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French Pages 146 Year 1979
L'homme sent autrement qu'il ne sait. Mais l'affectif contient aussi un savoir. C'est ce savoir que l'auteur tente de découvrir, par l'étude de l'amour, de l'angoisse, du rêve, de la folie, de la poésie. Il examine tous les refus, toutes les confusions qu'engendre le désir. Il aborde le problème du symbolisme. Il cherche l'origine des affirmations irrationnelles que suppose la foi. En cela, il est conduit à évoquer Rimbaud, Proust, les surréalistes aussi bien que les chrétiens médiévaux, à mettre en cause les interprétations de Freud, de Heidegger, de Lacan aussi bien que celles de Spinoza, de Descartes, de Kant, de Hegel. Il s'oppose à l'opinion des contemporains selon lesquels la science contient seule ce que chacun de nous appelle vérité. A ses yeux, la conscience trouve, vers l'être, d'autres chemins. La philosophie ne saurait les négliger. Encore ne peut-elle s'y engager sans user des lumières d'une rigoureuse critique.
IMPRIMERIE A. BONTEMPS, LIMOGES (FRANCE)
LA CONSCIENCE AFFECTIVE
A LA RECHERCHE DE LA VERITE DU MÊ'.ME AUTEUR Notes sur les principes de la philosophie de Descartes, Chantiers (épuisé). Leçons de philosophie, 2 volumes, Didier. Le désir d'éternité, Presses Universitaires de France. (En italien: Il Pensiero Scientifico, Rome, trad. Giovanni Pavan.) Introduction à la lecture de la Critique de la raison pratique (dans l'édition de cet ouvrage), Presses Universitaires de France. La découverte métaphysique de l'homme chez Descartes, Presses Universitaires de France. La nostalgie de l'être, Presses Universitaires de France. Philosophie du surréalisme, Flammarion. (En anglais: AnD Arbor, The University of Michigan Press; en espagnol: Barral Editores, Barcelone). Descartes, Hatier. (En allemand: Frommann, Günther Holzboog, Stuttgart.) L'expérience, Presses Universitaires de France. Solitude de la raison, Le Terrain vague. La critique kantienne de la métaphysique, Presses Universitaires de France. Signification de la philosophie, Hachette. (En portugais: Livraria Eldorado Tijuca Ltda, Rio de Janeiro.) Le cartésianisme de Malebranche, Vrin. Malebranche et le rationalisme chrétien, Seghers. Édition des Œuvres philosophiques de Descartes, 3 volumes, Garnier. Édition de textes choisis de l'Éthique de Spinoza, Presses Universitaires de France. Humanisme surréaliste et humanisme existentialiste (Cahiers du Collège philosophique), Arthaud. Structures logiques et structures mentales en histoire de la philosophie (Bulletin de la Société française de philosophie), Armand Colin. Science et métaphysique chez Descartes (Cours), C.D.U. La morale de Kant (Cours), C.D.U. Nature et vérité dans la philosophie de Spinoza (Cours), C.D.U. Servitude et liberté selon Spinoza (Cours), C.D.U. Collaboration aux ouvrages collectifs: Les philosophes célèbres, Mazenod, Encyclopédie française (volume: Philosophie, Religion), Descartes (Cahiers de Royaumont), Éditions de Minuit, Le Surréalisme (Décades de Cerisy La Salle), Mouton, Encyclopaedia Universalis, Histoire de la philosophie (Hachette).
Collection publiée sous la direction de M. Membre de l'Institut
FmulINAND
ALQUm
Ferdinand ALQ!IIÉ
LA CONSCIENCE AFFECTIVE
PARIS LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN 6, PLACE DE LA SORBONNE, v·
1979
A Denise
La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de J'Article 41, d'une part, que « les copies ou reproductions strictement réservces à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de J'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa 1er de J'Article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code Pénal.
© Librairie Philosophique J. VRIN, 1979 Printed in France
Mirum videri possit, quare graves sententiae in scriptis poetarum, magis quam philosophorum. (DBSCARTES.)
Le cœur a son ordre, l'esprit a le sien. (PASCAL.)
AVANT·PROPOS
Se voulant fidèle à la nature propre de la réflexion philosophique, cet ouvrage ne fait appel qu'aux certitudes de la conscience. Notre enquête se séparera, autant qu'il sera possible, de toute interrogation mettant en jeu l'étude du corps, et la connaissance objective de l'homme. Qu'on ne s'attende donc pas à trouver ici des considérations psycho-neurologiques sur le rapport de la pensée et du cerveau, ou des analyses concernant le surmoi, le refoulement, le contretransfert, les complexes d'Œdipe ou de castration. Les mécanismes cérébraux échappent au philosophe. Les notions dont use la psychanalyse ont été forgées, à titre d'hypothèses explicatives, au cours d'études étrangères à la philosophie. Comment déciderais-je de leur valeur, alors que mes ressources se bornent à l'expérience quotidienne et à la réflexion? Je ne puis faire mien ce que j'ai appris du dehors en m'informant du résultat de recherches que je n'ai pas effectuées. Cette attitude ne comporte aucun mépris à l'égard des sciences de l'homme. Simplement, elle respecte les limites de chaque domaine. En revanche, j'ai cru pouvoir retenir, des résultats des sciences humaines aussi bien que des œuvres des poètes, des descriptions des littérateurs et des théories des moralistes, ce qui rejoint, prolonge,
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enrichit la méditation qui, depuis des siècles, s'exerce sur l'affectivité selon les critères de l'évidence intérieure. L'expérience du plaisir, de l'angoisse, du désir, de l'amour est irremplaçable, et commune à tous. Encore faut-il, pour en découvrir le sens, ne pas subordonner la conscience affective à la science de l'objet, forme de savoir qu'il est de son essence de refuser. Tel est le principe auquel, depuis des années, je me suis efforcé de rester fidèle, en m'interrogeant sur la source de nos sentiments, en essayant de déterminer la nature et la valeur de cette sorte de croyance qui semble contredire ce que notre connaissance a de proprement intellectuel, s'opposer à notre effort vers l'objectivité et, en chaque occasion, démentir notre science. L'homme sent autrement qu'il ne sait. J'ai tenté d'expliquer cette dissociation. Et, sur ce point, mes idées, opposées, comme on le verra, à celles de la plupart des philosophes contemporains, n'ont guère varié. Aussi me suis-je permis de reproduire, à la fin de ce livre, quelques écrits anciens, dont le premier date de mes vingt ans. Le lecteur apercevra que, si j'ai changé de style, je n'ai pas modifié ma conception fondamentale du désir et des certitudes irrationnelles. Parmi ces certitudes, j'ai compris celles de l'amour, de l'angoisse, du rêve, de la poésie. Mais, sauf par allusion, je n'ai pas traité des états proprement mystiques. Ils impliquent en effet une expérience (authentique ou prétendue) du surnaturel, qui n'a jamais été la mienne. Sur ce point encore, je ne saurais juger. J'ai donc préféré me taire. L'exposé ne comportera pas de notes. On trouvera, à la fin du volume, les références des textes cités.
INTRODUCTION
1. - La récente constitution de sciences de l'homme amènera les historiens des idées à donner à notre époque une place particulière. Mais on ne saurait prévoir la valeur qui sera reconnue à ces sciences, et les conséquences de leur avènement pour la philosophie. Physique et biologie ont enlevé aux philosophes le droit de spéculer sur la matièreet la vie. Psychologie et sociologie leur interdiront-elles de parler de l'homme? Nous ne le pensons pas. Si, en effet, les découvertes des sciences de la nature permettent de considérer comme périmées les conceptions physiciennes du passé, on ne saurait rejeter de semblable façon ce qu'à la seule lumière de leur expérience et de leur réflexion Platon, Descartes, Spinoza, Pascal ont dit de l'homme. La matière n'est pas offerte en son être et demeure extériorité. La science peut donc critiquer cet ensemble d'apparences sensibles que nous prenons d'abord pour sa réalité. Mais elle ne saurait persuader que ce que nous nous sentons être soit illusion. L'essence profonde de notre douleur n'est point autre chose que notre douleur même, la vérité de l'amour est inséparable de l'émotion et du ravissement que nous éprouvons quand nous disons aimer. La science ne connaît qu'en objectivant. L'homme
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INTRODUCTION
ne peut se réduire à l'objet d'un savoir dont il demeure le sujet. La science substitue, aux données immédiates, des constructions intellectuelles. Rien ne saurait être substitué aux évidences affectives, nulle construction ne peut leur être préférée, sans que se perde ce qui constitue la réalité de notre expérience, et confère sens et valeur à la vie. En ce domaine, toute hypothèse se révèle comme moins vraie que ce dont elle prétend rendre compte : la conscience est référence dernière. Sur ses données, il reste toujours possible de réfléchir de façon directe. Tel est ici notre projet.
emprunte une idée aux sciences exactes, il doit se souvenir qu'elle a sens en un contexte défini, par rapport à un problème déterminé : l'isoler de ce contexte, la séparer de ce problème pour en faire le signe d'une réalité ontologique engendre erreur et confusion. Mais l'introduction, au sein d'un exposé philosophique, de notions tirées des sciences de l'homme est plus illégitime encore. Du point de vue même de la rigueur scientifique, ces notions sont souvent hâtivement élaborées, discutables, incertaines. Et elles demeurent étrangères, aussi bien qu'aux données affectives, au dessein traditionnel de la philosophie, et à ses plus récents efforts pour découvrir le fondement de toute vérité.
II. - De nos jours, cependant, on voit bien des philosophes prendre pour objet de leur réflexion les résultats de l'anthropologie. Au lieu de juger les constructions scientifiques à la lumière de l'évidence immédiate, ils les acceptent à titre d'incontestables découvertes, et font porter leur examen sur les seuls discours des psychologues et des sociologues. L'un ne pense plus qu'en termes de comportement. Chez l'autre, une vision structuraliste remplace la saisie directe des faits. Un troisième, se fiant à la psychanalyse, oublie de distinguer en elle ce qui est prouvé et ce qui n'est que supposé : il s'attache seulement à commenter des écrits, il interprète des interprétations. Tâches légitimes si l'on prétend ajouter un chapitre à l'histoire des idées. Tentatives dangereuses si, en étudiant un auteur, on croit accéder à la réalité de l'homme. La multiplicité des méthodes de l'anthropologie devrait suffire à mettre en garde, à rappeler la distance séparant la connaissance indirecte qui constitue la science et la connaissance directe, et sans présupposés, propre à la philosophie. Le philosophe ne peut user d'un concept que lorsqu'il l'a élaboré, ses analyses révélant les raisons de sa légitimité ou la nécessité de son emploi. S'il
III. - On ne saurait prétendre que tous les philosophes aient reconnu, comme nous le voudrions, la spécificité de l'affectif. Plusieurs n'y ont voulu voir que de l'intellectuel confus. Leibniz réduit le sensible à l'intelligible, Spinoza aflinne que le conatus qui constitue notre essence s'identifie, en fin de compte, au désir de connaître: la liberté devient compréhension de la nécessité. Cette réduction de l'affectif à l'intellectuel est liée au dessein de nous amener à vivre selon la raison, dont on prétend alors qu'elle est le fond de notre être. Platon découvre, sous les impressions sensibles, les Idées, et nous invite à rejoindre leur vérité. Spinoza voit dans l'homme libre homo qui ratione ducitur. Leibniz estime que toute révolte cesserait si nous parvenions à comprendre que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Kant lui-même, qui soumet les prétentions du savoir théorique à une sévère critique, place à la source de la morale l'exigence rationnelle d'universalité. On peut craindre cependant que l'appel de ces philosophes n'ait quelque chose d'irréalisable et
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INTRODUCTION
même d'inhumain, puisque, de leur propre aveu, il n'a jamais été pleinement entendu. Les anciens reconnaissaient qu'on ne saurait rencontrer un vrai sage, Spinoza que nul n'échappe à l'empire des passions, Leibniz que notre perception ne peut parvenir à la clarté de la connaissance divine. Et Kant doutait qu'un acte inspiré par le seul respect de la loi morale ait jamais été accompli. Soumettre sa conduite à la raison est en effet adopter une autre perspective que celle du moi, se placer au point de vue d'une impersonnelle vérité. Nous y réussissons partiellement, non seulement lorsque nous suivons le devoir, mais en toute action technicienne: il faut alors donner comme principe à notre opération les lois mêmes de la nature. Mais nous n'y parvenons jamais tout à fait: le propre de notre condition est de saisir le monde à partir d'un moi dont l'affectivité ne peut être négligée ou bannie.
Vouloir penser selon la totalité objective du réel revient à prétendre échapper à toute perspective, à oublier notre condition. Nul ne parvint jamais à accomplir et à vivre les identifications où aspiraient Leibniz et Spinoza. Aussi, dès le siècle suivant, la valeur propre de l'affectif fut-elle, de toutes parts, proclamée. Comme Voltaire, comme les moralistes du sentiment, Kant, dès son Essai pour introduire
IV. - La conscience affective est celle qui, face aux enseignements de la raison, exprime le point de vue du moi. Souffrir, se mettre en colère, avoir peur, cela traduit, devant le déroulement objectif des choses, l'exigence propre d'un individu qui se sent lésé, oppose son indignation au cours de la Nature, redoute d'être détruit par ce cours. Celui qui se situerait dans la perspective de l'ensemble du monde, et pourrait amener sa pensée à coïncider avec la vérité de l'univers n'aurait à se plaindre de rien, ne s'indignerait de rien, n'aurait rien à redouter et à craindre. Il atteindrait la sagesse, idéal traditionnel de la philosophie. Mais personne n'est parvenu à la sagesse. Pour établir que le sage est nécessairement heureux, les Stoiciens affirmaient que la douleur n'est pas un mal. Or la certitude qu'elle est un mal, inhérente à la douleur même, est propre à tous les hommes, et ne saurait être réfutée.
en philosophie le concept de grandeurs négatives, établit le caractère irréductible de la douleur, et de la sensibilité tout entière. Plus tard la philosophie, devenant pensée de la finitude, renversera la hiérarchie traditionnelle: le corps sujet, le moi, l'affectivité elle-même apparaîtront comme sources de toute perception, de tout jugement, de toute intellection. Selon Michel Henry, «tout comprendre est affectif », Maurice MerleauPonty compare la découverte mathématique à la composition d'une symphonie. Or, s'il faut accorder que «tout acte de compréhension a sa tonalité », il est plus malaisé de croire que l'affectivité soit son fondement. Conscience intellectuelle et raison, sources de notre science, ne dérivent pas de la conscience affective, mais bien plutôt de notre capacité à nous en détacher. L'évidence affective n'en demeure pas moins près d'elles, et irréductible à elles. Et, selon nous, c'est encore la trahir que la faire dériver, avec beaucoup de nos contemporains, de « l'être-dans-Ie-monde » ou du «il y a », Nous sommes donc conduits à une doctrine de la juxtaposition, et de la dualité des consciences en un même sujet. V. - Sans préjuger de nos conclusions dernières, il ne nous a pas semblé possible de donner à notre étude un autre point de départ. Les tentatives de réduction à l'unité sont le fait de penseurs systématiques, désireux d'établir soit que l'affectivité n'est
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que confuse raison, soit, au contraire, que toute connaissance et toute affirmation théorique doivent être rapportées à la sensibilité comme à leur source. Mais, si l'on considère le problème sans idée préconçue, on apercevra que l'expérience humaine, aussi bien dans la névrose que dans la vie courante, est celle de la dualité des deux consciences. L'agoraphobe sait que rien ne l'empêche de traverser la place qui s'étend devant lui, et sent qu'il n'y pourra parvenir. Le colérique sait qu'il a tort, et sent que sa fureur est invincible. L'amoureux comprend les raisons de ne point se vouer à une femme dont il sait qu'elle n'a rien d'exceptionnel, mais sent l'impossibilité de se passer d'elle. Chacun, s'il veut alors philosopher, doit se demander: comment se fait-il que je sente autrement que je ne sais? C'est à cette question que nous allons tenter de répondre. Notre recherche amènera néanmoins à rencontrer d'autres problèmes. L'affectif est-il ineffable? La conscience affective préexiste-t-elle à l'intellectuelle ou naît-elle de son refus? Sa confusion at-elle un sens? L'imagination lui appartient-elle? Est-elle le lieu d'un savoir étranger à la science? Et, dans ce cas, que vaut ce savoir? Mais l'examen de ces problèmes ne sera jamais dissocié de l'interrogation essentielle: pourquoi l'homme se sent-il double et déchiré, quelle est la source de la dualité qui lui fait saisir le monde de différentes façons, de la séparation qui conditionne sa conscience? La réponse à cette question pourrait seule permettre, en situant la science et la foi, de justifier l'effort philosophique pour sauver, dans la distinction, la totalité de nos certitudes.
CHAPITRE l
CONNAISSANCE ET AFFECTIVITÉ
I. - Toute conscience est savoir. Pourtant, le savoir objectif n'apparaît pas comme identique à la conscience. Il ne l'épuise point, ne constitue pas son unique mode de relation avec les choses: nous sentons autrement que nous ne connaissons. Comme savoir, la conscience manifeste cette capacité de vérité qu'est la raison. Avoir conscience d'être assis à sa table de travail et d'écrire, c'est connaître avec vérité le lieu où l'on se trouve, l'action que l'on accomplit en couvrant de caractères une feuille de papier. En ce sens, la conscience peut être dite intellectuelle. Et la perception spontanée donne naissance à la science, qui prend sa place en la rectifiant, sans que la saisie de réalité propre à la représentation soit fondamentalement modifiée. Que mainte philosophie ait eu pour but de ramener la conscience entière à la possibilité de savoir intellectuellement, c'est ce dont l'étude des systèmes de l'époque classique persuaderait aisément. L'analyse cartésienne de la perception du morceau de cire découvre l'entendement à la source de toute pensée. Bien que séparant avec rigueur
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sensations et idées, Malebranche estime que l'entendement est le sujet de toute connaissance, fût-elle sensible. Les théories modernes de l'intentionalité reprennent, d'une autre façon, semblables thèmes: toute conscience est conscience de quelque chose, tout cogito est relatif à un cogitatum, à un objet pensé. La conscience paraît alors transcendante à ce dont elle est conscience, et l'affectivité, n'échappant pas à cette loi, se voit attribuer une intentionalité propre. Aussi le degré suprême de la conscience paraît-il être l'attention. Avoir vivement conscience d'une chose, n'est-ce pas y faire attention? Descartes définit l'idée claire comme celle qui est présente à un esprit attentif, Malebranche fait de l'attention le principe de sa méthode. Il est facile d'apercevoir les conséquences de ces conceptions. Elles renforcent le sens commun dans l'opinion que la pensée est une. Elles confirment que la conscience est distincte de son objet, tend à l'intellectualisation du réel, porte sur la relation, peut opérer des synthèses. Elles soulignent que l'esprit est liberté: toute attention exprime en effet quelque choix.
aurait dû la corriger, a tendu à ne plus voir dans le sujet qu'un corrélatif d'objet. L'esprit, pourtant découvert par Descartes comme étant «une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent », est confondu, dans le kantisme, avec le sujet transcendantal, avant d'être tenu, par certains existentialistes, pour un pur néant. Si toute conscience est conscience de quelque chose, n'est-elle pas elle-même un simple rien?
II. - Il est pourtant une conscience qui, semblant étrangère à tout concept, à tout langage formulé, paraît aussi incapable de se distinguer de son objet que de se distinguer de soi: c'est la conscience qu'à chaque instant nous prenons de nous-mêmes. Nul savoir objectif n'épuise notre expérience. En disant que je suis assis à ma table, que j'écris, je n'énonce qu'une partie de ce qu'elle contient. Se saisissant comme tel, le sujet découvre en lui bien des réalités qui ne peuvent donner lieu à aucune énonciation objective. Mais, inaccessibles à la connaissance intellectuelle, ces richesses sont négligées. Et la philosophie, suivant la science sur le terrain même où elle
III. - Une telle évolution est inséparable de la critique du sentiment intérieur, telle que les rationalistes l'ont opérée. Qui dit sentiment dit affectivité, et l'affectivité est source d'erreur. Dès lors, comment placer, à l'origine de la science, un sujet se saisissant par sentiment? Dans la meilleure hypothèse, le sentiment ne peut être considéré que comme donné à la pensée. Aussi, pour étudier l'affectivité, les philosophes l'ont-ils réduite à une suite d'états, ne pouvant plus apparaître que comme les objets de l'intelligence. Telle est l'origine de la notion d'états affectifs, qui permet abusivement de ramener le sentiment à l'objet. Descartes n'est pas étranger à cette méprise. Quand il traite de l'affectivité, il semble parfois oublier ce qui la fonde en l'âme même. Il n'y voit plus alors que passion, estime que toute passion de l'âme est l'effet d'une .action exercée par le corps. L'affectivité devient le propre d'une pensée incarnée. Néanmoins, Descartes n'a pas méconnu le fait que la prise de conscience du moi s'opère au sein du sentiment d'exister, et coïncide avec lui. Et Malebranche, déclarant que nous ne connaissons l'âme que par sentiment, ne s'éloigne guère de sa pensée profonde. Au reste, Descartes est bien près de reconnaître le caractère premier de l'affectif quand il tient pour innées, et donc propres à l'âme, «les idées de la douleur, des couleurs, des sons et de toutes les choses
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semblables », Mais il ne réfléchit guère sur la nature de cette innéité, ni sur l'essence du sentiment par lequel le sujet se saisit, sentiment dont provient notre première certitude. Il préfère déclarer que le «je pense» est objet d'idée claire.
lité ». Nous n'avons pas à discuter ces conclusions. Notre projet est seulement d'établir l'irréductibilité de la conscience affective à l'intellectuelle. Il suffit, pour le réaliser, de faire appel à l'expérience quotidienne, sans se soucier de distinguer sensibilité et affectivité pure.
IV. - Peut-on, cependant, parler d'une idée du moi? Aux yeux de la pure raison, se découvrir comme un moi n'a aucun sens. C'est bien par une évidence d'ordre affectif que je me saisis à titre d'ego. Seule l'affectivité rappelle que, si la conscience est connaissance, elle est aussi le propre d'un être personnel, à la fois donné et irréductible à tout concept. En cela, le sujet reprend épaisseur et réalité. Présente et limitée au présent, incapable de se dissocier entre un objet aperçu et un sujet vide de contenu, la conscience affective révèle le moi concret. Et le sentiment d'exister ne peut se séparer de nos douleurs, de nos plaisirs. Sentir que l'on existe, que l'on est heureux ou que l'on souffre, tout cela n'est qu'un. Michel Henry a établi que l'affectivité est l'essence du Soi. « Ce qui », écrit-il, « se sent soi-même, de telle manière qu'il n'est pas quelque chose qui se sent, mais le fait même de se sentir ainsi soi-même, s'éprouver soi-même, être affecté par soi, c'est là l'être et la possibilité du Soi... l'affectivité est l'essence de l'ipséité, tout sentiment est... comme sentiment de soi, un sentiment du Soi, laisse être, révèle, constitue l'être de celui-ci », Mais le but de Michel Henry est de découvrir le fondement dernier, l'essence de la manifestation. Il sépare donc l'affectivité de «la sensibilité, avec laquelle », dit-il, «on la confond depuis toujours », y voit «l'expérience de soi de l'être qui, comme expérience adéquate, comme autorévélation de l'être en lui-même et tel qu'il est, le constitue »... «L'être du sujet est l'être lui-même », et l'affectivité, «constituant l'essence de la passivité ontologique originaire» est le «fondement ultime de toute réa-
V. - L'analyse dissocie, par abstraction, l'affectif en état et en connaissance de cet état: elle permet ainsi son énonciation. Mais mon sentiment n'est pas ce que je connais et énonce. Le verbe souffrir se conjugue à toutes les personnes: rien ne distingue alors le « je souffre» du «tu souffres» ou du «il souffre », Ces affirmations peuvent être vraies ou fausses: sans éprouver de douleur, certains déclarent souffrir, pour se faire plaindre ou obtenir un congé de maladie. Mais cela marque la différence entre dire que l'on souffre et souffrir. Souffrir n'est possible qu'à la première personne: je suis seul à éprouver ma douleur, le savoir que j'en ai n'a rien de commun avec celui du médecin qui me soigne, de l'ami qui me console. Il n'est pas objectif. Dire: je ressens une douleur n'est pas dire cette douleur, mais lui superposer un jugement étranger à sa nature, ne retenant rien de sa réalité. De ce qu'un tel jugement use d'un terme renvoyant à l'affectif, on ne saurait conclure que l'affectif lui-même soit objectivement connaissable. Tout homme ayant souffert, il est pourtant possible de rapporter le mot douleur à une expérience commune, et de se donner ainsi l'illusion de posséder un concept de la douleur, maniable comme tout autre, et permettant d'échapper à la solitude. L'affectivité ne rejoint pas pour cela la connaissance intellectuelle, ne nous ouvre pas à la communauté des hommes. Bien plutôt, elle révèle un savoir spécifique et incommunicable, un savoir autre, irréductible à celui que nous donnent la perception et la science. Plaisir, douleur, besoin, désir constituent des expériences que
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l'on ne peut transmettre, approfondir, démentir ou corriger. Ils ne demandent pas un pouvoir différent d'eux, chargé de les percevoir. Conscients par essence, ils se suffisent, et ne sauraient être intellectualisés sans être trahis. On ne peut donc atteindre l'essence de l'affectivité en dirigeant sur elle une attention qui, en étant distincte, demeurerait libre. Déjà Condillac opposait, aux philosophes expliquant l'attention par l'activité du sujet, l'existence d'une attention, plus tard appelée passive, se confondant avec l'intensité de l'impression. Plus récemment, Ladd et Warren, remarquant que l'attention peut s'attacher à des sensations de faible intensité, ont distingué, au sein de ce que la philosophie du 1ge siècle avait confondu, l'intensity et l'attensity, autrement dit l'intensité que possède en propre la sensation, et celle qui vient de l'attention qu'on lui porte. On ne saurait méconnaître l'importance de cette distinction, confondre une vive douleur et une douleur à laquelle nous prêtons vivement attention. Certes, l'attention à la douleur rend la douleur plus forte, mais non à la façon d'un poignard qui s'enfoncerait davantage en la chair. Alors que notre attention est libre, l'intensité affective est celle d'une passion. Une vive douleur nous fixe, s'impose à nous, ne laisse aucune place à un dédoublement ou à l'exercice d'une option. Faire attention à sa douleur est déjà s'en séparer, amorcer, en ce qui la concerne, une démarche d'ordre intellectuel. Éprouver une vive douleur est au contraire sentir s'imposer tout le poids de l'affectif.
ment dite, dépend aussi de notre situation de fait, de notre rapport avec le monde. Mais elle ne pense pas cette situation et ce rapport, elle les vit. Dans l'affectif, nous ne parvenons pas à nous séparer de notre condition première, à constituer l'objet, à mettre en jeu cette libre attention qui demeure le privilège de la connaissance. En ce sens, l'affectivité est la source du rêve et de la folie. Il y a donc deux consciences distinctes, ayant chacune .sa structure et ses lois propres. Par l'intellectuelle, je pense l'être comme objet. Dans l'affective, je vis si intensément mon rapport à l'être que je ne puis le penser. Et ces deux consciences sont non seulement irréductibles, mais opposées. La puissance de chacune diminue lorsque augmente celle de l'autre. Une douleur violente empêche de réfléchir. L'analyse d'une émotion ne peut être tentée par celui qui ressent cette émotion avec force. En revanche, dès qu'elle devient possible, l'analyse atténue et dissipe notre trouble. Au reste, c'est dès l'origine que les deux consciences se différencient. La sensation ne devient représentative qu'en cessant d'être affective. Les sens les plus riches en affectivité sont les moins objectifs. Le goût et l'odorat ne sont jamais affectivement neutres, mais demeurent peu représentatifs. Déjà plus objectif, le toucher est moins pénétré d'affectivité: les parties les plus aptes à fournir des représentations tactiles, ainsi le bout des doigts, sont celles dont le seuil de douleur est le plus élevé. Réciproquement, les parties les plus sensibles sont les moins capables de livrer des renseignements objectifs sur ce qui les excite. Enfin, les sensations de l'ouie et de la vue, représentativement les plus riches, sont en elles-mêmes étrangères à l'affectivité: il n'y a point de douleur proprement auditive ou visuelle, mais seulement des douleurs de l'oreille ou de l'œil, ce qui est différent.
VI. - En cela s'affirment les caractères propres, non seulement de cette affectivité fondamentale que Michel Henry a si exactement séparée de tout ce qui n'est pas elle, mais de ce qu'en un sens plus général nous appelons conscience affective. Une telle conscience, si elle s'enracine dans l'affectivité propre-
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VII. - Les théories de certains philosophes, voyant dans le plaisir et la douleur les signes de l'utile et du nuisible, ou la perception confuse du passage à une plus ou moins grande perfection, ne contredisent pas cette analyse. D'une part, elles reconnaissent, dans la saisie affective de notre rapport au monde, une appréhension particulière, demeurant hétérogène à la perception rationnelle de la vérité. D'autre part, dans la mesure où elles subordonnent encore la conscience affective à quelque connaissance, elles se donnent, non pour des approfondissements de l'affectivité, mais pour des explications qui dissertent du dehors sur elle. Tel est du moins l'avis de Descartes, de Malebranche, et de Spinoza lui-même, quand il remarque que la compréhension d'un sentiment n'en détruit pas ta positivité. Il suffit de constater que le plaisir peut être parfois provoqué par ce qui nous est nuisible, cela ne se produirait-il qu'exceptionnellement, pour apercevoir que, considéré sans référence à ce qui lui est étranger, l'affectif n'est pas connaissance de l'utile, ou du passage à une perfection plus ou moins grande. La sensibilité peut avoir cette connaissance pour fin. Elle peut en dispenser et s'y substituer. Elle ne saurait s'y réduire. Descartes et Malebranche le savent si bien que, tenant plaisirs et douleurs pour signes de l'utile et du nuisible, ils leur reconnaissent, à côté de la valeur dépendant de cette signification, une qualité propre. Ils déclarent que plaisir et douleur sont bons en ce qu'ils concourent à .la conservation de la vie, mais aussi que tout plaisir est un bien, toute douleur un mal. C'est avouer qu'en tenant les données sensibles pour des signes, on se place en dehors de leur réalité, et au point de vue d'un savoir discursif renonçant à l'immédiat. A cette perspective, d'abord adoptée, Descartes et Malebranche échappent ensuite lorsque, pour juger de la valeur propre du
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plaisir et de la douleur, ils recourent aux seuls critères affectifs. Ainsi, après avoir remarqué que «la tristesse est en quelque. façon... plus nécessaire que la joie, et la haine que l'amour, à cause qu'il importe davantage de repousser les choses qui nuisent et peuvent détruire que d'acquérir celles qui ajoutent quelque perfection sans laquelle on peut subsister », Descartes déclare qu' «il est évident aussi que la joie ne peut manquer d'être bonne ni la tristesse d'être mauvaise au regard de l'âme, parce que c'est en la dernière que consiste toute l'incommodité que l'âme reçoit du mal et en la première que consiste toute la jouissance du bien qui lui appartient », Malebranche, tout en condamnant en ce monde la recherche des plaisirs, professe que, considéré en lui-même, tout plaisir est un bien. VIII. - On voit que les rationalistes les plus avoués sont loin de s'en tenir à des assertions rationnellement établies. Je me saisis comme moi. Toute pensée renvoie à un je pense. Tout plaisir est un bien, que je souhaite prolonger, toute douleur un mal, que je m'efforce d'éviter. Aucune de ces affirmations, dont tous les cartésiens reconnaissent l'évidence, n'est démontrable par raison. On pourrait y ajouter celles qu'admet Spinoza: je suis attaché à mon essence, je suis désir, je m'efforce de persévérer dans mon être. Bien qu'intellectuellement énoncées, ces propositions renvoient à une certitude qui n'est pas d'ordre intellectuel. Leur vérité est le propre de ce que nous appelons conscience affective. Et l'on voit pourquoi nous préférons ce terme à celui d'affectivité. L'affectivité, considérée en son essence, peut, par une analyse phénoménologique, être distinguée de la sensibilité. Nous ne méconnaissons pas l'importance de cette distinction. Mais celle que nous opérons entre conscience affective et
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conscience intellectuelle nous oblige à souligner ce qui, au contraire, est commun à la sensibilité et à l'affectivité. De ce point de vue, se saisir comme soi et vouloir être soi se confondent. Et c'est une même conscience qui, s'opposant à l'impersonnelle raison, exprime notre appréhension de nous-mêmes et notre rapport vécu au monde. Cette conscience témoigne que notre pensée ne saurait se réduire à la faculté de saisir les choses intellectuellement, attentivement, objectivement: même tournée vers l'objet, elle a comme sujet un être. Si donc la philosophie ne peut ramener à l'unité conscience affective et conscience connaissante, elle doit s'efforcer de déterminer leurs rapports et d'étudier leurs contacts. Toute expérience psychologique révèle leur dualité et leur affrontement. C'est ce dont nous persuadera l'examen du dialogue, de l'amour et de l'angoisse.
CHAPITRE II
LE DIALOGUE
1. - Tout homme paraît souhaiter le dialogue. Mais ceux qui le réclament avec le plus de véhémence le refusent dès qu'il leur est proposé. Ils veulent parler sans entendre. Ils ne cherchent pas un interlocuteur, mais un auditeur. Faut-il croire, en ces conditions, que l'idée de dialogue ne doive son prestige qu'à un contresens? Il convient, en tout cas, avant d'exiger le dialogue, de se demander ce qu'il est, quelles conditions il suppose, et si l'on accepte ces conditions. Pour tout homme épris de pensée libre, le dialogue platonicien, ne consentant à avancer que lorsque chacun a obtenu le consentement de l'autre, reste le modèle d'une dialectique du respect. La conscience d'autrui n'y subit nulle violence, n'est jamais tenue pour un objet que l'on pourrait expliquer du dehors, ou englober en un système. C'est de son libre consentement que l'on attend la vérité. Socrate veut se borner à accoucher les esprits. En lisant la plupart des dialogues philosophiques, il est pourtant permis de s'inquiéter. Ceux de Platon se terminent toujours par le triomphe de Socrate, et
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l'interlocuteur se borne à dire: «j'en conviens 1>. Dans les dialogues de Descartes, de Malebranche ou de Berkeley, il y a toujours un porteur de vérité (Eudoxe chez Descartes, Théodore chez Malebranche, Philonous chez Berkeley) qui parvient, sans jamais connaître d'échec, à convaincre son adversaire. Ce dernier, après les réticences d'usage, finit par déclarer qu'une lumière nouvelle a pénétré son esprit, et donne son assentiment. On peut donc craindre que l'auteur du dialogue ne soit que le metteur en scène du vrai, et que la violence ne soit évitée que pour faire place à la ruse. Le dialogue ne différerait alors de l'exposé dogmatique, même argumenté, que par l'usage d'un art de persuader plus subtil. C'est pourquoi il engendre souvent irritation et colère. On comprend ainsi la condamnation de Socrate, fruit de la protestation des hommes contre la prétention à les réduire, par le dialogue, à l'objectivité de la raison. Trouvera-t-on en cela quelque justification au refus passionné du dialogue, aux propos, aujourd'hui fréquemment tenus, selon lesquels tout enseignement est contrainte, et ne respecte qu'en apparence la liberté de celui qui le reçoit? Non, sans doute. Mais il convient de reconnaître que, la conscience de l'homme étant d'abord conscience affective, le dialogue parfait ne saurait apparaître que comme un idéal. Il faut en dire ce que Kant disait de la moralité: la loi s'impose à tous à titre de norme, mais jamais peut-être un acte véritablement moral n'a été accompli. De même, toute pensée doit se régler sur la possibilité de s'insérer en un dialogue. C'est la condition de sa validité. Mais cela ne prouve pas qu'un véritable dialogue entre les hommes ait été réalisé. Ceux mêmes qu'ont écrits les philosophes portent souvent la marque de quelque souci de triompher, de quelque orgueil, de quelque
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obstination. Aussi la vérité qu'ils nous apportent ne peut-elle être découverte qu'après une analyse isolant ce qui, dans les discours tenus, appartient à la seule raison. II. - Tout dialogue suppose deux conditions en apparence contradictoires: la soumission à la raison universelle, la liberté de la conscience individuelle, liberté dont nous prenons conscience au sein même de l'expérience affective de notre moi. Est-il possible de les concilier? En tout cas, sans cette conciliation, il ne peut y avoir dialogue. Et, d'abord, il n'est pas de dialogue sans liberté. On n'en trouve point dans les domaines où la raison se situe au cœur des choses, et apparaît comme la loi de l'objectivité. Tout dialogue a disparu des sciences depuis qu'elles sont parvenues à ce que Comte appelle l'état positif. La science médiévale s'enseignait au sein de ces fameuses disputationes que condamne Descartes. Comment maintenir de telles discussions là où l'interlocuteur peut être contraint par l'évidence? Il n'y a plus qu'à se soumettre, et le rapport du maître et du disciple se réduit à la relation du professeur qui sait et de l'élève qui ignore: l'enseignement n'est plus que la transmission d'un savoir. Et sans doute 'toutes les vérités scientifiques ne s'imposent-elles pas de la même façon. Les mathématiques semblent contraindre du dedans, selon les lois de l'esprit. En physique, en biologie, la leçon vient des faits, constatés au dehors. Mais on ne saurait prétendre que les déductions de la mathématique respectent les droits de la subjectivité, expriment la liberté de notre être: comme les faits, elles s'imposent à nous, il faut bien constater leur évidence. Et si, devant les vérités de la science, notre conscience affective veut se révolter encore, il ne lui reste d'issue que le rêve et la folie. Or, rêve et folie sont solitude, et ne sauraient retrouver le dialogue perdu.
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Lorsque, pour maintenir les droits de la libre subjectivité, on bannit la raison, toute possibilité de dialogue disparaît de même. Il n'y a point de dialogue là où la conscience affective est seule à la source de nos pensées. C'est pourquoi on ne dialogue point en politique. Nul n'y peut parvenir à convaincre par raisonnement, et il faut convenir que nous sommes dans le domaine des conflits, de la lutte des classes, de la guerre entre races et nations. L'attitude politique, c'est l'engagement. Il marque la fin du dialogue. Le dialogue affectif a, pendant quelque temps, paru possible grâce à la psychanalyse. Mais cette opinion ne pouvait prévaloir que lorsque la psychanalyse était conçue comme essentiellement explicative: à la fin de chaque séance, le médecin révélait au patient le sens de ses rêves, de ses associations d'idées. Tout au contraire, bien des psychanalystes opposent maintenant, à l'attente du malade, leur silence. Ce refus de dialoguer est du reste la réponse à un autre refus, le refus, par la conscience affective, d'être traduite dans le langage de la conscience intellectuelle, refus par lequel elle s'est précisément constituée comme solitaire et malade. Le silence opposé par certains psychanalystes à l'apparent désir de dialogue de leur patient est donc respect de ce qui, chez ce dernier, est spécifiquement affectif. Chacun ne veut se défaire de ses malaises que dans la mesure où il les juge extérieurs à luimême, et c'est seulement comme objective qu'une maladie peut être rationnellement et techniquement réduite. Mais la névrose est aussi le névrosé luimême, elle est son désir. En ce sens, le refus du dialogue peut seul restituer à l'homme son originalité spécifique, sa situation initiale: celle où nul langage ne saurait trouver d'auditeur. Selon sa relation à autrui, l'enfant peut découvrir d'abord le sourire maternel. Mais, en ce qui concerne son rapport avec
le monde, l'homme, dès l'origine, ne trouve en face de lui que ce que Vigny appelle le silence de Dieu. Pourtant, au lieu d'y répondre, à son tour, par un «froid silence », il se met à parler. Nous aspirons au langage, et il ne saurait y avoir de véritable silence humain. Mais la parole apparaît alors comme création. Telle est la poésie, qui ne s'insère en nul dialogue. Car la poésie est, intellectuellement, solitude, et sa vérité ne se transmet que par émotion. III. - Ce n'est donc pas sans motif que la philosophie moderne a substitué, à la notion classique d'universalité de la raison, celle d'intersubjectivité. A notre époque, nul ne définit plus l'homme comme animal raisonnable, nul ne croit plus que, notre nature profonde étant raison, se soumettre à la raison soit liberté. Toute conscience, estime-t-on, est d'abord personnelle, elle est l'affirmation d'un moi, attachement à ce moi. Il ne s'agit pas d'amener un interlocuteur à découvrir, à la source de ses pensées, de ses actions, de ses certitudes, l'universalité de l'esprit: un tel esprit ressemble trop au Dieu dont chacun proclame la mort. Il s'agit de rendre les hommes conscients de leur vœu fondamental. Celui-ci n'est pas d'être compris. Il est, a dit Hegel, d'être reconnus. Et, comme le montre sa Phénoménologie, le désir de reconnaissance, qui surgit dès la rencontre de deux hommes, n'engendre ni la communication ni l'amour. Son effet immédiat est la guerre, ses conséquences sont la domination et la servitude. Croire à la possibilité du dialogue serait estimer que le désir le plus profond de l'homme est désir du vrai et de l'union par le vrai. Ce serait penser que le fond de la conscience est raison, que l'affectivité elle-même, si on lui donne le temps de se ressaisir et de s'approfondir, se découvrira comme rationnelle. Dès lors, on pourrait attendre de la raison la possi-
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bilité de communiquer avec autrui. Une telle conception fait, de nos jours, sourire. Elle semble pourtant avoir été celle de tous les philosophes. Chez Descartes, le plus haut degré de la liberté est la liberté éclairée. Pour Spinoza, l'effort qui constitue l'homme se révèle, en dernière analyse, être effort vers la connaissance. La monade leibnizienne tend à des perceptions plus claires. Selon Kant, la loi morale est celle que, dans l'autonomie, le sujet se prescrit à luimême. Et la raison peut fonder la société des esprits. Pourtant, les philosophes savent bien que cette identité du sentiment et de la raison n'est pas immédiatement saisissable. L'expérience quotidienne semble la démentir. Et elle ne saurait être découverte que si la raison cesse de se limiter au domaine de l'objectivité, s'ouvre aux leçons de la conscience affective, et, par cette voie, à l'expérience de l'être. Pour cela, il faut du temps, beaucoup de temps. Ce temps est, précisément, le temps du dialogue. Ainsi s'explique la lenteur calculée des entretiens philosophiques. Chacun doit y réconcilier sa subjectivité et la raison. Ce n'est pas chose facile, et qui se fasse en un instant. La condition du dialogue est la méditation. Aussi les philosophes ont-ils indifféremment écrit des Méditations ou des Dialogues. Tout dialogue est méditation: au commencement des Entretiens de Malebranche, on se rend en un lieu où règne le silence, on tempère, en tirant les rideaux, la trop vive lumière du jour. Les interlocuteurs se veulent délivrés de toute urgence, de toute passion, pour mieux écouter la raison. Ils font taire leurs sens, leurs désirs, leurs vanités, et tout ce qui traduit le caractère possessif de leur conscience. Ils ne se hâtent pas. Mais ils ne renoncent pas, au profit de la seule connaissance objective, à l'expérience profonde de
leur sensibilité et à la transformation de leur être. Les dialogues philosophiques de Malebranche ou de Berkeley, comme les Méditations de Descartes, se divisent en journées. Le soir, chacun peut se pénétrer des leçons acquises, réfléchir en un isolement où la présence de l'autre ne vient plus exciter l'amour-propre, toujours désireux de briller et de vaincre. Au matin, un progrès a été accompli, sans que les sentiments de chacun aient subi de violence. D'autre part, toute méditation publiée par un philosophe est dialogue: elle fait appel au lecteur, auquel l'auteur demande de réfléchir avec lui, de consacrer à la recherche du vrai, sinon le temps qu'il lui a consacré lui-même, du moins, comme le dit Descartes, des mois et des semaines. Il faut cela pour que notre sentiment puisse rejoindre la raison, apercevoir qu'elle constitue ce qui lui permet de se convertir à la vérité. Le temps de la méditation, c'est le temps nécessaire à cette réconciliation. La solitude que la méditation exige, c'est la solitude dont la conscience a besoin pour se convaincre que nulle force extérieure ne pèse sur elle. Cette solitude est l'équivalent de la non-violence qui est la règle du dialogue, comme la longue patience que chacun manifeste dans le dialogue est l'équivalent du temps de la méditation. Tout dialogue philosophique est un dialogue-monologue, puisque le représentant du philosophe se révèle, à la fin, avoir seul parlé selon la vérité. Les méditations philosophiques sont des monologues-dialogues, dont le lecteur constitue l'interlocuteur absent, mais indispensable. IV. - Le refus du dialogue, chez tant de nos contemporains, n'est que refus de la méditation, laquelle demeure son analogue, ou sa condition. Dans les meilleurs cas, on accepte l'argumentation. Mais la raison qui argumente n'est déjà plus que raison abstraite, raison scientifique et se situant dans l'objet, 2
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raison contraignante où notre subjectivité ne se reconnaît pas. Le dialogue demanderait une autre raison, une raison aimante, s'identifiant avec le désir de l'être et de la vérité, une raison métaphysique, ou une raison débouchant dans la foi. On peut tenir l'idée d'une telle raison pour chimérique. Mais il faut, en ce cas, renoncer au dialogue, et réduire les rapports humains à ceux de l'intersubjectivité. On retrouve alors la rivalité, la guerre, la honte, l'abandon, peut-être aussi l'amour passion, rapports qui excluent le dialogue. Nous ne voudrions pas jouer sur l'étymologie en déclarant qu'il n'y a plus dialogue quand disparaît l'idée d'un logos universel. Il serait cependant souhaitable de ne pas désigner petr un même terme ce que les philosophes appelaient dialogue et les jeux actuels de l'intersubjectivité, voire de la dynamique de groupe et de la création collective. Pour affirmer que la philosophie est dialogue, il faut accorder d'abord que la raison qui l'anime n'est pas l'intelligence contraignante qui construit les sciences de l'objet. Mais il faut admettre aussi qu'elle n'a rien de commun avec l'énonciation indémontrable, l'aphorisme, l'intimidation, le cri du cœur l'aveu l'appel passionnel, et qu'elle diffère de la ~oésie et du drame. Le discours du philosophe n'est pas cette parole prophétique que les poètes anciens attribuaient au dieu par lequel ils se croyaient traversés, il n'est pas davantage cette parole solitaire que les poètes modernes profèrent en leur monde sans Dieu. Prophétique ou athée, émanant de Dieu ou s'énonçant en son absence, la poésie ne se dirige jamais explicitement vers Dieu. Elle s'oppose à la prière. Mais, refusant ainsi de nommer l'être universel, qui fut longtemps tenu pour le fond des consciences et considéré comme le principe de leur accord, elle ne s'adresse plus aux hommes pour en être ration-
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nellement comprise. Elle veut les émouvoir les inspirer selon les lois mystérieuses de la passion. Les vérités qu'elle affirme ne sont justifiées que par leur propre force, refusent la garantie extérieure de la l~mière intellectuelle. De son côté le drame, qui exprime des rapports de conflit, et porte à la scène c~ qui, ~a?s la vie, est guerre, exclut toute possible réconciliation dans l'universalité de l'esprit. Le dialogue suppose la foi en une raison métaphysique, l'amour de cette raison, l'attente, spinoziste ou kantienne, d'une cité des hommes raisonnables En l'instituant, le philosophe témoigne même a~ sein du scepticisme, qu'il ne succombe' pas tout à fait au découragement. Et sans doute, dans le monde où il vit, personne ne l'écoute-t-il plus. Mais il ne se désole alors que devant sa solitude. Il sait que, selon le droit, le vrai demeure vrai, et accessible à tous. La foi en la possibilité, théorique et idéale de communiquer sa certitude, ne saurait lui être ravie, Tel est l'espoir tenace dont est fait son désespoir.
CHAPITRE III
L'AMOUR ET LA RAISON
I. - Au sein de notre volonté de dialogue, la conscience affective s'est révélée comme élément rebelle, résistant à l'unification des esprits. N'est-il pas permis d'attendre de l'amour ce que nous ne pouvons obtenir du dialogue? L'amour est sentiment, et nous porte vers ce qui n'est pas nous: en lui l'émotion subjective et la reconnaissance de l'autre, la conscience affective, expression du moi, et la conscience intellectuelle, révélatrice de l'extériorité, semblent revenir à l'unité. Il paraît pourtant difficile d'espérer une telle réconciliation. Certains philosophes ont cru pouvoir assimiler amour et raison. Platon, bien des penseurs de la Renaissance, et Spinoza lui-même, identifiant le savoir suprême à l'amour intellectuel de Dieu, ont adopté cette conception. Encore faut-il apercevoir ce qu'elle suppose: si Kant paraît en avoir fait justice, c'est qu'avant lui les effets convergents du christianisme et de la science avaient rendu impossible son. maintien. A notre époque, nul ne songe plus à confondre amour et raison.
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Une telle union demanderait, d'une part, que l'amour ne s'adresse qu'à ce qui est vraiment aimable, à ce qui a qualité et valeur. Elle exigerait, d'autre part, que, pour ne plus retenir que son élan vers l'être, on prive la raison de son rôle technique, de ce qui en elle coïncide avec la structure de l'objet, saisi au sein de l'action que nous exerçons sur lui. L'intuition serait alors métaphysique, et nous délivrerait, en même temps que de l'égoïsme, du caractère phénoménal de notre perception. Or, ni l'une ni l'autre de ces conditions ne sont réalisées. II. - Et tout d'abord l'amour-raison, comme l'a vu Platon, ne saurait être que tendance de l'inférieur au supérieur, mouvement d'un esprit lui-même non aimable vers la valeur désirée. Par une apparente anomalie, cet amour se retrouve en l'amour-passion, dont la source est l'émotion bouleversante que suscite l'être aimé. Tel est bien l'amour délirant que décrivent, chez Platon, le Phèdre et Le Banquet, tel est l'amour que l'on rencontre chez Racine, dans les œuvres des poètes et des romanciers. Mais ce sentiment n'est pas l'amour que nous considérons ici: il n'est pas amour de l'autre, au bonheur duquel il nous laisse indifférent. Il ne s'adresse que passagèrement, et comme par erreur, aux êtres incarnant la beauté, qui demeure sa fin unique. Et c'est en se mêlant à d'autres sentiments, et par l'illusion absurde que l'on peut posséder la beauté, qu'il devient exclusif et jaloux. Fidèle à son essence, il n'exigerait aucune réciprocité. Spinoza, pourtant éloigné du platonisme, déclare, selon une logique analogue à la sienne, que celui 'qui aime Dieu ne peut vouloir que Dieu l'aime en retour. Or, avec le christianisme, l'homme s'est cru aimé de Dieu. Et le pessimisme de nos contemporains, qui désespèrent d'être aimés, n'est qu'un christianisme sans foi. La conscience socratique était amou-
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reuse, mais ne se jugeait pas aimable. Le chrétien se croit l'objet de la dilection divine. L'homme moderne, même s'il refuse le christianisme, conserve son exigence. Il veut être aimé pour lui-même. Être aimé pour soi-même est-il pourtant possible? Qu'il y ait là difficulté, c'est ce dont témoigne Pascal : «Celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté l'aime-t-il? Non, car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus. Et si l'on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on moi? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Aimerait-on la substance de l'âme d'une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent? Cela ne se peut... On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.» Cette objection, dont la logique ramènerait au platonisme, est rationnellement irréfutable. Considéré indépendamment' de ses qualités, nul moi ne saurait être aimable. Au reste, que pourrait être une âme indépendante de toute propriété? Ne sommes-nous pas, quoique nous voulions aimer, en face des seuls objets? Selon la conscience intellectuelle, sans doute. Mais la conscience affective possède ses évidences propres. Saisissant le moi, elle atteint une réalité dont ne saurait rendre compte la raison. Avec la même certitude, elle constate le besoin qu'a le moi d'être aimé. Pour une fois, c'est aux analyses de Pascal qu'il convient d'opposer les raisons du cœur. Bien que cela soit absurde, bien que la réflexion m'enseigne qu'une telle exigence soit dépourvue de sens, je veux être aimé pour moi-même. Et, par cette volonté, j'affirme que doit exister un sentiment unissant les âmes singulières, et qui puisse rompre ma solitude. III. - La solitude naît de la réduction de tous les rapports dont est capable la conscience à son
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unique relation avec l'objet. Au sein d'une forêt, au bord de la mer, sur une montagne, le solitaire peut être touché par la beauté du paysage comme, dans sa chambre, il peut avec émotion écouter de la musique ou lire un poème. Mais nulle beauté ne suffit à consoler. Tout objet souligne notre tristesse par sa présence, inconsciente de soi et de nousmêmes. A cet abandon, seul l'amour pourrait nous arracher. Mais cet amour ne saurait être défini en termes de savoir intellectuel. La notion que nous en avons n'est pas un concept. Elle emprunte son contenu à la plus incompréhensible de nos expériences, celle du sentiment qui nous attache à nous-mêmes. Pourquoi nous aimons-nous? Nul ne l'a jamais compris, et pourtant il en est ainsi. Dire: « je ", vouloir être soi, se distinguer des autres, s'affirmer comme moi, tout cela suppose, enferme une telle inclination. Et, ce que nous voudrions, c'est que les autres nous aiment comme nous nous aimons. Si nous nous aimons sans raison, pourquoi les autres ne pourraient-ils nous aimer ainsi? Le prestige que l'amour possède à nos yeux, la douceur que nous ressentons à entendre dire: « je t'aime », naissent de ce que, dans ce seul cas, semblent se briser les barrières qui nous emprisonnent en la solitude d'un monde objectif. Pour la première fois, notre moi cesse d'être seulement le centre et le sujet de ses représentations: il est sujet pour un autre. La relation amoureuse n'est plus, comme le rapport intellectuel, relation de sujet à objet, mais de sujet à sujet, de conscience à conscience. De ce fait, elle échappe à la raison, qui ne connaît qu'en objectivant. Mais vouloir être aimé n'est pas encore aimer. Et telle est la tragédie de l'amour. Ce sentiment, que nous demandons, il nous est difficile de l'éprouver: malgré le commandement biblique et évan-
gélique, nous ne parvenons pas à aimer le prochain « comme nous-mêmes ». Quoi que nous fassions, notre conscience demeure pénétrée de raison. La raison ne saurait comprendre pourquoi nous sommes attachés à notre moi. Elle ne parvient pas à nous empêcher de désirer, contre tout bon sens, qu'un autre nous chérisse de la sorte. Mais, ne pouvant atteindre autrui qu'à titre d'objet, elle nous détourne de l'aimer comme nous voulons qu'il nous aime. Nous ne pouvons donc aimer qu'en cessant d'écouter sa voix. Vouloir être aimé, c'est exiger de l'autre quelque démence. Aimer est consentir à succomber à quelque déraison. A ceux qu'avait instruits la sagesse des Grecs, le message chrétien apparut comme folie. Dire que Dieu nous aime, ordonner aux hommes de s'aimer ne présente, pour l'intelligence, aucun sens. Cela répond pourtant à l'exigence affective qui habite les consciences. Cette exigence, la philosophie des anciens tentait de la détourner d'une voie qu'elle tenait pour sans issue, en lui proposant un objet rationnellement justifiable. Le christianisme, choisissant l'absurde, promet de la satisfaire. L'absurde est la vérité de la conscience affective. Mais l'amour doit alors quitter le chemin de la logique pour s'engager en celui de la foi. IV. - La foi qu'exige l'amour n'est pas seulement la foi religieuse. Tout amour suppose quelque foi. Il ne saurait y avoir de commerce direct entre les âmes, de révélation immédiate d'autrui comme tel. «Les monades n'ont pas de fenêtres », dit Leibniz, les âmes sont séparées. La conscience d'autrui, directement visée par l'amour, n'est jamais atteinte qu'indirectement par la connaissance: Il faut qu'intervienne une sorte de raisonnement par analogie, lequel est interprétatif, et donc susceptible d'erreur. Nous ne connaissons autrui que par conjecture, affirme
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Malebranche. Et, ajoute-t-il, « ma conjecture est souvent fausse », C'est pour éliminer cet obstacle que Max Scheler a prétendu que l'intuition du psychisme d'autrui était immédiate et première. Elle serait donnée au sein de ce qu'il nomme sympathie, sentiment spécifique qu'il distingue de ceux qu'en général on désigne par ce mot. La sympathie n'est pas la tendance spontanée à produire en nous une attitude, un mouvement, un état du corps perçus en une autre personne, comme dans la contagion du rire; elle n'est ni l'imitation physiologique, ni la participation affective qui en résulte; elle n'est pas l'imitation sentimentale, ni l'impression d'une unité intersubjective. En elle, les sentiments des autres ne deviennent pas nôtres, ils s'offrent à titre d'événements hétérogènes. La sympathie schélerienne est intuition d'autrui, elle est moins sentiment que faculté de percevoir les sentiments. Elle suppose une sorte d'intuitivisme émotionnel: à côté des états affectifs purement sensibles, il faudrait reconnaître des états affectifs intentionnels, ayant un contenu dont ils se distinguent, contenu apparaissant comme l'objet de leur visée, contenu indépendant de l'acte mental dirigé vers lui. Ainsi les jeunes enfants, avant même d'avoir appris à percevoir les choses, lisent, sur le visage de leurs parents, la tendresse, l'indulgence ou la sévérité. Comment supposer, ici, un raisonnement? Il y a bien intuition immédiate, où autrui s'offre comme tel. La théorie de Scheler, si elle était fondée, ruinerait toute distinction radicale entre conscience affective et conscience intellectuelle, établirait la suffisance du sentiment, rendrait l'amour possible en faisant de son objet un donné directement accessible. Le malheur est que la sympathie dont elle parle n'existe pas, comme ne saurait exister un amour qui prétendrait se passer de la foi. Sans doute notre croyance aux
sentiments d'autrui ne suppose-t-elle aucun raisonnement explicite: spontanément, nous pensons percevoir la douleur dans le cri, la bienveillance dans le sourire. Mais on ne trouve ici qu'apparente immédiateté. Il y a bien conjecture, puisqu'est possible l'erreur. En dépit de Scheler, il n'est point de sourire qui ne puisse tromper. L'enfant est rarement abusé par celui de sa mère. Mais il est des mères criminelles, qui sourient à l'enfant dont elles s'approchent pour le mettre à mort. Il est, plus encore, des maîtresses infidèles, dont les caresses sont mensonges. Le charme éprouvé dans l'union des corps n'est pas garant de la sincérité des esprits. Rien ne saurait révéler autrui, sinon la connaissance intellectuelle. Rien ne peut briser le cercle où la conscience est enfermée. Les représentations ne sont qu'idées du sujet. Si l'amour vise l'autre, et non l'objet, encore est-il que l'autre n'apparaît jamais que comme objet. Ne pouvant éviter d'en passer par la conscience intellectuelle, l'amour est nécessairement incertain, pénétré de doute. Il ne peut être connaissance, mais seulement foi et espérance. Les chrétiens, unissant la charité à l'espérance et à la foi, les poètes, tenant l'amour pour fou, retrouvent, par des voies diverses, cette vérité. La conscience affective peut croire. Elle ne peut connaître.
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V. - Il est une raison aimante, une raison se dirigeant vers l'être, et nous faisant désirer les valeurs. Mais cette faculté méconnaît l'exigence la plus profonde de notre conscience affective, le désir d'être aimé. Encore la raison métaphysique, si elle ne répond pas à ce que nous attendons de l'amour, n'est-elle pas étrangère à l'amour: Platon a cru pouvoir, en la suivant, retrouver l'essence d'un mouvement dont il estime que nos aspirations personnelles ne sont que la déviation. La raison métaphysique se dirige vers une réalité supérieure aux esprits
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finis et à toute apparence sensible. Telle est l'Idée platonicienne, tel est le Dieu de Descartes, tel est le Dieu de Spinoza. Aux modernes, la raison s'est révélée avec d'autres caractères, qui, cette fois, rendent tout à fait impossible sa réconciliation avec l'amour: la raison est ce dont on use pour satisfaire le désir, elle constitue l'instrument de la science et de la technique. C'est pourquoi, désespérant de la connaissance, on demande aujourd'hui à l'art ce que l'on attendait jadis de la religion. De toute façon, la recherche de l'être, celle du vrai objectif et celle du beau, inséparables pour Platon, se trouvent dissociées. Pour nous rapprocher d'une raison aimante, telle que la font pressentir l'émotion amoureuse et le ravissement esthétique, nous devrions renoncer à l'utile, inverser notre attitude spontanée de prise sur le monde. Platon demandait un tel retournement. Mais, en sortant de la Caverne, le philosophe n'abandonnait que des ombres. Ce qu'aujourd'hui il nous faudrait rejeter pour retrouver l'amour-connaissance, c'est la technique et la science d'une nature que nous avons entrepris de dominer et de transformer. Cela suffit à signifier l'échec des tentatives de synthèse. Entre la raison et l'amour, l'opposition est devenue radicale. On la voit contestée par ceux qui, à l'univers des ingénieurs, veulent substituer la cité de la fraternité et du bonheur. L'utopie et la confusion de leur pensée ne doivent pas masquer le sens affectif de leur revendication. Mais les exigences affectives ne sauraient être satisfaites dans l'univers objectif.
les voies d'une raison théoricienne. Celle-ci a pour domaine la connaissance des objets sur lesquels elle permet d'agir. Liée au désir naturel, elle est hostile au rapport amoureux. Et, à qui éprouve l'émotion de l'amour, l'univers objectif apparaît comme inassimilable et toujours extérieur. L'amour humain n'est pas le prolongement de l'instinct: il ne peut découvrir ce vers quoi il tend dans le plan de la seule nature, et ne saurait jamais se satisfaire d'un objet, fût-ce l'objet aimé. L'objet n'est pas ce que, véritablement, on aime. On aime à travers l'objet, on n'aime pas l'objet. Nous ne saurions accorder à Descartes que «les passions qu'un ambitieux a pour la gloire, un avaricieux pour l'argent, un ivrogne pour le vin, un brutal pour une femme qu'il veut violer, un homme d'honneur pour son ami ou pour sa maîtresse et un bon père pour ses enfants» soient semblables «en ce qu'elles participent de l'amour », En tous ces cas se retrouve sans doute le transfert, à une réalité extérieure, de l'intérêt d'abord attaché au seul moi; l'homme aperçoit qu'il ne se suffit pas, et doit se compléter par autre chose, ce pourquoi le langage populaire, qui révèle toujours quelque vérité, emploie, identiquement, le terme d'amour. Pourtant, si elle n'a jamais tout à fait tort, en ce qu'elle traduit quelque expérience, la langue n'a jamais tout à fait raison, en ce qu'elle confond ce que l'analyse doit distinguer. Le désir et l'amour ont pour fin «autre chose ». Mais il y a bien de la différence entre tendre vers une réalité matérielle ou vers un esprit, entre le désir, qui, visant ce qu'il veut posséder, consommer ou utiliser, constitue un rapport entre le sujet et l'objet, et l'amour, relation entre deux sujets, dont l'un veut voir l'autre demeurer ce qu'il est, dont l'un veut que l'autre éprouve du plaisir. On n'aime pas un être conscient comme on aime le champagne
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VI. - Pour la condamner ou l'exalter, moralistes et poètes ont insisté sur la sorte de folie qui habite la passion amoureuse. On songe alors à l'aveuglement du choix, au caprice du jugement, à la perte de la liberté intérieure, au désordre des conséquences. Or, c'est de façon plus essentielle que l'amour abandonne
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ou les fraises, et ceux qui aiment les autres à titre de choses ignorent ce qu'est l'amour. Socrate luimême qui, dans le Banquet, cherche à l'amour une unique essence, n'en disconvient point. VII. - Ce qui paraît conforme à la raison technicienne n'est pas l'amour, mais le désir. Hegel met en lumière sa dialectique de destruction. Désirer un aliment, c'est tendre à l'assimiler, à le détruire comme tel. Au contraire, dans l'amour véritable, on veut voir subsister l'être que l'on chérit. Ceux qui réduisent l'homme à la nature devraient s'étonner de découvrir semblable sentiment. « On n'aime jamais assez la femme que l'on aime », écrit André Suarès, « car elle peut mourir », Quel amant, en effet, ne se sent coupable quand la mort vient lui arracher celle qu'entre toutes il a choisie? Aimer semble dicter l'inobservable devoir de ne pas laisser mourir. Aimer conduit à vouloir le bonheur de l'autre. Nous ne prétendons pas ici prendre parti en la question de l'amour désintéressé, question qui opposa jadis Fénelon, Bossuet, et d'autres théologiens. Nous admettons volontiers, avec Malebranche, que la notion d'un amour totalement désintéressé est chimérique: tout amour éprouvé est inséparable de notre désir de bonheur, de notre tendance au plaisir. Mais, précisément, le propre de l'amour est qu'en lui la recherche de notre plaisir se trouve liée à l'idée du plaisir de l'autre. Aimer, dit Leibniz, c'est trouver du plaisir dans la félicité d'autrui, felicitate alterius delectari. Comment confondre un tel sentiment avec celui que nous éprouvons lorsque nous désirons un objet consommable, ou voulons dominer techniquement un ensemble machiné? Comment ne pas le distinguer aussi de l'amour tel que le définit le Banquet, mouvement qui nous élève vers une valeur impersonnelle? Le fait que l'amant veut être aimé suffit à prouver que l'on ne saurait aimer de
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la même façon une femme, un fruit savoureux, un ensemble mécanique et même une valeur, dont on ne saurait attendre de réciprocité. Il n'est d'amour possible qu'entre deux libertés. Et sans doute est-ce à partir de la volonté de séparer l'amour de tout désir qu'a été forgée la chimère d'un amour désintéressé. Un tel sentiment, s'il existait, perdrait le dernier des caractères que l'amour semble avoir en commun avec le désir: celui du plaisir qui accompagne sa satisfaction. Les quiétistes, imaginant que Dieu nous demande un tel amour, exprimaient l'exigeante folie qui habite notre rêve: l'homme ne pourrait-il, à son tour, être aimé sans espoir de plaisir? Chez bien des amoureux, qui demandent ce qu'ils hésitent à donner, on pourrait retrouver semblable prétention. Par elle se manifeste quelque égoïsme. Par elle aussi la conscience humaine témoigne qu'elle n'est pas seulement nature: elle espère échapper aux lois de la vie. Espérance vaine, puisque nul ne saurait se dérober au monde. Espérance révélatrice, qui fait paraître que notre rapport à l'être ne se réduit pas à notre rapport à l'objet. Espérance, enfin, partiellement satisfaite, si toutefois existe l'amour. Car il est déjà merveilleux qu'un sentiment soit donné où le plaisir de l'autre semble se découvrir en notre volupté, où notre connaissance d'autrui paraisse détruire les cadres de l'objectivité pour se manifester en une émotion révélatrice. Ici se retrouve la vérité que pressentaient l'Aristophane du Banquet et le Nerval des Chimères: l'amour est consolation. VIII. - A la distinction de l'amour et du désir, on opposera la volonté de possession et la jalousie meurtrière de l'amour-passion. Mais c'est par erreur que l'on verrait en ces sentiments les suites d'un désir naturel: ce n'est pas à titre d'objet qu'ils visent l'être aimé. Bien plutôt, c'est au désespoir
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de ne pouvoir atteindre l'autre en sa conscience même qu'il faut attribuer les tortures du jaloux, et, dans les cas extrêmes, la destruction d'un corps qui s'oppose à l'amour en ce qu'il paraît le moyen, et comme le support, d'une toujours possible dissimulation. Car l'amour, qui, par essence, ne s'adresse pas à l'objet, peut se transformer en négation du corps, en haine de l'objet, ce que l'on retrouve aussi bien en certains états mystiques que dans les violences du sadisme. Il est en effet quelque chose de commun entre l'ascèse du mystique, estimant qu'il ne pourra atteindre Dieu qu'après avoir effacé les objets sensibles, et la cruauté du passionné qui, désespérant de connaître l'autre avec certitude, et estimant qu'il n'y pourra parvenir qu'en lui infligeant une souffrance, mutile le corps, spatialement offert, qui semble l'en séparer. Tous deux obéissent à une nécessité inhérente à l'exigence de l'amour. En ce sens, le mythe de Tantale rejoint l'idée du Dieu caché. Car, dès que nous aimons, le supplice de Tantale devient le nôtre. Contrairement à Tantale, nous pouvons saisir les objets que nous désirons. Mais, comme lui, nous ne pouvons atteindre la réalité que nous aimons, bien qu'elle paraisse contenue dans un objet tout proche. La perception présente à l'amoureux cet objet comme offert. Mais l'objet se révèle comme incapable de livrer un être. C'est de la même façon que le religieux cherche en vain à apercevoir, dès ce monde, le Dieu qu'il aime. Vision impossible, comme déjà la Bible nous en avertit. On ne saurait contempler que le monde, et le monde, s'il peut être signe de Dieu, ne saurait être Dieu. Le religieux réclamant la vision d'un Dieu dont la nature est d'être invisible, Proust essayant, en parcourant les lieux où elle vécut, en s'informant des détails de sa vie, de retrouver une Albertine
disparue avant que d'être morte, connaissent le même tourment. Proust attribue d'abord au temps et à l'espace l'échec amoureux: « Je comprenais, écrit-il, l'impossibilité où se heurte l'amour. Nous nous imaginons qu'il a pour objet un être qui peut être couché devant nous, enfermé dans un corps. Hélas! Il est l'extension de cet être à tous les points de l'espace et du temps que cet être a occupés et occupera.» Mais Proust découvre que l'essence de l'obstacle où se heurte l'amour est plus invincible encore. « Je sentais, avoue-t-il, que je touchais seulement l'enveloppe close d'un être qui, par l'intérieur, accédait à I'infini.» De même, Swann comprend « quelle folie avait passé sur lui quand il avait... commencé de désirer la possession, toujours impossible, d'un autre être », On peut posséder l'objet d'un désir, car un objet n'est pas un être. Mais l'amour tend vers une conscience, et une conscience est un être: on ne la possède point. IX. - La raison peut se mettre au service du désir. Elle semble refuser à l'amour toute aide et tout appui. Technicienne, elle est hostile au rapport amoureux. Connaissante, elle ne peut lui donner la certitude qu'il réclame. Métaphysique, et se confondant avec l'amour de l'être, elle ne peut devenir amour de tel être, amour d'une conscience finie. Une fois encore, conscience affective et conscience intellectuelle paraissent irréductibles et séparées, et l'amour, incapable de nous unifier nous-mêmes, ne saurait conduire à cette communion totale avec autrui, à laquelle il incline. Tout appel à la connaissance risque de le dissoudre: il doit se contenter d'être exigence et foi. L'amour n'est pas désir de chose, mais désir d'esprit, et nul ne saurait apercevoir ni atteindre un esprit autre que le sien. Le corps de la femme aimée
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n'est pas sa conscience, toujours lointaine, et parfois refusée au moment même où la chair s'abandonne. Les caresses ne sont pas des preuves. L'amour ne peut se satisfaire du monde objectif. On peut sans doute, comme Baudelaire, rêver d'aller vivre, avec la femme aimée, en un pays qui ressemble à cette femme. Mais nul pays, nulle contrée enfermée dans l'espace, nul ensemble d'objets visibles ne sauraient lui ressembler tout à fait.
CHAPITRE IV
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I. - L'irréductibilité de la conscience affective à l'intellectuelle apparaît clairement dans l'angoisse. Déjà, en toute émotion, la sensibilité échappe à notre contrôle: l'équilibre s'y trouve rompu, l'effort d'adaptation s'y révèle impuissant. Nous sommes non point, selon l'étymologie, jetés hors de nous-même, mais rendus à un « nous-même» antérieur à la raison, et paraissons livrés à l'affectivité seule. Bien que les mots de joie, de peur, et maint autre, désignent à la fois sentiment et émotion, il importe de distinguer l'émotion du sentiment. Les désordres de la terreur ne sont pas seulement les effets d'une crainte devenue plus forte. Car la crainte, permettant d'éviter le danger, demeure raisonnable. Pradines, Janet ont parlé d'affections régulatrices. Il est clair que les sentiments n'ont pu leur sembler régulateurs que dans la mesure où ils enferment quelque pouvoir de l'intelligence. Au contraire, dans l'émotion, le contrôle qui conditionne l'action adaptée est menacé. Toutes les théories de l'émotion (qu'elles insistent sur le heurt des
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représentations, cherchent dans un trouble corporel l'origine de notre sensation de désarroi, invoquent un conflit inconscient ou un échec de nos désirs profonds) admettent que l'émotion est conscience d'un désordre. L'affectivité y engendre un comportement contraire à celui qu'exigerait le savoir: je sais que je devrais parler, et reste sans voix, que je devrais résister, et mes membres se dérobent, que je devrais partir, et reste cloué sur place. A ma volonté s'oppose une force qui engendre ou exprime l'état de mon corps, force que je subis, soit qu'une aveugle colère m'incite à frapper, soit que la panique me paralyse. Voici consommée la rupture avec le monde de l'utile, où la connaissance nous guide.
de la lucidité. Dès lors on peut, avec Goldstein, expliquer l'angoisse par une impossibilité physique d'adaptation, on peut y voir, avec Freud, l'effet d'un conflit insconscient que la situation présente réveille par symbolisme, on peut, avec Tricaud, la rattacher à cette «agression éthique» qu'est «l'accusation» dont chacun se sent l'objet, la lier aux idées de culpabilité et de dette, il reste que l'angoisse, si elle ne fournit aucune connaissance discursive des choses, révèle la situation de notre moi, fini et toujours menacé. Nous ajouterions volontiers que l'angoisse pure est une chimère. L'illusion de l'existence d'un tel état a conduit à voir dans l'angoisse un effet de la liberté, alors qu'elle ne survient au contraire que lorsque la volonté cesse d'avoir prise sur l'événement: l'angoisse qu'ont décrite les existentialistes est inconnue de la plupart des hommes. Celle que nous éprouvons répond plutôt à notre impuissance devant un monde rebelle à nos désirs, mettant en péril notre fragilité, écrasant notre finitude. Et l'on ne saurait prétendre alors, avec certains psychologues, que l'émotion suspende le jeu des opérations intellectuelles, et qu'y disparaisse toute connaissance. Même l'angoisse dite physique, qui surprend tout à coup, ainsi celle qui accompagne la douleur du cardiaque, contient l'obscur savoir du risque d'une mort imminente. L'angoisse du vertige, si elle comporte une irrationnelle attirance vers le danger redouté, demeure liée au fait que la chute dans le précipice aperçu à nos pieds est objectivement possible. C'est à tort que l'on a prétendu que l'angoisse est angoisse devant le rien (à moins que l'on n'entende par «rien» le néant où sombrera notre vie) en refusant de la comparer avec la peur intellectuellement motivée, dont elle reste parente. Nous n'éprouverions ni peur ni angoisse si nous ne nous savions pas mortels. L'émotion sous-
II. - Parmi les émotions, l'angoisse semble présenter un intérêt particulier. Elle est pure affection, se distingue de la peur, qui est toujours peur de quelque chose, diffère de l'anxiété, encore relative à un objet définissable. René Lacroze, Juliette Boutanier déclarent qu'elle préexiste à toute connaissance de l'objectivité, en quoi ils rejoignent, par les voies de la psychologie, Kierkegaard et Heidegger. Est-ce à dire que l'angoisse puisse se définir en dehors de tout rapport avec le savoir objectif? Il semble au contraire que celle dont parle Kierkegaard ne soit compréhensible qu'à partir des présuppositions de la dogmatique judéo-chrétienne, et que l'angoisse heideggerienne demeure relative à la certitude d'une mort dont seul le raisonnement nous enseigne qu'elle nous frappera à une heure imprévisible. En ce sens, la conscience affective dépend de l'intellectuelle. Et sans doute nous amène-t-elle à saisir l'univers sur un mode différent. L'angoissé n'est pas aveugle pour cela. Sa clairvoyance reste totale, et il est permis de croire que «se surprendre mortel », selon les mots de Caminade, soit atteindre le point extrême
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trait notre comportement au contrôle intellectuel. Elle n'exclut pas l'intelligence. III. - Inséparable de quelque savoir issu de la conscience intellectuelle, l'angoisse diffère pourtant de cette conscience, se montre irréductible à elle. Cela paraît dans l'angoisse pathologique. La conviction affective de l'agoraphobe ne pouvant traverser une place ou une rue n'a rien de commun avec la connaissance objective, à laquelle elle s'oppose au contraire radicalement. Le malade sait qu'il est physiquement capable de marcher: les médecins, après avoir vérifié l'état de ses nerfs, de ses muscles, l'ont affirmé, et il n'a aucune raison de mettre leur parole en doute. Dira-t-on qu'il surestime les dangers de la traversée? Mais il pense bien que, s'il tombe au milieu du parcours, il sera secouru par un passant. Il n'est intellectuellement victime d'aucun égarement, d'aucune aberration, on ne peut rien lui apprendre qu'il ne sache ou ne se soit dit. Les dangers qu'il redoute sont d'un autre ordre, et, de ce fait, proprement insurmontables. Le sentiment, la certitude de ces dangers, il ne saurait les faire partager aux autres, ou même les communiquer à sa propre conscience intellectuelle, non plus, du reste, que les discours des autres et la lumière de sa raison ne pourraient vaincre la panique qui lui interdit d'aller plus loin. Ce dont il est persuadé, à savoir qu'il lui sera impossible de traverser cette rue, cette place au bout de laquelle il aperçoit, là-bas, l'inaccessible autre côté, il le saisit d'une autre façon, sur un autre mode. Il faut alors reconnaître que l'agoraphobe possède une double certitude: il sait, intellectuellement, qu'il est capable d'avancer, il sent, affectivement, qu'il ne saurait y parvenir. De même, il faut se garder de confondre l'angoisse avec la conscience des images qui semblent en émaner, et la croyance qu'on leur accorde. Sans
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doute faut-il reconnaître que l'angoisse engendre parfois des fantômes, et c'est à bon droit que l'on a pu y voir la substitution d'un monde magique au monde quotidien. Mais ce sont là compromis, représentations dérivées, moyens d'échapper à l'émotion en remplaçant le réel objectif par un rêve. Il s'agit moins des effets directs de la conscience affective que des créations par lesquelles le sujet se défend contre ses craintes. C'est pourquoi, en dissolvant de telles erreurs, on fait renaître l'angoisse: cela se voit aussi bien dans les cures psychothérapiques, où sa réapparition précède la guérison, que dans les exemples analysés par Lacroze; la croyance des pr~ mitifs aux esprits, aux animaux mythiques, aux forces occultes, aux pouvoirs des sorciers rend l'angoisse supportable, et le civilisé, en ruinant leurs superstitions, livre à nouveau ces primitifs à leur terreur fondamentale, plus qu'il ne les délivre d'inacceptables erreurs. Car l'imagination, bien qu'elle soit soumise à l'empire de l'affectivité, demeure intellectuelle et représentative: en se débarrassant de ses prestiges, l'homme retrouve les évidences de son cœur. IV. - Nous voici ramenés au problème: comment l'homme sent-il autrement qu'il ne sait? L'angoisse et l'émotion amènent à poser cette question, que ne soulève point l'affectivité élémentaire. Il n'y a pas lieu de se demander comment l'homme souffre autrement qu'il ne sait; douleur et savoir sont par nature hétérogènes. Mais, avec l'angoisse et la phobie, l'affectivité semble bien impliquer une sorte de perception irréductible à la science. Nous retrouvons l'évidence de deux consciences distinctes, et toutefois, l'une et l'autre, inséparables de quelque vérité. On a proposé bien des explications de l'angoisse qui, toutes, tendent à sa réduction à une connaissance de type intellectuel. Sur ce point, les théories psycho-
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logiques et les théories somatiques, qu'en général on oppose, pourraient être rapprochées. Selon Freud, l'affect, comme tel, est toujours justifié, entendons justifié devant l'intelligence, une fois que, grâce à l'analyse, on a découvert ses véritables motivations. Incompréhensible si on la considère par rapport à l'objet qui déclenche sa manifestation, la phobie peut reprendre son sens quand on la ramène à sa source. D'une jeune fille tombant en syncope à la vue d'une lame d'acier, on découvre qu'enfant elle a vu son père menacer d'un rasoir une domestique qu'il voulait violer : elle refuse de s'en souvenir, en sorte que son émoi, absurde si on le rapporte à la peur d'un banal couteau de cuisine, est fondé si l'on invoque la lutte dramatique du sujet contre la remontée à la conscience, à partir de la perception du couteau, de l'image totale de la scène dont il refuse lei mémoire. Les explications de l'angoisse à partir du traumatisme de la naissance, du sevrage, de la crainte de la castration sont du même type. En dépit des apparences, la théorie de Goldstein rattachant l'angoisse à un trouble corporel, à une réaction de catastrophe, autrement dit à la désadaptation d'un organisme incapable de fournir la réponse adéquate à une situation donnée (ainsi chez certains blessés du cerveau), et diverses explications plus récentes de l'angoisse à partir de modifications cérébrales, ou plus généralement organiques, sont semblables aux doctrines précédentes en ce que, dans les unes comme dans les autres, la conscience affective est tenue pour l'expression indirecte d'un savoir objectif.. Pour revenir à notre exemple, l'agoraphobe peut fort bien être atteint de lésions que toute analyse médicale est incapable de déceler, mais n'en sont pas moins réelles. Dans certaines intoxications prolongées, lentes et progressives, le malade éprouve d'abord sous la forme de symptômes dits « subjec-
tifs» (c'est-à-dire non contrôlables par l'examen neurologique) des impossibilités, ainsi celle de marcher, qui deviendront ensuite «objectives », quand les effets du poison seront plus avancés et plus profonds: la conscience affective révèle alors, à sa manière propre, des lésions commençantes, qui, plus tard accentuées, donneront lieu à une paralysie réelle. L'angoisse dite subjective peut donc sembler être motivée objectivement; elle apparaît comme une connaissance qui sait mal ce qu'elle sait. Car l'angoissé sait avec vérité que «quelque chose» le menace, et ignore la déficience organique dont il est atteint. Ainsi, la prééminence accordée à l'objectivité par toutes les sciences de l'homme permet de rapprocher des doctrines apparemment contraires. Certains psychanalystes, à la suite de Lacan, estiment que le symptôme névrotique est un langage cherchant en vain à se faire entendre. Cela conduit à découvrir dans l'inconscient les structures de la parole, à admettre que le malade en sait plus long sur son état que ce« medicus externus » dont Descartes parlait à Burman. A l'opposé, certains psychiatres ne cherchent de causes que matérielles, et empruntent leur thérapeutique à la chirurgie ou à la chimie. Mais c'est encore réduire le trouble à un fait objectif. Ainsi, tout serait accessible à la connaissance: psychologues et neurologues pourraient légitimement affirmer que rien ne saurait échapper à leur investigation.
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V. - Nous ne contestons pas les precieuses vérités mises en lumière par leurs analyses. Nous pensons seulement que ces analyses ne portent pas sur l'affectivité comme telle. Les causes peuvent différer, et l'émoi être identique: l'angoisse du cardiaque ressemble à celle du névrosé. Neurologues et psychanalystes s'y trompent parfois, et, sur ce
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point, l'incertitude de l'étiologie est leçon pour le philosophe: elle prouve que nulle explication, somatique ou psychologique, n'atteint l'affectivité en son essence. Le psychanalyste le plus intransigeant ne saurait ignorer l'existence de l'angine de poitrine. Il devrait alors convenir que l'affectivité possède une réalité propre, que n'atteint en rien, même quand le trouble observé est psychique, la découverte d'une structure de l'inconscient. Le symptôme, s'il est discours est vécu comme souffrance, non comme langage. 'Le problème de l'affectif demeure donc irrésolu. Et s'il est un domaine où les théories de Freud semblent insuffisantes, c'est celui de la douleur et de l'appréhension de la mort. Quant aux explications somatiques, il est encore plus clair qu'elles n'atteignent pas l'essence de l'affectivité. Un mouvement, propre à l'espace, ne peut permettre de comprendre un état conscient. Que l'on se représente, avec autant de détail qu'on voudra, ce qui se passe dans le cerveau, on n'y découvrira jamais un plaisir, une douleur, une joie, une tristesse. Pouvoir agir sur ces états en modifiant le corps est une chose, atteindre leur essence en est une autre. Ce que révèlent la souffrance et l'angoisse n'est accessible qu'à ceux qui les éprouvent. Chaque homme doit souffrir et mourir seul, et sans que le sens de sa souffrance et de sa mort lui soit révélé. VI. - Nous ne tentons pas. ici de découvrir les causes (au reste variables) de l'angoisse; c'est affaire de médecine. Nous essayons de définir l'essence d'une conscience susceptible d'être angoissée. Cela revient à se demander pourquoi je suis un moi, m'attache à moi-même, et souffre à la pensée que je puis être mutilé, châtré, diminué ou détruit. Sans doute ce qui me révèle ces dangers est-il la conscience intellectuelle: la conscience affective apparaît alors comme une réaction de refus devant ses enseigne-
ments. Mais ce refus émane de la conscience prmntive du moi et de notre attachement au moi, conscience ontologique, mystérieuse, inexplicable. Il est donc nécessaire de sortir des bornes de la psychologie, de la neurologie, de ce qui parle de nous en tenues d'objet, de ce qui prétend être une science de l'homme. On peut à bon droit condamner le malade mental, qui se plaint de n'être pas compris, lorsqu'il oppose aux propos du médecin l'irréductible noyau de sa conviction délirante. On peut critiquer le névrosé, qui ne se sent pas compris davantage, lorsqu'on répond à son inquiétude par un langage qui ne saurait l'apaiser. Mais condamner, critiquer n'est pas découvrir une essence. Au reste, faudra-t-il rejeter aussi l'amoureux qui, intellectuellement convaincu que sa passion l'engage en une voie de malheurs, garde une certitude affective contre laquelle nul raisonnement ne saurait prévaloir? Il conviendrait alors de faire le procès de l'homme, de lui reprocher d'être un moi. Et, si l'on peut établir que l'angoisse névrotique est en réalité angoisse devant un objet ou une situation que le malade ignore mais que l'analyste peut découvrir, si l'on peut abolir ainsi toute différence essentielle entre l'angoisse pathologique et l'inquiétude rationnellement motivée, il ne faudrait pas croire que l'on ait expliqué l'angoisse elle-même, émotion d'une créature abandonnée, menacée, attachée à soi, émotion de l'homme considéré comme un moi, émotion qui ne peut être éclairée que par la réflexion et la méditation de ce moi lui-même, autrement dit par philosophie. Encore faut-il pour cela que la philosophie renonce aux prestiges de l'objectivité, et préfère l'expérience au discours. La situation première de l'homme ne peut être décrite par aucun langage rationnel, le mystère par rapport auquel elle se
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définit ne peut être approché que par sentiment. Pas plus qu'elle ne comprend pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien, la raison ne comprend pourquoi elle s'éveille au sein d'un sujet attaché à soi. On peut du reste penser que les deux questions n'en sont qu'une, et chercher le secret de l'être dans l'amour qu'il se porte. Mais une telle pensée, impossible à concevoir rationnellement, ne peut prendre sens que dans la conscience affective.
saisre particulière des intérêts du moi, telle que la sensibilité la donne. Seule la sensation m'apprend qu'une chose est présente, favorise ou met en péril ma santé et ma vie. Malebranche, pour sa part, nie que nous puissions avoir une idée claire de l'âme, et affirme que celle-ci n'est connue que par sentiment. Ce qui revient à dire que nous la saisissons, non dans une essence intellectuellement définissable, mais en son être. Comme Descartes, auquel il s'oppose par le vocabulaire, Malebranche estime donc que l'existence de l'âme est atteinte avec certitude dans la conscience qu'elle prend de soi. Mais il rejette la possibilité d'avoir de l'âme une idée de type géométrique, permettant la déduction de ses propriétés. Et Spinoza, voyant en Dieu la source de toute compréhension, pense cependant que l'essence du moi est désir, ou plutôt effort (conatus). La notion de conatus individuel apparaît alors comme première, malgré la doctrine qui fait de nous des modes de Dieu, et ramène ainsi, plus qu'à un problème soluble par raison, à une sorte de mystère. J'existe, je suis un sujet désirant, situé dans le monde, aux prises avec d'autres réalités, je veux persévérer dans mon être et, de mes succès, de mes échecs résultent joie et tristesse. En affirmant le primat du conatus, Spinoza, bien que parlant d'essence, est donc loin de faire de l'homme un objet. Et il montre pourquoi ce que nous appelons ici conscience affective est souvent méconnu. Les verbes qui définissent cette conscience (désirer, aimer, attendre) sont transitifs: on désire quelque chose, on aime ou attend quelqu'un. Dès lors chacun préfère à l'expérience de sa tendance la considération de son objet. Pour Spinoza, au contraire, le désir est antérieur à son objet, à sa fin. L'objet n'est désirable que parce qu'il est désiré.
VII. - Il ne faudrait cependant pas croire qu'un tel mystère ait été méconnu par les grands philosophes du passé. Sans doute leur rationalisme les a-t-il souvent conduits à tenir la conscience pour intellectuelle, à la nommer entendement. Mais, pour nous borner à leur exemple, les philosophes du 17· siècle ont-ils négligé le fait que la conscience est conscience de soi? Et a-t-il fallu attendre notre époque pour découvrir que l'homme ne peut se définir en termes de raison ? Il n'en est rien. Convenons que Descartes parle souvent du « je pense» comme d'une idée claire, et définit la passion comme l'effet du corps. Mais, en son célèbre cogito ergo sum, il n'essaie pas d'expliquer pourquoi la pensée et l'existence qu'il découvre sont à la première personne: il part de cette évidence, ontologiquement indubitable mais impossible à fonder discursivement. Plus tard, lorsque Elisabeth lui demande de définir le vécu, il reconnaît ne pouvoir répondre ni dans le langage de la science de l'esprit, ni dans celui de la science de la matière. Il invoque une expérience propre, contenant plaisirs et douleurs, me renseignant sur mon rapport actuel avec ce qui me secourt ou me menace. S'il met en garde contre les intrusions de l'affectivité en tout autre domaine que le sien, il condamne aussi les interventions de la raison dans le champ propre de l'affectif. A ses yeux, rien ne peut remplacer cette
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VIII. - Nulle raison ne saurait répondre à la question: pourquoi suis-je moi, et tel moi? Or la conscience affective est d'abord conscience de ce moi, et de son amour pour lui-même. Elle exprime, pour le seul sujet, le fait qu'il est et n'est qu'en s'aimant, elle révèle l'insondable nature de sa substance. Elle m'apprend qu'indépendamment de tous mes rapports pensables avec l'extériorité, j'ai avec l'être une relation plus fondamentale, celle qui m'attache à moi-même par une particulière volonté, celle qui me fait redouter le néant de la mort. Cette conscience qui, dans l'angoisse, se manifeste avec acuité, saisit ma situation sans recourir à l'objectivation intellectuelle. Il est pourtant possible de distinguer en elle un aspect primitif et un aspect dérivé. Chez l'enfant, le stade émotionnel précède celui de l'activité de relation, ce pourquoi on a pu voir dans l'émotion un comportement archaïque et dire que l'influence du principe de plaisir précède celle du principe de réalité. Mais la conscience affective, antérieure à l'éveil de la raison, doit vite compter avec la raison. D'abord simplement ignorante de l'objectivité, elle apparaît ensuite comme son refus. Elle revient alors à l'origine, en défaisant ce qu'a fait la connaissance. Mais il n'y a pas de contradiction entre ces deux aspects: dans les deux cas, la conscience affective révèle sa nature propre. On pourrait dire qu'elle est par essence folie, et cela même quand elle engendre des jugements semblant issus de considérations rationnelles. Ainsi, au cours d'une pénétrante analyse, Lacan a établi que l'Alceste de Molière est fou. S'il condamne les mensonges de Célimène, c'est parce que «son narcissisme est plus exigeant ». Ce qui le met hors de lui «à l'audition du sonnet d'Oronte, c'est qu'il y reconnaît sa situation... les propos de
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furieux qu'il tient alors trahissent manifestement qu'il cherche à se frapper lui-même ». Ces remarques nous conduisent à réfléchir sur la démence. Jusqu'à présent, nous avons considéré la conscience affective en son contact avec la conscience intellectuelle, et telle qu'on la découvre dans le dialogue, l'amour, l'angoisse. Nous allons tenter de la saisir dans les états qu'elle conditionne entièrement: rêve, folie, poésie. Cela conduira à mieux apercevoir ce qui en elle est refus et confusion. Mais ce refus, cette confusion apparaîtront ensuite comme l'envers d'un savoir positif. Et nous découvrirons dans la conscience affective, et dans la réflexion su; elle, une voie vers l'ontologie.
CHAPITRE V
LE RÊVE ET LA FOLIE
1. - En reprenant, à côté de celui de rêve, le terme courant de folie, nous n'entendons pas nous interroger sur son bon usage, ni aborder l'étude de questions qui demeurent du ressort des seuls psychiatres: celles de la classification des maladies mentales, de leur thérapeutique, de la nature de leurs causes, organiques, psychologiques ou (comme il est de mode de le croire aujourd'hui) sociales. Nous ne voulons pas davantage nous immiscer dans les querelles soulevées par ce que l'on nomme (d'un mot fort incertain) l'antipsychiatrie. On sait que, par exemple, Laing et Cooper prétendent que la folie, n'étant pas phénomène pathologique, manifeste ce qu'il y a en nous de plus créateur et témoigne d'une recherche féconde du vrai. Qu'il nous suffise de constater qu'un employé de bureau se croyant empereur, une femme, à laquelle nul ne veut de mal, demeurant convaincue que sa meilleure amie verse de l'arsenic dans son café, adhèrent à des opinions qu'on ne saurait considérer comme vraies, à moins de tenir pour erronées celles que nous professons 3
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tous. La folie existe donc, en ce qu'elle contient une certitude subjective concernant ce qui, objectivement, est faux, certitude analogue à celle du rêve, où je crois me promener en une forêt, ou voyager en avion, alors que je suis dans mon lit. L'existence de la folie ainsi définie, existence que nul ne saurait contester s'il ne délire lui-même, et celle, non discutée, du rêve, suffisent à rendre légitime le souci inspirant les analyses qui vont suivre. Elles partent d'un fait incontestable: certains délirent, nous rêvons tous, le monde de la perception et de la science n'est pas le seul à s'offrir comme réel à la conscience des hommes. Le malade guéri reconnaît que ses convictions passées étaient inexactes, comme le dormeur, une fois éveillé, convient que son rêve relevait de l'illusion. On peut ainsi découvrir, entre conscience lucide et conscience onirique ou malade, une autre différence: alors que rêve et folie ne se réfèrent pas à la vie diurne et normale, même s'ils en empruntent les éléments, la conscience, redevenue lucide, garde la mémoire des choses auxquelles elle a cru dans le sommeil ou la démence, et les juge irréelles. Réveillés, nous renonçons à l'univers de nos songes au moment même où nous en évoquons le souvenir. Quand elle a lieu, la guérison de la folie ne s'opère pas autrement. « Le rêve », écrit Roland Cahen, « reflète un certain fonctionnement... indépendant des buts conscients du moi, de son vouloir, de ses désirs et de ses intentions. Il s'y oppose même parfois ». Or, c'est en redécouvrant l'objectivité que je retrouve mes buts conscients, mon vouloir, mes désirs, mes intentions. Et toute thérapeutique mentale réussie est semblable à l'acte par lequel nous réveillons un dormeur. Rêveur et malade recouvrent la raison en renonçant à leur univers privé, en reconnaissant comme vrai le monde de tous.
II. - La conception selon laquelle rêve et folie appartiennent à la conscience affective ne fut pas toujours admise. Maury, atteint en dormant par la chute de la flèche de son lit tombant sur sa nuque, rêve qu'on le guillotine. Bergson, alors que parviennent à ses oreilles les aboiements d'un chien, rêve qu'il harangue une assemblée houleuse, hurlant: « à la porte!» Or, quand ils entreprennent, au réveil, d'expliquer les aventures vécues par leur conscience endormie, Maury et Bergson y voient avant tout les interprétations erronées de sensations reçues pendant le sommeil, et ne cherchent à l'inexactitude de ces interprétations d'autre cause que l'afflux des souvenirs et le relâchement de toute vigilance rationnelle. Quant à la psychopathologie, elle a été longtemps intellectualiste, en même temps qu'organiciste,en définissant le trouble mental comme erreur de jugement, et en cherchant sa cause dans une affection cérébrale. C'est récemment que la psychopathologie est devenue affective. L'influence de Freud, celle de Bleuler ont été, sur ce point, décisives. Freud met à la source de la maladie le refus d'une tendance ou d'un instinct, et recherche dans le passé du sujet des événements à forte charge émotive. Bleuler insiste sur la notion de contact affectif, sur la difficulté d'établir avec autrui une relation vécue. Le concept d' « autisme» est né de ces considérations, et l'on a parlé du monde autistique des schizophrènes. L'autisme lui-même, d'abord considéré par les freudiens comme le fruit de complexes, a été tenu ensuite pour l'expression d'une rupture de contact vital avec la réalité, réalité du monde ou des autres hommes. Pourtant, ce ne sont pas les arguments de Freud ou de Bleuler qui nous amènent à tenir rêve ou folie pour expressions de la conscience affective. C'est le
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fait qu'en de tels états se retrouvent les caractères que nos précédentes analyses ont découverts en cette conscience. Rêve et folie sont porteurs d'émotions, de craintes, d'angoisses. Et ils présentent le caractère rigoureusement personnel de l'affectivité. Celle-ci, nous l'avons dit, est toujours, pour parler en termes grammaticaux, à la première personne. Alors que, marchant ou voyant quelqu'un marcher, je puis déclarer avec une égale assurance: je marche, ou: il marche, la certitude qui est la mienne lorsque, souffrant, je dis: je souffre, ne peut être retrouvée quand je dis d'un autre: il souffre. Ici, mon affirmation n'exprime qu'une conjecture. Il est un monde commun où s'effectuent nos mouvements, aucun monde objectif ne contient nos douleurs. La solitude du rêveur est semblable à celle de l'homme souffrant, et cette fois s'étend à toutes choses. Nul ne peut parcourir son espace de fantômes. Sans doute pourrait-on remarquer, avec Leibniz, que, les monades n'ayant pas de fenêtres, la solitude est le fait de toute conscience. Ontologiquement fermée sur soi, la conscience intellectuelle est solitaire: elle nous place en face des seuls objets, autrui ne s'y révèle qu'à ce titre, ses sentiments et ses pensées ne sont que supposés. Même en ce qui concerne les choses, affirmer, outre l'objet, sa substance, est formuler une hypothèse. Mais de telles vérités ne se découvrent qu'au terme d'une analyse reposant, comme le doute cartésien, sur la supposition que nous rêvons peut-être. Nous retrouverons cette démarche. Mais pour l'instant nous ne nous plaçons pas à ce niveau. Nous accordons que tout n'est pas rêve, que le monde du jour est objectif, au moins en ce qu'il est également aperçu par d'autres. Dès lors se définit une solitude propre au rêveur. Héraclite remarquait déjà qu' «éveillés, les hommes ont un seul monde qui leur est commun
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(~voc xoct xo~vov x60'(Lov)" alors que «pendant le sommeil, chacun retourne à son propre univers (e:tc; t8wv &.7toO'''t'péepe:0'6oc~)''. De nos jours, Sonja Marjasch écrit: «Un rêve est avant tout une expérience individuelle du sujet, et celui-ci ne peut, au moment de l'expérience, la partager avec nul autre.» C'est donc en vain, et par l'effet d'un rêve sur le rêve, que l'émouvante histoire de Peter Ibbetson montre deux amants, séparés dans la vie, mais se retrouvant chaque nuit dans un songe qu'ils font en même temps, et de semblable façon. Ici s'exprime l'espoir merveilleux en l'amour, mais cet espoir n'est source que de création romanesque. Jamais le sommeil n'a permis à deux êtres séparés de se réunir. On veille à plusieurs, on rêve seul, comme, selon Pascal, on doit mourir seul. Le rêve substitue le monologue au dialogue, et la conscience affective est déjà ce qui, dans la vie éveillée, s'oppose au dialogue. Certains ont donc pu voir dans le rêve la défense contre une opposition, un conflit, une agression de la part d'autrui, et prétendre que c'est pour se mettre à l'abri que le rêveur renonce à toute communauté, fût-ce à celle qui permet aux gens éveillés de se trouver d'accord sur le réel quotidien. A partir de telles constatations, Mircea Eliade signale «la différence radicale de régime ontologique entre les mythes et les rêves », Le mythe, écrit-il, «ne peut pas être particulier, privé, personnel»; un rêve n'est pas un mythe: lui manquent «les dimensions constitutives du mythe, l'exemplarité et l'universalité », Gilbert Durand, sans parler du rêve, étudie «les structures anthropologiques de l'imaginaire », et fonde sur l'universalité des archétypes, ce qu'il nomme une «fantastique transcendantale », Et nous verrons Nelli rattacher le mythe à la poésie plutôt qu'au rêve. Le fou, en cela, ressemble au rêveur, et les remarques présentées par Minkowski au sujet de la mala-
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die mentale rejoignent les propos d'Héraclite sur le songe. Car, écrit Minkowski, les individus normaux «plongent dans le monde dans lequel ils vivent et qui leur est commun, tandis que l'aliéné, du fait qu'il s'en sépare radicalement, porte son monde en lui », Cette affirmation, concernant la façon dont est vécue la folie, demeure vraie, même si l'on considère, avec certains contemporains, que la démence ne peut se définir qu'à partir du rapport du malade et de son milieu. Quelles que soient les causes de son attitude, le fou, en opposant aux propos raisonnables sa conviction délirante, se mure dans la solitude.
impressions reçues, un sens qu'objectivement elles n'ont pas. Plus exactement encore, il accepte ses données comme telles, indépendamment de tout sens. Il est le domaine du non-sens. En certaines de ses formes, la poésie moderne lui envie ce privilège. La prétention de comprendre la folie paraît également incertaine. Si être fou est être autrement, comment atteindrait-on du dehors l'essence de la folie, en raisonnant sur ses hallucinations ou son délire? Comme celle du rêve, l'inaccessibilité de la folie renvoie à la solitude. On a regretté que les fous soient exclus de la communauté des hommes, on a reproché à la société cette exclusion. Elle est pourtant l'œuvre de la folie elle-même, qui sépare chaque malade, non seulement des normaux, mais des autres malades. Pas plus que les rêveurs, les fous ne peuvent constituer une communauté. En désaccord avec nous, ils ne sont pas d'accord entre eux. On rêve seul, et chaque fou vit seul sa démence. Rêve et folie appartiennent à la conscience du moi, refusant communication et objectivité. Être un moi, c'est être seul. Aussi me suffit-il de supposer que je rêve ou suis fou pour me sentir renvoyé à la solitude du «je pense ». Cette fois, nous retrouvons le mouvement de la Première Méditation. Descartes y est bien seul, et se rend seul quand, après avoir douté d'être éveillé, il énonce le cogito à la première personne. Dès lors, sa pensée n'aperçoit plus le monde que comme rêvé, constitué par ses propres états. Elle ne pourra sortir de soi qu'en découvrant l'infinité de l'être.
III. - Il est pourtant à noter que, négligeant cette solitude ou espérant en délivrer le malade, ceux mêmes qui voient dans le rêve et la folie des expressions de la conscience affective les assimilent à un discours qu'ils traduisent ensuite en un langage nouveau, celui d'un homme éveillé, normal, celui de la raison. Interpréter un rêve n'est pas autre chose: cela consiste à réduire la conscience affective à l'intellectuelle. Nous avons remarqué, à propos de l'angoisse, toujours méconnue par l'effet des paroles qu'on lui substitue, que nul propos ne l'atteint en son essence. Il en est de même ici. Ce ne sont pas les rêves qu'on analyse, mais les récits qu'en propose au réveil celui qui a rêvé, ou les associations opérées à partir de tel ou tel élément de ce récit. Le matériel interprété émane d'un homme qui se souvient, ou croit se souvenir, mais ne rêve plus. Il n'est donc pas étonnant que l'on ait tenu le songe pour discours, mais rien ne prouve qu'il soit tel. On peut estimer au contraire que le rêve vécu, inaccessible à la raison, est refus de toute parole, aussi bien de celle de l'homme éveillé que de celle de l'analyste. Car la parole rationnelle, étrangère à l'affectivité, lui fait violence. Le rêve donne aux choses, et souvent aux
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IV. - On ne saurait donc atteindre l'essence de la conscience rêvante en faisant appel à l'intelligence, et par la considération du contenu rêvé. Du reste, ce contenu peut apparaître, au réveil, comme incertain. Dans le Livre de Daniel, Nabucho-
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donosor demande aux devins, aux mages, aux enchanteurs et aux Chaldéens, non seulement d'interpréter le songe qu'il a eu dans la nuit, «songe dont son esprit fut entièrement effrayé », mais de lui révéler «quel avait été» ce songe. Car, dit-il, «j'ai eu un songe et je ne sais ce que j'ai vu », De façon semblable, nous pouvons rester marqués par l'effroi ou la douceur d'un rêve sans nous rappeler son détail: la construction imaginative qui fournit au rêve sa matière, si elle demeure sous l'empire de l'affectivité, en reste donc distincte. C'est pourtant sur le contenu du rêve qu'ont porté tous les essais d'explication, depuis les clefs des songes jusqu'aux travaux les plus récents de la psychanalyse. On se demande pourquoi nous avons rêvé ceci ou cela. Problème ne devant pas nous en dissimuler d'autres, qu'il conviendrait d'aborder sans avoir recours à cette «science des rêves» dont parlent parfois les freudiens. Car toute science traite de l'affectivité en la méconnaissant. Les secrets de la nuit ne sont pas révélés par le jour qui la dissipe. V. - L'attention accordée au contenu du rêve ramené à l'expression d'un désir, ou à celui de la folie comprise comme solution pathologique d'un conflit, a conduit à distinguer deux moi, le moi onirique et le moi de la veille, le moi pathologique et le moi normal. Cette distinction, à notre sens illusoire, masque la distinction entre deux mondes, auxquels le même moi adhère successivement, et, en certaines maladies mentales, simultanément. Elle conduit à ramener le problème à celui de l'opposition du sujet volontaire et du sujet désirant, ce second sujet laissant, selon certains auteurs, place à un «cela », présent en nous. Déjà saint Augustin pose ainsi la question. Ayant choisi la chasteté, et parlant des images érotiques
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qui l'assaillent durant le sommeil, il remarque qu'elles s'imposent non seulement jusqu'à lui donner du plaisir, mais jusqu'à entraîner son consentement, et tout à fait comme s'il accomplissait effectivement les actes dont il rêve (l, note que la robe de la Vierge a la forme d'un vautour présentant son ventre à l'enfant, et découvre dans le passé du peintre les raisons de ce fait. Ses remarques ont grand intérêt pour qui veut connaître la psychologie de Vinci. Elles n'en ont aucun pour qui désire saisir la beauté du tableau. Quiconque aurait peint une robe de même aspect relèverait d'une explication semblable. Ce que nous disons ne s'oppose pas à Marx et à Freud. Le souci de Marx, s'appliquant aux idéologies, celui de Freud, concernant névroses et troubles mentaux, étaient de rendre compte d'erreurs. Nous convenons que Marx et Freud peuvent aider à comprendre ces erreurs. Mais leurs méthodes ne sauraient servir à la recherche de ce qu'est la vérité poétique. Une pensée ne peut être tenue pour vraie que dans la mesure où on la considère par rapport à sa fin, non par rapport aux causes qu'on suppose la déterminer. Pour être vraie, la poésie doit être libre. Elle se trouve niée en sa prétention à la vérité si elle est intégrée, par le biais de la causalité, dans. le monde objectif. Nous verrons qu'on peut l'éclairer, d'en haut, par métaphysique. IV. - C'est déjà faire un pas en ce sens que la rapprocher du rêve. En opérant ce rapprochement, nous retrouvons la continuité de notre discours. Car passer du rêve, tel que nous l'avons défini, à la poésie, telle que nous la comprenons, est facil~. Comme le rêve, la poésie tient pour vrai ce qUI, selon ·l'intelligence, est fiction. Et c'est au seris où nous avons parlé de la solitude du rêveur que l'on peut définir celle du poète: Comment m'enienâez-vous ? Je parle de si loin demande René Char. La parenté de la poésie et du rêve a été aperçue
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par les plus lucides des poètes et des philosophes: ils ont noté que le rêve était poésie, et la poésie rêve. « Certains rêves ». écrit Grimaldi, «sont comme des poèmes perdus. Nous y vivons la réalité de l'irréel ». Plusieurs surréalistes (non point tous cependant) ont proclamé l'identité du rêve et du poème. Breton raconte que Saint-Pol-Roux, avant de s'endormir, faisait placer sur sa porte «un écriteau sur lequel on pouvait lire: le poète travaille », Et il accorde grand rôle à la poésie dans la réconciliation qu'il espère entre l'onirique et le rationnel: «je crois >l, écrit-il, « à la résolution future de ces deux états en apparence contradictoires que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité », Valéry lui-même, qui n'est pas suspect de complaisance pour l'abandon à l'automatisme, déclare: « L'univers poétique... présente de grandes analogies avec ce que nous pouvons supposer de l'univers du rêve », Ce rapprochement permet de préciser la question: pourquoi croyons-nous ce que dit le poème? Dans le rêve s'imposait le pouvoir des images, ici se révèle celui des mots. Vérité que déjà Boileau avait pressentie, puisqu'il emploie le terme « pouvoir », en déclarant que Malherbe D'un mot mis à sa place enseigna le pouvoir. Le pouvoir que les modernes accordent au mot est plus considérable encore. « Le mot >l, dit Grimaldi, « fait exister, aussitôt proféré, l'essence de ce qu'il nomme », il fait «lever une chose », Il convient pourtant d'établir ici quelques distinctions. Le rêve est subi. Le poème est librement accepté et choisi. Tous les surréalistes n'ont pas admis sa confusion avec le rêve. Éluard remarque qu'il s'en distingue en ce qu'il est « la conséquence d'une volonté définie >l. Char écrit: « le poète doit tenir la balance égale entre le monde physique de la veille et l'aisance 4
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redoutable du sommeil ». Pour le contester, on invoquera l'inspiration que les poètes antiques attribuaient aux dieux et aux muses par le souffle desquels ils se sentaient traversés, ou cet automatisme, cette dictée dont parle Breton, et qui s'imposent en nous laissant passifs. Le choix des mots, dit Breton « s'exerce... à travers le poète plutôt qu'il n'est exercé par lui », Selon Breton, rappelle Caminade, « le poète s'efface pour recevoir le message extérieur, les images s'offrent à lui spontanément, despotiquement. Son esprit n'entre donc pour rien dans leur naissance », On pourrait invoquer encore l'influence du hasard et des rencontres. Il demeure que l'on ne saurait contester, ne fût-ce que dans le choix, le rôle actif du poète. Les surréalistes les plus intransigeants ne se sont pas tenus à l'écriture automatique, et n'ont jamais prétendu, puisqu'ils les ont publiés sous leur signature, que leurs poèmes n'étaient pas d'eux. Nous ne saurions méconnaître cependant qu'une certaine ambiguïté demeure en leur attitude. Semblable obscurité se trouve chez Reverdy, qui écrit dans Le Gant de crin: « il ne s'agit pas de faire une image, il faut qu'elle arrive sur ses propres ailes », et parle pourtant de création. Après Jean-Charles Gaudy, Pierre Caminade a noté cette contradiction. Mais il accepte une ambiguïté analogue, puisqu'il reconnaît à la fois la « création» poétique et l'originalité de l'état sur le fond duquel elle s'opère. Car, écrit-il au sujet de Reverdy, « est-il... abusif de penser que cette création pure de l'esprit suppose l'existence d'un état poétique original, ...différent de l'état de littérature et de la conscience rationnelle, antérieur à l'ordre du langage conscient et de l'écriture volontaire, à l'ordre de l'intelligence et de l'explication? Un état de nativité? La présence de l'Être dans l'homme ?».
La présence de l'être dans l'homme? Par cette interrogation, Caminade pose le problème essentiel. Remarquons seulement que si la poésie manifeste la présence de l'être, son monde ne s'impose pas brutalement et totalement à notre croyance, comme celui du songe. Il laisse place à la liberté, au choix, à l'accueil. Il se retrouve, au réveil, avec ces douleurs de l'amour dont parle Desnos:
J'ai rêvé cette nuit de paysages insensés. Au réveil vous étiez présentes, ô douleurs de l'amour, ô muses du désert, ô muses exigeantes. Mieux encore, ce monde ne peut être aperçu que si certaines conditions sont réalisées, et nous découvrons là une nouvelle différence entre poésie et rêve. Alors que le rêve réalise n'importe quoi et ne prétend pas à la beauté, la poésie n'est révélation que si certaines conditions sont remplies. Il y a des conditions de la connaissance. Il en est de la croyance en la poésie. Comme le dit Reverdy, l'image doit être « juste », bien qu' « absolument inadaptable à tout objet concret de la réalité », L'appel à un univers autre que le quotidien doit, pour être entendu, en passer par ce qu'il faut bien appeler des règles, même si elles ne sont pas celles de la poésie classique. Reverdy parle de la « justesse» de l'image. Mais le concept de justesse ne fait guère plus avancer que, tout à l'heure, celui de beauté. Nous pourrions dire indifféremment que, pour que la poésie soit révélatrice, il faut que ses images soient justes, ou que, pour que les images apparaissent comme justes, il faut qu'elles soient révélatrices. Une troisième différence 'vient de ce que, le rêve étant le fait du dormeur, la poésie s'adresse à un homme éveillé. La croyance au contenu du poème, contenu qui, d'un point de vue purement intellectuel, paraît souvent aussi absurde que celui du rêve, ne
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saurait donc être assimilée à la croyance que renferme ce dernier. Comme le note Nelli, nous nous trouvons en présence d'une «pensée immédiate qui déconcerte l'esprit par le cœur et le cœur par l'esprit », La croyance au poème coïncide avec la croyance au monde objectif. Lisant des vers, je ne cesse pas d'apercevoir la page ouverte, les objets qui m'entourent. Et sans doute le monde dans lequel m'introduit la poésie est-il autre. Mais il ne parvient pas à constituer le tout de ma conscience, à l'occuper entièrement. Deux solutions se présentent alors: tenir la poésie pour pure fiction, croire que, plus que le monde objectif, elle s'enracine dans l'être, révèle un vrai plus vrai que le vrai, une sorte de surréel. Assurément, à qui réfléchit sur eux, rêve et poésie enseignent également que le monde de la science n'est pas le seul possible. Mais alors qu'au réveil nous rejetons le rêve dans l'illusion, la croyance en la poésie demeure dans la veille. Il convient donc de réfléchir davantage encore à sa nature. Car nous rencontrons ici, pour la première fois, un monde non objectif que les hommes éveillés et normaux consentent à prendre au sérieux. V. - La croyance éveillée à ce qui est fiction n'est pas propre à la poésie: elle se rencontre en toute littérature. A un roman, nous croyons toujours un peu. Sinon, nous ne nous intéresserions pas à son intrigue, ne souhaiterions pas qu'il finisse bien. C'est donc toute œuvre littéraire que l'on peut dire « réalisante ». Et nous trouvons là une première vérité, également applicable à un spectacle théâtral ou à un film: on y croit sans y croire. Le «sans y croire» ne pose aucun problème. Mais a-t-on assez réfléchi sur cette croyance, transmise par le récit ou, au spectacle, par le truchement de l'acteur? Ce dernier nous tire parfois des larmes, et nous ne
parlons pas de celles que l'on peut verser devant la beauté, ainsi en écoutant «La flûte enchantée» de Mozart, mais des pleurs concernant l'histoire représentée, comme ceux qu'Yvonne de Bray arrachait aux spectateurs lorsqu'elle jouait «La femme nue» d'Henry Bataille. Dans un roman, au théâtre, j'ai beau, intellectuellement, savoir que ce que je lis et vois est fictif, je ne laisse pas, affectivement, de m'attrister des malheurs frappant les personnages, de me réjouir si les bons triomphent des méchants. Là encore, je sens et crois autrement que je ne sais. Etrange sentiment et étrange croyance. Comment les expliquer? Ce mystère, pourtant, n'est pas celui de la poésie, et c'est ici que le caractère spécifique de l'œuvre poétique va nous apparaître. Si, en effet, on met à part le genre «fantastique» (qui rejoint la poésie en son monde non-objectif), roman et théâtre se réfèrent à deux vérités d'ordre intellectuel: une vérité d'observation, en ce que j'y rencontre des personnages ressemblant à ceux que j'ai connus, une vérité d'introspection, en ce que j'y retrouve des sentiments que j'ai ressentis. Stendhal, Balzac, Proust en fourniraient de magnifiques exemples. Mais ces éléments peuvent déjà se découvrir dans les tragédies grecques: elles portaient sur des sujets légendaires connus du public, bien des spectateurs pensaient que ce que relataient Sophocle, Eschyle ou Euridipe avait effectivement eu lieu en des temps reculés, et chacun retrouvait ses propres affections, grâce à la généralité des sentiments mis en scène. Œdipe, Antigone, les bacchantes, qui coïncident si farouchement avec elles-mêmes en leur ivresse désordonnée, expriment nos remords, nos scrupules, ou notre folie, si toutefois l'on pense, avec Hegel, que la folie consiste à n'être pas séparé de sa nature. Semblables caractères se retrouvent chez Racine.
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Ses préfaces en témoignent: il a le plus vif souci de suivre ce qui, historiquement s'est passé. C'est le cas. dans Britannicus. Affectivement, il veut toucher, émouvoir nos sentiments par l'exactitude de ceux qu'il exprime. Sa poésie est ailleurs. La croyance en un roman ou une pièce de théâtre diffère donc fondamentalement de celle que nous inspire un poème. Sans doute romancier et auteur dramatique ne rejettent-ils pas toute imagination. Mais l'imagination demeure intellectuellle, et sert à dépasser les données immédiates pour mieux revenir à la réalité objective. Balzac, écrit PierreGeorges Castex, «s'attache constamment à nous imposer comme réels, grâce aux ressources de son art, les aspects imaginaires de l'œuvre qu'il écrit... le texte balzacien est si convaincant dans son allure et, d'autre part, si fortement nourri des réalités de l'Histoire que des hommes de métier cèdent à ses prestiges spécieux... des historiens inclinent à proposer ce texte comme un document direct... Or Balzac lui-même a dénoncé cette interprétation... Selon lui la nature, pour être saisie dans sa vérité profonde, devait être... décomposée, puis reconstruite, et cette science n'excluait pas l'imagination », C'est pourquoi, en ce livre consacré à la conscience affective, nous parlons peu de l'imagination. Il est une imagination scientifique, il est une imagination littéraire. Toutes deux appartiennent au domaine de l'intelligence, non à celui de la poésie. Nous irions jusqu'à dire que, contrairement au romancier et à l'homme de théâtre, le poète n'a pas d'imagination. Lorsque Baudelaire déclare:
Vous êtes un beau ciel d'automne, clair et rose, lorsque Rimbaud écrit:
La rivière de Cassis roule ignorée En des vaux étranges
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ou:
Il Y a une cathédrale qui descend' et un lac [qui monte, ils n'imaginent pas, ils voient. Et si nous croyons à leurs visions, ce n'est point par référence à notre expérience. Au contraire, ce qui fait croire à un roman, à une tragédie, c'est leur conformité à ce que l'on peut continuer d'appeler le monde objectif (car un sentiment analysé et décrit devient objet). Nous admirons alors la vérité des passions et des caractères, l'œuvre aide à mieux apercevoir, à mieux comprendre ce que nous avons constaté dans la vie. Devant l'Alceste ou l'Harpagon de Molière, le Goriot ou le Grandet de Balzac, la Madame Verdurin ou le Baron de Charlus de Proust, c'est en nous rappelant telle personne connue que nous disons: c'est vrai! VI. - Il en est autrement de la poésie et de son égarement révélateur: l'impression de vérité n'y dépend pas de références objectives. Il s'agit, dit René Char, «d'une réalité qui sera sans concurrente. Imputrescible, celle-là », Et sans doute ne faudrait-il pas, en marquant cette différence, oublier l'exactitude de la distinction opérée par Nelli entre poésie fermée et poésie ouverte, c'est-à-dire, selon ses formules, entre « la poésie de style, qui renferme les mots sur leurs résonances », et « la poésie des faits qui, suggérée par la nature des choses, s'ouvre largement sur le réel », La confiance accordée à cette poésie ouverte n'est pas sans analogie avec celle que nous donnons, par exemple, aux pièces de Shakespeare, à la fois poétiques et vraies. Et bien des vers nous émeuvent en rappelant une vérité objective que nos désirs tendraient à faire oublier, ainsi ceux de Ronsard:
Le temps s'en va, le temps s'en va, ma Dame, Las le temps non, mais nous nous en allons.
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Nous croyons cependant à l'unité de la poésie, et pensons que les explications proposées par Nelli des œuvres qu'il rattache à la poésie ouverte valent également pour beaucoup de celles qui appartiennent à ce qu'il nomme poésie fermée. C'est le cas lorsque la poésie touche en réveillant l'écho des mythes primitifs auxquels obscurément tout homme semble croire. Le mythe, s'il est universel, demeure non objectif. Nelli remarque que «la poésie... inonde de lumière subjective des faits qui, pour être dans le temps, n'en éveillent pas moins dans nos cœurs des résonances non temporelles », Et il relie ces résonances à celles des mythes. Car «les mythes les plus primitifs sont des schèmes..., des ressemblances dont nous ne savons rien de clair, si ce n'est qu'ils retentissent en nous poétiquement », Le mythe «n'est qu'une similitude, une mémoire sans âge », Ces réflexions jettent grande lumière sur bien des aspects du problème. Conviennent-elles, cependant, aux poèmes modernes où nous réalisons l'absurde, le totalement irrationnel? Nelli ne le prétend en rien, puisque précisément il sépare deux genres de poésie. Mais peut-être accorde-t-il un peu vite à certains théoriciens de la poésie moderne que le propre de cette poésie «serait de naître des mots et d'en épouser le sort », Assurément, la poésie du 20· siècle conduit à penser que l'image émeut d'autant plus qu'elle est plus insolite: non seulement nous savons qu'elle n'est pas vraie, mais, objectivement, qu'elle ne peut l'être. Ainsi, lorsque Benjamin Péret parle du
C'est donc sans distinction, et de la façon la plus générale, qu'il faut parler d'un monde de la poésie, comme on parle des mondes de la science, du rêve, de la folie. Valéry nous entretient d'une «sensation d'univers caractéristique de la poésie », d'une {{ tendance à percevoir un monde... dans lequel les êtres, les choses, les événements et les actes... sont... dans une relation indéfinissable, mais merveilleusement juste, avec les modes et les lois de notre sensibilité générale». {{ Un poète », estime-toi! cependant, {( n'a pas pour fonction de ressentir l'état poétique », mais {{ de le créer chez les autres », A la limite, cette pensée amènerait à l'idée d'une non-émotivité, d'un non-savoir du poète. C'est alors qu'il faudrait revenir à l'opinion réduisant la genèse du poème à la manipulation des mots. Et sans doute l'examen, au musée de Sète, des brouillons du Cimetière marin pourrait-il inviter à croire qu'en effet Valéry usait des mots sans avoir quelque chose à dire, puisque là où il devait finalement écrire:
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cri strident des œufs rouges on ne saurait prétendre qu'il révèle un réel objectif. Faut-il conclure que ce qu'il communique naisse seulement des mots? Même en un cas aussi extrême, ce qu'il dit peut être cru. Ici encore la poésie se rapproche du rêve: il n'est pas impossible d'entendre en songe crier un œuf.
o récompense après une pensée Qu'un long regard sur le calme des dieux il avait mis d'abord:
o
récompense après une pensée Digne d'oubli sur ce lit merveilleux
puis:
o récompense après une pensée Que ce regard, sur ce lit, bienheureux. Si cependant Valéry n'avait pas éprouvé quelque évidence poétique, au nom de quoi aurait-il opéré ses heureuses rectifications? Il reconnaît ailleurs que le poète s'efforce de transmettre ce qu'il ressent: sa tâche «ne peut consister à se contenter de... subir» l'émotion; il doit «introduire quelque âme étran-
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gère à la divine durée de sa vie harmonique ». Il y a donc toute raison de maintenir qu'existe un état poétique, propre à la conscience affective, et antérieur au langage qui permettra de lui donner, for~e et de le communiquer. Cet état n'est pas crée, mais reçu. Il est révélation.
que prononce Arnolphe dans L'école des femmes, avant de s'écrier:
VII. - La poésie communique «quelque chose », qui n'est pas une idée. Mais comment opère-t-elle? Faut-il distinguer le cas de la poésie classique et celui de la poésie moderne? Allons-nou~ re~rouve~ une distinction analogue à celle qu'établissait Nelli entre poésie ouverte et poésie fermée? On voit l'importance de l'enjeu: il y va de l'unité de la con,science affective. Nous accorderons que les procédes de transmission diffèrent. Mais, selon nous, la nature de la réalité transmise est la même. Croire que l'on peut parler à sa douleur comme à une personne, lui donner des ordres affectueu:c, la prendre par la main, est se si~uer en l;lD. univers poétique. Aussi nul ne conteste-t-il la poésie des vers de Baudelaire: Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus
[tranquille ...Ma douleur, donne-moi la main, viens par ici de ceux de Musset: J'ai dit à mon cœur, à mon faible cœur,
N'est-ce point assez d'aimer sa maîtresse de celui de Charles d'Orléans :
Que me conseillez-vous, mon cœur? Si l'on consentait à considérer Molière comme un poète (ce qu'ont grand soin de dissimuler, par leur diction, la plupart des comédiens), on trouverait semblable poésie dans le vers :
Patience, mon cœur, doucement, doucement!
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Quoi! L'astre qui s'obstine à me désespérer Ne me laissera pas le temps de respirer! Lorsque la Phèdre de Racine déclare:
Et la mort, à mes yeux dérobant la clarté Rend au jour, qu'ils souillaient, toute sa pureté elle affirme que le monde dépend de ses yeux. Or Eluard a écrit:
Comme le jour dépend de l'innocence Le monde entier dépend de tes yeux purs. Racine et Eluard disent alors la même chose, et de même façon. Ces cas, il est vrai, sont rares, et si l'élément proprement poétique d'un vers, classique ou moderne, est identique, encore est-il qu'il faut noter une différence essentielle: le vers moderne isole le sens poétique, le présente seul, alors que, dans le vers classique, ce sens apparaît comme second, et coexiste avec un sens logique et objectif. Et de même que, libérée par la photographie, la peinture a abandonné le souci de la reproduction pour cultiver une intention purement plastique, de même la poésie du 20- siècle est parvenue à séparer l'élément poétique de tout sens rationnel. Lorsque Breton écrit: Ma femme à la chevelure de feu de bois...
Ma femme aux épaules de champagne... Ma femme aux mollets de moelle de sureau... il abandonne toute prétention à l'objectivité, et ne veut point faire croire que, douée d'une anatomie particulière, sa femme possède une chevelure de feu de bois, des épaules de champagne, des mollets de moelle de sureau. Mais de même qu'on ne saurait prendre un tableau de Rembrandt pour une photo-
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graphie sous prétexte qu'il représente un personnage identifiable, de même on ne saurait considérer les vers de Racine comme les énoncés de vérités objectives, et négliger l'élément poétique qui fait leur prix. Une parole poétique se superpose à une parole logique exprimant une idée, le vers présente un double sens. Considérant comme seul poétique le sens second, qu'on pourrait nommer supersens, nous n'hésiterons pas à soutenir que ce qui est poétique ne peut être compris que si l'on succombe partiellement au contresens que ferait un ignorant prenant le texte à la lettre. Ainsi, celui qui ne saurait pas que le mot «aurore» désigne parfois les pays de l'Est, et le mot «couchant» les régions de l'Ouest, et connaîtrait seulement l'usage commun de ces termes, désignant le début et la fin du jour, se tromperait sur le sens objectif de ce que, dans Mithridate, disent Pharnace et Xipharès:
valent: je veux que, dès demain matin, notre flotte ait gagné la pleine mer. Ce pouvoir accordé aux choses de voir, de parler, de se souvenir, d'oublier, semble dérivé de celui des dieux que l'on supposait cachés dans leur sein:
Que d'un roi qui naguère avec quelque apparence De l'aurore au couchant portait son espérance et:
Embrasez par vos mains le couchant et l'aurore. Mais cet ignorant atteindrait immédiatement le sens poétique de ces vers. Nous rejoignons ainsi le propos d'E1uard: «Un poème doit être une débâcle de l'intellect. Il ne peut être autre chose.» Dans la même scène, Racine entend par « aurore» le lever du jour. Mais cet usage banal ne prive pas le vers de sa valeur: cette fois, contre toute évidence objective, l'aurore reçoit la faculté d'apercevoir les navires éloignés du rivage. Mithridate dit en effet:
Demain, sans différer, je prétends que l'aurore Découvre nos vaisseaux déjà loin du Bosphore proclamation qui perdrait tout sens poétique si elle était formulée dans la phrase de sens objectif équi-
Personne ne nous voit qu'amour Vois même que les yeux du jour Ne trouvent point ici de place écrit Théophile de Viau. Vigny fait parler la Nature:
Avant vous j'étais belle et toujours parfumée J'abandonnais au vent mes cheveux tout entiers. Dans la Tristesse d'Olympio, Hugo donne conscience à toute chose:
L'automne souriait... Nature au front serein, comme vous oubliez / . Ma maison me regarde et ne me connaît plus . Oh / dites-moi, ravins, frais ruisseaux, treilles [mûres... Répondez, vallon pur, répondez, solitude... Eh bien / oubliez-nous, maison, jardin, ombrages / Mallarmé écrit:
La lune s'attristait... Et Lamartine dit au lac:
Regarde, je viens seul m'asseoir sur cette pierre Où tu la vis s'asseoir. A l'émotion de cette prière s'ajoute alors l'émoi naissant du fait que le regard porté sur nous, qui passons, est un regard qui, lui, ne passe pas. Le lac n'est pas seulement doué de conscience humaine, il est divinisé. Aux dieux païens a succédé le Dieu du christianisme; le lac qui nous regarde retient quelque chose de la pérennité de sa sollicitude. Le poème confronte l'éternité et la durée. Il parle de «nuit éternelle », souhaite «jeter l'ancre », demande au
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temps de suspendre son vol, et nous entraîne cependant dans une essentielle temporalité puisque, dès le départ, il se réfère au passé en commençant, cas unique je pense, par le mot: « ainsi »,
un couchant que peuvent incendier des mains humaines, un jour qui, après avoir été souillé par les yeux de Phèdre, retrouve sa pureté, et que nous verrons tout à l'heure emprunter sa clarté à un autre jour, invisible et seul réel, appartiennent à un monde particulier, différent de celui sur lequel, chaque matin, nous ouvrons les yeux. C'est en ce monde que Virgile a pu trouver un « ami» dans le silence de la lune et voir couler « les larmes des choses », Songez, dit Roxane à Bazajet,
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Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages. C'est également en vain que l'on chercherait un sens objectif à la question d'Elise à Esther:
Quel climat, quel désert a donc pu te cacher? On ne saurait prétendre, avec Racine, qu'un désert, un climat puissent cacher quelqu'un, non plus que, comme le fait Hugo en écrivant:
o Seigneur, ouvrez-moi les portes de la nuit Afin que je m'en aille et que je disparaisse on ne peut croire que la nuit et la mort aient des portes donnant sur le néant. De même, malgré les vers de Rilke:
Chemins qui ne vont nulle part... Chemins qui n'ont rien d'autre en face Que le pur espace Et la saison on ne saurait penser qu'une saison se trouve en face d'un chemin, celui-ci n'allât-il nulle part. On pourrait faire des remarques analogues sur le vers de SaintPol-Roux :
La femme aux yeux plus grands qu'un lever de [soleil ou sur ce que, dans Racine, Cléophile dit à Alexandre:
Ils vous opposeront de vastes solitudes Des déserts que le ciel refuse d'éclairer Où la nature semble elle-même expirer. Reconnaissons, pour reprendre les exemples empruntés à Racine, qu'un ciel qui refuse d'éclairer des déserts, une aurore qui découvre des vaisseaux,
Que vous ne respirez qu'autant que je vous aime. Objectivement, ce vers signifie: seul mon amour pour vous m'empêche de vous faire mettre à mort. Pris à la lettre, il persuade que l'amour a la puissance de donner existence, comme le fait Eluard écrivant:
Et si je ne sais plus tout ce que j'ai vécu C'est que tes yeux ne m'ont pas toujours vu. Il arrive du reste que Racine invite au contresens illuminant, au glissement d'un sens à l'autre, en usant d'un vocabulaire qui, selon la rigueur, ne convient à aucun des deux. Lorsque Phèdre déclare:
Misérable, et je vis, et je soutiens la vue De ce sacré Soleil dont je suis descendue elle rappelle, selon le sens logique et prosaïque, que le Soleil est son aïeul. Mais ses paroles évoquent, par une sorte de sens second, l'image éblouissante d'une femme parcourant à travers le ciel une route partant de cet astre. On objectera que ce second sens demanderait non point: « dont je suis» mais: « d'où je suis descendue». Mais à son tour le sens logique exigerait non: « dont je suis descendue» mais: « dont je descends» (on ne dit pas: je suis descendu, mais je descends de mon grand-père). Tout porte donc à accepter deux significations qui ne sont, ni
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l'une ni l'autre, exigées par la langue. C'est à l'abri de toute critique intellectuelle que doit être lue la poésie.
façon dont les collages de Max Ernst présentent des hommes-lions. Or il est clair qu'elle veut simplement signifier qu'il a le courage et la noblesse générale. ment attribués au lion. Nul ne peut percevoir ici ce que chez Racine nous appelions un sens second. Il s'agit de raccourci, et, malgré les haï-kaïs japonais, ce n'est pas comme art du raccourci que la poésie nous intéresse. Aussi pensons-nous qu'une distinction plus essentielle serait à faire entre ce qui appartient à la rhétorique et ce qui est affirmation, affirmation résultant elle-même d'une découverte ontologique. En affirmant le poète cesse de jouer, dit cet être qui transparaît dans la beauté révélatrice. La force poétique d'un vers ne se manifeste que si on le tient pour affirmation de vérité. Cette affirmation peut être illogique, étrange, mais elle doit être saisie comme exacte. La plupart des citations que contient le premier Manifeste ne sont pas comparaisons, mais affirmations. Ainsi:
VIII. - Mais voici, selon nous, la condition de toute compréhension: la poésie doit être tenue pour affirmation. Cette vérité reste inaperçue des critiques qui, soucieux des secrets de la fabrication, dissertent sur les figures de rhétorique. Pour nous borner à la métaphore, nous la croyons étrangère à l'émotion proprement poétique: on peut en admirer l'habileté, la force, la nouveauté, non y découvrir une connaissance. Or, si la poésie n'est pas connaissance, elle est le plus vain des jeux. Toute comparaison est exercice intellectuel. La substitution à la métaphore de ce que bien des modernes appellent image n'a pas d'autre motif: la poésie se veut saisie de l'être. Comme le rappelle Breton, Reverdy a écrit: «l'image ne peut naître d'une comparaison, mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées », Pour notre part, nous regrettons que Reverdy et Breton aient appelé «image» ce qui demeure souvent métaphore, et que plusieurs des citations du Manifeste invitent encore à comparer, ainsi:
Le jour s'est déplié comme une nappe blanche de Reverdy,
Une église se dressait, éclatante comme une [cloche de Soupault. Le mot «comme» indique qu'il y a comparaison, et le rapprochement, malgré son caractère surprenant, n'est pas totalement révélateur, de même que le vers: ICI
Vous êtes mon lion superbe et généreux ne pourrait nous ouvrir le monde poétique que si l'on supposait que Dona Sol, soudain hallucinée, aperçoit son héros sous la forme d'un lion, à la
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Dans le ruisseau il y a une chanson qui coule ou:
Le monde rentre dans un sac de Reverdy,
Sur le pont la rosée à tête de chatte se berçait de Breton lui-même,
Dans la forêt incendiée Les lions étaient frais de Roger Vitrac. Les propos de la Phèdre de Racine, ceux d'Éluard, ceux de Rimbaud, cités plus haut, ne contiennent aucune comparaison, mais sont pures affirmations. Nous en prendrons quelques autres exemples.
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Mallarmé écrit:
Nous promenions notre visage (Nous fûmes deux, je le maintiens) Nerval promet:
Ils reviendront, ces dieux que tu pleures toujours, Le temps va ramener l'ordre des anciens jours FUmbaud annonce:
Elle est retrouvée! Quoi? L'éternité. Eluard dit à la femme aimée:
Tu es la ressemblance et:
Nous sommes réunis par-delà le passé. En cela ils affirment, et nous croyons que ce qui, dans un poème, pourrait apparaître comme comparaison n'est émouvant que parce qu'il est affirmation encore. Voie lactée, ô sœur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan dit admirablement Apollinaire. Il ne se borne pas alors à comparer la voie lactée à un ruisseau, il déclare qu'elle est la sœur des ruisseaux de Chanaan, ce qui doit être pris à la lettre si l'on veut apercevoir l'extraordinaire unité de la Nature, la merveilleuse analogie de toutes les créatures divines, la mystérieuse correspondance entre les signes tracés dans l'infini du ciel et l'endroit de la terre où Dieu s'est manifesté de façon privilégiée. Au lieu de voir dans les vers d'Apollinaire un rapprochement qui ne serait que jeu, il faut donc croire ce qu'ils affirment, ce qu'ils découvrent. Nous retrouvons, au sein de la conscience affective, cette foi qui se révèle toujours comme son essence. Car Apollinaire demande de
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croire que la voie lactée est la sœur des ruisseaux de Chanaan, comme Germain Nouveau demande, afin que nous aimions et servions nos mains, de croire qu'elles sont les sœurs des lys et des ailes:
Aimez vos mains afin qu'un jour vos mains soient [belles . Servez vos mains, ce sont vos servantes fidèles .. Croyez qu'elles sont sœurs des lys et sœurs des [ailes. Le fait que la poésie est affirmation (ce qui n'est possible que parce que, cette fois, et malgré son essence affective, elle conserve la forme du langage), la distingue de tout autre art. C'est pourquoi, pour nous attacher au caractère spécifique de sa révélation, nous avons négligé bien des problèmes posés par l'art (tels ceux qu'aborde la Critique de la faculté de juger). Mais ne pourrait-on prétendre que notre ~o~ception, après. les avoir entièrement séparées, mvrte à confondre la poésie et la prose? Nous rejetons de la poésie toute rhétorique, demandons qu'on accepte à la lettre ce qu'elle dit, qu'on la reçoive à la façon d'un enfant ou d'un ignorant naïf comme doit être reçue la « parole» dans l'amour, 'ou dans la foi religieuse. La poésie se dérobe à ceux qui, pour la comprendre, usent de leur intelligence, et cherchent autre chose que ce que, strictement, elle énonce. S'il n'est qu'un seul langage pour dire la vérité nous consentirons volontiers à reconnaître que l~ poésie doit être lue comme prose. Mais toute vérité n'est pas objective. La poésie n'est pas une autre façon de parler de notre univers. Elle est la façon la plus directe de révéler un autre univers. Elle est la prose qui nous dit cet univers. IX. - De quel ordre sont donc les affirmations poétiques? Nous avons refusé .d'y voir l'effet de causes objectives. Réussirons-nous mieux en les expli-
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quant par leur fin métaphysique? Nous le pensons, sans estimer toutefois que poésie et métaphysique doivent être confondues. Il semble particulièrement éclairant de remarquer que beaucoup des affirmations poétiques que nous avons citées peuvent trouver un équivalent dans celles des philosophes. «Le temps va ramener l'ordre des anciens jours », écrit Nerval. Mais Nietzsche dit-il autre chose en affirmant l'éternel retour? «Tu es la ressemblance », écrit Eluard. Mais Platon, dans le Phèdre, explique l'amour par le fait que les âmes humaines ont jadis contemplé l'Idée du beau, quand elles suivaient le cortège des dieux. Lorsque, tombées sur terre, elles aperçoivent, en un corps humain, cette beauté jadis entrevue, elles éprouvent, grâce à cette ressemblance, l'émotion d'amour. L'être aimé est bien ressemblance. « Nous sommes réunis par-delà le passé », dit encore Eluard. On peut songer ici au discours tenu, dans le Banquet de Platon, par Aristophane: il déclare que nous éprouvons de l'amour en retrouvant la « moitié» de l'être primitif que nous formions jadis avec elle, et dont nous avons été séparés. Rappelons aussi que, selon Leibniz, les âmes sont des monades fermées, ne pouvant exercer, les unes sur les autres, aucune influence. Mais ces monades, solitaires et sans communication, ayant été conçues les unes en fonction des autres par un acte unique de la pensée divine, sont accordées dès le commencement. Elles sont réunies,« par-delà le passé ». Pouvons-nous cependant, par de tels rapprochements, répondre pleinement à notre question? Est-il possible de demander à la poésie des leçons de métaphysique? On sait qu'à notre époque, et contrairement à Platon ou à Malebranche, qui se défiaient de la poésie, beaucoup de philosophes en ont attendu enseignement et aliment. Jean Wahl a tenu l'appel
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à la poésie pour capable de renouveler la métaphysique. Heidegger s'est mis à l'écoute de Hôlderlin, Nous ne saurions, cependant, les suivre: pour un philosophe, toute vérité doit être jugée selon les critères de la seule philosophie. X. - Or il nous paraît que l'affirmation poétique ne peut être acceptée sans réserves que dans la mesure où, purement critique, elle apprend que le monde objectif de la science n'est pas le seul possible, et donc n'est pas celui de l'être. Le poète dit vrai quand il met en lumière la non-réalité du monde quotidiennement perçu. C'est ce que font Charles Cros:
Non, il n'y avait pas de jour, ni de nuit, Tristan Corbière:
Il fait noir, enfant, voleur d'étincelles, Il n'est plus de nuits, il n'est plus de jours, Max Jacob:
Le mystère est dans cette vie, la réalité dans [l'autre, Jules Laforgue:
Et rien ne fait de l'ombre et ne se désagrège Ne naît ni ne mûrit, tout vit d'un sortilège, Arthur Rimbaud, en une phrase qui, prise à la lettre, atteint une indubitable vérité:
La vraie vie est absente, Paul Claudel lorsqu'il écrit:
Et tout l'édifice du monde ne fait-il pas une splendeur aussi fragile qu'une royale chevelure de femme prête à crouler sous le peigne, Victor Hugo en ces vers étonnants:
Le point du jour blanchit les fentes de l'espace Et semble la lueur d'une lampe qui passe Entre des ais mal joints.
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Contenant tout objet, l'espace ne peut avoir de fentes à travers lesquelles on apercevrait la clarté d'une source lumineuse située hors de lui. Ainsi, chez Kant, la chose en soi ne saurait, pour parvenir jusqu'à nous, traverser cette forme a priori qu'est l'espace à la façon dont un rayon traverse une vitre. L'espace n'est pas être, et l'être n'est ni dans l'espace, ni hors de l'espace (ce qui ne pourrait se comprendre que par référence à l'espace). C'est donc par des voies analogues que Kant et Hugo laissent deviner l'être en nous le dérobant. Racine opère semblable bouleversement de nos évidences lorsqu'il écrit :
Astre dont le Soleil n'est que l'ombre grossière, Sacré jour dont le jour emprunte sa clarté. Il ne se contente pas alors de louer Dieu. En ses vers, le Soleil devient ombre, et le jour, notre lumière, n'a plus de clarté que celle qu'il emprunte à un jour invisible et métaphysique. Mais en cela la poésie demeure négative. Peut-on la suivre plus avant, lorsqu'elle qualifie l'être positivement? Le philosophe en peut douter. Sans doute René Char déclare-t-il :
Si nous habitons un éclair, il est le cœur de [l'éternel. Et, selon lui, le poème « témoignera, presque silencieusement, qu'il n'était rien en lui qui n'existât vraiment ailleurs », Mais nous devrions alors le croire sur parole, ce à quoi nous ne saurions tout à fait consentir. La métaphysique affirme l'être. Elle ne le qualifie pas. Au reste, sur cette qualification de l'être, tous les poètes ne sont pas d'accord. Certains n'hésitent pas à y reconnaître Dieu, depuis Malherbe laissant pour Dieu le monde:
Quittons ces vanités, lassons-nous de les suivre
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C'est Dieu qui nous fait vivre C'est Dieu qu'il faut aimer jusqu'à Marceline Desbordes-Valmore s'écriant:
Venez, venez voir Dieu! Nous sommes ses [colombes Jetez là vos linceuls, les cieux n'ont pas de [tombes, Le sépulcre est rompu par l'éternel amour en passant par Jean-Baptiste Rousseau, attribuant à ses vers le pouvoir de révéler son créateur et son sauveur:
Ma gloire fera connaître Que le Dieu qui m'a fait naître Est le Dieu qui m'a sauvé. Plus incertains sont les vers de Lamartine: Sur la terre d'exil pourquoi restè-je encore ou ceux de Hugo:
Quand nous en irons-nous où vous êtes, colombes, Où sont les enfants morts et les printemps enfuis, Et les chères amours dont nous sommes les [tombes, Et toutes les clartés dont nous sommes les nuits. Mais il est des poètes athées. Breton nie Dieu et rejette le surnaturel. René Char, après avoir écrit:
L'intelligence avec l'ange, notre primordial souci ajoute: «Ange, ce qui, à l'intérieur de l'homme, tient à l'écart du compromis religieux la parole du plus haut silence... connaît le sang, ignore le céleste.» Ii dit aussi: «La vitalité du poète n'est pas une vitalité de l'au-delà, mais un point diamanté actuel de . présences transcendantes et d'orages pèlerins.» Nous ne pensons pas que ce que découvre la poésie puisse être qualifié autrement que ne le fait le
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poème: l'espoir est d'autant plus lourd de vérité que demeure ignorée la nature de sa fin. Valéry Larbaud se contente de dire:
Honnie, méconnue, exilée, Dix fois mystérieuse La beauté invisible. Et Verlaine qui, à la fin d'un de ses poèmes, réclame
Le Dieu clément qui nous gardera du mal
CHAPITRE VII
nous émeut davantage quand il écrit simplement:
Ah! quand refleuriront les roses de septembre! La poésie demeure question. Et c'est dans cette interrogation que se retrouvent comme poètes Breton, qui est athée, et Claudel, qui est catholique. «Qui vive? Qui vive? », écrit Breton. « Est-ce vous Nadja? Est-il vrai que l'au-delà, tout l'au-delà soit dans cette vie? Je ne vous entends pas. Qui vive? Est-ce moi seul? Est-ce moi-même?» Et la réponse que la foi a donnée à Claudel n'empêche pas la question de demeurer en sa poésie: Je lis une réponse, je lis une question dans tes yeux! Une réponse et une question dans tes yeux! Le hourra qui prend en toi de toutes parts comme de l'or, comme du feu dans le fourrage! Une réponse dans tes yeux! Une réponse et une question dans tes yeux!
LA CONSCIENCE AFFECTIVE COMME IGNORANCE ET COMME REFUS
1. - En considérant la poésie, qui est, paradoxalement, son langage, nous avons approché l'essence pourtant indicible de ce que l'on peut nommer le « savoir» cie la conscience effective. Il convient donc de s'interroger à nouveau sur la vérité et l'erreur qui lui sont propres, de se demander si cultiver la subjectivité conduit vers l'être, et comment une révélation peut naître d'un refus. Alors en effet que, dans le rêve et la folie, la conscience affective semble ne parvenir qu'à l'erreur, elle paraît, dans le poème, ouvrir les portes d'un autre monde, monde accessible à chaque homme si l'on croit, avec Lautréamont, que «la poésie doit être faite par tous, non par un », monde en tout cas visible par d'autres que moi. Encore doit-on distinguer le certain du problématique. La poésie s'interroge sur la vérité de son univers, qui reste hypothétique. En revanche, on peut tenir pour assuré qu'elle a comme condition la négation et le refus du monde objectif. C'est donc par l'étude de cette négation, de ce refus, qu'il faut commencer notre enquête.
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Le problème posé ne se limite pas à la poésie: il est celui de la conscience affective tout entière. Celle-ci est, en son essence, refus de l'objectivité. La question que nous avons formulée à propos de la poésie pourrait donc l'être, bien qu'avec une moindre clarté, à propos de tous les états de cette conscience.
Mais l'amour se manifeste aussi au sein de l'exigence du moi, qui veut être aimé pour lui-même. Ce désir, rationnellement absurde, engendre donc, en un sens nouveau, un refus du monde de l'objet. S'y sentant étranger, il aspire à un ailleurs indéfinissable. On en trouve témoignage dans L'invitation au voyage de Baudelaire, et dans le souhait des jeunes époux de partir pour Venise, ville en leur pensée aussi chimérique que le pays où «tout n'est qu'ordre et beauté ». L'absence exalte l'amour, la présence risque de le détruire. Pour les troubadours, la femme aimée doit demeurer idéale et lointaine. Chez Baudelaire, le « vivre ensemble» demande un «là bas ». Aussi n'avons-nous pu croire que l'amour fût ouverture directe sur l'autre, et que la conscience affective possédât cette intentionalité que les modernes se font gloire d'y avoir découverte. On ne peut parler d'une intentionalité de l'amour que parce que la connaissance qui l'accompagne permet de nommer, en l'objectivant, l'être aimé. Avec plus de profondeur, Eluard écrit au contraire: « Les cartes ont dit que je la rencontrerai dans la vie, mais sans la reconnaître. » Dans l'émotion, on retrouve le rejet de la situation effective du moi par rapport aux choses: nous vivons cette situation dans la négation. L'angoisse nous jette hors du réel, bien qu'en ce cas la vision objective reste à l'horizon. Car la conscience affective, si elle refuse les leçons de l'intelligence, ne les ignore pas toujours. Mais, dans l'angoisse, elle fuit le monde objectif sans en découvrir un autre. L'angoisse est refus sans espoir. La conscience affective parvient à se soustraire à la connaissance dans le rêve et la folie. Avec la poésie, elle retrouve la lucidité, mais demeure refus de l'objectivité. Telle que la définit Reverdy, l'image naît d'un heurt de significations qui détruit l'ordre
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II. - Dans le dialogue, d'abord considéré, le problème est, à vrai dire, inversé. C'est alors l'accès à l'objectivité qui semble désiré. Mais en réalité, la conscience affective empêche le dialogue d'aboutir, d'atteindre un monde où tous les hommes seraient d'accord. Cela se manifeste même en philosophie. Tout au long des Méditations, Descartes fait appel à l'assentiment de ses lecteurs encore muets. Se mettent-ils à parler, c'est pour révéler les divergences que l'on découvre dans les Objections et Réponses. Malebranche déclare ne s'adresser qu'aux méditatifs. Mais sans doute s'en fait-il mal entendre, puisqu'il ne parvient pas à convaincre Arnauld. Et si, dans les Entretiens sur la métaphysique, Théodore arrive à persuader Ariste, c'est que, cette fois, le dialogue est écrit par le seul Malebranche. L'amour qu'engendre la beauté est ouverture à un autre monde. Platon y voyait le signe des choses du ciel, jadis aperçues. Mais l'amour n'est visionnaire que parce qu'il est d'abord refus. La beauté qui ['éveille est saisie non-objectivement. Paraissant cernée dans le donné, elle manifeste quelque absence. Un beau visage, un beau corps semblent promettre autre chose qu'eux-mêmes, sont perçus comme échappant à la spatialité. Bien que présent dans une étendue divisible et multiple, l'être aimé révèle une unité harmonieuse et ravissante, dominant et informant cet espace qui, aux yeux de la conscience intellectuelle, le contient. L'amour-émotion est négation de l'objectivité.
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intellectuel. Cela est également visible en peinture. Ce l'est moins en musique, car la musique ne peut nier un monde auquel elle n'emprunte rien: tout rapport avec la représentation y disparaît, la conscience devient subjectivité pure. Ni collages, ni jeux du seul hasard ne sont concevables. S'il y a eu des musiciens surréalistes (tel André Souris), il n'y a jamais eu de surréalisme musical. Pourtant, même en musique, la saisie du beau suppose que nous renoncions à la raison objectivement connaissante. En toute expérience affective se retrouve donc quelque refus.
que le caractère primitif de l'attachement à soi est la source de l'ordre qui, dans la connaissance, rend première la certitude de mon moi, tout le reste étant hypothèse? Ou, au contraire, est-ce parce que je pui~ seulement être intellectuellement certain de mon moi que je n'aime que lui? Nous ne croyons pas possible de séparer l'affirmation du « je pense» à la première personne, comme ego et comme sum, de sa saisie ontologique par la conscience affective. Et Descartes ne pourra échapper à sa solitude que par la découverte de Dieu, qui est encore être, et être immédiatement, bien que non objectivement, présent. Rappelons que si nous avons vu maintes fois la conscience affective refuser les objets, nous n'avons jamais découvert en elle un refus de l'être. Bien au contraire, la certitude de l'être nous a paru la source et la racine de ses croyances les plus diverses. En revanche, les objets peuvent être niés. C'est en ce sens que le doute cartésien, le rêve, la folie, l'amour, l'angoisse sont refus du monde extérieur, en ce sens que le regret tend à refuser que le passé ne soit plus ou, au contraire, condamnant l'acte accompli, souhaite qu'il n'ait jamais été. Enfin, c'est ainsi que la poésie dément la science. La science dévalorise l'existence au profit de la représentation, la poésie, privilégiant l'émotion, dévalorise la représentation au profit de l'existence.
III. - De quel refus s'agit-il cependant? Il Y a un refus effectif, qui est suppression. C'est le cas pour celui qui résulte du désir. Comme l'a remarqué Hegel, le désir annihile ce qu'il désire, et, par suppression de l'extériorité, conduit au plaisir de la consommation. C'est également le cas pour les refus qu'entraînent la revendication, la vengeance ou la haine: l'action révolutionnaire, les drames de la jalousie engendrent de réelles destructions. Tel n'est pas le refus que nous considérons. Il demeure intérieur à la conscience. Le refus affectif est refus de croire. Nous avons sans cesse rencontré, au cours de nos analyses, le problème de la croyance. L'acte fondamental par lequel je me saisis comme moi est refus de croire à un non-moi. Et l'on peut s'interroger sur le rapport entre la négation du monde objectif et la découverte de ce moi, que j'aime et suis. Descartes ne découvre son moi qu'en doutant, et donc par refus du monde extérieur. Démarche purement intellectuelle, dira-t-on. Elle le serait en effet si le moi était uniquement le corrélatif des objets connaissables. Mais il est aussi un « je suis », il est saisi comme être: en ce sens, le fait que je n'aime que moi et le fait que je ne suis certain que de moi se confondent. Faut-il dire
IV. - Il convient de s'interroger sur le rapport entre refus et ignorance. La conscience affective estelle refus du réel objectif ou ignorance de ce réel? On peut retrouver le refus en des états où l'affectivité conserve un rôle créateur. Le rêve construit un univers imaginaire et refuse le monde diurne. La psychose paranoïaque organise son délire et refuse l'expérience qui pourrait le démentir. Pourtant, on pourrait dire avec une égale vérité que songe et folie ignorent ce réel qu'ils semblent refuser.
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La conscience affective apparaît d'abord au sein de la pensée primitive. Sous sa forme initiale, elle est ignorance plus que refus: elle ne connaît aucun objet. Contrairement à l'animal, l'homme naît sans savoirs innés. Mais bientôt s'installe, près de la conscience affective, la conscience intellectuelle, qui l'éclaire de ses leçons. Nous apprenons qu'il y a un univers extérieur, un espace et un temps, conditions de l'objectivité. Dès lors tout est changé, et la conscience affective doit passer de l'ignorance au refus: elle apparaît ainsi comme seconde par rapport à l'intellectuelle. En étudiant ailleurs le désir d'éternité, nous avons remarqué que, nulle conception de l'intemporel ne nous étant accessible, ce désir ne pouvait émaner que du refus du temps. Un tel refus se manifeste déjà dans l'impatience. Nul homme ne trouve dans l'immédiat ce qu'il veut. Or le désir se voit dans l'instant uni à son objet, ne supporte pas la durée de l'attente. Au refus du temps, on peut découvrir plusieurs sources d'ordre psychologique: crainte des risques du futur, charme du souvenir, nostalgie du sein maternel, mémoire obscure des épreuves que furent le traumatisme de la naissance et le sevrage. Ces mobiles nous ont jadis paru rendre compte de l'état de passion, propre à l'affectivité. Mais notre but était alors de découvrir la source de la passion chez un homme adulte connaissant le monde et doué de volonté. Dans la perspective nouvelle où nous sommes placés, nous comprenons que le refus du temps engendré par des causes, le désir de revenir en arrière et d'inverser le cours du devenir, ne sont eux-mêmes possibles que parce qu'ils s'exercent sur le fond d'une conscience qui, selon sa nature, ne peut penser le temps. Si la conscience affective refuse le temps, c'est d'abord parce que, par essence, elle
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l'ignore: il demeure étranger à ses évidences. Et quand, devant le corps inanimé d'un être qui nous fut cher, nous nous écrions: «non, non, cela n'est pas possible », notre refus s'enracine en une conviction plus profonde. La conscience affective ne peut admettre que nous soit arraché ce que nous avons aimé, et que ce qui a été soit comme s'il n'avait pas été. En sorte qu'il ne sera jamais permis de distinguer tout à fait ce qui, en elle, est ignorance du monde objectif et ce qui est refus de ce monde. V. - Comme refus, la conscience affective rejette ce que lui apprend la conscience intellectuelle. De façon générale, elle nie le donné, et c'est à partir d'elle que se formule d'abord, dans l'expérience de l'étonnement, la question: pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien? Problème qui, à notre sens, est toujours: pourquoi y a-t-il des objets? Problème qui hante tout homme sensible aux appels de son affectivité dès que sa conscience intellectuelle lui a fait apercevoir l'être du côté du monde. La conscience intellectuelle ne saurait d'elle-même soulever la question: elle se place d'emblée à l'intérieur du donné et, avec la science, s'efforce seulement d'en découvrir les lois. Mais la conscience affective, étrangère à toute vérité objective, perçoit le réel comme contingent, et s'étonne de sa présence. Pourquoi y a-t-il quelque chose? peut-on dès lors se demander. Question qui est d'abord: pourquoi y a-t-il quelque chose en dehors de moi? et qui, s'étendant ensuite au moi lui-même lorsqu'il est à son tour pensé comme objet, devient: pourquoi suis-je? Les «pourquoi» se formulent, sinon dans la conscience affective (puisqu'elle ne formule rien), du moins à partir d'elle. Aussi la science ne peut-elle y répondre et, comme le remarque Auguste Comte, l'avènement du savoir positif n'a été rendu possible que grâce à l'abandon de la recherche des «pourquoi », C'est par cet abandon, au profit
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des « comment ", que l'intelligence s'est libérée de l'affectivité. Mais par là, si elle a gagné en ce qui touche la science de l'objet, la conscience a perdu le sens de l'être. Cette perte est d'autant plus grave qu'elle n'est pas ressentie comme telle: le savoir scientifique croit volontiers à sa propre suffisance. Et l'on doit se garder de confondre l'étonnement affectif devant l'objet et le sens affectif du mystère de l'être. C'est bien à tort que les parents sourient quand leur fils ou leur fille les interrogent sur leur naissance. Ils trouvent la demande naïve, et croient y répondre en expliquant comment on fait les enfants, ou en racontant quelque fable. Mais la véritable question reste sans réponse. Elle est insoluble: nul n'a jamais compris le pourquoi de l'être, ni celui du moi. La conscience affective refuse aussi cette condition fondamentale de l'objectivité qu'est l'espace. Cela s'aperçoit dans la peinture moderne, où la perspective est souvent bouleversée, et chez les peintres primitifs, qui, donnant une taille plus grande aux personnages importants, préfèrent les normes de la valeur à celles d'une vision exacte. La primauté de l'intelligence est liée à celle de la représentation visuelle. C'est donc. à cette représentation qu'il faut s'attaquer pour parvenir à une saisie irrationnelle des choses. Certains cubistes présentent l'objet de plusieurs côtés à la fois, Picasso détruit les formes habituellement perçues, Tanguy dévoile un univers où s'abolissent les distances. Dans la constitution de l'objet, espace et temps sont liés. Il est difficile de penser le temps sans la représentation d'une ligne dont on parcourrait successivement tous les points. Et l'espace nous sépare du lieu où nous voudrions être comme le temps nous prive d'un passé regretté, d'un futur attendu. En refusant l'espace, la conscience affective bannit à
nouveau le temps. Le rêve nous restitue, parfois avec une surprenante exactitude, des fragments de notre enfance. Il permet la reviviscence de moments anciens. De même qu'il ignore les distances, il méconnaît l'irréversibilité: il revient en arrière et revoit, vivants, ceux dont il continue à savoir qu'ils sont morts. Et cela ne s'opère pas à la façon dont la mémoire évoque le passé. Dans le songe, le passé n'est pas reconnu, mais vécu comme présent. On a opposé le temps à l'espace en remarquant que l'espace, lieu de possibles retours, peut être vaincu par le déplacement, alors que l'invincible durée ne permet jamais de retrouver ce qui n'est plus. Or le rêve permet ce retour. Est-il refus ou ignorance? Freud déclare que dans l'inconscient « rien ne finit, rien ne passe et rien n'est oublié ", ce qui revient à reconnaître que l'affectif est hors du temps. Et, dit encore Freud, « les processus psychiques inconscients sont intemporels ». Enfin le transfert n'est autre chose que le fait de revivre comme présents des états passés. Ce n'est pas seulement dans le rêve ou le transfert que le passé est vécu comme présent. Les vexations subies en l'enfance ne sont jamais guéries: on peut, tout au long de notre existence, en retrouver l'effet, tant en nos émotions qu'en nos comportements. La passion ignore le temps: on ne saurait aimer sans avoir la certitude d'aimer toujours, l'impression d'avoir toujours connu l'être aimé. Et ce sont nos premiers émois qui revivent en nos présentes amours, et les animent. Le remords est incapacité à penser comme passée la faute commise. Kant place notre libre responsabilité en dehors de la chaîne temporelle des causes et des effets, rendant ainsi notre culpabilité contemporaine de tous les instants de notre vie. Sur quoi s'appuie-t-il pour cela? Sur notre certitude d'être coupables d'actes que , ' d autre part, nous savons passés et déterminés, cer-
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titude qui n'a de sens que par quelque expérience affective. Et n'est-il pas connu que les mythes enracinés dans le cœur des hommes se retrouvent partout et toujours? VI. - Dans les précédentes analyses, nous avons admis que, comme l'espace, le temps était imposé du dehors et révélé, à titre de fait, par la conscience intellectuelle. Cette opinion a été contestée par bien des modernes: ceux-ci, contrairement aux philosophes de l'époque classique qui mettaient l'homme dans le temps, ont mis le temps dans l'homme. C'est par nous que le temps viendrait au monde, que le réel se temporaliserait. Séparant la durée de l'espace, Bergson prétend nous rendre, à l'issue d'une sorte d'ascèse, l'intuition d'un devenir coïncidant avec notre être. A la suite d'une contamination par les représentations spatiales, cette intuition se serait perdue. Et le temps pensé résulterait de l'intellectualisation de la durée, seule première, et donc seule propre à une conscience intuitive de l'immédiat. En un sens différent, pour Maurice Merleau-Ponty, l'être de l'homme a pour essence le temps. Celui-ci est «de nous », non «du monde », Le temps, dit Merleau-Ponty, n'est pas «un objet de notre savoir, mais une dimension de notre être », Nous ne croyons pas qu'il en soit ainsi. Le temps est bien un objet de savoir que notre être refuse. Pour penser le temps comme produit de notre moi, il faudrait prêter au moi quelque volonté d'autodestruction. Notre conscience la plus immédiate et la plus naïve n'est pas intuition du temps: l'idée de temps résulte plutôt d'une sorte d'analyse, au terme de laquelle il est supposé à titre de condition a priori de tous les changements constatés. Cela se voit chez Kant, qui pourtant, lui aussi, bien qu'en un
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autre sens, met le temps dans l'homme. Le temps apparaît alors au sein d'une mise en ordre intellectuelle, qui le comprend comme un de ses éléments, nous dirions volontiers comme un de ses instruments. Le temps kantien est forme a priori de la sensibilité. Mais ce que Kant appelle sensibilité n'est pas ce que nous nommons conscience affective. La sensibilité kantienne, telle que l'étudie l'Esthétique transcendantale, est tout entière du côté de la connaissance' aussi le rôle du temps se marque-t-il plus nettement dans l'Analytique, où l'on voit le temps concourir à la formation de l'objet. La mémoire elle-même ne peut être dite intuition du temps. Les images qu'elle contient sont des ~~ats flottants en une sorte d'intemporalité; seule 1Intelligence les classe et les met en ordre au nom des lois du monde, pour permettre de les localiser, et de conclure, par exemple, que le souvenir de mon départ de la gare de Lyon présente nécessairement un moment antérieur à celui de mon arrivée à Montpellier. En cela encore, le temps est l'auxiliaire de ma raison. Quant à la durée bergsonnienne, on a beau chercher à l'isoler pour la retrouver à sa source, et d~s sa pureté, elle a, avec le temps spatialisé, un élement commun, qui seul importe ici: elle suppose le changement. Or c'est précisément le changement que la conscience affective refuse, ainsi quand nous voyons mourir un être aimé. La mort, qui est l'essentiel changement, est scandale, et le seul véritable scandale. Aussi la conscience affective ne se résigne-t-elle pas, en ce qui concerne la mort, à soumettre la croyance aux critères de la constatation scientifique et de l'objectivité. Nous la verrons faire appel à la raison métaphysique et à la foi. Mais on a connu des mères, devenues folles, attendre chaque soir le retour de leur fils à jamais disparu, mettre son
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couvert, préparer son repas, écouter s'il ne sonnait pas à la porte. Le changement douloureux n'est pas l'unique signe de l'extériorité du temps par rapport au moi: du temps, nous devons chaque jour accepter la cadence. Nous en éprouvons, en ce siècle, un particulier dommage. Le temps impose ses rythmes, rythme du travail en usine ayant succédé à la liberté artisanale, rythme des trains, des avions dont il faut respecter l'horaire, rythme des chansons qui ont remplacé la poésie, rythme des émissions télévisées, qui infligent la succession immodifiable de leurs images, rythme du théâtre contemporain qui, au lieu de permettre l'évasion dans l'imaginaire proposé par l'auteur, nous soumet aux fantaisies du metteur en scène. L'information est livrée sans retard par le journalisme, avant même d'être comprise, les discours radiodiffusés prennent la place d'une lecture que nous étions libres d'accepter, d'interrompre, de reprendre, qui laissait le loisir de rêver, et d'ajouter à ce qui était dit un peu de nous-mêmes. D'où le désarroi de notre époque, et, chez certains, le retour à cette ivresse dionysiaque qui, comme le remarque Jean Brun, «s'applique à l'individu qui ne se possède plus, précisément parce qu'il est possédé par tout ce qui n'est pas lui et par tout ce qui l'environne ». Rien ne permet donc de penser que le temps émane de nous. Il nous est imposé: c'est à titre de faits que nous constatons les changements et les rythmes. La mort des êtres chers et l'idée de notre propre mort nous paraissent inacceptables : notre conscience première est étrangère au temps. Rien en elle ne nous avertit que nous sommes mortels. VII. - Puisqu'elle ignore le temps, puisque le temps n'est reçu par elle que du dehors, la conscience affective est, en quelque façon, conscience de l'intemporalité. Seul, le présent est vécu comme réel: on
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pourrait dire alors que son expérience est expérience de l'éternel, et retrouver la vérité de l'affirmation spinoziste selon laquelle « nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels ». Cette vérité a été aperçue par les poètes. «En rêve, c'est-à-dire toujours,» écrit Gérard Legrand, qui dit aussi: «le mythe n'est pas recommencement, il est figure intemporelle », Et ce n'est que pour l'intellect, et au terme d'une analyse, que l'instant peut apparaître, chez Descartes, comme un néant de temps. Il est pour nous donnée concrète et richesse suprême. Hegel ne réussit à nous convaincre que le «maintenant» est abstrait qu'en nous invitant à comparer le: «il fait jour» que nous constatons à midi au: « il fait nuit» qu'il nous a priés de noter quelques heures auparavant. De telles opérations sont intellectuelles. La conscience affective ne compare rien, ne note rien. Elle vit un éternel présent. Dira-t-on que si le présent vécu n'est pas un pur néant de temps, c'est qu'il a quelque épaisseur, et comporte une frange de passé et de futur? Mais cette opinion résulte, une fois encore, de l'application de schémas et de raisonnements empruntés à l'intelligence. En fait, la conscience affective ne connaît ni futur ni passé. Le futur n'est pensé que par l'imagination, le passé que par mémoire. Plus exactement, la mémoire ne peut être considérée comme le propre de la conscience affective que dans la mesure où le passé se conserve dans le présent, se donne comme présent en une sorte d'hallucination dont nous verrons Proust éprouver le ravissement, L'être propre de la mémoire est autre. Se souvenir n'est pas rêver, ou sombrer dans la démence, ce n'est pas revivre le passé et le tenir pour présent, retrouver, au sein d'une extase mystique, ce que l'on a vécu. C'est, au contraire, localiser une image, la reconnaître pour signe du passé. Et l'acte par lequel nous recon-
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naissons, situons, localisons un souvenir est un jugement. Il ne faut donc pas se contenter de dire que la conscience intellectuelle, en informant des changements du monde, enseigne qu'il y a un temps. Il faut convenir que seule elle peut concevoir le temps, donner un sens aux termes de présent, de futur, de passé. La conscience affective ignore tout cela. Du temps, comme de l'espace et de tout ce qui touche à l'objectivité, elle est ignorance et refus. VIII. - Nous comprenons ainsi qu'il y ait pour nous deux mondes, et apercevons la source de l'émoi poétique. Car nous découvrons, dans la conscience affective une sorte d'a priori où s'enracinent passions, rêves, angoisses et folies. Gêne essentielle, le temps empêche la totalité espérée d'être donnée, il ne laisse pressentir qu'une éternité vide et abstraite celle des lois du monde, qui demeurent et se retrouvent à tout instant. Or nous rêvons d'une éternité concrète, de cette éternité que Rimbaud déclare «retrouvée », Est-ce pour la retrouver à son tour que la conscience affective refuse l'extériorité et s'enferme en sa solitude? Son mouvement est alors analogue à celui de ce que les psychanalystes nomment les «résistances ». Leur commune source est le désir qu'a le sujet de se maintenir en son être. Désir qui, chez l'analysé, n'est pas de rester malade, mais de garder ce qui, dans la maladie, est lui-même. Désir qui, chez chacun, est de ne pas mourir. La conscience affective revient alors à ce présent qui est le sien, et où passé et avenir ne sont jamais que supposés. Mais précisément ils sont supposés, et la conscience intellectuelle vient ainsi rappeler à l'affective la misère et l'insuffisance de son état. Issue de la séparation, la conscience affective de l'adulte ressent l'absence de ce dont elle a été privée. Refusant l'objectivité, elle mesure l'étendue de sa perte. Son espoir doit-il être abandonné? Ou faut-il,
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comme en la poésie ou en la foi religieuse, le rapporter à un autre monde? Marcel Proust a pourtant entrepris de réconcilier exigences affectives et richesses intellectuelles en découvrant l'éternité en ce monde, en retrouvant le temps perdu, et perdu, précise-t-il, au sens où l'on dit: « j'ai perdu ma mère », Nous parlerons plus loin de son sens métaphysique, du fait qu'il cherche l'être au delà de l'objet. Mais, pour nous tenir au problème du temps, remarquons que Proust déclare n'avoir entrepris son œuvre de romancier (œuvre où le temps est restitué sous forme de récit) que parce qu'une expérience plus profonde lui avait appris que le passé pouvait être retrouvé d'une autre manière, au sein d'une révélation spéciale, non intellectuelle, que l'on pourrait dire poétique, et même mystique, révélation qui nous apporte un total ravissement. Il convient en effet de distinguer, chez Proust, l'œuvre romancée et l'expérience qui, à l'en croire, l'a provoquée et rendue possible. Comme romancier, Proust retrouve le temps perdu par une conscience demeurant intellectuelle, une mémoire localisante et narrative. Il raconte ses aventures, ses amours, ses jalousies, ses deuils. Il décrit d'admirable façon ses personnages. Mais raconter le passé n'est pas retrouver le temps perdu. Pour cela il faudra, non retracer son cours, mais le nier, et refuser la connaissance objective. Un tel projet est celui de la conscience affective. Mais, séparée de l'intellectuelle, la conscience affective demeure malheureuse. Proust, entreprenant de la réconcilier avec les richesses du monde connu, veut lui rendre le bonheur. Si nous lisons Le temps retrouvé, nous verrons s'opposer les deux saisies possibles du temps. Objectivement, tout a changé: les positions sociales se sont modifiées, Mme Verdurin est devenue Princesse de Guer-
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mantes, le baron de Charlus a sombré dans la canaillerie, et l'on peut dire, en ce sens, que le passé est irrémédiablement aboli. Mais le temps est retrouvé par une autre voie, en une expérience essentielle: la grande découverte de Proust est que ce qui a été est encore, et donc qu'il y a une éternité de l'événement. . Nous ne saurions, et c'est pour nous un regret, citer tout le passage où est relatée cette découverte. Proust, invité à une «matinée », entre dans la cour de l'hôtel de Guermantes, et, reculant vivement devant une voiture, pose son pied sur un pavé «un peu moins élevé que le précédent », A ce moment, et de façon semblable à ce qu'il avait senti en goûtant, autrefois, à une madeleine, il éprouve un singulier ravissement, au sein duquel «toute inquiétude sur l'avenir, tout doute intellectuel» sont «dissipés », Il tente alors, dans la cour d'abord, dans un salon d'attente ensuite, de découvrir le secret de cette joie. Et il s'aperçoit que la sensation éprouvée sur les deux pavés inégaux dans la cour de l'hôtel de Guermantes lui a restitué, en sa richesse concrète, un instant de son séjour à Venise, par la reviviscence de la «sensation ressentie jadis sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc », Par la suite, le bruit fait par un domestique heurtant une «cuiller contre une assiette» lui rend la vision d'un bois dans lequel son train s'était autrefois arrêté, par analogie avec le «bruit du marteau d'un employé qui avait arrangé quelque chose à une roue ». Une serviette prise pour s'essuyer la bouche ayant «précisemment le genre de raideur et d'empesé» que présentait le linge avec lequel il s'était séché à Balbec, le voilà en vue de la plage, de la digue, de la mer. Et Proust comprend que ce qu'il éprouve alors n'a rien de commun avec les souvenirs de Venise,
de Balbec, de Combray qu'il avait souvent cherché à évoquer. Son ravissement provient de ce qu'il ressent ses impressions «à la fois dans le moment actuel et dans un moment éloigné, jusqu'à faire empiéter le passé sur le présent », à l'amener luimême à «hésiter à savoir dans lequel des deux il se trouve ». «Au vrai, écrit-il, l'être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu'elle avait de commun dans ce jour ancien et maintenant, dans ce qu'elle avait d'extra-temporel.» Et cet être n'apparaissait que lorsqu'il se trouvait «dans le seul milieu où il put vivre, jouir de l'essence des choses, c'est-à-dire en dehors du temps ». Dès lors, Proust ne craint plus la mort. Il a retrouvé «un véritable moment du passé» et, mieux encore, «quelque chose qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu'eux deux ». «Une minute affranchie de l'ordre du temps a recréé en nous, pour la sentir, l'homme affranchi de l'ordre du temps ». Pour un tel homme, le mot de mort n'a plus de sens: «situé hors du temps », que pourrait-on «craindre de l'avenir»? En cela, Proust réalise pleinement le rêve de la conscience affective, ce pourquoi tous les sentiments désagréables ou découragés s'évanouissent pour laisser place à la seule joie. Mais il faut dire de cette expérience, que Proust qualifie à la fois d'éternelle et de fugitive, ce qu'il faut dire de l'expérience qu'invoquent les mystiques: seuls peuvent y croire les privilégiés qui l'ont pleinement éprouvée. Pour les autres le temps demeure, continue à leur infliger ses blessures. Ils ne sauraient atteindre une conscience totale, comblée et heureuse, de l'éternité. Ils sont ramenés à la conscience douloureuse du temps, auquel ils peuvent seulement refuser de croire. En sorte que l'expérience de Proust, différant de l'expérience poétique en ce que le monde qu'elle
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valorise est le monde quotidien, et en ce qu'elle atteint une certitude, est pour nous, qui ne l'avons pas ressentie, une simple promesse. Toute comparaison entre les états qui lui ont paru identiques demeurant impossible, quelle preuve communicable pourrait fournir Proust pour démontrer qu'il ne fut pas victime d'une illusion? S'est-il agi d'un véritable retour du passé établissant qu'il existe toujours quelque part, et donc que rien n'est véritablement perdu? Proust a-t-il seulement éprouvé une réaction actuelle et momentanée au souvenir du passé, réaction lui donnant l'impression de revivre ce passé en sa plénitude? Le philosophe ne saurait en décider, pas plus qu'il n'a pu décider de la valeur de la révélation poétique. Nous nous contenterons donc de répéter que, comme elle est refus et ignorance de toute objectivité, la conscience affective est refus et ignorance du temps. Mais ce refus, cette ignorance nous laissent dans l'incertitude en ce qui concerne la portée ontologique des expériences qui en résultent. L'homme ne peut acquérir aucune connaissance positive de l'être. Il ne peut qualifier l'être que par l'espérance et la foi.
CHAPITRE VIn
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1. - Temps et espace sont principes de distinction. Les refusant, la conscience affective ne peut que revenir à la confusion: elle retourne à l'indistinction première, antérieure à la séparation qui rend possible l'objectivité. Nous nous interrogions t~t ,à l'heure pour déterminer ce qui, dans I'affectivité, est ignorance et ce qui est refus. Il convient également de ne pas identifier, sans plus ample e~~men, une confusion primitive, antérieure à I'appantïon de tout principe de distinction, et une confusion acquise, postérieure à la séparation, et propre à la conscience affective telle qu'elle se maintient à côté de la conscience intellectuelle, comme son adversaire et son ennemie. Mais il faut reconnaître l'impossibilité de faire la part, en chaque cas, de l'une et de l'autre. Ainsi l'ambivalence, souvent constatée en nos sentiments, peut être considérée comme primitive, et étant le propre d'une affectivité que le principe de contradiction n'éclaire pas encore, ou, selon l'avis de Bleuler, comme le fruit
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de la fusion d'affections opposées. C'est pourquoi l'on peut parler de la séparation, qui met fin à la confusion initiale, en y voyant un événement venant rompre notre unité, ou la condition a priori de la connaissance intellectuelle. Situer la séparation dans le temps est l'objectiver, en oubliant qu'elle ne saurait, selon la rigueur, être objective, puisqu'elle est condition de l'objectivité. De ce point de vue, elle n'est accessible qu'au terme d'une analyse transcendantale, la découvrant comme fondement nécessaire de toute connaissance distincte. Il demeure que la constitution de l'objet paraît s'effectuer au cours de notre vie. On peut donc traiter de la séparation en la temporalisant. Que l'on nous pardonne d'en parler ainsi: les grands philosophes eux-mêmes n'ont pas toujours réussi à indiquer autrement la source de nos sentiments et de nos connaissances. Lorsque, dans Le Banquet, Socrate dégage l'essence de l'amour, il feint de croire que la rencontre de Penia et de Poros, qui l'ont engendré, a précédé sa naissance. Il situe donc en un temps antérieur cette Pauvreté, et aussi ce Canal par lequel sont communiquées les idées divines, autrement dit les conditions métaphysiques de l'amour. Descartes, qui n'a pourtant pas recours au mythe, met au passé les verbes concernant la création des vérités éternelles: Dieu, écrit-il à Mersenne, «a établi ces lois en la nature », «illas creavit », «illas disposuit et fecit ». Les conditions de l'amour et de la connaissance ne peuvent pourtant pas se découvrir en notre histoire. La séparation semble au contraire s'y manifester par degrés. Il est donc permis de distinguer, en préférant le récit chronologique à l'analyse métaphysique, une confusion appartenant à la conscience infantile et une confusion propre à la conscience affective telle qu'elle succède à la constitution de l'objectivité, et refuse cette objectivité même.
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II. - Dans la conscience de l'enfant qui vient de naître, tout paraît indifférencié. Le sentiment du moi, celui de son rapport avec les choses, la certitude de l'être, l'extérieur, l'intérieur, l'angoisse, la crainte, le plaisir sont mêlés et, de ce fait, rien n'est, à proprement parler, pensable ou exprimable. La mère est à la fois l'amie dont le sourire rassure et la nourriture qu'on absorbe en tétant. Sans doute est-ce en vertu du souvenir de cette conscience première que les récits les plus divers, les plus constants enseignent que le monde est issu du chaos, et découvrent la source du Jour dans la réalité féconde et insondable de la Nuit. Mircea Éliade étudie en ce sens les mythes des ténèbres, qui décrivent un stade « précosmogonique », et où l'on peut apercevoir la correspondance entre «mort, nuit cosmique, chaos» et « folie ». « Le temps commence avec l'apparition des formes, donc avec la lumière », Et, remarque Éliade au sujet de cette fusion ou confusion primitives, le symbolisme des ténèbres «traduit une situation humaine en termes cosmologiques, et réciproquement; plus précisément il dévoile la solidarité entre les structures de l'existence humaine et les structures cosmiques ». En vérité, nous ignorons si le monde est sorti du chaos. Mais nous savons que notre conscience objective a succédé à une conscience indifférenciée. Ajoutons que, lorsque la confusion originelle fait place à la connaissance, elle n'est pas dissipée par elle, ne fût-ce que par l'effet de la tendance à y revenir qu'éprouve la conscience affective. La douleur de l'enfant surgit au sein d'une totale obscurité. L'enfant souffre sans savoir pourquoi, et même sans se douter que sa douleur a une cause. Pourtant, sa souffrance semble déjà contenir un refus, un désir de fuir: la douleur sentie se confond avec l'aversion pour elle-même. Or, chez l'adulte, la
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douleur contient une égale ignorance, une semblable aversion. C'est la conscience intellectuelle qui enseigne, comme du dehors, que toute doule~ a une cause, et que nous pourrons peut-être la vamc~e en éliminant cette cause, grâce, du reste, au savoir objectif du médecin. Pour notre affectivité, l'obscurité essentielle de la douleur demeure, et ne peut être remplacée par un savoir. Elle est donc confuse, au sens exact que Descartes donne à ce mot quand il déclare que « nulle conception n'est dite obscure ou confuse, sinon parce qu'il y a en elle quelque chose de contenu qui n'est pas connu », Et c'est toujours comme enfant que nous éprouvons la souffrance. Nous sommes destinés à mourir. Mais, remarque Otto Rank, « l'enfant ne possède aucune idée abstraite de la mort », être mort équivaut pour lui à « être absent », D'autre part, le sentiment de la mort répond « au désir de retourner à la vie intrautérine », Mais l'adulte lui-même ne sait qu'il doit mourir que par sa conscience intellectuelle: sa conscience affective l'ignore, et vit un perpétuel présent. L'étude des névroses permet de retrouv~r le désir de revenir en arrière, de rentrer dans le sem maternel. Les rites de la sépulture témoignent que ce désir, évident à l'origine, ne cesse de nous habiter. Et la coïncidence de la vie et de la mort, acceptée par la conviction de l'enfant, si elle est rejetée comme impossible par la conscience intellectuelle de l'adulte, réapparaît dans les rêves de ses nuits, où reviennent les disparus. Schopenhauer voit dans l'amour une ruse de la nature pour conduire à la procréation. Mais l'idée de procréation est absente du désir érotique humain. Le but de l'amour est ignoré de la conscience de l'amour, à quelque stade que celle-ci soit considérée. Là encore, « quelque chose est contenu qui n'est pas
connu ». Celui qui aime en nous est l'enfant ignorant que nous sommes demeurés. Le jeune enfant ne fait aucune différence entre les objets inanimés et les êtres vivants et conscients. Il croit que les choses le surveillent, sont bienfaisantes ou hostiles: objectif et subjectif sont mélangés au sein d'une sorte d'unité magique. Or, dans Le Lac ou la Tristesse d'Olympia, les choses, identifiées à des personnes, sont considérées comme des êtres qui nous regardent. La poésie, prêtant une âme aux objets inanimés (objets inanimés, avez-vous donc une âme ?), rejoint donc la confusion de la conscience première, à laquelle elle aspire. Et c'est parce qu'il y eut d'abord, avant toute représentation formée, pure présence du monde, que la poésie est affirmation de présences que nulle perception objective n'atteint. Le poète sent son monde comme réel. Le rêveur ne croit pas autrement au sien, et, nous l'avons rappelé, certains primitifs, bien que parvenus à la conscience de l'objet, puisqu'ils chassent et fabriquent des outils, tiennent ce qui se passe en leurs rêves pour aussi vrai que ce qui leur advient pendant le jour. Il y a donc, après la séparation qui constitue l'objectivité, maintien de la confusion première ou retour à cette confusion, dont le rêve, la folie et la poésie retrouvent la richesse et l'obscurité.
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III. - L'homme, cependant, ne saurait demeurer dans la confusion. La conscience intellectuelle intervient. Et, bien que semblant apparaître au sein de la conscience affective, elle n'en dérive pas, et en diffère par son principe. L'ordre succède au chaos, mais ne sort pas du chaos: il implique une autre origine. Bien plus qu'il n'est jeté dans le monde, l'homme découvre peu à peu, et comme tardivement, qu'il y a un monde, et que ce monde n'est pas lui. Mais il ne le découvre pas en approfondissant
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l'obscurité primitive. Il le découvre en apercevant dans la raison la source de toute intelligibilité. La raison est inséparable du langage. C'est pourquoi, professant l'irréductibilité de la conscience affective et de la conscience intellectuelle, nous croyons que l'on peut tenir pour également vraies l'affirmation de la Genèse selon laquelle au commencement était le chaos, et celle de saint Jean selon laquelle au commencement était le Verbe. Le chaos est le principe de notre affectivité. Le Verbe est le principe de notre connaissance intellectuelle, de notre possibilité d'expliquer. L'indistinction première est ce à quoi notre désir voudrait revenir. Le «in initio erat Verbum» exprime l'espoir de notre soif de comprendre. Nous ne pouvons entreprendre de fonder la science qu'en pensant que, dès l'origine, tout est langage et, de ce fait, accessible à nos discours. Tel est le vœu de la raison, telle est la conviction sans laquelle elle ne pourrait entreprendre sa tâche. Ses succès semblent attester le bien-fondé de son espérance. La science établit un réseau de plus en plus serré de relations qui rejoignent le réel, permettent d'agir sur lui. Le «Logos» semble donc se trouver à la racine du monde. On n'en saurait conclure qu'il soit aussi à l'origine du mystère par lequel je suis un moi, ni qu'il explique pourquoi il y a de l'être. L'assimilation de l'être et du «Logos », aujourd'hui souvent affirmée, résulte d'un alignement de toute pensée sur la science. La certitude ontologique est d'un autre ordre. La croyance kantienne en la chose en soi, loin de provenir, comme on l'a dit, d'un usage illégitime du principe de causalité, résulte de la conviction immédiate, affective qu'il y a de l'être, et que cet être ne saurait se réduire à l'existence scientifiquement définie des objets. Descartes, après avoir situé le monde de sa physique dans I'hypo-
thético-déductif, doit, pour le réintégrer dans la vérité de l'être (sans du reste lui conférer l'être), faire appel aux évidences non-objectives du moi et de Dieu. Critiquant les théories de Lacan, selon lesquelles l'inconscient serait structuré comme un langage, Didier Anzieu remarque que «Lacan se situe dans une tradition... germanique qui va de Humboldt à Cassirer et à Heidegger », Selon cette tradition, «c'est le langage qui construit les structures du monde ». Nous accorderions volontiers que les structures du monde objectif, et ce que Lacan nomme «le sujet de la science », sont constitués par une sorte de langage, puisque la science, qui est discours, parvient à les retrouver. Mais vouloir ramener l'homme au langage est négliger l'affectivité, opérer des distinctions au sein de ce qui est indistinction essentielle. Et si, dans la cure analytique, l'explication intellectuelle n'a d'effet thérapeutique que lorsqu'intervient le transfert, c'est précisément parce que le transfert est vécu sans être parlé. Étant de l'ordre de l'affectivité, il est déjà confusion, confusion de l'analyste avec un personnage jadis connu par le malade, confusion entre deux situations objectivement distinctes. En réalité, il est difficile d'affirmer qu'à la racine de toute conscience il y ait un langage, avec les conditions que cela suppose. Tout langage est objectif, et implique la distinction. Toute saisie de notre être est affective, et se fait dans -Ia confusion. C'est donc comme provenant d'une autre source que la réalité objective se présente à nous. Qu'on la fasse dériver de Dieu, des lois inhérentes au monde ou, avec Kant, d'un sujet transcendantal, encore est-il qu'elle n'émane pas de cette indistinction première où l'enfant, ne séparant pas le dehors et le dedans, l'extérieur et l'intérieur, semble n'avoir de rapport qu'avec son corps vécu.
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V. - Commun à tous, et semblant contenu dans les choses connues, le langage n'a pas de véritable sujet. Pas plus que l'être, il ne vient véritablement de nous. Ce qui vient de nous, c'est le recul que nous sommes capables de prendre par rapport à notre conscience primitive, recul par lequel nous séparons le «Logos» de I'Ëtre et constituons le réel comme objet. Ce recul est possible grâce à la perception et à l'imagination. Elles appartiennent à la conscience intellectuelle, laquelle est faculté de distinction. Car on n'imagine, on ne perçoit qu'en distinguant, et par séparation. On n'imagine pas une odeur, un goût: on les sent, on constate leur présence immédiate. Goûts et odeurs sont vécus et, en ce qui les concerne, nous ne saurions échapper à la confusion des choses et de nous-mêmes, La saveur paraît appartenir indissolublement à notre palais et à l'aliment, l'odeur à nos narines et au produit parfumé. C'est pourquoi tout goût, toute odeur sont affectivement agréables ou désagréables. Et il n'y a pas de science des odeurs et des goûts. En revanche, la physique s'est constituée à partir de l'étude des couleurs et des sons, qui, relevant de sens percevant à distance, se présentent déjà à titre d'images. Couleurs et sons n'apparaissent ni comme agréables ni comme désagréables, sauf dans le cas où leur intensité blesse nos yeux ou déchire nos oreilles: mais ils cessent alors d'être saisis comme objets. Perçus dans la distinction, hors de la confusion de notre corps et de la chose, objets visibles ou sonores échappent à l'affectivité pour s'offrir à la science. Les objets imaginés demeurent distingués entre eux, comme les objets perçus. Et ils peuvent, en toute lucidité, être pensés comme abents, c'est-à-dire distingués de ce qui est réellement offert à nos sens. L'imagination ne saurait donc être rattachée à la conscience
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affective. Et celle-ci ne doit pas être intellectualisée. La définition cartésienne de l'amour englobe des affections qui sont éprouvées au~rement qu'~lles ,ne s~:mt conçues, puisqu'elles sont vecues au sem d un etat indistinct. L'Ethique de Spinoza fait dériver tous nos sentiments du conatus. Or, affectivement parlant, un sentiment ne se déduit et ne dérive d'aucun autre, il n'est pas discernable de la totalité sentie où il se confond. L'intelligence, en l'en distinguant, méconnaît sa nature. Elle en fait un objet. Pourtant, la constitution de l'objet visible et de l'image ne sont que le début de la séparation: quelque chose de la conscience affective y demeure encore du côté de ce qui apparaît comme extérieur. L'objet est fait de qualités, et, selon la rigueur, toute qu.a~ité est affective. La science, si elle a pour condition nécessaire la perception et l'imagination, ne s'y tient donc pas; la conscience intellectuelle, d'abord attentive à la qualité, ne demeure pas à ce stade. Savants et philosophes (si l'on excepte Berkeley) con?amne~t et rejettent notre croyance au monde sensIble.: Ils y décèlent l'affectif, le subjectif, et, pour atteindre l'objectivité, demandent de nouveaux renoncements, et des distinctions nouvelles. Car la conviction universellement répandue, selon laquelle les objets, tels que nous les percev:ons: existent hors de nous, ne résiste ni à l'analyse scientifique, ni à la réflexion philosophique. La critique du sensible par la science est connue: là où nous entendons des sons, la physique montre qu'il n'y a hors ?e nous que vibrations de l'air, dont varient I'amplitude et la fréquence. Le monde des atomes n'est pas fait de qualités perceptibles. La critique philosophique, plus radicale encore, établit que les qualités sensibles ne sauraient appartenir aux objets en ce qu'elles sont inséparables de l'affectivité. Une vive chaleur se confond avec la douleur de la brûlure, et nul ne
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saurait croire qu'un fer rouge se sente brûlant. Pour supposer que les qualités appartiennent aux objets, il faudrait prêter à ces objets une conscience, admettre que l'eau qui bout se perçoit comme chaude, que la neige se voit blanche et ressent le froid que nous y décelons. A l'être des choses, il faudrait accorder l'essence d'un moi. Cela ne pouvant être admis, il convient de constituer l'objet scientifique en renonçant à ses qualités, et, de ce fait, la séparation de l'objectivité et de notre conscience affective devient plus radicale encore. La science remplace le monde perçu, qui conservait quelque attache avec notre prise spontanée du réel, par un monde conçu, fait de quantités mesurables, de rapports mathématiques. Au reste, la constitution de l'objectivité ne s'opère pas seulement par la distinction du perçu et du vécu. Elle suppose la distinction des choses entre elles. Descartes veut n'user que d'idées qui soient non seulement claires, mais distinctes, et telles que le contenu de chacune ne puisse être confondu avec celui des autres. On ne saurait penser objectivement sans distinguer. Déjà toute perception est saisie d'une différence. La chose perçue se distingue du fond sur lequel elle est perçue. Et, dans la science, c'est seulement après avoir été analytiquement séparés que les phénomènes sont l'objet de synthèses intelligibles. VI. La confusion à laquelle revient la conscience affective n'est donc pas la synthèse scientifique, qui maintient la distinction conceptuelle de ses éléments. La science s'efforce de retrouver l'unité de l'être en le reconstituant intellectuellement. La conscience affective croit y. revenir par retour au chaos primitif, à l'union du moi et des choses: elle ne se résigne pas à la perte du contact vécu que
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nous avions jadis avec le réel en nous confondant en lui. En science, je suis le spectateur du monde, dans l'affectif, je le vis, et je perçois mon corps en mes plaisirs, en mes douleurs. Dès l'antiquité, on avait remarqué que le retour à la folie permettait d'éviter la souffrance de la connaissance objective. Dans l'Hippolyte d'Euripide, Phèdre énonce cette alternative, et pense que seule la mort permet d'y échapper. « Être redressé par la raison est cause de douleur », dit-elle, «d'autre part la folie est un mal: il vaudrait donc mieux mourir sans connaître ». Sans doute la mort lui apparaît-elle alors comme le retour au chaos désiré. Proust vit intensément l'expérience de la séparation: toute vision la lui rappelle, l'être lui semble un au-delà toujours refusé. Constitué par le recul et la distance, l'objet est absence. Le désir de Proust est d'atteindre une véritable présence. Ce qu'offre la perception ne comble pas son exigence, et cela qu'il s'agisse de la femme aimée ou d'un paysage aperçu. Comment, dans Le temps retrouvé, cette soif peutelle être apaisée par la découverte de l'identité de deux instants vécus ensemble? Ni l'un ni l'autre de ces instants ne contenait ce que Proust recherche en vain. Or leur fusion semble le révéler. C'est que le temps nous sépare du réel en ce qu'il est principe de distinction. La confusion de deux instants apparaît donc comme découvrant le visage éternel de l'être. L'expérience exauce le rêve de l'affectivité en retrouvant l'unité qui lui est essentielle. Il est également remarquable (L'invitation au voyage de Baudelaire en témoigne) que la tendance affective vers l'ailleurs ne parvienne pas à décider si sa fin est l'en deçà ou l'au-delà de la vie. Platon, parlant de ce qu'était l'âme avant son incarnation, la Bible, nous faisant regretter l'état adamique, Freud, Rank, insistant sur le désir de retour au sein mater-
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nel, Proust déclarant que les seuls vrais paradis sont les paradis perdus, situent dans l'en deçà la fin de nos aspirations. Mais c'est après la mort que l'espérance chrétienne promet le paradis c'est d'un a~-delà que nous entretient souvent l~ métaphystque, La conscience affective est-elle donc nostalgie ou espoir? La séparation, contre laquelle elle s'élève, nous a-t-elle chassés d'un paradis passé ou nous faitelle douloureusement attendre ce paradis à venir dont. sainte ~hérèse d'Avila manifeste l'impatienc~ en disant qu elle meurt de ne pas mourir encore phrase qu'a reprise Eluard en son Mourir de n~ pas, mourir. Mais une telle question ne peut être pos~e que. par la conscience intellectuelle, qui pense la séparation sans la vivre. Étrangère aux distinctions la conscience affective ne lui donne point de réponse: Pour elle, paradis perdu et paradis promis ne sont qu'un: les analyses freudiennes de l'instinct de mort considéré comme désir de retourner à l'origine, Ie confirment. La conscience affective ne saurait discerne~, en son propre sein, l'espérance et le regret. Elle ~c~appe aux conditions de la connaissance qui les distingue, Les poètes confondent les charmes de l'enfance et le bonheur attendu de la vraie vie.
VII. - Mais la confusion de la conscience affective ~e se situe pas toujours à ce niveau. Nous voudnons donc la suivre depuis ses manifestations les plus erronées jusqu'à ses activités les plus hautes En p~rlant du rê~e, nous avons vu qu'il interprèt~ parfois les sensations données, mais interprète en confondant. Maury confond le morceau de bois qui tombe sur sa nuque et le couperet de la guillotine B:rgson les aboiements d'un chien et les cris d~ « a la porte! ». Brunet cite d'innombrables exemples de telles. confusions: «Un dormeur, dont le bras ~t .la mam repos~nt sur le bois du lit, rêve qu'il est a la chasse et tient à la main son fusil », le bruit
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d'un réveille-matin peut être l'origine d'un songe où l'on entend des cloches, les angines provoquent des rêves de strangulation. Descartes avait déjà noté que «quelquefois, quand nous dormons, si nous sommes piqués par une mouche, nous songeons qu'on nous donne un coup d'épée », Semblables confusions, portant cette fois sur des images, se retrouvent à la base de ce que Freud appelle le symbolisme du rêve. Car l'affectif réunit ce que l'intellectuel séparerait: plusieurs sont tenus pour un, et l'on ne distingue plus deux images dès que notre attitude ou notre réaction devant elles sont les mêmes. Cela donne naissance à des sortes d'abstractions et de généralisations affectives. Ainsi une caverne est souvent, dans le rêve, l'équivalent du sexe féminin, parce que l'on peut pénétrer en l'une comme en l'autre. Bernard Gibello rappelle qu'un parapluie, étant « un objet à deux formes, l'une mince, l'autre gonflée », apparaît fréquemment, en songe, «comme symbole du pénis », Il faudrait parler dans le même sens de ce que Freud appelle la condensation. Le rêve condense parfois plusieurs personnes en une seule, plusieurs lieux, plusieurs mots en un seul. De telles condensations résultent de la confusion: confusion des objets, des lieux, des mots entre eux. Nous voici ramenés au symbolisme. Et sans doute l'emploi du mot symbole par Freud a-t-il été critiqué. Freud n'appelle-t-il pas symbole ce qui serait mieux nommé signe, symptôme, ou tout autrement (ainsi quand on considère qu'un hystérique, paralysé d'une main, signifie par là, en face du désir sensuel, la défense de mouvoir cette main masturbatrice). Jung, qui croit à un inconscient collectif contenant des archétypes, voudrait réserver le mot de symbole aux tentatives faites pour «exprimer une chose pour laquelle il n'existe pas encore de parole adéquate », Comme le remarque Jolande
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Jacobi, la conception freudienne du symbole est personnaliste, celle de Jung archétypique. En ce qui concerne le désir de l'inceste, Freud invoque l'envie, éprouvée dans l'enfance, puis refoulée, de coucher avec la mère, alors que, pour Jung, les désirs incestueux de ce genre expriment l'aspiration humaine universelle au retour à l'état paradisiaque primordial, {( dans une retraite secrète où l'on est libre du poids de la responsabilité et du devoir de prendre des décisions, et dont le sein de la mère est le symbole insurpassable ». Mais, dans les deux cas, le symbole est confusion et mélange. Des éléments opposés s'y confondent. Jolande Jacobi parle de la faculté qu'a la {( psyché... d'unir les paires d'opposés en un symbole» pour aboutir à une synthèse. Plutôt que synthèse nous dirions confusion. Il n'est de synthèse qu'après une a.nalyse préalable. On peut étudier l'activité symboIique en ses formes supérieures, comme permettant le langage, les comparaisons, la science elle-même. Il est alors possible de parler de synthèse. Tel n'est p?i~t .ici ~e cas. Pre~dre toute cavité pour un organe féminin n est pas operer une synthèse, mais confondre e~ :efu~ant les différences, en n'apercevant plus les dlstmc~lOns, affirmer une identité là où, objectivement, Il y a non-identité, prendre pour un ce qui est deux, ne pas séparer ce qui est objectivement s~p~ré. En ce sens, que l'on explique, avec Freud, amsi que nous allons le voir dans l'exemple de {( l'homme aux loups », l'identification de diverses femmes à la mère par l'histoire de l'individu ou que l'on invoque, avec Jung, l'archétype de la mère qui, comme le remarque encore J olande Jacobi, est {( gros de tous les aspects et de toutes les modalités que le maternel peut revêtir par manière de symboles que ce soit la caverne de la montagne l'estoma~ de la baleine, le giron de l'Église, la fée bienfaisante
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ou la méchante sorcière, la pythonisse ou la Magna Mater », nous en revenons toujours à constater que la conscience affective est confusion. VIII. - Le symbolisme, ainsi considéré, dépasse le domaine du rêve. Il se manifeste dans la vie éveillée. Selon Otto Rank, l'angoisse éprouvée par l'enfant {( lorsqu'il est laissé seul dans une pièce obscure» vient de ce que cette situation lui rappelle sa position intra-utérine, et le traumatisme de la naissance qui l'en a privé. La claustrophobie, la phobie des tunnels n'auraient pas d'autre source. Les petits animaux sont les symboles du pénis et de sa faculté de pénétration, d'où l'effroi qu'ils inspirent. Le jeu de cache-cache, auquel les enfants se livrent infatigablement, représente la situation de la séparation initiale, et rassure en la tenant pour peu sérieuse. Ainsi, la conscience affective retourne à l'indistinction. Elle agit alors à la façon dont, selon Spinoza, nous formons les idées générales (dont l'Ethique distingue avec soin les notions communes, proprement intellectuelles), en confondant des impressions que nous sommes incapables d'enregistrer selon leur particularité. La confusion entre les moments du temps, dont la conscience affective est refus, entraîne la confusion des objets situés dans le temps. Ainsi, le malade que Freud appelle {( l'homme aux loups» est toujours porté, en ses élans amoureux, vers des servantes adoptant une position agenouillée: on peut dire qu'affectivement il les confond. Freud voit d'abord en cela l'effet d'un désir de rabaissement, et aussi de revanche, s'expliquant par le fait que, dans son enfance, le patient avait été séduit par sa sœur, ce qui l'avait blessé dans son orgueil viril. Mais Freud ne s'en tient pas là. Il retrouve, grâce à l'analyse, une scène que son malade vécut à un peu plus de deux
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ans: il contemplait sa bonne, Grouscha, en train de laver le plancher. «Pendant qu'il regardait cette fille... il avait uriné dans la chambre, et sans doute avait-elle répliqué, sur un ton de plaisanterie, par une menace de castration », Ce que cette dernière remarque a encore d'hypothétique laisse bientôt place à une explication plus rigoureuse. Freud parvient à rattacher à une scène antérieure l'émotion que le petit garçon ressentit devant la servante agenouillée: à un an et demi, il avait observé, entre ses parents, un coït a tergo, au cours duquel sa mère se trouvait précisément dans la même position que Grouscha. «Quand il vit, écrit Freud, la jeune bonne par terre en train de frotter le plancher, à genoux, les fesses en avant et le dos horizontal, il retrouva en elle l'attitude que sa mère avait prise pendant la scène du coït. Elle devint pour lui sa mère; en vertu de la réactivation de cette image, l'excitation sexuelle s'empara de lui, et il se comporta envers elle en mâle, comme son père, dont il n'avait pu autrefois comprendre l'action qu'en y voyant une miction... La compulsion émanée de la scène primitive se transféra à cette scène avec Grouscha, et continua à se faire sentir grâce à elle.» La condition dont dépendait qu'il devînt amoureux, continue Freud, «subit cependant une modification qui témoigne de l'influence de la seconde scène: cette condition fut transférée de l'attitude de la femme à l'activité qu'elle manifestait dans cette attitude... Au cours d'une promenade », le malade «vit, au bord d'une mare, une jeune paysanne agenouillée, en train de laver du linge dans cette mare. Il s'éprit instantanément de la laveuse, et cela avec une extrême violence, bien que n'ayant pas pu même apercevoir son visage. En vertu de son attitude et de ce qu'elle faisait, elle avait pris pour lui
la place de Grouscha », «Une autre crise amoureuse, quelques années auparavant, montre d'une façon plus claire encore la compulsion qu'exerçait sur lui la scène avec Grouscha. Une jeune paysanne, employée comme servante dans la maison, lui avait depuis longtemps plu sans qu'il eût osé s'approcher d'elle... Un jour, il la surprit seule dans une chambre, où son amour fut plus fort que lui... Elle était agenouillée par terre, occupée à laver, un baquet et un balai à côté d'elle, tout à fait comme la jeune bonne de son enfance. Tous ces objets extérieurs d'amour étaient des personnes substitutives de celle-là qui, par le hasard de cette attitude, était elle-même devenue le premier substitut de la mère ». Pour Freud, c'est donc bien un traumatisme infantile qui est à la source d'un émoi et d'un comportement répétés, et toujours identiques. Mais cela n'est possible que par la négation du temps et de l'espace, des différences qu'ils impliquent, de la distinction des personnes, et par l'assimilation des situations. Cela n'est possible que par la confusion. Un jaloux qui, dans son enfance, a souffert d'entendre sa mère faire l'éloge d'un rival, ne supportera plus d'entendre louer personne. Si celui qui surestime l'importance de la présence de l'être aimé éprouve aussi la terreur de l'abandon et la peur de rester seul, c'est que de tels sentiments s'enracinent dans la commune expérience de la mère qui l'a jadis pris en charge en assumant la responsabilité de sa vie. La psychanalyse peut donc expliquer par des événements survenus durant notre enfance nos tendances pathologiques, aussi bien que les constantes observables en nos réactions. Car l'enfant se modifie lui-même plus qu'il ne modifie son comportement selon les circonstances, comme le ferait un adulte intelligent. Mais, une fois acquise, la modification demeure. De là viennent l'immutabilité des carac-
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tères et l'union, en chacun de nous, de désirs apparemment sans rapport. Et telle est aussi la source de la répétition d'un même comportement névrotique, auquel le sujet ne peut se soustraire s'il veut échapper à l'angoisse, telle est l'origine du malaise qui s'empare de lui s'il y manque, des vaines poursuites d'objets imaginaires en dépit du réel, de la recherche amoureuse de femmes jadis entrevues et, en un mot, de la rupture avec le monde présent de l'objectivité. Sans doute les interprétations psychanalytiques sont-elles contestables: relevant des sciences de l'homme, elles ne sauraient être, les yeux fermés, transposées en philosophie. Mais, dans l'exemple de l'homme aux loups, je n'ai retenu que des faits illustrant, de manière particulièrement éclairante, des vérités auparavant aperçues. Et je pense que les enseignements que l'on peut recevoir de Freud se tirent moins de ce qu'il apporte de nouveau que de ce qu'il retrouve et précise, moins de ses théories que de ses interprétations de cas individuels selon un sens clinique peu commun. Quand elle met en lumière les souvenirs qui conditionnent nos craintes, nos désirs, la psychanalyse est fidèle à ce que, bien avant elle, les philosophes avaient découvert. «Il est aisé de penser », remarque Descartes, «que les étranges aversions de quelques-uns, qui les empêchent de souffrir l'odeur des roses ou la présence d'un chat... ne viennent que de ce qu'au commencement de leur vie ils ont été fort offensés par quelques pareils objets, ou bien qu'ils ont compati au sentiment de leur mère qui en a été offensée étant grosse ». Écrivant à Chanut que, lorsqu'on a été ému par un objet, on l'est «en la même façon par un autre objet qui ressemble en quelque chose au précédent », il ajoute: « par exemple, lorsque j'étais enfant, j'aimais une fille de mon âge qui était un peu
louche; au moyen de quoi l'impression qui se faisait par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s'y faisait aussi pour émouvoir en moi la passion de l'amour que, longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu'à en aimer d'autres, pour cela seul qu'elles avaient ce défaut, et je ne savais pas néanmoins que ce fut pour cela... Ainsi, lorsque nous sommes portés à aimer quelqu'un sans que nous en sachions la cause, nous pouvons croire que cela vient de ce qu'il y a quelque chose en lui de semblable à ce qui a été dans un autre objet que nous avons aimé auparavant, encore que nous ne sachions pas ce que c'est.» On ne pourra qu'être saisi par la concordance des observations de Descartes et de celles de Freud, concordance d'autant plus remarquable que la théorie psychogénétique des passions que professe Freud est à l'opposé de celle de Descartes, qui voit dans la passion un effet de l'action du corps sur l'esprit. De même, Spinoza a noté que «celui qui se souvient d'un objet qui, une fois, l'a charmé, désire le posséder encore, et avec les mêmes circonstances ». La précision: « avec les mêmes circonstances» paraît capitale, et telle est, pensons-nous, la principale origine des perversions sexuelles. Dans Sylvie, Nerval raconte comment l'amour qu'il éprouvait pour une actrice prenait sa source dans l'émotion que lui avait inspirée, en son enfance, la vue de la fille du château chantant au clair de lune: la source de son amour est donc la confusion entre l'actrice et la châtelaine. «Comme autrefois », écrit Proust, «le côté de Méséglise et celui de Guermantes avaient établi les assises de mon goût pour la campagne, et m'eussent empêché de trouver un charme profond dans un pays où il n'y aurait pas eu de vieille église, de bleuets, de boutons d'or, c'est
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de même en les rattachant en moi à un passé plein de charme que mon amour pour Albertine me faisait exclusivement rechercher un certain genre de femmes », Et, devant les retards d'Albertine, l'angoisse qui renaît en lui est bien celle qu'il éprouvait en attendant sa mère. « Qui m'eût dit à Combray», écrit-il, « quand j'attendais le bonsoir de ma mère avec tant de tristesse, que ces anxiétés... renaîtraient un jour, non pour ma mère, mais pour une jeune fille qui ne serait d'abord, sur l'horizon de la mer, qu'une fleur que mes yeux seraient chaque jour sollicités de venir regarder ». IX. - Nous sommes passés du cas du malade et du rêveur, usant du symbole sans le savoir, à des cas où l'auteur réfléchit sur sa conscience affective, en découvre les ressorts, atteint un symbolisme conscient de soi. Après avoir noté cette différence, Jean Brun observe que, chez les poètes, « le langage tente... de redécouvrir la lumière unique de la coincidence ». Il estime que les correspondances recherchées par les romantiques allemands tendaient à « réaliser une fusion des sens », analogue à celle dont parle Baudelaire quand il dit:
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métamorphose mystique De tous mes sens fondus en un. Rimbaud a voulu parvenir à « une synesthésie dans laquelle seraient vaincues les séparations des différentes qualités sensibles », Guéguen définit l'image comme « une forme magique du principe d'identité ». « Le symbole », ajoute Brun, « apparaît comme un pont jeté par-dessus la séparation spatiale, voire temporelle... il est ce qui permet de redécouvrir une unité perdue », Et, « que l'unité soit perdue ou à faire... le symbole travaille à la substitution d'une unité d'être à la multiplicité des êtres... A proprement parler, il n'y a pas de symbolisme originaire, mais une quête de l'originaire par le symbole ».
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Ces pénétrantes remarques nous livrent une des clefs de la poésie. Mais elles y parviennent en enracinant la poésie dans la confusion de la conscience affective. Assurément, il y a lieu de distinguer un symbolisme primitif, inconscient de soi, et un symbolisme conscient, utilisé. Le second n'est cependant possible que parce qu'il emprunte au premier ses ressources et ses richesses, il n'éclaire que parce qu'il retrouve ce que la conscience affective contient de plus obscur. La poésie s'apparente à la folie, et révèle pourtant une vérité que l'intelligence, en son obligation de distinguer, ne saurait atteindre. Intellectuellement, on peut estimer que la religieuse priant Dieu pense en réalité à l'homme qu'elle n'a cessé d'aimer, on peut croire au contraire que tout amour pour un être humain est en son fond amour de Dieu. La malade que Lacan nomme Aimée, après avoir hésité entre l'amant dont elle rêve (et auquel s'adresse le texte) et Dieu, conclut, avec la profondeur propre à la confusion affective:
Est-ce vous ou bien lui que j'aime? Sans doute vous êtes le même. Ainsi, du plus bas au plus haut degré de l'échelle, de l'illusion du dormeur se croyant à la chasse aux révélations de la poésie, la conscience affective se définit par le refus des distinctions intellectuelles, refus qui est retour à la confusion. En un article consacré à l'étude psychanalytique du style narratif, mais dont on pourrait étendre les conclusions à la poésie, Didier Anzieu abandonne l'interprétation des œuvres à partir des complexes qui s'y expriment pour tenter une psychanalyse du style. Ce qui permet d'espérer que la psychanalyse de l'art consentira enfin à parler de l'art, et non des seuls sujets traités par les artistes. La découverte, en ces sujets, de la trace de tel ou tel souvenir d'enfance
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n'éclaire en rien la valeur de l'œuvre. C'est dans le style que réside cette valeur, c'est leur style qui permet de distinguer un tableau de Rembrandt d'un tableau de Botticelli, une symphonie de Mozart d'une symphonie de Beethoven, une page de Stendhal d'une page de Balzac. Modifiant légèrement la formule de Buffon (que Lacan rappelle au début de ses Ecrits), Anzieu remarque donc que «le style, c'est la personne». Analysant la première phrase d'A la recherche du temps perdu: «Longtemps, je me suis couché de bonne heure », Anzieu note que cette phrase de Proust est «un décasyllabe, où le rythme est nettement marqué par la césure médiane et par la similitude de chaque hémistiche (deux pieds suivis de trois pieds) », en sorte que ce vers est «l'évocateur nostalgique de la réunion directe, dans l'endormissement, à la mère et à la voix qui signe sa présence ». II est aussi l' «annonciateur du renversement en son contraire qui affectera le récit à venir », l'écriture permettant cette fois «à l'écrivain la réunion indirecte au souvenir de sa mère disparue ». La «double articulation, phonématique et syntaxique, de cette phrase initiale, inscrit dans l'écriture même les sensations corporelles, les effets et les représentations mentales du petit enfant suspendu à l'absence-présence de sa mère qui l'embrasse et qui lui parle », De façon plus générale, Anzieu déclare que le style «constitue pour l'auteur l'ensemble des procédés purement linguistiques grâce auxquels seront produits sur le lecteur des effets analogues à ceux que les symboles prélinguistiques produisent sur l'auditeur ». Le style apparaît ainsi comme la transposition, «à un niveau supérieur de symbolisation », du fonctionnement élémentaire de la conscience. Car, écrit Anzieu, «le pouvoir du style réside en ce que je... propose d'appeler l'illusion symbolique ». Et «l'illusion sym-
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bolique... est le rêve d'une langue où le mot ou bien ressemblerait à la chose, ou bien serait une partie constituante de la chose », Le style permet « d'inscrire dans le texte les vécus corporels », Ces propos sont fort éclairants. Revenant à notre perspective, nous dirons que le style nous touche en ce qu'il s'éloigne d'une expression purement objective et scientifique, pour récupérer cette conscience première où les éléments que distinguera la science sont unis dans une confusion portant la marque de notre moi vécu. Il convient d'y insister en effet: la science ne saurait avoir de style. En toute œuvre d'art, le style rappelle au contraire que si la science nous a renseignés utilement sur le réel, elle ne l'a pas épuisé. Mais nous rencontrons ici un autre problème: celui du savoir que peut contenir la conscience affective. Avant de l'aborder, rappelons que notre étude a mis en relief, bien que par d'autres voies, ce que Jean Laporte n'a cessé d'affirmer: il existe une pensée confuse, il y a des connaissances «indistinctes », sur lesquelles «s'appuient la plupart de nos comportements et de nos discours », En ce qui concerne la perception d'une ressemblance, nul élément objectivement commun ne pouvant être découvert, on ne saurait trouver sa source que dans le sentiment unique éprouvé devant deux objets différents. Baudelaire pourra donc signaler des correspondances entre les formes, les couleurs et les sons. Mais il s'agit alors d'analogies, et le raisonnement par analogie a été banni de la science, qui reconstruit l'unité du monde par des synthèses succédant à des distinctions. La conscience affective ignore les synthèses: l'unité dont elle rêve, c'est l'unité originaire. Elle la retrouve par la confusion.
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CHAPITRE IX
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1. - La conscience affective est issue de la volonté d'être soi, volonté première et irréductible à la raison. Elle naît dans le chaos, persiste dans le refus. Dès lors, elle ne peut apparaître que comme ignorance et aveuglement. En leur ensemble, les philosophes l'ont tenue pour telle. Descartes, qui considère pourtant les sentiments comme des idées, estime que ce sont des idées qui ne représentent rien, et dont la réalité objective est nulle: elles n'ont aucun contenu représentatif définissable. Nos analyses ont confirmé cette conception: si la conscience affective n'est pas une forme inférieure de la conscience intellectuelle, elle ne peut concevoir un objet. Mais on n'en saurait conclure que l'affectif ne contienne aucune vérité, à moins d'admettre sans preuve que toute vérité est de nature objective, ce qui, précisément, est en question. La plupart des modernes, il est vrai, admettent qu'il n'est de connaissance que de l'objet. Cette opinion n'est pas seulement celle d'historiens des
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sciences prisonniers de leur discipline, d'épistémologues prétendant que c'est seulement en science qu'on peut parler de vérité. Elle s'est imposée à tous. Nul n'ose plus s'opposer aux «savants» co~me, du reste à tort, on le fit jadis au nom de l'Ecriture. Chacun considère que si la réalité n'est pas encore entièrement connue, du moins toute connaissance du monde ou de l'homme qui, à l'avenir, pourra être acquise, sera de type scientifique. Mais le problème ne saurait être ainsi résolu. La conscience affective se présentant comme négation des leçons de la conscience intellectuelle, la juger du point de vue de cette dernière sera toujours lui donner tort. Et nous accorderons volontiers qu'elle a toujours tort dans le domaine de la détermination de l'objet. Il n'en résulte pas qu'elle soit partout à rejeter. Nous avons découvert en elle une sorte de savoir, savoir immédiat de nous-mêmes et de notre situation concrète, savoir obscur du mystère par lequel nous sommes un moi, savoir confus de nos succès, de nos échecs, savoir évident de nos plaisirs et de nos souffrances. Faut-il rejeter tout cela, s'en remettre à la seule intelligence pour déterminer ce qu'est notre contact avec le réel et ses vicissitudes? Doit-on s'adresser à la science pour découvrir le sens de nos douleurs et de nos larmes ? Nous savons bien que, sur de tels problèmes, intelligence et science ne nous apprendront rien, et que nous devrons nous contenter de dire, avec Rilke:
A-t-on assez réfléchi au désespoir qu'engendrerait, qu'engendre effectivement chez certains, le fait de ne plus se fier qu'à la science? Il convient de se demander ce qui a conduit tant de nos contemporains à croire que le seul monde réel était le monde objectif, et de considérer ce qui résulte de cette conception. Ce qui les y a conduits, c'est l'idée que toutes les vérités se situent sur un même plan. Admettre cela, et constater d'autre part les progrès de la physique ou de la biologie, amène nécessairement à conclure que la science seule permet de concevoir le réel avec vérité. Elle a remplacé la vision erronée et inefficace que l'homme en avait autrefois par une représentation issue de méthodes expérimentales rigoureuses, représentation permettant une action sûre, représentation toujours vérifiée. Mais si toute vérité est scientifique, parler de vérités morales, esthétiques ou religieuses n'a plus de sens. La religion? Il est clair que ses dogmes ne sont ni démontrables ni vérifiables: en parcourant l'immensité du monde étalé dans l'espace, nul ne rencontrera Dieu. Faut-il avouer dès lors que s'interroger sur le sens de la vie, de la mort, de l'amour est inutile et vain? L'esthétique? Mais on ne peut établir scientifiquement que Bach soit supérieur à Massenet. Tout devient-il donc affaire de goût personnel, et pourra-t-on prétendre que la dernière chanson à la mode vaille le Don Juan de Mozart? La morale? Mais comment démontrer qu'il ne faut point voler, mentir, que supplicier un être humain, et même un animal, est abominable? D'un indicatif on ne tire pas un impératif: les mots devoir, bien, mal, crime n'ont pour la science aucun sens. C'est donc s'opposer à nos convictions les plus profondes que réduire aux propositions objectives le domaine du vrai. La vérité déborde la science.
Ni les souffrances ne sont connues ni l'amour appris ni ce qui dans la mort éloigne n'est dévoilé. II. - Ce n'est pas la seule conscience affective, mais la conscience entière qui s'élève contre la réduction de toute vérité à la vérité scientifique.
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Sans doute ne saurait-on ramener religion, esthétitique, morale à l'affectivité. La piété s'adresse à Dieu, l'art suppose l'imagination, et nous pensons, avec Kant, que la moralité prend source en la raison. Mais c'est au sein' de la conscience affective que s'éprouvent la foi en Dieu, l'émotion qui perçoit la beauté comme révélatrice, les sentiments d'obligation et de respect par lesquels la loi morale se fait reconnaître. Sans cette conscience, les notions de beau, de laid, de bien, de mal perdraient leur signification. Ainsi la douleur est toujours ressentie comme devant être écartée, et cela avant même que ses causes ne soient connues. Elle se réprouve elle-même, est condamnée sans raison, mais plus certainement que par raison. Elle est le sentiment immédiat du mal, et toutes les considérations qui prétendent la justifier ne changent rien à cela. Il n'en faudrait pas déduire qu'elle soit jugement de valeur: tout jugement est intellectuel. Mais elle est ce sans quoi s'évanouiraient nos jugements de valeur. Kant fonde la morale sur la raison et son exigence d'universalité. Sa doctrine suppose pourtant, en arrière-fond, la conscience affective. En ses premiers écrits, il voyait dans le sentiment la source de la moralité. S'il a plus tard renoncé à cette conception, ses discours ne gardent sens que relativement à des êtres susceptibles de joies et de peines. L' «autre », dont nous devons respecter les droits, que nous devons reconnaître comme fin, s'il est sujet de la raison, n'est véritablement un autre que parce qu'il peut être heureux ou souffrir. Nous n'avons aucune obligation envers les choses insensibles. Il n'est de devoir qu'envers ce qui possède une affectivité. Mais constater que la réduction de toute vérité à la science conduit à l'amoralisme et au désespoir ne suffit pas à établir le caractère illégitime de cette réduction. Il pourrait après tout se faire que toute
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morale soit vaine et le désespoir justifié. Avant d'y succomber, il convient cependant de s'interroger sur la valeur du savoir affectif. Les évidences esthétiques et morales sont aussi irrécusables que celles de la science. Pourquoi leur demanderait-on de capituler avant tout examen? III. - Un tel examen n'est possible que si chaque savoir est pris en son essence spécifique, si l'on refuse d'admettre que toutes les vérités soient de même ordre. Pour étudier le savoir affectif, il faut d'abord définir ses caractères propres. Nous avons mainte fois remarqué que l'affectivité n'est pas langage, ce pourquoi il est si difficile de lui donner un statut philosophique: à le tenter, on risque de l'intellectualiser, donc de la trahir. La philosophie est discours, et ne peut parler de la conscience, même affective, que par discours. Définir le plaisir comme sensation de l'utile est négliger sa nature. Voir en la douleur le passage à une moindre perfection est la réduire à sa possible formulation. Il en est ainsi pour le rêve: on ne l'interprète qu'au moment où il devient récit. Or, avant le discours, il y a l'ineffable et le non-distingué. Dira-t-on que cet ineffable peut être communiqué par la poésie, qui est encore langage? Mais nulle certitude ne peut être atteinte en ce qui concerne le succès de cette communication. Si la poésie est parole, ce n'est pas au sens d'un énoncé scientifique. En cherchant un savoir dans la conscience affective, il importe de ne pas substituer à l'immédiat réel un immédiat prétendu, supposé, fruit de la conscience intellectuelle. De même, il faut renoncer à saisir la conscience affective en ces sortes de régions frontières, où elle s'éclaire par le contact avec l'intelligence, soit qu'elle en reçoive des leçons, soit qu'elle en influence la vision. Nous l'avons dit: conscience affective et conscience intellectuelle, par essence irréductibles,
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ne s'ignorent pas pour cela. Le plus souvent, notre expérience résulte de leur mise en relation. Mais s'il est un savoir propre à l'affectif, ce n'est assurément pas en cette relation qu'on le découvrira. C'est pourquoi, malgré l'audience que trouvèrent récemment des théories contraires, nous n'avons pas vu dans l'angoisse le fond de l'affectivité, ou un état nous livrant l'affectif pur. L'angoisse est toujours éprouvée par rapport à l'idée d'une disparition pensée comme possible. Et bien qu'elle confonde le moment présent, où me menace un danger minime, et l'heure où je serai effectivement saisi par le néant, elle n'en révèle pas moins la situation objective de mon moi, menacé par la mort. C'est pour de semblables raisons que nous ne nous sommes pas attardés sur la prétendue logique passionnelle qui, dit-on, entre autres méfaits, rend l'amour aveugle. Certes, nous le savons bien, l'amoureux naïf pare l'aimée de qualités qu'elle ne possède pas. Mais, de ce qu'il y a des amoureux imbéciles, on ne saurait conclure que l'essence de l'amour soit l'imbécillité. Une passion violente coïncide souvent avec une parfaite lucidité. L'amour n'est en rien excès intellectuel d'estime, on ne saurait le réfuter en détrompant l'amant: sa certitude est d'un autre ordre. Chez Racine, Phèdre ne surestime pas Hippolyte, Néron ne surestime pas Junie; chez Proust, Swann ne surestime pas Odette, le narrateur ne surestime pas Albertine. Ils aiment, ce qui est différent, et ne commettent aucune faute de logique, la logique et l'amour n'ayant pas de normes communes. On pourrait, il est vrai, découvrir quelque illogisme en cette confusion, que nous avons trouvée à la source de l'affectivité. Il est même permis d'accorder que la dissiper délivre de la passion. Dans Sylvie, Nerval cesse d'aimer l'actrice quand il apprend
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qu'elle n'est pas la châtelaine, et, si la psychanalyse nous transforme, c'est en rompant les unions les fusions opérées, pour permettre à nos désirs cie se sublimer en quelque recherche idéale ou de s'unir à de nouveaux objets. Mais on ne peut prétendre alors que la connaissance pénètre les secrets de l'affectivité. Bien plutôt elle détruit le sentiment en ce qu'il avait de réel, d'exaltant, de positif. Car enfin, l'amour de Nerval, l'excitation du malade de Freud devant les servantes agenouillées étaient bien des réalités: les dissoudre n'est pas retenir la richesse qu'enfermait leur émoi. Et si le malade guéri, le r~veur qu'on réveille gagnent en lucidité, on ne saurait dire que. la guérison ou le réveil ne les prive de rien. Il faut donc reconnaître que l'évidence affective n'est pas une conviction obscure, qu'on pourrait modifier à la façon dont est redressé le sophisme auquel notre inattention nous a fait un instant ajouter foi, ou à la manière dont la science se construit par rectifications et approximations successives. Avant ou après la correction du sophisme, avant ou après la rectification scientifique, nous sommes et demeurons dans le même plan. Après la dissipation de la confusion affective, nous changeons d'univers: le sentiment a disparu. Pascal remarquait que le cœur a ses raisons, que la raison ne connaît pas. Mais si la raison ignore les raisons du cœur, le cœur ne saurait connaître davantage les raisons de la raison. Ou, s'il les admet, il renonce à son savoir, cesse d'éprouver le sentiment qui était le sien. IV. - Pour étudier le savoir affectif, nous abandonnerons donc la région où ce savoir pourrait être confronté avec celui de la conscience intellectuelle. Il reste alors deux domaines à explorer: celui où la conscience affective paraît ouverture sur un autre monde, celui où elle est saisie de soi. Dans le premier cas, elle est foi et espérance, dans le second certitude ontologique.
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C'est sur le plan de la foi et de l'espérance que se situent les révélations de l'amour. Toute beauté promet. Platon, considérant la recherche amoureuse, l'assimile à la quête philosophique, les mystiques y voient un chemin vers Dieu, Breton écrit: «L'insolite est inséparable de l'amour, il préside à sa révélation. » La surprise, dit-il encore, «n'existe que dans l'intrication, en un seul objet, du naturel et du surnaturel ». Il en est de même pour la poésie. On a parlé de « Rimbaud le voyant» : le « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens» qu'il préconise a pour but d'atteindre une connaissance dépassant la science. Breton, au sujet des « rencontres» dont il déclare n'être que « le témoin hagard », bien qu'il avoue qu'elles « présentent chaque fois les apparences d'un signal, sans qu'on puisse dire au juste de quel signal », conclut cependant qu'il n'est pas « seul à la barre du navire », et parle de « l'amorce d'un contact, entre tous éblouissant, avec le monde des choses ». Dans l'émotion du sublime, nous semblons accéder à un réel plus élevé. En celle du beau, nous avons le pressentiment d'un univers plus vrai. Mais nous conservons toujours un doute sur la valeur de ces révélations. Étant conscience du moi, l'affectivité peut-elle s'éprouver comme dépassant ses limites? On est tenté de croire qu'il n'en est rien, et la poésie, qui pose la question, n'y répond qu'en la laissant demeurer. Rimbaud s'est-il explicitement prononcé sur la vérité de ses « illuminations»? A-t-il affirmé sans réserves la réalité de ce qu'il a aperçu après la ruine, par lui voulue et entreprise, de la conscience normale? Solitaire en son essence, presque toujours incomprise de ses lecteurs, la poésie semble ne pas se comprendre elle-même. Propre à la subjectivité du poète, elle hésite à se reconnaître comme voie vers l'hyperobjectivité. Ce problème a fort occupé les surréalistes. Intérêt
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porté aux coïncidences, collages, jeu du cadavre exquis traduisent l'attente d'un signe extérieur que seule l'affectivité pourrait saisir. Notre émotion le découvre. Pourtant, nul n'est parvenu à déterminer sa valeur. Constatant que nous pouvons donner une signification à un texte issu du hasard (un poème pouvant, à la limite, résulter du rapprochement fortuit de phrases découpées dans les journaux), Breton semble parfois borner sa confiance aux puissances de l'homme. Mais il se condamne alors à la solitude: si la révélation émane seulement du pouvoir qu'a l'esprit de conférer un sens à n'importe quoi, la conscience ne sort pas d'elle-même. Aussi Breton ne s'en tient-il pas à cette conception. Nous l'avons vu découvrir, dans l'émotion poétique, un véritable « contact.; avec le monde des choses », Ce contact est pourtant espéré plus qu'il n'est atteint. On se souvient de la question formulée dans Nadja: « Est-ce moi seul ? Est-ce moi-même ? » L'affirma. tion poétique ne bannit pas cette incertitude. V. - Il en est ainsi de tous les savoirs tirés de l'usage du symbole. Les membres de la FrancMaçonnerie estiment que les symboles ouvrent à la connaissance. Ils reconnaissent donc (ou devraient reconnaître) un savoir empruntant d'autres voies que celles utilisées par la science pour constituer un univers mesurable et mathématisable. A ceux qui pensent autrement, on pourrait demander quelle «lumière» ils estiment avoir reçue lors de leur initiation. Car les lumières de la science ne se dispensent pas dans les Loges, mais dans les Universités et les laboratoires. Selon Goethe, «le symbolisme vrai est celui où le particulier représente le général, non comme le rêve et l'ombre, mais comme la manifestation vivante et instantanée de l'impénétrable », Le symbole comp?rt~, .derrière son sens visible et objectif, un sens invisible et caché en profondeur. «Les syrn-
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boles », écrit Doering, «sont des figures du supratemporel utilisant les formes en lesquelles se manifeste le temporel ». En sorte que parvient à être mis au jour ce qui était obscurément pressenti. Il demeure que nous ne saurions pénétrer l'impénétrable, voir l'invisible ou vivre le supratemporel. C'est assurément une vision non scientifique du monde qui permet à Baudelaire d'écrire:
atteindre, dans le temps et par le temps, ce qui par définition est hors du temps? Cette espérance ne peut être qu'affective: contradictoire et absurde aux yeux de l'intelligence, son sens n'est saisi qu'au sein de sa confusion essentielle. Toujours donc il y faut revenir : le savoir affectif n'est pas un savoir intellectuel non encore explicité, mais un savoir autre. Savoir affectivement est savoir autrement. Mais il paraît impossible de décider de la valeur de ce savoir, de dire si ses confusions et ses refus sont de pures négations, ou le signe d'une réalité objectivement inaccessible. On peut croire que la négation de l'espace témoigne de l'immatérialité de notre âme, que le refus du temps, comme semble l'attester l'expérience de Proust, révèle quelque éternité, que les confusions affectives nous restituent le savoir perdu de l'unité essentielle de toutes choses. Pourtant, en tout ceci, le ressort de notre conscience demeure l'espérance, son terrain est celui de la foi, espérance et foi qui se présentent souvent comme religieuses, mais que nous pouvons déceler au sein de tout amour, de toute poésie.
La nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles. L'homme y passe à travers des forêts de [symboles. Baudelaire estime donc que la mise en ordre objective de nos sensations n'est pas la seule façon dont nous puissions comprendre l'univers. Le symbolisme propose une autre grille, ouvre un autre chemin. Mais ce chemin ne comporte aucune certitude. De son côté, Jolande Jacobi écrit «C'est à Jung que revient le mérite d'avoir attiré l'attention... sur les dogmes chrétiens en tant que vérités fondamentales de l'Église, apportant à l'homme un enseignement sur la nature de l'expérience psychique interne, d'une manière parfaite... Il s'y trouve un savoir qui ne peut guère être surpassé sur les secrets de l'âme, représenté par de grandes images symboliques », Quel est cependant ce savoir, qui ne peut être dit? Il en est du symbolisme comme de la poésie. Nous croyons à sa valeur, mais ne saurions en être assurés. Et si les affirmations affectives sont à l'abri de toute objection d'ordre intellectuel, il demeure que nous ne saurions suivre aisément Nerval quand il écrit: «ceux que j'aimais, parents, amis, me donnaient des signes certains de leur existence éternelle, et je n'étais plus séparé d'eux que par les heures du jour », Comment en effet des heures temporelles pourraient-elles séparer de l'éternité, comment espérer
VI. - Savoir affectif et savoir intellectuel étant d'ordre différent, le second ne saurait juger le premier, lui fixer des limites. Pourquoi donc la conscience affective ne peut-elle, dans la révélation poétique ou la foi religieuse, atteindre la certitude? En nombre d'esprits primaires, pour lesquels toutes les vérités se situent sur un même plan, c'est parce que la science réfute religion et poésie. Mais cette explication ne saurait être retenue: de nombreux savants goûtent la poésie et conservent la foi. Si donc la conscience affective ressent ses affirmations comme problématiques, la raison en est autre. Elle se découvre dans le fait que la conscience intellectuelle, incapable de réfuter l'affective, demeure cependant auprès d'elle, maintient son monde à côté du sien.
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Le doute n'est pas intérieur à la conscience affective: la preuve en est fournie par le rêve où, les objets du jour ayant disparu, la confiance accordée au contenu rêvé devient entière. Mais le poète, s'il emprunte souvent au rêve, et même à la folie, ne s'y livre pas tout entier. C'est parce qu'ils demeurent éveillés que les poètes ne peuvent croire tout à fait à leurs poèmes. C'est parce qu'ils restent dans le monde que les croyants ne peuvent tout à fait vivre leur foi. Car l'objet, bien que n'étant pas l'être, est le signe que la richesse de l'être n'est pas épuisée par l'expérience affective: cette richesse dépasse le moi. Nous croyons nécessaire de situer la science. Nous n'avons jamais prétendu qu'elle pût être négligée. Elle est une voie irremplaçable vers le savoir. Nous croyons seulement qu'elle n'est pas la seule. Et nous verrons que, par une sorte de revanche, le maintien, à côté d'elle, de la conscience affective, l'empêchera de constituer son monde comme totalité.
philosophie, la science ne le détermine que par approximations successives, rectifications incessantes. De telles approximations et rectifications se retrouvent dans les sciences de l'homme quand elles traitent de l'angoisse ou de l'amour. Mais elles ne sauraient avoir place dans l'expérience directe de nos sentiments: la conscience y atteint une sorte d'absolu. Nous considérons ici son savoir indépendamment de toute théorie. Il ne s'agit pas d'une hypothétique appréhension dans l'immédiat des fondements de toute connaissance, telle que l'ont cherchée certains contemporains. Il n'est pas question davantage d'expérience mystique, de saisie du réel par l'instinct vital, d'intuition poétique, mais du caractère indubitable que présentent sensations et sentiments en tant qu'éprouvés. En ce sens, on ne saurait parler de fausses douleurs, de fausses angoisses, de faux plaisirs. On appelle communément fausse douleur un état sans lésion organique, faux plaisir celui qui se révèle comme passager et vain, fausse anxiété celle qui n'est point justifiée. Mais, comme l'a remarqué Malebranche, un faux plaisir demeure réellement un plaisir, et, en ce sens, c'est un vrai plaisir. De même en disant: je souffre, ou je suis angoissé, je parle sans risque d'erreur. La conscience intellectuelle ne peut atteindre une telle certitude. Dès lors le problème n'est plus de décider si la négativité de la conscience affective est l'envers d'une positivité, si le symbolisme est aperception de l'unité des choses, et la poésie révélation. Il n'est plus de question, ni de doute possibles: je souffre, j'ai peur, j'éprouve du plaisir. Ma douleur est douleur, mon souci est souci, ma joie est joie. Et ces états existent comme j'existe moi-même. Nous voici devant la suprême évidence. En nos précédents chapitres, nous avons ren-
VII. - Faut-il pourtant se résigner à voir dans le savoir affectif un savoir incertain, non certes au sens intellectuel de ce mot, du moins au sens où Vigny déclare « incertaines» les branches dont parle La maison du berger? Il est un domaine où, tout au contraire, la conscience affective atteint une certitude supérieure à celle de la science. Si, cette fois, la conscience intellectuelle ne peut la réfuter, ce n'est plus seulement parce qu'elle est d'un autre ordre, mais parce qu'elle n'atteint pas une évidence comparable à la sienne. Il est, en la conscience affective, un savoir indéniable, irréfutable, le savoir de soi. La conscience intellectuelle se veut science du monde, mais elle n'est pas le monde dont elle se prétend le savoir. L'objet peut être mis en doute et, même si l'on fait abstraction de la critique qu'en opère du dehors la
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contré bien des mondes, ceux de la science, du rêve, de la folie, de la poésie. Devant chacun d'eux, nous avons posé la question de son rapport à l'être. Et, à cette question, c'est en vain que nous avons attendu la réponse de l'être. Celui-ci demeurait silencieux. Au sein des expériences les plus bouleversantes, à propos des signes les plus prometteurs ou les plus inquiétants, nous avons continué à nous demander s'il se manifestait à nous. Nous n'avons rien exclu a priori de cette quête, pas même les plus irrationnelles superstitions. Or, dans l'affectif, l'être, pour la première fois, semble se manifester de façon irrécusable et directe. Dans ce cas, en effet, l'être à atteindre n'est autre que celui que nous sommes pour nous-mêmes. Notre certitude peut dès lors devenir totale. La chose recherchée ne participe pas de l'extériorité, que peuvent mettre en doute idéalisme ou solipsisme. Elle est notre sensation, notre plaisir, notre tristesse. Elle est, par nature, évidence.
a créé l'homme à son image. Mais l'homme le lui a bien rendu. Ainsi les plaisanteries de Voltaire rejoignent les analyses de Spinoza: on considère comme allant de soi que l'anthropomorphisme est facteur d'erreur, préjugé ridicule. En ce qui concerne Dieu, n'est-il pas clair qu'il ne saurait éprouver de plaisirs, de douleurs, d'émotions semblables aux nôtres? Pour l'Univers, c'est plus évident encore. Cette condamnation a sa source dans le prestige de la conception scientifique du monde, dans le fait que cette conception s'est aujourd'hui universellement imposée. Or, la science fournit du réel immense qui nous entoure, des planètes et des soleils, des molécules et des atomes, une image où l'affectivité ne saurait trouver place. D'autre part, vouloir reconstruire le monde à partir de l'homme tel qu'il se pense, autrement dit de l'homme considéré comme objet, serait absurde folie. Sur ce point, et malgré les protestations de certains biologistes, comme Herman Nielsen, dont on n'a jamais consenti à discuter les objections, chacun se rallie, comme à une vérité scientifiquement établie, à la contestable hypothèse de l'évolution, selon laquelle l'homme est le résultat dernier de l'histoire des vivants, euxmêmes issus de la matière. Mais, en critiquant l'anthropomorphisme, songe-t-on assez que notre affectivité est le seul domaine où l'on puisse découvrir une expérience directe de l'être? Ce qu'est la réalité extérieure, assurément, je n'en sais rien. Mais je sais que je suis un être, le seul sans doute capable de se saisir lui-même comme tel. L'unique contact direct, indubitable que je possède avec le réel est celui que révèlent mes douleurs, mon angoisse. Y verra-t-on un accident, survenant au cours du développement de la nature matérielle ou vivante? Mais la matière n'est que
VIII. - Nous avons découvert le savoir de la conscience affective en deux formes extrêmes, et opposées. Dans l'une, il est apparu comme le plus problématique, dans l'autre comme le plus évident des savoirs. Peut-on rapprocher ces deux formes, découvrir entre elles une unité et, en demeurant à l'intérieur du domaine de l'affectif, user de la certitude de l'affectivité pour encourager son espérance? Peut-on, en d'autres termes, prétendre s'approcher de l'être à partir de l'évidence de nos sensations, de nos plaisirs, de nos douleurs? Ce qui a toujours empêché la philosophie de s'engager en cette voie, c'est la conviction préalable, et de toutes parts acceptée, qu'il faut éviter l'anthropomorphisme. Celui-ci est toujours, et sans autre examen, tenu pour le propre d'une vision infantile et primitive du monde. Dieu, dit-on plaisamment,
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problématiquement supposée comme source de l'objet. La réalité de la vie n'est pas plus claire. Serait-il donc si absurde, pour accéder à l'être, au lieu de partir du problématique, et d'invoquer ce qui m'est lointain, de m'appuyer sur ce qui m'est le plus certain et le plus proche, à savoir sur moi-même ? «Tout le but de l'homme est d'être heureux », déclare Bossuet. Et il n'hésite pas à en conclure que notre origine est divine. Au contraire, le désir de bonheur a peu de sens aux yeux du naturaliste cherchant les intermédiaires grâce auxquels l'évolution nous a engendrés à partir du coelacanthe. Mon désir de bonheur est pourtant plus évident que la transformation d'un poisson en homme. Les psychologues ne s'interrogent plus sur l'essence du plaisir, de la douleur. Ils préfèrent parler de tendances dont, du reste, l'objet n'est pas le plaisir (la recherche du plaisir comme tel étant à leurs yeux déviation de la finalité naturelle). L'opinion de Malebranche, selon laquelle nous ne désirons que le bonheur, et n'aimons les choses, et notre corps même, qu'à partir du plaisir qu'ils nous procurent, est tenue pour légère. Or, dans un monde sans plaisirs, sans douleurs, dans un univers où nulle affectivité ne trouverait place en la structure de l'être, les notions de tendance, d'ordre, de désordre, d'harmonie perdraient leur sens. L'haro monie se définit à partir de quelque conscience esthétique, la perfection suppose quelque jouissance d'elle-même. Privé de perfection, d'harmonie, de plaisir, de désir, le monde objectif, semblable à un univers fait d'astres inhabités, se révèle en sa monstrueuse et suprême absurdité. Aussi la conscience affective le refuse-t-elle, On ne saurait prendre sans examen, contre les désespérantes lumières de la science, le parti de son apaisante confusion. Décou-
vrir que l'anthropomorphisme n'est pas insoutenable ne suffit pas à le fonder positivement en vérité. Mais ce n'est point à la science de décider de sa valeur et plus généralement, de la portée du savoir affectif: Seule la philosophie peut entreprendre cette tâche. Aussi voudrions-nous réfléchir sur le rapport de la négation affective et de la critique philosophique de l'objet.
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CHAPITRE X
CONSCIENCE AFFECTIVE ET CRITIQUE PHILOSOPHIQUE
1. - C'est parce que l'objet est toujours susceptible d'être mis en doute que sont possibles refus affectif et critique philosophique. Si l'objet était la mesure de l'être, la philosophie se réduirait à la science. Mais nul véritable philosophe n'a consenti à cette réduction. Platon rend un singulier hommage à l'affectivité en déclarant que l'amour est philosophe: amour et philosophie semblent alors avoir, sinon même fin, du moins même ressort; ils sont mus par semblable exigence. Chez Berkeley, chez Hume, ce n'est pas au nom de raisonnements, mais par l'appel à l'évidence intérieure que la science est critiquée. Et il faut distinguer de la raison scientifique, inséparable de l'utilisation de l'objet, une raison métaphysique, qui s'identifie à l'amour de l'être, et permet de s'interroger sur la valeur et la portée du savoir. Loin de ramener le domaine de l'être à celui de la connaissance objective, comme on l'a parfois prétendu, Kant se propose de déterminer les limites Ide la science, de la situer dans le plan des phéno-
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mènes, distinct de celui de la chose en soi. Ainsi, nous apprend la Dialectique transcendantale, nous ne pouvons atteindre dans leur être ni le moi, ni le monde, ni Dieu. L'existence de l'âme n'est affirmée que par paralogisme, la position du monde comme chose conduit aux antinomies, nulle preuve de Dieu n'est véritablement démonstrative. C'est bien une critique de la science que présente Bergson dans son essai pour retrouver «les données immédiates de la conscience », On pourrait, sur ce point, multiplier les exemples. Mais les philosophes accepteraient moins encore de voir réduire leurs doctrines à la confusion de la conscience affective. Et il ne faudrait pas identifier le refus affectif de l'objectivité et la voie philosophique vers l'être, laquelle est tout entière éclairée, non sans doute par la simple conscience intellectuelle, limitée à l'objet, mais par l'amoureuse raison. La conscience affective n'est pas la métaphysique. Elle est, tout au plus, ce qui peut aider la métaphysique à se constituer en ne négligeant rien de l'homme. Car la philosophie est attentive à tout ce qui est humain. Elle respecte la science, mais aussi la religion et la foi. Elle tient compte des différentes façons dont nous entreprenons la recherche de l'être, examine les chemins divers que nous empruntons pour parvenir à lui. Elle corrige aussi bien la tendance de la science à tomber dans le dogmatisme que celle de la poésie à se confondre avec un mysticisme mal fondé. Nous pensons que c'est le sentiment aigu de la séparation qui a permis aux philosophes de ne reconnaître l'être dans aucun objet. Mais si l'on peut penser que la conscience affective, par son sens immédiat de l'être, rend possible cette déréalisation, encore est-il qu'elle ne l'opère pas. Elle est refus pur et simple, et, assurément, la déréalisation cri-
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tique, la découverte que la science n'est pas ontologie, ne sont pas des refus, mais des mises en place: la philosophie kantienne, soucieuse de fonder la science, tout en la situant en son plan, suffirait à l'établir. Aussi n'avons-nous jamais songé à confondre conscience affective et philosophie. Dans l'ouvrage où nous avons tenté de découvrir, à la racine de toute philosophie, une «nostalgie de l'être », il nous a paru essentiel de maintenir la distinction de la métaphysique et de l'affectivité. La conscience affective veut revenir en deçà de la séparation. La conscience philosophique pense la séparation, la découvre à la racine de la science. La conscience affective accepte le sensible. La critique du sensible a toujours été l'une des tâches de la philosophie. La conscience affective ne contient aucun projet. Toute œuvre philosophique répond à un projet parfaitement défini: Spinoza veut proposer une nouvelle idée de Dieu, Kant découvrir les conditions du savoir et de la moralité. La conscience affective ne se soucie pas de comprendre. Comprendre est la fin essentielle de la philosophie. La conscience affective nous conduit au rêve, peut nous mener à la folie. La philosophie est lucidité et sagesse. II. - Il demeure que l'on pourrait découvrir à bon droit la source de la méditation philosophique dans le contact que notre esprit prend avec l'obscurité affective au sein de laquelle l'être se révèle d'abord à nous, ou dans l'angoisse que nous éprouvons devant la mort. C'est bien parce que la conscience affective se maintient, avec ses craintes, ses évidences, ses exigences propres, à côté de la conscience intellectuelle, que la philosophie peut ne pas succomber à la fascination qu'exerce sur elle la connaissance scientifique, laquelle se voudrait totalité. Il s'agit, une fois encore, de ne rien laisser perdre de ce qui est humain. Si Kant veut faire de
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la métaphysique le rempart de la religion, c'est qu'il tient la dimension religieuse pour essentielle à l'homme. Si Descartes se plaît à l'étude des passions, c'est qu'il estime que d'elles seules dépend la douceur de notre vie. Et nul ne saurait nier que la philosophie, en ses démarches les plus réfléchies, n'utilise la conscience affective, ne tienne compte de ses leçons. En particulier, c'est par rapport à l'évidence affective que les philosophes situent l'objet dans le domaine du relatif, en reconnaissant qu'il ne peut combler notre fondamentale exigence. On sait que le point de départ de la réflexion critique de Kant, réflexion qui le conduira à reconnaître que la chose en soi demeure hors des prises de la connaissance, fut la difficulté présentée par les antinomies. Or, nous acceptons volontiers l'idée selon laquelle c'est à l'intérieur de la seule conscience intellectuelle que, dans la Critique de la raison pure, le problème de l'antinomie se trouve posé et résolu. Car, pour s'en tenir aux deux premières antinomies, elles résultent bien de ce que l'on peut démontrer à la fois que «le monde a un commencement dans le temps et est limité dans l'espace» et que «le monde n'a ni commencement dans le temps ni limite dans l'espace », puis, selon la seconde antinomie, que toute substance composée l'est de parties simples et qu'il n'existe rien de simple dans le monde. Et lorsque Kant établit que de telles contradictions ne peuvent être levées que si l'on cesse de tenir le monde pour chose en soi, c'est en faisant appel à la logique, et au principe du tiers exclu. Mais, ce qu'établit alors la Dialectique, l'Esthétique et l'Analytique transcendantales l'avaient déjà démontré en étudiant les fondements de notre savoir. Les catégories, qui permettent de construire le donné sensible, dépendent de l'entendement humain, dont
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elles constituent la structure. Et elles ne peuvent légitimement s'appliquer qu'au donné sensible, lequel est offert dans l'espace et le temps. Or, espace et temps étant les formes a priori de notre sensibilité, tout ce qui apparaît en eux est phénomène, non chose en soi. Ce qui revient bien à dire que l'espace et le temps nous séparent de l'être. Ne peut-on, dès lors, remarquer qu'en suivant les leçons de sa seule conscience affective Proust a énoncé des aflirmations semblables? «L'amour, dit-il, c'est l'espace et le temps rendus sensibles au cœur.» Cette phrase ne signifie pas seulement que des lieux d'abord indifférents nous touchent si l'on nous apprend que l'être aimé les a habités, que tout instant passé nous devient cher si nous pensons qu'il fut vécu par lui. Bien plutôt, les lieux que hanta Albertine, les instants qui composèrent sa vie, sont révélés comme étant à la fois désirables et inaccessibles. Les séjours que connut Albertine avant sa rencontre avec le narrateur, les instants qu'elle vécut sans lui, deviennent l'objet d'une quête douloureuse et vaine. Espace et temps nous séparent de leur être. De même, en ce qui concerne Gilberte, avec laquelle, enfant, il jouait aux barres, Proust songe à « toute son autre existence », qui lui échappait, et décrit son sentiment d'absence en remarquant que, dans l'appartement de la jeune fille, les pièces où elle se retirait lui semblaient plus réelles que le salon où il bavardait avec elle. Au terme d'une analyse philosophique, il paraît évident que la chambre de Gilberte n'est pas plus réelle que son salon. Mais son éloignement la fait paraître telle. Ainsi, pour Kant comme pour Proust, l'espace nous sépare de l'être. Il en est de même du temps.
III. - Nous pensons que le doute cartésien ne serait pas possible s'il ne s'appuyait sur un sentiment préalable d'absence d'être dans l'objet, senti-
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ment dont plusieurs lettres font état, montrant que le doute philosophique n'est que la reprise d'un doute vécu. Descartes avoue à Balzac qu'il ne se réveille qu'avec peine, a quelque mal à séparer la veille du sommeil, et, chaque matin, « mêle insensiblement » ses « rêveries du jour avec celles de la nuit », Et il sait bien que la correspondance de l'objet scientifique et de l'être demeure problématique. On ne saurait objecter que la science cartésienne est réaliste, tient l'étendue pour l'attribut essentiel de la matière, la véracité divine fondant ontologiquement la vérité des idées claires. Car la découverte de la véracité divine ne changera rien sur ce point. Le 25 novembre 1630, dans une lettre à Mersenne, Descartes parle de « la fable» de son Monde. Mais plus tard il se fera peindre par Weenix tenant un livre ouvert sur lequel s'inscrit la devise: « Mundus est fabula. » Dans le chapitre VI du Monde, terminé en 1633, il demande au lecteur de sortir de ce monde-ci « pour en venir voir un autre tout nouveau », qu'il fera naître « dans les espaces imaginaires », Rappelons qu'à cette époque l'expression: « espaces imaginaires» désigne, non des espaces librement inventés, mais ceux qui, selon les scolastiques, se situaient au dehors de la sphère des fixes. Descartes n'en demande pas moins de perdre de vue notre monde pour considérer celui que va construire sa science. Cette science fabulée sera-t-elle plus tard, grâce à la véracité divine, installée dans l'être? Il n'en est rien. Dans la Dioptrique, Descartes déclare expliquer toutes les propriétés de la lumière que l'expérience nous fait connaître sans « dire au vrai» ce qu'est la lumière elle-même. Il prétend que, sans posséder les vrais principes de la Nature, on peut retrouver les phénomènes et avancer dans la connaissance (ce qui annonce les conceptions de Duhem et d'Henri Poincaré.) Dans les Principes de la philo-
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sophie, on trouve enfin ce texte décisif: « tant s'en faut que je veuille que l'on croie toutes les choses que j'écrirai, que même je prétends en proposer ici quelques-unes que je crois absolument être fausses », Ces choses fausses, ce sont, indique la suite, les principes mêmes par lesquels la physique va rendre raison d'un monde qui, en réalité, «a été créé au commencement avec autant de perfection qu'il en a ». Lorsque donc Descartes retrace la formation des planètes, celle des plantes à partir de leurs semences, celle de l'homme à partir du foetus alors que, remarque-t-il, «Adam et Ève n'ont pas été créés enfants, mais en âge d'hommes parfaits », il indique bien que l'explication scientifique est une façon de rendre les phénomènes intelligibles, non de livrer leur être. La Nature fait les choses par des voies autres que celles que nous empruntons pour les penser. IV - C'est, selon nous, pour toute conscience humaine que le monde des objets, produit de la séparation, semble privé d'être. Indépendamment des analyses philosophiques qui démontrent par raison critique que l'objet, fruit de notre connaissance, n'est pas l'être dont notre conscience a soif, l'expérience immédiate découvre que l'objet est absence. Telle est la principale raison pour laquelle l'objectivité est refusée par la conscience affective. Apercevoir le monde comme objet, c'est apercevoir le monde sans moi et, de ce fait, l'être n'étant révélé qu'au sein du moi, apercevoir le monde sans être. Le but de la science est de constituer l'objectivité en éliminant toute subjectivité. D'où la protestation de la conscience affective. On pourrait apercevoir les effets de cette protestation dans les « contestations» si fréquentes de nos jours, la révolte des poètes, la constitution de philosophies de l'absurde, car, il convient de le rappeler, c'est le
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monde tel que le décrit la science que maint penseur a déclaré absurde. On pourrait les découvrir aussi dans l'attrait qu'exercent, sur de nombreux occidentaux, le Zen, les sagesses orientales prétendant rendre la conscience de l'être en délivrant des concepts et des lois de la logique, en surmontant la dualité du sujet et de l'objet, en retrouvant un contact direct avec la réalité grâce à l'exercice de quelque ascèse. Mais ces manifestations se situent à des niveaux si différents que nous voudrions, pour ne pas les examiner toutes, nous borner à comparer quelques textes empruntés à Descartes et à Proust. Nous avons déjà rapproché la démarche de Proust de celle de Kant. Nous allons voir qu'elle peut éclairer aussi celle de Descartes.
logiques, et pouvant, de ce fait, être mises en doute, et les idées métaphysiques, où se manifeste la présence directe de l'être, et qui ne peuvent être mises en doute. Qu'est-ce, en effet, que pouvoir être mis en doute, sinon pouvoir être tenu pour non existant, sinon pouvoir être séparé de l'être? Tel n'est pas le cas pour le moi, éprouvé sans être mis en question. Tel n'est pas le cas pour la douleur, qui contient sa propre certitude. Mais tel est le cas pour l'objet, toujours susceptible d'être nié, et, aux yeux de la science même, toujours exposé à être rectifié et modifié. En ce qui concerne Proust, on ne saurait parler, au sens strict, de doute philosophique. Mais le sentiment de séparation d'avec l'être, qui en est l'équivalent affectif, domine l'œuvre entière. C'est en ce sens que paraît longtemps mystérieux et lointain le monde des Guermantes, en ce sens que le narrateur demande à la représentation que va donner la Berma «des vérités appartenant à un monde plus réel que celui» où il vit. De même Proust a toujours l'impression qu'il y a un «au-delà de l'objet », Il nous parle de ces heures «où l'on a soif de quelque chose d'autre que ce qui est» (entendons de ce qui est objectivement). Il cherche ce que les clochers aperçus «cachaient derrière eux ", et il écrit: «Je regardais les trois arbres, je les voyais bien, mais mon esprit sentait qu'ils recouvraient quelque chose sur quoi il n'avait pas de prise.» Et, sans qu'il ait pu éclaircir ce mystère, la voiture où il se trouve, en l'entraînant hors de la vue de ces arbres, l'éloigne de ce qu'il croyait «seul vrai ». Seul vrai! Proust a donc l'impression qu'il y a un réel qui lui échappe, que ne lui livre pas l'objet offert. Il n'a pas «de plus grand désir que de voir une tempête sur la mer, moins comme un beau spectacle que comme un moment dévoilé de la vie
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V. - Descartes demande, à qui veut comprendre sa science mécaniste, d'abandonner notre monde, et, dit-il, « toutes les créatures que Dieu fit il Y a cinq ou six mille ans », pour reconstruire un monde feint, et donc non réel. Et il écrit, au début de son traité L'homme: « Ces hommes seront composés, comme nous, d'une âme et d'un corps.» Il annonce qu'il va traiter du corps, de l'âme et de leur union «pour composer des hommes qui nous ressemblent ». A la fin de son ouvrage, il prie de considérer que les fonctions et les mouvements qu'il a décrits «imitent le plus parfaitement qu'il est possible ceux d'un vrai homme », L'homme de la science cartésienne n'est donc pas l'homme réel. C'est un homme reconstruit par la pensée pour rendre l'homme réel intelligible. Ce n'est pas un « vrai homme », tout comme le monde de la physique n'est pas le monde selon l'être, n'est pas le monde vrai. On peut donc légitimement prétendre qu'en ce qui concerne le rapport de l'objet et de l'être le doute cartésien ne sera jamais levé. Et toujours seront distinguées les vérités scientifiques, non onto-
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réelle de la nature». L'amour, selon Proust, est essentiellement jalousie, prend racine dans le sentiment douloureux de ne pouvoir pénétrer dans le monde de l'autre, de ne pouvoir atteindre l'être de l'autre. Les gens qui voyaient Odette « quand il n'était pas là» paraissent à Swann « receler, de la vie de sa maîtresse, quelque chose de plus réel, de plus inaccessible et de plus mystérieux». Et Proust nous entretient de « cette chose effrayante et délicieuse à laquelle» Swann « pensait sans cesse sans pouvoir bien se la représenter : une heure de la vraie vie d'Odette », c'est-à-dire de la vie d'Odette pendant qu'il ne la voyait pas. Car Odette n'est aimée. de Swann que parce qu'elle est pour lui « une créature toujours absente, regrettée, imaginaire », tout comme Albertine, passionnément désirée quand elle est sortie, cesse de l'être quand elle revient: elle n'apparaît plus alors que comme cause de la privation d'autres amours possibles. Et la jalousie particulière de Proust vis-à-vis d'Albertine, sur les mœurs de laquelle il enquête avec tant d'inquiétude et d'obstination, vient de ce qu'un homme ne peut accéder au saphisme ou, si l'on rejette la transposition à laquelle le texte a recours, de ce qu'un homosexuel ne saurait connaître les plaisirs de l'amour qui peut unir son amant avec une personne d'un autre sexe. VI. - Ainsi, l'homme que nous livre la science de Descartes n'est pas un vrai homme les vies objectivement perceptibles d'Odette ou d'Albertine ne sont pas leurs vraies vies. L'être nous échappe toujours, et la critique philosophique rejoint, en ses conclusions, ce que la conscience affective ressent sans pouvoir l'énoncer: l'objet n'est pas l'être. Kant déclare que la métaphysique doit demeurer le rempart de la religion. Elle peut aussi devenir le rempart de l'amour, de la nostalgie, de la poésie, et,
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de façon générale, de la conscience affective. Elle n'établit pas la vérité de son savoir. Elle démontre que cette vérité est, pour le moins, possible. Nous avons dit que la conscience affective en ses confusions et ses refus, ne parvenait pas à décider si sa tendance essentielle la portait vers l'en deçà ou l'au-delà. Malgré la rigueur qui est la sienne il en est de même pour la critique métaphysique: Elle est transformation de l'homme, et elle est retour. Elle permet de parvenir à une vie nouvelle et de retrouver une connaissance perdue. Le philosophe de Platon sort de la Caverne, mais c'est pour contempler les Idées, que l'âme avait aperçues avant sa chute, quand elle suivait le cortège des dieux. Berkeley veut nous conduire à une vision du monde qui ne laisse rien demeurer des préjugés nous faisant croire à la matière, mais il déclare nous ramener ainsi au sens commun initial. Spinoza interprète la défense faite par Dieu à Adam de manger le fruit de l'arbre de la science du bien et du mal en estimant que leur distinction est erreur, et que cesser d'opposer le bien et le mal est la condition d'un possible retour à une saine vision de la Substance: la vie qu'il nous conseille, et qui donnera le salut, est donc bien, à la fois, le résultat d'un progrès et un retour vers l'état adamique. Et c'est vers les présocratiques que semble parfois se tourner I!eideg~er pour retrouver le sens de l'être, qui, à 1en croire, est depuis longtemps perdu. Si cependant, comme nous venons de le voir, ce sens se trouve au sein de la conscience affective il faut, une fois encore, interroger cette conscience' pour tenter de choisir entre les conceptions de l'être que nous offre la philosophie.
CHAPITRE XI
CONSCIENCE AFFECTIVE ET CONSCIENCE ONTOLOGIQUE
I. - Notre première certitude est celle de l'être: elle n'appartient en propre ni à la conscience intellectuelle, ni à la conscience affective, puisqu'elle précède leur séparation et se retrouve en l'une et en l'autre. Après que Descartes a mis le monde en doute, la certitude qu'il a de l'être reflue sur son moi: il y a au moins, dit-il, une chose dont je ne puis douter, c'est que moi, qui doute et pense, je suis. C'est le fameux «cogito ergo sum » ou, si l'on s'en tient à la formule de la Méditation seconde, le «ego sum, ego existo ». Pourtant, la conviction ontologique première ne se réduit pas à la certitude d'exister. Sinon Descartes ne pourrait sortir du doute, et les raisonnements par lesquels, dans les Méditations suivantes, il rejoint Dieu et le monde, tomberaient à leur tour dans le domaine de l'incertain: en les formulant, il pourrait toujours se demander s'il ne rêve pas, ou n'est pas fou. Pour qu'un raisonnement ontologique ait un sens, il faut que, dès le départ, le moi ait la notion d'un 7
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être le dépassant. Le cogito s'inscrit dans cette évidence, bien plus qu'il ne la fonde et ne la mesure. Il ne pose pas l'être, il se découvre sur fond d'être. Descartes est le premier à en convenir, lorsqu'ayant découvert Dieu comme infini il déclare: « j'ai... premièrement en moi la notion de l'infini que du fini... c'est-à-dire de Dieu que de moi-même.:» Le terme: être ne peut devenir l'objet d'aucune explication. Il n'en a pas moins un sens à la fois lumineux et inconceptualisable. Descartes range la notion d'existence parmi les « notions d'elles-mêmes si claires qu'on les obscurcit en les voulant définir ». et déclare qu'il n'a pas cru avoir de lecteur assez stupide pour ignorer le sens des termes qui désignent de telles notions. Malebranche tient l'être pour présence pure, immédiatement offerte à l'esprit, aperçue sans concept, ce pourquoi il estime que, saisissant par simple vue Dieu comme être en général, nous ne pouvons à proprement parler en former une idée. L'être de notre âme est également atteint sans idée, et par sentiment. Quant aux êtres qui ne sont pas immédiatement livrés (ainsi celui des corps), aucune démonstration certaine n'en peut être proposée. Rappelons que, chez Descartes lui-même, la preuve de l'existence des corps suppose non seulement la sensation, signe de cette existence, mais l' « inclination », justifiée par la véracité divine, à croire que les idées sensibles « partent des choses corporelles », Or une inclination n'est ni un jugement, ni une idée, mais un sentiment. En parlant de l'être, nous nous référons à une évidence spontanée, évidence non scientifique puisqu'elle n'a pour objet aucun concept rationnel, évidence propre à tous les hommes qui, sans se montrer capables de proposer une définition de l'être, savent ce qu'ils disent en déclarant que quelque chose est. Et nous croyons que Descartes quand il parle de
substance, Kant lorsqu'il pense à la chose en soi, reviennent à une certitude commune: si on les interroge, ils se bornent à renvoyer à ce que chacun peut mettre sous ces mots.
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II. - Les choses, cependant, ne sont pas aussi simples. Si le sens du mot: « être» se manifestait avec évidence, tous les philosophes se trouveraient d'accord, sinon sur la qualification de l'être (ainsi comme esprit, matière, ou Dieu), du moins sur ce qu'il faut entendre par être. On pourrait croire qu'il en est ainsi en voyant Henri Birault écrire, en son ouvrage sur Heidegger et l'expérience de la pensée: « L'être, le plus primitif des mots primitifs, la plus commune des notions communes... compréhension sans concept, compréhension de l'inconcevable, intelligence à nous-mêmes inintelligible.» Un cartésien souscrirait à ces propos. Mais il cesserait de se sentir d'accord en poursuivant sa lecture. Car, dit ensuite Birault, « l'être est le il y a, ou plutôt c'est le il y a qui est l'être même, parce qu'il faut penser l'être à partir du il y a, et non pas le il y a à partir de l'être ». Assurément, Descartes ne pense pas l'être à partir du il y a, mais le il y a à partir de l'être. Descartes n'aurait pas accordé davantage que « l'être néantise en tant qu'il est être », que l'être soit temps et que le temps soit être. Il n'aurait pas admis que l'être soit « toujours pour la pensée..., pour elle et rien que pour elle ». On voit qu'il peut y avoir désaccord sur la notion même d'être. Et l'on comprend que Heidegger commence L'être et le temps par la phrase: « La question de l'être est aujourd'hui tombée dans l'oubli », et dénonce, parmi les préjugés se trouvant à la source de cet oubli, l'affirmation: « l'être est un concept évident ». Car, ajoute-t-il, « le recours au critère d'évidence est en soi suspect », L'être pose-t-il donc des problèmes non aperçus par Descartes, Spinoza ou Malebranche?
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En réalité, si l'on met à part quelques textes . cartésiens où l'être est tenu pour notion commune, quand Descartes et Heidegger parlent de l'être, ils n'entendent pas, par ce mot, la même chose. Lorsque Descartes affirme que la notion d'être est connue de tous, et qu'il n'est pas nécessaire de l'approfondir, lorsque, tout au contraire, Heidegger entreprend son explication et son éclaircissement, on ne doit pas croire que le second reprenne une question que le premier avait négligée. L'être, pour Descartes, c'est la substance, et le désir de Descartes est de retrouver l'être tel qu'il est sans nous, indépendamment de nous, de le reconnaître, de s'y soumettre, et même de l'adorer sous le nom de Dieu. Heidegger médite sur le il y a, que l'on ne saurait prendre pour une substance, et son souci est de découvrir la source des affirmations scientifiques et l'essence de la technique. Ces deux projets sont différents. Nous n'avons pas l'intention, ni la prétention, de résumer les analyses de Heidegger qui, refusant de voir dans l'être un objet de connaissance ou un objet de foi, le rattache à une pensée qu'il veut indépendante de toute intellectualité et de toute affectivité. Après avoir décrit l'évolution et les hésitations de ces analyses, Birault avoue que le mot « être» est le plus malaisé du vocabulaire heideggerien, et signale à ce sujet la «graphie insoli!e» dont use parfois l'auteur en barrant le mot «Sem» d'une croix, sa recherche de termes nouveaux et non occidentaux, bien d'autres difficultés encore. Nous ne traiterons pas davantage des rapports entre être et fondement, être et vérité, du dépassement de la métaphysique ou de celui du monde actuel. Nous nous contenterons de retenir que, selon Heidegger, «le mot être en sa forme substantive, égare plus qu'il n'éclaire'». Car la différence essentielle est là. Pour Descartes et les cartésiens, le mot est pris
comme substantif. La méditation de Heidegger porte sur l'être pris comme verbe. Et nous croyons qu'en cela Heidegger, bien qu'apercevant l'insuffisance de la conception des post-kantiens, ne parvient pas à se délivrer de leur perspective, Plus encore que la pensée de Heidegger, c'est donc celle des postkantiens que nous allons considérer.
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III. - Où trouver en effet le point de rupture? Il réside dans la philosophie de Kant. «Au commencement était Kant» écrit en ce sens Birault, «tout a commencé avec Kant ». Qu'est-ce qui donc a commencé avec Kant? C'est le fait que l'être prend la valeur d'une position. Sans oublier pour cela la nécessité du donné, et la finitude de l'esprit, Birault précise cette idée en de nombreuses et éclairantes formules. «La thèse de Kant sur l'être est essentiellement thétique: la thèse de, Kant sur l'être dit que l'être est une thèse », En sorte qu' «être et existence se définissent à partir de leur rapport à l'usage de l'entendement »,. cet usage étant à son tour «envisagé dans la perspective de l'être comme position ». «La thèse de Kant sur l'être ou l'existence se développe tout entière dans la perspective de l'entendement, qui juge et qui rend possible ce jugement lui-même.» « Être signifie donc être posé », et «cet être posé... renvoie nécessairement à un acte de position dont l'entendement est seul capable ». « Être, pour Kant, signifie être un objet. L'être de l'étant est ici conçu comme l'objectivité de l'objet.» «Le concept de position s'identifie, dans sa parfaite simplicité, avec le concept d'être.» La conception heideggerienne de l'être n'est pas celle de Kant, et moins encore celle des post-kantiens, auxquels Heidegger reproche d'avoir méconnu la finitude. Il demeure que Heidegger, se situant après Kant, pense en fonction de lui, et n'a pas ignoré, ne fût-ce que pour les combattre, les conceptions
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d'un post-kantisme dont le principal souci fut d'éliminer la chose en soi conçue comme réalité antétérieure et extérieure à la pensée. Selon Hermann Cohen, le problème de l'être serait, chez Kant, ramené à celui de la connaissance. Source de presque toutes les philosophies du 19" et du 20' siècle, le kantisme marquerait l'avènement d'une vision nouvelle, rendant vaine ou périmée la métaphysique telle que le 17· siècle l'avait conçue. Alexis Philonenko partage cette opinion: pour lui, la philosophie transcendantale met fin à toute ontologie au sens classique du terme, l'ontologie s'identifie désormais avec l'idéalisme transcendantal. Nous sommes, pour notre part, d'un avis contraire, et nous pensons que la critique kantienne se creuse et se construit au sein de la conviction préalable, et qui demeurera toujours, selon laquelle il existe un réel en soi, extérieur à l'esprit, et demeurant la cause du donné. Mais il ne s'agit pas ici d'entreprendre une discussion sur le sens que Kant donnait à sa doctrine. Il n'est question que de ce qu'est devenue, après lui, la philosophie transcendantale. Celle-ci, quand elle parle de l'être, ne se réfère plus à l'évidence qu'invoquaient Malebranche ou Descartes. L'être y semble dépendre du jugement. Pour les post-kantiens, l'être est position, pour Descartes il est substance. Les post-kantiens distinguent l'objet et le sujet transcendantal, qui le constitue comme vrai. Descartes distingue les choses et le Dieu qui les crée. Et il parle différemment de ce que nous avons nommé les idées présences, idées de Dieu et de l'âme, dont traite la métaphysique, et qui ne peuvent être mises en doute, précisément parce qu'elles ne sont pas posées par nous, et les idées scientifiques, qui, elles, sont forgées, et donc sujettes au doute. Le mot être a-t-il donc deux sens? On formule
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en général le problème en distinguant le sens du terme quand il est employé comme copule et quand il l'est absolument, ainsi quand je dis: ce fauteuil est bleu et quand je dis: ce fauteuil est, ou existe. Mais nous ne pensons pas que cette distinction soit essentielle. Sur ce point, nous suivons Birault quand il écrit: «L'affirmation de l'être comme position absolue... pourrait faire croire qu'aucune relation n'est posée dans la proposition d'existence. En fait, il n'en est rien: cette proposition n'est pas moins prédicative que l'autre. Le jugement d'existence dit bien quelque chose au sujet de quelque chose », il «attribue ou confère l'existence à l'objet », il «est bien lui aussi la position d'une relation entre un sujet et un prédicat ». En revanche, nous croyons que la proposition: «cela est» peut avoir deux significations selon qu'elle vise l'objet ou la chose. Et les analyses de l'être n'ont pas le même sens quand elles considèrent le mot être comme un verbe et quand elles lè tiennent pour un substantif. Pris comme verbe, le mot reste intérieur au jugement et désigne, par conséquent, la position de l'objet comme vrai: copule, il est instrument de synthèse, affirmation d'existence, il est attribution encore. Pour Kant, juger est toujours lier: l'objectivité, et donc la réalité reconnue au monde de la science, résultent de la liaison opérée par les catégories, au nombre desquelles Kant place la substance elle-même. Mais, en dépit du vocabulaire (car Descartes dit bien qu'il n'est de vérité et d'erreur que dans le jugement), quand un cartésien affirme l'être (et, selon nous, lorsque Kant affirme la chose en soi), la pensée n'a que l'apparence et la forme d'un jugement. Elle ne pose rien, mais rattache sa représentation à une réalité qu'elle croit exister hors d'elle, indépendamment d'elle. La différence est donc radicale. On peut rapprocher à bon droit les jugements attributifs et ceux qui affirment qu'un objet
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existe. On doit séparer les propositions affirmant l'objectivité en construisant un réel bien lié et celles qui font appel à la substance telle que l'entendent les cartésiens, à savoir à ce qui n'est l'attribut de rien, ne peut être dit de rien, est nécessairement sujet. Ces propositions n'ont que l'aspect de jugements, elles sont pures reconnaissances de l'être, lequel n'y joue pas le rôle d'un principe de liaison, mais est donné, découvert, révélé. Et c'est toujours ainsi que l'être apparaît dans le savoir de la conscience affective. IV. - Il convient de le remarquer en effet, faire de l'être une position, y voir le résultat d'une liaison, le subordonner à un jugement, c'est le situer dans le domaine de l'intellect. En ce sens, on pourrait légitimement reprocher à la philosophie post-kantienne d'avoir négligé la conscience affective. Sans doute les apparences sont-elles contraires à une telle assertion. Ne parlons pas du fait que le succès récent de Nietzsche ou de Heidegger a été dû à une interprétation « affective» de leur œuvre: cette interprétation comporte maint contresens. Les propos de ces philosophes sur le soupçon, la volonté de puissance, la recherche du fondement, la Parole, montrent assez qu'ils ne se bornent pas à l'affectif. Mais ne pourrait-on prétendre, en s'opposant à notre thèse, que la philosophie moderne atteint l'affectivité en ses sources? Qui a, mieux que Nietzsche, analysé le ressentiment? Heidegger n'a-t-ilpas traité de l'angoisse, de la déréliction, du souci, du sacré, des dieux, ne s'est-il pas préoccupé de l'impensé, du sol où s'enracine la métaphysique, n'a-t-il pas montré que la vérité déborde la science? Jean Wahl attend de la poésie un renouvellement de la métaphysique. Et à quelle époque les philosophes ont-ils porté plus d'intérêt à l'inquiétude,aux névroses, à la folie? Tout cela est vrai, et l'on ne saurait négliger cet aspect du problème. Mais il faut remarquer aussi que
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le développement de la pensée post-kantienne a coïncidé avec ce que l'on appelle (par une expression célèbre, mais rationnellement absurde) la «mort de Dieu », Pendant que, sur la place publique, les affirmations scientifiques s'opposaient à celles de la religion, les philosophes, en un domaine moins accessible, mais demeurant sous l'empire de l'antithéisme s'appliquaient à donner de l'être des définitions incompatibles avec l'affirmation de Dieu. L'idée de constitution remplaçait celle de création, l'idée de condition celle de causalité. Et il est clair que la conception transcendantale que Cohen a de l'être ne saurait conduire qu'à l'athéisme: dire que l'être est intérieur à notre connaissance, confondre l'être avec sa position revient bien à nier Dieu. On accordera que c'est abusivement que Descartes et Malebranche ont assimilé l'évidence de l'être et la conviction qu'ils avaient de la vérité de leur foi. Du moins cette assimilation n'était-elle pas impossible, car le Dieu des chrétiens peut être pensé comme substance (nous ne disons pas comme objet), et la Substance peut être Dieu. Mais comment l'objet, et même le il y a seraient-ils Dieu? La formulation cartésienne du problème permet la foi. La formulation post-kantienne, même si elle la préserve en théorie, l'interdit en fait. Mais la religion n'est pas seule en cause. L'être qui s'impose à l'amour, à la poésie, au rêve est bien celui que rencontre Descartes, non celui que posent les post-kantiens. Il ne saurait résulter d'un concept ou d'un jugement, puisque la conscience affective ne contient aucun concept et ne porte aucun jugement. Il n'est pas non plus ce il y a, pour Heidegger fondement ou source de toute conscience, mais selon nous déjà relatif à la conscience intellectuelle. Il est une substance, et c'est en son nom que la conscience affective refuse le monde objectif, et le il y a lui-même. Descartes, parvenant à la certitude, ne pose pas l'objet
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comme un étant, mais rattache la représentation qu'il avait d'abord mise en doute à une «chose », De semblable façon, l'amoureux rapporte l'émouv~:e beauté qui le charme à l'être de la femme almee. Cette femme il croit l'avoir connue jadis, en sorte que son être loin de lui paraître posé, ou même découvert, lui 'semble reconnu. Il demeure pourtant extérieur à l'amant et comme on le voit chez Proust, ne reste obsédant'et 'désiré que parce qu'il apparaît comme inaccessible. L'être de la mère en laquelle le névrosé voudrait si obstinément revenir n'est assurément pas dérivé d'un «il y a ». Et c'est comme symbole de l'être que la mère semble à l'enfant constituer une sorte d'absolu. La mort elle-même se présente souvent aux hommes comme un retour à l'être maternel, et lorsque nous considérons la terre comme notre origine ou notre tombe nous nous référons à ce qui, de toute évidence, n'est'pas pensé à titre d'objet. Le poète, s'interrogeant sur la nature de la réalité qu'il pressent, Breton, espérant sans cesse un signal, ne croient p~s davantage que l'être auquel aspire leur attente ne SOIt « que pour leur pensée ». De cet être, extérieur à l'expérience qui le révèle, ils se donnent plutôt comme les témoins. Tout cela, dira-t-on, est croyance. Et, en effet, la conscience affective est essentiellement croyance. Mais toute croyance suppose l'extériorité de l'être. Et ce sens Birault remarque excellemment que l'on pourrait, que l'on devrait même parler «d'une théorie fidéiste du jugement chez Descartes », Car Descartes écrit: «Étant assuré que je ne puis avoir aucune connaissance de ce qui est hors de moi, que par l'entremise des idées que j'ai eues en moi, je me garde bien de rapporter mes jugements immédiatement aux choses.» Il distingue donc ce que nous connaissons des choses, et qu'en termes modernes nous appellerions objet, et les choses elles-mêmes,
que l'on ne saurait atteindre directement, mais seulement à partir des idées que nous en avons. C'est donc bien par croyance que Descartes passe aux choses, sans se soucier de la classique objection selon laquelle tout au-delà de la pensée est, selon la rigueur, impensable. Car la croyance implique, non certes la connaissance, mais la pensée de ce qui est en dehors de la pensée.
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V. - Nous avons déjà remarqué que l'angoissé ne saurait reconnaître son angoisse, l'amoureux son amour, et le rêveur son rêve en ce qu'on peut leur en dire. Saint Anselme, Descartes, Malebranche ne reconnaîtraient pas davantage leurs démarches dans l'exposé qu'en donne Kant en présentant leur critique. Celui-ci raisonne en une perspective qui n'est pas celle de ses prédécesseurs. Bien mieux, il lui arrive de retrouver, en croyant les combattre, les affirmations de ceux qu'il condamne. Ainsi, dans la Dialectique transcendantale, il prend soin de démontrer que ni le moi, ni Dieu ne peuvent être saisis comme objets. Mais c'est bien à tort qu'il croit alors réfuter Descartes ou saint Anselme, dont, en réalité, l'argumentation repose sur la vérité même qu'il a l'illusion de découvrir. Dans les Paralogismes, Kant présente, de l'exposé cartésien, une critique qui en méconnaît la nature et le sens. Il parle de syllogisme là où il y a découverte d'une évidence immédiate, et semble croire que Descartes pose par raisonnement son moi comme réel, alors que sa démarche, inspirée par la volonté de douter, et dominée, dans les Méditations, par la crainte de succomber au malin génie, se résume au contraire dans le refus de poser quoi que ce soit comme vrai, jusqu'à ce que l'évidence de l'être s'impose à l'esprit, malgré l'obstination de ses refus. Loin de poser son moi à titre d'objet, Descartes ne reconnaît son existence que parce que, précisément,
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il n'est pas un objet, et ne peut, de ce fait, être mis en doute. Il en serait de même pour toute donnée de la conscience affective. Kant réfute la preuve qu'il nomme ontologique en montrant que l'être ne saurait se prendre comme prédicat. Or, à la bien considérer, la preuve de Descartes ne signifie pas autre chose. Ce qu'elle affirme, c'est que, Dieu étant infini, et l'incompréhensibilité constituant sa «raison formelle », on ne saurait le nier qu'en refusant de s'élever à son idée, en niant sous son nom autre chose que lui. Ce qui est une autre façon de dire que son être ne peut devenir prédicat. Descartes n'aurait pas été moins surpris si on lui avait appris, avec Heidegger, que son Dieu était «l'Étant suprême », Non que le mot «étant» soit rabaissant. Et, selon la rigueur du langage, dire que Dieu est revient bien à faire de lui un étant. Mais le mot «étant» peut-il, sans entraîner de graves confusions, se trouver appliqué à la fois à une table, à une chandelle, et à Celui qui, selon Descartes, a non seulement créé tous les étants et les lois régissant le monde qui les renferme, mais les vérités qui paraissent logiquement et mathématiquement évidentes, vérités sans lesquelles notre esprit, privé de sa structure, ne pourrait plus penser quoi que ce soit comme étant. Car le Dieu de Descartes aurait pu faire que deux et deux fissent cinq, que la partie dépassât le tout, que deux quantités égales à une troisième ne fussent pas égales entre elles. Un tel Dieu n'est pas l'étant suprême, mais l'être-substance par lequel tous les étants sont des étants. Pourtant, il ne ressemble en rien à ce que Heidegger appelle l'être. A aucun degré, il n'est le il y a. Et si l'on peut estimer, avec Heidegger, que l'on ne _saurait penser le Dieu même de Descartes qu'à partir du il y a, on peut également estimer, avec Descartes, que, sans
Dieu, il ne saurait y avoir de il y a. Tant il est difficile de déterminer ce que notre conscience contient de plus fondamental, de plus immédiat, de plus profond quand nous prononçons le mot être. Si l'on se réfère à la pensée du savant ou du technicien, on découvrira son point de départ dans le il y a. Et c'est en cela qu'il faut reconnaître dans les post-kantiens les philosophes de l'époque moderne. En revanche, si l'on considère la conscience du rêveur, du poète, de l'amoureux, de l'angoissé, on devra convenir que sa conviction est celle de l'êtresubstance, tel que le concevait Descartes, être premier par rapport au il y a, lequel ne pouvait prendre sa place qu'après le triomphe d'une vision objective des choses. La philosophie de Descartes, antérieure, sinon à la constitution de la science, du moins à l'universalisation de sa certitude, porte la marque de cette antériorité. En sorte que, contrairement à l'opinion généralement reçue, et selon la thèse. qu'en ces pages nous nous efforçons de soutenir, c'est l'apparent irrationalisme de certains modernes qui s'enracine dans la science, et c'est le rationalisme des philosophes du 17" siècle qui trouve sa source profonde dans l'affectivité.
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VI. - Faut-il alors renoncer à croire que la philosophie soit éternelle? Non point. Les philosophes modernes, comme ceux du passé, ont le souci de ne rien négliger de ce qui est humain. Kant traite de l'art et de la religion, Heidegger refuse de réduire la vérité à la vérité scientifique. Et les modernes gardent la conviction de la valeur éternelle de leur dire. Ils se réfèrent à Sophocle, aux présocratiques. Mais, si toute philosophie traduit l'éternité de la conscience humaine, elle s'élabore à partir de la réaction de cette conscience au monde qui lui est offert. Or ce monde a changé depuis que la science et la technique en ont bouleversé l'image.
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Aux commentateurs du début de ce siècle, Descartes apparaissait comme ayant subordonné la philosophie aux mathématiques et à la physique, comme ayant construit une métaphysique pour fonder et justifier une science nouvelle, celle du mécanisme, que Beeckman lui avait révélée, et qu'il avait luimême développée et enrichie. Nous voyons les choses autrement. Car, dans la mesure même où, à son époque, la connaissance scientifique était nouvelle, et par beaucoup contestée (on le voit dans l'affaire Galilée), Descartes devait, pour la fonder, la situer par rapport à l'être tel qu'il l'avait d'abord conçu, tel que sa conscience affective en maintenait l'évidence. Né d'une femme, Descartes, comme tout homme, ressentait la nostalgie du sein maternel, ce pourquoi, sans doute, il explique souvent nos passions à partir de l'état fœtal. Mais les enseignements qu'il reçut ensuite de ses maîtres s'inscrivirent aisément dans le cadre de cette nostalgie. Contrairement à ce qui se serait passé aujourd'hui, Descartes n'éprouva donc aucune difficulté à qualifier l'être comme Dieu, et à faire de Dieu une substance, en remarquant qu' «il n'y a personne qui puisse nier qu'une telle idée de Dieu soit en nous », mais aussi que l' «on a raison dans l'École de dire que le nom de substance n'est pas univoque au regard de Dieu et des créatures ». Quant au monde de la science, il y vit, comme on sait, une fable. L'être véritable se trouve ainsi conçu comme extérieur au monde 6.e~ objets, ce pourquoi la doctrine de la véracité divine, qui fonde la science en vérité, mais en une vérité non ontologique, se détache elle-même sur le fond d'une théorie plus profonde, celle de la création des vérités éternelles. Nous n'irons pas jusqu'à dire que le. Dieu créateur de ces vérités n'est concevable que par la conscience affective. Mais il est clair que sa notion, tout comme
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les refus affectifs, permet d'enlever à la conscience intellectuelle le monopole du vrai, de contester sa portée ontologique. Et alors que, pour nos contemporains, la lumière de l'objet est celle du jour qui, au matin, vient nous arracher au rêve de la nuit, Descartes se demande s'il dort ou s'il veille. Question qui est souvent posée à son époque, où la science vient troubler l'affectivité profonde des hommes en prétendant les réveiller du sommeil médiéval, époque où Caldéron écrit: «La vie est un songe », où Corneille consacre ses premières pièces au problème de l'illusion. La certitude de l'objet, loin d'être première, est alors lentement acquise, les seules évidences primitives étant, comme on le voit avec une particulière netteté dans les Méditations, celle du moi et celle de Dieu. Chez les post-kantiens, c'est à la conscience intellectuelle qu'il faudra faire violence pour l'amener à admettre qu'il puisse y avoir une vérité de la conscience affective. Chez les cartésiens, c'est à la conscience affective qu'il faut faire violence pour donner place à la vérité de la science. L'acharnement que mettent alors tous les philosophes à dénoncer les erreurs de l'affectivité montre que c'est d'abord contre eux-mêmes qu'ils ont à mener le combat. Malebranche ne s'en cache point. Et, lorsque Elisabeth demande à Descartes de lui indiquer un remède contre ses tourments affectifs, les conseils qu'elle reçoit sont en cela révélateurs. Car c'est d'un même mouvement que Descartes lui recommande de recourir à sa raison et d'assister à sa propre vie comme à un spectacle de théâtre. Pour un moderne, ces deux avis paraîtraient contradictoires. Assister à sa vie comme à une représentation théâtrale, n'est-ce pas fuir sa réalité, laquelle se confond avec son objectivité? Il en est autrement pour Descartes: il estime que ses conseils ne font
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qu'un. Assister à sa vie comme à un spectacle, c'est la considérer à la façon dont la science considère les choses, cesser de la vivre affectivement, réellement, pour la penser selon l'objet, et comme fable. Descartes demande donc à Elisabeth, non de fuir l'objectivité, mais de lui donner la primauté. Ce qui, à cette époque, demande effort et conversion, mais qui, à la nôtre, irait de soi. Nos contemporains pensent leur vie comme une suite de faits, et leur mort comme le dernier de ces faits. Seule l'angoisse la leur révèle encore selon l'être. Il n'en était pas ainsi lorsque dominait la conscience affective, lorsque mourir était pour l'homme retourner à Dieu.
objectivé, évitant ainsi l'injuste reproche qui leur a été plus tard adressé. On a prétendu que leur concept « onto-théologique» de Dieu en faisait une idole. A notre sens, le Dieu «infini» de Descartes, le Dieu «absolument indéterminé» de Malebranche, en un mot le Dieu des philosophes, à la différence de celui des savants, avec lequel le confond Pascal, court moins le risque d'être pris pour une idole que le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, dont la voix méconnue, condamnant les idoles, n'a pu détourner les Hébreux du culte du veau d'or. L'idolâtrie prend une créature pour Dieu, un objet pour un être. Elle est le propre de la vision scientifique, et c'est pourquoi notre époque est celle d'une idolâtrie généralisée. Ne parlons même pas de l'admiration pour l'univers de la science, admiration que dénonçait Descartes, et qui a maintenant gagné tous les esprits. Mais des foules immenses défilent derrière les portraits des «guides» et des « grands timoniers ». Ayant perdu tout sens de la transcendance, bien des chrétiens n'adorent plus leur Rédempteur que sous la forme d'un agitateur politique ou d'un réformateur socialiste. Il n'est plus d'espérance que dans l'avenir de ce monde, plus d'espérance que celle que la science tolère et permet. Où donc l'être s'est-il réfugié? Assurément, dans la conscience affective qui, sans parvenir à communiquer ses évidences privées de langage, permet à chacun de retrouver une voie vers lui. Que l'on soit poète ou religieux, que l'on soit fou ou que l'on rêve, que l'on prie ou que l'on aille consulter les voyantes, que l'on scrute les symboles ou que l'on pratique l'occultisme, toujours on témoigne du fait que l'objet scientifique ne saurait combler les exigences de notre cœur, et que notre rapport à l'être ne saurait être réduit à notre « être dans le monde ». Ce que nous voulons atteindre, même lorsque nous ne savons pas
VII. - Aujourd'hui, la conscience de l'être est passée du côté de l'objet. C'est pourquoi la philosophie contemporaine confond souvent l'être et le monde: il est significatif de la voir considérer comme fondement de toute conscience ce qu'elle appelle «l'être dans le monde », alors qu'il est pour l'homme plusieurs mondes. Elle accepte les leçons de la science, elle oublie la parole du poète: «Nous ne sommes pas au monde. » Cependant, la conscience affective permet de retrouver un sentiment de l'être que la science ignore, et que ne saurait dégager aucune réflexion sur la connaissance objective. Mais la conscience intellectuelle, demeurant auprès de la conscience affective, l'empêche d'adhérer sans réserve à ce sentiment. Si donc la conscience affective veut maintenir ses évidences, elle ne dispose plus que de la foi. Celle-ci n'est pas jugement. Mais, chez les philosophes du 17° siècle, la découverte de l'être n'était pas non plus le fruit d'un jugement. Nous ne nions pas pour cela que Descartes, Malebranche, Spinoza, Leibniz, et Kant lui-même quand il parle de la chose en soi, ne donnent à l'être le caractère d'une chose. Mais une chose n'est pas un objet, ce pourquoi tous les cartésiens ont reconnu que Dieu ne pouvait être
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le vouloir, c'est la Substance dont, selon Spinoza ou Malebranche, tout amour est l'amour. Mais l'objet, sous l'apparence de dévoiler l'être, l'ayant définitivement voilé, nous ne pouvons conserver l'espoir de nous rapprocher de l'être qu'en consentant à l'obscurité et à la nuit de la foi. Cette foi, que nous avons sans cesse rencontrée au sein de la conscience affective, et qui, en dehors même de la religion, nous cl paru l'essence de l'amour, du rêve et de la poésie, il faut maintenant, plus encore que nous interroger à son sujet, l'interroger elle-même sur son mystère et son secret.
CHAPITRE XII
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I. - Le mystère de la foi n'est pas seulement celui de l'être auquel on croit. Il est celui de la foi elle-même. Qu'est pour nous l'être? Qu'est pour nous la foi? Il faudrait, pour les définir, avoir recours à la réunion de termes contradictoires. L'être comporte une présence-absence, la foi une certitude incertaine. Tels sont les fruits de la séparation. L'être est sans cesse présent: toute expérience en témoigne, tout jugement le suppose, son évidence se découvre à la source de nos affirmations et de nos doutes. Car douter d'une chose revient à se demander si elle possède l'être, ou participe à l'être, d'autre part reconnu. L'être est pourtant absent: toute représentation se révèle comme subjective, tout objet comme relatif à nous, et l'on peut, à partir de la certitude de l'être, tenir pour vrais les contenus les plus divers, voire les plus opposés. Durant le jour, nous vivons dans le monde de la perception, pendant la nuit en celui du songe: ni l'un ni l'autre ne nous livrent la réalité qui les soutient.
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La foi présente semblable ambiguïté. Au sens fort, elle implique la certitude. Pourtant, même quand elle ne s'accompagne d'aucun doute, elle n'est pas connaissance, mais confiance, fides, conviction subjective sans démonstrative raison. Elle demeure donc exposée aux déceptions, aux critiques. Et de même que l'être, premier par rapport à la conscience intellectuelle et à la conscience affective que nous en prenons, semble, à la suite de leur séparation, se dédoubler, et apparaît tantôt comme un il y a, tantôt comme une substance, de même la foi, également première par rapport aux deux consciences, devient, dans l'intellectuelle, confiance en l'objet, et, dans l'affective, confiance en ce qui se dérobe à notre perception et à notre science. II. - Ce dédoublement succède à une saisie première ne comportant aucune distinction, et de ce fait aucune interrogation, à une foi primitive qui ne se pense même pas comme foi, mais est adhésion spontanée, inconsciente, et par là confiance absolue. Telle est la foi perdue, source de toute autre, que nous voudrions retrouver. L'enfant croit à ce qu'il voit, à ce qu'il sent, à ce qu'on lui dit, et donc, indistinctement, à la présence des choses, au caractère inoffensif des objets, aux gestes et aux paroles des personnes. Il y a là un premier mystère, car l'enfant, lors de son arrachement du sein maternel, a déjà subi angoisse et douleur. On en doit conclure que la foi peut survivre à la souffrance, et même y prendre racine. En revanche la foi de l'enfant, confiance sans réserves et douée d'une entière assurance, sera ébranlée par les leçons de la conscience intellectuelle. Celle-ci engendrera ce que l'angoisse première n'a pu réaliser: la dissolution de la foi conçue comme totale adhésion. A mesure que nous avançons en âge, nous apprenons que les présences les plus chères
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peuvent laisser place aux absences, les objets tenus pour inoffensifs blesser, les paroles se montr~r trompeuses. Notre mère s'éloigne, le feu nous brûle, nos parents nous mentent parfois. Et l'on sait quelle épreuve est pour l'enfant la dé~ouvert~. ~ue ses parents ne lui ont pas toujours dit la vente. Cet~e épreuve sera renouvelée: il arrive que. nos aml~, nos maîtresses nous trahissent. Musset declare aVOIr été atteint par le «mal du siècle» en surprenant celle dont il était l'amant en une attitude qui révélait son infidélité. D'autre part, nous découvrons que les opinions sont diverses: c'est la constatation de leur multiplicité qui a conduit Descartes au doute. La religion reçue n'est pas la seule: sous un a~tre climat, on nous en aurait enseigné une autre. AJOUtons la difficulté à reconnaître, dans l'univers cruel qui nous impose souffrances et deuils, l'œuvre d'un Dieu dont le christianisme affirme l'infinie bonté. Voici la confiance déçue, et la foi divisée. III. - On ne doit pas penser, comme on le fait souvent, que, contredite par la connaissance objective, notre foi première trouve désormais asile dans la seule conscience affective. La conscience intellectuelle comporte aussi sa foi: c'est par croyance que nous adhérons à la science. Celle-ci ne se construit qu'à partir de présupposés admis sans démonstr~tion, demande une vision préalable du réel, une attitude déterminée devant le donné. C'est sans raison que nous adoptons le parti de la raison. Et le fait que la science capte aujourd'hui, chez la plupart des hommes, la totalité de leur foi ne change rien à cela: ce fait est contingent, puisque historique et récent. Au Moyen· Age, on faisait confiance à Dieu, que le monde semblait laisser transparaître. De nos jours, on fait confiance aux lois régissant les objets, le monde est devenu celui de la technique. Le problème est le même. Après la disparition de la foi de l'enfance,
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chacun se demande: à qui me fier? A l'Église, répondait le médiéval. A la science, dit l'homme d'aujourd'hui. Seule diffère l'autorité à laquelle l'un et l'autre accordent leur confiance. Pourtant, c'est parler contre l'usage qu'appeler foi l'adhésion à la science. Si elle suppose la confiance en l'expérience et la raison, la science demeure savoir objectif, vérifiable. Or, savoir objectivement n'est pas ce qu'habituellement on nomme croire. En réalité, le ressort de ce que chacun désigne par le mot: foi est bien à chercher dans l'affectivité qui refuse de borner la confiance primitive à la reconnaissance de l'objet, et, du reste, doit en réserver une part pour les rapports entre les hommes. Ainsi, après la séparation, ce qui, de notre foi première, demeure insatisfait, se réfugie dans la conscience affective. De ce fait, la foi prend des caractères nouveaux. Elle demeure confiance, et, particulièrement, confiance en l'autre, mais confiance sans assurance. Adhérer à un contenu sans avoir l'assurance qu'il est vrai est bien ce que, dans l'usage général, on nomme croire. Faire confiance à l'autre est ce qu'on appelle avoir foi en lui. Devenue affective, la foi n'est nullement privée de sa valeur ontologique. Mais elle participe à cette obscurité, à cette confusion essentielle au sein de laquelle les sentiments ne peuvent plus être distingués que par abstraction. Mieux encore, toute croyance intérieure à l'affectivité comporte quelque contradiction. Le religieux peut, simultanément, douter et croire. L'anxieux, que tourmente le retard de celle qu'il attend, croit en même temps, et malgré la logique, qu'elle va rentrer et que, victime d'un accident, elle ne reviendra pas. Si l'une ou l'autre de ces opinions demeurait seule en lui, il retrouverait le calme ou courrait au commissariat. Mais, maintenant les deux, il ne peut parvenir à découvrir ce que vraiment il croit.
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Confuses mêlées à d'autres sentiments, objectivement co~tradictoires et proprement indicibles, la croyance et la foi possèdent bien les caractères que nous avons reconnus à l'affectivité. On n'en peut parler qu'en négligeant ce qu'elles sont pour qui les éprouve. Voulant les définir inte~lec:~ellement, on a dit qu'elles étaient des formes inférieures de l'assentiment, on a distingué des degrés de I'affirmation, allant du doute à la certitude en passant par diverses impressions de probabilité, on a tenté d'évaluer, par le calcul objectif de cette probabilité, leur plus ou moins grande vali?ité. En c~la, .on néglige l'essentiel: ce qu'est la fol po~r c.elUl ~Ul ~ la foi ce qu'est la croyance pour celui qui croit, ICI com~e ailleurs, l'intelligence méconnaît l'affectif. IV. - Pour découvrir ce qu'est la foi, il faut opérer quelques distinctions: elles nous conduiront à considérer plus particulièrement la foi judéochrétienne. C'est en effet sur elle que les philosophes de l'Occident ont réfléchi, c'est d'elle qu'il est question lorsqu'en notre société on demande sans autre précision: «avez-vous la foi?» Jusqu'à présent, nous n'avons pas distingué croyance et foi, et il est de fait que leur sépa~a!ion est malaisée (en allemand, le mot Glaube désigne l'une et l'autre). Avant d'opérer cette distinction, nous tenons à préciser que si toute croyance n'est pas foi, toute foi doit rester croyance sous peine de disparaître. Celle que Kant nomme morale, et dont on a dit qu'elle était rationnelle sans être raisonnable, ne nous paraît sans doute pas une foi véritable, en ce qu'elle «pose» son objet comme la science pose le sien, alors que la foi fait confiance à un être conçu comme indépendant de nous. Pourtant cette foi est inséparable de propositions théoriques, affirmant l'immortalité de l'âme et l'existence d'un Dieu juste.
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Et sans doute le spectacle qu'offrent aujourd'hui les chrétiens, dont, comme le déplore Henri de Lubac, certains rejettent le surnaturel, la grâce, le péché, et confondent «la recherche d'une bonne organisation sociale et celle du Royaume de Dieu », pourrait-il donner à penser que l'on peut garder la foi après l'abandon de toute affirmation dogmatique. Pour l'un, on doit croire «en» Dieu comme on a confiance «en» un ami. C'est oublier que l'on ne ne peut avoir confiance « en » quelqu'un qu'en croyant «à» son existence. Si la formule: «je crois en Dieu» ne signifie pas d'abord: je crois que Dieu existe, elle perd tout sens. Un autre prend prétexte de ce que la foi ne peut se séparer des œuvres pour s'en tenir à l'action. Mais cela n'est que ruse ou lâcheté. Ruse du catéchète qui veut attirer les politiques en les persuadant que le souci de Jésus était politique: récemment encore, Oscar Cullmann a réfuté cette sottise. Lâcheté du théologien qui, prétendant sentir l'appel de Dieu, mais refusant de le nommer, évite tout risque de confrontation avec la science. Il n'y a pas de foi sans contenu. Toute foi est d'abord croyance. En revanche, toutes les croyances ne méritent pas le nom de foi. C'est d'abord le cas de celles dont l'objet, n'étant pas encore su, peut le devenir. Le jaloux « croit» que sa femme le trompe. Mais s'il découvre une preuve manifeste de son infidélité, sa croyance deviendra savoir. Il s'agit bien de connaissance. De même, les croyances des primitifs en la sorcellerie ne sauraient être situées dans le domaine de la foi. Étudiant ces croyances telles qu'elles existaient traditionnellement chez les «bëti» du SudCameroun (mise à part la question de leur plus ou moins vive survivance chez les noirs christianisés et scolarisés), Laburthe-Tolra insiste sur l'importance
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attachée par les bëti au monde de l'invisible, qui, à leurs yeux, soutient le monde perçu. Mais ce monde, présent dans la trame même du visible, n'est pas transcendant, ne constitue pas un univers «tout autre»: les esprits sont de plain-pied avec les humains. Le pouvoir de sorcellerie maléfique est attribué à l' « évü », dont le sorcier est détenteur. Mais I'évû est un animal, peut pénétrer dans le corps, être rejeté par la bouche, se découvrir. à l'autopsie du cadavre de qui le possédait: il est parfois reconnu dans un kyste, un fibrome. Laburthe-Tolra met ainsi en lumière le caractère «rationnel et quasiexpérimental» de la croyance en la sorcellerie. Il note que, chez les bëti, le discours sur la sorcellerie «se veut aussi scientifique que nos systèmes de pensée moderne ». La croyance au pouvoir des sorciers n'est donc pas foi, mais adhésion à une erreur semblable à celles que la science a commises, et commet encore. Elle appartient à la.conscience intellectuelle. De même, nous placerons en dehors du domaine de la foi la confiance, aujourd'hui quasi universelle, accordée aux machines. En des barbarismes contemporains et révélateurs, on les déclare «fiables », ou « crédibles », La foi, qui est confiance donnée aux témoignages, paraît alors devenir confiance dans les choses. Mais il ne saurait ici s'agir de foi. Il y a seulement croyance, et croyance gardant quelque incertitude. En montant dans un train, dans un avion, je me fie à eux pour me conduire à bon port. Un déraillement, un accident peuvent pourtant les empêcher d'y parvenir. Comme une fausse promesse, une panne d'automobile déçoit. Et sans doute un accident de machine ne met-il pas en cause les lois scientifiques selon lesquelles, bien au contraire, il se produit. Mais la confiance qu'il trahit était confiance en l'objet. Elle n'était pas foi. Nous réservons le nom de foi aux croyances
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portant sur des êtres inaccessibles au savoir objectif, en particulier sur des personnes. Une telle foi se sépare tout à fait de la science. On sait ce dont on a l'expérience directe, et ce que l'on reconstitue par la pensée. Mais on peut ainsi connaître l'objet, non « l'autre ». Et la foi, portant sur un être insaisissable, sera elle-même difficilement saisissable. Nous ne pouvons jamais être certains de croire, pas plus que nous ne saurions être certains d'aimer. Dire: «je crois en toi» comme dire «je t'aime» comporte toujours quelque insincérité. L'affectif n'est pas dicible, ni traduisible dans le langage de la raison.
si existe ou non Celui que l'on prie. Refuser d'entreprendre une telle analyse est renoncer à savoir si je demeure seul devant le monde matériel ou si je m'adresse à un être susceptible de m'entendre. De cet être, Pascal lui-même ne cesse de chercher les « signes », pour convaincre sans doute, peut-être aussi pour se convaincre. Faut-il aller jusqu'à prétendre que n'être pas assuré de l'existence de l'être aimé est seulement ne pas aimer assez? Nous ne rejetons pas la possibilité de cette thèse. Du moins faut-il en apercevoir les conséquences. Elle impliquerait que l'évidence affective soit condition suffisante de vérité. Ce serait justifier la folie. La foi primitive de l'enfant était peut-être folie. Du moins se suffisait-elle. Elle ne supposait ni espérance, ni charité. Elle n'impliquait aucun don de soi. Elle était confiance, égoïste et pure, en la mère, en son secours, en son sourire. Elle portait sur un monde présent et vécu. Le visage maternel apparaissait au-dessus du berceau, et, s'il s'éloignait parfois, il revenait au premier appel, au premier cri. Mais dès que la foi s'adresse à ce qui ne peut être offert à notre vision, elle se dérobe à toute investigation. Saint Paul déclare que la foi est sentie dans le cœur et professée par la bouche. Or, ce qui est senti dans le cœur est indicible. Professer la foi n'est pas dire sa foi, mais affirmer que l'on a la foi, seule façon d'en témoigner. En réalité, nul ne saurait définir la foi. Si l'on se réfère à des critères intellectuels, confesser sa foi ne va jamais sans quelque mauvaise foi. C'est décider de sortir de cette inquiétude où Malebranche, après saint Augustin, voyait la conséquence de l'élan que nous imprime Dieu, et qui, dès que les hommes cessent d'affirmer leur foi, les reprend tout entiers. Jean Deprun a magistralement étudié les formes qu'a revêtues l'inquiétude au
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V. - Pour essayer de dire ce qu'est leur foi, les chrétiens invoquent d'autres sentiments que celui de la foi elle-même, ainsi l'espérance et la charité, ou, en d'autres cas, l'acte de la prière. Mais les rapports entre foi, espérance, charité et prière sont malaisés à déterminer: ce n'est pas apporter grande lumière que de les déclarer inséparables, ou de noter que l'on ne peut atteindre Dieu qu'en le recevant par amour. Car la question de la vérité de la foi demeure, et ce n'est pas répondre à celui qui doute que d'accuser l'insuffisance de sa volonté, la tiédeur de sa charité ou la timidité de sa décision. Croit-on parce que l'on espère? Espère-t-on parce que l'on croit? Aime-t-on Dieu parce que l'on croit? Croit-on en Dieu parce que l'on aime? Et lorsque, frappés ou menacés d'un malheur, nous invoquons le ciel, notre prière s'enracine-t-elle dans la foi, ou lui donne-t-elle naissance pour échapper au désespoir ou à la crainte? Ces interrogations ne sont pas vaines, et il ne suffit pas, pour leur répondre, d'invoquer l'évidence immédiate et la confusion essentielle de la conscience affective. II y va de sa portée ontologique: la présence, au sein de la foi, d'un contenu affirmé oblige à porter l'analyse au-delà du senti, à se demander
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ISe siècle, au moment où s'imposait le savoir scientifique, La foi religieuse est l'espoir de voir un jour l'inquiétude finir, et la confiance en la réalisation de cet espoir. Mais on peut se demander si, aux yeux des chrétiens, la fin de l'inquiétude sera la fin de la foi. Non, si l'on tient la foi pour inséparable de la charité. Oui, si l'on considère son incertitude. En ce sens, saint Paul annonce la disparition des prophèties car, dit-il, «lorsque viendra ce qui est parfait, ce qui est imparfait disparaîtra» « Présentement », ajoute-t-il, «nous voyons comme en un miroir, d'une manière confuse, mais alors nous verrons face à face... je connaîtrai comme je suis connu », Ces paroles expriment la foi, mais aussi sa fin. Elles disent la foi, car avoir la foi est bien croire que « je suis connu» de Dieu. Mais si un jour je connais Dieu, la foi deviendra inutile. Malebranche le répète sans cesse: «La foi passera, mais l'intelligence subsistera éternellement », Il appelle alors intelligence la vision de l'être, actuellement inaccessible. L'intelligence dont parle Malebranche n'a pas commencé. En ce monde, la connaissance de Dieu est refusée. On ne peut croire atteindre Dieu que par sentiment. VI. - La présence d'un contenu intellectuel au sein d'une foi affective pose bien des problèmes. Si croire est toujours adhérer à une énonciation positive, on ne peut légitimer philosophiquement une religion quelconque. Nous avons affirmé que le savoir affectif, étant d'un autre ordre, ne pouvait être réfuté par la conscience intellectuelle. Mais c'est maintenant un contenu intellectuellement définissable que nous propose la religion. Et, tout d'abord, la foi implique qu'il y ait un Dieu. La philosophie posait la question: derrière l'objet, y a-t-il quelque chose? Et elle répondait: il y a la substance, la chose en soi. La religion ne se contente pas d'affirmer qu'il y .a quelque chose.
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Elle déclare qu'existe quelqu'un. Elle répond ainsi au vœu le plus profond de la conscience affective, celui d'échapper à la solitude engendrée par la séparation, à la solitude devant l'objet, et de trouver un interlocuteur toujours présent. Ni l'univers de la science, ni l'intersubjectivité de certains post-kantiens, ni le Sujet de Hegel, ni le il y a de Heidegger ne sauraient constituer un tel interlocuteur. On le découvre dans le Dieu de Descartes. Remarquons, une fois encore, que la conscience profonde dans laquelle s'enracine le cartésianisme n'est pas la conscience intellectuelle, mais bien cette conscience affective, dont nous avons soutenu qu'elle gardait seule le sens de l'être. Car Descartes, se demandant s'il y a quelque chose, croit ne pouvoir répondre qu'après avoir découvert d'abord l'être de son moi conscient, puis celui de Dieu parlant à ce moi. Tel est le sens de sa théorie de la véracité divine: le monde de la science, qui est celui de l'objet, monde que le savant accepte sans songer à le mettre en doute, ne peut lui-même être tenu pour vrai que parce qu'existe quelqu'un, à savoir Dieu, et parce que Dieu n'est pas trompeur. Mais ce que la religion demande de croire n'est pas seulement qu'il existe un Dieu garantissant les lois de la nature. C'est un certain nombre de faits, lesquels ne peuvent être définis qu'historiquement, comme ayant eu lieu dans l'univers de l'objet: ces faits sont de l'ordre de la science, et pourtant non scientifiquement établis. Si la foi portait seulement sur la qualification de l'être comme Dieu, elle serait irréfutable. Mais elle ne se borne pas à cela. Croire que Dieu a ressuscité Jésus n'est pas seulement proclamer sa puissance. C'est affirmer que cette puissance s'est. manifestée en un événement précis, à une date donnée. Le Credo proclame qu'il n'est qu'un Dieu. Mais il déclare ensuite que Jésus a été crucifié sous
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Ponce Pilate. On ne saurait prétendre que cette proposition soit relative à une réalité transcendante. Est-il dès lors possible d'échapper aux querelles qui, depuis quatre siècles, ont opposé la religion aux sciences physiques, biologiques et historiques? Depuis le 17° siècle en effet, le conflit entre les vérités de la science et le contenu de la foi s'est souvent manifesté: ainsi, lors de l'affaire Galilée, au sujet de la position de la Terre dans l'Univers; ainsi, après Lamarck et Darwin, sur la question de savoir si l'homme avait été directement créé par Dieu ou résultait de l'évolution des espèces vivantes; ainsi, de nos jours, en ce qui concerne la critique historique des textes sacrés. Même en laissant de côté ce dernier point, sur lequel nulle certitude scientifique ne semble avoir été obtenue, et en rappelant le caractère hypothétique des théories évolutionnistes, il faut reconnaître, malgré l'opinion de ceux qui prétendent trouver dans la science une confirmation de leur foi, que les affirmations scientifiques, tant en ce qui concerne les dimensions de l'Univers qu'en ce qui touche l'origine de l'homme, s'opposent à la vision religieuse d'un monde fait pour l'homme, subordonné à l'homme, homme apparaissant comme une créature privilégiée, objet d'une particulière dilection divine. Nul, en tout cas, ne saurait nier que nombreux sont les penseurs auxquels la science a fait perdre la foi. Sans parler des matérialistes purs, des athées affirmés, ceux-mêmes chez qui subsiste quelque idée du divin ont abouti à une religiosité cosmique excluant tout Dieu véritablement attentif à chacun, tout Dieu que l'on pourrait prier à l'occasion d'un danger qui nous menace, d'une détresse qui nous est propre. Ainsi Renan, et plus récemment Einstein, gardent le sens du religieux, maintiennent l'idée de Dieu. Mais leur Dieu n'est pas celui de la Bible et de l'Évangile,
il ne récompense ni ne punit, n'aime pas, à proprement parler, les hommes, et ne se soucie pas de les sauver. D'autres savants, il est vrai, tel Pasteur, ont adhéré à une religion traditionnelle. Mais ils ne semblent pas avoir rationnellement concilié leurs deux attitudes: ils se bornent à les juxtaposer. VII. - On ne saurait rappeler toutes les positions prises par les philosophes devant ce problème. Elles consistent à rejeter la foi, à l'englober, à la passer sous silence, ou à la situer en lui donnant place à côté du savoir. Mais, nous le verrons en opposant philosophes chrétiens et chrétiens philosophes, aucune de ces attitudes ne paraît pleinement satisfaisante à qui voudrait pleinement fonder et justifier sa foi. Les philosophes qui rejettent la foi y voient le fruit de nos désirs, de nos intérêts, de nos craintes: ils l'expliquent par des causes naturelles. Ainsi procèdent Feuerbach, Marx ou Freud. Mais on doit reconnaître l'arbitraire de telles explications : elles supposent un cercle logique. Elles admettent dès le départ ce qui est précisément en question, à savoir que toute affirmation du surnaturel est illusoire. Il ne reste donc plus qu'à rendre compte par la science de cette illusion «humaine, trop humaine ». Or, on peut aussi bien partir du postulat contraire, estimer que nos sentiments prennent leur source en Dieu, et que notre condition ne peut être comprise qu'à partir du récit de la Genèse. C'est ce que fait Malebranche. On ne voit guère le moyen de démontrer qu'il a tort. A ceux qui expliquent la religion par l'homme, on peut toujours répondre que l'homme ne s'explique que par la religion. Hegel prétend englober en son système la foi chrétienne et son contenu. Il refuse le moralisme de Kant ou de Fichte, estime que la religion qu'il nomme manifeste, ou révélée, contient la vérité absolue. Mais la philosophie doit la penser, en dégager
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le sens, à savoir que Dieu est sujet, participe à notre inquiétude, devient présent comme homme conscient de soi. Ainsi l'Église, si elle possède la vérité, se trompe en la concevant de façon représentative, pleurant la mort du Christ comme passée, attendant son retour comme à venir. L'en deçà et l'au-delà sont en elle irréconciliés, son esprit «prononce un en soi qui n'est pas réalisé ou n'est pas encore devenu absolu être pour soi », C'est pourquoi, à la religion, doit succéder le savoir absolu, propre à la philosophie. Ce que nous avons dit de la dualité des consciences montre assez que nous ne saurions souscrire à ce rêve ambitieux, et croire à la possibilité d'une réconciliation totale par le système. On peut espérer atteindre un jour l'Absolu. On ne saurait prétendre y accéder en ce monde. Hegel ignore ce qu'est la foi. D'un point de vue philosophique, on peut admirer la profondeur, la subtilité de sa pensée. Mais un seul moment vécu de véritable foi fait apparaître cette pensée comme dérisoire. En ce sens, les critiques de Kierkegaard sont justifiées. En fait, le post-kantisme rend impossible la foi. Le il y a de Heidegger ne saurait lui-même y conduire. On a souvent reproché à Heidegger son irrationalisme. C'est d'un point de vue radicalement opposé à celui de ses habituels critiques que nous avons, tout au contraire, considéré qu'en raisonnant à partir du il y a, il n'accordait pas assez à l'être, et à cette substance que certains nomment Dieu. Sans doute Heidegger a-t-il le souci de remonter en deçà de ce que nous avons nommé la séparation. On peut penser que, s'il avait élaboré une philosophie de la foi chrétienne, il ne l'aurait pas tenté à partir de sa théorie de l'être, et aurait échappé à l'incompréhensive compréhension de Hegel. Mais il n'y a pas, chez lui, de théologie.
VIII. - Parmi les philosophes, Descartes et Kant paraissent les plus attentifs à l'homme, à la foi qui l'habite ou dont il garde la nostalgie. Par leur distinction entre l'être et l'objet ou, si l'on préfère, entre ce qui existe en soi et le monde tel qu'il est connu par nous, ils concilient science et foi non par synthèse, mais par mise en ordre. La théorie cartésienne de la création des vérités éternelles, la théorie kantienne de la chose en soi, bien que différentes, se rejoignent en ce qu'elles affirment la transcendance de l'être par rapport à tout objet. Dès lors la foi trouve place à côté de la science, chacune demeurant en son ordre. On trouve en cela l'explication du fait que la condamnation de Galilée n'a provoqué chez Descartes aucun conflit dramatique. Descartes adopte conjointement deux attitudes pouvant sembler contradictoires: en physicien, il pense que la Terre tourne autour du Soleil, comme croyant, il se soumet au décret du Saint Office condamnant cette opinion. Et lion ne saurait invoquer prudence ou dissimulation, car c'est au même correspondant, Mersenne, et dans la même lettre qu'il déclare avoir «voulu entièrement supprimer» son traité «pour rendre entière obéissance à l'Église en ce qu'elle a défendu l'opinion du mouvement de la Terre », et écrit d'autre part, parlant du Père Scheiner, jésuite qui s'opposait à Galilée: «Je ne saurais croire que le P. Scheiner en son âme ne croie l'opinion de Copernic. » Descartes considère donc que l'on ne saurait opposer deux discours situés sur des plans différents: la physique est un langage forgé par l'homme pour comprendre les choses, l'Écriture un langage tenu par Dieu pour diriger l'homme et le sauver. Aux yeux de Descartes, ni l'un ni l'autre de ces discours n'est totalement adéquat à l'être, lequel demeure inaccessible. On ne peut croire à l'existence en soi des qualités constituant l'objet. On ne saurait admettre davantage que les 8
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lois physiques, mathématiquement formulées, existent hors de l'esprit. Mais Descartes n'accorde pas au récit biblique plus de portée ontologique. « C'est », écrit-il, «appliquer l'Écriture Sainte à une fin pour laquelle Dieu ne l'a point donnée... que d'en vouloir tirer la connaissance des vérités... qui ne servent point à notre salut ». L'histoire de la Genèse, dit-il encore, «ayant été écrite pour l'homme, ce sont principalement les choses qui le regardent que le Saint Esprit y a voulu spécifier... il n'y est parlé d'aucunes qu'en tant qu'elles se rapportent à l'homme ». Faut-il, en cela, reconnaître une doctrine de la double vérité? Descartes professe en tout cas une théorie de la double lumière. Car il estime que si la foi a «pour objet des choses obscures... ce pourquoi nous les croyons n'est pas obscur ». La foi a pour « raison formelle» la grâce, qui est aussi lumière, et en un sens la plus vive des lumières. Car «la clarté ou l'évidence par laquelle notre volonté peut être excitée à croire est de deux sortes: l'une qui part de la lumière naturelle, et l'autre qui vient de la grâce divine », La raison de la foi «consiste en une certaine lumière intérieure» qui rend son objet «plus assuré que toute autre lumière... ». Sans aborder le problème de la grâce, nous dirons, pour notre part, qu'il est pour l'homme d'autres évidences que l'évidence rationnelle. Qu'elle vienne de Dieu ou de nous, la foi surgit et disparaît indépendamment de notre choix. Elle se dirige vers un autre monde. En ce sens, son témoignage rejoint ceux du rêve, de la poésie, et de toutes les expériences de la conscience affective. La démarche kantienne suit un chemin analogue. Elle ne méconnaît pas la valeur de la science, ni la supériorité du monde scientifique sur le monde perçu. Ce dernier est subjectif, diffère selon la sensibilité de chacun. Le monde de la science est objectif,
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universel. Mais objectif ne veut pas dire ontologique. Le monde objectif est tel que nous pouvons, en ce qui le concerne, nous mettre tous d'accord, mais demeure relatif à l'esprit humain. Il ne saurait y avoir d'objet que par rapport à un sujet, de perçu que par rapport à un percevant, de conçu que par rapport à un concevant; la science ne comprend les choses que dans la mesure où, négligeant leur être, elle en fait des pensées. L'objet scientifique, c'est le définissable, le mesurable, alors que, dans l'être en soi, rien n'est défini ni mesuré. La loi newtonienne de l'attraction universelle implique-t-elle que les astres, pour exercer leur action mutuelle, doivent évaluer eux-mêmes leur masse et calculer le carré de leur distance ? Peut-on penser que le monde de la science existe en dehors de l'esprit? Kant estime au contraire que ce monde, relatif à la sensibilité du sujet connaissant et construit par son entendement, ne saurait se confondre avec l'être des choses telles qu'elles demeurent hors de nous. Notre confiance première ne peut donc s'enfermer tout entière dans les affirmations scientifiques. La philosophie réserve une place à la foi. Devant l'incrédulité de son siècle, suite des progrès de la physique et du prestige qu'elle a acquis sur les esprits, Kant se propose de situer la science, d'établir qu'elle se développera indéfiniment, mais en demeurant en son plan, celui des seuls phénomènes. «Je dus », écrit-il, «abolir le savoir afin d'obtenir une place pour la foi », On pourrait traduire: «je dus supprimer le savoir en le conservant », puisque le verbe «aufheben » signifie supprimer et conserver. Cela éviterait les commentaires aberrants selon lesquels la foi viendrait, chez Kant, prendre la place du savoir, ou d'une partie du savoir, dans l'ordre même de la science. Mais ce texte célèbre ne semble pas essentiel: il concerne la foi morale, qui n'est
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pas foi véritable, et conduira à situer «la religion dans les limites de la simple raison ». Sur ce point, Alexis Philonenko a, de la façon la plus pénétrante, analysé les motifs qui amènent Kant à refuser « d'écrire le nom du Christ ». Plus significative paraît donc la déclaration kantienne: «Si la métaphysique ne peut être le fondement de la religion, elle doit cependant en rester toujours comme le rempart.» Le mot rempart (Schutzwehr) implique garantie et sauvegarde. Si Kant estime que la raison humaine ne fonde pas les affirmations religieuses, il est convaincu qu'elle peut établir l'impossibilité, pour la science, de les ébranler. Fixer les limites de la science, mettre la foi à l'abri de ses coups, telle est une des fins de sa philosophie. .
en continuant à savoir celui-ci. Elle nie le monde objectif, conteste ses évidences. Le prêtre catholique, en présentant l'hostie, ne se borne pas à dire que Dieu habite, en quelque manière, ce morceau de pain, Il affirme: «Ceci est le corps du Christ.» Contraire à toute vérité d'ordre scientifique, cette proposition ne peut prendre sens qu'au sein du refus d'assimiler la substance des choses à leur apparence objective. Refus dont l'affectivité nous offre d'incessants exemples. Refus qui, métaphysiquement, est légitime. Refus qui, par la science, ne saurait être accepté. C'est en cette perspective que nous voudrions opposer aux philosophes chrétiens, non seulement les chrétiens étrangers à la philosophie, mais ce qu'on nous permettra d'appeler les «chrétiens philosophes ». Les philosophes chrétiens partent de l'être pour aller à Dieu, leur intelligence est «intellectus quaerens fidem », Au contraire, les chrétiens philosophes, sans renoncer à la métaphysique, partent de la foi. Celle-ci est «fides quaerens intellectum », «Crede ut intelligas », dit saint Augustin. C'est dans le même sens que Luther écrit contre Erasme. Et, comme le dit excellemment Henri Gouhier, «le drame de Pascal se joue à l'intérieur de la foi ». Dans l'Entretien avec M. de Saci, Pascal ne part pas d'Épictète et de Montaigne pour aller à la révélation. Pour lui, au contraire, en «m'apprenant la chute, l'Incarnation, la Rédemption, la doctrine sacrée me permet de discerner ce qui était vrai dans Épictète et dans Montaigne ». On aperçoit ainsi les raisons de l'hostilité de Pascal contre Descartes et, de façon plus générale, des chrétiens philosophes contre les philosophes chrétiens. Ces derniers ne partent pas de Dieu, mais y arrivent grâce au raisonnement. Ils ne commencent pas par la foi, ils la retrouvent. Et ils se préoccupent de lui donner, par raison, droit de cité. Ainsi
IX. - Nous avons toujours pensé que la philosophie cartésiano-kantienne pouvait seule permettre de concilier, en les distinguant, la science et la foi. On doit cependant avouer que la plupart des théologiens ont méconnu ses enseignements, et souvent, hélas, pour succomber aux prestiges de la science. D'où ces chrétiens pseudo-savants, si nombreux aujourd'hui, fascinés par la physique et par l'histoire: leurs prétendues synthèses ne sont que confusion, leur démarche aboutit toujours à réduire l'activité religieuse à une pratique dont la fin se situe tout entière en ce monde. Il est pourtant permis de douter que Descartes et Kant (ce dernier surtout, et principalement en ses écrits postérieurs à 1791) aient pleinement répondu aux exigences de la foi. Les premiers chrétiens traitaient de folie la sagesse des philosophes. Les philosophes pourraient voir un signe de folie dans l'emploi qu'en son Mémorial Pascal fait du mot: certitude. Ici, le conflit ne saurait être évité. Car la religion ne se contente plus d'inciter la philosophie à reconnaître la possibilité de croire à un autre monde
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Descartes, ayant établi que l'être infini est incompréhensible, conclut que les affirmations religieuses, elles-mêmes incompréhensibles, ne doivent pas pour cela être nécessairement rejetées: elles peuvent, de la façon la plus légitime, demeurer objets de foi. Au contraire, pour les chrétiens philosophes, la foi est première, elle n'a pas besoin, pour s'affirmer, de l'autorisation de la philosophie; elle ne veut pas se voir réduite au sentiment de liberté éprouvé par un promeneur auquel on aurait d'abord ouvert un chemin. Et la foi du chrétien philosophe ne saurait se résoudre à être assimilée à toute autre croyance. Il faut en convenir, les analyses que présentent Descartes et Kant pour «laisser place» à la foi pourraient «servir de rempart» aussi bien aux croyances des païens qu'à celle des chrétiens. Or, ce qui importe aux chrétiens philosophes n'est pas la justification de la possibilité de toute foi, de la foi considérée en général. C'est leur foi, lem foi seule, dont ils proclament qu'elle est directement issue de Dieu, lequel s'est révélé et manifesté. Une telle foi ne saurait attendre de la raison la reconnaissance de ses droits. Ne trouvant sa source que dans la grâce, elle n'a besoin de nul rempart, hors Dieu lui-même. Ainsi Jean-Luc Marion, en son ouvrage L'idole et la distance, soucieux de distinguer Dieu des idoles en lesquelles nous croyons l'apercevoir, et du concept même qu'en propose la philosophie, au lieu de s'appuyer sur les textes métaphysiques qui soulignent la transcendance et l'inaccessibilité de l'être, substitue à l'idée d'absence, contenue dans la notion philosophique de présence-absence, l'idée de «distance », qu'il emprunte à la théologie. Car, dit-il, «c'est en se retirant de toute idole que l'Absolu advient ». Et c'est bien la foi, et elle seule, qu'il invoque
lorsqu'il réfléchit sur le retrait, la venue, la fidélité, la paternité de Dieu. Le choix des auteurs qu'il interroge est caractéristique à cet égard. Aux lumières de Descartes, philosophe qu'il admire et auquel il a, d'autre part, consacré mainte étude, il préfère celles qu'il tire de Denys l'Aréopagite, voire de Hôlderlin et de Nietzsche, penseurs dont aucun n'est, à strictement parler, un philosophe. En un sens analogue, on pourrait opposer, à la démarche de Kant posant Dieu à partir de la loi morale, celle de Jean-Robert Armogathe, estimant que la révélation chrétienne {{ nous permet de rendre visible, dans la morale naturelle, la norme des relations entre les hommes et avec Dieu qui s'y trouve déjà contenue », X. - Mais la question n'est pas aussi simple. Car beaucoup de chrétiens philosophes, pour éclairer leur foi la mettent d'abord entre parenthèses, et y ramène~t par l'intelligence. Ils deviennent alors, momentanément, des philosophes chrétiens. Tel est (en dépit des interprétations aberrantes, telle celle de Karl Barth, parfois données de sa pensée) le cas de saint Anselme. A n'en pas douter, il part bien de la foi, de la {{ fides quaerens intellectum », Mais, afin de retrouver l'intelligence, il renonce d'abord, méthodologiquement, à la foi elle-même. Dans la preuve du Proslogion, il prend pour principe, non la conscience chrétienne, mais celle de l'athée, de {{ l'insensé» qui a dit en son cœur : « il n'y a pas point de Dieu », C'est à partir de cette négation, dont apparaîtra plus tard la contradiction interne, que sera prouvée l'existence de ce ({ quelque chose (aliquid) tel que rien de plus grand ne peut être pensé », L'argument établit que cet aliquid existe nécessairement non seulement dans l'intelligence (in intellectu), mais hors d'elle et en fait (in re). Et c'est seulement alors que saint Anselme rejoint l'affirmation de la foi en ajoutant «et cette chose, c'est toi,
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Seigneur notre Dieu (et hoc es tu, Domine, Deus noster}», ce en quoi il réintroduit le contenu de la dogmatique chrétienne. On trouve donc bien chez saint Anselme, comme plus tard on pourra le découvrir chez Descartes, une double qualification de l'être, d'abord appelé Dieu, puis identifié au Dieu des chrétiens. Déclarer que l'être est Dieu en ce qu'il est infini, et par là omniscient et tout puissant, est déjà le qualifier (sans t?utefois l'objectiver). Reconnaître en lui le Dieu de l'Ecriture est faire un pas de plus, ajouter à l'affirmation de son évidence ou de sa nécessité un contenu emprunté à l'enseignement révélé. Il s'agit bien d'un mouvement second, d'un saut permettant de franchir, sans véritable nécessité, la distance séparant la vérité philosophique des énonciations de la foi. Devant cette démarche, on doit tenir pour légitime la protestation des purs philosophes, rappelant que la métaphysique ne saurait qualifier l'être avec certitude, à plus forte raison justifier les affirmations de la foi. La philosophie peut établir que l'être est intellectuellement inaccessible, que, de ce fait, les convictions affectives, et donc la foi, sont irréfutables. Pourtant si elle reste fidèle à sa mission, elle ne saurait accompagner le croyant plus avant, de même qu'elle n'a pu suivre, jusqu'au bout de leur chemin, le rêveur ou le poète. Mais le croyant lui-même peut s'élever contre la démarche du philosophe chrétien en ce qu'elle considère la foi comme seconde, et rattache le Dieu de la révélation à une notion d'abord posée, et rationnellement admise. Ce n'est plus alors Dieu qui nous donne la foi, c'est l'homme qui parvient à affirmer Dieu en demandant d'abord à la philosophie ses lumières, puis en se soumettant aux préjugés d'un dogme ou à l'arbitraire d'une définition. Marion a fort justement remarqué que les preuves de
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saint Thomas d'Aquin établissent seulement qu'il existe un premier moteur non mû, une cause première efficiente, une cause de la nécessité, une cause de la perfection, une fin ultime. Et, chaque fois, saint Thomas se contente de déclarer que tous entendent cela comme étant Dieu. De leur côté, Descartes et Malebranche écrivent : « par le nom de Dieu j'entends", « par Dieu j'entends", « par la divinité nous entendons tous". Il faut donc qu'intervienne «une instance extérieure" à la preuve ou à la définition (qui, sans cela, resterait nominale) pour que soit découverte une voie vers le Dieu des chrétiens. Et il est bien vrai que chez ceux que nous nommons philosophes chrétiens (ou chez ceux qui assument provisoirement ce rôle), la démarche philosophique demeure première, la foi venant ensuite ajouter arbitrairement son contenu propre à un contenu d'abord intellectuellement défini. Saint Anselme prouve l'existence de ce qui est tel que rien de plus grand ne peut être pensé, saint Thomas celle d'une cause première, et y reconnaissent ensuite leur Dieu. Descartes établit l'existence de l'infini, puis s'y soumet comme au Dieu qu'il adore. Malebranche saisit l'être indéterminé avant de déclarer qu'il est son Dieu. En quoi diffèrent-ils alors de Spinoza qui, sans être chrétien, part de la cause de soi et de la substance pour les identifier ensuite à Dieu? Et, en prenant les points de départ de Descartes et de Malebranche, ne pourrait-on affirmer le Dieu de toute autre religion monothéiste? Pour le chrétien philosophe, l'affirmation du « Dieu de Jésus-Christ", et « non des philosophes et des savants", ne peut donc être celle à laquelle on parvient. Il faut en partir, puisque Dieu s'est révélé, nous inonde de son amour, nous illumine de sa grâce. «Il ne se trouve", écrit Pascal, «que par les voies enseignées dans l'Évangile »,
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XI. Le philosophe n'a pas à admettre la foi du religieux, non plus, du reste, que les affirmations du poète. Il peut refuser ce qui se présente comme le don gratuit d'un amour dont il n'est pas assuré. Il lui est possible de ne pas suivre le prêtre lorsque, selon la formule usitée jadis, il «ose dire », en s'adressant à Dieu: « notre Père », Le Dieu de la Bible demeure caché (absconditus), nul ne saurait le voir en face, il refuse de dire son nom, répondant à qui l'interroge: «Je suis celui qui suis.» L'être du philosophe est plus secret encore, puisqu'il ne consent même pas à dire s'il est Dieu. «Mes pensées ne sont pas vos pensées », déclare le Dieu de l'Écriture. De l'être dont il proclame l'évidence, le philosophe ne sait même pas s'il a des pensées. On ne peut devenir chrétien qu'en franchissant les bornes de la philosophie. Quelle attitude peut donc prendre la philosophie devant les chrétiens philosophes? Ils refusent sa juridiction, se situent hors des limites de son enquête. On ne peut voir dans leur position que l'intransigeante expression d'une conscience affective prétendant régner seule. Or la conscience de l'homme ne se réduit pas à l'affectivité. C'est à côté de la lumière de la raison que Descartes reconnaît celle de la grâce. C'est à la grâce de lumière, source de connaissance intellectuelle, que Malebranche ajoute la grâce de sentiment, venant de Jésus-Christ. Le monde religieux ne peut donc se suffire. Nous ne pouvons échapper à la séparation, mais seulement souhaiter la voir un jour surmontée. Pascal lui-même exprime sa foi sous la forme d'un vœu quand il écrit, en parlant de Jésus: « Que je n'en sois jamais séparé! » Parmi les interrogations auxquelles Kant ramène la philosophie, la question de la foi laisse place à celle de la seule espérance. Car, se demande Kant: «Que puis-je savoir? Que dois-je faire? Que m'est-il
permis d'espérer?» Au début de notre vie, notre conscience entière est foi. Après la séparation, qui constitue le monde objectif, la foi, contredite par la connaissance, devient espoir. On la découvre dans l'amour, la poésie, la religion. Mais tout amour est incertitude, toute poésie interrogation, et la religion même ne promet pas à tous le salut: déjà remplie de doute, l'attente du croyant se pénètre de crainte. Comment n'en serait-il pas ainsi pour l'espoir du philosophe? Comme chacun, le philosophe connaît les douleurs, l'inquiétude, les deuils, comme chacun il redoute la mort. Il ne sait pas s'il est aimé. Il sait que l'attend la nuit. Il ne pénètre pas le mystère de l'être, et ignore pourquoi ce qui existe peut cesser d'exister. Conscience affective et conscience intellectuelle lui présentent deux mondes qu'il ne saurait concilier. Sa réflexion n'est cependant pas vaine. Elle lui apprend que le savoir affectif, s'il demeure problématique, est à l'abri des critiques intellectuelles, et se situe en un autre ordre. Le philosophe découvre qu'il n'y a pas de possible réconciliation, et donc de salut, en cette vie déchirée entre deux évidences. Son sens de l'être l'empêche d'accorder toute sa confiance à l'univers de l'objectivité, où se perd l'homme, et au monde de la subjectivité, où s'évanouissent les choses. Il désire, il attend, et avoue cependant ne pas connaître l'au-delà de la vie. Il soustrait l'intelligence à toute influence affective. Mais il refuse de soumettre les certitudes du cœur aux critères de la raison. Il est le seul à ne rien négliger de ce qui apparaît comme lumière. Attentif à la science, il ne détourne cependant pas les yeux des obscures clartés qui permettent de sentir, ou de pressentir dans l'espérance, ce qu'aucun savant ne peut dire, ce qu'aucun homme ne peut voir.
CONCLUSIONS
L'intention qui a inspiré ce livre, comme du reste tous mes livres, a été de combattre l'idée selon laquelle nous pourrions, en un ordre unique, atteindre la totalité de notre savoir, et parvenir à nous réconcilier pleinement avec nous-mêmes. «Tout porte à croire », a dit Breton, «qu'il existe un certain point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d'être perçus contradictoirement », Mais il a écrit plus tard: «J'ai parlé d'un certain point sublime dans la montagne. Il ne fut jamais question de m'établir à demeure en ce point. Il eût d'ailleurs, à partir de là, cessé d'être sublime, et j'eusse, moi, cessé d'être un homme.» Et peut-être l'homme devrait-il se définir par le désir de cesser d'être un homme. Il le demeure pourtant, reste déchiré, et ennemi de soi. Nul objet ne remplit son savoir, nulle satisfaction ne comble son espérance. Et nous ignorons si la séparation dont semble naître notre conscience sera un jour surmontée. La philosophie ne saurait dire si nos larmes sont vaines et nos espoirs absurdes, ou si nos émotions sont révélatrices et nos prières entendues. Ce que, du moins, elle nous enseigne, c'est que la science n'est pas totalité, et ne contient pas seule
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ce que l'homme appelle vérité. La métaphysique le démontre à ceux qui suivent son chemin. La conscience affective le révèle à chacun. La philosophie n'est pas la conscience affective. Mais elle s'efforce de ne pas la réduire au silence. Elle écoute sa voix, donne une place à son savoir obscur et évident, problématique et irréfutable. En ces pages, je n'ai pas eu d'autre dessein.
COMPLÉMENTS Dans les pages qui suivent, je reprends quelques textes déjà parus, mais difficiles à trouver, ayant trait à la conscience affective.
Note sur le désir fut mon premier texte publié. Il parut dans la revue Chantiers, éditée à Carcassonne par René Nelli et Joë Bousquet, n° 6, en 1928. Le refus du temps a paru dans Les Cahiers du Sud, numéro de février 1943, à Marseille. Ayant lu cet article, Émile Bréhier me demanda d'en développer les thèmes en un livre pour la collection qu'il dirigeait aux P.U.F., la Nouvelle Encyclopédie philosophique. De là est né mon ouvrage: Le désir d'éternité. Note sur le temps a paru dans les Études philosophiques, P.U.P., numéro de janvier-mars 1962. Ne pas laisser mourir est le compte rendu, publié dans Les Cahiers du Sud, numéro de novembre-décembre 1962, d'un ouvrage de Gina LabinBénichou. V. Références. A propos de Rousseau est un extrait inédit de notes que j'ai prises en lisant cet auteur. Rappelons que le second chapitre du présent ouvrage (Le dialogue) est la reprise, modifiée, d'un article paru dans Sud, revue publiée à Marseille, n° 9, premier trimestre 1973.
NOTE SUR LE DÉSIR 1. - Un homme qui croyait n'avoir souci que de sa propre vie peut s'apercevoir soudain qu'elle lui échappe; ses calculs échouent, tous les objets sont neufs, son expérience ne le sert plus. II perd pied, et se cherche lui-même en vain. S'il prend encore conscience de ce qu'il est, c'est en une tristesse jusqu'alors inconnue: il sent que quelque chose lui est extérieur, il souffre d'une séparation, et ne découvre en lui qu'une absence qui l'empêche de vivre. Lorsqu'une telle douleur remplace ce qui était moi-même, je ne saurais me contenter d'elle, et mon mal ne se suffit pas. Sans doute ne sais-je rien avec certitude, sinon que je suis. Mais l'objet dont j'éprouve l'extériorité se charge d'une réalité si pesante qu'en dépit de ma raison je douterais plutôt de mon existence que de la sienne. Si je ne puis connaître avec certitude ce qui n'est pas moi, c'est aux puissances de ma propre vie que cet objet doit emprunter cette évidence qui me contraint. II renferme mon être, puisqu'enfin c'est de mon être seul qu'il ne m'est pas permis de douter. Du reste, je puis ne rien connaître de la femme qui vient ainsi détruire tout ce qui n'est pas sa beauté. Je puis même oublier la forme de son corps, les traits de son visage et pourtant m'efforcer de me rapprocher d'elle. Si nous sommes unis sans qu'elle soit en moi, c'est que je suis en elle.
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Mon corps abandonné' tend alors vers celle qui contient ma vie fugitive, vers celle qui, suprêmement, existe, pour puiser en elle de quoi se réaliser. Ainsi naît le désir. Il est moi-même et pourtant vient d'ailleurs, il sort de moi et pourtant s'impose avec nécessité; car je dois être moi-même, être un; il faut que soit uni ce qui a été uni; il faut que, dans l'étreinte de cette chair qui la retient captive, je puisse reconquérir ma vie, et retrouver tout ce que j'ai été. Mon désir réclame ma vie; il ne saurait donc souffrir de résistance. Le corps de la femme désirée semble m'appartenir plutôt qu'à cette femme même; car ces lignes, que ma vie choisit par la force de son essence, et qu'elle épouse pour se créer, comment la femme dont elles dessinent le corps pénétrerait-elle le mystère qui les a réunies? Elle ignore d'où lui est née cette forme qu'elle n'a point choisie, mais rencontrée, qu'elle ne peut comprendre, qui lui demeure fermée et comme étrangère. Chacun des traits composant sa beauté n'existe en effet qu'en fonction d'une partie de mon être, leur union ne s'est opérée que pour achever ma création. La forme désirée s'ignore elle-même, la forme désirée ne connaît pas le mystère dont elle déborde, elle n'est ce qu'elle est que parce que je suis. Son visage devient transparent lorsqu'il apparaît sur le fond de ma vie, qui l'éclaire du dedans. Sa beauté m'appartient. Mais tant que je n'ai pas reconquis cette forme évadée de mon être, et maintenant plus réelle que moi, sa présence resplendit devant ma croyance qui s'abandonne, je ne suis qu'un enfant étonné de vivre, je crois à la femme désirée comme aux fées que, jadis, j'aurais voulu voir entrer dans ma chambre, - et dont je redoutais la surnaturelle approche. Car elle est comme rien d'autre n'est, sa miraculeuse
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forme est plus puissante que la vérité, ses couleurs, présentes et pourtant lointaines, existent plus que la réalité, sont plus exactes que les choses. Près de ses yeux, plus forts que la matière, je ne suis qu'à peine. Elle existe seule, et ce qui existe n'existe que par elle. Lorsqu'elle passe, le monde est bouleversé, et les objets transformés reflètent le mystère qu'elle contient, participent à son être merveilleux, deviennent les signes du miracle de son existence. Présente dans les bruits, dans les couleurs de la nature, la femme désirée fait naître le monde et nous-mêmes, habite nos angoisses, nos espoirs, les arbres des routes, les lampes de la rue, les cires des vitrines. Les visages nous émeuvent parce qu'à travers leur transparence nous découvrons le sien. En effet le monde a changé de créateur. C'est en le percevant que nous lui donnions l'être, il empruntait son existence à nos sens. Maintenant notre vie se confond avec la réalité de la femme désirée: c'est l'unité de cette femme qui doit s'imposer au monde, le façonner, lui donner cet aspect qui nous remplit d'une si étrange inquiétude et que nous sentons en correspondance avec ce que nous désirons. La nature nous émeut parce qu'elle est telle que la femme désirée l'aperçoit; nous-mêmes, c'est seulement lorsque les yeux de cette femme se posent sur nous que nous commençons à exister. Comme jadis à notre vie, l'univers est suspendu à celle que nous désirons, les objets naissent de ses regards, et même en un pays où jamais elle n'est venue, sur les bords des chemins qu'elle n'a pas traversés, nous découvrons partout les marques de son passage. II. - Pourtant lorsqu'un visage de femme qui jusqu'ici, passait devant mes yeux comme une simple image, se réalise ainsi aux dépens de mon être, il semble au même instant fuir et devenir lointain. Et voici qu'il envahit mon passé, se mêle aux paysages
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de mon enfance, à la douceur des femmes que j'ai connues. Ces mystères ne sauraient s'expliquer par ma vie: elle ne peut éloigner un objet de mes yeux, et si, par l'entremise du corps que je désire, e~le permet au monde présent d'exister, comment attemdrait-elle ce qui fut autrefois? Ce n'est donc pas ma vie qui apparaît en ce si réel et si lointain visage, c'est ce qui constitue le plus profondément mon êtr~. Ce qui, en moi, est éternel s'est détaché de m~ .Vl~ pour aller s'épanouir dans les lignes du visage désiré, Cette partie de moi-même, n'étant pas soumise au temps, est, a été, sera toujours. Aussi trans~ gure-t-elle l'objet désiré, qui nous semble aVOIr existé avant le temps, devoir exister après lui. En le voyant pour la première fois, nous croyons lui avoir été unis dans une existence antérieure, nous sentons se lever en nous l'émotion d'on ne sait quel souvenir. De même, notre avenir s'illumine, et le visage désiré se reflète dans les jours qui nous attendent, et jusqu'au-delà de notre mort. Parfois lassés d'aspirer à une insaisissable éternité nous'nous laissons envahir par des rêves de bonheur, nous demandons au temps, à la matière, les plaisirs qu'ils peuvent donner. Mais si, refusant de suivre la route qui conduit à l'amour, nous ne laissons subsister en nous que l'image de cette forme, dont la contemplation nous étonne et nous attire, notre désir, chargé d'éternité, ne peut, en s'épanouissant au sein de notre existence temporelle, qu'en briser les plans, qu'en faire éclater les étroites limites. Le Bien et le Mal s'évanouissent, tous les crimes deviennent possibles, notre vie se perd, notre intérêt nous devient étranger. Un irrésistible élan nous traverse, l'avenir n'importe plus. Ce qui est éternel ne se plie pas au temps, notre désir ne peut attendre. Et lorsqu'un homme atteint le corps qu'il désire, ce corps le blesse comme un obstacle et
l'empêche de se rejoindre lui-même. La matière, impénétrable, lui défend d'épouser la forme qu'elle revêt. Aussi le désir de pénétrer en une chair, de se fondre avec elle, peut-il amener à rompre cette chair, à la détruire, à s'imposer brutalement au corps que l'on désire, à le laisser châtié et sanglant. En outre, devant ce corps, l'homme s'étonne de sa beauté, de la rencontre de ces lignes, on ne sait d'où venues pour lui donner naissance. Et devant ce hasard plus réel que la nécessité, devant le mystère de cette forme qui, semblant faire sortir l'être du néant, le jette dans l'angoisse et la déroute, il sent se lever en lui le besoin de la briser, de séparer les lignes dont l'inexplicable combinaison est plus réelle que les éléments qu'elle emprunte à la matière, le besoin de faire cesser ce miracle qu'il ne peut comprendre, ni étreindre. Ainsi le désir, né de l'éternité et pour les choses éternelles, lorsqu'il est détourné par nous de sa naturelle tendance, et dirigé vers les formes que revêt la matière, ne peut entraîner que la négation de cette matière, et de la chair vers laquelle il tend.
III. - Je sais pourtant que la forme n'est rien sans la matière et que, lorsque j'aurai vu les lignes qui la composent retourner à la terre, il ne restera rien pour me livrer le secret de leur agencement. Aussi le désir se tourne-t-il contre ma propre vie, l'éternité de l'objet désiré souligne l'irrémédiable fuite de mon être. Nous ne pouvons posséder ce qui est dans le temps, car possession implique stabilité, et l'instant ne saurait être stable, puisque, du fait qu'il est, il a déjà cessé d'être. De même notre désir nous échappe, les instants qui le soutiennent meurent aussitôt, nous ne pouvons les rendre présents. Aussi nous .consumons-nous dans une sorte de nostalgie perpétuelle, signe de ces minutes passées que nous croyons vouloir revivre, mais qu'en réalité nous
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n'avons pas une seule fois vécues. Nous pensons que le moment qui vient de nous échapper était lourd d'un émoi que nous voudrions éprouver encore, mais il n'avait lui-même rien été, sinon l'éclair d'un incessant regret. Notre désir s'adressant à ce qui ne passe pas, rien de temporel ne saurait le satisfaire, il aspire à un instant qui ne coulerait point, à la stabilité s'adorant elle-même. Nous cherchons à embrasser un présent immobile, mais il ne peut y avoir pour nous de présent; l'idée que nous avons du présent est le reflet de l'éternité contenue dans l'objet désiré. Car notre fuyante vie, qui ne nous permet même pas d'arriver à l'existence, n'a pu mettre en nous la notion de cette possession immobile à laquelle nous tendons. Et le désir, faisant naître l'image d'une telle possession au sein de ce qui se détruit sans parvenir à devenir réel, prouve que quelque chose demeure. Mais nous n'apercevons l'éternité qu'à travers le tissu de notre devenir; et comme en celui-ci il n'est pas de présent, nous reportons notre émotion au passé, qui semble avoir été plus réellement que nous ne sommes. Le désir nous émeut comme souvenir du présent. Rien de temporel ne saurait prétendre à l'éternité. N'étant porté que par le temps, le désir ne peut rejoindre l'objet désiré, et cet objet, nous faisant sentir que notre vie coule et passe, au moment où nous la voudrions éternelle, qu'elle ne pourra jamais atteindre cet éternel qui s'est séparé d'elle, nous la fait prendre en horreur, et constitue la seule arme efficace que nous possédions contre elle. Le temps se brisant de lui-même et s'efforçant de n'être plus, prendre conscience que nous sommes dans le temps, c'est prendre conscience que nous mourons. Le désir, dressant en face de nous une forme éternelle, nous montre en pleine lumière la mort incessante qu'est notre vie. S'incarnant dans
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les aspirations vers cette forme, il est, par essence irréalisable. Et si, pour donner une chair à ce désir d'insaisissable, pour nous donner à nous-mêmes l'illusion de l'avoir satisfait, nous avons recours à l'acte d'amour, c'est encore une mort que nous trouvons renfermée en cet acte. Mourir, comme faire l'amour, nous rapproche irrémédiablement d'un définitif que nous désirons et redoutons à la fois. Nous sentons, au moment de notre jouissance, que la mort devrait s'épanouir en elle, car, après la jouissance, nous retrouvons avec peine notre vie si lourde, si maladroite, et comme gonflée de notre dégoût. Enfin, de même que la mort met un terme à la vie avant que celle-ci ait existé - car être dans le temps c'est ne pas être - l'acte d'amour supprime le désir sans l'avoir comblé, sans l'avoir incarné. L'attente du plaisir annonce et contient ce qui suivra le plaisir, le regret survient au sein de l'attente; entre le désir et le dégoût, il n'y a rien. La satisfaction que nous imaginons entre le désir et le dégoût ne peut se découvrir en ces instants en fuite. Notre vie n'est que la rencontre de certaines lignes, permettant à notre être de résister au néant. La beauté est une toute semblable rencontre, créant un être plus réel que la matière. La mort seule nous fait croire que nous avons possédé notre vie, l'amour que nous avons possédé la beauté. Mais il n'en n'est rien, et il ne peut y avoir de possession qu'en dehors de ce temps qui nous ravit ce que nous sommes, et nous prive à jamais des formes qu'il renferme. Les manifestations de l'esprit éternel en notre chair temporelle déterminent en nous de redoutables émotions, qui bouleversent l'ordonnance de notre âme. Au détour d'un sentier, dans la rapidité d'un mouvement de femme, j'aperçois ma propre mort, déjà présente. En effet, pour un être éternel, aux
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yeux duquel tout ce qui était, tout ce qui est, tout ce qui sera existe simultanément, ma mort n'est pas à venir, elle est à mes côtés. Un trouble immense déchire le voile de mon être. Mes idées, mes devoirs, mes espérances s'évanouissent dans la déroute. Devant la femme désirée, je ne suis rien. Il n'y a que sa forme impénétrable; je pressens le mystère qu'elle renferme, je sais que, pour l'atteindre, il n'y a pas de chemin, et que, prisonnier du temps qui m'entraîne, je suis à jamais séparé d'elle. Et voici qu'elle tourne vers moi son éblouissant visage, son visage contemporain de ma mort. Voici qu'au fond de ses yeux j'aperçois, non plus mon propre visage, mais le reflet de ma mort, qui recule jusqu'à l'on ne sait quelle nuit l'étrange source de son regard. La femme désirée, plus forte que ma vie, regarde à travers ma chair le temps où je ne serai plus, et ce qui suivra ce temps. Si ma mort existe pour elle, je ne suis plus. En vain mon inutile vie s'écoule-t-elle encore. Il n'y a plus d'avenir, et, si je conçois le bonheur, c'est en un mystérieux et lointain passé que j'aperçois son image. Jadis mon être était en moi, j'étais ce que j'étais sans douter de moi-même, mon plaisir s'adorait, j'allais sur les chemins, contenant ce visage maintenant à jamais perdu. Le regret de mon passé est la seule forme possible de mon espoir. Le visage que je désire, immobile au-delà du temps, ravit tout ce qui fut moi-même, et ne laisse subsister en moi qu'une existence impuissante et mortelle, prisonnière du temps, une existence qui ne peut songer au bonheur qu'en un rêve désespéré.
LE REFUS DU TEMPS
A - Les passions et le temps.
J. - On a coutume de voir dans la passion une tendance prédominante. Mais cette définition engendre bien des difficultés, la tendance étant de l'ordre du mouvement, active et non passive. Aussi les rapports entre volonté et passion sont-ils toujours mal définis. Si, en effet, on se refuse à faire appel à une liberté pure, puissance métaphysique étrangère à tout désir, la volonté ne peut apparaître que comme le pouvoir d'agir en fonction de la plus forte de nos tendances, la passion, de son côté, étant précisément cette tendance-là. Acte volontaire et acte passionnel ne peuvent plus, dès lors, être distingués: tout au plus peut-on dire que l'acte volontaire suppose, antérieurement à lui, un équilibre relatif de nos désirs et de nos goûts, l'acte passionnel succédant au contraire à une rupture de cet équilibre (notre sensibilité, notre intelligence, notre activité sont alors attentives à un unique objet). Mais c'est là distinguer du dehors, et ne pas expliquer que le sujet lui-même se sente passif. Or le passionné se sent tel: la passion ne lui apparaît pas comme un vouloir, elle subsiste au moment même où il la condamne. Comment donc un de nos désirs peut-il
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nous être étranger et rebelle? Comment découvrir, au-dedans de nous-mêmes, ce par quoi nous arrivent les passions ? Invoquer, avec Descartes, l'influence du corps, et déclarer que le passionné subit son corps, c'est rendre difficile l'explication d'états aussi complexes que l'ambition, l'avarice ou l'amour: la passion se développe ici en fonction de situations subtiles, dont la compréhension ne peut se situer qu'en l'esprit. Verra-t-on alors dans la passion le fruit d'un conflit entre l'individuel et le social, et dira-t-on que toute volonté exprime des impératifs collectifs ou moraux ? Mais, bien souvent, nous avons l'impression d'être nous-mêmes en agissant contre la règle, et, même une fois admis que toute volonté soit d'essence sociale, il resterait à expliquer pourquoi l'individu agissant s'identifie ainsi au social, ressent l'ordre du groupe comme émanant de son moi, et de sa propre liberté. Sans doute faut-il donc accorder que la tendance passionnelle n'est pas la plus forte, que sa prépondérance est illusoire, et que nos passions ne sont que nos erreurs. Le passionné s'abuse, oublie ses aspirations les plus profondes. Celles-ci, négligées et insatisfaites, lui causeront demain regret, remords, et douleur. Dès lors, volonté et passion peuvent être clairement distinguées: la délibération qui précède l'acte sera dite volontaire si elle est complète et éclairée, passionnelle si elle demeure partielle et ignorante. II. - Mais d'où provient l'erreur passionnelle? Invoquer l'inconscient, supposer qu'au moment de la délibération les tendances les plus fortes demeurent inaperçues, c'est formuler la difficulté sans la résoudre, mettre en jeu l'obscure notion d'un désir latent non actualisé. L'erreur du passionné semble plus aisément définissable si l'on aperçoit qu'elle
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est relative au temps. Au moment où l'alcoolique boit, son désir majeur est bien de boire: c'est plus tard que, malade, il comprendra que la santé lui était plus chère que la boisson. Et le souci le plus urgent de l'amoureux est bien de retrouver celle qui le désespère: c'est demain que, trahi, il découvrira qu'il lui préférait le bonheur. On comprend ainsi que la passion soit malaisée à définir, et pour le psychologue, et pour le sujet agissant lui-même, qui souvent distingue mal ce que vraiment il veut et ce que sa passion lui dicte. Car passion et volonté ne sont discernables que par appel à une conscience future, et toute conscience future est absente, supposée: on ne saurait, en ce qui la concerne, trouver de preuves, atteindre une certitude.. Un homme est amoureux d'une femme légère, intéressée, infidèle. Ses amis, sa famille, lui conseillent de ne plus la voir. Il l'épouse. A-t-il agi par volonté, par passion? De toute façon, il lui fallait choisir, c'est-à-dire prendre et abandonner: prendre cette femme et abandonner son repos, ses relations amicales, les habitudes de son monde; ou, au contraire, conserver tout cela et renoncer à cette femme. Le sens commun jugera que cet homme est passionné s'il épouse celle qu'il aime, volontaire s'il cesse de la voir. Le sens commun n'est pas juge. Mais l'avenir est juge. Si, uni à celle qu'il aime, et ayant perdu tout le reste, cet homme est plus heureux que dans l'état contraire, il faudra convenir que son acte était de volonté; s'il est moins heureux, de passion. On voit ainsi que le passionné est celui qui n'a pas su se penser avec vérité dans le futur, le volontaire celui qui l'a su, et que toute erreur des passions est relative au temps. La volonté est le pouvoir d'agir en fonction de la connaissance que l'on prend de la totalité temporelle de sa personne, et compte
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tenu du futur. Cette connaissance n'étant jamais complète, tout acte volontaire est plus ou moins mêlé de passion. Du moins toute délibération volontaire est-elle appel à la vérité de la conscience future, appel à la conscience qui fait l'unité du présent et du futur, appel à la raison. La passion, au contraire, est refus de la raison, ce pourquoi semble exister une logique de l'erreur, dite logique passionnelle.
la petite fille des châtelains, Adrienne. Comme l'actrice, elle chantait, et devant un public. Comme l'actrice, elle était parée, éclairée des rayons de la lune comme par les feux de la rampe. Comme l'actrice, elle était lointaine, refusée. « A mesure qu'elle chantait », dit Nerval, « l'ombre descendait des grands arbres, et le clair de lune naissant tombait sur elle seule, isolée de notre cercle attentif ». Et voici déjà que Nerval ne sait plus s'il aime Adrienne ou Aurélie. Son émotion oscille entre elles. Il semble que l'amour pour Aurélie, se sentant menacé par le souvenir d'Adrienne, qui risque de le détruire en le ramenant à sa source, tente, pour se sauver, d'identifier les deux images. Aurélie ne serait-elle pas Adrienne? Car la passion sait bien que son essence est le refus du temps, et que, de la connaissance du temps, il lui faudra mourir. Aussi affirme-t-elle que le présent est le passé, que l'actrice est la châtelaine. Elle engendre notre croyance en l'éternité. En d'autres textes, la passion de Nerval demeure entière: Aurélie, à la fois Médiatrice, Mère Céleste, et mère de Nerval lui-même, garde son intemporalité. Mais, dans Sylvie, le rêve semble vaincu, et cela par la connaissance de la vérité temporelle. L'amour pour Aurélie doit lutter à la fois contre la présente et réelle Sylvie, et contre la précision des souvenirs qui rendent au passé ce qui lui appartient: Aurélie n'est pas Adrienne, Adrienne est morte, et Aurélie, à qui Nerval fait le récit de son enfance, lui révèle qu'il ne l'aime pas.
III. - Le temps est ce qui coule du passé au présent, du présent au futur. Agir, c'est accepter le temps, se comporter en fonction de ce qui sera. Ëtre passionné, c'est préférer à ce qui sera l'immédiat qui est, et qui, déjà, n'est plus. Mais d'où ce présent tyrannique tire-t-il cette force, qui aveugle la raison? Cette force vient du passé, en sorte que, préférant au futur le présent, le passionné préfère en réalité, au présent, le passé. Ainsi, toujours, son désir s'oppose au temps dont il voudrait renverser le sens. Pour l'ivrogne, cela est clair: il a l'habitude de boire, et l'habitude vient du passé. De même, dans l'amour, on sait que des entrevues répétées, tout d'abord indifférentes, peuvent devenir nécessaires à notre cœur. Mais que dire du coup de foudre? Ici, l'être que j'aime, je viens de l'apercevoir pour la première fois. Comment nier cependant que l'émoi qu'il me cause n'ait ses racines en mon passé, ne s'alimente à quelque souvenir? Cela se découvre au sein même de mon ravissement: l'être qui nous émeut, il nous semble que nous l'avons connu jadis: dans Le Banquet de Platon, Aristophane développe ce thème, et Éluard déclare: « Nous sommes réunis par delà le passé.» Lisons Sylvie. Gérard de Nerval est amoureux d'une actrice, Aurélie. De cet amour qui l'obsède, il ne peut rendre raison. Mais voici qu'il se souvient qu'enfant, lors de la fête du village, il vit paraître
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VI. - Sans cesse la psychanalyse nous donne semblables leçons. Elle nous apprend que les émotions de notre enfance gouvernent notre vie, que nos goûts, nos craintes, nos perversions prolongent en notre présent des attitudes infantiles. Et l'on comprend mieux ainsi en quoi consiste l'erreur
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passionnelle: toujours l'objet présent s'y pare d'un prestige qui n'est pas le sien, toujours le passionné refuse de percevoir le présent lui-même, de se porter vers ce qui, véritablement, est là; les objets que la vie lui offre ne sont pour lui qu'occasions de se souvenir, ils sont les symboles du passé. La passion est vide et désespérée, car le passé est mort, et, n'aimer que lui, c'est se condamner à n'aimer rien de ce que présente la vie. Aussi dit-on du passionné qu'il est hors du réel, et qu'il vit en un rêve. Son amour n'est pas espoir, mais regret. Ses souvenirs refusent de mourir et l'empêchent de vivre. L'éternité donne à tout ce qu'il touche le goût de la mort. Souvent même il se persuade qu'il n'est pas fait pour ce monde, et prend pour l'aspiration au divin la nostalgie de ce qui fut. Dans son poème La Dame de Carreau, Éluard écrit: « Et c'est toujours le même aveu, la même jeunesse, les mêmes yeux purs, le même geste ingénu de ses bras autour de mon cou, la même caresse, la même révélation. Mais ce n'est jamais la même femme. Les cartes ont dit que je la rencontrerai dans la vie, mais sans la reconnaître. Aimant l'amour. » Et, en effet, le passionné aime l'amour, ce qui est ne pas aimer. Car l'amour véritable s'adresse à l'être réel et présent, non à ce qu'il symbolise. Il ne dépouille pas cet être de sa réalité pour ne voir en lui que l'image du passé. Il tend vers le bien futur de cet être. Un tel amour est de volonté. B • Sources du refus du temps.
1. - Si toute expérience est pour nous temporelle, si toute réalité change et devient, si nulle éternité n'est jamais offerte, d'où naît ce refus du temps qui engendre chez nous les passions?
Il semble d'abord résulter de la situation même de notre conscience individuelle à l'égard du devenir. L'attitude de notre conscience vis-à-vis du futur est l'attente. Or celle-ci est nécessairement une attention inquiète, où le corps s'agite, où l'esprit voit alterner images favorables et désespérantes. Le futur, en effet, n'est pas donné, et ne peut être pour nous objet. Ici, le corps ne se tend que vers l'absence, l'esprit ne pense que l'incertain. Le futur demande effort et tension, car il dépend de nous; il provoque l'inquiétude, car il n'en dépend jamais tout à fait, et exclut toute certitude; il suscite la crainte, car il peut contenir le danger; il engendre l'angoisse, car notre mort est en lui, et chaque minute du temps nous conduit vers elle. «L'étendue », dit Lagneau, «est la marque de ma puissance. Le temps est la marque de mon impuissance... Il nous représente la nécessité où nous sommes, pour atteindre ces sensations qui nous attendent, de passer par certains intermédiaires, mais aussi de faire une action réelle qui entre dans l'action et la réaction de tous les êtres, c'est-à-dire qui ne dépend pas seulement de nous.» Accepter le futur est donc accepter le risque. Le passionné nous apparaissait tout à l'heure comme celui qui ne parvenait pas à se penser avec vérité dans le futur. Nous comprenons à présent qu'il est impossible de se penser dans le futur avec certitude, que le futur ne dépend jamais tout à fait de nous, qu'il ne peut devenir ce que nous avons pensé qu'avec le concours d'un hasard heureux. La délibération volontaire organise le futur pensé. Mais, au sein de nos projets, nous savons bien que le futur pensé n'est pas le futur réel: ce dernier ne dépend pas seulement de la permanence de nos tendances, mais de l'avenir du cours des choses, et du déroulement d'un univers où nous ne sommes pas rois.
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Pour se tourner efficacement vers le futur, il ne suffit donc pas de savoir penser avec vérité l'avenir de SDn moi, il faut consentir au risque du monde. L'homme de volonté, qui connaît ses tendances, et organise par la pensée un bonheur ~ttendu, n.e peut donc jamais éloigner de lui l'angoisse relative au futur réel, par lequel tous ses plans peuvent être détruits. Au contraire, le passé a été donné, nous .le connaissons il est pour nous image stable et objet de connaiss~nce certaine. On peut l'aimer, puisqu'il s'offre à nous comme chose. On tend à l'aimer, puisqu'il contient ce que nous avons été et notre vie tout entière, dépouillée des risques, des dangers, des efforts qui nous empêchèrent jadis d'en goûter le prix. Comment s'étonner que toute image du passé soit sereine émouvante et belle? Ici notre pensée coïncide avec son contenu, est conforme au réel lui-même. Nous voici délivrés de l'action et rendus au repos. II. - Mais le refus du temps paraît avoir des sources encore plus positives, plus essentielles à la nature même de notre conscience. L'animal a des instincts. Ce qu'il est, il l'est d'une façon définitive, et pour toujours. Ses connaissances sont innées, contenues dans cette nature éternelle que la vie lui a donnée. L'instinct est éternité parce qu'il est inconscience, inconscience parce qu'il est éternité: ses comportements tout montés se déclenchent quand il le faut, et toujours semblables à eux-mêmes. Les connaissances instinctives ne sont pas tirées du concret: elles émanent, tout abstraites et générales, de la Nature. L'homme n'a pas d'instincts. Pour la connaissance, cela s'accorde vite. L'enfant ne sait rien: tout au plus y a-t-il en lui la forme vide d'une raison que seule l'expérience viendra nourrir. « Toutes nos
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connaissances », dit Kant, « commencent avec l'expérience ». On comprend, dès lors, qu'elles s'en détachent mal, et y adhèrent toujours. Or ceci paraît applicable à l'affectif. Sans doute la psychologie courante tient-elle ici beaucoup plus fermement à la théorie des instincts. La psychanalyse a adopté ce point de vue, et explique le psychisme par le heurt d'instincts innés et de la censure sociale. La notion d'instinct affectif semble cependant peu claire. Peut-on parler d'instinct constitué autrement qu'en langage de représentation, peut-on concevoir l'instinct sans faire intervenir des représentations (ainsi l'instinct sexuel sans la représentation de l'acte où il tend, l'instinct de domination sans la représentation du maître, du serviteur et de leurs rapports)? Si donc on accorde que la connaissance humaine n'a pas de contenu inné, l'instinct affectif doit se réduire à une tendance séparée de son but. Les tendances humaines, semblables en cela aux principes rationnels, ne sont que des virtualités, des formes séparées de toute matière. Comment comprendre alors les grands modes de comportement, fixes et stables, qui constituent notre caractère et dominent notre vie? Nous croyons qu'ils résultent de notre histoire. Comme les connaissances humaines, l'affectivité de l'homme a. ses racines dans la mémoire. Elle est régie par des généralités affectives tirées de l'expérience, et donc se dégageant malaisément de leur source, qui est dans le passé. Si nous ne sommes que par notre passé, comment s'étonner du poids qu'il fait peser sur nous? Les émotions premières qui me furent données ont fourni à mon affectivité sa matière: elles seules sont pensables, imaginables, concrètes: je serai donc porté à les rechercher toujours. Toute affectivité ramène vers l'enfance: «Qui m'eût dit à Combray», écrit Proust dans Albertine disparue, «quand j'atten9
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dais le bonsoir de ma mère avec tant de tristesse, que ces anxiétés guériraient, puis renaîtraient un jour, non pour ma mère, mais pour une jeune fille qui ne serait d'abord, sur l'horizon de la mer, qu'une fleur que mes yeux seraient chaque jour sollicités de venir regarder D. On voit combien d'espoirs, combien d'attentes n'ont pour objet que le passé. Nos instincts naissent de notre histoire, nos émotions de nos souvenirs.
de la passion. D'où il résulte que toute passion est amour de l'être, toute action tendance vers la valeur. Car, aimer l'être, c'est toujours, de quelque façon, revenir en arrière. Seul est ce qui est, et ce qui a été. Seuls présent et passé sont déterminés, précis, résistants et solides. Agir, c'est, au contraire, en acceptant le futur, aimer en avant, aimer ce qui sera, aimer donc ce qui n'est pas encore. Tâche difficile et risquée, où il s'agit de croire à ce que nous ferons nousmêmes, tâche qui exclut le repos. L'amour-passion ne cherche pas à améliorer ce qu'il aime. Tourné vers l'être, il le contemple et s'y soumet. Il désire que son objet demeure ce qu'il est, il le prend pour mesure de la valeur. L'amour-action veut le bien de ce qu'il aime, et donc le rendre meilleur. Il participe au devenir, à cette constante création qu'est le cours du monde.
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III. - Si nous considérons maintenant cette histoire qui nous a créés, nous y découvrirons, au refus du temps, une troisième source. Notre histoire commença par la naissance. Or celle-ci fut pour nous douleur, froid, asphyxie, arrachement du sein maternel où tout était chaleur, douceur et repos. On voit que la première expérience que l'homme fait du temps a lieu dans le sens plaisir-douleur, meilleur-pire. Par la suite, lors du sevrage, la mère, douce, protectrice, aimée sans compensation, nous repousse. Il faut vivre, manger une nourriture dure et désagréable. Grandissant encore, l'homme se sentira sans cesse contraint à plus d'effort, et toujours moins aimé, obligé, en tout cas, de conquérir par l'effort ce qui pourra l'aimer. D'où provient, croyonsnous, ce désir de renverser le temps, de passer à nouveau du pire au meilleur, de revenir du risque et des dangers aux douceurs de la certitude. Dans les mythes de l'âge d'or, du paradis perdu, l'homme rêve de ce passé où tout était facile et agréable. Il tend à retrouver son enfance, à revivre à rebours sa naissance, désir où peut-être il faut voir l'essence de l'amour humain. Ainsi se constitue cette attitude qui dit «non D au temps, se tourne vers le passé, refuse de croire qu'il soit mort, l'appelle à travers le présent, se désintéresse de l'avenir. Ce mouvement, par lequel nous essayons en vain de revenir en arrière, est l'essence
IV. - On voit que la passion est inconscience, l'action conscience. Car toute conscience suppose un dédoublement, une séparation d'avec soi. Avoir conscience de soi, c'est se prendre pour objet, et donc ne plus coïncider avec soi, renoncer à ce que l'on était. Toute conscience est séparation: par là, elle est temporelle et inquiète, mais par là elle est action et progrès. Et l'on comprend aussi que la conscience guérisse les passions, ainsi en localisant leurs sources. Par la passion, je reviens à mon moi passé, j'assimile, je coïncide, je retourne à l'unité. Telle est l'inconscience passionnelle. Localiser un souvenir, c'est, au contraire, se séparer de lui, le distinguer de son moi présent. Et nous croyons que c'est par une telle localisation qu'opère la psychanalyse. Ici est rendu au temps ce qui nous paraissait éternel, et notre amour même de l'éternel. Il convient donc de distinguer deux mémoires, dont l'une est passion, l'autre action. La première est ce par quoi le souvenir revient, se donne comme
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présent; cette mémoire est involontaire: telle est la mémoire affective, celle dont Marcel Proust attend qu'elle lui rende le temps perdu. Mais la localisation, loin de prolonger le rappel, s'y oppose. Ici la mémoire rejette l'image présente dans le passé, la juge souvenir, fait apparaître comme histoire ce qui se présentait à nous comme nature. Cette mémoire est action, elle est le signe de l'esprit, elle est l'œuvre du jugement qui nous libère: par elle ce que je croyais être devient autre chose que moi; j'apprends que ce qui s'imposait à titre de nature éternelle a commencé, et donc que j'étais avant cela, que j'étais autre chose que cela, que, même cela mort, il me sera encore possible de vivre.
Mais ces conclusions sont fort discutables. Car il est une négation rationnelle du temps, qui ne saurait être tenue pour passionnelle: ainsi l'explication causale affirme que l'effet ne contient rien de spécifiquement nouveau, et se réduit à sa cause, l'explication déterministe superpose, au devenir des phénomènes, l'universalité des lois. Bien plus, toute vérité, même contingente, nous apparaît comme éternelle: il sera éternellement vrai que ce qui a eu lieu a eu lieu. Le temps ne peut être pensé qu'à partir de l'éternité, le devenir des choses que par rapport à une substance qui le soutient, ou, si l'on se place en une perspective idéaliste,. par rapport à un sujet demeurant hors du temps, et pour lequel il y aurait un temps. Sans un tel sujet, l'idée même de succession, ou de toute relation posée ou conçue dans la succession, ne saurait être formée. De ce point de vue, l'éternité, loin d'apparaître comme un néant de temps, semble être la réalité la plus riche, celle à partir de laquelle toute nature doit être pensée. Dès lors, la scène change, et l'on est tenté de substituer, à la psychologie de la métaphysique, une métaphysique de la psychologie, où notre croyance affective en l'éternité apparaît comme le signe et la traduction sensible de l'esprit éternel présent en nous. Si donc on ne veut pas osciller entre ces deux interprétations contradictoires, si l'on veut maintenir la définition de la passion que nous avons proposée, il faut trouver ici un principe de distinction.
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C) Les passions et l'esprit.
1. - Toute passion est refus du temps, mais tout refus du temps est-il passion? Le croire ne serait-il pas condamner la légitimité de toute pensée religieuse, et même métaphysique? De fait, on peut chercher les sources affectives des métaphysiques de l'éternel, de la philosophie de Spinoza, dont le but est la pensée de l'éternité, de la dialectique platonicienne qui, par la réminiscence, nous ramène aux Idées. On peut penser que l'éternité qu'invoquent ces métaphysiques se réduit à cette inconscience passionnelle où notre crainte d'agir trouve son repos. On peut remarquer que nous n'avons de l'éternité nulle notion positive, que l'éternité ne nous apparaît que comme un néant de temps, que l'on trouve en l'homme une exigence d'éternité, non une idée de l'éternité. Ainsi, aux métaphysiques de l'éternel pourraient s'opposer les métaphysiques temporelles, celle de Hegel, où l'esprit se diversifie dans le temps, celle de Bergson, où l'esprit suit le devenir et coïncide avec lui.
II. - Il est des cas où la distinction est facile. Tantôt en effet la négation du temps émane de mon moi individuel, tantôt de l'esprit. Elle émane du moi lorsque le temps qu'elle refuse est celui qui blesse ma personne, l'arrache à ses attachements concrets. Elle émane de l'esprit lorsqu'elle proclame l'éternité des vérités abstraites. Nous dirons que le
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refus personnel du temps est passion, en ce qu'il est faux que le particulier se conserve : à vouloir aimer mon enfance, je tends vers le néant, puisque mon enfance est perdue. Mais le refus intellectuel du temps peut apparaître comme action, puisqu'il est vrai que les lois du monde demeurent, et que, pensant l'éternité de ces lois, je suis dans la vérité. Ainsi, la recherche des principes physiques, par laquelle la science se constitue, est action; mais le remords est passion, puisqu'il émane d'un effort stérile pour recommencer mon passé, et retrouver mon innocence perdue. On ne saurait, cependant, s'en tenir à cette solution. Si remonter à l'éternel est parfois être fidèle à la vérité, la définition de la passion par le refus du temps devient inapplicable aux états concrets. Le remords et la recherche scientifique ne sont en effet que des cas limites. Le plus souvent, il est impossible de déterminer avec certitude si notre goût de l'éternité est spirituel ou personnel: ainsi, toute pensée religieuse, ou métaphysique, semble susceptible des deux interprétations. Car c'est au sein même de mon sujet personnel qu'apparaît l'esprit, comme on voit apparaître Dieu au sein du cogito de Descartes. Et, même tenue pour le signe de l'esprit, l'éternité est toujours inconscience: l'esprit est ce pour quoi il y a des objets, il n'est pas objet. Il est ce à partir de quoi on connaît, lui-même demeurant inconnu. III. - Mais sans doute est-ce en vertu d'inexactes analyses que science et pensée sont dites aller du particulier au général, du passager à l'éternel. Bien au contraire, elles n'ont de sens que par l'ordre qu'elles imposent aux choses, et ne commencent qu'avec cet ordre. La pensée perceptive construit l'objet, la découverte scientifique n'est pas le passage d'un particulier à un général construit, mais bien plutôt la rectification des généralités par lesquelles
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toute pensée commence. En ce sens, on peut dire que la science va du général au particulier, applique à l'expérience les exigences et les critères éternels de la pensée. Au reste, les lois qu'elle trouve sont règles d'action: elles ont pour caractère essentiel d'être applicables au concret, et dans le futur. La pensée scientifique et la pensée technique apparaissent donc moins comme un retour à l'éternel que comme une descente de l'éternel au temporel, une application de l'éternel aux choses. Ici l'esprit est tourné vers le futur, l'éternité n'est pour lui que ce qui lui permettra de comprendre l'avenir, de n'être pas vaincu par ce qu'offrira demain. Que dire alors des métaphysiques? Ne tendent-elles pas à dépasser les phénomènes pour atteindre l'éternité de l'esprit? Peut-être faut-il accorder en effet qu'il est des métaphysiques passionnelles, où l'individu tend à se nier comme tel, à renoncer à sa liberté propre, à se penser comme un mode de la substance: ainsi, chez Spinoza, la pensée de Dieu et de toutes choses en Dieu est le but de toute sagesse. Mais il est des métaphysiques d'action, dont le type est la métaphysique de Descartes. Il s'agit ici, non de se détacher des objets limités et des tâches quotidiennes pour se perdre dans l'esprit, mais au contraire de se placer au point de vue de l'esprit pour comprendre le monde et agir sur lui. «Dieu D, dit Descartes, «est conçu et non compris D. Il ne faut pas tenter de le comprendre, mais au contraire bannir l'infini de la physique. En sorte que toute pensée agissante, si elle s'exerce à partir de Dieu, n'en suppose pas moins quelque renoncement à Dieu. La philosophie cartésienne est avant tout une descente de Dieu au monde: la pensée, après avoir découvert en son sein la garantie de sa valeur, se tourne vers l'objet, et construit la physique. La philo-
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sophie de Descartes est une philosophie de l'action. Dieu est volonté, le moi est volonté, et la volonté n'est pas ce qui se contemple, mais ce à partir de quoi on agit. Descartes adore Dieu. Mais il se délivre de la même façon des passions personnelles et de la passion métaphysique : par le doute, il se détache des préjugés de son enfance; par la croyance en la véracité divine, il se détache de la théologie, et entreprend de connaître les choses. IV. - On voit ainsi que sources affectives et sources intellectuelles de l'état de passion se rejoignent en fait. Si le futur nous effraie, s'il est risque et contient notre mort, c'est que nous sommes finis. Cette crainte, ce regret, où nous avons vu l'essence des passions, résultent de la projection dans le temps du caractère fini de notre moi. Or, ce caractère n'est pensable qu'à partir de l'infinité de l'e.tre. Comme Descartes nous l'enseigne encore, le fini ne peut être pensé qu'à partir de l'infini, et je ne puis me sentir fini que parce que j'ai en moi quelque idée de l'infini. Notre inadéquation à I'Ëtre apparaît donc comme la source première, et métaphysique, du regret qui fait le fond de notre affectivité. Mais l'action ne commence que lorsque ce regret est banni. Tenter d'atteindre cette infinité, cette éternité qui nous tourmentent, c'est en effet renoncer à notre tâche véritable. Comprendre, au contraire, que cette infinité et cette éternité sont ce par quoi l'esprit dépasse notre réalité propre, ce par quoi l'Esprit n'est pas nous, c'est devenir capable de se tourner vers la Nature, et de tenter de vivre. On voit ainsi que, pour sortir des passions, c'est à toute éternité qu'il faut renoncer, même à celle que nous révèle la raison. La science et la pensée active s'opposent aux spéculations inutiles, l'œuvre à la contemplation, l'agissante charité aux charmes de la vie intérieure.
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La passion provient, chez l'homme, de l'incapacité à renoncer à l'infini et à l'éternel. Sans doute beaucoup de philosophes ont-ils fait valoir la thèse contraire, voyant dans l'aspiration à l'infini l'essence même de l'action humaine. Mais la définition des passions où nous sommes parvenus semble conforme à l'opinion commune. On accorde généralement qu'il y a chez tout passionné quelque refus de la condition humaine et de sa limitation, quelque désir de s'assimiler à l'infini, et de se croire Dieu. Toujours l'ambitieux se perd par la démesure, jamais le cupide n'est satisfait de ce qu'il possède, et tous les succès de Don Juan ne sauraient lui persuader qu'il est enfin aimé. L'acte par lequel on se détourne de l'infinité est difficile. Penser l'infini comme extérieur à soi, renoncer à l'éternel, accepter notre caractère fini et notre mort elle-même sont cependant pour l'homme les conditions premières de toute véritable action.
NOTE SUR LE TEMPS J. - Pouvons-nous vivre en accord avec le temps, parvenir à cette coïncidence heureuse, à cette expérience du temps créateur dont nous entretiennent certains philosophes? Pour ma part, je ne connais aucune expérience du temps qui ne soit, à quelque degré, douloureuse. Ce qui révèle que le passé est véritablement passé n'est pas la mémoire, mais le regret. Ce qui dévoile que le temps à venir n'est pas encore venu n'est pas l'anticipation, mais l'attente. Le temps s'impose à nous comme une extériorité blessante: notre être le subit, notre désir le refuse.
II. - Tout plaisir, toute joie, tout bonheur sont dans le temps. Mais seule notre réflexion nous apprend qu'il en est ainsi. Le plus souvent, elle ne survient qu'après coup, et lorsque le plaisir, la joie, le bonheur sont évanouis. S'il arrive, cependant, que la réflexion introduise l'idée de temps au sein de l'état agréable lui-même, c'est alors comme une note de mélancolie, et pour nous faire mesurer la précarité, la fragilité de notre satisfaction. Au contraire, la souffrance est inséparable de notre expérience temporelle. Nul ne souffre d'un mal quelconque sans souffrir aussi du temps, sans le sentir durer, sans subir la lenteur de son rythme propre. Le bonheur est l'oubli du temps, le malheur en est l'expérience. Ceci, déjà, invite à penser que l'être de l'homme n'est pas temps.
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III. Toute action se déroule dans le temps. Mais, considérée en elle-même, l'action ne suppose pas la conscience du temps. Selon une analyse bien connue, à chaque phrase qu'il trace sur le papier, l'écrivain aurait encore en vue, sous le mode de la rétention, la phrase précédente. Cette analyse paraît dégager les conditions nécessaires de la mémoire, plutôt que dévoiler l'expérience effective de celui qui écrit. Ici la réflexion découvre dans le préréflexif ce qu'il devrait contenir, non ce qu'il offre en effet. De même, la pensée qui précède une action fait intervenir l'idée abstraite du temps où prendront place les moyens successifs qui seront mis en œuvre. Mais l'action vécue s'effectue en une sorte de perpétuel présent. En revanche, l'expérience du temps est donnée dans l'attente. Mais c'est qu'ici je ne fais rien et laisse, si je puis ainsi dire, l'avenir venir. Remplir le temps de l'attente, en travaillant ou en s'intéressant à autre chose, serait, précisément, cesser d'attendre. Attendre, c'est sentir qu'entre le moment présent et l'événement attendu, il n'y a rien, il ne peut rien y avoir, que du temps. Tout ce qui peut survenir d'autre ne nous importe pas, ne peut constituer pour nous une véritable présence. La seule chose qui, pour nous, peut devenir présence, c'est la venue que nous attendons, venue de l'être dont chaque instant qui passe nous fait, au contraire et comme à nouveau, éprouver l'absence. Voici le règne de l'image, et mon espoir, qui tente de faire de l'image une réalité, retombe sans cesse, déçu, et m'abandonne à la conscience douloureuse, et toujours retrouvée, de la séparation. J'expérimente donc le temps et, une fois encore, je découvre qu'il est lié pour moi à la tristesse et à la passivité. Toute présence le fait oublier. Toute séparation le révèle. Comment croire, dès lors, que je sois temps?
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IV. - A-t-on assez remarqué que le mot impatience, qui devrait signifier, de façon générale, notre refus de subir un mal quelconque, ne désigne guère, dans le langage courant, que notre refus de subir ce mal particulier qu'est l'attente? Ce que ne supporte pas l'impatience, c'est que dure le temps qui nous sépare de ce que nous désirons. Car le désir, qui est nous-même, ignore le temps et voudrait être satisfait tout de suite. Il ne contient aucune patience, aucun sentiment de la nécessité d'attendre son objet durant le temps qu'il faudra. Il se veut, dès l'instant, uni à lui. La nécessité d'attendre, c'est l'expérience du monde, l'expérience de ce qui n'est pas nous, qui nous l'enseigne. Elle s'oppose à notre vœu le plus personnel. V. - Le caractère douloureux des expenences temporelles n'empêche pas les philosophes contemporains de déclarer que l'être de l'homme est temps. Bien au contraire, ils invoquent, pour l'établir, l'angoisse et le souci. Rien n'éclaire mieux la méthode de leur analyse. Elle se veut transcendantale et méprise les évidences de la conscience. Tout critère tiré de la différence entre ce qui est senti comme voulu et ce qui est senti comme subi lui paraît sans valeur et sans importance. Il faut ajouter que la psychanalyse, nous habituant à admettre que les états les plus désagréables peuvent être l'expression de nos désirs les plus profonds, a contribué à priver notre conscience spontanée de toute norme permettant de distinguer ce qui vient du dehors et ce qui émane de nous. Ainsi l'homme moderne néglige son exigence d'éternité, et reconnaît son essence propre dans le temps qui le tue, et le sépare de lui-même. C'est peut-être prendre un peu vite, contre son affectivité, le parti de ce qu'il croit être établi par raison.
NE PAS LAISSER MOURIR
On a rarement essayé de décrire ou, plus exactement, de laisser s'exprimer le trouble étrange que nous éprouvons devant la mort d'autrui, en présence de ce corps inanimé qui conserve pourtant la forme de la vie, de ces yeux, faits pour voir, qui ne peuvent plus voir, de ces mains, faites pour prendre, qui ne peuvent plus saisir ou toucher. Et peut-être les deux solutions opposées de l'embaumement égyptien, qui affirmait la pérennité de la forme, et de l'incinération romaine, qui la supprimait brutalement, avaient-elles pour fin de faire cesser le scandale de cette hésitation, de fuir l'insupportable gêne d'un sentiment intolérable. Ce sont, au contraire, nos sentiments naïfs et premiers devant la mort que Gina Labin-Bénichou s'efforce de suivre sans les trahir, en demeurant fidèle à une pensée purement affective, à la fois infantile et sauvage, enchantée et coupable, pensée qui refuse l'analyse intellectuelle, la consolation religieuse, l'interprétation philosophique, et qui s'exprime au niveau d'une sorte de songe vécu. Ce qui commande cette pensée, c'est le puissant et vain désir de vaincre la mort, de «ne pas laisser mourir », De là est né ce livre, d'un style exceptionnel, qui n'est ni poésie ni discours rationnel, et dont je pense que l'on ne peut trouver d'équivalent que
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chez les romantiques allemands et dans certaines pages de Nerval. Et sans doute, au début, dans Le Cavalier, le ton est-il celui du récit, et l'écriture paraît encore subordonnée au souci de l'effet artistique. Mais, dès le texte intitulé L'Origine, et jusqu'à la fin, on ne quitte plus le niveau d'une conscience spontanée, fabulatrice et superstitieuse, source de mythes et d'angoisse, lourde de souvenirs et de culpabilité, où affleure la déraison. Dans Le Miroir, on semble un instant consentir à l'interrogation intellectuelle. Mais c'est pour retomber aussitôt sous l'empire du seul désir, pour retourner au merveilleux et à l'effroi du milieu originel. Le choix, la distinction même entre la vie et la mort deviennent impossibles. Et nous trouvons en nous le principe commun de ces deux états désormais indiscernables. L'effort vers la méditation claire, sans cesse tenté, est sans cesse en échec, toute analyse intellectuelle se trouvant aussitôt détruite par le retour pesant d'une rêverie tragique, inquiète, immédiate, qui préfère le chaos à l'abandon de l'absurde certitude que nous pourrions, en les aimant assez, empêcher de mourir ceux que nous chérissons. Un beau livre, un livre rare, qui laisse le désir d'immortalité que nous portons en nous s'exprimer enfin sans contrainte et parler sans règles son délirant langage. Un livre qui fait mieux comprendre ce que dit Hegel quand il déclare que la folie, loin d'être l'opposé de la nature, est la nature même. Car la folie n'est pas ce qui vient après coup troubler la raison; elle est cette pensée originelle où la raison n'est pas encore née, et que Gina Labin-Bénichou parvient à retrouver, en deçà de la distinction même de ce qui est et de ce qui ne sera jamais plus.
A PROPOS DE ROUSSEAU «C'est en un sens à force d'étudier l'homme» dit justement Rousseau, «que nous nous sommes mis hors d'état de le connaître ». A notre époque, où règnent les sciences humaines, cette remarque paraît plus pertinente encore. Comprendre rationnellement l'homme, connaître l'homme sont choses différentes. En lisant Les rêveries du promeneur solitaire, on ne résiste pas à l'envie d'expliquer Rousseau, son délire, ses contradictions, sa volonté de rompre avec la société et son désir d'y retrouver place. Psychologues et psychanalystes ont ici fort à dire. Mais lorsque Rousseau écrit: « Le flux et le reflux de cette eau... suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence sans prendre la peine de penser », et ajoute qu'en un tel sentiment on ne jouit « de rien d'extérieur à soi, de rien sinon de soimême », il renvoie à une expérience qui lui est propre, et par laquelle, sans s'expliquer ni se comprendre, il se connaît. Remplaçant l'affectivité par un discours sur l'affectivité, les sciences de l'homme ignorent la véritable conscience de soi. Seule, cependant, cette conscience est voie vers l'être. L'amour, la souffrance, la joie sont révélations. Le prestige de l'objectivité conduit à négliger leur savoir. La poésie l'accueille. La métaphysique doit y demeurer attentive. Le sentiment de l'existence tel que le décrit Rousseau est-il cependant celui qu'invoquent les philosophies d'aujourd'hui? Il n'en est rien.
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CONSCIENL~
AFFECTIVE
Semblable en cela au il y a heideggerien, la définition de l'homme comme «être-:dans-Ie-monde », malgré la signification qu'ont voulu lui donner ceux qui l'ont énoncée, porte la marque de notre époque scientifique. Sans doute la formule émane-t-elle du souci de trouver le fondement de toute vérité en un rapport antérieur à la constitution de l'objectivité. Mais, en suivant la logique de son langage, on est, tout au contraire, conduit à situer l'homme à l'intérieur de l'univers, à considérer que l'affectivité est un produit de l'histoire de la vie. On retrouve ainsi la perspective de la science. Or si l'on peut (au sens verbal du mot être) être dans le monde, nul «être» (au sens substantif) ne saurait se trouver «dans le monde ». C'est pourquoi toute conscience affective (en particulier celle de Rousseau) est refus du monde et de la société. Sans même parler des émotions de l'amour et de l'angoisse, des révélations de la poésie, on ne saurait comprendre scientifiquement comment un plaisir, une douleur pourraient résulter d'un événement objectif. Le monde n'est que l'un des visages de l'être. Religieux, philosophes, poètes n'ont pas cessé d'en avertir: « le visage du monde passe », nous sommes «étrangers en notre propre pays », «nous ne sommes pas au monde », Loin d'appartenir au monde, la conscience affective est signe d'un ailleurs. Mieux encore: dès à présent, elle est ailleurs. A la folie de Rousseau, on peut découvrir bien des sources tirées de la considération du monde. Et nous ne suivons en rien les antipsychiatres qui veulent justifier la folie dans l'univers même de l'objectivité, où elle n'est qu'erreur. Mais, comme le rêve, la folie témoigne que, par notre affectivité, nous sommes ailleurs. Toute définition de l'homme comme être-dans-le-monde, être-dans-le-groupe, être-dans-lasociété laisse perdre l'essentiel de nous-mêmes.
RÉFÉRENCES ET ADDITIONS
[Cette liste n'est ni un index ni une bibliographie. Elle ne contient ni tous les noms ni tous les titres cités. Elle a pour seul but de permettre de retrouver les textes qui, dans l'ouvrage, ne sont pas clairement situés. Elle fait précéder leur référence du numéro du chapitre où ces textes sont évoqués. Elle use des abréviations suivantes: Pléiade pour «Bibliothèque de la Pléiade» (Gallimard); P.U.F. pour «Presses Universitaires de France s : RSH pour Le rêve et les sociétés humaines, ouvrage collectif, direction Roger Caillois et G. E. von Grunebaum, Gallimard, 1967; PS pour Polarité du symbole, Études carmélitaines, Desclée de Brouwer, 1%0. En ce qui concerne Descartes, Pas. signifie Les passions de l'âme, Dis. Discours de la méthode, Méd. Méditations métaphysiques, Ppes Principes de la philosophie. AT désigne l'édition Adam-Tannery, AG l'édition Alquié-Garnier. Rech. est mis, en ce qui touche Malebranche, pour Recherche de la vérité, Et. pour Ethique, chez Spinoza, CRP et CRPr désignent la Critique de la raison pure et la Critique de la raison pratique de Kant.] (saint) - XII: Proslogion, texte latin et trad. par A. Koyré, Vrin, chap, II et III. ANZIEU (Didier) - VIII: Pour une psycho-linguistique, in Psychanalyse et langage, Dunod-Bordas, 1977, p. 19, et: Les traces du corps dans l'écriture, ibid, pp. 172 à 187. APoILINAIRE (Guillaume) - VI: La chanson du mal aimé, Le pont Mirabeau. ARMOGATHB (Jean-Robert) - XII: La figure concrète de la charité, revue Communia, juillet 1977. ANSELME
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LA CONSCIENL'E AFFECTIVE
Semblable en cela au il y a heideggerien, la définition de l'homme comme e être-dans-Ie-monde », malgré la signification qu'ont voulu lui donner ceux qui l'ont énoncée, porte la marque de notre époque scientifique. Sans doute la formule émane-t-elle du souci de trouver le fondement de toute vérité en un rapport antérieur à la constitution de l'objectivité. Mais, en suivant la logique de son langage, on est, tout au contraire, conduit à situer l'homme à l'intérieur de l'univers, à considérer que l'affectivité est un produit de l'histoire de la vie. On retrouve ainsi la perspective de la science. Or si l'on peut (au sens verbal du mot être) être dans le monde, nul «être» (au sens substantif) ne saurait se trouver «dans le monde », C'est pourquoi toute conscience affective (en particulier celle de Rousseau) est refus du monde et de la société. Sans même parler des émotions de l'amour et de l'angoisse, des révélations de la poésie, on ne saurait comprendre scientifiquement comment un plaisir, une douleur pourraient résulter d'un événement objectif. Le monde n'est que l'un des visages de l'être. Religieux, philosophes, poètes n'ont pas cessé d'en avertir: « le visage du monde passe », nous sommes «étrangers en notre propre pays », «nous ne sommes pas au monde ». Loin d'appartenir au monde, la conscience affective est signe d'un ailleurs. Mieux encore: dès à présent, elle est ailleurs. A la folie de Rousseau, on peut découvrir bien des sources tirées de la considération du monde. Et nous ne suivons en rien les antipsychiatres qui veulent justifier la folie dans l'univers même de l'objectivité, où elle n'est qu'erreur. Mais, comme le rêve, la folie témoigne que, par notre affectivité, nous sommes ailleurs. Toute définition de l'homme comme être-dans-Ie-monde, être-dans-le-groupe, être-dans-lasociété laisse perdre l'essentiel de nous-mêmes.
RÉFÉRENCES ET ADDITIONS
[Cette liste n'est ni un index ni une bibliographie. Elle ne contient ni tous les noms ni tous les titres cités. Elle a pour seul but de permettre de retrouver les textes qui, dans l'ouvrage, ne sont pas clairement situés. Elle fait précéder leur référence du numéro du chapitre où ces textes sont évoqués. Elle use des abréviations suivantes: Pléiade pour «Bibliothèque de la Pléiade» (Gallimard); P.U.F. pour «Presses Universitaires de France»; RSH pour Le rêve et les sociétés humaines, ouvrage collectif, direction Roger Caillois et G. E. von Grunebaum, Gallimard, 1967; PS pour Polarité du symbole, Études carmélitaines, Desclée de Brouwer, 1960. En ce qui concerne Descartes, Pas. signifie Les passions de l'âme, Dis. Discours de la méthode, Méd. Méditations métaphysiques, Ppes Principes de la philosophie. AT désigne l'édition Adam-Tannery, AG l'édition Alquié-Garnier. Rech. est mis, en ce qui touche Malebranche, pour Recherche de la vérité, Et. pour Éthique, chez Spinoza, CRP et CRPr désignent la Critique de la raison pure et la Critique de la raison pratique de Kant.] (saint) - XII: Proslogion, texte latin et trad. par A. Koyré, Vrin, chap, II et III. ANZIEU (Didier) - VIII: Pour une psycho-linguistique, in Psychanalyse et langage, Dunod-Bordas, 1977, p. 19, et: Les traces du corps dans l'écriture, ibid, pp. 172 à 187. APoLLINAIRE (Guillaume) - VI: La chanson du mal aimé, ANSELME
Le pont Mirabeau.
(Jean-Robert) - XII: La figure concrète de la charité, revue Communia, juillet 1977.
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LA CONSCIENCE AFFECTIVE
RÉFÉRENCES, ADDITIONS
AUGUSTIN (saint) - V: Confessions, V, 30. XII: Serm. 43, VII, 9. La formule complète est: « Intellige ut cr