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French Pages 460 [446] Year 1997
Paul BOURY
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LA FRANCE DU TOUR Le Tour de France un espace sportif à géographie variable
Collection "Espaces et Temps du Sport" dirigée par Pierre Arnaud
Le phénomène sportif a envahi la planète. fi participe de tous les problèmes de la société, qu'ils soient politiques, éducatifs, sociaux, culturels, juridiques ou démographiques. Mais l'unité apparente du sport cache mal une diversité aussi réelle que troublante : si le sport s'est diffusé dans le temps et dans l'espace, s'il est devenu un instrument d'acculturation des peuples, il est aussi marqué par des singularités locales, régionales, nationales. Le sport n'est pas éternel ni d'une essence trans-historique, il porte la marque des temps et des lieux de sa pratique. C'est bien ce que suggèrent les nombreuses analyses dont il est l'objet dans cette collection qui ouvre un nouveau terrain d'aventures pour les sciences sociales.
Ouvrages parus Joël Guibert, Joueurs de boules en pays nantais. Double charge avec talon, 1994. David Belden, L'alpinisme un jeu ?, 1994. Pierre Arnaud (éd.), Les origines du sport ouvrier en Europe, 1994. Thierry Terret, Naissance et développement de la natation sportive, 1994. Philippe Gaboriau, Le Tour de France et le vélo. Histoire sociale d'une épopée contemporaine, 1995. Michel Bouet, Signification du sport, 1995. Pierre Arnaud et Thierry Terret, Histoire du sport féminin, 1996, 2 tomes. André Benoît, Le sport colonial, 1996. Michel Caillat, Sport et civilisation, 1996. Thierry Terret, Histoire des sports, 1996. Michel Fodimbi, Pascal Chantelat, Jean Camy, Sports de la Cité, 1996. Michel Vaugrand, Jean-Pierre Escriva, L'Opium Sportif, 1996. Bernadette Deville-Danthu, Le Sport en noir et blanc, 1996.
Paul BOURY
LA FRANCE DU TOUR Le Tour de France un espace sportif à géographie variable
L'Harmattan
L'Harmattan lne.
5-7, rue de l'École Polytechnique 75005 Paris - FRANCE
55, rue Saint-Jacques Montréal (Qc) - CANADA H2Y IK9
© L'Harmattan, 1997 ISBN 2-7384-5619-7
à mon épouse
en souvenir de mon oncle, mineur de fond et coureur cycliste, mort à vingt ans sur le front de l'argonne, qui avait, lui aussi, rêvé au tour de france,
"si tu peux rêver .. . mais sans laisser ton rêve être ton maître ... " (Rudyard Kipling)
PRÉFACE
Voici une nouvelle et solide pierre à l'édifice. A tant d'écrits sur le Tour de France - il en est de somptueux, et ce qu'y font les champions le justifie bien - vient s'ajouter avec le livre de Paul Boury comme une petite musique singulière: celle de l'intelligence universitaire, cartésienne, mâtinée de cette curiosité d'historien et de cette passion d'amateur qui le fait d'emblée entrer dans notre famille. Son propos m'a tout de suite paru intéressant et novateur, qui consistait à s'intéresser non pas aux acteurs de la pièce - ce que d'autres ont fait ou font très bien - mais plutôt à son décor, à cet "espace sportif à géographie variable", comme il le définit magistralement, dans lequel évolue le Tour de France. Répétant sans cesse que notre terrain de sport à nous n'étant que la route, avec à la fois ses charmes et ses aléas, et nous considérant comme d'authentiques colporteurs de bonheur, chaque année en juillet, cette étude de notre cadre de vie à travers les âges du Tour avait tout pour me séduire. Elle l'a fait. Elle m'a même beaucoup instruit sur les ressorts qui avaient autrefois animé mes prédécesseurs au moment de leur choix. Où l'on mesure qu'une compétition sportive a naturellement ses règles et ses besoins, mais que, devenue au fil des temps une grande geste sociale, elle répond aussi à d'autres paramètres: économiques, sécuritaires, et parfois politiques. Cet élargissement du Tour de France - que d'aucuns appellent gigantisme - qui est à la fois la rançon de son succès autant que sa propre menace, Paul Boury l'a vu venir tout au long de son étude syncrétique. Et je sais avec lui aujourd'hui ce que pèsent, bien sûr, la télévision et les parrains de l'épreuve, car elle ne se fait pas sans eux; mais aussi l'engagement des élus et de la puissance publique: les agents de l'équipement (la route, on y revient ... ), la gendarmerie, la police. 7
Il Y a belle lurette qu'une organisation privée s'est muée en cause nationale et ce constat nous ramène à son "espace sportif' qui, plus que jamais, se doit d'être "à géographie variable". C'est une nécessité autant qu'une volonté. Nécessité de répondre à des contraintes réglementaires: pas plus de 23 jours de course, nous dit l'Union Cycliste Internationale, et pas plus de 260 kilomètres par jour, ni plus de 180 kilomètres de moyenne quotidienne. Ce n'est pas avec cela qu'on peut en une seule fois visiter toutes les régions de France qui le souhaiteraient. Nécessité encore de s'en tenir aux grands équilibres entre la plaine et la montagne, auxquels s'attachaient beaucoup avant moi Jacques Goddet et Félix Lévitan. Nécessité toujours de franchir les Alpes et les Pyrénées, de terminer à Paris, de s'exporter de temps à autre ... Mais, aujourd'hui plus que jamais s'impose aussi la volonté d'offrir le Tour, en alternance pas toujours les Bretons, les Nordistes, et jamais les Alsaciens, les Berrichons ... - aux villes et aux départements qui le réclament. Ce n'est pas pour autre chose, pour ne pas privilégier certains au détriment d'autres, que le "ticket d'entrée", financier, est le même pour tout le monde. Pour ceux qui veulent promouvoir leur image, leur station, ou bien encore mobiliser leur population, leurs associations, ou simplement se redonner un peu de moral et conjurer la crise. Il y a de multiples manières d'aimer le Tour de France. Paul Boury avoue par exemple qu'il aura été pour lui le point de départ "d'une réflexion, pour un homme qui ne voudrait pas vieillir". Pour ma part, en charge de cette authentique pièce du patrimoine national et voyant dans les yeux des Français le bonheur qu'il leur apporte, je voudrais que le Tour soit pour eux tous un cadeau à partager. Comme un homme qui ne voudrait pas être injuste. Jean-Marie LEBLANC Directeur du Tour de France
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A VANT·PROPOS
Depuis près d'un siècle, chaque année "de paix", le Tour de France, au rythme des saisons, au temps des moissons, au milieu des vacances, devient le feuilleton de l'été, feuilleton du journal d'abord, feuilleton de la TSF ensuite, et aujourd'hui grand feuilleton télévisé. Le Tour de France n'en est pas moins resté à la fois une grande compétition sportive et une grande fête. Pendant trois semaines, c'est une véritable chenille de coureurs mais surtout de véhicules de toutes sortes qui parcourt les routes de France, un peu celles de l'étranger aussi, qui traverse villes et campagnes, qui franchit les montagnes et qui fait une pause dans certaines de nos cités avant de finir en apothéose sur les Champs-Elysées. Une certaine France nous est montrée à travers ses routes et ses champs, ses places et ses rues, ses monuments et ses églises, ses petites villes inconnues et ses grandes villes en perpétuel changement, ses montagnes et ses vallées, ses parcs de loisirs et tous ces lieux qui appellent au voyage et aux vacances. C'est cela "la France du Tour", celle qui est née au début du siècle, celle qui fut pendant des décennies enfermée dans ses frontières avec ses montagnes et ses villes de tradition, mais celle qui, aujourd'hui, s'ouvre sur l'Europe, fait une large place à cette France profonde pour faire découvrir de nouveaux paysages, de nouvelles cités, de nouvelles montagnes aussi ... Le Tour de France reste une grande course bien sOr, la plus grande course du monde assurément, que personne ne saurait évoquer sans un brin de nostàlgie, mais aujourd'hui, c'est aussi une des plus belles leçons de géographie, un des plus belles leçons d'histoire. Je voudrais vous la présenter. Paul Boury
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INTRODUCTION
Le développement du sport "moderne" à la fin du XIXème siècle qui s'est accéléré au cours des dernières décennies avec la découverte de nouvelles disciplines, la diversification des modes et la prolifération des pratiquants de. tous âges et de toutes classes sociales a mis en évidence un "espace sportif' qu'il semble nécessaire de bien délimiter en raison de l'ambiguïté que présentent le terme et le concept. Prenant acte de l'importance du fait sportif dans la société actuelle, des géographes comme Jean-Pierre Augustin et Jean Praicheux ont effectué des recherches sur l'espace sportif en vue de le décrire sous ses différentes formes et surtout d'en analyser les rapports avec la société. Or, ces recherches qui ont porté tant sur le macroespace que les micro-espaces ne se sont pas particulièrement attachées au cyclisme sur route et en particulier à la plus importante des compétitions qu'est le Tour de France. La diversité des pratiques reliée, du reste, au fait que l'on peut également prendre en considération des échelles différentes conduit à dresser plusieurs typologies de ces espaces sportifs. C'est ainsi qu'une première typologie pourrait être établie à partir de la nature même de la pratique allant d'une activité de loisir informelle jusqu'à des compétitions s'insérant dans un cadre rigide et susceptibles de donner lieu à des spectacles à la fois marchands et médiatisés. Une deuxième typologie pourrait découler de l'objet de la discipline considérée et, dans ce cas, une distinction s'opérerait entre les sports "statiques" se déroulant à l'intérieur d'un espace bien délimité avec des acteurs participant à un spectacle offert à la vue du public, qu'il ait lieu dans une salle ou dans un stade de plein air et les sports "de déplacement" qu'il n'est pas possible de suivre dans leur intégralité. Une troisième typologie pourrait découler de la nature Il
même de l'espace utilisé et de ses dimensions. Seraient alors mis en évidence et en confrontation les espaces permanents conçus pour une ou plusieurs disciplines (stades omnisports, par exemple) et des espaces ayant à l'origine une autre destination mais susceptibles d'accueillir une manifestation sportive, voire une compétition d'une ampleur et d'une durée plus ou moins grandes. Il en est ainsi des routes pour les compétitions cyclistes. Une dernière typologie - sans que cette énumération ait un caractère exhaustif - tiendrait à l'importance même des compétitions à considérer. n en est ainsi des terrains de sports collectifs susceptibles de donner lieu à des rencontres dont l'éventail peut aller d'une rencontre de jeunes sans public jusqu'à la rencontre recevant des milliers de spectateurs et donnant lieu parfois à un reportage télévisé s'adressant alors à des millions de téléspectateurs. Mais, quel que soit le sport considéré, quelle que soit la typologie retenue, on constate que cet espace sportif - dans le cas d'une compétition, et là nous restreignons le concept - constitue un élément essentiel dans le déroulement de l'épreuve, indissociable, du reste, des autres éléments qui ont à intervenir dans la conception et la mise en oeuvre de cette compétition. Participant à un sport "de déplacement", compétition d' un niveau mondial, médiatisé à l'extrême pour être ainsi devenu un "feuilleton de l'été", se déroulant chaque année sur un espace créé sur la base de nouveaux éléments à partir d'un réseau de villes, d'un écheveau de routes et d'un faisceau d'obstacles donnant à chaque édition de l'épreuve son visage particulier, le Tour de France "croise" en quelque sorte les typologies que nous venons d'évoquer en raison de ses caractères spécifiques. Et c'est cette spécificité, cette originalité, cette complexité dans sa conception et sa mise en oeuvre qui conduisent à une approche susceptible elle-même de générer des réflexions d'une portée encore plus large sur l'espace sportif, sur la pratique sportive, et, par là même, sur des éléments reliés à la société actuelle. Compétition sportive par nature, mais qui, de plus, par sa durée, par sa contexture, par ses héros et par ses narrateurs, constitue un véritable récit mêlant le calme à l'imprévu, le tragique au burlesque, en même temps qu'il est le champ clos d'une autre compétition
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économique, le Tour de France se situe ainsi et surtout au coeur d'un conflit entre les deux logiques qui s'opposent dans toutes les compétitions sportives d'un certain niveau: la logique de l'incertitude et la logique de la certitude. La première de ces logiques, celle qui apparaît lors de la création d'une compétition sportive, est, bien sûr, celle de l'incertitude reposant elle-même sur deux fondements, celui de la logique sportive stricto sensu et celui de la logique narrative et générant ainsi un "espace de l'incertitude". Avec la logique sportive, nous abordons la "glorieuse incertitude du sport". Bernard Gerbier précise ainsi que "le problème fondamental, c'est que le procès du travail sportif doit être soumis à l'incertitude. Il faut qu'il y ait incertitude; sinon, il n 'y a pas de sport, il y a autre chose"./ Toute compétition doit donc mettre en présence des concurrents entre lesquels doit s'appliquer cette règle essentielle. Mais si, au départ de l'épreuve - et le Tour de France ne saurait échapper à une telle considération - il Y a des "favoris", des "outsiders" et une masse de concurrents que les résultats antérieurs laissent dans l'anonymat, rien ne peut empêcher de penser que la victoire ne puisse être à la portée de l'un ou de l'autre. Les qualités physiques, morales et mentales que demande la discipline considérée et, en ce qui nous concerne, relevant d'une certaine forme de compétition incluant des difficultés de nature différente (montagne, contre la montre) mais aussi des possibilités de récupération permettant à chaque concurrent de conserver intact son potentiel pendant plusieurs semaines déterminent, en quelque sorte, une hiérarchie entre les concurrents qui varie selon la forme de l'itinéraire retenu. Des inégalités existent également qui découlent de l'environnement humain dont dispose chaque concurrent et qui tiennent à la structure de l'équipe à laquelle il appartient et à la gestion à laquelle est soumise cette équipe lors d'une épreuve aussi longue que peut l'être le Tour de France. Mais si de telles inégalités font partie de la règle du jeu, il n'en demeure pas moins que, tant par le réglement que par l'itinéraire, l'espace, lui, devrait rester absolument neutre dans les chances accordées aux uns et aux autres. Il en va de l'équité sportive, il en va donc du respect de toute éthique.
1. Bernard Gerbier, Actes du colloque "Sport et télévision", CRAC Valence, avril 1992, page 72.
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En ce qui concerne la logique narrative, le conte, le roman et le feuilleton appellent, pour maintenir l'intérêt du récit au plus haut niveau, non seulement le respect du degré d'incertitude jusqu'à la tin, jusqu'au dénouement, mais aussi, en amont, une construction de l'intrigue fondée sur des hypothèses de comportement des divers personnages avec la possibilité, pour chacun d'entre eux, d'occulter temporairement une partie de ses moyens et de lui laisser ainsi la faculté, jusqu'à la fin de l 'histoire, de procéder à des retournements de situation. Certes, une construction narrative écrite une fois pour toutes peut toujours être connue, par avance, du lecteur qui a ainsi la possibilité d'anticiper. Il n'en est pas de même lorsque la narration est là pour rendre compte - et c'est le cas du Tour de France - étape par étape, du déroulement d'une épreuve dont on peut tout attendre dans le rebondissement et l'issue finale. Là aussi, l'intrigue ne saurait être dénouée trop tôt sans que, pour le lecteur et le téléspectateur, une chute d'intérêt se répercute sur le succès escompté. Un véritable phénomène de résonance va donc s'instaurer entre ces deux logiques, sportive et narrative et cela, bien sOr, dans la mesure où la construction d'une épreuve telle que le Tour de France accepte de répondre aux exigences de ces deux logiques, c'est-à-dire au maintien d'une égalité des chances, sinon entre tous les concurrents ce qui relèverait de l'utopie - mais, au moins à l'intérieur d'une certaine élite et à l'ouverture d'une compétition pendant un délai suffisamment long pour générer un récit dont l'intérêt restera soutenu. Parmi les différentes conditions répondant aux contraintes de cette logique de l'incertitude - sportive et narrative - à côté des problèmes tenant à la réglementation, à l'organisation, à la police, voire à la logistique, il apparaît qu'une place importante doive revenir aux différentes dimensions de l'espace retenu pour la compétition. Et, dans une compétition comme le Tour de France, course à étapes devant se dérouler sur des terrains de nature différente, les étapes comportant elles-mêmes des distances variables, on voit que se posent alors des problèmes de tous ordres reliés à des variables qu'aura à prendre en compte l'organisateur: rapport entre les difficultés présentées par les différents espaces retenus (moyenne montagne, haute montagne, contre la montre, longue distance en plaine), localisation relative de ces différents espaces, structure des étapes présentant des difficultés (un ou plusieurs cols, situation du col par 14
rapport à l'arrivée, etc ... ). On voit ainsi que s'esquisse un double espace de l'incertitude: celui de l'étape prise isolément, mais surtout et c'est à celui-là qu'il convient de s'attacher - celui de l'espace du Tour considéré dans sa globalité. La seconde logique est celle de la certitude, la compétition sportive apparaissant alors comme enjeu économique. Pour être un "phénomène de société", le sport (et, plus particulièrement, le sport de compétition, et le Tour de France en est une parfaite illustration), est soumis à une autre logique, la logique de l'économie, avec une forme qui lui est propre, susceptible du reste de conduire à des dérapages et à des excès, mais susceptible aussi d'assurer sa prééminence sur la logique de l'incertitude. En premier lieu, on ne saurait isoler le sport de compétition du contexte même de la société actuelle. Quelle que soit l'idéologie dominante des institutions étatiques qui ont à l'orienter, le moteur essentiel de développement de la société est, dans son acception la plus large, la recherche du profit et cette recherche va avoir son impact dans les comportements individuels et collectifs. Certes, des limites vont s'instaurer pour certains individus, pour certains groupes sociaux qui vont intégrer cette course au profit à des idéologies relevant d'un autre domaine. Solidarité, civisme, charité (chrétienne ou autre), respect d'une certaine "qualité" de vie sont là pour "atténuer" ou rendre acceptable une lutte dont l'aboutissement, sans le respect de ces barrières, serait la constitution d'une véritable jungle sociale. Mais trop de situations nous apportent la preuve qu'on ne saurait s'abstraire, dans l'observation du phénomène que représente la compétition sportive, des données fondamentales du contexte. Dès que l'on passe, en effet, du phénomène général de la vie économique au cas particulier que représente la compétition sportive, et ce sera le cas, avec le cyclisme professionnel, de toute compétition et notamment du Tour de France - il Y aura nécessité, pour les entrepreneurs concernés, de rentabiliser les investissements auxquels ils ont consenti sous une forme ou une autre. Dans ce cas, il importe d'appliquer à la conduite de la course les principes d'une gestion rigoureuse, de réduire au maximum le champ des aléas, d'éviter toute surprise sur le terrain de la compétition, en quelque sorte, de répondre à une véritable logique de la certitude. Les domaines évoqués dans la
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présentation de la logique de l'incertitude apparaissent alors sous l'optique opposée. Et, parmi les éléments concernés, figure l'espace retenu pour la compétition. Lorsque cette logique est poussée jusqu'à l'extrême sans tenir le moindre compte des barrières de l'éthique sportive ou tout simplement de la morale, jusqu'à violer la lettre et l'esprit de la compétition, on aboutit évidemment à une perversion du système qui va déboucher sur les excès et les tricheries qu'aura connus - à l'image d'autres disciplines et d'autres compétitions - le Tour de France dès son plus jeune âge. L'exemple du Tour de 1904 est particulièrement significatif de cet état d'esprit, les excès montrant jusqu'où pouvait conduire une certaine forme de chauvinisme régional. Mais, sans aller jusque-là, il convient de souligner les risques inhérents aux tactiques élaborées et mises en oeuvre par les équipes de marques ou de groupes extra-sportifs avec les risques de voir s'imposer la logique économique de la certitude. Jacques Calvet évoque ainsi "la pratique mise en oeuvre par les annonceurs pour assurer la victoire d'un de leurs coureurs,,2 (avec les gestes criminels dont furent victimes Duboc en 1911 et Scieur en 1923) en soulignant - et là il émet un jugement de valeur sur la comparaison entre les différentes formules du Tour - que "le moindre accroc dans ce scénario très strict apparaît alors a contrario comme un événement extraordinaire, alors que les échappées et les rebondissements de la course étaient fréquents et normaux au temps des équipes nationales".3 Ce fut le cas pour les Tours de 1939, avec la lutte incertaine entre René Vietto et Sylvère Maes et surtout de 1947, avec la victoire de Robic dans les derniers kilomètres de la dernière étape. D'ailleurs, les deux spécialistes de l'économie du sport que sont Wladimir Andreff et Jean-François Nys, après avoir réfuté l'hypothèse qu'en économie capitaliste, le sport serait confisqué par les monopoles, sans non plus adhérer à celle qui voudrait mettre l'économie au service du sport, définissent le créneau à l'intérieur duquel pourrait prendre place une vision faisant la part de l'économie et celle du respect de l'éthique sportive. 4 Jacques Calvet montre bien que, dans certains Tours l'incertitude disparaît totalement. Ce sera le cas dans le Tour de 2. Jacques Calvet "Le mythe des géants de la route", Presses Universitaires de Grenoble, 1981, page 140. 3. Jacques calvet, id. 4. Wladimir Andreff et Jean-François Nys "Economie du sport", PUF, (Que saisje ?), Paris, 1986.
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France en 1906, 1907, 1908 avec la domination totale de l'équipe Peugeot; en 1909, 1910, 1911, 1912 avec celle d'Alcyon, en 1923, 1924, 1925, 1926 avec la domination d'Automoto, puis de nouveau d'Alcyon jusqu'en 1929. Dès lors, la compétition est programmée: on sait au dépan qui gagnera, et comment il le fera. Le seul élément d'incertitude provient de la possibilité d'une défaillance... ,,5 (exemple de Defraye pour le Tour de 1913). Faut-il voir ici l'exacerbation des rivalités entre des firmes pressentant, avec la saturation d'un certain marché, l'arrivée de la crise économique? La logique de la certitude est donc bien placée pour l'emporter dès que la compétition prendra une certaine ampleur. C'est ainsi qu'avec des finalités en opposition, les deux logiques allaient devoir s'affronter dans bien des domaines et' conduire à des conceptions bien diffférentes de cet espace sportif du Tour de France. On ne saurait, du reste, parler d'opposition entre ces deux logiques qui se relient à deux systèmes de valeurs différents, mais plutôt d'incompréhension. L'incertitude s'appuie à la fois sur une éthique et la volonté de conserver une large marge d'inconnu dans le déroulement de l'épreuve. La certitude voudrait, quant à elle, éliminer le risque, le changement et conduire à un gain planifié, à une victoire qui soit le résultat de seuls calculs. Mettre en présence les représentants de ces deux logiques ne peut, en fait, qu'aboutir à l'élimination de l'une de ces logiques par une victoire totale de l'autre sans le moindre compromis. Bernard Gerbier est formel sur ce point lorsqu'il déclare, "qu'il y a une contradiction extrêmement forte entre les besoins du sport (fondés sur l'incertitude) et les besoins du capital (fondés sur la certitude). La tentation est grande de nier cette incertitude. Et lorsque l'incertitude du sport est niée, le sport devient un spectacle. Tout cela rapproche le sport du cinéma ! .. 6 Dans le domaine du sport, cette incompréhension va générer des comportements marqués d'une certaine hypocrisie. Nul ne veut reconnaître que l'on viole "la noble incertitude du sport" et la logique de la certitude, après l'avoir emporté, s'efforcera de revaloriser les composants de l'incertitude. Cest ainsi qu'on minimisera les éléments liés à la règle et à l'espace 5. Jacques Calvet, id. 6. Bernard Gerbier, op. cit., page 73.
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pour en surestimer d'autres, mais auparavant - et là, peut-on parler de conflit - des pressions seront exercées sur l'organisation pour obtenir l'espace susceptible de répondre à des chances importantes de victoire. Ce fut le cas en 1924 et en 1925, lors des deux Tours remportés par le coureur italien Bottechia, un excellent grimpeur favorisé par l'itinéraire et l'importance des étapes de montagne. Elément essentiel dans la compétition, l'espace sportif devient donc un enjeu du conflit engagé entre les différents acteurs attachés à des conceptions opposées de cette compétition sportive. Et cela sera d'autant plus vrai que les fondements de la compétition laisseront, dans certains cas, une marge importante de décision aux organisateurs, ce qui, effectivement, ne saurait se produire dans des disciplines dont les règles et l'espace ne peuvent varier dans le temps bien défini d'une compétition ou d'une saison sportive. C'est là qu'il convient de situer le Tour de France dans la typologie des espaces sportifs de l'incertitude. Ce concept d'incertitude peut, en effet, à lui seul, générer une typologie des espaces sportifs et faire ainsi apparaître des critères de classement.Et dans quelle mesure le Tour de France pourra-t-il alors prendre sa place dans une telle typologie ? Une typologie des espaces sportifs, parmi toutes celles auxquelles il est possible de faire référence, pourrait s'appuyer sur le degré d'incertitude lié à de tels espaces. Il y aurait ainsi, d'un côté, les espaces pour lesquels l'incertitude est entière, l'égalité des chances complète entre les différents concurrents. Il semblerait que, dans ce créneau, l'espace parfait répondant à un tel critère soit tout simplement celui qui correspond à la course de 100 mètres avec des couloirs parallèles (alors qu'il n'en est déjà plus de même dès que l'on aborde les distances avec les décalages entre les couloirs). A l'autre extrémité de cette typologie viennent des espaces où l'on donne à l'un des compétiteurs la latitude de choisir lui-même §.2!! espace. L'exemple le meilleur pourrait être celui de la Coupe Davis où la nation qui reçoit choisit le lieu et l'espace qui lui donnent les meilleures chances de succès. A l'intérieur de cette typologie - sans la pousser dans sa dimension exhaustive - nous aurions les terrains utilisés dans les sports collectifs où l'on réduit à la fois l'incertitude et l'égalité des chances par l'influence de l'environnement tant physique
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que psychologique. La connaissance du lieu, les repères que peuvent prendre les joueurs et surtout la présence et l'action du public (davantage en salle qu'en plein air) constituent des facteurs importants qui limitent le niveau d'incertitude. Dans une étude consacrée aux "trajectoires du sport", Roger Chartier et Georges Vigarello vont même - au sujet précisément du sport cycliste - inverser, en quelque sorte, les facteurs pour subordonner la forme de l'espace sportif à la logique du profit qu'ils situent en amont: "L'exemple du cyclisme à la fin du XIXème siècle montre clairement comment l'implantation et l'architecture même des vélodromes dépendent étroitement des profits escomptés par leurs propriétaires - parmi eux, Clovis Clerc, le directeur des Folies-Bergère, et Tristan Bernard qui possède Buffalo - et aussi comment l'existence d'un lieu qu'il faut rentabiliser au mieux conduit à l'invention de formes sportives inédites, pensées d'emblée comme des spectacles pour le plus grand nombre, ainsi les courses des Six Jours. L'espace propre du sport est donc, contradictoirement, le site idéal d'une pratique qui n'a de fin qu'en elle-même, et qui pour ce, doit être inscrite à part dans la cité, et en même temps le théâtre d'un spectacle qui, comme tout spectacle, doit enrichir les uns et divertir ou enseigner les autres. ,,7 L'élaboration d'une typologie complète ne pourrait être réalisée que dans la mesure où, discipline par discipline, voire épreuve par épreuve, seraient analysés tous les facteurs spatiaux ayant à intervenir et dans la mesure où également pourrait être évalué l'impact de chacun d'entre eux. Une telle étude dépasse le cadre de notre réflexion et de nos compétences. Si la spécificité du Tour de France peut laisser supposer a priori que l'espace sur lequel il se déroule est "hors typologie", l'introduction du critère de l'incertitude pourrait, par contre, permettre de le localiser. L'espace du Tour de France ne présente aucun élément permanent même s'il s'appuie sur certaines constantes. Chaque année, il donne naissance à un espace particulier et une telle construction s'inscrit à la fois dans une stratégie qui lui est propre, dans la prise en compte d'un contexte à multiples dimensions et dans 7 . Roger Chartier et Georges Vigarello. "Les trajectoires du sport" in Le Déhat du 19 février 1982. page 39.
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les enseignements dégagés de l'évolution technique, médiatique et socio-culturelle. Il n'en demeure pas moins que le fait, pour l'organisateur, d'avoir à bâtir chaque année son espace et d'une certaine façon sous une forme autoritaire et quelque peu arbitraire, laisse à penser que nous avons là un espace qui peut être à la fois celui qui correspond à la logique de l'incertitude comme à celle de la certitude. Si aucune réponse ne saurait être apportée devant une telle alternative, c'est qu'il nous faut remonter alors en amont dans le comportement et dans les motivations des responsables de l'organisation de l'épreuve, sans faire abstraction évidemment des multiples pressions auxquelles ils sont soumis. Privilègient-ils l'aspect sportif, le côté narratif ou les impératifs économiques, c'est-à-dire financiers? Telle est la question essentielle qui constitue le préalable lié au classement du Tour de France dans la typologie évoquée. Pour être né au début du siècle, s'être affirmé tout au long des années en dépit des interruptions liées aux deux conflits mondiaux, le Tour de France est ainsi passé du niveau d'une simple course cycliste à celui d'une des plus grandes compétions sportives du monde, tant par le prestige que par l'audience. Mais le Tour de France est devenu aussi, pour reprendre la définition qu'en donne Erving Goffman8, une "institution totale" . Et, tout au long de son histoire, la continuité du concept a été maintenue, même si certaines critiques considèrent qu'une telle compétition, dans son tracé et sa formule, s'est éloignée des orientations initiales à tel point qu'elle ne mériterait plus son appellation d'origine Mais, pendant cette période qui recouvre en fait le "siècle des extrêmes,,9 au cours de laquelle la société aura vécu bien des mutations dans de nombreux domaines, le Tour de France aura, lui aussi, subi, de plein fouet, le choc des changements ainsi intervenus: le cadre de l'éthique sportive, la place prise par l'économie dans la compétition sportive, les progrès technologiques et la révolution dans le domaine de la communication. Les valeurs du système coubertinien ont cédé la place à la volonté de gagner à tout prix et le prix de la victoire s'est alors substitué à la joie de vaincre. La compétition sportive - et les courses cyclistes les plus prestigieuses, comme le Tour 8. Eric Goffman, Asiles, Editions de Minuit, 1968. 9. Eric Hohshawn, The Age of Extremes, The Short Twentieth Century, 19141991, Michael Joseph Ltd, Penguin Group, Londres, 1994.
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de France, en sont le meilleur exemple - sont là pour assumer une fonction bien définie dans l'économie de marché. Que dire des progrès accomplis dans le perfectionnement des machines depuis le premier Tour de 1903 pour permettre aux coureurs, sur des engins sophistiqués, de réaliser les vitesses et les performances qui s'améliorent d'année en année ? Que dire également de l'espace sur lequel sont appelées à se disputer les différentes étapes du Tour ? Depuis plusieurs années, les grandes routes ont été abandonnées, mais les voies utilisées, même celles qui conduisent aux cols les plus élevés sont dans un état tel que, sur ce point également, des progrès sont accomplis par les coureurs. Que dire enfin des progrès accomplis dans la médecine du sport - voire la médecine tout court - sans bien sûr évoquer les procédés à la fois illégaux et dangereux ? Pour se faire une idée de tous ces progrès, il suffirait de comparer deux ascensions du Tourmalet, celle de 1909 et celle des derniers Tours... La dernière révolution qui a bouleversé les données de "fabrication" du Tour de France relèvent de la communication. Prenant le complément et le relais de la radio, la télévision s'est imposée pour donner au "feuilleton de l'été" la dimension qui le situe au tout premier rang des spectacles sportifs. Tous ces changements étant, du reste, intervenus indépendamment les uns des autres ont eu lieu dans un contexte socioculturel lui-même en évolution constante et conduisant ainsi à des demandes, plus ou moins explicites de publics, de lectorats et surtout d'une masse de téléspectateurs dont les organisateurs de l'épreuve, mais aussi leurs commanditaires, ne pouvaient pas ne pas tenir compte. La synthèse qui s'avérait alors nécessaire pour la conception, la mise au point et la conduite de chacune des éditions successives de l'épreuve, à côté d'autres facteurs, aboutissait à des choix d'un espace du Tour, espace apparaissant à la fois comme un élément d'une stratégie mais aussi comme un compromis entre des exigences et des contraintes divergentes. C'est cet espace que nous avons tenu à étudier dans sa dimension géographique mais en situant celle-ci dans son contexte historique, c'est-à-dire en prenant en compte tous ces facteurs qui, depuis un siècle, ont changé de nature et de volume. Pour ce faire, il nous a semblé opportun de considérer trois périodes de l'histoire du Tour donnant lieu aux trois premières parties de notre étude: l'espace
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inventé faisant la genèse de la conception du Tour et le début de l'épreuve avec les Tours de 1903 et de 1904 (tère partie), l'espace construit débouchant sur la forme hexagonale et allant de 1905 à 1951 (2ème partie) et l'espace recomposé à partir de 1952 (3ème partie). Nous avons tenu enfin à recouper cette vision chronologique par une approche permettant de voir comment cet espace a été vécu par tous les acteurs ayant participé, de près ou de loin, à cette grande aventure humaine. C'est l'objet de la 4ème partie: l'espace vécu.
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PREMIÈRE PARTIE: L'ESPACE INVENTE LA CRÉATION DU TOUR DE FRANCE (1903-1904)
Lorsque le Tour de France est créé en 1903, les novations dont il est porteur, tant par la distance à parcourir que par la formule de course par étapes, voire par l'organisation qu'il nécessite, autorisent à parler d'une véritable "invention" dans le domaine sportif. Mais cette invention ne saurait être considérée comme purement fortuite, même si, à un certain moment, les circonstances et les hommes qui les ont mises à profit ont donné à l'événement et à l'institution ainsi créée des formes à partir desquelles l'évolution allait s'opérer tout au long du XXème siècle. Afin de définir, dans ses différentes dimensions, l'espace initial du Tour de France, c'est-à-dire celui qui correspond aux deux premières éditions, trois approches complémentaires semblent nécessaires. La première correspond à l'observation de l'évolution de la pratique du cyclisme, elle-même reliée aux besoins de la toute nouvelle industrie du cycle et cette approche conduit à mettre en évidence l'opposition entre deux logiques, la logique sportive proprement dite et la logique économique. La deuxième impose d'observer les formes successives que prend l'organisation exigée par le développement des compétitions cyclistes et qui ainsi, sur près de quarante ans, à partir de l'espace bien délimité et réduit des parcs publics, aboutit à celui du premier Tour de France. La troisième prend en considération la perception de cet espace du Tour de France, perception qui se situe au terme d'un processus de pédagogie et de communication mais qui débouche aussi sur une demande informelle du public qui finit par s'imposer aux concepteurs de l'épreuve.
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Chapitre 1 De l'invention du cycle à la compétition cycliste
Pour apprécier l'évolution suivie à la fois par la production de l'objet qui successivement s'appellera vélocipède, bicyclette et tout simplement vélo mais aussi par la pratique à laquelle il donne lieu, il nous a semblé indispensable, après avoir rappelé la place de ce "vélo" dans la vie quotidienne d'observer comment l'on est passé de la phase d'invention à la phase d'industrialisation, puis à celle de conquête du marché. Le vélo, pourquoi ?
L'invention du vélocipède qu'il convient de situer - sans plus de précisions, pour le moment - au milieu du XIXème siècle répond à la possibilité, sur le plan technique, de substituer à l'effort de l'homme et à la traction animale des moyens mécaniques permettant simultanément, pour les déplacements d'aller plus vite et d'économiser des efforts. On peut ainsi, en extrapolant, considérer que c'est dans ce même esprit qu'est apparu le chemin de fer et qu'apparaîtra l'automobile (sans parler encore de l'avion). Tel est donc le contexte dans lequel on peut situer l'apparition du vélocipède - entre cheval et voiture - et dont l'utilisation bénéficiera de toute une série d'innovations techniques. Moyen de déplacement utilitaire, le vélocipède sera aussi très vite considéré comme moyen de loisir permettant la promenade, la découverte de lieux attractifs et l'occasion de rencontres agréables tout en restant d'autant plus un objet de luxe que son acquisition représente dans un premier temps une dépense relativement élevée. Sa possession et son utilisation participent alors à une certaine discrimination sociale comme le soutient Philippe
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Gaboriau lorsqu'il évoque les pratiques cyclistes au cours du dixneuvième siècle : " Cheval mécanique et progressiste, le vélocipède puise ses valeurs dans l'univers séparé de la classe de loisir. Il est lié aux consommations excédentaires d'argent et de temps (loisirs, sports, tourisme), au rêve d'âge d'or industriel de la bourgeoisie. Son prix élevé le rend alors inaccessible pour les milieux populaires. ,,10 Mais ce vélocipède - car, en ce mil eu du XIXème siècle, nous assistons à la naissance du sport "moderne" - donne également naissance à une discipline sportive. Le "plus vite .... de la formule qui s'attache à définir les objectifs du nouvel olympisme, souligne qu'un des critères de la compétition tient à la vitesse de déplacement aussi bien d'un athlète dans sa course qu'à celle de l'homme (ou de l'équipage) utilisant par ses moyens physiques, intellectuels et moraux un animal (le cheval) ou une machine reconnue par les réglements de la compétition. Le vélocipède donne donc naissance - et cela dans son acception la plus large - à un sport de déplacement en quelque sorte "naturel", faisant essentiellement appel aux moyens humains sans aucun artifice, dans la mesure où l'on saura trouver des organisateurs ... et des concurrents potentiels. L'évolution de l'industrie du cycle reliée à l'évolution de la presse fournira, du reste, la clé de ce développement.
Le temps des inventeurs: de 1850 à 1870 On peut considérer que la période qui s'achève avec la guerre de 1870 constitue une phase d'innovation marquée essentiellement par des avancées sur le plan technique qui débouchent, du reste, sur la naissance d'une industrie du cycle d'abord en Grande-Bretagne, puis en France. Or, toutes ces innovations se traduisent à la fois par une meilleure maniabilité de la machine, c'est-à-dire plus de confort et de sécurité et par la possibilité d'aller de plus en plus vite. C'est alors que l'objet de curiosité devient un objet utilitaire en même temps qu'un objet de loisir et de sport. L'industrialisation, elle, a pour effet d'en abaisser le prix, c'est-à-dire de le mettre à la portée des classes modestes en direction desquelles un effort de promotion est nécessaire.
10. Philippe Gaboriau "Le Tour de France et le vélo" - L'Harmattan, 1995 - page 93.
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Deux innovations furent décisives dans la mise au point progressive du vélocipède. En 1860, en même temps que le Français Pierre Michaux met au point la pédale, l'élément donnant au vélocipède son autonomie, le forgeron britannique, Mac Millan, construit un engin à roue arrière motrice plus haute que la roue avant. Franco Cuaz insiste sur l'importance que représente l'invention de la pédale dans la technologie du cycle: " L'invention des pédales fut capitale. Pour la première fois, un moyen de locomotion avançait sur le sol au moyen de deux seuls points d'appui. Les Michaux, le père et quatre fils, se mirent à fabriquer des vélocipèdes dont le moins qu'on puisse dire c'est qu'ils étaient solides: ils pesaient 50 kilos. Réalisés en bois de hêtre massif, ils avaient deux roues de 90 cm de haut - vingt cm de plus que celles d'aujourd'hui - chacune avec huit solides rayons, un gros moyeu et une jante large et épaisse. La "michaudine" était cependant une machine élégante. Plus tard, un frein à bobine fut monté qui, par l'intermédiaire d'une cordelette, actionnait une palette agissant sur la roue arrière. Deux exemplaires furent vendus en 1861, 142 en 1862 et 400 en 1865, au prix - élevé pour l'époque d'environ 500 francs. La draisienne avait été une mode, le vélocipède devint une coutume. Ce fut le début d'une glorieuse histoire. "li Dès 1862, le premier se lance dans la fabrication industrielle, et Pierre Michaux crée la Société Michaux et Compagnie qui allait devenir, après association avec les frères Ollivier, la Compagnie Parisienne de Vélocipèdes. En 1865, un ouvrier de Pierre Michaux, Pierre Lallemand, part pour les Etats-Unis et installe un atelier de construction de vélocipèdes dans le Connecticut. La fin de cette décennie donne lieu, du reste, aux premières actions promotionnelles et c'est ainsi que la Compagnie Parisienne de Vélocipèdes encourage les premières compétitions cyclistes, avec la course du Parc de SaintCloud, le 31 mai 1868, puis, l'année suivante, la première course sur route, de Paris à Rouen.
Le temps des industriels: de 1870 à 1900 La guerre de 1870 marque, en France, une interruption dans le développement de l'industrie du cycle comme dans la compétition sportive. Et alors que l'industrie britannique met à profit les difficultés rencontrées par les constructeurs français, on assiste, au cours de cette 11. Franco Cuaz in "Allez, Maurice" Commune d'Arvier, 1993 - page 55.
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période, à d'autres innovations sur le plan technique. En même temps sont mises en oeuvre les premières formes de publicité, la "réclame", mais ont lieu aussi les premières compétitions auxquelles incombe la mission de démontrer la qualité du matériel. C'est ainsi qu'en 1873 apparaissent deux nouvelles machines. C'est d'abord le "grand bi" avec une roue avant motrice de grande dimension, d'une hauteur d'environ 1 mètre 30 alors que la roue arrière ne dépasse guère 30 centimètres. C'est ensuite le tricycle qui, lui, présente l'avantage d'une plus grande stabilité mais dont le succès sera limité. Viennent ensuite la transmission par chaine et pignon et le système de pédales reliées à la roue arrière motrice inventé en 1880 par Louis Sergent qui, selon Pierre Chany, se serait inspiré d'une idée retrouvée dans les notes de ... Léonard de Vinci. Mais ce fut un Anglais, Starley, qui sut exploiter l'invention de Sergent au niveau de la réalisation industrielle. Avec le garnissage des roues par bandages "élastiques" afin d'améliorer le confort du vélocipède dû à l'Anglais Dunlop, mais exploité surtout par les frères André et Edouard Michelin à partir de 1891, on arrive à la vraie bicyclette qui va devenir le "vélo de course" de cette fin de siècle, mais aussi la machine qui sera utilisée lors des premiers Tours de France. 12 Eugen Weber, dans le prologue intitulé "La petite reine" qui ouvre le colloque sur "la naissance du mouvement sportif associatif en France" tenu à Lyon en 1986, s'appuyant sur les mémoires du champion cycliste Charles Terront. observe la révolution technique qui s'opére lors de la concurrence entre grand bi et bicyclette: "Terrant gagne sa dernière course à Longchamp sur grand bi en 1888, sa première sur bicyclette l'année suivante. En 1888, tous les concurrents, sauf trois montaient des bis, en 1889, tous sauf deux montaient des bicyclettes. Terront avoue qu'il n'était pas partisan de la nouvelle machine, il n'aimait pas la chaîne à laquelle il n'était pas habitué et puis "comparées au simple et robuste bicycle, les premières bicyclettes étaient d'une fragilité inconcevable". Mais cela allait changer, "la fabrication s'améliorant, je me rendis à ['évidence". En 1891, quatre vélos sur cinq sont des bicyclettes, mais on trouve encore 5 % de grands bis en circulation et 15 % de tricycles. ,,13
12. D'après Pierre Chany "La fabuleuse histoire du cyclisme" ODIL, 1973, pages 10 et suivantes. 13. Eugen Weber in "La naissance du mouvement sportif en France", Presses Universitaires Lyon, 1986, p.12.
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Dans les années 1870, c'est donc en Angleterre que se développa d'abord l'industrie du cycle. C'est ainsi qu'à Coventry la Compagnie des machines à coudre s'orienta vers la construction des vélocipèdes .. Nottingham et Sheffield tinrent également une place importante dans ce secteur alors que Birmingham se spécialisa surtout dans la fabrication des pièces détachées. En France, la fabrication de vélocipèdes se développa d'abord dans l'agglomération parisienne avec la prolifération de petites entreprises, en particulier, à Levallois, mais également dans d'autres villes de France, à Dijon (avec les établissements Terrot), à Bordeaux, à Grenoble, à Lille, à Saint-Etienne et dans la région de Montbéliard. A Saint-Etienne, à partir de 1886, l'industrie du cycle repose avant tout sur l'existence d'une tradition métallurgique ancienne et sur le fait "que la demande de bicyclettes se manifeste de février jusqu'en août, autrement dit la période morte de l'arme correspond à la période active du cycle. Nombre de fabricants d'armes se sont donc précocement établis fabricants de cycles, sans avoir à spécialiser des ateliers où tours et fraiseurs servent indifféremment à l'usage des pièces de ['arme et de la bicyclette.,,14 C'est dans ce contexte qu'est créée l'Hirondelle, société pour la fabrication en France de vélocipèdes par la Manufacture Française d'Armes de Saint-Etienne. Dans la région de Montbéliard, Armand Peugeot, de retour d'Angleterre, entreprend la conversion de l'entreprise familiale spécialisée dans la fabrication de tondeuses, de pince-nez pour lorgnons et d'armatures de crinolines pour en faire une des premières firmes françaises de construction de cycles. Peugeot rejoint ainsi le cercle des grands fabricants comprenant, entre autres, la FrançaiseDiamant, Alcyon et Automoto. Tout au long de cette période,le parc de bicyclettes s'accroît dans des proportions considérables, comme l'atteste la progression de la taxe vélocipédique, passant de 600 en 1869, à 50 000 en 1890, à 300 000 en 1895 et à 980 000 en 1900. L'accroissement de la production est également fort éloquente: 20 000 en 1894, 330 000 en 1896, 483 000 en 1898, 839 000 en 1899. En fournissant ces informations, Yvon Leziart souligne qu'en 1900, les usines de cycles tournaient "à plein réndement".ls Pour situer cette production par rapport à l'époque actuelle, il convient d'indiquer que, pour l'année 14. André Vant "L'industrie du cycle dans la région stéphanoise" Editions lyonnaises d'art et'histoire, 1993, p.9. 15. Yvon Leziart, "Sport et dynamiques sociales", Actio, 1989, p. 96.
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1992, les chiffres de ventes de vélos en France (y compris les VIT) se sont élevées à 3 000 000, dont 25 % fabriqués en France, 25 % dans les autres pays d'Europe et 50 % en Asie.
L'industrie du cycle à la conquête d'un marché En s'appuyant sur le développement exponentiel du parc de bicyclettes, Philippe Gaboriau dans un article intitulé "Les trois âges du vélo en France" note que "le vélo, inventé au début du XIXème siècle, se présente comme un original objet historique, un témoin privilégié qui permet d'observer les transformations culturelles de la France au cours des deux derniers siècles. .. En effet, le vélocipède des premières années avait un prix tellement élevé qu'il était inaccessible pour les classes populaires. Mais, dès 1880, les progrès techniques rendent la machine plus sûre, plus maniable et plus confortable en même temps que l'industrialisation permet d'abaisser les prix dans des proportions considérables. Alors que, selon Philippe Gaboriau, "les classes supérieures investissent dans des valeurs attachées à l'automobile et l'avion .,. la bicyclette, par la logique du marché, se popularise, devient une machine amie de l'employé, de l'ouvrier, du paysan. 16.. Philippe Gaboriau va encore plus loin pour situer la pratique du cyclisme dans l'évolution de la société de la fin du XIXème siècle: " Le vélo se situe, dans l'espace mental de cette époque, entre les pratiques équestres et les pratiques de loisirs mécaniques (automobile, avion) en gestation; il est associé au sentiment d'une puissante transformation organique qui modifie les capacités mêmes de l'homme ... La bicyclette y est un être d'acier, une jolie bête de course, une petite machine ailée, entre cheval et avion ... 17 De 1895 aux premières années du XXème siècle, en moins de dix ans, le coût d'une bicyclette est passé de plus de 625 heures de travail à moins de 300 ... Pierre Giffard, dans "La fin du cheval" ne dit-il pas, en 1899, de la bicyclette "qu'elle n'est plus seulement un bienfait social... mais qu'elle devient le cheval du pauvre, la monture égalitaire ? "lB Ne répondait-il pas ainsi à Pierre de Coubertin qui écrivait, dans les Sports Athlétiques du 27 août 1892 au sujet de la 16. Philippe Gaboriau, "Les trois âges du vélo", Vingtième siècle, janvier-mars 1991, page 22. 17. Philippe Gaboriau op. cité, pages 114 et 115. 18. Pierre Giffard "La fin du cheval", A. Colin, 1899, page 1.
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pratique de la bicyclette et du comportement de dirigeants sportifs "conservateurs" :" On sent ... l'influence du petit bourgeois bête, vaniteux et rageur dont il existe encore, hélas, de trop nombreux spécimens dans nos provinces. Il hait la bicyclette parce qu'il est trop maladroit pour monter dessus et parce qu'elle dépasse sa vieille jument ... " Bien des conditions étaient ainsi retenues en 1900 pour l'exploitation d'un marché élargi. Il fallait alors démontrer les qualités du produit et, au-delà de cette information à caractère général, il appartenait à chacun des constructeurs de faire la preuve de la supériorité de sa fabrication. C'est dans ce contexte que va se développer toute la politique de la "réclame", la publicité de l'époque, une publicité qui, dans un premier temps, aura à venir à bout des réticences, des craintes et des interdits du siècle. Nous ne pouvons pas ne pas faire référence, à ce sujet, au "discours de réhabilitation" d'un médecin cité par Pierre Chany et relatif à la pratique de la bicyclette par les femmes, pratique condamnée, du reste, par les autorités ayant interdit l'accès du Bois de Boulogne ... aux femmes cyclistes : " Les jeunes filles à vélocipède, pourquoi pas? N'est-ce pas le remède de l'ennui ... ,,19. Mais cette "réclame" ne pouvait, ne devait pas se satisfaire de la seule destruction d'une image négative de la bicyclette. Il fallait, sans qu'il y ait eu des études formalisées du marché potentiel, diffuser une image qui pouvait répondre aux besoins et aux désirs de la clientèle. Après la période qui avait correspondu aux premiers acquéreurs qui, en raison, de leur statut social et de leurs ressources, allaient se tourner vers l'automobile, c'est vers une clientèle plus modeste qu'allaient se tourner les fabricants de cycles en lui présentant un moyen de déplacement susceptible d'être utilisé pour le travail, pour le loisir et aussi pour une pratique sportive. André Vant, en présentant l'origine de la première bicyclette stéphanoise des frères Gauthier, relate l'opération publicitaire novatrice entreprise en 1886 par la Rudge Cycle Company envoyant un de ses coureurs-représentants, H.O. Duncan, visiter les clubs vélocipédiques. L'affiche allait constituer le premier support utilisé dans les lieux fréquentés par cette classe modeste mais aussi sur la voie publique. Le journal et, dans un premier temps, les quotidiens d'information générale, allaient également diffuser cette forme de réclame. 19. Pierre Chany, op. cité, page 35.
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Mais, pour que cette publicité soit plus efficace, il importe de l'appuyer sur des exploits sportifs. Les premières compétitions sur route allaient donc fournir cet appui en attendant ... la création d'une plus grande épreuve à même de frapper davantage l'imagination. La compétition était donc appelée à jouer un rôle essentiel dans la vulgarisation de la bicyclette et la démonstration de ses possibilités. Elle devait à la fois montrer que cette bicyclette était appelée à rendre plus faciles et plus rapides toutes les formes de déplacement, mais aussi donner d'e]]e une image "sportive" en vue de séduire toute une clientèle potentielle attirée par le spectacle sportif qu'allait être la course cycliste. Un crescendo s'instaurait depuis la promenade en ville jusqu'à la découverte de lieux agréables à l'extérieur et, en matière de compétition, depuis le parc urbain jusqu'à la course de ville à ville. L'espace "cycliste" prenait alors d'autres dimensions. C'est ainsi qu'en 1868 des pratiquants furent invités à se confronter et, en se confrontant, à montrer la qualité du matériel qu'ils utilisaient Mais, pas plus la première épreuve de ville à ville, de Paris à Rouen, en 1869 que la course du Parc de Saint-Cloud en 1868, organisées l'une et l'autre par la Compagnie Parisienne de Vélocipèdes ne pouvaient donner lieu encore à une confrontation entre les marques, confrontation qui n'apparaîtra qu'au cours des années 1880 pour s'amplifier au cours des années 1890. André Vant, en décrivant les origines de l'industrie stéphanoise du cycle et en insistant sur la place tenue par les frères Gauthier indique "qu'ils ont sans doute l'intuition du rapport étroit qui doit unir réunions sportives, expositions de machines - publicité donc - et diffusion de l'information ... et qu'en 1891, ils participent cl la création du Vélo-Club Forézien, rassemblant 51 membres afin de développer le goût du cyclisme et préparer les vélocipédistes militaires.....20
20. André Vant, op. cité, page 10.
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Chapitre 2 L'espace "cycliste": du parc public au Tour de France
De la première compétition "officielle" qui s'est déroulée en 1868 au Parc de Saint-Cloud au premier Tour de France de 1903, l'espace réservé à la pratique du cyclisme de compétition a évolué considérablement tant en raison des progrès techniques que de la nature des compétitions et de la place prise par les moyens d'information. La presse en quête d'un nouveau lectorat Ne pouvant, comme tous les sports "de déplacement" bénéficier d'un spectacle en direct sur la totalité de son espace, la compétition cycliste doit s'appuyer sur la narration de l'événement et, dans un premier temps, faire appel au seul canal d'information existant au début du siècle, la presse. Les insuffisances et les carences de la presse d'information générale allaient conduire à l'émergence et au développement d'une presse spécialisée fondée à la fois sur le texte et l'image. mais une presse spécialisée qui, d'une part, allait provoquer, impulser, voire organiser de toutes pièces des compétitions cyclistes dont elle allait ainsi "se nourrir" et qui, d'autre part, allait orienter le cyclisme de compétition vers la logique économique, c'est-à-dire la logique du profit. La compétition débouchait sur les différentes formes du "marché sportif', d'un marché qui allait s'élargir progressivement. Tant qu'une compétition sportive se déroule sur un espace bien délimité à la vue de l'ensemble des spectateurs présents, il n'y a besoin de narration que dans le cas où l'importance de l'événement est tel 33
qu'une partie du public, de par l'éloignement ou d'autres impossibilités, ne peut en être le témoin. Le résultat d'abord, les circonstances ensuite de la compétition doivent être alors "racontés". Pour les compétitions apparues dans les dernières décennies du XIXème siècle avec la course automobile et le cyclisme sur route, le récit seul pouvait permettre au public d'en suivre le déroulement. Et, à partir de la première course, le Paris-Rouen de 1868, la nécessité était apparue de rendre compte de l'épreuve. Un gisement d'information était ainsi mis à la disposition de la presse. La presse d'information générale ne peut évidemment ignorer ni le développement du nouveau mode de déplacement par le vélocipède, ni la compétition qui allait se greffer sur sa pratique. Mais elle ne s'en montre pas pour autant toujours enthousiaste. Le quotidien "L a France" évoque "ces hommes qui se livrent à des excentricités dangereuses". De son côté, "La Patrie" se lance dans une polémique virulente en lançant une "croisade contre le bicycle". Néanmoins, les premières compétitions donnent lieu à des comptes rendus relativement brefs et lapidaires. La place que les journaux consacrent à la compétition cycliste fait apparaftre la nécessité, pour le sport cycliste. de disposer de sa presse spécialisée. Pierre Chany nous fournit des indications précieuses sur les premières années de cette presse qui se spécialise dans le sport cycliste. C'est ainsi que que déjà. dans les années 1860, un journal spécialisé dans le sport hippique - le Derby - avait défendu la cause du vélocipède et allait. en même temps qu'un autre ancêtre de cette presse - le "Cycling Record" - encourager les premières compétitions et en rendre compte. Mais c'est à Grenoble que naquit, en 1868, sous la forme d'un bi-mensuel, le "Vélocipède", le premier journal vraiment consacré au cyclisme. Le "Vélocipède" devint le "Vélocipède Illustré", faisant ainsi une large place à l'image, pour devenir un bihebdomadaire et tirer à 150000 exemplaires. Un autre "Vélocipède" était né, en octobre 1868, à Foix, qui, lui, se présentait comme un "journal satirique, littéraire et illustré". Vint ensuite, en 1876. la "Revue des Sports", puis, en 1889, le "Sport Vélocipédique" qui absorbera la "Revue des Sports" en 1895. En 1885 sont créés. à Bordeaux, le "Véloce-Sport" et, à Montpellier, le "Véloceman". Ces deux journaux fusionnent en 1886, s'installent à Paris et absorbent "The French Cyclist" pour devenir, avant la génération des années 1890, sous le titre de "Véloce-Sport", le premier grand organe de presse spécialisé dans le cyclisme. De 1880 à 1886 va paraître. à
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Troyes, puis à Clichy, le "Sport Vélocipédique", organe bimensuel des Véloce-Clubs de France, de Belgique et de Suisse. n fusionnera avec la "Revue Vélocipédique" pour donner naissance à la "Revue du sport vélocipédique" publiée à Rouen, puis à Paris de 1886 à 1893. A Saint-Etienne seront publiés deux journaux, le "Cycliste", revue mensuelle de technique et de cyclotourisme de 1887 à 1914 avec une réapparition beaucoup plus tard de 1921 à 1939 et la "Gazette des Sports" née en 1888 qui deviendra, de 1891 à 1894. la "Revue cynégétique et sportive". A Lyon est publié, de 1889 à 1893, le "Monde cycliste" qui se veut être l'organe de la vélocipédie internationale. 21 C'est en 1892 que nait, à partir du "Petit Journal", l'organe de presse spécialisé dans le sport cycliste le plus important le "V é 10 " avec. à sa tête, Pierre Giffard qui sera aussi l'organisateur des deux premières grandes compétitions cyclistes sur route, Bordeaux-Paris et Paris-Brest et retour. Le "Vélo" absorbera, en 1900, le "Journal des Sports" qui avait pris la suite d'un quotidien, "Paris-Vélo" né en 1893. En 1904, le "Vélo" entend être le "journal de l'automobile, du cyclisme et de tous les sports" En concurrence directe avec le "Vélo" est lancé, avec Victor Goddet et surtout Henri Desgrange et l'appui d'industriels antidreyfusards mécontents de la prise de position de Pierre Giffard dans l'affaire Dreyfus, "l'Auto-Vélo" qui, au terme d'un procès, devra abandonner son titre initial pour devenir tout simplement "l'Auto", un titre inséparable du Tour de France de 1903 à 1939. Georges Vigarello. en observant avec attention la progression des ventes de l'Auto précise que "l'Auto fut d'ailleurs le premier journllili avoir très spécifiquement investi dans le récit sportif, afin de donner un "plus" au simple spectateur. Le cyclisme est exemplaire li cet égard puisque le spectateur, au bord des routes, ne voit que des coureurs furt(fs. Le journal crée l'histoire, de la geste, de l'épopée. La télévision, li sa manière, aussi. ..22 A cette époque, l'Italie voit aussi la naissance et la lutte des deux journaux qui allaient tenir une place importante dans le développement de la compétition cycliste dans la péninsule, la Gazetta dello sport et le Corriere dello sport.
21. Pierre Chany. op. cité. pages 90 et 91. 22. Georges VigareJ1o. "Une nouveJ1e culture" in Actes du colloque "Sport et télévision" , op. cité.
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Si, dans un premier temps, la compétition cycliste avait généré un "besoin" de narration et d'information, très vite les organismes de presse ainsi créés et soutenus par les industriels de l'automobile et du cycle allaient - pour faire prospérer leurs entreprises - être conduits à créer, à organiser et à maîtriser des compétitions attractives. De cette façon, ces journaux faisaient émerger un lectorat à qui on pouvait proposer de la "réclame", la future publicité aux retombées financières substantielles.
L'émergence du professionnalisme dans le sport cycliste
Une autre évolution s'opére au cours des dernières années du XIXème siècle qui porte sur la pratique du sport cycliste et surtout sur le statut social des adeptes de cette discipline et cela même, à une époque où le concept de sport professionnel n'avait aucun sens. Sans doute la Grèce antique avait-elle déjà connu une forme de sport professionnel comme nous le rappelle notamment Lewis Mumford lorsqu'il écrit: "En l'espace de deux siècles, l'esprit mercantile qui se développait dans la société grecque allait obscurcir les buts religieux et culturels des Jeux Olympiques, tandis que se répandait la pratique d'un professionnalisme sordide et que d'autres cités concurrençant Olympie, patronnaient des compétitions. Au IVème siècle, les athlètes, comme nos professionnels modernes, ne luttaient plus qu'en vue d'obtenir la forte prime attribuée au vainqueur. ,,23 Les premiers acquéreurs de vélocipèdes dont les prix sont élevés appartiennent à la bourgeoisie aisée de cette fin du XIXème siècle et les premières compétitions dans les parcs publics voient se confronter des jeunes gens de cette bourgeoisie. Il en est ainsi de la course du Parc de Saint-Cloud. Il en est également des concurrents qui, en 1869, à l'occasion des festivités organisées par les sociétés de tir de Dijon, participèrent aux courses du Parc de la Colombière. La première course sur route organisée dans les Alpes le 25 juin 1870, AnnecyGenève et retour par le Mont Sion, sur 86 kilomètres, s'adressait également aux jeunes bourgeois de la région d'Annecy. Le cyclisme apparaît alors comme une pratique sportive assurant à certains groupes des classes dirigeantes les moyens d'une distanciation sociale pour être, en quelque sorte, comme nous le rappelle Yvon 23. Lewis Mumford - La cité à travers l'histoire - Seuil, 1964, page 182.
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Leziart et selon les termes de Veblen, une "consommation ostentatoire" . Mais, dès 1902, l'Auto-Vélo s'engage dans des opérations destinées à permettre aux classes défavorisées de pratiquer le cyclisme. C'est ainsi que, dans le numéro du 10 janvier 1902, Henri Desgrange écrit: "Nous avons pensé qu'il était du devoir de l'Auto-Vélo dont la raison d'être est de répandre et de développer tous les sports, de leur venir en aide et de leur procurer un moyen de courir." Deux jours plus tard, il se félicite, du reste, des résultats obtenus en ces termes: .. Il est absolument impossible de se figurer ce qu'a été hier à l'Auto-Vélo le défilé des petits pâtissiers, télégraphistes et grooms, chasseurs aux heures du déjeuner et de sortie des magasins." On donnait ainsi à ces jeunes gens les moyens de pratiquer la compétition cycliste à laquelle il leur était difficile d'accéder. On peut toutefois considérer que, dans les années 1870, s'était déjà opéré un mélange entre les différentes classes sociales attirées par le sport cycliste. Un début de réponse était ainsi donné au souhait émis par Pierre de Coubertin qui, dans sa "Pédagogie sportive", espérait "que III jeunesse bourgeoise et la jeunesse prolétarienne s'abreuvent ù la même source de joie musculaire, ,,14 Mais la compétition cycliste va très vite recruter dans les milieux populaires et, plus particulièrement, urbains, là où les jeunes peuvent déjà assister aux exploits des premiers compétiteurs. Ce seront surtout des travailleurs manuels exerçant dans la mécanique et le bâtiment que l'on va trouver parmi ces pratiquants. Yvon Leziart n'hésite pas à affirmer que, du reste. "la professionnalisation du cyclisme de compétition et ses excès chasse les pionniers du cyclisme, appartenant aux classes favorisées alors qu'en même temps la compétition sportive représente enfin pour les meilleurs coureurs une promotion sociale indiscutable25.... et que, d'emblée, les classes populaires manifestent un profond attachement au cyclisme professionnel".26 Yvon Leziart analyse ensuite la mutation qui intervient entre 1890 et 1900 en écrivant que " ... le cyclisme de compétition est aussi violemment banni à partir de 1900 par les classes aisées qu'il a été apprécié précédemment. Vers 1890, les vainqueurs et recordmen des vélodromes appartiennent à l'aristocratie 24. Pierre de Coubertin - Pédagogie sportive, 1922, Réédition de 1971, Librairie philosophique J. Vrin. page 145. 25. Yvin Léziart, op. cité, page 131. 26. Yvon Léziart, op. cité, page 132.
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et à la haute noblesse. Les spectateurs font assaut d'élégance et chacun cherche à posséder la dernière machine perfectionnée. L'infiltration massive des classes populaires dans les compétitions cyclistes modifie en peu de temps l'image de cette activité... 27 Et, quelques années plus tard, dans l'Auto du 13 février 1906, Henri Desgrange pourra renchérir en écrivant : "Il est de bon ton aujourd'hui dans un certain monde de paraître professer pour la bicyclette le mépris le plus complet et pour le sport l'indifférence absolue. Les snobs ne connaissent plus le plaisir de la bécane. Ils ont laissé cela, disent-ils, aux épiciers et aux ouvriers. .. Mais, en matière de réglementation de la compétition, des dispositions avaient été prises pour clarifier la présence des coureurs professionnels dans certaines courses. Dès 1868, on voit déjà les organisateurs de courses cyclistes classer les concurrents en deux catégories distinctes: les amateurs et les professionnels. Pour reprendre les définitions fournies par Piere Chany dans sa "fabuleuse histoire du cyclisme", est amateur "celui qui pratique la vélocipédie par agrément et qui, les prix fussent-ils en numéraire, prend part à des courses en se servant d'une machine lui appartenant, celui participant à des compétitions et qui n'a en vue que le gain du prix et les paris qu'il pourrait engager". Par contre, est professionnel "celui trouvant dans la pratique de la vélocipédie des moyens d'existence, celui utilisant une machine ne lui appartenant pas et la faisant valoir dans l'intérêt du propriétaire (fabricant ou marchand de vélocipèdes, par exemple), celui recevant un salaire quelconque pour courir". 28 Mais il faut attendre une dizaine d'années pour voir la situation se normaliser. Pendant ce temps, on est passé des récompenses honorifiques aux cadeaux en nature et aux versements de primes. Déjà, après que James Moore eût reçu, en récompense de sa victoire dans le Parc de Saint-Cloud, une médaille gravée à son nom à l'effigie de l'empereur Napoléon III, deux mois plus tard, c'est une récompense en espèces que le roi Léopold III remet au vainqueur d'une course disputée à Gand. Les compétitions qui se déroulent dans les deux années qui suivent dans les grandes villes françaises comportent des prix en espèces, mais aussi des cadeaux de toutes sortes: vélocipèdes, revolvers, malles, parapluies, montres et bouteilles de champagne. A partir de 1870, les compétitions avec droits 27. Yvon Léziart, op. cité, page 126. 28. Pierre Chany, op. cité, page 63.
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d'engagement et entrées payantes donnent lieu à des versements de prix en espèces de plus en plus importants à un point tel que l'on peut évoquer alors le concept de professionnalisme. On voit donc insensiblement et progressivement se mettre en place un modèle de compétition d'une part lié à l'appel en direction de jeunes sportifs et d'autre part provoquant une sélection de concurrents ayant les qualités physiques requises et suffisamment disponibles pour se mettre au service des fabricants désirant monter une "équipe de marque" . Au fur et à mesure que les compétitions sur route deviennent de plus en plus longues, de plus en plus difficiles, elles exigent de la part des coureurs à la fois de plus grandes qualités de résistance et une condition physique imposant un entraînement régulier et intensif. En outre, les compétitions se multiplient et débordent les frontières nationales. Le professionnalisme demande donc des coureurs confirmés, entraînés et disponibles. Yvon Leziart nous précise que "le prestige des diverses marques de cycles est désormais engagé lors de chaque épreuve importante. Il convient alors de remplacer les amateurs fortunés par des cyclistes professionnels, résistants tl la fatigue. L'entraînement régulier, indispensable cl l'amélioration des performances, s'impose. Des cyclistes des classes populaires sont employés par des maisons de cycles, au moins pour la durée de la saison. " Si l'on observe ce même problème sous l'angle de la recherche de profit des fabricants, on en déduit qu'il apparal't comme une nécessité de rentabiliser au mieux l'équipe de coureurs professionnels ainsi mise en place. Il importe de les utiliser au maximum, c'est-à-dire de les faire travailler "à plein temps" et d'obtenir des organisateurs et, en particulier, de la presse un programme cohérent de compétitions nombreuses et susceptibles de frapper l'imagination du public pour faire la démonstration de la qualité du produit et de la marque. La saison cycliste durait alors environ six mois au cours desquels se déroulaient une vingtaine de grandes compétitions. De 1870 à 1900, tout au long de cette période qui voit se développer la conception "moderne" de la pratique sportive, deux phénomènes vont se conjuguer et se compléter. Le premier correspond, dans une société très "clivée" et très hiérarchisée avec une coupure nette entre les classes aisées et les classes laborieuses du monde urbain. à un élargissement de la pratique sportive s'affranchissant de ces barrières, et cela dans la plupart des disciplines sportives. 39
Le second phénomène tient à l'insertion de la compétition cycliste dans l'économie marchande. La simultanéité de ces deux phénomènes conduit à l'affrontement de deux logiques, celle de l'amateurisme "coubertinien" et celle de la recherche du profit qui débouche, entre autres, sur la tolérance, puis la reconnaissance du professionnalisme. Et cet affrontement des logiques trouve son aboutissement, au niveau du système organisationnel, dans la lutte pour le pouvoir que se livrent les deux fédérations qui aspirent à prendre en main l'organisation du sport cycliste, l'Union Vélocipédique de France (UVF) et l'Union des Sociétés Françaises de Sports Athlétiques (USFSA) qui, en 1887, se donne vocation de réglementer nombre de disciplines sportives parmi lesquelles figure le cyclisme. Or, l'USFSA prend nettement position contre toute forme de professionnalisme dans le sport et recrute, du reste, des clubs issus des milieux aisés. L'UVF qui, elle, tolère les rémunérations offertes dans les compétitions et le salariat des coureurs et va se trouver également en conflit avec la Fédération de Cyclotourisme, favorise le développement du professionnalisme. Or, c'est cette fédération qui, en 1900, contrôlera la quasi totalité des compétitons cyclistes et marquera ainsi la prédominance du professionnalisme dans cette discipline. n est à mentionner que les positions prises par l' UVF allaient, du reste, être défendues par le journal socialiste "La Petite République" qui, avec sa rubrique quotidienne consacrée aux compétitions cyclistes, devint, en quelque sorte, le porte-parole de l'UVF. Les clivages fédéraux et la différenciation sociale des clubs cyclistes allaient, du reste, provoquer des polémiques auxquelles Henri Desgrange devait faire allusion dans un article de l'Auto du 19 septembre 1901: "Je dois avouer que nombre de sociétés cyclistes semblent s'évertuer à provoquer la raillerie ou le mépris ... Les gens qui cherchent toutes les occasions de ridiculiser le cyclisme doivent avoir, en apprenant l'existence de sociétés ma titres aussi distingués, une ,fière idée de notre niveau social ... " Yvon Léziart précise également que "les compétiteurs cyclistes sont écartelés entre deux conceptions de la compétition sportive, celle que défendent les dirigeants de l'Union Vélocipédique de France et celle des propagandistes des thèses sportives anglaises. L'UVF et l'USFSA maintiennent leurs positions et refusent le partage des pouvoirs... Les cyclistes appartenant aux classes favorisées rejoignent, dans leur grande majorité, l'USFSA. Les cyclistes des classes
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populaires adhèrent à l'UVF. ..29 On constate ainsi qu'au cours des dernières décennies du XIXème siècle une double évolution s'est produite qui conduit à une transformation profonde des comportements et à un renversement de certaines valeurs de référence. Le "sportsman" qui pratique le vélocipède pour son plaisir va bien souvent se laisser séduire par une autre machine, l'automobile, mais s'il reste fidèle à sa première passion, il ne participe qu'à des compétitions "bon chic, bon genre" du style du Parc de Saint-Cloud. Un autre type de coureur apparaJt, plus fort physiquement, mieux entraîné aussi, mais attiré tout autant par le plaisir que par le profit qu'il peut retirer de cette pratique. La seconde évolution relève du changement de logique des acteurs impliqués dans la compétition cycliste. La logique sportive est sinon remplacée, tout au moins occultée par la logique économique des industriels du cycle. L'épreuve en elle-même ne prend de valeur que dans la mesure où elle permet de mettre en évidence, aux yeux du public, la qualité des vélocipèdes en général, mais surtout de la marque qui a engagé les coureurs. L'éthique même de la compétition pourra, à la limite, être profondément altérée par de tels changements. La préparation à la compétition va être axée sur le seul gain de l'épreuve et l'on peut alors craindre tous les excès allant de l'interprétation des règles à la pression sur les concepteurs des épreuves, mais aussi jusqu'à la tricherie! S'appuyant sur un article du Figaro du 29 mai 1901 relatant un scandale pour entente illicite au vélodrome de Nantes, Yvon Léziart dresse un constat assez sombre de ces débuts du professionnalisme en affirmant que "... les courses se multiplient, les fraudes augmentent, III drogue est utilisée par les coureurs. Toute morale sportive disparaÎt des compétitions cyclistes. ,,30
Des parcs publics aux vélodromes:
la compétition cycliste sur un espace restreint
La compétition sur bicyclette - en abandonnant le terme de vélocipède - pour être réellement attractive, demandait à être vue, ce qui impliquait la mise en place et l'utilisation d'un espace qui avait à répondre à deux exigences contradictoires, une distance de plus en plus importante à la fois pour "durcir" la compétition en jouant sur le 29. Yvon Léziart, op. cité, page 52. 30. Yvon Leziart, op. cité, page 127.
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critère de la résistance physique et pour accroitre sa séduction auprès du public en lui conférant une certaine forme de prestige et le souci de rester dans le champ d'une bonne visibilité pour le public. C'est dans ce cadre qu'a lieu l'évolution de la course cycliste à partir des premières compétitions dans les parcs publics. Ce sont, en effet, ces parcs publics qui fournissent les premiers espaces consacrés à la compétition cycliste. La première d'entre elles s'est déroulée dans le Parc de Saint-Cloud le 31 mai 1868. Cette épreuve qui avait été annoncée assez discrétement dans les journaux de la capitale, lus essentiellement par la bourgeoisie, était organisée par les frères Ollivier qui avaient pris la direction de la Compagnie Parisienne de Vélocipèdes, l'ancienne Société Michaux. Le parc a été mis à la disposition des organisateurs par les autorités impériales qui avalisent ainsi cette initiative. La course se déroule sur 1200 mètres et rassemble dix concurrents devant un public très huppé avec de nombreuses élégantes. La compétition se situe dans la même ambiance que les compétitions hippiques de l'époque qui sont des manifestations rassemblant la bourgeoisie tant à Paris que dans les grandes villes de province. La similitude avec les compétitions hippiques va jusqu'à la tenue des concurrents qui portent tunique, toque, culotte de cheval et bottes. La victoire revient à l'Anglais James Moore qui l'emporte en :1 minutes 50 devant le Français Drouet et qui se voit remettre. en récompense, une médaille à l'effigie de l'empereur Napoléon III. Dans les années qui suivent. des compétitions semblables se déroulent dans d'autres villes de province, notamment à Lyon dans le Parc de la Tête d'Or et à Dijon mais avec une diversification des épreuves qui comprenaient vitesse, fond, obstacles et ... lenteur. C'est ainsi qu'à Dijon, la Société de Tir des Chevaliers Dijonnais organise, les 13, 14 et 15 juin 1869. à l'occasion de sa grande manifestation annuelle, des courses cyclistes qui se déroulent dans le Parc de la Colombière et qui comportent, à côté des épreuves banales de vitesse. une course d'obstacles avec franchissement de haies et de poutres qui soulignent les liens avec le sport hippique et une course de lenteur destinée à mettre en valeur les qualités de maniabilité du vélocipède. Le réglement élaboré par les dirigeants d'une société qui était l'émanation de la bourgeoisie dijonnaise stipulait que la tenue des coureurs devait comporter une casaque en percaline, en laine nu en soie de couleur. un pantalon blanc, des bottes avec molletières ou guêtres et une casquette de couleur claire. Les vélocipèdes ne devaient être admis que dans la mesure où. neufs ou anciens. ils seraient peints 42
ou "irréprochables de propreté". Dans les deux mois qui suivent, pour rester dans la région dijonnaise, la presse mentionne que des compétitions semblables ont lieu à Auxonne et à Montbard. Des compétitions dans les parcs se déroulent également à l'étranger, en Italie, à Padoue, en juillet 1869, puis à Florence, Milan, Pescara, Rimini et Vérone, ainsi qu'en Angleterre et en Europe centrale, puis aux Etats-Unis. Franco Cuaz nous apporte les précisions suivantes: "En Italie, c'est Padoue qui organise la première épreuve, le 25 juillet 1869, dans le Prato della Valle, la grande et belle place du dix-septième siècle appelée à l'époque Piazza Vittorio Emanuele II. Le vainqueur est un édile de la ville, Antonio Pozzo, qui - sur les 2000 mètres du parcours - l'emporte sur Zonta et les frères Pietro et Domenico Zanetti. ,,31 • En Italie, les courses en ligne vont d'ailleurs succéder rapidement à ces premières compétitions. " La première course en ligne est organisée le 2 février 1870 par le Veloce Club Fiorentino, fondé quelques jours avant. La distance est de 33 km, de Florence à Pistoia en passant par Poggio a Caiano. Les prix sont les suivants: une médaille d'or et un revolver au premier, des médailles d'argent et des objets artistiques au deuxième, des médailles de bronze aux autres concurrents pourvu qu'ils arrivent à Pistoia en moins de cinq heures. Trois cents chevau-légers du régiment Duca di Aosta sont chargés du service d'ordre, alors que les hommes du Veloce Club contrôlent la régularité de la course. D'élégantes voitures sont prêtes à suivre la compétition. Les partants sont vingt-trois, dont quatre restent au poteau pour des problèmes mécaniques. Parmi les coureurs, un garçon pâle et mince d'un peu plus de seize ans. Le départ est donné à neuf heures. Le garçon pâle et mince part en tête et personne n'arrive plus à le dépasser, tellement son rythme est soutenu. A l'arrivée, il précède de 3 minutes le Français Auguste Charles et de 4 minutes le baron Alexandre de Sariette, le secrétaire du Veloce Club. Plus détachés, à 14 minutes, le Pisan Eduardo Anciloui et Gustave Langlade, le président du Veloce Club. Le vainqueur est un Américain, Rynner Van Este, qui vit avec sa famille dans une belle villa près de Florence. Il a parcouru les 33 km en deux heures et douze minutes, à la moyenne de 15 km/h. Son bicycle Michaux a une roue avant de 85 cm de diamètre. Cette roue a dû faire 12 000 tours, 90 tours la minute ! observe le chroniqueur du quotidien La Nazione ...32 31. Franco Cuaz, op. cité, page 57. 32. Franco Cuaz, op. cité, pages 61 et 62.
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Après 1870, alors que vont se multiplier les courses sur route, le public sportif reste avide des compétitions se déroulant sur des espaces fermés. là où il peut suivre le spectacle de bout en bout. Après les épreuves disputées dans les jardins, les parcs publics et sur des circuits de fortune constitués par deux chemins parallèles réunis par deux boucles comme les circuits de Longchamp et de Neuilly ou ceux qui étaient tracés sur certaines avenues à Saint-Etienne, Bordeaux et Grenoble, le public demande de véritables "pistes". Pierre Chany, en nous dressant l'historique des vélodromes, nous indique qu'en 1892 est ainsi construit, dans la région parisienne, le vélodrome de Courbevoie avec une piste de 500 mètres trop longue pour donner lieu à des affrontements spectaculaires. Lui succédera, en 1893, le vélodrome Buffalo situé près de la porteMaillotqui.lui. aura une piste de 333 mètres en ciment. Seront mis en service, au cours de la même année, et cela dans la seule région parisienne, le vélodrome de Levallois et un vélodrome d'hiver au Palais des Arts Libéraux. Parmi les vélodromes construits en province, il nous faut citer celui qui a été construit en 1894, à Dijon, à proximité immédiate du Parc de la Colombière où s'était déroulée la première compétition, vélodrome construit par Terrot. le fabricant de cycles associé, pour cette entreprise à Louis Cottereau. le vainqueur de la course BordeauxParis de 1893. Yvon Léziart montre, du reste, que les vélodromes vont représenter un tournant dans le spectacle sportif de la fin du XIXème siècle en notant que "le spectacle cycliste draine ainsi dans les vélodromes une foule grandissante d'ouvriers, d'artisans. En contrepartie, le cyclisme perd de sa respectabilité et voit s'éloigner les spectateurs aisés. "
La compétition sur route: Rouen, Bordeaux •.• et Brest Alors que, pour satisfaire le public et rester dans le champ de vision des spectateurs, la compétition cycliste était passée du parc public au vélodrome, une autre forme de pratique allait se développer, la course de ville à ville utilisant tout simplement comme espace le réseau routier qui recevait, le temps d'une course, une vocation inédite. La première de ces courses de ville à ville allait partir de Paris pour se rendre jusqu'à une grande ville de province située à une distance telle que la course pouvait se dérouler dans la journée, Rouen 44
qui possédait une infrastructure d'accueil avec un des premiers clubs cyclistes de France, le Véloce-Club Rouennais. L'initiative de cette course était le fait à la fois d'un fabricant de cycles, la Compagnie Parisienne de Vélocipèdes qui, en 1868, avait organisé la course du Parc de Saint-Cloud et d'un des premiers journaux spécialisés dans le sport cycliste, le "Vélocipède Illustré". Pour annoncer l'épreuve, ce journal tenait à préciser que "... pour gagner des adeptes à la bonne cause du vélocipède, il faut démontrer que le bicycle autorise à parcourir des distances considérables avec une fatigue incomparablement moins grande que celle résultant de la marche". Cette propagande allait bientôt déboucher sur la "réclame". La course dénommée "course de fond" eut lieu le 7 novembre 1869 sur une distance d'environ 140 kilomètres avec un départ donné sur la Place de l'Etoile. Les concurrents devaient accomplir cette distance dans un temps limite de 24 heures. Certes, la guerre de 1870 marque, pour la France, un arrêt dans la compétition cycliste et notamment dans les courses de ville à ville, même si on assiste, au lendemain du conflit, à un Versailles-Paris dont le titre, à lui seul, est tout un symbole de la paix retrouvée. Sans faire encore référence aux circuits fermés ni aux aller et retour de ville à ville, les courses sur très longues distances vont se multiplier dans les années 1890 avec Bordeaux-Paris sur 572 kilomètres en 1891, Paris-Clermont-Ferrand, fief des usines Michelin et Paris-Bruxelles sur 407 kilomètres en 1893, Paris-Spa et ParisRoubaix sur 280 kilomètres, dont 50 de pavés qui vont devenir célèbres en 1894, Vienne-Trieste et Paris-Tours sur 240 kilomètres en 1896. On assiste donc là à la volonté de promouvoir un exploit sportif mais aussi à la réalisation d'un geste symbolique consistant à relier deux grandes villes appartenant parfois à des pays différents par le biais d'une compétition sportive. Parallèlement à l'allongement des distances dans les courses de ville à ville, on voit également des compétitions se dérouler autour des agglomérations urbaines et des épreuves avec départ et arrivée dans la même ville. Le concept de "tour" prend ainsi racine. En 1870, à la veille de la guerre, s'était ainsi déroulée une course autour de Paris et des compétitions du même genre ont eu lieu autour de quelques grandes villes telles que Toulouse, Dijon et Avignon. Le 25 juin 1870, sur 86 kilomètres, a lieu - et c'est la première en montagne - la course Annecy-Genève et retour par le Mont Sion. Vont aussi se dérouler, en 1872, Lyon-Macon-Lyon, en 1880, Rennes-Dinan-Rennes, 'en 1881,
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Tours-Blois-Tours alors qu'à la même période, en Italie, les organisateurs milanais feront se disputer Milan-Monza-Milan en 1873 et Milan-Lodi-Milan en 1875. Mais c'est en 1891 qu'allait avoir lieu la course la plus longue, Paris-Brest et retour sur 1200 kilomètres. L'année suivante sera lancée une "classique" restée prestigieuse, Liège-Bastogne-Liège, sur 250 kilomètres. Du Paris-Rouen de 1869 au Paris-Brest et retour de 1891, la distance avait été multipliée par 9 et était ainsi passée de 140 à 120() kilomètres. Les limites de la résistance humaine, eu égard aux conditions techniques de l'époque, semblaient alors être atteintes et l'intérêt même de l'épreuve était susceptible d'en pâtir. Il apparaissait ainsi qu'il n'était plus possible de rallonger encore les distances mais qu'il convenait de rechercher une formule permettant de concilier les impératifs sportifs et la demande de "sensationnel" du public. Yvon Leziart mentionne d'ailleurs les inquiétudes du corps médical devant cet allongement des distances et indique qu' un médecin, le docteur Petit, s'étant interrogé sur les effets des courses cyclistes de longue distance, avait adressé une lettre à Louis Cottereau, le vainqueur du Bordeaux-Paris de 1893, pour lui manifester son étonnement et son inquiétude. Dans le Figaro du 5 juin 1893. un journaliste, Georges Bell, avait révélé la teneur de cette lettre: .. Après l'excitation de la lutte, l'environnement du triomphe, voulez-vous que nous laissions la raison reprendre ses droits? Dix-huit livres perdues en une journée! AUCIlne maladie, même la plus rapidement mortelle, n'est capable de produire en aussi peu de temps une aussi formidable déchéance organique ... "
Le lancement du Tour de France C'est au cours de cette décennie des années 1890 que deux journaux spécialisés dans le cyclisme vont se livrer à une lutte sévère en vue sinon d'avoir le monopole dans l'organisation des compétitions. tout au moins d'assurer. avec la suprématie. le succès de leur propre journal. Derrière la volonté de maî'triser la compétition et de lui donner une certaine orientation apparaissent des enjeux d'ordre économique. Le journal spécialisé qui pourrait se prévaloir de la main mise sur les grandes épreuves verrait son tirage augmenter et, en raison de cet accroissement. pourrait bénéficier de substantielles recettes avec 46
les annonces de "réclame" liées au matériel cycliste. Les enjeux d'ordre politique apparaîtront un peu plus tard. Cette lutte entre les journaux débouche, en fait, sur la rivalité entre deux hommes, Pierre Giffard et Henri Desgrange. Le premier est rédacteur au Petit Journal et dirige le "Vélo", quotidien qui se situe en tête de tous les journaux sportifs avec un tirage de 80 000 exemplaires en 1900. Henri Desgrange est un ancien clerc de notaire qui a pratiqué le cyclisme avec un certain succès et est venu au journalisme après avoir dirigé le service de publicité d'un fabricant de pneus, Adolphe Clément. Pierre Giffard possédait un avantage considérable sur son rival pour avoir, en 1900, à son actif, le lancement et l'organisation des deux plus grandes compétitions réalisées jusque là, Bordeaux-Paris et Paris-Brest et retour, compétitions qui lui avaient permis de faire la preuve de ses qualités d'organisateur et qui l'autorisaient, auprès des professionnels, à se prévaloir de l'expérience qu'il avait acquise. D'ailleurs, Jacques Goddet - qui fut le successeur d'Henri Desgrange à la direction du Tour de France reconnaît que .. V é 10" dirigé, animé par un journaliste de très grand talent, Pierre Giffard, financé par un puissant industriel de l'automobile, M. Darracq, s'était solidement implanté depuis sa fondation, à la fin de l'année 1893. "Déjà, la diffusion du journal se développait grâce à des opérations promotionnelles de caractère grand public. L'organisation de courses cyclistes magistrales, Bordeaux-Paris, la doyenne des épreuves classiques, et ... Paris-Roubaix. L'adversaire à vaincre bénéficiait donc d'un acquis difficile à rattraper...33 Des événements extra-sportifs allaient modifier le rapport des forces en présence. En ce début du siècle, l'affaire Dreyfus coupe la société française en deux. Dans le premier camp, celui des "antidreyfusards" se trouvent les officiers de carrière, les catholiques, une grande partie de la bourgeoisie d'affaires mais aussi de la presse. L'autre camp prend fait et cause pour le capitaine Dreyfus d'origine juive, accusé d'espionnage au vu d'un document qui va se révéler un faux. Ce camp regroupe de nombreux intellectuels et écrivains parmi lesquels Emile Zola dont l'article "J'accuse" avait rallié bien des hésitants et Charles Péguy ainsi que la plupart des hommes politiques de gauche. Au printemps de 1901, Pierre Giffard, dans le Petit Journal, prend position en faveur de Dreyfus. Les grands industriels de l'automobile et du cycle, qui sont presque tous antidreyfusards, vont 33. Jacques Goddet - L'équipée belle, Robert Laffont/Stock - 1991 page 15.
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immédiatement engager la lutte contre lui. Parmi eux se trouvent Adolphe Clément, Edmond Michelin, le comte de Dion, le baron de Zuylen de Nyevelt et le comte de Chasseloup-Laubat. Ils décident ainsi de créer un journal qui fera concurrence au "Vélo" de Giffard. Ce sera l' Auto-Vélo qui aura pour administrateur Victor Goddet et pour directeur Henri Desgrange. Franco Cuaz a tenu à rappeler les objectifs qu'affichait l'Auto-Vélo dès ses premiers numéros: "Dans son premier numéro, l'Auto-Vélo expose son programme: "Nous vivons mleux et nous vivons plus vite qu'autrefois ... Voici que nos petits gars français trouvent aujourd'hui au lycée, presque partout, une association athlétique qui les prend, les façonne, leur apprend li se défendre, II attaquer surtout ... Le mouvement s'est étendu, a gagné toutes les couches sociales ... Nos pères eux-mêmes ne suivent-ils pas le mouvement ? ... Et bientôt, notre race va se trouver transformée radicalement ... Ul bicyclette n'a pas dit son dernier mot, loin de là: il faut qu'elle produise toutes ses conséquences logiques, elle nous doit, elle se doit il elle-même de pénétrer partout, même sous les toits les moins fortunés ... L 'Auto- Vélo dira tout cela, le dira sans cesse. Il chantera chaque jour vaillamment la gloire des athlètes et les victoires de l'industrie." Et dans lm autre article: "Il ne sera jamais, II l'AutoVélo, question de politique. Soyez donc, ô lecteurs, ou pour ou contre ce que VOllS savez, mais ne comptez jamais sur l'Auto-Vélo pour vous en parler". L'allusion II l'affaire Dreyfus était claire. En France, ml début de notre siècle, l'histoire du cyclisme correspondra avec celle de la rivalité entre le Vélo, de couleur verte, et l'Auto-Vélo, de cOllleur jallne, entre "le vert" et "le jaune", entre Pierre Giffard et Henri Desgrange, deux hommes ail caractère fort, pour n'utiliser qU'lm euphémisme. ".14 Mais. dès la création de l' Auto-Vélo, Pierre Giffard engage une procédure pour plagiat portant sur le titre. Il obtiendra d'ailleurs satisfaction par un jugement de janvier 1903 qui conduira l' AutoVélo à devenir tout simplement l'Auto. Mais, parallèlement à cette bataille judiciaire, la lutte se poursuit sur le terrain de la compétition entre Giffard et Desgrange, tout au long de l'année 1902. C'est ainsi que cette année-là, seront courus, dans un climat de concurrence entre les journaux organisateurs, deux Bordeaux-Paris, sur le même itinéraire, avec des réglementations identiques, mais des recrutements bien différents. La première de ces courses, organisée pour la douzième fois par Giffard. a lieu. comme les années précédentes. en 34. Franco Cuaz, op. cité, page 129.
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mai et est remportée par un coureur modeste, Watelier. La seconde est organisée par Desgrange et l'Auto-Vélo .en août et est remportée par un coureur déjà célèbre, Maurice Garin qui réalise un temps bien meilleur que Watelier. Est organisée également, au cours de la même année, la course Marseille-Paris, sur 800 kilomètres. Ces succès de prestige ne sont pas suffisants et le tirage de l'Auto stagne à 20 000 exemplaire, soit le quart de celui du Vélo. L'observation de ce climat de concurrence entre les journaux met en évidence le rôle tenu, à certains moments, par les acteurs économiques et politiques dans le développement et la forme de la compétition cycliste. Jacques Goddet, sans être très explicite, reconnaît avec franchise: " ... il ne faut point se le dissimuler, le comte de Dion, majoritaire dans le capital, engageait en réalité ses fonds ainsi que ceux de ces amis pour défendre des intérêts industriels alors agressés par d'autres puissances qui soutenaient le quotidien Vélo. Et pas vraiment pour propager le sport et chanter ses bienfaits! ,,35 Mais il serait bien difficile d'évoquer les conditions de création du Tour de France sans souligner la part prise personnellement par son "inventeur", Henri Desgrange et son équipe, passés de la rédaction et de la direction d'un journal à la conception et à l'organisation d'une épreuve qui allait devenir la plus grande compétition cycliste du monde. Vient d'abord l'inventeur, Henri Desgrange, celui à qui les historiens du sport ont décerné le titre de "père du Tour" et dont la personnalité a influé considérablement sur les bases et les orientations de la compétition qu'il allait mettre en place. Jacques Goddet ne tarit pas d'éloges sur son prédécesseur lorsqu'il écrit: "Henri Desgrange était un homme hors du commun. Il a marqué son époque. Avec d'autres moyens et d'autres formes d'expression que ceux utilisés par Pierre de Coubertin ... Desgrange fut un novateur, un pionnier audacieux et lucide que son métier de journaliste mettait quotidiennement à l'écoute de ses contemporains; son pragmatisme et son réalisme le plaçaient très en avance sur son temps. " Pour mieux comprendre le rôle joué par Henri Desgrange dans la mise en place du Tour,il semble nécessaire de mettre en évidence quatre traits de sa personnalité: un sportif ayant lui-même pratiqué le sport cycliste, un homme de relations publiques et de publicité, un journaliste et enfin un homme se livrant tout entier à sa passion. Henri Desgrange est né en 1865 et, après ses études secondaires, il est 35. Jacques Goddet, op. cité, page 30.
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licencié en droit et devient clerc d'avoué. Mais déjà il aura mené de front ses études et la pratique du cyclisme. Licencié à l'Amicale Vélo Amateur, il se constitue un assez beau palmarès de "pistard". C'est ainsi que, le 11 mai 1893, il établit le premier record de l'heure sans entraîneur, en couvrant la distance de 35,325 kilomètres au vélodrome de Neuilly. Le 25 août 1895, sur la piste de Bordeaux-Mondésir, il établit un autre record du monde, à savoir celui des 100 kilomètres sur tricycle avec entraîneur en 2 heures 41 minutes 58 secondes. Il est à noter que, cette discipline ayant disparu, Henri Desgrange est resté recordman de ces 100 kilomètres ! Très lucide, consacrant beaucoup de temps à ses occupations professionnelles, Henri Desgrange prend vite la mesure de ses limites sur le plan sportif. Amateur en tant que pratiquant, par contre, il devient très vite un partisan réaliste du professionnalisme dans le sport cycliste. La deuxième caractéristique d'Henri Desgrange est qu'il fut très vite un homme de relations publiques et de publicité, ayant abandonné sa profession de clerc d'avoué pour diriger le service de publicité d'un fabricant de pneus. C'est alors qu'il dévoile un troisième aspect de sa personnalité en rédigeant des articles pour différents journaux spécialisés dans le cyclisme, allant jusquà faire paraître un petit opuscule sur l'entraînement dans le sport cycliste intitulé "La tête et les jambes". Possédant le sens des valeurs sportives, attaché aux relations publiques, doué aussi pour le journalisme, Henri Desgrange a montré qu'il était aussi un homme de passion et c'est au Tour de France qu'il devait consacrer une grande partie de son existence pour faire de cette épreuve le but qu'il semblait avoir voulu donner à sa vie. L'éditorial qu'il écrira dans l'Auto du 3 août 1914, le jour de la déclaration de guerre, nous donne une idée très particulière de sa personnalité, mais aussi de ses excès: " ... Mes petis gars ! Mes p 'tits gars chéris! Mes p'tits gars français! Ecoutez-moi. Depuis 14 ans que l'Auto paraît tous les jours, il ne vous a jamais donné de mauvais conseils, hein ? Alors, écoutez-moi ! Les prussiens sont des salauds, j'emploie ce mot non pour parler "poissard" mais parce qu'il dit exactement ce que je veux dire ... C'est un gros match que vous avez à disputer, faites usage de tout votre répertoire français. Mais, méfiezvous! Quand votre crosse sera sur leur poitrine, ils vous demanderont pardon. Ne vous laissez pas faire. Enfoncez sans pitié! 11 faut en finir avec ces imbéciles malfaisants qui, depuis 44 ans, nous empêchent de vivre, d'aimer, de respirer, d'être heureux ... Nous avons eu la première manche à Iéna ils ont eu la seconde à Sedan. A nous la
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belle, si vous le voulez, comme savent le vouloir des Français quand ils veulent. ". Henri Desgrange fait ici référence au vocabulaire des courses sur piste qu'il avait lui-même pratiquées. Pour gérer l'entreprise de presse qu'ils avaient décidé de créer, les industriels qui avaient pris l' initiati ve de lancer l' Auto-Vélo mirent aux côtés d'Henri Desgrange Victor Goddet qui, à l'époque, dirigeait le vélodrome du Parc des Princes et que son fils, Jacques Goddet, décrit en ces termes: "Victor Goddet était de cette espèce d'homme qui ne connaissait que les semaines de quatre-vingt heures. D'origine modeste, sans formation particulière, sans fortune, il s'était élevé dans la hiérarchie des responsabilités par un moyen tout simple, le travail ... Amoindri dans son rendement physique par un accident de jeunesse qui l'avait estropié, il avait compensé ce handicap en consacrant tous ses efforts au développement du quotidien sportif créé en 1900, l'Auto-Vélo, à la bonne marche du Parc des Princes - le premier des trois - construit en 1897, au succès du Vélodrome d'Hiver, bâti près du Boulevard de Grenelle, sur la rue Nélaton ... et en réussissant l'intégration rationnelle des trois instruments ( les deux vélodromes et le journal) en cimentant leur nécessaire complémentarité. ,,36 L'Auto a donc une double direction, financière et administrative avec Victor Goddet, sportive et rédactionnelle avec Henri Desgrange. Cette direction était assistée d'un transfuge du Vélo qui allait se révéler un homme de grande initiative, Géo Lefèvre, mais aussi de Jacques May qui n'était autre que le secrétaire général de ... la Comédie Française. Aucune structure spécifique n'est mise en place pour organiser et diriger les premiers Tours de France. C'est le journal "l'Auto" qui, en tant que tel, avait la charge de gérer cette véritable entreprise. Alors qu'Henri Desgrange était responsable de la compétition avec Adolphe Steinès comme secrétaire général, la direction de la course incombait à Géo Lefèvre qui était à la fois commissaire sportif, juge à l'arrivée et envoyé spécial de l'Auto. Franco Cuaz nous précise la mission et les tâches qui incombaient à Géo Lefèvre: " Géo Lefèvre était directeur de course, commissaire, juge à l'arrivée et envoyé spécial. Lefèvre, qui avait pratiqué le cyclisme quand il était membre du Stade Français, le club sportif de Paris, suivrait le Tour à bicyclette et en sautant d'un train à l'autre. Le tracé longeait la voie ferrée reliant les grandes villes françaises. Lefèvre, à vélo avec les coureurs dans la partie initiale de l'étape, cherchait ensuite la gare la plus proche, sautait sur un train, 36. Jacques Goddet, op. cité, page 13.
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descendait à une autre gare, enfourchait à nouveau sa bicyclette, trouvait la route du Tour, effectuait un contrôle surprise, accompagnait les premiers pendant quelques kilomètres, les interviewait tout en pédalant, se précipitait à une autre gare, débarquait à celle de la ville où se terminait l'étape, assistait il l'arrivée. En route il avait déjà téléphoné à Paris les nouvelles de la course. De l'hôtel il transmettait au journal le service avec les classements, le compte rendu de l'étape, les impressions, les commentaires, les interviews. Et il commençait à s'occuper de l'étape suivante. ..37 Géo Lefèvre avait deux adjoints, Georges Abran, personnage vite devenu folklorique par sa tenue vestimentaire et qui était chargé des départs et des arrivées et Fernand Mercier qui avait la charge de l'organisation locale en collaboration avec les correspondants locaux de l'Auto. L'équipe d'Henri Desgrange se lance donc dans la création du Tour de France avec une grande ambition mais des moyens très embryonnaires, sans avoir pris la mesure exacte des problèmes qu'elle aurait à affronter. Au fur et à mesure qu'allaient se présenter des difficultés de tous ordres dans les domaines sportif, financier et logistique, c'est sous le signe du pragmatisme qu'elles seront résolues en faisant évoluer progressivement l'organisation initiale et en la dotant de moyens plus importants et mieux adaptés. En se limitant à fixer seulement les grandes lignes d'une épreuve qui représente une innovation importante dans l'histoire de la compétition sportive, les concepteurs du Tour de Franceont opté pour un comportement d'attente de l'événement pour en dégager des enseignements et infléchir la compétition afin de satisfaire le public tout en répondant aux exigences pas toujours convergentes des différents acteurs impliqués dans le déroulement de l'épreuve. De nombreuses questions restent posées. Quel serait le comportement des concurrents mis en présence de conditions sportives nouvelles et d'un réglement laissant encore une marge d'interprétation, voire de confusion? Dans quelles conditions l'Auto et la presse d'information seraient-ils à même de rendre compte des péripéties de l'épreuve ? Quelle serait la réaction des publics, celui qui allait se trouver sur le parcours et à l'arrivée aux villes-étapes, mais aussi celui qui ne suivra la course que par le truchement des moyens encore bien sommaires d'information ? Il faut attendre le verdict de l'épreuve, mais aussi, avant même le départ du Tour, prendre déjà en 37. Franco Cuaz, op. cité, page 145.
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compte les réactions du monde sportif, c'est-à-dire des concurrents potentiels et des fabricants de cycles. Dès le lancement de l'épreuve, on va assister à la volonté d'exploiter au mieux l'événement. n en sera ainsi des améliorations techniques dans le matériel, l'entraînement et la préparation des concurrents, mais aussi et surtout dans la stratégie des industriels du cycle substituant, d'une façon informelle et quelquefois illégale, la course d'équipe à la compétition officiellement individuelle. Des "accidents" vont d'ailleurs très vite se présenter. Mettant à profit l'obscurité des départs de nuit, jouant de la collusion entre coureurs d'une même marque, utilisant au mieux les ressources locales, les concurrents vont donner à la course un ton et un style bien éloignés du scénario envisagé lors de la conception de l'épreuve. Ce sont totIs ces éléments conjoncturels et accidentels qui auront à être pris en compte pour infléchir ou modifier le contenu initial de l'épreuve. Fondé sur une logique sportive appelée elle-même à générer une narration susceptible de valoriser l'organe d'information qu'est le journal organisateur ayant, du reste, à prendre en compte les motivations et les objectifs des industriels du cycle, le Tour de France, dès sa création, se trouve confronté aux dérives et aux dérapages d'une autre logique, la logique économique. Un conflit inévitable va donc surgir dont l'issue dépendra du rapport des forces en présence, rapport de forces semble-t-il favorable, dans un premier temps - celui qui nous intéresse pour le moment - à des concepteurs attachés avant tout à la logique sportive. Le contenu du premier Tour de France Les industriels du cycle ont besoin d'un espace à même de démontrer les performances de leur matériel et de développer ainsi leur marché. Les narrateurs souhaitent trouver un espace sur lequel pourrait se bâtir le feuilleton de l'été. Les "professionnels" du sport cycliste sont prêts à participer aux compétitions susceptibles de leur apporter la fortune et la gloire. Et les Français, dans leur grande majorité, aspirent à retrouver l'identité de leur territoire national. Une telle attente permet ainsi de dégager les conditions auxquelles aurait à répondre le nouvel espace. n aurait à donner lieu à un 53
événement de caractère exceptionnel tant par l'innovation qui devait le porter que par le retentissement qu'il aurait auprès du grand public. Sa distance devrait être d'un autre ordre de grandeur que celle des plus grandes épreuves organisées jusque-là, la plus longue ayant été Paris-Brest et retour avec 1200 kilomètres. Le seuil suivant semblait devoir atteindre 3000 kilomètres, mais l'on pouvait déjà supposer qu'une telle distance, confrontée aux capacités physiques des coureurs, mais aussi au rythme et au maintien de l'intérêt de l'épreuve exigerait d'être fractionnée. La durée de l'épreuve aurait alors à se situer dans un créneau dont le seuil minimum correspondrait à la durée du "feuilleton de l'été" et à une rentabilisation de la main d'oeuvre que représentaient les coureurs professionnels alors que le seuil maximum s'établirait au niveau de saturation à la fois du public et des participants. L'itinéraire à envisager, à défaut de pouvoir suivre au plus près les frontières du pays, aurait à dessiner un véritable "chemin de ronde" du territoire national. On voit ainsi s'esquisser le cadre de l'épreuve à venir, une épreuve qui. lors de sa création, correspondrait à un stade d'une évolution repérée dans plusieurs domaines et appelée à s'accélérer dans les décennies à venir. Une question essentielle reste posée. Qui prendrait l'initiative, avec quelles motivations et quels objectifs, avec quels moyens? Mais n'est-ce pas la question que l'on peut se poser à la veille de toute invention ? C'est en novembre 1902, alors que Pierre Giffard vient de gagner le procès qu'il avait intenté à l' Auto-Vélo pour plagiat du titre qu'Henri Desgrange sentant la menace qui pèse sur son journal dont le tirage plafonne prend la décision de passer à la contre-attaque et de créer une grande épreuve. Ce sera le "Tour de France" dont la création est annoncée par l'Auto. le 19 janvier 1903, et qui est présenté comme la plus grande épreuve cycliste du monde entier, une course qui devra durer plus d'un mois. L'itinéraire est immédiatement défini, à savoir Paris-Lyon-Marseille-Toulouse-Bordeaux -N antesParis. Le sens de rotation retenu qui était celui des aiguilles d' une montre n'avait aucune incidence sur le déroulement de l'épreuve. Le départ est tixé au 1er juin et l'arrivée prévue pour le 5 jumet. Des entraîneurs sont prévus pour la dernière étape et il est indiqué que les coureurs seront autorisés à changer de bicyclette, seulement en cas d'accident. Le vainqueur de chaque étape recevra une prime de 3 000 trancs, ce qui correspond approximativement à 20 fois le salaire mensuel moyen d'un ouvrier de l'époque. 54
Dans un premier temps, le petit monde du cyclisme de compétition fait preuve de beaucoup d'hésitation et, au mois d'avril. devant ce manque d'engouement, les organisateurs envisagent de renoncer à leur projet. Les objections des coureurs professionnels portent sur trois points: l'absence d'entraîneurs sur l'ensemble de la course, le durée de l'épreuve jugée trop longue et la nécessité. pour eux. de supporter des frais sans la moindre garantie financière. Henri Desgrange va ainsi être conduit à revenir sur certaines des dispositons initiales de l'épreuve et, plus particulièrement, sur la durée et les conditions financières. Alors que la distance initiale de 2 248 kilomètres est maintenue en même temps que les six étapes prévues. la durée de l'épreuve est ramenée à 19 jours. du 1er au 19 juillet. Par ailleurs, il est décidé que les cinquante premiers arrivants, en plus des prix déjà fixés, recevront une indemnité journalière de 5 francs qui correspond à la rémunération journalière moyenne d'un ouvrier. Ce financement proviendra - comme cela avait été prévu - des recettes liées à l'accroissement des ventes de l'Auto et de la publicité du journal. Il ressort de l'observation de cette phase de mise au point: 1°) que, sans être entièrement explicitée, l'intention des organisateurs était claire d'engager une compétition d'une distance nettement supérieure à ce qui avait été réaHsé jusque-là en jouant sur le fractionnement par étapes, en parcourant une grande partie du territoire national et en passant par les plus grandes villes. avec départ et arrivée dans la capitale; 2°) qu'en ce qui concerne la durée de l'épreuve et les conditions financières de l'opération, l'hésitation des organisateurs réflétait le pragmatisme avec lequel se déroulerait la compétition; 3°) que certains problèmes, tels que ceux qui étaient posés par la logistique, la discipline de course et le non-respect du réglement. étaient éludés. L'itinéraire retenu (voir carte n0 1, page 57) et qui donne une certaine image de la France va, à partir de Paris, faire le tour du Massif Central en empruntant les grands couloirs naturels qui, par la Bourgogne, puis la vallée du Rhône, conduisent jusqu'à la Méditerranée et, ensuite. par la vallée de la Garonne. aboutissent à l'Atlantique. La remontée s'effectuera jusqu'à Nantes et Paris, alors que seront évités le Nord pour lequel la frontière naturelle n'apparaît pas avec suffisamment de netteté. l'Est où la frontière demeure
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"provisoire", mais aussi le Nord-Ouest jugé, dans ce premier temps. comme encore excentré. En ce qui concerne la durée qu'on ne saurait dissocier de l'espace, le Tour va durer trois semaines et l'avenir dira qu'on est, sur ce point, très près de cette constante qui représente un compromis entre les différentes contraintes de la compétition et de la narration. En 1903, ce compromis représentait une concession aux concurrents qui avaient refusé de participer à une épreuve dont la durée avait été. dans un premier temps, fixée à un mois, ce qui aurait hypothéqué la saison entière des coureurs professionnels. Les cinq villes retenues pour jalonner, en tant que villes-étapes. l'itinéraire du Tour étaient d'abord les quatre plus importantes villes de province: Lyon (560.000 habitants), Marseille (490.000), Bordeaux (330.000) et Toulouse (190.000). La cinquième ville retenue était Nantes qui, avec 150.000 habitants, se trouvait à la sixième place du classement des villes françaises. derrière Rouen (190.000). Il est d'ailleurs à remarquer que Rouen, ainsi écartée de l'itinéraire, avait constitué le terme de la première épreuve sur route disputée en 1869 et que la Bretagne, non parcourue par les premiers Tours de France. avait accueilli, avec Par;is-Brest et retour, la course la plus longue. Faut-il voir là une revanche des organisateurs pour se démarquer du passé et mettre davantage en valeur la grande idée que représentait le Tour de France ? Le réseau routier, sur lequel s'était greffé le réseau ferroviaire, avec notamment les grandes voies reliant la capitale aux principales villes de province, était dans un état satisfaisant. même si certains tronçons - en Bourgogne. mais également dans le Sud-Ouest - avaient un revêtement médiocre avec de nombreux trous qui, en période de sécheresse, présentaient l'inconvénient de soulever des nuages de poussière lors du passage d'un véhicule. "Tour de France" pour reprendre le terme donné à l'épreuve, "tour de la France" pour répondre à des aspirations qui n'avaient pu encore se concrétiser, "tour en France" pour s'en tenir à une simple expérience, il pouvait y avoir là confusion et ambiguïté, mais, d'ores et déjà. le public, pour reprendre les termes de Georges Vigarello. " sensible aux représentations flatteuses plus qu'à l'observation des tracés que le Tour cherchait li séduire" et qui, de près ou de loin,
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allait suivre cette compétition, avait en même temps la possibilité de se faire une "certaine idée" de la France. JB Pour être novatrice mais aussi pour être crédible au niveau de sa sanction sportive, l'épreuve devait s'appuyer sur un réglement précisant la formule de course retenue, les modalités de classement et, d'une façon plus générale, indiquant les droits et les devoirs des concurrents. Tel devait être l'objet de ce réglement dont la mise en oeuvre reposait sur les conditions de contrôle de la course. Alors que la plupart des coureurs engagés sont des "professionnels", c'est-à-dire des salariés des constructeurs et qu'à l'intérieur de chaque firme, des liens étroits s'étaient naturellement établis entre eux, le réglement du Tour - et c'était là un principe cher à Henri Desgrange - prévoit que la course est strictement individuelle et qu'aucune entr' aide ne saurait être admise entre équipiers d' une même marque. Sur ce point, Jacques Goddet est d'ailleurs sévère avec son "père spirituel" qu'il accuse d'avoir "diaboliquement persévéré dans son erreur de prescrire cette formule intégralement individuelle." A partir du moment où le Tour de France se présentait également comme une transition entre la course en ligne et l'épreuve par étapes, le réglement avait tenu à distinguer deux catégories de concurrents: ceux qui participaient au classement général de l'épreuve et ceux qui n'envisageaient de courir que pour certaines étapes avec, du reste, la possibilité d'abandonner à une étape pour repartir aux suivantes. Il faut rappeler que ce réglement n'autorisait le changement de bicyclette qu'en cas d'accident. Le classement général était fait par addition des temps de chacune des étapes sans que soit envisagé un système de bonifications pour les premiers. En s'engageant, les coureurs acceptent toutes les conditions d' un réglement que l'organisateur se réserve éventuellement de modifier au cours de l'épreuve. n y avait donc là une clause léonine qui caractérisait bien le rapport de forces qu'Henri Desgrange entendait établir et faire respecter entre la direction du Tour de France et les concurrents. Les seuls droits acquis sans la moindre restriction par les coureurs correspondaient au versement des primes et indemnités fixées au départ. En ce qui concerne la mise en oeuvre de ce réglement et des contrôles auxquels elle est subordonnée, les moyens mis en place sont sommaires et reposent sur la seule vigilance de trois hommes. La 38. Georges Vigarello, op. cité, page 886.
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course allait ainsi déboucher sur bien des irrégularités et bien des tricheries. En se lançant ainsi dans l'inconnu, les organisateurs n'ont fait que jeter les bases d'un réglement embryonnaire susceptible d'être complété et modifié selon le comportement des concurrents et la tournure que prendrait la compétition. Il en est ainsi pour les modalités de départ de la deuxième étape et les conditions de course de la dernière où, contrairement à ce qui avait été prévu, il n'y eut pas d'entraîneur. La primauté est ainsi donnée au pragmatisme et cela va, du reste, durer bien au-delà de la phase d'expérimentation. En ce qui concerne la logistique, l'effectif initial - qui, du reste, se réduisit très vite - est seulement de 60 coureurs ne disposant pas de personnel d'accompagnement et ne pouvait générer de graves problèmes ni sur la route, ni à l'étape. L'organisateur ne devait, du reste, pas prendre en charge ces problèmes qui incombent aux concurrents et, indirectement, aux constructeurs. II en est ainsi des conditions d'hébergement à l'hôtel dans les villes-étapes, mais aussi du ravitaillement en cours d'étape. Il importe, par contre, de porter une attention plus aiguë aux problèmes du matériel et notamment à celui des pneumatiques qui allaient subir l'épreuve de routes mal empierrées et dont les silex allaient causer bien des dégâts. Les constructeurs allaient donc devoir intervenir à la fois pour faciliter les conditions d'hébergement à l'étape de leurs coureurs mais surtout les aider à surmonter les défections de matériel pendant la course. C'est par ce biais qu'ils se trouvent impliqués dans la nouvelle compétition qui, pour être individuelle, n'en mettait pas moins en jeu les intérêts des différentes firmes.
Le premier Tour de France: des coureurs à la recherche de la gloire des marques à la recherche d'un succès Ce premier Tour de France répond à une double aspiration, celle des coureurs entendant, par une bonne performance, se constituer un palmarès susceptible d'être valorisé par la suite, mais aussi, celle des constructeurs entendant prouver la qualité de leur matériel et amorcer ainsi une campagne publicitaire, avec la "réclame". Il convient d'observer qu'en réponse à cette aspiration et à cette attente la formule de la course individuelle mise en oeuvre par Henri 58
Desgrange représentait, là encore, un compromis risquant de déboucher sur bien des dérapages. Les coureurs "individuels" sont, avant tout, des sportifs désirant accomplir un exploit alors qu'en tant que professionnels, ils sont en service commandé pour représenter leur firme qui, en contrepartie de leur salaire et d'autres avantages matériels, exige d'eux, sinon de remporter l'épreuve, tout au moins de se mettre en évidence. En 1903, les grandes marques représentées sont La FrançaiseDiamant, Alcyon, Peugeot et Automoto. Ces constructeurs, après avoir, dans un premier temps, manifesté leur satisfaction devant l'initiative et, en même temps, exercé une pression directe pour obtenir des organisateurs une formule à leur convenance avec notamment la course par équipes avaient ensuite manifesté une certaine réticence sur la formule retenue, s'attirant les critiques d'Henri Desgrange dans plusieurs articles de l'Auto. Mais, en présence de conditions qui semblaient irréversibles, ils allaient déployer à la fois moyens et stratégie pour utiliser cette formule au mieux de leurs intérêts. Dépassant, par son retentissement et ses enjeux, toutes les compétitions qui s'étaient déroulées auparavant, le Tour de France apparaît donc comme un banc d'essai pour l'affrontement de sportifs professionnels dans la première discipline sportive à avoir joué de cette forme de pratique. Seraient donc soumis à l'épreuve de la compétition d'une part les rapports entre une organisation "neutre" de la course et les industriels du cycle et d'autre part les rapports entre les employeurs et les coureurs salariés. Derrière les problèmes ainsi soulevés se profile, en fait, celui de la survie de toute une éthique et d'un système de valeurs sur lesquels sont fondées à la fois une discipline et sa projection que représente la compétition elle-même. Ce premier Tour de France appartient maintenant sinon à l'histoire, tout au moins à l'histoire du sport. A travers son déroulement "brut" apparaissent des incidents et s'esquissent des réactions du public qui, les uns et les autres, vont apporter aux organisateurs de profondes déceptions sans qu'aient pu être dégagés des enseignements pour l'édition suivante. Dans les semaines qui précèdent le départ de ce Tour de 1903, Henri Desgrange s'efforce de recueillir l'adhésion de six coureurs professionnels qui avaient déjà accédé à la célébrité par leurs succès dans les grandes courses en ligne, voulant ainsi conférer au Tour de France sa réputation et sa crédibilité. Il en est ainsi de Maurice Garin, un émigré italien qui s'était fixé à Lens, de Léon Georget, d'Hippolyte Aucouturier, de Joseph Fischer,
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de Rodolfo et de Muller. La cinquantaine d'autres engagés étaient des cyclistes amateurs ou des hommes de peine recrutés par Henri Desgrange pour étoffer son effectif. Et c'est néanmoins avec un certain lyrisme qu'Henri Desgrange, dans son éditorial de l'Auto du 1er juillet 1903, va célébrer le départ de ce premier Tour de France en ces termes: "Du geste large et puissant que Zola, dans la Terre, donne à son laboureur, l'Auto, journal d'idées et d'action, va lancer à travers la France aujourd'hui les inconscients et rudes semeurs d'énergie que sont les grands routiers professionnels ... "(On ne peut s'empêcher de noter l'aspect un peu paradoxal de la référence littéraire à Zola lorsque l'on veut bien se souvenir, lors de la création de l'Auto, de l'appui donné à Henri Desgrange par les industriels antidreyfusards. ) Le départ de la première étape Paris-Lyon qui compte 467 kilomètres est donné, le mercredi 1er juillet, à 3 heures de l' aprèsmidi,dans la banlieue sud, pour éviter tout mouvement de foule au centre de Paris, et alors qu'un arrêté de monsieur Lépine, préfet de police, avait interdit les courses cyclistes dans le département de la Seine, sur un des axes conduisant à Lyon, à Montgeron, devant un café qui a maintenant acquis la célébrité, le Réveil-Matin. Franco Cuaz nous décrit ainsi ce départ: Il faisait très chaud cet après-midi, et le solennel Monsieur Abran à la "barbe faunesque ", les moustaches, le canotier, le col empesé et la cravate sirotait un Pernod de plus sur la terrasse du café, à l'ombre d'une tonnelle. D'autres buvaient de la bière et quelques musiciens rendaient l'atmosphère plus champêtre encore. La musique commençait à tenir compagnie au Tour de France, elle ne le quittera plus. La course portera toujours avec elle le son d'un accordéon. Des sportifs et des curieux entouraient les coureurs. Les champions étaient habillés avec de légers vestons blancs et des collants noirs. Les casquettes avaient une double visière pour protéger du soleil également la nuque. Les victuailles étaient dans un sac, les bouteilles accrochées à la ceinture. En cas d'accident, le changement de bicyclette n'était admis qu'aux postes de contrôle. En route, le coureur devait se tirer d'affaire tout seul. En plus de la pompe et d'un pneu de rechange, le concurrent avait sur lui des clefs anglaises, quelques rayons et du fil de fer. Les autres n'étaient pas aussi élégants. Ils portaient des vestons de tout genre et des pantalons relevés pour éviter de trop les salir ... Soixante-dix coureurs étaient au
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départ, connus et moins connus, ces derniers attirés par l'aventure 0 u en quêté de gloire... ,,39 L'itinéraire part en direction du Sud par la route qui deviendra, plus tard, la Nationale 7, emprunte ensuite la vallée de la Loire jusqu'à Roanne et de là, la vallée de la Turdine par l'Arbresle pour déboucher sur l'agglomération lyonnaise et la rive droite de la Saône par l'Ouest. Après être passés de nuit à Cosne, Nevers et Moulins, en suivant le cours de la Loire, deux coureurs échappés se présentent dans la banlieue Nord-Ouest de Lyon, le jeudi 2 juillet, à 8 heures du matin. Dans les faubourgs de Lyon, Garin lâche Pagin, son compagnon d'échappée pour remporter, détaché, la première étape du premier Tour de France en 17 heures 45 minutes, et alors que le contrôle à l'arrivée n'est pas encore en place. Pagin, après avoir fait une chute à proximité de l'arrivée, se présente avec une minute de retard, mais les autres arrivées seront très espacées, les derniers concurrents accusant un retard de près de 10 heures sur Garin qui avait remporté cette étape à la moyenne horaire de 26,450 kilomètres, chiffre qu'il convient de considérer avec prudence dans la mesure où la distance effectivement parcourue ne pouvait être calculée avec précision ... Ici encore, écoutons Franco Cuaz: "Garin avait franchi la ligne d'arrivée juste avant neuf heures du matin. Les spectateurs étaient peu nombreux. Géo Lefèvre n'était pas là et les temps des deux premiers avaient été relevés par le correspondant local du journal. Garin et Pagin étaient arrivés trop tôt. Personne ne s'attendait à un train aussi rapide sans entraîneurs. ,,40 Après une journée et demi de repos, le départ de la deuxième étape est donné dans la nuit du 4 au 5 juillet. Le rassemblement des coureurs a lieu au centre de Lyon, sur la Place Bellecour et les coureurs partent avec de nombreux accompagnateurs à bicyclette en direction des quartiers sud de l'agglomération. Le départ réel est donné à 15 kilomètres du centre de la ville, aux" Sept Chemins" qui est le carrefour des routes allant de Lyon à Givors et de Lyon à SaintEtienne. L'étape qui doit conduire les coureurs de Lyon à Marseille comporte 374 kilomètres avec la traversée de Saint-Etienne, le franchissement du Col de la République - qui fut donc, en fait, le premier col du Tour de France - le passage dans les monts du Vivarais et, pour finir, jusqu'à la région de Marseille, la descente de la vallée du Rhône où la chaleur était intense. L'arrivée est jugée en dehors de 39. Franco Cuaz, op. cité, page 146. 40. Franco Cuaz, op. cité, page 147.
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l'agglomération, dans les faubourgs nord de Marseille, les concurrents devant ensuite se rendre, sous escorte, jusqu'à l'hippodrome du Parc Borely, pour y effectuer un tour d'honneur. L'étape est remportée par un des favoris du Tour, Aucouturier devant Georget, mais, au terme de cette deuxième étape, Maurice Garin conserve la première place du classement général. Pour la troisième étape Marseille-Toulouse, Henri Desgrange qui s'était rendu compte qu'une course d'équipe s'était insidieusement instituée et que des coureurs participant au classement général recevaient l'aide de coureurs qui n'effectuaient qu'une partie de l'épreuve, modifie le réglement en conséquence et scinde les départs en distinguant deux groupes de coureurs: ceux qui participent à la totalité de l'épreuve et qui partent les premiers et ceux qui ne participent qu'à certaines étapes et qu'on dénomme les "partiels" et qui ne partent qu'une heure après les premiers et ne peuvent ainsi participer au classement général. Le départ est donné le 8 juillet au matin à l'extérieur de la ville. Aucouturier qui est un "partiel" pour avoir abandonné lors de la première étape et qui avait gagné déjà à Marseille remporte encore cette étape en couvrant les 423 kilomètres en 17 heures 55 minutes, mais Maurice Garin n'en conserve pas moins la première piace au classement général. Ici encore, l'arrivée avait eu lieu à l'entrée est de la ville La quatrième étape Toulouse-Bordeaux qui comporte seulement 268 kilomètres et dont le départ est donné dans les faubourgs ouest se déroule sur un parcours relativement plat dans la vallée de la Garonne. L'arrivée a lieu le 12 juillet après-midi, par une chaleur étouffante, dans la banlieue sud de la ville, devant le café "Le petit Trianon". La victoire d'étape revient à Laeser, un "partiel" lui aussi alors que Maurice Garin qui, bénéficiant du décalage du départ, s'était présenté le premier sur la ligne d'arrivée conserve la tête du classement général. A Bordeaux, les coureurs bénéficient d'un repos de plus de vingtquatre heures pour reprendre la route - dans l'ambiance de la Fête Nationale - le lundi 13 juillet à 23 heures. Le départ est donné sur la route de Saintes, au nord de la Bastide pour une étape qui comporte 394 kilomètres. Cette étape donne lieu à quelques incidents qui témoignent, du reste, du degré d'impréparation de l'épreuve. C'est ainsi qu'à mi-course, au contrôle de Rochefort, alors que les coureurs apposent leur signature sur une feuille ... et qu'ils ne disposent que d'un porte-plume, le leader, Maurice Garin, se précipite le premier, et profite de la bousculade qui s'ensuit pour s'échapper, mais est rejoint
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par trois coureurs, Pothier, Augereau et Pasquier. Un autre incident a lieu lors du passage à La Rochelle. En raison des manifestations préwes pour la Fête Nationale, le maire avait cru bon d'interdire la circulation des cyclistes dans la ville et, ipso facto, le passage du Tour de France. La population mécontente avait alors manifesté bruyamment devant l'Hôtel de Ville et le maire dut revenir sur sa décision. C'est ainsi qu'à 8 heures du matin, après 247 kilomètres de course, le quatuor de tête traverse la ville pour satisfaire aux formalités d'un contrôle installé au Café Français, en plein centre. Au passage à Luçon, Emile Georget, qui occupe la deuxième place du classement général, est victime d'une chute et se voit contraint à l'abandon. A soixante kilomètres de l'arrivée, c'est au tour de Pasquier de faire une chute et de laisser s'échapper le trio de tête. L'arrivée a lieu au premier vélodrome construit à Nantes, mais l'organisation est défaillante et le public encombre les accès à la piste sur laquelle les concurrents doivent effectuer deux tours. Maurice Garin se montre le plus adroit et l'emporte facilement devant ses deux compagnons d'échappée. A Nantes, les coureurs restent quatre jours pendant lesquels ils sont hébergés dans un hôtel du centre de la ville, l' Hôtel des Voyageurs. Pour Henri Desgrange, ce teplps de repos semblait nécessaire pour permettre aux coureurs de récupérer des fatigues des jours précédents. Les vingt rescapés du départ devaient, du reste manifester un certain mécontentement à l'égard des organisateurs, d'une part parce qu'ils jugeaient cet arrêt beaucoup trop long et d'autre part parce qu'Henri Desgrange, contrairement à ce qui avait été prévu au départ de Paris. renonçait à faire intervenir des entraîneurs pour cette dernière étape. Et le dimanche 19 juillet. le départ est donné à huit heures du soir, à la sortie est de Nantes. sur la route d'Angers. pour la dernière étape longue de 460 kilomètres A Ancenis, la fatigue se fait ressentir et les coureurs ont déjà une heure de retard sur l'horaire préw. C'est au début de l'après-midi que les premiers coureurs arrivent au terme de cette ultime étape, à Ville d'Avray où est jugée l'arrivée et c'est encore Maurice Garin qui l'emporte au sprint devant Augereau et Samson. Une foule nombreuse se presse à l'arrivée alors que les coureurs. escortés par environ deux mille cyclistes, se rendent au Parc des Princes où les attend un public enthousiaste. Le découplage entre l' arri vée "réelle" de l'étape et l'arrivée "protocolaire" au Parc des Princes tenait à la volonté d'éviter les mouvements de foule qui auraient pu perturber la fin de 63
l'épreuve. Maurice Garin a donc remporté ce premier Tour de France, accomplissant les 2428 kilomètres en 94 heures 33 minutes, soit à la moyenne horaire de 26,450 kilomètres, avec une avance de 2 heures 49 minutes sur le second, René Pothier, en allant également plus vite que les locomotives de l'époque. Cet exploit lui rapporte, avec l'ensemble des primes et des indemnités la somme de 12 000 francs, soit à peu près 6 ans de salaire d'un ouvrier... Mais déjà, il importe de dégager les enseignements de cette première édition du Tour de France. Les conditions du déroulement de la course et notamment les longs parcours de nuit ont rendu les contrôles d'autant plus difficiles que les personnes affectées à cette tâche étaient peu nombreuses et ne disposaient pas de moyens de déplacement suffisants. Les incidents relevés portaient sur des bousculades aux contrôles ainsi que des accrochages, voire des bagarres entre coureurs pendant la course. De plus, le réglement, dans son principe majeur, était loin d'être respecté en raison de l'aide que se portaient les différents coureurs d'une même marque, mais aussi de la protection et de l'assistance dont ils bénéficiaient de la part du personnel de certains véhicules qui, sans la moindre autorisation, suivaient la course. Le public, alors que l'information sur la course restait sommaire, avait suivi le Tour avec beaucoup d'intérêt et de passion. Dans la traversée des villes situées sur le parcours, même lorsque cette traversée avait eu lieu de nuit, en particulier lors de la première étape, les spectateurs avaient été nombreux. A Marseille. au Parc Borély, le service d'ordre avait été débordé. A Nantes, les coureurs avaient accédé avec difficulté à la piste. On a vu que la population rochelaise avait fait revenir le maire sur la décision d'interdire le passage du Tour. De l'arrivée de la dernière étape à Ville d'Avray jusqu'au vélodrome du Parc des Princes. une foule compacte avait assisté au défilé de l'escorte des rescapés de l'exploit que représentait le premier Tour de France~ Enfin. à Lens, la ville d'adoption du vainqueur, Maurice Garin, de grandes festivités ainsi qu'un défilé furent organisées pour célébrer son succès, avec notamment un cortège de huit mille personnes, fanfare en tête pour conduire le vainqueur jusqu'à la mairie. On ne saurait non plus passer sous silence l'unanimité dans l'éloge émanant de l'ensemble de la presse d' information: le Petit Parisien, le Matin, l'Echo de Paris. Même le Petit Journal - le quotidien 64
de Pierre Giffard - affirme que" le succès et le retentissement du Tour de France avaient été aussi grands que son importance". D'autres journaux, dont les préoccupations se situent loin de l'activité sportive, expriment une appréciation semblable. n en fut ainsi de l'Echo des Français, de la Petite République, de Gil BIas, de la Libre Parole des Gaulois ... mais aussi du New York Herald ! Cette pluie d'éloges allait à l'exploit sportif et à l'initiative ainsi prise pour en permettre la réalisation, mais elle n'était pas accompagnée de critiques positives quant à l'évolution à en attendre pas plus qu'elle n'était assortie de commentaires sur les espaces et les paysages parcourus. Henri Desgrange avait donc de nombreuses raisons d'être satisfait d'autant plus que la vente journalière de l'Auto était passée de 30 000 à 65 000 exemplaires. Mais l'attachement que l'inventeur du Tour de France portait au respect des valeurs de l'éthlque sportive était tel qu'il éprouvait en même temps certaines craintes quant au débordement du public, d'un public dépourvu de toute culture sportive et dont le chauvinisme était susceptible d'être conforté par les agissements de certains constructeurs. La suite allait, en grande partie, confirmer ces craintes.
Le deuxième Tour de France : un échec
Alors que le Tour de France de 1904 se présente, en ce qui concerne le parcours et le réglement, dans des conditions identiques au précédent, son déroulement soulève des incidents dont la gravité conduisit les organisateurs, après qu'ils eurent envisagé de mettre un terme à l'expérience, à entreprendre des réformes importantes tant au niveau de la conception qu'à celui de la conduite de l'épreuve eIlemême. Le parcours de ce Tour de 1904, à l'exception de quelques modifications de détail, est le même que celui du Tour de 1903, avec les mêmes villes-étapes. La course se déroule du 2 au 24 juillet, c'està-dire sur une durée légèrement supérieure et cela en raison de l'augmentation du nombre de jours de repos destinée à la fois à permettre aux concurrents de mieux récupérer, mais susceptible d'être mise à profit par les organisateurs pour dégager des enseignements successifs des conditions de déroulement de la course et de procéder aux inflexions nécessaires. C'est ainsi qu'à Lyon, entre les deux étapes considérées comme les plus dures et alors qu'une mise au point 65
pouvait s'avérer du plus grand intérêt, six jours de repos sont prévus alors que, pour les autres étapes, les coureurs n'avaient qu'un jour d'arrêt. Pierre Chany est, quant à lui, resté sceptique et reconnaît "qu'aucune explication ne fut jamais fournie à ce long temps de répit accordé dans la cité des soyeux,,41. La presse lyonnaise relativement discrète sur l'événement que constituait le passage du Tour ne fournit aucune explication sur ce temps de repos assez long. La formule de la course individuelle sans entraîneur était conservée. Toutefois, pour répondre à la pression des constructeurs, une concession leur avait été faite avec l'indication, pour chacun des concurrents, de sa marque dans la publication donnée de la liste des coureurs au départ. Les ententes entre coureurs de même marque restent prohibées et la surveillance sur ce point devait être renforcée notamment sur les parcours de nuit, avec mise en place de contrôles secrets. Sur 105 coureurs engagés, 88 se présentent au départ parmi lesquels 16 étrangers (alors qu'au Tour de 1903, il n'yen avait eu que 3) dont Il Belges, 3 Suisses et 2 Italiens. Maurice Garin, le vainqueur du Tour de 1903, est naturellement au départ et l'on pouvait s'attendre à une lutte très vive entre les coureurs de la Française-Diamant, derrière Garin et ceux de Peugeot avec notamment Aucouturier. Mais ce Tour de France de 1904 allait être marqué par les incidents les plus graves que la grande épreuve aura connus tout au long de son rustoire. Alors que déjà, au cours de la première étape. des chutes avaient été provoquées par des cyclistes inconnus apparus sur le parcours, mais aussi par des voitures qui n'avaient pu être identifiées. c'est surtout au cours des 2ème et 3ème étapes que la violence allait prendre des dimensions encore plus importantes. C'est ainsi que, au cours de la 2ème étape, après la traversée de Saint-Etienne, dans J'ascension du col de la République, des "spectateurs" souhaitant favoriser l'échappée d'un coureur local, Faure, barrent la route aux autres concurrents et les agressent violemment. Les organisateurs accourus sur les lieux durent alors se dégager en faisant usage d'armes à feu ! Un incident du même genre devait se produire au cours de J'étape suivante, sur la route de Lunel. De nombreuses violations du réglement avec entente entre certains coureurs d'une même marque, protection par des voitures, utilisation de raccourcis sur l'itinéraire, ravitaillement et assistance illicites en dehors des contrÔles se multiplient tout au long de l'épreuve. Pendant la course. les organisateurs doivent prendre des sanctions en infligeant des amendes 41. Pierre Chany. Lafabuleuse histoire du Tour deFrance (op. cité). page 49.
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aux concurrents pris en flagrant délit, mais ce fut surtout l'Union Vélocipédique de France qui, au terme d'une enquête de plusieurs mois, allait sévir d'une façon exemplaire en déclassant les quatre premiers du classement général et en suspendant ou en radiant un certain nombre de coureurs professionnels, mettant ainsi un terme définitif à la carrière cycliste du vainqueur du Tour de 1903, Maurice Garin. Les incidents survenus dans ce Tour de 1904 mettaient en évidence les risques susceptibles d'hypothéquer l'avenir du Tour de France. Le premier portait sur les débordements d'un public "conditionné" par certains acteurs économiques et des organes de presse ayant une forte audience sur le plan local. Or, l'organisation du Tour et le service d'ordre mis en place par la puissance publique n'avaient pas les moyens suffisants pour venir à bout de tels excès. Le deuxième de ces risques tenait aux agissements des constructeurs faisant d'une part pression sur les organisateurs pour obtenir des conditions de course à leur convenance et d'autre part se conduisant sans aucun respect du réglement pour faire triompher des coureurs de leur marque. Le troisième risque, plus difficile à déceler, tenait aux conditions de préparation des concurrents qui, par l'étude du réglement et de l'itinéraire, recherchaient tous les moyens pour obtenir les conditions de course à leur avantage, et souvent en pleine illégalité. Dans un moment de découragement, quelques jours après l'arrivée de ce Tour de 1904, Henri Desgrange écrivait dans l'Auto: " Le Tour de France est terminé et sa seconde édition aura, je le crains bien, été la dernière. Il sera mort de son succès, des passions aveugles qu'il aura déchaînées, des injures et des sales soupçons qu'il nous aura valus des ignorants et des méchants. Et pourtant, il nous a semblé, et il nous semble encore, que nous avons édifié avec cette grande épreuve le monument le plus durable, le plus important du sport cycliste. Nous avons l'espoir chaque année avec elle de faire à travers la plus grande partie de la France un peu de bien sportif ... Nous laisserons à d'autres provisoirement le soin d'affronter des aventures semblables au Tour de France et nous étudierons pour l'an prochain ce qu'il y a lieu de faire dans d'autres ordres d'idées, aussi bien d'ici là l'opinion publique se modifiera-t-elle." Après le temps du découragement allait venir, pour les organisateurs partagés entre le souci de rester fidèles à leur éthique sportive et la nécessité de se concilier la force que représentaient les
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acteurs économiques impliqués dans l'expérience, la volonté de dégager des enseignements. La phase d'expérimentation était terminée. Le Tour de France allait s'engager, avec pragmatisme, vers des formules qui soient à même de répondre à l'attente d'un public de plus en plus large mais aussi de plus en plus exigeant et, en même temps, d'assurer l'égalité des chances entre les différents concurrents.
Les enseignements des deux premiers Tours Les enseignements qui allaient être dégagés des deux premIeres éditions du Tour de France par les organisateurs portent sur la réglementation, la police de l'épreuve, la logistique et surtout l' itinéraire42 • En ce qui concerne la réglementation, les modifications décidées portaient sur trois dispositions. En premier lieu, au classement par addition de temps serait substitué un classement par points (le vainqueur étant le concurrent ayant totalisé le moins de points à l'issue de l'épreuve) établi de la façon suivante: 1°) tant que l'intervalle entre deux concurrents ne dépasserait pas 6 minutes, chaque coureur compterait un point de plus que celui qui le précéderait; 2°) chaque nouvelle fraction de 5 minutes compterait pour un point. La deuxième innovation portait sur la séparation des concurrents en deux catégories avec, d'une part, les coureurs disposant d'un vélo au cadre plombé et poinçonné et auxquels seraient interdits les changements de machine et, d'autre part, ceux qui auraient toute liberté pour changer de vélo. Un classement serait alors établi pour la seule première catégorie et un classement pour l'ensemble des concurrents. Il y avait donc, sur ce point, une volonté de clarification des organisateurs voulant s'assurer que, pour la première de ces catégories, aucune tricherie sur le matériel ne serait admise, mais également un moyen de récompenser à la fois la qualité du matériel et l'ingéniosité des coureurs attachés à leur vélo de départ qu'ils auraient à entretenir et à utiliser au mieux de ses possibilités Le troisième changement tenait à l'introduction d'entraîneurs - qui seraient des cyclistes - pour les première et dernière étapes. Le réglement sur ce point était modifié dans le sens d'une certaine "humanisation" de l'effort demandé aux concurrents. En ce qui concerne la police, deux mesures étaient prises pour permettre un meilleur contrôle de la course et améliorer les conditions 42. Voir Pierre Chany, op. cité.
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de régularité. La première consistait à éviter les longs parcours de nuit difficiles à surveiller et ainsi à raccourcir la longueur des étapes tout en en augmentant le nombre. Alors que la distance totale resterait à peu près la même dans les Tours qui allaient suivre ceux de 1903 et de 1904, le nombre d'étapes passerait de 6 à 11, la moyenne des distances d'étape passant de 404 à 270 kilomètres pour le Tour de 1905. Le jour de repos serait maintenu après chaque étape. La seconde réforme portait sur les conditions d'arrivée d'étape. Pour éviter les incidents toujours à craindre avec un public que ne pouvait contenir le service d'ordre, les arrivées auraient lieu en dehors des agglomérations, dans des lieux tenus secrets, les concurrents se rendant ensuite sous escorte au centre de la ville ou au vélodrome où se dérouleraient les cérémonies protocolaires et la réception organisées par les autorités municipales et les clubs cyclistes. En ce qui concerne la logistique, aucune disposition n'était envisagée pour 1'hébergement des coureurs. On peut toutefois considérer que les concurrents des Tours qui se succéderont à partir de 1905 bénéficieront, en fait, de l'expérience des Tours précédents alors que, dans le même temps, le séjour des coureurs sera raccourci, se limitant à un jour et deux nuits. Mais c'est sur la confection de l'itinéraire que les enseignements dégagés auront l'impact le plus important pour l'évolution à moyen terme. Dès l'édition de 1905, avec l'augmentation du nombre des étapes, on va voir l'itinéraire se rapprocher des limites de l'hexagone et faire son apparition dans la montagne. Et si, dans un premier temps, Toulouse et Bordeaux conservent leur statut de ville-étape, il n'en est pas de même pour Lyon, Marseille et Nantes. D'autres villes vont apparaître: Nancy, Besançon, Grenoble, Toulon, Nîmes, La Rochelle, Rennes et Caen. D'autres villes moyennes viendront ensuite prendre place et acquérir droit de cité dans cet espace du Tour. Le Tour se rapprochera ainsi des frontières du Nord et du Nord-Est, mais il ira aussi dans le Sud-Ouest et dans le Nord-Ouest. Et, avec les Vosges et le Ballon d'Alsace, mais aussi le Sillon Alpin et le Col Bayard, le Tour de France aura un premier avant-goût de la haute montagne dans laquelle il s'enfoncera progressivement dans les années qui vont suivre. L'apport des deux premiers Tours "Invention" dans le domaine de la compétition sportive, l'institution du Tour de France a, par là même, jeté les bases d' un
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nouvel espace sportif et fourni un apport fondamental sur plusieurs points. Vient, en premier lieu, le concept d'étape. Il convient toutefois de préciser que la compétition automobile avait déjà joué de cette formule de course par étapes avec, en 1898, Paris-Amsterdam, en 1899, le Tour de France automobile sur 2250 kilomètres avec 7 étapes, en 1901, Paris-Berlin, en 1902, Paris-Vienne et, en 1903, Paris-Madrid (interrompue à Bordeaux). L'introduction d'un tel concept permettait d'augmenter la distance de la compétition et ainsi d'en accroître le rayonnement en donnant naissance, au niveau de la narration de l'événement, à un genre littéraire inédit, le "feuilleton sportif". Apparaissait, en même temps, une nouvelle fonction de la ville retenue, la "ville-étape". Sur le plan sportif, le système des étapes présentait trois avantages. Le premier tenait à une sorte d'extrapolation de l'effort exigé des concurrents par l'accroissement de la distance totale de l'épreuve mais en la maintenant à la fois dans les limites des capacités de la résistance humaine et de l'intensité de la course dépendant de la vitesse et surtout du rythme de l'épreuve. Venait ensuite une plus grande égalisation des chances des concurrents en leur offrant successivement des terrains de nature différente et en permettant à des coureurs soit malchanceux, soit en condition physique déficiente à un certain moment de la compétition de pouvoir se rétablir. Le troisiéme avantage escompté tenait à la possibilité, par la création d'un circuit, de faire le "tour" d'un territoire et de donner ainsi à l'épreuve une signification qui pouvait aller jusqu'à prendre le sens d'un symbole. Au niveau de la narration, l'étape devient, en quelque sorte, un épisode d'un feuilleton qui garderait néanmoins toute son unité dans l'espace et dans le temps. Chaque étape peut évidemment donner lieu à son propre récit mettant en évidence les meilleurs coureurs, mais aussi les "victimes" de la malchance ou de la méforme et tous ceux qui, à un titre ou à un autre, ont participé à l'animation de la course. Mais, au terme de chaque étape, le classement général n'étant que provisoire, son examen et son analyse permettent de construire des hypothèses sur les chances à venir de bien des concurrents. D'autre part, comme cela se passe dans tout récit ou dans tout roman, chaque étape peut être l'occasion de mieux cerner la personnalité de tous ces personnages qui, au fur et à mesure de leurs exploits et de leurs efforts, mais aussi de leur confrontation avec les difficultés de la course, dévoileraient progressivement les différents aspects de leur
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personnalité. Contrairement aux feuilletons écrits ne faisant que découper en tranches un récit que tout lecteur peut déjà connaître, personne n'est à même, pour ce "feuilleton sportif' d'en appréhender un dénouement soumis à tous les aléas de la compétition sportive. Pendant un certain temps - un jour, puis, par la suite, une seule soirée lorsque le Tour aura pris sa forme "définitive", plusieurs jours lorsque l'étape sera suivie d'une journée de repos - le petit monde du Tour de France dont Max Favalleli affirme qu'il s'agit là "du plus grand spectacle du monde" s'installera dans la ville-étape. Il aura à vivre "sur" cette ville en utilisant ses moyens d'hébergement et sa capacité d'accueil. Pierre Sansot va plus loin lorsqu'il nous affirme " ... qu'il s'agissait, chaque fois, d'une prise de la ville (une mise à sac disaient les grincheux) par les officiants du Tour auxquels nous présentions de surcroît les plus belles filles de notre cité. En effet, elle se métamorphosait de minute en minute. Les grands hôtels avaient été réquisitionnés, des hommes en culottes courtes, en peignoir, circulaient dans leur halls, s'emparaient des lignes téléphoniques pour entreprendre la narration de la course. Les suiveurs s'éternisaient dans les meilleurs restaurants où ils débouchaient le champagne. A nos yeux de gens et d'enfants modestes, nous observions à distance respectueuse la venue d'une autre race, habituée à "la belle vie". Différentes radios montaient des podiums sur lesquels, à l'aide de jeux et de vedettes, ils réjouissaient les badauds. La caravane repartait ... " L'étape constituait tout autant une route parcourue qu'une pause. Le Tour se composait d'étapes tout comme le chemin de croix , ' d es statIOns . egrene .... ,,43 Il est vrai que le Tour fournira à la ville-étape une animation qui ira, du reste, en se développant et en se sophistiquant. Et, puis, à cette occasion, le Tour fera connaître cette ville, lui permettant de construire une image qui sera non seulement celle d'une ville sportive, mais aussi d'une ville qui, par ce truchement, fournit la preuve de son dynamisme. D'autres disciplines allaient s'inspirer de cette formule du "Tour de France" qui feraient appel à d'autres moyens de déplacement. Mais le concept même de course à étapes débouchera sur un nombre considérable de compétitions cyclistes reproduisant à une échelle plus modeste la formule du Tour. Cela fut le fait de "tours H •••
43. Pierre Sansot "Le Tour de France, une forme de liturgie nationale" in Cahiers internationaux de sociologie, volume 86, 1989, page 98.
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départementaux" tels que le Tour de la Côte d'Or le Tour des BassesAlpes et le Tour de l'Aude dans les années 30, mais aussi d'épreuves à caractère régional telles que le "Dauphiné" ou le "Midi libre" dans les années 50, sans oublier Paris-Nice pour ne citer que les compétitions les plus anciennes et les plus connues. D'autres Tours nationaux allaient voir le jour en Europe, les deux plus célèbres étant le Giro pour l'Italie en 1909 et la Vuelta pour l'Espagne en 1935, mais aussi en Afrique, avec le Tour du Maroc ... et le Tour du Burkina-Faso. On se doit également d'évoquer le Tour d'Indochine réalisé en 1943, pendant l'occupation japonaise, sur 2000 kilomètres, du Cambodge au Sud-Laos, puis d'Annam au Tonkin, avec une fin de parcours le long de la bande côtière qui se termine à Saigon. n est à noter que ce Tour souleva un enthousiasme extraordinaire avec des fêtes qui, pour chaque étape, duraient deux ou trois jours. Pendant ce temps, l'armée Rommel fonçait sur Alexandrie et les Américains débarquaient à Guadalcanal. Alors que le fractionnement de l'épreuve permet d'accroître considérablement la distance totale de la course et alors que la moyenne des trois premiers Tours était de 2617 kilomètres, on passa à une moyenne de plus de 5200 kilomètres pour la période allant de 1906 à 1931.Cette moyenne diminua pour n'être plus que de 5100 kilomètres pour la période de 1931 à 1951.0n peut donc y voir là une recherche constante des concepteurs pour mieux cerner, définir et gérer ce qu'il est convenu d'entendre comme distance optimale, reliée à la fois au désir de couvrir le territoire le plus étendu et la nécessité de garder à la course son rythme rapide d'où découle son intérêt sur le plan sportif et sur le plan narratif. Mais les éléments spatiaux du Tour de France ne sauraient être considérés en faisant abstraction de la notion de temps. C'est alors qu'entre en jeu la durée de l'épreuve, c'est-à-dire la durée du feuilleton et qu'apparaissent des contraintes qui doivent être prises en considération pour localiser la compétition dans le temps. Les liens qui relient l'épreuve elle-même à la narration permettent d'aborder la problématique à laquelle il convient de répondre en matière de durée. En effet, l'intérêt sportif et narratif exige que le public, le lectorat de la presse du lendemain matin, puis surtout de la presse du soir qui fournira ultérieurement la masse des téléspectateurs, puisse d'abord faire la connaissance des personnages du feuilleton pour éventuellement s'identifier à eux et les "supporter" tout au long de l'épreuve. Apparaît ainsi un seuil minimal dans la durée. Vient ensuite, 72
au terme du déroulement de l'intrigue, de la course elle-même le risque d'une saturation d'autant plus forte que l'époque peut prêter à concurrence avec d'autres compétitions sportives C'est là qu'apparaît la durée maximale. L'appréhension de ces deux seuils conduit à évoquer une durée optimale que l'expérience a très vite située entre trois et quatre semaines. De toute façon, les organisateurs, sur ce plan, sont tenus de prendre en considération les contraintes qui tiennent au maintien de la condition physique des concurrents. Là aussi, il est apparu qu'une durée d'un mois représentait le maximum que l'on pouvait imposer aux coureurs et que l'intérêt de la course, pour lui permettre de se dérouler à un rythme élevé imposait de rester en-deçà. Alors que les instances internationales , en réglementant la durée des courses à étapes, ont limité à 25 jours la durée du Tour de France, il convient de savoir que tout allongement de l'épreuve au-delà de la durée optimale, non seulement serait "illégal" par rapport à la réglementation du calendrier des compétitions internationales, mais se traduirait par des difficultés logistiques et un accroissement des dépenses sans une équivalence des retombées et cela en raison de la chute d'intérêt prévisible. Se pose ensuite le choix de la période la plus favorable alors que, d'emblée, lors de la création du Tour, avait été adopté le mois de juillet et qu'il a fallu ensuite tenir compte que la "saison" des compétitions cyclistes sur route se déroulait sur huit mois en dehors de la période hivernale au cours de laquelle toutefois certains "routiers" s'adonnaient à des compétitions de plus en plus diversifiées sur piste. La période la plus favorable pour le Tour de France correspond à la plus grande probabilité d'un temps clément avec la quasi certitude de ne pas avoir de parties d'itinéraire impraticables (chaussées enneigées, froid, mauvaise visiblité, etc ... ), ce qui, du reste, a été infirmé lors du Tour de 1996 dans les Alpes. Sur le plan sportif, il importe aussi d'être en présence de coureurs déjà "rôdés" par les premières épreuves sans ressentir encore les fatigues et la saturation de la saison. Les mois de juin et de juillet - avec la durée maximale du jour répondent donc à ces conditions. C'est aussi cette période de vacances qui correspond à la plus grande disponibilité "mentale" du lectorat et du public et se prête assez bien au déplacement des spectateurs pour leur permettre de se rendre sur certains points du parcours. Ce créneau de fin juin à fin juillet choisi dès l'origine de l'épreuve et présentant
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plus d'avantages que d'inconvénients a donc été maintenu tout au long de l'histoire du Tour. Le Tour de France a ainsi pris sa place dans le calendrier de l'été, au début des vacances et de part et d'autre de la Fête Nationale. Une tradition s'est instaurée qui fait que, lors des événements très graves qu'ont été les deux guerres de 1914-1918 et de 1939-1945, la suppression de l'épreuve a été vivement ressentie non seulement par le petit monde du sport, mais aussi par une grande partie de la population. C'est ainsi que l'annonce, à la fin de l'année 1946, de la reprise du Tour de France a été accueillie par les Français dans un climat de satisfaction et s'apparentait, pour certains, au véritable retour sinon à la paix, tout au moins à la vie normale.La "fête" du Tour de France a, du reste. un impact qui va bien au-delà des frontières nationales. Venons en maintenant à la mobilisation des coureurs. ces personnages du feuilleton. Les coureurs qui ont participé aux deux premiers Tours de France étaient pour certains (6 lors du 1er Tour de France) des "professionnels" dont les seules ressources provenaient de la pratique du cyclisme et qui comprenaient des rémunérations salariales versées par les fabricants et des récompenses dépendant des résultats obtenus dans les compétitions. Ils étaient, dans leur quasi totalité. d'origine très modeste. Le premier vainqueur du Tour de France. Maurice Garin. était un immigré italien fixé à Lens et qui avait exercé la profession de ramoneur. D'autres concurrents de ce premier Tour de France étaient maçons, mineurs, tâcherons, forgerons. C'était essentiellement en fonction des résultats déjà obtenus qui attestaient de leurs qualités physiques que ces coureurs pouvaient accéder au statut de coureur cycliste professionnel qui, pour eux, représentait une promotion sociale. Il convient toutefois de rappeler que l'annonce du premier Tour de France qui se voulait être. entre autres, une épreuve de prestige. laissa ce monde des coureurs professionnels assez indifférent et sceptique. Très vite. ils virent dans cette innovation qui restait encore bien imprécise )a nécessité, pour eux, d'être mobilisés pendant un mois avec des gains à )a fois hypothétiques et faibles alors qu'en même temps ils auraient à faire face à tous les problèmes de déplacement et d'hébergement que nécessitait la participation au Tour. Ce fut, du reste, cette réticence initiale qui conduisit les organisateurs à revoir les principes et les détails d'organisation du premier Tour de France. Pour permettre à l'épreuve d'atteindre le 74
volume minimum de concurrents qu'impliquaient les objectifs des créateurs du Tour, les organisateurs avaient dO avoir recours à un recrutement très large qui n'avait pas le niveau de qualité escompté et certains concurrents se présentaient sans grandes références. Aux champions qui avaient accepté de s'engager s'ajoutèrent ainsi certains coureurs que les journalistes - à défaut d'autres éléments de réputation - affublèrent de titres aussi éloquents que sybillins. Il y eut ainsi le "champion des menuisiers", le "pédaleur du talon", le "terrible boucher de Sens" et même le "prince de la mine". La présentation des héros de la première édition du feuilleton du Tour de France prenait donc une forme très particulière. La création du Tour de France s'inscrivait évidemment dans la stratégie commerciale des fabricants de cycles souhaitant profiter de l'événement pour développer leur marché. Pour le lancement de sa première édition, alors qu'il n'avait pas voulu faire appel au concours des différentes firmes, Henri Desgrange put néanmoins bénéficier d'une coopération informelle dans le soutien que les fabricants apportèrent à leurs vedettes pour les aider à résoudre les problèmes de maintenance de matériel, de ravitaillement et d'hébergement. Il apparaît toutefois que l'aide apportée aux coureurs sur le parcours luimême fut relativement discrète lors du Tour de 1903. TI n'en fut pas de même pour le Tour de 1904 et ceux qui suivirent. Les principales firmes, à savoir, La Française-Diamant, Peugeot et Alcyon, montèrent ainsi de véritables "écuries", avec des vedettes ayant pour mission de remporter la victoire et des seconds rôles pour les aider dans tous les domaines. Le réglement était déjà violé dans son esprit et dans son principe par ce jeu de l'assistance à l'intérieur d'une même "écurie" quise comportait comme une équipe sans en porter le nom. On alla ensuite beaucoup plus loin dans la voie des tricheries, des truquages et des irrégularités de la part de quelques concurrents dont certains allaient faire l'objet de sévères sanctions. Ce fut le cas des frères Pélissier dans les années 20 (utilisation de matériel non réglementaire. "remorquage" par véhicule, aide d'un concurrent n'appartenant pas à la même équipe), mais aussi des Belges et des Français dans le Tour de 1937. On peut donc en déduire que ces coureurs, salariés des firmes. de par l'obligation de résultats à laquelle ils étaient soumis, n'avaient pas la liberté d'action qui leur aurait permis de rester dans les limites de l'éthique et de la loyauté sportives. On pourrait, du reste, se poser aussi la question de savoir si, par leur formation et leur culture. ces coureurs étaient à même de résister à la pression qu'ils 75
subissaient de la part de leurs employeurs. Le Tour de France n'était donc plus seulement une oeuvre de propagande pour le sport cycliste. Il était immédiatement devenu un champ de compétition pour les différentes marques appelées à s'affronter sur le nouveau marché de la bicyclette. On voit ainsi que, parallèlement à l'importance qu'avait prise la logique narrative dans la conception du Tour de France, la logique économique allait vouloir, elle aussi, imposer ses propres contraintes et exercer une pression sur les organisateurs. Une rivalité, tantôt sourde, tantôt prenant des formes plus voyantes, allait se développer entre Henri Desgrange qui entendait rester fidèle à certaines valeurs sportives et le petit monde des fabricants de cycles. Et cette lutte allait durer jusqu'en 1930 pour prendre ensuite une forme plus sournoise ... L'importance qu'avait prise, dès son lancement, le Tour de France impliquait que, parallèlement à l'effort entrepris pour améliorer les conditions du déroulement de l'épreuve sur le plan sportif, soient mobilisés des moyens propres et qu'en outre il soit fait appel à des concours extérieurs, essentieUement sur le plan local. L'expérience des deux premiers Tours démontrait l'intérêt qu'il pouvait y avoir - et la personnalité d'Henri Desgrange ne pouvait que renforcer ce point de vue - de s'appuyer sur une structure présentant une unité d'action allant de la conception jusqu'à la direction et à la gestion de l'épreuve. Pouvait ainsi être mise en oeuvre une stratégie qui, pour rester embryonnaire, devait déboucher sur des orientations qui auraient éventueUement à s'infléchir pour répondre à tous les problèmes posés sur le terrain et dépendant des circonstances dans lesquelles se déroulait la compétition. L'organisation du Tour dut, dès l'origine, mobiliser des moyens de différente nature en personnel et en financement sans aller encore jusqu'à vouloir résoudre des problème logistiques dont l'importance ira en croissant avec les éditions successives de l'épreuve. Ces moyens qui n'avaient à être mis en place et utilisés qu'une partie de l'année et ne supposaient pas la création d'une structure permanente à plein temps allaient être fournis par le journal organisateur, l'Auto. Mais, très vite, il apparut qu'il importait de faire appel à des moyens plus lourds avec un temps d'utilisation plus long en raison de la préparation minutieuse qu'exigeait la mise au point du Tour et ainsi de mettre sur pied un appareil propre au Tour de France même s'il n'y avait pas encore d'organisme ayant sa personnalité morale.
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Arrivées, manifestations diverses, hébergement des officiels, départs depuis la ville-étape appelaient le recours à des moyens locaux venant renforcer les moyens propres de l'organisation du Tour sur les passages de la course mais surtout lors des étapes. n fut ainsi fait appel, dans un tout premier temps, aux correspondants locaux du journal "l'Auto" ainsi qu'aux dirigeants des clubs cyclistes auxquels s'adjoignaient d'autres bénévoles pris sous le charme de la compétition nouvelle. Avant toute formalisation par le biais de conventions, avant toute normalisation par le jeu de barêmes, les collectivités locales furent très vite sollicitées pour mettre à la disposition de l'organisation du Tour des équipements sportifs et des installations matérielles mais aussi pour apporter, en nature et en espèces, un soutien financier à la manifestation locale que représentait le passage du Tour de France. On prend ainsi conscience que la création du Tour de France et la mise sur pied des premières éditions portaient la double marque de l'innovation et du pragmatisme. L'innovation tient au lancement d'une compétition sportive d'un genre inédit et qui va être appelée à être une des plus grandes manifestations sportives au monde. Le pragmatisme tient d'une part à la reconnaissance d'une marge de modification des conditions de déroulement de l'épreuve et d'autre part à la nécessité du suivi des organisateurs et de leur capacité de réagir et de faire face au comportements de tous les acteurs impliqués dans la compétition. A l'issue des deux premiers Tours de France - dans la mesure où on limite ses perspectives à une vision à court et moyen terme - une distinction apparaît, dans la construction de l'espace du Tour, entre deux catégories de facteurs, les invariants et les variables, dont la combinaison permettra à l'organisateur, chaque année, de définir l'espace précis s'inscrivant dans sa stratégie et répondant aux impératifs de circonstance. En ce qui concerne les invariants apparaissent les limites de l'hexagone qui fourniront l'enveloppe sur laquelle va s'appuyer le "chemin de ronde", les éléments essentiels du relief déterminant la localisation des grands massifs montagneux, mais aussi de la moyenne montagne, la place de Paris, point de départ et d'arrivée de l'épreuve dans une première phase du déroulement de la compétition et, pour passer de la dimension de l'espace à celle du temps, la durée optimale de l'épreuve se situant entre 21 et 25 jours. 77
La mise en évidence des invariants fait, ipso facto, apparaître les variables. Vient d'abord la détermination précise de l'itinéraire en jouant. en quelque sorte, sur un système de deux coordonnées, la "largeur" par rapport à la ligne imaginaire du chemin de ronde, et la "profondeur" définissant le fractionnement du parcours qui conduit au choix des villes-étapes. Intervient également, dans ces variable. le sens de rotation de la course. Lorsque l'on passera du tracé "hexagonal" qui aura cours jusqu'au début des années 50 au tracé "diagonal" qui sera adopté généralement par la suite, des invariants disparaîtront et laisseront la place à un nombre beaucoup plus élevé de variables.
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Chapitre 3 Une certaine image de la France
La création du Tour de France, pour avoir été un grand événement sportif au retentissement mondial, n'en a pas moins eu également un impact pédagogique et culturel dont on ne saurait prendre la mesure sans le relier, en amont, aux fondements culturels de la société de l'époque et, en aval, aux formes d'information et d'expression de la presse de ce début du XXème siècle.
Du Tour de Charles IX à celui des "deux enfants" La diversité des publics concernés par le Tour de France conduit, entre autres, à constater une grande diversité sur le plan culturel. L'environnement familial, les niveaux d'instruction et les différentes possibilités d'enrichissement culturel susceptibles d'être utilisées au début du XXème siècle permettent de juger de la difficulté à apprécier un "tréfonds" moyen sur lequel les images du Tour vont donner lieu à une certaine représentation de l'espace. Toutefois, dans les années qui précèdent la création du Tour, se développe, et cela pour toutes les couches de la population française, un sentiment nationaliste fondé, en grande partie. sur 1'humiliation de la défaite de 1R70. La prise de conscience d'une certaine identité nationale apparaissait donc comme un bon terrain de réception de l'initiative prise en vue de la création d'une grande compétition sportive qui, à sa façon, ferait le tour de la France. Même si le niveau culturel d'une partie de la population ne lui permettait pas d'avoir connaissance de cet événement qui appartenait à l'histoire. on ne peut pas ne pas relier le Tour de France "attendu" à ce tour du royaume qu'avait effectué le jeune roi Charles IX de 1564
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à 1566 et dont on avait gardé traces et souvenir dans certaines régions de France. Georges Vigarello, dans l'évocation du Tour de France à laquelle il procède en l'érigeant ainsi en "lieu de mémoire", après avoir considéré que "le Tour appartient aux représentations valorisées du sol national,,44 et évoqué "la France de la tradition ainsi que les voyages royaux (qui) prétendaient inscrire dans des géométries euclidiennes, avec leurs rondes et leurs circuits... ,,45 souligne, à ce sujet, qu'il y a "prise de possession du sol et manifestations de souveraineté à la fois dans la visite royale et dans l'épreuve sportive. Le pouvoir sur les hommes dérive toujours d'une maîtrise de l'espace".46 Pierre Sansot souscrit également à cette appréciation lorsqu'il écrit au sujet de la genèse de l'espace du Tour: " '" grâce à une procession circumdéambulatoire, les hommes ont toujours cherché à prendre possession d'un territoire qu'ils aimaient, dont ils pressentaient l'étrangeté et qu'il fallait donc apprivoiser ... ,,47 Mais si l'on revient au "tour" de Charles IX, on constate que Catherine de Médicis avait, en fait, repris là un projet envisagé vingt ans plus tôt par François 1er pour organiser pour son fils un voyage dans un but essentiellement politique qui était de montrer au jeune roi son royaume et au royaume son roi. La "caravane" royale - dont le nom seul évoque déjà le Tour de France - avec plusieurs milliers de personnes, partit de Paris le 24 janvier 1562 et le voyage dura vingt sept mois. En dépit d'une certaine insécurité sur le plan politique et aussi eu égard aux problèmes logistiques posés pour faire face aux besoins quotidiens des personnes du cortège et de la foule de marchands et d'artisans qui le suivait et, enfin, aux problèmes de santé et d'hygiène d'un si grand rassemblement, l'itinéraire représenta plus de 4000 kilomètres, c'est-à-dire la distance de certains de nos Tours de France. Cet itinéraire s'appliqua à longer les frontières, renonçant toutefois - et l'on trouvera la même prudence dans les premiers Tours de France - aux régions montagneuses, aux régions d'accès difficile et aux provinces nouvellement réunies au royaume de France, comme c'était le cas pour la Bretagne. L'opuscule intitulé "Recueil et discours du voyage du roy Charles IX" rendant compte de ce tour nous précise "qu'empruntant les axes routiers, passant de ville en 44. Georges Vigarello, "Le Tour de France" in "Lieux de mémoire" III" Paris, Gallimard, 1992 (pages 884 à 925). 45. Georges Vigarello, idem. 46. Georges Vigarello, idem. 47. Pierre Sansot, "Le Tour de France" in Cahiers internationaux de sociologie, volume 86, 1989, pages 92 et 93.
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ville, il entraîne dans un mouvement circulaire le roi et sa cour aux périphéries et sur les marges méridionales du royaume", ajoutant que "ce sont les frontières qu'ils suivent pas à pas" et que "le tour vise à assurer le triomphe du souverain comme chef de toute la patrie ... Le voyage se confond avec la mise en scène d'un spectacle permanent où les divertissements de l'oreille s'ajoutent à ceux des yeux". Que ne fera-t-on pas quatre siècles plus tard avec le Tour de France? L'espace parcouru se constitue bien en espace maîtrisé.
A côté de ce patronage historique, avec les mêmes réserves liées au niveau de culture d'une partie de la population, le Tour de France pourrait revendiquer deux antécédents littéraires reliés eux-mêmes à des pratiques et à des fondements idéologiques: le "Compagnon du Tour de France" de George Sand paru en 1843 et surtout le "Tour de France par deux enfants" de G. Bruno paru en 1877. Dans l'avant-projet de son ouvrage qu'elle baptise "conte", George Sand évoque son héros pour dire "qu'il est parti pour faire un pélerinage de cinq cents lieues, durant lequel il a répandu son idée et son sentiment pour tous les ouvriers qu'il a pu toucher et convaincre ... Sur tous les points de la France, il a éveillé des sympathies et des relations amicales avec les plus intelligents adeptes des diverses sociétés industrielles".48 Le concept du Tour de France n'a-t-il pas de liens avec ce pélerinage de cinq cents lieues ? Les "enfants" de Bruno nous renvoient, quant à eux, à une idée de la patrie qui s'inscrit dans le contexte des lendemains de la défaite de 1870. Célébrant cette patrie et le civisme qui l'accompagne, le livre décrit les différentes régions de la France dont il loue les avantages et la beauté des paysages et des sites. Dans sa naïveté, le petit Julien, un des héros du récit, s'écrie aussi que "si la France est une grande nation, c'est que dans toutes ses provinces on se donne du mal ... Mais ne leur avait-on pas dit que l'honneur de la patrie dépend de ce que valent ses enfants. Appliquez-vous au travail, instruisez-vous, soyez hon et généreux, que tous les enfants de la France en fassent autant, et notre patrie sera la première de toutes les nations".49 Un siècle plus tard, certains journalistes du Tour de France exprimeront la même admiration en d'autres termes . 48. George Sand, "Le compagnon du Tour de France,Paris, Editions d'aujourd'hui, 1976, Avant-projet, page 7i. 49. G. Bruno, "Le Tour de France par deux enfants", (1877) - Librairie classique Eugène Belin, Paris, 1977, p. 45.
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