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French Pages [233] Year 2023
La fin de l’utopie libérale
Collection « Philosophie », dirigée par Frédéric Berland, Roger Bruyeron et Arthur Cohen
Ouvrage publié avec le soutien de l’Institut d’Histoire et de Philosophie des Sciences et des Techniques (CNRS-ENS-Paris 1).
www.editions-hermann.fr ISBN : 979 1 0370 2247 9 ISBN PDF Web : 979 1 0370 2248 6 © 2023, Hermann Éditeurs, 6 rue Labrouste, 75015 Paris. Toute reproduction ou représentation de cet ouvrage, intégrale ou partielle, serait illicite sans l’autorisation de l’éditeur et constituerait une contrefaçon. Les cas strictement limités à l’usage privé ou de citation sont régis par la loi du 11 mars 1957.
Michel Bourdeau
La fin de l’utopie libérale Introduction critique à la pensée de Friedrich Hayek
Depuis 1876
Liste des textes de Hayek les plus souvent cités 1
Sauf pour 1937, 1942, 1944 et 1973, les citations sont traduites directement de l’anglais. — 1937 : « Economics and Knowledge », Economica, n. s., 1937, p. 33-54 et reproduit dans CW 15 (The Market and Other Orders, 2014), p. 57-77 ; cité dans la traduction française, Économie et connaissance, Cahier d'économie politique 43, L’Harmattan, 2002, p. 119-134. — 1938 : « Freedom and the Economic System », Contemprary Review, p. 434-442 ; une version plus développée fut publiée en 1939 par les Presses de l’Université de Chicago ; reproduit dans CW 10 (Socialism and War), qui donne les deux versions du texte, p. 181-188 et 189-212. — 1939 : « The Economic Conditions of Inter-state Federalism », New Commonwealth Quarterly, V, No.2, 131-49. reproduit dans Individualism and Economic Order (1948), p. 255-272. — 1942 : Scientism and the Study of Society. Publié initialement entre 1942 et 1944 sous forme d’articles dans Economica, puis repris sous une forme légèrement modifiée comme la première partie de 1952. Le texte fut traduit en français par Raymond Barre : Scientisme et sciences sociales, Paris, Plon, 1953. C’est la traduction utilisée. — 1944 : The Road to Serfdom ; cité dans la traduction française : La Route de la servitude, Paris, PUF, 1985. 1. On complètera par les repères bibliographiques qui figurent en fin de volume.
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La fin de l’utopie libérale
— 1945 : « The Use of Knowledge in Society » ; repris dans CW 15, p. 93-104. — 1946 : « The Meaning of Competition » ; publié en 1948 et reproduit dans CW 15, p. 105-116. — 1948 : « Individualism : True and False » ; reproduit dans CW 13 (Studies on the Decline and Abuse of Reason, 2010), p. 46-76. — 1949 : « Intellectuals and Socialism » ; reproduit dans CW 10, p. 221-237. — 1952 : The Counter-Revolution of Science ; reproduit dans CW 13, p. 77-305. — 1955 : The Political Ideal of the Rule of Law ; reproduit dans CW 15, p. 119-194. — 1960 : The Constitution of Liberty ; reproduit dans CW 17, 2011. Il existe une traduction française : La Constitution de la liberté, Paris, LITEC, 1994. — 1961 : A New Look at Economic Theory ; texte inédit, publié dans les CW 15, p. 373-426. — 1964 : « The Theory of Complex Phenomena » ; reproduit dans CW 15, p. 257-278. — 1967a : « Notes on the Evolution of Rules of Conduct » ; reproduit dans CW 15, p. 278-292. — 1967b : « The Result of Human Action but not of Human Design » ; originellement publié en français dans un volume d’hommage à Jacques Rueff ; puis la même année en anglais ; reproduit dans CW 15, p. 293-303. — 1968 : « Competition as a Discovery Procedure » ; reproduit dans CW 15, p. 304-313. — 1973 : Law ; Legislation and Liberty ; l’ouvrage a d’abord été publié en trois volumes, échelonnés de 1973 à 1979, avant d’être republié en un volume en 1982 ; cité dans la traduction française : Loi, législation et liberté ; Paris, PUF, 2007. — 1994 : Hayek on Hayek, an Autobiographical Dialogue ; supplément aux CW, publié aux Presses de l'Université de Chicago. Une édition des œuvres est en cours aux Presses de l’université de Chicago (The Collected Works of F. A. Hayek ; W. W. Bartley III
Liste des textes de Hayek les plus souvent cités 7
et St. Kresge, éds.). Dans la mesure du possible, c’est à cette édition qu’il a été fait référence (CW, suivi du numéro du volume). « Caldwell » réfère à l'ouvrage de Bruce Caldwell : Hayek’s Challenge (Chicago, Presses de l’Université de Chicago, 2004), lecture pratiquement indispensable, à compléter par le compterendu qu’en a donné Ph. Mirowski, « Naturalizing the market on the road to revisionism : Bruce Caldwell’s Hayek’s Challenge and the challenge of Hayek interpretation », Journal of Institutional Economics (2007-3), p. 351-372.
Avant-propos
Aujourd’hui, il n’y a plus guère que les criminels qui osent encore nuire à autrui sans recourir aux services de la philosophie. Robert Musil
L’époque où le Tout-Paris s’était entiché de Hayek et de Popper apparaît maintenant bien lointaine, mais l’oiseau de minerve ne se lève qu’à la tombée de la nuit et, aujourd’hui où les politiques libérales sont de plus en plus remises en question, le moment semble venu de relire l’œuvre de leur principal inspirateur. On ne peut toutefois se lancer dans l’entreprise sans éprouver des scrupules à ajouter ainsi à la liste déjà pléthorique des écrits où il est question de Hayek. En effet, ce ne sont pas les ouvrages sur le libéralisme contemporain qui manquent et, signe de l’importance de son œuvre, quiconque s’est intéressé de près ou de loin au sujet n’a pu manquer de croiser presque à chaque instant le nom de l’économiste autrichien. Certes le néo-libéralisme est la résultante de différents courants : l’ordolibéralisme allemand, l’école autrichienne, dont les membres furent vite dispersés mais qui sut conserver une spécificité aisément identifiable, ou encore l’école de Chicago ; mais vu l’ampleur de son œuvre, vu l’influence qu’elle a exercée, on ne risque guère de se tromper en disant qu’Hayek restera comme le grand théoricien du libéralisme du siècle passé. Le succès prodigieux de La Route de la servitude lui valut de devenir une figure publique et, de tous les représentants des différents courants, comme Wilhelm Röpke, Ludwig von Mises ou même Milton Friedmann, il est le seul dont les écrits soient
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largement disponibles dans des collections de poche. Tous les grands ouvrages lui accordent donc une place éminente mais, le plus souvent, c’est à l’intérieur d’une histoire du mouvement libéral 1, de sorte que, en langue française du moins, il y a peu d’ouvrages qui lui soient exclusivement consacrés et se présentent, comme c’est ici le cas, comme une introduction à son œuvre. En outre personne, semble-t-il, n’avait jusqu’alors entrepris d’approcher cette œuvre par le biais de la proposition qui y est faite de considérer le libéralisme comme une utopie 2. Ce point de vue présente un certain nombre de caractéristiques dont on peut espérer que le lecteur saura apprécier la pertinence. Tout d’abord, il invite à accorder une place absolument déterminante à un petit texte, Les intellectuels et le socialisme (1949), où la dimension utopique est pour la première fois clairement revendiquée. En 1947, dans le but de fédérer leurs efforts, les différentes écoles mentionnées à l’instant s’étaient regroupées et avaient fondé la Société du Mont Pèlerin. Élu président, Hayek prend ainsi la tête d’un mouvement qui, sans être un parti politique, se fixe explicitement pour but d’influer sur le cours des évènements. L’universitaire se double ainsi d’un homme d’action. Le texte publié deux ans plus tard fixe la feuille de route que les libéraux suivront avec une remarquable constance. Étant admis que c’est l’opinion qui gouverne le monde, pour que l’utopie se réalise, il faut agir 1. En langue française, outre Naissance de la biopolitique de Foucault (Paris, Gallimard:Seuil, 2004), on peut citer: S. Audier: Néo-libéralisme(s), une archéologie intellectuelle, Paris, Grasset, 2012 ; ou, dans une toute autre perspective, Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde , Paris, La découverte, 2009. 2. Dans Le capitalisme utopique, histoire de l’idée de marché (Paris, Le Seuil, 1999, p.158-160) P. Rosanvallon parle bien d’un libéralisme utopique, celui de la société de marché, mais aucune référence n’y est faite à Hayek, et Audier intitule « projet d’une ‘utopie libérale’ radicale » les quelques pages qu’il consacre au texte de 1949 Les intellectuels et le socialisme (2012, p. 287-290).
Avant-propos 11
sur l’opinion ; et l’opinion étant à son tour formée par ces « second-hand dealers in ideas » 3 que sont les intellectuels, il faut convertir ceux-ci aux idées libérales. Et la stratégie s’est révélée féconde, puisqu’elle a conduit au raz-de-marée libéral qui a déferlé sur la planète quelque trente ans plus tard. Mais le texte de 1949 fixe également l’agenda théorique de son auteur, puisque les deux grands ouvrages qu’il publiera par la suite, La Constitution de la Liberté (1960) et Loi, législation et liberté (1973-1979) ont pour but de préciser les traits de cette utopie libérale qu’est la Grande Société. En second lieu, aujourd’hui où, comme le voulait Hayek, le libéralisme a remplacé le socialisme, prendre comme fil directeur l’utopie permet de confronter ce qu’annonçait la théorie avec la réalité qui a résulté de sa mise en pratique. Le présent ouvrage trouve alors sa raison d’être moins dans l’œuvre de Hayek prise en elle-même que dans le monde dans lequel nous vivons. Face aux crises à répétition, à la croissance vertigineuse des inégalités, il est difficile d’échapper à la question : comment en est-on arrivé là ? Dans une telle situation, dira-t-on, le plus urgent est de trouver les moyens d’en sortir, et il convient de se tourner vers l’avenir plutôt que vers le passé. Mais comment apporter des remèdes aux maux dont nous souffrons, si nous n’en connaissons pas les causes. S’il est vrai qu’en un sens Hayek appartient maintenant au passé, il ne s’agit pas de le lire comme on lit Platon, Descartes ou Kant. L’approche proposée ne relève qu’indirectement de l’histoire. Elle repose sur la profonde conviction que, s’il est souhaitable, voire indispensable, de se familiariser avec la 3. Littéralement : marchand d’idées d’occasion. Revendeur d’idées ne convient pas : outre que l’anglais ne parle pas explicitement de vente, on ne voit pas que ces gens aient des idées à revendre. La traduction la moins mauvaise serait sans doute : trafiquant d’idées, si l’on prend le mot au sens qui était encore celui donné par Littré : celui qui fait le trafic, c’est-à-dire le commerce de marchandises. En l’absence de traduction satisfaisante, le terme anglais sera conservé.
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pensée de l’économiste autrichien, c’est qu’elle nous donne la clé du monde globalisé qui est le nôtre. Celui-ci n’est pas le fruit du hasard, il n’a pas surgi spontanément, ce n’est pas non plus, comme le répétait Madame Thatcher, que nous n’avions pas le choix. C’est le résultat d’un dessein mûrement conçu et inlassablement poursuivi, d’un patient travail, collectif certes, mais dont on ne peut contester que le président de la Société du Mont Pèlerin a été le maître d’œuvre. Si donc quelqu’un veut comprendre le monde actuel, il y a peu de lectures plus utiles que celle des ouvrages de Hayek. Pour ne prendre qu’un exemple, l’obstination avec laquelle on a voulu graver dans le marbre des traités le respect de la concurrence libre et non faussée s’explique dès qu’on a lu les deux très courts articles intitulés Le sens de la concurrence (1948) ou La concurrence comme procédure de découverte (1968). Si donc l’ouvrage a été conçu comme une introduction à l’œuvre de Hayek, c’est une introduction critique, car il y a de bonnes raisons de ne pas se sentir chez soi dans ce monde dont il nous donne la clé. Il a paru toutefois important de respecter un principe qui, si l’on en croit Schumpeter, guidait également Hayek : n’imputer « pratiquement jamais aux adversaires rien de plus que l’erreur intellectuelle » (1973, p. 183). Parmi les erreurs relevées, l’accent sera mis sur la conception des rapports de l’économique et du social, qui conduit à ne voir dans la justice sociale qu’un dangereux mirage. Que reste-t-il de la justice dans une société d’où la justice sociale a été bannie ? Aujourd’hui, la principale force du libéralisme vient de ce qu’il n’y a toujours aucune doctrine susceptible de le remplacer. L’apparent paradoxe de la notion de destruction créatrice disparaît dès qu’il est reconnu qu’on ne détruit que ce qu’on remplace. C’est pourquoi, explorant une piste ouverte par Alain Supiot, la conclusion esquisse une autre idée de la justice sociale mieux en accord avec les attentes de nos contemporains. De façon générale, l’auteur de ces lignes a toujours éprouvé le plus grand mal à se reconnaître dans le credo libéral. Pour
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Hayek, et on peut lui donner raison sur ce point, les grandes valeurs libérales sont négatives, alors que la politique se doit d’être positive. Hayek a écrit sur Comte des pages qui ont marqué l’image qu’on se fait encore aujourd’hui du fondateur du positivisme. Rejeté en appendice, un parallèle entre les deux penseurs montre que le grand théoricien des ordres spontanés n’a pas vu que son adversaire accordait lui aussi une place centrale à cette notion et qu’il se réclamait comme lui des Lumières écossaises. Le lecteur ayant maintenant un premier aperçu de ce qu’il peut s’attendre à trouver dans ce livre, quelques mots sur ce qu’il n’y trouvera pas. Hayek a laissé une œuvre considérable. L’édition en cours de ses Collected Works ne prévoit pas moins de dix-neuf volumes et il n’y avait pas grand sens à chercher à tout couvrir. Ont ainsi été exclus la plupart de ses ouvrages économiques. Sans en sous-estimer l’importance, il y a tout lieu de penser que la plupart des questions abordées n’ont en général pas d’impact direct sur sa pensée socio-politique. Si l’omission de ces travaux qui n’intéressent pratiquement que les économistes n’affecte guère l’intelligence globale de la pensée de Hayek, il n’en va pas de même pour L’ordre sensoriel 4, dont l’auteur était assez fier pour y voir « une de [s]es plus importantes contributions au savoir » (1994, p. 138). Mais, tout en déclarant que l’ouvrage l’avait « grandement aidé à clarifier [s]es idées sur beaucoup de ce qui est significatif pour la théorie sociale », Hayek reconnaissait que ses collègues le jugeaient « inintéressant et indigeste » (1973, p. 885). Outre que l’ouvrage illustre la diversité des centres d’intérêt et l’indépendance d’esprit de son auteur, qui n’avait aucun bénéfice académique à attendre de cette publication, on est donc fondé à y voir une composante
4. The Sensory Order : Inquiry Into the Foundations of Theoretical Psychology (1952) ; l’ouvrage a été traduit en français, Paris, CNRS-éditions, 2001.
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essentielle de la pensée de Hayek 5. Toutefois, les aspects les plus féconds de ce qui y est exposé (sur l’abstraction, sur l’explication) relevant également de la théorie de la complexité, il a paru préférable, compte tenu de la perspective adoptée, de ne pas suivre Hayek dans des considérations proprement psychologiques qui nous auraient trop éloignés de notre propos, d’autant qu’elles constituent une des parties les plus faibles de son œuvre. Enfin toute référence à La présomption fatale (The Fatal Conceit : The Errors of Socialism, 1988) a été délibérément écartée. Non que l’ouvrage soit sans mérite. Cet exposé synthétique est le dernier livre qu’ait publié Hayek et il peut donc être lu comme un testament. Mais il pose des problèmes d’interprétation dont il n’était pas souhaitable de s’encombrer. Pour des raisons de santé, l’ouvrage a été composé à quatre mains, si bien qu’on ne peut pas être sûr que ce qui s’y trouve d’original puisse être attribué à Hayek ; quant au reste, il ne fait que reprendre des idées déjà développées dans des publications antérieures (Caldwell, p. 316-319). Le propre des grandes œuvres est de se prêter à de multiples interprétations. Celle qui est ici proposée de la pensée de Hayek n’est certainement pas la seule possible ; l’important est qu’elle soit recevable. Tout en adoptant un point de vue critique, et sans prétendre à l’exhaustivité, elle a visé à rendre sa pensée de façon fidèle. Elle demande à être prise avant tout comme une invitation à chercher, dans l’œuvre de Hayek, l’intelligence du monde dans lequel nous vivons, et à faciliter la lecture de celui-ci comme de celle-là.
5. Voir Naomi Beck, Hayek and the Evolution of Capitalism, Chicago, Chicago U. P., 2018, p. 46-51, et Caldwell, p. 262-279.
I Hayek utopiste
La situation inédite dans laquelle nous nous trouvons invite à des remises en question. L’une d’elles concerne le bien-fondé des politiques libérales mises en œuvre depuis plusieurs dizaines d’années. Crises financières à répétition, croissance des inégalités, tout invite à penser que ces politiques ont trouvé leurs limites et qu’il est temps de changer de cap. Mais ceux qui les ont conçues, notamment à Bruxelles, sont loin d’être du même avis : la recette est bonne, disent-ils, elle a seulement été mal appliquée. D’où l’utilité d’une réflexion sur cette doctrine qui a modelé le monde dans lequel nous vivons.
1. Libéralisme ou néo-libéralisme ? Les pièges sémantico-conceptuels Mais que faut-il entendre au juste par libéralisme ? Le terme est on ne peut plus équivoque et déjà la distinction la plus élémentaire pose un problème de taille, celui des rapports entre économie et politique, puisque libéralisme politique et libéralisme économique sont distincts et liés. Le premier est né pour mettre fin aux abus de pouvoir et faire respecter ce qui ne s’appelait pas encore les droits de l’homme. Pour le second, apparu près d’un siècle plus tard, le mode de fonctionnement de la vie économique a ceci de remarquable que les intérêts particuliers s’y accordent d’eux-mêmes, sans qu’une
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intervention extérieure soit nécessaire. Le libéralisme économique a donc une signification politique immédiate : toute action du gouvernement est perçue comme une ingérence inutile voire nocive. « Ces deux conceptions du libéralisme sont visiblement apparentées l’une à l’autre, puisqu’elles reposent sur un même sentiment d’hostilité à l’égard de l’idée gouvernementale » note Élie Halévy 1, qui ajoute aussitôt qu’elles ne se recoupent pas : les Whigs du dix-huitième siècle étaient protectionnistes, et l’on sait que le libéralisme économique s’est fort bien accommodé des dictatures militaires. Le gros des difficultés porte sur le premier des deux termes car, si Laissez-faire, laissez-passer résume assez bien le programme du libéralisme économique, le libéralisme politique a pris des formes multiples et parfois incompatibles. Il ne s’agit pas d’une appellation contrôlée. Aujourd'hui, à gauche comme à droite, tout le monde, ou presque, s’en réclame ; et ce n’est pas nouveau : sous la Restauration, sauf les ultras, tout le monde était libéral, même les bonapartistes. Le vocabulaire politique connaît beaucoup de cas semblables, les mots y prenant des sens différents quand on change de pays ou d’époque. Hayek, par exemple, ne signale pas moins de trois causes de confusion. Les États-Unis n’ayant pas connu d’Ancien Régime, les premiers libéraux pouvaient y être considérés comme des conservateurs, en ce sens qu’ils défendaient la tradition existante, ce qui n’était bien sûr pas possible pour leurs homologues européens. Puis ce sont les radicaux et socialistes nord-américains qui se sont appelés libéraux, pendant que, de leur côté, en Europe, les représentants du libéralisme rationaliste frayaient eux aussi la voie du socialisme 2. 1. É. Halévy, Grandeur, décadence, persistance du libéralisme en Angleterre, dans Inventaires. La crise sociale et les idéologies nationales, Paris, Alcan, 1936, p. 7-8. 2. Voir encore 1960, p. 528-29 : « quoique je me sois décrit toute ma vie comme un libéral, je l’ai fait plus récemment avec une réticence croissante, non seulement parce qu’aux États-Unis ce terme donne constamment lieu
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Pour essayer de clarifier la situation et notamment de préciser ce qui les distingue de leurs prédécesseurs, les libéraux d’aujourd’hui sont souvent appelés néo-libéraux et, pour souligner ce que des positions comme celles de Hayek peuvent avoir d’outré, on parle encore d’ultra-libéralisme. Néo-libéralisme présente un double avantage. Tout d’abord, cela permet de souligner ce qu’a de profondément original la forme de libéralisme élaborée au cours de la seconde moitié du siècle dernier. C’est bien un véritable renouveau, une renaissance, qui a eu lieu. De plus, dans une perspective critique ici adoptée, néolibéralisme permet, en précisant la cible visée, d’éviter des malentendus, les autres formes de libéralisme étant explicitement mises hors de cause. Hayek pourtant préfère se décrire comme un libéral et un certain nombre de ceux qui se réclament de lui récusent le terme néo-libéral censé les désigner. Il est clair qu’un tel choix n’a rien d’innocent : ils entendent par là se présenter comme les héritiers de la grande tradition libérale et bénéficier ainsi du prestige qui lui est attaché. Ce faisant, ils se livrent à une réécriture de l’histoire du libéralisme qui passe sous silence les luttes fratricides qu’ont pu mener les différents membres de la grande famille libérale. C’est ainsi que le combat contre le socialisme chez Hayek se double d’un combat non moins irréductible contre Keynes, qui était pourtant lui aussi un libéral (voir le volume IX des Œuvres : Contra Keynes and Cambridge) ; et il en va de même pour Mill. Il s’agit de les exclure, au nom d’une orthodoxie historiquement mal établie. Il y a donc de bonnes raisons de contester à Hayek et à ses disciples le droit de se présenter comme les seuls et véritables héritiers de la tradition libérale. On ne peut nier pourtant que, toute fragile qu’elle soit, cette interprétation du libéralisme a dominé le dernier demi-siècle, comme le montre par exemple le long abandon des politiques à des malentendus, mais aussi parce que je suis de plus en plus conscient du grand fossé qui sépare ma position et le libéralisme rationaliste du Continent ou même le libéralisme des utilitaristes anglais. »
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keynesiennes. Même si la tendance semble en train de s’inverser, le libéralisme d’aujourd’hui reste identifié à ce fondamentalisme du marché théorisé par Hayek. C’est pourquoi j’éviterai de parler de néo-libéralisme et suivrai l’économiste autrichien dans son usage de libéral. Le mot sera donc utilisé pour désigner la doctrine qu’il a élaborée, et qui d’ailleurs a évolué avec le temps. J’espère que cela n’entrainera aucun malentendu. Qu’il soit clair une fois pour toutes que dans ce qui suit il n’est pas question d’un libéralisme en soi, mais essentiellement de la forme particulière que lui a donnée Hayek.
2. Hayek Cette focalisation exclusive sur l’auteur de La Route de la servitude s’explique par plusieurs raisons. Elle tient tout d’abord à l’influence prodigieuse qu’il a exercée et qui fait que son œuvre nous donne la clé du monde dans lequel nous vivons. On raconte que, lors d’une réunion du parti conservateur britannique, Margaret Thatcher aurait brandi La Constitution de la liberté et déclaré « voilà ce à quoi nous croyons ». Mais cette influence s’est aussi exercée là où on l’attend moins. Par exemple en littérature, où l’écrivain péruvien Mario Vargas Llosa, reconnaît avoir été profondément marqué par sa pensée ; ou encore dans la création de Wikipédia puisque c’est en lisant The Use of Knowledge in Society, un article publié par Hayek en 1945, que Jimmy Wales a eu l’idée d’une encyclopédie à laquelle chacun pourrait contribuer, sans comité éditorial centralisant et évaluant les contributions. Pour rendre compte d’une telle influence, il est tentant de comparer Hayek à Marx, le premier étant au libéralisme ce que le second est au socialisme. Tous deux sont à la fois des économistes, des sociologues et disons, faute de mieux, des militants, des hommes engagés qui défendent des convictions. Il est à peine nécessaire de rappeler qu’Hayek est d’abord un économiste. C’est la discipline qu’il a étudiée, qu’il a enseignée
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et qui lui a valu le vrai faux « prix Nobel » décerné par la Banque de Suède. Ce qu’on sait moins, c’est qu’il est un oiseau rare dans la volière des économistes, notamment en raison de son attitude plus que réservée à l’égard de la mathématisation. Alors que la plupart des économistes néoclassiques y voient le garant de la scientificité de leur discipline, la marque de sa supériorité par rapport aux autres sciences sociales, il estime au contraire que, à s’engager dans cette voie, on passe totalement à côté du problème fondamental que doit résoudre la science économique ; et cette critique atteint également l’idée d’homo oeconomicus. Bien plus, à ses yeux, celui qui ne fait que de l’économie ne peut pas être un bon économiste. De là, de sa part, des incursions dans des domaines divers comme l’épistémologie ou la psychologie. Aussi, même s’il refuserait sans doute cette qualification, Hayek est un sociologue. Proposer, comme il le fait, une interprétation économique de la société, c’est faire de la sociologie au moins autant que de l’économie, et se parer du prestige de l’économie pour « faire passer » comme en contrebande des analyses en réalité sociologiques. C’est d’ailleurs à ses travaux socio-politiques qu’il doit d’être un des rares économistes dont l’audience ait dépassé le cercle des seuls économistes. Comme le montrent les traductions françaises, ce qu’on a retenu de lui, beaucoup plus que ses travaux proprement économiques, ce sont des ouvrages socio-politiques. Si Prix et production (1931) a été traduit en francais, Monetary Theory and the Trade Cycle (1929), Profits, Interest and Investment (1939), The Pure Theory of Capital (1941) attendront sans doute encore longtemps avant de l’être, alors que La Route de la servitude ou Loi, législation et liberté sont disponibles dans des collections de poche. Enfin, la position singulière occupée par Hayek, il la doit aussi à son engagement au service d’une cause ; ce qui l’a conduit à s’adresser non seulement aux décideurs mais aussi au grand public, quitte à adopter par moments un point de vue manichéen, avec des bons et des méchants. S’il est le seul économiste à avoir ainsi écrit un véritable best-seller, il ne faut
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pas croire que son vrai faux prix Nobel lui ait valu l’admiration unanime de ses confrères. La conjonction de ces facteurs fait que, que l’on soit ou non d’accord avec lui, la lecture de Hayek est une expérience on ne peut plus stimulante. Il réussit à donner du libéralisme une image souvent fort différente des stéréotypes auxquels nous sommes habitués. Ainsi, la façon dont il ne cesse de nous ramener à notre ignorance comme à une donnée première le conduit à caractériser le libéral par son humilité. Qui, encore, avait jamais songé avant lui à définir la liberté comme la faculté de pouvoir utiliser ses connaissances pour réaliser les fins qu’on s’est proposées ? On ne peut s’empêcher d’éprouver une certaine sympathie devant son franc-parler, ou devant le courage qui lui fait prendre des positions souvent impopulaires. Enfin, si la critique occupe dans son œuvre une place si considérable, ce n’est pas tant dû à un goût de la polémique qu’à la façon dont il conçoit son travail. Ce qu’un économiste a à faire, c’est avant tout de démontrer la fausseté de certaines idées qui se forment spontanément. C’est pourquoi la critique se fait dans le respect de l’adversaire. Ce n’est pas une des moindres originalités de Hayek que d’avoir présenté le libéralisme comme une utopie. Prendre cette idée comme fil directeur devrait aider non seulement à comprendre le but qu’il poursuivait et la façon dont il l’a atteint mais aussi à juger de la pertinence du programme proposé. En parlant d’utopie, – ou d’idéologie, car les deux mots sont à peu près équivalents pour lui –, libérale, Hayek savait qu’il rencontrerait des résistances dans son propre camp. Esprits pratiques, ses amis, en effet, avaient l’habitude de se méfier des idées générales et auraient volontiers laissé l’utopie aux socialistes. Une fois admis que ce sont les idées qui gouvernent le monde, une telle attitude est toutefois intenable. On ne peut échapper à la lutte idéologique. Il faut donc accepter d’aller combattre l’adversaire sur son propre terrain et d’engager la bataille de l’opinion. Mais, dans l’utopie, il y a plus que de l’idéologie. Le libéralisme nous promet un monde meilleur et,
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si l’on veut bien y réfléchir, la main invisible agit comme la providence. La première fois où l’image apparaît chez Adam Smith, c’est bien une main divine, la main de Jupiter 3 et un peu plus tard, chez Kant ou Hegel, elle fonctionne comme une laïcisation de la théodicée. Cette seconde dimension a beau être tant bien que mal occultée, elle n’en reste pas moins présente. Pour qu’advienne la Grande Société, il suffit de substituer à la main bien visible de l’État-providence la main invisible des forces ordonnatrices, qui prend soin du bien commun sans que nous ayons à nous en soucier. Au plan proprement idéologique, la stratégie a été payante et il est difficilement contestable que les libéraux l’ont emporté. Mais dans le second cas ? Pour juger de la valeur d’une utopie, il faut changer de registre, se situer non plus seulement au niveau des idées, mais aussi au niveau des faits et examiner ce qui résulte de sa mise en pratique. Cette fois, au vu des résultats, il est beaucoup moins sûr qu’on puisse vraiment parler de succès. Des voix de plus en plus nombreuses, même parmi les libéraux, s’élèvent pour remettre en cause le programme fixé par l’économiste autrichien. On a fait fausse route et il est urgent de changer de cap.
3. Aperçu de l’ouvrage Présenter cette utopie libérale se fera en cinq étapes, distribuées en deux grandes parties. Les prémices s’en trouvent dans un article de 1937, Économie et connaissance, où on s’accorde à reconnaître la grande contribution de Hayek à la science économique, et qui constitue le point de départ obligé pour qui veut comprendre sa pensée. L’auteur s’est toujours présenté 3. « Les corps lourds tombent, et les substances légères s'élèvent par la nécessité de leur nature, et on n'a jamais pensé à recourir en ces matières à la main invisible de Jupiter » (An Essay on the History of Ancient Physics, in The Early Writings of Adam Smith, 1967, p. 49; cité par Philipp Mirowski, More Heat than Light, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, p. 408 n.4.
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comme un membre de l’école autrichienne. Son fondateur, Carl Menger, est un des pères de ce que l’on appelle l’école néoclassique, mais, à la différence de Léon Walras, de Stanley Jevons ou de Vilfredo Pareto, il n’y parvient pas par les mathématiques, mais par une approche subjective qui est comme la marque de fabrique de l’école autrichienne. En 1937, Hayek fait un pas de plus dans cette direction et, sans rejeter pour autant la théorie néoclassique, il s’en prend à la théorie de l’équilibre, qui en est la pièce maîtresse. Elle suppose, note-t-il, des agents omniscients, hypothèse qui n’est bien sûr jamais satisfaite. Du coup, elle renonce à toute prise sur la réalité. Si l’on veut donner un contenu empirique à l’économie, il faut procéder autrement, partir non de l’omniscience mais de l’ignorance, et rendre compte du processus d’acquisition des connaissances. Pour cela, il faut considérer la division du travail dans sa dimension cognitive : elle a en effet pour corrélat une division des connaissances. Plus elle est développée, moins l’agent économique est en mesure d’avoir une vue exacte des différents facteurs dont dépend le succès de son action. Pour le bon fonctionnement de la vie économique, il est donc indispensable de remédier à cet éclatement du savoir et de faire en sorte qu’une vue complète de l’ensemble du processus soit disponible. Pour obtenir ce résultat, il existe deux moyens. Faire remonter l’ensemble des connaissances dispersées vers un organe central, être omniscient qui, fort de son savoir, pourra prendre les bonnes décisions et dira à chacun ce qu’il doit faire. C’est la solution socialiste, la planification. L’autre solution, c’est la libre entreprise, le marché et la concurrence. Un marché, en effet, est un lieu où s’échangent non seulement des marchandises, mais aussi des informations. Les prix sont des signaux au moyen desquels chacun met à la disposition de tous les autres les connaissances dont il dispose, lui, et dont les autres ont besoin. Mais, pour que le système des prix fonctionne ainsi, comme un moyen impersonnel et non centralisé de transmission de
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l’information, il est indispensable que le marché respecte les règles de la concurrence. Dès ce stade, on devine que l’œuvre de Hayek dans son ensemble se laisse résumer par un double mot d’ordre : défense de la libre entreprise, lutte contre le socialisme, deux combats qui sont comme les deux faces d’une même médaille. Le chapitre trois exposera donc ce que l’intéressé lui-même a décrit comme son effort de guerre, contre le nazisme mais plus encore contre le socialisme. À la fin des années trente, tout le monde était préoccupé par la montée du nazisme et la déstabilisation de l’ordre européen. Mais Hayek, qui avait passé sa jeunesse dans Vienne la Rouge et n’était fixé en Angleterre que depuis 1931, avait une source supplémentaire d’inquiétude. Du nazisme, on ne retenait d’ordinaire que son opposition aux communistes et, pour écraser ces derniers, les démocraties occidentales n’avaient d’ailleurs pas hésité à s’allier avec Hitler. Mais c’était s’en tenir à une vision superficielle. La lutte entre nazis et communistes était une lutte fratricide car il existe un lien congénital entre totalitarisme et socialisme. Il était donc urgent d’ouvrir les yeux des Britanniques, où les idées socialistes gagnaient du terrain. Cela passait par une vaste enquête historique qui l’occupa pendant plusieurs années et qui aboutit à la publication de deux livres. La Route de la servitude (1944) n’est en effet que la version populaire abrégée d’un ouvrage beaucoup plus vaste, dont seule une partie, Contre-révolution dans la science, a vu le jour en 1952. Convaincu de ce que c’est l’opinion qui gouverne le monde, Hayek remontait jusque dans le monde des idées et, le socialisme se donnant pour scientifique, le disciple de Carl Menger s’en prenait également au scientisme. Le succès prodigieux de La Route de la servitude facilita la création, en 1947, de la Société du Mont Pèlerin, qui entendait offrir, à ceux qui un peu partout s’étaient retrouvés dans les idées énoncées dans l’ouvrage, le moyen d’unir leurs efforts. Il ne suffit pas en effet de dénoncer le socialisme comme une erreur fatale ; pour faire triompher le libéralisme, il faut aussi
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en donner une meilleure image dans l’opinion. Si les socialistes l’ont emporté, c’est qu’ils avaient l’opinion pour eux ; et qui fait l’opinion, sinon les intellectuels ? Il faut donc faire en sorte que ces second-hand dealers in ideas parlent en faveur des idées libérales. Commence alors pour l’économiste autrichien une troisième carrière, moins visible mais non moins importante que celle d’auteur. Un autre trait distinctif de Hayek étant son intérêt marqué pour les questions épistémologiques, le chapitre suivant sera consacré à la philosophie des sciences. Si l’idée d’ordre spontané, qui se trouve derrière la fameuse image de la main invisible, est le fondement du libéralisme, elle est aussi le fondement de la science sociale et sa mise en valeur, au début des années cinquante, doit beaucoup à l’intérêt, commun à différentes disciplines, pour la complexité organisée. Hayek s’est en effet vite trouvé contraint d’abandonner le cadre hérité de Dilthey, qui opposait science de la nature et science de l’homme et qui l’avait conduit à englober scientisme et socialisme dans la même critique. En rapprochant ces deux sciences des êtres organisés que sont la biologie et la sociologie, l’idée de complexité lui permettait d’approfondir et de renforcer sa position. Elle confortait son hostilité à la mathématisation de sa discipline, la tutelle des mathématiques imposée par la physique apparaissant désormais comme injustifiée. Plus fondamentalement encore, elle conduisait à faire passer au premier plan ces deux idées jumelles que sont, pour Hayek, les notions d’ordre spontané et d’évolution. Les phénomènes correspondant à la première notion étaient très bien identifiés dès 1938, le marché constituant le prototype des ordres spontanés ; mais Hayek répugnait à utiliser le mot ordre, en raison de sa forte connotation politique. Le terme est équivoque, puisqu’il peut désigner aussi bien un arrangement qu’un commandement. Hayek oppose ainsi ordre spontané, qu’il propose d’appeler Kosmos, et organisation, qu’il propose d’appeler Taxis. Un ordre spontané ne résulte d’aucune intention, c’est le produit de l’action humaine, mais non d’un
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dessein humain. Une fois dégagée, l’idée d’ordre spontané devient la clé de voute du système. Tout en reconnaissant que les deux types d’ordre coexistent dans la société, Hayek propose d’appliquer à la plupart des phénomènes sociaux le type d’analyse employé pour rendre compte du fonctionnement d’un marché. Si l’intérêt de Hayek pour l’évolution a été renforcé par le rapprochement avec la biologie, il puise encore à d’autres sources, que ce soit Carl Menger, pour qui l’approche génétique était partie intégrante de toute science théorétique, ou les Lumières écossaises, avec leur idée d’histoire conjecturale. Qu’on oppose la spontanéité à la contrainte ou à l’intentionnalité, dans les deux cas il s’agit de qualifier la genèse d’un acte. D’où une idée de l’évolution qui doit plus à Lamarck qu’à Darwin ; d’où encore cette affirmation surprenante que le darwinisme existait avant Darwin. Ce qui est retenu du biologiste, c’est que l’évolution procède par sélection ; et le darwinisme social de Spencer sera rejeté, au motif que c’est le groupe, et non l’individu, qui est sélectionné. L’emportent les groupes qui suivent des règles de conduite plus efficaces que les autres. Pour établir la supériorité de la pensée libérale, il suffit donc d’étudier l’évolution des systèmes de règles de conduite, qui montre comment l’humanité est passée de la petite horde, la société du face-à-face, à la Grande Société, la société fondée sur les principes du libéralisme. On a maintenant tous les éléments nécessaires pour, dans une deuxième partie, suivre la conception de l’utopie libérale, projet atypique qui met celui qui s’y attelle dans une situation inconfortable, puisqu’il s’expose au double feu des utopistes traditionnels, et de ses amis libéraux. Comme on l’a vu, ces derniers risquaient d’opposer des résistances à un mode de pensée qui leur était jusqu’alors étranger. Quant aux premiers, ils auraient beau jeu de lui reprocher de ne pas être assez utopiste. Loin de vouloir refaire le monde, le programme proposé tient compte de nombreuses contraintes. Condamné quand il prenait la forme de l’opportunisme des
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anciens libéraux, le réalisme retrouve ses droits : l’utopie libérale s’appuie sur une analyse scientifique de la réalité. Comme se plaisait à le marteler Madame Thatcher : il n’y a pas d’autre solution (There is no alternative, TINA). On ne s’étonnera donc pas si « le programme libéral n’a pas le pouvoir de séduction d’une nouvelle invention » (1949, p. 235). C’est ainsi que nous sommes expressément invités à ne pas nous bercer d’illusions. La Grande Société a pour matrice l’ordre spontané du marché, ce que Hayek appelle une catallaxie ; or, une catallaxie fonctionne comme un jeu ; il y aura donc des perdants ; souvent, le mérite n’y est pas récompensé et il est nécessaire que certaines attentes soient déçues. C’est ainsi encore que, La Grande Société étant une société abstraite, il nous est expressément demandé de renoncer aux divers bénéfices que pouvait nous apporter la société du face-à-face. Le tableau n’en reste pas moins très séduisant. L’ordre spontané du marché constitue un optimum. Au bout du compte, tout le monde est gagnant en ce sens qu’est garantie à chacun la plus grande égalité des chances possible. La marche vers la Grande Société se confond avec la marche de la civilisation (1973, p. 892 ; 1960, chap. 3). En contrepartie des sacrifices demandés, ce qui est promis, c’est avant tout le plein exercice de cette valeur suprême qu’est, pour un libéral, la liberté. Après bien d’autres, Hayek la définit négativement, comme absence de contrainte mais, à s’en tenir là, on passerait à côté de ce qu’il y a de plus original dans son approche, car pour lui la liberté se définit également comme la faculté de pouvoir utiliser les connaissances dont on dispose pour atteindre les buts qu’on se propose. La liberté étant sans cesse menacée, c’est au droit qu’il sera demandé d’en garantir l’exercice. La Grande société se caractérise donc, en second lieu, par l’existence d’un État de droit (rule of law) 4. D’où la 4. L’expression rule of law est difficile à traduire, l’anglais n’ayant qu’un mot pour désigner à la fois la loi et le droit. L’équivalent le plus proche est sans doute État de droit, le Rechtsstaat des Allemands ; mais l’anglais ne
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nécessité d’une longue réflexion sur la nature du droit. Les règles de juste conduite en quoi il consiste sont analogues aux règles du jeu catallactique : elles visent elles aussi non pas un but concret (Taxis) mais un ordre abstrait (Kosmos). Les libertés étant essentiellement libertés individuelles, la Grande Société se caractérise encore par l’individualisme de ses membres. Mill, après Humboldt, demandait du libéralisme qu’il permette le plein développement de l’individualité (c’est le dernier mot de 1960, p. 516) mais, à la différence de la dérivation en –ité, la dérivation en –isme prête à toute sorte d’équivoques ; aussi Hayek prend bien soin, dans un texte qui pose les premières pierres de l’utopie libérale, de débarrasser le terme de toutes ses connotations indésirables et de distinguer faux et vrai individualisme. Deux des sens que peut prendre ce dernier s’écartent de la conception commune. L’individualisme, nous dit Hayek, est d’abord une théorie de la société (1948, p. 52), qui pose que les phénomènes sociaux doivent être compris comme résultants des actions et interactions individuelles. C’est l’individualisme méthodologique des sociologues, qui n’attribue à l’individu aucun individualisme. Mais c’est aussi une forme d’humilité, en ce qu’il commence par un aveu d’ignorance et nous reconnaît soumis à des processus que nous ne contrôlons pas. L’individualisme qui s’accorde avec l’idée que nous nous en faisons passe par le droit. Pour garantir la liberté, celui-ci délimite en effet une sphère privée inviolable, où chacun est seul maître, à l’abri de toute intrusion. La reconnaissance de « sphères autonomes où les fins individuelles sont toutes puissantes » (1944, p. 47), fait de la Grande parle pas d’État. La traduction la plus appropriée est sans doute : règne de la loi; on verra plus tard que Hayek oppose ainsi le gouvernement des lois au gouvernement des hommes. Le concept, qui en est venu à servir de mantra à la politique libérale, apparait dès La Route de la servitude (chap. 6). Il passe ensuite au premier plan dans les conférences du Caire, The Political Ideal of the Rule of Law (1955), qui sont une première ébauche de La Constitution de la liberté, où il est au centre de la deuxième partie.
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Société une société où règne le pluralisme. Pour établir que bien commun, intérêt général sont des termes trop vagues pour déterminer une politique, il suffit de transposer à la morale, au monde des fins et des valeurs, ce qui a été établi à propos du marché : impossibilité de l’omniscience, nécessaire limite des connaissances de chacun. « De ce fait, l’individualiste conclut qu’il faut laisser l’individu, à l’intérieur de limites déterminées, libre de se conformer à ses propres valeurs plutôt qu’à celles d’autrui, et que dans ce domaine, les fins de l’individu doivent être toutes puissantes et échapper à la dictature d’autrui » (1944, p. 49). Un dernier caractère souligne la prégnance des schèmes économiques dans la conception de l’utopie libérale. Celle-ci nous demande en effet de penser l’ensemble des phénomènes sociaux comme relevant d’une analyse économique 5. Une fois admis que l’ensemble des phénomènes sociaux relèvent de l’ordre spontané, c’est l’économiste qui détient la clé d’une juste compréhension de la vie sociale, puisque c’est sur l’analyse du marché que le concept en a été dégagé pour la première fois. Ce à quoi nous sommes invités, c’est à passer d’une économie de marché à une société de marché, et c’est ainsi qu’on a vu surgir un marché de l’éducation, un marché de la santé, un marché des religions ou encore un marché du droit. Enfin, dater, comme on a tendance à le faire, la naissance du néo-libéralisme du Colloque Lippmann qui s’est tenu à Paris en 1938 à l’initiative de Louis Rougier, c’est s’interdire de comprendre les véritables ressorts de l’utopie libérale et il faut pour cela remonter jusqu’aux grands traités qui, à l’issue de la Première Guerre Mondiale, ont redessiné la carte de l’Europe. Le démantèlement de l’Empire austro-hongrois avait donné naissance à une multitude de petits États qui, 5. Voir par exemple Gary Becker, « The Economic Way of Looking at Life » (conférence prononcée à Stockholm lors de la remise de son « prix Nobel », en 1992) et déjà, un demi-siècle plus tôt, W. Röpke, Explication économique du monde moderne, Paris, Librairie de Médicis, 1940.
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pour protéger leur économie, s’étaient empressés de rétablir les barrières douanières peu à peu abolies au dix-neuvième siècle. C’est contre ces politiques protectionnistes que se sont élevés Hayek et son maître von Mises, deux Viennois. Un peu plus tard, Hayek et son ami Lionel Robbins ont élaboré des projets de fédération visant à affranchir l’économie de la tutelle des États-nations et à rétablir la libre circulation des biens et des personnes. L’utopie libérale comprend ainsi une théorie des relations internationales qui en confirme le caractère avant tout économique : en pratique, la Grande Société, c’est la globalisation et le marché mondial. Le chapitre cinq ayant ainsi présenté la face positive de l’utopie libérale, le chapitre suivant en présente la face négative. Au nom de la destruction créatrice, la construction de la Grande Société a en effet pris une forme largement destructrice, la dérégulation visant à abolir méthodiquement ce qui avait été peu à peu mis en place depuis un siècle et demi. Deux cibles ont été tout particulièrement visées : la justice sociale, donnée pour un mirage, et l’instance qui en est le garant, le gouvernement. Comme l’avait noté É. Halévy, le trait commun au libéralisme politique et au libéralisme économique est une même défiance à l’égard de l’action gouvernementale et c’est sur un cri de victoire : la politique détrônée que s’achève Droit, législation et liberté. L’ordre libéral étant censé surgir spontanément il suffit, pour le faire advenir, de lever les obstacles qui s’opposent au libre jeu des forces ordonnatrices. C’est pourquoi Hayek a entrepris après 1960 une véritable croisade contre la justice sociale, considérée comme un des plus puissants freins à l’avènement de la Grande Société. Celle-ci est une société ouverte, alors que la justice sociale n’est viable que dans une société close, une petite société où chacun a immédiatement conscience d’être solidaire de tous les autres. La demande pour la justice sociale n’est donc qu’une forme d’atavisme, un attachement pour une forme de vie sociale condamnée à disparaître. Une autre raison explique encore l’hostilité envers la justice sociale.
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L’État-providence, qui en est l’instrument, n’est qu’un avatar du socialisme. Celui-ci comprenait en effet deux volets ; un but, la justice sociale, un moyen, l’économie planifiée. Une fois reconnu l’échec de la planification, les socialistes ont cru possible d’atteindre leur but par d’autres moyens, en quoi ils se trompaient, l’État-providence étant fatalement amené à prendre des mesures liberticides. Pour justifier ces critiques, deux arguments ont été avancés. Le premier consiste à ne voir dans la justice sociale qu’une chimère sans aucun contenu assignable, ce qui passe par une conception du droit qui, pour avoir trouvé un large écho dans la doctrine Law and Economics, n’en reste pas moins hautement problématique. Appliquée au droit, la distinction entre Kosmos et Taxis établie dans la théorie des ordres spontanés prend la forme d'une opposition entre Nomos, le droit du juge, et Thesis, le droit du législateur. Seul droit à proprement parler, le premier est un ensemble de règles de juste conduite visant non un résultat concret mais un ordre abstrait ; et si la justice sociale n’a pas sa place dans le droit du juge, c’est qu’elle vise une égalité matérielle, au détriment de l’égalité formelle, la seule dont le juge ait à tenir compte. Cette approche du droit a ceci de singulier qu’elle disqualifie le point de vue du juriste au profit de celui de l’économiste, Hayek n’hésitant pas à déclarer que la plupart des juristes n’ont rien compris à ce qu’est le droit, faute de disposer de l’idée d’ordre spontané que les économistes ont été les premiers à dégager. Aussi faut-il chercher ailleurs, dans la conception des rapports de l’économie et de la politique, le véritable ressort de cette idée de droit censée justifier le refus de la justice sociale. À la différence des libéraux du dix-neuvième siècle, ceux du vingtième siècle étaient conscients que, pour assurer la bonne marche de la vie économique, l’intervention de l’État était indispensable : la main invisible serait impuissante sans l’aide du bras armé du droit. La question se pose alors : comment concilier deux refus apparemment incompatibles, le refus du laissez-faire des manchestériens, le refus de l’interventionnisme
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des partisans de l’État-providence ? La réponse viendra d’une théorie de l’intervention expressément destinée à justifier non les interventions mais l’interdit sur les interventions. Après quarante ans de politiques libérales, l’utopie est devenue réalité, ce qui interdit de comparer la Grande Société au Grand Soir, dont l’avènement était sans cesse reporté au lendemain. Le marché mondial est plus facile à instaurer que la société sans classe. Grâce à ces ambitions plus modestes, il est possible de confronter les résultats à ce qui était annoncé. Le contraste est assez saisissant : la Grande Société est sous nos yeux, mais les bienfaits promis ne sont pas là et force est de constater que l’utopie libérale a fait long feu. Le dernier chapitre commence donc par chercher les raisons de cet échec, qu’il propose d’attribuer à un dogmatisme pleinement assumé et à une conception erronée des rapports de l’économie et de la politique, qui se manifeste dans une confiance aveugle dans les capacités d’auto-régulation des marchés, et dans le refus de la justice sociale. Mais d’abord, est-il si sûr que les libéraux aient gagné la bataille de l’opinion ? Certes, par des moyens qu’il vaudrait la peine d’examiner de près, le libéralisme en est venu à occuper la place qui était celle du marxisme il y a un peu plus d’un demi-siècle, au point qu’on peut se demander s’il n’est pas devenu le nouvel opium des intellectuels. C’est la revanche posthume d’Aron sur Sartre. On ne perdra toutefois pas de vue ce qu’une telle victoire peut avoir de fragile, voire de trompeur. Outre la volatilité de l’opinion, est aussi en cause le rapport complexe des intellectuels à une opinion qu’ils reflètent autant qu’ils la façonnent. Chez Hayek, la première fonction est délibérément ignorée, la communication ne fonctionnant que dans un sens. Mais c’est oublier que, pour gagner la bataille de l’opinion, le soutien des intellectuels n’est en réalité qu’un moyen, inefficace s’il ne garantit pas ce qui est visé, à savoir le soutien populaire. On insiste souvent sur la place fondatrice qu’Hayek accorde à l’ignorance, sans voir que cette ignorance ne porte que sur les
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faits et s’accommode d’un dogmatisme des principes qui était inscrit dans l’approche subjective propre à l’école autrichienne. Ce n’est pas l’expérience mais la raison qui nous apprend que la courbe de la demande est décroissante et c’est pourquoi, aujourd’hui encore, nombre de libéraux semblent toujours peu disposés à renoncer à leurs principes et à accepter de les soumettre à l’épreuve des faits. Parmi ces principes intangibles figure la capacité des marchés à s’auto-réguler, qui fait que les crises économiques sont toujours attribuées à des facteurs exogènes. L’extension de la logique marchande à l’ensemble de la société n’est plus alors qu’une conséquence du principe des principes. Ce que nous apprend la main invisible, c’est que nous n’avons pas à nous soucier du bien commun, puisque le marché s’en charge ; et si tel est le cas, toute intervention dans un ordre spontané est à proscrire comme ingérence : le marché providence se substitue à l’État-providence. Les politiques libérales ont été menées au nom du slogan : le gouvernement, ce n’est pas la solution, c’est le problème. Quarante ans après, on serait plutôt de dire : le marché, ce n’est pas la solution, c’est le problème. Dans le cas de sa critique de la justice sociale, on ne peut contester qu’Hayek ait raison sur certains points, comme lorsqu’il remarque que, si nous sommes scandalisés par les revenus des grands patrons, les sommes colossales que gagnent certains sportifs ou certains acteurs ne nous choquent pas, ou encore que les solidarités définies au plan national ne jouent plus au plan international. Dans l’ensemble toutefois, on ne peut qu’être frappé par la faiblesse des arguments avancés : ce qui est reproché à la justice sociale, ce n’est pas tant d’être injuste, c’est de constituer un obstacle majeur à l’extension de la logique marchande. Mill est là pour nous rappeler que cette critique de la justice sociale n’est nullement constitutive du libéralisme et c’est même pour justifier l’impôt progressif que, dès 1848, il a introduit le raisonnement marginaliste en économie : dix euros n’ont pas la même utilité marginale pour un ouvrier et pour un millionnaire.
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Au lieu de présenter la justice sociale comme un mirage, ou plus exactement de la prendre pour cible, il est donc urgent de la remettre en bonne place sur l’agenda des politiques, comme l’a proposé Alain Supiot. Celui-ci a notamment montré que la notion de solidarité, telle qu’elle existe dans le droit des obligations, offre une base juridique solide sur laquelle s’appuyer et que contrairement à ce qu’affirment leurs adversaires, les droits économiques et sociaux ont bien la structure des droits. Plus généralement, c’est l’association entre justice sociale et société close qui est erronée. Quand Bergson a introduit l’opposition entre société close et société ouverte, ce qu’il entendait par cette dernière était tout autre chose qu’une société de marché. Ce n’est pas entre une société close et une société ouverte que nous avons à choisir, mais entre deux modèles de société ouverte, dont il n’est d’ailleurs pas sûr qu’ils soient incompatibles.
PREMIÈRE PARTIE
L’ARRIÈRE-PLAN THÉORIQUE
II L’économie, la connaissance et la technique
I have deliberately used the word “marvel” to shock the reader out of the complacency with which we often take the working of this mechanism for granted. Hayek, 1945, p. 101
1. L’école autrichienne 1 Hayek s’est toujours présenté comme un membre de l’école autrichienne d’économie et a toujours manifesté la plus profonde admiration pour son fondateur, Carl Menger (à ne pas confondre avec son fils Karl, un mathématicien étroitement associé à l’histoire du Cercle de Vienne). Aujourd’hui, Carl Menger est surtout connu pour être, avec Léon Walras et Stanley Jevons, un des trois artisans de la révolution marginaliste en économie, mais il s’est d’abord illustré dans la célèbre querelle des méthodes, le Methodenstreit, qui avait divisé à la fin du dix-neuvième siècle le monde académique germanique des sciences sociales. 1. Sur l’école autrichienne, voir Caldwell, p. 17-132 ; du même auteur, « Hayek and the Austrian tradition ». in Feser E. (éd.), The Cambridge Companion to Hayek, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 13-33.
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Dans un cas comme dans l’autre on trouve, au point de départ, la critique de la théorie qui avait dominé la pensée économique de la première moitié du dix-neuvième siècle et qui faisait de l’économie la science de la production et de la distribution des richesses mais qui peinait à donner, dans ce cadre, une théorie satisfaisante de la valeur. Face à ces difficultés, certains, notamment en Allemagne, à la suite de Gustav Schmoller, avaient proposé d’abandonner la voie théorique, et en particulier le recours à la méthode déductive, pour suivre à la place une voie empirique, en l’occurrence historique, d’où le nom d’école historique allemande. Dans cet esprit, ils menèrent de nombreuses enquêtes de terrain, ce qui les conduisit, pour traiter les données recueillies, à développer la statistique mathématique. L’école autrichienne (comme souvent, le nom lui a été donné par ses adversaires) entendait pour sa part maintenir les droits de la théorie. La dette de Hayek sur ce point est considérable. Il restera toute sa vie hostile à l’usage des statistiques. C’est à l’influence de Menger, pour qui « l’élément génétique est inséparable de l’idée de science théorique » qu’il attribuera son intérêt pour une approche évolutive (1967a, p. 287 ; cf. 1967b, p. 298). C’est à lui encore qu’il dit emprunter l’idée d’individualisme méthodologique et de méthode compositive 2. Enfin et surtout, il lui reconnaît l’incomparable mérite d’avoir clairement dégagé le problème central des sciences sociales : comment expliquer « que des institutions qui servent le bien-être commun et sont les plus importantes pour son développement peuvent apparaître sans que leur création soit due à une volonté commune » 3. Dans l’histoire toutefois, Menger reste plus connu pour avoir, en développant une théorie de la valeur-utilité, 2. Caldwell, p. 23 et 245 ; quand il traduit Scientisme et science sociale, Raymond Barre, embarrassé par le mot, le rendra par « synthétique ». 3. 1942, p. 98 ; Hayek, gêné par « bien être commun » (Gemeinwohl) propose de parler à la place des « institutions qui sont les conditions nécessaires de l’accomplissement des desseins conscients de l’homme » (p. 136, n74).
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révolutionné la pensée économique et jeté les bases de cette nouvelle orthodoxie connue sous le nom d’école néo-classique. Oubliée, la production. Au point de départ se trouvent l’utilité marginale et la rareté. En plein désert, que ne donnerait-on pour un verre d’eau ? Mais, une fois étanchée la soif, quel besoin a-t-on d’un verre d’eau ? L’idée de rareté appelant celle de ressource, le problème fondamental que doit résoudre la science économique s’énonce alors en quelques mots : trouver la meilleure allocation possible des ressources disponibles. La solution est fournie par la loi de l’offre et de la demande, et la notion d’équilibre, qu’elle permet de définir. Si la demande pour un bien excède l’offre, le prix augmente ; mais si le prix est trop élevé, la demande diminue. Par une suite de tâtonnements, offre et demande en viennent ainsi à s’ajuster, vendeur et acheteur s’entendant sur un prix auquel l’un est disposé à vendre et l’autre à acheter. C’est ce qu’on appelle le prix d’équilibre, qui maximise les utilités des deux agents et qui peut être représenté graphiquement comme l’intersection de la courbe représentant les offres et de la courbe représentant les demandes. Chez Walras et Jevons, la révolution marginaliste a ainsi pris la forme d’une mathématisation de l’économie ; et, puisqu’il s’agit d’équilibre, il suffit pour cela de transposer à l’échange des biens les équations de la statique utilisées en physique. Ainsi, après avoir invité son lecteur à considérer les équations par lesquelles Lagrange exprimait l’équilibre de deux forces, Walras poursuit : « Eh bien, changez les termes. Au lieu de force, mettez raretés ou intensité des derniers besoins satisfaits ; au lieu de vitesses virtuelles, mettez quantités virtuellement échangeables, ou quantités infiniment petites susceptibles d’être ajoutées par achat aux quantités possédées ou d’en être retranchées par vente dans un échange ; et la même équation exprimera la satisfaction maxima des besoins d’un individu ou l’équilibre économique. Ainsi l’économique est sinon la mécanique elle-même appliquée à l’équilibre et au mouvement de la richesse
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La fin de l’utopie libérale sociale, comme l’hydrologie est la mécanique elle-même appliquée à l’équilibre et au mouvement des liquides, du moins une science analogue à la mécanique » 4.
Dans ce contexte, l’originalité de Menger est d’être parvenu à l’idée d’utilité marginale non par les mathématiques, mais par une approche subjective qui est comme la marque de fabrique de l’école autrichienne 5. Ce qui compte pour l’économiste, ce ne sont pas les propriétés objectives des choses, mais la valeur subjective que leur attribuent les individus dans l’idée qu’elles satisferont leur besoin. Ainsi, la monnaie n’est pas définie par ses propriétés physiques, mais par l’usage que nous croyons pouvoir en faire. Hayek ira même jusqu’à dire que pour l’économiste, le sucre ce n’est pas ce qui possède telle et telle propriété édulcorante, mais tout ce dont nous croyons qu’il possède ces propriétés (1937, p. 132n ; cf. 1942, p. 26).
2. Une approche cognitive de l’économie : données, marché, prix et concurrence Si, en soulignant la dimension proprement cognitive de la subjectivité, Hayek se situe dans la perspective ouverte par Menger, le rattacher à l’école autrichienne ne doit pas occulter la véritable portée de ses travaux, qui constituent des contributions majeures à la science économique en général. La percée s’est effectuée en 1937, avec Économie et connaissance ; mais la grande découverte, à savoir le rôle de la division de la connaissance qui accompagne la division du travail, n’y apparaît qu’à 4. L. Walras, « Esquisse d’une doctrine économique et sociale » (1898), in Études d’économie politique appliquée, Paris, Economica, 1992. 5. Sur ce que peut avoir de spécifique ce subjectivisme, et sur ses possibles relations avec les théories générales de la valeur développées dans l’école de Brentano par Meinong et Ehrenfels, voir B. Smith, Austrian Philosophy, The legacy of Franz Brentano, Chicago, Open Court, 1994, p. 317-320.
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la fin et deux autres articles seront nécessaires pour en expliciter les plus importantes conséquences : The Use of Knowledge in Society (1945) et The Meaning of Competition (1948).
2.1. Économie et connaissance En 1937, Hayek décrit de trois façons le sujet dont il entend traiter. Il s’agit tout d’abord de déterminer le rôle que l’analyse économique accorde à la connaissance des différents agents ; mais il s’agit également de savoir dans quelle mesure l’analyse économique formelle nous donne une véritable connaissance de ce qui se passe dans la réalité. Toutefois, ces deux premières approches, qui explicitent l’équivoque du titre (quelle place l’économie donne-t-elle à la connaissance ? Quelle connaissance du réel nous donne l’économie ?), supposent déjà une certaine élaboration théorique et, en pratique, Hayek prend pour point de départ la théorie néo-classique dans l’état où elle se trouvait alors. Les efforts entrepris pour étendre et approfondir la théorie de l’équilibre s’étaient heurtés en effet à une difficulté qui touchait à la question de la connaissance, en l’occurrence la capacité des agents à prévoir correctement l’avenir. L’utilisation des mathématiques pour analyser le réel suppose que certaines conditions soient satisfaites. Pour transposer à l’économie les équations de la physique, il fallait en particulier accorder à l’homo oeconomicus, outre un total égoïsme, une connaissance parfaite non seulement de la situation présente mais de toutes celles à venir. Or, en 1934, Oskar Morgenstern, un autre Viennois, avait établi que cette omniscience était incompatible avec l’existence d’un équilibre 6. 6. 1937, p. 125n7 ; Caldwell, p. 211-212. Déjà, dans une lettre du 1er octobre 1901, Poincaré objectait à Walras : « la première hypothèse peut peut-être être admise en première approximation, la seconde peut appeler quelques réserves » (cité dans Bruna Ingrao et Giorgio Israel, The Invisible Hand, Economic Equilibrium in Philosophy of Science, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1990, p. 159).
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Pour échapper à cette aporie, il ne faut pas moins qu’une nouvelle définition de l’équilibre, conçu désormais comme compatibilité des anticipations, ou plans, des différents agents ; et cette redéfinition passe par un examen de l’analyse économique formelle, qui a développé le concept d’équilibre et lui impose cette condition d’omniscience dont on sait qu’elle n’est pas satisfaite. Par analyse formelle, l’Autrichien qu’est Hayek entend non pas l’économie mathématique telle qu’elle s’est développée après Walras, mais la Pure logique des choix élaborée par un autre Viennois, Ludwig von Mises, et qui faisait de l’économie une discipline a priori, dont les propositions étaient tautologiques, puisqu’elles n’étaient que les conséquences logiques des principes posées. Privées de tout contenu empirique, ces propositions n’étaient pas en mesure d’expliquer les relations sociales existantes. Ce qui assure la compatibilité des anticipations, c’est leur correction, le fait que chacune soit en accord avec la même réalité : les plans sont compatibles, parce que les prévisions sont correctes. Et puisqu’il faut renoncer à l’omniscience, cette correction ne peut être acquise d’avance et il convient de l’expliquer. Ici intervient un moment tout à fait capital, où le subjectivisme de l’école autrichienne permet de dénoncer l’ambiguïté inhérente à la notion de donnée. Contrairement à l’idée reçue, qui tend à en faire le prototype de l’objectivité, les données contiennent une composante subjective inéliminable. Pour la tradition philosophique comme pour le sens commun, le donné, c’est ce qui est antérieur à tout traitement, à toute interprétation, et c’est pourquoi il est souvent qualifié de brut. Mais c’est oublier que la subjectivité ne se manifeste pas que dans l’interprétation. Donner désigne une relation à trois termes : le donateur, l’objet du don, le bénéficiaire ou destinataire. Même si ce dernier peut disparaître par élision, c’est toujours à quelqu’un que quelque chose est donné. Au sens où le mot est pris en science, donné en vient à être à peu près synonyme de connu ; et on ne peut échapper à la question : connu de qui ? de l’agent, ou de l’économiste ? Le caractère
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objectif des données est second, et repose précisément sur un traitement des données brutes. En science, a-t-on dit, rien n’est donné, tout est construit. L’objectivité du fait scientifique est également un produit de la subjectivité, en l’occurrence du savant, qui veille à éliminer tout ce qu’il pourrait y avoir d’idiosyncrasique dans sa subjectivité. Rapporté à la question qui nous occupe, l’individualisme méthodologique propre à la théorie néoclassique fait que « les soi-disant “données” à partir desquelles nous parvenons à construire [la Pure logique des choix] sont […] des faits donnés uniquement à la personne en question, des choses qui lui sont connues, et non, à strictement parler, des faits objectifs (ou supposés connus). C’est seulement pour cette raison que les propositions que nous déduisons sont nécessairement valides a priori » (1937, p. 121). D’où la deuxième des trois questions initiales : comment donner un contenu empirique à l’analyse formelle ? Comment, en d’autres termes, expliquer l’accord entre les données subjectives et les faits objectifs ? Cet accord n’est plus une condition de l’équilibre, comme lorsqu’on postulait l’omniscience ; il sert désormais à le caractériser. Pour que l’économie devienne une science empirique, il faut donc établir l’existence d’une tendance vers l’équilibre tel qu’il a été redéfini ; en établir, si l’on préfère, les conditions d’existence, et déterminer pour cela la nature du processus par lequel l’individu acquiert les connaissances dont il a besoin pour réussir. Cette dernière étape apporte une réponse aux deux questions initiales, puisque c’est uniquement en tenant compte des connaissances des acteurs que l’économie peut nous donner une connaissance réelle 7. Dans cette perspective le fait décisif, 7. C’est maintenant qu’apparaissent quelques allusions au marché parfait, mais elles restent discrètes et ne jouent pas grand rôle. De même, il n’y a presqu’aucune occurrence de concurrence ; il est tenu comme allant de soi que les agents dont on parle sont en concurrence mais à ce stade, il est encore trop tôt pour en préciser la fonction.
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et totalement négligé jusqu’alors, c’est l’existence d’une division de la connaissance, analogue à la division du travail dont les économistes s’étaient seulement occupés. S’ils ne sont pas omniscients, les agents ne sont pas non plus totalement ignorants. Chacun dispose d’une connaissance limitée : la connaissance directe de ce qui se passe autour de lui ; mais, ne pouvant pas être partout en même temps, il lui manque une vue d’ensemble de la situation. C’est cet éclatement du savoir qui pose le véritable problème central à résoudre pour que l’économie devienne une science sociale : comment les agents, qui ne disposent initialement que d’une connaissance très incomplète, peuvent-ils acquérir une vue fiable de l’ensemble de la situation et ajuster en conséquence leurs plans de façon qu’ils deviennent mutuellement compatibles ? Hayek indique en quelques mots ce qui sera la réponse, à savoir le système des prix, mais ce sur quoi il insiste bien davantage, c’est sur la portée générale du problème ainsi dégagé, qui en fait la question centrale de toutes les sciences sociales : comment « la combinaison de fragments de connaissance dispersés dans différents cerveaux individuels peut-elle amener à des résultats qui, s’ils devaient être cherchés délibérément, exigeraient un niveau de connaissance impossible à atteindre par l’esprit dirigeant » ? (1937, p. 133). Il faudra donc attendre 1945 pour que soit explicitée la réponse à la question sur lequel s’achève Économie et connaissance.
2.2. L’usage de la connaissance dans la société Le cadre général n’a pas changé : ce sont toujours les insuffisances de l’analyse formelle. Une fois donnée l’échelle des préférences d’un individu supposé omniscient, déterminer quelle est pour lui la meilleure allocation des ressources est une simple affaire de logique. Mais le véritable problème n’est pas résolu pour autant, car il est social et non individuel. L’article de 1937 ayant précisé la difficulté, Hayek prend pour point de départ le fait fondamental dégagé alors : l’éclatement du
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savoir, le caractère lacunaire des connaissances dont disposent les agents. L’ensemble des connaissances nécessaires pour résoudre le problème économique d‘une société n’est jamais donné à personne de façon directe, immédiate ; il a besoin d’être médiatisé, transmis. Pour résoudre le problème d’allocation, il faut donc résoudre au préalable un problème de communication. Si les économistes ne l’ont pas compris, c’est qu’ils se focalisaient à tort sur la connaissance scientifique, alors que les connaissances dont la société a en l’occurrence besoin ne sont pas de nature scientifique. La solution du problème, telle qu’elle est présentée à cette époque, enveloppe donc une critique du scientisme, entendu comme la transposition aux sciences sociales d’un modèle emprunté aux sciences de la nature, critique qui sera abandonnée par la suite. La notion de planification permet de préciser encore davantage le problème. Entre les deux guerres une grande controverse sur la possibilité d’une économie planifiée avait opposé libéraux et socialistes, et Hayek avait édité en 1935 un volume sur le sujet, dont il reconnaît qu’il l’a mis sur la voie de l’approche cognitive qu’il devait développer peu après 8. Si l’on entend par planification l’ensemble des décisions relatives à l’allocation des ressources disponibles, toute activité économique est planification. Mais celle-ci, pour une société, peut prendre deux formes distinctes, centralisée ou décentralisée. Dans le premier cas, toute l’information dispersée sera transmise à un organe central ; dans le second, chaque agent transmettra aux autres l’information dont il dispose, après quoi chacun sera bien en possession de cette vue complète de la situation dont il a besoin pour prendre ses décisions. La question est alors : de ces deux possibilités, laquelle est la mieux à même d’utiliser la connaissance dispersée qui est disponible ? Pour y répondre, il convient de regarder de plus près le type de connaissance propre aux agents. À la différence de la 8. Caldwell, p. 214-220 ; Ingrao et Israel, op. cit., p. 251-53 ; cf. l’introduction à CW 10.
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connaissance scientifique, connaissance abstraite qui porte sur des lois, des faits généraux, elle est concrète, dépendante de circonstances sujettes à toute sorte de changements. L’estime dans laquelle la science est tenue tend à déprécier ce type de savoir, et ce contraste, comme on le verra quand il sera question des rapports de l’économie et de la technique, s’étend aux groupes sociaux qui incarnent ces deux types de connaissance : les hommes d’affaire (« merchant or trader » ; R. Barre (1942, p. 117) a traduit par : négociants) et les ingénieurs. L’économiste ne peut reprendre à son compte un tel préjugé, ce qui le conduit à rejeter la planification, au motif qu’elle n’est pas en mesure d’utiliser au mieux la connaissance des agents : affaire d’ingénieurs, elle s’appuie massivement sur la statistique, un outil qui, au lieu de refléter la réalité dans sa concrétude, efface les singularités pour ne conserver que des régularités. Si donc ceux qui connaissent les circonstances concrètes sont les seuls à même de prendre les bonnes décisions, à quoi une solution décentralisée peut-elle ressembler 9? Comme on l’a vu en effet, cette connaissance éclatée est insuffisante et le problème de communication continue à se poser. La bonne solution est fournie par le marché. Par le biais du système des prix, ce qui s’échange sur un marché, ce ne sont pas seulement des marchandises, mais aussi des informations 10. Pour originale que soit cette réponse, elle n’en est pas moins tributaire de la théorie néo-classique. En effet, la Pure logique des choix avait déjà établi que, pour résoudre son problème 9. Avec la décentralisation, le libéralisme économique rejoint une des grandes revendications du libéralisme politique ; mais alors que pour ce dernier, la décentralisation consiste essentiellement dans la dévolution du pouvoir aux corps intermédiaires, il n’y a rien de tel ici, et c’est à l’individu qu’il revient de prendre les décisions. 10. Sur les divers problèmes que pose cette propriété d’un marché à transmettre de l’information, voir par exemple Christian Walter, « Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché », dans G. Campagnolo et J.-S. Gharbi (éds.), Philosophie économique, un état des lieux, Paris, Éditions Matériologiques, 2017, p. 579-626.
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d’allocation, l’individu doit utiliser des « valeurs », des taux marginaux de substitution, c’est-à-dire attacher, à chaque sorte de ressource rare, un index numérique qui ne peut être dérivé d’une propriété intrinsèque de la chose. Il suffisait alors d’étendre cette idée de prix à la situation comprenant divers individus, et à transformer ces index en signaux adressés aux autres agents : « fondamentalement, dans un système où la connaissance des faits pertinents est dispersée entre beaucoup de gens, les prix peuvent servir à coordonner les actions séparées des différentes personnes, de la même façon que les valeurs subjectives aident l’individu à coordonner les parties de son plan » (1945, p. 99). Cette façon dont le système des prix résout à notre insu le problème économique de la société, Hayek n’hésite pas à la qualifier de merveille. Si la main invisible est bien là, l’expression, elle, est encore absente et c’est Whitehead qui est cité, non Mandeville ou Ferguson. Et l’émerveillement s’accompagne d’un enseignement. Alors que le planiste rêvait d’un contrôle conscient, il nous faut renoncer à prétendre tout contrôler et apprendre à reconnaître ce qu’il peut y avoir de fécond dans une telle attitude. Le renoncement au contrôle des phénomènes est un des aspects de cette humilité, donnée comme une caractéristique du libéral par opposition à l’hubris polytechnicienne.
2.3. La concurrence comme méthode de découverte Toutefois, le système des prix ne peut fonctionner comme moyen impersonnel et non centralisé de transmission de l’information qu’à une condition : le marché doit respecter les règles de la concurrence. D’où la nécessité de préciser ce qu’il faut entendre par là. Ce sera l’objet d’un troisième article, paru en 1948 : Le sens de « concurrence », puis, en 1968 de La concurrence comme méthode de découverte, un texte qui bénéficie des progrès accomplis entre-temps par Hayek en épistémologie.
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Comme dans le cas de la théorie de l’équilibre, l’explication commence par une attaque en règle de l’idée de concurrence parfaite développée par les néo-classiques. Les deux notions sont d’ailleurs étroitement liées, la théorie de la concurrence parfaite ayant pour cadre un équilibre concurrentiel. En posant une fois encore des agents omniscients, on commet deux pétitions de principe : on suppose que les données dont ils disposent sont parfaitement ajustées les unes aux autres, alors qu’il s’agit d’expliquer cet accord ; on suppose qu’il existe un équilibre, alors qu’il s’agit de montrer comment cet équilibre est le produit de la concurrence. Autant dire que, dans une telle conception, la concurrence ne sert à rien et qu’on passe totalement à côté de ce qu’elle est en réalité. Pour comprendre la véritable nature de la concurrence, il convient d’abandonner le point de vue statique qui est celui de l’équilibre et adopter à la place un point de vue dynamique, qui tienne compte des effets du passage du temps. Sans cesse, nous devons nous adapter aux changements qui se produisent dans le monde, et pour cela, actualiser constamment nos connaissances. En tant que signaux, les prix, on l’a vu, nous permettent d’acquérir de nouvelles connaissances ; mais reste à s’assurer que cette connaissance reflète bien l’état du monde. Telle est la fonction de la concurrence. C’est une procédure de découverte, qui garantit que l’information transmise par le système des prix est fiable. De cette façon c’est elle qui résout en dernier ressort le problème posé par l’équivoque de la notion de donnée et qui confère une valeur objective à nos connaissances subjectives. La concurrence tire sa raison d’être de notre ignorance. Un être omniscient n’en aurait nul besoin. Mais c’est dire aussi que ses résultats sont imprévisibles : si nous les connaissions à l’avance, elle nous serait également inutile. À cet égard, parler de méthode de découverte est d’ailleurs impropre, si on revient au sens premier de dé-couvrir, à savoir ôter le voile qui recouvre une réalité préexistante. Il n’y a rien que la concurrence dé-couvre ; elle produit des résultats qui ne lui préexistent pas.
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Il y a peu d’exemples qui illustrent mieux que celui-ci l’influence qu’a exercé la pensée de Hayek. En 1945, il se plaignait de ce que « la tendance des discussions actuelles est d’être intolérant pour les imperfections de la concurrence, et de passer sous silence ce qui est fait pour l’empêcher » (1945, CW 15, p. 115). Aujourd’hui, c’est tout le contraire : on passe sous silence ses effets pervers et on est intolérant envers ceux qui osent douter de ses bienfaits. Nul mieux qu’Hayek ne nous explique cet attachement dogmatique à la concurrence, véritable mantra des politiques économiques libérales. C’est sur elle que repose tout l’édifice : sans concurrence, les prix ne remplissent plus la fonction qui leur est confiée, et le problème économique de la société resterait sans solution. Il serait grand temps de tenir compte de la remarque d’un des grands patrons français de l’entre-deux-guerres : « La concurrence est un alcaloïde : à dose modérée, c’est un excitant ; à dose massive, un poison » 11.
3. Économie et technique Une des principales conclusions de ce qui précède est que la théorie économique se construit avec, comme matériau, la connaissance pratique des agents économiques. Mais s’en tenir au rapport ainsi posé entre théorie et pratique ne rend qu’imparfaitement justice à ce type de connaissance et, pour bien en comprendre la valeur, il reste à l’opposer à celle de l’ingénieur. Jusque vers 1950 en effet, le point de vue de l’ingénieur représente à peu près tout ce que Hayek combat : le scientisme, et avec lui le planisme et le socialisme qui n’en sont à ses yeux que des conséquences. À l’ingénierie sociale, il est reproché d’étendre aux phénomènes sociaux des méthodes qui ont fait leur preuve dans les sciences de la nature, sans se 11. Auguste Detoeuf, Propos de O. L. Barenton, confiseur, Éditions d’organisation, Paris, 2001 (10e édition), p. 119.
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préoccuper de savoir si cette extension est légitime. La critique du scientisme sera par la suite abandonnée, mais l’opposition entre ingénieur et négociant subsiste, sous la forme plus abstraite de ce que ces deux figures incarnent. C’est la question, conceptuellement plus élaborée, des rapports entre l’économique et le technique, question dont Lionel Robbins n’hésitait pas à dire qu’elle mettait en cause le sort de la civilisation 12. La question n’est pas nouvelle et les historiens des sciences l’ont eux aussi rencontrée, la condition même de l’ingénieur attestant des liens étroits existant entre science et technique. Deux des grands noms de l’école néo-classique, Walras et Pareto, sont des ingénieurs de formation et, comme on l’a vu, c’est à la physique que l’économie mathématique empruntera ses équations ; mais la collaboration entre les deux disciplines ne s’arrête pas là et l’élaboration concomitante du concept de travail par les physiciens et les économistes témoigne de ce que chacun était attentif à ce qui se passait chez l’autre 13. Encore plus intéressant, peut-être, est le cas d’ingénieurs comme Louis Navier ou Jules Dupuit qui, à la différence de Walras ou de Pareto, ont laissé une œuvre d’économiste tout en restant ingénieurs 14. Les décisions qu’ils avaient à prendre pour la construction des chemins de fer ou des ponts les confrontaient à des problèmes de coût qu’ils ont résolus en développant les outils mathématiques permettant de les minimiser. De la même façon, aux États-Unis, le corps des ingénieurs militaires 12. « Il n’est pas exagéré de dire qu’aujourd’hui, un des principaux dangers qui menacent la civilisation vient de l’incapacité des esprits formés aux sciences naturelles de percevoir la différence entre l’économique et le technique » (L. Robbins, An Essay on the Nature and the Significance of Economic Science, Londres, Macmillan, 1945, p. 34). 13. Voir François Vatin, Le travail, économie et physique, 1780-1830, Paris, PUF, 1993, et Ivor Grattan-Guinness, « Work for the Workers : Advances in Engineering Mechanics and Instruction in France, 1800-1930 », Annals of Science, 41(1984), p. 1-33. 14. Sur Dupuit, voir par exemple Hayek, dans CW 3 (The Trend of Economic Thinking), p. 350-352.
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a puissamment contribué au développement de l’analyse coût-bénéfice 15. Pour Hayek, qui aborde la question d’un point de vue essentiellement conceptuel, l’enjeu est de taille, puisqu’il ne concerne rien moins que la compréhension de ce qu’est l’économie ; aussi apparaît-elle très tôt et est-elle reprise par la suite 16. Il s’agit de dissiper une erreur : l’activité économique étant souvent prise à tort comme une affaire de production, elle tendrait alors à se confondre avec la technique des ingénieurs. La réfutation opère à deux niveaux. Tout d’abord, et c’est le plus important, au niveau des problèmes : c’est se méprendre sur la nature de l’activité économique que de croire que les problèmes que se pose l’homme d’affaires sont des problèmes d’ordre technique, analogues à ceux de l’ingénieur. Cette mise hors circuit de tous les aspects techniques de la production, au motif qu’ils ne relèveraient pas de l’économie, est présente très tôt. Dès 1931, pour expliquer les causes de variations de la production industrielle, Hayek ne considérait que « l’accroissement du produit permis par l’adoption de méthodes de production plus capitalistiques », à l’exclusion « des changements dans les méthodes de production rendus possibles par le progrès des connaissances techniques » 17. Mais, une fois cette clarification effectuée, une nouvelle distinction, plus fine, est possible, qui concerne les types de solution apportée par les uns et les autres. Si la confusion est si fréquente, c’est que tous deux cherchent à maximiser un résultat. Mais les optimums visés ne sont pas les mêmes et le meilleur moyen de parvenir à un résultat donné ne sera pas nécessairement le même pour un 15. Voir Theodore Porter, Trust in Numbers, The Pursuit of Objectivity in Science and Public Life, Princeton University Press, Princeton, 1995, chapitres 3, 6 et 7. 16. C’est par elle que s’ouvre, en 1935, la présentation des textes sur le calcul socialiste (CW 10, p. 54-57) ; Hayek y consacre encore une des quatre leçons de A New Look at Economic Theory (1961) publiées pour la première fois dans CW 15, p. 373-426. 17. Prix et production (1931), Paris, Calmann-Levy, 1975, p. 99.
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économiste et pour un technicien. Les problèmes économiques, et les solutions qu’ils appellent, sont plus complexes que les problèmes techniques et leurs solutions. Pour établir le premier point, on peut partir de l’idée que nous nous faisons du progrès. À en juger par la place que nous accordons aux programmes de recherche et développement, ou plus récemment à l’innovation, qui a maintenant son ministère, il semble que le progrès économique, la croissance du PIB, la richesse d’une nation, soient dus essentiellement au progrès scientifique et technique. Ce faisant, nous dit Hayek, nous commettons une grave erreur : nous confondons deux types de choix, ce qui nous condamne à passer à côté de ce qui fait la spécificité de l’économie. Le technicien et l’homme d’affaires ont en commun de disposer d’un ensemble de moyens, dont ils cherchent à tirer le meilleur parti possible. Mais ils ne regardent pas ces moyens de la même façon. Le problème posé au technicien est plus simple : De ces différents moyens, quel est le mieux adapté à une fin donnée ? C’est dire que le choix des fins n’est pas de son ressort : ce n’est pas à lui de décider si l’on construira des bombes atomiques ou des centrales nucléaires. C’est ce qu’on a appelé la neutralité axiologique de la technique. Alors que le technicien se contente de comparer les différents moyens d’atteindre un but, l’homme d’affaires, pour trouver la meilleure allocation possible des ressources dont il dispose, doit également considérer les différents usages de ces différents moyens. Il est comme le statuaire de la fable devant son bloc de marbre : « Qu’en fera, dit-il, mon ciseau ? Sera-t-il dieu, table ou cuvette ? »
Cela revient à admettre que l’économie n’a affaire que de façon seconde avec la production ; c’est d’abord et avant tout la science des choix, et en ce sens, von Mises a raison. Si l’on veut comprendre ce qui distingue économie et technique, on est renvoyé à la définition de l’économie comme Pure logique
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des choix (1961, p. 389). Cette conception des rapports de l’économie et de la technique permet de reléguer au second plan la référence à la production et au travail. Contrairement à ce que croyaient les classiques, le coût de production, ce n’est pas l’addition de tout ce qu’il en coûte pour produire un bien A (pain cost). Coût doit être pris dans un tout autre sens, comme lorsqu’on dit : il n’y a que le premier pas qui coûte. C’est une soustraction, ce qu’il en coûte de ne produire que A quand on aurait voulu pouvoir produire à la fois A et B. C’est une perte d’utilité (coût alternatif, opportunity cost) : ce à quoi je renonce, en l’occurrence, est un certain profit 18. On notera que la relation ainsi établie entre la technique et l’économie demande d’accepter de définir celle-ci à partir de la rareté ; dès lors qu’on le conteste, la question est à reprendre sur de nouveaux frais. Quoi qu’il en soit, c’est encore faire la part trop belle à l’ingénieur que d’admettre qu’il est le mieux à même de déterminer le meilleur moyen d’atteindre un objectif donné. Encore faut-il pour cela s’entendre sur ce que peut être le meilleur moyen. À l’intérieur même de la vie économique, il existe en effet deux types d’optimums, l’optimum technique et l’optimum économique, qui renvoient aux deux types de connaissance, abstraite et concrète, que nous avons déjà rencontrés. L’ingénieur est sans cesse confronté à des problèmes d’optimisation : comment maximiser le rendement de telle machine ? Mais son savoir est un savoir scientifique, un savoir de l’universel, alors que la meilleure façon d’obtenir un résultat donné varie en fonction des circonstances. Quand le caractère approprié de différentes techniques dépend des conditions économiques, le savoir de l’ingénieur ne fournit pas de critère pour choisir entre deux méthodes possibles et 18. Voir par exemple W. Röpke, Explication économique du monde moderne, Paris, Librairie de Médicis, 1940, p. 62-63 et 78-81. Le concept aurait été forgé par Friedrich von Wieser, le successeur de C. Menger à l’Université de Vienne.
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une confiance aveugle dans les pouvoirs de la technique peut conduire à de mauvaises décisions : dans un pays où la maind’œuvre est bon marché, il n’y aurait pas de sens à employer les techniques de production les plus modernes, introduites pour réaliser des économies de main-d’œuvre et qui demandent des investissements très coûteux. Il est donc faux de croire que l’organisation de la production ne serait qu’une question de technique et relèverait de la seule compétence de l’ingénieur.
III De La Route de la servitude à Contre-révolution dans la science (1941-1952)
Hayek a eu vite fait de tirer les conséquences politiques de son travail d’économiste. À la fin des années trente, comme aujourd’hui, les démocraties européennes traversaient des moments difficiles. Même ceux qui étaient attachés à ce type de régime en venaient à douter de sa capacité à résoudre les problèmes auxquels ils se trouvaient confrontés. Dans Liberté et système économique (Freedom and the Economic System, 1938), Hayek attribue les embarras de la démocratie à la planification. Les institutions parlementaires n’ont pas été faites pour traiter ce genre de question et tendent à être disqualifiées. La planification échappe à la politique et est confiée à des technocrates, dont les décisions ne sont pas soumises au contrôle des citoyens 1. Pour être menée à bien, elle suppose un pouvoir
1. Il est remarquable que, mutatis mutandis, la critique s’applique également aux politiques libérales récentes. Lors de la crise grecque, par exemple, leurs partisans n’ont cessé de répéter : « les élections ne changent pas les politiques économiques »; voir par exemple Adam Tooze, Crashed, How a Decade of Financial Crises Changed the World; Penguin Book, 2019, p. 522, 537; voir aussi, p. 574, la déclaration d’Alan Greespan au moment des élections présidentielles US de 2007.
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sur l’ensemble de la vie sociale et mène ainsi, insensiblement mais immanquablement, au totalitarisme. À certains égards, Liberté et système économique est comparable en importance à Économie et connaissance. Alors que l’un pose les fondements économiques de l’ensemble du système, avec l’autre, un pas décisif est accompli. L’incursion sur le terrain directement politique marque une inflexion notable, un changement non d’orientation mais de sujet. Hayek sort de son domaine de compétence initiale, l’économie, pour aborder des questions socio-politiques qui en viendront à occuper une place de plus en plus grande sur son agenda. C’est dans ce contexte qu’il entreprit une vaste enquête sur l’histoire du socialisme qui devait l’occuper pendant plus de dix ans, à un moment de l’histoire particulièrement riche en péripéties puisqu’il recouvre la guerre et l’immédiate après-guerre. À ce projet sont associés deux ouvrages au destin très contrasté. La Route de la servitude (1944) a connu un succès sans précédent et propulsé Hayek sur le devant de la scène publique, alors que Contre révolution dans la science (1952), qui ne traite ni d’économie ni de politique et dont l’auteur a renié la partie épistémologique, occupe une place en apparence assez mineure dans l’œuvre de son auteur. En réalité, La Route de la servitude n’est que la version populaire abrégée d’un ouvrage beaucoup plus vaste, dont la seule partie qui put être menée à bien fut Contre-révolution dans la science. Il est impossible de séparer l’examen de ces deux ouvrages des circonstances de leur publication. Au cours de ces années, Hayek n’est pas seulement passé de l’économie à la politique ; son engagement en faveur du libéralisme l’a assez naturellement conduit à sortir de la tour d’ivoire de la vie théorétique pour œuvrer très activement au renouveau du mouvement libéral. Deux évènements marquants sont à retenir : l’échec d’une candidature à un poste au département d’économie de l’université de Chicago, et la création de la Société du Mont Pèlerin. Le premier éclaire la singularité de son statut dans le monde académique, et en particulier l’attitude réservée de
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bon nombre d’économistes à son égard. Le second est l’aboutissement de multiples efforts entrepris dès avant 1939 pour offrir aux intellectuels libéraux un lieu où ils puissent élaborer les principes qui guideront hommes d’affaires ou politiques dans la mise en place d’une société libérale. De ce point de vue, tout aussi important que les deux ouvrages mentionnés à l’instant est un petit texte de 1949 qui fixe la direction dans laquelle s’engager. Pour cela, une fois n’est pas coutume, Hayek proposera de prendre modèle sur les socialistes : si l’on veut que le libéralisme l’emporte, il faut le présenter comme une utopie.
1. Le grand projet théorique 1.1. Les circonstances Publié en 1944, La Route de la servitude développe certaines conséquences de 1937, qui avaient été exposées dès 1938 dans Liberté et système économique : il s’agit de passer de la critique de la planification centralisée à celle de ses partisans, les socialistes. Hayek était en effet préoccupé par le progrès des idées socialistes en Grande-Bretagne et par le déclin concomitant du règne de la loi dans le pays où il avait été conçu. On oublie trop souvent par exemple que cette Mecque du libéralisme qu’est la London School of Economics est une création d’un groupe de sympathisants socialistes, les Fabiens, qui avaient choisi ce nom en référence à Fabius Cunctator, Fabius le temporisateur, pour marquer leur choix du long terme et leur volonté de prendre le temps de la réflexion. En entreprenant de montrer aux Anglais qu’en abandonnant leur grande tradition libérale, ils s’engageaient sur la route de la servitude, Hayek avait conscience d’aller à contre-courant 2 et le Gestapo Speech de 2. Dans Capitalisme, socialisme et démocratie (1942), Schumpeter concluait encore au triomphe du socialisme, pour lequel il n’avait pourtant aucune sympathie.
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Churchill (4 juin 1945), qui allait dans le même sens, a valu à ce dernier une cuisante défaite électorale 3. Comme il l’explique dans Les intellectuels et le socialisme, Hayek est convaincu que ce sont les idées qui gouvernent le monde, de sorte que, pour comprendre la situation dans les années trente, il fallait remonter jusqu’à sa source, à savoir les théories socialistes et scientistes élaborées un siècle plus tôt. Il ne s’agit donc pas d’un travail d’historien stricto sensu. L’auteur y poursuit un double but : pratique, éclairer le temps présent ; et polémique, exposer pour critiquer. Conçu en août 1939, quelques jours seulement avant l’invasion de la Pologne et la déclaration de guerre, le projet se présentait comme « une recherche systématique sur l’histoire intellectuelle des principes fondamentaux du développement social des cent dernières années (de Saint-Simon à Hitler) » qui prendrait pour point de départ une réflexion méthodologique centrée sur « la relation entre la méthode des sciences naturelles et les problèmes sociaux, [et] conduisant aux principes scientifiques fondamentaux de la politique économique et, en fin de compte, aux conséquences du socialisme. » 4 À peine conçu, le projet aurait pu être abandonné, Hayek ayant, dès les premiers jours de septembre 1939, proposé au gouvernement britannique d’utiliser sa connaissance du monde germanique à des fins de propagande antinazie. L’offre ayant été déclinée, il se mit aussitôt au travail. « C’est ce que je peux faire de mieux pour l’avenir de l’humanité », écrivait-il à son ami Fritz Machlup le 21 juin 1940 (ibid.). Un plan de cette époque donne une idée de ce à quoi l’ensemble devait ressembler. Intitulé L’abus et le déclin de la raison (The Abuse and Decline 3. Sur le déclin du libéralisme dans l’Angleterre de l’entre-deux-guerres, voir 1961, p. 353-358 ; sur le Gestapo-speech de Churchill, voir 1994, p. 106-107. 4. Lettre à son ami Fritz Machlup du 21 juin 1940, (1952), p. 312‐313. Pour tout ce qui touche à la genèse de l’ouvrage, on se reportera à l’introduction rédigée par B. Caldwell pour les CW 13.
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of Reason), l’ouvrage devait porter comme sous-titre Réflexions d’un économiste sur les tendances auto-destructrices de notre civilisation scientifique, et comporter deux parties : L’Hubris collectiviste, puis La Némésis totalitaire, conjointement opposées à L’Humilité de l’individualisme, objet de l’introduction. La première partie se divisait en quatre sections, de six paragraphes chacune, examinant tour à tour les phases française, allemande, anglaise et nord-américaine. La seconde partie, quant à elle, devait reprendre et développer le contenu de Liberté et système économique. La rédaction commença par les chapitres deux à six de la première section de la première partie, qui furent publiés en 1941 dans Economica. Passant de là au chapitre un, Scientisme, Hayek se heurta à des difficultés qui l’obligèrent à consacrer au sujet beaucoup plus de temps et d’espace que prévu. Le résultat fut publié en trois fois, de 1942 à 1944, toujours dans Economica, sous le titre : Scientism and the Study of Society (Scientisme et sciences sociales, dans la traduction donnée par Raymond Barre dès 1953). Si les difficultés rencontrées alors expliquent que les autres sections n’aient jamais été écrites, il y a à cela encore une autre raison. Estimant qu’il n’était pas possible d’attendre plus longtemps pour traiter des conséquences pratiques de ces considérations, Hayek décida en effet de se mettre concurremment au travail sur la seconde partie, ce qui aboutit à la publication, en 1944, de La Route de la servitude. Renonçant définitivement à mener à bien le projet qui l’avait occupé pendant une dizaine d’années, Hayek publiera en 1952 The Counter-Revolution of Science, qui reprend, dans l’ordre inverse de leur rédaction, les deux séries d’articles parues entre 1941 et 1944, en y ajoutant un paragraphe intitulé « Comte et Hegel », qui, dans le plan initial, devait servir de transition entre la première et la seconde partie. De la distance qui sépare le projet initial du résultat final, il suffira de retenir, pour notre propos, la refonte du plan, qui met bien en valeur l’articulation des deux problématiques.
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1.2. D’un ouvrage à l’autre « Un devoir auquel je ne saurais me dérober », voilà comment Hayek justifiait la rédaction de La Route de la servitude ; et il ajoutait : « j’ai toutes les raisons du monde de ne pas écrire ni publier ce livre » (1944, p. 7). Dédié « aux socialistes de tous les partis », l’ouvrage connut un succès colossal et celui qui pensait prêcher dans le désert devint célèbre du jour au lendemain. Outre-Atlantique, on lui demanda une adaptation destinée au public nord-américain, et la version publiée en 1945 dans le Reader Digest fut diffusée à plus de 600 000 exemplaires. Au printemps de la même année, une série de conférences initialement prévues dans quelques universités se transforma en une triomphale tournée de conférences publiques. Au Town Hall de New York, Hayek parla devant plus de trois mille personnes, et son intervention fut radiodiffusée. Hitler vaincu, l’ennemi était devenu le communisme. C’était toujours une contribution à l’effort de guerre, mais il s’agissait maintenant de la guerre froide. L’ouvrage de 1944 compte moins pour lui-même que pour ses conséquences pratiques sur l’évolution de la carrière de son auteur : brusquement propulsé sur le devant de la scène, il apparaît comme le leader naturel du mouvement pour le renouveau du libéralisme. De ce qui apparaît rétrospectivement comme un écrit de circonstance, Il y a donc peu à retenir, sinon qu’il propose une interprétation assez libre de l’histoire du libéralisme anglais, dont la décadence est attribuée à des facteurs exogènes. Si les libéraux anglais se sont égarés, c’est sous l’influence de la pensée allemande, et les Anglais sont invités à renouer avec leurs traditions, qui incarnent le « vrai » libéralisme 5.
5. Voir Keith Tribe, « Liberalism and Neoliberalism in Britain, 19301980 », in Ph. Mirowski and Dieter Plehwe, The Road to Mount Pèlerin, p. 68-97.
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Le succès même de La Route de la servitude explique en partie l’abandon du projet qui lui servait de cadre théorique : de nouvelles priorités avaient surgi. Mais cette réorientation tient aussi à des difficultés apparues en cours de route. Contre révolution dans la science, l’ouvrage publié en 1952, comprend en effet deux volets, l’un historique (la seconde partie de l’ouvrage, intitulée, tout comme l’ouvrage même, Contrerévolution dans la science), l’autre conceptuel (la première partie, intitulée elle, Scientisme et sciences sociales), d’importance très inégale. Du premier, il suffira de retenir qu’à travers l’hubris polytechnicienne, c’est avant tout Saint-Simon et Comte qui sont visés et que, ce faisant, Hayek a puissamment contribué à accréditer l’image, caricaturale, d’un Comte « totalitaire du dix-neuvième siècle » 6. L’autre volet, en revanche, constitue un point de départ, Hayek ayant ensuite multiplié ses interventions en philosophie des sciences. Comme le donne clairement à voir le plan qui y est suivi, Scientisme et sciences sociales, rédigé au début des années quarante, présente à son tour deux volets. L’un, constructif, expose la méthodologie de l’école autrichienne : les données étant subjectives (§3), la seule méthode qui leur soit adaptée est individualiste (§4). Dans ces conditions, il n’est pas difficile de dénoncer la triple erreur du scientisme : objectiviste (§5), « collectiviste » (§6), ces deux paragraphes faisant écho aux deux précédents, et enfin historiciste (§7).
1.3 Scientisme et individualisme Pour l’essentiel, la critique du scientisme se contente de développer des remarques déjà présentées dans les écrits économiques dont il a été question ici au chapitre précédent, et de leur donner une portée plus générale en les insérant dans le 6. 1944 p. 19 ; sur ce point, voir M. Bourdeau, « Fallait-il oublier Comte ? Retour sur The Counter-Revolution of Science », Revue Européenne de Sciences Sociales, 54 (2), 2016, p. 89-11, et plus bas, l’appendice.
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cadre dualiste hérité de Dilthey, qui oppose les sciences de la nature, avec leurs lois et leurs prédictions, et les sciences de l’esprit qui reposent non sur l’explication mais sur la compréhension. Planisme et socialisme apparaissent alors comme des rejetons du scientisme. Fascinés par le succès des sciences de la nature, les scientistes veulent appliquer les méthodes qui y ont fait leur preuve aux phénomènes sociaux, dont ils méconnaissent ainsi la spécificité. Ainsi, les planistes se recrutent parmi les ingénieurs, qui ont reçu une formation physico-mathématique, et leur fascination pour la connaissance scientifique s’accompagne d’une sorte de dédain pour la connaissance concrète de l’homme d’affaires, dédain dont on a vu qu’il est responsable de la difficulté à résoudre et même à poser le problème économique d’une société. De même, un des arguments avancés en faveur du socialisme, c’est qu’il serait fondé sur une étude scientifique des phénomènes socio-économiques ; mais l’idée de science dont se réclame le socialisme scientifique est encore empruntée aux sciences de la nature. Hayek devra vite renoncer à cette critique du scientisme. Aussitôt après la publication du livre, Ernest Nagel en donna un compte rendu très sévère et Karl Popper dut se désolidariser des attaques de celui dont il était pourtant très proche 7. La faiblesse de l’argument est manifeste. Tout d’abord, sous le nom de scientisme, il vise une cible hétéroclite, ce qui l’amènera à abandonner le terme ; de plus l’argument est largement circulaire en ce qu’il suppose l’adoption des thèses subjectiviste et individualiste de l’école autrichienne. Si donc Hayek renoncera à s’en prendre au scientisme, les motifs sous-jacents subsisteront et, sous d’autres noms, comme constructivisme ou rationalisme, ce seront à peu près les mêmes adversaires qui seront visés.
7. Voir respectivement E. Nagel, compte-rendu de The Counter-revolution of Science, Journal of Philosophy, 4-(1952) p. 460-465 et K. Popper, The Poverty of Historicism, Routledge, London, 2002 [1957], p. 55.
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Les Études sur l’abus et le déclin de la raison, devaient s’ouvrir sur une introduction intitulée L’Humilité de l’individualisme, qui fut publiée dès 1946 sous le titre Vrai et faux individualisme, et qui a retrouvé sa place initiale dans le volume treize des Œuvres. Le texte développe la partie méthodologique de Contre révolution dans la science et explicite les principes de la position que son auteur oppose au scientisme. Après bien d’autres, il commence par rappeler à quel point le mot est lourd d’équivoques. Ainsi, du bon individualisme, Tocqueville, nous dit-il, fut un des plus éminents représentants au dix-neuvième siècle ; mais c’est pour aussitôt ajouter que l’auteur de La Démocratie en Amérique utilise le mot individualisme pour désigner une attitude que, pour sa part, il déplore et rejette (1948, p. 49-51). Ainsi, quand un « bon » individualiste parle d’individualisme, il en parle mal ! On voit bien que chacun a tendance à mettre un peu ce qu’il veut sous ce mot. Pour comprendre ce qu’est pour Hayek l’individualisme, le mieux est de commencer par en décrire les faux-semblants. Il oppose en effet deux grandes interprétations, le faux individualisme et le vrai, qui s’inscrivent dans deux traditions intellectuelles. L’une, continentale et surtout française, rationaliste, « constructiviste », celle de Descartes et de Rousseau ; l’autre anglaise, libérale, celle d’Adam Smith, de Hume et de Burke 8. Parmi les préjugés dont nous sommes invités à nous défaire, le plus tenace et le plus répandu est celui qui identifie individualisme et égoïsme. L’erreur, qui repose sur une théorie de la motivation, est commune aux économistes et aux utilitaristes. Mandeville et Smith avaient affirmé que, dans la sphère économique, il existe une harmonie naturelle des intérêts. L’individu n’avait donc plus à se soucier de l’intérêt 8. L’opposition entre ces deux traditions parcourra désormais l’œuvre de Hayek comme un leit-motiv. On la retrouve encore par exemple dans 1960, chap. 4, où il s’agit cette fois de la liberté. Ces oppositions tracées à la hache ont quelque chose de manichéen, ce qui n’est sans doute pas étranger au succès de Hayek.
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commun. Il pouvait se livrer sans arrière-pensée à la poursuite de son seul intérêt, la main invisible se chargeant de régler les différents problèmes qui pouvaient surgir. De même, si on en croit Élie Halévy, la morale des utilitaires n’est que « leur psychologie économique mise à l’impératif » 9. Comme il le notait, on ne comprendrait rien au programme des utilitaristes « si l’on ne voit pas, d’abord et avant tout, dans leur philosophie pratique, une tentative pour discréditer l’abnégation et réhabiliter l’égoïsme. » 10 Mais, bon signe des difficultés posées par le rapport entre les deux notions, il apparaît que, dans leur doctrine « l’égoïsme de l’individu est à la fois explicitement affirmé et implicitement nié » 11. De la même façon, Hayek estimait que les intérêts dont parlaient les premiers économistes n’étaient pas nécessairement des intérêts égoïstes. Prenant acte de ce qu’« il n’y a d’échelles de valeurs que partielles », ils se contentaient de conclure « qu’il faut laisser l’individu, à l’intérieur de limites déterminées, libre de se conformer à ses propres valeurs plutôt qu’à celles d’autrui » 12. La seconde forme d’individualisme que rejette Hayek est encore une création des économistes, mais elle est apparue plus tard, avec les diverses hypothèses sur lesquelles repose l’économie mathématique des néo-classiques. C’est l’homo œconomicus, agent rationnel omniscient qui cherche à maximiser son profit. Hayek, qui ne se reconnaît que très partiellement dans la vulgate de l’économie libérale, est obsédé par l’idée de revoir sortir du placard cet épouvantail (1937, p. 127), expression d’une croyance, que rien ne justifie, dans la toute-puissance
9. Élie Halévy, La Formation du radicalisme philosophique, Paris, PUF, 1995, t. 3, p. 206. 10. Op. cit., p. 201. 11. Op. cit., p. 237. 12. 1944, p. 49; Voir encore 1948 p. 59-61. L’interprétation par Hayek des économistes anglais est sujette à caution ; voir Eleonore Le Jalle, « Hayek lecteur des philosophes de l’ordre spontané : Mandeville, Hume, Ferguson », Astérion, 1-(2003), p. 88-111.
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de la raison 13. Une dernière conception insatisfaisante est inspirée de cet idéal de Bildung qui a trouvé son expression classique chez Humboldt et qui a profondément marqué le Mill de Sur la liberté. L’individualisme consisterait dans le libre développement de l’individualité. Tout en étant sensible à l’accent mis ici sur la liberté, Hayek ne se reconnaît toutefois pas dans ce qu’il appelle « l’individualisme allemand ». Accorder une trop grande valeur aux personnalités originales constitue en effet une menace potentielle pour le bon fonctionnement d’une société et il félicite les Anglais d’avoir su se garder de ce danger en reconnaissant l’utilité sociale du conformisme (1948, p. 68-69). À ces fausses figures de l’individualisme, Hayek en oppose une autre, qui présente deux caractères principaux. C’est d’abord, et à cet égard le terme est assez trompeur, une théorie de la société, qu’on a pris l’habitude d’appeler individualisme méthodologique 14. Comme pour ses prédécesseurs, c’est aussi une théorie de la nature humaine qui, mettant l’accent non pas sur la recherche de l’intérêt ou la capacité à raisonner mais sur les limites de nos connaissances, nous invite à l’humilité. L’individualisme méthodologique, qui a connu un succès considérable au vingtième siècle, a donné lieu à diverses interprétations et la version qu’en propose Hayek se distingue de 13. Hayek (1960, p. 120-121) attribue la paternité de la notion à Mill et souligne qu’elle n’appartient pas à la tradition dont il se réclame ; la première mention explicite se trouverait chez Ingram, un économiste irlandais qui a entretenu une correspondance suivie avec A. Comte. Déjà Léon Say avait explicitement condamné le tournant « socialiste » de Mill (Exposition universelle de 1889 ; Groupe de l’économie sociale ; rapport général, Paris, Guillaumin 1891 ; Section xvi : intervention économique des pouvoirs publics, p. 426-427). 14. Le terme semble avoir été introduit non, comme il est dit souvent, en 1906 par Schumpeter, mais par Élie Halévy en 1904 (M. Borlandi, « René Worms critique d’Émile Durkheim, qui l’ignore », Les Études sociales, 161-162 (2015), p. 98). Bien que le terme soit maintenant consacré par l’usage, Hayek l’emploie relativement peu. Il parle plus volontiers de méthode individualiste ou compositive.
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celles que l’on trouve chez Weber, ou même chez Popper, par la façon dont il se réclame de Menger, ce qui le conduit à faire des ordres spontanés le phénomène social par excellence. L’individualisme, en tant qu’il est méthodologique, est un principe d’intelligibilité, qui répond à la question : comment rendre compte des faits sociaux ? S’il a, comme dans l’école autrichienne, une base subjective, il se garde d’affirmer la réductibilité du social à l’individuel. En tant qu’il est méthodologique, et non ontologique, l’individu n’y est pas donné comme l’atome de la société, celui par qui et pour qui celle-ci existe ; Hayek est même prêt à reconnaître que l’individu doit son existence à la société, en ce sens que c’est seulement en société qu’il peut développer ses facultés naturelles (1967a, p. 288). Ce que dit l’individualisme méthodologique, c’est que, la science sociale étant une science interprétative, elle doit prendre comme cadre général une théorie de l’action individuelle ; et l’action n’est pas le comportement qu’étudie le behavioriste : l’agent est un sujet, et son action n’est intelligible que si l’on tient compte de ses croyances, de ses intentions, de ses désirs. Toutefois, à la différence de celui des sociologues, l’individualisme de Hayek n’est pas seulement méthodologique et, comme on aura l’occasion de le montrer dans un prochain chapitre, il donne alors au mot un sens assez différent de celui qu’il a d’ordinaire. L’individualiste n’est pas celui qui ramène tout à lui, mais celui qui est conscient de ses propres limites. Certes, ces limites définissent une sphère privée, inviolable, d’où par exemple le caractère sacro-saint de la propriété privée. Mais elles ne restreignent pas seulement le pouvoir d’intervention d’autrui et Hayek insiste tout autant sur ce qu’elles ont de limitatif pour l’intéressé lui-même. Si l’individualiste se caractérise par son humilité,
c’est qu’il a renoncé aux rêves d’omniscience, d’omnipotence que l’homme n’est que trop enclin à entretenir. Au lieu de prétendre tout contrôler, il accepte de se soumettre, bon gré mal gré, aux forces aveugles du marché et, de Économie et connaissance à Loi, législation et
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liberté, Hayek ne cessera de nous rappeler, à la suite de Socrate, notre ignorance native 15.
2. De la théorie à la pratique : entre Chicago et la Suisse Pendant qu’il travaillait à ce grand projet théorique, Hayek déployait une intense activité pratique et multipliait les initiatives sur deux fronts, universitaire et extra-universitaire. Avec la paix retrouvée, une parenthèse se fermait et rien ne s’opposait plus à ce qu’on reprenne les projets qu’il avait fallu abandonner brutalement en 1939. Parmi ceux-ci, figurait en bonne place la nécessité de donner une suite au colloque Lippmann pour le renouveau du libéralisme, qui s’était tenu à Paris en 1938. Une fois acquise la victoire sur le nazisme, l’Europe était à reconstruire, et le combat n’était pas fini puisqu’avait surgi un nouvel ennemi, le communisme. Fédérer les divers courants œuvrant en faveur du libéralisme, la tâche était encore plus urgente que quelques années plus tôt et le succès rencontré par La Route de la servitude désignait Hayek pour prendre la tête du mouvement. De cette période riche en péripéties, deux événements se détachent : une candidature à l’université de Chicago, un demi-échec, et la fondation de la Société du Mont Pèlerin, un grand succès. Après la tournée triomphale de 1945, Harold Luhnow, le président d’une fondation pour la promotion du libéralisme en Amérique, le Volker Fund, approcha Hayek pour lui demander 15. « La philosophie de l’individualisme […] ne part pas, comme on le prétend souvent, du principe que l’homme est égoïste ou devrait l’être. Elle part simplement du fait incontestable que les limites de notre pouvoir d’imagination ne permettent pas d’inclure dans notre échelle de valeurs plus d’un secteur des besoins de la société tout entière et que, puisque, au sens strict, les échelles de valeurs ne peuvent exister que dans l’esprit des individus, il n’y a d’échelles de valeurs que partielles. » (1944, p. 49 ; cf. 1948, p. 59).
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de rédiger une Route de la servitude à destination du public nord-américain. Hayek, qui avait d’autres priorités, confia cette tâche à un beau-frère de Milton Friedmann, Aaron Director. Si le livre ne vit jamais le jour, le projet permit du moins à Hayek de revenir chaque année aux États-Unis et de développer ses liens avec l’université de Chicago, qui l’avait invité en 1945 et où était basé Director. Son ami, Henry Simon, de la Chicago Law School, essayait de mettre en place un institut pluridisciplinaire destiné à encourager les études libérales. Quant à Hayek, ce qui l’intéressait, c’était de structurer plus largement encore les libéraux et il espérait que le Volker Fund pourrait l’aider à créer une académie internationale, ce qui montre que les efforts déployés Outre-Atlantique faisaient partie d’un programme plus ambitieux où s’inscrit encore la fondation de la Société du Mont Pèlerin. Mais Luhnow refusa son appui, au motif qu’il est difficile de contrôler une organisation de ce type 16. Il était prêt en revanche à subventionner une chaire d’enseignement, et contacts furent ainsi pris avec Princeton, qui refusa les termes de la proposition, puis avec Chicago où, en 1948, Hayek vit sa candidature rejetée par le département d’économie. Il n’était pas possible de vaincre le double écueil auquel se heurtait le projet : les bailleurs de fonds veulent garder un droit de regard sur ce qu’ils subventionnent ; les universités ne veulent pas d’argent qui compromettrait la liberté académique. Deux ans plus tard, toutefois, et toujours financé sur fonds privé, Hayek finira par obtenir un poste au Committee for Social Thought, un institut pluridisciplinaire où il jouira d’une grande liberté et ne sera pas tenu de ne s’occuper que d’économie. Le contraste entre l’investissement considérable consenti pendant ces années et l’échec de cette candidature au 16. Rob Van Horn et Philipp Mirowski, The Rise of the Chicago School of Economics and the Birth of Neoliberalism, in Philipp Mirowsky et D. Plewhe (éds.), The Road from Mount Pèlerin : the Making of the Neoliberal Thought Collective, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2009, p. 149-150.
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département d’économie appelle deux remarques. Sur la place occupée par Hayek dans ce qu’il est convenu d’appeler l’École de Chicago, les avis divergent, en fonction de la définition qu’on en donnera. Il est certain qu’à cette époque, il a joué un rôle décisif pour fédérer les efforts, rapprocher juristes et économistes, et mettre en place les programmes auxquels le nom de cette école est associé, comme la Free Market Study. Mais il est tout aussi certain qu’il ne comptait pas que des amis parmi les économistes de Chicago. Deux raisons ont été avancées pour expliquer son échec : les statisticiens lui auraient reproché l’absence de travail empirique ; d’autres, d’avoir, avec La Route de la servitude, enfreint la règle qui prescrit aux universitaires de se tenir à l’écart des luttes politiques. Inversement, l’auteur de Scientisme et sciences sociales pouvait difficilement se reconnaître dans le programme d’économie positive défendu par Milton Friedmann 17. Plus généralement, le fait que Chicago, considéré comme un des hauts lieux de la science économique, ait refusé de recruter un futur Nobel-prize winner illustre la place singulière occupée dans la discipline par l’école autrichienne, que son hostilité envers la mathématisation tient à l’écart du courant majoritaire chez les néo-classiques, dont elle est par ailleurs souvent fort proche. À en croire l'intéressé, c'est un peu un hasard, en l'occurrence ses longs séjours à l’étranger, s’il a suivi une carrière académique et il se serait plus volontiers tourné vers la politique ou l’administration (1994, p. 137). Le succès de La Route de la servitude eut un autre contrecoup, qui lui permit de satisfaire partiellement cette aspiration : la création, en 1947, de la Société du Mont Pèlerin, événement beaucoup plus important pour l’histoire du libéralisme, et même pour Hayek qui en fut 17. Sur ce dernier point, voir par exemple 1994, p. 144-145 ou encore Serge Audier, « Les paradigmes du “néolibéralisme” », Cahiers philosophiques 133, 2013, p. 26-28. Jacob Viner, un des grands noms, avec Frank Knight, de l’école de Chicago d’alors, refusera l’invitation qui lui était faite de faire partie de la Société du Mont Pèlerin.
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le président jusqu’en 1961, que le recrutement au Committee for Social Thought. Aboutissement des diverses initiatives prises après 1944 pour renouer avec les efforts entrepris avant la guerre pour le renouveau du libéralisme 18, cette société – dont le premier nom proposé, Société Tocqueville-Acton, se heurta à l’opposition des représentants nord-américains, qui firent valoir que les deux hommes étaient catholiques –, entendait offrir, à ceux qui un peu partout s’étaient retrouvés dans les idées énoncées dans La Route de la servitude, le moyen d’unir leurs efforts 19. Était enfin formé ce réseau de réseaux où pouvaient se retrouver les ordo-libéraux allemands, regroupés autour de 18. Après 1944, Röpke et Gugliemo Ferrero avaient envisagé d’organiser régulièrement de grandes conférences internationales et de fonder un périodique destiné aux « upper intellectual classes » ; pendant ce temps Hayek, tout en reprenant avec Robbins ses projets de fédération économique européenne, avait proposé aux Alliés d’établir à Vienne un institut anglophone de recherche en sciences sociales, pour la rééducation des élites germanophones (Yves Steiner, « Louis Rougier et la Mount Pèlerin Society : une contribution en demi-teinte », Philosophia Scientiae, 2007, Cahier spécial 7, p. 71-72). En 1946, il fit une tournée de conférences en Allemagne (1994, p. 105-106) et la conclusion des Intellectuels et le socialisme fait allusion à l’enthousiasme suscité chez les jeunes Allemands par les principes d’une société libérale (1949, p. 236). 19. Le rôle considérable qu’elle a joué à valu à la Société du Mont Pèlerin de faire l’objet de pas moins de trois monographies : A History of the Mont Pèlerin Society (Liberty Fund Inc., 1995), histoire « officielle » écrite par un de ses membres, Max Hartwell; celle, d’orientation tout opposée, de Bernhard Walpen, Die offenen Feinde und ihre Gesellschaft, Eine hegemonietheoretische Studie zur Mont Pèlerin Society (VSA Verlag, 2004), et plus récemment : Philip Mirowsky et Dieter Plehwe (éds.), The Road from Mount Pèlerin : the Making of the Neoliberal Thought Collective, Cambridge (Mass.),
Harvard University Press, 2009. Néo-libéralisme(s), une archéologie intellectuelle, de S. Audier (Paris, Grasset), peut dans une large mesure être lu comme une histoire de la Société du Mont Pèlerin ; l’auteur insiste à juste titre sur ce qu’il y aurait d’erroné à surfaire le rôle qu’y a joué Hayek. On consultera également l’article d’Yves Steiner cité note précédente, qui donne des informations précieuses sur les circonstances de sa fondation et sur les différents groupes (allemand, anglais, français, nord-américain, suisse) qui s’y sont retrouvés.
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Eucken et Röpke, les membres de l’École de Chicago ou encore de la London School of Economics. Vu cette diversité, il n’est pas étonnant que les débats au sein de la société aient été parfois très vifs. Ils ont porté en particulier sur l’attitude à adopter envers le libéralisme antérieur : le renouveau constituait-il une rupture, ou s’inscrivait-il dans la continuité ? Fallait-il continuer à parler de libéralisme, ou ne s’agissait-il pas plutôt d’un néo-libéralisme ? Même s’il ne fut pas retenu, le nom initialement proposé par Hayek montre qu’il s’inscrivait dans la continuité : le renouveau consistait dans le retour à une tradition un temps perdu de vue, et la suite de son œuvre n’a fait que confirmer cette façon de voir. Dès le départ, il fut du moins entendu que les travaux menés resteraient confidentiels 20. S’appuyant sur l’exemple des Fabiens en Grande-Bretagne, Hayek en était arrivé à la conclusion qu’il fallait viser des objectifs à long terme et se tenir scrupuleusement à l’écart de la politique active et de l’actualité.
3. La feuille de route : Les intellectuels et le socialisme La Société du Mont Pèlerin une fois créée, restait à lui fixer un programme. Ce sera fait en 1949 dans Les intellectuels et le socialisme, texte tout à fait capital pour l’intelligence du libéralisme dans la seconde moitié du vingtième siècle. La stratégie décrite ne vaut en effet pas que pour la jeune société, Hayek la suivra assez scrupuleusement pour qu’elle nous donne la clé de son œuvre ultérieure. Surtout, il y apportait une moisson d’idées nouvelles. Le libéralisme, nous dit-il, doit être présenté comme une utopie. Si l’on veut faire triompher les idées libérales, il est indispensable d’en donner au public une image qui puisse l’enthousiasmer. Et cette conclusion 20. Voir Ph. Steiner, op.cit., p. 74 et Van Horn Mirowski, op. cit., p. 160.
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incontestablement originale, qui demande de la part des libéraux un changement de mentalité assez profond, est établie par un moyen largement inattendu. À aucun moment, l’auteur ne raisonne en économiste. À la place, il analyse, comme le suggère le titre, les raisons du succès des socialistes : ils avaient l’appui des intellectuels. Cet ennemi irréductible du socialisme invite donc ses amis, une fois n’est pas coutume, à prendre exemple sur leurs adversaires. La démonstration procède en deux temps : une fois établi que les intellectuels possèdent un pouvoir beaucoup plus considérable que celui qu’on est porté d’ordinaire à leur accorder, Hayek cherche à comprendre ce qui, dans le socialisme, a pu leur plaire à ce point. Au point de départ se trouve le grand principe, déjà implicite dans les travaux historiques des années de guerre et constamment réaffirmé par la suite : ce sont les idées qui gouvernent le monde ou, pour parler comme Hume, « quoique les hommes soient beaucoup gouvernés par l’intérêt, cependant, l’intérêt lui-même, et toutes les affaires humaines sont entièrement gouvernées par l’opinion » 21. Un matérialiste protestera, bien sûr, mais c’est qu’il ne se place pas dans la perspective du long terme qui est celle des membres de la Société du Mont Pèlerin. Dans la mesure où, sous un autre angle il est vrai, il s’agit toujours de l’usage de la connaissance dans la société, cette attention à la dimension sociale des idées peut être vue comme complétant l’article paru quelques années plus tôt. S’il en est ainsi, la question qui s’impose porte sur la manière dont se forme l’opinion. On est aussitôt confronté à 21. 1960, p. 166; la citation se trouve encore dans 1973, p. 182 et 227. Dans 1960, p. 174-178, Hayek développe des idées voisines, avec notamment une citation de Mill allant dans le même sens. Rendant compte de la biographie de Keynes publiée en 1951 par Harrod, Hayek rappelait que sur ce point son adversaire tombait d’accord avec lui et admettait que les idées des économistes ou des philosophes politiques ont beaucoup plus d’influence qu’on ne leur en accorde d’ordinaire et qu’il n’y a guère autre chose qui gouverne le monde ; voir Essais de philosophie, de science politique et d’économie, Paris, Les Belles-Lettres, 2007, p. 505.
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ce fait premier qui sert de fondement à la théorie sociale de la croyance : quel que soit notre degré d’instruction, en dehors des quelques sujets où nous disposons de connaissances de première main, puisées directement à la source, nous n’avons le plus souvent d’autre solution que de reprendre sans examen l’avis de ceux que nous croyons compétents. Ces gens, ce sont les intellectuels auxquels s’intéresse Hayek, qui est ainsi conduit à dresser un portrait de ceux qu’il appelle les second-hand dealers in ideas. « Organes que la société moderne a développés pour répandre la connaissance et les idées » (1949, p. 225), leur existence est assez étroitement liée au développement des régimes démocratiques, où le pouvoir appartient à la masse de la population et non plus à une petite élite, et représente en ce sens un phénomène historique nouveau (1960, p. 172-175 et 190-195). Leur fonction d’intermédiaire, de médiateur veut que ce ne soient pas eux qui « produisent » les idées. À proprement parler, l’intellectuel n’est donc pas un expert, un spécialiste, mais « plutôt la personne que ses connaissances générales sont censées qualifier pour apprécier le témoignage de l’expert » (1949, p. 224). Cette capacité à faire la réputation des savants explique qu’il y ait dans le monde universitaire beaucoup de réputations usurpées et d’experts auto-proclamés : « presque tous les “experts” dans la simple technique de médiation des connaissances sont, en ce qui concerne le sujet dont ils traitent, des intellectuels et non des experts » 22. Le trait le plus caractéristique de l’intellectuel est son goût des généralités et les vues d’ensemble. Comme il connaît mal le détail des questions, il juge des idées en fonction non de leur mérite intrinsèque, mais de la facilité avec laquelle elles s’accordent 22. (Ibid.) ; Voir encore 1949, p. 230 : « les spécialistes qui obtiennent ainsi une réputation publique et une large influence ne sont pas ceux qui ont gagné la reconnaissance de leur pairs mais sont souvent des gens que les autres experts regardent comme des excentriques, des amateurs ou même des imposteurs, mais qui néanmoins, aux yeux du grand public deviennent, dans leur domaine, les porte-parole les mieux connus ».
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avec ses autres idées et avec l’image qu’il se fait de ce qu’est, ou doit être, le monde. En cela, il ressemble à ce spécialiste des généralités qu’est le philosophe : c’est la même recherche de synthèse, de cohérence et de systématicité. De ce dernier point de vue, il suffit de considérer les mérites respectifs du libéralisme et du socialisme pour comprendre les préférences marquées des intellectuels pour celui-ci. Loin de diaboliser l’adversaire, Hayek constate avec regret que c’est parmi les meilleurs, les plus intelligents, les plus actifs que se recrutent les intellectuels socialistes ; et la faute en est aux libéraux si, à côté, ils font piètre figure 23. Les socialistes ont su trouver le langage approprié pour s’adresser aux intellectuels : le langage des idées générales. Ils ont élaboré un programme explicite de développement social, une image de la société future qu’ils voulaient instaurer. En ayant le courage de l’utopie, ils ont su mobiliser les énergies, ce que les libéraux, forts du pouvoir qu’ils exerçaient, n’ont pas réussi ni même cherché à faire. Mais cette situation n’a rien d’une fatalité et c’est pourquoi, pour faire à nouveau triompher les idées libérales, Hayek propose à ses amis de suivre l’exemple des socialistes, de développer la philosophie générale du libéralisme et de cesser d’avoir peur de se présenter comme des utopistes 24.
23. Le socialisme est d’abord une erreur intellectuelle. De façon générale, l’erreur provient parfois d’un véritable progrès : « En soi, il n’est pas surprenant qu’une authentique avance dans la connaissance puisse de cette façon devenir occasionnellement une source d’erreur. Si aucune conclusion fausse ne suivait de nouvelles généralisations, ce seraient des vérités finales qui n’auraient jamais besoin de révision » (1949, p. 229). 24. Quand il parle d’intellectuel, Hayek a manifestement en tête l’exemple des Fabiens, et en particulier de Sydney et Béatrice Webb. Le portrait qu’il a laissé d’eux et qui est reproduit en annexe des Essais de philosophie, de science politique et d’économie, pourrait s’appliquer à lui presque mot pour mot : même travail opiniâtre et méthodique, même indifférence à la question de savoir à qui serait attribué le succès, aussi longtemps que triomphaient les idées auxquelles ils croyaient.
De La Route de la servitude… 75 « Nous devons à nouveau faire de la construction d’une société libre une aventure intellectuelle, un acte de courage. Ce qui nous manque, c’est une Utopie libérale, un programme qui ne ressemble ni à une simple défense des choses comme elles sont ni à une sorte de socialisme dilué, mais qui soit un véritable radicalisme libéral, qui ne ménage pas les susceptibilités des puissants (y compris les syndicats), qui ne soit pas trop strictement pratique, et qui ne se limite pas à ce qui apparaît aujourd’hui comme politiquement possible. Nous avons besoin de leaders intellectuels qui soient prêts à travailler pour un idéal, si petite que puisse être la perspective de le réaliser rapidement. Ce doit être des hommes disposés à s’en tenir aux principes et à se battre pour leur pleine réalisation, aussi lointaine qu’elle soit. Les compromis pratiques, ils doivent les laisser aux politiciens. Le libre-échange, la liberté d’opportunité sont des idéaux qui peuvent encore parler à l’imagination d’un grand nombre, mais un simple “ libre-échange raisonnable ” ou une simple “diminution des contrôles” ne sont ni intellectuellement responsables ni propres à inspirer un quelconque enthousiasme. La grande leçon que le vrai libéral doit apprendre du succès des socialistes et que c’est leur courage d’être Utopistes qui leur a valu le soutien des intellectuels et partant une influence sur l’opinion publique qui rend chaque jour possible ce qui, il y a peu encore, semblait complètement inaccessible. » (1949, p. 237)
IV Intermède épistémologique : complexité, ordre spontané et évolution
Hayek n’a eu qu’à se féliciter de son recrutement au Committee for Social Thought. Ce poste « m’offrait, dit-il, des conditions presque idéales pour la poursuite des nouveaux intérêts que j’avais peu à peu développés. » 1 Il y trouvait une ambiance intellectuellement très stimulante, propice au travail interdisciplinaire, qu’il affectionnait particulièrement. Déchargé de toute obligation d’enseignement et libre de traiter de tout sujet se rapportant aux sciences sociales, il eut ainsi le loisir de reprendre à nouveaux frais ses réflexions épistémologiques et, quelques mois avant la sortie de Contre révolution dans la science, il publiait L’Ordre sensoriel, un ouvrage de psychologie dont il reconnaissait lui-même qu’il faudrait de longues explications pour justifier qu’un économiste s’aventure à traiter de questions que même les psychologues ont peur
1. 1994, p. 126. Sur le rôle crucial des années passées à Chicago, voir encore Caldwell, p. 298-305, 361-362 ; et le compte-rendu de cet ouvrage par Ph. Mirowski, « Naturalizing the market on the road to revisionism: Bruce Caldwell’s Hayek’s Challenge and the challenge of Hayek interpretation », Journal of Institutional Economics (2007-3), p. 365-366.
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d’aborder 2. Le fait surprendra moins si l’on se rappelle que, au moment d’entrer à l’université, le jeune viennois avait hésité entre des études de droit (c’est là que s’enseignait l’économie) et des études de psychologie. Déjà, dans les années quarante, parallèlement à ses travaux historiques, il avait commencé les recherches qui aboutiront à L’ordre sensoriel. Aussitôt après 1952, d’ailleurs, il se lança à nouveau dans un vaste projet, À l’intérieur des systèmes et à propos des systèmes (« Within Systems and about Systems » ; voir Caldwell, p. 299-301), qui n’aboutira pas lui non plus mais d’où est tiré par exemple l’article Degrees of explanation. Quoique Hayek ait considéré cette incursion dans le domaine de la psychologie comme « une de [s]es contributions les plus importantes au savoir » (1994, p. 138), les perspectives offertes par l’idée de « sciences de la complexité », surgie à la même époque, apparaissent encore plus décisives. Scientisme et sciences sociales avait en effet reçu un accueil plus que réservé de la part des philosophes des sciences et même Popper avait été obligé de prendre ses distances. En se substituant à l’opposition tranchée entre sciences de la nature et sciences de l’esprit qui servait jusqu’alors de cadre théorique, l’idée de complexité, mise en avant en 1948 par Warren Weaver, offrait la possibilité d’une nouvelle alliance, qui rendait sans objet la critique du scientisme tout en permettant de continuer à viser les mêmes cibles et de conserver l’essentiel de l’héritage de Carl Menger. La complexité se trouvait déjà au cœur des analyses économiques d’avant 1940, puisque c’est elle qui condamnait à l’échec la centralisation et nécessitait le recours au mécanisme impersonnel du marché, mais la notion n’était pas thématisée. Signe des progrès accomplis, l’idée d’ordre spontané, elle aussi présente depuis le début, puisque le marché en est le prototype, pourra être dégagée dans toute sa généralité, de façon à servir désormais de clé 2. L’Ordre sensoriel, Paris, CNRS édition, 2001. Sur l’ouvrage et les circonstances de sa rédaction, voir Caldwell, p. 262-279 et Naomi Beck, Hayek and the Evolution of Capitalism, Chicago, Chicago U. P., 2018, p. 46-51.
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pour l’intelligence des phénomènes sociaux dans leur ensemble. Enfin, la proximité de la sociologie avec cette autre grande science de la complexité qu’est la biologie étant désormais pensable, l’idée d’évolution, restée jusqu’alors latente, va prendre une place de plus en plus considérable.
1. L’idée de complexité 3 1.1. Weaver et le contexte L’idée de sciences de la complexité étant appelée au succès que l’on sait, oublions un instant Hayek pour nous arrêter sur le contexte de cette réorientation. Le personnage clé est Warren Weaver, dont le nom est associé, avec celui de Shannon, à la naissance de la théorie de l’information. Responsable des programmes scientifiques de la Rockfeller Foundation, où il avait encouragé le développement de la biologie moléculaire, Weaver est un des grands responsables de la politique scientifique nord-américaine, pendant la guerre et après 4. En 1948 il publie un article, Science and Complexity, où il propose de distinguer trois domaines : celui des phénomènes « simples », comme la physique ; celui des phénomènes complexes inorganisés, qui relèvent de la statistique ; celui des phénomènes complexes organisés. Preuve de l’énorme retentissement de cet article, c’est l’occasion pour von Neumann d’abandonner l’approche ludothéorique de l’économie et de se lancer dans le développement de la théorie des automates cellulaires.
3. Sur les sciences de la complexité, voir par exemple Ph. Mirowski, Machine Dreams, Cambridge, Cambridge U. P., 2012 et H. Zwirn, Les systèmes complexes, Paris, O. Jacob, 2014. 4. Sur Weaver, voir Ph. Mirowski, Machine Dreams, Cambridge, Cambridge U. P., 2012, p. 169-177. Caldwell, p. 301-302 évoque les échanges qui ont eu lieu entre Hayek et Weaver.
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L’idée de complexité organisée invitait à dépasser l’opposition traditionnelle de l’homme et de la machine pour créer une science des organisations où co-habiteraient la biologie, l’économie ou encore la jeune cybernétique, qui a elle aussi affaire à des phénomènes d’auto-régulation. L’étude des phénomènes complexes oblige à abandonner les méthodes analytiques classiques pour adopter un point de vue qu’on appelle holiste. Le tout, en effet, y est plus que la somme de ses parties, ce qui veut dire qu’il existe des propriétés émergentes : les phénomènes s’y répartissent selon différents niveaux de complexité croissante, le passage d’un niveau, celui des parties, à un autre, celui du tout, faisant apparaître des propriétés nouvelles 5. Plus généralement, c’est une nouvelle idée de science qu’il nous est demandé d’adopter. Les maîtres-mots n’en sont plus : loi et prévision, mais : modélisation, simulation et optimisation. Il est assez clair que, même si elles bousculent les frontières disciplinaires, les sciences de la complexité ne sont pas de nouvelles sciences. Elles n’ont pas de nouvel objet et sont des branches de la physique, de la chimie ou de la biologie. Il s’agit plutôt d’un ensemble de techniques, de méthodes d’analyse applicables à différents domaines, et d’ailleurs assez hétéroclites. Leur développement est étroitement lié à celui de cet outil indispensable pour la simulation qu’est l’ordinateur et elles ont aussi puissamment contribué à la mathématisation de la biologie 6; mais elles font aussi un large usage des transferts métaphoriques au statut incertain : ce qu’on a appris d’un système est utilisé pour en décrire un autre ; par exemple, pour
5. Voir J. Barkley Rosser Jr., « Emergence and Complexity in Austrian Economics », Journal of Economic Behavior & Organization 81 (2012), p. 122–128. 6. Voir Frank Varenne, Formaliser le vivant: Lois, théories, modèles, Paris, Hermann, 2010.
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résoudre des problèmes de management, on s’appuiera sur le résultat d’études sur le comportement des fourmis 7.
1.2. Un nouveau cadre épistémologique Quoi qu’il en soit de ces développements ultérieurs, on comprend que Hayek ait été séduit. De fait, l’idée de complexité était bien présente chez lui dès le début, mais la proposition de Weaver lui permettait d’approfondir et de reformuler sa position dans des termes plus satisfaisants. La tripartition qui se substitue à la bipartition à l’œuvre dans Scientisme et sciences sociales présente en effet de nombreux avantages. L’économie ne s’oppose plus aux sciences de la nature – puisque la biologie, en compagnie de laquelle elle se retrouve, en est une –, mais à cette science du simple qu’est la physique, d’un côté, et au complexe inorganisé, abandonné à la statistique, de l’autre. L’hostilité de Hayek à la mathématisation était ainsi doublement satisfaite. On se souviendra qu’en revendiquant le statut théorique de sa discipline, Carl Menger s’opposait à l’école historique allemande, qui insistait sur la nécessité de s’appuyer sur des faits et avait pour cette raison puissamment contribué au développement de la statistique. Mais c’est plus encore la physique qui imposait le recours aux mathématiques, et le nouveau statut de celle-ci, confinée désormais à l’étude des phénomènes « simples », permettait de s’affranchir d’une si pesante tutelle. Plus généralement, la prise en compte de la complexité invite à revenir sur notre idée de science, qui a été pour une large part déterminée par la physique et qui veut que la science énonce des lois, qui permettent de prédire les phénomènes. 7. Voir H. Zwirn, op.cit., p. 176-177. Alfred Marshall avait mis en garde contre cet usage des analogies : elles « peuvent nous aider à nous mettre en selle, mais pour un long voyage elles se transforment en bagage encombrant » (cité par C. Limoges, in Ph. Mirowski (éd.), Natural Images in Economic Thought, Cambridge, Cambridge U. P., 1994, p. 336).
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Hayek a été ainsi conduit à développer ce que l’on pourrait appeler une épistémologie du oui mais qui ne nous concerne pas directement et dont il suffira de dire quelques mots. Expliquer, oui, mais seulement le principe 8 ; prévoir, oui, mais seulement le pattern (1964, p. 259-71). Il est assez clair qu’on ne peut pas exiger de la biologie, et a fortiori d’une science sociale, la même précision que la physique ou l’astronomie. À mesure que les phénomènes deviennent plus complexes, les critères de scientificité demandent à être assouplis. Mais l’insuffisance des considérations avancées par Hayek est tout aussi manifeste. Il est difficile d’échapper à la question : comment se fait-il qu’avec toute leur science, les économistes soient à ce point incapables de voir venir les crises ? Et si l’on cherche à comprendre en quoi peuvent bien consister cette explication du principe, cette prévision du pattern, la meilleure réponse, nous dit Bruce Caldwell, consiste à y reconnaître ce qu’il appelle le basic economic reasoning, étant entendu qu’un bon économiste, c’est celui qui sait que la courbe de la demande est descendante, et qui n’a pas besoin des faits pour le savoir (Caldwell, p. 381-384).
2. L’ordre spontané 2.1. Au fondement du libéralisme Il n’est pas abusif de penser que l’idée d’ordre spontané, et les formules qui l’accompagnent d’ordinaire (main invisible, produit de l’action humaine mais non d’un dessein humain) donnent la clé de l’œuvre d’Hayek. Si l’expression apparaît assez tard 9, l’idée, cette fois encore, était présente depuis longtemps. 8. 1955, p. 203-212 ; cf. Sensory Order, VII 5, § 8.57-65; l’idée se trouvait déjà dans 1942, p. 41-42. 9. Caldwell, p. 294 situait la première occurrence en 1960, p. 230, dans une citation de M. Polanyi ; dans l’introduction du volume 15 des
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La théorie de l’ordre spontané constitue ainsi comme un sommet d’où se laisse embrasser du regard l’ensemble de l’œuvre. Ce qui était avant peut être relu rétrospectivement sous cet angle : le marché est un ordre spontané, il en offre même le prototype, car c’est là qu’on peut le mieux en étudier le mode de fonctionnement. De même, cette pièce maîtresse qu’est la théorie du droit élaborée à partir des conférences du Caire de 1955 repose sur l’existence d’ordres spontanés. Les éditeurs des Collected Works avaient conscience du fait, quand ils ont eu à repenser l’ordonnance de la foule d’articles repris au fil des ans dans différents volumes (Individualism and Economic Order, 1948 ; Studies in Philosophy, Politics and Economics, 1967 ; New Studies in Philosophy, Politics and Economics, 1978). Dans leur introduction au tome quinze, intitulé The Market and Other Orders, ils notent (p. 2) que c’est le concept d’ordre qui donne sa cohérence à un recueil en apparence disparate puisqu’il comprend aussi bien les textes économiques fondateurs, présentés ici au chapitre deux, que ceux qui ont trait à la complexité, ou encore des réflexions sur le règne de la loi. L’idée d’ordre, et plus précisément d’ordre spontané, est bien le principe qui unifie les divers domaines d’intervention de l’économiste autrichien. Le noyau de la théorie se résume à deux couples d’idées. Tout d’abord, et c’est ce qui en explique la place éminente, les ordres spontanés servent de fondement à la fois aux sciences sociales et au libéralisme. Par ailleurs, sur le plan épistémologique, on assiste à un dédoublement : on a en effet affaire non à une seule notion, mais à deux notions jumelles, l’idée d’ordre spontanée étant inséparable de celle d’évolution 10. Poser que décrire le fonctionnement d’une institution et en expliquer la CW (p. 14), il signale qu’elle se trouve déjà dans les conférences du Caire, toujours en rapport avec l’idée d’ordre polycentrique empruntée à Polanyi (1955, p. 161). 10. « Dr. Bernard Mandeville (1670-1733) », in CW 3 (The Trend of Economic Thinking, 1991), p. 81; cf. 1967, p. 287 et 1973, p. 888.
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genèse ne constitue qu’un seul et même problème, une telle affirmation, prise à la lettre, équivaut à nier la différence entre diachronie et synchronie, entre genèse et structure, À cela s’ajoute une équivoque. Carl Menger, dont Hayek se réclame sur ce point, ne parle que d’élément génétique. Pour lui, « le problème de l’origine ou de la formation et celui du mode de fonctionnement des institutions sociales était essentiellement le même » (1967b, p. 298 ; cf. p. 289). Or, si genèse et évolution sont bien deux notions voisines (L’ouvrage où Darwin expose sa théorie de l’évolution s’intitule L’Origine des espèces), elles n’en sont pas moins distinctes. Ce qui intéressait Menger, c’était le surgissement d’institutions nouvelles, comme la monnaie, beaucoup plus que leur évolution ultérieure. Dans le vocabulaire actuel, on parlerait d’émergence plutôt que d’évolution 11. Il s’agit en effet du passage d’un niveau à un autre, de l’individuel au social.
2.2. La dimension épistémologique : les ordres spontanés au fondement de la science sociale 12 Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la principale raison de s’intéresser à l’idée d’ordre n’est pas à chercher du côté de la politique mais du côté des sciences. Le fait peut paraître surprenant dans la mesure où, hormis en mathématique, les savants ne semblent guère se soucier d’ordre. Au constat dressé par Comte, « la notion des lois naturelles […] entraîne aussitôt l’idée correspondante d’un certain ordre spontané » 13, fait cependant écho celui de Hayek, « l’ordre est un concept indispensable pour étudier tous les phénomènes 11. Paul Lewis, « Emergent Properties in the Work of Friedrich Hayek », Journal of Economic Behavior & Organization 82 (2012), p. 368–378. 12. Voir M. Bourdeau : « L’idée d’ordre spontané ou le monde selon Hayek », Archives de Philosophie, 77-4 (octobre 2014), p. 663-678. 13. Auguste Comte, Cours de philosophie positive, 48e l., Paris, Hermann, 2012, p. 163.
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complexes, vis-à-vis desquels il doit largement jouer le rôle que le concept de loi joue dans l’analyse des phénomènes plus simples », lequel ajoute en note : « ce fut en fait d’abord entièrement en vertu de considérations méthodologiques que je fus conduit à reprendre l’usage du concept impopulaire d’“ordre” » (1973, p. 120). En effet, plus les phénomènes deviennent complexes, moins les schémas empruntés à la physique trouvent à s’appliquer. La mesure, la mise en forme mathématique se heurtent à des difficultés jusqu’alors absentes. Quant au pouvoir prédictif de la théorie, Hayek résume la situation en ces termes : « aucun économiste n’a encore réussi à faire fortune en achetant et vendant des marchandises en fonction de ses prédictions scientifiques des prix futurs (bien que certains aient pu faire fortune en vendant de telles prédictions) » (1964, p. 271). Il faut donc le plus souvent se contenter de dégager un ordre, c’est-à-dire : « un état de choses dans lequel une multiplicité d’éléments de nature différente sont en un tel rapport les uns aux autres que nous puissions apprendre, en connaissant certaines composantes spatiales ou temporelles de l’ensemble, à former des pronostics corrects concernant le reste, ou du moins des pronostics ayant une bonne chance d’être corrects » (1973, p. 121). L’équivoque du concept : Kosmos et Taxis. Ordre désigne tantôt un arrangement (une allée d’arbres) tantôt un commandement (fais ceci). Le premier sens se dédouble, selon que l’ordonnancement trouve son principe en lui-même ou non, est endogène ou exogène. L’ordre dans lequel se déroulent les opérations d’une machine n’a pas son principe en elle, mais dans l’esprit de celui qui l’a conçu, alors que l’ordre dans lequel se déroulent les opérations analogues d’un organisme a son principe dans ce dernier. Dans un cas, chaque chose est à sa place, c’est-à-dire à la place que l’ordonnateur lui a assignée. Dans l’autre cas, il n’y a pas d’ordonnateur, mais simplement des forces ordonnatrices ; l’ordre est auto-généré, spontané. Pour mettre en valeur cette opposition, Hayek a proposé d’appeler Taxis l’ordre exogène et Kosmos l’ordre spontané,
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endogène. Trois grands traits les opposent. L’ordre exogène (Hayek parlera encore d’organisation dans le cas des phénomènes sociaux) est simple, l’ordre spontané est complexe : dans un cas, la disposition des tables dans une salle de classe, dans l’autre la figure formée par la limaille de fer sous l’action de l’aimant. L’ordre exogène est concret, immédiatement perceptible, alors que l’ordre spontané est le plus souvent abstrait et passe donc facilement inaperçu. Enfin, l’ordre exogène résulte d’une intention délibérée, alors que l’ordre spontané est par définition non intentionnel, puisqu’est dit spontané ce qui ne procède ni d’une réflexion ni d’une contrainte extérieure, mais surgit de lui-même et comme de la nature de la chose. Des ordres spontanés aux règles qui les engendrent. « Le point de départ de la théorie sociale – et sa seule raison d’être –, [étant] la découverte qu’il existe des structures ordonnées, qui sont le résultat d’un grand nombre d’hommes mais d’aucun dessein humain » (1973, p. 125), quiconque s’intéresse aux phénomènes sociaux doit commencer par l’étude des ordres spontanés, laquelle prend pour fil conducteur la notion de règle. Les ordres spontanés résultent en effet de ce que leurs éléments obéissent à certaines règles (1973, p. 134). Pour parler d’ordre au sens d’arrangement, il faut en effet pouvoir repérer quelque régularité, de sorte que le rapport à l’idée de règle devient presque tautologique : une règle est un énoncé qui permet de décrire des régularités. Mais, entendue en ce sens, une règle n’est qu’une façon économique de transcrire un vaste ensemble d’observations et ne nous dit rien du processus qui a engendré les phénomènes concernés. Il n’en va plus de même quand la notion de règle sert à décrire le comportement d’un être humain, une règle de conduite étant cette fois « une disposition à agir, ou ne pas agir, d’une certaine façon » (1973, p. 196). Pour que de telles règles puissent rendre compte de la genèse des ordres spontanés, il ne suffit toutefois pas de changer simplement d’échelle et de poser, comme l’individualiste méthodologique, que tout ce qui est social s’explique par
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l’individuel. Quand il nous invite à remonter de l’effet résultant au processus qui l’engendre, Hayek ne se contente pas de dissiper l’équivoque bien connue qui fait par exemple que production désigne tantôt l’acte de produire tantôt ce qui est produit. Il faut toujours revenir à ce que les ordres spontanés ont de spécifique : ils sont le produit de l’action humaine, et donc indirectement des règles de conduite, mais ils ne sont pas le produit du dessein des agents. Cela veut dire que « ce n’est pas n’importe quelle régularité dans le comportement des éléments [ici, les agents] qui procure un ordre général » (1973, p. 135). Il convient donc de distinguer non deux mais trois termes : les règles, ou plutôt le système de règles, les comportements effectués en conformité avec celles-ci, et l’ordre global qui résulte de ces comportements (1973, p. 261, 265). Et la grande question est de savoir « quelles propriétés doivent posséder les règles pour que les actions indépendantes des individus produisent un ordre d’ensemble. » (1973, p. 137). Le lien étroit existant entre conscience et intentionnalité fait que, les ordres spontanés étant produits inintentionnellement, l’agent applique les règles qui les engendrent sans en avoir conscience. C’est même une des premières propriétés des règles en général (1973, p. 89) : l’enfant qui parle une langue en connaît la grammaire d’une connaissance fort différente de celle du grammairien. Le fait est dû à ce qu’une règle, ou plus exactement un système de règles, est obtenue par une sélection plus lamarckienne que darwinienne, son surgissement n’étant pas dû au hasard mais étant produit par l’adaptation aux circonstances (1973, p. 131, et 136) 14. En ce sens, d’ordinaire, 14. Pour comprendre ce mécanisme de sélection – dans un contexte il est vrai différent, puisqu’il s’agit cette fois d’assigner un poids aux règles de transition d’un automate cellulaire –, il a été proposé « d’exploiter la métaphore de la compétition et du capitalisme. Chaque règle en compétition doit être considérée comme un producteur qui achète et vend des messages. Les fournisseurs d’une règle sont celles qui envoient des messages qui satisfont sa condition. Les clients d’une règle sont celles dont la condition est satisfaite par le message qu’elle envoie. Le poids d’une règle est traité
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les règles qui engendrent un ordre spontané se forment elles aussi spontanément et non délibérément. Toutefois certaines règles, ce sera par exemple le cas des règles de juste conduite, ont ceci de paradoxal d’être intentionnellement créées dans le but de produire des ordres spontanés : « le caractère spontané de l’ordre résultant doit […] être distingué de l’origine spontanée des règles sur lesquelles il repose ; et il est possible qu’un ordre qui doit pourtant être désigné comme spontané repose sur des règles résultant entièrement d’un dessein délibéré. » 15. Règle, ignorance et abstraction. La raison d’être des règles se trouve dans ce fait primordial qu’est notre ignorance : elles ont pour fonction de « surmonter l’obstacle présenté par notre ignorance des faits particuliers qui déterminent l’ordre global » (1973, p. 335). Preuve de ce caractère primordial, au début de Loi, législation et liberté, comme d’ailleurs de La constitution de la liberté, Hayek invite son lecteur à « garder constamment à l’esprit, tout au long de ce livre, l’ignorance nécessaire et irrémédiable, où se trouve tout le monde, de la plupart des faits particuliers qui déterminent les actions de chacun » (1973, p. 77). Il y revient sans cesse par la suite, car c’est là que se trouve « la racine du problème central de tout ordre social » (1973, p. 78). L’ignorance se trouve ainsi au fondement de la civilisation, puisque celle-ci « repose sur le fait que nous bénéficions de connaissances que nous ne possédons pas » (1973, p. 82). On retrouve ainsi la critique de l’omniscience (« Il n’y aurait pas besoin de règles parmi des gens omniscients comme son pouvoir d’achat, l’argent qu’elle a en banque. Quand une règle envoie un message, les règles dont la condition est satisfaite par le message misent pour “acheter” le message, c’est-à-dire le droit de s’activer. La mise d’une règle est proportionnelle à son pouvoir d’achat. La plus forte mise remporte l’achat. […] Une règle prospérera […] si, en moyenne, ses clients achètent son message plus cher que le prix qu’elle paie pour se déclencher. » (Zwirn, op. cit., p. 145-146). 15. 1973, p. 138; cf. p. 891-892 : la stratification des règles de conduite comporte une troisième et dernière couche, superficielle, celle des règles résultant d’un dessein conscient.
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qui seraient d’accord sur l’importance relative de tous les objectifs particuliers » (1973, p. 335)), employée en particulier contre l’utilitarisme, qui prétend expliquer l’existence de règles morales et « élimine complètement le facteur qui rend les règles nécessaires, à savoir notre ignorance » (1973, p. 357) et plus généralement contre les théories « constructivistes » de la justice, qui « raisonnent habituellement à partir d’une présomption d’omniscience » (1973, p. 78 ; cf. 398). D’une action donnée, il est impossible de connaître toutes les conséquences. Mais c’est parce qu’il sait que telle règle est appropriée à tel type de circonstances qu’un individu la suit et, sans que le succès soit garanti, il peut raisonnablement estimer que ses attentes seront satisfaites 16. Hayek est ainsi amené à décrire les règles comme « une adaptation à cette ignorance inéluctable de la plupart des circonstances pesant sur les effets de nos actions » (1973, p. 357). D’ordinaire, on s’adapte aux circonstances, à savoir aux circonstances connues, ici, on s’adapte à l’ignorance des circonstances ou, si l’on préfère, aux circonstances inconnues, l’ignorance constituant une circonstance en quelque sorte permanente de l’action. Toutefois, si les règles résolvent le problème posé par l’ignorance, c’est avant tout en raison de leur caractère abstrait. Comme la règle, l’abstraction est la « manière [qu’a l’homme] de s’adapter à son ignorance de la plupart des faits particuliers de son environnement » (1973, p. 111-112). Si les règles sont dites abstraites, c’est qu’elles ne suffisent pas à déclencher l’action concrète et qu’elles ont besoin pour cela de circonstances particulières (1973, p. 250). L’ordre intentionnellement inintentionnel engendré par les règles est abstrait comme elles, mais dans un sens quelque peu différent. Dans un arrangement donné, il est possible de distinguer les éléments arrangés et la façon dont ils sont arrangés, c’est-à-dire les relations qu’ils entretiennent entre eux. On peut alors qualifier les relations 16. 1973, p. 339 ; cf. 361: « effet probable », ou 253 : « les règles de conduite servent à augmenter la prévisibilité des situations ».
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d’abstraites, par oppositions aux éléments concrets qu’elles relient. L’ordre proprement dit, c’est ce que différents arrangements donnés ont en commun : une structure abstraite, une forme, considérée indépendamment des éléments (1973, p. 127-128 ; cf. 248). À cette abstraction intrinsèque de l’ordre s’ajoute celle qui résulte de la disproportion, déjà signalée, entre la complexité des phénomènes et la portée limitée de notre savoir. Faute de pouvoir connaître la totalité du réel dans sa concrétude, la science doit se contenter, dans une situation donnée, de n’en retenir que les propriétés qu’elles ont en commun, et de négliger ce que chacune a de spécifique. Effet en retour sur la théorie du marché : la catallaxie. Ces analyses invitent à jeter un nouveau regard sur ce prototype des ordres spontanés qu’est le marché et le chapitre que Loi, législation et liberté consacre à « l’ordre du marché ou catallaxie » 17 constitue une véritable remise en chantier du concept. Certes les analyses si novatrices développées au cours des années quarante dans le sillage d’Économie et connaissance (le système des prix comme mécanisme impersonnel de transmission de l’information, la concurrence comme méthode de découverte) sont toujours là, mais reléguées au second plan et mentionnées comme en passant (1973, p. 546-549) – sans doute parce qu’elles pouvaient être considérées comme acquises. Si, pour la même raison, il n’est plus question de planification ou de centralisation, la théorie du marché n’en conserve pas moins sa fonction critique, appliquée maintenant à une autre cible, la justice sociale. La théorie générale des ordres spontanés est en effet l’objet du livre un (Règles et ordres) ; l’exposé consacré à la catallaxie se trouve, lui, au livre deux (Le mirage de la justice sociale) et sert à justifier ce qui en est la conclusion « l’intervention dans une catallaxie par voie de commandement crée un désordre et ne peut en aucun cas être juste » (1973, p. 567). 17. 1973, p. 529-576. Hayek, jugeant économie inapproprié, a introduit ce néologisme, du grec katalattein, échanger mais aussi admettre dans la communauté, faire d’un ennemi un ami.
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Dans cette perspective, la catallaxie est définie comme un jeu, qui a ceci de remarquable qu’il détermine les traits les plus caractéristiques de cette utopie libérale qu’est la Grande Société. Comme dans tout jeu, sur un marché il y a des gagnants et des perdants, ce qui veut dire que certaines attentes tenues pour légitimes seront nécessairement déçues. De plus, croire que c’est le plus méritant qui gagne, c’est se bercer d’illusion et oublier que le succès est bien souvent dû à la simple chance. Que la Grande Société soit comme un décalque du marché n’est pas aussi immédiat et Hayek par exemple rejette l’accusation de pan-économisme ; mais on peut se demander ce qu’il entend par là puisqu’il ajoute aussitôt après « que la catallactique est la science décrivant le seul ordre global qui embrasse la totalité du genre humain ; et que l’économiste est par conséquent fondé à souligner que pour juger de toutes les institutions particulières, l’on doit accepter comme critère leur aptitude à favoriser l’existence et l’amélioration de cet ordre » 18. Une des raisons pour lesquelles il aura fallu tant de temps pour reconnaître l’existence des ordres spontanés serait à chercher, nous dit Hayek, dans la « distinction mal venue introduite par les Grecs », entre phénomènes naturels et phénomènes artificiels, distinction qu’il présente comme équivalente à celle du naturel et du positif 19. Rien n’autorise pourtant une telle identification, ni historiquement ni conceptuellement 20. Les deux distinctions n’ont ni le même lieu ni le même mode de fonctionnement. La dernière s’applique au droit (droit naturel, droit positif) et aux institutions et naturel renvoie ici à l’idée de nature humaine. La première appartient à un 18. 1973, p. 542 ; cf. p. 539: « bien que n’étant pas une unité économique, la Grande Société est principalement soudée par ce qu’on appelle communément les relations économiques ». 19. 1973, p. 90-91 ; cf. p. 920 n, 1967b, p. 293-294 et « Dr. Bernard Mandeville (1670-1733) », dans CW 3 (The Trend of Economic Thinking, 1991), p. 84-85. 20. L’éditeur des Collected Works (15, p. 293) rappelle que l’erreur avait déjà été signalée en 2002 par James Murphy.
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tout autre domaine et caractérise deux types de production : l’art, d’où procède l’artificiel, c’est la technè aristotélicienne. Ce qui est posé par convention est intrinsèquement social et n’entretient aucun rapport nécessaire avec la nature, alors que ce rapport est constitutif de l’idée de technique. L’art, a-t-on dit, c’est l’homme ajouté à la nature, entendue cette fois comme monde extérieur sur lequel s’exerce l’action humaine : l’artificiel présuppose alors le naturel, qu’il ne fait que modifier et en quelque sorte prolonger. En revanche, rien cette fois d’intrinsèquement social, Robinson sur son île travaillait seul et pour lui seul. Or, il est assez clair que Hayek glisse sans cesse d’un couple à l’autre. D’un côté, dans l’opposition entre Kosmos et Taxis, c’est le premier qui est en jeu : la disposition des pièces sur l’échiquier est une convention et on hésitera à y voir quelque chose d’artificiel, faute d’une disposition naturelle à lui opposer ; de même, le commandement, associé à la Taxis, n’a pas de place dans la technique, sauf à parler d’un commandement fait à la nature. D’un autre côté cependant, lorsque, dans Contre révolution dans la science, Hayek dénonce l’hubris polytechnicienne et le scientisme des ingénieurs qui veulent appliquer aux phénomènes sociaux les méthodes qui ont fait leur preuve dans l’étude des phénomènes naturels sans se demander si cette extension est légitime, ce qui est en cause cette fois c’est le contraste entre le naturel et l’artificiel.
2.3. La dimension politique : ordre spontané et libéralisme 21 Attribuer cette focalisation sur l’ordre spontané à la seule rencontre des sciences de la complexité serait toutefois une erreur. Si leur apport est réel, celles-ci ont surtout contribué à 21. Voir Ronald Hamowy : The Scottish Enlightenment and the Theory of Spontaneous Order, dans The Political Freedom, A. Ferguson and F.A. Hayek, Edward Elgar, 2005, p. 39-159.
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réactiver et à renforcer des idées présentes dès le départ, aidant ainsi Hayek à remonter à ce qui en est, pour lui, la véritable source 22, à savoir la pensée libérale. On en trouvait d’ailleurs déjà les prémisses dans Scientisme et sciences sociales : « c’est seulement dans la mesure où un ordre apparaît comme le résultat de l’action individuelle, mais sans avoir été voulu par l’individu, que se pose un problème appelant une explication théorique » 23. Pourtant, faire de l’idée d’ordre spontané le fondement du libéralisme ne va nullement de soi. S’il y a bien un lien entre l’un et l’autre, la relation fonctionnerait plutôt dans l’autre sens : c’est une certaine tradition libérale, plus d’ailleurs que le libéralisme dans son ensemble, qui, chez Hayek, sert comme de socle à l’idée d’ordre spontané. Le fait tient à la grande diversité des formes qu’a pu prendre le libéralisme. Un libéral peut très bien se passer de l’idée d’ordre spontané et trouver d’autres fondements au libéralisme. Pour ne prendre qu’un exemple, Tocqueville, pour qui Hayek a la plus profonde admiration, ne s’en est jamais réclamé. Dans sa seconde fonction, la notion d’ordre spontané est bien plutôt pour Hayek l’occasion de préciser l’idée qu’il se fait du libéralisme. Elle lui permet de se construire une généalogie, de se présenter, par-delà Menger, comme l’héritier des Lumières écossaises, de se réclamer d’une tradition qui, sous l’influence de Bentham et de l’utilitarisme, avait été perdue de vue, par Mill par exemple. Son libéralisme, c’est celui des Whigs et plus précisément un whiggisme burkéen 24. 22. C’est ainsi qu’il n’hésitait pas à voir dans Adam Smith un des ancêtres de la cybernétique (1968, p. 309; cf. 1973, p. 463 et 888-89). L’idée était banale dans certains milieux. On la trouve par exemple chez Garrett Hardin, le théoricien de La tragédie des communs, cité dans 1973, p. 123, 463, 889, et déjà dans 1968, p. 309, où les éditeurs signalent une « certaine créativité » dans l’usage que fait Hayek des citations. 23. 1942, p. 37 ; cf. la citation de C. Menger reproduite au début du chapitre deux. 24. Voir Pourquoi je ne suis pas un conservateur, 1960, p. 530-532 ; d’où un désaccord avec Margaret Thatcher, qui lui aurait déclaré : « I know you
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Il est clair tout d’abord, et on ne le redira jamais assez, que son libéralisme est économique avant d’être politique. Si ce n’est pas le laissez-faire, laissez-passer manchesterien, c’est un libéralisme du laissez-nous faire, le refus de toute régulation exogène, au profit de la seule auto-régulation. Mais la référence aux Lumières écossaises donne au laissez-faire une portée beaucoup plus large. Ainsi, rappeler que certains phénomènes sont les produits de l’action humaine mais non d’un dessein humain, c’est nous inviter à voir sous un autre jour notre pouvoir d’intervention et à ne pas chercher à tout contrôler. Nous sommes guidés par la main invisible comme le croyant qui s’abandonne aux mains de la providence divine. Loin de l’hubris de la toute-puissance, c’est bien une leçon d’humilité, une soumission aux forces ordonnatrices : nous ne gouvernons pas les phénomènes, qui obéissent à leurs propres lois. Soumission, mais aussi confiance : ces forces ordonnatrices feront mieux que ce que nous ne pourrons jamais faire si nous prétendions agir de notre propre initiative et prendre en main la situation. Comme le dit la remarque attribuée à Cromwell, que Hayek aime à citer dans ce contexte : on ne va jamais aussi haut que quand on ne sait pas où on va (1960, p. 92 ; cf. 1967b, p. 293). Enfin, la Grande Société fonctionnant sur le modèle du marché, c’est l’ensemble de la vie sociale qui est guidé par la main invisible. Point n’est besoin de fin commune, les fins de chacun finissant par s’accorder d’elles-mêmes grâce à l’action de ces forces ordonnatrices impersonnelles : « C’est un fait important que bien des gens répugnent à admettre – mais qui est probablement réel dans la plupart des cas – que, lorsque l’individu poursuit des buts égoïstes, cela le conduit généralement à servir l’intérêt général, tandis que les actions collectives des groupes organisés sont à peu près invariablement contraires à l’intérêt général » (1973, p. 587).
want me to become a Whig; no, I am a Tory » 1994, p. 141.
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Pour Hayek, parce qu’elle nous demande de renoncer aux schémas binaires (inné-acquis, naturel conventionnel) auxquels nous sommes habitués, parce que les processus en cause sont inconscients, et les résultats, abstraits et donc difficiles à identifier, la grande découverte des Écossais, qui fait d’eux les fondateurs de la science sociale, et non de la seule économie, est restée longtemps méconnue. « Il a fallu longtemps pour découvrir cette possibilité de créer de l'ordre au moyen de lois générales – peut-être devrais-je dire : pour apprendre à l’utiliser sans vraiment la comprendre ; car cette méthode pour produire de l’ordre n’a certainement pas été “inventée” mais ses avantages ont été reconnus une fois qu’elle s’était développée. Et jusqu’à présent, l’homme n’a pas vraiment encore bien compris comment il peut indirectement faire davantage travailler à son profit ces forces spontanées, en améliorant les règles selon lesquelles agit l’individu » (1955, p. 162-163).
Mais une telle interprétation ne va pas sans difficulté. Hayek, en particulier, semble ignorer qu’en 1936, dans un article qui n’était pourtant pas passé inaperçu, Robert Merton avait très clairement identifié le phénomène et en avait donné une toute autre généalogie, puisque, aux côtés d’Adam Smith et de quelques autres économistes, y figuraient également Machiavel, Vico, Marx, Engels, Wundt, Pareto, Max Weber, Sorokin, Gini et Frank Knight, un membre de l’école de Chicago 25.
25. Robert Merton : « The Unanticipated Consequences of Purposive Social Action », American Sociological Review, 1 (1936) p. 894-904. Voir également Richard Vernon : « Unintended consequences » Political Theory, vol. 7 n° 1, 1979, p. 57-73, qui souligne que la notion recouvre un ensemble très hétéroclite de phénomènes et comprend par exemple ce qu’on a appelé l’effet Tocqueville, ou paradoxe de Tocqueville : plus une situation s’améliore, plus l’écart avec la situation idéale est ressenti comme intolérable par ceux-là même qui bénéficient de cette amélioration.
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3. L’évolution 26 Si ordre spontané et évolution sont deux idées jumelles, ce sont de fausses jumelles et l’une a été conçue bien avant l’autre. Alors que la première est très aisément discernable dès Économie et connaissance, et qu’il suffira de l’expliciter, c’est seulement une fois reconnue l’existence de sciences de la complexité que Hayek commencera à s’intéresser véritablement à la seconde. De plus, il faut d’abord qu’il existe un ordre pour qu’on puisse en étudier l’évolution. Néanmoins, le pas une fois franchi, on assiste à une véritable montée en puissance de l’optique évolutionniste. Bien qu’on s’accorde à y reconnaître un des aspects les plus faibles de l’œuvre de Hayek, il est nécessaire d’en dire quelques mots, car elle constitue un ingrédient indispensable dans l’élaboration d’une utopie libérale, l’évolution culturelle, ou sociale, étant censée pointer dans la direction de la Grande Société. Avant d’en venir là, il convient toutefois d’examiner l’idée d’évolution prise en elle-même et donc de revenir sur les rapports de l’économie, ou de la sociologie, et de la biologie.
3.1. Sociologie et biologie Comme on l’a vu, l’idée de point de vue génétique regroupe deux types de phénomènes : l’émergence d’organisations (Hayek refuse de parler d’organisation pour les ordres spontanés, tout en étant forcé d’admettre que la complexité dont il s’occupe est la complexité organisée) et leur évolution ultérieure. Et la distinction s’applique à chacune de ces deux sciences de la 26. La littérature sur la question est pléthorique et de valeur plus qu’inégale. Outre Caldwell et l’ouvrage de Naomi Beck déjà cité, on pourra se reporter à G. Hodgson, Hayek, Evolution, and Spontaneous Order, in Ph. Mirowski (éd.), Natural Images in Economic Thought: Markets Read in Tooth and Claw, Cambridge: Cambridge University Press, 1994, p. 408-448. et, du même auteur, Economics and Evolution, Bringing Life Back into Economics, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1997.
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complexité organisée que sont la biologie et la sociologie. C’est ainsi qu’aux ordres spontanés des sociologues correspondent, en biologie, les phénomènes d’auto-organisation, d’auto-régulation ou d’homéostase. Mais depuis Darwin, le vocabulaire de l’évolution a été en quelque sorte préempté par les biologistes ; situation contre laquelle Hayek s’insurge. Pour comprendre sa conception, le premier pas, et le plus décisif, est de se défaire de l’idée profondément enracinée dans nos esprits, qui veut que l’évolution soit avant tout l’affaire des biologistes et que c’est chez ces derniers que les sciences sociales en auraient trouvé l’idée. C’est l’inverse qui s’est passé et il y a eu, nous dit-il, des darwiniens avant Darwin (1973, p. 95-102 ; cf. 1960, p. 116). C’est là où on mesure à quel point son interprétation de Darwin laisse à désirer. Pour établir son affirmation, il s’appuie sur la lecture faite d’Adam Smith par Darwin ; mais il ne dit pas un mot de l’influence, infiniment plus importante, de Malthus, ce qui ne fait d’ailleurs pas de celui-ci un darwinien. La spécificité de l’évolution darwinienne, où la variation précède la sélection, disparaît au profit d’une conception plus lamarckienne, où c’est la nécessité de l’adaptation qui explique l’apparition de nouveaux caractères. Sur l’évolution culturelle proprement dite, Hayek ne laisse d’ailleurs la place à aucun doute, elle n’est pas darwinienne et repose sur la transmission des caractères acquis (1973, p. 882). L’idée darwinienne, et partant biologique, d’évolution est ainsi à peu près vidée de son contenu au profit d’une « évolution sélective », qui trouve à s’appliquer à peu près partout 27. Quant à la théorie darwinienne en tant que telle, elle n’est plus invoquée que pour illustrer la nouvelle épistémologie associée aux sciences de la 27. « Toute [italique dans le texte] structure durable au-dessus du niveau des atomes les plus simples, et en remontant jusqu’au cerveau et à la société, est le résultat de, et ne peut s’expliquer qu’en terme de, processus d’évolution sélective, et […] les plus complexes d’entre elles persistent dans l’être en adaptant constamment leur état interne aux changements de leur environnement » (1973, p. 887).
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complexité : elle a renoncé à chercher des lois, n’offre qu’une « explication du principe » (1973, p. 100) et ne prédit que le pattern (1964, p 266-269). Signe de l’ampleur de la réception de Hayek, cet aspect de son œuvre, en dépit de sa faiblesse manifeste, a trouvé un assez large écho chez les biologistes, au point que certains ont tenté de constituer une Market biology dont on se demande comment on a pu la prendre au sérieux.
3.2. L’évolution culturelle La théorie de l’évolution culturelle non seulement n’est pas darwinienne, comme on l’a vu, mais, si l’on veut bien prendre la peine d’y réfléchir, elle n’a pas grand-chose à voir avec la biologie. Vu l’équivoque du mot culture, il serait beaucoup plus approprié de parler d’évolution « civilisationnelle », les phénomènes dont traite cette théorie n’ayant à l’évidence rien de commun avec ce dont s’occupe le ministère du même nom. Ce néologisme aiderait à mieux comprendre le véritable lieu de cette théorie de l’évolution, et son caractère au plus haut point problématique. Comme le note l’intéressé lui-même : « En un sens, la civilisation est progrès et le progrès est civilisation » (1960, p. 92), de sorte que, nolens volens, Hayek se retrouve sur un terrain commun avec ces philosophies de l’histoire dont il dit tant de mal. Quoi qu’il en soit de cet embarras, deux points sont clairs. Tout d’abord, Hayek rejette cette tentative d’annexion de la sociologie par la biologie qu’est la sociobiologie (1973, p. 875-880). À ceux qui croient que la biologie suffirait à expliquer l’évolution culturelle, il objecte qu’ils continuent à penser dans un schéma binaire (inné-acquis) inadapté, cette évolution relevant du type de phénomènes découvert par les Lumières écossaises : produits par l’homme sans avoir été voulus par l’homme. Plus surprenant, le défenseur de l’individualisme qu’est Hayek rejette encore plus énergiquement le darwinisme social ; mais ce n’est en réalité qu’une conséquence immédiate
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des règles du jeu cattalactique, où il n’est pas vrai que ce sont toujours les meilleurs qui gagnent. Comme cela a été signalé de différents côtés 28, le contenu positif de cette théorie de l’évolution culturelle est, lui, beaucoup plus difficile à cerner. L’étude des ordres spontanés avait conduit à y reconnaître l’effet de la main invisible ; à poser, si l’on préfère, qu’ils résultent de règles que les agents appliquent sans en être conscients. La théorie de l’évolution culturelle repose sur un second principe : certaines de ces règles sont sélectionnées, parce qu’elles procurent aux groupes qui les suivent un avantage comparatif 29 ; et c'est l'appel au concept de sélection qui autorise à parler d'évolution. On notera tout d'abord que ce qui est sélectionné, ce sont des groupes 30. Ce faisant, Hayek prend parti dans un débat qui a divisé les biologistes : à quel niveau, sur quelles unités, opère la sélection ? Darwin répondait : au niveau des individus ; mais certains ont soutenu qu’elle opérait sur les gènes, d’autres sur les groupes 31. Si Spencer s’est trompé, c’est qu’il s’est contenté de reprendre la position de Darwin, sans examiner ce qu’il en était vraiment dans les phénomènes sociaux. Après ce qui a été dit plus haut du rôle des règles, on ne sera toutefois pas surpris que, pour comprendre l’évolution, ce soit moins aux 28. Outre les références déjà citées, voir par exemple J.-P. Dupuy, Libéralisme et justice sociale, Paris, Hachette litttérature, 1992, p. 251-259. À la question « quel est [chez Hayek] le critère de sélection à l’œuvre dans l’évolution culturelle ? », il répond : « force est de constater que l’imprécision la plus désolante règne dans son œuvre à son sujet. Je passe sur les formulations hâtives et les généralités dépourvues de sens » (p. 254). 29. Voir N. Beck, op. cit., p. 77. 30. Sur la sélection de groupe, outre Caldwell, p. 354-360, voir Todd J. Zywicki : « Was Hayek Right About Group Selection after All ? », Review of Austrian Economics, 13 (2000), p. 81-95. 31.Voir Jean Gayon et Victor Petit, La connaissance de la vie aujourd’hui, ISTE Éditions, Londres, 2018, p. 287-288; ainsi que p. 290-294, qui signalent ce qu’ont souvent de circulaire les explications par l’adaptation. Qui sera sélectionné ? celui qui a su le mieux s’adapter. Qui a su le mieux s’adapter ? celui qui a été sélectionné.
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groupes qu’aux systèmes de règles de conduite qu’il faille s’intéresser (1967b). Il y a lieu en effet de distinguer ce qui est sélectionné et ce qui évolue. Par exemple, chez Darwin, ce sont dans le premier cas les individus, dans l’autre les espèces. Dans la vie sociale, ce sont les groupes qui sont sélectionnés, mais qu’est-ce donc qui évolue ? En un sens, ce sont les règles, mais l’expression évolution culturelle invite à répondre : c’est la culture, c’est-à-dire, comme on l’a vu, la civilisation. On comprend mieux alors la véritable nature de la théorie élaborée par Hayek. Il faut en chercher la matrice, non en biologie, mais chez ces « darwiniens » qui ont précédé Darwin. L’évolution culturelle, c’est l’histoire conjecturale des Écossais (1967b, p. 287 ; 1973, p. 883 ; et déjà 1942, p. 101), dans une version actualisée qu’on est en droit de qualifier de scientiste, à en juger par la façon dont y sont utilisés les concepts empruntés à la biologie. Il s’agit de compléter la théorie des ordres spontanés, qui se plaçait au point de vue de la statique (équilibre économique, stabilité), par une dynamique qui introduise la dimension temporelle et le mouvement. Bien plus, si la croyance au progrès est constitutive de la philosophie de l’histoire, la théorie de l’évolution culturelle est une philosophie de l’histoire qui n’ose pas dire son nom. Vu le discrédit dans lequel est tombée l’idée de progrès, Hayek commence par prendre ses distances à l’égard de tout ce qui pourrait ressembler à de l’historicisme 32. Il n’y a pas de lois de l’histoire. « Prétendre connaître la direction désirable du progrès, cela me semble le comble de la démesure orgueilleuse. Un progrès dirigé ne serait pas le progrès » (1973, p. 911). En particulier, il est illusoire d’attendre du progrès qu’il nous rende plus heureux (1960, p. 95). Ces contresens une fois écartés, Hayek n’en fait pas moins sienne l’idée de progrès. Il ira même jusqu’à reprocher aux partisans d’un état stationnaire 32. L’historicisme visé ici n’est pas celui dont il était question dans le Methodenstreit; sur l’équivoque du terme, voir 1942, p. 71-73, et CW 13, p. 126-128.
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de ne pas voir que « le progrès, c’est le mouvement pour le mouvement » (1960, p. 95 ; cf. 1973, p. 911). À cela s’ajoute que l’utopie libérale est difficilement conciliable avec l’idée qu’il est impossible de connaître dans quelle direction s’effectue la marche de la civilisation. Rétrospectivement au moins, il y a bien une logique dans le mouvement qui conduit de la petite horde à « l’économie de marché et à la société ouverte. Les étapes de cette transition furent toutes des brèches dans la “solidarité” qui régissait le groupe restreint » (1973, p. 895). Que les forces qui commandent le mouvement de la civilisation soient aveugles, qu’elles emportent l’individu qu’il le veuille ou non 33, cela ne signifie pas qu’elles ne suivent aucune direction, ni que cette direction nous soit inconnaissable. En pratique, d’ailleurs, le président de la Société du Mont Pèlerin savait très bien dans quelle direction aller ; il savait aussi que, grâce à cette connaissance, l’homme « peut indirectement faire que ces forces spontanées travaillent davantage à son service » (1955, p. 162-163). En particulier, la sélection de groupe n’est plus alors tant un fait qu’un principe d’action, suivi par des organismes comme l’Union Européenne ou l’Organisation Mondiale du Commerce : il s’agit de mettre en concurrence ces groupes que sont les États, de les inciter à s’adapter aux conditions imposées par ces institutions, en développant leurs avantages comparatifs, de façon à permettre aux entreprises multinationales de faire leurs emplettes sur le marché du droit. À la défense de Hayek, on fera valoir que ces difficultés, loin de lui être propres, sont liées à la nature même du sujet. On peut même mettre à son crédit qu’il a eu le courage de ne pas éluder la question et de reconnaître qu’on ne peut pas se passer du concept de progrès. Telle est un peu la position de 33. « L’homme a le plus souvent été civilisé contre son gré » (1973, p. 910) ; cf. « non seulement la masse des hommes, mais à proprement parler chaque être humain est conduit, par la marche de la civilisation, sur un chemin qu’il n’a pas choisi » (1960, p. 104).
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Bruce Caldwell, lorsqu’il conclut que le problème que pose Hayek est beaucoup plus intéressant que la solution qu’il en a proposée (Caldwell, p. 360).
DEUXIÈME PARTIE
L’UTOPIE LIBÉRALE
V La Grande Société et le marché mondial : de l’économie de marché à la société de marché
Le lecteur dispose maintenant d’une vue d’ensemble de la pensée de Hayek, incomplète certes, mais suffisante pour qu’on puisse changer de focale et se concentrer sur la dimension utopique qu’il lui prête. Si l’idée de considérer le libéralisme comme une utopie peut surprendre, le rapprochement n’est pas nouveau. En 1979, Pierre Rosanvallon avait publié un ouvrage intitulé Le capitalisme utopique, réédité dix ans plus tard sous le titre Le libéralisme économique. Dans un tout autre contexte, John Dewey ne voulait voir, dans le libéralisme tel que le concevait Walter Lippmann à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, qu’une « utopie idéaliste » et voilà déjà plus d’un siècle que Pareto en avait fait autant pour Bastiat 1. Ce que révélerait un examen de ces trois cas, c’est avant tout combien est fuyante la notion d’utopie, que chacun saisit et accommode à sa façon. Une position comme celle de Hayek ne se réduit à aucun des trois types de rapports envisagés. Plus 1. Voir respectivement : Le capitalisme utopique, histoire de l’idée de marché, Paris, Le Seuil, 1999; Liberalism in a Vacuum, A Critic of Walter Lippmann Social Philosophy (1937), reproduit dans les Collected Works de Dewey, vol. 11, p. 489 ; et Les systèmes socialistes, Paris, Giard, 1902, t. 2, p. 47-55.
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généralement, ceux qui se sont intéressés à l’utopie ne parlent d’ordinaire pas de Hayek, et ceux qui se sont intéressés à Hayek n’ont pas vu le parti à tirer de la suggestion qui nous est faite et qui va désormais nous servir de fil directeur. L’idée de libéralisme comme utopie ne permet pas seulement d’aller au cœur de la philosophie sociale de Hayek ; à l’heure où les idées de celui-ci ont triomphé, où l’utopie est devenue réalité, elle permet aussi de mieux comprendre et le puissant attrait que ces propositions ont pu exercer et les raisons de ce qu’il faut bien appeler un échec. Hayek n’avait d’ailleurs pas tort de souligner ce que son projet avait de novateur car, de fait, l’idée d’utopie libérale ne va pas sans poser problème. Ce qui nous est proposé, ce n’est pas de reconstruire le monde de fond en comble, sur des bases radicalement nouvelles. Cet esprit révolutionnaire est étranger à la tradition libérale, qui a toujours préféré réformer. Mais le plus remarquable dans l’idée d’utopie libérale, c’est que, même ainsi, elle va à contre-courant du libéralisme, à qui l’esprit utopique, visionnaire, est largement étranger. Pour un libéral, serait-on tenté de dire, l’utopie, c’est bon pour les révolutionnaires 2. Or c’est précisément ce que conteste Hayek, qui demande à ses amis de prendre, une fois n’est pas coutume, exemple sur leurs adversaires socialistes. Si à la fin de la dernière guerre le socialisme était en passe de l’emporter, ce n’était pas pour ses mérites intrinsèques, car il n’en possède aucun, mais parce que, grâce à l’appui des intellectuels, il 2. Introduisant en 1954, à la Société du Mont Pèlerin, un débat sur l’opinion publique, Popper déclarait : « Une utopie libérale […] est une impossibilité » (Conjectures and Refutations, chap. 17, Public Opinion and Liberal Principles; Harper and Row, New York, 1968, p. 351). Même si utopie n’est pas pris ici dans le sens que lui donne Hayek, cette affirmation montre à quel point la proposition de ce dernier heurtait des convictions profondément enracinées chez les libéraux, y compris chez ses amis les plus proches. Cela vaut également de sa théorie de l’opinion publique, celle développée par Popper n’ayant guère de point commun avec celle que l’on trouve dans Les intellectuels et le socialisme.
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avait gagné la bataille de l’opinion ; si donc il doit y avoir un renouveau du mouvement libéral, il est indispensable de les imiter sur ce point et d’engager le combat au niveau des idées. Ce faisant, Hayek savait qu’il rencontrerait des résistances dans son propre camp. Esprits pratiques, ses amis avaient en effet l’habitude de se méfier des idées générales et auraient volontiers laissé l’utopie aux socialistes. Qu’ils soient hommes d’affaires ou hommes politiques, les libéraux sont souvent assez proches du pouvoir pour arriver à leurs fins sans le secours de l’opinion. Brasser des idées leur apparaît une activité inutile, voire oiseuse. Il était donc indispensable de surmonter leur prévention et de les persuader de la nécessité de gagner aussi la bataille de l’opinion. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre le recours à l’utopie, très proche pour Hayek de l’idéologie, deux mots dont il constate, à regret, qu’ils sont trop souvent pris dans un sens péjoratif. Il est faux de croire que « les idéologies doivent être erronées et que pour être rationnel il faut s’en passer » (1973, p. 163 ; cf. 171, 182-183). La décadence du libéralisme date du moment où, avec Stanley Jevons, au nom d’un pseudo-réalisme, on a renoncé à régler sa conduite sur des principes abstraits pour se laisser guider par de simples considérations d’opportunité (1973, p. 164-165). Ce dont souffrent les libéraux, c’est de ne pas pouvoir, comme le font les socialistes, offrir « un programme explicite de développement social, une image de la société future qu’ils souhaitent instaurer, et un ensemble de principes généraux qui guident les décisions dans les cas particuliers » (1947, p. 380). C’est ce à quoi il s’emploiera, dans les deux grands ouvrages que sont La Constitution de la liberté, et Loi, législation et liberté (sur le rapport entre les deux ouvrages, voir 1973, p. 49). Et, si l’on en croit Ronald Hamowy, au moment de sa publication, La Constitution de la liberté pouvait passer encore pour une vue de l’esprit (1960, p. 17). Le recours à l’utopie ne se justifie pas, cependant, par la seule volonté de ravir aux socialistes le soutien de l’opinion
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publique. Un autre motif, d’ordre purement épistémologique cette fois, intervient aussi : c’est la nature même de la théorie libérale, qui ne nous donne jamais que « le schéma directeur d’un ordre global, […] quelque chose dont la situation réelle ne sera jamais qu’une lointaine approximation, et que bien des gens considéreront comme totalement impraticable » (1973, p. 174, qui cite à ce propos Adam Smith). À ce caractère se rattache un autre trait qui contribue à la dimension utopique de la politique libérale. Il y a peu d’expressions qui apparaissent aussi souvent sous la plume de Hayek que in the long run, à long terme. « Une politique libérale ou individualiste doit être essentiellement une politique à long terme » (1945, p. 64). Ce n’est qu’à long terme que se font sentir les bénéfices de la catallaxie. Dans l’immédiat, de la destruction créatrice, on ne voit que la destruction, et il faut laisser aux forces ordonnatrices le temps de produire leur effet. Le libéral sait très bien que les mesures qu’il préconise seront impopulaires ; mais il sait aussi, car c’est sa science économique qui le lui apprend, que, une fois passés les mauvais moments, tout le monde n’aura qu’à se féliciter de leur application. À ce type de raisonnement, Keynes objectait : à long terme, nous serons tous morts. Ce sur quoi son adversaire lui répondait que ce serait être irresponsable que de pratiquer la politique du après moi le déluge (1960, p. 64). Mais cette insistance sur le long terme, qui enveloppe une affirmation sur le cours futur des évènements, est difficilement compatible avec l’accent mis sur notre ignorance native et atteste plutôt d’un dogmatisme des principes dont on néglige trop le poids chez l’économiste autrichien. Un des problèmes posés par le terme utopie tient à une ambivalence en quelque sorte constitutive, qui lui permet de prendre un sens aussi bien laudatif que dépréciatif. L’usage réprobateur est sans doute le plus fréquent, surtout sous la forme adjectivale. Chez les trois auteurs cités un peu plus haut, qualifier une doctrine d’utopique, c’était la disqualifier ; et c’était encore le cas pour Hayek en 1944, quand « la grande utopie » servait à désigner le socialisme. Mais ce n’est plus
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vrai après 1949, quand l’utopie est perçue positivement et qu’est mis en valeur non plus son caractère irréaliste mais sa capacité à mobiliser. À cette première ambivalence s’en ajoute une autre, propre à Hayek. L’utopie prend chez lui la forme de ce qu’il appelle la Grande Société. Or la théorie des ordres spontanés veut que le surgissement de cette société soit dû non à un dessein, mais au seul jeu des forces ordonnatrices. Pour qu’advienne la Grande Société, il faut et il suffit de lever les obstacles qui s’opposent à leur libre exercice. Ces obstacles ont un nom : justice sociale. Utopie libérale et justice sociale sont donc inséparables, comme les deux faces d’une même médaille. La Grande Société, c’est une société dont les membres n’ont pas à se soucier de la justice sociale. Dans une œuvre comme Loi, législation et liberté, la critique de la justice sociale en vient à occuper plus de place que la description de la Grande Société. C’est pourquoi ce chapitre, consacré à la Grande Société et au marché mondial, sera suivi d’un autre consacré à cette justice sociale dont l’oubli peut être tenu pour une des causes de l’échec du libéralisme à la Hayek. Le présent chapitre comprend à son tour deux moments, d’inégale importance, centrés l’un sur la Grande Société, l’autre sur le marché mondial. Le premier reprend et développe des idées présentées dans les chapitres précédents. La Grande Société étant une société d’hommes libres, on commencera par rappeler ce qu’Hayek entend par liberté, pour ensuite s’arrêter sur deux des caractères les plus notables de cette conception : l’individualisme et le pluralisme. Cette approche statique demandera à être complétée par une approche dynamique. La Grande Société est le produit d’une évolution culturelle qui nous fait passer d’une société close, la petite horde, à une société ouverte, de sorte que le refus de se reconnaître dans le programme libéral sera attribué à une nostalgie pour des formes de vie sociale condamnées par la marche de la civilisation. Cette société ouverte est le fruit de la mondialisation des échanges, l’ordre du marché étendu à toute la planète, ce
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qui met en cause les rapports de l’économie et de la politique. Nous serons ainsi amenés, dans un second temps, à examiner des textes de Hayek sur le fédéralisme, longtemps oubliés et pourtant très révélateurs, et à faire appel à l’histoire. Le triomphe du libéralisme n’est pas dû seulement à l’appui qu’il a trouvé auprès des second-hand dealers in ideas ; il a aussi eu recours à ceux qu’on pourrait appeler des seconds-couteaux, qui, de façon plus discrète, ont mené le même combat sur un autre front, celui des institutions internationales.
1. Le premier récit : la Grande Société 1.1. Une société d’hommes libres Le thème de la Grande Société n’apparaît de façon explicite qu’assez tard, dans Loi, législation et liberté. Même si les propositions de La Constitution de la liberté, publié quelque quinze ans plus tôt, avaient été reçues comme d’irréalistes vues de l’esprit 3, ce qu’elles pouvaient avoir d’utopique était passé sous silence et elles étaient plutôt présentées comme un programme de gouvernement. La Grande Société n’est pourtant que la synthèse d’éléments mis en place depuis les premières interventions de Hayek dans le champ socio-politique. Dès cette époque, le souci premier avait nom : liberté. Déjà en 1938, Freedom and the Economic System faisait valoir que, si le planisme doit être rejeté, ce n’est pas seulement parce qu’il est économiquement impraticable, mais aussi parce qu’il est incompatible avec le bon fonctionnement d’une démocratie et qu’il mène immanquablement à la servitude. La liberté comme faculté d’utiliser ses connaissances. Tout philosophe sait combien il est facile de s’égarer quand on s’engage dans le labyrinthe de la liberté ; aussi ce qui suit s’en 3. Voir R. Aron, La définition libérale de la liberté (1961), reproduit dans Études politiques, Paris, Gallimard, 1972, p. 215.
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tiendra à deux remarques, qu’on pourra juger superficielles. La première concerne la double définition donnée de la liberté : absence de contrainte, mais aussi faculté de pouvoir utiliser les connaissances dont on dispose. La seconde remarque concerne le lien étroit que cette approche entretient avec la notion de sphère privée. Dans les deux cas, la théorie proposée doit beaucoup au droit, ce qui n’est guère original, mais aussi à l’économie, ce qui l’est bien davantage. Quelques mots, tout d’abord, sur la place éminente accordée à la liberté. Le libéral n’est pas le seul à s’en réclamer. Ne pas le faire serait en effet se priver du « plus puissant des moteurs politiques » (1944, p. 25). Il en va comme pour la démocratie : les régimes totalitaires se pensent comme des démocraties populaires et l’une des plus belles pages jamais écrites sur la liberté l’a été par un stalinien, Paul Eluard. Mais les libéraux entretiennent avec elle un lien spécial, qui se donne à voir dans le nom même de la doctrine dont ils se réclament. Ils aiment à se présenter comme les champions de la liberté. Pour se convaincre toutefois de ce qu’il y a d’excessif dans cette prétention, il suffit de se rappeler que la libéralisation est souvent tout le contraire d’une libération. Le développement le plus long qu’Hayek ait consacré à la liberté (1960, chap. 1) propose d’y voir l’absence de contrainte, définition qui assume son caractère négatif. La contrainte s’opposant à la spontanéité, on peut se demander pourquoi le théoricien des ordres spontanés n’a pu vu la possibilité d’une définition positive de la liberté comme spontanéité. La réponse se trouve dans la défiance du libéral envers l’État. Celui-ci ayant été définie comme le monopole de la contrainte légitime, mettre la liberté dans l’absence de contrainte, c’est remonter à la source du conflit latent entre l’individu et l’État, trop facilement enclin à abuser de son pouvoir. Le lien avec le droit est aussi immédiat : être libre, c’est vivre dans un État de droit, sous le gouvernement des lois et non le gouvernement des hommes. Cette liberté passe par l’égalité devant la loi, ou isonomie (1960, p. 238-242, et déjà 1955, p. 130), et si
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la justice sociale n’a pas sa place dans une société d’hommes libres, c’est qu’elle fait fi de cette égalité et ne traite pas tout le monde de la même façon. Cette première définition est donc assez classique : elle a ses mérites, comme ses limites (où commence, ou finit la contrainte ?), et on n’a sans doute pas assez remarqué que Hayek en utilise aussi une autre, beaucoup plus originale, puisque, comme le notait Aron (op. cit., p. 211), elle est directement empruntée à la théorie économique qui, dans sa version autrichienne, accorde une large place aux considérations cognitives : la liberté, c’est « la faculté d’utiliser ses propres connaissances pour atteindre ses propres objectifs » (1973, p. 335 ; cf. 459, 508, 257 et 1960, p. 224-225) 4. La reprise des analyses du marché, entendu comme lieu où s’échangent des informations, est manifeste. S’il faut renoncer à planifier et s’en remettre au mécanisme du marché, c’est qu’il permet le meilleur usage de la connaissance dispersée entre les différents acteurs, qui peuvent ainsi prendre leurs dispositions et se projeter dans l’avenir. Si chacun n’était pas libre d’utiliser à sa guise les connaissances dont il dispose, le marché ne pourrait pas remplir sa fonction de transmission de l’information. Cette façon dont nos attentes, nos projets s’appuient sur nos connaissances joue encore un rôle central dans la théorie du droit développée par Hayek, qui se trouve ainsi sous une étroite dépendance de l’économie. La justice, nous dit-il, a pour fonction de protéger nos anticipations légitimes, et pour cela de commencer par les définir. En effet, toutes nos attentes ne sont pas également légitimes, et c’est pourquoi il est impossible de fonder le droit sur la maxime : neminem laedere, ne nuire à personne. Mon fournisseur habituel s’attend à ce que je continue à m’adresser à lui ; et s’il perd sa clientèle, cela ne 4. Concevoir la liberté comme pouvoir, c’est commettre une grave confusion, objectait Hayek à Dewey (1944, p. 25 ; cf. 1960, p. 67 et 1973, p. 844) ; mais est-ce bien sûr ? Si c’est le cas, l’objection s’applique à cette seconde définition, où la liberté est définie aussi comme pouvoir.
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peut que lui faire du tort. Mais il n’y a là aucune injustice car je n’étais lié avec lui par aucun engagement. Le seul dommage à autrui sanctionné par la loi est « le fait de décevoir une attente que la loi a déclaré être légitime » (1973, p. 245). Le droit a donc pour première fonction de faire le partage entre certaines attentes, que la loi garantit et qu’autrui est tenu de respecter, et d’autres, qui peuvent être déçues sans qu’il y ait injustice. Si je traverse la rue quand le feu est rouge, je suis en droit de m’attendre à ce que les voitures s’arrêtent ; mais ce ne serait plus le cas si j’avais traversé quand le feu était vert. De cette façon, on retrouve la liberté comme absence de contrainte : ce que garantit le droit, c’est un domaine réservé, une sphère privée rigoureusement inviolable. Comme sur un marché, il s’agit toujours d’assurer la coexistence maximale des anticipations ; mais ici, ce n’est plus sur les prix qu’il faut s’entendre, mais sur la délimitation d’un domaine protégé, où chacun pourra agir à sa guise sans craindre l’intervention d’autrui. Les bonnes clôtures faisant les bons voisins, « il ne peut y avoir de droit, au sens de règles universelles de conduite, qui ne définisse les frontières des domaines de liberté en posant les règles qui permettent à chacun de savoir où il est le maître de ses propres actes » (1973, p. 254). Les économistes ont ainsi joué un rôle de premier plan dans l’élaboration de l’idée libérale de liberté : « À la tradition accréditée dans le christianisme, qui veut que, pour que ses actions aient une valeur, l’homme doit être libre de suivre sa conscience sur les questions morales, les économistes ont ajouté l’argument supplémentaire que, s’il doit apporter, aux fins communes de la société, une contribution aussi grande que possible, il devrait être libre de faire un plein usage de ses connaissances et de ses talents et doit être autorisé à prendre pour guide son intérêt pour certaines choses qu’il connaît et qui lui tiennent à cœur. Leur problème principal était de savoir comment ces intérêts limités, qui de fait déterminent les actions des gens, peuvent servir de motifs efficaces qui les fassent volontairement contribuer autant que possible à
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des besoins qui se trouvent hors de leur champ de vision. Ce que les économistes comprirent pour la première fois, c’était que le marché tel qu’il s’est développé, était un moyen efficace de faire que l’homme participe à un processus plus complexe et plus étendu qu’il ne pouvait le comprendre, et que c’était grâce au marché qu’il pouvait contribuer “à des fins qui ne faisaient pas partie de ses buts” » (1948, p. 60 ; les italiques sont dans le texte).
Une société d’individualistes. En toute rigueur, c’est par la question de l’individualisme qu’il aurait fallu commencer. C’est lui en effet qui commande l’ensemble des différentes notions constitutives de l’idée de Grande Société. Celle-ci n’est pas seulement une société d’individus, c’est une société d’individualistes. Par exemple, ce n’est pas l’idée que l’on se fait de la liberté qui mène à l’individualisme, mais l’inverse : c’est l’individualisme qui explique la forme de liberté à laquelle le libéral est attaché, car on peut aimer la liberté sans être individualiste. De fait, le plus souvent, La Constitution de la liberté ou Loi, législation et liberté ne font que reprendre et développer des idées déjà exposées dès 1945 dans Vrai et faux individualisme, qui devait servir de prélude aux Études sur l’abus et le déclin de la raison. Composé aussitôt après La Route de la servitude, ce texte en est comme l’envers : le faux individualisme mène à la servitude, l’individualisme véritable nous rend libres. À peu près tous les thèmes ultérieurs sont mis en place dès cette époque, et l’individualisme se trouve donc bien au point de départ de l’élaboration de l’idée de Grande Société. Comme utopie, et même plus encore, individualisme est un terme qui se prête à des usages opposés. D’ordinaire, traiter quelqu’un d’individualiste n’est pas lui faire un compliment. Hayek, pour sa part, ne l’entend pas ainsi et lui donne une valeur positive. Aussi commence-t-il par séparer le bon grain de l’ivraie et par distinguer, d’une façon il faut bien le dire assez manichéenne, deux variétés d’individualisme, le bon et le mauvais, associées à un bon et un mauvais libéralisme,
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le premier essentiellement anglais, le second continental et plus particulièrement français (1960, p. 108-109, 529-530). L’individualisme véritable, qui doit nous mener vers la Grande Société, se situe dans une tradition qui remonte au moins à Locke et où l’école écossaise (Mandeville, A. Smith, Hume, Ferguson) occupe une place de premier plan ; il n’en présente pas moins des traits profondément originaux. C’est d’abord une théorie de la société, plus précisément un principe méthodologique bien connu en science sociale, l’individualisme méthodologique, dont il a déjà été question au chapitre quatre, et qui veut que la seule façon de comprendre les phénomènes sociaux soit de considérer les individus et les relations qu’ils entretiennent entre eux. Le terme n’appartient pas au vocabulaire de Hayek, mais l’idée est au cœur du subjectivisme de l’école autrichienne, puisqu’on la trouve déjà chez Carl Menger, sous le nom d’atomisme (Caldwell, p. 70-71). Cette conception de l’individualisme atteste à nouveau du poids des considérations épistémologiques dans la pensée de Hayek ; elle montre aussi comment s’articulent chez lui science économique et théorie politique, puisque l’individualisme est au fondement de l’une comme de l’autre. L’individualisme est aussi « une attitude d’humilité à l’égard du processus social » (1944, p. 120). À ce titre, il s’oppose à l’hubris rationaliste, au point que l’anti-rationalisme peut être considéré comme le trait le plus caractéristique de l’individualisme anglais (1945, p. 55). Au faux individualisme, qu’il fait remonter à Descartes et qui, via Rousseau et les théories du contrat social, conduit à la Révolution, Hayek reproche son constructivisme, c’est-à-dire la volonté de faire table rase du passé, dans l’idée qu’il serait possible de tout recommencer sur des bases nouvelles. Le véritable individualiste est réformiste et non révolutionnaire. Il sait que les institutions humaines ne sont pas le produit d’un dessein et, conscient de la valeur des traditions, qui se transmettent par imitation, il les modifie quand il le faut, au coup par coup, et sans les abolir.
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Le fait fondamental (1944, p. 49), celui sur lequel s’appuyait déjà Économie et connaissance, c’est la prise de conscience de notre ignorance : nous ne sommes pas omniscients. Cela s’applique également au domaine des fins. « Il n’y a d’échelles de valeur que partielles ». De cette limitation de nos connaissances découlent la conception de la liberté exposée plus haut et son cortège de conséquences pour la politique et le droit. La question n’est pas de savoir si l’homme est ou doit être guidé par des motifs égoïstes, mais si on peut lui permettre d’agir en fonction de ce qu’il sait et de ce qu’il souhaite (1945, p. 59). Il faut donc se convaincre une bonne fois pour toutes que l’individualisme n’a rien à voir avec l’égoïsme avec lequel on le confond d’ordinaire (1944, p. 49 ; cf. 1945, p. 59). C’est par exemple une erreur de croire que, pour A. Smith, l’homme ne pense qu’à lui quand « il poursuit ses propres intérêts comme il l’entend » ; ce qu’il faut comprendre par là, c’est qu’« il lui est permis d’utiliser sa propre connaissance pour ses propres desseins » 5. On est ainsi conduit : a) à reconnaître l’existence d’une sphère privée inviolable ; b) à reconnaître également pour cela la nécessité d’être gouverné par des règles abstraites ; c) à adopter enfin « une saine méfiance à l’égard du pouvoir et de l’autorité », toujours enclins à se prétendre omniscients et à recourir abusivement à la contrainte 6.
5. « Adam Smith (1723-1790) : His Message in Today's Language » (1976), CW 3, p. 120; cf. 1973, p. 335. 6. Respectivement : pour a) « Dans la mesure où les hommes ne sont pas omniscients, l’on ne peut conférer la liberté à l’individu que par des règles générales qui délimitent la sphère dans laquelle la décision lui revient » (1945, p. 63) ; pour b) « Il est nécessaire de se soumettre à des principes généraux parce que nous nous pouvons pas être guidés, dans nos actions pratiques, par une connaissance et une évaluations complètes de toutes les conséquences » (ibid.) ; pour c) 1944, p. 154 ; cf. 1945, p. 61 : la principale conclusion pratique de l’individualisme est « sa demande d’une délimitation stricte de tout pouvoir coercitif ou exclusif ». L’usage de la contrainte n’est légitime que s’il vise à protéger le domaine privé (1973, p. 435).
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Une société pluraliste. En dernier lieu, une société d’hommes libres est une société pluraliste. Si, là encore, le mot n’appartient pas au vocabulaire de Hayek, le pluralisme est pourtant une conséquence immédiate de cette absence d’échelle commune de valeurs, présentée à l’instant comme un fait fondamental ; et, à ceux qui y verraient une objection majeure contre la Grande Société, l’économiste autrichien répond que c’est au contraire un de ses plus grands mérites (1973, p. 533). Cette nouvelle propriété, qui caractérise plus directement le mode de fonctionnement de la société, a d’ailleurs rencontré un très large écho, puisqu’on en trouve des traces jusqu’en philosophie des sciences. Alors qu’au siècle passé, le Cercle de Vienne avait donné naissance à un mouvement pour l’unité de la science, on insiste au contraire aujourd’hui sur sa « désunité ». Individualisme et pluralisme sont aujourd’hui si intimement liés que le premier peut être considéré comme l’aboutissement et la vérité du second. C’est d’ailleurs le sens premier du terme : l’in-dividu, par opposition à l’espèce ou au genre, c’est l’indivisible, le point où, sauf à détruire ce que l’on étudie, on ne peut pas aller plus loin dans la division. Une fois reconnu que chacun est seul à même de se fixer ses fins, on arrive très vite au cas limite : tot capita quot sententiae, autant de têtes autant d’avis. Il est remarquable à cet égard que pluralisme s’emploie le plus souvent au singulier car il y a autant de pluralismes que de partisans du pluralisme. Cet usage, qui contredit leur doctrine, est une reconnaissance tacite de la primauté du singulier. Ce que les partisans du pluralisme se refusent à voir, c’est qu’avant d’être une valeur à défendre, le pluralisme est un fait, une donnée première, et que la question qui se pose est précisément de savoir quelle attitude adopter au juste à son égard. Ce qui nous est demandé, c’est d’ériger le fait en droit et de reconnaître qu’il n’y a pas de fins, d’échelles de valeurs, communes ; d’évacuer, en d’autres termes, l’idée de bien commun ou d’intérêt général, notions trop vagues, nous dit-on, pour qu’on puisse en faire usage (1944, p. 47). Mais l’objection vaut aussi pour la plupart des notions morales ou
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politiques. Si l’idée de liberté donne lieu à tant de controverses, c’est qu’elle aussi est assez vague pour que chacun l’entende à sa façon ; et tout comme Hayek a cherché à donner un sens précis à l’idée de liberté, rien n’interdit de chercher à en faire autant pour l’idée de bien commun. En réalité, si la recherche du bien commun a disparu de l’agenda du libéralisme, c’est pour une toute autre raison : nous n’avons pas à nous en soucier, puisque la main invisible s’en charge pour nous. Dans ce contexte, Hayek ne trouve plus aucune difficulté à parler d’intérêt général : « lorsque l’individu poursuit des buts égoïstes, cela le conduit généralement à servir l’intérêt général, tandis que les actions collectives des groupes organisés sont à peu près invariablement contraires à l’intérêt général » (1973, p. 587 ; cf. 545 : « le bien commun ainsi conçu »). Contrairement à ce qu’il laisse entendre, ce pluralisme, loin d’exclure l’existence de valeurs communes, les présuppose explicitement. « Si les gens n’étaient pas la plupart du temps guidés par un système d’idées communes, ni une politique cohérente ni même une véritable discussion sur des sujets particuliers ne seraient possibles » (1960, p. 180). C’est d’ailleurs sur cette base qu’a été fondée la Société du Mont Pèlerin (1994, p. 133). À cet égard, ce qui distingue le libéralisme, sa supériorité, est simplement de « réduire la nécessité de l’accord à un minimum compatible avec la diversité des opinions individuelles » (1938, p. 184). De plus, cet accord est donné comme purement procédural. Les principes sur lesquels il porte ne visent aucun résultat particulier, mais simplement un ordre abstrait ; ce sont « des moyens pour empêcher des affrontements entre des buts (aims) en conflit, et non un ensemble de fins déterminées » (1945, p. 63 ; cf. 1944, p. 49 et 1973, p. 545). Ce que le pluraliste néglige de signaler toutefois, c’est que l’accord transforme les moyens en fins partagées. Il est bien connu qu’une démocratie vit de ses dissensions et que l’ennui naquit un jour de l’uniformité. Qu’on ne se méprenne donc pas sur le sens de ce qui précède. Ce n’est pas
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seulement en matière d’environnement que la préservation de la diversité est essentielle. Mais respecter et même encourager le développement de ce que chacun a de meilleur est une chose, nier l’existence d’un bien commun et la nécessité d’un accord qui rende possible la coexistence des différences en est une autre. En pratique d’ailleurs, comme Hayek est bien contraint de le reconnaître, le pluralisme, pour être viable, repose toujours sur un fonds d’accord, conformément à une maxime longtemps attribuée à Saint Augustin : in necesariis unitas, in dubiis libertas, in omnibus charitas. Malheureusement, aujourd’hui, beaucoup des plus chauds partisans du pluralisme ne se rendent pas compte de ce que, ne pouvant dans les faits se passer de cet accord, ils imposent les valeurs libérales censées être investies d’une portée universelle, ce qui fait d’eux, à leur insu, des adeptes de la pensée unique, incapables de reconnaître ce que leur position a de contradictoire. Ils veulent que tout le monde pense sur ce point comme eux et reconnaisse le pluralisme comme valeur universelle. Ils posent, pour mieux dire, que le bien commun consiste dans le pluralisme, c’està-dire dans l’absence de bien commun 7.
1.2. Une société ouverte La première approche, statique, de la Grande Société comme société d’hommes libres demande à être complétée par une autre, dynamique et évolutionnaire. La Grande Société
7. Sur ce que les positions des fondamentalistes libéraux peuvent avoir en l’occurrence d’erroné ou même de subversif, voir J. Gray, Gray’s Anatomy, Penguin books, Londres, 2016, p. 39 et 102. Pour justifier son pluralisme des valeurs, Gray (p. 25) fait valoir que ce dont nous avons besoin, ce ne sont pas des valeurs communes, mais des institutions communes. C’est toutefois négliger que le respect des institutions, sans lequel celles-ci ne pourraient plus remplir leur fonction et disparaitraient rapidement, constitue une valeur commune.
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apparaît alors comme une société ouverte 8. L’arrière-plan épistémologique de ce recours à l’évolution ayant déjà été présenté au chapitre quatre, il suffira de rappeler que pour Hayek, ordre spontané et évolution sont deux idées jumelles mais que la seconde approche en est venue à occuper dans son œuvre une place de plus en grande, alors pourtant que sa valeur scientifique est inversement proportionnelle au succès qu’elle a rencontré. Le clos et l’ouvert : deux types de rapports à autrui. Son caractère utopique, la Grande Société le doit avant tout à ce que la réalité présente n’y correspond toujours pas. Elle reste encore à venir mais, si nous sommes invités à œuvrer à sa réalisation, c’est que l’histoire passée montre clairement que c’est bien dans cette direction que nous allons : l’évolution culturelle va du clos à l’ouvert. Il en résulte un contraste frappant entre deux types de sociétés, qui incarnent « deux conceptions différentes et incompatibles de ce qui est bien » (1973, p. 578), les rapports à autrui s’y établissant sur des modes quasiment antithétiques. La société close, ou petite horde, a pour prototype la société tribale. Elle vit en autarcie, repliée sur elle-même et sans grand contact avec l’extérieur. Les relations sociales y sont donc peu étendues ; par contre tout le monde y connaît tout le monde, d’où la qualification : société du face-à-face. De plus, la survie de chacun, et du groupe, dépendant de la cohésion de ses membres, intérêt individuel et intérêt collectif coïncident aisément. Il n’est donc pas difficile de se fixer des buts communs et la solidarité y est la règle. L’ouverture s’effectue par le développement des échanges mais, à mesure que les relations sociales s’étendent, elles perdent en intensité ce qu’elles gagnent en extension. S’instaure alors 8. Hayek utilise les deux termes comme synonymes (v.g. 1973, p. 595) ; pourtant sa conception de la société ouverte est loin de coïncider avec celle de son ami Popper. Sur ce point, voir Richard Vernon, « The Great Society and the Open Society: Liberalism in Hayek and Popper », Canadian Journal of Political Science 9 (1976), 262-76.
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un nouveau rapport à autrui. L’étranger devant désormais être traité sur un pied d’égalité, autrui n’est plus le prochain et son visage s’estompe à mesure qu’il devient anonyme. L’opposition du clos et de l’ouvert recouvre ainsi en partie celle du concret et de l’abstrait. Dans une société ouverte, les individus ne visent plus des fins communes concrètes (téléocratie) mais un ordre abstrait, engendré par l’observation de règles (nomocratie). Ces changements se reflètent dans une évolution de la morale. Les contraintes imposées par le groupe se relâchent et l’individu est laissé libre d’observer ou de ne pas observer certaines règles, créant ce que les moralistes appellent devoirs d’obligation imparfaite 9. L’adoption de cette nouvelle morale (1973, p. 600) se heurte pourtant à de vives résistances. Certains, et ils sont nombreux, répugnent à l’effort d’abstraction qui est exigé d’eux, ne parviennent pas à distinguer l’individualisme de l’égoïsme et se refusent à abandonner l’idéal de solidarité. Il est donc indispensable de vaincre ces résistances et de montrer que cet attachement à une morale devenue obsolète constitue aujourd’hui le principal obstacle à l’avènement de la Grande Société. L’ordre du marché étendu : de l’économie de marché à la société de marché. L’importance de cette étape est telle qu’il faudra lui consacrer tout le chapitre suivant. Pour le moment, arrêtons-nous plutôt sur un autre fait majeur. Ouverture des frontières, libre circulation des biens et des personnes : avec le développement des échanges il ne reste plus, pour unir les membres de la Grande Société, que des liens économiques (1973, p. 540). Pour le dire autrement, avec la Grande Société, on passe d’une économie de marché à une société de marché. Si la globalisation peut être considérée comme le triomphe de l’utopie libérale, ce n’est pas seulement que le marché est devenu mondial, c’est aussi, et peut-être plus encore, parce que l’ensemble de la vie sociale est pensé sur le modèle du marché. 9. Voir par exemple J. St. Mill, L’utilitarisme, Paris, GF, 1968, p. 131. On parle encore de surérogation.
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Dès 1968, Gary Becker, l’auteur de l’Analyse économique du comportement humain (1976), avait proposé d’appliquer cette grille au système pénitentiaire. Aujourd’hui, éducation, droit, santé, mariage, religions, idées nous sont présentés comme autant de marchés. Un des rares domaines qui ait échappé à ce jour à ce type d’analyse est la vie politique ; mais pourquoi ne pas envisager, comme le fait Marc Fleurbaey pour montrer où cela conduit, un marché électoral, où les droits de vote seraient à vendre ? 10 Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas qu’un tel point de vue ait été qualifié de pan-économisme. Hayek écarte l’objection d’un revers de main, au motif que les fins ne sont pas économiques, le choix de celles-ci étant du seul ressort de l’individu (1973, p. 541 ; déjà 1944, p. 69). Mais c’est pour déclarer aussitôt après « que la catallactique est la science décrivant le seul ordre global qui embrasse la totalité du genre humain ; et que l’économiste est par là fondé à souligner que pour juger de toutes les institutions particulières, l’on doit accepter comme critère leur aptitude à favoriser l’existence et l’amélioration de cet ordre » (1973, p. 542 ; cf. 1955, p. 127n). C’est au nom du même argument que sera disqualifié le point de vue du juriste sur le droit : le droit ayant affaire à des ordres spontanés, et l’économiste étant plus familier que le juriste avec ce type ce phénomène, il est mieux à même de comprendre ce qu’est le droit (1973, p. 265-267). On n’a pas manqué de signaler ce que ce fondamentalisme du marché a de hautement problématique 11. Ainsi, c’est dans ce passage de l’économie de marché à la société de marché que Pierre Rosanvallon situe ce libéralisme utopique qu’il oppose au libéralisme positif des droits de l’homme. C’est dire qu’utopie est pris ici au mauvais sens du terme, comme 10. M. Fleurbaey, Capitalisme ou démocratie? l’alternative du xxie siècle ; Grasset, 2006, p. 191. 11. Voir par exemple Gray, op. cit., p. 237-240, sur l’hyperglobalisation et ce qu’il appelle (p. 233) the McKinsey worldview.
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une vue de l’esprit. Mais ce n’est pas ainsi que l’entendait Hayek. Certes, à l’époque où il publie La Constitution de la liberté, il pouvait avoir le sentiment de continuer à prêcher dans le désert : non seulement le marché mondial n’existait pas encore, mais il ne figurait pas sur l’agenda des hommes politiques. La question est donc plutôt de savoir ce que Hayek jugeait désirable dans l’avènement d’une société de marché. Celle-ci, disait-il, est créatrice de valeur ; elle produit un optimum et, même si ce qui revient aux uns et aux autres n’est pas fonction de leur mérite, au bout du compte, tout le monde est gagnant. Au vu de la situation présente, force est toutefois d’admettre que les personnes censées profiter de ces bienfaits ne partagent pas cette façon de voir. C’est donc dans une autre direction, donnée pour empruntée à la théorie biologique de l’évolution, qu’il faut chercher le véritable argument en faveur de l’adoption du modèle de la société de marché. Mais, comme cela a été souligné au chapitre précédent, ces développements peinent à établir la conclusion que l’auteur entend en tirer. Ils passent en effet à côté de la vraie question : la supériorité des valeurs libérales incarnées dans la société de marché, qu’il s’agit d’établir, est postulée et non pas démontrée. Elle tient, nous dit-on, à ce que c’est dans cette direction que nous conduit le progrès. Mais, pour établir que ces forces ordonnatrices irrésistibles nous poussent bien dans cette direction, Hayek réintroduit subrepticement de la finalité et ce grand pourfendeur du constructivisme tombe dans le travers qu’il dénonce : contrairement à ce qu’il affirme, la Grande Société, loin de surgir spontanément, résulte d’un projet mûrement conçu et minutieusement mis en œuvre. Ce nécessaire recours au normatif explique l’intérêt accordé à la morale. Les mœurs touchant indifféremment tous les secteurs de la société, c’est l’adoption d’une nouvelle morale, qui étend la morale qui règne sur le marché à l’ensemble de la vie sociale, qui permet de passer d’une économie de marché à une société de marché.
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2. Le second récit : les conditions juridiques d’un marché mondial Le tableau de la Grande Société qui nous est présenté est destiné à en donner une image attrayante, susceptible de mobiliser les forces du public, conformément à la stratégie fixée dans Les intellectuels et le socialisme. Si toutefois l’utopie est devenue réalité, ce n’est pas seulement parce que les idées libérales ont triomphé ; c’est aussi parce que parallèlement les libéraux menaient un combat beaucoup plus discret mais tout autant, sinon plus, efficace, sur un second front, celui des institutions internationales. Les frontières douanières faisant obstacle au bon fonctionnement du marché, qui a vocation à être mondial, elles doivent être abolies ; mais cela signifie-t-il la fin des États-nations ? La question des rapports de l’économie et de la politique prend alors une nouvelle tournure et conduit à s’interroger sur la nature des institutions internationales les mieux à même de garantir le bon fonctionnement de l’ordre économique. Cette question, Hayek l’avait très clairement posée à l’aube de la dernière guerre mondiale, dans Les conditions économiques d’un fédéralisme interétatique (1939). Étrangement, la question disparaît de l’agenda théorique après 1945, de sorte que la plupart des études sur Hayek ignorent ce texte. Les libéraux n’en ont pas moins multiplié leurs efforts pour faire échouer des tentatives comme celles des Nations Unies pour établir un nouvel ordre économique international ; mais ce n’est pas chez eux, mais chez les historiens, qu’il faut en chercher le récit.
2.1. Hayek et le fédéralisme Dans Globalists, The End of Empire and the Birth of Neoliberalism (Harvard U.P., 2018 ; désormais cité Slobodian, suivi du numéro de page), Quinn Slobodian a montré que, pour bien comprendre le renouveau du libéralisme au siècle dernier, il faut partir, non du colloque Lippmann qui s’est
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tenu à Paris en 1938 mais des grands traités qui, à l’issue de la Première Guerre mondiale, ont démantelé les empires ottomans et austro-hongrois et redessiné la carte de l’Europe. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes mis en avant par le Président Wilson avait fait surgir une multitude d’États-nations qui, dans un souci d’indépendance et pour favoriser le développement d’une industrie nationale, avaient rétabli les barrières tarifaires qui avaient peu à peu disparu au cours du siècle précédent. C’est en réaction contre ces politiques protectionnistes que fut créée en 1919 la Chambre de Commerce Internationale, qui permettait aussi aux États-Unis, absents de la Société des Nations en raison de leur isolationnisme, d’être présents dans les institutions internationales. Dès cette époque, celui qui y représentait l’Autriche, et qui n’était autre que Ludwig von Mises, dénonçait la souveraineté nationale comme une menace pour l’ordre économique et proposait comme mot d’ordre celui qui servira de conclusion à Loi, législation et liberté : il faut dépolitiser l’économie (Slobodian, p. 46). C’est dans ce contexte que s’inscrit l’intérêt manifesté alors par des libéraux comme Lionel Robbins ou Hayek pour le fédéralisme. Au vu de la situation réservée à l’Autriche par le traité de Saint-Germain, on comprend que von Mises et les membres de son cercle aient éprouvé une certaine nostalgie pour ce que Musil appelait la cacanie, ce régime à la double couronne, royale et impériale (Königlisch und Kaiserlisch), où « on se bornait à tenir les génies pour des paltoquets : [mais où] jamais on n’eût, comme ailleurs, tenu le paltoquet pour un génie ». Pour leur part, ce que regrettaient les libéraux, c’était un vaste empire où les biens et les personnes pouvaient circuler librement. À la différence des autres écrits de la même époque, la critique de la planification ou du socialisme ne joue en effet à peu près aucun rôle dans le texte de 1939, ce qui permet de mieux en dégager le véritable objectif : diminuer le pouvoir de l’État. Y sont défendues deux thèses étroitement solidaires : un régime économique libéral est la condition du succès de toute fédération interétatique ; mais inversement,
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l’abrogation des souverainetés nationales et l’instauration d’un ordre juridique international sont l’aboutissement logique du programme libéral (1939, p. 269). Se centrant sur le premier point, Hayek procède en deux temps. Tout d’abord, une fois abolis les tarifs douaniers et instauré le marché unique, il sera difficile pour un membre de la fédération de se fixer sa propre politique économique, qu’elle soit industrielle ou monétaire ; « même la restriction légale du travail des enfants ou du temps de travail » (1939, p. 260) échapperont au pouvoir des États ; dans le secteur financier, la liberté de circulation « interdira toute taxation qui dérouterait le capital ou le travail » (ibid.). Croire maintenant que les pouvoirs ainsi soustraits aux États seraient simplement transférés à l’échelon fédéral serait tout à fait illusoire, une fédération étant encore plus incapable qu’un État de mobiliser les forces nécessaires au succès d’une politique économique. D’où il suit que, dans une fédération, certains pouvoirs économiques généralement du ressort des États ne pourraient être exercés, ni par celle-ci, ni par les États membres : « accepter que, sur certains sujets, il n’y ait pas du tout de législation plutôt qu’une législation nationale constituera l’épreuve de vérité de notre maturité intellectuelle, nécessaire à la réalisation d’une organisation supranationale » (1939, p. 266). Il vaut la peine de s’arrêter un instant sur cette conclusion, où Hayek lève le voile sur la façon dont, dès avant la dernière guerre, il conçoit la Grande Société. Ce monde à venir est pensé en référence à l’Europe d’avant 1914, où le régime du libre-échange l’avait peu à peu emporté et où les barrières douanières avaient été abolies 12. Cette prégnance du modèle austro-hongrois est confirmée par une confidence de Hayek sur le premier texte qu’il ait jamais écrit. Pour résoudre le problème auquel était confronté l’empire de François-Joseph, il y proposait un double gouvernement : aux nationalités, la vie 12. Sur les limites de cette référence au monde d’avant 1914, voir J. Gray, op. cit., p. 230-236.
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culturelle ; au supra national, la vie économique (Slobodian, p. 105). Il y avait un point toutefois sur lequel le monde d’avant n’était pas à imiter. Avec le développement de l’industrie était apparue une législation sociale et le mouvement s’était même effectué avec le soutien de libéraux comme Mill. Le libéralisme s’est dévoyé, note Hayek à la fin du texte de 1939 ; il s’est allié au nationalisme puis au socialisme et c’est pourquoi un renouveau s’impose. Il ne s’agit donc pas seulement d’abolir les frontières, il faut aussi tirer un trait sur ce qui a été obtenu par les luttes sociales. En ce sens, ce qui nous est proposé est un retour à l’Angleterre de Dickens autant qu’à la cacanie de Musil. On souligne, avec raison, que le néo-libéralisme n’est pas le laissez-faire des manchestériens, car ceux-ci n’en appelaient pas à l’État, ne voyaient pas la nécessité d’un ordre juridique protégeant le marché. Mais à trop insister sur ce point, on risque de passer sous silence la profonde parenté existant entre ces deux formes de libéralisme. La marche rétrograde qui nous est proposée s’effectue en deux temps et non en un seul : par-delà l’Europe de 1914, revenir jusqu’à l’Angleterre de la première moitié du dix-neuvième siècle, instaurer une société qui promeuve le libre-échange (pas de loi sur les céréales) et où la justice sociale n’ait pas sa place (pas de loi sur les pauvres). L’utopie libérale a bien deux faces, positive et négative et il y a tout lieu de penser que c’est l’existence d’une législation sociale qui a conduit les libéraux à prendre conscience des limites du laissez-faire manchestérien. Le marché s’auto-régulant, il ne devrait pas être nécessaire d’intervenir pour assurer son bon fonctionnement, puisqu’il s’en charge lui-même. Laissez-faire est donc parfaitement adapté. Mais ce n’est plus le cas quand certains viennent perturber ce bon fonctionnement. S’il n’y avait pas des esprits mal éclairés qui, au nom de la justice sociale, croient possible de corriger les résultats du marché, la main invisible n’aurait pas besoin du bras armé du droit. C’est d’ailleurs un des grands principes de la politique libérale, énoncé dès 1948 et constamment repris par la suite : l’action gouvernementale légitime a essentiellement pour fonction
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de poser des limites, de dire non. Et à quoi s’opposer sinon, au premier chef, à la législation sociale apparue au cours du dix-neuvième siècle. C’est bien elle qui oblige à protéger le marché contre ces interventions malencontreuses. La justice sociale ayant reçu la sanction du droit, il faut se placer sur ce terrain si on veut l’abolir. C’est le paradoxe de la dérégulation, souvent noté : l’absence de législation dont parlait Hayek consiste à faire passer de nouvelles lois.
2.2. La bataille autour de la définition d’un nouvel ordre économique international Après 1945, la question du fédéralisme disparut de l’agenda libéral. Non que l’intérêt pour les questions internationales ait diminué ; la question continue à hanter la pensée libérale, puisque l’objectif restait la création d’un marché mondial, mais, les circonstances ayant changé, la scène et les méthodes changent aussi. Ce ne sont plus les intellectuels mais les diplomates qu’il faut gagner à sa cause et, les textes de Hayek étant muets sur le sujet, il faut interroger d’autres sources. À l’approche de la victoire, conscients de ce que l’ordre mondial était à reconstruire, les Alliés entreprirent de l’appuyer sur de nouvelles institutions internationales. C’est ainsi que les accords de Bretton Woods (juillet 1944) créèrent le Fonds Monétaire International, chargé d’assurer la stabilité monétaire, et la Banque Mondiale, chargée de financer la reconstruction et le développement. Mais un troisième volet était prévu, l’Organisation Internationale du Commerce, chargée de superviser les échanges commerciaux. Dans ce but, le Conseil économique et social des Nations Unies convoqua en 1946 une conférence sur le commerce et le travail qui se réunit à Londres, puis à Genève (1947) et aboutit à la rédaction de la Charte de La Havane (1948). Ce troisième pilier de l’ordre économique mondial se heurta à l’irréductible hostilité des libéraux, qui le présentèrent comme un Munich économique et réussirent à faire que la Charte ne soit jamais
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ratifiée (Slobodian, p. 121-145). Pour justifier leur attitude, ils invoquaient les droits de l’homme, la faculté accordée aux États d’exercer un contrôle sur les mouvements des capitaux y étant dénoncée comme une atteinte aux droits fondamentaux. À l’époque, les vues qu’ils défendaient pouvaient passer pour utopistes, tant elles étaient peu en accord avec les idées dominantes, mais cet idéalisme intransigeant, ce refus de tout compromis étaient aussi un moyen efficace de mettre en échec l’adversaire. À peu près au même moment et dans le même esprit, la Chambre de Commerce International rédigeait un code pour la protection des investissements étrangers, qu’elle espérait faire adopter aux Nations Unies en complément de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Dans cette Magna Carta du libéralisme, on retrouve tout ce avec quoi nous sommes familiers, comme le recours systématique à l’arbitrage, pour échapper aux juridictions nationales et faire en sorte que les droits des investisseurs étrangers l’emportent sur ceux des citoyens. De la même façon quand, à la suite de la décolonisation, les Nations Unies entreprirent de fixer le cadre d’un nouvel ordre économique international, la Société du Mont Pèlerin mit tout en œuvre pour faire échouer ce programme et imposer à la place ce qu’il est convenu d’appeler Consensus de Washington 13. Le but est toujours le même ; moins laissez-faire que : laissez-nous faire, de façon à échapper à un véritable contrôle, à des règles contraignantes et obtenir qu’on laisse au monde des affaires le soin de définir lui-même des codes de bonne conduite, Il est maintenant assez unanimement admis que la grande originalité du néo-libéralisme est son insistance sur la nécessité d’un cadre juridique international garantissant le bon fonctionnement du marché : la main invisible est impuissante sans 13. Voir Solbodian, p. 219-24 et Jennifer Bair, « Taking Aim at the New International Economic Order », in Mirowski et Plehwe (éds.), The Road from Mount Pèlerin, Cambridge (Mass.) Harvard University Press, 2009, p. 347-385.
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le bras armé du droit. On s’est peu intéressé en revanche à la façon dont cet objectif, pourtant essentiel à l’avènement de la Grande Société, a été atteint. Mené non sur la place publique mais dans les assemblées et les couloirs des institutions internationales, le combat a été l’œuvre des seconds couteaux du libéralisme, dont le nom n’est pas parvenu jusqu’au grand public. Ce que nous apprend cette histoire, c’est que, sur ce que devait être le nouvel ordre économique mondial, deux positions se sont longtemps affrontées (la Chartre de La Havane était d’inspiration keynesienne), et que le triomphe des idées défendues par Hayek passait par la défaite de ceux qui aspiraient à la justice sociale.
VI La croisade contre la justice sociale
On entend de plus en plus souvent reprocher à Hayek son attitude équivoque à l’égard de la démocratie. Mais c’est oublier que bon nombre de ses réserves sont assez largement partagées, aujourd’hui où tout le monde ou presque s’accorde à reconnaître que la démocratie est en crise. La nature exacte de ce que doit être une démocratie a toujours fait l’objet de débat. Il est vrai que l’idéal libéral et l’idéal démocratique ne coïncident pas (1960, p. 167-168) ; mais, si l’auteur de La Constitution de la Liberté est allé jusqu’à déclarer « je ne suis pas un démocrate » (1973, p. 684), c’est qu’il avait donné au préalable une définition de la démocratie que beaucoup d’autres rejettent également. Il est donc assez difficile de douter de la sincérité de son adhésion à la démocratie, entendue dans un sens assez classique. Son soutien à Pinochet par exemple, n’est clairement qu’un pis-aller, qui s’explique par une hantise du communisme et est comparable au soutien apporté un temps par les démocraties occidentales à Hitler. Aussi choquante, sinon plus, et pourtant moins souvent signalée, est son attitude à l’égard de la justice sociale car ce ne sont pas des réserves, mais un refus global, catégorique, qui en est même venu à occuper la première place sur l’agenda de l’économiste autrichien : « je crois en vérité que le plus grand service que je puisse encore rendre à mes semblables serait de leur faire honte de jamais se servir à l’avenir de cette inepte incantation. J’ai senti que je devais essayer, au moins, de les délivrer de cet incube qui
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aujourd’hui utilise les bons sentiments comme autant d’instruments de destruction de toutes les valeurs d’une civilisation libre » (1973, p. 45). La critique est radicale : véritable contradictio in terminis, l’idée de justice sociale non seulement n’aurait pas de sens, elle ne serait en outre ni juste, ni sociale. Ce « n’est pas une façon inoffensive de traduire sa bonne volonté à l’égard des défavorisés, mais une manière malhonnête d’insinuer que tout le monde doit ratifier les exigences de quelques groupes d’intérêts, sans que l’on ait à en donner une bonne raison » (1973, p. 509). Bien plus « le culte de la “justice sociale” tend à atrophier la sensibilité morale authentique ». Pire encore, « une grande partie de ce que l’on fait actuellement au nom de la “justice sociale” est […] non seulement injuste mais hautement antisocial au véritable sens du mot » (1973, p. 507). À première vue, il n’y a pas de grand rapport entre cette critique et l’utopie libérale qui doit nous servir de boussole. Le lien est pourtant fort étroit. Non seulement, la Grande Société est une société dont les membres ont reconnu l’inanité de la justice sociale mais s’il n’y a rien de plus important que de critiquer cette dernière, c’est qu’elle constitue l’obstacle majeur à l’instauration d’une société libre. L’examen de la question procédera en trois temps. Tout d’abord, il faudra chercher à comprendre en quoi la justice sociale peut bien constituer un obstacle majeur. Cette sorte de phobie tient semble-t-il à deux grandes raisons. En tant qu’expression d’une société close, la justice sociale est un frein à l’avènement de la Grande Société. De plus c’est ce qui reste du socialisme quand on a renoncé à la planification et, tant que l’on continuera à chercher à instaurer la justice sociale, le socialisme risque à chaque instant de refaire surface. Après quoi on examinera les divers arguments avancés pour justifier cette conclusion. Ils peuvent se ramener à deux. Tout d’abord, il n’y a rien de juste dans la justice sociale ; mais ce premier argument est peu satisfaisant en ce qu’il repose sur une théorie du droit qui disqualifie le point de vue du juriste au profit de celui de
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l’économiste. Ce qui est en cause, en réalité, c’est l’idée que l’on se fait des rapports à établir entre économie et politique : le désaccord se concentre sur la question de la légitimité des interventions gouvernementales dans la vie économique. Avant d’examiner ces trois points, il convient toutefois de préciser ce que Hayek vise quand il critique la justice sociale, ce qui peut se faire de plusieurs façons. À un premier niveau, reprenant, de façon assez libre d’ailleurs, des notions empruntées à Aristote, Hayek l’identifie à la justice distributive, par opposition à la justice commutative, la seule qu’il reconnaisse comme justice authentique (v.g. 1960, p. 156-157). De ce point de vue, ce qui est en cause, c’est avant tout la répartition des revenus, sujet sur lequel l’économiste autrichien revient sans cesse : chercher, par une politique de redistribution des richesses, à réduire les inégalités, ce n’est pas seulement se condamner à l’échec, les riches trouvant toujours les moyens d’échapper aux mesures prises contre eux, c’est surtout ne rien comprendre à ce qu’est véritablement la justice, les gains des uns et des autres n’ayant rien à voir avec la justice (1960, chap. 20). À un niveau plus général, la justice sociale, c’est ce qui se trouve consigné dans la législation sociale : droit du travail, système de retraites, assurance maladie, etc. (1960, chap. 18-19). Il est assez remarquable que Hayek parle assez peu des conditions de travail, sujet pourtant central, et préfère s’étendre sur le pouvoir syndical, accusé de défendre des privilèges acquis. À un niveau plus général encore, ce n’est rien d’autre que ce qu’on a appelé les droits de l’homme « de seconde génération », les droits économiques ou sociaux, comme le droit à la santé, à l’éducation, à un logement décent, qui servent de fondement à tout ce qui précède. Leur expression canonique se trouve dans la Déclaration universelle de 1948 mais une première formulation en avait été donnée par F. D. Roosevelt, en 1941, quand, dans son discours des quatre libertés, celui-ci complétait la liberté d’expression et la liberté de conscience par deux nouvelles demandes : être libre du besoin, être libre de la peur (“freedom from want” et “freedom
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from fear”) 1. Enfin, on ne perdra pas de vue que tout ce qui vaut contre la justice sociale vaut aussi contre la solidarité, les deux notions pouvant être tenues comme quasi synonymes : « Une Grande Société n’a que faire de la “solidarité” c’est-àdire de l’union de tous sur des buts connus, les deux notions sont même incompatibles » 2.
1. Pourquoi une telle hostilité ? Si maintenant on cherche à comprendre l’acharnement avec lequel Hayek s’en prend à la justice sociale, on est renvoyé aux deux idées de société ouverte et d’État-providence.
1.1. La justice sociale comme frein à l’avènement de la Grande Société Dans le premier cas, il faut revenir aux considérations évolutionnaires qui ont pris une place croissante dans la pensée de Hayek. S’il a critiqué l’idée chère au dix-neuvième siècle selon laquelle il y aurait des lois de l’histoire, il n’en croit pas moins à l’existence d’un progrès (1960, chap. 3). Ce que nous montre l’histoire, c’est le passage progressif d’un type de société, la société close, à un autre type, la société libérale, société ouverte, dont la mondialisation nous a permis de prendre un avant-goût. Or, sur le chemin qui nous mène vers cette Grande Société, le dernier grand obstacle est la justice sociale, et c’est pourquoi il est essentiel de l’abattre. Rien n’est plus 1. Voir 1973, appendice du livre II ; on lira aussi avec profit Aron, Pensée sociologique et droits de l’homme (1968), reproduit dans Études politiques, Paris, Gallimard, 1972, p. 215-234 . 2. 1973, p. 537-538 ; cf. p. 895-896 : « Les étapes [du passage de la société close à la société ouverte] furent toutes des brèches dans la “solidarité” qui régissait le petit groupe, et aujourd’hui encore elles choquent ; et pourtant, elles furent autant de pas vers à peu près tout ce que nous considérons comme la civilisation ».
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conforme à tout ce qui a été dit précédemment. Sœur jumelle de l’idée d’évolution, l’idée d’ordre spontané pose que celuici résulte du seul jeu des forces ordonnatrices ; mais encore faut-il qu’elles ne rencontrent aucun obstacle. Une politique libérale prend ainsi deux formes : l’une positive, encourager le développement des forces ordonnatrices, l’autre négative, détruire les obstacles qu’elles rencontrent. Or la justice sociale figure en bonne place parmi ces derniers. Elle est en effet l’expression d’un attachement à la société close, forme de vie sociale condamnée à disparaître. Comme nous l’avons vu, la société close est une société du « face à face » : tout le monde y connaît tout le monde et la survie de chacun est étroitement dépendante de celle du groupe. Dans ces conditions, la solidarité est de règle et il n’est pas difficile de définir des buts communs. Mais ce n’est plus le cas à mesure que la société s’étend. Il faut faire une place à l’étranger et la conduite est dictée, non plus par la poursuite de buts concrets, mais par des règles abstraites. Aujourd’hui, la justice sociale n’est plus qu’une forme d’atavisme, dont il est urgent de se débarrasser. Dit crûment : la justice sociale, c’est bon pour les sauvages et les arriérés 3.
3. On notera que pour expliquer le passage de la société close à la société ouverte, Hayek se contente de reprendre son analyse du marché. Il s’agit de transmettre les connaissances dont dispose chacun au moyen du signal abstrait que sont les prix : « La grande avancée qui a rendu possible le développement de la civilisation et dernièrement celui de la Société Ouverte a été la substitution graduelle, à des fins spécifiques obligatoires, de règles de conduite abstraites, et avec elles la pratique d’un jeu pour agir de concert sous des indicateurs communs, engendrant ainsi un ordre spontané. Le grand gain ainsi obtenu a été de rendre possible une procédure par laquelle toute l’information largement dispersée devenait disponible à un nombre toujours croissant de gens, sous la forme de signes que nous appelons prix du marché […]. À mesure que le signal abstrait des prix remplaçait ainsi les besoins de nos prochains comme but vers lequel étaient dirigés les efforts de chacun, des possibilités tout à fait nouvelles pour l’usage des ressources sont apparues,
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Ce faisant, le débat s’est déplacé sur le terrain de la morale. Comme l’avait noté Bergson, à qui on doit ces deux notions, société close et société ouverte appellent chacune un type de morale spécifique. Ce qui nous est demandé à travers cette critique de la justice sociale, c’est de changer de morale. Tous les progrès de la civilisation sont autant d’accrocs à la morale close. « Il peut sembler d’abord paradoxal que le progrès de la morale puisse conduire à une réduction des obligations spécifiques à l’égard d’autres personnes : et pourtant, quiconque pense que le principe d’égal traitement pour tous les hommes – qui est probablement la seule chance de paix – est plus important que l’aide spéciale à la souffrance visible, doit souhaiter qu’il en soit ainsi. […] La grande aventure morale dans laquelle l’homme s’est embarqué quand il s’est lancé dans la Grande Société est en péril lorsqu’on demande à l’individu d’appliquer à tous ses semblables humains les règles qui ne conviennent qu’entre les membres du groupe tribal » (1973, p. 499-500).
Ce qu’oublie toutefois Hayek, et que Bergson avait pourtant bien signalé, c’est que les droits de l’homme, la justice sociale, loin d’être l’expression d’une nostalgie pour un temps révolu, sont au contraire un appel à une société ouverte, qui n’est pas, il est vrai, celle que l’économiste autrichien nous invite à mettre en place. mais ceci, pour encourager leur exploitation, exigeait aussi des attitudes morales tout à fait différentes […]. Dans une société où les fins individuelles étaient nécessairement différentes, appuyées sur une connaissance spécialisée, et où les efforts en venaient à se diriger vers des échanges de produits encore à venir et avec des partenaires encore inconnus, des règles de conduite communes prirent peu à peu la place de fins particulières communes, comme fondation de l’ordre social et de la paix (The Atavism of Social Justice (1976), reproduit dans New Studies in Philosophy, Politics, Economics and the History of Ideas, Chicago, University of Chicago Press, p. 59-61).
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1.2. La justice sociale, comme avatar du socialisme Vu la faiblesse de cette première ligne d’attaque, il faut chercher dans une autre direction l’explication de cette irréductible hostilité. De fait, il y a bien une raison plus profonde, à savoir le lien de filiation qui unit justice sociale et socialisme 4. Depuis les combats d’avant-guerre contre le calcul socialiste jusqu’à son dernier livre, The Fatal Conceit, la lutte contre le socialisme parcourt en effet l’ensemble de l’œuvre, comme un leitmotiv. Dans La Constitution de la liberté, Hayek constatait, non sans satisfaction, que les socialistes eux-mêmes avaient fini par lui donner raison et admis l’échec du socialisme ; mais c’était pour aussitôt rappeler que celui-ci comprenait deux composantes : un but, la justice sociale ; et un moyen pour l’atteindre, l’abolition de la propriété privée des moyens de production et la planification. Or si la supériorité de l’économie de marché ne faisait plus de doute, si plus personne ne croyait à une économie planifiée, la fin, la justice sociale, elle, était maintenue et la demande restait toujours aussi forte. Les libéraux se trouvaient donc devant une nouvelle tâche. L’adversaire à abattre n’était plus le socialisme sous sa forme originale, mais l’État-providence, quand il poursuit le même objectif en croyant possible de l’atteindre par d’autres chemins. La situation est toutefois plus complexe. Tout comme justice sociale, État-providence est une notion vague, qui recouvre des éléments fort divers et parfois contradictoires ; mais certains des buts de l’État-providence peuvent être atteints sans nuire à la liberté individuelle, ce qui n’est pas vrai de la justice sociale. C’est ce qui explique la distance qui sépare La Constitution 4. Voir 1960, chap. 17 : Le déclin du socialisme et le surgissement de l’État-providence (Welfare State). Entendue littéralement, la traduction par « État-providence » est contestable, en ce qu’elle introduit des connotations religieuses absentes de l’anglais, qui ne parle que de bien-être ; mais sous des dénominations différentes il est assez clair que c’est bien la même réalité qui est visée ; cf. encore les remarques de vocabulaire dans 1960 , p. 373-374.
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de la liberté et Loi, législation et liberté. D’un ouvrage à l’autre l’évolution est sensible 5. La Constitution de la liberté était conçu comme un programme politique, plus précisément de politique économique (la troisième et dernière partie), ce qui explique que Thatcher ait pu brandir le livre en affirmant : voilà ce que nous pensons. Or, nous dit Hayek dans la préface à la publication de Loi, législation et liberté en un volume, en 1960 il n’avait pas encore vu que les institutions existantes ne permettaient pas une société libre, ce qui l’a conduit à mieux identifier l’obstacle, et donc à donner une place centrale à la critique de la justice sociale, et à faire un pas de plus dans l’utopie, en présentant cette fois des propositions constitutionnelles concrètes, ce qui n’était pas le cas en 1960 : « l’utopie perdit son étrangeté et en vint à m’apparaître comme la seule solution au problème sur lequel les fondateurs du constitutionnalisme libéral ont achoppé » (1973, p. 60). Dans La Constitution de la liberté, Il y a donc place pour une certaine forme d’État-providence. Ce sera tout l’objet de la troisième et dernière partie de l’ouvrage, « La liberté dans l’État-providence », que de montrer que l’État peut exercer des activités de service qui rendent un régime libéral plus attrayant. Toute la question se ramène à faire le partage entre ce qui est liberticide et ce qui ne l’est pas ; et pour cela, ce ne sont pas tant les buts que les moyens employés par le gouvernement qu’il faut considérer (v. g. p. 374). De l’application de ce critère, il résulte qu’il y a incompatibilité entre la Grande Société et cet archétype de la justice sociale qu’est la redistribution des revenus. Pour vaincre définitivement le socialisme, il importe donc de montrer qu’accepter la justice sociale, c’est introduire le loup dans la bergerie. Tel sera l’objet de Loi, législation et liberté : montrer qu’elle n’a pas
5. « Le présent ouvrage est beaucoup moins complet, beaucoup plus ardu et personnel que l’ancien : mais aussi, je l’espère, plus original. Toutefois c’est très exactement un complément et non un substitut du précédent » (1973, p. 49).
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de place dans une société libérale et que poursuivre ce mirage nous conduit immanquablement sur la route de la servitude 6.
2. La première réfutation : une chimère sans aucun contenu juridique assignable Les motifs pour lesquels Hayek attache une telle importance à la critique de la justice sociale étant maintenant plus clairs, restent à examiner les arguments avancés pour nous convaincre de renoncer à cet objectif. On peut les ramener à deux, reposant l’un sur une analyse de la notion de justice, l’autre mettant en cause les rapports de l’économique et du politique. Le premier argument cherche à établir qu’il s’agit d’une notion contradictoire et qu’il n’y a rien de juste dans la justice sociale, en raison de « l’inapplicabilité du concept de justice aux résultats d’un processus spontané » (1973, p. 457).
2.1. Nomos, le droit de la liberté Cela nécessite une théorie du droit qui trouve son point de départ dans la découverte faite avant la guerre : sur un marché, les initiatives individuelles se coordonnent d’elles-mêmes, sans qu’il soit nécessaire de faire appel à un coordinateur ; et elles produisent un résultat que personne ne connaissait à l’avance et qui n’a pas été voulu comme tel. On est en face d’un ordre spontané, dont les lumières écossaises ont bien décrit le fonctionnement : c’est le produit de l’action humaine, mais non d’une intention humaine. Au marché s’opposent la planification et la centralisation, qui cherchent à imposer un ordre extérieur conçu à l’avance par un esprit omniscient. Ainsi qu’on l’a vu au chapitre quatre, Hayek a proposé de désigner 6. « Le prestige actuel de la croyance en la “justice sociale” est probablement ce qui menace le plus gravement la plupart des autres valeurs d’une civilisation de liberté » (1973, p. 455).
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cette opposition par des termes grecs : Kosmos, l’ordre spontané, d’un côté ; Taxis, l’ordre imposé, de l’autre. C’est en observant des règles qu’on produit un ordre spontané et, les règles étant abstraites, l’ordre qui en résulte l’est également ; un ordre imposé résulte d’un commandement, qui vise lui un résultat concret. La théorie du droit repose sur cette distinction : d’un côté, Nomos, le droit du juge ; de l’autre Thesis, le droit du législateur, le droit positif au sens où l’entend le positivisme juridique. Et le seul vrai droit, c’est le premier. Ensemble de règles, les règles de juste conduite, il vise à produire un ordre spontané. L’on retrouve ainsi, transposé au droit, ce qui avait déjà été établi : le caractère abstrait tant des règles de conduite que de leur résultat (1973, p. 384) et l’importance des considérations cognitives, la raison d’être de ces règles venant de l’ignorance où nous sommes des circonstances de nos actions. Le droit n’en possède pas moins des caractères propres, en particulier l’indifférence aux résultats et l’isonomie. Le premier, qui est donné comme « le trait le plus caractéristique du droit », découle immédiatement du caractère abstrait des règles (1973, p. 358) 7. Mais cette indifférence au résultat demande à être qualifiée, en raison d’une possible équivoque. Si le droit ne vise aucun objectif particulier, ne tient compte d’aucun effet connu, cela ne veut pas dire qu’il ne vise aucun objectif et ne tient compte d’aucun effet. Considérée isolément, en elle-même, une règle de juste conduite ne vise aucun but mais, considérée comme élément d’un système, elle a une fonction, et c’est d’ailleurs ce qui permet de l’évaluer. La difficulté tient au concept d’intention. Kant par exemple a tort de soutenir la non intentionnalité de la loi de façon générale. 7. 1973, p. 358 ; cf. encore : « règles abstraites indépendantes de tout résultat recherché en particulier » (235) ; « Nous avons choisi l’expression règle de juste conduite pour désigner ces règles indépendantes de tout objectif, qui concourent à former un ordre spontané » (376) ; « Admis comme justes sans égard aux effets de leur application à des groupes déterminés » (315) ; les règles d’un ordre spontané sont indépendantes de tout objectif (144).
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Ce n’est vrai que de l’application de la loi à un cas particulier, mais c’est faux du système dans son ensemble (1973, p. 264). À terme, c’est donc l’équivoque du concept d’intentionnalité qui rend compte, pour Hayek, de cette première caractéristique du droit. Et s’il en est ainsi, c’est qu’il y voit une nouvelle illustration du grand principe découvert par les Lumières écossaises, qui est comme la matrice de toute sa pensée : l’existence de phénomènes qui, comme le disait Ferguson, sont le produit de l’action humaine, mais non d’un dessein humain. Dès le départ, le concept d’ordre spontané est donc donné comme la clé d’une compréhension adéquate du droit et les analyses ultérieures seront chargées de confirmer cette interprétation. Le bandeau que l’allégorie de la Justice porte sur ses yeux est là pour nous rappeler qu’elle ne prend pas en considération les personnes : riches ou pauvres, puissants ou misérables, elle traite tout le monde de la même façon. Pour désigner ce principe constitutif de l’idée de justice qu’est l’égalité devant la loi, Hayek a proposé d’emprunter aux Grecs le terme d’isonomie, une façon pour lui d’ancrer sa conception dans l’histoire 8. Mais l’égalité est une notion notoirement équivoque. L’isonomie, elle aussi, est une conséquence du caractère abstrait des règles : l’égalité de traitement qu’elle garantit est une égalité formelle ou abstraite (1960, p. 220n) et non une égalité matérielle ou concrète ; et ces deux formes d’égalité s’excluent l’une l’autre.
2.2. La justice sociale comme contraire au droit Arrivé à ce point, il n’est pas difficile de montrer que la justice sociale est du côté de la Thesis et non du Nomos ; que non seulement elle ne relève pas du droit, mais qu’elle lui est contraire. Elle ne respecte pas l’égalité formelle, puisqu’elle 8. Cf. 1955, p. 130-133 et 1960, p. 238-242. Cette référence à l’antiquité conduit Hayek à critiquer l’opposition établie par Benjamin Constant entre liberté des anciens et liberté des modernes ; il estime en particulier qu’Aristote aurait déjà clairement formulé le principe du gouvernement par les lois.
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demande précisément que soit tenu compte des différences de situation. Bien plus, voulant mettre de la justice là où il n’y a pas de place pour elle, elle en vient immanquablement à violer les libertés individuelles que le droit a pour fonction de protéger. L’argument revient sans cesse : si la justice sociale doit être abolie, c’est qu’elle demande l’égalité matérielle, qui viole l’isonomie, puisque tout le monde n’est plus traité de la même façon par la loi. La réfutation est menée le plus souvent sur le cas privilégié qu’est la redistribution des revenus, ce qui passe par l’examen de la façon dont fonctionne la vie économique. Une catallaxie est un jeu, et il n’y a pas de sens à qualifier de juste ou d’injuste les résultats d’un jeu : « un jeu pratiqué selon des règles ne peut jamais traiter justement les joueurs » (1973, p. 855). S’il est vrai que dans une économie de marché, tout le monde est gagnant, en ce sens que c’est là où chacun a le plus de chance de réussir, il y aura néanmoins des gagnants et des perdants, des riches et des pauvres, mais « les différences de rétribution ne peuvent tout simplement pas être qualifiées raisonnablement de juste et d’injuste » (1973, p. 490). À preuve, si nous sommes scandalisés par les revenus des grands patrons, les sommes colossales que gagnent certains sportifs ou certains acteurs ne nous choquent pas, pas plus que la différence entre ce que gagne un poète et ce que gagne un auteur de romans à grand tirage. Les gains, en effet, ne récompensent pas le mérite et le succès est souvent dû au hasard ; c’est pourquoi il n’y a pas de sens à vouloir revenir sur l’issue du jeu et à redistribuer les gains. À la justice sociale, il est reproché de refuser de s’en tenir à la conclusion précédente. Elle estime injustes certaines des inégalités résultant des mécanismes du marché et demande donc que les gains soient répartis de façon plus équitable. C’est dire que la justice sociale relève de principes autres que ceux des ordres spontanés, où agissent des forces aveugles. Elle repose sur un dessein explicite, visant un résultat concret fixé à l’avance. On se trouve bien renvoyé à l’opposition entre
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les deux principes antithétiques que sont Kosmos et Taxis. La conclusion établie plus haut est donc maintenue, et précisée : les résultats du jeu catallactique n’étant ni justes ni injustes, les plaintes des perdants ne sont pas recevables, sauf à transformer la société en une nouvelle divinité (1973, p. 459) ; de plus le type d’intervention proposé contrevient aux règles de juste conduite. Justice et justice sociale sont bien incompatibles. La justice sociale est un mirage, qui mène au totalitarisme (1973, p. 457-470).
2.3. Une théorie du droit ad hoc L’argument qui vient d’être présenté a fait l’objet de vives critiques, jusque dans le camp des économistes. La supériorité de l’économie de marché repose sur le fait que, même s’il y a des perdants et des gagnants, en définitive, tout le monde y est gagnant, en ce sens que c’est là où les chances de gain de chacun sont les plus grandes. C’est ce qu’on appelle un optimum de Pareto : si tous les individus préfèrent une situation, alors, il n’y en a pas de meilleure. Mais, comme le constate Marc Fleurbaey, cela conduit les fondamentalistes du marché « à défendre l’indéfendable » 9 : l’échange étant volontaire, expression des préférences des parties, il représente un optimum, de sorte que les transactions libres et volontaires ne doivent jamais être remises en cause. Mais dans quelle mesure les échanges sont-ils bien volontaires ? C’est là que la théorie de l’égalité formelle trouve ses limites : « l’égalité de traitement n’est équitable qu’entre égaux », faisait remarquer un délégué indien lors des discussions du GATT (Slobodian, p. 219). Une 9. Marc Fleurbaey, Capitalisme ou démocratie ? L’alternative du xxie siècle ; Grasset, 2006, p. 183. La troisième partie, Apprivoiser l’échange, porte un regard critique sur une théorie du marché comme celle de Hayek et en démonte un certain nombre de mythes. Il signale bien que le principe les transactions volontaires ne sont saines qu’entre égaux « ferait trembler notre système économique sur ses bases » (p. 186).
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bonne partie du droit des contrats vise à protéger la partie faible, preuve que le point de vue des juristes ne concorde pas avec celui de Hayek et tient compte de l’inégalité existant entre les parties contractantes. L’égalité formelle ne disparaît pas pour autant, mais elle prend la forme plus complexe d’une égalité de rapports. Plus généralement, la théorie du droit qui nous a été présentée est largement ad hoc, puisqu’elle a été édifiée en bonne partie pour rejeter hors du droit la justice sociale. La conclusion d’un raisonnement vaut ce que valent ses prémisses ; or la véritable prémisse de Hayek, à savoir la nécessité de préserver les ordres spontanés de toute intervention extérieure, est hautement problématique. La théorie du droit sur laquelle repose l’argument a ceci de remarquable de disqualifier le point de vue du juriste pour lui substituer celui de l’économiste. Le droit visant à établir un ordre spontané, et l’économiste ayant été le premier à étudier ce type de phénomène, c’est lui, nous dit-on, qui détient la clé d’une bonne compréhension du droit 10. On retrouve ainsi le pan économisme dont il a déjà été question au chapitre précédent. À défaut d’être convaincante, cette théorie du droit n’en présente pas moins un réel intérêt par l’éclairage qu’elle apporte sur la doctrine Law and Economics. D’ordinaire, ce qui nous est présenté sous ce nom, c’est la mise en pratique de ce dont Hayek nous donne le
10. « Comprendre cette relation [entre un ordre abstrait, i. e. spontané, et les règles de conduite] est donc la condition nécessaire pour comprendre ce qu’est le droit. Mais la tâche d’expliquer cette relation causale a été laissée, à l’époque contemporaine, à une discipline qui est devenue entièrement distincte de l’étude du droit et aussi peu comprise des légistes que le droit l’est des spécialistes de la science économique. […] Si l’on n’a pas compris, – et peu de juristes en sont capables –, ce qu’est la “main invisible”, dont se gaussent encore les railleurs, la fonction des règles de juste conduite est en réalité incompréhensible. Heureusement, cette lumière n’est pas nécessaire pour les tâches quotidiennes de chacun » (1973, p. 265; cf. 1955, p. 127).
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fondement théorique 11 ; et il est frappant que, pour décrire le droit, Hayek se contente de reprendre presque mot à mot son analyse du marché : notre ignorance native, la nécessité de s’adapter aux circonstances changeantes, l’importance de maximiser les attentes de chacun, etc.
3. La vraie raison : les rapports de l’économie et de la politique 3.1. Libéralisme économique et libéralisme politique Comme quand il s’agissait de comprendre les motifs de cette focalisation sur la justice sociale, si les arguments invoqués s’avèrent insatisfaisants, il faut en chercher ailleurs d’autres plus solides. De fait, ce qui est en cause, ce n’est pas tant le droit que l’État, les rapports de l’économie et de la politique. Cette nouvelle approche offre l’avantage de nous rappeler que le libéralisme présente deux visages, économique et politique. Comme vient de le montrer sa conception du droit, il est difficilement contestable que le libéralisme de Hayek est d’abord et avant tout économique. Il a commencé comme économiste et ne s’est tourné vers la politique que quand il a compris que c’est par là que passait le triomphe de ses 11. Voici par exemple ce qu’écrivait Pascal Salin, un temps président de la Société du Mont Pèlerin : « Personne n’a le droit d’ “importer” une loi étrangère : ainsi deux Français ne peuvent se marier que sous le régime du Droit français. Ne peut-on dire qu’il s’agit là d’une mesure de protectionnisme juridique ? Le producteur de Droit en France bénéficie d’un monopole absolu pour la production du Droit et il est parfaitement protégé de la concurrence que pourraient lui faire les producteurs de Droit étrangers, dans les cas où ils élaboreraient des règles juridiques plus efficaces et préférées des citoyens » ; et l’auteur concluait : « les champs ouverts à l’imagination de ceux qui souhaiteraient réaliser un véritable “marché unique” sont pratiquement sans bornes » (Protectionnisme et libre échange, Paris, PUF, 1991, p. 114).
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idées économiques. De même, puisqu’il s’agit du rapport à la politique, il faut se souvenir que le libéralisme, dans ses deux versions, est animé par « un même sentiment d’hostilité à l’égard de l’idée gouvernementale » 12. Cette propriété résulte de la juxtaposition de deux thèses : la liberté, c’est l’absence de contrainte ; l’État se définit par le pouvoir de contraindre. De là à conclure qu’ils s’excluent l’un l’autre, il n’y a qu’un pas que beaucoup s’empressent de franchir. Hayek, pour sa part, s’en garde bien. Il refuse l’État minimal (1973, p. 688) et cherchera la solution dans l’État de droit, le gouvernement des lois, en tant qu’il s’oppose au gouvernement des hommes. La seule tâche des gouvernants, c’est de faire respecter les lois (1973, p. 679) et d’en être, comme disait Aristote, les gardiens. Même ainsi, l’État n’en reste pas moins un danger permanent, qui oblige le citoyen à être constamment sur ses gardes et, sous un gouvernement des lois, il faudra veiller à restreindre le champ du droit, l’intervention du législateur (Thesis) étant en règle générale suspecte. « Le bornage efficace du pouvoir est le plus important des problèmes de l’ordre social. Le gouvernement n’est indispensable à la formation de cet ordre que dans la mesure où il protège chacun contre la violence d’autrui. Mais au moment où, pour ce faire, le pouvoir politique revendique avec succès le monopole de la contrainte et de la violence, il devient aussi la plus grande menace contre la liberté individuelle » (1973, p. 832).
12. Élie Halévy, Grandeur, décadence, persistance du libéralisme en Angleterre, dans Inventaires. La crise sociale et les idéologies nationales, Paris, Alcan, 1936, p. 8. NB : dans ce qui suit j’emploierai indifféremment gouvernement et État. Non que les deux termes soient synonymes mais, l’intervention étant une forme d’action, il est assez clair que c’est l’action gouvernementale qui est en cause, même quand on parle d’État.
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3.2. La question de l’intervention Ces rappels étaient indispensables pour dissiper la confusion qui entoure la question de l’intervention de l’État dans la vie économique. Il est en effet tout aussi incontestable que ce qui caractérise le néo-libéralisme, c’est la prise de conscience du rôle indispensable de l’État pour le bon fonctionnement d’une économie de marché. À aucun moment, Hayek n’a émis d’objection de principe à l’intervention de l’État dans la vie économique. Dès 1944, il se plaignait d’avoir été mal compris sur ce point. Évoquant « la prétendue tendance [des libéraux] à paralyser l’action de l’État », il répondait : « L’État doit-il ou non “agir” ou “intervenir” ? Poser l’alternative de cette façon, c’est déplacer la question » (1944, p. 64). Le rejet de la justice sociale découle ainsi de la solution apportée au problème suivant : comment peut-on à la fois entretenir une hostilité sourde mais irréductible envers l’État et lui demander son appui pour assurer la bonne marche de la vie économique ? La réponse passe par une réflexion sur les fonctions de l’État, qui conduit à distinguer deux formes d’interventions, associée l’une à l’État de droit et au gouvernement des lois, l’autre à l’État-providence et au gouvernement des hommes, puis à poser qu’elles s’excluent l’une l’autre ; d’où il résulte que l’Étatprovidence, dès lors qu’il vise à instaurer la justice sociale, est incompatible avec l’État de droit. Avant d’examiner la réponse proposée, il convient toutefois de s’arrêter quelques instants sur le problème posé, qui est remarquable à plus d’un titre. Ce qui est demandé, en effet, c’est de concilier deux refus apparemment inconciliables : le refus du laissez-faire des manchestériens ; le refus de l’interventionnisme des partisans de la justice sociale. Pour résoudre le problème, il faut le poser de façon biaisée puisque, ce qu’il s’agit de trouver, c’est un concept d’intervention qui serve à justifier non les interventions mais l’interdit sur les interventions. Malgré les apparences, les deux refus mentionnés à
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l’instant ne sont nullement symétriques : l’un est catégorique, alors que l’autre n’exclut pas un accord. Par ailleurs, le problème admet différentes approches, dont l’examen mène au cœur de la pensée libérale. Avec la question du rapport aux manchestériens, c’est l’originalité d’une conception comme celle de Hayek et le bien-fondé de l’expression néo-libéral, qui sont en cause. A-t-on affaire à deux libéralismes ou à un seul ? Certes, des critiques sont adressées aux théoriciens du laissez-faire, mais leur portée reste limitée. Leur mot d’ordre, dans son expression, pouvait sembler une invitation à la passivité, alors que l’utopie est un appel à l’action ; de plus, tout empirique, il ne fournissait pas le critère dont on avait besoin. Mais on se gardera de surestimer la distance qui sépare les deux positions. En perfectionnant la théorie, Hayek apporte aux manchestériens les moyens qui leur manquaient. Sur le fond, il y a accord. S’il manifeste quelques réserves, Hayek se donne assez clairement comme l’héritier de ce courant. Une fois énoncée sa position, il ajoute : « Je crois que c’est aussi ce que les partisans les plus sérieux du laissez-faire entendaient par cette expression » (1955, p. 178). Plutôt qu’un nouveau libéralisme, on a affaire à un approfondissement et à une actualisation du libéralisme des manchestériens et ceux qui aujourd’hui récusent l’usage de néo-libéral ne manquent pas d’arguments. Comme il a souvent été remarqué, la condition ouvrière en Angleterre dans les dernières décennies n’est pas sans rappeler ce qu’elle pouvait être dans la première moitié du dix-neuvième siècle. La question de l’intervention renvoie également à la difficulté à donner un contenu positif à la doctrine libérale. Il n’y a pas d’enseignement plus constant chez Hayek que cette idée que les grandes valeurs libérales sont négatives (1973, p. 835) et certains en ont même conclu qu’il n’y a pas de politique libérale, simplement une critique libérale de la politique. La Route de la servitude ayant admis la légitimité de certaines interventions gouvernementales, Keynes avait demandé à l’auteur de préciser ce qui distinguait les bonnes interventions des mauvaises, et
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c’est pour répondre à cette question qu’Hayek aurait entrepris de rédiger La Constitution de la liberté (Caldwell, p. 289). Le gouvernement des lois et l’État de droit. La solution proposée a nom règne de la loi : « Le concept de règne de la loi me semble fournir la seule signification acceptable du concept d’“intervention” qui justifie la demande de non-intervention. Bien entendu, aucun de ceux qui s’opposent à l’intervention de l’État n’entend soutenir que l’État ne doit rien faire du tout : chaque fois que l’État agit, il “interfère” avec quelque chose. Ce que signifie en réalité le principe de non-interférence est que l’État ne doit pas s’immiscer dans une sphère privée, qui est celle du citoyen et qui est clairement définie par des règles générales » (1955, p. 178, qui renvoie à von Mises).
Ce méta-principe fournit le critère permettant de départager les interventions légitimes des autres. Pour un libéral, la fonction de l’État « devrait se limiter à établir des règles adaptées aux conditions générales, aux situations types, et garantir à l’individu la liberté d’action dans toutes les circonstances spécifiques » (1944, p. 60). Comme on l’aura remarqué, ce qui est obtenu est simplement un principe de non-interférence : toute intervention qui enfreint le règne de la loi doit être rejetée, sans plus ample examen. Pour les autres, la théorie ne se prononce pas. Il n’y a pas d’objection de principe, mais la question reste ouverte. Il faut procéder au cas par cas et examiner chaque fois les mérites de ce qui est proposé. Pour expliciter ce qu’il entend par règne de la loi, Hayek se sert de l’opposition classique entre le gouvernement des lois et le gouvernement des hommes. Il prend parti pour le premier et on comprend pourquoi : il s’agit d’éviter les abus de pouvoir. Mais l’opposition est en partie trompeuse. Comme il le rappelle (1960, p. 224), il existe deux conceptions de la loi. Pour la première, c’est au sens propre que les lois gouvernent : le gouvernant n’est que le gardien des lois, et le juge, la bouche par laquelle parlent celles-ci. Pour l’autre, les propositions
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générales ne pouvant pas décider des cas concrets, la loi, à proprement parler, ne peut pas gouverner ; seuls les hommes peuvent exercer un pouvoir sur les autres hommes. Dans ces conditions, dire que c’est la loi et non l’homme qui gouverne prête à malentendu : la loi ne s’appliquant pas toute seule, cela revient à dissimuler le fait que, même si les gouvernants se reconnaissent liés par les lois, ce seront toujours des hommes qui gouverneront les hommes. Cet oubli de la dimension herméneutique du droit n’est pas sans conséquence. La théorie de l’intervention conforme au règne de la loi fait appel à une autre opposition, celle du principe et de l’expédient (1973, chapitre trois). Comme on l’a vu, ce qui est exclu l’est par principe, ce qui est admis ne l’est que par des considérations d’opportunité. En négligeant les problèmes posés par l’application, la conception de la loi adoptée conduit Hayek, qui ne cesse pourtant de parler d’adaptations aux circonstances, à affirmer que le principe de non-interférence n’a pas à tenir compte des circonstances. Il s’ensuit un dogmatisme assumé : « Une défense efficace de la liberté doit donc être dogmatique et ne rien concéder aux expédients, même là où il n’est pas possible de montrer qu’en regard des avantages de l’expédient, qui sont connus, certaines répercussions nuisibles précises découleront de l’atteinte de la règle. La liberté ne prévaudra que si l’on admet comme axiome qu’elle constitue un principe dont l’application aux cas particuliers n’appelle aucune justification. C’est donc une méprise que de reprocher au libéralisme d’avoir été trop doctrinaire. Son défaut ne fut pas de s’attacher trop obstinément à des principes, mais plutôt d’avoir manqué de principes suffisamment définis pour fournir des orientations certaines » (1973, p. 168-169).
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Hayek avait félicité Benjamin Constant d’avoir présenté le libéralisme comme un système de principes 13 et c’est tout un chapitre de Loi, législation et liberté qui est consacré à défendre les principes contre les expédients. Ce dogmatisme, qui se manifeste en maintes occasions et qui s’accorde mal avec l’humilité censée caractériser l’individualisme libéral, explique pourquoi on peut parler d’un fondamentalisme du marché. Il est donc donné comme « un fait indiscutable, quoiqu’en apparence paradoxal [que] l’égalité formelle devant la loi est en contradiction, voire incompatible, avec tout effort gouvernemental tendant à réaliser l’égalité matérielle on concrète entre les hommes. En d’autres termes toute politique qui veut mettre en pratique l’idéal de la justice distributive doit mener tout droit à la destruction du règne de la loi » (1944, p. 63, traduction modifiée) 14. La situation qui résulte de cet ensemble de considérations est complexe. Dans le cadre de l’État de droit, le seul à respecter le principe de non-interférence, trois cas sont donc à distinguer. Tout d’abord, l’État est tenu de sanctionner toute infraction au principe ; ce qui veut dire que, tout négatif qu’il est, celui-ci n’en a pas moins un contenu positif et contraignant. Il nous enjoint d’intervenir, en raison d’« un devoir moral pour le gouvernement, non seulement de s’abstenir de toute immixtion dans le jeu [catallactique], mais encore d’empêcher tout autre groupe organisé de le fausser » (1973, p. 855). Dans toute 13. Voir 1960 p. 129-130; le passage de Constant auquel il est fait allusion se trouve dans Des réactions politiques (1797), reproduit dans B. Constant, Écrits et discours politiques, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1964, t. 1, p. 83. 14. On remarquera que les deux types d’intervention distingués par le principe de non-ingérence correspondent exactement aux deux types de loi distingués dans le premier argument, de sorte que la conclusion n’est pas mieux établie que la précédente. C’est là aussi que l’on voit la difficulté à donner un contenu positif à la politique libérale. Certes, c’est l’objet de toute la troisième partie de La Constitution de la liberté, et du dernier livre de Loi, législation et liberté ; mais le projet de constitution qui y est présenté n’a jamais retenu semble-t-il grande attention.
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autre situation, le principe de non-interférence ne nous dit rien. Pour répondre à la question : faut-il ou non intervenir ? nous n’avons d’autre solution que de peser les avantages et les inconvénients de la mesure proposée. La réponse se fera donc au cas par cas. Bien souvent, elle sera négative : le mieux qu’un gouvernement ait à faire, c’est de ne rien faire. Dans l’État de droit, il y a donc lieu de bien distinguer deux types d’intervention : les unes obligatoires, imposées par le principe de non-interférence, les autres facultatives, tenant à de simples considérations d’opportunité. On ne perdra pas de vue que le but de tout cela était de trouver un critère qui justifie non les interventions, mais les interdits lancés contre les mauvaises interventions. Il n’y a donc pas à s’étonner si, dans la plupart des cas, au moment d’agir, ce principe ne nous est d’aucune utilité. D’ordinaire on oppose protectionnisme et libre-échange mais, en un sens, l’intervention du libéral n’est pas moins protectionniste que celle de son adversaire. La seule différence, c’est que ce ne sont pas les mêmes intérêts ni les mêmes valeurs qui sont protégés.
4. La politique détrônée Ce par quoi s’achève Loi, législation et liberté donne le véritable sens de cette théorie de l’intervention : la politique est détrônée. Dès le début, nous étions prévenus : une politique libérale vise avant tout à limiter le pouvoir de l’État. En pratique, cela signifiait que l’avènement de l’utopie libérale passait par le démantèlement de l’État-providence. La fortune de notions comme disruption, ou destruction créatrice atteste du rôle constitutif que cette dimension critique joue dans la doctrine libérale. Ce nouveau statut de la politique dans la Grande Société présente deux aspects. On peut tout d’abord s’arrêter à ce qui est le plus manifeste, à savoir les rapports de l’économie et de la politique. La situation se laisse alors décrire de plusieurs façons. « Un État sous surveillance du marché,
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plutôt qu’un marché sous surveillance de l’État » disait Foucault en 1979 15 ; passage de l’économie de marché à la société de marché, dira un peu plus tard Pierre Rosanvallon ; au vu de ce qui précède, on peut aussi parler de substitution du Marchéprovidence à l’État-providence. Mais on peut aussi s’en tenir à la seule politique. Il faut alors réintroduire le grand absent de toute cette réflexion, à savoir le bien commun, l’intérêt général. Tout comme la justice sociale, à qui elle sert de socle, l’idée de bien commun est donnée comme une fiction vide de sens, sur laquelle il est impossible de faire fonds. Comment, dans ces conditions, parler de politique, si la raison d’être de celle-ci est de veiller au bien commun ? Quoi qu’il en ait, Hayek ne réussit d’ailleurs pas à s’en passer, mais, conséquence de son approche négative, le terme est pour lui tabou. Ainsi, quand il constate que l’État n’a pas qu’une fonction coercitive, qu’il est aussi une agence de services, il est incapable de reconnaître qu’il agit alors au nom de l’intérêt général, et ne voit là que « des activités non–coercitives ». (1960, p. 374-375) 16. Pourtant, gouverner, c’est tenir le gouvernail, suivre un cap, diriger. En l’absence de référence au bien commun, La Grande société est un navire sans boussole ni pilote.
15. Naissance de la biopolitique, Paris, Gallimard-Seuil, 2004, p. 120. 16. Organisation Non Gouvernementale est un bon exemple de ce que ces dénominations négatives ont d’insatisfaisant : la compagnie de Jésus, la maffia, sont des organisations non-gouvernementales ; et il est bien connu que nombre d’ONG servent de faux-nez à toute sorte de gouvernements.
VII Défense et illustration de la justice sociale
L’utopie libérale est devenue réalité. Loin d’avoir surgi spontanément, le monde dans lequel nous vivons est le fruit d’un long et patient travail dont le public n’a pris connaissance que tardivement. Et le résultat n’est à la hauteur ni des promesses, ni des attentes. Certes, nous avions été prévenus : les fruits du progrès peuvent être amers. La croissance économique ne peut procéder à une vitesse uniforme. Tout le monde n’en profite pas de la même façon. Rien donc de choquant si elle produit des inégalités (1960, p. 95-96). Mais le jeu économique n’est pas un jeu à somme nulle et tout le monde était censé être gagnant. Or il ne semble pas que ce soit le cas. Des crises économiques d’une ampleur colossale secouent la planète. Les inégalités n’ont cessé de se creuser. Même parmi les sympathisants du libéralisme, des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour reconnaître qu’on a fait fausse route et demander un changement de cap. Tout récemment encore Lawrence Summers, ancien secrétaire au Trésor de Bill Clinton, constatait qu’on s’est plus soucié des gens de Davos que des gens de Detroit, et qu’il serait temps de s’occuper du bien commun plutôt que de la libre entreprise 1. Cela ne 1. Une traduction française a été publiée dans Commentaire, n° 173, printemps 2021, p. 67-74. https://www.the-american-interest.com/2020/05/22/ how-to-fix-globalization-for-detroit-not-davos/
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veut pas dire que le libéralisme n’ait plus de partisan, mais sa principale force, aujourd’hui, vient de l’absence de proposition alternative. Dans quelle autre direction aller ? Voilà la question à laquelle nous sommes confrontés. Pour y répondre, il convient de déterminer au préalable avec plus de précision les raisons de cet échec. Parmi elles se trouvent le dogmatisme que nous avons croisé à diverses reprises, ou encore une théorie du droit et de l’intervention qui repose sur une confiance aveugle dans la capacité d’auto-régulation du marché. Toutes aboutissent à la critique de la justice sociale et c’est pourquoi, parmi les différentes réponses possibles à la question posée à l’instant, cette conclusion suivra une voie ouverte par Alain Supiot, qui a montré comment, en s’appuyant sur le principe de solidarité, il est possible, contrairement aux allégations de Hayek, de donner un contenu juridique à l’idée de justice sociale.
1. Les raisons de l’échec 1.1. Le dogmatisme La Route de la servitude avait ceci de remarquable que, comme le notait Joseph Schumpeter, le livre n’imputait « pratiquement jamais aux adversaires rien de plus que l’erreur intellectuelle » (1973, p. 183n). Pour qui souhaite en user de même envers Hayek, la fons errorum se trouve incontestablement dans un dogmatisme déjà discernable dans la théorie subjective du donné développée dès 1937, et qui conduit à la mise à l’écart des faits, abandonnés aux positivistes. À la différence de son maître Ludwig von Mises, qui voulait faire de l’économie une science a priori, Hayek ne nie pas que sa discipline soit soumise au verdict des faits. Reprenant le critère de son ami Popper, il reconnaît qu’un énoncé, pour être scientifique, doit être falsifiable. Mais dans l’étude des phénomènes complexes, explications et prédictions présentent un caractère abstrait qui
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complique singulièrement la confrontation à l’expérience, de sorte que les principes explicatifs résistent à toute tentative de réfutation. Cette indifférence aux faits est confirmée par la définition du travail de l’économiste : un bon économiste se reconnaît, non à sa connaissance des faits, ni même de certaines lois économiques, mais plutôt à sa « capacité à découvrir et à réfuter certaines sortes de faute de raisonnement » (1961, p. 387-388). La faiblesse des positions du profane tient non pas à des questions de fait, ni même aux théories explicatives invoquées ; c’est « une question de logique ; en conséquence, la fausseté des opinions populaires peut-être démontrée en développant les implications des prémisses, de la même façon qu’on démontre une proposition mathématique » 2. On insiste souvent sur la place fondatrice qu’Hayek accorde à l’ignorance, mais c’est une ignorance dogmatique. Certes, la mention de cette ignorance native revient comme un leitmotiv : les phénomènes sont trop complexes pour que nous en ayons une connaissance adéquate ; nous n’étions pas assez intelligents pour créer notre système économique, qui est l’œuvre d’une main invisible ; rien n’est plus dangereux que la présumption de savoir (c’est le titre de son allocution prononcée lors de la remise du « prix Nobel » à Stockholm en 1974). Mais cette ignorance porte sur les faits, non sur les principes, objets, eux, d’une connaissance inébranlable.
2. 1961, p. 388-89 ; cf. encore : « La raison pour laquelle, dans notre discipline, la connaissance peut être à ce point perdue [Hayek venait de mentionner l’argument en faveur du libre échange, accepté un siècle plus tôt et alors contesté], est, bien entendu, qu’elle n’est jamais établie par l’expérience, mais ne peut être acquise qu’en suivant une marche de raisonnement assez difficile » (On Being an Economist (1944), CW 3, p. 38).
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1.2. Les limites de l’auto-régulation La manifestation la plus éclatante de ce dogmatisme se trouve dans une confiance aveugle dans la capacité d’auto-régulation du marché, qui conduit à condamner toute intervention visant à en corriger les dysfonctionnements. La démarche de Hayek est commandée par la question des rapports entre le politique et l’économique. Ce que les libéraux demandent aux politiques, c’est de dépolitiser l’économie et de sanctuariser le marché. L’approche est biaisée dès le départ et une théorie satisfaisante des interventions demande de s’appuyer sur d’autres types de considérations. Le fait que des ordres spontanés aient été identifiés en biologie avant de l’être en économie ne doit pas donner le change car le problème des régulations ne se pose pas du tout dans les mêmes termes pour un être vivant et pour une société. Dans le premier cas, il y a bien autorégulation et le problème, pour un médecin, est la maladie, non la santé ; mais ce n’est plus le cas dans une société. Certes, il n’y a pas de société sans règle, mais la société ne s’auto-régule pas spontanément. Comme l’écrivait G. Canguilhem, « la régulation y est toujours si je puis dire surajoutée et toujours précaire » 3. Dans les deux cas, on n’en parle pas moins d’organisme, ce qui invite à exploiter le parallèle existant entre l’art médical et l’art politique. Dans les deux cas, il s’agit d’abord d’admettre l’existence de phénomènes pathologiques, de crises. Si je suis en bonne santé, quel besoin ai-je d’aller consulter le médecin ? Or sur ce point Hayek est tributaire des économistes néoclassiques, dont Steve Keen a montré qu’ils sont incapables de faire une place à l’idée de crise, où ils ne voient que l’effet de causes exogènes dont la théorie n’a pas à rendre compte 4. Quant aux liens étroits existant entre crise et intervention, 3. G. Canguilhem « Le problème des régulations dans l’organisme et dans la société », Écrits sur la médecine, Paris, Le Seuil, 2002, pp. 107. 4. Steve Keen, L’imposture économique, Ivry sur Seine, Les éditions de l’atelier, 2014, p. 240-306.
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l’actualité est malheureusement là pour nous les rappeler. En cas de crise, faut-il ou non intervenir ? À cette question, il n’y a pas de réponse toute faite car il arrive que le remède soit pire que le mal ; mais il y a tout lieu de penser que c’est aux hommes politiques d’en décider. Quoi qu’il en soit, rien n’est plus légitime que de chercher à prévenir le surgissement des crises ou à les faire disparaître une fois survenues et, d’ailleurs, quand cela va mal, même les fondamentalistes du marché ne trouvent d’ordinaire plus rien à redire à l’intervention de l’État.
1.3. Une fausse idée de la justice sociale Le principal reproche adressé aux politiques libérales actuelles, c’est la croissance des inégalités, perçue comme proprement intolérable. De fait, il semble bien que Hayek assume cet aspect de la Grande Société. La société de marché fonctionne comme une catallaxie, c’est-à-dire comme un jeu, et les résultats d’un jeu ne sont ni justes ni injustes. S’il est vrai qu’à long terme, tout le monde est gagnant, dans l’immédiat, il y a des gagnants et des perdants. Dans le train du progrès, il faut bien une locomotive pour tirer les wagons. Sur le chemin de l’histoire, tout le monde n’avance pas à la même vitesse mais ceux qui vont plus vite ouvrent la voie et permettent aux autres d’avancer (1960, p. 92-100). Toutefois, l’analogie du jeu est fallacieuse : nul n’est jamais tenu de jouer, alors que la nécessité de travailler est inscrite dans l’humaine condition. En outre, présenter la justice sociale comme se réduisant à une lutte pour l’égalité, plus précisément encore pour l’égalité des revenus, c’est en donner une image presque caricaturale. Voilà longtemps déjà que Tocqueville avait signalé les dommages collatéraux résultants de l’égalité des conditions : « les vices que le despotisme fait naître sont précisément ceux que l’égalité favorise. Ces deux choses se complètent et s’entr’aident d’une manière funeste. L’égalité place les hommes à côté les uns des autres, sans lien commun qui les retienne. Le despotisme élève des barrières entre eux
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et les sépare ». De plus, l’égalité ne peut qu’engendrer des frustrations : « non seulement [les hommes] sont impuissants par eux-mêmes, mais ils trouvent à chaque pas d’immenses obstacles qu’ils n’avaient point aperçus d’abord. Ils ont détruit les privilèges gênants de quelques-uns de leurs semblables ; ils rencontrent la concurrence de tous. La borne a changé de forme plutôt que de place » 5. Se focaliser ainsi sur la question des inégalités reviendrait à donner en partie raison à Hayek, qui ne veut voir, dans les droits économiques et sociaux, qu’une affaire de distribution des revenus. La demande de justice sociale ne se confond donc pas avec l’égalitarisme des niveleurs. La question n’est pas tant l’existence de riches que l’usage qu’ils font de leur richesse et le vrai problème est bien plutôt dans ce que Christopher Lasch a appelé la révolte des élites 6. Le fossé qui s’est creusé entre celles-ci et le reste de la population explique cette crise de confiance actuelle du peuple envers ses gouvernants, qu’on déplore tant et qui est source à son tour de multiples problèmes. Comment s’étonner de la montée du populisme, si ceux qui étaient censés être les porte-parole des classes populaires ont choisi de s’en écarter pour défendre comme valeurs non plus l’égalité, la solidarité ou le souci de la chose publique mais la libéralisation des mœurs ou l’ouverture aux différences culturelles ? Cet alignement des intellectuels socialistes sur les positions libérales semble donner raison à Hayek : les libéraux auraient gagné la bataille de l’opinion. Mais est-ce bien le cas ? 5. A. de Tocqueville, La démocratie en Amérique, Paris, Gallimard, 1952, t. 1.2, respectivement p. 109 et p. 144. 6. Ch. Lasch, La révolte des élites et la trahison de la démocratie; Paris, Le Seuil, 1995. Tout comme Hayek distingue entre égalité formelle et matérielle, il y aurait lieu de distinguer entre des formes normales et d’autres, pathologiques, des inégalités. Ce qu’il y a de pathogène dans l’inégalité des revenus, c’est moins l’inégalité en tant que telle que ses effets destructeurs sur la solidarité sociale ; voir Brian Barry, Why Social Justice Matters, Cambridge, Polity, 2005, p. 183-185.
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L’impasse dans laquelle nous nous trouvons laisse penser que la victoire est plus apparente que réelle et que la stratégie fixée dans Les intellectuels et le socialisme reposait sur une théorie problématique de l’opinion publique. Est en cause le rapport complexe des intellectuels à une opinion qu’ils reflètent autant qu’ils la façonnent. Pour Hayek, ceux-ci sont avant tout des communicants, mais la communication ne fonctionne que dans un sens, alors qu’il est bien connu que la formation de l’opinion publique commence dans la rue. C’est le mot qu’on prête à divers hommes politiques : « suivons-les, puisque nous sommes censés les diriger ». Quand il a pris pour modèle les socialistes, Hayek a oublié que les intellectuels socialistes ne faisaient pas que diffuser dans le public une opinion forgée sans son concours, ils reflétaient une opinion préalable, en l’occurrence l’opinion d’une large couche de la population. L’actuelle hégémonie des idées libérales ne doit donc pas faire illusion. Nombreux sont ceux qui les adoptent par simple conformisme. Ce que Hayek ne voit pas, c’est qu’un pouvoir spirituel est par essence populaire. Les second-hand dealers in ideas cessent d’être les porte-parole de l’opinion publique qu’ils sont censés être et forment une caste, fière de son pouvoir et qui vit en vase clos.
2. La solidarité : une autre approche de la justice sociale Les conséquences de ces erreurs, et des politiques qu’elles ont inspirées, sont sous nos yeux : les phénomènes pathologiques se multiplient et s’amplifient ; l’opinion publique, un temps séduite par les idées libérales, s’en détourne de plus en plus massivement. Si ces dernières conservent encore une certaine audience, c’est en raison de l’absence de propositions concurrentes élaborées. Il ne suffit pas en effet de constater qu’on a fait fausse route ; reste ensuite à déterminer la direction à suivre. L’humanité est aujourd’hui confrontée à de multiples
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défis mais ce qui précède invite à privilégier un objectif : la lutte pour la justice sociale et la solidarité. On a retracé plus haut les efforts du libéralisme pour présenter la justice sociale comme une illusion, et pour détruire ce qui avait été péniblement conquis dans ce domaine aux dix-neuvième et vingtième siècles. En même temps qu’il rappelait l’urgence de contrer Hayek sur ce terrain, Alain Supiot, à qui ce qui suit doit beaucoup, a bien montré qu’il y a place en droit pour un principe de solidarité dont l’application permettrait de lutter efficacement contre certains des maux dont souffrent nos sociétés.
2.1. Une autre idée du droit Pour cela, il faut commencer par revenir à une conception plus juste du droit. Pour les adversaires de la justice sociale, les droits qui lui correspondent – c’est-à-dire ceux qu’on a appelés droits de l’homme de seconde génération, car ils ont été introduits dans la Déclaration universelle de 1948 –, ne sont pas des droits 7. La théorie du droit développée par Hayek est destinée en grande partie à justifier cette exclusion, mais le fait qu’elle disqualifie le point de vue du juriste devrait suffire à la rendre suspecte. Les deux fonctions du droit. Pour voir ce qu’une telle conception a d’irrecevable, il suffit de prendre un peu de recul et d’interroger l’histoire du droit. Il se trouve en effet que ce n’est pas la philosophie du droit qui en explique l’histoire, mais l’inverse, l’histoire du droit occidental montrant bien que la dominance de telle ou telle école est inséparable des circonstances socio-politiques qui en favorisaient l’essor. De la même façon, le recours au droit comparé permet de voir ce qu’il y a de pernicieux dans la tendance actuelle à universaliser 7. Voir 1973, p. 517-527 et la discussion de cette position dans Aron, Pensée sociologique et droits de l’homme (1968), reproduit dans Études politiques, Paris, Gallimard, 1972.
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indûment le droit occidental. L’usage combiné de ces deux méthodes met en évidence la relativité, la fragilité des systèmes juridiques, qui varient avec le temps et les lieux ; mais il met aussi en évidence une grande constante : le droit remplit deux fonctions, l’une technique, l’autre dogmatique, qui le relient d’un côté à la politique, de l’autre à la religion. Que le droit soit un moyen aux mains des gouvernants pour mieux asseoir leur pouvoir, le fait est trop manifeste pour qu’il soit nécessaire de s’y arrêter longuement. Ainsi, c’est dans des ouvrages intitulés L’esprit de lois, ou Principes de la philosophie du droit, qu’il faut chercher la pensée politique de Montesquieu ou de Hegel. Comme toutes les techniques, le droit peut servir les fins les plus diverses, et l’école chinoise du gouvernement par les lois n’a que le nom de commun avec ce qu’un libéral entend par là 8. Si cette première fonction du droit occupe chez Hayek une place considérable, au point que sa philosophie politique a parfois été présentée comme une simple « branche de la philosophie du droit » 9, il semble ignorer à peu près totalement l’existence de la dimension dogmatique du droit. Il ne faut pas perdre en effet de vue que le droit est la forme séculière de règles formulées d’abord en termes religieux, loi de Moïse ou Charia ; et si le droit occidental a permis le surgissement des États-nations, c’est qu’il est issu des montages romano-canoniques du Moyen Âge, une fois opérée la séparation du théologique et du politique. La dimension religieuse n’a jamais totalement disparu et elle subsiste sous la forme de cette source du droit qui a nom doctrine. Ce n’est pas sans raison qu’on parle d’une religion des droits de l’homme, et Bergson déjà avait noté que c’est pour avoir méconnu ce caractère religieux qu’on leur reproche le vague de leur formulation. Ce qu’il y a de dogmatique, et non de 8. Voir A. Supiot, La Gouvernance par les nombres, Paris, Fayard, p. 90-102. 9. J. Gray, op. cit., p. 33.
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simplement doctrinal, dans la doctrine, c’est qu’elle pose des affirmations qui ne sont pas à justifier, puisqu’elles servent de fondement à toute justification. Ce sont si peu des faits, que la société qui a la première déclaré que tous les hommes naissent libres et égaux en droit n’en continuait pas moins à pratiquer l’esclavage. Le droit décrit un ordre distinct de l’ordre existant. Il établit des normes, étant entendu que, sauf à se condamner à n’être que vœux pieux sans prise sur le réel, l’écart ainsi posé entre le fait et la norme ne peut pas être trop grand. C’est grâce à cette propriété que le droit peut contribuer à changer l’ordre du monde. Le conflit de deux dogmatiques. C’est l’oubli de la dimension dogmatique du droit qui invalide une position comme celle de Hayek. Les théoriciens de Law and Economics renversent le rapport de dépendance entre les deux domaines, rapport dont les anciens libéraux étaient conscients 10. Que le marché ait besoin d’un cadre juridique, le point est accordé de part et d’autre ; mais il est illusoire de chercher dans le marché, comme c’est bien en l’occurrence le cas, le modèle de ce cadre juridique sans lequel il ne peut exister, et d’assimiler la logique juridique à une logique marchande. À Bruxelles, sur la Marketplatz, tous les immeubles des différentes corporations sont là. Mais le palais de justice ou le palais royal sont situés hors des limites de l’espace marchand car « si les lois du marché devaient aussi régir les juges et les dirigeants politiques, leurs décisions seraient à vendre, la Cité serait corrompue et les honnêtes marchands ne pourraient plus y travailler librement » 11. Ce à quoi on a à faire apparaît ainsi comme un conflit entre deux dogmatiques. La position de Hayek revient en effet à substituer la dogmatique économique à la dogmatique juridique. La situation peut alors sembler sans issue. Au nom de quoi déclarer qu’une position est préférable à l’autre ? Il existe 10. A. Supiot, La gouvernance par les nombres, p. 158 sqq. 11. A. Supiot, L’esprit de Philadelphie, la justice sociale face au marché mondial, Paris, Le Seuil, 2010, p. 92.
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toutefois des différences qui permettent de trancher. Par son dogmatisme, Hayek, à son insu, n’échappe pas au scientisme qu’il avait dénoncé chez le positiviste. Alors que le caractère dogmatique de sa discipline est clairement assumé par le juriste, il met l’économiste dans une situation embarrassante : comment le concilier avec les prétentions à la scientificité ? « À la différence de la dogmatique juridique, dogmatique consciente d’elle-même et ouverte aux ressources de l’interprétation, les dogmatiques scientistes ne se reconnaissent pas comme telles et sont parfaitement imperméables à toute espèce de critique extérieure. C’est ce qui fait leur force, mais aussi leur faiblesse » 12. De plus, si on peut reprocher à une position comme celle de Hayek de négliger les faits on peut aussi, dans le cas présent, lui reprocher de négliger le droit et d’abolir la distance qui sépare le monde des normes du monde des faits. L’obligation de tenir sa parole, la règle Pacta sunt servanda, ne peut être réduite à un bilan coût-avantages, comme dans la théorie de l’efficient breach contract, qui autorise à ne pas exécuter un contrat, s’il est plus avantageux d’indemniser le co-contractant.
2.2. Que les droits sociaux sont bien des droits Fort de ces considérations sur la nature du droit, il est possible de répondre plus précisément à ceux qui reprochent aux droits sociaux de ne pas être de véritables droits. L’objection est d’autant plus étrange qu’au moment même où ils tentaient de rejeter hors du droit la justice sociale, les économistes libéraux mettaient en place de nouveaux droits ayant exactement 12. A. Supiot, L’esprit de Philadelphie, p. 93. Que la dogmatique économique ait contribué à la mettre à l’abri des réfutations était déjà noté par Alan Kirman, qui lui aussi constatait que « la théorie économique a résisté à de nombreuses attaques, non pas qu’elle fut suffisamment forte pour leur faire face, mais plutôt parce qu’elle était suffisamment forte pour les ignorer » (cité dans St. Keen, L’imposture économique, p. 31).
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la même structure que ceux qu’ils critiquaient. Ce qu’on a appelé de façon assez saugrenue l’économie de la connaissance repose sur une extension sans précédent de l’idée de propriété intellectuelle. Jusqu’à présent celle-ci se limitait à deux cas : le droit d’auteur, et le brevet industriel ; désormais les biens intangibles comprendront également la marque, le droit d’exploitation, les procédés de fabrication. Annexé à l’accord instituant l’OMC, le texte sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC ; en anglais TRIPS, Trade Related Aspects of Intellectual Property Rights), signé à Marrakech en 1994, a exigé une refonte en profondeur de l’idée de propriété, décomposée en un faisceau, ou bouquet, de droits. La propriété intellectuelle est un droit sur une chose qui est propriété matérielle de quelqu’un d’autre et qui, comme cet « esprit des choses » de la pensée primitive, suit la chose quel qu’en soit le propriétaire. Cette superposition de différents droits sur un même objet entraîne des problèmes de préséance. La propriété matérielle reste sous la dépendance de la propriété intellectuelle, ce qui n’est pas sans rappeler la distinction médiévale entre le domaine éminent du seigneur et le domaine utile du tenancier. L’exercice de ce droit de propriété pose des problèmes spécifiques. Qu’il s’agisse d’un enregistrement musical ou d’un sac de luxe, rien ne distingue une bonne copie de l’original et il est donc indispensable de se garantir contre les contrefaçons. Pour cela, il faut pouvoir suivre l’objet à la trace et remonter jusqu’au moment où il a été produit, pour s’assurer que tout s’est effectué dans le respect du droit. L’exercice du droit de propriété passe donc par l’intervention de l’État, chargé de lutter contre les contrefaçons et d’effectuer les prélèvements obligatoires prévus par le droit. Alain Supiot est donc parfaitement fondé à remarquer que « Le droit de propriété occupe ici la même place structurelle que les droits sociaux dans la réglementation des échanges : il ne s’identifie pas à la détention matérielle des biens, mais requiert une intervention
Défense et illustration de la justice sociale 167 positive des États ; et son respect ne peut être assuré qu’en organisant la traçabilité du produit, qui peut seule garantir la licéité de son processus de fabrication. Le fait que la prise en considération du processus de fabrication des produits soit obligatoire, quand il s’agit de protéger les droits de propriété intellectuelle, et prohibée quand il s’agit de protéger les droits fondamentaux des travailleurs, est une manifestation supplémentaire du renversement des moyens et des fins intervenus sur le Marché total » 13.
De plus, avec la coexistence de ces différents droits se pose la question de leur hiérarchisation. Pourquoi faudrait-il que le droit des sociétés pharmaceutiques sur leur brevet l’emporte sur le droit des populations à accéder à des soins adéquats ? On voit bien que ce n’est pas pour des raisons juridiques que la justice sociale est exclue du domaine du droit et que c’est hors du droit qu’il faut chercher les véritables motifs du refus catégorique qui lui est opposé.
2.3. Le principe de solidarité Pour assurer une assise juridique solide à la justice sociale, Alain Supiot propose de fonder le droit social sur le principe de solidarité. La notion n’est pas propre au droit. On la retrouve aussi en sociologie. Si cette commune appartenance invite à y voir une notion clé pour l’intelligence de la vie sociale, elle peut aussi engendrer des confusions ; aussi est-il nécessaire de bien en dégager la portée proprement juridique. Héritée du droit romain, l’obligation solidaire permettait de penser le rapport d’obligation dans une dimension non seulement individuelle, mais aussi collective. Une de ses applications les plus fécondes, et les plus urgentes, se trouve sans doute dans l’idée de responsabilité solidaire, qui permet de déjouer les différents montages juridiques élaborés par les entreprises 13. L’esprit de Philadelphie, 157.
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multinationales pour échapper à leurs responsabilités sociales ou environnementales. Le statut du concept. L’usage sociologique de solidarité est aussi vieux que la discipline, puisque déjà chez Comte il désigne l’un des deux grands axes autour desquels s’organise la vie sociale 14. Mais il était réservé à Durkheim d’en faire une notion centrale, sa thèse, De la division du travail social, étant consacrée à l’analyse de la solidarité, dont il distinguait deux variétés, mécanique et organique. De fait, le lien social que le terme sert à désigner peut prendre deux formes : l’une objective, l’interdépendance des membres d’un organisme ; l’autre, au statut beaucoup plus incertain, la sympathie que nous éprouvons naturellement pour nos semblables. Le concept a souffert de cette équivoque et même Durkheim l’a peu à peu délaissé. Mais les objections adressées à la solidarité du sociologue n’atteignent pas celle du juriste, en raison de la distance qui sépare le scientifique du dogmatique. De ce dernier point de vue, la solidarité est comme la face cachée des droits de l’homme. Alain Supiot rejoint ainsi Bergson, lorsque ce dernier constatait que, des trois termes de la devise républicaine, la fraternité est l’essentiel, car il lève la contradiction existant entre les deux premiers 15. Mais deux raisons ont poussé le juriste à préférer parler de solidarité plutôt que de fraternité. Tout d’abord, même s’il en subsiste quelques traces (patronat, affiliation, etc.), le vocabulaire juridique de la filiation était trop fortement connoté pour pouvoir être transposé facilement dans ce nouveau domaine. En outre, en un temps où dominait le positivisme, l’apparente objectivité de la solidarité permettait de réintroduire en droit une dimension sociale disparue avec la Révolution. Le caractère collectif de la vie sociale avait été refoulé. Tous les corps intermédiaires avaient été abolis ; Face à l’État, le Code civil 14. Voir v. g. le Cours de philosophie positive, 48e leçon, Paris, Hermann, 2012, p. 168-169. 15. Les Deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 1932, p. 300.
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ne connaissait que des individus, atomes censés suffire pour former une société. « Il fallait donc au droit social un concept qui lui permette de reprendre à son compte les valeurs communautaires du droit de la famille tout en s’ancrant solidement dans le droit des obligations. C’était tout l’intérêt du concept de solidarité que de permettre une telle synthèse » 16, et l’on retrouve ici la sociologie. La fonction dogmatique de la religion étant désormais dévolue à la science, le droit pouvait se réclamer de la science sociale. Confondant les deux figures de la normativité, scientifique et juridique, le droit conservait la dimension dogmatique tout en l’occultant, la solidarité n’étant plus présentée que comme une simple technique bénéficiant du garant de la science. Solidarité et responsabilité : l’idée de responsabilité solidaire. L’idée de responsabilité solidaire offre un bon exemple de la façon dont la mise en œuvre du principe de solidarité permet de déjouer les manœuvres entreprises par les multinationales pour se soustraire aux poursuites que pourraient leur valoir certaines de leurs pratiques. Alain Supiot a très justement attiré l’attention sur le retour sournois des rapports d’allégeance caractéristiques de la société médiévale. Ainsi, le démembrement de la propriété intellectuelle est une reprise de la distinction féodale entre domaine utile et domaine éminent. De la même façon, les contrats d’intégration passés entre certains agriculteurs et des sociétés agroalimentaires créent non seulement une dépendance économique mais une soumission juridique qui n’est pas sans rappeler le rapport du serf et de son seigneur. De même encore, d’un point de vue juridique, le travail sous plateforme, l’ubérisation, est structurellement analogue au servage 17. Plus généralement, c’est le rapport de l’économique au social qui a été profondément changé. Les 16. A. Supiot, « Sur le principe de solidarité », Zeitschrift des Max-PlanckInstituts für Europäische Rechtsgeschichte, 2005, p. 70. 17. Voir La gouvernance par les nombres, p. 295-324 et La Justice au travail, Paris, Le Seuil, 2022, p. 34-38.
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critiques adressées par Hayek à l’idée de justice sociale ne sont en effet que le versant théorique d’un travail de sape visant à affranchir l’économie de toute référence au social ; visant, si l’on préfère, à mettre en pratique l’affirmation de Milton Friedman : « L’unique responsabilité sociale d’une entreprise est celle de faire des profits » (L’esprit de Philadelphie, p. 147). La dépolitisation de l’économie, qui est au cœur d’une pensée comme celle de Hayek, passait en effet par le découplage entre l’économique, devenu global, et le social, qui restait national. Dans la mesure où, une fois les frontières douanières abolies, ils garantissent le maintien de frontières juridiques, les États-nations sont nécessaires au bon fonctionnement du nouvel ordre économique libéral. Comme l’expliquait un des membres de l’American Enterprise Institute, un des hautlieux de la pensée libérale contemporaine, « un monde sans frontières est un monde sans sorties, et nous avons besoin de sorties 18 ». Rien n’empêche ainsi une multinationale d’échapper à une législation sociale. La mise en concurrence des États organisée par certaines institutions supranationales permet à ces entreprises de se livrer au law shopping, à la recherche du moins disant social 19. Mais les catastrophes économiques et industrielles qui ont résulté de cette recherche exclusive du profit montrent que la mise hors-circuit du social ne va pas sans risque, et qu’elle peut se retourner contre ceux qui la pratiquent 20. La catastrophe du Rana Plaza, cet immeuble du Bangladesh où des ouvrières fabriquaient des T-shirts pour de grandes enseignes occidentales 18. Slobodian, p. 267. Dès 1939, Robbins et Hayek allaient dans le même sens quand, dans leur texte sur le fédéralisme inter-étatique, ils faisaient remarquer que cela permettait de mettre en échec les restrictions légales sur les conditions de travail, comme déjà signalé supra p. 126. 19. On remarquera que ceci ne s’applique pas aux PME, dont l’activité reste inscrite dans le cadre national. 20. Sur les effets pervers de ce découplage de l’économique et du social, voir P. Rosanvallon : La nouvelle question sociale, repenser l’État-providence, Paris, Le Seuil, 1995, p. 109-114.
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et qui s’est effondré brutalement en 2013, faisant plus d’un millier de morts, a contraint ces entreprises à modifier leur pratique et à se reconnaître de nouvelles obligations. En effet, si légalement ceux qui avaient commandé les T-shirts ne pouvaient être tenus pour responsables de ce qui s’était passé, l’opinion publique n’était pas du même avis. Elle avait été scandalisée par ce que la catastrophe révélait sur les conditions de travail au Rana Plaza, qu’elle associait, non sans raison, aux enseignes concernées 21. L’image de marque de ces dernières était mise à mal, et les profits dont parlait Milton Friedman risquaient d’en souffrir. Dans ces conditions, on comprend la vogue actuelle du thème de la responsabilité sociale et environnementale (RSE). Plutôt qu’une véritable réponse aux problèmes posés par la globalisation, Alain Supiot y voit le symptôme d’une crise de l’idéologie économique. Il est en effet difficile de nier que, le plus souvent, les entreprises répugnent toujours à se soumettre en pratique à des contraintes légales. Fidèles en cela au Laisseznous faire libéral, elles préfèrent s’en remettre à l’auto-régulation et estiment qu’il leur suffit de se fixer des règles de bonne conduite. Elles continuent à employer toute sorte de montages juridiques (filiales, sous-traitants, franchises) qui permettent, en dissimulant l’identité du véritable opérateur, de dissocier les lieux d’exercice du pouvoir et les lieux d’imputation de la responsabilité. Plutôt que de se reconnaître responsables de ce que font leurs sous-traitants, elles ne sont tenues qu’à leur adresser des remontrances. Or, « sans responsable clairement identifiable, sans organisation susceptible de demander des comptes et sans Tiers devant qui répondre, la responsabilité n’en est évidemment pas une » 22. Pour répondre aux demandes de la justice sociale, le juriste dispose ainsi de deux moyens : la traçabilité, et la responsabilité 21. Voir l’analyse détaillée dans A. Supiot, La gouvernance par les nombres, p. 385-394. 22. L’esprit de Philadelphie, p. 147.
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solidaire. Dans le premier cas, on retrouve ce qui a été dit plus haut de la structure des droits sociaux. Si l’exercice des droits de propriété intellectuelle requiert de remonter jusqu’aux conditions de production d’une marchandise, il est légitime d’exiger qu’il soit également tenu compte des conditions de travail de ceux qui la produisent, de façon que les droits de ces derniers soient eux aussi respectés. Mais, dans le cas des catastrophes écologiques ou industrielles, il n’y a pas à proprement parler de produit dont on pourrait suivre la trace. C’est alors qu’intervient la responsabilité solidaire. Elle a été invoquée par exemple, dans le cas des marées noires, contre les compagnies pétrolières, qui arguaient du fait qu’elles n’étaient ni propriétaire ni affréteur du navire, et qui sont maintenant plus attentives aux conditions de sécurité appliquées lors du transport.
3. Une autre idée de la société ouverte Loin donc d’être étrangère au droit, comme le prétendent ses adversaires, la justice sociale repose sur les assises juridiques solides que lui fournit le principe de solidarité. Une deuxième critique apparaît tout aussi peu fondée. La demande pour la justice sociale serait une forme d’atavisme ; les partisans de la solidarité auraient pour modèle un type de vie sociale archaïque (petite horde, société du face-à-face) et tourneraient ainsi le dos à l’avenir. En réalité, ce sont deux visions de l’avenir qui s’affrontent. Il s’agit de choisir, non entre une société close et une société ouverte, mais entre deux types de société ouverte, entre deux modes d’articulation du clos et de l’ouvert.
3.1. Les limites de l’État-providence Commençons par écarter des malentendus. On a vu plus haut ce que la recherche de l’égalité pouvait présenter d’équivoque. Il n’y a peut-être rien d’injuste s’il existe des riches, voire des très riches, et des pauvres. La demande de justice sociale ne se
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confond pas avec l’égalitarisme des niveleurs. De façon plus générale, les difficultés auxquelles se heurte l’application du principe de solidarité ne sont pas dues aux seuls obstacles que lui opposent ses adversaires, elles ont aussi des causes endogènes. Un État tutélaire, bienveillant, tend à maintenir ceux qui bénéficient de son aide dans un état d’assisté, autant dire à les infantiliser, au lieu de les inciter à prendre leur essor et à devenir autonomes. De plus la solidarité, passant désormais par des institutions anonymes, a perdu son caractère personnel. La disparition des liens d’allégeance encourage le développement de l’individualisme, qui entraîne à son tour un sentiment croissant d’insatisfaction : la frustration croît, alors que la situation s’améliore. C’est ce qu’on a appelé le paradoxe de Tocqueville, dont la meilleure formulation se trouve peut-être dans la maxime médiévale, qui peut passer pour cynique : oignez vilain, il vous poindra ; poignez vilain, il vous oindra. D’autres difficultés tiennent au cadre national dans lequel s’exerce aujourd’hui la solidarité. Placée qu’elle est sous la garantie de l’État, il suffit, pour se soustraire aux obligations qu’elle impose, de s’adresser à un État plus accommodant. Inversement, à l’intérieur d’un État, la solidarité peut se transformer en égoïsme collectif : elle ne s’étend pas à l’étranger, ce qui se passe de l’autre côté de la frontière étant censé ne pas nous concerner. Pour toutes ces raisons, la solidarité doit se réinventer et s’adapter aux nouvelles formes de la vie sociale.
3.2. Les cercles de la solidarité La solidarité pouvant prendre différentes formes, il y a lieu d’en préciser les contours. Née dans la famille, elle reste aujourd’hui définie avant tout au niveau national. Mais, avec le développement des échanges, les États sont devenus de plus en plus interdépendants et c’est pourquoi il est indispensable de construire un nouveau cercle de solidarité, plus étendu. Les puissances occidentales étaient conscientes de cette nécessité lorsque, après la Première Guerre mondiale, elles ont créé le
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Bureau International du Travail, et c’est encore dans le même esprit qu’ont été rédigées la Déclaration de Philadelphie (1944) puis la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948). Si l’avenir de la solidarité dépend avant tout de l’internationalisation du droit du travail, c’est que les libéraux n’ont négligé aucun effort pour faire obstacle à la construction de ce nouveau cercle de solidarité, comme en témoignent l’échec des tentatives entreprises par l’ONU dans les années 1970 pour définir un nouvel ordre économique mondial ou la façon dont la Cour de Justice de l’Union Européenne s’applique à vider de tout contenu le droit social qui s’était peu à peu constitué au cours des années. À ces premiers cercles, il convient d’en ajouter deux autres. Tout d’abord, nous sommes solidaires de notre environnement, en ce sens que, comme tout être vivant, nous sommes étroitement dépendants du milieu dans lequel nous vivons. Si le fait est aujourd’hui assez universellement reconnu, la modernité, qui nous invitait à nous rendre « maîtres et possesseurs de la nature », l’a souvent ignoré. C’est ainsi que les économistes libéraux ont longtemps été aussi hostiles à cette forme de solidarité qu’aux autres. Alors qu’ils définissaient leur discipline par la rareté, ils se sont livrés à une mise en coupe réglée des ressources naturelles, comme si elles étaient inépuisables 23. Le changement climatique est venu nous rappeler que l’existence de l’humanité est dépendante de l’état de la planète humaine, la Terre, « avec sa double enveloppe fluide ». La montée en 23. Les forces qui ont combattu la justice sociale et celles qui ont épuisé la planète sont souvent les mêmes ; tout comme les luttes pour la justice sociale et pour la préservation de l’environnement sont souvent menées par les mêmes personnes. Voir 1960, chapitre 23, « Agriculture et ressources naturelles », notamment p. 491 sqq : s’il y a gaspillage, c’est parce qu’on n’a pas confié la gestion de ces ressources aux intérêts privés. Sur cette « Tragédie des communs » chère à Garrett Hardin, voir Fabien Locher, « Les pâturages de la Guerre froide : Garrett Hardin et la “Tragédie des communs” », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 60 (1), 2013, p. 7-36) ; voir aussi Pascal Acot : Écologie de la libération; Paris, Le temps des cerises, 2017.
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puissance de l’écologie et des écologismes dispense d’insister davantage sur la nécessité d’étendre à la Terre et à ses habitants le principe de solidarité, en lui apportant les modifications qui s’imposent 24. Pour être complet il faut enfin tenir aussi compte des relations intergénérationnelles et de ce que Comte appelait non plus solidarité mais continuité, pour bien souligner l’importance de cette dimension non plus spatiale mais temporelle. Nous sommes solidaires des morts, en ce sens que nous sommes tributaires de ce qu’ils nous ont légué, et que sans eux nous ne serions rien. De même nous sommes solidaires des générations futures, des non-nés, qui vivront dans le monde que nous leur léguerons 25.
3.3. La société ouverte comme société religieuse Loin d’être une expression de la société close, la justice sociale aspire à la création d’une société beaucoup plus ouverte que l’utopie libérale qui nous est proposée. C’était déjà le sens du travail de Durkheim dans sa Division du travail social que de monter qu’à côté de la solidarité mécanique, caractéristique de ce que l’économiste autrichien appelle la petite horde, il y a place pour une autre sorte de solidarité, qui fait éclater les cadres de la société close. Dans le combat qui oppose l’économiste
24. La question des ressources naturelles a suscité un regain d’intérêt pour une pratique ancienne de gestion collective. Le bien commun peut prendre en effet la forme de biens communaux. Cette approche permet d’échapper au dilemme dans lequel l’histoire récente nous a enfermés : le marché, ou l’État ? Car, comme l’a noté Elinor Ostrom, ni l’un ni l’autre « ne réussissent uniformément à permettre aux individus une utilisation productive à long terme des systèmes de ressources naturelles » (Gouvernance des biens communs, Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, DeBoeck, Bruxelles, 2010, p. 14). 25. Pour une analyse plus précise de ces différents cercles de la solidarité, voir L’esprit de Philadelphie, p. 159-173 ; « Sur le principe de solidarité », 2005 ; La solidarité, enquête sur un principe juridique, Odile Jacob, 2015, p. 27-32.
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autrichien et ses adversaires, ce à quoi on a affaire, ce n’est pas à l’opposition entre une société close et une société ouverte mais à deux modèles de société ouverte, dont il n’est d’ailleurs pas sûr qu’ils soient incompatibles. Contre la société ouverte de Hayek ou de Popper, il est temps de faire valoir une autre idée de société ouverte, celle précisément que Bergson avait en tête quand il a introduit cette expression. La société ouverte, ce n’est pas le marché mondial, mais une nouvelle forme de vie religieuse, apparue avec les grands monothéismes. Non plus une religion civile, avec ces dieux de la cité dont les armées cherchaient à s’assurer le concours, mais une religion universelle, à l’échelle planétaire. Ce sont les grandes religions monothéistes qui ont permis le passage du clos à l’ouvert. La dogmatique juridique est une laïcisation des croyances religieuses, dont les grandes déclarations des droits de l’homme portent encore la trace. Le caractère religieux des sociétés ouvertes, sur lequel Bergson insistait tant, a été totalement occulté dans la reprise que Popper ou Hayek ont faite du concept, et on ne peut que le regretter 26. Il y a tout lieu de penser qu’une Grande Société, pour être viable, ne peut être qu’une société religieuse. Justice sociale et marché mondial peuvent être considérés comme deux utopies, mais le passage du clos à l’ouvert ne s’effectue pas de la même façon, et le but visé par la première est beaucoup plus difficile à atteindre. Pour instaurer la Grande Société, il suffit de donner un champ d’application plus étendu à des principes déjà établis. Pour instaurer la justice sociale, il faut faire appel à de nouveaux principes. Comme le notait Bergson, on ne passe de la patrie à l’Humanité comme on passe de la famille à la patrie : il faut prolonger « la solidarité sociale en fraternité humaine » 27. 26. Partant d’un tout autre point de vue, et utilisant un autre vocabulaire, Comte était arrivé à une conclusion similaire. Voir Michel Bourdeau, « Société politique et société religieuse », Commentaire, n° 169, printemps 2020, p. 107-113. 27. H. Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion; Paris, PUF, 1932, p. 55 ; cf . p. 248.
Conclusion. Fin de l’utopie libérale ou fin du libéralisme ?
Au vu des évènements qui récents qui ont si profondément bouleversé nos modes de vie comme nos façons de voir, une conclusion s’impose : l’utopie libérale a fait long feu. La main invisible est aveugle, et c’est être aveugle que de lui faire confiance. Non seulement elle est incapable de prévoir les crises et laisse à la main bien visible des politiques le soin de les gérer mais ce sont les principes qui l’inspiraient qui sont aujourd’hui remis en cause. Cette pierre angulaire du Traité de Maastrich qu’était « le développement harmonieux du commerce mondial » reposait sur trois axiomes qui, il y a encore quelques années, étaient tenus pour acquis : Les matières premières seraient toujours bon marché et largement disponibles ; le transport ne coûterait jamais qu’une fraction de la valeur des biens acheminés ; le transport serait toujours fiable. Le Covid-19, l’invasion de l’Ukraine et les sanctions infligées à la Russie montrent qu’il n’en est rien et que les difficultés rencontrées par les chaînes d’approvisionnement sont bien plus structurelles que conjoncturelles. Fondées sur la recherche permanente du moins-disant, où qu’il se trouve (ce qui faisait que le composant d’un produit pouvait faire plusieurs fois le tour du monde avant la mise sur le marché du produit) et sur la gestion des stocks à flux tendus, elles avaient été conçues pour diminuer les coûts, mais non pour être résilientes. Tous les signes concordent : c’est la fin de l’utopie libérale. L’optimisme sur lequel les partisans de la globalisation faisaient fonds n’est plus de mise. L’enthousiasme est retombé pour faire place au doute et un nouvel ordre mondial est en
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train de se mettre peu à peu en place sous nos yeux. Mais la fin de l’utopie libérale signifie-t-elle la fin du libéralisme ? La question est équivoque. Elle admet plusieurs réponses et, avant même de l’examiner, une remarque de bon sens s’impose. Sur le grand livre de l’histoire, une page est tournée ; mais bien malin celui qui croit pouvoir déjà lire ce qui est écrit sur celle qui s’ouvre. Devant l’avenir, il y a lieu de se montrer prudent et de reconnaître notre ignorance. Pour les communistes, le capitalisme était mort, et il ne restait qu’à l’enterrer. On sait ce qu’il faut penser de ce genre de prédiction. Ce rappel ne dispense pas toutefois de répondre à la question posée, ce qui passe par l’examen de deux autres questions qui concernent l’une comme l’autre l’idée que l’on se fait du libéralisme. Hayek n’a cessé d’opposer deux libéralismes, le vrai et le faux, le bon et le mauvais ; mais est-il fondé à se donner comme le seul représentant authentique de la tradition libérale ? Le même problème est posé par l’usage de néo-libéralisme, terme dans lequel Hayek et ses partisans déclarent ne pas se reconnaître. Des deux termes, lequel choisir ? Si, comme il le prétend, Hayek incarne le véritable libéralisme, alors son échec signifie bien l’échec du libéralisme. Mais il y a de bonnes raisons de contester cette prétention. La difficulté renvoie au rapport à établir entre le libéralisme et la version qu’en a proposée l’économiste autrichien, et qu’on appelle plus volontiers néo-libéralisme. Utiliser ce dernier terme présente l’avantage de mettre le libéralisme à l’abri des critiques adressées au néo-libéralisme. Que l’utopie libérale ait fait long feu signifierait alors l’échec du néo-libéralisme, mais non pas nécessairement celui du libéralisme. D’autres raisons parlent encore en faveur de l’emploi de néo-libéralisme pour désigner la forme du libéralisme qui s’est imposée au cours du dernier demi-siècle. Il s’agit bien en effet d’une forme incontestablement originale, qui de plus, s’est pensée, à ses débuts, en rupture avec un libéralisme à ses yeux dévoyé. Mais si, historiquement, le terme est commode, conceptuellement, il ne va pas sans problème. Néo est un qualificatitif qui ne dit
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rien sur ce qu’il y a de nouveau (qu’on pense à la différence entre positivisme logique et néo-positivisme). Aujourd’hui, le néo-libéralisme n’a de néo que le nom, au point que, pour désigner ses formes les plus actuelles, certains ont cru bon de parler de « néo-néo-libéralisme ». Inversement, Mill avait profondément renouvellé le libéralisme dont il avait hérité mais personne n’aurait songé à qualifier sa position de néo-libérale. Aussi, même si on doit contester à Hayek cette prétention de se donner comme le seul représentant du vrai libéralisme, y a-t-il lieu de lui donner partiellement raison quand il récuse l’étiquette de néo-libéral. Si, à ses débuts, la volonté de rupture est incontestable, il a très vite eu le souci de s’inscrire dans une tradition, même si son interprétation des Lumières écossaises est sujette à caution, et, comme on l’a vu, la distance qui le sépare des Manchestériens est beaucoup moins grande qu’on ne le dit. Plus généralement, c’est tout le rapport entre l’innovation, le renouveau, et la tradition qui est en cause ; et il est bien connu que les réformes ou les révolutions se donnent souvent comme un retour aux origines. Dans ces conditions, il est assez clair que l’échec de l’utopie libérale ne signifie nullement celui du libéralisme. Reconnaître dans le néo-libéralisme la figure du libéralisme qui a dominé le dernier demi-siècle, c’est admettre que, loin d’être monolithique, celui-ci peut prendre différentes formes au cours du temps, et même à une même époque. Le cas de Keynes, ou du New Deal, est très révélateur à cet égard. S’il est vrai que le combat entre Keynes et Hayek, entre Cambridge et Londres, représente un dispositif majeur dans le montage conceptuel échaffaudé par l’économiste autrichien, il n’en reste pas moins que l’auteur de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie est un libéral tout aussi authentique que son adversaire. Le fond de leur désaccord porte sur les possibilités d’auto-régulation et sur la pertinence des interventions gouvernementales. On ne voit pas en effet qu’il y ait d’incompatibilité entre libéralisme et justice sociale ; mais pour cela, il faut repenser le rapport de l’économie à la politique,
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l’hostilité à l’égard du politique reposant sur la croyance dans l’auto-suffisance des ordres spontanés. En réalité, contrairement à ce que laisse entendre la maxime de Mandeville, « vices privés, vertus publiques », il n’y a pas malheureusement pas d’identité nécessaire entre l’intérêt commun et la somme des intérêts particuliers. On a voulu nous faire croire que nous n’avions pas à nous soucier du bien commun, puisque la main invisible s’en chargeait pour nous. Mais dans la pratique, cela ne signifiait bien souvent rien d’autre que : privatisation des gains et socialisation des pertes. Il y a donc toute raison de penser que le libéralisme saura surmonter la crise qu’il traverse. Mais, s’il ne faut pas sousestimer sa résilience, il faut surtout se défaire de l’idée, donnée aujourd’hui par beaucoup comme une évidence, que hors de libéralisme il n’y aurait pas de salut. Du temps de leur triomphe, certains partisans du libéralisme en étaient venus à constituer une sorte de front de la pensée unique et illibéral leur servait à distinguer le bien du mal. Ainsi une démocratie était libérale ou n’était pas. Il est donc de la plus haute importance de bien voir les limites de la pensée libérale et en particulier de lui contester le droit à être seule à défendre la liberté. Une telle prétention repose, comme Benjamin Constant l’avait bien vu, sur une redéfinition de la liberté qui ne va nullement de soi, ainsi qu’en atteste toute la distance qui sépare libération et libéralisation. Le libéralisme est une figure historique, née en Grande-Bretagne au dix-septième siècle et on ne risque guère de se tromper en affirmant qu’il aura une fin, comme il a eu un début. Divers signes invitent à penser que le libéralisme a fait son temps et, plutôt que de chercher à lui insuffler une nouvelle vie, il serait préférable de se mettre en quête d’une pensée politique qui tienne compte des profonds changements qu’ont connus nos sociétés, de façon à construire une société ouverte qui soit autre chose qu’un marché mondial.
Appendice. Hayek et Comte
We should always remember that the political concepts which are today out of fashion are known to most of our contemporaries only through the picture drawn of them by their ennemies. Hayek, 1948, p. 48.
Hayek et Comte ? Le rapprochement peut paraître incongru. Après tout le mal que le premier a dit du second, il est difficile d’imaginer plus grande opposition que celle qui les sépare. Si, de 1940 à 1979, le vocabulaire a changé, c’est toujours la même condamnation sans appel. « Totalitaire du dix-neuvième siècle » (1944, p. 19), le fondateur du positivisme est tour à tour et tout à la fois : prototype de cette hubris scientiste caractéristique de l’esprit des ingénieurs issus de l’École Polytechnique (1952, p. 169) et un des meilleurs représentants du rationalisme constructiviste issu de Descartes (1973, p. 991). De surcroît, le jugement peut se réclamer d’une lecture érudite des textes. Publié en 1952, à une époque où Comte n’intéressait à peu près plus personne, mais rédigé, pour la partie qui le concerne, quelque dix ans plus tôt, Contre révolution dans la science constitue incontestablement un des plus importants ouvrages consacrés dans la seconde moitié du vingtième siècle à Comte, et il a largement contribué à faire de ce dernier un penseur infréquentable 1. À y regarder de plus près, la critique 1. Voir M. Bourdeau, « Fallait-il oublier Comte ? Retour sur The Counter-Revolution of Science », Revue européenne des sciences sociales
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est toutefois plus nuancée qu’il ne paraît au premier abord. Ainsi, Hayek voit dans le Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société (1822-1824) « une des plus importantes brochures du dix-neuvième siècle » (1952, p. 293). Bien plus, entre Comte et Hegel (le parallèle était usuel à l’époque), il n’hésite pas un instant : en dépit des désaccords, la discussion avec le premier est possible car il existe une base commune, qui fait défaut dans le cas du philosophe prussien 2. Même ainsi, l’interprétation proposée par Hayek n’en reste pas moins caricaturale. Parmi les erreurs grossières, la plus surprenante, de la part de celui qui se présente comme l’héritier et le continuateur d’Adam Smith ou de Ferguson, est de ne pas avoir vu que Comte partageait son admiration pour les Lumières écossaises, et que leurs œuvres respectives étaient à cet égard comme deux branches issues d’un même tronc. Si cet aspect de l’œuvre de Comte passe le plus souvent inaperçu, c’est que Comte lui-même n’a pas voulu recueillir, parmi ses écrits de jeunesse, ceux où cette influence est le plus manifeste, parce qu’il ne s’y reconnaissait plus. Mais qu’est-ce que cela veut dire, sinon que le positivisme, et en particulier la sociologie positive, est née pour une part d’une réflexion critique sur cet héritage des Lumières ? En 1815, en France, hormis les ultras, tout le monde était libéral. C’est par là que Comte a commencé, en lisant les économistes, en demandant un gouvernement à bon marché ; et c’est la prise de conscience de ce qu’il pouvait y avoir là d’insatisfaisant qui l’a mis sur la voie de la politique positive. Sans rien nier donc de tout ce qui oppose positivisme et libéralisme, Comte et Hayek, il est n° 54-2 (2016), p. 89-111. 2. « Pour ce qui concerne Comte, il est vrai que je suis en profond désaccord avec la plupart de ses idées. Mais c'est un désaccord qui laisse de la place pour une discussion profitable, parce qu'il existe au moins un certain terrain commun. S'il est vrai que la critique n'a de valeur que si on approche son objet avec un minimum de sympathie, j'ai peur de ne pas pouvoir revendiquer cette qualification dans le cas de Hegel » (1952, p 290).
Appendice 183
possible de reconnaître, entre les deux penseurs, beaucoup de points communs, qui font qu’ils sont beaucoup moins éloignés l’un de l’autre qu’on ne le croit d’ordinaire ; possible, aussi, de déterminer de façon plus fine ce qui continue à les séparer. Centrées sur Comte, puisqu’il s’agit de corriger l’image que Hayek a donnée de lui, les pages qui suivent comprendront deux parties. Une fois rappelés quelques points de rencontre remarquables, la première montrera que les principaux aspects de ce que Hayek donne pour caractéristique des Lumières écossaises se trouvent bien chez Comte. La seconde partie présentera alors deux ou trois des points autour desquels se cristallise leur opposition, notamment l’opportunité d’intervenir dans un ordre spontané et les rapports de la sociologie et de l’économie.
1. Quelques rencontres inattendues Donnés deux auteurs, quels qu’ils soient, il est toujours loisible d’établir entre eux des rapprochements, et c’est pourquoi l’exercice est le plus souvent futile. Pour rendre compte de ce qui fait leur force, leur originalité, il est bien préférable de recourir à l’analyse différentielle, qui donne des résultats plus fins et plus éclairants. Montrer que la référence aux Lumières écossaises, si décisive pour Hayek, l’est tout autant pour Comte n’en est pas moins légitime, car cela permet de repérer entre eux des similitudes qui ont échappé tant à l’économiste autrichien qu’à la plupart des interprètes de Comte 3. Une fois décidé de dresser ce parallèle, d’autres points communs apparaissent, moins importants certes, mais qui méritent d’être au préalable rapidement relevés. 3. Mary Pickering semble avoir été une des rares à signaler la dette de Comte envers les Lumières écossaises ; voir sa monumentale biographie, Auguste Comte, an Intellectual Biography, Cambridge, Cambridge University Press, 1993-2009, t. 1, p. 305-313.
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Tous deux, par exemple, ont critiqué la spécialisation. Comte, c’est bien connu, n’a cessé de dénoncer les méfaits de l’esprit de détail, de l’analyse dissolvante, et de rappeler la nécessité de l’esprit d’ensemble, de cette synthèse qui deviendra omniprésente après 1848, dans ce qu’il a appelé sa seconde carrière. S’il est vrai que la division du travail est la condition sine qua non du progrès, dans le travail intellectuel comme dans le travail manuel, l’excès de spécialisation produit toujours les mêmes effets : hypertrophie d’un organe et atrophie de tous les autres. À mesure que l’esprit s’aiguise, il s’amincit et, qu’il s’agisse de fabriquer des têtes d’épingles ou de résoudre quelques équations, c’est toujours la même « désastreuse indifférence pour le cours général des affaires humaines, pourvu qu’il y ait sans cesse des équations à résoudre ou des épingles à fabriquer » 4. C’est pour lutter contre les effets délétères d’une trop grande spécialisation que le Cours de philosophie positive a été expressément conçu. Comte y propose la constitution d’une nouvelle classe de savants, qui fasse « de l’étude des généralités scientifiques une grande spécialité de plus » (CPP., 1ère l., t. 1, p. 31) et on ne s’est pas privé de souligner ce que pouvait avoir de problématique cette définition du sociologue, c’est-à-dire du philosophe, comme spécialiste des généralités. La critique de Hayek est tout aussi sévère. Un chimiste qui ne connaît que la chimie peut être un excellent chimiste, mais la situation change dès qu’on aborde les phénomènes sociaux. « Bien que le problème d’un ordre social approprié soit de nos jours étudié sous les angles distincts de l’économie, de la jurisprudence, de la science politique, de la sociologie et de l’éthique, c’est un problème qui ne peut être embrassé efficacement que comme un tout. Cela signifie que quiconque entreprend une telle tâche aujourd’hui doit 4. Cours de philosophie positive (désormais abrégé en CPP), 50e l., p. 267-268 ; les leçons 46 à 50 sont citées dans la nouvelle édition, Paris, Hermann, 2012; les autres leçons sont citées dans l’ancienne édition (1975), parue également chez Hermann, en deux volumes.
Appendice 185 renoncer à se déclarer compétent dans la totalité des domaines où il devra pénétrer […] Nulle part l’effet désastreux de la division en domaines de spécialistes n’est plus visible que dans les deux plus anciennes de ces disciplines, l’économie et le droit. […] L’un des thèmes principaux de ce livre sera que les règles de juste conduite que le juriste étudie servent un genre d’ordre dont le juriste ignore largement le caractère ; et que cet ordre-là est principalement étudié par l’économiste qui, à son tour, est semblablement ignorant du caractère des règles de conduite sur lesquelles repose l’ordre qu’il étudie. L’effet le plus grave de l’éclatement en diverses spécialités de ce qui fut jadis un champ unique de recherche est que cela a laissé un no man’s land, un vague sujet parfois appelé “philosophie sociale” » 5.
La volonté d’élaborer une utopie libérale s’inscrit dans cette perspective. Le président de la Société du Mont Pèlerin exhortait ceux qui répugnent à s’éloigner de leur pré carré d’avoir le courage de briser les frontières disciplinaires et de s’aventurer dans les généralités. Du même esprit procède encore le jugement globalement critique porté sur le rôle des experts dans la société 6. En deuxième lieu, Hayek et Comte ont en commun d’accorder une place éminente à l’idée de complexité. Dans le cas 5. 1973, p. 61-62. Il s’ensuit en particulier que personne ne peut être un grand économiste s’il n’est qu’économiste, estime Hayek, qui ajoute : « il est même susceptible de devenir une nuisance, quand ce n’est pas un vrai danger » (The Dilemma of Specialization (1956), reproduit dans Studies In Philosophy, Politics and Economics, Chicago, University of Chicago Press, 1967 p. 123 ; cf. encore On Being an Economist (1944), dans CW 3, p. 42, ou The Economy, Science and Politics (leçon inaugurale prononcée en 1962 à Fribourg en Brisgau où, de retour des USA, Hayek avait obtenu un poste) CW 15, p. 229. Il n’est pas indifférent de noter que, dans les sous-titres donnés aux trois derniers volumes du Cours, qui contiennent les leçons de sociologie, celles-ci y sont décrites comme relevant de la philosophie sociale. 6. Voir 1960, p. 50, 412-413 ou encore Two Types of Mind (1975), dans CW 3, p. 49-51.
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du premier, le fait n’a plus besoin d’être établi. Dans le cas du second, la notion sert de principe à l’un des deux piliers sur lesquels repose l’ensemble de la philosophie positive, puisque c’est le critère utilisé dans la classification des sciences : à mesure que l’on monte dans l’échelle encyclopédique, les phénomènes deviennent de plus en plus complexes. Et Comte en tire à peu près les mêmes conséquences que Hayek. On a coutume de faire remonter la notion d’émergence à Mill et à Georges Lewes, mais on oublie de mentionner que tous deux étaient très proches de Comte, avec qui ils ont entretenu une correspondance suivie 7, et qu’on trouve chez ce dernier tous les ingrédients d’une théorie de l’émergence : l’existence d’une succession de niveaux, et la reconnaissance du fait que le supérieur dépend de l’inférieur mais n’en résulte pas 8. De même, tous deux estiment que la complexité croissante oblige à renoncer aux critères de scientificité empruntés à la physique. Chez Hayek, c’est l’épistémologie du oui mais : prédiction, mais seulement du pattern ; explication, mais seulement du principe. Pour sa part Comte, après avoir noté qu’il ne faut pas confondre précision et exactitude 9, préfère conserver la notion de loi, en lui donnant une définition plus générale (relation constante de succession ou de similitude), qui lui permet de continuer à parler de loi en biologie (l’homme est un mammifère) et même en sociologie (la loi de l’ordre humain veut que les vivants soient de plus en plus gouvernés par les morts). Les deux penseurs partagent encore une même hostilité à l’égard de la mathématisation des sciences sociales. Alors que la plupart des économistes néo-classiques sont fiers d’avoir développé une économie mathématisée, en quoi ils voient un 7. Le fait est bien connu pour Mill ; pour Lewes, voir Mary Pickering, op. cit., t. 2, p. 252-265. 8. Voir v.g. le Catéchisme positiviste, Paris, GF, 1966, p. 82 et M. Bourdeau, Auguste Comte, science et société, sceren, Poitiers, 2013, p. 37-40. 9. CPP, 2e l., t. 1, p. 60; cf. 48e l. p. 413.
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gage de scientificité, Hayek s’est toujours refusé de les suivre sur ce point qui, à son sens, relève plutôt du scientisme et d’une volonté mal éclairée de singer les sciences de la nature. De même Comte, en dépit de sa profonde admiration pour Condorcet, qu’il donnait pour son principal précurseur, a rejeté dès le départ le projet de mathématique sociale développé par ce dernier, et plus généralement le calcul des probabilités sur lequel il reposait. Mentionnons enfin, chez nos deux auteurs, l’omniprésence du couple abstrait-concret. On a vu l’usage qu’en fait Hayek, notamment quand il s’agit des deux types d’ordre, et des types de règles qui les engendrent. Chez Comte l’opposition est appliquée dans des domaines encore plus divers. Les sciences, et en particulier les mathématiques, peuvent être abstraites ou concrètes ; et c’est encore la même opposition qui, dans la politique positive, sert à distinguer les deux calendriers, ou les deux classements élaborés par le pouvoir spirituel.
2. L’héritage des Lumières écossaises 2.1. Le fait Une lecture attentive ne laisse aucun doute sur l’ampleur de la dette de Comte envers les Lumières écossaises. À Mill, qui lui signalait qu’en Écosse « l’éducation publique a un caractère plus français qu’anglais, ce qui explique le mérite éminent des penseurs écossais », Comte répondait : cela « ne peut que resserrer notre sympathie par le cas spécial que j’ai toujours fait de cette noble école philosophique, qui, sans être la plus utile, fut certainement la plus avancée de toutes celles du dernier siècle ; je suis fier, grâce à vous, de me sentir en continuité avec elle » 10. Ce témoignage est confirmé aussi 10. Respectivement lettres du 23 janvier et du 27 février 1843, dans Auguste Comte, Correspondance Générale et Confessions, P. Carneiro et al.
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bien dans les grandes leçons historiques du Cours, où les Écossais sont félicités d’avoir utilement tenté de rectifier les graves aberrations critiques de l’école française 11, que dans le Calendrier des grands hommes ou la Bibliothèque positiviste, où leurs noms et leurs œuvres figurent en bonne place. C’est chez eux et non, comme on est trop souvent porté à le croire, chez Maistre et les penseurs de l’école rétrograde, que Comte a trouvé sa critique des théories du contrat social. Cette pièce maîtresse de l’épistémologie positive qu’est la critique de la notion de cause est directement empruntée à Hume et Comte a toujours manifesté la plus grande estime pour Adam Smith et, en particulier, pour l’Essai sur l’histoire de l’astronomie 12.
2.2. Les points de convergence 2.2.1. La centralité de la notion d’ordre spontané Cette dette revendiquée par Comte une fois établie, il reste à en détailler les conséquences, à commencer par la centralité de la notion d’ordre spontané. Certes Hayek reconnaît l’influence directe d’Adam Smith dans un passage du Cours 13 ; mais, pour (éds.), Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1973-1990, t. 2, p. 375 et 141. 11. Voir en particulier CPP, 56e l., t. 2, p. 575. 12. Quand il attribue à « l’illustre Adam Smith » la remarque « qu’on ne trouvait en aucun temps, ni en aucun pays, un dieu pour la pesanteur » (CPP, 51e l., p. 303), Comte pense sans doute au passage de cet Essai où se trouve la première mention de la main invisible et déjà cité supra p. 21 : « Les corps lourds tombent, et les substances légères s’élèvent par la nécessité de leur nature, et on n’a jamais pensé à recourir en ces matières à la main invisible de Jupiter ». 13. 1952, p. 268, à propos du texte suivant : « Peut-on réellement concevoir, dans l’ensemble des phénomènes naturels, un plus merveilleux spectacle que cette convergence régulière et continue d’une immensité d’individus, doués chacun d’une existence pleinement distincte et, à un certain degré, indépendante, et néanmoins tous disposés sans cesse, malgré les différences plus ou moins discordantes de leurs talents et surtout de leurs caractères, à concourir spontanément, par une multitude de moyens divers, à un même
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le reste, il estime que Comte a « extraordinairement peu à dire » sur la statique sociale (1952, p. 268), preuve qu’il n’a manifestement pas prêté attention au titre, pourtant on ne peut plus explicite, de la cinquantième leçon : Considérations préliminaires sur la statique sociale, ou théorie générale de l’ordre spontané des sociétés humaines. Comment dire plus clairement que la notion d’ordre spontané est au cœur de la statique sociale, et partant au point de départ de la sociologie tout entière ? Il est difficile de s’expliquer comment le grand théoricien des ordres spontanés qu’est Hayek a pu passer à côté d’une telle convergence, qui ne se limite d’ailleurs pas là, Comte ayant également très bien perçu l’ambiguïté de l’idée d’ordre, pouvant signifier tantôt arrangement et tantôt commandement 14. Cette étrange cécité vient peut-être de ce que, à l’époque où il rédige ces chapitres sur Comte, Hayek connaissait encore mal les Lumières écossaises puisque, si l’on en croit Bruce Caldwell, c’est seulement en 1945, dans Individualism, True and False, qu’apparaissent les premières références aux Écossais 15. 2.2.2. Tout pouvoir repose sur l’opinion Un autre point de convergence, d’autant plus remarquable qu’il va à l’encontre d’une vue largement majoritaire, veut, pour parler comme Comte, « que les idées gouvernent et bouleversent le monde, ou, en d’autres termes, que tout le développement général, sans s’être, d’ordinaire, nullement concertés, et le plus souvent à l’insu de la plupart d’entre eux, qui ne croient obéir qu’à leurs impulsions personnelles » (CPP, 50e l., p. 261). La centralité de la notion est encore réaffirmée dans la soixantième et dernière leçon du Cours, qui évoque « le sentiment fondamental d’un ordre spontané essentiellement indépendant de nous, même envers nos propres phénomènes, individuels ou collectifs, et sur lequel notre intervention ne saurait exercer que des modifications simplement secondaires, mais du reste infiniment précieuses, comme formant la principale base de notre puissance effective » (CPP, 60e l, t. 2, p. 771). 14. Voir Système de politique positive (désormais abrégé en SPP), t. 2, p. 87. 15. Caldwell, Introduction aux CW 15, p. 26n.
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mécanisme social repose finalement sur des opinions » (CPP, 1re l., t. 1, p. 38). Certes, ce type d’affirmation n’occupe pas, chez Hayek, une place comparable à celle de la théorie des ordres spontanés. Mais il est remarquable qu’elle soit référée à Hume ; surtout, elle commande la stratégie fixée dans Les intellectuels et le socialisme et constamment suivie par la suite : s’il faut gagner la bataille de l’opinion, c’est bien parce que c’est là que se mène le combat décisif. Comte, pour sa part, était beaucoup plus explicite, lui qui a toujours maintenu que l’anarchie est apparue d’abord dans les esprits et qu’en conséquence les réformes devaient s’opérer dans un ordre immuable : les esprits, les mœurs et seulement après les institutions. La primauté du spirituel ne remet pas en cause le principe qui veut que tout ce qui est bas soit solide, mais, comme les Considérations sur le pouvoir spirituel le constataient déjà, « il n’y a de gouverné temporellement que ce qui ne peut l’être spirituellement, c’est-à-dire qu’on ne régit par la force que ce qui ne peut l’être suffisamment par l’opinion » 16. Employer la contrainte est assez universellement vécu comme un pis-aller, et on n’y recourt qu’en dernier ressort. Ce sont deux théories du pouvoir, ou de l’autorité, qui s’opposent. La première, qui veut que le pouvoir soit au bout du fusil, revient à « concevoir les phénomènes sociaux comme indéfiniment et arbitrairement modifiables, en continuant à supposer l’espèce humaine dépourvue de toute impulsion spontanée, et toujours prête à subir passivement l’influence quelconque du législateur, temporel ou spirituel, pourvu qu’il soit investi d’une autorité suffisante » (CPP, 48e l., p. 149). Aussi Comte est-il fondé à y voir l’expression d’une pensée théologico-métaphysique, puisque l’homme politique y est censé jouir d’une toute-puissance qui l’égale à Dieu. En réalité, c’est l’autorité qui dérive du concours, et non le concours de l’autorité, en ce sens que « tout pouvoir quelconque est nécessairement constitué par 16. Considérations sur le pouvoir spirituel (1826), dans Écrits de jeunesse, P. Carneiro et P. Arnaud (éds.), Paris, Mouton, 1970, p. 384.
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un assentiment correspondant, spontané ou réfléchi, explicite ou implicite, des diverses volontés individuelles, déterminées, suivant certaines convictions préalables, à concourir à une action commune, dont ce pouvoir est d’abord l’organe et devient ensuite le régulateur » (ibid., p. 161). Hayek ne dit rien d’autre lorsque, pour justifier que « le pouvoir du législateur repose sur l’opinion commune », il remarque que « l’allégeance sur laquelle [la] souveraineté est fondée dépend de la façon dont le souverain répond à ce qu’on attend de lui quant [aux] caractères généraux de ses décisions » 17. 2.2.3. Humilité et non hubris Cette critique de la toute-puissance, qui prendra la forme d’une théorie des limites de l’action politique, est une des pierres angulaires de la politique positive et il y a peu de points sur lesquels l’interprétation donnée par Hayek demande autant à être corrigée. Comte ne cesse de le répéter : « Ici, comme ailleurs, et même plus qu’ailleurs, il ne s’agit point de gouverner les phénomènes, mais seulement d’en modifier le développement spontané » (CPP, 48e l., p. 188) et c’est pourquoi il invitait les gouvernants à ne pas « s’exagérer leur importance, attendu que leurs efforts ne sont et ne peuvent être que d’un ordre secondaire » 18. On est loin de cette hubris polytechnicienne que l’économiste autrichien croyait discerner chez l’ancien secrétaire de Saint-Simon et il faudrait plutôt parler d’humilité, qualité dont Hayek se servait pour caractériser le vrai individualiste. Certes, les deux penseurs sont en désaccord sur l’utilité d’une intervention dans un ordre spontané, mais la distance qui les sépare est beaucoup moins grande qu’on ne le croit car, pour le positiviste, la marge de manœuvre dont nous disposons est très réduite : « On peut 17. 1973, p. 226-227 ; cf.1967b, p. 299 ; c’est le fondement de son opposition au positivisme juridique. 18. Sur les travaux politiques de Condorcet (1819), dans les Écrits de jeunesse, p. 485.
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regretter que l’ordre universel ne soit pas davantage accessible à l’intervention humaine. Mais la vraie sagesse interdit de souhaiter qu’il devînt, sous aucun aspect, indéfiniment modifiable » (SPP, t. 4, p. 39). Une conséquence inattendue de cette critique de la toutepuissance est qu’au lieu de chercher à contrôler les événements, il est parfois préférable de se laisser guider par eux. Une des objections les plus fréquemment adressées au planisme et à l’ordre-commandement est que vouloir tout contrôler jusque dans les moindres détails conduit immanquablement à porter atteinte aux libertés individuelles, car la nature abstraite de l’ordre spontané fait qu’on ne peut prédire avec précision ce qu’il engendrera. Mais, alors que cette critique du contrôle est faite au nom de la liberté 19, dans le cas présent, c’est presque tout le contraire : l’individu renonce à prendre en main la situation et se soumet, on serait tenté de dire s’abandonne, aux forces ordonnatrices 20. Aussi Hume et Ferguson ont vu comme une anticipation de l’idée de main invisible la remarque qu’on attribue à Cromwell et que Hayek aime à citer : « on ne va jamais aussi haut que quand on ne sait pas où on va » (1960, p. 92 ; cf. 1967b, p. 293). Là encore, l’idée n’est pas étrangère à Comte, qui se félicitait lui aussi de ce que « l’ordre final qui s’établit de lui-même est toujours supérieur à celui que les combinaisons humaines avaient construit d’avance » (Considérations sur le pouvoir spirituel, p. 392), et on la retrouve à l’arrière-plan de l’opposition qui lui est familière entre conception et exécution.
19. Voir v.g. 1944, chapitre 7, Contrôle économique et totalitarisme. 20. Aux conservateurs, Hayek reproche leur « peur de faire confiance aux forces sociales non contrôlées […] Il leur manque cette foi dans les forces d’ajustement spontanées qui font que le libéral accepte les changements sans appréhension, même s’il ne sait pas comment se produiront les adaptations nécessaires » 1960, p. 522.
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2.2.4. L’anticartésianisme On voit à quel point les accusations portées contre Comte, qui voudraient faire de lui un constructiviste, un rationaliste dans la ligne de Descartes, sont infondées. Outre ce que l’interprétation qui nous est proposée de Descartes et du cartésianisme a de problématique (voir v. g. 1973, p. 70-75), il y a tout lieu de penser que Comte est un anti-cartésien aussi radical que Hayek, sinon plus radical encore. Ainsi, ce qu’affirme en premier lieu la loi des trois états n’est autre que l’historicité de l’esprit, en d’autres termes, l’existence de cette « évolution corrélative de l’esprit et de la société » (1973, p. 85), qui en viendra à occuper une place de plus en plus importante dans l’œuvre de Hayek. Pour Comte aussi, l’esprit progresse, et ses progrès se confondent avec ceux de la civilisation. L’auteur du Cours ne cesse de nous rappeler la faiblesse native de l’esprit humain et, avant même de proclamer que l’esprit n’est pas destiné à régner, mais à servir, il avait explicitement condamné la théorie des philosophes-rois (CPP, 53e l., t. 2, p. 293-94 et 54e l., p. 325-326). Bien plus, à la différence de Hayek, Comte s’en prend au fondement même du cartésianisme : à travers la critique de la théorie des animaux machines, c’est l’existence même du moi, du sujet pensant qui est rejetée, comme « essentiellement sans objet scientifique, puisqu’elle n’est destinée qu’à représenter un état purement fictif » (CPP, 45e l., t. 1, p. 857). Chez les deux penseurs, la critique du cartésianisme prend encore la forme de ce qu’on appelle aujourd’hui la théorie sociale de la croyance. Le thème est présent chez Comte dès le départ et trouve son expression canonique dans l’idée de foi positive, définie comme la disposition à « croire de confiance aux principes établis dans [l]es sciences par les hommes compétents » 21. L’approche théorique suivie par Hayek ne le conduit pas à développer cet aspect, mais c’est bien une 21. Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société (1822-1824), Paris, Hermann, 2020, p. 42 ; cf. les Écrits de jeunesse, p. 236
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position semblable qui se trouve au fondement de la stratégie fixée au mouvement libéral après 1945, et où les hommes compétents ne sont plus les savants mais plus généralement les intellectuels 22. 2.2.5. Le conservatisme Un dernier point commun aux deux penseurs est ce qu’il faut bien appeler leur conservatisme. On pourra objecter que, s’il est vrai que Comte a fini par lancer un Appel aux conservateurs, Hayek, lui, a pris soin d’expliquer « pourquoi [il n’est] pas un conservateur » (1960, p. 519-533). Mais, d’un côté, une fois entendu qu’être conservateur ne signifie pas être rétrograde ou réactionnaire, le terme se prête encore à une grande latitude d’interprétations ; et, d’un autre côté, sans sous-estimer en aucune façon la distance considérable qui sépare Hayek et Comte, reste qu’aucun des deux n’est révolutionnaire, et qu’ils sont tous deux des partisans du progrès ; de sorte qu’une fois de plus leurs positions sont moins éloignées qu’il ne paraît. Le libéral, nous dit le premier, n’a pas peur du changement et sait que l’évolution culturelle passe par des ruptures parfois brutales avec les comportements du groupe (1973, p. 893). Mais la même théorie de l’évolution culturelle insiste sur le rôle de l’imitation dans la genèse des ordres spontanés 23 et la critique du constructivisme s’appuie sur une évaluation positive des traditions (1960, p. 78), de sorte qu’en dépit des dénégations de l’intéressé, il n’est pas interdit de considérer à certains égards Hayek comme un conservateur 24. Dans le cas de Comte, on peut s’en tenir à la question de l’intervention, qui se trouve et 338, et M. Bourdeau, « Pouvoir spirituel et fixation de croyances», Commentaire n°136 (2011), p. 105-114. 22. 1944, p. 223; sur la façon dont se forme une opinion majoritaire, voir encore 1960, p. 171-176. 23. CW 15, 358-359 ; cf. J.-P. Dupuy, Libéralisme et justice sociale, p. 266-271. 24. Naomi Beck, Hayek and the Evolution of Capitalism, Chicago,The University of Chicago Press, 2018, p. 142-143.
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au cœur de son désaccord avec l’économiste autrichien. Non seulement notre pouvoir de modifier les phénomènes est limité mais il est parfois plus sage de ne pas en user et de s’abstenir d’intervenir. Le classement social en fournit un bon exemple. Idéalement, chaque fonction devrait être exercée par celui qui en est le plus capable. Mais l’entreprise se heurte au fait que « la plupart des hommes ne sauraient avoir, en réalité, de vocations déterminées, et que, en même temps, la plupart des fonctions sociales n’en exigent pas » (CPP, 57e l., t. 2, p. 680 ; cf. SPP, t. 2, p. 329). Comte en vient donc à adopter une position conservatrice : dans bien des cas, le mieux est de ne pas intervenir, notre intervention risquant non d’améliorer mais au contraire d’empirer la situation.
3. Les désaccords Cette revue des points sur lesquels Comte et Hayek s’accordent était utile, car ils ont rarement été signalés, alors pourtant que la convergence est frappante. Sur le sujet, nous n’avons que le point de vue de l’économiste autrichien, et il doit maintenant être clair qu’il est fortement sujet à caution. Mais il est encore plus clair qu’il a raison au moins sur un point, en ce que la distance qui subsiste entre les deux hommes continue à apparaître infranchissable. Comme le Rhin et le Danube, qui prennent leur source dans le même massif pour suivre rapidement un cours opposé, ils se sont engagés dans des directions divergentes et, d’une base commune, ils ont tiré des conséquences souvent incompatibles. L’essentiel se laisse résumer en trois ou quatre points. Le premier porte sur l’opportunité d’une intervention dans un ordre spontané. En second lieu, une fois reconnu que les idées gouvernent le monde, il y a plusieurs façons de concevoir la nature et le mode d’exercice de ce pouvoir intellectuel ; et les désaccords en la matière ont un effet immédiat sur ce qu’il faut penser de la justice sociale, Comte estimant par exemple qu’un
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pouvoir spirituel est, par sa nature, essentiellement populaire. Enfin, sur les rapports entre économie et sociologie, Comte et Hayek ont des vues diamétralement opposées, sur le plan théorique comme sur le plan pratique.
3.1. La question de l’intervention : ordre spontané et ordre systématique Sur le premier point, on a déjà vu ce qu’il faut penser de l’accusation selon laquelle Comte aurait méconnu la distinction entre l’ordre arrangement (Kosmos) et l’ordre commandement (Taxis). Si quelqu’un a méconnu une distinction, c’est bien plutôt Hayek, qui, comme nous l’avons vu, confond deux couples : le couple naturel-conventionnel (physei-thesei), élaboré par les sophistes et qu’on retrouve par exemple dans l’opposition du droit naturel et du droit positif, et le couple naturel-artificiel élaboré par Aristote. L’art, au sens de technè, c’est l’homme ajouté à la nature ; et il est clair que la relation du naturel et de l’artificiel ne correspond pas à la description qui nous est donnée par l’économiste autrichien : l’art présuppose la nature et, loin de viser à la détruire, il se contente de la modifier. Derrière ce refus de l’intervention humaine, on retrouve la téléologie implicite dans l’image de la main invisible : il est vain de chercher à améliorer ce qui nous était présenté comme une merveille 25. La distinction du naturel et de l’artificiel est reprise par Comte de deux façons. Tout d’abord, elle prend la forme, assez insolite, de l’opposition du spontané et du systématique. Après 1848, Comte est comme obsédé par l’idée de système. Il souhaitait que le Cours de philosophie positive soit rebaptisé Système de philosophie positive. Pour l’essentiel, la politique
25. Voir M. Bourdeau, « L’idée d’ordre spontané ou le monde selon Hayek », Archives de Philosophie, 77-4 (2014), p. 676-678.
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positive a pour but de « systématiser l’existence » 26. Et on ne peut systématiser que ce qui a surgi au préalable de façon spontanée. Si on peut s’irriter ou se moquer de cette manie de systématisation, qui multiplie les fausses fenêtres, la théorie positive de l’ordre spontané inclut une théorie de l’ordre modifiable qui permet de penser l’intervention humaine dans le cours des événements et répond par avance aux objections formulées par Hayek 27. Ces modifications sont de deux types. L’ordre spontané est spontanément modifiable, comme le prouvent les maladies et plus généralement l’existence de phénomènes émergents. Mais les modifications peuvent aussi provenir d’une intervention délibérée, visant à perfectionner un ordre imparfait, ou à rétablir un ordre perturbé, comme dans le cas des crises. Les sciences sociales ont emprunté la notion à la médecine 28, mais dans les deux cas, nous pouvons essayer de les prévenir ou, quand elles se produisent, de les abréger et de les adoucir. De cette façon, la légitimité de nos interventions est assez étroitement liée à la question de la justice sociale. Le terme n’a été forgé qu’après la mort de Comte, mais le souci qu’il désigne est beaucoup plus ancien et, comme il apparaîtra 26. Voir le titre du chapitre six du tome deux du Système de politique positive, et ceux des chapitres deux, trois et quatre du tome quatre. 27. Sur cette notion, voir le Système de politique positive, t. 2, p. 37-46 et 425-467, et M. Bourdeau, Auguste Comte, science et société, Poitiers, scéren, 2013, p. 37-47. 28. La comparaison avec la médecine n’est pas totalement absente chez Hayek et Comte se serait volontiers reconnu dans un passage comme celuici : « Ce que nous devons apprendre à comprendre, c’est que la civilisation humaine a une vie qui lui est propre, que nos efforts pour améliorer les choses doivent s’effectuer dans un environnement de travail (working whole) que nous ne pouvons pas contrôler complètement. La seule chose que nous puissions espérer, c’est de faciliter et d’assister l’opération des forces qui y sont à l’œuvre, dans la mesure où nous les comprenons. Notre attitude doit ressembler à celle du médecin face à un être vivant : comme lui, nous avons affaire à un tout auto-suffisant (self-maintaining) et qui se maintient actif par des forces que nous ne pouvons pas remplacer et dont nous devons donc nous servir dans tout ce que nous essayons d’accomplir » (1960, p. 131).
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encore mieux dans un instant, les deux hommes ont sur ce point des vues très différentes, voire incompatibles.
3.2. La question du pouvoir des idées et de la formation de l’opinion publique Un autre point de désaccord porte sur ce qu’il faut entendre quand on affirme que les idées gouvernent le monde. Remarquons tout d’abord que la question n’occupe pas la même place chez ces deux penseurs. Alors que la théorie du pouvoir spirituel est une pièce maîtresse de la politique positive, Hayek s’en tient à quelques considérations de nature d’ailleurs fort diverse. D’un côté, une sorte de lieu commun de la pensée politique, qu’on retrouverait chez Épictète, chez Machiavel ou dans l’adage vox populi vox dei, et qui veut qu’un pouvoir ne puisse subsister si d’une certaine façon il n’est pas reconnu comme légitime par une bonne partie de ceux sur qui il s’exerce. De l’autre, dans Les intellectuels et le socialisme, les réflexions d’un chef s’adressant à ses troupes et leur indiquant la ligne à suivre pour atteindre l’objectif fixé. À cet égard, il est significatif que l’expression second-hand dealers in ideas laisse entendre que les idées circulent comme des marchandises. De plus, la circulation est à sens unique, les intellectuels n’étant que des courroies de transmission chargées de diffuser des idées qu’ils n’ont pas produites. Quant aux destinataires, ce ne sont que de simples consommateurs, Hayek passant sous silence le rôle du peuple dans la formation de l’opinion publique. Comte aborde la question sous un tout autre angle. L’idée de pouvoir spirituel a dès le départ une signification religieuse, en ce sens qu’à la suite de Saint-Simon il s’agit de remplacer un clergé devenu incapable d’assumer la fonction sociale qui avait été la sienne jusqu’alors. L’exercice de cette fonction requiert des capacités intellectuelles, qui serviront à faciliter la marche de la civilisation en l’éclairant, et c’est pourquoi Comte pensait initialement la confier aux savants. Mais elle requiert encore d’autres qualités car, pour un positiviste, la fonction
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sociale des intellectuels ressemble peu à celle que lui attribuait Hayek. Le pouvoir spirituel est un pouvoir modérateur, ce qui a conduit Comte à manifester infiniment plus de respect pour le demos que Hayek. Il sera en effet chargé d’arbitrer les conflits sociaux, et s’il est par nature essentiellement populaire, c’est qu’il lui incombera, devant les puissants, de faire entendre la voix des opprimés. Ce rapport à la justice sociale se retrouve encore dans ce qui a toujours été donné comme une des deux principales attributions du pouvoir spirituel, avec la diplomatie, à savoir l’éducation. Alors qu’Hayek a peu à dire sur le sujet, Comte a passé le plus clair de sa vie à enseigner, aussi bien aux polytechniciens qu’aux prolétaires parisiens et, avant que ne soit forgée l’expression, il a défendu l’idée d’un droit à l’éducation 29. Tous ne sont pas appelés à être docteurs, mais tous ont besoin de comprendre et c’est pourquoi il importe de donner, aux riches comme aux pauvres, aux hommes comme aux femmes, « des clartés de tout », pour reprendre les mots de Molière. Si Comte avait choisi d’enseigner l’astronomie aux ouvriers, c’est que l’éducation devait servir moins à la formation professionnelle qu’à l’émancipation de l’esprit, ce qui est la seule façon de former cette opinion publique éclairée nécessaire au bon fonctionnement de la vie en société 30.
3.3. Économie et sociologie Le dernier grand désaccord, qui porte sur les rapports de l’économie et de la sociologie, se présente sous deux aspects, l’un théorique, l’autre pratique. Dans le premier cas, on se trouve en présence de deux disciplines, la science économique et la science sociale, dont les relations demandent à être précisées. 29. Comparer Hayek 1960, chap. 24 et Paul Arbousse-Bastide, L’idée d’éducation universelle chez Auguste Comte, Paris, PUF, 1957, 2 volumes. 30. Voir la troisième partie du Discours sur l’ensemble du positivisme : Efficacité populaire du positivisme, spécialement, la théorie de l’opinion publique; Paris, GF, 2000, p. 174-184.
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La question renvoie aux relations existant entre les phénomènes que chacune étudie et il est clair que les phénomènes économiques ne constituent qu’une partie des phénomènes sociaux. Mais ce caractère englobant et comme en surplomb de la sociologie est gros d’un abus possible et la sociologie des sciences illustre ce que l’impérialisme sociologique peut avoir de réducteur. Le fait d’étudier des faits sociaux n’a pas empêché des disciplines comme la science des religions ou la linguistique de conquérir leur autonomie ; mais l’économie à ceci de particulier qu’elle se pose en rivale de la sociologie et revendique elle-aussi une position hégémonique. Au lieu de penser les phénomènes économiques comme une partie des phénomènes sociaux, nous sommes invités à penser les phénomènes sociaux à partir des phénomènes économiques. À Chicago, au Comité pour la pensée sociale, c’est en économiste qu’Hayek aborde les sujets dont il a à traiter. Le marché nous donne la clé des phénomènes sociaux. On connaît le succès qu’une telle proposition a rencontré mais on oublie souvent qu’elle a pour corollaire une évacuation du social, totalement dissocié de l’économique. Est écartée sans examen la demande associée d’ordinaire au nom de Karl Polanyi, qui l’avait formulée dans La Grande Transformation, mais qu’on trouve déjà très clairement énoncée chez Alfred Fouillée : « de deux choses l’une : ou l’économiste doit se contenter d’étudier les rapports économiques abstraction faite de tous les autres rapports, en se gardant de confondre la partie avec le tout, en s’abstenant aussi de tout précepte ou de tout conseil pratique ; ou, s’il veut passer aux applications, il faut qu’il rétablisse la réalité concrète et, par conséquent, replace l’économie dans la sociologie et dans la philosophie, pour la soumettre à l’idée de droit » 31. Dès 1839, Comte avait soutenu une position semblable, estimant « que l’analyse économique ou industrielle de la 31. Alfred Fouillée, L’idée de justice sociale (1899), reproduit dans A. Supiot, La force d’une idée, Paris, Les liens qui libèrent, 2019, p. 66.
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société ne saurait être positivement accomplie, abstraction faite de son analyse intellectuelle, morale et politique » (CPP, 47e l., p. 134). Un peu plus tard, dans les conclusions générales du Cours, il réclamera pour la sociologie la présidence de l’échelle encyclopédique. Mais les grandes leçons historiques qui, à cette époque, constituent l’essentiel de la science sociale, accordent une large place à l’étude de la vie économique. Quant à l’économie politique, alors en plein essor, s’il est vrai que la 47e leçon du Cours porte à son propos un jugement très sévère, elle ne lui reconnaît pas moins le mérite d’avoir « constaté […] la tendance naturelle des sociétés humaines à un ordre nécessaire » (p. 135). La question des rapports de l’économie et de la sociologie présente aussi une dimension pratique, et il est alors indispensable de faire intervenir un troisième facteur, la politique. La science des phénomènes économiques s’est longtemps appelée économie politique, et Hayek n’a jamais caché qu’un de ses objectifs était de détrôner la politique ; Comte, pour sa part, a toujours établi un lien étroit entre science sociale et art politique. Les libéraux d’aujourd’hui ne se reconnaissent pas dans le laissez-faire, laissez-passer des manchestériens ; en réalité le laissez-faire n’a pas disparu, il a simplement pris une nouvelle forme, celle du laissez-nous faire. C’est toujours la même hostilité à l’égard des interventions gouvernementales et des régulations. Il s’agit de s’affranchir de la tutelle de la politique et c’est pourquoi ils insistent pour qu’on les laisse fixer euxmêmes leur code de bonne conduite. Tout comme au plan théorique, ils ne se contentent d’ailleurs pas de cette autonomie et ils prétendent également à l’hégémonie. Ce à quoi ils visent, ce n’est pas seulement à dépolitiser l’économie, mais, si l’on peut dire, à « économiser » la politique. La grande découverte des néo-libéraux est d’avoir compris que la main invisible est impuissante sans le bras armé du droit. Leur hostilité à l’égard de l’action gouvernementale demande donc à être qualifiée. Ils sont intimement convaincus de sa nécessité, à condition que
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le rapport soit inversé : ce n’est pas le marché sous le contrôle de l’État, mais l’État sous le contrôle du marché. Le rapport de la science sociale à l’art politique est tout différent. Pour comprendre la position de Comte, il convient de se rappeler qu’au point de départ, elle est assez proche de celle de Hayek. Lui aussi voulait être gouverné le moins possible et, à son ami Valat, il conseillait d’« étudier l’économie politique, c’est-à-dire l’ouvrage de Smith et celui de Say » (15 mai 1818, Correspondance générale, t. 1, p. 38). Bien plus, grâce à Saint-Simon, il avait pu fréquenter les milieux d’affaires, banquiers ou industriels, se persuader de leur influence sur la vie politique, et Casimir Périer lui avait même demandé de préparer certains de ses discours. Mais il n’avait pas tardé à se rendre compte « du vice fondamental qui règne dans l’esprit général de l’économie politique » (Écrits de jeunesse, p. 173) : le laissez-faire ignore l’existence des crises et tend à « systématiser l’anarchie » (CPP, 47e l., p. 134). Une fois que les forces se sont développées, reste à les régler : « Les mesures politiques et administratives n’ont pas d’autre but que de faciliter et de régulariser la marche naturelle de la société, de manière à éviter, autant que possible, les oscillations, les lenteurs, les secousses et les dérangements individuels qu’elle entraînerait si elle était entièrement abandonnée à elle-même » (ibid.). On retrouve ainsi ce qui a été dit plus haut de la nécessité de systématiser ce qui a surgi spontanément. Le premier axiome de la statique sociale, et partant de la sociologie tout entière, dira en conséquence : il n’y a pas de société sans gouvernement. La politique positive repose ensuite sur la distinction des pouvoirs temporel et spirituel. Les rapports qu’ils entretiennent peuvent être décrits en des termes très différents, selon le point de vue adopté (SPP, t. 2, p. 333-334). Dans tous les cas, cependant, le pouvoir spirituel, que Comte voulait confier aux sociologues, devenus après 1848 prêtres de la religion de l’humanité, n’est qu’un pouvoir modérateur, le pouvoir politique proprement dit revenant de droit au pouvoir temporel.
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De ce qui précède, il est possible de tirer un double enseignement. Ce que montre l’existence de points communs, passés le plus souvent inaperçus jusqu’alors, c’est que l’interprétation de Comte proposée par Hayek est plus que sujette à caution et, en particulier, que la distance qui sépare les deux penseurs est moins grande qu’on ne le croit d’ordinaire, notamment en raison d’une commune référence aux Lumières écossaises. Quant aux points qui continuent à les séparer, ils mettent en évidence certaines faiblesses dans les positions de l’économiste autrichien, que ce soit sur l’opportunité d’intervenir dans un ordre spontané, ou sur la nature du gouvernement des idées et sur les modes de formation de l’opinion publique. La première de ces conclusions peut être considérée comme assez bien établie pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y revenir. Tout au plus fera-t-on remarquer que certains des sujets sur lesquels Hayek s’accorde avec Comte (critique de la spécialisation ou de la mathématisation) sont ceux qui font de lui un oiseau rare dans la volière des économistes. Pour les désaccords, on a vu qu’une fois admis que ce sont les idées qui gouvernent le monde, le fondateur de la Société positiviste et le fondateur de la Société du Mont Pèlerin ont vite divergé sur la façon de concevoir ce pouvoir des idées. Ce qui caractérise la position de Hayek est son caractère unidirectionnel, et son inscription dans ce qu’on appellerait une théorie des médias. Le rôle du public dans la formation de l’opinion publique est tenu pour nul et aucune place n’est faite non plus à l’éducation, dont on peut pourtant penser qu’elle joue un rôle essentiel dans la formation d’une opinion publique éclairée. Le plus instructif concerne toutefois la critique des interventions dans les phénomènes auto-régulés. Hayek, et avec lui la majorité des libéraux, n’ont pas vu le lien pourtant étroit existant entre les deux idées de crise et d’intervention ; ils n’ont pas vu, si l’on préfère, que le couple du spontané et du systématique demandait à être pensé en liaison avec celui du normal et du pathologique. Ce qui justifie notre intervention dans un ordre spontané, c’est l’existence de perturbations,
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de crises. Si les évènements suivaient toujours spontanément leur cours normal, il suffirait de se laisser porter par les forces ordonnatrices et toute intervention serait superflue. Mais ce n’est malheureusement pas le cas, et c’est pourquoi il est légitime de faire usage du pouvoir dont nous disposons de modifier les phénomènes, en restant d’ailleurs conscients des strictes limites dans lesquelles s’exerce ce pouvoir. L’hostilité des libéraux envers les interventions ne tient donc pas seulement à cet attachement pour le secret des affaires, qui motive souvent la demande laissez-nous faire ; elle a aussi une cause intellectuelle, à savoir leur incapacité à faire une place dans leur théorie à l’idée de crise 32. C’est l’optimisme qui se cache dans l’image de la main invisible, sorte d’avatar de l’harmonie préétablie. Terminons sur une hypothèse, qui demanderait à être élaborée plus en détail. On a massivement emboîté le pas à Hayek, quand il présente sa pensée comme le développement et la réactualisation des Lumières écossaises ; mais est-ce bien vrai ? Bruce Caldwell (Introduction aux CW 15, p. 26n) remarque que les premières mentions qui en sont faites se trouvent dans Individualism, True and False, texte rédigé en 1945. De fait, quand il s’agit d’établir la supériorité des processus spontanés sur les processus conscients, Hayek s’est d’abord référé à Whitehead et non à Smith ou à Ferguson (voir 1942, p. 103, ou encore 1945, p. 101). Dans ces conditions, n’est-il pas permis de penser que l’influence des Lumières écossaises sur la pensée de Hayek a été quelque peu surfaite ? La critique du socialisme, du centralisme, de la planification, la fonction des prix sur le marché, et même, dans une certaine mesure, la théorie des ordres spontanés auto-régulateurs, tout cela est disponible avant la rencontre des Lumières écossaises. Celles-ci auraient 32. Sur cette incapacité des économistes néo-classiques à voir dans les crises autre chose que des phénomènes exogènes, dont la théorie n’a pas à rendre compte, sinon de façon tout à fait subsidiaire, voir notamment Steve Keen, L’imposture économique, Paris, Les éditions de l’atelier, 2014.
Appendice 205
plutôt agi comme un catalyseur. Leur rencontre coïnciderait en outre avec la création de la Société de Mont-Pèlerin et un engagement politique placé sous la bannière d’une forme bien précise de libéralisme, celui des Whigs, c’est-à-dire, quoi qu’il en dise, sous le signe d’un certain conservatisme (qu’on pense à la référence soutenue à Burke). Il semblerait par exemple que les Whigs n’aient pas été très favorables aux réformes sociales entreprises dans l’Angleterre victorienne, qui auraient davantage été soutenues par des tories imprégnés d’un certain romantisme, ou par cette nouvelle école libérale inspirée de Bentham et incarnée par Mill 33, que Hayek accuse d’avoir dénaturé le vrai libéralisme. Les désaccords entre Comte et Hayek tiendraient alors au rapport différent qu’ils entretiennent avec les Lumières écossaises : à l’un, elles ont servi de point de départ, à l’autre, d’aboutissement.
33. C’est du moins la version présentée par Dewey dans Liberalism and Social Action (1935), dans CW 11, p. 17-19.
Repères bibliographiques
Hayek Preuve de son influence, l’œuvre de Hayek a donné lieu à une littérature plus que surabondante, comme en témoigne en particulier la rubrique articles connexes de la notice que Wikiliberal consacre à l’économiste autrichien : https://www.wikiberal.org/wiki/Friedrich_ Hayek, consulté le 22 septembre 2022. Beaucoup des textes les plus importants de Hayek sont des articles, qui ont été ensuite repris en volumes, principalement : — Individualism and Economic order, Chicago, Chicago U. P., 1948 ; — Studies in Philosophy, Politics and Economics ; Chicago, Chicago U. P., 1967 ; traduit comme Essais de philosophie, de science politique et d’économie, Paris, Les Belles Lettres, 2007 ; — New Studies in Philosophy, Politics, Economics and the History of Ideas ; Chicago, Chicago U. P., 1978 ; traduit comme Nouveaux essais de philosophie, de science politique, d’économie et d’histoire des idées, Paris, Les Belles Lettres, 2008.
Supiot Pour Supiot, sur les sujets abordés dans l’ouvrage, les textes les plus importants sont : — « Sur le principe de solidarité », Zeitschrift des Max-PlanckInstituts für Europäische Rechtsgeschichte, 2005 ; accessible en ligne sur le site https://archive.org/details/rg06_supiot, consulté le 22 septembre 2022 ;
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— L’Esprit de Philadelphie, la justice sociale face au marché mondial, Paris, Le Seuil, 2010 ; — La Solidarité, enquête sur un principe juridique, Paris, Odile Jacob, 2015 ; — La Gouvernance par les nombres, Paris, Fayard, 2015 ; — La Force d’une idée, Paris, Les liens qui libèrent, 2019 ; — La Justice au travail, Paris, Le Seuil, 2022.
Index nominum
A Aristote 133, 141, 146, 196 Aron, Raymond 31, 110, 112, 134, 162 Audier, Serge 10, 69, 70 Augustin, St 119
192, 193, 194, 195, 196, 197, 198, 199, 200, 201, 202, 203, 205, 222 Condorcet (de), Nicolas 187, 191 Constant, Benjamin 141, 151, 180 Cromwell, Oliver 94, 192
B D Barre, Raymond 5, 38, 46, 59 Bastiat, Frédéric 105 Becker, Gary 28, 122 Bentham, Jeremy 93, 205 Bergson, Henri 33, 136, 163, 168, 176 Burke, Edmund 63, 205 C Caldwell, Bruce 7, 14, 37, 38, 41, 45, 58, 77, 78, 79, 82, 96, 99, 102, 115, 149, 189, 204 Churchill, Winston 58 Comte, Auguste 13, 59, 61, 65, 84, 168, 175, 176, 181, 182, 183, 184, 185, 186, 187, 188, 189, 190, 191,
Darwin, Charles 25, 84, 97, 99, 100 Descartes, René 11, 63, 115, 181, 193 Detoeuf, Auguste 49 Dewey, John 105, 112, 205 Dickens, Charles 127 Dilthey, Wilhelm 24, 62 Director, Aaron 68 Durkheim, Émile 65, 168, 175 E Eucken, Rudolf 71
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F Ferguson, Adam 47, 64, 92, 115, 141, 182, 192, 204 Ferrero, Gugliemo 70 Fouillée, Alfred 200 Friedmann, Milton 9, 68, 69 H Halévy, Élie 16, 29, 64, 65, 146 Hardin, Garrett 93, 174 Hegel, Georg Wilhelm Friedrich 21, 59, 163, 182 Hitler, Adolf 23, 58, 60, 131 Hume, David 63, 64, 72, 115, 188, 190, 192 J Jevons, Stanley 22, 37, 39, 107
Locke, John 115 Luhnow, Harold 67, 68 M Machlup, Fritz 58 Malthus, Thomas 97 Mandeville, Bernard 47, 63, 64, 83, 91, 115, 180 Marx, Karl 18, 95, 215 Menger, Carl 22, 23, 25, 37, 38, 40, 53, 66, 78, 81, 84, 93, 115, 215 Mill, John Stuart 17, 27, 32, 65, 72, 93, 121, 127, 179, 186, 187, 205 Mirowski, Philipp 7, 21, 60, 68, 71, 77, 79, 81, 96, 129 Mises (von), Ludwig 9, 29, 42, 52, 125, 149, 156 Montesquieu (de), Charles Louis 163 Morgenstern, Oskar 41 Musil, Robert 9, 125, 127
K N Kant, Emmanuel 11, 21, 140 Keynes, John Maynard 17, 72, 108, 148, 179 Knight, Franck 69, 95
Nagel, Ernst 62 Navier, Louis 50 Neumann (von), John 79
L
P
Lamarck (de), Jean-Baptiste 25 Lewes, Georges 186
Pareto, Vilfredo 22, 50, 95, 105, 143 Pinochet, Augusto 131
Index nominum 211
Poincaré, Henri 41 Polanyi, Karl 82, 83, 200 Popper, Karl 9, 62, 66, 78, 106, 120, 156, 176
Supiot, Alain 12, 33, 156, 162, 163, 164, 165, 166, 167, 168, 169, 171, 200, 207
R
T
Robbins, Lionel 29, 50, 70, 125, 170 Roosevelt, Franklin D. 133 Röpke, Wilhelm 9, 28, 53, 70, 71 Rosanvallon, Pierre 10, 105, 122, 153, 170 Rougier, Louis 28, 70 Rousseau, Jean-Jacques 63, 115
Thatcher, Margaret 12, 18, 26, 93, 138 Tocqueville (de), Alexis 63, 70, 93, 95, 159, 160, 173
S Saint-Simon (de), Henri 58, 61, 191, 198, 202 Sartre, Jean-Paul 31 Say, Jean-Baptiste 65, 202 Schmoller, Gustav 38 Schumpeter, Joseph 12, 57, 65, 156 Simon, Henry 58, 61, 68, 191, 198, 202 Slobodian, Quinn 124, 125, 127, 129, 143, 170 Smith, Adam 21, 63, 93, 95, 97, 108, 115, 116, 182, 188, 202, 204 Spencer, Herbert 25, 99
V Viner, Jacob 69 W Walras, Léon 22, 37, 39, 40, 41, 42, 50 Weaver, Warren 78, 79, 81 Webb, Béatrice et Sydney 74 Weber, Max 66, 95 Whitehead, Alfred North 47, 204 Wieser (von), Friedrich 53
Index rerum
A
C
abstrait 89-90, 121, 135, 140-141, 187 adaptation 87, 89, 97, 150, 192 allégeance 169, 173, 191 arbitrage 129 arrangement 24, 85, 86, 89, 189, 196 atavisme 29, 135, 172 autarcie 120 auto-organisation 97 auto-régulation 31, 80, 84, 158, 171, 179 autrui 28, 64, 66, 113, 120, 121, 146
catallaxie 26-27, 90-91, 108, 122, 142-143, 151, 159 centralisation 45-47, 67, 78, 139 chance 26,91, 142 Chicago, école de 9, 69, 71, 95 civilisation 88, 98, 101, 135-136, 197-198 voir progrès classification 186, 195 commandement 24, 85, 90, 92, 140, 189, 192, 196 complexité 24, 77-81, 96-98, 185-186 concurrence 12, 22-23, 47-49, 101, 160, 170 conservateur 16, 18, 192, 194-195, 205 contrainte 25, 26, 86, 111-113, 116, 121, 146, 171 constructivisme 62, 63, 89, 115, 123, 181, 193, 194 contrôle 47, 55, 66, 129, 192, 197, 202 coordination 47, 139
B bien commun 21, 28, 32, 38, 117-119, 153, 155, 175, 180 biologie 24-25, 79-82, 96-100, 123, 158, 186
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cybernétique 80, 83 D darwinisme 25, 97, 100 darwinisme social 25, 98-99 décolonisation 129 dépolitiser 29, 125, 152, 158, 201 démocratie 55, 73, 110-111, 118, 131, 180. dictature 16, 28 dogmatisme 31, 49, 108, 150-151, 156-158, 163-165, 168-169, 176 données 38, 42-43, 61, 156 droit 26, 30, 111-113, 122, 127-130, 132-134, 139-141, 144, 169, 200 droits de l’homme 15, 168, 174, 176 droits économiques et sociaux 33, 160, 162, 165, 172 voir État de droit, gouvernement des lois dynamique 48, 100, 109, 119
égalité 26, 111, 133, 155, 159-160 égalité formelle 30, 141, 143-144 égalité matérielle 142, 162 égoïsme 41, 63-64, 94, 116, 121, 173 environnement 89, 97, 174 équilibre 39-43, 48, 100 État 28, 30, 111, 125-126, 145-147, 149, 153, 166-167, 173, 202 État-providence 21, 30, 32, 137-138, 147, 153, 172 État-nation 29, 124-127 État de droit 26, 146-147, 151-152 ; voir gouvernement des lois évolution 25, 84, 96-100, 120-121, 193-194 expédient 150-151 F fédéralisme 124-128 féodalité 169 frontière 113, 124, 170, 173
E G échange 39, 143 écologie 174-175 économie 37-54, 80-81, 145-146, 158, 160, 199-202
gouvernement 29, 32, 126, 138, 146, 151-153, 182, 186, 190, 191, 202
Index rerum 215
gouvernement des hommes 147, 150 gouvernement des lois 111, 146, 149, 163 Grande société 21, 25-31, 91, 110-124, 126-127, 134, 136, 152-153, 201-202 voir société ouverte H histoire 100, 120, 134, 162, 193 histoire conjecturale 25, 100 voir philosophie de l’histoire homo oeconomicus 19, 41, 64 horde 25, 101, 109, 120, 172, 175 hubris 47, 61, 115, 181, 191 humilité 27, 47, 65, 66, 94, 115, 151, 191 I ignorance 20, 22, 31, 48, 88-89, 108; 116, 145, 157 individualisme 27-28, 62-67, 109, 114-117, 121, 151, 173 individualisme méthodologique 27, 38, 43, 61, 65-66, 86, 115 ingénieur 46, 49-51, 53-54, 62, 92, 181
intellectuel 11-12, 31, 57-58, 70-75, 160-161, 166-167, 198-199 intérêt 28, 63-65, 72, 94, 113, 116-118, 120, 153, 180 internationales (institutions ou relations) 124-129, 174 intervention 30-32, 146-152, 158-159, 166, 191-192, 195-197, 203-204 intentionnalité 86-89, 140-141 isonomie 111, 140-142 J jeu 26-27, 91-92, 135, 142, 155, 159 juge 140, 149, 164 juriste 30, 122, 132, 144, 165, 168, 185 justice 89, 112-113, 141-143 justice sociale 12, 29-33, 90, 109, 127-128, 131-138, 147, 159-161, 169-172, 175-176 justice distributive 133, 151 K Kosmos 24, 27, 30, 85, 92, 140, 143, 196
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L laissez-faire 16, 30, 94, 127, 129, 147-148, 201-202 Law and Economics 30, 144, 164 législateur 30, 140, 146, 190, 191 libéralisme 9-10, 15-18, 46, 69-71, 93-94, 105-107, 127, 145-148, 178-180 voir manchesteriens, néo-libéralisme liberté 26-27, 111, 113-114, 118, 133-134, 141-142, 150, 180 liberté comme contrainte 111, 113, 146 liberté comme faculté ou pouvoir 26, 112 limite 28, 65-67, 191 loi en droit : 26-27, 111, 113, 140-141, 146-147, 149-151; en science : 39, 46,62, 80-81, 84-85, 95, 98, 189 Lumières écossaises 13, 25, 93-95, 115, 182-183, 187-189, 204-205. M main invisible 21, 24, 30, 32, 47, 94, 99, 118, 129, 144, 177, 180, 192, 196, 204
manchesteriens 30, 94, 127, 147-148, 179, 201 marché 26, 28, 46-47, 78, 90-91, 112-114, 121-123, 126-129, 135, 139, 143, 151, 152-153, 158-159, 164 marché mondial 31, 109,123-125, 128, 176 marginalisme 32, 39-40 mathématique 24, 38-41, 50, 81, 186-187 mérite 26, 142 morale 64, 121, 123, 136 N nationalisme 127 voir État-nation néo-libéralisme 9, 17-18, 28, 71, 127, 129, 147-148, 178-179 Nomos 30, 139-141 O objectivité 40, 42-43, 48, 168 omniscience 22, 41-44, 48, 68, 88, 116 omnipotence 64, 66, 94, 191 voir hubris opinion 10-11, 23, 72-73, 118, 190-191 opinion publique 24, 31, 75, 106-107, 160-161, 171, 198-199
Index rerum 217
optimum 26, 51, 53, 123, 143 opportunisme 25, 107, 150, 152 ordo-libéralisme 9, 70 ordre 85-86, 89-90, 95, 164, 192, 197 ordre spontané 24-26, 30, 78, 82-88, 90-93, 111, 139-141, 144, 188-192, 196-197, 203-204 ordre social 146, 184-85 P pan-économisme 91, 122, 144 philosophie 117, 162, 186 philosophie sociale 106, 185 philosophie de l’histoire 98, 100 planification 22, 45-46, 55, 132 planisme 47, 49, 62, 110, 192 pluralisme 117-119 politique (détrônée) 29, 152, 201 positivisme 140, 168, 182, 191 pouvoir 15, 73, 116, 126, 146, 189-191, 198-199, 202 principe 32, 75, 82, 107-108, 118, 150-152, 167 privée (sphère) 66, 113, 116
prix 22, 39, 46-49, 135 progrès 52, 98, 100-101, 136, 159 propriété (intellectuelle) 166-167, 169, 172 R rareté 39, 53, 174 rationalisme 16, 17, 62, 63, 115, 193 redistribution 133, 138, 142 règle 25, 86-89, 99-100, 116, 149 règle de juste conduite 27, 113, 140, 144, 185 régulation 29, 94, 128, 158, 201, 202 responsabilité 167-172 revenus 32, 133, 142, 159-160 S scientisme 24, 45, 61-62, 78, 165, 187 social 12, 44, 66, 73, 86, 92, 120, 127, 168, 170 voir darwinisme, justice, ordre, philosophie socialisme 16, 23-24, 30, 57-58, 62, 71-75, 106-107, 137, 161 société 45, 65-66, 75, 143, 158, 169
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société close ou du face à face 135, 175-176 société ouverte 29, 33, 119-124, 172, 175-176 voir Grande société sociologie 19, 96-97, 168, 184-185, 199-202 sociobiologie 98 solidarité 32-33, 120, 134, 160-162, 167-169, 172-176 souveraineté 125, 128, 191 spécialisation 73-74, 184-185 statique 39, 48, 100, 109, 119, 189, 202 subjectivisme 40, 42-43, 48, 61, 115, 156 système complexe 24, 78-85, 96-97, 186 T Taxis 24, 27, 30, 85, 92, 140, 143, 196 technique 49-54, 92, 163 Thesis 30, 140-141 totalitarisme 23, 56, 61, 111, 143, 181 Tories 94, 205 traçabilité 167, 171 U utopie 10, 20-21, 25-29, 74-75, 105-109, 138, 152, 175-179
W Whigs 16, 85, 205
Table
Liste des textes de Hayek les plus souvent cités ..... 5 Avant-propos ......................................................................................... 9 I. Hayek utopiste .............................................................................. 15 1. Libéralisme ou néo-libéralisme ? Les pièges sémantico-conceptuels ................................................................ 15 Libéralisme politique et libéralisme économique ; ce qui les distingue, ce qu’ils ont en commun. Libéralisme, néo-libéralisme et ultra libéralisme. Position de Hayek sur la question. 2. Hayek ................................................................................................. 18 Étendue de son influence. Comparaison avec Marx. Économiste, sociologue et homme d’action. Le recours à l’utopie : prendre exemple sur les socialistes et gagner la bataille de l’opinion. 3. Aperçu de l’ouvrage ..................................................................... 21
Première partie. L’arrière-plan théorique II. L’économie, la connaissance et la technique .... 37 1. L’école autrichienne .................................................................... 37 Carl Menger : la querelle des méthodes et la révolution marginaliste ; subjectivisme et refus de la mathématisation.
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2. Une approche cognitive de l’économie : données, marché, prix et concurrence .................................................... 40 2.1. Économie et connaissance (1937). Une nouvelle définition de l’équilibre : la compatibilité des anticipations ; équivoque de la notion de donnée ; la connaissance éclatée. 2.2. L’usage de la connaissance dans la société (1945). La critique de la planification et de la centralisation ; connaissance abstraite du savant et connaissance concrète de l’homme d’affaires ; le marché comme lieu d’échange d’informations et les prix comme signaux. 2.3. La concurrence comme méthode de découverte (1946-1968).
3. Économie et technique .............................................................. 49 Une question capitale pour une juste compréhension de ce qu’est l’économie : rareté et choix. Problème économique et problème technique : un rapport différent aux moyens ; deux types d’optimum.
III. De La Route de la servitude à Contre-révolution dans la science (1941-1952) ..................................................... 55 1. Le grand projet théorique ......................................................... 57 1.1. Les circonstances. Passer de la critique de la planification centralisée à celle de ses partisans, les socialistes. Que ce sont les idées qui gouvernent le monde ; d’où la nécessité d’une vaste enquête historique intitulée L’abus et le déclin de la raison, établissant la généalogie du socialisme. 1.2. D’un ouvrage à l’autre. La Route de la servitude (1944), un fragment détaché, qui connaît un succès prodigieux, ce qui explique en partie l’abandon du projet qui lui servait de cadre théorique : avec le réveil libéral, de nouvelles priorités avaient surgi. Contre-révolution dans la science (1952) réunit les deux autres parties rédigées. 1.3. Scientisme et individualisme. La critique du scientisme se contente de développer des remarques déjà présentées dans les écrits économiques. La partie historique : hubris polytechnicienne, némésis totalitaire et individualisme vrai.
Table 221 2. De la théorie à la pratique : entre Chicago et la Suisse ......................................................................................... 67 Candidatures à l’université de Chicago : échec en économie (1948), succès au Committee for Social Thought (1950) ; la création de la Société du Mont Pèlerin (1947). 3. La feuille de route : Les intellectuels et le socialisme ....... 71 Les intellectuels et le socialisme (1949) : le courage de l’utopie. Second-hand dealers in ideas et bataille de l’opinion.
IV. Intermède épistémologique : complexité, ordre spontané et évolution ............................................. 77 1. L’idée de complexité ................................................................... 79 1.1. Le contexte : Warren Weaver et la complexité organisée. 1.2. Un nouveau cadre épistémologique : abandon de la critique du scientisme. L’épistémologie du oui mais.
2. L’ordre spontané ........................................................................... 82 2.1. Au fondement du libéralisme : la main invisible, le produit de l’action humaine, mais non d’un dessein humain. 2.2. Au fondement de la science sociale. Kosmos et Taxis. Des ordres spontanés aux règles qui les engendrent. Règle, ignorance et abstraction. Le marché comme catallaxie, un jeu aux résultats incertains et où le succès ne va pas toujours au plus méritant. 2.3. La dimension politique. Comment Hayek se construit une généalogie. Les Lumières écossaises. Une nouvelle interprétation du laissez-faire.
3. L’évolution ....................................................................................... 96 3.1. Sociologie et biologie. L’idée d’émergence. Des darwiniens avant Darwin. Faiblesse des positions de Hayek. 3.2. L’évolution culturelle. Partie négative : refus de la sociobiologie et du darwinisme social. Évolution et progrès. Partie positive confuse. Une philosophie de l’histoire qui
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n’ose pas dire son nom. Refus de l’historicisme, adhésion à l’idée de progrès. La sélection de groupe en pratique.
Deuxième partie. L’utopie libérale V. La Grande Société et le marché mondial : de l’économie de marché à la société de marché ........................................................................................ 105 L’esprit utopique, assez largement étranger à la pensée libérale ; ambivalence constitutive de la notion d’utopie ; les deux visages de la Grande Société. 1. Le premier récit : la Grande Société ................................. 110 1.1. Approche statique : une société d’hommes libres. Origine de cette conception dans la théorie du marché ; ses conséquences pour la théorie du droit. Attentes légitimes et sphère privée. Une société d’individualistes. Bon et mauvais individualisme. Le premier n’est pas un égoïsme. Son humilité devant les processus sociaux. Une société pluraliste. Le pluralisme, conséquence de notre ignorance native ou donnée première ? Raisons invoquées pour élever ce fait en norme : vague, et inutilité, de l’idée de bien commun. Le pluralisme comme pensée unique. 1.2. Approche dynamique : une société ouverte. Le clos et l’ouvert. Deux types de rapports à autrui. Du clos à l’ouvert : l’étranger doit être traité sur un pied d’égalité, relâchement des règles morales. De l’économie de marché à la société de marché. Supériorité du point de vue de l’économiste, en raison de sa connaissance des ordres spontanés. La supériorité des valeurs libérales est postulée et non pas démontrée. Retour de la téléologie : Hayek constructiviste.
2. Le second récit : les conditions juridiques d’un marché mondial ............................................................... 124
Table 223 2.1. Hayek et le fédéralisme. Après 1918, rétablir la libre circulation des biens et des personnes. Dépolitiser l’économie : l’abrogation des souverainetés nationales et l’instauration d’un ordre juridique international, aboutissement logique du programme libéral. Accord avec le laissez-faire des manchestériens et refus de la justice sociale. 2.2. La bataille autour de la définition d’un nouvel ordre économique mondial. Après 1945, les circonstances ayant changé, la scène et les méthodes changent aussi. Non ratidication de la Charte de La Havane (1948) ; après la décolonisation, refus du nouvel ordre économique international que les Nations Unies cherchaient à définir.
VI. La croisade contre la justice sociale .................. 131 1. Pourquoi une telle hostilité ? ............................................... 134 1.1. La justice sociale comme frein à l’avènement de la Grande Société. La justice sociale comme atavisme. La société du face à face et la solidarité, condamnées au nom du progrès. 1.2. La justice sociale comme avatar du socialisme. Du socialisme à l’État-providence. La justice sociale conduit immanquablement à la servitude.
2. La première réfutation : une chimère sans aucun contenu juridique assignable ................................................ 139 2.1. Nomos, le droit de la liberté. Deux de ses caractères : a) l’indifférence aux résultats ; s’il ne vise aucune fin particulière, le droit n’en vise pas moins une fin, l’établissement et le maintien d’un ordre spontané abstrait. b) l’isonomie et l’égalité devant la loi ; égalité matérielle et égalité formelle. 2.2. La justice sociale comme contraire au droit. Elle ne respecte pas l’égalité formelle. Le problème de la redistribution des revenus : les résultats du jeu catallactique ne sont ni justes ni injustes. 2.3. Une théorie du droit ad hoc. La véritable prémisse de Hayek, un pan-économisme qui disqualifie le point de vue du juriste sur le droit.
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3. La vraie raison : les rapports de l’économie et de la politique .......................................................................................... 145 3.1. Libéralisme économique et libéralisme politique. L’État, danger permanent contre lequel il est esssentiel de se prémunir. 3.2. La question de l’intervention. Le problème. Pour concilier le refus du laissez-faire des manchestériens et le refus de l’interventionnisme des partisans de la justice sociale, trouver un concept d’intervention qui serve à justifier non les interventions mais l’interdit sur les interventions. L’accord avec les manchesteriens : remplacer laissez-faire par laissez-nous faire. La solution : l’État de droit et le gouvernement des lois. Règne de la loi et principe de non-interférence ; sa portée limitée. Gouvernement des lois et gouvernements des hommes. Deux conceptions de la loi. Principe et expédient : un dogmatisme assumé.
4. La politique détrônée .............................................................. 152 L’État-providence est remplacé par le Marché-providence. En l’absence de référence à l’intérêt général, la Grande Société est un navire sans boussole ni pilote.
VII. Défense et illustration de la justice sociale ................................................................................................ 155 1. Les raisons de l’échec ............................................................... 156 1.1. Le dogmatisme. L’indifférence aux faits, déjà discernable dans la théorie subjective du donné, est confirmée par la définition du travail de l’économiste. L’ignorance chez Hayek est dogmatique ; elle porte sur les faits, sans toucher aux principes. 1.2. Les limites de l’auto-régulation. L’existence de crise appelle une autre théorie des interventions. 1.3. Une fausse idée de la justice sociale. Ne pas se focaliser sur les inégalités de revenu. Dommages résultants de l’égalité des conditions. La révolte des élites. La bataille de l’opinion :
Table 225
lacunes de la théorie des intellectuels.
2. La solidarité : une autre approche de la justice sociale ............................................................................................... 161 2.1. Une autre idée du droit. Ses deux fonctions, technique et dogmatique, qui le relient l’une à la politique, l’autre à la religion. La dogmatique juridique pose des affirmations qui ne sont pas des constats factuels. Le conflit de deux dogmatiques et la question du scientisme. 2.2. Les droits sociaux ont bien la structure des droits. Les nouveaux droits de propriété intellectuelle ont même structure que les droits sociaux : ils exigent la traçabilité des objets et l’intervention de l’État. 2.3. Le principe de solidarité. Une notion commune au droit et à la sociologie : solidarité et fraternité. Solidarité et responsabilité : l’idée de responsabilité solidaire. Le retour des structures d’allégeance. La responsabilité sociale et environnementale.
3. Une autre idée de la société ouverte ................................. 172 3.1. Les limites de l’État-providence. Causes endogènes des difficultés auxquelles se heurte l’application du principe de solidarité. Nécessité de réinventer la solidarité pour l’adapter aux nouvelles formes de la vie sociale. 3.2. Les cercles de la solidarité. Née dans la famille, développée dans le cadre national, son avenir dépend du sort qui lui sera réservé au plan international. Solidarité aussi avec l’environnement, comme avec les générations passées ou futures. 3.3. La société ouverte comme société religieuse. Urgence de revenir au sens premier de société ouverte, perdu de vue par Hayek. Une Grande Société, pour être viable, ne peut être qu’une société religieuse.
Conclusion. Fin de l’utopie libérale ou fin du libéralisme ? .......................................................... 177
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Appendice. Hayek et Comte .................................................. 181 1. Quelques rencontres inattendues........................................ 183 2. Comte et les Lumières écossaises........................................ 187 2.1. Le fait. Une dette clairement reconnue. 2.2. Les points de convergence. Centralité de la notion d’ordre spontané ; tout pouvoir repose sur l’opinion ; humilité et non hubris, la question du contrôle ; la critique du cartésianisme et la théorie sociale de la croyance ; ce qu’il faut bien appeler leur conservatisme.
3. Les désaccords.............................................................................. 195 3.1. La question de l’intervention. Une confusion chez Hayek. Chez Comte : Ordre spontané et ordre systématique ; l’idée d’ordre modifiable. 3.2. La question du pouvoir des idées et de la formation de l’opinion publique. Chez Hayek, Les idées comme marchandises et les intellectuels comme courroie de transmission. Chez Comte, un pouvoir essentiellement populaire ; un droit à l’éducation. 3.3. Économie et sociologie. Sur le plan théorique : penser les phénomènes économiques comme une partie des phénomènes sociaux, ou penser les phénomènes sociaux à partir des phénomènes économiques ? Sur le plan pratique : les rapports de l’économie et de la politique. La distance entre Comte et Hayek est moins grande qu’on ne le croit. Leur désaccord pourrait tenir au rapport différent qu’ils entretiennent avec les Lumières écossaises : point de départ pour Comte, aboutissement pour Hayek. ***
Repères bibliographiques ....................................................... 207 Index nominum ................................................................................ 209 Index rerum ....................................................................................... 213
Dans la même collection (Titres parus depuis 2015)
Alfandary Isabelle, Derrida – Lacan, 2016. Aubry Gwenaëlle, Brisson Luc, Hoffmann Philippe et Lavaud Laurent (dir.), Relire les Éléments de théologie de Proclus. Réceptions, interprétations antiques et modernes, 2021. Baechler Jean, La Spiritualité, 2021. Ballanfat Elsa, La Traversée du corps. Regard philosophique sur la danse, 2015. Bedessem Baptiste, La liberté de chercher. Perspectives épistémologiques sur les politiques publiques de recherche, 2020. Béguin Victor & Marmasse Gilles (dir.), Raison et sentiments. De Hamann à Feuerbach, un débat allemand, 2021. Bianco Giuseppe (dir.), Georges Politzer, le concret et sa signification, 2016. Boublil Élodie, Vulnérabilité et empathie. Approches phénoménologiques, 2018. Bouvier Alban et Künstler Raphaël (dir.), Croire ou accepter ?, 2016. Bradley Francis Herbert, Apparence et réalité. Essai de métaphysique, traduit par Jean-Paul Rosaye, 2020. Brenner Anastasios, Les textes fondateurs de l’épistémologie française. Duhem, Poincaré, Brunschvicg et autres philosophes, 2015. Cambier Alain, Philosophie de la post-vérité, 2019. Cantin-Brault Antoine, Penser le néant. Hegel, Heidegger et l’épreuve héraclitéenne, 2023. Chandelier Cédric, Science et Liberté, 2016. Chédin Jean-Louis, Contribution à la théorie de l’émergence, 2021. Choplin Hugues, Le collectif et ses énigmes, 2020. Cochard Bertrand, Guy Debord et la philosophie, préface d’Étienne Balibar, 2021. Collamati Chiara & Oulc’hen Hervé (dir.), L’institution instable. Parcours critiques à partir de Jean-Paul Sartre, 2021.
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La fin de l’utopie libérale
Comte Auguste, Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société, édition établie par Michel Bourdeau, 2020. Damour Franck, Dard Olivier et Doat David (dir.), L’homme augmenté en Europe. Rêve et cauchemar de l’entre-deux-guerres, 2021. Damour Franck, Desprez Stanislas et Romele Alberto (dir.), Le Transhumanisme : une anthologie, 2020. Daval René, La Philosophie de Samuel Alexander. Une métaphysique de l’évolution, 2015. David Pascal, Penser la Chine. Interroger la philosophie avec François Jullien, 2016. Debru Claude, Au-delà des normes : la normativité, 2015. Deleule Didier, Durkheim et la (re)naissance du projet sociologique, suivi de Remarques sur les origines de la sociologie, 2020. Desan Philippe, Les usages philosophiques de Montaigne du xvie au xxie siècle, 2018. Desan Philippe (dir.), Montaigne et le social, 2022. Diallo Mounirou, Le Concept et le roman, 2017. Duportail Guy Félix, Wittgenstein et Lacan. D’une thérapie l’autre, 2018. Frey Daniel, La religion dans la philosophie de Paul Ricoeur, 2021. Galabru Sophie, Le Temps à l’œuvre. Sur la pensée d’Emmanuel Levinas, 2020. Garrau Marie et Prévost Delphine (dir.), La Liberté négative. Usages et critiques, 2018. Grosos Philippe, L’existence élargie. Essai sur l’existant, le vécu, le vivant, 2020. Guérin Michel, André Leroi-Gourhan. L’évolution ou la liberté contrainte, 2019. Jankélévitch Sophie, La Pharmacie de Durkheim. Guérir ou consoler ?, 2018. Jean Grégori, Force et temps. Essai sur le « vitalisme phénoméno logique » de Michel Henry, 2015. Julia Didier, Fichte 1804. La recherche de l’absolu et la phénoméno logie de la conscience, 2015. Kojève Alexandre, L’origine chrétienne de la science moderne, édition établie et présentée par Julien Copin, 2021.
Dans la même collection 229
Lagneau Jules, Écrits sur Spinoza, édition établie par Guillaume Lurson et Roger Bruyeron, 2020. Le Lannou Jean-Michel, L’excès du représentatif, 2015. — La puissance d’être, 2016. Leroy Christine, Phénoménologie de la danse. De la chair à l’éthique, préface d’Antonin Preljocaj, 2021. Livet Pierre et Conein Bernard, Processus sociaux et types d’inter actions, 2020. Lumuene Lusilavana Péguy, La pensée de Bergson à l’ère des neuro sciences cognitives. Plasticité du cerveau et métamorphose des relations humaines, 2021. Lurson Guillaume, Ravaisson et le problème de la métaphysique, préface de Pierre Montebello, 2022. Markovits-Pessel Francine, La statue de Condillac. Les cinq sens en quête de moi, 2018. Marmasse Gilles, Le négatif au travail. Hegel et la raison en devenir, 2018. Ménissier Thierry, Innovations. Une enquête philosophique, 2021. Michel Johann, Le réparable et l’irréparable. L’humain au temps du vulnérable, 2020. Milon Alain, La philosophie de Francis Ponge. La révolte des choses contre les mots, 2022. Pierron Jean-Philippe, Philosophie du soin. Économie, éthique, politique et esthétique, 2021. Piqué Nicolas, L’histoire discrète. Époque, catastrophe, révolution, 2019. Pissavin Patrice, Gödel et Hilbert. L’impact des théorèmes de Gödel de 1931 et apparentés sur le programme de Hilbert, 2021. Porée Jérôme, Phénoménologie de l’aveu, 2018. Priest Graham, Explorer les contradictions. Paraconsistance et dialéthéisme, traduction de Frédéric Berland et Arthur Cohen, 2022. Rambeau Frédéric, Les secondes vies du sujets. Deleuze, Foucault, Lacan, 2016. Rawls John, Souvenirs, traduit par Ophélie Desmons et Sequoya Yiaueki, 2020. Renaud-Boulesteix Bénédicte, Modernité politique et Bien commun. La pensée antilibérale catholique et la crise du libéralisme dans l’entre-deux-guerres, préface de Pierre Manent, 2020.
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La fin de l’utopie libérale
Roussin Juliette, La constitution de la démocratie. Égalité et communauté chez Ronald Dworkin, 2021. Roux Alexandra, L’ontologie de Malebranche, 2015. Schlanger Jacques, La philosophie de Salomon Ibn Gabirol. Étude d’un néoplatonisme monothéiste, 2015. — Sur l’injustice divine et autres préoccupations, 2021. Schweidler Walter, Au-delà de la métaphysique, traduit par Line Soryano, 2015. Sebbag Georges, Foucault Deleuze. Nouvelles Impressions du Surréalisme, 2015. Séguy-Duclot Alain, L’art, en définitive, 2021. Siger de Brabant, Traité de l’éternité du monde, 2017. Taminiaux Pierre, Esthétiques radicales. Actualité des avantgardes, 2021. Trigano Shmuel, L’Odyssée de l’Être. Métaphysique hébraïque, 2020. Vergnioux Alain, Les Lumières et l’éducation, 2017. Vieillard-Baron Jean-Louis, Le spiritualisme de Bergson, 2020. Vuillemin Jean-Claude, Foucault l’intempestif, 2019. Wunenburger Jean-Jacques (dir.), Imaginaire et neurosciences. Héritages et actualisations de l’œuvre de Gilbert Durand, 2022. Zarka Yves Charles, Philosophie et politique à l’âge classique, 2015.