse) à leurs mises en réseaux (captation et mise en circulation de la richesse) et ce, à toutes les échelles géographiques. Il souligne aussi l’importance des antimondes de la criminalité organisée pour laquelle le blanchiment est un enjeu vital. Le chapitre 2 a pour objet l’analyse de la crise ouverte en 2006-2007 qui constitue le plus grave séisme économique et financier depuis 1929. Dans une démarche géohistorique, il pose la création du nouveau régime d’accumulation financière, qui apparaît à partir des années 1980, comme une construction à la fois géoéconomique et géopolitique structurant très largement l’ensemble des dynamiques contemporaines de la planète financière. Définissant un nouveau stade historique de la mondialisation, il se traduit par une explosion des stocks et des flux de capitaux dans le cadre de logiques de plus en plus rentières et spéculatives qui intègrent potentiellement l’ensemble des activités économiques et humaines de la planète. Ce chapitre étudie ensuite l’entrée en crise systémique et l’effondrement de ce système. Le chapitre  3 se fixe comme objectif d’analyser l’importante respective, la place, le rôle et les stratégies des acteurs (banques, assurances, fonds, shadow banking…) organisant la planète financière et d’en décortiquer les enjeux économiques, sociaux, territoriaux et géopolitiques. Il étudie ensuite la composante spécifiquement géographique des grands marchés (monnaies et devises, marchés actions, dettes, matières premières). Le chapitre  4 aborde ensuite plus spécifiquement la question des territoires de la planète financière en articulant pavages, pôles, nœuds et mise en réseaux. Il s’attache tout particulièrement à une étude fouillée des grandes places financières et s’achève sur l’importance à accorder aux paradis fiscaux.

8  La planète financière

Enfin, le chapitre  5 aborde plus spécifiquement les grands enjeux politiques et géopolitiques posés par la crise et la recherche actuelle d’une sortie de crise. Dans ce cadre, il convient d’abord d’analyser les bouleversements des grands rapports de forces mondiaux issus de l’émergence de nouveaux acteurs, les grands pays émergents. Alors que la nouvelle architecture de la planète financière est sensiblement plus polynucléaire et surtout plus polycentrique, cet ouvrage s’achève sur l’analyse des enjeux de pouvoirs posés par la nécessaire refonte de la gouvernance mondiale et par l’indispensable adoption de nouvelles régulations mondiales. Il est clair cependant que dans le cadre de cet ouvrage, il nous était impossible de traiter de l’ensemble des questions posées et des thèmes à aborder concernant un objet aussi riche et complexe que la planète financière. Face au risque de nous diluer, nous avons dû faire des choix drastiques, et n’avons retenu que ce qui pouvait permettre d’éclairer ce sujet dans le cadre d’une démarche systémique, c’est-à-dire de mise en système. Nous avons donc banni les catalogues pour mettre l’accent sur les approches fonctionnelles, les grands enjeux territoriaux et les jeux d’acteurs, en nous appuyant en particulier sur un appareil cartographique largement inédit. Nous avons enfin fait le choix de présenter de nombreux tableaux statistiques ainsi que des zooms ponctuels (encadrés) afin de fournir aux lecteurs les outils nécessaires. Nous espérons faire ainsi œuvre utile dans le renouvellement d’une question en prise directe avec les grands enjeux contemporains, tout en essayant de souligner les apports spécifiques et novateurs de la géographie dans le traitement de cette question.

Chapitre 1

Production, mobilisation et circulation des richesses : pavages et réseaux

Loin d’être désincarnée, la mondialisation financière place les territoires et leurs dynamiques au cœur des enjeux sociaux, géoéconomiques et géopolitiques. Face à l’avalanche de données ou de faits très ponctuels que nous livrent chaque jour les médias, il convient de réfléchir aux processus de transformation qui s’opèrent sous nos yeux en réinscrivant dans la longue durée historique un certain nombre de facteurs structurels. Une étude géographique de la planète financière nécessite en premier lieu d’évaluer la production de richesses et ses territoires, essentiellement à travers le produit national brut des États et continents, de saisir ensuite la mobilisation de cette production et l’utilisation qui en est faite par les sociétés, les économies, les entreprises et les pouvoirs politiques. En particulier, la métropolisation du monde se traduit par le poids croissant des très grandes villes, les métropoles, qui s’affirment comme le cœur et le moteur de la mondialisation financière. L’insertion des territoires et des sociétés dans la mondialisation financière repose sur des dynamiques très inégales, de plus en plus duales, entre catégories sociales d’une part et entre centres et pôles majeurs et marges dominées et sous-intégrées d’autre part. L’explosion des inégalités, consubstantielle à cette mondialisation, fonctionne à toutes les échelles et débouche sur des logiques de fragmentation et de polarisation croissantes. La marginalisation de régions entières pose en retour des problèmes géopolitiques majeurs à travers la montée de l’insécurité et de tensions multiformes. Loin d’uniformiser l’espace mondial, la mondialisation financière repose sur la valorisation différenciée de sociétés et territoires dont les structures demeurent cependant largement spécifiques car organisées par des systèmes d’épargne, de consommation et de bancarisation bien différenciés. Cette résistance des territoires s’explique par le poids des héritages historiques qui structurent les compro-

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mis sociaux, la formation des systèmes bancaires et financiers nationaux et leurs modalités propres d’insertion dans l’espace mondial. Face à certaines tendances à globaliser une échelle mondiale trop souvent présentée comme surdéterminante, il semble nécessaire d’insister tout particulièrement sur les articulations existantes entre pavages du monde et mise en réseau du système financier. Loin d’être déterritorialisée, l’explosion des flux de capitaux est organisée par des acteurs et des réseaux puissants qui en assurent la circulation mais tout autant le contrôle, le suivi et la sécurité. À cette mondialisation par le haut des grands acteurs financiers répond enfin une mondialisation par le bas, structurée par de multiples réseaux, qu’ils soient migratoires ou criminels.

La production de richesses : inégalités et mutations du monde L’économie mondiale : une croissance forte mais polarisée de la richesse Ces quarante dernières années, l’économie mondiale a connu globalement un cycle de forte croissance : le produit intérieur brut (PIB) mondial nominal – qui mesure la valeur de la production de richesses d’une économie – est multiplié par 2,5 en valeur réelle pour atteindre aujourd’hui les 73 870 milliards de dollars. La croissance économique de chaque territoire repose sur cinq grands piliers – dépenses publiques, consommation privée, investissement économique, investissement des ménages et exportations – dont le dynamisme et les interactions peuvent varier fortement dans le temps (cycles de croissance et de crise) et dans l’espace géographique. Au total, jamais la planète n’a produit autant de richesses. Pour autant, celles-ci apparaissent fortement polarisées du fait de très fortes inégalités de développement et d’un fort différentiel d’efficacité des différents systèmes productifs à générer de la richesse. Malgré le net recul de leur poids relatif, les pays développés – ou les Nords – réalisent encore aujourd’hui 70 % de la richesse mondiale, mais les pays en développement – ou les Suds – passent de 14 % à 30 % du total mondial en polarisant 40 % de la croissance des quarante dernières années. Si, à l’échelle des continents, l’Afrique demeure marginale et l’Amérique latine d’un poids limité, le réveil de l’Asie constitue le phénomène le plus remarquable, grâce en particulier à l’Asie du Nord-Est, dont bien sûr la Chine. Dans la division internationale du travail, les pays spécialisés dans l’industrie manufacturière jouent un rôle majeur devant les pays rentiers exportateurs d’hydrocarbures.

Production, mobilisation et circulation des richesses : pavages et réseaux

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Approche méthodologique : statistiques, PIB réel et PIB en parité de pouvoir d’achat Les statistiques : une construction politique. La construction d’indicateurs démographiques, sociaux, économiques ou financiers internationaux fiables, permettant de réelles mises en comparaison entre États ou continents, est un défi majeur tant les appareils statistiques de la planète, en dehors des grands pays développés, sont fragiles ou parfois même inexistants. Comme le constatent tous les jours les géographes de terrain, il y a en effet un énorme gouffre entre l’invasion de statistiques dans le discours et les analyses économiques, financières et politiques qui se réclament de l’expertise et de la rationalité d’un côté, et de l’autre, la fiabilité réelle des statistiques produites par les autorités d’encadrement des territoires (États, collectivités territoriales…). Pour l’essentiel, les données fournies par les organismes nationaux ou internationaux doivent être conçues comme des estimations ou des ordres de grandeur, y compris pour des données de base comme la population, le PIB ou l’indice de développement humain (IDH). Ainsi, dans certains États d’Afrique sub-saharienne, les derniers recensements à peu près fiables de la population datent de trente à quarante ans. Même dans l’Union européenne, l’économie souterraine ou « au noir » – c’est-à-dire non déclarée, non saisie statistiquement et ne payant pas d’impôt – peut parfois représenter 15 %, 20 %, voire 30 % du PIB (cf. la Grèce, l’Italie…). Car une production statistique et scientifique de qualité repose sur l’existence d’un État fonctionnel, efficient et démocratique, qui entretient avec ses populations et agents économiques des relations de relative confiance et qui soit transparent, c’est-à-dire ne manipule pas les données pour des raisons politiques ou idéologiques (cf. les provinces chinoises). Enfin, n’oublions pas non plus la fragilité, due à une large cécité, de certaines prévisions économiques : en juillet 2008, alors que pour les observateurs un peu avertis, tous les voyants étaient déjà en alerte, le FMI prévoyait encore pour l’année suivante un taux de croissance mondiale de 3,9 %, 2009 qui sera l’année de la plus grande récession mondiale (depuis la grande dépression des années 1929-1930)… Au total donc, la statistique est bien une construction géopolitique territorialisée. Un indicateur : PIB nominal et PIB PPA. À ceci s’ajoute la difficulté à mettre en comparaison des territoires, des économies et des sociétés qui demeurent d’une grande diversité structurelle malgré la mondialisation des marchés, des productions et des échanges. Ainsi, en complément du PIB nominal par État – exprimé en dollars – utilisé ci-dessous, certains organismes internationaux (Banque mondiale, OCDE, FMI…) choisissent souvent un indicateur de PIB exprimé « en parité de pouvoir d’achat » (PIB PPA), repris ensuite comme tel dans de nombreux atlas. Utilisant un taux de conversion monétaire permettant d’exprimer dans une unité commune les pouvoirs d’achat des différentes monnaies pour se procurer un même panier de biens ou de services (prix relatif d’un sandwich MacDonald’s ou d’une chambre d’hôtel à New York et Bangalore), le système de PPA est utile notamment pour des comparaisons internationales de niveaux de vie. Mais au-delà, il s’avère très problématique. L’usage de ces indicateurs est en effet loin d’être neutre dans l’analyse des rapports géoéconomiques ou géopolitiques mondiaux.

12  La planète financière

En 2013, le PIB mondial nominal est évalué à 73 870 milliards de dollars contre 87 250 milliards de dollars en PIB PPA, soit un différentiel de + 13 380 milliards de dollars ou de + 18 % en PPA. Si la différence entre les deux outils est marginale pour les pays développés (États-Unis : + 0,5 %, Union européenne : + 2,7 %), elle devient considérable pour les Suds : exprimé en PPA, le PIB de la Chine augmente de + 44 % et celui de l’Inde est multiplié par deux en passant de 1 670 à 5 069 milliards de dollars. Aujourd’hui, les pays développés réalisent 70 % de la richesse mondiale en PIB nominal contre seulement 50 % en PIB PPA. Les bouleversements induits par l’émergence des Suds sont déjà suffisamment considérables pour ne pas en rajouter en utilisant le PIB PPA. C’est pourquoi, il nous semble nécessaire dans les comparaisons internationales de partir des richesses réellement créées en utilisant le critère du PIB nominal par État.

La profonde recomposition des équilibres géoéconomiques mondiaux. Face aux États-Unis, qui restent de loin la première puissance géoéconomique mondiale, la Chine se hisse dorénavant au second rang – grâce aux réformes internes et à l’ouverture, enclenchées à partir de 1978 – en dépassant le Japon (3e), l’Allemagne (4e), la France (5e) et le Royaume-Uni (6e). La hiérarchie mondiale est aussi bousculée par l’essor du Brésil (7e), de la Russie (8e) et de l’Inde (11e) et, dans une moindre mesure, du Mexique (14e), de l’Indonésie (16e) et de la Turquie (17e). Cependant, au total, les vingt premières puissances mondiales, regroupées dans le G20, renforcent leur poids relatif en captant 80  % de la croissance mondiale. Face aux pays développés, cet essor des Suds – démographique, économique et financier – s’accompagne donc de l’émergence de nouvelles puissances, les grands pays émergents (Chine, Inde, Brésil, Russie…). Ceux-ci deviennent des acteurs de poids dans une architecture géoéconomique mondiale de plus en plus multipolaire, qui bouleverse en retour les anciens équilibres de la planète financière. De puissants déséquilibres géoéconomiques et financiers. La structure territoriale de l’économie mondiale se caractérise par de puissants déséquilibres géoéconomiques entre États et grands pôles continentaux. Ils ne cessent de s’aggraver ces dernières décennies, du fait en particulier de la mondialisation financière, des liens d’interdépendance tissés par l’insertion des économies nationales dans la division internationale du travail, mais aussi des déséquilibres de la géographie de l’épargne. Ceux-ci peuvent être évalués grâce à la balance des paiements qui identifie l’ensemble des transactions financières entre un pays et l’étranger, via en particulier le solde des transactions courantes : échanges de biens et de services, transferts de revenus (bénéfices ou royalties…). Si un déficit apparaît et que l’investissement domestique dépasse l’épargne domestique, il doit alors être financé par l’apport de capitaux étrangers soit sous forme d’investissements directs

Production, mobilisation et circulation des richesses : pavages et réseaux

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étrangers, soit par l’endettement. Dans ce dernier cas, les taux d’emprunts pour rémunérer le capital sont plus ou moins élevés selon les risques existants, et l’instabilité des capitaux mobilisés est plus ou moins grande (flux de capitaux à court terme des investissements de portefeuilles, placements en produits dérivés). Le retrait rapide et massif de capitaux spéculatifs peut ainsi déboucher sur de brutales crises financières (cf. crise en Amérique latine des années 1980, crise asiatique de 1997…). Quatre décennies d’évolution de la production de la richesse mondiale : un net début de rééquilibrage (PIB, milliards $ constants en 2005 et %) 1970

1990

2012

Diff. 19702012

Diff en %

% 1970

% 2012

% région / croissance mondiale

Monde

15 424,6 30 576,6

54 779

39 354,5

255

100

100

100

Pays développés

13 283,5 25 285,3

38 343,6

25 060,1

189

86,1

70

63,7

Pays en développement

2 141

5 291,3

16 435,4

14 294,4

668

13,9

30

36,3

dont Pays en dév. Afrique

336,2

614,4

1 368,7

1 032,5

307

2,2

2,5

2,6

dont Pays en dév. Amérique latine

845,2

1 774,1

3 548,1

2 702,9

320

5,5

6,5

6,9

dont Pays en dév. Asie

951,4

2 887,5

11 490,4

10 539

1 108

6,2

21

26,8

Pays moins avancés

112,7

168,7

490

377,3

335

0,7

0,9

1

Export hydrocarbures

497,7

946,1

3 307,8

2 810,1

565

3,2

6

7,1

Export prod. manufact.

12 197,9 23 948,5

41 424,2

29 226,3

240

79,1

75,6

74,3

G20

11 768,3 23 452,3

43 009,3

31 241

265

76,3

78,5

79,4

Afrique subsaharienne

253,7

414,8

942,8

689,1

272

1,6

1,7

1,8

Amérique latine

798,1

1 682

3 377,5

2 579,4

323

5,2

6,2

6,6

Asie de l’Est, du Sud et du Sud-Est

646,4

2 196,2

9 688,2

9 041,8

1 399

4,2

17,7

23

UE 27

5 733,4

9 951,1

14 569,1

8 835,7

154

37,2

26,6

22,5

Alena

5 020,1

9 631

16 636,5

11 616,4

231

32,5

30,4

29,5

Source : ONU, 2014.

14  La planète financière

Solde des transactions courantes (cumul 2005-2012, milliards $) Déficits États-Unis

-4 662

Déficits

Positif

Positif

Turquie

-313

Chine

+1 948

Norvège

+436

Espagne

-696

Inde

-293

Allemagne

+1 669

Pays-Bas

+451

Royaume Uni

-491

France

-275

Japon

+1 239

Koweït

+388

Australie

-403

Grèce

-244

Arabie saoudite

+826

Suisse

+360

Italie

-383

Brésil

-177

Russie

+340

Singapour

+350

Source : FMI.

Les Suds financent les Nords. Le grand paradoxe actuel réside dans le fait qu’une partie des Suds, la plus riche, finance les Nords, dont ils sont débiteurs, puisque leur balance globale est excédentaire de milliards de dollars. En particulier, l’Europe occidentale et surtout les États-Unis connaissent un déficit courant considérable financé par les pays excédentaires comme les grands pays manufacturiers (Chine, Japon, Allemagne) et les pays exportateurs d’hydrocarbures (Golfe, Nigeria, Norvège, Russie), qui recyclent ainsi leurs importants excédents commerciaux. En Europe, ces déséquilibres entre une Allemagne conquérante et ses voisins déficitaires sont un des grands facteurs de l’éclatement de la zone euro et de la crise continentale actuelle. Mais au niveau international, ce sont bien les liens d’interdépendance du couple États-Unis / Chine qui jouent le rôle le plus structurant. Si Washington présente une dette extérieure considérable, la taille et la liquidité de leur marché financier, le rôle central du dollar et leur statut géopolitique permettent aux États-Unis d’attirer en priorité l’épargne mondiale pour se financer à très bas coût.

Les métropoles mondiales, au cœur de la création de richesses Historiquement, le développement économique et social et la croissance de la richesse sont étroitement articulés à la dynamique urbaine. Les trames, les réseaux et les hiérarchies urbaines fondent un dispositif territorial dessinant des zones d’influence d’échelles spatiales emboîtées – locales, régionales, nationales, continentales et mondiales – qui placent les métropoles au cœur de la production et de la circulation des richesses. Dans ce cadre, un certain nombre de chercheurs, comme Saskia Sassen [Sassen, 1991], Peter Hall ou P. J. Taylor, ont essayé d’évaluer la place des métropoles en calculant un produit urbain brut (PUB) qui permet d’estimer leur production de richesse globale. Selon ces travaux, les 150  premières économies métropolitaines mondiales polarisent plus de 30 % du PIB mondial.

Conception : Laurent Carroué - Réalisation : Carl Voyer

1 500 km

à l’équateur

Carl FORMAT : 190x120

0

États-Unis

Brésil

de plus de 50 milliards de dollars

* Seuls sont représentés les PIB

en milliards de dollars US

PIB* national par États ou États fédérés

Mexique

Canada

50 500

3 000

Espagne

France

Allemagne Royaume-Uni

16 720

Italie

dont États fédérés

Australie

Indonésie

Grands États-continents

Inde

Chine

Russie

Géographie de la production de richesse (PIB par État ou région)

Grands États

Corée du Sud

Japon

Production, mobilisation et circulation des richesses : pavages et réseaux  15

16  La planète financière

Cependant, si le processus de métropolisation – qui définit la polarisation croissante de la richesse et du pouvoir dans les grandes métropoles – se diffuse largement à l’ensemble de l’espace mondial, toutes les métropoles ne se valent pas. Le haut de la hiérarchie urbaine mondiale est en effet constitué par un certain nombre de villes que l’on peut qualifier de mondiales – ou Global Cities, ou «  villes-mondes  ». Les mégalopoles de Tokyo et de New York réalisent ainsi à elles seules un PIB supérieur à toute l’Afrique subsaharienne et équivalent à l’Australie ou au Mexique, respectivement 12e et 14e puissances économiques mondiales, alors que Londres se place devant la Suède (21e puissance) et Paris devant la Pologne. Cette dernière décennie, on assiste à l’essor considérable des économies métropolitaines des Suds comme Shanghai, Pékin, São Paulo, Istanbul, Jakarta, Buenos Aires ou Mexico. Ces hiérarchies peuvent aussi être saisies à travers la carte de la production de richesse par État, et pour les plus grands d’entre eux, par régions ou États fédérés. L’économie californienne est presque équivalente à celle du Royaume-Uni et supérieure au Brésil, celle du Texas supérieure à celle de l’Australie, de l’Espagne ou du Mexique voisin. Mais le Guangdong chinois du Delta des Perles dépasse l’Indonésie ou la Turquie, et l’État fédéré brésilien de São Paulo, les Pays-Bas. Le poids économique comparé des États fédérés ou provinces (PIB, milliards de dollars) État fédéré

PIB

État

PIB

État fédéré

PIB

État

PIB

Californie

2 208

Brésil

2 190

Guangdong

922,6

Indonésie

867,5

Texas

1 494

Australie

1 488

São Paulo

742,4

Pays-Bas

722,3

New York

1 320

Corée Sud

1 198

Zhejiang

551,3

Pologne

513,9

Au total, en Europe comme aux États-Unis, en Inde, en Chine ou au Brésil, les grandes régions métropolitaines ou mégalopolis, souvent situées sur le littoral, fonctionnent comme les principaux pôles de production et de circulation de la richesse. Loin d’être des « archipels », la puissance de ces espaces métropolitains se fonde sur leurs capacités à organiser et drainer à leur profit leurs espaces régionaux et nationaux d’insertion, tout en étant les lieux privilégiés des interfaces entre échelles mondiales et nationales. Elles se situent au cœur des pouvoirs de pilotage de la mondialisation symbolisés par leurs puissants quartiers d’affaires, les quartiers centraux des affaires ou Central Business Districts. Comme places financières, elles jouent un rôle nodal dans l’organisation de la planète financière (New York, Londres, Paris, Francfort, Shanghai, Pékin…) comme nous le verrons plus bas (chapitre 4).

Production, mobilisation et circulation des richesses : pavages et réseaux

 17

La richesse disponible et son utilisation : de nettes césures géographiques Une fois produite, la richesse disponible peut être mobilisée par les principaux acteurs (États, entreprises, ménages) soit pour leur consommation, soit pour l’investissement, soit pour leur épargne. Et ce selon des modalités, des compromis et des rapports de forces très différents selon les territoires (taux d’imposition, partage de la valeur ajoutée, degré de protection sociale et d’équipement des territoires…). Le PIB par habitant. Du fait des forts contrastes d’accumulation et de densité humaine à la surface du globe, il convient de corréler la richesse disponible à la population en utilisant comme indicateur le PIB par habitant. Il fournit une évaluation de la richesse créée par habitant, sans cependant nous renseigner sur les inégalités sociales ou régionales dans le partage de celle-ci sur lesquelles nous reviendrons par la suite. Ainsi, les PIB de l’Indonésie et des Pays-Bas sont très proches (830 à 850  milliards de dollars), mais l’immense Indonésie compte 252 millions d’habitants contre seulement 17 millions aux Pays-Bas. Chaque Néerlandais dispose donc de 50 200 dollars par an contre seulement 3 512 pour un Indonésien, soit un rapport de 1 à 14. En quarante ans, l’évolution du PIB par habitant laisse apparaître des dynamiques entre quatre mondes très contrastés. L’insertion dans la mondialisation s’avère en effet sélective. Elle met en évidence l’existence de « pièges à sous-développement » et l’importance des effets de seuil, c’est-à-dire qu’un niveau de richesse minimum semble nécessaire pour qu’une économie puisse tirer avantage de sa participation à la mondialisation. Si les pays développés connaissent un fort enrichissement général supérieur à la moyenne mondiale du fait en particulier d’une croissance démographique contenue, on assiste à l’éclatement des Suds aux trajectoires de plus en plus contrastées entre trois groupes : les États à rattrapage rapide (Asie orientale, Europe centrale et orientale, façade pacifique de l’Amérique latine), les États à revenus intermédiaires qui stagnent (Afrique du Nord, reste de l’Amérique latine) et enfin, les pays enlisés dans l’extrême pauvreté (Afrique sub-saharienne, Asie du Sud). Une approche fonctionnelle par type d’économie souligne l’essor des puissances émergentes et de certains États exportateurs de matières premières aux économies rentières, qui bénéficient de la remontée des cours mondiaux des deux dernières décennies sous la pression justement de la demande des pays émergents, au premier rang desquels la Chine. À l’opposé, dans les pays du Golfe Persique, la rente pétrolière est parfois insuffisante pour faire face à la forte poussée démographique (cf. Arabie saoudite), expliquant en retour de fortes tensions sociales et politiques internes qui alimentent parfois les courants religieux les plus extrêmes.

18  La planète financière

Évolution du PIB/habitant (en dollars constants 2005 et %) 1970

1990

2012

1970 2012 Diff. Base 100 Base 100 1970/2012

Diff. En %

Monde

4 179

5 747

7 738

100

100

+ 3 559

+ 85

Pays développés

15 997

26 385

35 553

383

459

+ 19 556

+ 122

Pays en développement

814

1 292

2 866

19

37

+ 2 052

+ 252

2 975

4 026

5 866

71

76

+ 2 892

+ 97

dont Asie orientale

274

937

4 310

7

56

+ 4 036

+ 1 471

dont Afrique

919

977

1 265

22

16

+ 346

+ 38

dont Asie méridionale

357

481

1 133

9

15

+ 776

+ 217

CCG (Conseil de coopération du Golfe)

21 837

15 738

21 182

523

274

- 656

-3

Économies émergentes

2 655

4 730

8 428

64

109

+ 5 773

+ 217

Exportateurs de produits primaires, combustibles exclus

4 201

3 886

7 529

101

97

+ 3 328

+ 79

Pays les moins avancés

366

332

558

9

7

+ 192

+ 53

dont Amérique latine

Source : ONU, 2014.

Des États plus ou moins riches et efficients. Si durant les décennies 1980 à 2010 les États, leurs prélèvements obligatoires sur les revenus des ménages ou des entreprises et les dépenses publiques ont été fortement critiqués par l’école néolibérale, l’action publique a été, depuis, largement revalorisée avec la crise mondiale ouverte en 2006. La richesse respective des États dépend à la fois du poids du PIB global du pays, de leurs revenus fondés pour l’essentiel sur la fiscalité et du niveau de leurs dépenses (fonctions régaliennes telles administration, justice ou défense, enseignement, santé, équipements, sauvetage du système financier avec la crise et relance économique…). Ces vingtcinq dernières années, si l’Union européenne réalise 40 % des dépenses mondiales des administrations publiques et l’Amérique du Nord 30,5  % contre 21 % à l’Asie de l’Est, l’Asie du Sud (1,5 %) et l’Afrique sub-saharienne (1,4 %) sont marginales et apparaissent au total très largement sous-encadrées. Globalement, plus l’économie est puissante et développée, plus l’État est riche et relativement efficient à travers une nette césure Nord / Sud et entre

Production, mobilisation et circulation des richesses : pavages et réseaux

 19

les Suds. Une sensible différence apparaît ainsi entre les États sans grandes ressources et sous-développés (Madagascar, Bangladesh…) et les États rentiers disposant par exemple de la manne des hydrocarbures qui dégagent des soldes financiers considérables (Koweït, Qatar…) parfois placés dans des fonds souverains (cf. chapitre 5). Pour autant, comme l’indiquent les cas de l’Algérie ou du Nigeria, la manne rentière peut être captée par une étroite oligarchie au pouvoir, ici dans les deux cas militaire, au détriment de la dépense publique et du développement économique, social et territorial du pays. Revenus et dépenses publiques des États en 2012 (% PIB)  

revenus dépenses

Diff.

revenus dépenses

Diff.

Royaume-Uni

39,3

44,7

-5,4

Algérie*

40,6

29,7

10,9

Zone euro

35,3

39,4

-4,1

Pays développés

24,1

29,5

-5,4

Oman*

44,7

35,6

9,1

Monde

24

29

-5

Norvège*

49,1

34,3

14,8

Angola*

40,2

26

14,2

Espagne

21,1

33,4

-12,3

États-Unis

16,5

23,9

-7,4

Égypte

21,5

30,5

-9

Azerbaïdjan

41,8

22,5

19,3

Koweït*

61,7

30,2

31,5

Corée du Sud

21,6

18,9

2,7

Qatar*

34,2

18,7

15,5

Canada

17,2

17,5

-0,3

Bas revenus

14,4

16,6

-2,2

Bangladesh

12

11,3

0,7

Éthiopie

11,1

10,8

0,3

Madagascar

10,3

7,1

3,2

Nigeria*

5

5,2

-0,2

* : États rentiers (poids des hydrocarbures) Source : Banque mondiale, 2014.

Le rôle essentiel des constructions politiques, sociales et culturelles. C’est pourquoi l’analyse de la création de richesse ou de l’organisation et du fonctionnement de la planète financière doit porter une attention toute particulière aux constructions politiques – dont les États –, sociales et culturelles en les réintégrant dans une démarche systémique. Tout simplement parce que les systèmes économiques et financiers sont aussi des constructions sociales, culturelles, politiques, juridiques et géopolitiques ancrées dans des territoires. À côté des facteurs traditionnels (PIB, valorisation des dotations naturelles, spécialisation dans la division internationale du travail sur les mines, l’industrie, les services, mobilisation de la main-d’œuvre, qualité des infrastructures…), on redécouvre par exemple depuis deux décennies l’importance croissante des facteurs géopolitiques (cf. la question du « risque pays » pour les banques et investisseurs). La nature, la stabilité et l’efficacité de l’État (quel

20  La planète financière

projet ?) tout comme la qualité de la construction de l’État-nation (États faillis telle la Somalie, crises au Sahel…), le rôle des élites économiques et sociales (rôle des classes dirigeantes, mobilisation des diasporas…), la qualité de la gouvernance (corruption, prévarication, népotisme d’élites prédatrices et kleptomanes…) et enfin le rôle de la démocratie politique et sociale sont aujourd’hui au cœur des débats concernant non seulement la thématique du développement et du développement durable, mais aussi celle de la planète financière. Face à l’émergence sur la scène mondiale de l’Asie sinisée (cf. le thème des « États-développeurs ») ou du retour de l’Amérique latine à la suite de la grande vague de démocratisation des années 1980-1990, on ne peut que constater les difficultés et les blocages d’une partie de l’Afrique, de l’Amérique centrale ou du Proche et Moyen-Orient. Au total, comme l’illustre le cas du Mexique, il ne peut y avoir de développement économique sans un développement social et un minimum de maîtrise nationale. Cela doit s’inscrire dans un projet à long terme basé sur la primauté des dynamiques endogènes et sur la capacité des différents États et sociétés à en promouvoir leur propre version.

Les stratifications sociales et spatiales d’un pays émergent : le cas du Mexique Le Mexique est un des pays les plus inégaux et les plus violents du monde. Le poids des 10 % les plus riches dans le revenu national passe de 35 % à 41 % entre 1984 et aujourd’hui et celui des 20 % les plus riches de 52 à 56 %. Cette situation résulte des profondes inégalités de partage du revenu national, de la nature des structures économiques, sociales et foncières et enfin de la captation des richesses du pays par une étroite oligarchie qui garde le contrôle de l’essentiel des leviers du commandement politique, économique et financier : grandes dynasties terriennes, grands barons de l’industrie nés parfois dès le début du xxe siècle, nouvelles fortunes de la finance, de l’immobilier, des médias ou des télécommunications. Ces dernières années, cette captation constitue un facteur de blocage du développement social et économique de l’ensemble du pays et un facteur de forte montée de la violence sociale. En face, on assiste en effet à la fragilisation des « classes moyennes ». La Conapo (Conseil national de la population) estime que seulement 22 millions de personnes (20 % de la population) ne sont pas en situation de vulnérabilité sociale ou économique, c’est-à-dire dispose des moyens de maîtriser leur destin. En particulier, les couches moyennes salariées modernes – qui s’étaient bien développées durant les Trente Glorieuses et qui servirent de base sociale au régime durant des décennies – sont largement touchées par la crise de 2006. Cette rupture du pacte social se traduit par le fait que presque 40 millions de Mexicains, sans être pauvres, sont confrontés à une précarité d’ordre financier ou social (santé, éducation, retraites…).

Production, mobilisation et circulation des richesses : pavages et réseaux

 21

Dans le même temps, le pays voit le retour d’une pauvreté de masse. On estime – selon les sources – qu’environ la moitié de la population, soit plus de 50 millions de personnes, vit sous le seuil de pauvreté, c’est-à-dire avec moins de 180 dollars par mois en zone urbaine, et 11 % dans l’extrême pauvreté. Le taux de pauvreté est évalué à 61 % en zone rurale et à 40 % en zone urbaine. Il frappe tout particulièrement la population autochtone d’origine indienne : 80 % vivent sous le seuil de pauvreté, et 40 % sous le seuil de pauvreté extrême. La mendicité, la multiplication des petits boulots ou parfois le travail des enfants n’ont rien de folklorique. Plus largement, cette pauvreté n’est pas seulement financière mais aussi sociale. 44 millions de Mexicains n’ont pas accès à un système de santé de base efficient, 13 millions n’ont pas accès à l’eau courante. Tout ceci explique l’importance de l’économie dite « informelle », une des caractéristiques majeures du marché du travail : elle concerne la moitié de la population potentiellement active et 66 % des jeunes, et l’essor des migrations de travail vers les États-Unis comme soupape de survie. Surtout, on assiste à une explosion de la violence armée des différents cartels de la drogue au centre d’un vaste narcotrafic continental. L’argent de la drogue blanchi annuellement représenterait entre 15 à 50 milliards de dollars, soit de 3 à 8 % du PIB. Ce cancer ronge une part croissante de l’économie (blanchiment dans le système bancaire, le bâtiment, l’immobilier, le tourisme…), de la société et du pouvoir d’État et constitue un danger manifeste pour une démocratie sociale et politique très fragile. Au plan territorial, ces disparités de richesse et d’intégration à la planète financière produisent un profond dualisme des structures spatiales entre milieux (plaines, piémonts et montagnes intégrées ou marginales), entre régions (nord(s), centre(s) et sud(s)), entre espaces métropolitains, urbains et ruraux, entre centres urbains et ceintures d’habitats sous-intégrées… Le taux de pauvreté est de 21 % en Basse Californie accrochée aux États-Unis contre 77 % au Chiapas, dans le sud montagnard et indien ; très faible dans la municipalité bourgeoise de Benito Juarez (28 600 hab., 8,7 % de pauvres) de Mexico, il explose à San Juan Cancuc dans le Chiapas (31 600 hab., 97,3 % de pauvres et 80,5 % de pauvreté extrême) à la frontière du Belize et Guatemala. L’indice de « marginalisation urbaine », qui prend en compte dans l’analyse spatiale des villes mexicaines différents critères qualitatifs (scolarisation, santé, équipement sanitaire, eau et électricité, tout-àl’égout, qualité de la construction et du bâti, taux d’équipement des ménages), souligne que seulement 18 % de la population urbaine – pour l’essentiel les élites – dispose d’un cadre urbain de qualité face au développement des ceintures d’habitat informel sous-intégré dans les interstices ou aux marges périphériques, croissantes et chaotiques des banlieues des métropoles, en premier lieu Mexico. La ville demeure l’espace où les inégalités et contrastes socio-économiques sont les plus violents sur des distances parfois très courtes du fait de processus de ségrégation extrêmement vifs. D’après L. Carroué, 2012, États-Unis, Canada, Mexique, Paris, Bréal.

22  La planète financière

L’explosion des inégalités : exclus, couches moyennes et oligarchies Longtemps taboue, la question des inégalités est revenue dans l’actualité cette dernière décennie du fait de la forte montée des tensions géopolitiques, des basculements géoéconomique dus à l’affirmation des grands pays émergents et de la crise ouverte en 2006-2007. Même si les informations dont on dispose demeurent encore limitées, la connaissance de celles-ci a sensiblement progressé grâce en particulier à des études institutionnelles (OCDE, Banque mondiale, Banque centrale européenne), universitaires (Paul Krugman, Joseph Stiglitz, 2012, Thomas Piketty, 2014) ou des grands cabinets et banques d’affaires qui cherchent à drainer les richesses des plus grandes fortunes (cf. les Global Wealth Reports du Crédit Suisse, de Cap Gemini / Merrill Lynch ou du Boston Consulting). Au-delà de leurs différentes méthodologies, tous ces travaux concordent pour souligner l’ampleur des inégalités et, pour le géographe plus spécifiquement, le profond dualisme social et territorial qui structure les espaces du monde et oppose une étroite oligarchie aux couches moyennes salariées et, surtout, à la vaste masse des pauvres, voire des exclus.

Revenus du travail et du capital et pyramide de la richesse patrimoniale Revenus du travail et du capital. Concernant la richesse des ménages, il convient d’abord de distinguer dans une économie moderne deux grands types de revenus : les revenus d’activités et du travail (salaires, revenus non salariaux) ou de remplacement (retraites) d’un côté et de l’autre, les revenus du capital lié à la possession d’un patrimoine (revenus fonciers et loyers, intérêts des prêts, dividendes des actions, plus-values). La richesse des ménages se fonde donc sur deux piliers : les revenus disponibles et la valeur du patrimoine possédé (immobilier avec le logement, et financiers avec les plans d’épargne, les actions et obligations…). La valeur de ce patrimoine peut varier très fortement selon l’évolution des prix, en particulier lors de la création de vastes bulles spéculatives immobilières ou financières, ou au contraire lors de l’effondrement des marchés comme nous le verrons par la suite (chapitre 2). Au plan sociologique et économique, l’importance des revenus et de la valeur du patrimoine détermine le niveau de richesse d’une personne ou d’un ménage tout comme l’équilibre entre revenus du capital et revenus du travail. Plus la personne est riche et détient un patrimoine important, plus les revenus du capital occupent une place majeure. Ainsi, les revenus annuels tirés de son patrimoine financier par le milliardaire mexicain Carlos Slim représentent le salaire moyen de 400  000  Mexicains. Aux États-Unis, les

Production, mobilisation et circulation des richesses : pavages et réseaux

 23

revenus du capital représentent 70  % des revenus des 10  % les plus riches contre 5 % pour les 50 % les plus pauvres. À côté de quelques stars du sport ou du show-business, on trouve surtout les dirigeants des grandes firmes et les grands acteurs de la finance (gérants de fonds spéculatifs, banquiers d’affaires, patrons de banques…). En France, selon l’INSEE, les cinq millions de foyers les plus riches, soit 20 % des ménages, captent 80 % des revenus financiers et dégagent 80 % de la masse totale de l’épargne alors que les 20 % les plus pauvres enregistrent un taux d’épargne négatif – leur consommation, financée par la dette, excédant leurs revenus. Poids relatifs des trois grands groupes par type de revenus (% du total) Europe occidentale

États-Unis

Revenus total

Revenus du travail

Revenus du capital

Revenus total

Revenus du travail

Revenus du capital

10 % plus riches

35

25

50

50

35

70

dont 1 % plus riches

10

7

20

20

12

35

40 % / classes moyennes

40

45

40

30

40

25

50 % / classes populaires

25

30

10

20

25

5

Source : Piketty, 2014.

Pyramide de la richesse patrimoniale. La nature du revenu et la valeur du patrimoine détenu permettent d’identifier globalement trois grandes catégories sociales. Premièrement, les classes dominantes  : elles sont les principales détentrices du capital – foncier, immobilier ou financier – qui constitue un patrimoine absolument considérable. Les revenus du patrimoine jouent un rôle décisif dans la formation de leurs revenus : ils représentent un quart des revenus disponibles des 10 % des Français les plus riches. Thomas Piketty assimile les classes aisées aux 10 % de la population la plus riche, en distinguant en leur sein les 1 % les plus riches qu’il identifie comme les « classes dominantes ». Le Crédit Suisse, en plaçant la barre à plus de 100 000 dollars de patrimoine, les estime aujourd’hui à 408 millions d’adultes représentant seulement 8,6 % de la population adulte mondiale mais captant 85 % de la richesse mondiale. En leur sein, on peut isoler les ultra-riches (0,7 % pop., soit 32 millions de personnes) contrôlant 44 % de la richesse mondiale. Au total, l’architecture mondiale de la richesse est dominée par une étroite oligarchie représentant 10 % de la population mondiale, un système qui ressemble aux niveaux d’inégalité et de domination de l’aristocratie de la France de l’Ancien régime, avant la Révolution de 1789.

24  La planète financière

Deuxièmement, les couches moyennes : elles sont les plus difficiles à cerner à cause du caractère assez subjectif de leur statut, du large éventail de leurs revenus et de la grande inégalité de leur répartition géographique à la surface du globe, due aux énormes différentiels de développement économique et social. Si Thomas Piketty en donne une définition assez large dans ses travaux sur les pays développés, où elles représenteraient 45 % de la population totale, en position médiane en termes de revenus et de richesse patrimoniale, le Crédit Suisse les définit comme les adultes disposant de 10 000 à 100 000 dollars de richesse. Il en évalue le nombre à un milliard d’individus, soit 21,5 % de la population mondiale, ne disposant cependant que de seulement 12 % des richesses. Troisièmement enfin, à l’autre extrémité du spectre, se trouve la grande masse des catégories populaires, des laissés pour compte et des exclus, qui représente plus de 3,2  milliards d’adultes. Elles vivent pour l’essentiel des revenus de leur travail, disposent de revenus et d’un patrimoine faibles ou inexistants et représentent entre 50 % pour T. Piketty, 70 % pour le Crédit Suisse, de la population. Dans ce vaste ensemble, la moitié de l’humanité détient à peine 1 % du patrimoine mondial. La pyramide sociale de la richesse mondiale (millions d’adultes, milliards de dollars et %) Niveau de richesse détenue en dollars

Millions d’adultes

Richesse cumulée (milliards $)

% pop. mondiale

% richesse mondiale

Plus d’1 million $

35

115 900

0,7

44

100 000 à 1 million

373

108 600

7,9

41,3

Sous-total (classes dominantes)

408

224 500

8,6

85,3

10 000 $ /100 000 $ (classes moyennes)

1 010

31 100

21,5

11,8

moins de 10 000 $ (classes populaires)

3 282

7 600

69,8

2,9

Source : Crédit Suisse, 2013.

Dynamiques géographiques de la richesse. Selon les données du Crédit Suisse, le patrimoine mondial des ménages passe de 113 400 à 214 100 milliards de dollars entre 2000 et 2007 (+  89  %), sous la poussée en particulier des bulles spéculatives immobilières et financières, avant de retomber à 182 800 milliards en 2008 (- 31 300 milliards de dollars, soit - 15,5 %) du fait de leur effondrement, pour remonter à 263 800 milliards en 2014. De facto, le sauvetage du système financier et immobilier occidental par les États et les Banques centrales entre 2008 et 2015 fonctionne pour l’essentiel au profit

Production, mobilisation et circulation des richesses : pavages et réseaux

 25

des étroites oligarchies nord-européennes et nord-américaines, comme en témoignent l’explosion des inégalités et l’essor sensible de leur patrimoine. Mais sur la longue durée, le phénomène le plus considérable demeure l’affirmation croissante des pays émergents, en premier lieu la Chine, alors que l’Asie Pacifique peine à garder son rang du fait pour l’essentiel des difficultés du Japon. À l’opposé, l’Amérique latine, malgré certains progrès, comme l’Afrique et l’Inde demeurent très largement à la traîne. Les évolutions de la géographie de la richesse entre 2000 et 2014 2000 2014 (milliards (milliards $) $)

% 2000

% 2014

Diff. milliards 2000 /2014

Diff. en %

% région / croissance mondiale

$ par adulte (sans dette)

Amérique du Nord

42 000

91 240

37,1

34,7

49 240

+ 117

33

258 802

Europe

33 600

85 200

29,6

32,4

51 600

+ 154

34

119 056

Asie Pacifique

27 500

49 849

24,2

18,9

22 349

+ 81

15

46 693

Chine

4 700

21 404

4,1

8,1

16 704

+ 355

11

20 452

Amérique latine

3 400

9 113

2,9

3,5

5 713

+ 168

4

22 533

Inde

1 200

3 604

1

1,4

2 404

+ 200

2

4 250

Afrique

1 100

2 831

0,9

1,1

1 731

+ 157

1

4 470

Monde

113 400

263 242

100

100

149 842

+ 132

100

48 501

Source : Crédit Suisse, 2014.

Au total, en comparant le niveau de richesse disponible par adulte, le Crédit Suisse identifie quatre grands groupes de pays  : les «  pays riches  » disposant de plus de 100 000 dollars (États-Unis, Canada, Europe occidentale, Japon, Australie, Israël, Koweït, Émirats arabes unis), les « pays intermédiaires » considérés comme des marchés financiers émergents (avec 25 000 à 100 000 dollars : Europe centrale, Turquie, Mexique, Colombie, Chili, Arabie saoudite, Oman, Malaisie…), les « pays frontières » (5 000 à 25 000 dollars : Chine, Russie, Indonésie, Brésil, Philippines, Iran, Argentine, Équateur, Pérou, Jordanie, Maroc, Algérie, Afrique du Sud…) et, enfin, les « marges » (moins de 5 000 dollars : Afrique sub-saharienne, Asie du Sud, Cambodge, Laos, Vietnam, Ukraine, Biélorussie…).

26  La planète financière

Évolution de la richesse par continent (milliards de dollars) 90 000 80 000 Europe Amérique Nord

70 000 60 000

Asie Pacifique

50 000 40 000 30 000 20 000

Chine

10 000

Amérique latine Inde Afrique 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012

0

Source : Crédit Suisse.

L’explosion des inégalités et des tensions à toutes les échelles géographiques Renforcement des inégalités et polarisation. La forte croissance de la richesse mondiale s’accompagne donc ces dernières décennies d’une explosion des inégalités sociales et territoriales, et ce à toutes les échelles, du fait d’un partage de plus en plus inégal. La richesse moyenne par habitant varie de 123 dollars en Ouganda à 407 224 dollars en Suisse, soit un rapport de 1 à 3 310. Comme le souligne la montée de la part des 10  % les plus riches dans les revenus nationaux des différents États, la révolution néoconservatrice et néolibérale ouverte depuis la fin des années 1970 se traduit par des polarisations croissantes de la richesse : entre 1970 et 2010, le poids des 10 % les plus riches dans le revenu national passe de 31,5 à 48 % aux États-Unis, de 29 à 39 % au Royaume-Uni, de 32 à 40,5 % au Japon et de 31 à 42 % à Singapour selon T. Piketty. Les États-Unis sont ainsi devenus une des sociétés les plus inégalitaires du monde, au même titre que l’Afrique du Sud ou la Zambie, tout comme le Japon ou le Canada par rapport au Paraguay, au Costa Rica ou au Panama. Encore convient-il de souligner que ces estimations peuvent parfois sous-estimer la richesse du fait des stratégies d’évasion fiscale et de dissimulation. Dans un rapport de la Banque centrale européenne (BCE) publié au printemps 2014, Philip Vermeulen estime ainsi que le 1 % des ménages alle-

Production, mobilisation et circulation des richesses : pavages et réseaux

 27

mands les plus riches ne posséderait pas 24 %, comme on l’estimait jusqu’ici, mais 33 % de la fortune privée du pays. Déjà vive dans les pays hautement développés, cette explosion des inégalités des revenus et des patrimoines est encore plus sensible dans les pays des Suds en rattrapage comme l’Inde, le Brésil ou la Chine en raison de la faiblesse des politiques publiques redistributives. Ainsi, l’indice de Gini en base 100, qui mesure le degré d’inégalité des revenus dans un pays, passe entre 1990 et aujourd’hui de 37 à 49 pour la Chine et de 33 à 37 pour l’Inde. Selon un rapport universitaire cité sur le site Internet du très officiel Quotidien du Peuple en juillet 2014, le 1 % des ménages les plus riches de Chine contrôle plus d’un tiers de la richesse nationale contre 1 % pour les 25 % des ménages les plus pauvres. Selon la Banque Africaine de Développement, les 10 % des Africains les plus riches contrôlaient plus de 60 % de la richesse produite en Afrique sub-saharienne, alors que plus de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté. La montée structurelle des 10 % les plus riches dans le patrimoine national* (%) 2000

2014

2000

2014

2000

2014

Russie

77

84,5

Inde

66

74

Israël

62,5

67

Turquie

67

78

Brésil

69,5

73

Chine

48,5

64

65,5

77,5

63

72

Corée du Sud

53

63

Hong Kong

Argentine

Indonésie

71

77

Afrique du Sud

72

72

Espagne

54

55,5

Thaïlande

74,5

75

Suisse

73,5

72

Royaume-Uni

51,5

54

États-Unis

74,5

74,5

Chili

67,5

69

France

56,5

53

* % du patrimoine financier et immobilier national total. Source : Crédit Suisse, 2014.

Dans ce contexte d’extrême polarisation, l’affirmation, la promotion et la défense de droits universels – démocratiques, politiques, sociaux, économiques et environnementaux – associées à des stratégies de réduction de la pauvreté et des inégalités intra-nationales et mondiales, constituent pour l’humanité un enjeu d’avenir essentiel. Comme le soulignent les grandes initiatives internationales des dernières décennies – du rapport Brundtland de 1987 sur le développement durable à l’Agenda 21 du Sommet de la Terre à Rio de Janeiro en 1992, ou encore aux Objectifs du Millénaire de l’ONU ratifiés par les États membres en 2000 – la question sociale demeure un enjeu universel qui conditionne fortement la durabilité de nos modes de développement. Inégalités et montée des tensions. Cette logique d’exacerbation des inégalités mondiales, nationales, régionales et souvent même micro-locales (cf. la géographie des slums à Mumbai, quand le personnel de service va jusqu’à dormir la nuit sur le palier de votre appartement) participe en effet

28  La planète financière

de la montée des crises et des tensions socio-économiques et géopolitiques. L’insécurité et la violence sociale ou l’apparition de nouvelles conflictualités, en particulier dans les territoires et sociétés en marge où se délitent les tissus d’encadrement politiques et économiques, sont largement le fruit de ces inégalités. Face à ces processus, il n’est pas rare que certaines élites s’engagent dans des logiques de quasi-sécession territoriale, symbolisées en particulier par le déploiement de nouvelles formes urbaines comme les gated communities.

Le développement des gated communities : la sécession urbaine des élites fortunées Si les élites fortunées ont tendance à déployer, dans l’espace urbain, des logiques de ségrégations socio-résidentielles sophistiquées, cherchant à privilégier l’entresoi afin d’assurer leur reproduction sociale et économique, comme l’ont étudié en France les sociologues Michel et Monique Pinçon-Charlot [Pinçon-Charlot, 2007], ces stratégies prennent aujourd’hui des dimensions exacerbées avec la multiplication des gated communities, ou quartiers privés résidentiels fermés et sécurisés, bien étudiés par de nombreux géographes comme Renaud Le Goix [Le  Goix, 2003]. Apparues à la fin du xixe siècle (cf. Llewellyn Park dans le New Jersey en 1853) en position périphérique des grands espaces métropolitains, ces enclaves résidentielles ont connu ces dernières décennies un double mouvement. Premièrement, une relative « démocratisation » en s’ouvrant aux couches moyennes aisées supérieures, elles aussi gagnées par la peur sociale, grâce aux stratégies bien ciblées de grands groupes ou promoteurs immobiliers avisés qui y trouvent un nouveau marché. Deuxièmement, une très forte et rapide diffusion géographique à la surface du globe, en particulier dans les grandes métropoles d’Amérique du Nord, d’Amérique latine (arrondissement de Pilar dans le Grand Buenos Aires, zone de Barueri et Tamboré à São Paulo, villes de Quito et Guyaqui en Équateur) et d’Afrique (Afrique du Sud, Afrique occidentale, Madagascar…) et aujourd’hui de Chine.

Au plan géopolitique, le Quai d’Orsay identifie ainsi plus de 345 conflits d’intensité diverse : 211 sans violence, 95 donnant lieu à des violences sporadiques et 39 débouchant sur des crises et guerres de haute intensité (Géorgie, Tchad, Somalie, Soudan, Pakistan, Sri Lanka, Kurdistan, Irak, Afghanistan, Grands Lacs, Nigeria, Mali…). Si l’analyse de ceux-ci doit bien sûr mobiliser des composantes multi-factorielles, la question des inégalités socio-économiques ainsi que la lutte pour le contrôle, le partage ou la redistribution des richesses ou des rentes jouent souvent un rôle considérable, voire nodal (cf. en Afrique centrale, les conflits des Grands Lacs, mouvements armés et rente minière). Dans le monde arabo-musulman, un des espaces où les inégalités et les blocages sont les plus considérables, les révolutions du «  printemps arabe  » de 2011 traduisaient la montée de revendications démocratiques, sociales et économiques portées par la mobilisation de la population, en par-

Production, mobilisation et circulation des richesses : pavages et réseaux

 29

ticulier de la jeunesse confrontée au chômage et à la misère. Si elles sont parvenues à renverser des régimes autoritaires, népotiques et corrompus (Tunisie, Égypte, Libye), la situation géopolitique en Irak, en Syrie, en Libye ou en Égypte demeure délétère du fait d’un basculement parfois dans de véritables guerres civiles et de la montée d’un islamisme radical. Dans ce contexte, les Pays les Moins Avancés (PMA) sont aussi ceux où la marginalité, l’insécurité et la fragilité des États se traduisent par les crises et tensions parmi les plus fortes. Défini en 1971 par l’ONU, le statut de PMA cumule un certain nombre d’indicateurs (revenus par habitant, développement humain, vulnérabilité économique…) témoignant de profonds blocages économiques et sociaux. On compte actuellement 48  PMA, dont 34 sont situés en Afrique subsaharienne, 9 en Asie, 5 dans le Pacifique et 1 dans les Antilles. La question du développement s’y pose avec acuité. Cependant, du fait parfois de leurs importantes richesses naturelles (pétrole au Soudan et en Angola, uranium au Niger, minerais au Congo…), ces économies sont l’objet de conflits internes et de rivalités internationales pour en accaparer les rentes entre les pays développés ou émergents (cf. Chine) et entre les différentes clientèles d’élites politiques locales, autoritaires et corrompues, qui s’enrichissent au détriment de la population. Des conflits internes sanglants, voire des guerres civiles, résultent de ces concurrences (diamants au Sierra  Leone et au Liberia…) et y détruisent le tissu social, économique et sanitaire, comme en témoigne l’épidémie d’Ebola qui frappe toute l’Afrique de l’Ouest en 2014.

L’Afrique du Sud : inégalités, tensions et blocages post-apartheid Pays de 51 millions d’habitants dont 79 % de noirs, 9 % de blancs et 9 % de métis, l’Afrique du Sud est la 1re économie d’Afrique et fait partie des puissances régionales émergentes. Après le long règne du régime raciste d’apartheid (19481991) assurant la domination de la minorité blanche et l’alignement du pays sur les intérêts géostratégiques anglo-saxons dans le cadre de la Guerre froide, des décennies de luttes aboutissent à la légalisation du mouvement indépendantiste ANC et du Parti communiste, à la libération de Nelson Mandela en 1990 et à l’abolition des dernières lois d’apartheid en 1991. Les premières élections libres du pays en avril 1994 qui portent Nelson Mandela à la Présidence semblent ouvrir une page nouvelle. Vingt ans après, le mirage d’une société plus juste et plus solidaire s’est envolé sous les présidences de Thabo Mbeki puis de Jacob Zuma. Alors que l’Afrique du Sud disposait d’atouts considérables, économiques, politiques et sociaux, elle demeure – à l’instar de très nombreux pays africains – un pays traversé par de profonds blocages et inégalités : sous-investissement et faible productivité, chômage très élevé (23 à 40 % selon les sources), fonction publique pléthorique et clientéliste qui capte 85 % des créations d’emplois des dix dernières années. Si la politique volontariste de l’ANC a fait émerger une nouvelle élite noire économique et politique souvent issue de ses rangs, c’est au prix d’une explosion

30  La planète financière

des inégalités, de la corruption, de la violence et de la criminalité et de très fortes tensions politiques et sociales. L’Afrique du Sud est aujourd’hui une des sociétés les plus inégalitaires d’Afrique sub-saharienne : les 10 % les plus riches accaparent 52 % des revenus contre 1,17 % pour les 10 % les plus pauvres. Spatialement, les écarts de développement et d’équipement sont immenses entre les nouveaux quartiers résidentiels fermés des classes possédantes et la masse d’une population vivant encore dans de vastes townships, les quartiers pauvres sous-équipés et sous-intégrés, où se multiplient les révoltes populaires contre les autorités locales, comme l’étudie le géographe Philippe Gervais-Lambony [2013].

Le net renforcement des oligarchies les plus riches À l’extrémité du spectre social mondial, le nouveau régime d’accumulation financière rentier et spéculatif qui s’est épanoui à partir des années 1980 s’est traduit par un enrichissement, historiquement inédit depuis 1945, des différentes oligarchies. La révolution néoconservatrice se caractérise en effet par le développement spectaculaire d’un capitalisme patrimonial, par la forte appréciation des actifs mobiliers et immobiliers et par l’érosion continue de la fiscalité sur le capital. À l’échelle mondiale, on peut définir les classes dominantes les plus riches comme la population adulte disposant de plus de 100 000 dollars de richesse, soit un groupe évalué à 361 millions d’individus (8,4 % pop. mondiale) accaparant 83 % de la richesse mondiale. Dans cet ensemble se détachent cependant nettement les ultra-riches qui possèdent plus d’un million de dollars (0,7 % pop.), soit 32 millions d’individus polarisant 41 % de la richesse. Cette caste oligarchique est évaluée par le Global Wealth de Capgemini-RBC Wealth Management à seulement 12 millions d’individus, en raison de critères plus sélectifs que le Crédit Suisse (exclusion de la résidence principale, des objets de collection ou des biens de consommation durable). Elle passe de 7 à 13,7  millions d’individus et sa fortune de 25  500 à 46  200  milliards de dollars entre 2000 et 2012 (+  20  700  milliards, +  81  %). Enfin, environ 63 000 multimillionnaires disposent d’un patrimoine de plus de 100 millions d’actifs dans le monde. Quatre États regroupent 60  % des millionnaires de la planète  : les États-Unis (4  millions), le Japon (2,3  millions), l’Allemagne (1,1 million) et la Chine (758 000 millionnaires). L’étude de longue durée permet de mettre en évidence à la fois le choc de la crise intervenu entre 2007 et 2009, du fait de l’effondrement des marchés financiers dans lesquels cette catégorie place une large partie de ses capitaux afin d’alimenter ses revenus (actions, capital investissement, fonds à risque, stock-options…), puis le net retour de l’effet richesse avec la remontée du cours des actions depuis 2011-2012. Géographiquement, au-delà des pôles traditionnels de la richesse, on assiste à la montée de l’Asie et dans

Production, mobilisation et circulation des richesses : pavages et réseaux

 31

une moindre mesure de l’Amérique latine face à la fragilité structurelle de la situation africaine et à la relative marginalité du Moyen-Orient, qui capte souvent l’attention des médias mais présente au total des effectifs très réduits à l’échelle mondiale. La richesse des ultra-riches (plus d’un million de dollars), en milliards de dollars 2000

2007

2008

2009

2010

2011

2012

Amérique du Nord

7,5

11,7

9,1

10,7

11,6

11,4

12,7

Asie Pacifique

4,8

9,5

7,4

9,7

10,8

10,7

12

Europe

8,4

10,7

8,3

9,5

10,2

10,1

10,9

Amérique latine

3,2

6,2

5,8

6,7

7,3

7,1

7,5

1

1,7

1,4

1,5

1,7

1,7

1,8

Afrique

0,6

1

0,1

1

1,2

1,1

1,3

Monde

25,5

40,7

32,8

39

42,7

42

46,2

7

10,1

8,6

10

10,9

11

12

Moyen-Orient

millions d’individus Source : Capgemini, 2013.

Dans les grands pays développés, la finance occupe une place croissante et aujourd’hui majeure dans cette nouvelle oligarchie, traduisant ainsi de profonds basculements sectoriels et son rôle nodal croissant, économique, politique, social et idéologique. Entre 1976 et aujourd’hui, les grands capitaines d’industrie tombent de 38 % à 14 % des 0,01 % des Français les plus riches alors que le secteur financier monte de 8 % à 24 % et les services aux entreprises (consultants, avocats d’affaires…), souvent très liés à la finance, de 10 % à 26 %. Au total, la moitié des très, très riches en France doit largement sa fortune à la finance. De même, au Royaume-Uni entre 1998 et 2008, les salariés de la finance captent 60 % de l’augmentation des revenus des 10 % des Britanniques les plus riches tout en ne représentant que 12 % des effectifs, grâce en particulier au système des bonus qui incitent largement ces acteurs à maximiser les profits des entreprises au prix d’une prise de risque et d’opérations spéculatives démesurées. En somme, rarement les fruits de la croissance n’auront été aussi mal répartis, ni aussi mal utilisés. Aux États-Unis, selon l’Economic Policy Institute, les 10 % d’Américains les plus riches ont accaparé 63 % de la richesse produite entre 1979 et 2008, et les 1 % les plus riches 39 %. Les 12 000 familles les plus riches disposent d’une part du revenu national équivalente à celle des 24 millions les plus pauvres, soit une structure de pays en voie de développement. En France, les 10 % les plus riches possèdent la moitié du patrimoine total des ménages. Au Sud, les fruits de la croissance sont souvent accaparés par des élites rentières et corrompues. La fortune du milliardaire mexicain Carlos Slim Helú représente trois fois le PIB annuel de l’Éthiopie, alors que la Chine

Dallas

1 200

Santiago

Autres Amérique latine

Mutations_Richesse_mondiale

Carl FORMAT : 190x120

Miami

Bogota

Houston

New York

5 000

Zurich Genève Madrid

Europe

20 000

75 100

Istanbul

0

Dubaï

à l’équateur

1 500 km

Djedda

Inde

Mumbai

Abou Dhabi

Beyrouth Tel Aviv Koweït Dammaan Doha Le Caire Riyad

Afrique

Lagos

Zoug

Moscou

Singapour

Bangkok

13 métropoles : un quart des milliardaires et 29 % de leurs capitaux

Autres Asie

Japon

Sydney

Conception : Laurent Carroué – Réalisation : Carl Voyer D’après Crédit suisse et UBS.

50 métropoles : la moitié des milliardaires et 50 % de leur capitaux

Melbourne

Australie

Indonésie

Perth

Tokyo

Corée du Sud Taiwan

Séoul

Hong Kong

Taipei

Shanghai

Shenzhen

Chine

Beijing

Russie

3. La géographie des très grandes fortunes : les milliardaires

Hambourg Luxembourg

Londres Paris

Rio de Janeiro São Paulo

Brésil

Hamilton (Bermudes)

Washington

Toronto

Chicago Atlanta

Les effets de l’accumulation, du développement et de la domination (en milliards de dollars)

2. Le stock total de richesse mondiale par grand continent :

en dollars US 400 000 100 000 25 000 5 000 90 Absence de données

1. La richesse disponible par adulte : de si profondes inégalités

Mexico

Mexique

San Francisco Los Angeles

États-Unis

Canada

La richesse mondiale : une planète, plusieurs mondes

32  La planète financière

Production, mobilisation et circulation des richesses : pavages et réseaux

 33

est devenue un des pays les plus inégalitaires au monde du fait de l’enrichissement éhonté et de la corruption des classes dirigeantes liées au Parti communiste chinois (cf. les fameux «  Princes rouges  », héritiers familiaux des premiers dirigeants maoïstes). Au total, cet étroit groupe social rassemble pour l’essentiel de très puissants hommes d’affaires cumulant un patrimoine immobilier et financier considérable, qui vivent dans les très grandes métropoles, au cœur du pouvoir économique et politique auquel ils sont souvent très liés. Seulement 13  métropoles polarisent un quart des milliardaires et 50 métropoles la moitié.

Le développement de nouvelles couches moyennes salariées aux Suds Les importantes luttes politiques, sociales et syndicales menées depuis la fin du xixe siècle ont permis progressivement dans les grands pays occidentaux un meilleur partage des richesses, donnant ainsi naissance à d’importantes couches salariées disposant de revenus confortables ou moyens et d’un petit patrimoine, en particulier immobilier. Mais la principale caractéristique des dernières décennies réside dans la diffusion de ce processus dans les Suds. Bien qu’encore restreint, l’enrichissement général, la hausse des niveaux de vie et de la consommation et des processus redistributifs, encore limités mais réels, s’y traduisent par l’affirmation de nouvelles couches moyennes salariées. Selon le PNUD de l’ONU, elles sont définies comme les individus pouvant disposer de revenus moyens par tête s’élevant entre 10 et 100 dollars PPA par jour. Elles représentent aujourd’hui 12 % de la population chinoise et 5 % de la population indienne. En dix ans, les couches moyennes augmentent de moitié en Amérique latine et passent de 100 à 150 millions d’individus, en particulier au Brésil. Pour autant, une partie de ces catégories demeure encore dans la frange de revenus la plus faible et est donc très sensible aux changements de conjoncture, pouvant à nouveau basculer dans la pauvreté comme l’illustre aujourd’hui l’impact du ralentissement des économies émergentes. Pour autant, dans la longue durée, il apparaît que ces catégories de revenus devraient connaître une forte croissance dans le monde en passant de 1,84 à 3,2 milliards d’habitants entre 2009 et 2020 pour atteindre 4,8 milliards en 2030. Alors que les Nords devraient stagner, les Suds passeraient de 843 millions à 3,8 milliards entre 2009 et 2030, soit de 46 % à 79 % du total mondial. D’ici 2020, l’Asie passerait de 25  % à 50  % de la classe moyenne mondiale.

34  La planète financière

La montée des classes moyennes aux Suds d’ici 2020 Nombre (millions et %)

Consommation (milliards $ PPA et %)

2009

2020

% 2009

% 2020

2009

2020

% 2009

% 2020

Amérique du Nord

338

333

18

10

5 602

5 863

26

17

Europe

664

703

36

22

8 138

10 301

38

29

Amérique latine

181

251

10

8

1 534

2 315

7

7

Asie

525

1 740

28

54

4 952

14 798

23

42

Afrique subsaharienne

32

57

2

2

2 565

448

1

1

Afrique Nord/ Proche-Orient

105

165

6

5

796

1 321

4

4

1 845

3 249

100

100

21 278

35 045

100

100

Monde

Source : OCDE et Brookings, 2011.

Cependant, cette croissance est géographiquement inégale et polarisée. Elle concerne pour l’essentiel les régions métropolitaines, intérieures mais surtout littorales, intégrées à la mondialisation. En un sens, on peut considérer que la fracture Nord-Sud passe dorénavant à l’intérieur même de l’Inde, de la Chine et du Brésil. Ces processus expliquent un déplacement géographique sans précédent des marchés débouchant sur un véritable effet d’aspiration des investissements et des emplois des firmes transnationales. En effet, si la croissance économique des quatre dernières décennies explique la multiplication par 2,5 des dépenses de consommation des ménages portée par l’essor des nouvelles couches moyennes salariées, l’Amérique du Nord et l’Europe tombent de 70 % à 55 % du total mondial face à la forte croissance des Suds. Ces dix dernières années, la crise économique et financière se traduit par un fort recul de la consommation des ménages aux États-Unis et en Europe alors que les Suds polarisent à eux seuls 70 % de la croissance de la consommation mondiale avec la diffusion géographique d’une sorte d’American way of life symbolisée par l’accès à de nouveaux produits de consommation de masse (automobile…). Ainsi, entre 1990 et aujourd’hui, les pays émergents passent de 18 % à plus du tiers des revenus et de 15 % à plus du quart des profits des 220 plus grands groupes européens. Les logiques de localisation des firmes transnationales des pays développées en sortent bouleversées : si les délocalisations fondées sur les différentiels de coûts salariaux perdurent, les firmes transnationales, dont les banques, se ruent aussi de plus en plus sur les marchés des Suds pour répondre aux demandes de ces nouvelles couches moyennes urbaines solvables face aux blocages des revenus de celles-ci dans les pays du Nord.

Production, mobilisation et circulation des richesses : pavages et réseaux

 35

La grande masse des exclus et des laissés-pour-compte Pauvreté, exclusion et sous-développement. Face aux oligarchies et à l’émergence de classes moyennes, une grande partie de l’humanité demeure exclue des bénéfices de la croissance de la richesse mondiale en étant confrontée à des ressources insuffisantes pour vivre dignement (alimentation, vêtements, logement, accès à l’eau potable, à l’énergie et aux services de base comme la santé ou l’éducation…). Car loin d’être uniquement monétaire – même si ce facteur demeure essentiel –, la question de la pauvreté doit être prise dans une dimension systémique qui intègre tous les leviers du développement (mortalité infantile, nutrition, énergie, eau potable, hygiène, scolarité, éducation…) comme le fait l’indice de pauvreté multidimensionnelle du PNUD ou d’UN-Habitat (cf. la population des slums ou bidonvilles). Ainsi, dans les Suds, 2,4 milliards d’individus, soit 45 % de la population, vivent dans la pauvreté avec des revenus inférieurs à cinq dollars PPA par jour. Cette marginalisation les maintient dans un état soit de précarité socio-économique, soit de pauvreté relative ou absolue qui alimente en retour de fortes tensions. Mais dans les pays développés, la pauvreté monétaire et sociale explose aussi, en particulier du fait de la crise : la France compte 8,5 millions de pauvres en 2012, soit 14 % de la population alors qu’au Royaume-Uni 25 % des enfants vivent en 2013 sous le seuil de pauvreté défini comme équivalent à 60 % du revenu médian (1 700 €/mois pour un couple avec deux enfants). Les défis du développement demeurent dans tous les cas considérables. Du fait de la crise et de la hausse du prix des produits alimentaires et de l’énergie, pour la première fois dans toute l’histoire de l’humanité, plus d’un milliard d’habitants a faim en 2010-2012, provoquant parfois des vagues d’émeutes de la faim (Haïti, Égypte, Éthiopie, Sénégal, Cameroun, Madagascar, Burkina Faso, Indonésie, Philippines…). Selon l’OIT, le chômage mondial passe avec la crise entre 2007 et 2010 de 178 à 213 millions d’habitants et le nombre de travailleurs précaires s’élève à 1,5 milliard, soit la moitié de la population active mondiale. En 2013, les pays du G20 comptent plus de 100 millions de chômeurs. Enfin, selon l’Agence Internationale de l’Énergie, 1,5 milliard d’habitants n’a toujours pas accès à l’électricité, en particulier en Afrique sub-saharienne (590 millions) et en Asie du Sud (614 millions) alors que 2,5 milliards d’hommes n’ont toujours pas accès à l’eau et à l’assainissement. Dans de nombreux pays, l’absence de couverture sociale et de système de retraite, la défaillance des systèmes de santé et éducatifs et l’impossibilité d’accéder à l’eau potable, au tout-à-l’égout ou à l’électricité demeurent des vecteurs d’un mal-développement (travail des enfants, consommation du patrimoine naturel et forestier…). Ainsi, si le Brésil est devenu un pays émergent disposant d’une économie moderne, le dualisme sociospatial de son développement demeure exacerbé, comme en témoigne la géographie du travail esclave étudiée par le géographe Hervé Théry, spécialiste de ce pays.

36  La planète financière

Géographie du travail esclave et fronts pionniers au Brésil contemporain En plein xxie siècle, il existe encore des formes contemporaines de l’esclavage dans certaines régions rurales du Brésil, où les « travailleurs exécutent des tâches pénibles dans des conditions inhumaines, sans recevoir un paiement approprié pour leur travail et surtout sans pouvoir le quitter librement ». Au Brésil, depuis quelques années, l’Organisation Internationale du Travail, en partenariat avec le Ministère du Travail et de l’Emploi (MTE), la Police fédérale (PF), la Commission pastorale de la Terre (CPT) et d’autres institutions, œuvre à la défense de la justice sociale au travail, pour sauver les personnes qui sont soumises à diverses formes de travail esclave. Entre 2003 et le 29 juillet 2008, 24 143 travailleurs ont été libérés. La première configuration spatiale du travail esclave apparaît à travers la répartition des origines géographiques des travailleurs concernés (Maranhão, Piauí nord du Tocantins et nord-est du Pará, « polygone de la sécheresse » du nordouest du Minas Gerais et des régions centrale et occidentale de Bahia) et surtout des lieux où ils ont été libérés : dans 22 États du Brésil, même les plus riches, le phénomène est présent, malgré cependant une forte concentration dans le Pará, le Mato Grosso, l’ouest de Bahia et le centre-sud du Goiás. Le travail esclave se concentre principalement sur quelques activités économiques, parfois illégales, comme la production de charbon de bois, les mines et l’orpaillage, les scieries, les tuileries et briqueteries, les exploitations agricoles (production d’agrumes, de café, de caoutchouc naturel) et d’élevage (cf. le front pionnier de l’arc du déboisement du sud de l’Amazonie), les sociétés de reboisement/cellulose, les producteurs de semences et de fourrages. Violence et travail esclave sont, sans aucun doute, des pathologies sociales en étroite corrélation (cf. au sud-est du Pará et dans le nord du Mato Grosso). Cette géographie oppose nettement deux parties du pays, celle qui bénéficie des meilleurs indices sociaux (Sudeste, Sud et CentreOuest) et celle où la situation sociale est nettement moins bonne (Nordeste et Norte d’Amazonie). Les régions à surveiller sont donc bien toujours les marches avancées du front pionnier, dans le Nord et le Centre-Ouest. D’après Hervé Théry et al., « Géographies du travail esclave au Brésil », Revue en ligne CyberGéo, sept. 2011.

Le poids de l’extrême pauvreté. Alors que les « Objectifs du Millénaire » fixés en 2000 prévoyaient d’éradiquer l’extrême pauvreté en 2015, définie par les personnes vivant avec moins de 1,25  $ PPA par jour, elle concerne encore 1,2 milliard d’habitants, contre il est vrai presque deux milliards en 1990 (- 40 %). L’Asie du Sud (avec 42 % de la population mondiale concernée), l’Afrique sub-saharienne (34 %) et l’Asie de l’Est (21 %) demeurent les plus grands pôles d’extrême pauvreté, qui y demeure massive en touchant par exemple la moitié de la population de l’Afrique sub-saharienne.

Production, mobilisation et circulation des richesses : pavages et réseaux

 37

Les Suds face à l’extrême pauvreté (personnes vivant avec moins de 1,25 $ PPA/jour) Nombre en millions

% population totale

1990

% mondial

2002

2010

% mondial

1990

2002

2010

Asie du Sud

617

32,3

640

507

42

53,8

44,3

31

Afrique subsaharienne

290

15,2

390

414

34

56,5

55,7

48,5

Asie de l’Est

926

48,5

523

251

21

56,2

27,6

12,5

Amérique latine

53

2,8

63

32

3

12,2

11,9

5,5

Afrique du Nord / Moyen-Orient

13

0,7

12

8

1

5,8

4,2

2,4

Europe et Asie centrale

9

0,5

11

3

0

1,9

2,3

0,7

1 908

100

1 639

1 215

100

43,1

30,8

20,6

Total Suds Source : PNUD, 2014.

Dans ces pays, la géographie de la pauvreté dessine de nettes césures socio-spatiales entre espaces intégrés et dynamiques et espaces délaissés, sous-encadrés et sous-développés. En particulier, un net différentiel apparaît entre espaces urbains et espaces ruraux comme en Zambie, au Zimbabwe ou en Angola pour l’Afrique ou au Guatemala, au Pérou ou en Équateur pour l’Amérique latine. L’extrême pauvreté : la césure rural / urbain (% pop. totale) Total

Rural Urbains

Madagascar

75,3

81,5

51,1

30,4

Bolivie

45

61,3

36,8

24,5

Zimbabwe

72,3

84,3

46,5

37,8

Angola

36,6

58,3

18,7

39,6

Honduras

64,5

68,5

60,4

8,1

Salvador

34,5

43,3

29,9

13,4

Zambie

60,5

77,9

27,5

50,4

Colombie

32,7

46,8

28,4

18,4

Guatemala

53,7

71,4

35

36,4

Équateur

25,6

42

17,6

24,4

Sierra Leone

52,9

66,1

31,2

34,9

Pérou

23,9

48

16,1

31,9

Mexique

52,3

63,6

45,5

18,1

Inde

21,9

25,7

13,7

12

Sénégal

46,7

57,1

33,1

24

Indonésie

11,4

14,3

8,4

5,9

Source : PNUD, 2014.

Diff. rural/ urbain

Total

Rural Urbains

Diff. rural/ urbain

38  La planète financière

Richesses, circulation et systèmes financiers : les pavages du monde Dans une approche systémique d’ensemble, la planète financière doit d’abord être analysée comme un pavage de constructions géoéconomiques, géopolitiques et bancaires bien différenciés d’échelles nationales et continentales emboîtées. Il convient d’emblée de souligner que le développement à long terme d’un territoire repose sur l’existence d’un appareil bancaire et financier efficace. C’est bien dans les pays et territoires les moins développés économiquement et socialement que la population est la moins bancarisée et que les services et marchés financiers sont les plus marginaux. À l’inverse, l’hypertrophie du secteur financier est souvent une entrave à un développement économique et social équilibré et débouche sur des bulles spéculatives et des crises bancaires ou financières plus ou moins graves. C’est d’ailleurs pour répondre à la crise de 1929 que les grands États s’étaient dotés entre les années 1930 et 1950 de politiques efficaces de régulation et de supervision publiques des banques et marchés financiers.

Banques, système financier et patrimoine des ménages Une construction géoéconomique et géopolitique. En assurant la collecte et la gestion de l’épargne, les opérations de crédit et de prêt, la fourniture de moyens de paiement ou de change ou le financement des investissements, les services financiers – en particulier les banques et les assurances qui sont des entreprises – jouent normalement depuis des siècles un rôle majeur dans le fonctionnement des États et collectivités territoriales, des activités sociales et économiques, dans le développement des systèmes productifs et des infrastructures. Dans la banque, on distingue en général deux grandes activités : la banque de dépôt et la banque d’investissement ou d’affaires, les plus grandes banques assurant souvent les deux fonctions. Du fait de leur importance stratégique, les banques et assurances sont soumises par chaque État où elles interviennent à une législation stricte qui encadre leurs activités  : elles doivent obtenir une autorisation d’exercice (agrément préalable, licences…), se soumettre aux législations et réglementations nationales et internationales des pays d’implantation et y être supervisées par des instances de contrôle (banque centrale, organismes de supervision spécifiques). Ainsi, en octobre 2014, avec la directive communautaire AIFM, les gestionnaires de fonds alternatifs en France doivent obtenir un agrément spécifique pour commercialiser leurs produits : l’Autorité des marchés financiers a ainsi agréé 290 gestionnaires. Les structures des marchés bancaires et financiers sont donc autant des constructions politiques et géopolitiques qu’économiques, comme en

Production, mobilisation et circulation des richesses : pavages et réseaux

 39

témoigne par exemple la progressive et très contrôlée ouverture chinoise aux banques occidentales ces dernières décennies. En 2008, face aux résistances de l’Union des Banques Suisses (UBS) a collaborer avec les services fiscaux des États-Unis dans les affaires de fraudes fiscales, le Président Barack Obama menace de lui retirer sa licence bancaire, lui interdisant par cela même toute activité aux États-Unis, son 1er marché financier mondial : comme par miracle, la firme a fini par céder. Enfin, malgré les processus de libéralisation et de dérégulation souvent mis en œuvre ces dernières décennies, les législations demeurent très différentes d’un État à l’autre (cf. les paradis fiscaux), et même – comme aux États-Unis par exemple – d’un État fédéré à l’autre. Ces facteurs de différenciation jouent un rôle majeur dans les choix d’internationalisation des grands groupes financiers qui intègrent dans leurs stratégies ces « rugosités » des territoires. Des structures nationales et continentales encore bien différenciées. Tous ces facteurs et jeux d’acteurs déterminent des systèmes bancaires nationaux, régionaux et locaux aux structures et aux trajectoires bien différenciées comme en témoigne l’étude de l’épargne ou de la structure du patrimoine financier des ménages. La géographie de l’épargne. Définie comme la partie du revenu qui n’est pas consommée, l’épargne est une composante majeure des systèmes financiers nationaux et internationaux du fait en particulier du stock de capital disponible. Elle dépend à la fois des dynamiques économiques, des trajectoires démographiques, des cultures nationales (marché du mariage et de la dot en Chine et en Inde…) et des niveaux de protection sociale (épargner face au vieillissement). Les taux d’épargne (% PIB) sont particulièrement faibles dans les pays pauvres où l’essentiel des revenus est consacré aux dépenses de la vie quotidienne. Face à des systèmes bancaires ténus et peu fiables, l’épargne monétaire y prend la forme d’argent liquide alors que les élites mobilisent souvent les filiales des grandes banques étrangères implantées dans le pays. Trois grands pôles structurent la planète  : l’Asie de l’Est et du Sud-Est (30  % stock mondial), l’Europe occidentale (27  %) et le pôle États-Unis  / Canada (23  %), largement devant l’Amérique latine (7  %), l’Asie du Sud (5 %), le Proche et Moyen Orient (5 %) et l’Afrique (3 %). Le taux d’épargne varie fortement selon les continents et les pays. Un faible taux d’épargne (cf. Royaume-Uni) ou un taux d’épargne négatif traduit une tendance à l’endettement et un niveau de consommation supérieur à la valeur de la richesse produite. À l’inverse, un taux d’épargne élevé peut indiquer soit une insuffisance de la demande (phase de croissance lente et épargne de précaution face à la crise, cf. Japon) ou au contraire une dynamique d’accumulation du capital et une progression accélérée de l’emploi et des revenus (cf. Chine des années 2000). Ainsi en Europe, le taux d’épargne est négatif en Lettonie, très faible à Chypre ou en Hongrie et élevé en Allemagne.

40  La planète financière

La structure contrastée de la géographie de l’épargne (% PIB et milliards de dollars) Continent

% PIB

État

% PIB

milliards $

État

% PIB milliards $

Asie de l’Est et Pacifique

48

Chine

51

4 305

France

18

457

Union européenne

19

États-Unis

16

2 687

Canada

24

420

Amérique latine

19

Japon

21

1 284

Brésil

15

332

Amérique du Nord

17

Allemagne

24

828

R.-Uni

11

270

Moyen-Orient

26

Inde

30

563

Suisse

33

207

La géographie de la structure du patrimoine financier des ménages a été étudiée par l’assureur allemand Allianz. Celui-ci augmente de 4,6 % par an cette dernière décennie pour passer de 62 000 à 111 220 milliards d’euros entre 2000 et 2012. Alors que les pays hautement développés tombent de 93,6 % à 82 % du patrimoine financier mondial, on assiste à un relatif rééquilibrage an faveur des Suds (18 %, dont 13,5 % pour l’Asie). Cependant, un Étatsusien dispose d’un patrimoine financier moyen de 21  fois supérieur à un Chinois et de 134 fois supérieur à celle d’un Indien. À l’échelle mondiale, ce patrimoine financier se partage en trois grands postes : les assurances et fonds de pension, ces derniers finançant les retraites (30 %), les dépôts bancaires (32 %) et les autres produits financiers (securities : titres, actions, obligations…, 36 %). Cependant, la mondialisation financière et l’internationalisation des marchés n’ont en rien homogénéisé la structure nationale des systèmes financiers qui demeurent souvent très spécifiques du fait des héritages historiques. Les dépôts bancaires traditionnels (dépôts sur compte, livrets d’épargne…) gardent un rôle majeur en Chine ou en Argentine mais sont marginaux aux États-Unis. Le poids des assurances et fonds de pension dépend largement des systèmes de financement des retraites, entre système par capitalisation sur un modèle anglo-saxon, qui fait massivement appel aux marchés financiers (placements du capital en actions ou obligations), et système par répartition (cf. France) qui repose sur la solidarité intergénérationnelle. À ceci s’ajoute le poids de l’investissement dans l’immobilier, non pris en compte dans cette étude, mais qui représente la moitié de la richesse des ménages britanniques, 43 % dans la zone euro et un quart aux États-Unis. Cette structure explique la forte sensibilité de la richesse des ménages à l’évolution des prix de l’immobilier comme l’a révélé la crise ouverte en 2007 ou la situation actuelle de la Chine dopée par une bulle spéculative explosive.

Production, mobilisation et circulation des richesses : pavages et réseaux

 41

Le patrimoine financier des ménages (stock et ventilation par poste)

Valeur totale patrimoine financier milliards € % mondial Patrimoine financier net*/ habitant/€

ÉtatsUnis

Japon

42 169

13 991 8 463

37,9

12,5

Chine R.-Uni

7,6

All.

France Brésil

5 605

4 940

4 228

5,04

4,44

3,8

Inde

1 272 1 043

Argentine 76

1,14

0,94

0,07

100 711 83 610 4 719 58 905 41 954 44 306 2 730

747

1 200

Ventilation du portefeuille en % Autres

2

3

0

3

0

8

10

9

8

Assurances et pensions

28

27

8,7

54

36

37

27

30

4

Securities

56

14

25,3

14

23

25

43

11

4

Dépôts bancaires

14

56

66

29

41

30

20

50

84

* : dettes exclues Source : Allianz, 2013.

Banques et bancarisation : entre intégration et exclusion La construction d’un système bancaire fiable et efficient est, comme on l’a vu, un levier majeur du financement des activités économiques et sociales. Elle repose sur un facteur déterminant : la confiance dans la solidité du système bancaire. Géographiquement, cette efficience bancaire est très sélective comme l’indiquent parfois les processus de panique des épargnants qui, face à un risque de crise, perdent toute confiance dans leurs institutions et se précipitent pour retirer leurs économies (Bulgarie, juillet  2014). En mai  2013, les Grecs sortent ainsi en deux jours 1,5 milliard d’euros de leurs comptes en banque alors qu’en avril 2010, juste avant le premier plan de sauvetage de la Grèce, les retraits s’étaient élevés à 8 milliards d’euros. Ces cinq dernières années, les dépôts bancaires s’effondrent de - 37 % en Irlande, de - 32 % en Grèce, de - 16 % en Espagne et de - 14 % en Islande du fait de la crise de leur système bancaire et financier. La bancarisation des territoires. La géographie du territoire bancaire reflète les profonds déséquilibres géoéconomiques et financiers mondiaux : seulement dix États polarisent en effet plus de la moitié des dépôts bancaires mondiaux qui s’élèvent à 100 800 milliards de dollars. La principale mutation

42  La planète financière

réside dans la forte croissance ces dernières décennies des dépôts bancaires des Suds, en particulier des pays émergents, grands comme l’Inde ou le Brésil ou secondaires comme la Malaisie, La Turquie, l’Indonésie, la Thaïlande ou le Mexique. Ils représentent d’importants leviers de croissance pour les banques occidentales tout en se dotant parfois de puissantes banques nationales, publiques ou privées. Mais le phénomène essentiel réside dans l’essor spectaculaire de la Chine dont le stock de dépôts bancaires double en cinq ans et qui se hisse aujourd’hui au 1er rang mondial, largement devant les États-Unis. Pour assurer son développement, Pékin s’est doté de puissantes banques en voie rapide d’internationalisation qui devraient dans les décennies qui viennent bouleverser le paysage bancaire mondial (cf. chapitre 4). La géographie des dépôts bancaires (milliards de dollars et % PNB) milliards $

% PNB

$/ habitant

milliards $

% PNB

$/ habitant

Chine

15 126

181

10 986

Canada

2 315

126,8

67 232

États-Unis

10 817

69

34 236

France

2 220

83

34 113

Japon

7 445

135,5

58 663

Australie

1 996

129

87 609

Royaume Uni

4 112

165,6

65 870

Espagne

1 850

133,4

39 824

Allemagne

4 077

116,9

49 436

Monde

100 802

103,4

NS

Pays-Bas

2 792

352

167 405

Ghana

9,2

24,5

360

La puissance des banques repose d’abord et avant tout sur leurs capacités à quadriller les territoires par de nombreuses agences locales ou régionales afin d’élargir leur clientèle et drainer l’argent des épargnants, quitte ensuite à l’investir en partie sur des marchés financiers internationaux. La banque aux particuliers demeure en effet le premier moteur de croissance des grandes banques universelles, en opposition aux banques dites d’affaires, beaucoup plus internationalisées. Le taux de pénétration, d’encadrement et de financement des territoires par les banques, défini comme la « bancarisation », est très variable dans l’espace, et ce à toutes les échelles géographiques (densité de population, degrés de richesses disponibles, hiérarchie urbaine…). On trouve ainsi 22 agences par kilomètre carré en Belgique contre 14 en Allemagne et 5 au Royaume-Uni. À l’opposé, on trouve moins d’une agence bancaire pour 1 000 kilomètres carrés en Afrique sub-saharienne. Sous-bancarisation et exclusion. Cette dernière décennie, la sous-bancarisation est devenue une véritable question de développement portée par de nombreuses instances internationales et organisations non-gouvernementales (ONG). La Banque mondiale estime ainsi que plus de 2,5 milliards d’adultes dans le monde n’ont pas accès à un système bancaire officiel de

Production, mobilisation et circulation des richesses : pavages et réseaux

 43

dépôt et de prêt du fait de l’absence d’infrastructures financières adéquates et d’un important effet de filtre à l’entrée (frais à engager, analphabétisme qui bloque les formalités, isolement et distances à parcourir…). Ces phénomènes massifs d’exclusion des quatre grands services financiers de base (transferts d’argent, épargne, crédit, assurance) concernent 60 % des adultes vivant dans les pays en développement. Ils touchent en priorité les pays et les populations les plus pauvres et les moins solvables, en particulier dans les zones rurales. Mais ces logiques d’exclusion sont aussi considérables dans les pays développés : près de 10 millions de foyers aux États-Unis n’ont pas de compte bancaire et 24 millions sont sous-bancarisés selon la Federal Deposit Insurance Corporation (FDIC), un des principaux régulateurs du secteur bancaire. Au très libéral Royaume-Uni, la Financial Conduct Authority (FCA) a fini par décider d’encadrer à partir de janvier 2015 l’activité des distributeurs de crédits à la consommation à très courts termes (cf. magasins de PayDay Lending et Money Shop des villes britanniques) qui proposaient aux familles les plus pauvres des prêts à des taux usuraires afin de bloquer le coût total en intérêts et pénalités d’un emprunt à 0,8 % par jour.

Les systèmes de tontine en Afrique sub-saharienne et en Asie : crédit et épargne Répondant aux vieilles logiques millénaires de solidarités familiales ou villageoises, de nombreuses sociétés, en particulier rurale à l’origine, d’Afrique subsaharienne ou d’Asie ont mis en place des systèmes de tontine qui demeurent encore aujourd’hui opératoires. La tontine peut être définie comme une association collective d’épargne alimentée par des versements réguliers réunissant un certain nombre d’épargnants (amis, voisins, collègues…) sur des bases plus ou moins formelles mais dans lesquelles la confiance, l’honneur et le contrôle social jouent un rôle majeur. Son objectif est de mobiliser la petite épargne disponible dans les familles afin de créer un actif financier commun mis à la disposition d’une partie des souscripteurs sous forme de crédit qui s’engagent face à la collectivité constituée à des remboursements variables et échelonnés. Les cotisations et remboursements permettent d’accumuler et de faire circuler le capital investi, souvent assez faible cependant, afin de financer des projets ou de faire face à des dépenses imprévues (décès, mariage et dot, scolarisation…). Qu’elles fonctionnent sur un modèle rotatif (cycle tournant pour chacun des membres) ou par accumulation, les tontines s’apparentent à des services financiers (épargne, crédits, voire assurances) souples et accessibles, fondés sur la qualité du tissu social et une auto-organisation réticulaire par le bas. Ce modèle est d’ailleurs souvent transféré par les migrants dans leurs pays d’accueil. Pour autant, la faiblesse du capital mobilisable et mobilisé explique le rôle limité des tontines dans le développement économique et social des territoires concernés.

44  La planète financière

Cette situation a un impact immédiat sur la géographie mondiale de l’épargne, du crédit, de la dette et de l’usure. Dans de nombreux pays du Sud, la dette et l’usure demeurent des facteurs structurants des rapports socioéconomiques de domination ou de solidarités. En Afrique sub-saharienne ou en Asie, le système de la tontine est un des vecteurs de l’économie informelle et un des facteurs du dynamisme d’économies territorialisées spécifiques qui permettent la survie de dizaines de millions d’habitants. À l’inverse, des millions de pauvres, urbains ou ruraux comme en Amérique latine ou en Asie demeurent prisonniers de systèmes d’usure (Inde, Pakistan…) mis en place par les oligarchies dominantes locales ou régionales qui peuvent déboucher sur la mise en servitude d’une partie de la main-d’œuvre familiale. Pour autant, un certain nombre d’États ont développé de nouvelles politiques de soutien et de développement. Ainsi, en Thaïlande, le programme de soutien à l’agriculture et à la sécurité alimentaire (« One Million Baths On Village Fund », « un million de Baths pour un village ») a permis à 96 % des agriculteurs d’accéder au secteur financier. De même, alors que des milliers de paysans pauvres écrasés par les dettes se suicident chaque année en Inde, le nouveau Premier Ministre indien et dirigeant nationaliste hindou Narendra Modi promet en août 2014 dans le cadre de son « programme d’économie populaire » l’ouverture d’un compte bancaire à tous les Indiens afin de lutter contre l’exclusion bancaire. Afin de répondre à ces défis, un certain nombre d’ONG et d’organismes publics se sont parfois lancés dans le développement de la microfinance.

La microfinance en Inde : enjeux et limites Comme le soulignent les travaux du géographe Philippe Cadène, le développement des organismes de microfinance ne compense qu’en partie la forte inégalité d’accès aux services bancaires. Malgré la création d’une banque nationale pour le développement en 1982 et l’obligation faite aux banques de diriger 40 % de leurs crédits vers des secteurs prioritaires (agriculture, PME, microfinance), le rôle des prêteurs privés demeure la principale source de financement du monde rural alors que seulement un tiers des ménages indiens possède un compte en banque. Dans les villes, près de la moitié des foyers sont exclus du système bancaire. Géographiquement, les lignes de fractures régionales sont considérables qui opposent le nord et le littoral occidental où les deux tiers des familles sont bancarisées au centre et au sud-est retardataires. Partout, les populations les plus pauvres sont obligées de recourir aux emprunts à des taux élevés, voire usuraires, pratiqués par les prêteurs traditionnels. S’inscrivant dans un ordre très ancien encore symbolisé par le système des castes, les prêteurs occupent en effet une place privilégiée au sein de systèmes sociaux fortement hiérarchisés. Dans ce contexte, la microfinance apparaît donc comme une solution pour aider ces masses démunies. En Inde, les microcrédits sont attribués via des groupes d’entraide. Ces Self Help Groups (SHG) réunissent une vingtaine de personnes qui se présentent comme un

Production, mobilisation et circulation des richesses : pavages et réseaux

 45

client collectif aux institutions financières. Dans le cadre du Plan Nabard lancé en 1992, près de 2,3 millions de SHG ont bénéficié de prêts. On les trouve surtout à l’est et au sud-est du pays, notamment dans l’Andhra Pradesh et dans le Bengale occidental. D’après Philippe Cadène, 2008, Atlas de l’Inde, Paris, Autrement, p. 62 et 63.

Sécurité sociale et secteur des assurances Le coût global de la main-d’œuvre inclut dans son calcul à la fois les rémunérations directes (salaires bruts, congés payés, primes…) et, surtout, ou du moins tout autant, les cotisations sociales (retraites et assurance santé) et les charges fiscales liées au salaire. Souvent dénoncés par certains comme prohibitifs, les « coûts salariaux » renvoient donc largement, pour environ la moitié en France, à la question plus générale de la sécurité sociale. Les coûts de la protection sociale sont souvent très faibles (Philippines) ou inexistants dans de nombreux pays des Suds. Si la Suède – du fait de l’adoption dès les années 1930 d’un système de protection de qualité – consacre un tiers de son PNB aux dépenses de sécurité sociale, et si les dépenses de sécurité sociale des pays de l’OCDE ont presque doublé depuis 1960, celles-ci sont quasi inexistantes dans de nombreux pays du Sud et marginales dans d’autres : la protection sociale ne couvre ainsi que 8 % de la population active indienne (Thaïlande : 10 %, Chine : 18 %). Face à cette insécurité sociale qui couvre une très large partie de la planète, avec par exemple 45 millions d’Américains sans assurance-maladie en 2007, la structure familiale joue – en général et quand elle le peut – un rôle majeur dans le cadre de la solidarité intergénérationnelle, les enfants prenant en charge et accueillant sous leur toit leurs parents âgés. Ce rôle économique et symbolique le plus souvent dévolu au fils explique en partie dans certains pays (Chine, Inde) les nombreux infanticides ou avortements des embryons ou petits enfants de sexe féminin. Alors que l’économie mondiale n’a jamais produit autant de richesses, l’objectif est-il de supprimer congés payés, retraites et assurances-santé aux salariés en disposant déjà, ou d’étendre progressivement ce dispositif à l’ensemble du monde ? Nous sommes là face à un véritable débat de civilisation. D’autant que le vieillissement de la population d’un côté, l’élévation des niveaux de vie et les bouleversements sociaux de l’autre élargissent ces questions à des espaces nouveaux comme en témoigne en Chine littorale le développement de revendications non plus seulement salariales mais sociétales portant sur l’amélioration de la couverture santé et les systèmes de retraites par les employeurs.

46  La planète financière

Thaïlande : la couverture sociale réduite d’un pays émergent Hormis les fonctionnaires qui ont droit à un certain niveau de soins gratuits et à une retraite, auxquels s’ajoutent une minorité de cadres travaillant pour le compte de multinationales étrangères, les autres actifs ne jouissent pas d’un véritable système de sécurité sociale. Certes, par le biais d’infrastructures sanitaires de base ou de « banques de médicaments » au niveau villageois, des soins élémentaires sont prodigués à l’ensemble de la population, gratuitement ou pour une somme réduite, mais le coût des interventions ou des médications plus lourdes repose entièrement sur les budgets familiaux. La grande masse des actifs – agriculteurs, ouvriers saisonniers et temporaires – n’a pas accès à un régime de retraite. Lorsqu’ils ne sont plus aptes à travailler, leur entretien dépend du bon vouloir de leur famille et, dans la plupart des cas, des surplus dégagés par l’agriculture vivrière. D’après B. Formoso, 2000, Thaïlande. Bouddhisme renonçant, capitalisme triomphant, Paris, La Documentation Française, coll. « Asie Plurielle », p. 138.

Le monde des assurances. Si dès la fin du xixe siècle naît dans les pays développés un système d’assurances privées ou coopératives qui prend en charge, contre versement d’une prime annuelle, une partie des risques auxquels sont confrontés les ménages dans leur vie courante (habitation, véhicule, vol, accidents et risques naturels comme les inondations, les orages, les ouragans, assurance-vie…), ce dispositif n’a rien d’universel. Le monde actuel peut même être caractérisé comme un vaste monde d’insécurité puisque 60  % à 75  % de l’humanité n’est pas couverte du fait de sa non-solvabilité financière et dépend donc encore des réseaux sociaux de solidarités, familiaux ou locaux, pour faire face aux nombreux accidents de la vie. En 2013, selon les études du suisse Swiss Ré, les compagnies d’assurance reçoivent 4 641 milliards de dollars de primes versées par leurs clients, dont 44  % de primes dites de non-vie (habitation…) et 66  % de primes d’assurance-vie, en plein développement, qui fonctionnent comme la constitution d’un capital financier transmissible. La géographie des primes versées souligne les très fortes inégalités des niveaux de vie et de richesses des ménages, et donc leurs plus ou moins grandes capacités financières à se protéger. En Europe par exemple, la dépense d’assurance moyenne par habitant tombe de 8 000 dollars par an pour un Suisse à 300 pour un Grec, soit un rapport de 1 à 26. Si les pays hautement développés de l’OCDE représentent 82 % du marché mondial de l’assurance et versent des primes 4,5 fois supérieures à la moyenne mondiale en réalisant un effort financier conséquent (% PIB), dans les pays des Suds, des milliards d’individus demeurent non couverts ou très peu couverts face aux aléas naturels ou de la vie, en particulier en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Comme l’illustre la montée actuelle de l’Asie émergente, c’est bien l’amélioration du niveau de vie des ménages et leur niveau de solvabilité qui permet de dégager des surplus assurantiels.

Production, mobilisation et circulation des richesses : pavages et réseaux

 47

La géographie des assurances : un territoire si inégal Primes milliards $

% mondial

Primes  % PIB

Primes  $/hab.

Monde

4 640,9

100

6,2

641

OCDE

3 786,6

81,6

7,7

2 898

Am. latine

183,8

3,9

3,1

300

Europe de l’Est

75,65

1,6

1,9

235

Asie émergente

409,8

8,8

3

111

74

1

1,5

140

72,4

1,5

3,5

66

Moyen-Orient Asie centrale Afrique Source : Swiss Re, 2014.

Sur les marchés financiers, les compagnies d’assurance, définies comme des investisseurs institutionnels, pèsent d’un poids considérable : leurs fonds investis représentent un stock de capital de 27 000 milliards de dollars, soit 12 % des actifs financiers mondiaux. Devant garantir à long terme leurs engagements auprès de leurs clients, elles gèrent leurs portefeuilles d’actifs sur dix à quinze ans en devant arbitrer entre différents produits financiers et prises de risques (obligations d’États, marchés actions…). Si elles parviennent globalement à dégager des rendements sur fonds propres de 10  %, elles sont aujourd’hui confrontées à la baisse des taux d’intérêt des obligations d’État, une baisse de 1 % amputant les revenus d’investissement de 270 milliards de dollars par an. Entre logique rentière, sécurité et spéculation, la marche est étroite.

La circulation financière : la mise en réseau des pavages du monde Contrairement à de nombreuses images trop souvent véhiculées dans les médias, l’espace financier mondial n’est en rien « déterritorialisé » et « dématérialisé », bien au contraire. Jusque dans les années 1970, les transactions financières internationales étaient largement assurées par le transfert physique concret de titres ou espèces dont il fallait assurer la sécurité. Très progressivement, en quelques décennies, on a assisté à une complète révolution dans la circulation de la richesse et du capital avec la dématérialisation des transactions concrètes en passant d’un ordre papier à un ordre numérisé grâce à l’informatique et aux télécommunications, à la libéralisation des marchés par les pouvoirs politiques et à leur très forte internationalisation. Ces processus cumulatifs ont permis d’accroître de manière exponentielle la circulation de la richesse et la mobilité du capital dans l’espace géographique, et ce à toutes les échelles scalaires.

48  La planète financière

Cependant, la dématérialisation des transactions et l’explosion des flux à partir des années 1970-1980 posent la question centrale de la sécurité, de la traçabilité et de la mémorisation des transactions. C’est pourquoi la mise en circulation du capital financier repose aujourd’hui sur l’existence de nombreux acteurs, peu connus du grand public il est vrai, dont le principal rôle est d’identifier, contrôler, véhiculer et sécuriser les milliards de milliards de dollars de transferts réalisés chaque jour à travers la planète financière. Car la fluidité des marchés ne signifie en aucun cas sa déterritorialisation : le secteur bancaire – avec 400 milliards de dollars d’investissements par an, soit 16 % des dépenses mondiales – est un de ceux qui investit le plus dans le développement, la maintenance et la sécurisation de ses équipements et réseaux informatiques. Ils sont eux-mêmes ancrés dans des territoires bien réels comme l’indiquent par exemple les multiples centres techniques de support de gestion informatique qui fleurissent à Basildon dans la banlieue de Londres ou à Mahwah dans le New  Jersey. En 2012 entre ainsi en service le système Hibernia qui est un nouveau câble sous-marin en fibre optique reliant Londres à New  York à très grande vitesse (60  millisecondes) pour l’unique besoin de 65  sociétés travaillant dans le trading haute fréquence pour leurs opérations spéculatives. C’est d’ailleurs pourquoi le système financier est un des plus gros consommateurs de réseaux de télécommunication.

Le réseau Swift : la mise en réseaux de 10 000 institutions dans 215 pays C’est dans ce contexte général qu’il convient d’analyser le formidable essor du réseau Swift. Le réseau Swift – pour Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication – est une société privée créée en 1973 par quelques grandes banques européennes en Belgique. Son objectif est alors d’accompagner le passage des flux d’ordres papier vers une messagerie électronique hautement sécurisée qui ouvre en 1977. Au total, Swift assure à ses membres le bon fonctionnement d’un réseau international de communication numérique dont il est propriétaire entre les acteurs des marchés financiers. Il est donc un acteur structurel majeur de la planète financière. Fonctionnant sous un mode coopératif, la société a connu un essor prodigieux à partir des années 1980 en accompagnant la mondialisation financière. Elle passe en effet de 768 à 10 279 adhérents entre 1980 et 2012 (X 13) en mettant en contact grandes banques, sociétés de courtage, chambres de compensation ou bourses d’échanges. Surtout, elle connaît une extension géographique de ses activités à la quasi-totalité des États du globe en passant de 36 à 215 États interconnectés (X 6). Son extension géographique est étroitement associée aux bouleversements géopolitiques et géoéconomiques du monde contemporain (cf. chute du Mur de Berlin et extension rapide en

Production, mobilisation et circulation des richesses : pavages et réseaux

 49

Europe de l’Est…). Enfin, en trois décennies, elle multiplie presque par 100 les messages et ordres échangés pour atteindre les 4,5 milliards de messages pour l’année 2012, soit 22,6  millions de messages par jour. En plus de son siège de La Hulpe dans la banlieue de Bruxelles où elle emploie 1 800 salariés, la société a organisé son pavage planétaire en trois grands ensembles sous-continentaux  : l’Amérique (20,6  % des flux), l’Asie Pacifique (12,6  %) et l’Europe / Moyen-Orient / Afrique (66,8 %). Elle dispose de relais locaux ou régionaux dans les principales places financières de la planète comme à Sydney, Mumbai, Tokyo, Séoul, Kuala Lumpur, Pékin, Shanghai, Hong Kong ou Singapour pour l’Asie. Le déploiement du réseau Swift à la surface du globe 1973

1980

1990

2000

2010

2012

Nombre d’adhérents

239

768

3 049

7 125

9 705

10 279

Nombre de pays couverts

15

36

83

192

209

215

Millions messages/an

0

46,9

332,9

1 274,0

4 031,9

4 589,1

Source : Swift, 2014.

Ce réseau interbancaire offre toute une palette de prestations (transferts de compte à compte, opérations sur devises ou titres, opérations de recouvrement…) via un système ultra-sécurisé (moyens cryptologiques de codage, informations chiffrées, procédures strictes d’authentification…). Surtout, le réseau acte et archive, tel un acte notarial, l’ensemble des transactions effectuées. Ce mécanisme est l’objet d’un grand intérêt géopolitique, en particulier des États-Unis qui, dans le cadre de la lutte contre le financement du terrorisme à la suite des attentats du 11 septembre 2001, ont obtenu en août 2010 d’avoir accès à l’ensemble des données bancaires stockées en Europe. Dans l’avenir, le réseau Swift cherche à se déployer vers les moyennes entreprises (500 à 1  milliard d’euros de chiffre d’affaires) et géographiquement vers l’Afrique et surtout l’Asie où il ne traite encore que 10 à 12 % des transactions. Ce déploiement géographique devrait s’accompagner dans sa gouvernance interne par un rééquilibrage des représentants asiatiques qui ne comptent que quatre des 25 membres de conseil d’administration, dont 17 Européens. Enfin, il convient aussi de souligner, car ils sont là encore trop peu connus, qu’il existe dans les pays développés des Systèmes Interbancaires de Télécompensation (SIT) qui permettent aux grandes banques d’échanger en interne sur des bases nationales leurs flux financiers (virements, prélèvements, Image chèques qui sont scannés, opérations par carte bancaire, retraits aux distributeurs…). Ainsi, la France s’est dotée d’une plateforme de compensation interbancaire (SIT, 1992-2008) remplacée en 2008 par le sys-

50  La planète financière

tème STET-CORE. Géré par un GIE interbancaire et situé à Paris, il regroupe les treize principales banques et leurs réseaux locaux et régionaux et la Banque de France. En 2013, il enregistre 14,8 milliards d’opérations représentant 6,2 milliards d’euros de transferts.

Les chambres de compensation : un rôle stratégique Les chambres de compensation. Elles aussi très peu connues bien qu’étant un des rouages essentiels des marchés financiers, les Chambres de compensation interbancaire ou International Central Securities Depositories sont les organismes – nationaux (73) ou internationaux (6) – garantissant la bonne fin des transactions entre débiteurs et créditeurs en mettant en place un système de contreparties centrales qui se substituent juridiquement à l’acheteur et au vendeur initial. Elles s’assurent en particulier que les deux acteurs disposent des garanties financières suffisantes pour effectuer leurs opérations. C’est d’ailleurs pourquoi, par exemple, les échanges d’actions entre acheteurs et vendeurs prennent trois jours aux États-Unis et en France et deux jours en Allemagne. Elles sont complétées par des dépositaires centraux (Euroclear, Crets CO, Clearstream, Deposery Trust Company  / DTC étatsunienne) et des systèmes de règlement interbancaire publics (Chaps Clearing britannique, TARGET  2 pour la zone euro, Fedwire de la FED étasunienne, SIC de la banque nationale suisse…). Ainsi, aux États-Unis, la DTC – localisée à New York – est la grande chambre, nationale et internationale, des ÉtatsUnis. En 2007, elle traitait déjà 325 millions d’opérations pour un montant de 513 000 milliards de dollars. Les grands acteurs organisant les principaux marchés financiers occidentaux Zone géographique

ÉtatsUnis

Royaume Uni

France, Benelux, Portugal

Allemagne

Suisse

Nasdaq, Nyse

London Stock Exc.

Euronext

Deutsche Börse

SWX

Système de compensation

NSCC

LCH Clearnet

LCH Clearnet

Eurex Clearing

X Clear

Dépositaires centraux nationaux et internationaux

DTCC

Crest Co.

EOC Belg., EOC France, EOC NL, I.B.

CBF Clearing Bank. Francfort

SIX SIS

Règlements en espèces (banque centrale)

FED

Bank of England

Banque de France, BNB, DNB, BdPort.

Bundesbank

Banque de Suisse

New York

Londres

Paris, Bruxelles…

Francfort

Zurich

Société de bourse

Localisation

Production, mobilisation et circulation des richesses : pavages et réseaux

 51

Toutes les chambres de compensation sont localisées dans les principales places financières mondiales. Elles sont particulièrement rentables et contrôlées par les principaux acteurs privés les organisant. Comme les sociétés de bourses, la dizaine de sociétés du secteur de la compensation en Europe est en pleine opération de concentration (cf. rachat par le LES, la société de bourse de Londres, de la chambre de compensation franco-britannique LCH. Clearnet). Ces organismes stockent et échangent les titres sous forme de jeux électroniques internes et externes entre leurs grands comptes clients (grandes banques et institutions financières privées et publiques, principales Banques centrales des États, firmes transnationales). On distingue d’un côté la compensation interbancaire (chèques et virements entre banques comme STET CORE français) assez classique et, de l’autre, la compensation sur les marchés financiers (valeurs mobilières, marchés à terme, marchés des changes) au cœur de la mondialisation financière actuelle. Tous les échanges (produits, volumes, dates) et tous leurs auteurs étant enregistrés, la traçabilité des opérations est donc immédiate et permet de surveiller une très grande partie des transactions financières internationales. L’US Patriot Act interdit d’ailleurs aux banques américaines de travailler avec des organismes financiers ne coopérant pas avec les autorités américaines. «  Shadow Banking  », (dé)régulation et innovations. Si les chambres de compensation participent de la sécurisation des flux financiers bancaires traditionnels, une partie croissante de l’activité financière mondiale échappe à leur contrôle du fait de l’apparition de nouvelles innovations financières et des fortes résistances opposées au durcissement de la réglementation bancaire classique promue depuis la crise de 2007 par le FMI et le Forum du G20. Cette finance de l’ombre, dite shadow banking, est évaluée par le FMI à entre 38 000 et 60 000 milliards de dollars, soit entre 50 et 81 % du PIB mondial, en particulier aux États-Unis, en Europe et dans certains pays émergents (Chine, Brésil, Afrique du Sud, Mexique…). Non soumis aux régulations publiques, ce secteur concerne par exemple les crédits directs interentreprises, les plateformes de crédit en ligne et, surtout, les filiales bancaires spécialisées dans les produits dérivés… Les principaux acteurs en sont les fonds d’investissements ou monétaires ou les courtiers. Face à cette bombe à retardement qui fait peser le risque d’une nouvelle crise systémique, le FMI ou la BRI tirent la sonnette d’alarme.

Les réseaux de cartes bancaires : Visa, Master Card et American Express Enfin, à côté des grandes banques et firmes transnationales, le marché mondial de la circulation de la monnaie explose avec la montée de la mobilité des personnes (voyages d’affaires, tourisme de masse…). Il est pris en charge par

52  La planète financière

des groupes spécialisés nés de la valorisation d’une innovation apparue dans les années 1960  en Californie  : la carte bancaire personnelle de paiement. Aujourd’hui, les six principales firmes – dont cinq étasuniennes comme Visa, Master Card ou American Express – fournissent des cartes bancaires ou outils de paiement (cf. chèques de voyages ou traveller’s cheques) et des réseaux, utilisant Swift, répondent aux besoins de milliards de personnes. Avec 100 000 salariés, cet oligomonopole mondial contrôle un portefeuille de 3,5 milliards de cartes bancaires qui réalise 138 millions de transactions par an (X 2 / 10 ans) représentant quelque 4 000 milliards de dollars de transferts financiers. Les six sœurs du marché des cartes bancaires : un oligomonopole mondial Siège

Salariés

San Francisco

8 500

4 018

2 127

81,6

44

2 128

1 254

MasterCard New York

8 200

2 693

1 417

46,3

23,4

1 158

817

American Express

New York

62 800

884

556

5,9

4,5

102

78

Discover

Chicago

14 128

122

96

2,1

1,4

62

57

JCB

Tokyo

2 700

179

63

1,6

0,7

79

59

Visa Inc

Paiements Paiements Millions de Millions de Millions Millions 2012 2006 transactransaccartes cartes milliards $ milliards tions tions 2012 2006 $ 2012 2006

Diners Club Illinois

14 128

27

22

0,2

0,1

6

7

Total 6

110 456

7 923

4 281

137,7

74,1

3 535

2 272

Source : Visa.

Visa Inc. : une innovation californienne qui a transformé le monde Visa Inc., dont le siège est en Californie mais qui est enregistrée dans le Delaware pour des raisons fiscales, est une entreprise financière spécialisée dans les systèmes de paiement présente dans plus de 200 États. Elle est née en 1958 dans la Silicon Valley en Californie avec le lancement par Bank of America de la BankAmericard, le 1er programme innovant de carte de paiement s’adressant aux consommateurs des nouvelles classes moyennes salariées alors en plein développement. Ce processus aboutit à la première véritable carte de débit en 1975, rebaptisée Visa en 1977. Alors que la BankAmericard, par accord de licence, se diffuse dans le système bancaire californien puis tout l’ouest des États-Unis, un projet concurrent – la Master Charge – est développé dans l’Illinois puis la Côte Est qui deviendra MasterCard, aujourd’hui second groupe mondial du secteur. Dans les années 1980-1990, le succès de la carte bancaire est porté par le développement et la diffusion spatiale des guichets automatiques bancaires (ATM) qui s’autonomisent des agences bancaires pour conquérir de nouveaux lieux (stations-service, épiceries, aéroports,

Production, mobilisation et circulation des richesses : pavages et réseaux

 53

centres touristiques…). Dans le cadre de son internationalisation, Visa se développe soit par ses propres moyens, soit par des accords de licence lui rapportant d’importants revenus. Ainsi, entre 2004 et 2007, Visa Europe devient une société anonyme sous licence détenue par 4 000 banques et acteurs européens. Visa Inc. est particulièrement connu pour être à l’origine de la Visa International Service Association délivrant les cartes bancaires de débit et de crédit de marque Visa à de nombreuses institutions bancaires. Avec plus de 2,1 milliards de cartes Visa, un nombre de transactions annuelles de 82 milliards effectuées dans 175 monnaies différentes et plus de quatre milliards de dollars de paiements effectués, Visa est le 1er groupe de sa spécialité. Les États-Unis représentent cependant la moitié de son activité mondiale. Son réseau d’infrastructure VisaNet est composé de plusieurs centres informatiques mondiaux et régionaux (États-Unis : 3, RoyaumeUni : 1…) ultra-sécurisés et connectés au réseau global de télécommunication. En juillet 2014, Visa ouvre un nouveau centre de recherche de 500 salariés dans la Silicon Valley afin de travailler sur les nouvelles technologies réseaux (téléphone mobile, internet sans fil, cloud computing…) qui vont transformer ses métiers dans les prochaines décennies.

Le développement géographique des cartes bancaires comme moyen de paiement pour les particuliers dépend à la fois des cultures nationales, de la maturité relative des différents marchés nationaux et des stratégies commerciales des banques. Ainsi, en Europe occidentale, le nombre de transactions par carte et par an en France est deux fois plus élevé qu’en Belgique et sept fois plus élevé qu’en Allemagne où le chèque et les paiements en espèces résistent pour des raisons culturelles et historiques. En Argentine, l’usage des distributeurs pour retirer du liquide passe de 13,4 % à 55 % entre 2001 et 2010. À l’opposé, ces dispositifs demeurent encore embryonnaires en Inde qui ne compte que 270 millions de cartes bancaires en circulation et 600 000 terminaux de paiements en activités. L’usage des moyens de paiements : de fortes spécificités (en %) Asie émergente

Europe de l’Est

Amérique latine

Europe occidentale

Asie développée

États-Unis / Canada

Paiements électroniques

Inf. 1

5

4

17

9

9

Cartes bancaires

Inf. 1

3

4

15

25

34

Chèques

Inf. 1

1

1

2

1

9

Liquide

98

93

91

66

65

48

Source : MacKinsey, 2014.

La massification de l’usage des cartes bancaires permet de suivre à la trace de manière très détaillée les comportements des consommateurs (dates,

54  La planète financière

heures, lieux, types d’achats, volumes financiers concernés). Le traitement de ces données permet ainsi à MasterCard de publier régulièrement un indicateur mondial des métropoles les plus attractives en termes de visiteurs internationaux. Ce classement repose à la fois sur l’évaluation du nombre d’individus et le volume des dépenses réalisées. La connexion des métropoles au monde : les dix premières métropoles par continent pour les dépenses des visiteurs internationaux (milliards de dollars) Asie

Europe

Top 10 : 96,7

Top 10 : 82,2

Bangkok : 14,3

Londres : 16,3

Amérique du Nord Top 10 : 60,2

Afrique et MoyenOrient Top 10 : 26,3

Amérique latine Top 10 : 14,7

New York : 18,6

Dubaï : 10,4

São Paulo : 2,9

Singapour : 13,5 Paris : 14,6

Los Angeles : 7,8

Riyad : 3,4

Buenos Aires : 2,7

Tokyo : 12,7

Barcelone : 8,9

Vancouver : 6,5

Beyrouth : 2,8

Mexico : 2,2

Séoul : 10,8

Istanbul : 8,6

Miami : 6,3

Johannesburg : 2,7

Rio : 1,7

Sydney : 10,8

Milan : 6,6

San Francisco : 4,8

Amman : 2

Lima : 1,4

Source : MasterCard, 2014.

Mondes et antimondes : miroirs et reflets de la planète financière Face aux pavages géopolitiques des États et aux systèmes-réseaux des acteurs bancaires et financiers, la planète financière est aussi organisée par d’autres logiques réticulaires dans lesquelles la circulation géographique de la richesse et de la monnaie répond à des dynamiques spécifiques jouant un rôle considérable.

L’intégration réticulaire par le bas : les transferts des migrants et diasporas Avec la hausse continue ces dernières décennies des migrations internationales de travail, les envois de fonds des travailleurs migrants des pays d’accueil vers les familles restées dans leur pays d’origine ont connu une très forte croissance. Ils ont été multipliés par 6,5 en vingt ans. Cette intégration par le bas des 232 millions de migrants à la planète financière joue un rôle considérable dans les flux de capitaux et leurs effets structurants sur les territoires, et ce à toutes les échelles. En 2014, la Banque mondiale évaluait le total de ces transferts à 581 milliards de dollars, dont 436 milliards, soit 75 %, à destinations des Suds.

Production, mobilisation et circulation des richesses : pavages et réseaux

 55

Entrée des transferts des migrants (milliards de dollars et % PIB) 2009

2014

Diff.

Diff. en %

Poids en 2013 (% PIB)

Ensemble

316

468

152

577

Asie Est Pacifique

85

130

45

635

Micronésie : 24,6 %, Guam : 10 %, Timor : 9 %.

Asie du Sud

75

127

52

832

Népal : 25 %, Bhoutan : 4 %.

Amérique latine

57

73

16

337

Haïti : 21 %, Argentine : 21,4 %, Guyana : 21,6.

Af. Nord/ Moyen-Orient

34

55

21

741

Koweït : 31,4 %, Liban : 22,6 %, Égypte : 16,5 %.

Europe/Asie centrale

37

47

10

324

Tadjikistan : 52 %, Kirghizie : 31 %, Kosovo : 17 %

Afrique sub-saharienne

28

36

8

343

Namibie : 25 %, Rwanda : 23,5 %, Lesotho : 23%

Source : Banque mondiale, 2014.

Ces envois de fonds constituent une des principales ressources financières venant de l’extérieur pour de nombreux pays (cf. % PIB), loin devant l’aide publique au développement fournie par les pays riches et structurellement beaucoup plus stable que les investissements de portefeuille. Ils témoignent cependant d’une sensibilité marquée aux conjonctures économiques, sociales et géopolitiques des pays d’accueil (recul des transferts, fermetures des frontières, expulsions de migrants) comme l’indique la remontée actuelle des transferts après leur effondrement en 2007-2009. Cette géographie des transferts construit des logiques d’interdépendances souvent à longue distance entre pôles migratoires émetteurs et récepteurs selon des échelles spatiales assez fines comme l’indiquent les effets de la crise étasunienne sur le niveau des remessas au Mexique. Dans ce pays, le recul est de - 15 %, soit - 950 millions de dollars de revenus annuels, avec un impact territorial sensible dans les États fédérés de Mexico (- 17,5 %), du Tabasco (- 24 %) ou du Chiapas (- 31 %). Cette spécialisation dans la division internationale du travail représente souvent des ressources équivalentes ou supérieures aux activités agricoles, minières ou industrielles. Ainsi, aux Philippines, les transferts de fonds sont équivalant aux exportations de matériels électroniques, au Vietnam au pétrole, au Bangladesh aux exportations textiles et en Ouganda supérieures au café… En Inde, qui arrive au 1er rang mondial, ils dépassent avec 70 milliards de dollars les exportations de services logiciels (65  milliards). Après l’Inde viennent par ordre décroissant la Chine, les Philippines, le Mexique, le Nigeria, l’Égypte, le Pakistan, le Bangladesh, le Vietnam et l’Ukraine. Pour autant, leur influence est la plus considérable dans les petites économies

56  La planète financière

L’impact du recul des remises des migrants au Mexique en 2008/2009

Source : Images économiques du monde 2010, Paris, Armand Colin, 2009.

(cf. Micronésie, Népal…). Enfin, il faudrait aussi rappeler l’impact parfois considérable des transferts des migrants de travail dans leurs régions d’origine au sein même de leur espace national (cf. Chine littorale/ Chine intérieure). Comme l’illustre l’exemple de la diaspora indienne, ces transferts peuvent parfois jouer un rôle considérable dans l’essor économique, social et financier des régions d’origine, un phénomène que l’on retrouve partout du Mexique au sud du Maroc ou au Népal.

Diaspora indienne et développement : les effets de la mise en réseaux des territoires Avec environ 23 millions de personnes répartis dans 136 pays, la diaspora indienne est importante. S’étendant sur plusieurs millénaires, trois grandes strates géohistoriques ont construit un dispositif emboîté autour de l’océan Indien et déployé sur quatre pôles secondaires (Caraïbes, Amérique du Nord, Europe occidentale, Asie du Sud-Est). Les travaux du géographe Éric Leclerc soulignent qu’aujourd’hui la polarisation diasporique sur certaines grandes métropoles mondiales est dominante comme l’indique la création de « Little India » en Asie du Sud-Est, à Londres, au Canada ou aux États-Unis. Depuis les années 1980, le fait diasporique a été mieux reconnu par l’État d’autant que son revenu annuel était évalué dans la décennie 1990 à 35 % du PNB indien. Dans tous les cas, la diaspora constitue une

Production, mobilisation et circulation des richesses : pavages et réseaux

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importante source de revenus directs, d’investissements et de transferts de savoirfaire et de technologies au profit des territoires d’origine. Cependant, les effets d’entraînement économique de la diaspora tendent à renforcer les déséquilibres internes aux profits des espaces d’ouverture car ces expatriés réinvestissent dans leurs lieux d’origine. Les spécialisations socio-économiques et professionnelles adoptées par les différents courants migratoires – en lien avec la structure héritée des castes du monde hindou – sont un élément majeur de différenciation : marchands Chulia de la côte Est ou Moplah du Kerala, coolies du Tamil Nadu, de l’Andhra Pradesh au Sud ou du Bihâr au Nord… Ainsi, les deux millions de punjabi de la diaspora investissent dans un but philanthropique dans les infrastructures locales (dispensaires, écoles, routes) accentuant le développement d’une région déjà en avance. Le Bihâr ou le Kerala bénéficient de l’apport régulier des trois millions de travailleurs du Golfe Persique qui y travaillent sous contrat de deux à huit ans alors que les métropoles comme Chennai ou Bangalore sont branchées sur la Silicon Valley.

Le rôle des MMTOs. Ce capital en circulation a bien sûr depuis de longues années aiguisé les appétits des grands groupes bancaires et financiers comme en témoigne le développement de groupes spécialisés  : les Major Money Transfer Operators (MMTOs). On trouve ainsi en concurrence pour capter cette manne Western Union, MoneyGram, Xoom Money Transfer, Xpress Money, Euronet Wolrdwide et sa marque Rial bien connue en Amérique latine (…). Dans ce contexte, le groupe étasunien Western Union – né en 1851, dont le siège est à Englewood (Colorado) et dont la devise constitue tout un programme («  Moving Money for Better  ») – s’est progressivement spécialisé dans l’acheminement des transferts financiers des migrants en sécurisant ceux-ci. À partir des États-Unis et de l’Amérique du Nord, il a progressivement étendu en trois décennies sa toile à 127 pays, soit en s’implantant directement, soit en passant des accords avec des partenaires locaux (cf. La Poste en France). Cette stratégie lui permet de disposer de plus de 500 000 points de contacts avec les migrants dans le monde. Grâce à son réseau, ils opèrent 242 millions de transactions par an représentant un montant de 82 milliards de dollars de transferts financiers transfrontaliers. Western Union : implantations et activités en 2014

Europe

États

Points de contact

%

salariés

% revenus

53

147 000

29

3 000

27

Alena

3

62 000

12

2 600

25

Moyen Orient

5

44 000

9

160

21

Asie Pacifique

19

212 000

41

1 250

16

Amérique latine et Caraïbe

47

47 000

9

2 500

11

Monde

127

512 000

100

9 510

100

58  La planète financière

Mais face aux abus de ces acteurs qui ont parfois exigé des commissions exorbitantes afin de doper leur rentabilité, la Banque mondiale et un certain nombre d’autorités de tutelle ont décidé de clarifier ce marché mondial. L’objectif est de réduire les coûts de transaction et de commission (2014  : 8,36  % de l’argent transféré, mais 12  % en Afrique) en mettant un peu de transparence dans les offres de services organisant les « grands corridors » reliant les 32 principaux États d’accueil aux 89 principaux États récepteurs. En effet, on estime que la seule baisse de 5 points des commissions représente pour les migrants une économie annuelle de 16 milliards de dollars.

Les criminalités organisées : le blanchiment d’argent, un enjeu vital La mondialisation financière a aussi largement favorisé le développement spectaculaire des réseaux de la criminalité organisée dont les activités ont pu s’étendre à des échelles spatiales de plus en plus larges comme l’ont bien étudié de nombreux chercheurs comme Jean-François Gayraud ou Fabrizio Maccaglia sur les mafias [Gayraud, 2008, Maccaglia, 2009] ou PierreArnaud Chouvy sur la drogue en Asie [Chouvy, 2004]. Pour autant, contrairement aux idées reçues, les réseaux criminels sont toujours attachés à un territoire qui fonctionne à la fois comme une base de conquête et/ou de repli et comme levier d’affirmation d’une forme privée de « souveraineté ». Ces réseaux criminels (mafias fondées sur des liens claniques ou familiaux, triades et sociétés secrètes chinoises, cartels colombiens puis mexicains…) et la géographie de l’illicite qu’ils contribuent à dessiner sont inséparables des constructions sociales, des structures géopolitiques et des territoires dans lesquels ils s’insèrent et des compromis plus ou moins viables et durables passés avec les structures étatiques dans lesquelles ils interviennent. Comme l’illustrent par exemple les liens très étroits entre le père du futur président des États-Unis, J. F. Kennedy, et la mafia de la Côte Est, ceux de la Démocratie chrétienne avec la mafia italienne (cf. G.  Andreotti, président du Conseil italien), certains rapports quasi fusionnels au Japon entre Yakusas, cercles d’extrême droite nationaliste et une partie du patronat ou le retour des triades chinoises en Chine populaire à partir de Hong Kong et de Taïwan dans les années 1990.

Géopolitique de l’illicite : une nouvelle grammaire pour une lecture opératoire du monde Impossible aujourd’hui de comprendre le monde sans intégrer sa variable criminelle. Au niveau mondial, les marchés criminels contribuent à un double mouvement de criminalisation de l’État et dépolitisation du crime, les acteurs criminels entrant en politique ou influençant la vie publique par un puissant levier corrup-

Production, mobilisation et circulation des richesses : pavages et réseaux

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teur. Les trafics de drogue, de contrefaçon, de déchets, d’espèces protégées (…) sont des activités criminelles régis par la loi de l’offre et de la demande et sont l’objet d’enjeux géopolitiques. On constate une fréquente superposition entre les principales zones de production et de transit des marchandises illicites avec des zones grises et trous noirs géopolitiques au sein d’États défaillants ou en danger, hubs criminels déstabilisés par les masses financières en jeu. C’est pourquoi la géopolitique de l’illicite se présente comme une nouvelle grille de lecture des relations internationales, faites d’États fonctionnels capables de limiter la puissance criminelle et d’autres, influencés, concurrencés et finalement phagocytés par des forces qui les dépassent. D’après M. Roudaut in B. Giblin (dir.), Géographie des conflits, La Documentation photographique, n° 8 086.

Pour la criminalité organisée, le blanchiment d’argent sale dégagé dans des activités illicites (jeu, drogue, trafic d’armes, contrebande, racket et extorsion, prostitution…) constitue un enjeu vital puisqu’il est le seul à permettre la mobilisation et le réinvestissement du capital ainsi constitué. Le blanchiment peut être défini comme l’ensemble des techniques et moyens mobilisés pour dissimuler la provenance réelle de ces capitaux gris et illégaux afin de le réinvestir dans des activités légales ayant pignon sur rue. Il peut passer par de multiples canaux permettant de le recycler (petites et moyennes entreprises du commerce ou du bâtiment, achats de propriétés foncières ou immobilières, gestion des déchets, surfacturation / sous-facturation de sociétés de négoce, casinos et jeux d’argent…) comme l’ont illustré en particulier les études sur les mafias italiennes. Miami et une partie du littoral de Floride, Las Vegas, la Côte d’Azur, le Mexique, le Monténégro, les littoraux bulgare et roumain de la Mer Noire sont ainsi des régions privilégiées de blanchiment par les différentes mafias. Mais il peut aussi mobiliser directement le système bancaire avec dépôts de capitaux dans des succursales ou filiales peu scrupuleuses. Dans tous les cas, ces opérations de blanchiment passent obligatoirement à un moment ou à un autre par les circuits bancaires et financiers ayant pignon sur rue. Dans ce cadre, les paradis fiscaux et leurs réseaux opaques – en particulier dans la Caraïbe – occupent une place névralgique. Mais la question posée est d’une tout autre ampleur géopolitique, de nombreux États aux structures fragiles et corruptibles se transformant parfois en véritables narco-États avec des collusions éventuelles avec la criminalité organisée dans les plus hautes sphères du pouvoir en place (cf. grand bassin caraïbe, Afrique occidentale…). Ainsi, en avril 2013, l’agence antidrogue étasunienne, la DEA, inculpe le chef d’État-Major des armées, Antonio Indjai, de Guinée-Bissau pour narcoterrorisme en lien avec les FARC colombiennes. Les capitaux en jeu sont en effet considérables. Selon l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime, ils sont estimés à plus de 1 600 milliards de

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dollars par an, soit 3 % du PIB mondial en 2009. Leur impact géographique est tout à fait important dans les économies des Balkans, de l’Italie, de l’Asie centrale ou du Grand Bassin caraïbe. En particulier dans les zones de production des produits illicites (Triangle d’Or, Afghanistan, pays andins), comme la drogue, qui ne cessent de s’étendre (cf. Afrique sub-saharienne) et dans les zones de transit vers les pôles de consommation. Loin d’être anecdotique, la question du blanchiment est un enjeu central et concerne parfois des établissements financiers de premier rang. Ainsi, en 2012, la banque HSBC, première banque britannique, doit répondre aux États-Unis d’accusation de blanchiment d’argent liés à la drogue par les cartels mexicains (Sinaloa et Norte del Valle) via sa filiale mexicaine, Grupo Financiero Bital, la 5e banque du pays rachetée en 2002 qui transfère 7 milliards de dollars aux États-Unis en 2007-2008, et des sociétés de change servant de plaques tournantes. Ayant judicieusement embauché comme directeur de ses affaires juridiques M. Levey, ancien sous-secrétaire d’État au Trésor pour le terrorisme et le renseignement financier, elle écope cependant d’une amende mineure de 1,9 milliard de dollars sans conséquences pénales. À la suite des enquêtes de la Drug Enforcement Agency et de l’Internal Revenue Service (IRS), il apparaît aussi que la banque étasunienne Wachodia, qui a fait faillite lors de la crise et a été rachetée par Wells Fargo, avait aussi blanchi 378 milliards de dollars pour les cartels mexicains entre 2004 et 2007 via des virements, chèques de voyage et liquidités passant par des Casas de Cambio (CDC), des bureaux de change mexicains. Dans ce contexte, le G7 a décidé de former en 1989 le GAFI (Groupe d’action financière sur le blanchiment des capitaux), qui est un organisme intergouvernemental dont le siège est à Paris et qui est chargé de développer et promouvoir la lutte contre le blanchiment d’argent en travaillant étroitement avec le FMI, l’OCDE, l’ONUDC ou Interpol (siège à Lyon). Il a établi une liste d’États non ou peu coopératifs. Dans certains États (États-Unis, Canada, Italie, France avec Tracfin), par mesure de vigilance, toute transaction supérieure à une certaine somme (10 000 $ aux États-Unis) doit être signalée en cas de soupçon par les banques aux autorités pour enquête. Liste du GAFI sur les États non ou peu coopératifs en 2014 Haut risque et non coopératif Iran, Algérie, Équateur, Indonésie, Birmanie

Conformité à améliorer Afghanistan,
 Albanie,
 Angola,
 Argentine,
 Cambodge, Cuba,
 Éthiopie,
 Iraq,
 Koweït,
 Laos, Namibie,
Nicaragua, Pakistan, Panama, Papouasie Nouvelle-Guinée, Soudan, 
Syrie, 
Tadjikistan, Turquie, 
Ouganda, Yémen, Zimbabwe.

Retrait de la liste Kenya, Kirghizistan, Mongolie, Népal, Tanzanie

Chapitre 2

Le régime d’accumulation financière et sa crise systémique

Si la présence d’un système bancaire et financier efficient est un facteur essentiel du développement économique et social des territoires, le système financier international a largement basculé à partir du tournant des années 1975-1980 dans ce que l’on peut qualifier de nouveau régime d’accumulation financière. Ce nouveau régime d’accumulation est une construction juridique, géoéconomique et géopolitique dans laquelle on assiste à une totale inversion fonctionnelle entre activités financières d’un côté et sphères productive et sociale de l’autre. Se plaçant en position nodale, le capitalisme financier – banques, assurances, fonds de pension ou fonds spéculatifs – va drainer à son profit une part croissante des richesses créées en imposant ses normes d’organisation, ses critères de gestion et ses exigences de rentabilité maximale et à court terme aux systèmes productifs et sociaux. La richesse croissante ainsi dégagée est elle-même largement redistribuée à une étroite oligarchie dans le cadre d’une planète financière de plus en plus inégale et polarisée (cf. chapitre 1). Cette dynamique d’accumulation – rentière et spéculative, de plus en plus instable et duale – va se révéler insoutenable. Elle débouche à l’automne 2008 sur un effondrement systémique entraînant notre monde contemporain dans la plus grave crise financière et économique qu’a connu la planète depuis la Grande Crise de 1929. D’immobilière et financière, la crise devient économique et sociale et se diffuse géographiquement des grands pays développés aux grands pays émergents puis à l’ensemble du globe du fait des liens d’interdépendance tissés entre les espaces. Ébranlant les bases mêmes de l’architecture financière et économique mondiale, la crise met brutalement sous tensions exceptionnelles les trois piliers – géoéconomique, géopolitique et géostratégique – fondant la mondialisation contemporaine. Les grands

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pays développés sont aujourd’hui confrontés à une triple crise systémique de nature géoéconomique (effondrement financier et économique), politique (crise des fondements de la révolution conservatrice et néolibérale reaganienne) et géostratégique (crise de l’Imperium avec les échecs irakien, afghan ou sahélien). La crise actuelle signe donc bien la fin d’un cycle historique géopolitique et géoéconomique d’un tiers à un demi-siècle de durée. Elle parachève définitivement les héritages des anciens jeux de puissances nés en 1945 qui avaient débouché sur le statut d’hyper-puissance des États-Unis lors de l’effondrement de l’URSS. C’est à ce titre que la crise actuelle constitue un choc d’une ampleur historique séculaire en marquant la disparition définitive des structures héritées du second xxe siècle. Le tournant de 2007-2008 signe la véritable entrée du monde dans le nouveau xxie siècle.

Le nouveau régime d’accumulation financière Une construction géopolitique et géoéconomique Ouverte en 2006-2007, la Grande Dépression des auteurs étasuniens signe la fin d’un cycle historique de presque un demi-siècle ayant débuté dans les grands pays développés au milieu des années 1970 et s’accélérant au début des années 1980 avec l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher au Royaume-Uni en 1979 puis de Ronald Reagan aux États-Unis en 1981. Loin d’être tombé du ciel (cf. « la main invisible des marchés »), ce nouveau cycle s’appuie de manière très cohérente sur quatre piliers faisant système  : une révolution politique, idéologique, et sociale néoconservatrice ; un nouveau régime économique d’accumulation financière  ; une mondialisation néolibérale et, enfin, stratégiquement, une nouvelle Guerre froide contre l’URSS qui abouti d’ailleurs à sa disparition en 1991. Car la mondialisation, loin d’être l’essor éthéré d’une échelle mondiale – est d’abord un système géoéconomique, géopolitique et géostratégique – à chaque fois historiquement daté – définissant un ordre mondial et un système mondial. La création d’un marché véritablement planétaire et de plus en plus intégré des capitaux est en effet un phénomène historique récent. Il s’ébauche timidement à partir des années 1950 pour s’affirmer pleinement dans les années 1990-2000. À la fin des années 1950, le décloisonnement et l’intégration des acteurs et des marchés des grands pays occidentaux, liés en particulier au développement des marchés des eurodevises, provoquent une première rupture du lien entre financements libellés dans une monnaie et le territoire d’émission de celle-ci. Ce processus est lié à une question hautement géopolitique  : dans les années 1950-1960, la puissance britannique et son marché londonien sur le déclin cherchent à tout prix à résister à la montée irrésistible de l’hégémonie américaine. Les déréglementations consécutives à l’abandon de la convertibi-

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lité du dollar en or (1971-1973) par les États-Unis, elles-mêmes étroitement liées au surendettement de l’État fédéral à la suite du coût de la Guerre du Vietnam, poursuivent ce mouvement.

Déréglementation, désintermédiation et décloisonnement : la création d’un marché mondial, un choix politique Ce nouveau régime d’accumulation est rendu possible par l’adoption de nouvelles règles, dites des « 3 D » : déréglementation, désintermédiation et décloisonnement. Loin d’être purement techniques, ces questions sont éminemment géographiques. Adoptées par les autorités monétaires et politiques des principaux pays développés, puis souvent par les autres États, les déréglementations ont pour objectifs de faciliter la circulation internationale du capital en abolissant ou transformant les réglementations qui en freinent les mouvements entre États souverains (cf. marchés des changes : ouverture du marché financier japonais en 1983-1984 largement imposée par les autorités américaines, puis démantèlement des systèmes nationaux de contrôle des changes en Europe avec la création du marché unique des capitaux en 1990). De même, la désintermédiation est la possibilité offerte de recourir directement aux opérateurs internationaux des marchés financiers (financement direct, cf. l’explosion des capitalisations boursières) sans passer par les intermédiaires financiers et bancaires traditionnels (financement indirect) pour effectuer leurs opérations de placement et d’emprunt. Ce courtcircuitage des emboîtements d’échelles permet, par exemple, à une entreprise de se financer par une émission d’euro-obligations sur une place boursière (Londres, Paris, Madrid) plutôt que de s’endetter auprès d’une banque régionale ou nationale. Enfin, le décloisonnement a consisté en la suppression des barrières jusqu’ici établies, en particulier en réponse à la crise de 1929, entre les différentes fonctions financières, les banques d’affaires et les banques commerciales et les divers marchés (change, actions, obligations, crédit). Ce processus de décloisonnement s’accompagne d’une multiplication des innovations financières comme la titrisation. C’est ainsi que les ABS (Asset Backed Securities) – qui transforment un crédit ou une créance bancaire sur l’immobilier, une carte de crédit, un prêt étudiant du Montana ou de Californie, en un actif financier revendu à un investisseur français ou belge – vont jouer un rôle direct lors de la crise de 2008-2009 en infectant l’ensemble du système financier mondial : il est vrai qu’ils passent d’un stock de 2 000 à 12 000 milliards de dollars aux ÉtatsUnis entre 1992 et 2007.

La reconquête de l’hégémonie occidentale : un enjeu mondial. Dans ce cadre, à partir du milieu des années 1970, l’objectif majeur pour Londres et Washington – puis de leurs alliés occidentaux, dont la France – est bien de refonder les bases hégémoniques mondiales du capital occidental face à l’URSS ou à la Chine communistes et aux revendications croissantes du Tiers-monde (fin du système de changes fixes de Bretton Woods, échec géostratégique au Vietnam en 1974, crises pétrolières de 1973 et 1979 suite aux

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exigences des pays arabes d’un meilleur partage de la rente pétrolière…). On ne soulignera jamais assez que les décisions prises alors – dérégulation, déréglementation, désintermédiation des marchés financiers, les «  trois D  » – sont éminemment politiques car du ressort de la souveraineté des États. Elles fonctionnent dans un cadre soit national, soit bilatéral comme en témoigne aujourd’hui l’existence de plus de 3 000 traités bilatéraux d’investissements, soit international (cf. le rôle du FMI, de l’OCDE ou de l’OMC).

L’influence de la banque d’affaires américaine dans la construction de nouveaux concepts « Comme le souligne Michel Foucher dans Les nouveaux (des)équilibres mondiaux (publié à La Documentation Photo en décembre 2009), l’expression marchés ou pays émergents est proposée en 1981 par un banquier de Bankers Trust de New York avant d’être diffusée par l’Institute of International Finance de la Banque mondiale sise à Washington alors que le terme de BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) est forgé par un économiste de la fameuse banque d’affaires Goldman Sachs en 2001. Que les grandes banques d’affaires nord-américaines, et plus largement le capital financier anglo-saxon, soient ainsi en capacité de produire et d’imposer au monde leur vocabulaire et leurs représentations géopolitiques de la mondialisation renseigne sur la vitalité et la puissance de séduction du soft power nord-américain malgré la crise actuelle et nécessite de disposer d’un minimum de regard critique comme scientifique et pédagogue dans l’usage fait de ces terminologies ». L. Carroué, 2011, « La mondialisation : une géographie à portée de tous ? », in Historiens et Géographes, n° 413, février.

Mais la véritable rupture intervient avec l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher au Royaume-Uni en 1979 et de Ronald Reagan aux États-Unis en 1980. Au Royaume-Uni, M. Thatcher initie dès octobre 1986 le « Big Bang » de la City, le plus vaste mouvement de dérégulation financière de l’après-guerre qui servira par la suite d’exemple dans le monde entier (Japon en 2001…). Aux États-Unis, la dérégulation du système bancaire repose sur des actes législatifs comme le Garn-St Germain Act de 1982 qui dérégule le marché bancaire, le Gramm-Leach-Bliley Act de 1999 qui officialise l’abandon de la séparation instituée en réponse à la crise de 1929 entre banques commerciales et autres secteurs financiers ou le Commodity Futures Modernization Act de 2000 qui favorise la croissance exponentielle des produits dérivés. Alan Greenspan, Président de la FED de 1987 à 2006, soutient alors que la seule réglementation des marchés doit être l’autorégulation des acteurs. Partant des laboratoires étasunien et britannique, ce nouveau régime d’accumulation est adopté dans les années 1990 par de nombreux pays d’Europe occidentale puis plus largement par une large partie du monde. En Europe, la libéralisation des services financiers dans le cadre du marché communautaire intervient au 1er  juillet 1990 avec la libre circulation des capitaux, puis s’accélère en 1993 avec l’achè-

Le régime d’accumulation financière et sa crise systémique

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vement du marché intérieur. La directive européenne sur les marchés d’instruments financiers (MIFID), portée par la Commission de Bruxelles avec l’accord de tous les États membres, libéralise les bourses en 2007 alors que déjà le système international se fissure et va bientôt s’effondrer. À l’inverse, des États – relativement nombreux - ont déployé ou déploient des stratégies soit de fermeture, soit d’étroits contrôles, soit d’ouverture partielle et mesurée de leurs marchés financiers (Canada, Malaisie et Thaïlande après la crise de 2007, pour partie le Chili, la Russie, la Chine…). Au total, face à un système occidental très intégré, très libéralisé et encore largement dominant, la planète financière est constituée d’un patchwork de dispositifs nationaux et parfois sous-continentaux assez différenciés et présentant des degrés et modalités d’insertion variables dans l’espace et fluctuantes dans le temps. C’est d’ailleurs pourquoi la crise n’a pas totalement et de la même manière touchée les différents systèmes financiers de la planète. Au total, qu’il soit national, continental ou mondial, le « marché » est donc bien aussi une construction politique et géopolitique.

L’extension progressive de l’extraterritorialité du droit boursier américain Depuis 2005, on a vu fleurir les class actions, ou actions collectives, devant les tribunaux américains contre des émetteurs étrangers à la suite de plaintes devant la SEC (Securities and Exchange Commission) de la Bourse américaine (New York). Au total, on estime que des centaines de firmes européennes – essentiellement françaises, allemandes, néerlandaises et suisses – peuvent être à tout moment poursuivies. Cette situation s’explique par le fait que très progressivement les juges américains sont en train de se doter d’une nouvelle jurisprudence dans le droit financier qui les autorise à poursuivre une entreprise même si ses liens avec le territoire américain sont très faibles. Ils retiennent comme arguments et critères principaux d’intervention trois éléments essentiels : le fait que l’entreprise étrangère est cotée à la Bourse (Nyse, Nasdaq…), que le plaignant est de nationalité américaine, que la fraude éventuelle peut « porter atteinte aux intérêts économiques et financiers » d’un investisseur américain. Cette stratégie d’extension sans précédent historique de l’extraterritorialité d’un droit souligne à la fois la stratégie hégémonique que déploient les États-Unis dans le secteur financier mondial et le fait que la mondialisation – loin d’invalider les échelles nationales – repose d’abord et avant tout sur la défense de leurs intérêts géoéconomiques par les États les plus puissants.

À partir des années 1980-1990 donc, ces politiques libèrent les marchés financiers de toutes les règles, normes et institutions publiques qui assuraient le contrôle des mouvements de capitaux, des institutions bancaires et des opérations financières depuis 1929 – en réponse justement à la fameuse crise – ou l’immédiate après-guerre. Ce projet vise à assurer et accompagner l’hégémonie mondiale des intérêts anglo-saxons, en premier lieu étasuniens comme en

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témoigne, en décembre 2007, l’adoption par l’OMC de l’accord sur les services financiers qui ouvre alors largement les Suds aux acteurs occidentaux. Dans la décennie 1980, les crises de la dette vont déboucher dans de nombreux pays des Suds sur la généralisation de Plans d’ajustement structurels imposés par la Banque mondiale et le FMI dans le cadre du « consensus de Washington » qui vont accélérer brutalement l’ouverture ultralibérale de leurs économies (privatisations…) et mener à l’effondrement d’une partie des États (réduction des fonctions et dépenses publiques), en particulier en Afrique sub-saharienne qui va basculer dans la « décennie perdue » des années 1980-1990. Ces effets seront largement à la base du discrédit qui frappe ces institutions par la suite. Les grands pays occidentaux et leurs banques pilotent alors en effet largement la mondialisation à leur profit en étendant leur influence sur la planète (cf. les ex-pays de l’Est et l’ouverture chinoise), en contrôlant tous les grands organismes internationaux (FMI, OCDE, OMC, Banque mondiale…) et en définissant et imposant leurs cadres et leurs règles. Ce processus profite en premier lieu aux dirigeants et hauts cadres de la finance. Ils bénéficient en effet de rémunérations exorbitantes (salaires directs, stock-options, « retraites dorées »…), tout comme leurs traders : entre 2001 et 2006, 63,6 milliards de dollars sont distribués en bonus et salaires de base aux 160 000 traders new-yorkais, soit deux fois le PNB annuel du Maroc. Car progressivement, la spéculation s’est retrouvée au cœur de leurs métiers : en 2006, pour l’ensemble des banques européennes, la banque de détail dégageait un rendement de 16 %, contre 20 % à la banque d’investissement, 28 % à la gestion d’actifs financiers et 35 % à la banque privée, réservée à la gestion des grandes fortunes. Milieux politiques et milieux financiers  : au cœur du pouvoir. Ces choix politiques et idéologiques s’expliquent aussi par l’hégémonie progressivement acquise par le secteur financier dans les sphères politiques ou médiatiques, grâce en particulier aux réseaux d’influence interpersonnels tissés dans les grandes métropoles au cœur du pouvoir. Ces liens entre le personnel politique et les acteurs financiers sont parfois quasi osmotiques comme l’illustre, par exemple, le cas de la banque d’affaires Goldman Sachs. Au printemps 2011, Barack Obama rappelle à la Maison Blanche d’anciens très hauts cadres de Goldman Sachs, une des banques d’affaires qui ont contribué au financement de sa campagne électorale. En France, le passage («  pantouflage  ») entre une certaine haute fonction publique, les cabinets ministériels et la grande banque est une longue tradition encore bien vivante : Villeroy de Galhau, ancien directeur de cabinet de Dominique Strauss-Kahn à Bercy, devient directeur général délégué de BNP Paribas, Xavier Musca, ancien directeur du Trésor et secrétaire général de l’Élysée, devient directeur général délégué du Crédit Agricole alors qu’Emmanuel Macron, après avoir fait fortune comme banquier d’affaires chez Rothschild, devient conseiller

Le régime d’accumulation financière et sa crise systémique

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économique du Président François Hollande puis Ministre de l’économie en août 2014.

Les réseaux d’influence politique de la banque d’affaires new-yorkaise Goldman Sachs Les grandes banques d’affaires new-yorkaises ont tissé durant des décennies des liens interpersonnels extrêmement étroits avec le personnel économique et politique des États-Unis et du monde sous les présidences Reagan, Bush père et fils, Clinton et Obama. Leurs salariés ont occupé des fonctions stratégiques au sein même de l’appareil d’État, favorisant en retour la défense de leurs intérêts comme l’illustre le cas de Goldman Sachs dont les salariés ou responsables ont pu occuper ou occupent encore des postes de premier plan. Aux États-Unis, on peut relever les noms de Ministres des Finances, ou Secrétaire d’État au Trésor, comme H. Fowler, Robert Rubin ou Henry Paulson, de Joshua Bolten, Chef de Cabinet de la Maison Blanche, Reuben Jeffery, sous-secrétaire d’État à l’économie, aux affaires et à l’agriculture, Jon Corzine, Gouverneur de l’État du New Jersey, Neel Kashkari, assistant du Secrétaire au Trésor pour la stabilité financière, John Thain, président du NYSE new-yorkais… À l’international, Robert Zoellick, représentant au Commerce, puis Secrétaire d’État et, enfin, Président de la Banque Mondiale, Mark Carney, Gouverneur de la Banque du Canada, Malcolm Turnbull, ancien leader du Parti Libéral australien, Romano Prodi, ancien premier Ministre italien (1996-1998, 2006-2008) et Président de la Commission européenne (19992004) ou Mario Draghi, gouverneur de la Banque d’Italie (2006) et remplaçant à l’automne 2011 Jean-Claude Trichet à la tête de… la Banque centrale européenne.

Ces pouvoirs d’influence et d’action se retrouvent bien sûr aux échelles continentales, où les pressions ou opérations de lobbying sont permanentes, par exemple, sur les organes de direction de l’Union européenne ou de l’Alena, et aux échelles mondiales (cf. World Economic Forum annuel de Davos en Suisse, cf. chapitre 5 ). Par exemple dans le secteur de l’audit, de la fiscalité, du conseil et du droit des affaires qui constitue un secteur stratégique en plein essor pour l’organisation et la gestion de la planète financière, les Big Five – ou cinq grands cabinets internationaux anglo-saxons (PricewaterhouseCoopers, KPMG, Ernst and Young, Deloitte, Arthur Andersen) qui dominent le secteur – jouent un rôle essentiel au sein de l’International Accounting Standards Committee (IACS), une organisation internationale mise en place pour favoriser l’élaboration de normes comptables unifiées à l’échelle mondiale dans les entreprises.

L’explosion des stocks et des flux de capitaux Le nouveau régime d’accumulation financière se caractérise par deux composantes majeures : une fantastique explosion du stock de capital financier,

68  La planète financière

un gonflement sans précédent des flux financiers libérés de toute entrave juridique ou réglementaire et extrêmement mobiles du fait en particulier de la révolution numérique. La libéralisation des flux financiers dans l’espace mondial s’est appuyée sur l’internationalisation de quatre types d’activités. Premièrement, l’intermédiation, c’est-à-dire la collecte de dépôts et la distribution de crédits aux ménages et entreprises par des établissements financiers de plus en plus puissants et transnationaux. Deuxièmement, l’internationalisation des placements des investisseurs (compagnies d’assurance, fonds de placement, fonds spéculatifs) à la recherche des meilleures opportunités de rendements dans des échelles spatiales de plus en plus larges (cf. achats de titres de dette publique à des États étrangers, d’obligations émises par des entreprises, d’actions de sociétés étrangères cotées). Troisièmement, la gestion des risques financiers qui réside dans la capacité à se protéger ou à spéculer en faisant circuler le risque tout en le diluant (cf. la revente de crédits subprimes). Et enfin, quatrièmement, les mouvements de fusions-acquisitions des entreprises transnationales. L’explosion des stocks de capitaux  : de profonds déséquilibres géographiques. Si la saisie statistique demeure difficile du fait de la complexité des structures, de la diversité des produits et compartiments (endettement, bilans des actifs des banques, valeur des actifs financiers et immobiliers…) mobilisés ou non par telle ou telle étude et des ruptures de chronologies, toutes les sources – Banque des règlements internationaux (BRI) de Bâle, la banque centrale des Banques centrales, FMI, cabinets d’études… – concordent cependant sur le même constant : la phénoménale explosion du stock de capital financier intervenue ces dernières décennies. On peut considérer qu’il est multiplié par 8 à 10 entre 1970 et 2013. Évolution du stock de capital financier par produits (milliards de milliards de dollars) 1990

2000

2007

2008

2009

2010

Capitalisation boursière

11

36

65

34

48

54

Dettes publiques sécurisées

9

16

30

32

37

41

Obligations institutions financières

8

19

41

41

44

42

Dettes entreprises non financières

3

5

8

8

9

10

Encours prêts sécurisés

2

6

15

16

16

15

Encours prêts non sécurisés

22

31

43

45

47

49

Dépôts bancaires

19

28,6

44,7

47,8

50,9

53,8

Réserves de change

0

2

7

7

8

9

Total

74

143,6

253,7

230,8

259,9

273,8

Source : McKinsey, 2011.

Le régime d’accumulation financière et sa crise systémique

 69

Selon McKinsey, qui retient huit grands postes dans sa méthodologie, le stock de capital passe de 74  000 à 273  800  milliards de dollars (X  3,7) en vingt  ans, avec une multiplication par  5 de la capitalisation boursière, par 3,5 du stock de dettes et de prêts et par 2,8 des dépôts bancaires. On peut en particulier remarquer que si les capitalisations boursières sont l’objet d’une large survalorisation médiatique, elles ne représentent qu’un petit compartiment (20 %) des marchés financiers. De plus, il faut bien avoir conscience que la multiplication d’innovations financières de plus en plus sophistiquées (cf. crédits subprimes, produits dérivés…) a débouché sur la création de véritables «  trous noirs  » dans la planète financière qui constituent des risques absolument considérables. En 2007, les produits alternatifs titrisés à haut risque représentaient l’équivalent de 14 000 milliards de dollars et les seuls CDS (Credit Default Swap) 62 000 milliards de dollars, soit 4,5 fois PIB des États-Unis et 88 % du PIB mondial. La BRI estime au printemps 2013 à 9,5 fois le PIB mondial la taille du marché mondial des produits dérivés.

L’excroissance des marchés de produits dérivés, symbole des dérives systémiques L’excroissance d’une innovation : un marché de 693 000 milliards de dollars. Apparu dans les années 1990, le marché des produits dérivés avait été conçu paradoxalement à l’origine pour permettre à un acteur de « se couvrir », dont se protéger en s’assurant auprès d’un autre intervenant servant de contrepartie, contre un certain nombre de risques financiers en faisant un pari à la hausse ou à la baisse sur l’avenir : l’évolution brutale d’un taux de change entre deux monnaies à six semaines ou deux mois, des taux d’intérêt, du prix d’une action cotée en bourse, des prix des matières premières, des CDS… Si au départ, les premiers marchés à terme portent sur des produits agricoles (acheter une cargaison de sucre ou de blé à telle période à tel prix à tel endroit), les produits offerts deviennent de plus en plus complexes (marchés à terme organisés ou futures, swaps ou contrats sur un taux d’intérêt, un prêt, un dérivé de crédit comme les credit default swap ou CDS, une option, un CFD ou Contract for difference…). Progressivement, les champs économiques et financiers couverts par les contrats en cours sur ce système ont explosé : les encours couverts par le marché des produits dérivés – dit « encours notionnel » – passe en effet de 100 000 milliards de dollars en 2000 à 684 000 milliards en 2008 (X 7) selon la BRI. Après avoir connu un fort recul avec la crise, ils remontent à 693 000 milliards fin 2013, soit 9,5 fois le PIB mondial 2013, autrement dit leur niveau d’avant crise. On mesure à ces chiffres faramineux que quasiment l’ensemble des transactions économiques, marchandes et financières de la planète est aujourd’hui l’objet d’un tel marché. Les capitaux directement investis dans les dérivés passent de 10 000 à 35 300 milliards de dollars entre 2006 et 2008 avant de retomber à 20 160 milliards de dollars fin 2013. Ces produits sont d’autant plus dangereux que 93 % des échanges se font de gré à gré entre institutions financières mondiales sans qu’il soit possible d’avoir une idée précise des risques pris.

70  La planète financière

Des outils privilégiés de spéculation au cœur de la crise de 2007. De plus en plus sophistiqués, complexes, opaques et étendus, les produits dérivés – qualifiés en 2002 d’« armes financières de destruction massive » par Warren Buffett, alors quatrième fortune mondiale – sont devenus un outil majeur de la spéculation financière grâce en particulier aux techniques de « ventes à découvert » et d’« effet de levier » où un acteur peut vendre ce qu’il ne possède pas en s’endettant très fortement afin de remporter une très grosse mise potentielle. Leur taille est en effet aujourd’hui totalement disproportionnée et sans commune mesure avec les marchés qu’ils devraient couvrir. Les grandes banques d’affaires new-yorkaises furent au cœur de ces innovations : le premier swap sur un taux d’intérêt est monté par Salomon Brothers de New York dès 1981. Ce marché est celui sur lequel les prises de risques, les gains mais aussi les pertes financières spéculatives (« pertes de trading ») sont les plus considérables : quasifaillite du groupe allemand Metallgeselschaft en 1993 (pétrole), faillite du Comté californien d’Orange en 1994 (taux d’intérêt), faillite de la banque d’affaires Barings en 1995 (contrats à terme sur l’indice boursier japonais nikkei), faillite du fond spéculatif étasunien Long Term Capital Management en 1998 (perte 4,6 milliards de dollars sur les taux d’intérêt) qui oblige déjà la FED des États-Unis à intervenir pour éviter un crash bancaire systémique, quasi-faillite de la Société Générale en janvier 2008 avec l’« affaire Kerviel » (perte de 4,9 milliards d’euros sur des contrats à terme avec le DAX allemand), pertes de 2,3 milliards de dollars du Suisse UBS à Londres sur les marchés actions. En avril 2012, un trader français de la première banque étasunienne JP Morgan opérant à la City de Londres a fait perdre deux milliards de dollars à sa banque en spéculant au sein du compartiment des dérivés de crédits, les CDS (contrats de protection contre un risque de défaut), sur un indice la dette corporate, ou dette d’entreprises, de 125 sociétés mondiales. Ayant joué un rôle majeur dans la faillite de Lehman Brothers en 2008, le sommet du G20 de Pittsburgh de septembre 2009 décide de mieux les encadrer (validation juridique des contrats, passage par une chambre de compensation…), ce qui commence enfin à apparaître aux États-Unis et dans l’Union européenne au printemps 2014. Pour autant, il apparaît que tout un champ du marché négocié de gré à gré (OTC), évalué à 220 000 milliards de dollars de notionnel, échappe encore à ces mesures. Il faut dire que le marché des dérivés est largement tenu par les plus grandes banques internationales (Europe : Deutsche Bank, UBS, Crédit Suisse, BNP Paribas, Crédit Agricole, Société Générale…) et qu’il représente un marché majeur pour les grandes sociétés de bourses (Chicago Mercantile Exchange-CME, London Stock Exchange – LSE, London Metal Exchange – LME, Deutsche Börse, Nyse Euronext, IntercontinentalExchange-ICE…) et les chambres de compensation (LCH.Clearnet, ICE Clear Europe…). Les marchés des dérivés sont donc un des piliers des grandes places financières de Londres, Chicago, New York, Francfort ou Paris et sont en plein développement en Asie, en particulier en Chine.

Le régime d’accumulation financière et sa crise systémique

 71

La financiarisation des économies  : de fortes divergences structurelles. Pour autant, le degré de financiarisation des économies montre de nettes différences, voire de réelles divergences structurelles, entre États et entre sous-continents, à la fois en volumes globaux et en intensité (% PIB). En 2013, le FMI estime que les pays développés polarisent encore 75 % d’un stock mondial de capital évalué à 269  863  milliards de dollars (3,8  fois le PIB mondial). Aux Nords, Amérique du Nord et Union européenne font à peu près jeu égal, largement devant le Japon et les nouveaux pays industriels d’Asie. Dans les Suds, 66 % du stock de capital est localisé en Asie. On notera en particulier que là encore, si la bourse fait très largement l’objet de commentaires quotidiens dans les médias, elle ne représente au total qu’une toute petite partie de la finance mondiale (17 % du stock), les grandes banques et les marchés obligataires pesant d’un poids bien plus considérable. La géographie du stock de capital financier en 2013 (milliards de dollars) PIB

Réserves d’or

Dettes privées

Actifs bancaires

Total

% PIB

Monde

70 220

10 650

47 089

44 622

53 766

113 735

269 863

384

UE

16 411

468

8 530

10 807

20 740

43 464

84 011

511

Amérique du Nord

16 858

202

17 553

14 092

21 854

18 252

71 955

426

Japon

5 897

1 258

3 451

12 790

2 578

13 497

33 575

569

4 NPI Asie *

2 094

1 212

4 975

857

1 134

4 538

12 718

607

Nords

41 259

3 141

34 509

38 549

46 308

79 752

202 259

490

59 %

29 %

73 %

86 %

86 %

70 %

75 %

NS

Suds

25 452

6 944

9 771

5 289

3 951

26 526

52 481

206

dont Asie

11 305

4 054

4 985

2 393

5 027

18 419

34 878

308

% Nords

CapitaDettes lisation publiques boursière

4 NPI Asie : Hong Kong, Taïwan, Corée, Singapour Source : FMI, 2013.

En lien avec l’expansion du nouveau régime d’accumulation financière, le degré de financiarisation des économies a sensiblement progressé en quelques décennies. Le stock de capital financier aux États-Unis passe ainsi de 194 % à 442 % du PIB entre 1980 et 2008 avant de retomber à 426 % en 2012. Si les paradis fiscaux sont bien sûr les États les plus financiarisés (Luxembourg : 3 200 % PIB), le Royaume-Uni (808 %), les Pays-Bas (728 %),

72  La planète financière

le Danemark (746  %) ou la France (599  %) arrivent devant le Japon ou les États-Unis. À l’opposé, le Proche Moyen Orient – Afrique du Nord apparaît sensiblement en retrait (99 %) malgré les pays du Golfe Persique qui pèsent au total assez peu, tout comme l’Afrique sub-saharienne (117  %) et l’Amérique latine (178 %). L’explosion des flux financiers : la survalorisation des différences spatiales. Face à cette énorme suraccumulation de capital à la recherche d’une rentabilité maximale, la maîtrise de l’espace-temps et la gestion de la mobilité géographique du capital doivent permettre de dégager et d’accaparer une rente. Loin d’homogénéiser le monde, la mondialisation financière survalorise en effet systématiquement les différenciations territoriales, même apparemment les plus minimes, entre les différents marchés accessibles dans l’espace mondial (taux d’intérêts, cours des actions, niveaux des devises, dettes et obligations…). Les flux financiers internationaux passent ainsi de 4 % à 21 % du PIB mondial entre 1990 et 2007 pour tomber à 3  % en 2009 avec la crise avant de sensiblement remonter à nouveau aujourd’hui. Sur les marchés actions, la valeur des transactions est multipliée par 20 entre 1990 et 2007 pour reculer de - 72 % en 2008 pour retrouver par la suite le même niveau. Sur les marchés des changes, la valeur des transactions quotidiennes est multipliée par six en vingt ans en passant de 650 à 3 981 milliards de dollars. Mais seulement 40 % des transactions portent sur des échanges directs de devises, le reste portant sur les produits dérivés sur les taux de change, des instruments qui permettent soit de se protéger, soit de spéculer sur les variations des cours des monnaies comme nous venons de le voir. En mettant en concurrence les territoires, leurs économies et leurs formations sociales, ces processus favorisent et alimentent les déséquilibres et les fractures inhérents à la planète financière au détriment d’un développement efficace, juste et solidaire.

Manipulations et fraudes des grands indices financiers par un oligopole bancaire À l’occasion de la crise, on assiste ces dernières années à la multiplication des révélations sur la manipulation des grands indices financiers mondiaux (Libor, ou London Interbank Offered Rate, fixé à Londres, Euribor, dérivés sur les marchés des changes monétaires, indices pétroliers…) par les grandes banques et leurs traders. Loin d’être guidés par « une main invisible », les marchés financiers mondiaux sont parfois largement organisés par un oligopole bancaire qui défend avec âpreté ses revenus et ses profits. Le Libor, et l’Euribor pour l’Europe, sont des taux d’intérêt de référence calculés dans dix monnaies et pour quinze durées d’emprunts (court, moyen, long terme). Ils servent de référence à quelque 250 000 milliards d’euros de transactions financières. Ils jouent un rôle considérable puisqu’ils déterminent en particulier le taux

Le régime d’accumulation financière et sa crise systémique

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des emprunts pour les ménages, les entreprises ou les collectivités publiques, le taux des prêts hypothécaires et une partie du prix de certains produits dérivés (pour 350 000 milliards de dollars de notionnel). Ils sont fixés chaque jour de la semaine par les dix-huit plus grandes banques du monde à partir théoriquement de leurs coûts individuels de financement sur les marchés interbancaires. En 2012, il est apparu après des enquêtes aux États-Unis, dans l’Union européenne, au Canada, au Japon, en Australie et à Hong Kong qu’entre 2005 et 2010 un vaste cartel de grands groupes financiers internationaux était en collusion pour le manipuler conformément à leurs intérêts. En Europe, ces différents scandales concernent UBS (première banque suisse), Deutsche Bank (première banque allemande), Barclays (deuxième banque britannique), Société Générale (troisième banque française), Royal Bank of Scotland (troisième banque britannique), Lloyds, Rabobank (deuxième banque des PaysBas), Icap et RP Martin. Aux États-Unis, l’agence de garantie des dépôts bancaires – la FDIC - dépose enfin plainte en mars 2014 contre JP Morgan (première banque des États-Unis), Citigroup (troisième banque des États-Unis) et Bank of America et les filiales étasuniennes d’UBS, du Crédit Suisse, d’HSBC, de Royal Bank of Scotland, de Lloyds, de Barclays, de Société Générale, de Deutsche Bank, de Royal Bank of Canada et de Bank of Tokyo-Mitsubishi UFJ, soit le gotha de la finance internationale. Au-delà de la démission de quelques traders qui servent de boucs émissaires et du paiement d’amendes plus ou moins lourdes, aucune banque ne s’est vue retirer le droit d’opérer sur ces marchés. En novembre 2013, des plaintes ont été déposées contre sept grandes banques (JP Morgan Chase, Citigroup, Barclays, Crédit Suisse, UBS, Deutsche Bank et Royal Bank of ScotlandRBS) pour manipulation des taux WN/Reuters utilisés pour déterminer les taux de change sur les marchés mondiaux des devises. Ces indicateurs sont publiés toutes les heures pour 160 monnaies et toutes les demi-heures pour les 21 monnaies les plus échangées dans le monde. Il est vrai que sur un marché, qui est un des plus vastes et des moins régulés où s’échangent 4 000 milliards de dollars par jour, la moindre anticipation de quelques secondes ou minutes à la baisse ou à la hausse peut rapporter de très gros gains. Au total, du fait de la multiplication des fraudes et des scandales, les six plus grandes banques de Wall Street – JP Morgan Chase, Bank of America, CitiGroup, Wells Fargo, Goldman Sachs, et Morgan Stanley – ont acquitté plus de 130 milliards de dollars d’amendes et de dédommagement aux différents régulateurs et gouvernements.

Un système instable et spéculatif : la rente contre le développement Ce processus débouche en effet sur une nouvelle économie-casino rentière, spéculative et de plus en plus instable avec l’éclatement de bulles spéculatives liées à la suraccumulation du capital financier. Entre 1971 et 2008, la finance mondiale connaît 24  crises, en moyenne une tous les dix-huit mois (crise

74  La planète financière

boursière de 1989, faillite et sauvetage du fonds spéculatif LTCM en 1998, explosion de la bulle Internet en 2000, crise de 2007 en Asie…). Le coût des crises devient de plus en plus élevé : la crise des caisses d’épargnes aux États Unis coûte 220  milliards de dollars entre 1986 et 1995, celle des banques japonaises 800 milliards entre 1990 et 1999, la crise asiatique de 1998-1999 environ 500 milliards de dollars. Mais à chaque fois, cette dynamique repart jusqu’à l’effondrement systémique de 2007-2008. Trois éléments structurants doivent être soulignés. Corporate governance, financiarisation et tissu productif. Le nouveau régime d’accumulation financière va profondément transformer les modalités de financement et les principes d’organisation et de gestion des grandes entreprises. Premièrement, dans une part croissante d’économies, les marchés financiers, en particulier les marchés actions, vont jouer un rôle croissant dans le financement des grandes et très grandes entreprises au détriment des crédits bancaires classiques. On assiste en contrepartie à la financiarisation croissante des modes de gestion, d’organisation et de fonctionnement des sociétés cotées en bourse (corporate governance), en particulier au profit des intérêts privilégiés des actionnaires (shareholder value maximization), une stratégie portée par exemple par le Républicain Jack Welch, PdG de General Electric entre 1981 et 2001. Les marchés financiers diffusent ainsi leurs logiques de gestion (taux de rentabilité du capital, court-terme, éclatement en centres de profit autonomes…) aux activités productives et périproductives. Ces choix structurels vont très souvent aboutir à un profond remodelage des systèmes productifs, salariaux et sociaux : stagnation des salaires réels et des revenus du travail au profit de la rente et des revenus du capital, déformation du partage des revenus entre catégories sociales, secteurs économiques et espaces géographiques, détricotage systématique des protections sociales des pays développés, mise en concurrence des différents salariats à des échelles spatiales et démographiques historiquement jusqu’ici inconnues… Comme en témoigne en permanence l’actualité, ces logiques peuvent déboucher sur des coupes sombres de plus en plus brutales dans l’appareil productif afin de maintenir la rentabilité de telle ou telle filiale ou telle ou telle branche au prix de la multiplication des fermetures d’usines et des plans de licenciements à la suite des résultats financiers, parfois pourtant très positifs, alors que s’accélèrent les délocalisations. Comme s’en alarme enfin aujourd’hui l’OCDE avec la crise des finances publiques, l’impôt sur les bénéfices connaît une baisse structurelle sous les effets des mises aux normes libérales des États et de la concurrence et du dumping fiscal entre États  : les taux officiels baissent de 7,2 points en moyenne entre 2000 et 2011 au sein de l’OCDE, pour passer de 32,6  % à

Le régime d’accumulation financière et sa crise systémique

 75

25,4 % des bénéfices. En France, le taux d’imposition implicite des banques tombe de 35 % en 1988-1994 à 13 % en 2002-2009. La baisse généralisée des taux d’imposition des bénéfices des entreprises (en %) 1994

2003

Diff. en %

1994

2003

Diff. en %

52,2

31,4

- 40

Pologne

41

19

- 54

35

30

- 14

Rép. tchèque

41

19

- 54

Allemagne

56,8

29,8

- 48

Hongrie

44

16

- 64

Luxembourg

40,9

29,2

- 29

Roumanie

40

16

- 60

Danemark

34

25

- 26

Lettonie

25

15

- 40

Royaume-Uni

33

23

- 30

Irlande

40

12,5

- 69

Slovaquie

40

23

- 43

Chypre

25

10

- 60

Italie Espagne

Source : Eurostat.

Ces choix se traduisent par une explosion de la rémunération du capital, soit sous forme directe de dividendes, soit sous forme de vastes plans de rachats des actions afin d’en augmenter mécaniquement le cours en bourse. Entre 2009 et 2014, les cinq cents plus grandes firmes étasuniennes réalisent 4  074  milliards de dollars de profits cumulés, dont 83  % sont directement reversés aux actionnaires, soit 3 394 milliards de dollars, sous forme de dividendes ou de rachats d’actions. Entre 2007 et 2014, les grandes entreprises européennes consacrent 2 089 milliards d’euros à la rémunération de leurs actionnaires – soit sous forme de dividendes (1  580), soit sous forme de rachats d’actions (509) – ce qui représente 25 % de leurs dépenses totales, contre seulement 3 592 milliards (43 %) à leurs investissements et 1 478 milliards à la recherche (14 %). En France, le taux des profits redistribués aux actionnaires au détriment de l’investissement, de l’innovation ou des salaires passe de 30 % à 80 % entre 1980 et aujourd’hui. Enfin, on assiste à la forte montée du secteur financier dans les profits totaux. Aux États-Unis, le poids du secteur financier dans les profits totaux des entreprises passe de 17 % à 30 % entre 1970-1985 et 2000-2011, pour même monter à 40 % en 2001-2003. Pour la seule année 2013, les 1  960  milliards de dollars de profits du seul secteur de la finance étasunienne sont supérieurs au PIB annuel du Canada, 10e puissance mondiale. Ces ponctions et transferts de richesse sont au cœur des logiques de domination mondiale des États-Unis. Économie d’endettement et bulles immobilières spéculatives. Confronté à une contradiction majeure – la nécessaire existence de consom-

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mateurs et de clients – le nouveau régime d’accumulation financière va d’un côté accélérer la financiarisation des revenus et des patrimoines des couches moyennes des pays développés ou émergents (cf. développement des plans d’épargne en actions, des fonds de pension, des placements en bourse…), et de l’autre inciter les couches salariés inférieures à se surendetter pour accéder à la propriété individuelle ou maintenir leur niveau de consommation (cf. crédits subprimes). Ce mode de croissance insoutenable est largement fondé sur une économie d’endettement généralisée, en particulier aux ÉtatsUnis qui continuent de vivre largement au-dessus de leurs moyens. Après avoir explosé depuis les années 1990, le seul stock de dettes privées atteint 46 300 milliards de dollars dans les pays développés, soit presque 5 fois le PIB, en 2013. Aux États-Unis, l’endettement des ménages est multiplié par dix en vingt ans pour atteindre 12 564 milliards de dollars en 2008, soit 160 % du PIB alors que le taux d’épargne tombe à moins de 1 % des revenus des ménages. Cet endettement massif est étroitement corrélé à la création d’énormes bulles immobilières dans de nombreux pays. Entre 2000 et 2007, la valeur mondiale des marchés immobiliers est en effet multipliée par deux pour dépasser les 90  000  milliards de dollars de patrimoines financiers du fait d’une spéculation immobilière parfois effrénée (cf. États-Unis, Royaume Uni, Islande, Irlande, Pays-Bas, Espagne…). Au Royaume-Uni, les prix de l’immobilier augmentent de +  377  % en dix ans et l’endettement des ménages de +  471  %. Dans des sociétés d’inégalité et de forte insécurité sociale, la constitution d’un patrimoine immobilier apparaît pour beaucoup comme une garantie car il peut, comme aux États-Unis ou au Royaume-Uni, être hypothéqué et mis en gage auprès des banques ou des assurances lors d’une grave opération médicale, l’achat d’une voiture, une période de chômage ou pour payer les études des enfants. En retour, aux États-Unis, les crédits immobiliers expliquent les trois quarts de l’endettement total des ménages et représentent en 2007 deux fois la dette fédérale. Ce vaste processus d’endettement repose lui-même largement, par effet boule de neige, sur l’« effet richesse » que représente la flambée souvent irrationnelle des prix. Plus votre propriété à de valeur, plus vous pouvez emprunter. Fin 2006, le retournement du marché immobilier aux États-Unis va faire s’effondrer ce véritable château de cartes qui va déboucher sur la crise actuelle du fait des étroits liens d’interdépendance entre le marché financier nord-américain et européen.

Entrée en crise et effondrement Apparue aux États-Unis à la fin de 2006, la crise dite initialement « des subprimes » balaye d’abord les États-Unis avant de déboucher à l’automne 2008 sur une crise systémique et l’effondrement de pans entiers du système finan-

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cier et bancaire occidental comme le pronostiquait depuis longtemps un certain nombre d’observateurs sans pour autant être entendus. D’immobilière et financière, la crise devient économique et sociale et se diffuse géographiquement des grands pays développés aux grands pays émergents (cf. Chine, Russie, Brésil…) puis à l’ensemble du globe. Si l’intervention massive des États laissait espérer en 2010-2011 une relative stabilisation, il n’en est rien aujourd’hui. Les années 2012-2015 se traduisent au contraire par une extension géographique à de nouveaux États, une généralisation à l’économie mondiale (immobilier, industrie, matières premières…) et un approfondissement via la crise des dettes souveraines (cf. Europe) des facteurs de déstabilisation.

Les raisons de la crise immobilière des subprimes aux États-Unis Le premier défi auxquels nous sommes confrontés consiste à expliquer comment une crise du crédit immobilier des Américains peut se transformer un an après en un véritable séisme ébranlant les bases économiques et financières des plus grandes puissances mondiales, au premier rang desquelles les États-Unis ? Pour cela, il est nécessaire de réinscrire cette crise dans toutes ses dimensions sociales, territoriales et géopolitiques en soulignant qu’il n’y a pas du tout de déterritorialisation d’une « finance globalisée » mais au contraire permanence des interactions d’emboîtement d’échelles entre activités financières et territoires, entre acteurs et lieux. Car, même si elle est trop souvent soit inconnue, soit niée, soit sous-estimée toute production, circulation et valorisation de richesses repose, s’ancre et s’insère sur et dans des dispositifs territoriaux. Premièrement, la géographie des crédits subprimes s’inscrit aux ÉtatsUnis au cœur du processus de métropolisation du pays et de son corollaire le modèle de la périurbanisation pavillonnaire dans un entre-soi social et ethno-racial, les immenses zones suburbaines captant l’essentiel de la croissance urbaine pour regrouper 62 % de la population totale. À l’échelle nationale, elle se déploie au cœur des espaces économiques les plus dynamiques et les plus attractifs (Californie, Floride, Arizona…). Aux échelles métropolitaines ou locales, elle présente deux géographies différenciées : soit les couches pauvres et peu solvables (Afro-américains et Latinos) des espaces suburbains ou centraux en crise (Cleveland, Kalb et Clayton au sud d’Atlanta, Long Island à New York…), soit au contraire les couches moyennes salariées des espaces dynamiques du centre et de l’ouest du pays (Silicon Valley, Los Angeles, Sacramento, Phoenix, Denver…).

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États-Unis : la diffusion géographique de la crise immobilière des subprimes (taux de saisies par comtés)

Source : Images économiques du monde 2010, Paris, Armand Colin, 2009.

Deuxièmement, les subprimes s’inscrivent dans la déréglementation financière, qui décloisonne les activités entre banques commerciales et banques d’affaires, et dans le processus de surendettement des ménages. En effet, face à la relative saturation du marché de la dette des classes moyennes, les acteurs financiers à la recherche de hauts rendements se tournent vers les familles peu ou non solvables en proposant des prêts hypothécaires à risque, les subprimes (taux d’intérêt élevés et variables courant sur une longue durée d’endettement). Ces prêts représentent 40 % des nouveaux crédits immobiliers fournis entre 2004 et 2006. Pour autant, les volumes globaux des subprimes sont relativement minimes face la taille du marché financier : 1 200 milliards de dollars pour la période 2000-2006. Troisièmement enfin, la crise des subprimes et son internationalisation s’expliquent par une innovation financière majeure  : la titrisation. Vendus à l’échelle locale par des courtiers qui touchent un pourcentage sur chaque transaction, les crédits subprimes sont ensuite collectés par les banques et assurances étasuniennes. Celles-ci les fragmentent, les intègrent et donc les mélangent à des paquets de titres différents (prêts immobiliers normaux, prêts à la consommation…) qui deviennent ainsi des titres de dettes négociables (titrisation). Ces produits complexes et opaques sont revendus à des centaines de milliards de dollars auprès d’investisseurs du monde entier (banques, assureurs, fonds d’investissement, fonds de pension…). En infectant tout le système, leur insolvabilité débouche sur une crise de confiance

Le régime d’accumulation financière et sa crise systémique

Royaume-Uni : les risques immobiliers (taux d’endettement et difficultés de remboursement)

Source : Images économiques du monde 2009, Paris, Armand Colin, 2008.

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80  La planète financière

généralisée. En mai 2006, Wachodia, 4e banque américaine et une des premières banques de réseau, pense faire encore une bonne affaire en rachetant pour 25 milliards de dollars la firme Golden West Financial, spécialiste du crédit immobilier aux ménages les moins aisés. Le Grand Londres : un système dual déstabilisé par la crise immobilière

Harrow

Romford

Wood Green

Ilford

La City Ealing

West End

Hounslow

Bromley

Kingston Sutton

Craydon

10 km

1. La gestion de l’espace métropolitain Limites du Grand Londres Limites de l’Inner London 2. Un système métropolitain traditionnellement dual Quartiers populaires fragilisés par la crise sociale et économique

3. Un dispositif déstabilisé par la crise immobilière Valeur des emprunts financiers supérieure à la valeur des biens immobiliers – taux de risque : Très élevé Élevé Moyen Assez faible Faible

Source : Laurent Carroué, Images économiques du monde 2009, Paris, Armand Colin, 2008.

Mais fin 2006, le marché immobilier étasunien se retourne, les prix commencent à baisser, mettant fin à une gigantesque bulle immobilière, et les défauts de paiements se multiplient. Le système financier commence alors à craquer avec le 20  juin 2007 l’échec du sauvetage de deux Hedge funds,

Le régime d’accumulation financière et sa crise systémique

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ou fonds spéculatifs, adossés à des créances subprimes, par la Bear Stearns. Le 1er  octobre 2007, la Citigroup annonce 6 milliards de dépréciations d’actifs. La panique s’installe puis se généralise. Au printemps 2008, plus de dix millions de familles insolvables sont menacées de saisies et d’expulsion. Le marché immobilier et le bâtiment s’effondrent ébranlant les économies de la Californie, de la Floride et de la côte Est (New York, New Jersey) et des Grands Lacs. Le même processus frappe ensuite d’autres États occidentaux, en particulier le Royaume-Uni où le système des subprimes avait connu la même enflure. À l’échelle nationale, ce sont les régions les plus fragiles et les plus pauvres qui sont les plus atteintes (Écosse, Ulster, Nord-Est, Midlands). Aux échelles métropolitaines, comme l’illustre le cas londonien, ce sont les quartiers les plus populaires, en particulier de l’est. Cette crise entraîne l’effondrement de la valeur globale des actifs immobiliers des ménages de nombreux pays occidentaux sur lesquels sont gagés la consommation et le crédit. C’est l’ensemble des équilibres économiques de la middle class solvable, qui se sent de plus en plus menacée de déclassement, qui est remis en cause par la dépréciation du patrimoine immobilier. Du fait à la fois des liens d’interdépendance entre banques et de la totale cécité des acteurs, la crise immobilière qui se développe pourtant depuis un an et demi va déboucher sur un véritable tsunami à l’automne 2008.

L’internationalisation de la crise : réaction en chaîne et crise systémique Aux États-Unis, la crise des subprimes dégénère en crise financière puis économique dès le printemps 2008 (réduction de la consommation des ménages, recul de moitié des ventes et des mises en chantiers de maisons, effondrement des groupes automobiles, licenciements massifs, crise de l’immobilier commercial…). La crise des subprimes débouche sur un effondrement systémique du système financier entre le 14 et le 16  septembre 2008 avec la faillite de la banque d’affaires new-yorkaise Lehman Brothers, le rachat de Merrill Lynch par Bank of America sous la pression directe du Trésor et la nationalisation de facto d’AIG, 1er groupe d’assurance mondial, du fait de leur position nodale dans le système financier américain et mondial, en particulier sur les produits dérivés et les CDS. La finance internationale plonge alors dans la panique et le chaos du fait de l’impossibilité d’identifier clairement les risques. En proie à une défiance généralisée dans la solvabilité du système, tous les marchés financiers mondiaux et la circulation du capital se bloquent de fait alors que la valeur des actifs commence à plonger. Dès le 18 septembre 2008, H. Paulson, secrétaire d’État au Trésor républicain et ancien de la banque d’affaires Goldman Sachs, est contraint d’annoncer un

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premier plan public massif de rachat des créances toxiques de 700 milliards de dollars. Aux États-Unis, plus de 400 banques disparaissent en quatre ans. Les faillites touchent de plein fouet les banques régionales ou nationales (Countrywide, 1er prêteur immobilier racheté par Bank of America, Wachodia…), les caisses d’épargne, les assureurs de crédit (Fannie Mae, Freddie Mac), les fonds d’investissements ou spéculatifs (cf. Carlyle Capital Corporation), qui servaient souvent d’intermédiaires aux grands groupes internationalisés, les compagnies d’assurance (IAG, n°  1 mondial, Ambac, l’assureur des collectivités locales : États fédérés, villes, universités, hôpitaux, écoles…) et les grandes banques d’affaires de Wall Street (faillite de Bear Stearn, 5e banque d’affaire de New York, en mars 2008 rachetée par JP Morgan). Du fait de leur puissance économique et de leur position nodale dans les réseaux financiers aux échelles nationales – les cinq premières banques contrôlent 70 % des actifs financiers – et internationales, les fleurons américains (Goldman Sachs, Morgan Stanley, Merrill Lynch, Lehman Brothers, Bear Stearns, Bank of America, JP Morgan Chase…) se retrouvent au bord du gouffre alors qu’ils dominaient la finance mondiale. Ainsi, le géant Citigroup, 1re banque mondiale, qui gérait 2 800 milliards de dollars d’actifs, comptaient 200 millions de clients et 370 000 salariés en 2007, voit son cours boursier reculer de moitié en un an. Il doit se recapitaliser de 40 milliards de dollars et cède 400 milliards d’actifs financiers dans le monde en trois ans, ce qui constitue non seulement un coup d’arrêt à son expansion mais une brutale remise en cause de son internationalisation à marche forcée de cette dernière décennie dans certaines parties du monde. La capitalisation boursière du NYSE et du NASDAQ s’effondre, fragilisant en particulier les fonds de pension, qui prennent en charge une large partie des retraites en gérant 10 000 milliards de dollars et dont 50 % du portefeuille est en actions. La place financière de New York, première au monde, se retrouve en pleine tourmente avec plus de 150 000 suppressions d’emplois.

L’effondrement des grandes banques d’affaires étasuniennes En quelques décennies, les grandes banques d’investissement ont été au cœur de la financiarisation croissante de l’économie mondiale, certains de leurs dirigeants ou analystes étant même hégémoniques idéologiquement et médiatiquement en imposant leurs concepts, méthodes, systèmes d’analyse, vision du monde et intérêts. Un oligopole mondial de dix à quinze firmes anglo-saxonnes (Goldman Sachs, Morgan Stanley, Merrill Lynch, Morgan Chase Manhattan, Rothschild ou Lehman Brothers), dont les sièges sont à New York ou à Londres et représentant quelque 500 000 emplois, contrôlait ce segment du marché. Elles fonctionnent le plus souvent à la fois comme banques privées haut de gamme pour une clientèle de privilégiés et comme banques d’affaires (introduction en bourse, levées d’emprunts publics et privés, financement des dettes…), d’audit et de conseil (fusion-

Le régime d’accumulation financière et sa crise systémique

 83

acquisition, montage de portefeuilles…). Mais l’effondrement du régime d’accumulation financière – dont elles ont largement contribué à la construction puis à l’extension à partir des années 1970 – se traduit en 2008-2009 par la disparition des quatre grandes firmes new-yorkaises. Si Lehman Brothers à l’automne 2008 est abandonnée à son sort par les autorités politiques et financières et sombre corps et âme, Merrill Lynch est rachetée après de rudes négociations avec la FED le 15 septembre 2008 pour 50 milliards de dollars par la Bank of America (BoA) qui doit elle-même appeler l’État fédéral à son secours au printemps 2009.

L’internationalisation de la crise. Très rapidement, la crise américaine se diffuse à l’ensemble du secteur financier mondial entre 2008 et 2014 du fait de la position nodale des marchés financiers étasuniens dans le système et de la densité des liens d’interdépendance tissés entre acteurs internationaux, en particulier entre les États-Unis et l’Europe occidentale (présences de filiales étrangères ou ventes de produits financiers étasuniens au monde). Pour autant, les principaux facteurs à la racine des différentes crises sont bien à rechercher dans les échelles nationales du fait de stratégies et de structures à chaque fois bien spécifiques et différenciées. Ainsi, rien n’obligeait, à part un appât du gain démesuré de ses acteurs bancaires locaux et la cécité de ses élites politiques, le système bancaire de la petite Islande de disposer d’actifs bancaires totalement démesurés (1 380 % du PIB, engagements à l’étranger : 700 % du PIB) par rapport au poids économique de l’île. Dès février 2007, la Britannique HSBC annonce la perte de 10,5 milliards de dollars sur les crédits immobiliers américains, le 31 juillet 2007 Berlin doit renflouer la KfW de 3,5 milliards d’euros et le 17 février 2008 la Northern Rock est nationalisée par Londres. Systémique, la crise touche à la fois les marchés interbancaires, les marchés obligataires (dettes), les marchés actions et les marchés des changes. Les acteurs financiers sont confrontés à la fois à des problèmes de liquidité (assurer la trésorerie au jour le jour) et à des problèmes de solvabilité (assurer qu’elles sont capables de subir des pertes) qui ruinent la confiance. Le système financier britannique paye un prix très lourd avec de nombreuses faillites et nationalisations (Lloyds Banking, Northern Rock, Alliance et Leicester, Royal Bank of Scotland (RDS), la deuxième banque du pays  ; Bradford and Bingley vendu à l’Espagnol Santander) du fait de ses choix structurels et de la densité des liens tissés entre la City et Wall Street. Les systèmes bancaires irlandais, belges (Fortis, Dexia) et hollandais (ING, ABN, Rabobank, Icesave, DBS) s’effondrent aussi alors que l’Allemagne nationalise l’HypoReal, la Commerzbank et certaines grandes banques régionales qui jouent un rôle majeur dans son système financier (LBB  W du BadeWurtemberg, WestLB de Rhénanie du Nord, HSN Nordbank, SachsenLB) tandis que les Suisses Crédits Suisse, Swiss Re et surtout UBS (Union des Banques Suisses), terriblement fragilisées du fait d’énormes pertes, sont

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sauvés par l’État. En Espagne, la majeure partie des caisses d’épargne, qui jouaient un rôle considérable, fait faillite, est rachetée ou se regroupe. Si le système bancaire français a mieux résisté, l’État a dû lui aussi se mobiliser fortement comme en témoignent les financements de la Société de prise de participations de l’État (SPPE) à six banques (BNP Paribas, Société Générale, Crédit Agricole, BPCE, Crédit Mutuel et Dexia). Alors que les grandes banques réorganisent leurs activités et réduisent leurs bilans en cédant des centaines de milliards d’actifs, Dexia – dont la partie financement des collectivités est reprise par la Caisse des dépôts et donc de facto nationalisée – disparaît en laissant une lourde ardoise aux contribuables et aux collectivités locales, ainsi que le Crédit Immobilier de France et Groupama. Dans de nombreux États, cette crise est décuplée par les folies spéculatives immobilières ou financières des deux dernières décennies (Islande, Espagne, Portugal, Irlande, pays baltes, Europe de l’Est…). Dans les Émirats arabes unis, les équilibres géopolitiques internes se modifient du fait de l’effondrement de Dubaï – spécialisé entre autre sur une gigantesque bulle financière et immobilière, le bâtiment y fournissait 40 % du PIB en 2008 et l’immobilier y représente un stock d’investissements de 360 milliards de dollars – qui doit faire appel aux capitaux accumulés dans les hydrocarbures par son grand rival Abu Dhabi pour échapper au printemps 2009 à une totale banqueroute. Une immense destruction de richesses. Au total, la crise financière se traduit par une énorme destruction de richesse pour les territoires du fait de l’effondrement de la capitalisation boursière, de la forte baisse de la valeur des marchés immobiliers, des pertes financières et dépréciations d’actifs ou des recapitalisations des banques. Rien qu’entre 2007 et 2009, on peut l’évaluer à 60 000 milliards de dollars, soit 110 % du PIB mondial. Au total, on peut estimer aujourd’hui que le coût économique et financier de cette crise structurelle est équivalent à un grand conflit mondial. Entre 2007 et 2012, la valeur de la capitalisation boursière mondiale recule de - 16 237 milliards $. Soit une destruction de presque 25 % du capital en cinq ans, soit un montant supérieur au PIB des États-Unis (PIB 2011 : 15 064 milliards $). Si les Amériques réussissent à limiter les pertes (- 7 %) grâce à la remontée des bourses étasuniennes soutenues à bout de bras par l’administration de Washington, les pertes sont considérables en Asie (-  19  %), du fait en particulier de l’effondrement du Japon aujourd’hui largement dépassé par la Chine. Mais c’est bien en Europe que la destruction de capital est la plus spectaculaire avec un recul de - 10 302 milliards $, soit un effondrement de 46 %. Cette perte correspond au PIB 2011 cumulé de l’Allemagne, de la France, du Royaume-Uni et de l’Espagne. Les pertes financières des fonds de pension (États-Unis, Australie, Canada, Islande, Pays-Bas…) sont telles que nombreux sont ceux qui doivent réduire les prestations servies, augmenter les cotisations et allonger la durée de travail. Selon le Bureau of Labor Statistics

Le régime d’accumulation financière et sa crise systémique

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des États-Unis, 925 000 travailleurs âgés se retrouvent en 2008 dans l’obligation de retravailler à nouveau. Les pertes et dépréciations d’actifs des seules entreprises financières mondiales se montent en avril 2009 à 4 054 milliards de dollars selon le rapport sur la stabilité financière mondiale du FMI (ÉtatsUnis : 67 %, Europe : 30 %, Japon : 3 %). À la destruction de capital financier répond une destruction tout aussi considérable de capital immobilier qui frappe toutes les économiques qui avaient connu ces dernières décennies de vastes bulles spéculatives. Aux États-Unis, les prix immobiliers s’effondrent d’un tiers entre 2006 et 2012 pour retrouver leurs niveaux de 2002, soit une perte de valeur pour les ménages est de - 4 500 milliards de dollars.

Collapsus mondial et destruction de richesses D’immobilière, la crise devient donc financière puis rapidement, économique et sociale. Le 30 mars 2009, la réunion du G20 s’achevait par cette déclaration finale : « l’économie mondiale est embourbée dans ce qui peut être la crise la plus profonde et la plus générale de l’histoire moderne ». L’économie mondiale connaît alors un véritable collapsus : les exportations mondiales chutent de - 40 % entre octobre 2008 et juin 2009 en touchant très violemment les pays émergents, l’effondrement de la demande en produits de base se traduit par un recul moyen de - 30 à - 50 % du prix des matières premières qui fragilisent les pays producteurs des Suds, les flux d’IDE diminuent de moitié entre 2007 et 2009 et la richesse produite (PNB) connaît un recul généralisé, sauf en Chine, particulièrement sensible dans l’Alena et en Europe occidentale et ses marges. Le recul de l’activité économique en 2008-2009 (% glissement annuel) ÉtatsUnis

Japon

R.Uni

All.

France

Italie

Espagne

- 12,5

- 30

- 28,5

- 22

- 16

- 25

- 24

ventes de voitures

- 36

- 28

- 22

- 34

- 3

- 7

- 41

mises en chantier maisons

- 50

=

- 58

- 12

- 36

?

- 60

prod. manufacturière

commandes biens durables

- 20

- 42

- 18

- 34

?

- 16

- 29

investissements productifs

- 14,5

- 16

- 18

- 11,5

- 7

- 9,3

- 13

production biens d’équipement

- 12

- 32

- 11

- 22

?

- 16

- 28

exportations

- 22

- 37

- 36

- 31,5

- 34,5

- 33

- 40

Source : OCDE, juin 2009.

L’effondrement du nouveau régime d’accumulation financière se traduit par une gigantesque destruction de capacités productives – agricoles,

86  La planète financière

minières et industrielles et dans les services et la logistique (cf. transport maritime) – qui débouche sur la suppression de dizaines de millions d’emplois et une explosion du chômage, principalement dans les grands pays développés, comme en témoignent les âpres débats sur la désindustrialisation et les questions de compétitivité dans l’Union européenne, en France ou aux États-Unis. Devant la gravité de la situation, l’Organisation Internationale du Travail (OIT), une agence de l’ONU située à Genève, propose de lancer un « pacte mondial pour l’emploi » au printemps 2009 qui repose sur la fourniture d’un travail décent et le respect des normes internationales du travail d’un côté et le fait que l’emploi et la protection sociale doivent être au cœur des politiques publiques de relance de l’autre. Dans ce cadre, rarement la question d’un nouvel équilibre – socialement plus juste, économiquement plus efficace – du partage social et territorial des richesses n’a été posée avec autant d’ampleur. D’autant que la récession et la montée du chômage modifient les dynamiques migratoires des travailleurs migrants, officiels ou clandestins, et réduisent les transferts financiers des migrants alors que se durcissent les politiques migratoires des pays riches. Le choc de la crise mondiale Les États en déclin économique (2008/2009)

Japon Corée du Sud Canada

Taïwan Philippines

NouvelleZélande

Russie Chine

États Unis

Australie

1 Roy.-Uni Benelux et Irlande

Caraïbes

Colombie

Péninsule ibérique

Suisse Italie

Venezuela Algérie

3

2

France

Isthme Amérique centrale

5

Allemagne

Mexique

4

Indonésie

Inde Turquie

Libye

6

L’évolution du PIB 2008/2009 en milliards de dollars

Égypte Arabie saoudite Éthiopie

Brésil

Chili

Nigeria

+ 400 + 25 +5

Angola Argentine

Augmentation

Reste de l’Afrique

Afrique du Sud

1 2 3 4 5 6

Europe du Nord Europe centrale Europe orientale Balkans Asie centrale Golfe Persique

Déclin

- 700 - 500 - 300 - 100 - 50

La généralisation de la crise au monde entier Source : Images économiques du monde 2010, Paris, Armand Colin, 2009.

Les territoires, sociétés et systèmes productifs des pays développés basculent dans la tourmente sous les effets cumulés de la hausse du chômage, de la reconstitution d’une épargne de précaution et de la baisse de la consom-

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mation des ménages, qui représente souvent 70 % du PIB dans les pays développés. En réaction, les investissements productifs des entreprises reculent à leur tour fortement. Ce processus se traduit mécaniquement par un effondrement des exportations qui frappe en priorité les pays dans lesquels la contribution du commerce extérieur aux économies est la plus considérable (Allemagne, Pays  Bas, Japon, Corée du Sud…). Au total, une cinquantaine d’États – certains en totale banqueroute, d’autres largement asphyxiés – bénéficie sous une forme ou sous une autre d’une aide financière du FMI dont l’Ukraine, la Biélorussie, la Hongrie, l’Islande, la Pologne, la Grèce, le Portugal, la Lettonie, la Serbie, les Seychelles, le Pakistan, le Salvador, l’Arménie, la Mongolie, le Costa Rica, le Mexique, le Guatemala et la Colombie.

Crise de la dette, dettes de la crise Les États et Banques centrales en premières lignes Mobilisation des États et retour de la puissance publique. Un des premiers enseignements fondamentaux de la crise est d’ordre géopolitique. On assiste en effet à la spectaculaire réhabilitation à la fois de l’État et de la puissance publique d’un côté et de l’échelle nationale de l’autre, et ce en totale contradiction avec les arguments néolibéraux proclamés pendant des décennies pour lesquels la mondialisation financière avait invalidé l’un comme l’autre. Au départ incomplète et assez tardive du fait de la cécité de nombreux acteurs politiques, économiques et financiers, l’intervention publique devient directe, massive et relativement coordonnée entre les États et les Banques centrales à partir du mois de septembre 2008 afin de sauver le système financier et économique mondial d’une totale implosion. Celle-ci mobilise l’ensemble des outils monétaires, financiers et économiques disponibles : baisses des taux d’intérêt, multiplication des prêts, recapitalisation et parfois nationalisation des banques, garanties publiques aux secteurs financiers  ; plans de relance de soutien aux activités économiques ou à la consommation pour redynamiser les économies… Dès l’été 2009, le FMI estime que les pouvoirs publics des seuls pays du G20, les vingt premières puissances économiques mondiales, ont mobilisé 20  000  milliards de dollars, soit une injection de 36 % du PIB mondial. Les seules garanties publiques accordées aux émissions de dettes bancaires aux États-Unis et en Europe occidentale dépassent les 3 000 milliards de dollars. Aux États-Unis, les plans de sauvetage de l’État et de la FED injectent, rien qu’entre 2006 et 2011, un capital équivalent à 8,8 fois le PIB annuel de l’Afrique ou à 2,5 fois le PIB de l’Amérique latine.

88  La planète financière

Taux d’endettement public des grands pays développés (% PNB) 130 120 110 100 90 80 70 60 50 40 30 20 10 1880 1885 1890 1895 1900 1905 1910 1915 1920 1925 1930 1935 1940 1945 1950 1955 1960 1965 1970 1975 1980 1985 1990 1995 2000 2005 2010

0

Source : FMI.

Socialisation des pertes et explosion des dettes publiques. Si l’intervention publique sauve le système financier et économique, c’est cependant au prix d’une socialisation colossale et historiquement inédite en temps de paix des pertes au détriment des salariés et des contribuables des différents États. Ceux-ci doivent en effet faire face à un recul de leurs recettes fiscales directes et indirectes alors que leurs dettes explosent. À l’échelle mondiale, la dette publique est multipliée par trois en passant de 14 000 à 44 660 milliards de dollars entre 2001 et 2013, soit plus de 70 % du PIB mondial. 80 % de cette augmentation sont supportés par sept États : les États-Unis (111 % du PIB), le Canada, le Japon (245 % du PIB), l’Allemagne, le Royaume-Uni, la France et l’Italie (135 % du PIB). En France, la dette publique française passe avec la crise de 1 152 à 1 912 milliards € (+ 760 milliards, + 66 %) entre 2006 et 2013, soit de 64 % à 94 % du PIB alors que la dette extérieure brute du pays s’envole à plus de 5 800 milliards €. Le seul remboursement des intérêts de la dette constitue le premier poste budgétaire avec 45 milliards d’euros en 2013. La récente montée de la dette publique est donc largement due aux effets de la crise. Au total, les grands États développés sont aujourd’hui les plus endettées du monde et se retrouvent avec un niveau d’endettement public presque équivalent à ce qu’il était en 1946 à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dans ce cadre, la question de la dépendance extérieure selon le recours ou non aux capitaux étrangers pour financer la dette publique devient un nouvel enjeu géopolitique. En effet, si l’essentiel de la dette publique chinoise ou japonaise est pris en charge par les banques nationales, une part croissante

Le régime d’accumulation financière et sa crise systémique

 89

des dettes étasuniennes et européennes est financée par les grandes banques internationales et les fonds souverains des grands pays émergents et des producteurs d’hydrocarbures. Plus généralement, on assiste à une explosion phénoménale de l’endettement mondial qui atteint désormais des sommets historiques : sans même les ménages, celui des États et des entreprises, qui se sont tournées vers les marchés financiers pour se refinancer du fait du recul drastique des crédits bancaires habituels, dépasse les 100  000  milliards de dollars à l’été 2013, contre 70  000  milliards en 2007 et 40  000  milliards en 2000 selon la BRI. Alors qu’aujourd’hui 80 % de la dette mondiale est au Nord, les grands pays développés doivent se tourner de plus en plus vers le marché mondial, tout particulièrement les États en excédent financiers (OPEP, Chine, pays industrialisés d’Asie orientale). La mobilisation des Banques centrales. Dans ce contexte, les grandes Banques centrales, dotées du privilège de l’émission monétaire et en théorie indépendantes des pouvoirs politiques, sont massivement intervenues en modifiant en profondeur le fonctionnement des marchés financiers internationaux. Elles ont multiplié entre elles les accords bilatéraux d’échange de devises visant à assurer une liquidité adéquate aux marchés. La FED étasunienne a ainsi émergé de la crise en tant que banque centrale du monde, marginalisant ainsi le FMI, en fournissant massivement en dollars des Banques centrales soigneusement sélectionnées qui faisaient face à une pénurie de dollars après la fuite des investisseurs américains, servant ainsi en premier lieu les intérêts américains en stabilisant ses principaux partenaires et clients. Ces logiques de solidarités géoéconomiques et géopolitiques se retrouvent aussi dans les accords sous-continentaux signés par la BCE, la Banque du Japon ou de la Chine. Les accords d’échanges de devises entre Banques centrales en juin 2009 Fed étasunienne BCE, Suisse, Japon, Canada, Brésil, Mexique, Singapour, Australie, NouvelleZélande, Danemark, Suède, Corée du Sud.

BCE Hongrie, Pologne, Danemark, Islande

Bank of Japon

Bank of China

Corée du Sud, Indonésie, Malaise, Philippines, Thaïlande, Singapour, Chine

Corée du Sud, Indonésie, Malaisie, Hong Kong

La crise se traduit surtout par une redéfinition historiquement inédite de leurs rôles, objectifs et instruments de gestion. Premièrement, face à la paralysie des marchés interbancaires et du crédit, elles se substituent aux banques et agents financiers – y compris ceux échappant à leurs champs de compétence traditionnels – en les finançant directement et très massivement par

90  La planète financière

des prêts à très court, court et moyen terme à des taux d’intérêt très faibles ou nuls. Deuxièmement, elles sortent de leurs fonctions classiques de préteur en dernier ressort en acceptant d’élargir sans cesse la gamme des produits financiers servant de contrepartie aux prêts accordés (actifs financiers plus ou moins douteux ou insolvables dont les banques se débarrassent, crédits aux ménages et entreprises…) en échanges d’obligations d’État et de produits publics sans risque, acceptant ainsi de facto de prendre à leur charge les risques futurs. Ce portefeuille d’actifs financiers, la FED estime aujourd’hui devoir le garder jusqu’à la fin de la décennie. Enfin, certaines d’entre elles se lancent dans une stratégie d’affaiblissement durable de leur monnaie afin d’exporter la déflation naissante et doper la compétitivité des exportations (États-Unis, Royaume-Uni). Ce processus se traduit par l’explosion de leurs bilans qui passent 7 800 à 20 840 milliards de dollars entre 2007 et 2013 (+ 13 040 milliards), soit de 12 % à 23 % du PIB mondial. Si la montée des bilans des Banques centrales des Suds est portée par les réserves de changes, les bilans des Banques centrales des Nords (FED, BCE, Japon, Royaume-Uni, Suisse…) sont par contre dilatés par la création monétaire induite par les politiques de « détente quantitative » qui visent en particulier à peser directement sur le niveau des taux d’intérêt à long terme afin de faciliter le refinancement des États comme du secteur privé. Avec trois vagues successives de rachats massifs d’actifs en novembre 2008, novembre 2010 et septembre 2012, le bilan de la FED étasunienne représente aujourd’hui l’équivalent de 25 % du PIB des États-Unis ; un niveau jamais atteint historiquement ni lors de la crise de 1929 ni durant la Seconde Guerre mondiale. Si les banques centrales peuvent en principe indéfiniment augmenter la taille de leurs bilans, les pertes potentielles liées à la L’explosion du bilan des Banques centrales Angleterre Japon

4,50

Autres Asie émergents

4,00

Autres Pays des Suds BCE

FED

3,50 BCE

3,00 2,50

Japon

2,00 FED

1,50 1,00

Chine

Angleterre

0,50 2007-01 2007-06 2007-11 2008-04 2008-09 2009-02 2009-07 2009-12 2010-05 2010-10 2011-03 2011-08 2012-01 2012-06 2012-11 2013-04 2013-09

0,00

Total mondial (1 000 milliards $, BRI)

Banques centrales grands pays développés (1 000 milliards $, BRI)

Le régime d’accumulation financière et sa crise systémique

 91

dévalorisation des actifs étant financées par la création monétaire, quelle est la valeur de cette création monétaire à l’avenir ? Selon Natixis, la base monétaire mondiale est en effet passée de 2 500 à 35 000 milliards de dollars entre 1996 et 2014, soit de 9 % à 30 % du PIB mondial, et augmente aujourd’hui de 12 % par an. La création de nouvelles bulles spéculatives. Surtout, dans un contexte de désendettement des acteurs privés, de montée d’un chômage de masse et de stagnation de la demande, ces injections massives de capital par les autorités publiques n’ont pas ou peu alimenter la reprise du crédit, en particulier en Europe, du fait de l’atonie de la demande et de l’explosion des inégalités sociales et économiques. Par contre, ces politiques monétaristes ultra-expansionnistes génèrent une nouvelle hausse excessive des prix des actifs financiers et de la taille des flux de capitaux internationaux. En particulier, les grandes banques, gorgées de liquidités quasi gratuites, ont recommencé à largement spéculer comme en témoignent la forte remontée de la valeur des capitalisations boursières et l’apparition de nouvelles bulles spéculatives, y compris parfois immobilières. Pour la BRI, les politiques des Banques centrales et ces nouvelles bulles constituent une nouvelle menace pour la stabilité financière mondiale du fait de transferts massifs et brutaux de capitaux d’une classe d’actifs financiers à une autre (marchés action, monnaies…), et d’une région du monde à l’autre (cf. la crise des dettes souveraines en Europe). Au total, ces stratégies de dopage aux anabolisants d’économies malades de l’hypertrophie d’une finance spéculative et rentière, loin de constituer une véritable sortie de crise fondée sur un nouveau modèle de croissance plus juste, efficace et équilibré, reconstruisent une « nouvelle économie de bulles » spéculatives. En définitive, malgré quelques sommets européens et internationaux et déclarations publiques, on peut considérer qu’aucune réelle rupture d’avec le modèle financiarisé précédent n’a été réellement engagée et qu’aucune véritable régulation des marchés financiers spéculatifs n’a été mise en place La promotion d’un nouveau modèle d’accumulation rompant avec les logiques rentières et spéculatives du capital financier demeure pourtant un chantier essentiel pour refonder les bases de la croissance mondiale. Nous sommes très loin du courage politique déployé par exemple par Franklin Delano Roosevelt à la suite de la crise de 1929.

Les États-Unis : une stabilisation chère payée par la dette Contrairement à l’Europe, les États-Unis ont très rapidement opté sous l’administration Obama pour une vigoureuse politique de relance via le dopage à la fois des marchés financiers et immobiliers. L’objectif est alors de contrer l’effondrement de la valeur de ceux-ci comme en témoignent les données de

92  La planète financière

la FED sur la richesse nette des ménages qui recule globalement de - 20 % en 2007-2008. En particulier, le patrimoine financier des ménages baisse alors de 12  760  milliards de dollars (-  16  %), du fait de l’effondrement conjoint des marchés immobiliers et financiers. Le niveau des marchés actions est d’autant plus important que 54 % des Américains détiennent des titres, soit directement pour les plus riches, soit indirectement (organismes de placement, plans d’épargne retraite ou fonds de pension) pour une large partie. Progressivement, l’intervention publique parvient à stabiliser la situation en 2010-2012. Pour autant, en 2012, 11,5 millions de ménages propriétaires ont un montant de leurs dettes – 700 milliards de dollars – supérieur à la valeur de leur maison, soit un quart du total des emprunteurs du pays. Une vraie bombe à retardement pour le système financier alors que les emprunts immobiliers des ménages représentent un stock de 9 400 milliards de dollars et les trois quarts de leur dette totale. Avec la question de l’emploi et du marché du travail, ce poste représente une des clefs essentielles pour une possible sortie de crise de la première puissance mondiale. Le sauvetage des actifs financiers et immobiliers des ménages par la FED (milliards de dollars) 2006 Actifs totaux (+)

2007

2008

2009

2010

2012

78 897 80 410 67 648 69 467 72 852 76 298

dont actifs non financiers

29 980

28 254

24 878

23 740

23 448

23 774

dont actifs immobilier des ménages

22 730

20 860

17 545

17 137

16 560

16 421

dont actifs financiers

49 917

52 157

42 861

45 727

49 904

52 524

Dettes (-)

13 349 14 245 14 094 13 872 13 692 13 432

Richesse nette (=)

65 648 66 166 53 554 55 595 59 160 62 865

Source : FED, 2014.

Cette stabilisation relative se paye pourtant au prix fort alors qu’aucune rupture structurelle n’est intervenue d’avec une économie d’endettement généralisée. D’une part, l’équilibre financier de l’État américain est structurellement déficitaire (56 fois /65 budgets annuels entre 1950 et 2015), en particulier avec la crise actuelle qui laisse un gouffre de 7 300 milliards de déficits entre 2007 et 2015. D’autre part, la nécessaire hausse substantielle des rentrées fiscales afin de réduire ces déficits se heurte à un vrai problème politique en obligeant à revenir sur les fortes réductions d’impôts décidées par l’administration Bush entre 2001 et 2003 et à taxer plus fortement à la fois les revenus du capital et les 10 % des Américains les plus riches. La dette totale du pays est en effet passée de 4 500 milliards de dollars en 1980 à 43 713 milliards en 2006 (X 10) pour atteindre 53 700 milliards en 2013. Aujourd’hui, le stock total de dettes représente 321 % du PIB du pays, mais équivaut à 73 % du PIB mondial. Si on assiste aujourd’hui à un recul relatif de l’endettement

Le régime d’accumulation financière et sa crise systémique

 93

des ménages, des entreprises et dans une moindre mesure des groupes financiers, qui représentent cependant encore 72 % de la dette totale, c’est au prix d’une explosion de la dette publique. Le processus de stabilisation se traduit donc par un transfert de la dette des acteurs privés vers les acteurs publics. La dette publique, État fédéral et collectivités, fait plus que doubler entre 2006 et 2014 pour atteindre 17 892 milliards de dollars. En 2015, elle représentera 103 % du PIB, contre 61 % en 2006, soit un niveau qui se rapproche progressivement de celui de 1946 (119 %). La montée de la dette aux États-Unis 140

56 000 48 000

État fédéral

40 000

Collectivités

32 000

Entreprises non financières

120 100 80 60

24 000

Secteur financier

40

16 000 Ménages

8 000 0

20

L’évolution de la dette par acteur (1980-2013, milliards de dollars)

1940 1947 1954 1961 1968 1975 1982 1989 1996 2003 2010 2014

2012

2010

2008

2006

2002

2004

2000

1998

1996

1992

1994

1990

1988

1986

1982

1984

1980

0

La montée de la dette de l’État fédéral (% PIB, 1940-2015)

Le traitement de la crise actuelle se traduit aujourd’hui aux États-Unis par un coût et un effort de mobilisation publique qui est en train de devenir équivalent à ce qui se passa durant la Seconde Guerre mondiale. Si Washington bénéficie de conditions de financement exceptionnellement avantageuses du fait de très faibles taux d’intérêt, de sa capacité d’attraction des capitaux mondiaux à la recherche de placements sûrs et du statut dominant du dollar, les États-Unis sont de plus en plus dépendants du reste du monde pour financer leurs fins de mois. En particulier, la dette extérieure doit passer de 17 500 milliards de dollars, soit 120 % du PIB en 2009, à 23 000 milliards de dollars en 2015 (+ 31,5 %), rendant la première puissance mondiale de plus en plus dépendante de sa capacité à drainer l’épargne mondiale.

Crise de l’Europe et éclatement de la zone euro Le choc de la crise et des choix d’austérité. Du fait des choix politiques et économiques opérés, la situation européenne est sensiblement différente. La crise financière y débouche d’abord sur une crise économique et sociale de très grande ampleur, en particulier dans l’Union européenne à 28. Entre 2007

94  La planète financière

et 2013, plus de 5 millions d’emplois sont détruits, en particulier dans l’industrie (- 6,4 millions, - 16 %) et le bâtiment (3,7 millions, - 20 %), un secteur frappé de plein fouet par l’éclatement des bulles immobilières spéculatives dans de nombreux pays (cf. Espagne…). Le chômage explose à 24 millions de personnes (soit 10,4 % pop. active, zone euro : 18,7 millions, 11,7 % en avril 2014), en particulier en Espagne (25 %) et en Grèce (26,5 %) alors qu’une pauvreté de masse se réinstalle (84  millions, 17  % population). Après les quelques plans de relance des années 2008-2009, l’explosion de l’endettement public se traduit depuis par la généralisation de plans d’austérité (2010-2013 : 723 milliards d’euros) sans précédent sous la pression des marchés financiers, des agences de notations et du gouvernement allemand. Paradoxalement, la facture du coût du sauvetage du système financier et bancaire est payée par les salariés, qui connaissent souvent une baisse de leurs salaires réels dans le cadre d’une course au moins-disant social, et par les contribuables, qui sont confrontés à de brutaux ajustements budgétaires et à une forte montée des taxes et impôts (cf. le Traité budgétaire européen et coordination des politiques économiques). En particulier, l’Europe du Sud est laminée par des plans d’ajustement structurel dignes des pays du Tiers-monde des années 1970-1980 dont tous les observateurs reconnaissent le caractère pourtant délétère (cf. la « décennie perdue » des années 1980-1990 en Afrique subsaharienne). Évolution de la zone euro entre 2008 et 2013 Emplois

Salaires réels

Consommation ménages

Grèce

- 21

- 17

- 25

zone euro

Espagne

- 16

- 4

- 10

Allemagne

Portugal

- 13

- 4,5

- 9

France

- 10,5

- 5,7

- 8

Italie

Irlande

Emplois

Salaires réels

Consommation ménages

- 3,5

0,8

- 1,6

5

3,9

5,8

- 0,5

2

2,2

- 4

- 3

- 7,5

Source : Eurostat, 2014.

Ces stratégies d’austérité écrasent les deux grands leviers économiques que sont la dépense des ménages et la dépense publique, aboutissant en retour à un affaiblissement du troisième levier que constitue l’investissement des entreprises, confrontées à un marché atone ou en recul. En étouffant toute demande, ces choix politiques plongent le continent tout entier dans une récession historique qui menace aujourd’hui l’Union européenne de déflation (pays méditerranéens, Irlande, Slovénie, Slovaquie, France…) et rend la réduction des dettes publiques et privés difficiles, voire impossibles. La crise de la dette souveraine et l’éclatement de la zone euro. Alors que la zone euro fête ses vingt ans (1993-2013), cet espace économique est

Le régime d’accumulation financière et sa crise systémique

 95

un des pôles mondiaux qui a la plus faible croissance de ces quinze dernières années alors que ces promoteurs en promettaient monts et merveilles lors de son lancement. Pour en comprendre les raisons, il faut revenir sur les conditions géopolitiques de sa création liées au choc de la chute du mur de Berlin et de la réunification allemande. Lors de sa constitution et de ses élargissements successifs, elle a unifié – en fonctionnant in fine comme une grande zone Mark élargie – au plan géoéconomique autour de la puissance allemande des économies, territoires et sociétés aux niveaux de développement et de compétitivité structurellement très différents pour des raisons historiques séculaires. Cette contradiction a été masquée jusqu’en 2006 par une croissance largement fondée à crédit sur une explosion de l’endettement privé et la formation de bulles spéculatives, financières et immobilières, de très grande ampleur permises par un capital abondant et peu cher du fait de la qualité de la signature apportée par l’Allemagne à la zone euro. Alors que les systèmes financiers ou économiques islandais, irlandais, britannique, slovène, chypriote, grec, portugais et espagnol s’effondrent et nécessitent des centaines de milliards d’aides du FMI, de la BCE ou de l’Union européenne, cette contradiction structurelle à la zone euro éclate avec la crise de la dette souveraine en 2009-2010 à partir des États périphériques (Grèce, Chypre, Espagne, Portugal, Italie…) dont une partie devient insolvable. Frappés de plein fouet par la crise et privés de ressources fiscales nouvelles, les États voient parfois se refermer sur eux le piège de la dette : le recul de 29 % du PIB de la Grèce entre 2009 et aujourd’hui explique à lui seul l’augmentation de 130 à 176  % du PIB la dette publique du pays. En Europe, la dette publique entre 1995 et 2006 passe de 4  838 à 7  305  milliards d’euros (+ 2 467, + 51 %) pour aboutir à 11 738 milliards d’euros en décembre 2013 (+ 4 433, + 61 %). Explosant les critères de convergence du Traité de Maastricht qui limitait la dette publique à 60  % du PIB, la dette publique dans la zone euro passe de 66 % en 2007 à 93 % en 2013, la dette française passant de 77 % à 93,5 % entre 2009 et 2013. La crise fait en effet peser à moyen terme sur les économies européennes quatre risques majeurs : la montée d’un chômage structurel élevé incompressible, la perte d’importantes capacités de production et d’innovation favorisées par l’accélération des délocalisations des firmes transnationales vers les pays émergents, une chute drastique des investissements productifs, une perte de capital humain et de savoir faire parfois définitive. Le redémarrage des économies y est conditionné par la réduction des déséquilibres structurels (excès de stocks de dettes, biens et logements et de capacités productives) qui ne peut se construire que sur des stratégies d’investissements massifs en formation, qualification et capacités d’innovation d’un côté et relance de la consommation de l’autre. Elle passe impérativement par un nouveau partage

96  La planète financière

de la richesse entre le capital financier, le capital industriel productif et les salariés et les ménages. La crise de la dette en Europe 450 3 600,0

Medit

3 200,0

400 350

2 800,0

300

2 400,0

All. Aut

250

2 000,0

Iles Brit. France

200

1 600,0

150

dette privée

100 Bénélux

800,0

PECO Scandinavie

400,0

2013

2010

2007

2001

2004

1998

1995

0,0

La montée de l’endettement public par grandes zones (milliards d’euros)

dette publique

50 0 Chypre Luxembourg Pays-Bas Portugal Grèce France Bulgarie Autriche Finlande

1 200,0

Le poids respectif des dettes privées et publiques (% PIB)

Le projet communautaire en débat. Alors que Jean-Claude Juncker, Premier Ministre du Luxembourg, est désigné à la tête de la Commission européenne par le Conseil des chefs d’États et de gouvernement en juin 2014, les institutions communautaires doivent faire face à une vraie crise de légitimité. Dans ce contexte, de grands chantiers sont ouverts : avenir et inflexion ou non du pacte de stabilité budgétaire et de ses politiques de rigueur, révision ou non de la politique de la concurrence ultralibérale qui entrave la construction de grands champions européens et bloque toute politique industrielle, énergétique et technologique d’envergure, avenir des stratégies de dumping fiscal et social des États membres (cf. adoption d’un salaire minimum communautaire, lutte contre les paradis fiscaux communautaires et européens), libre circulation des personnes et politiques migratoires, fonctionnement des institutions et équilibres des pouvoirs, avenir de l’euro (« Euro fort » qui étouffe la croissance…), politique étrangère et stratégie d’élargissement… Mais si l’intervention publique est massive, les contreparties exigées auprès des acteurs financiers demeurent dérisoires, y compris sur les mesures de relance des prêts aux ménages ou à la consommation. Le projet de taxe sur les transactions financières (TTF) qui doit voir le jour en 2016 est vidé de tout réel contenu sous la pression des banques, en particulier afin de protéger les marchés dérivés. Au plan géoéconomique, la crise financière a contraint la

Le régime d’accumulation financière et sa crise systémique

 97

BCE et les États membres de la zone euro à accélérer leur intégration et pose à terme la question centrale de la coordination de leurs politiques économiques, budgétaires et fiscales. En 2014 dans le cadre d’une Union bancaire, la BCE se voit confier à la place des régulateurs nationaux la surveillance unique des systèmes bancaires des pays membres, c’est-à-dire un droit de contrôle direct sur des centaines de banques, alors qu’un fonds de résolution des crises sera constitué avant 2018 et mobilisera des sommes de près de 55 milliards d’euros. Ces nouveaux transferts de souveraineté des États vers la BCE s’inscrivent dans la démarche chère aux pères fondateurs, celle des « petits pas », qui permet via l’économie de construire des structures supranationales de plus en plus intégrées sans réel débat politique démocratique cependant sur les enjeux posés et les objectifs essentiels de la construction communautaire.

Chapitre 3

Les acteurs et marchés financiers au cœur de la planète financière

Le déploiement du nouveau régime d’accumulation financière (cf. chapitre 2) s’est fondé géographiquement à la fois sur l’internationalisation d’acteurs de plus en plus nombreux et parfois opaques, sur la mondialisation de marchés financiers divers mais de plus en plus complémentaires, articulés et intégrés et, enfin, sur l’interconnexion croissante des différentes places financières métropolitaines (cf. chapitre 4). On ne soulignera donc jamais assez qu’une bonne compréhension du fonctionnement de la planète financière suppose de considérer la finance comme une activité fondamentalement ancrée dans l’espace mondial et ses territoires. Dans ce contexte, si le terme de « marchés » revient en permanence dans l’actualité traitée par les médias («  les marchés pensent que…  » ou «  ont décidé que…  »), il reste souvent très vague et trop général. Il ne permet donc pas d’identifier clairement les acteurs à l’œuvre, d’analyser les enjeux économiques, sociaux, territoriaux ou géopolitiques posés et d’expliquer les stratégies déployées. L’étude de la géographie de la planète financière nécessite donc d’abord de bien identifier territorialement son architecture mondiale. Celle-ci est largement organisée et pilotée par les centres du commandement décisionnel financier où se regroupent les principaux acteurs géoéconomiques et géopolitiques d’échelles mondiales ou continentales. Comme construction géographique, elle apparaît à la fois très polarisée, du fait de hiérarchies spatiales exacerbées, et en mutation, du fait de l’émergence progressive de nouvelles structures plus polycentriques. Loin d’être anonymes, les marchés financiers sont organisés juridiquement, techniquement et économiquement en systèmes par de grands acteurs (banques, assurances, fonds…) mettant en œuvre des stratégies répondant à leurs objectifs propres. Loin d’être déterritorialisés, ce sont des agents émi-

100  La planète financière

nemment géographiques. Premièrement, ils sont eux-mêmes issus de territoires. Deuxièmement, leurs exigences, critères, stratégies et actions (modèle dual d’accumulation financiarisée, liquidité et mobilité du capital dans l’espace, critères de rentabilité, stratégies d’investissements et arbitrages spatiaux…) produisent en retour du territoire en remodelant à toutes les échelles scalaires économies, sociétés et espace. Troisièmement, c’est bien la capacité des acteurs financiers à remodeler en permanence à leur profit l’espace mondial – et sa production de richesses par ses territoires – qui est la condition première de leur hégémonie [Theurillat et Crevoisier, 2010]. Enfin, ces acteurs interviennent sur différents marchés spécialisés des capitaux organisés selon des modalités très différentes : monnaies et devises, actions, dettes, matières premières minérales et végétales… Loin d’être déconnectés de l’économie réelle, les acteurs financiers pilotent et organisent très largement et très concrètement par leurs stratégies la vie quotidienne et l’action journalière de milliards d’individus, parfois jusque dans les espaces les plus reculés de la planète. C’est d’ailleurs pourquoi il est si nécessaire de s’intéresser, comme étudiant, chercheur ou simple citoyen, aux dynamiques contemporaines de la planète financière.

Les mutations des grands rapports de forces mondiaux La planète financière : une nouvelle architecture mondiale Le poids majeur de la finance dans les 500 premières firmes transnationales. Le nouveau régime d’accumulation financière s’est traduit ces dernières décennies à la fois par la forte croissance du secteur financier (chiffre d’affaires, actifs financiers, profits…) et par l’affirmation en son sein d’acteurs au poids géoéconomique et géopolitique croissant. Ainsi, les avoirs financiers des mille premières banques mondiales passent de 32 200 à 74 200 milliards de dollars entre 1998 et 2007 (+ 42 000 milliards, + 130 %) alors que le retour sur investissement, ou taux de profit, passe de 14,5 % à 23 %. L’influence actuelle du secteur dans l’économie mondiale peut être saisie par le poids relatif des 154 groupes financiers appartenant aux 500 premières firmes transnationales. Avec 9,8  millions de salariés, ils représentent 21  % des emplois et 22 % du chiffre d’affaires total. Malgré la crise, ils représentent un quart de la capitalisation boursière et, surtout, captent un tiers des profits du Top 500 et disposent de 77,5 % de la valeur des actifs, ce qui est tout à fait considérable et témoigne de leur rôle nodal dans l’économie mondiale contemporaine.

Les acteurs et marchés financiers au cœur de la planète financière

 101

Le poids du secteur financier dans les 500 premières firmes transnationales (Milliards de dollars et %) Chiffre d’affaires

Profits

Actifs

Capitalisation

Salariés

Total 500 firmes transnationales

24 795

2 229,5

122 966

29 163,3

47 186 946

Dont 154 banques et assurances

5 501

757,5

95 206,5

7 151,5

9 894 725

% banques et assurances

22 %

34 %

77,5 %

24,5 %

21 %

Source : Forbes, 2014.

Une nouvelle architecture multipolaire. Au sein de ces 154  groupes financiers, on assiste avec la crise à l’affirmation de nouveaux rapports de forces. Si les États-Unis demeurent de loin la première puissance financière mondiale et si les grands pays développés comme le Royaume-Uni, la France, le Japon ou l’Allemagne continuent de jouer un rôle majeur, on assiste à la forte croissance ces dernières années des Suds. Ces acteurs viennent rompre le vieux monopole occidental en gérant dorénavant presque un quart des actifs financiers des 154 groupes les plus importants, en réalisant 36 % des profits et en mobilisant 42 % des salariés. Géographie des principaux groupes financiers (milliards de dollars et %) Firmes

Chiffre d’affaires

Profits

Actifs

Capitalisation

Salariés

Total

154

5 501,4

757,4

Pays développés

107

3 951,6

485,9

95 206,3

7 151,5

9 894 725

72 815,4

5 284,4

5 784 223

États-Unis

33

1 190,3

275,9

20 937,1

1 980,6

1 885 113

Royaume-Uni

11

529,0

16,0

10 754,6

616

889 478

France

6

430,8

21,1

8 477,2

291

423 267

Japon

14

466,0

48,0

8 210,3

351,5

567 323

Canada

9

207,8

35,7

4 366,4

414

419 650

Allemagne

4

317,2

14,3

3 700,6

172

312 075

Australie

6

180,5

27,8

3 030,7

403,5

189 441

Suisse

6

227

19,2

3 006,9

255

198 873

Suds

47

1 549,8

271,5

22 390,9

1 867

4 110 502

Chine

20

1 019,9

200,0

16 661

1 186

2 466 038

Brésil

3

209,9

20,5

1 373

162

308 401

Corée du Sud

4

70,2

4,4

1 034

63,5

7 339

Russie

2

79,3

13,8

816,2

66

686 983

30,5 %

28 %

35,8 %

23,5 %

26 %

41,5 %

% Suds / total

Source : Forbes, 2014.

102  La planète financière

Cette forte affirmation des Suds repose en particulier sur l’émergence de la Chine, et du marché chinois, qui dispose dorénavant de vingt grands groupes, dont l’ICBC (Industrial and Commercial Bank of China), la CCB (China Construction Bank), l’ABC (Agriculture Bank of China) et la Bank of China. C’est un facteur majeur de recomposition des équilibres mondiaux puisqu’on peut estimer que la Chine sera bientôt devenue la première puissance bancaire mondiale devant les États-Unis. Longtemps circonscrit aux trois pôles de la Triade, un concept aujourd’hui largement dépassé, le cœur décisionnel et stratégique de la planète financière se recompose donc sous nos yeux dans le cadre d’une architecture internationale plus polynucléaire du fait de l’essor des grands pays émergents. Pour autant, les rapports de forces mondiaux demeurent très hiérarchisés : seulement 25 États – réalisant 80 % du PIB mondial – disposent de 90 % des actifs financiers de la planète.

Les ombres de la finance chinoise : un géant aux pieds d’argile ? La très forte croissance de la finance chinoise ces dernières décennies comporte de puissantes zones d’ombres. Sa croissance fulgurante s’est en effet largement bâtie sur une finance opaque et non régulée (shadow banking, titrisation comme aux États-Unis de titres placés dans le public, explosion de l’endettement, ventes aux ménages de produits financiers opaques…) aux mains de compagnies financières indépendantes, de trusts ou de véhicules financiers créés par les banques, les entreprises d’État ou les gouvernements locaux, qui hypothèquent en retour des actifs fonciers locaux pour financer leurs opérations. On estime qu’entre un quart et un tiers des encours totaux de crédits sont entre les mains d’institutions non bancaires. Alors que les ménages épargnent 40 % de leurs revenus disponibles, un des taux les plus élevés au monde, la rémunération des dépôts à vue est de seulement 0,35 %, fournissant ainsi une masse considérable et quasi gratuite de capitaux. Car ce secteur est largement alimenté par l’épargne privée des ménages. Enfin, l’endettement cumulé apparaît considérable : en 2013, il atteint 230 % du PIB (ménages 23 %, gouvernement central : 23 %, gouvernements locaux : 33 %, entreprises privées : 46 %, entreprises d’État : 104 %). Face à la crise de 2008, Pékin a alors opté pour de très massifs plans de relance en injectant l’équivalent de 14 % du PIB en deux ans et pour une expansion monétaire sans précédent. Entre 2007 et 2013, les crédits à l’économie passent de 10 000 à 25 000 milliards de dollars, soit quatre fois l’effort financier de la FED des États-Unis. Ce flot de capitaux a débouché sur une gigantesque explosion des investissements, le stock de capital fixe dépassant celui des États-Unis. On a assisté en particulier au déploiement d’une immense bulle immobilière spéculative dopée par l’envolée des prix immobiliers et largement portée par la corruption des élites, en particulier dans les provinces littorales, ce qui explique l’importance économique acquise par le secteur des travaux publics. Face à ces dérives et aux risques de faillites (montée des prêts et dettes insolvables…) qui déboucheraient sur un effondrement du système bancaire et financier, Pékin tente de reprendre la main avec difficulté dans sa marche vers la constitution progressive d’une véritable économie de marché.

Rio de Janeiro

Montréal

Milwaukee Toronto Detroit Pittsburgh

Carl FORMAT : 190x120

Actifs financiers en milliards de dollars US

101 2 000 5 000 16 062

Localisation des sièges sociaux des 220 plus importantes banques et compagnies d’assurance disposant de plus de 100 milliards

São Paulo

Brasilia

New York

Minneapolis Des Moines Chicago Bloomington Cincinnati Alabama Atlanta Charlotte Winston Salem Washington

Tel Aviv

Istanbul

0

Djedda

Séoul

2 000 km

Mumbai

New Delhi

Beijing

à l’équateur

Doha

Saint-Petersbourg Moscou

Johannesburg

Stockholm Oslo

Helsinki

Tokyo

Yokohama Osaka

Sapporo

Lisbonne

Porto Madrid

Bilbao Santander

Paris

Londres

Dublin

Edimburg

Singapour

Hong Kong

Taipei

Shanghai

Kuala Lumpur

Conception : Laurent Carroué – Réalisation : Carl Voyer

San Francisco

Les territoires du commandement bancaire et financier mondial

Copenhague

Bergame Turin Sienne Milan Barcelone

Bonn Hanovre Berlin Francfort Bruxelles Munich Stuttgart Vienne Bâle Zurich Trieste

Randstaat Holland

Melbourne

Sydney

Les acteurs et marchés financiers au cœur de la planète financière  103

104  La planète financière

Le commandement financier mondial : des territoires très polarisés Pour autant, les territoires du commandement financier demeurent extrêmement polarisés par quelques États et quelques grandes métropoles alors que les trois quarts de l’espace mondial sont largement dominés ou marginalisés. Cette géographie du pouvoir organisant la planète financière peut être saisie à travers la localisation des sièges sociaux des 220 plus grandes banques et compagnies d’assurance mondiales disposant de plus de 100 milliards de dollars d’actifs financiers. Localisés dans 71  métropoles ou très grandes villes, ces 220  sièges de décision gèrent 120  000  milliards de dollars d’actifs financiers (162  % PIB mondial). Cet ensemble fortement polarisé apparaît lui-même extrêmement hiérarchisé. Seulement cinq métropoles gèrent 50 % des actifs mondiaux. Le couple Pékin/Shanghai (cf.  chapitre  4) arrive dorénavant au premier rang devant le Grand New  York, témoignant ainsi de l’émergence spectaculaire de la Chine. Ils sont ensuite suivis par Tokyo (n° 3), Paris (n° 4) et Londres (n° 5), celle-ci étant une des deux grandes places financières mais fonctionnant largement sur un modèle offshore attirant les banques étrangères. Et seulement 15 métropoles gèrent 75 % des actifs mondiaux, dont Washington, Francfort, la Randstaat Holland, Toronto, Charlotte (Caroline du Nord, États-Unis), Edinburgh, Stockholm, Zurich, Séoul et Hong Kong / Canton. Face à certains systèmes nationaux dominés par leur capitale (France, Suède, Les écosystèmes des quartiers financiers : l’imbrication des acteurs et des fonctions Secteur

Acteurs

Contenu

L’information économique

1/ Sociétés cotées 2/ Bureaux d’études de marchés 3/ Banques d’investissement 4/ Agences statistiques gouvernementales

1/ Bilans, CAF, résultats… 2/ Études de marchés… 3/ Valorisation des sociétés… 4/ Informations générales

Les médias

Presse et médias généralistes ou spécialisés comme Reuters ou Bloomberg

Recueil et diffusion de l’information générale ou confidentielle

Les analystes

1/ Cabinets ou services spécialisés 2/ Agences de notations

Fournissent études et analyses à tous les acteurs du marché

Les marchés et infrastructures

Banques, firmes de courtages, vendeurs, traders, investisseurs institutionnels (assurances, gérants, fonds de pension…)

Marchés financiers

Banques centrales

+/- Indépendantes des États

Conduisent les politiques monétaires des États

Les acteurs et marchés financiers au cœur de la planète financière

 105

Royaume-Uni…), d’autres apparaissent beaucoup plus multipolaires (ÉtatsUnis, Brésil, Espagne, Italie, Allemagne) du fait des jeux des héritages historiques. Ces sièges sociaux se localisent au cœur des espaces métropolitains (cf. chapitre 4) car ils y trouvent les infrastructures de marché et de vastes écosystèmes, dans lesquels s’imbriquent acteurs et fonctions, indispensables au bon fonctionnement de leurs activités.

Les grands acteurs : banques, shadow banking et fonds Les principaux acteurs financiers. Les intervenants sur les marchés financiers sont définis comme des «  institutions financières  » qui se situent au cœur de la mondialisation financière. Ils s’appuient sur des infrastructures financières (marchés des capitaux, bourses et infrastructures de marchés, systèmes de paiement et de crédit…) localisés dans les principales places financières (cf. chapitre 4). À côté des agents financiers traditionnels qu’étaient les banques de dépôt et les banques commerciales, qui participent au financement de l’économie à partir de l’épargne collectée auprès des particuliers par leurs réseaux d’agences qui quadrillent les territoires, sont apparus ces trente dernières années de nouveaux acteurs au poids croissant  : premièrement les compagnies d’assurances, deuxièmement les différents fonds comme les fonds de pension, qui gèrent l’épargne-retraite de leurs cotisants, les fonds de private equity, les trusts et les fonds d’investissement ou hedge funds. Les grands acteurs et leurs différents clients : des marchés bien différenciés États et collectivités Banques

Assurances

Gestion d’actifs

Entreprises

Ménages

Financement des infrastructures Gestion financière Conseil obligations

Financement (prêts) Accès aux marchés de capitaux (actions, obligations, titrisation) Gestion financière Gestion du risque

Épargne et investissements Prêts à long terme Prêts à la consommation

Assurances

Assurances commerciales Assurances spécialisées

Assurance non-vie Assurance-vie Fonds de retraite

Investissement dans les infrastructures Fonds souverains

Capital-risque (private equity) Prises de participations Investissements boursiers

Fonds communs de placement Investissement Protection et valorisation du patrimoine des plus riches

106  La planète financière

Chacun d’eux déploie des offres et des stratégies de gestion spécifiques d’échelle géographique variable selon les catégories de clients auxquels ils s’adressent (États et collectivités locales, entreprises, ménages). Le tout explique que le système financier mondial soit organisé en différents marchés spécifiques les uns des autres, eux-mêmes organisés en différents secteurs, mais participant tous aux dynamiques systémiques de la planète financière.

Les grandes banques commerciales et d’affaires Le rôle nodal de l’intermédiation bancaire dans les territoires. Jouant un rôle nodal dans le financement des économies et des territoires, les grandes banques disposent de plusieurs ressources. Celles-ci proviennent en premier lieu de leurs propres capitaux. Mais ce capital propre des banques rapporté à leurs actifs totaux est au total très faible (Deutsche Bank : 2,1 %, Société Générale  : 2,8  %, UBS  : 3  %, Barclays  : 3,5  %) et l’essentiel de leur capital provient d’autres acteurs. L’essentiel des ressources financières des banques provient donc de la collecte des dépôts de leurs clients (ménages, entreprises, collectivités et États) qui sont ensuite mobilisés sur les marchés. Pour se financer, elles font aussi appel aux marchés financiers (obligations, titres de dettes, créances négociables…), aux autres banques (marchés interbancaires) et aux Banques centrales. Elles utilisent ces ressources pour distribuer des crédits et réaliser des placements (dettes d’États…) ou des opérations de marché sur lesquels elles préservent marges et bénéfices. Elles sont en général structurées autour de trois grands secteurs. Premièrement, la banque commerciale, organisée elle-même en banque de détail ou en banque d’entreprise, qui collecte l’épargne et distribue crédits et prêts dans les banques pour les ménages et les PME, les grandes entreprises, les États et le financement des infrastructures. Deuxièmement, la banque de financement ou d’investissement (BFI) qui intervient sur les marchés des changes et des commodities ou marchés des matières premières, les marchés actions et les marchés des fusions-acquisitions et conseil stratégique. Enfin troisièmement, la banque privée qui assure la gestion des grandes fortunes. En Europe, par exemple, la banque de détail représente 59 % des revenus des banques, devant la banque d’investissement (23 %), les assurances (13 %) et les services financiers spécialisés (5 %). Dans les grandes banques dites universelles, c’est-à-dire composées à la fois d’une banque commerciale et d’une banque d’investissement (BFI), le personnel issu des BFI s’est souvent hissé cette dernière décennie à la direction générale et y a donc largement inculqué ses cultures et ses orientations stratégiques au prix d’une prise de risque croissante (Barclays, RBS, Lloyds, Crédit Suisse, UBS, Société Générale, Citygroup…). Dans la finance comme ailleurs, le choix des hommes et itinéraires est souvent déterminant. Enfin, à côté de ses géants bancaires existent

Les acteurs et marchés financiers au cœur de la planète financière

 107

une multitude de niches spécialisées dans lesquelles viennent se blottir de nombreuses banques plus petites comme en témoigne la présence de quatre petites banques suisses (Pictet, Julius Bär, Lombard Odier, Safra Sarasin) dans les 25 premières firmes mondiales de la banque privée pour la gestion des grandes fortunes en plein essor (cf. chapitre 1). La géographie des 20 premières banques privées mondiales de gestion de fortunes Pays

Actifs sous gestion (milliards $)

% mondial

4 749

40,6

Merrill Lynch, Morgan Stanley, JP Morgan, Goldman Sachs, Northern Trust, Wells Fargo, NY Mellon, Citi

Suisse

3 789,3

32,4

UBS, Crédit Suisse, Pictet, Julius Bär, Lombard Odier, Bank Safra Sarasin

France

885,2

7,6

BNP Paribas, Crédit Agricole, Société Générale

Canada

844,9

7,2

Royal Bank of Canada, BMO Financial

États-Unis

Principales firmes

Royaume-Uni

615,2

5,3

Barclays, HSBC

Allemagne

384,1

3,3

Deutsche Bank

Pays-Bas

231,7

2,0

ANB Amro

Espagne

186,5

1,6

Santander

11 685,9

100

Total

Source : Scorpio, 2014.

Face à la crise, le panorama bancaire mondial est, comme on l’a vu, en profonde recomposition (stabilisation d’urgence, nouvelles réalités commerciales et réglementaires, assainissement des bilans, restructurations, voir retraits purs et simples de certains secteurs trop risqués…). Un des enjeux centraux est de revenir à des modèles économiques viables à long terme. C’est d’ailleurs pourquoi de nombreux régulateurs commencent parfois à exiger des grandes banques universelles qu’elles isolent leurs activités spéculatives « pour compte propre » dans des filiales spécialisées.

La faillite de la Barings, une banque d’affaires britannique, emportée par un séisme japonais en 1995 Le modèle de capitalisme financier anglo-saxon s’est largement construit sur la constitution d’un vaste segment financier, les banques d’affaires. Si les fleurons étasuniens ont été emportés par la crise de 2006, la chute de la Barings interroge dès 1995 la fragilité systémique de ce modèle. En février 1995, la plus ancienne banque d’affaires britannique fondée en 1762, la Barings (4 000 salariés, dont 2 000 à Londres) – qui gère la fortune de la Reine Elizabeth II – est mise en faillite

108  La planète financière

et sous administration judiciaire. Elle a perdu près de 4 milliards de francs sur le marché à terme de Singapour. Un de ses jeunes traders de 28 ans a joué à la hausse l’indice Nikkei alors que le très puissant séisme de Kobé frappe brutalement l’économie de l’Archipel et fait chuter de 15 % l’indice Nikkei, prenant ainsi ses positions à contre-pied. Cette personne avait mobilisé dans cette opération, selon les estimations, entre 22 et 60 milliards de francs.

Un secteur économiquement concentré autour d’acteurs systémiques. À l’échelle mondiale, les actifs financiers totaux du secteur bancaire s’élèvent à 120 500 milliards de dollars en 2013 selon le FMI, soit 163 % du PIB mondial. Ce secteur apparaît particulièrement concentré : sur les 1 000 premières banques mondiales, les vingt plus puissantes contrôlent un tiers des actifs totaux et les cinquante premières 60 %. Leur taille économique, que l’on peut saisir à travers leur bilan, est parfois égale ou supérieure à leur économie nationale (PIB). En France, quatre banques (BNP Paribas, Crédit Agricole, Société Générale et BPCE) gèrent une masse de capitaux égale à trois fois le PIB de la France ; au Royaume-Uni, trois groupes (HSBC, Barclays, RBS) 2,6 fois le PIB national. Comme l’a illustré la faillite de Lehman Brothers à l’automne 2008, les difficultés structurelles ou la faillite de ces géants de la finance peuvent avoir un impact considérable sur le système financier international (cf.  chapitre  2) du fait de leur taille et de leur rôle nodal dans les réseaux financiers. L’internationalisation et les profits des banques 600

1000

550

900

500

800

450 400

700

350

600

300

500

250

400

200

Source : Unctad.

2013

2011

2012

2010

2009

2008

1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013

L’internationalisation des banques : fusions et rachats transfrontaliers (milliards $)

0

2007

100

0

2006

200

50

2005

100

2004

300

150

Les profits des 1 000 premières banques mondiales (milliards $, avant taxes) Source : Bankers.

C’est pourquoi le Conseil de stabilité financière (CSF, Financial Stability Board) a identifié à la demande du G20 cent grandes banques et assurances dites «  systémiques  », pour l’essentiel nord-américaines, européennes et japonaises, mais aussi chinoises, indiennes, russes… Afin d’être en mesure

Les acteurs et marchés financiers au cœur de la planète financière

 109

de faire face à une crise future, elles ont obligation de renforcer leurs fonds propres à hauteur de 7 % de leurs actifs d’ici 2019 dans le cadre des accords internationaux dit Bâle III, du nom de la ville suisse de Bâle où se trouve le siège de la Banque des règlements internationaux (BRI), la banque centrale des banques centrales. Une déclinaison par État du degré de concentration fait là encore apparaître les forts contrastes des pavages nationaux qui renvoient à leur histoire économique, politique et bancaire (cf. chapitre 4) qui modèle des structures financières bien différenciées. La crise ouverte en 2006 se traduit dans de nombreux pays par un renforcement de la concentration du secteur financier du fait de la disparition de nombreux acteurs emportés par les faillites ou des rachats par des firmes plus puissantes (États-Unis, Royaume-Uni, Benelux, Espagne, Irlande, Grèce, Italie, Portugal…). Rappelons qu’entre 2007 et 2014, les banques européennes pour survivre ont été recapitalisées à hauteur de 795 milliards d’euros, dont 44,5 % par leurs États respectifs. La concentration du secteur bancaire (% trois premières Banques/Actifs) Espagne

64

Royaume-Uni

58

Russie

51

Allemagne

37

France

63

Japon

57

États-Unis

45

Chine

33

Canada

62

Brésil

53

Italie

43

Inde

27

Source : FMI, 2014.

Internationalisation des banques. Cette concentration économique s’explique largement par la forte internationalisation intervenue dans les années 1980-2007. Elle a en effet permis aux grands groupes d’accroître sensiblement leur emprise sur l’espace économique mondial, soit par la reprise de banques existantes, soit par la création d’agences et de filiales. Entre 1990 et 2013, le secteur financier représente ainsi 38  % des capitaux mobilisés dans le monde pour les fusions et acquisitions. Cette internationalisation du capital financier est étroitement corrélée à la montée puis à l’éclatement de grandes bulles spéculatives. Mais géographiquement, elle dépend aussi des choix politiques d’ouverture et de libéralisation des marchés financiers des différentes autorités nationales réalisés dans le cadre des accords de l’Organisation Mondiale du Commerce (cf. les politiques d’ouverture de l’Arabie saoudite, du Chili, de la Chine, de la Colombie, des Émirats arabes unis, de l’Inde, de la Malaisie, du Népal, du Nigeria, du Pakistan, de la Thaïlande, de l’Ukraine ou du Vietnam). La préexistence ou non de banques nationales plus ou moins solides et le déploiement par les États de stratégies d’ouverture plus ou moins contrôlées, partielles ou totales, débouchent sur un pavage mondial en forme de patchwork comme l’indique le poids bien différent des banques étrangères selon les pays.

110  La planète financière

Le poids des banques étrangères dans les Suds en 2005 (%)  

Inde

Corée du Sud

Malaisie

Thaïlande

Brésil

Mexique

République tchèque

Hongrie

Estonie

% actifs bancaires

8

8

18

18

42

82

?





% PNB

6

10

27

20

18

51

92

67

89

Pour autant, l’internationalisation des banques à travers la planète financière n’est pas un phénomène général et universel comme en témoigne, par exemple, la typologie des banques européennes réalisée par l’OCDE. On peut alors distinguer quatre grands types de banques  : les banques réellement mondiales, les banques continentales, les banques semi-continentales et les banques qui demeurent ancrées dans leur espace domestique. Ces oppositions renvoient à la fois à des héritages historiques et culturels, à des stratégies économiques (accompagnement d’entreprises nationales à l’international, opportunités d’ouverture ou d’acquisitions dans le pays d’implantation, niveaux de concurrence plus ou moins élevé, choix de diversification des activités…) et à des stratégies spatiales. On retrouve ses logiques sélectives d’internationalisation aux États-Unis où seule une poignée de très grandes banques contrôle l’essentiel des actifs bancaires étasuniens à l’étranger. Typologie des banques européennes en 2011 (% actifs bancaires) Banques mondiales

Pays

Europe

Reste du Monde

HSBC (R.-U.)

35

11

54

Barclays (R.-U.)

34

27

Deutsche Bank (All.)

34

Crédit Suisse (Sui.)

21

Banques semiinternationales

Pays

Europe

Reste du Monde

RB Scotland (R.-U.)

62

8

30

39

Banque populaire (F.)

71

14

15

32

34

BBVA (Esp.)

56

8

35

26

53

Commerzbank (All.)

51

32

17

Banques continentales

Banques domestiques

BNP Paribas (F.)

49

34

17

Crédit Agricole (F.)

81

11

8

Santander (Esp.)

27

41

32

Lloyds Bank (R.-U.)

90

7

3

Nordéa (Suède)

21

74

5

Caixabank (Esp.)

98

2

0

Danske Bank (Dan.)

40

60

0

Allied Irish Bank (Irl.)

81

18

1

Source : OCDE, 2014.

Les acteurs et marchés financiers au cœur de la planète financière

 111

L’internationalisation relative et duale des banques commerciales étasuniennes Selon les données de la Réserve fédérale, les États-Unis comptent plus de 2 000 banques commerciales. Mais la structure du système est duale. Seulement cinq banques contrôlent la moitié des actifs bancaires et les 84 banques de plus de dix milliards de dollars 86 % des actifs bancaires. À l’opposé, plus de 1 560 n’en contrôlent que 14 %, ce sont essentiellement des petites banques locales et régionales tournées uniquement vers leur immense marché intérieur. Mais même pour les 86 principales banques commerciales, l’internationalisation des actifs est limitée à 14 % des 9 600 milliards d’actifs totaux (avec 419 filiales à l’étranger). Le marché national étasunien joue donc un rôle central en représentant 86 % de leurs capitaux. Au total, seulement deux grandes banques commerciales sont fortement internationalisées : la Citibank (avec 45 % de ses actifs à l’étranger) et la JP Morgan Chase (30 % des actifs à l’étranger), puisqu’elles réalisent à elles seules 77,5 % des actifs à l’étranger avec 325 filiales des 88 principales banques. Viennent ensuite assez loin derrière la Bank of New York Mellon (31 % à l’étranger), la Bank of America (6 % à l’étranger), la State Street (22 % à l’étranger) et la Wells Fargo (3 % à l’étranger). Au total, l’internationalisation du système bancaire étasunien repose sur les stratégies d’internationalisation d’une poignée de très grandes banques commerciales.

La démondialisation partielle des banques occidentales. Après plusieurs décennies d’internationalisation, la crise se traduit par un net repli de la banque internationale occidentale, du fait en particulier de la réduction de leur bilan d’actifs financiers, souvent imposée par les autorités publiques afin de déboucher sur un dispositif plus stable et moins risqué. Le recul des bilans est de - 40 à - 45 % pour l’Américain AIG, le Hollandais ING, le Suisse UBS qui réduisent donc presque de moitié leur taille, et d’un tiers à un quart pour les Allemands Commerzbank, Deutsche Bank, Allianz, pour l’Américain Morgan Stanley, les Anglais Old Mutual et Barclays ou l’Italien Unicredit. Après avoir connu une explosion, les flux financiers internationaux vers l’étranger (actions, titres de dettes, prêts, IDE ou investissements directs étrangers) reculent eux aussi fortement : ils passent de 4 % PIB mondial en 1980 à 21 % en 2007 pour tomber à 3 % en 2009 avant de remonter légèrement à 5 % en 2012. La dynamique du système bancaire : la montée puis le recul inégal des bilans (% PIB) ÉtatsUnis

Japon

Zone euro

R.-Uni

Irlande

Suisse

Inde

Russie

Russie

2000

70

150

245

292

?

?

55,5

30

?

2009

94

171

352

547

824

550

86,4

75,7

233

2012

88

183

349

508

533

482

90

73

257

Source : OCDE, 2014.

112  La planète financière

On assiste en particulier à une nette démondialisation des banques européennes. Le poids des actifs internationaux dans les actifs totaux recule de 25 % à 16 % aux Pays-Bas, de 22 % à 14 % en Belgique, de 18 % à 13 % en Allemagne et de 16 % à 12 % en France. Ce processus de brutale contraction se traduit de facto par une tendance à la renationalisation de l’épargne et des flux de capitaux comme en témoigne le fort recul des flux de capitaux transfrontaliers. Dans l’Union européenne, le taux de pénétration transnational passe de 12 % à 21 % entre 1997 et 2007 pour retomber à 17 % aujourd’hui. Enfin, à l’échelle internationale, de nombreuses banques européennes se désengagent des pays émergents et des pays pauvres, notamment en Afrique subsaharienne et dans le monde arabe. Dexia cède sa filiale turque Denizbank au Russe Sberbank, Groupama se retire du Royaume-Uni, de Pologne ou d’Espagne, le Britannique HSBC d’Asie, d’Amérique latine et du Pakistan, l’Espagnol BBVA vend ses fonds de pension en Amérique latine… À l’opposé, on assiste dans les Suds à la fois à une forte montée des bilans des banques, qui disposent de ressources considérables et croissantes, et à leur internationalisation progressive (Chine, Brésil, Turquie…) alors que se développe un nouvel acteur sur lequel il faudra sans doute dorénavant compter, la finance islamique.

Le développement de la finance islamique En mars 2006, la levée par Dubaï Ports World, l’autorité portuaire du port franc de Dubaï dans les Émirats arabes unis, de 3,5 milliards de dollars afin de racheter l’opérateur portuaire britannique P and O grâce à des titres répondant aux principes de la loi islamique, est venue rappeler l’essor ces dernières années de la finance islamique. Cette dernière est présentée par ces initiateurs comme reposant en particulier sur la mise en œuvre de certaines logiques de gestion et le développement de structures spécifiques répondant aux grands préceptes de l’Islam (cf. interdiction de l’usure…). Les actifs financiers gérés par la finance islamique sont multipliés par plus de quatre en dix ans pour atteindre 2 000 milliards de dollars d’actifs en 2014, selon les estimations de City of London qui cherche à en capter une partie de la gestion. S’ils ne représentent qu’un pourcent des actifs financiers mondiaux, leur potentiel de croissance apparaît considérable. Ces activités sont portées par des banques, des fonds et des takafuls, plus spécialisés dans ce type de gestion. Ils proposent en particulier des obligations islamiques, ou soukouks, assimilés à des obligations donnant droit à des titres spécifiques puisque le versement d’un intérêt fixe est proscrit. Les principaux pôles de la finance islamique sont l’Iran, qui cherche actuellement à briser l’embargo dont elle est l’objet de la part des grands pays occidentaux, la Malaisie et les pays du Golfe Persique (Arabie saoudite, Émirats arabes Unis, Koweït, Bahreïn et le Qatar), mais la Turquie, l’Indonésie ou l’Égypte sont d’importants marchés potentiels.

Les acteurs et marchés financiers au cœur de la planète financière

 113

La montée du shadow banking, ou finance de l’ombre La forte croissance du secteur de l’intermédiation financière s’appuie en particulier sur ce qu’il est dorénavant convenu d’appeler le shadow banking, ou la « finance de l’ombre », dont l’ampleur exacte est encore mal évaluée par la BRI ou le FMI. Cette expression définit les différentes activités de financement qui ne sont pas menées par les banques, mais par un secteur d’intermédiation non bancaire comme les sociétés de courtages, les hedge funds, les fonds de capital-risque (private equity) ou les trusts. La principale caractéristique de ce secteur est qu’il développe des activités financières et bancaires non régulées car échappant aux contraintes prudentielles et aux régulations imposées aux banques par les différentes autorités publiques, nationales et internationales. Le développement d’un système bancaire parallèle (cf. les fonds de placements) se caractérise notamment par la migration d’une partie croissante du crédit aux entreprises des banques classiques aux secteurs non bancaires et par l’essor des investissements de portefeuilles, dont une part croissante est absorbée par les pays émergents pour leurs financements. Surtout, si les assurances ou les fonds de pension ont une gestion financière en général assez prudente, toute une partie du shadow banking s’est développée sur des logiques spéculatives, des prises de risques financiers excessifs et une tendance à accroître le levier financier dont il dispose en recourant à l’endettement. Mais il convient de souligner que les principaux clients des fonds sont d’abord et avant tout les grandes banques, les compagnies d’assurance, certains fonds de pension et fonds souverains qui y déportent une partie de leurs activités ou leur confient une partie de leurs capitaux afin d’échapper aux nouvelles régulations et tirer profit des opérations spéculatives. L’explosion des capitaux sous gestion (milliards de $) 80 000

45 000

70 000

40 000

60 000

35 000 Amérique du Nord

50 000

Amérique du Nord

30 000 Europe

25 000

40 000

20 000

30 000

15 000

Source : Towers Watson, 2014.

09 20 11 20 13

07

20

05

20

03

20

01

0

20

1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013

La montée des capitaux sous gestion

5 000

99

Japon autres

0

10 000

20

10 000

19

Europe

20 000

Le capital étasunien sauvé par la FED et l’État fédéral

114  La planète financière

Le risque systémique est d’autant plus grand que le secteur du shadow banking a connu un développement exceptionnel  : les actifs sous gestion passent de 33 640 à 76 465 milliards de dollars entre 1999 et 2013 (+ 42 825, + 127 % en quinze ans) pour représenter aujourd’hui 103 % du PIB mondial. Il est devenu aussi un secteur de plus en plus concentré économiquement : les dix plus grandes sociétés gèrent en effet plus de 20 000 milliards d’actifs financiers et les 500 plus puissantes 76 000 milliards de dollars. On y trouve à la fois des fonds spécialisés comme BlackRock (n°  1 mondial), Vanguard ou Fidelity Investment mais aussi les départements spécialisés de grandes banques ou assurances ayant pignon sur rue comme Allianz, State Street, JP  Morgan Chase, Bank of America Mellon, AXA, BNP Paribas, Crédit Agricole avec Amundi, Natixis, Deutsche Bank ou UBS. Géographiquement, avec 42  000  milliards d’actifs financiers, les ÉtatsUnis viennent aujourd’hui largement en tête (45 % du total mondial) devant l’Europe (26 340 milliards de dollars, 34 %), le Japon (6 %) et les autres pays (Australie, Hong Kong, Singapour, Nouvelle-Zélande, Inde), dont dorénavant la Chine (4 %). Comme on peut le constater, alors que l’Europe peine à récupérer de l’effondrement intervenu depuis 2008, le capital financier étasunien de la gestion d’actifs est reparti de plus belle (1989-2014 : + 75 %), véritablement sauvé puis dopé par l’injection massive de capitaux publics de l’État fédéral et de la FED (cf. chapitre 2). En Europe, la moitié des gestionnaires est localisée au Royaume-Uni, essentiellement sur la place financière de Londres (cf. chapitre 4), devant la Suisse (20 %) et Paris (11 %). Cette forte diversification du secteur financier et le déclin relatif de l’intermédiation bancaire au profit de ces nouveaux acteurs sont particulièrement sensibles par exemple en Europe où le poids des banques recule de 71 % à 62 % entre 2008 et 2014. Évolution du poids des différents acteurs en Europe (actifs en milliards d’euros) 2008

2009

2010

2011

2012

2013

2014

Banques

31,8

31,1

32,2

33,5

32,7

30,4

30,6

Assurances et Fonds de pension

6,2

6,6

7

7,2

7,8

8,1

8,3

Fonds d’investissements

4,5

5,4

6,3

6,2

7,2

7,9

8,4

Véhicules financiers

2,4

2,4

2,4

2,3

2,1

1,9

1,9

Total

44,9

45,5

47,9

49,2

49,8

48,3

49,2

71

68

67

68

66

63

62

% banques/ total Source : Roland Berger, 2014.

Les enjeux représentés par la shadow banking sont en effet essentiels. On peut en effet considérer que la moitié du système bancaire échappe aux contrôles et aux régulations, en dépit des nouvelles mesures de régulation

Les acteurs et marchés financiers au cœur de la planète financière

 115

adoptées depuis 2006. Dans le cadre de la préparation du sommet du G20 de Brisbane de novembre 2014, le Conseil de Stabilité Financière (CSF) lui porte donc une attention toute particulière dans la mesure où son formidable développement constitue un risque croissant de crise et de déstabilisation des équilibres géoéconomiques mondiaux. En effet, face à la grave crise de confiance née en 2006, la sauvegarde de la stabilité financière et l’équilibre des risques économiques et financiers sont des enjeux majeurs.

Les fonds de pension et les fonds spéculatifs Les fonds de pension : des systèmes de retraite ultra-financiarisés Face aux systèmes de retraite par répartition (cf. modèle français) fondés sur une solidarité intergénérationnelle (actifs cotisant pour les retraités), les fonds de pensions sont des organismes financiers chargés de gérer l’épargneretraite de leurs clients dans le cadre d’un système par capitalisation. Dans celui-ci, l’épargne accumulée durant la vie active et placée sur les marchés financiers par les fonds doit alimenter les retraites. Dans les treize principaux pays concernés, les fonds de pension gèrent 32 000 milliards de dollars d’actifs financiers en 2013 (83,5 % du PIB), soit une croissance de + 90 % de leurs actifs financiers en dix ans. Ce modèle anglo-saxon est particulièrement développé aux États-Unis (59 % actifs mondiaux), au Royaume-Uni (10 %) et au Japon (10 %) devant l’Australie, le Canada, les Pays-Bas, la Suisse, l’Irlande, Hong  Kong, l’Afrique du Sud et le Brésil et commence à se développer en Allemagne et en France. Les actifs cumulés dépassent les 100 % du PIB aux Pays-Bas (170 %), au Royaume-Uni, en Suisse, aux États-Unis et en Australie (105 %). Ce secteur est relativement concentré puisque 20 fonds gèrent à eux seuls 20 % des actifs mondiaux et 300 fonds la moitié. Les placements des actifs financiers des fonds de pension s’orientent en priorité sur les marchés actions, qui reculent cependant de 61 % en 2001 à 52  % des placements aujourd’hui, et sur les marchés d’obligations, en particulier les dettes publiques (40 % en 1995, 28 % aujourd’hui). Pour autant, la mondialisation financière ne se traduit pas par une homogénéisation des différentes stratégies de placement comme l’illustre le poids très variable des marchés actions et obligations dans les différents portefeuilles selon les pays concernés. Cependant, on assiste en quinze ans à un réel découplage des placements en actions des fonds de pension d’avec leur base nationale : le poids des actions des entreprises domestiques tombe de 64 % en 1998 à 44 % seulement en 2013. La mondialisation des marchés actions durant la période se traduit par la forte internationalisation des portefeuilles en actions des fonds afin de diversifier géographiquement les placements et les risques. En retour, le financement des firmes domestiques repose de moins en moins sur la mobilisation des capitaux des fonds de retraite de leur pays d’origine.

116  La planète financière

À l’inverse, les fonds de pension demeurent d’importants clients pour les marchés des obligations domestiques, en particulier pour leur État national d’origine : elles reculent seulement de 88 % à 80 % entre 1997 et 2013. Ces différences de stratégies s’expliquent en partie par le poids respectif des fonds de retraites privés ou publics, ces derniers jouant un rôle majeur au Canada et surtout au Japon. La géographie des fonds de pension : la diffusion d’un modèle anglo-saxon ultra-financiarisé Actifs milliards $

% PNB

% actifs mondiaux

ÉtatsUnis

18 878

113

59

57

23

0

R.-Uni

3 263

131

10,2

50

33

3

% secteur privé

% secteur public

20

72

28

14

88

12

% % % % actions obliga- liqui- autres tions dités

Japon

3 236

65

10,1

40

51

3

6

29

71

Australie

1 565

105

4,9

54

13

8

25

84

16

Canada

1 451

80

4,5

48

29

2

21

45

55

Pays-Bas

1 359

170

4,2

35

50

0

15

70

30

786

122

2,5

33

31

7

28

75

25

31 980

83

100

52

29

1

18

66

34

Suisse Total mondial

Source : Towers Watson.

Leurs résultats financiers et leurs capacités à répondre à leurs engagements (verser tel montant de retraite à leur cotisant) sont donc étroitement dépendants du dynamisme des marchés boursiers (valeurs des actions et dividendes versés par les entreprises dont ils possèdent une partie du capital) d’un côté, des taux d’intérêt des obligations publiques de l’autre qui baissent très fortement ces dernières années. Face aux difficultés structurelles de leurs deux piliers traditionnels, leurs logiques rentières se retournent donc de plus en plus vers d’autres marchés plus rémunérateurs mais plus risqués (autres : 18 %, contre 5 % en 1995). Ayant connu un très fort développement ces dernières décennies, le modèle des fonds de pension est aujourd’hui fragilisé par la crise et les réorganisations en cours. Malgré la taille considérable des portefeuilles financiers accumulés, ils apparaissent largement sous-capitalisés pour faire face à leurs engagements sociaux dont dépendent les revenus de centaines de millions de retraités. En particulier, de nombreuses firmes, par exemple britanniques ou américaines, vont être obligées de renflouer de milliards de dollars leurs principaux fonds de retraite dans les dix à quinze ans qui viennent face au vieillissement de la population et à l’allongement de la durée de vie de leurs

Les acteurs et marchés financiers au cœur de la planète financière

 117

anciens salariés. C’est d’ailleurs pourquoi dès 2006, le NAPF, l’association britannique des fonds de pension, évaluait le déficit des fonds de retraite à 1 000 milliards de livres et demandait au gouvernement britannique d’autoriser les firmes concernées à réduire a posteriori les retraites promises aux salariés lors de leur recrutement, remettant ainsi en cause un des fondements du pacte social.

Le fonds de pension des fonctionnaires californiens : CalPERS CalPERS (California Public Employees’ Retirement System) est l’un des plus importants fonds de pension des États-Unis, celui des fonctionnaires de Californie avec 1,6 million de bénéficiaires, fonctionnaires et retraités et leurs familles (santé et retraite). Gérant 230 milliards de dollars d’actifs financiers, il estime devoir dégager un rendement annuel d’au moins 7,75 % pour assurer ses engagements envers ses cotisants puisqu’il verse environ 2 200 dollars par mois à chaque retraité. Très dépendantes de la bonne tenue des marchés financiers, ces performances varient fortement d’une année sur l’autre : 12,5 % en 2010, 12,1 % en 2009 mais 1 % en 2011. Lissée sur dix ans, sa performance moyenne est de seulement 5,5 % et fragilise donc durablement son modèle social et économique. Il est en particulier très dépendant du marché des actions cotées qui représentent la moitié de la valeur de son portefeuille. Avec la crise, la valeur de son portefeuille recule d’un tiers en deux ans avant de remonter avec les cours. C’est pourquoi il s’est largement diversifié ces dernières années dans les actifs alternatifs (28 %), le capitalinvestissement (16 %) et l’immobilier (10 %).

Les hedge funds ou fonds spéculatifs : un monopole new-yorkais et londonien Apparus dans les années 1950 aux États-Unis, ces fonds demeurent marginaux jusque dans les années 1980 avant de jouer un rôle croissant sur l’ensemble des marchés financiers (dettes, devises, dérivés…) depuis leur libéralisation dans les années 1980. Utilisant une grande variété d’instruments (dérivés…), de techniques (vente à découvert…) et de niveau d’endettement (« effet de levier »), ils montent des opérations de plus en plus sophistiquées, ultra-spéculatives très risquées mais très rentables : entre 2003 et 2007, les dix premiers dégageaient une rentabilité de 31 %. Pourtant, les hedge funds constituent un « risque majeur » structurel pour la stabilité du système international selon la BCE. Rappelons ainsi, qu’en septembre  1998 la faillite de Long Term Capital Management – qui avec un capital initial de seulement 2,3  milliards de dollars avait investi dans un portefeuille d’une valeur de 125 milliards de dollars – menaça de crise systémique l’ensemble du système financier des États-Unis et obligea la Réserve fédérale américaine à lancer un plan de sauvetage d’urgence. On estime que plus de la moitié de leurs clients et les deux tiers de leurs actifs financiers proviennent des grandes institutions financières (banques, compagnies d’assurance, fonds de pension, fon-

118  La planète financière

dations, fonds souverains…) ou de particuliers très fortunés qui y placent une partie de leurs capitaux dans la gestion dite alternative. Entre 15 % et 25 % de l’activité des banques de financement et d’investissement européennes se fait avec des « hedge funds » et 30 % à 35 % sur le marché américain.

Bridgewater, le premier hedge fund mondial Lancé par Ray Dalio en 1975, Bridgewater est installé aux États-Unis à Westport, dans le Connecticut, après avoir quitté New York en 1981, où il emploie 1 200 salariés dont les plus qualifiés sont issus de la crème des grandes écoles et universités (Ivy League avec Yale, Harvard, Princeton, Columbia et Dartmouth). Par ses actifs sous gestion, il est le premier hedge fund mondial. Il compte un nombre limité de clients, autour de 250 grands investisseurs institutionnels internationaux.

Les hedge funds passent de 300 en 1990 à 7 300 fonds aujourd’hui, leurs capitaux en gestion montent de 750 à plus de 2 120 milliards de dollars entre 1990 et 2014. Avec la crise, ce secteur s’est profondément restructuré alors que nombreux collaborateurs de banques d’investissement quittaient leurs banques soumises aux contraintes de nouvelles réglementations (Morgan Stanley, Goldman Sachs, Deutsche Bank…) pour monter leur propre fonds. Cependant, le secteur des hedge funds est de plus en plus concentré économiquement du fait du poids croissant des sociétés de grande taille (gérant au moins 10 milliards de dollars) établies de longue date comme Bridgewater, Man Group, BlueCrest, Brevan Howard, Och-Ziff, Paulson, BlackRock, Baupost ou Cerberus. Certains sont très connus du fait de la forte exposition médiatique de leurs fondateurs comme Quantum du milliardaire George Soros ou Paulson & Co de John Paulson. Si leurs sièges juridiques sont souvent localisés dans des paradis fiscaux, à 80  % dans les Îles Caïmans, les Localisation des 100 premiers hedges funds mondiaux en 2013 Sièges effectifs

% capitaux en gestion

New York

49

41,5

Autres localisations

Grand New York

17

33,7

sous total

66

75,2

Londres

13

10

Reste des États-Unis

15

12,8

Minneapolis, Chicago, San Francisco, Atlanta, Austin

Reste du monde

6

1,9

Singapour, Hong Kong, Toronto, Madrid, Copenhague

100

100

Monde Source : Barrons.com

Connecticut, New Jersey, Boston

Les acteurs et marchés financiers au cœur de la planète financière

 119

localisations réelles des centres de gestion sont concentrées dans les places financières des grands pays développés, en particulier aux États-Unis. Avec 66 des sièges des 100 premiers hedge funds mondiaux et 75 % des capitaux en gestion, le Grand New York occupe une place centrale. On atteint 80 % des sièges et 85 % des capitaux en y ajoutant Londres. Au total, ces deux places financières anglo-saxonnes (cf. chapitre 4) jouent un rôle nodal dans ce segment de la finance spéculative.

Les grands marchés financiers : monnaies, actions, dettes et matières premières Les marchés financiers sont les structures et les lieux (cf. les « bourses ») où se négocie le capital financier. Le capital s’y échange sous formes de titres négociables appelés aussi actifs financiers ou capitaux financiers. La difficulté à mesurer et à saisir l’ensemble des marchés financiers s’explique par le fait que sous ce terme générique sont regroupés en fait cinq grands segments spécialisés disposant de leurs propres structures techniques et géographiques et répondant à des logiques différentes : monnaie/devise/ change, dettes/ obligations, actions /capitalisations boursières et, enfin, matières premières. D’autant que sur ceux-ci vont venir se greffer de nouveaux produits et marchés financiers de plus en plus opaques et d’une sophistication telle, via par exemple la titrisation, que les intervenants eux mêmes vont finir par perdre toute visibilité sur ceux-ci (cf. les produits dérivés et CDS ou Credit Default Swap…). Ce processus d’innovation va être un des facteurs essentiels de l’entrée en crise de 2008-2009. La diffusion géographique d’une innovation financière : les marchés de produits dérivés Métropole

Organisme

Date

Métropole

Organisme

Date

Chicago

C. Mercantile Exchange

1973

Sydney

SFE

1990

Chicago

C. Board of Trade

1975

Tokyo

TSE

1990

Londres

Life

1980

Singapour

Simex

1990

Paris

Matif

1986

Barcelone

MEFF

1990

Francfort

DTB

1990

Rome

MIF

1990

Un investisseur peut arbitrer, par exemple, entre l’achat et la vente d’une devise, le taux de rendement des dividendes actions placées en bourse de telles firmes, de tels secteurs d’activités (mines, pharmacie, sidérurgie…) ou telles places financières et les rendements obligataires sur la dette d’un État. L’hypermobilité géographique potentielle du capital financier dans l’espace

120  La planète financière

mondial, historiquement inédite, est essentielle au fonctionnement du système car elle permet de dégager une rente en survalorisant systématiquement les différences économiques – même les plus minimes – entre territoires (taux d’intérêt, prix des actions, taux de change entre deux monnaies…).

Les monnaies et devises : entre souveraineté et spéculation Souveraineté et géopolitique. Les monnaies sont d’abord géographiquement, comme symbole régalien, l’expression de la souveraineté d’un État sur son territoire national. C’est pourquoi chaque nouvel État cherche très vite à se doter de sa propre monnaie lors de son accès à l’indépendance : c’est le cas, par exemple, lors de l’éclatement de l’URSS, de l’ex-Yougoslavie ou de la Tchécoslovaquie en de multiples États dans les années 1990 ou du SudSoudan (création de la livre sud-soudanaise) plus récemment. À l’opposé, la création dans une partie de l’Union européenne de l’Euro est aussi l’expression d’un projet géopolitique commun de la part des États adhérents qui se traduit par un transfert de la souveraineté monétaire à un échelon supranational sous l’égide d’une nouvelle banque centrale, la BCE dont le siège est à Francfort en Allemagne. De même, l’existence d’une vaste zone monétaire unique constituée par quatorze États de l’Afrique occidentale (CEMAC et UEMOA) autour du Franc CFA, arrimé à l’Euro, est à la fois l’affirmation de vieux héritages géopolitiques impériaux mais tout autant l’expression d’une volonté de vivre dans un minimum de cadre commun formulée par les nouveaux États encore fragiles nés des indépendances de 1960. On retrouve cette logique de rapprochement géopolitique sous une monnaie commune dans le Golfe Persique (Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Koweït, Qatar…) où le Conseil de Coopération du Golfe cherche à créer une nouvelle monnaie commune. À l’opposé, certains petits États ont décidé de ne pas se doter d’une monnaie nationale et d’utiliser la monnaie d’une grande puissance. Ce sont soit des micro-États aux souverainetés tronquées (cf.  Monaco, Vatican, San  Marin, Andorre, Liechtenstein en Europe), soit de petits États intégrés à une sphère d’influence (cf. Panama avec le dollar étasunien depuis 1904, puis l’Équateur, le Salvador et le Timor oriental). Monnaie et enjeux de puissances géoéconomiques. Si la monnaie est un symbole de souveraineté politique, elle est aussi et tout autant l’expression de la puissance géoéconomique d’un État et des capacités hégémoniques d’une économie. Dans de nombreux pays, les autorités maintiennent un contrôle des changes et parfois certaines monnaies sont non-convertibles (cf. Yuan chinois, 28 États africains sur 53…). Ainsi, en Afrique, seulement six monnaies sont convertibles et n’obéissent pas à un contrôle des changes.

Les acteurs et marchés financiers au cœur de la planète financière

 121

Dans les zones en crises géopolitiques ou géoéconomiques (cf. hyperinflation, effondrement de la valeur de la monnaie… : Zimbabwe, Venezuela, Argentine, République du Congo…), la perte de confiance dans la monnaie nationale en circulation peut déboucher sur l’usage massif et quotidien d’autres monnaies reconnues comme stables tels le dollar étasunien, qui sert de valeur refuge partout dans le monde. On parle alors parfois de « dollarisation » des économies (cf. l’Équateur en 2000, le Salvador en 2001, l’Argentine aujourd’hui…). La dollarisation témoigne alors d’une relation hiérarchique totalement déséquilibrée au profit des États-Unis. Le deutsche Mark puis l’euro peuvent parfois aussi jouer un tel rôle, par exemple dans les Balkans ou en Europe orientale (crise ukrainienne actuelle). Avant la création de l’Euro, la moitié du stock de deutsche Marks circulant hors d’Allemagne était utilisée en Europe de l’Est et en Turquie, où il était la monnaie de référence, définissant ainsi une vaste zone Mark (Bulgarie, République tchèque, Hongrie, Slovaquie, Croatie, Slovénie, Bosnie, Yougoslavie). Pour autant comme le souligne une étude du Centre de Développement de l’OCDE de 2001, l’ancrage à une monnaie forte pour les Pays en Développement n’offre ni sécurité, ni stabilité, ni durabilité du fait des extrêmes contraintes qu’il fait peser sur l’économie et la société comme le souligne, par exemple, la crise de la zone Franc CFA des années 1990-2000.

Penser le système monétaire international en termes géopolitiques, selon Michel Aglietta « Le système monétaire international qui s’est développé depuis les accords de la Jamaïque en 1976 est hétérogène et peut être qualifié de « semi-étalon dollar ». Quelques monnaies, appartenant aux grands pays développés, sont libres de fluctuer vis-à-vis du dollar. Toutefois, beaucoup plus de monnaies appartenant à des pays émergents sont liées à la devise américaine par des régimes de change administrés, qui vont des taux fixes au flottement géré. De plus, les monnaies des émergents ont des degrés très variables de convertibilité externe. Depuis les années 1970, ce semi-étalon dollar a loyalement servi la vision anglo-saxonne du monde, mettant l’accent sur l’auto-ajustement des marchés financiers mondiaux. La prédominance du dollar par défaut a prospéré sur les ruines d’un double échec politique : la réforme du système monétaire internationale (SMI) entreprise par le Comité des Vingt en 1972-1974 a été abandonnée et la proposition du FMI en faveur d’un compte de substitution a été rejetée en 1980. Après ce double échec, le succès idéologique des politiques radicales de Reagan et Thatcher a assuré la légitimité de la prédominance du dollar. Le rappel de ces épisodes montre qu’une réflexion féconde sur la réforme du système monétaire international doit être exprimée en termes géopolitiques ». Michel Aglietta, 2010, in Alternatives Économiques, hors série n° 84, 2e trim., p. 84.

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Même dans le cadre de situations non conflictuelles, le différentiel de valeur entre une monnaie nationale maintenue à une parité jugée trop élevée par la population face aux devises internationales de références (dollars, euros…) peut déboucher sur un marché noir où la monnaie nationale se négocie à un cours bien plus bas que son cours officiel. Enfin, certaines puissances sous-continentales peuvent déployer une telle hégémonie géoéconomique et géopolitique sur leur espace régional que leur monnaie est largement utilisée comme moyen de paiement aux côtés des monnaies nationales : c’est le cas pour le rand sud-africain dans sept États de l’Afrique australe (Swaziland, Namibie, Lesotho, Zimbabwe), de la roupie indienne en Asie du Sud (Népal, Bhoutan) ou des dollars australiens ou néozélandais dans le Pacifique (Îles Cook, Niue, Nauru, Kiribati, Tuvalu). Enfin, on assiste depuis les années 1980 à la multiplication des crises de change qui traduisent brutalement l’importance des déséquilibres économiques et financiers entre États et continents (cf.  chapitre  1). Elles soulèvent en particulier la question de la fragilité d’un modèle de développement fondé sur l’attraction de capitaux internationaux spéculatifs à la recherche de forts rendements. Dans les décennies 1980 et 1990, on compte ainsi cinq à dix crises par an (Argentine, Mexique, puis crise asiatique de 1997-1998). En 2008-2009, une vingtaine de devises se sont effondrées de 25  % à plus de 50 % face au dollar (rouble, real brésilien, le won coréen, leu roumain…), débouchant souvent sur une crise financière et bancaire et un recul de 5 % à 10 % des économies. Dévaluations / réévaluations, monnaies fortes / monnaies faibles. La sous- ou la surévaluation d’une monnaie par rapport aux autres sont aussi un instrument de politique économique et industrielle. Dans ce cadre, les différentes Banques centrales peuvent mobiliser une partie de leurs réserves pour intervenir sur les marchés en achetant ou vendant des devises afin de peser sur les cours respectifs. Ainsi, la stratégie américaine de dollar fort des années 2000 permet d’attirer les capitaux internationaux afin de financer les énormes déficits des comptes courants et de réduire le coût des importations. À l’inverse, des monnaies artificiellement faibles, dopées par des politiques de « dévaluation compétitive », permettent de s’emparer de marchés à l’exportation comme en témoignent les stratégies de l’Allemagne des années 1950 ou du Japon puis des NPI dans les années 1960-1980. Le jeu relatif des monnaies peut ainsi modifier la géographie commerciale ou des appareils productifs comme en témoignent les débats des dernières années sur l’euro fort qui pénalise l’industrie européenne ou les débats actuels sur la « guerre des monnaies » que se livrent les États depuis la crise financière. Monnaies et rapports de forces planétaires : les privilèges du roi dollar. La géographie de la monnaie est donc aussi l’expression directe des rapports de force planétaires. À l’échelle mondiale, le dollar demeure un des

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vecteurs de l’Imperium américain comme monnaie à statut international. En particulier depuis le 15  août 1971, date à laquelle le Président Richard Nixon met fin à la convertibilité du dollar en or et fait entrer le monde dans l’ère des changes flottants (Accords de la Jamaïque de 1976), les stocks de métaux précieux ne servant plus comme auparavant de garantie aux monnaies internationales. Aujourd’hui, le dollar est à la fois la première monnaie d’échange du commerce mondial qui demeure largement libellé en dollar (pétrole, matières premières…), la première monnaie de réserve des banques centrales du monde (61 % en 2014 contre cependant 71,5 % en 2002, devant l’euro  : 25  %, le yen  : 4  % et la livre sterling  : 4  %) et la première monnaie des prêts internationaux. Le dollar demeure la référence dominante pour 60 % des monnaies de 104 pays (Mexique, Brésil, Royaume-Uni, Indonésie, Philippines, Corée du sud, Malaisie, Thaïlande…). Ce rôle majeur fait bénéficier les États-Unis d’un privilège géoéconomique exorbitant lui permettant de vivre à crédit et au-dessus de ses moyens depuis des décennies (cf. chapitre 2). En effet, faute d’alternatives crédibles, les investisseurs internationaux, publics et privés, continuent à financer massivement à très faibles taux d’intérêt le déficit extérieur et le déficit public étasuniens. Mais si John Connally, secrétaire d’État au Trésor du président Nixon, pouvait déclarer cyniquement au début des années 1970 que « Le dollar, c’est notre monnaie, mais c’est votre problème  », cette période de totale hégémonie est cependant en voie d’achèvement dans un monde plus interdépendant, plus multipolaire et équilibré. Pour autant, le dollar demeure soutenu par les achats massifs des pays pétroliers et des pays émergents d’Asie – une grande partie de leurs échanges et de leurs actifs financiers est libellée dans cette monnaie – afin d’éviter l’appréciation de leurs propres monnaies dont la hausse gênerait leurs exportations. Surtout, une baisse du dollar déboucherait sur la dépréciation de la valeur de leurs énormes actifs financiers libellés en dollars (bons du trésor et titres de la dette des États-Unis). Au total, les investisseurs du monde entier demeurent tributaires, faute de mieux, des actifs financiers libellés en dollars. Cependant, il est probable que d’ici une à deux décennies l’architecture monétaire mondiale sera organisée par une structure tripolaire autour du dollar nord-américain, de l’euro et du yuan chinois. Une vraie hantise pour les États-Unis. Les monnaies : le plus grand marché financier de la planète. Mais la monnaie fonctionne aussi de plus en plus comme un produit financier soumis aux lois des marchés financiers. En quelques décennies, le marché des devises a connu une véritable explosion avec une multiplication par cinq de sa taille depuis 2000  : il s’y échange 4  500 à 5  000  milliards de dollars par jours (5 300 milliards / jour en mars 2014), ce qui en fait un des segments les plus importants des marchés financiers mondiaux. Mais c’est aussi un des moins régulés, puisque la majorité des transactions s’effectue hors des mar-

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chés organisés par les régulateurs, et l’un des plus instables car très spéculatif. Si les entreprises transnationales non-financières y interviennent afin d’obtenir des monnaies pour leur activité ou leurs opérations financières (fusion, investissements, exportations…) et couvrir leur risque de change (dérivés de change), elles y jouent un rôle limité (15 % avec les États). La grande majorité des échanges y est réalisée par les grandes banques et autres intervenants financiers (hedge funds, courtiers en ligne, traders haute fréquence…) dans le cadre de logiques largement spéculatives. Ce marché est particulièrement concentré. Géographiquement, Londres (50 %) et New York (25 %) réalisent l’essentiel des échanges devant Singapour et Hong  Kong. Techniquement, de grandes plateformes d’échanges (cf. « EBS » [groupe Icap] pour les grandes banques, celle de Thomson Reuters pour les grandes institutions financières) jouent un rôle majeur avec les salles de marchés spécialisées. Enfin, économiquement, quatre monnaies polarisent les trois quarts des échanges totaux (Dollar, Euro, Yen et Livre sterling), mais la spéculation peut jouer un rôle majeur sur les autres petites monnaies (dollars australien ou canadien, livre turque, devises latino-américaines comme le peso mexicain…).

Le trading haute fréquence et ses effets sur la volatilité des marchés des devises Les grands acteurs bancaires se sont dotés de plateformes électroniques qui réalisent plus de 60 % des transactions mondiales. En particulier, le trading haute fréquence (THF) est géré par des automates extrêmement rapides fonctionnant à la nanoseconde. Ils peuvent ainsi valoriser très rapidement des écarts même infimes entre monnaies dans l’espace mondial pour en tirer une rente. Cette innovation, apparue aux États-Unis en 2007 puis en Europe, grâce à la directive sur les Marchés d’instruments financiers (MIF), réalise aujourd’hui 55 % des échanges aux États-Unis et 40 % en Europe. Du fait de son caractère très déstabilisant, cette activité est de plus en plus dans le collimateur des régulateurs et des politiques (cf. le débat sur le projet de taxe sur les transactions financières en Europe) alors qu’éclate en 2014 un nouveau scandale sur une possible manipulation du taux de référence du marché des devises, le WM / Reuters qui est calculé toutes les heures pour 160 monnaies, par les traders de certaines banques (Barclays, UBS, Deutsche Bank, RBS…).

Ce marché est détenu par un petit cartel de grandes banques internationales qui sont donc au cœur de la spéculation monétaire. Les cinq premières banques – l’Allemand Deutsche Bank, le Suisse UBS, les Américains Citi, Barclays et JP. Morgan – contrôlent aujourd’hui 60 % des échanges, contre 39  % en 2005. Dans le Top  10, on trouve ensuite HSBC, Bank  of America Merrill Lynch ou BNP Paribas. Les salles de marchés de Londres et New York y jouent un rôle central. Cette domination s’explique en particulier par l’im-

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portance des investissements à réaliser dans les salles de marché pour s’équiper des outils adéquats de gestion informatique. En 2013, la Deutsche Bank se dote ainsi d’une nouvelle plate-forme afin de traiter plus de 1 000 milliards d’euros de transactions par semaine. La qualité de la technologie, des services offerts (qualité des prévisions et recommandations sur les changes) et des offres tarifaires, plus ou moins agressive selon les banques, jouent un rôle majeur envers la clientèle. Mais en 2013-2014, un certain nombre d’autorités (FBI, Commission européenne, autorités suisses) s’inquiètent ouvertement de possibles manipulations des indices de change afin « d’influer sur la fixation du cours des devises ».

Les marchés d’actions : une planète des bourses duale et polarisée Actions et marchés boursiers. Traditionnellement, les actions sont pour une entreprise cotée en bourse un moyen de se financer en capital en vendant à un investisseur une part de son capital social, contre le versement régulier d’un dividende. La répartition du stock d’actions entre investisseurs détermine la propriété de l’entreprise (contrôle majoritaire, minorité de blocages…) et, en général, la composition du conseil d’administration et la nomination par celui-ci de la direction de l’entreprise qui fixe la stratégie à suivre. Historiquement, le recours aux marchés actions, où sont cotées et vendues les actions, est un des principaux moyens de financement des grandes entreprises. Mais attention, la planète des bourses est loin de répondre à l’image trop souvent véhiculée par les médias d’une toile totalement interconnectée en permanence et couvrant l’ensemble de la planète de manière unifiée. Son étude géographique fait au contraire apparaître son caractère dual et polarisé : seulement dix bourses représentent 73 % de la capitalisation boursière (vingt places : 90 %) et 83 % des échanges mondiaux. Elles sont localisées dans les places financières de Londres, New  York, Tokyo, Shanghai, Shenzhen, Paris, Séoul, Toronto, Francfort et Hong  Kong. À l’opposé, en Afrique par exemple, face à l’émiettement du continent en 24 bourses, seuls trois pôles régionaux émergent réellement : l’Afrique du Sud pour l’Afrique australe, le Nigeria pour le Golfe de Guinée et le Kenya pour l’Afrique orientale. Loin d’être déterritorialisé, les marchés actions reposent donc sur l’intervention d’agents multiples installés au cœur des quartiers d’affaires des plus grandes métropoles. Premièrement, le nombre de sociétés cotées peut varier sensiblement d’une bourse à l’autre, à la fois dans l’espace (Nasdaq : 2 616, Euronext : 1 060, Deutsche Börse  : 724, Budapest  : 52) et dans le temps  : plus du tiers, soit 600 firmes, des firmes cotées au LES londonien disparaissent ou se retirent entre 2007 et 2012.

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Deuxièmement, en dehors des grandes places internationales occidentales beaucoup plus ouvertes, la majeure partie des bourses dans le monde est dominée à 93 % par la cotation de compagnies nationales qui s’adressent à des investisseurs locaux, la cotation de firmes étrangères y jouant souvent un rôle marginal. Ainsi 514 firmes étrangères sont cotées au NYSE new-yorkais contre seulement 38 à Zurich et 5 à Mexico. Tout simplement parce que disposer d’une assise de cotation mondiale coûte cher (cf. les coûts de cotation) et n’est pas toujours intéressant. En définitive, seules les très grandes entreprises internationales disposent d’une cotation multiple dans de nombreuses bourses. Les firmes qui cherchent à être cotées déploient donc, selon leur puissance financière et économique, des stratégies de multicotation sélectives afin de multiplier les vecteurs d’investissement pour un coût raisonnable. Ainsi, cinquante grandes entreprises africaines sont cotées à la fois sur leurs marchés respectifs et à Londres. Dans ce contexte, la compétition internationale reste vive pour attirer la cotation des firmes transnationales : ainsi, en 2000, Nestlé se retire des cotations d’Amsterdam, Bruxelles, Tokyo et Vienne pour se concentrer sur Zurich, Francfort, Paris, et New York en vertu de localisations jugées plus optimales. Au total, le nombre de firmes cotées, la valeur de la capitalisation boursière et le volume des flux définissent la « profondeur » de chaque place financière, et donc son intérêt pour les grands investisseurs internationaux. Troisièmement enfin, l’action est souvent transformée en une marchandise que les investisseurs vendent ou achètent aux grés des opportunités en espérant en tirer des profits souvent sans lien réel avec la richesse créée par l’appareil productif : la formation de bulles spéculatives porte ainsi en elle la menace d’un krach permanent (cf. Jeudi Noir à Wall Street lors de la crise de 1929). Cette gestion se traduit par une forte pression des investisseurs sur les entreprises cotées (cf. chapitre 2) afin de verser le maximum de dividendes et de maintenir des cours boursiers les plus élevés possibles, en particulier à travers le boom des rachats d’actions, qui mobilisent des capitaux considérables. Du fait de l’internationalisation des marchés et des acteurs, les grands investisseurs réalisent des arbitrages entre leurs placements (actions, obligations…) et entre places financières. C’est ainsi que 26 % des actions cotées dans la zone euro sont détenues par des non-résidents contre 17 % en 2002. Si la responsabilité des marchés est souvent mise en cause lors de fermetures d’usines et de plans de licenciements (cf. la dénonciation des « licenciements boursiers »), il est souvent difficile d’établir un lien de cause à effet entre des décisions prises à Londres ou New York et leur impact dans tel ou tel territoire. Pour autant, comme l’illustre le cas de l’usine RioTintoAlcan en Maurienne, les choix stratégiques opérés sont déterminants.

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L’avenir de l’usine de Saint-Jean-de-Maurienne : deux stratégies Après avoir appartenu au champion national français de la filière de l’aluminium Péchiney, l’usine de Saint-Jean-de-Maurienne dans les Alpes passe sous le contrôle du groupe australo-canadien RioTintoAlcan dans les années 2000. Voulant se débarrasser de ses actifs français, ce géant mondial souhaite fermer Saint-Jeande-Maurienne, un cataclysme pour la région du fait des emplois concernés. Un bras de fer s’engage alors avec le gouvernement et le Ministre du redressement productif, A. Montebourg qui trouve un repreneur : le groupe familial allemand Trimet. Qu’est-ce qui oppose les deux entreprises ? La première, un grand groupe international de culture financière anglo-saxonne exige un niveau de rentabilité démesuré en centrant sa gestion sur le court terme afin de verser les plus hauts dividendes possibles à ses actionnaires. À l’inverse, Martin Iffert, le président allemand de Trimet France, souligne que sa gestion est centrée sur une vision à long terme et non pas focalisée sur les résultats du prochain trimestre et sur les besoins des clients plutôt que sur les actionnaires. « Et c’est justement cette différence qui explique pourquoi Trimet peut réussir là où RioTintoAlcan a abandonné », détaille Loïc Maenner, le directeur des opérations de Trimet en France. Face à la volatilité du cours mondial de l’aluminium qui passe de 2 500 à 1 000 euros la tonne en sept ans et qui détermine le prix de vente de la production de l’usine savoyarde, Trimet utilise des instruments de couverture pour se protéger de la baisse des cours qui renchérirait le prix de l’aluminium produit et entamerait exagérément la rentabilité de l’usine savoyarde. Trimet permet donc à l’usine savoyarde de survivre alors que RioTintoAlcan ne voyait pas d’issue. « Et le groupe allemand se voit ainsi assuré de bénéficier de cette production française, pour satisfaire les besoins de ses clients, notamment dans l’industrie automobile, que Trimet ne parvenait pas à satisfaire totalement », précise, Martin Iffert. « C’était le seul produit en aluminium qui manquait à notre gamme », se félicite-t-il. À l’opposé de cette vision, RioTintoAlcan ne cherchait pas à se couvrir des fluctuations du prix de l’aluminium. Le but du groupe était plutôt de profiter de la hausse du cours, qui se répercutait dans la valeur de l’action, quitte à accepter les risques de baisse du cours. « Quelqu’un qui achète des actions d’un groupe minier comme RioTintoAlcan, le fait pour profiter de la hausse des matières premières », poursuit Loïc Maenner. « C’est pour cela que les groupes miniers ne sont pas intéressés à sécuriser le cours du métal ». D’après La Tribune, 9 septembre 2014.

L’explosion des stocks et flux de capitaux. La grande nouveauté du régime d’accumulation financière réside à la fois dans l’explosion inégalée historiquement de la capitalisation boursière, qui représente à une date donnée la valeur de toutes les actions cotées sur une place financière, donc la valeur du stock de capital, et dans le caractère de plus en plus rentier et spéculatif de ce marché comme en témoigne l’essor fantastique des flux de transactions grâce au développement des innovations technologiques et des

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réseaux de télécommunication (cf. chapitre 1) reliant en temps réel toutes les places financières. Entre 1990 et 2014, la valeur de la capitalisation boursière mondiale est multipliée par huit en passant de 8  893 à 69  538  milliards de dollars. Son profil très erratique témoigne de l’explosion régulière de vastes bulles spéculatives : crise de la bulle internet en 2001, crise financière de 2008-2009, crise des dettes souveraines de 2011. En 2008 l’éclatement de la crise financière entraîne un effondrement de 48 % en un an de la capitalisation mondiale, soit un recul de - 32 800 milliards de dollars équivalent à 58 % du PIB mondial. Depuis, la mobilisation exceptionnelle des États et des Banques centrales et une énorme production monétaire (cf. chapitre 2) a à nouveau dopé les marchés actions afin de sauver le patrimoine financier des actionnaires, mais les marchés s’avèrent toujours très instables. Aujourd’hui, l’Amérique du Nord représente 44 % de la capitalisation mondiale devant l’Asie (29 %), l’Europe (22 %) et l’Afrique Proche Orient (4 %). L’évolution des marchés actions dans le monde (milliards de dollars) 130 000

80 000

120 000 70 000

Afrique Moyen Orient

110 000 100 000

60 000 Asie Pacifique

50 000

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40 000

Europe

70 000 60 000 50 000

30 000

40 000 20 000

30 000 Amériques

10 000

20 000 10 000

0

Capitalisation boursière par continent

92 19 94 19 96 19 98 20 00 20 02 20 04 20 06 20 08 20 10 20 12

90

19

19

2012

2014

2010

2008

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2002

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1994

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0

Valeur annuelle des échanges mondiaux

À cette énorme accumulation répond une fluidité exceptionnelle des échanges qui constituent le cœur des opérations spéculatives : entre 1990 et 2007, la valeur annuelle des échanges mondiaux d’actions est multipliée par dix-huit pour atteindre en 2007 le chiffre astronomique de 115 000 milliards de dollars, soit l’équivalent de deux fois le PIB mondial mis en circulation, avant de retomber à 52 500 milliards de dollars aujourd’hui. En janvier 2008, Euronext réalise 41,5 millions de transactions journalières (+ 80 % en un an) et aux États-Unis 3,9 milliards d’actions sont échangées par jour en moyenne mensuelle. Ceci se traduit par une forte volatilité et instabilité des cours. Sur

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ce marché, les capitaux volatiles (hot money) se déplacent en permanence d’un segment de marché à l’autre. Interconnexion et gestion du temps et des temporalités. Face à la rotondité de la terre et à l’organisation de l’espace planétaire et des sociétés humaines par fuseaux horaires, l’interconnexion des marchés dans l’espace mondial s’appuie fondamentalement sur l’extension progressive des heures d’ouverture des structures des marchés. L’extension des heures de cotation a pour objectif de permettre un fonctionnement des marchés en continue, chaque continent prenant le relais du suivant. Ainsi, les heures d’ouverture de la cotation parisienne passe d’une amplitude de deux heures en 1986 à 8 h 30 en 2000. En octobre 2001, la bourse d’Athènes choisit d’étendre ses horaires de transaction de 10 h/ 14 h 30 à 11 h / 17 h 15 afin de permettre au marché financier grec de mieux s’ajuster aux marchés américains. Historique des horaires de cotation de la Bourse de Paris Dates

23 juin 1986

juin 1986 / juin 1988

juin 1988 / sept. 1999

sept. 1999 / avril 2000

avril 2000

Horaires

12 h 30 / 14 h 30

10 h / 17 h

10 h / 17 h 05

9 h / 17 h 05

9 h / 17 h 35

Durée

2 h

7 h

7 h 05

8 h 05

8 h 35

S’ils facilitent l’internationalisation des marchés financiers, ces choix posent en retour des questions géopolitiques essentielles quant aux capacités de contrôle, d’analyse et de réaction des acteurs – individuels et collectifs, publics et privés – face au fonctionnement des marchés. C’est pourquoi de nombreuses décisions stratégiques sont prises par les différents acteurs (gouvernements, Banques centrales, firmes) soit durant la nuit, soit durant les coupures du week-end afin d’effectuer les principales annonces avant l’ouverture des marchés soit asiatiques, soit européens, soit américains. Pour autant, la création d’un véritable marché global sur lequel il serait possible d’acheter et de vendre n’importe quel titre à n’importe quel moment et n’importe où demeure encore très difficile pour des raisons techniques, économiques, sociales et politiques. Contrairement à ce qu’on lit trop souvent, si les marchés financiers sont mondiaux, ils sont encore loin d’être totalement « globalisés ».

La gestion du temps par le politique face aux marchés : l’exemple du SME de 1993 En 1993, on assiste à l’éclatement du Système Monétaire Européen sous la pression de la spéculation du jeudi 29 juillet au lundi 2 août 1993. À cette époque, les autorités politiques et monétaires des pays de la Communauté doivent concerter leurs choix stratégiques entre le vendredi 30 juillet 17 heures, heure de fermeture

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des marchés, et le lundi 2 août à 5 heures du matin, heure d’ouverture des marchés asiatiques. Une rencontre franco-allemande ultra-secrète réunit le vendredi soir à Paris les Allemands T. Waigel, H. Schlesinger et H. Tietmeyer et les Français E. Alphandéry (ministre), J. de La Rosière (Banque de France) et J.‑C. Trichet (Trésor). Le Samedi, le Comité Monétaire Européen se réunit à Bruxelles durant sept heures afin de préparer la réunion des ministres des Finances du Dimanche. Les bandes de fluctuations entre monnaies de part et d’autre des cours centraux sont élargies de 2,25 % à 15 %. Cette annonce est rendue publique le lundi matin. La spéculation a gagné face à la construction européenne : le SME a explosé. Ces logiques de gestion des contraintes temporelles se retrouvent à chaque période de crise comme en témoignent les dispositifs adoptés en septembre 2001 lors les attentats contre le World Trade Center de New York par les réseaux islamistes intégristes qui obligent les différents gouvernements et Banques centrales à coordonner leurs interventions afin d’éviter une crise systémique qui balayerait tout le système financier international.

L’organisation des marchés  : dérégulation, fragmentation, opacité. Les marchés actions étaient organisés traditionnellement dans un cadre institutionnel, juridique et fiscal propre à chaque État par des institutions spécialisées, les sociétés de bourses, localisées dans les grandes métropoles économiques. À partir des années 1980, la fin des monopoles nationaux et le décloisonnement des marchés, l’afflux massif d’investisseurs et l’informatisation des systèmes de transactions se traduisent par une profonde recomposition des entreprises des marchés boursiers. Ces sociétés de bourses – autrefois souvent publiques mais ensuite privatisées (cf. Londres dès 1986) – sont elles-mêmes des sociétés cotées qui fonctionnent comme des agents d’organisation physique, matérielle et géographique des marchés dans un cadre ultra-concurrentiel aux échelles nationales, continentales et mondiales tout en étant interconnectées. Chacune d’entre elles dispose de ses propres règles, de ses tarifs spécifiques de coût de transaction et de ses propres systèmes informatiques. À partir des années 2000, les marchés actions sont ensuite largement dérégulés (cf. Regulation NMS - National Market System aux États-Unis, directive Marchés d’instruments financiers ou MiF en Europe…) du fait de choix là encore éminemment politiques visant à briser le monopole des sociétés de bourses afin de réduire les coûts des transactions. À la recherche de nouvelles opportunités, les banques se précipitent dans la brèche en créant des dark pools. Les dark pools sont des plates-formes d’échanges électroniques qui permettent à des investisseurs – en grande majorité institutionnels – d’acheter et de vendre de gros blocs d’action en gardant leur anonymat et le secret sur les prix des transactions avant la clôture des marchés. Ce processus aboutit aujourd’hui à une extraordinaire fragmentation des marchés du fait de l’apparition de nouveaux acteurs, d’une opacité croissante des capitaux

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et des flux, et de l’importance acquise par les dark pools (cf. Europe : plateformes UBS MTF, BATS, Posit, Turquoise) qui échappent à toute régulation et à tout contrôle. Au Canada, la part de la société de bourse de Toronto TSX est tombée de 100 à 50 % des transactions devant l’apparition d’une dizaine de plateformes concurrentes. Le dark trading passe ainsi de 16 % à 37 % des transactions d’actions entre 2008 et 2013 aux États-Unis et représente 40 % du marché au Royaume-Uni, contre 14  % en France et en Allemagne, 5  % aux Pays-Bas et 3,5 % en Italie. À ceci s’ajoute enfin la pratique d’échanges de paquets d’actions de gré à gré entre investisseurs qui échappe là encore à toute publicité et à tout contrôle. La guerre des bourses  : des enjeux territoriaux considérables. Face à ces mutations structurelles, les sociétés de bourses se sont lancées dans un vaste processus de concentration économique et technique, de regroupements géographiques et d’internationalisation dont les enjeux territoriaux sont considérables aux échelles régionales et nationales, continentales et mondiales en intégrant de plus en plus les différents marchés. L’intégration horizontale permet d’acquérir des sociétés de bourse intervenant sur les mêmes segments de marchés mais dans d’autres espaces géographiques. La première étape est la constitution d’un marché boursier unifié à l’échelle nationale (cf. au Canada la fusion des bourses de Toronto et Montréal dans le TMX). Mais de nombreux États présentent encore des structures multipolaires du fait du maintien de bases économiques régionales fortement autonomes qui font de la résistance face à l’hégémonie du pôle dominant. Au Japon, il faut attendre 2013 pour que la bourse d’Osaka (Osaka Stock Exchange) fusionne enfin avec la bourse de Tokyo (Tokyo Stock Exchange, TSE), en particulier pour répondre au choc de la crise financière et à la forte montée de la pression chinoise. En Inde, l’hégémonie de Mumbai, qui dispose de deux bourses concurrentes, se heurte aux résistances de Delhi et Calcutta alors qu’en Chine la montée de Shanghai pose à terme la question de l’avenir de Shenzhen et Hong Kong. En Allemagne, si Francfort affirme sa puissance, elle a dû se constituer en réseaux avec les autres bourses régionales (Düsseldorf, Berlin, Munich, Hambourg ou Stuttgart), tout comme en Espagne Madrid avec Bilbao, Barcelone et Valence. En Chine, la création en 2006 du CFFE (China Financial Futures Exchange) regroupe sous la houlette de Shanghai les bourses de Zhengzhou, Dalian et Shenzhen. La seconde étape réside dans l’apparition de sociétés de bourses regroupant à une échelle continentale plusieurs sociétés nationales. En Europe, Paris, Bruxelles, Amsterdam et Lisbonne fusionnent pour former Euronext en 2001-2002, alors que dans l’espace scandinave et baltique Stockholm (Suède), Copenhague (Danemark), Helsinki (Finlande) et les pays baltes fusionnent dans OMX Nordic en 2004 alors que le London Stock Exchange s’empare de Borsa Italiana de Milan en 2007.

Carl

Santiago

Buenos Aires

Lima

Bogota

Mexico

PACIFIQUE

OCÉAN

0

New York

NYSE

Nasdaq

2 000 km

à l’équateur

São Paulo

Atlanta

Chicago

Casablanca

ATLANTIQUE

OCÉAN

Dublin

Madrid

Londres

Rotterdam

Paris (Euronext)

Toronto

Winnipeg

1 2

Riyad

Amman

Dubaï

Kazakhstan

Téhéran

Johannesburg

Malte Tel Aviv Le Caire

Budapest Ljubljana Istanbul Chypre Athènes

Varsovie Vienne

Lux.

Oslo Stockholm Moscou

Maurice

INDIEN

OCÉAN

Abou Dhabi Qatar

Mascate

Bangkok

PACIFIQUE

OCÉAN

Sydney Wellington

Conception : Laurent Carroué – Réalisation : Carl Voyer

1 Francfort 2 Zurich

Principales Principales

Métaux

3. Marchés interconnectés et interdépendants qui jouent sur les heures d’ouverture des marchés et les fuseaux horaires

Principales

Agricoles Produits pétroliers

Secondaires

Secondaires

2. Principales bourses de commerce pour les matières premières

100 1 000 6 000 19 278

1. Marchés actions : dix bourses, 73 % de la capitalisation boursière

Jakarta

Singapour

Hô Chi Minh-ville

en milliards de dollars US

Colombo

Manille Hong Kong

Taipei

Shanghai

Kuala Lampur

Shenzhen

Mumbai

Dalian

Osaka Séoul

Tokyo

L’organisation des marchés financiers par les grandes places financières

132  La planète financière

Les acteurs et marchés financiers au cœur de la planète financière

 133

La troisième étape est la constitution de groupes boursiers transcontinentaux. C’est ainsi qu’en 2006 le Nasdaq new-yorkais prend un quart du capital du LES londonien alors que le New York Stock Exchange (NYSE) rachète Euronex pour dix milliards de dollars. Pour en comprendre les logiques stratégiques, il convient de réfléchir à différentes échelles spatiales. À l’échelle des États-Unis, ces opérations s’expliquent alors par la forte concurrence et le déclin relatif de l’attractivité des bourses américaines face à Londres du fait de l’adoption de la loi fédérale Sarbanes Oxley qui renforce le contrôle des comptes, même des sociétés étrangères cotées aux États-Unis, à la suite des multiples scandales financiers de ces dernières années (cf. Enron, WorldCom…). À l’échelle européenne, l’Union européenne a été incapable de faire émerger une bourse continentale unifiée. Cet échec est d’abord un échec franco-allemand du fait, en particulier, de la volonté hégémonique de la bourse de Francfort (DB), qui souhaitait purement et simplement absorber Euronex. Mais le capital d’Euronex, privatisé, étant très dilué et non verrouillé par un pacte d’actionnaires solide, ce sont en fait les grands fonds financiers anglo-saxons (37 % du capital) qui ont fait la décision en vendant leurs parts aux Américains. Pour autant, face aux enjeux stratégiques que représentent de telles opérations, les échecs sont nombreux (LES Londonien avec le Canadien TMW…) en particulier du fait du refus des autorités publiques concernées : Canberra met ainsi son veto à la fusion entre Singapour et Sydney en la jugeant « contraire à son intérêt national », tout comme la Commission européenne met son veto à la fusion entre le Deutsche Börse et Nyse Euronext.

Les marchés des dettes : dépendance et jeux d’interdépendances Une géographie de la vulnérabilité et de l’interdépendance. Le marché du prêt et du crédit, donc de la dette, est sans doute un des plus vieux et des plus traditionnels marchés financiers au monde. Le marché obligataire de la dette – interne et externe, publique ou privée – est constitutif du financement normal de l’activité économique et sociale. C’est surtout aujourd’hui un des principaux marchés financiers par la taille des capitaux en jeu fonctionnant dans des échelles nationales (dettes internes), continentales et mondiales (dettes externes). En 2013, le stock mondial de dettes sécurisées est en effet évalué à 100 000 milliards de dollars par le FMI, soit 134 % du PIB mondial. Il se partage pour 45 % en dette publique et 55 % en dette privées (ménages, entreprises, entreprises financières).

134  La planète financière

Les grandes agences de notation : un tripôle en question Les investisseurs financiers se sont toujours préoccupé des risques que courent leurs investissements, en particulier sur le marché obligataire privé ou public. L’étude des prévisions économique et financière est donc devenue une activité indispensable. On a donc vu émerger progressivement un marché spécifique. Dans ce cadre sont apparues des sociétés de notation qui attribuent des notes aux entreprises ou aux États. Moody’s est ainsi fondée 1909 pour « noter », c’està-dire évaluer la solidité des compagnies de chemin de fer américaines. Si le marché moderne de l’évaluation des dettes apparaît aux États-Unis avant même la Première Guerre mondiale, il faut cependant attendre les années 1970 pour que ce système touche l’Europe et les années 1990 pour qu’il se généralise. Peu connu du grand public, le système mondial de notation ou rating des emprunteurs (États, collectivités publiques ou entreprises), contre paiement, est aujourd’hui détenu par un oligopole de trois grandes agences spécialisées, les Américains Standard and Poor’s, Moody’s et le Français Ficht qui disposent de cabinets dans toutes les principales places financières mondiales. Le recours croissant aux marchés financiers et le développement du « risque crédit » se traduisent par une envolée et une internationalisation de leurs activités. Moody’s évalue ainsi avec plus de 2 000 salariés plus de 85 000 entreprises, institutions financières, États et collectivités territoriales dans plus de 130 États. Ces agences déterminent une note selon un barème de solvabilité qui s’avère essentiel pour l’accès aux marchés financiers car il détermine les taux d’emprunts accordés définis à partir des intérêts des emprunts d’État. Elles sont devenues ainsi les impitoyables maîtres du crédit. La notation souveraine des États passe ainsi de 38 pays en 1990 à plus de 200 aujourd’hui et permet à ces agences de disposer d’un accès privilégié aux plus hautes instances gouvernementales et d’exercer parfois une véritable censure sur les différentes politiques publiques. Pour autant, n’ayant rien vu venir la crise financière de 2007, les stratégies et l’influence des agences de notation sont de plus en plus critiquées. C’est d’ailleurs pourquoi la Chine, par exemple, cherche à se doter elle aussi de sa propre agence de notation afin de briser le monopole occidental dans ce secteur stratégique de la prévision financière.

Ce marché est fondé sur un lien de dépendance entre deux acteurs basés sur la confiance, le degré de confiance dans la capacité à rembourser déterminant une prise de risque qui définit en retour assez largement le niveau de rémunération du capital (taux d’emprunts et paiements des intérêts). Ce lien est donc tout à fait spécifique puisqu’il établit sur des échelles temporelles (court, moyen et long terme) et spatiales (proximité, dette nationale ou étrangère) très variables des jeux de dépendance, voire de domination, entre prêteur et emprunteur. La géographie de la dette, qui renvoie donc aux structures mêmes des systèmes économiques, financiers et productifs et à leurs interdépendances, renvoie en fait à trois géographies. Une géographie de la

Les acteurs et marchés financiers au cœur de la planète financière

 135

vulnérabilité qui renvoie à la capacité de chaque économie (cf. la création de richesse) et de chaque État (cf. la collecte d’impôts) à se financer sur son propre marché (dette interne) ou sur le marché international (dette externe) afin de répondre à ses besoins qui définissent un déséquilibre plus ou moins structurel. Une géographie de la dépendance puisque l’emprunt sur le marché international introduit des rapports de dépendance et une ponction plus ou moins lourde sur les économies réelles (dettes / exportations, dettes / PIB…). Une géographie du risque financier, enfin, qui renvoie à la plus ou moins grande capacité des acteurs à rembourser et qui définit donc une échelle de risques qui détermine les taux d’intérêt des emprunts. Plus un État est pauvre et fragile, plus l’accès au crédit coûte cher et stérilise de ressources financières car on ne prête qu’aux riches. Ces liens dynamiques dans le temps et l’espace tissent ainsi une réelle interdépendance, le poids des «  créances douteuses  » dans le bilan des banques ou assurances pouvant déstabiliser, parfois jusqu’à la faillite, un établissement financier si elles ne sont pas remboursées. En 2014, la BCE estime ainsi à 900 milliards d’euros le stock de créances douteuses des 130 principales banques de la zone euro.

Les collectivités locales françaises prises dans l’étau des emprunts toxiques En France, de nombreuses collectivités locales (cf. Conseil général de Seine-SaintDenis…) se sont vu proposer pour leurs emprunts des produits financiers complexes et illisibles souvent d’origine nord-américaine par de nombreuses banques, dont Dexia depuis en faillite. Leur principal attrait était de proposer des taux d’emprunt plus faibles que ceux du marché. Depuis, le retournement du marché et la crise se sont traduits par une explosion des taux de remboursement qui les placent en situation très difficile. Plus de 300 contentieux sont aujourd’hui devant la justice alors que plus de 6 milliards d’euros sont en jeu. Face à une situation alarmante, l’État a créé un fonds de soutien doté de 1,5 milliard d’euros sur quinze ans. Financé à moitié par le contribuable et à moitié par les banques, il ne couvre cependant que 25 % des capitaux engagés. Les collectivités locales concernées par ces emprunts toxiques ont jusqu’en mars 2015 pour accepter cette aide en échange cependant de l’abandon des poursuites judiciaires contre les banques concernées. Dans tous les cas, si les banques sont protégées par un tel choix, c’est bien le contribuable aux échelles nationales, régionales, départementales ou locales qui devra régler la note de ce mirage offert par la grande finance anglosaxonne et relayé par les banques françaises dans les territoires souvent déjà les plus fragiles et les plus endettés.

Structurellement, le taux d’endettement mondial, public et privé, a fortement augmenté ces dernières décennies. Le nouveau régime d’accumulation financière s’est en effet construit et déployé sur l’explosion de l’endettement

136  La planète financière

des entreprises, acteurs financiers, ménages et États débouchant sur une économie d’endettement généralisée (cf. chapitres 1 et 2). Dans ce cadre général, la question du financement du développement ou de la consommation par l’endettement, en particulier l’endettement extérieur, a toujours été une question à la fois géopolitique et financière d’une grande importance. La plus ou moins grande solvabilité et les garanties publiques ou non des États ou institutions internationales définissent des risques et des risques-pays qui déterminent les conditions d’emprunts, les taux d’intérêt et le coût final des prêts. Plus un acteur – État, entreprise, ménage – est pauvre et fragile, plus l’accès au crédit coûte cher et stérilise ses ressources financières.

Dette et géopolitique : le cas argentin de 2001 à 2013 Aujourd’hui, c’est surtout la restructuration de la dette privée argentine qui retient l’attention : représentant 100 milliards de dollars, intérêts compris, elle n’est plus honorée depuis décembre 2001 du fait de la très profonde crise financière et économique que connaît un pays exsangue avec un État au bord de la totale banqueroute. Le plus important défaut de paiement de l’histoire. Après plus d’un an et demi de péripéties, le gouvernement de Buenos Aires propose, entre le 29 novembre 2004 et le 25 février 2005, en échange des anciens titres de nouveaux titres de moindre valeur et remboursés à plus lointaine échéance. Ce qui entraîne pour les créanciers une perte de 60 % à 70 % de la valeur de leurs avoirs initiaux. Si cette dette était détenue à 38,4 % par des argentins, dont des fonds de retraite, l’essentiel de cette dette est détenu par des acteurs étrangers : 15,6 % par des Italiens, 10,3 % par des Suisses, 9,1 % par des Américains et 6,1 % par des Allemands. Une de ses principales caractéristiques était d’être souvent détenue par une multitude de petits porteurs ayant investi dans les bons du Trésor argentin sur propositions de leurs propres banquiers qui leur promettaient une belle rentabilité : 40 000 épargnants allemands pour sept milliards d’euros mais surtout 450 000 Italiens pour 10,8 milliards d’euros. À l’instar des petits porteurs français grugés par la non-reconnaissance des emprunts russes tsaristes par le gouvernement bolchevik en Russie en 1918, la question de l’évaluation des incertitudes ou risques géopolitiques et géoéconomiques demeure une question centrale et récurrente de la mondialisation financière. Mais l’affaire rebondit en 2013-2014. Lors de cette crise, des fonds spéculatifs (cf. NML Capital et Aurelius Capital Management) rachètent à très bas prix une partie de cette dette argentine sur le marché secondaire dans le but de réaliser une confortable plus-value. Si 93 % des investisseurs initiaux ont accepté l’effort de décote demandé par l’Argentine contre remboursement du solde, 7 % des investisseurs refusent cette solution et engagent une action en justice devant la juridiction de l’État de New York. En août 2013, la Cour d’appel de New York condamne l’Argentine à rembourser 1,3 milliard de dollars à ce que Buenos Aires présente comme des « fonds vautours ». Après avoir racheté des titres de dette pour 50 millions de dollars, NML Capital espère en obtenir 800 millions, soit 16 fois sa mise initiale. Du fait d’une clause empêchant un traitement privilégié d’un créancier

Les acteurs et marchés financiers au cœur de la planète financière

 137

par rapport aux autres introduite dans les accords de restructurations signés, cela signifie que si l’Argentine accepte de payer les fonds vautours, sa facture risque de s’élever à 100 milliards de dollars. D’après L. Carroué, Images économiques du monde, 2006 et 2014, Paris, Armand Colin.

Les Suds et la dette : un spectaculaire renversement géopolitique. À l’échelle géoéconomique et géopolitique mondiale, la problématique de la dette des Suds a considérablement évolué ces dernières décennies. Ainsi, dans les décennies 1980-1990, on a assisté à la multiplication par trois du stock de dette externe des pays du Sud et de l’Est en transition du fait du contre-choc pétrolier et de la baisse du prix des matières qui diminuent alors les recettes d’exportation des pays. En Amérique latine, la crise de la dette débute dès 1982 par le Mexique, en cessation de paiement, avant de balayer la plupart des autres pays. La renégociation de la dette par les créanciers publics, dans le cadre du « Club de Paris », et les créanciers privés, dans le cadre du « Club de Londres » débouche sur plusieurs plans (« Plan Baker » de 1985, « Plan Brady » de 1989…) qui se traduisent par la mainmise humiliante des créanciers sur une partie de l’appareil public et productif. Puis au cours des années 1990, une succession de crises financières dans les pays émergents illustre les impasses des modes de développement recourant massivement à l’endettement extérieur spéculatif : crise brésilienne de 1987, mexicaine de 1994, crise asiatique de 1997-1998, puis crise russe, argentine et turque de 2001… Géopolitiquement, la crise de la dette va déboucher sur la généralisation de Plans d’ajustement structurels imposés par la Banque mondiale et le FMI dans le cadre du « consensus de Washington » qui vont accélérer brutalement l’ouverture ultralibérale de leurs économies (privatisations…) et mener à l’effondrement d’une partie des États (réduction des fonctions et dépenses publiques), en particulier en Afrique sub-saharienne, qui va basculer dans la « décennie perdue » des années 1980-1990. Mais la décennie 2000-2010 se traduit par un large renversement de la géographie mondiale de la dette publique, du fait en particulier de la remontée du prix des matières premières entre 2004 et 2008, qui permet un rapide désendettement de l’Afrique et de l’Amérique latine. Celle-ci décide d’ailleurs en décembre 2007 à l’initiative du Venezuela et du Brésil de créer la Banque du Sud pour assurer ses propres besoins de financements. Paradoxalement, alors que l’endettement du Sud a toujours été présenté par le système financier occidental comme un risque systémique majeur, c’est la crise d’endettement des… ménages américains et européens qui sert de révélateur à l’enclenchement de la crise systémique du régime d’accumulation financière. Mais qualitativement, les États les plus structurellement endettés sont toujours, pour l’essentiel, les États les plus pauvres ou en crise. Il convient de souligner que si certains d’entre eux ont bénéficié de plans d’annulation par-

138  La planète financière

tielle largement médiatisés – coordonnés en particulier par le Club de Paris qui réunit les principaux bailleurs – ceux-ci demeurent toujours conditionnés à des exigences spécifiques d’ouverture économique et de « bonne gouvernance » dont les critères sont fixés pour l’essentiel à Washington et à des pressions géopolitiques. Au total et paradoxalement, alors que les marchés financiers explosent en brassant des sommes de plus en plus considérables, la question du financement du développement du Sud demeure une question centrale, en particulier pour les États les plus pauvres. La Chine en a bien compris les enjeux, qui multiplie aujourd’hui les lignes de crédits et les prêts en échange d’investissements dans les infrastructures ou les richesses agricoles et minières dont elle a un impératif besoin pour son développement. Géographie de la dette 180,0

350,0

160,0

Grèce

300,0

140,0 250,0

120,0 ÉtatsUnis France

100,0 80,0 60,0

200,0 150,0 100,0

Évolution de la dette publique : des trajectoires différenciées (% PIB) Source : FMI, 2014.

Source : FMI, 2014.

Pays développés  : un niveau d’endettement équivalent à la fin de la Seconde Guerre mondiale. La grande nouveauté réside dans le fait que les pays développés polarisent aujourd’hui 84 % du stock de dettes mondiales. Selon l’OCDE, l’endettement public brut de ses dix principaux membres s’approche avec 116 % du PIB du record historique observé peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dans ce contexte, on risque d’assister bientôt à l’apparition d’une nouvelle crise de la dette du fait à la fois de la possible remontée des taux d’intérêt à long terme sur les marchés financiers mondiaux (cf. les débats actuels aux États-Unis sur l’arrêt de l’injection de capitaux par la FED) et du risque d’insolvabilité d’un nombre croissant d’États ou d’acteurs privés.

Inde

Brésil

Indonésie

Poids de la dette extérieure (% PNB)

Corée Sud

Russie

Mexique

Afrique Sud

Japon

Turquie

Italie

États-Unis

Allemagne

Suède

0,0 Espagne

19

90 19 92 19 94 19 96 19 98 20 00 20 02 20 04 20 06 20 08 20 10 20 12

0,0

50,0

Suisse

Algérie

France

20,0

R.-Uni

Bolivie

pologne

40,0

Les acteurs et marchés financiers au cœur de la planète financière

 139

La géographie du stock de dette mondiale sécurisée Total dette

% dette mondiale

% dette / PIB

% de dette publique

% de dette privée

Monde

99 788,8

100

133,6

45

55

Nords

84 012,9

84,2

199,3

45

55

Union européenne

30 072,5

30,1

184,6

34

66

États-Unis / Canada

39 130,0

39,2

210,4

39

61

Japon

12 243,6

12,3

249,9

83

17

NPI Asie

2 566,8

2,6

108,5

43

57

Suds

11 226,4

11,3

38,8

57

43

Asie

5 796,6

5,8

42,2

52

48

Am. latine

3 564,8

3,6

62,0

61

39

Afrique / P.-O. et M.-Orient

236,6

0,2

7,6

43

57

Afr. sub-sahara.

244,7

0,2

15,5

56

44

Europe orientale

1 383,6

1,4

29,4

75

25

Source : FMI, 2013.

Dans les grands pays développés, une des grandes leçons de la crise de la zone euro (cf.  la crise chypriote début 2013) tient en effet dans la forte interaction existant dorénavant entre le risque souverain (défaut de paiement d’un État) et le risque bancaire (difficultés ou faillites des banques). Jusqu’alors inconcevable pour de nombreux acteurs financiers, la faillite d’un État développé membre de l’Union européenne est brutalement devenue un fait tangible (cf. la crise grecque). La dégradation du contexte économique et financier a débouché sur une forte hausse, voire parfois une explosion, des taux d’emprunts à moyen et long terme (Chypre, Espagne, Irlande, Italie, Portugal, Slovénie) comme le montre la montée des primes de risques (cf. Credit Default swap, ou CDS). En particulier, le stock d’obligations souveraines de très bonne qualité – noté AAA par les trois principales agences de notation – est tombé de 11 000 à 4 000 milliards de dollars entre 2007 et 2013 (- 63 %), principalement à la suite de la dégradation de la note des États-Unis en août 2011. Dans ce contexte, on assiste à un processus de renationalisation des emprunts d’États dans certains grands pays développés et des Suds (cf.  les taxes pour freiner l’arrivée des capitaux étrangers au Brésil, en Asie du SudEst) alors que jusqu’ici l’internationalisation de sa dette était largement valorisée (Grèce : 71 % de la dette détenue par les capitaux étrangers, Portugal : 77 %, Irlande : 82 %). Elle permettait en effet accéder à un financement abondant et d’en abaisser le coût grâce à une signature de qualité. C’est ainsi qu’en

140  La planète financière

France, la part des créanciers étrangers était passée de 27 à 69 % de la dette d’État entre 2000 et 2014. Aujourd’hui, les grands clients de dette obligataire (banques, compagnies d’assurances et fonds de pension) privilégient les marchés jugés les plus sûrs malgré des taux très bas, voire négatifs (États-Unis, Allemagne, France), alors que les Banques centrales prennent la relève, en sortant largement de leur rôle traditionnel, en achetant massivement les emprunts d’États (cf. chapitre 2).

Les marchés des matières premières minérales et végétales Une financiarisation croissante des marchés. Largement internationalisés, les marchés des matières premières ou, selon le terme anglo-saxon, des commodities regroupent les matières premières énergétiques (pétrole, gaz, charbon), minérales (métaux) et agricoles (céréales, coton…). Ces marchés – qui émergent à Anvers en 1515, Amsterdam en 1530 et Londres en 1554 avec la création des premières bourses de commerce – fixent des cours mondiaux qui déterminent plus ou moins directement les revenus de centaines de millions de paysans, les rentrées financières et fiscales d’une centaine d’États et l’avenir économique de régions entières. L’évolution des prix a des retombées financières directes et des effets d’entraînement considérables sur plus de la moitié de la planète. La forte hausse de la dernière décennie redynamise les économies rentières agricoles et minières du Maghreb Proche et MoyenOrient, d’Afrique et d’Amérique latine (relance des investissements, créations d’emplois, nouvelles ressources fiscales avec parfois la révision des codes miniers…). Il permet un large désendettement qui réduit donc la dépendance financière antérieure aux institutions internationales et débouche parfois sur la création de fonds souverains qui vont gérer ces nouvelles masses de capitaux. Il se traduit enfin parfois par la reconstruction des États et de nouvelles logiques redistributives (cf. le Brésil).

La spéculation sur l’or, valeur refuge, et ses effets territoriaux Même s’ils étaient aux yeux de Keynes des « reliques barbares », les métaux précieux (or, argent) servent de valeur refuge. En Chine et en Inde, premier et deuxième importateurs mondiaux, ils servent encore souvent aux familles, en particulier aux femmes, à thésauriser une partie de leur richesse. En 2012 face à la crise, les banques centrales ne fonctionnent pas très différemment en achetant plus de 450 tonnes, soit 10 % de la production mondiale, afin de diversifier leurs actifs financiers (Chine, Brésil…) alors que les fonds financiers (Georges Soros, John Paulson…) multiplient les achats spéculatifs. Ainsi, le SPDR Goldtrust, un des plus gros fonds au monde, détient plus d’or que la banque centrale chinoise. La multiplication des cours mondiaux par 6,5 en douze ans, de 270 à 1 750 dollars

Les acteurs et marchés financiers au cœur de la planète financière

 141

l’once, dope les projets miniers aurifères dans le monde (Russie, Canada, Pérou, Ouzbékistan, Papouasie Nouvelle-Guinée, Burkina Faso…). Le Nord-Soudan, qui a perdu une large partie de ses revenus pétroliers depuis l’indépendance du SudSoudan, annonce même un vaste projet conjoint avec l’Arabie saoudite d’exploitation des dépôts d’or et de cuivre dans les eaux profondes du bassin de la Mer rouge pour 2014 alors que les sociétés chinoises multiplient les investissements au Canada, en Australie et en Afrique sub-saharienne. Depuis, la forte baisse des cours remet en cause une partie des projets, les moins rentables donc ceux situés souvent dans les espaces les moins accessibles et les plus déshérités, au grand dam des territoires concernés qui y trouvaient des leviers de développement. À ce titre, la dynamique aurifère est bien représentative de la forte articulation entre cours mondiaux des matières premières et développements miniers locaux et régionaux.

Les mécanismes de fixation des prix mondiaux dépendent structurellement des rapports entre l’offre et la demande, guidés par un certain nombre de fondamentaux souvent éminemment géographiques et territoriaux  : conjonctures mondiale et continentales, récoltes et stocks disponibles, aléas climatiques et chocs géopolitiques, mutations techniques et choix technologiques (cf. fracturation hydraulique pour le gaz et pétrole de schiste, usage croissant de produits alimentaires pour la production de biocarburants…). Leurs interactions débouchent sur une forte et structurelle volatilité des prix, bien connue des acteurs (cf.  l’effet de King dans les produits agricoles qui amplifie les mouvements à la hausse ou à la baisse, bien étudié par le géographe Jean Paul Charvet). Depuis une quinzaine d’années, les matières premières ont connu un cycle historique de hausse sensible des prix du fait de la croissance démographique mondiale, de la hausse des niveaux de vie et de consommation et de la dynamique de la demande des pays émergents, dont la Chine avant de se retourner aujourd’hui du fait de l’atonie de la croissance mondiale sous les effets de la crise. Traditionnellement, les intervenants sur ces marchés viennent soit du négoce, soit des firmes amont (fournisseurs), soir des firmes aval (clients). Mais on a assisté depuis la décennie 1990 à un vaste processus de financiarisation qui repose sur l’arrivée de nouveaux investisseurs financiers (grandes banques d’affaires, hedge funds, fonds d’investissement, fonds de pension…) dont les traders, les swaps dealers et les gestionnaires de portefeuilles arbitrent entre marchés et entre classes d’actifs. Ils sont à la recherche d’une forte rentabilité et de la diversification de leurs portefeuilles d’actifs grâce à la sophistication croissante des modalités d’investissement liées à des innovations financières de plus en plus sophistiquées (standardisation des contrats de dérivés sur les matières premières, poids accru du trading haute fréquence…). Ainsi, le fameux fonds de pension CalPERS des fonctionnaires de Californie investi 8,4 % de ses actifs dans les matières premières dans les années 2000. Au total, les banques sont devenues en quelques décennies les

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principaux spéculateurs sur les marchés de gré à gré, les marchés à terme et le secteur des dérivés des matières premières et des produits agricoles. Paradoxalement, ce processus s’est traduit par un effet de relative éviction des intervenants traditionnels que sont les producteurs et les intermédiaires non financiers : en avril 2013, ils représentaient seulement 15 % des positions ouvertes sur le marché du pétrole et 19 % sur celui du blé.

L’évolution des grandes banques d’affaires face aux mutations du cadre réglementaire Alors que les départements spécialisés des grandes banques d’investissement (UBS, JP Morgan, Morgan Stanley, Goldman Sachs, BNP Paribas, Crédit Suisse, Deutsche Bank et Société Générale…) avaient connu un essor considérable ces dernières décennies dans les commodities du fait d’une forte rentabilité, les activités de négoce de matières premières sont peu à peu abandonnées par les grandes banques d’investissements sous la pression des régulateurs. L’interdiction de faire du négoce pour compte propre (règle Volcker aux États-Unis) et la définition de nouvelles normes et règles de gestion, dites prudentielles, accélèrent les désinvestissements des banques dans certains fonds spéculatifs comme dans certaines activités de trading particulièrement consommatrices de capital en fonds propres pour se recentrer sur des activités moins risquées. Morgan Stanley cède ainsi ses activités de négoce d’électricité, de gaz et de pétrole au fonds souverain du Qatar en 2013. Le français Natixis, après avoir été un très gros acteur sur le LME londonien, quitte le ring de cotation alors que les banques françaises quittent le négoce de matières premières (cf. BNP Paribas à Genève et New York). Il est vrai que de nombreuses institutions internationales (FMI, Unctad, OCDE) et gouvernements (cf. réunion du G20), sous la pression des opinions publiques ou d’autres acteurs économiques, sont un train de plaider pour un retour à une plus grande régulation des marchés mondiaux des matières premières du fait de leurs impacts économiques, sociaux et territoriaux particulièrement déstabilisateurs (cf. projet de limitation des positions des traders et investisseurs sur une vingtaine de marchés).

Pour autant, paradoxalement, les volumes financiers mobilisés sont au total relativement peu importants. Ils représentent moins de 10 % de la valeur globale de la production physique mondiale des matières premières minérales et énergétiques. Mais comme ils interviennent en fait sur des micro-marchés très compartimentés par produits (pétrole, cuivre, étain…), leur impact spéculatif peut être considérable sur les cours des matières premières, au grand dam des consommateurs ou des entreprises aval. Ainsi, en janvier 2008, les marchés mondiaux du blé, du maïs et du soja sont déstabilisés par l’intervention de seulement 136 milliards de dollars. Entre juin et décembre 2008, les cours du cobalt, du rhodium ou du cadmium reculent de - 70 à - 90 %. La hausse brutale des prix alimentaires en 2007-2008 augmente selon la FAO de

Les acteurs et marchés financiers au cœur de la planète financière

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140 millions les personnes souffrant de malnutrition alors que les émeutes de la faim se multiplient dans de nombreux pays des Suds (cf. chapitre 1). Les grands marchés à terme spécialisés. Les marchés mondiaux des commodities sont organisés par des marchés à terme spécialisés qui fixent les prix. Historiquement, une poignée de places historiques relativement spécialisées dominent : Chicago dans les produits agricoles (CBOT-Chicago Board of Trade et CME-Chicago Mercantile Exchange), Londres (LMELondon Metal Exchange) sur les métaux non ferreux (aluminium, cuivre, nickel, zinc…), New York plus diversifiée (NYBOT-New York Board of Trade, New York Coffee, Sugar and Cocoa Exchange), Paris (produits agricoles et métaux) et Tokyo (TCE-Tokyo Commodity Exchange). On trouve ensuite des places secondaires dont la présence s’explique souvent par la forte spécialisation productive de leur région d’insertion : le Minneapolis Grain Exchange ou le Kansas City Board of Trade du fait du rôle de grenier agricole mondial joué parles grandes plaines étasuniennes, Kuala Lumpur et Singapour dans l’huile de palme, le caoutchouc ou l’étain, Sydney dans la laine, Rotterdam et Singapour dans les hydrocarbures.

Le nouvel intérêt de la Chine pour le négoce de matières premières Premier consommateur mondial de matières premières dont elle est très dépendante pour son développement et un des premiers importateurs mondiaux (premier consommateur mondial de pétrole devant les États-Unis, plus de 50 % du minerai de fer et 40 % des métaux de base comme le cuivre, l’aluminium, le zinc, plus le caoutchouc naturel, deuxième rang pour l’or…), la Chine témoigne d’un intérêt croissant pour le négoce. Le groupe GF Securities est devenu le premier courtier chinois à pouvoir opérer sur le ring, le marché à la criée du London Metal Exchange (LME). L’Industrial and Commercial Bank of China (ICBC), la première grande banque mondiale en termes d’actifs, rachète les activités de trading de matières premières de la banque d’affaires londonienne Standard Bank. Enfin, dans le négoce de matières premières physiques, la Bourse de Hong Kong, le HKEx, a racheté le LME londonien en 2012 et souhaite maintenant développer des contrats à terme sur les matières premières en Chine continentale. À mi-chemin entre le NYMEX new-yorkais et le LME londonien, Shanghai est appelée à devenir une bourse de premier plan pour les matières premières. Dans le même temps, le géant agroalimentaire chinois Cofco prend le contrôle de Noble Agri, la filiale de négoce d’un des plus grands traders de matières premières d’Asie présent dans le monde entier, de l’Ukraine aux États-Unis, à l’Afrique du Sud ou à l’Amérique latine à côté des géants Cargill, ADM, Bunge et Louis Dreyfus Commodities.

Progressivement, on a vu aussi se développer de nouvelles places dans les années 1980-1990 en Chine (Dalian Commodity Exchange, Zhengzhou Commodity Exchange, Shanghai Futures Exchange) et en Amérique latine

144  La planète financière

(Brésil et Argentine) puis dans les années 2000-2007 en Inde, aux Émirats arabes unis (Dubaï Gold and Commodity Exchange, Dubaï Mercantile Exchange) ou au Canada (Carex, spécialisé dans le gaz naturel, l’électricité, le pétrole lourd, les minerais et métaux). Comme pour les marchés actions, le marché des commodities connaît de profondes mutations de son organisation sous l’effet des fusions et recompositions. Ainsi, l’Intercontinental Exchange (ICE) d’Atlanta, crée en 2000 et spécialisé dans le trading sur les matières premières et surtout les marchés dérivés et la compensation, rachète en 2001 l’International Petroleum Exchange (IPE) londonien (principal marché européen des énergies, dont cotation du pétrole Brent de la mer du Nord), en 2007 le NYBOT new-yorkais, afin d’élargir sa palette de produits cotés au café, cacao ou sucre, et le Winnipeg Commodity Exchange des grandes plaines agricoles canadiennes puis, surtout, en 2013 le NYSE Euronext pour 8,2 milliards de dollars afin de s’emparer en particulier du Liffe (marchés de produits dérivés) pour devenir un des plus importants opérateurs des marchés financiers mondiaux.

Le Chicago Mercantile Exchange (CME) de la place financière de Chicago Sur la place financière de Chicago, le Chicago Mercantile Exchange (CME) rachète en 2007 pour 8 milliards de dollars le Chicago Board of Trade (CBOT). Respectivement deuxième et troisième bourses de produits dérivés et très complémentaires (taux d’intérêt, emprunts de l’État américain, dérivés sur l’or…), ce rapprochement débouche sur l’émergence d’un nouvel acteur – le CME Group – qui réalise 4 200 milliards de dollars de transactions journalières. Géographiquement, cette opération a un double intérêt. Premièrement, à l’échelle américaine, elle renforce la place de Chicago, en particulier dans le négoce et la cotation des produits agricoles, une vieille tradition historique puisque l’ancêtre du CBOT – aujourd’hui grand spécialiste des céréales – est apparu dès 1848 avec le lancement des premiers contrats agricoles et l’ancêtre du CME – aujourd’hui spécialiste des marchés de la viande – est créé en 1898 sous le nom de Chicago Butter and Egg Board. Deuxièmement, à l’échelle mondiale, elle permet de détrôner de sa première place Eurex, une filiale de la bourse allemande Deutsche Börse, qui était jusqu’ici la plus importante plate-forme d’échange de produits dérivés au monde et marginalise un peu plus la plate-forme londonienne Euronext.Liffe.

La place de Londres  : première place de marché pour les métaux industriels et précieux. Du fait du poids des vieux héritages impériaux, la place financière de Londres joue un rôle central dans la fixation des prix et le négoce des métaux précieux (or, argent) ou industriels (cuivre, aluminium, étain, zinc, nickel, cobalt, molybdène…) dans le monde. Contrôlé par des maisons de négoce et les grandes banques d’affaires (cf. JP Morgan : 11 %, Goldman Sachs : 10 %), il est racheté par la société de bourse de Hong Kong

Les acteurs et marchés financiers au cœur de la planète financière

 145

(HKex) en 2012. Au cœur de la City de Londres (cf. chapitre 4.), le London Metal Exchange (LME) polarise 80 % à 90 % des transactions dans les métaux industriels. Au-delà de la fixation des prix, le rayonnement mondial du LME s’explique aussi par la certification qu’il apporte à des dizaines de gigantesques centres de stockage répartis dans le monde entier qui assurent la gestion du négoce physique des minerais (cf. dans l’aluminium : Rotterdam et Vlissingen aux Pays-Bas, Détroit pour les Grands Lacs aux États-Unis…). Ces dépôts appartiennent soit à des grandes banques d’affaires (JP Morgan : 74, Goldman Sachs : 112…), soit à des sociétés spécialisées (Glencore : 179, Suisse Mercuria, Henry Bath…). La détention de ces entrepôts de stockage physique est essentielle pour spéculer sur les prix en stockant ou déstockant des millions de tonnes de minerais comme le montre, par exemple, le blocage du marché mondial de l’aluminium entre 2008 et 2010 et les prestations véhémentes des clients industriels qui n’arrivaient plus à se faire servir dans des délais raisonnables.

Les systèmes de cotation du prix de l’or et de l’argent : vers un profond bouleversement Vieux de 117 ans, le système de cotation du cours de l’argent, le « métal blanc », qui reposait uniquement sur les accords entre trois banques à Londres, a été profondément rénové durant l’été 2014. La LBMA – London Bullion Market Association – qui rassemble 76 professionnels des métaux précieux, a retenu l’opérateur boursier CME group et le groupe d’information Thomson Reuters pour mettre en place un mécanisme électronique plus transparent publiant chaque jour les volumes échangés. Si les onze membres du marché spot (grandes banques JP Morgan, Goldman Sachs, UBS…) gardent un rôle important, la LBMA souhaite élargir l’assiette des acteurs intervenant dans la fixation des cours. Vieux de 95 ans, le mécanisme de cotation de l’or, tout comme celui de l’argent, à Londres – qui sert de référence au monde entier – est jugé dépassé à l’heure des cotations électroniques et parfois accusé de favoriser la fraude et les manipulations (voir les amendes de la Financial Conduct Authority – FCA, le régulateur britannique, contre Barclays). Le prix mondial de référence de l’or (London Gold fixing) est en effet fixé de manière très artisanale deux fois par jour par conférence téléphonique entre cinq banques dans le monde (Barclays, HSBC, Scotiabank, Deutsche Bank et Société Générale) qui disposent ainsi d’un pouvoir exorbitant. Durant l’été 2014, le Conseil mondial de l’or (CMO) a réuni l’ensemble des acteurs miniers, industriels et financiers (groupes miniers, raffineurs, Banques centrales, banques, fournisseurs de produits financiers, opérateurs de marché…) afin de réfléchir à un nouveau système plus transparent et plus régulé. Un des principaux enjeux défendus par le CMO, qui défend l’intérêt des producteurs, réside dans le fait que le nouveau système de prix se fonde sur les transactions effectivement conclues et une livraison effective du métal.

Chapitre 4

Les territoires de la planète financière

On ne soulignera sans doute jamais assez que, loin de naviguer dans la sphère éthérée d’un monde virtuel connectant les écrans de traders en transe, la mondialisation financière, c’est d’abord et avant tout du territoire, et donc des territoires. Tout d’abord parce que bien loin d’être totalement homogène et ubiquiste, l’espace mondial de la production, de la mobilisation et de la circulation de la richesse est profondément différencié et très largement inégal, dual et polarisé. Il demeure pavé de structures juridiques, économiques, démographiques, sociales et culturelles spécifiques faisant à chaque fois système – l’Inde n’est ni la France, ni le Pérou – définissant des marchés plus ou moins développés, ouverts et accessibles. Le tout débouche sur le maintien de systèmes nationaux et régionaux spécifiques dans lesquels doivent se mouler les grandes firmes financières pour réussir leur internationalisation. On peut même considérer que face à la résistance ou aux rugosités des territoires, c’est bien la capacité de ces firmes à déployer ce que nous pouvons appeler une « intelligence territoriale » qui est le principal gage de succès. La planète financière est en effet pavée de systèmes bancaires et financiers encore largement définis, malgré l’internationalisation des firmes et la mondialisation des marchés, à des niveaux d’échelle nationaux. Ne pouvant traiter dans le cadre de cet ouvrage d’une multitude d’exemples, il nous a semblé nécessaire de prendre le temps de décortiquer et d’analyser l’organisation et le fonctionnement économique et territorial d’un système bancaire et financier, celui de la France. Il apparaît en effet refléter assez bien dans ses principales logiques spatiales les dynamiques systémiques à l’œuvre et les grands enjeux posés dans de nombreux pays : adaptation des systèmes aux dynamiques démographiques, économiques et sociales des territoires ; quadrillage des territoires, drainage de l’épargne et financement des économies régionales ; articulations entre banques de détail et banque de financement

148  La planète financière

et d’investissement, entre finance classique et finance de marché ; hiérarchie urbaine et polarisation métropolitaine sur les très grandes villes et la régioncapitale, mais aussi crise et mutations fonctionnelles en retour des structures métropolitaines centrales… Cette approche française puis francilienne débouche naturellement sur la question centrale des grandes places financières mondiales jouant un rôle nodal dans l’organisation en réseau de la planète financière. Leur définition puis leur analyse détaillée soulignent le rôle incontournable que remplissent les grandes métropoles mondiales ou continentales du fait de la nécessaire polarisation spatiale d’une masse critique de fonctions et d’emplois hautement spécialisés assurant une forte connectivité entre acteurs. Contrairement là encore à de nombreuses idées reçues, loin d’abolir l’espace, les distances et les territoires, la mondialisation financière et le vaste déploiement de la finance de marché de ces dernières décennies se sont construits sur des logiques survalorisant toujours plus la proximité, la polarisation et la connectivité dans des espaces urbains très restreints. Cette hyperconcentration métropolitaine n’empêche pas cependant la transformation de la toile mondiale tissée par les places financières comme en témoignent les mutations des grands pays émergents comme le Brésil, l’Inde et la Chine qui souligne un dispositif de plus en plus multipolaire. Enfin, à la fois en complément mais tout autant en miroir des grandes places financières, il nous a semblé nécessaire d’analyser les paradis fiscaux ou Centres Financier Extraterritoriaux, tant ils occupent aujourd’hui une place névralgique. Cette approche est volontairement centrée sur l’articulation à toutes les échelles des enjeux financiers, géoéconomiques et géopolitiques que représentent ces structures territoriales.

Des systèmes bancaires et de financement différenciés Malgré l’internationalisation des acteurs et la mondialisation des marchés financiers, les territoires de la planète financière demeurent dans leurs structures bien différenciés.

Le maintien de systèmes nationaux bien différenciés Résistance des territoires et intelligence territoriale Premièrement, il convient de souligner que le pavage des territoires aux échelles sous-continentales, nationales et régionales se caractérise encore et toujours par des structures juridiques, économiques, démographiques, sociales et culturelles spécifiques définissant des marchés plus ou moins déve-

Les territoires de la planète financière

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loppés, ouverts et accessibles (cf. chapitre 1) qui servent de socle à la production et à la circulation de la richesse, aux comportements de consommation et d’épargne et à l’organisation des systèmes bancaires et financiers. Ainsi, le système bancaire russe est contrôlé pour plus de moitié par les banques publiques alors que les systèmes chinois ou indiens s’ouvrent de manière très progressive et contrôlée aux investisseurs étrangers.

Les comportements d’épargne : de grandes différences internationales Il apparaît de fortes disparités dans le comportement d’épargne des ménages qui se retrouvent dans la structure des flux d’épargne et du patrimoine financier des ménages. Ces disparités reflètent des spécificités tant individuelles (parcours de vie, âge, catégories socio-professionnelles et niveaux de revenus, composition familiale des ménages, préférence en matière de risques…) que nationales (choix de la protection sociale avec systèmes de retraite, d’assurance chômage et maladie, incitations fiscales, réglementations…). Ces différences structurelles se retrouvent dans les taux d’épargne des ménages, la structure des placements et des patrimoines financiers et l’orientation des systèmes bancaires et financiers. En Espagne, le rôle significatif d’un système bancaire traditionnel (cf. poids des caisses d’épargnes régionales) explique l’importance des dépôts bancaires (62 % des encours) alors que l’assurance-vie et les fonds de pension y jouent un rôle modeste (18 %). Si l’Italie ressemble à l’Espagne, on doit y relever l’importance des placements des ménages dans la dette publique d’État (25 % des encours) du fait en particulier de fortes incitations fiscales (cf. l’absence de droits de succession sur les titres obligataires). À l’opposé, les contrats d’assurance-vie et de fonds de pensions jouent un rôle majeur au Royaume-Uni (58 %) ou aux Pays-Bas (66 %) du fait de systèmes de retraite par capitalisation. Le tout explique que le patrimoine des ménages de chaque pays est constitué de produits financiers ayant des caractéristiques différentes en termes de liquidités (disponibilité rapide ou forte immobilisation), de rendement moyen, de traitement fiscal, de complexité de gestion et de risques en termes de capital comme l’illustrent les forts aléas des marchés actions. D’après l’Autorité française des Marchés financiers, juillet 2013.

Deuxièmement, les différents systèmes nationaux de financement des entreprises demeurent très marqués par une forte opposition entre financement de marché, via la bourse, largement valorisé dans les pays anglo-saxons et financement bancaire, très présent en Allemagne. Ainsi, en France, les entreprises font appel pour 35 % au premier et pour encore 65 % au second, en particulier les petites et moyennes entreprises. On retrouve ces différences de structures aux échelles continentales : dans la zone euro, les prêts bancaires représentent 70 % de l’endettement des entreprises contre seulement 30 % aux États-Unis. Au total, la mondialisation financière n’a pas nivelé sur

150  La planète financière

un seul modèle universel dominant les différents modèles de capitalismes du fait des héritages structurels de longue durée. Sources du financement des entreprises non financières (en %) Allemagne

France

Royaume-Uni

États-Unis

Financement de marché

18 %

35 %

54 %

74 %

Crédit bancaire

88 %

65 %

46 %

23 %

Source : BCE, 2014.

Enfin, troisièmement, dans leurs processus d’internationalisation, les grands acteurs bancaires doivent tenir compte de ces résistances territoriales en se moulant dans ces « aspérités spatiales » ; la bonne maîtrise de cette «  intelligence territoriale  » étant même une des conditions majeures d’une internationalisation efficace de leurs activités. Ainsi, en 2006, la grande banque d’affaires new-yorkaise JP Morgan Chase rachète à la Bank of New York ses activités de banque de détail et de banque commerciale pour les PME, soit plus de 338 agences bancaires, un portefeuille de dépôts bancaires de 15  milliards de dollars et un carnet de 8  milliards de dollars de prêts pour 600 000 foyers et 100 000 clients d’affaires. Cette stratégie de forte territorialisation dans un des espaces métropolitains où l’activité de banque de détail est la plus lucrative s’explique par des raisons stratégiques : en diversifiant ses activités, JP Morgan Chase cherche ainsi à réduire son exposition dans la banque d’investissement internationale, une activité plus rentable mais aussi plus volatile et donc plus risquée. Dans ce cas précis, JP Morgan Chase estime que son quadrillage territorial par la banque de détail est un complément indispensable en termes d’activités et de revenus à ses activités de grande finance internationale spéculative. On retrouve largement ce modèle à l’œuvre dans les grandes banques dites universelles, qui combinent à la fois banque de détail et banque d’affaires, dans de nombreux pays, en particulier en Europe. On retrouve cette intelligence territoriale à l’œuvre dans la stratégie déployée par la Société Générale en Europe centrale et orientale ces quinze dernières années à l’occasion de la chute du mur de Berlin. Grâce à une forte croissance externe, définie par le rachat de banques locales déjà existantes, la Société Générale s’est implantée en Croatie, en Serbie, en Slovénie, au Monténégro, en Roumanie, en Bulgarie, en République tchèque et en Russie. Dans ce vaste espace sous-continental, la Société Générale articule deux échelles spatiales. Premièrement, elle joue la continentalisation en organisant ces différentes filiales dans un espace bancaire régional intégré verticalement  : l’objectif est de dégager des logiques de synergies dans certains grands produits financiers offerts à l’ensemble de la zone (leasing, crédits,

Les territoires de la planète financière

 151

gestion d’actifs, assurance-vie, financement d’investissements). Mais, deuxièmement, elle joue aussi la carte nationale en gardant le nom initial de ses différentes filiales afin de présenter à sa clientèle une image de forte proximité. Dans ce cas précis de banque de détail, la bonne articulation des emboîtements d’échelles entre l’organisation d’un espace bancaire sous-continental intégré et les différentes échelles nationales qui gardent une certaine autonomie de gestion est un facteur d’efficience pour une grande banque internationale. Dans leurs stratégies d’internationalisation, les grandes banques et compagnies d’assurance déploient, à partir du contrôle le plus étroit possible de leurs bases nationales respectives, des stratégies d’internationalisation différenciées face à la saturation des grands marchés développés très concurrentiels. Ainsi par exemple, face à la Société Générale qui joue la carte de l’Europe centrale et orientale tel que nous venons de le voir, BNP Paribas joue l’Italie, l’ouest des États-Unis, l’Europe occidentale et certains pays émergents comme la Chine ou la Turquie. De même, les banques espagnoles privilégient l’Amérique latine alors que les banques étasuniennes se sont longtemps taillé un quasi-monopole en Amérique centrale. Enfin, avec la crise et les nouvelles réglementations en cours d’élaboration qui obligent les banques à gonfler leurs fonds propres et à disposer de nouvelles liquidités, le développement de la banque de détail et le quadrillage des territoires afin de drainer au mieux les capitaux des épargnants sont parfois redevenus un enjeu majeur pour de nombreux acteurs.

Une Europe bancaire plurielle Même sur un continent au marché très intégré comme l’Europe occidentale, les systèmes bancaires nationaux demeurent d’une grande diversité définissant ainsi une Europe bancaire plurielle alors les services financiers et annexes emploient 11,5 millions de salariés et représentent 5,5 % du PNB. Face aux nombreux paradis fiscaux (Suisse, Luxembourg, Liechtenstein, Monaco, îles anglo-normandes, île de Man…) qui jouent un rôle majeur dans la gestion internationale offshore ou à la place financière britannique largement dominée par les banques étrangères européennes, américaines et asiatiques, les autres systèmes nationaux témoignent du poids des héritages historiques. Si la Norvège, la Suède ou la France voient leurs marchés contrôlés par des «  champions nationaux  » peu nombreux mais puissants, l’Italie, l’Espagne ou l’Allemagne présentent des degrés de concentration sensiblement plus faibles. Le système espagnol est dual du fait de la présence à la fois de grands établissements internationalisés (Santander, BBVA) et de l’existence jusqu’à la crise actuelle de nombreuses banques régionales, étroitement associées aux élites politiques et économiques locales mais aujourd’hui en pleine res-

152  La planète financière

tructuration du fait de leur faillite liée à leurs folies spéculatives, en particulier immobilières dans leurs régions respectives.

L’Écosse : l’hypertrophie du secteur financier d’une région européenne périphérique Petite région de 5 millions d’habitants au nord du Royaume-Uni, l’Écosse est un des berceaux historiques de l’industrie financière britannique avec Londres. La Bank of Scotland, première banque d’Europe à avoir imprimé des billets, y fut créée en 1695 et le fonds Scottish Widows est souvent présenté comme la première société au monde à avoir commercialisé des produits d’assurance-vie. Aujourd’hui, le secteur financier pèse d’un poids considérable. Il y représente 8 % du PIB, 13 % avec les services associés. Les banques, assureurs et gestionnaires d’actifs y représentent 85 000 salariés directs et 100 000 emplois induits. En particulier, Édimbourg accueille les sièges de la Bank of Scotland et, surtout, celui de la Royal Bank of Scotland (RBS), troisième banque du Royaume-Uni sauvée de la faillite par une recapitalisation de 45 milliards de livres en 2008 et par des garanties de l’État de 275 milliards de livres, soit une aide publique directe et indirecte équivalente à 211 % du PIB régional. Le poids du secteur financier y est en effet hypertrophié : les actifs financiers y représentent plus de 12 fois le PIB régional, soit encore plus que l’Islande ou Chypre avant la crise financière. Au total, 750 milliards de livres d’actifs financiers – soit plus de 940 milliards d’euros – sont gérés par les firmes basées en Écosse, essentiellement à Édimbourg, mais aussi à Glasgow et Aberdeen comme RBS, Barclays mais aussi les Américains Morgan Stanley, BlackRock et Standard Life Investments. Cette insertion opportuniste et hypertrophiée de cette petite région périphérique dans la planète financière constitue aujourd’hui un risque majeur. D’après Les Échos, septembre 2014.

Les services financiers et professionnels dans l’emploi et le PNB en 2013

Luxemb.

Salariés (milliers)

% emplois

% PNB

Actifs bancaires % PNB

 

Espagne

Salariés (milliers)

% emplois

% PNB

Actifs bancaires % PNB

44,6

18,6

26,6

1 666

822,9

4,9

3,9

296

2 122,7

7,1

7,9

448

France

1 373,1

5,3

4,9

387

Pays-Bas

580,3

6,9

8,6

447

Allemagne

2 216,6

5,5

4

331

Irlande

124,9

6,5

10,1

533

Italie

1 243,5

5,5

5,5

225

R.-Uni

De même, en Allemagne, les grandes banques privées allemandes (Deutsche Bank, Commerzbank…) se heurtent à un marché très cloisonné

Les territoires de la planète financière

 153

et verrouillé par les trois grands piliers traditionnels du «  modèle rhénan  » que sont les banques coopératives et mutualistes (Volksbanken et Raiffeisenbanken), les caisses d’épargne qui appartiennent aux administrations publiques régionales et, enfin, les Landesbanken, elles-mêmes contrôlées conjointement par les caisses d’épargne et surtout les grands Länder qui en font un levier essentiel à leurs stratégies de soutien « tous azimuts » à leurs économies régionales. Dans un État très attaché au fédéralisme, le maintient de cette structure très éclatée explique que les cinq plus grandes banques ne contrôlent que 30 % du marché et que les firmes bancaires allemandes fassent pâle figure dans le classement bancaire mondial, et ce malgré le poids économique de l’Allemagne.

L’organisation des territoires de la finance : l’exemple de la France Ne pouvant traiter dans le cadre de cet ouvrage de l’ensemble des territoires de la finance, il nous a cependant semblé nécessaire de décortiquer à une échelle nationale le fonctionnement et l’organisation économiques et territoriaux d’un système bancaire et financier. Si la France est bien sûr un cas spécifique, il reflète assez bien dans ses principales logiques spatiales les dynamiques systémiques à l’œuvre dans de nombreux pays.

Les territoires bancaires : quadrillage des territoires et hiérarchie urbaine Si le secteur financier français compte 657 principales banques généralistes, banques mutualistes et coopératives, assurances (AXA, Groupama…) et sociétés financières, il est économiquement dominé par cinq grands acteurs fortement internationalisés (BNP Paribas, Crédit Agricole / Crédit Lyonnais, Société Générale, BPCE et Crédit Mutuel / CIC) et assez ouvert sur l’international, les capitaux étrangers en contrôlant un tiers (HSBC, Barclays, Allianz…). Il emploie 830 000 salariés (+ 18 % en 20 ans), dont 370 000 dans le seul secteur bancaire. Pour des raisons historiques, la France est un des pays les plus bancarisés d’Europe (99 % population). Les montants quotidiens des paiements s’élèvent à 21 milliards d’euros, grâce en particulier à la forte pénétration des cartes bancaires (31,8  millions d’opérations par jour pour 4,5 milliards d’euros) et des chèques (9 millions par jour pour 5,4 milliards d’euros). Comme dans toute l’Europe occidentale, le système bancaire français a été largement touché par la crise du fait de nombreuses faillites (cf. Dexia, Crédit Immobilier de France, Groupama…) et du retrait de certains groupes étrangers (cf. anglais Barclays). Fin 2008, l’État français avait dû mobiliser en urgence 100  milliards d’euros (prêts garantis et apports en fonds propres)

154  La planète financière

et participer à la nationalisation de Dexia, la banque franco-belge, pour un milliard d’euros alors que se multiplient depuis les pertes, la liquidation de portefeuilles d’actifs à risques (cf. Natixis de la Banque Populaire Caisse d’Épargne : 34 milliards d’euros hérités des subprimes) et les recapitalisations. La dynamique d’internationalisation des quatre grands groupes financiers français Actifs financiers (milliards $)

Salariés mondiaux

Filiales à l’étranger

2003

2007

2011

2003

2008

2011

2003

2011

BNP Paribas

986,7

2 969,3

2 551,2

89 071

173 188

198 423

351

892

Société Générale

679,6

1 616,6

1 533,6

87 920

160 430

159 616

338

345

AXA

567,2

963,5

947,7

117 113

109 304

96 999

340

589

Crédit Agricole

1 102,8

2 635,1

2 237,5

63 140

88 933

87 451

196

274

Total des 4

3 336,3

8 184,5

7 270,0

357 244

531 855

542 489

1 225

2 100

Source : Unctad, 2013.

La crise s’est traduite pour les cinq grandes banques françaises par une réduction sensible de la taille de leur bilan, la montée de leurs fonds propres afin de répondre aux nouvelles exigences réglementaires, un net rééquilibrage entre finance de marché et banque de détail et, parfois, un sensible recentrage sur leur marché national. Ainsi, en 2013 la banque de détail représente 61 % du produit net bancaire (PNB), c’est-à-dire le chiffre d’affaires, des six grandes banques françaises, dont les ¾ sont réalisés en France et un quart à l’étranger. En complément, la finance de marché représente donc 39 % du PNB – contre 45 % en 2010, un reflux sensible dû à la crise – dont 17 % pour la banque de financement et d’investissement (BFI), 14 % pour la gestion d’actifs et 10 % pour les financements spécialisés.

Mutation de l’emploi et des qualifications, mondialisation et délocalisation de postes Les métiers des grandes banques connaissent en dix ans de profondes mutations. Le poids des cadres passe de 37 à 56 % des emplois alors que celui des techniciens recule de 63 à 44 %. Dans le même temps, les embauches sont de plus en plus qualifiées : en 2011-2013, les Bac / Bac + 1 en représentent 10,5 %, contre 43 % aux Bac + 4 et plus. Enfin, une partie des emplois des fonctions supports ou traitement des opérations régresse sous l’effet de l’informatisation des fonctions et des services clients (gestion des comptes personnels par internet…) et des transferts d’activités vers les pays à bas salaires afin de réduire les coûts de fonctionnement.

Les territoires de la planète financière

 155

En cinq ans, les postes de gestionnaires de back office reculent ainsi de - 43 % pour tomber à seulement 19 820 emplois. Dans toutes les grandes banques internationales (cf. HSBC, Barclays, Deutsche Bank…), ce sont les services des back offices (opérations administratives, développement et maintenance des services informatiques…) qui sont les premiers concernés par les délocalisations. Ainsi, BNP Paribas a implanté en Inde la BNP Paribas India Solutions dans deux centres techniques à Mumbai et Chennai qui travaillent pour les filiales de 28 pays où la banque est implantée. Depuis 2000, la Société Générale, via Société Générale Global Solution Center (SGGSC), est implantée à Bangalore où elle emploie 3 500 salariés. Ces implantations en Inde valorisent les bas salaires, l’usage de l’anglais, les villes en haut de la hiérarchie urbaine qui sont des îlots de modernité, disposant de la localisation d’importantes sociétés de services informatiques indiennes aujourd’hui de rang mondial. La firme indienne Infosys réalise ainsi un tiers de son activité dans l’assurance, la banque et les services financiers. Ces logiques de délocalisation centres/périphéries peuvent aussi fonctionner à des échelles continentales : BNP Paribas transfère en 2014 en Amérique du Nord le back office de son activité taux (Fixed income Money Market) de New York à Montréal alors qu’en Europe la Société Générale implante certains services à Bucarest en Roumanie (230 postes) tandis que la Commerzbank de Francfort privilégie les Nouveaux Länder et la Pologne. Au total, les délocalisations d’emplois sont loin de concerner dorénavant les seules industries de main-d’œuvre et touchent massivement les fonctions techniques de base des services financiers.

Pour les acteurs financiers, le quadrillage des territoires est essentiel afin de drainer le maximum d’épargne disponible vers leurs produits financiers (livrets d’épargne, assurances-vie…) dans un cadre très concurrentiel. La banque de détail représente en France 70  % des emplois financiers totaux et les salariés directement au contact avec la clientèle 52 %. La base du dispositif est constituée par un réseau de 27 000 agences locales (38 000 avec La Banque Postale), soit une pour 2 310 habitants, rattachées hiérarchiquement à des directions départementales ou régionales. Le poids de la vente-client dans le système français % emplois

Spécialités

Banque de détail

69 %

À partir des agences et de la banque en ligne, collecte de dépôts, distribution de crédits et gestion des moyens de paiements

Banque de finance et d’investissement

16 %

Opérations financières comme introductions en bourse, émissions de titres ou de produits financiers, fusions acquisitions de sociétés…

Supports

15 %

Services centraux, management, contrôle de gestion, direction du personnel, marketing, comptabilité, juristes, fiscalités.

Source : AFB, 2014.

156  La planète financière

La géographie bancaire est toujours étroitement corrélée au dynamisme démographique, économique et social des territoires comme en témoigne l’évolution des emplois ces vingt dernières années. Le recul des postes touche à la fois les territoires ruraux en déclin (Creuse : - 34 %, Gers : - 29 %, Nièvre : - 23 %) et les départements industriels en crise (Ardennes : - 19 %, Territoire de Belfort  : -  17  %). À l’opposé, les départements dynamiques connaissent une forte croissance comme l’Hérault (+ 72 %), la Haute Garonne (+ 62 %) ou l’Ille-et-Vilaine (+ 58 %). Dans de nombreux départements, la polarisation des services financiers dans la ville principale est considérable (Amiens : 71 % des emplois de la Somme, Tours : 69 %, Dijon et Ajaccio : 69 %, Montauban : 68 %, Aurillac : 66 %, Besançon 62 %…) et s’accompagne parfois d’une véritable désertification des territoires ruraux. Dans l’Yonne, Auxerre, la principale agglomération, accueille 57 % des emplois devant les deux villes secondaires que sont Sens et Avallon (19,5  %) et les 21  bourgs ruraux au statut de chefs lieux de cantons (23,5  %) qui drainent les campagnes agricoles environnantes alors qu’à l’opposé 414  communes rurales sont sans infrastructure. Étroitement articulée à la hiérarchie urbaine, la dynamique de la géographie des agences bancaires cherche à coller au mieux aux évolutions socio-démographiques et économiques des territoires. Entre 2014 et 2018, le Crédit Lyonnais va ainsi reconsidérer le maillage de ses 1 900 agences avec 80 fermetures et 70 ouvertures.

Niort et Le Mans : deux exceptions provinciales face à la polarisation métropolitaine Niort, dans les Deux Sèvres avec 10 600 salariés, et Le Mans, dans la Sarthe avec 7 200 salariés, sont deux villes moyennes de province fortement spécialisées dans le secteur financier du fait de la présence historique des mutuelles d’assurances, qui apportent aussi de nombreux emplois induits (services informatiques, audit et expertise comptable, courtage…). Depuis les années 1970, Niort s’est orientée vers les mutuelles d’assurances (assurance aux particuliers, santé, assurance-vie, prévoyance…) qui sont le premier employeur de la ville : on y trouve la MAIF, fondée en 1934 pour les enseignants, le groupe MAAF, fondé en 1950 pour les artisans, la MACIF (1960), le SMACL, créé en 1974 pour les collectivités territoriales ou IMA-Inter Mutuelle Assistance (1983). La ville accueille aussi les sièges régionaux Centre Atlantique de Groupama et Aquitaine-Centre atlantique de la Banque populaire. Pour sa part, Le Mans est le siège des MMA-Mutuelles du Mans Assurances et accueille des centres d’appels spécialisés (Mondial Assistance, Argus Assurance…).

Les services financiers sont un des secteurs économiques où la polarisation métropolitaine est la plus marquée : les 83 premières aires urbaines accueillent 83 % des emplois. Mais à elle seule l’aire urbaine de Paris polarise 40 % de l’emploi national et écrase l’ensemble de la hiérarchie urbaine

Les territoires de la planète financière

 157

nationale : la seconde agglomération du pays, Lyon, est dix fois plus petite. En effet, les grandes métropoles et leurs aires d’influence directe sont économiquement au cœur de la création, de l’accumulation et de la circulation de la richesse et socialement le lieu de résidence principale des plus vastes clientèles, souvent aussi les plus aisées. C’est pourquoi une forte corrélation existe entre la géographie des revenus et de la fiscalité d’un côté et les emplois financiers de l’autre. Le système financier : polarisation métropolitaine et domination francilienne Dunkerque Béthune Arras

Saint-Brieuc Brest Rennes Quimper Lorient Vannes Saint-Nazaire

Caen

Chartres

Laval

Orléans Blois

Tours Poitiers

La Roche-sur-Yon

Niort

Angoulême

Reims

30 000

326 675

Dijon Bourges Chalon-sur-Saône

Pau FRANCE AUTONOME

1,1

2

3

4

5,7

16,1

Annecy Chambéry Grenoble

Bordeaux Nîmes

Avignon

Nice

Toulon

Béziers Perpignan

Colmar Mulhouse

Annemasse

Lyon

Montpellier

Strasbourg

Montbéliard Besançon SYSTÈME RHÔNE-ALPIN

Bourg-en-Bresse Clermont-Ferrand

Limoges

Bayonne Toulouse

% emploi dans la finance/ emploi total par aire urbaine

Nancy

Troyes

Saint-Étienne Valence

765

Metz

PARIS

Évreux

Cholet

La Rochelle

Amiens Beauvais

Angers Le Mans

Nantes

Les salariés de la finance

Rouen

Valenciennes Douai/Lens

Conception : Laurent Carroué – Réalisation : Carl Voyer

Le Havre

Lille

Marseille-Aix 0

200 km

L’aire urbaine de Paris est le nœud privilégié du territoire financier national avec 25 % des revenus imposables, 37 % des impôts versés et 40 % des emplois. Du fait de sa suprématie qui s’est fortement renforcée avec la forte Carl FORMAT : 120x90 concentration économique du secteur bancaire ces dernières décennies, laLAURENT région-capitale écrase les onze grandes métropoles de province (Lyon, Marseille/ Marseille, Toulouse, Nice, Bordeaux, Lille…). À elles douze cependant, ces aires métropolitaines jouent un rôle déterminant avec la moitié de la richesse nationale, 60 % des impôts des ménages et 64 % des emplois financiers, largement devant les aires urbaines secondaires et l’espace rural. Enfin, Mutations_France_Finance à l’échelle infra-métropolitaine, les activités financières sont regroupées soit dans les centres historiques de prestige de type haussmannien, soit dans les

158  La planète financière

nouveaux quartiers d’affaires où ils sont surreprésentés comme à Marseille (8e, 6e et 2e arrondissements) ou à Lyon (3e, 6e et 2e arrondissements), du fait en particulier de la présence des directions centrales régionales. Géographie des revenus, des impôts et des salariés du secteur financier par taille des aires urbaines Aires urbaines

Foyers fiscaux millions

Revenus déclarés millions €

% total

Impôts total millions €

% total

Emplois dans finance

% total

Paris

6,81

11 grandes métropoles

7,87

220,82

24,8

20,6

204,18

22,9

12,6

37,2

326 675

40

22,9

201 982

25

Sous total 12 métropoles

14,69

425,00

47,7

33,2

60,1

528 657

64

Aires urbaines secondaires

7,13

172,95

19,4

8,9

16,1

156 271

19

Petites aires urbaines

7,96

178,76

20,0

8,6

15,6

111 465

14

Espace rural

5,36

115,49

12,9

4,5

8,2

23 791

3

Total national

35,15

892,23

100,0

55,3

100,0

820 184

100

Source : INSEE, 2014.

Les territoires métropolitains de la richesse et du commandement La forte sélectivité géographique des activités financières – et ce à toutes les échelles, de l’aire urbaine à la commune, voire au quartier – est étroitement corrélée aux territoires métropolitains de la richesse et du commandement. Comme tous les grands pays développés, la France a connu ces dernières décennies une forte montée de ses inégalités socio-économiques et territoriales sous les effets conjoints de la mondialisation, de l’hypertrophie des marchés financiers et des politiques néolibérales mises en œuvre comme le souligne l’économiste T.  Piketty dans Le capital au xxie  siècle publié en 2013 [Piketty, 2013]. À l’enrichissement des ménages déjà les plus riches (cf. chapitre 1) répondent des processus de fragilisation, de paupérisation et d’exclusion des catégories déjà les plus fragiles (2011  : 4,5  millions de personnes couvertes par le RSA, 8,6 millions de pauvres comme en 1970, montée du surendettement et des interdictions bancaires) alors que les couches moyennes salariées voient leurs conditions salariales se détériorer. Pour comprendre comment le développement du modèle d’accumulation financière (cf.  chapitre  2) opère sur la France des inégalités territoriales, il convient d’abord de bien distinguer deux grands types de revenus. Premièrement, il existe les revenus d’activité ou du travail (salaire, allocation-chômage, pensions, retraites…). S’ils sont perçus par la quasi-totalité

Les territoires de la planète financière

 159

de la population, les 20 % des ménages les plus riches bénéficient de 38 % de ceux-ci et les 50 % les plus riches de 69 %. Selon les travaux de l’INSEE sur les très hauts salaires – soit le 1 % des salariés du privé les mieux rémunérés du pays – ces 133 000 personnes perçoivent en 2007 un salaire annuel moyen de 215 600 €. Ce groupe social est celui qui a connu les plus fortes progressions du revenu salarié national ces dix dernières années. Il est composé à 95  % soit des dirigeants des holdings et conseils d’administration, soit des plus hauts cadres des grandes entreprises travaillant dans les fonctions financières, commerciales et techniques, soit plus spécifiquement dans les hauts métiers de la banque et de la finance (cf. explosions des bonus des traders). Géographiquement, les deux tiers se trouvent en Île-de-France, une polarisation qui s’accroît en dix ans, et la moitié y habite dans les quartiers résidentiels bourgeois du centre ou de l’ouest parisien (Hauts de Seine, Yvelines). On trouve aussi 160 000 non-salariés, essentiellement dans la santé (médecins, chirurgiens, pharmaciens), le droit (avocats, fiscalistes, notaires…) et d’autres professions libérales (conseils, architectes…). Cette catégorie est moins polarisée sur l’Île-de-France (25 %) au profit des grandes métropoles provinciales. Deuxièmement, il existe les revenus du capital. Ils se décomposent eux-mêmes entre revenu du patrimoine (loyers et rentes foncières, valeurs immobilières…) et revenus financiers exceptionnels (plus values, dividendes, stock-options sur les actions…). En termes de patrimoine, les inégalités sont particulièrement marquées : les 10 % des Français les plus riches détiennent 48 % du patrimoine national et les 20 % les plus riches 65 %, contre seulement 2 % pour les 40 % des ménages les plus pauvres.

La géographie de l’ISF, l’impôt sur la fortune, et des agences bancaires spécialisées Créé en 1982, l’ISF (impôt sur les grandes fortunes) est un impôt spécifique sur la fortune payé par les plus riches contribuables dont le seuil d’entrée est de 1,3 million d’euros en janvier 2013. Le nombre d’assujettis passe de 192 734 foyers en 2008 à 593 900 en 2010 (+ 401 166 foyers, + 208 %), en particulier du fait de l’explosion de la valeur des biens immobiliers liée à une importante bulle spéculative immobilière et du fait de la hausse des revenus financiers exceptionnels. Un tiers des contribuables habitent l’Île-de-France (Paris : 84 450, Neuilly : 7 600, Boulogne, Versailles, Saint-Maur), devant Provence-Alpes-Côte-d’Azur, RhôneAlpes ou le Nord-Pas-de-Calais (Croix et Marcq-en-Barœul). À l’échelle métropolitaine, Lyon (7 000), Marseille (6 200), Nice (5 100), Toulouse (4 200), Nantes (3 800) et Bordeaux (3 400) occupent une place importante. La géographie de l’ISF est étroitement corrélée à la localisation résidentielle des classes dominantes. Afin de drainer cette épargne et de gérer au mieux les intérêts de leurs riches clients, les grandes banques ont donc ouvert des agences spécialisées, discrètes et réservées, dans les « beaux quartiers » dont la géographie épouse étroitement celle des assujettis à l’ISF. Il est vrai, par exemple, que la région-capitale accueille 33 milliardaires et 80 % des fortunes françaises de cette étroite oligarchie.

160  La planète financière

Les revenus du patrimoine et les revenus exceptionnels, tirés de la financiarisation de notre économie, concernent pour l’essentiel les plus riches. Les 10  % des Français les plus riches perçoivent en effet 25  % des revenus d’activités, 66 % des revenus du patrimoine mais surtout 80 % des revenus financiers exceptionnels et les 1 % les plus riches respectivement 5,5 %, 33 % et 48 %. Au total, l’enrichissement des élites économiques repose depuis des décennies sur deux piliers : d’un côté l’explosion des prix fonciers et immobiliers portés par les politiques publiques (cf. dispositifs Périssol, Besson, De Robien, Borloo, Scellier de 1995 à 2012…), de l’autre la montée des profits et dividendes versés aux actionnaires qui représentent un quart de la valeur ajoutée des entreprises en 2011 au détriment des investissements (21 %) et des salaires. La structure française de la richesse et du pouvoir en ce début du xxie siècle est donc formatée sur un modèle quasi oligarchique, qui explique en partie la crise du modèle et du pacte politique, social et territorial républicains. Les différentiels des revenus fiscaux médians par quartiers des 12 aires métropolitaines (moyennes en €) Quartier riche

sup.

Quartiers pauvres

inf.

Différence en €

Rapport

Paris

Invalides VIIe

181 873 Grandes carrières XVIIIe

19 837

162 035

9,2

Banlieue IDF

Neuilly Saint-James

163 855 Aubervilliers

16 313

147 542

10,0

Lille

Croix

94 953

Roubaix Trois ponts Nord

10 325

84 628

9,2

Grenoble

HautMeylan

86 297

Saint-Martin d’Hères / Domaine univ.

9 632

76 664

9,0

Marseille

Estrangin

84 577

Zoccolat

12 225

72 352

6,9

Strasbourg

Contades Centre

80 125

Polygone Sud

13 029

67 095

6,1

Lyon

Lyon Les Belges

87 199

Bron / Parilly Sud

15 215

71 984

5,7

Rennes

Les Mottais

66 917

Brno

11 743

55 174

5,7

Montpellier

Castelnaule-Lez

67 653

Le Mail Nord

12 425

55 228

5,4

Toulouse

Tournefeuille

71 075

Toulouse / Loire

13 531

57 545

5,3

Nantes

Orvault La Cholière

67 623

Pin Sec

13 178

54 445

5,1

Nice

Gairaut

82 786

Mont Gros

16 809

65 977

4,9

Bordeaux

Le Bouscat

66 816

Le Lac 3

14 085

52 732

4,7

Source : INSEE, 2012.

Les territoires de la planète financière

 161

Dans la géographie de la richesse et des très hauts revenus, la primatie francilienne apparaît majeure : 65 % des ménages les plus aisés habitent en Île de France devant les unités urbaines de 200 000 à 2 millions d’habitants. Dans la région-capitale, les ségrégations socio-économiques et spatio-résidentielles sont particulièrement vives comme l’ont étudié les sociologues M. et M. Pinçon Charlot (Pinçon-Charlot, 2007). À Neuilly (92), une des communes les plus riches de France, 54 % des revenus des ménages proviennent des salaires devant les pensions (16,7  %)  ; si les indemnités chômage sont marginales (1,7 %), les revenus du capital explosent à 29 % du total. La formation des revenus à Aubervilliers (93), une des communes les plus pauvres de Seine Saint-Denis, est totalement inverse : les salaires (77,3 %) et les pensions (18,3 %) occupent une place écrasante devant les indemnités chômage (5 %) alors que les revenus du capital sont marginaux (4,5 %). Ce profond dualisme structure aussi, selon des intensités variables, toutes les grandes métropoles de province. Dans la banlieue de Lille, les revenus du capital se montent à 42 % des revenus totaux dans un des quartiers les plus riches de la commune de Croix où habitent de nombreux très hauts cadres et hommes d’affaires.

Paris et l’Île-de-France au cœur du dispositif financier national Paris et la région-capitale constituent un écosystème qui est à la fois au cœur du dispositif financier national et le lieu privilégié d’interface avec le système financier mondial. Comme toutes les grandes métropoles de rang mondial, la primatie parisienne repose en effet à la fois sur l’accueil des organisateurs des marchés (Paris Euronext, Banque de France, ministère des Finances, Autorité des marchés financiers…), de l’essentiel des sièges sociaux et des fonctions financières internationales stratégiques (cf. banque de financement et d’investissement, BFI) et sur la polarisation des fonctions périproductives annexes (médias et informations, agences de notation, cabinets d’audit, conseil en gestion juridique, cabinets d’affaires, marketing, publicité, comptabilité…). L’articulation Paris / province se fonde sur une triple césure cumulative. Elle reflète d’abord des logiques d’acteurs bien différenciés entre types de capital financier : si l’Île-de-France polarise 56 % de l’emploi des grands groupes bancaires fortement internationalisés, on tombe à 41 % pour les assurances dommages, 21 % pour les Caisses d’épargne et seulement 14 % pour les banques mutualistes. La césure est ensuite technique et sociale : 70 % des établissements financiers de plus de 500 salariés du pays y sont implantés, le taux de cadres y est de 63 % (province : 40 %), la région capte 51 % des rémunérations.

La Société Générale et l’affaire Kerviel : la spéculation au cœur du système D’après les informations parues dans la presse économique, Jérôme Kerviel, jeune trader de 31 ans, travaille dans les salles de marchés localisées dans une tour du

162  La planète financière

quartier d’affaires de La Défense (Hauts de Seine) dans les futures, contrats à terme sur les dérivés actions des indices boursiers (cf. produits dérivés). En janvier 2008, il spécule à la hausse sur les indices boursiers européens (Eurostoxx, Dax de Francfort, Footsie de Londres) alors que ceux-ci chutent brutalement et très fortement. Au total, il aurait pris à lui seul dans cette opération de spéculation des engagements d’un montant de 50 milliards d’euros, un capital supérieur aux fonds propres de sa banque. La liquidation en catastrophe de ses opérations dégage une perte de 5 milliards d’euros. Cette perte financière dans des opérations hasardeuses représente l’équivalent d’un an de Revenu minimum d’insertion (RMI) versé en France à deux millions de personnes, ou l’aide annuelle versée par l’Union européenne à 27 à l’Afrique, ou encore le budget annuel mondial qu’il serait nécessaire de mobiliser pour promouvoir l’éducation primaire universelle selon l’ONU. Une large polémique s’est développée durant l’année 2008 pour savoir s’il avait agi seul et de sa propre initiative et comment et pourquoi les systèmes d’alerte et de contrôle interne de son service n’avaient pas fonctionné. Mais là n’est sans doute pas l’essentiel car l’activité de M. Kerviel s’inscrit dans un cadre beaucoup plus large. Le département « Dérivés Action » (Delta One Product) auquel appartenait M. Kerviel est une des pépites de l’activité BFI (« Banque de Financement et d’Investissement »). Il représente alors 44 % du chiffre d’affaires de la BFI et environ 20 % des profits totaux de la Société Générale en dégageant en 2006 un rendement sur fonds propres de 184 %. Créée au milieu des années 1980 au sein de la Société Générale pour bénéficier de la montée de la financiarisation des économies, la BFI connaît de tels résultats que ses managers vont progressivement occuper des postes de direction de plus en plus élevés au sein de la banque. En effet, avec seulement 8,6 % des salariés de la Société Générale, soit 10 400 salariés sur 119 779 salariés, la BFI représentait 31 % de l’activité de la Société Générale mais surtout générait 44 % de ses profits totaux (2,3 milliards d’euros en 2006). Durant des années, la spéculation financière a donc été au cœur des énormes profits réalisés par les banques de financement et d’investissement dans le monde, l’« affaire Kerviel » n’étant qu’un exemple d’« affaires » parmi de multiples autres, en particulier à Londres et New York.

La césure est, enfin et surtout, fonctionnelle puisque la région-capitale polarise l’essentiel des activités stratégiques qui sont au cœur de la planète financière (banque de financement et d’investissement, les BFI, conseils financiers, banque privée, gestions d’actifs, capital investissement). Dans la BFI, si BNP Paribas, la Société Générale, le Crédit Agricole / Cacib (Crédit Agricole Corporate & Investment Bank) et la BPCE / Natixis sont les principaux acteurs, on trouve aussi d’autres acteurs de poids comme les grandes maisons spécialisées que sont M&A, Lazard ou Rothschild et des groupes étrangers (cf. JP Morgan présent depuis 1868 et pour lequel Paris vient au second rang en Europe après Londres, Deutsche Bank, Morgan Stanley, Nomura, UBS…). Ces salariés des BFI captent souvent des rémunérations exorbitantes : 3 464 salariés de la BNP, pour l’essentiel localisés à Paris et à

Les territoires de la planète financière

 163

Londres, se partagent 2,2 milliards d’euros cumulés en 2010-2011, en pleine crise.

Crise et mutations des structures territoriales du centre métropolitain Ces deux dernières décennies, la structure territoriale de la place financière parisienne a connu de profondes transformations, en particulier sous les effets de la crise financière et de la concurrence londonienne. Paris intramuros perd 30 % de ses emplois financiers et tombe de 71 à 44 % de l’emploi francilien tout en demeurant cependant de loin le premier pôle avec 140  000  salariés. Ce recul s’explique par un vaste redéploiement géofonctionnel des fonctions financières dans le cadre d’une division intra-métropolitaine du travail, organisée par fonctions et par métiers, de plus en plus fine et sélective. Elle tend à ne maintenir dans Paris intra muros que les activités décisives ou prestigieuses. À Paris, le Quartier Central des Affaires (QCA) des beaux quartiers de l’ouest parisien (2e, 8e, 9e, 16e et 17e) garde son rôle hégémonique. Sur la rive gauche, la présence de la Caisse des Dépôts derrière le Musée d’Orsay rappelle le rôle du bras financier de l’État alors que le siège de la Banque de France est dans le 1er arrondissement. Enfin, les opérations de rénovation urbaine font du XVe autour de Montparnasse (Crédit Agricole, CNP assurances, Amundi, MGEN…) et du XIIIe (Natixis, Caisse d’épargne Île-de-France, BPCE…) arrondissements de nouveaux pôles secondaires. La spécialisation financière des communes Salariés finance

Emplois total

% finance/ emploi

Puteaux

26 738

93 474

29

Paris 9  arr.

31 390

125 833

e

Salariés finance

Emplois total

% finance/ emploi

Paris 13e arr.

11 412

99 817

11

25

Paris 15  arr.

15 191

134 460

11

e

Courbevoie

14 910

91 407

16

Saint-Denis

8 632

78 181

11

Paris 8e arr.

32 114

199 128

16

Paris 1er arr.

7 229

71 172

10

Nanterre

14 229

93 313

15

Paris 12  arr.

10 545

111 641

9

Paris 2 arr.

8 359

62 665

13

LevalloisPerret

5 784

63 785

9



e

Source : INSEE, 2014.

Les recompositions régionales profitent dans les années 1980-2000 en premier lieu aux Hauts de Seine qui passe de 14 % à 28 % de l’emploi régional. Cet essor repose sur l’affirmation du pôle de La  Défense situé sur les communes de Puteaux, Courbevoie et Nanterre. Lancé en 1960, il constitue un prolongement axial vers l’ouest du Quartier Central des Affaires vers lequel glisse alors une partie des fonctions financières centrales. Avec ses 71 grandes tours de bureaux accueillant 2 500 entreprises et 180 000 salariés,

Banques

3. Les grandes banques d’affaires étrangères au cœur du QCA

9 400 5 000 1 000 115

2. Les grandes banques et compagnies d’assurances françaises et étrangères

Euronext : la bourse Banque de France : filiale de la BCE Ministère des Finances AMF : autorité des marchés financiers AGP : autorité de contrôle prudentiel TRACFIN : lutte contre le blanchiment d’argent Caisse des dépôts

Institutions

1. Les organisateurs des marchés :

RueilMalmaison

Nanterre

Issy-les Moulineaux

XVI

VIII

XV

Montrouge

IX II I

V

XVIII

III

AMF

X

AGP

XII

XX

Pantin

TRACFIN

Bagnolet

Le vieux centre boursier historique en mutation L'extension vers l'ouest

Charentonle-Pont

0

Montreuil

2 km

Fontenaysous-Bois

Le quartier central des affaires : prestige et sélectivité Les récents transferts vers l'est

Ministère des Finances

Ivrysur-Seine

XI

XIX

5. Les dynamiques systémiques :

Villejuif

XIII

Banque IV de France VI

XIV

Caisse des dépôts VII

Euronext

XVII

Clichy

Presse (les Échos, la Tribune) Cabinets d’audit (Deloitte, Pricewater, Ernst) Agences de notation (Ficht, Moody’s, Standard)

4. Presse, audit et notation

Puteaux

Courbevoie LevalloisPerret LA DÉFENSE Neuillysur-Seine

St-Denis

La place financière parisienne et ses dynamiques

164  La planète financière

Conception : Laurent Carroué – Réalisation : Carl Voyer

Les territoires de la planète financière

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le quartier est en effet largement orienté vers les fonctions financières (28 % des emplois) avec l’implantation de sièges sociaux ou des directions fonctionnelles de grandes firmes, françaises et étrangères (Société Générale, Axa, Cacib, HSBC, Dexia Crédit local, Allianz IARD, Crédit coopératif, American Express…). Fin 2013, le nouvel « immeuble basalte » de la Société Générale a vu s’ouvrir une des plus grandes salles de marché d’Europe continentale dans laquelle travaillent 3 000 traders, commerciaux et ingénieurs. Cependant dans la décennie 2010, face à la saturation du foncier et des réseaux de transport, à l’éparpillement de nombreux sites et, enfin, à l’envol des prix immobiliers en zone centrale (700 € / m2 dans le triangle d’or contre 350 € en première couronne), les activités de la finance grand public (retail) ou des supports techniques (back office) passent le boulevard périphérique en étant transférées progressivement vers les communes de la proche couronne nord, sud et est. Cette diffusion hiérarchique des activités financières s’appuie toujours sur des logiques de proximité fonctionnelle et de bonne liaison en transport (métro, RER) favorisant la connectivité des lieux sélectionnés (cf.  Natixis à Charenton avec 5  000  salariés, Société Générale à Fontenay-sous-Bois avec 10 000 salariés sur deux sites d’ici 2016). Le transfert du siège central, des directions générales et des services informatiques du Crédit Lyonnais à Villejuif permet de regrouper 5 000 salariés autrefois éclatés en douze sites et d’économiser 35 millions d’euros par an de loyers à partir de 2013 ; le site historique du célèbre Hôtel des Italiens, à deux pas de la bourse, ne gardant qu’une fonction commerciale et de représentation de prestige (clients fortunés de la banque privée, dirigeants de grandes entreprises clientes…). Ces transferts valorisent parfois la reconversion d’anciennes friches industrielles souvent importantes qui permettent de disposer de surfaces permettant de vastes opérations immobilières débouchant sur la création de vastes campus intégrés comme l’Italien Generali (5 600 salariés) à Saint-Denis, le Crédit Agricole à Montrouge à la place de Schlumberger Industrie (Campus Evergreen de quatre hectares, 157  000  m2 de bureaux, 9 500 salariés) ou BNP Paribas à Pantin (3 200 salariés de BNP Immobilier et BNP Securities Services) dans les bâtiments rénovés des anciens Grands Moulins de Pantin.

Les grandes places financières : les métropoles mondiales Si avec l’accélération de la mondialisation financière, on assiste à un élargissement géographique sans précédent des marchés financiers, l’essentiel des capitaux et des flux mondiaux est géré par une vingtaine de places financières localisées dans les métropoles de rang mondial et organisées par un certain

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nombre d’acteurs politiques, économiques et financiers travaillant en symbiose. Ces places financières ont construit leur puissance sur le contrôle et le développement de leurs marchés nationaux et continentaux puis sur leurs capacités de pilotage de la planète financière. Cette polarisation a été mise en évidence par l’universitaire étasunienne Saskia Sassen dans son ouvrage The global city [1994], qui écrit « qu’un petit nombre de très grandes villes sont les sites privilégiés de cette dynamique mondiale, centralisant la gestion et la coordination, la levée et la consolidation des capitaux investis, et la formation d’un marché international des valeurs ».

Qu’est-ce qu’une place financière ? La planète financière est organisée en une série de places financières de puissances différenciées, à la fois concurrentes et interconnectées, qui font système dans l’espace mondial. Leur analyse territoriale met l’accent sur quatre éléments déterminants.

Un écosystème au cœur des dispositifs financiers nationaux et internationaux Les places financières doivent d’abord être analysées comme des écosystèmes à la fois géopolitiques, juridiques, institutionnels, économiques et techniques qui assurent le fonctionnement des marchés financiers à travers la rencontre de multiples acteurs spécialisés en forte synergie. Ce sont d’abord, un fait trop souvent passé sous silence, des constructions politiques dont le fonctionnement (cadre juridique et institutionnel, environnement réglementaire, instances de régulations et de contrôle…) est assuré par la puissance publique du territoire dans lequel elles se trouvent. Elles répondent bien souvent à un projet géoéconomique et géopolitique de puissance comme en témoigne, par exemple, l’intérêt constant porté par les gouvernements de Washington, Londres, Pékin, Berlin ou Paris au rayonnement et au développement de leurs places financières qui leur assurent une hégémonie mondiale. Elles concentrent les activités stratégiques des grands acteurs (banques, assurances, fonds spéculatifs…) et des intermédiaires financiers. Elles mobilisent pour leurs fonctionnements de nombreux services spécialisés indispensables à la mise en œuvre des opérations, internes ou externalisés, à forte valeur ajoutée et aux emplois souvent très qualifiés (information économique et analystes financiers, analyste du risque, juristes, fiscalistes, comptables, informaticiens, télécommunications et services d’appui logistique…). La mise en réseaux fonctionnels souvent à longue ou très longue distance géographique des nœuds spatiaux que représentent les places financières repose sur une offre d’architectures assurant et facilitant les échanges (infrastructures techniques performantes et sécurisées, systèmes de paiement, centrales

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dépositaires, entreprises de marchés dotées de systèmes de compensation…). Ainsi, loin de toute idée d’abolition de l’espace ou des distances, l’essor des transactions financières (cf. chapitre 1) repose sur l’efficience de réseaux de télécommunication très puissants et sans cesse modernisés traversant terres, mers et océans dont la localisation exacte des trajets et surtout des nœuds est souvent confidentielle pour des raisons évidentes de sécurité.

L’hégémonie de la firme new-yorkaise Bloomberg sur l’information financière Fondée à New York en 1981 par Michael Bloomberg – un ancien salarié de la banque d’affaires Salomon Brothers qui deviendra ainsi multimillionnaire et réussira à se faire élire maire de New York en 2002 – la firme Bloomberg LP est un groupe financier spécialisé dans l’information et l’analyse économique et financière (agence de presse, médias avec chaînes de télévision par câbles et satellites, radio, presse, internet…) dont le chiffre d’affaires se monte à 8 milliards de dollars. À partir de son siège new-yorkais situé sur Lexington Avenue au sud-est de Central Park, il a tissé un vaste réseau d’informateurs spécialisés en employant plus de 10 000 salariés qui sont présents dans 130 États à travers le monde. Sa réussite spectaculaire repose sur une innovation : fournir une offre complète et intégrée de terminaux multifonctions dédiés à la fois à la consultation de vastes bases de données et à des systèmes de messagerie sécurisée entre professionnels de la finance. Cette offre permet de suivre en direct et en temps réel l’évolution des marchés des différentes places financières. Un parc de plus de 300 000 terminaux, loués au prix de 20 000 dollars chacun par an, équipe l’ensemble des services des banques, fonds d’investissement et firmes transnationales. Face à la suprématie écrasante de Bloomberg, un certain nombre de géants de la finance – les Étasuniens Goldman Sachs, JP Morgan, Citigroup, BlackRock, les Européens Crédit Suisse, Deutsche Bank et le Japonais Nomura – ont décidé de lancer un nouveau service de messageries, « Perzo », pour un investissement de 66 millions de dollars. Cependant, l’hégémonie mondiale de la firme new-yorkaise sur l’information économique et financière a encore de beaux jours devant elle.

Un système métropolitain Contrairement à l’idée parfois avancée de disparition des marchés comme « places physiques », les places financières comme écosystèmes se localisent géographiquement dans les espaces métropolitains en haut des hiérarchies urbaines nationales, continentales et mondiales selon leur importance économique et décisionnelle. Ils sont en effet au cœur du pouvoir décisionnel politique, économique et financier du fait de la localisation des sièges sociaux et des fonctions stratégiques, qui sont en retour des marqueurs métropolitain hiérarchisant fortement les systèmes urbains comme l’illustre le cas de la France. En Europe, les services financiers jouent un rôle important dans l’emploi par exemple à Londres, Paris, Francfort (76  000  salariés), Amsterdam (54 000 salariés) ou Luxembourg (48 000 salariés).

168  La planète financière

La concentration sur un espace limité de nombreuses compétences offre une gamme complète de services complexes permettant de traiter l’ensemble des opérations en individualisant les prestations grâce à la présence d’un terreau complet d’experts dans des domaines variés. L’accès à des systèmes de marché performants, la réunion sur un même lieu géographique de la communauté des intermédiaires financiers, investisseurs et émetteurs et la présence de puissantes fonctions support expliquent que les centres offshore, ou paradis fiscaux, ne peuvent pas être définis comme des places financières selon une étude de la Banque de France de mars  2004. En ne proposant qu’une gamme de prestations financières incomplètes et très spécialisées, ces centres offshore sont en effet de simples « lieux de spécialisation financière ».

Quartiers centraux d’affaires et affirmation spatiale de la puissance En retour, les services financiers d’une place financière jouent un rôle économique et urbain considérable dans les économies métropolitaines où ils sont implantés comme en témoignent l’organisation et les dynamiques des quartiers centraux des affaires. À proximité souvent immédiate des centres de décisions politiques et institutionnels, les activités financières jouent un rôle majeur dans l’organisation, le fonctionnement et le rayonnement des quartiers centraux d’affaires (QCA), ou Central Business district (CBD). Ceux-ci sont au cœur géographique des grandes métropoles où ils polarisant le commandement économique et financier, les principales infrastructures et les services de haut niveau. Si on les trouve dans toutes les principales métropoles, leur importance varie fortement selon le niveau de développement économique et financier et la situation géopolitique des territoires où ils sont implantés comme l’illustrent, par exemple, les déclins des quartiers centraux des affaires de La Gombe à Kinshasa ou du Plateau à Abidjan du fait des guerres civiles et crises géopolitiques et géoéconomiques des dernières décennies. Leurs dynamiques géographiques au sein de leur espace métropolitain se caractérisent souvent ces dernières décennies par de puissantes recompositions sectorielles, fonctionnelles et spatiales en lien avec l’essor des fonctions financières internationales comme l’illustrent l’analyse par la suite des métropoles de New York, Londres, Paris, São Paulo ou Shanghai. Le double processus de glissement géographique des vieux centres historiques, souvent haussmanniens, vers de nouveaux quartiers plus modernes d’un côté et le processus d’affinage des fonctions financières entre lieux centraux et périphéries de l’autre se retrouve dans de nombreuses métropoles. À Santiago du Chili, le centre financier glisse ainsi à partir des années 1990 du centre historique vers l’est bourgeois des communes de Providencia et de Las Condes pour former le nouveau quartier dit de « Sanhattan » (allusion à Santiago et Manhattan). À Madrid, une partie des banques quitte le vieux centre, situé entre le Paseo

Les territoires de la planète financière

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del  Arte et la Plaza de Colon où se maintiennent la banque centrale et la bourse, pour glisser vers le nord le long de l’axe du Paseo della Castellana qui partage la ville-centre en deux pour s’installer soit autour du quartier Azca, soit autour de la Plaza de Castilla (centre d’affaires des Quatre Tours de plus de 200 m, témoin des folies spéculatives des années 2000). Pour sa part, la grande banque BBVA s’installe encore plus loin vers le nord à Las Tablas audelà de l’autoroute M11 et la banque Santander vers l’ouest à Boadilla à 25 km du centre, de l’autre coté du parc du Casa de Campo. Au plan architectural et urbain, les places financières rivalisent entre elles pour la construction de tours de plus en plus élevées et à l’architecture de plus en plus élaborée en mobilisant les cabinets d’architectes internationaux les plus connus. Ainsi, en vingt ans, le quartier financier de Shanghai a vu la construction de plus de 80 tours dépassant les 170 m de hauteur, dont une large partie pour les banques et les assurances. La skyline, ou ligne d’horizon, de la City londonienne a été largement bouleversée en quelques années par l’érection de nouvelles tours (le « héron », le « grattoir à fromage », le « talkiewalkie », le « concombre »…). Une partie de ces nouvelles opérations immobilières est aujourd’hui largement financée par les investissements immobiliers des pays émergents et de leurs fonds souverains. Comme l’ont bien étudié les géographes Manuel Appert et Martine Drozdz [Appert et Drozdz, 2012], cette résurgence architecturale des QCA dans les places financières mondiales s’inscrit dans les logiques de circulation et de valorisation du capital foncier et immobilier d’un côté et dans l’affirmation symbolique de la puissance d’un nouveau capitalisme financier de l’autre.

Un puissant socio-pôle : polarisation, concentration et connectivité humaine Consubstantielle à la place financière, la polarisation sur un espace métropolitain d’une main-d’œuvre hautement qualifiée participe de la création d’une masse critique débouchant sur la formation d’un puissant socio-pôle spécialisé fondé sur une forte connectivité interpersonnelle des différents acteurs. Cette concentration produit un « effet de place » dans lequel la qualité des liens interpersonnels joue un rôle majeur pour aider à émettre un emprunt, obtenir des crédits internationaux, assurer une introduction en bourse, acheter actions ou devises… Du fait des enjeux géopolitiques, géoéconomiques ou financiers, qui se mesurent parfois en centaines de milliards de dollars lors de certaines prises de décisions stratégiques, la proximité géographique est un atout central dans l’organisation de la communauté financière, dans l’établissement de liens d’affaires et dans la protection du secret ou de la confidentialité des transactions. En particulier, les liens d’interactions des ingénieurs commerciaux des salles de marchés avec la clientèle des directeurs financiers et trésoriers des

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grandes entreprises, des investisseurs des banques privées ou des dirigeants de petites banques commerciales ou mutualistes se caractérise, à Paris par exemple, par la multiplication d’opérations commerciales (invitations à Roland Garros ou aux matchs au Stade de France, organisation de visites privées de musées, offres de cadeaux divers…). La valeur des traders se mesure aussi à leur capacité à obtenir et à détenir des informations essentielles et très sensibles grâce à leurs précieux carnets d’adresse. Les rentes de situation obtenues par une partie des acteurs des places financières se traduisent aussi par l’obtention de revenus stratosphériques qui alimente la hausse parfois vertigineuse des prix immobiliers des espaces résidentiels haut de gamme et l’existence d’un vaste commerce de produits de luxe. Enfin, ces liens interpersonnels sont aussi à l’origine parfois de multiples scandales financiers.

Les mutations des grands pays émergents : Brésil, Inde et Chine La hiérarchie des places financières : pôles et mise en réseaux Les places financières organisant la planète financière sont profondément hiérarchisées (cf. chapitre 3). Seulement cinq places financières polarisent la moitié du commandement bancaire mondial et dix places 65 %. Seulement cinq places financières contrôlent 60 % de la capitalisation boursière mondiale et dix places les trois quarts. Au total, aucun autre secteur économique dans le monde ne présente une polarisation aussi marquée. Dans ce palmarès, New  York arrive au premier rang, devant Londres – très ouverte sur l’international – et Tokyo puis Paris alors que le triptyque Pékin / Shanghai / Hong Kong connaît cette dernière décennie une très forte montée en puissance. La polarisation hiérarchique des grandes places financières en 2015 Commandement bancaire (% actifs mondiaux des 220 plus grandes banques)

Commandement boursier (% capitalisation mondiale)

Pékin

13,4

New York

36,7

Grand New York

10,2

Tokyo

6,4

Tokyo

9,5

Londres

6,3

Paris

9,1

Paris

5,1

Londres

7,5

Hong Kong

4,7

Total 5

50 %

Total 5

60 %

Total 10

65 %

Total 10

74 %

Les territoires de la planète financière

 171

Ces réalités sont en partie prisent en compte par le classement mondial du « Global Financial Centres Index » (GFCI) publié annuellement à Londres depuis 2007 par Z/Yen Group et en partie conçu par la City of London Corporation et sponsorisé par le Qatar. Sur la durée, ce classement souligne l’émergence progressive des places asiatiques qui passent de 3 à 8 dans les vingt premiers rangs en quatre ans. Si les places de New York et de Londres demeurent de très loin aux premiers rangs mondiaux, on doit relever le dynamisme de Hong Kong, Singapour, Zurich, Tokyo, Séoul, Boston, Genève et San Francisco. Élaboré à partir de nombreux critères plus ou moins subjectifs (volumes des capitaux et des flux, qualités des infrastructures, niveau de taxation, capital humain, environnement économique et juridique…), l’intérêt de ce classement est de hiérarchiser les différents territoires financiers, y compris donc les paradis fiscaux, selon leur degré d’influence (mondiale, transnationale ou continentale, nationale) et leur degré de maturité. Si les grands pays développés dominent de loin le classement mondial, on voit aussi émerger les Suds (Hong Kong, Dubaï, Pékin, Shanghai, Istanbul…). Au total, si la planète financière demeure dominée structurellement par un nombre de places financières relativement réduit, on assiste aussi dans le même temps à l’affirmation d’une vaste toile toujours plus polynucléaire aux liens d’interdépendances hiérarchisés mais de plus en plus diffus et complexes comme en témoignent les cas brésilien, indien ou chinois. Le classement des centres financiers mondiaux Continentaux ou nationaux

Centres de niche

Centres matures

Londres, New York

Mondiaux

Francfort, Paris, Toronto, Amsterdam, Sydney, Édimbourg, Hong Kong, Tokyo, Singapour, Séoul, Chicago, Madrid, Milan, Munich, Vienne.

Zurich, Genève, Boston, Jersey, Luxembourg, Bermudes, Caïmans

Centres en voie d’affirmation

Shanghai

San Francisco, Dubaï, Moscou, Johannesburg, São Paulo, Mumbai, Prague, Budapest, Varsovie, Mexico, Kuala Lumpur.

Centres en voie d’émergence

Qatar, Bahreïn, Riyad, Istanbul, Panama, Nairobi, Casablanca, Jakarta, Bangkok, Manille.

Source : d’après le GFCI, mars 2014.

L’essor économique, bancaire et financier des pays émergents ces dernières décennies se caractérise en effet par l’affirmation de nouvelles places financières jouant un rôle croissant. Si certains pays du Golfe Persique font souvent l’actualité, tel Dubaï, l’essentiel se joue aujourd’hui au Brésil, en Inde et en Chine comme en témoignent les profondes mutations de São Paulo, de Mumbai et, bien sûr, de Shanghai.

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São Paulo, la « City » de l’Amérique latine Dans ce vaste État-continent que constitue le Brésil, le territoire bancaire et financier est organisé sur une structure opposant nettement le cœur économique (vieux Sud-Est) et décisionnel (Brasilia) aux marges. Si les métropoles périphériques (Porto Alegre, Belo Horizonte, Curitiba, Belem, Fortaleza, Salvador de Baya) disposent de quelques banques régionales témoignant de la présence d’un capitalisme régional autonome, plus de 70 % des sièges sociaux sont concentrés dans les trois métropoles de Rio de Janeiro, Brasilia et São Paulo. À trois, elles polarisent 81 % des actifs financiers et 77 % des dépôts bancaires du pays. Face à Brasilia qui s’affirme comme la capitale de l’État fédéral en accueillant le siège de la première banque du pays (Banco do Brazil), São Paulo est au cœur du capitalisme financier brésilien avec 28 sièges sociaux et à l’articulation entre l’espace national et mondial avec la présence de nombreuses banques étrangères (Santander, Citibank, Deutsche Bank, Crédit Suisse, JP  Morgan Chase, BNP Paribas, Société Générale, Barclays, Merrill Lynch…). Si Miami en Floride demeure une des grands pôles d’affaires de l’Amérique latine, l’affirmation rapide ces dernières décennies du Brésil comme grand pays émergent du Cône Sud dope les fonctions financières de São Paulo qui tend de plus en plus à devenir la « City » du souscontinent. Sa bourse BM et FBovespa réalise 85 % des transactions de toute l’Amérique latine et 90 % des opérations pour les produits dérivés. São Paulo polarise à elle seule 40 % des actifs financiers du pays, 30 % des dépôts bancaires et un tiers des salariés. Géographie des 51 premières banques brésiliennes Métropole

Nombre de sièges sociaux

% actifs financiers

% dépôts bancaires

Salariés (milliers)

% salariés

São Paulo

28

39,8

30,2

199,4

32,36

Brasilia

4

28,6

43,8

245,2

39,79

Rio de Janeiro

4

12,7

2,5

4,4

0,73

sous-total

36

81,2

76,6

449,2

72,88

Porto Alegre

4

1,3

1,8

12,9

2,10

Belo Horizonte

3

0,6

1,2

5,2

0,85

Curitiba

2

3,1

4,8

30,9

5,02

Autres

6

13,8

15,6

118,02

19,16

Source : Banque centrale, 2013.

Cette dynamique s’accompagne dans l’hyper-centre de cette mégalopole de 20  millions d’habitants de la réorganisation spatiale des activités financières avec le glissement sur plusieurs décennies du centre des affaires vers le sud-ouest sur six kilomètres. Si le vieux centre historique – organisé autour

Les territoires de la planète financière

 173

Le glissement du centre des affaires de São Paulo N d. Ro

Parque Horto Forestal

Guarulhos

de an sB do

Aéroport international de Guarulhos

ira hangü era

Av. Margin

al T iêté Barra Funda

Parque Villa Lobos

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Pinheiros

3

Jardim Paulista

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Aéroport de Congonhas

São Caetano do Sul

A

Déplacement du centre

3

Ipiranga

v. M

Ri

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eir

os

Taboão da Serra

2

Morro de Urubu

iros

Parque Ibirapuera

1

Parque Ecológico del Este

Vila Antonina

2

Butantã

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1

Perdizes

Cité Universitaire

e nS

o

t

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An

Parcs et équipements

Centre historique Praça da Sé-Praça da República [Années 1900 -

Autoroutes suburbaines Principaux axes de circulation

Avenida Paulista [Années 1970 Avenida Brigadeiro Faria Lima Avenida Marginal Pinheiros [Années 2000 -

Gare routière centrale Centre commercial

Échelle

0

3

a

nn

tra

u eD

6 km

Source : Images économiques du monde 2009 (Jean-Pierre Magnier), Paris, Armand Colin, 2008.

174  La planète financière

du Patio de Colegio puis surtout autour du pôle de l’avenue Paulista, symbole urbain de la puissance brésilienne des années 1950-1970 – garde certaines fonctions (siège de la banque centrale du Brésil, siège de la bourse, de Petrobras, du patronat FIESP), on assiste au glissement du cœur financier vers le nouveau quartier d’affaires de Faria Lima à partir des années 2000. Situées entre le parc Ibiapuera et le Rio Pinheiros, ces mutations sont portées par une forte gentrification liée en particulier aux bulles spéculatives immobilières des dernières décennies. On y retrouve en particulier les grandes banques d’affaires (Goldman Sachs) ou internationales (Crédit Suisse) et les agences d’information financières (Bloomberg). Il est vrai que São Paulo accueille 36 milliardaires, dont 28 % sont issus de la finance, qui représentent la moitié de la fortune des milliardaires brésiliens.

Mumbai, la capitale financière de l’Inde à la structure bipolaire Face à la capitale politique Delhi et à l’architecture fédérale d’un pays-continent laissant de larges marges de manœuvre aux dynamiques régionales comme en témoigne l’existence d’une vingtaine de bourses régionales à travers le pays (Bangalore, Chennai, Mangalore, Delhi, Patna, Pune…), Mumbai, dénommée Mumbai jusqu’en 1996, domine l’économie nationale. Elle est à la fois la capitale du Maharashtra, un des États fédérés les plus développés, et le principal pôle économique et financier du pays. Issue de la création à la fin du xviie siècle d’un comptoir colonial britannique sur une presqu’île entourée d’une large baie abritée, Mumbai possède une longue tradition financière et commerçante. Dès la fin du xixe  siècle, les milieux d’affaires indiens s’y dotent de leurs propres institutions bancaires, alors que Londres renforce le rôle national de la métropole en y créant en 1921 l’Imperial Bank of India et en 1935 la Reserve Bank of India, la Banque centrale de l’Empire des Indes britanniques. Cet essor a pour cadre le quartier historique des affaires situé dans le vieux centre historique d’origine coloniale, jouxté au sud par les espaces résidentiels aisés de la bourgeoisie (cf. le quartier de Malabar Hill), la métropole accueillant la moitié de la fortune des milliardaires indiens. Mais à la fin des années 1990, les projets d’aménagement de la grande région métropolitaine du Greater Mumbai tentent de faire face à la forte croissance démographique et urbaine. Les autorités décident alors de la création d’un nouveau quartier des affaires au nord de la presqu’île au sud de l’aéroport international. Il s’étend sur 370 hectares à Bandra Kurla dont les nouvelles zones résidentielles mordent sur le slum de Dharavi, un des plus importants bidonvilles d’Asie. Ce nouveau centre des affaires bénéficie des réformes libérales de 1993 qui multiplient les banques privées et accélèrent l’arrivée des banques étrangères sur un marché national jusqu’ici très fermé (cf. la nationalisation de vingt grandes banques dans la décennie 1970-1980). Depuis, le dynamisme de la place financière de Mumbai est porté par les

Les territoires de la planète financière

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immenses besoins financiers et bancaires des nouvelles couches salariées en pleine croissance qui découvrent l’usage des crédits et des moyens modernes de paiement. Cette histoire explique que Mumbai présente une organisation et une géographie bipolaires de sa place financière, symbolisées par la féroce rivalité qu’entretiennent deux quartiers financiers et surtout deux bourses aux poids équivalents. Dans le noyau historique de la vieille ville se trouve le Mumbai Stock Exchange of India (BSEI), créé en 1875, et dont la tour moderne date de 1980. Récupéré sur la mer, le quartier jointif de Nariman Point accueille de nombreux acteurs financiers comme le siège des assurances LIC, géant de l’assurance-vie, des banques locales ou étrangères (Crédit Agricole, Société Générale, HSBC, Bank of America…) et des services périphériques (audit, conseil…  : McKinsey, Boston Consulting…). Au nord, le nouveau quartier ultramoderne de Bandra Kurla – le BKCF, ou Bandra Kurla Complex District – accueille en particulier le National Stock Exchange of India (NSE) créé en 1994 et aujourd’hui bien plus dynamique que le BSEI, la Bourse du diamant (Bharat Diamond Bourse) qui a quitté le quartier populaire méridional d’Opera House et une trentaine de banques (ICICI, première banque privée indienne, Bank of India, Bank of Baroda, Jammu et Kashmir Bank, Citibank, JP Morgan Chase, BNP Paribas…). Pour comprendre ces choix stratégiques de bipolarisation, il convient de changer d’échelle en replaçant Mumbai au sein de la hiérarchie urbaine nationale et continentale. Face aux rivalités et aux ambitions d’autres métropoles indiennes comme Delhi, Mumbai se dédouble afin de renforcer son statut de place financière de l’Inde.

Shanghai : le nouveau district financier de Lujiazui à Pudong, première place d’Asie Les réformes économiques, l’ouverture volontariste mais contrôlée du pays et son insertion accélérée dans la mondialisation, initiées à partir de 1978 par le gouvernement de Pékin, ont permis à la Chine populaire de devenir en quelques décennies une des grandes puissances économiques et financières mondiales comme l’illustrent, par exemple, les travaux du géographe Thierry Sanjuan [Sanjuan, 2009]. Dans ce cadre, si Pékin demeure la capitale nationale et accueille les sièges sociaux de nombreuses institutions financières, Shanghai – métropole de 23 millions d’habitants au centre de la façade littorale et au débouché du Yangzi qui draine tout le centre du pays – a été progressivement promue capitale financière du pays. En s’appuyant sur les immenses ressources et potentialités du pays, l’objectif stratégique est d’en faire à terme la grande place financière de l’Asie de l’Est et du Sud-Est, en concurrence avec Tokyo, Singapour et Hong Kong, et un levier d’affirmation du pays dans la mondialisation financière.

176  La planète financière

À l’échelle métropolitaine locale, ces choix aboutissent à la création de la zone de Pudong, qui se situe en rive droite de la rivière Hangpu face au vieux centre historique et au quartier des affaires du Bund. Définie comme Zone de Développement Spécial dès 1990, elle voit émerger à la place de champs agricoles des zones industrielles et de nouvelles technologies, des zones résidentielles pour les nouvelles catégories salariées aisées en plein essor, un nouvel aéroport international et de nombreux équipements de transport (métro, tunnels et voies autoroutières…). Ces brutales et profondes mutations sociales, économiques, politiques et urbaines et leurs dérives (corruption, énorme bulle immobilière, dualisme du développement…) servent, par exemple, de toile de fond aux romans policiers de l’écrivain Xiaolong Qiu, aujourd’hui réfugié aux États-Unis. C’est en 2005 que les autorités municipales, régionales et nationales choisissent d’y créer un nouveau centre financier sur une surface de 32 km2 : le futur quartier de Lujiazui, encerclé par le nouveau périphérique intérieur. Ces ambitieux projets d’aménagement en font un des phares mondiaux de la modernité urbaine et architecturale comme en témoigne la transformation spectaculaire de la skyline shanghaienne, avec notamment l’érection de la fameuse Oriental Pearl Tower (468  m) ouverte en 1994, puis celle de la tour Jin Mao (421  m  ; avec l’hôtel Hyatt) ou du nouveau Centre Financier International de Shanghai (492 m). S’y côtoient grands hôtels internationaux, immeubles résidentiels de luxe pour la nouvelle bourgeoisie et les couches moyennes supérieures, centres commerciaux ou d’exposition et nouveaux immeubles de bureaux. Le Shanghai World Financial Center (SWFC) de 492 m de haut sur plus de 100 étages est, lors de sa construction entre 1997 et 2008 pour 1,2 milliard de dollars d’investissement, la seconde tour la plus haute du monde. Aujourd’hui, le nouveau quartier accueille plus de 500 banques et assurances, chinoises et étrangères, et des centaines de milliers d’emplois dans plus d’une centaine de tours. Les marchés sont organisés par de grandes infrastructures comme le Shanghai Stock Exchange, la bourse, le World Financial Center et le Shanghai International Finance Center. Par contre la Bourse des métaux (Shanghai Futures Exchange), dont la Chine est un des premiers consommateurs mondiaux, se trouve plus à l’ouest, tout comme les trois organismes publics de régulation (China Banking, China Insurance et China Securities Regulatory Commissions) localisés dans le quartier administratif de Dajin Jiaxiang au plus près des autorités politiques. Les nouveaux sièges des grands groupes financiers chinois (Banque de Chine, Banque industrielle et commerciale de Chine, China Merchants, Banque des communications, China Pacific et China Life dans les assurances…) se situent dans un espace géographique très réduit, fortement polarisé par le Lujiazui Central Park.

Les territoires de la planète financière

Shanghai : le district financier de Lujiazui de Pudong Huang p u

LE BUND

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Conception : Laurent Carroué – Réalisation : Carl Voyer

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1. Les grandes infrastructures commerciales et de marché : l'insertion de la Chine dans la planète financière Grandes infrastructures

Oriental Pearl TV Tower : une tour emblématique WFC : World Financial Center Bourse de Shanghai : Shanghai Stock Exchange

IFC : Shanghai International Finance Center ICC : International Convention Center (Centre de conférence international)

2. Les grandes banques chinoises : l’affirmation architecturale de nouveaux géosymboles Principaux sièges des plus grandes banques 1 2 3 4 5

Shanghai Bank (tower) Bocom Financial (tower) Bank of China (tower) Bank of East Asia (tower) ICBC (Industrial and Commercial Bank of China)

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3. Les banques étrangères : une forte attractivité de la nouvelle place financière de Shanghai Principaux sièges des plus grandes banques

4. Un hyperpôle spatialement très concentré

Carl FORMAT : 120x190

Principaux établissements secondaires

Principaux établissements secondaires

 177

178  La planète financière

Au total, si les sièges sociaux des principales banques chinoises sont officiellement localisés à Pékin, l’essentiel de la gestion effective s’effectue aujourd’hui à Shanghai. Avec la localisation de la direction fonctionnelle de quatre des dix premières banques mondiales (ICBC, CCB, BoC, ABC), dont l’ICBC, la première banque mondiale pour les actifs financiers, Shanghai est aujourd’hui devenue une place financière incontournable. Comme l’illustre son rôle de laboratoire dans la convertibilité du yuan ou les rapprochements entre les bourses de Shanghai et Hong Kong en cours de négociation, l’émergence de Shanghai comme véritable place financière d’échelle mondiale est une question de temps.

Shanghai : nouveau laboratoire de la convertibilité du yuan Au printemps 2015, Pékin a décidé d’ouvrir dans le district financier de Lujiazui une nouvelle zone franche dans laquelle vont être autorisés l’achat et la convertibilité en monnaie étrangère de sa monnaie nationale, le yuan. Cette nouvelle importante étape dans la libéralisation de l’économie chinoise reprend le modèle territorial d’ouverture restreinte et progressive de laboratoires littoraux, lancé lors des réformes des années 1980 afin de tester son insertion dans la mondialisation. Aujourd’hui, la valeur du yuan n’est plus fixée arbitrairement comme jadis face au dollar, mais la banque centrale donne toujours un cours de référence fondé sur un panier de neuf monnaies, le yuan étant autorisé à fluctuer de +/- 1 % par rapport à ce cours officiel. Cette expérience a pour objectif de faire disparaître tous ces obstacles afin que le prix de la monnaie chinois y soit fixé par le marché international. L’objectif est de tester – in vivo, mais à grande échelle spatiale – la convertibilité du yuan tout en permettant d’attirer vers la région de Shanghai de nouveaux capitaux étrangers, afin de financer le développement des firmes chinoises en leur offrant de nouvelles sources de financement plus diversifiées. Progressivement, si cette convertibilité du Yuan était étendue à toute la Chine, ce processus constituerait une véritable révolution dans la planète monétaire du fait du poids de la Chine dans le commerce mondial et de ses très importantes réserves de devises de 3 500 milliards de dollars.

New York et Londres, les premières places financières mondiales New York, une place financière au cœur de la finance étasunienne et mondiale La crise des services financiers. Ville de 8 millions d’habitants et de 4 millions d’emplois et métropole de 18,5 millions d’habitants, bien étudiée par le géographe Renaud Le Goix [2009], New York est l’une des deux principales places financières mondiales du fait de son rôle nodal dans l’organisation des marchés financiers (20 % du marché mondial des changes, premières bourses

Les territoires de la planète financière

 179

mondiales en termes de stock et de flux de capitaux avec 26 000 milliards de capitalisation boursière en 2014, 40 % des fonds spéculatifs, un quart du marché des produits dérivés…). Les grandes banques y possédant leur siège y gèrent 12 200 milliards d’actifs financiers et jusqu’à la crise ouverte en 2006, ces grandes banques d’affaires ont joué un rôle central dans le déploiement du nouveau régime d’accumulation financière puis sa crise (cf. chapitre 2). Enfin, avec 103  milliardaires possédant une fortune de 354  milliards de dollars, dont plus de la moitié a fait fortune dans la finance et la banque, New York est aussi la première métropole mondiale pour la richesse.

L’impact des attentats du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center Le 11 septembre 2001, la nébuleuse islamiste organisée par O. Ben Laden mène une série d’attentats meurtriers en détournant des avions civils précipités par des kamikazes contre un certain nombre de sites emblématiques de la puissance étasunienne (Pentagone, deux tours du World Trade Center de New York). Les deux attentats les plus spectaculaires sont ceux réalisés contre les tours jumelles du World Trade Center, ouvert en 1973, qui font 2 750 morts et dont les images provoquant la stupeur font presque instantanément le tour du monde. La destruction du World Trade Center et les forts dommages causés aux cinq immeubles attenants comme le World Financial Center, le Bankers Trust Plaza ou le One Liberty Plaza, touchent de plein fouet le secteur financier new-yorkais. En effet, plus de 30 000 salariés y travaillaient pour Morgan Stanley, Merrill Lynch, Lehman Brothers, Citi-Salomon Smith Barney, Fidelity, Goldman Sachs, Deutsche Bank, American Express ou Bank of Nova Scotia. Au-delà du profond traumatisme psychologique et social et de ses conséquences géopolitiques mondiales, le désastre se traduit par la perte de 50 000 postes financiers dans le Bas Manhattan du fait des pertes directes mais surtout des transferts pour trouver de nouveaux locaux, soit vers le Midtown Manhattan, soit vers le New Jersey. En s’attaquant aux deux icônes architecturales et urbaines qui dominaient la skyline new-yorkaise, ces attentats font prendre conscience de la relative fragilité de ces grandes structures alors que quinze très grandes tours de plus de 190 m de haut sont construites entre 1930 et 2014 à New York, souvent occupées par les grands groupes financiers. Après le long dégagement des décombres et un appel d’offres, une nouvelle tour est achevée sur l’ancien site en 2014. Le nouveau One World Trade Center est haut de 104 étages et de 541 mètres, ce qui en fait la 4e tour la plus haute du monde et la plus haute d’Amérique du Nord. Mais elle demeure à l’automne 2014 à moitié vide, malgré une baisse très substantielle des loyers proposée par les investisseurs. D’après N. Pohl, 2004, The Industrial Geographer, vol. II, n° 1, p. 72-93.

Mais les attentats du 11 septembre 2001 puis la crise actuelle se traduisent par des difficultés sans précédent depuis 1929. À New  York, les activités financières connaissent un fort recul en passant de 370 000 à 318 000 emplois

180  La planète financière

entre 2000 et 2014 (- 15 %), pour représenter aujourd’hui 8 % des emplois totaux. Il convient cependant d’y ajouter 636  000  emplois induits puisque l’on estime qu’un emploi dans la finance y représente deux emplois induits (services professionnels, techniques et juridiques, informatiques, droit des affaires…). On peut donc estimer au total que le secteur financier mobilise directement ou indirectement 25 % des emplois new-yorkais. D’autant qu’avec un salaire annuel moyen de 355 000 dollars et des bonus moyens de 164 530 dollars en 2014, les salariés de la finance demeurent de loin les mieux payés de l’agglomération. Le secteur financier représente ainsi un tiers des revenus salariés privés de la ville. Cependant, entre 2008 et 2014, les impôts payés par la finance à la ville de New York ont baissé de - 40 %, tombant de 12 % à seulement 7 % des recettes fiscales. Cette situation explique les stratégies de diversification économique lancées par la ville vers d’autres secteurs (culture, recherche, universités, start-ups dans les nouvelles technologies, Internet, médias, mode…) afin d’être moins dépendante de la finance. Entamée après les attentats du 11 septembre 2001 puis s’accélérant depuis la crise, la stratégie d’écrémage fonctionnel des grandes firmes financières (Goldman Sachs, Wells Fargo, Citigroup, Deutsche Bank…) conduit à ne garder en zone centrale que les activités jugées les plus stratégiques. Dans un climat de concurrence exacerbée entre collectivités territoriales, ceci se traduit par des transferts d’une partie des activités new-yorkaises (back-office, services informatiques et juridiques…) soit vers les métropoles de l’hinterland (Saint-Louis, Austin, Des  Moines, Salt Lake City, Buffalo, Boulder, Pittsburgh…) où les salaires sont trois fois moins chers, tout comme les prix immobiliers et les impôts, soit à l’échelle métropolitaine vers les périphéries proches, comme le New Jersey voisin de l’autre côté de l’Hudson, à quelques minutes en bateau de Manhattan. En 2014, JP Morgan veut installer son nouveau siège social et ses 20  000  salariés dans deux nouvelles tours de 62 et 40 étages pour des raisons d’économie dans un des quartiers en reconversion économique et mutation urbaine comme le Far West Side, tout en exerçant sur les autorités locales un chantage à l’emploi afin d’obtenir plus d’un milliard de dollars d’allégements sur ces impôts locaux. Un système bipolaire  : le Financial District et le Midtown. Très largement polarisé sur le cœur métropolitain, c’est-à-dire la presqu’île de Manhattan, le secteur financier y est organisé géographiquement autour de deux pôles. Le Financial District, ou district financier, est le grand quartier d’affaires historique qui appartient au Lower Manhattan, ou Downtown. Situé à l’extrême sud de la presqu’île de Manhattan, il s’est en effet construit sur le vieux site historique qui vit naître la ville de New York fondée sous le nom de Nouvelle Amsterdam en 1624 par les Hollandais sur un ancien village indien. Des années 1960 à aujourd’hui, il n’a cessé de connaître des vagues

Les territoires de la planète financière

 181

New York : le Financial District de Manhattan

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World Trade Center

1. Les organisateurs des marchés : Institutions

Réserve fédérale IRS : services fiscaux fédéraux (Federal office IRS) EXIM Bank : Export/Import Bank fédérale SEC : US Securities and Exchange Commission

2. Les grandes banques étatsuniennes Sièges mondiaux des grandes banques 1 BNM : Bank of New York Mellon 2 Goldman Sachs

3. Les grandes banques étrangères Principaux établissements

4. Les agences de notations Principaux établissements

Carl FORMAT : 120x190

NYSE : New York Stock Exchange (bourse de Wall Street) NASDAQ : National Association of Securities Dealers Automated Quotations (bourse hautes technologies)

3 AIG 4 American Express

5 Merrill Lynch

CBOC : Chicago Board Option Exchange NYMEX : New York Mercantile Exchange ISE : International Securities Exchange FOREX : marché des changes US CIT : US Court of International Trade

Principaux établissements secondaires

5. Zone du World Trade Center Détruite par les attentats du 11 septembre 2001

6. Un système spatial tripolaire Puissance publique

Pilotage mondial

Nouveau complexe

182  La planète financière

de mutations urbaines, immobilières et architecturales dans lesquelles le secteur financier et la rente immobilière jouent un rôle majeur [Longcore, 1996] comme l’illustrent la construction du World Trade Center en 1973 puis la construction du vaste complexe du World Financial Center sur l’Hudson River dans les années 1980-1990. Au nord-est, le Civic Center joue un rôle majeur à l’échelle fédérale et mondiale, parfois sous-estimé. En particulier du fait de la présence de l’IRS, les services fiscaux fédéraux qui traquent la fraude et le blanchiment d’argent sale (drogue, trafic d’armes…), et des différentes cours de justice qui ont autorité sur toutes les opérations financières réalisées sur la place de New York, et peuvent à ce titre traîner en justice et condamner banques et firmes transnationales qui enfreignent les lois étasuniennes dans leurs activités mondiales (cf. BNP Paribas en 2014). Au centre, le Financial District est le cœur géographique de l’organisation des marchés avec la présence du NYSE, ou New  York Stock Exchange, la bourse de Wall Street, le NASDAQ (bourse hautes technologies), le CBOC (Chicago Board Option Exchange), l’ISE (International Securities Exchange) et le Forex (marché des changes). On y trouve aussi le siège des régulateurs publics comme la SEC (US Securities and Exchange Commission) ou de l’EXIM Bank (Export-Import Bank) fédérale qui finance en particulier les exportations des grands groupes et certaines opérations de coopérations internationales. Les locaux de la Réserve fédérale, la FED de New  York, y abritent (entre autres) à titre gratuit une des plus grandes réserves d’or du monde (360 milliards de dollars, 20 % des réserves mondiales) dans des coffres hautement sécurisés à 25 mètres sous terre, dont 98 % du stock appartiennent soit à des États (Allemagne…), soit à des institutions financières internationales (Fonds Monétaire International, Banque mondiale…). On y trouve enfin le siège de la Bank of New  York Mellon et de l’assureur AIG, les antennes de nombreux groupes financiers ou de groupes d’assurances étasuniens ou étrangers (Deutsche Bank, UBS, Santander…), les agences de notation ou le Wall Street Journal. Enfin, les nouveaux complexes immobiliers du World Financial Center accueillent le NYMEX (New York Mercantile Exchange) et les sièges de Goldman Sachs (11 000 salariés), la première banque d’affaires mondiale, d’American Express (cf. chapitre 1) et de Merrill Lynch, ancienne grande banque d’affaires devenue filiale de la Bank of America. Le Midtown au centre de Manhattan. Une partie des activités financières a délaissé progressivement le Financial District pour glisser à cinq kilomètres au nord vers le quartier de Midtown, connu pour accueillir l’emblématique Empire State Building, le Rockefeller Center ou les bâtiments de l’ONU, sur l’East River. Au centre de Manhattan et au sud de Central Park, il présente une offre immobilière moins chère et moins marquée par le traumatisme du 11 septembre. On y trouve de nombreuses banques étasuniennes (Citigroup,

Les territoires de la planète financière

 183

JP  Morgan Chase, MetLife, Morgan Stanley, Wells Fargo, Northern Trust, Morgan Stanley…) et surtout étrangères (HSBC, Barclays, Llyod’s, BNP Paribas, Crédit Agricole, Société Générale, Crédit Ssuisse, Sumitomo Mitsui, Mitsubishi, Banco do Brazil, China Bank of construction, National Bank of Koweït…). On y trouve aussi les grands cabinets d’audit internationaux (Ernst and Young, Deloitte) et le New  York Institute of Finance. Les médias et la presse économique et financière, qui jouent un rôle si important dans le fonctionnement des marchés mondiaux, y sont aussi particulièrement concentrés (Bloomberg, Thomson Reuters, Forbes, Fortune Magazine, Business Week, New York Times). Cet espace joue aussi un rôle social majeur en accueillant par exemple les clubs new-yorkais des Grandes Écoles et Universités prestigieuses formant les élites politiques et économiques (Columbia, Cornell, Princeton, Harvard, Yale) ou les clubs et associations aux puissants réseaux (New York Yacht-club, Penn Club…).

Londres et la City, une place financière mondiale largement extravertie Au Royaume-Uni, le terme de city couvre, selon les textes, trois définitions différentes, mais complémentaires  : il peut en effet qualifier soit la place financière de Londres dans son ensemble face par exemple à New York (dit aussi Wall  Street), Francfort ou Paris, soit plus spécifiquement la portion d’espace métropolitain historiquement spécialisée dans les fonctions financières internationales, le Square Mile, soit, enfin, l’organisme de gestion politique et administratif de celui-ci (City of London). Une place extravertie étroitement dépendante de ses capacités d’attraction. La place financière de Londres se développe dès les xvie et xviie  siècles pour accompagner les conquêtes de la Couronne et l’internationalisation du capital marchand puis industriel britannique. Elle devient la première place financière mondiale à la fin du xxe siècle en lien systémique avec un Empire victorien « sur lequel le soleil ne se couche jamais ». Face aux profondes crises géopolitiques et géoéconomiques du Grand xxe siècle qui affectent la puissance britannique, les élites politiques et économiques anglaises font du capital financier et de la place financière de Londres des vecteurs stratégiques du maintien de leur puissance mondiale et de leur richesse. Dès septembre 1957, la création du marché des eurodollars, expression qui définit le marché des dollars déposés et prêtés hors des États-Unis, fait de la City une place offshore échappant largement aux régulations nationales. Cette spécialisation fonctionnelle d’insertion offshore dans la mondialisation financière s’accélère dans la décennie 1980-1990 avec le Big Bang de la City. En 2006, la City est le premier marché mondial des changes entre devises (31  %, 800  milliards de dollars par jour), le 1er  marché pour les échanges d’actions (43  %) et d’obligations (70  %) et le 1er  marché des produits dérivés (43  %). Mais contrairement aux autres places financières, y compris

184  La planète financière

New York, ce développement se construit sur des logiques de plus en plus extraverties : alors que les actifs bancaires représentent 450 % du PIB du pays, un des taux les plus élevés au monde pour un grand pays, plus de la moitié y est détenue par des banques étrangères. En effet, face à l’affaiblissement sur la longue durée de la base productive nationale et aux effets dévastateurs de la crise financière de 2006 (cf. le net repli de RBS-Royal Bank Scotland et surtout de Barclays qui tendent à quitter la « haute finance internationale »), la place financière de Londres est de plus en plus étroitement dépendante de ses capacités à attirer les activités financières internationales des grandes banques étrangères. Ces principaux atouts sont l’usage généralisé de l’anglais dans les métiers de la finance, sa localisation géographique qui permet d’articuler grâce aux jeux des fuseaux horaires les marchés asiatiques et américains, des réglementations très souples et une fiscalité très avantageuse, la concentration d’un personnel hautement qualifié que s’arrachent les entreprises (hauts salaires et primes nombreuses, intéressements aux résultats…) et un marché du travail à la pointe des déréglementations sociales et économiques qui donne à la courbe des emplois un profil très erratique (fiscalité et imposition, conditions d’emploi, temps de travail, règles d’embauche et de licenciement, rémunérations ultra-flexibles…). Une place financière fragilisée par la crise. Longtemps vanté sur le continent pour son dynamisme, le «  modèle britannique  » tremble aujourd’hui sur ses bases en raison de l’effondrement des bulles immobilières et financières, de l’hypertrophie des activités financières et de la faible solvabilité de ménages surendettés sur lequel il reposait. Le taux d’épargne  des ménages est un des plus faibles d’Europe (7,3 %) et leur taux d’endettement très élevé (132 % de leurs revenus). Entre 2008 et 2010, le système bancaire et financier a été très sévèrement touché notamment par la quasi-faillite, la vente ou la nationalisation de beaucoup des grandes banques britanniques (HSBC, Royal Bank of Scotland, Barclays, Bradford & Bingley, Lloyds TSB, Nothern Rock…). Face à la crise, le bilan de la Banque d’Angleterre est multiplié par quatre à 400 milliards de livres en 2014 alors que la dette publique passe ainsi de 659 à 1 700 milliards d’euros (multiplié par 2,5), soit de 41 % à 90 % du PIB, entre 2000 et 2014. Cette situation explique les grands paradoxes de la place financière londonienne qui fonctionne largement sur une logique offshore. Face aux critiques ou attaques dont elle est l’objet, elle oppose une résistance acharnée, frontale ou indirecte selon les rapports de forces, à toute proposition d’harmonisation fiscale ou de régulation et taxation communautaire ou internationale pouvant à terme menacer son hégémonie de grande place financière internationale. Cette résistance est organisée par la City of London Corporation, le lobby de la City, avec de nombreuses associations professionnelles, et est

Les territoires de la planète financière

 185

très largement relayée par le gouvernement de Londres qui cherche à tout prix à la protéger. Pour répondre à ces nouveaux défis, la place financière de Londres cherche aussi par tous les moyens à attirer la finance islamique (1er centre européen), en plein développement au Proche et Moyen-Orient, et à jouer depuis 2010 un rôle nodal dans l’internationalisation du yuan, la monnaie chinoise (accords entre la City et Hong Kong qui étend ses horaires de trading de 5 heures pour faciliter les transactions avec Londres). Elle cherche enfin à accueillir de nouvelles unités transférées d’Europe continentale en réaction à la montée des tentatives de réglementations qui se font jour dans la zone euro. Le puissant remodelage territorial du Royaume-Uni et de la métropole. Cette orientation remodèle très largement la structure économique, productive et territoriale du Royaume-Uni  : les services financiers offrent 1,2 million d’emplois, contribuent massivement au solde positif de la balance des paiements (1er solde mondial) et représentent 30 % des recettes fiscales versées par les entreprises. Géographiquement, l’hypertrophie du secteur financier londonien se caractérise par l’explosion ces dernières décennies des disparités socio-spatiales aux échelles nationales (Angleterre / périphéries), régionales (Grand bassin de Londres / reste) et locales (centre et ouest / est) débouchant sur un Royaume-Uni de plus en plus éclaté territorialement et de plus en plus dual socialement. Les régions déjà les plus riches et les mieux dotées accaparent, voire stérilisent, un volume croissant de richesses au détriment du reste du territoire. Le poids de Londres et du bassin londonien (% du Royaume-Uni) Superficie

Croissance pop. 20 ans

Emplois

PIB

Rémunérations

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Emplois activ. scientif et techniques

Emplois information communication

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21,4

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53,7

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84,2

86,5

86

90

90

92

Londres

Source : statistiques nationales.

Sur 0,6 % du territoire, Londres polarise ainsi 8 % de la population mais plus du quart de la croissance démographique des vingt  dernières années, 13  % des emplois mais 21,5  % des rémunérations et 23  % du PIB grâce à sa forte spécialisation dans la finance, le commandement économique et les services péri-productifs de haut niveau (activités scientifiques et techniques, information, communication, médias…). Polarisé et organisé par Londres, le grand bassin londonien est le second bénéficiaire grâce à ses spécialisa-

186  La planète financière

tions résidentielles, sectorielles et fonctionnelles. Il profite en particulier d’un mouvement de desserrement puissant mais sélectif des activités londoniennes vers la périphérie au prix cependant d’une maîtrise du foncier de plus en plus difficile (périurbanisation et rurbanisation), de l’envolée spéculative des prix immobiliers et de la saturation des grandes infrastructures de transport.

Londres : un des refuges dorés pour milliardaires Londres vient au 4e rang des métropoles mondiales derrière New York, Hong Kong et Moscou pour la très grande richesse en accueillant 72 des 130 milliardaires vivant au Royaume-Uni, dont la moitié sont nés à l’étranger. La fortune cumulée de ces 72 personnes est évaluée à 177 milliards de dollars, soit le PIB du Vietnam, et un quart est directement issu de la banque et la finance. Par rapport à d’autres métropoles mondiales, Londres est l’un des lieux privilégiés de résidence de nombreux milliardaires étrangers, en particulier des nouvelles fortunes des Suds ou de l’Est (Golfe Persique, Brunei, Inde, Bangladesh, Kazakhstan, Ukraine, Russie…). Géographiquement, ils habitent dans les quartiers résidentiels verdoyants et huppés à l’ouest ou au nord de la City, en particulier vers Hampstead entre les voies A1 et A41. Dans cet espace, la Bishops Avenue – située entre deux golfs et qui regroupe environ 66 maisons individuelles et 70 appartements de très haut standing – est particulièrement connue pour accueillir les grandes fortunes du pétrole, du gaz, de l’acier, des diamants ou d’Hollywood. Londres, en particulier sa zone centrale, connaît de nombreuses enclaves pour milliardaires étrangers comme Belgravia, Mayfair, Knightsbridge, Chelsea ou Kensington. Venant de la Bishops Avenue, Lakshmi Mittal, propriétaire d’origine indienne de l’aciériste ArcelorMittal, a ainsi déménagé sur Kensington Palace Gardens dans une maison achetée 65 millions d’euros en 2004. On estime que la valeur du parc immobilier résidentiel des dix quartiers les plus riches de Londres, soit 522 milliards de livres en 2014, équivaut à la valeur du parc immobilier cumulé de l’Écosse, du Pays de Galles et de l’Ulster. Face aux nombreuses crises géopolitiques ou tensions que connaissent leurs pays, les très riches investisseurs cherchent en effet un havre de paix pour valoriser leurs capitaux, et se précipitent sur l’immobilier londonien alors que le gouvernement leur déroule un véritable « tapis rouge », participant ainsi à la création d’une nouvelle bulle immobilière spéculative. Cependant, comme le souligne par exemple le Financial Times en août 2014, plus de 150 milliards d’euros récemment investis dans l’immobilier sont passés par des paradis fiscaux (Îles Vierges, îles anglonormandes) : selon ce journal, l’immobilier londonien pourrait aussi devenir un refuge et un moyen de blanchiment pour l’argent sale du monde entier.

À l’échelle métropolitaine du Grand Londres, la finance joue un rôle central. Dans l’espace central de la métropole londonienne, la City est hégémonique politiquement, économiquement, culturellement et socialement. Elle participe en particulier activement au remodelage des fonctions métro-

Les territoires de la planète financière

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politaines centrales avec les loyers les plus chers d’Europe occidentale et un marché de l’immobilier d’entreprises étroitement dépendant du dynamisme du secteur financier et bancaire. Entre 1998 et 2011, la valeur ajoutée dégagée par la finance est multipliée par deux pour représenter aujourd’hui 20 % de l’économie londonienne. Avec plus de 500 institutions financières anglaises et surtout étrangères (banques d’affaires, banques d’investissement, assurances, sociétés de gestion, fonds de pensions, fonds spéculatifs…), la City concentre l’essentiel de l’économie financière britannique tournée vers les marchés mondiaux. La place financière est spécialisée dans la grande banque d’investissement, le change des monnaies (41 % du total mondial), les marchés actions, les fonds en gestion (2e  rang, 5  400  milliards en gestion), les produits dérivés, les assurances, en particulier maritimes avec la présence de Llyod’s fondée en 1688, et les matières premières avec la présence du London International Financial Futures and Options Exchange (LIFFE) ou du London Metal Exchange (LME). On y retrouve donc le gotha de la finance internationale qui vient y installer ses salles de marchés et ses centres de gestion. Évolution des emplois à la City de Londres : le choc de la crise 2007

2009

2011

2013

2014

Services financiers

234 900

228 700

240 700

240 900

238 800

dont banques

141 200

132 800

146 100

147 100

143 300

dont assurances

70 000

74 300

72 400

70 700

70 200

dont fonds de gestion

23 700

21 600

22 200

23 100

25 300

Auxiliaires financiers

118 300

94 600

117 200

126 400

105 300

Services supports

335 000

314 700

305 400

321 500

359 800

dont droit

118 800

104 400

114 900

106 000

105 500

dont gestion / administ.

216 200

210 300

190 500

215 500

254 300

TOTAL

688 200

638 000

663 300

688 800

703 900

Source : City of London.

Après avoir augmenté de + 41 % entre 1987 et 2007 dans une City alors en plein essor, les emplois dans les services financiers directs (banques, assurances, fonds) reculent du fait de la crise pour représenter aujourd’hui 238  800  salariés, alors que les énormes bonus annuels versés aux traders sont tombés de 11,4 à 1,6 milliard de livres entre 2007 et 2013. Mais la force de la place financière londonienne réside tout autant dans l’importance des emplois induits qui représentent 465 000 postes, soit 704 000 emplois directs et indirects au total. Les services financiers auxiliaires et les services supports périphériques (grands cabinets internationaux de consultants et d’audit, cabinets d’avocats d’affaires, agences de notation…) participent en effet

188  La planète financière

directement à la bonne marche des marchés et des affaires (fusions acquisitions d’entreprise…). Londres est en particulier le 1er  pôle mondial dans le droit international des affaires, en particulier pour les opérations d’arbitrage et de médiation dans les conflits entre firmes transnationales et États avec 4 600 litiges traités par an. Enfin, les médias et les services d’information spécialisés occupent une place considérable (Financial Times sur la rive sud de la Tamise face à la City, grandes agences d’information financière…). La finance et ses effets au Royaume-Uni et à la City 450 000 Londres 400 000

180 000 160 000 140 000

350 000

120 000

300 000

100 000 Angleterre

250 000 200 000

Écosse Pays Galles Ulster

150 000

80 000 60 000

1997

40 000

2011

20 000

L’envolée des prix immobiliers moyens à Londres (livres)

Ulster

Nord Est

Pays de Galles

Yorkshire

East Midlands

Ecosse

West Midlands

Sud Ouest

Est anglais

1986 1988 1990 1992 1994 1996 1998 2000 2002 2004 2006 2008 2010 2012

0

Sud Est

Grand Londres

50 000

Nord Ouest

0

100 000

Évolution des revenus des ménages (livres)

400

12

390

10

380 370

8

360 350

6

340 330

4

320 310

2

300

20 03 20 04 20 05 20 06 20 07 20 08 20 09 20 10 20 11 20 12 20 13 20 14

Bonus pays par les banques de la City (milliards de livres)

mars 96 dec 1996 sept 97 juin 98 mars 99 dc 1999 sept 00 juin 01 mars 02 dec 2002 sept 03 juin 04 mars 05 dec 2005 sept 06 juin 07 mars 08 dec 2008 sept 09 juin 10 mars 11 dec 2011 sept 12 juin 13 mars 14

290

0

Londres : évolution des emplois dans la finance et les assurances et bulles spéculatives

Face à sa spécialisation dans les fonctions financières internationales, l’espace de la City compte moins de 10 000 habitants permanents et se vide très largement les nuits ou les week-ends de ses actifs, donnant ainsi d’ailleurs son nom au phénomène bien connu de « city » dans les quartiers d’affaires des grandes métropoles. Les salariés de la City habitent donc dans d’autres quartiers et utilisent massivement les réseaux de transports en commun, largement sous-calibrés et saturés aux heures de pointe, pour y accéder. Dans ces conditions, la City participe directement aux profondes ségrégations spatiales

Les territoires de la planète financière

 189

et fonctionnelles organisant la zone centrale de l’agglomération. Nombreux sont ses cadres habitant à l’ouest, autour de Hyde Park par exemple, les arrondissements huppés et résidentiels de Camden ou de Kensington and Chelsea (cf. « quartier français »), voire plus à l’ouest Richmond et Wandsworth. Pour autant, on assiste aussi vers l’est à un processus progressif de gentrification des marges urbaines proches des quartiers financiers d’affaires comme à Tower Hamlets, situé entre la City et les Docklands, le nord de Southwark (quartiers de London Bridge et Bankside) de l’autre côté de la Tamise, ou plus loin vers le nord-est, Islington. La City de Londres : un système spatial tripolaire. La place financière londonienne est organisée sur trois dispositifs territoriaux bien individualisés et fonctionnellement complémentaires. Concentrant sur un espace urbain au total très restreint des centaines de milliers de salariés hautement qualifiés et très bien payés, elle fonctionne comme un sociopôle très particulier qui assure son fonctionnement et son rayonnement international. Possédant sa propre culture des affaires, de la richesse et de la gestion du risque comme en témoigne la multiplication des scandales financiers ces dernières années, il est structuré par un véritable esprit de classe, voire parfois de caste pour certaines catégories d’emplois : carnet d’adresses, moule des mêmes grandes Écoles, soirées dansantes, convivialité des clubs fermés, rites obligés (cf. les Christmas Parties de fin d’année où l’alcool coule à flots), voire les parties de golf, courses de chevaux ou week-ends de chasse à courre… Au centre se trouve la City proprement dite, ou Square Mile. Construit en rive gauche du fond d’estuaire de la Tamise dès l’époque romaine et correspondant au vieux noyau médiéval londonien, le « Square Mile » de la City demeure le cœur financier du pays. Depuis le Moyen Âge, il bénéficie d’un statut territorial particulier en étant doté de sa propre administration en 886 et d’une autonomie – renforcée dès 1215 – arrachée par les bourgeois de la Cité au pouvoir royal. Dans aucune autre place financière métropolitaine au monde, la finance de marché dispose ainsi de son enclave territoriale dans laquelle elle élit son propre maire, issu de ses grandes entreprises, et dispose de pouvoirs judiciaires et de police spécifiques. Le Square Mile polarise plus de 392 000 salariés, dont 61 % directement dans la finance et les assurances. Elle accueille le siège de la Banque d’Angleterre, les grandes infrastructures de marché comme les cinq bourses (LES, LIFE, LME, ICE Futures, ECE), les chambres de compensation et les autorités de régulation. On y trouve en particulier, en dehors de Goldman Sachs, les plus petites banques d’affaires (cf.  Société Générale), les brookers et, de plus en plus les fonds souverains des pays émergents et les nouvelles banques chinoises, qui y multiplient les implantations alors que Londres cherche de plus en plus à les séduire. Le tout est complété par le vaste écosystème des services spécialisés (avocats d’affaires, consultants…).

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Conception : Laurent Carroué – Réalisation : Carl Voyer

Droit des affaires

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Station de métro Gare ferroviaire Principaux parcs

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LME

Assurances, réassurances, fonds de pension

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Blackfriars Bridge

Londres : le Square Mile de la City de Londres

4. Les logiques de spécialisations professionnelles et fonctionnelles de l‘espace urbain

Cabinets d’audit Les agences de notations Les associations professionnelles (chambre de commerce, British Bankers association…)

3. Les grandes agences

Établissement de 1er rang Établissement de 2e rang

2. Les banques, assurances et Fonds financiers et de pension

Les autorités des marchés : la PRA (Prudential Regulation Authority)

Chambres de compensation

LSE : London Stock Exchange LIFFE : London International Financial Futures and options Exchange LME : London Metal exchange ICE Futures : Intercontinental Exchange ECE : European Climate Exchange

Les cinq bourses

Banque d’Angleterre

Limites de la City, un organisme spécifique

1. Les infrastructures de marché

190  La planète financière

Les territoires de la planète financière

 191

Géographiquement, le Square Mile est organisé en interne par une sensible spécialisation fonctionnelle de l’espace. Le secteur des services financiers est fortement polarisé par les quartiers de Central South, Monument et Bishopsgate, celui des assurances, réassurances et fonds de pension par les quartiers de Tower et City East à l’est alors qu’à l’opposé, les services juridiques et le droit des affaires dominent très largement le quartier de City West. Au plan urbanistique et architectural, la skyline de la City proprement dite a été bouleversée par la multiplication des opérations architecturales, symbolisée par la tour du groupe suisse de réassurance Swiss Re (the Gherkin, « le Cornichon ») de 180 m de haut, conçu par l’architecte Norman Foster en 2004, et qui sert souvent d’icône à ses mutations urbaines. En grande partie financé par l’argent des pays émergents, ce boom immobilier a fait apparaître de nouvelles tours aux surnoms évocateurs (le Héron, le Grattoir à fromages, le Talkie-Walkie, Helter Skelter, le Shard …). À l’est, l’extension de Canary Warf est un peu l’équivalent londonien du quartier parisien de La  Défense, bien que sensiblement plus tardive. Construit sur les anciennes friches industrielles et portuaires de 2 250 hectares des anciens Docklands dans un méandre de la Tamise à cinq kilomètres de la City, ce nouveau quartier symbolise le glissement progressif d’une partie des fonctions financières vers l’est. Il regroupe aujourd’hui 141 000 salariés, dont 54 % dans la finance. S’imposant comme le quartier des grandes banques internationales, on y trouve les sièges de Barclays, HSBC, Morgan Stanley, Crédit Suisse, Citigroup et JP Morgan, qui réoccupe l’immeuble de Lehman Brothers après sa faillite en 2008. À l’ouest de la City, enfin, on trouve Mayfair et Saint James. Ce sont des quartiers huppés et branchés où se localisent préférentiellement les fonds spéculatifs, ou hedge funds, et les groupes de private equity. On y trouve aussi les commerces de luxe et les restaurants haut de gamme où se négocient les affaires, autour de dîners ou petits-déjeuners adéquats.

Les paradis fiscaux ou Centres Financiers Extraterritoriaux La croissance de la finance mondiale s’est largement appuyée sur le développement d’activités offshore qui définissent l’ensemble des services financiers fournis à des non-résidents par une place spécialisée dans le cadre de législations extraterritoriales couvrant une partie plus ou moins large de ses activités financières. Ces stratégies sont mises en œuvre par de grandes places financières, comme Londres qui peut être considéré comme la 1re place offshore mondiale, ou des centres financiers régionaux (Hong Kong, Singapour, Luxembourg…). Mais surtout se sont progressivement développés des

192  La planète financière

centres financiers extraterritoriaux (CFE) ou offshore (OFC, offshore financial center), identifiés comme des paradis fiscaux [Chavagneux, 2012].

Qu’est-ce qu’un paradis fiscal ? Les paradis fiscaux : des espaces de non-droit marchandant leur souveraineté Les paradis fiscaux sont des États ou des territoires rattachés (cf. Couronne britannique) de petite taille, bénéficiant de juridictions d’exception, dans lesquels l’activité financière est totalement déconnectée de l’économie nationale traditionnelle, et qui sont spécialisés dans la fourniture de prestations financières opaques. Ainsi, en cas de litige, c’est le droit du pays d’accueil de la société qui s’applique et ce sont ses tribunaux qui sont compétents. Ils marchandent donc leur souveraineté étatique dans la planète financière. Leur succès s’explique par les avantages qu’ils procurent : secret bancaire (comptes anonymes et numérotés, non-obligation de connaître le client…), réglementation des plus limitée, sociétés écrans garantissant l’anonymat, fiscalité faible ou inexistante. Ces territoires-confettis sont à la fois des paradis fiscaux et des paradis juridiques car ils refusent de coopérer avec les différentes institutions judiciaires nationales et internationales dans la recherche et la sanction des fautes ou crimes commis. En créant ainsi des espaces hors d’atteinte du droit des États et où le contrôle et la régulation des intérêts privés sont impossibles, ils deviennent eux-mêmes des fictions juridiques. Leurs décisions politiques ont historiquement souvent été largement influencées par les grands acteurs financiers internationaux qui leur dictaient même parfois les lois les plus favorables à leurs activités dans le cadre de la dérégulation généralisée des marchés des années 1970-1980.

Les quatre grands piliers assurant les fondations d’une toile mondiale Tissant une vaste toile de réseaux techniques et financiers, ils sont un des rouages essentiels de la mondialisation financière comme l’étudie la géographe Maude Sainteville pour la mondialisation boursière [2011], et ont joué un rôle majeur dans la crise financière mondiale ouverte en 2007. On évalue en 2013 la masse des capitaux dissimulés à entre 21 000 et 32 000 milliards de dollars, soit entre 132 % et 200 % du PIB des États-Unis, ils verraient transiter environ la moitié des actifs financiers circulant dans le monde. Leurs activités reposent sur quatre grands piliers [Harel, 2010]. Premièrement, l’évasion et la fraude fiscale des ménages. Il accueille la moitié de la fortune offshore des ménages, soit 8  % de la richesse totale des ménages de la planète. En juin 2013, un rapport du Parlement européen évaluait l’évasion fiscale à 1 000 milliards d’euros par an, soit 20 % du PIB

Les territoires de la planète financière

 193

de l’Union européenne. Les Français y dissimuleraient ainsi environ 600 milliards d’euros, dont 220  milliards pour les personnes physiques alors que Bercy évalue la fraude fiscale en France entre 60 à 80 milliards d’euros par an, soit 17 à 22 % des recettes fiscales totales. En Italie, l’évasion fiscale est évaluée en 2013 entre 120 et 150 milliards d’euros. En 2011, la police financière italienne a découvert 50 milliards d’euros de revenus non déclarés cachés à l’étranger, dont la moitié dans des paradis fiscaux. En Grèce, 6 575 sociétés offshore immatriculées dans les paradis fiscaux y détiennent des biens fonciers ou immobiliers. Ce sont aussi les coffres forts des dictateurs ou dirigeants kleptomanes des États des Suds qui pillent leurs économies nationales (Suharto d’Indonésie, Ferdinand Marcos des Philippines, Jean-Claude Duvalier d’Haïti, Mobutu Sese Seko du Zaïre…). Lors du Printemps arabe, la Suisse a été contrainte de bloquer 700  millions de dollars déposés par l’ancien président égyptien Hosni Moubarak et 60 millions de francs suisses déposés par l’ancien président tunisien Ben Ali, dont Tunis a obtenu la restitution. Au total, le président tunisien Moncef Marzouki estimait que le clan Ben Ali avait détourné en 23 ans de règne entre 15 et 50 milliards de dollars. À l’opposé, en 2008, à la suite de l’arrestation de son fils Hannibal, le dirigeant libyen Mouammar Kadhafi avait retiré de ses comptes en Suisse sept milliards de dollars libyens par mesure de précaution pour, sans doute, en transférer une partie vers les places offshore du Moyen-Orient (cf. Dubaï) et d’Asie. À eux seuls, les paradis fiscaux européens accueillent 65 % des 7 300 milliards de dollars de la gestion de fortune offshore dont la Suisse (27 %), les Îles britanniques (îles anglo-normandes, île de Man, Dublin, 24  %) et le Luxembourg (14 %), largement devant Singapour (10 %), en forte croissance, et les autres paradis fiscaux tropicaux. Les principaux centres de la gestion de fortune offshore : le poids de l’Europe États

Milliards $

% mondial

Suisse

2 000

27,4

Îles britanniques*

1 700

Luxembourg Caraïbes et Panama

État

Milliard $

% mondial

Miami / New York

500

6,8

23,3

Singapour

500

6,8

1 000

13,7

Hong Kong

200

2,7

900

12,3

Autres

400

5,5

* : Royaume-Uni, Îles anglo-normandes, Île de Man, Dublin.

Deuxièmement, les paradis fiscaux accueillent une multitude de filiales de groupes financiers internationaux dans lesquels les prises de risques sur des opérations financières douteuses étaient dissimulées. En 2007, la banque britannique Northern Rock avait dissimulé son stock de dettes à court terme

194  La planète financière

à Jersey, la Bear Sterns utilisait les Caïmans et Dublin alors que l’escroc étasunien Bernard Madoff mobilisait la Suisse, le Luxembourg et les Îles vierges britanniques. Les deux tiers des fonds spéculatifs, les hedges funds, y sont ainsi domiciliés. En 1999, les experts du FMI estimaient que 80 % des 250 milliards de francs prêtés à la Russie du Président Eltsine en 1998 avaient été détournés sur des comptes bancaires à Jersey. Troisièmement, les paradis fiscaux sont très largement mobilisés par les firmes transnationales pour leurs montages financiers, leur évasion fiscale et leurs stratégies d’optimisation fiscale organisés par des cabinets d’avocats, de fiscalistes ou d’audit spécialisés (OCDE, 2013). En drainant les profits et les redevances réalisés dans leurs pays d’intervention vers des filiales offshore localisées dans des paradis fiscaux, ils parviennent ainsi à réduire très fortement leurs impôts. Ceci leur permet de bénéficier de taux d’imposition très faible à l’échelle mondiale (General Electric  : 2,3  %, Google  : 2,4  %…). En moyenne, les 50 premiers groupes européens possèdent 117 filiales offshore, dont 768 pour la seule Deutsche Bank. Toutes les grandes banques et fonds spéculatifs y sont implantés comme la Société Générale (91 filiales), le Crédit Agricole (150) ou BNP Paribas (334). Alors que le droit des États-Unis autorise une firme étasunienne qui en rachète une autre à l’étranger à déplacer son siège social et fiscal tout en conservant ses structures de direction et ses activités au pays (système du « corporate inversion »), Medtronic ou Chiquita Brands cherchent à se domicilier en Irlande où la taxe sur le bénéfice est de 12,5 % (États-Unis : 35 %).

Le Luxembourg : une plaque tournante européenne de l’évasion et optimisation fiscale En novembre 2014, une vaste enquête d’un groupe de médias, dont le journal Le Monde fait partie, confirme au grand jour, grâce à l’obtention de documents confidentiels d’un cabinet d’avocats d’affaires, le rôle de plaque tournante européenne de l’évasion fiscale que joue le petit duché du Luxembourg. Rien qu’entre 2002 et 2010, le Luxembourg a signé 550 accords secrets d’optimisation fiscale avec 340 firmes transnationales de 82 pays différents, dont 230 étasuniennes, 197 britanniques, 86 allemandes, 67 suisses, 58 françaises… On y trouve à la fois le gotha de la finance (Deutsche Bank, Axa, BNP Paribas, Crédit Agricole…) et les autres grandes firmes (Apple, Amazon, Pepsi, Ikea, Heinz…). La firme internationale s’adresse le plus souvent aux services juridiques ou cabinets d’avocats d’affaires des BIG 4 (PricewaterhouseCoopers, KPMG, Ernst and Young, Deloitte) très présents au Luxembourg – PricewaterhouseCoopers y emploie ainsi 2 300 salariés hautement qualifiés et très bien payés – pour qu’ils montent et négocient un projet d’accord fiscal (tax ruling, ou rescrit fiscal) avec les services luxembourgeois de l’Administration des contributions. Initiés aux Pays-Bas au début des années 1990 qui ont permis à ce petit État d’accueillir de nombreux holdings, ces accords fiscaux confidentiels luxembourgeois négociés à la carte firme par firme permettent

Les territoires de la planète financière

 195

à travers différents montages plus ou moins complexes aux firmes transnationales de payer le moins d’impôts possibles dans les États où elles sont implantées industriellement ou commercialement. Politiquement, ces mesures ont été prises en particulier sous la direction de Jean-Claude Juncker, ancien Ministre des finances de 1989 à 2009 puis Premier Ministre luxembourgeois de 1995 à 2013. À l’échelle européenne, Jean-Claude Juncker joue un rôle majeur comme Président de l’Eurogroupe (réunion mensuelle des Ministres des finances de la zone euro) entre 2005 et 2013 avant d’être nommé Président de la Commission européenne en juin 2014, le poste le plus élevé et le plus décisif.

Ces stratégies expliquent de grandes anomalies statistiques concernant par exemple la géographie mondiale des investissements étrangers directs (IDE). Selon le CEDIS du FMI, la Barbade, les Bermudes et les Îles Vierges Britanniques ont reçu en 2010 plus d’IDE que l’Allemagne ou le Japon et effectué plus d’investissements que l’Allemagne. Les Îles Vierges Britanniques étaient en 2010 le deuxième investisseur en Chine (14 %) après Hong Kong (45 %) mais devant les États-Unis alors que Chypre (28 %), largement utilisée comme base de repli par les oligarques russes jusqu’à son effondrement, les Îles Vierges Britanniques (12  %), les Bermudes (7  %) et les Bahamas (6  %) étaient les cinq principaux investisseurs en Russie. Quatrièmement, enfin, les paradis fiscaux sont aussi au cœur des transactions et des opérations de blanchiment des capitaux du crime organisé (trafic de drogues, d’armes, fausse monnaie, réseaux d’immigration, de prostitution, piratage, contrefaçon…) selon l’Office des Nations unies pour le contrôle des drogues et la prévention du crime. En 1995, la tentative américaine de geler les actifs financiers du Cartel de Cali aux États-Unis entraîna leur immédiat transfert vers les places financières de Londres, Tokyo et Francfort. Enfin, les États-Unis s’aperçoivent en 2001 que les financements des réseaux terroristes islamistes passaient aussi par eux. C’est pourquoi les pays développés ont initié en 1989, par l’intermédiaire du G7, la mise en place de structure de contrôle. Le Gafi (Groupe d’action financière contre le blanchiment des capitaux) établit régulièrement une liste d’États non coopératifs. Mais cette lutte est difficile quand elle ne s’étend pas de manière vigoureuse et coordonnée à l’échelle mondiale. Liste des États mis en cause par le Gafi pour le blanchiment d’argent sale en 2001 Bahamas, Dominique, Égypte, Guatemala, Hongrie, Indonésie, Israël, Îles Caïmans, Îles Marshall, Îles Cook, Liban, Liechtenstein, Myanmar, Nauru, Nigeria, Niu, Panama, Philippines, Russie, Saint-Kitts-et-Nevis, Saint-Vincent-et-Grenadine.

196  La planète financière

Les principaux paradis fiscaux Dans l’analyse géographique des paradis fiscaux, il convient d’abord de souligner que ces structures ne tombent pas du ciel car elles sont des constructions géoéconomiques et géopolitiques s’inscrivant dans les différents stades de la mondialisation financière. Aux États-Unis, le New  Jersey en 1880 et le Delaware en 1898 se transforment en paradis fiscaux (pas d’impôts sur les bénéfices, impôts sur les sociétés très faibles, pas de TVA, pas d’identification des ayants droit pour les trusts…) sous la pression conjointe de leurs problèmes budgétaires et des cabinets d’avocats d’affaires new-yorkais. Aujourd’hui, plus de 950  000  sociétés sont immatriculées au Delaware. La Suisse adopte le secret bancaire en 1934 à la suite de la crise de 1929. La City de Londres accélère sa mutation (secret bancaire, absence de taxes, nonrésidence, absence de réglementation…) dans les années 1950-1960 afin de capter le marché des eurodollars.

Un net développement depuis les années 1970 et la libéralisation des marchés Depuis 1945, on a assisté à la fois à leur explosion numérique puisque le Forum de stabilité financière du FMI en identifie 70 et le Gafi (Groupe d’action financière contre le blanchiment de capitaux) de l’OCDE 42 en 2005 et surtout à leur diffusion géographique dans l’espace mondial, en particulier dans la guirlande insulaire tropicale des Caraïbes et du Pacifique (Barbade en 1977, Nevis en 1983…). Cette diffusion s’inscrit dans des logiques spatiales qui valorisent la proximité fonctionnelle d’avec une grande place internationale, dont ils partagent le même fuseau horaire voire la monnaie. Dans les années 2000, les paradis fiscaux déployaient un véritable maquis d’entreprises servant de sociétés-écrans : Chypre et Gibraltar accueillaient ainsi respectivement 30 000 et 68 000 sociétés offshore, les Îles Vierges britanniques 350 000 International Business Company contre 100 000 aux Bahamas, SaintKitts-et-Nevis 12 000 Nevis Business Corporations et 2 020 trusts ou Aruba, 6 496 sociétés financières dont 4 900 banques commerciales et 1 500 Money transfer companies, sans compter 135 casinos. Les principaux paradis fiscaux : la ceinture des confettis tropicaux insulaires Monde

Europe occidentale

Anguilla (R.-Uni), Antigua et Barbuda, Aruba (P.-Bas), Bahamas, Bahreïn, Barbade, Belize, Bermudes (R.-Uni), Costa Rica, Dominique, Grenadines, Hong Kong, Île Maurice, Îles Vierges britanniques, Macao, Liban, Libéria, Maldives, Singapour, Îles Caïmans (R.-Uni), Îles Cook (N.-Zél.), Macao, Maldives, Îles Marshall, Montserrat (R.-Uni), Nauru, Niue, Panama, Saint-Kitts-et-Nevis (R.-Uni), Ste-Lucie, Montserrat, Samoa occidentales, Seychelles, Tonga, Îles Turk et Caicos (R.-Uni), Îles Vierges américaines (É.-Unis), Vanuatu, Saint-Vincent-et-Grenadine (R.-Uni).

Andorre, Irlande, Chypre, Guernesey, Sark, Alderney (R.-Uni), Gibraltar (R.-Uni), Île de Man (R.-Uni), Jersey (R.-Uni), Liechtenstein, Monaco, San Marin, Suisse, Malte.

Les territoires de la planète financière

 197

Enfin, il apparaît une certaine spécialisation des paradis fiscaux. En Europe, la Suisse joue la carte de la gestion de fortune, le Luxembourg celle des holdings et des fonds de placement mutuels et les Pays-Bas celle des EVS (Entités à vocation spéciale) afin d’attirer les grands holdings des firmes transnationales qui y négocient individuellement leur pression fiscale avant implantation. Sous les tropiques, les Bermudes se spécialisent dans les compagnies d’assurance exclusive (40 % du total mondial avec 1 300 compagnies), de réassurance et d’expertise comptable, les Caïmans et les Bahamas dans les fonds d’investissements et les fonds spéculatifs ou la Barbade et les Îles Vierges dans les Foreign Sales Corporations des transnationales américaines, des sociétés écrans destinées à faire transiter les exportations de marchandises afin de soustraire les revenus des ventes à la fiscalité des États-Unis.

Chypre : ancienne plaque tournante pour l’argent russe À partir des années 1990 et de la présidence Eltsine, la Russie voit émerger un système politico-mafieux, sur les ruines de l’ancienne économie socialiste de l’URSS démantelée et privatisée, dominé par de puissants oligarques et leurs clientèles. Dans ce contexte, Chypre, petite île de 850 000 habitants membre de l’Union européenne et de la zone euro, devient la base arrière de capitaux russes plus ou moins opaques grâce à des taux d’imposition très faibles (10 %), un système bancaire plus solide et plus discret que le système russe et tout un secteur spécialisé (cabinets d’avocats, de comptables et trusts). La petite île devient une destination touristique privilégiée et voit fleurir les activités immobilières (cf. Limassol) alors qu’entre 20 et 31 milliards d’euros de capitaux offshore y sont placés selon le FMI. Chypre devient un des lieux privilégiés, avec Londres en particulier, de transactions russo-russes permettant de blanchir le capital des riches oligarques. En 2012, le stock d’investissements originaires de Chypre à destination de la Russie est évalué à 130 milliards d’euros. En 2013, sur 270 000 sociétés enregistrées, 90 % étaient dans le négoce, l’immobilier ou l’investissement. C’est pourquoi dès 2011 alors que le système financier chypriote s’effondre, Moscou se précipite pour proposer un plan d’aide de 2,5 milliards d’euros. Contre un plan de sauvetage de 10 milliards d’euros, l’Union européenne impose en mars 2013 une reconfiguration drastique à un système financier hypertrophié – sa taille représentait 800 % de son PIB et doit tomber à 350 % en 2018 – et opaque, qui était resté fermé du 16 au 28 mars. Les titulaires des comptes de la Bank of Cyprus perdent 60 % de leur épargne au-delà de 100 000 euros de dépôt, cette confiscation servant à recapitaliser les banques. Si la puissante et riche Église orthodoxe, un des plus importants propriétaires fonciers de l’île, est durement frappée, ce sont bien sûr les capitaux offshore russes qui sont les grands perdants. C’est la fin du rôle de Chypre comme place offshore.

Un impact territorial non négligeable Pour les paradis fiscaux, cette spécialisation a un impact considérable sur des économies locales, souvent de faible taille, en termes de revenus (cf. ventes

198  La planète financière

de licences de sociétés offshore), de créations d’emplois et d’effets d’entraînement (tourisme, transports…). Aux Bahamas, le secteur financier représente 15 % du PIB derrière le tourisme (25 à 30 %) et à Nevis 30 % alors que dans les Îles Vierges britanniques les impôts des sociétés offshore, aussi faibles soientils, représentent la moitié des revenus fiscaux. Alors que 20 % de l’économie de Monaco repose sur la finance (340  000  comptes), au Liechtenstein, les seuls mandats d’administrateurs des 75 à 100 000 sociétés, en large majorité fictives, représentent un tiers du PNB et les activités financières génèrent directement et indirectement la moitié des revenus de l’État, ce qui permet aux habitants de ne pas payer d’impôt. Détenant 110,7  milliards de francs suisses d’actifs sous gestion, la première banque du pays est la LGT Group, établissement de la maison princière dont le directeur général est le prince Max von und zu Liechtenstein. Au Luxembourg, le secteur financier représente 38 % du PIB, 17 % de l’emploi avec 63 000 salariés et 30 % des recettes fiscales. Dans ce contexte, la lutte contre les paradis fiscaux peut avoir un impact considérable. La levée du secret bancaire en 2015 au Luxembourg peut se traduire par la fermeture de la moitié des 414  banques du pays, dont 120 travaillent dans la gestion de 300 milliards d’euros de fortunes privées déposés dans le pays, dont plus de la moitié viennent de ressortissants de l’Union européenne. En Suisse, si le Crédit Suisse et l’UBS devraient perdre 65 milliards de francs suisses, ce sont les 150 petites banques privées spécialisées qui devraient être les premières touchées. Aux Bahamas, le secteur financier est tombé de 25 à 15 % du PIB entre 2005 et aujourd’hui à cause du départ de la moitié des sociétés qui y étaient enregistrées.

Les îles Caïmans : un paradis fiscal du Grand Bassin Caraïbe Archipel de trois îles de 264 km2 à l’ouest de Cuba peuplé de 52 000 habitants, les Caïmans décident en 1962 de demeurer un territoire de la couronne britannique alors que la Jamaïque, située à 290 km, obtient son indépendance. Dans les années 1980, l’île décide de se diversifier dans le tourisme de luxe (40 % PIB), les pavillons maritimes de complaisance et, surtout, la finance offshore qui occupe 10 % de la population active, représente 40 % du PIB en 2005 et explique la présence de 22 000 expatriés. George Town, sa petite capitale, est devenue la 6e « place financière » mondiale. Ce territoire, dont le gouverneur et le ministre de la Justice sont nommés par Londres, gère 1 443,9 milliards de dollars d’actifs financiers dont 80 % sont d’origine bancaire en 2014. Il accueille en effet 195 banques, contre 600 banques en 2005 dont les filiales de 46 des 50 premières banques mondiales, 8 200 fonds spéculatifs et fonds de pension, 141 trusts et quelques milliers d’exempted companies, sociétés écrans. Mis sur la « liste noire » des paradis non coopératifs par le FMI et l’OCDE, il voit partir une partie de ses acteurs sans pour autant voir reculer pour l’instant les capitaux sous gestion.

Les territoires de la planète financière

 199

La lutte contre les paradis fiscaux : la place suisse en débat La Suisse, un des plus vieux paradis fiscaux au cœur de l’Europe À partir de la reconnaissance de son statut de neutralité par le Congrès de Vienne de 1815, qui gèle sa structure géopolitique au cœur de l’Europe alpine, et de l’adoption en 1930 de mesures adéquates, la Suisse est devenue un des plus anciens et des plus importants paradis fiscaux d’Europe et un des pays les plus riches au monde en devenant un véritable coffre-fort. En 2007, UBS gérait ainsi en Suisse 18  milliards de dollars de 19  000  comptes de clients américains non déclarés à l’IRS. La Suisse gère ainsi 30 à 35 % de la fortune mondiale offshore dont 60  % correspondent à de l’argent non déclaré. La gestion de patrimoine constitue une activité très lucrative pour les banques puisque les frais de gestion représentent 1 % de la masse déposée : en 1999, elle générerait 60 % des bénéfices du groupe UBS en consommant seulement 5 % de ses investissements. Les services financiers réalisent 11 % du PIB, et montent à 22 % avec les services auxiliaires, soit 33 % au total du PIB, un des taux les plus élevés du monde avec le Luxembourg (38 % du PIB et 17 % des emplois). Le système bancaire suisse emploie 130 000 salariés (3,4 % emploi) : après une hausse de + 47 % des emplois entre 1980 et 2007 qui correspond au déploiement du nouveau régime d’accumulation financière, les emplois reculent de 7  % en sept ans. Dans son insertion dans la planète financière, la Suisse se spécialise dans la gestion de fortune, on- et surtout offshore, les marchés des changes sur les devises, la réassurance et le négoce de matières premières (cf. Genève et Zoug). Le système suisse est organisé par trois grands types d’acteurs. D’un côté, les banques cantonales, régionales et caisses d’épargne (23  % emplois) qui ont pour l’essentiel une activité locale et régionale. De l’autre, les grandes banques, avec deux géants mondiaux que sont le Crédit Suisse et l’UBSUnion des banques suisses (43  % emplois) et les autres banques (banques commerciales, banques privées, banques «  en mains étrangères  », 34  % emplois) largement tournées vers l’international et qui sont au cœur de la planète financière. Le tout est complété par un puissant système d’assurances et réassurance (Swiss Ré). Le territoire financier est organisé autour de trois pôles : Zurich, la capitale financière germanophone du pays (38  % des emplois) qui accueille la bourse et les principaux sièges sociaux des plus grandes banques, Genève qui fonctionne comme un pôle francophone autonome relativement spécialisé (16 %, gestion de fortune, négoce international) et enfin Lugano, canton italophone largement tourné vers l’Italie (7 %). Ce dispositif est complété par

200  La planète financière

quelques petits cantons très spécialisés comme Saint-Gall ou surtout Zoug, au sud de Zurich dans les Quatre cantons.

Le canton de Zoug : le 2e pôle de trading et de négoce international après Genève Au sud de Zurich, dans le vieux berceau historique germanophone des Quatre Cantons, le canton de Zoug (116 000 habitants) occupe une place très particulière. Dès 1920, les autorités cantonales, pionnières – comme celles du canton de Glarus –, le transforment en paradis fiscal réservant un traitement fiscal très avantageux aux profits des compagnies internationales (taux actuel d’imposition : 0,02 /1 000 sur le capital des holdings). Son économie se spécialise progressivement dans les services financiers et surtout le courtage et négoce international (métaux, minerais, hydrocarbures et autres matières premières végétales, produits pharmaceutiques) qui y représentent un tiers de l’emploi. On y trouve plus de 200 000 entreprises servant in  fine de boîtes aux lettres à de nombreux acteurs financiers internationaux. Ces dernières années, l’emploi y a fortement augmenté tout comme la population du fait de sa forte attractivité, poussant les prix fonciers à la hausse. Il en découle qu’il réalise un des PNB par emploi – un indicateur qui témoigne ici de l’importance de la circulation du capital financier mise en œuvre – et d’un revenu par habitant parmi les plus élevés de Suisse (50 % supérieur à la moyenne nationale). Avec la refonte des accords sur le système fiscal national et cantonal en 2005 dans un État fédéral très décentralisé et éclaté, les cantons suisses se sont lancés dans une vaste concurrence basée sur un vaste dumping fiscal afin d’attirer les entreprises internationales, en particulier en Suisse centrale (Obwalden, Uri, Lucerne, Appenzell). Mais la remise en cause actuelle des excès qu’un tel système a engendrés fait aujourd’hui peser un certain nombre d’incertitudes sur l’avenir. Le canton de Zoug est le second pôle suisse de négoce et trading international avec 35 des 85 firmes du pays (Genève : 35). Connaissant un très fort développement depuis les années 2000, la Suisse accueille en effet un tiers du négoce mondial de pétrole et 60 % de celui des métaux. Dans son offre de services internationaux, le négoce et le trading (20 000 milliards de francs suisses / an) pèsent aujourd’hui d’un poids équivalent aux services financiers devant les assurances. En particulier, le géant mondial du négoce Glencore Xtrata y joue un rôle essentiel depuis son siège de Baar, dans le canton de Zoug.

Du fait de leur stratégie d’internationalisation et de financiarisation aventureuse et des multiples scandales émaillant leurs gestions (cf. 1998 : paiement de 1,25 milliard de dollars sous la pression de Washington pour solder l’affaire des fonds en déshérence des victimes de la Shoah…), les banques suisses se retrouvent lors de la crise ouverte en 2007-2008 au bord de l’effondrement, en particulier le Crédit Suisse et UBS. Les pertes cumulées déclarées entre 2006 et 2012 dépassent les 60  milliards de francs suisses. Ils ne doivent leur survie qu’à la mobilisation exceptionnelle des autorités

Les territoires de la planète financière

 201

publiques et de la banque centrale (plan de sauvetage financier et recapitalisation massive, création d’une banque de défaisance ou bad bank par la banque centrale dans laquelle sont transférées des dizaines de milliards de dollars d’actifs toxiques…). Avec la crise et les attaques dont elle fait l’objet, la banque suisse est en profonde reconfiguration. Premièrement, elle réduit son format : alors que le bilan mondial des banques est multiplié par trois entre 1990 et 2007 pour atteindre 3  458  milliards de francs suisses, il recule de -  20  % entre 2007 et 2012. Deuxièmement, elle se démondialise en cédant des actifs bancaires ou financiers dans de nombreux pays : les actifs bancaires à l’étranger sont multipliés par six entre 1990 et 2007 pour atteindre 2 320 milliards avant de reculer de - 44 % entre 2007 et 2012. Cette profonde rétraction économique et géographique du système financier fait que les actifs possédés en Suisse sont aujourd’hui supérieurs à ceux possédés à l’étranger.

Puissance mondiale et volonté politique : la loi FACTA aux États-Unis Dans le combat contre les paradis fiscaux, les États-Unis sont aujourd’hui à la pointe avec l’entrée en vigueur en janvier 2014 de la loi FACTA (Foreign Account Tax compliance Act). Celle-ci impose aux institutions financières du monde entier de livrer au fisc étasunien toute information concernant une transaction financière avec un Américain. Au total, plus de 77 000 banques et institutions financières de 80 pays se sont engagées à collaborer avec les États-Unis en acceptant de livrer des informations sur les dépôts de leurs clients américains ou imposables aux ÉtatsUnis pour les comptes supérieurs à 39 000 euros. À défaut, elles encourent dans un premier temps une retenue de presque un tiers de leurs revenus bruts sur leurs activités aux États-Unis. Cet exemple illustre à la fois le poids incontournable des États-Unis et de leur marché dans l’organisation de la planète financière, le rôle de l’État et de l’échelle nationale dans l’organisation des régulations et la question centrale de la volonté politique.

La lutte contre les paradis fiscaux : la Suisse dans l’œil du cyclone Face à la crise financière, à la multiplication des scandales et à la fuite d’importantes ressources fiscales liées à la fraude, les paradis fiscaux sont mis à l’index à la fois par les organisations internationales comme le FMI et l’OCDE et par certains États comme les États-Unis, l’Allemagne ou la France. En 2008, face aux résistances de l’UBS à collaborer avec les services fiscaux des ÉtatsUnis, le Président Barack Obama menace de lui retirer sa licence bancaire, lui interdisant par cela même toute activité aux États-Unis, son premier marché financier mondial (gestion de fortune, courtage, banque d’investissement), où elle emploie 27  000  salariés, soit 35  % de ses effectifs mondiaux contre 34 % en Suisse même et y gère 600 milliards de dollars d’actifs financiers. En février 2009, UBS est contrainte d’accepter de verser une amende de 780 mil-

202  La planète financière

lions de dollars en reconnaissant partiellement sa culpabilité et la levée partielle du secret bancaire pour 52 000 clients. Au printemps 2009, tout comme l’Autriche et le Luxembourg, Berne est obligé sous la pression de l’OCDE de signer des accords bilatéraux avec de nombreux États afin d’intégrer la levée du sacro-saint secret bancaire en cas de fraude et évasion fiscales. Si la lutte contre les paradis fiscaux a encore un long chemin à parcourir alors que de nombreuses fortunes cherchent un abri dans les places offshore asiatiques ou du Moyen-Orient (Liban, Émirats arabes unis avec Dubaï…), un certain consensus se dégage sur plusieurs axes  : obligation de transparence comptable (chiffre d’affaires, effectifs, impôts, subventions publiques reçues…) par filiale pour les firmes transnationales, généralisation au niveau mondial d’un échange, volontaire ou automatique, d’informations fiscales à la demande entre pays tiers, lutte déterminée et cordonnées contre l’argent sale de la criminalité organisée. Dans l’Union européenne se pose aussi la question centrale de l’harmonisation fiscale entre États membres. Au total, il suffirait pour les grands pays de s’entendre pour interdire toute transaction financière avec un État non coopératif, une question in fine de réelle volonté politique tant les enjeux sont considérables, les intérêts remis en cause puissants et les résistances multiformes.

Chapitre 5

Les enjeux politiques et géopolitiques

Comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents (cf. chapitres  1, 2 et 3), la planète financière est autant une construction politique et géopolitique qu’économique et financière. Tout simplement parce que son architecture, son pilotage, sa gouvernance et son fonctionnement sont l’expression de rapports de forces géoéconomiques et géopolitiques entre États souverains, institutions internationales et marchés financiers. Ce chapitre a donc pour objectif de présenter quelques pistes d’analyse concernant les enjeux politiques et géopolitiques aujourd’hui en débat sur la scène mondiale. Si jusqu’ici, la mondialisation avait tissé des liens d’interdépendance asymétriques bénéficiant d’abord aux grands pays occidentaux, la crise ouverte en 2006 a révélé puis cristallisé les bouleversements des grands équilibres à l’œuvre depuis les années 1990-2000. On a assisté en particulier à l’émergence de nouvelles puissances économiques et financières, au premier rang desquelles la Chine, qui a largement ébranlé l’ancien imperium occidental. Géographiquement, ce processus historique inédit – que le géographe et diplomate Michel Foucher nomme la « grande émancipation » – débouche en effet sur une architecture de la planète financière sensiblement plus polynucléaire, et surtout plus polycentrique. La première partie traite donc de ces profondes mutations en centrant son analyse sur les conditions et les principales caractéristiques de l’émergence des Suds, en analysant plus spécifiquement l’essor de nouveaux acteurs financiers internationaux, les fonds souverains. Cette refonte des équilibres mondiaux place les questions monétaires au cœur de l’actualité. En particulier, La Grande Dépression des auteurs étasuniens pose la question de l’avenir de l’un des grands piliers des bases de l’hegemon des États-Unis depuis 1945, le dollar. La seconde partie aborde donc la question de la remise en cause ou non des privilèges exorbitants dont dispose Washington à travers sa monnaie tout en abordant, en miroir, la question de l’avenir du yuan chinois.

204  La planète financière

Enfin, alors que la crise mondiale ne cesse de rebondir depuis maintenant presque dix ans, il convient de s’interroger sur les solutions structurelles à trouver pour une réelle sortie de crise. La question est d’autant plus brûlante qu’une grande majorité des élites politiques et économiques a mis beaucoup de temps à en comprendre la gravité tout en refusant d’en concevoir le caractère profondément structurel, tant le nouveau régime d’accumulation financière déployé à partir des années 1980 paraissait intangible. Après que les différentes autorités politiques, économiques et financières – nationales ou internationales – aient paré au plus pressé en tentant d’éteindre les nouveaux incendies (cf. crise de l’euro…) et alors que les choix de détente quantitative des grandes banques centrales posent autant de problèmes qu’ils n’en résolvent, il apparaît nécessaire de poser un certain nombre de questions de fond. Dans cette planète financière polycentrique mais toujours plus interconnectée et aux territoires de plus en plus interdépendants, la question des nouveaux enjeux de la gouvernance mondiale est aujourd’hui sur la table. L’étude de cette question cruciale est donc abordée en troisième partie.

Crise, recompositions et nouveaux liens d’interdépendance Dynamiques géoéconomiques et géopolitiques Alors que jusqu’ici, la mondialisation avait tissé des liens d’interdépendance asymétrique bénéficiant d’abord aux grands pays développés, la crise ouverte en 2006 tend à bouleverser les grands équilibres financiers, économiques et politiques mondiaux. Cette rupture intervient dans un cycle historique de plus longue durée qui voit globalement les Suds connaître une forte croissance économique et financière de plusieurs décennies (cf. chapitre 1). Le glissement de l’épargne mondiale et des réserves de change. Dans ce contexte, la géographie des ressources financières et économiques disponibles s’inverse sensiblement du fait du glissement du point d’équilibre de l’épargne mondiale. L’insertion des différents États et continents dans la mondialisation productive se traduit en effet par de très puissants déséquilibres des balances commerciales des biens et des services : en un quart de siècle, les pays développés accumulent un déficit de - 7 799 milliards de dollars, en particulier du fait du gigantesque déficit commercial de l’Amérique du Nord, c’est-à-dire des États-Unis, alors que les économies en développement, les Suds, accumulent un excédent commercial de + 8 626 milliards de dollars, en particulier du fait de l’Asie (Chine, Asie du Sud-Est, Moyen-Orient). Cette masse de capitaux excédentaires va être en particulier largement réinvestie dans les réserves financières internationales.

Les enjeux politiques et géopolitiques

 205

Cumul de la balance commerciale de produits et services (cumul 1990-2013, en milliards de dollars) Total Mondial

Économies développées

Économies en développement

Économies en développement

+ 8 626

Amérique

- 10 397

Asie

Économies en transition

+ 1 785

Asie

- 1 768

Amérique

+ 420

Économies développées

- 7 799

Europe

Afrique

+ 693

- 907

+ 7 569

Source : Banque mondiale.

Ce glissement de l’épargne mondiale peut en effet aussi être saisi à travers l’évolution spectaculaire des réserves financières internationales dont disposent les différents États et qui sont constituées des réserves de change et des autres réserves (or, devises, bons du trésor, créances sur le FMI…). Si ce stock financier est multiplié par huit en un quart de siècle, on assiste surtout à un complet basculement des rapports de forces Nords/Suds : les pays développés tombent de 78 % à 29 % du stock mondial entre 1990 et aujourd’hui alors que les Suds passent de 22 % à 71 % en captant les trois quarts de l’augmentation de la période. Aux Nords, face à la relativement bonne tenue du Japon et de l’Europe occidentale, on est frappé par la faiblesse des États-Unis – privilège du dollar – eu égard à son rôle majeur dans le système financier international. Aux Suds, l’essentiel des évolutions réside dans la spectaculaire affirmation de l’Asie de l’Est, essentiellement la Chine, qui passe de 2 à 36 % du stock mondial et s’affirme dorénavant comme le premier pôle mondial pour les réserves financières publiques des États. Elle est suivie dans une moindre mesure par l’Afrique du Nord / Proche et Moyen-Orient qui devient le 3e pôle mondial d’accumulation derrière l’Asie de l’Est et l’Europe occidentale. La hiérarchie étatique de cette force de frappe financière dont dispose chaque État est donc profondément bouleversée : Chine (n° 1), Japon, Arabie saoudite (n°  3), Suisse, Russie (n°  4), États-Unis, Brésil (n°  6), Corée, Inde (n° 8) et Singapour. La particularité des réserves de change. Une grande partie de ces réserves financières des États est affectée aux réserves de change détenues par les banques centrales. Les réserves de change sont des avoirs en or ou, plus généralement, en devises étrangères (liquidités, bons et d’obligations d’États étrangers). Géographiquement, les réserves de change sont mobilisées par les banques centrales à deux échelles géographiques différentes.

206  La planète financière

Mutations de la géographie des réserves financières internationales des États (en milliards de dollars et %)  

1990

2000

2005

2013

% 1990

% 2013

différence

% croissance mondiale

Europe occidentale

598,0

558,1

705,7

1 843,4

54,8

14,5

1 245,4

10,7

Japon

34,6

361,6

846,8

1 266,4

3,2

10,0

1 231,8

10,6

États-Unis Canada

196,6

160,8

221,3

520,4

18,0

4,1

323,8

2,8

Australie Océanie

23,9

23,5

52,8

71,2

2,2

0,6

47,3

0,4

Nords

853,1

3 701,5

78,2

29,2

2 848,4

24,5

Asie de l’Est

19,9

379,0

1 173,2

4 555,6

1,8

35,9

4 535,7

39,1

Afri. Nord/ P.M.Orient

70,4

165,0

464,5

1 626,9

6,5

12,8

1 556,5

13,4

Amérique latine

59,1

161,1

264,1

830,2

5,4

6,5

771,1

6,6

Asie du Sud-Est

64,2

192,0

306,6

809,1

5,9

6,4

744,8

6,4

Europe orientale/ Balkans

0,0

32,3

216,1

572,3

0,0

4,5

572,3

4,9

Asie du Sud et centrale

8,9

50,4

165,8

389,9

0,8

3,1

381,0

3,3

Afri. subsaharienne

15,1

36,5

84,9

209,6

1,4

1,7

194,4

1,7

Suds Monde

237,6

1 104,0 1 826,6

8 993,5

21,8

70,8

8 755,8

75,5

1 090,7 2 120,2 4 501,8 12 695,0

1 016,2 2 675,3

100,0

100,0

11 604,2

100,0

Source : Banque mondiale.

À l’échelle nationale ou sous-continentale (cf. zone euro…), ces réserves de change peuvent servir de trésorerie comme moyen de paiement  : elles constituent en effet traditionnellement un matelas de sécurité pour assurer la solvabilité du pays en cas de crise (règlement des importations, service de la dette extérieure…) et résister à un choc endogène ou exogène (catastrophe naturelle, flambée des prix, crise du crédit…) tout en inspirant confiance aux investisseurs. Comme le montre souvent l’actualité, ces enjeux sont essentiels dans de nombreux pays du Suds aux économies fragiles et aux situations géopolitiques instables ou conflictuelles.

Les enjeux politiques et géopolitiques

 207

À l’échelle internationale, la banque centrale doit aussi gérer les relations monétaires de son propre espace avec le reste du monde dans le cadre de sa politique monétaire (fixation des taux directeurs…). Dans ce cadre, les réserves de change sont mobilisées pour intervenir sur les marchés des changes (cf. ventes / achats) afin de gérer et si possible définir le niveau des taux de change, c’est-à-dire la valeur de sa monnaie face aux autres monnaies. Dans ce qui peut revenir parfois une « guerre des monnaies », une banque centrale peut – selon ses objectifs monétaires, financiers et économiques – vendre des devises qu’elle a dans ses réserves pour racheter sa propre monnaie afin d’en défendre ou d’en remonter la valeur ou, au contraire, vendre massivement sa monnaie et acheter des devises étrangères afin d’en freiner l’appréciation face aux autres devises. En vingt ans, le stock mondial de réserves de change est multiplié par 15 pour atteindre 11 859 milliards de dollars en 2014. Reflet lui aussi du glissement de l’épargne mondiale, les pays des Suds passe de 27 % à 67 % du stock mondial des réserves de change entre 1992 et 2013, dont 45 % pour les grands pays émergents mais un tiers pour la seule Chine. Cette très forte dilatation du stock de réserves de change en Asie répond à la fois à une stratégie d’accumulation de réserves de précaution à la suite de la très violente crise financière de 1997 et à une stratégie monétaire favorisant un modèle productif, souvent manufacturier, fondé sur les exportations et donc des taux de change parfois sous-évalués et, enfin, à un excédent structurel d’épargne. Le glissement de l’épargne mondiale 4500 000 12 000

4000 000

Chine 10 000

3500 000 3000 000

8 000

Pays Sud

2500 000 6 000

Montée des réserves financières internationales des 7 premiers États

2012

2010

2008

2006

2004

0 2002

2012

2010

2008

2006

2002

2004

2000

1998

1996

1992

1990

1994

0

Pays Nord

2 000

2000

500 000

4 000

1998

Japon Arabie saoudite Suisse Russie États-Unis Brésil

1000 000

1996

1500 000

1992

2000 000

Évolution du stock de réserves de change (en milliards de dollars)

Géographie de la dette et circulation du capital. Cet essor financier des Suds pose bien sur la question de l’usage des capitaux accumulés. On assiste comme on l’a vu (cf. chapitre 2) à une profonde transformation de la géographie mondiale de la dette puisqu’en particulier 80 % du stock de dettes publiques est aujourd’hui aux Nords et que les grands pays développés sont

208  La planète financière

de plus en plus dépendants des Suds pour leurs financements. Rappelons ainsi, par exemple, que lors de sa visite à Pékin au printemps 2009, Hillary Clinton – alors nouvelle Secrétaire d’État – a dû reconnaître pour la première fois officiellement que les liens d’interdépendance sont devenus tels que la puissance étasunienne ne peut plus dorénavant faire l’impasse sur la nouvelle puissance acquise par la Chine, en lui demandant expressément d’utiliser ses considérables excédents financiers à acheter des titres de la dette publique étasunienne afin de financer les fins de mois de son pays. C’est ainsi de même que Pékin, soucieux de la stabilité de la zone euro – qui joue un rôle important dans ses exportations –, avait multiplié en 2011 les déclarations de confiance tout en rachetant notamment de la dette grecque, espagnole et portugaise. Ainsi, lors du voyage en Espagne en janvier 2011 du vice-Premier Ministre chinois Li Keqiang, Madrid avait annoncé en fanfare un grand accord commercial de 5,65 milliards d’euros. Une étude plus détaillée des accords signés fait en définitive apparaître que 5,4 milliards d’euros, soit 95,5 %, est en fait consacré à l’achat par la firme chinoise Sinopec des actifs pétroliers brésiliens de la compagnie espagnole Repsol. Tout sauvetage financier a son prix, parfois amer. Pour autant, comme l’analyse l’économiste Pierre Artus, ce recyclage d’une partie des excédents financiers des Suds vers les Nords se caractérise par une circulation internationale qui fonctionne en partie au détriment des intérêts financiers des pays émergents. On estime les transferts nets de ressources financières des Suds vers les Nords à 740 milliards de dollars en 2012 et 622 milliards de dollars en 2013.

La circulation internationale du capital absurde du point de vue des pays émergents En 2011, la croissance des pays émergents étant supérieure à celle des pays développés de l’OCDE, les investisseurs des pays riches transfèrent une partie de leurs capitaux vers les pays émergents, en particulier dans les marchés actions, puisque les taux d’intérêts et le rendement du capital y sont plus élevés. En 2011, les taux d’intérêt à dix ans sur les emprunts d’État y sont en effet en moyenne de 6,5 % contre 3 % aux Nords. À l’inverse, pour éviter une appréciation trop rapide de leurs devises par rapport au dollar, les banques centrales des pays émergents et exportateurs de pétrole accumulent d’importants excédents commerciaux et donc d’importantes réserves de change. Puis celles-ci sont recyclées essentiellement en dépôts bancaires et en titres publics dans les pays de l’OCDE. Mais les rendements de ces placements des pays émergents dans les pays OCDE sont faibles. Cette circulation internationale des capitaux conduit donc à une perte absurde de revenus pour les pays émergents puisque ces pays reçoivent le rendement faible des dettes publiques des pays de l’OCDE et payent le rendement élevé des actions achetées par les investisseurs des pays de l’OCDE. Le rendement des actifs des pays de l’OCDE placé à l’extérieur est donc supérieur aux rendements des actifs des pays émergents placés à l’extérieur. Ceci explique en particulier que les États-Unis re-

Les enjeux politiques et géopolitiques

 209

çoivent un revenu du capital plus élevé que celui qu’ils versent au reste du monde alors qu’ils ont une dette extérieure brute supérieure à leurs actifs extérieurs bruts. En 2011, les États-Unis reçoivent 700 milliards de dollars du reste du monde mais n’en versent que 500 milliards au reste du monde, soit un solde annuel positif de 200 milliards de dollars. Cette circulation du capital génère donc un transfert absurde de revenu des pays émergents vers les pays de l’OCDE. Autrement dit, les Suds financent toujours les Nords. D’après P. Artus, « Flash Économie », Natixis, 29 mars 2011.

La montée des Suds : dynamiques et dépendances aux matières premières. En dehors de la Chine, devenue l’atelier du monde, et des quelques États plus orientés sur les produits manufacturiers, l’essentiel de la montée financière des Suds s’explique largement par l’évolution du prix des matières premières énergétiques, minérales, agricoles et alimentaires sur les marchés mondiaux. Sur la longue durée, quatre grandes périodes apparaissent, qui associent étroitement mouvement économique, revendications et luttes géopolitiques et rapports de puissances. Des années 1960 aux années 1970, les prix sont particulièrement bas du fait de l’échange inégal imposé par les grands pays développés. La période 1973-1985 se traduit par une sensible montée des cours, en particulier du fait des luttes politiques des pays producteurs pour imposer un meilleur prix (cf. rôle de l’OPEP et chocs pétroliers des années 1970 dans l’énergie) alors que les grandes puissances se trouvent en difficultés géostratégiques et géopolitiques face aux nouvelles revendications tiers-mondistes pour un « nouvel ordre économique mondial ». Puis les années 1985-2000 sont une période de reflux et de cycles économiques ou spéculatifs. La grande inversion intervient au début des années 2000 avec une flambée sans précédent des prix mondiaux depuis le début du xxe siècle, en particulier du fait de l’arrivée des grands pays émergents, en premier lieu la Chine dont les immenses besoins déstabilisent puis dopent les marchés. Entre 1993 et aujourd’hui, les pays émergents passent ainsi de 43 à 52 % de la consommation de pétrole brut, de 32,4 à 59 % de celle de l’aluminium et de 35,2 à 62 % de celle du cuivre. Au total, ce sont aujourd’hui les pays émergents qui fixent les principaux prix des matières premières. À elle seule, la Chine polarise 44 % de la consommation mondiale de plomb, 43 % de l’aluminium, 40 % du cuivre et 39 % du nickel ; mais réalise aussi 60 % des importations de soja. Consommant aujourd’hui autant d’énergie que les États-Unis, la Chine est devenue le 1er  importateur mondial de pétrole. Cette tension entre offre et demande va faire flamber les prix mondiaux. Une nouvelle manne financière, longtemps interdite ou refusée, va donc venir souvent irriguer les territoires et sociétés des Suds lorsqu’elle n’est pas détournée et accaparée par des élites kleptomanes aux pouvoirs.

210  La planète financière

La montée des prix mondiaux des matières premières 400 350 300

Minerais et métaux

250

Produits alimentaires

200

Mat. prem. agricoles

120 100 80 60

150

20

0

0

Évolution de l’indice des prix des matières premières (2000 : base 100)

1960 1964 1968 1972 1976 1980 1984 1988 1992 1996 2000 2004 2008 2012

40

50 1960 1964 1968 1972 1976 1980 1984 1988 1992 1996 2000 2004 2008 2012

100

Prix du pétrole brut (dollar / baril)

Source : CNUCED.

En dix ans, les prix des matières premières sont multipliés par trois à cinq. L’impact économique et financier pour les pays producteurs va être absolument considérable, le pouvoir d’achat de leurs exportations calculé par la CNUCED étant multiplié en moyenne par  2,5 entre 2000 et 2013, mais par 3,8 dans le Golfe Persique. La valeur mondiale des exportations, qui tient compte à la fois de la hausse des prix unitaires et bien sûr de l’augmentation des volumes, passe de 281 à 538  milliards de dollars par an entre 1995 et 2003 pour atteindre 1 285 milliards de dollars en 2011, après un recul cependant de -  33  % en valeur en 2008-2009 sous les effets de la crise. Si l’effet d’enrichissement a un impact considérable chez tous les pays producteurs de matières premières, du monde andin à l’Afrique sub-saharienne ou à l’Asie du Sud-Est, il est le plus spectaculaire chez les producteurs d’hydrocarbures. En quinze ans, les pays pétroliers dégagent une balance commerciale positive de 8  900  milliards de dollars, dont 45  % pour les seuls États du Golfe Persique. Les actifs financiers des États du Golfe Persique sont multipliés par trois entre 2000 et 2011 du fait de la forte hausse des cours mondiaux du pétrole, leurs recettes d’exportation tirées des combustibles passant de 184 à 817 milliards de dollars par an avant de reculer fortement en 2014/2015. Une partie de la rente ainsi dégagée est transformée en actifs financiers dont une large partie va être investie sur les marchés financiers mondiaux. Mais les fortes interdépendances tissées par la mondialisation entre les territoires mondiaux se traduisent en 2013-2015 par un sensible freinage des grandes économies émergentes, en particulier en Chine, au Brésil et en Inde mais aussi au Mexique, en Indonésie ou aux Philippines. L’extension de la crise aux Suds sert alors parfois de révélateur aux déséquilibres et dysfonctionnements politiques, économiques sociaux et territoriaux internes hérités de la phase de croissance (cf. montée des revendications sociales en Chine ou au Brésil). Pour autant, en ayant réalisé plus de la moitié de la croissance mondiale de ces vingt dernières années, les sept grands pays émergents dis-

Les enjeux politiques et géopolitiques

 211

posent aujourd’hui de bases beaucoup plus solides pour engager un modèle de développement moins extraverti et plus équilibré et pour partir parfois à l’assaut du monde. La dynamique productive et financière des pays pétroliers (en milliards de dollars) 1400,0

2 700,0

1200,0

2 400,0 Exportateurs d’hydrocarbures

1000,0 800,0

Oman Bahrein Qatar

2 100,0 Koweït

1 800,0 1 500,0

600,0

Golfe Persique

EAUnis

1 200,0 900,0

400,0

600,0

0,0

0,0

Valeur des exportations des producteurs d’hydrocarbures

Arabie saoudite

1973 1975 1977 1979 1981 1983 1985 1987 1989 1991 1993 1995 1997 1999 2001 2003 2005 2007 2009 2011

300,0 1980 1982 1984 1986 1988 1990 1992 1994 1996 1998 2000 2002 2004 2006 2008 2010 2012

200,0

Montée des actifs financiers en gestion des pays du Golfe Persique

La banque chinoise ICBC à l’assaut du monde Peu connue du grand public occidental, l’ICBC (Industrial & Commercial Bank of China) chinoise est un des premiers établissements bancaires mondiaux et en pleine internationalisation. Déjà présente aux États-Unis et au Canada, en Afrique, en Asie (Inde, Pakistan, Thaïlande), en Amérique latine (Brésil, Pérou) et en Europe (Paris, Bruxelles, Amsterdam et Madrid), l’ICBC a pris 20 % du capital du Sud-Africain Standard Bank pour 5,4 milliards de dollars en mars 2008 et racheté 80 % de sa filiale en Argentine en avril 2011 pour 600 millions de dollars. Son objectif stratégique est double : s’internationaliser, accompagner financièrement l’implantation industrielle et commerciale des firmes chinoises dans le monde (cf. CNOOC et Sinopec dans l’énergie en Argentine). Depuis 2011, elle propose en Asie via sa filiale Bank of East Asia de Hong Kong une carte de crédit utilisable en yuans et en dollars singapouriens dans dix-sept pays. Cet essor de ICBC reflète le fort développement des marchés bancaires des Suds. Selon le cabinet PwC, d’ici vingt-cinq ans, les marchés bancaires cumulés de la Chine, de l’Inde, du Brésil, de la Russie, du Mexique, de l’Indonésie et de la Turquie devraient dépasser ceux du G7, les plus grandes puissances occidentales et d’ici dix ans, la Chine pourrait dépasser la puissance bancaire des États-Unis et l’Inde, celle du Japon.

Les nouveaux banquiers du monde : les fonds souverains La crise actuelle accélère, et officialise en quelque sorte, l’intervention au cœur des marchés financiers d’un nouvel acteur de poids : les fonds souverains des pays émergents. Si le poids financier de ces nouveaux investisseurs

212  La planète financière

institutionnels demeure encore bien limité face à l’énorme masse de capitaux en jeu (cf. chapitres 2 et 3), leur étude sert de révélateur aux tensions géoéconomiques et géopolitiques qui travaillent la nouvelle architecture de plus en plus polynucléaire de la planète financière. De nouveaux investisseurs institutionnels. Apparus en 1953 au Koweït et en 1974 à Singapour, les fonds d’investissements souverains (SWFs, Sovereign Wealth Funds en anglais) sont des organismes publics ou parapublics créés par les États (Abu Dhabi, Chine, Koweït, Qatar, Émirats arabes unis, Russie, Singapour…). Ils sont considérés comme des investisseurs institutionnels. L’objectif de ces organismes financiers est d’abord et avant tout d’ordre économique et financier  : il s’agit pour eux de recueillir, placer et gérer à long terme les capitaux dégagés par les finances publiques afin d’en tirer des intérêts financiers tout en diversifiant les bases de leurs économies nationales (cf. exemple norvégien pour préparer l’« après pétrole »). Leurs logiques de placement et de gestion sont donc le plus souvent assez prudentes, voire conservatrices, et au total assez éloignées donc d’une partie des modèles spéculatifs occidentaux. Si ces fonds sont parfois chargés de faire fructifier en complément des banques centrales une partie des réserves de change des États sur le modèle chinois ou singapourien, ils placent surtout leurs capitaux dans les obligations d’États, ou dettes publiques, dans les grandes valeurs des indices boursiers et marchés actions et de plus en plus dans des prises de participation au capital de firmes aux activités jugées intéressantes ou stratégiques (finance, immobilier, énergie, matières premières, infrastructures, industries du luxe…). Ces capitaux sont issus soit de la valorisation de ressources naturelles dans le cadre d’économies rentières (hydrocarbures, minerais), soit du développement des échanges manufacturiers, en particulier pour les nouveaux pays émergents d’Asie de l’Est. Ils sont parfois complétés par les fonds de stabilisation (Russie, Chili, Oman, Koweït, Iran) qui sont chargés de la gestion d’une partie des réserves de change.

Le GPFG et la Norges Bank Investment Management (NBIM) de Norvège Fondé en 1900, le fonds souverain norvégien Government Pension Fund Global est géré par la NBIM. Il est alimenté par les revenus pétroliers de l’État norvégien : les 670 milliards d’euros de capitaux accumulés, soit 134 000 euros par habitant, représentent 173 % du PIB. Il reçoit chaque année une partie des recettes pétrolières et gazières afin de les faire fructifier au bénéfice des générations futures, une fois la manne des hydrocarbures éteinte. Basé à Oslo, ses équipes de 500 salariés gèrent en direct les deux tiers de son portefeuille, le tiers restant étant délégué à des sociétés de gestion externes. Ce fonds investit traditionnellement ses capitaux sur deux marchés internationaux. Premièrement, les marchés actions où on estime qu’il possède 1,3 % de la capitalisation boursière mondiale (61 % de ses capi-

Les enjeux politiques et géopolitiques

 213

taux, dans Apple, ExxonMobil, Siemens, Telefónica, Nestlé, Royal Dutch Shell…). Géographiquement, ces placements actions sont en Europe (50 %), en Amérique / Moyen-Orient (35 %) et en Asie (15 %). En 2011, il a perdu 11 milliards d’euros en Europe du fait de l’effondrement des cours boursiers. Deuxièmement, les marchés des obligations (41 % de ses capitaux : dette d’États, titres publics, dettes d’entreprises, produits titrisés). Il développe cependant depuis la crise une stratégie de diversification de ses placements. Dans l’immobilier, il investit la moitié de ses capitaux aux États-Unis et au Royaume-Uni et 20 % en France. Ainsi, il acquiert entre 2011 et 2014 un quart du capital de la Crown Estate Regent Street, un des plus importants propriétaires terriens du Royaume-Uni, et 58 % du capital de The Pollen Estate, auparavant contrôlée par les Church Commissionners for England qui gère les actifs de l’Église anglicane. Par ce biais, il devient un important propriétaire immobilier dans le quartier londonien de Regent Street (43 immeubles de bureaux et magasins). En France, il rachète à l’assureur français Axa sept grandes propriétés immobilières dans des quartiers prestigieux de l’Île-deFrance (Champs-Élysées, Grands Boulevards, La Défense, Suresnes, Meudon). Il accélère aussi ses investissements dans de nouveaux « marchés frontières » comme le Vietnam ou la Mongolie. Du fait de son ancrage norvégien, la NBIM affirme gérer ses investissements selon des critères éthiques (respect de l’environnement et des droits de l’homme…) selon une approche « d’investissement socialement responsable » (IRS) qui la conduit parfois à se retirer du capital de telle ou telle firme.

Une croissance forte mais encore très polarisée. Historiquement, leur croissance est spectaculaire. Numériquement, ils passent de dix dans les années 1970 à seize à la fin des années 1990 et à une centaine aujourd’hui du fait de la diffusion de ce modèle dans de nombreux pays des Suds. Financièrement, les capitaux sous gestion passent de 500 à 6 500 milliards de dollars entre 1990 et 2015 et devraient sans doute atteindre les 10 000 milliards de dollars en 2020. Enfin, géographiquement, cette innovation se diffuse largement dans l’espace mondial en concernant 45  États et huit  États fédérés du Canada ou des États-Unis. Aux États-Unis, ces fonds souverains sont en effet créés par des États fédérés (Alaska, Alabama, Dakota, Louisiane, Minnesota, Nouveau-Mexique, Oregon, Texas…)  : parfois très anciens, ils sont aujourd’hui dopés par l’explosion des recettes tirées des mines ou des hydrocarbures. Dans les Suds, ce nouveau modèle de gestion des rentes minières se diffuse largement durant la dernière décennie en Afrique subsaharienne (Angola, Gabon, Ghana, Nigeria, Mauritanie…), en Amérique latine (Pérou, Venezuela, Panama, Mexique) ou en Asie du Sud-Est (Vietnam, Indonésie, Timor Leste). Pour autant, leur gestion est parfois particulièrement opaque lorsqu’elle est confisquée par des oligarchies prédatrices et kleptomanes comme l’illustre le fonds libyen étroitement contrôlé par la famille Kadhafi jusqu’à sa chute.

Canada

Mexique

Wyoming

2. Les deux nouveaux coffres-forts du monde

(en milliards de dollars)

100 5

500

1 427

Industrie et services

Hydrocarbures

Ghana

Mines

1 500 km à l’équateur

6

1

Indonésie

Pays concernés (moins de 5 milliards de dollars d’actifs en gestion)

Kiribati

NouvelleZélande

Papouasie Nouvelle-Guinée

Conception : Laurent Carroué – Réalisation : Carl Voyer

Le recyclage des capitaux (placements financiers, IDE, achats de terres...)

Quatre grands ensembles valorisés

5. De nouvelles interdépendances Nords/Suds et Suds/Suds

6 Oman 7 Irak 8 Bahreïn

Australie

Timor Leste

Brunei

Vietnam

Singapour

Malaisie

Hong Kong

Chine

Corée du Sud

ASIE EN DÉVELOPPEMENT Mongolie

Russie

1 É.-A.-U. 2 Arabie saoudite 3 Koweït 4 Qatar 5 Iran

4. Diffusion géographique d’un modèle

0

4

8

5

GOLFE PERSIQUE

3

7

2

Botswana

Nigeria

Kazakhstan Azerbaïdjan Turkménistan

Libye

Angola

Guinée équatoriale Gabon

Sénégal

Mauritanie

Algérie

Italie

Norvège

France

Irlande

3. Trois bases de l’accumulation financière

Brésil

Venezuela

Trinité et Tobago

Chili

Pérou

Panama

Dakota du Nord États-Unis Nouveau-Mexique Louisiane Texas

Alberta

1. Capital disponible sous gestion

Alaska (É.-U.)

Les fonds souverains : les nouveaux acteurs de la planète financière

214  La planète financière

Les enjeux politiques et géopolitiques

 215

Leur poids dans leurs économies nationales dépend à la fois de la taille relative de celle-ci et de la richesse disponible. Dans les petits États, leurs actifs financiers sous gestion peuvent atteindre une taille considérable (Émirats arabes unis  : 260  % du PIB, Singapour  : 228  %, Norvège  : 173  %, Qatar  : 80 %, Kazakhstan : 70 %). Enfin, comme organismes para-publics, ces fonds reflètent la grande diversité des situations économiques et politiques nationales. Ainsi, certains États se sont dotés de plusieurs fonds comme la Chine (4), Singapour (2), l’Arabie saoudite (2), la Russie ou Oman qui répondent alors à des fonctions et des échelles spatiales différentes. De même, face aux printemps arabes de 2011 et aux fortes tensions sociales, certains fonds à vocation nationale ou régionale ont été mobilisés pour servir d’agence de développement. Parfois enfin, comme dans les Émirats arabes unis, l’existence de plusieurs fonds souligne les rivalités géopolitiques internes entre Émirats et familles régnantes au sein de la Fédération (Abu Dhabi : 630 milliards de dollars, Dubaï, Ras al-Khaimah). Malgré la diffusion géographique des fonds, le dispositif demeure cependant très polarisé. La géographie des capitaux disponibles fait bien apparaitre de profonds déséquilibres dans cette planète financière des fonds souverains. À l’échelle mondiale, deux grandes zones contrôlent 70 % des capitaux totaux. L’Asie de l’Est et du Sud-Est vient largement en tête avec presque la moitié des capitaux, en particulier du fait de la stratégie de la Chine qui créée en 2007 la China Investment Corporation (CIC) sur le modèle singapourien. Les pays pétroliers du Golfe Persique viennent en seconde position avec 22 % des capitaux. Aux échelles nationales, seulement dix fonds polarisent les trois quarts des capitaux : Norvège, Abu Dhabi, Chine (SAFE et CIC), Arabie saoudite, Koweït, Hong Kong, Singapour (GIC et Temasek) et Russie.

Le fonds souverain chinois China Investment Corporation : un des bras financiers de Pékin Créé en 2007, le CIC – China Investment Corporation – est un des puissants bras financiers de la nouvelle puissance chinoise. Doté de 650 milliards de dollars de capital en gestion, il est le 5e fonds souverain du monde. Son organisation repose sur deux piliers. Premièrement, Central Huijin est la filiale tournée vers le marché national chinois : avec 450 milliards des encours totaux, soit 70 % du total du CIC, elle détient de nombreuses participations dans les entreprises chinoises, en particulier les banques et le secteur financier (cf. China Export and Credit Insurance Corporation…), un sujet sensible et très politique, afin de les renforcer et soutenir en capital. Deuxièmement, CIC International est la filiale du CIC qui gère son portefeuille d’investissements à l’étranger. Son portefeuille financier est géré à 41 % en interne par ses 500 salariés ou confiés à 59 % sous mandat à des gérants externes. La composition de son portefeuille d’actifs d’un côté et la localisation géographique de ses investissements de l’autre peuvent sensiblement varier afin de tenir compte des évolutions économiques et politiques, des risques

216  La planète financière

encourus et de la rentabilité attendue. Avec la crise, CIC a sensiblement réduit ses placements dans les obligations souveraines des grands États développés au profit des marchés actions dont les cours avaient sensiblement baissé avant de remonter. Afin de réduire les risques pris sur les marchés financiers, il diversifie ses placements sectoriellement (finance, énergie, NTIC) et géographiquement (Amérique du Nord : 42 %, Europe : 22 %, Asie : 30 %). Si la recherche d’un rendement financier (6,4 % par an, mais + 11,7 % en 2010 et - 4,3 % en 2011) joue un rôle non négligeable, il a aussi – voire surtout – la responsabilité de favoriser et défendre les intérêts de la Chine. C’est pourquoi il a multiplié ces dernières années des prises de participations dans le capital d’entreprises jugées stratégiques, en particulier dans les secteurs de l’énergie et des matières premières (AES, Teck Resources, Noble, AngloGold...). Cette stratégie a pour objectif en particulier de sécuriser les approvisionnements du pays, en lien souvent avec des opérations industrielles ou minières menées en concertation avec des firmes publiques chinoises. En 2012, il s’allie avec le gérant américain BlackRock afin d’investir dans des sociétés étrangères dont la technologie est jugée prioritaire. En 2013, il investit 2,1 milliards de dollars dans le groupe chimique russe Uralkali et 1,3 milliard dans le groupe indonésien PT Bumi Resources (charbon). Un de ses prochains objectifs est d’investir dans l’agriculture et l’agro-alimentaire (irrigation, transformation des terres agricoles, alimentation animale…). D’après Les Échos, 13 août 2014.

Évolution du portefeuille des placements du fonds chinois CIC international (% total) Secteurs (en %)

2011

2012

2013

Géographie (%)

2013

Actions cotées

25

32

40,4

Amérique Nord

42 %

Investissements longue durée (immobilier, infrastructures…)

31

32,4

28,2

Asie

30 %

Obligations/dettes

21

19,1

17

Europe

22 %

Hedge funds et recherche rendement

12

12,7

11,8

Autre

6 %

Liquidités

11

3,8

2,6

La crise de 2007-2008 comme révélateur de nouveaux rapports de forces. Incapables de trouver en interne les énormes masses de capitaux nécessaires à leurs recapitalisations, les fleurons de la finance occidentale, en particulier étasuniens mais aussi suisses et britanniques, ont dû faire appel de toute urgence aux fonds souverains des pays émergents pour se sauver d’une faillite immédiate à l’automne 2007 puis à nouveau au premier semestre 2008. Ceux-ci injectent au total près de 160 milliards de dollars, tels les singapouriens GIC-UBS (Suisse, Citigroup alors 1re  banque mondiale, ÉtatsUnis) et Temasek (Merrill Lynch, Barclays, Standard Chartered), la Kuwait Investment Authority (Citigroup, Merrill Lynch), l’Abu  Dhabi Investment

Les enjeux politiques et géopolitiques

 217

Authority (Citigroup, Carlyle), la Qatar Investment Authority (Barclays), la Korea Investment Corp (Merrill Lynch) ou les fonds chinois (Morgan Stanley, Blackstone et Barclays). En janvier 2008, un quart environ du capital de l’ancienne grande banque d’affaires new-yorkaise Merrill Lynch se retrouve aux mains d’investisseurs arabes, singapouriens, coréens ou japonais. Au total, la crise des subprimes accélère et officialise l’intervention au cœur du marché financier occidental de ce nouvel acteur de poids, traduisant ainsi le rééquilibrage des rapports de forces au sein de la planète financière. Géoéconomiques : la Citigroup accepte de servir à l’Abu Dhabi Investment Authority une rémunération du capital comprise entre 9 % et 11 % par an alors que le fonds singapourien GIC s’est assuré d’une protection contre toute baisse des cours des actions en bourse lors de son injection de 6,88 milliards de dollars. Géopolitique avec la perte au moins partielle de pouvoir économique et stratégique que supposent ces processus : en novembre 2007, c’est dans le palais saoudien du Prince Al-Waleed qu’a été décidée le départ du PdG de la Citigroup, Chuck Prince, une des conditions présentées par les intérêts saoudiens pour répondre à l’augmentation de capital de ce qui était alors la 1re banque américaine et mondiale. Cet appel massif aux fonds souverains des pays émergents a alors en retour souvent provoqué dans les grands pays développés de vives tensions. Partageant la représentation géopolitique selon laquelle les grands États et régions du monde, dans le cadre d’une mondialisation ultra-concurrentielle, constituent des entités géoéconomiques déployant des logiques de concurrence et de rivalité pouvant parfois déboucher sur une véritable guerre économique, les principaux acteurs occidentaux – publics et privés – se sont fortement inquiétés durant cette période cruciale des nouveaux pouvoirs géoéconomiques acquis par les fonds souverains. Le 20 février 2008, le gouvernement des Pays-Bas déclare ainsi officiellement : « Ces fonds d’investissements aux mains d’autorités étrangères, comme ils existent en Chine et dans les pays arabes, pourraient poursuivre des buts politiques via leur politique d’investissement et leur actionnariat » afin de justifier de nouvelles mesures de contrôle au nom de la sécurité nationale. En janvier  2008, le ministère français des Finances définit « les conditions d’une contribution positive des fonds à l’économie mondiale » alors qu’en mai 2008 l’OCDE publie un rapport mettant en garde contre leur opacité. Elles peuvent parfois déboucher sur des accords politiques. Le 15 mars 2008, le ministère du Trésor des États-Unis définit en partenariat avec les gouvernements d’Abu Dhabi et de Singapour un « code de bonne conduite » instaurant, en particulier, les principes d’une séparation des intérêts commerciaux des fonds, souvent publics ou parapublics, et des intérêts géopolitiques des États d’origine et une transparence de gestion. Alors que depuis trente ans, les investissements étrangers réalisés aux États-Unis passent au crible du Committee on Foreign Investments (CFIUS),

218  La planète financière

une commission composée de représentants du Trésor, du Pentagone et de la Sécurité intérieure, le Congrès décide de renforcer encore plus les contrôles opérés en y étant mieux associé. Ces réactions témoignent de l’extrême difficulté conceptuelle qu’ont certaines élites occidentales à accepter l’émergence d’autres puissances économiques et financières disposant de marges d’autonomie croissantes et défendant leurs intérêts propres. En définitive, c’est bien la conception d’une mondialisation uniquement conçue comme l’affirmation hégémonique d’un Imperium américain et au-delà occidental, qui est battue en brèche par l’émergence des fonds souverains, témoignant, a contrario, de la montée irréversible de la multipolarité des structures géoéconomiques mondiales. Des fonds souverains en mutation. Avec la crise, certains fonds souverains, selon la nature de leurs placements, ont perdu beaucoup de capitaux (ADIA : - 40% en 2008, Koweït : - 36%), en particulier du fait de l’effondrement des marchés actions. Dans ces conditions, les fonds souverains se font de plus en plus sélectifs dans leur gestion d’actifs financiers (obligations d’État et grandes valeurs des indices boursiers) et surtout diversifient leurs placements. Sectoriellement, les secteurs de l’immobilier, de l’énergie, des matières premières et des infrastructures (cf. transports : ports, aéroports, autoroutes…) sont de nouveaux pôles d’investissements. Géographiquement, on assiste progressivement à une montée des investissements Suds / Suds. On assiste en particulier à la création de coentreprise entre fonds souverains. Le Malaisien Khazanah s’associe, par exemple, au Singapourien Temasek pour investir dans l’immobilier à Singapour et en Malaisie.

La stratégie d’investissement du Qatar en France Petit émirat du Golfe Persique de deux millions d’habitants, disposant de très riches gisements gaziers (4e production mondiale), le Qatar dispose d’un fonds souverain – le QIA, créé en 2005 – de 200 salariés dont les avoirs dépassent les 120 milliards de dollars. Il dispose de plusieurs véhicules d’investissement spécialisés comme Qatar Holding pour les participations stratégiques (Volkswagen, Iberdrola, Barclays, Sainsbury’s, Crédit Suisse, Shell, Agricultural Bank of China, London Stock Exchange Group…), Qatari Diar pour l’immobilier, Qatar Mining dans les métaux et les mines, Qatar Petroleum dans l’énergie et la pétrochimie ou Qatar Luxury dans le luxe. Dans ses stratégies d’investissements internationaux, la France occupe une certaine place comme en témoigne la multiplication des prises de participation dans le capital de certains groupes (Total : 3 %, LVMH, n° 1 mondial du luxe : 1,03 %, Veolia Environnement : 5 %, Vinci-BTP : 5 %, groupe Lagardère dans les médias : 13 %), dans l’immobilier de luxe (rachat du Carlton à Cannes, du Royal Monceau à Paris) ou le rachat de marques et produits de luxe (maroquinier Le Tanneur). Sans compter le spectaculaire rachat du club de football Paris Saint-Germain (PSG) et le lancement d’une nouvelle chaîne de télévision de sport – Al-Jazeera

Les enjeux politiques et géopolitiques

 219

Sports – pour laquelle il rachète de nombreux droits d’exclusivité (Ligue 1…). Contrairement à d’autres fonds plus classiques, le Qatar Investment Autority (QIA) est aussi à la recherche d’avantages extra-financiers (transferts de technologies, partenariats stratégiques…) et est utilisé par l’émirat du Qatar comme un levier d’influence sur la scène internationale.

Les questions monétaires : polycentrisme et enjeux de puissance Comme nous l’avons vu (cf. chapitre 3), les questions monétaires articulent très étroitement dynamique géoéconomique et enjeux de puissance géopolitique du fait du statut même de la monnaie à la fois expression de la souveraineté d’un État, système de paiement irriguant une économie et, enfin, produit financier soumis aux lois du marché et de la spéculation. Dans cette approche, l’histoire monétaire et financière témoigne que la puissance économique et commerciale d’un État est toujours allée de pair avec l’affirmation, voire la domination, de sa monnaie. Pour autant, de nombreux observateurs soulignent à juste titre que l’émergence d’une monnaie impériale hégémonique à l’échelle mondiale est un processus de longue durée. Ainsi, si les États-Unis deviennent la 1re puissance économique mondiale dès 1872 et la 1re puissance commerciale à la veille de la Première Guerre mondiale, il faut attendre le terrible choc de la Seconde Guerre mondiale pour que le dollar s’impose enfin en 1944 face à la livre britannique comme première monnaie internationale. Mais si, entre le milieu du xixe siècle et la fin du xxe siècle, durant 150 ans donc, l’histoire politique et économique mondiale nous a habitués à un cadre de domination impérial largement hégémonique, britannique puis étasunien, les actuels basculements du monde semblent constituer un nouveau modèle d’architecture largement novateur, car multinucléaire et surtout polycentrique. Si les espoirs d’organiser un « nouveau Bretton Woods » pour refonder le système monétaire international, apparus au paroxysme de la crise en 2009, semblent aujourd’hui bien lointains face au poids du dollar, il apparaît cependant important de s’intéresser à la fois au statut du dollar et aux questions posées par l’internationalisation du Yuan chinois. Avec bien sûr en arrière-plan, les rivalités géostratégiques mais tout autant les étroits liens d’interdépendance tissés entre la Chine et les États-Unis. Peut-on considérer que d’ici dix à vingt ans, l’architecture monétaire mondiale sera dominée par trois grands pôles – Dollar, Euro, Yuan – mettant alors sans doute fin au privilège exorbitant du dollar comme seule monnaie internationale ? Ce polycentrisme supposerait alors, en particulier en termes de gestion et de co-gouvernance, des pouvoirs partagés face à des intérêts imbriqués dans un monde plus mouvant car plus complexe.

220  La planète financière

Les privilèges exorbitants du dollar remis en cause ? Pivot du système monétaire international depuis 1944, le dollar est à la fois l’outil et le symbole de la puissance étasunienne (cf. chapitre  3). Comme monnaie mondiale, il demeure la devise qui joue un rôle déterminant dans les trois piliers fondamentaux soutenant la clef de voute de la planète financière. Aujourd’hui, le dollar est à la fois la 1re  monnaie d’échange du commerce mondial, la 1re monnaie de réserve des banques centrales du monde (61  % en 2014 du stock identifié) et la 1re  monnaie des prêts internationaux. Le dollar demeure la référence dominante pour 60  % des monnaies de 104  pays (Mexique, Brésil, Royaume-Uni, Indonésie, Philippines, Corée du Sud, Malaisie, Thaïlande…). Selon les données du réseau Swift (cf. chapitre 1), 80 % des transactions financières mondiales sont libellées en dollars. En particulier, la création très massive ces dernières années par la FED, via les programmes de détente quantitative (cf. chapitre 2), d’une énorme offre de dollars qui a inondé les marchés, a provoqué en retour sa sensible dépréciation face aux autres monnaies, notamment l’Euro, le Yen et les monnaies des pays émergents. Enfin, à cause de sa taille, de sa grande liquidité et de sa profondeur, le marché financier étasunien reste au cœur du système mondial face à l’absence de réelles alternatives. Mais comme le montrent les spectaculaires sanctions prises contre la banque française BNP Paribas en 2014 ainsi que l’extension progressive de l’extraterritorialité du droit des affaires étasunien (cf. chapitre 2), Washington n’hésite pas à instrumentaliser sa puissance financière et monétaire pour imposer ses intérêts géopolitiques au reste du monde. Rappelons, par exemple, qu’entre 2010 et 2014, Washington sanctionne vingt-deux banques de neuf pays étrangers (Royaume-Uni, Allemagne, France, Pays-Bas, Russie, Italie, Suisse, Émirats arabes unis, Japon) pour le viol des sanctions qu’il avait édictées contre une dizaine de pays (Cuba, Iran, Soudan, Libye, Birmanie). Au total, ces mesures signifient que toute transaction réalisée en dollars dans le monde est aujourd’hui susceptible de passer sous les fourches caudines de la justice étasunienne. On peut donc comprendre aisément qu’avec la crise et face à la politique de Washington, des voix de plus en plus nombreuses remettent en cause le rôle central du dollar alors que les autorités des grands pays émergents appellent à une meilleure diversification du système monétaire international. Pour un nombre croissant d’observateurs, la résolution des tensions et déséquilibres actuels doit passer par l’abandon par les États-Unis du privilège que constitue le dollar comme monnaie de réserve, un changement radical du système monétaire international et le changement de nature des besoins de financements des États-Unis. Rarement, la question des bases et vecteurs internes et externes de l’hégémonie mondiale des États-Unis n’a été posée avec autant d’acuité.

Les enjeux politiques et géopolitiques

 221

Le rôle central du dollar comme monnaie mondiale Trois piliers / Acteurs

Acteurs privés

Banques centrales

Exemples % du dollar

Unité de compte

Facturation du commerce

Référence pour autres devises

1er rang mondial 80 % transactions financières

Moyen de paiement

Règlement des dettes, contrats, transactions

Devise d’intervention des banques centrales

1er rang mondial 52 % des dettes internationales

Réserve de valeur

Monnaie de placement

Monnaie de placement 1er rang mondial des réserves 61 % des réserves de change 60 % des transferts d’actifs bancaires transfrontaliers

Source : Alternatives Économiques, hors série n° 94, 4e trim. 2012 et Bloomberg 2014.

Face à ces attaques, le secrétaire au Trésor américain Timothy Geithner déclare en mars 2009 devant le Conseil des relations étrangères à New York : « Je pense que le dollar reste la monnaie de réserve de référence, et je pense qu’il devrait continuer de l’être longtemps. En tant que pays, nous ferons ce qui est nécessaire pour conserver la confiance du monde  ». À la même date, le président Barack Obama rejette l’idée avancée par le gouverneur de la banque centrale chinoise, Zhou Xiaochuan, d’une nouvelle monnaie de réserve internationale à la place du dollar en affirmant : « Je ne crois pas à la nécessité d’une monnaie mondiale ».

Le marché des matières premières est-il voué à rester sous la domination du dollar ? Monnaie de référence du monde de l’après-guerre, valeur refuge, la devise américaine est celle de la très grande majorité des matières premières vendues dans le monde. Sur les marchés, 90 % d’entre elles sont cotées en dollar, et les plus grandes places d’échange de contrats à terme sur les produits agricoles, l’énergie ou les métaux précieux se trouvent entre New York et Chicago, tels le Chicago Board of Trade, le Chicago Mercantile Exchange, le Nymex, Comex ou l’IntercontinentalExchange. Les matières premières peuvent-elles être libellées autrement qu’en dollars ? La réflexion n’est pas nouvelle mais la sanction récemment imposée à BNP Paribas l’a remise en lumière. En 2011, la crise de l’euro avait déjà lancé le sujet, notamment au sein des grandes banques, du financement des matières premières. Des pays sous embargo américain, l’Iran, comme l’Irak à une autre époque – celle de Saddam Hussein –, ont demandé à ce qu’il y ait une cotation du pétrole en euros. Les BRICS se posent également la question. Signant un contrat géant avec la Chine en mai, le producteur de gaz russe Gazprom s’est dit prêt à se faire payer en partie en yuans. Il y a aujourd’hui une tendance à vouloir diluer l’utilisation du dollar dans les matières premières, même si le billet vert restera dominant. Dans cette évolution (lente) de devises, le secteur voit la part de la

222  La planète financière

monnaie chinoise augmenter. Le jour où le yuan sera convertible, certains voient des matières premières, des métaux en particulier, cotées et réglées en renmibis. D’après Les Échos, 21 juillet 2014.

Ce veto politique se comprend d’autant mieux que les États-Unis sont de plus en plus dépendants des capitaux étrangers pour financer leur économie et leurs montagnes de dettes, et donc in fine du statut du dollar comme monnaie internationale. La dette extérieure de l’ensemble des acteurs des États-Unis (État fédéral, FED, banques, entreprises) passe en effet de 6 946 à 16 940 milliards de dollars entre 2003 et 2014 (+ 9 994 milliards de dollars, + 144 %) ; et la dette publique (État fédéral et FED) de 1 818 à 6 636 milliards de dollars (+ 265 %). En quinze ans, le poids de l’étranger dans la détention de la dette publique étasunienne passe de 19 % à 34 %. La géographie de ses créanciers témoigne de la redistribution des cartes intervenue dans l’architecture économique mondiale ces dernières années. Avec 30 % des Bons du Trésor, la Chine est devenue le 1er créancier des États-Unis devant le Japon (20,5 %) alors que les grandes zones émergentes (Brésil, Inde, Mexique, Russie, pays pétroliers OPEP ou non OPEP) jouent aussi un rôle croissant (13,5 %). Dégageant de gigantesques (Chine) ou puissants excédents commerciaux grâce à leurs exportations de matières premières ou industrielles, ces nouveaux banquiers du monde « assurent les fins de mois » de Washington, qui vit largement au-dessus de ses moyens.

2

1 En milliards de dollars US 1. Pays exportateurs de pétrole : Arabie saoudite, Équateur,

ÉAU, Algérie, Venezuela, Indonésie, Gabon, Libye, Bahreïn, Iran, Nigeria, Irak, Koweit, Oman, Qatar.

2. Paradis fiscaux des Caraïbes : Bahamas, Bermudes, Caïmans, Îles Vierges brit., Panama, Antilles néerlandaises Pays ayant abandonné leur monnaie nationale au profit du dollar

300 50

5 118* 1 200 100 10 * Total mondial

de 1 000 à 1 200 de 100 à 300 de 50 à 100 de 10 à 50

Jean-Pierre Magnier © Images économiques du monde 2013, Armand Colin, 2012.

Principaux détenteurs étrangers de la dette publique américaine

Les enjeux politiques et géopolitiques

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La question de l’internationalisation du Yuan chinois Dans ce contexte, la Chine s’affirme progressivement comme une puissance mondiale, économique, industrielle, financière et géopolitique. Depuis les réformes et l’ouverture de la Chine, d’étroites interactions économiques, commerciales et financières lient Pékin à Washington. Ainsi, on estimait qu’en mars 2009 la Chine détenait pour 760 milliards de dollars de bons du Trésor américain, 489 milliards d’obligations d’agences parapubliques (Fannie Mae, Freddie Mac, Ginnie Mae...), 121 milliards d’obligations (dettes) d’entreprises et 104 milliards de dollars d’actions américaines. C’est d’ailleurs pourquoi, en septembre 2008, Pékin avait exercé – comme de nombreux pays émergents – de très fortes pressions politiques sur le gouvernement Bush et la FED pour que ceux-ci sauvent de la totale faillite l’assureur AIG, Fannie Mae et Freddie Mac afin de sauvegarder leurs placements financiers dans ces établissements. Pour casser sa dépendance face au dollar, Pékin cherche désormais à promouvoir ses propres intérêts en accélérant les réformes de son système monétaire et en libéralisant les flux d’investissements et de capitaux chinois à l’étranger et étrangers en Chine. Le gouvernement chinois a donc entamé en 2008 un mouvement d’internationalisation du yuan parallèlement à l’avancée vers une plus grande libéralisation du taux de change. Afin de faciliter le commerce et les investissements, la banque centrale, la Banque Populaire de Chine (BPC), multiplie depuis 2008 les accords d’échanges de devises avec les banques centrales d’autres pays, voisins (Hong Kong, Taïwan, Japon, Corée du Sud, Russie, Malaisie, Thaïlande, Indonésie, Australie…) ou plus lointains (Biélorussie, Argentine, BCE et Royaume-Uni…). Tandis que la zone de Pudong à Shanghai sert en Chine même de laboratoire à ces nouvelles politiques (cf. chapitre 4), la guerre fait rage entre les places financières européennes (Londres, Francfort, Zurich, Paris) pour devenir un pôle incontournable des futures transactions financières et commerciales entre l’Europe et la Chine, entre l’euro et le yuan. De même, la banque centrale d’Australie, dont la Chine est le 1er client et l’un des grands investisseurs du fait de ses richesses minières, affirme vouloir investir 5  % de ses réserves de change dans les emprunts de l’État chinois, un privilège accordé jusqu’ici en Asie au seul Japon.

Les devises asiatiques sous la domination du renminbi chinois La devise chinoise, ou renminbi (ou yuan), étend sa sphère d’influence sur toute l’Asie du Sud-Est. Au point d’avoir aujourd’hui largement supplanté le dollar comme première monnaie de référence de leur politique de change. Quatre des plus grandes économies de l’Asie du Sud Est – Malaisie, Thaïlande, Singapour, Philippines – ont formé un bloc autour du renminbi, alors que les monnaies de l’Indonésie et Taïwan suivent plus fidèlement le dollar ; le won coréen s’est rapproché de la monnaie chinoise depuis la crise de 2007-2008. Depuis juillet 2005,

224  La planète financière

la devise chinoise s’est appréciée de près de 40 % en termes réels et par rapport au dollar. Le bath thaïlandais et le dollar de Singapour l’ont suivi fidèlement. C’est moins le cas pour le ringgit malaisien ou le peso philippin, mais ces devises ont été plus corrélées avec la monnaie chinoise qu’avec le billet vert. L’influence de ce dernier dans la politique de change des pays d’Asie du Sud-Est est en baisse généralisée. Ce report du dollar vers le renminbi ne reflète pas une politique de coercition et d’incitation de la part des autorités chinoises. Leur décision d’accorder un poids sans cesse plus important à la devise chinoise s’explique par l’importance grandissante de la Chine pour les économies de l’Asie du Sud-Est et la volonté de rester compétitif par rapport à leurs puissants concurrents chinois. La rivalité politique entre la Chine et le Japon n’a pas d’équivalent sur les devises pour la simple et bonne raison que le combat a été gagné depuis longtemps par le renminbi. Il n’y a en effet pas de « bloc yen » en Asie, l’influence de la devise nippone sur ses homologues asiatiques ayant très nettement décliné depuis le milieu des années 2000. D’après Les Échos, 10 octobre 2012.

Pour autant, Pékin veut garder un étroit contrôle sur son taux de change et sur ses marchés de capitaux intérieurs en limitant les flux entrants et sortants de capitaux. Ainsi, alors qu’il était jusqu’ici presque impossible pour un étranger de négocier des actions à la Bourse de Shanghai, Pékin commence à distribuer à des sociétés occidentales sélectionnées des licences et quotas RQFII (Renminbi Qualified Foreign Institutional Investors) permettant d’investir dans les actions des entreprises cotées à Shenzhen et Shanghai et dans des obligations émises en yuans en Chine. Au total, pilotées de manière très prudente, graduelle et pragmatique par Pékin, l’ouverture financière de la Chine et l’internationalisation du yuan vont prendre du temps afin de mener les importantes réformes internes nécessaires à une telle stratégie. Elles pourraient cependant aboutir à plus long terme à l’émergence d’un système financier et monétaire international plus polycentrique et plus équilibré.

Nouveaux enjeux et gouvernance mondiale La gouvernance mondiale, en particulier financière, peut être définie comme l’ensemble des règles et des normes d’un côté, et des institutions internationales ou multilatérales (cf. FMI, Banque mondiale, Banque asiatique de développement…) qui définissent le cadre d’action des différents acteurs gérant les actifs et les flux financiers. Après des décennies d’idéologie néolibérale, la crise a enfin permis une certaine prise de conscience que la planète financière devait voir sa gouvernance mondiale révisée, sinon refondée. Pour autant, cet enjeu essentiel se confronte à de nombreux obstacles dus aux conflits géoéconomiques et géopolitiques dont il est porteur dans le cadre d’une architecture mondiale aujourd’hui en pleine mutation.

Les enjeux politiques et géopolitiques

 225

Les enjeux d’une nouvelle gouvernance mondiale Une architecture mondiale en mutation : la « grande émancipation ». Au plan géoéconomique et géopolitique, la mondialisation est un système dont l’architecture définit et structure un ordre mondial, qui est lui-même fondé sur l’interaction d’hegemon(s), de rivalités, de coopérations ou de réseaux d’alliances entre États pavant le monde. Comme ce système repose sur trois  grands piliers interdépendants – géoéconomique et financier, géopolitique et géostratégique (cf. facteurs militaires) – l’analyse oblige à réfléchir au concept de puissance(s) et à l’équilibre des puissances (système hégémonique, bipolaire, multipolaire…) pavant l’espace mondial et en organisant les champs de forces. À l’affaiblissement, certes inégal mais durable, des grands pays occidentaux, répond l’émergence spectaculaire sur la scène économique et financière mondiale de nouvelles puissances qui cherchent à défendre et à promouvoir leurs intérêts nationaux. Dix d’entre elles ont d’ailleurs fait symboliquement leur entrée aux sommets internationaux dits du G20 qui regroupe régulièrement les chefs d’État ou de gouvernement des vingt États les plus puissants : on y trouve quatre nouvelles puissances de rang mondial (Chine, Russie, Inde, Brésil) et six nouvelles puissances de rang continental (Mexique, Argentine, Afrique du Sud, Turquie, Arabie saoudite, Argentine). On peut enfin aussi sans doute identifier six « puissances régionales potentielles » (Thaïlande, Malaisie, Éthiopie, Égypte, Iran et Nigeria).

Les sommets internationaux : formaliser un pilotage de la mondialisation, du G7 au G20 À l’issue de la crise des années 1973-1974, les grandes puissances occidentales souhaitent mieux coordonner leurs politiques économiques et financières en instituant tous les ans une rencontre au sommet des chefs d’État et de gouvernement. Y sont aussi présents les présidents de la Banque mondiale et du FMI, les présidents du Conseil européen et de la Banque centrale européenne. De 1975 à aujourd’hui, ces sommets vont passer du G7 au G20, témoignant ainsi de la montée de nouvelles puissances. Créé en 1975 à l’initiative de la France, le G6 réunit les États-Unis, la France, l’Italie, le Japon, la RFA et le Royaume-Uni. En 1976, il devient le G7 avec l’entrée du Canada, puis en 1998 le G8 avec l’entrée de la Russie. Très critiqué à la fois par les associations et le mouvement altermondialiste et les grands pays émergents comme étant le sommet des pays riches pilotant les affaires du monde, le G8 est contraint en pleine crise et panique financière de s’ouvrir à douze nouveaux États : il devient le G20 au sommet de Londres d’avril 2009. Objets de longues tractations diplomatiques afin de ne pas froisser trop de susceptibilités nationales et d’équilibrer sa composition géopolitique, il accueille alors comme nouveaux membres le Brésil, l’Argentine et le Mexique, l’Afrique du Sud, la Turquie et l’Arabie saoudite, l’Inde, la Chine, la Corée du Sud, l’Indonésie et l’Australie. Ce G20 rassemble 85 %

226  La planète financière

de l’économie mondiale. Il présente une forte fonction symbolique, mais c’est une organisation informelle qui ne dispose ni de secrétariat permanent, ni de moyens propres, ni de système de prise de décision et d’action, en étant prisonnière d’une logique de consensus. S’il débouche souvent sur l’adoption de textes généraux sans grande portée réelle, ce simple forum de discussion permet au moins un échange de vues entre les grands acteurs politiques de la planète. Au total, il est l’occasion de formaliser un pilotage géopolitique et géoéconomique informel de la mondialisation. Pour autant, un certain nombre de ses décisions aboutissent parfois à de réelles avancées.

Par sa structure polycentrique, ce nouveau système constitue une rupture géohistorique d’une ampleur multiséculaire : il faut remonter au xve siècle − c’est-à-dire aux prémices de la première mondialisation ouverte en 1492 avec la « capture » des Amériques par l’Europe occidentale − pour retrouver une architecture équivalente. C’est ce que le géographe et diplomate Michel Foucher nomme la « grande émancipation ». Ce spectaculaire changement des paradigmes structurant les grands équilibres qui organisent la mondialisation représente donc une rupture historiquement inédite : comme la guerre de 1914-1918 a marqué l’entrée dans le xxe siècle, on peut considérer que la crise ouverte en 2006-2007 signe le passage véritable dans le xxie siècle.

Le « World Economic Forum » de Davos : la mise en réseau des pouvoirs du monde À côté des instances politiques, économiques et financières officielles organisant la gouvernance mondiale, existe une multitude de structures plus ou moins connues du grand public jouant ou ayant joué un rôle considérable (cf. la Trilatérale, associations, clubs…). Dans ce cadre, le World Economic Forum, qui succède à l’European Management Forum créé en 1971, occupe une place particulière. Organisé par une fondation financée par 1 000 entreprises, pour l’essentiel de puissantes firmes transnationales, le WEF se tient depuis 1987 chaque année durant quatre jours dans la station alpine huppée de Davos (Suisse). La spécificité du WFE est d’être le plus grand lieu de rencontres interpersonnelles entre les dirigeants politiques, économiques et financiers jouant un rôle certain dans la gouvernance de la planète, en particulier financière. Son succès croissant durant les années 1990-2000 s’explique par le besoin que ressent une certaine élite de disposer de cadres informels où s’échangent informations et analyses confidentielles. Nous sommes bien là à mille lieues d’une mondialisation financière déterritorialisée. Par exemple, le forum qui se tient en février 1995 regroupe quelque 850 chefs d’entreprises, 30 chefs d’États et de gouvernement (OCDE, Commission Européenne, Chine, Turquie, Hongrie...), 170 ministres ou membres de cabinets, 300 experts économiques (FMI, Banque mondiale, Organisation mondiale du commerce, BRED, ONU, Bundesbank, entreprises et banques multinationales, spéculateurs comme George Soros…) et des scientifiques ainsi que 340 journalistes.

Les enjeux politiques et géopolitiques

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Enjeux de puissance et partage du pouvoir : les blocages. Les nouveaux liens d’interdépendances, certes encore très asymétriques mais réels, tissés par la mondialisation, sont d’une telle densité qu’aucun État, aussi puissant soit-il à l’instar des États-Unis, ne peut plus faire face seul à la crise comme en témoigne, par exemple, la multiplication des grands sommets internationaux. Dans ce contexte, les États sont à la recherche de nouvelles formes et structures de coopérations internationales. Mais très vite, de profondes contradictions géopolitiques apparaissent sur ces questions politiques et institutionnelles. Le système institutionnel et politique de la gouvernance financière mondiale, directement issu des héritages de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre froide, est en effet très largement dominé par les grands pays occidentaux, en premier lieu les États-Unis. Que ce soient les organismes internationaux comme le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, dont les sièges sont à Washington et dont le premier est dirigé par un Européen et le second par un Américain ; ou que ce soient les organismes régionaux comme la Banque interaméricaine de développement fondée en 1959 (BID, siège à Washington), la Banque asiatique de développement créé en 1966 (BAD, siège : Manille, Philippines) et dont le président est toujours un Japonais ou, enfin, la Banque africaine de développement créé en 1964 (siège à Abidjan puis Tunis après la crise en Côte d’Ivoire). Malgré quelques progrès – le Brésil obtient ainsi au printemps 2013 la nomination de Roberto Azevedo comme directeur général de l’OMC en remplacement du Français Pascal Lamy, alors que le Chinois Min  Zhu est nommé directeur général adjoint du FMI – et contrairement aux exigences croissantes des grands pays émergents (Chine, Russie, Brésil, Inde, Afrique du Sud…), les réformes du système de la gouvernance financière mondiale sont très faibles, voire gelées comme en témoigne la situation du FMI, alors que les États-Unis y gardent un poids prépondérant et un droit de veto sur les décisions prises. De même, la réforme de l’ONU – en particulier la question de la composition du Conseil de Sécurité – demeure dans les limbes alors que les derniers accords de l’OMC concernant l’accélération de l’ouverture des marchés mondiaux ou les négociations internationales sur le climat sont soit en échec, soit gelés du fait des nouvelles exigences des grands pays émergents. Et ce, alors que les États-Unis et le Royaume-Uni continuent de s’opposer fermement à toute mise en place d’un système international de régulation financière, témoignant ainsi de leur volonté de ne rien abdiquer d’un des leviers essentiels de leur puissance mondiale.

Le FMI : une timide réforme bloquée par le Congrès républicain Créé en 1944 à la suite des accords de Bretton Woods, le FMI est une institution sous contrôle des grandes puissances financières occidentales, en premier lieu les États-Unis. Rappelons que lors de ces négociations, les États-Unis avaient déjà

228  La planète financière

rejeté les propositions de John Keynes de créer une sorte de véritable banque centrale mondiale émettant une monnaie internationale (le « bancor ») afin d’assurer leur hégémonie mondiale et celle de leur monnaie dans un monde en reconstruction. Elle a longtemps été et demeure encore largement une courroie de transmission d’une politique fondamentalement néolibérale (cf. gestion de la crise européenne en 2012-2014), d’où de nombreuses critiques portant sur ses objectifs, le partage des pouvoirs de décision, ses modes d’intervention et sa philosophie. En 2007 lors du déclenchement de la crise, le Fond monétaire international (FMI) apparaît comme une institution profondément discréditée par son manque de légitimité, sa cécité puisque ses experts n’ont même pas vu la crise arriver et l’effondrement de son modèle politique et idéologique. En particulier, de nombreux pays des Suds lui ont remboursé leurs emprunts par anticipation pour échapper à son emprise humiliante. Ce processus de désendettement met aussi le FMI en difficulté, les intérêts de ses prêts aux États étant censés lui apporter les ressources nécessaires à son fonctionnement quotidien. Paradoxalement cependant, le FMI va utiliser la crise de 2008 comme une bouée de sauvetage, le G20 de Londres d’avril 2009 décidant de tripler ses ressources (750 milliards de dollars) et de lui confier la surveillance du système financier international. Mais cette mesure a un coût politique : la réforme de l’institution et un nouveau partage interne des pouvoirs, largement réclamé par les cinq pays émergents qui représentent un quart de l’économie mondiale mais ne disposent que de 10,3 % des droits de vote. Si ses dix premiers actionnaires représentent les dix États les plus puissants du monde, l’équilibre interne des droits de vote évolue. Les principaux perdants sont aux Suds le Venezuela, le Nigeria, l’Afrique du Sud et l’Argentine, et, surtout, au Nord les pays européens. Par contre, les États-Unis obtiennent un quasi-maintien de leurs pouvoirs exorbitants : ils gardent leurs droits de vote, un Américain doit être à la tête soit du FMI, soit de la Banque mondiale (BM) dont les deux sièges sont à Washington, et ils disposent au FMI d’un droit de veto sur toutes les décisions, un acquis stratégique arraché lors de la création du Fond en 1944 et des accords de Bretton Woods. Enfin, pour toute décision importante, une majorité réunissant 85 % des droits de vote est requise. Au total, le FMI demeure un des lieux où s’expriment le plus clairement les rapports de force géopolitiques de la gouvernance de la planète financière : au FMI, la Chine dispose de 3,8 % des droits de vote et les États-Unis de 16,5 %. Pour autant, il convient de souligner que cette timide réforme n’est toujours pas mise en œuvre à cause du refus de la majorité républicaine du Congrès américain de ratifier à la fois la réforme des droits de vote au FMI et le nouveau mode de nomination des directeurs du FMI et de la Banque mondiale.

FMI : proposition de répartition des droits de votes, un léger rééquilibrage ÉtatsUnis*

UE à 27

Autres pays dév.

Total Nords

BRIC

Afrique

Autres Suds

2006

17

32,5

11,1

60,66

9

6

24,4

2012

16,5

29,4

9,4

55,3

13,5

5,6

25,6

BRIC : Brésil, Russie, Inde et Chine ; *États-Unis : droit de veto.

Les enjeux politiques et géopolitiques

 229

La montée des initiatives des pays émergents dans la finance multilatérale. Dans ce contexte, les anciennes hégémonies des grands pays occidentaux, qui fondèrent l’ordre colonial puis néocolonial, sont aujourd’hui battues en brèche, au moins partiellement. On assiste au renversement des vieux liens d’interdépendance traditionnels Nord-Sud (cf. fonds souverains), à l’apparition de nouvelles dynamiques d’autonomisation Sud-Sud (cf. influence grandissante de la Chine en Afrique ou en Amérique latine) et au déploiement de nouvelles logiques d’intégration continentale portées par des organisations régionales dans lesquelles les puissances régionales jouent un rôle majeur (Mercosur en Amérique du Sud, Asean en Asie du Sud-Est, Saac en Afrique australe, Golfe Persique…). Dorénavant, les chefs d’État du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud (les BRIC) tiennent régulièrement leurs propres sommets internationaux en institutionnalisant leurs relations multilatérales. Dans ce contexte, face aux blocages des réformes des institutions de Bretton Woods par Washington et faute de pouvoir les transformer de l’intérieur, les grands pays émergents cherchent à mettre fin au monopole occidental sur les instances de la finance multilatérale et à s’émanciper du poids du dollar en créant de nouvelles structures idoines (cf. FCRC-Fonds Commun de Réserve de Change, NBD ou BAI). Lancé en mars  2012 lors d’un des sommets des BRIC, le projet de création d’une South-South Bank voit le jour en juillet 2014 : cette Nouvelle Banque de Développement (NBD) est dotée d’un capital initial de 50 milliards de dollars fourni à parts égales entre les cinq pays fondateurs qui devrait rapidement passer à 100 milliards de dollars, son siège est à Shanghai et son premier président est indien. Un de ses objectifs est de répondre aux énormes besoins en infrastructures (700 à 900 milliards de dollars par an), en complément des banques domestiques spécialisées (BNDES au Brésil, IDBI en Inde…). De même, en octobre 2014, vingt États (Inde, Singapour, Kazakhstan, Vietnam, Qatar…) signent à Pékin l’acte de naissance d’une nouvelle Banque asiatique d’investissement (BAI, ou AIIB) dans les infrastructures dotée d’un capital de 50 milliards de dollars, dont la moitié fournie par la Chine. Leur objectif est de rentrer en compétition avec les banques multilatérales déjà existantes comme la SFI du groupe Banque mondiale ou la Banque asiatique de développement (BAD), jugée trop inféodée à Tokyo et Washington. Pour autant, les grands pays émergents ont-ils les moyens de redéfinir un nouvel ordre financier mondial  ? Ce groupe d’États présente en effet des structures économiques et financières très différentes et des projets géopolitiques nationaux divergents, voire parfois conflictuels (cf. Chine / Inde). Si ces initiatives enclenchent une nouvelle dynamique alternative pour l’instant symbolique, son succès repose à terme à la fois sur la capacité de ses membres à aplanir et à dépasser leurs divergences ou conflits afin d’inventer

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de nouveaux modes d’articulation dans le champ des puissances organisant la planète financière, et à offrir aux Suds (Afrique sub-saharienne, Amérique latine, Asie) des alternatives de financement réellement crédibles, c’est-à-dire mutuellement avantageuses.

La création d’un Fonds Commun de Réserve de Change par les pays émergents La Nouvelle Banque de Développement (NBD) créée par les grands pays émergents comporte deux volets distincts. Premièrement, une banque pour le financement des infrastructures (cf. ci-dessus). Deuxièmement, et c’est là un événement majeur, un Fonds Commun de Réserve de Change (FCRC), ou mécanisme de réserves contingentes (MRC). Celui-ci est doté de 100 milliards de dollars afin de pouvoir se substituer au FMI dans les cas où ces grands pays émergents devraient faire face à une crise de liquidités ou de leurs balances des paiements. La Chine apporte 41 % des capitaux, la Russie, le Brésil et l’Inde 18 % chacun et l’Afrique du Sud 5 %. La création du FCRC constitue une réponse géopolitique aux blocages de Washington et apporte une nouvelle alternative Suds-Suds au cadre institutionnel de Bretton Woods et à la conditionnalité géopolitique et géoéconomique des aides et prêts fournis jusqu’ici par le FMI ou la Banque mondiale (cures brutales d’austérité, privatisations, ouvertures des marchés, libéralisation des services publics, sacrifice des piliers sociaux du développement comme la santé et l’éducation…). Disposant de moyens financiers aujourd’hui conséquents, les grands pays émergents remettent en cause de manière concertée les capacités hégémoniques des grands pays développés.

Enfin, la construction d’un système mondial plus régulé, plus solidaire et moins déséquilibré est d’autant plus impérative que l’approfondissement de la crise débouche sur une véritable guerre économique, financière et monétaire entre États et entre grands pôles continentaux du fait de la faiblesse de la demande mondiale face à une sur-offre de capacités productives. Alors que certains États (Chine, Argentine, Inde, Equateur…) augmentent certains droits de douane afin de protéger leurs marchés intérieurs, d’autres favorisent la dépréciation de leurs monnaies (Royaume-Uni, Suisse, Japon, Suède, Norvège, Canada, Brésil, Argentine, Pologne, Australie, Nouvelle-Zélande…) afin de soutenir leurs exportations, regagner en compétitivité et exporter leur chômage. Et ce, alors que d’énormes masses de capitaux demeurent disponibles et à la recherche de rendements élevés, menaçant toujours le système financier mondial de nouvelles bulles spéculatives, comme sur les matières premières par exemple.

Quelles nouvelles régulations financières mondiales ? L’internationalisation des acteurs d’un côté, la mondialisation des activités financières de l’autre et l’hypertrophie du capital financier enfin ayant été

Les enjeux politiques et géopolitiques

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beaucoup plus rapides ces dernières décennies que la coordination politique nécessaire à sa régulation, la planète financière connaît un grave déficit de régulation aux échelles mondiales et continentales. Les chantiers ouverts sont tout à fait considérables puisqu’ils remettent parfois en cause les décisions politiques de dérégulation prises dans les décennies 1980-1990 par les autorités politiques de nombreux États. Leur avancée est souvent corrélée à la conjoncture et à la pression de l’opinion publique et démocratique sur les autorités (cf. relance avec la crise de l’euro de l’été 2011 sur fond de rigueur budgétaire et de nouveaux scandales  : évasion fiscale, fraude, traders fous, LIBOR (London Interbank Offered Rate), ventes abusives…). On peut par exemple retenir comme pistes  : restriction du crédit pour la spéculation, pour les banques meilleur contrôle prudentiel, réduction de leur taille ou bilan et renforcement des contraintes en capital et liquidités (cf. accords dits de Bâle III), réduction et encadrement du shadow banking en pleine croissance (cf. chapitre 3), encadrement des marchés des produits dérivés, mise au pas des paradis fiscaux (cf. chapitre 4), encadrement des rémunérations des traders, réforme des agences de notation, changement des normes comptables, régulation des fonds spéculatifs, séparation de banques de dépôts et banques d’affaires… Dans ce contexte, on a parfois assisté à la mise en place de nouveaux dispositifs (cf. union bancaire dans l’UE). Le Forum de stabilité financière (FSI) est ainsi né en 1999 et regroupe les autorités financières de douze  grands États et toutes les institutions internationales ayant trait à la régulation financière.

Réguler la finance : un vaste chantier en débat entre articulations d’échelles Le système mondial de régulation financière est d’une complexité extraordinaire. C’est en partie pour cela qu’il est mal compris. […] Beaucoup de gens ont entendu parler du Comité de Bâle sur le contrôle bancaire qui fixe les normes que doivent respecter les banques en matière de capitaux. Est également connue la Banque pour les règlements internationaux (BRI) qui est la banque centrale des banques centrales où siège le Comité de Bâle. Par contre, l’Organisation internationale des commissions de valeurs (OICV) qui fixe les normes pour les régulateurs des marchés de valeurs mobilières est moins connue et l’Association internationale des superviseurs d’assurance (IAIS, International Association of Insurance Supervisors) est presque inconnue […]. Cette architecture est en pleine mutation. En 2009, le G20 a décidé de remplacer le Forum de Stabilité Financière, créé lors de la crise asiatique, par un organisme disposant de davantage de prérogatives, le Conseil de stabilité financière (FSB, Financial Stability Board). […] Il a fait un travail très utile comme accélérer le travail des régulateurs sectoriels. Il a fallu plus de dix ans pour parvenir aux seconds accords de Bâle (Bâle II), mais à peine plus de deux ans pour Bâle III (néanmoins son application est très lente). Cependant, le

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FSB ne peut ni donner des instructions contraignantes aux régulateurs, ni imposer une nouvelle réglementation aux pays membres. En réalité, tout l’édifice de la régulation financière mondiale repose sur la bonne volonté. Selon la charte du FSB amendée en 2012, les signataires n’ont aucune obligation légale. Contrairement à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) par exemple, le FSB ne relève d’aucun traité international. Autrement dit, aucun pays ne peut être sanctionné s’il n’applique pas les normes qu’il s’est prétendument engagé à adopter. Le FSB ne fait ni plus ni moins que ce que ses maîtres politiques ont décidé. Il n’existe aucune volonté politique pour créer un organe qui superviserait véritablement les normes internationales et empêcherait les différents pays de s’engager dans une dangereuse course à la dérégulation – et les banques de s’engager dans un arbitrage réglementaire. Il semble qu’il faille attendre la prochaine crise pour cela. Dans l’intervalle, avec tous ses défauts, le FSB est le mieux que nous ayons. D’après Patrice Horovitz, ancien directeur de la London School of Economics, ancien président de l’Autorité des services financiers britanniques et vice-gouverneur de la Banque d’Angleterre. La Tribune, 21 octobre 2014.

Géographiquement, la question essentielle réside dans l’articulation posée entre échelle mondiale et échelles nationales puisque ce sont bien les autorités politiques, gouvernements et parlements, d’États souverains qui définissent, votent et mettent en œuvre des décisions prises, ou non, dans un cadre international, multilatéral (cf. Union européenne) ou bilatéral. Au total, face à l’ampleur de la crise et aux enjeux posés, les tentatives de régulation apparaissent souvent timorées et limitées comme l’illustre la question de l’adoption en Europe, par exemple, d’une taxe sur les transactions financières. Si la boîte à outils est bien connue et disponible, la principale question n’est pas d’ordre technique mais bien d’ordre politique et géopolitique alors que ces questions se heurtent à une opposition très vive de nombreux acteurs financiers, souvent aux premiers rangs desquels on trouve les très grandes banques. Derrière ces enjeux esquissés par ces réformes structurelles, c’est bien la question de la démocratie qui est posée, en particulier en France [Triconot, Thépot et al., 2014].

La taxe sur les transactions financières (TTF) en Europe Longtemps décrié par les milieux financiers et largement porté à l’inverse par les mouvements alternatifs, associatifs et syndicaux (cf. ATTAC en France), le projet de taxe sur les transactions financières – sur le modèle de la fameuse « taxe Tobin » – est adopté par le Parlement européen en mars 2011. Mais les grandes banques et intermédiaires financiers se lancent alors dans une bataille politique et une offensive de lobbying sans précédent aux échelles nationales comme à l’échelle communautaire pour bloquer le projet. Au printemps 2013, la Commission de Bruxelles présente son propre projet de taxe. Mais premièrement, les montants qui y sont proposés s’avèrent dérisoires : 0,01 % de

Les enjeux politiques et géopolitiques

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prélèvement sur le montant des produits dérivés et 0,1 % sur les échanges actions et obligations. Deuxièmement, sa mise en œuvre, au lieu d’être généralisée dès 2014, serait étalée dans le temps. Troisièmement, les onze États concernés (France, Allemagne, Italie, Espagne, Autriche, Portugal, Belgique, Estonie, Grèce, Slovaquie, Slovénie) doivent la voter à l’unanimité alors que la principale place financière européenne, Londres, demeure à l’écart du fait des choix politiques du Royaume-Uni. Au-delà de la complexité technique à la mettre en œuvre, la volonté politique initiale, portée par l’impact considérable de la crise en 2008-2010, s’amenuise progressivement alors que le champ d’application se réduit considérablement. À l’automne 2014, Michel Sapin, ministre français des Finances, se bat avec énergie – y compris contre Berlin – pour restreindre la taxe sur les marchés des produits dérivés OTC de gré à gré : alors que ce pan des marchés financiers représente 710 182 milliards de dollars, soit 9,6 fois le PIB mondial, Paris propose une taxe sur les seuls CDS (« credit default swap »), soit seulement 3 % du marché mondial des dérivés. Pourquoi un tel choix ? Pour répondre aux demandes et pressions exercées sur Bercy par BNP Paribas et la Société Générale, championnes des dérivés actions. Au total, ce projet de taxe sur les transactions financières – qui devait porter sur toutes les classes d’actifs (actions, obligations dérivées…) et devait rapporter des dizaines de millions d’euros, en particulier pour financer l’aide au développement – risque d’accoucher d’une souris. Au grand dam des ONG comme Oxfam France, Aides et Coalition Plus, mais aussi au détriment sans doute de l’intérêt général.

Conclusion

La planète financière : une nouvelle démarche systémique novatrice Un des principaux objectifs de cet ouvrage était, à partir des concepts, outils et méthodes de la géographie, de critiquer et de rectifier de nombreuses idées reçues concernant d’abord une « sphère financière » présentée comme éthérée, désincarnée et coupée de l’économie réelle, ensuite des « marchés financiers » présentés comme anonymes et déterritorialisés et, enfin, une échelle globale ou mondiale omniprésente et omnipotente, surdéterminant toutes les trajectoires des territoires d’échelles scalaires inférieures (cf. invalidation des échelles nationale ou continentale). Dans ce cadre, notre approche de la planète financière s’est fondée sur une démarche systémique intégrant les champs d’analyse du politique et de la géopolitique, de la géoéconomie et de la finance, des sociétés dans leurs dimensions historiques, culturelles et sociétales. Déclinable à toutes les échelles de l’analyse spatiale (mondiale, continentale, nationale, régionale et locale), l’outil d’analyse de la planète financière permet en effet de réarticuler de manière opératoire les cinq principaux piliers de base : économie (production, circulation et consommation de richesses, revenus, épargne…), marchés financiers, sociétés (démographie, cf. problème de financement des retraites par exemple, emplois, marchés du travail, mobilités…), stratégies d’acteurs (États, banques, assurances, fonds, collectivités territoriales…) et territoires. Cette démarche permet ainsi d’éclairer à la fois l’architecture générale de la planète financière et ses dynamiques propres ainsi que les différentes trajectoires territoriales des dernières décennies en les replaçant dans des dynamiques systémiques. Pour cela, nous avons mobilisé quelques clés d’analyse classiques en géographie : pavages / mise en réseaux, nœuds et pôles, centres / périphéries et marges, polarisation / spécialisation, dualisme / intégration /

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exclusion, ségrégations socio-fonctionnelles / hiérarchisation / évitement et enfin systèmes urbains, hiérarchies urbaines et métropolisation.

Crise, basculement du monde et équilibres géopolitiques et géoéconomiques La mondialisation – loin d’être l’essor éthéré d’une échelle mondiale – est d’abord un système géoéconomique, géopolitique et géostratégique, à chaque fois historiquement daté, et définissant un ordre et un système mondiaux. Dans ce cadre, le nouveau régime d’accumulation financière apparu au tournant des années 1975-1980 doit être considéré comme une construction juridique, géoéconomique et géopolitique dont l’objectif majeur pour Londres, Washington et leurs alliés occidentaux était alors de refonder les bases hégémoniques mondiales du capital occidental face à la montée des Suds. Ce processus s’est traduit par une large inversion fonctionnelle entre activités financières d’un côté et sphères productive et sociale de l’autre : se plaçant en position nodale, le capitalisme financier – banques, assurances, fonds de pension ou fonds spéculatifs – draine à son profit une part croissante des richesses créées en imposant aux systèmes productifs et sociaux ses normes d’organisation, ses critères de gestion et ses exigences de rentabilité maximale et à court terme. Cette dynamique d’accumulation – rentière et spéculative, de plus en plus instable et duale – se révèle insoutenable et débouche à l’automne 2008 sur un effondrement systémique, entraînant notre monde contemporain dans la plus grave crise financière et économique qu’a connue la planète depuis la Grande Crise de 1929. Les grands pays développés sont aujourd’hui confrontés à une triple crise systémique de nature géoéconomique (effondrement financier et économique), politique (crise des fondements de la révolution conservatrice et néolibérale reaganienne) et géostratégique (crise de l’Imperium avec les échecs irakien, afghan ou sahélien). La crise actuelle signe donc bien la fin d’un cycle historique géopolitique et géoéconomique qui aurait duré entre trente et cinquante ans, et marque la véritable entrée du monde dans le nouveau xxie siècle. Si jusqu’ici, la mondialisation avait tissé des liens d’interdépendance asymétriques bénéficiant d’abord aux grands pays occidentaux, la crise ouverte en 2006 a révélé puis cristallisé l’émergence de nouvelles puissances économiques et financières, au premier rang desquelles la Chine. Géographiquement, ce processus historique inédit – que le géographe et diplomate Michel Foucher dénomme la « grande émancipation » – débouche sur une architecture de la planète financière sensiblement plus polynucléaire, et surtout plus polycentrique.

Conclusion

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Une planète financière : de la résistance des territoires Loin d’être totalement homogène et ubiquiste, la planète financière demeure une structure complexe articulant pavages et réseaux et emboîtements d’échelles comme en témoigne la géographie de la richesse, de l’épargne, de la structure du patrimoine financier des ménages, des acteurs financiers ou des bourses et marchés. Premièrement, l’espace mondial de la production, de la mobilisation et de la circulation de la richesse est profondément différencié et très largement inégal, dual et polarisé. Il demeure pavé de structures juridiques, économiques, démographiques, sociales et culturelles spécifiques faisant à chaque fois système – l’Inde n’est ni la France, ni le Pérou – définissant des marchés plus ou moins développés, ouverts et accessibles. Deuxièmement, loin d’uniformiser l’espace mondial, la mondialisation financière repose sur la survalorisation systématiquement différenciée des sociétés et territoires dont les structures demeurent spécifiques car organisées par des systèmes d’épargne, de consommation et de bancarisation bien différenciés. Troisièmement enfin, l’insertion des territoires et des sociétés dans la mondialisation financière repose sur des dynamiques entre catégories sociales et entre centres et pôles majeurs et marges dominées et sous-intégrées. L’explosion des inégalités, consubstantielle à cette mondialisation, fonctionne à toutes les échelles et débouche sur des logiques de fragmentation et de polarisation croissantes, provoquant la montée de l’insécurité et de tensions multiformes. Rappelons ainsi que plus de 2,5 milliards d’adultes dans le monde n’ont pas accès à un système bancaire officiel de dépôt et de prêt, du fait de l’absence d’infrastructures financières adéquates. Face au maintien de systèmes nationaux et régionaux spécifiques, face à la résistance ou aux rugosités des territoires, c’est bien la capacité de ces firmes financières à déployer ce que nous pouvons appeler une « intelligence territoriale » qui est le principal gage de succès à l’international.

Pouvoirs, concentration et polarisation : le rôle nodal des places financières des grandes métropoles Le nouveau régime d’accumulation financière et les marchés financiers ont intégré potentiellement à leur fonctionnement une très large partie des activités économiques (cf. marchés des produits dérivés : 693 000 milliards de dollars) et la majeure partie de l’espace mondial, tendant de manière croissante à étendre, lorsque c’était possible, la sphère marchande à l’ensemble des activités humaines pour trouver sans cesse de nouveaux marchés lorsqu’ils s’avéraient solvables (cf. aujourd’hui santé, éducation, environnement – voir marchés des « droits à polluer »).

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Cependant, on demeure frappé par son caractère profondément dual. La planète financière est en effet fondamentalement structurée économiquement par l’extrême concentration des pouvoirs de décision entre les mains de peu d’acteurs, et géographiquement par le très haut degré de polarisation des pouvoirs de commandement sur des espaces très restreints. Ainsi, 0,7 % de la population mondiale accapare 44 % de la richesse et 9 % de la population 85 %. Seulement dix États polarisent plus de la moitié des dépôts bancaires mondiaux. Les 25  États les plus puissants, réalisant 80  % du PIB mondial, disposent de 90 % des actifs financiers de la planète. Les sièges de direction des 220  premières firmes financières mondiales, gérant 120  000  milliards d’actifs (162 % PIB mondial), sont regroupés dans seulement 71 métropoles, dont seulement 15 – parmi lesquelles Shanghai, New York, Tokyo, Londres et Paris – gèrent à elles seules 75 % des actifs financiers mondiaux. Dans les hedges funds, New York et Londres polarisent 80 % des sièges des 100 premières firmes mondiales et gèrent 85 % des capitaux sous gestion. Londres et New York réalisent 75 % des transactions mondiales sur les marchés des devises, eux-mêmes contrôlés à 60  % par seulement cinq  banques. Sur les marchés actions, dix bourses représentent 73 % de la capitalisation boursière mondiale (20 places : 90 %) et 83 % des échanges mondiaux. Si comme on l’a étudié, l’architecture de la planète financière est en partie bouleversée par l’émergence de nouvelles puissances des Suds, la Chine devenant par exemple la 1re puissance bancaire devant les États-Unis, et tend donc à devenir plus polycentrique, ce phénomène majeur ne remet pas cependant en cause les processus de concentration sur un nombre restreint de grandes métropoles des pouvoirs financiers. La planète financière est en effet organisée en une série de places financières à la fois concurrentes, interconnectées et interdépendantes qui font système dans l’espace mondial. Au cœur des dispositifs financiers nationaux et internationaux, elles fonctionnent comme des écosystèmes à la fois géopolitiques, juridiques, institutionnels, économiques et techniques, qui assurent le fonctionnement des marchés financiers, et comme des socio-pôles fondés sur une forte connectivité interpersonnelle des différents acteurs. En retour, les services financiers d’une place financière jouent un rôle économique, politique et urbain considérable dans les économies métropolitaines où ils sont implantés, comme en témoignent l’organisation et les dynamiques des quartiers centraux des affaires qui fonctionnent comme des leviers d’affirmation spatiale de la puissance.

Conclusion

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Gouvernance mondiale et nouvelles régulations : recréer de l’universel Paradoxalement, alors que l’économie mondiale n’a jamais créé autant de richesses, leur répartition a rarement été aussi inégale et l’usage qui en est fait aussi inefficace, socialement et économiquement, du fait de son large accaparement et de sa stérilisation par une étroite oligarchie. Et ce, alors que la réponse aux fantastiques besoins de l’humanité (eau, énergie, santé, alimentation, formation, innovation…) dans les décennies qui viennent représente des défis considérables en termes de durabilité face à la finitude du monde et à la croissance démographique. Dans ce contexte, une véritable sortie de crise pose la question de la refondation du modèle économique mondial pour passer d’une croissance extensive et court-termiste à un véritable développement durable. Ce processus passe par la remise en cause déterminée des structures mêmes – juridiques, fiscales, économiques – ayant permis le déploiement ces dernières décennies du nouveau régime d’accumulation financière. Les solutions en sont connues. Elles appellent premièrement une profonde transformation de la gouvernance financière mondiale et l’adoption de nouvelles régulations économiques et financières aux échelles nationales, continentales et internationale (lutte contre la spéculation, encadrement des produits dérivés et des fonds spéculatifs, mise au pas des paradis fiscaux…). Elles nécessitent deuxièmement que le système financier soit réorienté et recentré sur ses fonctions premières essentielles : participer à un développement économique et social des territoires plus efficace, pérenne, stable et solidaire dans le cadre d’un projet partagé de développement véritablement durable. Le défi majeur est bien de refonder les bases de la mondialisation contemporaine en recréant de l’universel et en réinjectant de l’universalité. Un gigantesque enjeu géopolitique, territorial et sociétal, un vrai défi de civilisation.

Index thématique

A actifs bancaires 71, 184 actifs financiers 82, 104, 108, 115, 152, 172, 179, 192, 201 Afrique 115 Afrique du Sud 26, 29, 122, 125 Afrique sub-saharienne 11, 18, 27, 35, 36, 43, 66, 137 agences de notation 134, 139 Allemagne 12, 30, 83, 88, 101, 131, 150, 151, 152 Argentine 136 Asie de l’Est 18, 36 Asie du Sud 18, 35, 36 assurances 40, 45, 46, 81, 105, 113, 117, 140, 182, 187 attentats du 11 septembre 49, 179

B bancarisation 41, 153 Banque centrale européenne (BCE) 22, 26, 67, 89, 95, 97, 120, 135, 225 banque commerciale 106 Banque de financement et d’investissement (BFI) 106, 154, 161, 162 Banque des règlements internationaux (BRI) 68 banques 117, 140 banques centrales 89, 122, 123, 128, 223 banques commerciales 63 banques d’affaires 63, 64, 67, 81, 82, 107, 142, 174, 179, 182, 187, 189, 217 banques de dépôt 38, 105 banques de détail 66, 106, 150, 154, 155 banques d’investissement 38, 66, 106, 118, 142

banques privées 66, 106, 107 bilans des Banques centrales 90 blanchiment d’argent 58, 59, 182, 195 bonus 66 Brésil 12, 33, 35, 115, 140, 172, 205, 210 bulles immobilières 75, 94 bulles spéculatives 73, 126

C Canada 26, 88, 115, 131, 213 capitalisation 101 capitalisation boursière 68, 71, 82, 84, 100, 125, 128, 170, 179 carte bancaire 52, 53 carte de crédit 63 CDS 139 chambres de compensation 50, 70, 189 Chicago 70, 143 Chicago Board of Trade (CBOT) 119, 143, 144 Chicago Board Option Exchange 182 Chicago Mercantile Exchange (CME) 70, 119, 143, 144 Chili 168 Chine 12, 27, 30, 31, 39, 42, 55, 131, 138, 140, 143, 175, 205, 207, 209, 210, 222, 223 Chypre 95, 196, 197 City 70, 83, 112, 145, 169, 183 commandement bancaire 170 commandement financier 104, 158 Corée du Sud 110, 205 couches moyennes salariées 20, 22, 24, 33, 76 création monétaire 90 Credit Default Swap (CDS) 69, 119, 139

242  La planète financière

criminalités organisées 58 crise 187

D dark pools 130, 131 Davos (Forum économique mondial) 67, 226 décloisonnement 62, 63 déflation 94 dépôts bancaires 40, 41, 68, 172 dépréciations d’actifs 84 déréglementation 62, 63, 78 dérégulation 64, 130 désintermédiation 63 dettes 44, 89, 92, 123, 133, 207 dettes privées 71, 133 dettes publiques 68, 71, 88, 93, 95, 115, 133, 184, 207, 222 Deutsche Börse 70, 125 dévaluation compétitive 122 devises 120 diaspora indienne 56 diasporas 54 dividendes 75, 160 dollar 122, 219, 220 dollarisation 121 drogue 21, 59, 182, 195 Dubaï 84, 112, 171

E écosystème 161, 166 Émirats arabes unis 144, 215 épargne 23, 39, 43, 149, 204 Espagne 84, 94, 95, 131, 151 États-Unis 26, 30, 31, 43, 50, 57, 63, 65, 76, 78, 81, 88, 91, 111, 114, 115, 134, 150, 196, 201, 205, 213, 222 Euribor 72 euro 219 Euronext 125, 128, 131, 161 exclus, exclusion 35, 42, 158

Fonds monétaire international (FMI) 87, 95, 137, 201, 224, 227 fonds souverains 19, 113, 118, 189, 211 fonds spéculatifs 179, 187 France 12, 23, 31, 35, 88, 101, 108, 150, 151, 153 Francfort 70, 104, 125, 155, 167, 223 fraude 72, 193

G G20 12, 13, 85, 108, 115, 225, 231 gated communities 28 Genève 171, 199 gestion d’actifs 114 gestion de fortunes 107 Golfe Persique 17, 112, 120, 171, 210, 215 grandes banques d’affaires 144 grandes banques internationales 124 Grèce 11, 94, 95, 193

H hedge funds 80, 105, 113, 117, 124, 141, 191, 194 hiérarchie urbaine 16 Hong Kong 125, 191

I îles Caïmans 198 Inde 12, 27, 44, 55, 110, 131, 140, 155, 174, 205, 210 inégalités 22, 26, 159 innovations financières 69 insécurité sociale 45 IntercontinentalExchange (ICE) 70 International Securities Exchange (ISE) 182 Italie 88, 95, 151, 193

J Japon 12, 26, 30, 39, 88, 101, 114, 115, 131, 205, 222

F

L

Federal Reserve System (FED) 70, 89, 90, 114, 138, 182 finance islamique 112 fonds de pension 40, 105, 115, 117, 140, 141, 187

Libor 72 Liechtenstein 198 London International Financial Futures and Options Exchange (LIFFE) 187

Index thématique

London Metal Exchange (LME) 70, 143, 145, 187 London Stock Exchange (LSE) 70, 131 Londres 70, 72, 80, 82, 104, 114, 118, 124, 125, 140, 144, 167, 170, 183, 223 Luxembourg 167, 191, 193, 194, 197, 198

M Madrid 168 marché des devises 123 marchés actions 115, 130 marchés des changes 63, 72 marchés des matières premières 140 marchés financiers 47, 106, 119 matières premières 210, 221 métropoles 14, 66, 104, 130, 157, 161 métropolisation 16, 77 Mexico 21, 126 Mexique 12, 20, 55, 56, 60, 110, 122, 137, 210 microfinance 44 milliardaires 186 monnaies 73, 120, 207 moyens de paiements 53 Mumbai 27, 131, 155, 174

patrimoine 159 patrimoine financier des ménages 40 patrimoine immobilier 76 paupérisation 158 pauvreté 21, 35, 94 Pays-Bas 17, 115, 197 pays émergents 34, 42, 46, 77, 123, 189, 223, 227 Pays les Moins Avancés (PMA) 29 places financières 49, 51, 144, 165, 170 plans d’ajustement structurels 66, 137 production de richesses 10 Produit intérieur brut (PIB) 10, 87, 88, 128, 133 Produit intérieur brut (PIB) mondial 60, 102, 114 produits dérivés 69, 119, 162, 179, 183 profits 75, 100, 101, 160

Q Qatar 218 quadrillage des territoires 42 quartier d’affaires 174 quartiers centraux des affaires 16, 168, 235

N

R

Nasdaq 125, 133, 182 nationalisation 87, 184 New York 50, 70, 82, 104, 118, 124, 125, 167, 170, 178 New York Board of Trade (NYBOT) 143 New York Mercantile Exchange (NYMEX) 182 New York Stock Exchange (NYSE) 133, 182 Nords 10, 33, 71, 205, 207 Norvège 215 nouveau régime d’accumulation financière 62, 135 Nyse Euronext 70

rachats des actions 75, 126 recapitalisation 84, 152 régime d’accumulation financière 127 régulations publiques 51 réseaux de télécommunication 48, 167 Réserve de Change 68, 90, 204, 205, 230 revenus du capital 22, 159, 161 revenus du travail 22, 158 revenus financiers 23 richesse 25, 158 richesse des ménages 22 richesse mondiale 13, 23 risque pays 19 Royaume-Uni 12, 26, 31, 35, 43, 79, 88, 101, 108, 115, 150, 152 Russie 12

O oligarchie 20, 22, 23, 30, 44, 160

P paradis fiscaux 96, 118, 151, 192 Paris 70, 104, 114, 125, 129, 143, 156, 167, 170, 223

S São Paulo 28, 172 sécurité sociale 45 Séoul 125, 171

 243

244  La planète financière

shadow banking 51, 105, 113, 231 Shanghai 104, 125, 131, 143, 169, 170, 175, 223 Shanghai Stock Exchange 176 Singapour 124, 143, 171, 191, 193, 205, 212, 215, 223 sociétés de bourses 50, 130, 131 Soudan 29 spéculation 70 stock de capital financier 71 subprimes 76, 77, 217 Suds 10, 14, 31, 33, 35, 46, 71, 101, 110, 112, 137, 204, 205, 207, 208, 209, 213 Suisse 83, 114, 115, 193, 196, 199, 205 Swift 48, 52, 220 Systèmes Interbancaires de Télécompensation (SIT) 49

T taux d’épargne 184 taxe sur les transactions financières 96, 232 titrisation 63, 78 Tokyo 104, 125, 131, 143, 170 tontine 43, 44

Toronto 125, 131 traders 66, 70, 124, 141, 142, 159, 170, 187 v haute fréquence 48, 124, 141 transactions financières 167 transferts des migrants 54

U Union européenne 18, 112, 139 usure 44

W Wall Street 83

Y yuan 178, 185, 219, 223

Z zone euro 93, 149, 208 Zoug 200 Zurich 104, 126, 171, 199, 223

Liste des cartes

Géographie de la production de richesse (PIB par État ou région)

15

La richesse mondiale : une planète, plusieurs mondes

32

L’impact du recul des remises des migrants au Mexique en 2008/2009 56 États-Unis : la diffusion géographique de la crise immobilière des subprimes (taux de saisies par comtés)

78

Royaume-Uni : les risques immobiliers (taux d’endettement et difficultés de remboursement)

79

Le Grand Londres : un système dual déstabilisé par la crise immobilière

80

Le choc de la crise mondiale

86

Les territoires du commandement bancaire et financier mondial

103

L’organisation des marchés financiers par les grandes places financières

132

Le système financier : polarisation métropolitaine et domination francilienne

157

La place financière parisienne et ses dynamiques

164

Le glissement du centre des affaires de São Paulo

173

Shanghai : le district financier de Lujiazui de Pudong

177

New York : le Financial District de Manhattan

181

Londres : le Square Mile de la City de Londres

190

Les fonds souverains : les nouveaux acteurs de la planète financière

214

Principaux détenteurs étrangers de la dette publique américaine

222

Bibliographie

Il est impossible de présenter dans le cadre de cette bibliographie restreinte et indicative l’ensemble des travaux réalisés par les chercheurs universitaires (géographes, économistes, politistes, sociologues…) et les grands organismes, publics ou privés, portant sur la totalité des enjeux et des questions posées par les dynamiques de la planète financière ces dernières décennies. Face au risque de nous diluer dans un trop vaste corpus, nous avons dû faire des choix drastiques, en ne retenant ici que les travaux pouvant permettre d’éclairer le concept de planète financière et ses dimensions spatiales et territoriales.

Ouvrages et articles de géographie

Si les premiers travaux de recherche universitaires sur la territorialisation des systèmes financiers apparaissent dès 1974 avec Jean Labasse, il faut cependant attendre les années 1980-1990 pour voir émerger des études sur la planète financière dans le cadre d’une approche plus générale et systémique sur la mondialisation (cf. David Harvey, Olivier Dollfus, Saskia Sassen). Depuis, les publications se sont enrichies grâce à l’arrivée d’une nouvelle génération de chercheurs qui travaille soit directement sur la géographie des systèmes financiers (cf. Maude Sainteville), soit en intégrant cette dimension dans ses approches thématiques ou régionales (cf. Renaud Le Goix…). Nous avons également retenu dans cette partie les publications des sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot du fait de leur forte territorialisation.

Ouvrages et manuels

Brunet Roger et Dollfus Olivier, 1990, « Nouveaux mondes », Géographie Universelle, tomes 1 et 2, Paris / Montpellier, GIP Reclus / Hachette. Brunet Roger, 1986, Atlas mondial des zones franches et des paradis fiscaux, Paris, Fayard / Reclus. Carroué Laurent et Collet Didier, 2013, La mondialisation contemporaine, Paris, Bréal.

Carroué Laurent, 2007, Géographie de la mondialisation, Paris, Armand Colin, coll. « U ». Cassis Youssef, 2006, Les capitales du capital. Histoire des places financières internationales 1780-2005, Genève, Slatkine. Dollfus Olivier, 2007, La mondialisation, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « La bibliothèque du citoyen ». Gervais-Lambony Philippe, 2013, L’Afrique du Sud et ses États voisins, Paris, Armand Colin, coll. « U ».

248  La planète financière

Harvey David, 2013, Géographie et capital, vers un capitalisme historico-géographique, Paris, Syllepse. Harvey David, 1982, The limits to capital, Chicago, University of Chicago Press. Labasse Jean, 1974, L’espace financier, Paris, Armand Colin, coll. « U ». Le Goix Renaud, 2003, Les gated communities aux États-Unis. Morceaux de villes ou territoires à part entière, thèse de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, département de Géographie, 491 pages. Le Goix Renaud, 2009, New York, Paris, Autrement, coll. « Atlas mégapoles ». Maccaglia Fabrizio et al., 2009, Atlas des mafias : Acteurs, trafics et marchés de la criminalité organisée, Paris, Autrement. Pinçon Michel et Pinçon-Charlot Monique, 2013, La violence des riches. Chronique d’une immense casse sociale, Paris, La Découverte. Pinçon Michel et Pinçon-Charlot Monique, 2007, Les ghettos du gotha. Comment la bourgeoisie défend ses espaces, Paris, Le Seuil. Retaillé Denis, 2012, Les lieux de la mondialisation, Paris, Le Cavalier Bleu. Sainteville Maude et Géneau de Lamarlière Isabelle, « Une Europe financière entre consolidation régionale et intégration mondiale », in Didelon Clarisse et al., 2008, Atlas de l’Europe dans le monde, CNRS DGRE – La Documentation française / Reclus, coll. « Dynamiques du territoire ». Sainteville Maude, 2009, Structuration, organisation et territorialisation de l’espace économique par l’activité boursière, ses flux et ses réseaux, thèse de doctorat en géographie de l’université Paris 1 PanthéonSorbonne, 409 pages. Sanjuan Thierry, 2009, Shanghai, Paris, Autrement, coll. « Atlas mégapoles ». Sassen Saskia, 1991, La Ville globale : New York, Londres, Tokyo, Paris, Descartes et Cie.

Articles de revues imprimées ou en ligne

Appert Manuel, 2011, « Les nouvelles tours de Londres comme marqueur des mutations d’une métropole globale », in Observatoire de la société britannique, n° 11, p. 105122 (disponible sur  : http://osb.revues. org/1243). Appert Manuel et Drozdz Martine, 2010, « Conflits d’aménagement aux marges nordest de la City de Londres », in « Géopolitique des îles britanniques », Hérodote, n° 137, p. 119-134. Beteille Roger, 1991, «  La révolution boursière internationale », L’Information Géographique, n° 55, p. 1-10. Bost François, Carroué Laurent et al., Images économiques du monde, Paris, Armand Colin, annuel (rubriques produits et finance). Carroué Laurent, 2009, « La crise économique et financière états-unienne : enjeux géographiques et géopolitiques », Hérodote, 1er trimestre, n° 132, p. 104-127.

Carroué Laurent, 2008, « Crise des subprimes, un nouveau foyer de guerre économique, ou l’entrée dans le xxie siècle », in Actes du Festival International de Géographie (FIG), Saint-Dié. Table ronde : La mondialisation source de nouvelles tensions ? (disponible sur : http://archives-figst-die.cndp.fr/actes/actes_2008/carroue/ article.pdf ). Carroué Laurent, 2008, « La crise des subprimes : la fin de l’hégémonie américaine ? », dossier in Bost François, Carroué Laurent et al., Images économiques du monde 2009, Paris, Armand Colin. Carroué Laurent, 2008, « Fonds souverains et crise des subprimes : un nouvel enjeu géopolitique de la guerre économique », Diplomatie, octobre, n° 34. Chouvy Arnaud et Laniel Laurent, 2004, «  Géopolitique des drogues illicites  », Hérodote, 1er trimestre, n° 112.

Bibliographie Dollfus Olivier, 1993, « L’espace financier et monétaire mondial », L’Espace géographique, tome 22, n° 2, p. 97-102. Drozdz Martine et Appert Manuel, 2012, «  Re-undertsanding CBSs  : a landscape perspective », TINAG 2010, Critical Cities 2011, halshs-00710644, 21 juin. Drozdz Martine, 2011, « Marges convoitées ; lecture paysagère et géographique de l’extension du quartier des affaires de la City de Londres », in Observatoire de la société britannique, n°  11, p. 89-103 (disponible sur : http://osb.revues.org/1211). Hautcœur Pierre-Cyrille et Sainteville Maude, 2009, « Paris, métropole financière : quels enjeux pour le développement durable ? », in Paris, métropole durable, actes

 249

de l’école d’été de l’École des Ingénieurs de la Ville de Paris (EIGV). Longcore Travis R. et Rees W. Peter, 1996, « Information technology and downtown restructuring : the case of the New York City’s Financial district », Urban Geography, 17, 4, p. 354-372. Piolet Vincent, 2013, « Enjeux géopolitiques de la première place financière mondiale : la City de Londres », Hérodote, 4e trimestre, n° 151, p. 102-119. Sainteville Maude, 2011, « Les paradis fiscaux dans la mondialisation boursière », L’Espace Politique [En ligne], 15, 3, mis en ligne le 28 octobre 2011, consulté le 1er décembre 2014 (disponible sur : http://espacepolitique.revues.org/2180) ; DOI : 10.4000/ espacepolitique.2180.

Ouvrages et articles d’économie, d’investigation ou de débats

Comparativement aux géographes, les économistes et politistes ont publié de nombreux travaux sur le secteur financier, les banques et ses dynamiques, en particulier depuis la crise ouverte en 2006. Devant l’importance des travaux disponibles, nous n’avons retenu ici qu’un échantillon restreint dans lequel les dimensions géographiques et territoriales sont les plus présentes.

Ouvrages d’études ou d’analyse

Chavagneux Christian et Philipponnat Thierry, 2014, La capture. Où l’on verra comment les intérêts financiers ont pris le pas sur l’intérêt général, Paris, La Découverte.

Aglietta Michel, 2008, La crise. Pourquoi en est-on arrivé là ? Comment en sortir ?, Paris, Michalon.

Chavagneux Christian et Palan Ronen, 2012, Les paradis fiscaux, Paris, La Découverte.

Aglietta Michel et Coudert Virginie, 2014, Le dollar et le système monétaire mondial, Paris, La Découverte.

Aglietta Michel et Rebérioux Antoine, 2004, Dérives du capitalisme financier, Paris, Albin Michel. Artus Patrick et Virard Marie-Paule, 2010, La liquidité incontrôlable. Qui va maîtriser la monnaie mondiale ?, Paris, Pearson. Brender Anton et Pisani Florence, 2009, La crise de la finance globalisée, Paris, La Découverte, coll. « Repères ». Bourguinat Henry et Briys Eric, 2009, L’arrogance de la finance. Comment la théorie financière a produit le krach, Paris, La Découverte.

Chavagneux Christian, 2011, Une brève histoire des crises financières. Des tulipes aux subprimes, Paris, La Découverte. Chesnais François et al., 2004, La finance mondialisée. Racines sociales et politiques, configuration, conséquences, Paris, La Découverte. Chesnais François, 1994, La mondialisation du capital, Paris, Syros. Crevoisier Olivier et al., 2001, Intégration monétaire et régions : des gagnants et des perdants, Paris, L’Harmattan.

250  La planète financière

Couppey-Soubeyran Jézabel et Nijdam Christophe, 2014, Parlons banques en 30 questions, Paris, La Documentation française. Couppey-Soubeyran Jézabel, 2010, Monnaie, banques, finance, Paris, PUF, coll. « Licence ». De Tricornot Adrien, Thépot Mathias et Dedieu Franck, 2014, Mon Amie, c’est la finance, Paris, Bayard. Duhamel Grégoire, 2006, Les paradis fiscaux, Paris, Gancher. Dupuy Claude et Lavigne Stéphanie, 2009, Géographies de la finance mondialisée, Paris, La Documentation française. Gayraud Jean-François, 2008, Le monde des mafias. Géopolitique du crime organisé, Paris, Odile Jacob. Harel Xavier, 2010, La grande évasion. Le  vrai scandale des paradis fiscaux, Paris, Les liens qui libèrent. Michalet Charles-Albert, 2004, Qu’est-ce que la mondialisation ?, Paris, La Découverte. Pastré Olivier, 2007, La guerre mondiale des banques, Paris, Le Cercle des économistes / Descartes et Cie / PUF. Piketty Thomas, 2013, Le capital au xxie siècle, Paris, Le Seuil, coll. « Les livres du nouveau monde ». Reinhart Carmen et Rogoff Kenneth S., 2010, Cette fois, c’est différent, Paris, Pearson.

Roche Marc, 2010, La banque. Comment Goldman Sachs dirige le monde, Paris, Albin Michel. Stiglitz Joseph, 2013, Le triomphe de la cupidité, Paris, Babel. Stiglitz Joseph, 2012, Le prix de l’inégalité, Paris, Les liens qui libèrent. Wallerstein Immanuel et al., 2014, Le capitalisme a-t-il un avenir ?, Paris, La Découverte.

Articles et revues

Adda Jacques et al., 2011, « Les marchés financiers », Alternatives économiques, 1er trimestre, hors série n° 87. Chesnais François, 2001, « La théorie du régime d’accumulation financiarisé : contenu, portée et interrogations », Forum de la régulation, Paris, 11-12 octobre. Crevoisier Olivier et Theurillat Thierry, 2010, Une approche territoriale de la financiarisation et des enjeux de la reconfiguration du système financier, Paris, GRET Université de Neuchâtel, Datar, CoesioNet. Crevoisier Olivier et Theurillat Thierry, 2011, « Les territoires de l’industrie financière : quelles suites à la crise de 20082009 ? », Revue d’économie industrielle, nº 134, p. 133-158. OCDE, 2013, Lutter contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfice, Paris, Éditions OCDE.

Table des matières

Introduction Chapitre 1

3

Production, mobilisation et circulation des richesses : pavages et réseaux La production de richesses : inégalités et mutations du monde

L’économie mondiale : une croissance forte mais polarisée de la richesse Les métropoles mondiales, au cœur de la création de richesses La richesse disponible et son utilisation : de nettes césures géographiques

L’explosion des inégalités : exclus, couches moyennes et oligarchies

Revenus du travail et du capital et pyramide de la richesse patrimoniale L’explosion des inégalités et des tensions à toutes les échelles géographiques Le net renforcement des oligarchies les plus riches Le développement de nouvelles couches moyennes salariées aux Suds La grande masse des exclus et des laissés-pour-compte

Richesses, circulation et systèmes financiers : les pavages du monde

Banques, système financier et patrimoine des ménages Banques et bancarisation : entre intégration et exclusion Sécurité sociale et secteur des assurances

La circulation financière : la mise en réseau des pavages du monde Le réseau Swift : la mise en réseaux de 10 000 institutions dans 215 pays Les chambres de compensation : un rôle stratégique Les réseaux de cartes bancaires : Visa, Master Card et American Express

9 10 10 14 17 22 22 26 30 33 35 38 38 41 45 47 48 50 51

252  La planète financière Mondes et antimondes : miroirs et reflets de la planète financière L’intégration réticulaire par le bas : les transferts des migrants et diasporas Les criminalités organisées : le blanchiment d’argent, un enjeu vital

Chapitre 2

Le régime d’accumulation financière et sa crise systémique Le nouveau régime d’accumulation financière

Une construction géopolitique et géoéconomique L’explosion des stocks et des flux de capitaux Un système instable et spéculatif : la rente contre le développement

Entrée en crise et effondrement

Les raisons de la crise immobilière des subprimes aux États-Unis L’internationalisation de la crise : réaction en chaîne et crise systémique Collapsus mondial et destruction de richesses

Crise de la dette, dettes de la crise

Les États et Banques centrales en premières lignes Les États-Unis : une stabilisation chère payée par la dette Crise de l’Europe et éclatement de la zone euro

Chapitre 3

Les acteurs et marchés financiers au cœur de la planète financière Les mutations des grands rapports de forces mondiaux La planète financière : une nouvelle architecture mondiale Le commandement financier mondial : des territoires très polarisés

Les grands acteurs : banques, shadow banking et fonds Les grandes banques commerciales et d’affaires La montée du shadow banking, ou finance de l’ombre Les fonds de pension et les fonds spéculatifs

Les grands marchés financiers : monnaies, actions, dettes et matières premières

Les monnaies et devises : entre souveraineté et spéculation Les marchés d’actions : une planète des bourses duale et polarisée Les marchés des dettes : dépendance et jeux d’interdépendances Les marchés des matières premières minérales et végétales

54 54 58 61 62 62 67 73 76 77 81 85 87 87 91 93 99 100 100 104 105 106 113 115 119 120 125 133 140

Table des matières

Chapitre 4

Les territoires de la planète financière Des systèmes bancaires et de financement différenciés Le maintien de systèmes nationaux bien différenciés L’organisation des territoires de la finance : l’exemple de la France

 253

147 148 148

153 165 Qu’est-ce qu’une place financière ? 166 Les mutations des grands pays émergents : Brésil, Inde et Chine 170 New York et Londres, les premières places financières mondiales 178 Les paradis fiscaux ou Centres Financiers Extraterritoriaux 191 Qu’est-ce qu’un paradis fiscal ? 192 Les principaux paradis fiscaux 196 La lutte contre les paradis fiscaux : la place suisse en débat 199

Les grandes places financières : les métropoles mondiales

Chapitre 5

Les enjeux politiques et géopolitiques Crise, recompositions et nouveaux liens d’interdépendance

Dynamiques géoéconomiques et géopolitiques Les nouveaux banquiers du monde : les fonds souverains

Les questions monétaires : polycentrisme et enjeux de puissance

Les privilèges exorbitants du dollar remis en cause ? La question de l’internationalisation du Yuan chinois

Nouveaux enjeux et gouvernance mondiale

Les enjeux d’une nouvelle gouvernance mondiale Quelles nouvelles régulations financières mondiales ?

Conclusion

La planète financière : une nouvelle démarche systémique novatrice Crise, basculement du monde et équilibres géopolitiques et géoéconomiques Une planète financière : de la résistance des territoires Pouvoirs, concentration et polarisation : le rôle nodal des places financières des grandes métropoles Gouvernance mondiale et nouvelles régulations : recréer de l’universel

203 204 204 211 219 220 223 224 225 230 235 235 236 237 237 239

Index thématique

241

Liste des cartes

245

Bibliographie

247