La folie du voir : de l'esthétique baroque 9782718603063, 2718603062


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La folie du voir : de l'esthétique baroque
 9782718603063, 2718603062

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| Christine

Buci-Glucksmann

La folie du voir De l'esthétique baroque

galilée

rmTEr

Sa

-

illustration de lo couverture : ange du Pont Saint Ange. Rome

DÉBATS Collection dirigée par Michel Delorme

LA

FOLIE

DU

VOIR

Christine Buci-Glucksmann

DU MÊME AUTEUR

La folie du voir Græmsci et l'État, Fayard, 1975, Traduit en italien, espagnol, brésilien, anglais, allemand, grec, japonais. Le défi social-démocrate (avec Gäran Therborn), Maspero, 1981. Traduit en allemand er brésilien,

De l'esthétique baroque

La gauche, le pouvoir, le socialisme (direction d’un ouvrage collectif d'hommage à Nicos Poulantzas), P.U.F., 1983.

Walter Benjamin und die Utopie des Weiblichen, VSA, 1984.

La

raison

baroque.

De

Baudelaire

à Benjamin,

Gali-

lée, 1984.

Participation à des ouvrages collectifs : Préface à De Rousseau à Lénine de Lucio Colletti (Gordon and Breach). La Crise de l'État, P.U.E., 1977. Politica e storia in Gramsci,

Riuniti,

1977.

Critique des pratiques politiques, Galilée, 1978. Pasolini, Grasset, 1978. Gramsci and Marxist Theory, Routledge and Keagan, 1979.

Gramsci y la politica, Unam Mexico,

1980.

L'URSS vue de gauche, PU.F., 1982. Neue Soziale Bewegungen und marxismus, Argument, 1982.

Changement social en France et en Europe?, Syros, 1983.

Éditions Galilée

A Michel de Certeau,

Pami de toutes les « folies » de la pensée

Ce 3, | EZ Ë%, Y3AINIVS .

JËE 8

sans qui ce livre eût été autre.

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adapration réservés pour tous les pays, y compris l'URSS, © Editions Galilée, 9, rue Linné, 75005

ISBN

1986 Paris

2-7186-0306-2

«Et si voir c'était le feu, j'exigeais la plénitude du feu, et si voir c'était la contagion de la folie,

jé désirais follement cette folie. » Maurice Blanchot

Prélude :

Un « je ne sais quoi »… « Qui a entendu, Qui a entendu, Qui a vu ce que j'ai vu? » Géngora.

Ce livre est l’histoire d’un regard, qui m'a suivie, portée et déportée, au bout de moi-même, dans le labyrinthe d’une mémoire creusée de tous les ail-

leurs, en quête de ces extrêmes de l'impossible où présence et absence, plein et vide, anéantissement

et extase, coïncideraient en l’« éternel abîme de discordes concordantes » de l’Amour. Regard fasciné, captivé d’une enfant. Scène originelle d’un rapt des yeux. La chambre était déserte,

désolée, abandonnée à l’espace d’une plainte monocorde, lancinante, répétitive. Brûlante, j'y gisais. Le cri jaillit, tels une zébrure, un éclair consumé, la

foudroyance d’un appel sans réponse. Et puis rien, le rien, ce rien.

Surgi là, dans l'extrême violence de la dépossession infantile, ce rien m'habita. Me nomma. Rien des métamorphoses ensotcelées, des gouffres désemparés,

rien d’un « mourir d'amour » originaire, comme une Voix d'avant la parole, en son éclat archaïque. J'avais

été foudroyée.

Emmurée

dans ce premier silence,

cette stase d'angoisse et de mort, que les mystiques appellent « noche oscura », « fânà », anéantissement. 15

Ce rien m'instaura. À mon insu et dans une longue infamie. Car très longtemps, cette première

détresse

infantile,

cette demande

désespérée

du

« tout», demeura enfouie dans l'exil de moi, dans

l'errance nue. Dans la demande de toi. Comme s'il

avait fallu toutes les pulsions en langues étrangères, rous les passages de savoirs et de frontières, toutes

les morts accumulées et les brâlures étoilées, pour que fit retour le lieu même de ce premier regard

aveuglé et aveuglant : un rapt baroque, un mythe personnel. Ce regard captif, c'était celui que je portais tout

émerveillée sur ces signes-images, ces signes-miracles, ces signes-rêves qu'un père, spécialiste de langues « orientales », traçait dans le silence ouaté des soirées.

Traces en souffrance de mon attention ravie, agglomérats

d'écriture-dessin,

figures du noir-blanc, du

vide-plein. Cette première rencontre en langues instaura la scène de « l'inquiétante étrangeté » au plus près de celle du voir, dans un jeu de cache et de secret

dérobé.

Et c'est

sans

doute

cette première

jubilation si longremps enfouie, détournée, marty-

risée, qui fit brutalement retour dans l'étonnante polysémie jouisseuse que je pris un jour à certains

mots arabes : les « addâd ». Lamaga ; écrite et effacer l'écriture;

assara : manifester et cacher

extasiante où s’était consumé

mon

regard, l’amour

« per figura » — et pour les figures — se superposa peu à peu au Cri, à cette mémoire

du cri qui hante

la Tosca, Turandot, et les dissonances « furieuses » de l'OWando furioso d’un Vivaldi. Dans cette seconde

chambre — celle de l'écriture et du visible — je me glissais, toujours silencieuse et comblée. Le silence, ce point cristallin du langage où une forme découpe l'Être

et y scelle

son

secret,

ce

silence

m'’installa

dans /« folie du voir. Dans la quête éperdue d’un « Lieu omnivoyeur », où s'opère le passage du visible à la Voyure

(Lacan).

Non

pas tout voir, mais voir

le voir, dans une torsion sans fin à la Graciän : « Il

faut des yeux sur les yeux mêmes, des yeux pour regarder comme ils regardent. » J'avais été comme prisonnière d'une « Voix de regards » (Celan), où, par une étrange alchimie spirituelle, la carence et l’absence devinrent jouissance

retrouvée. Ce fut un long éblouissement, la levée des voiles de douleur, une chambre de lumière volée

à la poudre du temps:

une figure d'Apparition.

‘Tels ces grands Anges de la peinture d’un Caravage, en qui fulgure une Beauté radieuse et jouissante, surgie de la lumière du noir. À ce moment-là, « il

y a devant vous un grand Être de lumière et d'amour,

à regard et à amour, gigantesque accumulation de

traces où l'intimité et l’éternité du vécu s’entrelaçaient. Un palimpseste à déchiffrer. Dans l'aura du souvenir, en cette sorte d'image

l’univers vacillant, l'hésitation des choses », comme le dit Cézanne qui énonce cette même folie du voir, quand elle s'empare de la peinture : que la lumière t’éclaire, que le tableau te regarde, qu’il n’y ait « que les couleurs et en elles de la clarté ». Le cri /le regard /l’écrit : cette scansion me parcourut et me livra au pouvoir des doubles, du savoir

16

17

Un secret;

tala'a : apparaître et disparaître; fitna : séduction

et sédition. L'écrit paternel gisait là, inaperçu, piège

ambidextre.

Au

plus dur de cette passion muette

Comme les perspectives qui regardées de face ne montrent rien que de confus, mais qui vues obliquement présentent une forme distincte. »

de l'enfance, au plus intime de l’obsession des yeux, l'angoisse pouvait tourner au délice, l’absence au surcroît de corps et de matérialité éblouie. Le rien

serait désormais un « néant attifé », cette érotique en suspens, cette respiration oscillante entre stase et extase : une topique amoureuse des contraires. Celle

même que j'avais rêvée à Vienne dans l’Agathe de Musil : « Je suis pleine d'amour et vide d’amour, et tous les deux à la fois. » Ce regard-là, j'ai mis très longtemps à le supporter, à l’apprivoiser, à le nommer. Et plus encore à le transformer en une épistémologie enchantée où l'amour ferait trouver et la rhétorique parler. Ce

regard-là,

se soutenant

de ce qui s’y dérobe,

se

déréglant dans le jeu de ses apparences, ce regard de biais, tissé des crevasses du mourir et de l'oubli, était baroque. Anamorphique même. Vu de face, le visible reste confus, désordonné, ou prosaïquement innocent. Mais vu de biais — du point juste — le livre, la bougie éteinte, l’os de seiche, se révèlent soudainement

crâne, allégories

de la mort,

comme

dans les Grandes Vanités des seizième et dix-septième siècles. Ce « point juste », n’étair-ce pas ce regard double, troublé de ses larmes, aveuglé, ce regard shakespearien de l’anamorphose comme métaphore : « Car l'œil de la douleur brillant de larmes aveuglantes, Divise une chose en plusieurs. 18

Ce point, où une forme vire à l’informe, au chaos lumineux d'un excès de matière, où une forme se défait dans une autre, où le réel se mélange à son fantasme, n’était-ce pas un « point d'amour », un point pulsionnel baroque où s’engendrent des corps

et leurs rhétoriques? Et d’abord, ce premier corps paradoxal, alogique d’un amour oxymorique : la blessure y est aussi douce (« suave »), que la brûlure

glacée. Corps-gouffre, corps cannibale, corps-ébloui, qu’une Catherina Regina Von Greiffenberg évoquera en sa langue mystique : « Je t’embrasse, et je te mange tout entier, par amour, dans le gouffre de

mon

corps.

Je

suis

éclairée,

éblouie.

Tu

me

regardes avec tant de clarté. » Entre abîme et clarté, entre l’aveuglement des larmes et celui de l'amour, dans cette grammaire des pulsions baroques où la forme tend à sa dissipation, l’objet mort à sa maintenance dans la jouissance, je renaissais. Et s’il est vrai que la ruine

et la bibliothèque sont les grandes métaphores du baroque, j'étais née baroque entre deux livres de la bibliothèque paternelle : Les Flewrs du Mal de Baudelaire et Le Divan de Hâfiz. De l’Occident à l'Orient, j'avais trouvé une même pensée florale du féminin — la rose comme poétique et métaphore ‘ du sexe —, une même souffrance d’amour, un même c’est ainsi, où s'était inscrite la dépense du désir.

19

Comme en écho de Shakespeare, un autre « aveuglement » : « Des pleurs de sang ont aveuglé mes yeux noyés, et c'est ainsi. À te poursuivre, c’est mon destin que l’on poursuit, mais c'est ainsi. » (Häfiz.)

Le « c'est ainsi » est l’objet — La Chose — de ce

Livre. J'ai voulu en construire l'architecture vacillante, l'épeler en mots étrangers : amok, fina, niente, mirabile… J'ai voulu retraduire cette première langue de l’exil et du rien, en son insoumission. Mais ce rien est devenu ;/ niente, tant vanté par les rhétoriciens baroques italiens du dix-septième siècle : « Le glorie del Niente », Au-delà de ses vertus épistémologiques « il niente » n’est-il pas sujet à la « mer-

veille » (soggerto della meraviglia),

rebelle à tout

principe d'autorité revendiquant l’Être, le fondement, la cause? N’est-il pas perte d’identité, anni-

bilatio, pour qu'une profusion advienne? Telle était l'aura du silence. En ce lieu d’une catastrophe et d’une déhiscence

constituantes, une esthétique prenait corps. Une rhétorique « post-aristotélicienne » de l'incroyable,

des merveilleux réels, une véritable épistémologie

du paradoxe prise en une dramaturgie du Visible et du Pâtir, quelque chose qui pourrait relever d'une Raison Insuffisante renvoyant à la grande figure

rhétorique d'un Tesauro : ÿ/ mirabile. Que l'éton-

nement perturbe et séduise, institue de l'Être par le rien, cela les Grecs — Socrate — le savaient. Mais qu’Être ce soit Voir, et que l'effet de beauté produise

comme tel «un effet de vérité », cela les baroques 20

le réinventent, dans un espace désormais occupé par une « science de la vision ».

H mirabile : la longue duplicité

de

la Voix

souffrance

(cri) et du

de l’œil,

Voir

dans

la

l'écrit,

la réciprocité toujours instable entre un regard solaire et voyant, et un autre regard « aveuglé de sang » et de larme lassé, toute cette anamnèse de l’enfance perdue m'infligea. Me contraint à parler cette langue démultipliée que j'avais fantasmée dans le palimpseste paternel, à découvrir que l'œil est ce miroir à

fantasmes dont parle toute une tradition philosophique arabe prise dans l'ambiguïté vibrante du voir. « Aïn » ne signifie-t-il pas l’œil, la source, l'essence? Comment un regard se répand-il en source? Une forme incertaine en Être? Une érotique du simulé,

du jeu et de la parade — fût-elle pornographique n en effet de vérité? Un paradoxon en scientificité? Tel est le lieu du baroque, son espace à parcourir. En ce nœud des « discordantes concordantes », nœud tout borroméen, se joue la folie du voir. Avec son oscillation permanente : regard sidéré et convul-

sif d'effroi, de catastrophe et d'horreur du baroque funèbre, et regard lumineux, extatique du baroque amoureux, un regard de chair presque palpable comme l'infini chatoiement sensuel des couleurs de

la peinture vénitienne. Au point de rencontre de ces regards, point en suspens, ce que les Grecs appelaient : &px&Zeuv : ravir, s'emparer de, enlever de force, se saisir au sens où l'on peut être saisie et

saisir, se laisser prendre et déprendre… presque

invisible,

toujours 21

recherché,

Un point celui

de

la

plus petite différence, celle où « de l’autre » advient. Résonne et résonnera en moi, la force du dit poétique d'un Pessoa : « Voyager! Perdre le pays! Devenir autre constamment,

Pour l’âme pas de fondement Sinon voir, voir sans merci. » Voir et voir sans merci, cette scène de cri, de cendres et de lumière, où j'avais rêvé ma naissance,

Voir et voir sans merci, ce lieu où se façonnent des corps, exhibés et sacrificiels de leur propre jouis-

sance, comme

«un panier rempli de cadavres de

petites filles »,

Dans le Cri inaugural revenait un corps mort, un corps en morceaux, un corps écartelé entre Voir et

Dire, où s’inventa une esthétique du baroque, Une

narrativité de ses gestes instituants : penser/aimer, voir/écouter. Une archéologie de son regard. On raconte que la folie du voir, c'était cela : cette loi, subrepticement déviée, où un Voir avait pris corps dans un dire : là où ça aimait, je dois advenir. « Ça aimait » : cette perte du corps d'amour, cette première dislocation du corps propre, où l’on se pare de se sé-parer, où l’on « désayme ».

On raconte que, dans ce premier balbutiement ontologique du soi, s'originait la dialectique du voir

et du regard, du visible et de la Voyure. Un grand éblouissement,

Voir et voir sans merci, et tenter ce point chimé-

rique de la Voyure, où surgit de l'Irregardable.

une vue qui anéantit tout regard.

On raconte une pure poussière d'amour, un vent d'éphémère, l’âme de l'âme.

On raconte… Quelque chose comme la scène primitive du baroque : l'Opéra. Cet espace où le Voir et la Voix s'échangent, se « musicalisent », se croisent en écho, un rien parlant, une dramaturgie des passions. Une rhétorique donc, où la loi et sa perversion, l’ordre et ses variations, le code et ses dissonances extrêmes, sc conjuguent en « lalangue » retrouvée de la jouissance, cette pulsion heureuse qui tend toujours à sa propre ruine, à la mise en abyme luxuriante de ses éléments. Cette grande Voix baroque disloquée, cette voix habitée

d'autres

voix,

cette

voix

en

anamnèse

de

sot, surgit du fond de la « chambre » de l'écriture. 22

Ce travail ne se veut ni un livre d'histoire de l’art ni une nouvelle « somme» sur un baroque européen qui a déjà fait l'objet de nombreux et excellents ouvrages auxquels je renvoie.

Il s'agit plutôt d'un voyage, d'une dérive réglée, souvent latine, dans la folie du voir baroque, dans cette archéologie qui prend corps dans l'itinéraire de ses objets, textes et langues, dans une pulsion de désir et de connaissance qui m'a portée vers une

pensée des yeux, une écriture figurale.

Il La scène du voir

« Le chant de ton enseignement n’est pas désir Ni la quête d’un bien qu'on puisse atteindre, Le chant est existence. »

C’est en ces termes que Rilke faisait parler Orphée, comme

la Voix même

de la musique, son « canto »

et son « incanto », cet « enchantement » des sirènes.

Et sans doute, l’Orfeo de Monteverdi, représenté en 1607 à Mantoue, peut-il servir ici de prélude musical à l'invention d’un code — d’une rhétorique — qui fut celui de l’opéra et de toute l'esthétique

baroque. Orphée, adorateur du soleil, patron des musiciens, celui que Pindare appelait «le Père des chants », celui qui amollit les pierres et calme les bêtes, Orphée le poète à la lyre d’or qui apaise les

flots et endort les dragons, est bien la métaphore redoublée de certe Allégorie de Ja musique qui ouvre et présente l'opéra de Monteverdi, le rythme et le structure. Or cet Orfeo s’installe dans une sorte de « nœud allégorique » mettant aux prises la tragédie 27

du voir et celle de la musique, l'écoute, sa mémoire et sa Voix. Orfeo, on le sait, ira par amour chercher Eurydice morte et perdue aux Enfers, et il ne la retrouvera qu'à se soumettre à la loi du divin : tu ne te retourneras pas, tu ne la regarderas pas. Pris du vertige d'un doute, perdant toute espérance, il échouera : « Pendant que je chante, qui m'’assure

musique, et ses voix, à la frontière même du visible

et de l’invisible, telle une passerelle en « langue » vers le pays du non-vu. Et, sans doute, pourrait-on

déceler ici la généalogie du voir propre à ce genre hybride qu’est « le drama in musica ». Hybride, car la Voix doit précisément représenter le texte, le « faire voir » par l'écoute, le mettre en scène et en corps.

Si bien que l'opéra énonce d'emblée le grand axiome

qu'elle me suit? » Rien, ni personne. Orfeo préférera

du baroque : Être c’est Voir. Au point que l'amour

le « visible » de l’amour à l’invisible de l'Écouce, de sa propre écoute remémorante et enchantée. Sa

lui-même serait ce « dispositif optique », où l'œil du fantasme se réalise.

voix chavirera dans l'océan de la « folie du voir ». L’Orphée de Monteverdi sera prisonnier des deux

dès l’origine dans un nouveau partage du visible,

formes du voir et du féminin, qui répondent aux deux fins de l’opéra. Un voir solaire, un féminin de l’amour sublimé en forme apollinienne : dans la version de l'opéra que nous connaissons, Orphée retrouve Eurydice dans la métaphore finale de la beauté : les « douces

lumières de ses yeux» des étoiles que chante

s’éclairent du soleil Apollon. Mais dans

et le

premier Orphée de Mantoue, Orphée mourait, déchiqueté par les bacchantes, conformément au mythe, Corps morcelé d’un amour dionysiaque qui a préféré Voir à Savoir, se livrer au fantasme réactualisé de son amour plutôt que d'écouter Mnémosyne. L’invisible s'y évanouit, dans ce voir sombre, chaotique et dionysiaque, d’un corps perdu et altéré. En reprenant dans cet Orfeo musical, qui donnera lieu à d’autres opéras baroques, le mythe de la Grèce pré-philosophique, Monteverdi place la 28

Être, c’est Voir : en cela, l'œil baroque s'installe qui accorde au regard un « optikon » ontologique, une portée épistémologique et esthétique. Car l'œil

est bien ce « miembro divino » dont parle Graciân, un « membre » qui « œuvre à une certaine universalité qui paraît omnipuissance ». Organe central du système baroque, cet œilmonde se retrouve dans toutes les Allégories de la Vue qui peuplent les tableaux des seizième et dixseptième siècles, des plus anonymes à ceux d'un Miguel March, d’un Breughel de Velours, d’un

Ribera ou d’un Rubens. Splendeur et toute-puissance du voir : ainsi dans ce tableau anonyme du milieu du dix-septième siècle, à Valence, l’allégorie de la vue

est-elle

femme

au

miroir,

munie

des

attributs et objets symboliques du voir, l’aigle, les lunettes, une miniature, la palette du peintre, un catalogue. Le tableau s’amplifie et s’analyse dans

les tableaux en miroirs du fond, qui redoublent eux-mêmes

la femme et son image. Peinture de la 29

peinture, miroirs des images, la vision allégorique met en scène le Voir lui-même, l’œil du peintre, comme dans les Ménines de Vélasquez. Tout aussi révélatrice de cette puissance oculaire, la toile de Breughel : la vue-femme ouvre l’espace plus que baroque de la collection de peintures et de sculptures, désormais instruments de prestige et de pouvoir, mais aussi attefact, de mémoire et de culture,

d'un monde-bibliothèque et collection. Le voir se fait dénombrement du multiple, répétition d'une profusion ordonnée, métaphore d’un univers représentable.

dépit de la plus grande diversité, « aucune feuille d'aucune plante, aucune plume d'oiseau ne se confondent avec celles des espèces différentes ». Et

pourtant, comme Critilo l'homme du jugement lui apprendra

est aussi

vite, ce voir de la jouissance

lieu du léurre et de l'illusion : « Tout dans l'univers se compose de contraires et de discordes concordantes… tout est arme et guerre. » Le voir est double er, à ne suivre que les apparences, des pygmées humains peuvent être des géants de superbe et des êtres corpulents, dénués de toute substance '.. Gloire

mais

du voir donc,

aussi ambiguïté

irré-

À concrétiser ainsi l’abstraction du voir, ces allégories « voyeuses » symbolisent un théâtre qui autorise la multiplication infinie du visible, son exploration scientifique et ses fantasmagories poétiques : la « toute-puissance » du voir gracianesque. Aussi, dans cette grande somme romanesque du baroque qu'est E/ Criticôn (1667), «le grand théâtre du

ductible : l'œil baroque de la merveille, du pluriel jouisseur, de la différence est aussi celui de la désil-

est-il spectacle et labyrinthe des « prodiges » et « merveilles ». Andremio, cet ensauvagé humain, apprend le monde, sa réalité et ses illusions, par «la grande variété des couleurs ». Et de s’écrier, en louant « le plus noble des sens » : « Eus-je cent yeux et cent mains pour pouvoir satisfaire les curiosités

des apparences, dans le plaisir naïf, au premier degré, du spectacle et du trompe-l'œil, comme on le croit un peu trop vite.

monde

avec “ son ” balcon du voir et du vivre »

de mon

âme,

que je ne le pourrais pas!» Et de

célébrer le voir, comme sens du pluriel, de la multitude infinie, de la profusion et des différences : de

la beauté.

Chaque

objet est «une nouvelle

(desengaño),

un

spectacle

fatal,

un

théâtre

d'affiction et de deuil. Comme si l'immersion totale

dans l'image détruisait tout voir comme si la distance de l'œil et du Regard s’avérait ici constituante. Le voir baroque ne s’épuisera pas dans la simple

donnée phénoménale, dans l’assomption jubilatoire

Du Voir au Regard, la valeur visuelle s’analyse, se joue de l’ombre et de la clarté, du savoir et de ses égatements dans les objets du désir et du malheur.

Aussi,

redéploiera-t-il,

musical

le baroque

dans son corpus d’Opéra, tous les grands mythes grecs

de

l'hybris

et du

danger

du

voir

Orphée,

mer-

veille » et la vue, « le plus noble des sens », obéit

au futur principe leibnizien des indiscernables. En 30

lusion

1. Graciän,

E/ Criticôn, Catedra, Letras Hipânicas, p. 76,

81, 85, 91-92.

31

Narcisse, Actéon, Méduse… Le Regard, porté à son état d’incandescence, y est toujours puissance d’al-

Mais je ne sçay que c'est, ne voyant son visage Que dedans un miroir *. »

oscillant entre l'éclat de l’apparaître et ce regard «emplerré » et «empierrant », cette mise en pièce

Qui, et Quoi, et Où suis-je? À dramatiser la vision en théâtre de la passion des regards, à réactiver une sourde terreur pétrifiante et disloquante d’une beauté surprise qui tue, — selon le mythe repris d’Actéon voyant Diane nue au

tération. Une sorte de séduction mortifère y règne, et en pierre du corps d'amour,

qu’un

Pierre de

Barch ou un Flaminio de Birague loueront, après tant d'autres, dans leur poétique *. Amoureux et mystique, toujours à la recherche

désespérée du « beau du beau », l'Éros baroque voit

«dans un broüillats une flamme amoureuse », se ravit «du ravissant ombrage » de l’Aimé(e), se consume dans la perception flammifère « du rayonnant visage », s'anéantit dans « le miroir obscur ». Le voir dépossède, met « hors de soi » et confine à l'extase, au silence bruissant de langues ou à la folie

d'amour :

« Je vis, mais c’est hors de moy-mesme, Je vis, mais c’est sans vivre en moy. » ou

encore

bain

et

en

périssant,

dévoré

par

ses

chiens —,

le

batoque transgresse le désir interdit, incapable de renoncer à l'image, füt-elle mortelle, füt-elle la

Mort. La promesse du visage signe déjà sa perte et sa fuite : Orphée ne « voit» Eurydice que perdue, invisible. «Je me meurs de ne mourir pas» : tel esr le voir, rapporté à ses extrêmes, à une grammaire de pulsions tissées d'ambivalence. D'un côté, l’ostentation, le maniement des apparences, le « haut désir »,

l’admirable et le merveilleux, d’un effet de présence où le réel est convoqué et constitué, par l'affect et la gloire, en une série de tableaux éblouissants. Mais aussi de l’autre côté, et comme l'analyse si bien

Jean Starobinski à propos de Corneille, cet « effet

:

« Hélas! je meurs d’amour! Qu'il me baise et me touche Du baiser ravissant de sa divine bouche!

Qui? je ne peux la voir; J'entrevois un objet qui me pasme à l’ombrage,

de présence », cette « présence active » quasi magique où « l’être s'exprime dans son apparition », « s’éva-

nouit quand le regard se détourne de l'être écla3. Anthologie de la poésie baroque française, t. 2, par Jean Rousset, Colin, p. 204 et aussi, en ce qui concerne ces poèmes de Hopil, p. 173 et suiv.

Sur ce jeu du 2. Éros baroque, Anthologie thématique par Gisèle MathieuCastellani, Paris, Nizet, 1986. Cf. en particulier p. 261 et 296.

32

brouillard

et de la clarté: Jean

Rousset,

L'intérieur et l'extérieur, Paris, Corti, p. 45 et suiv. (« Un

de l'ombre et de la lumière, Claude Hopil »).

33

poète

tant *». Pour

cet

« Œil

vivant », la lumière,

tout

éphémère, vire à l’obscurité nocturne, à l'éternelle horreur, l'éclat n’était qu’une « obscurité » niée, un abîme. La « Dame Noire » des poèmes de Shakespeare, celle de la mélancolie se profilent… En cela, la philosophie du coup d'œil et de ses instantanés

visuels



capter,

fasciner,

percer,

déshabiller, pétriñer — ne se suffit jamais. Le Voir se fait Regard, au sens étymologique du terme, prendre sous garde : « Regarder est un mouvement

qui vise à reprendre sous garde. L'acte du regard ne s’épuise pas sur place : il comporte un élan persévérant, une reprise obstinée, comme s’il était animé par l’espoir d'accroître sa découverte °. » Par cette énergétique scopique, le Voir est #me opération, un acte où s’engendrent la multiplicité des points de vue, le partage du visible, l'invention d’une esthétique dans une rhétorique qui en mettra en scène et en contrôlera les effets pour mieux convaincre et séduire. Rhétorique glorieuse et noire en même temps, où la forme alternativement en manque ou

seizième siècle, encore influencé par l'Idée comme « Disegno interno », le baroque se développera au dix-septième et dans la première moitié du dixhuitième dans un monde où le voir et le jeu des

apparences relèvent d’une science perspectiviste et optique de la nature qui maîtrise le réel, le soumet

à sa mathésis, le rend douteux dans son existence sensible, et le construit dans ses possibles visuels. Une telle production infinie d'images et d'apparences, où concourent de la Contre-Réforme

bizarrement le mouvement et la science moderne, dis-

tingue l'œil baroque attentif au pluriel, au discontinu, de /Œil du Quattrocento où l'optique et la perspective

étaient

encore

inséparables

de l’inter-

prétation morale et religieuse, de cet « œil moral et spirituel » dont parle le livre de Pierre de Limoges : De oculo morali et spirituali, traduit en italien en

1496.

Dans

le contexte allégorique du Quattro-

cento, «la perspective peut être perçue comme le symbole analogique d’une conviction morale (l'œil moral et spirituel) et aussi comme aperçu eschato-

variation

logique de la béatitude “». Avec le baroque, l’al-

infinie, ne renvoie plus à un Eidos, une dialectique et un savoir de type platonicien. Le baroque est un anti-platonisme.

légorie règne toujours en maître et constitue même un des fondements majeurs de son esthétique. Mais

en

excès,

de

toute

façon

promise

à une

A la différence du maniérisme pré-baroque du

elle se sensualise, prise dans un réalisme pathétique et passionnel qui fragmente le réel, l’exaspère et le

4. Jean Starobinski, L'æil vivant, Paris, Gallimard, p. 31 et

mortifie, en mettant en scène — dans la peinture comme dans le théâtre ou l'Opéra — une véritable

32. Cf. également toute l'analyse de la poétique de l’éclat ct de la gloire chez Corneille. 5. lbid., p. 11. Cf. toute l'analyse de la duplicité du voir : « Voir ouvre la porte au désir, mais voir ne suffit pas au désir… Voir est un acte dangereux. »

6. Michael

tique de G.R.

34

Baxandal,

L'Œi/

du

Quattrocento,

Gallimard,

p. 162. Sur la maniera pré-baroque, cf. p. 123. Cf également : Idea de E. Panofsky, Gallimard, et Labyrinthe de l'art fantasHocke,

coll.

« Médiations ».

35

dramaturgie des passions. Dépouillées d'aura, de sublimation dans le règne des fins er d’une grâce qui imprégnerait tour (cf. Fra Angelico), les passions baroques, même dans leur théâtre religieux, dévoilent une histoire qui se sécularise. Celle qu’analyse Walter Benjamin dans L'Origine du drame baroque allemand : les deux figures contrastées du pouvoir souverain et du martyre, qui représentent l'histoire. C'est pourquoi « il n’y a pas d’eschatologie baroque; mais c’est précisément pour cette raison qu’il y a un mécanisme du monde, où toutes les existences terrestres sont rassemblées et exaltées, avant d’être livrées à leur fin ” ». Dans ce vide même d’un au-delà dépeuplé du terrestre, le baroque va pouvoir s'approprier « une foule de choses qui échappaient à la figuration »,

créant des formes exaltées pour traduire cette tension irrémédiable entre le monde et la transcendance, à l'intérieur d’un jeu sur l'existant voué à la chorégraphie jouisseuse de son peu de réel. Avènement d’une

science,

approche

pérée de la condition

extrémiste,

humaine

souvent

déses-

vue sut fond de

précarité, d’inconstance et de mort, apologie post-

tridentine des images et de l'impérialisme visuel (cf. Ignace de Loyola), grand spectacle de la Cour et de la Gloire monarchiques : tout se conjugue en une Scène omniprésente, en un théâtre comme métaphore. Et partout, l’ostentation, sa tristesse et son 7. Walter Benjamin,

plaisir, ses illusions démystifiées.

redoublées,

amplifiées

Cet appétit du voir et ce faire-théâcre sont si généralisés qu’ils commandent même les savoirs et imposent une métaphore spatiale à « l’épistémé classique ». Comme l'écrit Benjamin : « L'histoire sécularisée sur le théâtre de l’action, c'est l'expression

de la tendance métaphysique, qui à la même époque conduit aussi à la méthode infinitésimale dans les sciences exactes. Dans les deux cas, le processus chronologique est pris et analysé dans #nme Image spatiale*.» Spatialisation, et art optique si puis-

sants, que Benjamin verra dans le baroque la grande césure du moderne : la première forme du « déclin de l'aura », et l'apparition, à l’intérieur même de l’art religieux, de la « valeur d'exposition » propre à la future reproductibilité des œuvres d'art. D'où

la duplicité constituante de ce regard baroque où se croisent et s'interrogent la Vie et le Songe. Dans son article consacré à Calderôn et Hofmannsthal, Benjamin remarque que le Songe de La vida es s#weño,

tout

en

demeurant

« un

paradigme

théolo-

gique », car même dans le monde apparent du songe nous n'échappons pas à Dieu, n’en recèle pas moins une sagesse mondaine, « La vie n’est rien qu'un songe, ses biens sont poussières, c'est cela sa sagesse

mondaine. » Aussi, à la différence du tragique, où tout se conclut dans le pur langage, la tension

Origine du drame baroque allemand,

Paris, Flammarion, p. 66. Sur Walter Benjamin et l'esthétique

8. Ibid, p. 94. Pour le parallèle avec Wëlfflin, cf. : Principes

de l'allégorie, cf. notre livre : La Raison baroque, de Baudelaire

fondamentaux

à Benjamin,

« Idées ») et Renaissance e} baroque, Gérard Montfort.

Paris,

ou

Galilée,

1984.

36

de

l’histoire

de

l'art

37

(Patis,

Gallimard,

coll.

dramatique baroque « est tension entre la parole et l’action », et requiert par là une écriture scénique très chéâtralisée, qui porte le langage à sa propre destruction, à la lamentation, à la déploration, au deuil (Traner). Si le Regard est dangereux, si, comme le dit Sigismond : « Viendo que el ver me da la muerte

estoy muriendo por ver »

véritable esthétique de l'allégorie comme dispositif optique de construction de corps, sans eschatologie et

sans symbolisme. Image spatiale du temps, théâtralité du pouvoir,

du

Trauer

l’allégorie recoupent catégories, sique » du ouverte,

(Voyant que le voir me donne ma mort,

je me meurs du désir de voir) n’est-ce pas parce que le voir de l'amour, celui qui provoque l'étonnement ration (admiracién), est « Les héros, écrit encore d’immortalité, mais en sur scène. »

(asombro) et même l’admigrevé de tout autre chose? Benjamin, ne meurent plus vue du cadavre. Ils meurent

Une mort convulsive, souvent violente, allégorie d’une histoire saturnienne : celle des douleurs du monde, celle d’une dialectique politique portée à ses extrêmes inhumains : l’État d'exception, la souveraineté dictatoriale du Père ou du despotisme mondain, royal et contre-réformiste. Le miroir baroque est concave, le voir de biais, le monde en ruine : « Ces ruines qui jonchent le sol, le fragment hautement significatif, les décombres : voilà la matière la plus noble de la création baroque. » Cette histoire qui entre elle-même en scène, ces fragments accumulés sans claire vision du but, ce fond d’une sécularisation sans espoir donneront naissance à une

38

et du

langage,

dispositif visuel

de

: tous ces traits de l’analyse de Benjamin celle d'un Wäfflin, dans sa recherche de d'a priori sensibles, séparant le « clas« baroque ». Avec son goût de la forme illimitée

et

inachevée,

avec

son

recours

au primat de la représentation picturale (et non linéaire), son déploiement de plans en profondeur où « l’œil relie les choses et leur moindre clarté », le baroque procède précisément d’æne révolution

dans

la forme

« Non

du

seulement

autre chose.»

voir.

Comme

l’écrit Wôfflin :

on voit autrement,

Et encore : « En chaque

veau de la vision, un nouveau

mais

on voit

mode

nou-

contenu de l'univers

se cristallise. » Or une relle révolution ne peut plus faire abstraction de la « scienza nuova » qui se met en place et modifie le rapport culturel et historique au voir, son « archéologie », où, selon Foucault, dans les jeux

du

semblable,

« se dessinent

les chimères

de

la

similitude, mais on sait que ce sont des chimères; c'est le temps privilégié du trompe-l'œil, de l’illusion comique, du théâtre qui se dédouble et se représente un théâtre, du quiproquo, des songes et des visions; c’est le temps des sens trompeurs; c’est le temps où les métaphores, les comparaisons et les

allégories

définissent

l’espace 39

poétique

du

lan-

gage ° ». Sans doute, mais ce temps ne traverse-t-il pas l’épistémé classique elle-même? Ne la fracturet-il pas en maintenant, face aux grammaires générales et aux combinatoires, le primat de la rhétorique? Car s’il est vrai que la nouvelle science galiléocartésienne est hostile à la métaphore, aux analogies et similitudes en leur fondement ontologique, dans la correspondance entre micro et macrocosme, on

peut néanmoins

se demander si cette période de

plein épanouissement du baroque artistique ne recèle

pas

une

pluralité

de

paradigmes.

Les Mots et les choses : « L’œil sera destiné à voir et à voir seulement; l’oreille seulement à entendre !!. » Il y à donc un voir qui est effet de savoir et qui relève de cet expérimentalisme visuel que pratiquera le dix-septième siècle européen. En France, outre Mersenne et Descartes, un Salomon de Caus et plus encore un Nicéron, se livreront avec passion aux jeux désillusionnés et provocants du visible, grâce à cette Perspective curiemse on magie des effets merveilleux (Nicéron, Paris, 1638). Comme le titre, fort long, le précise, la science se trouve confrontée

Rossi

à la construction de « toutes sortes de figures dif-

remarque dans son article « Le similitudini, le ana-

formes, qui estant veues de leur poinct paraissent dans une juste proportion ». Ces figures confuses et difformes, réglées de leur juste point de vue, ce sont évidemment les anamorphoses qui apparaissent au seizième siècle (Léonard de Vinci, Dürer, Holbein), avant de devenir une véritable mode scientificoartistique à l’âge classique, qui en inventa le terme

Paolo

logie, le articolazioni della natura "’ » que la science du dix-septième, celle d’un Bacon, utilise des analogies et des similitudes comme « preuves pour rendre la vérité évidente ». Or ce qui est vrai de la science, pourrait l’être encore plus des arts et de l'esthétique, où la rhétorique conserve une position encore décisive,

en dépit de la règle cartésienne de

l'évidence, du clair et du distinct. Il faut donc revenir à ces liens complexes entre art et science, dans la mesure où le baroque y occupe peut-être une double position : scientifique et rhétorique. Au

point où l’on peut même se demander si l’archéologie du voir baroque ne va pas à contre-courant de la séparation du vu et du lu propre à l’époque classique telle que l'analyse Michel Foucault dans 9. Michel Foucault, Les Moss et les choses, Paris, Gallimard, p.65. 10.

Paolo

Rossi,

« Le

similitudini,

le analogie,

zioni della natura », Irtersezioni, IV 2, août 1984.

40

(Gustav Schott, 1657). Au point que l’on pourrait définir l'œil baroque comme æw# regard anamorphique. Dans son appétit quasi pulsionnel de merveilleux, d’artifices, d’inattendu et de désillusion de l’apparaître. Mais aussi, et principalement, dans son souci de construire des artefacts artistiques, des faits factices, mettant en œuvre une loi et ses variations,

ses perversions, ses points de vue.

La perspective fonctionnera à la fois comme science de la vue et art de la grande illusion, effet d’éloignement truqué, jeu d’apparences dont les fêtes

le articola-

11,

Michel Foucault, op. cit, p. 58.

41

royales et les grandes machines de l'Opéra verront le triomphe. Aussi Nicéron fera-t-il de la science de la perspective la première en dignité, car « elle s'occupe à considérer les effets et propriétés de la

lumière qui est la beauté ». Art de l’artifice comme de la vérité, elle mêle l’utile et « le délectable » en

vue

d'une

« magie

artificielle» qui

confine

à la

Dans tous ces cas, et dans bien d'autres encore plus étranges (cf. les anamorphoses dans les miroirs), la perspective curieuse, sa poétique inquiétante, est

leibnizienne : le mélangé et confus premier peut, à condition de changer de situs, de point de vue, devenir clair à l’analyse, pourvu qu’elle soit infinie. Le Regard anamorphique se donne «au travail »,

« production miraculeuse » et suscite l’admiration : « Nous pouvons à bon droit appeler magie artificielle celle qui nous produit /es plus beaux et admi-

au sens du « travail » du rêve freudien « et de son aptitude à la figurabilité, à la mise en scène »

rables effets où l’art et l’industrie de l’homme peuvent

de similitudes expressives et espace de différences

arriver '?. » Dans la production

et d'altérités altérées. Aussi, si les premières théorisations du seizième siècle, celle d’un Lomazzo (Traité de la peinture, 1584) par exemple, insistent sur le mélange typiquement maniériste de plaisir,

des

anamorphoses

(Propo-

sition V, deuxième livre), dans ces « projections de formes hors d’elles-mêmes » (Jurgis Baltruëaitis), entre déformation et altération, anéantissement et apparition, une véritable Thaumaturgie optique (Thaumaturgus

opticus,

Nicéron)

prend

naissance.

Ana-morphé : le retour, la remontée de la forme à la forme, son anamnèse, sa transformation et sa

régénération. L'anamorphose confuse et difforme, ambiguë, devient soudainement claire dans sa propre disparition formelle. Tels ces grands jardins anamorphiques des visionnaires allemands, d’un Kircher, ou ces très curieuses « villes portuaires anthropomorphes » d’un Barcelli. Pour ne pas citer /es

Ambassadeurs d’Holbein. 12. Nicéron, La perspective curieuse ou magie artificielle des effets merveilleux,

Paris, Pierre Billaine,

1638.

Sur ces questions, je renvoie au livre fondamental de Jurgis Balcrusaitis, Amamorphoses, Paris, Flammarion, auquel j’em-

prunte un certain nombre d'éléments d'analyse.

42

(Darstellbarkeit),

T1 joue de deux

espaces : espace

d'émerveillement et de secret, celles du dix-septième voient dans ces « bizarreries » une véritable leçon de pensée : « une perspective spéculative ».

Soit l'articulation tout ambiguë

d’un voir dif-

forme et « sans raison » et d'une autre raison « raisonnée », selon les termes de Nicéron. Si bien que cette philosophie du double, de la métamorphose, du masque propre au baroque '* ferait coïncider ici science et leurre, raison et sans raison, en une loi toujours déviée, prise de biais. Et sans doute, ce

rapport décalé, biaisé engage-t-il la double structure du voir baroque. La « chose » y est vouée au paradoxon visuel, à la perte de qualités fixes, à une privation permanente de substance, au corps fictif. 13, Je ne reviens pas sur ce point analysé par Jean Rousset dans La littérature de l'âge baroque en France, Paris, Corti.

43

Le « sujet » y est pris, englué, promis au départ de soi, à l’annihilatio, au « néantisme sacrificiel » pour

employer la langue mystique du siècle classique. Entre les deux, le champ de forces pur de l’exister, le conatus baroque du persévérer dans son ‘énergie,

de la déployer, de la visualiser, fût-elle désespérée. L’autonomisation

des

images,

propre

à cette

période doublement marquée par la science optique et le post-tridentisme,

reste suspendue

à une sorte

de piège à vision. Car ce regard, informé par une science optique, n’est pas scientifique. Comme l'écrit Lacan,

ce que

rêve

le tableau

n’est

pas

le visuel,

l'œil-point d’un regard géométral, mais celui d’un regard dans

son rapport

au Désir,

voire à l’objet

d'amour : « On croit qu’il s’agie de l'œil pointgéométral, alors qu’il s’agit d’un tout autre regard, celui qui vole au premier plan des Ambassadeurs ‘*. » Lä où « ça » voit, « ça » aime. Dans le fantasme?

L'espace géométrique des lignes et du visuel se défait, s’exténue, s'anéantit dans un tout autre espace d’Apparition et de Lumière, au-delà des apparences.

Le tableau surgit «de ce point de regard» qui instaure une dialectique foudroyante entre l’Œil et le Regard, marqué lui du manque, de la noncoïncidence, de l'absence, de la castration. À SaintYves-de-la-Sapience de Borromini, la coupole dans son jaillissement ininterrompu vers un vide sublime dissimule un déséquilibre secret, les deux coins

morts,

inexpressifs

arêtes.

des

structure flotte, comme

la

Soudainement,

si le visible devait accueillir

la perturbation, le trouble, un principe d'incertitude, pour être vu, au sens fort du terme. Ce trouble, ce clair-obscur

d’une

forme

pourtant

structurée,

que

l’anamorphose porte à son comble, circonscrit l’in-

conscient de la vue baroque, son fantasme historique et originaire,

Le réel — le peu

de réel — s’y livre

masque, travesti, enveloppe, en une transfiguration permanente et éprouvante, comme dans ces grands retables de stuc, sur-théâtralisés, des frères Assam. Mais il a sa loi, sa structure et une sorte de point d’inachèvement, de fuite, un léger déséquilibre qui

en fait le charme et le pouvoir. Cette fracture — schyze — entre l'Œil et le Regard régit toute la scène baroque, constitue son « Opéra fabulateur » (Lima). Comme si la métamorphose

généralisée (change de sexes, de règnes de la nature, goût du déguisement, du trompe-l'œil ou du masque…), empruntée à la culture gréco-latine (cf. Ovide) et intégrable à la continuité de la Présence, virait d’un coup dans une discontinuité, une « catastrophe » au sens précis de René Thom. Dans cette discontinuité qualirative, qui fait sauter « le point représentatif», une dynamique interne, #we

morbhogenèse du formel engendre l'espace baroque.

14. J. Lacan, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Le Seuil. Voir l’ensemble du chapitre sur L’ænamorphose.

La forme s'expose elle-même en sa Darstellung : elle apparaît, se transforme, disparaît, revient autre dans son départ, dans son mouvement, qui réactive la polysémie grecque de la katastrophé. Au sens propre : renverser, bouleverser, abattre, mourir, atreindre sa fin, son dénouement, maîtriser. Toute

44

45

une herméneutique de la surprise, du renversement et de la destruction, toute une sublimité violente et violentée se met en place, que les grands traités

rhétoriciens du dix-septième siècle codifieront. De la métamorphose à l’anamorphose, d’une forme au-delà de la forme en ex-stasis de soi à une forme qui remonte à sa propre préhistoire visuelle, à sa dynamique catastrophiste, au surgir du surgissement, tel est le destin de la forme baroque, tou-

jours éphémère et instable. Destin d’un regard double et dédoublé, que l’Aramorphose de l'œil du cardinal Colonna d’un Bettini (1642), anamorphose à miroir

cylindrique, laisse soupçonner. Tel un miroir déformant,

presque

elle

met

en

scientifique

scène

deux

qui

yeux : l’un

précis,

ne regarde pas;

l'autre

déformé, gonflé, est ouvert sur on ne sait quelle turpitude ou terreur. On comprend qu’un Tesauro ait pu placer l’anamorphose dans la figuration de la Peinture et la Poésie qui ouvre son traité de rhétorique : / cannocchiale aristotelico (la lunette aristotélicienne). M. Bettini, L’æil du cardinal Colonna

Destin d’un regard double et dédoublé Anamorphose

à miroir cylindrique

Vision,

Et en faire même

l'allégorie de la

sa « longue-vue ».

À passer d’une machine spéculaire à une machine

spéculative, le voir anamorphique n’en finit pas de croiser une

science

et une

mise

en scène

rhétort-

cienne, l’assomption du paraître portée jusqu’à l’art de tromper les yeux (engaño visual, inganndre gli ecchi). Car le trompe-l’œil n’est pas simple effet de surface. En intégrant plusieurs arts et espaces (sculpture et architecture) à l’espace-plan de la peinture, en faisant entrer physiquement la surface dans le mur et les lieux, pour mieux créer l'illusion de corps

46

47

en mouvements

ou d'espaces élargis, doubles, ima-

ginaires, il rend la limite — et la ligne — indécidable. Surface peinte ou colonne? tableau ou théâtre d’où les personnages contemplent le monde-spectacle :

ces questions qui habitent les grandes fresques de Carrache

(Rome,

palais Farnèse)

ou de Tiepolo

à

Venise, conduisent le voir vers un point de fuite et d'incertitude permanent. Un « objet » présent-absent

s'y rejoue, comme dans la folie baroque des ellipses et spirales, Il participe d’une même logique : décentrer la vision, pour la rendre à ses effets, son indécidable, son anamorphose, et faire de cette violence

catastrophiste ou désidentifiante,

le principe des-

tructif de la belle forme issue de la Renaissance. La pulsion scopique généralisée dissimule un véritable travail de deuil culturel, une mise en œuvre de la pulsion de mort qui mine et fragmente toute intention signifiante, tout sens immédiat, toute empiricité

évidente, pour mieux se diffracter en une nouvelle pulsion heureuse. Mélancolie et fureur, « furore », comme dans les opéras et la musique de Vivaldi. L'effet esthétique portera en lui-même, et sans aucune synthèse cognitive possible, la coïncidence oxymorique des contraires propre à tous les arts

baroques : vide et plein, lumière et ombre, disparition et apparition, majeur et mineur, forme et informe, Éros et Thanatos. Peut-être, en dépit de

l'horizon

religieux,

la première

esthétique

de la

de Kant, de « non sensualiste », voire même tologique.

d’on-

Produire des effets qui créent des êtres et engendrent des affects : la procédure exclut d'identifier le baroque au désordre sans principe, à l'excès anarchisant. Contrairement à certaines idées reçues, le baroque plastique ou musical se soumet à une loi, pour mieux la sensualiser, la dramatiser, la spectaculariser, la dévier en ses multiples tableaux, ornementations, perversions. Est baroque précisément cette « passion qui se fraie un chemin à travers les

symétries et asymétries de la forme» Borgès à propos de Quevedo. son

contraire,

des

monstres

dont parle

La science engendre de

la vérité,

la pure

hyperbole de l'incroyable, la dilapidation formelle de ses moyens,

une rhétorique

qui vise à séduire

pour convaincre et engendrer des effets de masse. Mais il ne faut pas s’y tromper : dans son souci de prostituer,

de

babéliser,

de

« sodomiser »

(Goyrti-

solo) toutes les langues et tous les codes, par une langue et un code, en faisant proliférer du signifiant à l’état pur dans le vertige d’un sens perdu, sacrifié

et sacrificiel, le baroque construit #xe mimétique du rien. La profusion jouisseuse des multiplicités corporelles et des rêveries érotiques s'opère sur fond

d’une perte et d'une béance initiale. Le vide dynamique créateur d'espaces, les vibrations glorieuses, les flammes destructrices et les énergies de séparation et d’empiètement l'habitent. Mais, aussi, un vide

finitude en Occident, l’entrelacement d’une activité et d’une réceptivité, dans une sensibilité que l’on

plus « mystique » : la défaisance de l'Égo (deshaci-

pourrait qualifier comme le fait Heidegger de celle

blessé et ravi avec tendresse et suavité sans savoir

48

miento)

d’un

Saint-Jean-de-la-Croix,

49

le « se sentir

par qui, ni d’où » d’une sainte Thérèse. Au vide sans images de toute une tradition mystique rhénane, le baroque n'opposerait-il pas un vide par

surcroît d'images, un moment où les grandes ordonnances architecturales surchargées en ellipse, basculent dans une sorte de vertige, d’abîme du visuel. Un art du dissoner, du subitum, du discontinu, qui pratique la déliaison systématique de ce que la philosophie grecque, puis thomiste, puis classique, unit : la forme et la substance.

Car le paraître baroque n’est jamais simple mensonge ou pure illusion de surface, renvoyant à un substrat, une permanence identitaire, une substance.

Le primat de l'être vu, du change et du mouvement à tout prix, souligné par tous les commentateurs,

ne s'inscrit pas dans

les hiérarchies ontologiques

traditionnelles de l'apparence/essence, de l’accidenc/substance, fussent-elles renversées. La forme

baroque, pour ne pas renvoyer à l’Eidos platonicien de la « belle forme éternelle », n’est pas une simple morphé, au sens aristotélicien du terme, si, dans la distinction forme/matière, la forme demeure essence,

(l'admirable, le merveilleux). Soit : la catégorie fon-

datrice

de

toutes

les

matrices

symboliques

du

baroque. Animée du tout ou du rien, une telle forme recèle un conatus, æne énergétique de l'expression, pour prendre un vocabulaire plus leibnizien, qui la porte à s’exposer de tous les points de vue possibles, à s’immoler, à se manifester et se cacher. L'hypotypose, cette figure de la rhétorique aristotélicienne qui consiste à décrire quelque chose en le mettant « sous les yeux », comme un tableau,

est sa règle. Or, comme le développe Kant dans La Critique du jugement, le rendre sensible par « hypotypose » est double : « Toute hypotypose (présentation, swbjectio sub adspectum) comme acte consistant à rendre sensible (Versinnlichumg) est double : ou bien elle est schématique lorsque, a priori, l’intuition est donnée à un concept que l'en-

rendement saisit; ou bien elle est symbolique, lorsqu’à un concept que la raison seule peut penser et auquel aucune intuition sensible ne peut convenir, on soumet une intuition telle qu’en rapport à celle-

ci, le procédé de la faculté de juger est simplement

« ousia », repos en soi-même.

analogique '*. » Dans ce second cas, l’hypotypose se

Tout au plus s'agirait-il d'une morphé sans substance, au-delà de l'essence et toujours référable à une techné, à un artefact. En suspens, elle manifestera dans son plein le mouvement quasi spiralique du vide qui l’anime. Aussi, dans sa refonte baroque du corpus aristotélicien, Tesauro, reprenant le parcours des Catégories, fera de la forme informe — la

construit par transfert et substitution selon une règle (exemple : l’État comme corps organisé). Dans ce transport réglé, qui met en scène une pensée, une Darstellung, une présentation du sujet par aspect (sub adspectam), pourrait s’accomplir ce

que j'appellerais #me rhétorique transcendantale. Le « subjectum » s’invente un corps de fiction pour être,

forma informe —, la nature même de la « substance N

métaphysique », propre à engendrer « il mirabile » 50

15.

Kant,

Critique du jugement,

51

Paris,

Vrin,

p. 173.

et pour briser tous les interdits de pensée et de sexe, Un Calderén ne portera-t-il pas le voir jusqu'au « barbarisme dans l'union des sexes» (Alain de Lille), quand la femme prétend s'emparer du voir et y est surprise par un tiers: «C’est un grand barbarisme d’amour que d'aller voir et d’être vue,

car mauvais grammairien il en arrive à faire une personne passive de la personne active… » Dans ces fondus-enchaînés d'hypotyposes, la baroque capte la métamorphose dans une hyperbolisation métaphorique de tout réel, en sa montée

sublime ou en ses chutes pornographiques et obs-

des extrêmes servent de fondement à la conceptueuse dissemblance '“. » Subtile issue au mystère, la dis-

semblance,

divine agædeza — peut toujours s'extrémiser davan-

tage : elle croît en raison du passage à l'impossible, à la pure dissonance. Telles ces pointes par exagération où « le discours du possible est peu de chose si on ne le porte pas jusqu'à l'impossible ». Telles

encore

et philosophique du baroque. Dans le sacré, rien n'est sacré : tout est corps, tout est pris dans ce matérialisme propre au christianisme dont parle Deleuze dans son livre sur Bacon. Dans le sens, se libérer du sens, et affranchir la métaphore de « cette zone homogène et égalitaire où les substitutions fussent possibles et acquièrent leur sens » (Lima). On comprendra alors que le réseau des substitutions soit en permanence fracturé par une pratique de corrélations des extrêmes qui définit précisément, selon Graciân, « l’artifice conceptueux », le « faire valoir » du beau, le primat de la dissimilitude sur la similitude : « L'improportion et la discordance 52

ces dissonances paradoxales,

monstres

du vrai, mais

trophées

ces véritables

et emblèmes

du

génie. La raison subtile se complaît dans le dissoner du voir amoureux, aussi aveugle qu’aveuglé :

cènes. Dès lors, ne serait-ce pas affranchir la métaphore elle-même — et partant une forme de la rhétorique —, d’un certain primat du vraisemblable aristotélicien (etKoc)? Et ce, au profit d’une rhé-

torique redoublée et généralisée, dominée par «il mirabile y, l'impossible croyable et des universaux imaginaires et sensibles. Immense liberté esthétique

la disparité rapportée à l’acuité — la

« Georges et Béatrice se regardèrent

Avec une brûlante passion dont, alors qu’elle entrait par les yeux

ils ne virent point le danger. »

Cette sorte de dioptrique fatale, tous les poètes

baroques la reprendront. L'amour, dira Marino, est « un moderno mostro », l'oxymore de tous les oxymores

possibles,

la

rhétorique

portée

à

son

paroxysme. Mais, là encore, dans ces pointes visuelles,

comme dans les anamorphoses, une règle imperceptible règne et commande les chutes. Et si ces figures suscitent l'agrément, le brillant, l'imprévu,

l’extraordinaire, tout ce que l'on traduira par le fameux « je ne sais quoi », n'est-ce pas parce qu'un sens se fonde et s’épuise en matière, en singularité, 16. Graciän,

Art

et figures de l'esprit,

chap. XIII ec XVI.

53

Paris,

Le Seuil,

conformément à l’individualisation baroque, où il n’y a que des singularités expressives. D'où le recours permanent aux notions d'occasion et de manière, pour élaborer une esthétique des singuliers et une casuistique des cas, une « capture des occurrences », un art de la semblance comme éclat de l’Être, comme « second être » ‘7. Car cet art du Kairos retrouvé (le moment

oppor-

tun des Grecs) induit la fonction nouvelle et quasi « existentifiante » accordée aux tropes et figures rhé-

et l’ondoiement rapide (aié/os). Elle agit par masque

et leurre, et exige dans des situations ambiguës et inédites la promptitude et l’éclair du regard pour saisir l’occasion, en triompher ou y trouver un art

du bonheur. La raison subtile n'est-elle pas logée à la même enseigne? À la ratio classique, son ontologisme et son « principe de raison suffisante », elle ne cesse d’opposer son sens du bigarré, du multiple, sa recherche du consonner dans la dissonance, dans

un monde précaire, plein d'embuches ec non « maî-

toriques, qui sont «la matière et comme le fondement qui permet que sur eux l’acuité édifie ses

trisable » par la rationalité causale, Soit : une raison

agréments », Créer des êtres, des hyperboles et des

insuffisante, un AB-grand baroque. Comment « prendre » des monstres polymorphes ou des puis-

universels sensibles, proclamer partout, en une véritable pragmatique de la Vision, que tout est loi de rencontre et de Tæché, tout est dominé par « l'ape-

sances de métamorphoses? Comment prendre cet éternel « guesroiement des sexes » propre à l'amour

que chantera l’Opéra baroque, sinon par une métis

rari » et l'effet : telle est l'intelligence du baroque. Et de même

que Détienne ec Vernant opposent

la métis grecque, cette prudence avisée, cette divinité féminine qui opère sur le multiple, au Logos philosophique, on pourrait opposer la raison subtile et rhétoricienne du baroque à la ratio classique, pratiquement contemporaine. La mêtis est pantoir (multiple), elle fait intervenir la bigarrure (poikélos), 17. Sur le primat du comment sur le qu'est-ce que?, sur la manière et l'occasion, je renvoie au livre de Vladimir Janké-

retrouvée, une stratégie de la rencontre, de la ruse, de la métaphore? On ne s'étonnera donc pas de voir la rhétorique (et

non

en

l’herméneutique)

position

dominante,

dans presque tous les arts et savoirs. Car ces procédures qui « peignent » des objets de pensée en

corps (allégories, hypotyposes,

métaphores.)

ne

régissent pas seulement la poétique baroque ou l’œuvre de Graciän : elles préludent à la naissance de l’Opéra, et elles « théorisent » les musiques

baroques, bizarrement soumises à la même pulsion

se reporter également au travail de Benito Pelegrin sur Graciän, Éthique et esthétique du baroque, Acte Sud, p. 172 et suiv.

; ; scopique. scène en mise la à grâce Inscrite dans l’Écoute de la matérialité sonore elle-même, en ses pulsations vibrantes, accentuées, contrastées, quasi inconscientes, la musique baroque, ec plus que

54

55

lévitch, Le je-ne-sais-quoi er le presque-rien, t. 1 : La manière et l’occasion, Paris, Le Seuil, coll. « Point », p.14 et 119. On y

trouve une analyse de « l'amphibolie dialectique d’une appa-

rence qui à la fois guide et induit en erreur » (p. 23). On peut

toute Cavalli,

autre l'italienne Purcell,

et l'anglaise

Vivaldi..),

nous

(Monteverdi,

invite

à voir

le

son pour l'entendre. Pour ne prendre qu'une métaphore musicale significative, ses traités d’interpré-

tation de l’époque recommandent de détacher les notes (de les tenir moins longtemps que ne l’indique l'écriture), afin d'introduire « une aération sonore », ce qu’ils appellent si joliment « un silence d'articulation ». Comme dans la peinture maniériste pré-baroque du Tintoret, le vide, la subite

trouée

lumineuse



s’engouffre

le pullulement

Spiralique des corps, fait « voir », articule les pleins, les détache. Cet art du vide silencieux comme point d'écriture et de respiration sonore ou visuelle permet à chaque note de rebondir, produisant de l'agrément. Cette Darstellung et mise en valeur de l'effet

sonore se répète dans d’autres pratiques toutes aussi codées

tuation

de l’interprétation : notes

des

traits qui

exigent

détachées,

des

coups

accen-

d’archet

(dits « coups de langue » aux instruments), géné-

ralisation de la note inégale qui appuie des notes

déjà frappantes, recours systématique aux agréments

(coulade, son enflé, chute, pincé, appoggiature, vibrato) et aux ornements (variations sonores ornant le texte). Comme dans l'élocutio rhétorique, la musique pratique deux états de langue et sons : un langage « nu », original et un autre second, qui a, selon Roland Barthes, « une fonction d'animation ».

Les ornements sont « du côté de la passion, des corps », alors que les couleurs « exposent le désir en

56

Christ de l’église

de Rivesaltes,

Roussillon

Les sculptures polychromes théâtralisées L’opéra passion du Christ

57

cachant l'objet '*». Par un écart langagier permanent, par un décrochage du continu, le surplus

ou la variation engendrent la passion, comme dans les sculptures

théâtralisées du Bernin ou dans ces

grands retables d’or de Catalogne et du Roussillon. Là, les saintes revêtues de leurs couleurs polychromes, couvertes de tissus damassés (« estofar » : faire apparaître les étoffes, tout un art), immobilisées et comme surprises dans cette main tendue, dans cette bouche entrouverte et comme expirante, chantent l’Opéra-Passion du Christ, conformément à la spiritualité post-tridentine, reprise dans sa

version

populaire.

Sacristie

Grenade,

grandes sculptures

Tolède,

églises

baroques

de

la Chartreuse

de Narciso Tomé

surchargées

d’or

de de

du

Mexique ou du Brésil, partout une même architecture de dentelles, d’emphases et d'effets optiques,

vise à émouvoir pour persuader, et développer une culture de masse. Rendue désirable par l’animation et de l’excès art du temps s’il en fut, sement et les flux les plus

cette même rhétorique de de corporéité, la musique, capte l'instant, le surgisinfinitésimaux du devenir,

par l’accentuation recherchée d’un faire voir « figural » de la matière musicale. Un J.J. Quantz n’écrirat-il pas, à propos de ce temps infiniment triste, cette « supplication flatteuse» qu'est l'adagio : « Lorsque dans un adagio celui qui exécute la partie concertante fait tantôt croître, tantôt diminuer la 18. Roland Barthes, L'aventure sémiologique, Paris, Le Seuil.

58

force du ton, mettant ainsi du clair et de l’obscur dans son expression, cela fait un excellent effet . » Diminuer ou faire croître le ton revient à « caresser», à « flatter » les notes, à retrouver dans l’art musical les équivalents sensitifs et intellectuels de

la peinture : ce clair-obscur qui baigne les corps, les touche, les caresse. À l'horizon ultime, le son pur,

le son segmenté de la Voix d’Opéra libérée de tout signifié, mise en abyme : les « oh! oh! oh! des sombres sorcières de Didon et Enée de Purcell, ou la voix disloquée par la folie de l'Orlando furioso

de Vivaldi, parlant plusieurs langues, sorte de pulsion du Cri en lutte avec l’orchestration. On atteint là un pur dissoner vocal, entre stase du sentiment et chaos. La Voix se brise en s’exposant, devenue rythme,

répétition et variation de soi. Là encore, l'Opéra recoupe ces traits du baroque plastique de Wéfflin : goût d’une matérialité en dissolution, recherche de la valeur picturale et de l'effet par une mise en

contexte, libération de la ligne au profit d’un Regard « réglé par l'apparition », l’impalpable du senti, le toucher sensuel du voir, la lumière. Les musiques baroques par le jeu précis d’un code soumis à ses variations et improvisations, tentent de faire apparaître l'apparence du son. La dissonance y sera fondatrice.

Quand en 1602 Monteverdi est attaqué par Artusi 19. Cité dans Les règles de l'interprétation musicale à l'époque baroque, par J.-C. Veilhan, Paris, A. Leduc. J'emprunte à cet ouvrage les références aux codes musicaux.

59

pour ses dissonances (les non préparées surtout), il

rétorquera au moment même de la publication du Cinquième Livre des Madrigaux : « Qu'ils soient bien persuadés qu’en ce qui concerne les consonances

et hautes. Ces trois gradations se traduisent exactement dans l’art de la musique par le genre animé (concitato), doux (molle) et modéré (temperato) ?!. » Ce « stile concitato », repris au genre guerrier du

et les dissonances, il y à æn autre point de vue à

Platon de la Répæblique, donnera lieu à une poétique

considérer que celui qui existe déjà, et que cet autre

des extrêmes,

où le summum

du code coïncidera

point de vue est justifié par la satisfaction qu'il procure au sens de l’ouïe comme à la raison *.» Cet autre point de vue, propre à la « seconda prattica », au « stile moderno », fera précisément de la dissonance l'essence des « Nuove Musiche ». Et le

avec le maximum de l'énergie passionnelle, avec « il

les rhétoriciens. D'où la naissance d’un nouveau code des passions à partir du «stile concitato » (animé) propre à exprimer toute violence, qui sera celui de tout l'Opéra baroque pour plus d'un siècle.

Graciän, la disparité — le heurt vocal et orchestral (basse continue et voix poussées à leur paroxysme) — fonde une esthétique. Car, ainsi que l’écrit Mon-

furore », avec le trauma qui se font forme et voix. De là, le grand principe de ce baroque musical : pervertir une loi par son usage. Un même motif, répété, ornementé, varie jusqu’à ce que sa perversion

Monteverdi du Combat de Tancrède et Clorinde, celui du Couronnement de Poppée, ne cessera de lutter pour cette disparité dans l'extrême que revendiqueront

produise de l’affect. « Degli effetti nascono gli affetri », dit un proverbe vénitien. Comme dans le clairobscur pictural ou dans la raison très subtile de

Comme il l'écrit : « J'ai reconnu que les passions et

de trois

teverdi : « Les contrastes ont le don d’émouvoir. » Contraste à l’état pur : la puissance séductrice et quasi rêveuse de l'amour, son grand code de la

principales : la colère, la modération, et l'humilité

rencontre où jaillit la force de /’incænto musical, ce

émotions de notre âme

sont au nombre

ou supplication, ainsi que c'est établi par les meilleurs philosophes et démontré par la nature même de notre voix qui possède les notes basses, moyennes

mouvement lyrique du fantasme sonore de la pas-

Monteverdi, cité par Jean-Yves Bosseur dans Monteverdi,

don, perte, mort. Mais de ces violences naissent ces

20.

Histoire de la Sur le rôle dans l'Opéra La mnsique

musique de B. et J. Massin. de la dissonance et de la polarité des extrêmes et la musique baroque, cf. Manfred F. Bukofzer, baroque, Paris, Lattès, p. 64 et suiv.; Claudio

Gallico, Monteverdi, Einaudi.

Dans l'Orfeo, le style « concitato» commence sur le mot « furie ».

60

précisément

sion s’exaspèrent en « guerre amoureuse », en ce stile concitato qui parcourt et explore toutes les tonalités de la violence : jalousie, cruauté, séparation, aban-

grandes pages de supplication douce que Monteverdi, et les autres compositeurs, tiendront pour l'essence de l'Opéra : le lamento. En ces voix éplo21. Paris,

Monteverdi, Le

cité par Maurice Roche,

Seuil.

61

dans Monteverdi,

tées d'Ariane, d'Ottavia, ou de Didon, résonnent la perte, le deuil des deuils, le moment où l'amour s’atrête sur des rives où il n'a presque plus de voix, où l’on finit par entendre ce que nul ne peut voir, ce qu'Orfeo ne put accepter. « Lasciatemi morire »… Par le jeu triple de son code, comme par ses pratiques expressives, l'Opéra intensifie la Voix, la vocalise, la porte à ses limites, ses égarements et périls. Là, il rejoint la loi du baroque poétique et littéraire : multiplier le signifiant phoniquement, le

libérer et l’autonomiser

de tout signifié, comme

« l'instance de la lettre », l’itérer, et mettre à mort les qualités et propriétés du sens et du sensé. « À

tout moment, le langage baroque est ébranlé par la rébellion de ses éléments ??. » Rébellion si radicale que la forme s’y mortifie, que le langage mis en pièces et en fragments, comme disloqué par sa propre intensité, tend à la musique : « La tension phonétique du langage du dix-septième siècle mène

tout droit à la musique.» La dissonance s’est rellement

intériorisée

qu’elle

morcelle

la langue,

la

réduit en état de ruine, fonde une stylistique. Aussi, s'il est vrai que le baroque tend toujours

tout à la fois la métaphore et la scène, avant même

d'être « mis» en scène. Car ces voix baroques à plusieurs registres, à plusieurs voix — ces voix hermaphrodites des castrats et haute-contres —, occupent

une spatialité tout « angélique », et produisent « ces effets sublimes de deux voix tellement opposées » qu'affectionnait Stendhal. Une chorégraphie polysémique, un matérialisme minima des sensibles, qui en explorent les possibilités, les chatoiements, les couleurs et points de vue. En cela, les passions baroques ne débouchent sur aucune « herméneutique », musicale qui en explorerait les profondeurs cachées. Elles sont purs morceaux de langue et voix,

ouvrant à une codification qui se profilait dans les lettres de Monteverdi : une rhétorique. cerneront, en mettant

au jour une analogie

de la multitude des figures, la musique s’est aujourd’hui hissée à un tel niveau qu’on pourrait la comparer à une rhétorique ?*. » Classer les passions, les figures, les voix, les styles : telle sera la grande pulsion taxinomique qui accom-

pagnera cette musique comme

le continuum temporel et dans l'écriture, la musique serait la « pointe » paradoxale de la folie du voir :

Ainsi,

le son en espace,

créer un devenir spatial —

un théâtre du son —, fût-il, comme

chez Bach,

le

plus intérieur, le plus formalisé, le plus architec-

struc-

turale entre la musique et les figures : « En raison

à introduire une dimension spatiale et figurale dans

mettre

Celle que

les grands traités d’un Kircher ou d’un Bernhardt

à travers

les « locis

son ars inveniendi.

descriptionis », s'agit-il

de peindre les idées extra-musicales par des allégories, ces figures abstraites-concrètes qui structurent les opéras baroques comme tout le théâtre de l'époque. Partout le « Bild-Gedanke », la pensée-

tonique possible. De ce théâtre du son, l'Opéra est 23,

22. Benjamin, Origine dæ drame baroque allemand, p. 224.

62

La musique baroque, p. 423. Sur la spéculation musicale

de Mersenne et Kircher, voir l'ensemble du chapitre.

63

image, devises,

règne les

en

maître.

énigmes,

les

Dans

les emblèmes,

les

« concetti », les manières

de figurer prolifèrent.

Pourquoi cette grande errance baroque, qui nous restituerait la plénitude de la question nietzschéenne : « Qui n’a pas senti qu’il devait à la fois regarder et voir au-delà de son regard? » Soit : une très subtile torsion théorique, où l’œil pourrait se voir et s'analyser lui-même : une topologie et une

esthétique. Un rravail du regard.

Il

Le travail du regard

Imaginez que vous êtes à Venise et que vous regardez, à l’église de la Madonna del Orto, le

grand tableau du Tintoret qui recouvrait initialement une partie des orgues, La Vision de saint Paul

(1555). De biais, légèrement renversé, retenant un livre,

le regard fixe et comme frappé de stupeur, ébloui, que voit saint Paul? À coup sûr, une Apparition surnaturelle : cette grande spirale d'anges soutenant la croix, pris et comme emportés dans le jeu de forces d’une ligne serpentine (la « serpentina »), flottants,

comme

en

suspens,

immobilisés

dans

l’ins-

tantané théâtral d’une tension corporelle dramatisée,

quasi sensuelle, et fort peu « angélique ». Voir des anges, n’est-ce pas déjà voir le voir, si l'Ange est

bien cette figure d'apparition, d'irruption, de rencontre, la pure surprise d’une « visio disparans » qui fulgure de beauté, installe une passerelle, un passage vers l’invisible, une folie qui met en crise toute frontière.

Mais voit-il vraiment des anges? Ou plutôt, dans son état de ravissement, de raptus, ne voit-il pas ce Le Tintoret, La vision de Saint-Paul

Un état de ravissement, le martyre ébloui du Regard

67

ment qualitatif qui le désitue et destitue? Une pure trouée et explosion de jaune, une lumière qui surgit de l’intérieur du tableau, l'envahie, perturbe la construction en deux diagonales parallèles qui le traversent. Les anges, puissance du jour selon saint Augustin, octroient la vision, Ja présentifient et trans-

si brutalement que l'esclave, comme en miroir, est cerrassé au sol. Deux espaces donc ; le possible et cette sorte de folie de l'impossible qu’est le fantasme de l'Apparition. La Vision de saint Paul, où le « regard du peintre » qui nous regarde, un regard « au travail », aux prises avec sa propre folie? À coup sûr, le tableau du Tintoret en son maniérisme baroque met

dynamique colorée, lumière qui partage les couleurs,

en scène la folie du voir: faire surgir un corps fictionnel, habiter deux corps en même temps, dans

Ce jaune qui

une scénographie où la multiplicité visuelle conduit à un « je ne sais quoi », à une apparence apparue. Je soupçonne que la vision de Paul n'est rien d'autre que cette sorte de persécution dorée de la lumière, ce martyre ébloui du regard, un « miracle » : l'avènement et l'événement de l’autre. Je soupçonne

vide aspirant, ce trouble du vide, cet espace pure-

figurent toute nomination, ces anges ne sont que

les met en contexte dans un tourbillon de clairobscur. Ange aérien et rose orangé du bas, ange brun en apparaître sombre du haut, déjà pris dans l’irradiation verte, plus

inquiétante.

fait clarté, et est en peinture «le côté éclairé et actif», ce qui réjouit l’œil, dilate le cœur et égaie l’âme selon Goethe, ce jaune est le rayonnement de la peinture, le percevoir du perçu, le voir du vu.

En fait saint Paul ne voit rien : un simple éblouis-

sement, le «suspens» du miracle qui efface les formes et compositions par son luminisme exalté. Et, pourtant, je regarde à nouveau. Cette trouée jaune insiste, réunit et sépare deux surfaces, les mêle, telles une jointure et une membrure fracturée, elle m’invite à reconstruire la totalité du visuel. Grâce à elle, deux espaces coexistent : l’un « réel » — celui

du regard de Paul ou du Tintoret peignant —, et un

tout autre, irréel, fantasmatique, ouvert par les anges. Un espace imaginaire que Tintoret affectionnait tout

particulièrement.

au Miracle

Pensez

de l'esclave

(1547) : l'ange renversé, peint à l'envers et de dessous en un saisissant raccourci corporel d'or, surgit

68

qu’en

ce moment

de

trouble,

la forme

procède

à

son auto-analyse, que cette gigantesque fracture de

couleur lumineuse, emportée par sa dynamique interne, définit la place vide du peintre : une topique de l’impossible. Car peut-on regarder le regard? L’œil

peut-il

se voir

lui-même,

sans

passer

par

l’admirable artifice du miroir et ses mychologies? Ne rentre-t-il pas toujours dans la nuit, un point aveugle de disparition, ce quelque chose que les Grecs appelaient « aphanismos » : faire disparaître, s'évader de soi, s’arracher à soi, s’évanouir. C’est pourtant pour répondre à une telle question que Merleau-Ponty dans la « Voyance» et Lacan

dans la « Voyure » ont déporté le visible vers le Regard

et son « travail », en donnant

ainsi consis-

tance à l'imaginaire. Car, en ce lieu commun où la

69

philosophie et la psychanalyse se sont croisées, s’élaborait un Voir qui excède la vue, un visuel affranchi du seul cadre optique-représentatif, qui pourrait

autoriser ici les premiers éléments d'une réinterpré-

tation du baroque. En reprenant un dialogue avec Merleau-Ponty, —

celui de ce livre posthume qu’est Le visible et l’invisible —, « œuvre terminale et inaugurale », en

cela qu’elle force les limites de toute phénoménologie de la vision, Lacan plaçait d'emblée ses propres développements sur la «schyze» de l'œil et du

Regard sous le signe d’une rencontre, d'une Tuché.

Celle même où, outre l'amitié ancienne, le visible du visuel se trouve rapporté à l'institution de la

forme, à l'œil voyant, à ce qu’il appelle lui-même

« la pousse du voyant », cette sorte de pré-existence in-sensée où, avant même d'exister, « je suis regardé de partout ‘ ». Un tel spectacle « omnivoyeur » d'où naît le premier plaisir scopique (être regardé sans qu'on ne me le montre), ne circonscrit-il pas une

de

toute

évidence,

les

parties

de

ce

monde

ne

coexistent pas sans moi *. » Une telle folie est « l'énigme » même de la visibilité, logée en mon corps voyant-visible, dans ce chiasme originaire où «la déhiscence » du voyant

en visible et du visible en voyant se perpétue. Une

« vision dévorante », par-delà le visuel, tel cet œil

pictural intérieur qui donnerait « la texture imaginaire du visible » et réaliserait le passage du visible vers l'invisible, selon Klee, repris par Merleau-Ponty. En cela, la Voyance — celle qui nous rend présent

ce qui est absent — définit tout à la fois Je lieu de l'art et l’accès à l'Être, le surgissement simultané d'une esthétique et d’une « ontologie », füût-elle négative, fissurée, en déflagration : « La vision n'est pas un certain mode de pensée ou présence à soi :

c'est le moyen moi-même, l'Être *. »

qui m’est donné d'être absent de

d'assister

du

dedans

à la fission

de

Contrairement à toute métaphysique du sujet et

folie de situation où je suis toujours et déjà noyée? Voir, et être toujours vue, offerte à, exposée à, constituée par «ce qui nous fait conscience, nous institue du même coup comme speculum mandi ».

du Cogito comme présence à soi dans la re-présentation, la vision — celle de saint Paul — dépossède

topoi du baroque cernent le point de départ de l’ontologie inachevée du dernier Merleau-Ponty, où la folie du voir institue précisément l’Être : «Il y a une sorte de folie de la vision qui fait que, à la fois je vais par elle au monde même, et que, cependant,

séduction, le ravir comme économie narcissique, le

Speculum, miroir, monde omnivoyeur.., tous ces

1. Lacan, Les Quatre concepts, p. 71.

70

le sujet de lui-même, le désapproprie, l’absente en une série de métamorphoses, de sorties hors de soi. Point ultime de ce mouvement vers et dans, la miroir comme structure ontologique du « non-rapport » à soi : « Non pas voir par le dehors, comme 2. Merleau-Ponty, Le visible et l'invisible, Paris, Gallimard, p. 106. 3. L'Œil et l'esprit, Paris, Gallimard, coll. « Folio-Essais », p.81.

71

les autres voient, le contour d’un corps qu'on habite, mais surtout être vu par lui, exister en lui, émigrer, être séduit, capté, aliéné par le fantôme “.» Dans ce stade du miroir de la dépossession, la « chair » — celle qui n’est ni esprit, ni corps, ni substance —

m'installe dans la vision de la vision, dans le regard du regard consécutif à un premier dédoublement du corps et de l’être. Se sentir corps, c'est déjà se savoir image, promis au fragmentaire, au partiel, à la limite. Dans ce passage d'une phénoménologie de la

perception à une ontologie de la Vision, tout sujet, tout Cogito pré-réflexif se trouve barré. Dans le chiasme de la vision, le tout voir de la transparence mythique, comme son rien voir, s'avèrent 1mpossibles : je me perds, je m’y perds, j'y suis de n’y être pas, comme tous ces êtres en fuite de la poétique et de l'Opéra baroques. L'Être est passage et change, silhouette : « celui qui voit en est et y est», sans qu’un sujet géométral et punctiforme n’apparaisse

comme point d'Archimède de l'édifice. « La vision est la rencontre, comme à un carrefour, de tous les aspects de l’être.» Une situation de finitude. A l'image de ces villes chères à Leibniz, villes à plusieurs entrées, décentrées et en perte de leur identité, Être c’est être vu. Mais je ne suis jamais devant comme dans l'espace de la modernité « des conceptions du monde » où l’Être se découpe dans la double certitude du sujet et de l’objet propre au 4, Ibid, p. 183. Cf. aussi, p. 185, la notion d’intercorporéité narcissique.

72

re-présenter. Ici au contraire, l'Être ne se donne (es

gibt) qu'à être dans, prépossédé par un visible à la deuxième puissance, englobé dans un inter-monde, où l'horizon est proche et lointain, l’inhérence par-

tout, dans la « palpation des choses » : « L'Être intégral est non devant moi, mais À l’intersection de

mes vues et de celles des autres °. » En somme, un

voir pluriel, soumis aux « points de vue », aux faits

d’intersection et de rencontres des voirs, un Etre baroque sans qu’un Dieu quelconque n'ait réglé ces voirs en une harmonie pré-établie (Leibniz), où n’en déchiffre le jeu des marques constituantes (Gracién et Leibniz). Enraciner la folie du voir dans une sorte de

leibnizianisme sans Leibniz, mais avec Heidegger et Husserl, dans un champ de « visibilia incompossibles » : tel est le paradoxe constitutif de la démarche de Merleau-Ponty. Paradoxe et réseau d’équivalences philosophiques du reste reconnus : « Le rapport de l'In-der-Welr-Sein va tenir la place qu'ocdes réciproque cupe le rapport d'expression comme Dieu de et monde le sur prises ves perspecti

auteur “. » On ne peur être plus explicite.

Dans cette exigence de voir «en perspective », l'Être « devient un système à plusieurs entrées ». Comme

dans

ces

labyrinthes

sans

fin,

l'ouverture

fait rupture et coïncidence, dédale de points de vue en l'absence d'auteur, à la quête d’un lieu omnivoyeur. C'est sans doute pourquoi la fission, la

5, Ibid, p. 116. 6. Ibid, p. 276. 73

déflagration et déhiscence de l'Être rénvoient à une expérience esthétique qui invente un discours théo-

rique proche de la peinture de Cézanne, ce « peintre du percevoir et non du perçu », qui écrivait luimême : « La

matière

de

notre

art est là,

dans

ce

La beauté aime à se farder, à se parer de mille artifices, elle joue du masque et du déguisement, sans épuiser son propre désir.

La vision induit donc une perte des qualités et

qualifications onrologiques du « sujet » hors de soi,

que pensent les yeux. » Cette pensée des yeux fait

de la perception un « mythe fondateur » selon l'ex-

comme de l’objet promu au change perpétuel, à l'anamorphose et à la métamorphose. Le baroque

pression de Michel de Certeau, qui structure le discours philosophique sur la base d’une perte onto-

commande un «retrait de l’Étre», une « Raison insuffisante » en pleine époque classique. Il en frac-

logique

irrémédiable,

Et telle est sans doute

la

portée exemplaire de la démarche de Merleau-Ponty, qui éclaire celle d'une esthétique baroque de la « précarité » ontologique, à la recherche d’universalia

sensibles et d’une raison mythologique. À l'inverse de toute la tradition platonicienne et

néo-platonicienne où l’art exemplifie l’Être ou le Bien, où l'esthétique traduit la visée de vérité du Logos philosophique, où la beauté renvoie à des Idées, on dirait ici ceci : l’esthétique fonde et instaure une théorie des effets sensibles, une philosophie des manières et modalités d’être, selon un

mode oblique. Car si le visible ne s’épuise ni en une visée transcendante, ni en une pensée proximale

d'un espace partes extra-partes, s’il est prégnant de

l’invisible, Voir c’est ne plus Être, Théorème premier du baroque : plus on voit, moins on est, plus on est, moins on voit. Le regard, parce qu’il n’est jamais

ture l’épistémé unifiée. Car cette forme informe qui

m'affecte, cette loi et ses variations fleuries, exhibent de la matérialité à l’état pur. Coloris charnels de cette peinture vénitienne ou pulsation sonore effrénée, vitaliste et en course éperdue de Vivaldi : une même logique sensitive, parfois sensuelle, traverse et organise ces matières qui rayonnent de leur propre consumation. Odyssée d’une forme folle d'elle-même comme dans les tableaux du Tintoret de San Roco. La Gloire du Paradis, Le massacre des innocents : la terreur se fait spirale, ellipse, ellipse d’ellipses, corps

tourbillonnants,

offerts et martyrisés, pour s'épa-

nouir en un espace infini, illimité de rayonnement, de dioptrique Une jouisseur. de luminisme

‘éblouissement, qui aurait accueilli les ténèbres de

la souffrance et de la violence. Et là encore, toujours là, « à l’intérieur de la spirale voir », comme l'écrit

le Lima des Vases orphiques. La peinture manifeste à elle seule la « folie du

objectivable, flotte et « manque à sa place » (Lacan). Il est surprise et surpris, lien d'une matière et d’une manière, conformément à la règle de Graciän : « La matière ne sufhit pas, il faut aussi la manière. » Le comment, la « belle façon », voilà le rare bonheur.

voir». Aussi donne-t-elle consistance, crédibilité à l’ontologie de Merleau-Ponty : dans sa philosophie des apparences figurées, elle constitue la preuve

74

75

hyperbolique du savoir. Position si radicale de l'es-

thétique qu'elle témoigne de ce passage d’un voir

à une rhétorique du visible et du dit, en indiquant

inerte au « travail du regard », à la genèse activepassive de la vision. La pensée du voir s’y annoncerait dans la construction simultanée d’une onto/ogie de l'espace topologique et d'une hermenentique de la couleur. À la jonction des deux, un mouvement dans le baroque s’amorcerait, sous réserve d’un déplacement rhétorique et lacanien,

un double processus d’infinitude et d'ex-centration

À la différence d’un espace cartésien homogène, géométral et substantialiste, la spatialité baroque ouverte et sérielle, en devenir et métamorphose de formes,

procède par recouvrement,

coexistence,

jeu

de lumières et de forces, engendrement d'êtres par la ligne serpentine et l’ellipse. Tous traits d'un espace topologique, qui ignore précisément l’identification et la localisation fixe de l’objet et repose, comme le montrait Francastel, sur « l’ambivalence de couples : semblable /opposé, identique/autre, partie/tout ” ». La perception topologique du monde privilégie les changements d’états sur les changements d'objets, en une mathématique qualitative. Or le baroque repose précisément sur une cosmo-

logie keplérienne

(Severo

Sardury,

Barroco)

qui

substitue au cercle comme téléologiquement parfait

et au centre unique, l’ellipse à double foyer, dont un virtuel et absent. Cette ellipse que l’on retrouve dans les plans d'église, dans les tableaux du Tintoret, de Rubens ou du Gréco, relie l'espace géométrique des corps

de l'espace et de l'écriture. De là, la capacité toute baroque de faire dériver les formes. Le plan de San Carlino de Borromini ne serait-il pas une anamor-

phose du cercle *? Ne s'agit-il pas de susciter dans les grandes

architectures du

Bernin

un spectateur

« instable », une cinématographie du visible?

Cet espace dynamique, en morphogenèse et « catastrophe » permanente, sans centre ni point fixe, correspondra à une tout autre géométrie que celle du plan : la. géométrie des sections coniques de Desargues, Pascal et Leibniz, où le cercle n’est jamais

qu’un cas particulier d’autres courbes. Projeté sur les différents plans sécants du cône, il devient point, parabole ou hyperbole, Il émigre hors de soi, même si, du « point de vue » privilégié (le haut du cône), on peut percevoir la loi des variations et des correspondances réglées entre l'original et ses images. Aussi Nicéron, dans sa Perspective curieuse, envoie-

t-il d’emblée à « Monsieur Desargues qui a mis au

jour une méthode générale ». Précisément, parce qu’entre la loi et ses variations, entre l’un et le multiple, entre une forme et ses projections, tout un modèle d’engendrement des apparences se construit,

comme

au

point

« construire

que

c’est

voir »,

l'écrit Michel Serres à propos de Leibniz °.

Qu'un

cercle devienne hyperbole

ou parabole,

8.

Sarduy, Bærroro, Paris, Le Seuil. Je renvoie à toute l'ana-

9.

Michel

lyse de la cosmologie baroque et du rôle de l’ellipse. 7. Pierre p. 143.

Francastel,

La

réalité picturale,

Paris,

Gonthier,

Serres,

Le système

p. 168.

76

77

de Leibniz,

t. 1, Paris, PUF.

qu’il soit en même

temps fini et infini, même

et

autre, dessine une errance baroque de l'absence de centre qui ne peut, chez un Pascal comme chez un

Leibniz,

n’être fixée qu’en

Dieu.

Dans

le grand

architecte et mathématicien divin de Leibniz, voir et créer coïncident, en un point de lumière sans

ombre,

en une « folie» devenue

sagesse : « Dieu

produit diverses substances, selon les différentes vues qu’il a de l'univers. » Mieux, il est Vue de toutes

les vues, miroir redoublé de sa gloire : « Toute substance est comme un monde entier et comme un miroir de Dieu ou bien de tout l’univers, qu’elle exprime chacune à sa façon, à peu près comme une même ville est diversement représentée selon les

différentes situations de celuy qui la regarde. Ainsi l’univers est en quelque façon multiplié autant de fois qu’il y a de substances, et la gloire de Dieu est redoublée "°.» Mais pour l’homme,

le système

des phénomènes, la pluralité des points de vue, l’obscurité et l'ombre sont incontournables. On

comprend

donc que Pierre Charpentrat,

en

ses différents travaux sur le baroque, ait décelé dans ses motifs architecturaux (colonne comme écran et facteur de trouble, effets de perspectives, confusion des décors et monuments, profusion formelle.) un espace leibnizien où tout est plein de vie et de voir : « Cet espace qui n’est jamais donné a priori, que les architectes et les sculpteurs d'Europe centrale 10. Leibniz, Discours de métaphysique,

Paris, Vrin, p. 37.

commencent à tisser inlassablement en accumulant les objets et les rapports, n'est-ce pas une image de

“l’ordre des coexistants ” opposé par Leibniz aux cartésiens. Il n’y a rien d’inculte, de stérile, de mort dans l’univers, Mais l’espace n’est rien sans les corps, les corps sont partout "!, » Influence de Leibniz sur le baroque, certes. Mais aussi incorporation d’un certain baroque mathé-

maticien

et

vitaliste

dans

la

philosophie : les

monades, même si elles sont des « substances », sont dotées d’une triple nature : la vision en tant qu’être perceptif, la forme-force en tant qu'être spontané, et une mémoire de traces et signes en tant qu’al-

phabet de tout ce qui leur arrivera. Un voir, une forme-force, une écriture en palimpseste : trois élé-

ments

de la sensibilité baroque

du dix-septième

siècle. Le monde est à la fois un miroir de miroirs, un livre des livres, et un univers esthétique de

formes-forces en équilibre /déséquilibre permanent. L'idée d’expression y règne en maître. Reste une ambiguïté déjà relevée par Yves Bonnefoy dans L'improbable et autres essais, à travers l’opposition entre Le Bernin et Borromini. Faut-il

justifier le visible (Le Bernin) la forme-spectacle, quitte à y déceler une mathématique

inconsciente

et infinitésimale? Ou faut-il porter le visible à sa force intérieure, à son point de rupture et de chaos spirituel, à sa résonance dans le vide spiralique d’une spiritualité inquiète et sublimante, où «la force

enveloppe un centre à la fois proche et inaccessible »

Notons au passage que Leibniz dédie La monadologie au premier

client de Fischer von Erlach et de Hildebrandt.

78

11.

Pierre-Charpentrat,

Baroque, Office du livre, p. 133.

79

(Borromini)? Ambiguïté qui se retrouve dans les « philosophies » du baroque. D'un côté une philosophie du continu, du jaillissement expressif du voir, des forces, des formes, une ordonnance théâtralisée.

Mais à côté de ce perspectivisme entre-expressif

de

la surabondance

et de

l'affirmation

de

l’Être

propre à Leibniz, il est encore un tout autre perspectivisme

optique,

plus

nietzschéen,



le rien —

Il Niente —, le néant — La Nada —, affleurent partout

et secrètent la profusion des formes et leur peu de

réalité : celui des rhétoriciens et épistémologues italiens qui chantent Le Glorie del Niente, celui d’un Graciân, et même celui d’un Pascal dans ses travaux scientifiques sur le vide et sa rhétorique passionnée

des extrêmes, entre Être et Néant. Sans parler de toute la mystique baroque du dix-septième siècle,

ses scénographies

de la perte,

de l’anéantissement,

ses tactiques d’indicibilité comme « mise en scène » de la blessure d’amour et d'un Dieu en absence et

retrait. Ce recours au rien — cet art du rien avec la crise des modèles « mimétiques et des énoncés d'origine platonicienne: vide, comme le silence d'articulation de

baroque

ou la trouée

aspirante

— coïncide » du savoir l'intervalle la musique

des tableaux

de

Tintorer, permet l'artifice, la dramatisation et l'avènement de la forme, la puissance de l'antithèse, de la métaphore et de la métamorphose, au-delà de

tout référent et signifié. Une véritable pratique oxymorique du rien s’installe, contre le platonisme. 80

rejouant

Ainsi

en

est-il

de

toutes

les stratégies

gracia-

pesques de l'ostentation : « savoir montrer », « jouer avec l’apparaître », « user de l’absence », du masque

», et du secret, « agir toujours comme devant témoin de e manièr la faire comme si. Mais, à privilégier

se manifester comme modalité d’être, on présuppose

paradoxalement le peu d'être du réel, une production infinie de simulacres ontologiques, un véritable pihilisme des apparences : « L'art de montrer comble

» beaucoup de vides et donne à tout ## second être. ne n, inatio Ce «second être », être fictif et d'imag peut être que rhétorique et instaurateur de rhéto-

rique, d’une rhétorique de la visibilité, On en trou-

verait l'énoncé paradoxal dans cet axiome de Gracién! « Oh! que le néant est beaucoup!» que l’on opposerait sans mal à un tout autre axiome, scolastique et cartésien : le néant n'a pas de propriété. Ce néant est beaucoup, car en lui, grâce à lui,

se constituent la possibilité même du perspectivisme ontologique de Graciân, et sa recherche pré-nietzs-

chéenne, voire pré-baudelairienne, d'une philosophie héroïque. On est toujours vu d’un certain point

de vue (d’où le calcul de la bonne apparence) au

point que la conscience spécieuse « n’est pas cons-

cience de soi, mais des autres !” ». Appréhendé sous un certain aspect, le monde est pluriel, divers, beau.

Et pourtant cette sorte de perversité polymorphe et

jouisseuse du réel, du heureux hasard, du mouvement, est en permanence réduite dans la figure du double, du savoir ambidextre, du monde renversé,

la sophistique

12. Jankélévitch,

Le je ne sais quoi, c. 1.

81

de l’antithèse illusion /désillusion, Comme l'a relevé

Benito Pelegrin : « Pour Graciän,

le double sens,

l'ambiguïté, est le minimum souhaitable pour un esprit vaillant, désireux d’en découdre avec la multiplicité des sens, avec l’hydre sémantique "*. » Du pluriel à la scène du deux : telle est la vérité noire, mélancolique du Criticon. À la in du roman,

Andrenio et Critilio, en compagnie sonnages

allégoriques,

rencontrent

de force per« une

Reine »

divisée en elle-même et en son visage. Qui est-elle? Andrenio Critilio : … Quel . Quel

: Quelque chose de si beau De si laid monstre prodige

. Elle est vêtue de noir . Non, de vert. Leçon du ministre : « C’est que vous la regardez de différents points de vue et qu’ainsi vous lui faites différents visages, produisant différents effets et affects. » Et de se référer au regard anamorphique, à «ce genre de peinture qui paraît ange d’un côté

et démon de l’autre "“ ». On a compris : cette Reine, qui égalise toutes les apparences, qui est crainte et louée, triste et gaie, cette Reine, c'est la Mort : « Tout est identique pour moi. » Cette allégorie de la mort commune à tous les 13.

Éthique

14,

Graciân, El Criticôn, p. 773.

et esthétique

du

baroque,

82

Acte

Sud.

baroques, mesure la profusion jouisseuse. Elle n’est

du reste pas seule, Car si le « néant est beaucoup », n’est-ce pas parce que toutes les formes y chavirent?

Ainsi, de cette autre Allégorie du Néant qu'est la fameuse et féminine « Grotte du Néant » — la cueva

de la nada — où les personnages parviennent. Là, les hommes noblesses,

de

valeur

beautés,

ne

courages

plus

valent et

années

rien,

les

fleuries

sombrent, toute «substance » se révèle « circonstance » : « LÀ où vous voyez qu’il y a de la substance, tout n'est que circonstance, et ce qui paraît le plus

solide est le plus creux, et tout ce qui est creux est vide. » Le néant, le creux, le vide, la mort : la grande « Roue du temps » broie tout, fait voler en éclats les apparences, appelle à l’immortalité. Mais fait retour la question insistante du baroque : peut-on penser ensemble le vide et le plein, peut-on, dans le voir

lui-même

et son

« travail »,

structurer

un

pouvoir d'absence qui fonderait cette rhétorique du visible et des inter-sections du voir, d’un voir pluriel et anamorphique? Cette question, cette tentative de penser « le rien », le « néant » à partir du Regard comme puissance de décentration,

exige précisément,

selon Merleau-

Ponty, «une reconstruction complète de la philosophie ». Si complète qu’à la différence de la négativité hégélienne du Concept ou du Néant essentialiste de Sartre, Merleau-Ponty se proposera de saisir le néant en dehors d’une philosophie réflexive et de la métaphysique du sujet, « à l’intérieur de la multiplicité perspective ». D'où la priorité d’une

83

recherche portant sur Zes existentiaux de la Vision propres à l’espace topologique, ceux qui sont l’armature de ce monde invisible qui est « donné originairement comme non-Urprasentieben *». En somme, repenser à partir du Regard, les liens de la

phénoménologie et de l’ontologie tels que les nouait Sein und Zeit : «La phénoménologie est le mode d'accès à ce qui doit devenir le thème de l’ontologie; elle est la méthode qui permet de déterminer cet

objet en le légitimant. L'ontologie n'est possible que comme phénoménologie.» Projet qui impliquait précisément pour Heidegger de comprendre la phénoménologie comme une « herméneutique de l’êtrelà » portant sur « les existentiaux » comme « carac-

tères de l’être-là », En reprenant la terminologie heideggerienne des « existentiaux », Merleau-Ponty

la déplace

vers la

seule vision et la multiplicité perspective ', Présens, structures de la perception non perçues, armature du monde,

pace

ces existentiaux « organisent » l'es-

topologique.

En effet, à la différence d’un

espace représentatif plan, homogène, l’espace topo-

logique englobant et fragmentant, jointure et membrure, laisse le Regard travailler à la limite des choses, sans survol global. Il porte sur « les rameaux de l’Être » que sont l’empiètement, la nervure, la juxtaposition, la lumière. Tout ce qui fait craquer la seule forme-spectacle, en bouleversant l'économie 15. 16.

Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 234. Ibid, p. 232, 234, 245, 301 où la question des exis-

tentiaux, des matrices symboliques, fait retour.

84

pronominale du voir (Où suis-je, Moi qui vois et

qui ou quoi, me regarde?) et en perturbant les référents visuels propres à la représentation : fond/

forme, horizon hiérarchisé, échelle et perspective. L’incertitude, l’état de flottement, reconduit le voir

à l'entrée en scène de la forme, à son Apparition. Ce

que

Kant

appelle

exbibitio,

et qui

sous-tend

l'anamnèse visuelle du baroque. D'où le déploiement d’une forme tout à fait spécifique de néant, appelée successivement biffure et remplacement, ambiguïté, écart, latence et lacune, et finalement différence. Comme dans le Crizicôn, «le néant (ou plutôt le non-être) est creux et non pas trou ». Mieux, les choses sont des « non-êtres,

des écarts ‘” ». Reste alors, à partir de ce champ où forme

une

multiples,

prend

forme

à circonscrire

à l'intersection ces

existentiaux

de voirs du

voir,

qui ne sont pas des catégories au sens d'Aristote ou de Kant, ni des concepts. Tout au plus des concepts figurés et métaphorisés, des scénographies a priori, un « transcendantal » sensible et matériel. En fait, ils ne deviennent pensables qu’à partir de l'esthétique, et prioritairement de la peinture qui serait, en fait, ontologiquement première : « Le monde esthétique à décrire comme espace de transcendance, espace d’incompossibilités, d’éclatement, de déhiscence et non pas comme espace objectif immanent '*. » Comme dans le baroque, l’esthé17.

Ibid, p. 234. La notion d'écart est reprise p. 245, 250,

254-255. 18. Ibid, p. 269.

85

tique est le paradigme de toute ontologie de « l'Être »

rayonnement appartient précisément à Ja, « chair »,

en défaut, en fuite, en retrait, ce à partir de quoi s’annoncent les grandes matrices symboliques du Regard. Cette articulation route nouvelle entre topologie et esthétique, Merleau-Ponty l'explore dans deux domaines, qui mettent en jeu la priorité ontologique

à une sorte d'ontologie des couleurs trouvée À travers

de la couleur et de la « chair » sur la forme visuelle représentative.

Tout d’abord, celui d’une dynamique propre à la vision et proche, en ses termes mêmes de la vision plastique baroque. Ainsi, le noyau commun entre «sujet» et «objet» relève-t-il de « l'être comme

serpentement », de cette « ligne flexeuse » qui fait irrésistiblement penser à la « linea serpentina ». Aussi, l'écart — le néant morphologique — se donne-t-il comme « rayon » : les objets perdent leur identité stable et close, ils gravitent autour de nous « comme des étoiles». Enfin, non seulement la « ligne est vecteur et le point force », mais son être est « Appafition » : « La gestaltwng n’est pas être par définition. C’est Wesen (verbal), opération d’ester, apparition

d'un etwas de rayonnement. » Tout terme qui conflue dans une reprise de la notion husserlienne de « rayon de monde » comme axe des équivalences, « feuillet de l’être » "?,

comme

Forme-force, ligne-serpentement, etwas de rayonnement : on reconnaît là des matrices spatiales d’un baroque pictural pris dans le « chiasme des yeux », dans une configuration de matière. Or cet efwas de

Cézanne ou Klee. Car cette « chair du monde » que

le baroque n’a cessé de poursuivre, n’est ni un fait,

ni une représentation de fait, ni une donnée psychologique ou strictement physiologique.

vibrations, modulations, la couleur — tel ce rouge « concrétion de visibilité » — est «le prototype de l'être ». Les couleurs, sans identité pure, prennent leur valeur en constellation, dans un contexte : « C'est

par la même vertu que la couleur - le jaune — à la fois se donne comme un certain être et une

dimension,

l’expression de tout être possible 2%.»

On pourrait parler d'une sensibilité non empirique :

« Dès qu’elle devient couleur d'éclairage, couleur

dominante du champ, elle cesse d'être couleur, elle

a donc de soi une fonction ontologique °’. »

On sait que Rembrandt, pour peindre un casque doré, ne le peint pas doré. La clarté et l'obscurité des couleurs, ce qu’il y a d’interprétatif dans le voir, d’incertain et de flou, toute cette philosophie figurée, cette mise en présence et en scène des couleurs en leur « quale visuel » que révèle la peinture, tout cela me livre à la présence de ce qui n’est

pas moi. À une altérité ontologique et non humaine, qui constitue le monde et ses « existentieux ». Cependant il y a là comme un cercle méthodolo-

gique initial. Car, si l'ontologie de l'Être-au-monde dans le Voir conditionne toute esthétique, inverse20. CF. L'Œil et l'esprit, op. cit, p. 61-77.

19. Ibid, p. 260.

21.

86

Dans ces

Sur la couleur

comme

« quale », p. 178.

87

ment l'espace topologique comme paradigme de l’Être n'a de consistance que par l’art visuel, et la peinture tout particulièrement, qui seul rend visible

l'invisible. Or «le néant n’est rien de plus (ni de moins) que l’invisible ».

Un tel « cercle » instituant n’est pas dénué d'une difficulté qui saute aux yeux quand Merleau-Ponty

aborde le statut assez problématique d’une « psy-

chanalyse ontologique », et croise deux types de « transcendances » : celle de la chose et celle du fantasme. Si le sensible n’est pas observable, ne faut-il pas admettre qu'entre «la chose» et «le fantasme » «le contraste n'est pas absolu »? Mais où commencent leurs économies spécifiques? A prendre la peinture comme une « herméneutique » qui nous donnerait le pré-sens, une philosophie de l'universel « en dessous de nous », à rechercher dans

le perçu « des noyaux de sens qui sont invisibles » pour constituer une stylistique de l’expression, on teste sans doute dans une « logique du sens » fûtil lacunaire, blanc et silencieux. Peut-être convient-il de radicaliser le mouvement d'une telle analyse, de poursuivre cette « topologie » en une rhétorique élargie et une épistémologie Libérée de toute quête phénoménologique d'un Être archaïque, sauvage et brut? Peut-être ce travail du Regard conduit-il à une économie « borroméenne » dans la folie du voir, dans ce nœud de semblancedissemblance qui liait Lacan à Merleau-Ponty. Nœud à dénouer, pour que la Voyance, devenue Voyure, ouvre sur l'œil du fantasme. Le rien du baroque,

son exhibition folle de corps jouissants et obscènes, 88

son érotique et sa morphogenèse, pourraient trouver là les linéaments complémentaires d’une esthétique. Une esthétique « lacanienne », en résonance avec les

grands traités de rhétorique du dix-septième siècle, à la recherche d’une articulation du voir et du dit. En

ce

lieu

même,

l'Étre

en

déhiscence,

livré

au

travail du regard, au chiasme visuel, à l'écart, À l’irreprésentable du voir, se révélerait un Etre rhétoricien, où dire c’est voir.

II La voyure

ou l'œil du fantasme « Comme

quelqu'un l'a perçu récemment, je me

range, — qui baroque. »

me

range — plutôt

du Lacan,

côté du Encore.

Tableau 1

Klee,

on

le sait

trop,

écrivait:

«Le

tableau

regarde », ou encore : « Les tableaux nous considèrent ». Ce Regard-là, au-delà de tout partage humaniste du visible, surgit du tableau comme « son foyer d'étrangeté » (Michel de Certeau), son altérité irréductible, son insécurité et son tremblé instituant.

Une sorte d’œi/ du fantasme, qui nous mettrait brutalement devant le jeu de langage wittgenstei-

nien : « On ne voit pas l'œil. » On ne le voit pas, mais le baroque, comme l'œil du fantasme, commencent dans cette pulsion folle, ce leurre, où je m'évertue à posséder ce premier regard qui m’échappe et par lesquels toute lumière s’incarne : « Il me faut, pour commencer, insister sur ceci — dans le champ scopique, le Regard est

au-dehors, je suis regard — c’est-à-dire je suis tableau.

C'est la fonction qui se trouverait au plus intime

de l'institution du sujet !. » Dans ce « je suis tableau » 1. Lacan, Les quatre concepts, p. 98.

93

itréductible à toute dialecrique de la surface et de son au-delà (apparence/essence) propre à la repré-

par les monothéismes

sentation, quelque chose m'instaure : « Une fracture,

iconoclates?

avec l'Idée ou le Divin, et être très tôt condamnée,

une bipartition; une schyze de l'être à quoi celui-

ci s'accommode, dès la nature *. »

Être tableau: parade, leurre, travesti, capture imaginaire, rapport au féminin : tout cela l’homme en joue, Le masque renvoie au Regard, comme le

perceptif renvoie au désir, moment

où la réalité

n’apparaît que marginale, Bref, ce tableau me regarde, dans la mesure exacte où je peux ne pas le voir. Lacan, dans ce mouvement d’excès par rapport au modèle représentatif, renvoie immédiatement à l'apport de Merleau-Ponty : « Je souligne que c'est en partant de la peinture que Maurice Merleau-Ponty a été plus spécialement amené à renverser le rapport qui, depuis toujours, a été fait par la pensée entre l'œil et l'esprit. Que la fonction du peintre est tout autre chose que l’organisation du champ de la représentation où le philosophe nous tenait dans notre statut de sujet, c’est ce qu’il à admirablement repéré parlant de ce qu’il appelle, avec Cézanne lui-même, ces petits bleus, ces petits bruns, ces petits blancs, ces touches qui pleuvent du pinceau du peintre 3. » Ce repérage topologique, coloré, de l’espace du Regard est donc incontournable. Mais qu'est-ce que le « ça » du « ça regarde »? Qu'est-ce qui me regarde et même qu'est-ce que la peinture pour rivaliser

2. Ibid, p. 98. 3. Ibid, p. 101.

de la loi, Platon

« Ça » vous regarde donc. Vous avez quitté momentanément la Venise de Monteverdi, du Tintoret et de Vivaldi, et vous êtes à Rome, toute à ses splendeurs baroques. Vous traversez cette forêt spectaculaire des grands Anges de la Passion, souffrants de leur propre grâce et comme

sublimés

du

Ponte

San'Angelo

du

Bernin,

et vous arrivez à la Cappella Cornaro. Vous jetez un

bref coup d'œil à cette Santa Teresa qui fascinait tant Lacan, et lui fournissait le modèle

même

de

sa définition du baroque, de son énergétique passionnée : « Le baroque, c’est la régulation de l'âme par la scopie corporelle “.» Et plus Encore. Car, en cette sainte ex-statique, traversée du dard angélique suspendu, en syncope amoureuse, s’incarnair la vérité

même de la jouissance baroque, de l’excès de toute Jouissance. Jouissance féminine (mais pas propre aux femmes), jouissance supplémentaire, au-delà du phallus, jouissance mystique « qu’on éprouve et dont on ne sait rien ° ». Ce non-savoir de la jouissance Autre implique un

corps

exhibé,

mais

non

« spécularisable », une

incarnation au sens fort. Tel serait le Désir, quand

il surgit au-delà ou en deçà du dit, quand il renvoie à « son point de manque ». En cela, le baroque ne relèverait pas de /’Imaginaire comme leurre et piège 4. Lacan, Encore, Paris, Le Seuil, p. 105.

$. Ibid, p. 70.

94

et tous les

95

au miroir d’une relation duelle et mortifère. Mais

du baroque : « Tout est exhition de corps évoquant

bien, de ce que Lacan appelle Irrée/, ce qui est de l’ordre du mythe et s’incarne en incarnant sa fonction érotique : « Irréel n’est point imaginaire. L'irréel

la jouissance ”.» L'exaltation de la forme en son obscénité, le martyre et la mortification de la forme. Les grands Christ déformés, étirés et desséchés de spiritualité du Gréco, les yeux révulsés vers le ciel,

se définit de s'articuler au réel d’une façon qui nous échappe, et c’est justement ce qui nécessite que sa représentation soit mythique, comme nous le faisons. Mais d'être irréel, cela n'empêche pas un

organe de s’incarner 6, » Et de citer ces matérialisations de l’irréel que sont les tatouages et les sacrifications. En sainte Thérèse et sa «ruin vida », l’artefact

baroque croise dans ce corps tout plissé et renversé d’extase une érotique et un «entre-deux» de connaissance,

une

non-connaissance,

ne

qui

serait

pas une simple ignorance. Car s’il n’y a pas d’Autre de l’Autre, pas de métalangage, pas de Savoir de certe jouissance, il y en a corps et forme. Position

tout à fait stratégique de l’esthétique baroque : la forme comme donner forme à la Jouissance Autre, dans l'événement.

Pas de baroque corps.

Et

même

sans une

sans corps, sans

corps

chrétien,

folie en

sans

corps

sacrificiel-jouissant. Cette dramaturgie de la Passion, Lacan la rapporte à son lieu d’origine et d’inscription : le défi des effets du christianisme, lié à la « petite historiole du Christ » : « Le Christ, même ressuscité, vaut par son corps, et son corps est le truchement par où la communion à sa présence est incorporation. » De là, la matrice scopique et orale 6. Lacan, Les quatre concepts, p. 189.

96

un ciel de tourmente

et d’éblouissement,

où la tor-

nade passionnée renvoie aux convulsions d'un corps sur-humanisé, à ses couleurs bleuâtres, à ses zébrures de jaune soufre, traversées de noir, violet blanc. Tout un baroque flamboyant et mystique. En cela, les rapports du baroque au christianisme ne s’épuisent pas dans les seuls dogmes d’une Contre-

Réforme réhabilitant les pouvoirs de l’image, du décorum, des rituels et de leurs effets de masse dans

la religion. Ils s’enracinent dans un rapport au corps et à la scène — à l’incarnation — qui sépare le christianisme des autres monothéismes de la Loi. Corps christique perdu, corps glorieux, corps simultanément visible, exhibé en sa passion, et invisible :

une véritable dramaturgie sert ici de paradigme à tout scénario en corps. Cette séparation amoureuse

fondatrice, ce deuil

impossible exigera en permanence la production d’un corps : celui de l’Église, celui des images. Et ce corps sera, comme le montre Michel de Certeau dans La Fable mystique, le point de rencontre d’évémements (la surprise, le sacrifice, la douleur ou la jouissance), de discours (la symbolisation, les rituels) et de pratiques liées à la production de lieux per7.

Encore, p, 102.

97

« m'arrivait Juset divin

Ce

dard

angélique

:

qu'aux

entrailles »

sion de Lacoue-Labarthe).

qui

Le Bernin, Sainte-Thérèse (détail)

mettant une communicabilité autour de ce corps sacramental ®. Ce lieu de convergence de l'événement — cette fameuse occasion à la Graciän — d’un discours rhétorique et d’une architecture de lieux, définit /a topologie baroque du corps pulsionnel, un scénario de corps et en corps. Une topologie livrée à cette dramaturgie des extrêmes dont parle Lacan, à une logique abyssale et hyperbologique (selon l'expres-

On y jouit de mourir

d'extase, on y frôle toujours la dit-mension de l’obscène et du sacrifice, on y inscrit l’horreur dans la

beauté, jusqu’au sublime. Mais à incarner ainsi l’Irréel, à révéler la jouissance dans son excès, à fonder l'être en corps, à

contrarier toute inertie de langage au profit de son énergétique, le baroque, comme le baroquisme de Lacan, ne se limite pas. Vous jetez un dernier coup d'œil à la « sancta

ex-machina », traquée par le théâtre des regards de tous les bustes qui l'entourent et qui célèbrent, comme au théâtre, la puissance et l'illusion. Et puis, soudain, ce corps soumis à « une communication que je ne saurais dire, très amoureuse » (une « comunicaciôn que yo no sabré decir »), ce corps tout visuel, vous regarde. Il est là, tel un fæscinum,

un point de suture entre imaginaire et symbolique.

Il surgit comme transfiguré par cette lumière « riflettore»

propre

au

Bernin,

cette

lumière

qui

à la

8. Michel de Certeau, La fable mystique, Paris, Gallimard,

p. 108-109. 98

99

Cappella Cornaro tombe de biais, en une pluie d'or, et défait la géométrie des corps, au point que l'on y retrouverait l'équivalent de «ces anges si fins, qu'ils semblent faits de lumière », dont parle sainte

Thérèse, Et, plus encore, la mise en lumière de cette

« Visiôn en forma corporal », du dard angélique et divin qui « m'arrivait jusqu’aux entrailles (« me Îlegaba a las entrañas ») et procure la jouissance oxy-

fération du sens en recul vers son point de silence, implique un croire, un « Video ergo sum » (Michel

de Certeau). De la jouissance, seule une scénographie passionnée, un tableau, peut suggérer cette fruition indescriptible. Dans son texte consacré à Sœur Jeanne des Anges, Michel de Certeau ne relevait-il pas qu’elle « peint la grâce comme un neutre, un ça, quelque chose qui n’est pas elle, ” des choses ” sont

morique de la grande douleur (« grandisimo dolor »)

* mises " dans son esprit; une “ lumière " est “ mise ”

et de l'excessive douceur (« y tan ecesiva la suavidad ») °. Dans ce champ si scopique, si théâtralisé, si mondain du Bernin, quelque chose apparaît, où s'élide la relation visuelle représentative, Les corps changent, se mélangent, entrent par la lumière en leur « chair». Dès lors, «ce qui est Lumière me

dans

regarde et grâce à cette lumière au fond de mon

œil, quelque chose se peint — qui n’est point simplement le rapport construit, l'objet sur quoi s'attarde le philosophe — mais qui est impression, qui

est ruissellement d’une surface, qui n’est pas d'avance située pour moi à distance "” ».

« Quelque chose se peint » : l’érotique trop jouisseuse du baroque se meut en esthétique, #ne esthé-

tique de la lumière, Mais ce regard-là — Le Regard

— reste incertain, jamais maîtrisable, Il me dépossède et semble reproduire le mouvement même de la

mystique baroque et, au-delà, de toute mystique. L’annulation

d'une

discursivité parleuse,

la proli-

son

entendement ""».

mise

une

(en acte,

— «ça»

en image.…),

æme

lumière : on

retrouve là les trois éléments constituants du scénario d'un corps et de sa mystique amoureuse, Pour autant qu’elle ne vise jamais des objets, mais bien

l'Autre, la part féminine de Dieu. De l’apparence à l’Apparition de la forme flottante, le théâtre religieux du Bernin atteint ce « mirabil composto » dont il parle, cette science des

effets et des affects, par le dynamisme et la luminosité. Soit : le comble de l’artifice et de la nature

réunis : « Dove à naturalezza è artificio », écrit-il. Si bien qu’à travers ce saut d’un espace visuel à un

espace lumineux, se donnerait le principe d'une esthétique baroque « lacanienne » : le passage de la fgurabilité à la picturalité, de l’æil au Regard, du visible à la Voyure. 11.

Michel de Certeau, Jeanne des Anges, dans Sœur Jeanne

des Anges, Jérôme Millon. Sur le « Que-suis-je » et le « Qui parle en moi? » cf. La fable mystique (p. 243

10.

1984-1985.

100

ça parle

aime à vous, dans une dissymétrie vertigineuse —,

9. Libro de la vida, Catedra, p. 353. Lacan, Les quatre concepts, p. 89.

Un

et suiv.), et le Séminaire des Hautes études

101

qui obsédait

reformule. Car c’est précisément dans « cette subs-

tant Leibniz (Dieu comme expression de tous les points de vue) et Graciân (voir le voir), il y aurait

Ponty cherchait à enraciner la vision et l’invisible,

Autant

dire que de cette Voyure,

rance innommée », « ce chatoiement » où Merleau-

situe dans le champ de la représentation : la folie

que lui prend émergence de ce qu’il appelle : « fonction de la voyure ». Dans tout le chapitre consacré

du voir se joue des miroirs de miroirs à l'infini dans les perspectives spéculaires. Auquel cas, le baroque se limite à généraliser le leurre et le trompe-l'œil, et finit par s'épuiser dans l'Imaginaire lacanien, comme duel mortifère, comme aliénation de soi à une forme, à une image, où je me suis constitué et

tique de l'apparence et de l'essence que les philosophes ont recherché dans la forme et la ligne (Eidos…). Or le faire espace lumineux s'engendre

d'emblée deux versions et interprétations. L'une se

piégé. L'autre interprétation, parce qu'elle échapperait à l’ordre « phallique » de la Gestalt, ramênerait l’image et la représentation vers l'absence, elle en dissoudrait les contours en un vrai Lieu omnivoyeur invisible : la Lumière. Le théâtre des apparences resterait un fantasme platonicien, mais le «Ça montre », fût-il celui du rêve, révèle une tout autre économie du voir : je m'absente, je ne suis qu’à être celui qui ne voit pas et est « regardé ». Le Voir comme odyssée d’un Je en absence de soi,

le modèle même de ce que Michel Foucault appelle la pensée du debors. Comme l'être du langage, l'être

du voir baroque « n'apparaît que dans la disparition du sujet », dans la simultanéité du « sibilité » et trouver son envers, sa loi En radicalisant ainsi l'opposition Ponty entre l’espace figuratif-visuel et logique-coloré, Lacan l’amplifie, la 12, gana.

voir son invi‘*. de Merleaul'espace topodétourne, la

Michel Foucault, La pensée du dehors, Paris, Fata Mor-

102

à La ligne et la lumière, Lacan différencie le géométral, d’un espace autre « qui n’est pas, dans son essence le visuel » et où se jouerait toute la dialec-

et engendre des êtres, dans un tout autre domaine :

« La lumière se propage sans doute en ligne droite,

mais elle se réfracte, elle se diffuse, elle inonde, elle remplit. » Pas de lumière sans point de regard, sans

une opacité possible, un écran. De là la nature déjà baroque du Regard, tel que Lacan le définit : « I] est toujours quelque jeu de la lumière et de l’opa-

cité "3. » La Voyure

échappe

donc à la seule logique de

la servitude imaginaire et du stade du miroir comme modèle de la constitution de l’Égo. Elle s'étale, se met en scène dans un certain rapport de l'irréel au réel, où quelque chose du corps pourrait agir comme protection (contre le rien), et comme transgression (par rapport à la loi). Et de même que la pulsion échappe au seul champ représentatif, de même le Regard échappe au visuel. L’œil du Regard, comme celui

du

baroque,

à

«une

structure

retournée ».

Traduisez, « plus la conscience se veut réflexive, plus 13,

Lacan, Les quatre concepts, p. 90.

103

qu'au lieu d’un point aveugle, d’un « rien ». Cette structure tache, le tableau matérialise, dans Que ce tableau,

retournée, ce manque-point aveuglede Holbein, Les Ambassadeurs, le la fameuse anamorphose du crâne. dans la tradition des Vanités et de

l’éloge paradoxal de la folie d’Érasme, proclame la vanité générale des apparences et des insignes du savoir, c'est sûr. Mais cet objet étrange, confus et comme suspendu au premier plan, tel un os de seiche, n’est-ce pas l’Œil de la Voyure, œil du

fantasme, la vérité du simulacre et de l’interdit porté sur le voir: la castration, la mort? Le fantôme anamorphique nous livre le Regard du peintre comme nous regardant, si l’on se place du juste point de vue. Elle nous le livre comme « rien d'autre que le sujet néantisé ». Mais cette néantisation, cette

présence-absence passe irréductiblement par « une incarnation imagée, » Si, comme nous n'avons cessé de le soutenir, l'œil baroque est anamorphique, c’est bien de ce regard

aux prises avec « du rien », dont il s’agira, Regard de Lumière et de Mort, non visuel, pulsatile, étalé, où œuvre la dimension du fantasme. L’anamorphose serait alors un objet fractal, une catastrophe, méta-

phore de la vérité de toute vision. L'équivalent, dans la culture baroque, de toute cette science du

complexe — dite post-moderne — d’un Thom

ou

d’un Mandelbrot, où l'ordre de la pensée mathématicienne et le savoir plastique ne seraient plus séparés. 104

105

L’acmé du mourir

Le Caravage, Judith es Holopherne

je m’abîme dans le narcissisme et le voir du voir, plus elle manque le Regard ». Ce dernier ne surgit

Mais comment articuler réel et irréel au lieu du fantasme? Sinon peut-être par une fragmentation

tion du fragment-martyre, le miroir à fantasme, et le merveilleux angélique.

du voir, une castration de trop grande visibilité, un

Judith et Holopherne, ce thème de la tête tranchée

scénario sacrificiel. Celui-là même qu’un Caravage apportera à la culture du baroque napolitain du dix-septième siècle et qui serait comme l'inconscient du voir.

n’a cessé de hanter Le Caravage, qui a peint de nombreuses Salomé. Ici, la scène du théâtre est “ doublement orchestrée par deux regards se croisant

au même lieu : la tête. Celui de la très belle Judith,

ingénu, presque heureux, triomphant et pourtant effaré, et celui de la très vieille servante, affolé, durci Tableau

d'effrçoi. Deux regards pour un même lieu : Holo-

2

pherne,

la bouche

ouverte,

et de la violence,

mourir

saisi dans

est là les yeux

l’acmé égarés

du et

Cappella Cornaro au Palazzo Barterini, la n’est pas grande, et, pourtant, dans cette du Caravage réputée réaliste, voire antivous découvrez en ces corps qui surgissent

fixes dans on ne sait quel ultime regard, Même dispositif et même visage quasi obsessionnel dans les autres décollations : Le Sacrifice d'Isaac (Flo-

de la lumière du noir l’œil du fantasme propre au

Prado). Un tel dispositif combine le pur événement singulier — une action violente, sans phrase, sans manié-

De la distance peinture baroque,

baroque. Du reste, Le Caravage, dans sa révolution picturale (il peint directement à même la toile, sans dessin), ouvrira précisément la voie au baroque napolitain d’un Luca Giordano ou d’un Guido Preti

rence, Les Offices) ou

David

et Goliath

(Madrid,

risme mais non sans manière — et la mise en acte

quasi shakespearienne de la relation de meurtre, ou

qui en comprendront toute la portée. Et, lors de son séjour à Rome (1599-1606), il fréquenta ce Cavalier d’Arpino et l’Accademia degli Insensati

ailleurs de martyre — qui lie dans des regards vic-

qui défendaient précisément le « concettisme » alors en vogue. Il croisa même dans l’Académie Le Tasse

Lomazzo, recommandait d'aller observer dans « les

et Marino, le grand poète de l’Éros baroque, pour qui Le Caravage voulut d’ailleurs faire une toile. Soit le jeu de trois tableaux : J«dith et Holopherne, Narcisse et Les sepis œuvres de la miséricorde (à Naples) où se construirait une sorte d’'iconographie de la vision et de ses mythes fondateurs : l’assomp106

times et bourreaux. En somme, cette même violence

qu’un Léonard de Vinci, selon le témoignage de

gestes de condamnés à mort au moment de leur supplice », pour mieux peindre « le mouvement des yeux y... Dans dans

cette scène où le réalisme passionné, pris

sa théâtralité,

« point

de regard»,

frôle toujours

le lieu où

son contraire,

«le tableau

le

me

regarde » ne serait-il pas ce sang giclant, ces trois 107

lamelles qui ne tombent pas, raidies qu'elles miment? Ce rouge se répète draperie de la tenture, comme dans tableaux du Caravage : La mort de Louvre ou La madone du rosaire de

comme l'épée dans la grande bien d'autres la Vierge au Vienne. On y

meurt, comme au théâtre. Or ce rouge, cette lumière qui baigne les corps presque sensuellement, surgit du noit. Noirs aussi obscurs que clairs, pris dans cette mathématique des couleurs dont parle Wittgenstein et qui trouve son point de vérité dans la métaphore du miroir noir : « On parle de miroir noir. Mais là où il se reflète, il assombrit certes, mais il n'apparaît pas noir pour autant '*, » Il apparaît, au sens lacanien, comme éclat, sombre clair, irisé. Les noirs du Caravage troublent les couleurs, éclatent de leur lumi-

nosité sombre. Ses tableaux sont « des miroirs noirs ».

Trouver de la lumière dans le noir, cette lumière obscure qui donne matière aux corps, c'est faire

irradier les rouges. Et tout particulièrement ce rouge, si intense, si vivant, si saignant et sanglant, qu’il en serait baudelairien: «Un sang rouge et vivant, dont la toile s'abreuve… » Peindre à même la toile et peindre

sur la peinture, par superposition (comme les techniques modernes d'analyse des toiles le décèlent),

mettre fin au primat pré-baroque du dessin et de la forme, telle est la leçon du Caravage et de son œil-flux-lumière :

14. Witegenstein, Remarques sur les couleurs, T.E.R., p. 14,

108

« Je t'aime, quand ton œil Verse une eau chaude », écrira encore Baudelaire.

Cet œil n’est donc plus celui de l'anamorphose du crâne du tableau de Holbein. La mort est là, sous nos yeux, en son scénario de cruauté théâtralisée qu'’affectionnent un Tacite et tous les poètes baroques.

Cette mort du « Baroque funèbre» que Roland Barthes décrivit en ces termes : « La mort est toujours un mourir.

c’est l'envoi de la mort

qui la

fonde. l'instant est là. Vient l'acte : cet acte est toujours absorbé dans un objet '*. » L'objet : la lame tranchante de l'épée « visuelle », l'apparition du fragment. La «leçon» est si forte qu'un Mattia

Preti, dans sa Jadith baroque, s’en souviendra : la lumière sépulcrale n’éclaire plus que le visage et le

geste, elle tranche à elle seule le réel. Le Regard n’est pas seulement la « structure retournée » de l’anamorphose : il s’identifie, comme

regard du peintre, à l'objet partiel, au corps fragmenté, à la position de la victime. Et l’on sait que

dans la scène du Martyre de saint Mathieu de San Luigi dei francesi, Le Catavage s’est peint « voyant » la victime, s'identifiant au corps martyrisé. Le miroir baroque pourrait bien être autre chose que noir : brisé, sur #n point d'irregardable, qui n’est pas seulement mystique. La face hippocratique, saturnienne, d’une histoire ensanglantée et meurtrière s'y 15. Roland Barthes, Essais critiques, Paris, Le Seuil, p. 109

(Tacite et le baroque funèbre).

109

réfléchit. Dans les tableaux de Luca Giordano : Saint Janvier libère Naples de la peste ou Saint Michel

vainqueur du dragon, les grandes envolées saintes,

angéliques et tourbillonnantes du haur, règnent sur la terreur des corps entassés pêle-mêle, métaphore

prosaïque d’un mal devenu histoire, Tel ce dragon bien « réaliste », qui, comme les têtes du Caravage — de sa Méduse au regard de terreur aveuglé — ouvre

la bouche de sidération. Le naturalisme anti-maniériste du Caravage fonde paradoxalement un baroque apocalyptique,

qui passera de la fragmentation

de

la tête à la fragmentation de et par la lumière, en ses éclats de pure intensité chromatique, en sa construction simultanée d'actions et d’affects. Toute une rhétorique du visible et de l’invisible, du « fantasme », Comme s’il avait fallu la coexistence de ces deux espaces — réel et irréel — qui structurent les Sepz œuvres de la Miséricorde (Naples, 1607), et créent le heurt de deux scènes : celle des anges renversés et fantasmatiques du haut et celle réaliste, d’un réalisme brutal et violent, du bas, pour que l’irréel

du sublime fracture un réel traumatisant et désublimé, Comme ce regard du vieillard qui touche tactilement le sein dénudé et offert. L'excès du naturalisme, la lumière, engendre son contraire : théâtre, une dramaturgie toute « paura » et la « meraviglia » se de l’instantané. Une violence au dite que Le Caravage peindra La 110

Terribilità de la une rhétorique du corporelle où la conjuguent en art demeurant si inéMort de la Vierge

d'après

« nature » : le

cadavre

d'une

prostituée.

Résultat : un scandale, sa toile fut retirée de l'autel.

Dans les Sept œwvres de la Miséricorde, les deux

anges renversés, porelle, sensuelle

enlacés en l’apesanteur toute corec même

homosexuelle, de

leurs

ailes déployées, combinent le corps « sublime » de

la lumière et une esthétique du geste comme opérateur d’espace, comme dépositaire du « donner-àvoir » et du « Désir à l’Autre ». Ce geste crée à lui seul le drame, au sens où Lacan écrit : « Toute action représentée dans un tableau y apparaîtra comme scène de bataille, c’est-à-dire comme théâtrale,

nécessairement faite par le geste '“. » De tels espaces angéliques de beauté et d'inédie, in-ouïs, traversent

toute la peinture du seizième siècle (cf. le Tintoret),

et la Rome

baroque

se peuplera

d’un

véritable

| angélisme qui n’épargnera pas le Bernin… Mais ces Anges du Caravage si sexués, si peu autatiques, si peu martyrisés et em-passionnés, ces

Anges devenus corporéité pleine, réalisent et matétialisent tellement le corps du fantasme qu'ils mettent

en crise et en indétermination le réel lui-même. Où est le corps? Dans les Anges ou dans la scène des œuvres de la Miséricorde du bas, traitée comme

événement historique? le dedans et le dehors, Et si, comme on l’a réflexion concernant les organe de la vision»,

un

Entre ces deux places, entre le jeu demeure frdécidable. écrit, «sa peinture est une possibilités de l'œil comme précisons que cet œil est

double : naturaliste et théâtral, œil du visuel perçu 16.

Lacan, Les quatre concepis, chapitres XVI et XVIL

111

et analysé

dans

l’acuité

de ses détails et œil

du

fantasme aussi « réel » que le soi-disant « réalisme ».

C'est pourquoi le Narcisse, en mettant en scène, à partir des Méramorphoses d’Ovide, le mythe du danger mortel de voir, inscrira les deux espaces : Narcisse et son image reflétée dans l'eau, dans un cercle, pour en accentuer l’effet fascinatoire. Entre les deux espaces d'images, la limite ndécidable de

la Lumière, et son léger filet blanc. Que regarde ce Narcisse souffrant, dans la folle complétude du cercle fermé sur soi? Exactement ce qu'il ne peut pas voir, et ce qui se livre à nous quand le tableau

nous regarde. La lumière éclaire avec une intensité dramatique son genou, surgi là dans le réel et l'image, comme la métaphore visuelle et saisissante

du sexe : la métonymie de son désir. Dans ce phallus flottant et secret, s'organise l’équivalent d’une scène primitive du trop ou du trop peu de jouissance,

l'équivalent de l’anamorphose : le pur symbole visuel en sa métaphore picturale. À la réflexivité spéculaire et dramatique de Narcisse, s'oppose une topologie

plus cachée : celle du fantasme, du détail, comme Le Caravage,

Ce phallus flottant et secret

Narcisse

soutien du désir. Mais soutien flottant, et comme toujours perdu, d’une « subjectivation acéphale, une subjectivation sans sujet ». Ce genou-sexe du centre, c’est très exactement l'événement et l'avènement du désir, la rencontre : « Ce qui est manqué,

n’est pas

l'adaptation, mais #æché, la rencontre ’. » Soit : le réel comme originairement malvenu. Ainsi, l'extrême tension des espaces en lumière, 17. Lacan, Les quatre concepts, p. 66.

112

113

gestualité,

et fantasme

(le sang,

le sexe.)

propre

au Caravage inscrit une fascination de la violence, une Sroria della Passione sans phrase, qui permer

d'éclairer la différence entre le maniérisme

pré-

baroque et le baroque du dix-septième qui se récla-

mera de sa « leçon », et cherchera dans l’acmé de l'instant, de l'événement et du geste une sorte de

fureur destructrice qui traite les thèmes religieux dans des corps si présents et si «réels» que la présence divine s’y évanouit. Mais cet investissement libidinal du manque par un corps ne relève pas de son « hystérisation » proliférante ni d’une capacité de mimer le rien dans lequel un certain baroque latino-américain et le rococo passeront maîtres. Si l’on tient à ces analogies douteuses entre structures psychiques et structures visuelles, il faudrait parler ici d’un scénario pervers, d’une loi pervertie par sa mise en corps et en tableau vivant. Ci-gît alors cette Schaulust qui se manifeste, selon Freud, dans la

perversion et y inscrit la possibilité même de la douleur, et le culte de la beauté. Dans l'abnégation mentale du Caravage face au détail, dans sa fascination pour « un pezzo di realtäà » qui expulse vers le dehors une folie purement intérieure, et efface finalement, comme dans le Narcisse, la limite flot-

tante de l'affect et du représentable, l'œil souffre de voir. Et peut-être cet œil souffrant-jouissant, cet œil

de l'anamorphose et du fantasme constitue-t-il le

baroque d'un simple regard de surface hédoniste. Dans le poème de G. Marino, qui sert de texte à l'admirable Lettera amorosa de Monteverdi, l'amour se fait « détail » métaphorique : chevelure, « liens d'or » (lacci d'ero), puis chaîne, prix payé, fuseau des Parques, forêt d’or, labyrinthe, branches, nuées, vagues et pluies. Mais les /acci d’orv se coupent. Le Regard rencontre la cræda beltà, il dardo velenoso (le dard empoisonné), jusqu'au « languendo, moro »

très corporel. Aussi bien, si ce baroque reprend la poétique et l’érotologie du regard propre à l’histoire occidentale, je soupçonne qu’il en change toute l’économie. A l’intérieur de la tradition médiévale arabe et chrétienne,

l’irréelle réalité

du

fantasme

suscite

et

alimente l'amour. Le « dispositif optique » du scénario canti alors cus»

amoureux hante la poésie courtoise, un Cavalou un Dante. La « poésie des yeux » renvoie à la couche magique du « spiritus phantastisi bien analysée par Robert Klein '$, Liens

entre la magie et l’amour : « Les yeux étaient considérés comme les portes naturelles du spiritæs phantasticus, le charme du regard trouvait une explication d'autant plus convaincante qu’elle rejoignait

les superstitions du æalocchio. » Liens aussi entre la fascination amoureuse et l’image intériorisée de la Dame, au point que les yeux émettent « des esprits doués de luminosité », comme l'écrit Cavalcanti :

Trauerspiel visuel du baroque, sa passion du voir et

du peindre. Je soupçonne que cet æi/ du fantasme en fait toute la portée

subversive, 114

tout

ce qui

sépare

le

18.

Robert Klein, La forme et l’intelligible, Tel, Paris, Gal-

limard, p. 55.

115

« Veggio negli occhi della donna mia

Et si la mélancolie en son « jeu de deuil » frag-

un lume pien di spiriti d'amore. » Avec

le baroque,

la nature

de cette poétique

mente tout, fissure les plénitudes, si elle est comme

du

regard et du fantasme change. Comme l’allégorie, il est « au-delà de la beauté ». En effet, à l'inverse de la sublimation médiévale (divination de la Dame, rôle du néo-platonisme amoureux), le baroque détruit toute aura transcendante et désublimise le fantasme. Il le contraint à se faire corps, à s'exhiber, à s’exténuer en une sorte d’apothéose ostentatoire d’une foi privée de toute eschatologie, et devant être elle-même rendue à sa dimension visuelle et spectaculaire.

Une telle vision du fantasme dans le corps et les corps à corps soumet les personnages du théâtre baroque, comme ceux de la peinture, à l’affect et à l'impulsion physique, comme le relève Walter Benjamin : « Ce ne sont pas des pensées qui les déterminent, mais des impulsions physiques variables °, » Constitués par cette pulsion scopique, les corps ne peuvent apparaître que dans leurs formes les plus exaspérées : déformées, convulsives de mort ou de jouissance, fétichisées dans les détails, chair en extase ou en jouissance. En cela le nihilisme baroque de

la désillusion met fin à toute vision érotique platonicienne, jusqu’à renouer avec la tradition de l'éloge paradoxal de la Renaissance, d’un Érasme : le laid,

l'abject, le rien, le morbide ne sont-ils pas des êtres de plaisir à part entière?

dans le lamento de l'Opéra, finale, n'est-ce pas parce qu'elle règle toujours le dispositif passionnel et s'ori-

gine dans toute autre chose : la génialité baroque, il furore, une pulsion de jouissance sans précédent, née de la véritable épreuve : celle de l’impossible.

Aussi le baroque est-il habité d’une poétique, de cette fonction poétique que Lacan définit dans sa dualité langagière effet de sens et effet de trou. Ceci pourrait expliquer la capacité propre

à toutes

les

formes artistiques du baroque d'inventer du « signifiant pur » : « ça se chante », et dans un corps, « cela

se jouit». À la différence du simple

« bios»

de

l'organisme, le corps ne devient corps « se jouissant», qu’en produisant de l’image, une image irréductible au seul leurre, une image entre « l’ima-

ginaire et le symbolique » puisqu'elle signifie. Cette jouissance à l’image, à ses jeux, feintes, points de fuite et d'irregardable, définirait l'espace topologique du baroque, plus proche du « nœud botroméen » que d’un simple espace ontologiquement cerné. Dans le «nœud» du visuel, le réel advient comme corps jouissant et obscène. On comprend que le baroque hispanique, catalan ou anglais ait pu donner naissance à une poésie érotique, voire pornographique, où « l'amour est un ourson » (Love is à bear-whelp-born) à ne pas trop pourlécher (John Donne). Susceptible de toutes les formes et métamorphoses, cet « ourson » peut deve-

nir monstre trop apprêté, et jouer de tous les ren19. Walter Benjamin, L'origine du drame baroque, p. 724.

116

versements d’une chute vers le haut, mais aussi vers 117

le bas. La « dit-mension » de l'obscène dont parle Lacan ne relève pas de la seule « âme de la copulation », mais bien d’une subversion visuelle et métaphorique, toute matérialiste, des grands modèles du baroque mystique et religieux : le corps sublime et révélé, l’extase, l’ange, le féminin. Dans sa poésie dite « métaphysique», John Donne, grand lecteur des mystiques espagnols, nous donne la règle de ce Voyage d'amour dans la scopie

corporelle de l'autre et dans cet « œil » du fantasme



l'amour

nous

et représentation

invite dans

Le

du

Voyage

Désir, John

Donne

d'Amour à un bien

curieux parcours, à une sorte de cartographie allé-

gorique à double sens :

s'échoua,

sans

aller plus loin

En ces lieux arrivé, songe combien d'efforts Tu perdis en partant du visage pour port.

Pars donc plutôt du bas, pratique ma science.»

À partir du bas, à pratiquer cette science, on peut se plaire aux jeux de la nudité, à la parodie du corps sacré révélé, à une folie du voir qui investit le corps féminin orné de toutes les vertus baroques :

incarné d'un amour « qui n’est point si pur ni si abstrait que s'amuse. À le chanter celui qui n’aime

que sa muse ». Reprenant toute la tradition maniétiste des emblèmes et blasons du corps féminin (cf. La Délie de Maurice Scève), comme peinture de

plus d'un qu'elle.

« Tableau, livre profane richement relié, De la femme tel est l'aspect séculier De son livre sacré la vue est réservée. »

Pas autant qu’on pourrait le penser, si la vue dénude

et transforme l'érotique du voile, du plissé et du pli propre aux grandes sculptures du Bernin, en nudité découverte : « Ôte, ôte ce lin candide! La pénitence Ici n’est pas de mise, encore moins l'innocence. Regarde, je suis nu. Je ne vois pas pourquoi Tu te voudrais couvrir d’autre chose que moi ?*… »

« Entre ses seins, Sestos et Abydos plus riches, Où deux amours au lieu de deux amants se nichent, S'ouvre une mer sans fin où l’œil peut discerner

Des îles çà et là : quelques grains de beauté. Vers son Inde voguant, lors ton voyage implique Que tu fasses escale au nombril Atlantique;

Et de là le courant peut bien piloter: Avant que de toucher où tu voudrais mouiller, Tu trouveras encore une forêt nouvelle 118

À l’extase toute plissée du corps de sainte Thérèse, répondra l’extase amoureuse, la « petite mort » : « Il

n’est qu’âmes sans chair et que chairs dévêtues pour s'éjouir à plein. » 20.

Poèmes de Jobn Donne, Paris, Gallimard, p. 73.

21. Ibid, p. 79.

119

Dans son poème Ex#ase, John Donne redéploiera les grandes métaphores corporelles de la jouissance mystique, en le « ceci est mon corps » tout érotique d'un « monologue à deux perçu » :

comme c’est le cas dans le corpus catalan et espagnol : les extrêmes atteignent même les Anges, métaphores enfin rendues à leur sexe, et même à leurs actes. Car ces Anges de lumière, ces anges immatériels,

« L'âme des amants doit descendre Aux facultés de l’affeccif Que les sens ont loisir d'entendre; Sinon un Grand Prince est captif.

androgynes et auréolés de leur sublimité dorée, ces Anges munis du « dard » qui pénétra le corps érotique de sainte Thérèse, s’épanouissent ici dans leur

Rallions nos corps : le vulgaire

tain réalisme outré du Caravage le montrerait :

Pourra,

sexe et dans ce qui y est « retenu ». Comme l'écrit ce petit poème anonyme catalan et comme un cer-

lors, l'amour contempler;

« En la vigueur de l’été,

L’âme est le lieu des mystères, Le corps son livre révélé ?, y

quant à peine s’il pleuvait,

on dit qu’un frère retenait

Se rendre au corps, faire du corps un tableau, un livre, une révélation et une extase : on reconnaît là

les ropoi baroques désublimés, tant le trop aimer, le trop jouir et leurs envers se touchent,

au point

que la pratique des extrêmes, de l'ambivalence et de l’inversion, règle des amants » :

le théâtre

d’amour,

« l’infini

« Joins la haine à l’amour : Ces extrêmes,

ainsi, s’annuleront

toujours.

Aime-moi, que je souffre une mort allégée, »

dans ses anges un ruisseler; et, si ce n’était eau de rivière ce qui arrosait ce pré joli

de tels effets a produit que, n'étant pas mois de cueillir, avec cette pluie toute petite le fruit s’est multiplié #. »

Une multiplication tout angélique, une véritable fontaine d’altérité, juste entrevue par Francesc Vicent

Garcia, curé de Vallfogona : « Regarde, mademoiselle Catherine,

Et c’est sans doute pourquoi cette érotique paroxystique de John Donne peut laisser place à une poésie baroque explicitement pornographique,

baissée et courbée vers cette arcade cristalline. » 23, Poesia erôtica

22. Ibid, p. 177.

i pornogräfica

Edicions dels Quaderns

120

crema, p. 9.

121

catalana

del segle XV,

Devant un tel spectacle cristallin et aqueux, on comprend que la vue soit « hidrôpica » (hydropique, insatiable), pour reprendre un mot qu'’affectionnaient Géngora et Calderôn. Si hydropique qu'elle

Voulez-vous savoir qui elles sont? Que à moi qui vivait retiré, elles m'ont secoué la veine,

en découpe tout le blason du corps féminin : visage

et, puisque de tant d’inquiétude elles sont la cause principale,

de neige, jeux des yeux, mains précieuse du désit :

de cristal, bouche

jusqu’à la faire couler; je prie Dieu que sur elles coule toujours quelque torrent : qu'il coule nuit et jour, comme fait la fontaine du Palais,

« Bouche si précieuse et fine qui invite, entre perle et rose, l'aventureux qui s’y ose à sucer sa languette;

et que tant d'abondance elles aient qu’à la fin elles disent “ Assez! ”

et si les yeux jouent de leur jeu,

Et qu’elles en soient si mouillées,

et si la bouche invite, tout le mourir est vie, tout le pâtir est peu ?*, »

ce perpétuel torrent,

que pour essuyer assez d’étoffes elles ne puissent trouver ?. »

Si hydropique, que le petit ruisselet des anges se transforme en torrent tumultueux, en fontaine

d’abondance, où le féminin paré de tous les pouvoirs subversifs fait parler les pierres, blasphémer les saints, pour mieux corps, deux

se fondre

en ces « deux

âmes

langues en une bouche » :

« Elles feront parler les pierres elles feront blasphémer un saint et telle est l'opinion et pouvoir qu'elles se sont acquis de par le monde

en un

Ces poèmes,

et bien d’autres pour la plupart

écrits par des prêtres, en disent long sur cette liberté baroque de désacraliser le réel, füt-il sacré, de le

parodier, de le détourner en mettant les corps sens

dessus dessous, en proclamant comme un Saavedra Fajardo : « Tout dans le monde est monter et descendre. » Dans l’œil du fantasme, dans le regard

hydropique du baroque, les corps sexualisés n’échappent pas à la loi universelle du mouvement et de la polarité des extrêmes. Car cette érotique, tour à tour ludique ou obscène, toujours métapho-

que celui qui ne les adore

rique, n’est jamais que la traduction limite du grand

elles le tiennent pour animal!

principe de l’allégorisation baroque propre à Que-

24. Ibid, p. 103,

25. Ibid, p. 95.

122

123

vedo ou Gracién : montrer le monde à l'envers, « Soy él que dice al revés » (je suis celui qui dit à

l'envers), dira un personnage d’une comédie de Lope de Vega : El mejor alcade, el rey. Et partout le sombre labyrinthe du monde peut être enchanté, le corps idéal de l'amour pure sexualité « réaliste », les

pleurs et fleuves de larmes (Rio = fleuve) rires (rio : je ris).

Un toute

tel oxymorisme norme

généralisé

mimétique

et l’absence

qui

de

l'accompagne,

expliquent sans doute la prégnance du modèle de la rhétorique, son retour et sa diffusion dans toute la culture baroque. Une rhétorique d'inspiration atistotélicienne, mais en fait post-aristotélicienne, car les canons aristotéliciens du vraisemblable, le partage entre poétique et rhétorique, le statut de la mimétique se trouveront repris, subvertis, déplacés vers d'autres lieux : 17 mirabile et Il niente, pour en

circonscrire d'emblée les deux pôles. Entre l'admirable d’une magnificence qui peut tout aussi bien atteindre le terrible (« la terribilitä »)

que l'obscène ou le rien, la Voyure baroque se fait rhétoricienne.

Sans doute parce que

la rhétorique

est seule capable d’articuler en figures le visible et le dicible, de créer ce « quelque chose de nouveau qui

tient toujours

l'esprit

suspendu » dont

parle

M! de Scudéry. Sujet en suspens, vacillant, pris dans des langues

et formes instables : le « Ça » baroque s’invente une place atopique, où la jointure d’une rhétorique et

d’une ontologie deviendra stratégie.

IV La longue-vue rhétoricienne I: NH mirabile, I furore

« Tantôt je suis beaucoup, tantôt peu, tantôt rien,

Selon l’endroit où veut me dessiner le maître,

Un anneau qui s’annule à l’image du monde Qui plein de vanité ne contient que du vide. » (ssiquiou say rumred 0197 TO G) Être tout à la fois « beaucoup », « peu » et « rien »,

être comme

une image, un anneau plein de vide

qui varie selon les lieux où on le dessine, tout en demeurant toujours un miroir du vide cosmique : tel est cet être baroque que nous propose l'énigme de Georg Philipp Hardsdôrffer. Comme dans les grandes allégories du monde « renversé », on y trouvera la réponse à l'envers : il s'agit du « O ou zéro

parmi les nombres ». Cette énigme, si proche de la structure dédoublée et renversée du voir baroque, nous dit de quoi ce monde est fait : du très peu, du rien pour qu’une prolifération infinie (en l'occurrence la suite des nombres) advienne. Comme dans la structure oxymorique de tout réel, en cette dialectique bloquée 127

des contraires où vertu et vice, beau et laid, bien et mal se soutiennent, ici le tout de la sommation (10, 100...) peut s'identifier au rien qui le rend possible, l'institue : O. Or, bien avant Kant et son

hydropique

du baroque pornographe

l’a suflisam-

ment montré.

célèbre essai Pour introduire le concept de grandeur

Travaillé par ce rien et le jeu de ses antithèses et oxymores, toujours en quête d’un remplissement figural, la rhétorique baroque parcourera un étrange

négative en philosophie — qui posera l'existence d’un

chemin,

plaisir négatif qui n’est pas négation de plaisir et d'un Zéro qui n’est pas absence de grandeur —, le

et libertin.

baroque, en sa pulsion épistémologique et rhétoricienne, n’a cessé de louer toutes les figures du manque er du rien. En 1635, un Antonio Rocco

connu, professeur de rhétorique, auteur de tragédies, de très nombreux panégyriques sacrés (à Turin) et de grands morceaux d’éloquence : La magnificenza,

publiera à Venise un traité faisant l’éloge du laid :

I mosiri, Il comentario… De l'autre, les traités « libertins » sur le Rien, celui de Luigi Mazzini à Venise : Il niente (1634), bientôt suivi d’une polémique franco-italienne, et de toute une série de traités sur

Della Bruttezza (De la laideur), qui met en œuvre

un dispositif pervers, et même libertin, à l’état pur. Si, comme nous l’avons vu, le baroque met fin à toute eschatologie et à toute vision paulinienne et platonicienne de l'amour, la possibilité même d’une

synthèse, et d’une dialectique du dépassement ou

de la conciliation, s'effondre. Ne reste que le paradoxon d’une faute, d'un péché, nécessaire à la loi

et réciproquement. Ce paradoxe éthique : il faut du

péché pour qu'il y ait loi, peut se généraliser et se détourner infiniment, en une liberté libertine; il faut de l’abject, du difforme, du laid, de la misère, de la violence et du manque, non pas pour que le monde soit «le meilleur des mondes possibles », mais pour qu’il soit. Par ce que Paolo Preti appelle « une pratique herméneutique de dévoilement et de démystification », le baroque se livre à l'éloge démesurée de tous les vices et laideurs. « L'amour témé-

aristotélicien

D'un

et post-aristorélicien,

côté, le Cannocchiale

jésuite

aristotelico

d'Emanuele Tesauro (1654), prédicateur jésuite très

del Niente,

1634,

ce Niente : sa gloire

(cf. Glorie

Marin Dall’ Angelo),

sa métaphysique,

sa beauté '.

étonnante

rhétorique,

Dans

les deux

cas,

une

pratiquant une opacification du sens et du voir jusqu'à l’indécidable, un point de vertige et d’abîme. Ce que Carlo Ossola appelle, si justement, ## expérimentalisme baroque, qui n’est pas dénué d'impact scientifique. Or, entre le pôle « jésuite » du mirabile

et le pôle « libertin » du rien, le baroque déploiera mille passerelles. Et, tout particulièrement, celle d’une rhétorique amoureuse propre à l’Éros baroque, à 7/ furore des poètes et d’un Opéra qui reprendra les grands « furieux » mythologiques, désormais

comme le dit si joliment Rocco, et comme le regard

1. Ces textes sur « Il niente » se trouvent réunis dans un volume de la bibliothèque Mazarine. 1/ cannocchiale aristotelico, Einaudi.

128

129

raite tente de remplir à son gré tous les trous »,

allégorisés de la Grèce et plus encore de la tragédie latine d’un

Sénèque

(Médée,

Hercule).

Sans parler

du répertoire infini fourni par le Tasse et de tous les « Orlandos furiosos » (Haendel, Vivaldi….). LU mirabile, Il furore, I! nmiente : trois catégories philosophiques, esthétiques, voire éthiques, fondatrices de cette « longue-vue » rhétoricienne, qui recoupe celle de Graciän.

Car, partout,

la question

est la même : comment la pensée — «l’esprit» — peut-elle trouver son « medio visible », devenir corps, emprunter aux grands modèles picturaux de l’époque leur clair-obscur et se placer sous l'autorité imagi-

naire de ce Dieu-peintre dont parle Calderôn dans son éloge de la peinture? Et c'est pourquoi, dans son Art et figures de l'esprit, Graciân figure d'emblée

la divine acuité par un double

regard d'ange et

d’aigle qui nous élève à la sublime hiérarchie : « Si

percevoir l’acuité est d’un aigle, la produire est d’un ange; emploi de chérubins, élévation des hommes,

car elle nous élève à sublime hiérarchie. » Ainsi, l'être de l'esprit se laisse-t-il « sentir et non définir », et dans son artificieuse et permanente connexion des extrêmes, il «ne se contente pas de

la vérité seule, comme le jugement 1l aspire de plus à la beauté ? ». Soit : une esthétique du penser, qui comblerait dans la divine ambroisie de l’âÂme très subtile, le fossé du visible et du dicible propre au champ de la représentation. Car, l’acuité n’est-elle pas un art du voir, un art de percer la leçon des ténèbres, en 2. Graciân, Art et figures de l'esprit, Pacis, Le Seuil, p. 97. Le Bernin,

La

Vérité

La Vérité, dans son érotique drapée et son visage

comblé

131

pratiquant tout un clair-obscur stylistique, où « l’on doit faire alterner les ombres pour que brillent

nomie des vertus et vices accompagnés de leurs allégories visuelles, Ripa énonce les principes de ce

davantage les lumières »? Et la vérité ne ressemble-

que Gombrich appelle « une méthode de définition

t-elle pas à cette femme renversée dans son mouvement érotique, exhibée dans son drapé et son

visuelle ». Pris dans la tradition aristotélicienne, et

visage comblé, souriant de beauté de la sculpture du Bernin?

Ripa lie image et concept par le symbole. Ainsi parle-t-il de « ces images que l'esprit invente et qui, par les choses qu’elles signifient, sont le symbole de nos pensées * ». Une telle symbolique s'inscrit à l'intérieur d’un double rapport de ressemblance — de mimésis — entre les symboles et les choses, les symboles et les pensées. Dans le premier cas, « pour

La longue-vue avistotélicienne La passion de classer les figures, de lier une tropologie à une topologie des discours, celle de mettre au jour une pemsée figurée liant le visible et le dicible, n’est pas propre au baroque, à son goût des emblèmes, des devises, et des métaphores, à son interprétation du « concetto » comme nœud de figures et de paroles. Elle traverse déjà toute la Renaissance

grands

et

le maniérisme,

traités du

début

du

et anime

les

dix-septième

deux

siècle:

Iconae symbolicae de Giarda et Iconologia de Cesare Ripa ?. Dans son lconologie, qui dresse toute une taxi3. Sur cette pensée figurée, je renvoie aux ouvrages suivants :

EH. Gombrich, Symbolic Images, Studies in the Art of Renaissance,

t. Il,

Phaidon

Press

(tout

particulièrement

les

rendre l'image parfaite, il est besoin encore d’en rechercher dans les choses matérielles la ressemblance la plus naïve, qui servira, par manière de dire, comme d'une rhétorique muette ». Dans le second cas, la ressemblance unissant deux choses différentes de nature sera « de proportion », conformément à la métaphore de proportion développée

par Aristote dans La Poétique. Exemple de Ripa : le lion symbolise la grandeur et le courage. Certes, cette double relation n’exclut nullement l’art, « la disposition et la manière ingénieuse », le

«je ne sais quoi de si agréable qu’elles (les figures) arrêtent la veuë ». Or telle sera précisément la position de la méta-

analyses

concernant Ripa et Giarda); Robert Klein, Læ forme et l’intelligible, Paris, Gallimard, coll. « Tel », première partie; Mario Praz, Stadi sul concettismo, Sansoni, Firenze, 1946; Santiago Sebastian, Contrarreforma y barroco, Alianza Forma; Figæres du baroque, (Colloque de Cerisy dirigé par J. M. Benoist), l'article de K. Kemp, « Figuration et inscription ».

132

dans le didactisme issu du Moyen Age d'un Holcot,

4. Cesare Ripa, Iconologie, où les principales choses qui peuvent

tomber dans la pensée touchant les vices et les vertus sont représentées sous diverses figures (traduction française,

Paris,

1645).

Le livre, oucre la liste des concepts, allégories et commentaires,

comprend une longue préface consacrée à l'image. citations sont empruntées à cette édition.

133

Toutes

les

physique baroque du signe. Héritière de la théorie maniériste de /’Impresa (ce que l’on appelait à l’époque devise), cet « instrument de notre intellect composé de figures et de paroles qui représentent métaphoriquement le concept intérieur » (Andrea Chocco, Discorso delle imprese, Verona, 1601), la rhétorique baroque inversera, bouleversera, les schémas et hiérarchies traditionnelles entre image et concept. La figure ne « représente » plus le concept, car le «concept» — /e concetto — n’est lui-même qu’un nœud de paroles et d'images, une expression

cienne. Dans une époque dominée par l'anti-aristotélisme d'une science galiléenne critique des métaphores et anamorphoses >, Tesauro réunit une « longue-vue » scientifique baroquisée et la rhétorique aristotélicienne redéployée, à partir de /a /exis et de son centre: la métaphore, cette « mère de toutes les subtilités figurales (les argætezze) », « de

fgurée (Robert Klein) semblable à la peinture. Soit

généralisée,

la forme accomplie, astucieuse et ingénieuse (ingegno) de l'esprit, sa topique imagée, son ars inveniendi. Tant et si bien que toxte activité de l'esprit, logique ou artistique, procède par « conceffi », par métaphore, par ce moyen indirect qui voile et dévoile la pensée. Aussi,

avec

d’Emanuele

Il carnocchiale

Tesauro,

aristotelico

pratiquement

(1654)

Graciän et participant du même esprit subtil (i7genio, ingegno) baroque-jésuite amoureux des figures

et des hydres verbales, la rhétorique pourra-t-elle rapportée

à ce

qui

la motive : trouver

«la

véritable généalogie » (vera genealogia) de la pensée figurale, à partir de son principe (principio) en tentant d’en fournir les raisons instrumentale, formelle, efficiente (cagion strumentale, formale, efficiente). Un tel principe généalogique se donne immé-

diatement dans le très curieux oxymore scientifique et philosophique

du

titre : une 134

contre qui s'opère sous le signe d’un art du voit, qui, au-delà de ses vertus comparatrices, s'avère

structural et constitutif de son objet : une rhérorique unissant

la poétique

et la rhétorique

aristotéliciennes et même Le Traité des catégories, et débouchant sur le lieu même de l’effet baroque : H mirabile. Un merveilleux, un admirable offert aux

puissances et virtualités du regard dans toutes ses formes polysémiques. I/ mirabile ne renvoie-t-il pas au mirare (viser, tendre vers, regarder), au mirarsi {se contempler) à la mirabilia (merveille) et à l'am-

contemporain

du fameux Agudeza y arte del ingenio (1648) de

être

la poésie, des symboles et des emblèmes “ », Ren-

lunette

aristotéli-

5. Galilée, Considérations au Tasse, traduction Damisch, cité par Sarduy, Barroco, p. 51. La critique galiléenne de l'allégorie, de la métaphore et de l'anamorphose, est interprétée comme

un « rejet formel de la polysémie propre au baroque ». 6. Toutes les traductions de Tesauro sont empruntées à : I/

cannocchiale aristotelico, Einaudi. L'argatezza signifie littéralement finesse, mot d'esprit, acuité, saillie. Argato : subtil, spirituel. J'ai traduit cetce notion difficile

par acuité et le plus souvent par un équivalent « subtilité figurale ». L’acuité est liée à l'esprit et, selon la définition de Tesauro, « l'arewzia » est « un parler figuré »… « qui comporte une signification spirituelle » (ingénieuse, propre à l'ingegno).

Pour simplifier les notes, tous les fragments traduits, sauf

indication, renvoient à cet ouvrage.

135

qui évoque le #hawma des Grecs cité par Tesauro

bition (exhi&itio) de son propre code. Au point qu'à l’intérieur d’une culture jésuite portée à l’impéria-

et les affinités du voir (zheazein) et du merveilleux, de l'étonner (thaumazein). Sans parler de la tradition

passionnel

mirato

(être ébloui)? Réseau

de la langue

italienne

lisme oculaire, au pouvoir de l'Imago comme modèle du

croire,

Tesauro

finit par

croiser

les

latine plus proche des « mirabilia » médiévales ou le mir (mmiror de miroir, et mmirari de regarder) lie déjà le merveilleux au subitement vu, au regard, à l’ad-miration. Comme l’écritJ. Le Goff : « Les mirabilia ne vont pas se cantonner à des choses que l’homme admire avec les yeux, devant lesquelles on écarquille les yeux, mais au départ il y a cette référence à l'œil qui me paraît importante, parce que tout un imaginaire peut s’ordonner autour de

deux grandes références antiques : la rhétorique et

cet appel à un sens, celui de la vision, et d’une

tiles de la nature » que sont le Satyre, le Minotaure, l’hermaphrodite, tous ces êtres issus d’un accouple-

série d'images et de métaphores qui sont des méta-

phores visuelles ”.» Un Raymond

Lulle, dans Le

Livre des merveilles, ne lie-t-il pas le merveilleux au « fantasme », au pouvoir du semblant et de la semblance, pouvoir proprement angélique : les Anges ressemblent à Dieu et cette « semblance » produit le merveilleux, Chez un Tesauro, ;/ mirabile, comme rhétorique de la rhétorique, s’origine dans le pouvoir tout ambivalent du voir : un éblouissement tissé d’étran-

geté, et d’étranger. L'admirable — le merveilleux — fera voisiner le furieux (i/ furore) et le sublime, par l’artifice d'une esthétique du simxlacram rhétoricien, qui excède toute vraisemblance par la double mise en œuvre d’une altérité paroxystique et d’une exhi7, Jacques Le Goff, L'étrange et le merveilleux dans l'Islam,

Paris, Édition J.A., 1978, p. 63.

136

la poétique aristotéliciennes et le s#blimum latin, plus proche de l'effet visuel et théâtral, des affinités codées du parler et du geste, d'un certain extrémisme passionnel où la rhétorique perd sa « mesure ».

En ce sens, il mirabile renvoie au mirari : regarder

mais aussi admirer, s'étonner, redouter. Aussi Tesauro cite-t-il à partir des Grecs et des Méza-

morphoses d'Ovide, ces monstres, ces « figures subment étrange. La métamorphose est bien une des grandes figures du baroque : à côté de l’inconstance du masque,

du paraître — de Protée —, il y a ce

passage de l'humain à l'inhumain, le bors-de-soi de la bestialité, de la monstruosité et de la folie, propre

à il furore. Mais tout ce mirabile qui arrive par les yeux, avec toute sa force d'inattendu, de nouveau, d’apparition et d’imprévisibilité — qui pourrait encore

évoquer le corpus des êtres merveilleux du bestiaire médiéval (licorne, dragon ou griffon) et ses Mischwesen, êtres doubles et mélangés —, ne relève plus d’une quelconque cosmologie divine, d’un Livre des merveilles, ni à plus forte raison du daimôn grec. Même s’il conserve une fonction cognitive, voire cathartique dans le champ esthétique, I/ mirabile n’est

plus que

l'effet d’une

Thawmaturgie

137

ontologique

engendrée par la rhétorique elle-même. À la différence du merveilleux instrumental des objets magiques (type anneau ou tapis volant) ou du merveilleux quantitatif de l'énumération hyperbolique (Les mille et une nuits), ce merveilleux baroque

sutgit comme puissance d'autre et d’altération, Il bouleverse les frontières, les rend indécidables, institue un jeu de l'Être et du Non-être dans un événement, une exception, une mise en scène du différer, de la disparité subtile, Le « ça survient »

en un regard est sa règle. Il ressemble à ces « métaphores de pierre et symboles muets qui ajoutent leur vague à l’œuvre, et leur mystère au vague » dont parle T'esauro.

L’érotisation de l'œil dans une rhétorique travaille à unir le voir et «l’inquiétante étrangeté » freudienne. I/ mirabile mélange les sexes, le vivant et le non-vivant, le parlant et le muet. Il rend équivalent les mirabilia de la nature et celles de l’artifice, telles ces colombes mécaniques imaginées par Archytas, « oiseaux insensés qui ne sont pas vivants et qui pourtant volent ». On pense à la

thétorique arabe des Mille et une nuits, où l’Ajf (le merveilleux) rejoint le Ghærf (l'étrange, l’étranget, l'inquiétant) *. On pense à ce récit de Schahrazade où l’objet merveilleux échappe au manichéisme, reste ambigu, bisexué. Tel ce poisson 8. Les Milles et une nuits, Paris, Laffont, c, I, p. 857. J'emprunte

au

livre de

André

Miquel

(Une

Ajfb et Gharïb, Paris, Flammarion), veilleux ec de l’inquiétant.

138

des Mille

et une

nuits,

le « jeu » arabe du mer-

androgyne qui pourrait servir de métaphore au mer-

veilleux baroque, à sa structure d’énigme et de jeu : « On raconte entre diverses anecdotes sur le roi de Perse le grand Khosrou, que ce roi était un grand amateur de poissons. Un jour qu'il était assis sur sa terrasse avec son épouse la belle Schirin, un pêcheur vint lui apporter en présent ## poisson d'une

grosseur et d'une beauté extraordinaires. Le roi fut émerveillé de ce présent, et ordonna de faire donner quatre mille drachmes au pêcheur. Mais la belle Schirîn, qui n’approuvait jamais la généreuse pro-

digalité du roi, attendit le départ du pêcheur et dit : « Il n’est pas permis d’être prodigue au point

de donner à un pêcheur quatre mille drachmes pour un seul poisson. Tu devrais te faire rendre cette

somme, sinon tous ceux qui, à l'avenir, t'apporteraient un présent, régleraient leurs espoirs sur ce prix-là, comme point de départ; et tu ne pourrais

plus faire face à leurs prétentions! » Le roi Khosrou répondit : « Ce serait pourtant un opprobre pour

un roi de reprendre ce qu’il a donné. Oublions donc ce qui s’est passé! » Mais Schirin répondit : « Non!

il n’est pas possible de laisser la chose courir de la sorte! Il y a moyen de reprendre la somme sans que le pêcheur ni personne puisse trouver à redire. On n'a pour cela qu’à faire revenir le pêcheur et à lui demander : « Le poisson que tu m'as apporté est-il mâle ou femelle? » S'il te répond que c'est

un mâle rends-lui le poisson en disant : « C’est une femelle que je veux!»

et s’il te dit que c'est une

139

femelle, rends-le en disant : « C’est un mâle que je

Le Jugement, Tesauro, reprenant la distinction aristo-

veux!»

Le roi Khosrou, qui aimait d’un amour extrême la belle

Schirîn,

ne voulut

pas

la contrarier,

et se

hâta de faire, mais avec regret, ce qu’elle lui conseillait. Seulement, le pêcheur était un homme doué de finesse d'esprit et d’à-propos, et lorsque Khosrou, l’ayant fait revenir, lui eut demandé : « Le poisson est-il mâle ou femelle? » il embrassa la terre et dit :

Ce poisson-là est hermaphrodite! » Que le poisson hermaphrodite déjoue le pouvoir

royal et s'offre à « l'émerveillement » en raison de sa « beauté extraordinaire» suffit à circonscrire la scène du mirabile baroque : une rhétorique visuelle et hermaphrodite, un sens en retrait et en jeu dans sa somptuosité signifiante. Telle est aussi la « longuevue », cette lunette découverte par Zacharia Jensen, qui « porte la vue humaine, là où l'oiseau n'arrive

pas».

Aussi, dans son Discours académique concemant

« Elle te fait voir de près bateaux,

forêts,

villes. Elle observe les taches solaires. » Cet extra-

ordinaire instrument,

fruit de l’ingegno humain,

modifie les échelles, les proportions, démultiplie les pouvoirs politiques, et finit par rejoindre « les subtilités optiques qui « grâce à certaines proportions, à certaines apparences étranges et ingénieuses, fe font voir ce que im me vois pas». On comprend que Tesauro ait placé l’anamorphose, cette quintessence de toutes les subtilités optiques, au frontispice du livre. Le voir ce qu’on ne voit pas a une vertu épistémologique et esthétique, où le jeu du semblant

creuse l'être de non-être.

télicienne des genres de style rhétorique — l'écrit plus exact et l'oral propre aux débats et à l'action —, redéploie-t-il toutes les virtualités de la comparaison aristotélicienne entre rhétorique et art de peindre. Il construit une sorte d'épistémologie rhéroricienne

engendrant des manières stylistiques. D’un côté, la rhétorique propre

débats,

où « plus grande est la foule, plus est éloigné le point d’où il faut regarder ° », renvoie selon Tesauro à l’art de la peinture qui « iniagine les corps à grands

traits et coloriés par masse "° ». De l'autre côté, cette manière propre au stile esquisito : on y exige une vue fine, aiguë, cherchant le détail, comme dans l’art des miniatures. Une telle vue micrologique est propre au « concetto » qui « explique plus qu’il ne dit, et dit plus qu’il ne résonne, aucune parole n’entrant par les yeux qui ne soit auparavant passée par l'arc

triomphal du cil admirateur »… Le voir s’annule en

beauté et acuité, « le dire a sa lumière » (/æme).

De la longue-vue aux comparaisons picturales, sans parler du style fleuri et visuel de Tesauro, le 9.

Aristote,

Rhétorique,

c. III,

Lettres.

12,

1414 a, Paris,

10. Tesauro, !/ giwdicio, op. cit, p. 5 et 6,

140

aux

celle qui « vise à émouvoir la multitude en enseignant agréablement ». Dit « concertdtivo », Ce style qu’Aristote comparaît «au dessin en perspective »

141

Les

Belles

Voir engendre une scène rhétoricienne où la nature de l'esprit (ingegno) et celle de la métaphore et de

yeux ». D'où le miroir rond et transparent : « L’on peut donc bien dire, pour expliquer cette figure, que

— conjugueront leurs pouvoirs. Car la pensée conceptueuse, l’acuité (argætezza), cette « mère de tout

de l’Art opposés à ceux du soleil, s'allume un flambeau, ainsi par la rencontre de nos yeux, vrais miroirs de la nature, avec ceux d’une Beauté ou d’un Astre animé qui leur darde de la lumière, la flamme d'amour s’allume en nos cœurs. »

toutes les « acuités » et figures subtiles — les argutezze

concept ingénieux », est d'emblée figurale. Le clairobscur règle toute intelligence, y compris celle de «raison

Dieu,

images

efficiente » de route

des Sphinx,

à la porte

argutezza.

des temples,

Les

ne

montrent-elles pas « que la divine sagesse se révèle

aux

sages par la voix des symboles

subtiles »? Les choses les plus

et énigmes

hautes ne doivent-

elles pas être couvertes — découvertes, et « peintes en clair-obscur » à travers trois types de symboles

figurés (tropologie, allégorie, anagogie) « qui sont tous des métaphores »? Ainsi, pour ne prendre que deux exemples empruntés à l’iconologie de Ripa, on pourra figurer l’Amour dompté par un Cupidon assis, foulant aux pieds arcs et flèches, et tenant de sa main droite

une horloge (symbole du temps qui éteint l'amour)

et de l'autre un petit oiseau, symbole de la pauvreté.

Règle définitionnelle : le temps et la pauvreté domptent l'amour. Quant à L'Origine de l'amour

elle sera représentée par «une jeune Beauté, qui tient d'une main un miroir rond, qu'elle oppose aux rayons du soleil dont la réflexion allume un flambeau qu’elle porte de l’autre main ». Sous le miroir, un rouleau avec en latin cette inscription : « C'est ainsi que l'amour s'allume dans le cœur. » Dans la tradition de Platon et de Ficin, « la maladie amoureuse procède de la mutuelle rencontre des 142

comme les rayons du miroir qui sont les créatures

Entre la figure et la définition, il y a bien la possibilité d’une « explication », d'un rendre raison de la proportion (comme... ainsi). Aussi bien une telle méthode implique une certaine rhétorique du visuel, conforme à la tradition latine de J’Ars poérique d'Horace er des discours de Cicéron, elle n’en

teste pas

moins

minimale.

À la différence d’un

Giarda, marqué par la tradition néo-platonicienne d’une image ombre, esquisse et allusion d’Idée, Ripa circonscrit la métaphore et la pensée figurée à l’intérieur d’un cadre définitionnel, voire didactique.

La figure n’est ni hiéroglyphe de l’Idée, ni, à plus forte raison, expression créatrice d’êtres fictionnelsréels. La métaphore, «cet art d'exprimer un concept

par le moyen d’un autre très différent, trouvant la similitude dans les choses dissemblables », règne partout, comme la force même de l'esprit, cet « ingegno » qui « consiste à lier les notions des objets les

plus éloignés, les plus séparés ». En cela, la métaphore est moins une figure de style particulière que

la condensation de l'ingegno comme pensée figurale, comme possédant cet art de peindre, de faire tableau (rÔ xpè éuuétTev moreïv) qu’Aristore accordait aux

143

mots d’esprit !'. Radicalité de la position baroque : l'esprit n’est qu’un gigantesque mot d'esprit, comme l'inconscient freudien.

Aussi, bien loin de constituer un métalangage dominant le discours en le codifiant, la rhétorique baroque de Tesauro apparaît-elle comme lieu d’innovation, comme mise en œuvre redoublée de la

langue, comme quête de «lalangue» et de son pouvoir d’engendrement du réel à partir du rien. L’ingegno pourrait se comparer à une grande mécanique divine. Car, « de même que Dieu produit de l’être à partir de ce qui n’est pas, ainsi l'esprit fait que le non-être soit être, que le lion soit homme, que l'aigle soit ville !” ». Ses pouvoirs démiurgiques sont tels « qu’il ente une femme sur un poisson et fabrique une Sirène, symbole de l’adorateur. Qu'il

accouple un buste de chèvre et une queue de serpent et forme la chimère, comme hiéroglyphe de la folie ». Bien

loin d'être un

simple

langage

second,

la

rhétorique s'affole et devient ce médium de fascination, d'étonnement et de littérarité fictionnelle qu’un Jurjâni louait : « La nature humaine est telle que si une chose apparaît d’un lieu inhabituel, surgit 11.

Aristote,

Rbétorique,

t. III,

10,

1411,

Paris,

Les

Belles

Lettres. « Omma » signifiant regard, la traduction litrérale serait : mettre devant les yeux, Cette formule se retrouvera chez Horace et Cicéron comme chez Ripa er Tesauro.

12. Jeu de mots intraduisible en français : l’Agnila est une ville italienne et signifie aigle; Leone, le lion, est aussi un nom

propre.

144

d’une source insolite, elle provoquera d’autant plus d’étonnement

et de fascination ‘*. »

La métaphore est si folle et si réglée qu'à partir

du très célèbre : « prata rident» Tesauro

se

livre

à

un

exercice

(les prés rient), de

virtuosité,

en

combinant toutes les fleurs rhétoriques possibles à partir de la langue latine. Prata

rident : au subs-

tantif : « iucundissimus pratorum ris#s », et puis, au cumulatif : « ridibanda vidimus prata », et puis au participe : « vernant prata ridentia », et puis au superlatif… à l’adverbe… toutes les formes grammaticales défilent : la métaphore est la même et pas la même, la substance en est identique, mais « la maniera » nouvelle. Pouvoir infini de transformation redémultiplié à son tour par la voie des termes relatifs : corrélatifs, contraires, concomitants, antécédents. : une seule métaphore en engendre une multiplicité. Comme

si la langue combinait les deux grands principes du baroque : le même et la variété-variation, la loi et l'ornement, la fg#ra latine, la schema grecque convoquées ici pour conjurer tout ennui, par la

nouveauté et l'imprévu, Ainsi, l’objet fût-il laid ou effrayant, il n'en devient pas moins agréable « si tu le regardes de loin, avec la Engendrement permanent par ce langage où « les yeux où «la bouche parle», où 13.

Sur ces rapports

longue-vue ». du sens par le sensible, parlent avec les yeux », «les mains expriment

à peine esquissés

ici entre rhétorique

baroque et rhétorique arabe, cf. notre intervention au Colloque franco-maghrébin organisé par le Collège international de philosophie : Signe, généalogie, histoire.

145

tout ce que la langue sait dire et faire ». Car « tout le corps est une page préparée à recevoir de nouveaux caractères et à les effacer ». Pouvoir d’inscription et de trace vite effacée, pouvoir de présence, d'absence et de mémoire, véritable palimpseste charnel, le corps est «une merveille » (Insomma egli à maraviglia), l'essence réalisée, manifestée du « mirabile », son jeu et son jouet. En deçà de tout sens constitué, la lettre, les syllabes ne te font-elles pas

écouter «il gorgoliar» des eaux, «il frullar» des flèches, « lo stridere» de la lime, er jusqu'aux « paroles feintes » produites par l’imgegwo humain, celles qui « imitent les sons » et dont la règle cachera mal les affinités du barbare et du barbarisme : « var, var, la Grèce forma le vocable nouveau værvarismo qui s'appelle barbarismus en latin v… « L'argæzia vocale » ne s'arrête jamais : « Les sons informes, non articulés ou imitant les bruits animaux, peuvent

parfois exprimer entièrement l'acuité d’un concept. » On le voit : la folie en corps et en langue de cette rhétorique inventive ne relève nullement du

pouvoir philosophique du signifié, et il ne faut nullement prendre « il concetto » pour une Idée ou même

un concept

au sens traditionnel du terme,

comme un universel abstrait dans une classification des termes et genres, La folie rhétoricienne vise à

un autre style, des « argutezze » divines : Dieu parle et pense en métaphores à décrypter par un art du chiffre.

D'autre part, /’ingegno humain lui-même n'est pas coupé de l'ingegnosa Natura et de ses pouvoirs symbolico-poétiques. Avec ses météores, ses comètés,

ses monstres, ses batailles de vents, ses rremblements de terre et autres catastrophes, la nature produit du « sublime », de « l'admirable», tous « concepts figurés » protéiformes. Tous ces pouvoirs des «rg#-

tezze divines et naturelles, l'imgegno humain peut les retrouver, les réinventer par la métaphore : « Trois choses séparées ou réunies fécondent l'esprit humain de si merveilleux concepts : l'esprit, la “ fureur ” (il furore) et l’exercice. »

HW furore, soit le point extrême de l'esthétique baroque de l'altérité : « L'altération de l’esprit (alterazion della mente) causée par la passion, l’enthousiasme ou la folie. » Car, fussent-ils au départ dénués de toute acuité spirituelle, les passionnés, les enthousiastes et les fous l’acquiêrent par leur puissance

métaphorique de pensée. Une telle classification où s'inscrivent

tant

la tradition

platonicienne

de

la

« mania » et la rypologie des délires du Phèdre que le f#rer des Latins, va si loin qu’à l’encontre de la

une véritable refondation ontologique des sensibles comme opération de pensée. Mais cette pensée ne fonctionne pas sur le seul modèle du jugement : la métaphore n’est pas propre au seul i»gegno humain et encore moins à sa nature réfléchissante. D'une part, parce qu'il y a, comme chez Leibniz mais en

coupure « classique » et épistémique de la raison et de la déraison analysée par Foucault, Tesauro voit

146

147

dans la folie (pazzia) l’incarnation de la métaphore dans un corps, le voir du voir, un enténèbrement clarifiant. Le clair-obscur de la raison : « la folie n’est pas autre chose que métaphore, laquelle prend

une chose pour une autre » (/a pæzzia altro no à che metafora, la qual prende una cosa per altra). Dans ce voir fou équivalent aux autres formes du voir (celui de l'inspiration, de la fureur ou de l’ingegno), les «images mentales» (fantasmi) se transforment en tout autre chose, une fantasmagorie, une « fantastiquerie » : « Une seule image trop

imprimée devient fantasmagorie (fantasticheria), faisant voisiner sagesse et folie.» Entre les deux, nulle coupure, mais ce statut de la folie pris entre deux extrêmes dont parlait déjà Giordano

Bruno :

« On appelle fous ceux dont le savoir ne se conforme pas à la règle commune, bas,

ayant

moins

de

sens

soit qu’ils tendent plus (meæ

senso),

soit

qu’ils

tendent plus haut, ayant plus d’intellect » (pix intelletto) ‘*. Ce savoir de la folie propre à la culture de la Renaissance, et aux théâtres d'un Shakespeare ou d’un Calderôn, Tesauro le circonscrit dans les pouvoirs de la métaphore. Métaphores innocentes, mais

rature,

ce théâtre,

vivent

leur

rhétorique,

dans

ce

voisinage du non-sens et de l'excès de sens, dans ce jeu du monde et de l’immonde où le surcroît des signes tend à l'aphasie,

au cri.

On pourrait distinguer ici, avec Severo Sarduy, deux statuts de l'écriture et de la position de lecture : la relation frontale, intéressée au référent et au monologisme, et ce qu’il appelle « la position ana-

morphique » de l'écrivain /lecteur/voyeur, qui se déplace de biais, pour décrypter une écriture de

biais : jeu de doubles, de miroirs, de masques et de simulacres. Le færore, comme objet et comme pulsion de création, serait cette opération limite sur

le langage, ce savoir en jouissance propre à un amour, qui, selon Lacan, consiste précisément à

« donner ce que l’on n’a pas ».

U mirabile, I furore

aussi métaphores ridicules ou atroces, celles de la mélancolie, de l'humeur noire, celle d’Alcide dans

l'Hercules furens de Sénèque ou de l’Orlando furioso du ’Tasse. Cette grande visibilité de la folie serait ici comme la leçon finale des ténèbres, l’équivalent dans l’ordre du sentiment de la scientificité baroque, de cette « épistémologie arguésienne » qui règle le voir ana-

morphique, Une 14.

en partage les teintes et les ombres.

sorte de clinique du désordre, où cette littéGiordano Bruno, Des fureurs béroïques, Paris, Les Belles

Lettres, p. 214.

148

Ce que l’on n’a pas. Mais ce que l’on peut voir si « les regards sont les raisons par lesquelles l’objet

(comme s’il nous regardait) se fait présent à nous "* ».

Ou plutôt, ce que l’on pourrait entendre à nouveau. 15. Ibid, p. 216. Selon Bruno, « tout amour procède de la vue » et le mythe d’Actéon dépecé par ses chiens pour avoir vu Diane nue, mythe grec repris et réinterprété par les baroques,

sert ici de paradigme à la fureur héroïque amoureuse, dans le Dialogue Quatrième : « Et c'est là que ses grands chiens lui donnent la mort : là qu’il finit sa vie sclon le monde de folie et de sensualité, ce monde aveugle et illusoire, et qu'il commence

à vivre pour l'intellect » (p. 208).

149

Une

autre

scène,

celle de

l'Opéra.

Cette voix

dis-

loquée de l’Or/ando farioso de Vivaldi, une folie d'homme, une fureur d'amour et de mélancolie,

celle qui

naît de «l'effet d'une

dissonance

tant

corporelle (#2a dissonanza tanto corporale) faite de séditions, ruines et maladies, que spirituelle étant

la perte de l’harmonie (ærmonia) des facultés cognitives et appétitives » propre à la fureur mélancolique selon Giordano Bruno.

La dissonance et l'harmonie : les deux principes de ce baroque musical, tardif et concertant de Vivaldi. Avec elles, vous retrouvez Venise, cette Venise du clair-obscur lumineux et brillant, celui

qui éduquait l’œil d'un Stendhal : «Les

yeux

ont

leurs

habitudes,

qu’ils

prennent de la nature des objets qu’ils voient le plus souvent. Ici l’œil est toujours à cinq pieds des ondes de la mer et l’aperçoit sans cesse. Quant à la couleur, à Paris, tout est

pauvre; à Venise tout est brillant : les habits des gondoliers, la couleur de la mer, la pureté du ciel que l'œil aperçoit sans cesse réfléchi dans le brillant des eaux '“. »

Vous vous perdez dans cette brillance, vous écoutez la folie enflammée et rhétoricienne d’Orlando, vous rêvez dans le vrai sentir, pris d'une pure

jouissance d'imagination. 16. Stendhal, Voyages en Ialie, Paris, Gallimard, la Pléiade, p. 128.

150

Dans

les jeux ornementaux

d'affects et de dis-

sonances propres à Vivaldi, dans ce double rythme

d’une musique où la clarté cristalline er solaire du son vire toujours à l'inquiétude et l’errance mélancoliques, Orlando serait le paradigme de l'amour baroque, la folie d'amour. Or comme dans la structure de l'Orfeo de Monteverdi, la scène inaugurale met aux prises la dupli-

cité affolante du Voir et de la Voix. Orlando lit sur un rocher le serment écrit qu’Angelica et Medoro viennent de se faire: «amants et époux». Et ce

voir de la lettre porte immédiatement au fantasme,

à l’œil du fantasme, à une topique sensible, celle de la jalouse fureur qui brûle er consume : « Arde Orlando! Che Orlando? Orlando ë morto »

« Roland brûle! Quel Roland? Roland est mort. »

La scène de la lecture présentifie l’irregardable de l'amour trahi, en ces jalouses scansions d’une Voix amplifiée et commentée par l'accompagnement musical. Ÿ surgit la mélancolie érotique, celle d’un

« furore » déjà à l'œuvre dans la scène antérieure de

l'épreuve amoureuse. Angelica ne lui avait-elle pas

demandé d'aller chercher le vase d'argent, gardé par l’horrible monstre de la grotte d'Alcina, cette magicienne et séducttice «noire»? Et comme Orphée, Orlando avait échoué. En dépit de sa prouesse, de sa vaillance et de son défi, il demeura 151

prisonnier de l’antre tout féminin d’Alcina, si proche de la « Grotte du Néant » du Criticôn de Graciân. L'épreuve de la « castration » amoureuse, il giæsto

furore se module dans la double langue de la violence ensauvagée du trauma

son identité, sa raison. Itinéraire amoureux,

où le

regard solaire se métamorphose en regard empierré, empierrant : il prend une statue pour sa bien-aimée, et la pourfend avant d’être guéri au réveil. Féminisé par l’amour, Orlando n’est que le point ultime de l'Autre, dans :/ færore musical de Vivaldi, dans cette musique qui va si vite (de la vitesse en

que la frénésie y rythme les affects et

les effets, la pulsion et son errance,

en une strava-

ganza (selon un titre de Vivaldi). Cet amour d’Orlando, « meurtrier de la Raison », « serviteur de la folie», pour reprendre les termes de l’Adonis de

Marino, cet amour frénétique de dionysiaque et de doux languir, cet amour dans l’excessif des contraires d’une

âme

en

discorde,

cet

amour

n’est

que

la

version « humanisée » de « l’heroico furore » de Giordano Bruno :

« Je vis en une mort vivante, une vie morte. »

(une catastrophe ins-

tituante séparant l'humain de la bestialité) et de la perte. Orlando fendra rochers et montagnes du « langage muet » de son épée, il tranchera ses vêtements et y laissera toute parure, tout « apparaître ». Ce Voir insupportable se fera Voix disloquée, perte de sa langue italienne en mots français, puis perte du sens dans le vertige d’un signifiant répété et vocalisé : La. La. la. Pris comme Orfeo entre deux allégories — ici celle de « Madame la Cruauté et de Monsieur la Rigueur », il finira par perdre

musique.)

« Mes espoirs sont de glace et de feu mes désirs. »

En cela, il færere amoureux n’est pas un accident du baroque,

mais sa loi, son vertige d'une forme

passionnée, sa métaphore, quand « elle se place au point précis où le sens se produit dans le non-sens » (Lacan).

Ce virage du non-sens en sens, met en scène et

en position d'équivalence #/ færore amoureux et cette

rhétorique au second degré qu’est il mirabile selon Tesauro. Car, en rapportant la métaphore et les

« argutezze » à la fureur, à la folie tout autant qu’à l’esprit, Tesauro les pense dans leur fowdroyer oxymorique, proche en cela des syllogismes poétiques d’un John Donne ou des Solitudes de Géngora.

Scandale de la lumière, incessance de la lumière, aveuglement des sens et du sens: de Géôngora, J.-L. Lima écrit dans Les Vases orphiques : « Il a créé dans la poésie ce que nous pourrions appeler le

temps des objets et des êtres de lumière ”.» Une

lumière d’élévation « qui compose l’objet et produit 17. J.-L. Lima,

Introduction

aux

renvoie aux rapports entre métaphore

orphiques,

Paris,

baroque et « subitum »

chrétien, habité de paradoxe et de discontinuité par rapport à la métamorphose grecque.

152

Vases

Flammarion, p. 27. Lima, dans des analyses superbes, rapproche cette lumière baroque de « l'amenuisement de la luminosité mystique », qui dans l'extase de sainte Thérèse du Bernin « ne parvient pas à cacher l'inflammation de l'appétit». Ce qui

153

ensuite l’irradiation ». Une lumière témoignant d'une fureur d'élévation : 7/ færore, ou l’inflammation du désir, son impulsion à la métamorphose, son vivre d’appétit et de pulsation, sa lévitation sans fin vers d’autres êtres, vers l'Autre. Peut-être l'équivalent de la fureur picturale du Tintoret, de ses spirales sans centre où les corps s'enroulent, dévorés de leur propre passion. Peut-être la traduction de ce « oui du non » mystique et d’une esthétique de l’extase

incapable de dissimuler son Éros. En

tout

cas, dans

cette

foudroyance

et cet éloi-

gnement du sens, Tesauro rapproche la métaphore du « Thauma» grec et de ce «mirabile» qui « consiste en une représentation de deux concepts incompatibles ». Ainsi en est-il de ces métaphores

reprises à l'autorité d’Aristote : l’arc, «lyre

sans

n'a étudié ni le grec ni le latin et pourtant elle parle grec et latin. Toutes propositions merveilleuses et vraies. »

Et la même combinaison métaphorique se redouble, s’enroule dans la combinaison du positif et du positif: elle est « nymphe de l'air, pierre parlante,

rocher

inanimé ». Puis

on

conjugue

le

négatif au négatif : « Elle n’est ni homme ni bête;

elle ne sait ni parler ni se taire, ni mentir ni dire vrai; elle est sans silence et sans langue. Elle n’est pas enfermée et ‘pourtant s'échappe de l'auberge. Elle ne t’écoute pas, tu ne la vois pas, et pourtant elle te répond et t’écoute. » L'écho, cette Voix en écho d’elle-même, que l’on

peut haïr et craindre sans voir, ce Cri que l’on imagine

sans

figure,

qu'est-ce,

sinon

le

fantasme

corde ». Mais en fait, si le merveilleux est mélange de « deux termes incompatibles et énigmatiques », il convient d’élargir la rhétorique aristotélicienne, de la « baroquiser » en combinant le positif avec le

sonore de l’Amour baroque, cet « œil du fantasme » que nous poursuivions? Ce son imaginaire qui retentit dans I/ farore de Vivaldi et qui s’incarne dans les corps théâtraux et passionnés du Bernin ou du

négatif, le négatif avec le négatif, le positif avec le

Tintoret? Le vrai trompe-l'oeil n’est pas là où l'on croit : dans les fausses perspectives, dans les stucs peints

positif, jusqu’aux limites d’une véritable Thzaumaturgie du simulacre, que Tesauro métaphorise au

second degré dans cet être baroque semblable au zéro de l’énigme de Hardsdôrffer : l’écho qui répète la Voix en forêt. « C’est une âme inanimée, tout à

la fois muette et volubile. elle parle sans langue. imagine sans figure. Elle n’est pas ta fille et tu l’as engendrée; tu la hais et te répond et tu ne l’entends parlant qui ne sait pas parler ou plutôt parle, sans savoir

154

ne la point; et qui, ce que

vois point; elle elle est un réez pourtant parle, tu lui dis. Elle

et les placages de marbre, dans les décors de théâtre et les faux plafonds décorés, qui jouent tous de l'apparat et de l'apparence du voir, Le vrai trompel'œil n’est que le simælacram verbal, visuel ou sonore,

irréductible aux partages entre image et réel propres

à la mimésis platonicienne ou À la représentation classique. Un simulacre à la Lucrèce : il porte à aimer, à l’ailleurs; fragment détaché de réel, il

démultiplie la langue à l’infini, sans que cet infini 155

puisse jamais

Une

être sommé.

hyperbologie

de

l’infini en somme. Ce rien parlant, cette folle « étantéité » du rien, propre à la « longue-vue philosophique », Tesauto ne cesse de le réinventer par une sorte de torsion baroque imposée à la philosophie aristotélicienne.

Le mirabile ne présente-t-il pas autant de formes

différentes que Les Catégories d'Aristote? Et de les

concept figuré et figural, un concept devenu métaphore, un concept où poétique et rhétorique s'équivalent. Car cette « forme-informe » — cetre substance

sans fond et comme absente — hante tous les poètes baroques italiens ou français. Telle cette évocation du monde où coexistent en une métamorphose et algèbre des sensibles, le chaos et le beau du beau, d’un Du Bartas:

recomposer, à partir d’une table baroquisée à l'ex-

« … Ce premier monde estoit une forme sans forme Une pile confuse, un meslange difforme, D'abismes un abisme, un corps mal compassé, Un chaos de chaos, un tas mal entassé, Où tous les élémens se logeoient pesle-mesle, Où le liquide avoit avec le sec querelle, Le rond avec l’aigu, le froid avec le chaut, Le dur avec le mol, le bas avec le haut… »

trême. Qu’on en juge. Substance physique : homme,

non homme; substance métaphysique : formeinforme; quantité : un seul vit et deux parlent;

qualité : adulatrice et destructrice; action : elle pleure si tu pleures, elle rit si tu ris; mouvement : elle

L'écho

élevé à l’état de

philosophique d'une

raison insuffisante

s'enfuit si tu t'enfuis… paradigme

épouse tout le traité aristotélicien des Catégories. Sans oublier les catégories mixtes : « elle habite dans les forêts et parle toutes les langues » (lieu plus

action)… Sans exclure le triplement catégoriel dû à

la taxinomie des différents types de mirabile : arti-

ficieux, naturel ou divin. Car s'il y a un parlant » où nature et homme s'assemblent, un merveilleux divin. La substance-informe elle pas l’Incarnation : le fils comme Autre et

«rien il est n'estnon-

Autre du Père, Ainsi de la qualité : visible et invisible; clair sans lumière… Ovide, les Grecs, l’Incarnation chrétienne: la rhétorique brasse toutes les cultures, traditions et

références, fait coexister paganisme et catholicisme

en cette généalogie de toutes ses figures que je proposerais d'appeler : Ze concept extravagant. Un

156

Un

être en retrait de soi, en déperdition abî-

mique, chaotique, un être en simulacre où se nouent

la genèse

du

sensible,

la généalogie

des

formes

rhétoriques et le surgissement en langues : telle esc cette « ontologie » rhétoricienne du baroque qu’un Heidegger n’a entrevu que dans sa métaphore mystique : cette rose « sans pourquoi » d'Angelius Silésius. Sans doute parce que sa périodisation historiale

ne prend pas en charge la Renaissance et le baroque

dans leurs dimensions esthétiques et philosophiques… Et s’il est vrai que la perception représentative

du monde conçu passe par «une géométrie de la 157

lumière » où, selon Foucault, l'esprit « rend le perçu transparent », construit « une géométrie des corps » à partir d'un « point où les choses sont adéquates à leur essence, à leur forme» '$, l'archéologie du

regard baroque présuppose, elle, une zone d'ombre, une opacité et un tourment des corps, une forme informe. Soit un regard fondateur, un nouveau partage du visible et de l'invisible inséparable « du

partage de ce qui s'énonce et de ce qui est tu * ».

Archéologie du regard dans une folie du voir, onto-

logie rhétoricienne du simulacre : telles seraient les deux grandes articulations où prend naissance une esthétique. Ce qui s'énonce ne relèvera pas des clivages traditionnels entre concept et métaphore, ni de leurs renversements : la métaphore contre le concept (Nietzsche) ou en marge du concept. Car, dans cette raison rhétoricienne, toujours vouée à l’insuffisance d’un rien, d’un clair-obscur, le dicible et le visible s'assemblent et l'invention de figures très subtiles — celles du concept extravagant — appartient de plein droit au fwrioso sous toutes ses formes : passion comme « affect qui enflamme les esprits »,

inspiration et enthousiasme grecs (là fureur poétique

et sacrée d’Orphée, d'Homère, d'Hésiode) et folie, le plus souvent mélancolique. Et, de même que la

métaphore n’est pas l’autre de la raison, mais sa figure, le fwrore dessine une dramaturgie passionnelle qui n'est pas opposée à la « raison », car la pensée 18.

Michel Foucault,

Naissance de la clinique, Paris, PUF,

p. IX. CF. l'opposition entre regard réducteur et regard fondateur. 19. Ibid,

158

ne se définit pas dans la réflexivité d'une conscience

de soi transparente, d'un Cogiro. I! furore, cet équivalent du fenebreso en peinture

— le clair-osbcur —, apparaît marqué de l’ambiguïté structurelle de cette dialectique à l’état d'arrêt, foudroyante qui anime tout le baroque. À l'inverse de ce rien parlant, de cet écho qui anime l'inanimé et statue sur les êtres de simulacre, le « furieux » empierre, ensauvage l'animé, détruit les frontières toujours fragiles entre l'humain et l’inhumain, fai-

sant surgir l'altérité d'une bestialité jamais domestiquée, le travail d’un trauma originel (ensauvage-

ment de Sigismond

dans la Vie est æn Songe de

Calderôn, d'Andremio dans le Criticén, ou d’Orlando dans le Tasse et les opéras baroques), toujours

à l'image du grand désordre du monde (violence, usurpation du pouvoir, état d’exception, tyrannie paternelle.) théorisé par Burton dans son Anatomie de la mélancolie. I! furore renvoie à un Trauer, qui ne relève plus d’une quelconque culpabilité tragique

au sens grec, mais bien de cette «scène du théâtre de la passion » qu’analyse Walter Benjamin. Caractère isolé des motifs, des scènes, des thèmes, « l’in-

trigue du théâtre baroque se déroule comme un changement à vue » ?. Cette discontinuité scénique, 20. Walter Benjamin, Origine du Drame baroque allemand. I] s’agit d’une chorégraphie (p. 97) radicalement différente de la vision grecque d’une scène comme « topos cosmique ». Sur

cette mélancolie

du

Prince : p. 153;

sur les rapports entre

ostentation et esprit de tristesse diabolique : p. 151,

153, 155.

La « folie furieuse du tyran » est inséparable de la politique baroque comme État d'exception, souveraineté qui tend à la

159

ce jeu dans le jeu, ce théâtre dans le théâtre, et cette

étrange harmonisation du Trauer et du grand jeu

du monde devenu identique au Pouvoir et à ses mises en scènes, livrent le héros, désormais déchiré

entre « le livre de la nature » et « le livre du temps », à l'emprise de Saturne. « Le Prince est le paradigme mélancolique », avec

du

ses moments

d'ensauva-

gement, de « chien enragé », de bête, et ceux de génialité inspirée. Aussi ce farore baroque s’alimente-t-il des deux

grandes traditions citées par Tesauro : la latine, le

furor de Sénèque en particulier, et l'italienne, celle de l’Arioste, celle de Marsile de Ficin et celle plus

par l’effet duquel certains deviennent meilleurs que les hommes ordinaires ?!. » D'un côté, la fureur mélancolique, le « carnage des

Furies»

et de

l’autre

la mania

des

Grecs,

le

raptus platonicien qui vise le vrai et le divin, la « fureur héroïque » qui fait coïncider la connaissance et l'amour par une vue qui excède l’ordinaire et

« produit des choses admirables ». Mais ces fureurs tendent toujours à se rapprocher, à se côtoyer dangereusement. À toujours procéder de la vue, l'amour est menacé de sa duplicité, car les yeux sont « les portes du ciel er de l'enfer». Et Giordano Bruno,

proche des Fwreærs héroïques d’un Giordano Bruno.

dans le contexte d’un panthéisme infinitiste, nous donnerait le grand énoncé de l'éthique passionnelle du baroque : « Toutes les choses sont faites de

qui s'origine dans la HeÂayyokia d'Aristote, dans ce que Cicéron appelle l'excès de bile noire, ce mélange de dépression triste et de frénésie. Comme

contraires, et de cette composition qui est au sein des choses, il résulte que les affections (æffetti, affects) qui nous y attachent nous conduisent jamais à aucune délection qui ne soit mêlée de quelque amertume, Je vais plus loin : si l’amertume n’était dans les

Or le « furor » latin, celui de Médée, d’Atrée ou d’Hercule, naît du « dolor », sous le coup d’un excès

dans

toute la tradition de la mélancolie,

i/ færore

prédispose aux excès, par le bas (animalité) et par

choses,

Giordano Bruno : « Il existe plusieurs espèces de

fureurs, lesquelles se réduisent à deux genres : les

la fureur mélancolique sans élévation et génialité, où la nature retrouve sa sublimité.

unes en effet ne se manifestent que comme aveu-

glement (cecitàä) stupidité et impulsion irrationnelle tendant à la folie bestiale (æ/ ferino insensato), les

On comprend que l'Éros baroque se soit nourri des mythes grecs allégorisés et tout particulièrement

de celui d’Actéon, chasseur chassé, déchiqueté par

le haut (inspiration divine, poétique). Comme l'écrit

autres consistent en un certain entraînement

divin,

dictature, à la catastrophe. Sur ces points que j'ai déjà traités ailleurs, je renvoie à La Raison baroque, Galilée, et au livre

collectif dirigé par Henry Méchoulan,

Vrin.

160

L'État baroque, Paris,

la délection

n’y serait pas non plus ”.»

L'amour « héroïque » n’est jamais sans tourment, et

ses chiens d’avoir vu Diane nue. « Saisie d’effroy », «son âme perd son corps». Au miroir des eaux, 21. 22.

G. Bruno, færeurs héroïques, p. 177. Ibid, p. 159,

161

absent de lui-même », porté à sa limite. Tel est aussi le furieux baroque : hors de soi, il métaphorise le monde, devenu fleur de rhétorique. L’esthétique du voir se transforme en esthétique de l’excès sublime, reposant sur le paradoxon amoureux. Le clair-obscur serait alors le principe généalogique de toutes les figures rhétoriques, ce qui soude l’admirable, le merveilleux — le mirabile — au

« ce liquide tableau », Actéon épouvanté verra surgir

« cet objet sauvage » : sa figure. Et tel est il furore baroque : l’affect produit par cet « objet sauvage », cer œil du fantasme où coexistent la frénésie vitale, l'excès amoureux sublime, l’âÂme ensevelie, « les suaires et fantômes du passé ». « On dirait à me voir que je suis ma statue », écrit saint Amant dans ses Visions. Statufié par ce færor comme puissance de mémoire, de crimes, de cruauté, si proche du

sublime, tel qu’il a été défini dans le traité anonyme Du Sublime, Car l’effer y naît de l’occasion (tà ratpôc)

modèle tyrannique.

Dans ce passage de l'humain vers un excès inhumain, bestial ou divin, toujours spectacularisée en

et surtout «le pathétique ne produit jamais plus d'effet que lorsque l’orateur même ne paraît pas y appliquer ses efforts et que l’occasion (tà xarpôc)

la nécessité tragique grecque, du daimôn, et même

semble lui donner naissance * ». Et cet effet est d'autant plus sublime — d’un sublime de pensée et d'un sublime figural — que la figure est cachée par

ses effets passionnels, la fureur baroque s'éloigne de de la mania.

plus latine. Car,

Elle serait en somme

en traduisant le daimôn grec dans une catégorie juridique (/æriosus : homme atteint de folie, irresponsable et privé de droits civiques) et esthétique

son propre éclat : « Je n’en veux d'autre preuve que l’exemple cité plus haut “ oui, je le jure par les héros de Marathon ”. Qu'est-ce qui à cet endroit

(le furiosus tragique à la Sénèque), la culture latine

cache la figure, c'est évidemment son éclat même

déplace l’économie grecque du « vraisemblable » vers un invraisemblable plus brutal, plus visuel, plus swblimum. Comme le montre Florence Dupont dans l'homme

les artifices de la rhétorique rentrent dans l’ombre

L'acteur roi, Paris, Les Belles Lettres, Ç

quand la grandeur les environne de tous côtés. Il y à peut-être dans la peinture quelque analogie : dans un tableau, l’ombre et la lumière sont distribuées parallèlement sur le même plan : et cependant ce qui se présente d’abord à la vue, c'est la lumière,

L'Acteur Roi * le furieux tragique 23. Florence Dupont, p. 159.

(T6 Pori). Il en est presque comme de ces lumières indécises qui disparaissent baignées par le soleil:

«est

La culture romaine y est analysée comme culture du faire voir, de l'image et du théâtre, et d’un « furor » qui s'épanouira chez Sénèque Norons

à « l’invraisemblable », au

et tendra

rhétorique » (cf. p. 80

que dans

et

190).

le théâtre romain,

« sublime ;

;

le « furor » était dansé

selon un code qui disloquait les mouvements de la tête d'un il corps immobile. Quant à cet Hercule furieux de Sénèque,

162

servira de modèle aux opéras baroques, dont celui de Cavalli : Ercole Amante. 24, Du Sublime, Paris, Les Belles Lettres, p. 32.

163

feu subtil court sous ma peau; ma vue s'éteint, et mes oreilles bourdonnent; je ruisselle de sueur, un tremblement me saisit tout entière, je suis plus verte que le gazon

et non seulement elle acquiert du relief, mais elle se montre plus près de nous, De même dans le discours, le pathétique et le sublime, plus rap-

prochés de nous grâce à une affinité naturelle et à leur éclat,

se présentent

toujours

à nous

avant

et, défaillante sans souffle, je parais presque morte. Mais il faut tout subir, puisque cela est. »

les

figures dont ils relèguent l’art dans æme ombre qui semble les tenir cachés °. » Cette longue citation, pour montrer si besoin est,

le caractère quasi structural de la métaphore picturale, du jeu d’ombre et de lumière, de présence et de cache, qui définit l'indéfinissable : ce sublime,

qui atteint sa vérité dans les liens entre effets et affects, dans le sublime amoureux. Car ce pathétique, au sens étymologique (le pathos, l'affectus, la perturbatio, affecte le corps et l’âme), culmine dans une science de l'effet qui suscite l’admiration, l’éconnement par des tropes accumulées, des cascades métaphoriques, un paradoxon étranger au nécessaire et à l’utile: «Ce qui suscite son admiration (à l’homme) (Bavuoc1ôÿ) c’est toujours l'extraordinaire (Tô rapæoËov) ., »

Exemple type : le sublime amoureux, Sapho cité par notre anonyme

celui de

qui combine l'accé-

lération des métaphores (l'effet) à la force inéluctable de la passion (l'affect). Et de citer l’Ode Anactoria de Sapho, qui influencera Racine : « En effet, dès que je l’aperçois, ma voix me manque; ma langue se brise, aussitôt un

Texte superbe qui regroupe selon notre auteur tous les traits du sublime : « N’admires-tu pas comment d’un sew/ coxp Sapho va chercher l’âme, le corps, l’ouïe, la langue, les yeux, le teint, tout comme autant de choses qui lui sont éfrangères et qui se séparent d'elle, comment sous l'alternance de sentiments contraires, elle est en même temps transie

de froid et elle brûle, elle s’égare et elle est sensée, (car

elle

est

soit

terrifiée,

comme

164

presque

morte),

si

altération et étrangeté,

alternance de senti-

ments contraires, polysémie passionnelle, surhumain

du discours : autant de procédures du baroque, qui visent le ravissement

(ex-stasis)

et l’admiration

(le

thauma). Le sublime est foudroyant ou n’est pas : « Quand le sublime vient à éclater où il faut, c’est comme la foudre 8, » Et c’est pourquoi « les images » lui sont nécessaires, car « par un effet de l’enthousiasme et de la passion, tu parais voir ce que tu dis ».

27. Ibid, p. 17. 28. Ibid, p. 11,

25. Ibid, p. 31. 26. Ibid. p. 51.

soit

bien que ce n’est pas une seule passion qui se manifeste en elle mais #w concours de passions”. » Foudroyance figurale et métaphorique, altérité

165

L'admirable comme sublime : c'est sans doute en ce point, en ce statut d’une forme-informe, de la métaphore comme anamorphose de la pensée, comme fureur, que Tesauro, tout aristotélicien qu’il soit dans ses références, se sépare de l'autorité du

« maître ». Car ce mirabile de l’hyperbole rhétoricienne, tendue jusqu’à la folie d’amour, finit par déplacer le centre de rhétorique aristotélicienne, On assisterait à une opération intellectuelle comparable à celle que les stoïciens feront subir à la mimésis :

passer de la forme à l'événement, du démontrer à l’émouvoir, de l’Eidos à une certaine immanence du beau au sensible. Résultat : l’apparition d’une

subjectivité esthétique d’un « souci de soi » du beau. Et peut-être n’y a-t-il d'esthétique — au sens propre

d’art du sentir — qu’à ce prix. La longue-vue rhétoricienne nous convie à penser ensemble une rhé-

sa gloire et d’un pouvoir désormais vain. Ce rien parlant, cette mort vivante détentrice du « signifiant », seraient-ils les « pointes » ultimes de la pensée conceptueuse? Son éthique?

Car dans cet irregardable, dans l’éclat insupportable du terrible, de « l’entre-la-vie-et-la-mort », dans cette souffrance comme limite, stase et décomposition qui va jusqu’à l’anamorphose des formes,

surgirait l’illumination toute violente d’une beauté sublime, prise dans la très longue complicité des « jeux de douleur » et des phénomènes esthétiques qu'’analyse Lacan. Face aux pulsions destructrices,

aux figures du rien, l’effet de beauté n'est-il pas «insensible à l’outrage », à la pourriture? Ne crée-

t-il pas cette zone d'éclat et de splendeur à l'image, une image quasi inarticulable, et comme rayonnante

de son propre « effet d’aveuglement »? ”.

torique des figures, une théorie des effets sensibles et

passionnels,

une

philosophie

de

l'événement

interne à la poétique du simulacrum, du décorum, de l’ostentation qu'affectionnent les baroques. Mais derrière, il faut y voir tout autre chose : un

Trauer, un irregardable, un inassimilable. Les figures du rien propres à ce regard amer, captivé par le fantôme anamorphique de son désir, et comme

hanté par le dialogue impossible du Nom et de la Mort. Dans le grand catafalque du Bernin consacré à Urbain VIII (Saint-Pierre de Rome), la mort statufiée, drapée, presque vivante, se détache de l’ensemble architectural comme une Apparition. Elle tient un livre ouvert, où l'on peut lire le nom du pape disparu, dont la statue la surplombe de toute

166

29.

Lacan : L'éthique

de

la psychanalyse,

Paris,

Le

Seuil,

p. 290 et 327 : « L'effet de beauté est un effer d’aveuglement. »

V La longue-vue rhétoricienne II: Figures du rien

Le

rien

sous

toutes

ses

formes,

dans

toutes

ses

langues (il niente, la nada, le Nichts, le vide, la vacuité, le néant, l’abîme…), n’a cessé d'obséder tous les baroques. Rien de l'amour inconstant changeant ou fou, rien de la vie, «un rien qui est si

peu et ne sera bientôt plus rien » (Quevedo), rien

plus critique et conceptuel des libertins italiens, d’un Mazzini par exemple, qui en louent les pouvoirs de subversion et de « merveille», ou rien mystico-

baroque d’un vide de plénitude, d’un transport de perte et ravissement : tout un art, toute #%e philo-

sophie du rien se met en place. Sans parler de ces

autrés riens visuels de la peinture ou de l'architecture : spirale décentrée, tourbillon sans fin, fausses perspectives, lumière qui quitte le lointain des paysages propre à la Renaissance, s'émancipe et baigne les corps,

les matières,

en

les anéantissant,

monde

de la fracture, du discontinu, de la « catastrophe » ou du trauma.

Ce premier grand nihilisme ontologique de l'Occident depuis les Grecs n’est pas dénué d'ambiguïté, tant la « désillusion », la dépréciation du monde de 171

le haut de l’Éros « sublime » et chute vers le bas des corps prostitués dans leur apparaître s'accouplent

continu, où la douce imposture se fait procédé de pensée et jouissance. On comprend qu’il ait vu des métaphores théâtrales, dans les ballets, les décorations, toutes les formes de l’art et du décorum. Et cela, contre la critique galiléenne des arts, Le Tasse n'est-il pas accusé de pratiquer précisément « una confusa e inordinata mescolanza di linee € di colori

ou coexistent, dans un même mouvement de destruction des belles totalités closes, de l’Eidos.

(un

couleurs) »°

de tout substantialisme ontologique, et sa « Raison suffisante » : le néant n’a pas de propriétés. Non qu’il s’agisse de lui accorder des « propriétés ». Tout

ou comme principe épistémologique d'une « nature

la vie en ses formes exacerbées, destruction du sensible

et

mystique

de

l’anéantissement,

coïncident

avec l'avènement de la science, le goût de l’arrifice et de l'artefact, la requalification des sensibles dans le décorum, le simulacrum, et l'occasion. Chute vers

Bref, le baroque défie d’emblée le grand axiome

au plus convient-il d'en dessiner les figures, d’intégrer le nihil à la raison rhétoricienne,

à des pro-

cédés de langue qui détournent, déforment et infinitisent le langage dans sa matérialité signifiante. Instaurer un jeu, un écart, un différer, jusqu'aux limites ultimes de l’abîme ou de la mort, pour penser le passage de la forme à la forme-informe, à l'événement, avec ce qu'il comporte de discontinuité dans son advenir, sa contingence. Plus que l'Être au sens d’étant (dasein), le « rien » se dévoilerait dans une matérialité jouisseuse, une science

des sensibles, un art du plaisir, un lieu de constitution réciproque des effets esthétiques et des effets ontologiques. C’est pourquoi, « le rien… devenu objet de l’intellece, a mille formes comme Protée ». Et Tesauto ne manquera pas de lier l'exercice du « concetto », cette

métaphore

condensée,

au plaisir

mélange

confus

et désordonné

de lignes

et

Toutes ces « gloires du rien » comme art du plaisir

qui n’a pas horreur du vide », présupposent donc

— de Mazzini à Tesauro, Graciäén ou Menestrier, voire même Pascal —, la critique interne de tout l’absolutisme oncologique propre à l’épistémé classique et le rejet de ses présupposés : transparence

d’un réel plein, position du jugement et du concept

en rationalité éclairante et fondatrice, séparation de

la métaphore et de la ratio, appareil causal subs-

tantialiste, pensée de l'identité. Face à un réel défaillant, miné de « rien », toujours opaque et le plus souvent labyrinthique, le baroque répondra par une sémiotisation générale, un surcroît de déchiffrement

interprétatif, une rhétorique démultipliée et refor-

mulée en art de l'invention et en esthétique. À la loi, à la réitération des phénomènes, à la répétition, il opposera la singularité, les sensibles, l’occasion,

Ja perversion et le sublime. Et si la Raison est bien ce «fond qui fonde » et se redouble en « Raison Suffisante » dont parle Heidegger dans Le principe

(illusion) au disinganno (désillusion) ». Passage dis-

de Raison, autant dire que la rhétorique et l’épistémologie baroques auront recours à une forme

172

173

secret de l'esprit qui consiste à « passer de l'snganno

« sans raison », à un jeu, à un abîme (Abgrænd), à une discontinuité qui rend à séparer le « nihil » du

« est sine ratione », par l'omniprésence d’un langage

sans métalangage idéal ou réflexif, d'un langage pris dans une théorie du signe doublement ouvert : sans visée eidétique initiale dans un signifié transparent,

sans référent stable, repérable sous la forme d'objet ou d’Être. Position plus que difficile, si l'on songe que la rhétorique s’est précisément constituée sur l'assi-

un

sophique, manque,

«sujet»

nihil du

confronté

à sa disparition?

« Je doute qui je suis, je me perds, je m’ignore. » Rotrou « En me trouvant partout, je ne suis nul lieu. » V. des Yvetaux « Où suis-je? Que vois-je? Est-ce veille ou rêve?

Que m'advient-il? » Gryphius

gnation d’un certain « fondement » anthropologique

de l’art du discours dans le vraisemblable (eikos) et qu’un Tesauro comme un Gracién ou Ménestrier (Philosophie des Images, 1694), tous jésuites, sont

également contemporains de la « science classique » qui promeut un causalisme substantialiste et condamne la métaphore, et plus encore le concept comme métaphorisation de disparités en une res-

semblance. Dès lors, dans cette tradition de la « Métaphysique occidentale » dominée par la double plénitude

et intelligibilicé de l’Être et de la Forme, comment

penser une « culture du rien» qui ne soit pas un simple nihilisme passif, une table rase, un scepti-

cisme désabusé? Et plus encore, comment le « très

à son

«Oh!

Dieu,

quelle

chose

est

l'homme?

L'homme est peinture Ceinte et ornée de fugaces couleurs. » Sempronio. Homme peinture ou figure, nouveau caméléon occupant tous les lieux et l’atopie du « nul lieu », aux prises avec le doute, l'illusion, le vide de son identité en fuite : le rien, on le voit, affecte prioritairement le sujet baroque européen. Double, dédoublé, masqué, prisonnier des réseaux multiples de la fiction, de l'illusion, du paraître, du « faire parade » (Graciän), du « branle éternel » (M" de Scudéry), voué à l'inconstance personnelle et amouet au mouve-

fécond rien», «la matière du rien », peuvent-ils fonctionner comme principe expérimental, voire heuristique, qui va lier la rhétorique à des enjeux métaphysiques et même scientifiques? Ÿ aurait-il une « métaphysique du Rien » (Tesauro), une « leçon

ment, à une dislocation qui atteint même sa mort — toujours convulsive, sadique, paroxystique, théâtrale, toujours une « mort qui remue » —, le « Sujet »

des ténèbres », un clair-obscur de la pensée philo-

est de n'être pas, de n’être rien. Am I myself? — suis-je moi-même?, disait Shakespeare.

174

175

reuse, à la précarité,

au changement

Dans cette vision de l’homme instable, multiforme, composite, si bien analysée par Jean Rousset dans La littérature de l'âge baroque en France ‘, et par Vladimir Jankélévitch dans le Je ne sæis quoi ez le presque rien ?, il n’y a pas seulement la déprécia-

Il est vrai surtout qu’entre le pessimisme désespéré d’un Gryphius et l’optimisme de l’inconstance

tion religieuse (catholique ou luthétienne) de l'homme — néant, poussière, « mort-vivant », « mai-

que développera un Graciän, en prenant acte de l’énoncé philosophique du baroque : Etre, c’est voir. D'où la maxime 130 de L’oracle manuel : « Les choses ne passent point pour ce qu’elles sont, mais pour ce qu’elles paraissent être. Savoir faire et Je savoir montrer, c'est double savoir. Ce qui ne se voit point n’est point *. » Simple « rhétorique du caméléon » (Benito Pelegrin) soucieux de s'adapter dans un monde où l’ostentation, la stratégie du paraître, est politiquement nécessaire? Pragmatisme cynique? Héroïsme propre à un monde déjà désenchanté? Tout cela sans doute, et plus. Ce moment de vérité, où le Sujet baroque n’échappe plus à ce qu’il fuit :

son de douleur », ou « jouet d’un

(Gryphius)—,

faux bonheur »

face à un Dieu tout-puissant et de

plus en plus absent. Ni même, à l'opposé, un simple

« petit traité de la légèreté des choses de ce monde » prônant un épicurisme jouisseur : si « toute chose est muable », si « tout branle », ne faut-il pas « aimer à la volée »?

Il est vrai que tous les grands topoi du baroque : le miroir, le théâtre, le jeu, le labyrinthe, la folie. mettent en scène une vie rapt et fuite, une vie où « qui voyant la rose en voit aussi l’épine », une vie déchirée entre l'éthique de l'instant et celle du

désespoir, entre la magie du songe, des métamorphoses et ce « vain songe abîmé dans l'oubli », ce « Théâtre où les acteurs sont terreur et souffrance » d’un Gryphius ou d’un Quevedo. 1. J. Rousset,

La lirrérature de l'Age baroque,

Paris, Corti.

Placé sous le signe de Protée, l'homme baroque, homme

du

amoureuse

de

certaines

siècle, il y a place

comédies

pour

tout

du

dix-septième

autre

chose : cette

« morale décorative », cette éthique de l’ostentation

la nada, il niente, le rien. Un néant apocalyptique, destructif, où le monde et lui-même risquent toujours de voler en éclats, de perdre toute « illusion ». « Oh! que le néant est beaucoup »… « Le néant est

beaucoup, et ce néant voudrait être tout », nous dit Graciän. Du rien comme

présent, comme

comme

gouffre omni-

image d’un monde

menace,

de désordres.

changement, homme multiforme, est voué à toutes les métamorphoses : êtres doubles et dédoublés, monde renversé, monde comme théâtre et théâtre dans le théâtre, monde de l'inconstance et de la fuite. Cf. les premiers chapitres.

Comme si, entre l'injustice et la tyrannie du monde, et cet « abîme, 6 mal profond », cette « mélancolie

2. Le je ne sais quoi, op. cit, V. Jankélévitch analyse le

d'aujourd'hui, Éditions Libres Hallier, p. 171. L'ostentation est

renversement du platonisme impliqué dans cette apologie du changement, de l'occasion et de la manière.

«l'éclat des qualités »… « comble beaucoup de vides et donne

176

177

3. Gracién : Manuel de poche d'hier pour hommes politiques

à tout

un

second

être » (p.

172).

qui me mange », « ce néant qui voudrait être tout », se tissait une étrange parenté, celle de la tristesse et de l’ostentation. Car c’est face à ce «rien », à cet irregardable, à cet inassimilable du Trauma, de la Tuché, des malheurs du monde, que se constitue

l'esthétique comme éthique. Une éthique au sens lacanien du terme : ne jamais céder sur son désir, pour

autant que le désir ne se crée et ne s'affirme qu’à partir du vide, du rien. Le Désir, comme conatus, comme expressif dans toutes ses formes : passionnelle, picturale, musicale… revêt un aspect presque spinoziste : persévérer dans son être. Cette immense certitude du désir, toujours inentamée, conditionne l'esthétique de la jouissance et du sublime baroque, sa folie spéci-

fique : être au-delà du principe de plaisir. Mais, audelà du principe de plaisir, surgit la pulsion de mort. Et l'on retrouverait dans le Sujet baroque ces

traits que Lacan accorde au Sujet clivé de l'inconscient freudien : certitude du désir, impossibilité d’une « substance surpensante », pulsion de mort où « la Chose manque », où la jouissance rencontre sa perte, le Sujet sa disparition (aphanisis). Écoutez Vivaldi ou Purcell, regardez Le Tintoret, promenez-vous dans ces architectures d'absence d’un Borromini à Rome ou d’un Fischer

von

Erlach

à Vienne,

ou

dans

ces églises sur-

chargées, folles de leur décorum d’or d’Ouro Preto au Brésil : partout le trop de vie rejoint son trop peu, la tristesse infinie d’un rien, la volonté de

création et de destruction sont là, à partir de ce tien, d’une rhétorique du rien, qu’un signifiant 178

autonome,

excessif

impose

à

tout.

« Merveille

sinistre et galante », dira Baudelaire d’une église jésuite baroque. Style théâtral, mise en scène de bois, grandes colonnes torsadées, déferlement d’anges et de sculptures polychromes, stucs blancs et or : « La sculpture dramatique arrive au comique sauvage, au comique involontaire.» Dérision et jouissance, luxe et détresse. Et si le langage baroque est toujours menacé de sa propre décomposition, jusqu’à la perte en langue — le cri—,

n'est-ce pas parce que le cri « fait gouffre » (Lacan), instaure une coupure radicale, implosive-explosive, et figure à l’état brut, inarticulé, ce qui manque, le manque du manque, le Nebenmensch? Ce trou du cri, cette pulsion de mort libre, et tous les moments lyriques et poétiques de la langue baroque où les signifiés se perdent — dans leur matérialité surabondante ou leur raréfaction mystique — toute cette nuée de langage, témoignent du même sujet en absence de soi, clivé par les effets

de langue,

les effets de signifiant.

La substance

informe de Tesauro est bien « une substance jouissante » (Lacan), et le premier axiome du baroque : Être c'est voir inséparable de cet autre: I/ y à jouissance de l'Être, de cet être miné. Comme si, entre ces deux énoncés, un pont était nécessaire : le « the more, the lesse wee see» (À trop voir on ne voit) de John Donne. Et c'est pourquoi une rhétorique est nécessaire. Par la multiplication érotisée du signifiant privé

de

ses

fondements

conceptuels

immédiats,

elle

convertira le Rien en figures jouisseuses, en plaisir 179

esthétique. Car le pouvoir des figures est tel, selon Tesauro, que « tout objet abject et laid » ne l’est

n’existent que pour corriger et punir les scélérats :

plus « quand on le représente avec des formes inattendues », et plus « le représenté est ennuyeux »,

lois et Prince seraient inutiles °. » Or ils sont utiles. Donc, réjouissez-vous de tous les vices : « Joyeux vices, raison de tant de biens.» Une telle pro-

plus

«le

représentant

doit

procurer

du

plai-

sir », Avec du manque à être, la rhétorique créera de l'être, et affrmera dans sa Thaumaturgie visuelle et

ontologique le sublime et l’obscène, le beau et le laid, le beau du laid, le laid du beau, la vertu et le vice, le vice de la vertu, la vertu du vice… D’où cette grande liberté du baroque libertin propre à

l’Accademia degli Incogniti, dans la Venise de la première moitié du dix-septième siècle. Quand

s'ils n’y avaient pas de vices, magistrats, tribunaux,

motion du laid et des vices comme valeurs expressives et plastiques caractérise la sensualité baroque, toujours à la recherche d’une vision charnelle qui atteint parfois le morbide, le culte du mourantvivant propre à toute une érotique de la mort, de la décomposition et de l’horreur. Ainsi, en écho du laid de Rocco, on pourrait citer cet énoncé d'un Jeronimo de Cancer dans Ja Fable du mino-

taure : « Dans l'horrible, il y a aussi de la beauté. »

Rocco, dans Della Brattezza, loue « la laideur », il en fait l’énergie même du manque, son conatus, « une force active et multiforme de négation * ». Par toutes les techniques de détournement, de retournement de jeu et d’ironie langagière, il poussera

Et comme tout vide appelle un plein, tout vice un plaisir potentiel, le négatif sous toutes ses formes relève de ce sensualisme dont parlait Croce

l’antiplatonisme jusqu’à faire de l'amour un pur

degré pris dans une assomption métaphorique de l'Être. L'éloge esthétique de la laideur s'avère

intérêt (Amore à un puro interesse), et proclamera la fin de toute eschatologie en parodiant l’épître selon saint Paul, tant le vice a de puissance et de séduction. Ainsi, dans cette « Venise, splendeur de l'Italie, mère des héros », pouvoir, lois, grandeur, religion et même la sainteté reposent sur le vice: « La république de Venise, Dame et Reine, ne l'est qu'en raison de ses lois, et de son gouvernement. Les lois 4. Je renvoie à l'analyse d'Eduardo

Melfi : Figure

180

Mais un tel sensualisme

est toujours au second

inséparable de celle de l’ombre, de la difficulté, de l'énigme et du labyrinthe, de toutes ses techniques de l’obscurcissement artificieux qu’analyse

Gracién dans Arts er figures de l'esprit. N'écrit-il pas, à propos des figures par énigmes (Discours XL), et tout particulièrement à propos de celles d’(Œdipe, que: « À contradiction plus grande, difficulté majeure, jouissance plus grande de l'esprit à cher-

della

mancanza : il discorso « Della Bruttezza » di Antonio Rocco, dans

1! segmo barocco, Bulzoni Editore, p. 266 et suiv.

dans ses Stwdi sul Seicento.

S. A. Rocco,

Della Brattezza, p. 160-161

demici de 'Signori Incogniti).

181

(in Discorsi aca-

cher le sens, d'autant plus agréable qu’il est plus obscur. » À contradiction plus grande, jouissance plus

grande : le clair-obscur conditionne un art du jouir, du dévoilement comme « découvrir voile à voile », toute une fonction éthique de l’érotique, où « un diamant ne brille jamais plus que dans les ténèbres de la nuit»... On comprend qu’une telle culture ait vu dans l’anamorphose, figure de l’énigme et de la difficulté du voir, une perversion créatrice de la perspective, où l’allusion et l'illusion coïncident dans l'acte ingénieux de la vision. Soit, pour reprendre les termes de Lacan, un moment

décisif où «la maîtrise de l'illusion de l’espace » et la «création du vide» se rencontrent. Par le biais de la sensualisation des allégories et des tropes, l’Eros baroque rejouerait la topologie de l’objet d'amour féminin, inaccessible, « affolant » propre à l'amour courtois, mais en en inversant l’économie, en le désublimant °. La « positivité » quasi éthique du laid, des vices et du mal,

démasque

forme et du dissonant, de l'immonde du monde : les femmes enceintes n’aiment-elles pas les mets immondes, et vous « avec vos cerveaux pleins de savoirs et de concepts, n’êtes-vous pas enceints »? Ce plaisir du laid pré-baudelairien, ce manque protéiforme, n’introduisent-ils pas en esthétique et

en philosophie ce « concept de grandeur négative » donr parlera Kant plus d’un siècle après. Critiquant la réduction du négatif à la seule négation logique, Kant

fera du zéro

« une

naissance

«un

rien relatif»,

négative », de

de la mort

l'erreur « une

vérité

négative », de la chute « une ascension négative », du déplaisir un « plaisir négatif ». Car, à la différence de la contradiction logique et du simple manque, la privation met en jeu deux forces dans une opposition réelle. Manque-force, manque dynamique, manque ambivalent : tel est déjà le nihil baroque, qui ignorera en plein « classicisme » toute substance logico-ontologique. On mesure mieux, à cette stratégie du rien et du

plaisir dans le laid, les véritables enjeux du refou-

tout bien idéal et tout objet d'amour

lement « classique » de la pensée baroque en France.

idéalisé, en mettant à nu le paradoxe qui soutient le désir: un déplaisitr du plaisir, qui peut aller

Pour ne prendre que la querelle de la métaphore

jusqu’à faire du féminin le lieu du mal, de l’obscène, de la mort et de toutes les limites. Un Rocco ne se livrera-t-il pas à une comparaison des plus risquées pour justifier son esthétique du dif6. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, p. 180.

Sur ce mélange, cette « impureté » du baroque qui lie sublime et abject, beau et laid. Cf. le livre de Guy Scarpetta L'impureté, Grasset, p. 308 et suiv.

182

qui y prélude, et au cours de laquelle les deux camps — celui de Du Perron attaquant Du Bartas et ses métaphores continuées et celui de M'* de Gournay fille adoptive de Montaigne défendant la métaphore en ses pouvoirs poétiques et intellectuels — s’affronteront, l’enjeu éthique à l’œuvre dans un débat apparemment esthétique est décisif. Ainsi,

Du Perron, qui voit dans la métaphore « un abrégé de similitudes », ajoute ; « Quand elle est trop contt-

183

nuée, elle est vicieuse »… « On peut dire les flammes

de l’amour, mais non les tisons, le falot, les mesches ». On imagine la suite… Inversement, M"« de Gournay, en défendant la métaphore et les poètes, se bat pour toute une conception de l'esthétique et

de l’éthique « Grands

qui

artistes,

admet qu’ils

le laid, la discordance : sont

vraiment,

de

n’avoir

pas appris que selon la rencontre, il est parfois besoin de mêler encore la discordance, la rudesse, l’Âpreté… et je dis y mêler encore la discordance, la turbulence et la confusion, oui même la laideur, et je ne sais quoi du flic flac qu’ils reprochent à ce dernier.

pour représenter le flottement transféré de l’onde aux flammes ”, » Or cette esthétique de la turbulence de la discordance et du laid sera précisément celle du baroque, d’un Tesauro ou d’un Graciän, quand, plus de vingt ans après, la « science classique » aura poursuivi la critique de Du Perron et réduit, comme Mersenne ou Descartes, les métaphores à de purs écrans dissimulant le réel désormais transparent à la raison. Mais les rapports entre cette esthétique érotisante du rien et du laid-beau, à l’œuvre dans la métaphorisation d’un réel rendu à sa polysémie, et la Science, ne se limitent pas à cette fracture qui 7. Jean

Rousset,

L'intérieur et l'extérieur,

Paris,

Corti,

« La

querelle de la métaphore ». Dans Les Advis (Paris, 1634) M"* de Gournay défend Ronsard, Du Bellay, Du Bartas et toute une

conception du langage voué à la métaphore et à l'innovation, contre le cardinal Du Perron et tous ceux qui revendiquent un français « simple » (cf. « Du langage français » et « Sur la version des poètes antiques ou des métaphores »),

184

opposerait le poétique et l’ancienne cosmologie des similitudes au règne monolithique d’une épistémé unifiée qui dénouerait les anciens réseaux du sens. Car la question du Rien, comme celle du vide, se

heurtent toutes deux à une sorte de sémantique des objets paradoxaux qui traversera toute l’épistémé classique dans ces années marquées par les expériences de Torricelli (1644) et les Traités de Pascal sur le vide (1647) et sa polémique épistolaire avec le Père Noël. Comment parler du rien sans se contredire et ne «rien » dire? Comment poser le vide sans nier l’objet de la science, la substantialité du réel? La réponse, dans les deux cas, implique d’établir un lien entre rhétorique et culture scientifique, de ne pas opposer êtres « réels » et êtres « imaginaires ». Car affirmer le rien ou le vide sans recourir au Sur-rien de la mystique négative qui nie progressivement tout prédicable et va vers l’imprédicable existant du discours, ne peut se faire qu’en pratiquant une désontologisation du langage qui n’obéit pas à la trilogie « parler, éclairer, savoir »

propre

au

modèle

représentatif du

signe

et de

l’épistémé analysé par Michel Foucault dans Les Mots et les choses, Libéré par l’ironie, le paradoxe

et la rhétorique du « propre », le langage abrite le jeu du visible et de l’invisible. Si bien que la conception baroque du signe n’est pas sans parenté avec celle d’un Pascal, si l’on ne reste pas à l’opposition la plus massive entre jésuites et jansénistes. En métaphorisant le signe, en le livrant au différé, la désontologisation 185

thétoricienne aboutit aux mêmes résultats et relève

distinction des ordres, dans la position d’une « Dif-

des

férence pure » liée à un centre inassignable '°. Et c'est sans doute pourquoi Pascal aura besoin d’une

mêmes

procédures : le signifié s’effondre,

le

référent s’évanouit, le sens se divise et se réfracte,

le sujet

théorie des figures — des figuratifs : « Figure : porte

reste manquant au lieu de son désir, et finalement

absence et présence, plaisir et déplaisir », qui n'est

en suspens

dans la négation

réciproque,

irreprésentable ®. Du reste, quand Pascal affrontera la question de

l'espace vide au niveau scientifique, il se trouvera face à des apories analogues aux baroques libertins italiens. À l’intérieur de l’absolutisme ontologique substantialiste, le vide est à la fois impensable et indécidable, même si l’expérimentation le prouve. Et l’on sait que Pascal ira très loin dans l’affirmation philosophique de ce paradoxe sémantique que

constitue ce vide « qui ne tombe pas sous les sens ». Contre Aristote et Descartes, il affrmera que « pour être, il n’est pas nécessaire d’être substance ou accident ?». Il fera du vide 2m être de milieu, assez

proche des êtres verbaux baroques : « La chose que nous concevons et exprimons par le mot d'espace vide tient le milieu entre la matière et le néant, sans participer ni à l'un ni à l’autre. » Défi imposé par l'expérience à la rationalité ontologique, le vide engage toute une conception préwittgensteinienne de la science qui n’a pas besoin pour être de porter sur les causes. Mieux, l'être de milieu qu'est le vide (le ni… ni.) renvoie à /a Raison des effets, où les extrêmes se touchent, et qui culmine à travers la 8. Sur ces points, Paris, Minuit.

9. Pascal,

cf. Louis

Marin,

Expériences touchant

La

le vide,

critique du

Œuvres

discours,

complètes,

pas sans analogie avec la pensée figurale du baroque. Vide doxaux Mazzini, noblesse point «

ou Rien, ces êtres de milieu, êtres parane sont pas « des êtres», et pourtant un dans I Niente, ne cessera d’en vanter « la », « la force », « la perfection », « l’art », au qu’aucune chose en dehors de Dieu n’est

plus noble et plus parfaite que le rien ». Aucune chose et même pas Dieu « qui sans le rien ne peut devenir créateur ». Or ce Rien de Mazzini n’est pas sans faire césure avec toute la tradition de l'éloge paradoxal propre à la Renaissance er même avec tout un filon du

baroque qui clame la Vanité de toutes choses, l'il-

lusion, le monde renversé, Mazzini lui-même prônera «la noviti» comme «unique soleil» et « lumière » des esprits de notre temps. Cette nouveauté est immédiatement perceptible, si on compare le Traité de Mazzini à un autre, juste antérieur, celui de Giuseppe Castiglione, Discorso academico in Lode del Niente (Naples, 1632). Cas-

tiglione célèbre aussi « l’économie des ténèbres », se réfère au « Père Chaos » des anciens, et infléchit tout

le discours aristotélicien dans le sens du Rien. Si la 10. Sur le statut du vide et de la différence pure, cf. Louis Marin, La critique du discours, op. cit, p. 111. « L'homme qui passe indéfiniment l'homme» est « marque et trace vide » (Pascal).

Intégrale, Paris, Seuil, p. 210.

186

187

génération des êtres naturels obéit bien àN ces trois principes de la Physique : la matière, la forme et la privation, Castiglione insiste sur le rien de la privation : « La privation et donc le rien de la forme

(il niente della forma) est le premier principe. » Bien sûr, rien n’égale le rien suprême de la très catholique Création divine, où Dieu se voit transformé en un Protée

créateur

de

toutes

les métamorphoses,

dia-

loguant avec le rien : « Il n’y avait pas de mer. Dieu appela le rien er le voilà transformé en mer. Il n'y avait pas de terre, et Dieu appela le rien et le changea en cette terre molle.» Toute la création défile, sans que ce « très fécond rien », ce pouvoir de l’informe, ne quitte un discours dominé par « le Rien des choses créées ». Soit la Vanitas maniériste et baroque. En revanche, avec Mazzini, comme le montre Carlo Ossola dans EZogio del Nulla, la nouveauté,

l'innovation explicitement revendiquées comme critères de vérité, touchent la nouvelle forme de l’argumenter !'. L’atopie du Nihil circonscrit une véritable hétérodoxie, où la liberté baroque se fait libertine, et où le véritable désenchantement du monde porte sur le principe d'autorité, les canons

de l’imitation, les fondements ontologiques et causalistes du monde qui s'y trouvent subvertis. De même qu’un Tesauro verra dans « il furore » le surgissement des métaphores et concetti propre 11.

Carlo Ossola, Elogio del Nalla, I segno barocco, Bulzoni.

C. Ossola souligne la portée épistémologique de ce rien et ses liens avec les sciences de l'époque.

188

au « mirabile », Mazzini réfléchit la rhétorique comme une écriture « qui peut concrétiser le monstrum, la merveille ». Car le Rien est précisément « sujet à la merveille » et, «en construisant pour lui-même des mondes imaginaires, notre intellect peut se pavaner de sa grandeur car il * sophistique ‘ les grands riens (sofistica i gran nienti) ». Ces sophistiques du rien, écho lointain du Traité sur le non-être du Gorgias, sapent tout principe d'autorité, Car « les esprits de notre temps ont voulu

que le berceau de leur ardeur servent de cercueil à

l'autorité ». Enterrement qui vise prioritairement le grand principe d'autorité de la « Métaphysique occidentale » (à quelques exceptions près, dont Lucrèce), l'Être comme cause et raison, le rejet ontologique du rien et du vide : « Je me scandalise de cette autre maxime de l’école, que la Nature a horreur du vide. La nature ne hait pas le vide, elle le révère.» À quoi fait écho, presque mot pour mot, cette affrmation de Pascal : « La nature n’a aucune

répugnance

du vide, qu’elle ne fait aucun effort

pour l'éviter. » Ce rien prolifère tellement dans son tranchant critique et thaumaturgique, qu'il atteint même les sciences et tout particulièrement l’arihmétique : « L'arithmétique elle-même, si noble. combien serait-elle mesquine sans le Rien. Le zéro, le néant,

lui est nécessaire. Privez-la de ce néant ou de ce

rien, non seulement vous la mutilez, mais vous la détruisez. » Même scénario pour la philosophie de

la vision : la perspective renvoie «à un invisible

imaginé, qui n’en est pas moins un rien », et ainsi,

189

s'ouvre-t-elle à la « merveille de l’art», « au luxe des yeux ». Irrésistible rien, scientifique, esthétique, il est

d’abord et fondamentalement philosophique. Mazzini, énonçant le point de rupture avec toute la philosophie du « vraisemblable » et la mimésis artistique qui l'accompagne, le définit ainsi : « Le rien inclut en lui-même tout ce qui est possible et #oæ; ce qui est impossible.» Synthèse conceptuelle ellemême impossible, oxymore de la pensée, d'une

pensée irréductible au logique, le « rien rêvé », le « rien immortel » débouchent sur la poétique, cette «Idée très formelle de tout le rien». Il se fait langage où le sujet disparaît (Aphanisis), dans l’éro-

tisation hyperbolique du signifiant. Si bien que ce rien finit par subvertir le modèle taxinomique de la « philosophie qui affirme que l’on ne peut savoir ce qui n’est pas, que la science est de l'universel ». Or seule « la chose individuelle est singulière » et existe pleinement : « Les universels qui peuvent faire connaître sont Rien. » Retourne-

ment ironique où le rien manifeste l’impensé de cette

science : le

corps,

l'événement,

le singulier,

l'exigence d’une exhibition, d'une Darstellung des formes, et d’une théorie de l’énonciation qui serait entièrement du côté du dit, de la parole, de la conjonction d’un illocutoire à l’élocution. Voir dans la substance « le creux et le vide », « user de l’absence » selon les termes de Gracién, magnifier le modal, la circonstance revient à créer des êtres verbaux, voite un labyrinthe de mors à la Joyce, pour que «cette abjection considérée comme monde »

190

(Lacan), soit relativisée, recréée, magnifiée, distanciée. Ainsi en est-il des éléments comme de l’homme dans Le Glorie del Niente de Marin Dall’Angelo : « La Terre? elle n’est qu’un point minuscule, le

point infime d’un point, un grand jardin du Néant qui le glorifie.… » « Le feu? “ Qu'est-il d'autre que la quintessence spirituelle du néant '?".. »

Emporté

dans ce tourbillon quasi lucrétien de

vide et d'êtres proliférants, l’homme n’est que « poussière animée », « ombre corporelle », « écume expirante ». En somme, l'écho comme «rien parlant » de Tesauro, élevé à la dignité ontologique de toute chose. Rien scientifique, rien philosophique, rien poétique : la Raison insuffisante de la Raison libertine,

cette sorte d'archéologie du rien, opposerait au vide mystique, au Rien par perte d’image et de figure, à la « nescience abyssale » (Hadewich) d’un art de l’extase, un Rien ouvrant et constituant l’espace de l’être. La Rhétorique croisée de poétique y occu-

perait la place de ce Dieu vide de Maître Eckhart : « Dieu est vide de toutes choses, c’est pourquoi il est toute chose. » Et ce vide, avènement d’être, de

pensée et de plénitude

toujours

menacées,

serait

dans la pensée occidentale comme l'Orient imagtnaire de la philosophie, le moment où le « sans

principe actif des phi-

forme » et le vide comme

losophies orientales trouvent un statut. Vide labyrinthique, pour autant que le labyrinthe, grand topo

du

baroque,

symbolise

un

double

12, Le glorie del Niente, cité par Ossola.

191

mouvement

dedans-dehors, dehors-dedans, autour d’un « centre » occupé par un monstre et que le jeu du labyrinthe qui obsédera les « baroques » du vingrième siècle, un Joyce ou un Borges, renvoie à une réalité irré-

ductiblement ambivalente : ordre et chaos, plaisir et déplaisir, joie et effroi. Aussi, cette archéologie du rien comme opération du voir, éclaire-t-elle l’invention de l'esthétique baroque. Tel le néant d’un Baudelaire, ce rien sera toujours « attifé ». Parade, leurre, simulacre, travesti ou doublure, il à recours à l'œil du fantasme, à la Voyure comme explosion lumineuse, Comme si la sémiotisation d’un réel confronté à la violence du temps — son horreur, sa fragilité, sa sublimité —, au perspectivisme généralisé, plaçait l'esthétique en excès sur l’Être, au sens où Michel de Certeau écrit dans La Fable mystique : « Est beau ce que l’Être n'autorise pas ">. » Si la matière ne suffit pas sans la manière, c’est

bien parce que cet excès définit une véritable « esthétique de l'existence », selon l'expression de Foucault, où l'effet de beauté du « je ne sais quoi », « aussi

sensible qu’inexplicable », touche et frappe « conformément

à la manière

dont

chacun

de

nous

est

sensible '* ». Un tel « je ne sais quoi » ne se limite pas à l’apparaître, à la circonstance ou au dehors :

il tient « au fond et à la chose même ». Aussi, cette beauté que l’Être n'autorise pas doit-elle, comme

le bel idéal de Stendhal, plaire et toucher : le « je ne sais quoi» est « l'agrément de la beauté». Un agrément qui joue précisément du tout et du rien : « Le je ne sais quoi entre dans tout afin de donner

le prix à tout, sans avoir lui-même besoin de rien : il entre dans la politique, dans les belles-lettres, dans

l’éloquence,

dans

la poésie,

dans

le négoce,

dans les conditions les plus basses comme élevées !*, » Être hybride qui habite tout sans avoir de « rien », être d’éclat oscillant comme le Hardsdôrffer ou 1/ niente de Mazzini, entre le quelque chose et le néant, le « Je ne sais ce beau du beau tant revendiqué par la

mystique

(Saint-Jean-de-la-Croix)

les plus besoin zéro de le tout, quoi », culture

et baroque

(de

Graciän à Leibniz), existensifie et intensifie toute chose, y compris la pensée. Mais à créer de l'être, l’esthétique devient une énergétique du voir et de l’exister, une éthique, si,

comme l'écrit encore notre anonyme, « le sublime est la résonance d'une grande âme ». Une éthique héroïque de l'affirmation passionnée, une éthique qui ne s’épuise nullement dans la stratégie mondaine des apparences propres au courtisan : être vif et « tout de feu », montrer ses mérites et dissimuler

13. De Certeau, La fable mystique, Paris, Gallimard. À ce beau cst lié un « sujet » blessé, marqué par l'Autre, par une altération : « À la question qui suis-je, la jouissance répond », p. 271. 14. Graciân, Le héros, Paris, Champ Libre, p. 60. Toutes les citations sont empruntées à cet ouvrage.

15. Ibid, p.63. Le « Je ne sais quoi » est un carmen, un «charme », le « lustre du brillant », « la perfection de la perfection ».

192

193

ses passions, se faire aimer ec manifester des qualités

éclatantes… selon les règles propres au Héres de Graciân 'S. L’héroïsme — la fureur héroïque — sait faire face au monde, fût-il immonde. Art du katros et d’une

attention permanente à la fortune, mais aussi art de cette sorte de grandeur qui se porte aux extrêmes, à l'impossible, au côtoiement du sommet et du précipice. « Alexandre avait le cœur grand, il l'avait

bibliothèque, à un rien de blessure, d’effigie et de perte. Un

tout autre rien pris dans un travail de

traces, dans un véritable palimpseste, une esthétique

du palimpseste, qui reprend, réactive, allégorise les voix, formes et mythes du passé, par des techniques artistiques de suspense et d'inachèvement, selon les

termes de José Antonio Maravall '*, Dans son traité Ironologie, Ripa figure la mémoire

immense, puisqu'il se trouvait à l’étroit dans un

par l’allégorie d’une femme à deux visages, vêtue

monde entier, et qu’il en demandait plusieurs autres. César éprouvait à peu près les mêmes sentiments,

un livre de la main gauche. Parfois, ajoute-t-il dans

et ne voulait point de milieu entre Tout on Rien, Les cœurs

héroïques

de la main droite et

son commentaire, on place un chien noir à ses pieds,

forts,

car le noir « signifie fermeté et longue durée », et

digérer tout » : telle est la règle la sublimité, qui n'exclut nulmélancolique. Peuc-être est-elle forme de cet héroïsme moderne

capable de revenir et de reconnaître son maître après des années d'absence. Puissance de la plume (écrire)

sont

larges, capables de de cette éthique de lement un regard la première grande

de noir et tenant une plume

comme

des

estomacs

qu’un Benjamin trouvera chez Baudelaire Nietzsche, et qu’il énonce en termes proches

et de

Calderôn : « La caractéristique de l’héroïsme chez Baudelaire : vivre au cœur

de l’irréalité (de l’illu-

sion !’). »

Et sans doute, dans cette sophistique métaphorique de tout réel, dans ce regard vacillant, y a-t-il beaucoup plus qu’une simple anamnèse de la forme, fût-elle anamorphique. Une répétition, un travail de mémoire, de douleur, où le monde comme théâtre et apparat laisse place au monde comme 16. Ibid, p. 24. 17. Walter Benjamin, p. 230.

Charles

194

Baudelaire,

Paris,

Payot,

le chien,

si on l’abandonne

en pays

et du livre (lire), la mémoire Janus,

elle

conserve

et

oublie,

étranger,

est

a deux visages. Tel elle

présentifie

et

absentifie, elle scelle le rien et le tout. Le signe baroque, signe de mémoire, sera habité

de cette même ambiguïté. Le palimpseste, comme topos, autorisera une réinscription du passé : effigie,

relique, fragment du regard mélancolique. Mais la mélancolie ne se perdra pas dans le vide de son objet : elle donne à voir, elle « rhétorise » un voir de jouissance, qui atteint toujours sa limite intolérable : 18. José A. Maravall, La cæltura del Barroco, Ariel, chap. 8 : « Extremosidad, suspensiôn, dificultad » (/æ técrica de lo inacabado). Dans cette technique de l’inachèvement, l'emphase comme renforcement des effets émotionnels crée une zone d'instabilité, et « tient l'âme en suspens». De même, l'art de l'énigme,

des devises

et proverbes.

195

de l'irregardable. Aussi, cette esthétique du palimpseste, tous ces palimpsestes de palimpsestes propres

à l’infinité du signe baroque, pourrait bien nous conduire du « baroque historique » à ses simulacres, répétitions et recréations modernes (Baudelaire), voire « postmodernes »… Comme si le baroque, avec ses formes d’or, ses arabesques tourmentées et torsadées,

son clair-obscur, son appétit de vide et de plein trop-plein jusqu’à la surcharge ironique ou décorative, n’en finissait jamais de se réinventer, de se féinterpréter, lui qui dissimulait dans le « tenebroso », un éloge de l'ombre, et qui n’a cessé de pratiquer dans son goût des énigmes, des devises, des emblèmes, des allégories, dans ses emprunts stylistiques au passé, et dans ses penchants pour les

ruines et fragments, la méthode formelle et inventive du palimpseste. De là ces esthétiques de la répétition et du trompel’œil, jeux du motif et de l’image sur eux-mêmes. De là cette passion pour les maximes, formules et métaphores condensées et accélérées, toujours rapides où, dans un mouvement de cache et de secret qui frôle souvent l'hermétisme, tout le passé biblique, grec ou latin, est retravaillé, réinscrit. De là cette rhétorique, palimpseste flamboyant — « flamante » — de cette culture, de son ars dictandi, de sa philosophie modale.

VI Palimpsestes de l’irregardable

Irregarder

S'abîmer, se pâmer, être en extase, famber, ne plus voir, ne plus pouvoir voir, être médusé, figé d'horreur, de cerribilità et d'Éros. Irregarder Se livrer aux pouvoirs de l’absence, se souvenir.

« Qu'est-ce que le cerveau humain, sinon un palimpseste immense et naturel? Mon cerveau est un palimpseste et le vôtre aussi, lecteur. Des couches innombrables d'idées, d'images, de sentiments sont tombées successivement sur votre cerveau, aussi dox-

cement que la lumière. T| a semblé que chacune ensevelissait la précédente. Mais aucune réalité n’a péri.» « Toutefois, entre le palimpseste qui porte, superposées l’une sur l’autre, une tragédie grecque, une légende monocale et une histoire de chevalerie, et le palimpseste divin créé par Dieu, qui est notre

incommensurable mémoire,

se présente une diffé-

rence, que dans le premier il y a comme

199

un chaos

fantastique, grotesque, une collision entre éléments

— bras d'enfants ærrachés à jamais du cou de leurs

hétérogènes; tandis que dans le second, la fatalité du tempérament met forcément une harmonie parmi les éléments les plus disparates !. »

mères, lèvres d'enfants séparées à jamais des lèvres de leurs sœurs — vivent toujours cachées sous les autres légendes du palimpseste. La passion et la maladie n’ont pas’ de chimie assez puissante pour

brâler ces immortelles empreintes ?. » On le empreintes

Du palimpseste baudelairien C’est dans ce texte montage des Paradis artificiels que Baudelaire se livrant lui-même à une double écriture — il cite le Quincey des Visions d'Oxford, le commente et le transforme — énonce cette étrange théorie préfreudienne de l’appareil cérébral et psychique comme palimpseste. Deux séries d’inscriptions s’y superposent : celles chaotiques, hétérogènes et dissonantes du tragique ou du grotesque, et celles homogènes, harmonieuses, d'une mémoire indes-

tructible et incommensurable, pensée dans le grand paradigme de la philosophie baroque (Leibniz) ou orientale (Ibn-Arabi) d’un palimpseste divin où tout s'écrit, se conserve et se réfléchit en chacun comme

dans un miroir signifiant. Du reste, le paradis artificiel de l’opium n’est-il pas lui-même «un miroir grossissant », la réactivation sans fin d’un immémorial du sujet, d’une scène première et catastrophique, où s’est constitué le chéâtre d’un Je arraché au corps à corps maternel ou sororal : « Les profondes tragédies de l'enfance 1. Baudelaire, Paris, Le Seuil, Intégrale, p. 611. Ce chapitre paraît,

en

sa

première

version,

dans

le

numéro

de

la

Confrontations d'octobre 1986, consacré au Palimpseste.

200

revue

voit: ces couches superposées, ces gravées et martyrisées, ce palimpseste

du souvenir qu'aucune flamme — fût-elle passionnelle — ne saurait brûler, renvoient à une mémoire tout à fait particulière : mémoire du détail et du

fragment,

reprise dans

le fétichisme

érotique

de

Baudelaire qui « découpe » le corps. Elle surgit d’une violence instituante : bras arraché, lèvre séparée d’un corps d'inceste. De cette perte et de cette mutilation, de ce premier corps de jouissance morcelé /frag-

menté/déchiqueté — corps irrémédiablement perdu — il n’y aura qu’un théâtre. Théâtre de spleen et d’extase s’originant de la perte : « Comme un tour petit oiseau qui tremble et qui palpire, j'arracherai

ce cœur tout rouge de son sein.» Théâtre d’une poétique du moderne, livré à une esthétique du fragment, où l’érotique et la « mimésis de la mort », d’une mort presque jouisseuse, se conjugueront dans

les grandes figures baudelairiennes du tableau, de la découpe, et de l’oxymoron *. Mais surtout, théâtre

du palimpseste lui-même, qui se redouble dans l’écriture baudelairienne en un jeu de miroirs et de doubles. 2. Ibid., souligné par moi, p. 612. 3. Pour toute cette interprétation, baroque, Galilée, p. 85.

201

je renvoie

à La

Rairon

Le Baudelaire des Paradis artificiels pratique en permanence la citation, la greffe, le mixage de deux textes : le sien et celui de Quincey, qui caractérisent cette « littérature de second degré », cette littérature comme palimpseste, qu’analyse Gérard Genette *. Il s’agit bien d’une « hypertextualité » chère au mélancolique toujours habité des voix et écrits du

ler entre l’obscène, le banal, et la sublimité angé-

passé. Mais cette ambiguïté et duplicité de l'écriture

À vrai dire, dans l’œuvre de Baudelaire comme

(Qui parle, Baudelaire ou de Quincey?) se redoublent dans son objet : le vrai palimpseste est la métaphore

du « Sujet ». Or là, le mode d’inscription des traces relève d’une théâtralité toute visuelle, d’une mise en scène de la vie. Si déjà chez de Quincey le présent s'était inscrit en des formes, la réécriture

baudelairienne les radicalise : ces « formes » (tragédie, grotesque.) affectent le visible, qui ne peut être et se savoir qu’à se théâtraliser. Ainsi, dans ces moments du danger de mort où le temps chronologique s’annule, en un éclair, le palimpseste cérébro-psychique s’allume-t-il : « Ils ont vu s’illuminer dans leur cerveau /e théâtre de leur vie. »

Cette

théâtralisation

de

l’existant

propre

au

baroque moderne de Baudelaire définit, on le sait, tant le dandy qui vit toujours devant un miroir, que le Moi poétique voué à l’ostentation permanente,

au

« montre », au

« culte

des

images ». De

là cette sorte de dramaturgie du cœur en attente, en proie à la perte de l’objet d’amour, et à une polarisation ambivalente du sentiment, qui le fait oscil4.

Palimpseste, Paris, Le Seuil.

202

lique : « Mon

cœur que jamais ne visite l’extase,

Est un théâtre où l’on attend Toujours en vain l’Être aux ailes de gaze. »

dans les Paradis artificiels, le théâtre est omniprésent. Aussi, convient-il d'opposer le théâtre rêvé du haschisch, « théâtre de prestidigitation et d’escamotage où tout est miraculeux et imprévisible » à un autre théâtre, plus vrai, celui des rêves et tout particulièrement de ces rêves « surnaturels » que Baudelaire appelle « hiéroglyphiques » °. Plus encore, le palimpseste comme théâtre est flamboyant. Flamme contre flamme pourrait-on dire. Car, si

l’une, celle de la passion ou de la maladie, n'arrive

pas à brûler les empreintes du passé, en revanche il en est une autre qui les éclaire, les allume, leur permet de retrouver, par hasard, leur éclat, leur lumière et leur vue. Prélèvement baudelairien d'une

citation de Quincey : « Oui, lecteur, innombrables sont les poèmes de joie et de chagrin qui se sont

gravés successivement sur le palimpseste de votre cerveau comme les feuilles des forêts vierges, comme

les neiges indissolubles de l'Himalaya,

comme

la

lumière qui tombe sur la lumière, leurs couches inces-

santes se sont accumulées $. » 5. Baudelaire, Le Seuil, Intégrale, p. 570. 6. Ibid, p. 611.

203

Ces couches de lumière, vierges et glacées, s ‘illuminent : « C'est la réapparition de tout ce que l’ Être lui-même ne connaissait plus, mais qu’il est cependant forcé de reconnaître comme lui étant propre. » Réapparaître/reconnaître : dans cette anamnèse

baudelairienne, une scansion de répétition, de hasard et d'éphémère, prise entre le trop de souvenirs et son trop peu, le Spleen et l’Idéal. Trop, du côté

surgit comme une option ontologique concernant le voir, où fait retour l’esthétique baroque de la Voyure. Ce regard, ce jeu de présence /absence, lie étroitement le « palimpsestueux » à « l’incestueux », au point que ce qui fascine Baudelaire dans la métaphore psychique du palimpseste est la nature duelle, voire plurielle, de ces empreintes-images gravées : «Très jeune, mes yeux remplis d'images peintes ox gravées n'avaient pu se rassasier, et je crois que les

« Temps qui mange la vie». Tour est déjà écrit, mémorisé, dans ce monde-théâtre, ce monde bibliothèque infinie, des deux grandes allégories du baroque :

de lumière et d’ombre de type pictural, le théâtre

mondes pourraient finir Fragen ferient, avant que

du spleen et de l’inventaire d’un passé mort, d’un monde saisi par la rigidité cadavérique, d’un monde

palimpseste. Mémoire de cendre, de tombeau, d'un

« Mon berceau s’adossait à la bibliothèque, Babel sombre. » (La ou

encore

je devienne iconoclaste?, Cette archéologie du PP situe le palimpseste au lieu même du voir. Dans l’ambiguïté de l’image

Voix)

:

« J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille

ans »

et

(Spleen)

sublime, En cette scène primitive du voir, « les yeux de Baudelaire ont perdu leur pouvoir de regarder »

remémoration, celle de la fulgurance soudaine et lumineuse de l’image retrouvée, celle des Corres-

comme

mémoire

du

fragment

(côté

mortifère

scénario funèbre du désir défunt), et comme mémoire d'une Apparition, faite d'excitation angélique et de

(Benjamin). Aussi, face à un réel reproductible, sans aura, vidé de son être plein et de son référent immédiat, le Voir devient-il mémoire de soi, mise en scène répétée d'un Ego mort et désaffecté, qui attend «l’Être aux ailes de gaze » et se remémore. De là cette scansion postmoderne de la mémoire

Pas

assez,

du

côté

de

l’Idéal,

204

véritable

pondances ou de la Vie antérieure. Mémoire du corps, mémoire d’une jouissance évanouie, « regard familier » et comme extatique « des transports de l'esprit et des sens », d’« un éphémère ébloui » : « L'éphémère ébloui vole Vers toi, chandelle,

Crépite, flambe et dit… »

7, Ibid.

d’une

205

Entre perte et extase, entre soleil de glace rouge et famme mystique bleutée, nulle médiation, mais

cet oxymorisme poétique, ce paroxysme rhétorique des corps et sentiments où Baudelaire tient en main

les fragments disjoints d’une véritable expérience, celle du Træxerspiel baroque. Aussi,

passion

si le palimpseste

des images,

renvoie

à la primitive

si le voir a cette consistance

ontologique permettant de combler une séparation, d'ouvrir un espace fictionnel pour y inscrire l’objet perdu, ne doit-on pas s'étonner que la poétique baudelairienne réactive dans la langue, les opérations

stylistiques couplées d’æn baroque fænèbre (le vampirisme du passé comme

citation, ruine, fragment,

objet mort, pétrifié, amorphe et ruminé mélancoliquement, mise

en

accumulation scène

de

la

des traces et empreintes,

mort

convulsive…)

et

d’un

baroque mystico-amoureux » de déperdition, d’extase

et d’adresse à un Autre qui bouleverse toute parole, toute image, telle une Mémoire d’Apparition. Pensons à ces Anges du Tintoret et du Caravage, qui

inversent l'espace et figurent l'ailleurs. Pensons

à

cette jonction Eros /Thanatos, cet Éros funèbre, que l'on trouve dans la poétique baroque d’un Hopil en France, celle d’un John Donne en Angleterre et celle d’un Quevedo en Espagne. Une telle jonction ne manque pas de nous interroger. Comme si, face à cette grande utopie de la mélancolie propre au palimpseste, le baroque pouvait toujours rejouer, dans certains moments d’une culture européenne de crise et catastrophe, la fonction culturelle sublimante d’un travail du deuil

206

accompli, d’une anamnèse. Babel de langues, de traces : écrire à partir et sur les écritures, peindre sut et à partir de la peinture. passer en permanence

du palimpseste au « babélisme », en articulant une

topologie à une tropologie, dans ce que Joyce appelle

le « chaosmos ». Sans doute parce que perdure dans ce baroque la jouissance de l’objet perdu, en sa duplicité. Comme effigie, cette figure de la remémoration au dix-neuvième siècle maintient le corps de la perte. Mais aussi comme exhibition d’un corps pluriel, démultiplié, polyglotte ou polypictural, un

corps sublimé par la dérégulation codée des appa-

rences, par le jeu pervers sur la Loi, qu’inventa le baroque du dix-septième siècle. Comment jouer la mort, le vide, le rien, l'absence, grâce à un corps de jouissance extatique et pornographique qui vous en protège» Comment donner corps à ce qui s’y dérobe, ce qui n’est plus, le « never more » du premier moment, de la première scène? Telle est l'éthique et l’esthétique profonde

de ce baroque, sa passion de faire coexister ensemble allégorie de la mort et « allégorie aimante » (Pierre Fédida),

en une « discordia concors » qui culmine

dans l'alogie paradoxale de l'amour. Ce que Baudelaire appellera lui-même « moder-

nité » établira cette corrélation

nouvelle

entre le

moderne (esthétique de l'éphémère, du fugitif, du

choc, du fragment) et ce pré-moderne de l'impensé baroque.

Dans

un

même

geste,

/a mémoire-remé-

morante s'installe en paradigme historique, le palimPseste en appareil cérébral et psychique, la bibliothèque en utopie de l'écriture, et la modernité en « théâtre ». 207

a-t-il vraiment une première inscription lisible, une première cohérence divinement et ontologiquement fondée comme le suggère de Quincey? L'interprétation du palimpseste réduit-elle l'hétérogène, le dissonant, le grotesque à l’harmonieux?

De là sans doute cette extraordinaire diffusion du palimpseste dans ce dix-neuvième siècle dominé par la « perte de l'aura » et le développement des premières techniques de la reproductivité (photo). Si, dès 1708, un Bernard de Monfaucon reproduisait dans sa Paleographia graeca un fac-similé du codex Ephraen resciprus, ce n’est qu’avec les travaux de déchiffrement d'Angelo Mai en Italie et de B.G. Niebuhr en Allemagne qu’on a accès à de très nombreux manuscrits anciens retrouvés, et que commence « l'ère des palimpsestes ». La métaphore se répand et outre de Quincey (en précurseur) et Baudelaire, on la retrouverait sans mal chez de

Du paradigme baroque À cette question, le baroque n'avait cessé de répondre, là où on l’escompte le moins. Car si le

palimpseste baroque est entièrement noyé dans du visible — en une sorte d’ontologie du visible/invi-

Création est un palimpseste à travers lequel on déchiffre Dieu. » Point de rencontre d’une herméneutique des signes en plein développement (cf. le roman policier) et

sible — ce n'est pas parce qu'il se réglerait sur le seul illusionnisme visuel et perspectiviste issu de la science classique et poussé à ses extrêmes perversions : le faux-semblant, les perspectives rectifiées, le simulacre et le jeu trompeur des apparences. Au-

de la métaphore du Livre, du théâtre comme livre

delà de cet art de tromper les yeux, magnifié par

(cf. Mallarmé), le topos du palimpseste conditionne un nouveau rapport de l'œuvre au passé historique, une nouvelle conception de la mémoire comme remé-

toute

nombreux écrivains, dont Hugo par exemple : « La

une

interprétation

de

la postmodernité

en

termes d'effets de surface, de trompe-l’œil (cf. Bau-

moration et interprétation. Créer, c’est se souvenir, à

drillard), la stratégie baroque, plus subversive et plus folle, tentait le passage du visible à la Voyure,

l’intérieur d’une déperdition de corps, voire de texte

par l’exhibition d’une loi soumise à ses variations/

premier. Le poète devient déchiffreur de hiéroglyphes, celui qui opère « une métamorphose mystique des sens », sur fond de vide, d’étrangeté, de perversité. Poète-peintre, comme l'écrit Baudelaire à propos de Delacroix, ou poète-musicien habité par Les Voix (cf. le poème : La Voix) ou par le cri

déformations/perversions. De là, la tentative obsédante de créer un Lieu Omnivoyeur : Dieu comme miroir de miroirs, comme point de fuite de toutes les perspectives, comme centre absent d’un univers à plusieurs entrées, décentré. De là, ce voir comme

(cf. le poème Les Phares). Il est plusieurs, interpellé par

l'Autre,

plus

qu’il

n’interpelle. 208

Dès

lors,

y

4 N i i i 1 |

|

opération de connaissance qui voudrait atteindre le point infinitésimal de la vision, dans la schyze de l'œil et du regard. De là, cette esthétique Jacanienne,

209

en ses grandes articulations redéployées. Esthétique de la lumière, où la dimension géométrale et visuelle

sentiment

d'irradiation, ruissellement, feu, source jaillissante »,

l’allégorie

du sublime, où « l’hainamoration » définit la scène primitive, i/ færore, d’une culture oscillant entre le trop et le trop peu de la jouissance, Esthétique rhétoricienne : avant la dissonance moderne, le baroque repose sur le travail de la pulsion de mort,

déclin 8. » Tourbillon du temps, qui ne se fait recon-

du réel se déporte vers un espace flottant : « point Esthétique de l’exhibition des corps, de l'extase et

du wiente, au plus près de cette jouissance autre,

dont un John Donne nous livrerait la règle éthique : «Je sais que je dois mourir; que m'importe! Je

veux trouver une autfe mort, une morte rapræs, une

mort par ravissement, dans l’extase. » En somme, une esthétique de l’amour, de cette invention d'un corps d'amour, comme toujours manquant et tou-

jours cherché, dans la langue oxymorique de l'Autre, qui viole les codes linguistiques, jusqu'à l'indécence et l’obscène, et construit ces rhétoriques des affects qui visent toujours le performatif, l’illocutoire, l’adresse à l'Autre, comme ce doigt tendu des anges ou des saintes des tableaux baroques. Le bel idéal implique le spectateur dans l'événement, dans la

dramaturgie d’une action saisie dans son acmé et son instantanéité. Où es-tu?, qui es-tu? : le « sujet » comme le concetto se déroulent toujours dans le

paroxysme, dans cette rhétorique où, selon Tesauro,

« éclat et sublime, horreur et crimes se mêlent », dans la Terribilitä de l'événement, dans la mariera.

Or toute cette stylistique de la Raison Insuff-

sante, ce jeu de deuil, mettant en scène extrême du 210

et extrême

du

code

dans

un Voir,

ne

cessent de faire retour : le baroquisme baudelairien en témoigne. Sans doute parce que le baroque serait

même

de

notre

histoire

occidentale,

l'origine (Ursprung) inaperçue de son advenir. Cette origine non empiriste, non historiciste que Walter Benjamin définit en ces termes: « L'origine ne désigne pas le devenir de ce qui est né, mais bien ce qui est en train de naître, dans le devenir et son naître « que comme restitution et comme quelque chose qui est par là même inachevé, toujours ouvert ».

En cela, l'origine « n’émerge pas des faits constatés, mais elle touche à leur pré- et post-bistoire

”». Une

origine en palimpseste pourrait-on dire. Aussi, le baroque comme Origine se réfléchit-il en une configuration conceptuelle historique et transhistorique, détachable de sa propre phénoménalité : il est une Idée, dans les termes de Benjamin, ## paradigme : « Chacune des idées est un soleil et entretient avec les autres idées le même rapport que les soleils entre eux. La relation musicale de ces soleils entre eux est la vérité "°. ». Mais une vérité qui se réactive, se réinscrit, se réinvente, comme dans le palimpseste baudelairien, avec ses traces soudainement illuminées, à partir du présent, de notre à-présent.

Baudelaire lui-même est clivé entre sa pré-histoire : l’allégorie 8. Walter Paris,

baroque,

Benjamin,

Flammarion,

et sa post-histoire : Je

Origine dæ drame

p. 43.

9. Ibid, p. 44. 10. Ibid, p. 34.

211

baroque allemand,

Jugendsti!. Et Benjamin ne cessera dans Les Passages de traquer l'inconscient du voir — la folie du voir — propre au baroquisme moderne. Ainsi du panoptique : «une forme de l’œuvre totale. L'universalisme du dix-neuvième siècle trouve dans le panoptique son monument. Panoptique : non seuon

lement

voit

tout,

mais

on

voit

de

toutes

les

ligne frissonnante, de l’onde de désir, du pli mallarméen, « sexe, feuillage, miroir, livre, tombeau » (J.-P. Richard). Et, partout, /« furie comme mode du créer (celle que Mallarmé décèle chez Manet ou Whistler, et qui l’habite). Et le travail d’un regærd

qui ne peut plus se contenter de la magie spécieuse et ingénieuse des apparences, et qui tente de s'or-

manières » ’. Ainsi du pathos très particulier propre

donner à ce que

au « panoptisme » (Foucault), mais aussi aux panoramas et aux passages avec leur mur-miroir, leur

celui de la mémoire » : « Je peignais les lignes et

dedans-dehors, leurs fantasmagories, Ainsi de Paris,

« ville des miroirs », et de ce « Cabinet des mirages »

du musée Grévin avec ses statues de cire, véritables « mannequins de l’histoire ». Ainsi, surtout, de ce néo-baroque qu'est le modernstyle, l'art nouveau,

avec ses préfigurations symbolistes. Ligne serpentine, organique des corps féminins découpés, goût des miroirs,

du

funèbre,

des

artefacts,

des

métamor-

phoses médusantes ou androgyniques, des bâtiments « délirants et froids » (Breton) où se marquent « la

prééminence du vide sur le plein», quête d'un élément extatique, auratique perdu, et la coexistence retrouvée de ces « trois motifs des Fleurs dæ Mal » : «le motif hiératique, le motif pervers, le motif de

l’émancipation “».

Et, partout,

l'érotisme

de la

Munch

appelle « l’œil intérieur,

les couleurs qui touchaient mom œil intérieur. Je peignais de mémoire, sans rien ajouter, sans les détails que je n’avais plus sous les yeux. De là, la

simplicité des peintures, le vide apparent. » (SæintCloud Manifesto.) De là, aussi, la peinture-Cri, celle

du manque et de l'angoisse sans phrase. C'est ce regard-là, vide des valeurs, ce regard d’une mort enlacée d’Éros, qui hantera les femmes

de Klimt. Regards fixes, immémoriaux et médusants de l’Athéna

de Nada

Veritas, de la Wissen

dans la Philosophie, de Pallas Athena ou de l'allégorie féminine

de la Musique;

regards clos, som-

nolents de la splendeur sensuelle d’un corps endormi dans son arabesque décorative des Serpents d'eau, de Danaé, des femmes du Baiser ou De la vie et

de la mort; regards mi-clos, légèrement dissymétriques et comme anamorphiques de leur jouissance

t. 1, p. 694.

impossible des J«dih; regards brûlants d’or et d’in-

Suhrkamp. 12. frid., t. 2, p. 660. 13. Ibid, p. 691. Sur le Jugendstil, voir l'ensemble du chapitreS : Materei, Jugendstil, Nenbeit, dont je reprends des

sistance désirante des Poissons d’argent : toutes les femmes de Klimt vous convoquent dans leur théâtre

11.

Walter

Benjamin,

Das

Passagen-Werk,

éléments. Question benjaminienne : comment le moderne devient

modernstyle?

212

de regards, vous immobilisent

et vous fascinent.

Mais leurs yeux, tels ceux de Baudelaire et de sa beauté empierrée, ont perdu le pouvoir de regarder,

213

par le paroxysme, la vérité qui les frappe. Le regard du modernisme s’est comme allégorisé ; il dénude le réel, simule une « mimésis de la mort », théâtra-

lise tout corps et fragmente le monde en un Detaillierung baroque. Ce regard-là, qui se veut au-delà du Principe de

plaisir, porte la « modernité » à ce qui travaillait déjà la rhétorique flamboyante du baroque, son esthétique de l’allégorie : ’irregardable, qui surgissait alors dans les rapports nouveaux entre l’eschétique et la rhétorique propres à la « maniera » et à sa « dialectique foudroyante », en « état d'arrêt ». On avait, là, une « destruktiven Furor » à la quête

éperdue de l'entrée en scène du regard : quelque chose qui rendait le théâtre et la peinture inséparables en leur commun « faire tableau ». D’un côté,

le théâtre s'immobilise et se découpe en un agencement de « tableaux », qui intensifient le visuel et le sentiment : une sorte de rapt des yeux, De l’autre, la peinture se met en théâtralité, ouvre des espaces et s’accomplit dans ces deux objets baroques par excellence que sont la lumière et l’autoportrait allégorique, ou non, du peintre.

La lumière — telles ces couches de lumière superposées du palimpseste baudelairien — est cette irradiation pure où la forme se défait dans une autre forme, ce jeu évanescent de clair-obscur d’une matétialité en dissolution, ce jeu tactile qui faisait dire à Cézanne, qui aimait tant cette peinture (Rubens, Tintoret, Velasquez), que « les chairs ont un goût 214

de caresse, une chaleur de sang ‘* ». Pour qui est

un «chaos irisé », elle symbolisait cette « logique colorée » de la peinture atteinte dans les « petites

sensations », « tout l'infini réseau des petits bleus ». L'anto-portrait : comme

l’histoire de la passion

du peintre dans les deux sens du terme. Passion du voir, redoublée dans la mise en scène de l’œilvoyant, de la Voyure. Passion du corps, soumis à

la déformation, identifié au détail et à l'objet souffrant (cf. la généralisation des Judith, Salomé, saint

Sébastien au dix-septième siècle). Le corps du visible découpé ou percé de flèches se fait sacrificiel et exhibé : un heureux martyre, une douce blessure, la mise à mort de la peinture dans le spectacle d'æn Ego-mort-voyant. Pulsion de lumière, pulsion de mort : de Baudelaire au baroque s’était construite la scène d'un curieux palimpseste. Dans ce lieu omnivoyeur où tout se conserve, s’inscrirait le « All the word's a stage » de notre présent. Car ce jeu du sentimental et du scopique, cette coexistence d’une rhétorique froide minimaliste et d’une expressivité « chaude » maximaliste, tous ces traits de la modernité baudelairienne ne font-ils pas encore retour aujourd’hui,

à la faveur de la crise des avant-gardes ascétiques et rationalistes? Serions-nous dans un à-présent bau14.

Conversations avec Cézanne,

Macula, p. 115 et 121. Le

rapport de Cézanne à la peinture baroque (il cite toujours Rubens, Vélasquez, Tintoret…) est décisif pour comprendre le primat de la lumière, « des vibrations couleur et « les sensations colorantes ».

215

de lumière » dans

la

Peindre sur les ténèbres, peindre pour « recouvrir

delairien? Au sens où ce qu’on appelle, un peu rapidement et non sans équivoque, « post-moder-

la peinture » (Rainer), l’obscurcir, la brûler (Kiefer),

nité» en peinture s'enracinerait dans l'assomption

et trouver dans cet acte cette lumière qui vient de

du palimpseste comme mémoire historique et esthétique,

l’obscur, cette lumière qui Apparaît en effraction :

Par-delà, les jeux de surface d’un éclectisme bon ton et très commercialisé, quelque chose de plus

tel pourrait être le palimpseste du Rainer ou d’un Kiefer. Mais il n'y a moqueur, et l’acte pictural fait retour instituante, dans un univers allemand

radical, de plus souterrain, d’infiniment moins sup-

portable, nous ferait signe. Telle la mémoire d’un crime. Et, si la modernité « de progrès » s'est effectivement constituée sur une topologie du temps linéaire et cumulatif, doué de « sens », Je moment

baudelairien de la peinture fonctionnerait sur une tout autre scansion temporelle, faite ration (allégories, fragments, ruines) nation-Apparition (la «rédemption nienne). Le palimpseste du théâtre serait

de remémoet d’illumi» benjamià redéchiffrer

comme palimpseste de la peinture : lieu d’une Esthétique de la mort, de la mémoire, et de l’Apparition, C’est du moins ce que des œuvres comme celles de Rainer et Kiefer donnent à voir aujourd'hui.

de mort calcinée, de catastrophe accomplie, hanté par tous les Hiroshima ou Auschwitz, où le mot

même de mort est comme effacé. D’emblée,

« Je suis comme un peintre qu’un Dieu moqueur Condamne à peindre, Hélas, sur les ténèbres. C’est Elle, Noire! et pourtant lumineuse »…

Baudelaire, Un fantôme

le travail de l’œil « mort » est travail

de mémoire, rassemblant des traces pour faire advenir

de

l’Être.

Tons

superposés,

recouverts,

traces

martyres, jeu du mot et de l'image, photos de masques mortuaires défigurés et re-figurés, violence d’un corps-à-corps pictural (peindre avec la main,

brûler la toile): le palimpseste est ici technique picturale. D'emblée aussi, la peinture s’origine dans

la blessure de l’œil souvent peint comme aveugle, anonyme,

sans

regard.

Rainer

dans

la lignée

des

autoportraits de Schiele ou Kokoschka se peint mort (Rainer

Une esthétique du palimpseste : Rainer, Kiefer

peintre d'un plus de Dieu à sa violence ou autrichien

mourant,

1949;

mettant en scène son enterrement). Son Van (Van Gogh aveugle), mortifère qui nourrit

Peintre

mort,

1954),

ou

propre enterrement (AzxroGogh est lui-même aveugle et dans cette remémoration ses différents autoportraits,

dans ces visages recouverts, effacés par des traces et suffaces picturales superposées, souvent arrachées au gestuel,

s'accomplit

une sorte de mise en scène de

l’irregardable, où les yeux-miroirs sont creusés d’absence. Visage presque endormi, 216

217

mais déjà travaillé

par l'horreur abandonnée d’une bouche déformée (le « détail »), surgissant d’un bleu mystique éclaboussé de sang rouge et cerné de noir. Visage souf-

frant, convulsionné et comme surpris dans sa fixité tigidifiée, tout juste expressif par le jeu du « détail » horrible : la déformation des chairs, en bas. De tous ces visages en série (et Rainer est fasciné par la série), surgit la mort baroque, celle qui se met en scène dans sa cruauté extrémiste, jusqu’à la perte

glacée de soi. Il s'agit moins de mourir que de saisir « le mourir », de toucher la mort,

de l’inten-

Technique picturale et métaphore du « sujet » peignant et absent, le palimpseste constitue la scène de la peinture. Certes cette pratique n’est pas récente et un Arp avait déjà comparé les transparences d’un Picabia à un palimpseste. Et l’on sait quel usage a pu en faire l'expressionnisme abstrait américain : recouvrements des transparences quasi mystiques de Rothko, traces gestuelles rourbillonnantes et flam-

mifères d’un Pollock ou grande déchirure lyrique sur fond d’espace plan et uni d’un Mocherwell…. Et pourtant, dans l’œuvre de Rainer et Kiefer (sans

sifier dans la vie, comme en un suspens. Ce mourirlà se nourrit de deux traditions qui ne sont pas

parler

étrangères

baroque,

à la peinture de Rainer:

la tradition

mystique de la mort en extase, et la tradition jésuite

des Exercices spirituels d’un saint Ignace : « Se considérer comme si j'étais sur le point de mourir » ou encore : « Voir les personnages, mettre tout son effort à souffrir, s’attrister et pleurer. »

Ce voir mortifère et « palimpsestueux », on le retrouve dans l’œuvre de Kiefer, dans d’autres formes. Quand il figure Le peintre anonyme par un tombeau, ou quand il met en scène, dans Hlorror Vacui, ces trous noirs de la physique moderne qui

d’autres,

comme

Cucchi

nature du palimpseste change. parfois maniériste,

Paladino),

ou

la

Ce palimpseste est

et toujours voué

à une

sorte d’allégorie du souvenir : des événements, des codes, des matières. L'Ego pictural y poursuit une

analyse interminable, impossible : « Il y a dans le Moi quelque écrit Rainer.

chose

de fondamentalement

mort »,

Baroque, en raison du retour d'éléments figura-

tifs, tous traités au second degré, et mis en évidence dans une « rhétorique » du visible. Ruines, architectures du passé, contamination stylistique, explo-

ration

de

mythes

et allégories : tout

ici rappelle

l'intéressent : de l'œil comme palette, comme « néant

cette esthétique de la fragmentation, du corps perdu/

originel».

retrouvé,

Quand

enfin surgit,

architectures glacées, venir !*.

la flamme

dans

ses grandes

lointaine du sou-

simulé/sublimé

propre

ner, Repères, Galerie Maeght-Lelong

au

Traunerspiel

1986. Je remercie tout

particulièrement la galerie Maeght-Lelong de m'avoir communiqué des photographies de toiles de Rainer.

15. Pour ces analyses de tableaux, en dehors des expositions, on peut se référer aux catalogues : Arnuif Rainer : Centre Georges-Pompidou, mars 1984; Rat-

Anselm Kiefer: Arc/Musée d'art moderne de la Ville de Paris, juin 1984 et Cape, Musée d'art contemporain de Bordeaux.

218

219

baudelairien et benjaminien. Si bien que l’on pourrait parler ici d’une « hyperpicturalité », au sens de Gérard Genette. Baroque également, dans le retour d’une pictu-

ralité qui s'exhibe en théâtralité, en #héâtre de la passion de peindre, au sens où la Passion met en œuvre une passivité, un rite sacrificiel et une exhibition d'affects. Aussi retrouve-t-on chez Rainer et Kiefer la même tension maniérée des contraires : une esthétique froide et minimaliste et un élément

expressif violent, qui fait Apparition. Dans l’œuvre de Rainer, une telle tension est explicitement revendiquée : « Définir mon travail, c'est le placer entre deux pôles opposés : d’une part, il y a une minimalisation (les recouvrements présentent l'aspect intraverti), et d'autre part, l'aspect extraverti ou l'expression '“, » La coexistence d'un minimalisme froid (cf. l’utilisation du noir) et d’un

maximalisme « chaud » de type gestuel-expressif engendre une théâtralisation de l'existant et des corps immobilisés et déformés, grâce aux différentes techniques picturales du palimpseste : surimpression, jeu de matières picturales et de photographies, surcodages… Le minimalisme renvoie en fait à une sorte de

baroque funèbre du visage défiguré et repeint, à partir de photographies : images de la mort (masques mortuaires)

ou

du

peintre

(série

d'autoportraits).

L'acte de peindre obscurcit la toile, les traces, et les « peintures

Arnulf Rainer Sans-titre

recouvertes » (Ubermalumgen)

visaient

L'irregardable, le visage flagellé de traces

à

16. Rainer, cité dans le catalogue.

220

221

ensevelir, agresser et oblitérer un réel et un acte de peindre problématiques. Cette peinture qui n’existe que pour « quitter la peinture » porte le déclin de l’aura, la douleur qu’il suscite, à son paroxysme:

l'holocauste du peintre, sa rigidité « mourante » comme métaphore d’une époque saisie par la mimésis de la mort, son anonymat (cf. les photos recouvertes d'Hiroschima dans l'exposition du Centre Pompidou de 1984). Obsession de Rainer : son autoportrait comme objet « partiel », mort, violenté, sacrifié, zébré et marqué de traces et coups. Cette façon de se métamorphoser de manière symbolique, en

se

dessaisissant

soi-même,

reprend

et

même

accentue le mouvement baudelairien : le regard accompagne l'irregardable, lieu de l’obscène et de l'horreur, où le peintre se « vampirise lui-même », plaie et couteau, « sinistre miroir ». « L'appareil san-

glant de la destruction » devient l'allégorie de la peinture, le visage flagellé de traces giglantes du peintre — cette sorte d’instantanéité

du

mourir —

l'équivalent de cette Charogne, de cette « horrible infection » de « l’étoile de mes yeux » : la matérialisation de l’amour décomposé, une poussière d’absence, la figuration folle du rien. Mais un tel minimalisme n’a au demeurant rien

à voir avec celui de l’art conceptuel ou de l’« arte povera », Car, à prendre origine dans un corps mort, à intérioriser le « jamais plus » comme souvenir et théâtre de Soi et du monde, on ne peut que peindre

à partir d’une catastrophe initiale, dans cette peur et cette horreur où naît un maximalisme gestuel et expressif, une beauté qui vient de l’abîme. 222

Le concept et la réalité de la catastrophe hantent Rainer. L'Exposition Hiroschima de 1982 (reprise à

Beaubourg

en

1984)

montre

ces « paysages

de

ruines », cette « vision d'apocalypse banalisée », ces « pluies de cendres », cet état de choc, cette horreur sans nom. Or, ce concept de catastrophe préside à

la politique baroque, dominée par l’État d'exception comme règle, par la Raison d’État comme tyrannie

et grâce. Une politique elle-même aux extrêmes, une mémoire d'échecs et de barbarie, un spleen

historique, « ce sentiment qui correspond à la catastrophe en permanence ‘’ ». Cette mise en scène de la politique comme catastrophe, abîme et flamme, se retrouve chez Rainer, où la peinture n’a plus qu’à susciter « l’irregardable absolu », à inscrire des traces, et des traces de traces, et des traces à l'infini, en un palimpseste inachevé.

Les Peintures gestuelles et les Peintures au doigt et à la main des dernières années finissent par inscrire la trace brûlante de la main sur la toile (cf. 5 Hande,

ou Handschlag…), en une énergétique pulsionnelle sans médiation, tel un cri. De même, la violence de la coulée picturale, les entassements /enchevêtrements de couches en lames, en tourbillons, en croix,

leur désintégration lumineuse soudaine, créent une sorte

d'intensité

nerveuse,

une

« animation » de

l’image présente-absente : une production calculés pour susciter des affects.

d'effets

17. Sur cette « pensée de la catastrophe », je renvoie à notre article : « Thèses sur le concept d'histoire» dans Dicrionnaire des œuvres politiques, PUF,

1986.

223

Effets de lumière d’abord, de cette lumière toute particulière qui vient du noir. Les Tableaux obscurs rappellent ceux du Caravage et ses « miroirs noirs ». Les noirs (et les bruns) de Rainer troublent la couleur, éclatent d’une luminosité sombre : tous ses tableaux sont des « miroirs noirs ». Effets aussi, de ces trouées de couleurs vives et paroxystiques des toiles de l'Exposition de Maeght-

Lelong (1986) : rouge-flamme, bleu incandescent, jaune épanoui en gerbes d’or, toute cette exaltation

flamboyante et mystique fait surgir l’aura du souvenir et du fantasme, de l'ailleurs. Scansion double

du peindre, que l’on trouvait déjà dans le travail du Totenmaske. Chopin ou Liszt, dans la rigidité cadavérique calmée de leurs masques, font irruption

dans des auréoles colorées : rouge bruni de Chopin

Xaver Messerschmidt, expériences de la mescaline ou de la folie. Les effets se conjuguent pour produire un réel miné, en dissolution /désintégration, Quelque chose

comme cette Exztase en feu noir (Ektase in Schwarzen Fexer, 1973-1974), véritable oxymoron pictural de son œuvre. Que le réel soit précisément en cendres, en dissolution, en abîme et souvenir, constitue sans doute le point précis de recoupement de la peinture de Rainer et de Kiefer, qui exhibe elle aussi un oxy-

moron pictural obsédant, placé sous les signes et insignes

ambivalents

de l’Ange,

du

feu et de la

glace. À preuve, le tableau Peizdre. Sur fond « mini-

maliste»

d'un

« Paysage

stérile» et abandonné

d'hiver — un véritable enfer polaire et désertifié — tombe une pluie vaporeuse et bleue de peinture —

et épanchement azur de Liszt, enveloppé d'un linceul flottant, accentuent la sublimité mortifère de l’ensemble. La mort est là, irréalisée, destructrice et presque « idyllique », tout comme la trace recueille l’éternel et l’intimité de l'instant. Effets, enfin, de toutes ces matières picturales superposées. Comme dans la peinture de Bacon analysée par Deleuze, l’espace pictural de Rainer

La Peinture —, avec sa palette suspendue, aérienne et mystique. Même scénario et même aura azurée

n’est pas géométrique, mais haptique. Il s'agit de « peindre tactilement », par attouchements, griffes,

lement la thématique du feu et des flammes est omniprésente dans de nombreux travaux : Peinture

coups, piétinements de pieds ou tendresses, de toutes façons par une application directe du corps: un furor. Ce qui explique l'intérêt de Rainer pour tous

de la terre brûlée, L'incendie de Canton,

d'apparition d’une palette ailée et angélique, qui s'envole au-dessus d’un tombeau, dans Reræmptio. Un tel jeu de présence/absence, de trace et de

cache, de désert cosmique et glacé et d'irradiation bleutée, enracine l’acte de peindre dans la blessure violente d'un palimpseste voué au feu. Non seu-

mais elle

symbolise l'acte pictural lui-même. « Peindre = brû-

les langages du corps : cadavres, momies, masques, comédiens du sculpteur baroque autrichien Franz

ler» (Malen = Verbrennen), comme l'indique un tableau. Aussi, la technique picturale de Kiefer faitelle appel à la flamme : une toile comme Naremberg,

224

225

qui porte la peinture à un certain insoutenable, est réalisée au brûleur et à la hache, avec des lattes

carbonisées et des traces de sang. Comme s'il fallait détruire, effacer l’image,

le réel et le référent, les

traiter en simulacre ou en absence,

toile comme

en marquant

la

une chair meurtrie ec martyrisée, gar-

dant les stigmates d'une violence réelle. Au « peindre c’est recouvrir » de Rainer, répond le « peindre c'est

et de son effacement, et un certain maximalisme de l'aura apparaissante, la peinture de Kiefer retravaille les mythes allemands, wagnériens et nazis, ex les allégorisant. L'allégorie est bien la mise en figure baroque d’une histoire saturnienne et catastrophique, « qui propose aux yeux de l’observateur la face hippocratique de l'histoire comme paysage

pétrifié » (Benjamin). Cette « image de l'inquiétude

brûler » de Kiefer, qui finit par accomplir ce que

pétrifiée » (das Bild der erstarrten Unrube), où « les songes d’une époque s'immobilisent » donne à voir l’inhumain qui habite l’univers de Kiefer, comme

De là, sans doute, la matérialisation inédite des

il habitait /’Ange/us Novas de Klee et Benjamin.

Baudelaire pensait impossible : brûler les empreintes du passé, pour les mémoriser à jamais.

couches de mémoire dans un travail sur l’hétéro-

gène, le pluriel, le discontinu, qui rappelle le théâtre de Pina Bausch ou de Bob Wilson, dans un même

souci de « théâtraliser » les temporalités disjointes, l'image et la signification, füt-elle vidée de sens.

Dans Voies : sables du Brandebourg (1980), Kiefer juxtapose un agrandissement photographique de

paysage, le sable comme matière brute, des signes écrits (comme dans la plupart des tableaux) et une

poétique picturale. Ce palimpseste du complexe institue des décalages entre le réel, le simulé, la signification et l'acte pictural, grâce à une sorte

d'empilage de strates et souvenirs à temporalités et spatialités multiples. De même Opération Lion de

mer intègre une maquette simulée au tableau, et la peinture se trouve en permanence mélangée à des matériaux apparemment non picturaux : paille, fer, gomme,

laque.

qui

actualisent

les

différentielles

du souvenir. Entre ce minimalisme mortifère du « jamais plus » 226

Au point que le déchiffrement du palimpseste de Kiefer pourrait être parcours d’allégories, cette géographie de nos imaginaires : Allégories de la mort (la glace, le vide, la guerre, le feu)

Paysages d'enfer glacé, dévastés de vie, étangs gelés, terres brunies, steppes enneigées de routes ne

menant nulle part, ciels blêmes : le glacial et le mortifère échangent leurs fonctions symboliques et visuelles avec une répétition obsessionnelle : un vrai gel de mort, comme diraient les poètes baroques. Même effet dans ces architectures de bois et de pierre, souvent empruntées de manière provocatrice au passé hitlérien, mais toujours transfigurées en

objet simulé, en ruine, en fausse image,

toujours

creusées par ces absences grises et noires qu'ouvre la perspective. Demeure sépulcrale hantée des morts sans nom (ou au nom trop connu et inscrit) ou champ de bataille guerrier d'opérations : comme 227

chez

Rainer,

la catastrophe

est omniprésente

et

accomplie, l’angoisse despotique. Allégorie du souvenir et de l'oubli Dans

la plupart

des

tableaux,

l'inscription

de

noms propres ou de phrases montre et marque un immémorial et de l’ineffaçable. Tout ce qui là où l’on ne peut plus rien représenter. Écrire la neige (cf. Siegfried oublie Brunbilde, 1975), sut des faux tableaux d'histoire, galeries des du

passé

(cf. Sable

du

Brandebourg,

ou

l'esprit allemand) : l'écrit retient ce que

reste, dans écrire têtes

Héros

de

l'image

abandonne. A la frontière flottante du souvenir et de l’oubli, les deux tableaux : Margarete et Sulamite, qui reprennent le poème de Paul Celan : Fugue de la mort : « La mort est un maître venant d'Allemagne / Tes cheveux dorés Margarete / Tes cheveux de cendre Sulamite ». Dans Sæ/amite, dans cette sorte d’immense voûte

sombre d’une architecture cryptale tressée de blanc, brûle le feu à sept flammes, Brûlure de la peinture, contre brûlure du souvenir allemand du génocide juif : il ne reste qu’un néantir, une aura de silence et d'absence, peut-être là, «les yeux flambent » (Celan).

de l’invisible, celui de l’ailleurs, de l’Autre, Beauté. De l’Ange de l'Annonciation d’un Fra lico ou d’un Masolino da Panicale, aux grands du Caravage qui ouvrent de leurs bras et

de la Angeanges doigts

l’espace renversé, dramatisé, du fantasme qu'affectionnera tant le baroque (cf. les anges de Tintoret ou du Bernin), l’angélologie picturale construit un a-topos, «un monde imaginal » (Corbin), un lieu

de non-lieu

qui métaphorise

l'acte de peindre.

L'Ange n’est, et ne peut être, qu'Apparition instantanée de Beauté, entrée en scène de la Vayzre, qui bouleverse les frontières du visible, du sexuel, du

sacré, et engendre dans le voir l'équivalent d’un langage angélique d'extase ravie et de corps d’amour : « Ça parle », mais de Quoi et à Qui” En ce sens, l’Ange ne serait-il pas «une figure de passage » entre la peinture, la mystique et ces éléments d’une esthétique lacanienne de la Voyure? C’est à l’intérieur de toute cette tradition stylistique de l'angélologie, qui est une véritable iconographie du représentable pictural, que Kiefer ins-

crit son Ange de la peinture, son « Ordre des anges ». Apparition ailée de bleu mêlé de rose, sur fond de montagnes noires et glacées de blanc dur, en suspens

dans un ciel instable, l’Ange de la peinture porte la

qui n’a cessé, dans la peinture, de figurer le messager

palette dans un curieux clivage : complémentaire de l’aile, divisée, elle fait corps en haut avec la coulée blanche, et en bas avec l’enfer chtonien et opaque. C'est comme si la montagne elle-même surgissait, apparaissait « angélisée », Cet Ange, comme tous les autres de Kiefer, renvoie aux corpus mystiques et chrétiens de Denys

228

229

Allégories de l’Ange et de la peinture « L'ordre des Anges » (1983-1984), Chérubin (1983-1984), L'Ange de

Séraphin et la peinture

(1975)... : Kiefer redéploie ici le motif de l’Ange,

l'Aéropagite (Le Séraphin est précisément « l’Enflammateur », « l’embrasant ») et de la scénographie

de l'Ange qui broie les couleurs quand Luc dessine la Madone.

Mais

au-delà

de cet Ange

messager,

inspirateur et rédempteur, associé à toutes les auras bleues ou blanches, les anges de Kiefer ressemblent étrangement à toute l’angélologie du moderne : Poe, Baudelaire, Rilke, Benjamin. La Beauté est menacée de l'effrayant, de l'horreur, du difforme, du terrible (schrecklich, dit Rilke, dans les Elégies de Duino).

L'Ange est un « Angelus Novus », un interprète de

l’inhumain. Vidé de toute lumière, de toute auréole, indécis et ambivalent, l’Ange est là, telle une trace

d’un monde de transcendance perdue : dans Ché-

rubins et Séraphins, les Anges ne sont plus que de

curieuses boules ovales de lumière blanche cernée de bleu, dans un paysage tellurique et cosmique sans espoir.

Et, peut-être, cet Ange de la Peinture constituet-il l'autoportrait fantasmé du peintre, ce à quoi la peinture doit encore avoir affaire : la Voyure, l'Apparition, pour exister, Même si le peintre occupe désormais, dans son regard aveuglé de flammes, ou vidé, la position insoutenable du Rimbaud des Uluminations : « Je suis réellement d’outre-tombe. » Même si l’Ange n’est plus que le bruissement d'ailes

de l’éphémère, sa saveur douce-amère, une nostalgie d'ailleurs : « Un Ange, imprudent voyageur

Qu'’a tenté l'amour du difforme. » (Baudelaire, L'irrémédiable) 230

Baudelaire, Benjamin, Lacan, Rainer, Kiefer : tout

un palimpseste de palimpsestes, tout un Trauerspiel ordonné à la loi de sa propre série, toujours ouverte

et inachevée, sans texte clos initial : le baroque. On voudrait

miroirs,

ici suggérer,

que

le baroque

déboîtés

de

ce jeu

par

est l'anamnèse

même

et

du

moderne, le lieu impensé de sa mélancolie et de sa jouissance, de sa catastrophe instauratrice, Un peu comme le Paris de Baudelaire, celui des Passages parisiens, l'était pour Benjamin, Or « Paris est la ville des miroirs » '®. Asphalte lisse, miroirs intérieurs des cafés, murs et portes de verre : le principe satanique et divin des miroirs livre Paris, Baudelaire

et le baroque,

à « la passion

des perspectives spéculaires ». Passion qui nous reconduit à cet étrange pacte entre les choses et le

tien que célébra la peinture fin-de-siècle d’un Odilon Redon : « le regard des choses dans le miroir

du rien », ce regard pervers et floral d’une modernité qui cherchait alors « une beauté particulière, inhérente à des passions nouvelles » (Baudelaire). Ce regard, fût-il aveugle (Rainer) ou brûlé (Kiefer), quand

il institue

de l’Être,

quand

il brise le

leurre, quand il traque l’apparence en Apparaître, quand il te regarde, il se fait peinture. L'esthétique

du palimpseste serait le récit de ce regard, qui n’est pictural qu’à perdre sa puissance narrative, en t'en-

traînant vers cet « irregardable

absolu », la pré-

histoire du visible et de notre histoire. Celle où une

modernité de progrès se défait en ses puissances de 18. Das Passagen-Werk, p. 666 et 672.

231

certitudes et lairien de la mémoire, en dont parlait

d’illusions. Tel peinture, qui lie raison de cette Hannah Arendt,

est Ze moment baudedésormais l’œil à la « banalité du mal » et qui n’est pas sans

évoquer ce « baroque de la banalité » que Benjamin attribuait à Baudelaire. *

#

Regard toujours

brûlé, aveugle, le visible

en

*

mortifère,

Voyure,

transformant

le tout

en

éclats

fragmentés, le visuel en lumière, ce regard-là rhéâtralise le monde, non seulement pour le rendre supportable, mais pour qu’il soit joui, en ses contrac-

tions de figures, son ordre rhétorique et métaphorique, conquis sur le chaos et l’obscur, en sa « métaphysique de la sensualité » (Maurice Blanchot). Grande métaphore de la brûlure : elle détruit et vivifie. Par elle, le baroque se délivre de l’immédiat,

des matériaux bruts, il les purifie « par le feu de l’analyse verbale qui les brûle, les dessèche et parfois les porte à un point glorieux d’incandescence ‘? ». Grande visibilité irradiante, des mots, des signes, des traces picturales. Ce regard de feu, brûlant et consumé, ce regard d'amour, n’était-ce pas celui que j'avais pourchassé

dans l'esthétique flammifère du baroque. Une esthétique de la foudre esthétique, flamboyante — f4mante —, où la passion et la flamme, dans leur incendie, portent la forme à sa plus grande lumière. 19.

Maurice

Blanchot,

Fæwx

Pas,

Paris, Gallimard,

p. 147.

Final

Les brûlures du voir « Et si voir, c'était le feu, j'exigeais la plénitude du feu, et si voir c'était la contagion de la folie, je désirais follement cette folie. » Maurice Blanchot.

« Le monde n'est pas fait pour que nous pensions à lui (penser c'est être malade des yeux), mais pour que nous le regardions et que nous soyons d'accord » (Pessoa). Par-delà

cet

irregardable,

cette

« maladie

des

yeux » qui pourrait s'appeler pensée, mais qui n’était rien d'autre que la folie du voir poussée à son

extrémité baroque, cheminait dans le long silence

de l’anamnêse un tout autre regard. Calmé, serein, de cette sorte de sérénité éthique qui a traversé l'œil sauvage d'Actéon, l'œil empierré de la Méduse,

l’œil dédoublé

de l'anamorphose.

Un

regard

en

accord, le Regard de l'Accord, Me revenait en mémoire la scène d’un récit, du dernier récit, la dernière scène de la dernière nuit des Mille et une nuits, celle où Schahrazade a vaincu par sa fascination conteuse la mort, sa mort, suspendue au verdict cruel du roi Schahriar : Racontemoi une histoire, ou je te tue, Cette dernière nuit consommée, cette scène où le Voir et la Voix se

rassemblent enfin, raconte ceci :

235

===

pour

ce qui est du roi Schahriar,

il se

hâta de faire venir les scribes les plus habiles des pays musulmans et les analystes les plus renommés, et leur donna l'ordre d'écrire tout ce qui lui était arrivé avec son épouse Schahrazade, depuis le commencement jusqu’à la fin, sans omettre un seul détail. Et ils se mirent à l’œuvre, et écrivirent de la sorte, en lettres d’or, trente volumes, pas un de

plus, pas un de moins. Et ils appelèrent cette suite de merveilles et d’éconnements : Le livre des Mille et une nuits, … Et telles sont les histoires splendides nommées Mille et une nuits, avec ce qu’il y a en elles de choses extraordinaires, d'enseignements, de merveilles, de prodiges, d’étonnements, de beauté !. » La merveille, l'extraordinaire, l’étonnement, la

beauté : ce regard en écriture de la dernière nuit, ce regard de la mémoire et de l'accord, pourrait être baroque, se consumer en sa fureur et toujours renaître de ses brûlures, comme ces traces soudainement éclairées par « la lumière qui tombe sur la

lumière » du palimpseste baudelairien. « Et si voir, c'était le feu, j'exigeais la plénitude du feu », écrit Maurice Blanchot. Ce feu, ces passions

de feu propres

à l’Éros baroque,

à Baudelaire,

à

Kiefer. finiraient par dessiner pour toi la limite de toute pensée, son inintégrable d’origine. Et si tu l'avais toujours poursuivi, en sa polysémie langagière et culturelle, entre Orient et Occident, partout

où une esthétique flammifère noue dans le Voir, dans 1. Les Mille et une nuits, p. 1018, Paris, Robert Laffont.

236

la folie du voir, l'Éros et une rhétorique connaisseuse? Tu l'avais d'abord rêvée viennoise. « Brûle donc! Seulement, si tu brûles, tu connaî-

tras dans ton gouffre le monde. La vie ne commence qu'au seuil où le mystère est en acte. » Cette pensée de Stefan Zweig n'était-ce pas cela, cette éthique du voir, qui présidait dans Amok au rapt des yeux : « J'avais été frappé, frappé jusqu'aux moelles, par

l’éclat impérieux de ce regard »? Regard si intraitable, qu'il déclenche précisément cet étrange mal d'amour malais, cette expérience de seuil et de gouffre qui a pour nom Amok, Un mal en langue : amok, la séduction de possession, la sédition, la folie et la rage ensauvagée, sanguinaire même, qui s'em-

pare soudainement de l'homme des Lumières — le médecin de la nouvelle — quand il rencontre l'Image

de son désir. Et ce même scénario de brûlure ravie, tu l’avais poursuivi, répété, dans l’Éros du lointain de Musil,

dans cet amour des « images sans ressemblance », où passion et fiction se rencontrent. Ulrich ec Agathe

ne sont-ils pas dans une même passion de feu, dans ce

«sentiment

qui

monte

au

zénith»,

dans

cet

« accroissement de réalité » par l’irréalité : « Ainsi une flamme rassemble obscurément et retient son souffle, avant de brûler plus haut. » Si haut qu'au comble de la brâlure incestueuse, « l’amour est extase » et l’extase ce point incandescent du langage, son silence, « où se trouve noué en un tout compact tout ce qui se dissocie dans le sentiment : plaisir et déplaisir, joie et douleur, attente et souvenir, amour 237

=

« Mais

et colère, triomphe et angoisse, espérance et appréhension ? ». De l'extase, d'une esthétique de l'extase et du ravir, ou la structure oxymorique du baroque flamboyant. Une plénitude triste, une plénitude du rien, une limite amoureuse de l'amour : le vrai sentir d’une métaphorisation du monde, la pure jouissance de l'âme qui n’est plus « que sens du corps ». C'était

bien cela, l’Autre État de l'Homme sans qualités ; la jouissance baroque à son acmé, parvenue à la folie d'amour, à cela même que Lacan appelle « jouissance autre », féminine. « Ne serais-je pas au fond, avec mes bras, mes muscles, entraîné jusqu’à la férocité d’un être altéré d'amour, fou d'amour? » se demandera Ulrich. Et dans cette folie masculine, tu retrouverais la même scansion passionnelle, la même dramaturgie que dans l'Or/ando de Vivaldi. Tout d’abord, une

scène de rapt, une perte en regard, d'excès de regarder : « Pourtant, cette même comédie réapparaît dans le regard des amants heureux pour exprimer leur paroxysme. Ils se regardent les yeux dans les yeux, ne peuvent se détacher l’un de l’autre et se noient dans un sentiment extensible à l'infini comme le caoutchouc, » Et puis, le rien et le tout de l'amour :

« On est à la fois plein d'amour et vide d'amour. Ce sont des contradictions : apparemment, les deux termes ne peuvent être réels à la fois. Néanmoins, 2, Musil, Journaux, Paris, Le Seuil. Ces textes cités sont empruntés à L'Homme sans qualités, Paris, Le Seuil, coll. « Point », p. 518, 522, 533, 536, 610.

238

c'est réel. » Et puis, dans ce réel-irréel, le se déprendre soi-même, l'extrême dénuement, le lamento du sentiment, la « neige de fleurs », ces funérailles de fleurs où «elle se concentra pour faire la morte». Et toujours la montée aux extrêmes de la mystique

fusionnelle : pensée « brûlante » des ailes de la béatitude, de l’ensorcellement, de l’éblouissement, de

l’androgynie incestueuse. Là encore, voir c'était le feu, l’œil du fantasme, l’irregardable d’une esthétique de la désillusion — d'un monde « sans qualité » et de l'extase du ravir amoureux.

Et puis, encore, cet imperceptible bougé des images, Vienne qui s'enfonce dans une autre Rome, une autre Venise, et dans ce léger tremblé des imaginaires, dans cet écart, un autre regard. Un regard de mémoire, une trace, un creusement, une

blessure en langue : un mot, son effet et son affect. Un mot qui, dans son éclat et son éclair, vous convoque au Lieu de l'Autre, au lieu d’une absence,

à un regard qui supporte le rien, sans s’y abîmer.

Imaginez qu’un tel mot vous ramène de l'Occidene

baroque à cet Orient fantasmé de l'enfance. Fitna, Séduction : jeter le trouble, fasciner, perturber. Feten : le diable, tromper, ouvrir à la démence, à la démonie, à la folie. Fitna, Sédition : « État de rébellion contre la loi

divine, où les faibles risquent toujours de se laisser

entraîner. » Exciter à la sédition, au tumulte, à la révolte, et ce, jusqu'au châtiment divin, à la guerre civile. Fitna, une séduction séditieuse, mais aussi, en son sens premier,

une

épreæve,

239

Mettre

à l'épreuve,

au sens où l’on éprouve l’or par le feu, au sens où

«la tentation est envoyée par Dieu pour éprouver la foi du croyant » selon le Coran. « Épreuve du

 cette ardente brûlure, ce lieu d’affolement, nul remède : la sauvagerie, le retour à l’animalité, le désert :

tombeau », épreuve du terrible propre à la beauté, la métaphore du poétique.

Fitna donc. Dans la douceur de ces années irréparables, l’avais-je rêvé? Tels une utopie coupante, une architecture d’entre-deux, un clair-obscur défaillant du langage. Ce voir flamboyant pouvait être né, là-bas, dans l'homonymie de l’œil, de /’ayn, de la source, du regard et de l'être, Dans cette Andalousie musulmane où un Ibn Hazm poursuivra le

regard comme

«Je me suis gris. »

fait le compagnon

pigeon

À cet inhabiter, nulle échappatoire, sinon la mélan-

colie mortifère de l'origine : « Moi, j'étais aimer. »

déjà

mort

quand

je pouvais

une symptomatologie de l’amour :

« L'essence de l’œil est la plus haute et la plus sublime, car l'œil est lumière. » Si vive que voir le

A ce désert

sexe rend aveugle. Dans ces déserts, où s'était consti-

la survie dans la Voix, le poème :

tuée la poétique amoureuse des Arabes, celle d’un Jamil où la dame n’est que pouvoir d'irréalité :

Et ce grand modèle de la folie d'amour qu’a été pour l’Occident de l'amour courtois et du Tasse, le poème de Majnân et Laylà : à mon désir, Ô toi dont le regard

fit surgir en mon

cœur ce brasier qui flam-

boie 3. » 3. L'æmour-poème,

traduit et présenté par André

Sindbad, p. 24, et, par la suite : p. 50, 70, 84.

240

brûlant,

Miquel,

nulle

issue,

sinon

«la mort

d’amour », la dislocation du corps réel dans l'Image,

« Je te dessine au sol, je parle à ton image. » Et dans «ce corps atours, un feu :

« Parce que tu es loin Mon regard me revient. »

« Laylâ,

du

flamboyant»

de Laylâ,

en ses

« Je t'ai vue, je t'ai vue : en un songe?…

Te serrant contre moi, j'ai dit : “ Mon feu se meurt!” Mais l'incendie ne meurt, il brûle, il est plus fort. »

Et dans cette brûlure, cette Voix de l’âme poétique, « goutte à goutte », tu entendras d’autres voix, qui te conduiront vers ces « mots sans forme ni prononciation » qui brûleront un El Hallaj : 241

« Me voir, c'est le voir, et le voir, c'est nous voir. » Et

toujours,

dans

ce

voir,

présence

et

absence

mêlées, jusqu’à la perte de toure qualification :

« J'ai un bien-aimé que je visite dans les soli-

tudes présent et absent aux regards. Les figures des qualificatifs ne peuvent le contenir

Il est plus près que la conscience pour l’imagination

Et plus caché que les pensées évidentes “. »

Et ce Voir sera si éblouissant, qu’il te fera dévier :

brisas, De cet œil anamorphique, où se profilait la silhouette d'une Loi pervertie, il ne resta bientôt qu’une trace muette, un deuil, « une cendre aimante » (ceniza amante), un chant irrémédiable. Ce chant, ce corps mort où adviennent une Voix et une écriture. Ce chant, avec ses modulations et

ses timbres, son « metallo », l’énergie brûlante de ces « voix à plusieurs registres », de « ces sons voilés et en quelque sorte suffoqués qui peignent avec tant de force et de vérité certains mouvements d'agitation

profonde et d'angoisse passionnée » dont parle Stendhal dans La Vie de Rossini. Cette Voix des chants de l’opéra baroque, d’Orfeo, de Didon, d'Orlando, conjugués à cette autre plus lointaine d’El Hallaj, la nuit de son supplice :

« Ah! l'objet aimé m’a ébloui qui force mon regard à dévier. »

« Je te crie deuil! pour les alluvions conver-

gentes insinuées par les intelligences : d’elles toutes, rien ne subsiste que ruine. Je te crie deuil! au nom de Ton amour. »

Voir dévié, effraction, apparition, émerveillement :

la magnificence amoureuse de Ja Voyure s'insinua

en toi, au tréfonds de la mémoire : « Te remémo-

rant, c’est Toi dans mon cœur, qui fais le lien de mes fantasmes. » Et puis, un jour, cette intimité extatique, ce long embrasement, cette fureur et cette maladie des yeux face à « une lumière folle » (Blanchot), ce souvenir à deux des liens de mes fantasmes, se brisa. Tu le

Mais

là, dans ce cri du

Træwer,

cette mémoire

de cri et de corps, seul « l’oiseau de la vision s’envole vers toi, avec les ailes du désir », comme l’écrit le poète. Temps esseulé, en ruine, temps menacé de

toutes les violences, fragile et défait, temps d'un regard. Un

regard vénitien,

réinterprété par Graciân

et

4. Hallaj : Poêmes mystiques, traduits et présentés par Sami-

la poétique espagnole : celui de ces vieillards bibliques, lascifs, pleins « d’ardeurs fulminantes »,

éclatante » de certe poétique où le verbal et le visuel se nouent (p. 24). Éditions Sindbad.

surprenant et piégeant la chaste Suzanne dans son bain innocent. Du tableau du Tintoret (Swzanne et

242

243

Ali, qui insiste sur « l'herméneurique instantanée » et « la vision

les vieillards, Vienne) où Suzanne surgie, telle l’apparition

de la beauté,

sa matière

et sa chair de

lumière prise dans les reflets du miroir et du bassin, à ce poème commenté par Graciân, le regard obscène

des vieillards concrétise la force de l’interdit brûlant du voir, cet œil de la concupiscence :

« Les vieillards brûlent donc comme en forge perfide Sans que mitige un peu leurs ardeurs fulmi-

nantes La chasteté de l'eau qui baigne le corps pur. Au contraire, ce feu s’attisa du liquide,

Si bien qu’il peut enfin, par ses flammes violentes

Avec l’eau et le feu, tremper un fer si dur. » Cette eau, comme

le

froide comme

corps

de

le miroir et brûlante

Suzanne,

illustre

une

de

ces

«figures par contradiction et répugnance dans les passions et les affects de l’îme » propres aux opérations rhétoriques et oxymoriques de l'esprit °. Le

regard brûle et gèle, saisi d’une même transgression, où l’extase de Suzanne, cette sorte de respiration lumineuse

et somptueuse

de la chair, est captée,

prisonnière du triangle des regards qui organise la dynamique

Le Bernin 1661

et G.P. Thor,

Fête pour la naissance

du

Dauphin,

du tableau du Tintoret, sa syncope et

sa vivacité d'action. Et ce regard de brûlure et de flamme serait aussi 5. Gracién, Art et figures de l'esprit, Paris, Le Seuil, p. 246-

Une esthétique flamboyante, une fureur d'élévation

244

247,

245

romain. Tel celui de ces grandes machineries flammifêres, de ces fêtes fastueuses et éphémères mises en scène par Le Bernin, avec leurs feux artificiels, leur architectonique du vide, leur cosmogonie poétique des éléments, leur « chaos prodigieux mais réglé », comme on le disait à l'époque. En 1661, à

ment des choses, la route du rien, le regard de l'accord, le voir au-delà du voir, le « transvoir ». Et il serait désormais ce regard retrouvé d'une Enfante étonnée et comme perdue de beauté, dans

phie du Bernin et de Schor, la flamme tourbillon-

de Velasquez, dans cette spirale passionnelle de la lumière flammeuse du Tintoret, dans cette irradia-

Sainte-Trinité-des-Monts, dans la grande scénogra-

nante, lave et vague prises dans leur fureur d'élé-

ce poudroiement de lumière satinée des roses et gris d'une petite Infante d'Espagne. Comme si, dans cette grande clarté pulsatile de la manière picturale

éclatante, un mirabile. Gloire du feu, de cette sym-

tion théâtralisée des corps du Bernin, dans cet éblouissement noir du Caravage, comme si tous ces corps rhétoriciens sublimés, surgis du «je ne sais

qui verra dans « l'oiseau miraculeux de l'heureuse

de la forme-informe, comme si toutes ces logiques

rencontre illuminative entre les torrents de la lumière, les cendres de l’amour et la consumation de la mort : un éternel renaissant. Car :

sans fin d’une matérialité errante, si excessive qu'elle

vation, s’élance, enlacée à l’architecture des pierres,

en un véritable triomphe du feu : une apparition bolique du feu propre à toute une poétique baroque

Arabie » — le Phénix — sa figure, le point d’une

« Son corps étant enflammé Puis en cendres consumé, Retourne

en vive semence »

quoi », de l’abîme, de l’Antre du Néant, du Niente, colorées, entassées, mêlées,

entrelacées, dans le jeu

s’en décompose, comme si toute cette folie du voir, cette folie en corps, ces corps vus, chantés, aimés, oubliés, n’étaient rien d'autre que cela : la vie qui court en moi. Cette vie, qui À certains moments s’abandonne, s’intensifie ou s'enflamme. Cette vie inentamée, où « je passe et suis là, comme l'univers » (Pessoa).

ainsi que l’écrit un Isaac Habert,

Et, dans ces splendeurs déjà dédorées d’un voir

glorieux dans cet « éclat tremblant lumière » (Géngora), la flamme,

d'indistincte

cette flamme noire

et rougeoyante, serait la métaphore continuée de ces

formes baroques éperdues, infiniment démultipliées,

déformées, anamorphiques, et comme dévorées d’infini. Et, tel serait ton regard : une vision éblouie,

une écriture de feu. Un regard baroque : l’écoule246

Paris, Rome,

1986.

Table

des matières

PRÉLUDE : UN « JE NE SAIS QUOI D...…………rsss

13

I. LA SCÈNE DU VOIR …….….….….ocrrrenerrersercenses

25

If. LE TRAVAIL DU REGARD.…........………rrecenrscc

65

HI. LA VOYURE OU L'ŒIL DU FANTASME ……

91

IV. LA LONGUE-VUE MIRABILE,

VI.

RHÉTORICIENNE

I:

IL

IL FURORE ..….….…rsorrssanenirarne

125

LA LONGUE-VUE RHÉTORICIENNE II: FIGURES DU RIEN ….....……vrssecsescerssressreee

169

PALIMPSESTES

197

FINAL : BRÛLURES

DE L'IRREGARDABLE

..….….

DU VOIR .….......rrrocecccensss

233

VII.

Itinéraire visuel

Table des illustrations

Destin d’un regard double et dédoublé..….…..…erssrsceseecceseesersersrescanances M. Bettini : L’æil du cardinal Colonna, Anamorphose IT. Les sculptures

polychromes

Un

état

de

ravissement,

46

théâtrali-

57

le martyre

ébloui du Regard.….……....iseseseereensess

66

Le Tintoret : La vision de Saint-Paul Tv.

VI.

Ce dard angélique et divin qui « m'’arrivait jusqu'aux entrailles ».….….…….……. Le Bernin : Sainte-Thérèse (détail).

98

L’acmé du mourir... Le Caravage : Judith et Holopherne.

105

Ce phallus flottant et secret ………………. Le Caravage : Narcisse.

112

250

VIII. L'irregardable, le visage flagellé de TFACES .nnscccncsrasccrrenrrnensen casse ren essesneans Arnulf Rainer : Sans titre.

221

Une esthétique flamboyante, une fureur d’élévation..…..…..….…..….…………sicensserennences

Le Bernin et G.P. Thor : Fête pour la naissance du Dauphin, 1661.

Christ de l'église de Rivesaltes, Roussillon. IIT.

130

IX.

à miroir cylindrique.

sées, L’opéra-passion du Christ……….

La Vérité, dans son érotique drapée et son visage comblé... Le Bernin : La Vérité.

244

DANS

LA MÊME

COLLECTION

Jacqueline Rousseau-Dujardin Couché par écrit

Jean Baudrillard Simulacres et simulation

Jean-François Lyotard Instructions païennes

Collectif Les fins de l'homme

Jean Baudrillard

L'effet Beaubourg

Claude Durand Chômage et violence

Pierre Jakez Hélias Lettres de Bretagne

Sarah Kofman Le respect des femmes

Colette Petonnet On est tous dans le brouillard

Le partage des voix

Serge Doubrovsky Parcours critique Louis Janover

Surréalisme, art et politique Roselène Dousset-Leenhardt

Jean-Luc Nancy Sarah Kofman Comment

s’en sortir?

Jacques Derrida D'un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie

La tête aux antipodes

Luce Irigaray La croyance même

Jean Oury Onze heures du soir à La Borde

Analyse de l'idéologie, II

Louis Sala-Molins Le dictionnaire des inquisiteurs

Collectif Sarah Kofman

Nietzsche et la métaphore

Sarah Kofman Lectures de Derrida

Edgar Morin Le rose et le noir

Jean-Joseph Goux Les monnayeurs du langage Jean-François Lyotard Tombeau de l'intellectuel et autres papiers

A

CET OUVRAGE ÉTÉ COMPOSÉ

ET ACHEVÉ

Jacques Derrida Orobiographies

D’IMPRIMER

POUR LE COMPTE DES ÉDITIONS GALILÉE PAR L'IMPRIMERIE FLOCH

À MAYENNE LE 27 OCTOBRE

1986

Max Gallo Les idées décident de tout

Paul Virilio

L'horizon négatif Christine Buci-Glucksmann La raison baroque Jean-François Lyotard

Le Postmoderne expliqué aux enfants N° d’éd. 315. N° d'impr. 24720.

Dépôt légal : octobre 1986. (Imprimé en France)

1987-07-27

44

Que la scène baroque trouve dans l'Opéra et la peinture ses métaphores, qu’elle s'institue dans une Folie du voir qui affecte tous les arts et savoirs de l’époque, et s'énonce dans les grands traités de rhétorique italiens ou espagrols du dix-septième siècle : tel est l’enjeu de cette Archéologie du Regard baroque, un Regard du fantasme, un regard anamorphique tissé d'amour et de mort, de rien et de sublimité, de mélancolie et de « furore ». Entre la Voix etla Voyure, bouleversantle champde « l'épistémé » classique, appelant une réinterprétation des philosophies du visible et de l’invisible, les corps et concepts baroques, dans leur paroxysme figural, dans leur théâtre et leur leurre, inventent une

Esthétique. Soit : la longue-vue d'une rhétorique post-aristotélicienne et d'une esthétique « lacanienne » du tenebroso. Soit: la simultanéité d’une dramaturgie des passions menacées par la folie d'amour, d’une pratique de la loi, de ses variations et perversions, et d’une science du « mirabile » — l’admirable merveilleux — enracinée dans les mythes et interdits du voir, dans l'iregardable d'un monde immonde mais joui, dans une éthique. Là, dans cette Raison Insuffisante, dans cette érotique -flamboyante, l'on pense avec les yeux. Etre, c'est voir.

C.B.G.

71860 6 3063 Prix public : 72 FF TTC

&

11 86 S 20 382