La mort de Newton 2706812338, 9782706812330

Auteurs : Augusto Forti, Harland Cleveland, Paul C. W. Davies, Peter M. Allen, Calestous Juma, Ilya Prigogine, Isabelle

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La mort de Newton

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Collection PROMETHEUS dirigée par Augusto Forti et Laurent Mayet La collection Promdheus se propose de présenter à un pubüc non spécialisé l.es débats épistémo­ wgiques suscités par ks sciences contemporaines. Son ambition est d'ouvrir k diawgue entre phiwsoplw et savants, participant ainsi à la consoüdation de cette discipline naissante qu'est la phiwsophie appüquée.

A paraître: Galilée retrouvé Les Religions d'Abraham et la science

© Maisonneuve et Larose, 1996

La mort de Newton Préface de .• STEPHEN HAWKING

Textes de: AUGUSTO FORTI HARI...AND CLEVELAND PAUL C.W. DAVIES PETER M. ALLEN

CALEsTousJuMA

ILYA PRIGOGINE ISABELLE STENGERS

MAISONNEUVE ET LAROSE r

Auteurs: Augusto Forti, directeur du bureau européen pour la science et la

technologie à l'Unesco, Paris. Harland Cleveland, professeur de sciences politiques à l'Institut Hubert H. Humphrey des affaires publiques, université du Min­ nesota, Etats-Unis. Paul C.W. Davies, professeur de physique théorique à l'université de Newcastle, Grande-Bretagne. Peter M. Allen, professeur de physique-chimie au MIT, Boston, Etats-Unis. Calestous Juma, chercheur à l'université de Nairobi, Kenya. Ilya Prigogine, prix Nobel de chimie, professeur à l'Université libre de Louvain et à l'université du Texas, Austin, Etats-Unis. Isabelle Stengers, philosophe, enseignante à l'Université libre de Bruxelles.

Les textes 1 à 6 ont été traduits de l'italien par Isabel Violante.

Sommaire 1

Préface de Stephen Hawking La mort de Newton d'Augusto Forti

13

Trois siècles après Newton de Harland Cleveland

21

La nouvelle physique et les paradigmes du monde de Paul C. W. Davies

35

,

Ecodynamique : la vie par-delà le paradigme newtonien de Peter M. Allen

41

Vers une économie non-newtonnienne de Calestous Juma

69

Irréversibilité et instabilité des systèmes complexes d'llya Prigogine

107

Newton redécouvert d'Isabelle Stengers

133

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5

Préface

STEPHEN HAWKING

Les Principes mathématiques de la philosophie naturelle, d'Isaac New­ ton, dont la première édition en langue latine parut en 1687, constituent sans doute l'œuvre originale la plus importante jamais publiée dans le domaine des sciences physiques. La portée de ce livre n'a d'égale que celle de l 'Origine des espèces de Charles Darwin dans le domaine des sciences biologiques. Newton écrivit cet ouvrage sous l'impulsion d'Edmond Hal­ ley, qui se demandait si les orbites elliptiques des planètes pouvaient s'expliquer à partir de l'hypothèse d'une force centripète, inversement proportionnelle au carré de leur distance par rapport au Soleil. Cette ,ques­ tion, Newton l'avait élucidée quelques années auparavant, mais il n avait publié aucun de ses résultats, comme d'ailleurs la plupart de ses travaux dans les domaines mathématique ou physique. Toutefois, le défi lancé par Halley, ainsi que le désir de réfuter les hypothèses avancées par d'autres savants tels que Hooke et Descartes, incitèrent Newton à entreprendre la rédaction d'un compte rendu élaboré de ses résultats. Pour ce faire, il lui fallait tout d'abord développer une théorie de la mécanique et les tech­ niques mathématiques nécessaires pour soutenir cette théorie. Au vieux principe aristotélicien selon lequel l'état naturel d'un corps est le repos, un corps n'entrant en mouvement que sous l'effet d'une cause extérieure, Newton substitua sa première loi : « Tout corps demeure à l'état de repos, ou poursuit un mouvement rectiligne uniforme, à moins qu'il ne soit sou­ mis à une force extérieure. » La deuxième loi de Newton devait préciser que l'accélération, ou taux de variation de la vitesse, est proportionnelle à cette force. Ces lois énoncent de façon formelle la théorie mécanique que Galilée avait esquissée sans toutefois la formuler explicitement. Dans le cas d'une force d'amplitude et de direction constantes comme la force gravitation­ nelle à proximité de la Terre, Galilée avait montré que la distance parcou­ rue par un corps initialement au repos était proportionnelle au carré du temps écoulé. Cependant la question du mouvement des planètes est beau­ coup plus complexe dans la mesure où la force agissant sur celles-ci varie à la fois en amplitude et en direction. Newton semble avoir résolu le pro-

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blème initialement en utilisant ce que nous nommons, aujourd'hui, le cal­ cul différentiel, qu'il a inventé, ainsi que le calcul intégral. Toutefois, il ne jugea pas souhaitable d'inclure aux Principia Mathematica la théorie des fluxions, nom qu'il donna à ce mode de calcul. Il développa donc une autre méthode pour montrer qu'un corps attiré vers un point fixe par une force inversement proportionnelle au carré de la distance se déplace sur une orbite elliptique, obéissant ainsi aux lois établies par Kepler à partir d'ob­ servations. La décision de Newton de ne pas publier sa théorie des fluxions autorisa Leibniz, qui lui aussi avait découvert le calcul différentiel, de s'en attribuer la paternité, ce qui entraîna alors une vive querelle de priorité. Non seulement Newton expliquait les orbites elliptiques des planètes, mais il montrait ainsi que la même force de gravité régit les orbites des satellites de Jupiter et de Saturne, l'orbite de la Lune autour de la Terre, comme le mouvement des marées, et la chute d'une pomme. En d'autres termes, la gravité est universelle: tout corps dans l'Univers attire tout autre corps avec une force qui est proportionnelle à sa masse et inverse­ ment proportionnelle au carré de la distance qui les sépare. D'après la troi­ sième loi de Newton, qui porte sur l'égalité de l'action et de la réaction, tout corps est attiré de façon identique par tout autre corps. Il semble natu­ rel de supposer que cette universalité puisse s'appliquer à la lumière. Roe­ mer le premier démontra en 1730 qu'elle se déplace à une vitesse finie. Il avait observé une divergence flagrante entre la mesure du temps de dépla­ cement sur leur orbite des satellites de Jupiter et les prévisions données par la théorie newtonienne. Or cette divergence disparaissait en adjoignant l'hypothèse selon laquelle la lumière se déplace à une vitesse finie et par conséquent met un temps variable à parcourir la distance variable qui sépare Jupiter de la Terre. Si la lumière se déplace à une vitesse finie, et si elle est soumise à la gravité tout comme une planète ou un boulet de canon, alors on peut imaginer une situation dans laquelle un corps est si massif et si compact que la lumière ne peut lui échapper et est retenue par la gravité. L'existence de tels objets a été mise en évidence par Mitchell en 1783 puis par Laplace en 1799, mais, à l'époque, on accorda peu d'importance à cette découverte. De fait Laplace retira le passage concernant cette hypo­ thèse des dernières éditions de son livre Exposition du système du monde. Cependant, nous croyons aujourd'hui que ces objets, que nous appelons trous noirs, sont le stade final d'évolution d'étoiles très massives, et que la matière tombant dans ces trous noirs fournit 1'énergie nécessaire à la for­ mation d'objets compacts lumineux, ainsi qu'à l'émission radio et l'émis8

Prlface , sîon optique des quasars, ces sources lumineuses très compactes que 1 on peut voir même si elles se trouvent à l'autre bout de l'Univers. Une autre conséquence de l'universalité de la gravité n'a été prise en compte que beaucoup plus tard. C'est la remise en cause du principe selon lequel l'Univers serait infini et peuplé d'étoiles en densité plus ou moins constante dans l'espace et dans le temps. Si les étoiles sont au repos les unes par rapport aux autres à un moment donné, la force gravitationnelle exercée par chaque étoile sur toutes les autres devrait les amener peu à peu à se rassembler, leur densité augmentant alors avec le temps. La gravité aurait ainsi pour effet de ralentir l'éloignement des étoiles les unes des autres, freinant l'expansion de l'Univers, et finir, peut-être, par la convertir en une contraction. Newton était conscient de ce problème mais il soute­ nait qu'avec un nombre infini d'étoiles, la force exercée sur une étoile par l'attraction des autres étoiles d'un côté (disons le côté droit) est quasiment équilibrée par la force d'attraction des autres étoiles du côté gauche. La force nette exercée sur cette étoile serait donc très faible et les distances entre étoiles resteraient plus ou moins constantes. Cependant, cette argu­ mentation comporte une faille. La force d'attraction exercée par les autres étoiles sur le côté droit d'une étoile donnée est infinie, car si la force exer­ cée par chaque étoile située à droite devient de plus en plus faible à mesure que l'on s'éloigne de l'étoile donnée, en revanche le nombre à une distance donnée, devient lui, de plus en plus grand à mesure que l'on s'éloigne de l'étoile donnée. De même, la force d'attraction exercée par les étoiles situées à gauche est infinie. Lorsque l'on soustrait l'infini de l'infini, on sait que l'on obtient la réponse que l'on veut. Nous savons aujourd'hui que le principe universel de l'attraction gravitationnelle est incompatible avec l'existence d'un univers infini statique: l'Univers est nécessairement soit en expansion, soit en contraction. Mais c'est par l'observation de loin­ taines galaxies que l'on apprit en 1920 que l'Univers est en expansion. La physique théorique a ainsi laissé passer une chance énorme : Newton aurait pu prédire l'expansion de l'Univers. Dans les Principia, Newton introduit les concepts de Temps Absolu et d'Espace Absolu. La notion de Temps Absolu signifie qu'il existe une quantité appelée Temps, que l'on peut mesurer à l'aide de toute horloge convenablement construite, quel que soit son déplacement. C'est une hypothèse que nul ne réfuta avant que ne filt formulée la théorie de la rela­ tivité au début de ce siècle. En revanche, l'idée d'espace absolu considé­ rait que tout mouvement circulaire connaissait un état privilégié de repos, un état non soumis à des forces centrifuges. Il prétendait donc que, par 9

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analogie, il devait exister un état privilégié de Repos Absolu pour le mou­ vement rectiligne, bien qu'il adnût qu'il efit été difficile de déterminer cet état à partir d'observations. Il émit l'hypothèse que cet état de repos coïn­ cidait avec le centre de gravité du système solaire. Or les lois du mouve­ ment de Newton sont les mêmes dans tous les repères en.mouvement rec­ tiligne uniforme mais ne sont pas les mêmes dans les repères en rotation. Ainsi les lois ne pennettent pas de déterminer un état de repos et donc ne corroborent pas le concept d'espace absolu, sans pour autant le réfuter. Elles impliquent toutefois la notion de temps absolu. En d'autres termes, la théorie newtonienne permet de déterminer si deux événements, situés à des points éloignés dans l'espace, ont lieu en même temps, mais elle ne permet pas de dire si deux événements ayant lieu à différents moments se sont produits au même point de l'espace. Le résultat varie selon le repère de référence, et serait différent dans deux repères en déplacement l'un par rapport à l'autre. Les lois présentées dans les Principia sont restées inchangées, pendant deux cents ans, dans les théories admises de la mécanique et de la gravité. Aujourd'hui encore, elles sont à la base de presque tous les calculs pra­ tiques. Ce n'est que dans les cas extrêmes que l'on doit prendre en compte les modifications introduites par la relativité restreinte et la relativité géné­ rale, formulées respectivement en 1905 et 1915 par Albert Einstein. La théorie de la relativité implique 1'abandon du concept de Temps Absolu ainsi que celui d'Espace Absolu. Le temps mesuré par une horloge dépend désormais de la vitesse de déplacement de celle-ci et on ne peut plus déter­ miner si des événéments se produisant à différents points de l'espace ont lieu en même temps : ceci à nouveau dépend du mouvement du repère de référence. Les implications philosophiques contenues dans le passage de la notion d'espace et de temps relatifs sont immenses, mais elles ont souvent été bien mal évaluées. Lénine, par exemple, écrivit un pamphlet attaquant la relativité comme étant une menace pour le système absolu de Marx et de Hegel. Ce n'est qu'au cours des trente dernières années que l'étude de la relativité a été reconnue comme respectable en Union soviétique. D'autres personnes à l'Ouest ont réagi semblablement. Ainsi, Einstein fut accusé d'ébranler les valeurs morales en suggérant que tout était relatif. Cependant, cette dernière attaque, comme celle de Lénine, était fondée sur une fausse interprétation de la théorie de la relativité. Celle-ci est un modèle mathématique du temps et de l'espace ; elle n'énonce aucun prin­ cipe sur la manière de conduire les affaires humaines.

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Préface Einstein est la seule figure dans le domaine des sciences physiques dont la stature puisse être comparée à celle de Newton. Newton lui-même aurait dit : « Si j'ai vu plus loin que d'autres hommes, c'est que j'étais perché sur les épaules de géants. » Cette remarque est plus vraie encore pour Einstein qui se tenait sur les épaules de Newton. Newton et Einstein ont un et l'autre énoncé une théorie de la mécanique et une théorie de la gravité, mais Einstein a pu fonder son étude de la relativité générale sur la théorie mathématique des espaces courbes construite par Rieman, tandis que Newton a d(l développer ses propres instruments mathématiques. Il est juste par conséquent de saluer Newton comme le plus grand génie de la physique mathématique, et les Principia constituent son œuvre maîtresse. Stephen HAWKING•

r

© Christian Bourgois, 1985 pour la préface • S.W. Hawking, F.R.S. Lucasian, Pro/essor of Mathematir.s. Département de Mathé­ matiques appliquées et de Phy sique théorique à l'université de Cambridge. Titulaire de la chaire de Physique mathématique de Newton à la Royal Society.



La mort de Newton AUGUSTO FORTI

Le rôle principal de la science est de dessiner un tableau cohérent et acceptable du monde et de l'univers dans lequel nous vivons et, comme disait Popper, dans cette entreprise, la physique et ses composantes d'in­ vention spéculative et d'ouverture à l'expérience, a été le guide et le meil­ leur instrument pour la compréhension du monde, bien avant la chimie ou la biologie. Les théories scientifiques ont une vie, qui accompagne l'évolution de la pensée humaine, et qui dure un temps plus ou moins long. Il y a trois siècles, Newton a publié De Philosophiae naturalis principia mathematica (Principes mathématiques de la philosophie naturelle) ; depuis, ce chef­ d'œuvre a influencé et guidé l'humanité. Certains historiens font coïncider l'apparition de la science moderne avec la distinction entre science et philosophie ; comme beaucoup de ses contemporains, Newton s'est battu contre la suprématie de la philosophie et de la théologie sur la science. Ce qui ne signifie pas que la science et la philosophie doivent s'ignorer l'une l'autre, et en effet les penseurs du xv1ie siècle ont cherché à construire une défense théorique, pour protéger la science de la tentation du dogmatisme. La pensée philosophique devait mener le combat pour la liberté de la recherche et, recherche et sciences guideront les humanistes de cette époque comme Spinoza, Hobbes et Locke. A cette époque, la symbiose entre la science et la philosophie atteint des sommets qu'elle n'avait jamais connus auparavant, et comme il n'y en aura plus pendant longtemps. Cela explique la forte influence que les idées de cette époque si féconde auront sur l'évolution de l'humanité. Scott, Okkam, Jean de Joudon et bien d'autres avaient préparé le terrain pour cette révolution, en affirmant que la nature ne pouvait être expliquée que par des principes qui lui étaient propres, et en considération de la théo­ rie de la double vérité par rapport aux Ecritures. Galilée et Bruno ont for­ mulé des idées fort semblables, et la méthode inductive commence à être de plus en plus utilisée aussi bien par la science, que par la spéculation phi­ losophique. Cet immense travail de recherche culmine avec Galilée, qui en

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exprimant clairement ces théories prépare la fonnulation de la vision nev,­ tonienne. Après Galilée, trois principes sont établis : 1. La nature est riche en événements et comportements qui se conforment rigoureusement à des lois exactes et immuables. Souvent, un mécanisme complexe comme celui qui régit le système astronomique peut être déduit de l'observation du comportement et des lois qui régissent un corps plus commun, comme un pendule ou un projectile. 2. Aussi notre pensée peut-elle saisir la vérité ultime des phénomènes naturels. 3. Enfin, puisque la mathématique et la géométrie sont les instruments qui décrivent les lois physiques, elles sont aussi notre modèle idéal de pen­ sée. La philosophie elle-même, si elle veut progresser comme les sciences, doit adopter ces instruments. , Isaac Newton est né l année de la mort de Galilée. Doué de facultés intellectuelles exceptionnelles, il dominait la mathématique de manière extraordinaire (il est l'inventeur, entre autres choses, d'un instrument qu'on a appelé ensuite le calcul différentiel). Einstein a dit que les réali­ sations intellectuelles de Newton doivent être considérées comme le plus grand pas en avant qu'un seul individu ait accompli dans toute l'histoire de la pensée. Dans son œuvre, Newton livre une synthèse entre la méthode empirique inductive de Bacon et la méthode rationnelle déductive de Des­ cartes : le résulat est cette splendide construction mathématique qui nous étonne encore, régissant la mécanique céleste. En 1684, Edmund Halley se rend au Trinity College pour discuter avec Newton du problème des orbites elliptiques, qui taraudent les astronomes et les mathématiciens, et qui semblent en contradiction avec la troisième loi de Kepler. Newton, qui a déjà trouvé une solution deux ans auparavant, dit à Halley que, d'un point de vue mathématique, la chose est possible, mais que malheureusement ses annotations ont été égarées. Comme Halley insiste, Newton reprend l'étude, et travaille nuit et jour sur ce sujet, payant cher de sa personne pour obtenir la solution du système mathématique le plus complexe qui soit. Ponctué par la dépression nerveuse de Newton, ce résultat est célèbre: une vision de l'Univers qui condense en une formule mathématique novatrice et simple en même temps le mouvement des pla­ nètes et la trajectoire d'un projectile. A travers cette formule, on a même pu calculer la masse du Soleil et des planètes. Mais Newton, qui est aussi conscient des limites des théories scientifiques, a coutume de dire qu'il a l'impression d'être un enfant qui trouve un caillou blanc ou un coquillage sur une plage, devant l'océan de la vérité illimitée.

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En 1686, Newton présente à la Royal Society le manuscrit complet des Principia, dont la publication rencontre des difficultés ; c'est grâce à Hal­ ley qu'elle devient possible, dans les Acta Eruditorum de Leipzig. La pré­ sentation est rédigée par Newton lui-même, car peu de ses contemporains peuvent comprendre son travail. Newton est probablement le seul à pou­ voir parler de Newton. Les théories de Newton ont déterminé r avenir de la philosophie, de l'économie et de tous les autres domaines du savoir. Enseignées à Oxford et à Cambridge, elles doivent attendre cependant un demi-siècle avant d'être acceptées à la Sorbonne. La conception mécaniciste et newtonienne de la nature commence pro­ gressivement à être acceptée, avec le déterminisme rigoureux et la gigan­ tesque machine cosmique au sein de laquelle tout est causal et déterminé ; les croyances religieuses s'en trouvent ébranlées, et se creuse un vide spi­ rituel qui deviendra une des caractéristiques de notre culture. Avec le succès de la vision mécaniciste au xvnc siècle, la physique s'impose comme la base de toutes les sciences, si bien que Descartes écrit : « Toute théorie philosophique ressemble à un arbre, dont les racines sont la .métaphysique, le tronc la physique, et les branches, toutes les autres sciences. » La théorie newtonienne, et sa foi dans l'approche rationaliste et méca­ niciste pour résoudre toutes les énigmes humaines, est rapidement adoptée par les classes moyennes bourgeoises du xvme siècle : c'est le siècle des lumières. La fascination extraordinaire exercée par le paradigme newtonien peut être illustrée par ces propos d'un grand physiologiste du XIXC siècle, Her­ man von Helmholz : « Pour moi, il n'y a point de théorie que l'on puisse qualifier de scientifique, si elle ne peut être formulée en termes de méca­ nique newtonienne. » Newton devient ainsi, dans l'Angleterre du xvnr= siècle, comme un nouveau Moïse, si bien qu'à sa mort, survenue en 1727, Alexander Pope propose cette épitaphe pour sa tombe : Nature and Nature's laws Jay hid in night God said « Let Newton be » and ail was light.

Dans l'univers newtonien, les philosophes de l'époque romantique découvrent un monde enchanté, dominé par des lois naturelles. Pour les positivistes, il symbolise le triomphe d'une « méthode », qui peut consti­ tuer une définition de la science. Mais déjà à cette époque se dessinent des 15

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divergences dans la perception de la nature et de l'Univers, comme en témoignent les différences entre la vision de Kant et celle de Goethe. Lorsque Kant commence à tracer la frontière entre la mathématique et la métaphysique (la mathématique jouit du privilège de procéder avec une méthode déductive, à partir de concepts qui sont sa propre création), il observe que les procédés et les méthodes des philosophes et des métaphy­ siciens sont très proches de celles des scientifiques. Pour lui, la véritable méthode de la métaphysique est analogue à celle que Newton a introduite dans les sciences, qui s'est montrée si féconde. A travers des expériences certaines et répétables, il faut découvrir les lois sui­ vant lesquelles se déroulent certains phénomènes de la nature. Les phéno­ mènes les plus complexes pourront être expliqués lorsque l'homme sera en mesure de montrer comment ils sont régis par ces lois. C'est l'exemple emblématique de toute une lignée de penseurs qui s'avanceront dans des directions différentes, mais toujours sous l'égide newtonienne. En d'autres termes, Kant et ses épigones (jusque de nos jours) pensent que la nature est donnée, stable, et que ce que notre intelligence en a saisi doit être réorga­ nisé (en fonction des différentes écoles de pensée) et unifié par la connais­ sance et l' expérience. Goethe, au contraire, estime que la nature gît dans les profondeurs d'un mystérieux inconnu créé par Dieu, quelque chose qui ne peut être ordonné ni unifié par aucune sorte de connaissance humaine. Tandis que Kant croit qu'avec le progrès de la connaissance humaine la nature peut être complètement expliquée, Goethe a une vision plus modeste, déclarant que la nature est « pénétrée par Dieu », et que l'homme peut découvrir tout ce qu'il peut chercher, mais qu'il devra toujours admettre, avec humilité, que beaucoup de choses ne pourront être dévoi­ lées ni expliquées. Lorsque Jean-Jacques Rousseau construit le système de normes intitulé Du Contrat social, comme une assise pour comprendre les lois qui gou­ vernent la société, sa pensée se développe dans le cadre du rationalisme. Rationnelle, scientifique et déterministe : telle est sa méthode lorsqu'il analyse la société, en la ramenant à sa plus petite unité - l'individu - et qu'il souligne que les relations entre la société et l'individu sont essentiel­ lement de type contractuel. Cela correspond si bien aux techniques analy­ tiques newtoniennes, déjà adoptées par les sciences naturelles, qu'aucun doute ne semble permis concernant le fait que les sciences philosophiques, comme les sciences sociales, doivent procéder avec la même méthode de matrice déterministe. 16

La mort de Newton ' D'autres penseurs avaient déjà jeté les bases de cette visor:i mécaniciste et réductionniste du monde et de la société, en vue de la révolution indus­ trielle. Pensons à Francis Bacon, mais surtout à Descartes, dont la médi­ tation se fonde sur la réhabilitation du je, de l'homme entendu comme vérité suprême. Pour Descartes, la clef pour comprendre le monde et pour le conduire vers le bien de l' humanité tenait en un seul mot : « mathématique ». Au seuil du xxic siècle, le succès de la méthode qui a réussi à conduire la société occidentale au niveau de bien-être actuel se trouve compromis. Nous nous rendons compte que la crise des valeurs - fruit de l'arrogante intelligence newtonienne - devient toujours plus aiguë. D'une part, cette crise conduit à la destruction progressive de la nature ; par ailleurs, l'ordre social périclite. Cela est particulièrement sensible dans les pays moins développés, qui ont adopté les méthodes et les principes mécanicistes (rationalisme, industrialisation, planification) pour se développer, mais même dans les pays industrialisés, l'augmentation du chômage, de la drogue et de la violence, sont des signes de la détérioration des institutions, comme l'a été à l'Est la chute des régimes socialistes. L'étonnante avancée des sciences naturelles pendant les deux derniers siècles est due surtout au succès de leurs applications pratiques. La science s'est toujours associée davantage à la technologie, toujours moins sou­ cieuse de comprendre la véritable nature profonde de notre être. La tech­ nologie nous a donné des certitudes et le sens du pouvoir ; l'homme a commencé à se sentir bien moins en butte à la nature et à l'Univers, que ce qu'il croyait au début de son histoire. Dennis Gabor, prix Nobel de physique, disait que la « prétendue » civi­ lisation occidentale est fondée sur le succès extraordinaire de l'union entre science et technologie, mais que, d'un point de vue spirituel, elle n'est fon­ dée pratiquement sur rien. Le rationalisme nous a donné l'impression, l'illusion même, de délivrer l'homme de toute contrainte matérielle et spirituelle, et de le placer au sommet d'une échelle imaginaire, libre à lui d'exploiter la nature et les autres espèces animales. Les théories de Darwin, Marx, Smith et de tant d'autres, sont la conséquence directe de cette conception. Smith, comme Locke auparavant, estimait qu'à la base de toute activité humaine se trouvait l'intérêt matériel de l'homme ; les économistes après Smith ont formulé leurs théories du monde en associant le rationalisme à l'industrialisation. On pensait que les bénéfices privés conduiraient à l' in-

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térêt public, et toutes les autres valeurs ont été écartées et tenues pour négligeables. La production de masse, la société de consommation, organisée comme une chaîne de montage, font que les hommes sont désormais considérés comme des ressources naturelles, destinées à produire du travail, des inno­ vations et de l'infonnation. Toute l'attention se concentre sur l'efficacité des processus de production. Savoir où va l'humanité paraît secondaire. Les plans quinquennaux des régimes marxistes ont été la preuve tra­ gique de cette approche anti-humaniste, dont témoigne tout aussi bien le mode de vie des pays occidentaux comme les Etats-Unis, où des millions de personnes, en particulier des jeunes, vivent dans des conditions de misère. Comment peut-il en aller autrement, si même la Constitution amé­ ricaine s'inspire de l'implacable modèle mécaniciste de l'Univers, avec des systèmes d'équilibre et de freins dignes d'une locomotive du Far West ? Toffter nous rappelle que même dans le jargon du Congrès, on retrouve des termes empruntés à la mécanique, comme railroading legis­ lation ou bien greasing the congressional gears. Il nous faut une nouvelle vision du monde, assigner un nouveau rôle à la science et à la philosophie dans notre société en crise. Cette même crise, la science l'a connue il y a déjà cinquante ans. Le nouveau paradigme scien­ tifique et la nouvelle vision du monde qui émergent de cette crise n'ont pas encore été assimilés par la société, dans ses comportements économiques, politiques et sociaux, de même que les théories de Newton ont tardé à être reconnues. En effet, des observations faites dans le domaine de la physique entre 1885 et 1926 (Shrodinger et Heisenberg) produisent une nouvelle révolu­ tion scientifique, et conduisent à une nouvelle formulation de la méca­ nique, appelée « mécanique quantique ». Le nom de Heisenberg est Hé au célèbre principe d'indétermination, qui établit l'impossibilité conceptuelle de mesurer en même temps, avec une précision microscopique, la position et l'impulsion d'une particule microscopique, parce que les particules sub­ atomiques possèdent à la fois les propriétés de l' onde et celles des corpuscules. La mécanique quantique, en offrant la possibilité de résoudre certains échecs de la physique newtonienne, dépasse la physique classique, dans tous les domaines où les dimensions des problèmes à examiner sont de , l'ordre de 1 atome. 18

La mort de Newton Les succès éclatants de la mécanique quantique lorsqu'elle explique une myriade de phénomènes sont contredits par les difficultés énormes, qui pré­ sident- à la dualité onde-corpuscule. Le fondement de cette nouvelle mécanique est l'abandon du détermi� nisme classique (dès lors que ron connaît les conditions initiales du mouvement, on peut déterminer avec précision la position et la vitesse ou _ l'impulsion à chaque instant successif) au profit d'un probabilisme qui fait qu'à chaque instant on peut, à la rigueur, calculer la probabilité qu'une parcelle se trouve dans une position donnée, à une vitesse donnée. C'est une nouvelle vision du monde, qui n'est plus déterministe, mais dominée par le principe d'indétermination et par des comportements casuels et imprévisibles. La formulation de cette nouvelle science qui abandonne les canons new­ toniens déborde la physique, et se trouve confortée par la chimie et la bio­ logie : la chimie, avec la découverte des structures dissipatives et de l'en­ tropie, la biologie, avec les découvertes récentes réévaluant le rôle de la casualité dans les systèmes en évolution. Tous les systèmes chimiques physiques ou biologiques ont des fluctuations internes. Lorsqu'un système s'éloigne du point d'équilibre, comme cela arrive fréquemment, il ne se comporte plus de manière linéaire. Un facteur insignifiant peut produire un changement profond ; la structure préexistante évolue vers un autre état d'équilibre, donnant lieu à une nouvelle structure, ou alors elle se désa­ grège de façon chaotique. Le hasard devient un élément important, parce qu'il y a un point dans les processus évolutifs (qui nous englobent, avec notre Univers) appelé « point de bifurcation », depuis lequel il est impossible de prévoir la direc­ tion que prendra le système. En sciences classiques, le hasard était un intrus ; maintenant, il est déterminant. Ainsi la nouvelle science s' approche des réalités politiqu es, écono­ , miques et sociales contemporaines. Même les systèmes politiques et éco­ , nomiques se comportent comme les systèmes chimiques, lorsqu'ils s'éloi­ gnent de leur équilibre. Comment prévoir les krachs boursiers, ou mieux encore, Mai 68, la chute du mur de Berlin, ou la crise du pétrole ? Il est certain que si nous voulons survivre dans un monde en change­ ments constants et rapides, il nous faut connaître les paradigmes de la nou­ velle science et abandonner les certitudes de Newton et de ses épigones. La Russie d' aujourd'hui est certainement l' exemple le plus frappant de la défaite d'une économie déterministe de type newtonien, mais il y a d'autres régions où l' éconocentrisme est roi.

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Les efforts de Prigogine et de bien d'autres pour jeter un pont entre la science et la société devront se prolonger, pour que soit ébranlée la salu­ taire inertie de la société humaine. La nouvelle vision du monde, telle qu'elle émerge des travaux de Hei­ senberg, Einstein, Popper, Ouchamps, Thom, Prigogine et de tant d'autres, est moins stochastique, moins déterministe, plus incertaine, mais c'est pour nous restituer le sens de l'aventure, de l'imprévu, de la liberté. Newton est mort, et avec lui les certitudes de jadis : mais la nouvelle science, à travers des ambiguïtés et des incertitudes, nous rend entière la dimension de l'imaginaire, du spirituel, et le goOt de l'aventure et des fron­ tières à franchir.

Trois siècles après Newton HARLAND CLEVELAND

1. C'est une opinion répandue que les Principia d'Isaac Newton (1687)' ont marqué le début de la révolution scientifique, et constituent la ligne de démarcation entre le Moyen Age et la science moderne. 1. Sur la lancée de Cop ernic et de Kep ler, Isaac Newton a suggéré l'existence d'une force de gravitation universelle p our expliquer le mouvement de révolution des pla­ nètes autour du Soleil, suivant des orbites elliptiques. Cette force perd son efficacité avec le carré de la distance. De plus, il a émis l'hypothèse que cette même force fasse tourner la Lune autour de la Terre, et provoque la chute des objets à terre (comme la célèbre pomme). La première édition des Principia, en latin, a été publiée pendant l'été de 1687, sous le titre Philosophiae Naturalia Principia Mathematica. Ce n'est que quarante-deux ans plus tard J en 1729, que le livre a été traduit en anglais. Je dois à mon collègue Donald Geesman, physicien théoricien attaché à l'Hubert H . Humph rey Institute of Public Affairs de l 'université du Minnesota, la métaphore qui suggère une analogie entre la manière dont l'Etat m oderne convoque la science, et celle dont l'Etat médiéval convoquait rEglise, pour légitimer son pouvoir et asseoir son action. Ma présentation des retombées sociales des découvertes scientifiques peut être reconduite aux travaux de Ralph L. Ketcham, de la Maxwell Graduate School of Citi­ zenship and Public Affairs de l'université de Syracuse (USA) . Ainsi que les passages consacrés à I'• ( The Papers ofJames Madison, vol. 14, p. 233) . ThomasJefferson s'est référé aux calculs de Newton sur le pendule lorsqu'il élaborait ses réflexions sur la frappe des monnaies, les poids et les mesures, en mars 1784 (Boyd, Papers ofJefferson, VII, pp. 173-174). Dans une lettre de 1785 àJames Monroe, Madison s'insère dans ce débat : « Quant à la discipline des poids et des mesures, il ne serait pas convenable, ni h onorable pour l 'administration fédérale, de suivre la suggestion de certaines personnes riches en intelligence et en sagesse, qui voudraient que le système des mesures fût fondé par la durée des vibrations d'un pendule à l'équateur ou à toute autre laûtude - et

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LA MORT DE NEWfON

En Occident, ce moment historique précis a représenté le premier signe du long déclin de l'Eglise médiévale. La science a alimenté une renais­ sance culturelle, contribué à promouvoir des potentialités économiques et rendu possible une politique de pluralisme et de participation qui a balayé la conception de la nature divine des souverains et ébranlé l'infaillibilité du Pape. Entre-temps, dans le reste du monde, une technologie artisanale colonisait le continent américain, l'Afrique et une grande partie de 1 'Asie, ménageait une brèche dans la culture impénétrable des îles japonaises et, pendant une certaine période, réussissait même à fasciner les Chinois, dépositaires d'une culture célèbre dans le monde entier pour sa sagesse. Au Moyen Age, l'Eglise et l'Etat étaient liés comme maître et serviteur. Les monarques s'arrogeaient, ou revendiquaient, un droit divin comme fondement de leur pouvoir. L'Etat était l'émanation de l'Eglise, un instru­ ment de gestion des affaires séculières pour le compte d'une autorité supé­ rieure, administré par des hommes qui parlaient au nom de Dieu. que l e système des poids soit un cube en or ou tout autre corps homogène de dimen­ sions déterm inées par le système de m esure. ,. L'éditeur des écrits de Madison pré­ cise en note qu'Isaac Newton est une de ces personnes « riches en intelligence et en sagesse ,. auxquelles Madison fait allusion ( The Papers ofJames Madison, vol. 8 , pp. 272-273). La citation des « hormones universelles ,. est tirée de L. Thomas, Lives of c:tll, New York, Bantam Books, 1975, p. 48. Les implications de l'idée que rinfonnation est une ressource en elle-même sont développées dans l'œuvre de H . Cleveland, The KnowledgeExecutive : Leadership in an Information Society, New York, E.P. Dutton, A TrumanTalley Book, 1985. Pour élargir la discussion sur le « nouvel état d'âme ambivalent » - fascination de la science, mais méfiance à l'égard de la technologie - voir The Knowledge Executive, notamment le chapitre 8 (« The Social Fallout of Knowledge ,., pp. 125-144) et 9 (« A Hamess for Technology », pp. 145-158). Le synopsis des besoins humains a été tiré d'un séminaire de l'Aspen Institute de l'été 1977, au cours duquel quarante.cinq personnes de huit pays et trente-trois pro­ fessions différentes ont tenté d'isoler les erreurs dans l ' éthique de la croissance ,., et d'identifier des alternatives possibles pour l 'avenir. A noter que, bien qu'elles res­ sentent l 'influence de la célèbre h iérarchie des besoins et des valeurs de Abraham Maslow, les catégories des « exigences communes ,. ne sont pas présentées sous la forme d'une progression linéaire, mais d'éléments universels, partagés, à différents degrés, par tous les êtres humains. Voir H. Cl eveland et Th.W. Wilson Jr., Human Growtli : An Essay on Growth, Values and the Qy,ality of Life, New York, Aspen lnstitute for Humanistic Studies, 1978 ;J. et M. Cordeil McHale, Human Requirements, Supply airs, Levels and Outer Bounds, Princeton, Aspen Institute Program in International Aff 1975, et Basic Human Needs, New Brunswick, Transaction Books, 1978. > et, en même temps, en multipliant les possibilités et la rémunération du travail informatique. Peter Drucker, grand prêtre dans 1' art du management, dit que la connais­ sance est aujourd'hui « le véritable capital, le co0t et la ressource fonda­ mentale de notre économie ». La révolution de la technologie organisative, qui conduit au déclin de la hiérarchie, est déjà avancée. Plus la connaissance se diffuse, plus le pouvoir s'étend. Telle est la conséquence de la création, à travers l'instruction, des sociétés d'individus conscients. Le travail ne se déroule plus suivant le système « des recom­ mandations en haut, des ordres en bas », mais suivant un « consensus » (au Japon), un « leadership collectif », un « travail d'équipe » (aux Etast­ Unis). Les satellites de télécommunications et les ordinateurs toujours plus rapides sont en train de gommer progressivement la distance, et de saper 26

Trois siècks après Newton

1' idée que certains lieux sont des centres vitaux parce qu'ils sont proches d'autres lieux, ou de ressources naturelles désonnais obsolètes, ou bien parce qu'ils utilisent des moyens de transport qui voyagent à la vitesse de la lumière. Dans le nouveau milieu infonnatique, la civilisation ne sera évidemment pas construite autour de communautés de lieux, mais plutôt autour de communautés de personnes liées par des intérêts, des peurs ou des aspirations communes. Ces institutions et ces nations, qui exploitent les réponses électroniques à distance, réussiront à traverser ce crépuscule des hiérarchies. L' > de la révolution scientifique est maintenant sérieusement remise en cause ; son autorité indiscutée et terrifiante pour­ rait se perdre définitivement.

La nouvelle physique et les paradigmes du monde PAUL C.W. DAVIES

Que le cosmos soit une unité organisée, c'est, pour la plupart d'entre nous, une donnée d'intuition immédiate. Où que nous portons notre regard, depuis les profondeurs de l'atome jusqu'aux galaxies les plus loin­ taines, nous trouvons 1' ordre. Malgré leur richesse et leur complexité, les différents systèmes de la nature coexistent harmonieusement. De surcroît, cette complexité, dans toutes ses formes, cohabite avec la stupéfiante sim­ plicité des lois physiques qui la régissent, de sorte que le monde est à la fois simple et complexe. Depuis trois siècles, Newton exerce son influence sur la pensée, notam­ ment sur la pensée scientifique. L'apport majeur de Newton a été de mon­ trer que la représentation systématique du monde par de simples énoncés mathématiques peut conduire à des évaluations très précises, depuis la position des planètes jusqu'aux aux trajectoires des projectiles et, en der­ nier ressort, le mouvement des atomes. Les lois newtoniennes sur le mouvement contiennent l'affirmation que les corps matériels ne se déplacent pas au hasard, mais suivant des règles mathématiques bien précises. Pour employer une formule de notre lexique moderne, on peut dire que le mouvement des corps est régi par des équa­ tions différentielles. Mon intention est de traiter un aspect particulier des lois mathématiques de Newton, qui est une constante de toutes les autres lois fondamentales de la physique, et le noyau dur du paradigme newtonien. Je veux parler du problème des conditions initiales. C'est une question qui touche à l'es­ sence même de notre manière de concevoir une loi. Une loi exprime une régularité de la nature, et une régularité est quelque chose qui revient, qui fait récurrence, dans des systèmes analogues. Une des conséquences des lois de Newton sur le mouvement des « graves » est que tous les projectiles suivent une trajectoire parabolique. Mais elles ne suivent pas toutes la même parabole ; certaines paraboles sont basses et légèrement courbes, d'autres sont hautes et fortement 35

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arquées. L'essentiel d'une loi tient à ce qu'elle délimite le comportement d'un système physique sans pour autant le déterminer de manière uni­ voque et exclusive. S'il y avait des lois pour établir, de manière exclusive et univoque, le mode de déplacement des projectiles, des jeux comme le football ou le cricket seraient mortellement ennuyeux. Bien que les lois de Newton déterminent la forme générale de la trajec­ toire, la forme spécifique de la parabole est déterminée par d'autres fac­ teurs, qu'il faut prendre en compte en même temps que les lois, à savoir les conditions initiales. Suivant les lois de Newton, dès que ces conditions sont précisées, la trajectoire de la sphère est déterminée de manière exclu­ sive et univoque. Dès lors, il n'y a plus de liberté : il s'agit d'un fait mathé­ matique, susceptible d'une démonstration rigoureuse. Cette vision déterministe du monde a été portée à son terme extrême dans une célèbre proposition de Pierre Simon Laplace : « Une intelligence qui, pour un instant, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si elle était assez vaste pour soumettre ces données à 1' analyse, embrasserait dans la même for­ mule les mouvements des plus grands corps et ceux des atomes : rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir comme le passé serait présent à ses yeux. » La proposition de Laplace implique que tout ce qui est arrivé dans l'Univers, tout ce qui est en train d'arriver et tout ce qui arrivera, y compris les actions de tous les êtres humains, jusqu'à la moindre vibration de chaque atome, est déjà fixé et inaltérable, car tout a été établi depuis l'ori­ gine des temps. L'Univers se trouve ainsi réduit à une machine qui exécute fidèlement une suite d'instructions qui lui ont été intégrées depuis l'ori­ gine, comme étant ses conditions initiales. Le mouvement d'une sphère, on l'a déjà dit, est déterminé de manière univoque et exclusive par ses conditions initiales. Mais qu'est-ce qui détermine ces conditions ? Si le système qui lance la sphère est soumis à ces mêmes lois, les conditions initiales de la projection de la sphère sont à leur tour déterminées par les conditions initiales du système qui la lance, qui sont définies, à leur tour, par un système plus vaste, et ainsi de suite. En fin de compte, nos considérations viennent embrasser tout le cosmos, et nous sommes contraints de nous interroger sur les conditions initiales de l'Univers dans son ensemble. Pendant une grande partie de l'histoire des sciences, les scientifiques ont éludé le problème des conditions cosmiques initiales, ou bien ils ont estimé que le problème était davantage du domaine de la théologie que de 36

La nouvelle physique et les paradigmes du monde celui de la physique, ou enfin ils ont présupposé un univers éternel : c'est­ à-dire un univers qui n'a pas eu d'origine dans le temps, mais qui a tou­ jours existé, sous une forme ou une autre. Newton était conscient, cependant, que cela posait un problèm.e relatif à la force de gravité. Suivant sa théorie de la gravitation universelle, publiée dans les Principia, la gravité est toujours une force d'attraction attirant toute la matière vers 1' autre matière. Pourquoi, alors - se demande New­ ton - le système des étoiles ne s'effondre-t-il pas sur lui-même, pour for­ mer une seule grande masse ? Pour sauver l'Univers de l'effondrement gravitationnel, Newton a une idée brillante : il soutient que, si l'Univers avait une extension spatiale infi­ nie, et qu'il était uniformément peuplé d'étoiles, la force moyenne de gra­ vité s'exerçant sur un corps donné serait la même dans toutes les direc­ tions. La résultante des forces en un point donné serait donc nulle. De cette manière, il semble bien que l'Univers pourrait durer éternellement sans jamais s'effondrer sur lui-même. Si les choses en allaient vraiment ainsi, la question des conditions initiales pourrait être éludée, car il est implicite qu'il n'y aurait jamais eu de début, jamais aucun état initial premier. Les conditions initiales pourraient être repoussées toujours plus loin dans le temps, à l'infini. L'astrophysique a dQ affronter le même problème en 1915, lorsqu'Eins­ tein remplace la théorie de la gravitation universelle de Newton par sa théorie de la relativité universelle. Cette fois encore, l'Univers menace de s'écrouler sous l'action de la force de gravité. Einstein essaie de compen­ ser la gravité par un élément nouveau, de grande importance, l'anti-gra­ vité. Il suggère que la force d'attraction entre les étoiles pourrait être compensée par une force répulsive universelle, qui augmente avec la dis­ tance. Bien que négligeable au niveau du système solaire, l' anti-gravité pourrait s'accumuler dans le cosmos, et contrebalancer l'attraction univer­ selle de toutes les étoiles. Malheureusement, l'intuition d'Einstein ne trouve pas de confirmation. L'action de compensation se révèle instable. Que l'anti-gravité existe ou pas, l'Univers ne peut demeurer statique : il doit retomber sur lui-même, ou bien s'étendre. Effectivement, dans les années 20, Edwin Hubble fait une découverte mémorable : l'Univers n'est pas statique mais est en expansion. Les galaxies s'éloignent les unes des autres à des vitesses d'autant plus grandes que la distance qui les sépare est grande. La découverte de l'Univers en expansion a aussitôt entraîné une conclu­ sion de taille. Si on remonte à l'envers le grand film· du cosmos, à l'origine 37

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les galaxies devaient se trouver bien plus rapprochées qu'elles ne le sont maintenant. Un simple calcul nous montre qu'il a dO exister un moment où l'Univers était comprimé pour former une masse très dense. Dans cet état de haute densité, les forces gravitationnelles étaient immenses, et pour échapper à cet état, l'Univers a dt1 s'étendre rapidement, comme sous l'effet d'une explosion. Il semble donc que l'Univers a dO avoir, pour ori­ gine, une gigantesque explosion, qu'on appelle communément le Bi g Bang. Aujourd'hui la plupart des astrophysiciens acceptent la thèse qu'une explosion a été à l'origine de l'Univers, il y a quinze milliards d'années. Cette théorie se trouve confirmée par l'existence d'un fond uniforme de rayonnement thermique, qui inonde tout le cosmos. On estime que ce rayonnement n'est que le résidu de la chaleur initiale qui aurait accom­ pagné la naissance du cosmos. Juste après le refroidissement de la chambre de combustion originaire, ce rayonnement a commencé à se propager à tra­ vers l'espace, arrivant pratiquement sans atténuation jusqu'à nous. Il existe une idée fort répandue, mais fausse, selon laquelle le Big Bang représente l'explosion d'un amas de quelque chose dans un vide préexis­ tant. Ceci n'est pas exact. Selon la théorie de la relativité générale d' Eins­ tein, l'espace et le temps sont intimement liés à la matière. La compression extrême de la matière, représentée par la théorie du Big Bang, implique que quelque chose de tout aussi violent et extrême arrive aussi à l'espace et au temps. En effet, les astrophysiciens croient que le Big Bang a été à l'origine non seulement de la matière, mais aussi de l'espace et du temps ; en d' autres termes, que l'espace et le temps son nés avec le Big Bang. Il n'y a pas de temps avant cela. Ce postulat nous remet en mémoire la for­ mule de saint Augustin, que le monde a été créé avec le temps, et non dans le temps. Si véritablement il y a une origine du temps, il est nécessaire d'affronter avec clarté la question des conditions cosmiques initiales. Il est légitime de se demander pourquoi le Big Bang a eu lieu, pourquoi il a eu lieu avec une telle énergie, d'où sont venues la matière et la chaleur, pour quelle raison ces dernières ont fait leur apparition en s'étendant dans le monde dans lequel nous vivons. Si nous considérons attentivement cette matière, nous nous rendons compte que les conditions initiales sont caractérisées par quelques élé­ ments très particuliers. En premier lieu, à une grande échelle (à une échelle plus importante que celle d'un amas de galaxies), la matière et les radia­ tions sont distribuées dans le cosmos avec une uniformité extraordinaire.

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La nouvelk physique et ks paradigmes du monde

Par exemple, l'énergie du bruit thermique issu du Big Bang est la même dans toutes les directions, à un dix-millième près. D'autre part, l'Univers n'est pas exactement uniforme : on observe des écarts locaux de la régularité, qui se manifestent sous la forme de galaxies et, à une échelle plus réduite, sous la forme d'étoiles. Ce sont ces irrégu­ larités locales qui donnent naissance aux planètes et, en dernière instance, à la vie. Sans elles, nous ne serions pas en train de nous interroger sur toutes ces choses. Cependant, même l'irrégularité locale est assez précise et uniforme. Si elle avait été plus importante, la majeure partie de l'Uni­ vers aurait été réduite· à des trous noirs. Si elle avait été moins importante, les gaz primitifs ne se seraient jamais regroupés pour former des galaxies et des étoiles. Aussi le cosmos se trouve-t-il dans une situation d'ordre sin­ gulier, d'un ordre imparfaitement parfait (la régularité à une grande échelle se combine avec l'irrégularité à une échelle plus réduite et locale). Un autre fait surprenant concerne le rythme auquel l'Univers s'étend. Si celui-ci avait été plus rapide, toute la matière serait déjà dispersée et les galaxies n'auraient pas pu se former. D'autre part, si l'explosion avait été moins violente, l'ensemble du système des galaxies serait retombé sur lui­ même il y a longtemps déjà, donnant lieu à un événement cosmique de dimensions spectaculaires, que les spécialistes appellent le Big Crunch. Manifeste ment, la puissance explosive du Big Bang a été telle qu'elle a pu être compensée, presque parfaitement, par la force gravitationnelle du cos­ mos, si bien que l'Univers s'étend à un rythme qui le place exactement sur la ligne de partage de cette alternative déplaisante. Pour rencontrer cette action de compensation, l'intensité du Big Bang devait être réglée au mil­ limètre, à un sur dix puissance soixante près ! Le Big Bang a été non seulement extrêmement précis en ce qui concerne son intensité, mais aussi magiquement orchestré en ce qui concerne sa syn­ chronisation. Chaque région de l'Univers a explosé de manière parfaite­ ment simultanée et avec une force égale dans toutes les directions, de manière à imprimer un mouvement vers l'extérieur hautement régulier et cohérent. C'est ce qui est arrivé, malgré la présence dans l'espace de ce qu'on appelle des horizons. Les horizons existent parce que la lumière voyage à une vitesse finie. A tout instant, choisi arbitrairement, il y aura donc des régions de l'Univers qui ne se sont pas encore vues entre elles, puisque, depuis que l'Univers existe, la lumière n'a pas encore eu le temps de couvrir la distance qui les sépare. Les physiciens sont convaincus qu'aucun objet ou signal physique ne peut voyager plus vite que la lumière. Cela signifie que les régions de 39

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l'espace qui ne peuvent pas se voir les unes les autres sont dans t•impos­ sibilité d'exercer des influences physiques réciproques. Elles sont complè­ tement séparées. La raison pour laquelle ces régions, qui tout en étant séparées, ont néanmoins des caractéristiques analogues, est une véritable énigme. En effet, en regardant le ciel depuis des côtés opposés, nous pou­ vons observer des régions cosmiques distinctes, entre lesquelles aucune communication n'a pft avoir lieu et qui cependant ont un aspect presque identique. Comment ont-elles pu s'harmoniser d'une manière aussi par­ faite, en l'absence de toute interaction ? Aux débuts de la théorie du Big Bang, ces caractéristiques extraordi­ naires n'étaient pas examinées. On postulait que l'Univers avait trouvé son origine dans des conditions initiales très particulières, dont la logique dépassait le domaine de compétence de la science. De nos jours, la nou­ velle physique a révolutionné ce mode de pensée, en nous ouvrant la pos­ sibilité d'expliquer les conditions initiales de l'Univers de la même façon qu'on en étudie le mouvement. Lorsqu'un physicien affinne qu'il a expliqué un phénomène naturel, tel que le mouvement de la Lune, pour reprendre un des exemples de Newton, il veut dire qu'il est en mesure de fonnuler une loi physique, sous la forme d'énoncé mathématique, et que, étant données les conditions initiales du problème, qui doivent être trouvées empiriquement, le système obéit à cet énoncé mathématique, du moins avec une certaine approximation. Le phy­ sicien ne sait pas expliquer pourquoi le système s'est adapté à cette loi, il ne sait pas expliquer pourquoi la loi fonctionne. Il propose simplement une réalité, une observation. Pour quelque raison obscure, le monde possède des régularités systématiques que nous appelons des lois. Mais lorsque nous en venons aux conditions initiales, la situation se pré­ sente autrement. Nous pouvons nous demander, effectivement, pourquoi la sphère a été lancée à une certaine vitesse, ou sous un certain angle. La réponse pourrait être que le lanceur voulait abattre la porte (pour ceux qui connaissent les règles absurdes du sport national anglais). On pourrait même se demander pourquoi la Lune avait ces conditions initiales-là, pourquoi elle se trouvait tel jour dans telle position. Cette question nous poserait des difficultés sérieuses, étant donné que la réponse dépend du détail de la formation du système solaire, dont nous savons peu de choses : reste que la question en elle-même n'est pas absurde, dans la mesure où, du moins en théorie, elle est susceptible d'une réponse. Toutes les conditions initiales sont de ce type : il est théoriquement pos­ sible d'expliquer le pourquoi de ces conditions, en ayant recours à un sys40

La nouvelle physique et /,es paradigmes du monde tème plus vaste. Il y a une seule exception : les conditions initiales de l'Univers dans son ensemble. Dans ce cas précis, puisqu'on est en train de discuter du monde physique dans sa totalité, il n'y a pas de système plus vaste auquel se référer pour expliquer ces conditions, à moins d'en appeler à une divinité qui, de toute évidence, se place hors de l'univers physique. Or, les conditions cosmiques initiales ont ce même statut, il s' agit de lois physiques qui ne peuvent être expliquées à partir de données scienti­ fiques. Paradoxalement, les experts sont fort heureux de prêter foi aux pro­ positions mathématiques qui expriment les lois, mais jusqu'à une époque toute proche ils refusaient toute formulation mathématique des conditions initiales premières, affirmant que ces conditions n'étaient pas à la portée de la science. Je voudrais montrer comment cette conception est faussée par une erreur de fond. Pourquoi les physiciens ne devraient-ils pas pro­ poser des énoncés mathématiques, à savoir des lois sur les conditions cos­ miques initiales, comme ils en élaborent pour les lois de la physique commune ? Voilà une raison de leur perplexité : comment pourrait-on expérimenter une loi des conditions initiales ? On ne peut évidemment pas revenir au Big Bang pour vérifier les conditions effectives de cet instant. C'est une objection solide. La forme actuelle de l'Univers porte cependant en soi la marque des conditions initiales. Théoriquement, sinon en pratique, nous pouvons travailler à rebours, et, depuis la structure et le mouvement actuels, remonter aux conditions initiales qui ont conduit à cet état des choses. Il est donc possible d'examiner des éléments tels que l'uniformité de la matière et des radiations thermiques, le taux d'expansion, et ainsi de suite, et tenter de calculer quel état initial a pu produire l'état actuel. En théorie du moins, les lois des conditions initiales peuvent donc être caiculées empiriquement, comme les lois physiques ordinaires. Je crois que les premières tentatives sérieuses pour définir une loi des conditions initiales sont très récentes, et dues notamment aux travaux de James Hartle et Stephen Hawking. Leur recherche se situe dans le contexte de la nouvelle théorie du Big Bang, qui reconnaît que le tout premier uni­ vers était dominé par des effets quantiques. Maintenant, la physique quan­ tique est généralement associée à des systèmes microscopiques tels les atomes, mais, dans la première fraction de seconde du temps, la physique quantique a gouverné le comportement de tout l'Univers. La physique quantique comporte des effets assez mystérieux, mais un des plus singuliers est que, dans certaines circonstances, le temps peut se

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LA MORT DE NEWfON

tranformer en espace. Hawking et d'autres chercheurs ont découvert que, lorsque l'Univers avait des dimensions suffisamment réduites, le temps fonctionnait comme la quatrième dimension de l'espace. Se pose alors le problème de la géométrie et de la topologie de cet espace quadridimen­ sionnel. Formuler cette géométrie et cette topologie équivaut à avancer une proposition théorique relative aux conditions initiales, bien qu'à ce stade le terme initiales ne soit pas très approprié, dans la mesure où l'on ne parle plus de temps, mais d'espace. Hartle et Hawking ont choisi comme principe quantique de l'Univers un principe mathématique qui est, à maints égards, très naturel, parce qu'il présuppose que l'Univers aurait commencé à l'état d'énergie minimal: il s'agit d'un principe minimaliste. Traduit dans la première géométrie et topologie de l'espace, le principe de Hartle-Hawking équivaut à supposer que l'espace quadridimensionnel a la forme d'un hémisphère. Le pôle Sud de l'hémisphère est ce qu'on identifiait auparavant avec le Big Bang, c'est-à-dire le principe du temps. En effet, celui-ci n'est rien d'autre qu'un point quelconque de l'espace quadridimensionnel, en tout point égal à tout autre point qui se trouve dans les abord immédiats. Il ne jouit d'aucun statut particulier. L'Univers ne commence pas là et il ne finit pas là, de même que la Terre ne commence ni ne finit au pôle Sud, même si, en regardant un planisphère calculé d'après la projection de Mercator, on pourrait avoir cette impression. Hartle et Hawking résolvent donc le problème des conditions initiales de l'Univers en supprimant totalement l'origine de l'univers ! Dans ce sys­ tème, le temps est toujours fini et délimité par le passé, mais l'espace­ temps n'a pas de limites, et il n'y a pas d'événement correspondant à un acte de création métaphysique. De plus, la forme de l'espace et de la matière en expansion qui découle de leur principe coïncide parfaitement avec l'observation empirique. Il est vrai que ce principe ne contient aucune formulation catégorique sur le monde - il n'établit pas, par exemple, le no1nbre d'étoiles qui se trouve­ ront dans une galaxie moyenne- mais il se borne à traiter de l'uniformité générale de la distribution de matière et d'énergie. Il pourrait néanmoins donner lieu à des absurdités, imaginer un monde où l'Univers s'étendrait dans une direction et se contracterait dans une autre. Le principe de Hartle-Hawking constitue la première tentative de rame­ ner les conditions cosmiques initiales dans le giron de la science. On peut se demander si un principe plus sophistiqué ne serait pas propre à expli­ quer la forme de runivers de manière plus détaillée et exhaustive. Ne

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La nouvellephysi.que �t /,es paradigmes du monde

peut-on pas concevoir, par exemple, qu'une proposition élégante et englo­ bante concernant l'état quantique du premier univers, qui pourrait prendre place aux côtés d'autres formulations, tout aussi élégantes et englobantes, concernant les régularités de l'Univers, pourrait contenir l'explication des conditions initiales de la Lune, ou de la Terre, ou de moi-même ? En d'autres tennes, ne peut-on pas concevoir un retour à la vision laplacienne du monde, comportant en plus une explication de la manière dont !'Uni­ vers aurait atteint l'état dans lequel il se trouve actuellement ? Un des mystères les plus impénétrables de la nature est le fait qu'un monde gouverné par des lois fondamentales d'une étonnante simplicité se caractérise par une telle complexité. Faut-il supposer que l'existence de systèmes de grande complexité, comme le cerveau humain, trouve son explication dans un simple énoncé mathématique de l'état quantique initial de tout l'Univers ? La pensée humaine est-elle condensée dans le principe de Hartle-Hawking ? Je pense que la nouvelle science de la création, pour élaborée qu'elle puisse devenir, ne pourra jamais ressusciter la vision traditionnelle de l'univers mécanique, pour une raison très simple. Même si l'on admet que l'on puisse trouver un principe pour définir un état quantique initial de l'Univers parfaitement plausible, et que cet état ait été unique, ce principe n'est pas capable, en soi, d'expliquer tout ce qui est arrivé et arrive par la suite. Il ne peut pas expliquer, par exemple, l'existence du cerveau humain. Et la raison de cela est qu'on considère désormais que le principe du déterminisme, sur lequel se base la fonnule de Laplace, est tout à fait inadapté. En effet, les lois de Newton déterminent les états successifs de manière exclusive et univoque, en partant des conditions initiales. Mais on a maintenant de solides raisons de rejeter le paradigme newtonien. Certaines d'entre elles peuvent être ramenées aux études déjà décrites par Prigogine et par Gunzig. Beaucoup de systèmes physiques sont fortement sensibles à leurs propres conditions initiales, à tel point qu'il n'est possible de déter­ miner leur comportement que si ces conditions initiales sont établies avec une précision infinie. Mais la précision infinie est un idéal qui n, existe pas dans le monde réel. On a déjà fait allusion au fait que le principe de Hartle­ Hawking se réfère à une description quantique du monde. Une caractéris­ tique fondamentale de la physique quantique est que le monde est consi­ déré comme intrinsèquement indéterminé et imprévisible. La formulation de 1'état quantique ne peut fournir que la probabilité relative que certains faits se vérifient. En théorie, on pourrait assurément utiliser le principe de

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LA MORT DE NEWTON

Hartle-Hawking pour calculer la probabilité suivante : une planète ana­ logue à la Terre se fonne dans une certaine galaxie, mais l'état quantique tel que formulé n'oblige pas l'Univers à produire cette planète. Outre que les effets quantiques introduisent une incertitude intrinsèque et irréductible dans toutes les variables physiques, il y a une autre limita­ tion, propre à la f acuité d'élaboration du cosmos. En d'autres termes, même si l'on connaissait les conditions initiales exactes d'un système, et que l'on pouvait contrôler tout l'Univers comme un ordinateur, en calcu­ lant son comportement et son évolution, il arriverait toujours que des sys­ tèmes instables que nous connaissons bien (par exemple le pendu le conique) empêchent l'ordinateur cosmique de maintenir le niveau d'exac­ titude requis pour prévoir le mouvement avec une précision satisfaisante. Si mon raisonnement est correct, et si l'existence des systèmes complexes que l'on observe aujourd'hui n'est pas déterminée par l'Uni­ vers, comment peut-on expliquer ces systèmes complexes ? Que faut-il penser de l'existence des organismes vivants ou de la vie intelligente ? On peut considérer, et c'est un premier point de vue, que ces sytèmes n'ont pas d'explication, c'est-à-dire affirmer que la forme particulière d'un système complexe est quelque chose qui naît de manière spontanée, sans aucun fondement logique. Dans cette perspective, rien n'est inévitable concernant l'existence de la matière vivante : il s'agit d'un pur accident de la nature. On peut faire la même observation pour l'intelligence, et cette position semble avoir aujourd'hui la faveur des biologistes. Personnellement, je ne partage pas cette position, car elle implique une perspective non scientifique qui se borne à ignorer l'existence de systèmes complexes, en affirmant, en substance, que leur existence n'est pas suscep­ tible d'explication. Je suis fermement convaincu que l'existence de la complexité dans la nature, loin d'être casuelle, est inévitable, non pas parce que l'état initial de l'Univers a été programmé pour être complexe, mais pour une toute autre raison. Ma supposition est qu'il y a dans la nature des irrégularités qui respectent des lois déterminées, et qui engen­ drent la complexité. En d'autres termes, à côté des lois physiques fonda­ mentales qui se réfèrent aux composantes individuelles des éléments phy­ siques, il y a d'autres lois et d'autres principes qui se réfèrent au comportement et à l'organisation collective des ensembles. Ces lois et ces principes rendent compte de la tendance spontanée des systèmes à l'auto­ organisation, c'est-à-dire au passage à un stade d'organisation et de complexité supérieur et toujours plus important. Ce pouvoir créatif stupé­ fiant, qui semble propre à la nature, a toujours constitué une énigme pour 44

La nouvelk physique et ks paradigmes du monde

notre intelligence. Comment est-il possible que des forces apparemment aveugles et inconscientes, qui agissent ensemble de manière occasionnelle et incontrôlée, puissent néanmoins se coaliser pour produire la merveil­ leuse richesse et l'organisation complexe du monde naturel, d'un flocon de neige, d'une fleur ou d'un cerveau ? Quelle est l'origine de ce pouvoir créatif si étonnant ? Je tiens à souligner que ces nouveaux principes d 'organisation sont en tout point compatibles avec les lois traditionnelles de la physique. Les principes organisateurs intègrent ces lois, et celles-ci trouvent leur place à côté des lois fondamentales de la physique, justement parce que l'univers n'est pas déterministe. Je ne veux aucunement suggérer un principe vita­ liste quelconque. Je suis le premier à repousser l'idée que des forces occultes façonnent la matière au mépris des lois de la physique•. Dans la communauté scientifique, l'idée des principes organisateurs a été mal perçue. A mon avis, cette attitude est due à l'influence exercée depuis des siècles par le paradigme newtonien, paradigme qui propose un univers mécanique où tout peut être ramené aux conditions initiales. On commence cependant à prendre conscience qu'il y a des lois de la complexité qui ne peuvent être ramenées à des lois physiques fondamen­ tales, à des lois de la simplicité. On peut citer à titre d'exemple les travaux de Prigogine sur les systèmes auto-organisés, les travaux de Charles Ben­ net d'IBM sur la quantification de la complexité, les études sur la théorie de l'information, l'intelligence artificielle, les réseaux de neurones, la découverte des régularités systématiques dans les systèmes dits chao­ tiques, et ainsi de suite. Tous ces thèmes peuvent confluer dans un para­ digme post-newtonien dans lequel l'organisation complexe serait recon­ nue comme un phénomène primaire, et non comme un dérivé obscur de la physique des particules élémentaires auxquelles s'ajoutent les conditions initiales de l'origine du monde. Du point de vue de l'homme, le résultat le plus stimulant de ce gigan­ tesque changement de paradigme est que le sommet de la complexité, l'esprit humain, doit être de nouveau reconsidéré. Les phénom1ènes men­ taux, pensées, émotions, sensations, actes de volonté, ne doivent plus être tenus pour de simples épiphénomènes qu'on pourrait, en fin de compte, 1. Pour ceux qui veulent approfondir ces idées dans le détail, cf. mon livre The Cos­ mie BlueprinL

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LA MORT DE NEWfON

ramener à l' activité des électrons dans les circuits neuronaux. Ils sont reconnus, en revanche, pour ce qu'ils sont : des aspects fondamentaux de la nature, nécessitant, bien évidemment, l' activité de ces électrons, mais aussi de bien d' autres facteurs. Je crois que la nouvelle physique rend à l'homme la dignité et la finalité que la physique traditionnelle lui avait reti­ rées. Le paradigme de Newton, qui pendant trois siècles a contribué acti­ vement au progrès des sciences physiques, tout en installant sans le vouloir l' obsession de la réduction, a désormais fait son temps. Trois cents ans après Newton, l'homme et son esprit se dressent de nouveau comme le centre de la réalité cosmique.

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� . Ecodynannque : la vie par-delà le paradigme newtonien PETER M. ALLEN

A l'approche de l'an 2000, alors que le pouvoir de la technologie humaine grandit, une réflexion s'impose sur notre situation, nos objectifs et sur les dangers qui nous menacent. Il semble que depuis l'époque des lumières, la science traverse une phase de développement, balayant tous les obstacles qu'elle trouve sur son chemin. Depuis les profondeurs obs­ cures du mysticisme médiéval, elle nous conduit aux prétendus sommets du matérialisme florissant. Au cours de cette période, d'immenses métro­ poles sont apparues, desservies par de denses réseaux de transport de taille galactique. Des navires énormes sillonnent toutes les routes maritimes pour transporter des quantités considérables de matière première vers les centres de production, et acheminer des produits finis vers des consom­ mateurs avides. La technologie moderne permet l'exploitation rapide des ressources naturelles, des forêts, des richesses du sous-sol, des terrains agricoles, de la mer, et tout le milieu naturel, considéré comme une source de revenu potentiel, est transformé et exploité à un rythme toujours crois­ sant. Les efforts des experts des sciences et des technologies modernes sont couronnés de succès. La force des muscles n'entre plus en compéti­ tion avec la machine, et désormais chaque aspect, chaque activité, chaque fonction humaine est envahie par la technologie. Comme le prétendent certains bons mots publicitaires, « nous avons la technologie ». Mais le problème se pose de l' usage qu'il faut en faire. Est-il vrai que la réussite du tout doive résulter de l'évolution naturelle des différentes parties (quoi qu'il advienne) ? Cette question a été jusqu'à présent soigneusement éludée par la science, pour une raison très simple. Newton et Descartes ont posé les fon­ dations de la science occidentale, et ce faisant ils ont institué, à la place du dogme et du mysticisme, un programme en apparence infaillible. La science consistait en hypothèses et expériences, et son objet était la recherche des lois universelles qui sont à la base de l'apparente complexité du monde réel. On supposait que l'explication devait en être trouvée dans

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LA MORT DE NEWfON

le fonctionnement d'un objet, et tous les objets devaient être considérés comme des mécanismes. Les mécanismes obéissaient aux lois de la méca­ nique et, de cette manière, les nouvelles connaissances scientifiques étaient appliquées au domaine de la technologie pour décupler l'efficacité, la rapidité et la puissance des machines. On est parvenu à des avancées telles que le tissage, la filature, la fusion des métaux, le forgeage, le tour­ nage, grâce à l'emploi de nouvelles idées. Le pouvoir économique et mili­ taire conquis par les nations ayant adopté les nouvelles méthodes scienti­ fiques leur assurait un succès au niveau mondial. On estimait, sans le moindre doute, et on continue à soutenir� que si la méthode scientifique et la technologie ont conquis le monde, c'est qu'elles sont forcément des forces positives. Elles font partie de l' « évolution naturelle » des choses. Mais c'est là que réside le problème. La science de Newton et de Des­ cartes ne prenait pas en compte l' évolution. De fait, elle faisait exactement le contraire. En représentant le monde comme une mécanique, elle niait la réalité de l'évolution. Une horloge bien faite n'évolue pas, elle marche : tel est le cadre de la science classique. Le monde pouvait être considéré comme une mécanique, alors qu'au même moment il était en train d'évo­ luer. De nouvelles parties et relations font leur apparition, d'autres dispa­ raissent. Globalement, la complexité s'accroît. Mais la physique newto­ nienne n'a rien à dire à propos du destin, à long terme, de ce processus évolutif. Pendant un siècle, aucun lien n'est établi entre la théorie de l'évo­ lution formulée par Darwin, et les lois fondamentales sur lesquelles se basait la physique, même si les deux étaient tenues pour des exemples du triomphe de la méthode scientifique. Le paradoxe à hauts risques dans lequel nous nous trouvons prisonniers est que la science nous offre la faculté terrible de modifier le monde qui nous entoure, mais qu'à ce jour elle nous a f oumi peu d'éléments qui nous permettent d'évaluer les effets à long terme de ces actions, à une échelle mondiale. Nous ne pouvons pas nous limiter à supposer que les amélio­ rations obtenues dans chaque région d'un système s'avèreront les plus performantes et les plus propres à offrir une efficacité et pennettre une har­ monie générale. La formulation des politiques sur cet objectif nécessite:rait l'existence d'une sorte de contexte conceptuel, ou de modèle, qui embras­ serait les parties interactives du système et son évolution structurelle. De nos jours, l'apparition de nouvelles idées dans le domaine des sciences naturelles, associée à l'accès à des ordinateurs très puissants, a complète­ ment transformé cette perspective. On a jeté les fondations conceptuelles

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Écody naniique : la vie par-delà /,e paradigme newtonien

de cette nouvelle ère de la science, et nous pouvons commencer, aujour­ d'hui, à formuler des modèles évolutifs. Le but que nous nous fixons ici est de tenter une explication de ces idées, et de montrer les premières phases de leur application. Il est clair qu'à long terme la nouvelle interprétation des paradigmes évolutifs, de l 'écodynamique, devrait induire des changements radicaux dans la manière de définir les politiques et structurer les organisations. Le mot « écodynamique » semble avoir été forgé par Kenneth Boul­ ding, dans le titre d'un livre dont il faut signaler l'importance. Dans cet ouvrage il exposait grand nombre des idées que nous allons analyser ici, · mais il s'est arrêté avant de parvenir à leur transposition mathématique et à leurs applications pratiques. C'est justement dans ce domaine que les plus grands progrès ont été faits. Il va de soi que la nature révolutionnaire de ces concepts n'a pas contribué à porter leur auteur aux sommets du gotha des économistes ( ce qu'il considère probablement comme un compliment) ; reste que ce livre représente un premier repère dans le domaine conceptuel que nous allons traiter. Il est légitime d'estimer que nous nous trouvons à la naissance d'une science mathématique qui dépasse le paradigme mécanique : tel est le sujet de cette étude. Afin de comprendre clairement les nouvelles idées qui se sont affirmées, il nous faut d'abord procéder à une analyse exhaustive des points défail­ lants des idées traditionnelles. C'est-à-dire qu'il nous faut examiner la théorie de l' évolution et ses fondements dans les sciences naturelles. L'explication généralement admise du monde vivant est celle que pro­ posent les théories de l'évolution, qui se basent sur les idées de Charles Darwin. Cependant ces idées, tout en étant correctes dans leurs applica­ tions biologiques, présentent l'évolution uniquement comme le fruit de forces sélectives agissant sur des mutations qui surviennent par hasard. La théorie ne fournit pas d'instruments prévisionnels, mais se borne à donner une explication plausible de tout ce que l'on observe. Si l'on observe que certains animaux se comportent de telle manière, on l' explique par le fait qu'à un certain stade est apparu un mutant qui a suivi ce comportemant donné, et que cette innovation s'est révélée avantageuse. C'est pourquoi le comportement en question a été choisi pour l'analyse, et que nous l'obser­ vons encore de nos jours... Bien que la théorie de Darwin ait représenté pour la biologie un énonne pas en avant, son lien avec la physique est plu­ tôt ténu, et on s'est borné à poser qu'elle s'appliquait aussi à des domaines distincts. 49

LA MORT DE NEWTON Dans la science newtonienne, la compréhension d'un système est obte­ nue en identifiant ses parties, avec leurs inter-relations dues au hasard. L'ensemble complexe qui en résultait constituait un modèle du système, et apportait un instrument pour analyser les observations et pour établir des prévisions. Cette idée réfléchissait et confirmait la conception de l'Univers comme une gigantesque mécanique d'horloge., conçue et mise en mouvement par Dieu, et fonctionnant suivant des lois immuables. Le rôle de la science était de découvrir ces lois de nature, donc de révéler la complexité et la puissance de l'ouvrage du Créateur. Dans ce rôle, la science a brillamment réussi. On a découvert deux situations fondamentales. En 1' absence de frottement (par exemple, dans le mouvement des planètes), le mouvement continue perpétuellement. Par ailleurs, il n'y a aucun moyen de dire si un film qui montrerait ces événements est projeté à l'envers ou non. Le mou­ vement est réversible. Mais avec des procédés dissipatifs comme le frottement, tout mouve­ ment initial finit par être atténué jusqu'à ce que le système atteigne l' équi­ libre thermodynamique, et que toute son énergie, qui initialement était d'un degré supérieur, se dissipe dans un mouvement thermique. Il s'agit d'une progression déterministe irréversible vers l'équilibre, et cet état final peut être prévu comme le maximum du potentiel thermodynamique appro­ prié. L'image que nous avons là est celle d'un univers qui se décharge gra­ duellement, au fur et à mesure qu'il utilise son potentiel initial à des fins créatives. Cependant, l' évolution de la biologie ou des sciences humaines repose tout entière dans ses forces créatrices. Elle ne concerne pas tant le simple fonctionnement des systèmes existants, qui n' en sont pas moins intéres­ sants, mais plutôt, et surtout, la manière dont le système a atteint sa forme actuelle, et la manière dont il évoluera à l'avenir. En d'autres termes, si 1' on considère le monde con1me une sorte de machine constituée de composantes qui s'influencent réciproquement à travers des connections aléatoires, la théorie évolutive, au lieu de s'interroger simplement sur la manière dont cette machine fonctionne, essaie d'établir comment elle est parvenue à être ce qu' elle est. Elle concerne essentiellement les origines des variations qualitatives des choses, et la manière dont les parties d'un système se forment et sont conservées. Tout cela ne rentre pas dans le paradigme newtonien, qui s'occupe des systèmes mécaniques dans la mesure où ils fonctionnent et se détraquent. Dans la meilleure des hypothèses, la structure existante est conservée, 50

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Ecodynamique : la vie par-delà /,e paradigme newtonien

alors que, généralement, elle est attaquée au fur et à mesure qu'on s'ap­ proche de l'équilibre, à cause de la croissance de l'entropie. Toute forme de représentation des processus créatifs fait donc défaut. Malgré ces lacunes manifestes, le succès extraordinaire de la physique newtonienne et de la thermodynamique en font un contexte théorique fécond, applicable à tous les systèmes complexes. C'est pourquoi, dans des domaines tels que 1'économie, la biologie, 1'écologie, l'anthropologie, etc., sont apparues des théories pour lesquelles la compréhension est fon­ dée sur des hypothèses d'équilibre et sur la recherche de la fonction de potentiel approprié qui gouverne 1' évolution de ces systèmes, utilité,· convenance, efficacité, etc. La différence substantielle entre cette vision newtonienne-darwinienne et la nouvelle perspective qui s'impose aujourd'hui consiste à considérer l'évolution, soit comme un fait accompli, soit comme un événement encore en cours. Le problème central est basé sur la transition du détail de la complexité microscopique du monde réel, qui est évidemment suscep­ tible d'évolution, à tout modèle macroscopique agrégé. Dans les sciences sociales et biologiques, le passage du micro au macro est généralement obtenu par la simple hypothèse que le système est toujours en équilibre. On suppose deux échelles temporelles, une très courte, pour" approcher l'équilibre, et une plus longue, qui décrit le déplacement dans le temps de cet équilibre, en tant que résultat de la variation des paramètres. La varia­ tion est toujours exogène relativement au modèle, causée par des change­ ments déterminés par des paramètres signific atifs. En d'autres termes, elle correspond à une description de la variation (et une description pas très soigneuse), qui influence mécaniquement un système à structure fixe et qui impose des variations des valeurs paramétriques. En effet, le calibrage d'un tel modèle se réduit simplement à l' identification des différentes valeurs paramétriques, de telle manière qu'elles reproduisent les variations temporelles observées chez les variables. Cela équivaut à un exercice d'adaptation de la courbe, dénué de tout contenu réel, qui ne fait que répé­ ter l'ancienne obsession des sciences humaines pour les équations simul­ tanées, les régressions statistiques et les courbes statiques, tout en niant l'importance de l'histoire, du retard et de l'avance temporelle, et, en fin de compte, l'importance de la conscience. Les véritables sources de changement sont dans le système, et sont dues à l'action créatrice des éléments pris isolément. Concernant leur représen­ tation, on retrouve la traditionnelle dychotomie positiviste ou réaliste d'une part, et idéaliste de l'autre, entre le comportement observable et la 51

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signification cachée. Dans une certaine mesure, il faut essayer de saisir la vitalité du système, et, pour ce faire, il faut examiner les procédés qui engendrent le changement. Pour un physicien (voire pour un physicien ancien), la causalité établit une relation entre le changement qui se vérifie , à un moment donné et l'état du système, tel qu il est spécifié par les valeurs des variables, pour certains paramètres. Dans cette perspective, , l'explication de l'état observé d un système doit être retrouvée dans sa tra­ jectoire historique, qui naturellement peut inclure certains accidents, des surprises historiques, des événements hors du commun. A un moment donné, la structure observée ne peut être expliquée en termes de cohérence intérieure, à moins qu'il n'apparaisse que la structure satisfait à une cer­ taine optimalité d'ensemble. C'est cela même qui est contenu dans la thèse de l 'équilibre. A chaque instant (sans démonstration, parfois même en dépit des faits), le système devrait être tel que les éléments qui y parti­ cipent atteignent une certaine situation optimale, ou que cette situation soit atteinte par la structure elle-même, dans son ensemble. En réalité, le cours des événements sera décrit par des équations différentielles qui rapportent le changement à l'état, et non par des équations simultanées, qui mettent en relation réciproque les valeurs des différentes variables. Cependant, l 'hypothèse de l'équilibre résiste fermement, principale­ ment parce qu'elle élude toutes les vraies difficultés de la vie, et qu'elle " apporte des théorèmes et des lemmes très raffinés, qui sont la matière pre­ mière des thèses, des nominations académiques et des diplômes ad hono­ rem. C'est une hypothèse qui, tout en étant en contraste ouvert avec l'ex­ périence quotidienne, constitue cependant le fondement sur lequel on a construit la majeure partie des sciences humaines. Bien qu'a posteriori, l'acceptation d'un tel postulat semble quelque peu étrange, la raison fondamentale de cette adhésion est très simple : il n'y avait apparemment pas d'alternative. On s' accrochait à l'illusion qu'abs­ traction faite des détails réels, leur somme était nécessairement contrôlée par des forces sélectives sur lesquelles se fondait l'évolution vers l 'équilibre. L'image qui nous est présentée est donc celle de l'évolution d'un hor­ loger aveugle, dans laquelle les engrenages sont comparables à ceux d'une horloge, dont les rouages sont le fruit d'une sélection, qui a eu lieu dans le passé, sur la base d'un nombre imprécisé d'épreuves. Derrière tout cela, plane la conception de l'évolution comme une force optimisante, qui a induit la conservation des individus et des organisations que nous connais­ sons aujourd'hui, sur la base de leur supériorité fonctionnelle. De cette

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Écodynamique : la vie par-delà I.e paradigme newtonien

manière, les théories classiques de l'économie, de la biologie évolutive et de l'interprétation anthropologique ont été infiltrées par la conception matérialiste des paradigmes mécaniques de la physique classique. L'idée de progrès y est intimement rattachée, de la survie légitime du plus fort, d'une justice naturelle qui doit caractériser l'évolution à long terme d'un système complexe. Les modèles d'équilibre fondés sur ces idées se sont cependant avérés, dans la pratique, des bases de départ tout à fait insatisfaisantes pour des prises de décision. Malgré les recherches considérables qui ont investi le domaine des systèmes économiques, écologiques et sociaux, ces concep-· tions n'ont pas été en mesure de produire des modèles satisfaisants, et notre compréhension de l'évolution que nous observons reste essentielle­ ment fondée sur notre expérience. La raison fondamentale en est que le paradigme de base, c'est-à-dire toute notre manière de penser, est fausse. Les systèmes que nous voyons autour de nous ne sont pas nécessairement en état d'équilibre thermodynamique, ni ne tendent à atteindre cet équi­ libre. La lumière solaire, qui est incidente par rapport à la Terre, fait en sorte que cela n'advienne pas. Tous les organismes vivants ont évolué dans une situation de non-équilibre ! Pour ces systèmes, l'évolution peut même amener l'apparition de la structure et de la forme, et des change­ ments qualitatifs, dans le champ de systèmes physiques relativement élémentaires. Afin de penser la réalité, d'inventer les paroles et les concepts par les­ quels l'aborder, nous sommes contraints de réduire sa complexité : voilà le point central. Nous ne pouvons concevoir les milliards de milliards de molécules, de cellules vivantes, d'organismes, d'individus et d'événe­ ments qui nous entourent, chacun à sa place, chacun avec son histoire. Il nous faut procéder d'abord à une taxinomie, à une agrégation spatiale. En voici une illustration : La partie hachurée à gauche représente la complexité confuse du monde réel. Chaque partie est spéciale, le moindre point est unique. A droite, on a un modèle de cette réalité, sous la forme d' éléments typiques du système, dans lequel on a déjà procédé à des classifications et regroupements spa­ tiaux. Mais pour avisé que soit le choix des variables, des paramètres et des mécanismes d'interaction, ceux-ci ne portent que sur le co1nporte1nent moyen. Si nous rapportons la réalité aux prévisions de notre modèle, nous trouverons nécessairement que les variables et les paramètres flottent autour de valeurs moyennes, et même qu'il y a une diversité microsco­ pique bien supérieure à celle qu'on observe au niveau macroscopique. 53

LA MORT DE NEWI'ON

Description réduite

types moyens lnt: eraglssantt

agrégati on spatiale et a_ e __,/ i n_ o_ ,___t_ x_ m _i_ q_ u_

1

Différences entre le •modète• et la réalité : a. fluctuetlons des variations b. fluctuations des paromètres c. diversité microscopique entre tous les Individus dans chaque population

Illustration 1 - La construction de modèl.es, et même l'élaboration thiorique d 'u n sys­ tème compkxe, requiert une simpüfication par ca,tégories, œ qui constitue /,e système. On réalise une réplique « micanique » de la réaüté. Mais l'évolution concerne 'le changement qui intervient dans œtte structure, ks nouveaux carrés, !.es nouvelksflèchts.

En opérant des regroupements taxinomiques et spatiaux pertinents, on peut créer un modèle de la réalité présente comportant ce système de carrés et de flèches. La description qui en résulte a cependant un caractère de pro­ babilité, réfléchissant la perte d'infonnations précises concernant tous les détails du système. Toutefois, à ce premier niveau de réduction, on tient compte de toutes les suites d'événements possibles à r avenir, des plus probables aux moins probables. Il est très difficile de traiter ce modèle d'un point de vue mathématique ; c'est une des raisons pour lesquelles il fait rarement l'objet d'une discus­ sion. L'autre raison est qu'une telle description ne paraît pas satisfaisante, d'un point de vue psychologique, pour le plus grand nombre. La première , question qu on pose, spontanément, est : « Oui, bien sfir, je comprends que 54

Écodynamique : la vie par-delà I.e paradigme newtonien 1 'évolution est probabiliste et qu'elle contient toutes les évolutions pos­ sibles, y compris dans des directions très improbables, mais pour l'heure, je tiens à savoir, dans ce cas précis, quelle est la voie la plus probable, la voie moyenne qui a des chances de se réaliser. » En posant cette question, nous sommes autorisés à négliger tous les comportements du système qui sortent de la moyenne, pour chercher - ou pour créer - une seule trajectoire, satisfaisante bien qu'erronée, qui défi­ nisse le comportement moyen du système. Si donc, outre nos recoupements taxinomiques, nous supposons que chaque catégorie n'est constituée que d'éléments moyens, et que ne se· vérifient que les événements les plus probables, notre modèle se réduit à une machine qui représente le système sous la forme d'une série d'équa­ tions différentielles, qui en régissent les variables. Mais une machine de ce type est capable uniquement de fonctionner, et non d'évoluer. Elle n'est pas en mesure de se restructurer, ou d'insérer de nouveaux rouages ou engrenages ; or, la réalité peut le faire ! Tout cela est stigmatisé par les différences entre le côté droit et le côté gauche de l' il­ lustration n° 1, ce qui signifie que la clef d'explication de l'évolution se trouve dans ce qu'on retire à la réalité complexe pour la ramener au modèle que nous voyons à droite. Aussi, notre programme de recherche doit-il étudier les possibilités de réactiver ces effets non moyens, margi­ naux, qui ont été éliminés ou refoulés, et examiner leurs éventuels effets évolutifs. Il apparaît clairement que l'évolution est due à deux facteurs. En pre­ mier lieu, aux effets des valeurs non moyennes - aux fluctuations - des variables et des paramètres ; deuxièmement, aux variations introduites par la diversité microscopique qui est à la base de la classification taxinomique du modèle. Considérons ces facteurs l'un après l'autre. Les travaux menés par plusieurs experts sur les phénomènes d'auto­ organisation et de synergie ont montré que, pour des systèmes loin de l'équilibre, l'absence de linéarité physique fondamentale peut effective­ ment amplifier les fluctuations des variables, et induire une instabilité qui brise la symétrie, mais une instabilité où la structure et l'organisation apparaissent, ou évoluent qualitativement, si elles étaient déjà présentes. Arrêtons-nous un instant sur un simple problème de convection d'un liquide chauffé par le bas. Au début, à un degré thennique bas, la chaleur passe à travers le fluide, du bas vers le haut, par un phénomène de simple conduction thermique. Cependant, au fur et à mesure que la température de 55

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Illustration 2 .. Par--de/,à un seuil thermique bien défini, on constate l'apparition spontanée des œllul,es de convection de Benard.

la surface inférieure augmente, au moment critique se produit un phéno­ mène très particulier. Soudain le fluide même commence à se déplacer. L'énergie thermique est matériellement transportée par le fluide lui-même dans un processus de convection. Mais le mouvement n'est pas seulement une sorte de dérive au hasard, générique, répartie dans tout le système. Loin de là, un modèle sin­ gulier de cellules de convection régulières hexagonales apparaît sponta­ nément dans le fluide qui se déplace vers le haut, au centre de chaque cel1ule, et vers le bas aux bords. Ce phénomène est schématisé dans l'illustration n· 2. Avec l'augmenation progressive de la température, dans le système apparaît toute une série de modèles successifs, jusqu'à ce que, à un seuil thermique très élevé, la turbulence devienne complète et qu'il ne soit plus possible d'observer la structure. Le modèle que nous observons, qui concerne le comportement cohérent de milliards de milliards de molécules, est stable, mais n'exprime pas nécessairement une optimalité quelconque. Est-ce qu'il assure, par exemple, un transfert de chaleur maximum entre la surface supérieure et la surface inférieure ? Est-ce le modèle de débit le plus efficace qui soit, minimisant la dissipation de l'énergie thermique alors qu'elle se déplace dans le système ? Ou est-ce que, au contraire, le modèle de dissipation maximale est en train de soustraire le maximun de chaleur à la source thermique ? 56

Écodynamique : la vie par-delà le paradigme newtonien Le fait est que, même pour un système aussi simple, nous ne pouvons pas répondre à ces questions. C'est un fait fondamental sur lequel nous reviendrons plus loin. Dans des systèmes qui ont évolué jusqu'à arriver à l'équilibre thermodynamique, une fonction potentielle a gouverné l'évo­ lution du système. Soit l' entropie, soit l'énergie libre, ont imposé un pro­ cessus de relâchement détenniniste, vers un état d'équilibre prédestiné ; c'est de là que la physique tire son pouvoir de prévision. Cependant, les systèmes de non-équilibre atteignent une sorte d' autonomie et de liberté, ce qui revient à dire qu'ils deviennent créatifs, engendrant des structures et de la complexité. Le prix payé est la perte de prévisibilité. On a beaucoup d'exemples d'un tel comportement. En réalité, on s'aperçoit que les équations qui décrivent l'évolution moyenne des variables ne spécifient, en effet, qu'un arbre de co,nporte­ ments potentiels. Cet arbre, dont les ramifications représentent des struc­ tures potentielles, est typique des sytèmes dynamiques non linéaires ; il se dénomme arbre de bifurcation. Les branches de solutions diffèrent entre elles qualitativement, c' est-à-dire qu'elles possèdent des symétries carac­ téristiques, ce qui, en substance, signifie qu'elles sont de formes diffé­ rentes. Dans ce contexte peuvent survenir des discontinuités et des sauts considérables et soudain, même pour des systèmes soumis à des conditions en évolution lente ; le saut vers une nouvelle branche peut s'accompagner d' une réorganisation structurelle du système. De cette manière, de nou­ veaux mécanismes peuvent apparaître spontanément, et dans un système humain cela peut faire surgir de nouvelles problématiques, ainsi que de nouveaux résultats et de nouveaux objectifs. Nous en sommes donc à la mathématique des procédés créatifs, au sein de laquelle les traits caractéristiques ne sont guère conservés, et o ù l'ins­ tabilité et l' évolution peuvent trouver leur expression légitime. Cependant, ils peuvent tous s'engendrer sur le même sché ma, élémentaire et immuable, de cinétique moyenne, pourvu qu'elle ne soit pas linéaire. Quel que soit le modèle observé lors d'une expérience donnée, il est certain qu'on ne peut le contrôler de l'extérieur. S'il est vrai que les paramètres extérieurs peuvent être circonscrits, de manière à limiter le choix effectif, reste que c' est le système lui-même qui décide quel modèle sera adopté, parmi les modèles possibles. Pour tout système particulier, ce choix est effectué par les fluctuations présentes dans le système. Cela confirme la déduction formulée plus haut, que la clef du changement évolutif réside dans la différence entre la réalité et sa représentation moyenne. A cause de ces fluctuations, le système réel

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sonde toujours la stabilité de la situation particulière et, selon que la fluc­ tuation se vérifie à tel ou tel moment critique, le système se déplacera vers l'un ou l'autre des comportements stables possibles. Le monde réel est donc bien plus vivace que sa représentation mécanique, formulée exclusi­ vement en termes d'événements moyens se vérifiant pour des types moyens. Des transitions de rupture de la symétrie peuvent arriver sponta­ nément, créant ainsi des structures réellement nouvelles. C'est là que réside la véritable source d'innovation du monde physique. En physique et en chimie, les éléments du système sont les atomes ou les molécules, fondamentalement identiques et incapables d'une réorga­ nisation interne, par-delà celle que déterminent les transformations chimiques. Mais dans le monde vivant, il faut prendre en considération l'éventualité que la structure interne des individus ou des objets élémen­ taires puisse évoluer avec le temps. En réalité, ces éléments pourraient être eux-mêmes des structures dissipatives en compétition entre elles, pour s'assurer l' énergie et la matière dont elles ont besoin pour se conserver et se transcender. A cet égard, il faut évoquer l'existence de la diversité microscopique et des modes de la liberté individuelle. Les études concer­ nant les structures dissipatives et l' auto-organisation des systèmes se concentrent principalement sur les �pects traités dans le paragraphe pré­ cédent, tandis que les effets possibles de la diversité microscopique sont relativement négligés. Dans certains ouvrages plus récents, on commence cependant à reconnaître l'importance de ce sujet. Il s' agit de tâcher de comprendre les effets possibles de l' introduction de la diversité microscopique réelle dans un modèle peuplé uniquement d'individus moyens. Ce modèle avait été formulé dans le but d'obtenir des équations différentielles déterministes, fort maniables pour gouverner l' évolution des populations habitant le système. Mais le prix à payer a été l'élimination des processus évolutifs dus à des actions novatrices, ainsi que celle des prestations en-dehors de la moyenne. Si on désire comprendre l'évolution, ou du moins formuler nos stratégies de manière à prendre en compte les processus évolutifs, il faut donc tenter de réintro­ duire dans notre modèle les mécanismes du changement et de l'innovation créatrice. Mais sommes-nous en mesure de réactiver ce qui a été élinùné ? La réponse est négative. Dès que le détail a été nivelé dans une moyenne, il n' y a aucune voie pour recréer, avec certitude, cette diversité ; ce qui est à l'origine de débats et de confusions sur la causalité supposée des mutations. En l' absence de toute information concernant la nature pré­ cise de la variabilité éventuellement présente, il peut arriver que l' hypo58

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Ecodynamique : la vie par-delà le paradignie newtonien

thèse de la causalité complète soit la plus raisonnable que l'on puisse for­ muler. Darwin lui-même adopte ce point de vue. Mais en réalité, on peut émettre toute une gamme d'hypothèses, qui vont du hasard absolu à une vision dans laquelle l'environnement détennine en tout point les change­ ments qui doivent intervenir. Dans le cas de l'évolution humaine ou tech­ nologique, on peut préférer une solution intermédiaire, selon laquelle les innovations sont pour ainsi dire endiguées par le réel existant. Cependant, le véritable problème consiste dans le fait que, ayant écarté le détail véri­ tablement important, pour construire un modèle mécaniciste du système, nous en sommes réduits à deviner la manière dont les événements non· moyens peuvent se vérifier dans le système. Reste que le premier pas, fon­ damental, est l'étude des modèles, qui continuent d'inclure un comporte­ ment non moyen, quoique sa nature exacte demeure incertaine. Au sein de simples modèles écologiques de concurrence, nous avons examiné les effets des erreurs commises dans la reproduction, que l'on suppose dus à certains changements hasardeux, des variabilités. En moyenne, on a supposé que des changements hasardeux comme. ceux-là seraient apparus davantage chez des individus affaiblis que chez des indi­ vidus efficients. Ainsi, l'effet en est l'introduction dans la moyenne d'une tendance négative dans les paramètres des prestations d'une population, qui est compensée par la tendance positive provoquée par l'élimination différentielle des individus moins efficients. Ce que notre modèle illustre explicitement, c'est que dans la compétition entre une population avec une reproduction parfaite et une population avec mutations et variabilités, l'évolution touche surtout la seconde, et non la première. Dans un paysage évolutif composé de collines et de vallées, représen­ tant les niveaux d'efficacité fonctionnelle des différents organismes pos­ sibles, c'est celui qui commet des erreurs qui monte sur la colline et qui peut, en fin de compte, dépasser son rival, dont la reproduction est parfaite. Ce, malgré le fait qu'à tout moment il est préférable de ne pas commettre d'erreurs, dès lors que la plupart des erreurs entraînent des pertes. L'évolution ne conduit donc pas à un comportement optimal, parce que l'évolution ne concerne pas seulement des prestations efficientes, mais comporte aussi l'exigence constante de nouvelles découvertes. Il apparaît que la variabilité à un niveau microscopique, la diversité individuelle, font partie de la stratégie évolutive des éléments survivants ; c'est justement ce que les représentations de systèmes mécaniques ne savent pas inclure. En d'autres termes, dans le paysage changeant d'un monde en évolution constante, le plus important c'est peut-être la faculté d 'éli1niner, et il est 59

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possible que l'évolution ne définisse pas, en fin de compte, des populations au comportement optimal à chaque instant, mais plutôt des acteurs sachant apprendre ! Pour cette raison, à tout moment, le comportement dans le système lui­ même ne sera pas optimal, à cause de la présence de comportements appa­ remment aléatoires, voire extravagants, absurdes à ce moment précis, et perdants dans la moyenne des cas. Cependant, afin de conserver une adap­ tabilité au milieu, il faut que l'évolution garde de quelque manière un comportement stochastique, audacieux. En somme, la diversité microsco­ pique et la variabilité individuelle sont à la fois l'essor de l'évolution, et son résultat. La sélection, observée au niveau macroscopique des moyennes, ne peut détruire la diversité microscopique: de fait, c'est jus­ tement la diversité qui met en branle l'évolution 1 Les fluctuations, les mutations et les mouvements apparemment dus au hasard, qui sont naturellement présents dans les systèmes réels complexes, constituent une sorte de force ingénieuse et créatrice, qui va explorer tout ce qui existe à un moment donné. La sélection, ou plutôt les mécanismes dynamiques du système, travaillent à ces tentatives qui soit échoueront, soit entraîneront le système vers une organisation nouvelle. Dans la biologie des êtres simples, c'est la reproduction génétique qui assure que les infonnations portant sur une stratégie au succès certain, résultat de quelques variabilités génétiques favorables, soient transmises aux descendants. Mais évidemment, on atteint une phase évolutive tout autre lorsque l'information peut être perçue, et que deviennent possibles des modes de comportement imitatifs. Le noyau de l'évolution se déplace de la génétique au comportement de perception et de jugement, qui est une faculté d'apprentissage de type cognitif. Au lieu d'être mémorisée dans les gènes, l'infonnation est accumulée dans les cerveaux d'un groupe d'indi­ vidus, dont elle constitue la culture, qui est transmise aux jeunes à travers l' instruction. Le bénéfice est manifestement que, à condition que l'infor­ mation concernant les avantages soit claire, cette évolution peut procéder bien plus rapidement qu'une évolution génétique, puisqu'elle ne requiert pas l'élimination physique des sujets les plus faibles. Dans l'évolution cognitive, ce qui compte ce sont les changments des modèles intérieurs du monde et des valeurs. Elle se fonde sur la facuité de certains membres de la population à expérimenter de nouveaux comportements, et chez les autres, à recevoir ces comportements, et si possible les adopter� en aban­ donnant les précédents. 60

Écodynaniique : la vie par-delà /,e paradigme newtonien

Cette dimension cognitive de l'évolution s'axe sur l'habitude des indi­ vidus à prendre des décisions, et là nous nous trouvons confrontés au pro­ blème de la rationalité. D'habitude, ce terme implique que celui qui décide possède un système de valeurs, et accomplisse par conséquent le choix le plus favorable, sur la base des informations à sa disposition. Dans chaque modèle mécaniciste de la société, les individus de chacun des groupes particuliers qui composent la société se supposent identiques entre eux. C'est pourquoi le comportement du groupe est simplement celui des individus, agrandi n fois la moyenne. La moyenne est fournie par le total divisé par n. Il apparaît clairement que, dans cette perspective, le comportement est simplement expliqué, en supposant qu'il se vérifie nécessairement dans les conditions données. En partant de l'observation, on tenterait alors d'identifier la relation entre les conditions extérieures et le comportement observé, ce qui permettrait d'avancer des prévisions. Dans cette optique, c'est son environnement qui déterminerait ou anime­ rait le système. Tel est le paradigme mécanique. Il singe la physique de 1 'équilibre et réduit les êtres humains à des atomes, ignorants qui plus est. En réalité, à l'intérieur de tout groupe, les points de vue et les facultés diffèrent, ce qui fait que les informations sur le monde sont constamment partielles. A la lumière de l'expérience individuelle et des valeurs, on prend continuellement des décisions concernant ce qui est avantageux ; ce qui suppose, évidemment, que les individus imaginent ce qu'est un résultat avantageux, c'est-à-dire qu'il puissent définir leurs valeurs. Si tous les individus étaient identiques, et s'ils avaient tous les mêmes valeurs, nous n'aurions aucun choix de comportement ; tout le monde s'en tiendrait à un seul et même modèle de comportement, et nous n'aurions aucun rensei­ gnement sur l'existence possible, et les effets, de quelque chose de diffé­ rent. Un système de ce type serait totalement dépourvu de faculté d'adaptation. A un moment donné, il se peut que telle chose s'avère avantageuse, et qu'on puisse identifier un seul comportement à l'efficacité maximale. Evi­ demment, la situation la plus rationnelle serait que des individus iden­ tiques se comportent tous de manière optimale. Mais alors le problème serait posé par la concurrence avec d'autres populations, ou par des varia­ tions dans le milieu. Si on dispose de renseignements sur un seul modèle de comportement, la population n'a aucune faculté d' adaptation. Ainsi se dessinent les lacunes de l' approche mécaniciste. Tout modèle simple, construit en termes de moyennes, qui supposent un lien déterministe entre le milieu et le comportement, perd de vue la nature essentielle du proces61

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sus évolutif. La faculté d'adaptation et le changement naissent de l'inte­ raction entre la variabilité interne, la structure du système et les conditions du milieu. C'est ce qui compromet la logique de l'analyse de régression, qui ne prend pas en compte les changements de comportement internes, résultant de 1' apprentissage qui caractérisent les systèmes humains, et généralement les systèmes vivants. En réalité, si les avis s'opposent concernant ce qui est avantageux, et que la perception de ce qui arrive dans le système est imparfaite, on obser­ vera en permanence des expériences de comportement aléatoires, qui doteront le système de sa faculté d'adaptation. Cela peut suggérer que la faculté d'adaptation des populations humaines pourrait être étroitement liée à leurs différences de culture et d'opinion, mais il se pourrait, d'autre part, que l'affirmation d'un consensus monolithique comporte, à long terme, une accélération du système. Tout cela met en valeur l'ambiguïté de l'information. En effet, l' ab­ sence d'information peut favoriser la faculté d'adaptation d'une popula­ tion, tandis que celle-ci peut se trouver piégée, par une information trop claire, dans un schéma de comportement certes rationnel, mais restrictif. Le paradoxe central est que la création de nouvelles informations requiert une sorte d'exploration menée au hasard, de façon irrationnelle, en igno­ rant les informations existantes. Encore une fois, dans l'évolution cultu­ relle, c'est dans la diversité entre individus que réside le moteur de l'évo­ lution, et cette diversité est à son tour sélectionnée par l'évolution. Dans les paragraphes précédents, on a décrit la manière dont une popu­ lation évolue dans un système avec des ressources finies. Mais les mêmes méthodes peuvent être appliquées à la dynamique d'un ensemble de pro­ duits. A la différence d'un système qui réflète des activités purement bio­ logiques, comme la reproduction, la capture des proies, la fuite loin des prédateurs, un produit, tel un vase, une voiture ou un ordinateur, survit et se multiplie parce que les êtres humains en décident ainsi. En d'autres termes, les paramètres qui déterminent le taux de production et les dimen­ sions du marché sont le reflet des processus cognitifs des êtres humains regroupés au sein de civilisations données. Les principes de l'évolution n'en sont pas moins les mêmes. Il est clair que, pour un certain type de produits, il peut y avoir des milieux hostiles ou accueillants, en fonction de la disponibilité des res­ sources et de l' attente de l'objet fini. Celui-ci remplit une certaine fonction connue, et s'il fonctionne mieux que les ustensiles précédents, et que ses matières premières sont disponibles, on peut en déduire que sa production 62

Écodynamique : la vie par-delà l,e paradigme newtonien

s'envolera. Les versions successives peuvent fonctionner encore mieux, et la forme et les matériaux traduiront la sélection effectuée sur la base de cri­ tères donnés. Mêmes les critères de sélection peuvent changer, en fonction des possibilités d'utilisation, et ils peuvent varier dans le temps, accom­ pagnant l'évolution de la société, et peut-être même comme conséquences de l'innovation. Par exemple, un couteau peut servir à une infinité d'usages, si bien qu'il peut y avoir une évolution se ramifiant en plusieurs ustensiles spécialisés, ou bien il peut être utilisé dans un but essentielle­ ment ornemental, ce qui induit, à chaque fois, une série de critères bien distincts. Si l'on songe aux couteaux qu'on voit dans nos maisons, on ne peut cer­ tainement pas affirmer qu'ils ont énormément évolué pour ce qui est de leur caractère tranchant et de leur résistance. Il est probable qu'en tant que simples couteaux, les couteaux du Néolithique étaient tout aussi bons ; mais ils n'auraient pas fait le même effet à un dîner de gala. Chaque pro­ duit présent dans un système humain joue, presqu' à chaque fois, un rôle bien plus complexe que celui suggéré par son usage. Et même 1'extraor­ dinaire médiocrité de grand nombre de nos objets contemporains constitue une réflexion assez profonde sur la société, et non seulement l'expression d'un optimum de lafonctionnalité à prix réduit. La thèse à démontrer, c'est que même si, pour analyser les innovations des systèmes humains, on peut utiliser les mêmes types d'équations dont on se servait pour analyser l'évolution biologique, la différence essentielle réside dans la complexité des critères de sélection qui entrent en ligne de compte. En biologie, nous pouvons dire que la survie est importante, même si la présence d'une diversité sous-optimale relâche légèrement cette condition, par rapport à l'exigence du néo-darwinisme traditionnel. Cependant, dans les systèmes humains, étant donnée la complexité des complémentarités (division du travail, rôles familiaux, factions) et de la compétitivité, et l'existence de phénomènes à grande et moyenne échelles, il est vraiment difficile pour un individu de définir comme avantageuse avec certitude une direction donnée. Faut-il adopter un autre expédient, ou un comportement nouveau ? En premier lieu, s'il est vraiment complète­ ment nouveau, on n'a pas le moyen de savoir quels avantages et désavan­ tages il procure. Seul un amoureux du risque aurait le cœur à çà ! Si d'autres l'ont déjà adopté, on peut se faire une idée des avantages qu'il semble procurer, et de l'analogie entre les circonstances. Naturellement, il peut arriver qu'au fur et à mesure qu'un nombre tou­ jours croissant de personnes 1'adoptent, les avantages de ce comportement 63

LA MORT DE NEWTON s'amenuisent, et même que la situation physique devienne en fin de compte pire qu'auparavant. Cela peut se produire, par exemple, avec une innovation des techniques de chasse ou de récolte : des annes ou des tac­ tiques nouvelles peuvent donner de meilleurs résultats à court terme, mais à longue échéance, elles pourraient être à l'origine d' une moindre dispo­ nibilité de nourriture, rendant la vie plus difficile. Leur adoption dépen­ drait du fait que les chasseurs ou les ramasseurs agissent seuls ou par petits groupes, sont capables de décider librement, ou bien s'alignent sur des décisions collectives, en utilisant des armes et des tactiques fixées par la tradition. Elle dépendrait aussi de ce que le produit de la chasse ou de la cueillette est partagé ou non; et de l'éventualité où la réussite en tant que chasseur conditionne le prestige et l'ascension sociale au sein du groupe. L'essentiel, c'est de voir le système humain, avec ses composantes, comme immergé dans un océan de potentialités. Le paysage évolutif comporte de nombreuses collines susceptibles d'être gravies, qui relient le présent au futur, et chacune d'entre elles n'est perçue que confusément, par quelques individus. L'étude du comportement moyen et des produits ne sera pas en mesure de nous révéler l'évolution future, dès lors que celle­ ci réside dans la fantaisie extra.-ordinaire et dans les actions de quelques esprits aventureux (et éventuellement stupides). Mais si des inventions prennent, c'est parce qu'à ce moment précis, au sein de ce système donné, la situation était favorable. L'histoire est en mouvement grâce autant à l'action des individus, qu'aux processus systémiques. Cependant, même en tenant compte du rôle important de la sélection systémique, il semble hautement improbable que les caractéristiques et les détails d'une certaine innovation puissent être déduits d'un simple calcul de ses propriétés fonctionnelles. Nous avons souligné que l' évolution est liée à l'apparition d'événements non moyens, qui renversent le système. L'information concernant les avantages relatifs de l'ancien et du nouveau est généralement médiocre, et canalisée de manière particulière, au sein du système, tandis que les critères de sélection sont complexes et riches, si bien que, pourvu que le système reste viable, on ne peut pas dire grand­ chose de l' optimalité ou de l'efficacité de ses produits. Ces points ont été approfondis dans des études récentes concernant un problème typique, le comportement des pêcheurs. On a montré de manière convaincante qu'à long terme, l'exploitation positive des ressources de la pêche reposait aussi bien sur des individus se comportant de manière imprévisible, qu'on appellera les stochastiques, que sur des pêcheurs se comportant de manière rationnelle, conforme aux infonnations apportées 64

Écodynamique : la vie par-delà k paradigme newtonien

par le système concernant l'abondance de poisson, qu'on appellera les

cartésiens.

Il est apparu que les cartésiens, tout seuls, survivent à peine, en exploi­ tant une maigre part du potentiel réel du système, sans jamais s'aventurer plus loin. Bien que les stochastiques puissent l'emporter sur les cartésiens, ils restent trop dispersés pour exploiter leurs découvertes de manière effi­ cace� Une stratégie intéressante pour une flotte de bateaux de pêche est d'avoir à son bord des cartésiens qui espionnent les stochastiques. On peut démontrer que, si les cartésiens parviennent à saisir un dixième des infor­ mations sur la pêche possédées par les stochastiques, ils peuvent s'assurer une existence convenable. Toutes sortes dé complexifications peuvent bien sftr apparaître, espionnage, mensonges, communications codées, vio­ lations du code, alliances, etc. L'évolution porte à la complexité et à la diversité, davantage qu'à des structures simples et rationnelles. Ce que nous observons ne peut pas s'expliquer en tennes de « partie nécessaire d'une organisation vouée à se procurer de la nourriture dans la mer ». Au contraire, le système, qui évo­ lue, reflète les intérêts contrastants des différents éléments et les effets for­ tuits du processus historique. En effet, le système ne cesse d'évoluer, au fur et à mesure que des nonnes et des règles sont adoptées par les partici­ pants. Ce modèle ouvre de nouveaux horizons, et nous permet de repro­ duire l'évolution des différents systèmes de valeurs par les acteurs, par des explorations ponctuelles et aléatoires d'objectifs qui sont sélectionnés, ou qui de toute manière apparaissent compatibles avec ceux des autres. Evidemment, ce sur quoi on veut attirer l'attention, est que le dévelop­ pement de modèles évolutifs du type examiné ici introduit un autre niveau de rationalité, voire un niveau supérieur, dépourvu de rationalité. Le point fondamental émergeant de cette étude est que la découverte et l'innovation ne peuvent être atteintes qu'en dépassant le système actuel. Pour alimenter l'évolution, le système doit comporter des variabilités et des causalités microscopiques. Dans les systèmes humains, il faut des sto­ chastiques qui ne se bornent pas à réagir à l'information donnée sur le retour actuel des efforts acc·omplis; Cependant il faut aussi des cartésiens, qui forment l'épine dorsale du système : ils représentent la norme, et poussent Jeurs différentes activités au seuil de l'excellence. Globalement, la réussite du système est déterminée par la coexistence équilibrée des deux catégories, et par la manière dont les nouvelles informations :sont dif­ fusées dans le système. Tandis que la faculté d'adaptation d'un système est fournie par ses stochastiques, la stabilité et l'efficacité reposent sur les car65

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tésiens. Un système hannonieux permet aux découvreurs de recouvrer le coût de leur recherche, ou par contre de le perdre, ce qui dépend de manière critique du temps de monopole qui leur est donné. Le véritable message des nouveaux concepts de la science est que le changement et le déséquilibre sont probablement plus naturels que l'équi­ libre et la fixité. Celui qui sait s'adapter et apprendre survit. Cela dépend de la réactivité de l'individu. Généralement, la diversité microscopique résultant du mélange de cultures, doctrines et libertés individuelles, sera toujours un élément essentiel. Les cartésiens n'ont pas coutume de prêter l'oreille à l'annonce de nou­ velles découvertes, jusqu'à ce qu'une crise survienne. Il peut donc arriver que, pendant une période de prospérité, le goOt du risque vienne à man­ quer. Lorsque la crise est proche, la première réaction des cartésiens est de chercher à faire ce qu'ils faisaient déjà, mais en mieux ! Plus ils se concentrent sur cette tâche, plus la crise s'aggrave. Lorsqu'enfin la catas­ trophe est atteinte, ceux qui seront encore en mesure d'agir le feront sur la base d'informations portant sur les découvertes. De nouvelles structures, de nouveaux rôles, de nouvelles spécialisations, apparaîtront et commen­ ceront à se fossiliser, en gravissant la pente qui semblait conduire vers une plus grande efficacité et rationalité. Notre modèle suggère donc l'existence d'ondes longues, qui permet une réelle analyse. Est ainsi mis en valeur l'objectif de cette problématisation, qui est non pas de prévoir le futur, mais d'offrir un cadre au sein duquel on inscrit les connaissances déjà acquises. Avec cet instrument, le futur peut être exploré et, mieux encore, imaginé. Cependant, le monde réel est plus riche que tout modèle, et il saura toujours évoluer de manière imprévue et imprévisible. Ce n'est pas une raison pour abandonner les modèles, au contraire ! Sans modèles, nous ne serions pas en mesure d' ordonner le sys­ tème de manière à pouvoir sentir que quelque chose d'inexplicable est en train de se passer. C'est grâce aux modèles que nous nous rendons compte de l'affirmation d'un mécanisme ou d'un facteur nouveau, et que nous pouvons ensuite chercher la meilleure manière de le prendre en compte. Ce qui signifie évidemment que le modèle que nous détenons d'une situa­ tion donnée appellera des modifications constantes, puisque le monde lui­ même évolue. Dans un monde en constante mutation, celui qui sait s'adapter et apprendre survit. Cette faculté dépend de la créativité. Par exemple, l'hy­ pothèse que le changement serait une réponse aux opportunités perçues se traduit dans l'affinnation que le potentiel de croissance et de diversité de 66

Écodynamique : la vie par-delà le paradigme newtonien chaque ville ou société dépend, jusqu'à un certain point, de l'imagination de ses habitants. Mais quels en sont les débouchés, et pour quelles acti­ vités ? Cela dépend de détails minimes de leur histoire, de leur culture, de leur interaction sociale. La diversité microscopique qui résulte du mélange de cultures, de doctrines constrastées, de la liberté individuelle, sera un élément important pour la réponse. En d'autres termes, le changement social et technologique est lié à des facteurs tels que l' originalié, le pen­ chant pour le risque, la créativité d'une population. Nous espérons que les idées présentées ici pourront aider à jeter les fon­ dements d'une nouvelle synthèse des sciences humaines. Dans ce nouveau paradigme scientifique, la créativité et le changement prennent place aux côtés de la structure et de la fonction. On a dQ sacrifier le confort du déter­ minisme, mais on a en échange une vision du monde unifiée, qui comble l'abîme entre sciences physiques et sciences humaines. Et il est faux de penser que cela revient finalement à la réduction des phénomènes humains et sociaux aux axiomes mécaniques de la physique ! Bien au contraire, celle-ci s'en trouve élevée, ayant dtl abandonner sa recherche immature de certitudes absolues. Nous assistons aujourd'hui à l'évolution d'un monde aux aspects multiples, à travers des phases d'organisation successives, qui sont le résultat d'événements et d'individus non moyens. Ne se bornant plus à approcher les systèmes humains d'un point de vue desc_riptif ou idéologique, la science nous offre maintenant une base mathématique pour comprendre comment ces systèmes complexes se sont formés, et comment ils peuvent évoluer dans le futur. Dans les dix prochaines années, la science concentrer� ses efforts sur cette zone nouvelle, si fascinante. Dans les systèmes humains, le résultat de n'importe quel comportement pris au hasard dépend de ce que font les autres individus. Par exemple, on peut dire d' une action qu'elle est intelligente seulement si les autres élé­ ments conservent un comportement non intelligent. Il se peut que la véri­ table intelligence du système consiste précisément dans la présence de nombreux comportements différents. Une fois encore, soulignons que l' évolution choisira la variabilité, et qu'un observateur (notamment un newtonien) interprétera cela nécessairement sous la forme d'individus avec des systèmes de valeurs, ou des degrés d'intelligence, différents. En réalité, on peut fournir une explication évolutive de 1 • éventail des compor­ tements, mais jamais de chaque ligne évolutive prise séparément. De plus, si l'on considère le système dans sa globalité, avec ses niveaux multiples de populations interagissantes et de mécanismes interdépen­ dants, le processus accompli dans un domaine fixera un modèle pour les 67

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autres : encore une fois, l'évolution d'une population et de ses produits ne peut être considérée comme un fait isolé. Chaque cellule vivante fait partie d'un organisme, et ne peut être comprise seule. De même, chaque individu ou produit fait partie d'une culture, et son comportement ne peut être cor­ rectement apprécié qu'inséré dans une unité plus grande. En définitive, chaque population fait partie de l'écosystème en évolution. La s�ience tra­ ditionnelle a accepté comme explication du comportement une description du fonctionnement interne d'un objet, pris individuellement. Nous voyons l'évolution et le changement comme des parties d'un tout en évolution, et l'explication de l'histoire reflète l'unité intrinsèque du monde vivant. On peut synthétiser ces considérations en disant que la vie commence après Newton.

Vers une économie non newtonienne CALESTOUS JUMA

L'Afrique traverse actuellement une crise économique et écologique grave. Les structures socio-économiques traditionnelles sont en train de disparaître, alors que les méthodes d'analyse traditionnelles ne parvien­ nent à en expliquer la raison, ni ne permettent de proposer des options poli­ tiques réalisables dans ce continent. Cet échec peut être attribué en partie à la lourde dépendance de l'analyse des problèmes économiques à l'égard des métaphores newtoniennes et des conceptions mécanicistes. Ces méta­ phores se fondent sur une notion d� équilibre sans tenir compte du temps et de son caractère irréversible, élément significatif de l'évolution socio-éco­ nomique. Les réponses politiques qui en découlent sont calquées sur la mécanique classique, et la plupart des solutions proposées se fondent sur le réductionnisme et les mécanismes institutionnels statiques weberiens1 • Nous avons besoin d'un cadre analytique qui prenne en compte le fait que les économies sont des systèmes ouverts qui évoluent, constamment réorganisés par l'introduction de nouvelles informations et de nouvelles technologies. Cette optique du déséquilibre prend en considération a1:1ssi le comportement économique non linéaire, et les principales orientations dues à l'introduction de nouvelles connaissances et à l'utilisation des sciences et des technologies dans le développement d'un pays. Cette nouvelle problématisation devrait conduire à des politiques alter­ natives, qui ne se préoccupent pas de rétablir l'équilibre économique, mais mettent plutôt l'accent sur l'accumulation de capacité technologique, la flexibilité de l'organisation, l'expérimentation sociale, la reconnaissanèe de la diversité et de l'autonomie. Cette vision se démarque profondément de la conception newtonienne du monde (et de ses fondements baconiens et cartésiens). 1. Cet article s'appuie sur N. Clark et C. Juma, Long Run Economies. An evolutionary approach to economic grawth, Londres, Printer, 1987.Je voudrais remercier ici Andrew Barnett du SPRU (Département des recherches en sciences politiques) de l'univer­ sité du Sussex (GB), pour l'aide qu'il m'a apportée dans l'élaboration de certaines parties de cette étude. 69

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L'intérêt pour le contenu mécaniciste de l'économie et l'expulsion de son contenu organique remontent à la fin du siècle dernier. Jadis Veblen posait la question : « Pourquoi l'économie n'est-elle pas une science évo­ lutive ? »2 Les réponses sont nombreuses. En premier lieu, à l'époque où la pensée économique se formait, la pensée évolutive était encore à l'état embryonnaire. Charles Darwin a connu le succès un siècle après Adam Smith3 • Dans le domaine des sciences biologiques, la recherche a porté sur la classification, plus que sur les mesures et l'analyse. Mais surtout, des efforts importants ont été faits au xvmc et xixc siècles, pour adapter les visions baconienne, cartésienne et newtonienne, à l'analyse économique. L'histoire de la science, telle qu'elle s'est développée jusqu'à présent, peut être synthétisée comme la recherche incessante de ce que William 4• Depuis l'Antiquité James a appelé « les faits irréductibles et inflexibles » " grecque jusqu'au Moyen A ge, la recherche des faits irréductibles et inflexibles a été au cœur de la science. C'est Galilée qui le premier a intro­ duit la crise dans ce système ; Newton a poursuivi sur sa lancée. Lorsque Galilée déclarait que les scientifiques devaient borner leur attention aux propriétés vitales des corps matériels qui peuvent être exprimées par des formes, des chiffres et des mouvements, il préparait l'avènement de l'âge des abstractions. Et avec 1'affirmation de la mécanique newtonienne, les concepts de la biologies et de l'évolution (dont la plupart étaient trop dyna­ miques pour être contenus dans les méthodes quantitatives limitées de l'époque) furent relégués à la périphérie du courant scientifique dominant5• 2. C'est l e titre de son célèbre article de 1898. Cf. D. Hamilton, Newtonian Clas.sicism and Danuinian Imtitutionalism. A study ofchange in economic tlieory, Albuquerque, Univ. New Mexico Press, 1953, qui rapproche la pensée économique du newtonisme et du darwinisme. 3. La pensée darwinienne contenait une forte tendance newtonienne, comm e le soulignent D . Brooks et E.O. Wiley , Evolution andEntropy. Toward a unified Theory of Biology, Chicago, Univ. Chicago Press, 1986. 4. WiJliamjames, cité dans A.N. Whitehead, Science and the Modern World. Lowell Lec­ tures, 1925, New York, New American Library, 1954. 5. Trois siècles sont passés depuis la publication des Philosophiae Naturalia Principia Matliematica d'Isaac Newton. Le modèle newtonien a été appliqué à la science, à la p olitique, à l'éthique. Les Principia ont influencé la pensée académique, plus que tout autre ouvrage. Un compte rendu détaillé sur l'influence négative que le para­ digme newtonien cartésien a eue sur les sciences en général, et sur la médecine en particulier, est présenté par F. Capra dans The Turning Point, New York, Bantam, 1984. L'app lication à la monarchie constitutionnelle est mise en valeur ou dénoncée

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Le xvnc siècle a été r âge d'or des abstractions. Elles sont effectivement un instrument d'analyse puissant. Elles dégagent les éléments essentiels, améliorent la compréhension des processus sociaux et physiques, aident à libérer la cité des sophismes et des conceptions fausses. Mais malheureu­ sement, elles ne prêtent pas grande attention à tout le reste. Dans la mesure où les choses exclues sont importantes, les abstractions risquent de négli­ ger la totalité dont elles sont issues, ce qui peut conduire à des vues étroites6• Les abstractions sont en général des instantanés de matière, exprimés dans le contexte du temps et de l'espace, qui apparaissent en position simple. Whitehead affirme que cette position simple a induit la confusion entre l'abstrait et le concret, « le caractère trompeur du concret, mis à la mauvaise place »7• La position simple ne se donne donc « aucune réfé­ rence à aucun autre temps, passé ou futur, elle dérive immédiatement du fait que la nature, à une époque donnée, quelle qu'elle soit, ne prend jamais en considération la nature à une autre époque »8• La réalité se trouve alors privée de son contexte historique. Telle est la tradition du xv1ic siècle, dans laquelle s'inscrivaient les éco­ nomistes : c'est la tradition de la science lourde. Les économistes de l'après-Smith se sont fiés toujours plus aux abstractions, les mathémati­ ciens cherchant à faire de l'économie discipline une science exacte. Ce processus culmine avec la publication, en 1874, des Eléments d 'économie politique pure de Walras, dont la théorie économique reposait sur une assise mécanique. Pour Walras, « la théorie pure de l'économie ou la théo­ rie de l'échange et de la valeur d'échange » était simplement « une science par Desaguliers dans ces vers, cités par Koyré dans ses Etudes gali/Jennes : Comme des ministres attentifs à chaque regard Six mondes tournent autour de son trône Comme une danse mystique. Il dévie leur mouvement de leur cours erratique Il plie leurs orbites par son attraction ; Son pouvoir imposé avec la force les laisse libres Il dirige, mais sans détruire leur liberté. 6. Comme le dit Whitehead, les grands penseurs qui ont consolidé la pensée scien­ tifique moderne « ont appliqué un groupe d'abstractions scientifiques du XVI� siècle à l'analyse de l'Univers tout entier. Leur triomphe fut écrasant ; tout ce qui ne coïncidait pas avec leurs schémas fut ignoré, méprisé, maltraité. », White­ head, Sciena and the Modem World, cit., p. 74. 7. Ibid., p. 65. 8. Ibid., p. 64.

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LA MORT DE NEWfON physique ou mathématique, comme la mécanique ou l' hydrodyna­ mique »9• On peut écrire l' histoire de la pensée économique classique depuis Walras comme une longue annotation en bas de l'œuvre de New­ ton ; avec ses équations et ses instruments analytiques, cette matière est une métaphore de la mécanique newtonienne. L'exigence de faire de l'économie une science exacte était très forte. Walras écrit qu' « il est parfaitement clair que l' économie, comme l' astro­ nomie et la mécanique, est une science tant empirique que rationnelle »10• Il se désole que la France produise des mathématiciens sans la moindre connaissance en économie, qu'elle cultive ses hommes de lettres à l'écart des plus élémentaires notions de mathématique. C'est pourquoi les mau­ vais mathématiciens et les mauvais é conomistes purs prospèrent. Il annonce que le xxc siècle sera con�ronté à la nécessité de confier les sciences sociales à des hommes d'une solide culture générale, mais initiés aussi à la pensée inductive et déductive, et doués de raison et d'expérience. « Alors l'économie mathématique sera comptée au rang de la science mathématique, de l'astronomie et de la mécanique : ainsi notre travail sera-t-il reconnu. »1 1 Mais la même discipline qui a ouvert la voie à l' économie a commencé à en modifier le cours, au siècle dernier, lorsque s'est préparée la naissance de la physique nouvelle. Des progrès réalisés dans le domaine de la phy­ sique ont montré que dans le monde sous-atomique il n'y a pas d'éléments irréductibles et inflexibles, mais des relations, il n'y a pas d'éléments isolés, mais des systèmes12• On peut donc affirmer que l' économie tradi­ tionnelle est très avancée, par rapport aux autres sciences sociales, mais qu'elle s' avance dans une mauvaise direction : même la physique, son éclaireur, a changé de route, tandis que la plupart des économistes restent

9. Walras, Eléments d'économie politique pure, ou thémie de la richesse sociale, Paris, Pichon, 1952, p. 71. 10. Ibid., p. 47. 11. Ibid., p. 48. 12. On peut établir un parallèle entre cette vision et les concep ts qui s'affirment, concernant J 1étude du développement. On observe maintenant la tendance à recon­ naître le rôle des petites organisations ou des unités économiques, dont le dévelop­ pement se fonde sur des agents actifs tels que la création de réseaux et l'échange d'informations. C'est une idée encore en phase d'élaboration.

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Vers une économie non newtonienne fidèles à de vieilles manières de penser13. D'autres sciences sont en train de changer de direction. Comme le dit Veblen : si « l'économie doit suivre le modèle ou l'emblème des autres sciences . . . la voie est toute tracée, en ce qui concerne la direction générale à prendre »14• C'est la voie de l'évolu­ tion. Mais ce chemin n'a pas été pris 15. Bien au contraire, les concepts évo­ lutifs de l'époque post-marshallienne ont trouvé refuge dans d'autres champs théoriques. Les premières études menées sur des pays du tiers-monde ont été lar­ gement influencées par la pensée mécaniciste. Cela est partiellement dQ au concept d'avantage comparé et à celui de l'« école de la dépendance »16• Ces deux écoles de pensée comportent des éléments fortement mécani­ cistes. Le concept d'avantage comparé présuppose un monde réversible, dans lequel les valeurs de chaque produit seraient réductibles à des unités quantifiables, connues à l' avance, et dont les effets sur la balance commer­ ciale peuvent être déterminées a priori. La scène économique internationale est vue sur le modèle de Hecks­ cher-Ohlin, comme un système équilibré dans lequel les pays producteurs de biens à haut emploi de main-d'œuvre peuvent tirer un avantage réci13. N. Georgescu Roegen affirme que « Iorsquejaevons et Walras ont commencé à jeter les bases de l'économie m oderne, une révolution sp ectaculaire dans le domaine de la physique avait déjà renversé le dogme mécaniciste, aussi bien en sciences naturelles qu'en philosophie. Il est curieux qu'aucun des architectes de la "mécanique de l'utilité de l'intérêt", ni même aucun des contemp orains inventeurs de modèles, ne se soit aperçu de cela », dans Entropy Law and tlie Economie Process, Cambridge, Harvard University Press, 1974, pp. 2-3. 14. C'est une idée que Veblen a exprimée dans différents textes, parmi lesquels cc Why is Economies not an Evolutionary Science ? », Veblen on Marx, Race, Science and Economies, New York, Capricom Books, 1969. 15. Le concep t d'équilibre, les lois du mouvement, l'objectivité scientifique sont tous tirés de la p hysique newtonienne. La sphère économique était un microcosme de l'espace céleste ; conduites par une main invisible, les forces de l'offre et de la demande devaient engendrer l'équilibre, alors que les forces du marché gravitaient dans le bon sens. On décèle des concepts newtoniens aussi dans les formulations économiques du bien-être humain. La situation d'équilibre idéal de bien-être social, à l'instar de l'équilibre newtonien entre les objets célestes, pouvaient être atteints à travers une sorte d'op timalité de Pareto. La réification du m odèle newtonien a laissé à la discip line une série d'instruments analytiques inapp rop riés aux réalités complexes de l'évolution économique. 16. Cette vision est présente chez M. Merhav, TeclinologicalDependence, Monopoly and Growth, Oxford, Pergamon Press, 1969 ; AG. Frank, Latin America Underdevelopmen4 Unctad, 1967 ; Amin, L 'accumulaz.ione su scala mondiale, Milan,Jaca Book, 1971.

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LA MORT DE NEWfON . proque du commerce avec les pays producteurs de biens à haut emploi de capitaux. Le modèle réductionniste présuppose une uniformité de techno­ logies et de modèles de consommation, en consentant seulement des varia­ tions dans la dotation des facteurs. Mais les dotations de facteurs peuvent être ramenées à des unités réversibles et homogènes, qui peuvent être ana­ lysées par la fonction de la production. Cela ne signifie pas que le travail et le capital ne jouent pas un rôle important dans la conception et la diffusion des technologies productives. Ce qui importe, ce n'est pas le choix statique de la technique, mais l'arti­ culation dynamique des technologies à l'intérieur d'un système socio-éco­ nomique. Il s'agit d'un processus d'adaptation qui implique une réception et une production d'informations et de connaissances constantes. Cet aspect de l'évolution fait du changement technologique un processus évo­ lutif, en mesure de défier toute analyse statique. La diffusion de la technologie est encore largement analysée par l'em­ ploi de modèles agrégats. Ces modèlés utilisent les courbes logiques habi­ tuelles, qui ne réfléchissent que les innovations réussies, en ignorant toutes les tentatives nécessaires lors de l'élaboration d'une technologie particu­ lière. En réalité, les modèles de diffusion possèdent un fort élément de linéarité et supposent l'existence d'une trajectoire newtonienne uniforme, que la technologie doit suivre. Les conditions initiales étant tenues pour connues, on peut comprendre le comportement de la technologie pendant le processus de diffusion. ···Même s'il s'agit là d'une simplification de la théorie, on saisit bien le contenu mécaniciste de ses thèmes centraux. De ces présupposés dérive toute une série de théories relatives au transfert de technologies dans les pays en voie de développement. Ces théories présupposent que les sys­ tèmes technologiques sont des unités donné es, dont les valeurs sont connues ou réductibles à quelques variables, comme les proportions fac­ torielles. On n'a besoin de connaître que les niveaux de revenu et les coef­ ficients de travail. Il est alors possible .de déterminer le type de technologie pouvant être adopté par les pays en voie de développement17• C'est sur ces bases qu'a été façonnée l'analyse de l'évolution économique et technolo­ gique en Afrique. La dichotomie cartésienne entre capital et travail a 17. Pour une critique de l'analyse de proportion de facteurs dans les pays en voie de développement, voir R.S. Eckhaus, « The Factor Proportion Problems in Underde­ veloped Areas », The Economies of Underdevelopmen� Londres, 1958, pp. 348-380.

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entravé la tentative de la théorie économique d'assigner un rôle de premier plan dans le développernent économique à l'évolution technologique ; celle-ci a été traitée comn1e extérieure au processus. Sur ces bases philosophiques, les politiques économiques de Ja plupart des pays africains n'ont pas réussi à tenir compte du rôle joué par l'intro­ duction de la technologie et de l'information dans la mutation écono­ mique. Non seulement leurs politiques ne reflètent pas les impératifs de la transaction économique, mais elles attribuent de l'importance à des instru­ ments politiques relativement secondaires, tendant à rétablir les équilibres économiques. Les institutions sont utilisées pour maintenir le système éco­ nomique dans une sorte d'équilibre, et dans certains cas elles sont totale­ ment gommées, parce que l'on suppose qu'elles font obstacle au fonction­ nement efficace des forces du marché, qu'on les conçoit comme des sources de frottements et de distorsions économiques18 • Il est difficile de comprendre comment des métaphores basées sur des concepts statiques et rationalistes peuvent fonder une analyse des systèmes complexes et dynamiques. Nous nous sommes proposé d'offrir une alter­ native, fondée sur la compréhension moderne des systèmes complexes en évolution. Les paradigmes alternatifs présentent les économies comme des systèmes complexes soumis à des réorganisations, au moyen de l'intro­ duction de nouvelles connaissances et de nouvelles technologies. Le chan­ gement économique est considéré comme un processus d'apprentissage, au fi l duquel les sociétés s'adaptent à des conditions en évolution constante ; nous postulons une réalité d'incertitudes, et non d'équilibre. Les économistes classiques reconnaissaient la dichotomie entre sys­ tèmes statiques et systèmes dynamiques, quoiqu'ils fussent influencés davantage par la dynamique mécanique que par l'évolution organique. C'est dans ce contexte qu'on peut comprendre la dynamique de Mill et de Smith. Smith reconnaissait l'évolution de la société à travers la complexité 18. Il est intéressant de noter combien la tradition économique moderne rappelle le contexte mécaniciste qui doit sa formulation la plus incisive à I 9 école autri­ chienne. Les systèmes économiques sont conçus en termes d' unité de production (entreprises) et unité de consommation (familles), qui s'échangent des biens et des ser­ vices sur le marché à des prix qui réflètent les forces de l'offre et de la demande. Les marchés tendent spontanément à l'équilibre parce que la concurrence entre ven­ deurs et acheteurs assure que les prix atteignent l'équilibre, exactement au seuil auquel la quantité des biens demandés est égale à la quantité des biens offerts sur la marché. Cf. N. Clark et CJuma, Long RunEconomies, dt.

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et la différenciation, et son appréciation de la division du travail en est un exemple. Mais il distinguait la différenciation fonctionnelle dans les sys­ tèmes zoologiques et dans les systèmes sociaux, en soulignant qu'à la dif­ férence des animaux, les êtres humains avaient des attributs spécifiques, qui permettaient l'affirmation de la division du travail : l'habileté à échan­ ger, troquer, payer en nature. On pouvait faire converger ces facultés dans une réserve commune, dans laquelle « chacun pouvait acquérir où que ce f0t des objets, produits par le talent d'autrui, dont il avait le besoin >>19• La première tentative digne d'attention, pour insérer la technologie dans un contexte évolutif, est cell� de Marx. Pour lui, la technologie évolue depuis l'objet primitif jusqu'à des systèmes sophistiqués, qu'exploitent les disciplines économiques : Le métier mécanique, à l'origine, était fait en bois ; dans sa forme plus moderne et perfectionnée, il est en fer. C'est seulement après un développe­ ment remarquable des sciences mécaniques et une accumulation d.' expé­ riences pratiques, que la fonne d'une machine se définit, en pleine confor­ mité avec les principes mécaniques, en s' émancipant de l a forme traditionnelle de l'objet dont elle est dérivée20•

Cela se vérifie dans un mileu socio-économique qui se soutient lui­ même et se consolide21 • Dans ce processus interactif, le rôle des individus n'apporte pas grand-chose à une évolution bien plus vaste22• Marx compa­ rait le développement de la technologie à celui des organes biologiques. « Darwin a tourné son attention sur l'histoire de la technologie naturelle, 19. A Smith, Tlie Wealtl, of Nations, London, Dent, 1975. « La force du mâtin n'est pas soutenue par la rapidité du lévrier, ni par la ruse de l'épagneul, ni par la docilité du chien berger. Les effets de ces génies et talents différents ne peuvent être réunis dans une seule souch e, et ne contribuent pas à une adap tation meilleure, ni au bien de l'espèce ,., ibid. p . 21. 20. K. Marx, Le Capita� vol . 1. .. 21. « Les relations sociales sont étroitement liées aux forces productives. Dans l'ac­ quisition de nouvelles forces productives, les hommes modifient les modes de pro­ duction ; et en modifiant les modes de production, en modifiant la maniière de gagner de quoi vivre, ils changent aussi leurs relations sociales. Le moulin à eau p ro­ duit la société du seigneur féodal ; le moulin électrique, la société du paysan indus­ triel. ,._ K. Marx, The Poverly of Philosophy : Answer to the Phiwsophy of Poverty by Mr. Proudl,om, Pekin, Forcing Languages Press, 1978. 22. « Une étude critique de la technologie montrerait qu'il est faux de croire que les inventions du XVIIIe siècle sont l'œuvre des individus », K. Marx, Le Capita� vol. 1.

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c'est-à-dire la formation des organes des plantes et des animaux qui ser­ vent comme instruments de production pour le maintien de leur vie. L'his­ toire des organes productifs de l'homme dans la société, organes qui sont la base matérielle de toute organisation, ne mérite-t-elle pas une attention équivalente ? »23• Au fur et à mesure qu'ils évoluent, ces instruments sont adaptés aux exigences de certaines applications et professions24• Cette dif­ férenciation fonctionelle constitue une des conditions matérielles pour l'existence de la machinerie. C'est la loi de variation de Darwin appliquée à la mutation technologique25• Marx admettait que l'évolution technologique continuait bien long­ temps après que les machines ne fussent installées, ce qui souligne la nature évolutive du processus technologique. Il prêtait une attention par­ ticulière au rôle de l'expérience du travail, ou à l'accumulation de connais­ sances, anticipant par là les études modernes sur le changement au niveau de l'entreprise dans le secteur des biens instrumentaux26• Les conceptions évolutives de Marx ont été mises dans l'ombre par son appel à la révolution sociale, et n'ont pas eu une influence significative sur l'économie traditionnelle. C'est Marshall qui le premier a tenté d'intro23. Marx déplore l'absence d'une étude de la sorte, qui n'existe toujours pas. Lui­ même avait tenté d'écrire une histoire de ce type, qui cependant est tottjours enfer­ mée dans ses carnets inédits. 24. « Dans la seule Birmingham on produit 500 variétés de marteaux, et non seule­ ment chacun d'entre eux est adapté à un processus particulier, mais différents types servent exclusivement aux différentes opérations d'un même processus. Le proces­ sus productif améliore, simplifie et multiplie les instruments de travail, en les adap­ tant aux fonctions exclusives et spécifiques et à chaque type de travailleurs. » , K. Marx, Le Capita, vol. 1. 25. « Tant qu'une même partie doit exécuter des travaux diversifiés, nous pouvons peut-être comprendre pourquoi il convient qu'elle reste variable, puisqu'il n'y a pas eu la nécessité que la sélection naturelle conserve ou rejette la moindre déviation de forme, avec la même rigueur que lorsque la partie est destinée à exécuter une fonc­ tion spécifique. Ce qui équivaut à dire qu'un couteau avec lequel il faut couper un peu n'importe quoi peut être de n'importe quelle forme, tandis qu'un objet conçu dans un but particulier doit avoir une forme particulière ,., Charles Darwin, L'origine des espèces, Paris, Flammarion, 1992. 26. « Lorsqu'on introduit de nouvelles machines, de nouvell es méthodes pour les reproduire à des coûts inférieurs se succèdent sans relâche, apportant des amélio­ rations qui ne concernent pas seulement les parties isolées et des détails de la machine, mais aussi toute sa construction ,., ibid.

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duire ces conceptions dans la pensée économique dominante27• Pour Mars­ hall, « la Mecque de l'économie est la biologie économique, davantage que la dynamique économique >>28• Il soutenait que l' économie était proche de la biologie, parce que les deux traitaient d' « une matière dont la nature intérieure et la constitution, ainsi que la forme extérieure, changent continuellement »29• Le sujet de l' économie était « les êtres humains contraints à changer et à progresser, en bien ou en mal »30• Bien que Marshall ait défendu l'utilisation de concepts biologiques, dans son travail ne transparaît qu'une fidélité symbolique à cette optique , un simple pèlerinage à la Mecque de l'économie. La majeure partie de ses Principes d 'économie n'est pas évolutive, exception faite des chapitres qui traitent de l'organisation industrielle et de la division du travail. Marshall puise dans les concepts de survie du plus fort et dans les conceptions phy­ siologiques du comportement humain. Il conçoit les industries à grande échelle comme « les arbres d'une grande forêt, qui poussent, luttent pour s' assurer l ' eau et la lumière, perdent de leur vitalité, vieillissent et meurent, exception faite des sociétés par actions, qui souvent stagnent, mais qui meurent difficilement »31 • Marshall a imaginé une forme d' équilibre dans la croissance des entre­ prises. Il affirme qu' « une entreprise grandit · et trouve des forces plus 27. Différentes opinions sur l 'affirmation de Marshall, que l'économie est une branche de la biologie, sont examinées dans les études de Hirshleifer et de Rappoport. 28. A Marshall , Principks ofEconomies, Londres, .. Macmillan and Co., 1961, p . XII 29. Ibid., p . 637. . 30. Ibid., p . XIII. Mais pas tous les êtres humains, car « l'économie est l'étude de cer­ taines nations, de certaines couches sociales ; ce n'est qu'indirectement qu'elle s'occupe de la vie d'hommes au génie exceptionnel ou à la perversité extraordi­ naire », ibid., p . 697. 31. Ibid., p . 263. Les idées évolutives de Marshall diffèrent considérablement de celles de Marx, dans la m esure où il fait appel à la progression darwinienne : « L'évolution économique est progressive. Son progrès est parfois arrêté ou inversé par des catastrophes politiques : mais son avancée n'estjamais soudaine ; car même dans l e monde occidental ou au Jap on, il se base sur l'habitude, partiellement consciente, et partiellement inconsciente », ibid., p. XI. Mais, comme Marx, Mars­ hall admet que la contribution des individus aux mutations cum ulatives est médiocre. Ainsi « il peut apparaître qu'un inventeur, un organisateur, un génie de )a finance aient d'un seul coup modifié la structure économique d'une nation ; cependant, une analyse approfondie révélera que la part de son influence n'a été que superficielle et transitoire, qu'elle n'a fait que mettre en lumière un mouve­ m ent plus ample, qui se préparait depuis longtemps »i, ibid., p . XII.

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Vers une économie non newtonienne importantes, et ensuite peut-être elle stagne et décline ; au tournant, il y a un balancement ou un équilibre des forces de la vie et du déclin »32• Bien__ que ces équilibres semblent dynamiques, Marshall n'a pas abandonné sa vision du monde cartésienne et newtonienne, parce que les fondements de l'économie doivent laisser « un espace relativement important aux analo­ gies mécaniques »33• La staticité fragmentaire est considérée comme une caractéristique temporaire. Il a néanmoins proposé une méthode écono­ mique au sein de laquelle sont utilisées les analogies mécaniques des pre­ miers stades de l'évolution économique, pour ensuite laisser la place aux explications biologiques des stades successifs34• Marshall a bien insisté sur sa volonté d'utiliser des analogies méca­ niques et des abstractions mathématiques. La mathématique pouvait se révéler utile à l'économie, si elle paivenait à « faire de la lumière sur une petite partie du grand mouvement économique, plus qu'en représenter les complexités infinies ·»35• Par conséquent, le sujet aurait dt1 être réduit à des éléments stables, qui étayent le recours aux mathématiques. Comme les corps célestes, les parties changent tandis que le tout demeure statique ; les individus vieillissent et tandis que la population reste stable, les entreprises prospèrent et font faillite, tandis que l'univers économique reste inchangé, le prix du blé fluctue à chaque récolte, mais la valeur moyenne du blé reste constante. Pour Marshall, le contrôle croissant exercé par l'homme sur la nature transforme le caractère et l'importance des forces économiques et :sociales de manière newtonienne : « Il se trouve que notre système solailie est en équilibre stable ; mais le moindre changement dans les circonstances pour­ rait le rendre instable ; cela pourrait, par exemple, à une brève échéance, éloigner une planète du Soleil, lui faire suivre une ellipse plus longue, et en faire précipiter une autre contre le Soleil.36 » De même, la loi de l'offre et 32. Ibid., p . 269. 33. Ibid., p . 12. 34. « Il y a une analogie assez étroite entre les premières étapes du raisonnement économique et les expédients de la physique statique.Je crois que dans les phases les plus récentes de l'économie, les meilleures analogies ont été tirées de la biologie plus que de la physique ; par conséquent, que le raisonnement économique doit p artir de méthodes analogues à celles de la physique statique, pour ensuite assumer, progressivement, un timbre plus biologique », Marshall, Meclianical and Biological Analogies, ciL, p . 314. 35. Ibid., p. 313. 36. Ibid., p. 317.

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de la demande a, dans une première phase, une apparence newtonienne : « Dans les premières phases de la science économique, on conçoit l'offre et la demande comme des forces primitives, qui s'enchaînent rigoureuse­ ment, et tendent vers un équilibre mécanique ; cependant, par la suite, l'équilibre est pensé non pas entre des forces mécaniques, mais entre des forces organiques, de vie et de mort.37 » Les conceptions biologiques de Marshall n'ont cependant pas été développées, puisque la pensée néoclas­ sique a pris le dessus. Bien que la pensée économique post-marshallienne ait été dominée par des conceptions mécanicistes, on a tenté d'y injecter quelques notions de dynamisme38• Un de ces concepts est la concurrence de marché. Dans l'économie traditionnelle, la concurrence est considérée au même titre que les mouvements newtoniens : les ressources « gravitent » vers leur utili­ sation optimale et les prix sont « poussés » aux niveaux les plus bas pos37. Ibid., p. 318. Marshall reste fidèle à la p ensée mécanique de son époque, malgré l'appel aux analogies biologiques. Toutes les formes de vie peuvent être partielle­ m ent reconduites à la matière, à la dure substance dont toutes les choses sont faites. Mais puisque la société n'est pas une simple combinaison de matière inerte, il faut revenir à une vision organique de l'activité économique. Cette ambivalence apparait dans l 'analyse de la concurrence, et provoque une légère confusion entre concur­ rence parfaite et concurrence imparfaite. Cette prqblématisation a été modifiée par l'école néoclassique, particulièrement à travers les formulations de la concurrence monopolistique et de la concurrence imparfaite de E. H. Chamberlin ( « Theory of Monopolistic Competition », A &-orientation of the Theory of Value, Cambridge, Har­ vard University Press, 1969) . et d'I. Robinson (dans Economies oflmpe,ject Competition, Londres, MacMillan, 1954) . Il est significatif que ces idées aient été la risée de tous les économistes néoclassiques, par exemple Samuleson : « Tous ces bavardages sur la méthode biologique en éco­ nomie - et les réels progrès faits dans les dernières décennies dans le domaine de la biologie, grâce aux techniques de la physique, a confirmé ce quej'ai soutenu . . . que parler de la seule méthode biologique, c'est une véritable sottise - ne peuvent changer un fait : chaque opérateur contraint d'accep ter le prix du marché et qui, au prix courant, peut vendre plus que ce qu'il vend réellement, avec des coûts margi­ naux décroissants, ne se trouvera pas en équilibre. Parler d'oiseaux et d'abeilles, c'est très bien, d'arbres gigantesques dans les forêts et de dy nasties industrie11es en déclin, aussi, mais p ourquoi prétendre renier un principe aussi fondamental ? » ; P. A Samuelson, « The Monopolistic Competition Revolution », Monopolistic Compe­ tition Tlzeqry. Studies in Impact. Essays in Honour of Edward H. Chamberlin, publié par R.E. Kuenne, pp. 105-138. 38. Voir R. Spengler, « Evolution in American Economies », pour un ap erçu de la pensée évolutive dans l'économie américaine, depuis 1776.

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sibles. Alors la concurrence assure au marché l'ordre et la stabilité, exac­ tement comme la force de gravité aux corps célestes newtoniens39• Cette théorie ne prend cependant pas en compte le comportement concurrentiel des entreprises, et impose à l' économie d' envisager les concepts para­ doxaux de monopole et de concurrence parfaite : « ce sont deux situations dans lesquelles la possibilité d'un comportement concurrentiel a été exclue à la base »40• Chamberlin a tenté d'orienter autrement la théorie économique, en y introduisant des concepts dynamiques. Son analyse tente de synthétiser les concepts de monopole et de concurrence avec une méthode analogue à celle qu'on utilise lors des processus chimiques41 . La synthèse chimique, qui demande un mouvement continu et des changements constants, des­ sine une prospective évolutive au sein de laquelle les caractéristiques sta­ tiques et les dynamiques sont bien distinctes. De plus, le rôle dominant de la différenciation continuelle et la gamme de produits possibles suggère, implicitement, un contenu évolutif. Même si la variation du produit joue un rôle essentiel dans le modèle de Chamberlin, il n'apparaît pas clairement si la technologie doit être consi­ dérée comme une constante, ou le contraire. Dès lors qu'on met l'accent sur la variation du produit, il semble logique de supposer que l'innovation doive jouer un rôle important dans ce processus. En effet, Chamberlin admet qu'un entrepreneur a besoin d'innover pour rompre l' ordre des choses institué. « L'apparition sur le marché d'un nouveau produit exerce une certaine pression sur le marché des autres produits, et lorsque les pro­ duits sont variables, et déterminés par la maximalisation des profits, une partie de cette pression doit nécessairement être exercée sur la qualité, pour conserver des prix à la portée des gens.42 » L'évolution technique continue donc à se déployer, tandis que les entreprises s'adaptent aux nou­ velles conditions de concurrence. 39. I. McNuty a utilisé l'analogie physique pour comparer le concept de concur­ rence parfaite avec le vide parfait, « non pas une force organisatirice », mais plutôt un « état d'affaires ,. hypothétique. 40. Ibid., p. 641. 41. E. H. Chamberlin, Monopolistic Competition, cit., p. 3. 42. E. H. Chamberlin, ibid., p. 131. « C'est pourquoi, dans un monde où l:a techno­ logie créée continueUement de nouveaux produits, il n'est pas étonnant de décou­ vrir qu'une partie du processus global consiste dans la détérioration d'autres pro­ duits, afin de faire place aux nouveaux, au niveau du marché de masse, dans lequel se concentre la population. »

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Malgré ces aspects dynamiques, Chamberlin n'a pas tenté de présenter sa propre théorie de manière explicitement évolutive. Telle a été la tâche d'Alchian, lequel se propose de remplacer le concept de maximalisation des profits par le concept biologique de sélection naturelle. « La perspec­ tive adoptée applique les principes de l'évolution biologique et de la sélec­ tion naturelle, en interprétant le système économique comme un méca­ nisme adaptatif, qui fait son choix parmi des actions d' exploration produites par la recherche adaptative de la réussite ou du profit »43• Le comportement concurrentiel entre entreprises n'est pas déterminé par la maximalisation des profits, mais par un comportement adaptatif, imitatif, par tentatives répétées, à la recherche du profit. La réussite est influencée et consolidée par la réussite précédente, non par la motivation. Le fait que les entreprises qui réussissent soient encore sur le marché doit être considéré comme résultant non pas tant de leur comportement tendant à la maximalisation des droits, que du fait que d'autres ont été éliminées. La situation est clairement darwinienne. « Ceux qui réalisent des profits positifs sont les survivants ; celui qui subit des pertes est destiné à disparaître.44 » Il rejette Ja notion de capacité d'entre­ prise, car dans un monde de fous, le profit existerait quand même45• Mais Alchian a beau présenter une description détaillée du comportement des entreprises au sein de la concurrence, il ne parvient pas à expliquer de manière convaincante le rôle joué par l'évolution technologique dans la sélection économique naturelle. Ce problème de raisonnement dérive de l'accent mis sur le comportement imitatif, auquel est attribuée le premier rôle dans l'innovation46• Les pionniers de l'innovation répondent aux variations des conditions du marché. « L'innovation est aussi le fruit d'actions conscientes et inten­ tionnelles, quelle que puisse en être la motivation dernière, dès lors que des interventions radicales sont motivées par l'espoir d'obtenir une plus 43. A.A. Alchian, « Uncertainty, Evolution and Economie Theory » , Readings in Jndustrial Organization, Heflebower and Stocking, p . 211. 44. Ibid., p. 213. 45. Ibid. « De plus, d'autant plus grandes sont les incertitudes du monde, d11autant plus imp ortante est la possibilité que le profit aille à des individus aventureux et chanceux, plutôt qu'aux prudents et aux réflexifs. » 46. « Des comportements d'adap tation par imitation et des innovations hardies élargissent le modèle. Les imitateurs imparfaits apportent des opportunités de chan­ gement, et le critère de survie de l'économie détermine les imitateurs qui auront du succès et qui sont, probablement, les imparfaits », ibid., p . 219.

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Vers une économie non newtonienne , grande réussite mais aussi par le désir d éviter une catastrophe immi­ nente.47 » Cette perspective ignore les conditions dans lesquelles l'inno­ vation devient un instrument de concurrence des plus importants, parce qu'elles déterminent les contraintes qui imposent un changement constant. Comme dans les problématiques néoclassiques, Alchian traite le chan­ gement technique comme un fait exogène par rapport à l'évolution éco­ nomique, introduit dans le système uniquement dans le but d'une adapta­ tion au marché en évolution, mais ne contribuant pas nécessairement à façonner ces conditions. Alchian n'entend pas reformuler l'entière théorie économique dans une perspective évolutive ; il se borne à analyser le comportement des entreprises, et notamment la non-pertinence du concept de maximalisation du profit. L'économie institutionnelle, ou institutionnalisme, a jeté les premières bases des concepts évolutifs. L'institutionnalisme ne constitue pas un ensemble cohérent d'instruments d'analyse, mais un assemblage d'idées critiques, ayant en commun le rejet de l'économie traditionnelle, d'un point de vue théorique et méthodologique ; il a été formulé par Veblen, Mitchell et Commons48• Déçus par les abstractions qui semblaient absor­ ber complètement l'attention des économistes néoclassiques, ceux-ci souhaitent que les autres sciences sociales s'intègrent dans la pensée éco­ nomique, tout en refusant la causalité empirique de l'économie classique. Veblen affirme que l'activité économique évolue suivant une séquence progressive, cohérente avec la structure théorique compacte nécessaire à toute science évolutive. Mais l'économie traditionnelle restait ancrée à une époque « que les sciences naturelles avaient déjà traversée, il y a déjà bien longtemps »49 • Alors que les instruments de l'analyse économique sont encore taxinomiques, Veblen tente de reformuler le contexte économique. L'industrie et la technologie sont les moteurs de ce processus50• Veblen écrit à la fin du siècle dernier, lorsque le rôle de l'évolution technologique 47. Ibid. 48. Cf. M. Blaug, < Economie Theory ,., Retrospect, Cambridge, Cambridge Univer­ sity Press, 1978, p . 678. 49. T. Veblen, op. dt., p . 384. 50. « Le matériel actif au sein duquel évolue le processus économique est l e maté­ riau humain de la communauté industrielle. Aux fins de Ja science économique, le p rocessus de changement cumulatif qui doit être déployé est la séquence des chan­ gements dans les méthodes pour faire les ch oses, c'est la méthode avec laquelle on examine les m oyens matériels de sutvie ,., ibid. 4

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apparaît clairement, mais demeure inexpliqué ; pour lui, tout est emporté irrésistiblement par l'avancée impétueuse du progrès technologique51 • Veblen indique alors de nouvelles voies pour l'analyse, mais ne les développe pas. L'examen du rôle de l'évolution technologique dans le processus de développement économique appartient à Schumpeter. L'œuvre de ce penseur néoclassique contient des notions d'évolution tant implicites qu'explicites. Manifestement influencé par Walras e t par Marx52, il est sensible aussi bien à des théories économiques statiques que dynamiques. En restituant la transition économique dans le contexte plus vaste de la transfonnation sociale, Schumpeter adopte un modèle évolutif dans lequel le premier rôle est tenu par l'évolution technologique et la capacité des entreprises. A cause de l'influence de Walras, il fait cependant de la notion d'équilibre une règle théorique. Le système économique schumpeterien comporte des concepts décidé­ ment évolutifs. « Le fait essentiel, c'est que lorsque nous nous occupons du capitalisme, nous nous occupons d'un processus évolutif.53 » Le sys­ tème capitaliste ne peut pas être statique54• Mais alors, qu'est-ce qui met en 51. « Sous la pression des modernes exigences technologiques, les habitudes quoti­ diennes de la pensée humaine tendent à se conformer à des schémas qui, dans les sciences, constituent la méthode évolutive ; la connaissance qui se place à un niveau plus élevé ou plus archaïque est étrangère, dépourvue de sens. Les sciences sociales et pol itiques doivent suivre l e courant, parce qu'elles en sont déjà prisonnières », ibid., p. 397. Veblen situe sa conception évolutive dans un contexte institutionnel endogène : « Il apparaît que l'économ ie évolutive doit se configurer comme la théorie d'un p roces­ sus de croissance culturelle déterminée par l'intérêt économ ique, la théorie d'une séquence cumulative d'institutions économiques définies par les termes du même processus », ibid., p. 393. 52. « Wa1ras a jeté les fondations de son édifice, mais Marx lui a suggéré la manière de construire, sur ces fondations, une structure qui traduit sa vision », Sm ithics, Memoria, p. 18. 53. J. A Schump eter, Capitalûm, Socialism and Democracy, Londres, Allen, 1943, p . 82. 54. « Et ce processus évolutif n'est pas dû simplement au fait que la vie économ ique se déroule dans un contexte social et naturel qui change et qui, par son change­ ment, m odifie les données de l'activité économ ique ; ce fait est important, et ces changements (guerres, révolutions, etc.) conditionnent souvent l e changement éco­ nom ique, mais ils n'en sont pas la cause première. Ce caractère évolutif n'est pas dû, non plus, à une augmentation presque automatique de la population ou du cap ital, ou aux bizarreries des systèmes m onétaires, pour l esquels est valable la m ê m e règle », ibid., pp. 82-83.

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Vm une économie non newtonienm branle le système évolutif du capitalisme ? « L'impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement le moteur capitaliste réside dans les nouveaux biens de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, le nouveau marché, les nouvelles fonnes d'organisation industrielle, créées par l'entreprise capitaliste. 55 » Le changement « illustre le processus de transfomtation industrielle - si l'on me consent ce terme biologique - qui bouleverse sans cesse la structure économique de l 'intérieur, en détruisant sans relâche la vieille, pour en créer une nou­ velle. Ce processus de destruction créative est la donnée essentielle du capitalisme »56• Dans la première phase de ses recherches, Schumpeter analyse non pas le processus d'évolution, mais la dynamique qui le suscite57• On peut sentir l'influence de Marx dans les références au mécanisme ou à l'organisation du processus économique, et dans sa tentative de conciliation des deux concepts. Schumpeter suit les suggestions de Marx, en écartant la généra­ lisation hâtive tirée du « postulat darwinien selon lequel une nation, une civilisation, ou même toute l'humanité, devraient présenter un dévelop­ pement uniforme et monolithique »58 Il rejette aussi la vision newtonienne • de la société, en déclarant que « les transformations historiques ne consti­ tuent ni un processus circulaire, ni un mouvement pendulaire autour d'un centre »59• Une différence entre Marx et Schumpeter mérite d'être approfondie. Pour son analyse, Marx part des fluctuations socio-économiques, et avance l'hypothèse que la société irait vers l'équilibre au fur et à mesure que les classes sociales disparaîtraient et que les institutions, comme l'Etat, s' étio­ leraient. Il retombe ainsi dans la tradition cartésienne et newtonienne. Schumpeter fonde son analyse sur l'hypothèse d'un état d'équilibre, en s'intéressant à la manière dont cet équilibre est déstabilisé. Marx se montre plus intéressé par la destruction du capitalisme, tandis que Schumpeter 55. Ibid., p. 83. 56. Ibid. 57. « Nous devons analyser non pas tant la manière dont le processus économique s'est développé pour parvenir à l'état dans lequel il se trouve aujourd'hui, mais plu­ tôt le fonctionnement de son mécanisme à n'importe quel stade de son développe­ ment ,.,J. A Schumpeter, Teoria dello wiluppo economico, Florence, Sansoni, 1977. 58. Ibid., p. 57. 59. Ibid., p. 59.

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concentre son attention sur les sources et les effets de l'instabilité dans le système économique. Pour Marx, le socialisme devait surgir de l'écroulement du capitalisme, alors que, pour Schumpeter, il doit résulter de la réussite du capitalisme. Paradoxalement, une position marxiste conduit à des conséquences contre­ révolutionnaires, lorsque les sources de la variabilité, la concurrence et la sélection, sont éliminées. C'est une impossibilité logique, si l'on accepte la notion que les systèmes sociaux sont en constant changement60• Dans le schéma schumpeterien, la situation tend à revenir à un état de presque­ équilibre, avec la diminution des opportunités d'investissement et la fin du rô)e de l'industriel. La théorie du développement économique de Schum­ peter met l' accent sur les forces endogènes qui provoquent l'évolution é conomique. Afin que le dé veloppement économique se vérifie, une société doit faire bien plus que de s'adapter simplement au changement des conditions du marché61 • Dans le système schumpeterien, le dévelop­ pement s'entend au sens de « changements de la vie économique qui ne sont pas imposés par l'extérieur, mais qui surgissent à l'initiative même du système, de l'intérieur »62• La transition est aussi bien cumulative que pré­ conditionnelle : « chaque processus concret de développement se fonde, en dernière analyse, sur des développements précédents . . . Tout processus de développement crée les présupposés pour le suivant »63• Sa théorie évolutive du développement transcende le concept de flux économique circulaire et la tendance vers l'équilibre général64• Les chan­ gements dans le flux circulaire et la rupture de l'équilibre se manifestent dans la sphère de l'industrie et du commerce (c'est-à-dire du côté de l'offre) et non dans la zone des « besoins des consommateurs appliqués à des produits finis >> (du côté de la demande). Le déplacement n'est pas 60. Marx a fait un large usage de l'équilibre thermodynamique, comme référence normative. 61. (< Si Je phénomène que nous appelons développement économique est fondé., effectivement, sur le fait que les données changent et que l'économie s'y adapte continuellement, alors nous pouvons dire qu'il n'existe pas de développement éco­ nomique ,., ibid., p. 63. 62. Ibid., p. 63. 63. Ibid., p. 64. « Le changement spontané et discontinu dans les canaux, ce trouble dans l'équilibre, altère àjamais et détrône l'état d'équilibre pré-existant. Notre théo­ rie du développement n'est rien d'autre qu'une analyse de ce phénomène et des processus qui lui sont propres. ,. 64. Ibid., p. 64. 86

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secondaire: il a une importance telle, qu'il « déplace le point d 'équilibre de telle manière, que le nouveau point d 'équilibre ne peut plus être atteint depuis l 'ancien avec une infinité de pas infinitésimaux. Alignez sur une même droite tous les wagons postaux que vous voulez, vous n'arriverez pas à en faire une ligne ferroviaire »65• Par la suite, Schumpeter met l'accent sur la vision évolutive des trans­ fonnations économiques dans ses Cycles économiques: « Notre science est débitrice à l'égard de la physiologie et de la zoologie - et non de la mécanique -, pour une analyse rationnelle des manières écono­ miques.66 » Il définit l'évolution économique comme « les changements du processus économique causés par l'innovation, joints à leurs effets et aux réponses apportées pas le système économique »67• Dans son analyse, Schumpeter applique la même technique utiUsée par Marshall, selon laquelle les abstractions statiques constituent l a norme théorique. Pour étayer notre thèse, imaginons un processus économique qui se limiterait à se reproduire suivant des rythmes constants : une population donnée, qui ne varie ni en nombre ni en répartition démographique, orga­ nisée dans le but de la consommation par des noyaux familiaux, et de la production industrielle, vit et travaille dans un contexte physique et social (institutionnel) constant68• Sur la base de ces données, on peut appliquer des instruments néo-clas­ siques. La fonction de production en est un. D'après Schumpeter, la fonc­ tion de production « nous dit tout ce que nous devons savoir aux fins de l' analyse économique du processus technologique de production »69• L'innovation, la force centrale du système schumpeterien, est définie très simplement comme « la création d'une nouvelle fonction de produc65. Ibid., p. 65. 66. J. Schumpeter, Business Cycles : A Theoretical, Historical and Satiristical Analysis of the Capitalutic Proass, New York, McGraw-Hill, 1939. 67. Ibid., p. 86. Schumpeter examine les flux économiques circulaires comme la cir­ culation du sang d•un chien, en observant que l'étude de cette circulation ne démontre pas l'existence du chien. « Il est évident que nous sommes confrontés à un processus différent, qui comporte des faits et des concepts différents, comme la sélection ou la mutation, ou, en général, l'évolution ,., ibid., p. 36. 68. Ibid., p. 38. 69. Ibid., p. 71.

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tion »70 ; pour être plus précis, l'innovation s'entend comme « une varia­ tion d 'une des fonctions de production qui est du premier ordre de gran­ deur, et pas du deuxième ou d 'autres encore »11 • Le déséquilibre produit par le changement technologique demande aux entreprises une adaptation, plutôt difficile, au nouveau contexte. La situa­ tion assume un aspect écologique : un trouble dans l'écosystème ouvre de nouvelles opportunités d'adaptation et crée le terrain le plus propre au développement de certaines espèces, et de certains créneaux commer­ ciaux. Schumpeter les appelle, fort judicieusement, des espaces écono­ miques12• La création d'un espace économique, ou créneau, fait que les innovations, à peine introduites, attirent des masses d'imitateurs, dès lors qu'il est possible de copier ou de modifier les nouvelles technologies. Dans le système schumpeterien, ces opportunités, qui se présentent par groupes, sont distribuées de manière inégale73 • Les transformations qui résultent de ces déséquilibres ne sont pas uni­ formes, comme tend à le montrer une courbe Loyka-Volterra, mais elles 70. Ibid., p. 87. « Mais ce qui domine le cadre de l'analyse de la vie capitaliste et, qui, plus que toute autre chose, est responsable de l'impression que nous avons que le coût décroissant l'emporte, ce qui provoque des déséquilibres, une concurrence acharnée, c'est l'innovation, l'intrusion dans le système de nouvelles fonctions de production qui, sans cesse, déplacent les courbes de coût existantes. » 71. Ibid., p. 94. 72. « Pour certaines "vieilles" entreprises s'ouvrent de nouvelles opportunités d'ex­ pansion : les nouvelles méthodes et les nouveaux biens créent un nouvel espace éco­ nomique. Mais pour d'autres, l'affirmation de nouvelles méthodes signifie la mort économique ; pour d'autres encore, elle signifie contraction et cantonnement à un rôle de second plan. Enfin, des entreprises et des industries sont contraintes à se sou­ m ettre à un processus de modernisation, rationalisation, restructuration, qui peut être difficile et douloureux », ibid., cf. pp. 99-134. li ajoute : En revanche, la question des intérêts « chimiques » de Newton a posé à ses biographes un tout autre problème. Au moment de la mort de Newton, en 1727, l'alchimie avait déjà basculé du côté des pseudo-sciences discré­ ditées. En quelque trente ans, il faut le dire, bien des choses avaient changé en Angleterre : l'arrivée sur le trône de la dynastie des Hanovre clôt une longue histoire de guerres civiles et religieuses et ouvre l'Angleterre sur le Continent ; les machines de Newcomen de la révolution industrielle ont commencé à fonctionner et les passions théologiques et prophétiques ne sont plus nourries par la politique. Pour un David Brewster, l'époque du Newton alchimiste ( 1669-1695) appartient à un autre monde, que tout le porte à condamner. Mais de plus il est impossible de mettre l'alchimie sur le compte des faiblesses d'un vieillard : c'est à Cambridge, au summum de sa période créative, que Newton se livra avec passion à des activités énùnem.. ment suspectes pour tout esprit scientifique moderne. Dès la mort de Newton, John Conduitt, l'époux d'une de ses nièces, avait rassemblé les témoignages de ceux qui avaient connu le grand homme et, parmi eux, celui du Dr. Humphrey Newton, secrétaire et assistant de labo­ ratoire de Newton à Cambridge de 1685 à 1690. Il y est question d' expé­ riences de chimie interminables - Newton auprès des foyers jusqu'à trois heures du matin, ceux-ci ronflant sans interruption pendant plusieurs semaines. Quelques années plus tard, en 1752, un disciple de Newton, Wil­ liam Stukeley, écrivit ses Memoirs of Sir Isaac Newton 's Life où l'on apprend que Newton avait écrit un livre sur la chimie, les principes de la matière et ses composants élémentaires, qui disparut malheureusement dans un incendie. Stukeley juge l'accident d'autant plus regrettable que la chimie avait besoin d'être sauvée de la superstition, la vanité et l'imposture, et des recherches complaisantes en matière d'alchimie et de transmutation. Mais lorsque David Brewster se pencha, le premier, sur la masse des documents et des manuscrits laissés par Newton, il dut se rendre à l'évidence : des pages et des pages de textes alchimiques traduits ou annotés témoignaient de ce que, comme ses contemporains Locke et Boyle, Newton avait cru que la littérature alchimique obscure, unanimement méprisée à son époque, pou­ vait contenir la vérité de la transmutation ! Newton copiant, pendant des

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Newton redécouvert

heures et des jours